PROLOGUE Après sept années de vol et un milliard et demi de kilomètres parcourus depuis la Terre, la sonde spatiale Cassini atteignit enfin Saturne. Cassini était à peu près de la taille d’un petit camion. Plusieurs couches de revêtement thermique recouvraient la presque totalité de la structure du vaisseau et de son équipement antiradiation. La couche extérieure était composée de Kevlar, d’une belle couleur ambrée, qui laissait transparaître une pellicule d’aluminium sous-jacente. Les deux couches superposées donnaient l’impression que la sonde était dorée à l’or fin. Pourtant, Cassini accusait son âge. Ses couvertures jaunies étaient perforées et éraflées par endroits, suite à des impacts de micrométéorites. Les drapeaux rouges, blancs et bleus figurant sur l’enveloppe, ainsi que les logos US, NASA et ESA de l’agence spatiale européenne et des autres pays européens participant à la mission, avaient perdu de leur éclat depuis le lancement de la sonde. En s’approchant du Soleil, le vaisseau avait été exposé directement au rayonnement et aux vents solaires, principaux responsables de ces avaries. Une sorte de grosse galette, de trente mètres de large, flanquait la sonde, et lui donnait l’air d’un guerrier robot armé de son bouclier, prêt à livrer bataille. Cette structure sphérique était en réalité une coque de protection thermique abritant une sonde plus petite, Huygens, destinée à être larguée aux abords de Titan, principal satellite de Saturne. Les données recueillies par Huygens allaient servir de référence pour de futurs vols orbitaux de Cassini autour du satellite. À présent, Cassini se trouvait à quelque six millions de kilomètres de l’atmosphère de Saturne. Vue de la sonde, la planète ressemblait à une bille minuscule, d’à peine vingt millimètres. Sa période de rotation n’étant que d’une dizaine d’heures, elle présentait un fort aplatissement. Seul un télescope aurait permis d’apercevoir son plafond nuageux jaunâtre, strié de bandes contrastées et agité de remous. À droite, tout au bout, se trouvait le Soleil, avec son amas de planètes inférieures. Étant à la périphérie du système solaire, Saturne ne bénéficiait que d’un très faible ensoleillement. Les anneaux, serrés autour de l’astre, étaient pratiquement à la verticale, à peine visibles de la sonde ; seules leurs ombres projetées sur les nuages permettaient de les deviner. Titan – la plus grosse des lunes saturniennes, située à une distance moyenne de vingt fois le rayon de sa gigantesque parente – évoquait une pointe d’épingle rouge orangé, assez éloignée du système des anneaux. Il se trouvait exactement dans l’axe du vaisseau. L’heure était venue. Les verrous pyrotechniques s’allumèrent silencieusement, produisant des nuages de vapeurs, aussitôt transformés en cristaux de glace qui disparurent dans la nuit. Grâce à un système de ressorts, Huygens fut éjectée de Cassini et se mit à tournoyer au rythme de sept tours par minute. L’écart entre Huygens et la sonde porteuse se creusa, à la vitesse de huit cents mètres par heure. Deux jours après le largage, alors que les deux engins étaient à quarante kilomètres l’un de l’autre, Cassini alluma une nouvelle fois son moteur principal pour dévier de son orbite. Elle s’éloigna encore plus rapidement de sa petite sœur Huygens. La mission officielle de Cassini consistait à effectuer un vol orbital d’une durée de quatre ans autour de Saturne. Son but était d’observer les atmosphères de Saturne et de Titan, la surface de ce dernier, les satellites annexes, les anneaux, ainsi que la structure et la dynamique de la magnétosphère saturnienne. Et tandis que Cassini poursuivait sa course, Huygens – assoupie, éteinte, à peine plus large qu’une grosse voiture tournant lentement sur elle-même pour se stabiliser – amorçait sa descente sur la face orangée de Titan. On était le 6 novembre 2004. L’Univers venait d’enfanter une étoile de la seconde génération. Celle-ci naquit de la contraction d’un tourbillon de gaz d’hydrogène, d’hélium et de poussière interstellaire composée d’éléments plus lourds comme le silicium, le carbone et l’oxygène, issus des débris et de la glace projetés par les plus vieilles étoiles du cosmos. La nébuleuse était cent fois plus grande que le système solaire auquel elle allait donner naissance. Le nuage s’effondra sur lui-même et se mit à tourner plus vite. Il se réchauffa. À la fin, devenu instable, il se disloqua en une série de fragments de plus en plus petits. En rétrécissant, il s’opacifia. La chaleur générée par son effondrement gravitationnel se retrouva prisonnière au centre. Le noyau s’illumina soudain. Suite à la condensation du nuage de gaz, le noyau – ou protoétoile – se mit à briller d’un éclat dix mille fois supérieur à celui de l’astre qui allait réchauffer les hommes. La chaleur du noyau augmenta tellement que l’hydrogène se mit à fusionner pour produire de l’hélium. L’énergie thermonucléaire ainsi engendrée vint stopper la force centrifuge. La contraction de la protoétoile s’arrêta. C’était maintenant une étoile, l’étoile que nous appelons Soleil. Le reste de la nébuleuse se condensa en grains de poussière et de glace. Les particules éjectées s’assemblèrent – grâce aux propriétés adhérentes de la glace et aux goudrons recouvrant la poussière – pour former un disque plat grouillant de planétésimaux, petites boules allant de quelques mètres à plusieurs kilomètres de diamètre. Les planétésimaux entrèrent en collision ; les plus massifs s’unirent pour croître peu à peu jusqu’à la taille des planètes, d’autres éclatèrent en une multitude de débris. La formation de la Terre prit un million d’années. Au début, ce n’était qu’un amas rocheux, criblé d’impacts de planètes embryonnaires. L’eau qui s’y trouvait s’évapora sous la chaleur du jeune Soleil. Plus loin, les choses prenaient une tout autre tournure. À la périphérie de la galaxie, tout se déplaçait plus lentement, là où la nébuleuse était moins dense. Il faisait tellement froid que l’eau, l’oxyde de carbone, l’ammoniac et le méthane se mettaient à geler. Ainsi, tandis que les planètes inférieures, proches du Soleil, étaient principalement composées de roches, les agglomérats de planétésimaux au niveau de l’orbite de Jupiter et au-delà n’étaient bombardés que de neige. Des centaines de millions d’années après la Terre, un immense globe gazeux se forma. Saturne dégageait une forte chaleur à mesure qu’il s’effondrait sur lui-même, réchauffant du même coup les fragments de poussières et de gaz en orbite autour de lui. Des particules s’agrégèrent pour former les anneaux. Les lunes se constituèrent à partir d’un mélange de glace, de silicates, d’ammoniac, de méthane, et de quelques éléments plus rares. L’une d’elles était gigantesque. Elle était composée pour moitié de roches et de glace. Du fait de sa masse, elle aussi se réchauffa en s’effondrant ; les premières couches de glace fondirent et se vaporisèrent. La roche se stabilisa au centre, en raison de sa plus forte densité. Le noyau de silicate se recouvrit d’une calotte de glace de mille kilomètres d’épaisseur. Un océan d’ammoniac et de méthane se forma en surface, au-dessus duquel s’installa un voile nuageux épais. Ce monde nouveau était un véritable chaudron en ébullition, avec des pressions des centaines de fois supérieures à celles de l’océan sur Terre, et où la température pouvait atteindre des centaines de degrés. Ces hautes pressions et ces températures élevées se maintinrent pendant des millions d’années. Alors, pareille à une immense cornue, la mer d’ammoniac visqueux sécréta une alchimie complexe. Mais l’atmosphère et le jeune océan étaient instables. Des flots d’ultraviolets solaires s’abattaient sur eux. Des planétésimaux continuaient de s’écraser à la surface, perturbant l’atmosphère dont les particules lourdes sombraient dans la mer. L’air se refroidit et se raréfia. La pression retomba. L’océan se pétrifia entièrement. De nouveaux lacs de méthane se formèrent ; puis, lentement, le méthane se changea en éthane. En franchissant la barrière d’ammoniac de l’atmosphère, les rayons solaires modifièrent la composition de celle-ci, en y créant des molécules d’azote. La Lune sembla se figer dans un éternel hiver. Mais elle n’était pas morte. Les ultraviolets solaires et les particules énergétiques de la magnétosphère de Saturne continuaient d’arroser l’épaisse couche gazeuse. Une intense activité chimique perdurait au sein de la nouvelle atmosphère, déversant une pluie de composés organiques sur le sol glacé… Titan avait patienté pendant des millions d’années. Un objet en forme de petite comète zébra le ciel de la Lune, et s’enflamma en traversant les gaz atmosphériques. La sonde se refroidit progressivement à l’approche de la surface gelée. Un parachute s’ouvrit en corolle pour ralentir sa descente. Huygens était bâtie comme un coquillage, avec une enveloppe dure qui protégeait le cœur fragile de la charge utile. Après avoir accompli sa mission de protection, la coquille s’ouvrit, comme les deux moitiés d’une palourde, et le parachute principal se déplia. Après avoir parcouru près d’un milliard et demi de kilomètres, l’enveloppe protectrice, qui représentait environ un tiers de la masse totale de la sonde, n’était plus d’aucun usage. Le module de descente, que la coquille venait de libérer, était composé d’une plate-forme d’aluminium supportant les différents organes de la sonde. La charge utile était protégée par une coque d’aluminium, avec une coiffe sphérique à la place du nez et un cône tronqué à la place de la queue. De petites persiennes s’ouvrirent dans l’enveloppe et la sonde libéra ses bras articulés, auxquels étaient fixés certains instruments. Le reste du matériel d’expérimentation demeurait à l’intérieur de la capsule. L’atterrisseur tenta un premier contact avec l’orbiteur Cassini. Quinze minutes après son déploiement, le parachute principal se détacha pour laisser place à un plus petit parachute de stabilisation. La sonde accéléra sa descente au fond de la gigantesque brume gazeuse. Des hélices placées sur le pourtour la faisaient tournoyer dans l’air de plus en plus épais. Une série de portes s’ouvrirent au niveau de l’enveloppe du vaisseau, libérant toute une batterie de capteurs. Au niveau le plus bas de la stratosphère de Titan, à quelque cinquante kilomètres de la surface, la température s’éleva un peu. Au fil de la descente, le sol devenait visible. Des caméras à lumière visible et des viseurs infrarouges pointés vers le bas enregistraient une mosaïque de couleurs tandis que la sonde tournoyait lentement. Enfin, le module s’écrasa dans la neige. Grâce au faible champ gravitationnel et à la faible densité de l’air à la surface de Titan – moitié moindre que sur Terre –, l’impact ne fut pas plus grand que celui d’une pomme tombant d’un arbre sur le sol. La sonde poursuivit ses expériences, envoyant par télémétrie ses données à l’orbiteur en route pour Saturne. Huygens était avant tout une sonde atmosphérique. Au départ, personne ne savait vraiment si la sonde survivrait à l’impact. En fait, elle avait même été conçue pour flotter si nécessaire, car aucun des ingénieurs de la mission ne savait exactement s’il y avait des océans ou des lacs à la surface de Titan, ou, s’ils existaient, de quelles dimensions ils pouvaient être, ou même si le point d’atterrissage serait gelé ou non. À peine six minutes après l’atterrissage, les batteries internes de Huygens s’épuisèrent. Les portes enfouies de la sonde refroidie, inerte, se couvrirent de gel. Une pluie de fines particules organiques brunes se déposa sur la partie supérieure du vaisseau. Les émetteurs télémétriques se turent. L’orbiteur passa au loin sous l’horizon, et détourna son antenne de Titan pour l’orienter vers la Terre. Patiemment, Cassini renvoya toutes les données enregistrées par l’atterrisseur. Certains de ces résultats s’avérèrent tout à fait inattendus. Paula Benacerraf vérifia un à un les éléments de son équipement de sortie extravéhiculaire. Elle raccorda la boîte radio de son casque au cordon ombilical du scaphandre, puis elle appuya sur le bouton du boîtier de commande placé sur sa poitrine pour actionner le contrôle du débit d’oxygène. Elle mit ses gants et verrouilla les anneaux de connexion. Enfin, elle plaça son casque sur sa tête et le scaphandre se remplit d’air au maximum ; elle s’assura qu’il ne fuyait pas. Bizarrement, ce rituel de contrôle la rassurait. Cela lui évitait de penser à ce qu’elle s’apprêtait à faire. Tom Lamb donna des petits coups sur son casque. Paula Benacerraf se retourna lourdement pour lui faire face. Des cale-pieds les aidaient à se tenir debout. Elle se faisait l’effet d’un ridicule bibendum avec son équipement de sortie, à l’étroit dans le réduit du sas pressurisé de Columbia, sorte de chambre cylindrique exiguë sur le pont intermédiaire de l’orbiteur. — Ça y est, Paula. Je crois qu’on est prêt. — Déjà ? — Déjà, répondit Lamb en grimaçant dans son casque. Des poils argentés et drus saillaient de ses joues burinées. — Tu es un vaisseau spatial à toi toute seule maintenant. Le cœur de Benacerraf se mit à battre violemment sous le plastron de son scaphandre, que les astronautes appelaient « torse rigide » ou « TR » dans leur jargon. — Vaisseau Paula. Ça en jette. Tom Lamb avait été jadis l’homme le plus jeune à marcher sur la Lune. Aujourd’hui, à soixante-deux ans, c’était un vétéran de la conquête spatiale. Quant à Benacerraf, à quarante-cinq ans, déjà grand-mère, elle faisait figure d’ancêtre parmi les nouvelles recrues. Benacerraf déconnecta son scaphandre de la paroi du sas. — Houston, dit Lamb, la porte est verrouillée et on attend votre signal pour la dépressurisation. On discernait à peine une pointe d’accent de son Iowa natal sous les intonations traînantes qu’il avait acquises au cours de ses longues années passées à Houston, au Texas. — Affirmatif, spationaute EV1(1), Vous pouvez lancer la dépressurisation. Lamb se tourna vers le panneau de contrôle et mit le bouton de dépressurisation en position 2,5. Une fois la pression tombée à 2,5 bars, Lamb tourna encore le bouton d’un cran. — Valve de dépressurisation en position zéro. Il y eut un sifflement étouffé. Benacerraf enclencha le système d’oxygénation extravéhiculaire sur le boîtier de commande de son TR. — Pression tombée à deux bars, dit Lamb. C’est parti. Il se dégagea des cale-pieds, et, d’un geste sûr, tourna la poignée de la trappe extérieure du sas. Benacerraf se fit la réflexion que les gonds et la poignée n’avaient pas l’air de toute première jeunesse, comme ceux d’un bus de ramassage scolaire, polis par des années de service. Lamb ouvrit la trappe et Benacerraf jeta un regard avide à l’extérieur. Elle parcourut des yeux la soute de l’orbiteur. Les portes étaient grandes ouvertes, dévoilant les surfaces réfléchissantes des radiateurs en Téflon. La soute proprement dite était une structure complexe, longue d’environ quarante mètres, chargée d’équipement à ras bord. Placée dans l’ombre de l’aile de la navette, elle baignait dans une lumière diffuse. Tom Lamb sortit par la trappe du sas et avança jusqu’à la porte gauche de la soute. Une rampe courait tout le long, ainsi que deux filins métalliques auxquels Lamb fixa son cordon ombilical. Ses brassards EV1, luisaient dans l’obscurité. Lamb se retourna pour attendre sa coéquipière. — Houston, la trappe est ouverte, EV2 sorti. — On te voit, Tom. — EV2 est à mi-chemin. Agrippée aux bords de la trappe, Benacerraf eut l’impression de se figer sur place, incapable de faire un pas de plus. Lamb souleva la visière dorée de son casque pour qu’elle puisse voir son visage. — Panique pas, mon petit. Prends ton temps. Benacerraf poussa un grognement : — Mon petit, tu crois pas si bien dire. Pourtant, bizarrement, la voix rocailleuse de Lamb dissipa la tension qui la paralysait. Sans quitter des yeux le plancher de la soute, elle se laissa glisser à travers la trappe d’accès, comme elle l’avait fait des centaines de fois au cours des séances d’entraînement en piscine, au centre de simulation d’impesanteur d’Ellington Field. Elle s’accrocha à son tour au filin de sécurité. Comme ça, au moins, elle ne risquerait pas de s’envoler dans l’espace. Enfin, pour la première fois, elle osa lever les yeux. Columbia pointait son nez en direction de la Terre, qui formait comme un plafond de lumière au-dessus de la tête de Benacerraf, bombant son gros abdomen bleu océan, moucheté de petits nuages blancs. La Terre illumina d’un coup l’orbiteur. Une fois sa coéquipière attachée, Lamb se déplaça le long de la soute avec une agilité experte. Arrivé au bout, il exécuta une pirouette, faisant lentement valser son cordon ombilical autour de lui. — Hé, Paula, dit-il, jette un coup d’œil à tes mains. Elle leva une de ses mains gantées au niveau de son visage. Le gant était recouvert de graisse, provenant de la porte de la soute. Lorsqu’elle était rentrée dans le corps des astronautes, six ans auparavant, Paula Benacerraf était très intimidée par Tom Lamb. C’était le dernier des vétérans de la mission Apollo à faire encore partie du programme spatial, trente-deux ans après que le dernier module lunaire avait décollé de ce sol mythique. Tom Lamb se considérait toujours comme un aviateur, formé à la vieille école de la Navy. Benacerraf savait qu’il avait obtenu un diplôme d’aéronautique dans quelque institut technologique en Géorgie. Mais Lamb s’enorgueillissait avant tout d’être diplômé de l’École navale des pilotes d’essai de Patuxent River dans le Maryland. Il avait également la réputation d’être le champion du manche à balai, avec pour spécialité l’atterrissage de nuit sur porte-avions, bref, le boulot le plus flippant de toute la Navy. Et puis, parmi ses souvenirs d’adolescente, il y avait les images télévisées de Lamb et de son commandant Marcus White en train de rebondir glorieusement au milieu des gravats du cirque lunaire Copernic, comme des ballons de forme humaine sur une plage inondée de Soleil. Et dire qu’elle avait pu rencontrer cet homme, qu’elle travaillait avec lui ! Mais elle n’avait plus peur maintenant. Paula Benacerraf, ingénieur spécialisé dans la construction de satellites, était arrivée à la NASA bardée de diplômes et de récompenses. Elle avait travaillé en tant qu’entrepreneur au sol sur un grand nombre de missions de construction de stations spatiales. Ce ne fut qu’à partir du moment où l’assemblage de la Station internationale s’avéra largement en retard sur son planning – en raison des lancements abandonnés et du retard des Russes pour la construction –, qu’on avait décidé de faire directement appel à son expérience et de l’associer au programme. C’est ainsi que, contre l’avis de sa fille Jackie et de ses employeurs réticents, Benacerraf avait laissé tomber son mirobolant salaire d’expert et son superbe appartement à Seattle pour s’installer, comme fonctionnaire, dans la moiteur puante de Houston. Au début, elle travailla comme spécialiste dans les coulisses des salles du Contrôle de mission, situées dans le bâtiment 30 du CSJ le centre spatial Lyndon B. Johnson. Puis elle fut promue chef du Contrôle de mission, dans la salle de contrôle des vols pilotés, la S.C.V.P. Mais ce n’était pas suffisant. Rapidement, il devint clair que, pour qu’il eût une chance de voir le jour, ce projet de construction nécessitait la présence de responsables techniques dans l’espace. Benacerraf était dingue d’astronautique depuis qu’elle avait vu, jadis, Lamb et ses potes sur la Lune. Mais l’idée de se retrouver là-haut en chair et en os, dans ce vieux tas de ferraille qu’était la navette spatiale, lui flanquait une trouille bleue. On avait délégué Tom Lamb en personne pour la convaincre. Il avait déployé tout le charme que lui conféraient ses tempes grisonnantes. « Mais j’ai deux petits-enfants, Tom. — Et alors ? Moi aussi. Et si je peux encore y aller, à quelques années de la retraite, pourquoi pas vous ? » On lui promit de l’aide, un traitement de faveur, un entraînement accéléré, et même des primes pour compenser la baisse de son salaire. « Vous serez traitée avec respect, avait dit Tom Lamb de sa voix traînante. On a besoin de vous, mon petit. » L’entraînement ne se déroula peut-être pas aussi facilement que ce qu’on lui avait laissé croire. L’équipe de Simulation de vol se révéla peu coopérative : entraînement accéléré ou non, elle devait suivre la procédure habituelle. En revanche, comme promis, elle reçut une paye conséquente. Quant au respect, elle n’eut pas à se plaindre. En tant qu’aspirante astronaute, elle fut traitée comme une reine, du moins comme une princesse, jusqu’à son premier vol. Les gens du campus CSJ étaient sincèrement intimidés par elle, et la déférence avec laquelle on la traitait tout d’un coup la plongeait dans un embarras profond. Mais si elle était une princesse, Tom Lamb était le roi des rois. Et il adorait ça. Elle le regardait marcher d’un pas majestueux dans le bureau des Relations publiques, à la clinique ou au Labo, et les gens accouraient de toutes parts pour le servir. Lamb savourait pleinement ces moments. Comme s’il avait passé toute sa vie d’adulte à préparer ce rôle. Ce qu’en un sens il avait fait. À partir de ce moment, elle considéra Lamb sous un autre jour. Paula Benacerraf avança timidement le long du câble. L’orbiteur ressemblait à un gros avion éventré. Les deux gigantesques ailes delta se déployaient de chaque côté de la plate-forme. À l’arrière de l’orbiteur, le compartiment de propulsion formait un gros renflement, avec ses réservoirs, ses trois moteurs principaux et ses deux moteurs secondaires de manœuvre. Derrière elle, se trouvait la cloison étanche de l’habitacle, sorte de grosse hutte spacieuse, qui abritait le reste de l’équipage. La courbe des ailes était élégante. Mais elle trouvait que leur dessin était gâché par la multitude de logos de sponsors qui y figuraient : US Alliance, Boeing, Lockheed, Disney, Coca-Cola. Bien sûr, c’était une grosse source de financement pour la NASA, mais à ses yeux ils y allaient un peu fort. À l’arrière de la soute, elle distingua la palette « longue durée » EDO(2) qui contenait un supplément d’oxygène et d’hydrogène liquides pour l’alimentation des piles à combustible de l’orbiteur, ce qui permettrait à Columbia d’étendre la durée de sa mission à seize jours. L’un des objectifs de ce vol était de tester le nouveau système EDO dans des conditions de températures extrêmes. L’orbiteur était orienté de telle sorte que la partie centrale de la navette pût rester dans l’ombre des heures durant, c’est-à-dire beaucoup plus longtemps que sur la plupart des vols spatiaux. Tom Lamb s’approcha d’elle, en longeant le fuselage à tribord. — Prête pour la mise en route de la MMU(3) ? — Oui. — Houston, EV2 prête à déployer sa MMU. — Bien reçu, Tom. Benacerraf se fraya un chemin jusqu’à la station MMU. L’équipement individuel de propulsion autonome MMU ressemblait à un gigantesque sac à dos en forme de fauteuil, avec un dossier et deux bras. Depuis le lancement de la navette, il était stocké dans la soute à tribord, tout contre la cloison étanche à l’arrière de la cabine. Lamb, qui l’avait devancée, vérifia rapidement les systèmes de la MMU. — Prête ? — Allons-y. Lamb soutint les bras de Benacerraf. Il la fit se retourner et elle se glissa dans le fauteuil MMU. Elle sentit les systèmes de verrouillage s’enclencher. — Houston, ici EV2, dit-elle. Verrouillage de l’équipement individuel effectué. — Bien reçu. Elle ramena les bras du fauteuil autour d’elle et saisit de ses mains gantées les leviers de commande, situés à l’extrémité des bras. Un câble de transmission en fibres optiques raccordait son scaphandre à la MMU. Lamb délia les attaches qui la retenaient encore aux filins de la soute et se rapprocha d’elle. — MMU détaché. — OK. Il la poussa doucement dans le dos, et elle se mit à flotter loin de la cloison. — Réfléchis pas trop, dit-il calmement, c’est comme la simu. Tout d’un coup, elle sentit qu’elle perdait le contrôle du MMU, elle eut l’impression de tomber… — Putain ! — Qu’est-ce que vous dites, EV2 ? demanda le Capcom, le contrôleur des liaisons radio avec la navette. Lamb ne répondit pas. — Allez, Paula. Retourne-toi. Elle portait désormais sur son dos deux réservoirs remplis d’azote, ainsi qu’un système de propulsion muni de vingt-quatre tuyères. Elle dirigea le manche droit vers la gauche. Elle entendit un léger bruit dans son casque au moment où elle alluma les micropropulseurs. Sur sa droite, elle aperçut un jet de cristaux d’azote. Le démarrage la fît basculer légèrement sur sa gauche. La commande manuelle se faisait au feeling : en levant ou en abaissant le manche, on obtenait un mouvement de tangage ; à gauche ou à droite, on produisait un mouvement latéral, en lacet. Elle fit tourner le levier et pivota sur elle-même. La soute sembla décrire un cercle autour d’elle. — C’est lourd, dit-elle. Je sens tout le poids de l’équipement quand je suis en rotation. — Paula, tu pèses plus de trois cent cinquante kilos, scaphandre compris. Elle donna une nouvelle impulsion, et atténua l’ampleur du roulis. Elle finit par se stabiliser en face de Lamb, appuyé contre le mur externe de la cabine. Elle actionna le levier gauche qui la fit osciller d’avant en arrière. En exerçant une légère poussée, elle parvint à ralentir son mouvement. Le MMU avait l’air de bien fonctionner, mais les éraflures et les marques d’échauffement qu’il portait trahissaient son âge. Et puis, là-haut, ça n’avait rien à voir avec les simulateurs arrimés au sol. Une fois lancée, elle continuait d’avancer, et c’était à elle de s’arrêter. Elle se mouvait dans un espace à trois dimensions, dépourvu de frottements, comme dans une gigantesque patinoire où les lois de la gravitation étaient souveraines. — OK, Paula ! s’exclama Lamb. Prête à effectuer ton « petit pas » ? Pas vraiment, pensa-t-elle. — C’est parti. — Houston, EV2 s’apprête à quitter la plate-forme. — Entendu, Tom. Benacerraf se souleva un peu pour faire face à la Terre et tourner le dos à l’orbiteur. Devant elle, la planète apparaissait immense, écrasante. Tout ce qu’elle voyait, c’était la mer bleue et les nuages d’une blancheur aveuglante. En regardant l’horizon, elle pouvait distinguer l’atmosphère, sorte de fine carapace d’azur qui enveloppait la Terre. Elle donna une ferme impulsion aux propulseurs. Elle sentit une poussée dans le creux de ses reins. Elle s’éleva au-dessus de la plate-forme et de ses grandes portes argentées. Un bruit résonna dans son casque et la fit sursauter. — Signal 2, EC2, informa le Capcom. Fuite d’oxygène. Un trou dans le revêtement, peut-être. — Houston, ici EV2. Dois-je rentrer ? Je… — Arrête ça tout de suite, EV2 ! s’écria Lamb. Paula, respire à fond. Détends-toi. Tu es parfaitement à l’abri là-dedans. Elle prit conscience de sa respiration brève et haletante. Les moniteurs placés dans son scaphandre avaient tout simplement interprété son hyperoxygénation pour une fuite. Elle se força à ralentir son rythme respiratoire. Elle tenta de décontracter ses muscles et de se détendre dans la chaleur protectrice du scaphandre. — Merci, Tom. — Profite de la vue, mon petit. Ce qu’elle fit. Elle volait en direction de l’Afrique. Les nuages amoncelés au-dessus de l’équateur semblaient vouloir se rapprocher d’elle ; ils prenaient ainsi tout leur relief, avec les longues traînées sombres qu’ils projetaient à la surface. Elle distingua la coulée verte du Nil, cernée par les étendues brûlées du désert. Elle comprit alors à quel point le fleuve était vital aux Égyptiens. Un sentiment de bien-être extraordinaire s’empara d’elle. L’atmosphère du scaphandre était chaude et apaisante, et lui apportait un sentiment de sécurité. Le son des pales du ventilateur de son sac à oxygène et de régulation thermique parvenait jusqu’à elle. Elle entendit des grésillements sur sa radio au moment où elle passa au-dessus des stations radio UHF basées au sol. La bulle de son casque lui offrait une vision à cent quatre-vingts degrés, et lui procurait une sensation de grande liberté. Elle sut que lorsqu’elle rentrerait dans la cabine, après sa sortie dans l’espace, elle se sentirait à l’étroit, dans ce lieu grotesquement confiné. En contemplant la Terre – toute l’humanité moins les six hommes en orbite avec elle sur Columbia et une poignée d’autres sur la Station –, elle sentit une partie de la tension nerveuse qui l’agitait s’éloigner d’elle, attirée comme un aimant par la planète. D’un coup, elle fut allégée du poids des soucis qui empoisonnaient sa vie : ses difficultés professionnelles, la frustration due à la lenteur des programmes spatiaux, la relation difficile qu’elle avait avec sa fille Jackie, toutes les misères du quotidien, le courrier qui n’arrive pas, les défaillances techniques, sa voiture, son appartement, les traites à payer… Pas étonnant que les gens deviennent accros à ça, se dit-elle. — EV2, ici Houston, vous allez franchir la limite des cent mètres. — Compris. Elle ne pouvait pas voler au-delà des cent mètres autorisés. En s’éloignant de Columbia, Benacerraf modifiait légèrement son orbite. Si elle allait plus loin, le retour sur la navette prendrait des allures de rendez-vous spatial à grande échelle, nécessitant des manœuvres complexes de correction orbitale. Elle émergea de l’ombre de l’aile dans la lumière du Soleil. Son équipement de sortie brilla dans l’obscurité. Lamb l’interpella : — Je vois ton auréole, Paula. — Je suis ravie de te l’entendre dire, Tom. — EV2, ici Houston. Confirmons que votre lien MMU avec le sol est opérationnel. — Merci. — Votre balise radar fonctionne également. — Bien reçu. — EV2, ici, à Houston, il y a un paquet d’envieux qui vous regardent. On dirait que vous vous amusez bien. — Ouais. Tout va comme il faut. Et puis je suis bien contente d’avoir avec moi mon ami Bugs Bunny en train de batifoler dans son champ de carottes ! Lamb, de retour sur la plate-forme, s’esclaffa. Elle avait répété mot pour mot la première phrase qu’il avait prononcée sur la Lune. La plupart des astronautes étaient relevés de leurs fonctions après quatre ou cinq vols. Ils entraient alors dans l’industrie spatiale ou occupaient des postes de direction des programmes spatiaux au sein de la NASA. Quel genre d’homme était donc Lamb pour s’infliger – ainsi qu’à sa famille – la corvée d’un entraînement de deux ans avant chaque opération, sans compter les risques énormes encourus pendant les missions, vol après vol, année après année ? Un homme qui, à soixante ans passés, accumulait encore les heures de vol et remettait sans cesse sa vie en jeu. L’idée lui avait même traversé l’esprit qu’en fait Lamb ne savait rien faire d’autre. De toute manière, pour conserver son poste, il fallait renoncer à monter en grade et adopter un profil bas. John Young, autre survivant célèbre des missions lunaires, avait été rayé du tableau de service pour avoir critiqué ouvertement les consignes de sécurité de la NASA après la catastrophe de Challenger. En outre, tout ce baratin des années soixante auquel se raccrochait encore la NASA et qui faisait des astronautes des superhéros de la guerre froide, ne l’impressionnait pas du tout. Tout cela n’avait rien à voir avec la conquête spatiale, qui, selon elle, devait être uniquement tournée vers l’élargissement continu et méthodique des frontières qui séparaient la Terre du reste de la galaxie. Et les mesures prises par l’Agence spatiale américaine en prévision de futures réductions budgétaires n’allaient sûrement pas dans ce sens non plus. La raison cédait progressivement du terrain avec la menace grandissante que représentaient des pays comme la Chine, et qui poussait les anciens combattants de la guerre froide à sortir à nouveau de leurs bunkers… Elle passerait peut-être le restant de sa carrière à construire la Station, sans avoir la chance de voir un autre homme marcher sur la Lune. Qu’importe, l’espace était un sacré lieu de travail ! Mais aussi longtemps que Lamb, et quelques autres, seraient dans le secteur, l’organisation, à tous les niveaux, continuerait à pâtir de cette image d’entreprise spécialisée dans la fabrication de héros. Comme si tout ce qui s’était passé depuis 1972 n’avait été qu’un long surplace ennuyeux. Même les contrôleurs de mission et leurs équipes en coulisses étaient issus dans leur grande majorité de l’aviation ; un grand nombre de contrôleurs censés être des ingénieurs spécialisés ou des scientifiques se pointaient régulièrement au bureau des astronautes pour obtenir un job à chaque session de recrutement. Elle s’en était rendu compte bien avant de commencer son entraînement avec Lamb pour ce vol STS-143(4). Avant toutes ces heures passées dans le simulateur, où elle avait pu apprécier sa dextérité à manier le matériel vétuste et complexe de la navette, et son sang-froid lorsqu’il fallait annuler la mission. Tom Lamb savait y faire, malgré tout. Sous ses dehors de vieux beau un brin condescendant, il faisait preuve d’une réelle compétence. Lorsqu’au décollage de Columbia elle s’était retrouvée sanglée dans son fauteuil, elle avait béni la voix calme de Lamb communiquant avec la salle de contrôle. S’il y avait quelqu’un pour la ramener sur Terre saine et sauve, c’était bien Tom Lamb. Et puis, maintenant qu’elle était là-haut, elle commençait à saisir son point de vue. Elle pivota sur elle-même, et redescendit, face à la soute. Elle actionna son levier de commande gauche pour atténuer l’effet de roulis. Elle se maintint à l’horizontale, la tête vers la cabine et les pieds dans l’axe de la queue de la navette. L’aile droite était plongée dans l’ombre, tandis que l’immense drapeau étoilé sur l’aile gauche était masqué par les portes de la soute. Aveuglée par la lumière terrestre, elle ne vit aucune étoile au-delà de l’orbiteur. Le véhicule spatial ressemblait à un immense jouet blanc aux reflets argentés, se découpant sur la nuit noire. Au premier coup d’œil, Columbia avait l’air vaguement ridicule avec sa grosse carcasse ventripotente, le patchwork coloré de son bouclier thermique, son nez retroussé, ses gigantesques ailes et sa queue démesurée. On aurait dit un long-courrier échoué dans l’espace, dont les formes aérodynamiques s’avéraient parfaitement inutiles dans le vide interplanétaire. Premier des cinq orbiteurs construits par la NASA, de conception plus fruste que ses successeurs, elle pesait quatre-vingts tonnes à vide. Il fallait soulever cette masse tout là-haut et la ramener sur Terre à chaque vol, uniquement pour mettre vingt-cinq tonnes de fret en orbite. Après trente vols effectués, Columbia présentait des signes de fatigue. Cela se voyait à sa coque blanche toute cabossée et griffée, à la couleur passée des tuiles de silice, aux éclats sur les hublots qui scintillaient à la lumière du Soleil, aux taches sur le revêtement thermique de la soute. Mais tout cela était vite oublié lorsqu’elle contemplait l’orbiteur qui dérivait gracieusement dans les ténèbres. Bizarrement, Columbia donnait l’impression de faire partie du décor. Quoique conçue dans les années soixante-dix, l’orbiteur naviguait encore trente ans après, avec pour seul atout l’expérience accumulée dans l’intervalle. De toute manière, aucune solution de remplacement n’était en vue. Columbia était une sorte de vernis passé sur une technologie rouillée et obsolète. Mais tout de même, cette navette était l’incarnation des avions spatiaux rêvés par von Braun dans les années soixante. Sa gorge se noua. Nom d’un chien, elle n’allait pas se mettre à pleurer ! La lumière autour d’elle diminua d’intensité. L’ombre de l’aile droite grandissait à vue d’œil. Columbia s’apprêtait à passer une nouvelle nuit de quarante-cinq minutes. — … Eh ! Paula, interpella Lamb. Tu connais la dernière ? Y a une grosse tête du JPL(5) qui prétend avoir trouvé des traces de vie sur Titan. — C’est pas vrai… — C’est ce qu’ils racontent. Qu’est-ce que t’en dis ? Plutôt chouette comme endroit. — Oui. Elle se retourna pour faire face à la Terre. L’enveloppe gazeuse qui entourait la planète formait un dôme de clarté au-dessus de l’atmosphère, comme un deuxième horizon. Vues d’en haut, les lumières des villes côtières avaient l’air de simples réverbères disposés le long d’une route. Un orage se déchaînait au-dessus de l’Afrique centrale ; elle apercevait le feu d’artifice continu des éclairs, illuminant par endroits la couverture nuageuse longue de plusieurs milliers de kilomètres. La foudre se propageait à travers les nuages comme un être vivant, grossissant à mesure qu’il se déplaçait. Les décharges électriques qui éclairaient la nuée par-dessous faisaient apparaître d’étranges reliefs pourprés. Les arêtes du fuselage de Columbia prirent une teinte orangée, auréolant l’orbiteur d’un fin halo. La lueur provenait de la rencontre d’une pluie d’atomes d’oxygène avec la surface de la nef. Même ici, songea-t-elle, ils n’étaient pas complètement débarrassés de la Terre. Elle repensa à cette histoire de vie sur Titan, s’interrogeant vaguement sur les conséquences que cela pourrait avoir pour la suite de sa carrière. Les projecteurs de la soute brillèrent comme un amas d’étoiles captives. Jiang Ling s’assit sur le rebord de l’écoutille. Un technicien combi lui ôta la partie protectrice de son casque. Puis elle passa la tête à l’intérieur du module. Un autre technicien lui retira ses bottes et elle disparut dans le caisson. Elle se retrouva seule, prisonnière de ce module orbital vaguement sphérique, où elle allait passer une semaine en orbite basse autour de la Terre. Le compartiment ressemblait à une station spatiale en miniature, où s’entassaient placards, provisions, matériel scientifique et livres de bord. Tout était flambant neuf. Les techniciens l’observaient derrière la fenêtre de l’écoutille. Ils étaient revêtus de leurs uniformes marron d’officiers sous leurs tuniques blanches. Ils lui adressèrent un sourire, mais leurs regards lui parurent glaçants. L’un d’eux lui tendit une clochette de cuivre. Elle la saisit de sa main gantée. On y avait gravé le visage de Mao, qui arborait l’air satisfait d’un homme mûr et bedonnant. — Puisse le Grand Timonier te porter chance, dit l’un des officiers en grimaçant. Elle leva ses mains en signe de remerciement. Les deux hommes se retirèrent dans la salle Blanche située de l’autre côté de l’écoutille et verrouillèrent la cloison étanche. Le bruit qu’elle fit en se refermant résonna funestement. Un sentiment d’enfermement, à la limite de la claustrophobie, s’empara d’elle. Jiang serra la clochette entre ses doigts et chassa cette pensée ridicule. Il y avait une autre trappe au niveau du plancher. Elle se glissa à travers en se tortillant. Elle pénétrait à présent dans le second des trois modules que contenait son vaisseau spatial. Celui-ci était le compartiment de commande, qu’elle devrait mettre en orbite et ramener sur terre, en atterrissant comme prévu dans le désert de Gobi. Sous le second module, se trouvait la troisième partie du véhicule, désormais inaccessible, où étaient entreposés les réservoirs de carburant, l’oxygène, les provisions d’eau, le ravitaillement, ainsi que la masse d’équipements électriques qui alimentaient les différents systèmes à bord. Ce module de service servirait à placer le vaisseau en orbite, et, au moment de la désorbitation, fonctionnerait comme rétrofusée, avant d’être décroché du compartiment de commande avec le module orbital. Elle s’installa dans sa couchette. Le module de commande ressemblait à une demi-sphère dont les parois s’incurvaient vers l’avant de la capsule. Jiang était entourée de placards volumineux et de divers ballots, fixés au sol et sur les murs par des sangles, qui contenaient pour la plupart le matériel nécessaire au retour sur Terre : parachutes, bouées, rations de survie, couvertures et vêtements chauds. Les principaux panneaux de contrôle se trouvaient en face d’elle : horizon artificiel, manettes de contrôle d’attitude, appareils de surveillance et de communication. Elle se sentait cernée, assiégée par tout cet équipement, comme une poupée de porcelaine enveloppée dans son emballage. Les astronautes stagiaires avaient le mauvais goût d’appeler le compartiment de commande xiaohao, du nom des cellules d’isolement de la prison Qincheng de Pékin. Pourtant, la sensation de confinement se dissipa rapidement quand le contact électrique fut établi : les projecteurs de la cabine s’allumèrent joyeusement, toutes sortes de courbes et de graphiques défilèrent sur les écrans muraux, et des voyants de couleur verte scintillèrent sur les tableaux de bord. Deux petits hublots étaient situés de part et d’autre de son siège. Mais ils ne laissaient filtrer aucune lumière à présent que le vaisseau, fixé au bout du lanceur Longue Marche, à cinquante mètres au-dessus du sol, était enfermé dans sa coiffe protectrice. Seul un petit périscope, dont l’œilleton était placé au centre du tableau de bord devant elle, permettait d’observer le ciel. La base de lancement était située en Mongolie-Intérieure, au nord-est de la Chine. Le désert était une vaste plaine aride de couleur brune, s’étendant à perte de vue. Pékin étaient à des centaines de kilomètres plus à l’est. Au nord, au-delà de la Grande Muraille, des caravanes de chameaux continuaient de traverser la ville de Gobi, en Mongolie. La base de lancement de Jiuquan était de taille relativement modeste. Elle ne comptait que trois pas de tir, disposés en triangle et éloignés les uns des autres de quelques centaines de mètres. Chaque aire était constituée d’une table de béton, large de trente mètres, munie d’un équipement réduit. Il n’y avait qu’une seule tour mobile, que l’on faisait glisser sur des rails entre les trois pas de tir. Elle était presque aussi haute que le lanceur Longue Marche. Aucun complexe industriel n’entourait le centre comme à cap Canaveral ou à Tyuratam. On avait juste construit une casemate au pied de chaque aire, partiellement enfouie sous terre, où étaient installées les salles de mise à feu. Un peu plus loin, se trouvaient les réservoirs métalliques et les pipelines qui acheminaient le carburant, ainsi qu’une petite centrale électrique. Si la base de lancement semblait rapetissée par l’immensité du désert, pour Jiang, la modestie de l’installation faisait toute sa force. Là, au milieu du désert, sa fusée semblait déjà un peu coupée du monde terrestre qu’elle allait bientôt quitter. À ses yeux, Jiuquan donnait un avant-goût du voyage dans l’espace. Bien sûr, elle n’avait pas encore décollé, mais elle sentit que le pire était derrière elle : les tournées auprès du public, le ballet des médias, les discours aux cadres du Parti entassés par milliers sur la place Tienanmen, et même sa rencontre avec le Grand Timonier en personne. Bien d’autres corvées l’attendaient une fois que le vol serait terminé, mais elle aurait tout le temps d’y penser. Désormais, elle était toute seule, enfermée dans le xiaohao, dans cet environnement dont elle connaissait le moindre recoin. Là, elle était enfin aux commandes, prête à affronter sa destinée : elle allait être la première Chinoise, en cinq mille ans d’histoire, à couper le cordon avec la Terre. Une voix grésilla dans les écouteurs de son casque : — Lei Feng 1, ici la salle de mise à feu. Êtes-vous prête pour la check-list ? Elle agrippait toujours la clochette. Elle tendit le bras pour l’accrocher à la poignée du sas au-dessus d’elle. Elle effleura de son gant le visage de Mao. La clochette tinta doucement. Elle sourit. Maintenant, le Grand Timonier la protégerait, tout comme il l’avait fait pour des millions de Chinois auparavant. Trente ans après sa mort, Mao Zedong surpassait en popularité tous les autres dieux du foyer chinois. Elle se cala dans son fauteuil. — Ici, Jiang Ling. Oui, je suis prête pour la check-list. C’est une journée splendide pour voler ! La check-list consistait en une suite d’opérations successives, destinées à vérifier le bon fonctionnement des appareils à bord : il y avait toute une série de manettes à enclencher, de réglages à confirmer, auxquels s’ajoutait la liste des mesures à consigner dans le livre de bord. Il fallait également éliminer le plus possible la buée qui se dégageait dans le compartiment. Une fois en orbite, cela se ferait automatiquement, mais au sol, la gravité terrestre gênait considérablement le système de pompage ; aussi devait-elle ouvrir et fermer les valves à intervalles réguliers. Heureusement, elle avait à sa disposition une petite pompe manuelle pour chasser la condensation d’un coin à l’autre de la cabine. Le moindre dysfonctionnement pouvait entraîner l’arrêt du compte à rebours pendant un bon laps de temps. Ces interruptions étaient pénibles pour elle, car elle se retrouvait alors complètement désœuvrée. La fusée était parcourue de vibrations. Elle oscillait sous les rafales de vent du désert. Des secousses répétées parvenaient jusqu’à elle tandis que l’on mettait la main aux derniers préparatifs des propulseurs. Du haut de sa frêle tour d’acier, elle avait l’impression d’être assise sur une véritable poudrière. La cabine était équipée de plusieurs caméras vidéo, disposées un peu partout. Elles étaient braquées sur son visage, partiellement à découvert sous la visière relevée de son casque. Les lentilles noires des objectifs brillaient d’un éclat sinistre dans la lumière des projecteurs. Elle tâcha de conserver un air serein, agissant avec calme et précision. Pourtant, au plus profond d’elle-même, elle sentait la nervosité la gagner. Elle s’en inquiétait bien plus que de la possibilité d’un accident survenant au décollage. Elle se demandait si elle serait tenue pour responsable en cas d’incident ou en cas d’annulation de mission par exemple. Jiang ne faisait pas partie de l’ethnie majoritaire des Han. Elle était issue de la minorité musulmane Uighur, vivant à l’extrême ouest de la province de Xinjiang, coincée entre l’ex-URSS et la Mongolie. La famille de Jiang était originaire de la capitale du désert de Dzoungarie, Urümqi. Quand elle était enfant, ses parents avaient déménagé à Pékin, où son père, cadre moyen du Parti, avait été nommé à l’institut des Minorités dans les années soixante-dix. Comme le père de Jiang était à la fois dirigeant et Uighur, la famille avait reçu le traitement de faveur réservé à la fine fleur des représentants des groupes minoritaires ; en effet, le Parti s’efforçait par tous les moyens de créer une « solidarité socialiste » entre la Chine centrale et les territoires autonomes. Ainsi Jiang avait-elle été envoyée dans une école expérimentale, spécialement destinée aux enfants de l’élite du Parti. Sa montée en grade avait excité la rancœur plus ou moins dissimulée de quelques Han parmi ses camarades aspirants astronautes. Mais lorsqu’elle avait eu l’honneur d’être sélectionnée pour ce premier vol, ce fut un étonnement général. Jiang pensait qu’elle avait été choisie sur la seule base de ses compétences. C’était peut-être vrai. Mais elle savait que la liste de ses ennemis s’allongeait, maintenant qu’elle se retrouvait propulsée au-devant de la scène nationale et internationale. Pourtant, d’après les xiaodao xiaoxi – les bruits de couloir –, le programme spatial chinois avait déjà coûté la vie à cinq cents personnes. On rapportait même qu’un – ou une – astronaute était mort au cours d’un test de lancement d’une fusée Longue Marche coiffée d’une capsule Lei Feng. Jiang Ling ne croyait qu’une partie de ces ragots. C’eût été stupide de sa part de nier les risques énormes auxquels elle s’exposait en acceptant de monter dans la Lei Feng. Ces risques étaient bien plus grands que ceux qu’encouraient les astronautes à l’Ouest ou à l’Est depuis les débuts de la conquête spatiale. Mais pour Jiang, ça en valait tout de même la peine. Elle ne le faisait pas pour la gloire, pour devenir un jianghu haojie, un de ces chevaliers des temps modernes célébrés par Le Quotidien du peuple. Pas plus pour l’argent que lui rapportait son statut. Mais uniquement pour le plaisir de savourer cet instant, et les heures, les jours à venir : être en orbite autour de la Terre, et regarder d’en haut sa planète aux reflets chatoyants comme un tapis de soie. Rien que pour cela, elle aurait pris tous les risques. Lorsqu’elle était arrivée sur la base de lancement, un technicien lui avait dit que les Américains avaient trouvé des traces de vie sur Titan, le plus gros satellite de Saturne. Ce ne fut qu’une fois installée dans sa couchette que Jiang trouva le temps de digérer l’info. Qu’est-ce que cela voulait dire ? Était-ce possible ? À la fin, elle mit un terme à ces spéculations oiseuses. À quoi bon une mission sur Saturne ? Que faire de cette vie sur Titan, en admettant qu’il y en eût une ? L’espace était peut-être la chasse gardée des Américains, mais la Terre était le domaine réservé des Chinois. Enfin, les bras de la tour de service qui flanquaient la fusée s’écartèrent, et elle se sentit comme allégée d’un poids. Jackie Benacerraf se demandait à quoi pouvait bien ressembler le Jet Propulsion Laboratory. Elle n’avait qu’une confiance limitée dans la description qu’en avait faite : son astronaute de mère. Elle sortit de LA en empruntant l’autoroute de Glendale au volant d’une voiture de location. Elle traversa des banlieues clinquantes, jetant de temps à autre un coup d’œil sur l’itinéraire suggéré par son écran souple. Enfin, après un tournant, elle se retrouva à sa grande surprise en face du JPL. Au premier abord, le JPL ressemblait à n’importe quel site industriel ou universitaire moderne. Le centre s’étendait sur une centaine d’hectares, nichés sur les hauteurs verdoyantes des monts San Gabriel de Pasadena. Des palmiers avaient été plantés entre les bâtiments qui abritaient les bureaux. À l’intérieur du périmètre de sécurité, elle aperçut une sorte de parc émaillé d’arbres et de fontaines. Les routes qui traversaient ce décor bucolique portaient toutes le nom de sondes spatiales célèbres : Mariner Road, Surveyor Road, Ranger Road. C’était là, en effet, qu’avaient été construits la plupart des engins lancés à la découverte des différentes planètes du système solaire, à l’exception de Pluton. À cet instant précis, des scientifiques y recueillaient les données en provenance des satellites de Saturne. Jackie se gara. Isaac Rosenberg l’attendait à l’accueil. — Merci d’être venue, Jackie. — Ravie de vous revoir, Isaac. Il ajusta ses petites lunettes rondes. — Appelez-moi Rosenberg. Ici tout le monde m’appelle comme ça. — Entendu, Rosenberg. Il devait avoir dans les vingt-cinq ans, peut-être deux ans de plus qu’elle. Il était d’apparence maladive. Son teint était pâle, ses joues mal rasées. Il portait une queue de cheval, et ses cheveux bruns, déjà clairsemés pour son âge, étaient d’une propreté douteuse. Mais l’intensité de son regard faisait oublier cette apparence négligée. — Merci d’avoir fait tout le chemin pour venir ici, dit-il. Voulez-vous que j’aille vous chercher un café ? Un beignet peut-être ? — Non merci, Rosenberg. J’aimerais que vous me parliez un peu de vos résultats. L’autre soir, à la fête, vous étiez… — Bourré. — Vous étiez sérieux ce soir-là ? C’est vrai ce que raconte la presse ? Comment se fait-il que les autorités ne veuillent répondre à aucune question ? — Vous allez pouvoir en juger par vous-même. Il la conduisit à travers le hall d’accueil et le campus, jusqu’à un bâtiment tout en longueur, le COV, le centre des opérations de vols. Au deuxième étage, ils entrèrent dans une immense pièce dépourvue de fenêtres, entièrement tapissée de gris. La pièce était divisée en une série de compartiments, où travaillaient les ingénieurs et les chercheurs qui surveillaient les systèmes de la sonde Cassini. Alors c’est donc ça un centre de contrôle des données, se dit-elle. C’était à peu près aussi joyeux qu’un bureau de banque. Ils traversèrent la salle d’engineering, longèrent un couloir jusqu’à un laboratoire de recherche, et pénétrèrent dans un nouveau dédale de compartiments, réservés à la crème des chercheurs. Rosenberg l’introduisit dans sa propre cellule, où étaient entassés des papiers de toute sorte, des rouleaux d’écrans souples, et même une antique calculatrice à touches. Des reproductions de vieilles couvertures de magazine de science-fiction étaient scotchées sur les murs, où l’on pouvait lire en gros caractères : Cap sur Saturne, Les Envahisseurs de Saturne, Les Disparus de Saturne. Il désigna du doigt un écran d’ordinateur fixé au mur, où défilaient des informations sur l’atmosphère de Titan recueillies par la sonde Huygens. Il cliqua sur la fenêtre pour la fermer et parcourut des yeux les derniers résultats fournis par sa base de données. Jackie avait fait la connaissance de Rosenberg au cours d’une fête organisée par son ancienne confrérie d’étudiants de l’institut technologique de Caltech. Il était en train de se saouler méthodiquement à la bière glacée, et n’arrêtait pas de déblatérer haut et fort à propos de son travail à JPL sur la mission Cassini/Huygens. Un cercle s’était formé autour de lui, principalement des étudiants curieux ou ratiocineurs. Lorsque de nouveaux venus venaient élargir le cercle, Rosenberg, infatigable, reprenait son monologue par le début. Il parlait biochimie, de la vie sur Titan, le plus gros satellite de Saturne. Jackie était intriguée. C’était le type même du loser, mais qui mettait tellement d’énergie à raconter ses histoires qu’il attirait les foules. Et lorsque la presse et le Net avaient commencé à relayer ses incroyables déclarations sur d’éventuelles traces de vie sur Titan, sa curiosité n’en avait été que plus vive. Elle essayait de relancer alors une carrière de journaliste qui avait bien commencé mais qui avait quelque peu pâti de la naissance de son deuxième enfant. Si elle avait une chance de percer un jour, c’était en apprenant à flairer les bons scoops, des histoires fortes et captivantes à la fois, loin des clichés habituels des grosses pointures du journalisme. Alors peut-être qu’elle y était enfin parvenue, songeait-elle en observant ce gringalet monomaniaque à l’œil brillant, qui débitait ses analyses chimiques devant une masse de gens qu’il ne connaissait ni d’Ève ni d’Adam. Avant la fin de la soirée, elle avait réussi à mettre le grappin sur Rosenberg et fixer un rendez-vous avec lui ici, au JPL. Elle s’était dit qu’il y aurait de grandes chances pour qu’il l’eût oubliée, auquel cas elle aurait fait tout ce trajet pour rien. Mais quand elle était arrivée sur place, elle avait découvert avec soulagement un laissez-passer qu’il avait remis aux gens de la sécurité spécialement à son intention. L’écran se couvrit soudain de notations chimiques et de graphiques représentant des structures moléculaires compliquées. — Vous vous y connaissez en biochimie ? demanda-t-il. En réalité, elle en avait fait un peu quand elle était à la fac. Mais elle répondit : — Pas du tout. — Bon. Je travaille avec l’équipe responsable des données CG-SM. — CG-SM ? — La chromatographie gazeuse couplée à la spectrométrie de masse(6). C’est-à-dire que je m’occupe des mesures effectuées par la sonde de la composition chimique des gaz, des particules d’aérosol de l’atmosphère de Titan et de l’échantillon récolté par Huygens à son atterrissage. Notre chef scientifique est basé au Centre de vol spatial Robert Goddard, dans le Maryland. Un échantillon a été prélevé par la sonde, qui l’a ensuite filtré, chauffé, et… — Stop ! Ce qui m’intéresse, c’est ce que vous faites, vous. — Je travaille sur les données atomiques, c’est-à-dire les molécules complexes. Écoutez, qu’est-ce que vous savez au juste sur les conditions atmosphériques à la surface de Titan ? — Seulement ce que j’ai pu lire dans la presse à gros tirages ces dernières semaines. — OK Titan est une lune de glace, avec une couche atmosphérique épaisse. C’est d’ailleurs la seule lune à posséder une atmosphère d’azote moléculaire, proche de celle de la Terre. Par bien des aspects, Titan ressemble à ce qu’a pu être la Terre à ses débuts, disons il y a quatre milliards et demi d’années. Il est composé principalement de carbone, d’hydrogène et d’azote. Combinés entre eux, ces éléments permettent la formation de molécules prébiotiques. — Prébiotiques ? — Les éléments nécessaires à la formation de la vie. Mais il y a une différence de taille avec notre planète. Il n’y a pas d’eau sur Titan, du moins à l’état liquide. Il y fait trop froid. Or si l’eau a pu jouer un rôle majeur sur la Terre à ses origines, c’est parce que c’est un bon solvant. Elle a permis la polymérisation des molécules organiques légères et l’hydrolyse des oligomères prébiotiques en biomolécules… Désolé, mais il faut de l’eau comme agent solvant, afin que les différents composés, les édifices moléculaires puissent s’assembler en protéines et en acides nucléiques, qui sont les principales macromolécules de la vie telle que nous la connaissons. La vie telle que nous la connaissons. Rien que d’y penser, cela faisait froid dans le dos, songea Jackie. — Mais peut-être qu’il existe d’autres agents solvants, rétorqua-t-elle. — Tout à fait. L’ammoniac, par exemple. On savait déjà, bien avant Huygens, qu’il y avait de l’ammoniac sur Titan. Regardez ce que le CG-SM a trouvé. Il lui montra le diagramme d’une molécule en forme de « 8 » couché, dont les bords soulignés en bleu signalaient les doubles liaisons covalentes. — Qu’est-ce que c’est ? — De l’ammonoguanine. C’est-à-dire de la guanine dont les molécules d’eau ont été systématiquement remplacées par des molécules d’ammoniac. (Il la fixa des yeux. Le diagramme se reflétait dans ses lunettes.) Vous pigez ? C’est exactement ce que nous nous attendions à trouver, au cas où on aurait des interactions chimiques avec l’ammoniac, semblables à celles qui ont permis l’émergence de la vie terrestre. Regardez ces proportions, dit-il en désignant un autre graphique. Vous voyez ça ? Là, près de la surface, on a une déperdition de méthane et d’azote gazeux, avec au contraire une quantité d’ammoniac et de cyanogène supérieure à celles qu’on trouve dans l’atmosphère de Titan. L’analogie est claire : le méthane et l’azote sont utilisés à la place des sucres monoses et de l’oxygène, et on a de l’ammoniac et du cyanogène à la place de l’eau et du carbone. — Qu’est-ce que vous voulez dire, Rosenberg ? — C’est le mécanisme de la respiration. Vous ne pigez toujours pas ? Il y a quelque chose sur Titan qui inspire de l’azote et qui expire de l’ammoniac. — Donc, cela veut dire qu’il y aurait de la vie… Il eut l’air surpris par sa question. — Oui. C’est exactement ça. Bien sûr, cela pourrait… Elle fronça les sourcils en observant l’imagerie moléculaire. C’était excitant, certes, mais elle avait espéré quelque chose de plus exaltant. Même les images floues de microfossiles trouvés sur cette météorite martienne étaient plus attrayantes que ce machin incompréhensible. — À votre avis, qu’est-ce qui va se passer ? — On va envoyer une nouvelle sonde. Uniquement pour prélever un nouvel échantillon. Il faut juste surveiller ça de près. Elle l’observa tandis qu’il examinait ses résultats. Pendant ce temps-là, sa mère était en orbite sur Columbia. Jackie s’était souvent demandé pourquoi c’était ceux qui ne parvenaient pas à vivre leur vie sur Terre – tels Rosenberg ou sa mère – qui s’acharnaient à découvrir une autre vie sur une autre planète. De toute manière, cela restait très théorique. Il n’y avait pas de financement prévu. Rosenberg, il se pourrait bien que les données que tu as là soient les dernières que tu aies sous les yeux, pensa-t-elle tristement. — Lei Feng 1, il vous reste cinq minutes avant le décollage. Veuillez baisser la visière de votre casque. Jiang s’exécuta. — Visière fermée. Je passe en régime de préparation. — Plus que quatre minutes et trente secondes. À l’intérieur du casque, les bruits extérieurs lui parvenaient assourdis. Elle était murée dans le son de sa propre voix, les paroles étouffées des contrôleurs, le chuintement du débit d’oxygène et le halètement de sa propre respiration. Elle débordait d’impatience. Qu’ils poursuivent le compte à rebours, qu’ils la placent en orbite, qu’elle meure au cours de la tentative, mais qu’au moins, il se passe quelque chose ! Aucun voyant ne s’allumait. Pourtant, elle était toujours dans l’attente de l’erreur fatale qui allait faire avorter la mission. Mais apparemment tout était normal, et le compte à rebours continuait. Les voix de la salle de mise à feu se turent. Il y eut un moment d’accalmie. Jiang Ling reposait dans la chaleur capitonnée du xiaohao, allongée sur sa confortable couchette, la clochette de Mao accrochée au-dessus d’elle. Seul le sifflement des écouteurs placés sur ses oreilles rompait le silence. Elle ferma les yeux. Alors ce fut la fin du compte à rebours, comme jadis, avant elle, cela avait été le cas pour Gagarine, Glenn et Armstrong. LIVRE I : RETOUR SUR TERRE Tandis que les pilotes se préparaient pour l’atterrissage, Benacerraf se fit la réflexion que la cabine de pilotage de Columbia avait l’air d’une petite caverne, à peine éclairée par la Terre et le reflet lumineux des visières antiéblouissement de l’équipage. Malgré les promesses de rénovation, la cabine était loin de rivaliser avec le cockpit d’un avion civil moderne et son étalage luxueux d’ordinateurs de bord. Les murs gris navire étaient couverts de voyants lumineux blancs et jaunes, qui contrastaient avec leurs supports ternes et cabossés. En face de Tom Lamb, il y avait même un indicateur de position – la bille 8 dans le jargon des pilotes – qu’on aurait dit tout droit sorti d’un avion de la Seconde Guerre mondiale. Quant aux commandes de vol – un simple jeu de pédales placées au niveau des pieds, et un manche situé entre les jambes – elles n’auraient sans doute pas détonné du temps des frères Wright. Les valves de pressurisation d’air et les ventilateurs d’oxygène emplissaient l’air d’un vrombissement aigu et monotone. Lamb, assis sur le siège gauche du commandant, programma la phase de décrochage orbital en mode balistique sur son clavier droit. Benacerraf, qui occupait la place de l’ingénieur de vol juste derrière lui, surveillait ses doigts qui pianotaient sur le clavier : OPS 301 PRO. Bien. À présent, il vérifiait les paramètres propulsifs. Le pilote de Columbia, Bill Angel, était assis du côté droit de la cabine. — Quelle corvée ! dit-il. On est à l’aube d’un nouveau millénaire, et on en est encore à appuyer sur des boutons. Il eut un sourire crispé. C’était son premier vol, et ce serait bientôt son premier atterrissage. Lamb prit un air moqueur. — Fichenous la paix, dit-il d’une voix calme. Moi, j’en suis encore à essayer de m’habituer à voler par téléguidage automatique. — Alors, on regrette toujours ces bonnes vieilles hélices, Tom ? — Tu l’as dit. Tout en s’asticotant, ils commençaient tous deux à préparer les moteurs de manœuvre de correction orbitale, les OMS, pour la phase de rentrée. Ils exécutaient chacun leur check-list avec calme et efficacité. Physiquement, tout les séparait : Lamb, cheveux bruns, tempes grisonnantes, était le type même du charmeur latin, tandis qu’Angel, cheveux blonds, nuque dégagée, yeux bleus, était l’exemple parfait de l’officier WASP(7). Benacerraf était fin prête pour l’atterrissage : elle avait revêtu son scaphandre de protection, muni de son pack à oxygène, du parachute, du canot de sauvetage et de son équipement de survie. Elle était attachée à son siège, la visière de son casque baissée. Elle s’était sentie en sécurité quand la navette était placée en orbite. Même la terrible poussée au moment du lancement n’était plus qu’un lointain souvenir. Mais maintenant, il était temps de rentrer. À présent, il fallait allumer les moteurs-fusées pour décrocher le vaisseau de son orbite ; ensuite, l’orbiteur se transformerait en mauvais planeur pour traverser des milliers de kilomètres dans l’atmosphère, ne comptant que sur ses générateurs auxiliaires pour se placer correctement dans sa trajectoire de rentrée. Ils n’avaient pas droit à l’erreur. Columbia n’avait pas assez de carburant pour une seconde tentative. Benacerraf croisa ses mains sur ses genoux et observa les deux pilotes, tout en jetant un coup d’œil à son exemplaire de la check-list. Elle était partagée entre l’ennui et l’appréhension. Elle se sentait un peu comme au sommet d’un grand huit, juste avant le saut dans le vide. Le matin de l’atterrissage de Columbia sur la base d’Edwards en Californie, Jake Hadamard prenait un avion pour Los Angeles. Une limousine de l’Agence l’attendait à l’aéroport ; elle le conduisit à travers le dédale rectangulaire des banlieues de LA et les monts San Gabriel, jusqu’au désert du Mojave. Son chauffeur – une jeune étudiante de UCLA(8) qui préparait un diplôme d’aéronautique – était tout excitée à l’idée d’avoir le directeur de la NASA assis sur la banquette arrière, et elle mourait d’envie de lui parler, de savoir ce qu’il pensait de l’atterrissage du jour, des derniers retards concernant la Station, l’avenir des hommes dans l’espace, etc. Hadamard réussit à la faire taire pendant quelques minutes, le temps d’étudier la paperasse que contenait son attaché-case. Il était âgé de cinquante-deux ans. Avec ses cheveux blond argenté ramenés en arrière, son large front dégagé et son regard bleu acier – qu’accentuaient des lunettes à monture métallique –, il savait pertinemment qu’il pouvait paraître glacial. Comme ces membres du cercle restreint du pouvoir, dont il aimait à penser qu’il faisait partie. La paperasse en question, compactée sur un écran souple qu’il déplia sur ses genoux, portait sur la proposition de budget alloué à la NASA pour l’année suivante. Hadamard était directeur depuis trois ans, et chaque année, il avait consacré toute son énergie à préparer les propositions budgétaires. Il fallait d’abord tenter de recueillir des résultats et des estimations un tant soit peu réalistes auprès des trous-du-cul caractériels qui administraient les divers centres de la NASA ; puis les faire admettre à la Maison-Blanche et les soumettre au Congrès ; enfin, s’ensuivaient des négociations complexes avant de s’accorder sur la somme finale. Tout ce cirque pour aboutir à une nouvelle compression du budget de l’Agence ! Quoique directeur de la NASA, Jake Hadamard n’était à l’origine ni ingénieur ni spécialement fana d’aéronautique. Il était devenu PDG d’une multinationale spécialisée dans la fabrication de produits courants : des denrées alimentaires de base, du papier toilette, du savon et du shampoing. Il avait prospéré en cassant les prix pour être le moins cher du marché, en rachetant sans aucun scrupule ses sous-traitants et en acquérant d’autres usines pour diversifier ses activités. Il s’était mis les syndicats et les travailleurs sociaux à dos ; en revanche, il jouissait d’une grande popularité auprès de ses actionnaires. Ensuite, il s’était attaqué à Microsoft, après son déclin et la destitution de Bill Gates, qu’on avait envoyé faire joujou chez Disney. Hadamard avait réduit les coûts, rationalisé la production en liquidant les projets coûteux et fantaisistes de Gates, et s’était servi de la large diffusion de Microsoft pour évincer la concurrence – de façon si intelligente et si subtile que les comités antitrust n’y avaient vu que du feu. En deux ans, il avait ramené Microsoft à ses anciens chiffres d’affaires colossaux. Avec un tel profil, Hadamard était un directeur idéal pour la NASA à l’aube de ce troisième millénaire. Dès le premier mois de son mandat, il avait été félicité par la Maison-Blanche pour la manière dont il avait supplanté United Space Alliance, le consortium Boeing-Lockheed responsable des lancements de la navette, ainsi que la compagnie Loral qui avait racheté la branche spatiale d’IBM. Hadamard projetait de rester encore deux ans sur ce poste avant de guigner une place plus prestigieuse, probablement à la Maison-Blanche. À long terme, il était prévu d’intégrer la NASA au Département de l’Agriculture, mais Hadamard n’avait pas l’intention de rester assez longtemps pour assister à cette déchéance. Il laissait à d’autres le bénéfice politique du démantèlement final de l’Agence, lorsque tous les vieux Moonwalkers comme Tom Lamb et Marcus White, devenus cardiaques et fragiles des os, repasseraient à la télé pour raconter, d’une voix chevrotante, leur glorieux passé de héros. Hadamard ne se faisait pas beaucoup d’illusions sur la position qu’il occupait. Il n’était pas là pour lancer un nouveau programme Apollo et envoyer des gugusses récolter de nouveaux échantillons lunaires, mais pour gérer en douceur un budget en déroute, avec toute la ruse dont il était capable. Il n’y avait pas eu d’autre projet de mission depuis que Cassini avait été lancée en direction de Saturne en 1997, et d’ailleurs, la moitié de ce programme était financé par les Européens. Il n’y aurait pas de nouvelle génération de navette, pas avant vingt ans, le temps de rentabiliser les quatre vieux coucous actuellement en service. Les compagnies aérospatiales, Boeing-Rockwell et Lockheed Martin, n’arrêtaient pas de se plaindre du peu de financement que leur accordait la NASA et du retard pris sur le programme X-33 prévu pour remplacer la navette. Mais si ces compagnies étaient assez stupides et naïves pour ne pas comprendre que la NASA n’était pas censée encourager et faciliter les vols spatiaux, alors qu’elles aillent au diable. La limousine emprunta Rosamond Boulevard, passa devant un contrôle, et arriva enfin sur la base aéronautique d’Edwards. Le chauffeur montra son passe, et le gardien lui fit signe d’entrer. Hadamard replia son écran souple et le rangea dans la poche intérieure de sa veste. Ils arrivèrent au cœur de la base, au Centre de recherche Dryden. Le parking était à moitié complet, mais il y avait tout un tas de camions de la télévision et de matériel de retransmission devant la cafétéria. Hadamard frissonna en sortant de la voiture ; le Soleil de novembre n’avait pas encore eu le temps de réchauffer l’atmosphère glaciale de la nuit. Au loin, s’étendaient les lacs de sel ; quelques buissons de sauge et de rares arbres de Josué jalonnaient la poussière. Hadamard attendit le comité d’accueil. Barbara Fahy s’installa à son pupitre de commande dans la SCV, salle de contrôle des vols pilotés. Elle avait la lourde responsabilité de diriger les opérations du vol STS-143, et dirigeait l’équipe des contrôleurs chargés de la phase de rentrée dans l’atmosphère. À cet instant, Columbia n’était encore qu’à mi-chemin de la base d’Edwards en Californie. Le site d’atterrissage originellement prévu, celui de Kennedy, avait dû renoncer à l’accueillir pour cause de tempête dans le ciel de Floride. Fahy vérifia les conditions météo. Les données provenaient d’un centre météorologique basé au CSK, centre spatial Kennedy à cap Canaveral, ainsi que d’un jet piloté par un astronaute dans le couloir d’arrivée de la navette. La couverture nuageuse en dessous de dix mille pieds ne dépassait pas cinq pour cent. La visibilité était de douze kilomètres. La vitesse des vents contraires était en dessous de dix nœuds. Aucun orage ni forte pluie n’étaient prévus dans un périmètre de soixante kilomètres. Tout était conforme aux règles d’atterrissage. Elle jeta un coup d’œil circulaire sur la SCV. Il y régnait une atmosphère de calme expectative tandis que l’équipe de contrôleurs s’installait aux consoles pour préparer la phase cruciale de la descente. La SCV était la plus récente des trois salles de contrôle que contenait le bâtiment 30 du CSJ. La plus vieille, située au troisième étage, datait des missions Apollo et Gemini, et avait été conservée telle quelle, en souvenir de cette époque héroïque. Fahy préférait de loin les salles les plus vétustes, avec leurs rangées de bancs massifs, leurs consoles raccordées à de gigantesques terminaux, les gros ordinateurs câblés, équipés d’antiques claviers, et dont la puissance était si limitée que les contrôleurs étaient obligés d’emporter leurs écrans souples pour effectuer leurs calculs. Ce qu’elle aimait par-dessus tout, c’était les vieux écussons de la mission Gemini accrochés sur les murs, les photos encadrées d’astronautes à la retraite, et ce bon vieux drapeau américain suspendu juste en dessous des écrans radars ; et puis, il y avait le plafond cartonné, le sinistre éclairage jaune de la salle, les tasses à café en polystyrène, les vieux classeurs où étaient consignées les procédures de vol… La salle qu’ils occupaient à présent était plus moderne. Les stations de travail des contrôleurs ressemblaient à d’immenses blocs noirs luisants, munis d’écrans tactiles fonctionnant sous UNIX. Sur les gigantesques tableaux d’affichage situés à l’avant de la salle s’affichaient pêle-mêle graphiques, données chronologiques et images de la piste d’atterrissage vide à Edwards. Le décor datait quand même un peu : il faisait très années quatre-vingt-dix, dans les tons bleus et gris, avec de ridicules plantes vertes disposées dans le fond, que tout le monde essayait d’empoisonner en y versant son reste de café ou son soda. C’était un lieu sans âme, qui n’avait été témoin d’aucun acte héroïque. Cependant, Fahy espérait que personne n’aurait à faire preuve d’héroïsme ce jour-là. Elle surveilla la conduite des opérations depuis sa console, écoutant attentivement les voix posées de ses contrôleurs sur la boucle de communication qui leur était réservée. — Commutateurs isolement hélium en position éteinte, tous les quatre. — Commutateurs isolement des réservoirs allumés, tous les huit. — Circuits d’alimentation croisée coupés. — Vérification du système arrière de propulsion à gaz. — Commutateurs de pression hélium allumés. Fahy intervint sur l’antenne générale pour vérifier si tout le monde était prêt pour la mise à feu des moteurs de correction orbitale, appelés OMS. — Tu as toutes les données sur ta console, INCO ? — Vol, j’ai tout ce qu’il faut, répondit INCO, le contrôleur chargé des instruments et du système de communication du vaisseau. — Et toi, FIDO ? FIDO était responsable de la dynamique en vol. — Ils devraient atterrir vers le centre de la piste. Vol, tout est OK. — Et pour vous, Guidage, tout se présente bien ? — Pas de problème, Vol. — DPS(9) ? — Les quatre ordinateurs de bord et l’ordinateur de secours sont opérationnels, Vol. Les quatre ordinateurs chargés avec le logiciel de positionnement orbital 3. Les données OMS ont été vérifiées. — À vous, Doc. Ils sont tous les trois en parfaite santé, Vol. — Propulsion ? — Combustible OMS et système de combustion normaux. — MAC ? « MAC » était l’abrégé de Mean Aerodynamic Chord System (corde aérodynamique moyenne). — Les cardans de contrôle de poussée sont en état de marche. Vanne du conduit fermée. — EGIL ? Il était responsable des systèmes électriques, y compris des piles à combustibles. — Roger, Vol. Démarrage d’un premier APU… Et ainsi de suite. Le jargon des contrôles de mission pouvait paraître hermétique, avec ses sigles et abréviations de toutes sortes, mais les fonctions qu’il décrivait étaient plutôt simples. Les trois opérations principales pouvaient se résumer en trois lettres : T.P.C., pour télémétrie, poursuite et commande. La télémétrie consistait à envoyer du vaisseau spatial des données au centre de contrôle de Fahy afin qu’elles puissent être analysées par les contrôleurs ; puis, c’était au tour de Fahy de prendre les décisions et le contrôle des opérations ; ensuite, les indications de commande et les diverses informations étaient renvoyées au vaisseau. Le terme de « poursuite » décrivait les paramètres relatifs au mouvement d’un véhicule spatial, centralisé depuis le sol par le centre de contrôle. Fahy connaissait son travail sur le bout des doigts. Elle ressentit toutefois une poussée d’adrénaline et chercha un peu de fraîcheur en posant ses mains sur son poste de travail. Elle avait fait du chemin pour en arriver là. Elle avait débuté comme officier de l’US Air Force, où elle avait dirigé une équipe de lancement de missiles intercontinentaux ICBM, puis avait occupé un poste de directeur de lancement sur les bases de tir occidentales. Elle était venue au CSJ pour participer à deux missions de la navette pour le compte du Département de la Défense. Enthousiasmée par cette expérience, elle avait démissionné de l’armée pour devenir directeur de vol de la NASA. Enfant, elle avait rêvé de devenir astronaute, mieux encore, de piloter une navette spatiale. Mais, après un moment passé chez les contrôleurs de mission, elle avait compris que le pilotage de la navette se faisait surtout au sol. La navette pouvait se placer elle-même en orbite et revenir tranquillement sur Terre sans aucun homme à son bord. Par contre, elle ne pourrait jamais décoller sans les contrôleurs. Même le vaisseau le plus sophistiqué du monde avait besoin de cette poignée d’hommes à terre. Elle était impliquée dans cette mission STS-143 depuis plus d’un an maintenant, c’est-à-dire depuis le recrutement des astronautes. Grâce aux interminables séances de simulation, elle avait réussi à faire de l’équipage et de sa propre équipe – qu’elle avait surnommée « Or Noir », en souvenir des champs de pétrole qu’il y avait près de chez elle – un groupe très soudé. Elle s’était rendue plusieurs fois au KSC avant le lancement, juste pour s’asseoir dans OV-102 (Columbia) et visiter tous les recoins de la navette. À ses yeux, l’orbiteur et ses deux mille cinq cents tonnes d’aluminium, de kapton et de câbles étaient sa propriété. Elle voulait connaître la navette aussi parfaitement que son métier de directeur de vol, ce qui n’était pas chose facile car chacun des quatre orbiteurs avait sa propre personnalité, comme la voiture que l’on prend tous les jours. Columbia, surtout, était une vieille amie, la première navette à être allée dans l’espace, et qui avait parcouru l’équivalent de la distance Terre-Soleil. Et c’était à elle, Barbara Fahy, qu’il incombait de la ramener sur Terre. — Capcom, dites à l’équipage que nous sommes prêts pour le décrochage orbital. Lamb reçut le message du Capcom. — Roger. « Go » pour le décrochage orbital. — Columbia est en superforme. Rien à signaler. Vous n’aurez qu’à la garer impec dans le hangar. — OK, Joe. Cette vieille dame se débrouille comme un chef. — On vous a tout de même à l’œil, dit le Capcom. Tom, vous pouvez commencer à manœuvrer pour changer d’attitude quand vous le jugerez bon. — Bien reçu. Lamb et Angel tapèrent les commandes de concert, tout en scrutant leur check-list. Benacerraf ne quittait pas des yeux leurs deux têtes qui décrivaient des mouvements mécaniques et synchrones. Lamb saisit le levier de commande dans sa main droite. — Cramponne-toi à ton repas, Paula. — Te fais pas de bile pour moi. Lamb alluma les propulseurs à gaz. Le nez de Columbia se redressa. Benacerraf regarda la Terre osciller par les hublots. Elle aperçut l’énorme renflement créé par l’océan Indien. Un gigantesque anticyclone déroulait sa spirale au-dessus des rides bleues formées par les vagues. À présent, Columbia volait sur le dos, la queue en avant. — Tom, tout paraît normal. Vous êtes toujours « go » pour le décrochage orbital. — Ce sont les meilleures nouvelles que nous ayons depuis seize jours, répondit Tom. — La Terre est magnifique vue d’ici, mon pote. Si seulement vous pouviez voir comme elle est belle ! s’exclama Angel. — OK, on va démarrer les APU(10) dit Lamb. Ouverture de la vanne du réservoir de l’APU numéro 1. — Allumage de l’APU numéro 1. Fermeture des pompes hydrauliques. — Houston, Columbia. L’indicateur de pression hydraulique est au vert. Nous avons un APU en marche, terminé. — Compris. Les APU étaient d’énormes générateurs auxiliaires, à combustion d’hydrazine. Ils alimentaient le système hydraulique de l’orbiteur. Au cours du lancement, ils avaient servi à orienter les moteurs principaux, et maintenant ils allaient aider à ajuster la trajectoire de Columbia au cours de la descente ; sans eux, et sans alimentation électrique, l’orbiteur ne pourrait pas contrôler sa chute vers la Terre. Les générateurs étaient regroupés au niveau de la queue de la navette, sous les compartiments à combustion des OMS, qui allaient ralentir Columbia pour la sortir de son orbite. — OK, on va allumer ces gros bébés, dit Lamb. Pilotage numérique en mode automatique. — Contrôle automatique de l’isolement pression des OMS gauche et droit. Prêt pour la mise à feu des moteurs. — Entendu. Houston, les moteurs OMS sont prêts, terminé. — Roger, vous pouvez lancer le compte à rebours de la mise à feu. Lamb se gratta la joue. Il jeta un coup d’œil oblique à Angel. — Qu’est-ce que t’en dis ? On allume ces putains de moteurs ou on refait un petit tour du propriétaire ? — C’est bon, j’ai fini de mater. Lamb appuya sur la touche « EXEC » de son clavier. — Cinq, quatre, trois, deux. Il y eut une secousse, suivi d’un faible grondement. Benacerraf ressentit une formidable poussée dans son dos. Sur les écrans des ordinateurs de bord alternaient des images de la position horizontale de l’orbiteur et une fenêtre affichant les chiffres relatifs à la combustion. — … Eh ! Angel se mit à se tortiller sur son siège. Son corps manifestait des signes d’inquiétude. Il était en train de scruter une zone d’affichage devant lui. — J’ai un signal d’alarme concernant la pression du réservoir, dans le compartiment du moteur OMS droit. — Forte ou basse pression ? — Forte. 1,4 bar. Lamb grommela. — Bon, le clapet de surpression devrait normalement se soulever à 1,45. De toute manière, nous n’avons besoin que de quelques minutes encore. Les contrôleurs de Fahy avaient décelé le taux de pression excessif sur-le-champ. — Vol, ici Propulsion. — Allez-y. — J’ai quelques anomalies au niveau du compartiment OMS droit. Le clapet vient juste de se soulever et s’est remis en place, comme Tom l’avait prévu. Ce qui nous a ramenés au cycle de fonctionnement normal. Mais maintenant, j’ai l’impression que la pression augmente à nouveau. — La combustion va-t-elle s’arrêter ? — On n’est pas sûr, chef. Le niveau n’est pas stable. — Bien. Qu’est-ce qu’on a d’autre sur ce compartiment OMS ? EECOM, qu’est-ce que vous avez ? — Vol, répondit EECOM(11), l’homme chargé des commandes électriques et de l’environnement. La température interne me paraît bonne. Je suppose que les revêtements calorifuges sont en bon état. — Vous supposez ? — Vol, les données me paraissent un peu basses… Bref, cela signifiait que les contrôleurs de l’environnement s’attendaient à repérer une défectuosité au niveau du revêtement calorifuge qui empêchait le combustible de geler dans les conduites. Fahy ne s’inquiétait pas trop de l’anomalie, si bizarre fût-elle. À l’arrière de l’orbiteur, dans les compartiments à combustion des OMS, se trouvait un système de moteurs reliés à des réservoirs contenant les substances chimiques nécessaires à la propulsion. Pour des raisons de sécurité, les réservoirs étaient situés dans deux chambres séparées, de chaque côté de la navette. Cependant, ils pouvaient alimenter – grâce aux valves d’isolation et à un système de circuits croisés – à la fois les gros moteurs de manœuvre orbitale et les petits propulseurs à gaz placés dans chaque compartiment. Même s’il y avait une anomalie dans le réservoir du compartiment droit, il y avait fort peu de chance pour qu’elle affecte le compartiment gauche. Les réservoirs du compartiment gauche pourraient ainsi continuer à alimenter les deux moteurs OMS grâce au système de circuits croisés. Au cas où la défectuosité serait importante au point de stopper l’OMS droit lui-même, le moteur gauche seul pourrait faire l’affaire. Et si les deux moteurs devaient s’éteindre, les propulseurs à gaz pourraient prendre le relais, en utilisant l’excédent d’énergie des OMS. Beaucoup de choses étaient en double sur la navette. Pourtant, il y avait de quoi s’inquiéter un peu. Fahy savait que les compartiments OMS, ainsi que leur contenu, étaient prévus pour une centaine de vols. Les compartiments actuels avaient servi respectivement huit et neuf fois seulement. Toutefois, le programme de remplacement du matériel avait été supprimé au cours des deux dernières années par United Space Alliance, le consortium privé à qui on avait délégué les travaux de maintenance. Elle nota dans un coin de sa tête qu’il faudrait démanteler et analyser ce moteur droit, et peut-être même le gauche, après l’atterrissage de la navette. De toute façon, le moteur continuerait à fonctionner encore quelques minutes. Elle contempla les aiguilles de l’horloge affichée sur l’écran de contrôle, comptant les secondes qui restaient avant l’arrêt de la combustion. C’est alors que l’alarme générale se mit en marche. Une sirène lancinante retentit dans la cabine de pilotage. Quatre gros voyants rouges clignotaient sur les instruments de bord. Lamb appuya sur l’un des boutons situé sur le panneau central. Les lumières et la sirène s’arrêtèrent net. — Putain, qu’est-ce qui se passe maintenant ? Benacerraf s’entendit haleter dans son casque. Alarme générale. Merde. Mais elle se rassura en voyant que la sonnerie n’était pas une sirène d’incendie, qui aurait été déclenchée par le système de détection de fumée, ni une sonnette d’alarme signalant une fuite dans la pressurisation de la cabine. Quoi qu’il arrivât, au moins, cela ne pouvait pas être pire que ça. Elle essaya de ralentir son rythme respiratoire. Après tout, elle était censée être là pour aider ses coéquipiers. Au milieu des consoles du cockpit, le chiffre « 40 » clignota sur un témoin d’alarme. Une petite fenêtre indiquant « OMS droit » s’alluma en rouge. C’était donc le moteur. — Je crois… Un bruit d’explosion interrompit Angel. L’orbiteur oscilla. Paula sentit un grincement sous son siège, suivi d’un bruit de tôle froissée. Une onde de choc terrible parcourut l’orbiteur. Les deux moteurs s’étaient arrêtés, à mi-chemin de la combustion. L’alarme générale retentit une nouvelle fois. À présent, les témoins d’alarme des deux OMS clignotaient. Lamb fit taire l’alarme en donnant un violent coup de poing sur un voyant rouge. — On s’entend plus ! Angel semblait figé. Il se tourna vers Lamb, bouche bée. — On aurait dit un bruit de canon à l’arrière. Qu’est-ce que c’était ? La foudre ? Lamb appuyait sur un panneau lumineux au-dessus de sa tête. — On perd la pression OMS ! hurla-t-il. On perd du combustible OMS ! Angel parut retrouver ses esprits. — OK Euh, Houston, il semble que nous… — Houston, ici Columbia, coupa Lamb. On a un problème. On a perdu les OMS. L’alarme générale s’enclencha à nouveau. Lamb la fit taire derechef. Paula eut l’impression de se retrouver au beau milieu du pire des scénarios de simu. Dites-moi que je rêve, pensa Fahy. Elle fixa les chiffres affichés sur son écran, les voyants lumineux d’alarme, incapable d’agir pendant un instant, incapable, en fait, d’en croire ses propres yeux. — Pouvez-vous confirmer, Columbia ? interrogea le Capcom. — On a perdu les deux OMS, à mi-chemin de la combustion. — Bien reçu. Le Capcom, un aspirant astronaute au front dégarni du nom de John Shaw, se tourna vers Fahy pour lui demander conseil sur les instructions à donner à l’équipage. Fahy réfléchit. — EECOM, dites-moi ce que vous voyez. — Je vois une carlingue étanche. Ce qu’EECOM était en train de lui dire, c’était que le vaisseau était intact. L’équipage bénéficiait encore d’une atmosphère respirable. C’était la première chose à vérifier, dans ce genre de situations. Cela lui donna du temps pour réagir. — Et vous, DPS ? — Nous pensons qu’il y a peut-être un problème de télémétrie avec un revêtement calorifuge. — Où ça ? — Sur l’une des canalisations du compartiment à combustion de l’OMS droit. — EECOM, vous avez un commentaire à faire ? C’est votre calorifuge. — Vol, il est possible, en effet, que le calorifuge soit défectueux. Mais nous ne disposons d’aucune mesure pour le moment. Ce qui voulait dire que la canalisation pouvait avoir gelé ou fondu, selon toutes les hypothèses envisageables. — OK Propulsion, c’est à vous. — D’après mes chiffres, s’ils sont bons, j’ai perdu du tétroxyde d’azote et la pression hydrazine des réservoirs OMS, répondit Prop d’une voix découragée. Le tétroxyde d’azote servait de comburant, et le mono-méthylhydrazine de combustible pour les propulseurs OMS. Connus sous le terme générique d’hypergols, ils avaient la propriété de détoner en présence l’un de l’autre, provoquant ainsi la réaction chimique de la combustion. — Quels réservoirs ? — Les deux. — Quoi ? Les deux réservoirs ? Mais ils sont placés chacun à un bout du véhicule. De plus, les OMS – du fait de leur importance – étaient d’une conception simplissime en comparaison des autres systèmes à bord. À la différence des ergols cryotechniques qui alimentaient les trois moteurs principaux, les hypergols des moteurs secondaires de manœuvre s’enflammaient spontanément dès qu’ils entraient en contact, sans qu’on ait recours à un système d’allumage. Il était difficile d’imaginer une quelconque défaillance en pareil endroit. — Mais comment est-ce possible ? ajouta Fahy. — Nous essayons de comprendre ce qui a bien pu se passer, Vol. — À combien estimez-vous la chute de pression ? — Le manomètre indique zéro. Comme si les réservoirs n’existaient plus. Il doit y avoir un problème de transmission télémétrique. Pourtant, il y a ce message de Lamb, se dit-elle. Nous avons que les OMS se sont éteints. Et ça, c’est du concret, c’est bien réel et pas seulement une défaillance télémétrique. Elle reçut un nouvel appel. — Vol, ici EGIL. Un des générateurs me paraît mal en point. Le numéro 2. — Quelle en est la cause ? — Nous ne pouvons pas vous répondre maintenant, Vol. — Pouvez-vous le maintenir ? — Pour le moment, oui. Mais on ne sait pas encore pour combien de temps. De toute manière, on peut encore voler avec les deux autres. — Y aurait-il un lien avec le problème des OMS ? — Aucune idée, Vol. Mince. — Vol, ici Capcom. À sa droite, John Shaw l’interrogeait toujours du regard. — Que dois-je dire à l’équipage ? Elle épia encore un moment les contrôleurs sur leur boucle de communication. Chacun d’eux semblait découvrir de nouveaux problèmes et se renvoyait la balle en faisant appel à leurs équipes d’assistance respectives, FIDO et Guidage étaient préoccupés par la modification de la trajectoire de l’orbiteur. EECOM s’inquiétait des températures excessives enregistrées dans le compartiment de propulsion principal à l’arrière de la navette. Il hurlait sur DPS, redoutant que les futures données télémétriques ne soient brouillées à la suite de cette défaillance du calorifuge. Quant à EGIL, en plus de ses générateurs, il craignait que les systèmes d’alarme en surchauffe ne se déclenchent sans raison valable. Ainsi, la plupart des contrôleurs avaient l’air de penser que tout était dû à une erreur d’instrumentation ou à une télémétrie douteuse. Ils ne parvenaient pas à interpréter les signaux affichés sur leurs consoles. Dans ce genre de situations, ils avaient la mauvaise habitude de se retrancher dans leur spécialité, de compartimenter les problèmes, en mettant l’incident sur le compte de données aberrantes. Restait ce message de l’équipage. Quelque chose de bien réel était arrivé au vaisseau. La galerie vitrée derrière la salle de contrôle commençait à se remplir. Les mauvaises nouvelles allaient vite au CSJ, se souvint Fahy. Le vol STS-143 partait à la dérive, qui plus est, sous son contrôle. Un contrôleur l’interpella à nouveau : — Vol, ici Propulsion. Je viens de recevoir les chiffres relatifs aux circuits des propulseurs à gaz. Il essaie de trouver un moyen pour compléter la combustion, comprit Fahy. Lamb feuilleta rapidement sa check-list. — OK, Bill, je vais alimenter les propulseurs à gaz avec le réservoir de l’OMS gauche. Je suppose qu’il reste un peu de pression à l’intérieur, malgré ce qu’affichent les manomètres… C’est parti. Isolation du réservoir gauche, un, deux, trois, quatre, cinq A. Trois, quatre, cinq B, gauche et droit… Lamb s’apprêtait à allumer les propulseurs à gaz, sans attendre la bénédiction de Houston ni même les paramètres de combustion. Avec sa mentalité de risque-tout typique des années soixante, il saisissait le taureau par les cornes, sans faire ni une ni deux. Pendant ce temps-là, Angel actionnait les boutons placés au-dessus de sa tête. Ses gestes étaient précipités, presque insouciants, nota Benacerraf. Il avait l’œil brillant et son visage empourpré arborait un sourire stupide. Apparemment, il jubilait à l’idée de se retrouver coincé en plein milieu d’un décrochage orbital stoppé par deux moteurs en panne. Il avait enfin trouvé l’occasion de montrer l’étendue de son savoir-faire. Elle ressentit un profond malaise. Lamb s’empara de son levier de commande. — Début d’allumage. Il poussa le levier, tout en gardant un œil sur ses panneaux de contrôle. — Houston, Columbia, Allumage des propulseurs. — Compris. — Pouvez-vous me donner les paramètres de combustion ? — On y travaille, Tom. Restez à l’écoute. — Est-ce que nous entamons dès maintenant le décrochage orbital ? demanda Benacerraf. Peut-être que nous devrions annuler la combustion et rester encore un peu là-haut. Tom Lamb la foudroya du regard et dit : — Les tuyères des propulseurs arrière sont toujours dans les compartiments OMS, rappelle-toi. Si quelque chose de grave a éteint les OMS, nous ne savons pas pour combien de temps encore nous disposerons des propulseurs. Mon Dieu, se dit-elle, il a raison. Il faut utiliser les moteurs à gaz pendant qu’il est encore temps afin de compléter la combustion. C’est la seule chose qu’il nous reste pour rentrer sur Terre. Elle vit alors les choses sous un autre angle. Elle se rendit compte qu’elle n’allait peut-être pas s’en sortir et que le jour de sa mort était soudain arrivé. Pour la première fois depuis le début de l’incident qui avait surpris l’équipage sans crier gare, elle prit peur. Elle pensa que Lamb avait compris dès les premières secondes de quoi il retournait, qu’il avait pris la bonne décision et agi avec sagacité. — Columbia, Houston. — Je vous reçois, Joe, dit Lamb. — Confirmons qu’il n’y a pas d’autre moyen. Nous sommes actuellement en train de lire ces paramètres de combustion. Ça y est, j’ai les chiffres. On est en train de les charger sur votre ordinateur de bord. Je vais te dicter les paramètres, Tom. Lamb fit un signe de tête à Angel, qui chercha un bloc de papier pour noter les mesures lues par le Capcom. Le résidu de combustible brûla sept bonnes minutes. — OK, Columbia, Houston. Fin du compte à rebours de la combustion. — Ouf ! J’ai les bras un peu ankylosés, Joe, dit Lamb. — Dix… Cinq… Trois, deux, un. Lamb relâcha le levier. À l’aide de ses instruments analogiques, il vérifia l’attitude de l’orbiteur, son altitude, sa vitesse, puis il les compara aux mesures effectuées par l’ordinateur de bord. — Eh ! On a eu une bonne combustion. Qu’est-ce que vous en dites ? — Affirmatif, Columbia. La jauge indique un reliquat avoisinant les trois dixièmes. Vous êtes un peu en deçà de votre cap, mais nous pensons que vous pourrez rectifier au cours de la rentrée. Benacerraf serrait si fort la check-list qu’elle ressentit des crampes au niveau des doigts. Ça y est ? C’est fini ? L’alarme générale se déclencha dans un bruit assourdissant. De nouveaux témoins lumineux clignotèrent sur l’écran « Danger », ainsi que sur un autre panneau à portée de la main droite d’Angel. Lamb fit taire l’alarme. — Oh, oh ! fit Angel. Voilà que le deuxième générateur nous claque dans les doigts. — Message reçu, Columbia, répondit le Capcom. Confirmons que l’APU numéro 2 est mort. Lamb ajouta sans le moindre tressaillement dans la voix, encore que Benacerraf crût déceler un frémissement au niveau de ses épaules : — Eh bien, il nous reste deux générateurs sur trois qui continuent à fonctionner. Ça devrait suffire. Les générateurs d’appoint étaient logés à l’arrière de la navette, près des compartiments à combustion des OMS. Or l’équipage savait que quelque chose de grave s’était passé dans cette partie du vaisseau. Benacerraf sentit que Lamb commençait à redouter que l’incident, quel qu’il fût, ne se propageât. La cabine de pilotage s’assombrit. Columbia s’enfonça pour la dernière fois dans le cône d’ombre de la planète. Hadamard prit place sur le podium réservé aux pontes de la NASA, aux astronautes et aux invités de marque, tout au bout de la rangée des journalistes. L’officier de service des Relations publiques commentait comme à son habitude les détails ésotériques de la chronologie, sur fond de grésillements radio des échanges air-sol. Un groupe de cadres de Morton Thiokol vint s’asseoir près d’Hadamard. Ils tenaient à la main leurs enveloppes commémoratives, qu’ils feraient affranchir au bureau de poste de la Base en sortant. La conquête spatiale faisait toujours recette, et les gens continuaient d’aduler ses héros, y compris ses personnages bourrus, comme Tom Lamb. Hadamard lui-même paraissait grincheux. Un avion, au fuselage blanc étincelant, survola la piste d’atterrissage à basse altitude. Hadamard le reconnut sur-le-champ. C’était un avion d’entraînement STA, un jet Grumman Gulfstream, dont l’instrumentation de vol avait été spécialement reconfigurée pour que les pilotes de la navette puissent s’exercer au mode d’atterrissage particulier de l’orbiteur. Il y avait jadis deux avions d’entraînement STA, mais Hadamard en avait supprimé un peu de temps après son investiture, pour des raisons financières. Le directeur de la NASA contempla le site d’atterrissage. L’ancien lac ressemblait désormais à une vaste plaine de boue desséchée et craquelée, qui se perdait jusqu’au pied des montagnes qui bornaient l’horizon. La piste était juste une bande peinte à la surface, qui s’étirait sur une distance de quatre kilomètres et demi, deux fois plus étendue que la plupart des pistes de l’aviation civile, et avec un prolongement d’arrêt de huit kilomètres de long. Hadamard aperçut une équipe de techniciens s’affairant le long de la piste, à la recherche du moindre corps étranger qui pourrait se mettre sous les roues de la navette. Là où elle avait été foulée aux pieds ou écrasée par le pneu d’un véhicule, la boue s’était transformée en fine poussière qui s’envolait au plus petit souffle de vent près des stands de presse. Les chaussures d’Hadamard en étaient couvertes. Derrière la piste, Hadamard aperçut l’immense portique de la grue qui servirait à placer l’orbiteur sur le dos d’un Boeing qui le ramènerait ensuite à cap Canaveral, en Floride. Le portique ressemblait à un gigantesque poste de lavage automatique de voitures. Un convoi de récupération s’était rassemblé sur un parking, à proximité de la piste : il était composé d’un véhicule d’incendie, de remorqueurs, d’un camion équipé de deux énormes ventilateurs pour disperser la vapeur, ainsi que de véhicules de remplissage et de vidange, d’où pendaient de longs tuyaux. Une activité incessante régnait dans la chaleur du désert. Pour Hadamard, cet enfant de la ville qui avait grandi à Washington, c’était un lieu étranger et sinistre, peuplé de machines compliquées. Le dépaysement était aussi complet que s’il s’était retrouvé sur Mars. Un frémissement parcourut la foule amassée autour de lui. Il jeta un coup d’œil alentour pour en comprendre la cause. Quelques vieux astronautes grisonnants s’étaient tournés vers l’officier de service, plaçant leurs mains devant leurs yeux pour les protéger de la lumière rasante du Soleil. Le rythme des communications air-sol était plus nerveux qu’auparavant, et le terme « APU » revenait sans cesse dans les conversations entre les contrôleurs et l’équipage. De toute évidence, quelque chose ne tournait pas rond. Malgré la chaleur de plus en plus forte, Hadamard sentit un frisson le parcourir. Il n’avait aucune envie d’assister à un raté, que ce soit à l’atterrissage ou à un quelconque autre moment. Cette peur le hantait constamment à chaque mission. Bien que cette croyance fût absurde, il pensait qu’il porterait immanquablement le chapeau en cas de catastrophe, comme celle qui était arrivée à Challenger. Bien sûr, il n’aurait pas hésité une seconde à en entraîner d’autres dans sa chute. Deux avions à réaction, aux courbes effilées et aux nez en aiguille, passèrent au-dessus de leurs têtes en hurlant, et montèrent à l’assaut de la voûte céleste immaculée. C’était des T-38. Jake Hadamard savait pertinemment qu’on n’envoyait pas des chasseurs pour une simple affaire de routine. Il chercha des yeux quelqu’un qui pût lui expliquer ce qui était en train de se passer. — Bordel, qu’est-il arrivé à l’APU numéro 2 ? — Je ne peux pas vous répondre maintenant, Vol. — Les autres générateurs sont stables ? — Je lis toujours des températures élevées à l’arrière. — Ce qui signifie ? — Peut-être un début d’incendie, Vol. Pour l’instant, je ne peux rien dire de plus. En cas d’incendie, l’orbiteur pouvait perdre ses trois générateurs. La perte des APU au moment de la phase de rentrée risquerait d’entraîner Columbia dans une course mortelle : privée de ses générateurs, dépourvue de son système hydraulique, la navette manquerait sa trajectoire de rentrée et ne pourrait pas contrôler son vol plané. Elle s’abattrait tout droit comme une pierre. Un incendie à bord signifierait tout simplement la perte de l’orbiteur. Bon sang, se dit Fahy. Le contrôleur chargé de la propulsion put enfin lui fournir un diagnostic précis de la panne des OMS. — Nous avons analysé la hausse de température dans les réservoirs, juste avant la perte des OMS. Nous pensons qu’elle est peut-être due à la présence d’hydrazine congelée. — Comment ça se fait ? — Peut-être au cours des tests thermiques EDO… si le revêtement calorifuge était défectueux. — OK. Pendant les longues heures passées en orbite, au moment où la soute était restée dans l’ombre – afin de tester la tolérance au froid de la palette « longue durée » EDO –, il se pouvait qu’un peu d’hydrazine ait gelé dans une conduite mal isolée, sans que la télémétrie n’ait pu le déceler. — Quand les moteurs se sont allumés, le glaçon d’hydrazine a fondu… Les données ne sont pas fiables à cent pour cent, mais la conduite a pu exploser, Vol. — À quoi ressemblerait l’explosion ? — À une petite grenade qui éclate, ce qui entraînerait de sérieux dégâts au niveau du compartiment OMS. Si les conduites ont été coupées, il se pourrait qu’on ait du combustible et de l’oxydant répandus dans tout le compartiment. — Mais le second compartiment ? — Vol, il y a un circuit d’alimentation croisée qui achemine les hypergols d’un compartiment à l’autre. Nous pensons que c’est comme ça que le feu a pu se propager. Peut-être même que le glaçon était bloqué dans le circuit. Il y a également des tuyaux qui raccordent les micropropulseurs aux réservoirs OMS. On a de la chance de ne pas avoir également perdu les micropropulseurs, avant l’arrêt de la combustion. — Merci. — Vol, EGIL. La température des APU 1 et 3 monte toujours… Ça ne finirait donc jamais… À présent, les médecins commençaient à s’inquiéter du taux de stress des astronautes enregistré par les capteurs biotélémétriques de l’orbiteur. Fahy n’y pouvait pas grand-chose, pas plus qu’elle ne pouvait agir sur son propre stress. Elle entendit derrière elle le responsable MOD parler d’une voix posée dans son micro. Le responsable des opérations(12) pour l’ensemble des vols faisait le lien entre la SCV, la NASA et la direction du CSJ. Les informations continuaient d’affluer. Fahy essayait de les contrôler autant que possible et d’agir en conséquence. Mais rien de ce qu’elle avait appris à l’entraînement ou de par son expérience ne pouvait l’aider à sortir de l’impasse. Les problèmes auxquels ils faisaient face n’étaient aucunement liés à sa manière de diriger le vol ou à son équipe, mais à une technologie mesquine qui s’effritait littéralement sous ses yeux. Mais elle avait beau le savoir, elle était consciente de ne pas être à la hauteur, et reconnaissait que Tom Lamb, en prenant la décision rapide d’allumer les micropropulseurs, avait fait bien plus qu’elle pour sortir de la crise. Grâce à son geste, il avait peut-être sauvé la mission de la déroute. Toutefois, pensa-t-elle avec amertume, si les préparatifs de mission n’avaient pas été restreints en raison de leur coût, quelqu’un aurait pu repérer la faille, avant qu’elle ne leur revienne en pleine figure. L’alarme générale retentit à nouveau. Marcus White, commandant de Tom Lamb au cours d’une mission Apollo, se trouvait au CSJ pour un dîner de célébration du quarantième anniversaire du premier vol Gemini. Dès qu’il apprit ce qui se passait au bâtiment 30, il rappliqua aussitôt. Il était installé à présent dans la galerie vitrée derrière la SCV et observait Barbara Fahy et son équipe de bleus qui s’échinaient sur l’incident. Contrairement à Lamb, Marcus White avait pris sa retraite de la NASA depuis fort longtemps. Après son alunissage, on lui avait préféré d’autres astronautes pour les missions Skylab(13) et ASTP, unique projet spatial de rendez-vous orbital entre un vaisseau Apollo et un vaisseau Soyouz(14). Il s’était alors entraîné pour les vols de la future navette. Mais avec les retards pris à la construction et la déprogrammation des premiers vols remis à la fin des années soixante-dix, il en eut assez de faire le pied de grue devant le CSJ. Il se retira donc de la NASA, ce qui n’était pas pour déplaire à sa femme. Il avait rejoint la société de construction aérospatiale McDonnell Douglas, basée à Long Beach, et assistait de loin aux manigances conjointes de la NASA et de son principal fournisseur, Rockwell, pour bousiller le programme de navette spatiale. Si la mission Columbia échouait aujourd’hui, ce serait évidemment terrible, mais guère surprenant aux yeux de White. Il haïssait la navette depuis toujours. Ses défaillances remontaient aux compromis qui avaient entaché sa conception dans les années soixante-dix. En équipant un vaisseau habité de deux propulseurs à poudre, cela donnait Challenger. En transformant le véhicule spatial en planeur pour la phase de rentrée, on obtenait la mésaventure actuelle de Columbia. Son seul regret était que la navette pût emporter Tom dans sa chute mortelle. Angel rappuya sur le voyant rouge. — Cette fois, c’est un problème thermique au niveau de l’APU, dit-il. — Nous n’y pouvons rien, répondit Lamb sur un ton brusque. Il faut que nous nous positionnions pour la rentrée. Il saisit son manche de commande et l’infléchit vers l’avant. Sous l’impulsion des micropropulseurs, l’orbiteur fit un gracieux bond en avant. La Terre roula sous eux, plongeant momentanément la cabine dans le noir, puis réapparut dans l’encadrement des hublots. La pointe avant de Columbia s’était cabrée de trente degrés. La planète était désormais sous le cockpit, pareille à un tapis éclaboussé de bleu, légèrement incurvé. Une fois correctement placée, la navette entama sa descente. Ils allaient enfin pouvoir atterrir, se dit Benacerraf, soulagée. — Houston, ici Columbia. Nous sommes en attitude d’entrée. — Bien reçu, Columbia. Cette fois, c’est la bonne. Êtes-vous prêts pour la check-list d’entrée ? Lamb se tourna vers Angel avec un air vantard. — C’est pas la première fois que je fais ça, Joe, mais la sixième, au moins. — Je suis bien content que ce soit vous qui soyez aux commandes, Tom, si jamais ça devait mal se passer. — Je vous retourne le compliment, Joe. OK, Bill. Clapets de décompression cabine A et B en position ouverte. Dispositif anti-patinage enclenché. Orientation du train AV désactivé. Mode d’entrée en roulis désactivé. Manettes des gaz poussées… Pour la première fois en seize jours, Benacerraf ressentit un semblant de pesanteur, une légère poussée qui la cala dans son siège. L’aiguille de l’altimètre décroissait de manière continue. — OK, dit Lamb. Chargement du logiciel d’entrée. Il programma avec assurance les mesures OPS 304 PRO de décrochage orbital. — Commande des gaz en mode automatique, dit Angel. Tangage, roulis, lacet, en mode automatique. Ouverture manuelle des volets. Lamb lut son accéléromètre. — Notre altitude est de cent quarante kilomètres et notre accélération de 4,5 g. — Columbia, Houston. En plein dans le mille, Tom. Ça glisse tout seul. On est tous avec vous. — T’as entendu, Paula ? Il faut pas rater le spectacle ! Benacerraf se pencha vers l’avant et regarda par le hublot. Au lieu des habituelles étoiles, elle aperçut les lumières des villes qui scintillaient sous la proue du vaisseau. Des éclairs rouge et vert passèrent dans son champ de vision. Angel s’exclama : — C’est chouette, hein ? Ce sont les flammes de moteurs à gaz qui se reflètent sur la couche supérieure de l’atmosphère. L’allumage des moteurs avait éjecté Columbia de son orbite. Mais ils étaient encore à une distance de huit mille kilomètres de la base d’Edwards, se déplaçant à la vitesse quasi orbitale de Mach 25, et désormais sans l’aide des moteurs. Après tout ce qu’ils avaient enduré – le système OMS bousillé, les générateurs et les micropropulseurs instables –, ils avaient encore à entamer les phases principales de la rentrée dans l’atmosphère. Il restait encore à l’orbiteur à se débarrasser de son énergie cinétique pour pouvoir planer. Columbia, dans un crépitement électromagnétique engendré par les gaz des moteurs, plaça ses ailes à l’horizontale et bascula vers un nouvel angle d’attaque. — Columbia, Houston. Prêt pour le silence radio. — Ouais. Rendez-vous à Mach 12, Joe. Un voile rose puis orangé se forma derrière les hublots. L’orbiteur pénétrait dans les couches épaisses de l’atmosphère. La lueur orange vira au blanc incandescent. Dans les coins des hublots, Benacerraf aperçut des sortes de remous, en réalité des tourbillons de plasma, qui ressemblaient à des gouttes de pluie sur une vitre de voiture. Les données télémétriques affichées sur les consoles des contrôleurs se brouillèrent momentanément, puis disparurent des écrans. Un sifflement continu se fit entendre dans les casques respectifs. Autour d’elle, Fahy s’aperçut que le comportement des contrôleurs avait changé. Ils s’étaient rassis dans leurs sièges et avaient quitté des yeux leurs écrans soudain vides ; ils avaient tous l’œil fixé sur les images télé de la Base d’Edwards projetées à l’avant de la salle. Le bouclier de plasma qui enveloppait la navette venait de stopper toute transmission vocale ou télémétrique entre l’engin et le sol. Le silence radio allait durer douze minutes, du moins c’était ce qui se passait normalement au cours des phases de rentrée. Pendant ce laps de temps, les techniciens au sol ne pourraient plus rien pour le vaisseau endommagé, et Columbia ne pourrait compter que sur elle-même. Il était parfaitement possible, se dit Fahy, que Columbia n’émerge pas de son silence radio au cas où les générateurs tomberaient en panne. Ces douze minutes allaient paraître interminables. Fahy eut la désagréable sensation de porter sur ses épaules tout le poids du passé et de l’avenir. Cela n’aurait pas dû se passer ainsi, pensa Marcus White. On n’aurait jamais dû construire la navette avec les crédits qu’ils nous ont accordés. On aurait dû refuser catégoriquement. Lorsque McDonnell avait soumis son projet de fusée expérimentale DC-X(15) qui inaugurait une nouvelle génération de lanceurs, White s’était tout de suite emballé. Il était ravi de pouvoir retravailler avec les types de McDonnell. Il prenait ainsi sa revanche sur la NASA. McDonnell avait construit les capsules Mercury et Gemini, or c’était sur Gemini que White avait fait ses premières armes. Pour DC-X, comme pour Gemini, les techniciens de McDonnell avaient retroussé leurs manches et s’étaient donnés à fond. Ils avaient construit leur prototype pour la somme ridicule de soixante millions de dollars, c’est-à-dire beaucoup moins que l’argent qu’il fallait dépenser pour remplacer des toilettes en micropesanteur sur la navette ! White répétait à l’envi que le poids au décollage d’un lanceur DC-X était inférieur à celui de la paperasserie administrative générée à chaque lancement de la navette. Mais tout avait changé un jour de 1993 où McDonnell avait dû abandonner l’espoir de réaliser son projet original, faute d’argent, et que la NASA s’était emparée du bébé. McDonnell avait été contraint de ranger l’oiseau dans son hangar de Huntington Beach, et de procéder à tout un tas de modifications fantaisistes, comme l’installation d’un nouveau réservoir à hydrogène en résine époxyde, l’ajout d’un réservoir à oxygène liquide à base d’aluminium et de lithium – une sorte d’alliage fabriqué par ces maudits Russes – et d’un système de micropropulseurs à hypergols, utilisant l’excès de combustible des réservoirs principaux. C’était typique de la NASA. Aucune de ces prétendues innovations n’avait amélioré les performances de la fusée, autant que White pût en juger. En revanche, elles avaient considérablement fait augmenter les coûts de production, abaisser le taux de fiabilité et renvoyer les dates de tests de lancement aux calendes grecques. White ne fut guère surpris quand en 1996, à la fin d’un vol expérimental, ils avaient laissé retomber et exploser la fusée. White n’y comprenait rien. Pour lui, les choses étaient simples. On construisait des vaisseaux pour ensuite les faire voler, avec les risques que cela comportait. Point final. Il ne voyait pas pourquoi les choses seraient autrement. La vérité – du moins à ses yeux –, c’était que le gouvernement américain répugnait à construire des lanceurs bon marché. Un SSTO, un nouveau type de lanceur spatial monoétage récupérable, se heurterait aux droits acquis sur d’autres projets. Le lancement d’une navette nécessitait la présence de neuf mille personnes, et une grosse partie de l’argent de la NASA servait à payer les fournisseurs. Chacun défendait son territoire bec et ongles. Que se passerait-il si quelqu’un démontrait qu’un lancement et la maintenance qui va de pair ne coûtaient en réalité qu’une infime partie des sommes colossales dépensées par la NASA ? Qu’arriverait-il si quelqu’un démontrait que chaque nation dans le monde avait les moyens de financer son propre lanceur SSTO, pouvant décoller de n’importe quel aéroport déjà existant ? Les plus optimistes déclaraient qu’on assisterait alors à un boom de l’expansion spatiale : les industriels redoubleraient d’efforts pour participer aux divers projets spatiaux, de nouvelles stations internationales seraient créées, la Lune reviendrait rapidement sur le devant de la scène. Un vrai bourrage de crâne. Les spécialistes de l’armée prétendaient, quant à eux, que les rêves visionnaires de von Braun n’étaient bons que pour les imbéciles. Et si le premier dictateur d’opérette venu avait soudain accès à l’espace, quelles en seraient les conséquences militaires ? Une nouvelle guerre du Golfe dans l’espace ? Les fournisseurs privés n’étaient pas prêts non plus à lever le petit doigt. La construction d’une ou deux fusées SSTO pourrait entraîner la disparition de tous les autres lanceurs de la planète, et forcer les directeurs commerciaux à fermer boutique. Personne ne voulait des SSTO. C’est pourquoi, stratégiquement, la NASA se devait de faire avorter les programmes comme DC-X, du moins est-ce ainsi que le comprenait Marcus White. Il suffisait seulement pour cela de faire appel aux bureaucrates, à des groupes d’études, et à de prétendues nouvelles technologies. La NASA n’avait poursuivi qu’un seul but depuis trente ans : empêcher l’accès à l’espace plutôt que de le favoriser. Résultat, le vieux camarade de White, Tom Lamb, risquait sa peau là-haut en essayant de sauver cette saloperie de Columbia, tout ça pour un tissu de mensonges. Ce qui se passait dans la salle de contrôle ne le satisfaisait guère. Quoique très en colère, comme rarement il l’avait été depuis des années, White prit une décision. Il sortit de la galerie vitrée et pénétra à l’intérieur de la SCV. Il se dirigea tout droit vers Barbara Fahy. Il avait fait tout le chemin jusqu’à la Lune avec Tom Lamb, et maintenant il allait prendre la place du Capcom pour le ramener sur Terre. À mesure que l’orbiteur perdait de sa vitesse, Benacerraf se sentit plaquée dans son fauteuil. Guidée par le logiciel de navigation, la navette s’inclina vers le haut afin de corriger son angle d’attaque, puis vira légèrement pour accroître son taux de descente dans l’atmosphère. À cet instant précis, elle fonçait à l’aveuglette, privée de ses capteurs d’orientation étouffés par le plasma. Des témoins lumineux clignotaient sur un écran placé au-dessus de la tête de Lamb, signalant le fonctionnement automatique des micropropulseurs. En pensant à ce vieux vaisseau spatial blessé qui faisait de son mieux pour survivre, pour ramener sur Terre sa cargaison humaine, Benacerraf sentit les larmes lui monter aux yeux. — Pression de dix bars, fit Lamb. Moteurs de roulis éteints. Ça y est, nous voilà à vingt bars. La pression augmente considérablement. Moteurs de tangage éteints. Contrôle des élevons. Neuf cents mètres. — Température maximum, dit Angel. Nos bords d’attaque ont atteint les trois mille degrés. Columbia était à présent trop enfoncée dans l’atmosphère pour pouvoir manœuvrer à l’aide de ses micropropulseurs. À partir de là, l’orbiteur devait se comporter comme un avion : les élevons, des volets placés dans le bord de fuite des ailes, serviraient à contrôler le tangage et le roulis de l’engin. À condition que le système hydraulique fonctionne. La couleur du ciel était d’un bleu roi profond. Par le hublot, Benacerraf aperçut le profil galbé de la planète, ainsi que la ligne courbe de l’horizon qui se refermait sur elle. On pouvait deviner la côte occidentale des États-Unis, de San Francisco jusqu’au Mexique. Columbia déboucha soudain dans la lumière du Soleil levant. Sur Terre, il faisait encore nuit. La couverture de plasma, qui avait repris une teinte orangée, brillait sur ce fond noir, mais à l’endroit où le Soleil se levait Benacerraf distingua une bande bleue qui scintillait à l’horizon. Pendant quelques secondes, elle put regarder le Soleil se profiler à travers l’atmosphère, qui se remplissait de nuages océaniques à mesure qu’ils avançaient. Puis un flot de lumière submergea la cabine, la forçant à se protéger les yeux. Elle avait éprouvé pareille sensation jadis. C’était en 1969. Ils passaient de merveilleuses vacances en famille, dans les forêts de la Colombie britannique. Elle avait dix ans, le plus bel âge de l’enfance. Elle n’avait pas voulu rentrer, redescendre dans la vallée pour retourner chez eux. Elle sentit avec un pincement au cœur qu’elle ne pourrait jamais se remettre de toute cette lumière, de cette pure clarté. Les aiguilles de l’accéléromètre continuaient de grimper. Ils étaient trop lourds. La décélération la fit se renfoncer à nouveau dans son siège. Elle n’arrivait pas à redresser sa nuque ; sa tête pesait des tonnes, comme une grosse boîte remplie de béton. L’alarme générale retentit pour la énième fois. Lamb la fit taire d’un coup de poing. — Quoi encore ? Angel vérifia sur son panneau de contrôle. — On perd la pression hydraulique, Tom. Merde et merde. — Vol, ici EGIL. J’ai un diagnostic concernant l’état des APU. — Allez-y. — Nous pensons qu’il y a le feu à l’arrière. En fait, ça ressemble pas mal à ce qui s’est passé sur STS-9. STS-9 avait été le dernier vol de John Young. Au cours de la dernière phase d’approche avant l’atterrissage, les générateurs avaient pris feu. Tous à l’exception d’un seul étaient tombés en panne au cours de la rentrée. — Il se peut que nous ayons une fuite d’hydrazine dans l’un des APU, ajouta EGIL. Auquel cas, il y a de fortes chances pour que de l’hydrazine volatile se répande sur les surfaces brûlantes du compartiment arrière. — STS-9 a survécu, répondit Fahy. L’équipage en est sorti indemne. Il est vrai que le feu des générateurs – et l’explosion qui avait suivi – n’avaient été détectés qu’à l’atterrissage. — Oui, mais sur STS-9, la fuite avait démarré peu de temps avant l’impact au sol. Dans notre cas, la fuite date depuis plus longtemps, depuis la rentrée dans l’atmosphère… — Vol, Propulsion. Si on a vraiment une conduite coupée au niveau des OMS, il se peut que cela soit lié au problème des générateurs auxiliaires. La position des réservoirs APU, dans la section arrière… — Garde ça pour l’enquête, EGIL, ici Vol. Que peut-on envisager de pire ? — La perte des APU. Il va falloir leur conseiller un atterrissage forcé. Fahy se souvint alors que l’orbiteur utilisé sur STS-9 était déjà Columbia. La navette était toujours plongée dans le silence radio. Lamb dégourdit ses doigts gantés, puis referma précautionneusement sa main sur le levier de commande. — On va voir ce que mamie a dans le ventre. Benacerraf sut que le temps du grand virage latéral dans l’atmosphère était venu. Au cours d’une descente normale, les systèmes automatiques assumaient généralement la majeure partie du vol de retour. Pourtant, Tom Lamb n’avait pas l’air de vouloir leur confier la totalité de la manœuvre. Mais en jetant un coup d’œil sur le dos de sa large main enroulée autour du manche de contrôle, elle se sentit rassurée. — Manette de régulation du directeur d’attitude en position haute. Contrôle des mouvements roulis et lacet à l’aide du levier de commande. Lamb resserra sa main. Il tira le levier vers la droite. L’orbiteur s’inclina à tribord. L’océan Pacifique se souleva, semblable à une fine pellicule bleue dans la lumière du matin. Les ombres se déplacèrent dans la cabine, créant une série de reflets protéiformes sur les instruments de bord. L’alarme générale se réenclencha. Angel lui imposa le silence. — Nous avons perdu un autre APU, le numéro 3. Le numéro 1 marche toujours. Lamb exerça une nouvelle poussée sur le levier de commande, et l’orbiteur plongea un peu plus vers l’avant. — J’ai une inclinaison de soixante-dix degrés seulement, dit-il. C’est tout ce que j’arrive à obtenir. — Tu penses que les élevons sont fichus ? demanda Angel. — C’est à cause de cette pression hydraulique réduite, ou du dernier APU qu’on a perdu. La barbe ! Là, je sens qu’on est à la limite. Ayant atteint la vitesse de Mach 18, Columbia s’inclina à bâbord. Sous la proue du vaisseau, Benacerraf vit le tracé brun de la côte californienne se fondre avec l’horizon voilé tandis que la navette virait sur le côté. — Houston. Columbia, ici Houston. Vous m’entendez, Tom ? C’était la fin du silence radio. Benacerraf se sentit envahie par un sentiment de soulagement profond et irraisonné. — Ici Columbia, bien reçu, répondit Lamb. Sacré nom d’un chien, c’est toi, Marcus ? Tu me reçois bien ? — Columbia, Houston. On te reçoit parfaitement. Tom, d’après nos données, il vous reste peu d’énergie et vous êtes en dehors de la trajectoire. — Donne-moi plus de détails. Houston, nous avons un APU en panne, et je crois que nous perdons de la pression hydraulique. Les élevons ne répondent pas bien. Nous allons refaire un virage en « S ». Lamb pencha vers la droite son levier de commande. — Compris. On surveille votre virage à droite, hauteur cent cinquante mille pieds, vitesse Mach 9. Ça se présente bien. Tout comme cette virée sur le cirque de Copernic, tu te rappelles ? — Tu parles, rétorqua Lamb sur un ton maussade. Il tira sur la poignée de frein, provoquant l’ouverture des volets du stabilisateur vertical placé sur la queue de l’orbiteur. Benacerraf sentit une résistance plus forte. — Les indicateurs de frein signalent un fonctionnement optimal, dit Lamb. Nous entamons le troisième roulis. Il ramena le levier sur la gauche, et la navette s’inclina à nouveau. Les côtes américaines glissèrent sous la proue à une vitesse vertigineuse. — C’est ce qu’on peut appeler une visite éclair de la Californie ! s’exclama Bill Angel. L’écho d’un double bang sonique se réverbéra sur les collines environnantes. Des acclamations dispersées montèrent de la tribune de presse. Le silence radio parut interminable, mais le bang était la preuve concrète, en plus de la reprise du dialogue air-sol relayé par l’officier de service, que la navette était de retour dans l’atmosphère terrestre. Quatre hélicoptères de secours bourdonnèrent au-dessus du podium. Hadamard se fit la réflexion qu’ils ressemblaient à de grosses buses métalliques. Deux journalistes s’étaient échappés de la tribune en escaladant le grillage pour se rapprocher de la piste. Une voiture de la NASA patrouillait le terrain pour les refouler. Hadamard se mit à calculer les retombées de l’incident. Plusieurs scénarios étaient envisageables, selon que l’équipage survivrait ou non, selon que la navette réussirait à atterrir ou pas. Au cas où ils réussiraient à se poser avec plus ou moins de casse, les journaux feraient leur habituel topo sur l’incompétence de la NASA, et Hadamard pourrait s’en prendre violemment au constructeur – peu importe lequel – responsable des dégâts ; puis l’affaire serait vite oubliée en quelques jours. Mais avec un scénario inverse – une catastrophe à la Challenger par exemple –, Hadamard devrait plier bagage. La Maison-Blanche et le Congrès exigeraient une enquête, en faisant appel à des spécialistes internes et externes à la NASA. Et il savait qu’en tant qu’administrateur, il n’en sortirait pas indemne. Entre ces deux extrêmes, il y avait toute une palette d’hypothèses possibles. Si l’équipage s’en tirait, on aurait affaire non plus à une situation à la Challenger, mais à la Apollo 13. Ce qui lui donnerait plus de latitude pour réagir. Hadamard avait toujours pensé que la NASA n’avait pas profité de l’attention que l’incident d’Apollo 13 avait attirée sur l’Agence, une véritable aubaine envoyée par les dieux de la politique, en supposant qu’il y en eût. Hadamard ne gâcherait pas une pareille occasion, si jamais elle se présentait à lui. Il se remit à échafauder des plans, tout en songeant aux profits personnels qu’il pourrait tirer de l’incident d’aujourd’hui. Quelqu’un pointa son doigt en direction du zénith. Plissant les yeux, Hadamard parvint à distinguer une petite lueur blanche, suivie d’une traînée de condensation. Des avions de chasse l’encerclèrent, zébrant le ciel de leurs fumées. — Vol, EGIL. L’APU numéro 1 est toujours en état de marche. Mais je ne peux pas prédire combien de temps cela va durer. — D’accord. Qu’avons-nous d’autre ? FIDO ? — L’avion est prêt pour un atterrissage forcé, Vol. Il est assez éloigné de la piste d’atterrissage, mais après tout, il ne s’agit que d’un lac asséché… — INCO ? — Pas de problème en vue, Vol. Fahy s’autorisa à espérer un peu. Peut-être qu’elle se sortirait finalement de cette situation, sans perdre son vaisseau. — GNC, ici Vol. Vous avez une recommandation spéciale ? GNC, responsable du guidage, de la navigation et des systèmes de contrôle, avait la charge de faire avorter les missions en cas de besoin. Le contrôleur, un homme jeune et obèse, dégoulinant de sueur, se tourna vers Fahy à l’autre bout de la SCV. — Il faudrait évacuer, Vol, dit-il. Le plus tôt possible. L’orbiteur doit rester stable pendant la manœuvre d’évacuation, or si le dernier APU tombe en panne, ce ne sera plus possible. Par « évacuer », il entendait l’abandon de l’orbiteur. Fahy se sentit soudain au bord de la syncope. Elle s’agrippa à la console, comme pour se raccrocher à la réalité. « Évacuer ». On arrivait au point crucial de toute l’affaire. À cet instant, elle eut le sentiment que de sa décision dépendrait toute sa vie, le destin de la mission, et peut-être même l’avenir tout entier du programme spatial. — Vous êtes sûr, GNC ? — Vol, il faut les sortir de là. Au fond, Fahy ne souhaitait pas devenir le premier directeur de vol à perdre un orbiteur depuis le vol 51-L, depuis Challenger. Mais elle savait que le contrôleur GNC avait raison. L’espoir la quitta. — Marcus, vous pouvez donner les instructions à l’équipage. Ayant émergé du silence radio, Columbia put faire usage de ses capteurs sensoriels pour confirmer sa direction, c’est-à-dire sa position et sa trajectoire. Depuis que les alarmes s’étaient tues, Lamb et Angel s’étaient légèrement décrispés. Pour Benacerraf, cela ressemblait à nouveau à une situation normale de simu. Mais le Capcom dissipa rapidement cette illusion. — Columbia, Houston. Nous, euh, nous vous conseillons de vous préparer à évacuer. Évacuation d’urgence. Angel échangea un regard avec Lamb. — Répète, Marcus. — Préparez-vous à évacuer. L’état des APU… — Pas question, nous allons ramener l’oiseau dans son nid. — Tom, je suis chargé de vous rappeler qu’un orbiteur en atterrissage forcé n’a aucune chance de survie. — On risque également sa peau en débarquant sur la Lune sans un putain de radar, ce qui ne nous a pas empêchés de le faire, répondit Lamb. Altitude, quatre-vingt-dix mille pieds. Aérofreins redescendus à soixante pour cent. — Compris, dit Angel. Ce dernier appuya sur un bouton du tableau central. — Déploiement des sondes de données aérodynamiques, ajouta-t-il. — Tom, dit le Capcom, vous devez prendre une décision à soixante mille pieds. Il faudra alors évacuer. Nous pensons que ce dernier générateur a très peu de chance de tenir jusqu’au bout. Tom ? Tu m’as bien reçu ? La décélération augmenta. Benacerraf fut projetée contre son harnais de sécurité. — Sacré nom d’un chien, grommela Lamb. Ouais, je te reçois, Marcus. Mais pour l’instant, on n’est pas encore arrivés aux soixante mille. Quatrième roulis. Pour la dernière fois, Columbia vira en s’inclinant. Lorsqu’elle se redressa, Benacerraf vit qu’ils survolaient la ville de Bakersfield, sinistre point de repère à la frontière du Mojave. On sera bientôt rentré, songea-t-elle. Ils étaient en train de traverser l’atmosphère terrestre. Évacuer, abandonner l’orbiteur maintenant, paraissait absurde. Mais le sol se rapprochait dangereusement. Et ils étaient à des kilomètres de la trajectoire normale. Lamb lut son altimètre : — Soixante mille pieds. Putain de merde. Bill, Paula, rejoignez le pont intermédiaire. — Tom… — Grouille-toi, Bill ! T’as quatre-vingt-dix secondes. Je vais programmer l’ordinateur en mode automatique pour l’évacuation, puis je vous rejoins. Allez-y, les gars. Angel contempla Lamb pendant environ cinq secondes, détacha son harnais et se leva en tremblant. Benacerraf, le cœur battant, décrocha sa ceinture de sécurité. Elle devait passer son harnais par-dessus sa tête et déconnecter son cordon d’alimentation en oxygène ainsi que le tuyau de liquide de refroidissement. Elle se leva précautionneusement et rechercha son aide-mémoire d’évacuation. À partir du moment où la décision fut prise, où Lamb, qui avait pris les commandes, s’était rangé à leur avis, Fahy se sentit vaguement soulagée. Elle déclara à l’antenne générale : — Bon, écoutez-moi tous. Il va falloir la jouer serrée à partir de maintenant. Dans deux minutes, l’équipage sera définitivement évacué. Nous allons suivre la procédure d’usage, et ramener nos gars à la maison. Capcom, vous voulez bien demander à Tom d’exécuter la check-list ? — Roger, Vol, répondit White. — Guidage, DPS, vous allez charger le logiciel de parachutage sur l’ordinateur de bord. — Affirmatif, Vol. — FIDO, surveillez bien la trajectoire. Je ne veux aucun pépin pendant l’évacuation… Au moment de passer en vol subsonique, Columbia franchit Mach 1 dans un violent sursaut. Devançant Angel, Benacerraf avança péniblement sur la passerelle située à gauche de la cabine. Ses jambes, instables du fait de la micropesanteur, flageolaient, mais elles continuaient à la porter malgré les hoquets du vaisseau. Elle descendit tant bien que mal l’échelle qui conduisait au pont intermédiaire. Les quatre spécialistes de mission, Chandran, de Wilde, Gamble et Reeve, vêtus de leurs combinaisons pressurisées orange, étaient assis sur des strapontins en toile à armature métallique. Ils se tournèrent vers elle et lui jetèrent un coup d’œil depuis leurs casques en forme de bocal à poissons. Seule la peur se lisait sur leurs visages ; eux n’avaient pas eu droit aux plaisanteries forcées que le trio avait échangées dans le poste de pilotage. Benacerraf vit que Phil Gamble, un grand mince au front dégarni, spécialiste des systèmes d’orbiteur, avait vomi. Le bas de sa visière était souillé, et son cou baignait dans une flaque de vomissure, retenue à l’intérieur du casque. Le pont intermédiaire, brillamment éclairé par les néons logés sous le plafond translucide, avait servi d’habitacle spacieux pendant le vol. À présent, avec le retour de la pesanteur, il paraissait étroit, confiné, limité par les sas et les compartiments électroniques situés à l’arrière, plein d’angles métalliques et d’obstacles où se cognaient les genoux. Benacerraf regretta alors les journées qu’elle avait passées dans le confort douillet de cette partie du vaisseau, lorsqu’ils étaient encore en orbite. — Évacuation, dit-elle brusquement. Chandran, c’est toi le roi du saut en parachute. Sanjai Chandran était assis sur le strapontin avant, le plus à gauche, en face du gros renflement formé par le sas. Il devait avoir la cinquantaine, mais paraissait plus vieux. Il pointa vers elle son visage ridé et soucieux, barré par une moustache grisonnante. Il s’efforça de sourire. — Ouais, mais ça ne figure pas dans mon contrat. — Qu’est-ce que tu crois, c’est pareil pour les autres. Allez, Sanjai… Chandran détacha son harnais. Il se pencha sur le sol, souleva un couvercle et tira sur une poignée coulissante. Un bruit de détonation se fit entendre. C’était une valve de rééquilibrage de pression qui venait de s’ouvrir. Puis Chandran s’attaqua à une autre poignée coulissante au niveau du sol. Une nouvelle déflagration se produisit près des gonds de l’énorme trappe située sur la paroi. Ce bruit violent les fit tous sursauter et, pendant un instant, le pont intermédiaire fut envahi d’une épaisse fumée. Trois petits détonateurs explosèrent alors, finissant d’éjecter la porte de l’écoutille à l’extérieur de l’orbiteur. Il y avait maintenant un trou béant à la place de l’écoutille, donnant sur le ciel. Le vent s’engouffra dans le compartiment, étouffant tous les autres bruits. L’ouverture était comme une blessure qui défigurait le pont intermédiaire, jadis si réconfortant. Soudain, le cœur de Benacerraf se mit à battre la chamade. Comme si, habituée au confort rassurant de l’orbiteur, elle n’avait pas accepté la réalité des obscures défaillances techniques qui avaient rendu leur atterrissage impossible. Ce trou pratiqué dans la paroi était pareil à un viol, à un coup de canif dans l’Univers. Chandran se pencha à nouveau sur le sol avec raideur pour tirer la goupille d’une autre poignée. Un mât télescopique d’évacuation, mû par un ressort, jaillit du plafond au-dessus du trou. Le tube métallique se glissa tel un serpent à travers l’ouverture et revint sur le pont, avec la flexibilité d’un roseau, repoussé par le vent soufflant à l’extérieur. Chandran sortit un assemblage de cordes d’un magasin près de la trappe. C’était en fait une sangle en Kevlar munie d’un crochet. Chandran noua la sangle autour du mât, et fixa le crochet à sa combinaison pressurisée. Tout en tenant la sangle dans sa main droite, il s’approcha du trou. À la dernière seconde, il se retourna. Sa bouche s’entrouvrit, et il en jaillit un jet de salive qui vint asperger sa visière. Avec une épouvantable lenteur, il leur tourna le dos. S’agrippant des deux mains à la sangle, il se tint debout sur le bord de l’écoutille. Puis il se laissa tomber lourdement. Benacerraf suivit du regard Chandran qui glissait le long du mât. Son corps se tordait sous les rafales, sa combinaison claquait sur sa peau. Une couture de la sangle craqua, ralentissant sa chute. Puis il glissa au bout du mât et s’éloigna rapidement du vaisseau. Elle vit son parachute s’ouvrir, comme les pétales d’une fleur qui se déroulent lentement. Pendant un instant, l’évacuation sembla réussie. Mais un coup de vent emporta soudain Chandran, qui s’éleva dans les airs comme un pantin désarticulé. Il heurta de plein fouet le bord d’attaque foncé de l’aile gauche de la navette, là où le bouclier thermique de l’orbiteur est le plus dur. Il rebondit sur la partie supérieure de l’aile, entraînant avec lui son parachute flasque, puis s’écrasa contre le gros compartiment des moteurs OMS à l’arrière de l’engin. Enfin, il s’évanouit hors de sa vue. En l’espace d’une seconde, Sanjai Chandran, astrophysicien, père de deux enfants, avait disparu à tout jamais. Benacerraf sentit son estomac se tordre, et la salive monter dans sa gorge. Tandis que l’équipage tentait de sauter en parachute et de s’échapper de cette maudite navette rafistolée de toutes parts, Marcus tâchait de se concentrer sur son nouveau job. Le souvenir de son alunissage en compagnie de Tom Lamb lui revint en mémoire. Il se penche vers le hublot, retenu par les entraves qui l’empêchent de basculer vers l’avant, tâchant d’y voir quelque chose. Le LEM(16) réussit sa manœuvre de rotation, et soudain la Lune apparaît sous lui, vaste paysage en noir et blanc, plein de trous et de bosses comme à la suite d’un bombardement. Des ombres gigantesques se profilent dans le matin lunaire. Des milliers de cratères jonchent le sol. Il est impossible de tout embrasser du regard. Vraiment, cela n’a rien à voir avec la simu et ses petites caméras balayant des paysages de plâtre censés recréer le sol lunaire. Il aperçoit leur cible, le Parking – ainsi qu’ils l’ont baptisé –, un groupe de petits cratères érodés, presque noyés dans cet océan de dépressions lunaires. « Eh ! Ça y est, je le vois. Tom, vieille fripouille, en plein dans le mille… » La surface de la Lune se rapproche à toute vitesse pour les accueillir ; ils foncent comme une flèche, Tom incline le module pour ralentir sa descente, et brusquement l’aiguille de l’indicateur d’attitude se met à virer… Putain de merde, concentre-toi, espèce de vieux trouduc. Ce fut au tour de Benacerraf. Elle sortit du magasin un assemblage de cordes tout neuf, fixa le crochet à sa combinaison et noua la corde autour du mât. Puis elle avança au bord de l’écoutille. Elle s’agrippa à une poignée, face au vide encadré par la fenêtre déchirée de la carlingue. Elle sentit la force colossale du vent, à quelques centimètres d’elle. La coque de l’orbiteur était encore toute chaude des frottements de la phase d’entrée, et sa chaleur s’infiltrait jusque dans ses bottes. À sa gauche, l’aile et la queue formaient de grosses masses noir et blanc. Tout en bas, le désert du Mojave paraissait inaccessible. Une plaine brune, légèrement bombée, entrecroisée de routes pâles et jalonnée de flaques de sel étincelant comme du verre. Bill Angel posa une main sur son épaule. — Je sais que c’est dur, lui cria-t-il. Mais Sanjai connaissait les règles du jeu. Tu dois jouer la carte que tu as en main. Bonne chance ! Elle se retourna vers lui pour le regarder. Les yeux de Bill étaient brillants. Elle se rendit compte que cet instant représentait pour lui une sorte de couronnement, tout ce pour quoi il avait vécu jusqu’alors. Elle repensa à Chandran, et ressentit un profond dégoût face à tout ce gâchis. Elle relâcha la poignée… Elle n’aurait pas le cran de le faire, de suivre Sanjai ; elle se pencha par-dessus bord, et fit porter une partie de son poids sur le mât ; elle se lança dans le vide en prenant le plus grand élan possible. Elle glissa le long du cylindre. Elle entendit le craquement sec de la couture au milieu du vacarme que faisait le crochet en coulissant. En l’espace d’une seconde, elle atteignit l’extrémité du mât et tomba dans le vide. Elle eut l’impression de s’écraser contre un mur. Elle eut le souffle coupé. Sous ses pieds, plus rien pendant six kilomètres. Il y eut deux secousses dans son dos, correspondant à l’ouverture automatique du parachute de pilotage et du parachute-frein. Elle se sentit déportée vers le haut. Elle leva les yeux. Elle s’éloignait déjà de l’orbiteur. L’ombre de sa voilure delta planait dans le ciel à quelques mètres au-dessus d’elle. L’avion exhibait son ventre aux tuiles de silice brûlées et couvertes de balafres. Une fumée noire s’échappait des gros compartiments OMS à l’arrière. Puis la navette disparut dans le vide immense autour d’elle, ne laissant derrière elle qu’une traînée de condensation. La couverture blanche de son bouclier thermique étincela une dernière fois dans la douce lumière du matin. Son parachute principal s’ouvrit et elle retomba dans son harnais avec une secousse qui vida le vent engouffré dans sa combinaison. Elle ne tombait plus mais se balançait gentiment dans l’air ; en regardant ses pieds, elle distingua les bourgades éparpillées sur les bords du désert du Mojave voilé de brume, encore éloigné de plusieurs kilomètres. Soudain, elle entrevit l’orbiteur sous elle, lancé comme une pierre. Il s’éloignait d’elle à une vitesse prodigieuse. Elle leva les yeux. Quatre autres parachutes s’ouvrirent dans le ciel. Toujours aucun signe de Chandran. Elle sentit une chaleur subite entre ses jambes. Sa vessie venait de la lâcher. Lamb appuya doucement sur ses pédales et son levier de commande. L’oiseau blessé répondit à son contact. Il avait piloté jadis des 747 ou des KC-135. Sur ce type d’avions, il y avait toujours un délai de réponse, mais là, l’orbiteur réagissait avec plus de promptitude, étant donné sa taille, plus proche du chasseur que de l’avion de ligne. Il avait tout de même l’impression de piloter un gros avion, même si les instruments de contrôle à bord étaient plus précis. Mais, aujourd’hui, Columbia était un peu mollasse. Il était temps qu’il s’éjectât lui aussi. Pourtant, les choses avaient l’air de se calmer un peu à bord. L’alarme générale n’avait pas sonné depuis trois ou quatre minutes. Et lorsqu’il passait en revue ses instruments et qu’il recomposait le puzzle, les données fournies par son indicateur d’attitude, son ordinateur de bord et son machmètre alphanumérique indiquaient que ça n’allait pas si mal. Il lui restait en fait assez d’énergie et d’altitude pour tenter un atterrissage. À des kilomètres de la piste, certes, mais il pouvait toujours atterrir sur un lac de sel quelque part. Il eut l’impression d’avoir passé la moitié de sa vie à regarder ces écrans de contrôle. Et peut-être que c’était vrai, au fond. Il se sentait chez lui, dans ce petit cockpit animé, à la pointe de la technologie astronautique. En somme, c’était un jour de bureau comme les autres. Lamb ne voulait pas risquer sa vie. D’un autre côté, si Columbia était foutue, cela signifierait à coup sûr la fin du programme spatial. Peut-être qu’il était temps de récrire l’Histoire, une dernière fois. Il réfléchit à ce qu’il allait faire, au cours des minutes suivantes. En réalité, il fallait qu’il augmente sa vitesse pour pouvoir arriver au sol avec suffisamment de vélocité aérodynamique. Au moment de franchir les dix mille pieds, l’idéal serait d’atteindre deux cent quatre-vingt-dix nœuds, avec une marge de quelques pour cent. Il fit plonger le nez de Columbia vers l’avant. Sa vitesse aérodynamique augmenta très rapidement. — Vol, ici le médecin-chef. Je vois six parachutes sur ma console. On en a perdu un. — … Six ? Capcom… — Columbia, ici Houston, dit White. Vous chutez en dessous des quinze mille pieds. Tom, espèce de connard, t’es toujours sur le pont supérieur ? Fahy quitta sa station de travail pour rejoindre celle du Capcom. Elle brancha son casque sur l’antenne de White. — Tom, ici Fahy. Foutez-moi le camp, nom de Dieu ! — T’es en train de craquer, Barbara. Depuis quand les directeurs de vol se mettent-ils à parler directement à l’équipage ? Les contrôleurs montrèrent des signes d’agitation. L’image de l’orbiteur s’affichait sur l’écran central à l’avant de la SCV. Elle était floue en raison de la distance, malgré le zoom des caméras. Des volutes blanches s’échappaient des bords de fuite des ailes. Et une colonne de fumée noire s’élevait des compartiments OMS. Treize mille pieds. Lamb jeta un coup d’œil sur la plaine cuite du désert. Le sol plat s’étendait à perte de vue, comme une gigantesque piste d’aviation. C’était d’ailleurs la raison pour laquelle on avait choisi cet endroit pour y construire la base d’Edwards. Columbia survola la ligne droite et noire de la route US 58. Ça ferait une sacrée histoire à raconter aux potes autour de quelques Bud chez Juanita’s, comme au bon vieux temps. Fahy était toujours en communication directe avec lui. — Si tu prends la place du Capcom, indique-moi au moins mon cap. — Tom… — Donne-moi ce cap, bon sang ! — Euh, vitesse du vent au sol deux zéro zéro. Sept nœuds. Règle-toi à un zéro neuf neuf, Tom… Il était descendu à présent en dessous des dix mille pieds, et son inclinaison en piqué lui avait fait gagner une vitesse supplémentaire de trois cents nœuds. Ce n’était pas si mal. Il devrait être capable d’atterrir entre neuf et dix kilomètres en y travaillant un peu… Une nouvelle alarme générale retentit. Le circuit principal d’alimentation était en sous-tension. Le dernier générateur auxiliaire rendait l’âme. Mais il n’était pas tout à fait mort. Il appuya sur le bouton rouge pour faire cesser le vacarme. Aucun son ne parvenait de la tribune de presse, excepté le grésillement radio de l’antenne air-sol de l’officier de service. Le convoi de récupération fonçait à travers le désert en direction du point d’impact prévisible de l’orbiteur, situé à des kilomètres de la piste. Un nuage de poussière de trois cents mètres de haut s’élevait au-dessus des véhicules. La navette apparut enfin, immense, invraisemblablement disgracieuse. Elle rentra en planant le long d’un couloir étroit, comme montée sur des rails invisibles. L’oiseau était mal en point. Même Hadamard s’en aperçut au premier coup d’œil. Des tourbillons de fumée noire s’échappaient des compartiments moteurs de la queue de l’orbiteur. Les compartiments eux-mêmes paraissaient noircis et déformés. En outre, des flammes jaunes – de vraies flammes – léchaient le bord d’attaque de l’aileron arrière. L’officier de service expliqua que l’hydrazine échappée d’une pile à combustible fissurée s’était enflammée au contact du revêtement brûlant de la navette. On était pourtant loin du désastre total. La preuve en était ces cinq parachutes qui tournoyaient dans l’air comme des aigrettes de pissenlits. Hadamard tâcha d’anticiper les retombées de la mission. Il aurait sûrement des problèmes avec ce vieux con arrogant de Tom Lamb, lorsque ce dernier sortirait indemne de l’engin, tout auréolé de gloire. Passé le premier éclat, il suffirait alors de le nommer d’urgence à un poste de prestige où lui et ses potes des missions Apollo se tenaient tranquilles… « Vieux con arrogant ». Brusquement, il se représenta Tom Lamb assis dans la cabine de pilotage de ce vieux rafiot abîmé, seul aux commandes, luttant pour ramener son vaisseau à terre. Oubliant ses calculs, Hadamard se surprit à retenir son souffle. Lamb poussa son levier pour accroître son taux de descente. La partie arrière du vaisseau se redressa un peu, modifiant son attitude et augmentant du coup sa vitesse de chute. La pente était plutôt raide, à vingt degrés, c’est-à-dire six fois plus que pour une approche conventionnelle d’avion de ligne, avec une perte de cent mètres tous les quatre cent cinquante mètres parcourus. Il avait grand besoin de son harnais de sécurité pour ne pas tomber au cours de la descente. Il s’efforça de conserver sa vélocité à l’aide de son levier aérofrein. Au loin, sur sa droite, il aperçut la piste d’atterrissage peinte sur la surface nue du désert, désormais inaccessible. Au-delà, on devinait un groupe de bâtiments ternes et grisâtres. C’était la zone d’habitation de Wherry, où il avait vécu jadis, à l’époque où il pilotait encore des chasseurs F-104 pour les X-15. Il y avait des lustres de cela, au siècle précédent. Deux mille pieds. — Début d’arrondi. Cette manœuvre ultime de l’atterrissage consistait à amener l’avion tangentiellement au sol. À l’aide de son levier et de son frein, il abaissa son angle de descente de deux degrés. Columbia réagit mollement à la manœuvre. En revanche, sa vitesse était satisfaisante. C’était encore faisable. Même si le train d’atterrissage faisait faux bond, même si l’orbiteur traversait la moitié du Mojave sur le ventre. Il suffisait seulement qu’il reste stable au cours des deux mille derniers pieds. La surface brûlée du désert défila sous la proue, miroitant sous la chaleur. À cent trente-cinq pieds, l’orbiteur atteignit le plus bas niveau de son inclinaison. Tom souleva le clapet protégeant le bouton d’armement du train d’atterrissage et appuya sur ce dernier. À quatre-vingt-dix pieds, il actionna la sortie du train. Tom entendit le bruit mat que fit le train d’atterrissage en sortant et en se calant en position. — Columbia, Houston. Train sorti. On le voit à l’écran, Tom. — Roger, train sorti. Je m’en vais garer ce fichu coucou au hangar, Marcus. — Il faudra peut-être passer un coup de chiffon dessus avant de le rentrer. Plus que quelques pieds. Mince, il pouvait encore sauter à cette altitude, et qui sait, retomber sur Edwards. — Ton inclinaison est un peu forte, Tom. — Ouais. Faudrait corriger ça par un petit coup d’hélice. — Putain ! Arrête de te plaindre, dit White. T’as jamais eu à faire atterrir un jet mal en point sur un porte-avions, en pleine nuit, au milieu de vagues de douze mètres de haut. Même un Pied Nickelé de la Navy comme toi peut le faire… Pour la manœuvre finale, il cabra Columbia, afin de perdre encore un peu de vitesse. Mais l’alarme générale retentit à nouveau. Il n’eut pas le temps, cette fois-ci, de l’arrêter. D’après le dispositif d’alerte, le dernier générateur auxiliaire venait de tomber définitivement en panne. Il serra les freins à bloc en appuyant sur les deux pédales à la fois et en repoussant son levier. S’il pouvait redresser la navette, placer son nez à l’horizontale… peut-être qu’il resterait un peu de pression hydraulique… Mais le levier resta flottant dans ses mains, et les pédales ne répondaient plus. L’orbiteur replongea vers l’avant. Lamb entendit une grosse explosion à l’arrière. La queue du vaisseau venait de toucher le sol. La vitesse de Columbia était toujours de deux cents nœuds. L’orbiteur fit un saut, et ses compensateurs aérodynamiques se mirent à vibrer violemment. Il sentit le rebond, le long frémissement parcourant les ailes et le fuselage. Puis vint la chute en piqué qui suivit la perte de vitesse due au frottement de la queue sur le sol. Sans vitesse suffisante, il était impossible de relever la navette. Le nez de Columbia pointa vers le sol. Alors, dans le hurlement de la sirène d’alarme qu’il n’avait pu éteindre et l’éblouissante constellation des clignotants rouges « Avertissement-Danger », le Mojave vint à sa rencontre, explosant dans une foule de détails inaccueillants, plus hostiles encore que la surface accidentée de la Lune. Barbara Fahy observa, comme dans un ralenti, chacune des étapes de la destruction d’OV-102. Le deuxième impact brisa l’épine dorsale de l’orbiteur. Les grandes ailes delta se froissèrent, projetant dans les airs des tuiles de protection thermique. L’habitacle à l’avant sortit apparemment indemne du choc, traînant derrière lui les câbles arrachés de la soute. Puis il culbuta, tête la première, et glissa sur plusieurs centaines de mètres à travers le désert. Il se brisa en une série de fragments informes. La queue s’ouvrit en deux – peut-être à cause de la rupture des réservoirs d’hélium pressurisé – et Fahy aperçut les carcasses des trois moteurs principaux, encore attachés à leurs structures de répartition de charge, hérissés de conduites et de câbles, rebondir du nuage soulevé par les débris. La fumée noire qui s’échappait de la partie arrière s’illumina soudain de flammes orangées, allumées sans doute par le résidu de combustible. Le parachute-frein était sorti de son conteneur situé près de la queue. Il se gonfla brièvement, arborant ses couleurs rouge, blanche et bleue, puis s’affaissa et retomba dans la poussière, complètement superflu. White revit Tom Lamb dans son souvenir. Ce fut comme une vision, aveuglante. … Tom s’avance en bondissant d’un cratère dans sa direction. Sa silhouette blanche brille sur le ciel noir, et caracole joyeusement sur le sable lunaire. Il tient une de ses mains gantées en travers de sa poitrine, masquant les tubes qui relient son appareil autonome de survie à son système d’oxygénation et de refroidissement. Son scaphandre est éclaboussé de poussière par endroits. Sa visière dorée, qui le protège des ultraviolets solaires, est relevée et il peut apercevoir le visage de Tom, sa barbe de trois jours… Bon sang ! C’était comme si c’était hier. C’était l’image qu’il conserverait de son ami, l’image de Tom au cours de ces trois jours inondés de Soleil qu’ils avaient passés ensemble sur la Lune, où ils s’étaient sentis légers comme l’air. Les moments les plus lumineux de sa vie, trois jours qui avaient façonné sa putain d’existence à tout jamais. Il détourna son regard des écrans de la SCV. Le Soleil matinal de Californie illuminait le gros nuage de poussière et de fumée, le métamorphosant en mobile de lumière se détachant sur les collines lointaines qui entouraient les lacs asséchés. Hadamard sut que cette brève séquence d’images l’accompagnerait toute sa vie, et qu’elles défileraient sur l’écran de sa mémoire indéfiniment. Jiang contempla la courbe luisante de la Terre, les océans et les ombres projetées par les nuages amoncelés au-dessus de l’équateur. À l’extérieur de la cabine, dans l’espace infini, c’était le vide, le silence total. Elle se sentit toute petite, fragile, à peine protégée par la mince coquille du xiaohao. De là-haut, elle transmit les messages révolutionnaires habituels, consignés dans un livre qu’elle avait glissé dans la poche de sa combinaison pressurisée : — Saluts amicaux de l’espace, dit-elle. Tout ce que j’ai de meilleur, je le dois au Parti communiste et au Timonier du pays. En ce jour, l’humanité réalise un de ses rêves les plus chers, et la science et la technologie chinoises triomphent une nouvelle fois… À force de les savoir par cœur, pour les avoir apprises en classe de politique, ces phrases ne voulaient pratiquement plus rien dire. Et cependant, là, seule dans la nuit stellaire, avec le reflet bleu de la Terre qui éclairait les pages du livre, elle ressentit une vague nostalgie. Un attachement loyal pour son immense pays, pour le milliard de ses concitoyens, montait en elle : pour ses entrepreneurs fougueux basés sur les villes côtières comme pour ses paysans courbés dans les champs depuis cinq mille ans. Son destin était intimement lié à eux, comme au Parti toujours en place, soixante-dix ans après sa prise de pouvoir. Soudain, les contrôleurs de la base lui firent part, en phrases hachées, d’une catastrophe qui était arrivée à la navette américaine. À leur ton, ils paraissaient jubiler. Ils lui intimèrent l’ordre de transmettre un message de sympathie et d’amitié par liaison orbitale. En réalité, elle se souciait peu de ce qui pouvait être arrivé à ces astronautes américains. Rien ne pouvait gâcher son heure de gloire à elle. Tout en sachant qu’ils s’arrangeraient pour qu’elle devienne une sorte d’ambassadrice du programme spatial auprès du Parti, Jiang avait l’intention de se battre pour rester au sein du programme actuel. Le Timonier avait déclaré qu’un astronaute chinois marcherait sur la Lune avant 2019, date du soixante-dixième anniversaire de la proclamation de la République par Mao. Jiang se prit à sourire en y songeant. Ce serait la preuve éclatante que la Chine, après un long sommeil de plusieurs siècles, allait enfin prendre sa revanche et installer sa domination sur le reste du monde au cours du deuxième millénaire. Il ne restait plus que quinze ans à attendre. À cette date, Jiang n’aurait pas encore atteint les cinquante ans. Il y avait bien des Américains et des Russes qui partaient en mission à un âge plus avancé que ça. Elle reprit sa lecture des formules simplettes des officiels de l’armée et du Parti. Paula Benacerraf, suspendue dans les airs, entendit à travers le bruit de sa respiration des sons monter de la vaste plaine à ses pieds. C’était la fin du programme spatial, et de sa carrière aussi. La Terre la rappelait à elle, pour le restant de sa vie. Elle entrevit son avenir déjà tout tracé. Elle se voyait déjà réduite à son destin de survivante de Columbia, à son destin de mère et de grand-mère pour le restant de ses jours. Elle ne retournerait jamais dans l’espace. Elle n’irait plus voler dans la lumière, ne verrait plus jamais son véhicule spatial dériver sous elle au cours d’une sortie. Oh ! et puis merde ! Elle trouverait bien un moyen. Elle remonta ses genoux, retardant tout contact avec la Terre le plus longtemps possible. Mais quand il arriva, l’impact au sol fut brutal. LIVRE II ORBITRE TERRESTRE BASSE Années 2004-2008 — Qu’est-ce qui vous a pris, Rosenberg ? Marcia Delbruck, directrice du projet Cassini/Huygens et de ce fait supérieur hiérarchique de Rosenberg, arpentait nerveusement son bureau. Elle en imposait avec son T-shirt de l’université de Berkeley et sa masse de cheveux frisés. Une copie de l’article de Jackie Benacerraf, intitulé Une vie sur Titan, était affichée sur un écran souple accroché au mur. — Tu nous as tous fait passer pour des idiots, tu as ridiculisé le projet ! — T’exagères, Marcia. — Tu t’es fait piéger par cette Jackie Benacerraf. Tu ne sais pas dire non aux femmes, hein, Rosenberg ? Ce n’était pas son avis. En tout cas, il n’avait pas l’intention de se laisser réprimander de la sorte. — J’ai juste extrapolé un peu. — Des traces de vie sur Titan ! Bon Dieu ! Tu te rends compte que ce genre de conneries peut nous discréditer ? — Non, ce n’est pas vrai. Je ne vois pas en quoi cela pourrait nous nuire, OK, ce n’est pas très scientifique de ma part d’échafauder des hypothèses avant que… — Non, en effet. C’est le boulot des Relations publiques. Tu ne comprends donc pas ? Elle s’assit dans son fauteuil. — Isaac, il faut voir les choses en face. Tu te souviens de 1964, quand la première sonde Mariner a survolé Mars ? Elle était téléguidée à partir d’ici, au JPL… — Je ne vois pas ce qu’une sonde vieille de quarante ans a à voir avec ça. — Tu ferais bien de réviser tes cours d’histoire. À l’époque, la NASA songeait déjà à ce qui allait remplacer le programme Apollo. Mars aurait été la suite logique, n’est-ce pas ? Aller toujours plus loin, étendre la colonisation du système solaire… — Mais tout ce que Mariner a trouvé, ce sont des cratères, comme sur la Lune. Et dire qu’ils avaient dirigé la sonde sur une zone où ils espéraient découvrir des rivières ! — Brusquement, il n’y avait plus aucune raison d’aller sur Mars, parce que ce n’était, après tout, qu’une boule de roche stérile et irradiée. On peut dire que cette poignée d’images prises par la sonde Mariner 1 a bouleversé l’histoire de la conquête spatiale. Si Mars avait valu le coup, on y serait déjà aujourd’hui. Au lieu de cela, la NASA a fait machine arrière. — Je sais ce que c’est d’être déçu, dit-il. J’ai lu Bradbury, Clarke et Heinlein. J’imagine très bien ce que ça a pu être. — Ce fut surtout un choc pour la NASA de découvrir qu’elle était une entreprise comme les autres, dit Marcia Delbruck en tapant du poing sur la table de son bureau, comme pour donner plus de poids à ses paroles. Rappelle-toi la prudence avec laquelle ils ont présenté cette histoire d’éléments organiques trouvés sur cette météorite martienne… — Ça, on peut dire qu’ils ont été prudents. Et alors ? Ils n’ont toujours pas envoyé de sonde pour prélever un nouvel échantillon afin de confirmer… — Là n’est pas la question, Rosenberg, dit-elle sèchement. On ne promet rien tant qu’on n’a pas de preuve à montrer. De même qu’on ne s’amuse pas à raconter aux médias qu’il y aurait une vie sur Titan. — Je me suis contenté de parler des premiers résultats et de suggérer une interprétation. Rien de plus que ce qu’on peut entendre tous les jours à la cantine du centre. Elle pointa le doigt sur la coupure de presse affichée sur son écran. — C’est la cantine de JPL, ça ? — De toute manière, je ne vois pas en quoi ça regarde la NASA. JPL est une branche de Caltech. C’est une organisation indépendante… — Fais pas ton malin. Non mais, pour qui tu te prends ? Au cas où t’aurais oublié, tu n’es qu’un simple membre de l’équipe, ici. Nous y voilà, songea-t-il avec effroi. — Je sais, répondit-il en enfonçant les paumes de ses mains dans ses orbites. Je connais la politique du JPL, le fonctionnement de ses structures hiérarchiques, celui de mon bureau d’étude, divisé en sections et sous-sections. Je connais l’organigramme de la société et toutes ses ramifications. Ce en quoi il disait vrai. Il connaissait le sujet à fond, pour avoir été contraint de le mémoriser à son arrivée dans la boîte. L’apprentissage de l’organisation structurelle de JPL rappelait vaguement celui des cours de sciences naturelles sur les règnes, les phyla(17) et les classes zoologiques. — Par conséquent, tu sais que tu n’es qu’un rouage au sein de cette organisation, un tout petit rouage, et que tu dois le rester, bordel ! Écoute, Rosenberg, il va falloir qu’on s’entende tous les deux. Ce que je suis en train de te dire, c’est qu’on ne peut diriger une mission spatiale aussi vaste qu’en étant véritablement soudés, comme ici. Et ça marche. Et ça continuera de fonctionner tant qu’on restera solidaire au sein du groupe. — Allons, Marcia. On a mieux à faire que se disputer sur l’organisation du JPL. On est sûr d’avoir au moins la preuve que la surface de ce satellite recèle une nouvelle forme de biochimie, quelque chose de complètement neuf. On devrait plutôt parler des données, des résultats que nous avons. Et si on y retournait, si on envoyait une sonde pour ramener des échantillons sur Terre… — Y retourner ? Tu rêves, dit-elle en s’esclaffant. T’as pas lu les journaux ? La navette spatiale vient juste de s’écraser. Personne ne sait ce qu’il va advenir de la NASA. Si jamais il lui reste un quelconque avenir. — Mais il faut que nous retournions sur Titan. — Pourquoi donc ? Comment pouvait-elle poser pareille question ? — Parce qu’il nous reste encore beaucoup de choses à apprendre. — Permets-moi de te donner un conseil, Rosenberg. Nous n’allons pas retourner sur Titan. Pas avant ma mort, ni même avant la tienne. Quoi que Huygens ait pu découvrir. Nous ne retournerons pas non plus sur Vénus, ou Mercure, ou même Neptune. Et on aura de la chance si on parvient à lancer de nouvelles sondes sur Mars. Il faut que tu te fasses à cette idée. Et pour ça, il faudrait commencer par vivre ta vie. Ne crois pas que je ne te comprenne pas, Rosenberg. Je te comprends mieux que tu ne penses. Peut-être mieux que toi. Titan ne va pas s’envoler. Où est l’urgence ? En fait, tu fais tout ça par égoïsme. Tu veux que ce soit toi qui découvres le truc, avant de disparaître. C’est ta raison de vivre. Tu n’arrives pas à supporter l’idée que l’Univers puisse continuer sans toi, que son développement puisse échapper aux calculs de tes inestimables méninges. Je me trompe ? Cette plongée soudaine dans les arcanes de sa personnalité l’ébranla. Il ne sut pas quoi répondre. — Écoute. Je sais que tu fais du bon boulot. On a besoin de gens comme toi ici, de gens qui ont du répondant. Mais on n’a pas besoin d’un type qui l’ouvre devant le premier journaliste venu. Ça fait à peine trois mois que Columbia s’est crashée. Alors, on va tâcher de sauver Cassini, la dernière des grandes missions JPL. Tu dois savoir qu’on n’a pas réussi à réunir tous les fonds pour la poursuite de la mission. En nous attirant les foudres des responsables gouvernementaux, tu pourrais nous faire fermer boutique, ruiner de futurs projets… Il se rendait compte petit à petit qu’elle pensait vraiment ce qu’elle disait. Elle exprimait une crainte réelle : si les experts spatiaux attiraient trop l’attention – s’ils n’avaient pas l’air de se montrer suffisamment « responsables », en demandant la Lune une nouvelle fois –, alors, il se pourrait bien qu’on les élimine. Il jeta un coup d’œil discret sur sa montre. Il devait rencontrer Paula Benacerraf plus tard dans la journée. Peut-être qu’il arriverait à obtenir quelque chose d’elle… Mais Delbrück était repartie dans son sermon. — Me suis-je bien fait comprendre, Rosenberg ? Oui ou non ? Rosenberg vint lui-même chercher Paula Benacerraf à l’aéroport de Los Angeles. Elle serra la main qu’il lui tendait et monta à bord de sa voiture. Rosenberg emprunta l’autoroute de Glendale, puis sortit vers le nord sur Linda Vista en passant devant le stade de Rose Bowl. Ils avalèrent les premiers kilomètres dans un silence entrecoupé par les grincements de la vieille guimbarde qui leur servait de véhicule. Rosenberg, qui était deux fois moins âgé que Benacerraf, se montra plutôt timide. En revanche, sa conduite lui parut déconcertante : il roulait sur les chapeaux de roues – évitant la catastrophe d’un cheveu à chaque instant – et son regard était un peu fou, comme s’il avait quelques nuits de sommeil à rattraper. C’était peut-être le cas, d’ailleurs. Ça cadrait bien avec le personnage. Le JPL n’était pas la NASA, loin s’en faut. Benacerraf n’y était jamais venue auparavant, mais elle avait entendu dire par des gens du centre que l’esprit indépendant du JPL – son atmosphère typique de campus universitaire – était son trait dominant. C’était du reste ce qui faisait sa réputation au sein de l’Agence. De fait, elle n’aurait pas dû être plus surprise que ça de se voir convoquée aussi cavalièrement par Isaac Rosenberg, ce gringalet d’environ vingt-cinq ans, binoclard et boutonneux, aux cheveux clairsemés, attachés par une queue de cheval – une coiffure ringarde que plus personne ne portait depuis trente ans. — C’est pas tout près, dites-moi, fit-elle au bout d’un moment. Il y a encore du chemin jusqu’à Pasadena. — Ouais, répondit Rosenberg. Au début, ils testaient des fusées à cet endroit. D’où le nom : « Jet Propulsion Laboratory »… Une fois lancé, on ne pouvait plus l’arrêter. Apparemment, cela l’aidait à se relaxer. — L’histoire du centre, expliqua-t-il, est réellement fascinante. Tout a commencé quand une bande de gars fauchés de l’université de Caltech a choisi l’Arroyo Seco, un ancien chenal asséché, pour y lancer leurs fusées avant la Seconde Guerre mondiale. Ils avaient construit des casemates en tôle ondulée, sans chauffage, ouvertes à tous les vents, où il n’y avait même pas la place d’y installer un bureau tant elles étaient encombrées de tuyauteries… Progressivement, des maisons se sont construites tout autour, jusqu’à devenir la banlieue tentaculaire d’aujourd’hui. Après la guerre, les gens ont commencé à se plaindre du labo qui défigurait le paysage, et les habitants de Flintridge, d’Altadena et de La Canada en ont eu assez des tests de moteurs au sol, sans parler des lueurs rouges la nuit. — Des lueurs rouges ? — En fait, il s’agissait de convois transportant les équipes de tests de missiles jusqu’à White Sands, dit-il en souriant. Mais, d’après la rumeur, c’était des ambulances qui transportaient les corps de travailleurs tués au cours des lancements de fusée. Elle sourit à son tour. — Vous êtes sûr qu’il ne s’agissait que de simples convois de personnel ou bien… ? — Peut-être bien que c’était une couverture. Il siffla un morceau du thème musical des X-Files, et ils éclatèrent de rire tous les deux. — J’adorais la série, dit-il. Mais je n’ai jamais accroché à cette musique de patinoire. La voiture pénétra dans la banlieue chic de La Canada, avec ses pelouses impeccables où jouaient des enfants, et ses ranches peints en blanc ; puis elle prit un tournant et ce fut le JPL. Le labo était situé au cœur d’un vallon, de forme triangulaire, cerné par les monts San Gabriel, l’Arroyo Seco et les villas proprettes de La Canada. Rosenberg sortit de la route et s’arrêta à hauteur d’un gardien posté devant l’entrée du centre. Celui-ci leur fit signe d’aller se garer sur un parking. Rosenberg conduisit Benacerraf au contrôle des visiteurs et se proposa de lui faire visiter le campus. Ils déambulèrent lentement le long de l’allée centrale décorée d’une fontaine. Le mail partait du portail d’entrée et conduisait jusqu’à la zone principale du laboratoire de recherches. Le creux de l’Arroyo était rempli de bâtiments abritant des bureaux, dont certains ressemblaient à de mornes casernes qui contrastaient avec la gigantesque tour de verre et d’acier au nord de l’allée et l’auditorium plus au sud. Étant donné l’exiguïté du lieu, les constructeurs avaient dû se rabattre sur les hauteurs pour y construire le JPL. — Ceci est l’auditorium von Karman, déclara Rosenberg. Un grand nombre de conférences de presse et d’événements publics y ont eu lieu : par exemple, quand on a reçu les premières images de Mars, ou même les images de Jupiter et de Saturne prises par Voyager… — Et cette tour de verre ? — C’est le bâtiment 180, le siège administratif. Ça ne se voit pas ? Neuf étages de marbre et de baies vitrées. Au dernier étage, ce sont les suites de la Direction, dit-il en les pointant du doigt. J’imagine que c’est là que vous y rencontrerez le Directeur plus tard. On avait confié le poste actuel de Directeur du JPL à un général de l’armée de l’air à la retraite. — Peut-être, je ne sais pas encore, répondit Benacerraf. Je ne l’ai pas inscrit à mon emploi du temps. En outre, elle avait eu sa dose d’Air Force ces derniers temps. — Je ne m’attendais pas à voir autant de fleurs ici, ajouta-t-elle. — Ah ! oui, mais il n’y en a que dans les zones réservées au public. Moi, ça me fait penser à un institut universitaire dont la construction se serait arrêtée à mi-chemin, faute d’argent. Lorsqu’ils ont commencé à planter des arbres et des fleurs, disent les vieux routiers, c’est parce qu’ils savaient que l’organisation était finie. L’aménagement paysager est un signe infaillible de décadence institutionnelle. À priori, on vient au JPL pour s’occuper de choses lointaines et grandioses, pas pour y mettre des fleurs en pots… — Vous aimez cet endroit, n’est-ce pas ? Il prit un air gêné. Il préférait de toute évidence s’entretenir avec elle d’un autre sujet que de lui. J’en sais fichtrement rien, madame Benacerraf. Je suppose que je suis admiratif de ce qui a été accompli ici. — Appelez-moi Paula. Rosenberg, de plus en plus embarrassé, fit une drôle de mimique. — Appelez-moi Rosenberg. Les choses sont en train de changer maintenant. J’ai souvent l’impression de subir les conséquences des erreurs politiques qui ont été faites par le passé, bien avant que je sois né. Et ça me met en rogne. — Et c’est pour ça que vous m’avez fait venir ici ? — En quelque sorte. Il la fit entrer dans un des bâtiments. Ils enfilèrent un dédale de couloirs encombrés de terminaux d’ordinateurs, d’armoires de rangement et de listings. Sur les murs étaient accrochées des photos mal encadrées de la surface lunaire en gros plan, prises par une sonde Ranger. Mais ces photographies de la Lune étaient vieilles de quarante ans. Ce n’étaient plus que de simples curiosités historiques, aussi vaines que ces collections d’insectes épinglés par des entomologistes de l’époque victorienne Il régnait une atmosphère vieillotte et décrépite dans ce lieu. Les couloirs étroits, munis de faux plafonds, évoquaient les bâtiments d’entreprise du milieu du siècle précédent. Le JPL accusait son âge. Il était triste de voir qu’un tel lieu était davantage tourné vers le passé que vers l’avenir. Ils sortirent du campus pour rejoindre une zone poussiéreuse, coincée entre l’Arroyo et la montagne. Là, l’ancien laboratoire dégrossi des années quarante avait été conservé en l’état : un groupe de bâtiments militaires, de deux et trois étages, peints aux couleurs réglementaires de l’armée. — Même à la fin de la guerre, il y avait encore une centaine de personnes qui travaillaient ici. C’est juste un assemblage de tôle ondulée, de séquoia et de pierre. Vous voyez là-bas, au pied de la colline ? Ils avaient creusé des puits pour les essais, avec un système de rails entre chaque puits. Ils appelaient ça le « ravin ». Pour l’atteindre, il fallait rouler sur une route cabossée, régulièrement inondée pendant la saison des pluies… Un véritable enfer. Et pourtant, c’est ici que l’exploration du système solaire a débuté. — Pourquoi me montrez-vous tout ça, Rosenberg ? Il ôta ses lunettes pour les essuyer avec le bas de son T-shirt. — Parce que c’est la fin du JPL, dit-il. Pendant des décennies, depuis le programme Apollo, la NASA a coupé les vivres du JPL et de l’aérospatiale en général, afin de pouvoir financer ses vols habités. Et maintenant… enfin, vous devez être au courant des ragots. Ils vont même arrêter le DSN(18). Ils parlent aussi de mettre au rancart le télescope spatial Hubble. Quant à l’antenne géante de Goldstone, ils s’apprêtent à la donner à l’US Air Force pour des missions de reconnaissance. — Tout ça, c’est de la politique, Rosenberg, lui dit gentiment Benacerraf. Il faut comprendre que la Maison-Blanche doit faire face à toutes sortes de pressions de la part de députés comme Maclachlan. Elle doit au moins donner l’impression de contrôler son budget spatial. Donc, si le gouvernement décide de débloquer des crédits pour le remplacement de la navette, il doit supprimer de l’argent ailleurs… — Seulement, une fois dissipée la crainte que nous inspirent les Chinois, ils n’hésiteront pas à tailler dans le budget affecté aux lanceurs, et il ne nous restera plus que nos yeux pour pleurer. Paula, quand je dis que c’est fini, c’est bien fini. Les informations délivrées par les dernières sondes – les Voyager, Galileo, Cassini – n’intéressent plus personne. Quant à ces requins de l’US Air Force, ils n’attendaient qu’une chose – comme l’explosion de Columbia – pour pouvoir se débarrasser de la NASA. On dirait qu’ils prennent enfin leur revanche. Ils veulent faire de nous un centre de recherches pour le Département de la Défense. Ils vont couper nos liens privilégiés avec la NASA et nous n’aurons plus rien à voir avec le programme spatial. Nos résultats seront classés à tout jamais. Le Pentagone appelle ça du « recyclage militaire ». — Rosenberg… Il leva les yeux au ciel. — Paula, dans dix ans, les planètes ne seront rien d’autre que ce qu’elles ont été depuis les années soixante : de simples lumières dans le ciel. C’est la fin du programme spatial, et les responsables de sa mort ne sont autres que la NASA, l’armée de l’air et les compagnies aérospatiales… Non, ce n’est pas vrai, se dit-elle en son for intérieur. C’est un peu plus compliqué que cela. Le programme spatial a toujours été une vaste entreprise d’intérêt national. Dès le départ, il y a eu toute une série de facteurs politiques, économiques et techniques, échappant au contrôle d’un seul individu… Et pourtant, elle sentait vaguement, au milieu de la poussière de l’Arroyo, que Rosenberg avait raison. On avait tout gâché. On aurait pu mieux faire. Envoyer des sondes robots un peu partout et décupler notre compréhension de l’univers. De simples lumières dans le ciel. Cette phrase l’obnubilait. Elle revoyait ces photos du sol lunaire affichées dans le couloir, les bouquins d’astronomie empilés sur les rayons scientifiques de la librairie de l’aéroport. Était-ce là tout ce qu’elle avait rêvé de léguer à ses petits-enfants ? Elle sentit se raviver la sensation de claustrophobie, d’enfermement qu’elle avait ressentie à son retour sur Terre. — Rosenberg, qu’est-ce que vous attendez de moi au juste ? Il replaça ses lunettes sur son nez et la regarda droit dans les yeux. — Je veux que des gens comme vous reprennent le flambeau. — Je suis tout ouïe. Ils reprirent le chemin des bâtiments principaux. — Si on vous en donnait le choix, sur quelle planète souhaiteriez-vous aller ? Sachant que la lune est un astre mort, Vénus une fournaise, et Mars une boule de glace, abritant quelques fossiles, certes, mais dont l’extraction nécessiterait la présence sur le terrain d’une équipe de géologues pendant au moins cent ans. — À quoi pensez-vous alors ? — À Titan. Il la fit entrer dans son bureau, où s’entassaient des piles d’articles, de revues, de listings et dont les murs étaient tapissés d’écrans souples. Rosenberg s’assit, puis effaça le contenu d’un écran pour y afficher une image prise par Cassini, montrant le limbe d’un disque orangé, sorte de grosse boule de billard dépourvue d’aspérités. — Les résultats de Cassini/Huygens nous ont déjà révélé une foule de choses sur Titan, déclara Rosenberg. C’est un satellite de Saturne, aussi gros que Mercure. En fait, c’est un monde à part entière. S’il n’était pas en orbite autour de Saturne mais autour du Soleil comme les autres planètes, peut-être que nous aurions pu justifier dès maintenant l’envoi d’une mission sur Titan… Rosenberg fit apparaître sur l’écran une image prise à basse altitude par la sonde Huygens, à quelques centaines de mètres de la surface de la Lune. Quoique l’éclairage fût médiocre, la qualité de la photo était extraordinaire. Elle découvrit soudain qu’il s’agissait d’un paysage. La couleur rougeâtre était omniprésente, en dépit des bandes plus sombres qui striaient le paysage. Vers l’horizon, au-delà de la plaine boueuse, se profilaient des montagnes aux pentes ravinées de sillons ocre et aux crêtes jaune et rouge foncé. Mais c’étaient des montagnes de glace et non de roches. Un lac d’éthane avait manifestement rongé leurs bases, et leurs silhouettes révélaient de profondes cicatrices. Des nuages rouges et orange s’amoncelaient au-dessus des pics et des cratères inondés… C’était d’une beauté inimaginable. Benacerraf se sentit comme aspirée vers l’écran. Elle aurait voulu passer de l’autre côté, comme Alice, et flotter dans l’air épais de Titan, entendre ses bottes crisser sous la neige. — Titan, commenta Rosenberg, est le seul satellite du système solaire à posséder une atmosphère, dont la masse est deux fois plus dense que celle de la Terre, et qui est composée essentiellement d’azote, avec un peu de méthane et d’hydrogène. Les rayons solaires sont responsables de la dissociation des molécules de méthane et d’azote en tholins, c’est-à-dire principalement des hydrocarbures, des nitriles et autres polymères organiques provoquant un smog orangé qui obscurcit l’atmosphère. Titan est une lune de glace, trouée de cratères remplis d’éthane liquide. Les tholins arrosent le sol continuellement. Huygens a atterri dans une flaque de ces tholins, et on pense que la couche qui recouvre le sol dur s’élève, à certains endroits, jusqu’à plusieurs centaines de mètres. Titan est un laboratoire de chimie organique exceptionnel… — Je sais tout ça, Rosenberg, interrompit Benacerraf qui commençait à s’impatienter. — Oui, mais je voudrais que vous pensiez à Titan non plus comme à une planète digne d’un quelconque intérêt scientifique, mais comme à un filon. — Un filon ? Il répéta soigneusement le discours qu’il avait appris par cœur : — Songez à cette mine que vous avez sous les yeux. Titan est un laboratoire de synthèse organique, perdu aux confins du système solaire, que nous pourrions mettre à notre service. Imaginez une immense fabrique, où l’on produirait à la chaîne des fibres, des aliments, n’importe quel produit d’origine chimique. Comme pour l’alimentation NCHO. — Qu’est-ce que c’est que ça ? — Vous savez, ces aliments fabriqués à partir d’azote, de carbone, d’hydrogène, et d’oxygène. Paula, nous savons comment les fabriquer. Reste que, jusqu’à présent, on pensait plutôt aux comètes pour nous fournir ce genre de matériaux bruts. Or Titan est bien plus proche de nous que la plupart des comètes, et en outre, bien plus gros. Elle voyait très bien où il voulait en venir ; il suffisait de prêter attention à ses gestes et à son raisonnement. — Vous voulez dire qu’une colonie pourrait s’y installer, dit-elle ? — Mieux que ça. On pourrait exporter des aliments vers d’autres colonies, vers les planètes inférieures, vers la Terre… — Peut-être, répondit-elle en hochant la tête. Il doit pourtant y avoir des moyens moins coûteux de relancer l’industrie alimentaire, vous ne croyez pas ?… Il faudrait quelque chose de plus payant à court terme. — Pas de problème. Il y a l’hélium 3 sur Saturne. — Hein ? — On extrait de l’hélium 3 des couches supérieures de l’atmosphère de Saturne, puis on l’achemine sur Terre pour alimenter les réacteurs à fusion. L’hélium 3 est un bien meilleur combustible que le deutérium. Et vous savez bien que le système Terre-Lune en est pratiquement exempt. Elle acquiesça lentement. — Et dans quelques années, à plus grande échelle, on pourrait envisager d’exporter les gaz volatils de Titan vers les planètes qui en manquent. — De quels gaz volatils parlez-vous ? — De l’azote. Pour créer une biosphère de type terrestre, il faut de l’azote. Mars en contient très peu, tandis que Titan en regorge. Paula, vous me suivez ? demanda-t-il en la fixant. L’azote de Titan pourrait ainsi servir à terraformer Mars. (Son débit s’accéléra.) C’est pourquoi Titan est vital. Il faut tenter le coup. On a la technologie nécessaire pour ça. Une tête de pont sur Titan pourrait servir de point de départ pour la colonisation du reste du système solaire. Si on rate cette chance, on mettra peut-être des siècles avant de pouvoir réunir les fonds pour une autre tentative. Et encore. J’ai pensé à tout. J’ai même une idée sur la manière dont Titan pourrait être utilisé comme tremplin pour sortir du Système… Je vous donnerai un exemplaire. — On verra. Elle n’en revenait pas. C’est pas vrai, se dit-elle. On n’est même pas foutu de faire voler correctement une poignée de navettes qui ont trente ans d’âge ; on s’est juste contentés de lancer un tas de boulons dans l’atmosphère de Titan ; et voilà que ce type, ce cinglé du JPL, se met à parler de commerce interplanétaire, envisage de terraformer les corps célestes de la galaxie… Ils avaient un peu tendance à confondre science et science-fiction, au JPL. — Rosenberg, vous ne trouvez pas que vous sautez des étapes ? Si l’on doit prévoir des vols humains sur d’autres planètes, ne serait-il pas plus intelligent d’aller sur des planètes plus proches de nous, comme sur Mars ou la Lune ? — Cette bonne vieille idée de Tsiolkovski, dit-il en haussant les épaules. Comme disait von Braun, il faut explorer pas à pas, en commençant par les planètes voisines. Mais l’histoire de la dernière moitié du XXe siècle ne nous a-t-elle pas appris qu’il en allait autrement ? Paula, le système solaire est un vaste désert hostile. Une conquête ordonnée et progressive n’est pas envisageable. Songez plutôt à ce qui s’est passé pour la Polynésie : de fragiles embarcations qui ont traversé l’océan pour rejoindre des îles lointaines. Dès que les marins trouvaient un endroit accueillant, ils s’y arrêtaient, colonisaient l’île, puis s’en servaient comme base de départ pour de futures explorations. Titan est à peu près l’île la plus accueillante que l’on connaisse. Il est riche en matériaux divers, possède un faible champ gravitationnel. Et ce n’est pas tout… — Quoi d’autre ? — Paula, nous pensons avoir trouvé une vie sur Titan. — Je sais. J’ai lu le World Weekly News. — Il ne s’agissait pas du World Weekly News ! s’exclamat-il, offusqué. C’est votre fille… Mais peu importe. Vous ne comprenez pas ? Titan, c’est l’avenir. Pas seulement pour nous ou le programme spatial, mais pour la vie dans le système solaire. Elle jeta un regard oblique sur son visage anguleux et ses lunettes où se reflétait la lumière orangée de Titan. Apparemment, personne n’avait dû le serrer dans ses bras depuis son adolescence. Résultat : il cherchait maintenant à entrer en contact avec d’hypothétiques substituts parentaux, perdus dans les eaux troubles d’un monde situé à un milliard et demi de kilomètres de la Terre. Elle avait rencontré des gens comme ça auparavant, aux marges du programme spatial. La plupart étaient des hommes solitaires, sans attaches. Rosenberg rêvait d’un futur improbable. Elle se demanda quel genre de blessure secrète il essayait de guérir en faisant ça. Elle eut pitié de lui. — Écoutez-moi bien, lui dit-elle. Vous voudriez que je soutienne un nouveau projet de mission sur Titan. C’est ça ? Envoyer plus de sondes, ramener quelques échantillons sur Terre ? Il secoua la tête. — Non, il n’est pas question d’envoyer une nouvelle sonde, mais des hommes. Il faut envoyer un équipage sur Titan. Il se cala dans son siège et la regarda avec le plus grand sérieux. — Rosenberg, si j’avais su que vous alliez me proposer un truc de ce genre… — Je sais, dit-il avec un large sourire qui lui conféra brusquement un air enfantin. Vous n’auriez pas pris la peine de faire tout le voyage en avion jusqu’ici. C’est pour ça que je ne vous ai rien dit. Mais je ne suis pas fou, je ne veux pas vous faire perdre votre temps. Écoutez-moi seulement. — Nous ne disposons pas des moyens techniques pour le faire. Et nous ne les aurons probablement jamais. — Mais au contraire, nous les avons déjà. Que comptez-vous donc faire de vos navettes ? — Vous voulez utiliser cette quincaillerie pour atteindre Titan ? Rosenberg, envoyer des fusées chimiques sur Saturne serait déjà un pari insensé. Ça prendrait des années. — En fait, y aller est facile. Il n’y aurait pas non plus de problème de survie à la surface. Le plus dur serait de rentrer… Rosenberg entreprit de lui montrer sur une console les calculs préliminaires concernant l’accélération et la masse de combustible nécessaires. Elle avait du mal à le suivre, tant il parlait vite. Mais elle prêta une oreille attentive. C’était complètement dingue, évidemment. Quoique… Elle se surprit à sourire. Un vol humain sur Titan, pourquoi pas ? Travailler sur un tel projet, s’il tenait vraiment debout, serait bien plus amusant qu’un boulot à vie dans les bureaux d’enquête et d’expertise spatiales. Et puis, il y avait un tas de gens que ça emmerderait, notamment sa fille Jackie, réfléchit-elle avec un brin de perversité. D’ailleurs, si elle se retrouvait embarquée dans ce délire, la faute en incombait à Jackie. Et si tout ceci débouchait sur quelque chose de concret ? Les jeunes générations pourraient se remettre à rêver au milieu de la sinistrose ambiante. C’était peut-être la fin du JPL, du programme de navettes spatiales, et de toutes les tentatives américaines pour conquérir l’espace. Mais peut-être que de leurs cendres jaillirait un nouvel élan, vers un avenir meilleur. Ou tout simplement voulait-elle rendre la monnaie de sa pièce à Jackie. Il lui restait deux heures avant son vol pour Houston. Elle pouvait se faire encore un peu plaisir avec Isaac Rosenberg. Après tout, tout ça n’était que pure spéculation. Cela ferait un excellent article pour le Journal of Spacecraft and Rockets(19) ou pour un de ces foutus magazines de science-fiction. Elle s’assit dans un fauteuil et commença à éplucher les calculs de Rosenberg. Il devait forcément y avoir une faille, une erreur qui ficherait tout par terre, rendant impossible un vol humain sur Titan. Nicola Mott n’avait aucune envie de rentrer sur Terre. Elle et Siobhan Libet, son unique coéquipière sur la Station, avaient occupé leur dernier jour à entasser dans le module de rentrée Soyouz tous les résultats de leur travail : des échantillons médicaux et des résultats d’examens biologiques, des vidéos et des disquettes, des cartouches de films, des calepins et des écrans souples. Quand tout fut terminé, Libet éteignit les lumières du module de service, le corps principal de la Station, et déroula son sac de couchage. Mott n’avait pas sommeil. Elle voulait faire durer ces quelques dernières heures passées dans l’espace le plus longtemps possible. Aussi, se rendit-elle au fond du module FGB(20) construit par les Russes, qui assurait principalement l’alimentation électrique de la Station et qui était arrimé au bout du module de service. Là, elle regarda par le hublot les crêtes scintillantes des vagues du Pacifique. Les ombres que formaient les nuages élevés au-dessus de l’océan s’élargirent, et soudain la Station sombra dans la nuit. Elle se blottit tout contre la fenêtre, en position fœtale. Elle aperçut les lumières d’un navire se traînant sur l’océan assombri. Nicola Mott, astronaute de son état et britannique de naissance, se disait qu’elle serait peut-être le dernier représentant du monde occidental à assister à pareil spectacle. Elle était trop jeune pour se souvenir d’Apollo, tout juste assez âgée pour se rappeler Skylab et ASTP. Elle avait onze ans quand Columbia avait fait son premier vol. Passé le premier moment d’excitation, elle s’était demandé pourquoi ces magnifiques vaisseaux spatiaux se contentaient de voler en orbite autour de la Terre sans jamais oser naviguer plus loin. Alors elle se rendit compte qu’elle était née au mauvais moment, trop tard pour pouvoir assister, encore moins participer aux missions Apollo, et trop tôt, probablement, pour être témoin de futurs vols interplanétaires. Elle n’avait pas baissé les bras pour autant. Elle était partie s’installer aux États-Unis et avait travaillé quelque temps chez McDonnell Douglas à la conception et à la construction d’un élément de la future Station internationale – une pièce qui, en réalité, n’était jamais sortie, et ne sortirait probablement jamais de son hangar à Huntington Beach. Ensuite, elle avait rejoint la NASA. Après avoir décroché un emploi de contrôleur de soute au Contrôle de mission, elle avait réussi à rentrer, au bout de la troisième tentative, au Bureau des astronautes. Une fois payé son tribut d’aspirante astronaute, elle fut enfin nommée sur le vol STS-141 (Atlantis) et se retrouva du jour au lendemain en orbite sur la Station pour une période de six mois. Elle eut tôt fait de comprendre que la réussite de ce genre de mission reposait essentiellement sur les capacités de survie des astronautes dans un lieu aussi confiné que celui du module de service. Les équipes américaines et russes, véhiculées par la navette, se relayaient tous les six mois et avaient pour tâche d’effectuer des recherches scientifiques dans des conditions pour le moins rudimentaires, tout en s’occupant de la maintenance et de l’entretien à bord pour assurer le bon fonctionnement de la Station. Mais même cela n’avait pas pu gâcher son plaisir d’être là-haut, dans l’espace. Et à mesure que sa liaison avec Siobhan Libet s’était approfondie, l’expérience s’était révélée tout simplement magique. Puis, au bout de quelques semaines de rotation autour de la planète, un bizarre sentiment de frustration s’était emparé d’elle. Elle en eut assez de la nourriture bourrative que leur infligeaient les Russes, de ce régime quotidien à base d’exercice physique et de maintenance. Les compartiments de la Station lui parurent insupportablement étroits en comparaison des vastes contrées au-dehors, et elle trouva soudain absurde de se retrouver cloîtrée, enfermée dans l’orbite terrestre. Elle aurait tellement voulu s’échapper ailleurs, comme sur Titan, où ces hippies du JPL pensaient avoir trouvé des traces de vie… Mais elle aurait eu beau faire du stop, il n’y avait aucune chance qu’un véhicule la prenne à son bord et l’amène à destination. Ce n’était pas tant l’absence de projet spatial d’envergure pour l’humanité qui l’exaspérait, que la tournure médiocre que prenait sa propre carrière. À trente-quatre ans, Mott était peu coutumière de ce genre de méditations moroses qui vous prennent en fin de soirée. Soudain, elle eut froid et se sentit terriblement seule. Rester éveillée toute la nuit n’était pas une si bonne idée finalement. Elle rebroussa chemin vers le module de service. L’intérieur de la Station offrait un spectacle indescriptible. Les murs étaient couverts de panneaux d’instrumentation, de cartouches à chlorure de lithium pour le brassage de l’air et de matériel en tout genre. Les deux modules, principaux axes de la Station, commençaient à se faire vieux ; les pièces de rechange avaient été installées à la va-vite et tout ce qu’il restait d’espace libre servait pour de nouvelles expériences. Il en résultait un fourbi inimaginable : des câbles, des tuyaux et des conduites calorifugées traînaient un peu partout, et l’air était empli d’une odeur âcre, celle des hommes confinés depuis trop longtemps. Elle repressurisa le réservoir à eau et tourna le robinet. L’eau jaillit en se courbant gracieusement vers son visage, réfléchissant brièvement les lumières du module le long de son arc brillant. Elle ouvrit la bouche pour y faire pénétrer le liquide. Lorsqu’elle referma ses lèvres autour du jet, ce fut comme une explosion froide et acérée contre son palais. Elle se fit la réflexion que c’était la dernière fois qu’elle éprouverait ce genre de plaisir avant son retour sur Terre. Le placard à balais qui lui servait de chambre à coucher était encore rendu plus étroit du fait de la multitude de vêtements qui y étaient entassés. De son sac de couchage fixé contre le mur du module, elle dut tendre le cou pour apercevoir le croissant de Terre qui apparaissait derrière le hublot. À cause de la lumière terrestre et de l’éclairage tamisé du compartiment, le module de service n’était jamais plongé dans le noir complet. Les diverses pompes et le système de ventilation produisaient un son continu et strident. On se serait cru au cœur d’une immense machine. Elle se cala au fond de son sac, qui se réchauffa rapidement, au point de lui faire oublier le néant infini qui n’était séparé de son visage que par une coque de quelques centimètres d’épaisseur. Au bout d’un moment, elle sentit une main caresser son dos. Elle se retourna. L’ombre de Siobhan, nue, les cheveux flottant autour de son visage, apparut dans la cabine. Mott sourit en la voyant et tendit une main vers les cheveux de sa compagne qu’elle lissa vers l’arrière, dévoilant un front haut et délicat. — Tu ressembles à Barbarella comme ça, dit Nicola. — Dans tes rêves, ouais. Tu me fais une petite place ? Les sacs de couchage étaient trop étroits pour pouvoir y loger deux personnes. Cependant, elles avaient trouvé le moyen de fermer leurs deux sacs ensemble au moyen des fermetures Éclair. Elles frissonnèrent toutes deux en pénétrant dans leur lit improvisé, mais leurs corps blottis l’un contre l’autre leur apporteraient bientôt chaleur et réconfort. — Je croyais que tu voulais dormir, dit Mott. — Je voulais. Je le veux toujours. Mais j’aurai tout le temps de le faire une fois revenue sur Terre. C’est une occasion à ne pas manquer. La dernière fois que quelqu’un fera l’amour dans l’espace avant longtemps, très longtemps… Mott étreignit Libet qui lui caressa le dos. — À ton avis, qui fut le premier à le faire, à avoir un orgasme dans l’espace ? — Youri Gagarine, probablement, répondit Mott en s’esclaffant. Ou l’un de ces connards de Mercury qui en avaient fait le pari. Peut-être même que ce vieux Al Shepard y est parvenu. — Déconne pas. Il n’avait que quinze minutes. Même le grand Al en personne n’aurait pu le faire en ce temps record. Et puis, ces combinaisons Mercury n’étaient pas très commodes à ouvrir. — Quinze minutes. On n’a pas beaucoup plus de temps devant nous. La main chaude de Libet gagna le ventre de Mott. — Du premier jour jusqu’au dernier. — Du premier jour jusqu’au dernier, répéta Mott en fermant les yeux. Nicola Mott fut réveillée par l’alarme de son réveil à quatre heures du matin. Elle eut l’impression de ne pas avoir fermé l’œil de la nuit. Elles préparèrent leur petit déjeuner à la hâte : du poisson en conserve accompagné de pommes de terre, de fromage fondu en tube et d’une purée de légumes lyophilisée. Les rations alimentaires étaient typiquement russes, et comme d’habitude, Mott leur trouva un goût déplaisant de crème et de beurre salé. Puis elle but du café sucré dans un gobelet de plastique muni d’un bec repliable. Elle tâcha de ne pas trop boire car elle allait garder sa combinaison un bon bout de temps. Libet descendit dans le module Soyouz pour procéder aux dernières vérifications et Mott revêtit la combinaison pressurisée rigide, russe comme de juste. Libet s’habilla à son tour, et elles pressurisèrent leurs combinaisons, s’assurant de leur étanchéité. Enfin, Mott testa sa valve de pressurisation, une sorte de grosse poignée sur le panneau de contrôle fixé sur son TR. Elle glissa dans ses poches quelques souvenirs : un couteau suisse et des photos. À six heures, elles étaient fin prêtes. Une caméra vidéo était accrochée dans un coin du module de service, masquée par les tiroirs et les câbles. L’absence de voyant rouge signifiait que la caméra était éteinte. Apparemment personne ne souhaitait enregistrer le dernier acte du programme spatial habité des Américains avec, dans les rôles principaux, deux malheureuses astronautes empêtrées dans des combinaisons russes ! Mott sortit la première du module de service et traversa le FGB en direction du module de rentrée Soyouz. Derrière elle, Libet éteignit les lumières du premier module. Le module Soyouz était arrimé au FGB par le nez. Mott aperçut par les hublots le corps bleu-vert du vaisseau de rentrée qui n’était pas sans rappeler, curieusement, la couleur de la Terre. Le Soyouz ressemblait à une grosse punaise de deux mètres soixante-dix de large. Deux panneaux solaires d’un noir mat garnissaient ses flancs, à la manière de deux ailes repliées, et une antenne parabolique, fixée sur un petit portique, surmontait le module. Les Soyouz ressemblaient beaucoup aux vaisseaux de l’ère Gemini, à cette différence près qu’ils volaient toujours à l’aube du troisième millénaire. Le Soyouz de la Station devait servir au départ de véhicule de rentrée d’équipage, c’est-à-dire de simple bus de retour sur Terre, au cas où une urgence aurait empêché la navette américaine d’assurer ce service. Les contrôleurs de mission de Houston et de Kalinin avaient décidé que l’incident survenu à Columbia et le maintien au sol des autres navettes constituaient bel et bien une urgence de ce type. Le module orbital du vaisseau Soyouz était une capsule sphérique située à l’avant du véhicule, suffisamment large pour qu’une personne puisse s’y tenir bras et jambes écartés. Comme elle serait larguée au moment de la rentrée atmosphérique, Mott et Libet y avaient entassé leurs ordures. Mott eut du mal à se frayer un chemin vers le module de descente au milieu de tous ces déchets flottant dans la capsule orbitale, comme si elle s’était retrouvée prise dans la tourmente d’un blizzard insolite. Le module de descente, dont la forme rappelait celle d’une lampe torche, allait, comme son nom l’indiquait ramener les deux astronautes sur Terre ; l’aménagement intérieur évoquait superficiellement un module de commande Apollo avec ses trois fauteuils disposés en éventail, moulés spécialement pour épouser la forme d’un corps humain. Il y avait également deux autres sièges légèrement en retrait, encadrés par deux hublots. Entre les fauteuils, des étagères supportaient le matériel électronique, et un vaste placard fixé au mur contenait le parachute principal. Mott se tortilla à l’intérieur du module, les pieds en avant, jusqu’à ce qu’elle sentît les courbes du fauteuil droit sous elle. Le fauteuil étriqué comprimait désagréablement ses épaules et ses mollets. Il y avait une petite fenêtre circulaire à proximité de son coude droit. Elle scruta avidement l’ouverture, se perdant dans la contemplation de notre planète. Au bout de quelques minutes, Libet pénétra dans le compartiment en flottant tête la première. Elle repoussa le dernier sac poubelle à l’intérieur du module orbital et verrouilla l’écoutille. Puis elle exécuta une culbute soigneusement calculée qui la fit atterrir dans le fauteuil du milieu, ce qui repoussa Mott un peu plus vers le mur. Quoique leurs deux chevilles se touchassent, Libet n’avait pas la place de se reculer davantage. Elles entamèrent toutes deux la check-list de rentrée. Un peu après neuf heures du matin, le temps du décrochage était arrivé. Les câbles qui retenaient le module Soyouz au reste de la Station se détachèrent. Un système de ressorts poussa gentiment le Soyouz qui se mit à dériver dans l’espace, loin de la Station. Pendant une heure, Libet se servit du grossier levier de contrôle du Soyouz pour faire un tour de la Station. Mott était en effet supposée prendre une dernière série de clichés de la Station abandonnée avant la redescente sur Terre. Elle dut s’asseoir bien droite sur son fauteuil et coincer sa tête dans l’encadrement des petits hublots pour obtenir un bon angle de vue. Mott parvint à saisir une vue d’ensemble de la vaste structure orbitale se profilant sur fond de nuages blancs. Dans le clair de Terre, la Station se parait de belles couleurs grises, vertes et blanches. Bien que sa construction fût laissée inachevée, la Station n’était guère différente de Mir, à l’époque où celle-ci était encore flambant neuve. Les deux blocs principaux, mis en orbite par des lanceurs russes Protons, constituaient le module de service – pouvant héberger jusqu’à trois membres d’équipage –, inspiré du module central de Mir, et le module FGB, construit également sur le modèle du module d’approvisionnement Kvant de Mir. Les deux modules étaient deux larges cylindres accrochés bout à bout, équipés de hublots et enveloppés d’une couverture thermique blanchâtre, perforée à certains endroits d’impacts de micrométéorites de la taille du poing. Chaque module possédait une paire de panneaux solaires dont les câbles électriques étaient fixés par de vilaines soudures. Un autre véhicule de transport, à vol sans équipage, du nom de Progress était arrimé à la gauche du module de service, de l’autre côté du FB 6. À gauche du FB 6, était amarré un petit module appelé Resource Node I, principale contribution américaine à la construction de la Station jusqu’à cette date, et qui avait servi d’espace de stockage pour l’approvisionnement et l’équipement, de poste d’accostage, d’appontement pour la navette, et qui disposait de bollards pour amarrer d’autres modules ainsi que d’un large portique appelé « poutre ». Cette structure, qui, une fois déployée, pouvait atteindre une centaine de mètres, grâce à ses gigantesques panneaux photovoltaïques situés de part et d’autre, servait à accueillir divers éléments de la Station. Malheureusement le montage de la Station s’était interrompu après la mise en place par la navette Endeavour du premier élément du portique, une pièce complexe appelée Z, sur la partie supérieure de Node I. Il aurait fallu d’autres vols pour installer les autres morceaux du portique, ainsi que le module d’habitation grand luxe et les laboratoires multinationaux en forme de cylindres, grands comme des wagons de train, qui seraient venus s’agglutiner autour de Resource Node. En fait, une fois terminée, la Station aurait été un mélange de technologie du XXe et du XXIe siècle, avec une partie moderne, fruit des milliards investis par les Américains dans des études spatiales entreprises depuis 1984 (malheureusement avortées jusqu’ici) rajoutée à une station russe Mir de la deuxième génération. L’ampleur du gâchis était à la mesure des moyens et des espoirs placés dans le projet. En envoyant une autre mission, STS-94 par exemple, les Américains auraient au moins pu avoir des installations scientifiques dignes de ce nom. STS-94 aurait été le cinquième vol à poursuivre le montage de la Station, et aurait ainsi pu délivrer le premier module de laboratoire américain, entièrement équipé, avec cargaison de survie, matériel de maintenance et instruments de commande. Ils auraient enfin pu faire du bon boulot là-haut, au lieu de se contenter d’expériences bidons, comme celles qui consistaient à prendre des échantillons de salive pour tester les réactions du métabolisme aux médicaments, à vérifier l’impact des radiations sur la santé au moyen de microcapteurs scotchés sur tout le corps, à contrôler le rythme respiratoire au cours des exercices d’entraînement physique sur le trottoir roulant, ou à analyser les relations entre densité osseuse et pression artérielle en portant à la cheville de ridicules garrots… Le vol STS-94 avait été prévu pour début 1999. Les reports, coupes budgétaires et autres problèmes rencontrés avec les modules initiaux de la Station avaient repoussé le lancement de cinq ans. Aujourd’hui, le vol était définitivement annulé et la Station ne serait jamais achevée. Soyouz survolait l’Amérique du Sud. Mott aperçut les eaux pâles de l’Amazone, dont le courant violent empêchait le fleuve de se mélanger correctement à l’eau noire et salée de l’océan à des centaines de kilomètres du rivage. L’allumage des rétrofusées produisit une onde de choc qui parvint jusqu’aux deux femmes à l’intérieur du module. Pour la première fois depuis quatre mois, Mott ressentit l’effet de la pesanteur. Quand les moteurs s’éteignirent, la sensation disparut à nouveau. Le Soyouz, ayant quitté son orbite, chutait rapidement en direction de la Terre. Soudain, elle sentit un picotement au niveau des yeux. Elle mit la main à son visage et sentit de grosses gouttes qui roulaient sur ses joues. Elle était en train de pleurer. Et merde. — Dabro pazhalavat, dit doucement Libet. « Bienvenue à la maison ». Derrière la vitre, elle ne perçut plus rien d’autre que le noir absolu. Paula Benacerraf était en train d’éplucher les résultats des analyses des multiples failles techniques des APU ayant entraîné la destruction de Columbia, quand le téléphone sonna dans son bureau du CSJ. C’était Jake Hadamard. — Bonjour. Je suis au centre. Écoutez, j’aimerais vous parler. Vous auriez un instant ? Au ton sec et poli du directeur de la NASA, Benacerraf sentit le stress monter en elle avec une force aussi palpable que celle qu’elle avait ressentie au moment de la décélération et qui l’avait scotchée à son siège au moment de la dernière phase de rentrée sur Terre. Que diable lui voulait-il ? — Je descends vous rejoindre ? — Non, je préfère que nous sortions d’ici. Cela ne durera pas plus de deux heures. Retrouvez-moi sur le parking des Relations publiques. Si bizarre que fût cette requête, Benacerraf n’était pas fâchée de pouvoir faire une pause. Elle enfila un sweat-shirt blanc, mit un chapeau à larges bords, et se dirigea vers l’ascenseur. Il était trois heures de l’après-midi. Le Soleil de juillet était brûlant. Elle sortit dans la chaleur écrasante ponctuée par le concert strident des criquets. Elle traversa la cour du campus en direction de Second Street. Les gros bâtiments noir et blanc du CSJ étaient dispersés au milieu de la pelouse comme des cubes pour enfants ; ils portaient tous de gros numéros pour qu’on pût les identifier, comme à la maternelle. Des cerisiers et de l’herbe touffue, d’un beau vert brillant, poussaient çà et là. Les arroseurs automatiques, qui fonctionnaient en permanence, émettaient un doux sifflement qui lui rappelait un album de Joni Mitchell dont elle raffolait dans son adolescence. Le CSJ accusait son âge. La plupart des bâtiments avaient été construits dans les années soixante. Mais des décennies de coupes budgétaires avaient eu raison du caractère imposant de l’architecture de cette époque. Des coulures sur le béton et une peinture qui s’écaillait leur donnaient un aspect lépreux. Lors de ses toutes premières visites, elle avait été frappée par l’étroitesse des couloirs et la noirceur des plafonds dans les anciens bâtiments. Le centre ressemblait davantage à un vieux bâtiment de la Sécu qu’au QG des programmes spatiaux. Comme promis, Jake Hadamard l’attendait sur le parking des Relations publiques. Celui-ci était bondé. Les vieux routiers disaient que, depuis la catastrophe de Challenger, il n’y avait pas eu un tel ramdam médiatique autour de la NASA. Elle prit place dans la voiture d’Hadamard, une Dodge petit modèle. Passé le contrôle, ils s’engagèrent sur Second Street dans la direction de l’autoroute NASA Road One. — Ici, je dispose d’une limousine avec chauffeur, dit-il en souriant. Mais il m’est souvent difficile de tout planifier à l’avance. Et puis j’aime bien de temps en temps faire les choses par moi-même. — J’imagine que ça vous change un peu de prendre le volant. — Oui. À droite de Second Street, l’artère principale du CSJ, se trouvait le parc des étoiles. De loin, on apercevait une fusée Little Joe – de celles qui avaient servi aux essais d’Apollo – et un lanceur Mercury-Redstone, d’allure ridiculement petite. La fusée Redstone aux rayures noires et blanches était composée d’un simple tube qui paraissait disproportionné par rapport au bouclier thermique de la cabine Mercury qui le coiffait. Elle était maintenue toute droite par un système de câbles destiné à la protéger des rafales de vent. Juste avant le panneau d’entrée « centre spatial Lyndon B. Johnson » sur NASA One, ils passèrent devant la « Big S » : un lanceur géant Saturn V, ayant servi aux vols lunaires, encore équipé de sa capsule Apollo, et dont les morceaux gisaient tristement sur le sol. Un petit groupe de touristes, probablement conduits en navette depuis le centre spatial de Houston, se tenait devant la Redstone. Vêtus de shorts, coiffés de casquettes de base-ball et leurs bras couverts de tatouages numériques multicolores, ils levaient les yeux, incrédules, vers le haut du lanceur. Cela faisait bien quarante ans qu’Alan Shepard avait réalisé le premier vol suborbital dans une boîte de sardines comme celle-ci. Déjà deux générations. Pas étonnant, Benacerraf se fit-elle la réflexion, que ces jeunes visiteurs observent ces reliques d’après guerre avec ahurissement. Hadamard déboîta pour prendre la direction de l’ouest. Ils coupèrent au sud en prenant West NASA Boulevard, puis quittèrent la route pour pénétrer à l’intérieur d’un parc. Hadamard alla se garer sur une aire de parking. Celle-ci était vide, à l’exception d’un gros bus jaune de ramassage scolaire qui était garé là. — Marchons un peu, voulez-vous ? dit Hadamard. Le parc était une vaste étendue verte parsemée d’arbres. L’air était lourd et à peine troublé par les stridulations des criquets et les cris distants d’un groupe d’enfants – ceux du bus probablement. Benacerraf les aperçut au loin qui couraient dans tous les sens pour ce qui semblait être leur cours de gym hebdomadaire. Devant elle, Hadamard, qui portait des lunettes de Soleil et une casquette portant le sigle de l’Agence, coupa à travers champ. Benacerraf prit une profonde inspiration et se mit à battre l’air de ses bras. Hadamard se retourna en arborant un large sourire ; ses verres foncés renvoyaient des rais de lumière éblouissante. — Ça fait du bien, n’est-ce pas ? — Oh oui ! Vous savez, je ne crois pas avoir marché sur l’herbe, sauf pour prendre des raccourcis sur le campus du CSJ, depuis mon retour sur Terre. — Vous devriez sortir un peu plus. Il prenait visiblement plaisir à fouler l’herbe de ses chaussures vernies. Il ajouta : — Après tout, nous sommes ici chez nous. Sur cette Terre, je veux dire. — Vous pensez donc que nous ne devrions pas voyager dans l’espace ? Il haussa les épaules et se frotta le ventre. — Pas avec un corps pareil. Y a-t-il rien de plus étranger à l’homme que ces machines barbares qui nous propulsent dans l’espace ? — Vous exagérez un peu. — Croyez-vous ? Vous devriez entendre ce que les chercheurs me rapportent. Par exemple, chaque fois qu’un astronaute éternue sur la Station, il bousille une expérience sur le développement des protéines en micropesanteur. — C’est le genre de critiques qu’on entend habituellement aux séances des commissions parlementaires. Comme en 1967, après que le feu se fut déclenché à bord d’Apollo. — Peut-être, mais immédiatement après l’incident, le directeur s’était débrouillé pour que les enquêtes soient exclusivement du ressort de la NASA. Ce qui signifiait en gros qu’il pouvait s’en tenir à des recommandations purement techniques sans subir de pressions administratives. — Fichtre ! s’exclama Benacerraf. — Bah, le directeur en ce temps-là était un vieux renard qui savait y faire avec les types de Capitol Hill, répondit Hadamard en riant. Malheureusement je ne suis pas Jimmy Webb. Après Challenger, on a eu sur le dos une commission présidentielle, comme aujourd’hui. Ils s’enfoncèrent dans les bois où l’écho des cris perçants des enfants se perdit peu à peu. Arrivés dans une clairière, ils se trouvèrent en face d’un monument placé au centre d’un enclos tapissé d’écorces. C’était une sorte de rectangle de granit noir, qui arrivait à mi-corps et dont le sommet réfléchissait les rayons chatoyants du Soleil. Malgré la paix extraordinaire qui se dégageait de l’endroit, Benacerraf commençait à s’impatienter. Elle souhaitait qu’il en vînt rapidement au fait. Jake Hadamard inspira profondément, retira ses lunettes et regarda Benacerraf droit dans les yeux. — Paula, savez-vous où vous êtes ? La première fois que je suis venu travailler à la NASA, j’ai été frappé par… – il hésita – … l’amnésie générale qui entourait l’accident de Challenger. Il y a pourtant des tas de monuments au CSJ qui commémorent les grandes victoires du passé, comme celle d’Apollo 11. Toutes ces photos accrochées sur les murs, les plaques de mise en retraite des anciens directeurs, la salle de Contrôle de mission du bâtiment 30 que l’on a restaurée et déclarée monument historique… C’est comme si Challenger n’avait jamais existé. Idem pour le Centre des visiteurs. Il y a les expositions de Lego, les maquettes de la Station, les navettes miniatures dans le jardin d’enfants, et cette musique symphonique qui passe en boucle sans les salles. Et pourtant, tout se passe comme si la catastrophe de Challenger n’avait jamais eu lieu. À l’extérieur de la NASA, c’est différent bien sûr. Pour nous autres, Challenger a été un épisode crucial des années quatre-vingt. Le moment où un rêve s’est éteint. Pour nous autres. L’expression était surprenante dans la bouche d’Hadamard. Benacerraf l’observa avec un regain d’intérêt. — Voyez à Houston et à Clear Lake. Ils ont des allées, des parkings, des supermarchés qui portent le nom de Challenger… Ici, nous avons ce monument. Benacerraf se pencha pour mieux observer celui-ci. Le temps avait à moitié effacé les inscriptions, mais elle parvint à discerner le blason du Harris County incrusté dans la pierre et, au-dessus, l’écusson de mission du dernier vol de Challenger : sur fond de Bannière étoilée se profilaient la navette en orbite autour du globe ainsi que les sept visages désormais familiers disposés en cercle tout autour : McNair, Onizuka, Resnik, Scobee, Smith, Jarvis, McAuliffe. — Nous sommes dans le parc du mémorial de Challenger 7, continua Hadamard. Il est frappant que ce monument n’ait pas été élevé par la NASA mais par des gens du coin. — Où voulez-vous en venir, Jake ? — J’essaie de comprendre comment la NASA a pu se remettre de Challenger au cours des vingt dernières années. Ce qui m’aidera à y voir plus clair dans les recommandations que les gens comme vous allez me faire concernant l’avenir de Columbia. — Vous voulez savoir si vous pouvez nous faire confiance, répondit Benacerraf. Ce n’est pas la NASA qui a envoyé cette Chinoise sur orbite. Et c’est précisément le genre de pressions que vous subissez et que vous devez contrer d’une manière ou d’une autre en maintenant les projets de vols spatiaux. — Vraiment ? Benacerraf décida de le sonder plus avant. — Vous savez, en parlant avec vous maintenant, je m’aperçois que vous ne correspondez pas du tout à l’image que je m’étais faite de vous. Hadamard sourit. — Vous voulez dire que je ne suis pas qu’un simple bureaucrate ou un politicien aux dents longues ? Paula, je suis les deux. Je ne vais pas le nier et je n’en ai pas honte. On a besoin de politiciens et de bureaucrates pour faire tourner le monde. Mais… — Quoi ? — Je ne me destinais pas à être comptable. J’avais dix-sept ans quand Apollo 11 réussit son alunissage. À l’époque, j’ai repeint ma chambre tout en noir avec des étoiles et une gigantesque carte de la Lune au plafond… — Vous ? — Qu’est-ce que vous croyez ? Et puis, quand Tom Lamb a voulu faire atterrir Columbia… — Bon, mais vous êtes le directeur de la NASA. — Parlons-en. Je suis le directeur qui a vu Columbia s’écrabouiller sur ce lac asséché du Mojave. Vous ne pouvez pas savoir ce que c’est que de devoir faire face à cette Commission de la Maison-Blanche. C’est Phil Gamble qui essuie les tirs des médias, mais c’est moi qui me fais taper sur les doigts par la Commission. Je ne vous parle pas des pressions qu’exerce l’armée de l’air. Vous n’êtes pas sans savoir qu’elle a commis pas mal d’erreurs en voulant rivaliser avec nos vols habités. Ils ont perdu un paquet de fric sur des projets qui n’ont jamais abouti : le vol X-20 par exemple, ou le Laboratoire spatial habitable… Dans les années soixante-dix, ils ont été contraints de tout miser sur la navette comme unique véhicule de lancement. Ils m’ont avoué que cette erreur stratégique leur avait coûté au bas mot vingt milliards de nos dollars actuels. Et voilà que Columbia s’écrase et que le reste de la flotte est de nouveau immobilisé au sol. Je suis prêt à parier que si la navette est mise hors circuit, il n’y aura personne à l’US Air Force pour verser une larme. Alors, avec tous ces lobbies anti-NASA, toutes ces rivalités entre institutions qui durent depuis un demi-siècle déjà, je ne me sens absolument pas capable de prêter main-forte aux enquêteurs de la NASA pour conclure avec leur mauvaise foi habituelle que tout va à merveille et qu’il s’agit juste d’un problème technique qui sera résolu d’ici peu. Saviez-vous que l’administration de la NASA avait donné l’ordre de poursuivre le calendrier des lancements de la navette juste après Challenger ? Le gouvernement les a obligés à s’interrompre pour prendre le temps d’analyser et de régler ce qui n’allait pas. Quant à moi, je ne souhaite pas reproduire cette erreur. — Je vais vous dire comment on peut minimiser les risques, dit brusquement Benacerraf. Il suffit de ne plus voler du tout ! Écoutez, Jake, ce sont des engins expérimentaux que nous utilisons. Évidemment, le public ne le voit pas comme ça. Mais nous sommes des professionnels de l’espace. Nous sommes au courant des risques que nous prenons, et nous les acceptons en tant que tels. C’est pourquoi il n’y a pas de monuments, de mémoriaux ou de plaques commémoratives en souvenir de Challenger au CSJ. Jake, il faut garder la tête haute. On ne peut pas se permettre de s’arrêter indéfiniment sur les accidents du passé. Il faut aller de l’avant. Il en va de l’avenir de l’humanité, de la conquête de l’espace par l’espèce humaine… Hadamard lui fit signe de se taire. — Gardez vos sermons, Paula. De plus, je vous crois trop intelligente pour y croire vraiment. La vérité, c’est que nous ne repousserons jamais les frontières de l’espace. D’ailleurs, où irions-nous ? La Lune est un astre mort, Vénus est une fournaise, Mars est à peu près aussi fossilisée que la Lune et bien plus froide encore. Quand bien même nous trouverions une destination qui en vaille le coup, nous ne sortirions pas indemnes du voyage. Nous n’irons nulle part, pas de notre vivant, et sans doute jamais. Ce n’est qu’un rêve, ça l’a toujours été. Les gens d’aujourd’hui le savent pertinemment, contrairement à leurs parents qui s’enthousiasmaient dans les années soixante à chaque mission d’Apollo. Maintenant, je crains qu’ils en aient ras le bol de la conquête spatiale et de ses promoteurs. Benacerraf reçut ces paroles de plein fouet. Elle frissonna soudain, malgré la chaleur étouffante. Mon Dieu, pensa-t-elle, il va nous laisser tomber. C’est donc pour me dire ça qu’il m’a amenée jusqu’ici ? Ici, au milieu de cette forêt sans âme, tout près de ce monument misérable, elle allait assister au démantèlement du programme spatial américain des vols habités. Ils reprirent le chemin du parking. — Pourquoi teniez-vous tant à me voir aujourd’hui ? Qu’attendez-vous de moi ? — Avec ce qui est arrivé à Columbia, le Congrès, la Maison-Blanche et le Département de la Défense veulent frapper un grand coup. Quelle que soit ma décision, il se peut que j’y laisse ma peau de directeur. Et dans le cas contraire, je devrai faire le ménage au sein de la hiérarchie. Voilà pourquoi j’essaie de prendre les devants. Je vais avoir besoin de quelqu’un pour reprendre en main le programme de la navette. Une nouvelle tête. Quelqu’un de l’extérieur, qui soit resté à l’écart des intrigues du personnel de l’Agence. — Quelqu’un comme moi ? interrogea Benacerraf, l’air soucieux. — Vous êtes tout à fait qualifiée pour ce boulot. Vous avez l’expérience requise. J’ai observé la manière dont vous vous êtes comportée juste après Columbia. J’ai été impressionné. Et puis, contrairement aux gens qui sont dans la place, vous avez suffisamment de distance pour garder la tête froide. — Je ne rêve pas. Vous êtes en train de me demander de superviser le démantèlement du programme de navette spatiale. — Il ne s’agit que d’une mise au rancart temporaire, une « naphtalisation », comme on dit chez nous. Écoutez, c’est un boulot important. — À vos yeux ? Il eut un large sourire. — Oui, pour moi ça l’est. Qu’est-ce que vous croyiez ? — Et les autres programmes ? Tout ce sur quoi on a bossé depuis le lancement du premier satellite chinois, les lanceurs spatiaux réutilisables ? — Franchement, c’est le cadet de mes soucis. Si un nouveau prototype de navette voit le jour, ce sera bien après mon départ de la NASA. Et s’il est opérationnel, vous savez pertinemment que Maclachlan y mettra fin lorsqu’il sera investi à la Maison-Blanche. Tout ce qui m’importe à présent, c’est d’en finir avec la navette. Et je compte bien réaliser ce projet, contrairement aux lanceurs réutilisables, avant la fin de mon mandat. Le message était clair. Hadamard serait précisément jugé sur la manière dont il aurait mis un terme, en douceur, au programme de navettes : la suite de sa carrière en dépendait. — OK. Que faites-vous alors des composants ? Que deviendront les autres navettes ? — Les idées ne manquent pas. Je suis sûr que vous avez déjà dû en entendre parler. Ceux de Marshall rêvent comme d’habitude de retourner sur la Lune pour faire la nique aux Chinois. L’Air Force voudrait créer des stations d’armement nucléaire dans l’espace, ou plus simplement faire des essais de tir balistique suborbital au-dessus de Moscou. La Navy, quant à elle, souhaite utiliser les navettes comme cibles à l’entraînement. J’en passe et des meilleures. — Vous avez une préférence ? — Ça dépendra de mon humeur, dit-il avec un sourire désabusé. Au pire, le CSJ pourra toujours utiliser une des navettes comme objet décoratif pour ses jardins. Celle que nous avons commence à rouiller. — Je vois, dit Benacerraf, abattue. Des navettes comme ornements de jardin. Certes, elle avait bien compris le fond de l’affaire. Hadamard souhaitait qu’elle réoriente ce qu’il restait du programme de navette en fonction des dernières avancées chinoises (histoire d’apaiser les esprits), jusqu’à ce que les réductions de budget et les annulations prennent le relais et liquident l’affaire. Pourtant, il y avait bien un moyen d’éviter ça. En acceptant ce poste, elle se trouverait dans la position de décideur et, qui sait, pourrait faire bouger les choses… Il y avait d’autres solutions que la déco de jardin. Même si elle avait à se battre comme une enragée pour faire accepter ses plans. Même s’il fallait faire vite pour s’assurer que tout soit en place avant que le député Xavier Maclachlan devienne président des États-Unis et lui mette des bâtons dans les roues… C’était un défi insensé. Mais tout d’un coup, les rêves de Rosenberg ne semblaient plus si éloignés. La spéculation pure avait une chance de s’incarner. Ils émergèrent dans la lumière aveuglante du champ qui bordait les sous-bois. Au loin, les enfants continuaient à jouer en poussant des cris. Pour la première fois, depuis qu’elle avait atterri dans la poussière d’Edwards, Benacerraf sentit le rythme de son pouls s’accélérer. Elle finit par dire à Hadamard : — Je ferai ce que vous m’avez demandé. Mais vous risquez peut-être d’être surpris par le résultat, songea-t-elle en son for intérieur. Le lundi matin suivant, Benacerraf prit possession de son nouveau bureau de responsable du programme de navette au CSJ. Elle contacta son secrétaire pour fixer une série de rendez-vous. Georges, un jeune homme timide mais compétent, l’écouta attentivement en prenant des notes. Elle avait besoin d’une équipe solide. Les noms qui figuraient sur sa liste étaient ceux de Marcus White, l’ex-Moonwalker resté sur la touche, Barbara Fahy, la femme qui avait tenté de ramener Columbia sur Terre, les jeunes astronautes Mott et Libet, Bill Angel, qui, parmi les astronautes de sa connaissance, se rapprochait le plus de ce que l’on peut appeler un pilote compétent, et, pour finir, Isaac Rosenberg, le doux rêveur, le fou de Titan. Georges passa les coups de fil. Quelques minutes plus tard, Benacerraf le rappela. — Écoutez, Georges, il va y avoir pas mal de changements ici. Je ne peux pas vous en dire plus pour le moment, mais je veux que vous consigniez par écrit le nom de tous mes interlocuteurs et que vous conserviez ce registre dans un endroit sûr. Après tout, elle et son équipe allaient peut-être changer le cours de l’Histoire dans les semaines et les mois à venir. Qui sait, un jour cela intéresserait peut-être les historiens de connaître les prémices de cet événement capital dans l’histoire de la conquête spatiale. Georges parut intrigué mais s’exécuta sans poser de questions. Rosenberg appela Benacerraf d’une cabine de l’aéroport de Hobby, situé à quinze kilomètres au sud de Houston. Son avion en provenance de Pasadena était arrivé avec une demi-heure de retard, un peu après quatre heures de l’après-midi. — Prenez un taxi jusqu’au CSJ, lui dit-elle. Je vous attendrai avec ma voiture au contrôle. Rosenberg attendit sagement au contrôle de NASA Road One, contemplant avidement les vieux bâtiments du Centre. Ils quittèrent le CSJ en voiture pour se diriger à l’est. À la sortie de Houston, ils prirent la direction de Clear Lake. — Vous devriez en profiter pour faire un peu de tourisme dans la région. Au centre spatial de Houston, ils ont un fantastique simulateur de véhicule d’exploration de Mars. C’est ce qu’on m’a dit en tout cas. — Personnellement, je préfère le RL. — RL ? — Recreated Life(21). Vous n’êtes pas très au fait des dernières avancées technologiques, à ce que je vois. Ils longeaient à présent la rive nord de Clear Lake, qui débouchait sur Galveston Bay. Ils passèrent devant la tour illuminée du Hilton de Nassau Bay, dont les parois vitrées étaient couvertes de posters numériques. — Cet endroit est tellement impersonnel, fit remarquer Rosenberg. Cela pourrait être n’importe où. On ne se croirait pas… — Je sais. À son tour, elle jeta un coup d’œil aux maisons décrépites en bordure du lac, aux touffes d’herbe drue sur les bas-côtés. — Ça se dégrade vite par ici, ajouta-t-elle. Et avec la récession de l’industrie spatiale, ça ne risque pas de s’arranger. D’ici à une centaine d’années, le CSJ sera redevenu un champ de vaches. — Oui, mais un champ de vaches équipé en simulateurs virtuels. La maison de Benacerraf était située sur Sherwood Drive, une petite route courant le long de Taylor Lake, qui communiquait avec Clear Lake. Elle menait jusqu’à une commune résidentielle très chic appelée El Lago. Rosenberg semblait absorbé dans la contemplation des lieux. Il devait sûrement se dire que l’endroit puait la petite ville américaine construite au début des années soixante, avec ses garages privatifs, son air conditionné, ses bicyclettes, ses pelouses impeccablement vertes, et ses maisons proprettes dans le style ranch, style Tudor ou d’inspiration faussement espagnole. Tout ici respirait l’artifice. Même les arbres, apparemment plantés à la même époque. Mais peut-être était-il tout simplement en train de se retenir de pisser dans son froc. El Lago était une ville-dortoir conçue en pleine épopée spatiale pour accueillir ses héros, ce qui expliquait son côté artificiel et fabriqué de toutes pièces, ni plus ni moins. Ils arrivèrent devant la maison. Quatre autres voitures étaient déjà garées sur le trottoir. C’était une villa de plain-pied, de style ranch, aux murs de pierre et à la charpente en bois. Les pins qui la bordaient paraissaient coupés au cordeau. Le vert de la pelouse resplendissait dans la lumière rasante du soir. Derrière la maison se trouvait une petite jetée privée, capable d’accueillir deux embarcations. — C’est chouette, dit Rosenberg sur un ton neutre. Elle chercha ses clés. — Vous voilà au pays des astronautes, style années soixante. C’est sympa quand on vient de l’Illinois. Ou quand on aime l’eau. — Ce n’est pas votre cas ? — Je préfère Seattle, répondit-elle en haussant les épaules. Et puis je n’aime pas faire du bateau. Quoi qu’il en soit, je suis locataire. — C’est moins contraignant. — Oui. Surtout que les prix ont incroyablement chuté depuis ce qui est arrivé à Columbia. Elle cliqua son porte-clés à infrarouge en direction de la porte qui s’ouvrit dans un doux sifflement de système hydraulique. Kevin, l’employé de maison, avait déjà fait rentrer les premiers invités. À l’arrivée de Benacerraf et de Rosenberg, il servit des cocktails à tout le monde et dressa le couvert. Les hôtes s’étaient regroupés sur le belvédère, une sorte de véranda montée sur une plate-forme mobile qui suivait la rotation du Soleil, à la manière d’un tournesol. Rosenberg parut enchanté par le dispositif. — C’est comme dans Bradbury. — Quoi ? — Rien. C’est juste que l’endroit est on ne peut mieux choisi. Tout le monde était au rendez-vous, nota Benacerraf avec satisfaction. Parmi les sept invités, seules les deux jeunes astronautes, Siobhan Libet et Nicola Mott, lui étaient peu familières. Marcus White était tout sourires. Il avalait des whisky-Seven Up coup sur coup et s’empiffrait de cacahouètes ; ses mains et le bas de son visage reluisaient de graisse. Il se tourna vers Rosenberg, la bouche pleine. — Alors, c’est vous le glandu qui veut aller sur Titan ? Mais pourquoi diable ? Rosenberg ne parut pas s’émouvoir de cette entrée en matière grossière et rétorqua en levant son verre à sa santé : — Et si je vous retournais la question ? White poussa un grognement. — Il n’a pas tort, Marcus, intervint Benacerraf. Rosenberg pense que Titan est un nouvel Eldorado, une sorte de caverne d’Ali Baba pleine de composés chimiques excitants, et, qui sait, un autre berceau de la vie. Quant à vous, vous ne seriez pas ici si vous n’étiez pas un tant soit peu intéressé. White enfourna une nouvelle poignée de cacahouètes pour masquer son embarras. — Au fond, pourquoi pas ? Si ça marche, ce sera le premier vol habité au-delà de l’orbite terrestre depuis Apollo 17. Et probablement le dernier. Qui ne serait pas intrigué ? — La voilà donc votre réponse, dit Bill Angel. Titan est un deuxième Everest. On doit y aller parce que c’est là. Un point c’est tout. Benacerraf l’observa en train de vider son deuxième verre, la main crispée autour du bord glacé. Elle n’avait pas besoin de demander à Angel pourquoi il était venu. Il n’avait pas le choix. Il trouverait toujours plus facile de faire l’ascension de l’Everest, d’aller sur Titan, que de se tourner les pouces dans un bureau. Les astronautes étaient coutumiers de ce genre de dépression postorbitale. On appelait ça « le syndrome du pilote ». Depuis l’accident de Columbia, on murmurait qu’Angel s’était mis à boire plus que de raison. Mais c’était un gars hautement qualifié pour le job. Libet et Mott paraissaient gênées. Elles gardaient les yeux rivés au sol et se reversaient continuellement à boire. Barbara Fahy toussota. — Mon opinion à moi, c’est que personne n’ira nulle part, encore moins sur Titan. Elle épia un instant leurs visages soudain assombris. — Je le pense vraiment, reprit-elle. C’est tout simplement infaisable. — Comment ça ? demanda gentiment Benacerraf. — J’ai fait quelques calculs rapides. Comment comptez-vous voler jusqu’à Saturne ? Saturne est dix fois plus éloignée du Soleil que ne l’est la Terre. Au mieux, ce que la technologie nous permet d’obtenir actuellement, c’est une trajectoire de Hohmann, en forme d’ellipse tangente à l’orbite terrestre au moment du lancement et à celle de Saturne pour le retour. Certes, ce genre d’orbite de transfert est le plus économique en matière d’énergie consommée, mais ça prendrait six ans. Et une fois arrivés, il faudrait attendre encore une année sur place pour que les planètes se réalignent correctement et que l’on puisse repartir sur l’autre demi-ellipse. Temps complet de la mission : treize ans. Bon, combien de membres d’équipage vous faut-il ? Cinq, six ? Comment allez-vous donc faire pour approvisionner et maintenir en vie un équipage complet au cours d’une mission de treize ans, à des millions de kilomètres de la Terre ? Bon sang, les missions les plus longues que nous ayons eues jusqu’à présent ne quittaient pas l’orbite terrestre, étaient sans ravitaillement et ne duraient pas plus de deux mois… — Vous oubliez l’URIS, interrompit Siobhan Libet. Fahy se tourna vers elle, interloquée. — Elle a raison, dit Rosenberg. Elle veut parler de l’Utilisation des ressources in situ. Sur Titan on trouvera du carbone, de l’hydrogène, de l’oxygène, de l’azote, et toutes sortes de composés organiques et d’hydrates de carbone. — De quoi patienter pendant l’année de transit sur Titan, reconnut Fahy. Vous pourriez éventuellement vous ravitailler pour le voyage de retour. Mais comment ferez-vous pour transporter le carburant nécessaire pour manœuvrer aux abords du satellite ? Il faudrait faire un premier vol en orbite terrestre basse pour le transporter là-haut. Or, votre mission requiert des milliers de tonnes d’énergie chimique et la capacité de charge de la navette en orbite basse n’est que de trente tonnes. Vous vous voyez organiser trente ou quarante vols de navette ? — On pourrait faire appel à l’assistance gravitationnelle, intervint Nicola Mott. Comme pour Cassini. Il ne faut pas suivre une simple trajectoire d’Hohmann mais utiliser le système planétaire comme un vaste billard, en rebondissant depuis la Terre, Vénus, peut-être Jupiter, et à chaque fois gagner un complément d’énergie grâce à la vitesse de rotation des planètes. — C’est bien beau tout ça, dit Angel d’une voix pâteuse, mais s’il faut survoler Vénus, il faudra placer des boucliers thermiques et… — C’est un détail ! explosa Marcus. Un putain de détail. Tu paniques toujours pour rien, Angel. Angel fit la grimace. — OK Mais même en diminuant, disons de moitié, la masse d’énergie à transporter en orbite basse, il faudrait au moins douze vols de navette. Ça m’étonnerait qu’Hadamard soit d’accord. — Il a raison, j’en ai peur, dit Barbara. — Non, il a tort, rétorqua Rosenberg. Vos hypothèses de départ sont erronées. — Quoi ? — Et s’il n’y avait pas de retour sur Terre ? déclara Rosenberg malicieusement. Il y eut un long silence. Puis Kevin rentra sur la terrasse pour annoncer que le dîner était prêt. La nourriture était disposée dans des plats de porcelaine, montés sur des réchauds alimentés par de petites chandelles, le tout placé sur un plateau tournant qui trônait sur la table en noyer de la salle à manger, le meuble préféré de la maîtresse de maison. Il y avait de la soupe, des travers de porc, du poulet au gingembre, des steaks de soja à la ciboulette, des crevettes à la sichuanaise et un assortiment de riz et de nouilles chinoises. Sans oublier de l’eau, du vin et de la bière. — Votre aide ménagère, Kevin, il sert de sacrés cocktails, dit Angel qui vidait son énième verre. — Oui, et c’est un bon cuisinier également. — Mais il… il fait ça pour payer ses études ? demanda White. — … En quelque sorte. Benacerraf préféra s’en tenir à cette courte explication car elle doutait que White, qui n’était jamais sorti du microcosme spatial, pût y comprendre quoi que fût. Kevin était un jeune étudiant replet de vingt-trois ans, originaire de Galveston, inscrit en maîtrise d’arts plastiques. En réalité, il s’occupait de la maison en échange d’un salaire lui permettant de rembourser ses frais d’inscription à l’université. Benacerraf lui prêtait un garage en guise de studio. Un jour, Kevin lui avait montré une de ses sculptures. L’objet était un large bloc sculpté dans du saindoux, censé représenter un autoportrait de l’artiste. La statue montrait Kevin, le short baissé, en train de se masturber. Il s’était servi de ses propres dents pour sculpter le bloc de graisse. Les marques de morsure étaient clairement visibles, surtout aux endroits où Kevin avait utilisé son incisive gauche qui était cassée. L’étudiant lui expliqua qu’il ne s’agissait que d’une ébauche et que la version définitive serait faite à partir de graisse humaine liposucée de son propre corps. Ou peut-être à partir de ses excréments. Après ça, Paula n’éprouva guère l’envie de retourner dans le studio. Le fait est que Kevin n’avait pas beaucoup d’autres cordes à son arc. Il avait choisi comme spécialité l’art répétitif et autoréférentiel, et avait étudié les grands noms des années quatre-vingt-dix : Janine Antoni, Sean Landers, Gregory Green, Charles Long. Grâce aux nouveaux plans du Medicare, des programmes préventifs de santé, des régimes à faibles calories et grâce aux progrès de la prothétique, les projections démographiques concernant les individus de son âge prévoyaient une vie active d’au moins cent ans. Ce qui leur laissait finalement beaucoup de temps à consacrer à la sculpture excrémentielle. D’ailleurs, sculpter de la merde était toujours mieux que ne rien créer du tout. Or c’était en gros le sort réservé à la plupart des jeunes de la génération de Kevin, affalés dans des lits équipés de capteurs virtuels, à faire circuler sur le Net des informations de plus en plus réchauffées et de seconde main. Quoi qu’il en soit, Kevin était un excellent employé de maison, et Benacerraf continuait de payer ses gages en tâchant de ne pas trop penser à ce qu’il ferait plus tard. D’ailleurs, elle aurait été bien en peine de trouver quelque chose à faire de plus pour lui, ou pour les millions de ses congénères sans emploi ou inemployables… Les invités se rapprochèrent de la table et commencèrent à remplir leurs assiettes. Tout le monde, à l’exception de Marcus White, opta pour les baguettes. Benacerraf ressentit une profonde satisfaction à voir tous ces visages détendus, illuminés par le doux reflet des bougies. Il régnait une atmosphère familiale et chaleureuse dans la pièce. Sept hommes et femmes, profitant des plaisirs terrestres, participant à un rituel immémorial, remontant aux origines de l’humanité. Le but de cette soirée était d’essayer de transformer ce groupe d’individus épars en une équipe soudée qui travaillerait en parfaite harmonie afin de réaliser ce qu’aucun autre humain n’avait jamais osé tenter. Elle ne savait pas encore si elle essaierait de faire porter tout son poids dans la balance pour soutenir ce projet délirant. Jusqu’à présent, elle y avait pensé comme à une idée plaisante qui la distrayait des chicaneries administratives suite à l’accident de STS-143. Elle se déciderait en fonction de la réaction du groupe ce soir-là. La conversation roulait de nouveau sur Titan. Nicola Mott s’adressa à Isaac Rosenberg : — Reprenons les choses par le début. Vous préconisez un vol habité aller simple pour coloniser Titan. — Pourquoi pas ? Il est peut-être temps de se mouiller un peu, vous ne croyez pas ? — Comme pour Apollo, bredouilla Marcus White d’une voix éteinte. — Exact. Écoutez, l’intérêt de cette mission, c’est de prouver que la colonisation d’un astre comme Titan est parfaitement viable. Mieux encore, que Titan peut devenir un atout économique majeur pour les États-Unis et le reste du monde. Pour cela, il faut être prêt à prendre des risques et à faire son deuil de son petit confort personnel. Sa voix était empreinte de l’irritation et de la frustration engendrées par son incapacité à communiquer et l’incapacité des autres à voir aussi loin que lui. — Nous partirons pour des années, continua-t-il, nous construirons des habitations et nous survivrons en attendant qu’ils puissent inventer un système performant pour nous ramener. Il suffira de démanteler notre vaisseau pour l’utiliser comme matériau de construction. On utilisera les ressources locales, comme l’a très bien dit Siobhan. Et nous ferons de Titan un lieu si enchanteur que des missions de ravitaillement et de récupération s’ensuivront forcément. — « Nous » ? demanda White, inquiet. — Oui, nous. Si jamais ça se fait, je veux en être. Je suis parfaitement qualifié, il me semble. — Ça c’est sûr, répondit Marcus. J’irais bien moi aussi. Les autres l’observèrent en silence. — Quand je foulais la poussière volcanique du cirque de Copernic en compagnie de Tom Lamb, je ne m’attendais pas à ce que ce fût pour la dernière fois. J’imaginais qu’il y aurait d’autres missions Apollo, d’autres alunissages, des installations orbitales permettant de séjourner quelque temps là-haut, et tutti quanti. J’espérais qu’il y aurait des tas de vols programmés sur Vénus et sur Mars, la Station internationale, des colonies sur la Lune, voire des missions habitées sur Mars… Résultat : on a renoncé à tout cela, avant même qu’Armstrong fasse ses premiers pas sur la mer de la Tranquillité. (Marcus White posa son verre et croisa ses mains tremblantes.) J’ai dû parler de mon voyage sur la Lune des milliers de fois. Je ne les compte même plus. La seule chose dont je n’arrive pas à me remettre, c’est de savoir que je ne pourrais jamais y retourner, dit-il en souriant à Benacerraf. Ils devraient nous coller une balle dans la tête, à nous les vieux Moonwalkers. En tout cas, je sais que je ne ferai pas partie du voyage. Bon Dieu, j’ai soixante-quatorze ans. J’ai trois petits-enfants. Mais ça me ferait sacrément plaisir de voir un autre gars aller quelque part là-haut et de hisser le pavillon américain sur une nouvelle lune avant que le dernier des vieux croulants d’Apollo ne passe l’arme à gauche. — Et si nous devions échouer ? fit remarquer Mott. Si personne ne mordait à l’hameçon ? Si nous partions et qu’ils ne s’occupent plus de nous et laissent le matériel pourrir sur place ? Qu’est-ce qui se produirait ? Marcus White se pencha vers Mott à l’autre bout de la table. — La question que vous devez vous poser au vu de ce qui vient d’être dit est celle-ci : seriez-vous prête vous-même à y aller ? Mott réfléchit, l’air hébété. L’important était qu’elle n’avait pas dit « non » tout de suite, nota Benacerraf. White se rassit. — Vous savez, c’est typiquement le genre de questions qu’ils nous posaient au cours des entretiens du Bureau des astronautes. « Marcus, seriez-vous prêt à faire un voyage de deux ans pour atteindre Mars ? Sachant que vos chances de survie pendant le trajet sont de cinquante pour cent. Êtes-vous partant ? – Absolument pas, répondais-je. Si c’était une chance sur dix, je ne dis pas. » C’était exactement le genre de réponses qu’ils attendaient. Ils voulaient juste voir jusqu’où je pouvais aller dans la bêtise et l’audace. Et puis vérifier aussi que j’avais ce truc en moi. — À savoir ? — Le wanderlust, l’envie de voyager. — Ce vol sera bien plus qu’une mission de plus à mettre sur son CV, dit Rosenberg d’une voix agacée. Il s’agit là d’un vol aux confins du système solaire. C’est ce qui fait toute la différence. Nous allons renouer avec l’esprit originel de la conquête spatiale. — Et redevenir des héros, qui rouleront en Porsche et seront entourés de jolies femmes, ajouta White en riant. — Pour moi, dit Siobhan Libet, on est loin de l’esprit d’Apollo. C’est plutôt celui du Mayflower, il me semble. — Peut-être bien, murmura Barbara Fahy. À cette différence près que les passagers du Mayflower s’embarquèrent parce qu’ils n’avaient pas le choix. Ils sont partis parce qu’il n’y avait pas de place pour eux dans leur propre pays. — On peut dire que depuis 1972 les places sur Terre sont chères pour nous autres astronautes, maugréa White. — Le coût de l’opération ne doit pas être un problème, intervint Rosenberg. Nous n’avons pas besoin d’une technologie de pointe. Il suffit d’utiliser la propulsion chimique et le matériel que nous avons déjà à notre disposition. Par exemple, nous pourrions nous servir du module d’habitation de la Station pour nous y réfugier pendant le voyage. Benacerraf fit un signe de tête en guise d’acquiescement. — Ce truc dort intact dans un hangar chez Boeing depuis 1999. On n’aurait pas besoin de le modifier énormément… — On pourrait le placer à l’intérieur de la navette, à l’endroit de la soute. Les OMS et les propulseurs à gaz serviraient pour les corrections de trajectoire et les moteurs principaux pour donner l’impulsion entre les planètes. Angel et White échangèrent un regard. — Une navette pour aller sur Saturne ? Pourquoi pas, dit White. Dans ce que nous avons en stock, c’est ce qui se rapproche le plus d’un vaisseau spatial. Il se tourna vers Rosenberg. — Vous savez, j’adore votre manière de penser. — Comment vous y prendrez-vous pour faire atterrir un module d’habitation sur Titan ? demanda Angel. — Rien de plus facile, répondit Rosenberg en mâchant. Titan a une atmosphère très épaisse et une faible pesanteur. Il suffirait de faire descendre le module en ouvrant les portes de la navette. C’est pour cette raison que nous avons besoin de l’orbiteur. Les compensateurs aérodynamiques nécessiteraient quelques modifications, mais… — Mince alors ! s’exclama Libet. Vous avez pensé à tout. Vous ne plaisantez donc pas, hein, petit ? — OK, dit Angel. Tout ça, ce sont des mots en l’air. Vous avez peut-être raison sur le fond, Rosenberg. Il se peut qu’on y arrive rapidement à peu de frais. Mais pas avec des hommes à bord. — Bill, rétorqua Siobhan Libet, il est évident que nous ne pouvons exiger le même degré de sécurité que sur les missions actuelles. Nous savons pertinemment que ce projet comporte d’énormes risques. — Je faisais allusion à une phase d’entrée dans l’atmosphère de Titan qui soit viable. — Elle ne devrait pas l’être nécessairement, répondit Rosenberg. Marcus White gloussa en remplissant son verre de vin. — Ça y est, marmonna-t-il. C’est reparti. — L’orbiteur peut très bien atterrir sans équipage à son bord. La violence de l’impact au sol nous sera ainsi épargnée. — Et qu’est-ce que vous faites de l’équipage pendant ce temps-là ? demanda Angel. — Nous n’avons besoin que de deux capsules d’entrée pilotées. Je vous rappelle que le matériel requis n’est pas celui d’un vol orbital courant avec aller-retour sur Terre. Il s’agit d’un aller simple. Bill, dit-il en lui adressant un sourire moqueur, il faut tâcher de voir plus loin. — Ouais, et vous, vous racontez n’importe quoi, repartit l’autre, piqué au vif. Une capsule d’entrée de ce type coûte environ un milliard de dollars. Or, nous ne disposons pas de telles ressources. Rosenberg se troubla, et pour la première fois Benacerraf se rendit compte qu’il n’avait pas réponse à tout. Elle ressentit une immense tristesse. Était-ce là la faille qui ferait avorter le projet ? Se pouvait-il qu’on en restât là ? Ils discutèrent encore des besoins et des coûts probables de l’opération. La conversation prit un tour animé. Barbara Fahy leva soudain ses deux bras en l’air pour attirer l’attention et s’écria : — Une minute ! Ça me fait mal de le dire, mais je crois que j’ai une solution. Benacerraf fronça les sourcils. — Dites toujours. — Nous n’avons qu’à utiliser les capsules de rentrée Apollo de la dernière génération. Je veux parler des modules de commande. — Oh ! merde alors ! J’en crois pas mes oreilles. C’est génial, tout simplement génial, s’exclama Marcus White en se tordant les côtes. — Faudrait revoir l’aménagement intérieur et installer un bouclier thermique pour la phase d’entrée sur Titan, ajouta Fahy. — Marcus, où se trouvent stockés les composants des anciennes capsules Apollo ? White tâcha de reprendre son sérieux mais son visage était régulièrement secoué de rictus. — Il y a eu trois séries successives de modules de commande : les « autocuiseurs », les vaisseaux Block 1 et Block 2. Les Block 2 ont servi à la plupart des missions habitées. La sécurité a été nettement améliorée suite à l’incendie qui s’était déclenché sur Apollo 13. C’est de ceux-là dont vous aurez besoin. Autant que je m’en souvienne, réfléchit-il en fermant les yeux, Rockwell a construit en tout et pour tout vingt-cinq modules de commande de type Block 2. Parmi ces vingt-cinq, onze ont servi au programme lunaire Apollo. Trois autres ont été utilisés pour des missions habitées Skylab et un dernier pour ASTP. Ça fait bien quinze en tout, si je ne me trompe pas. — Où sont-ils désormais ? s’enquit Benacerraf. Dans des musées ? Est-il possible de réaménager un module Apollo ayant déjà servi ? — Je ne vois pas comment, répondit Angel. Ces trucs étaient mal en point quand on les récupérait. Le bouclier thermique avait complètement fondu, la structure du vaisseau était déformée par les écarts de température. Le séjour dans l’eau salée au moment de la récupération faisait aussi pas mal de dégâts. Rien que pour reconstituer un bouclier thermique, ça demanderait un travail colossal. — Marcus, demanda Benacerraf, que sont devenus les dix modules de commande non utilisés ? Vous vous souvenez ? — Ça oui, répondit-il tristement. Comme ils ont subi le même sort que ma piteuse carrière, j’ai suivi leur trace avec intérêt. Quatre d’entre eux ont servi à divers tests de fiabilité. Et trois autres pour des essais de Skylab. Il n’en reste pas grand-chose à présent. — Ce qui nous fait plus que trois, conclut Angel. — C’est ça. Le premier fut gardé en renfort comme module de secours pendant toute la durée du programme Skylab. Les deux autres devaient servir à des missions lunaires mais ils n’ont jamais volé. Cela fait trois modules pilotés tout neufs, gardés dans la naphtaline. Benacerraf ne put s’empêcher de sourire. — Il se pourrait bien que nous ressortions les bébés du placard. La pièce retrouva le silence. Puis la discussion reprit. — Où se trouvent ces modules de commande ? — Dans un hangar au CSJ ou à Downey. — Cela fait trois modules, dont deux pour le vol et un pour la phase d’essai pour tester le réaménagement. — Il ne sera pas difficile de changer l’électronique de bord. Ces stupides ordinateurs de navigation de l’époque prenaient toute la place avec leurs câbles et tout le bazar… Paula Benacerraf les laissa parler. Ça y est, ça prend forme, se dit-elle. L’excitation la gagnait elle aussi. Tout en buvant sec, Angel griffonnait sur une serviette en papier toutes sortes de courbes et de trajectoires. — Bon, si nous devons faire un aller simple, il nous faut un plein de sept cent cinquante tonnes pour se mettre en orbite autour de la Terre. À partir de là, il faudrait transporter cent tonnes de combustible pour nous permettre de freiner aux abords de Saturne. — Ce qui représente bien moins que la capacité d’un réservoir extérieur de la navette, remarqua Benacerraf. — Ouais, grommela White. Sauf qu’il faudrait quand même une vingtaine de lancements pour amener le combustible en orbite. — Dans ce cas, on n’a pas besoin de l’équipage, ce qui augmente considérablement les capacités de charge, expliqua Libet. Il suffira d’un seul lancement supplémentaire à la fin pour transporter l’équipage là-haut. — Que faut-il faire alors ? — Envoyer une navette-cargo, poursuivit Libet. C’est-à-dire une navette limitée à sa seule charge utile. Ce qui permet d’augmenter la cargaison de quatre-vingt-cinq tonnes. — Mais la navette-cargo, précisa Mott, est une variante consommable de l’orbiteur classique. Ce qui signifie en gros que l’on entame le capital de la flotte. — Quelle importance ? lâcha Libet. — Elle a raison, insista White. Les règles ont changé maintenant. Ces vieux coucous étaient condamnés à ne plus voler. Le choix qui s’offre à nous est celui-ci : ou bien on les exploite une dernière fois, ou bien on les laisse rouiller. — OK. Mais ça ne résout pas le problème, dit Angel. Il reste trois orbiteurs : Endeavour, Atlantis et Discovery. Si on en met un de côté pour le transport final de l’équipage, ça ne fait plus que deux navettes-cargos. Or il en faudrait au moins huit pour acheminer la totalité du carburant en orbite terrestre basse. — Vous oubliez les deux orbiteurs prototypes, ajouta Libet. — Exact, Enterprise et Pathfinder, précisa Benacerraf. J’aimerais bien savoir ce qu’ils sont devenus. Elle se dirigea vers la bibliothèque et feuilleta ses vieux manuels de vol. — Voilà, j’ai trouvé : Navette Enterprise, également connue sous le nom de « véhicule orbital 101 ». Enterprise, première navette spatiale américaine. Devait originellement s’appeler Constitution pour célébrer le bicentenaire de la Constitution des Etats-Unis. Mais sous la pression des spectateurs de la série télévisée Star Trek, la Maison-Blanche opta finalement pour Enterprise… etc. etc. OV-101 est sortie des usines Rockwell… — Elle a été utilisée pour des essais dans l’atmosphère, coupa White. Finalement, les constructeurs ont trouvé que cela coûterait trop cher de l’équiper pour des vols spatiaux. Un vrai coup dur pour les fans de la série. Elle est maintenant exposée dans un musée. — Et qu’est-il arrivé à Pathfinder ? demanda Libet. Benacerraf se replongea dans son manuel. — Le prototype de navette Pathfinder fut créé pour mettre au point les procédures de manœuvre de la navette. Les dimensions et la forme de la maquette ressemblent en gros à celles des futurs orbiteurs… Pathfinder fut rendue à Marshall et est actuellement en exposition permanente au centre spatial d’Alabama à Huntsville… — J’imagine que la transformation de Pathfinder en navette-cargo poserait beaucoup plus de problèmes que celle d’Enterprise ou des autres navettes, déclara Libet. Mais si nous y arrivons… — Alors nous aurions quatre navettes-cargos, ce qui n’est toujours pas assez, déclara Fahy. — Il nous en faut encore quatre, dit Angel, qui continuait à gribouiller sur sa serviette. Qu’avons-nous d’autre ? — Energia, répondit Rosenberg. Le vieux lanceur russe biétage. Quelles sont ses capacités de charge ? — Une centaine de tonnes en orbite basse. — Il nous faudrait au moins deux ou trois lancements d’Energia pour parvenir à nos fins. — Désolée, dit Libet, mais je ne crois pas que ça marcherait. Lorsque je suivais l’entraînement aux vols de retour de la Station, j’ai pu visiter la base de lancement de Baïkonour. En réalité, l’aire de lancement d’Energia fut construite sur l’ancien site de leur fusée géante N-1 qui devait servir à envoyer des hommes sur la Lune. L’exploitation d’Energia a complètement cessé il y a des années. La salle d’assemblage est dans un état d’abandon indescriptible. Les propulseurs d’appoint, les réservoirs et les autres composants sont dans un sale état. Je ne crois pas que l’on puisse les reconstituer. — Quelle perte de temps et d’argent ! s’écria White. Une fois, j’ai vu un de leurs prototypes de navette exposé dans Gorky Park. Les gosses pouvaient y jouer à l’astronaute. Angel fit la moue. — Alors nous voilà coincés une fois de plus. — On pourrait toujours s’adresser à l’armée de l’air, dit Siobhan Libet. Leurs nouveaux lanceurs Delta IV ont des capacités de lancement spectaculaires. Benacerraf secoua la tête. — On peut toujours essayer, mais je ne crois pas qu’ils seront intéressés. Croyez-moi, j’ai assisté à pas mal de tractations politiques depuis Columbia. L’Air Force se fera un plaisir de nous barrer la route plutôt que de coopérer. Et puis, le lanceur Delta ne peut pas lancer plus de vingt tonnes en orbite basse. — Alors on est fichu ! fit Angel qui, de dépit, balança son stylo sur la table et chiffonna sa serviette. Marcus White souriait imperturbablement. Il se gratta la joue et dit : — Vous oubliez la déco de jardin. Angel croisa les bras sur sa poitrine et prit un air dubitatif. — Mais oui, poursuivit White, toutes ces fusées qui ornent les jardins des centres spatiaux pour épater les gamins. Au CSJ, à Kennedy, Michoud, Marshall. On pourrait peut-être… — Vous plaisantez ? — Je dis simplement qu’on pourrait recycler la flotte existante, plus quelques prototypes. Je ne parle pas de relancer la production d’engins spatiaux. La seule chose à faire, c’est de mettre ces trucs à l’abri du mauvais temps, gratter la mousse, passer une couche de peinture… Je sais qu’ils ont quelques propulseurs stockés dans leurs hangars à Michoud. Et je parie qu’il doit bien rester quelques vieux cons qui ont travaillé dessus dans les années soixante. — J’imagine que c’est faisable, déclara Fahy. Les anciens pas de tir 39-A et 39-B du Cap sont toujours opérationnels. Ils ont été modifiés pour les besoins de la navette. — Alors dans ce cas, ils peuvent être à nouveau bricolés, répliqua White. — Récapitulons, somma Angel. Pour compléter nos quatre lancements de navette-cargo, compte tenu des pertes de combustible lors de la mise à feu et du transport de matériel d’assemblage, nous avons besoin de quatre lancements supplémentaires. — Et les quatre oiseaux qui nous manquent existent bel et bien, sauf qu’ils sont dispersés un peu partout, ajouta White. Il y a deux fusées opérationnelles au CSJ et à Michoud. AS-514 et AS-515, qui auraient dû servir au programme Apollo. Et deux fusées expérimentales à Marshall et Kennedy, AS-500D et AS-500T. Les rééquiper pour notre plan de vol risque d’être un peu plus délicat, mais ça devrait être possible. White jubilait. On aurait dit qu’il tenait enfin sa revanche. — J’aimerais tellement les revoir voler, dit-il, après toutes ces années. L’idée de les savoir dehors sous la pluie, complètement inutiles, m’a toujours rendu malade… — Si nous pouvons les rendre opérationnelles, alors le projet tient le coup, renchérit Angel. Nos capacités de lancement seront suffisantes. Il regarda Rosenberg et partit d’un grand éclat de rire. — Bon sang, Rosenberg ! Je crois que ça y est. Plus rien ne s’oppose au projet. Libet eut l’air perdue au milieu de ce flot de paroles. — Mais de quoi parlez-vous ? — Des Saturns V, lui répondit Mott en lui pressant la main avec douceur. Ils parlent de refaire voler les Saturns V… — Ô mon Dieu ! Le seul sujet qui ne fut pas abordé ce soir-là – comme par superstition – fut celui des risques. Le risque de ne jamais rentrer d’une mission Apollo était de dix pour cent. La plupart des ingénieurs s’accordaient pour évaluer ce même risque pour la navette à un pour cent. Étant donné la distance parcourue, le fait qu’aucune expérience de ce genre n’avait été tentée auparavant et la difficulté à obtenir un consensus politique pour soutenir un projet s’étalant sur plusieurs années, il était quasiment impossible de mesurer exactement les chances de revenir vivant de Titan. Quoi qu’il en soit, ce chiffre devait avoisiner les cinquante pour cent, se disait Benacerraf. Chacun d’entre eux devait être conscient de participer à une vraie partie de roulette russe. Mais ils étaient prêts à y aller, quels que soient les risques. C’est sûr, ils devaient tous avoir un grain. Ils formaient une bande hétéroclite : Rosenberg le rêveur, Fahy la dure à cuire, Angel l’enragé, occasionnellement pochetron, White le Moonwalker resté sur la touche, Libet et Mott les jeunes femmes énigmatiques, mais qui semblaient elles aussi habitées par le wanderlust. Quant à elle, elle était bien déterminée à faire quelque chose de sa vie et ne pas se contenter d’être une survivante de Columbia. Ils avaient tous leur propre faille. Mais pour chacun d’entre eux, rien n’était plus important que d’aller faire un tour sur Titan. Il fallait sans doute en passer par là. Qui d’autre se proposerait pour une pareille mission ? En tout cas personne qui ne fût satisfait de son existence. Après tout, la NASA avait peut-être bien fait, pendant toutes ces années, de négliger la psychologie de ses employés. Dans cette seule pièce, il y avait suffisamment de matériel pour faire le bonheur d’un psy pendant dix ans. Qu’importe. Elle avait son équipe. Et un sacré rêve à réaliser. L’existence d’une colonie sur Titan – même précaire – forcerait les Terriens à sortir de leur mentalité étriquée. L’Univers ne serait plus un vaste désert grâce à une poignée d’hommes installés sur cette île dans le ciel. Maintenant, se dit-elle amèrement, reste à convaincre la NASA, le gouvernement et le restant de l’humanité pour qu’ils acceptent de les laisser faire. Le vrai travail commençait là. Kevin débarrassa les couverts, servit du café et des digestifs. Son visage impassible semblait refléter un désintérêt total pour ce qui venait d’être dit. Sa décision était prise. Ils iraient jusqu’au bout, jusqu’à l’atterrissage sur Titan. En partant, Marcus White fit un clin d’œil malicieux à Benacerraf. — L’Éverest, l’Eldorado, le Mayflower. Je ne sais pas si nous irons sur Titan, ni pourquoi nous devrions y aller. Mais pour sûr, vous savez y faire en matière de soirée. La tâche la plus urgente consistait à élaborer un plan de mission détaillé. Benacerraf chargea Barbara Fahy de vérifier si l’on pouvait redéfinir le système informatique du centre de contrôle pour des lancements de fusées Saturn et de navettes-cargos. Elle lui demanda également d’esquisser le déroulement de la mission sur le long terme. Fahy ne fut pas longue à revenir avec un plan assorti d’une estimation des coûts. Il en ressortait que les techniques de contrôle pour les missions STS pouvaient aisément s’adapter aux navettes-cargos ainsi qu’aux fusées Saturn. Il n’était pas nécessaire de mobiliser une équipe complète de contrôleurs pour surveiller une mission habitée sur Saturne pendant six ou huit années consécutives. Les calculs prouvaient qu’une équipe de contrôle réduite suffirait après la première phase de rebond interplanétaire. Les techniques de contrôle automatique utilisées sur la Station pour des missions longues en orbite terrestre prendraient le relais. Ce n’est qu’au moment des dernières phases dangereuses, comme l’approche de Jupiter, qu’il serait nécessaire d’embaucher du personnel supplémentaire ou de faire appel à des contractuels. Benacerraf établit un échéancier dont elle ne fit part qu’à très peu de personnes. Elle se rendait compte que même le calendrier prévu pour les opérations au sol de la mission était plutôt serré. Mais si on allait dans ce sens, tout serait juste, joué contre la montre jusqu’à ce que la dernière navette décolle de son pas de tir… Barbara Fahy s’était jetée à corps perdu dans l’étude du projet, comme pour retrouver confiance en elle après le désastre de Columbia. On avait eu beau lui expliquer qu’elle n’était en rien responsable des défaillances techniques qui avaient conduit à la destruction de l’orbiteur, que nul ne lui en tenait rigueur et que sa carrière n’en serait pas entachée, elle ne pouvait s’ôter de la tête que c’était sa navette et qu’elle l’avait perdue. Toutefois, ses qualités de jugement étaient restées intactes et les conclusions qu’elle présenta à Paula semblaient solides. Un doute, cependant, persistait dans l’esprit de Benacerraf. OK pour une équipe de contrôleurs réduite. Mais si jamais une situation à la Apollo 13 se déclenchait à bord, à mi-chemin de Jupiter, l’équipage aurait besoin d’une aide rapide de la part d’experts au sol pour revoir les procédures de vol, recevoir des conseils techniques de survie, avoir la possibilité de tester des solutions à partir de simulateurs… Ils n’auraient peut-être pas le temps d’engager et de former le personnel requis. Barbara Fahy convoqua les contrôleurs en chef de son équipe et, avec Benacerraf, ils discutèrent ensemble du projet. Ils écoutèrent avec attention, dans un silence mêlé de peur et de stupéfaction. Si la NASA envoyait un véhicule sur Saturne, il reviendrait à ces jeunes gens brillants de s’assurer du bon déroulement des mises à feu et de la combustion ainsi que de l’orientation du vaisseau. Ils devraient surveiller la totalité du trajet jusqu’à Titan et se tenir prêts en cas d’urgence. Ils se montrèrent globalement sceptiques et plutôt hostiles. — Comment voulez-vous qu’on y arrive ? — C’est impossible. Tous nos systèmes ont été conçus pour des missions en orbite terrestre basse. — Comment pouvez-vous croire… Fahy connaissait son monde ; elle leur donna un délai. — Réfléchissez-y pendant quelques jours, leur dit-elle. Je ne vous demande pas de trouver toutes les solutions d’un coup. Parlez-en autour de vous. Allez discuter avec des anciens d’Apollo pour connaître les problèmes qu’ils ont pu rencontrer lors de missions habitées dans l’espace lointain. Contactez les types de JPL ; ils vous donneront des tuyaux sur les techniques de navigation interplanétaire. Je sais que c’est un sacré défi à relever, les gars, le plus grand depuis Apollo… — Mais, geignit un jeune contrôleur, ces types des années soixante pouvaient s’attendre à faire carrière à la NASA, à participer à plusieurs missions. Là il s’agit d’un vol unique. Fahy le foudroya du regard. — Nous parlons d’une mission vers Saturne, bon sang ! La plus grande aventure dans toute l’histoire de l’humanité. Même Armstrong sera enfoncé. Ça ne vous fait rien de pouvoir en être ? Il n’y eut pas de réponse. Décidément, je ne comprendrai jamais cette génération, se dit Benacerraf. Deux jours plus tard, Benacerraf, Fahy et ses coéquipiers étaient en réunion pour discuter des détails de la mission. Ils examinèrent sur des écrans d’ordinateurs superpuissants de grandes cartes indiquant la trajectoire et les positions exactes des différentes planètes au cours des décennies à venir ; ils passèrent en revue diverses options possibles, compte tenu de la durée de la mission et de la masse placée initialement en orbite terrestre. Finalement, les calculs convergèrent vers une trajectoire optimale. Celle-ci était en gros similaire au trajet complexe effectué par Cassini. Commençant par un survol des planètes inférieures, la Terre et Vénus, la trajectoire s’éloignait progressivement vers la périphérie du système solaire, en utilisant l’assistance gravitationnelle fournie par Jupiter. Une fois discutés tous les paramètres de la mission, ils décidèrent d’une date pour le lancement : janvier 2008. Ce qui leur laissait finalement très peu de temps. Pourtant, ce calendrier différait peu de ce que Benacerraf s’était imaginé. Il resterait un an avant que Maclachlan occupe le fauteuil de président et que les types de l’armée de l’air trouvent le moyen de mettre un terme aux activités de la NASA. Quant au regain d’intérêt pour les vols spatiaux suscité par les avancées chinoises, il risquait de faire long feu d’ici peu. Ils n’avaient pas le choix. C’était maintenant ou jamais. Si les Américains voulaient voyager plus loin que la Lune, c’était en 2008, point final. Benacerraf scruta les courbes de trajectoire qui s’affichaient sur les écrans. — Je n’arrive pas à croire que nous puissions obtenir ce genre d’informations aussi rapidement, fit-elle remarquer à Fahy. — Le paradoxe de notre civilisation est que nous sommes à même de calculer des trajectoires de navigation interplanétaire sans avoir jamais osé les mettre en application. — En réalité, déclara fièrement le contrôleur Gary Munn, nous pouvons effectuer ce type de calcul dans les deux sens : vers le futur ou le passé. Dès les années soixante, il y eut des projets d’orbite de transfert à partir de Vénus pour rejoindre Mars. C’est instructif de pouvoir replacer les planètes dans leur configuration prévue en 1982 ou 1986 et d’apprécier la précision des calculs effectués par les chercheurs d’alors. Il déplaça son curseur à toute vitesse et montra à Benacerraf les trajectoires calculées pour 1982,1986 et 1992. La vue de ces images d’une précision extraordinaire de missions qui n’avaient jamais vu le jour plongea Benacerraf dans une mélancolie douloureuse. Elle prit contact avec Mal Beardsley, directeur adjoint du programme, responsable de la sécurité en vol. Mal était un vieux routier, un ancien de chez Morton Thiokol, principal fournisseur de propulseurs à poudre après l’accident de Challenger. Sa réaction fut immédiate : cette femme était folle à lier. Ils s’entretinrent pendant une demi-heure, au cours de laquelle Benacerraf n’eut guère l’occasion de défendre son projet de mission. Beardsley quitta la pièce en secouant la tête. Elle se força à garder le sourire, sachant qu’elle serait souvent confrontée à ce type de réaction. Pourtant, deux jours plus tard, Beardsley lui transmit son rapport sur écran souple. Il avait envisagé divers cas d’interruption de mission. Depuis toujours, une des principales préoccupations de la NASA était de préparer des scénarios d’abandon en cas de pépin. À de nombreuses reprises, cette politique avait porté ses fruits. Par exemple, le recours au module lunaire comme bouée de sauvetage lorsque le module de service Apollo 13 avait rendu l’âme avait en fait déjà été expérimenté lors d’un vol précédent. À la suite de Challenger, les programmes de navette avaient été enrichis d’un tas d’options d’annulation supplémentaires, notamment pendant la phase de montée. Ce qui augmentait considérablement les chances de survie, à la fois sur le papier et dans la pratique. Le vol en orbite terrestre ne poserait guère de problèmes. Il suffisait d’appliquer les procédures d’annulation habituelles. Par exemple, si les moteurs principaux se mettaient à dysfonctionner au moment du décrochage orbital, on pourrait toujours les éteindre et les remplacer par les OMS et les propulseurs à gaz pour ramener le vaisseau sur Terre. Toutefois, si une panne intervenait au niveau des moteurs principaux bien après qu’ils auraient quitté l’orbite, les OMS et les moteurs à gaz ne parviendraient pas à compenser la vitesse atteinte par le vaisseau. L’équipage se verrait alors contraint d’utiliser le vol interplanétaire. Mais même dans ce cas, une interruption de vol était possible. L’engin pourrait modifier sa trajectoire et son survol de Vénus pour un rendez-vous plus tôt que prévu avec la Terre. On pouvait même imaginer un retour sur Terre en passant par Jupiter. Évidemment les difficultés posées par ce type d’entrée seraient colossales. Beardsley avait calculé que les modules de commande Apollo, conçus pour supporter un éventuel retour dans l’atmosphère terrestre directement depuis la Lune, offraient la meilleure chance de survie pour l’équipage. C’est pourquoi il s’opposait farouchement à toute modification des boucliers thermiques des capsules. Benacerraf songea avec effroi qu’un retour sur Terre de ce type risquait de mettre en péril la vie des hommes à bord. Un contournement par Vénus ou Jupiter prendrait des mois, voire des années, au cours desquels l’équipage devrait lutter pour survivre à l’intérieur d’un véhicule endommagé. Passé Jupiter, aucune interruption n’était plus envisageable. Benacerraf prit rendez-vous avec d’autres cadres supérieurs de la NASA. Le premier eut lieu avec le directeur du CSJ, Millie Rimini, une femme au caractère endurci, âgée d’une soixantaine d’années, particulièrement soucieuse de son budget. Benacerraf monta deux étages jusqu’au bureau de Rimini, embarquant au passage Barbara Fahy pour donner plus de crédibilité à ses arguments. Le boulot de Rimini consistait à préparer en douceur la fermeture du centre, suivant l’objectif que s’était fixé Hadamard. Forte de ce savoir, Benacerraf s’efforça de lui présenter sa mission comme une solution temporaire au problème du centre. Au mieux, ce nouveau programme contribuerait à sauver quelques emplois au CSJ. Au pire, il créerait un élan d’enthousiasme général qui remonterait le moral des troupes et ferait passer la pilule des transferts, mises en préretraite et licenciements à venir. Ce qui valait d’ailleurs pour les autres centres gérés par la NASA. Benacerraf connaissait la musique pour avoir autrefois dirigé en tant qu’ingénieur des projets d’étude à gros budget. Dans ces cas-là, les gens pensaient toujours à leurs intérêts personnels et cherchaient avant tout à tirer leur épingle du jeu. Pour avoir une chance de succès, il fallait s’arranger pour que les objectifs du projet coïncident avec ceux des principaux décideurs. Rimini en faisait partie. Restait à Benacerraf à la convaincre des profits qu’elle pourrait tirer d’une mission vers Saturne. Une matinée suffit à la persuader de collaborer au projet. Rimini lui suggéra de soumettre son plan à d’autres pontes de l’Agence. Elle organisa pour ce faire une réunion au Centre spatial Marshall, en Alabama, convoquant les hauts fonctionnaires de Houston, du Cap et de Marshall. Rimini présida la réunion. Benacerraf ne s’attendait pas à rencontrer une telle opposition de la part de certaines personnalités réputées pourtant être de farouches défenseurs de la conquête spatiale. Les dirigeants du Cap, déjà mis au fait par Marcus White, ne virent aucun obstacle majeur – temporel ou financier – à redéfinir un site de lancement pour Saturne. Quant aux navettes-cargos, n’étant qu’une simple variante de la navette classique, elles pourraient décoller suivant les procédures habituelles des STS, qui avaient déjà fait leurs preuves cent quarante-trois fois auparavant. Mais les vieux briscards de Marshall se montrèrent plus rétifs avec leur approche technologique inflexible et conservatrice héritée tout droit de l’époque de von Braun. À leurs yeux, ce programme était trop en avance sur son temps. Se rendre sur Saturne par propulsion chimique était une imbécillité rare. Il fallait plutôt relancer le programme NERVA de propulsion nucléothermique et placer sur orbite une série de réacteurs nucléaires transportés par navette… On s’empressa de souligner que personne ne serait assez fou pour faire subir à une fusée nucléaire les risques sérieux inhérents à chaque lancement de navette. En outre, faire revivre un programme tel que NERVA, abandonné depuis 1970, coûterait des milliards de dollars. Certes, l’utilisation d’un engin à propulsion chimique pour se rendre sur Saturne n’était pas idéale. En comparaison, l’exploration de l’Antarctique à bord d’une yole paraissait presque raisonnable. Mais dans le futur immédiat, c’était le seul bateau prêt à partir. Petit à petit, les gens de Marshall se rangèrent à leur avis. Tout le monde décida d’étudier le projet plus en détail. Toutefois ils étaient tous d’accord pour dire qu’il était encore trop tôt pour en faire part à Jake Hadamard. Les deux femmes travaillèrent d’arrache-pied pendant les mois qui suivirent. Benacerraf demanda à Millie Rimini d’organiser au CSJ un débat autour du projet. Il y eut deux journées d’intense consultation. Benacerraf s’était préparée à jouer l’avocat du diable au cas où, afin d’aborder tous les aspects délicats de la mission. Finalement, elle n’eut pas à le faire au vu du scepticisme général qui accueillit le projet. Malgré tout, les gens du CSJ conclurent qu’il n’y avait pas d’obstacle technique majeur à un vol vers Saturne. Mais elle n’était pas entièrement satisfaite. Elle convoqua Beardsley pour qu’il organise un autre débat autour des consignes de sécurité. Elle-même s’entretint avec les cadres supérieurs du programme de la navette et les principaux constructeurs. Plus tard, Rimini anima une conférence avec les dirigeants de l’Agence au QG de la NASA, à Washington, afin de tout passer en revue une nouvelle fois. Ce fut un défilé permanent de réunions et de débats contradictoires, où les arguments de chacun furent examinés avec soin. Benacerraf fit installer un lit de camp dans son bureau du CSJ, car il lui arrivait de ne pas rentrer chez elle à Clear Lake plusieurs soirs d’affilée. Au cours de cette période, elle eut le temps de peaufiner sa campagne, qui devait s’étaler sur dix-huit mois. Au fur et à mesure, elle se rendit compte qu’elle gagnait du terrain en s’acharnant à convaincre les gens qu’ils pouvaient non seulement relever le défi, mais que c’était leur devoir de le faire. Si la NASA avait pu envoyer Apollo 8 en orbite autour de la Lune grâce à une fusée Saturn pilotée, alors, après cinquante années de vol spatial, elle trouverait bien le moyen de rassembler les énergies pour ce vol ultime… Les réactions furent positives dans l’ensemble. Mais elle n’avait toujours pas soumis son projet en dehors des cercles restreints de l’Agence, dont les membres, malgré leur âge avancé, étaient tous plus ou moins des fous d’astronautique. Pas étonnant dans le fond que ces types qui travaillaient pour la NASA fussent excités comme des puces à l’idée d’une mission sur Titan. Malheureusement, s’avouait Benacerraf, leur vision des choses n’était guère partagée par le reste du monde. Et Jake Hadamard n’en faisait sûrement pas partie, ce qui expliquait sans doute son choix comme administrateur. Elle était consciente qu’Hadamard répugnerait à faire courir de tels risques à l’Agence et à lui-même en acceptant une mission aussi extravagante. Refiler les orbiteurs à la Navy pour leurs expériences de tir coûtait moins cher, surtout en vies humaines. En cas de pépin, elle savait que la réaction immédiate des autorités et du public serait de blâmer les responsables pour leur manque de lucidité et leur orgueil démesuré. Et c’était à Hadamard que ces critiques seraient adressées. Réussir à l’enrôler dans le projet était la tâche centrale – et la plus délicate – de sa mission. Vue d’en haut, Jiang Ling trouva que Houston et ses environs ressemblaient à une étrange planète colonisée par des extraterrestres malfaisants. La côte était un labyrinthe de baies, de canaux, de lacs, de bayous et de lagons remplis d’une eau noire et huileuse. Un voile de pollution planait au-dessus des raffineries placées sur le pourtour de Galveston Bay. La déléguée de la NASA qui l’accompagnait pointa Galveston Island du doigt. Jiang discerna un long ruban jaune pâle – sans doute une plage de sable fin –, et au large, ce qui ressemblait à une gigantesque plate-forme pétrolière. Son guide lui apprit que la plate-forme servait en fait à pomper le sable du fond de la mer pour le déverser sur le rivage. À l’origine, la plage était couverte de galets. Jiang fut ébahie par le ton de fierté exagérée avec lequel son accompagnatrice débita son boniment. L’avion, un 747 de la compagnie Cathay, amorça sa descente. Elles quittèrent rapidement l’appareil et passèrent la douane à toute vitesse. Le hall d’arrivée était glacial. Jiang était vêtue d’un simple pantalon et d’une veste légère. Elle regretta de ne pas avoir apporté de vêtements plus chauds. Mais une fois sortie du hall, la chaleur qui régnait en ce midi de juillet à Houston lui fit l’effet d’un choc. L’air était saturé d’humidité et elle fut assaillie par la lumière aveuglante que réfléchissaient les plaques d’asphalte lisses et les carapaces de voiture agglutinées devant l’aéroport. Une limousine noire étincelante l’attendait avec un message de bienvenue clignotant sur un gigantesque écran souple : Bienvenue Jiang Ling, Première Femme Astronaute Chinoise. Le message était traduit en espagnol, en chinois et en anglais. Elle grimpa dans la voiture. Elle eut l’impression de pénétrer à l’intérieur d’un long couloir capitonné. Devant elle, une petite table portait des verres de Champagne et une carafe d’eau fraîche, et sur les côtés étaient encastrés de petits écrans de télévision. Un Chinois était assis à l’intérieur : Xu Shiyou, un haut fonctionnaire du Parti attaché à l’ambassade, qui allait lui servir de chaperon pendant toute la durée de son séjour. C’était un homme obèse – encore une victime des régimes américains à base de graisses saturées, pensa-t-elle – au crâne entièrement dégarni. Jiang avait l’habitude des visites planifiées et sous haute garde. Elle était prête à accepter son rôle de carte maîtresse du Parti et la surveillance sans relâche qui allait de pair. C’était le prix à payer si elle voulait retourner un jour dans l’espace. La porte se referma derrière elle et elle se retrouva piégée dans ce cocon luxueux qui sentait le cuir neuf. La limousine démarra. Bien que les vitres fussent parfaitement lisses et transparentes, le paysage était subtilement déformé. Le verre était épais, sans doute blindé. Elle se prit à frissonner. Le froid seul n’était pas en cause. Bien qu’elle eût accompli plusieurs fois le tour de la Terre dans sa Lei Feng 1, c’était la première fois qu’elle quittait la Chine. Elle s’inquiéta de savoir comment elle, premier astronaute de son pays à avoir volé dans l’espace, allait être accueillie dans le pays de Glenn et d’Armstrong. L’aéroport était situé dans l’agglomération urbaine de Houston. La limousine se faufila sur l’autoroute au milieu des voitures en direction du centre ville. La circulation était dense et la pollution atmosphérique atteignait des sommets. Quoique le réseau routier de la ville fût résolument moderne et propre, Jiang se sentit propulsée en arrière dans le temps. Houston avait véritablement explosé avec l’industrie spatiale dans les années soixante et le boom pétrolier des années soixante-dix. Depuis, Houston s’était considérablement assagie. D’immenses affiches publicitaires placées sur le bord de la route obstruaient régulièrement sa vue. Nombre d’entre elles étaient rédigées en espagnol. Elle ne s’attendait pas à voir autant de verdure, mais celle-ci était sagement ordonnée, comme dans un parc. Des arroseurs automatiques surgissaient de toutes parts et fonctionnaient à plein régime, même à cette heure-ci. Jiang contempla les gerbes brillantes, les pelouses mouillées, imaginant les tonnes d’eau qui s’évaporaient dans l’air à chaque seconde au milieu de cette bouillante cité. Elle fit part de ses impressions à Xu Shiyou. Le contraste avec les rationnements d’eau en Chine était pour le moins choquant. La raréfaction du liquide touchait d’ailleurs la totalité de la planète. La croissance démographique et les besoins des pays industrialisés – dont faisait partie la Chine – risquaient d’épuiser gravement les ressources en eau de la planète. — Vous avez raison, dit-il en souriant. Mais avant que nous puissions acheminer par pipelines l’eau des nappes phréatiques du Texas jusqu’à nos jardins assoiffés de Pékin, il se passera un long moment et cela ne sert à rien de se lamenter. Jiang eut la désagréable impression qu’il se moquait d’elle. — Mais votre remarque est tout à fait juste, ajouta-t-il sur un ton qui se voulait rassurant. Il salua Houston en agitant sa grosse main par la vitre de la portière. — La civilisation américaine, poursuivit-il, est d’une bêtise et d’une vacuité inouïes. Regardez-moi ça ! Ils font même de la publicité pour leur Dieu. Elle regarda de nouveau par la fenêtre. Xu avait raison. Entre une affiche publicitaire pour un shampoing, et une autre vantant la fraîcheur d’une boisson non alcoolisée ou une marque d’implants faciaux, on trouvait un énorme placard montrant un crucifix ou Jésus-Christ. — Les Américains sont un peuple libre, murmura Xu Shiyou. Aucune personne sensée ne peut le nier. Mais il y a plus que la liberté sur cette Terre. Je vis et je travaille ici depuis trois ans, et il m’apparaît clairement que les Américains ne comprennent pas le monde, passé leurs frontières. Ils en ont même peur. Elle l’écouta débiter son sermon tout en contemplant le paysage qui défilait sous ses yeux. Les bureaux gris du centre ville s’élevaient vers le ciel brumeux comme une forêt de tours de lancement. La « Big s », la grosse fusée Saturn V exposée au CSJ comme un antique trophée, était ce jour-là couverte d’échafaudages et protégée du public par un cordon de sécurité. L’ordre avait été donné par Benacerraf d’inspecter l’engin sous toutes ses coutures afin d’évaluer ses chances de pouvoir revoler un jour. Marcus White, que l’on avait chargé d’accompagner la petite astronaute chinoise au cours de sa visite du centre, n’avait pas trouvé de meilleure idée que de lui montrer l’oiseau blessé. Munis de casques de chantiers ils passèrent à l’intérieur du périmètre de sécurité. Outre sa fonction de guide, White avait envie de se faire sa propre idée de l’état du lanceur. Il se dit qu’il pourrait profiter de cette petite visite imposée par les Relations publiques pour apporter sa contribution aux études prospectives de la mission Titan. Ils longèrent les cent dix mètres de long de la fusée aux rayures noires et blanches, la tour d’évacuation et la capsule Apollo, complètement désarticulées, les cylindres évasés du troisième et deuxième étage, ainsi que les tuyères béantes des cinq moteurs F-1 du premier étage. La fusée AS-514 conçue pour une dernière mission lunaire Apollo gisait sur le côté, en plusieurs morceaux, ce qui facilitait, il est vrai, l’inspection de ses divers étages et éléments. Depuis trente ans, elle subissait l’affront des intempéries et de la rouille. Les triangles d’acier qui maintenaient la fusée au sol étaient festonnés de toiles d’araignée. Les couleurs du drapeau américain peint sur le deuxième étage S-II à hydrogène liquide étaient passées, et des coulures rouges couraient le long de la cloque blanchâtre. De la mousse avait même poussé sur les parties entoilées des moteurs-fusées. La vieille dame avait grand besoin qu’on s’occupe d’elle. Des employés de la Division construction industrielle du CSJ s’affairaient tout autour. L’un d’eux, harnaché comme un alpiniste, était en train de grimper le long du premier étage S-IC et prélevait des échantillons du revêtement. Jiang contemplait les réservoirs de pressurisation des cinq moteurs J-2 du deuxième étage, grandes sphères métalliques qui étincelaient dans la lumière diffuse. — C’est magnifique ! s’exclamat-elle avec un sourire radieux. — Ouais, grommela White. Sauf que ce damné programme spatial méritait mieux que des photos souvenirs. — Vous croyez ? Mais cette créature, général White, est vraiment datée. C’est tellement mal fichu. Juste un tas de boulons et de rivets enduits d’une couche de vernis… — Je regrette, mais pour moi, c’est plus que des rivets, des boulons et de la peinture. Ce bébé avait été construit pour aller sur la Lune. Elle a bien du mal aujourd’hui à remplir la mission que nous lui avons fixée, à savoir rester couchée dans l’herbe pendant trois décennies. Une trappe d’accès était ouverte au sommet du deuxième étage. Jiang et White jetèrent un coup d’œil à l’intérieur. — Vous savez, lorsqu’ils l’ont ouverte pour la première fois en quinze ans, ils ont trouvé un tas de petits squelettes de souris et d’oiseaux sur trente centimètres de hauteur. Le fond était recouvert d’une couche épaisse de guano déposé par les pigeons et les chouettes. — Personne n’a rien fait pour éviter ça ? — Si. Toutes les ouvertures ont été protégées par des filets pour empêcher les oiseaux d’y pénétrer. Les bouches d’aération de la coque ont été bouchées… Mais ça ne sert à rien si on néglige de l’entretenir périodiquement. Ils ont bien essayé d’enduire le deuxième étage d’une couche de mousse de polyuréthane pour l’isoler. Mais les UV sont particulièrement dévastateurs par ici. Résultat : il y a des trous énormes dans le revêtement. À certains endroits, ça ressemble presque à la surface de la Lune tellement c’est abîmé. Même la peinture n’est pas d’origine. Ils ont utilisé des décalcomanies, comme pour une maquette, pour remplacer les inscriptions et les drapeaux manquants. Qu’est-ce que vous en dites ? C’est comme si on s’amusait à taguer la chapelle Sixtine. Ça va être un sacré boulot pour la remettre à neuf. — La remettre à neuf ? interrogea Jiang en le fixant du regard. White sut qu’il en avait trop dit. Mais quand même, à soixante-dix ans et un aller-retour sur la Lune, il pouvait se permettre de temps à autre de la ramener un peu devant une fille beaucoup plus jeune que lui. — Ben oui. Vous savez, les constructeurs ont fait pas mal de progrès depuis l’assemblage des Saturn. Grâce à la CFAO(22) et les nouveaux composés et alliages aluminium-lithium qui sont beaucoup plus légers et solides que ce foutu aluminium… Si on arrivait à réparer cet engin, on pourrait augmenter considérablement ses performances. Jiang fut prise d’un fou rire. — Peut-être bien. C’est un beau rêve en tout cas. Je comprends maintenant pourquoi ça vous met tellement en colère de voir votre « Big s » dans cet état. — Ah ! pour ça, ils ont réussi leur coup. Tout ce qu’ils avaient à faire, c’était de la laisser pourrir ici. Ils se sont même débrouillés pour la transformer en pièce de musée. Jiang fit la grimace. — Au moins, on honore cette fusée comme la relique d’un passé glorieux. White passa ses doigts le long de la coque érodée de AS-514. — Une relique… insista-t-il. La gosse avait l’air de piger. Elle avait bien enregistré le dernier mot. Mais la « relique » ne le resterait plus très longtemps, se dit Marcus, soudain rasséréné par cette perspective. Les techniciens inspectaient maintenant le dessous de la fusée. Ils firent signe à White et adressèrent un sourire à la fille. Bien sûr, pas mal d’erreurs avaient été commises par le passé. Et cette pauvre fusée en était la preuve incontestable. Mais White sentit que les beaux jours étaient revenus, comme à l’époque d’Apollo, lorsque tout le monde se donnait à fond et que le reste importait moins que de savoir ce qu’on avait à faire et de le faire pleinement. Même si cela n’allait pas durer, la NASA allait peut-être retrouver son élan initial et réussir cette mission Titan, réaliser une dernière prouesse. Le Colisée de Houston était un vaste hall souterrain en forme d’arène, qui faisait penser à Jake Hadamard à un gigantesque parking vidé de toutes ses voitures. Ce jour-là, le plafond était orné de petites maquettes du vaisseau spatial Lei feng 1. La climatisation avait rendu l’atmosphère de la salle aussi glaciale que celle d’une morgue. Tout le monde attendait la délégation chinoise, l’air raidi et frissonnant. Des centaines de gens attendaient en rangs d’oignons : des groupes de musiciens, des policiers, des pompiers, la Garde nationale, des hommes politiques et des industriels arrivés en décapotables. Hadamard lui-même était venu accompagné de ses troupes : Marcus White, Paula Benacerraf et sa famille, ainsi que des directeurs du CSJ. Au fond de la salle, se tenait sur une estrade Xavier T. Maclachlan, le député texan aux dents longues, qui avait organisé l’événement. C’était un homme mince, aux oreilles décollées, âgé d’une cinquantaine d’années. Il toussait bruyamment dans un micro et agitait son chapeau de cow-boy pour saluer énergiquement ses invités. Hadamard avait froid et s’ennuyait ferme ; il consulta sa montre. Plus que quelques minutes avant l’arrivée de cette astronaute chinoise. Al Hartle fonça vers lui, étincelant dans son uniforme de brigadier général. Il serrait dans sa main un verre de bourbon. Hartle était un personnage puissant au sein du programme spatial de l’armée de l’air. — Ils n’ont pas mégoté sur les moyens, dit-il. Hadamard trouva Hartle comique avec sa raideur toute militaire et sa tête cylindrique qui sortait de ses épaules carrées. Visiblement, il était un peu ivre, et on le sentait bouillonner intérieurement. — Vous trouvez ? demanda Hadamard. — En 1961, on a envoyé John Glenn en tournée mondiale. Aujourd’hui, c’est nous qui recevons et qui devons faire la courbette à cette putain de coco chinoise. — Tout de même, ils ont réussi à la mettre en orbite, Al. — Comme nous jadis, grommela Hartle. Tout ça c’est de la géopolitique. C’est juste pour nous montrer qu’ils en ont eux aussi. — Une guerre des nerfs spatiale ? Sans doute. Mais ils n’ont plus grand-chose à prouver. Le PIB de la Chine a dépassé le nôtre depuis des années. — Je sais. Ça, cette femme en orbite plus ce satané crash de la navette nous ont foutu les jetons. Nous revoilà partis pour un Spoutnik numéro 2. Le premier nous avait poussés à lancer le programme Apollo. Un vrai désastre, mon vieux. Cinquante ans après, on ne s’en est toujours pas remis. Il interrogea Hadamard du regard. — Alors, vous jetez encore du fric dans cette passoire de navette ? Hadamard se mit à rire. — Je vous le dirai si vous me dites où vous en êtes de votre programme Black Horse. Hartle poussa un grognement et avala une rasade de bourbon. — Vos cadets de l’espace n’ont pas encore répondu à notre proposition L5. La proposition L5. désignait les recommandations officielles de l’US Air Force concernant le recyclage des navettes au sol et de la Station. L’armée de l’air souhaitait que la Station fût complétée pour être convertie en station de surveillance militaire – voire en gigantesque port spatial bourré d’explosifs – qui serait déplacée jusqu’au cinquième point de Lagrange(23) du système Terre-Lune. Hartle pointa un doigt sur la poitrine d’Hadamard. — Ça, c’est l’avenir du programme spatial. L’espace circumterrestre s’étend jusqu’à quatre-vingt mille kilomètres de la Terre. Celui qui possédera l’espace circumterrestre dominera la planète tout entière. Celui qui possédera la Lune dominera l’espace circumterrestre. Celui qui tiendra les points L4. et L5. commandera le système Terre-Lune. Hadamard but une gorgée et déclara : — Peut-être bien que vous avez raison, Al, mais… — Et la Chinoise, qu’est-ce que vous en faites ? siffla-t-il. Ces connards pensent peut-être que ce siècle sera le leur. Ils ne cachent plus leurs visées expansionnistes, et ils ont déjà rameuté dix autres pays, de Taïwan à la Russie est-asiatique, en passant par les îles Spratly dans la mer de Chine méridionale… Même les Australiens flippent déjà. — C’est si grave que ça ? murmura Hadamard. Notre artillerie est tellement en avance sur la leur qu’on peut encore leur barrer la route pendant longtemps. Et… Mais Hartle ne l’écoutait pas. — Si nous n’occupons pas les Lagrange au plus tôt, ce sont ces putains de communistes chinois qui le feront à notre place. Alors, nous serons fichus, Hadamard. Et nous serons à leur merci pour le restant de nos jours. Comme à l’époque de la dynastie Qing(24). Relisez vos cours d’histoire, mon vieux. Il avança vers le directeur de la NASA et vint coller tout près de lui sa face d’aigle burinée par les vols à haute altitude sous le Soleil brûlant du désert. Sa colère jusqu’ici contenue se déchaîna soudain. — Écoutez-moi, dit-il avec véhémence. Actuellement, des connards de la NASA échafaudent des plans crétins pour relever le défi de la « Chinoise-dans-l’espace ». Une sorte de grande aventure à la Flash Gordon, vous voyez. Ils veulent relancer la machine et tout le tintouin. C’est du délire. Vous m’entendez. Si vous essayez de faire voler quoi que ce soit, on ne vous ratera pas, mon vieux. Hartle fit un pas en arrière, fixa une dernière fois Jake Hadamard puis fendit la foule à pas majestueux. Grands dieux ! se dit Hadamard, tremblant de colère. Il but une nouvelle gorgée pour retrouver son calme. Je ne l’avais jamais vu en colère comme ça. Mais nous ne sommes pas en guerre, que je sache. Il avait beau sentir ces choses-là d’habitude, il n’arrivait pas à savoir si l’animosité de Hartle était représentative de l’armée tout entière, ou bien si Hartle était une sorte de franc-tireur aigri de n’être plus écouté. Toutefois Hadamard devait prendre une décision au sujet des navettes. Personne ne souhaitait revenir à un rythme soutenu de vols réguliers en faisant alterner les trois orbiteurs. Le risque était trop grand. À vrai dire, une mission unique se tenait politiquement parlant. Il ne restait plus qu’à entendre les recommandations de Benacerraf. Quoi qu’il en soit, Hartle s’était trompé de cible. Hadamard n’était pas un de ces fous de l’espace, loin s’en faut. La seule chose qui l’intéressait, se répétait-il, était de savoir gérer convenablement un budget. Si la NASA ne devait plus lancer qu’un seul feu d’artifice de 4 juillet(25), ça lui serait complètement égal. Mais bizarrement, il se surprit à rêver à des missions comme celles imaginées par Marshall, à de chouettes balades sur la Lune, Mars ou Vénus, plutôt qu’à la construction de quelque monstrueuse station spatiale militaire à la Buck Rogers. Il ne pouvait s’ôter de la tête l’image de l’orbiteur s’écrasant au sol, celle du Moonwalker grisonnant resté aux manettes jusqu’au bout. Il trouva Paula Benacerraf en compagnie de sa fille et d’un petit garçon visiblement agité. La fille de Paula portait un tatouage noir sur sa joue droite et un badge ringard sur sa robe blanche, où s’inscrivaient trois lettres mystérieuses : NED. — J’ai déjà vu ce genre de tatouage, grommela Hadamard. J’ai toujours cru que c’était le signe de problèmes communicationnels… Jackie secoua la tête. — C’est une protestation silencieuse. — Contre quoi ? — Contre la fermeture du Net. — Ah ! Dieu du ciel, pensa-t-il. Elle doit faire référence à l’amendement de la loi sur la répression du crime informatique. Suite à l’invasion du Net par les pédophiles, les néonazis et les fabricants de bombes artisanales, la police avait décidé d’interdire et de poursuivre tout serveur coupable d’avoir fait transiter du matériel prohibé. Ce qui visait en réalité la quasi-totalité des serveurs. — Je ne me suis jamais moi-même beaucoup servi d’Internet, admit Hadamard. — Au cas où vous voudriez savoir, intervint Benacerraf avec aigreur, nous n’avons plus qu’un seul serveur autorisé, celui de Disney-Coca Cola. Tous les logiciels d’accès sont désormais pourvus de puces de cryptage intégrées. Nous ne valons guère mieux que la Chine et son agence de presse officielle, Xinhua, qui centralise toutes les informations. Cette pauvre astronaute chinoise ne doit pas trop se sentir dépaysée. Jackie est journaliste, ajouta-t-elle avec aigreur. Elle prend cela très au sérieux. — Tu ferais la même chose si ta carrière était fichue à cause de ça, réagit Jackie sur un ton hargneux. Hadamard prit un air embarrassé. Il n’avait pas d’opinion précise sur le sujet. La fermeture progressive du Net était due aux « hackers », ces pirates de l’informatique qui s’étaient arrangés pour contourner les limites raisonnables qu’on leur avait fixées. En glissant, par exemple, des messages racistes codés ou des obscénités dans des fichiers images. Résultat : la quasi-totalité des fichiers sons et images avaient été supprimés sur ordre gouvernemental, réduisant ainsi le Web à une peau de chagrin. Cette décision avait provoqué l’ire des universitaires, des chercheurs et des businessmen qui n’étaient plus autorisés à envoyer de messages cryptés… Mais Hadamard, pour qui le Net n’avait été qu’un déversoir de conneries, s’en souciait comme d’une guigne. Le monde ne se portait pas plus mal sans ça. Jackie continuait à déblatérer sur le ton sentencieux qui caractérisait les jeunes de sa génération. — C’est le plus grand retour de bâton en matière de liberté d’information depuis Gutenberg. Le Net était un formidable outil qui ne méritait pas d’être diabolisé et contrôlé ainsi. Cette fermeture est un gros coup dur pour le progrès technique, l’éducation, l’emploi… L’attention d’Hadamard commençait à s’effriter. Son regard fut à nouveau attiré par le badge de Jackie fixé – difficile de l’éviter – sur sa poitrine, qu’elle avait petite et ferme. — NED. Qu’est-ce que c’est ? Une star de rock ? — Les nouveaux Luddistes(26), répondit Paula. — Ah ! j’en ai entendu parler. — Croyez-moi, Jake, je ne pense pas que ça puisse vous intéresser. Peut-être bien que si, songea-t-il. Il savait que Xavier Maclachlan avait récupéré certains slogans luddistes. Une grande partie de la jeunesse était sensible à cette propagande antiscientifique. C’était précisément à ce type de réaction viscérale que Maclachlan était à l’affût. Au fond de lui, Hadamard se sentait mal à l’aise vis-à-vis de Maclachlan et de ce qu’il incarnait : le protectionnisme et l’intégrisme religieux. Toutefois, il devait admettre que Maclachlan touchait des cordes sensibles au sein de l’électorat. Il était parfaitement possible qu’il réussisse à devenir le prochain président, comme l’indiquaient les sondages. Auquel cas, c’était à lui que devrait s’adresser Hadamard pour obtenir un nouveau poste. C’est pourquoi il n’était peut-être pas complètement inutile de savoir ce qui se passait dans la tête de Jackie et des gens de son âge. — À propos des Luddistes, déclara Benacerraf, j’ai entendu dire que nous avions perdu toute chance d’envoyer une mission sur Mars avec retour d’échantillons. — Ouais. Même pour un homme qui, comme Hadamard, ne croyait plus en la conquête spatiale, cette nouvelle l’avait profondément attristé. — Vous savez comment ils ont réussi à y mettre fin ? poursuivit-il. Il fallait d’abord obtenir une demande d’enregistrement des échantillons prélevés auprès du Département de l’Agriculture, ainsi qu’une autorisation d’atterrir auprès de l’État où aurait lieu la récupération. Au cas où les échantillons auraient abrité une forme de vie, comme cette météorite martienne, il y a quelques années. Le problème, c’est que nous pouvions atterrir n’importe où, si bien qu’on a été contraint de faire une demande auprès de chacun des États de l’Union. Puis il a fallu faire la même chose auprès des autres pays. Le premier refus que nous avons essuyé a sonné la fin du projet. Benacerraf secoua la tête. — Et voilà une grande mission qui nous échappe, une fois de plus, avec l’espoir de confirmer ce qu’on a pu trouver sur la météorite. Et merde ! Jadis, on envoyait des sondes sur Jupiter, les anneaux de Saturne, tout là-bas aux confins du système solaire. Maintenant on flippe à l’idée de récupérer une poignée de poussières récoltées sur Mars… Où sont passés notre bon vieux sens et notre esprit rationaliste ? Hadamard haussa les épaules. — C’était prévisible. L’idée que Mars puisse abriter des petites bébêtes a toujours semé la panique dans les esprits. C’est l’époque qui veut ça. Jackie était repartie dans sa diatribe et se disputait avec sa mère. Hadamard fit mine de ne pas écouter. Ce qu’il venait d’entendre ne le rapprochait pas des vues de Maclachlan. Il bafouilla un mot d’excuse et s’éloigna, laissant Paula Benacerraf à ses problèmes de famille. Debout sur l’estrade, Maclachlan entama un bref discours de bienvenue. Apparemment, la délégation chinoise n’allait pas tarder à arriver. Il sembla à Hadamard que le député cherchait à subjuguer son audience à tout prix en fixant des yeux l’objectif des caméras. Il y avait une certaine ironie à ce que Maclachlan, grand protectionniste devant l’éternel et farouche opposant de la conquête spatiale, se retrouvât là à accueillir une astronaute chinoise. Mais la politique l’exigeait. Maclachlan allait profiter de cet événement pour consolider les fondations populistes de sa campagne qui devait normalement aboutir à un plébiscite en faveur du parti républicain pour l’obtention de la Maison-Blanche en 2008. Hadamard observa la foule amassée autour de lui, tâchant de repérer des visages connus, réfléchissant à la manière dont il pourrait optimiser son temps de rencontre avec Maclachlan. Des acclamations dispersées s’élevèrent dans la salle. Hadamard se retourna. La délégation chinoise arriva en limousines, qui descendirent majestueusement la rampe jusqu’en bas. Entraînées par Maclachlan, les centaines d’invités applaudirent à tout rompre. Les voitures firent le tour du Colisée. Elles frôlèrent Hadamard avant de s’arrêter aux pieds du député. Hadamard aperçut à trois mètres le joli minois ovale de Jiang Ling. Elle lui parut jeune et vaguement effrayée. Il y avait de quoi. Une fois sortie de la voiture, escortée par un gros fonctionnaire chinois, elle révéla un corps mince d’environ trente-cinq ans, élégamment vêtu d’un costume Mao couleur pêche. Elle gravit les quelques marches qui la séparaient de Maclachlan. Celui-ci l’étreignit chaleureusement et déposa son chapeau de cow-boy sur sa jolie tête. Hadamard s’efforça d’imaginer cette jeune femme fragile lancée dans l’espace dans une de ces immenses fusées chinoises primitives, à l’image des fusées américaines des années cinquante. Le vol dans l’espace lui paraissait toujours aussi monstrueux, une sorte de sacrifice humain destiné aux dieux de la politique internationale. Mais en tant que directeur de la NASA ayant assisté au crash d’une navette spatiale, il ne se sentit guère le droit de s’adonner à ce genre de réflexions. Maclachlan, agrippant toujours Jiang par le bras, termina son discours par une phrase dans un chinois approximatif : « Ni chifanie meiyou ? » Maclachlan se mit à rire en voyant l’air déconcerté de Jiang et la serra dans ses bras une nouvelle fois. — Je lui ai demandé : « Est-ce que vous avez mangé ? » C’est la première chose qu’on demande toujours dans votre pays, n’est-ce pas Ji-ang ? La jeune et frêle Chinoise sourit nerveusement. — Eh bien, au moins vous êtes sûr de bien manger chez nous ! De la nourriture cent pour cent texane. Bon appétit, les amis ! Il poussa un hourra de triomphe assourdissant dont l’écho se répercuta jusqu’au fond de la salle. On ôta les couvercles de dix barbecues géants, placés au milieu de l’arène, et soudain l’air s’emplit d’une bonne odeur de viande de bœuf grillée. Les gens applaudirent à tout rompre. La jeune astronaute n’en revenait pas. Maclachlan toujours accompagné de son Spoutnik humain dégringola de l’estrade et se fraya un chemin à travers la foule. Hadamard le suivit discrètement. Un an après le crash de Columbia, Jackie, la fille de Benacerraf, vint passer quelques jours chez sa mère, accompagnée de ses deux enfants, Ben et Fred, âgés respectivement de quatre et cinq ans. Les garçons apportérent un peu de joie et d’animation dans la maison de Clear Lake, et Benacerraf passa autant de temps qu’elle put avec eux. Elle avait pris l’habitude de travailler la journée au CSJ, de consacrer ses soirées à ses petits-enfants et de passer la nuit à ébaucher le rapport qu’Hadamard lui avait réclamé. Une nuit, elle reçut la visite de Jackie. Celle-ci entra pieds nus dans la cuisine où Benacerraf s’était installée avec son écran souple étalé sur la grosse table en noyer, au milieu d’un fatras de notes et de documents. — Maman, tu es folle, dit Jackie affectueusement. Elle se dirigea vers le frigo et se servit un verre de jus de pomme. — Tu sais l’heure qu’il est ? Trois heures du matin. — Vraiment ? fit-elle. Je ne vois pas le temps passer. Elle se frotta le visage. Ses yeux la piquaient, et ses muscles endoloris lui faisaient mal. Jackie s’assit à la table. — Depuis quand ça dure ? — Euh, dix, onze mois. — Dix mois ? Dieu du ciel ! maman. — J’y trouve mon compte, tu sais. Je voyage beaucoup. Je fais des siestes dans l’avion ou dans la voiture. D’ailleurs, c’est bientôt fini. Je suis sur un projet. Lorsque ce sera terminé, je pourrai me reposer tout mon soûl. — Tu n’es plus toute jeune, tu sais. — J’imagine que c’est le devoir d’une fille que de dire ça à sa mère, soupira Benacerraf. Toi non plus, d’ailleurs. — Oui, mais moi j’en suis consciente. Et tu ne me verras jamais bosser dur comme ça, répondit Jackie avec un petit sourire. La vie est trop courte, maman. Je ne connais pas un seul travail qui vaille la peine de ruiner sa santé. Sérieusement, tu ne devrais pas les laisser te mettre la pression comme ça. Benacerraf croisa les mains derrière sa tête pour se masser les muscles du cou. — Les ? C’est moi et moi seule qui m’impose ce boulot. Après tout, je suis un cadre supérieur du programme spatial. Je dois faire en sorte de faire bouger les choses. De plus, contrairement à ce que tu peux penser, ce travail me plaît. — Si c’est le cas, pourquoi es-tu si ronchon ? — Bordel, je ne suis pas du tout ronchon… Au sourire ironique que fit Jackie, Benacerraf se tut. Elle était habituée à ce genre de discussions houleuses avec sa fille. « Qu’est-ce que vous avez, vous les jeunes ? N’avez-vous donc aucun respect pour le travail ? Vous ne prenez jamais rien au sérieux… » Cela faisait un moment que Jackie n’avait pas avancé dans sa carrière de journalisme. Il y avait des fois où Benacerraf ne pouvait plus supporter de voir sa fille gâcher sa vie ainsi, comme tant de personnes de son âge, passant d’une carrière à l’autre, d’une relation amoureuse à l’autre – dont sortaient parfois des enfants, comme lors du bref mariage de Jackie – pour s’embarquer vers une autre destination, aussi incertaine que les précédentes. Ce n’était pas tant le cours qu’avait pris la vie de Jackie qui l’ennuyait, que sa désinvolture, son manque de sérieux dans ce qu’elle entreprenait. Pour elle, il n’y avait pas lieu de se battre, de prendre ses responsabilités, de faire le moindre effort pour construire quelque chose. Benacerraf réprima l’envie de répondre vertement à Jackie. Le moment était mal choisi pour se bagarrer avec sa fille. Après tout, se dit-elle, peut-être que Jackie et les jeunes de sa génération ont raison de se comporter ainsi. Quand je pense à moi qui trime jusqu’au petit jour sur ce projet farfelu de Titan. Peut-être bien que j’ai fait mon temps. Peut-être que ce projet est l’ultime spasme de nos ambitions du siècle passé. Lorsque tout sera fini – lorsque les gens de ma génération auront disparu et que les dernières fusées auront été lancées – le monde rechutera dans sa léthargie habituelle et son pastoralisme high-tech. Jackie se leva pour masser les muscles du cou de sa mère. — Hum, c’est bon, dit Benacerraf. — Comme quand j’étais petite. — Tu avais déjà une sacrée poigne. — À force de jouer au tennis. — Tu aurais pu être chirurgien. Ou physiothérapeute… — Ou charpentier, comme Jésus, rit Jackie. Arrête, maman, je te vois venir. — Désolée. Jackie désigna du doigt un écran souple que sa mère venait de replier. — Vas-tu enfin me dire sur quoi tu travailles ? Je ne suis pas censée le faire, songea Benacerraf. Mais tu as le droit de savoir. Elle déplia l’écran souple et lissa soigneusement ses plis. Jackie se rassit et attira l’écran à elle ; elle passa son doigt sur la surface soyeuse – une habitude de lecture qu’elle avait contractée étant enfant. … L’objet de ce mémoire est d’obtenir votre autorisation d’utiliser la navette spatiale et les véhicules auxiliaires pour une mission habitée vers le satellite de Saturne, Titan, sans retour prévu à court terme. À long terme, nous envisageons une stratégie de ravitaillement et de récupération à partir de lanceurs spatiaux réutilisables. Les facteurs techniques et le degré de fiabilité ont été soigneusement étudiés, de même qu’il a été tenu compte de l’impact que le succès ou l’échec d’une pareille mission pourrait avoir sur l’Agence et son devenir. Je me suis efforcée de mesurer la totalité des risques et des gains inhérents à cette mission. De nombreux facteurs ont été examinés en détail au cours des derniers mois afin d’évaluer les moyens nécessaires à l’envoi sur Titan d’un équipage de cinq ou six astronautes. Le principal bénéfice pour l’Agence est de pouvoir maintenir, grâce à cette mission, les engagements financiers et politiques concernant le programme de lanceurs spatiaux réutilisables. En conclusion, je demande votre autorisation de mettre en œuvre ce nouveau programme afin de pouvoir décider d’une date prochaine pour le lancement. … Jackie repoussa l’écran souple vers sa mère. — Tu plaisantes, ou quoi ? — Pas le moins du monde, répondit Benacerraf en sirotant son jus de pomme. — Y a-t-il un lien avec ces conneries du JPL ? Mon Dieu, vous vous croyez où ? Vous n’êtes même pas foutus de voler en orbite et de rentrer sur Terre sans vous écraser en mille morceaux. Peux-tu m’expliquer comment tu comptes t’y prendre pour envoyer des gens sur Saturne ? — Qu’est-ce que ça peut bien te faire ? répondit Benacerraf dans un haussement d’épaules. Si ça t’intéresse tant que ça, tu n’auras qu’à lire les journaux quand ce sera rendu public. Jackie lui décocha un regard furibond. — Minute ! Ça y est. Je crois comprendre. Dis-moi si je me trompe… — Jackie, je… — Tu vas y aller. C’est ça. Tu veux faire partie de ce vol aller simple pour Titan. C’est grotesque ! Elle tapa du poing sur la table. — Maman, il est hors de question que tu ailles sur Saturne ! Benacerraf ne s’attendait pas à une telle explosion de colère. — Jackie, écoute-moi… — T’imagines pas ce que je ressens quand tu pars dans l’espace dans ces vieux rafiots usés. Je ne pouvais penser à rien d’autre qu’au danger qui te menaçait lorsque tu étais à bord de Columbia. Et quand la navette s’est écrasée, j’ai bien cru que je ne te reverrais jamais. Mes gosses sont encore trop petits pour comprendre, mais plus tard… Et voilà que tu parles de repartir une nouvelle fois et de ne plus revenir… — Ce n’est pas vrai. On peut envisager une récupération à partir de… — Mais tu ne comprends donc pas ? hurla Jackie, les yeux secs et le visage dur. Vos engins sont vétustes et peu sûrs. Votre risque minimum, c’est du baratin. Vous n’êtes qu’une bande de sales égoïstes. Benacerraf sentit sa propre colère monter. — Ça te va bien de me traiter d’égoïste. Je suis autre chose que ta mère, bordel ! Je t’ai élevée du mieux que j’ai pu. Et maintenant que te voilà adulte, j’aimerais bien vivre ma vie comme je l’entends… — Tu devrais mettre ça dans ton rapport, rétorqua Jackie en claquant la porte de la cuisine. Benacerraf demeura immobile pendant de longues minutes. Puis elle se replongea dans la rédaction de son mémoire. Hadamard se glissa à l’intérieur de la combinaison. Celle-ci ressemblait à un gros ballon blanc dégonflé, fait d’un tissu antiradiation. Il raccorda aux deux prises de son TR les cordons ombilicaux de son appareil autonome de survie qui servaient à l’alimentation en oxygène, à la régulation thermique et aux transmissions radio. À ses côtés, Buzz Aldrin, quatre-vingt-treize ans, chauve comme un œuf et excité comme une puce, enfilait sa propre combinaison. La combinaison lunaire, reconstituée à l’identique, parut incroyablement primitive à Hadamard. Etonnant, se dit-il, qu’aucun des Moonwalkers n’ait péri à cause d’une fuite sur l’un de ces tuyaux. Une fois la combinaison refermée, Hadamard tourna un bouton qui enclencha le système de ventilation de son appareil de survie. Il entendit le bourdonnement de la machine et aussitôt un courant d’oxygène frais vint lui balayer la face. La sensation qu’il éprouva était tout simplement extraordinaire, jusqu’au sang qui battait plus vite contre ses tempes. Il leva son pouce en direction d’Aldrin, qui acquiesça d’un sourire à l’intérieur de son bocal à poissons. Hadamard lut la première réplique : — Houston, ici la mer de la Tranquillité. Nous attendons votre « go » pour la dépressurisation cabine. — Base de la Tranquillité, ici Houston. Vous êtes « go » pour la dépressurisation cabine. Terminé. Aldrin ouvrit une vanne pour vider l’air de la cabine dans l’espace. Hadamard ne s’attendait pas à ce que cela prît autant de temps – en tout cas cela ne figurait pas sur la chrono qu’il avait apprise par cœur. Il fallut trois bonnes minutes pour que la pression chute à deux cents grammes. — Tout va bien ici, poursuivit Hadamard. Nous attendons juste que la cabine se vide entièrement pour déverrouiller la porte… Hadamard surprit une certaine raideur dans sa voix en lisant le prompteur. Il connaissait par cœur l’histoire du débarquement sur la Lune – du moins les premières minutes qui avaient précédé et suivi le premier pas – grâce aux milliers de reproductions, d’adaptations littéraires et de dramatiques télévisées qui en avaient été faites. On estimait que chaque foyer américain disposant d’un accès à Internet – en gros, la plupart des habitants du continent – pouvait consulter à tout moment les paroles échangées par Armstrong et Aldrin avec le Capcom. Les autres missions Apollo – les vols ultérieurs et même la suite de la mission Apollo 11 – étaient aujourd’hui tombées dans l’oubli. Mais le scénario de ces quelques minutes historiques était aussi connu du public que le récit de la Nativité. Bref, c’était un héritage lourd à porter. — Je vais voir si on peut l’ouvrir maintenant, dit Aldrin. Il tendit une main tremblante vers la poignée et tira sur la mince porte d’acier. Celle-ci demeura close. Aldrin tira alors de toutes ses forces. Hadamard craignit qu’il ne finît par arracher la fine cloison de métal du module lunaire. Finalement, Aldrin réussit à décoller un coin de la porte scellée. Les paroles suivantes furent prononcées par Jake Hadamard. — L’écoutille est en train de céder, dit-il avec une pointe d’excitation dans la voix, comme si tout cela était vrai. Un tourbillon de particules glacées – ce qu’il restait d’atmosphère du LEM – s’échappa dans le vide lunaire. Aldrin maintint le sas ouvert pour permettre à Hadamard de sortir le premier. Tournant le dos à la porte, il plia les genoux et tâcha de faire passer son enveloppe massive par l’ouverture étroite du sas du module Eagle. Sortir du module ressemblait davantage à une tentative désespérée pour s’échapper d’un sac de pommes de terre qu’au débarquement d’un avion. Aldrin vint lui porter secours. — Jake, ta position est bonne. Tourne-toi un peu vers moi. C’est bien. Descends maintenant. Pose ton pied gauche légèrement à droite. C’est ça. Continue, c’est très bien… Hadamard, engoncé dans sa combinaison pressurisée, atterrit maladroitement sur une plate-forme surnommée « le pont d’envol », placée entre l’écoutille et l’échelle. Il recula à tâtons et sentit le premier barreau. Il empoigna la rampe et se redressa précautionneusement. — OK Houston. Je suis sur le pont d’envol. Devant lui se tenait la grosse carcasse du LEM, plongée dans l’obscurité. Au-delà, s’étendait une surface ocre jonchée de roches lunaires. Le sol était criblé de cratères, dont certains pouvaient atteindre une dizaine de mètres, alors que d’autres ne dépassaient pas trente centimètres de diamètre, comme ces petites dépressions créées par des micrométéorites que les astronautes avaient baptisées « nids-de-poule ». Certaines roches brillaient d’un éclat étrange, comme de l’émail. Leurs couleurs changeaient avec l’angle de vue et la position du Soleil, et semblaient diffractées par un filtre polariseur. Hadamard savait que le décor avait été réalisé par procédé fractal à partir de clichés originaux. Les nids-de-poule, par exemple, n’étaient pas réels. Mais ils faisaient vraiment illusion. On aurait pu croire que l’endroit avait été bombardé par de vraies météorites pendant des milliards d’années. Ce paysage rocheux s’étendait à perte de vue. C’était un petit monde en soi. Le ciel était parfaitement noir, à l’exception de la tache bleue que formait le globe terrestre, placé à la verticale au-dessus de sa tête et qu’il ne pouvait apercevoir qu’en se penchant en arrière… — Qu’est-ce que vous en dites ? Il se retourna. Un astronaute en combinaison blanche aveuglante avait surgi de derrière le LEM. — Paula ? — Salut, Jake. Il éprouva une certaine répugnance à quitter ce monde d’illusions. — Disney-Coca ont réussi leur coup. — Ça oui, répondit-elle. Avec tout leur cirque, leurs trucs de divertissement, ils nous ont bien eus ! Si ça se trouve, dans quelques années, il ne restera plus que leurs parcs d’attractions… — Ah ! je vois. C’est pour ça que vous m’avez entraîné ici aujourd’hui, n’est-ce pas, Paula ? — Vous avez lu mon rapport ? — Je n’ai pas dépassé l’introduction. — Alors, vous devez lire la suite, dit-elle sèchement. Que ça vous plaise ou non. Ce rapport est le fruit de dix-huit mois de travail, et il a obtenu le soutien d’une grande partie de la hiérarchie. — Paula, je n’en croyais pas mes yeux quand j’ai parcouru votre rapport. Je ne vois pas comment je pourrais justifier une telle dépense, sans parler du projet lui-même. C’est complètement absurde. Une mission habitée vers Saturne, mais je rêve ! Je ne vois pas qui pourrait prendre cela au sérieux. — Tout ce que nous faisons coûte de l’argent. La mise au rancart des navettes, par exemple, risque de coûter un maximum. Et sans doute que la destruction des sites de lancement entraînera une grosse perte financière. Jake, c’est votre boulot. Mais je sais aussi que vous avez réussi à épargner des fonds sur le démantèlement du programme de navette au cours des deux dernières années fiscales. Ces fonds dépassent largement ceux dont vous m’aviez parlé quand j’ai accepté ce poste. Et vous pouvez en faire ce que bon vous semble. — Vous êtes donc au courant. — Ce n’était pas difficile à découvrir. Cet argent peut couvrir nos frais. La question est de savoir si vous voulez nous aider ou pas… Ça va être à vous. — Ah ! merci. Les répliques suivantes se mirent à défiler sur le prompteur discrètement placé au bas de sa visière. — On va faire un panoramique maintenant, dit un cameraman sur le plateau. Hadamard entendit alors le Capcom, Bruce McCandless. — Houston, roger, bien reçu. Paré pour la prise de vue. Mec, on vous voit apparaître sur notre écran vidéo ! — Il n’était pas aussi sûr de lui à l’époque, observa Benacerraf. McCandless n’était qu’un bleu en 1969. — C’est Disney-Coca qui a sorti McCandless de sa retraite pour qu’il joue son propre rôle. Question authenticité, c’est un peu raté, reconnut Hadamard d’un ton acerbe. Bien sûr, McCandless a participé à un vol de la navette. En fait, il nous a réclamé beaucoup plus de fric que Buzz Aldrin pour rejoindre l’équipe. — OK, Jake, vous pouvez y aller. Hadamard descendit lentement l’échelle. Arrivé au dernier échelon, il restait encore un mètre à sauter pour arriver au sol. Il balança son pied dans le vide, comme pour ; se donner du courage. Puis il se dégagea doucement de l’échelle. Le même saut sur Terre aurait duré moitié moins de temps, c’est-à-dire moins d’une demi-seconde. Il nota cette différence avec plaisir. — J’ai reçu dernièrement de nouvelles propositions de l’armée de l’air concernant la navette, dit-il à Benacerraf. — Des propositions qui vous ont été faites directement, sans passer par moi, fit remarquer Benacerraf d’un air pincé. — Vous savez comment ça fonctionne. Ces gars-là se moquent des convenances. — Tout ce qui les intéresse, c’est l’aspect militaire des choses. — Vous êtes injuste. L’US Air Force a dû abandonner ses projets grandioses de L5. À présent, ils proposent d’utiliser les derniers orbiteurs inhabités comme avions de servitude pour des vols suborbitaux intra-et extra-atmosphériques, afin de mieux comprendre les régimes de vols hypersoniques à haute altitude. Voilà qui pourrait nous fournir des données intéressantes. — Dans quel but ? Il y a fort à parier que ces données ne sortiraient pas de leurs bureaux de recherche. Devrions-nous laisser détruire notre trésor national pour un profit plus que douteux ? Peut-être, mais Al Hartle me ficherait au moins la paix, songea Hadamard. — Donnez-moi une seule bonne raison pour que je recommande un vol sur Titan. — Parce que c’est un authentique défi, rétorqua-t-elle. Elle s’éloigna en sautillant sur le sol lunaire. — Cette phrase est un peu éculée. — Certes, mais elle s’applique parfaitement à notre cas. Titan est la clé du système solaire. Vous avez jeté un coup d’œil sur le plan de Rosenberg ? — Oui. — Ça ressemble presque à un plan d’exploitation économique. Au premier abord, cela paraît complètement fantaisiste. Mais en fait, c’est très rigoureux et très logique. — C’est un rêve. Vous vous adressez à un expert comptable, ne l’oubliez pas. Ça n’a rien d’un plan d’activité. — Jake, nous sommes très en retard en matière de technologie. Nous n’avons rien inventé depuis vingt ans. La conception technique des navettes remonte à Goddard et aux années vingt. La seule différence notable entre une navette et un V-2, c’est le système de climatisation. Un jour ou l’autre, quelqu’un inventera de nouveaux moyens de transport, proposera des vols réguliers et bon marché dans l’espace. Lorsque ce jour arrivera, ce sera une véritable révolution. On verra des usines, des fermes d’exploitations, des centrales électriques s’implanter en orbite terrestre basse… et les prochains mots qui seront prononcés sur la Lune seront chinois, coréens, ou vietnamiens. Il leur faudra peu de temps alors pour lancer une mission sur Mars ou la ceinture d’astéroïdes. Nous n’investissons pas assez dans les technologies de pointe. Nous risquons de louper le coche, Jake. On a déjà perdu la zone inférieure du système solaire, malgré tous nos efforts depuis le crash pour rivaliser avec les Chinois. On a passé trop de temps à se regarder le nombril, à rester campés sur nos positions, à rogner sur notre budget… Il était d’accord sur le fond. Le pays était en pleine décadence et méritait cent fois d’être doublé par des économies plus jeunes et plus dynamiques. — Malgré cela, nous avons aujourd’hui les moyens de nous rendre sur Titan, poursuivit-elle. Et si nous le faisons, nous contrôlerons alors des gisements de ressources quasi inexistantes ailleurs dans le Système. Vous me suivez, Jake ? Notre nation sera de nouveau dans la course, et pour longtemps. Hadamard ne parut pas du tout impressionné par cet élan d’enthousiasme. — C’est tout ce que vous avez à me proposer, ce truc visionnaire à la con ? grogna-t-il. — Non, j’en ai bien d’autres à vous soumettre. — Par exemple ? — Jake, vous êtes sur la Lune en ce moment. Ou presque. Si je vous ai amené ici, c’est pour une bonne raison. — Pour m’influencer avec ces images virtuelles produites par Disney-Coca ? demanda-t-il d’un air narquois. — Non. Enfin, peut-être. Écoutez. Il y a plein de gens dans ce pays qui sont trop jeunes pour se rappeler Apollo. Si on ne leur offre pas ça, il ne leur restera que le souvenir de l’explosion de la navette. Alors nous aurons bien mérité de sombrer dans les foutaises irrationnelles qui nous menacent actuellement. Mais si nous agissions maintenant… vous deviendriez un héros, Jake. Un héros. À dire vrai, il y avait déjà songé. Il avait décidé de n’en rien dire à Benacerraf pour le moment, mais il n’avait pas entièrement rejeté le projet qui avait atterri sur son bureau. En y réfléchissant, il avait calculé qu’il était possible qu’une bonne partie de l’électorat marche dans la combine. Ne serait-ce que parce que cela permettrait de créer des emplois, au moins à court terme, dans les divers centres de la NASA qui s’entredéchiraient au sujet de l’attribution des dernières coupes budgétaires. Cet ultime projet pourrait faciliter la gestion du déclin et du démantèlement final qui frappaient l’Agence. Convaincre l’Air Force poserait davantage de difficultés. Mais même l’armée pourrait se ranger à leur avis, si on lui démontrait par A plus B que la mission serait une bonne occasion de détruire la flotte des navettes aussi sûrement que leurs essais de tir dans l’espace. D’autre part, il le savait, certains responsables faisaient pression à la Maison-Blanche pour que la NASA poursuive ses activités. Une fois n’était pas coutume, l’Administration en place essayait de voir un peu plus loin que l’échéance électorale de 2008. Ils craignaient pour l’avenir du pays si, ou plutôt lorsque Xavier Maclachlan arriverait au pouvoir. Un avenir qui signifierait à coup sûr pour l’Amérique un retour à l’intégrisme religieux et à l’isolationnisme, bref à une sorte de Moyen ge high-tech. Un programme technologique d’envergure déjà en route, une mission dans l’espace lointain s’étalant sur plusieurs années, peut-être au-delà du mandat de Maclachlan, serait un excellent moyen de maintenir en vie l’esprit scientifique et rationaliste qui avait fait la grandeur de ce pays. Même Maclachlan ne pourrait justifier l’abandon des recherches sur de nouveaux lanceurs spatiaux, sachant qu’il compromettrait la vie de plusieurs astronautes échoués sur un des satellites de Saturne. Sans compter que lui, Hadamard, pourrait également devenir populaire. Quand tout serait fini – que la mission échoue ou non, ou qu’au dernier moment elle soit annulée –, il pourrait passer aux yeux de tous à la fois pour un gestionnaire avisé et un homme habité par une vision authentique. Après cela, il pourrait quitter tranquillement la NASA et partir à la conquête d’autres postes ambitieux. Le projet de Benacerraf n’était que l’expression d’un fantasme de puissance comme la NASA en avait produit beaucoup d’autres au cours de son histoire. Mais il ferait peut-être bien de le soutenir, en s’arrangeant pour qu’il puisse servir ses propres intérêts. Une partie de lui-même se demandait si Benacerraf saisissait le fond de sa pensée, si finalement elle n’était pas aussi naïve qu’elle en avait l’air. Peut-être était-elle en train de le manipuler à son insu ? Si c’était le cas, ça n’avait guère d’importance, du moment que le projet coïncidât avec ses objectifs personnels. Sa décision prenait petit à petit forme dans son esprit, à mesure que les différents facteurs se mettaient en place dans les souterrains de sa conscience. Paula Benacerraf n’en saurait sans doute jamais rien, mais elle venait de marquer un point. Lui, Jake Hadamard, allait prendre la décision d’envoyer des astronautes vers Saturne. Bon Dieu ! Il en avait fait du chemin depuis sa nomination au fauteuil de directeur. Une sonnerie retentit dans son casque pour lui rappeler qu’il interrompait le processus d’immersion virtuelle. Il avait oublié sa réplique suivante. Le prompteur lui vint à la rescousse. — Hum, je suis arrivé au bas de l’échelle. Les pieds du LEM sont enfoncés de deux ou quatre centimètres dans le sol. La surface semble fine et sableuse, mais en s’approchant, on s’aperçoit que c’est comme de la poudre. De très fines particules… Le module Eagle ressemblait à une gigantesque araignée tout en jambes, sorte de carapace d’aluminium et de feuilles dorées se dressant au milieu de la plaine lunaire. Hadamard éprouvait quelques difficultés à se concentrer avec Paula à ses côtés, qui l’observait, légèrement penchée en avant sous le poids de son volumineux appareil de survie. La présence incongrue d’une grand-mère échouée sur la Lune compromettait dangereusement la fidélité à l’expérience d’Armstrong. Il agrippa l’échelle de sa main gantée et se tourna vers la gauche. — Je vais maintenant m’écarter du LEM. Il souleva prudemment son pied gauche et posa sa surbotte dans la poussière. Il retint son souffle. Il se trouva idiot, sachant qu’il était surveillé par des techniciens invisibles situés à quelques mètres de là. C’était comme marcher dans la neige. Le sol crissait sous sa botte, qui ne s’enfonça pourtant que de quelques millimètres ; il parvint rapidement à trouver son équilibre. Ce fut à lui de parler. — C’est un petit pas pour l’homme… Merde. Il avait la gorge nouée. Si seulement ils avaient pris quelqu’un d’autre qu’Armstrong. Si seulement ç’avait été un connard moins sentencieux, comme Pete Conrad, qui aurait sorti une blague et poussé un cri de joie en exécutant un saut périlleux depuis l’échelle. Alors, on aurait pu ramener tout ce truc à ce qu’il était en réalité, une simple prouesse, sans plus, et tout aurait continué comme si de rien n’était. Sacré fils de pute d’Armstrong ! La surface lunaire s’évapora soudain. Les murs imposants de la cabine d’immersion virtuelle – principale attraction du Centre spatial Kennedy – réapparurent brusquement, déchirant la toile obscure du ciel lunaire. Le harnais qui le maintenait en l’air se détendit, et il sentit à nouveau la lourde masse de ses épaules peser sur son corps. La sensation de flottement se dissipa et il se retrouva prisonnier de la pesanteur terrestre. Tout cela n’était qu’un rêve. Un sentiment aigu de regret lui déchira le cœur. Tout le monde fut convoqué à une réunion au JPL. Rosenberg souhaitait passer en revue les sites d’atterrissage possibles sur Titan. Finalement, seules Mott et Benacerraf purent y assister, les autres étant occupés à définir des programmes d’entraînement et de redéfinition des véhicules spatiaux. Rosenberg donna l’impression à Benacerraf d’être plus isolé que jamais de ses collègues du JPL. Depuis qu’Hadamard avait rendu officielle la mission Titan, elle imaginait que le centre, dont la principale vocation était l’exploration planétaire, devait être en pleine ébullition. Mais dans les couloirs du centre, c’était tout juste si les gens reconnaissaient Rosenberg. Seule Benacerraf, chouchou des médias depuis la catastrophe, eut droit à quelques regards curieux de la part des vieux indigènes du JPL. Elle commençait à comprendre pourquoi il voulait tellement s’en aller. Comme ces passagers du Mayflower, qui ne trouvaient pas de place dans leur propre pays. Rosenberg avait réservé une salle de conférences au centre de laquelle trônait une grosse table en bois. Sur la table était déroulé un immense écran souple où s’affichait une carte multicolore. C’était une projection de Mercator de la surface d’un monde étrange, grêlé de cratères. Cela aurait pu être une carte de la Lune, de Mercure, de l’hémisphère sud de Mars, ou de n’importe quel petit corps céleste du système solaire. Mais c’était une carte de Titan. L’image granuleuse était striée de longues bandes blanches où l’on ne distinguait plus aucun terrain, particulièrement à l’endroit des pôles. — Cette carte est le fruit de l’assemblage des clichés radar pris par la sonde Cassini. La sonde utilise l’attraction gravitationnelle de Titan pour modifier sa trajectoire afin d’explorer différents points du système saturnien. À chaque survol, le radar nous renvoie un morceau du puzzle, et à chaque occultation de la sonde, on étudie ses faibles signaux radio pour compléter nos informations sur la structure et l’atmosphère de… — Pourquoi utiliser un radar ? questionna Mott. Le sol n’est-il pas visible ? — C’est à cause du smog, répondit Rosenberg. Titan ne possède pas de champ magnétique notable – contrairement à la Terre –, si bien que le vent solaire et le plasma atmosphérique de Saturne peuvent pénétrer dans sa haute atmosphère. Des flots d’ultraviolets solaires et d’électrons arrosent continuellement les couches atmosphériques élevées, et sont à l’origine d’une intense photochimie. Sous l’action des UV, la dissociation du méthane et de l’azote provoque la formation de molécules complexes, comme l’éthane ou l’éthylène, d’acide cyanhydrique et autres nitriles. L’acide cyanhydrique peut se combiner en groupes multimoléculaires pour former de l’adénine, un des composants des acides nucléiques. Les rayons ultraviolets engendrent les hydrocarbures les plus simples et les électrons font le reste… Les hydrocarbures polymérisent pour former des solides organiques complexes appelés « tholins ». Ce sont les tholins qui sont responsables du smog orangé qui obscurcit la haute atmosphère de Titan. Ils pleuvent sur le sol depuis des milliards d’années… La température glaciale qui règne sur le satellite a des conséquences capitales, car elle bloque le processus de synthèse des molécules une fois tombées sur le sol. Il se pourrait que Titan ait conservé une partie de sa chimie prébiotique, dans les couches profondes de méthane liquide. La carte avait été colorisée pour faciliter sa lecture. L’un des hémisphères s’avérait plus brillant que l’autre. — C’est l’un des aspects les plus intéressants de la surface de Titan, poursuivit Rosenberg. Un plateau à peu près aussi grand que l’Australie, qui s’étend sur la totalité d’un des hémisphères, sur près de quatre mille kilomètres. Un vrai continent glaciaire. Les cartographes de l’Institut géologique américain l’ont baptisé « Cronos ». Dans la mythologie grecque, c’est le chef des Titans. Titan est prisonnier du champ gravitationnel de Saturne, comme la Lune de la Terre ; au cours de sa période de rotation de seize jours, il est toujours tourné du même côté vers sa parente. Ce qui explique l’existence d’une calotte glaciaire, Cronos, placée sur le bord externe du satellite pendant sa rotation. Benacerraf étudia la carte attentivement. La surface était couverte de cratères, dont certains atteignaient trois cents kilomètres de diamètre. Certains d’entre eux étaient d’une couleur bleuâtre. Des pics émergeaient parfois du bleu. Cronos possédait beaucoup moins de taches bleues que le second hémisphère. — Les cratères en disent long sur l’histoire de Titan. La surface de Cronos semble plus âgée au vu de la taille de ses cratères géants d’environ seize kilomètres de diamètre – il y en aurait peut-être des milliers. Il existe également une poignée de cratères de trois cents kilomètres de large qui forment de vastes vallées érodées dont les versants de glace se tassent progressivement et se fondent dans le paysage. Les cartographes leur ont donné le nom de « palimpsestes ». Des sortes de cratères fantômes, si vous voulez. La densité de cratères est beaucoup plus faible dans les régions basses, où on ne trouve qu’un seul cratère géant de soixante-cinq kilomètres de diamètre. C’est parfaitement compatible avec une surface jeune – constamment remodelée par le volcanisme d’ammoniac –, avec des cratères plus anciens, plus larges et d’autres plus petits, effacés par l’érosion, l’évolution des surfaces… — Ces zones bleues sont des lacs de cratères, n’est-ce pas ? demanda Benacerraf en les pointant du doigt. — C’est bien ça. Si vous recouvriez la Lune de paraffine, vous obtiendriez en gros Titan : des mers fermées et des lacs d’hydrocarbures liquides. La présence et la nature de ces lacs restaient un grand mystère pour la communauté scientifique, jusqu’à l’arrivée de Cassini. Vous voyez, le méthane devrait normalement disparaître de l’atmosphère dans dix millions d’années en raison de la photolyse. Or, Titan est beaucoup plus vieux que cela et il contient toujours du méthane. La seule explication possible, c’est qu’il se renouvelle. — Est-ce que ce sont des océans de méthane ? interrogea Mott. — Non. Il y fait trop chaud. En revanche, il doit y avoir une grosse quantité d’éthane liquide à la surface. Ce sont des océans d’hydrocarbures – des mers de paraffine – à l’intérieur desquels le méthane se dissout. Ce qui explique la présence de méthane. Toutefois, il reste un problème. L’orbite de Titan n’est pas un cercle parfait, mais une ellipse. Par conséquent, même si le satellite tourne en montrant toujours la même face à Saturne, n’importe quelle étendue liquide subit un mouvement de va-et-vient comme celui des marées. Ce qui signifie une perte d’énergie due au marnage, qui impliquerait une orbite circulaire, comme celle de la Lune autour de la Terre. Pour expliquer la présence de méthane, il faut un océan. Mais un océan nécessite une orbite circulaire. D’où le paradoxe. Y a-t-il oui ou non des océans à la surface de Titan ? C’est à cause de cette énigme que les chercheurs ne savaient pas où Huygens allait atterrir. Ils ont conçu la sonde de manière qu’elle pût flotter ou couler au fond d’un océan ou atterrir dans une flaque de neige organique… — Mais maintenant, nous connaissons la réponse, fit remarquer Benacerraf. — Oui, maintenant nous savons, renchérit Rosenberg en se tortillant au-dessus de la carte. Ces cratères sont suffisamment larges pour abriter des réserves de méthane. Ces réservoirs sont en fait composés de méthane à vingt pour cent. Pour des corps fluides de cette taille, l’amplitude des marées doit être négligeable. De plus, il semblerait que la structure interne de Titan soit partiellement liquide. Ce qui devrait normalement freiner la vitesse orbitale beaucoup plus rapidement que les réservoirs en surface. Donc la question de la force des marées reste ouverte. En tout cas, une partie de l’énigme est résolue. La réponse était évidente depuis le début. C’est juste que nous ne pensions pas que… — Et c’est là, dans cet endroit sinistre et brumeux, que nous allons habiter ? s’exclama Mott en s’efforçant de sourire, l’œil rivé sur la carte. Benacerraf lui toucha l’épaule gentiment. — Bah, si tu vis à Houston depuis longtemps, tu dois être habituée au smog. — À quoi devons-nous nous attendre une fois qu’on sera là-bas ? s’inquiéta Mott. — À quelque chose de radicalement différent, répondit Rosenberg sans ménagement. Titan est une lune de glace, comme Pluton, Triton et Ganymède. La seule chose qui les en distingue, c’est son atmosphère dense. Le noyau est une boule de silicate enveloppée d’un manteau de glace d’une épaisseur de mille kilomètres. Au-dessus de l’écorce gelée, une étendue visqueuse de neige organique recouvre la surface. Vous devez comprendre que Titan n’est pas la Terre. Sa structure interne comporte un mélange de glace et de silicates. Il se pourrait qu’il y ait même des mouvements tectoniques, voire des volcans en activité. Si c’est le cas, il s’agit alors d’un volcanisme d’ammoniac, profondément enfoui dans le manteau glacé. On appelle ça le cryovolcanisme. Nous assisterons probablement à des phénomènes bizarres… Et le temps sur Titan est pourri. Très froid et couvert en permanence. — Froid comment ? — Très, très, très froid. La température au sol est voisine de cent quatre-vingts degrés. Et encore, ça pourrait être pire sans le réchauffement dû à l’effet de serre. Mais ce sont ces basses températures qui ont permis à Titan de conserver son atmosphère. Sous la couverture de smog, il fait nuit. Il faudra embarquer des projecteurs, Paula. — Peut-on voir Saturne de Titan ? s’enquit Mott. — Malheureusement non. En tout cas, pas de la surface. — Ben, mon vieux, on va manquer de distraction. — Passons aux sites d’atterrissage, interrompit brusquement Benacerraf. Il faut choisir un site sur l’équateur, car c’est le seul endroit que nous pouvons atteindre. — Exact, dit Rosenberg. Mais où que nous débarquions, le paysage sera à peu près identique. L’atmosphère est si dense que la température ne varie pas notablement d’un pôle à l’autre. Ce dont nous avons besoin – pour nos recherches scientifiques comme pour le ravitaillement –, c’est d’une zone de contact entre deux unités géologiques, là où coexistent plusieurs types de terrains. — Vous avez une idée précise ? — Oui. Il planta son doigt près du centre de la carte, vers le littoral de Cronos. — Il y a une chaîne de montagnes qui traverse l’équateur. À quelques degrés au sud de la ligne équatoriale se trouve le mont le plus élevé de Titan. Le mont Othrys. — Encore une référence mythologique ? lâcha Mott. — Oui… — Pourquoi devons-nous nous poser près d’une montagne ? coupa Benacerraf. — Comme je vous l’ai expliqué, tout est recouvert d’un amas visqueux de tholins. Or nous aurons besoin de glace. Mais il y a les pluies. Des pluies de méthane et d’éthane. La pluie s’évapore avant de toucher le sol. En revanche, elle doit nettoyer les tholins en altitude. Normalement, les pentes du mont Othrys exposent le soubassement géologique à nu. — Quel soubassement géologique ? demanda Mott, qui, visiblement, ne suivait pas. — Rappelez-vous, nous sommes sur Titan. — Ah ! j’y suis. Le manteau de glace. — OK, dit Benacerraf. Nous nous poserons donc près de cette montagne. Au nord de celle-ci, elle aperçut un large cratère, d’environ trente kilomètres de large, rempli par un lac en forme de noix de cajou. — Et ça, qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle. — Il ne porte pas de nom, constata Mott. — L’Institut géologique américain n’est pas descendu plus bas que cent cinquante kilomètres au sud de Cronos… — Alors, c’est nous qui allons le baptiser, déclara Benacerraf d’un ton décidé. Niki, as-tu une suggestion ? Ce sera notre future résidence. — Ce trou visqueux et lugubre, couvert par le smog vingt-quatre heures sur vingt-quatre, qui pue les hydrocarbures ? Paula, comme tu l’as fait remarquer, c’est exactement comme Houston. On l’appellera donc Clear Lake. — Va pour Clear Lake. Ils s’observèrent en silence, dans la chaleur lourde et la luminosité intense de la salle de conférences. Clear Lake. Benacerraf s’efforça d’imaginer comment ce serait là-bas, sur le sol de Titan. Travailler dans l’obscurité totale, dans la boue collante et glacée. Complètement seuls, sans ressources, à l’exception de ses compagnons de voyage et de tout ce qu’ils pourraient débarquer avec eux. Peut-être pour le restant de leurs jours. Une version frigorifique de l’Enfer. Jackie avait raison. C’était égoïste de sa part. Mais qui pouvait refuser une aventure pareille ? Le charme se rompit et tous trois se replongèrent dans l’étude de la carte, découvrant de nouveaux détails, leur attribuant des noms afin de rendre plus familier ce monde qui les attendait. Gareth Deeke, officier de l’armée de l’air, roulait à vive allure sur Colorado Highway en direction du nord. Il conduisait vitres et capote rabaissées, malgré le froid vif de l’air automnal. Le Soleil, très haut dans le ciel, dardait ses rayons sur son cuir chevelu. Il portait des Ray-ban et la visibilité était bonne. Deeke adorait les montagnes : les étendues désertes, les paysages qui s’étendaient à perte de vue, l’impression qu’un drame géologique se déroulait à grande échelle devant lui. Il savourait la sensation qu’il avait d’être pris dans le flash du temps, comme une mouche prisonnière d’un morceau d’ambre. Il prit avec regret le virage pour Cheyenne Mountain. Il aperçut de loin le parking, situé au sommet d’un plateau qui saillait au flanc de la montagne. Les carcasses étincelantes des voitures étaient rangées soigneusement, comme des troupes d’insectes. Le plateau avait été construit à l’aide du granit que les ingénieurs de l’Air Force avaient extrait de la montagne. Il n’avait aucune envie de descendre sous terre, pas un jour comme celui-là. Mais c’était son devoir. Il était persuadé que la raison pour laquelle on l’avait sommé de se rendre ici aujourd’hui avait quelque chose à voir avec l’annonce officielle de la NASA, l’incroyable nouvelle : l’envoi d’astronautes vers Saturne. Deeke, comme beaucoup de ses collègues de l’USAF, n’était pas un fan de la NASA. Il était pourtant de la même génération que les premiers astronautes, mais sa carrière avait pris une direction opposée à celle des Moonwalkers. C’était un spécialiste des corps en sustentation. Après l’école navale de Patuxent, il avait été le premier à piloter un X-15. À l’arrivée de la navette, son expérience sur les avions-fusées X-15 avait porté ses fruits. Incapable de décoller seul, le X-15 s’apparentait en effet à la navette spatiale. Alors qu’il était encore un jeune officier de l’Air Force, Deeke avait conduit le premier orbiteur prototype de la navette, Enterprise, en vol captif, au cours duquel ce dernier demeurait accroché à un 747. Plus tard, il avait dirigé les premiers tests d’atterrissage en vol libre. Enfin, il avait fait partie du troisième vol d’épreuve en orbite terrestre. Lorsque le STS était devenu opérationnel, Deeke avait été cantonné uniquement à des missions Secret Défense de la navette. Deeke et ses potes avaient largué des satellites de reconnaissance photographique et expérimenté quelques techniques de reconnaissance en vol orbital piloté ; ils avaient même éprouvé des techniques plus sophistiquées pour des projets de systèmes d’armes antisatellites, lasers et autres faisceaux de particules neutres, issus du SDI(27). À l’exception des militaires, personne n’était au courant de ce qu’il trafiquait au cours de ses missions. Il est vrai que la navette était au départ un véhicule militaire. Après l’explosion de Challenger, les missions militaires s’étaient essoufflées, et la carrière de pilote de Deeke s’était brusquement interrompue. Depuis lors, il dirigeait des projets technologiques avancés pour l’USAF et d’autres organismes. Par exemple, il était observateur sur le programme de lanceurs spatiaux récupérables. C’était un boulot intéressant, varié, et à hautes responsabilités. Mais cela n’avait rien à voir avec le pilotage d’engins. Les années passant, il se sentait de plus en plus frustré malgré son âge et son activité ralentie. Aujourd’hui, il y avait ce projet ridicule de la NASA de mission aux confins du système solaire. Al Hartle, son ancien commandant, lui avait demandé de se rendre à Cheyenne. Et son instinct lui disait que quelque chose d’assez excitant pointait le bout de son nez. Un petit véhicule électrique, semblable aux petites voitures des terrains de golf, conduisit Deeke le long d’un tunnel illuminé jusqu’au cœur de la montagne. Puis le véhicule tourna sur la gauche, passa de grosses portes blindées d’un mètre d’épaisseur chacune, et pénétra à l’intérieur du poste de commande. Deeke passa une série de contrôles de sécurité sophistiqués, puis enfila une suite de sas. L’air qui pénétrait à l’intérieur était filtré pour éviter toute contamination par des agents chimiques, biologiques ou radioactifs. Habitué à ce type de procédures, il attendit patiemment assis dans chacune des chambres bleues, remplies d’échos. Le complexe creusé dans le granit s’étendait sur deux hectares. Chaque pièce était enveloppée d’une coque d’acier et soutenue par des ressorts métalliques destinés à absorber les chocs en cas d’attaque nucléaire. La base avait été prévue pour diriger n’importe quel conflit dans l’espace, et des lignes en accès direct la reliaient en permanence à la Maison-Blanche et au Pentagone. L’endroit avait été conçu pour durer. Il était doté d’un système de protection contre les impulsions électromagnétiques. Le souffle ou la chaleur dus à une explosion devaient être canalisés par le grand tunnel d’entrée et chassés vers l’autre flanc de la montagne… Il n’y avait rien à lire dans les salles d’attente ; en revanche, chacune était équipée d’un accès à Internet. Deeke se connecta au serveur du magazine Time et se retrouva nez à nez avec le visage fin et sérieux de Jake Hadamard, patron de la NASA. L’article qui l’accompagnait faisait l’éloge d’Hadamard et de son équipe. Le projet Titan touchait une corde sensible dans le public – malgré l’opposition des Luddistes et de divers groupes religieux – et s’apprêtait à couronner en beauté le programme spatial américain de vols habités. Il était préférable en effet de terminer sur une note triomphale quarante années d’exploration et de recherches plutôt que sur le souvenir amer de l’échec de Columbia. Etc. Etc. Il était clair qu’Hadamard utilisait le projet Titan pour sortir de la relative obscurité de son travail de gestionnaire et rejoindre les rangs des figures glorieuses de l’Agence. Une fois la mission lancée et les dernières affaires de la NASA liquidées et passées dans d’autres mains, Hadamard pourrait choisir n’importe quel poste dans l’industrie ou la politique. Il y avait toutes les chances, disait l’article, pour qu’il devînt le prochain « Homme de l’Année ». Deeke ne pouvait qu’applaudir. Hadamard devait être très avisé pour transformer un crash de navette en avancement de carrière. D’une certaine manière, ce genre de conneries était typique de la NASA. Enfin, un aide de camp – un jeune agent de la police militaire – vint chercher Deeke et le conduisit au bureau du brigadier général Albert Hartle. Hartle se leva de son fauteuil pour donner une poignée de main vigoureuse à Deeke. — Gareth. C’est gentil à vous d’être venu. Le jeune militaire apporta à Deeke une tasse de café d’excellente qualité, à l’arôme riche et puissant. Puis il sortit en refermant la porte derrière lui. Hartle esquissa un fin sourire. — J’aurais aimé vous servir quelque chose de plus fort. Par exemple une Bud. C’est ce que vous buviez entre hommes à Edwards, hein ? — C’est exact, chef. Pas ici. — Non, pas ici. Deeke jaugea le lieu d’un rapide coup d’œil. Le bureau ressemblait aux autres compartiments blindés de la base. Hartle avait laissé les murs bruts, sans aucune peinture. L’acier nu brillait sous la lumière crue des néons. Le meuble principal de la pièce était le bureau de Hartle, dont les panneaux gris navire semblaient avoir été soudés avec du bronze à canon. Sur la table, étaient disposés un papier buvard, un stylo plume et un vieux terminal d’ordinateur. La seule décoration qui ornait les murs était les armoiries de la North American Air Defence Command, accrochées derrière Hartle. L’écusson représentait un bouclier surmonté d’une épée et des ailes d’un aigle déployées au-dessus du continent Nord-Américain pour le protéger des éclairs qui le menaçaient au-dessus. Hartle approchait de la soixantaine. Le brigadier général était petit, soigné et raide dans son uniforme couvert de décorations, les bras croisés devant lui. Il avait l’air, pensa Deeke, de faire partie du décor, dont il partageait la sévérité. Autant que Deeke sût, Hartle n’avait pas de famille. Il n’y avait rien d’autre dans sa vie que l’Air Force et ce qu’il considérait comme sa mission. Difficile d’imaginer le vieux soldat de la guerre froide ailleurs qu’en cet endroit. Ils devront peut-être l’enterrer ici, songea Deeke. Hartle l’étudiait de son regard bleu, à la manière d’un prédateur. — Je pense que vous devriez me dire ce que je fais ici, chef. — Gareth, faites-moi plaisir, voulez-vous ? Je vais revoir un petit pan d’histoire avec vous. Car si nous n’apprenons rien du passé, nous sommes condamnés à le répéter. Pas vrai ? À la fin de mon récit, je crois que vous serez d’accord avec moi que nous devons agir maintenant. Frapper un grand coup. D’autres nous soutiendront. — Un grand coup, chef ? — Encore un peu de patience. Hartle se mit à raconter à Deeke comment il avait été impliqué dans le programme spatial américain depuis les années soixante-dix, après Apollo. — Vous connaissez bien sûr toute la vérité sur le programme Apollo. McNamara, le secrétaire de la Défense, appuya le projet lunaire du président Kennedy. Pourquoi diable le Département de la Défense devait-il soutenir un vaste projet bidon de vols spatiaux civils habités ? Rétrospectivement, c’est clair. McNamara poursuivait un but plus vaste. Avec un énorme programme comme Apollo, sans lien avec l’USAF, McNamara faisait plaisir aux lobbies spatiaux et au Congrès, se conciliait leurs bonnes faveurs, et du coup pouvait rogner sur le budget pour ses programmes de défense. Nos programmes. Il faut que vous compreniez ce point très clairement, Gareth : le programme spatial civil et l’Agence ont été utilisés en réalité comme des armes bureaucratiques dirigées contre l’armée de l’air. Et, donc, contre l’intérêt national. Hum ! C’est donc ça notre version des faits, se dit Deeke : les Américains sont allés sur la Lune pour foutre une raclée à l’USAF. Deeke soupçonnait que les choses étaient un peu plus compliquées que cela. Il savait que les programmes spatiaux de l’USAF avaient dès le départ souffert de ses déchirements internes. Mais la théorie de Hartle n’était pas si mal, au fond. Peut-être que le vieux était resté au fond de son trou trop longtemps. Mais Deeke était curieux d’entendre la suite. Sa dernière visite à la base remontait à plusieurs années. À l’époque, il avait été surpris par l’agitation feutrée, l’esprit résolu et zélé des membres de la ruche. En cas d’explosion nucléaire, c’eût été un des derniers avant-postes de la civilisation, où les jeunes savants du complexe auraient contrôlé le lancement de missiles à têtes nucléaires sur toute la planète. Ils auraient pu survivre des semaines dans ces souterrains, peut-être des mois, grâce aux gigantesques réservoirs métalliques pouvant stocker vingt-sept millions de litres d’eau pure et non contaminée. Le sens de la mission et du pouvoir avait été palpables ici. Deeke était passé à côté de tout ça et le regrettait amèrement. Mais maintenant les choses avaient changé dans le pays et le reste du monde. Aujourd’hui, dans ces silos blindés contre les missiles intercontinentaux, dont la construction avait coûté des millions, les fermiers étaient autorisés à entreposer des céréales. Deeke avait parfois du mal à reconnaître le monde, ce futur étrange et fragmenté dans lequel il était lentement happé. Aucune des vieilles certitudes du passé ne semblait tenir encore le coup. Il pouvait comprendre le sentiment de Hartle qui récitait ses quarante années d’histoire et de crimes commis en son nom, et qui allaient enfin être vengés. — Continuez, chef. — Nous avons dû accepter la Lune, mais au moins nous avons pu empêcher ces connards de se rendre sur Mars… J’ai fait partie du groupe d’étude qui a travaillé sur le programme de navette spatiale. On s’est battus pour que la NASA accepte un orbiteur à aile delta pour donner à l’oiseau un angle d’attaque très bas pour la rentrée atmosphérique – ce qui implique un flux thermique élevé mais des manœuvres de déportement plus étendues que pour les capsules classiques. La soute devait abriter à l’origine du matériel antisatellite. La navette était un engin militaire au départ. Puis on s’est mis à bosser sur le site de lancement de Vandenberg. On a même fait une série d’essais de tirs balistiques orbitaux sur Moscou. Mais on a été victimes de retards de toutes sortes. Puis vint cette putain d’explosion de Challenger. Songez à notre dégringolade depuis le X-15 que vous avez piloté. C’est maintenant une pièce de musée, alors qu’il reste l’avion le plus rapide du monde. Vous vous souvenez de nos projets d’alors ? Le X-20, le B-70 – un bombardier volant à la puissance de Mach 3 – et le F-108, un chasseur tout aussi puissant. Tous furent annulés avant la fin de 1968. Quand je pense qu’ils ont aussi abandonné le système de transport hypersonique à cause de ces putains d’écologistes qui prétendaient que ce serait la fin de l’humanité si nous faisions décoller ces engins. À présent, l’USAF ne dispose d’aucun avion qui puisse rivaliser avec le Foxbat des Russes… Gareth, la NASA n’a cessé d’être une épine dans le pied de notre armée depuis sa création en 1958 sous Eisenhower. Même si elle n’a pas été utilisée directement contre nous, elle s’est débrouillée pour perturber nos programmes et limiter nos capacités. Mon Dieu, si je pouvais, je ferais traîner certains directeurs de la NASA devant les tribunaux pour haute trahison pour tous les dégâts qu’ils ont causés. Mais la partie a duré trop longtemps. La NASA est sur le déclin depuis 1969. Un lent déclin, certes, mais continu. Et maintenant, nous avons enfin les moyens de lui donner le coup de grâce. — Le coup de grâce, chef ? — Écoutez-moi attentivement. Ce foutu projet Titan est la dernière carte de ces empaffés de la NASA. Si ça marche, ils s’imaginent peut-être qu’ils vont retrouver l’estime et l’admiration du public, et pouvoir grappiller à nouveau une part du budget et du prestige qu’ils ont perdus. Il faut à tout prix les en empêcher. En ce moment, on y travaille à plusieurs niveaux. On tire les ficelles au Pentagone et à Capitol Hill. Je m’efforce de m’attirer les bonnes grâces de chacun. Et franchement, je crois que nous pouvons compter sur le soutien de Maclachlan. Si on parvient à retarder cette fichue mission jusqu’à l’investiture de Maclachlan en 2008, on aura gagné… C’est un moment historique, et nous devons avoir le courage d’agir et de changer l’avenir. Sinon, ce sera trop tard. La coco chinoise, Gareth. L’Asie est en train de se réveiller de son sommeil millénaire. La Chine communiste se mettra bientôt en marche. Il faut y penser. — Vous parliez d’agir, chef. Hartle se pencha en avant et posa sa main sur l’épaule de Deeke. Son visage s’était figé en un masque ; les rides de ses joues étaient accusées par le froncement sévère de ses sourcils ; sa masse de cheveux argentés coupés en brosse ressemblait à un heaume de métal. — Je pense que nous pouvons y mettre un terme avant qu’ils puissent lancer quoi que ce soit. Mais nous devons nous attendre au pire. Je vous propose de devenir mon champion. De fermer la marche derrière moi. Je veux que vous restiez à mes côtés dans ce trou, au cas où nos ennemis réussiraient à franchir la ligne… Deeke pensa que Hartle était un dévoyé. Mais il avait des appuis haut placés. Et une vision à défendre. Il sentit une montée d’adrénaline, comme s’il était dans le cockpit d’une avion-fusée, prêt pour la mise à feu. Nom de Dieu ! se dit-il. Je vais enfin me remettre à voler. Hartle observa le visage de Deeke et hocha la tête d’un air satisfait. Marcus White voulait piloter lui-même un avion pour se rendre à la base d’Edwards pour l’essai du moteur F-1. Mais aucun T-38 n’était disponible. Comme beaucoup d’autres moyens de la NASA, les petits avions d’entraînement supersoniques dont se servaient les astronautes comme de voitures de sport ou de taxis avaient été progressivement retirés du service. Quelle merde, songea White. L’entreprise tout entière avait des relents d’agonie. Il fallait à tout prix terminer le montage de la mission. Et le plus tôt serait le mieux. Il dut se résoudre à prendre un vol commercial jusqu’à Los Angeles. Il loua une voiture à l’aéroport et prit la direction du nord à la sortie de la ville. La voiture était une Chevrolet dernier modèle, bourrée de gadgets électroniques qu’il n’arrivait pas à éteindre ; elle semblait aller où bon lui semblait, comme une satanée mule. Le F-1 était le moteur principal qui alimentait le premier étage S-IC de la fusée Saturn V. White savait que le programme de remise à neuf du F-1 ne se passait pas très bien et Benacerraf, à qui il s’était plaint à propos des T-38, lui avait laissé entendre que sa présence à Edwards remonterait probablement le moral des techniciens. Non qu’il pût apporter une quelconque contribution technique. Il était aviateur et non ingénieur de fusées. Mais il restait un symbole aux yeux des types qui travaillaient à ce projet invraisemblable. Ce serait sans doute la dernière fois que sa présence signifierait quelque chose. Une fois la mission terminée, il ne servirait plus à rien. Il s’imaginait déjà tout empaillé et exposé à un plafond du Smithsonian. Allez-y les gars, accrochez-moi à côté du coucou des frères Wright. Le soir tombait sur Los Angeles. Le ciel était sans nuages mais l’horizon était nimbé d’une lueur orangée qui masquait les étoiles. Il atteignit enfin le désert. La croûte pâle des lacs de sel scintillait sous les étoiles, comme une des immenses pistes d’atterrissage qu’ils utilisaient pour les X-15. Il passa la nuit dans un bar en compagnie de Don Baylor, un ancien ingénieur spécialiste de la poussée, qui l’avait invité à Edwards. Le lendemain matin, il se leva avec un terrible mal de crâne. Ce qui ne l’empêcha pas d’enfiler un short et de faire le tour de la base à petites foulées. Le Soleil émergeait péniblement de l’horizon. L’air glacial de la nuit s’attardait encore, et pénétrait dans ses poumons comme des coups de poignard. Il avait pour habitude jadis de courir jusqu’à ce que son cœur batte à tout rompre, brûlant l’alcool et les toxines présents dans son corps. Mais ce jour-là, il se fatigua rapidement. Il retourna dans sa chambre pantelant et sifflant comme le vieux croulant qu’il était devenu. Le bunker d’observation comprenait deux rangées de sièges placés derrière une baie vitrée équipée de petits écrans souples affichant les télémesures du moteur. Il constata en entrant que le bunker était déjà à moitié rempli de cadres et de techniciens supérieurs. White savait qu’il ne s’agissait que d’une salle réservée aux cadres et aux VIP comme lui, mais que le vrai boulot était entre les mains des techniciens qui contrôlaient l’essai à un autre endroit. La plupart des individus réunis dans le bunker étaient des hommes en costumes froissés. Tous étaient relativement âgés et bedonnants. Nombre d’entre eux avaient été tirés de leur paisible retraite pour retravailler sur la technologie des Saturn. Leurs crânes dégarnis et leurs cheveux blancs luisaient dans la douce lumière matinale. Comment se fait-il que nous vieillissions autant ? remarqua White pensivement. Le compte à rebours avait commencé, prononcé par une suave voix féminine. On aurait dit une annonce d’hôtesse de l’air dans le hall de départ d’un aéroport. Donny Baylor était assis à la première rangée, livide comme un spectre, son visage presque entièrement masqué par les plus grosses paires de lunettes de Soleil que White eût jamais vues. White fut pris d’un fou rire en le voyant et donna à Baylor une claque dans le dos. Baylor blêmit de plus belle et le traita de connard. — Tu n’es plus tout jeune, Donny. — Toi non plus. White vint s’asseoir à côté de Baylor. — Le meilleur antidote que je connaisse pour la gueule de bois, c’est de prendre son avion après une nuit de biture, de pousser les manettes à fond et de prendre de bonnes bouffées d’oxygène pour nettoyer toute la merde que t’as dans les veines… Baylor était un homme petit, au visage en bouton de culotte ratatiné. Il passa une main sur son front et gratta ce qui lui restait de tignasse grisonnante. — Les choses ont changé, Marcus. Quand t’y penses, on était les seuls à boire, hier au bar. — Ouais. White avait une théorie selon laquelle l’hostilité grandissante des jeunes générations à l’égard des anciens était en partie responsable du déclin du pays. Baylor jeta un coup d’œil à sa montre. — Dix minutes avant la mise à feu. White contempla le paysage au-dehors. Le Soleil, encore bas dans le ciel, lui arrivait dans les yeux, mais la vitre était apparemment polarisée. Devant son siège se trouvaient des jumelles, pas plus grosses qu’une double lorgnette de spectacle. Lorsqu’il les plaça devant ses yeux, un système optique électronique s’enclencha, et soudain, le banc d’essai lui apparut, avec une netteté stupéfiante, comme s’il s’était trouvé tout près. Malgré le tremblement de ses mains, l’image ne bougeait pas d’un pouce grâce à un dispositif anti-secousses. Le banc d’essai ressemblait à une grosse cage d’échafaudages reposant sur des tréteaux de béton au-dessus d’une fosse anti-retour de flammes, creusée très profondément dans le sol. Le banc faisait à peu près douze mètres de haut et était complété par de grosses sphères argentées qui contenaient le comburant – de l’oxygène liquide – et le combustible – du kérosène RP-1 – pour alimenter les moteurs d’essai. Du givre s’était formé au-dessus du réservoir d’oxygène liquide. Le moteur F-1 qui devait être essayé ce jour-là – un enchevêtrement complexe de tuyaux, d’électronique et de balanciers – était pratiquement camouflé par la structure métallique du banc d’essai. Mais il put apercevoir la tuyère au bas de l’échafaudage et les énormes conduites de kérosène enroulées autour de la cloche. Les liquides circulaient dans des canalisations entourant la tuyère, afin de refroidir les divers éléments du moteur tout en se réchauffant eux-mêmes avant d’être injectés dans la chambre à combustion. La tuyère ou cloche atteignait trois mètres et demi de diamètre. Une fusée Saturn V ne comportait pas moins de cinq moteurs F-1 regroupés en grappe et crachant du feu en même temps, chacun d’eux dégageant une puissance cinq fois supérieure à celle de la fusée Atlas qui avait propulsé John Glenn en orbite. Le banc avait dû être réaménagé, car la plupart des moyens d’essais de la fusée Saturn disséminés à travers le pays étaient désaffectés ou reconvertis pour d’autres usages. Par exemple, les bancs de moteurs-fusées de Canoga Park avaient servi pour des essais de lanceurs Atlas et Delta, et les bancs situés ici à Edwards avaient été utilisés pour les propulseurs à poudre de la navette. Les équipements de Marshall avaient été transformés pour les besoins des moteurs principaux de la navette, etc. Comme Marcus White pouvait le constater, le réaménagement de la base d’Edwards avait été effectué à la hâte afin de respecter les délais du calendrier. Des tas de sable disgracieux entouraient le dispositif. Des collines rocheuses bornaient l’horizon. Le ciel était immense et bleu, frangé çà et là de fins nuages blancs. Un sentiment de grandeur et de solitude émanait du lieu. Il n’y avait pas un seul être humain dans un périmètre d’un kilomètre autour du bâti. — Dis-moi, Donny, tu crois que ce machin va s’allumer dans les temps ? White s’attendait à ce que Baylor lui réponde avec son optimisme habituel mais, à sa grande surprise, Baylor lui lança un regard troublé, visible malgré ses gros hublots. — À dire vrai, Marcus, c’est un sacré monstre que nous avons là. — Tu n’as pas l’air confiant. — Non. Bon Dieu, Marcus, cet engin est une véritable antiquité. Il a fallu démonter une des vieilles pièces de rechange pour voir comment c’était fichu. On a dû racheter des outils et le matériel de contrôle ; remettre à neuf l’équipement de contrôle des turbopompes ; adapter l’atelier d’assemblage de la chambre à combustion des moteurs de poussée de la navette. On n’a retrouvé que la moitié seulement des anciens fournisseurs. Il a donc fallu chercher de nouveaux fournisseurs agréés pour le montage du circuit de refroidissement, pour les réservoirs des pompes rotatives, les carters… Bref, on n’a pas chômé. On a même été contraints de fabriquer les outils qui nous manquaient, de redessiner les plans d’instrumentation, de revoir toutes les procédures et les normes de matériel, car elles n’étaient pas compatibles avec nos procédés de fabrication actuels… Je vais te dire ce qui nous tracasse le plus. L’instabilité de la combustion à l’intérieur de la chambre. Tu vois, le liquide est refoulé par les turbopompes jusqu’à un plateau d’injection, une sorte de disque de métal d’un mètre de diamètre et de dix centimètres d’épaisseur. Le but est de parvenir à obtenir une petite flamme homogène pour déclencher la réaction chimique ; les ergols doivent brûler à une température constante pour être refoulés vers la sortie jusqu’à la chambre à combustion… Baylor entreprit alors d’expliquer à White comment l’oxygène liquide et le kérosène se rencontraient dans la chambre à combustion. Une série de premiers injecteurs réglait la pulvérisation des ergols dans la chambre et provoquait leur allumage. De ses gros doigts noueux, Baylor mima alors l’arrivée explosive du LOX(28) et du kérosène. — Et si on n’obtient pas de flamme homogène, continua-t-il, on est foutus. Imaginons qu’il y ait plus d’oxygène d’un côté du plateau que de l’autre. Alors la zone qui en contient le plus se mettra à chauffer très fort et produira une plus grande pression de ce côté-ci de la pompe. Dans le cas d’un moteur de la taille d’un F-1, on aboutit à une sorte d’emballement de la machine où le liquide est précipité à toute berzingue dans la chambre à combustion. En un millième de seconde, les gaz brûlants se répandent à l’intérieur de la chambre en se bousculant et en rebondissant dans tous les sens. On assiste alors à un phénomène de rétro-injection et, avant d’avoir eu le temps de dire ouf, le processus de combustion est devenu incontrôlable. C’est l’instabilité de la combustion dont je te parlais à l’instant. — Mais pourquoi tu me racontes tout ça ? — Parce c’est une véritable épine dans le pied. Le moindre truc peut entraîner ce phénomène d’emballement : la formation de cavités gazeuses dans le liquide présent dans la pompe, des chocs thermiques au moment du réchauffement du moteur, des chocs acoustiques au moment de l’allumage. — Mais ce genre d’instabilité ne devait pas poser de problème en 1961. — Ma foi, non. Les Allemands l’avaient déjà sur leurs putains de V-2. À chaque génération de lanceur, les constructeurs bricolaient une solution. Mais personne ne maîtrisait vraiment la chose. Et avec le F-1, la taille immense du moteur a tendance à aggraver le problème. Peut-être que, ajouta-t-il d’un air songeur, si nous l’avions laissé tel quel au lieu de le tripatouiller pour le reconfigurer… Au lieu de cela, on essaie d’augmenter ses capacités de poussée en le faisant passer de six millions huit cent mille à huit millions de newtons. Pour ce faire, on a procédé à un tas de modifications, comme l’augmentation du diamètre de la roue d’entrée du comburant, le renforcement du cardan et du bloc de communication, la consolidation des canalisations à haute pression, des chambres de poussée et des conduites de sortie turbine, l’amélioration des pièces de palier de température, l’accélération de la vitesse de rotation de la turbine… Tout ce qui en gros a contribué à causer l’instabilité de la combustion. On a essayé d’y remédier par tous les moyens. — Te bile pas, Don. Les types de Rocketdyne et de Marshall dans les années soixante ont fini par en venir à bout. D’ailleurs, il y en a un juste assis à côté de moi. Baylor s’assombrit. — Justement, Marcus. Je suis arrivé trop tard. Je suis rentré chez Marshall à la division propulsion en 1965, juste à temps pour pouvoir assister aux essais de la fusée Saturn V. J’ai tout raté, depuis les premiers moments où l’équipe principale, affectée aux moyens de combustion, travaillait sur ce problème d’instabilité. — Il ne reste plus aucun membre de cette équipe ? — Marcus, répondit Baylor d’un air sinistre, ils m’ont même fait faire la tournée des hospices pour les rechercher. La plupart de ces gars sont morts à présent ; les autres mangent de la purée et se plaignent de leurs cathéters. Bon sang, ce programme de fusée a pris fin il y a presque cinquante ans. J’étais juste un membre subalterne de l’équipe – et pourtant j’étais déjà âgé quand je l’ai rejointe. Aujourd’hui, c’est moi le plus vieux parmi vous. Si seulement nous y avions pensé plus tôt, il y a vingt ans de cela, même dix… Le compte à rebours rentrait dans ses dernières secondes. Baylor se tourna du côté du banc d’essai et prit ses jumelles. Dans les derniers instants précédant la mise à feu, des tonnes d’eau se déversèrent dans le puits anti-retour de flammes. Le rugissement de ces mini-chutes du Niagara parvint jusqu’aux oreilles de White, malgré l’épaisseur de la baie vitrée. Baylor ne paraissait plus conscient de la présence de son camarade à ses côtés ; ses yeux étaient rivés sur le banc. Grâce aux explications que Baylor lui avait fournies, White put se faire une idée claire de ce qui se passait à l’intérieur du F-1. La chambre de combustion était une sorte de tonneau d’un mètre de large et un peu moins de haut. En cet instant précis, quelques secondes avant l’allumage, les quatre premiers injecteurs à l’intérieur de la chambre s’étaient allumés – comme le montraient les témoins lumineux de la salle –, provoquant l’apparition d’une flamme aux points d’intersection des jets de comburant et de combustible à la sortie du plateau d’injection. L’inflammation des gaz d’échappement des turbines produisit une épaisse fumée orangée qui s’échappa en trombe de la tuyère et rebondit hors du déflecteur de flamme placé sous le moteur, s’échappant sur les côtés. Les pompes tournèrent à toute vitesse, les vannes s’ouvrirent, libérant le carburant : une tonne de kérosène, deux tonnes de LOX la première seconde, puis toutes les deux secondes. Les gaz éjectés à l’issue de la réaction chimique furent propulsés vers la partie la plus resserrée de la tuyère, située au bas de la chambre à combustion. En l’espace de quelques secondes, tandis que le moteur parvenait à sa pleine puissance, l’intérieur de la chambre atteignit une température infernale, proche de celle de la surface du Soleil. La pression passa de zéro à soixante-dix bars. La flamme expulsée par la tuyère vira au blanc incandescent et des tourbillons de fumée orangée montèrent vers le ciel et sur les côtés, noyant la base de la cloche. Un tronc de pure lumière blanche surgit dans un bruit d’explosion sous la tuyère. C’était la chose la plus lumineuse que White eût jamais vue, plus brillante encore que l’astre solaire. Ses jumelles se teintèrent automatiquement pour compenser cet accès de luminosité, plongeant du coup dans l’ombre le reste du banc d’essai et changeant le bleu profond du ciel en un gris boueux. L’eau qui arrosait la fosse anti-retour de flammes se changeait immédiatement en gros nuages de vapeur étincelante qui remontaient à la surface autour du bâti, sans toutefois pouvoir atténuer la brillance des flammes. Le bruit du moteur leur parvint enfin, et l’explosion se répercuta en ondes irrégulières à travers le désert. La vitre se mit à trembler, luttant contre ses coups de boutoir. Au fond de ses entrailles, White sentit un grondement sourd. Ses lèvres se retroussèrent en un rictus sauvage. Il poussa un cri de joie. Il laissa son visage baigner dans la puissante lumière du moteur-fusée. Après tout, c’était ce qu’on devait attendre d’une fusée : du feu pur et liquide, et pas cette saloperie de jaune orangé que crachotaient ces gros pétards qu’étaient les propulseurs à poudre de la navette. Soudain le torrent de feu crépita, comme si le moteur se mettait au ralenti ou calait. White crut voir le banc tout entier vaciller. La tuyère se ramollit et se déforma. Tout se passa très vite : des plaques de métal renforcé qui fondirent en un clin d’œil, coulant comme de la cire ; le métal en fusion qui gicla dans la fosse, balayé par le torrent de flammes, lequel, privé du contrôle de la tuyère, bascula de l’explosion maîtrisée à l’explosion incontrôlable. Une boule de feu jaillit du banc d’essai. Les tourbillons de vapeur se déchaînaient furieusement. White crut sentir la chaleur de l’explosion sur sa figure, même à travers la vitre. On aurait dit celle d’une nova, d’une étoile s’écrasant sur la Terre. L’explosion dura moins d’une seconde. Puis le banc s’éteignit automatiquement, coupant l’arrivée du kérosène et du comburant au moteur défaillant. La lumière baissa d’intensité, révélant le banc et d’immenses nuages de vapeur s’échappant du déflecteur de flammes. Baylor ôta ses lunettes et se frotta le visage. White vit que ses yeux étaient rougis et embués de larmes. — Et merde ! lâcha Baylor. Tu comprends maintenant ce que je voulais dire par instabilité de la combustion. Autour d’eux, les techniciens et les cadres quittaient un à un le bunker, hochant la tête et échangeant des propos lugubres. À toi de jouer maintenant, se dit Marcus. C’est bien pour ça que tu es venu. Agite ta vieille poudre de Lune pour qu’ils se bougent le train et aillent dépecer ce moteur pour voir ce qui ne va pas. Pousse-les au cul pour qu’ils se remettent à la tâche et recommencent jusqu’à ce qu’ils trouvent enfin. Comme par le passé. Sauf qu’à cet instant sa maudite inspiration lui faisait défaut et qu’il ne trouvait rien à dire. Dehors, autour des ruines du banc, la vapeur s’échappait toujours de la fosse. Le sable du Mojave avait été soufflé au cours de l’explosion et était strié de longues griffures sinistres d’environ neuf mètres de long, qui lui rappelaient les rayures du sol lunaire tout autour du LEM, après l’alunissage. Siobhan Libet se rendit compte peu à peu que cela n’avait rien à voir avec une préparation de vol usuelle. La différence n’était pas uniquement due au fait que ce serait le dernier vol de la navette. En participant à cette mission, elle touchait au mythe. Les gens la regardaient différemment. Et partout où elle se rendait, on lui posait la sempiternelle question : qu’est-ce que ça fait de voler dans l’espace ? Libet se rendit à l’atelier de montage de l’orbiteur chez Boeing, à Palmdale en Californie. Elle tâcha de rester le plus discrète possible pendant que Billy Ray Jardine lui faisait visiter l’atelier. Ce qui ne fut pas trop difficile au début, car les dix membres du groupe, composé d’astronautes et de cadres du programme de navette et du programme Titan – sans compter Barbara Fahy et elle-même – portaient tous de longues blouses blanches apprêtées et des calots. On aurait dit un groupe d’inspecteurs d’hygiène alimentaire opérant une descente chez McDonald. L’atelier de montage de Palmdale était une salle immense, tout en lumière et en rectangles. Le sol parfaitement lisse en résine bleu-gris était quadrillé de lignes jaunes de démarcation et portait à certains endroits les cicatrices de marques de pneu des petits chariots électriques qui sillonnaient l’atelier en tous sens. Des drapeaux américains et des rayures rouges, blanches et bleues avaient été peints sur les murs. Des bureaux cubiques étaient disposés tout autour contre les murs, et le sol était encombré de gigantesques machines. Billy Ray Jardine était le président de la division du transport spatial chez Boeing. Il avait toutes les caractéristiques du cadre supérieur, avec sa veste de costume grise retombant sur un abdomen de dimension respectable. Il serait passé inaperçu à n’importe quelle époque depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, songea Libet. Ce genre d’homme dirigeait le pays déjà bien avant sa naissance. Seules les images en couleurs défilant en boucle sur sa cravate numérisée – et représentant les victoires de l’industrie spatiale, le deuxième étage de la Saturn V fabriqué par Rockwell, Apollo, la navette, sans oublier le premier étage de la Saturn V conçu par Boeing lui-même – étaient une concession à la modernité. L’atelier étincelait de propreté ; chaque surface de métal brillait sans aucune éraflure. L’équipement et les tables de montages étaient ce qu’on faisait de mieux en matière de technique. Toutes les navettes avaient été assemblées ici, depuis Columbia jusqu’au remplacement de Challenger par Endeavour qui avait effectué son premier vol en 1992. Boeing avait manifestement conservé l’atelier tel quel depuis le rachat de Rockwell. Au cas où la NASA aurait relancé le programme de navette spatiale, Boeing aurait été capable de reprendre la production instantanément. Toutefois, Libet se sentit déprimée à la vue de cette installation rutilante qui n’abriterait jamais plus la construction d’un nouvel orbiteur. De fait, Boeing avait revu ses équipements en vue du démantèlement des véhicules spatiaux. L’équipe fut conduite jusqu’à une balustrade de métal surplombant une zone séparée de la surface d’assemblage. C’est ici que la navette Atlantis avait été amenée afin de subir à la hâte certaines modifications. La queue de l’orbiteur – les pièces de la partie arrière du fuselage – était située en face de Libet, les tuyères des trois moteurs principaux dépassant des échafaudages. Le reste de l’avion, écrasé par la perspective, était enveloppé d’une couverture de protection. Des ouvriers vêtus de blanc s’affairaient autour de lui. L’air était empli du gémissement des perceuses et de l’odeur âcre que dégageaient des chalumeaux oxyacéthyléniques. Au premier coup d’œil, l’orbiteur n’avait pas l’air d’avoir beaucoup changé. Mais en y regardant de plus près, Libet nota quelques différences. Par exemple, l’habitacle, situé au niveau du nez, avait été démonté. À la place, un simple carénage aérodynamique était en train d’être fixé à la structure de l’orbiteur. La soute d’Atlantis s’était agrandie de plus de vingt-quatre mètres du fait de la suppression du compartiment équipage. La queue et le groupe propulsif demeuraient en l’état. En revanche, les deux moteurs secondaires de manœuvre utilisés pour la désorbitation avaient été retirés, pour la bonne raison qu’il n’était pas prévu qu’Atlantis revienne sur Terre. Enfin, l’oiseau avait perdu ses ailes. Il n’en aurait plus besoin, ni même de stabilisateurs ou de rétrofusées. Atlantis n’était plus un orbiteur classique mais une navette-cargo, appelée familièrement NC, réduite à une soute à charge utile, une section arrière du fuselage et un bloc moteur. Les NC étaient des appareils consommables. Une fois sa cargaison mise sur orbite, Atlantis serait ralentie par ses propulseurs à gaz, puis viendrait se désintégrer au-dessus du Pacifique. Libet vit les ailes delta, aux bords de fuite abîmés par les rentrées atmosphériques successives, démontées par les ouvriers pour être entreposées contre un des murs de l’installation. À l’endroit où les ailes avaient été sectionnées, on pouvait apercevoir les longerons et les nervures de leurs armatures enveloppées d’une couche d’alliage d’aluminium. Séparées de l’orbiteur, les ailes avaient un aspect cru et primitif. Elles avaient été construites par Grumman dans leur usine de Bethpage implantée à New York. Grumman était également le constructeur du module lunaire d’Apollo. Libet essaya d’imaginer la tête qu’ils auraient faite en voyant ce spectacle. — … Bien sûr, disait Billy Ray Jardine, ce que vous voyez là est une variante du concept original de navette-cargo qui aurait normalement dû faire l’objet d’un programme à part, au lieu d’être le fruit d’une adaptation des anciens orbiteurs. Ce n’est pas que la construction de navette-cargo aurait été un tel défi. Mais vous devez comprendre que nous sommes contraints de démonter presque entièrement chaque navette pour la transformer en NC. Naturellement, la redéfinition des pièces ayant servi à assembler des véhicules d’essai est plus aisée que celle des véhicules qui ont déjà servi. Nous devons modifier le carénage, remplacer le revêtement d’aluminium et renforcer les lisses et les couples du fuselage. Nous vous promettons un espace de stockage dans la soute de vingt-quatre mètres sur quatres mètres et demi de large. L’avionique et le guidage, les instruments de navigation et de contrôle, sont ceux d’un orbiteur classique, à quelques adaptations près. Tous les systèmes de survie des hommes à bord, des séjours prolongés en orbite, de la descente et de l’atterrissage ont été supprimés… Jardine avait un accent texan et parlait d’une voix sèche et brusque, bref, d’une voix compétente. Cela déprima encore plus Libet de penser que cet homme pouvait montrer autant d’enthousiasme à démonter ses orbiteurs qu’à les assembler. Barbara Fahy se tenait aux côtés de Libet. — Ce jargon d’entreprise a une propension certaine à endormir les gens, tu ne trouves pas ? Fahy tira son calot vers l’arrière pour se gratter le front. — Quel raseur ! — Tu n’as pas l’air très contente, fit remarquer Libet. Fahy replaça son calot bien droit. — Le devrais-je ? J’ai suivi ce projet de navette-cargo depuis les années quatre-vingt. À l’époque, ils disaient qu’ils en auraient pour cinq ans en tout, entre les six mois d’évaluation du projet et la conclusion du contrat, les quatre ans de conception, de fabrication et d’assemblage, et le programme d’essai et deux vols préparatoires avant la mise en opération. Boeing met moitié moins de temps à effectuer les modifications actuelles. Et on n’aura pas l’occasion de procéder à un seul essai en vol. Il en va de même pour le programme de réaménagement des Saturn. Tu sais que je soutiens à fond ce projet, Siobhan. Mais nous ne nous donnons pas assez de temps. — On n’a pas le choix. Nos ennemis se rapprochent. D’ailleurs, Boeing est déjà en retard sur son planning. — Je sais, je sais. Mais il suffit qu’un seul de ces vols échoue pour que nous ne puissions pas partir. Et je devrais sûrement être responsable de ce vol et payer les pots cassés en cas de pépin. Ils redescendirent et se placèrent en dessous du nez encore gracieux de l’orbiteur. La surface lisse et noire du ventre d’Atlantis se dressait au-dessus de Libet, et elle put contempler le patchwork délicat des tuiles de silice posées sur la partie inférieure du vaisseau. Les tuiles – au nombre de trente mille – avaient fait l’objet de milliers d’heures de travail et de tests. Chacune d’elles, conçue pour épouser un endroit précis de la structure complexe de l’orbiteur, avait été fixée à la main. Un travail gigantesque qui n’était pas sans rappeler celui des cathédrales. Des équipes de techniciens travaillaient sous le ventre d’Atlantis. Ils étaient installés sur des plates-formes mobiles, occupés à retirer les tuiles, récurer et peindre le support mis à nu. Chacun d’eux avait l’air de repeindre la chapelle Sixtine. Mais leur tâche était beaucoup moins créative : ils étaient en train de détacher une à une les tuiles patiemment posées. Dans l’unique but d’alléger le poids du vaisseau. Pour sa dernière mission, Atlantis n’aurait pas besoin de sa protection thermique. Des tuiles arrachées gisaient sur le sol de l’atelier. Certaines d’entre elles étaient striées et décolorées par leur ultime rentrée atmosphérique. Les tuiles de la partie inférieure étaient recouvertes d’une patine noire qui réfléchissait les lampes de travail de l’atelier. La disposition des tuiles au-dessus d’elle offrait un spectacle magnifique. On aurait dit le plafond d’une église moderne. Libet secoua la tête. — Mon Dieu, c’est du pur vandalisme. On prend des navettes parfaitement opérationnelles et on les démonte entièrement pour en faire des vaisseaux-poubelles. Fahy adressa un sourire à Libet. — On en a déjà parlé. C’est ça ou les transformer en cafés high-tech comme les Russes avec leur navette Bourane. Ne me dis pas que tu préférerais cela. — C’est juste que… ronchonna Libet. — Quoi ? — C’est juste que j’ai toujours voulu être astronaute. Voler dans l’espace, découvrir des mondes nouveaux. Visiter Nimbar, Vulcain, Bajor et même le trou du vers géant… Mais là, dans l’univers réel, le seul endroit où je puisse aller, c’est Titan, une boule de glace mortelle, et pour cela il va falloir brûler tous nos vaisseaux. Je ne peux m’ôter de l’esprit que je suis née dans le mauvais univers. — Mais tu as de la chance, Siobhan, déclara Fahy en riant. Toi au moins tu vas partir. Et personne ne prendra ta suite, en tout cas pas avant des lustres. Le groupe s’ébranla à nouveau. Ils arrivèrent en haut d’une autre balustrade donnant sur une nouvelle zone d’assemblage. Là – Libet ne s’y attendait pas –, une centaine d’employés de Boeing étaient réunis en blouses blanches et surbottes de plastique. Ils levèrent la tête en direction des visiteurs. Jardine leur adressa un discours d’encouragement. — Il est prévu de commencer les essais moteurs dans deux mois, dit-il aux ouvriers avec un large sourire. Nous sommes loin d’avoir dépassé notre budget et n’avons qu’un mois de retard seulement sur notre calendrier, retard que nous rattraperons de toute façon. Ce succès est dû à la compétence avec laquelle ce programme de navette a été mené, au soin avec lequel Boeing et la NASA ont tout planifié et prévu, mais surtout au travail acharné de milliers de gens. Je veux parler de vous qui êtes ici. Je dois avouer que je n’ai jamais travaillé avec une meilleure équipe que la vôtre au cours de toute ma carrière… Une salve d’applaudissements accueillit la dernière phrase. Puis – comble de l’horreur pour Libet –, Jardine rajouta quelque chose comme quoi ils avaient l’immense honneur d’avoir parmi eux l’un des membres du programme, pour célébrer le dernier chapitre d’une longue et fière tradition spatiale de l’industrie Boeing… Libet fut propulsée jusqu’à un micro discrètement placé sur un pupitre devant elle. Elle se retourna vers Fahy, l’air implorant. Fahy haussa les épaules en signe d’excuse et fit un geste d’encouragement avec ses mains. Libet fixa la mer de visages sous elle. Comme souvent dans l’industrie spatiale, les employés étaient d’âge mûr. Des touffes de cheveux gris dépassaient des calots blancs. Elle se rendit compte alors que ce dernier effort que l’on exigeait d’eux mettrait un terme à leur carrière. Leurs yeux étaient braqués sur elle. Le ravissement se lisait sur leurs visages. Je dois les fasciner, se dit-elle. Et merde. Les astronautes d’aujourd’hui ne sont pas préparés à ça. La formation qu’elle avait reçue aux Relations publiques avait précisément consisté à démythifier le métier. Être astronaute était un boulot comme les autres. Mais là, c’était différent. C’était comme si elle avait été John Glenn, prêt à accomplir le premier vol orbital autour de la Terre. Au péril de sa vie. Benacerraf avait eu raison de penser que cette mission Titan allait, une dernière fois, enflammer l’imagination des gens. Mais qu’est-ce que je vais leur dire ? Alors LA question fusa. Qu’est-ce que ça fait de voler dans l’espace ? Un rire nerveux parcourut la foule. Elle agrippa le micro dans ses mains et s’efforça de répondre. — … Ça dépasse tout ce que l’on peut imaginer. Les photos, les films IMAX, les simulateurs virtuels, rien de tout ça ne peut en donner une idée exacte. On se sent comme un enfant qui découvre un territoire inconnu. Et maintenant, grâce à vous, je vais pouvoir y retourner… Ils l’observaient en silence, attendant la suite. Elle se souvint des histoires racontées par les premiers astronautes qui faisaient la tournée des ateliers de construction, cinquante ans auparavant. Elle se rappela ce que Grissom – ou était-ce Cooper, Glenn Shepard ? – avait dit à Convair ou McDonnell Douglas ou Boeing. Elle se pencha sur le micro et ajouta : — Faites du bon boulot, les gars. Un long silence s’ensuivit. Puis les applaudissements montèrent de la salle de montage, entrecoupés de sifflements joyeux. Billy Ray Jardine lui donna une claque amicale dans le dos. Elle recula d’un pas, profondément embarrassée. Barbara Fahy s’approcha d’elle en souriant. — Bienvenue dans le monde des programmes spatiaux, ma chère, dit-elle. Marcus White suivit avec passion les modifications que Don Baylor et son équipe apportèrent au moteur réfractaire afin de résoudre son problème d’instabilité. Ils placèrent des déflecteurs dans la chambre à combustion, des plaques de cuivre dans le prolongement du plateau d’injection, censées stopper les écarts de température à l’origine de l’instabilité. Mais les déflecteurs se pliaient comme des brins d’herbe sous le vent. Alors ils rajoutèrent des sortes de barrages – des plaques de cuivre de cinq centimètres d’épaisseur – refroidis par un jet de kérosène. Ce qui supprima une partie du phénomène, mais l’effet refroidissant des déflecteurs ne vint pas à bout des plus fortes oscillations thermiques. Finalement, intrigué par les résultats d’essais consignés dans une vieille documentation, Baylor tenta une nouvelle approche. En modifiant l’angle d’impact des flots d’ergols passant à travers les trous du plateau d’injection, les flots de LOX et de kérosène se mélangeaient à un étage inférieur de la chambre. Cependant, cette solution présentait un défaut : elle diminuait la capacité du moteur ; plus on abaissait le point de rencontre des flots, et moins ils avaient de chance de brûler complètement avant de sortir de la chambre. Mais grâce à ce nouvel angle de projection, Baylor et son équipe réussirent à réduire considérablement les risques d’instabilité. À partir de là, ils procédèrent à de nouveaux réglages, allant même jusqu’à découper de fines tranches de métal pour amincir l’orifice du moteur. Alors, l’instabilité disparut totalement. — Bien joué, mon vieux, dit Marcus à Baylor. Tu devrais sortir tes gars pour aller boire des coups et… — Marcus, tu ne comprends pas. Il n’est pas question de crier victoire à ce stade. On ne sait jamais si c’est bon ou pas. Ce n’est pas comme si nous avions écrit des équations et établi par modélisation informatique que l’instabilité a disparu. Tout ce que nous avons fait, c’est tripatouiller le moteur jusqu’à ce qu’elle n’apparaisse plus. Mais on ne sait pas comment ni pourquoi. Cette instabilité est toujours là, tapie quelque part, je t’en fous mon billet. Il ne me reste plus qu’à croiser les doigts pour qu’elle ne trouve pas le moyen de frapper avant la fin de la mise à feu des quatre lanceurs. — Quel pessimiste tu fais, Baylor, rétorqua White. Écoute, en treize vols du programme Apollo, pas un seul des soixante-cinq moteurs F-1 n’a lâché. Alors le tien doit être fiable à cent pour cent. Baylor ricana. — L’histoire est un piètre indicateur de fiabilité, tu le sais bien. Lis Feynman. — Qui ? — Laisse tomber. On a parcouru toutes les archives depuis les années soixante, et on n’a rien trouvé de concluant sur la manière dont ils sont parvenus à régler le problème. Le bruit court qu’ils ont juste fait appel à des ouvriers de Canoga Park pour faire des trous au hasard dans le plateau d’injection, jusqu’à ce que ça marche. Et il se pourrait que ce soit vrai… Même si Baylor n’en démordait pas, la remise à neuf du F-1 était achevée, pour le meilleur ou pour le pire. Maintenant, ils pourraient décoller. Marcus White plia bagage, direction le Cap. Ce serait le premier lancement d’une fusée Saturn depuis 1973. Et c’était Barbara Fahy qui allait diriger les opérations. Elle avait suivi la remise à neuf et l’assemblage des éléments de la fusée AS-514. Le troisième étage, le S-IVB, fut convoyé au CSK par McDonnell au moyen d’un « Super Guppy », un gigantesque avion-cargo. Les deux autres étages arrivèrent par bateau ; le deuxième étage S-II depuis l’installation Boeing de Seal Beach en Californie, et le S-IC de l’usine de la NASA à Michoud en Louisiane. Fahy assista à l’arrivée du S-IC sur une barge appelée Neptune au centre de débarquement des Saturn installé sur une berge de la Banana River. L’étage, un cylindre couché de quarante-deux mètres de long, était emballé dans du plastique comme une œuvre de Christo. Le S-IC était gigantesque. Les réservoirs de kérosène et d’oxygène liquide occupaient sa plus grande partie. Les cinq moteurs F-1, flambant neufs, étaient montés sur un bloc massif de vingt-quatre tonnes. Les ailerons placés au-dessus, hauts de dix-huit mètres, jetaient une lumière aveuglante sur les techniciens qui vérifiaient que l’emballage n’avait pas souffert au cours du transport. Ce S-IC avait subi d’importantes retouches ; la plupart des réservoirs, l’entoilage des moteurs et des ailerons avaient été refaits à l’aide de nouveaux matériaux composites et d’alliages légers aluminium-lithium. Les deux autres étages avaient d’ailleurs subi le même traitement. Le S-IC fut emporté jusqu’au bâtiment d’assemblage des véhicules, où il fut vérifié avant la phase finale. Puis on l’emmena dans un autre hangar, où une grue le hissa délicatement en position verticale sur la plateforme mobile de lancement. On souleva les vingt-sept mètres du deuxième étage S-II que l’on vint placer au-dessus du S-IC. C’était comme assister à l’assemblage des morceaux préfabriqués d’un gratte-ciel. Dans les années soixante, les grutiers d’assemblage des fusées se vantaient de pouvoir manœuvrer les crochets de leurs gigantesques machines si délicatement qu’ils auraient pu toucher un œuf sans le casser. Aujourd’hui, les grues étaient entièrement automatisées et contrôlées au millimètre près par des systèmes de sonar et d’infrarouge. Le travail des hommes consistait maintenant à vérifier que les machines accomplissaient leur tâche avec une plus grande précision et une plus grande fiabilité qu’ils ne le pourraient jamais. Une fois les deux étages assemblés, trois broches de trente centimètres de long furent placées au niveau de la jointure des deux cylindres, et deux cents agrafes de quatre centimètres de longueur furent fixées tous les quinze centimètres. Il fallut trois jours pour « coudre » les étages ensemble. Les anciens disaient que cela leur prenait huit heures à l’époque. L’étape suivante consista à assembler le S-IVB sur le second étage suivant les mêmes procédures. Enfin, la soute – un réservoir cylindrique enveloppé d’un revêtement thermique, qui allait contenir quatre-vingt-dix tonnes de carburant pour la mission Titan – fut couplée au S-IVB. Fahy fit le tour de la Saturn assemblée et leva les yeux vers les étages supérieurs, qui se perdaient dans la brume. Comment imaginer que cette fusée désormais opérationnelle avait passé trente ans sur la pelouse du CSJ à Houston ? Il y avait une chance pour que l’oiseau qui avait fait ses preuves dans les années soixante-dix leur donnât moins de fil à retordre que les deux fusées expérimentales perfectionnées qu’ils feraient décoller plus tard. Sans doute. Fahy s’attendait en tout cas à quelques pépins. Ce serait son premier vol depuis Columbia. Elle n’était pas directrice de vol sur cette mission, mais on lui avait confié la phase de montée, l’étape la plus dangereuse et la plus complexe de toutes. Elle s’était repassé mentalement les événements de ce fatal atterrissage tant de fois qu’elle pouvait réciter par cœur les registres de mission. STS-143 avait pris tellement de place dans son esprit qu’il lui semblait à présent que le déroulement du vol était le seul qu’elle pût imaginer pour les autres navettes ; comme si le scénario avait été écrit de toute éternité, avant même que Columbia décolle du pas de tir. Alors, Paula Benacerraf était arrivée, avec ses rêves visionnaires de mission sur Titan. Lorsqu’on lui avait offert de travailler sur ce vol, elle avait sauté sur l’occasion. C’était exactement ce dont elle avait besoin. Elle pourrait se prouver qu’elle pouvait encore agir, prendre des décisions, influencer le cours des événements, et prouver qu’elle n’était pas juste la victime de quelque destin aveugle. De toute façon, se disait-elle cyniquement, une bonne prestation sur ce tir pourrait relancer sa carrière au sein d’une NASA diminuée, émasculée, qui allait ressortir victorieuse de ce marasme. Mais la Saturn V balayait toute considération personnelle de ce genre. Cette fusée était un tel monstre ! Fahy avait grandi à l’époque de la navette. Or la Saturn V était deux fois plus grande que l’ensemble navette-propulseurs à poudreréservoir extérieur au décollage. Et ces moteurs F-1 rétifs, qui avaient donné tant de mal aux gars de Marshall, atteignaient chacun la puissance de quatre moteurs principaux de la navette. La Saturn, une fois assemblée, ressemblait à un dinosaure du fond des âges. Elle se sentit intimidée par la fusée, comme s’il était impossible qu’elle ou qu’aucun être humain parvînt à la contrôler. Les phases d’essai et de vérification se succédèrent. Il y avait des centaines de tests à faire sur les circuits électriques, les détecteurs d’incendie, les télémesures, la poursuite, les gyroscopes, les ordinateurs, les pompes, les transmetteurs, les vannes, les câbles, les prises, et le système hydraulique… Rien que cela prit quatre mois. Puis il y eut une série d’essais de la fusée équipée de sa soute et du matériel de servitude au sol. On effectua des simulations de procédures d’urgence en cas de dysfonctionnement au lancement ; par exemple, si une prise ombilicale ne se décrochait pas au moment de l’ascension. On vérifia les centaines de câbles et de tuyaux de raccordement des étages et de la soute, et les centaines de fiches des liaisons électriques à l’intérieur des cordons ombilicaux reliant la fusée. Lentement, péniblement, Fahy assista au déroulement des essais. Les rapports de vérification s’empilaient, noyant le véhicule sous une tonne de paperasserie invisible. Enfin, la fusée put être acheminée au pas de tir 39-A. Là, les techniciens procédèrent à de nouvelles vérifications : ils testèrent le branchement des équipements, l’aptitude au décollage, simulèrent le lancement, la mission, et le compte à rebours – une phase essentielle dans la préparation de lancement de la fusée. À l’époque d’Apollo, ces essais de compte à rebours pouvaient durer quatre jours – soixante heures d’essai et trente-six heures de reports prévus. Fahy espérait qu’il ne leur en faudrait pas beaucoup plus – disons six ou sept jours. Le test final dura dix-sept jours. Aucun équipement – que ce soient les installations de la navette modifiées pour l’occasion ou les pièces détachées de l’ancienne Saturn, récupérées dans les hangars et remises à neuf – ne semblait vouloir fonctionner correctement. Les régulateurs qui contrôlaient l’arrivée du carburant dans les étages successifs de la fusée ne cessaient de poser des problèmes ; ils n’étaient tout simplement pas conçus pour réguler des flux aussi importants. L’instrumentation de la fusée elle-même – le cerveau de l’oiseau, truffé de systèmes électroniques des années soixante auxquels personne n’avait osé toucher – ne parvenait pas à refroidir suffisamment les boîtiers électroniques. Les câbles de connexion de l’étage S-II se mettaient hors circuit en raison de l’atmosphère humide qui régnait autour du pas de tir. Lorsqu’on les vérifia, on s’aperçut qu’ils étaient corrodés, ce qui avait échappé aux équipes de remise à neuf. Tout prit beaucoup plus de temps que prévu. Même lorsque le remplissage des réservoirs commença, il fallut des heures pour qu’une centaine de camions citernes alimentent en kérosène, hydrogène liquide et en LOX les trois étages. Et chaque fois que le compte à rebours simulé était interrompu, suite à un nouveau problème, les techniciens chargés du liquide de combustion devaient rester dans la salle de mise à feu pour vider le carburant – un processus encore plus fastidieux que le remplissage. Les différentes équipes montrèrent des signes de lassitude à mesure que les essais s’éternisaient. Finalement, les responsables ordonnèrent une pause de deux jours. Puis les tests reprirent tant bien que mal. Les techniciens parvinrent jusqu’à H - 26 h, qui marquait la fin du test de remplissage. Puis ils entamèrent le processus de prérefroidissement des chambres à combustion des deuxième et troisième étages. Alors, à la surprise générale, ils parvinrent au stade de prise en charge automatique du lancement, à H - 3,7 mn. Fahy observa le déroulement automatique des dernières opérations effectuées par un logiciel des années soixante reconfiguré pour s’adapter à une machine de 2007… L’horloge s’arrêta, comme prévu, à H - 14 s. Un tonnerre d’applaudissements accueillit la fin du compte à rebours simulé. Dieu tout-puissant ! pensa-t-elle. On va vraiment y arriver. Le dernier jour, Fahy parcourut la foule des visiteurs qui avait envahi le CSK. Elle vit des grands-parents s’ébaudir devant la silhouette mince et élancée de la Saturn. Ils racontaient à leurs petits-enfants qu’ils avaient regardé à la télé la retransmission du lancement d’Apollo 11 – ou était-ce celui d’Apollo 12, 13 ou 14 ? Ils ne se souvenaient plus bien – alors qu’ils étaient eux-mêmes enfants. Les gosses regardaient, intrigués, et les assaillaient de questions. Ils vont vraiment jeter tout ça dans l’espace ? Combien d’ordures ont-ils laissées sur la Lune ? Est-ce qu’elle est vraiment aussi polluée qu’on le dit ? Fahy monta dans l’ascenseur du portique de lancement jusqu’à la salle de vérification de la soute, au sommet de la tour. L’ascenseur était une cage d’acier qui s’élevait cahin-caha dans un raclement de ferraille. Elle vit défiler sous elle les poutres métalliques, les câbles et les plates-formes de travail. À la sortie de l’ascenseur, elle emprunta une passerelle munie d’un garde-fou, qui reliait la tour au flanc incurvé de la fusée. Elle jeta un coup d’œil en contrebas et aperçut les jupes étincelantes des moteurs F-1, rapetissés par la perspective. Une brise marine s’était levée et faisait craquer le métal. La passerelle paraissait instable, et elle dut s’agripper à la rampe pour se tenir. L’immense tour d’acier oscillait sous les rafales. En éloignant son regard de la fusée, elle avait une vue panoramique de la côte atlantique. Le soir tombait lentement, et les villes du littoral jetaient des lueurs de diamant. La terre, quant à elle, semblait plate, boueuse, primitive, émergeant avec peine de l’eau ; l’océan, les canaux et les marais luisaient comme du métal frappé. Le premier amphibien avait dû péniblement ramper jusqu’à un endroit semblable, ses poumons neufs brûlant au contact de l’air, son ventre et sa queue crissant sur le sable, essayant vainement de retourner dans l’eau… Dans quelques années, se dit-elle – lorsque les pas de tir et les tours de lancement auraient été démolis –, la mer et le marais primordial engloutiraient à nouveau ce lieu. Marcus White arriva au centre de contrôle de lancement du CSK un peu avant l’aube, à deux heures du tir. La salle de mise à feu était un hall gigantesque, dont la taille faisait à peu près le tiers d’un terrain de football, équipé de huit rangées de consoles. White prit place dans une galerie vitrée située au fond de la salle, et contempla par les fenêtres panoramiques le pas de tir. AS-514 baignait dans un cône de lumière formé par les rais de projecteurs qui se croisaient au sommet du lanceur ; les lumières du portique brillaient comme celles d’un navire dans la nuit. Le jour se levait. De la salle de mise à feu, White regardait dans la direction de l’est, là où l’aube pointait. Soudain, la silhouette de la zone de lancement 39-A se profila contre le ciel. Le vent balayait des débris autour du pas de tir. Mais la météo prévoyait que la vitesse du vent au moment du lancement serait dans la limite acceptable. La Saturn entièrement repeinte brillait dans le matin, et ses formes délicates apparaissaient étrangement féminines. White sentit une boule envahir douloureusement sa gorge. Qu’importait Titan. Ça valait le coup, rien que pour voir cette vieille dame réparée, débarrassée de sa mousse et de ses lichens, érigée à nouveau dans son milieu naturel. Il suivit la lente évolution du compte à rebours sous le contrôle des équipes de mise à feu du CSK. Les opérations s’accéléraient, tandis que les réservoirs des trois étages passaient par les étapes successives du prérefroidissement, du remplissage et du complément de carburant. Il paraissait incroyable que AS-514 pût décoller dans les temps. Mais rien ne vint interrompre le processus. White ressentit la formidable montée d’adrénaline qui accompagnait chaque mission au moment des phases cruciales. À H - 10 mn, les chambres à combustion des deuxième et troisième étages, remplis de LOX et d’hydrogène liquide jusqu’à la gueule, furent ventilées. On déclencha l’ouverture des verrous pyrotechniques, et certaines des rampes d’accès de la tour s’écartèrent. Jusque-là, aucune interruption n’était venue perturber le décompte. À H - 3 mn 7 s, l’ordre de mise à feu fut donné, et les réservoirs des trois étages libérèrent leurs cartouches d’hélium soumettant les liquides à une légère pression pour faciliter l’entraînement des pompes. À H - 50 s, la fusée passa sur son alimentation interne ; l’oiseau se libérerait lui-même de ses attaches au sol. En moins d’une demi-minute, la grosse turbine qui entraînait les cinq moteurs du premier étage se mit en route. À H - 9 s, un signal électrique fut transmis aux allumeurs, provoquant quatre petites flammes à l’intérieur de la chambre à combustion de chaque F-1. Dans la salle de mise à feu, les spectateurs assis à la rangée de direction pivotèrent dans leurs fauteuils, et ôtèrent leurs lunettes pour scruter les fenêtres panoramiques au fond du centre de contrôle de lancement. White savait qu’ils pouvaient baisser des persiennes de protection en cas d’explosion du lanceur. Si cela arrivait, la lumière de l’explosion serait équivalente à celle d’une bombe nucléaire de trois ou quatre mégatonnes. L’allumage des moteurs F-1 se déroula comme prévu. Un flot d’épaisse fumée orangée s’échappa des tuyères et rebondit hors du déflecteur de flamme placé sous le lanceur. Puis les vannes principales d’arrivée du carburant s’ouvrirent. Le jet de feu des moteurs vira au blanc incandescent, et la fumée orange monta en d’épaisses colonnes, enveloppant la base de la fusée. La poussée des moteurs atteignit quatre-vingt-dix pour cent de son maximum. Pour autant, AS-514 ne bougeait toujours pas d’un pouce. Chacun observait le spectacle dans un silence angoissé. Le bruit de l’explosion devait parcourir des kilomètres avant d’atteindre la salle de mise à feu. La fusée frissonna. Une pluie glacée arrosait continuellement la tour ; des flocons et de gros morceaux de glace tombaient des réservoirs cryogéniques des étages et se vaporisaient au contact des tourbillons de fumée et de flammes émis par la fusée. La fusée se souleva de quelques mètres au-dessus de la plateforme du pas de tir, hissant péniblement sa masse gigantesque. Il paraissait impossible que quelque chose d’aussi grand et d’aussi lourd pût se mouvoir. On aurait dit un immeuble décollant du sol. Les cinq bras ombilicaux qui maintenaient toujours la fusée se rétractèrent et se décrochèrent en valsant. L’onde sonore surgit des marais et vint percuter les vitres de la galerie d’observation dans un tonnerre de crépitements sourds. La vitre trembla violemment. Des nuages de plâtre tombèrent du plafond sur les épaules de White. White n’avait pas entendu ce son depuis trente-cinq ans ; il avait presque oublié à quoi il ressemblait. La fusée se souleva ; sa traîne de feu s’allongeait au fur et à mesure qu’elle s’élevait dans les airs sans quitter le pas de tir. Ce ne fut que lorsque la fusée fut à une centaine de mètres au-dessus du sol que le panache de flammes se décida à quitter la plateforme. White sentit sa raison fondre comme la cire d’une bougie. Comment pouvaient-ils construire un monument pareil et finalement s’en détourner pour le laisser pourrir dans un champ ? Ça n’avait pas de sens. La fusée entraînait dans son sillage un éperon de feu de deux cent quarante mètres de long. Des ondes de choc se propageaient autour des flancs du lanceur, troublant ses contours dans les jumelles de White. Un voile de gaz ionisés se forma au-dessous des moteurs, créant une langue de flammes gigantesque dans l’atmosphère raréfiée. Lorsque la combustion du S-IC prit fin, le ciel parut s’assombrir. White aperçut l’éclair soudain des rétrofusées du S-IC, suivi de la mise à feu du deuxième étage. La Saturn semblait s’éloigner à toute vitesse maintenant, dans la direction de l’est, diminuant jusqu’à n’être plus qu’une étoile scintillante dans le ciel. On pouvait la voir à huit cents kilomètres à la ronde. White se retourna pour voir sur les écrans de contrôle la trajectoire du premier étage après séparation. Tourneboulant dans l’air, le S-IC perdit rapidement son impulsion initiale et vint s’écraser dans l’Atlantique, emportant avec lui les magnifiques moteurs restaurés par Don Baylor, mettant fin de manière abrupte à ses quarante ans de carrière. White exultait. Cela dépassait l’imagination. Cinq autres lancements comme celui-ci, et ils pourraient se retirer définitivement – et la conscience tranquille – du programme spatial. L’entraînement de Rosenberg pour la mission démarra véritablement un an avant le lancement final. Il dut déménager à Houston. Pour devenir astronaute, autrement dit un employé de la NASA et, par conséquent, du gouvernement. Paula Benacerraf l’hébergea pendant un moment dans sa maison de Clear Lake, mais la cohabitation devint très vite houleuse, et Rosenberg entreprit de chercher un appartement. Finalement il renonça, et prit une chambre au Hilton de Nassau Bay. Cela lui revint assez cher, si bien qu’au bout de deux mois il se retrouva endetté. Il ne s’en soucia guère vu que l’argent ne lui servirait plus à grand-chose après son départ. Il s’arrangea avec le patron de l’hôtel en lui expliquant qu’il serait payé sur la base du salaire que lui verserait le gouvernement pendant toute la durée de la mission. Au tout début, Bill Angel l’accompagna tous les lundis matin aux réunions du Bureau des astronautes du CSJ. Le local était une pièce banale meublée de chaises bleues inconfortables, et dont les murs étaient tapissés de dizaines de plaques de mission de la navette. Il apprit que le corps était composé d’une centaine d’astronautes. Seule une douzaine d’entre eux se montrèrent le premier jour. Personne ne lui adressa la parole, pas même Angel. La raison en était que personne, à l’exception des cinq de la mission Titan, n’aurait la chance de pouvoir revoler – sauf à l’occasion de quelques missions rébarbatives de ravitaillement en orbite basse. Par-dessus le marché, sur les cinq astronautes élus, l’une était britannique – en tout cas de naissance –, et un autre était un intello à queue de cheval, qui n’appartenait même pas au corps. Pour toutes ces raisons, l’atmosphère de la pièce était à couteaux tirés. Les séances d’entraînement se partagèrent entre Houston et le Cap. L’équipage passa entre les mains de plusieurs instructeurs et suivit toutes les étapes jusqu’aux simulateurs grandeur nature. Au début, Rosenberg adora la simu : les astronautes enfilaient leurs combinaisons pressurisées orange, les contrôleurs s’installaient à leur pupitre dans le SCV et l’équipe des directeurs de simulation de vol s’ingéniait à inventer des situations de pannes multiples pour les entraîner à y faire face. C’était aussi excitant qu’un jeu sur ordinateur. Mais le plaisir de la nouveauté se dissipa rapidement à mesure qu’ils s’installèrent dans la routine des cartes de check-list au langage souvent hermétique. Ils se rendirent au Cap en T-38. Les pilotes, comme Libet et Angel, étaient censés s’entraîner au vol au moins quatre heures par semaine. Ainsi Rosenberg fit-il la navette entre le CSJ et le Cap à bord d’avions pilotés par Angel ou Libet – mille trois cents kilomètres de distance à parcourir en une heure et demie – trois ou quatre fois par semaine, engoncé dans sa combinaison de vol et son parachute, comme un véritable pro. C’est en vol qu’il aperçut le Cap pour la première fois, depuis le cockpit d’un T-38 de la NASA. C’était une vaste étendue d’eau brillante, de pointes et d’isthmes de terre marécageuse, ponctuée çà et là de plates-formes de tir en béton et de pistes de convoyage ; le tout d’aspect incroyablement primitif, comme une terre se relevant lentement des suites d’un bombardement. On lui fit visiter l’atelier de fabrication des orbiteurs – dont la devise était « Nous transformons les rêves en réalité » –, le bâtiment d’assemblage des véhicules ainsi que le pas de tir. Il fut surpris par la taille du BAV situé au milieu d’un parking de voitures tel un immense supermarché de cinquante étages. Il était suffisamment grand pour permettre l’assemblage simultané de quatre fusées lunaires, et ses portes auraient pu laisser passer la statue de la Liberté. À l’intérieur, un système de gréement, de poutres et de grues pouvait déplacer des étages entiers comme les tiroirs d’un gigantesque meuble. Suspendue dans l’air enfumé et mal éclairé du hangar, au milieu des structures métalliques qui claquaient dans un bruit sourd, la navette lui apparut incroyablement majestueuse dans cet univers d’angles, de tuyaux et de canalisations, solidement épinglée comme un gigantesque papillon de nuit blanc. Devant la taille imposante du vaisseau, il prit brutalement conscience des masses d’énergie et d’efforts qui seraient mises en œuvre pour soulever sa petite personne dans l’espace. Le personnel qui travaillait au BAV était composé de gens très différents des cercles de scientifiques avec lesquels il avait travaillé au cours de sa carrière ou des ingénieurs cloîtrés dans les bureaux de la NASA, voire des astronautes eux-mêmes. Ces gars-là faisaient le sale boulot ; ils manipulaient des millions de litres de carburant hautement inflammable à chaque lancement de la navette, et répétaient cette tâche tous les quinze jours, année après année. C’était en quelque sorte l’équivalent des ouvriers sur les plates-formes pétrolières ou des mineurs de fond : des individus musclés et travailleurs, sûrs d’eux. L’équipage tout entier suivit un entraînement rapide sur les systèmes Apollo au CSJ et à Kennedy. On leur concocta un programme succinct à partir de documents datant des années soixante retrouvés dans les archives. Les exercices de simulation qu’on leur proposa étaient minutieux mais malheureusement sans recréation de mouvement. Le coût d’adaptation des simulateurs mobiles – qui, grâce à leurs six degrés de liberté, parvenaient à recréer certaines des sensations éprouvées au cours d’un vol spatial – était trop élevé, leur affirma-t-on. Mais Rosenberg avait entendu une autre version des faits. Les simulateurs mobiles étaient destinés à devenir une des attractions juteuses du centre des visiteurs du CSJ. Ils assistèrent à des conférences sur les aspects scientifiques de la mission : ils auraient en effet à étudier le Soleil, Vénus et Jupiter au cours de leur trajet et à tirer les conclusions de ce que leur avaient appris Cassini et Huygens sur le système saturnien et Titan. Carl Sagan sortit brièvement de sa retraite pour leur soumettre les études qu’il avait effectuées depuis la fin des années quatre-vingt sur la synthèse organique de la brume sur Titan. Il leur parla aussi de cosmologie, de la formation du système solaire et de ses planètes par accrétion des planétésimaux éjectés de nébuleuses de roches et de glace, de la transformation ultime du Soleil en géante rouge à la fin de sa vie, laquelle réchaufferait – brièvement – les régions glacées de la périphérie du Système. Sagan avait dans les soixante-dix ans et s’était un peu tassé ; sa voix était plus rocailleuse que jamais et ses cheveux d’une blancheur neigeuse. Malgré tout, il était resté bel homme. Les détails scientifiques de son exposé ne présentaient rien d’étonnant pour Rosenberg, mais la prestation de Sagan, si courte fût-elle, se révéla pour lui un des moments forts de tout le programme d’entraînement. Vint le jour des médecins. Un des objectifs essentiels de la mission, aux yeux des spécialistes au sol, était de connaître, une fois pour toutes, la réaction du corps humain au cours de vols prolongés dans l’espace. Évidemment, il était possible que les astronautes ayant déjà volé souffrent déjà de pathologies spécifiques. Certaines études pratiquées sur d’anciens astronautes suggéraient que les principaux dégâts occasionnés au corps humain se produisaient pendant les premières heures de vol… Quoi qu’il en fût, s’ils voulaient réaliser une étude solide sur le sujet, les médecins avaient besoin d’une expérience témoin à partir de laquelle ils pourraient comparer leurs résultats. Ainsi donc, l’équipe d’astronautes fut soumise à une batterie de tests pour connaître les maladies et affections diverses dont ils souffraient avant d’affronter les rigueurs de l’espace. Tous les deux ou trois jours, ils subirent des électrocardiogrammes, des sismocardiogrammes, des mesures de leur rythme et volume respiratoires ; une fois par semaine, ils devaient passer toute la journée au centre médical pour une série de tests plus poussés, qui incluaient des prises d’échantillon de fluides corporels, des mesures des phases de contraction cardiaque, de la pression artérielle, de la tonicité vasculaire dans diverses parties du corps, de l’irrigation sanguine du cerveau et de la ventilation pulmonaire. Au bout de quelques semaines, Rosenberg se fit la réflexion que les tubes d’échantillon disséminés dans les laboratoires à travers le pays contiendraient davantage de sa masse corporelle que la navette au décollage. En outre, chacune de ces visites médicales signifiait la perte d’une journée consacrée à ses propres recherches ou à d’autres engagements… En tout, quatre-vingts pour cent du temps d’entraînement fut consacré à l’apprentissage des procédures d’urgence à bord de la navette, qui concernaient principalement les problèmes éventuels rencontrés lors du lancement et les atterrissages forcés. Depuis la catastrophe de Challenger, la NASA encourageait les familles des membres d’équipage à venir assister aux exercices d’urgence, afin de comprendre ce qui se passerait en cas d’accident. Aussi les vieux parents de Nicola firent-ils le voyage depuis l’Angleterre – sa mère présentait tous les symptômes de la maladie de Creutzfeldt-Jakob –, ainsi que les petits-enfants de Paula, deux gamins qui contemplaient avec un air stupéfait leur grand-mère s’échapper du vaisseau par des hublots et des écoutilles, se tortiller le long de cordes et glisser le long de câbles jusqu’au petit véhicule vert qui l’emporterait à toute vitesse en cas d’explosion de la navette sur le pas de tir. Rosenberg, quant à lui, ne reçut la visite de personne et s’en réjouit. Certaines simulations étaient plutôt angoissantes. D’autres étaient plus banales, voire comiques, quoique toujours présentées sous le vernis high-tech habituel de la NASA. Les astronautes furent conduits, par exemple, au laboratoire du conditionnement des aliments, où on leur donna à essayer des échantillons de nourriture lyophilisés pour qu’ils puissent choisir leurs mets préférés. Tout sauf du saumon, insista Rosenberg. L’odeur nauséabonde du poisson dans l’espace confiné de la navette était tout simplement inacceptable. Et puis, il y eut les cabinets : le simulateur du caisson de traitement des déchets, où Rosenberg s’entraîna avec le plus grand sérieux à faire ses besoins. Le tout était d’enfiler des gants de plastique et d’utiliser des petits racloirs pour se nettoyer au milieu du vacarme des ventilateurs. Il y avait même une caméra placée au fond de la cuvette qui vérifiait que son orifice était bien placé… Mais sur tous les lieux d’entraînement, même dans ce lieu ô combien intime qui prêtait à la plaisanterie, il trouvait des symboles et des signes qui lui rappelaient qu’il était à la NASA, l’Agence qui avait envoyé des hommes sur la Lune : des reliques de la technologie des années soixante, des capsules ou des fusées, si primitives qu’elles paraissaient tout droit sorties des années trente. Des photos qu’il n’avait encore jamais encore vues d’Américains sautillant sur le sol lunaire, surpris en plein travail ou en pleine déconnade comme s’il s’était agi d’une randonnée dans l’Arizona. Et puis il y avait les astronautes. Le noyau dur, les premières recrues WASP aux os saillants et aux yeux bleus, dont la plupart grisonnaient maintenant ; quelques-uns étaient toujours actifs et en pleine forme, le visage taillé à la serpe et la peau tannée. Face à ces hommes, Rosenberg se sentait intimidé, diminué et insignifiant. Chaque fois que l’un d’entre eux passait devant lui, il laissait une puissante odeur de déodorant masculin dans son sillage, et les couloirs étroits s’illuminaient de sa silhouette imposante de messager des étoiles. Au sein de l’équipe, c’était sans conteste Angel qui aspirait le plus à faire partie de cette élite – ce qui était parfaitement utopique, car le rôle de héros de l’espace n’était déjà plus de mise au moment où Angel avait rejoint les rangs de la NASA. Ce qui ne l’empêchait pas d’arpenter les centres spatiaux, l’air hautain, les muscles bandés, le langage truffé d’un jargon rassurant sur les incidents et les annulations de mission. Il arrivait presque à leur ressembler, avec ses yeux bleus et ses cheveux blonds coupés en brosse ; aux yeux de Rosenberg, l’indifférence avec laquelle il affectait de traiter l’épisode Columbia relevait presque de la schizophrénie – et pourtant, malgré cela, on pouvait parfois lire une lueur de désespoir dans ses yeux vides. Au fil des mois, Rosenberg s’immergea de plus en plus dans l’univers complexe des procédures, et des exercices d’entraînement. Et pourtant, avec le recul, l’ensemble du programme Titan représentait un événement remarquable. Toute une bureaucratie qui se dévouait corps et âme à un projet surréaliste : une aventure dans laquelle chacun était engagé à fond, mais sur le but, la logique et le sens de laquelle personne n’arrivait à se mettre d’accord. L’immense carcasse du B-52 reposait sur la piste, illuminée par un cercle de gros projecteurs portables. Des remorques et des camions étaient regroupés autour du bombardier. Un brouillard de vapeur d’oxygène liquide masquait les contours de l’avion ; des mécaniciens s’affairaient autour du zinc dans la brume, tout en échangeant calmement des propos. Le X-15 était retenu par des câbles sous l’aile du B-52, noir et luisant malgré l’éclat aveuglant des projecteurs, comme s’il avait le don d’absorber la lumière. Une odeur âcre d’ammoniac parvint jusqu’à Gareth Deeke, qui se tenait à une centaine de mètres de là. L’odeur, qui envahissait l’aube grise de ce mois de janvier, le replongea soudainement dans ses souvenirs. Il était de retour à Edwards, s’apprêtant à dissiper les effets d’une nuit passée à boire de la vodka dans l’ivresse terrifiante d’un vol à haute altitude. Lorsqu’il s’approcha du B-52, l’équipe au sol s’écarta devant lui, évitant de croiser son regard. Les plaisanteries qu’ils échangeaient habituellement à l’époque d’Edwards n’avaient plus cours. Comme s’ils travaillaient à quelque chose de complètement différent, se dit-il. Quelque chose de pervers. La base de l’armée de l’air de Canaveral n’était située qu’à quinze kilomètres de la partie sud du centre spatial Kennedy, où l’on préparait Endeavour au dernier lancement de la navette. Il scruta l’horizon vers le nord. Peut-être pourrait-il apercevoir le pas de tir illuminé ? Par temps clair, les lumières des pas de tir scintillant à l’horizon étaient la preuve vivante de l’échec des manigances de Hartle pour empêcher ou ralentir les préparations du lancement ultime de la mission Titan, et pour endiguer le flot d’enthousiasme du public qui soutenait la mission. Le jour du lancement, toute cette putain de zone serait illuminée par la lueur des propulseurs. Mais ce jour-là, la brume voilait l’aube de janvier, et le nord n’était qu’ombre. Il était arrivé près du bombardier. Le X-15 ressemblait plus à un missile qu’à un avion. Gisant sur le tarmac, de grosses canalisations gelées remplissaient l’avion-fusée de liquides et de gaz. Les lignes noires du X-15 étaient déparées par la présence sous le fuselage avant d’un mince cylindre blanc, au nez arrondi et équipé d’ailerons. C’était une ASAT, une arme antisatellite. Gareth Deeke, le cœur battant, fit le tour de son oiseau fétiche. Le X-15, rescapé d’un musée où il avait patienté pendant des décennies, semblait prêt à décoller, quoique rien ne fût prévu dans l’immédiat. Ce matin-là, l’équipe au sol faisait une répétition générale des procédures de préparation de vol. L’avion-fusée consistait principalement en une grosse citerne de carburant – fait d’un alliage thermorésistant d’acier et de nickel –, munie d’un cockpit à l’avant et d’un moteur-fusée à l’arrière de l’appareil. Les réservoirs étaient des cylindres gigognes reliés à un long tuyau maigrelet contenant de l’hélium pressurisé placé à l’intérieur des citernes à oxygène liquide situées à l’avant de l’avion. Le réservoir de carburant qui contenait l’anhydride d’ammoniac constituait la section arrière de l’aéroplane. Deeke passa devant le réservoir de LOX couvert de givre. On pouvait toujours savoir combien de LOX restait dans le réservoir en examinant la couche de givre sur les parois externes. Il distingua les trois attaches principales qui maintenaient l’avion-fusée en place, ainsi que les conduites à déconnexion rapide qui sortaient en serpentant du B-52 pour compléter le plein du X-15 en oxygène et hydrogène liquides. Des tuyères de propulseurs à gaz formaient des trous béants dans la coque au niveau du nez. Près des tuyères, un avertissement au pochoir indiquait : ATTENTION AU SOUFFLE. Le cockpit, une boîte d’aluminium maintenue en vol à une pression équivalente à celle de l’air à dix mille cinq cents pieds, était suspendu à l’intérieur de la coque de l’appareil pour des raisons d’isolation thermique. Derrière le cockpit se trouvait une gigantesque soute pressurisée contenant près de cinq cents kilos d’instrumentation, destinée à mesurer la vitesse air, l’altitude, les taux de tangage, de lacet et de roulis, à contrôler la position des gouvernes, les charges de flexion, les températures… On avait assuré à Deeke que le comportement en vol et le contrôle de l’appareil seraient les mêmes qu’en 1961, bien qu’il se demandât comment diable ils avaient pu remettre en marche des systèmes électroniques vieux de quarante ans. Peut-être s’étaient-ils servis des pièces du X-15A-2, l’autre dernier survivant de la famille des X-15 qui dormait dans la naphtaline d’un musée de l’USAF à la base de Wright-Patterson. La tuyère du moteur-fusée XLR-99, longue de soixante centimètres, béait à l’arrière de l’avion. Le moteur, qui n’avait pas fonctionné depuis 1968, paraissait aussi neuf que s’il était sorti la veille de l’usine Thiokol. Deeke laissa éclater sa colère. Le nombre de fois qu’il avait pu lire dans la presse que le moteur principal de la navette était le seul exemplaire authentique de moteur à débit réglable ! Le moteur XLR-99 était non seulement à débit réglable, mais redémarrable et réutilisable, développant une poussée presque comparable à celle des fusées consommables Redstone qui avaient lancé Shepard et Grissom en vol suborbital. L’USAF avait fait voler avec succès son joujou dix ans avant que les célèbres moteurs à débit réglable du module lunaire Apollo aient déposé des hommes sur la Lune, et vingt ans avant le premier lancement de la navette. On avait tout gâché, toutes les possibilités de cet engin cuirassé de noir. Tout ça pour des questions de fric, de guéguerres bureaucratiques, et de la trouille que leur inspiraient les Russes. Et voilà le résultat, se dit-il en se tournant du côté du pas de tir 39-B. La brume se leva un peu. Des étoiles étaient visibles dans le ciel. L’une d’elles, plus brillante que les autres, se frayait un chemin au milieu des constellations. C’était la navette Discovery, aux ailes redessinées pour l’atmosphère épaisse de Titan, et déjà placée en orbite avec ses réservoirs de carburant et son équipement, qui attendait patiemment son équipage. Il fallait en finir au plus vite. Soudain sa volonté se raffermit. Il oublia les doutes et les inquiétudes des mécaniciens au sol. Lui ne doutait pas. Le jour prévu, si l’ordre était donné, il serait le premier à décoller. Un calendrier de vol pour STS-147 fut enfin arrêté. STS-147 serait le dernier lancement de la navette, et le dernier vol d’Endeavour, la mission qui emporterait Paula Benacerraf et son équipage en orbite terrestre. Lorsque la date de lancement fut décidée, Benacerraf se surprit à la fixer des yeux sur son écran souple, pendant plusieurs minutes. C’eût été la date de son exécution que cela n’aurait rien changé. Elle ne verrait pas l’aube du jour suivant, et peut-être plus aucune aube sur la Terre. À mesure que le jour s’approchait, le rythme de la vie de Benacerraf s’accéléra. Elle devait accomplir trois tâches différentes à la fois. En tant que directrice du programme de navette, elle devait préparer l’après-Titan, c’est-à-dire laisser à d’autres le soin de liquider les activités du programme une fois les derniers vols terminés. Elle avait également la lourde charge de la conversion du module d’habitation de la Station, à laquelle elle consacra de longues heures au centre Marshall et à Seattle. Enfin, en tant qu’astronaute, elle devait se préparer à la mission proprement dite. Dans la mesure où l’issue de la mission Titan restait ouverte, elle ferait mieux de fermer la page de sa vie sur Terre, comme si elle s’apprêtait à mourir. Elle passa des heures à scanner des images – des photos, des films et des vidéos de Jackie et de ses petits-enfants, ainsi que quelques clichés accrochés sur les murs de sa maison – pour les copier sur des disquettes à haute densité et à l’épreuve des radiations. Elle vendit tous les objets de valeur qu’elle possédait – sa voiture, ses meubles, ses livres et ses vêtements –, et ce qu’elle ne put vendre, elle le donna à des amis ou à des œuvres de charité. Elle ne garda pour elle que les quelques livres et objets personnels qu’elle pourrait emporter sur Titan. Quelques bijoux, et même des livres de poche auxquels elle tenait beaucoup, enveloppés dans des sacs, empaquetés dans sa trousse d’effets personnels anti-inflammable. Elle rédigea même son testament. Mais au dernier moment, elle déchira la feuille. Au lieu de cela, elle demanda à sa banque d’autoriser Jackie à devenir cotitulaire de son compte. Pour cela, elle aurait besoin de revoir Jackie une dernière fois. Or celle-ci refusait depuis plus d’un an de répondre à ses appels téléphoniques. Benacerraf ne se découragea pas pour autant. Jackie était seulement d’accord pour la rencontrer à Green Town, une cité virtuelle située sur le Net. Benacerraf détestait le Net. Mais le choix de ce lieu était juste une manière pour Jackie d’exprimer sa désapprobation. C’était ça ou rien. Benacerraf avait toujours refusé d’avoir chez elle la moindre interface d’accès au monde virtuel, au-delà du simple courrier électronique et du moteur de recherche. Mais il y avait plein de cybercafés dans le centre de Houston. Elle en trouva un à la Galleria, qui possédait une grande variété d’équipements de pointe et disposait de cabines individuelles. Installée dans sa cabine, elle plaça le masque sensoriel sur son visage et les gants sur la paume de ses mains. Elle monta sur le tapis de simulation et éteignit les lumières. Le masque, souple et légèrement humide, faisait songer à une peau écorchée. Les premières secondes, elle fut plongée dans l’obscurité. Puis les coussinets humides placés sur ses yeux s’inondèrent de lumière, et des formes argentées, noires et vertes apparurent dans une sorte de brouillard. Elle tenta d’accommoder sa vision, mais les images semblaient flotter à l’infini. Soudain, l’image se précisa. Elle se trouvait au milieu d’une pelouse. Les bras tendus pour garder l’équilibre, Benacerraf avança précautionneusement sur l’herbe chatoyante. Une sensation d’humidité envahit ses pieds et une odeur d’herbe fraîchement coupée monta jusqu’à ses narines. Un arroseur automatique faisait virevolter des gerbes d’eau dans la lumière du Soleil. Elle leva les yeux, se gardant de bouger la tête trop brusquement. Mais même en prenant cette précaution, il y eut un décalage entre le stimulus créé par son mouvement et le passage à la scène suivante. Les cybernautes disaient qu’avec le temps, le corps s’y habituait. Mais Benacerraf débutait et n’avait aucunement l’intention de renouveler cette expérience. Le décalage lui donna la nausée. L’herbe qu’elle foulait aux pieds était en fait celle d’un petit square bordé de rues désertes. La ville était verdoyante et paisible. Elle aperçut des maisons de brique rouge, charpentées de blanc, aux jardins entourés de petites clôtures. Une douce brise agitait les branches des érables, des ormes et des marronniers plantés çà et là. Il y avait même un clocher. Une sculpture – peut-être un daim en bronze – ornait la pelouse. Le ciel était bleu et parsemé de touffes de nuages. On aurait dit un matin de printemps ; elle sentit sur son visage la chaleur du Soleil encore bas… En fait, le ciel n’était pas si réussi que ça. Sa couleur était trop uniforme pour être vraie, et les nuages paraissaient grumeleux, signe indiscutable de l’utilisation d’un procédé fractal. L’arroseur automatique était l’élément le plus ambitieux de toute la scène. Le mouvement des gouttelettes avait été recréé avec beaucoup de réalisme, notamment l’effet de la brise sur le nuage de gouttes. En regardant plus attentivement, elle pouvait même voir les gouttes s’écraser au sol et couvrir les brins d’herbe de ce qui ressemblait à des perles de rosée. Rien autour d’elle n’aurait pu aider à dater le lieu. C’était Green Town, probablement une ville de l’Illinois, mais pour elle, c’était surtout l’expression d’un fantasme régressif, le rêve d’une Amérique qui n’avait jamais existé, incarnée par les nouvelles technologies. Une des maisons semblait se détacher des autres par la vivacité de ses couleurs et la netteté de ses contours. C’était là probablement qu’on l’attendait. La maison de style victorien, baignée par la douce lumière du Soleil matinal, semblait tout droit sortie d’un tableau de Norman Rockwell. La façade était décorée avec sophistication, tout en volutes et en fioritures rococo, les fenêtres à petits losanges colorées en bleu et en rose. Un vaste porche marquait l’entrée, et la balançoire d’un portique oscillait gentiment dans le vent en grinçant. Elle s’avança vers la maison. Elle trébucha une fois mais réussit à se redresser facilement. Le petit daim de bronze obstruait son chemin, mais elle ne chercha pas à le contourner. Elle fonça sur lui et celui-ci disparut dans une explosion disgracieuse de pixels. Elle grimpa lourdement l’escalier en bois jusqu’au porche. La porte d’entrée était ouverte. Elle entra en écartant un rideau de perles. Des clochettes tintèrent à son arrivée. Elle pénétra dans un salon. Les meubles vétustes étaient recouverts d’un tissu bordeaux usé, mais paraissaient confortables. Un piano aux pieds enrubannés à la mode victorienne trônait dans un coin. Une partition était ouverte sur le pupitre, intitulée Beautiful Dreamer. Jackie entra par une porte située au fond de la pièce. Elle portait une longue robe en vichy qui lui tombait jusqu’au bas des pieds. Ses cheveux étaient ramenés en arrière, et son visage était distinctement le sien – quoique lissé et plus symétrique qu’au naturel, nota Benacerraf avec une certaine amertume. — Salut, dit Jackie d’un ton neutre. Elle portait une carafe remplie de citronnade glacée ; le liquide formait des vagues visqueuses tandis qu’elle se déplaçait. — Tu veux un peu de citronnade ? — Sûrement pas. Enfin, je veux dire, non, merci. Boire ou manger signifiait qu’elle devrait laisser pénétrer le masque dans sa bouche et sa gorge. Elles s’assirent sur des chaises Morris rembourrées, près de la cheminée surmontée d’un tableau. Jackie se servit un verre et le sirota posément tout en regardant sa mère. Benacerraf trouva qu’elle avait gardé le même regard buté qu’à l’âge où elle avait appris à se rebeller, c’est-à-dire en gros vers cinq ans. — Les enfants sont là ? — Ils viendront un peu plus tard, répondit Jackie. Ils sont à l’école. À l’heure qu’il est, ils doivent être sur la planète Nintendo. Tu as eu des problèmes pour venir jusqu’ici ? Benacerraf ne se voyait pas trop jouer à ce petit jeu. Elle ne répondit pas. Jackie alluma une cigarette. La fumée s’enroula en volutes bleues et blanches. Encore une application de la mécanique des fluides, constata Benacerraf. — Ils t’ont fait une fleur. La célèbre exploratrice de Saturne ! dit Jackie avec une voix pleine de mépris. Normalement, ils ne vous font jamais atterrir dans le square. Il y a un port sur une île voisine, et, de là, il faut prendre un bateau, puis marcher jusqu’à la ville. — Que de complications ! — C’est un petit monde à part entière, Paula, déclara Jackie en haussant les épaules. Il faut des règles, comme partout. On en a besoin pour étayer le monde. Comme les lois physiques qui nous gouvernent sur le RL… — Tu parles ! rétorqua sèchement Benacerraf. Nous sommes dans une réalité virtuelle. Pourquoi devrais-je me déplacer comme sur Terre et non voler comme Superman si j’en ai envie ? — Cet endroit est bien trop mignon pour toi, répondit amèrement Jackie. Peut-être bien. Mais c’est à peu près tout ce que le gouvernement nous a laissé depuis la réouverture du Net. Tu dois savoir que les systèmes de surveillance de la police consomment deux fois plus de mips(29)que le logiciel de réalité virtuelle proprement dit. Benacerraf agita vivement sa main de manière délibérée ; comme prévu, le traitement de l’information ne put suivre son geste avec la même rapidité, et la main laissa dans son sillage une traînée de pixels sinistre. — Et alors ? Rien de tout cela n’est vrai. Il n’y a aucun imprévu, aucune stimulation véritable. Vous vous enfermez dans des règles sans fin et… — Alors que toi, railla Jackie, toi et ta petite bande vous allez faire quelque chose de vraiment nouveau en franchissant l’ultime frontière. — N’est-ce pas la vérité ? N’est-ce pas plus valable et plus réel que ceci ? — Il n’y a rien d’autre là-bas qu’un tas de cailloux enneigés. Même la Terre est en train de pourrir sur place. — Si je suis ton raisonnement, le seul endroit qui reste c’est à l’intérieur de vous-mêmes, dans votre propre tête. Je me trompe ? Jackie soupira. — Est-ce pour me dire cela que tu m’as demandé de venir, Paula ? Pour m’agresser une nouvelle fois ? Parce que si c’est le cas… Benacerraf leva les mains en signe d’apaisement. — Faisons la paix, ma chérie. Chaque fois que nous sommes ensemble, nous retombons dans les mêmes disputes. Jackie ne répondit rien. C’était la réponse la plus blessante qu’elle pouvait trouver. — Bon, dit finalement Jackie. De quoi veux-tu parler ? — Je voudrais que tu signes quelques documents. Benacerraf lui expliqua alors son idée. — Tous mes biens sont actuellement sur mes comptes et mon salaire continuera d’être versé aussi longtemps que je vivrai. J’estime que tu as le droit de disposer de ces fonds. Mais pour cela, il faut que tu signes les papiers d’autorisation. On peut le faire ici électroniquement, à Green Town. J’ai aussi essayé de te faire bénéficier de mes cotisations retraite. Mais ils n’ont pas voulu. Soi-disant pour des raisons administratives. Quelle ironie. Alors que la NASA réussissait à abattre toutes les barrières techniques et politiques pour accoucher d’une mission de dix UA(30) vers Titan, les comptables n’étaient pas fichus de sortir du règlement… Jackie écouta sans mot dire, son visage virtuel demeurant inexpressif et indéchiffrable. Benacerraf se rendit compte, un peu tard, qu’elle ne savait même pas où sa fille se trouvait en réalité. Pour finir, Jackie refusa tout net ses propositions. — Écoute, maman, tu ne te soucies ni de moi ni de mes enfants. Si c’était le cas, tu ne satisferais pas ton désir de voyage ridicule vers Saturne. — J’essaie de te faire un cadeau, de te donner tout ce que je possède, bon sang… — Non, déclara Jackie avec une rudesse qui ne seyait pas à la beauté de poupée chinoise de son visage virtuel. Tu essaies seulement de soulager ta conscience. Donc, je ne vois pas pourquoi je devrais te rendre la chose plus facile. Je ne signerai rien du tout. Je ne veux rien avoir à faire avec tout ça. Elles retombèrent dans leur sempiternelle dispute. Comme si elles reprenaient le fil d’une conversation ancienne, bien qu’elles ne se fussent pas parlées depuis longtemps. Benacerraf faisait tout son possible pour comprendre. Peut-être, songea-t-elle tristement, qu’il s’agit bien plus que d’un fossé entre générations. Peut-être que l’espèce humaine se trouve à un tournant. Une branche aspire à d’autres mondes, tandis que l’autre régresse vers un océan de possibles, où les individus nagent en bancs sagement ordonnés, virent et se tordent à l’unisson. Un beau rêve, certes, mais désespérément vide. Ou bien je vieillis, ou bien j’ai raison de mettre les voiles, de quitter un monde que je ne comprends plus. Elle fit un dernier effort pour rassembler ses pensées. — Jackie, ta vie t’appartient, tout comme j’ai le droit de faire ce que bon me semble de la mienne. Personnellement, je crois que c’est mieux ainsi, que je parte pour Titan – que je meure ou pas au cours de la tentative – plutôt que de rester ici à vieillir et à me disputer avec toi. Désolée pour le mal que je te fais. Mais je ne te dois rien. — Et les enfants ? Tu y as pensé ? Qu’est-ce que je vais leur dire quand je devrai leur expliquer qu’ils ne verront plus leur grand-mère ? — Oh ! n’exagère pas trop, répondit tristement Benacerraf. Dans quelques années, ça ne les intéressera plus de me voir ou pas. Et puis, il y aura toujours les émissions de télé consacrées à la mission… Jackie se leva. — Tu ne comprends donc pas ? Personne ne regardera ces putains d’émissions. Tout le monde s’en contrefout depuis des années. Il n’y a que vous, les vieux, que ça intéresse. Personne ne se souciera de vous quand vous dériverez dans la nuit. Si tu pars, je dirai aux garçons que tu es morte. D’ailleurs, je ne mentirai qu’à moitié. Qu’est-ce donc si ce n’est un suicide calculé ? Elles se séparèrent brutalement. Jackie s’avança vers elle pour la serrer dans ses bras, mais Benacerraf ne souhaita pas se soumettre à une étreinte électronique. Elle sortit de la maison et reprit le chemin du jardin où elle avait atterri. Ainsi donc, elles en étaient réduites à ça : une mère et sa fille incapables de se rencontrer sans s’enfermer dans des cabines obscures, à des centaines de kilomètres de distance, le visage enfoui sous un masque électronique. Elle piétina sur l’herbe, tâtonnant pour retirer son masque du visage. Lorsqu’elle retrouva l’univers du cybercafé, elle en sortit aussi vite qu’elle put. Elle quitta la galerie marchande presque en courant, et une fois dehors, elle aspira de grandes bouffées de l’air brûlant et pollué de Houston. À mesure que le jour de lancement approchait, l’entraînement intensif se relâcha un peu, et Rosenberg eut l’impression qu’ils entraient dans une phase de rituels superstitieux et magiques. Ainsi, quelques semaines avant la date fatidique, ils furent tous conviés à l’Outpost Tavern, une baraque en bois à la sortie du CSK, où chaque astronaute se devait d’aller boire un verre avant son départ. Sur les murs de la taverne étaient accrochées des photos dédicacées d’astronautes souriants. À sa grande surprise, Rosenberg apprit que l’Outpost se trouvait à l’origine à Ellington, près de Houston, et avait été déplacé planche par planche jusqu’en Floride. Il se soumit à tout ce rituel sans rechigner. Dans la mesure où la conquête spatiale existait maintenant depuis une cinquantaine d’années, il était tout naturel qu’elle ait, comme n’importe quelle autre activité humaine, ses propres traditions. Si ces types de la NASA, malgré leurs aspects technocratiques, pensaient qu’une certaine dose de magie était nécessaire pour faire décoller leurs engins, ce n’était pas Rosenberg qui allait remettre cela en cause. Une semaine avant le lancement, ils durent emménager dans les bâtiments de quarantaine de Houston, puis dans les quartiers du Cap réservés aux équipages ; à partir de là, plus aucune personne de l’extérieur ne fut autorisée à leur rendre visite, pas même les familles, à moins de subir un contrôle médical poussé. Rosenberg ne s’en plaignit pas, lui qui avait une trouille bleue d’attraper le moindre virus dans l’espace. Pourtant, deux jours avant le départ, ils furent autorisés à revoir leurs proches une dernière fois, face à face, en plein air, séparés seulement par un fossé de quatre mètres cinquante. Rosenberg n’en revenait pas. Il reconnut Jackie Benacerraf, la fille de Paula, accompagnée de ses deux enfants ; en criant à pleine voix, ils échangèrent quelques paroles embarrassées à propos de la vie sur Titan, tout cela dans le Soleil glacial du mois de janvier. Il observa la réaction des autres – surtout celle de Paula –, la difficulté qu’ils éprouvaient à dire au revoir, pour la dernière fois, sans avoir la possibilité de toucher leurs proches. Question quarantaine, l’opération était plus que douteuse. Question psychologie, elle était foncièrement stupide. Bientôt, il ne resta plus que deux jours. Puis un seul. Enfin, le jour J, un coup frappé doucement à sa porte annonça qu’il se réveillait sur Terre pour la dernière fois. Rosenberg s’était confectionné sa propre check-list : 21 h 00 : Réveil. 21 h 30 : Petit déjeuner. 02 h 58 : Déjeuner et photo de groupe. 03 h 28 : Briefing sur la météo. 03 h 38 : Revêtement des combinaisons de lancement et d’insertion orbitale. 03 h 50 : Photo de l’équipage en combinaison. 04 h 08 : Départ pour le pas de tir 39-B… Rosenberg effectua toutes les procédures de routine dans une sorte d’hébétude. Il s’en remit aux divers techniciens pour vérifier qu’il n’avait rien oublié. Il lui fallut une bonne heure pour enfiler sa combinaison pressurisée. Les manches et le col de caoutchouc étaient relativement étriqués, ce qui ne rendait pas la tâche très facile. La refonte des combinaisons datait de l’après-Challenger ; elles étaient destinées à accroître les chances de survie de l’équipage en cas d’accident. Rosenberg avait eu beau insister lors des nombreuses heures d’entraînement qu’ils avaient passées sur les procédures de récupération en cas de catastrophe, personne n’avait été foutu de lui dire si au moment critique les combinaisons leur seraient de quelque secours. Une atmosphère légèrement tendue, pleine de rires forcés, régnait dans la salle d’habillage. Les techniciens d’US Alliance étaient affables et compétents, comme des infirmières expérimentées s’apprêtant à le conduire au bloc chirurgical. Angel était comme un poisson dans l’eau. À un moment, il donna une claque dans le dos de son coéquipier. — Comment tu te sens, mon pote ? C’est comme d’attendre dans les vestiaires avant de disputer un match de base-ball au lycée. Pas vrai ? Tu te goures méchamment, mon vieux, pensa Rosenberg. D’autres rituels les attendaient alors qu’ils sortaient du bâtiment pour prendre le minibus qui les conduirait jusqu’au pas de tir. Auparavant, ils devaient jouer à un jeu de cartes intitulé Possum’s Fargo. Rosenberg n’en croyait pas ses yeux. Ils étaient là, tous les cinq, tels de gros insectes dans leurs combinaisons orange, assis autour d’une table à jouer à ce qui lui parut être une version simplifiée du poker. Mais – on ne plaisantait pas avec la tradition – ils ne pouvaient pas partir avant que le commandant – Angel dans leur cas – ait perdu la main. Ce qui prit six tours. Ils sortirent enfin dans l’air glacial de l’aube naissante. Ils grimpèrent maladroitement dans le minibus. Celui-ci était étroit et désespérément ordinaire. Rosenberg, qui n’avait pas assez dormi, se sentit assailli par la sordide banalité des choses qui l’environnaient. Il était renfrogné et grincheux, comme si son imagination s’était mise en mode veille. Il soupçonnait la hiérarchie de leur cacher les nouvelles du jour. Cependant, il avait entendu des ragots au petit déjeuner. Le lancement, sans doute le dernier événement spectaculaire du CSK, attirait les foules, qui avaient envahi les motels et les bayous de la Floride. Ceux qui s’étaient opposés au programme Titan étaient également présents. Des porte-parole de l’USAF attaquaient la NASA avec acharnement. Des manifestants s’étaient regroupés près des portes de la sécurité ; on parlait même d’un groupe d’individus autoproclamés « les Négativistes » qui avaient réussi à gagner le pas de tir pour s’allonger dans la fosse anti-retour de flammes. Même au sein de la NASA, le projet ne faisait pas l’unanimité. Rosenberg avait entendu parler de démissions de certains contrôleurs de l’équipe de Barbara Fahy au CSJ, et certains fournisseurs du Cap avaient fait défection… Tout commençait à foutre le camp. Il fallait juste que l’édifice tienne encore quelques heures, le temps qu’ils soient loin de la Terre et de leurs ennemis. La route se déroulait devant eux comme à l’infini, dans la lumière projetée par les phares du minibus. Se dressant à l’horizon, le pas de tir apparut enfin ainsi que la navette rutilante qui les attendait dans une pyramide de projecteurs. Arrivés au pas de tir, trois heures avant le décollage, ils montèrent dans l’ascenseur du portique qui les conduisit jusqu’à la salle Blanche, à soixante mètres au-dessus du sol. Alors, tout au bout de la salle, Rosenberg se trouva enfin nez à nez avec le vaisseau, du moins la portion du revêtement neigeux d’Endeavour où était placée l’écoutille aux nombreuses éraflures. Il inspira profondément. Un goût de sel envahit ses papilles. Il lui parut tout à fait approprié que cette dernière goulée d’air terrestre ait le goût de l’océan. Il fallait maintenant se tortiller à l’intérieur du sas. Une sorte de naissance à rebours. Un technicien vêtu de blanc était là pour ôter ses surbottes de plastique et l’installer sur son siège cadré de métal qui était renversé pour qu’il puisse reposer sur le dos, l’aidant à placer son casque et son parachute. Le technicien avait un logo d’US Alliance imprimé dans son dos. Ce n’était pas un employé de la NASA, constata Rosenberg, mais un employé de l’entreprise sous-traitante que la NASA avait choisi à la suite d’un appel d’offre. Voilà qui n’était pas très rassurant. — … OK, impec. Placez votre autre bras là-dedans. Je vais vous aider. Bien. Vérifions à présent votre radio. Parlez à l’OTC(31) en appuyant sur ce bouton. Rosenberg s’exécuta. — OTC, ici MS-1(32). — Je vous reçois cinq sur cinq. Bonjour. — Maintenant, baissez votre visière sur la droite, ordonna le technicien. — Elle est déjà baissée. — Resserrez votre casque derrière. Assurez-vous qu’il est bien ajusté mais pas trop serré. Appuyez sur ce bouton-là, et demandez au LTD(33) une vérification radio. — LTD, MS-1. Vérification radio. — Je vous reçois cinq sur cinq. — Maintenant, relevez votre visière de la main droite. La main droite, s’il vous plaît. Voilà. Nous allons poser ce petit pack à oxygène là où ça vous gênera le moins, par exemple à côté de votre siège. Ça vous va ? OK ? Vous êtes prêt. Vous vous en sortez très bien. Faites attention à votre bras, Isaac. Bon, le temps que j’attache Nicola, vous ne serez plus en contact radio pendant un moment… C’est ainsi que Rosenberg se fit dorloter comme un petit enfant qu’un parent attentif installe dans sa poussette, tandis qu’on l’attachait sur une couchette suspendue entre deux boosters gigantesques et qu’un océan de carburant liquide était pompé à l’intérieur, juste sous sa colonne vertébrale. Normalement, la navette décollait du Cap, et revenait au même endroit une fois sa mission accomplie. À l’atterrissage, une autre salle Blanche était arrimée à l’écoutille, où d’autres techniciens souriants, aux poignées de main chaleureuses, aidaient les astronautes tremblotants à sortir et les remettaient à leurs familles, comme si tout cela n’était qu’une banale opération de routine d’où toute magie avait été évacuée. Sauf qu’aujourd’hui, se dit Rosenberg, ce vieil ascenseur s’élèverait dans le ciel pour n’en jamais revenir. L’interminable compte à rebours continuait. Et, tandis que les combustibles refroidis montaient dans les canalisations, les murs d’acier ne cessaient de craquer et de gémir. À la base de l’Air Force de Canaveral, Gareth Deeke fut réveillé par la sonnerie du téléphone. L’ordre tenait en un mot. Il serra le poing en signe de victoire. Il tenait enfin son vol. Il dégringola de son lit et se précipita dans la douche. Sur le mur, une télévision à écran souple faisait défiler des images de la navette rougeoyante. — Endeavour, reprenez le compte à rebours à mon signal. Trois, deux, un. Allez-y. Séquenceur automatique de lancement en marche. Bill Angel était couché sur le siège gauche du commandant de vol. Paula Benacerraf se trouvait une fois de plus derrière lui, à la place de l’ingénieur, et Siobhan Libet occupait celle du pilote. Du fait de la position de l’orbiteur au moment du décollage, la cabine était à la verticale. Angel et Libet étaient suspendus en équilibre précaire au-dessus de Benacerraf, comme des chrysalides, emmitouflés dans leurs combinaisons orangées partiellement pressurisées. Le reste de l’équipage d’Endeavour – Mott et Rosenberg – se trouvait sur le pont intermédiaire, derrière elle. Angel étendit la main et appuya sur un bouton du tableau de bord central. — Chronomètre déclenché. Enregistreurs d’opération allumés. — Bien reçu, Bill. Bon voyage, les gars. — Endeavour sera à vous dans une semaine, saine et sauve, prête à rentrer au Smithsonian… Dès lors, le programme informatique de contrôle de lancement était lancé. Le chronomètre, une horloge placée sur le tableau de bord de la cabine de pilotage, entama le compte à rebours. C’était parti. Plus rien ne les retenait désormais. Pour Benacerraf, ce moment avait des allures de plongeon du haut d’une falaise. Les hublots d’Endeavour pointaient sur le ciel. Benacerraf aperçut une tache grise, celle d’un nuage menaçant. Le pont supérieur, chaud et douillet, retentissait des voix calmes des deux pilotes au milieu du bruissement continu et rassurant des pompes. Ses liens avec la Terre étaient rompus pour de bon. Le rituel des préparatifs de lancement se poursuivit. Deeke monta à l’intérieur d’une camionnette et se déshabilla. Sa combinaison pressurisée était là, entièrement refaite et restaurée comme le X-15 lui-même. La combinaison de caoutchouc dur était couverte de bourrelets et de tuyaux, et munie d’un gros collier de métal au niveau du cou. Elle était étroite et inconfortable, comme une gaine de maintien couvrant la totalité du corps. Cette putain de combinaison avait toujours été une corvée à enfiler, même lorsqu’il était un peu plus jeune et plus souple qu’aujourd’hui. Une fois la combinaison intérieure refermée, les techniciens l’aidèrent à enfiler une cotte argentée faite dans une matière artificielle résistante, conçue pour protéger la combinaison pressurisée au cas où le pilote devrait s’éjecter. Ensuite vinrent les bottes, les gants et le casque. Il s’assura que ses lunettes de vue étaient correctement placées avant de poser son casque sur sa tête. Quand il était gamin, il n’avait pas besoin de correction, bien sûr. Mais c’était il y avait longtemps. Les techniciens combi procédèrent à tout un tas de vérifications. Ils pressurisèrent la combinaison et testèrent l’étanchéité de chaque jointure, s’assurant qu’il n’y avait aucune fuite ni aucune entrave à sa mobilité. Deeke attendit stoïquement dans la camionnette tandis que les experts tâtaient et enfonçaient leurs doigts dans son vêtement. Ces hommes étaient tous très jeunes. Même l’officier supérieur qui était présent ne devait pas avoir plus de trente-cinq ans. Ils évitaient soigneusement son regard, et leurs mines ne trahissaient rien d’autre que l’empressement et la compétence. Ils semblaient incarner, à ses yeux, la nouvelle génération des militaires. C’étaient des individus calmes, sûrs d’eux, attendant tout des technologies de pointe mises à leur disposition : protection, sécurité et information. C’était autre chose dans le passé, du temps de Deeke et des gars qui l’avaient précédé, ceux qui avaient combattu au Viêtnam, en Corée ou dans le Pacifique, qui bricolaient leurs avions eux-mêmes et qui étaient prêts à déverser leur cargaison d’armes nucléaires sur Moscou. Il se demandait ce que les anciens penseraient de lui et de sa mission, quand ils seraient mis au courant. L’ordre fut donné au pilote de monter à bord de son appareil. Les spécialistes de l’équipement l’accompagnèrent, portant l’oxygène liquide et le groupe de réfrigération accrochés à sa combinaison. Deeke sortit de la camionnette. Dehors, l’aube pointait. Deeke traversa le tarmac jusqu’au X-15. Marcher avec sa combinaison lui demandait un certain effort, si bien qu’arrivé près de l’avion il sentit ses poumons affolés tirer sur l’oxygène de son masque. Il monta l’échelle jusqu’à la plateforme d’accès située légèrement au-dessus du cockpit. Celui-ci était relativement spacieux quoique le siège éjectable prît quasiment toute la place. Il aperçut les longerons et les dérives du siège, qui étaient repliés pour l’heure mais étaient destinés à s’ouvrir après l’éjection, ainsi que les grosses poignées autour des accoudoirs qui verrouilleraient ses bras et son torse au moment voulu. Il avait toujours trouvé ce siège terrifiant. Il n’avait jamais eu l’occasion de s’en servir et espérait bien qu’il n’aurait pas à le faire ce jour-là. Il se glissa dans le siège. Les techniciens combi l’attachèrent solidement à l’aide de harnais ; ils installèrent le sac à parachute, l’alimentation en oxygène de l’avion, et enclenchèrent la pressurisation de sa combinaison ainsi que le gaz de refroidissement. Le siège n’étant pas ajustable, on dut installer des coussinets sous ses fesses, dans son dos et sur les accoudoirs. En jetant un coup d’œil sur la cabine, il sentit son cœur battre. L’équipement du cockpit avait l’aspect rustique de tous les avions d’essai que Deeke avait pilotés. Il fut frappé par l’apparence obsolète des instruments analogiques à l’heure des cockpits entièrement numérisés. L’ensemble paraissait d’ailleurs usé et éraflé, en dépit de la remise à neuf. Ce modèle de X-15 avait été le premier et le dernier à voler dans le cadre du programme d’essai. Et cela se voyait. Pourtant, ce jour-là, assis dans le cocon familier, Deeke se sentit rajeuni de trente ans. Il était environné de panneaux d’instrumentation. Le tableau central, que dominait une grosse bille 8 – l’indicateur d’attitude –, était incrusté d’instruments barométriques pour le contrôle et le guidage de l’appareil. Cependant, pendant la majeure partie du vol, le X-15 se trouverait au-delà de l’atmosphère proprement dite, et ces instruments s’avéreraient alors parfaitement inutiles. Il aurait à se fier aux données du système de navigation par inertie, c’est-à-dire aux calculs effectués par son ordinateur de bord. Pour le vol dans l’atmosphère, il disposait de pédales de commande en caoutchouc et d’un manche à balai placé sur sa droite pour le contrôle des compensateurs aérodynamiques. Il y avait également un levier de pilotage placé entre les jambes, mais il était considéré comme plus viril de ne jamais utiliser le manche à balai mais uniquement les pédales et le levier latéral. Sur le tableau de gauche figurait une autre manette pour contrôler manuellement les moteurs à gaz qui servaient à orienter l’engin dans la haute atmosphère. Le X-15 était conçu pour voler comme un avion traditionnel quand cela était nécessaire, et comme un véhicule spatial au besoin. L’équipe de techniciens referma la canopée. Celle-ci était dépourvue d’ouvertures à l’exception de petites fenêtres étroites en forme de meurtrières placées à l’avant et sur les côtés. Deeke était reclus à l’intérieur de sa bulle d’azote, incapable même de soulever sa visière pour se gratter le nez. La seule odeur qu’il pouvait sentir était celle de l’oxygène frais qui fouettait son visage. Les seuls bruits qu’il entendait étaient les grésillements intermittents des voix dans ses écouteurs. Pourtant, Deeke se trouvait dans un univers dont il avait le contrôle absolu. Il pouvait à souhait en modifier la température ou la luminosité. Il pouvait même baisser le volume de la radio en tournant un bouton. Dans cet univers paisible et familier, il pouvait se plonger à loisir dans les recoins obscurs de son esprit et de sa mémoire ; c’était une sensation merveilleuse, si l’on faisait abstraction des incertitudes et du danger à venir. Les moteurs du bombardier commencèrent à vrombir et Deeke sentit leur grondement sourd à travers les points d’attaches qui retenaient le X-15. Le B-52 s’engagea sur la piste de service. Il entendait à peine le bruit des gros moteurs de l’avion, bien que le plus proche d’entre eux fût seulement situé à quelques dizaines de centimètres de sa tête. Huit ou dix véhicules au sol accompagnaient le bombardier, leurs phares formant de grandes flaques de lumière sur le bitume noir. Le voyage s’avéra pénible pour Deeke, qui ressentait les secousses irrégulières tout le long de sa colonne vertébrale. Sans doute que les roues du B-52 s’étaient un peu grippées durant ses longues journées d’attente. L’équipe de contrôle donna l’autorisation de décoller. Le B-52 entama sa course ; il dépassa rapidement les véhicules d’accompagnement, et les lumières de la piste se mirent à défiler à toute vitesse. Puis les lumières disparurent sous lui et il ne sentit plus le chaos des roues sur le bitume. Dans la salle de contrôle des vols pilotés du bâtiment 30 au CSJ, Barbara Fahy se tenait debout derrière sa console et surveillait ses contrôleurs. En attendant H - 8 s avant la montée, où ils reprendraient le contrôle du vol, les contrôleurs avaient les yeux plongés sur leurs écrans, et c’est d’une voix calme qu’ils s’adressaient à leurs collègues, à leurs équipes à l’arrière de la salle ou à Fahy. Chaque contrôleur avait un petit drapeau américain en plastique célébrant la dernière mission habitée lancée par les États-Unis en l’an 2008. Une plaque commémorative de la mission STS-147 – un large disque représentant la planète Saturne et la navette spatiale slalomant entre ses anneaux – était accrochée sur un des murs de la salle. C’était la deuxième plaque de mission – après celle d’Apollo 11 – à ne pas porter les noms des membres d’équipage. Les événements de la chronologie s’enchaînaient inéluctablement. Le temps précédant la mise à feu se réduisait telle une peau de chagrin. Aucun dysfonctionnement, aucun retard n’étaient à signaler. Barbara Fahy s’efforça de mettre de côté son anxiété dévorante. Jackie Benacerraf faillit manquer le lancement. Elle avait pris un avion jusqu’à Orlando où elle avait passé la nuit, puis s’était rendue en voiture jusqu’au Cap en empruntant la route Interstate 50. Mais ce n’était pas la bonne direction ; aussi fut-elle refoulée par un soldat de la garde nationale, et dut-elle passer sur un pont plus au sud pour prendre vers le nord, le long de Merritt Island. C’est alors qu’elle se retrouva prise dans un embouteillage. Les journalistes avaient prévu une grosse affluence pour l’ultime lancement de la navette. Ce serait comme pour Apollo 17, prédisaient les anciens. Il fallait compter sur le facteur nostalgie. Même si la circulation était dense, cela ne ressemblait à rien de ce qu’elle s’était imaginé. Il y avait des bandes de jeunes gens sur le bord de la route, aux tatouages numériques étincelants, qui se tortillaient sur une musique de rock endiablée, enroulés dans des drapeaux affichés sur écrans souples. Ils avaient l’air de créatures du futur, se dit-elle, qui contrastaient fortement avec ce site imprégné de la technologie monumentale des années soixante. Elle parvint enfin au centre spatial, au niveau de la porte d’entrée no 2 à la sortie de la route US 3. Des manifestants disciplinés s’étaient rassemblés devant la porte, sur ordre d’un groupe créationniste du Texas portant le nom de « Fondation pour la Pensée et l’Ethique ». Xavier Maclachlan était là en personne, juché sur une boîte à savon, ses oreilles décollées dépassant de son inévitable chapeau de cow-boy, et il dénonçait devant les caméras le programme de vol habité. Après avoir fait la queue à un bureau près de l’entrée, elle reçut son badge d’accréditation orange réservé aux médias. Elle se gara sur le grand parking au pied de l’énorme bâtiment d’assemblage des véhicules. En sortant de la voiture, l’appareil photo autour du coup et un écran souple roulé sous son bras, elle entendit la voix de l’officier de service chargé des Relations publiques diffusée par de gros haut-parleurs placés près de la tribune de presse qui résonnaient dans tout le parking… H - 4 mn Allumage des lampes principales des réchauffeurs de carburant pour préparer la mise à feu du moteur principal, H - 3 mn et 57 s. La dernière purge des moteurs principaux de la navette est en cours… Plus que quatre minutes. Un peu plus, et elle ratait le lancement. Elle contempla pendant un moment l’édifice imposant du BAV. Les murs extérieurs étaient usés et le gigantesque drapeau américain peint sur le flanc du bâtiment à l’occasion du bicentenaire était à moitié effacé. Elle ferma sa voiture et se précipita vers la tribune en longeant les immeubles des chaînes de télévision, aux carapaces de verre éblouissantes. Les gradins en bois décoloré étaient remplis au tiers, malgré l’importance de l’événement. Deux reporters radio étaient assis sur la rangée du devant. À cent mètres de là se trouvait un stand de presse préfabriqué ; mais il s’avéra que la chronologie de la mission et les résumés d’information n’y étaient pas encore parvenus. Sa mère s’était arrangée pour qu’elle puisse assister au lancement depuis la plateforme panoramique destinée aux familles, située sur le toit du bâtiment administratif. Elle décida qu’elle préférait rester ici, sur cette tribune décrépite, au milieu de gens qui travaillaient, plutôt que de boire des verres en compagnie de célébrités sur le retour. Elle prit place à l’avant de la tribune. Elle regarda vers l’est. Le ciel était couvert de nuages gris effilochés. Devant elle, un gros moniteur télé montrait une image granuleuse de l’intérieur du pont supérieur – elle aperçut même sa mère – entrecoupée de plans de la salle de mise à feu du Cap et de la salle de contrôle de Houston où les contrôleurs prendraient le relais après le décollage de la navette. Elle regarda autour d’elle. L’impressionnant bâtiment du BAV dominait tout l’espace sur sa gauche. Devant la tribune, sur un carré de pelouse, se trouvaient les stands de presse en préfabriqué, une grosse pendule rectangulaire à affichage numérique où s’affichait le compte à rebours, et la hampe d’un drapeau. Plus loin, une étendue d’eau, le canal de la Banana River sur lequel on acheminait les éléments jusqu’au bâtiment d’assemblage. Derrière le canal, une rangée d’arbres, et au-delà encore, face à elle, les deux immenses aires de lancement : le site 39-A à droite, et à gauche, le site 39-B où patientait Endeavour. L’aire de lancement était grise, dépourvue de couleurs vives, comme un site industriel. De gros réservoirs de carburant hémisphériques ainsi qu’un château d’eau étaient placés à côté de la tour. Le manteau blanc d’Endeavour contrastait brillamment avec la couleur orangée de son réservoir externe et le gris navire du portique. Sa queue, ses ailes et ses hublots se détachaient avec une incroyable netteté. Le vaisseau lui parut indiciblement beau. La courbure de l’aile était particulièrement frappante, au milieu de cette montagne d’acier, et ressortait avec gracilité sur le fond de la grosse tour industrielle. À droite de Jackie, se trouvaient d’autres pas de tir qui s’étendaient très loin vers le sud en direction de ce qu’on appelait la Rangée des ICBM, toute une série d’aires de lancement construites face à l’océan. Certaines d’entre elles avaient servi pour les premiers vols spatiaux pilotés Mercury et Gemini. La plupart avaient été démantelées. C’étaient déjà des pièces de musée. Elle aurait pu emmener les enfants avec elle, mais ni l’un ni l’autre ne s’étaient montrés intéressés. Ils avaient préféré participer à une sortie scolaire sur une ville du Net montée par Disney-Coca. C’était mieux ainsi. Elle ne voulait pas leur infliger tout cela. Ses enfants avaient été contraints de dire au revoir à leur grand-mère. C’était déjà bien assez. Gareth Deeke était suspendu dans le ciel resplendissant sous l’aile d’un B-52, au-dessus du littoral atlantique. Son casque était placé juste en dessous de la canopée du cockpit, et chaque fois qu’il bougeait il frottait ou cognait sa tête contre la cloison capitonnée ou la verrière. Les minces fenêtres étant situées à hauteur de sa tête, il avait une excellente vision devant et sur les côtés ; en revanche, la coque élargie à l’avant de la cabine réduisait considérablement son champ de vision. La plus grande partie de l’avion lui demeurait cachée, par exemple les ailes et le nez, et même le sol n’était pas visible. Douze minutes avant le largage, il mit en marche les appareils du X-15. À l’intérieur du B-52, un ingénieur consultait ses instruments. — OK, mon capitaine, souhaitez-vous rétablir votre altitude ? J’ai une vitesse de trois cents mètres par seconde et nous montons de quatre-vingt-dix mètres toutes les secondes. Onze minutes avant le lancement. — Roger, répondit Deeke. Ma position de vol me semble correcte. — Voulez-vous tester à nouveau vos commandes, mon capitaine ? Deeke manœuvra son levier. — Tangage, roulis, direction… tout est en ordre. — Vérification des volets. — Volets baissés. — Bien reçu. — Volets relevés. — Parfait. — Bouton de pression cabine enclenché. Plateforme inertielle en marche. — Tout est conforme, mon capitaine, déclara un contrôleur au sol. Il vérifia le système d’augmentation de stabilité, réenclencha le générateur, testa les systèmes hydrauliques et électriques… Son voyant de largage s’alluma. Tout semblait fonctionner à la perfection. — Cinq minutes. L’équipe au sol donna l’ordre au B-52 de virer plus à l’est. Jusqu’alors, ils avaient décrit un large cercle au-dessus des terres. À présent, le B-52 allait suivre la trajectoire de la navette, qui, une fois lancée, se dirigerait à l’est pour se placer sur sa ligne d’orbite. Un membre de l’équipe du B-52 précisa : — Deux minutes. — OK, acquiesça Deeke. Paramètres rentrés. Alpha est toujours d’un degré, bêta d’un demi-degré. — Étalonnage, mon capitaine ? — J’ai un étalonnage. — Une minute avant le largage. Nous changeons de cap. Une minute. Il lui fallait démarrer les moteurs. — Batterie de secours allumée. Gyroscope d’asservissement rapide en marche. Propulseur ventral armé… Même à cet instant précis, Deeke s’attendait plus ou moins à être rappelé à la base. Mais il n’en fut rien. — Bouton d’injection en position de marche. Témoin d’allumage-paré allumé. Interrupteur de prérefroidissement en marche. La phase d’amorçage était lancée, et l’interrupteur de prérefroidissement avait donné le signal d’augmentation de l’écoulement du LOX dans la turbopompe. — Démarrage de la pompe dans dix secondes. Pompe au ralenti. Lorsque Deeke désactiva le système de pompe au ralenti, la turbopompe des moteurs-fusées se mit à tourner plus vite et propulsa les liquides à l’intérieur d’une chambre appelée « allumeur premier étage », où les ergols s’enflammèrent au contact d’une bougie d’allumage. L’allumeur se comportait comme une sorte de lampe à souder, et expulsait le combustible et le comburant à l’intérieur de la chambre à combustion principale. Deeke entendit un grondement sourd. La trajectoire de vol du X-15 prévue pour ce jour-là était conforme aux plans de vol en haute altitude jadis en usage à Edwards. L’unique phase propulsive de vol consistait dans la mise à feu initiale des moteurs, juste après le largage du B-52, qui propulsait l’oiseau hors de l’atmosphère suivant une trajectoire ascensionnelle extrêmement abrupte. Puis s’ensuivait une trajectoire balistique non propulsée jusqu’à l’obtention d’une altitude maximale, s’achevant par un piqué raide dans l’atmosphère. Ainsi, Deeke quitterait l’atmosphère et serait en apesanteur pendant plusieurs minutes. Le vol s’apparenterait en gros à un vol spatial de courte durée, comparable aux vols suborbitaux d’Alan Shepard et de Gus Grissom, sauf que cette fois Deeke Gareth serait aux commandes. Évidemment, la NASA lui aurait refusé une telle appellation. Peut-être qu’aujourd’hui serait l’occasion d’une telle reconnaissance, songea Deeke. Le moment fatidique approcha. — Tout se passe bien ici. — Conduits et canalisations en bon état. Témoin de largage toujours allumé. Et toujours pas d’annulation. — Trois, deux, un, largage… — Trois minutes. Moteurs principaux de l’orbiteur basculés en position de lancement, H - 2 mn 55 s. Dégazage oxygène du réservoir extérieur terminé. Début de pressurisation. Vous êtes en configuration de lancement. Deux minutes. Bloquez les APU. Libet tourna un bouton. — Arrêt automatique des APU enclenché. — Conducteur d’alimentation en position de suppression des bruits. — Baissez vos visières, commanda Angel. — Équipe de lancement à Endeavour. Bonne chance ! — Merci, Marcus. Benacerraf referma son casque, ce qui atténua le bruissement des ventilateurs et des pompes de la cabine. — Endeavour, ici salle de contrôle. Trente-cinq secondes. Logiciel mode 101 chargé. Réservoir d’hydrogène en pressurisation de vol. Mise à feu des APU des propulseurs à poudre. Enclenchez l’automate de lancement. Vingt-cinq secondes. Bon vent, les gars. Endeavour, vous êtes passés sur votre ordinateur de bord. Logiciel configuré en mode 102. — Bien reçu. À présent que les ordinateurs de bord avaient pris la relève des contrôleurs, il ne restait plus au sol qu’une seule commande à donner : celle de la mise à feu du moteur principal. Petit à petit, Endeavour, rompait ses liens avec la Terre. Angel lisait à haute voix les données de prélancement affichées par ses écrans. — Système de mise à feu armé. Système de suppression des bruits activé. — Quinze secondes, ajouta Libet. — Régulateur-déclencheur de mise à feu des boosters à sa tension maximale… — Endeavour, nous sommes bons pour le démarrage du moteur principal. — Roger, répondit Angel. Il est temps de partir. Huit secondes. Vecteur de position chargé… Les données géographiques du pas de tir avaient été rentrées dans les circuits mémoires de l’orbiteur, si bien qu’Endeavour pouvait désormais déterminer sa position dans un espace tridimensionnel. — Allumage du moteur. Cinq, quatre. Moteur principal allumé. Il y eut une détonation lointaine, suivie d’un frémissement prémonitoire. — C’est parti, les gars ! s’écria Angel. La cabine de l’orbiteur grinça. Benacerraf sentit les vibrations à travers les soixante centimètres d’épaisseur : la navette, rivée au pas de tir par des montants au pied des propulseurs auxiliaires à poudre, fléchit pour contrebalancer la formidable poussée de ses moteurs principaux. Angel et Libet commentèrent de concert : — Pression des trois moteurs principaux dépassant quatre-vingt-dix pour cent. — Témoins moteurs allumés au vert. — Deux, un. Allumage des deux propulseurs à poudre. Pendant quelques secondes, Jackie ne vit qu’une pluie d’étincelles sortir des tuyères des trois moteurs principaux de la navette. Puis une brume d’ergols – de l’hydrogène et de l’oxygène liquides – vint arroser les étincelles, et une vive lumière blanche jaillit sous l’orbiteur. Des volutes de fumée s’échappèrent sur les côtés. Les propulseurs d’appoint s’allumèrent. Une cataracte de lumière jaune jaillit sous eux, éblouissante comme la lumière du Soleil. Il y eut un éclair bref au moment où l’explosion des verrous pyrotechniques sectionna les crochets qui maintenaient la navette au sol. Celle-ci se souleva à une vitesse stupéfiante, traînant derrière elle une colonne de fumée blanche qui rougeoyait à l’intérieur, comme si elle s’embrasait. Il y eut un soupir de soulagement parmi les journalistes regroupés sur la tribune. Ils se levèrent comme un seul homme en applaudissant et en criant des hourras. Jackie suivit des yeux la lumière des moteurs qui, l’espace d’un instant au moins, égaya la grisaille du ciel. C’était dommage que les enfants ratent ça. Puis le bruit se répercuta, en une succession de hoquets et de crépitements, à la manière d’un gigantesque incendie de pétrole. L’onde de choc fit trembler les gradins. Benacerraf ressentit une formidable poussée dans le dos. Elle avait l’impression d’être dans un gigantesque ascenseur prêt à crever le toit d’un immeuble, comme dans un dessin animé. La cabine trembla violemment dans un bruit assourdissant. Soudain, elle s’inonda d’une lumière blanchâtre, émise par les moteurs situés vingt-quatre mètres en dessous. Benacerraf aperçut des morceaux de glace qui tombaient le long de la coque du réservoir extérieur en raclant contre les hublots des pilotes. L’atmosphère paisible qui régnait lors des préparatifs de vol s’était dissipée d’un seul coup. Une voix nouvelle se fit entendre sur la boucle de communication. — Endeavour, ici Houston. Tour de lancement évacuée. Huit secondes. Les moteurs semblent tenir le coup. — Compris, Marcus, fit Angel d’une voix faible que les vibrations faisaient trembler. Au centre de contrôle de Houston, Marcus White, qui rempilait pour la deuxième fois depuis sa retraite, fut désigné Capcom. C’était à l’origine une décision du bureau des affaires publiques de la NASA – un Moonwalker au contrôle de mission ! – afin de donner un maximum de publicité à l’événement. Pour Benacerraf, c’était tout simplement rassurant d’entendre la voix rocailleuse de White à l’autre bout du fil. — Onze secondes, dit Angel. Début de manœuvre en roulis. L’orbiteur bascula vers la droite à un angle de cent vingt degrés, se retournant pour soulager les charges aérodynamiques de la navette. C’est ainsi que, trente secondes après le lancement, Benacerraf se retrouva la tête en bas, retenue seulement par son harnais. Le sol, visible au-dessus de la tête des pilotes, s’éloignait rapidement. Comme lors de son premier vol, Benacerraf fut surprise par la violence et la vitesse de la manœuvre. — Putain, qu’est-ce qu’il fait chaud ! s’exclama Libet. C’était comme si le X-15 avait été frappé par un obus en plein secteur arrière. La violence du choc lui donna un coup de fouet ; cette intrusion soudaine dans la réalité avait quelque chose d’euphorisant. Mon Dieu, constata Deeke, c’est bien réel. Nous sommes vraiment en train de le faire. Aussitôt, l’avion se mit à virer sur la droite. Le X-15 était sujet à ce genre de vicissitudes, en raison des forts courants qui régnaient autour du mât de largage du B-52. Il sentit une déferlante d’adrénaline prendre possession de son être. Le temps était venu. Il appuya sur le commutateur de largage. Il y eut un bruit d’explosion. La chambre à combustion principale venait de s’embraser. L’oiseau fut précipité en avant. Il se retrouva plaqué contre son siège et son appuie-tête. Encore une sensation qu’il avait oubliée. Il adopta une vision en tunnel, l’obscurité masquant totalement sa vision périphérique. Il tâcha de se rappeler quel type de diagramme de balayage il utilisait par le passé. Tout cela était si loin. Le moteur poussa un hurlement strident. Il plaça ses ailes à l’horizontale et cabra le nez de l’avion à un angle d’attaque de dix degrés. Il eut l’impression de monter tout droit dans le ciel, comme s’il se retournait sur le dos. Il savait qu’il devait faire abstraction de ses sensations et se concentrer sur ses instruments. Le B-52, volant à Mach 0,8, s’éloigna derrière lui, comme s’il restait sur place. Le moteur-fusée avait atteint sa poussée maximale. Pendant les quatre-vingts ou quatre-vingt-dix secondes suivantes, le boulot de Deeke consistait à chevaucher la bête et à la maintenir sur la trajectoire programmée depuis le sol. Bientôt, sa force d’accélération serait de plusieurs g, c’est-à-dire en gros de cent quarante-cinq kilomètres par heure toutes les secondes. Il avait oublié la puissance dont était capable un avion comme le X-15. — Vous devriez atteindre bientôt alpha, fit un contrôleur au sol. Sept secondes. Deeke tourna de trois degrés sur la droite pour corriger son orientation. Il garda un œil sur la pendule du cockpit. Neuf secondes. Dix secondes. Le temps était une donnée capitale sur les vols de X-15. Il vérifia son angle d’attaque, son angle de dérapage, son inclinaison latérale et sa vitesse ascensionnelle. Quinze secondes. L’accélération paraissait conforme, toujours inférieure à deux g. Il observa l’aiguille du vernier d’inclinaison longitudinale qui commençait à s’affoler. À dix-huit secondes, elle se mit en position nulle. À vingt secondes, l’aiguille se centra et il diminua son angle d’attaque pour conserver l’angle de montée prévu de vingt-cinq degrés. — Vous devriez être en inclinaison longitudinale maintenant, dit le sol. — Roger. La trajectoire me paraît excellente. Ça me fait l’effet d’une remise en selle. Si seulement je pouvais faire un tonneau barriqué. — Roger, répondit une voix au sol. Ouais. T’es pas là pour t’amuser, mon vieux. À cinquante mille pieds, il traversa une couche de nuages gris. Il émergea ensuite dans le ciel bleu infini. Le Soleil était encore bas et jetait des ombres sur la mer de nuages qui masquait la Terre sous lui. Il fixa l’horizon devant lui, s’attendant à voir surgir les gaz d’échappement de la navette. Mais ses fenêtres ne laissaient filtrer que le ciel. Le transfert de commande depuis la salle de mise à feu du CSK s’était opéré avec autant de douceur que Fahy l’avait espéré. Elle n’eut même pas à intervenir. La phase de montée, si dangereuse et complexe fût-elle, n’était qu’une opération parmi tant d’autres, quelque chose qu’ils avaient accompli plus d’une centaine de fois auparavant, et qui se déroulait avec la logique implacable d’un programme informatique bien rodé. Seule la lumière brillante des moteurs sur l’écran de contrôle à l’avant de la salle fournissait la preuve de la violence des événements que surveillaient les instruments de la SCV… Malgré cela, Fahy ne pouvait s’empêcher de retenir son souffle. … Une voix étrangère parvint dans ses écouteurs. C’était l’officier du périmètre de sécurité. Apparemment, un avion inconnu avait pénétré dans la zone interdite durant la phase de montée. Benacerraf jeta un coup d’œil par le hublot situé devant Angel. Un mur de nuages fonçait droit sur l’orbiteur. Endeavour le traversa en moins d’une seconde et émergea dans la voûte céleste d’un bleu profond. Angel appuya sur des interrupteurs, programmant l’indicateur d’altitude qui était face à lui. — Nous voilà à Mach 0,9, dit Libet. OK Mach 1. Nous franchissons la barrière des dix-neuf mille pieds. Quarante secondes, et ils étaient déjà à la vitesse du son ! — Quarante-quatre secondes. — Houston, ici Endeavour. Max Q dans la tuyère des gaz(34). Max Q était un moment critique, savait Benacerraf, le moment où la vitesse atteinte par la navette couplée à la densité toujours forte de l’air, exerçait une pression aérodynamique maximum sur la cellule. Les moteurs principaux s’étaient ralentis momentanément pour réduire la pression. — Bien reçu, répondit Marcus. Cinquante-sept secondes. Endeavour, vous êtes « go » pour augmenter le régime des gaz. — Compris. Augmentation du débit des gaz. — Waouh, s’écria Libet, quelle accélération ! — Soixante-deux secondes, déclara White. — Trente-cinq mille pieds, ajouta Angel. Nous dépassons Mach 1,5. — Ça y est. La pression des propulseurs d’appoint s’est mise à chuter. Les boosters à poudre s’éteignaient déjà. — Une minute et cinquante secondes, informa White. Trente-quatre kilomètres d’altitude. Vingt-neuf kilomètres à franchir avant la mise sur orbite. Pression inférieure à 3,4 bars. — Bien reçu. — Fin de la combustion des boosters. Avec la mort des propulseurs d’appoint, Benacerraf eut l’impression, l’espace d’une seconde, que le vaisseau chutait comme une pierre dans le ciel. Mais l’oiseau accéléra à nouveau. — Paré pour la séparation des boosters. — Roger. Une détonation, suivie d’un éclair lumineux, signala la mise à feu des moteurs de séparation des propulseurs à poudre. — OK, mon capitaine, vous êtes en plein dans la trajectoire. — Roger. Trente-deux secondes. Les moteurs ronronnaient toujours. Deeke passa en revue ses instruments de bord, vérifia la pression hydraulique, les générateurs, la température des APU, la position des stabilisateurs, et par recoupement, son altitude, sa vitesse et son taux de montée. Trente-cinq secondes. Il se tortilla dans son siège pour trouver une position plus confortable. L’accélération était supérieure à deux g et continuait de grimper rapidement. — Paré pour quatre-vingt-trois mille pieds. — Roger, quatre-vingt-trois. Son altitude augmentait également à toute vitesse. — Vous nous recevez toujours, mon capitaine ? — Affirmatif. — Vous approchez des cent dix mille pieds. — Je confirme. Une minute et quinze secondes. Il se trouvait déjà au-dessus de l’atmosphère tangible. Devant et autour de lui, la couleur bleu pâle du ciel se changeait en bleu roi profond. Son champ de vision semblait s’étendre jusqu’à l’infini, jusqu’à l’horizon bleu et blanc qui s’incurvait légèrement. Il n’y avait que très peu de poussière ou de brume au-dessus de lui. L’accélération atteignait désormais son maximum, grâce aux effets combinés d’une poussée continue et de la diminution progressive de la masse de l’avion. Il avait presque atteint quatre g. Il n’y avait là rien d’extraordinaire, mais Deeke éprouva une douleur dans la poitrine. Il avait du mal à respirer. — Paré pour l’extinction des moteurs. — Paré. La structure de l’avion gémit et craqua en se déformant alors qu’il franchissait quatre g. Ce n’était pas la première fois qu’il entendait de pareils bruits. Les pilotes appelaient cela l’effet burette d’huile. L’air s’infiltrait dans l’avion par de petites ouvertures dans les portes ou les panneaux extérieurs ; il se comportait alors comme une torche lancée à pleine vitesse qui se mettait à brûler tout sur son passage : les câbles électriques, la structure interne en aluminium et les canalisations en métal ; alors la fumée se frayait un chemin à l’intérieur du cockpit. Mais le X-15, même après des décennies passées dans un musée, restait un avion solide. Une minute et vingt-trois secondes. Deeke appuya sur le bouton d’arrêt des gaz. Le grondement des moteurs se transforma en couinement aigu puis se tut. Soudain, il ne sentit plus le poids de son corps. Il fut projeté contre son harnais, et son estomac vacilla. Il planait à une vitesse voisine de Mach 5, comme une pierre lancée par une catapulte. Alors Deeke saisit son levier de commande gauche afin d’actionner manuellement les petits moteurs à gaz. Il inclina le nez de l’avion. L’horizon passa au-dessus de la fente de sa fenêtre frontale. Mon Dieu, je suis bien trop vieux pour ça, se dit-il. La Terre ressemblait à un plancher bleu qui scintillait sous lui, sur fond de ciel noir. Il aperçut toute la côte est des États-Unis, de la baie de New York sur sa gauche, en passant par la Floride obscurcie par une couche de nuages dépenaillés, à une masse bosselée brun-vert au milieu de la couverture bleutée de l’océan, qui devait sans doute être Cuba. Il s’élevait toujours dans la haute atmosphère, catapulté par la poussée des moteurs. La courbure terrestre était distinctement visible, tout comme la couche atmosphérique plus épaisse qui l’entourait. Et, juste devant lui, une colonne de vapeur orangée montait dans la lumière étincelante du Soleil, décrivant un arc de cercle gracieux qui s’éloignait de lui. En haut de la colonne, était juché un diamant jaune et blanc, une goutte de lumière plus brillante que le Soleil lui-même. La simplicité absolue de cet abandon des liens de la pesanteur était insupportablement belle, étonnante, comme un défi lancé directement aux dieux. Entre les nuages, Jackie aperçut les boosters se détacher de la navette, traînant derrière eux des nuages de fumée et de flammes. Des gens debout sur les gradins applaudirent derrière elle. Une fois allumés, les propulseurs à poudre ne pouvaient s’arrêter ou être éteints, à la différence des propulseurs à liquides ; l’orbiteur – l’équipage et le gigantesque réservoir d’hydrogène et d’oxygène fixé sur son ventre – ne faisait qu’acte de présence, jusqu’à ce que les boosters se décrochent d’eux-mêmes. Ainsi, l’abandon des boosters était bon signe… Soudain, il y eut une seconde traînée de condensation dans le ciel, aussi mince qu’une toile d’araignée, en provenance du sud-ouest. Elle entendit quelques murmures dans la tribune. « Qu’est-ce que ça peut-être ? Un avion de chasse ? » Mais il n’y avait jamais de vols de chasseurs pendant un lancement. Toute la zone était censée être dégagée. Ils avaient peine à suivre la trace de l’engin à travers les trous de la nuée. Mais il parut aux yeux inexpérimentés de Jackie que l’autre traînée se dirigeait tout droit vers la navette. — La NASA vient de confirmer la séparation des boosters. — Roger. À ce point de la phase de montée, Endeavour devait approcher la vitesse de Mach 4. Mais, même alors, le X-15 volait plus vite. C’était d’ailleurs le seul avion au monde à pouvoir le faire. Il restait à présent une dernière décision à prendre, une dernière porte à franchir. La confirmation vint une seconde plus tard. — Mon capitaine, vous pouvez déployer. Je répète, vous pouvez déployer. L’oxygène pur à l’intérieur de son casque semblait avoir asséché sa bouche comme le sable du Mojave. — Mon capitaine, vous me recevez ? Vous avez le feu vert. — … Affirmatif, Canaveral. Bien reçu. « Go » pour le déploiement. Une modification importante avait été apportée au tableau de bord du X-15 : l’ajout d’un petit écran souple rabattable. Deeke étendit le bras pour le soulever. Un viseur schématique et, sur la gauche, un symbole d’explosion en forme d’étoile, qui représentait la navette, s’affichaient sur l’écran. Il prit le levier de contrôle des propulseurs à gaz dans sa main gauche. Les propulseurs étaient un simple jeu de moteurs à peroxyde d’hydrogène. Deeke utilisa le mode bang-bang qui consistait à donner une impulsion aux moteurs par simple déplacement de son levier. Lorsqu’il n’obtenait pas la réaction souhaitée, il n’avait qu’à imprimer une seconde impulsion. En actionnant les propulseurs en plusieurs fois, il réussit à incliner le nez du X-15 le long de sa trajectoire balistique. Il ne restait plus à Deeke qu’à aligner la navette au centre de son petit viseur électronique. Viser et tirer. Au bout de quelques minutes, alors qu’il filait tout droit sur la navette, il réussit à centrer sa cible. C’était la solution de tir qu’il attendait. L’écran à affichage numérique était équipé d’un petit clavier qwerty pour qu’il puisse entrer son code d’autorisation. Il souleva sa main gantée au-dessus du clavier. Sa vie entière demeura suspendue en cet instant. Quelque part, quoiqu’il eût répété maintes fois cette situation dans sa tête et au cours des simulations, il n’avait jamais cru qu’il devrait y faire face dans la réalité. La seule chose qu’il avait désirée, c’était de pouvoir retourner dans le cockpit d’un X-15, une dernière fois avant sa retraite. — Canaveral, suis-je toujours « go » pour le déploiement ? — Mon capitaine, vous êtes « go » pour le déploiement. Je répète… — Compris. Il s’imagina l’expression vide que devait avoir l’équipe au sol, et celle de Hartle tapi au fond de sa toile, telle une araignée au cœur du mont Cheyenne. De quel droit Deeke devait-il douter et s’opposer à une telle certitude ? Son hésitation fondit comme neige au Soleil. Il tapa le code sans ciller. Il sentit à peine les touches sous ses gants épais. Un lourd déclic résonna sous lui. Ce devait être les boulons explosifs évacuant l’ASAT de sa nacelle blottie à l’intérieur du ventre du X-15. C’était fait. Pendant un instant, il n’entendit et ne sentit plus rien. Le X-15 poursuivait sa course balistique en arc de cercle, s’élevant à son altitude maximale de deux cent mille pieds. L’avion-fusée se déportait un peu. Il fallait corriger cela au plus vite… Il y eut une explosion jaune pâle sous lui. Il aperçut comme un mince stylo, entraînant avec lui une boule de feu et un tourbillon de fumée immaculée, identique à celle des propulseurs d’appoint de la navette. Deeke corrigea sa position en exerçant une impulsion sur les propulseurs à gaz. Il redressa l’avant de son appareil, faisant disparaître la ligne d’horizon de ses fenêtres. Il n’avait pas particulièrement envie d’assister au dernier acte du drame. Il referma l’écran souple. L’ASAT disparut vers l’horizon ensoleillé, et s’enfonça dans un gros nuage. — Comme sur des roulettes, Houston. Chargement du logiciel en mode 103… Privée de ses boosters, Endeavour montait par la seule force de ses moteurs principaux alimentés par le réservoir extérieur. L’ascension devint plus facile, car les propulseurs à liquides produisaient une poussée beaucoup plus régulière que celle des propulseurs à poudre. La navette ronronnait harmonieusement comme une gigantesque machine à coudre. Benacerraf se surprit à sourire, gagnée par l’ivresse du lancement. L’ASAT, dont la construction remontait aux années Reagan, était restée au placard pendant vingt ans. Pour sa première mission, elle fonctionnait à merveille. C’était en fait une petite fusée à poudre de trois étages. Elle contrôlait son attitude au moyen de larges ailerons amovibles placés sur sa queue. Un capteur à infrarouge et huit petits télescopes l’aidaient à localiser sa cible. C’était une arme intelligente, équipée d’un ordinateur de bord et d’un gyrolaser. Le premier étage se décrocha, puis le second s’alluma brièvement, le temps d’augmenter la vitesse de l’ASAT de plusieurs fois la vitesse du son. Sa tâche accomplie, le deuxième étage se décrocha à son tour. L’ASAT était conçue pour être larguée d’un avion, spécifiquement le F-15, afin de frapper des satellites placés en orbite terrestre basse. Par conséquent, elle était plus que qualifiée pour cette mission particulière. Le dernier étage de l’ASAT était si l’on veut un projectile intelligent, qui utilisait la poussée que lui avaient imprimée les moteurs-fusées à poudre pour se lancer à la poursuite de sa cible. À présent, il tournait sur lui-même, utilisant les cinquante-six petits moteurs logés dans la coque extérieure pour obéir fidèlement aux directives de son système de navigation, et se maintenir sur sa trajectoire. Il ne transportait aucun explosif, car il était conçu pour détruire sa cible par impact direct, avec la force d’un obus tiré depuis un canon de cuirassé. Il rattrapa à vive allure la lueur infrarouge qu’il percevait devant lui. Mais la cible était large et complexe du fait de ses nombreuses sources de chaleur. Un tir précis serait difficile à réaliser. Il y eut une formidable détonation. Le pont supérieur de la navette trembla, et cela n’avait rien à voir avec le fracas habituel des équipements et des appareils mal arrimés. Benacerraf sursauta. Rien de tel n’était arrivé au cours des simus ou de son premier vol. Libet se tourna vers Angel, bouche bée. — Qu’est-ce que c’était ? Marcus White délivra un message de routine : — Endeavour, vous avez une possibilité d’atterrissage transatlantique au moyen des deux moteurs secondaires de manœuvre. — Bien reçu, deux moteurs TAL(35), répondit Angel d’un voix plate et automatique. Benacerraf vit que son attention était dirigée sur l’écran de contrôle des moteurs principaux. — Houston, Endeavour. Je crois qu’on a un problème. Je lis une montée de la température dans la pompe de carburant, sur le moteur principal numéro 1. — Endeavour, Houston. Pouvez-vous répéter ? — J’ai une élévation de la température dans la pompe du moteur numéro 1. — Compris. Restez en ligne… Dites-moi que ce n’est pas vrai, songea Fahy. Elle repassa dans son esprit les dernières images affichées sur les écrans de la SCV : l’image lointaine et floue de la navette s’élevant régulièrement dans les airs, alors que les boosters se séparaient lentement… Puis cette intrusion choquante dans un coin de l’image, une seconde traînée de condensation, qui avait traversé la route de la navette en diagonale. Un putain d’enfoiré nous a tiré dessus. Je n’arrive pas à y croire, se dit-elle. Qui donc voudrait abattre la navette spatiale ? Les Chinois, peut-être ? Le contrôleur appelé « Booster » essayait désespérément d’attirer son attention. — Vol, ici Booster. Vol. Elle s’efforça de répondre ; elle sentait ses lèvres remuer mais aucun son n’en sortait, comme si les parties de son corps tombaient en panne les unes après les autres. Finalement, elle parvint à expulser un mot : — Allez-y. — Il y a effectivement une élévation de la température dans le moteur central. Si nous dépassons les mille neuf cent cinquante degrés, il faut s’attendre à un arrêt automatique. Nous pensons qu’il a dû y avoir une collision quelconque, peut-être avec l’un des booster détachés. Nous… — Non, Booster, vous vous trompez. — Mais… Quelque part, c’était un soulagement de voir qu’elle n’était pas la seule, ici, à ne pouvoir y croire. — On l’a tous vu, bordel. Quelqu’un nous est rentré dedans. On a été atteint par une sorte de projectile sur une trajectoire oblique. Prop, Egil, DPS, êtes-vous en train de travailler là-dessus avec Booster ? — Affirmatif, Vol. — Vol, ici Capcom. Que dois-je dire à l’équipage ? Elle prit une profonde inspiration. — On attend, Marcus. Continuons la surveillance. Pour l’instant, on n’a encore rien perdu. Nous avons toujours les trois moteurs. Mais jusqu’à quand ? se demanda-t-elle. Pour Benacerraf, c’était comme une répétition de l’interruption brutale de la dernière mission de Columbia. Mon Dieu, ça recommence, se dit-elle. Quoi qu’il arrive, je ne le supporterai pas une nouvelle fois. Angel se tourna vers Libet, et Benacerraf vit qu’il serrait le poing. — Houston, nous avons entendu une détonation, juste après la séparation des boosters. Une forte détonation. On a un problème très sérieux, insista Angel d’une voix suraiguë. — On y travaille, Bill, répondit Marcus White. Quatre minutes et vingt secondes. Retour négatif. Vous me recevez ? Cet appel de routine signifiait que, incident ou pas, l’option de retour sur le site de lancement, en abrégé « RSL », n’était plus envisageable. Et cela signifiait en outre que les opérations de lancement se poursuivaient coûte que coûte, et que Benacerraf et ses coéquipiers demeuraient prisonniers d’une bombe à retardement. — Houston, dit Angel, la température grimpe toujours. Elle dépasse maintenant les mille deux cents degrés… — Entendu, Endeavour. Tenez bon. Option TAL impossible désormais. — Bien reçu, TAL négatif. L’autre possibilité d’interruption de mission n’était plus de mise. Il était en effet impossible à l’orbiteur de tenter de traverser l’Atlantique pour se poser sur une piste d’atterrissage d’urgence à Saragosse en Espagne. — Quatre minutes, cinquante secondes, dit White. On est avec vous, les gars. Malgré la situation, sa voix était égale et immensément rassurante pour Benacerraf. Voilà un homme qui s’était rendu sur la Lune. Marcus ne leur mentirait pas, se dit-elle. Il ferait tout pour les protéger. Angel, penché en avant, étudiait son indicateur de température. Si seulement Marcus était là avec eux dans la cabine, regretta-t-elle. — OK, le moteur central a atteint un seuil critique. Vous me recevez ? Mille neuf cent cinquante degrés. Et… Benacerraf ressentit une forte décélération qui la plaqua dans son siège. Une sirène lancinante retentit sur le pont supérieur. Quatre témoins d’alarme clignotaient sur les instruments de bord de la cabine. Angel appuya sur un bouton du tableau central, au-dessus d’un moniteur, pour faire taire l’alarme. — Alarme générale, rugit-il. On l’avait reconnue, songea Benacerraf, l’air sombre. À droite des trois moniteurs, étaient regroupés trois voyants. Ils indiquaient l’état des moteurs principaux. Benacerraf vit que la lumière la plus au centre avait viré au rouge. — Nous avons perdu le moteur central, informa Angel. Il a trop chauffé et s’est mis en arrêt automatique. — Bien reçu, Endeavour, déclara Marcus. Endeavour, ici Houston… Le Capcom s’interrompit brusquement. — Nous attendons, soupira Angel. Deeke s’empêcha de regarder par les fenêtres du cockpit. Que verrait-il donc ? Un nuage d’oxygène liquide s’échappant du réservoir extérieur, la lueur orangée des hypergols des propulseurs à gaz, des fragments de l’orbiteur tourbillonnant dans la fumée, une autre Challenger ? Avait-il réussi son tir ? Il approcha de son altitude plafond. Deeke inclina l’avant de l’appareil en actionnant ses propulseurs, si bien qu’il continuait de grimper avec une assiette en piqué. Arrivé en haut de sa trajectoire, il vit à travers sa fenêtre la Terre se dérouler sous lui. La planète était extraordinairement brillante, comme un ciel inversé. Elle s’incurvait sous le nez de l’avion, comme un immense dôme de bleu sur lequel il se serait tenu en équilibre. Loin devant, il aperçut l’océan, d’un gris-bleu plus prononcé. L’atmosphère était distinctement visible, telle une brume bleue au-dessus de la Terre. Au-dessus de lui, c’était l’obscurité totale. C’était d’une beauté à couper le souffle. Mon Dieu, se dit-il. Qu’est-ce que j’ai fait ? Il sonda son âme, en quête de remords. En fait, son seul regret était que jamais plus, à l’avenir, il ne volerait ainsi, qu’il ne verrait plus la Terre d’une telle altitude, se déroulant sous ses pieds comme un immense édredon bleu chatoyant. Après qu’il eut atteint le sommet de sa trajectoire, le changement fut extrêmement rapide. La trajectoire de vol passa d’une ascension de plus trente degrés à une descente aussi raide en quelques minutes. L’océan s’éloignait de lui au fur et à mesure qu’il chutait. Le bleu plus pâle des lignes côtières s’étira sous lui, au milieu des nuages bosselés. L’air semblait venir et s’agripper à lui. Le nez couleur de jais du X-15 se mit à rougeoyer à mesure que l’avion s’enfonçait dans l’atmosphère de plus en plus épaisse. La sensation de vitesse réapparut, et il atteignit rapidement une accélération de quatre ou cinq g. Deeke cabra le X-15 de vingt degrés. Il sentit une certaine résistance de la part de l’avion. Les bords d’attaque des ailes virèrent au rouge cerise. Alors, en pleine rentrée atmosphérique, la chaleur engendrée par le frottement de l’air gagna la totalité de la cellule, faisant passer sa température moyenne à plus de mille degrés. Mais, à l’abri dans sa bulle d’aluminium, Deeke ne sentait rien d’autre que la décélération brutale qui faisait sortir ses yeux de leurs orbites. Le sang affluait douloureusement dans ses bras. — Ralentissez un peu, dit Canaveral. Prenez garde à la position du nez de l’appareil, mon capitaine. Votre altitude est trop basse. Remontez un peu. Cabrez, mon capitaine. — OK, je remonte. — Virez à gauche de trois degrés. Gauche, trois degrés. — Roger. — Déclenchez les aérofreins. Et maintenez votre altitude, vous êtes encore trop bas, mon capitaine. — Roger. — OK, vous êtes à peu près à quinze kilomètres de votre poste de contrôle. Vous vous en sortez très bien, mon capitaine. Personne n’avait rien dit au sujet de l’ASAT depuis qu’il l’avait largué. Il ne savait toujours pas s’il avait réussi ou non. Pose-toi d’abord, se dit-il, on verra après. L’ingénieur responsable de la dynamique en vol, FIDO, énumérait à Fahy les divers choix d’annulation qui leur restaient. Les options de retour RSL et TAL n’étaient déjà plus valables. Mais ils pouvaient toujours rallonger la durée de combustion des deux moteurs restants et des OMS pour parvenir en orbite. C’était ce qu’on appelait une annulation en orbite, une AEO. Cette option avait déjà été expérimentée auparavant. Plus tard, une interruption en orbite d’attente serait possible ; Endeavour n’aurait qu’à accomplir une rotation autour de la Terre puis rentrer immédiatement. L’AEO permettait de sauver certains des objectifs de la mission. Et puis, une fois Endeavour placée en orbite, ils auraient le temps de repérer ce qui n’allait pas et d’évaluer les solutions de remplacement. Toutefois, une AEO était un coup de poker. Il fallait espérer que les moteurs restants fonctionnent correctement pendant la fin de la montée. Et, comme le faisait remarquer Booster, ils n’avaient aucune garantie à ce sujet. Quelqu’un nous a tiré dessus. Je n’en reviens toujours pas. Il fallait se décider au plus vite : interrompre ou non la mission, et si oui, dans quelle configuration. À nouveau, une sensation étrange de dédoublement s’empara d’elle, comme si elle était paralysée par l’angoisse, comme si son corps et sa volonté se trouvaient dissociés. Elle ne voulait plus qu’une chose : s’asseoir et écouter la voix animée du contrôleur GNC détaillant les options techniques possibles. C’est comme si c’était elle et non la navette qui avait été abattue par ce satané missile, ou quoi que ce fût. Je n’en peux plus, pensa-t-elle. Elle passa en revue leurs atouts. Après tout, les moteurs principaux de la navette étaient les plus sophistiqués qui eussent jamais été construits. On pouvait augmenter ou baisser leur régime. Ils avaient leurs propres systèmes de contrôle intégrés, si bien qu’ils pouvaient surveiller eux-mêmes leurs performances. De véritables merveilles de la technologie, conçues pour être utilisées plusieurs fois de suite dans les pires conditions. Chaque moteur d’Endeavour avait déjà volé une douzaine de fois ou plus, sur différents orbiteurs. Et puis merde ! se dit-elle. Ces moteurs sont résistants. Aucun connard ne pourra nous descendre. Surtout s’il manque son coup. Ses doutes refluèrent, laissant place à une détermination sans faille. Elle se tourna vers Marcus White, son Capcom. Lorsque White reprit la communication avec l’équipage, son ton parut plus décidé. — Endeavour, Houston. Annulation en orbite. Angel échangea un rapide coup d’œil avec Libet. — Veux-tu répéter, Marcus. — Endeavour, Houston. Nous allons interrompre la mission en orbite. — C’est pas trop tôt, répondit Angel hargneusement. Il tourna un commutateur rotatif de la position OFF à la position AEO. Il appuya sur un bouton sur le même tableau de bord pour confirmer l’annulation. Maintenant qu’ils devaient agir, Angel paraissait jubiler, comme s’il pensait déjà aux histoires qu’il allait pouvoir raconter aux copains. Quel imbécile dépourvu d’imagination, songea Benacerraf avec colère. Et pourtant, en cet instant précis, sa vie était entre ses mains… — Oh, oh ! s’exclama Libet. — Quoi encore ? — Je lis une élévation de la température dans les derniers moteurs. — Lequel ? — Les deux, Bill. Regarde. — Oh ! merde. Benacerraf tenta de se rappeler la procédure à suivre au cas où ils perdraient un autre moteur principal. Mais elle eut le pénible pressentiment qu’il n’y en avait aucune. Etait-ce ainsi que les vols spatiaux habités devaient se terminer ? Derrière les hublots des pilotes, le ciel s’assombrissait de plus en plus. — Endeavour, Houston. Nous confirmons votre problème thermique, Bill. Voilà ce que vous allez faire. Nous voulons que vous annuliez l’arrêt automatique des moteurs principaux. — Répétez. — Annulez l’arrêt automatique. Ne laissez pas les moteurs se couper tout seuls. Angel et Libet hésitèrent l’espace d’une seconde. Puis ils se mirent à actionner une série de boutons. Le premier moteur s’était éteint de lui-même lorsque son détecteur interne avait noté que la pompe excédait sa température limite. Peut-être que la salle de contrôle pensait que les indications données par les instruments étaient douteuses, qu’une augmentation identique dans les autres pompes était invraisemblable. Si c’était le cas, l’arrêt automatique d’un moteur fonctionnant parfaitement mettrait l’équipage dans une position on ne peut plus périlleuse. D’un autre côté, si les relevés du détecteur étaient justifiés, alors il y avait fort à parier qu’avant même qu’ils aient pu rejoindre leur orbite l’une des pompes se désintégrerait. Ce qui signerait à coup sûr l’arrêt de mort d’Endeavour. Après tout, ils avaient tous entendu et ressenti cette explosion à l’arrière du véhicule. Il s’agissait bien plus que d’un simple problème de télémétrie. Aux yeux de Benacerraf, Fahy prenait un risque considérable. Sans doute essayait-elle de se racheter après l’épisode Columbia. Mais elle n’y allait pas de main morte. De toute façon, ils n’avaient pas d’autre choix que de lui faire confiance. — Endeavour à Houston. Arrêt automatique désactivé. Que devons-nous faire maintenant ? — Endeavour, nous allons vous demander de prolonger la combustion des deux moteurs principaux de quarante-neuf secondes. Ensuite, ce sera au tour de l’OMS 1, combiné à l’allumage du propulseur à gaz arrière. Compris ? Benacerraf avait griffonné les instructions sur un bloc-notes. — Quarante-neuf secondes, suivi d’une mise à feu prolongée d’un OMS. C’est entendu, Houston. Pendant ce temps, l’orbiteur poursuivait son ascension. Ils étaient à cent trente kilomètres au-dessus du sol, et se déplaçaient à la vitesse de Mach 15. L’orbiteur accrut son inclinaison longitudinale et se retrouva presque sur le dos. — OK, fit Angel, nous venons de programmer un moteur en position AEO. Houston, Endeavour. Moteur en AEO. — Bien reçu, Endeavour. Nous respirons un peu mieux ici. — N’oublie pas de charger ton pacemaker, Marcus. Ils avaient franchi un palier supplémentaire. Désormais, même si un autre moteur leur claquait dans les doigts, la navette pourrait continuer avec un seul moteur et réaliser son insertion en orbite, même si elle s’avérait plus basse que prévue. Benacerraf sut alors que le plus gros danger était passé. — Moteur principal au ralenti. — Ralenti, bien reçu. — Sept minutes et quarante secondes. Endeavour, ici Houston. Les moteurs tournent à soixante-cinq pour cent de leur puissance. Vous vous en sortez royalement. — Et comment ! Benacerraf vit un muscle de la joue d’Angel se contracter. Il brûlait de faire quelque chose. Avec l’automate de lancement, l’équipage n’avait qu’une marge de manœuvre très réduite. Ils ne pouvaient que rester assis et attendre, agrippés à leurs sièges et à leurs check-lists, tandis qu’un logiciel de procédure d’annulation s’occupait de faire voler le vaisseau. Pas étonnant que les astronautes se soient toujours montrés rétifs à l’égard des systèmes de contrôle informatisés à bord de leurs vaisseaux. L’inaction avait le don de les rendre dingues assez rapidement. — Huit minutes trente-huit secondes, commenta Angel. Bon, les gars, nous voilà en régime de poussée prolongée. C’est parti… Conformément au chronométrage prévu, l’extinction des moteurs principaux aurait dû intervenir à huit minutes et trente-huit secondes. Mais le plan de vol initial était désormais de l’histoire ancienne. — Endeavour, Houston. Extinction des moteurs prévue à neuf minutes et vingt-sept secondes. — Bien reçu, Marcus. — À cette date, vous êtes bons pour l’arrêt des moteurs principaux. — Nous sommes ravis de l’apprendre. — Extinction moteur à mon signal. À mesure que les réservoirs se vidaient, l’accélération alla crescendo, carrant tout le monde dans ses fauteuils. — Trois, deux, un. Go. L’accélération s’interrompit sur-le-champ. Benacerraf ne fut pas pour autant projetée vers l’avant. La force qui s’exerçait sur son dos disparut simplement. Elle éprouvait toujours cependant la sensation de la vitesse, comme si son corps et la navette conservaient la trace de l’énergie formidable qui leur avait été imprimée. Ses bras en coton flottaient au-dessus de ses genoux. — Extinction moteur effectuée dans les temps, confirma Angel. Houston, Endeavour. J’ai trois témoins moteurs allumés au rouge. Il se retourna vers Benacerraf avec un large sourire. — Ces trois moteurs rétifs ne peuvent plus rien contre nous. — Endeavour, Houston. Bill, vous êtes « go » pour la séparation des réservoirs extérieurs. À mon signal. Trois, deux, un. Go. Un boum lointain se fit entendre. — Séparation réservoirs réussie, déclara Angel. Début de translation négative en Z. — Paula, regarde ! s’exclama Libet, en pointant son doigt vers le hublot. L’orbiteur, désormais privé de son réservoir extérieur, volait toujours sur le dos, presque parallèlement à la surface de la Terre. En clignant des yeux, Benacerraf distingua la couverture bleue de l’océan Indien. Et là, un objet sombre et hideux se profilait contre l’océan : la silhouette en forme de balle de fusil du réservoir extérieur. La mousse isolante marron en nid d’abeille ultralégère qui recouvrait la coque en alliage aluminium-lithium était endommagée et sérieusement brûlée suite à réchauffement cinétique de la montée et des gaz d’échappement des moteurs. Le réservoir retomberait dans l’atmosphère d’une hauteur de cinquante kilomètres, où ses fragments incandescents pleuvraient sur une portion déserte de l’océan Indien. — Il a l’air beaucoup plus abîmé que je ne le pensais, fit remarquer Benacerraf. — Oui. Comme s’il avait fait la guerre, ajouta Libet. — C’est le cas. — Logiciel en mode 104. — Endeavour, Houston. Paré pour la combustion de l’OMS 1. — Bien reçu, répondit Angel. Libet appuya sur une série de boutons. — Indicateur d’attitude en position inertielle. Angel programma le logiciel de navigation approprié sur l’ordinateur de bord, utilisant le clavier placé à sa droite. Benacerraf, à l’aide de sa check-list, lui dicta les commandes à taper : ITEM 27 EXEC. Les petits moteurs de manœuvre orbitale s’allumèrent dans un sursaut et un grondement étouffé. — Nous allons pouvoir remonter un peu plus haut, fit Libet. Elle n’obtint pas de réponse. Le sol et le pont supérieur demeurèrent silencieux. La combustion des moteurs semblait ne devoir jamais s’arrêter. White annonça : — Extinction imminente de l’OMS. À mon signal. Trois, deux, un. La faible poussée s’arrêta net. Des applaudissements retentirent dans la SCV. Endeavour avait réussi son insertion en orbite. Barbara Fahy tapa du poing sur une des consoles. Une joie sauvage et triomphante s’empara d’elle. Elle avait réussi ; sa décision avait été la bonne et avait peut-être sauvé la mission. Elle regretta de ne pouvoir mettre la main sur le quidam qui avait tiré sur l’orbiteur. Elle aurait pu le détruire à mains nues, mue par cette déferlante d’énergie primitive et bestiale. Elle tenta de se calmer un peu. Elle s’empara du micro et rappela ses contrôleurs à l’ordre. Il restait encore beaucoup à faire, ne serait-ce que la programmation de la mise à feu suivante de l’OMS 2. Mais tout en essayant de se reconcentrer, elle garda longtemps en tête le souvenir de ce moment de joie inespérée. Jackie resta dans la tribune à écouter les annonces hachées et incomplètes de l’officier de service. Comme si elle était reliée d’une façon ou d’une autre à Endeavour, cette masse de métal dont elle n’avait été éloignée que de cinq kilomètres avant son lancement explosif dans l’espace – comme si elle devait rester là jusqu’à ce que l’équipage soit sain et sauf, craignant, si elle s’éloignait, de rompre le charme qui maintenait l’équipage et sa mère en vie. Elle entendit au loin des freinages stridents et des crissements de pneus. Le parking du BAV se remplissait à vue d’œil, et une activité intense se déroulait devant les studios des chaînes de télévision. Les journalistes ne cessaient d’affluer, et probablement qu’il en était de même dans les autres centres de la NASA à travers le pays, depuis que le lancement prenait des allures de scoop. Ils avaient fini par réussir. Elle ne comprenait, techniquement, qu’une partie de ce à quoi elle avait assisté ce jour-là. Mais le tableau d’ensemble était relativement clair. Le complexe militaro-industriel des États-Unis – la somme des intérêts plus ou moins dissimulés et des alliances opportunes qui avait initialement donné naissance au programme spatial – avait fini par se retourner contre lui-même et dévorer ses propres enfants. La colonne de fumée et de vapeur générée par le lancement continuait de s’élever dans le ciel, rapetissant tout alentour, y compris le VAB. Elle s’élargit et se tordit sous les rafales de vent marin qui la déchiraient lentement. J’ai toujours su que c’était une idée stupide, maman. — Soixante-dix mille pieds. — OK. — Poursuivez votre descente. La piste est à dix heures. Vous la voyez ? — Ouais. — Vous êtes passés à Mach 2. Parfait. Relâchez vos freins, OK, maintenant vous pouvez freiner. Environ seize kilomètres avant le point d’insertion. Mach 1,5. Quelle est votre attitude, mon capitaine ? — Quarante-cinq degrés. — Vous êtes à dix kilomètres de votre point d’insertion, mon capitaine. — Roger. — Vitesse de Mach 1,2. Attention à votre angle d’attaque. — Roger. À présent Deeke pilotait un avion non propulsé. C’était peut-être le moment le plus difficile de son vol, un atterrissage sans moteur. Qui plus est, ce ne serait pas une piste d’Edwards, sur le plateau du Mojave et ses centaines de kilomètres de lacs séchés, à la surface lisse comme du verre. Il n’avait tout simplement pas droit à l’erreur. Mais il avait toujours été un as du manche à balai et des pédales. Bref, il ne s’en souciait pas trop. De fait, il aurait préféré que le vol ne s’arrête jamais. À trente-cinq mille pieds, il atteignit son point d’insertion. Il surplombait maintenant la piste d’atterrissage. Il devait opérer une descente en spirale de trois cent soixante degrés afin de s’aligner sur la piste. Il effectua un large virage sur la gauche, sur une pente de trente-cinq degrés. De sa fenêtre latérale, il aperçut Merritt Island qui s’étirait sous lui comme une carte brune striée de longs rubans d’autoroutes, et la base de Canaveral de l’USAF, encerclée par l’eau miroitante. Sa propre piste, large et imposante, se trouvait juste en dessous de lui, comme prévu. Il jeta un coup d’œil vers le haut et entr’aperçut un panache de vapeur au nord, toujours suspendu à la plateforme de tir 39-A. Il descendit comme une flèche, les freins à bloc. On aurait dit une brique qui tombait. Quelle différence avec la descente molle des avions commerciaux qu’il avait maintes fois pilotés ! Les détails du sol lui sautèrent au visage. Devant lui, la piste se déroulait illimitée, rassurante. Il redressa le nez du X-15, se plaçant en parallèle avec la piste à trente mètres au-dessus du sol. Il déploya les volets d’atterrissage et releva le nez camus de l’avion, noirci et cloqué par la rentrée atmosphérique. À quelques mètres du sol, volant toujours à la vitesse de trois cent vingt kilomètres par heure, il tira sur une poignée coulissante en bas à gauche de son tableau de bord. Il entendit un lourd fracas sous ses pieds. C’était le train qui venait de s’abaisser. — Volets baissés, informat-il. — Roger. Le train et les volets sont bons. Quinze, dix, cinq pieds. Les patins arrière touchèrent le sol en premier, projetant un nuage de poussière dans l’air froid de janvier. L’impact initial se fit en douceur, et la roue de l’avant de l’appareil se maintint en l’air pendant quelques secondes. Puis le nez retomba lourdement sur le sol ; l’impact fut alors si violent que Deeke donna un coup d’accélération de huit g. Pendant un court instant, il crut que le train avant était défectueux. Il avait oublié combien le cockpit était proche du sol au moment de l’atterrissage. Le X-15 était un avion court sur pattes et sa tête n’était située qu’à un mètre cinquante du sol. — C’était superbe, mon capitaine, fit une voix du contrôle. Il tira son manche vers l’arrière. C’était un vieux truc : tirer le manche augmentait la friction au sol et ralentissait du coup sa course plus rapidement. À un kilomètre cinq de son point d’impact, le X-15 s’arrêta. — Qu’est-ce que vous en dites ? — Bravo, c’était super, mon capitaine. Il consulta son chronomètre. Le vol tout entier, depuis le largage du B-52, n’avait duré en tout que cinq cent huit secondes. Un peu moins de neuf minutes. C’était difficile à croire. Il avait la nette impression que cela avait été beaucoup, beaucoup plus long. Des véhicules de récupération foncèrent dans sa direction, une douzaine environ, tels des vautours sur un cadavre. Un hélicoptère vrombissait à neuf mètres au-dessus de lui, à la recherche d’un éventuel incendie ou de fuites de carburant. Une fois son inspection terminée, il se posa et débarqua deux techniciens en combinaisons protectrices. Ils coururent vers le cockpit. Deeke était assis dans la cabine étouffante et respirait avec difficulté. Lorsqu’il leva les bras, il s’aperçut qu’ils tremblaient, comme si ses muscles avaient fondu, et son cou était trempé de sueur. Décidément, il était trop vieux pour ce genre de chose. Il se souvint de son atterrissage à Edwards, après son premier vol de familiarisation avec l’engin. La majorité du personnel affecté au projet, des gens des Relations publiques et quelques proches, étaient venus l’accueillir sur le lit d’un lac asséché. Plus tard, Deeke calcula qu’il avait dû serrer plus d’une centaine de mains, dehors, dans le Soleil aride du haut désert, tandis que les avions de chasse exécutaient des tours dans le ciel pour le saluer. Puis ils étaient tous rentrés à Rosamond pour y écluser quelques Bud. Ç’avait été un jour du tonnerre, le point culminant de sa jeunesse flamboyante. Il se demanda si quelqu’un viendrait lui serrer la main aujourd’hui. En marge du convoi de récupération se tenaient des véhicules de la police militaire, qui patientaient en attendant que les techniciens le sortent de l’appareil. Le premier technicien souleva la canopée et s’occupa du siège éjectable. De l’air frais pénétra à l’intérieur du cockpit ; Deeke en aspira de profondes goulées. Au nord, la colonne de fumée dominait toujours l’horizon, et s’effilochait petit à petit. Endeavour, toujours sur le dos, franchissait l’équateur. Benacerraf leva les yeux. La surface scintillante de la Terre jetait des reflets froids sur les consoles et l’équipement de la cabine encombrée. Des nuages d’orage, de quinze kilomètres de haut, s’amoncelaient au-dessus de l’équateur. Leurs formes en relief semblaient descendre d’un ciel compact, s’accrochant à l’orbiteur endommagé. Mon Dieu, se dit-elle. Je suis encore en vie. J’ai survécu. Une nouvelle fois. — Nous étudions la modification de l’OMS 2. En attendant, souhaitez-vous poursuivre l’énumération de la check-list ? — Roger. — Arrêt automatique des APU activé. Régulateur de chauffeur éteint. Contrôle des APU éteint. — OPS 105 PRO. — Portes ombilicales RE en mode manuel. Portes gauche et droite, commutateurs de verrouillage gauche et droit… — Houston, Endeavour. Allez-vous enfin nous dire où nous sommes ? — Vous êtes en orbite, les gars. Entre cent douze et cent treize kilomètres d’altitude, pour être exact. Félicitations. — Seigneur ! On est à peine sortis de l’atmosphère, fit Angel. Il avait raison. À cette altitude, l’attraction atmosphérique ramènerait bientôt l’orbiteur sur Terre, que l’équipage l’ait voulu ou non. Ils avaient encore du chemin à parcourir avant d’atteindre les blocs de ravitaillement amassés autour de Discovery. Mais ils surmonteraient sans peine ce handicap. Benacerraf ressentit un immense soulagement. — On devait avoir un fer à cheval planté dans le cul pendant tout le trajet, s’étonna Angel. LIVRE III LA TRAVERSÉE Années 2008-2014 Cassini avançait à la vitesse de cinq kilomètres par seconde, c’est-à-dire plus de quatre fois le diamètre de Titan par heure. Et tandis que la sonde s’éloignait vers la périphérie du système saturnien, Titan attendait, morne sphère brun orangé à peine éclairée par le Soleil lointain. À l’approche de Titan, un passager humain à bord de Cassini aurait été grisé ou terrifié par la plongée vertigineuse de la sonde vers la Lune. Cassini était une rescapée. Elle avait enduré un voyage de trois milliards de kilomètres et traversé certaines zones parmi les plus dangereuses du système solaire pour en arriver là. Elle avait même survécu aux tentatives des hommes sur Terre pour mettre fin à son financement et l’abandonner à son triste sort, au milieu des lunes saturniennes. Cassini avait déjà accompli soixante vols en orbite autour de Saturne. Ses révolutions orbitales, perturbées par ses survols de Titan, avaient une durée oscillant entre cent et dix jours ; celles qui se rapprochaient le plus de Saturne avaient une amplitude équivalente à trois ou sept rayons de l’astre, et les inclinaisons orbitales variaient jusqu’à soixante degrés par rapport à l’équateur de la planète. Plus de trente approches du satellite furent réalisées au cours de son voyage. Cassini avait même effleuré l’atmosphère de Titan, et analysé des particules des couches les plus hautes et les plus fines de l’air à l’aide de son spectromètre de masse. Ces vols rapprochés avaient conduit Cassini à seulement neuf cent cinquante kilomètres du plafond nuageux de Titan, à la vitesse de vingt mille kilomètres par heure. Les organisateurs de la mission avaient économisé sur les réserves de carburant et d’énergie de la sonde afin de maintenir Cassini opérationnelle le plus longtemps possible. Ils espéraient peut-être que Cassini survivrait à une année saturnienne complète, équivalant à trente années terrestres, ou qu’elle pourrait rebondir depuis Titan vers une autre planète ou un astéroïde. Mais une nouvelle mission avait été confiée à Cassini, à l’issue de laquelle elle ne survivrait pas. Des hommes venaient à la rencontre de Saturne. Et Cassini devait se mettre à leur service. On était le 18 janvier 2008. Les communications à la surface de Titan ne seraient pas aisées pour les futurs colons. Dans la mesure où Titan montrait toujours la même face à Saturne, la colonie se trouverait hors de portée de la Terre pendant la moitié des seize jours de chacune des révolutions orbitales de la lune. Ce qui était aggravé par le milliard et demi de kilomètres qui séparaient Saturne de la Terre et les périodes de conjonction supérieure qui arrivaient une fois par an, lorsque le Soleil s’interposait entre Titan et la Terre. Ce dont aurait besoin la colonie, c’était d’un satellite relais en orbite autour de Titan. La mission humaine aurait pu emporter son propre satellite et le laisser en orbite après que l’équipage eut atterri. Mais il s’avéra plus rentable d’utiliser Cassini. Cassini devait être placée en orbite de Clarke autour de Titan, c’est-à-dire une orbite synchrone d’une durée de seize jours afin de survoler la station au sol en permanence. De cette manière, le satellite serait aligné sur la Terre la plupart du temps, à l’exception des brèves périodes où il serait éclipsé par Titan, lorsque celui-ci passerait derrière Saturne, ou quand une conjonction supérieure rendrait de toute manière toute communication impossible. Cassini était munie d’une case d’équipement électronique appelé matériel de servitude de la sonde, qui avait été conçue pour récupérer les données envoyées par Huygens au cours de sa descente à la surface de Titan et les retransmettre en direction de la Terre. Ses ordinateurs et logiciels, qui n’avaient servi qu’une seule fois, pourraient servir d’interface de communication avec la colonie humaine installée à la surface. Pour rentrer dans l’atmosphère de Titan, Cassini devait réduire sa vitesse d’approche de vingt mille kilomètres. Il n’y avait aucune chance pour que les ergols stockables de Cassini – de l’hydrazine et du tétroxyde d’azote – pussent contribuer à un tel ralenti. Au tout début du voyage, les ergols n’avaient pu délivrer qu’une impulsion spécifique d’environ huit mille kilomètres par heure ; maintenant, leur volume avait considérablement diminué. C’est dans ces conditions que Cassini, exsangue, immergée dans l’espace depuis dix ans, s’apprêtait à plonger dans l’atmosphère de Titan par simple freinage aérodynamique. Ce qui n’allait pas sans certains inconvénients pour un vaisseau qui n’avait pas été conçu initialement pour remplir une telle mission. Principalement parce qu’il était dépourvu de bouclier thermique et qu’il ne possédait aucun compensateur aérodynamique pour contrôler sa descente. Les formes anguleuses de la sonde étaient typiques des engins destinés à voler dans le vide interstellaire. Or, on lui demandait maintenant de se comporter à la fois comme une capsule d’entrée atmosphérique et comme un avion. Au fil de la descente, Titan se dévoilait peu à peu ; la boule lointaine laissait place à une mer de nuages gigantesques noyant la petite sonde intrépide. Cassini ne visait pas un point équatorial de Titan, mais une ligne tangente à la Lune, c’est-à-dire, en gros, le bord de son atmosphère. La température de Cassini augmenta rapidement au contact des premières volutes d’azote, de méthane et d’hydrogène. Les parties de la sonde les plus exposées au cours de la descente étaient les tuyères de ses moteurs et le module d’équipement inférieur ; l’antenne parabolique à gain élevé suivait derrière, jouant le rôle de quille pour maintenir le véhicule stable. La vitesse de Cassini atteignit plusieurs fois celle du son. Une mince couche de plasma gris-blanc se forma à l’avant de sa proue ramassée et anguleuse. Les ordinateurs de bord surveillaient en permanence l’état du vaisseau. Des thermomètres internes relevaient l’élévation de la température à l’intérieur de la sonde, et des accéléromètres enregistraient la décélération. Au cas où celle-ci serait trop grande ou si l’engin se mettait à surchauffer, les ordinateurs allumeraient automatiquement les moteurs principaux, rapatriant ainsi la sonde hors de l’atmosphère dans l’espace qui offrait une relative sécurité. Mais alors, Cassini conserverait la majeure partie de sa vélocité. Lors de cette première entrée atmosphérique, Cassini ne perdrait pas assez de sa vitesse pour pouvoir être satellisée. Pour le moment, elle demeurait dans l’orbite de Saturne, quoique sa trajectoire se fût affaiblie, et elle devait retourner sur Titan pour freiner à nouveau. Finalement, au bout de plusieurs tentatives, le vaisseau aurait perdu suffisamment d’énergie pour se placer en orbite elliptique autour de la Lune. Enfin, en combinant l’aérofreinage et la mise à feu des moteurs, Cassini parviendrait à se placer en orbite circulaire tout en restant au-dessus de l’équateur de Titan. Plus tard, le vaisseau pourrait être déplacé pour surveiller la position de la colonie humaine basée au sol. Nombres d’ingénieurs sur Terre s’accordaient pour penser que Cassini avait très peu de chances de survivre à ses passages répétés aux abords de Titan. Quoi qu’il arrive, ils n’auraient pas de certitude avant plusieurs mois. Pour l’instant, Cassini s’embrasait dans les fines couches atmosphériques de Titan, comme une météorite artificielle, zébrant la nuée orange d’un trait jaune. Au cours de cette première descente, Cassini subit de nombreux dommages. Le revêtement thermique de plusieurs capteurs fut endommagé. Ses performances comme plate-forme scientifique laissaient déjà à désirer. Ses couvertures thermorégulatrices noircies et piquetées avaient été arrachées, laissant à nu la surface métallique reluisante. Ce qui allait poser à l’avenir certains problèmes d’échauffement aux contrôleurs de mission. Mais, débarrassée de ses oripeaux, la sonde paraissait rajeunie, resplendissante. Comme si elle venait juste de quitter la salle Blanche du JPL. 80e jour La navette Discovery, équipée de ses réservoirs à carburant, de ses modules d’habitation et de ses antennes, s’éloignait de la Terre en direction du Soleil. Sa silhouette d’avion de ligne se profilait sur le noir infini, les panneaux thermorégulateurs des portes de sa soute luisant dans la lumière crue. L’orbiteur n’avait pas subi de grosses modifications, si ce n’est que ses ailes avaient été redessinées pour l’atmosphère de Titan et que sa queue avait été retirée. Derrière les bords d’attaque des ailes, dépassaient les réservoirs d’appoint, de gros cylindres au nez arrondi, recouverts de couches de protection thermique réfléchissantes. Les réservoirs transportaient le carburant nécessaire à l’ultime mise à feu des moteurs OMS qui placerait Discovery en orbite autour de Titan. À l’intérieur de la soute, avait été aménagé un module d’habitation spacieux, dont l’avant était arrimé au vaste habitacle de l’orbiteur, et l’arrière accroché à un pont d’accostage. Conçu pour le vol en orbite terrestre basse, où il aurait été protégé par la magnétosphère terrestre, le module d’habitation avait été grossièrement renforcé par des bandes d’aluminium pour protéger l’équipage des radiations. Les réservoirs d’eau avaient été stockés autour des murs, ce qui faisait du module d’habitation le seul abri antitempête que l’équipage eût à sa disposition en cas de fortes radiations, comme lors d’une éruption solaire. Le pont d’accostage avait lui aussi été récupéré dans les poubelles du programme de station spatiale. C’était un petit cylindre compact, dont les flancs étaient truffés de point d’amarrage et de sas. Deux modules de commande Apollo étaient collés sur un côté du pont comme deux porcelets d’aluminium en train de téter leur mère. Et derrière, se trouvait la ferme SSVEC : c’était un module Spacelab modifié, rempli des bacs à culture et des lampes dont était équipée la petite ferme de culture hydroponique. Et à l’arrière de cette ferme, revêtu d’une épaisse couverture thermique, était logé le groupe des générateurs à fission. C’étaient d’imposantes antiquités russes, reconditionnées pour l’occasion, qui portaient le nom de Topaz. Chaque Topaz comprenait un écheveau de tuyaux, de conduits et de tiges de commande juchés au-dessus d’un gros régulateur thermique de forme conique en aluminium ondulé, qui ressemblait à une capsule Mercury vidée de ses équipements. L’ensemble devait mesurer peut-être cinq mètres de haut. Les Topaz, destinés à alimenter les moteurs ioniques des sondes d’exploration lointaine, étaient les seuls réacteurs à fission à avoir jamais volé dans l’espace. Le lancement des réacteurs à bord d’Endeavour avait été de fait un des aspects les plus controversés de la mission. Tous les modules de la soute étaient enveloppés de couvertures thermiques dorées antiradiation solaire, qui les faisaient ressembler à des cadeaux de Noël. Quant à l’immense antenne à haut gain de l’orbiteur, elle avait été orientée de façon à protéger le vaisseau du Soleil approchant ; les organisateurs de la mission appelaient ça la manœuvre de « double cache-cache ». Mais après trois mois d’exposition aux rayons solaires de plus en plus nocifs, les couvertures thermiques avaient cuit et noirci à certains endroits. Dans la lumière du Soleil, la soute était brillamment éclairée, et le ciel au fond était noir et désert à l’exception du disque ardent de l’astre solaire. Discovery avançait privée de ses moteurs le long de sa trajectoire en direction du Soleil. Une fois quittée la terre, elle était entrée dans un royaume uniquement gouverné par les lois de la gravité newtonienne, lesquelles étaient entièrement dépourvues d’imprévus. Des ombres se déplaçaient sans discontinuer sur la soute encombrée d’équipements, tandis que l’orbiteur effectuait sa lente rotation thermique. Benacerraf eut du mal à s’endormir. Lorsque son petit réveil sonna, elle était déjà réveillée, les yeux rougis par l’insomnie. Elle s’extirpa de son sac de couchage à l’ouverture étroite en faisant des contorsions. Elle quitta son compartiment privé en sous-vêtements et rejoignit le module d’habitation. Il n’y avait personne, ce qui n’était pas pour déplaire à Benacerraf, car elle aimait bien avoir un peu de temps seule avant de commencer la journée. En ce moment même, d’après l’emploi du temps, quelqu’un aurait dû utiliser la centrifugeuse ; mais elle ne sentit pas la vibration rythmée caractéristique du gros bras qui tournait à six tours/minute. Quelqu’un s’était manifestement dégonflé. Le module d’habitation était propre et en parfait état, et ses systèmes ronronnaient comme à l’accoutumée. Le module était de forme cylindrique, conçue pour rentrer dans la soute d’une navette. Mais à l’intérieur, la structure était rectangulaire, avec des murs droits, un plafond et un plancher. La couleur choisie pour la décoration était un bleu froid, qui rappelait la couleur de la Terre, et l’éclairage était disposé de manière à recréer l’impression qu’il y avait un haut et un bas. Benacerraf, qui était sujette au vertige, appréciait particulièrement cet aspect du décor. Le vide qui séparait les cloisons et la coque arrondie du cylindre abritait des porte-instruments – les URO, unités de remplacement orbitales – que l’on pouvait replier et remplacer. La règle qui avait présidé à l’aménagement du module était que les systèmes d’équipement de survie et les circuits de secours ainsi que le ravitaillement fussent logés dans le plafond et le plancher ; quant aux systèmes dont l’équipage se servait quotidiennement, ils étaient fixés sur les murs. Le long du module d’habitation s’échelonnaient les quartiers de l’équipage, une infirmerie, une galerie, un vestiaire et les installations sanitaires. Elle se dépêcha vers le caisson de traitement des déchets. C’était une petite cabine contenant une chaise percée sophistiquée, avec des attaches pour maintenir les cuisses et une cuvette unisexe pour l’urine, avec un code de couleur pour l’usage personnel de chacun. Lorsqu’elle ferma l’interrupteur, le système de ventilation se mit automatiquement en marche, et son urine fut évacuée par courant d’air jusqu’à une zone de stockage et d’assainissement. Benacerraf était fière du travail qui avait été accompli sur le module d’habitation sous sa direction, à l’usine d’assemblage de Boeing à Huntsville. Ils avaient démonté les casiers d’équipements, les planchers et les circuits principaux, et avaient réduit le module à sa structure élémentaire. Ils avaient même poncé la peinture jusqu’à ce qu’il eût l’air de sortir tout droit de l’usine d’alésage. Ils procédèrent à des essais de structure pour vérifier les soudures vieilles de dix ans, à des tests de pression et d’étanchéité, et recoururent à un millier d’extensomètres pour mesurer les contraintes. Suivit tout un ensemble de modifications. Ils avaient reconditionné un module d’habitation – prévu au départ pour une station spatiale en orbite terrestre basse à ravitaillement fréquent – afin qu’il serve de lieu d’habitation principal dans le cadre d’une mission dans l’espace lointain, s’étalant sur plusieurs années. Ils avaient reconfiguré les systèmes de sorte qu’ils fussent alimentés par les réacteurs à fission modifiés. Et ils avaient repensé la structure du module pour pouvoir placer des équipements de protection autour de la coque, tels que les réservoirs d’eau. Le travail fourni avait été considérable ; d’autant plus que les ingénieurs avaient dû redessiner et reconstruire le module au pied levé. Mais pour Benacerraf, cela avait été un soulagement, après dix ans de frustration. Ils avaient dépensé tellement d’énergie sur les éléments de la station, qui n’étaient finalement jamais sortis de leurs ateliers d’assemblage. Elle avait été impliquée dans le projet depuis le montage de la structure externe du premier module de laboratoire en 1995. Quatre-vingts mètres de points de soudure, d’une qualité exceptionnelle. Une telle excellence ne s’achetait pas ; il fallait la conquérir. Cela faisait plaisir de voir leur effort enfin récompensé. Benacerraf se dirigea ensuite vers sa station sanitaire personnelle, où elle se lava les mains, le visage, les aisselles et le sexe à l’aide d’une éponge. Elle pressa l’éponge afin que ses eaux usées pussent être assainies. Elle prépara un rapide petit déjeuner dans la minuscule cuisine : de la compote de pommes précuisinée, du muesli réhydratable, de la viande séchée et une brioche. Comme boissons, du chocolat instantané et un jus à base de mélange d’orange et de pamplemousse. Elle posa le sachet de muesli sur une petite plaque qui s’enfonçait dans une fente du mur de la cuisine où de l’eau fut injectée à l’intérieur du sachet. Elle empila la nourriture sur un plateau, en le maintenant en place par des rubans Velcro. Elle mangea en adoptant le style japonais, en approchant précautionneusement la nourriture de sa bouche. Si elle faisait un mouvement trop brusque avec sa cuillère, la petite boule de nourriture s’envolerait pour atterrir sur son visage, ses cheveux et les murs. Lorsqu’elle buvait, elle prenait garde à souffler le liquide restant dans le verre, sinon il remonterait le long de la paille et se mettrait à flotter dans le module. Elle n’avait pas très faim, mais elle se força à tout manger. La suppression de l’appétit était une illusion engendrée par la micropesanteur. Elle essaya d’ajouter un peu de sel et de poivre pour donner plus de goût à son repas. Mais le sel dilué avait tendance à s’agglomérer dans le bec du distributeur. Un jour, Angel, excédé, avait pressé le distributeur si fort qu’il avait éclaté, si bien qu’ils avaient passé deux jours à ramasser les grains de sel incrustés dans les murs du module. Quant au poivre, qui n’avait subi aucun conditionnement particulier, il avait la manie de flotter dans l’air plutôt que de rester posé sur la nourriture. L’équipage avait anticipé ce genre de désagréments, en emportant toutes sortes d’épices et de condiments, tels que de la sauce au raifort, de la sauce au soja et du Tabasco. Mais ils avaient déjà presque épuisé leurs stocks ; aussi tâchaient-ils de se rationner… Elle se laissa dériver dans l’air tout en mangeant, les yeux dans le vague. Elle s’abandonna dans ce que les médecins appelaient la position « gravité zéro », les jambes légèrement remontées, les épaules ramassées et les coudes repliés. Elle flottait comme un fœtus dans la matrice bleue et douillette du module d’habitation. Jusqu’à présent, ils s’étaient nourris des produits types de la navette, mais bientôt ceux-ci seraient remplacés par les produits de la ferme SSVEC, dès qu’elle serait opérationnelle. Leurs ordures déjà stockées seraient recyclées par la ferme hydroponique de manière à fermer la boucle de leur système soutien-vie. Toutefois, ils auraient toujours à compléter leur régime par les provisions en réserve – comme cette viande séchée infecte – afin d’assurer l’apport en acides aminés et autres substances que les légumes de la ferme ne pouvaient pas leur fournir. Quand elle eut terminé, elle rinça son plateau dans la zone réservée au ménage et à la blanchisserie. L’eau qu’elle utilisa fut aspirée par une pompe pour être aussitôt recyclée. C’était le jour où elle devait changer de vêtements. Elle se rendit dans le vestiaire où se trouvait son armoire personnelle. Elle ouvrit son tiroir de sous-vêtements. Le linge lui sauta à la figure comme un diable hors de sa boîte. Il lui fallut deux bonnes minutes pour tout remettre dans le tiroir et l’attacher solidement, après avoir choisi ce qu’elle allait mettre ce jour-là. Puis elle ouvrit son tiroir principal et en sortit un T-shirt et un pantalon. Elle rebroussa chemin vers ses quartiers. Elle se déshabilla et s’examina brièvement, à l’aide d’un petit miroir en aluminium poli accroché au mur. Son visage était devenu bouffi, particulièrement autour des yeux. Son tour de taille et de poitrine avait augmenté. Le sang s’accumulait dans son torse, réduisant la capacité respiratoire de ses poumons, et dans son dos, où il était absorbé par les disques intervertébraux, qui s’épaississaient et écartaient les vertèbres. En conséquence, sa taille globale s’était allongée de trois ou quatre centimètres de plus que sur Terre. Elle observa ses jambes avec intérêt. Les jambes ne servaient pas à grand-chose dans l’espace, si ce n’est à se cogner. Et au bout de quatre-vingts jours, ses membres inférieurs décharnés et exsangues étaient couverts de bleus et de coupures à divers stades de cicatrisation. Mais elle se sentait mieux depuis quelque temps. En fait, elle ne se déplaçait guère plus vite qu’à la vitesse de soixante centimètres par seconde ; elle s’aperçut qu’il était bien plus efficace en micropesanteur de faire des gestes précis plutôt que des gestes précipités. Elle s’habilla. Sa garde-robe était pour le moins terne : des T-shirts, des vestes à col cheminée style années soixante-dix et aux manches élastiques et des pantalons en tissu Beta brun doré ignifugé. Les autres râlaient contre ces tenues tristes et irritantes pour la peau, mais Benacerraf, elle, s’en fichait. Leur fabrication remontait à Skylab. C’était des vêtements robustes, résistant aux lavages répétés, qui dormaient dans un placard du CSJ et n’attendaient que l’occasion de servir. Le simple fait de s’habiller représentait une véritable gymnastique. Les vêtements avaient en effet tendance à tire-bouchonner. Elle devait contracter ses abdominaux pour soulever ses pieds à hauteur de la poitrine afin d’enfiler une chaussette ou une chaussure, et lorsqu’elle en avait terminé, elle en ressortait complètement épuisée. Des poches avaient été cousues sur les jambes et les manches des tenues brun doré ; à l’intérieur, elle glissait tout ce dont elle aurait besoin pendant la journée – torche, bloc-notes, crayons, couteau suisse, ciseaux. Elle referma méthodiquement toutes les poches, de peur que les plus petits objets ne s’envolent inopinément. Elle quitta sa chambre et jeta ses vêtements sales dans un sac à linge. Sa tâche quotidienne la plus importante consistait à vérifier l’état des systèmes de survie. Elle se dirigea pour cela vers un tableau de bord. Chaque année, un être humain en bonne santé consommait trois fois son poids en nourriture, quatre fois en oxygène, et huit fois en eau bue ; en outre, il expulsait la même masse d’urine, d’excréments, de gaz carbonique et d’eau issue de sa transpiration et de sa respiration. La seule façon pour Discovery de maintenir en vie l’équipage pendant six années était, en fonctionnant le plus possible en circuit fermé, de subvenir aux besoins des métabolismes à combustion lente des humains qu’elle abritait, de rester propre et de recycler ses déchets. D’une certaine manière, Discovery représentait le dernier cri en matière de banc d’essai des technologies de soutien-vie. Benacerraf commença par le système de gestion de l’eau. Les urines, prétraitées à l’acide, étaient distillées afin d’en séparer l’eau et le résidu se présentait sous forme d’un solide gluant. L’eau était ensuite traitée à l’ozone et par des filtres de charbon avant d’être réutilisée, mais, quoi qu’il arrivât, elle était d’abord réinjectée dans les réservoirs des sanitaires plutôt que de revenir directement dans les canalisations d’eau buvable. L’alambic devait être mis en rotation pour faciliter les processus de distillation en micropesanteur, mais cette rotation tendait à déranger les expériences scientifiques requérant une certaine stabilité qu’entreprenait l’équipage. Et de temps à autre, l’évaporateur devait être démonté et nettoyé, de même que les pompes devaient être régulièrement remplacées. Un boulot pas très ragoûtant. Ce jour-là, cependant, l’alambic avait l’air de bien fonctionner. Les eaux usées d’une autre provenance – sanitaires, blanchisserie, condensation de l’air – passaient dans une série de filtres et de colonnes, où étaient empilés du charbon actif et des couches de résine. Les couches des filtres devaient être changées elles aussi périodiquement. Puis l’eau filtrée passait dans une machine où était injecté du biocide. Une série de systèmes automatiques vérifiaient la qualité de l’eau – son acidité, la présence d’ammoniac et de matières organiques, sa conductivité électrique, sa concentration microbienne, sa couleur, son odeur, l’écume, les hautes concentrations en métal – avant qu’elle ne retourne dans les réservoirs en acier inoxydable… Elle contempla ensuite le système de gestion de l’air. Les étapes de son fonctionnement reproduisaient certains des processus de la vie sur Terre : le dioxyde de carbone devait être retiré de l’air confiné, l’oxygène devait être régénéré et les agents polluants supprimés. Le dioxyde de carbone était éliminé en faisant passer l’air dans des filtres contenant des aminés solides réchauffées par vapeur. Un réacteur Sabatier mélangeait le dioxyde de carbone extrait avec de l’hydrogène, afin de produire du méthane et de l’eau. Le Sabatier était un instrument robuste qui requérait peu de maintenance. L’oxygène était extrait de l’eau par électrolyse – un procédé qu’elle avait appris au lycée – au cours de laquelle les électrodes dissociaient les molécules d’eau en molécules d’hydrogène et d’oxygène. L’oxygène produit était alors refoulé dans les réserves d’air, et l’hydrogène reconduit dans le réacteur Sabatier. La technique de l’électrolyse était si simple et si sûre qu’il y avait peu de chance pour qu’il y ait le moindre pépin de ce côté-là. Le dioxyde de carbone rentrait à une extrémité de la machine et l’oxygène en ressortait. Il n’y avait pas de système plus robuste et plus fiable. Le contrôle des agents polluants s’opérait à l’intérieur du système de ventilation. Les saloperies pouvaient s’accumuler très rapidement dans les circuits fermés du module d’habitation. C’est pourquoi on utilisait des couches spéciales pour séparer les poussières et les aérosols, du charbon actif pour retenir les polluants les plus lourds, des films chimio-absorbants pour éliminer l’azote, les composés sulfurés, les halogènes et les hybrides métalliques, et des brûleurs catalytiques pour oxyder tout ce qui ne pouvait pas être absorbé. Elle passa en revue quelques autres systèmes secondaires : le contrôle de composition et de pression de l’air, l’échangeur thermique qui contrôlait la température et l’humidité… La totalité du système était surveillée en temps réel par un groupe de capteurs, incluant un spectromètre de masse et des détecteurs infrarouges. Elle vérifia le réacteur SOS, système d’oxydation supercritique. Le SOS était un appareil remarquable. À l’intérieur, la gadoue était soumise à une température de quatre cent quatre-vingts degrés et une pression de deux cent quarante atmosphères, conditions réunies pour la transformation supercritique de l’eau. Le SOS pouvait brûler n’importe quoi, n’importe quel déchet : la merde, l’urine, les restes de nourriture, les ordures, mélangés aux déchets organiques et à l’eau. De la vapeur s’en échappait, du dioxyde de carbone et des quantités de nitrates – des composés d’azote qu’ils pourraient utiliser pour la ferme. Il apparut à Benacerraf que les températures relevées à l’intérieur du réacteur avaient légèrement varié. Cela avait de quoi inquiéter. Tout se qui se passait à l’intérieur du réacteur n’était pas encore bien compris. Le SOS était d’une technologie relativement récente – le réacteur et son support étaient en réalité des versions améliorées de prototypes d’essai. Les températures élevées, la pression du réacteur et la corrosion de la chambre de pression devaient être étroitement surveillées. La corrosion pouvait en effet entraîner la présence de métal dans l’effluent qui pourrait passer ensuite dans la chaîne alimentaire. Quelque part, elle était soulagée de déceler quelque chose qui clochait. Cela prouvait que les systèmes de surveillance fonctionnaient correctement et que sa vigilance lors de ces inspections de routine était restée intacte. Bill Angel était de service sur le SOS toute cette semaine. Parfait. Bill était un bon mécano et trouverait bien un moyen de résoudre ce problème de réacteur récalcitrant. Elle le nota sur son calepin et passa au système suivant… C’était grâce à ces gadgets mécaniques cliquetants et bruyants, de sophistication et de fiabilité variées, et à une foule de petits détails infinis que l’équipage de Discovery parvenait à se maintenir en vie. Sa dernière tâche, avant de commencer la journée à proprement parler, consistait à vérifier les grilles de ventilation, des filtres noirs qui menaient au système d’air conditionné. La difficulté de retrouver les choses là où on les avait placées était le plus gros inconvénient, en ce qui la concernait du moins, de la vie en micropesanteur. Si vous laissiez s’envoler un objet quelconque, il était impossible alors de prévoir dans quelle direction il allait aller, et il fallait avoir la patience d’attendre les deux heures que mettaient habituellement les objets pour s’arrêter contre une grille. Ce jour-là, elle trouva une seringue, un boulon de deux centimètres, deux sacs, une règle et plusieurs bouts de papier. Elle essaya de faire un peu de recherche. Il y avait un télescope équipé de caméras ultralégères pour observer le Soleil sous diverses longueurs d’onde, notamment les émissions d’hydrogène alpha depuis la surface de l’astre, les émissions ultraviolettes et les rayons X ; en outre, le télescope était muni de systèmes d’imagerie pour l’étude de la couronne et des éruptions solaires. Aucun équipage humain ne s’était encore aventuré aussi près du Soleil, et nul autre ne le referait sans doute avant longtemps. Mais les résultats scientifiques obtenus étaient d’une piètre qualité. L’équipement du télescope avait été improvisé à l’aide des pièces de rechange de missions non pilotées, comme Soho ou Ulysse. De plus, Discovery ne constituait pas vraiment une très bonne plate-forme scientifique. Le système de poursuite caméra devait compenser le lent mouvement rotatif de la navette. Et puis, cette dernière était rendue très instable par la présence de cinq êtres humains à son bord et de sacs d’eau d’une tonne et demie qui vacillaient lourdement à l’intérieur. C’était ce qu’on appelait dans le jargon une turbulence g, autrement dit une oscillation qui se montait à cinq ou six pour cent d’un g. Une simple toux pouvait exercer une force de 6,8 à 9,7 kilogrammes-force, et une giclée de robinet fausser l’alignement des objectifs face au Soleil. Et bien sûr, l’utilisation de la centrifugeuse rendait toute expérience digne de ce nom impossible par les vibrations intenses qu’elle engendrait. De leur côté, les astronautes étaient eux-mêmes objets d’expériences interminables ; ils alimenteraient pour les dizaines d’années à venir les études sur les effets à long terme du voyage spatial sur la physiologie humaine. Mais ces études seraient faussées car l’équipage faisait tout son possible – avec plus ou moins d’enthousiasme – pour combattre les effets de la micropesanteur, les radiations et autres dangers encourus pendant un vol. Pour obtenir des résultats valables, se dit-elle, il faudrait que l’un de nous ne fasse aucun exercice ou ne prenne aucune précaution. Le bruit courait que les Chinois, dans le cadre de leur programme spatial, pratiquaient justement ce type d’expérience. Mais pour les Américains, c’était tout bonnement impensable. Le voyage de Discovery fournissait un argument de poids contre la présence d’humains dans le cadre de l’exploration scientifique de l’espace. De toute manière, la vérité était que les recherches scientifiques n’étaient qu’un prétexte pour leur donner quelque chose à faire pendant les deux mille six cents jours qu’allait durer la mission. Personne sur Terre n’attendait beaucoup des résultats qu’ils récolteraient. C’était le moment de faire un peu d’exercice. Elle se hissa par une écoutille sur le pont d’accostage placé à l’arrière du module d’habitation. Un autre sas au-dessus d’elle menait à la cabine centrifugeuse. C’était un cylindre, suffisamment grand pour qu’une personne puisse s’y tenir debout, dont les murs étaient tapissés d’équipements et troués de petits hublots, et qui était rattaché à un bras robot, provenant de l’ancien système de bras télémanipulateur de la navette. Après avoir refermé l’écoutille derrière elle et vérifié rapidement les systèmes rudimentaires de la cabine, elle programma le détachement de la cabine du pont d’accostage, et le bras articulé la fit valser loin de l’orbiteur. La cabine commença à décrire un cercle de vingt-cinq mètres de diamètre. Elle grinçait sinistrement tandis que le bras accélérait la rotation. Parvenue à la vitesse désirée, la cabine se mettrait à tourner toute seule, comme un seau au bout d’une corde, au rythme de six tours par minute dans le meilleur des cas. Ce qui permettait d’engendrer une illusion de pesanteur, grâce à l’accélération centripète. Benacerraf regarda par les hublots. Elle orbitait à bord d’une capsule placée à quelques dizaines de centimètres au-dessus de la soute, dont les couvertures thermiques miroitaient dans le néant obscur. À mesure que la centrifugeuse accélérait, l’Univers se mit à tourbillonner autour d’elle ; elle boucha les hublots en tirant de petits stores d’aluminium. Une fois cloîtrée, elle sentit que ses pieds martelaient le sol avec plus de fermeté. Des rampes peintes en vert couraient le long des murs, et elle s’y agrippa. Elle essaya pour voir de bouger sa tête d’un côté puis de l’autre. Aussitôt, elle fut submergée par une sensation de nausée et de vertige. Le problème était que la centrifugeuse ne recréait pas une véritable pesanteur, mais seulement une accélération centripète induite par le tournoiement. Et puis, il y avait la force de Coriolis, cette force latérale qui déterminait les conditions météorologiques sur Terre. Tout allait bien tant qu’elle ne bougeait pas. Mais si elle inclinait sa tête dans la direction du tournoiement, la force de Coriolis exerçait une force contraire d’un cinquième de g. Et si elle la déplaçait dans la direction opposée, sa tête paraissait plus légère. Si elle essayait de grimper, la force de Coriolis la repoussait sur les côtés. Et ainsi de suite. Ce n’était pas, du reste, le seul problème. Comme sa tête était beaucoup plus proche de l’axe de rotation que ses pieds, la force d’accélération ne s’exerçait pas avec la même intensité sur toutes les parties de son corps. Si le bras de la centrifugeuse avait été plus court, cette différence se serait accrue au point de causer des variations de pression hydrostatique dramatiques pour ses tissus. Deux appareils escamotables, un vélo ergométrique et un tapis roulant, étaient tous deux repliés contre le mur. Elle s’avança précautionneusement et tendit le bras pour sortir le vélo. La pesanteur artificielle était encore si faible, qu’elle eut du mal à pédaler au début. Le mouvement du pédalier avait tendance à la soulever hors de sa selle. À l’aide d’un oreiller qu’elle avait emporté, elle cala sa tête en haut du plafond. Elle se cramponna au guidon de toutes ses forces. Ses pieds étaient maintenus par des cale-pieds de sorte qu’elle pouvait abaisser une pédale tout en appuyant sur l’autre sans se décaler. Personne au monde n’avait expérimenté une mission en micropesanteur au-delà de quelques centaines de jours. Personne ne connaissait en toute certitude l’impact que pouvait avoir une exposition prolongée à la micropesanteur, ni ne savait si toutes les précautions prises étaient utiles. Et personne n’avait tenté de vivre pendant des années à moins d’un septième de g, comme ils s’apprêtaient à le faire sur Titan. Les médecins n’avaient pu se prononcer sur leurs chances de survie. Ce qui était sûr, c’est que l’équipage devait s’attendre à perdre un quart de sa masse osseuse à long terme, même après qu’ils auraient atteint Titan. Les exercices physiques qui aidaient à combattre les autres processus dévastateurs de la micropesanteur – l’atrophie musculaire, les pertes de moelle osseuse et la réduction des lymphocytes T – n’étaient d’aucun secours en ce qui concernait le véritable fléau du voyage, à savoir la décalcification des os. Et bien que l’équipage fût sous traitement ostéogénique – on avait même l’espoir, mais jusqu’à présent cela n’avait rien donné, de parvenir à stimuler la croissance osseuse par champs électromagnétiques –, les médecins au sol s’accordaient pour dire que la seule solution pratique était d’éradiquer la cause elle-même, en soumettant périodiquement l’équipage à la pesanteur. D’où la présence de cette centrifugeuse. Chaque membre de l’équipage était censé s’y entraîner plusieurs heures par jour. Benacerraf, à l’encontre de certains de ses coéquipiers, n’avait a priori rien contre ces exercices quotidiens, si pénibles fussent-ils. Ils avaient l’avantage de dérouiller ses muscles sous-employés, en particulier ceux de ses jambes. Et elle appréciait la fatigue saine qu’elle ressentait après un effort physique important. Grâce aux exercices, elle se sentait mieux dans son corps, se sentait redevenir elle-même, car l’afflux de sang dans ses membres inférieurs réduisait les bouffissures de ses yeux. De toute façon, c’était ça ou le rachitisme. Et elle aimait l’intimité que lui procurait le refuge douillet de la centrifugeuse, à l’écart des autres. Tout en pédalant, elle pensa à ses compagnons. Rosenberg semblait relativement heureux de cette vie au ralenti : il poursuivait ses recherches, s’en prenant directement aux autres quand une de ses expériences tournait court. Mais il avait tendance à se replier sur lui-même. C’était également le cas de Nicola Mott. Son humeur était changeante, voire dépressive ; elle semblait déjà accablée – malgré son expérience sur la station – par la morosité de leur trajectoire interplanétaire, sans même la distraction que procurait la vue de la Terre défilant derrière les hublots. Siobhan Libet, de tous la plus proche de Mott, semblait avoir conservé sa gaieté habituelle et son enthousiasme, et elle avait l’air de protéger Mott avec succès des abysses de dépression qui la menaçaient. Et puis il y avait Angel, dur à cuire, compétent, mais qui ne tenait pas en place ; il était dur pour un pilote d’être privé de pilotage pendant deux mille jours. De tous, c’était Angel qui se rebellait le plus contre la routine quotidienne, rouspétant à tout bout de champ contre ses camarades et les contrôleurs de mission de Houston. On aurait dit un singe secouant les barreaux de sa cage. Quant à elle-même, elle tâchait, comme à son habitude, d’éviter toute introversion poussée. Comme Angel, elle ressentait la frustration irritante de se retrouver coincé là-haut sans rien avoir de sérieux à faire. Au début, dans l’euphorie qui avait suivi leur lancement périlleux et leur insertion sur cette longue trajectoire interplanétaire – sans oublier le plaisir d’être les premiers humains à quitter l’espace cislunaire –, ils étaient tous devenus beaucoup plus sociables. Ils s’étaient mis d’accord, en particulier, pour partager tous les repas ensemble. Mais cette belle harmonie s’était vite dissipée à mesure qu’ils s’étaient enfoncés dans les tâches quotidiennes harassantes de la mission. Elle avait lu quelque part que des scientifiques de l’Antarctique, après avoir passé un hiver entier cloîtrés, quittaient leur campement, sitôt le printemps venu, et partaient sans se retourner, loin des autres, jusqu’à disparaître sous la ligne d’horizon. L’équipage de Discovery affrontait lui aussi un hiver qui durerait toutefois six longues années. Du point de vue de Benacerraf, tout ce qui pouvait contribuer à les aider à supporter cela et à les empêcher de devenir fous – comme les rares moments d’intimité ou quelque souplesse dans le partage des tâches – était bon à prendre. Elle pressa son œil contre l’œilleton d’un cœlostat. Le cœlostat était un vieil instrument optique d’origine anglaise, constitué de plusieurs miroirs tournants qui compensaient les vibrations créées par la centrifugeuse et le roulis de Discovery, délivrant ainsi une image télescopique raisonnablement stable. Elle orienta le cœlostat en direction de la Terre et de la Lune. L’image était légèrement brouillée, et semblait prête à s’évanouir. La trajectoire de Discovery formait une double orbite autour du Soleil, au cours de laquelle elle survolerait deux fois Vénus, suivie d’un dernier survol près de la Terre, à quelques centaines de kilomètres de sa surface, s’aidant à chaque fois de l’assistance gravitationnelle. Ce n’est qu’au bout de deux ans, après avoir obtenu l’impulsion nécessaire que ses moteurs chimiques ne pouvaient lui délivrer, que Discovery pourrait quitter la région inférieure du système solaire et se lancer vers Jupiter – pour une dernière assistance gravitationnelle – et rejoindre enfin Saturne. À ce moment précis, Discovery se rapprochait du Soleil en décrivant des spirales, pour son premier rendez-vous avec Vénus. Mais l’énergie fournie par la mise à feu des moteurs lors de l’insertion orbitale était si faible que l’orbite du vaisseau suivait à peu de différence près celle de la Terre autour du Soleil, s’écartant imperceptiblement de la planète pour se rapprocher du brasier solaire. Même après quatre-vingts jours de vol, la Terre et la Lune montraient leurs faces gibbeuses, tournées vers le Soleil. La Terre blanche et bleue surpassait en brillance la lueur faiblement brunâtre de sa petite compagne. Benacerraf pouvait encore à cette distance étudier la Terre. Elle observa la région située entre le Tibet et la Mongolie : la Chine du Nord et le désert de Gobi, l’une des zones les plus austères et les plus désolées de la planète. À mesure qu’ils s’éloignaient de la Terre, sa vision des choses avait changé. Elle avait essayé de suivre, et même de participer à l’enquête qui avait débuté après le lancement d’Endeavour. Le pays avait été plongé dans l’angoisse et le dégoût lorsqu’il avait découvert que l’opération du X-15 avait été commanditée par une faction de rebelles de l’USAF, et depuis, les têtes ne cessaient de tomber. À la suite de cet incident, un sentiment d’amertume s’était emparé du public, qui tendait à mettre dans le même sac la NASA et l’Air Force. En outre – comme Jackie l’avait prédit –, les gens s’étaient rapidement lassés de la routine de leur voyage. Xavier Maclachlan semblait plus puissant que jamais et consolidait son avance dans les sondages. Jake Hadamard se lançait déjà dans un combat d’arrièregarde pour maintenir entre autres les programmes de VLR, les véhicules de lancement récupérables, qu’il avait entamés à la suite du crash de Columbia. Les chances d’assister à une tentative de récupération s’amenuisaient de jour en jour. Mais il était trop tard pour faire machine arrière. Benacerraf s’était engagée à traverser ce long tunnel noir jusqu’aux débris glacés de Titan. Et elle soupçonnait qu’elle avait toujours su, au fond d’elle-même, que cela se terminerait ainsi. Mais avec le temps et l’éloignement, il lui devint plus difficile de se sentir concernée, quand les voix radio ne leur parvenaient plus que très faiblement, comme des bourdonnements d’abeille au fond d’une jarre. Même les messages irréguliers, délivrés à contrecœur par sa fille Jackie, semblaient perdre leur pouvoir de la faire souffrir. Elle se détachait de plus en plus de ce qui pouvait se passer sur Terre. L’Amérique n’avait été en somme que le creuset qui avait donné naissance à leur mission. Elle avait fini par décider qu’elle était heureuse de laisser tout ça derrière elle. Par bien des aspects, elle préférait sa nouvelle vie claquemurée dans cette poignée de compartiments obscurs et malodorants, les limites du vaisseau ayant remplacé l’ancienne réalité. La logique implacable des lois newtoniennes était désormais sa seule contrainte. Au bout d’un moment, elle délaissa l’œilleton du cœlostat. Elle pédala pendant quatre heures. La vitesse de Discovery était un peu plus rapide que la vitesse de libération de la Terre, c’est-à-dire onze kilomètres deux cents par seconde. Pendant tout le temps qu’elle avait pédalé, Discovery avait parcouru cent soixante mille kilomètres : presque la moitié de la distance qui séparait la Terre de la Lune. Voilà une nouvelle qu’elle pourrait communiquer par radio à ses petits-enfants. Des tours plus saccadés annoncèrent le ralentissement de la centrifugeuse. Il ne se passa guère de temps avant que la cabine vienne se pelotonner à nouveau contre le pont d’accostage. La journée tirait à sa fin. Son lit était constitué d’un simple sac de couchage arrimé contre le mur de sa chambre, un petit compartiment par où l’on pénétrait par une porte ronde, à droite du module d’habitation. Il lui arrivait d’avoir froid, la ventilation des compartiments couchettes étant souvent trop puissante, au point que leurs chambres étaient transformées en véritables courants d’air. Mais ils ne pouvaient rien changer à cela, car en l’absence de convection ils succomberaient rapidement au gaz carbonique qu’ils dégageaient en respirant. Au tout début, elle s’était aperçue que l’air venait directement souffler sur son visage, s’infiltrant par sa bouche et son nez, et la glaçait jusqu’aux os. Aussi avait-elle tourné son sac dans l’autre sens. Mais alors, le courant d’air frais avait tendance à pénétrer à l’intérieur de son sac, le faisant gonfler et dissipant la chaleur accumulée par son corps… En outre, le module d’habitation était très bruyant. Le gémissement des pompes et des ventilateurs de la climatisation ne la dérangeait pas outre mesure. C’était un susurrement ambiant plutôt réconfortant. Mais, à l’approche du Soleil, la chaleur faisait se dilater Discovery, qui craquait et grinçait comme une tôle ondulée. Et toutes les fois que les propulseurs à gaz s’allumaient, tordant d’un coup sec le vaisseau pour le ramener sur sa trajectoire, on aurait dit le bruit d’une mitraillette. Il fallait s’y habituer. Elle avait, après tout, deux mille cinq cents jours pour s’y adapter. Pour se détendre, elle choisit de bouquiner un peu. Elle lisait un livre de poche de science-fiction. Il y avait des bibliothèques entières de CD ROM stockées à bord de la navette, mais elle n’avait jamais pu s’habituer à lire sur écran, qu’il soit souple ou non. Elle avait emporté ce livre et une poignée d’autres qui dormaient dans sa trousse d’effets personnels. En fait les livres emportés à bord avaient dû subir des tests d’inflammabilité. Benacerraf avait dû sacrifier deux de ses vieux livres de poche auxquels elle tenait tant, pour que les techniciens du CSJ pussent y mettre le feu. Curieusement, les livres ne brûlaient pas si bien que prévu. Les ingénieurs appelaient ça des matériaux ablateurs. Chaque page devait brûler entièrement avant que la suivante ne s’enflamme à son tour ; les livres se protégeaient pour ainsi dire eux-mêmes, émettant de la chaleur en se consumant page par page, comme un engin spatial qui rentre dans l’atmosphère… Le livre en question était 2001, l’Odyssée de l’espace par Arthur C. Clarke, un vieux livre de poche jauni datant de 1971. Elle n’était pas vraiment mordue de science-fiction, mais ce livre-là avait toujours été une de ses lectures favorites. Elle avait plaisir à constater que ce merveilleux roman du passé mettait en scène un vaisseau qui portait le nom de Discovery, qui plus est, en partance pour les lunes de Saturne. Mais le Discovery de Clarke, qui fonctionnait à l’énergie nucléaire, mesurait cent vingt mètres de long, et sa coque pressurisée – un hall spacieux de dix mètres de large – abritait un carrousel tournant suffisamment vite pour simuler la pesanteur lunaire. (C’est bien trop petit, se disait-elle avec mélancolie ; Poole et Bowman auraient dû être éjectés sur les côtés par la force de Coriolis et passer le reste de leur vie à vomir.) La triste vérité était que l’an 2001 était déjà passé, et que le livre, comme auparavant les œuvres de Jules Verne et de H. G. Wells, était devenu une curiosité, la description d’un monde alternatif perdu. Mais, au moins, elle avait échappé à Hal. Elle lâcha son livre. Il s’envola dans la cabine, comme un oiseau flétri, et se referma sous la force résiduelle contenue dans sa tranche craquelée. Sa journée dans l’ensemble avait été assez réussie. Elle s’était arrangée pour éviter les autres pendant toute sa durée. Elle ferma les yeux. Finalement, le lancement d’Endeavour apporta à Fahy une certaine notoriété. Les Relations publiques de la NASA la présentèrent comme la femme qui avait perdu Columbia mais qui s’était rachetée en prenant les décisions appropriées lorsque des officiers rebelles de l’Air Force avaient tenté de descendre Endeavour. C’était une histoire romantique à souhait. Même si tout le monde ne reconnaissait pas que ces connards de l’USAF avaient pété un boulon. Hadamard la promut à un poste supérieur de direction des programmes, loin de la salle de contrôle du bâtiment 30. Presque tout son temps passait dans les relations publiques, entre les entretiens télévisés, les portraits dans les journaux et les visites de courtoisie. Hadamard lui demanda même de l’accompagner en Chine. C’est ainsi qu’elle se retrouva embringuée dans la délégation NASA-USAF, dirigée par Hadamard, pour une visite de la base de lancement de Xi Chang. Bizarrement, Al Hartle, dont la réputation d’éternel pourfendeur des Chinois n’était plus à faire, fut de la partie, lui que l’on soupçonnait également d’être l’instigateur du complot X-15. Mais Hartle était un allié puissant de Xavier Maclachlan, et dans des tournées de ce type il fallait ménager toutes les susceptibilités. Ils prirent l’avion jusqu’à la ville tentaculaire de Chengdu, au cœur de la province montagneuse et boisée du Sichuan, et de là, une flotte de limousines climatisées les conduisit jusqu’à la base de lancement. Là, ils rencontreraient Jiang Ling, la première astronaute chinoise, que Fahy avait eu l’occasion de rencontrer lors de son voyage à Houston trois ans plus tôt. En jetant un coup d’œil à ses compagnons assis dans la voiture – Hadamard au regard passif, Hartle à l’œil féroce et paranoïaque d’aigle royal –, elle devina qu’aucun des deux n’avait vraiment envie d’être ici. Cette visite n’avait de courtoisie que le nom. Mais le geste était tout ce qui comptait. La Maison-Blanche avait plus ou moins imposé ce voyage à la NASA et à l’Air Force. Tous les sondages indiquaient que Maclachlan allait faire un raz de marée aux élections à la fin de l’année. L’Administration sortante voulait à tout prix cimenter les relations sino-américaines pendant qu’il en était encore temps, avant que Maclachlan ne commençât à transformer le pays en forteresse isolationniste. Fahy applaudissait l’initiative ; mais il suffisait de regarder Hartle pour comprendre à quel point un accord signé entre la Chine et les États-Unis serait fragile. La réalité immense de la Chine balaya soudain ces considérations politiques. Le cœur de Chengdu était impressionnant, mais la cité était étouffée par un immense bidonville, un cercle de baraques de bois et de papier qui se resserrait inéluctablement autour du centre ville. Des enfants étaient affalés sur les bas-côtés. Ils regardaient avidement les voitures, leur petit ventre nu gonflé, les paumes des mains levées vers leur beau visage inexpressif, en une prière muette. Après avoir quitté la ville et sa banlieue, le convoi pénétra dans le paysage intemporel de la campagne chinoise. Fahy entr’aperçut des paysans qui grattaient le sol, répétant le geste millénaire de leurs ancêtres. La Chine était bondée. Elle ne s’attendait pas à voir autant de monde, la plupart travaillant dans les rizières asséchées, trébuchant sur les bordures d’autoroutes, ou s’accroupissant sur le bas-côté. Fahy était abasourdie par ces visions fugitives des immenses paysages chinois et des gigantesques ressources humaines du pays. Comme la plupart des Américains de son époque, elle n’avait jamais mis le pied en dehors de son pays, bien qu’elle eût travaillé à une mission extraplanétaire. Elle eut honte de découvrir qu’elle en savait si peu sur le monde dans lequel elle vivait. Le centre spatial avait un peu moins de vingt ans d’existence. Il avait été entièrement dédié à la mise sur orbite géosynchrone de satellites à l’aide de fusées Longue Marche. Le centre était situé au milieu de collines verdoyantes. Le ciel était bleu, l’air frais et limpide. La délégation fut acheminée par voiture et par Jeep. Ils traversèrent des bâtiments d’assemblage horizontal et de vérification des fusées Longue Marche, des ateliers d’intégration des soutes, et une rangée de pas de tir à l’allure compacte, raccordés par des rails. Fahy supporta les sempiternelles visites des installations de chargement et de vidange des carburants, des systèmes de manœuvre cryogénique, des hangars pyrotechniques, et du centre de contrôle de lancement. Une statue de Jiang Ling adoptant la pose caractéristique des héros du Peuple avait été érigée. En revanche, aucun mémorial n’avait été bâti en souvenir de Chen Muqi, le troisième Chinois à avoir été lancé – officiellement – en orbite, tué au cours de sa rentrée atmosphérique à cause d’un bouclier défectueux. On leur montra avec fierté le projet de système d’atterrissage lunaire. Les Chinois ne songeaient pas à construire, une gigantesque fusée sur le modèle des Saturn V. Leur stratégie reposait sur des fusées plus modestes et un rendez-vous en orbite terrestre pour l’assemblage du vaisseau lunaire. Des petites maquettes de plastique récréaient la surface de la Lune, où étaient posés un atterrisseur lunaire – qui n’était pas sans rappeler le LEM Apollo –, une sorte de blockhaus servant d’abri, moitié enfoui sous le régolite, et un drapeau chinois encerclé par quatre ou cinq astronautes miniatures. Malgré leurs revers, les Chinois prétendaient toujours qu’ils parviendraient à réaliser leurs projets grandioses d’ici à 2019, pour le cinquantième anniversaire d’Apollo 11. Cette perspective semblait chagriner Al Hartle. Fahy ne voyait pas pourquoi les Chinois ne pourraient pas atteindre leurs objectifs. D’autant plus qu’ils adoptaient la stratégie que certains reprochaient aux Etats-Unis de ne pas avoir suivie. Renoncer à l’idéal de fiabilité absolue permettait de s’en remettre à des solutions plus pratiques et moins coûteuses – si l’on était prêt à accepter les morts héroïques qui s’ensuivraient inévitablement, comme cela semblait être le cas ici. Le parcours de la délégation évita soigneusement les sites technologiques les plus sensibles. Cette visite était aussi superficielle, pensa-t-elle, que celles réservées aux touristes à cap Kennedy. Elle commençait à s’ennuyer ferme et ne tenait plus en place. S’il y avait une chose qu’elle avait en horreur, c’était bien de perdre son temps à être le jouet muet de la géopolitique. Toutefois, le site de lancement parvint à accrocher son attention. Environné par la montagne et la végétation verdoyante, il lui apparut comme un lieu d’espoir et de renouveau, un port d’accès au futur – tout le contraire de cap Canaveral. La délégation fut dépêchée par avion à Shenzhen, une ville nouvelle qui avait poussé autour d’un poste frontalier situé à mi-chemin entre Canton et Hongkong. Ils montèrent à bord de limousines neuves, et Fahy se retrouva aux côtés de Jiang Ling. La route du sud de Canton suivait le delta de la rivière des Perles. La région était en pleine expansion : des stations essence, des échoppes, des garages, des magasins, des hôtels miteux, des restaurants, des usines jalonnaient la route. Plus loin, un peu à l’écart, Fahy distingua des grappes de bidonvilles qui montaient à l’assaut des collines comme une marée grisâtre. Quelques coins de verdure apparaissaient çà et là, au milieu des entailles profondes dans la terre rouge, préludes à des chantiers futurs. La chaleur et la poussière rendirent le voyage pénible. Le bitume était parsemé de nids-de-poule et couvert d’ordures ; des businessmen sillonnaient la route à bord de voitures luxueuses, traitant d’affaires par téléphone numérique tatoué sur le dos de leur main tout en conduisant de l’autre. Jiang Ling s’excusa de l’état de la route. — Une nouvelle autoroute relie Shenzhen à Canton. Elle prononça ces mots dans un anglais rapide et précis. — Mais, poursuivit-elle, l’autoroute est encore plus bondée, et les voitures avancent généralement pare-chocs contre pare-chocs. Il y en a une autre qui relie Shenzhen à Shantou, une autre des ZES de la province de Guangdong… — ZES ? — Zone économique spéciale. — Ah. Une vieille idée de Deng Xiaoping. Des enclaves commerciales qui seraient comme l’avant-poste du capitalisme. Ils parvinrent à un contrôle, une sorte de barrage douanier. De jeunes soldats à l’air peu accommodant vérifièrent les papiers que leur avait tendus le conducteur. De part et d’autre, une muraille faite de béton, de fossés et de fils barbelés s’étendait à perte de vue. Jiang surprit le regard de Fahy. — C’est un mur de quatre-vingt-six kilomètres de long. Comme vous pouvez le constater, tout le monde ne peut pas bénéficier des avantages des ZES. Même de nos jours. La voiture repartit. Shenzhen était une ville quadrillée de larges boulevards bordés de tours d’habitation, d’immeubles de bureaux et d’hôtels luxueux dans le style occidental. La voiture pénétra dans un dédale de néons, de panneaux animés vantant les mérites de bars, de discothèques, de clubs de karaoké, de restaurants et de fast-foods. Comme lui fit remarquer Jiang, parmi les publicités pour Microsoft, Disney-Coca, Nike et les autres géants occidentaux, on trouvait des affiches incitant fermement la population à leur préférer les céréales chinoises, la Compagnie des pétroles et de l’agro-alimentaire, et l’Union chinoise des fabricants d’automobiles. À l’arrière de la voiture, devant Fahy, un écran souple diffusait ce qui avait tout l’air d’être une chaîne télévisée locale. Une fille chantait avec fougue une chanson pop enlevée – qui parut datée aux oreilles inexpertes de Fahy – et son visage était encerclé d’annonces publicitaires multiples, des images grandes comme le pouce de visages et de produits qui dansaient sur l’écran à intervalles réguliers ; des voix cantonaises criaient des messages comme autant de canards nasillards. Jiang entonna la chanson du jingle : « … Le rouge qui point à l’Est c’est le Soleil qui se lève/La Chine a donné naissance à Mao Zedong/Il travaille pour le bonheur du peuple Il sera l’étoile qui sauvera la ChineL’Orient est rouge ! » Elle éclata d’un rire enfantin. Des chansons révolutionnaires sur fond de boogie et de guitares wah-wah ! Le convoi s’arrêta devant le Century Plaza Hôtel. Hadamard, Hartle et les autres s’engouffrèrent prestement dans le hall, loin du smog et du paysage urbain de Shenzhen. Jiang et Fahy suivirent d’un pas plus lent. Le hall était frais, rutilant et parfaitement anonyme. Des filles habillées très chic – quelques garçons aussi –, tatouées d’écrans étincelants, traînaient là, assises près des tables basses en fumant une cigarette. Jiang prit Fahy par le bras. — Les autres ont prévu de faire une partie de golf… — Où ça ? — À Augusta. Ou plutôt dans le sensorium de réalité virtuelle situé dans les sous-sols de l’hôtel… Préféreriez-vous filer quelque part, visiter le reste de la ville ? Fahy fronça les sourcils. — Vous voulez dire une visite virtuelle ? Jiang sourit. — En fait, je parlais d’une visite, euh, Real Life. À pied. Cette perspective terrifiait Fahy. Mais elle sentit qu’elle ne pouvait pas refuser, et elles sortirent toutes les deux. Shenzhen assaillit tous ses sens à la fois. On y trouvait pêle-mêle des hôtels cinq étoiles, des restaurants à plates-formes tournantes et une bourse du commerce. De gigantesques panneaux d’affichage acoustique, dont la moitié étaient animés, crachaient des annonces publicitaires. Partout des chantiers de construction ; des immeubles s’élevant comme des plantes fragiles au-dessus d’échafaudages de bambous ; de gigantesques sonnettes robotisées qui enfonçaient lourdement des pieux ; de la poussière et des fragments de roc s’écrasant dans un fracas assourdissant ; des voitures et des bicyclettes slalomant dans les rues surpeuplées. Jiang, cachée derrière des lunettes à écran souple et un masque antipollution, tenait fermement le bras de Fahy, lui évitant les harcèlements des passants. Malgré les précautions que prenait sa compagne, Fahy ne put s’empêcher d’apercevoir des prostituées un peu partout, des filles au maquillage outrageant, en minijupes ou en pantalons moulants, alignées sur le trottoir. Il y avait aussi des enfants qui mendiaient, courant après les voitures, secouant des bébés comme des poupées de chiffon dans leurs bras ; des jeunes gens vêtus de tenues numérisées d’importation, arborant moustaches et coiffures à la mode ; d’autres qui portaient des vestes Mao en jean froissé. Une artère principale était surmontée d’un portrait gigantesque sur écran souple du Grand Timonier de la nation, l’ancien chef de la révolution chinoise. Son visage figé ânonnait toujours la même phrase que Jiang s’empressa de traduire : « Ne vous écartez pas de la ligne du Parti communiste, cent ans de poursuite inébranlable… » Il y avait peu d’étrangers et la diversité ethnique y était peu représentée. Partout où elles allaient, les gens petits et maigrichons observaient Fahy d’un œil curieux et hostile. Jiang se pencha vers elle et lui murmura à l’oreille : — Qu’est-ce que vous en dites ? Fahy souleva son masque antipollution. — J’ai l’impression d’avoir atterri en enfer. — Vous avez peut-être raison, s’esclaffa Jiang. Il n’y a aucune cathédrale ici. Shenzhen est une ville récente. Il n’y a rien d’autre à faire que manger, se payer une pute et faire des affaires… — Il y a tellement de gens… — Évidemment. La ville est une sorte d’aimant qui attire les gens de la campagne. Cela a toujours été ainsi. En outre, l’agriculture est dans une mauvaise passe. — Ah bon ? — Nous subissons actuellement des restrictions d’eau très sévères dans tout le pays. C’est un phénomène mondial, bien sûr. La Terre ne fournit qu’une quantité limitée d’eau chaque année. Le réchauffement de la planète est en train de supprimer nos réserves. Et avec l’augmentation de la population et de notre consommation en eau, il se peut que nous franchissions un point de non-retour… En Chine, la plupart des cultures réclament beaucoup d’eau. Les rizières, cultivées depuis des centaines de générations, sont en train de s’assécher. Quel choix reste-t-il ? La vie à Shenzhen est peut-être horrible et la prostitution moralement immonde. Mais cela vaut bien mieux que de mourir de faim dans un champ grillé. Je ne parle même pas des maladies. La tuberculose est sans doute la pire de toutes… Fahy eut un mouvement de recul en entendant ses derniers mots. Jiang étreignit son bras un peu plus fort. — Ne craignez rien. Il y a des postes de surveillance tout le long de la frontière, et des patrouilles médicales. La tuberculose est absente de la ville. Les cas sont excessivement rares. — Je ne pensais pas à ma propre sécurité, mentit Fahy. Il doit bien y avoir des solutions à ce problème d’eau. Des barrages, des déviations du cours des rivières… — Cela fait des années que de telles propositions ont été considérées. Il y a un plan de barrage du Yangtze en dessous des Trois Gorges, entre autres, et un projet de déviation de la moitié des eaux du fleuve vers les plaines arides du nord. Mais les Occidentaux hésitent à investir dans de tels projets. Pour des raisons écologiques, notamment. — Ils doivent avoir de bonnes raisons. — Peut-être, mais il y a sans doute des motifs moins avouables. Le désir de contenir la Chine, de limiter son expansion, en utilisant comme prétextes des facteurs environnementaux. Jiang débita son discours d’une voix monocorde, sans laisser trahir la moindre émotion sur son visage masqué par ses lunettes multicolores. Elles marchèrent le long de la rivière Lohu ; les odeurs d’hydrocarbures qui se dégageaient de ses eaux polluées évoquèrent à Fahy la surface de Titan. Jiang la conduisit jusqu’à un parc baptisé Les Merveilles de la Chine. C’était un parc thématique assez kitsch, où étaient exposées des maquettes des monuments les plus prestigieux du pays comme la Grande Muraille, la place Tienanmen et le palais Potala au Tibet. C’était tout ce que la ville offrait en matière de culture. Elles passèrent devant une Longue Marche miniature, et une petite Lei Feng 1 suspendue à un fil. Jiang ne put s’empêcher de s’esclaffer en la voyant. — Je suis sûre que je pourrais trouver ici ma propre effigie en dieu du foyer ! Elles firent une halte dans un salon de thé. Confortablement assises, elles burent du thé au jasmin – déthéiné, lui assura Jiang. Par la vitrine du salon, elles aperçurent un vieil homme qui se promenait avec un canari dans une cage. Il s’approcha d’un autre propriétaire de canari qui se trouvait sur une petite pelouse à l’extérieur d’un immeuble d’habitation en ruine. Ils levèrent leurs cages en silence, et les deux oiseaux se mirent à chanter de concert. Quelque part, une voix qui ressemblait à celle d’Elvis – probablement piratée – susurrait une chanson intitulée Ah, Président Mao, comme les gens des grasses prairies languissent de te contempler. Fahy étudia discrètement Jiang. La jeune femme mince qu’elle avait connue à Houston en 2005 était restée la même, quoiqu’elle parût soudain plus âgée, et pour tout dire, paumée. — Vous avez l’air fatiguée, Jiang Ling. Jiang sourit. — Trois ans à parcourir le monde. Peut-être qu’un jour je pourrai retourner à mes anciennes amours. — Voler ? — Oui. Son visage s’anima. — Mais, poursuivit-elle, je sais que mon rôle de symbole est bien plus important aux yeux du Parti. Comme je vous envie. — Moi ? — Vous avez travaillé sur la mission Titan. Vous avez fait preuve d’un esprit visionnaire et de beaucoup de persévérance. Et maintenant, le fait que vous soyez prête à poursuivre votre travail en dépit de votre dernier revers… — Vous voulez parler de la suspension des recherches sur les engins récupérables. Hadamard avait été contraint d’accepter une réduction supplémentaire du financement du projet de remplacement de la navette et un nouvel ajournement des livraisons de matériel et des essais. Les difficultés budgétaires du moment étaient le résultat des manœuvres préliminaires du Congrès, dont les députés tâchaient d’anticiper sur le climat politique à venir, lorsque, comme prévu, Maclachlan occuperait la Maison-Blanche l’année suivante. Le scénario actuel prévoyait un ravitaillement de la colonie au moyen de soutes lancées par des fusées non pilotées – probablement des Delta IV ou des Protons – en attendant le développement de nouveaux véhicules habités pour le rapatriement définitif. Mais la date de récupération était sans cesse repoussée. Et si Maclachlan était élu et exécutait son programme, il y avait de fortes chances pour que la stratégie de ravitaillement soit tout simplement abandonnée. Fahy refusait de croire les prédictions les plus pessimistes qui avaient court dans les centres de la NASA. Était-il possible que la nouvelle Administration choisisse délibérément d’abandonner à leur sort des Américains sur un monde lointain, sans aucun espoir de récupération ou de ravitaillement ?… En dépit d’un contrôle des naissances drastique, la population de la Chine se montait désormais à un milliard et demi, c’est-à-dire un quart de la population mondiale. Sur ces un milliard et demi, un milliard étaient des paysans de l’intérieur, et l’on estimait que cent millions vivaient dans la misère et la pauvreté dans des bidonvilles aux abords des grandes villes. Plus d’un milliard de personnes maintenues dans une prison par la domination technologique de l’Occident et la poigne de fer des pontes d’un parti vieillissant. Mais l’édifice était pour le moins instable. La Chine ne ressemblait pas à ce qu’elle avait imaginé. La Chine était différente. Ce n’était pas un nouvel ennemi géopolitique comme les Soviétiques par le passé. Il sembla à Fahy, assise dans ce salon de thé, que la Chine était l’âme de l’humanité, sa grandeur ; et maintenant, cette âme se réveillait, et, par comparaison, l’Amérique, avec sa technologie en papier d’alu et ses vaisseaux spatiaux, lui parut lointaine et fragile. Un pays d’imbéciles. Le futur était déconcertant. Ce n’était pas la première fois qu’elle regrettait de ne pas avoir suivi Paula Benacerraf et abandonner cette planète bordélique pour le dépouillement d’un vol spatial. Un groupe de jeunes gens rentra dans le salon. Leurs visages et leurs mains étaient transparents comme du verre. Ils s’assirent en silence à une table. Ils portaient des casquettes et des costumes Mao. Leur peau devait être entièrement couverte de tatouages numériques, qui, grâce à un système ingénieux de microcaméras, diffusaient les reflets de leur environnement ambiant sur chaque recoin de peau, de sorte que leurs têtes et leurs mains n’étaient pas visibles. Ils portaient des lentilles de contact en écrans souples et ils avaient dû raser entièrement leurs cheveux, leurs barbes et leurs cils. Bien sûr, l’illusion n’était pas parfaite. On devinait vaguement des formes et des silhouettes dans la lumière diffractée des images numériques, et, toutes les fois qu’une tête ou une main bougeait trop brusquement, les systèmes avaient du mal à suivre, et l’illusion était rompue un court instant. Mais peut-être que ces imperfections ajoutaient à la fascination étrange mêlée de répulsion que dégageaient ces parures. Fahy les désigna du doigt à Jiang, qui s’en étonna. — C’est la première fois que vous voyez ça ? C’est la dernière folie chez les jeunes. On les appelle les Négativistes. Ils ont le culte de la non-existence du moi. — Dieu du ciel… Je croyais avoir tout vu. Qu’est-ce que c’est, une forme de protestation contre le musellement du Net ? — Je vous rappelle que vous êtes en Chine, Barbara. Nous n’avons jamais joui de cette brève période de liberté sur le Net que vous avez eue, vous, les Occidentaux. Non, je crois, que c’est la conséquence de la manière dont nous avons présenté le monde à la jeunesse. En particulier, la science et l’économie. La science qui nous apprend que nous venons de rien et que nous y retournons ; l’économie qui nous explique que nous ne sommes que des unités interchangeables et remplaçables. Les membres les plus extrémistes recouvrent entièrement leur corps de tatouages numériques. Les Négativistes sont un drôle de mélange d’influences scientifiques et de bouddhisme zen. — Eh ! Ça ressemble fort à l’Église de Dieu le Suprême Indifférent. — Pardon ? — Je suis désolée. Un vieux livre de Kurt Vonnegut(36) Je n’avais jamais rien vu de tel. — Mais le monde est petit. Je suis sûr que cela va s’étendre aux États-Unis… Fahy repensa à Xavier Maclachlan, à la vague antiscientifique qu’il était déterminé à exploiter. — À votre avis, Barbara, demanda Jiang, qu’est-ce que le mouvement négativiste pense du monde que nous construisons pour les jeunes ? Fahy regarda par la vitre la cité trépidante de Shenzhen. — Que c’est l’enfer, en effet. Elle leva les yeux. La Lune se levait, exhibant sa surface – qui portait toujours les empreintes des astronautes américains – défoncée et sans vie. — Et il n’y a pas d’échappatoire conclut-elle. Elles quittèrent le salon de thé et reprirent le chemin de l’hôtel. Au loin, à quelques blocs de là, elle aperçut une sorte d’agitation. Une bande d’enfants qui s’acharnait sur un sac qui semblait contenir de la nourriture – des mandarines, peut-être. Ils éventraient le sac comme des animaux. Leur faim était bien réelle. Des adultes se joignirent à eux, frappant les enfants à coups de bâton. Des forces de police accoururent. On entendit des coups de feu. 169e jour Siobhan Libet s’extirpa du module d’habitation et rampa le long du tunnel d’accès jusqu’à la ferme. La ferme SSVEC – SSVEC était l’abrégé de système de soutien-vie en environnement clos – était un simple cylindre pressurisé de cinq mètres de long et de quatre mètres de large, logé dans la soute de Discovery. Elle avait été construite à partir de deux anciens modules de laboratoire spatial, appelé Spacelab. Le Spacelab était un atelier pressurisé construit par les Européens pour être embarqué à bord de la navette. Comme la NASA avait décidé d’arrêter les vols Spacelab, le matériel inutilisé avait été recyclé. Lorsqu’elle referma le sas derrière elle, Libet ressentit une impression soudaine d’intimité, de luminosité et de chaleur. La pression était assez élevée à l’intérieur de la ferme. La lumière des rangées de lampes réchauffait son visage, et l’air semblait lourd et humide, empli d’une odeur de chlorophylle. Les porte-instruments et les systèmes de traitement des données qui avaient servi aux expériences en orbite terrestre basse avaient été démontés et remplacés par trois bacs à culture. C’étaient des bacs imposants alimentés en dessous par de gros tuyaux qui acheminaient les éléments nutritifs. Des tubes néons surmontaient chaque bac, noyant le lieu dans une lumière blême et froide, et des faisceaux de câbles en fibre optique illuminaient les recoins sombres de la ferme. Les bacs étaient submergés par un flot de canalisations, de câbles et de capteurs. Les ventilateurs produisaient un sifflement continu entrecoupé des gargouillements des canalisations. Un fossé séparait les rangées, suffisamment grand pour qu’un homme pût y travailler. Lorsqu’on plongeait ses regards dans les bacs, c’était un peu comme regarder à l’intérieur d’un réfrigérateur. Le vert des plantes avait un éclat terne et grossier sous la lumière blanche des néons. Question technologie, l’ensemble avait un petit air désuet. Les plantes se hissaient péniblement vers la lumière. Cette machine à salades, comme on l’avait baptisée, était le mieux connu des systèmes de soutien-vie en vase clos ; les autres options avaient été une « boîte à yaourt » – à base de culture d’algues – et une pisciculture. Un placard jouxtait le sas. Lorsque Libet l’ouvrit, l’inévitable effet « diable à ressorts » se produisit, projetant en l’air une cotte légère, des gants de jardinier, un chapeau et une petite trousse à outils. Elle revêtit la cotte, coiffa le chapeau et mit les gants. Tout en fredonnant, elle se mit au travail. Ce fut Bill Angel qui remarqua en premier le problème d’ES. Il était en train de vérifier les systèmes de navigation de Discovery en parallèle avec le sol. Et comme à son habitude, il était hors de lui. Il commençait à trouver la vie à bord de Discovery beaucoup plus agaçante et frustrante qu’il ne l’aurait cru. Son principal sujet de grogne ce jour-là était que rien ne semblait rangé à sa bonne place. Il y avait bien un système informatique de traque basé au CSJ, censé conserver la trace de chaque objet à bord du vaisseau, mais il était rapidement tombé en panne quand ses stupides coéquipiers avaient insisté pour ne pas remettre les choses à leur place initiale. En conséquence, il passait la moitié de son précieux temps à fouiller dans les tiroirs et les armoires, et chaque fois qu’il ouvrait l’un d’eux tout son contenu se répandait dans le module et il devait partir à leur recherche pour les ranger à nouveau… C’était un véritable cauchemar. Au moins, la tâche qu’il exécutait ce jour-là faisait travailler un peu ses méninges. Mais les systèmes de navigation semblaient avoir des ratés. Le but de la navigation et des mises à feu à mi-course appelées manœuvres de correction de trajectoire, MCT, consistait à maintenir le vaisseau sur sa trajectoire prévue pendant toute la durée du vol. Pendant les six années qui la séparaient de son rendez-vous avec Saturne, Discovery se contenterait d’avancer sans l’aide de ses moteurs pendant la majeure partie de son trajet. Pour Angel, ces MCT étaient un peu comme tricher au billard. Pour entrer la balle dans le trou, il serait tellement plus facile de pouvoir corriger la balle après l’avoir frappée. C’était en gros à quoi servaient les MCT. Privée de ces petits ajustements, la navette manquerait sa cible de plusieurs millions de kilomètres. Mais tout dépendait d’une navigation précise. Discovery utilisait en fait trois systèmes de navigation différents : la navigation Doppler, la radionavigation et la navigation astronomique. Les deux premières pouvaient être surveillées depuis la Terre. L’effet Doppler permettait de calculer la vitesse du vaisseau en fonction de sa position par rapport à la Terre. Le radar télémétrique utilisait, quant à lui, la vitesse des ondes lumineuses pour mesurer la distance séparant le vaisseau de la Terre. Lorsque les deux systèmes étaient couplés, on pouvait déterminer avec une très grande précision la position et la vitesse de la navette… Mais c’était une précision insuffisante pour les milliards de kilomètres qu’ils allaient parcourir. La seule solution était de gouverner le vaisseau à partir des étoiles. Ils disposaient pour cela d’outils manuels – un sextant et un télescope optique à basse puissance – et de systèmes de caméras, des capteurs photosensibles disposés autour du vaisseau, sur les ailes, la queue et le nez. Sans intervention de la part de l’équipage, ceux-ci pouvaient être pointés vers le Soleil et la Terre, voire une étoile brillante comme Canopus, permettant à Discovery de calculer sa position par triangulation. Cependant, quelque chose clochait ; ce jour-là, les capteurs n’arrêtaient pas de manquer leur cible. Angel, impatient et de mauvaise humeur, s’attela au problème. Les capteurs avaient l’air de photographier les mauvaises étoiles, des constellations entières, rendant désormais impossible toute visée de leurs cibles stellaires normales. En soi, cela n’avait rien de très inhabituel ; le vaisseau était constamment entouré de débris flottants, des particules de peinture ou de revêtement isolant qui s’étaient détachées et qui étincelaient comme des étoiles dans la lumière intense du Soleil. En revanche, le fait que tous les capteurs enregistrent en même temps des données douteuses était pour le moins bizarre. Peut-être que quelque chose s’était décroché dans la soute… C’est alors que, sans attendre le délai de réponse habituel, une voix du contrôle de mission parvint dans ses écouteurs. — Discovery, Houston… Nous venons d’étudier vos anomalies de lecture des capteurs. Nous pensons qu’ils détectent des radiations Cherenkov. Je répète, des radiations Cherenkov… Merde. Angel savait ce que cela signifiait. Lorsqu’une particule subatomique à haute énergie frappait un capteur stellaire, elle pouvait traverser la lentille de l’objectif plus vite qu’un rayon lumineux. Ce qui entraînait une sorte d’explosion optique – un éclair bleu, une salve de radiations Cherenkov, une étincelle brouillant les capteurs. La présence de radiations Cherenkov signifiait que des particules très rapides, issues d’une source massive et inconnue, étaient en train de bombarder Discovery. Angel accusa réception du message et demanda confirmation. La plupart des plantes poussaient de manière hydroponique, leurs racines plongées dans un liquide nutritif appelé Salisbury/Bugbee. D’autres poussaient en réserve dans un terreau expérimental à base de granules de zéolites imprégnées de potassium, d’azote et d’autres substances nutritives, qui se comportaient comme des capsules médicamenteuses à libération prolongée, délivrant leur contenu sur plusieurs années. À l’intérieur des bacs hydroponiques, les tiges des plantes sortaient par de petits trous dans la bâche de plastique, s’élevant difficilement à la lumière artificielle des néons. L’eau d’arrosage était mélangée au liquide nutritif, et des petites bulles d’air se formaient par-dessous, tandis que le dioxyde de carbone était évacué au sommet des plantes et l’oxygène récupéré par un système d’air conditionné miniature. La tâche principale de Libet ce jour-là consistait à retirer les ajutages d’irrigation encrassés de deux des bacs. Elle devait démonter le fond des bacs pour pouvoir atteindre les ajutages. Elle ouvrit sa trousse à outils. Des pinces, des petits marteaux, des tournevis et des clés s’en échappèrent en flottant devant son visage, tintant doucement les uns contre les autres. Elle rangea les outils, ne gardant que le tournevis, et se mit au travail. Elle retira une poignée de vis, d’écrous, de rondelles et d’autres petits éléments de fixation. Elle fourra le tout dans sa poche, prenant garde à la fermer correctement. Les premières fois qu’elle travailla en micropesanteur, elle avait essayé de laisser flotter la quincaillerie. Mais cela n’était pas très adapté à l’environnement de la ferme. Au bout de dix secondes d’inattention, votre écrou ou votre rondelle de joint se mettaient à dériver, poussés par la ventilation puissante. Elle retira les ajutages, les nettoya et les remit en place. Elle songea que dans quelques semaines, après la prochaine récolte de blé, elle devrait nettoyer les bacs à culture. Si seulement ils utilisaient du vrai terreau, se prit-elle à rêver, alors elle pourrait ôter ses gants et creuser avec ses doigts ; elle pourrait utiliser des bêches et des pelles miniatures, au lieu de clés et de tournevis. Mais au moins, elle avait l’occasion de manipuler ces petites pousses vertes. Elle respira au-dessus d’elles, enrichissant leur atmosphère en gaz carbonique. Les plantes avaient été sélectionnées avec le plus grand soin, en fonction de paramètres tels que la biomasse consommable produite par unité de volume, la période de croissance du semis à la récolte, et la matière énergétique assimilable biologiquement. Le blé et le riz, outre leur apport calorique, leur fournissaient l’amidon et des protéines ; les patates blanches, des hydrates de carbone, de la vitamine C et du potassium ; le soja, des protéines et des acides aminés ; les cacahouètes – particulièrement difficiles à faire pousser et à récolter –, des protéines et des graisses ; les laitues, des vitamines A et C. Le blé constituait leur production principale. Ils obtenaient une récolte tous les soixante jours. Ils avaient même des fours à bord pour fabriquer leur propre pain. Ils essayaient également de faire pousser une espèce de blé nain du nom d’Apogée, qui poussait dans l’Utah, et dont les rendements étaient bien meilleurs. L’odeur de pain chaud qui flottait dans le module d’habitation avait le don d’apaiser les esprits chagrins de l’équipage. Elle s’attela à la tâche suivante. Le travail en micropesanteur était comme à son habitude source de nombreux défis. À la recherche d’un point d’appui, elle bloqua son corps entre les rangées de bacs, utilisant sa tension musculaire et ses jambes, pour rester en place. Son rayon d’action était beaucoup plus étendu que sur Terre, dans la mesure où elle pouvait osciller sur les côtés autant qu’elle le désirait, comme une algue dans le courant. Mais ses jambes qui la maintenaient étaient tendues au lieu d’être comprimées comme sur Terre, et elle devait faire de fréquentes pauses pour soulager ses muscles. Elle aimait étouffer le bruit des pompes et des ventilateurs des systèmes nutritifs et des souffleries, en portant des bouchons d’oreille, comme ce jour-là, ou parfois le casque de son baladeur. Elle trouvait qu’une musique épurée, presque abstraite, convenait particulièrement à cet endroit. Les fugues de Bach, par exemple, ou les derniers quatuors de Beethoven. Ces compositions, d’une précision extraordinaire, semblaient compléter à merveille la chaude luxuriance et l’éclairage brillant de la ferme. Toutefois, elle contrevenait aux règles en portant des bouchons d’oreille. Il y avait le risque qu’elle n’entende pas la sirène d’alarme si elle se déclenchait. Des témoins d’alarme lumineux incrustaient les murs, mais étaient difficiles à apercevoir depuis les bacs. Libet pensait qu’elle ne risquait cependant pas grand-chose. Le pire qui pût arriver était une perforation du vaisseau par impact de micrométéorite – mais alors, elle sentirait aussitôt la chute de pression qui s’ensuivrait –, ou une pluie de radiations, une éruption solaire. Mais même dans ce cas, elle était à l’abri, car la ferme bénéficiait de la même protection antiradiation que le module d’habitation. Les plantes pouvaient supporter une dose de radiations plus importante que les hommes, mais leur contamination aurait des effets tout aussi dévastateurs sur leurs consommateurs. Elle n’aurait qu’à attendre patiemment ici la fin de la tempête, aussi longtemps qu’il le faudrait. Tout en travaillant, ses pensées allèrent vers Nicola. La dépression de Niki semblait s’aggraver. Elle accomplissait les tâches qui lui étaient imparties sans enthousiasme ni concentration. Elle faisait de l’insomnie et avait du mal à se lever le matin. Elle avait perdu l’appétit – ce qui n’était pas le cas des autres ! – mais elle était beaucoup moins décidée à suivre son régime et sa ration de fluides que le reste de l’équipage. Libet croyait comprendre. L’isolement, les quartiers exigus, la mauvaise qualité et le caractère de moins en moins fiable de leurs installations, sans parler de l’impossibilité totale de pouvoir rester à l’écart des autres, tout cela usait les nerfs, et il semblait à Libet que tous s’adaptaient à leur manière à cette situation. Bill Angel, par exemple, semblait avoir perdu le sens de l’humour direct qu’elle avait décelé chez lui sur Terre. Il s’était laissé pousser une barbe drue et sombre qui le rendait méconnaissable, et il passait son temps à maudire les organisateurs de la mission et les contrôleurs, qui, d’après lui, les écrasaient sous le poids des instructions, des exigences et des obligations courantes ; ou alors, il s’en prenait à Paula Benacerraf pour une tâche qu’on lui avait assignée et qui ne lui plaisait pas, comme ce travail sur le réacteur SOS qui ne semblait pas fonctionner comme il le fallait… Toutes ces sautes d’humeur ne l’impressionnaient guère. Angel n’était qu’un pilote désœuvré, qui dévidait son fil. Il essayait par tous les moyens de faire face à cette situation. Tout comme Rosenberg, d’ailleurs, occupé à enchaîner d’interminables expériences. Mais pour Nicola, c’était différent. Nicola n’avait plus la force de puiser en elle des ressources pour faire face. Plus rien ne pouvait la réconforter, que ce soit son travail ou les distractions qu’ils avaient à leur disposition. Mais au moins, elles pouvaient compter l’une sur l’autre. Il leur avait fallu un mois pour rassembler leur courage et pour surmonter le syndrome d’adaptation à l’espace, mais à présent elles dormaient ensemble. C’était un petit vaisseau, et les autres n’étaient pas stupides. Elle avait surpris un ou deux sourires amusés de la part de Benacerraf et les regards exaspérés de Bill Angel. Seul Rosenberg paraissait trop absorbé dans son univers pour s’apercevoir de quoi que ce fût. Partager à deux une cabine initialement prévue pour une seule personne n’était pas sans inconvénients. Mais Libet s’en fichait. La proximité d’un autre corps humain collé au sien, la douce chaleur de la peau de Niki contre la sienne, était un immense réconfort. Un peu à la manière de la ferme. Le contact humain le plus élémentaire était une sorte de rempart contre l’obscurité immense et desséchante au-dehors. Une ferme de cette taille nécessitait environ seize heures de travail quotidien : pour les semailles, la moisson, le broyage du grain, les soins préventifs et le dosage de la solution nutritive. Deux personnes s’y relayaient chaque jour. Libet faisait plus que sa part. Mais elle ne s’en souciait pas car c’était son endroit favori à bord de la navette. Au début, elle avait été surprise de sa réaction, de son envie de faire pousser des choses. Après tout, c’était une fille de la ville. Et puis, elle avait déjà passé plusieurs mois en orbite terrestre, sur la Station. Là-bas, elle pouvait entr’apercevoir la Terre à travers chacun des hublots. Ici, sur Discovery, la Terre n’était plus là. La seule chose qu’ils apercevaient, hormis des points de lumière, c’était le Soleil, immense et radieux. Certes, ils n’étaient plus très loin de Vénus. Dans un mois ou deux, ils accompliraient leur premier survol de la planète, pour la première des deux assistances gravitationnelles. Le spectacle serait magnifique, sans doute. Mais Vénus n’était qu’une grosse boule de billard lisse, brûlante et hostile. Vénus ne comptait pas. L’orbiteur était comme une île déserte, perdue dans l’obscurité. La Terre lui manquait. Elle regrettait de ne pas avoir le limbe lumineux de la planète visible en permanence sous le vaisseau, projetant sa lumière diffuse dans les cabines. Elle regrettait le temps où la Terre était si proche. Elle avait mis du temps à comprendre qu’elle était une authentique créature terrestre ; elle n’était pas faite pour être là, dans le vide noir et glacé, seulement éclairée par la lumière crue et impitoyable du Soleil au loin. Aussi, elle passait le plus clair de son temps dans cette petite bulle de vie, qui ignorait tout de l’immense étendue noire derrière les cloisons. Angel commanda l’ouverture des panneaux protecteurs des télescopes solaires. Les caméras fournissaient des images de l’astre en utilisant des longueurs d’onde différentes, qui correspondaient à des sources de chaleur variées, indiquant des régions distinctes de l’étoile. Les émissions à rayonnement Hal montraient une sphère de gaz blancs agités, mouchetée de petites taches noires qui bouillonnaient lentement, comme un immense bol de porridge frémissant. Les émissions à ultraviolets révélaient un disque avec des taches de couleur irrégulières, qui ne laissaient rien déceler d’anormal. Sous rayons X, le Soleil devenait un paysage fantastique de couleurs bleues, orange et noires, dévoilant des zones de chaleur et d’activité intenses. Dès que l’image à rayons X lui parvint, Angel sut immédiatement de quoi il retournait. Une grosse tache bleu foncé, comme une ecchymose, s’était formée en plein milieu du disque. C’était un trou coronal, une région de l’atmosphère solaire où la couronne – l’atmosphère externe du Soleil – est plus ténue. Des faisceaux de particules rapides électriquement chargées s’échappaient dans l’espace, pouvant atteindre des vitesses deux fois plus grandes que la normale. Et ce jet puissant pénétrait à l’intérieur d’un vent solaire se déplaçant plus lentement entre le Soleil et le vaisseau, y créant de vastes perturbations et troublant le champ magnétique. Et toute cette merde était en train d’arroser Discovery. Angel enclencha l’alarme principale. Le module d’habitation retentit d’une sirène lancinante, et quatre gros témoins lumineux clignotèrent sur les tableaux de bord de la cabine. Une seconde plus tard, l’alarme automatique d’incendie sonna à son tour, déclenchée par les flots de radiations contre la coque du navire. Benacerraf sortit en chancelant de sa chambre. Elle était en sous-vêtements et Angel discerna la courbe de ses petits seins veinés de bleu. Ses cheveux lui tombaient dans les yeux, lesquels étaient exorbités. Angel fit taire les sirènes d’alarme. — Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? — Une ES, une éruption solaire, répondit-il. Je veux tout le monde ici. — Rosenberg doit être en train de roupiller et Nicola est dans la centrifugeuse. Quant à Libet, je crois qu’elle travaille à la ferme… — Elle sera en sécurité tant qu’elle y restera ! aboya Angel. Ramène-moi Nicola. Je vais parler à Siobhan pour lui demander de rester quelques heures de plus. Angel donna ses ordres d’un air exultant. Ils allaient enfin avoir un peu d’action. Après tous ces mois de morosité, il avait l’occasion de faire quelque chose. Angel essaya de contacter Libet par le haut-parleur, mais il n’obtint pas de réponse. Alors il retourna dans la station scientifique pour y glaner des informations sur l’ES. Bientôt, quatre d’entre eux étaient réunis : Angel, Benacerraf qui s’habillait à la hâte, Rosenberg l’air endormi et confus, et Nicola Mott, en sueur après ses heures passées dans la centrifugeuse. Angel laissa son regard errer sur le corps de Mott, tâchant de deviner ce qui se cachait sous sa tenue flottante en tissu Beta. Bien que repliée sur elle-même, elle était sacrément belle, gouine ou pas. Il serait intéressant de la faire transpirer d’une autre manière, songea-t-il. — Comment se fait-il que ces connards au sol ne nous aient rien dit à propos de ce truc ? — Ils ne devaient pas savoir, dit Benacerraf en haussant les épaules. Nous sommes beaucoup plus près qu’eux du Soleil. Le vent ne les a sans doute pas encore atteints. Angel réessaya le haut-parleur. — Putain de merde. Je n’ai toujours pas réussi à contacter Siobhan. L’horreur se peignit sur le visage de Mott. — Alors, elle ne doit pas être au courant. Je devrais peut-être aller la trouver. Vous savez comment elle est. Elle passe des heures entières enfermée là-dedans avec ses bouchons d’oreille… — Le tunnel d’accès n’est pas protégé, ajouta Benacerraf d’une voix hésitante. Attend la fin de la tempête. De toute manière, même si elle n’entend rien, il y a toujours les voyants d’alarme. Mott fronça les sourcils et se mit à ronger ses ongles avec application. Angel essaya à nouveau le haut-parleur. Pas de réponse. — Oh ! et puis merde. On va pas se laisser abattre, hein ? J’ai faim. Qui veut manger ? Paula, qui est de corvée de bouffe aujourd’hui ? Rosenberg parut dégoûté. — Moi, je retourne me coucher. Bill, t’es vraiment qu’un gros con. Les femmes lui tournèrent le dos, et Benacerraf insista pour qu’il tente à nouveau de contacter Siobhan. Sales gouines, murmura-t-il quand elles furent parties. Il se tourna encore une fois vers l’image à rayons X affichée sur le moniteur, observant le trou coronal gris-noir qui s’élargissait à la surface en ébullition du Soleil. Son travail terminé, Libet rangea ses outils et se lava les mains à l’aide de lingettes imprégnées de désinfectant. Elle devait maintenant passer ses quatre heures quotidiennes dans la centrifugeuse. Ses jambes la faisaient souffrir comme pour protester de son retard. Elle ôta sa cotte et son chapeau, et les rangea dans le placard. Elle ouvrit le sas qui communiquait avec le tunnel d’accès. Le tunnel, long de quelques mètres, était flexible et ses cloisons peu épaisses. Elle éprouva quelque difficulté à refermer la porte du sas. L’écoutille était lourde et avait du jeu. Quand elle eut terminé, elle était épuisée et prête à se reposer brièvement le long du tunnel. Elle se laissa dériver dans l’air, sentant ses muscles se relâcher pour l’amener à l’habituelle position fœtale « gravité zéro ». Elle ferma les yeux. Après la ferme ventilée, le tunnel était, par comparaison, frais, calme et confortable. Peut-être qu’elle pourrait piquer un somme pendant quelques minutes. Ça ne lui ferait pas de mal. Un faisceau de lumière barra son champ de vision, sorte de petit météore sur le ciel noir de ses paupières fermées. Dans le module SSVEC, insoupçonnée, une lumière rouge clignotait. Le tunnel ne disposait d’aucun témoin d’alarme. Benacerraf se glissa dans son sac de couchage, écoutant sur le haut-parleur les nouvelles du CSJ. Du plasma solaire pénétrait à l’intérieur du champ magnétique terrestre, y provoquant de brutales perturbations et des courants électriques zébrant la haute atmosphère. Le réseau électrique desservant la province canadienne d’Alberta était tombé en rade. Les aurores polaires étaient visibles jusqu’à Londres. Le GPS, système global de positionnement, était tombé en panne. Les points de navigation fournis par les satellites Navstar n’étaient plus du tout fiables en raison des changements survenus dans l’atmosphère. Les Chinois avaient perdu leur satellite de communication Echostar 3. Les masses d’électrons à haute énergie qui fonçaient tout autour de la Terre avaient créé une accumulation de charges ; une étincelle avait entraîné une erreur de commande qui avait détourné les panneaux solaires d’Echostar de leur source. Au bout de deux heures, ses batteries étaient à plat et le satellite était perdu à jamais. L’énergie engendrée par l’orage magnétique avait également réchauffé les couches supérieures de l’atmosphère, les faisant se dilater. Les satellites situés à trois cents ou cinq cents kilomètres d’altitude subissaient une attraction atmosphérique vingt fois supérieure à la moyenne… Elle se faisait du souci pour Liobhan. Mais il n’y avait rien à faire tant que la tempête de vent solaire faisait rage. Discovery avait été conçue pour les protéger des risques de radiation de l’espace lointain – des risques que la magnétosphère terrestre et les couches atmosphériques épaisses épargnaient aux humains. Le système antiradiation était prévu pour trois types de rayonnements ionisants, c’est-à-dire les photons et les particules chargées qui dissociaient les atomes lorsqu’ils passaient à l’intérieur du corps humain. Il y avait une émission constante de particules chargées par le Soleil dans le milieu interplanétaire – le vent solaire habituel, un flux d’électrons et de protons s’échappant de la couronne solaire – et de rayonnement cosmique en provenance de la galaxie, le RCG, un flux diffus de particules lourdes chargées provenant d’étoiles lointaines, voire d’autres galaxies, qui inondait le système solaire dans toutes les directions. Outre cela, il y avait les ES, de brusques décharges d’énergie, comme celle qu’ils subissaient en ce moment, qui libéraient des doses intenses de rayonnement, d’une durée de plusieurs heures ou de quelques jours. Les astronautes estimaient que le rayonnement galactique et solaire pouvait abréger leur carrière ; quant aux ES, elles mettaient tout simplement leur vie en danger. La coque d’aluminium de Discovery les protégerait des pires effets du RCG, limitant leur dose accumulée pendant six années à seulement trois cents REM. C’était déjà beaucoup – les risques de contracter un cancer ou une leucémie plus tard étaient accrus – mais compris dans les limites des quatre cents REM qu’il était conseillé de ne pas dépasser. Évidemment, cela signifiait qu’ils ne pourraient pas effectuer de voyage de retour d’une durée identique sans un bouclier plus puissant. Mais pour se protéger d’une ES, ils devaient se retirer dans leurs abris antiradiation, soit le module d’habitation, soit la ferme, équipés d’épais panneaux d’aluminium et de citernes d’eau plaquées contre les murs. Si jamais Siobhan était prise dans la tempête, il était probable qu’elle recevrait une dose de cent REM. Au minimum. Ce qui déclencherait au début des nausées, et une intense fatigue. Ainsi que des dommages à long terme des parties les plus fragiles de son corps : les gonades et les tissus lymphatiques. Mais au pire, sa dose de radiation pourrait être cinq fois plus élevée. De toute façon, quelles que fussent les doses, il y avait un danger. Blottie dans sa cabine en attendant la fin de la tempête, Benacerraf eut l’impression que les cloisons métalliques du vaisseau, les précautions élaborées et les dosimètres n’y feraient rien, comme si Discovery n’offrait pas de meilleure protection que celle d’une tente de camping, au milieu de cette tempête engendrée par de lointaines et violentes perturbations. Elle ne s’était jamais sentie si éloignée de l’étreinte protectrice de la Terre. Dans le tunnel d’accès, Libet finit par se réveiller. Elle vit d’autres éclairs zébrant ses yeux : des petites rayures, des courbes et des spirales. Elle savait ce que cela signifiait. Les éclairs étaient produits par des particules lourdes qui lacéraient la matière de ses yeux. Elle crut même sentir les rayons s’infiltrer en elle, chauds et lourds. Ces atomes puissants pénétraient en force dans les molécules de son corps, les ionisant en cascade. Comme une pluie acide. Elle devait à tout prix ouvrir le sas qui menait au module d’habitation. Mais lorsqu’elle scruta l’avant du tunnel de ses yeux lacérés par les éclairs et les spirales, l’effort lui parut insurmontable. Elle essaierait plus tard. Elle commençait à se sentir mal. Nauséeuse, fatiguée, la tête lui tournant un peu. Elle souffrait peut-être à nouveau du mal de l’espace. Elle crut percevoir une odeur d’ozone. Elle ferma les yeux à nouveau, et se laissa dériver dans l’air comme un fœtus. Pauvre Niki, pensa-t-elle. Les éclairs et les spirales persistaient, comme si un banc de petits poissons avait élu domicile dans sa tête. 325e jour Le sang s’écoulait doucement du bras d’Angel. Tout en surveillant la poche de sang, Rosenberg s’échinait à deviner les pensées du pilote. Bill n’était plus le même homme que Rosenberg avait connu sur Terre. Ses gestes et ses attitudes avaient changé. Il ne s’asseyait plus en tailleur comme par le passé, ne mettait plus les poings sur ses hanches ni ne croisait les bras… La micropesanteur semblait avoir entièrement modifié leur langage corporel. Rosenberg ne parvenait plus à déchiffrer Angel. Ce qui n’arrangeait rien à leurs relations. Rosenberg regardait, irrité, la poche de plastique se remplir au-dessus du bras d’Angel. — Bill, serre le poing, bon Dieu ! Angel s’exécuta et le goutte-à-goutte sanguin s’accéléra. — Je t’emmerde, l’intello. Tu devrais me remercier. J’ai mieux à faire que de me saigner à blanc pour sauver cette pauv’gouine ratatinée. Benacerraf les rejoignit dans la salle commune du module d’habitation. Son visage était bouffi de sommeil, et elle se débattait avec un T-shirt à la propreté douteuse. Leurs vêtements étaient sales et malodorants, car la machine à laver avait de nouveau des ratés – elle s’encrassait et fuyait –, et aucun d’eux n’avait eu le courage de la réparer. — Je crois que nous avons entendu une douzaine de fois ce que tu avais à dire, Bill, déclara-t-elle. — Ah, oui. Alors, allez vous faire foutre. Angel retira le bandage de son bras et se mit à tirer sur l’aiguille. — Eh, laisse-ça. Tu n’as pas fini ! cria Rosenberg. — Si, j’en ai terminé. L’aiguille se détacha et Rosenberg se précipita pour tamponner l’ouverture pratiquée dans le bras d’Angel. Ce dernier lui lança un regard furibond. — C’est pas une putain d’infirmerie ici ! hurla-t-il. Nous n’en avons pas les moyens. Il faut arrêter les frais. Rosenberg souleva la poche à moitié remplie. — Paula, il n’a pas fini de donner. Benacerraf le regarda de ses yeux cernés. — Complète-le avec nos réserves. Rosenberg s’écarta du mur d’un coup de pied et vint se poster devant elle, agitant la poche sous son nez. — Tu ne comprends pas ? Nous n’avons pas de réserves. C’est tout ce que nous avons. — Complète-le, renchérit-elle d’un ton las. Et sans attendre de voir s’il le ferait ou non, elle s’extirpa du module pour aller au caisson de traitement des déchets. Angel laissa échapper un grognement de mépris et se rendit dans ses quartiers en claquant la porte derrière lui. Rosenberg se retrouva seul dans la salle commune, bouillonnant de colère. Il jeta la poche de sang contre le mur. Celle-ci rebondit mollement, et s’envola loin de lui, remuant le sang visqueux à l’intérieur. Au bout de quelques minutes, toujours furieux, il se mit en quête de la poche de sang. Rosenberg avait sa propre théorie sur Angel. C’était le genre de connard mal embouché qui râlait toujours contre ceux qui faisaient montre d’une quelconque autorité, mais qui se révélait lui-même incapable d’assumer ses propres responsabilités. Au lieu d’agir, il réagissait, et pendant ce temps, il rendait la vie impossible à ceux qui étaient coincés sur le vaisseau avec lui. Mais, pour ce qui était de Libet, il avait raison. Rosenberg était biochimiste de formation, mais il occupait également la fonction de docteur à bord de la navette. Lors des préparatifs de mission, il avait suivi un entraînement accéléré aux techniques médicales. À l’époque, il n’avait pas pris cela très au sérieux ; en tant que seul membre de l’équipage ayant étudié les sciences de la vie, il était logique qu’il fût choisi pour jouer ce rôle, mais quelque part, il n’aurait jamais cru que ça lui servirait un jour. Mais voilà qu’ils étaient toujours en deçà de l’orbite terrestre – s’apprêtant à effectuer leur second survol de Vénus –, que la première de leurs six années de voyage n’était pas encore écoulée, et qu’un de leurs coéquipiers était déjà gravement malade. L’objectif principal de l’entraînement pour devenir médecin de l’équipage avait été de prévenir toute mort biologique. Ils avaient tous répété les procédures d’extrême urgence : le bouche-à-bouche, la compression du sternum pour que le cœur continue à pomper, les électrochocs, les intubations de la trachée, la crico-thyroïdectomie et la trachéotomie. Ils avaient même – à l’époque lointaine des premiers jours de la mission, quand ils se parlaient encore – essayé de répéter ces exercices en micropesanteur. Mais ils avaient découvert, non sans avoir beaucoup ri, que s’occuper d’un corps flasque en micropesanteur était physiquement gênant, repoussant et presque grotesque. Et nombre des étapes répertoriées dans leurs manuels – incliner la tête de la victime de quarante-cinq degrés – n’avaient plus aucun sens… Quoi qu’il en soit, l’essentiel était de stabiliser l’état du patient, si patient il y avait, en attendant que les voix des contrôleurs sur Terre traversent le système solaire pour leur donner l’avis des médecins. Mais ils n’étaient franchement pas équipés pour s’occuper d’un malade à temps complet. C’était un vaisseau interplanétaire aux capacités réduites et non une maison de repos. Le sang avait été la première denrée à diminuer ostensiblement. La routine quasi quotidienne des dons de sang de l’équipage – déjà affaibli par la micropesanteur – avait fait prendre cruellement conscience à chacun à bord du prix qu’il fallait payer pour maintenir Libet en vie. Et puis il y avait les médicaments. Ils en avaient toute une gamme en stock. Des fluides intraveineux, du sang, des solutions cristalloïdes : de la sérumalbumine normale ou en solution saline, du sulfate de morphine, de la lidocaïne, des préparations à base de digitaline… Le problème auquel ils étaient confrontés était que Libet avait absorbé une grande quantité de leurs ressources en médicaments. Ce qui avait provoqué le ressentiment de chacun. Y compris le sien, s’avouait Rosenberg. À quoi ça sert de tout sacrifier à Libet ? C’est tout ce que nous avons pour nous maintenir en vie pendant les dix années à venir ou plus… De toute façon, c’est de sa faute à elle, si elle s’est fait irradier. Il tâcha de chasser ces pensées. Ils avaient d’autres chats à fouetter. Il sortit son écran souple où était affichée une copie de sa check-list du jour. Le moment était venu d’aller passer un peu de temps dans la centrifugeuse. Or, il pouvait sentir les vibrations continues engendrées par les rotations du bras autour du vaisseau. C’était Nicola Mott. Depuis que Libet était tombée malade, elle semblait obsédée par sa propre santé et passait des heures là-haut. Il écouta pendant un moment les tournoiements de Mott, combattant rageusement les variations induites par la micropesanteur. Zroum. Zroum. D’après la check-list, Mott aurait dû se trouver dans la ferme. Rosenberg décida qu’il pourrait autant la remplacer. Il se hissa dans le sas du module de commande, rampa le long du petit tunnel flexible, où Siobhan avait eu sa dose, et pénétra à l’intérieur de la ferme SSVEC. Il revêtit la tenue protectrice – qui, au bout de plusieurs mois d’usage, était imprégnée d’une odeur rance de transpiration – et se mit à inspecter les bacs à plantation. Cet endroit ne lui plaisait pas trop. La majeure partie de son travail, bien que portant sur les organismes vivants, se faisait à un niveau microbiologique ou biochimique. Le fait est qu’il n’avait jamais eu beaucoup de contacts avec les êtres vivants, fussent-ils humains ou non, et que ces rangées de plantes avaient quelque chose de sinistre. Dans l’ensemble, le système de culture hydroponique fonctionnait correctement ; de nombreuses plantes présentaient les caractéristiques habituelles de ce type de culture : de larges feuilles et de petites racines. Mais il vit au premier coup d’œil que l’installation souffrait des ennuis mécaniques usuels de ce type d’équipement : l’encrassement du système d’irrigation, des ventilateurs en panne, et une teinte sombre suspecte qu’avait prise la solution dans un des réservoirs, signe probable d’une altération du mélange nutritif. Et à un endroit, des bulles paresseuses de gaz et de graisse collaient aux racines des plantes. L’aération de la ferme était mauvaise. Les racines devaient rester en contact permanent avec le liquide pour éviter toute déshydratation et carence nutritive. Aux yeux pourtant inexperts de Rosenberg, ces plantes avaient l’air sous-alimentées. Mais il y avait pire encore. Au milieu de la boue hydroponique, il aperçut des racines qui au lieu de pousser vers le bas se développaient sur les côtés, formant des angles bizarres avec la tige. Parmi les dernières pousses, des spécimens maladifs et à la croissance anormale se mêlaient aux plants sains. Il n’était guère surprenant qu’au terme de milliards d’années d’adaptation à la pesanteur terrestre les plantes éprouvent des difficultés à pousser en micropesanteur. Des mécanismes liés à la pesanteur contrôlaient en effet l’inclinaison des branches et l’orientation des feuilles, mais surtout la pesanteur était en grande partie responsable de la croissance des cellules végétales, de leur allongement et de leur développement. En micropesanteur, la poussée exercée sur les fluides était absente et les bulles de gaz dans les fluides et les vésicules intracellulaires ne se déplaçaient pas comme prévu… Il voyait bien que certains bacs à blé nécessitaient de nouvelles semailles. Plusieurs générations de blé avaient grandi depuis qu’ils avaient quitté la Terre, ce qui fait que le rendement des moissons avait considérablement décru. Bien qu’il n’aperçût aucun défaut morphologique majeur, il y avait une décoloration au niveau des feuilles et peut-être une malformation des tiges. Il fouilla un des bacs avec sa main pour récolter quelques échantillons. Il était à peu près sûr de découvrir au microscope des problèmes de division cellulaire, de comportement du matériel nucléaire et chromosomique, du métabolisme et de la reproduction. Il comprenait au fond de lui qu’arriver à faire fonctionner convenablement cette petite ferme avait toujours été un pari insensé. En vérité, personne ne connaissait les effets à long terme de la micropesanteur et du rayonnement cosmique. La poignée d’expériences qui avaient été pratiquées à bord de Saliout, de Mir et de quelques satellites non pilotés n’avait pu fournir assez de données pour être concluantes. Pourtant, c’était une honte de voir leur ferme se dégrader ainsi, après les récoltes comparativement fabuleuses qu’ils avaient eues dans les premiers mois de la mission. Libet avait été la fermière la plus assidue. Son absence aujourd’hui se faisait cruellement ressentir. Rosenberg inscrivit sur son écran souple la liste des anomalies principales qu’il avait décelées, afin de les soumettre plus tard au reste de l’équipage. De retour dans le module d’habitation, il manqua de buter contre les pièces de la machine à laver qu’apparemment Benacerraf avait démontée. Il repoussa le couvercle qui flottait. D’autres débris encombraient le passage, comme des serpillières, de petits instruments et un sachet d’écrous et de rondelles. Il jeta un coup d’œil absent dans la buanderie. Benacerraf avait ouvert les conduites de mise à l’air libre, où il crut apercevoir une sorte de dépôt, qui ressemblait à une moisissure noire, qui tapissait les parois et les grilles de ventilation. La même chose était déjà arrivée au rideau de la douche. Les micro-organismes avaient tendance à pulluler dans les compartiments habités, voyageant dans les gouttes d’eau qui flottaient dans l’air. Mais il y avait plus grave encore. Leur biosphère miniature souffrait d’un problème d’échelle. Elle n’était pas suffisamment tamponnée. La taille des réservoirs de matériels indispensables aux êtres vivants était bien inférieure à celle dont ils disposent sur Terre. Le dioxyde de carbone, par exemple, était recyclé dans les systèmes de Discovery en quelques heures ou quelques jours seulement, comparés aux sept ans de recyclage terrestre. Le moindre petit déséquilibre pouvait affecter de manière significative les réservoirs tampons, entraînant des déséquilibres durables. Cette moisissure en était l’illustration relativement anodine et inoffensive. Les autres rechignaient à gratter la mousse sur le rideau de douche, mais les choses pouvaient s’aggraver. Si, par exemple, les niveaux de C02 s’écartaient de la normale, l’ensemble du système soutien-vie pouvait s’écrouler. Personne ne comprenait réellement les mécanismes sous-jacents, aussi devaient-ils faire face du mieux qu’ils pouvaient. Rosenberg l’avait compris, bien avant de monter à bord de Discovery. Cela faisait partie intégrante de la vie qu’ils s’étaient choisie. Pendant qu’il attendait l’ouverture de son courrier électronique sur son écran souple, il écouta le grincement lent et continu de la centrifugeuse où se trouvait Mott. Il se demanda s’il devait la faire redescendre. Non pas que ces longues périodes d’exercices physiques étaient dangereuses en soi, mais si elle commençait à leur donner un prétexte pour qu’ils ne fassent pas leurs propres heures d’entraînement, elle pourrait à son tour les mettre en péril… L’un des messages provenait des médecins basés au CSJ. Il était un peu inquiétant. Les médecins avaient examiné les électrocardiogrammes de routine que Rosenberg leur avait envoyés. Tous les cinq avaient souffert d’irrégularités cardiaques mineures au cours des dernières vingt-quatre heures. Rosenberg lui-même avait été victime de ce qu’on appelle un rythme géminé, où les deux ventricules cardiaques se contractent en même temps. Il crut sentir son propre cœur battre dans sa poitrine, tel un mécanisme fragile, tandis qu’il digérait l’info. Il prit son pouls. Il ne se rappelait rien d’anormal, excepté un peu de fatigue. Il fronça les sourcils. Il faudrait qu’il étudie ceci plus en détail. Les médecins réclamaient d’autres ECG des membres d’équipage et suggéraient plusieurs explications à cette irrégularité… Il décida de placer en tête de sa liste des priorités l’analyse des échantillons végétaux qu’il avait prélevés à la ferme. Il était de plus en plus convaincu qu’une grande partie des problèmes de la biosphère pouvait être liée aux carences ou aux surplus d’oligo-éléments. L’analyse des plantes fournirait sans doute une réponse à leurs désordres physiologiques. Il jeta un nouveau coup d’œil à sa check-list. Il n’avait plus aucune excuse pour ne pas rejoindre sa patiente. Siobhan était emmitouflée dans son sac de couchage, et sa chambre exiguë avait été transformée en chambre d’hôpital miniature. Il y avait une odeur de frais, quoiqu’on pût y déceler des relents d’antiseptique. C’était l’œuvre de Mott. Autant qu’il pouvait en juger, ni Benacerraf ni Angel ne s’étaient jamais aventurés jusqu’ici. Libet était toujours inconsciente. Cela faisait trois jours que cela durait. Il referma la porte de la chambre derrière lui et entreprit d’examiner la jeune femme. Les maux de Libet étaient multiples et corrélés. Les effets secondaires de la micropesanteur étaient plus marqués chez elle, qui, après tout, n’avait pu s’exercer dans la centrifugeuse depuis cent soixante jours. Ses muscles s’étaient terriblement atrophiés. La perte de sa masse musculaire cardiaque semblait s’être stabilisée à huit pour cent. Ce qui était bien plus que la moyenne du reste de l’équipage, et Rosenberg redoutait un éventuel arrêt cardiaque. Son taux d’hémoglobine avait chuté de quinze pour cent, ce qui était suffisant pour que sur Terre on la taxât d’anémique. La perte d’hémoglobine signifiait une baisse d’oxygénation de son cœur et de ses muscles débiles. Son taux de globules blancs avait également baissé, réduisant ainsi sa résistance aux infections. Rosenberg lui administrait pour cela de l’interféron, une protéine impliquée dans le système immunitaire et qu’elle ne produisait plus. Une série de simples tests avait montré que ses muscles flexeurs avaient perdu environ vingt pour cent de leur force, et les extenseurs vingt-cinq pour cent. Même la structure cellulaire de ses fibres musculaires était en train de changer. La micropesanteur l’affectait jusqu’au plus petit niveau anatomique. Le calcium de ses os continuait de fuir dans ses urines au rythme d’un demi pour cent par mois. Rosenberg craignait que les travées de son tissu osseux spongieux ne fondent également, sans espoir d’une reconstitution. Il ne disposait d’aucun instrument pour mesurer l’accumulation de calcium dans ses reins, qui, inévitablement, conduirait à la formation de calculs. Et, en plus de tout ça, Libet montrait tous les symptômes classiques des grands irradiés. Dans les premiers jours qui avaient suivi l’éruption solaire, Libet avait souffert de nausée, de douleurs, de perte de l’appétit, d’extrême fatigue et de vomissements. Au bout de deux semaines, elle avait été prise de violentes coliques, avait subi d’importantes hémorragies au niveau des muqueuses du nez, de la bouche et d’autres parties de son corps, et elle avait perdu ses cheveux par poignées entières. Libet avait reçu une dose de cinq cents REM. Les manuels précisaient que ses chances de survie à court terme étaient inférieures à cinquante pour cent ; à long terme – avec le développement du cancer, par exemple –, elles étaient encore plus faibles… Rosenberg jugea qu’elle s’était battue comme un lion pour survivre aussi longtemps, et même rester consciente. Il contempla son visage. Des larmes coulaient en permanence, et lorsqu’il souleva une paupière, il vit que son œil était injecté de sang. C’était lié à la fois au déséquilibre du fluide lacrymal et à la poussière contenue dans l’air : en micropesanteur, la poussière ne se déposait jamais. Les yeux pleuraient et clignaient pour chasser les corps étrangers dans le conduit lacrymal et le nez. Le nez était censé couler pour évacuer les particules à l’extérieur. Mais l’absence de pesanteur empêchait le canal lacrymal de fonctionner correctement. Les clignements d’yeux ne réussissaient qu’à répartir les particules sur l’œil ; résultat : la cornée de Libet était rouge et griffée. Et les poussières qui s’accumulaient dans le conduit lacrymal ne coulaient pas par le nez qui était bouché par un excès d’exsudat muqueux. Au cas où elle s’en sortirait, il ne voulait pas que Libet se retrouve aveugle. Aussi avait-il demandé à Mott de nettoyer les yeux de sa compagne à l’aide de gouttes variées… Les problèmes surgissaient les uns après les autres, toujours plus complexes et déroutants. Tout en lui prodiguant des soins, Rosenberg songea à la mort. Si… plutôt quand Libet mourrait, ce serait à lui de signer son certificat de décès. Il aurait également à pratiquer une autopsie. Prendre des radios, des échantillons de tissus pour des analyses toxicologiques, bactériologiques et biochimiques. Il devrait également prélever des morceaux de foie, de rein, de cerveau, de poumon, de fluide cérébro-spinal, d’humeur vitreuse, de cheveux, de peau, de rate et de muscles squelettiques… Légalement, la situation n’était pas claire. Les astronautes de la NASA étaient considérés par l’État comme des travailleurs susceptibles de faire face à un risque d’irradiation ; aussi étaient-ils couverts par les mesures de protection de la Sécurité du travail et de l’Administration sanitaire. Mais ces mesures n’avaient pas été conçues pour le vol spatial, et la NASA avait proposé ses propres critères pour déterminer la dose maximale d’irradiation. Autant qu’il pût en juger, en raison des clauses de non-couverture, il n’y avait aucun critère véritable d’exposition aux radiations pour les humains en mission d’exploration. En revanche, il est vrai qu’ils n’avaient pas suivi la sacro-sainte règle A.B.R.P., à savoir une exposition aussi basse qu’il est raisonnablement possible. En cas de procès, il se pourrait bien qu’il eût à conserver le corps. Ce qui signifiait qu’il devrait procéder à sa momification. Quelle horreur ! Au cours de sa formation médicale, on lui avait enseigné quelques rudiments de psychologie. Ce n’était pas exactement le genre de matière qui le fascinait, mais ce qu’il avait appris avait renforcé ses préjugés sur l’Agence. La préparation des équipages de la NASA, comme encore cette fois-ci, était pitoyable. Personne n’avait une seule fois évoqué le genre de situation à laquelle ils étaient confrontés. Comment devaient-ils se comporter en cas de décès d’un des membres ? Procéder à un service religieux ? Si oui, de quelle confession ? Et s’ils devaient conserver des preuves, qu’étaient-ils censés faire du corps momifié ? Mais le pire de tout ça était que les cinq astronautes, avant l’accident de Libet, étaient parvenus à une forme d’entente, et s’étaient adaptés à leur situation. Or, il craignait que la maladie de Libet et sa mort hautement probable – la perte de ses compétences, de ses bras, de son travail dévoué à la ferme, de sa contribution à la personnalité collective du groupe – ne viennent tout chambouler. … Lorsqu’elle dormait, sa peau était détendue et luisait presque dans la lumière tamisée de la lampe de chevet. Elle paraissait jeune, insouciante, à l’exception des grimaces de douleur qui tordaient de temps à autre son visage. Si curieux cela fût-il, il n’avait jamais eu l’occasion de bien connaître Libet pendant toutes ces années qu’ils avaient passées ensemble à s’entraîner pour la mission, et même pendant les quelques mois où ils étaient cloîtrés dans cette navette tronquée. Elle était restée à ses yeux à l’état d’ébauche, une série de traits qu’il comprenait à peine : sa propension à rire, sa capacité flagrante à s’émerveiller, son impatience juvénile à voler dans l’espace, sa relation avec Mott. Bien sûr, il n’avait jamais non plus vraiment pris la peine de connaître les autres membres de l’équipage, en dehors des intérêts qu’ils avaient en commun. Ce ne fut qu’à partir du moment où il avait été contraint bon gré mal gré de délaisser ses recherches sur Titan pour devenir l’infirmière personnelle de Libet, qu’il commença à la voir sous un autre jour. Il se rendit compte qu’il y avait là une personne véritable, un moi aussi profond et complexe que le sien sous l’enveloppe abîmée de ses chairs. Et cette personne souffrait. Il n’avait pas compris sa propre réaction quand il avait vu Mott, du fond de son désespoir, soutenir Libet et Libet lui répondre. Il en avait été abasourdi et furieux, comme si Mott était de trop. Comme si, là-haut, isolé du reste du monde à l’exclusion de ses camarades si mal assortis, Rosenberg commençait à éprouver des liens avec ses frères humains, pour la première fois de sa vie d’adulte. Et il ne lui fut pas trop difficile de comprendre pourquoi il en avait tellement voulu à Nicola Mott, amante éplorée de Libet. C’était, d’une façon stupide, indigne, maintenant qu’elle dépendait entièrement de lui, parce qu’il était en train de tomber amoureux d’elle. Il était jaloux. De retour dans la salle commune, il trouva Angel et Benacerraf qui se disputaient. Benacerraf portait des traces de moisissure sur son menton. — Étais-tu au courant ? — Au courant de quoi ? — De ce qu’il prend, répondit-elle en pointant du doigt Angel, qui planait menaçant au-dessus d’elle, la barbe flottante, le corps voûté comme une gigantesque serre de rapace. — Tu veux parler de médicaments ? Benacerraf était parcourue de tremblements, tant sa colère était grande. — Nom de Dieu ! Je ne suis pas censée surveiller tout ce qui se passe à bord de ce putain de vaisseau. Rosenberg, c’est toi le médecin, ici. Tu es responsable de ton stock. — Holà ! fit Rosenberg en levant les mains au ciel. Une minute, Paula. En ce qui me concerne, je n’ai pas choisi cette fonction. Je ne suis pas médecin de formation et il n’est pas du tout question que j’accepte l’entière responsabilité de nos ressources en médicaments. Il se tourna à son tour vers Angel qui se moquait de lui. — Si ce connard, ajouta-t-il, désire se shooter, ça le regarde. Il n’y a pas de loquet sur l’armoire à pharmacie, et je n’ai pas l’intention de garder sur moi une quelconque clé… — Je t’emmerde, rétorqua Angel. Écoute, Benacerraf, je n’ai pas d’ordres à recevoir de toi. — Alors tu peux les recevoir de la NASA. — La NASA est à des millions de kilomètres de là ! hurla-t-il. On est tout seuls ici. Tu ne comprends pas ? Benacerraf essaya de lui faire face, mais ils n’arrêtaient pas de rebondir lorsqu’ils agitaient les bras. Cela conférait un côté risible à cette situation et ne faisait qu’envenimer la dispute. — Des stéroïdes, déclara Rosenberg. Ils se tournèrent vers lui. — Des stéroïdes anabolisants. C’est ça, hein ? Il prend des stéroïdes pour contrer les effets de la micropesanteur sur sa masse osseuse. — Des stéroïdes, renchérit Benacerraf, et du fluoride pour faire remonter son taux de calcium. C’est ce que j’ai cru comprendre. — Allez-y, portez plainte contre moi, dit Angel en haussant les épaules. Ça marche beaucoup mieux et beaucoup plus facilement que ces stupides heures passées dans la centrifugeuse. — Ça ne peut pas marcher, fit remarquer Rosenberg. Qu’est-ce que tu utilises, de la nandrolone ? Écoute, les stéroïdes font augmenter la force musculaire mais n’agissent pas directement sur les os. Plus les muscles sont développés et plus ils exercent de pression sur les os ; et ton ossature travaille jusqu’à ce qu’elle soit suffisamment forte pour contrer la tension imposée par les muscles. Mais le hic vois-tu, c’est que tu dois continuer à faire tes exercices pour pouvoir en bénéficier. Tu comprends ? Quant au fluoride, c’est vraiment très con. Tu risques de te calcifier les os. Et… — Va te faire enculer, l’intello ! lâcha sauvagement Angel. T’es pas médecin. Qu’est-ce que t’en sais ? — Très bien, répondit Rosenberg dans un haussement d’épaules. T’es libre, après tout. Mais tu ne viendras pas pleurer quand tes tendons s’ossifieront. — Va te faire foutre ! conclut Angel qui partit en claquant la porte derrière lui. Après les cris, les bruits routiniers du module d’habitation reprirent le dessus. Pendant un moment, Benacerraf resta suspendue en l’air, les jambes repliées sur sa poitrine. Sa respiration était rapide, son visage en feu, et ses yeux, au-dessus de ses joues bouffies, étaient encerclés de rouge. Rosenberg s’inquiéta vaguement de l’état de son cœur. — Rosenberg, finit-elle par dire, je veux qu’à partir de maintenant tu sois responsable de la pharmacie. Tu dois empêcher Bill d’y retoucher. Il ne répondit pas. Il n’avait aucunement l’intention de fermer quoi que ce fût. Il n’avait pas envie de s’interposer entre elle et Angel, tout ça pour faire plaisir à une maniaque de la surveillance comme Benacerraf. Et puis, il avait eu sa dose de responsabilité pour aujourd’hui. Il quitta les lieux, laissant Benacerraf derrière lui, et rebroussa chemin vers la galerie, après avoir enjambé les débris de la machine à laver, et chercha quelque chose de facile à préparer pour son repas. Hadamard était à Washington pour l’investiture de Xavier Maclachlan, après sa victoire à l’arraché de l’élection présidentielle de 2008. Maclachlan avait salué en sa victoire « une libération du capital ». Des bandes de miliciens armés étaient venues d’Idaho, d’Arizona, d’Oklahoma et du Montana pour célébrer avec des salves d’armes automatiques la figure de proue du national-populisme qui avait promis d’annuler la loi sur le contrôle des armes à feu. Dans la foule, Hadamard aperçut deux ou trois costumes du Ku Klux Klan, une vision qu’il croyait reléguée à un passé impie. Mais il se souvint d’une rumeur d’après laquelle un ancien chef du Klan s’apprêtait à devenir directeur de cabinet à la Maison-Blanche. Et dans son discours, Maclachlan avait appelé la population à mettre un terme à ce qu’il appelait la « mainmise israélite sur le Congrès »… Dès que Maclachlan eut écarté sa main de la Bible, les troupes américaines de maintien de la paix postées dans les Balkans et en Afrique commencèrent à plier bagage. L’aide à l’étranger s’arrêta net. L’ONU fut expulsée de son siège new-yorkais, et le bruit courait que Maclachlan projetait de lancer une opération militaire pour récupérer le canal de Panama. Les ingénieurs de l’armée, débarqués sur place pendant la transmission de pouvoir de la précédente Administration, se mirent à construire un mur de trois mille kilomètres, le long de la frontière mexicaine, pour stopper l’entrée d’immigrants clandestins. Pendant sa construction, les troupes rapatriées de l’étranger furent affectées à une nouvelle tâche, laquelle consistait à tirer à vue sur tout individu suspect. Les places financières étaient en plein chaos. Maclachlan avait retiré l’Amérique du Traité de libre échange nord-américain, de l’Organisation mondiale du commerce et du GATT. On remit en cause la participation du pays à la Banque mondiale et au FMI, en lesquels Maclachlan voyait l’avant-garde d’un pouvoir mondial aux mains des Russes. Le nouveau Président rehaussa les tarifs douaniers – dix pour cent de plus pour les importations japonaises, cinquante pour cent pour les chinoises –, ce qui entraîna l’effondrement du commerce international. Les Chinois réagirent avec une virulence toute particulière. Si bien que Maclachlan envoya la Septième Flotte patrouiller aux abords des côtes taïwanaises. En ressortant de leurs cartons le vieux projet d’IDS du temps de Reagan, Maclachlan avait dénoncé tous les traités sur les armes stratégiques signés avec la Russie. En fait, Maclachlan voulait aller plus loin encore. Il fit appel à toutes les compétences pour ce qu’il appelait son « brain-trust Léonard de Vinci ». La presse dévoilait chaque jour les plans de nouvelles armes plus fantastiques les unes que les autres : des supertélédétecteurs, des mines qui pouvaient se déclencher au beau milieu de la circulation, des armures intelligentes équipées de tuiles explosives pour dévier les projectiles, et même des obus à propulsion magnétique pouvant être tirés d’avions furtifs. Concernant la politique intérieure, Maclachlan supprima les derniers programmes en faveur des Noirs et des minorités, et tout financement qui pouvait favoriser l’avortement, lequel était désormais prohibé sous toutes ses formes. Xavier Maclachlan était un homme très occupé à mettre en œuvre ses promesses électorales. Quant à Jake Hadamard, il occupait toujours son poste de directeur de la NASA, et tâchait de défendre la mission Titan. Non que la question éveillât beaucoup d’intérêt dans le public. Mais d’après les ragots, Maclachlan prévoyait de le remplacer par Al Hartle. Maclachlan n’aurait pu donner de signal plus clair sur ce qu’il pensait de l’incident du X-15. Au début, Hadamard croyait qu’il pourrait collaborer avec Maclachlan. Toute sa vie, il avait placé sa carrière au-dessus de tout. Peu importe avec qui il allait travailler, croyait-il. Il s’était peut-être trompé. Il trouvait que le Président faisait souffrir inutilement un grand nombre de personnes. Il s’attirait une haine qui pourrait lui retomber dessus un jour ou l’autre. Et il prenait un gros risque en provoquant l’ire des Chinois. Hadamard redoutait l’avenir. Mais ce qui lui faisait plus peur encore était l’idée que Maclachlan pût avoir raison. Que se passerait-il si son protectionnisme et ses démonstrations de force renforçaient la position des États-Unis, au moment où ceux-ci entraient dans la seconde décennie de ce que les commentateurs appelaient « le siècle chinois » ? Est-ce que ses doutes moraux ne seraient pas taxés de faiblesse pure et simple ?… L’avenir, son avenir personnel et celui de la nation étaient plus sombres que jamais. Marcus White demanda à le voir au Centre des visiteurs du CSK. Il gara sa voiture et traversa le parc des fusées. Hadamard se souvint qu’il était possible d’apercevoir depuis l’autoroute leurs silhouettes blanches et argentées, tels des troncs recouverts de cendres d’arbres calcinés. À présent, les fusées étaient presque toutes à terre ; celles qui n’avaient pas été retirées pour être démantelées reposaient sur le sol brûlant comme des allumettes usagées. Il était en avance. Le vieux Centre des visiteurs était désert ; les guichets de vente des billets étaient fermés, les recréations virtuelles de Mars et de la Lune, jadis l’attraction phare du Centre, étaient à l’abandon ; mais le plus gros du démantèlement n’avait pas encore commencé. Ses pas résonnèrent bruyamment dans le hall vide. Il fit le tour des capsules étrangement obsolètes de Gemini, Mercury et Apollo. La capsule Mercury – le premier vaisseau spatial américain – était un simple cône de tôle ondulée, rempli d’équipements, enfermé dans une vitrine. On aurait dit qu’elle datait des années trente et non des années soixante. Il était dur d’imaginer comment un homme en combinaison pressurisée pouvait se glisser à l’intérieur, et encore moins y voler. Même le module de commande Apollo semblait petit, minable et primitif : incroyablement exigu, avec ses trois couchettes aux armatures métalliques coincées dans l’habitacle. Les finitions intérieures avaient viré au jaune terreux. L’écoutille était munie d’une machinerie complexe, et des petits hublots épais et des bandes Velcro tapissaient l’intérieur du module. — Je sais ce que vous pensez. La voix rocailleuse le fit sursauter. Il se retourna et distingua dans la pénombre le cuir buriné du visage de Marcus White. — Je sais ce que vous pensez. Comment faisaient-ils pour aller aux toilettes ? Eh bien, je vais vous le dire. Il fallait se déshabiller entièrement, et ensuite prendre un sac de plastique et le coller à vos fesses. Et lorsque les étrons sortaient, il fallait aussitôt les extirper avec le doigt pour les boucler à l’intérieur du sac. En l’absence de pesanteur, le truc ne peut pas descendre tout seul. Et puis… Hadamard se força à sourire. — Marcus, dit-il, je sais comment les astronautes d’Apollo faisaient pour se soulager. — Alors vous êtes venu voir ces vieux oiseaux avant qu’on les mette à la casse ? — On ne va pas les mettre à la casse, Marcus, rétorqua patiemment Hadamard. Comme vous le savez, ils vont être stockés ici au Cap, à Langley ou à Vandenburg. C’est juste que… — Je sais. Plus personne n’a envie de voir ces vieux tas de boulons. Je me trompe ? Vous-même, vous devez être assez d’accord avec ça, hein, Jake ? Hadamard haussa les épaules. — Bon Dieu, je ne sais plus trop, Marcus. La majeure partie de la population est de toute façon trop jeune pour se rappeler Apollo. Et puis les sondages indiquent que la plupart ne croient pas que ce soit vraiment arrivé ; ils pensent que c’était un coup monté pour impressionner les Russes. Le nombre de visiteurs a brutalement chuté. Que vouliez-vous me dire au juste ? White ouvrit grande la bouche. — Vous ne savez pas ce qui se trame ici… vous, la grosse huile ? — On ne me dit pas tout. — Évidemment. Surtout depuis que Maclachlan a prêté serment, n’est-ce pas ? Hadamard se raidit. — Allez-y, racontez-moi. White émit un grognement bizarre du fond de sa gorge. — Je vais vous montrer. On m’a demandé de faire un enregistrement en réalité virtuelle. Pour le nouveau centre d’attractions. Ils nous ont tous convoqués, enfin ceux qui étaient encore en vie. Pete, Neil… Tu parles d’une réunion d’anciens combattants ! — Ça a dû être chouette. — Pas vraiment. Ils passèrent devant d’autres exemplaires de la technologie poussiéreuse des années soixante. — Vous savez, je vois ces gars tous les cinq ou dix ans. Je n’arrête pas de penser que jadis nous étions comme des plumes qui bondissaient à la surface de la Lune, et que maintenant, mon Dieu, la pesanteur nous a transformés en d’authentiques débris humains… Quoi qu’il en soit, vous n’allez pas en croire vos yeux. Le nouveau centre d’attractions était un peu plus petit et plus compact que l’ancien labyrinthe qu’était le Centre des visiteurs. Son atmosphère rappelait un peu celle d’une église, qui contrastait fortement avec l’ambiance pétaradante des anciennes installations virtuelles. Il n’y avait plus de Gemini accrochées au plafond, de mannequins de cire représentant des astronautes à la surface de la Lune, aucune combinaison à la Jim Lovell ni véhicules tout-terrain arpentant des paysages lunaires artificiels. Mais à la place, un décor minimal – des peintures abstraites de la Terre, de la Lune et des étoiles – et une rangée discrète de cabines de réalité virtuelle, qui ressemblaient presque à des confessionnaux. White tira le rideau de la première cabine. Elle montrait un Buzz Aldrin virtuel, âgé d’environ soixante-dix ans. Celui-ci était assis sur une chaise, bronzé, détendu, en tenue de jogging. Au moment où le rideau s’ouvrit, il s’anima et prit la parole. … Je me souviens d’avoir lu quelque chose sur Edmund Hillary et son sherpa Tenzing quand ils atteignirent le sommet de l’Éverest en 1953. Ils ne restèrent que quelques minutes sur le pic. Hillary adopta l’attitude du conquérant. Il prit des photos des flancs de toutes les crêtes pour prouver au reste du monde qu’ils y étaient arrivés. Mais Tenzing, lui, s’agenouilla, creusa un trou dans la neige et le remplit d’offrandes pour son Dieu. Vous comprenez, pour lui c’était une sorte de pèlerinage. Si quelqu’un devait surpasser ce pèlerinage en un lieu lointain et étranger, c’était bien Neil et moi. Nous nous reposâmes un instant après avoir procédé aux vérifications d’après atterrissage. J’avais emporté dans ma trousse d’effets personnels une petite flasque de vin, un calice et quelques hosties. Il y avait une petite table pliable sous le clavier de l’ordinateur d’interruption de navigation. J’ai branché mon micro et prononcé une phrase du type « Ici, le pilote du lem. Je vous demande à tous, où et qui que vous soyez, de faire une pause et de réfléchir aux événements qui viennent de se produire au cours des dernières heures, et de rendre grâces à Dieu à sa manière. » Alors j’ai versé du vin ; je me souviens qu’il coula de la fiasque avec une incroyable lenteur et s’enroula doucement le long des parois du calice. Ensuite je lus, silencieusement, un petit carton où j’avais recopié une citation de l’Evangile de saint Jean : « Moi, je suis la vigne, vous les sarments. Celui qui demeure en moi et moi en lui, celui-là porte beaucoup de fruits ; car hors de moi vous ne pouvez rien faire… » — Est-ce un enregistrement authentique ? demanda Hadamard. — Certains le sont, d’autres ont été nettoyés et numérisés, d’autres encore sont de pures inventions. L’histoire de la communion de Buzz sur la Lune est vraie en revanche. Regardez la cabine suivante. Il tira un second rideau et un autre spectre virtuel revint à la vie sous leurs yeux. Mon nom est Jim Irwin. En 1971, j’ai parcouru les montagnes de la Lune. J’étais fasciné, depuis mes premiers pas hors du lem, où je faillis tomber à la renverse, et où je me retrouvai à contempler le bleu scintillant de la Terre. Lorsque j’avançai dans cette vallée éloignée où personne n’avait jamais encore mis les pieds, je me suis senti léger et rempli d’allégresse ; j’avais l’impression d’être retombé en enfance. La chaîne lunaire des Apennins n’était ni grise ni brune comme je m’y attendais, mais couverte d’or dans la lumière du petit matin. Des Monts dorés. Leurs flancs ressemblaient un peu à des pentes skiables. D’autres avant moi croyaient l’endroit morne et désolé. Je dois avouer que je l’ai trouvé chaleureux, amical et accueillant. Les montagnes encerclaient notre petite base comme une main délicate tenant en son creux une goutte d’eau, de vie. Je me sentais chez moi sur la Lune… À un moment, nous n’avons pas pu déployer notre alsep, notre station scientifique, comme nous l’avions fait à l’entraînement. Le cordon qui était censé déployer la station s’est rompu. Alors j’ai prié pour que Dieu me guide. Comme je le fis souvent au cours de ces trois jours, j’ai récité ce passage des Psaumes : « Je lève les yeux vers les montagnes. D’où viendra-t-il mon secours ? Mon secours vient du Seigneur. » Et vous savez, j’ai immédiatement su que mon salut était de m’agenouiller et de tirer ce cordon avec mes mains. Et ça a marché. J’avais cette lueur en moi ; je sentais que nous pouvions résoudre n’importe quel problème, que rien ne pourrait nous arriver. J’ai senti que Dieu était près de moi, même en ce lieu éloigné… J’ai su alors que Dieu m’avait désigné pour que je quitte la Terre et que je revienne partager mon aventure avec les autres, afin qu’ils puissent s’élever à leur tour… Irwin était pâle, aminci, usé ; vingt ans après son retour de la Lune, il était mort d’une crise cardiaque. White Fixait Hadamard des yeux, guettant sa réaction. Hadamard écarta ses doigts. — C’est peut-être pas si mal, Marcus. Après tout, on a trop mis l’accent sur la technologie, les fusées, les capsules. Peut-être que nous avons trop négligé l’aspect spirituel de la conquête spatiale. C’est juste… une correction de trajectoire. — De la merde, oui ! grogna Marcus, qui repartit d’un bon pas et ouvrit un troisième rideau. … J’aperçus le lever de Terre, rougeoyant à travers les fenêtres du module de commande. Nous rentrions au bercail. La tension était retombée après notre marche lunaire, et nous pouvions nous détendre et essayer de donner un sens à ce qui nous était arrivé. Et tout en effectuant les opérations de routine sur le vaisseau, je fus rempli d’une sorte de douce euphorie, un sentiment d’apaisement incroyable, que je comprenais parfaitement. C’était comme si je commençais soudain à entendre un langage nouveau, le langage de l’Univers en personne. Ni la Terre ni rien de ce qui se trouvait dans l’Univers ne me parut le fruit du hasard. Il y avait un ordre mystérieux – qui m’était soudain révélé là-haut, dans l’espace ; tous les mondes du système solaire, les étoiles et les galaxies qui l’entouraient, tout avait la rigueur d’un mécanisme d’horlogerie. Ce fut comme une soudaine révélation. L’instant d’avant j’étais un observateur détaché, prisonnier de moi-même comme à l’intérieur d’une cage de muscles et de chair – comme vous pouvez l’être vous-même ; et l’instant d’après j’ai compris que je faisais partie d’un tout. Et tout en continuant ma tâche, j’eus l’impression de sortir de moi-même, comme si j’étais devenu un robot et que quelqu’un d’autre tournait à ma place les boutons et lisait ma check-list. Je sus que j’avais eu une illumination, bien que je ne susse pas comment ni pourquoi. J’imagine que j’ai dû passer le restant de ma vie à essayer de trouver un sens à tout cela. Mais je savais, même alors, que c’était le moment le plus important de ma vie, plus important même que le simple fait de marcher sur la Lune… White semblait grincer des dents. Les muscles de ses mâchoires se contractaient sous les poils argentés de sa barbe. — Et ils appellent ça des « témoignages » ! Ils réclament notre contribution à tous ; ils nous demandent à nous, les Moonwalkers, l’histoire de notre révélation spirituelle sur la Lune ou dans l’espace. Pour ceux qui sont morts, comme Irwin ou Tom Lamb, ils font des montages virtuels à l’aide de vieux clips télévisés et de sources autobiographiques. — Vous n’allez pas coopérer ? — Mon cul, oui ! Jake, croyez-moi, ça ne s’est pas du tout passé comme ça. Il n’y avait que les check-lists et aucune de ces conneries. Aucune main divine ne m’a aidé à me torcher le cul quand nous n’avions qu’un sixième de g. Hadamard haussa les épaules. — J’imagine que c’est le genre de trucs à quoi il faut s’attendre quand ils transfèrent les fonds du Centre des visiteurs à la Fondation pour la Pensée et l’Éthique. — Ce putain de ramassis de créationnistes ? — Ils ont des potes à la Maison-Blanche à présent, Marcus. Écoutez, il vous suffit seulement d’en faire un. C’est un signe des temps. Il se peut que nous entrions dans une ère plus spirituelle. — Vous me faites marrer, Jake. Ne me dites pas que vous y croyez vous aussi ? Tout ça, c’est l’œuvre de Maclachlan et de son fondamentalisme démagogique. Si l’on n’y prend garde, ils vont nous ramener en plein Moyen ge. Savez-vous qu’ils enseignent à nouveau le créationnisme dans les écoles ? — Je sais, soupira Hadamard. Ce que White ne savait sans doute pas, c’est qu’il y avait plus alarmant encore. Par exemple, les communiqués de presse de la NASA faisaient l’objet d’une supervision de la part d’un membre de la Fondation pour la Pensée et l’Éthique, afin d’y déceler d’éventuels préjugés antireligieux ; les archives images du télescope spatial Hubble et des autres observatoires satellites étaient purgées de tout cliché susceptible d’avaliser des théories comme celle du Big Bang, sans que les partisans des « théories » alternatives aient à proposer en retour de meilleure réponse… — C’est comme ça, Marcus, dit gentiment Hadamard. Vous avez dû entendre parler des VLR. — Ouais. L’annulation du programme tant différé et au financement chaotique des véhicules de lancement récupérables avait été une des premières décisions prises par Maclachlan. — J’aimerais croire, ajouta White d’un air las, que cette décision a été prise sans votre aval. Hadamard, qui avait pris l’habitude de le nier, hésita, puis finit par avouer : — Je n’ai pas vraiment eu le choix, après que le Président et le chef du budget m’étaient tombés dessus. L’argument qu’ils ont invoqué, c’est qu’on a besoin de libérer des fonds gouvernementaux pour contrer les menaces de sécession de l’État de Washington et de l’Idaho. Sans parler du Nevada, si Maclachlan persiste à vouloir fermer les établissements impies de Vegas… Maclachlan pense que si nous avons lancé la mission Titan avant son élection, c’est dans l’unique but de légitimer la poursuite du programme de VLR. Il croit que nous avons voulu le forcer à s’engager à payer des milliards dans l’espace avant le résultat des urnes de 2008. Alors pour nous punir, il a simplement annulé le programme. — Donc, nous n’avons plus aucun moyen de récupérer nos gars. Mon Dieu. Ça fait un an tout juste, et nous les abandonnons déjà. — Ce n’est pas la position officielle. En tout cas, ce n’est pas la mienne. J’ai mis sur pied des groupes d’études dans tous nos centres pour évaluer des options de récupération sans l’aide d’un nouveau VLR. Mais je dois admettre que j’ai dû me battre pour maintenir les lancements de fusées Delta IV de ravitaillement… Marcus, le Président a la tête ailleurs que dans l’espace. — Oui, mais au moins vous avez défendu le maintien du programme, fit White d’une voix égale. Vous n’êtes peut-être pas le foutu technocrate que nous vous soupçonnions d’être. — Je vous remercie, répondit Hadamard d’un ton acerbe. White avait raison. Hadamard s’était opposé à la décision présidentielle, et avait sans doute ruiné ses chances de promotion auprès de lui. En outre, il n’avait rien gagné en retour. Il se demandait toujours pourquoi il avait fait une telle chose. Ça n’avait sûrement rien à voir avec la volonté héroïque de sauver « nos hommes et nos femmes dans l’espace ». Franchement, Benacerraf et les autres pouvaient aller se faire voir. Ils connaissaient les risques, techniques et politiques, quand ils étaient à bord de la dernière navette. Sa motivation était plus profonde. Hadamard cherchait à s’opposer à Maclachlan, sur tous les terrains qu’il pouvait défendre. C’était plutôt une question de principes, ce qui pouvait paraître curieux pour un type comme Hadamard. White continuait à déblatérer. Il apportait quelques bémols au compliment qu’il venait de lui faire. — Bien sûr, vous vous êtes planté, dit-il. — Comment ça ? — Aller sur Titan en utilisant des moteurs chimiques était une idée foncièrement stupide. J’ai soutenu la suggestion de Paula, faute de mieux. Et puis je pensais que ce serait toujours un commencement, et pas une fin comme aujourd’hui. — Donc nous devrions… — Nous devrions construire l’avenir. Lancer un programme global. Avec la peur que nous inspiraient les Chinois, nous avions l’occasion de changer les mentalités, d’enflammer les cœurs, de conduire l’Amérique dans l’espace… Nous devrions construire le nouveau VLR, placer sur orbite des étages de fusée à propulsion nucléaire, aller sur Mars et rentrer en quinze jours. Nous devons voir plus loin, envisager une colonisation du système solaire, en commençant par l’orbite terrestre, la Lune, Mars, puis au-delà. Techniquement, c’est faisable. C’est une question de volonté et de politique. La politique, elle est sur le papier. Ce pays a réalisé de grands projets qui ont changé la face du monde par le passé. Pensez à la Seconde Guerre mondiale. Et… Hadamard laissa le vieillard continuer jusqu’au bout. Puis il prit la parole : — Marcus, on a déjà ressassé tout ça auparavant. Dans les années cinquante, nous rêvions à Tsiolkovski et à sa conquête ordonnée de l’espace. Mais dans les années soixante, nous avons construit Apollo. Ça nous ressemble davantage, vous ne trouvez pas ? Et l’homme intelligent, celui qui réalise de grandes choses, il est forcément réaliste – il sait ce dont nous sommes capables et ce que nous sommes prêts à faire – et travaille uniquement dans ce cadre-là. — Comme Jim Webb. — Comme Jim Webb. En pleine guerre du Viêtnam, alors que son président venait de se faire descendre sous ses yeux, Jim Webb vous a envoyé sur la Lune. Il l’a fait en jouant la carte de la politique politicienne, et il n’aurait pas pu mieux faire. De la même manière, avec une technologie vieille de quarante ans et une épée de Damoclès en la personne de Maclachlan… — … vous nous avez envoyés sur Titan. — Putain, oui ! Je suis conscient que ce n’était pas la chose idéale ni la plus intelligente. Mais les choses intelligentes ne sont pas vraiment notre fort. On fait avec ce qu’on a. Vous auriez préféré qu’on ne les envoie pas sur Titan ? Regrettez-vous vos trois jours passés sur la Lune ? — Non. Bien sûr que non, grommela White. C’est juste que j’aurais préféré être plus jeune de cinquante ans… — Ce n’était pas une option, dit Hadamard sévèrement. On fait ce qu’on peut. Ils parcoururent le reste du centre à moitié inachevé. L’humeur de White ne s’adoucit pas tandis qu’il sélectionnait d’autres « témoignages » virtuels pour les montrer à Hadamard : l’expérience cislunaire ESP d’Ed Mitchell, d’interminables documents apocryphes de la NASA – des astronautes, y compris Armstrong, déclarant avoir vu des OVNI et des bases extraterrestres sur la Lune, une reconstitution de l’enregistrement supposé perdu des dernières minutes de la catastrophe de Challenger, où la voix terrorisée d’un astronaute récitait Le Seigneur est mon berger… White était furibard, les muscles et les veines de son cou bandés comme des câbles d’acier. — Vous savez, quand j’étais gamin, Titan n’était qu’un point lumineux parmi des milliers d’autres dans le ciel. Nous y avons fait atterrir une sonde. Nous avons découvert un monde nouveau ! Nous possédons des cartes du sol, un équipage en route, bon sang ! Mais si nous laissons faire Maclachlan, la Fondation pour la Pensée et l’Éthique et tous ces putains de trouducs, alors Titan redeviendra un point dans l’espace. Comment pourrions-nous gâcher tout ce savoir, Jake ? — Mais vous avez marché sur la Lune, dit Jake. Quoi qu’il arrive, ils ne pourront jamais vous retirer cet exploit. White l’étudia du regard. — Vous êtes vraiment en train de changer, monsieur le technocrate. — Ou bien c’est le monde qui change et me laisse en rade. Hadamard prit White par le bras ; il sentit ses muscles durcis sous sa veste de coton légère. — Allons, sortons d’ici. Je vous paie une bière. Ils sortirent et se dirigèrent vers le parking où était garée la voiture d’Hadamard. Dans le parc des fusées, une équipe de démolition abattait une Atlas-Mercury. Une de celles qui avaient placé John Glenn sur orbite. La fusée s’abattit dans un gémissement de tôle arrachée. 504e jour Lorsque Siobhan s’éteignit enfin, Mott se rendit compte qu’elle ne savait pas quoi faire. Elle ne connaissait ni prière, ni hymne, ni rituel qui permît d’apprivoiser la mort. Le reste de l’équipage était bien en peine d’y faire face également. Bill Angel proposa de démembrer le corps de Siobhan pour l’utiliser comme engrais dans la ferme. — Elle avait toujours voulu être une fermière dans l’espace, déclara-t-il, le visage dur. C’est l’occasion ou jamais. Jeter son corps par-dessus bord serait une perte de matière première que nous ne pouvons pas nous permettre. (Il lança un regard de défi à Mott.) On n’a pas le choix. La vie doit continuer. Nos vies. En fait, c’était les médecins au sol qui en avaient suggéré l’idée. Encore qu’il aurait fallu traiter la chair et les os de Libet avant de les moudre pour nourrir les plantes. Benacerraf s’y opposa fermement, soutenue par Rosenberg et Mott. Ils parvinrent finalement à se mettre d’accord sur une solution. Benacerraf revêtit son scaphandre de sortie extravéhiculaire et hissa le cadavre de Siobhan hors du sas, dans la soute de l’orbiteur. Le corps était enveloppé dans un drapeau américain – celui qui aurait dû flotter au-dessus du sol gelé de Titan – et attaché avec du ruban adhésif utilisé pour les canalisations et du tissu Beta. Elle rassembla toutes ses forces et poussa le corps à la dérive. Elle prononça son oraison funèbre d’une voix crachotante, déformée par les parasites radio. — Je vais vous lire ce qu’Isaac Newton écrivit à John Locke après avoir contemplé trop longtemps le Soleil. Je crois que c’est assez approprié… Au bout de quelques heures, mes yeux étaient dans un tel état que je ne pouvais plus fixer aucun objet de l’un ou l’autre œil sans voir le Soleil devant moi ; aussi je n’osai plus ni lire ni écrire sans avoir recouvré l’usage de ma vue ; je m’enfermai dans ma chambre plongée dans l’obscurité pendant trois jours de suite, et j’employai tous les moyens pour détourner mon imagination du Soleil. Car si je songeais à lui, je voyais aussitôt son image, bien que je fusse dans le noir. Mais à force de rester dans l’obscurité et d’appliquer mon esprit à d’autres sujets, je commençai à retrouver un peu l’usage de mes deux yeux, et en m’abstenant plusieurs jours encore de regarder des objets brillants, je pus à nouveau voir correctement, quoique ce ne fût pas encore parfait, car plusieurs mois encore, le spectre du Soleil revint toutes les fois que je commençais à méditer sur ce phénomène… — Je crois que ça résume tout, conclut Benacerraf d’une voix douce. Siobhan a contemplé trop longtemps le Soleil. Nous ne l’oublierons jamais. Mott était blottie contre une des fenêtres du pont supérieur et regardait le corps flotter devant l’antenne à haut gain. Dans la lumière féroce des rayons solaires filtrés par Vénus, il s’embrasa soudain. Puis il se perdit dans le ciel noir. Mott tâcha de se résigner à cette perte. Une partie d’elle-même se réjouissait que ce ne fût pas elle, Nicola, qui eût été piégée dans le tunnel d’accès. Mais l’autre se sentait coupable, au contraire, de cet état de fait. Lorsqu’elle examinait son âme, elle y trouvait surtout de l’incompréhension. Il s’avéra impossible d’oublier Siobhan, de retrouver une vie normale. Bizarrement, et assez grotesquement, Siobhan n’était toujours pas partie. La petite impulsion que lui avait donnée Benacerraf n’avait eu d’autre effet que de la placer sur une orbite légèrement décalée autour de Discovery. La pauvre Siobhan suivait toujours la navette dans son périple autour du Soleil. C’était comme si Siobhan ne les avait jamais quittés. Comme si son absence, le trou béant qu’elle laissait derrière elle, était une chose vivante qui poursuivait Mott, quels que fussent ses efforts pour y échapper : les heures d’exercices éreintants dans la centrifugeuse, son travail à la ferme ou dans les modules Apollo, le temps qu’elle essayait de perdre dans la vacance du sommeil. Après quelque temps, Mott se rendit compte qu’elle ne fonctionnait plus qu’à peine, tant elle était plongée dans son désespoir. Barbara Fahy, récemment nommée chef du Bureau des vols spatiaux pilotés, apprit la nouvelle par un courrier électronique diffusé à tous les échelons de la hiérarchie par Jake Hadamard. Al Hartle – qui était devenu premier conseiller du Président – tentait de bloquer le lancement des fusées Delta IV pour le ravitaillement de l’équipage de Discovery. Fahy n’en crut pas ses yeux. Elle vérifia immédiatement la nouvelle auprès de Canaveral et de Vandenburg. Les soutes cargo chargées de biens de consommation et d’équipements pour la suite du voyage de Discovery vers Titan étaient déjà démontées et stockées dans des hangars. C’était donc vrai. Elle contacta Hadamard à son bureau du quartier général de la NASA à Washington. Le visage d’Hadamard s’afficha sur son écran souple, fatigué et affaissé. — Oui, fit-il, c’est la stricte vérité. J’aurais dû vous en informer moi-même, mais… — Mais quoi ? Vous n’aviez pas le courage de me le dire en face ? — Je ne sais pas, Barbara. Putain de merde ! Un message antiblasphème clignota sur l’écran. — Jake, je ne voulais pas de ce boulot au départ. Comment suis-je supposée le mener à bien si vous ne me tenez pas informée ? — Il se passe des choses graves à Washington en ce moment. Souhaitez-vous vraiment que je vous implique dans toutes les batailles que je dois mener ? — Si elles mettent en cause la vie de mon équipage, le seul que nous ayons dans l’espace, alors bon Dieu, oui, je le souhaite ! « Attention blasphème ». Elle pointa son doigt sur l’écran d’un air pensif, mais il n’y avait plus aucun moyen de déconnecter les filtres antiobscénités. — On a déjà abandonné tout espoir de rapatriement, poursuivit-elle. Si nous annulons maintenant le ravitaillement… — Épargnez-moi vos explications, Barbara, je les connais déjà. Je ne suis pas si stupide. Mais en ce moment précis, j’ai les mains liées. Je ne peux pas remporter toutes les batailles. Je dois choisir le terrain que je vais défendre. — Quel terrain est plus important que ça, la vie de… — C’est à moi d’en décider, répondit-il d’une voix tendue. Écoutez, j’ai une entrevue avec Hartle à neuf heures demain matin, dans mon bureau. Je veux que vous y assistiez. — Pourquoi ? — Il vaut mieux que vous le découvriez par vous-même. — Dois-je préparer quelque chose ? Hadamard sourit. — Contentez-vous seulement de faire la même tête que tout à l’heure quand vous m’avez appelé. Servez-vous-en contre Al Hartle, au lieu de moi… Sur les vols à destination de Washington, les compagnies aériennes distribuaient désormais des masques antipollution et des packs à oxygène à tous leurs passagers. Et lorsque Fahy s’apprêta à monter dans la limousine garée devant le terminal, le ciel sans nuages était tellement pollué qu’il prenait une teinte orangée. C’était un signe, peut-être. La météo de Titan descendue sur Terre. Le bureau d’Hadamard au QG de la NASA était tout en longueur, somptueux, et vieillot. Lorsqu’elle rentra, elle vit qu’Hartle était déjà là, accompagné de son assistant, un officier mince en sobre uniforme bleu. Celui-ci se présenta sous le nom de Gareth Deeke. Il fit un signe de tête courtois à Fahy, un petit sourire au coin de la bouche, comme s’il était amusé de la voir en ces lieux. Ses yeux étaient masqués par de grosses lunettes qui lui donnaient l’air d’un insecte. Deeke avait accroché un écran souple sur le mur, affichant une carte en couleurs du Pacifique. L’entretien prenait des allures de briefing de stratégie militaire. C’était peut-être bien le bureau de Jake Hadamard, mais l’ordre du jour n’était sûrement pas le sien. — … Nous voici dans l’ère asiatique, déclara Deeke. Nos analystes l’avaient prédit il y a vingt ans, et leurs prédictions se sont avérées exactes. C’est la fin de notre domination géopolitique. Nous entrons dans une période où nous ne sommes plus qu’un joueur parmi d’autres dans le Pacifique. Nos adversaires se nomment Japon, Corée, Viêtnam, et au cœur de ce dispositif… — La Chine communiste, siffla Hartle. Ces putains de rouges. À l’heure actuelle, le plus gros PIB du monde, le boom économique le plus rapide, l’expansion militaire la plus véloce. Six millions d’hommes sous les drapeaux, dix mille avions de combat… Ils montrèrent une carte de la Chine, où des zones de conflit apparaissaient en rouge à sa périphérie. — Nous savons que la Chine convoite un certain nombre de zones qui jouxtent ses frontières terrestres et maritimes, et pour certaines, cela dure depuis des dizaines d’années. Récemment, des canonnières ont lancé des opérations offensives contre des plates-formes pétrolières PetroViêtnam-Conoco dans le sud de la mer de Chine, au sud-est d’Hô Chi Minh-Ville. Je n’ai pas besoin de vous rappeler le conflit frontalier entre la Chine et le Viêtnam en 1979. Toute la région est quadrillée de voies de navigation. N’importe quel conflit entre la Chine et le Viêtnam pourrait s’étendre à la Malaisie, à Taïwan et aux Philippines. Regardez, dit-il en pointant du doigt un autre coin de la carte. Vladivostok, le cœur de ce que les Russes appellent leur territoire maritime du Pacifique. Il fut cédé par Pékin à la Russie en 1860, lorsque les Français et les Anglais tenaient la Chine à la gorge. Aujourd’hui, les Français et les Britanniques sont partis, et la Chine réclame le retour de sa province. C’est une zone clé. La Chine cherche à mettre la main sur un port de la mer du Japon. Actuellement, les Chinois sont pris dans un étau formé par la Russie et la Corée. En outre, la densité démographique sur la partie chinoise de la frontière est trois fois plus importante que du côté russe. C’est assez tentant… Troisième point stratégique : Taïwan. La CIA pense que c’est la zone la plus explosive de toute la région. Les communistes chinois ont toujours affirmé que la moindre tentative de la part de Taïwan pour conquérir son indépendance légale justifierait à elle seule une guerre. Ce n’est pas encore le cas, mais nous pensons que les Chinois s’apprêtent à frapper un grand coup. Nous avons assisté à des exercices de l’Armée de libération populaire sur le continent, à plusieurs violations de l’espace aérien taïwanais par des avions militaires chinois ; des tirs de missiles dans les eaux territoriales de Taïwan ; des blocus, en particulier autour des ports principaux, Keelung et Kaohsiung… C’est le schéma classique. Ils l’avaient déjà fait dans les années cinquante, puis dans les années quatre-vingt-dix. Cette fois-ci, ça a l’air sérieux. Et apparemment, il y aurait une faction au sein de la hiérarchie militaire chinoise qui considère que les Américains n’interviendront pas dans le détroit de Taïwan, quelle que soit la tournure que prendront les événements. — Mais pourquoi les Chinois feraient-ils une telle chose ? interrompit Fahy. Pourquoi maintenant ? Hartle se tourna vers elle. — Pour le comprendre, miss Fahy, il faut connaître la psychologie des vieillards qui gouvernent la Chine communiste, et ce depuis des décennies. Elle jeta un coup d’œil sur son visage buriné et ses yeux bleus humides. Personne d’autre que vous ne me semble mieux placé pour connaître cette psychologie, mon général, songea-t-elle. — Le Parti maintient toujours son emprise sur la Chine. Jusqu’à présent. Mais ces vieux nains ratatinés à Pékin sentent que le pouvoir est en train de leur échapper. Ils craignent avant tout le koan, le retour au chaos qui, à leurs yeux, représentait la principale faiblesse de l’Empire chinois dans le passé. Or nous avons toutes les raisons de croire que le koan guette à nouveau le pays. — Quelques-unes des nouvelles zones de croissance économique réclament plus d’indépendance auprès de Pékin, ajouta Deeke. Personne ne sait vraiment ce qui se passe dans la tête des jeunes gens des nouvelles cités. De plus, l’influence du communisme dans les zones rurales est en grave déclin depuis des dizaines d’années. Le communisme a laissé la place à toutes sortes de sectes et de croyances ; il y a le culte de Wu Yangming, qui fut exécuté pour viol il y a quinze ans. Il s’était autoproclamé le Saint Empereur, la réincarnation de Jésus-Christ. La mort ne l’a pas arrêté. Wu compte à lui seul un million de fidèles. Certaines de ces sectes s’organisent sur la base des méthodes que Mao utilisa pendant l’insurrection – des méthodes qui ont prouvé leur efficacité. — Imaginez, enchaîna Hartle, un milliard de culs-terreux affamés, aux rizières asséchées, qui pètent les plombs pour de nouveaux dieux, qui consultent le I Ching… et s’organisent. Une vraie poudrière. — Le pouvoir a besoin de quelque chose pour rasseoir son autorité, déclara Deeke. Un acte symbolique, une démonstration de force. Les tirs spatiaux n’y ont rien fait. Alors qu’une guerre avec Taïwan par exemple… — Nous ne devons pas permettre l’émergence d’une grande puissance sur le continent asiatique, déclara Hartle avec une noirceur presque comique. Nous ne voulons pas passer le reste du millénaire à payer tribut à ces putains de communistes chinois. Ils peuvent toujours protester, on s’en fout. Mais s’ils tentent quoi que ce soit – reprendre Taïwan par exemple –, alors nous devons être prêts… — Je croyais que nous étions là pour discuter du programme spatial, coupa Fahy, l’air renfrogné. Hartle l’examina avec circonspection. — J’ai une citation pour vous, Miss Fahy. Je me demande si vous allez la reconnaître : « Il se peut que vous ne vous intéressiez pas à la guerre, mais la guerre, elle, s’intéresse à vous. » Vous en connaissez l’auteur ? — Non… — C’est Trotski. La guerre nous appelle, jeune dame. Il lui fit un clin d’œil et ajouta : — Vous dirigez le Bureau… — Des vols spatiaux habités. — Eh bien, j’ai bien peur que ce ne soit la fin des vols habités, Miss Fahy. Donc, j’imagine que vous allez vous retrouvez au chômage. Mais nous détestons perdre les gens de valeur. Peut-être que vous êtes la personne toute désignée pour notre nouveau programme. — De quel programme s’agit-il ? Hartle fit un signe de tête à Deeke, qui programma son écran souple une fois de plus. Aux cartes se substituèrent des images plusieurs fois grossies de bactéries et de brins d’ADN. Deeke repartit dans son laïus. Ses manières doucereuses déconcertaient Fahy. On aurait dit une machine, entièrement dévouée à Hartle, sans la moindre conviction personnelle. — Les Chinois ne manquent pas de ressources humaines et ont toujours accepté la guerre d’usure ou les massacres comme des formes acceptables de lutte. — C’est pourquoi nous avons besoin d’une nouvelle arme de dissuasion. — Laquelle ? interrogea Hadamard, soucieux. — Une arme biologique, répondit Hartle avec un large sourire. Jake, Miss Fahy, nous avons atteint une sorte de plateau en matière de technologie ; en revanche, nos petits gars dans les labos ont fait des progrès remarquables au cours des deux dernières décennies. Depuis que la cartographie du génome humain est achevée, de nouvelles possibilités s’offrent à nous. Il est possible de distinguer les groupes ethniques et raciaux à partir de leur ADN. Je m’explique : les chercheurs en laboratoire peuvent créer un agent biologique qui ne tuera que les individus d’un même groupe. — Mon Dieu ! s’exclama Fahy. Et lesquels ? — Les Han, par exemple. Miss Fahy, avec une telle arme, tirée à partir de lanceurs de missiles à échelle réduite – et c’est là que la NASA intervient –, nous pourrions décapiter la fleur du communisme chinois. Ou bien la menacer, ce qui revient au même. — Vous êtes dingue, souffla Fahy. — Écoutez, Barbara… intervint Hadamard, qui joignit ses mains. Al, je crois que nous en avons assez entendu. La NASA est encore un organisme civil, dédié à l’exploration spatiale et à l’information du public américain et du reste du monde. Ne vous attendez pas à ce que nous contribuions à un tel programme… La voix d’Hadamard sonna creux, comme s’il n’était pas convaincu par ses propres paroles. — Il a raison. Vous ne pouvez pas nous dicter des ordres, dit-elle à Hartle. Qu’importe Maclachlan. Votre autorité a des limites. Hartle ne parut pas broncher. — Jake, excusez-moi, mais vous ne lui avez rien dit ? Fahy fronça les sourcils. — Dit quoi ? — Dans dix-sept jours exactement, je serai le nouveau directeur de la NASA. Les temps changent, Miss Fahy. Hadamard jeta un regard en coin à Fahy et haussa les épaules. — Cela a pris cinquante ans, mais l’Air Force a fini par gagner. Je suis désolé, Barbara. Hartle adressa un large sourire à Fahy, qui laissa deviner d’antiques plombages dans sa mâchoire. — Je peux vous dévoiler dès à présent ce que seront mes premières décisions. Comme ça vous pourrez vous préparer, Miss Fahy. La NASA est un gouffre financier depuis des dizaines d’années. Aujourd’hui, nous devons faire face à une crise sans précédent, et c’est pourquoi tout ce gâchis doit cesser sans plus tarder. — Ce qui veut dire en clair ? demanda Hadamard. — Ce qui signifie la fin de vos foutues expériences scientifiques. Premier point : fin du réseau de poursuite DSN. Deuxième point : tous les satellites scientifiques, les observatoires… — Certains d’entre eux sont là depuis plusieurs décennies, interrompit Fahy. Le télescope spatial Hubble est une réussite éclatante… — Si vous avez récolté des données sur plusieurs décennies, fit Hartle, alors je ne devrais pas soulever beaucoup d’objections en verrouillant la manne, n’est-ce pas ? — Ça ne marche pas comme cela, Al, fit remarquer Hadamard d’une voix douce. — Quoi ? La science ? J’emmerde la science, Jake. J’imagine que vous ne vous étiez pas aperçu, ici, dans votre tour d’ivoire, que la science n’était pas inscrite sur la liste des priorités de cette Administration. Les seuls satellites américains que je souhaite conserver sont des satellites à visée militaire ou commerciale : les satellites de communication, d’observation et de reconnaissance. Point suivant : les fusées Delta IV actuellement consignées pour ces putains de missions de ravitaillement en espace lointain seront réaffectées à des missions militaires, ce qui était la fonction initiale du programme Delta IV. Miss Fahy, ça vous pose un problème ? — Oui ! hurla-t-elle. Oui, j’ai un problème. Bon sang, général… — Personne n’a forcé votre putain d’équipage, cette bande de gouines, d’écologistes et de pilotes has been, à s’embarquer pour l’espace, répondit Hartle. Ils connaissaient les risques lorsqu’ils ont accepté de signer. — Ils n’ont pas signé pour accepter le risque de se faire tirer dessus. — Barbara… bredouilla Hadamard d’un air abattu. Hartle lui lança un regard de pitié. — Vous savez, Miss Fahy, j’ai la nette impression que vous n’avez pas bien entendu ce qui a été dit ce matin. Je vais vous le rappeler. L’époque de vos exploits à la Buck Rogers de cadets de l’espace est définitivement révolue. La perte de votre équipage – si ça arrive – est regrettable. Mais ils en ont fait le choix. Nous avons déversé des milliards chaque année pour votre cirque. Eh bien, Miss Fahy, j’ai été mandaté par le Président pour y mettre un terme. Et c’est la première chose que je vais m’empresser de faire. — Conservons une parabole, dit vivement Hadamard. — Hein ? — Une antenne parabolique de poursuite des vols dans l’espace lointain. Nous pourrions garder celle de Goldstone ouverte, par exemple. De cette façon, au moins, nous pourrons garder le contact radio avec Discovery. C’est un bon point pour les relations publiques, Al. Les yeux de Hartle se plissèrent. — Et pourquoi pas ? dit-il. Gardez votre antenne. Qu’est-ce que ça nous coûte ? Hadamard hocha la tête en évitant soigneusement le regard de Fahy. Il venait de remporter une petite victoire en arrachant à Hartle une concession à peu de frais. Peut-être bien, se demanda Fahy, que c’était l’objectif principal de cette réunion. Peut-être qu’il m’a fait venir ici pour faire diversion, pour faire écran à la colère de Hartle. Je devrais faire preuve de plus de diplomatie. Mais ce n’est pas mon truc. — Qui se chargera de l’annoncer aux astronautes ? Vous, mon général ? Le Président ? Qui informera les familles ? Hartle sourit à nouveau et se leva. — Je laisserai ce soin à notre bon vieux Jake. C’est encore lui qui est aux commandes jusqu’à la fin du mois. Et vous, Miss Fahy, vous commencerez à travailler sur les systèmes de tir des bombes biologiques dont nous venons de parler. — Je démissionne, déclara-t-elle abruptement. Vous aurez ma démission sur votre bureau le jour où vous entrerez en fonctions. Il s’avança vers elle, l’air menaçant. — Et le lendemain on vous la carrera dans le cul. Nous sommes en temps de crise, Miss Fahy. Démissionner n’est plus une option. Pour aucun d’entre nous. Il tourna les talons et quitta la pièce. Deeke enroula son écran souple, fit un signe de tête à Hadamard, et lui emboîta le pas. Hadamard, les yeux rivés au sol, semblait à court de paroles. Dans l’encadrement de la fenêtre derrière lui, un quartier de ciel orangé brillait d’un éclat éblouissant après la pluie. 680e jour Benacerraf était assise dans le siège gauche du pilote sur le pont supérieur de la navette Discovery. Elle était vêtue d’un short et d’un T-shirt coupés dans le sempiternel tissu Beta, qui plus est toujours aussi douteux. L’atmosphère du pont supérieur était douillette, un peu comme celle d’une tanière, illuminée par les lumières fluorescentes des pare-soleil et des voyants multicolores des instruments de bord. Benacerraf avait toujours trouvé l’endroit confortable ; elle se sentait chez elle, en quelque sorte, dans cet environnement dans lequel elle avait passé des heures à s’entraîner et à voler. Avec ses grandes fenêtres, le pont supérieur contrastait agréablement avec la prison sordide qu’étaient devenus le module d’habitation et la centrifugeuse nauséabonde. C’était particulièrement vrai ce jour-là, où pour la première fois depuis presque deux ans, des flots de lumière terrestre filtraient à nouveau dans le vaisseau. À trente minutes de l’approche maximale, la Terre ressemblait à une grosse boule aussi grande qu’une assiette tenue à bout de bras. De là où était Benacerraf, la planète formait un disque rebondi, suspendu au-dessus du plafond de la cabine. L’orbiteur survolerait la Terre, soute face à la planète, le ventre tourné vers l’extérieur, afin d’optimiser le fonctionnement des instruments reliés au sol. Discovery tournoyait à la vitesse de vingt kilomètres par seconde – suffisamment vite pour traverser le continent américain en cinq minutes, et parcourir le diamètre de la Terre en onze minutes. L’hémisphère tourné vers le Soleil ne montrait presque que des surfaces émergées. Il devait être midi en Asie centrale, et la majeure partie du Pacifique était plongée dans l’obscurité. Elle distingua les plateaux montagneux qui partaient de la Turquie, traversaient l’Iran et l’Afghanistan jusqu’à l’immense plateau tibétain. Le plateau était coupé du reste de l’Inde par les sommets plus élevés encore de l’Himalaya. Au sud et à l’est, s’étendaient les grandes vallées asiatiques, où s’entassaient par millions les êtres humains. Des masses de stratus, émergeant de la couche de vapeur, venaient perturber les autres nuages, comme des vagues s’écrasant contre une paroi de mille kilomètres de long. Benacerraf – toujours attachée à son pays, malgré tout – ressentit une pointe de regret à l’idée qu’elle ne reverrait plus le continent américain. Les astronautes d’Apollo avaient été frappés par la beauté et la fragilité de la Terre vue de l’espace. Elle n’avait pas du tout la même impression. Au premier coup d’œil, la Terre était surtout un monde dominé par les océans, les déserts et les régions glacées, partiellement envahie par les nuages. Les zones colonisées par les humains paraissaient rapetissées en comparaison, de petits rectangles de terres cultivées agglutinés près des côtes et des rivières, faisant parfois de timides incursions au pied des montagnes. La plus grande partie de la Terre était déserte, trop hostile pour l’homme. Les villes formaient de petites grappes accrochées aux bords des continents, comme des lichens fragiles. Aux yeux de Benacerraf, le panorama qu’offrait l’espace ne dévoilait pas tant la fragilité de la Terre que celle des frêles colonies humaines, même après quatre milliards d’années d’évolution de la vie. Les êtres humains étaient cantonnés à une mince carapace autour de la Terre, dont l’épaisseur aurait pu être parcourue en une heure de voiture. Dans les profondeurs lointaines de l’espace interplanétaire, où la Terre et la Lune étaient réduites à des points minuscules, l’homme n’avait laissé d’autres traces que celles d’une poignée de vaisseaux spatiaux fatigués, un sifflement étouffé de parasites radio… et Discovery. L’Univers était un vaste désert mort. Il ignorait tout de l’homme et de ses réalisations. Benacerraf, qui s’était aventurée plus loin que Vénus, avait pu le constater par elle-même. En filant maintenant au-dessus de l’enveloppe terrestre, elle n’avait pas changé d’opinion. En de pareils instants, l’image de la vie n’aspirant à rien d’autre qu’à se raccrocher désespérément à la surface de cette grosse boule de roches semblait parfaitement absurde. Seule dans la cabine de pilotage, elle n’avait aucune idée de l’endroit où se trouvaient les autres. Cela donnait à réfléchir de savoir que tous les quatre étaient incapables de se supporter au point de partager ensemble ces quelques heures de survol de leur propre planète. Tant pis, elle ne quitterait la cabine pour rien au monde. La vue était époustouflante et elle avait du travail à faire. Discovery passa derrière la planète, dans le cône d’ombre ; la sphère s’amenuisa jusqu’à ne plus former qu’un mince croissant. Le croissant s’amincit au fur et à mesure qu’il grandissait, comme si la lumière saignait par ses pointes effilées. Bientôt, il devint si grand que Benacerraf dut tendre le cou pour l’apercevoir tout entier. Alors, dans un embrasement de rouge et d’or, le Soleil disparut sous l’horizon. Discovery, qui volait au-dessus de l’océan, plongea dans l’ombre gigantesque de la Terre. À présent, le vaisseau pénétrait dans un paysage nouveau qui se dévoila progressivement aux yeux de Benacerraf, une fois qu’ils se furent accoutumés à l’obscurité. Au-dessus de l’hémisphère obscur pointait une immense aurore. Un rideau de lumière verte grandissait depuis la navette jusqu’à l’horizon, près du pôle. Plus bas, l’aurore se mêlait à la lueur atmosphérique, engendrée par l’excitation des gaz au contact des rayons solaires. Elle vit des nuages noctilucents, de très hautes plates-formes illuminées par la lueur atmosphérique, comme la surface d’une mer laiteuse peu profonde. Au-dessus de l’aurore, elle crut apercevoir des flèches lumineuses, de fines stries qui semblaient provenir d’altitudes beaucoup plus élevées, des rayons alignés sur le champ magnétique de la Terre. Les rideaux et les plis auroraux avaient l’air d’être au même niveau que Discovery – l’orbiteur était tout près de sa phase d’approche terminale, à quelques centaines de kilomètres de la planète seulement –, et Benacerraf éprouvait une sensation inaccoutumée de mouvement et de vitesse, l’impression de filer à travers une mer invisible, peuplée par ces icebergs de lumière froide. C’était la chose la plus belle qu’il lui eût jamais été donné de voir, et un immense soulagement après le vide angoissant de l’espace interplanétaire, où ils n’avaient jamais l’impression d’aller nulle part. Discovery rendait une dernière fois visite à la Terre pour une assistance gravitationnelle qui la lancerait vers Jupiter. En survolant la Terre de si près, Discovery s’était brièvement accouplée à la planète, comme un enfant, songea Benacerraf, agrippant un manège propulsé par le bras de son père. Lorsque Discovery repartirait, elle aurait gagné suffisamment d’énergie – l’équivalent de milliers de tonnes de carburant supplémentaire –, aux dépens de la propre énergie de la planète, dont la vitesse de rotation autour du Soleil serait à jamais ralentie. Benacerraf se souvint qu’un officier chargé des Relations publiques avait tenté d’expliquer ce phénomène lors d’une conférence donnée au CSJ, quelques mois avant leur lancement. Un journaliste avait demandé si le ralentissement de la Terre sur son orbite autour du Soleil aurait des incidences sur l’environnement. Sur l’estrade, les officiels avaient hoché la tête et roulé les yeux comme à leur habitude. Alors Bill Angel avait répondu d’un air moqueur que la NASA n’aurait qu’à lancer un nouveau vaisseau pour le faire survoler la Terre dans la direction opposée… Un éclat de rire général était monté du public. Mais l’intervention d’Angel avait laissé un goût amer dans la bouche de Benacerraf. Ce journaliste était en droit d’attendre une vraie réponse à sa question. Dès qu’il s’agissait de science ou de technologie, les gens de la NASA étaient toujours prompts à se moquer des ignorants. Il suffisait de repenser à l’histoire du programme civil d’énergie nucléaire pour voir que ses ingénieurs n’avaient bénéficié, quant à eux, d’aucun pacte de confiance implicite, qu’ils avaient le devoir de répondre à toutes les interrogations soucieuses du public, si stupides fussent-elles. En outre, Angel avait fait preuve d’une véritable faute tactique. Les questions suivantes des journalistes s’étaient faites plus hostiles ; l’une d’elles avait porté, par exemple, sur les plans d’urgence de la NASA pour faire exploser la navette en cas de pépin – si le vaisseau s’était mis à tomber en vrille sur la Terre, avec sa soute chargée d’uranium… Peut-être que toute cette arrogance avait finalement contribué à la décision d’abandonner Benacerraf et son équipage, en annulant le programme de récupération, y compris les missions de ravitaillement. Benacerraf et les autres s’étaient plus ou moins attendus à cette sentence depuis le début, même au moment de dessiner le profil invraisemblable de la mission dans sa maison de Clear Lake. Et, bizarrement, ils n’avaient pas si mal encaissé la nouvelle, qui était tombée pendant qu’ils orbitaient autour du Soleil. Mais à présent qu’ils étaient tout proches de la Terre, c’était plus dur à avaler. Survoler cette lueur bleue, en n’étant séparée que de quelques milliers de kilomètres de Jackie et des gosses, sans pouvoir les atteindre, était particulièrement insupportable. Car cette proximité n’était qu’une illusion. Elle était maintenant séparée de la Terre par les barrières intangibles de la vitesse et de l’énergie, aussi insurmontables que les distances incommensurables du système solaire. Il n’y avait pas moyen pour Discovery de perdre toute son énergie cinétique si durement gagnée, afin de les ramener sains et saufs à la maison. Benacerraf ne retournerait plus jamais chez elle. Son unique destination était Titan, un trou sombre et glacé, perdu aux confins du Système. Soudain, une lueur jaune apparut au loin, au bord du toit formé par l’hémisphère du Pacifique. Un magnifique rai bleu profond enveloppa la courbe immense de la Terre. Puis du brun doré filtra dans la lumière. L’or saillit abruptement du bleu, aussi étincelant que les flammes d’une fusée, et envahit tout l’horizon. Une tranche de Soleil, à peine plus grosse qu’un ongle, surgit alors, et les ombres des nuages montèrent à travers l’océan en direction de Benacerraf. Une lumière blanche éclatante inonda la cabine, tandis que le Soleil se hissait au-dessus du dôme terrestre. C’était le dernier lever de Soleil au-dessus de la Terre auquel ils assisteraient. … Un coup sec, devant elle, la fit sursauter. Nom d’un chien ! On aurait vraiment cru que quelqu’un cognait à la fenêtre. Elle se détacha de son siège et se précipita tête la première vers le hublot. Elle aperçut un petit cratère d’environ un millimètre et demi de diamètre, qui scintillait comme une goutte de pluie. Elle sut qu’elle ne courait aucun danger. La vitre extérieure avait une épaisseur de un centimètre et était renforcée par deux autres panneaux vitrés, ce qui faisait au total cinq centimètres d’épaisseur de verre entre elle et le vide intersidéral. Quelque chose de naturel (une micrométéorite ?) avait sans doute provoqué ce minuscule éclat. D’un autre côté, Discovery volait exactement à l’altitude où la densité des débris d’origine humaine accumulés en orbite – des morceaux de satellites hors service, des gouttes de carburant gelé, des écrous et des boulons – était la plus forte. Elle était prête à parier qu’en fouillant le petit trou elle trouverait un éclat de peinture chinoise bon marché ou une goutte d’urine congelée issue de Mir. Une minute après l’approche maximale, la Terre recula de cent dix kilomètres, et Benacerraf vit la planète s’éloigner définitivement. Quelques minutes après, Discovery s’était élevée de plus d’un millier et demi de kilomètres au-dessus de la surface. Alors, tandis que la Terre bombait son torse océanique argenté, elle ressentit une brutale impression de perte et de solitude. L’immense croissant délicatement frangé de bleu et de blanc s’élargit rapidement, et la face illuminée par le ciel bleu éclatant se déploya dans l’obscurité. À la vue des nuages qui s’amoncelaient rapidement au-dessus de l’équateur, elle prit conscience de leur vitesse formidable. Au bout de quinze minutes, l’orbiteur s’était éloigné d’une distance équivalente au diamètre terrestre ; puis, soudain, le disque à moitié plongé dans l’ombre s’encadra dans la fenêtre de son hublot, suspendu au-dessus de la soute comme une Lune improbable… Alors, au-dessus de la face ombrée de la Terre, Benacerraf entrevit un éclair de lumière intense : une flamme, aussi mince qu’un cheveu, longue de quelques centaines de kilomètres, rapetissée par la carcasse de la Terre. La lumière s’évanouit, aussi rapidement qu’elle s’était formée. Un sourire s’épanouit sur son visage. C’était ce qu’elle avait tant attendu. À présent, Discovery continuerait seule et Nicola Mott pourrait enfin trouver le sommeil. Après avoir accompagné la navette autour du Soleil, Siobhan Libet avait enfin trouvé sa dernière demeure. À sa descente de l’avion à l’aéroport de Sea Tac, Marcus White découvrit une longue file d’attente au contrôle des passeports. Il fit la queue comme tout le monde, ignorant son mal de dos, les prothèses de ses hanches, ses jambes frappées d’ostéoporose et la pression de sa vessie, dont la contenance ne semblait plus excéder un verre ces temps-ci. Le paradoxe était qu’il se sentait le même homme intérieurement. Il était simplement prisonnier de son écorce pourrissante, qui le ralentissait dans un monde qui avançait plus vite que lui. Un gigantesque écran au-dessus de leurs têtes montrait Frank Sinatra et Katherine Hepburn à l’affiche d’un remake féministe de Casablanca, et tous les gens dans la queue fixaient, ébahis comme un troupeau de moutons hypnotisés, le visage virtuel de Sinatra. La file s’écoulait lentement. Son attention se mit à flotter. Quelquefois il croyait revoir le paysage inondé de lumière : le régolite lumineux dans le ciel noir, son propre reflet dans la visière de Tom, faisant une brusque irruption dans la morne réalité du présent… Un type le poussa dans le dos. Il s’avança dans la file. Il se rappela quelque chose que lui avait dit cette Chinoise, Jiang Ling, lors de sa visite quelques années plus tôt. En Chine, malgré tous les inconvénients du système, les choses étaient différentes ; l’objectif de la Chine était la croissance économique, mais pas au détriment de la famille. Jiang lui avait parlé de ses devoirs filiaux envers ses parents et les grands-parents qui lui restaient. Il suffisait de jeter un coup d’œil sur les gens autour de lui pour comprendre qu’il ne représentait qu’un obstacle irritant à leurs yeux. Pendant ce temps, le crétin en poste à la Maison-Blanche évoquait des « solutions radicales à nos problèmes démographiques »… Les cabines d’agrément, ils appelaient ça. Rien que d’y penser, cela lui filait des sueurs froides. Mais Geena était morte depuis longtemps et son fils, Bob, avait fondé sa propre famille, que White avait rarement l’occasion de voir. La plupart du temps, il est vrai, il s’en fichait royalement. Il arriva enfin en tête de la queue. L’employée n’était encore qu’une gosse. Son visage était tellement couvert de tatouages numériques qu’elle ressemblait presque à un de ces putains de Négativistes qui passaient leur temps à gâcher la vie des autres. White saisit l’occasion pour décharger sa bile sur elle. Peut-être bien que l’état de Washington était devenu un pays à part entière, mais de son point de vue c’était une véritable plaisanterie que de devoir montrer patte blanche – même sous la forme des nouveaux passeports tatoués sur le dos de la main – simplement pour se rendre de Houston à Seattle. L’employée le laissa dire. Elle n’avait, bien sûr, aucune réponse à lui fournir. Une fois sorti du terminal, il héla un taxi et dicta au chauffeur l’adresse de Jackie Benacerraf, juste après la 23e Avenue, dans le quartier de Capitol Park. Seattle était une ville étincelante, propre et en pleine expansion. L’air y était frais et non pollué, si bien qu’il aurait presque pu sentir l’odeur des forêts environnantes. Il n’aurait même pas à se servir du pébroc qu’il avait emporté en prévision du crachin habituel qui régnait dans la région. Il avait toujours aimé cette ville tout en longueur qui s’étendait sur un isthme, avec ses parcs, ses canaux et sa vue imprenable sur les montagnes et les lacs. Il s’y était rendu bien des années auparavant, à l’époque d’Apollo, pour visiter les usines Boeing, se familiariser avec le matériel et échanger des congratulations. Boeing était alors responsable de la construction du premier étage de la fusée Saturn. White reconnut certains monuments de la ville, mais ça construisait dans tous les sens, et il eut l’impression que partout où il regardait il rencontrait des visages d’Asiatiques replets : des Chinois, des Japonais, des Malais. Et les murs, y compris ceux des bâtiments plus anciens, étaient recouverts d’immenses posters numériques, déversant un flot de publicités et d’infomerciales, ainsi que des soaps baveux jour et nuit. Il devenait difficile de distinguer les contours des choses et la structure architecturale de la ville ; il aurait pu se trouver finalement n’importe où. Cela s’appelait désormais la Nouvelle Colombie : un amalgame de l’Alaska, de l’ancien état de Washington et de l’Oregon – tous ayant fait sécession des États-Unis après l’investiture de Maclachlan – et des vieilles provinces canadiennes de la Colombie britannique et d’Alberta. Dès sa formation, la jeune nation s’était révélée une puissance économique de premier plan, avec une balance commerciale excédentaire et des atouts non négligeables, comme le pétrole d’Alaska, le gaz naturel et le blé de l’Alberta, les secteurs informatiques, nucléaires et aérospatiaux de l’état de Washington, le bois de construction et les industries de technologies de pointe de l’Oregon, une rangée de ports massifs tournés vers les échanges Asie-Pacifique, sans parler d’une main-d’œuvre hautement qualifiée. Il se trouvait à des lieues des vestiges des anciens États-Unis d’Amérique, des cités de la côte Est, asphyxiées par le smog. Dans un pays du Pacifique moderne, prospère et agressif. Il secoua la tête. Il détestait succomber à des pensées de vieux con. Son vrai problème n’était pas que Seattle ne fit plus partie des États-Unis, mais que ce ne fût plus les années soixante. Les jeunes refaçonnaient le monde, et la Terre lui devenait étrangère, plus étrangère encore que la Lune. Pourtant, s’il fallait se rendre dans un des états qui avaient fait sécession, il préférait cent fois Washington à l’Idaho. Arrivé devant la demeure de Jackie Benacerraf, il ne lui fallut pas plus d’une minute pour être autorisé à franchir la barrière de sécurité, bien qu’il dût montrer son passeport tatoué aux caméras de surveillance. Un gosse, d’une dizaine d’années environ, le fit rentrer à l’intérieur de la maison et le dirigea vers le salon où était installée Jackie. White laissa tomber son sac de voyage dans le hall. La maison était grande et lumineuse, quoiqu’un peu en désordre. Des écrans souples étaient disséminés un peu partout dans les pièces, où défilaient essentiellement des jeux pour enfants, des clips vidéo et des dessins animés. White se sentit agressé par ce déchaînement furieux de bruits et d’images, mais les gamins ne paraissaient guère impressionnés. Ils étaient deux, Fred et Ben, les petits-enfants de Paula Benacerraf, qui couraient dans tous les sens et se battaient, bref se livrant à des occupations de leur âge, comme l’enfant de neuf ou dix ans que White avait dû être également autrefois. Cependant, les gamins avaient un look bizarre, avec leurs tatouages numériques, leurs joues et leurs oreilles percées et leur chevelure rasée et sculptée. Le plus jeune était presque recouvert des pieds à la tête de tatouages, à la manière d’un Négativiste, mais la turbulence de sa jeunesse l’empêchait de se tenir tranquille suffisamment longtemps pour que les images le rendent invisible. Bon sang, il devrait être quand même possible de les éduquer autrement, se dit-il. Ces gamins devraient être en train de jouer au ballon dans le jardin au lieu de s’habiller comme des poupées Barbie high-tech. Quelle décadence ! Comme Rome, autrefois. Pas étonnant que les Chinois nous foutent la raclée sur le plan économique. Jackie Benacerraf était assise en tailleur par terre dans le salon. Elle était environnée d’écrans souples et de livres qu’elle programmait ou feuilletait respectivement de manière décousue. Sur le mur, apparemment ignoré de Jackie, un écran souple affichait le visage de Paula Benacerraf – pâle, légèrement hagard, sa chevelure grise flottant autour de ses joues –, avec à l’arrière-plan l’intérieur cabossé du module d’habitation. Paula parlait d’une voix calme, expliquant où se trouvait chacun des membres de l’équipage, ce qu’il faisait, le train-train quotidien, leurs observations scientifiques. Jackie leva les yeux vers White. Elle se força à sourire. — Salut. Vous n’étiez pas obligé de faire tout le voyage pour venir me voir, vous savez. Il haussa les épaules, l’air embarrassé. — Ce n’est pas un problème. J’ai pensé que quelqu’un devait le faire. — Ouais. Elle se releva avec raideur. Elle aussi paraissait vieillie. Quel âge avait-elle maintenant ? Pas plus de trente ans, sûrement… Son visage avait perdu beaucoup de son éclat, remarqua-t-il tristement. Sa peau était relâchée et grisâtre, ses yeux cernés de noir, et il trouva qu’elle avait pris du poids, bien que son kimono noir pailleté d’écrans souples masquât une grande partie de son corps. Ses cheveux noirs frisés étaient coupés à ras, et des taches livides marquaient ses joues à l’endroit où elle s’était fait retiré d’anciens tatouages. — Alors, dit-elle sans enthousiasme, vous voilà. Vous avez faim ? Vous désirez manger quelque chose ? — Non. J’ai déjà mangé dans l’avion. Un café serait le bienvenu, merci. Elle sourit. — Laissez-moi deviner. Noir, avec du sucre, non décaféiné. — C’est presque ça. Vous avez de la crème ? Elle fit la grimace. — Vous plaisantez ? Prenez un siège. Il s’assit sur le bord du canapé, après avoir déplacé quelques écrans et des livres. Les coussins étaient trop mous, et il sut qu’il aurait du mal à se relever. Mais c’était un soulagement de pouvoir s’asseoir enfin. Il entendit des claquements de porte dans la cuisine et le bourdonnement d’un micro-ondes. — Nous n’avons plus que du déca, cria-t-elle. — C’est pas grave. Ça ira. Paula Benacerraf continuait de parler sur son écran : … Ne vous faites pas de soucis. Nous ne sommes pas désespérés. L’unique but de ce voyage était de découvrir si nous pouvions vivre en autarcie là-bas. Cela ne fait qu’ajouter une difficulté supplémentaire. Et puis, nous avons Rosenberg, un type brillant, et vous pouvez être sûrs que, lorsque nous serons sur Titan, nous ferons tout notre possible pour trouver comment utiliser les matières premières qui s’y trouvent… La qualité de l’image était mauvaise ; de gros blocs de pixels défectueux grignotaient le visage de Paula comme une bande d’insectes appliqués. Le message personnel de Benacerraf avait dû être enregistré puis compacté avant d’être envoyé depuis Discovery jusqu’à Goldstone avec d’autres données. Il comprenait à quel point il devait être difficile pour Paula de s’exprimer ainsi dans pareille situation. L’espace était d’un ennui mortel avec ses interminables et ternes opérations de routine et de survie. Au milieu de tout ça, comment était-il possible de faire part de ses peurs sans paraître sensationnaliste et complaisant ? Mais si vous ne le faisiez pas, comment communiquer avec les autres sur Terre ? Nom d’un chien. Paula Benacerraf était une sacrée bonne femme, et elle avait été trahie par la NASA en personne. La colère, l’espèce de chagrin qu’il éprouvait depuis que ce salaud de Hartle avait prononcé ses décrets draconiens refirent violemment surface. Il se détourna de l’écran pour faire diversion. Sous les écrans souples qui tapissaient les murs, on ne devinait que du plâtre peint en blanc. Plus personne ne décorait sa maison à présent, à l’exception de ces fichus écrans souples. La demeure de Jackie était une sorte de coquille ornée de formes lumineuses mouvantes, comme une grotte sous-marine, dépourvue de toute permanence, de toute valeur, de tout objet personnel. Il n’était guère surprenant que les gosses de nos jours deviennent complètement fous. Il parcourut des yeux les écrans de Jackie, et finit par tomber sur une édition on-line du Seattle Times. Les chiffres de l’économie mondiale étaient encore à la baisse. La crise semblait s’aggraver, avec la montée des barrières commerciales à travers le monde, et la fuite des capitaux d’un pays à l’autre. L’Australie était la dernière en date à avoir été frappée par la crise de plein fouet. Des images montraient des queues interminables devant les nouvelles soupes populaires du troisième millénaire, à Melbourne et à Sydney, des enfants affamés dans l’intérieur du pays, dont les ventres gonflés semblaient venir tout droit d’un pays africain plutôt que d’un pays anglo-saxon. Il était né pendant la Grande Dépression et peut-être qu’il mourrait pendant une autre. Les Négativistes avaient encore fait parler d’eux, en posant cette fois une bombe artisanale à New York. Les négociations entre Washington DC et Boise à propos de l’avenir des silos nucléaires étaient à nouveau au point mort, et il y avait eu un incident à la frontière près de Richmond en Utah… Il y avait également un article sur le nouveau pape – un cardinal italien dénommé Carlo Maria Martini qui avait pris le nom de Jean XXIV –, en visite dans l’Idaho, la première grande figure internationale à s’y rendre. Ceux qui voyaient des complots partout avaient peut-être raison : la sécession de l’Idaho, au christianisme encore plus extrémiste que celui de Xavier Maclachlan, était sans doute financée par l’Église catholique, qui, dans le sillage de la montée du fondamentalisme à travers le monde, essayait de refaire surface en tant que puissance mondiale. Ce n’était pas impossible, pensait White. Il était même prêt à croire que les cathos travaillaient secrètement avec les islamistes depuis des années pour la défense des préceptes communs sur la sexualité et la reproduction. Certains disaient que tout cela remontait à Jean-Paul II, l’avant-dernier pape… Les nouvelles défilaient, plus déprimantes les unes que les autres, enchaînant les images high-tech de la folie et de la misère humaine séculaires. Pour Marcus White, le monde filait tout droit vers l’enfer. Mais c’était sans doute ce que devait penser n’importe quel vieux schnock de son espèce. Jackie revint avec du café et une canette de soda à faibles calories pour elle-même. Elle vint s’asseoir sur le canapé à côté de lui, jetant un coup d’œil circulaire sur le désordre qui régnait dans la pièce. White éteignit l’écran souple. Il but son café, reconnaissant. Le café était fade, privé de l’excitant que procurait la caféine, mais du moins il pourrait trouver dans le sucre un petit remontant. — Je ne comprends pas bien ce que vous faites ici, finit-elle par dire. — Ah bon ?… Barbara Fahy m’a demandé de faire le voyage. C’est une sorte de tradition, dans ce genre de situation. — De quoi parlez-vous ? White fronça les sourcils. — Je parle de la situation de votre mère. — Sa situation, reprit-elle en souriant. La vérité, c’est que la NASA l’a abandonnée, l’a condamnée à mourir là-haut. Pourquoi ne le dites-vous pas clairement ? — C’est la tradition, poursuivit-il avec obstination, d’envoyer un astronaute ou la femme d’un astronaute pour annoncer ce type de nouvelle. L’idée, c’est que nous comprenons exactement ce que l’on peut ressentir dans pareil cas, beaucoup mieux que les autres. — Vous ne m’annoncez rien que je ne sache déjà, répondit-elle d’une voix douce. Je l’ai entendue. Elle pointa alors son doigt en direction de l’image de Paula qui débitait toujours son message, accrochée au mur. — J’ai reçu une note du bureau d’Al Hartle, ajouta-t-elle. En fait, je l’ai d’abord appris sur un journal du Net… — Ce n’était pourtant pas dans les gros titres, grommela-t-il. Comment avez-vous pu… — Les pirates de l’info, bien sûr, avoua-t-elle avec un sourire plus gentil. Vous êtes vraiment à la traîne, Marcus. — Qu’importe. Bon, j’imagine que je n’aurais pas dû venir. C’est une tradition, rien de plus. Il se sentit irrité et, à sa grande honte, un peu de mauvaise humeur. — Je suis désolée, répondit-elle vivement. Je ne voulais pas être si directe. C’est juste que j’ai la tête ailleurs. Regardez-moi cette merde. Elle ramassa un des écrans souples où s’affichait un texte accompagné de dessins sur la religion. White le parcourut des yeux. C’était, découvrit-il, stupéfait, une version moderne de la Somme théologique de saint Thomas d’Aquin, diffusée par la Fondation pour la Pensée et l’Éthique. — C’est ce qu’ils enseignent aux gamins dans les écoles. La loi oblige les parents à le lire également. — La Fondation est une des organisations qui ont soutenu Maclachlan. — Ouais, fit-elle avec lassitude. En Nouvelle Colombie, nous avons peut-être pris nos distances avec la politique et l’économie de Maclachlan, mais j’ai bien peur que nous n’ayons conservé son discours théologique… La Somme, originellement écrite en 1266, était une sorte de théorie globale d’inspiration théologique, apprit White. Elle combinait la pratique chrétienne et la physique aristotélicienne. White lut en particulier un article sur la transsubstantiation : le moment où, dans la messe catholique, le pain et le vin portés par le prêtre deviennent le corps et le sang du Christ. Selon Aristote, la forme et la substance de tout objet sont deux choses différentes. Ainsi, au moment de la transsubstantiation, tandis que la forme demeure inchangée, la substance du pain devient celle du corps du Christ… Etc. — Ça paraît logique, déclara Jackie. Sauf que ce n’est pas scientifique. C’est pourquoi ils se sont mis à enseigner la physique aristotélicienne dans les écoles. Il eut un sursaut. — Hein ? Vous plaisantez ? — Non. Les gosses de nos jours ont droit à tout le bastringue. Même la cosmologie y passe : les sphères de la Lune et du Soleil, les étoiles fixes au-delà… La technologie peut continuer tant qu’elle reste limitée à des applications pratiques sur Terre. Même les satellites en orbite basse ne posent pas de problèmes, parce qu’ils sont sous la sphère de la Lune. En revanche, nous ne sommes pas censés regarder les étoiles parce qu’elles inspirent de la terreur. Autour de Seattle, ils ont banni les télescopes… Xavier Maclachlan est en train de nous replacer au centre de l’Univers. Il prétend vouloir nous guérir de notre dissolution spirituelle engendrée par la science. Heureusement, il y a quelques compensations. Aristote enseigna l’interconnexion de toutes choses ; ce n’est pas une mauvaise chose à apprendre aux gosses. Surtout en matière d’environnement. En outre, qui suis-je pour dire que Maclachlan a tort, si cela rend les gens plus heureux ? — Il a tort, bon sang, grogna White d’un air choqué. — Mais, il faut voir les choses en face, Marcus. Pour la plupart des gens, la Terre pourrait bien être plate et le Soleil une boule de feu qui flotte dans le ciel… — Mais j’ai marché sur la Lune. Son visage se crispa. — Il n’y a plus beaucoup de gens qui s’intéressent à ça, Marcus. En tout cas, vous comprenez pourquoi je n’arrive pas à faire toute une histoire de ce qui arrive à Paula. Elle est partie pour explorer un endroit qui, d’après ce qu’on enseigne à mes gosses, n’existe même pas. Au bout d’un moment, ils n’avaient plus rien à se dire. White observa sa tasse de café. Le substitut de lait, quel qu’il fût, formait une sorte d’écume au-dessus du liquide noir ; il s’efforça de filtrer cette merde à travers ses dents tout en buvant. Les deux garçons ignorèrent totalement sa présence, vaquant à leurs occupations comme s’il n’était pas là. À une autre époque, c’eût été complètement différent. Il y avait un temps où n’importe quel gamin âgé de dix ans aurait été tout excité à l’idée de recevoir la visite d’un ancien Moonwalker. Le message de Paula tira à sa fin. Pour conclure, Benacerraf avait l’air d’essayer de dire quelque chose d’un peu plus personnel, comme Je vous aime, les enfants me manquent, mais son visage se contenta de vaciller sur le mur, muet, bouleversé, incapable d’articuler quoi que ce fût. Enfin, au grand soulagement de White, l’image s’évanouit pour laisser place au noir. L’écran souple enchaîna aussitôt avec une sorte de dessin animé. Jackie lui proposa maladroitement de l’héberger pour la nuit. L’invitation était sincère mais pas vraiment enthousiaste. Il n’eut pas de mal à décliner son offre. Il prendrait un taxi pour retourner en ville, où il trouverait bien un hôtel avant de reprendre l’avion le lendemain. Lorsque le taxi fut là, elle le raccompagna jusqu’à la porte. Il émergea dans la lumière du Soleil. — J’ai l’impression de vous avoir fait perdre votre temps, dit-il. — Pas du tout, répliqua-t-elle d’un air distrait. Puis elle parut rassembler son courage. Elle posa une main sur son bras ; ses doigts étaient légers et fragiles, comme des brindilles sèches. — Non, je suis désolée de vous avoir donné cette impression. Je vous suis reconnaissante d’être passé me voir. Je sais que vous essayiez de m’aider. — À ma façon de vieux con. — Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire. — Bien sûr que si. Une ombre passa sur eux, comme un nuage. Ils levèrent la tête de concert, White protégeant ses yeux humides contre l’éclat du Soleil. C’était un aérostat : une bulle transparente d’un kilomètre de large, une sphère géodésique recouverte d’une pellicule translucide qui captait la lumière du Soleil, comme une immense bulle de savon. La bulle, gonflée à l’air chaud, se parait des couleurs jaunes et vertes des cultures qui poussaient à l’intérieur, dans la lumière intense de la haute altitude. Des sortes de petits tentacules pendouillaient à sa base. C’étaient des chargeurs électrostatiques qui fabriquaient de l’ozone. White aperçut l’immense logo de Boeing et le drapeau bleu océan de la Nouvelle Colombie peint sur l’un des flancs. Pour White, cet objet ne faisait que s’ajouter à la liste des objets futuristes déroutants du nouveau monde. La gigantesque ferme flottante ressemblait à une grosse méduse, un envahisseur extraterrestre dérivant dans le vaste ciel bleu de la Terre. Jackie regarda son compagnon, les yeux vides, les cicatrices de ses anciens tatouages virant au rose pâle dans la lumière du Soleil. — J’ai perdu ma mère il y a des années. Ou peut-être c’est elle qui m’a perdue. Le fait qu’elle soit encore en vie là-haut, flottant à mi-chemin de Jupiter, dans un cercueil de métal, est purement… théorique. Il chercha quelque chose à dire, quelque chose qui lui permît de mettre fin à cette situation embarrassante. T’es trop vieux pour ça, Marcus, beaucoup trop vieux. 1181e jour Seule dans la cabine de pilotage, sur le pont supérieur, les pieds martelant le revêtement en Téflon – avec pour seul éclairage les lueurs des panneaux d’instrumentation, et pour seul bruit la voix douce de sa mère, sa propre respiration et le sifflement aigu des pompes –, Nicola Mott contemplait les lunes de Jupiter. Le rendement des cultures hydroponiques continuait de chuter inexorablement, et la transmission des mutations aux générations suivantes s’accélérait. Certaines plantes, comme les fraises, refusaient même de fleurir. Rosenberg avait expliqué les raisons d’un tel fiasco – des structures cellulaires inappropriées, une piètre transmission des fluides –, mais Mott ne voulait pas les entendre. La science n’avait plus aucune importance désormais ; en un sens, elle n’en avait jamais eu. Ils devaient simplement trouver des solutions à partir des ressources dont ils disposaient. Trouver le moyen de survivre, coûte que coûte. Alors, ils s’étaient mis à improviser. Rosenberg avait conçu une nouvelle unité de culture à l’intérieur de la centrifugeuse, où les plantes seraient soumises à un fort pourcentage de pesanteur chaque jour. Ce qui impliquait le déménagement d’une partie de l’équipement de la ferme – les lampes, le système de ventilation, les bacs, les bains nutritifs et les réservoirs – dans l’étroite cabine. Ce fut un travail long et pénible, qui les mit tous à contribution, sous la supervision peu enthousiaste de Rosenberg. Ce ne serait pas, loin de là, la solution définitive à tous leurs problèmes. En outre, la cabine n’était pas aussi bien protégée des radiations que ne l’était la ferme. Mais Rosenberg avait l’espoir qu’une pousse plus vigoureuse dans la centrifugeuse, combinée aux réserves de l’ancienne ferme, compléterait la ration nécessaire à leur survie. Le plus gros inconvénient était la perte de la centrifugeuse pour l’équipage. Ils avaient réinstallé le vélo ergométrique sur le pont supérieur, le seul endroit où il restait encore de la place. Mais ils avaient dû abandonner l’idée de déménager le tapis roulant. Ce qui avait rendu Nicola furieuse. Il était en effet prouvé, depuis Skylab, qu’un tapis roulant musclait davantage qu’un vélo. De son point de vue, c’était une autre illustration de la paresse et de l’incompétence collective du groupe, qui les conduiraient tous, en dernière instance, au désastre. De son côté, elle avait trouvé une solution de remplacement. Elle avait mis au point son propre tapis roulant, à l’aide d’une couverture de Téflon qu’elle avait fixée sur le sol de la cabine de pilotage, derrière le siège du pilote. Elle se maintenait en équilibre en agrippant d’une main le siège placé devant elle, et marchait en faisant déraper ses pieds sur le carré de tissu. Elle portait des chaussettes pour que ses pieds glissent plus facilement. Ce n’était pas aussi efficace que la centrifugeuse ; trop souvent, ses doigts de pied heurtaient les boulons qui maintenaient le Téflon en place, et dans la mesure où elle ne pouvait pas varier le degré de résistance, c’était généralement la fatigue qui la faisait s’arrêter. Mais elle découvrit qu’en s’exerçant suffisamment longtemps ses mollets, ses tendons et ses doigts de pied bénéficiaient d’une réelle séance d’entraînement. Elle avait flanqué un écran souple sur le mur, et, tout en s’entraînant, elle écoutait un message de ses parents, transmis depuis leur maison de Cambridge, en Angleterre. Elle jetait de temps à autre un rapide coup d’œil à l’écran ; de toute façon, la qualité de l’image était trop mauvaise du fait de leur capacité réduite de réception, et les films Caméscopes de son père, commentés par la voix monocorde de sa mère, ne valaient pas qu’on s’y attardât outre mesure. À cet instant précis, par exemple, elle avait droit à une vue tremblotante des nouveaux champs de riz plantés autour de la ville d’Ely dans le Cambridgeshire. … Tu te souviens de ta cousine Sarah, disait sa mère. Elle a eu la maladie de Creutzfeldt-Jakob, la pauv’gosse. Elle n’avait que vingt-deux ans. Une si jolie fille. Elle a choisi d’aller dans une clinique où l’on pratique l’euthanasie, même si Mary – ta tante Mary, tu te rappelles, c’est sa mère – a dit que c’était pas chrétien. Ça été épouvantable. Évidemment, nous n’avons plus de donneurs, le sang vient de l’étranger, et les Conservateurs disent que la taxe gouvernementale sur le sang est trop élevée. La Quarantaine, ils appellent ça. Les Français ont été les premiers à le faire – ça ne m’étonne pas d’eux, ces satanés Frenchies, comme dit ton père –, lorsqu’ils ont bouché le tunnel sous la Manche avec tout ce béton. Ah, au fait, John Major vient de mourir. Ils ont passé une émission sur lui à la télé. J’avais oublié que c’était le dernier Premier ministre conservateur qu’on ait eu… Qui aurait pu croire ça… Le visage de sa mère qui apparaissait maintenant à l’écran était une véritable ruine ; le côté gauche avait littéralement implosé et était grêlé de petits cratères. Elle avait contracté une maladie à prions, apparentée à celle de Creutzfeldt-Jakob, heureusement non mortelle, mais qui se traduisait par une défiguration lente, les prions rongeant assidûment les cellules ramollies de sa chair. Mott elle-même avait dû subir toute une série de tests avant de pouvoir entrer sur le territoire des États-Unis et travailler pour la NASA. Elle avait fait du chemin depuis sa petite province du Cambridgeshire. Tout était si différent ici. Discovery était à présent à huit cents millions de kilomètres du Soleil, c’est-à-dire cinq fois la distance qui séparait la Terre du même astre. Tandis que le vaisseau poursuivait sa course, la taille et l’intensité du rayonnement solaire avaient diminué en raison inverse du carré de la distance au Soleil. De là où ils se trouvaient, la luminosité du Soleil était toujours forte – d’une magnitude de -17, plus forte que celle de n’importe quelle étoile ou planète vue de la Terre –, mais le disque solaire était devenu minuscule, telle une tache sur la rétine, ou une lointaine supernova. La lumière qu’il projetait paraissait étrange et formait des ombres allongées et anguleuses sur l’orbiteur. À mesure que la distance qui les séparait de la Terre s’était creusée et que le retard radio entre la navette et Houston s’élevait à une heure et trente minutes, c’était comme si leurs liens ténus avec la planète s’étaient étirés, puis rompus. La Terre n’était plus qu’une étincelle bleue, à proximité d’un Soleil nain, vers laquelle était pointée leur antenne à haut gain. Et ces voix distantes en provenance de la salle de contrôle et des arrière-salles du bâtiment 30 au CSJ, qui débitaient des tartines de conseils et d’instructions en tous genres – s’efforçant de guider l’équipage pas à pas, comme ils l’avaient fait jadis pour les missions lunaires –, ne semblaient plus rien avoir de commun avec leur situation d’extrême isolement dans le néant obscur. Ils avaient mis du temps à comprendre, malgré quarante années de contrôle des vols spatiaux au sol ; mais là-bas, aux abords des lunes joviennes, l’équipage était vraiment isolé. Il n’y avait rien à quoi ils pussent se raccrocher, si ce n’est ce qu’ils avaient emporté avec eux, pour le meilleur et pour le pire, et les trésors d’imagination qu’ils pouvaient déployer. Ton père parle de partir en vacances. Il veut se rendre à Megapower, tu sais, la tour à turbine, cette horrible chose hollandaise sur la mer du Nord. Apparemment, il y a des restaurants, un hôtel et un magasin. Tous frais payés bien sûr. Tiens donc ! Mais je n’aurais pas confiance, pas après la fuite de ce gros nuage d’ammoniac l’année dernière… Juste au-dessus de sa tête, Mott pouvait apercevoir la moitié du disque de Jupiter. Dans la lumière plate du Soleil, il avait une couleur rose saumon. Discovery ne s’approcherait pas à plus de trois millions de kilomètres de la planète – l’équivalent de vingt-cinq fois le diamètre de Jupiter –, mais même à cette distance la géante formait un disque aussi large qu’une pièce de monnaie tenue à bout de bras, cinq fois plus grande que la Lune dans le ciel de la Terre. Sur l’hémisphère éclairé, elle distingua les bandes de nuages d’ammoniac gelé, des stries brunes, blanches et orange, brassées de turbulences à l’endroit des lignes de rencontre. Déçue, elle ne parvint pas à repérer la grande tache rouge. Mais comme la période de rotation sidérale de Jupiter ne durait qu’une dizaine d’heures, elle aurait peut-être la chance de l’apercevoir enfin. En revanche, certaines des lunes étaient bien visibles, alignées en parallèle avec l’équateur de leur parente. Io – un peu plus large que notre Lune – était située à une distance équivalente à deux diamètres joviens de la couverture nuageuse, et son hémisphère éclairé formait un point lumineux jaune soufre. Ganymède, deux fois plus éloignée de Jupiter que Io, montrait sa surface gelée qui scintillait au Soleil. Europe et Callisto, les deux autres grands satellites galiléens, étaient plus difficiles à repérer ; mais elle finit par distinguer Callisto sous la forme d’une brillante étincelle blanche sur le fond obscur de l’hémisphère ombré de Jupiter. Io, le satellite le plus proche, mettait à peu près une journée à accomplir sa rotation autour de Jupiter. En restant assez longtemps, Mott pourrait voir les lunes exécuter leur danse infinie et complexe autour de leur gigantesque parente… Il émanait du système jovien un charme étrange. Comme ces anciens mécanismes représentant les planètes du système solaire tournant autour du Soleil. Le diamètre de Jupiter équivalait à onze fois celui de la Terre, et ses lunes étaient suffisamment larges pour qu’on pût leur donner le nom de planètes. Ganymède était la plus grosse lune du système solaire, plus grosse que Titan et même Mercure. À travers le hublot de la cabine de l’orbiteur, elle entrevoyait cinq mondes à part entière, capturés dans le champ gravitationnel de Jupiter. Mais la vie n’y avait pas élu domicile, pas même sur Europe, cette boule recouverte d’un manteau de glace. La seule vie dans un périmètre d’un milliard de kilomètres se trouvait à bord de ce vaisseau usé, à l’intérieur de cette bulle d’air qui les protégeait. Nom d’un chien. Elle regrettait que Siobhan ne pût voir ce spectacle. Sa mort lointaine, survenue au cœur du système solaire, avait perdu son pouvoir de la faire souffrir. Cependant, elle ne pouvait s’empêcher d’y voir un gâchis cruel et absurde. Non, je ne veux pas aller au musée des haies dans le Hampshire. Apparemment, ils ont les derniers exemplaires de gélinottes. Oh ! y faut que j’te dise, tu ne peux pas imaginer le prix des patates dans les magasins. Et le maïs, que tu aimais tant quand tu étais petite, c’est plus le même… Nous savons que Siobhan te manque, ma puce. Nous savons que vous étiez copines toutes les deux, prends bien soin de toi, et tâche de ne pas trop t’en faire… Des copines. Ses parents n’avaient jamais su – ou avaient préféré ne pas savoir – la vérité au sujet de sa relation avec Libet. Pourtant, ils avaient grandi dans les années soixante-dix. Une époque pas vraiment pudibonde. Mott se demanda si le fait qu’aucune génération ne pût accepter la sexualité de ses descendants n’était pas inscrit dans les gènes. Mais, là-haut, ça n’avait plus d’importance, comme tant d’autres choses, du reste. La trajectoire de Discovery reprenait celle de Cassini dix ans plus tôt. Mais depuis, Jupiter et Saturne s’étaient déplacés sur l’axe de leurs gigantesques orbites d’une durée respective de douze et vingt-neuf ans ; aussi leur position n’était plus aussi favorable au rebond gravitationnel pour Discovery qu’elle l’avait été pour Cassini. Discovery devait se rapprocher beaucoup plus afin de soutirer à Jupiter son supplément d’énergie. Ce qui signifiait que l’orbiteur devait pénétrer plus avant dans la magnétosphère jovienne. Mott savait qu’elle et le reste de l’équipage en paieraient le prix. Le champ magnétique de Jupiter était dix fois plus puissant que celui de la Terre, et sa magnétosphère – zone dans laquelle se trouvaient confinées les particules du vent solaire – s’étendait sur une longueur équivalant à cinquante fois le diamètre jovien, bien au-delà de la position actuelle de Discovery. En cet instant précis, le vent solaire, des électrons et des noyaux d’hydrogène et d’hélium tourbillonnant dans la magnétosphère de Jupiter – dix fois plus énergétique que celle des ceintures de Van Allen autour de la Terre – traversait la coque du vaisseau et son propre corps. La magnétosphère de la plus grande des planètes géantes était sans conteste la partie la plus hostile de tout l’espace lointain compris dans le système solaire. Et c’était précisément cet endroit qu’elle contemplait de sa fenêtre. Mott demeura dans la cabine aussi longtemps qu’elle pût, s’entraînant à la lumière de Jupiter. Elle ralentit le rythme de ses foulées sur le tapis. Elle se tint au siège du pilote pendant un moment, laissant ses jambes douloureuses errer délicieusement dans le milieu balsamique de la micropesanteur, légères comme l’air. Ensuite, elle pivota et s’avança vers le tableau de bord à l’arrière de la cabine, et inspecta la soute de l’orbiteur par une baie vitrée. Discovery contournait Jupiter avec sa soute orientée vers la planète, et ses systèmes pointés vers la Terre, telle l’antenne à haut gain, masqués par l’éclat aveuglant du Soleil. Ce dernier et Jupiter, à angles droits l’un de l’autre, projetaient des ombres complexes sur le bloc d’équipements recouvert d’une protection thermique et les ailes incurvées de Discovery. Il était impossible de concilier cette splendeur avec le merdier qu’étaient leurs vies à bord du vaisseau. Mais c’était la seule manière qu’ils avaient trouvée pour se rendre ici et contempler ce spectacle. Elle épongea sa sueur, enroula son écran souple et retourna dans le module d’habitation. Rosenberg se hissa dans le module de commande Apollo CM-115, après avoir traversé le petit tunnel d’accostage arrimé au nez du module, en passant devant les compartiments abritant les parachutes-freins et les parachutes de récupération, et le système des propulseurs à gaz de poussée. Il descendit à l’intérieur du vaste habitacle pressurisé situé sur le pont intermédiaire. Trois couchettes étaient installées côte à côte. C’était en réalité de simples cadres de métal sur lesquels avait été tendu un tissu Armalon en fibre de verre. Les couchettes étaient si rapprochées qu’il eût été impossible à trois individus adultes de s’entasser dans l’habitacle sans se toucher des épaules, des coudes et des genoux. Rosenberg se tortilla jusqu’au siège du milieu, celui du pilote. Il déplia ses manuels d’instruction sur ses genoux. Il se trouvait là dans le cadre de son programme d’entraînement au vol à bord de la navette. Même s’il ne devenait jamais pilote, il devait tout de même apprendre à piloter un Apollo – en cas d’urgence – pour le faire atterrir à la surface de Titan. Le module de commande ressemblait à un petit avion retourné sur le dos. L’intérieur était tapissé de boutons, de cadrans et de moniteurs qui éclairaient la cabine d’une lueur verdâtre. Face à lui, se trouvait un immense tableau de bord gris métal, couvert de cinq cents interrupteurs reluisants. Des manettes de contrôle étaient placées sur les bras du fauteuil : le bloc de contrôle d’attitude à sa droite, qui servait à commander les propulseurs à gaz, et le gros transmetteur de poussée à sa gauche qui pouvait être utilisé pour propulser le vaisseau en avant ou en arrière. Pour cette mission, le contrôleur d’attitude servirait également à diriger le paraplaneur, une sorte de parachute qui guiderait Apollo dans son atterrissage à la surface neigeuse de Titan. Il régnait à l’intérieur de la cabine une odeur de plastique et de métal. Autour de lui, les ventilateurs et les pompes du module de commande cliquetaient et bruissaient. Les hublots paraissaient étroits et assez éloignés des couchettes. Même si l’écoutille était restée ouverte, Rosenberg se sentit prisonnier de ces cloisons de métal. Le module de commande illustrait parfaitement les priorités du programme Apollo. Le but était de maintenir l’équipage en vie, et non de lui permettre d’admirer le paysage ou de pratiquer des expériences scientifiques au cours du vol lunaire. Il se concentra sur son tableau de bord. Il y avait des interrupteurs à bascule, des molettes, des boutons-pressoirs, des commutateurs rotatifs à déclic d’arrêt. Les principaux instruments à affichage étaient des compteurs, des témoins lumineux et des petites fenêtres rectangulaires. Il disposait également de minuscules leviers de contrôle et de boutons-pressoirs, des convertisseurs de poussée pour commander les blocs des moteurs d’attitude. Il essaya les interrupteurs. Ils étaient encastrés sous des petits capots métalliques pour les protéger d’un coup de pied malencontreux en chute libre. Il se familiarisa petit à petit avec le tableau de bord, basculant les boutons, s’accoutumant à leur toucher. Des petits diagrammes étaient gravés sur le panneau, indiquant les cartes des fluides et des circuits. Il consulta ses manuels. Chaque interrupteur dépendait de l’un ou l’autre diagramme. Une fois qu’il eut compris la signification de chaque diagramme, il commença à comprendre la logique qui présidait au tableau, la manière dont les interrupteurs étaient groupés et reliés entre eux. Il inspecta la cabine, vérifiant sa connaissance du contenu de chaque casier. Le compartiment à équipement jouxtant la couchette gauche abritait les éléments du système de contrôle de l’environnement, y compris le boîtier de commande. Le compartiment d’à côté comprenait d’autres équipements de soutien-vie tels que le circuit d’alimentation en eau potable et un placard à habits. Celui de droite contenait de la nourriture et le caisson compliqué de traitement des déchets, typique de l’ère Apollo : des étuis en plastique et des poches pour recueillir la merde. Plus loin se trouvaient des trousses à pharmacie, des équipements de survie et un système moderne de caméras. Dans la soute arrière, sous les couchettes, les éléments des combinaisons pressurisées. Lorsque la capsule Apollo était équipée d’un module lunaire, apprit Rosenberg, on logeait la sonde d’amarrage dans la soute arrière et le couvercle du tunnel circulaire dans la soute gauche… Dans la soute inférieure située au pied du siège central, se trouvait l’électronique de guidage et de navigation. Les appareils de communication y étaient également entassés, ainsi que les batteries, de la nourriture et d’autres équipements. Il découvrit même un sextant et un télescope miniatures pour la navigation entre la Terre et la Lune. Le CM-15 avait été construit quarante ans auparavant pour les vols lunaires. Il avait été reconfiguré jusqu’à un certain point pour les besoins de leur mission. On l’avait amélioré pour qu’il puisse résister à une immersion dans l’espace d’une durée de six ans. Le système de contrôle d’attitude fonctionnait à l’azote qui ne se dégradait pas dans l’espace. Les systèmes hydrauliques, susceptibles de geler, avaient été remplacés par des câbles et des moteurs électriques. Le système de refroidissement avait été changé pour un procédé à base d’eau, car les produits chimiques utilisés dans l’ancien système, comme le glycol, avaient des propriétés corrosives et ne pouvaient être stockés sur de trop longues périodes. Une couverture isolante renforçait le bouclier thermique du module de commande, pour le protéger des impacts de micrométéorites. Les systèmes de soutien-vie – dont certains dataient de l’ère Mercury – étaient désormais du niveau de ceux de la navette. Le plus dur serait de maîtriser le système informatique. Rosenberg étala un écran souple sur ses genoux, ouvrit un manuel et se mit à pianoter sur le DSKY – prononcez « disky » – du module de commande, le petit clavier à touches de l’ordinateur de bord. Les techniciens avaient retiré les entrailles de tous les ordinateurs d’Apollo mais avaient été contraints de conserver la même interface. Autrement, ils auraient dû démonter entièrement le vaisseau, et personne n’avait été suffisamment sûr de lui pour le faire. Le DSKY n’était pas un écran souple et ne ressemblait pas davantage aux ordinateurs équipés d’un clavier et d’une souris avec lesquels il avait grandi. C’était un simple groupe de lampes témoins marquées PROG, OPR ERR, UPLINK ACTY et COMP ACTY… Il entreprit d’étudier leurs diverses significations. Non sans hésitation, il appuya sur les touches du clavier. Celui-ci ne suivait même pas l’ordre QWERTY, mais contenait un gros pavé numérique avec des signes d’addition et de soustraction, et huit touches de fonction avec inscrits en petites lettres : VERBE, NOM, ENTER, RESET, PRO, etc. Le clavier était conçu pour pouvoir construire des phrases minimales de commande pour communiquer avec l’ordinateur. Il y avait une centaine de verbes et de noms à mémoriser. Il s’entraîna à la programmation d’un rendez-vous spatial. Il effleura la surface de son écran souple et un message de guidage apparut aussitôt. Il donna l’ordre à l’ordinateur de changer le programme ; pour cela, il appuya sur la touche VERBE, puis sur 3 et 7 suivis de ENTER. Il commanda le nouveau programme : P31, mode rendez-vous. 3, 1, ENTER. Il réclama les données, VERBE 0, 6. NOM 8, 4. Cinq chiffres clignotèrent sur la zone d’affichage. Ceux-ci correspondaient au changement de vitesse nécessaire pour procéder à la manœuvre suivante. L’écran pouvait afficher des nombres décimaux, des angles, des nombres octodécimaux, des durées… Il ne pouvait en comprendre le sens que dans le contexte, en suivant sa check-list. L’ordinateur de bord comprenait des dizaines de programmes. Rosenberg devait apprendre à quoi correspondait chacun d’eux, afin de pouvoir les sélectionner les yeux fermés. Il ne servait à rien de s’énerver. D’ailleurs, on l’avait prévenu que ce ne serait pas facile. Mais, quelque part, cette activité lui plaisait. C’était comme résoudre une série de petits problèmes logiques. À l’époque des anciennes capsules Apollo, les astronautes ne disposaient de presque aucun ordinateur. La majeure partie des concepteurs avaient affirmé qu’ils n’en auraient pas besoin pour la navigation et les rendez-vous ; les contrôleurs au sol s’en chargeraient pour eux. Mais deux arguments de poids avaient décidé de l’installation d’ordinateurs à bord. Le premier était dicté par les Russes. Que se passerait-il si les Soviétiques tentaient de brouiller les communications avec Houston ? Les astronautes devaient avoir le moyen de contrer d’éventuelles interférences en effectuant leurs propres calculs. Le second argument en faveur de l’ordinateur était que la NASA souhaitait mettre sur pied des missions de longue durée, tels que des vols sur Mars : à une pareille distance, il n’était pas question d’attendre des minutes, voire des heures, que le chiffre réclamé à Houston leur parvînt enfin. La présence d’une machine informatique était impérative. La peur et le rêve, songeait Rosenberg, avaient été déterminants dans l’essor de la technologie informatique, et tout ce qu’il y avait d’autre à bord d’Apollo ; c’était aussi, sûrement le cas de cette mission Titan. La peur et le rêve. Le système DSKY fonctionnait tellement à rebours de l’intuition qu’il serait difficile à maîtriser. Mais il avait six ans pour l’étudier à fond. Même s’il n’avait jamais l’occasion de faire voler cet engin, il serait au moins capable de pianoter sur ce gadget minable comme sur un piano. Quoi qu’il en fût, il aimait ce travail, se retrouver seul, caché dans cette petite cabine, à occuper son esprit avec des codes de vieux ordinateurs grinçants. Cela le reposait des complexités des équipements de survie, de son rôle ambigu et de plus en plus mal accueilli de médecin de bord, et de l’aigreur des relations qui faisait le quotidien du module d’habitation. En outre, Rosenberg se sentait de plus en plus séduit par le module Apollo. Il adorait les multiples casiers, l’équipement compact, la fonctionnalité soigneusement étudiée du décor et des rangements, la manière dont tout était caché à la vue. Lorsqu’il était enfant, il s’était construit un vaisseau spatial qui lui ressemblait vaguement. C’était une simple bâche de plastique tendue sur une cage à poule. Il y avait entassé des boîtes de nourriture, des tonnes de sodas, un sac de couchage qu’il avait acheté dans un surplus de l’armée, ainsi que deux ou trois lampes de poche. Grâce à ce petit vaisseau, il avait atterri sur une centaine de planètes, toutes contiguës au jardin de sa mère. Il regardait par des trous pratiqués dans la bâche de plastique boueuse en guise de hublots, puis sortait en rampant, muni d’une torche et de son talkie-walkie, pour ses explorations. Mais sa plus grande joie consistait à retrouver la sécurité du vaisseau et de s’y blottir au milieu de son matériel, son monde portatif, pour écrire dans son journal de bord. Triste petit con. Voilà ce qu’il était, pensa-t-il amèrement. Que fallait-il en conclure à son propre sujet ? En s’embarquant pour un vol spatial à l’issue incertaine, était-il en train de braver une nouvelle frontière ou bien de régresser dans le monde fantasmatique et douillet de son enfance solitaire ? Il valait mieux, comme il l’avait appris au tout début de leur mission, éviter toute introspection. Benacerraf avait instauré une session de groupe hebdomadaire. Étant donné qu’ils faisaient face à de nombreux problèmes à présent, il valait mieux pour eux tous de ne pas rester sur leur quant-à-soi habituel. Ils devaient discuter ensemble de leurs difficultés, trouver des solutions et se partager les tâches. Même si l’idée ne l’enchantait guère, elle non plus. Ils étaient là, réunis tous les quatre, les jambes et les bras soutenus par un système d’étais et de supports, le dos arrondi et le corps accroupi dans la position gravité zéro. Ils ressemblaient, nota Benacerraf, à quatre oiseaux de proie, perchés sur une branche de métal. — Nous avons trouvé la cause de nos problèmes d’arythmie cardiaque, déclara Rosenberg, qui lisait un écran souple flottant devant lui, oscillant doucement comme l’aile d’un oiseau. Nous souffrons d’une carence en oligo-élément, poursuivit-il. — De quel oligo-élément parles-tu ? — Du potassium. On le trouve dans l’eau de mer et dans diverses variétés de sels, comme la carnallite et la syhinite. Le potassium est un élément essentiel dans le cycle de la vie. Ses sels s’utilisent comme engrais dans la solution nutritive de la ferme, qui… — Viens-en au fait, connard, fit Angel à voix basse, les yeux fermés. — L’eau potable en contient au maximum trois cent quarante milligrammes par litre. Les mesures que j’ai effectuées montrent un taux dix fois inférieur à ce chiffre. Une partie du problème vient de nos urines. Le potassium qu’elles contiennent, avec d’autres éléments, est définitivement évacué dans le système de traitement des eaux usées. Il faut donc le remplacer. Actuellement, je m’efforce de doper l’eau potable avec du potassium ainsi que d’autres électrolytes afin de rétablir l’état d’équilibre souhaitable. — Est-ce pour cela que nous souffrons tous de problèmes cardiaques ? demanda Mott. — Probablement, répondit Rosenberg. De toute façon, au train où nous allons, nous ne risquons pas de faire de vieux os. En tout cas, je ne me ferais pas de souci si j’étais vous. Ce n’est ni le premier ni le dernier pépin que nous rencontrerons. Benacerraf trouva la voix fluette de Rosenberg incroyablement irritante, tandis qu’il débitait ses explications. — Dis-nous plutôt ce qui a pu causer notre carence. — Ça ne peut être que le SOS, déclara Rosenberg, fixant délibérément Benacerraf du regard. Angel ne montra aucune réaction, le visage enfoui sous sa barbe. Rosenberg ne veut pas s’attaquer à lui directement, songea Benacerraf. C’est donc à moi, une fois de plus, d’affronter ce trou-du-cul, et d’assumer la responsabilité pour nous tous. — Bill, le SOS est ton appareil. Cela fait des années qu’il déconne. Et maintenant, nous avons cette merde avec le potassium. Angel haussa les épaules. — Que voulez-vous que je vous dise ? Écoutez, nous savions dès le départ que la technologie du SOS en était à ses balbutiements, et que nous prenions un risque en l’emportant avec nous. Grossièrement, ce machin fonctionne, bordel ! lança-t-il, en lorgnant au passage Mott, qui détourna les yeux. Vous le savez aussi bien que moi, sinon nous serions envahis jusqu’au cou par le truc de Rosenberg, non ? Mais il est vrai que les parois sont très corrodées à l’intérieur… c’est un environnement hostile et il y a une foule de gaz toxiques qui… — Bill, je comptais sur toi pour le réparer. Et voilà que… — J’ai déjà chouchouté le bébé pendant la moitié du chemin, rétorqua Angel. Je suis pilote, moi, pas plombier. — Tu dois arranger ça, Bill, vérifiez tout jusqu’au moindre recoin. C’est le seul moyen, affirma Benacerraf, qui sentait sourdre en elle la mauvaise humeur. Tu ne comprends pas ? Comment se fait-il que je doive te rappeler sans cesse ce que tu dois faire et comment tu dois le faire ? Comment se fait-il que je ne puisse pas te faire confiance ?… Elle vit Mott croiser ses bras derrière la tête et lever les yeux au ciel, se repliant sur elle-même. Bon sang, se dit-elle. Nous voilà retombés dans le même piège. Je me suis fait avoir. Angel fanfaronnait toujours, justifiant son travail négligent sur le SOS. Et pour comble de malheur, Rosenberg s’était lancé dans un cours de biochimie. Les mains posées sur ses tempes, sa longue chevelure et sa maigre barbe flottant autour de son visage, il commença à raconter à Angel ce qu’il savait déjà, sur l’instabilité de leur biosphère, l’absence de réservoirs suffisants d’éléments essentiels tels que le potassium, la manière dont l’équipage pouvait rétablir l’équilibre, etc. Angel l’envoya bouler en hurlant. Rosenberg se contenta de fermer les yeux et continua à parler. Leurs voix résonnaient dans le cylindre miteux du module d’habitation. Il fallait absolument que quelqu’un trouve le moyen de calmer le jeu. Mais pourquoi moi ? se demanda Benacerraf avec lassitude. Pourquoi est-ce toujours moi qui dois jouer les conciliateurs, demander à Bill de se calmer, forcer Rosenberg à lever les yeux de son écran souple et sécher les larmes de Nicola ? Pourquoi moi ? La réunion prit fin dans l’aigreur générale, sans que les problèmes fussent réglés. Mott rejoignit sa chambre à coucher et Rosenberg se rendit à la ferme. Quant à Angel… Benacerraf observa discrètement Angel qui se penchait au-dessus des robinets de l’évier de la cuisine. Ses longues jambes décharnées repliées sous lui, il se mit à jouer avec l’eau. Il prit une seringue et la remplit d’eau du robinet. Il appuya avec précaution sur le piston et une bulle d’eau se forma au bout de l’aiguille. Il secoua l’aiguille et la bulle se transforma en minuscule planète flottant dans les airs. Angel produisit toute une série de petits globes aqueux, tournoyant autour de sa tête. Puis il déballa d’une trousse, où il avait stocké les résidus de médicaments usagés, des seringues encore plus petites, et injecta à l’intérieur des bulles déjà formées de l’iodine, du jus de pamplemousse, du jus d’orange dilué, pour les colorer en bleu, en vert, en jaune et en rouge. Bientôt il avait recréé un système solaire entier, avec Mars, la Terre et Jupiter en miniature, gravitant autour de sa tête barbue comme autour d’un Soleil. Angel suivait du regard les petites sphères dans une sorte de transe. Il tâcha ensuite de regrouper ses petites planètes à l’aide de ses paumes ouvertes. Les sphères étaient poisseuses au toucher ; lorsque Angel les poussait gentiment, elles rebondissaient comme si elles étaient accrochées à quelque fil élastique invisible ; mais quand il agissait moins précautionneusement, alors les bulles d’eau s’entrechoquaient comme des méduses et s’étalaient dans le creux de ses mains. En micropesanteur, la tension qui s’exerçait à la surface de l’eau était plus forte que le reste, si bien que les bulles tendaient à conserver leur forme sphérique. Mais en faisant preuve d’un peu d’astuce, on pouvait réussir à créer des tas de formes bizarres à l’aide de ce matériau on ne peut plus rudimentaire. Et cela fascinait Angel. Il passait des heures ainsi, replié sur lui-même, avec ses seringues, à inventer des formes mouvantes, toutes plus étranges les unes que les autres. Et tandis qu’il contemplait la courbe luisante d’une nouvelle sphère ou d’un tore, il avait l’air, songea Benacerraf, de scruter son petit monde à lui, un lieu secret et privé dont les autres étaient exclus, un endroit où il pouvait s’échapper, comme si les formes aqueuses étaient des projections de son propre esprit. Rosenberg avait sa propre théorie au sujet de Bill. Un jour, il avait pris à part Benacerraf pour lui expliquer. D’après lui, Bill souffrait d’un vieillissement accéléré. Des études montraient que les rayons cosmiques pouvaient engendrer des dommages irréversibles au niveau du tissu nerveux. Ainsi, la réponse des cellules nerveuses aux neurotransmetteurs muscariniques, qui contribuaient à l’activité des motoneurones, pouvait être endommagée. Rosenberg présumait que c’était sans doute ce qui arrivait à Bill. L’espace le transformait peut-être en vieillard décrépit sous leurs propres yeux. Benacerraf soupçonnait Bill d’avoir eu vent de tout cela. En effet, il avait décidé de s’installer au bout du module d’habitation, environné d’immenses piles de cadmium et de nickel qui lui procuraient une bonne protection contre le rayonnement. Mais c’était sans doute trop tard. Benacerraf n’était pas spécialiste des troubles neurologiques. Mais elle n’avait pas cherché à en discuter avec le Contrôle de mission. Elle n’était pas sûre que quelqu’un puisse encore leur prêter une oreille attentive. Et sur une planète où les problèmes de distribution de l’eau étaient à l’origine de conflits locaux, l’image d’un Buck Rogers débile jouant avec des gouttes d’eau à bord d’un vaisseau spatial à mi-chemin de Saturne ne ferait pas très sérieux aux yeux du public. Autour du porte-avions américain Independence, le Pacifique s’étirait jusqu’à l’horizon, aussi plat, calme et gris que le pont du navire lui-même, ses vagues paresseuses reflétant le bleu cobalt du ciel sans nuages. Même le reste de la flotte de guerre était hors de vue, par-delà l’horizon. Le Soleil était bas, et sa lumière crue ; aussi Gareth Deeke était-il bien content de porter un chapeau et des lunettes. Un seul avion se tenait prêt sur la piste : un MacDonnell-Douglas F-28 de dix-huit mètres de long, dont les ailes delta étaient entièrement masquées par les tuyaux ondulant des pompes à carburant – du kérosène et du peroxyde d’hydrogène – qui l’environnaient. Le bouclier thermique du F-28, plaqué sur le haut de la coque, semblait blanc comme neige sous la lumière du Pacifique. Le F-28 était l’avion de Deeke. L’Independence se trouvait à six cent cinquante kilomètres des côtes chinoises et à trois cents kilomètres de Taïwan, au sud-est de l’île. La guerre entre Américains et Chinois n’était plus qu’une question d’heures, peut-être moins encore. Mais en cet instant précis, dans le calme qui précédait la tempête, le navire aurait pu mouiller n’importe où. Deeke était pratiquement le seul sur le pont, à l’exception des techniciens de service. Il était là depuis un bon bout de temps, mais il ne s’ennuyait pas le moins du monde. Il attendait le signal. Ce n’était pas la première fois dans sa longue carrière, qu’il restait ainsi en alerte. Il avait le choix de rester sur le pont là-haut ou de descendre rejoindre les pilotes et grignoter des pizzas, des jardinières de légumes et regarder des reportages de CNN sur les préparatifs d’invasion chinoise. Ses préférences étaient claires. De plus, il avait du mal à se mêler aux autres. Ils respectaient son professionnalisme et son expérience, mais la plupart des gars, l’œil rivé sur l’avancement de leur carrière, fuyaient un homme au passé aussi complexe et trouble que celui de Deeke. Il s’en fichait pas mal. Du moins tant qu’il se tenait à l’écart de ces quartiers confinés, où il n’avait que trop le temps de gamberger. Là-haut, sur le pont, dans l’air salé, plus rien ne le préoccupait. Une ombre passa sur le pont. Deeke leva les yeux. C’était un Condor, un avion de surveillance non piloté, construit par Boeing. Le Condor était un avion léger, subsonique, muni d’un simple moteur turbofan. Il était grand, de l’envergure d’un 747, et pouvait s’élever jusqu’à soixante mille pieds pendant une semaine entière sans ravitaillement, pour détailler le sol à l’aide de son radar à haute résolution et ses capteurs électro-optiques. Les Condor – et leurs petits cousins, les Darkstar – étaient monnaie courante dans les zones de tension comme celle-ci, glissant dans les airs tels des oiseaux de proie à l’affût… Il y eut un bip sourd. Il leva son poignet. Un petit écran souple sur le dos de sa main affichait toute une série de symboles. Les navires chinois quittaient leurs ports. C’était parti. Deeke sourit de toutes ses dents. Il tourna les talons et prit la direction du vestiaire. La guerre avait commencé deux semaines plus tôt. Deeke avait suivi les événements de près, attendant son rappel. Le Président taïwanais, après sa dernière réélection, s’était enfin prononcé en faveur d’une déclaration d’indépendance vis-à-vis de Pékin. La Chine avait répondu sur-le-champ et la Bourse de Taipeh avait dégringolé. Il fallut trois jours à Pékin pour rassembler une troupe de cent mille hommes dans les ports d’embarcation des provinces de Zhejiang, de Fujian et Guangdong. Taïwan avait mis ses forces armées en alerte maximale, mobilisé ses soldats de réserve et demandé aux États-Unis des convois d’armes par bateau dans le cadre de la Loi des relations avec Taïwan. Le jour suivant, les patrouilles navales de Taïwan dans le Détroit avaient essuyé des tirs de la part de « bateaux de pêche » chinois. Les premiers ayant riposté, la Chine taxa ce geste d’« acte hostile envers le peuple chinois ». Elle annonça un blocus naval de tous les pétroliers à destination de Taïwan. Les combats aériens débutèrent dans le ciel taïwanais, opposant des flottes massives de vieux Sukhoï achetés à la Russie aux modernes F-16 et MIRAGES 2000—5 d’origine occidentale. En dépit de cette disparité technologique, le nombre avait fait la différence : au bout de deux jours, la Chine avait réussi à contrôler toute la zone aérienne du Détroit. Le Grand Timonier en personne était apparu sur la place Tienanmen pour annoncer que, si Taïwan ne capitulait pas, l’invasion prendrait effet aussitôt. Maclachlan répondit en déclarant qu’une invasion de Taïwan équivaudrait à une déclaration de guerre des États-Unis à la Chine. En outre, le contrôle chinois du détroit ne valait pas un clou, si l’on tenait des porte-avions américains, des F-15 basés à Okinawa, prêts à passer à l’action. De toute façon, il ne paraissait guère probable que la Chine puisse assurer une tête de pont, même sans la présence des États-Unis accourus au secours de Taïwan. Et une invasion manquée pourrait leur coûter la moitié de leurs effectifs. En revanche, la Chine possédait des armes nucléaires et des missiles balistiques intercontinentaux ICBM. Ils pouvaient sans aucun problème effacer Taïwan de la carte du globe. Personne ne savait à coup sûr ce que serait la réaction des États-Unis en pareille circonstance. Les Américains se souciaient-ils autant, demandait le Grand Timonier, de Taïwan que de Los Angeles ? Les Chinois devaient être stupides ou bien désespérés pour franchir ce pas. Mais ils étaient en effet désespérés, songea Deeke. Pendant des décennies ils avaient observé les Américains faire de la lèche à l’Inde, reconnaître le Viêtnam, vendre des F-16 à Taïwan, forger des alliances avec le Japon, travailler à la réunification des deux Corée sous l’égide de Séoul, allié aux États-Unis. Du point de vue chinois, cela ressemblait à un véritable étau. Ce que c’était, bien évidemment. Et de plus, il y avait un moyen pour que la Chine l’emporte… Ce qui expliquait la raison de Deeke à bord de ce porte-avions. Les dés étaient jetés. Maintenant, ne restait plus qu’à attendre. Deeke apparut en combinaison de vol, bardé de sangles, muni d’un masque à oxygène, d’un parachute dans son dos, les poches pleines de trousses de survie, de boîtiers radio, sans compter une bouteille d’oxygène d’urgence. Il s’avança vers le F-28. De près, l’avion ressemblait à une sorte de navette miniature, avec le dessous de ses grosses ailes delta recouvert d’une couche de tuiles thermiques noires en silice, et la partie supérieure de la coque équipée d’une couverture en fibres synthétiques blanches étincelantes, flanquée de taches noires près des tuyères des moteurs d’assiette. Le revêtement de Nomex conférait à l’avion une apparence bizarre et grossière. Il manquait l’éclat luisant des coques des avions conventionnels. Mais la couverture était marquée de logos USAF et son nom ainsi que son grade étaient visibles en dessous de la canopée. Le F-28 avait toutes les apparences de ce qu’il était : un avion conçu pour aller dans l’espace, le premier avion-fusée américain depuis le X-15. Bien que la fuséologie qui présidait à sa conception eût été comprise par un von Braun, sous tous ses autres aspects le F-28 était l’enfant du XXIe siècle. Le concept de cet avion était le fruit des projets lancés dans les années quatre-vingt-dix par des fous d’aérospatiale qui recherchaient un avion militaire spatial SSTO(37) d’exécution rapide et relativement bon marché. Lorsque Xavier Maclachlan était entré en fonctions, il s’était empressé, sous la pression de l’Air Force, de dégager Lockheed Martin de son contrat passé avec la NASA pour le développement de VLR, pour lui commander la construction accélérée de ce qui allait devenir le F-28 pour les besoins de l’Air Force. Inutile d’ajouter qu’ils avaient plus que dépassé leur budget initial. Mais même ainsi, le coût du programme, n’était pas prohibitif. Le F-28 ne requérait ni pistes, ni systèmes de distribution de carburant, ni hangars, ni équipements de manœuvre particuliers… La seule nouveauté était l’utilisation de kérosène et de peroxyde d’hydrogène concentré pour la combustion des cinq moteurs de l’avion, afin de donner au F-28 un rapport puissance-poids maximal. Le prix du projet global était équivalent à celui de deux lancements de Delta IV, c’est-à-dire moins que le lancement d’une seule navette. Pour ce prix, l’USAF avait pu se procurer un tout nouvel engin spatial. Gareth Deeke remerciait le ciel qu’une nouvelle chaîne de commandement – partie de Hartle pour remonter jusqu’à Maclachlan – eût pu l’amener à piloter le dernier cri en matière d’avion de combat. L’USAF n’avait pas suffisamment de pilotes d’avions-fusées à sa disposition pour pouvoir ignorer un homme tel que lui, quel que fût son âge. Deux techniciens l’aidèrent à grimper dans le cockpit étroit. Le contrôleur entama le compte à rebours sitôt qu’il fut harnaché dans son siège. Les citernes trapues de ravitaillement s’écartèrent de l’avion. — Introduction des données, dit Gareth. Générateur enclenché. Pression hydraulique OK. Pression électrique OK. Gouverne de direction OK… — Une minute, Gareth. — Roger. Alimentation principale enclenchée, témoin du système d’alimentation allumé… — Paré pour l’injection. — Injection et allumage prêts. Prérefroidissement, allumage… — Trente secondes. Les instruments du cockpit n’avaient rien à voir avec la technologie des années soixante-dix qui prévalait dans la navette : des écrans souples tapissaient les murs qui se reconfiguraient à chaque étape du vol, et son casque était muni d’un viseur tête haute à imagerie virtuelle, qui lui offrait un panorama beaucoup plus étendu que le pare-brise du cockpit. À présent, les systèmes de bord entamaient la phase finale de préparation. — … Quinze secondes. — Vanne ouverte, déclara Deeke. Allumage correct. — Cinq secondes. Pour nous, c’est bon, Gareth. Trois, deux, un. Deeke se redressa. Les cinq moteurs rugirent. À l’intérieur de sa bulle de verre, Deeke se sentit plaqué contre son siège, soudain enveloppé dans le bruit, la lumière et les vibrations. La piste d’envol disparut en un éclair, laissant la place aux rides dures et grises de l’océan. L’avion recula, se cabra soudain, et Deeke perdit l’océan de vue. Le F-28 volait presque à la verticale. Deeke tourna la tête et jeta un coup d’œil sous lui : le porte-avions n’était plus qu’une tache bleu-gris dérivant sur l’immense carcasse de l’océan. Alors, en l’espace de quelques secondes, le ciel devint d’un beau bleu nacré. À trente-cinq mille pieds, il repassa en vol horizontal. L’avion était comme un îlot de réalité, tout en fibres blanches scintillantes, en air chaud et en surfaces anguleuses, perdu dans la gueule béante du ciel. Un avion-citerne l’attendait là-haut. Le F-28 transportait un plein chargement de carburant, mais il avait besoin d’un complément d’oxydant lourd pour pouvoir accomplir son saut final dans l’espace. Avec doigté, il fit glisser l’embout de ravitaillement monté sur le nez de l’avion dans le godet de la perche qui pendouillait de l’avion-citerne. Le réapprovisionnement dura à peine plus de trois minutes. Une fois sa mission achevée, l’avion-citerne repartit. Deeke pointa le nez de son appareil vers le haut. Les moteurs hurlèrent à nouveau et il se retrouva collé durement à son siège. Sa tête se renfonça dans ses épaules et il développa une vision en tunnel, environnée de ténèbres. Lorsque l’avion passa en vol supersonique, les vibrations s’atténuèrent considérablement, et le bruit des moteurs se transforma en un doux murmure. Le cockpit était redevenu une bulle de sérénité et de fraîcheur. Pendant ce temps, les bangs supersoniques ricochaient sur l’océan en contrebas. Quatre-vingt mille pieds. Il poussa la manette des gaz au maximum et fut encore plaqué dans son siège par une force de 4,5 g. Il était déjà suffisamment haut pour apercevoir les étoiles en plein jour ; l’atmosphère se limitait à quelques volutes de vapeur, insuffisantes pour donner prise aux surfaces aérodynamiques de l’avion. Quatre-vingt-dix mille pieds. Trois mille deux cents pieds par seconde. Le Pacifique s’étalait sous lui comme la peau lumineuse du monde. Il y eut une pétarade électromagnétique et une brusque giclée de gaz à l’extérieur du cockpit. Ses propulseurs venaient de s’enclencher. Les moteurs-fusées s’éteignirent bruyamment. La décélération le projeta en avant contre son harnais, puis il retomba lourdement sur son siège. Il était désormais passé en vol balistique. Son corps ne pesait plus rien et il eut l’impression que ses tripes remontaient dans sa gorge. Tout là-haut, planant dans un silence presque total, il perdit toute sensation de vitesse et de mouvement. Il était à quatre-vingts kilomètres d’altitude. Le ciel était d’un bleu-noir profond, et les écrans de la cabine reluisaient brillamment. Il aperçut la côte est de l’Asie, du Japon jusqu’aux Philippines, avec la petite silhouette oblongue de Taïwan juste en dessous de lui. À cette altitude, la Terre se recourbait sur elle-même, bombait son ventre immense de femme enceinte, et, sur le bord de l’horizon, il distingua l’épaisse couche nuageuse qu’il venait de traverser. Comme au bon vieux temps. Alors, les moteurs-fusées eurent un dernier sursaut, et il se retrouva dans l’espace. Une fois sur orbite, il ouvrit les portes de la soute. Sa cargaison se déploya automatiquement. C’était un petit satellite d’allure complexe, équipé d’un moteur-fusée d’appoint à poudre. Le satellite ressemblait à un gros jouet disgracieux, illuminé en dessous par la carapace bleue et luisante de la Terre. Un système de ressorts éloigna le satellite du F-28. Alors, l’enveloppe du moteur-fusée à poudre s’ouvrit, et Deeke aperçut de la fumée orange et des débris sortir de la grosse tuyère trapue. Le satellite s’éleva dans la nuit en décrivant un arc, s’éloignant directement de la Terre. Il visait une orbite géosynchrone, juste au-dessus de Bornéo. Ainsi, moins de vingt minutes après avoir reçu le signal du lancement, la mission de Deeke était terminée. Le satellite était un dérivé de la technologie Aquacade. Il servirait de liaison de communication, l’une des dernières pièces ajoutées au dispositif de couverture électronique américaine de la zone de bataille autour de Taïwan. Ce satellite permettrait à d’autres satellites artificiels – des satellites de communication Milstar ou des satellites de surveillance Keyhole, entre autres – de communiquer entre eux, au lieu de passer par l’intermédiaire des stations de réception des signaux basées au sol. Les liaisons de satellite à satellite protégeraient le système américain de surveillance contre toute tentative chinoise de brouillage ou d’interception des signaux. La seule menace réelle qui pesait sur les forces américaines était les missiles de croisière chinois : les M-12 à portée moyenne, des versions améliorées des Scud, reconnus pour être l’arme chinoise la plus sophistiquée de l’époque. Mais grâce à un déploiement réussi des systèmes de surveillance, aucun M-12 ne pourrait s’éloigner de plus de trente kilomètres de son lanceur sans être aussitôt détecté et l’information transmise sur le champ de bataille. Deeke doutait même qu’un seul missile de croisière réussît à franchir la barrière des batteries antimissiles. La maîtrise de l’information était la clé de cette guerre. Les forces américaines et taïwanaises étaient en contact permanent. Chaque bateau, chaque véhicule, chaque soldat d’infanterie, aviateur, marin croulait sous les systèmes informatiques, reliés directement entre eux ou par l’intermédiaire des satellites. Ces forces unies par la technologie formaient comme un organisme unique, prêtes à réagir de concert comme si elles étaient reliées au même centre nerveux. Il y avait, en réalité, plus de soldats équipés en ordinateurs que de soldats munis d’armes à feu. Les Chinois, avec leur stratégie plus rudimentaire qui reposait uniquement sur les ressources humaines, ne disposaient que d’une partie de cette technologie. Comme si une légion romaine s’attaquait à une bande d’Australopithèques. Il faudrait attendre peut-être des jours avant que la guerre ne se déclenchât à proprement parler, et il n’y avait aucun doute que les pertes seraient importantes. Mais pour la Chine, se disait Deeke, la guerre était déjà perdue. Il éteignit le viseur à imagerie virtuelle de son casque. L’espace de quelques secondes, il s’autorisa à jeter un coup d’œil à travers la vitre scintillante de son cockpit. Là, pour quelques minutes encore, il restait suspendu entre la courbe de la Terre en dessous et le noir étourdissant de l’espace au-dessus. Sa mission était achevée et il n’avait plus de carburant. Il ressentit une émotion étrange. C’est si beau, se dit-il, si beau. Sous lui, des centaines de milliers d’hommes s’attroupaient comme des fourmis pour s’affronter en un combat insoupçonnable à cette altitude. Des avions et des missiles laissaient des traînées de condensation dans le ciel. Au-dessus de lui, à trente-cinq mille kilomètres de la surface de la Terre, des satellites artificiels de la nation la plus avancée de la planète se regroupaient pour observer, surveiller et avertir. En cet instant précis également, quatre êtres humains – quatre Américains – se trouvaient à mi-chemin entre Jupiter et Saturne, engagés dans la plus extraordinaire aventure que l’homme ait pu inventer. Et le rôle qu’il avait joué dans cette aventure avait été de tenter de les descendre à peine étaient-ils lancés. Pourtant, le voyage spatial était une absurdité. Certes, la balade devait être superbe, mais il n’y avait nulle part où aller, si ce n’est un tas de cailloux sans intérêt. Et si les Etats-Unis avaient atteint les étoiles, ses ennemis héréditaires – jadis les Russes, maintenant les Chinois n’hésiteraient pas une seconde à étendre leur pouvoir au reste de la planète. Gareth Deeke ne doutait pas un seul instant de la légitimité stratégique de l’investissement massif de son pays en matière d’armement au cours des cinquante dernières années ; ni d’ailleurs de sa propre intervention dans l’aventure risible qu’était la mission Titan. Les dépenses militaires avaient provoqué l’implosion de l’Union soviétique, presque sans coup férir. Aujourd’hui, elles permettraient aux Etats-Unis de contenir la Chine à jamais. L’espace n’avait rien à voir avec l’humanité. C’était là-dessous que l’histoire sanglante des hommes se jouait. Il n’y avait aucune raison que cela changeât. Il était fort possible, pensait-il, qu’au-dessus de Taïwan ce jour-là le destin de la planète se jouât pour le siècle à venir. Il commanda la fermeture de la soute, et prépara en toute hâte son avion pour la rentrée atmosphérique, le retour en long plané jusqu’à la maison, les lacs de sel qui entouraient la base d’Edwards de l’Air Force en Californie. 2460e jour Six ans et neuf mois après son lancement, Discovery atteignit les lunes saturniennes. L’équipage prépara la mise à feu des moteurs, grâce à laquelle ils réussiraient leur IOS, l’insertion en orbite autour de Saturne. Ils étaient enfin arrivés aux confins désolés du système solaire. — OK, dit Nicola Mott. Vingt minutes avant la mise à feu. Passons en prédémarrage des moteurs auxiliaires. — Roger. Benacerraf consulta la check-list accrochée à son genou et se mit à basculer des interrupteurs sur le panneau qui se trouvait à sa droite. — Interrupteurs des réchauffeurs des réservoirs d’azote. Un, deux, trois. Interrupteurs de contrôle. Un, deux, trois. Interrupteurs des réchauffeurs de gaz en position A. Un, deux, trois. Fermeture des interrupteurs d’ouverture des vannes des réservoirs APU. Un, deux, trois. — Entendu, répondit Mott. OK, prédémarrage des APU terminé. — Bon… Benacerraf, assise à droite de Mott sur le siège du pilote, baissa sa visière. À l’intérieur de sa combinaison de vol pressurisée orange, divers sons lui parvenaient : le bourdonnement des ventilateurs, le sifflement de l’oxygène sur son visage, sa propre respiration légèrement saccadée. Elle entendit la voix de Rosenberg crachoter dans son casque. — Roger pour la visière. Rosenberg siégeait derrière Mott et Benacerraf, dans le fauteuil de l’ingénieur de vol. Bill Angel était le seul membre de l’équipage qui ne fût pas sur le pont supérieur. Il était retourné sur le pont intermédiaire. — Bill ? appela Benacerraf. Et toi ? Bill, tu m’as bien reçu pour la visière ? Réponds-moi, Bill, espèce de trouduc. — Ça va, ça va. Bien reçu. Bon sang, Benacerraf, lâche-moi un peu, veux-tu ? Un fredonnement parvint dans leurs écouteurs. Des fragments de chanson, pour la plupart indéchiffrables, se bousculaient et s’assemblaient au petit bonheur. — Considérons cela comme un « roger », dit Benacerraf. Rosenberg éclata de rire. — Il ne veut pas fermer sa combinaison. Il nous l’a dit. Il faut le croire. D’ailleurs, on s’en fiche. Laissons-le s’amuser pendant toute la durée de la combustion. Laissons-le… — Boucle-la ! lança-t-elle. Quoi qu’elle pensât de la santé mentale d’Angel, Benacerraf ne souhaitait pas avoir sa mort sur la conscience. De plus, aucun scénario ne prévoyait de survie à la surface de Titan pour trois membres seulement sur les cinq de l’équipage initial. Ils avaient besoin d’Angel et, pour cela, elle devait le protéger. Pour le moment, ils devaient terminer leur check-list. Chaque chose en son temps, se dit-elle. — Charge le logiciel d’insertion IOS, Niki. — Roger. Mott tapa maladroitement de ses mains gantées une série de commandes sur le clavier de l’ordinateur de bord. OPS 702 PRO. La lumière à l’extérieur changeait. Benacerraf leva les yeux de sa check-list. — C’est l’heure de la manœuvre précédant la mise à feu, dit Mott. Seconde-moi, Paula. Benacerraf jeta un coup d’œil à Mott. Elle vit que le visage de Niki, encadré par son casque blanc, était calme, presque inexpressif, une lueur imperceptible de crainte dans les yeux. Elle se pencha en avant et posa sa main gantée sur l’épaule de Mott. — Tout va bien se passer, Niki. Comme à l’entraînement. — Ouais, répondit-elle d’une voix faible. Comme à l’entraînement. Ni Mott ni Benacerraf n’avaient piloté de navette auparavant, bien qu’elles eussent toutes les deux occupé le poste d’ingénieur de vol. Normalement, c’eût été Bill Angel et Siobhan Libet qui auraient dû siéger à leurs places, en tant que commandant et pilote de l’orbiteur. Mais Libet n’était plus, et après de longs atermoiements – et des conversations qu’elle avait eues seule avec le sol –, Benacerraf avait pris la décision de ne plus faire confiance à Angel pour contrôler l’orbiteur. Ainsi, si absurde cela fût-il, Mott et Benacerraf étaient chargées de piloter Discovery pour sa manœuvre la plus dangereuse depuis qu’ils avaient quitté l’orbite terrestre. Les meilleurs pilotes étaient à un milliard et demi de kilomètres, morts, ou à moitié fous. — Interrupteur des gaz de manœuvre enclenché. — Bien reçu, dit Benacerraf. Interrupteurs IDA ATT… — Interrupteurs d’indicateur d’attitude en position inertielle, panneaux F6 et F8. Erreur IDA en position médiane. Taux IDA en position médiane… Mott saisit le levier de contrôle et donna une série d’impulsions aux propulseurs à gaz. Benacerraf entendit le crépitement des solénoïdes et sentit le doux tremblement des petits moteurs à gaz qui ébranlèrent la masse de Discovery. La lumière changea à nouveau. Tandis que Discovery tournait, le Soleil, minuscule, traversa le hublot de droite à gauche. Une lumière jaune pâle filtra à l’intérieur de la cabine, les traverses du montant de la fenêtre jetant des ombres longues et anguleuses sur les genoux de Benacerraf. Des images artificielles scintillèrent sur le Plexiglas éraflé de la visière de son casque. Bien que diminué depuis Jupiter, le Soleil était encore plus brillant que n’importe quelle planète ou étoile vues de la Terre, dix mille fois plus éclatant qu’une pleine Lune, comme un phare de voiture dans la nuit. À présent, le fin croissant de Saturne apparaissait dans l’encadrement du hublot. Ses contours nets, immenses et impressionnants se hissèrent devant le Soleil. Un arc jaune, légèrement aplati, cloqué par endroits par les turbulences. Les couleurs de la planète étaient si subtiles que, pour les apprécier, elle dut protéger ses yeux du jaune, du blanc et du vert étincelant des témoins lumineux des panneaux d’instrumentation de l’orbiteur. À la différence de Jupiter et de ses couleurs criardes, Saturne arborait des teintes automnales sculptées par la douce lumière du Soleil lointain. C’était une vision tout à fait surnaturelle, songea Benacerraf en frissonnant. Mott fit basculer l’orbiteur la queue en avant. L’attraction gravitationnelle de Saturne avait fait accélérer Discovery. Déjà profondément enfoncé dans la magnétosphère de la planète, le vaisseau plongeait droit sur Saturne. Il accomplirait son approche maximale au-dessus de la face d’ombre de la géante, à un sixième de rayon saturnien seulement au-dessus du plafond nuageux. C’est là, au point le plus bas du puits gravitationnel, qu’aurait lieu la mise à feu IOS. Après six années d’immersion dans l’espace, les petits moteurs OMS de manœuvre allaient brûler pendant une centaine de minutes en aspirant le comburant et le combustible des gros réservoirs d’appoint attachés aux ailes de l’orbiteur comme deux grosses nacelles de bombes, pour ralentir le vaisseau et l’insérer sur une orbite de cinq mois autour de Saturne. Ils n’avaient pas droit à l’échec. Autrement, Discovery ne pourrait perdre suffisamment de vitesse pour être capturée par la gravité saturnienne, ce qui rendrait impossible leur descente sur Titan. Et en outre, l’orbiteur risquerait de rebondir involontairement en direction des étoiles. Benacerraf avait calculé en cachette qu’ils pourraient parcourir un dixième de la distance qui les séparait d’Uranus avant d’épuiser leur réserve de carburant. Et, bien qu’ils n’en aient jamais parlé, elle était persuadée que personne n’avait pu oublier que c’était précisément la combustion des OMS qui avait causé la catastrophe de Columbia au cours de sa phase ultime de vol. Mais, qu’ils survivent ou pas, ce vieux rafiot de l’espace avait accompli bien plus que n’auraient pu rêver les concepteurs de la navette dans les années soixante-dix. Saturne sortit du cadre de la fenêtre. — Manœuvre pour la position de mise à feu terminée, déclara Mott. Benacerraf se força à se concentrer sur sa check-list et sur les instruments des tableaux de bord qui lui faisaient face. Elle compara l’attitude affichée par les moniteurs avec celle donnée par la bille 8 de l’indicateur d’attitude. Elles étaient parfaitement identiques et recoupaient les prévisions données par la check-list à quelques décimales près. — Bon travail, Niki. Manœuvre terminée. — Bien, répondit-elle d’une voix calme. Nerveuse, Nicola Mott se concentra sur l’obstacle suivant. Une chose après l’autre, songea Benacerraf. — Nous allons démarrer un APU. — Roger. Vanne du réservoir de carburant de l’APU numéro 1 ouverte. Bouton de commande « Marche » de l’APU numéro 1. — L’indicateur de pression hydraulique est au vert. — Fermeture des interrupteurs des pompes à circulation hydraulique. Un, deux, trois. — … OK. Nous avons un des APU en marche. — Bon. On s’en tire plutôt bien. Parée pour armer les moteurs. Mott actionna une série de boutons placés au-dessus de sa tête. — Pilotage automatique en mode auto. Contrôle informatique de la pression hélium des OMS droit et gauche. Interrupteur d’armement des moteurs OMS enclenchés. (Mott jeta un coup d’œil à Benacerraf.) Moteurs armés. — Bravo. La routine des check-lists et des procédures pour la dernière mise à feu du deuxième OMS était réconfortante. Elle leur permettait d’oublier l’énormité de ce qu’elles étaient en train de faire, à savoir allumer des moteurs-fusées pour se placer en orbite autour de Saturne ! — Une minute avant la mise à feu, intervint Rosenberg. Mott enfonça la touche marquée EXEC de son clavier et l’ordinateur entama le compte à rebours jusqu’à la mise à feu. Soudain, la lumière pénétra à grands flots sur le pont supérieur, tandis que Discovery survolait les anneaux de Saturne. Les anneaux ressemblaient à un vaste rideau de lumière colorée, comme si Discovery était un grain de poussière illuminé par un immense show laser. À cette distance si rapprochée, il était impossible de les embrasser d’un seul regard. Les différentes bandes qui constituaient les anneaux étaient cependant distinctement visibles, reconnaissables à l’aide de leur coloration jaune-brun pâle, séparées par des divisions plus sombres. — C’est magnifique ! s’exclama Rosenberg. Benacerraf aperçut le reflet des stries de lumière délavée et brumeuse sur la visière de ce dernier. — On dirait que c’est faux, non ? Mais si on ramenait ces anneaux chez nous, ils rempliraient tout l’espace compris entre la Terre et la Lune. Vous imaginez ? Et regardez, dit-il en pointant son doigt. On peut apercevoir un satellite au milieu de la structure. C’est l’anneau E. Cette lune doit être Encelade, je crois. Vous voyez comme elle est brillante ? Au bout de quelques instants, elle réussit enfin à repérer la Lune, pas plus grosse qu’une étincelle de glace, suspendue dans l’un des vides sombres entre les anneaux. L’ombre immense de Saturne traversait les anneaux et partageait d’un trait net leur structure, formant sans doute le plus long terminateur de tout le système solaire. La Terre elle-même aurait pu tourner autour de cette rangée d’anneaux, comme une bille sur le bord d’une assiette. — Dix secondes avant la mise à feu, déclara Mott. Cinq, quatre, trois, deux, un. L’orbiteur frissonna et Benacerraf crut entendre un rugissement sourd et lointain se transmettre à tout le vaisseau. — Mise à feu ! s’écria Mott. — Bien reçu, mise à feu des OMS. — Poussée maximale. 0,5 g. 0,8. 0,9. On s’arrête là… Benacerraf se sentit enfoncée dans son siège. Comme si l’orbiteur se cabrait et qu’elle était couchée sur le dos. Le cadre métallique de sa couchette et les plis dans le tissu de sa combinaison pressurisée comprimaient douloureusement ses chairs. Sa vision était désormais frangée de noir, comme si elle regardait le long d’un tunnel. Les couleurs du tableau de bord devant elle semblaient s’effacer au fur et à mesure. Seigneur, se dit-elle. Tout devient gris. Elle faisait l’expérience de l’accélération pour la première fois depuis que la ferme SSVEC avait été transférée dans la centrifugeuse, trois ans plus tôt. La check-list qui était sur ses genoux vint se plaquer sur sa poitrine avec une telle violence qu’elle en eut le souffle coupé. Ses bras croisés sur son torse pesaient comme des poutres de béton qui comprimaient ses poumons, et ses mains gantées lui parurent soudain gigantesques et massives. Ses organes, son cœur, ses boyaux et ses poumons se déplaçaient à l’intérieur de son corps, à la recherche d’un nouvel équilibre. Elle n’aurait pas été capable de bouger, de saisir le moindre levier de contrôle. Et ce n’était qu’un dixième de g. Bon sang ! se dit-elle. Même si nous survivons à l’atterrissage sur Titan, nous serons incapables de nous y mouvoir. — Putain ! fit Mott d’une voix presque éteinte. Benacerraf tenta de tourner la tête pour regarder Mott, mais son crâne semblait peser des tonnes. — Tout va bien se passer, mon petit, finit-elle par dire. Discovery peut se débrouiller toute seule. Nous n’avons rien à faire. La combustion des moteurs se poursuivait imperturbablement. Discovery passa dans l’ombre de Saturne. L’obscurité immense et froide semblait renforcer leur isolement. C’était la première fois en six ans que l’orbiteur ne baignait pas dans la lumière solaire. Alors, les instruments de la soute tournés vers la planète, Discovery plongea au travers des anneaux. Ces derniers avaient moins d’un kilomètre et demi d’épaisseur, et grâce à la vitesse interplanétaire de la navette ils traversèrent le plan des anneaux en une fraction de seconde. Benacerraf se retourna et aperçut les sombres anneaux au-dessus d’elle. Ils formaient un immense plafond obscur, masquant les étoiles disséminées. Çà et là, elle distinguait une division entre les anneaux, un mince arc de cercle rempli d’étoiles. Le renflement de la planète était sur sa droite, formant un mur de nuages se déroulant à l’infini, à une distance équivalente à un sixième de rayon saturnien. Discovery était comme une mouche qui contourne le flanc d’un éléphant. Alors, tandis que ses yeux s’accoutumaient à l’obscurité, elle vit une tache de lumière se profilant sur le plafond ombré du système des anneaux : un cercle diffus, comme l’image du Soleil vu à travers le brouillard. Le cercle paraissait suivre les mouvements de Discovery. C’était la flamme des moteurs de la navette, issue de la combustion du monométhylhydrazine et du tétroxyde d’azote, qui se reflétait sur les anneaux de glace de Saturne. Alors, tandis que Discovery tombait en dessous du plan équatorial de la planète, la lueur diffuse s’éteignit… Il y eut un bruit d’explosion, étouffé par l’épaisseur de son casque. Tout s’était passé si rapidement qu’elle n’était pas sûre que cela eût vraiment eu lieu. — Niki, tu as entendu ? — Non, hésita Mott. Mais j’ai senti quelque chose. Un tremblement. Une explosion, un tremblement. Rassemble les morceaux du puzzle, se dit Benacerraf. Elle sentit la peur se nouer au creux de son estomac. Mais elle était impuissante, clouée au sol par le simulacre de pesanteur. Les bruits de la cabine, le vrombissement des pompes et des ventilateurs, déjà étouffés par son casque, s’évanouirent. — Nous perdons de la pression ! s’exclama Mott, stupéfaite. Rosenberg se mit à hurler : — Bill, ferme les yeux ! Bill, si tu m’entends, ferme les yeux ! La lumière filtra à nouveau dans la cabine. Au-dessus de Benacerraf, la ligne de séparation des anneaux réapparut. Leur lueur dorée baigna son visage. Voyant que Bill ne répondait pas, Rosenberg s’arrêta de crier. — Bon Dieu, que s’est-il passé, Rosenberg ? — Nous avons été touchés par un fragment des anneaux, répondit-il d’une voix tremblante. — Mais je croyais que nous les avions déjà traversés. De plus, nous avons visé une division. — Mais les anneaux sont formés à partir d’un nuage complexe et chaotique de particules, de poussières et de glace. Nous sommes dans une région peuplée de l’espace, Paula. Si nous sommes descendus aussi loin, c’est parce que nous voulions profiter d’un périastre très bas. Nous avons fait le pari de ne rien heurter en chemin. — Et nous avons perdu, dit Nicola Mott. — Bill ne répond toujours pas, fit remarquer Rosenberg. Combien de temps reste-t-il avant l’arrêt des moteurs, Niki ? — Encore huit minutes, Paula. — Écoutez, nous devons descendre aider Bill. L’exposition au vide risque de le tuer. — Reste assis, commanda Mott. — Elle a raison, ajouta Benacerraf avec lassitude. Si tu essaies de sortir de ton fauteuil, tu tomberas du haut de toute la cabine. Rosenberg, nous devons patienter. — Si nous attendons encore, il sera trop tard. Bon sang, Paula, si Bill meurt, j’espère que tu pourras continuer à vivre avec ça sur ta conscience. Benacerraf esquissa un sourire fatigué. Voilà ma fonction sur ce vaisseau, pensa-t-elle. Tout est toujours ma faute. Ce n’est pas la faute de ce connard d’Angel qui met sa vie en danger par sa folie et sa stupidité ; ni celle de ce malin génie qui a placé un fragment de glace primordiale sur notre trajectoire. La combustion s’arrêta enfin. Bonne combustion, murmura Mott. Résidus inférieurs à trois dixièmes. — Bienvenue sur Saturne, conclut Rosenberg d’un ton sec. Le pont intermédiaire, comme le pont supérieur, n’était plus sous pression. Le morceau de glace avait pénétré la coque du pont intermédiaire au niveau du mur gauche, à hauteur de la taille, près de la cuisine. Ils découvrirent un petit trou net dans la cloison, où l’on aurait pu glisser un doigt. Le sol montrait le même impact, à quelques dizaines de centimètres de là, comme si la particule avait ricoché à la manière d’une balle de fusil. En fait, ils avaient eu beaucoup de chance. L’impact était sans bavure. Un grain de la taille et de la vitesse de celui qui les avait touchés aurait pu causer davantage de dégâts qu’un simple petit trou dans la coque. Un fragment d’anneau. C’était toujours plus prestigieux que la particule de peinture ou d’urine congelée de cosmonaute qui les avait heurtés lors de leur survol de la Terre. Il leur fut aisé de coller des rustines pour boucher le trou, et bientôt, la cabine retrouva son air pressurisé. Ils trouvèrent Angel inconscient, attaché à son strapontin. Il portait son casque pressurisé, visière baissée ; mais le casque était mal vissé autour du cou. Benacerraf vit que ses yeux étaient fermés et que son visage portait des marques de contorsion. Une sorte de liquide éclaboussait la visière, empêchant de voir clair à l’intérieur. Rosenberg scruta l’intérieur du casque, et haussa les épaules. — Il a dû être exposé au vide pendant quelques secondes, et à une pression réduite un peu plus longtemps. Il faut le sortir d’ici. Ils transportèrent Angel dans le sas à l’arrière du pont intermédiaire et le rentrèrent à l’intérieur du module d’habitation. Puis ils entamèrent tous trois les procédures de réanimation qu’ils avaient apprises sur Terre. Tandis que Benacerraf et Mott tenaient les membres d’Angel, Rosenberg vérifia sa respiration, puis se cala contre un mur et lui fit du bouche-à-bouche. Angel ne réagit pas. Rosenberg demanda alors aux deux femmes de déplacer le corps pour qu’il puisse mettre ses bras autour du thorax d’Angel. Il attrapa les coudes du pilote et lui fit faire des flexions, à la manière d’un soufflet, de haut en bas, quatre fois de suite. — Bien, dit-il en soufflant. Maintenant, il a assez d’oxygène dans ses poumons. Rosenberg paraissait épuisé ; de la sueur avait coulé sur ses lunettes. — Maintenant, vérifions son cœur. Il tâta le pouls sous la carotide. — Je ne sens rien. Niki, tu es plus forte que moi. Viens par là. Mott se plaça derrière Angel. Elle posa son poing gauche sur le sternum d’Angel et agrippa son poing à l’aide de son autre main. Elle attira le dos d’Angel contre sa poitrine, puis comprima le sternum, tout en le hissant vers elle de toutes ses forces. — Un, deux, trois… L’opération consistait à comprimer le cœur entre le sternum et la cage thoracique pour faire circuler le sang dans tout le corps. À douze, Angel frissonna. Il toussa, la gorge nouée et sèche. Benacerraf écoutait au haut-parleur la voix déformée du Capcom, parvenue avec un décalage de quatre-vingts minutes. Le Capcom s’enthousiasmait à propos des images qu’ils avaient filmées au cours de leur approche maximale de Saturne. La NASA avait déjà reçu des demandes pour la commercialisation des droits, et on estimait que des centaines de copies piratées circulaient sur le Net. Elle fixa des yeux son moniteur. Discovery s’éloignait de Saturne. Les bandes de nuages étaient distinctement visibles, quoique d’une couleur jaune plus pâle que celle de Jupiter. Le long d’une strie, elle aperçut des turbulences, des nuages oblongs comme des cellules. Les anneaux projetaient une mince ombre au-dessus de l’équateur laiteux de l’hémisphère éclairé de Saturne. L’ombre incurvée aurait été un véritable casse-tête pour un spécialiste de géométrie dans l’espace. L’aspect des anneaux eux-mêmes était fin et tortueux, si bien qu’elle pût entr’apercevoir le limbe lumineux de la planète à travers leur structure. Aucune expérience n’aurait pu se comparer à celle-ci. Ce n’était même pas comparable à un vol lunaire. Ils avaient voyagé pendant des années dans les vastes déserts du système solaire pour se placer en orbite autour de cet objet surnaturel, une machinerie complexe d’anneaux et de satellites qui aurait pu remplir tout l’espace de la Terre à la Lune. Nous avons réalisé un rêve vieux d’un million d’années, se dit-elle. Être là et voir ça. Rosenberg la rejoignit et lui détailla les blessures d’Angel. — … Paula, il faut comprendre que le corps humain n’est pas conçu pour affronter le vide. Pour simplifier, on peut dire que la pression interne le transforme en une sorte de bombe artisanale. Tout ce qui était à l’intérieur a tenté de s’échapper à travers les pores de sa peau, les orifices de sa tête et de son corps. Il a saigné de partout. Ses poumons se sont déchirés. Ses vaisseaux sanguins ont fui. Quelques secondes de plus et il se serait noyé dans son propre sang. La température du sang dans ses veines a dû être proche de l’ébullition. — Il s’en sortira ? — Bien sûr, dit-il en haussant les épaules. Pendant un moment. Comme nous tous d’ailleurs. Mais si on était sur Terre, il devrait être hospitalisé sur-le-champ. — Nous ne sommes pas sur Terre. — J’allais oublier, Paula… — Quoi ? — Son cerveau a manqué d’oxygène. Mais je ne sais pas combien de temps ça a duré. De mieux en mieux, pensa-t-elle lugubrement. — C’était quoi ce liquide sur sa visière ? — Le truc transparent ? Je lui avais bien dit de fermer les yeux. Son œil gauche a explosé et… Benacerraf sentit un flot de bile monter dans sa gorge. Elle courut jusqu’au caisson à temps pour vomir dans la cuvette des W-C. Elle essuya sa bouche avec une lingette imprégnée d’un antiseptique qui lui picota la langue. Angel se réveillait dans sa chambre. Il se mit à hurler. LIVRE IV TERRE ÉTRANGÈRE Années 2014 2015 Voyager 1 survolait à très haute altitude le plan de l’écliptique, cette contrée de l’espace contenant les orbites des planètes principales du système solaire. Voyager avait l’air d’une libellule chétive, avec ses poutres, ses mâts, ses plates-formes d’instrumentation et sa gigantesque antenne parabolique pointée vers la Terre. La sonde était construite autour d’une boîte compacte en forme de décaèdre, pesant environ une tonne, qui aurait pu abriter une petite maison. Au cours de sa longue mission, elle avait visité les deux plus grandes planètes du système solaire, Jupiter et Saturne. Les champs gravitationnels de ces deux mondes avaient imprimé à Voyager une telle vitesse qu’elle avait rompu le lien qui la rattachait au Soleil. À présent, Voyager 1 faisait route vers les étoiles à la vitesse d’un million et demi de kilomètres par jour. Une commande des contrôleurs au sol prévue pour l’an 2014 ne lui était toujours pas parvenue. Voyager était conçue pour être opérationnelle pendant une longue période à une très grande distance de la Terre. Entre l’émission et la réception d’un message radio depuis la Terre, il se passait plusieurs heures. Dans la mesure où les liaisons de la sonde avec le sol étaient discontinues, seule l’absence d’un ordre attendu pouvait apprendre au vaisseau qu’il avait perdu le contact avec la Terre. C’est pourquoi le logiciel intégré à l’ordinateur de vol comprenait un programme de perte des signaux. En cas de retard d’une commande, une alarme interne se déclenchait aussitôt. L’ordinateur procéda à une suite d’opérations destinées à protéger le vaisseau et sa mission. Tout d’abord, Voyager fut placée dans une sorte de sommeil. Puis pendant deux semaines, elle attendit que le Contrôle de mission résolût le problème qui était survenu au sol pour ensuite envoyer au vaisseau une nouvelle séquence de commandes. Théoriquement, les centres de contrôle devaient bombarder la sonde de nouvelles instructions afin de capter son attention. Faute d’avoir reçu la moindre commande, Voyager en conclut que la faille devait être située au niveau du vaisseau. Elle effectua la procédure d’urgence habituelle, avec l’espoir de rétablir le contact avec les stations DSN de poursuite des sondes évoluant dans l’espace lointain. Mais la procédure tourna à vide. Au début, l’ordinateur vérifia si l’antenne radio du vaisseau était toujours pointée vers la Terre. Voyager était équipée de capteurs pour détecter le Soleil et fixer des étoiles brillantes telles que Canopus. Grâce à ce dispositif, elle pouvait connaître sa position dans un espace tridimensionnel et repérer où était la Terre à n’importe quel moment de sa mission longue durée. Le logiciel mesura les angles de navigation astronomique par triangulation, et pointa l’antenne vers la Terre. Mais il ne détectait toujours aucun ordre. La seconde hypothèse de Voyager fut que son émetteur radio était en panne. Elle passa donc sur son émetteur de secours et communiqua au sol le résultat de ses mesures, fournissant des hypothèses sur ce qui avait bien pu arriver. Il n’y eut aucune réponse de la Terre. Voyager reprit tout de zéro et relança son programme de vérification et de transmission… Elle ne pouvait pas savoir que plus personne sur Terre n’était à l’écoute des voix du ciel. La navette spatiale Discovery survolait l’équateur de Titan, à huit cents kilomètres au-dessus du plafond nuageux d’un brun-rouge. Elle volait soute face aux nuages et ses instruments, usés par leur vol d’un milliard et demi de kilomètres, pointés vers la surface cachée. Les boucliers thermiques des deux capsules Apollo luisaient dans la lumière du monde qu’ils étaient venus explorer de si loin. Nicola Mott était harnachée au siège de commande de la cabine de pilotage. Titan flottait au-dessus des hublots. D’un pôle à l’autre, il n’y avait pas de différence notable, aucun détail particulier dans la morne couverture nuageuse, aucune discontinuité, aucune structure décelable. À l’exception peut-être d’une nuance subtile, celle de l’hémisphère Sud un peu plus clair que l’hémisphère Nord. Mais la lueur était si diffuse que Mott n’en était pas si sûre. Et Titan était sombre, beaucoup plus sombre que les couleurs rehaussées des clichés de Voyager et de Cassini ne l’avaient laissé croire. Plutôt qu’orangé, Titan virait au brun profond. Cela lui rappela leurs survols de Vénus. C’était la même sphère parfaite, l’éclat de boule de billard lisse sous un voile de brume et de nuages, masquant entièrement la surface. Mais la lumière du Soleil était cent fois moins puissante qu’aux abords de Vénus ; les nuages vénusiens étaient d’un blanc étincelant, presque aveuglant. Titan paraissait en revanche spectral, sombre, la teinte ocre de ses nuages issue de la palette d’un peintre à l’humeur mélancolique. Titan était un petit monde. Sa courbure était distinctement visible, beaucoup plus que celle de la Terre vue d’orbite basse, et son ventre brun orangé faisait saillie vers Mott. Le Soleil redevint visible pour une durée de deux heures. Mott observa l’astre filtrer à travers les bancs de nuages. Les maigres rayons, étouffés par l’atmosphère épaisse, révélaient par endroits la structure du satellite : des couches de nuages superposées les unes aux autres, quelques aperçus fugitifs de l’exosphère au-delà des parties plus denses de l’atmosphère. Et le lever de Saturne était… extraordinaire. Saturne ressemblait à une sculpture de glace, de soixante à quatre-vingt-dix centimètres de large, qui aurait été tenue à bout de bras. La planète elle-même était une boule de cristal d’un jaune laiteux sur un plateau d’anneaux scintillants. Les anneaux – confinés dans l’orbite de Titan étaient inclinés vers le haut ; ils émergeaient de la face ombrée de la planète et formaient un fin ruban elliptique. Le long des anneaux, Mott aperçut d’autres lunes, telle une rangée de perles lumineuses. Sous les nuages de Titan, le ciel devait être invisible. Il leur serait difficile de croire que Saturne en personne était perché au-dessus des nuages, aussi immobile que la Terre dans le ciel noir de la Lune, et pourtant à jamais invisible. Le sas s’ouvrit. Benacerraf et Rosenberg déboulèrent du tunnel d’accès reliant le pont intermédiaire à la cabine. À travers le tunnel et le sas ouverts, Mott put entendre les gémissements impuissants de Bill Angel, aveugle et reclus dans le module d’habitation. Ses cris perçants étaient étouffés par la distance et les sons ne se répercutaient pas bien dans l’air moins pressurisé du module. — Que voulez-vous ? interrogea Mott. — Il faut qu’on parle, déclara Rosenberg. Benacerraf regarda Mott avec insistance et haussa les épaules. Mott se détacha à contrecœur et se rapprocha d’eux. — Il faut qu’on discute à propos de Bill. Comment diable allons-nous faire pour l’amener avec nous à la surface ? — Toi et ton esprit logique, soupira Benacerraf. La question ne se pose pas, pensa Mott. Elle évita le regard des deux autres, fixant des yeux les reflets jaunâtres de Titan sur les tableaux de bord. — Logique, certes, mais son hypothèse de départ n’est pas forcément la bonne, dit-elle. — C’est-à-dire ? — Que nous emmenions Bill avec nous. Un long silence s’ensuivit. Leurs trois têtes se rapprochèrent – comme celles de conspirateurs, aux cheveux agités par les remous d’air de la cabine. Ils avaient tous beaucoup maigri et pour ainsi dire fané après des années d’exposition à la micropesanteur, à un régime alimentaire insuffisant et à un air confiné. Ils devaient ressembler à une bande de sorcières en train de comploter autour d’un livre de magie, songea Mott. — Il y a bien un endroit où nous pourrions le laisser, finit par dire Benacerraf. Nous faisons descendre Discovery, rappelle-toi. — Je sais, répondit Mott. Mais ça ne change rien à ma proposition. Rosenberg fronça ses sourcils grisonnants. — D’accord. Si j’ai bien compris, c’est donc toi qui le poussera dans le vide à travers l’écoutille. Avant que Mott pût lui répondre, Benacerraf intervint : — Ce n’est pas bon pour nous. Niki, Bill Angel n’a pas demandé à finir ainsi. Il s’est juste révélé être le moins résistant de nous tous. Ça aurait pu arriver à n’importe lequel d’entre nous. Et aujourd’hui, il se trouve à un milliard et demi de kilomètres des personnes qui pourraient l’aider. En faisant exception de nous trois, bien sûr. Par conséquent, il descend avec nous. — De toute manière, ajouta Rosenberg, tu sais ce qu’en dit Houston. Peut-être qu’un environnement à pesanteur stable l’aidera à s’en sortir. Il restera handicapé à vie, bien sûr. Mais c’était un astronaute compétent. Il peut nous être encore utile. — Et vous croyez ça, vous ? — Bon, ça suffit, conclut Benacerraf d’un ton sec. Mott songea à renchérir de plus belle. Au bout de six ans, elle en avait assez de l’autorité grincheuse de Benacerraf. Un jour, peut-être, elle défierait le commandement que Paula s’était octroyé si naturellement. Mais aujourd’hui, ce n’était pas le bon moment. — Ce qui nous ramène à ma première question, dit Rosenberg. Comment ferons-nous pour l’amener à la surface ? — Chaque Apollo peut contenir un, deux, trois… même quatre personnes s’il le faut. Logiquement, nous devrions nous partager équitablement entre les deux capsules : deux par deux. Rosenberg secoua la tête. — Il est de mon devoir de m’y opposer. Nous en savons trop peu sur l’entrée dans l’atmosphère de Titan, et nous ne savons pas exactement comment réagiront les Apollo, après avoir passé quelques dizaines d’années dans un placard et six années dans l’espace lointain. Tout peut arriver. Qui voudrait se retrouver tout seul dans une capsule en péril avec Bill Angel à ses côtés ? — Même s’il était sous sédatifs ? — Même dans ce cas. Paula, l’entrée atmosphérique durera plusieurs heures, rappelle-toi. — Nous pourrions voyager tous les quatre dans une seule capsule. Ce ne serait pas très confortable, mais en installant une couchette dans la soute à équipement… — Ce n’est pas une meilleure idée, rétorqua Rosenberg. Nous devrions y aller séparément. Si l’un des Apollo rate son atterrissage, l’autre moitié de l’équipage pourra lui venir en aide. — Mais, dit Benacerraf visiblement agacée, ce que tu es en train de nous dire ne nous laisse qu’une seule combinaison possible : Un et trois. Une personne seule, et deux autres aux côtés d’Angel. Ce n’est pas vraiment l’idéal. — Ouais, répondit Mott en colère, cela ne correspond peut-être pas à notre plan de départ. Mais c’est tout ce qu’il nous reste. Nous n’avions pas prévu que Siobhan se ferait tuer… — Nicola, la personne seule, ce ne pourra être que toi. Mott n’y avait pas songé. — Et pourquoi donc ? — Tu es le seul vrai pilote que nous ayons. Je peux te faire confiance pour piloter seule un Apollo, ce qui n’est pas mon cas ni celui de Rosenberg. Atterrir à la surface de Titan, un monde nouveau, seule… Elle ressentit un mélange curieux d’excitation et de crainte pure. Ce serait la première fois que l’équipage serait séparé depuis le lancement. Le cercle qu’ils formaient tous les trois se resserra davantage et chacun s’épia, avec une lueur de crainte dans les yeux, comme s’ils s’étonnaient d’avoir pu voyager ensemble aussi loin, ou simplement redoutaient ce qu’ils s’apprêtaient à faire. — D’accord, j’accepte, finit par dire Mott. Rosenberg et Benacerraf se rapprochèrent impulsivement d’elle. Bien que tout contact physique fût devenu tabou à bord du vaisseau, ils se tenaient à présent par les bras, s’étreignant faiblement. — Nous n’avons rien à craindre, dit Benacerraf. Nous pouvons le faire. Nous serons là quand tu atterriras. — Pas de problème. Rendez-vous dans le cloaque, fit Mott. Rosenberg tira sur les poils clairsemés de sa barbe. — Nous avons besoin d’un nom. Un signe de ralliement pour le campement, le point d’atterrissage de l’orbiteur… Dans la mythologie grecque, les Titans étaient une famille de géants, les enfants d’Uranus et de Gaia, le ciel et la Terre. Bien avant les dieux, ils cherchèrent à gouverner les Cieux. Vous devez connaître certains noms : Rhéa, Téthys, Japet, Hypérion, Phœbé. Il y a aussi Cronos, leur chef, Océan, Cœos, Crios, Mnémosyne. Leur demeure était située sur le mont Othrys, l’équivalent du mont Olympe. — Ah, fit Benacerraf. D’où le nom choisi par l’Institut géologique pour cette montagne de glace accueillante qui se trouve là-dessous. Et alors, qu’est-il arrivé aux Titans ? — Cronos renversa Uranus, son père. S’ensuivit une guerre de dix ans entre les Titans et les dieux. Zeus l’emporta sur Cronos en s’alliant aux Géants aux cent bras, les Hécatonchires. Ensuite, les Titans furent emprisonnés dans le Tartare pour l’éternité. On les enferma derrière d’immenses portes de bronze, gardées par les Géants… — Le Tartare ? Qu’est-ce que c’est ? Rosenberg fit la grimace. — Crois-moi, personne ne veut le savoir. Un endroit enfoui sous les Enfers à une distance égale à celle qui sépare les Enfers des Cieux. Mott pointa un doigt en direction de Titan. — Voilà le nom de notre future colonie. Là où nous allons passer le restant de nos jours, sous cette merde orange. Le Tartare. Personne ne désapprouva. La lueur brunâtre du satellite, diffusée sur tous les moniteurs de la cabine, faisait paraître leur peau vieillie et livide. Mott reposait sur le dos, allongée sur la couchette centrale du module de commande Apollo CM-115, baptisé Jitterbug pour l’occasion. Elle était seule. Elle portait sa combinaison de vol orange, et de l’air frais balayait ses joues à l’intérieur de son casque, charriant une odeur de métal et de plastique. Tout autour, les ventilateurs et les pompes du module faisaient leur concert habituel. C’était un bruit banal et rassurant, plus fort que celui qui régnait à l’intérieur de l’orbiteur ou du module d’habitation, plus mécanique aussi, comme si elle siégeait à l’intérieur d’une vaste horloge. Elle regarda devant elle, à travers les petits hublots placés sur le nez du Jitterbug. Elle volait à l’envers au-dessus de la mer de nuages brun orangé de Titan. Bien qu’elle fût dans l’ombre de la Lune, une lueur transperçait l’atmosphère épaisse, si bien que les nuages à l’avant du Jitterbug formaient des bandes d’orange et de bruns variés qui se fondaient un peu plus loin dans l’obscurité. Soudain, par les fenêtres latérales, le Soleil se leva ; un point lumineux pareil à un projecteur d’hélicoptère, se hissant au-dessus du voile de brume et des couches multiples de l’atmosphère qu’elle allait traverser ce jour-là. C’était probablement la dernière aube à laquelle elle assisterait. — Coucou, Jitterbug. C’était Benacerraf. Mott appuya sur le bouton de son micro. — Je vous reçois, Bifrost. — Je te vois, ma belle. Elle se tortilla sur sa couchette. Et là, dans l’encadrement du petit hublot sur sa droite, elle aperçut Bifrost ; la silhouette conique familière du deuxième Apollo, éclairé par la lumière de Titan, était reconnaissable entre toutes. Vues de l’espace, les diverses modifications apportées au module étaient frappantes. Aucun effort n’avait été fait pour remplacer les vieux boucliers thermiques des Apollo. Le dessous du Bifrost qui essuierait le plus gros du brasier de l’entrée était recouvert de tuiles de silice noires, le même matériau utilisé pour les surfaces inférieures des navettes, collées sur un revêtement d’aluminium alvéolé. La surface supérieure de la coque, qui atteindrait des températures moins élevées, était revêtue de tuiles blanches en fibre Nomex. Les finitions noires et blanches, interrompues par les hublots et les gueules des tuyères des moteurs à gaz, donnaient au Bifrost une allure étonnamment moderne, comparée aux coques argentées des anciens vaisseaux des missions lunaires. Le socle du Bifrost avait été également remanié. Le gros cylindre argenté du module de service Apollo avait été remplacé par un tube ramassé de un mètre quatre-vingts de long – environ la moitié de la longueur du module de commande –, équipé d’une large tuyère. C’était un PAM-D-H, un module d’équipement auxiliaire, muni d’un moteur-fusée à poudre Thiokol, qui avait été utilisé comme étage supérieur pour le lancement de satellites depuis la navette ainsi que pour des vols en orbite terrestre. Le module était fixé au centre du bouclier thermique par des sangles métalliques qui se rompraient grâce à un dispositif de verrouillage pyrotechnique. Le PAM servirait à décrocher le Bifrost de son orbite… Discovery avait déjà atterri à la surface en pilotage automatique. Ne restaient plus que deux modules Apollo en formation autour d’une des lunes saturniennes. — OK, Niki, appela Benacerraf. Parée pour la check-list ? — C’est bon. La check-list était fixée par une bande Velcro au tableau de bord face à Mott. — Manettes de poussée en position normale. Mott bascula les manettes. — Valves d’injection ouvertes. — Bien reçu. Valves ouvertes. — Une minute avant la mise à feu, Niki. Armer le convertisseur de poussée. — C’est fait… L’équipage avait décidé que Mott serait la première à entrer dans l’atmosphère, secondée par Rosenberg et Benacerraf depuis le Bifrost qui descendrait un tour d’orbite plus tard, deux heures après Mott. Mott serait donc le premier être humain à atterrir sur Titan. On lui avait confié le dernier drapeau de la mission, un drapeau américain plastifié, soigneusement emballé dans la Cellophane. En outre, elle avait cousu un petit drapeau britannique sur sa poitrine. — Trente secondes, dicta Benacerraf. Autorisation de libérer la poussée, Niki. Mott déverrouilla le bouton de contrôle et le fit tourner d’un demi-tour. — Quinze secondes. Voilà. Tu as réussi, Niki. Cale-toi bien dans ton fauteuil maintenant. Cale-toi bien. D’accord. Et si le PAM-D ne s’allumait pas, après six années d’immersion dans l’espace ? Les moteurs-fusées PAM-D étaient plutôt fiables, mais on leur connaissait des ratés, même en orbite terrestre, quelques heures après avoir quitté le pas de tir du CSK. Et personne ne pouvait prévoir à coup sûr ce qui se passerait si les sangles ne se détachaient pas et que le module de commande finît sa course en emportant avec lui un PAM-D dont la combustion n’était pas terminée, dans la chaleur infernale de l’entrée atmosphérique. Elle se prépara mentalement au choc de la poussée. — Deux, un. Il y eut un bruit d’explosion, suivi d’une formidable poussée qui la plaqua à son siège. La mise à feu brutale était typique de celle des moteurs à poudre. L’énergie déployée lui parut énorme, bien qu’elle ne dépassât pas 0,5 g. Une lumière verte s’alluma devant elle. — Rétroallumage, fit-elle. — Compris, rétroallumage, Niki. Rendez-vous au sol. Essaie de ne pas trop saloper le terrain avant notre arrivée. — Promis. La combustion des moteurs dura trente secondes, durant lesquelles une flamme jaune s’échappa de la tuyère du PAM-D à l’avant du Jitterbug. La poussée s’arrêta. Elle entendit le bruit sourd de l’explosion des verrous pyrotechniques, un crépitement contre la coque, comme des oiseaux sautillant sur un toit en fer-blanc. Le PAM-D se détacha du bouclier thermique. Au bout de quelques secondes, elle aperçut à travers son hublot le petit cylindre tomber en vrille au-dessus de la nuée orange. Jitterbug était toujours en orbite autour de Titan. Mais grâce à la mise à feu du moteur-fusée, le vaisseau allait s’enfoncer plus profondément dans les couches externes de l’atmosphère, le freinant considérablement. La perte d’énergie l’empêcherait alors de remonter. Elle ne pouvait plus reculer désormais. — Bonne chance, Niki ! l’encouragea Benacerraf d’une voix lointaine. À neuf cent cinquante kilomètres de la surface, Mott éprouva les premières sensations de décélération. Sa chair amollie par la micropesanteur s’enfonçait douloureusement dans sa couchette. Dans le hublot, elle pouvait toujours apercevoir Saturne, pareil à un gigantesque jouet tapageur. Il y eut un crépitement de solénoïdes. Derrière les fenêtres latérales, de petits éclairs zébrèrent le ciel. C’était les gaz des grappes des moteurs d’assiette qui s’enflammaient au contact de l’air de Titan. L’ordinateur de bord essayait de maintenir le Jitterbug à l’intérieur de son couloir d’entrée de soixante kilomètres de large, avant que l’air, devenu trop épais, n’enraie les propulseurs. Un voyant s’alluma devant elle, affichant une décélération de 0,5 g. À huit cents kilomètres d’altitude, la capsule creva la première couche de brume, une pellicule de poussière orangée qui semblait se reformer au-dessus d’elle, brouillant les contours de Saturne. L’entrée atmosphérique devait s’opérer en douceur. En effet, le CM-115 pénétrait l’atmosphère de Titan à partir d’une orbite circulaire autour du satellite. Le vaisseau devait perdre un kilomètre et demi par seconde grâce aux frottements de l’air. Par contraste, la vélocité en orbite terrestre de huit kilomètres par seconde atteinte par la navette, par les capsules Gemini et Mercury, ainsi que les onze kilomètres par seconde des capsules Apollo rentrant de la Lune, étaient bien plus impressionnants. Le pic maximal de décélération au cours des minutes suivantes ne dépasserait pas plus de 1,5 g. Ce qui était tout à fait dans les cordes d’un Apollo, voire un module de commande qui serait resté au placard pendant la majeure partie de la vie de Mott… La pression monta à une vitesse vertigineuse, la collant à son siège. La haute atmosphère raréfiée et froide de Titan retenait littéralement le Jitterbug. À supposer, évidemment, que les modèles théoriques de l’atmosphère du plus gros satellite de Saturne fussent corrects. Et Mott, après six années de voyage en micropesanteur, malgré l’entraînement physique intensif qu’elle avait suivi, n’était plus aussi robuste qu’elle l’était auparavant. Une lueur pâle, gris-blanc, commença à se former au bas de la fenêtre. C’était du plasma, les atomes de l’atmosphère qui volaient en éclats au passage de cet envahisseur terrestre, et s’agglutinaient sous le module de commande. Le plasma qui se formait au cours des rentrées dans l’atmosphère terrestre était d’un rose presque accueillant ; en revanche le plasma de Titan, formé à base d’azote ionisé, de méthane et d’argon, émettait une lueur froide gris perle. Elle se rendit compte, un peu tard, que Benacerraf continuait à lui parler. Elle tenta de répondre à ses messages, d’en accuser réception, mais la voix de Paula se perdit au milieu des grésillements de plus en plus forts à mesure que le plasma enveloppait le Jitterbug. À trois cents kilomètres au-dessus du sol, la décélération atteignit son plafond maximal. Mott reposait sur le dos, violemment secouée, oppressée tandis que les instruments de la cabine branlaient autour d’elle. Elle était à présent profondément enfoncée dans l’atmosphère, plongeant à la vitesse de Mach 20. Le poids qui la comprimait était gigantesque, écrasant, bien pire que tout ce qu’elle avait pu imaginer de cette épreuve pendant les six années de vol. Les pointes de décélération surprenaient par leur violence abrupte. Elle pouvait sentir ses organes se chevaucher à l’intérieur de son corps, s’écraser contre sa colonne vertébrale. Ses membres paraissaient aussi cassants que des branches sèches et ses muscles étaient aussi flasques que de la ficelle mouillée ; elle n’osait pas faire le moindre mouvement ; elle crut même ne plus avoir la force de respirer, et la panique monta en elle à mesure que ses poumons manquaient d’oxygène. Les couleurs s’évaporèrent du gros tableau de bord devant elle, et un voile obscur restreignit le champ de sa vision. Il lui fut même difficile de cligner de l’œil pour remédier à la sécheresse de ses yeux. Son micro facial lui faisait l’effet d’une barre de métal qui lui comprimait les mâchoires. Incapable de voir le chronomètre, elle se mit à compter mentalement. Mille un. Mille deux… Elle n’arrivait pas à se concentrer. Elle perdit le fil de son compte. Privé de sang et d’oxygène, son cerveau la lâchait. Le voile obscur qui bornait sa vision se referma sur lui-même, comme un rideau de scène. Alors, aussi soudainement qu’elle était montée, la pression diminua d’un coup. Le poids sur sa poitrine disparut et elle put aspirer l’air à grandes goulées. La lueur de plasma s’éteignit progressivement pour laisser place à une faible lumière rouge orangé. Elle se trouvait profondément immergée dans l’atmosphère de la Lune noyée sous un océan de brume. Au-dessus d’elle, planait un voile d’aérosols obscurs de cent cinquante kilomètres d’épaisseur. Pour la première fois en six ans, le ciel au-dessus de Mott n’était plus uniformément noir. La phase brûlante de l’entrée atmosphérique était terminée. L’accéléromètre affichait 0,14 : la pesanteur de Titan, un septième de g. Trois minutes après avoir quitté son orbite, elle tombait, seule, vers un monde inconnu, à la vitesse de mille cinq cents kilomètres par heure. L’heure du déploiement du premier parachute-frein était arrivée. Celui-ci devait jaillir du compartiment à parachutes situé dans le nez du Jitterbug grâce à un système de verrouillage pyrotechnique qui ferait exploser le couvercle du compartiment, et s’ouvrir dans un bruit sec… Mais rien ne se passa. Elle compara les données affichées par son chronomètre de mission et son accéléromètre aux paramètres de sa check-list. Le parachute de freinage aurait dû être déjà déployé. S’il ne s’ouvrait pas, il en serait de même pour les parachutes principaux. Merde. Qu’ai-je bien pu oublier ? Elle commanda l’ouverture manuelle du parachute-frein. Au bout de quelques secondes, elle entendit l’explosion du dispositif pyrotechnique. Le parachute freina d’un coup la capsule, la plaquant violemment sur son fauteuil. La vitesse du Jitterbug ralentit, et au bout de huit kilomètres parcourus en trente secondes elle descendit à trois cents pieds par seconde, c’est-à-dire bien en deçà de la vitesse du son. À cent cinquante kilomètres d’altitude, la température extérieure chuta en dessous de cent vingt degrés. Un nouveau bruit d’explosion retentit. Ce devait être les trois parachutes principaux de vingt-quatre mètres de circonférence qui ralentiraient la course du Jitterbug pour un atterrissage en douceur à la surface de Titan. À travers les petits hublots placés au-dessus de sa tête, Mott vit les parachutes principaux se déployer, flottant paresseusement dans l’air épais. Ceux-ci étaient jaunes comme trois grosses méduses sales. Le Jitterbug se transforma en vaste pendule, effectuant de larges oscillations, d’une durée de quarante-cinq secondes chacune, dans la faible pesanteur de Titan. C’était un mouvement de balancier lent et rassurant. Son rythme cardiaque se ralentit après le moment de panique. Qu’ai-je bien pu oublier ? Le module de commande était censé contrôler automatiquement sa propre séquence d’opérations une fois les parachutes déployés. Le temporisateur d’armement principal déclenchait l’armement du verrouillage pyrotechnique grâce à un système informatique lié à la décélération mesurée par l’accéléromètre. L’objectif était d’augmenter la fiabilité du vol en confiant la suite des opérations à un séquenceur informatique indépendant du processeur et du logiciel de bord du module de commande. Elle relut sa check-list. Mince ! Elle était censée avoir lancé le séquenceur en actionnant une série de boutons pour qu’il enclenche les systèmes d’atterrissage sur le sol de Titan et désactive les propulseurs à gaz. Elle aurait dû le faire juste après la forte décélération de la phase d’entrée. Mais elle ne l’avait pas fait. Probablement que si elle n’avait pas été seule, elle n’aurait pas oublié. Jusque-là, tout semblait fonctionner parfaitement. Sa vie dépendait maintenant de la manière dont les systèmes remaniés réagiraient à son erreur. Il y eut un crépitement électromagnétique. La capsule sursauta, ce qui la fit bondir. C’était les propulseurs à gaz. Ils étaient toujours allumés et s’efforçaient en vain de rectifier l’attitude branlante du véhicule. Ce n’était pas prévu au programme. Les moteurs auraient dû être désactivés dès le lancement du séquenceur automatique qu’elle avait raté. Elle coupa les moteurs en basculant l’interrupteur approprié en position OFF. Le crépitement se tut aussitôt. Plus rien ne se passait comme prévu. En omettant de lancer le séquenceur automatique, elle était contrainte de se replier sur des procédures de secours. Des procédures conçues cinquante ans auparavant pour des rentrées dans l’atmosphère terrestre. Et bien qu’elles eussent fait leurs preuves, elles étaient de toute façon beaucoup moins sûres que la procédure initiale… Elle ressentit un léger malaise. Pendant quinze minutes, le Jitterbug dériva suspendu à ses parachutes qui le freinaient dans sa course. Mott eut l’impression de surplomber la surface de Titan à bord de la nacelle métallique d’un ballon aérostatique. Elle gardait un œil sur les systèmes du module de commande, guettant une nouvelle anomalie. Elle essaya le périscope. C’était un morceau de verre de forme ovale, de trente centimètres de large, placé au centre du tableau de bord face à elle. Le périscope offrait une vue panoramique de la surface. Un banc de fins nuages blancs, pareils à des cirrus, montait à sa rencontre. De la neige de méthane. Puis elle distingua un rouleau de nuages d’azote et de méthane, noirs et épais, qui masquaient le sol ténébreux. Les nuages ressemblaient à ceux du ciel terrestre : de gros et duveteux cumulus… Elle pouvait orienter le périscope dans tous les sens grâce à un levier placé devant elle. Elle imagina les petites lentilles qui sortaient de la coque et pivotaient au-dessus de sa tête. Le périscope avait été en fait récupéré sur une ancienne capsule Mercury de la première génération, dépourvue de hublots. Le périscope était une concession faite aux astronautes qui avaient exigé de pouvoir voir l’extérieur. Le simple effort de tourner le levier fatiguait les muscles de sa main. Il lui faudrait quelque temps après l’atterrissage pour retrouver ses forces afin de s’expulser de sa couchette et de déverrouiller l’écoutille. Au bout de quinze minutes, la vitesse du module de commande était descendue à cent vingt pieds par seconde. L’explosion des verrous pyrotechniques signala le largage des parachutes principaux. Pendant un court instant, elle tomba en chute libre. Puis le dernier parachute, le paraplaneur, s’ouvrit et elle fut projetée à nouveau contre son siège. Elle laissa échapper un soupir de soulagement. Elle venait de franchir une nouvelle étape sans anicroche. Peut-être qu’elle s’en sortirait après tout. Le paraplaneur était une simple coupole de parachute profilée, à orientation réduite. C’était encore une vieille idée, chipée cette fois à Gemini. Pilotant une capsule Apollo équipée d’un paraplaneur Gemini et d’un périscope Mercury, Mott descendait en planant comme Dumbo l’éléphant vers l’épave d’un orbiteur de navette échouée à un milliard et demi de kilomètres de la Terre… À quatre-vingts kilomètres au-dessus du sol, le Jitterbug se retrouva plongé dans un voile orange épais d’hydrocarbures. Le disque brillant du Soleil était encore visible, auréolé d’un halo jaunâtre. Mott fit pivoter son périscope jusqu’à ce que Saturne fût dans sa ligne de mire. Déjà les couleurs jaune pastel de la surface de la planète s’estompaient, obscurcies par le brouillard uniforme du smog brunâtre. Elle garda l’œil rivé sur le périscope jusqu’à ce que la silhouette elliptique disparût de son champ de vision, absorbée par l’épaisse nuée, comme sur un écran de télévision mal réglé. Le Soleil avait lui aussi disparu. Elle avait assisté à sa dernière aube, son dernier crépuscule. Elle était coincée sur Titan, pour le meilleur ou pour le pire. À soixante-cinq kilomètres d’altitude, le Jitterbug quitta le voile épais pour pénétrer dans un air plus clair. Puis, à cinquante kilomètres, il entra dans une mer de nuages de méthane. À cet endroit, la température était proche des minima, à moins deux cents degrés centigrades. Les nuages étaient sombres et menaçants, comme s’ils annonçaient un orage. La cabine fut plongée dans l’obscurité et les lumières des tableaux de bord semblaient luire d’un éclat plus vif. Soudain, l’altimètre s’affola. Il indiquait une altitude de cent cinquante mille pieds. Des pieds, et non des kilomètres. Le Jitterbug jaillit du couvercle nuageux qui obturait à présent le ciel orange. Petit à petit, à travers la brume et les nuages dispersés, pour la première fois, la surface de Titan devint visible à l’œil nu. Des nuages pelucheux de vapeurs d’éthane drapaient les lacs de cratères miroitants qui s’étaient formés dans des cuvettes de glace. L’eau de ces lacs paraissait noire, et les étendues rondes trouaient la surface rouge-brun de Titan comme des impacts de balle. Cela aurait pu être une vue à haute altitude de la surface de la Terre, n’eussent été les rouges et les bruns profonds, le paysage crépusculaire… Elle tendit la main et s’empara d’une manette servant à contrôler le paraplaneur par un système de câbles. Par ce moyen, elle pourrait poser le module de commande juste à côté de l’orbiteur, avec une précision, lui avait-on dit, d’environ cent mètres. Et lors des entraînements en simulateurs, elle avait même réussi à faire mieux, en se posant à environ neuf ou douze mètres de sa cible. Mais pour cela, elle devait d’abord repérer l’endroit où s’était posé l’orbiteur. Angoissée, elle scruta le sol à l’aide du périscope. La surface de Titan se précisait en un paysage de lacs de cratères et de boue. Les lacs plus petits, de quelques kilomètres de large, avaient une forme circulaire. Mais elle vit que des montagnes émergeaient au centre des lacs plus importants, dont les rives semblaient nettoyées de toute boue organique. Le Jitterbug survolait désormais une paire de cratères géants, mesurant chacun quatre-vingts kilomètres de diamètre. Dans l’un d’eux, le piton central semblait s’être élargi en un dôme, si bien que la mare d’éthane était contenue à l’intérieur d’un mince anneau autour d’une île centrale. Au milieu du dôme lui-même se trouvait une dépression renfermant une petite étendue de liquide, de sorte que la structure de l’ensemble ressemblait à celle d’une cible. Et dans le second des cratères géants, l’anneau de liquide externe semblait s’amonceler contre une paroi volcanique – sans doute un effet dû aux marées –, si bien que le lac avait la forme d’un fer à cheval semi-circulaire. Le paysage était étrange, même la forme des lacs était bizarre. Te voilà sur Titan, songea-t-elle avec un frisson. Le module de commande frémit, faisant grincer la coque. Elle agrippa son siège de toutes ses forces. Le module paraissait maintenant si fragile. C’était comme se trouver à l’intérieur d’une bathysphère d’aluminium, aux parois minces comme du papier, descendant au fond de cet océan orange et trouble. Elle survolait à présent une chaîne de montagnes qui formaient des rides à la surface. Chaque mont était distinctement visible, avec, au pied, de la neige gris sombre ; des stries du même orange que celui du sol épousaient les contours de la montagne, comme des coulées de neige. Grâce aux cartes de Cassini que leur avait montrées Rosenberg, le paysage lui semblait familier. Elle poursuivit son exploration au périscope, en le faisant pivoter de part et d’autre du vaisseau. Enfin. Un peu à l’écart de la chaîne montagneuse, se trouvait le lac de cratères en forme de noix de cajou. C’était Clear Lake, exactement comme les images radar l’avaient montré. Et le mont Othrys devait se trouver quelque part dans cette chaîne en dessous d’elle. Elle entr’aperçut une tache de blanc, sertie dans la surface couleur de sang séché comme un os saillant d’une blessure. La forme delta était celle de Discovery. Un sourire sauvage s’épanouit sur son visage et elle se sentit à nouveau joyeuse pour la première fois depuis que Saturne avait disparu de sa vue. Tout ce qu’elle avait à faire maintenant était de se laisser tomber d’une hauteur de dix mille pieds et… Il y eut un bruit sec, quelque part dans la cloison au-dessus d’elle. Un air vicié s’engouffra dans la cabine et vint lui balayer la face. Une odeur nauséabonde de marais, de marécages et… De méthane. L’air de Titan. Et, mélangée à celui-ci, l’odeur âcre du tétroxyde d’azote, le comburant des propulseurs à gaz. Elle n’arrivait pas à le croire. Elle demeura assise tandis que le brouillard orange tourbillonnait devant elle. Conformément à la commande d’origine, le clapet de décompression de la cabine s’était ouvert. Le clapet était une sorte d’embout de cinq centimètres destiné à laisser rentrer l’air chaud du Pacifique au moment de la récupération des astronautes au retour de leur voyage lunaire. Mais il n’était pas censé s’ouvrir au cours de la descente sur Titan. C’était la faille qu’elle attendait. C’était la conséquence de son manquement à suivre le séquenceur automatique un peu plus tôt. Ce qui l’amenait à modifier une fois de plus son plan de vol. Mais pourquoi diable ce clapet n’avait-il pas été soudé ? C’était un incident à causes multiples. Or les incidents à causes multiples finissaient toujours par avoir raison de vous. Et tandis qu’elle gambergeait là sans agir, elle avait inspiré à pleins poumons l’air glacial et toxique de Titan… Elle ferma sa bouche et ses yeux, et baissa sa visière. Cette dernière s’emboîta dans un bruit sec et un flot bleu d’oxygène frais souffla sur son visage. Elle expira, tâchant de vider l’air de ses poumons. Mais elle se rendit compte qu’en faisant cela elle ne faisait qu’accélérer la circulation du méthane et du tétroxyde d’azote dans son équipement de survie. La puanteur marécageuse envahissait tout. Et le tétroxyde d’azote brûlait ses poumons et ses yeux, l’empêchant d’y voir clair. Elle réfléchit à la manière dont elle pourrait refermer le clapet de décompression. Mais elle parvenait à peine à distinguer le tableau de bord. De toute façon, il valait peut-être mieux que l’oxygène de la cabine fût noyé sous l’air de Titan. Si le méthane rencontrait la moindre étincelle, le Jitterbug exploserait sur-le-champ. Elle se mit à tousser et sa gorge et ses poumons lui firent atrocement mal. La descente était presque terminée. L’air froid de Titan envahit ses membres. Elle se surprit à trembloter déjà. Lorsqu’elle serait à terre, elle devrait récupérer au plus vite le scaphandre d’activité extravéhiculaire équipé d’un système de réchauffement. Elle répéta dans sa tête les mouvements nécessaires : se lever du mieux qu’elle pouvait, sortir le gros filet rangé sous la couchette, hisser le scaphandre… Le Jitterbug s’écrasa dans une flaque de tholins. La chute fut relativement bénigne, comme si le Jitterbug était tombé sur le sol terrestre d’une hauteur de un mètre cinquante ou deux mètres. Mais Mott eut l’impression d’un impact violent qui fit jaillir dans son corps meurtri une douleur effroyable. Le module de commande pencha vers la droite. Elle pouvait sentir le mouvement de roulis, voir le paysage noir et orange tanguer dans l’encadrement des hublots. Peut-être que le paraplaneur ne s’était pas détaché et traînait le Jitterbug. Ou bien avait-elle atterri sur une pente, un mur de cratère, qui sait, faisant tournebouler le vaisseau. Une vague de boue brun orangé s’écrasa contre la vitre des hublots sur sa droite, les obscurcissant totalement. Mott était toujours retenue à ses sangles tandis que les objets de la cabine pleuvaient autour d’elle : des bouts de papier, des sacs d’urine, des lingettes usagées. Position Stable 2, se dit-elle. Vaisseau retourné. Tout un côté du Jitterbug devait être enfoui sous la neige de Titan. Pendant un moment, tout fut calme, à l’exception des gémissements de la coque qui se refroidissait. Puis une fenêtre sur sa droite se fendit en deux. Une coulée de neige orange foncé se déversa dans la cabine en un flot visqueux. Mott, suspendue en l’air, se remit à tousser. Elle était coincée dans sa couchette, incapable de bouger. Elle allait geler sur place. L’aide était à deux heures de route, ou à un milliard et demi de kilomètres, selon le point de vue que l’on adoptait. Lorsque la neige vint lécher ses jambes, elle sentit le froid pénétrer jusqu’à ses os. Finalement, je n’aurai eu droit ni au drapeau ni aux empreintes de pas. Mais je suis là. J’ai réussi à me poser sur Titan. La neige montait. Elle submergerait sa tête dans quelques secondes. Elle se laissa partir. La fin était venue si vite. Le chaud et le froid. Le feu et la glace. C’est ce qui nous sépare, Siobhan et moi. Le feu et la glace aux deux extrémités du système solaire… La neige s’engouffra dans son casque, faisant voler en éclats les morceaux de Plexiglas à l’intérieur. Après son atterrissage sur Titan, le module de commande CM-115A s’enfonça profondément dans la boue glacée, sa coque d’aluminium grinçant sous les assauts du gel. Une caméra accrochée au mur épiait Paula Benacerraf, allongée sur sa couchette. Elle se sentait aplatie, vidée, usée par l’entrée atmosphérique et la perte de contact avec Nicola. Mais elle devait jouer son rôle. — Houston, ici Bifrost. Je vous parle depuis la base du Tartare. Nous avons atterri. — Amen, dit Rosenberg. Elle imagina avec détachement le trajet de ses paroles jusqu’à la Terre, où un hypothétique quidam encore à l’écoute des voix du ciel pourrait les recevoir, affaiblies et fragmentées, après un périple de quatre-vingts minutes à travers l’espace. Elle tourna la tête. Tous les muscles de son cou la faisaient terriblement souffrir. Sa tête lui faisait l’effet d’un lourd sac rempli d’eau, fixé au sommet de sa colonne vertébrale. Rosenberg se trouvait sur la couchette de gauche et Benacerraf sur celle de droite. Angel était pris en sandwich entre les deux sur la couchette centrale, son corps squelettique enveloppé dans sa combinaison pressurisée orange, serré contre Benacerraf. Il était calme en apparence, son esprit dérangé placé sous camisole chimique. La fenêtre à droite de Benacerraf était déjà couverte de givre, du fait de l’intense humidité dégagée par leurs sueurs et leurs respirations mêlées. Elle entrevit un petit morceau de paysage dans le crépuscule ténébreux. Il ne s’était même pas écoulé quelques minutes depuis leur atterrissage, que la pluie de tholins avait recouvert les hublots du Bifrost d’une mince couche organique cramoisie, qui coulait sur la vitre comme de l’huile s’échappant d’une canalisation. Le contraste avec l’intérieur chaud et brillamment illuminé de l’Apollo était frappant. Quitter la capsule serait un peu comme sortir de la cuisine douillette de maman pour affronter une nuit de tempête. Cela n’avait pas l’air de gêner Rosenberg, qui jubilait. — Bon sang, nous sommes arrivés ! s’écria-t-il. — Oui. Nous y sommes. Mais crois-tu que cela intéresse encore quelqu’un sur Terre ? — Je le crois, répondit-il sur un ton de défi. J’en suis même sûr. Nous avons réalisé le but que nous nous étions fixé. C’est un nouvel Apollo 11. (Il lui adressa un sourire radieux de l’intérieur de son casque dont la visière était baissée.) C’est un jour historique, Paula. Un nouveau monde nous attend, là-dehors. Tu seras la première, la première depuis Armstrong… — Ce n’est pas vrai, rétorqua-t-elle. Nicola a été la première, quoi qu’il soit arrivé au Jitterbug. Ne l’oublie pas. Rosenberg détourna les yeux, et il y eut un instant de silence, seulement interrompu par le vrombissement des systèmes du module de commande. Benacerraf détacha son harnais. Le module de commande n’était pas prévu pour atterrir ailleurs que sur Terre. C’est pourquoi il ne disposait d’aucun sas de sortie. Lorsque Benacerraf ouvrirait l’écoutille, tout l’oxygène de la cabine disparaîtrait pour faire place au mélange d’azote et de méthane de l’air titanien. Par conséquent, ils devaient tous les trois endosser leur équipement extravéhiculaire. Pour cela, Benacerraf et Rosenberg allaient devoir déshabiller Angel et le revêtir de son scaphandre. Benacerraf prit appui sur son fauteuil et se redressa. Le module était si petit, que sa tête effleurait presque le tableau de bord placé au-dessus d’elle. Un bourdonnement résonna dans ses oreilles. Les couleurs du tableau de bord pâlirent et tout autour d’elle vira au brun doré. — Oh ! fit-elle. Oh, putain ! Rosenberg, le visage grisâtre, s’était également mis sur son séant. — Vas-y doucement, Paula. Assieds-toi un moment. Laisse ton corps deviner de lui-même où se trouvent le haut et le bas. — Ce septième de g est particulièrement traître. Elle sentit son cœur peiner à faire circuler le sang à ce gradient inhabituel de pesanteur. Et cela, remarqua-t-elle avec effroi, malgré le port d’une combinaison pressurisée qui comprimait toujours les vaisseaux flageolants de ses jambes. Lentement, peut-être dix minutes plus tard, le bourdonnement à ses tempes cessa enfin et les objets retrouvèrent leurs vraies couleurs. Mais son cœur battait toujours la chamade. Benacerraf s’agenouilla. Avec l’aide de Rosenberg, elle saisit Angel par le bras et le fit allonger sur sa couchette. Son corps amaigri devait peser à cette pesanteur entre quinze et vingt kilos. Ce qui n’exigea pas moins d’eux un effort considérable pour le manipuler dans l’étroite cabine. Une fois Angel déplacé, elle déverrouilla les loquets et replia la couchette centrale pour la ranger dans le placard du bas, afin de faire de la place entre les deux couchettes restantes. Alors seulement, elle put se mettre entièrement debout. Toujours aidée de Rosenberg, elle entreprit de déshabiller le corps inerte de l’ancien pilote. Elle retira son casque, ses gants et ses bottes. Elle déconnecta les tubes ombilicaux qui raccordaient sa combinaison de vol aux systèmes de soutien-vie de la cabine. Puis, aidée de Rosenberg, elle ôta le vêtement pressurisé. Angel portait déjà des sous-vêtements isolants constitués d’une liquette chauffante et d’un pantalon de caoutchouc anti-g gonflable. Ensuite, elle devait fixer le collecteur d’urine d’Angel, une sorte de gros préservatif. Elle prit une profonde inspiration. Elle tendit le bras et glissa sa main avec dégoût à l’intérieur du slip d’Angel. L’entrejambe était chaud et légèrement humide. Elle sortit le pénis d’Angel. — Là où aucun être humain n’est jamais allé, déclama Rosenberg en riant. — Ta gueule, Rosenberg. Alors qu’elle essayait d’introduire le pénis dans le préservatif, Angel se mit à gigoter, en tortillant du bassin. Elle contempla son visage. Ses yeux morts étaient fermés, bien sûr, mais un sourire retroussait ses lèvres. Un mince filet de bave luisait sur sa lèvre inférieure. Il avait une érection. En se tordant, il parvenait à faire bouger son sexe dans la paume repliée de Benacerraf. Elle retira sa main d’un coup. — Enfoiré ! — Démarrage en surchauffe, commandant ! s’exclama Rosenberg en pouffant. — Va te faire foutre, Rosenberg. Bill ? Bill, tu m’entends ? Angel roucoulait en balançant sa tête de droite à gauche. Rosenberg lui enfonça une seringue dans le cou. Angel se calma presque aussitôt. — Le vieux salaud, murmura Rosenberg. La seule chose qui fonctionne encore chez lui, c’est sa libido. — Et comment allons-nous faire pour nous débarrasser de ça ? Le sexe en érection se dressait comme un mât de drapeau miniature. — J’ai toujours cru que Bill était du genre frimeur avec rien dans le slip. — Ce n’est pas drôle, Rosenberg. — T’en fais pas. Il ouvrit un des placards et en sortit une cuillère en acier inoxydable. Il pressa le dos de la cuillère contre la vitre gelée du hublot derrière lui et tapota le gland d’Angel avec la cuillère refroidie. Angel remua en grognant. Le pénis s’affaissa aussitôt, comme un ballon qui se dégonfle. — Un truc d’infirmière que j’ai appris au cours de mon entraînement médical. Je n’aurais jamais cru que cela me servirait un jour. Je vais tout de suite faire une marque sur cette cuillère pour être sûr de ne jamais la réutiliser. Benacerraf fit la grimace et fourra prestement le pénis d’Angel dans le collecteur d’urine. Puis, avec l’aide de son compagnon valide, elle hissa Angel à l’intérieur de son scaphandre Beta. Les manches et le col se terminaient par des anneaux métalliques sur lesquels viendraient se fixer les gants et le casque extra-véhiculaires. Ensuite, elle raccorda le préservatif à un tube, lui-même relié à une poche de plastique pouvant contenir deux pintes d’urine. Angel portait déjà une sorte de couche qui absorberait les selles en cas de relâchement intempestif de ses sphincters. Benacerraf suppliait le ciel pour qu’il parvienne à se retenir. Torcher le cul d’Angel était une des corvées auxquelles elle avait jusqu’alors échappé, car, dans sa lente descente aux enfers, Angel avait réussi pour l’instant à conserver une certaine dignité. Elle sortit le SSVP d’Angel, son système de soutien-vie personnel, autrement dit son appareil autonome de survie. C’était une grosse boîte recouverte de tissu Beta, qui, bien que ne pesant plus que dix kilos en septième de pesanteur, avait conservé sa lourde masse inertielle. Elle dut le sortir du compartiment placé sous les couchettes avec la plus grande précaution afin d’éviter de cogner les tableaux de bord. Rosenberg fit pencher Angel vers l’avant pour que Benacerraf pût accrocher solidement le SSVP dans son dos. Les appareils autonomes de survie dataient de la technologie des navettes spatiales, avec des batteries ultralégères pour l’énergie, des ventilateurs et des pompes pour la circulation de l’air et de l’eau, ainsi que des cartouches d’hydroxyde de lithium pour l’évacuation du gaz carbonique. Ils n’étaient pas tellement plus sophistiqués que ceux des hommes qui avaient marché sur la Lune. Les scaphandres étaient prévus pour fonctionner pendant sept à huit heures d’affilée. Ensuite, ils raccordèrent les cordons ombilicaux qui acheminaient l’air et l’eau au boîtier de régulation thermique. Rosenberg et Benacerraf vérifiaient mutuellement les opérations qu’ils effectuaient. — Raccordement des cordons bleus vérifié. Cordons rouges vérifiés. Cordons de purge verrouillés à double tour… La surface de Titan représentait un nouveau défi pour les concepteurs des scaphandres de sortie extravéhiculaire. Tous les scaphandres précédents – qui avaient servi en orbite terrestre ou sur la Lune – avaient été utilisés dans le vide. La principale difficulté sur ces scaphandres avait été de recréer autour de l’astronaute une pression atmosphérique qui, sans être équivalente à celle de la Terre, était du moins suffisante pour le maintenir en vie. Sur Titan, c’était différent. L’air y était plus épais que sur Terre. Mais il n’était pas respirable, si bien qu’il fallait toujours approvisionner les astronautes en air équivalent à celui de la Terre. En revanche, plus besoin de fabriquer des combinaisons pressurisées pour lutter contre le vide. Sur ce point, les scaphandres ressemblaient davantage à des combinaisons de plongée. Il y avait une autre nouveauté. Dans le vide spatial, il faut constamment refroidir le corps de l’astronaute. La chaleur solaire peut être réfléchie par une tenue blanche, et une partie de la chaleur du corps de l’astronaute peut être conservée grâce à des couches de revêtement isolant. L’astuce consiste à envelopper le corps dans un vêtement refroidissant équipé de circuits d’eau pour évacuer le trop-plein de chaleur corporelle dans le vide. Sur Titan, en l’absence de vide, on pourrait se débarrasser rapidement de la chaleur grâce à la bonne convection de l’air épais du satellite. Mais le problème résidait dans le froid glacial qui régnait à sa surface. Si cette neige frigorifique ou l’air épais et visqueux qui planait au-dessus d’elle entraient en contact direct avec le corps de l’astronaute, alors la chaleur vitale s’évaporerait à une vitesse stupéfiante. Pour combattre le froid, le scaphandre « Titan » comprenait un vêtement chauffant, moulant, unisexe, bardé d’électrodes et de conduites d’eau. Les électrodes réchauffaient le corps et l’air qui circulait autour. C’était comme si l’astronaute était vêtu d’une couverture électrique. Quant à l’eau contenue dans les conduites, elle jouait le rôle de conducteur de chaleur. Le tout formait une carapace isolante tout autour du corps. Enfin, par-dessus le vêtement calorifère, les astronautes portaient des couches de tissu isolant. Le vêtement extérieur, de conception plus rudimentaire – beaucoup plus primitive que la combinaison pressurisée normale –, consistait en couches de tissu Beta, en filaments de fibres de verre enrobées de Téflon, avec entre les deux épaisseurs un matériau calorifuge. Le torse rigide était criblé de cordons ombilicaux et de boutons de contrôle. Benacerraf installa les écouteurs et le micro du casque d’Angel ; Rosenberg plaça le casque sur sa tête et le vissa sur le col du scaphandre. Les derniers éléments du scaphandre étaient les gants, qu’il verrouilla aux anneaux de connexion des manches. Puis Rosenberg appuya sur un des boutons du boîtier de commande du TR. Benacerraf entendit le doux sifflement familier des pompes et des pales de ventilateurs dans l’appareil de survie d’Angel ainsi que le chuintement du mélange d’oxygène et d’azote dans la bulle du casque. Elle et Rosenberg vérifièrent les fonctions du scaphandre. Le panneau de contrôle sur le torse était composé d’un affichage numérique des niveaux de pression de l’oxygène et du gaz carbonique, et de voyants lumineux de dysfonctionnement. Le niveau de pression oxygène se stabilisait. Rosenberg hocha la tête avec satisfaction. Benacerraf se rassit sur la couchette de droite et scruta à l’intérieur du casque d’Angel. Une fois de plus, Bill se retrouvait prisonnier de son propre monde, comme à l’intérieur d’un vaisseau privé, la dégénérescence de son corps masquée par les couches de tissu Beta isolant. Benacerraf et Rosenberg enfilèrent leurs combinaisons à leur tour. Une demi-heure plus tard, quand tout fut terminé, ils s’inspectèrent l’un l’autre. Leurs noms avaient été cousus sur leur TR et le logo de la NASA et le drapeau américain figuraient fièrement sur leurs manches. Ils portaient des surbottes et des gants bleu vif. Prisonniers de leurs scaphandres imposants, disposant d’une mobilité réduite à l’intérieur de l’étroite cabine, ils avaient l’air de trois bonhommes de neige ridicules. Rosenberg vérifia son boîtier de commande puis les appareils de contrôle du module. — Le signal indique que nous sommes bons pour le dégazage, dit-il. — Entendu, répondit Benacerraf. Bon pour le dégazage. — OK. Rosenberg bascula un interrupteur sur le mur. Les orifices de dégazage situés sur le dessous et la pointe du module de commande s’ouvrirent. Un sifflement bruyant emplit la cabine. Un tourbillon de poussières brunes s’enroula autour des pieds de Benacerraf. L’air épais de Titan pénétrait en force à l’intérieur de la cabine à faible pression du Bifrost. Elle contempla les petits cadrans du tableau de bord, jaunes, rouges et verts, aux couleurs primaires de la Terre. Le smog de Titan les obscurcit, recouvrant les écrans d’un voile obscur brun orangé. — OK, dit Rosenberg. Tout est bon. Nous n’attendons plus que la pression de la cabine s’égalise avec celle de l’extérieur pour ouvrir la trappe du sas… Le ton de sa voix était singulièrement guindé. Comme s’il ne s’adressait qu’à la caméra, pour la postérité. Le sifflement s’éteignit. Rosenberg vérifia les jauges. — Ça y est. 1,5 bar. La pression s’est équilibrée. Tu dois pouvoir ouvrir la trappe maintenant, Paula. Le cœur battant, soudain consciente de la caméra pointée sur elle, Benacerraf se tourna vers l’écoutille. Celle-ci était un rectangle de soixante centimètres de haut et de quatre-vingt-dix centimètres de large, placé derrière la couchette du milieu et équipé d’un hublot déjà sali par des traînées de tholins. Benacerraf tira sur la poignée de la trappe. Elle entendit le déclic des douze loquets. La porte s’ouvrit en grand avec une facilité déconcertante. Dans l’encadrement, apparut un carré de sol boueux, mélangé à une substance plus sombre. Le module de commande semblait s’être enfoncé dans la neige, pratiquement jusqu’à hauteur de la porte. Elle se retourna pour jeter un coup d’œil à Rosenberg qui l’observait debout entre les deux couchettes. Angel était visiblement toujours dans les vapes, allongé sur la couchette de droite comme une baudruche dégonflée. Rosenberg décrocha la caméra de son socle mural et fit le point sur sa coéquipière. — Prête à effectuer ton « petit pas » ? demanda-t-il d’un ton amusé. C’était Tom Lamb qui lui avait dit ça un jour, alors qu’il flottait dans la lumière de la Terre, il y avait longtemps. — Allons-y. Pour sortir par le trou étroit de l’écoutille, Benacerraf dut se retourner et se tortiller à l’envers en se mettant sur le dos. Rosenberg, qui la filmait toujours, la guida : — Tu es presque dans l’axe. Reviens un peu vers moi… Très bien, pose ton pied… c’est parfait… Encore un peu. Elle se retrouva enfin la tête sortie de l’habitacle conique de la capsule Apollo, un pied sur le sol de la cabine et l’autre reposant sur le bord de l’écoutille. Elle inspecta les lieux. Il faisait sombre. Beaucoup plus sombre que ce qu’elle avait imaginé, comme une fin de soirée ténébreuse. Les images rehaussées de Huygens et celles des écrans du Bifrost, sur ce point, l’avaient trompée. Ils avaient atterri dans une vaste plaine, légèrement ondulée, recouverte d’un épais manteau de neige organique. La couleur brun rougeâtre dominait tout le paysage, à l’exception de stries d’un matériau plus foncé. Le module de commande était planté là, comme une tente de métal sur un terrain boueux et désert. La neige devait être profonde. Même là, au centre de la dépression qu’avait creusée le Bifrost, aucun gisement de glace n’affleurait. Elle ne parvenait pas à distinguer l’horizon à travers l’air dense et brumeux. Sans la bulle de son casque, elle aurait pu sentir l’odeur puissante des hydrocarbures qui empestaient l’air. Elle alluma la lampe frontale accrochée à son casque. Les matières organiques brillèrent d’un éclat humide, comme des chairs écorchées. Rosenberg lui tendit la caméra vidéo. Elle l’accrocha à un montant escamotable de la coque extérieure de l’Apollo. Rosenberg vérifia la qualité de l’image sur un écran du module de commande. — OK, dit-il. L’image est bonne. Un peu sombre et sinistre peut-être, mais ça devrait s’arranger avec un traitement des images par ordinateur. — Je suis dans le sas. Le module de commande s’est enfoncé de plusieurs centimètres sous la surface. Je ne vois aucun affleurement de glace. La couleur dominante de la neige est d’un orange profond, ou brun, mais certains endroits sont noirs ou pourpres. Des poussières organiques, je suppose. Ça ressemble vraiment à de la boue, ou de la soupe de gombos, mélangée à quelques déchets industriels. — C’est ce qu’on appelle du tholin, fit remarquer Rosenberg sèchement. — Ouais. Et « tholin » veut dire boue en grec, rétorqua-t-elle. C’est comme de la soupe, je te dis. Bon, je vais sortir du Bifrost maintenant. Elle souleva son pied gauche de l’encadrement de l’écoutille et le posa dans la soupe de Titan. Elle sentit que la neige était dure et compacte, ce qui n’empêcha pas son pied de s’enfoncer de plusieurs centimètres. Elle essaya de retirer son pied de la neige. Il était collé à la soupe, et lorsqu’elle se libéra, sa botte émit un bruit de succion qui résonna jusque dans son casque. Elle laissa derrière elle un cratère de la taille d’une soucoupe, qui se remplit lentement de neige visqueuse. Contrairement à Armstrong, songea-t-elle avec mélancolie, dont les empreintes de pas persisteraient dans la poussière lunaire pendant encore un million d’années, son pied ne laissa aucune trace. Et lorsqu’elle essaya de creuser un sillon dans la soupe avec le bout du pied, la petite vallée peu profonde se remplit presque aussitôt, sans laisser la moindre marque. Des flocons de tholin maculaient déjà ses jambes. Elle replaça son pied gauche sur le sol et souleva le droit au-dessus du bas de l’écoutille pour le planter dans la soupe, s’agrippant toujours des deux mains aux bords de la trappe. Elle pesait désormais de tout son poids dans la soupe. Elle s’enfonça de quelques centimètres. Mais la consistance de la neige associée à sa propre légèreté due au septième de pesanteur l’empêcha de s’enliser davantage. Elle lâcha la porte et fit quelques pas. Une fois de plus, cela lui demanda un gros effort pour soulever ses pieds hors de la neige collante. Un vent lourd et chargé de particules organiques balaya son corps. Elle l’entendit gémir autour de son casque. Elle s’agenouilla avec peine dans la neige. À l’endroit où ses genoux portaient le poids de son corps, elle sentit l’entrecroisement d’électrodes et de conduites cousues dans son vêtement chauffant ; le froid était si intense qu’elle était déjà glacée jusqu’aux os. La soupe collante brun orangé montait le long de ses jambes, souillant la blancheur virginale du tissu Beta. Le sol était raviné, complexe, hétérogène, vivant. Elle sentit l’excitation monter en elle. Soudain, elle comprit qu’ils avaient eu raison de venir jusqu’ici. Ce n’était pas un monde mort, fait de roches et de reliefs inertes comme celui de la Lune. Le matériau géologique évoluait depuis quatre milliards d’années. Cela se voyait au premier coup d’œil. Aucun astre dans le système solaire n’était aussi proche de la Terre. Elle se baissa et plongea ses mains gantées dans la neige. La soupe collante dégoulina à travers ses doigts, comme de la vase. — C’est le creuset de la vie ! s’exclama-t-elle. Elle s’éloigna prudemment du module de commande. Cela ne ressemblait en rien aux caracoles grisantes des astronautes d’Apollo sur le sol dur de la Lune. La soupe aspirait ses pieds vers le bas, et son appareil de survie accroché dans son dos la déséquilibrait quand elle marchait. Elle eut du mal à se mettre d’aplomb. Sur Terre, une simple inclinaison de quelques centimètres d’un côté ou de l’autre suffisait à déclencher le mécanisme de l’oreille interne. Mais la faible pesanteur de Titan retardait sa prise de conscience de l’équilibre. Et dans les ténèbres, les creux et les bosses du terrain n’étaient pas très distincts. Elle s’arrêta à environ six mètres du module, et se retourna. Le module de commande ressemblait à un tipi au milieu de son cratère d’atterrissage. Il était apparemment tombé d’une hauteur conséquente dans la soupe. La neige visqueuse avait éclaboussé la partie inférieure de la coque, noyant les tuyères des propulseurs à gaz en dessous. La surface supérieure blanche comme neige portait les marques pourpres des dépôts de tholins. À travers le sas ouvert, la silhouette de Rosenberg se découpait dans un rectangle de lumière blanche, qui prenait des reflets bleu-vert par contraste avec l’orange brûlé du paysage alentour. Elle se détourna à nouveau. Le Bifrost s’était posé dans un petit vallon. Au-delà de la plaine boueuse, des montagnes aux sommets arrondis pointaient à l’horizon. Il devait s’agir des contreforts du mont Othrys. L’horizon lui-même se perdait dans la brume et l’obscurité. Les montagnes pourpres et jaunes portaient des entailles ocre sur les flancs, et des rayures grises, formées par les affleurements de glace, apparaissaient en altitude. On aurait dit que le paysage avait été peint à l’aquarelle par un enfant sans grande imagination. Des cicatrices découpaient par endroits la silhouette des montagnes, sans doute provoquées par de récentes fontes des glaces. Leur profil paraissait étrangement adouci, ce qui n’était en fait guère surprenant pour des montagnes de glace. Des nuages rouges et orange tournoyaient au-dessus. C’était de gros cumulus de méthane, de vingt-cinq à trente kilomètres de haut, noirs et oppressants. Malgré les hypothèses de Rosenberg, elle avait l’intuition qu’il n’y avait jamais eu de vie ici, ni naissances, ni morts enfouis sous le sol en perpétuelle évolution. Le Bifrost s’était posé tout près du centre de l’hémisphère éloigné de la face de Saturne. Il était un peu moins de midi, heure locale. Il restait quatre ou cinq jours avant que la révolution sidérale de Titan ne fasse disparaître le Soleil sous les bancs de nuage et de brume. Il leur faudrait patienter huit à dix jours de complète obscurité, la durée pendant laquelle cette face de la Lune tournait le dos au Soleil, avant le retour tant attendu de l’aube suivante. Il était donc midi sur Titan. Il faisait à peu près aussi sombre qu’un noir crépuscule sur la Terre. Les pieds enfoncés dans la soupe et le corps plongé dans une quasi-obscurité, elle avait l’impression d’être au fond d’une mare. À mi-distance, elle aperçut une flaque jaune-brun, pareille à une tache de peinture. Ce devait être les parachutes largués par le Bifrost. Il ne faudrait pas qu’ils oublient de les ramasser. Ils auraient sans doute besoin au cours des années à venir – si jamais ils survivaient – de tout ce qu’ils pourraient sauver de leur naufrage. Derrière les parachutes, elle distingua la forme blanche barbouillée de soupe de Discovery, à environ huit cents mètres du Bifrost. Apparemment, l’orbiteur avait creusé un sillon peu profond dans le sol de Titan, après avoir atterri en vol plané automatique. Un peu plus loin, elle vit une forme de tipi, couleur d’os Ce devait être le Jitterbug, la capsule de Nicola. Elle n’arrivait pas à voir, cependant, si le vaisseau était retourné ou non. — Paula, passe en vision infrarouge. Benacerraf appuya sur un bouton de son boîtier de commande qui transforma aussitôt sa visière en écran de vision nocturne. C’était un des rares équipements militaires qu’ils avaient adoptés pour leur mission. Le monde extérieur s’éclaira un peu, mais vira au gris baveux, mal défini dans les longueurs d’onde étendues de l’infrarouge. Le paysage de glace était sombre et froid comme une nuit couverte et sans Lune sur la Terre. Le Bifrost avec son sas ouvert brilla soudain d’un éclat étincelant ; il mettrait encore quelques heures à dissiper toute sa chaleur, avant de s’assombrir dans son nouveau champ de vision, comme la neige qui l’enveloppait peu à peu. Discovery et le Jitterbug brillaient également comme des diamants sur la neige. Elle baissa les yeux. Même à travers les couches isolantes du tissu Beta, elle émettait une chaude lueur, et ses mains et ses bras, distinctement visibles, brillaient dans l’obscurité. En vision infrarouge, elle ressemblait à un ange descendu sur un monde gelé, illuminé du feu des régions, inférieures du système solaire. Elle releva la tête, prenant appui sur ses talons. La brume du ciel était transparente dans la vision infrarouge. Et à travers les traînées orange-pourpre de sa visière, elle entrevit le Soleil, un coin de lumière blafarde se levant au-dessus des couches intriquées de nuages, presque à la verticale. Il était encerclé d’une auréole, un disque laiteux constitué de multiples strates, comme un gigantesque oignon flottant dans le ciel. Cette image seule devait receler une masse de phénomènes physiques, songea-t-elle, blasée. Saturne, évidemment, était masqué par le renflement du satellite, à jamais perdu sous l’horizon. Lorsqu’elle éteignit le viseur infrarouge et recouvrit une vision humaine, le Soleil disparut. Elle ne reverrait jamais plus l’astre à l’œil nu, pas même l’étoile faiblement lumineuse à laquelle il avait été réduit par la distance. Sa visière était maculée de tholins comme si elle avait été prise dans une immonde pluie acide. Elle leva sa main droite et essuya sa visière de son gant, ce qui ne fit qu’étaler la neige et salir le Plexiglas davantage. Je vais passer le reste de ma vie ici à nettoyer cette fichue combinaison, se dit-elle. Cette pluie de tholins risque d’être une source d’ennuis constante. Ils auraient dû nous installer des essuie-glaces. Elle prit une profonde inspiration. — Je vais aller voir le Jitterbug. — Entendu, Paula. Elle prit la direction du tesson blanchâtre. Elle avança d’un pas traînant dans la soupe, comme une vieillarde. Sa torche jetait des flaques de lumière sur le sol luisant et strié de pourpre. — La neige supporte mon poids, mais elle colle, commenta-t-elle. Le simple fait de lever la jambe pour faire un pas est exténuant. Comme lorsque l’on marche sur du sable mouillé. Il va falloir trouver un moyen d’arranger ça, Rosenberg. — Des raquettes, peut-être. — Ouais. Il faudra étudier la question. Elle sentait l’eau chaude se répandre dans les tuyaux enroulés autour de ses membres. Elle aimait d’ailleurs cette sensation d’être enchâssée dans une coquille remplie d’eau bienfaisante, au beau milieu de la neige organique de Titan. Mais cela ne l’empêchait pas de ressentir le froid. Son système de réchauffement n’était pas assez performant. Ses doigts, tout particulièrement, étaient glacés, mal protégés par les gants. À l’avenir, ils devraient se méfier des engelures. Le froid semblait s’intensifier à mesure qu’elle s’éloignait du Bifrost. Elle atteignit le Jitterbug. Le vaisseau Apollo reposait le nez enfoui sous la neige, le socle noirci exposé à la pluie de tholins. Elle comprit immédiatement ce qui était arrivé. Le paraplaneur ne s’était pas séparé et avait entraîné le retournement du Jitterbug. Les fils du parachute étaient encore attachés au sommet du module de commande et traînaient sur le sol jusqu’au parachute. Il était tout à fait possible que Mott vive encore là-dessous, qu’elle soit même consciente. Simplement coincée la tête en bas dans sa couchette, incapable d’atteindre sa radio. Elle s’approcha du module de commande et frotta sa main contre la coque. Les tuiles blanches avaient noirci au cours de l’entrée atmosphérique et étaient souillées de gouttes de tholin. Elle ne parvint pas à sentir leur structure sous l’épaisseur de son gant. Certains hublots du Jitterbug étaient couverts de neige. Il faisait sombre à l’intérieure. L’électricité avait dû être coupée depuis un bon moment ! Elle s’adossa au module pour se soulager du poids de son appareil de survie. Au bout de huit cents mètres parcourus dans la neige, elle était déjà morte de fatigue, le cœur battant à tout rompre, les muscles des jambes en compote. Elle sirota un peu de jus d’orange à la tétine logée dans son casque, tâcha de reprendre son souffle et de ralentir son rythme cardiaque avant d’affronter la suite. Elle contourna tant bien que mal la capsule. La trappe latérale du sas du Jitterbug était située à environ un mètre cinquante du sol. Le hublot de l’écoutille était noir et ne laissait rien deviner à l’intérieur. Elle allait devoir ouvrir l’Apollo, s’y introduire aussi vite que possible pour tenter de sauver Nicola du froid glacial. Elle retira de l’une de ses poches une clé, du type de celles qu’utilisaient les équipes de récupération des capsules Apollo dans le Pacifique. Grâce à elle, elle pourrait ouvrir la poignée du sas de l’extérieur. C’était un peu étrange de retravailler en pesanteur après toutes ces années. Elle n’eut pas à s’arc-bouter ni à tourner la clé dans tous les sens. La pesanteur facilitait le travail en rétablissant un cadre de référence où figuraient un haut et un bas comme un axe invisible. La porte s’ouvrit. Trop facilement. Si facilement que la coque devait être fendue quelque part ou la vitre d’un hublot brisée. L’air de Titan s’était frayé un chemin à l’intérieur de l’Apollo. Elle passa la tête à travers le sas. Le haut de son sac à dos se prit dans l’encadrement de la porte. Elle aperçut immédiatement la tête de Mott sur sa gauche. Mais celle-ci ne bougea pas. Les trois couchettes s’étaient renversées à la perpendiculaire des parois du Jitterbug. Mott était sur la couchette centrale, immobile, suspendue à son harnais. La neige jonchait la cabine. Elle avait dû pénétrer par une des fenêtres brisées ou une déchirure dans la coque. La couche de neige montait presque jusqu’au bord de l’écoutille. Le visage de Mott, sa poitrine et ses jambes étaient enfouis sous la neige. Benacerraf plongea ses bras sous Mott presque jusqu’à l’épaule. Elle cherchait les boucles du harnais, mais elle avait du mal à sentir quoi que ce fût à travers ses gants isolants. Ses bras et ses mains furent bientôt glacés. La neige de Titan semblait vouloir aspirer toute la chaleur qui était en elle. Même avec toutes les combinaisons du monde, je n’arriverai jamais à lutter contre le froid de cette fichue lune, se dit-elle. Elle réussit enfin à détacher les sangles du harnais. Mott tomba dans les bras de Benacerraf. Benacerraf se débrouilla pour croiser ses bras sous les épaules de Mott. Elle se mit à hisser son corps sans vie vers le sas. Mais la combinaison orange n’arrêtait pas de se prendre dans l’encadrement étroit de la porte, et la soupe semblait prendre un malin plaisir à la retenir en arrière. Finalement, elle put sortir le corps de Mott dont les genoux et les pieds cognaient le chambranle. Benacerraf trébucha et tomba à la renverse dans la neige. Le pied de Mott se coinça dans le sas et elle s’étala grotesquement contre le flanc du module de commande, la tête la première dans la neige. Un froid, plus vif que tout ce que Benacerraf avait connu, s’infiltra dans son dos. Il fallait qu’elle se relève au plus vite, sinon la neige la tuerait. Il lui fallut faire un effort considérable, contracter ses faibles muscles abdominaux pour se redresser et se mettre en position assise. Elle essaya de se relever mais il n’y avait rien à quoi elle pût se raccrocher. Elle dut se mettre à plat ventre et ramper, ses bras enfoncés sous la neige jusqu’aux épaules, afin de pouvoir se hisser péniblement debout. Pendant tout ce temps, le poids de son appareil de survie menaçait de la refaire basculer par terre. Une fois sur ses pieds, elle se sentit à nouveau épuisée. Elle s’inspecta. Ses bras, ses jambes et une grosse partie de son torse étaient couverts de soupe brun-pourpre. Elle retourna chercher Mott. Elle se baissa, la prit par les épaules et la traîna sur la neige. Ses mains laissèrent des marques de tholin sur la combinaison pressurisée de Mott. Elle retourna le corps. La visière de Mott avait éclaté et son casque était rempli de neige. Benacerraf essuya la neige de son visage. Les yeux de Nicola étaient ouverts. Elle tenta d’abaisser ses paupières, mais elles étaient gelées ainsi que les globes oculaires. — Tu l’as trouvée ? demanda Rosenberg. — Oui. Rosenberg se tut. De la neige était rentrée dans la bouche de Mott. Benacerraf la retira maladroitement de son doigt ganté. Elle eut l’impression de retirer du vomi de la bouche d’un enfant malade. — Et voilà, ils n’étaient plus que trois, dit Rosenberg. — Oui. — Je suis désolé, Paula. — Moi aussi. Rosenberg, prépare un message pour le sol. Ses parents… — Pas de problème. Benacerraf retourna au Jitterbug. En tâtonnant, elle trouva dans un compartiment de stockage, derrière la couchette de Mott, une bêche et un petit paquet de Cellophane qui enveloppait le drapeau américain. Le fer de la bêche était aussi large que celui d’une pelle à déblayer la neige. Son manche était rétractable. Elle s’éloigna de quelques mètres du Jitterbug et se mit à creuser. La bêche pénétra facilement dans la soupe, et elle put envoyer de grosses pelletées dans l’air épais. Mais la matière collait au métal et était difficile à enlever. Les parois de la petite tranchée qu’elle creusait n’arrêtaient pas de s’effondrer. Elle avait l’impression de creuser dans du sable mouillé. Elle continua à pelleter jusqu’à un mètre vingt de profondeur. Elle gratta la neige sur la poitrine de Mott, dévoilant le drapeau britannique qui y était cousu. Puis elle ouvrit le paquet de Cellophane, déplia le drapeau et l’enveloppa autour du corps de Mott. La faible pesanteur fut cette fois d’un précieux secours. Mott était légère comme une plume, facile à manipuler comme un petit enfant. Deux drapeaux, deux corps. Benacerraf descendit le corps de Mott dans le trou. Elle n’eut aucune peine à le remplir, en poussant les monticules de neige sur le corps. La combinaison orange vif, les fières couleurs bleu, blanc et rouge du drapeau disparurent aussitôt sous le brun omniprésent de Titan. Benacerraf posa sa bêche contre la coque du Jitterbug et resta un moment au pied de la tombe. — Tu ne dis rien cette fois, Paula ? — Elle aurait dû être la première. Pas moi. Elle aurait dû être la première… Je ne vois pas ce que je pourrais dire d’autre. Sa fatigue était immense, écrasante. — Paula, allons ouvrir Discovery. — D’accord. Soudain, dans la neige et l’obscurité, l’image des lumières éblouissantes du pont supérieur et de l’habitacle confiné et propret du module d’habitation, les odeurs chaudes de la ferme SSVEC lui semblèrent accueillantes. Elle vit à travers les ténèbres Rosenberg qui s’éloignait à pas lourds du Bifrost pour rejoindre Discovery, portant la silhouette pendante d’Angel sur ses épaules. Jackie Benacerraf était assise, seule, par terre dans le salon, dans l’attente des images des premiers pas de sa mère à la surface de Titan. Jusqu’à présent, l’écran souple accroché au mur était resté vide, si l’on faisait exception des graphiques, des affichages chronologiques et des logos de sponsors. Mais le son parvenait déjà : des voix typiques d’astronautes déformées et entrecoupées de grésillements et de crachotements, assaisonnées de vibrations résultant de l’exécrable longueur d’onde des signaux compactés. Le signal indique que nous sommes bons pour le dégazage… Entendu. Bon pour le dégazage… OK. Jackie aurait bien été en peine de pouvoir reconnaître la voix de sa mère. Ils étaient là, en bons astronautes qu’ils étaient, en train de commenter pas à pas leurs opérations comme s’ils désamorçaient une bombe. Tout cela pour le bénéfice de ceux qui pourraient prendre leur relève un jour. Ce qui n’arriverait probablement jamais. Elle avait du mal à se concentrer. Elle se faisait du souci pour ses gosses. Comme à son habitude. Au moins, Fred était sorti de sa phase négativiste et s’était fait retiré certains de ses tatouages. L’opération avait laissé des marques sur sa peau, mais les médecins ! disaient qu’elles ne seraient pas permanentes – à la différence des siennes –, parce qu’il était encore jeune. Le mélanome qu’il avait développé à la suite d’une exposition au Soleil d’un des carrés de peau mis à nu était plus inquiétant, mais les médecins avaient de nouveau déclaré qu’il disparaîtrait sous peu… Ce qui l’inquiétait davantage était sa ferme résolution de quitter l’école et de rejoindre la secte des Chasseurs-Cueilleurs en Amérique centrale. Elle avait écouté son boniment jusqu’à ce qu’elle crût que sa tête allait éclater. La révolution agraire qui avait eu lieu dix mille ans auparavant était considérée par tous les spécialistes comme un désastre mondial. Du moins, c’est ce que prétendait son fils. Les fouilles archéologiques révélaient qu’avec l’arrivée de l’agriculture le taux de caries avait été multiplié par sept ; les mères souffraient de malnutrition, l’anémie était beaucoup plus répandue, ainsi que la tuberculose… Les hommes se portaient beaucoup mieux avant l’invention de l’agriculture. Certes, l’exploitation d’une terre pouvait subvenir aux besoins de dix fois plus de personnes que la chasse et la cueillette, mais ça n’allait pas plus loin que ça. À l’heure actuelle, sur les sept milliards d’individus que comptait le monde, la plupart étaient plus mal nourris que leurs ancêtres de l’âge de pierre… Etc. Jadis, Jackie aurait pu s’enflammer pour un tel débat. Mais maintenant, la seule et unique chose qui la préoccupait, c’était son fils Fred. Les gouvernements qui participaient au programme du parc en Amérique centrale – le Guatemala, le Honduras, le Salvador et le Belize – s’étaient portés garants pour assurer protection et sécurité aux jeunes des États-Unis et de la Nouvelle Colombie qui arrivaient en masse dans cette région du monde, à la seule fin – théoriquement – de redécouvrir un antique style de vie. Aucune limite n’était prévue, à l’exception du nombre, mais, bien sûr, aucune communication n’était possible avec l’extérieur, une fois que l’on pénétrait dans la zone. Jackie se tortilla les cheveux. Le mieux qu’elle pût faire était de poursuivre le dialogue, d’essayer de le persuader à nouveau d’attendre, de s’inscrire à l’université… C’était exactement les arguments qu’avait employés sa mère avec elle. Elle était peut-être condamnée à devenir comme sa mère alors que ses propres enfants lui ressemblaient de plus en plus. OK. Tout est bon. Nous n’attendons plus que la pression de la cabine s’égalise avec celle de l’extérieur pour ouvrir la trappe du sas… Prête à effectuer ton « petit pas » ? L’humour des astronautes, pensa-t-elle avec morosité. Ironiquement, la science revenait en force sur le devant de la scène. Les problèmes environnementaux devenaient si urgents et si complexes que Maclachlan avait fait rouvrir certains labos des facultés et des départements qu’il avait précédemment fermés. Même à Seattle, la pose d’un filtre plastique anti-uv sur votre pelouse était devenu presque aussi répandue que l’installation d’un tuyau d’arrosage. Tout se passait comme si la seule manière pour les humains de comprendre les problèmes de l’écologie était de commencer par détruire la nature. Tu es presque dans l’axe. Reviens un peu vers moi… Très bien, pose ton pied… c’est parfait… Encore un peu. C’était la menace d’extinction qui pesait sur le plancton qui effrayait apparemment le plus les scientifiques. On prétendait que la crise du plancton rendrait à long terme la planète inhabitable. Et à court terme, la question essentielle était celle des récoltes de riz. Un fléau au nom imprononçable affectait les cultures de riz de toute la planète. Le prix du riz dans les magasins de Seattle – et plus particulièrement du riz italien pour une raison obscure – était monté en flèche. Dans un avenir plus ou moins proche, les gens commenceraient à mourir de faim, surtout dans les principaux pays producteurs de riz, à savoir la Chine, l’Inde et la Grande-Bretagne. C’était prévisible depuis le début, déclaraient les oiseaux de mauvais augure. L’humanité tirait cinquante pour cent de ses calories du blé, du riz et du maïs – des monocultures gigantesques, particulièrement vulnérables aux maladies. Tout cela était la conséquence de l’orgueil démesuré des hommes, affirmait avec le plus grand sérieux son fils Ben, âgé de quatorze ans. L’humanité avait poursuivi un projet monstrueux en élaborant une technosphère à l’intérieur de laquelle l’espèce humaine pouvait se croire libérée de sa dépendance à l’égard de la nature, en s’enfermant comme grand-mère dans son vaisseau de métal, avait dit Ben… Elle l’avait laissé parler. Quand il était question de la destinée des hommes, elle pouvait se permettre de céder du terrain. OK. L’image est bonne. Un peu sombre et sinistre peut-être, mais ça devrait s’arranger avec un traitement des images par ordinateur. L’écran se remplit enfin. Au premier plan, Jackie vit ce qui ressemblait à la coque de tuiles blanches d’un module de commande, éclaboussée d’une sorte de boue, et un peu à l’écart, la silhouette fantomatique d’un astronaute, un scaphandre énorme surmonté d’une visière qui réfléchissait fugitivement les lumières de la cabine. Le paysage au-delà n’était pas visible, si ce n’est quelques mètres de ce qui ressemblait à un marécage brun orangé. L’astronaute tapotait le sol du pied. Ce devait être sa mère. Des pixels manquaient et des hachures striaient l’image, de sorte qu’il était difficile d’oublier qu’elle était artificielle. Lorsque l’astronaute se déplaçait, ses membres et sa tête laissaient dans leur sillage de pâles traînées. Cela ressemblait étrangement aux piètres images télévisées d’Apollo 11, où Armstrong et Aldrin avaient l’air de spectres à la surface de la Lune. Je suis dans le sas. Le module de commande s’est enfoncé sous la surface de plusieurs centimètres, avant que la neige ne forme un tas pour l’arrêter. Je ne vois aucun affleurement de glace… Toujours en train de tout analyser, songea Jackie. À pratiquer leurs expériences scientifiques, même là-bas, à un milliard et demi de kilomètres de la maison. Et ce petit bout de femme qui gratte la surface d’un nouveau monde. Comme si les conclusions auxquelles elle aboutirait allaient changer quoi ce que fût. Pourtant, ce n’était pas exactement Apollo 11. Presque personne ne regardait ces images vieilles de quatre heures. Leur retransmission sur une petite chaîne câblée n’était pas exactement illégale, mais elle n’était pas non plus encouragée par les autorités. Après tout, c’étaient des Américains débarqués sur un astre dont l’orthodoxie actuelle ne reconnaissait même pas l’existence… Quelle connerie que tout ça ! L’espace avait causé beaucoup de tort à la science, que ce soit en Amérique ou dans le reste du monde. Vingt milliards de dollars pour taper dans une balle de golf. Il serait peut-être temps, se dit-elle, d’envisager le programme spatial comme un désastre colossal et non comme l’apogée d’un gigantesque projet scientifique et technologique. Sans lui, mes gosses n’auraient peut-être pas été contraints d’ingurgiter une cosmologie vieille de deux mille ans. Si seulement les choses avaient été faites dans un esprit différent : avec de l’imagination, de l’audace et du style. Le triomphe ultime de la NASA aura été de réduire tout – la Lune, et même Titan – à quelque chose de terne, de fade et de tristement prévisible. Mais sans doute que d’un autre côté l’espace n’y avait rien changé. Jackie devenait de plus en plus réceptive à la thèse développée par des universitaires d’après laquelle la science et la technologie avaient de toute façon atteint un stade où elles étaient désormais inutiles. Les humains étaient dépassés par leurs machines sophistiquées parce que l’intelligence nécessaire au développement d’un certain niveau de technicité était moindre que celle requise pour y survivre. Les exemples étaient légion : l’industrie nucléaire qui avait débouché sur Tchernobyl, le crash de la navette Columbia, et maintenant cette variante aérobie du virus du sida… Soudain, elle se sentit le cœur déchiré en repensant à ses enfants. Qu’importe la science, l’avenir de l’espèce et le programme spatial. Y a-t-il quelqu’un qui puisse vous aider à trouver les mots, lorsque votre fils de quatorze ans rentre à la maison et vous annonce de but en blanc qu’il veut être enceint ? Ben lui avait dit un jour qu’il était gay et qu’il aimait un garçon de quelques années son aîné. Il n’était plus vierge et désirait avoir un enfant. Évidemment, c’était possible maintenant, grâce aux fœtus clonés implantés directement dans la paroi abdominale du père porteur. Ce genre de grossesse était même, disait-on, moins risquée que les grossesses normales. Jackie s’y était fermement opposée. Elle s’était une fois de plus surprise à employer les mêmes arguments que sa mère. Tu es trop jeune. Attends un peu. Ne prends pas de décision que tu seras amené à regretter plus tard. Finis tes études d’abord… Mais ensuite, elle s’était dit que si cela rendait Ben heureux maintenant, elle devait peut-être le laisser faire. Je devrais également laisser partir Fred chercher sa voie dans la jungle. Planifier sa vie à long terme n’était plus à ses yeux une option rationnelle. Au diable les UV et le plancton. Il y avait de fortes chances pour qu’une bande de missiles chinois intercontinentaux vînt mettre un terme à tout ça. De temps à autre, elle sombrait dans le désespoir en songeant à l’avenir qui attendait ses gosses. Elle haïssait son impuissance à contrôler cet avenir, à faire face aux immenses changements qui ébranlaient la planète. Sa mère n’avait plus rien d’un être humain au milieu de ce brouillard orangé de Titan. On aurait dit un poisson des profondeurs de l’océan. Bon, je vais sortir du Bifrost maintenant. Nous y voilà, songea Jackie. Le moment le plus important de la vie de ma mère. Le couronnement de son existence, son heure de gloire. C’est le creuset de la vie, déclarait sa mère sur Titan, la main plongée dans la boue. Mon Dieu, maman, si seulement tu étais là. Rosenberg, vêtu de son scaphandre, entreprit son inspection quotidienne de la base du Tartare. Il pataugeait dans la boue glacée comme un vieillard voûté au pas traînant. Il n’arrivait pas à se faire à cette combinaison rigide qui entravait le moindre de ses mouvements. Pour compenser sa mobilité réduite, il avait tendance à exagérer ses gestes, si bien qu’il n’arrêtait pas de se cogner dans les équipements et dans ses coéquipiers, parfois sans même s’en rendre compte. Le simple fait de soulever la masse de son corps tout équipé était plus pénible que de déblayer la neige ou de monter sur une échelle sur Terre. En revanche, il aimait la sensation retrouvée de la pesanteur, après toutes ces années passées en gravité zéro. Cela lui donnait l’impression d’être quelque part. Bizarrement, il se sentait moins seul. La base ressemblait davantage maintenant à un campement permanent qu’à un groupe de vaisseaux écrasés au sol. Il fit le tour de l’orbiteur. On aurait dit un gros avion de ligne abattu en plein vol, ses ailes delta rognées, enfouies dans la soupe. Le sillon qu’il avait creusé en atterrissant était toujours visible derrière lui, dans l’obscurité qui masquait l’horizon. Mais la soupe accumulée sur les bords s’amollissait et se déversait à nouveau dans la dépression peu profonde. Rosenberg avait installé des niveaux – de simples morceaux d’aluminium et de plastique issus des débris du Jitterbug – dans le creux du vallon et sur ses bords. Son remplissage l’aiderait à comprendre les propriétés visqueuses et mécaniques de la soupe. Il grimpa sur l’aile gauche. Le dessus de l’aile était éclaboussé de neige suite à l’atterrissage et couvert d’une mince pellicule de tholins qui s’était accumulée depuis. Mais ce fut un soulagement pour Rosenberg de pouvoir mettre les pieds sur une surface dure après quelques minutes passées dans la boue gluante de Titan. Les portes de la soute de la navette étaient grandes ouvertes, repliées sur les ailes comme des morceaux rabattus de la coque. Après l’atterrissage, l’équipage avait découvert que l’ouverture automatique des portes était enrayée, et ils durent les ouvrir manuellement. Rosenberg escalada la surface incurvée de la porte, et inspecta les dix-huit mètres de la soute ainsi que son contenu d’un pas bruyant. La soute n’était pas entièrement exposée aux éléments de Titan. Les astronautes avaient tendu un auvent avec des moyens de fortune, c’est-à-dire de la toile de parachute montée sur des étais d’aluminium. Le bras de la centrifugeuse servait de mât central comme sous un chapiteau de cirque. L’auvent essuyait le gros de la pluie de tholins et pliait déjà sous le poids de la neige accumulée. Un jour, il faudrait qu’il monte là-haut pour le secouer, comme le propriétaire d’un pavillon de banlieue qui balaie la neige de son toit. La soute avait conservé sa disposition initiale : le module d’habitation jouxtait toujours le pont supérieur et un tunnel d’accès conduisait au module Spacelab reconfiguré qui avait servi à abriter la ferme SSVEC. Derrière le Spacelab, se trouvaient les réacteurs Topaz sous leur coiffe thermique. La centrifugeuse, désaffectée, était suspendue au-dessus de la soute, accrochée au bras télescopique. Son démantèlement figurait sur la liste interminable des travaux à effectuer qu’avait constituée Rosenberg. Ils arriveraient bien à trouver une quelconque utilité à ce gros moteur. Rosenberg sauta de l’aile. Il profita brièvement de la sensation enfantine de se laisser dériver comme un flocon de neige dans la faible pesanteur de Titan, avant d’atterrir doucement dans la neige. Puis il se traîna dans la boue jusqu’au nez de l’orbiteur. La partie supérieure de la cabine et ses tuiles thermiques blanches en fibres synthétiques montraient les coulures familières de tholins. Discovery avait l’air cabossée, usée, comme si elle subissait elle aussi le sort du paysage spongieux de Titan. Mais, en se penchant sous le menton de l’orbiteur, il parvint à déceler les traces de brûlure de l’entrée atmosphérique. On voyait bien qu’il s’agissait encore d’un vaisseau spatial, même si la soute avait été transformée en baraquement. En tout cas, c’était tout de même une bien meilleure fin pour Discovery que de finir comme pièce de musée sur la pelouse d’un centre moribond de la NASA. Plus tard, il devrait procéder à une vérification complète des systèmes internes de Discovery. Ils avaient quelques problèmes avec les gros radiateurs. Ceux-ci étaient logés tout le long de la coque de l’orbiteur afin de contribuer à l’isolation du module d’habitation. Les radiateurs obéissaient aux commandes d’un logiciel et de capteurs thermiques. Ils disposaient également de petites unités de chauffage par désintégration radioactive, que l’on pouvait déplacer à volonté pour réchauffer les zones particulièrement froides. Mais les radiateurs consommaient beaucoup d’énergie. Rosenberg eut l’idée d’abriter les principaux éléments de la base – l’orbiteur, le Bifrost – sous des blocs de glace, à la manière d’un igloo. Ce qui leur permettrait de conserver une bonne partie de la chaleur, de limiter ainsi la production électrique des Topaz et de prolonger leur vie. Peut-être arriveraient-ils à construire des tunnels hermétiques entre les divers éléments pour s’octroyer plus d’espace, voire des igloos indépendants… Évidemment, ces projets grandioses dépendaient avant tout de leur faculté à trouver de l’eau sous forme de glace, particulièrement difficile à repérer sur cette lune gelée en raison des tholins. Autant que Rosenberg pût en juger, ils reposaient sur une couche de boue de quinze mètres d’épaisseur. Jusque-là, ils avaient eu beau creuser, ils n’avaient pas encore trouvé de glacier. En levant les yeux vers les hublots de la cabine de pilotage illuminée, il crut discerner le visage aveugle de Bill Angel. Mais il n’était pas sûr car la vitre était en partie obturée par des coulures cramoisies de tholins. Il marcha dans la boue sur quinze mètres jusqu’à l’endroit où ils avaient hissé le Bifrost, leur dernière capsule Apollo demeurée intacte. À l’aide de composants récupérés sur le Jitterbug, ils avaient construit une sorte de sas pressurisé qu’ils avaient fixé au-dessus du sas latéral du Bifrost. Des câbles électriques reliés à Discovery serpentaient dans la neige pour alimenter l’Apollo. Rosenberg avait installé la ferme SSVEC dans le Bifrost après avoir ôté les couchettes et les équipements amovibles. Ce qui avait libéré l’espace du module Spacelab pour le seul confort de l’équipage. Quinze mètres plus loin, à l’écart du Bifrost, était entassé du matériel, protégé par un autre morceau de toile de parachute. C’était des fragments récupérés sur le Bifrost, désossés puis transportés laborieusement par Rosenberg et Benacerraf. La carapace du Jitterbug reposait toujours à l’endroit où la capsule était tombée – moins le socle et quelques morceaux découpés par l’équipage –, tout près de la tombe improvisée de Nicola Mott. Rosenberg avait pris l’habitude de jeter chaque jour un coup d’œil sous la bâche rigide du tas. C’était une perte de temps, bien sûr. Il était sur un monde sans vie : aucun voleur n’aurait pu déranger la pile, aucun rat ni chien ne serait venu grignoter la bâche gelée. Et cela n’arriverait jamais, tant qu’il vivrait. Il se remit en marche. L’horizon bas, l’omniprésence des ténèbres lui donnaient l’impression d’être enfermé à l’intérieur d’une bulle de verre opaque couleur orange. Une partie souterraine de son cerveau lui disait que les choses devaient être autrement un peu plus loin, à quelques kilomètres du camp, peut-être derrière l’horizon. Un endroit où coexistaient les choses avec lesquelles il avait grandi : des gens, des animaux, des immeubles, des voitures, un ciel bleu parsemé de nuages blancs duveteux… Mais rien de cela n’était vrai. C’était une chose étrange, un détail infime, mais pour Rosenberg l’absence de désordre dans le tas accentuait bien plus leur isolement sur cette lune dépourvue de vie que n’importe quel effort de rationalisation. Benacerraf et Rosenberg s’étaient réfugiés dans la cabine de pilotage, à l’écart de Bill Angel, pour ressasser leurs problèmes d’équipements. Ils évitaient soigneusement de discuter de Bill. Rosenberg redoutait Angel au plus profond de lui-même. L’état mental de Bill semblait s’être stabilisé depuis leur atterrissage, comme les psychologues de la NASA l’avaient prédit. Mais Rosenberg soupçonnait que la créature tapie dans le module d’habitation n’était plus Bill Angel. Cela se voyait à sa façon de parler, de se comporter… On aurait dit qu’il était en porte à faux avec le reste du monde. Comme si son cerveau s’était réfugié dans une quatrième dimension. Benacerraf faisait taire Rosenberg dès qu’il abordait ce sujet. Comment se fait-il que les scientifiques soient si pointilleux dans leur domaine et qu’ils se mettent à délirer sur des sujets auxquels ils ne connaissent rien, comme la psychologie ? De son point de vue, ce n’était pas une question de confiance ; c’était simplement une affaire de gestion. Elle approuvait les plans de survie de Rosenberg. Mais leur réalisation nécessitait du temps, des muscles, et des méninges. Elle n’était pas convaincue qu’ils réussiraient en n’étant que tous les deux. Ils devaient mettre toutes les chances de leur côté. Et Bill Angel devait faire partie du plan, s’ils voulaient réussir à survivre. Sa tâche à elle consistait à gérer Bill, comme le reste des équipements qu’ils auraient à utiliser. Rosenberg n’aborda pas le sujet mais l’entretint sur le Sabatier. Le Sabatier était une machine plutôt fruste, composée d’un tuyau et d’éléments de chauffe en Nichrome. Le Sabatier séparait les molécules de dioxyde de carbone en le faisant réagir au contact de l’hydrogène à hautes températures, grâce à un catalyseur à base de ruthénium, afin de produire du méthane et de l’eau. L’eau était récupérée dans un condensateur à bobine et le méthane évacué dans l’air de Titan. — Je crois que le catalyseur est empoisonné par une concentration de vapeurs d’aminés… Le problème doit se situer en amont, dans le DEAS. Le bloc de désorption par eau des aminés solides éliminait le gaz carbonique de l’air en le faisant passer dans des tubes d’acier remplis de billes de résine. Rosenberg lui énuméra les mesures qu’il allait prendre pour vérifier le système. — Au moins, dit-il, ces systèmes seront plus faciles à réparer, maintenant que nous avons un peu plus d’espace pour nous déplacer. Et chaque composant ne se mettra pas à dériver dans l’air chaque fois qu’on tournera le dos… Benacerraf grignotait une maigre carotte cueillie dans la ferme. — Rosenberg, comment vois-tu les choses globalement ? Que nous reste-t-il à faire ? Il croisa ses mains derrière sa tête et se balança sur son fauteuil. — Il faut revenir à l’essentiel. Pendant le voyage, nous n’avons pu compter que sur les ressources que nous avions à bord, en tâchant de fonctionner en circuits fermés. Nous avons recyclé nos déchets, solides et liquides, pour en faire des engrais pour la ferme, nous avons nettoyé l’air… Nous nous en sommes plutôt bien sortis. Nous avons survécu six ans dans l’espace interplanétaire. Mais nos circuits n’étaient pas complètement fermés. Nous avons perdu environ cinq pour cent de la plupart des matériaux au cours de leur recyclage dans les systèmes de soutien-vie, à cause de fuites, de matériaux non récupérables, et j’en passe. Ici, sur Titan, nous avons des ressources naturelles à notre disposition : de l’eau sous forme de glace, de l’azote et du méthane contenus dans l’air, des hydrocarbures, comme l’éthane et le propane que nous pouvons extraire de Clear Lake, ainsi que d’autres éléments, comme des nitriles et de l’ammoniac. Ce qui signifie en clair que nous pouvons ouvrir certaines boucles. — De l’eau ! Chaque goutte que nous buvons est recyclée. Quand je bois, je sens le goût de la pisse accumulée depuis six ans ! — Si nous pouvions injecter de l’eau fraîche dans le système, nous pourrions réduire la quantité d’eau que nous recyclons de quarante-cinq pour cent. Ce qui renforcerait les défenses du système contre les déficits biochimiques. — Nous allons devoir faire l’ascension de cette fichue montagne, n’est-ce pas ? — C’est la raison pour laquelle nous avons choisi cet endroit, Paula. — Je sais. C’est juste que l’idée de faire de l’alpinisme sur Titan me paraît maintenant beaucoup plus stupide que lorsque nous étions sur orbite. Y a-t-il autre chose ? Parle-moi de ces acides aminés dont nous manquerions. Rosenberg se gratta la tête. — Eh bien, pour l’instant, c’est plutôt mal parti. Nous avons récolté pas mal d’échantillons de l’air, de flocons de tholin. Pas de traces d’amines. Tout ce que j’ai pu trouver c’est de la matière organique prébiotique, comme je m’y attendais. Si nous ne sommes pas ravitaillés, nous risquons de manquer de certains oligo-éléments. — Comment peut-on y remédier ? — Il faut continuer à chercher les aminés en surface. Aux endroits que nous n’avons pas encore fouillés. — Où, par exemple ? — Le fond de Clear Lake. Ou dans les cratères de chondrite carbonée. Elle détourna les yeux, visiblement irritée. — J’en ai marre de te demander à chaque fois des explications, Rosenberg. Ce dernier haussa les épaules. — Tu n’as qu’à lire des bouquins sur le sujet. Les chondrites carbonées sont des sortes d’astéroïdes. Les corps qui forment les cratères dans le coin se divisent en quatre catégories. Nombre d’entre eux sont formés de glace : des conglomérats d’éléments volatils comme ceux des noyaux cométaires, peut-être des lunes qui auraient explosé. Puis il y a les astéroïdes de type M, très denses et riches en métal. Les astéroïdes de type S sont silicatés. Ce sont des agglomérats de roches. Quant aux types C, ce sont des chondrites carbonées, constituées d’eau, de fer, de roche et de carbone. Si nous mettons la main sur un cratère de chondrite carbonée, alors nous pourrions trouver du kérogène. — Qu’est-ce que c’est que ça ? — Un hydrocarbure. Un truc bitumeux qu’on trouve dans l’huile de schiste. Il contient du carbone, de l’oxygène, de l’hydrogène, du soufre, du potassium, du chlore et d’autres éléments… C’est ce qu’on peut trouver de mieux ici comme bouillon nutritionnel, dit-il en souriant. La bonne vieille soupe de maman version « primordiale ». Tu sais, on pourra visiter plusieurs cratères avec l’aéroglisseur, une fois qu’on l’aura installé. — D’accord. Lorsque nous aurons monté l’aéroglisseur, on en reparlera. Quoi d’autre ? Au fil de la conversation, Rosenberg se sentait de plus en plus assiégé, comme si tout lui incombait. Des questions, et encore des questions. Que se passerait-il si par hasard il se trompait ? Cette responsabilité était trop lourde à porter pour un seul homme. Toutefois il fit de son mieux pour satisfaire les interrogations de Benacerraf. Lorsqu’elle fut partie, il resta assis sur son fauteuil à contempler l’obscurité crépusculaire de Titan. Benacerraf se sentait également accablée de responsabilités. Rosenberg se contentait de lui fournir des options, et c’était à elle de décider pour eux tous. La plupart du temps, ils ne faisaient qu’éluder les problèmes les plus graves. Celui d’Angel, entre autres. Sans parler du facteur décisif de survie, qui n’était ni l’eau, ni les acides aminés, mais l’énergie. La baisse de régime des Topaz était la contrainte ultime à laquelle ils feraient face, quand bien même ils arriveraient à pallier les autres failles de leurs systèmes. Une fois que la puissance des réacteurs serait descendue en dessous du seuil critique, le froid finirait par avoir raison d’eux. Rosenberg n’avait pas la moindre idée de la façon dont ils pouvaient résoudre ce problème. Or c’était bien l’individu le plus intelligent qu’il y eût sur cette lune. S’il n’arrivait pas à les sortir de cette impasse, personne ne le ferait à sa place. Et alors il mourrait. Pas dans longtemps, dans un futur lointain, mais ici et bientôt sur cette lune merdique. Tout le reste – l’orbiteur, l’Apollo, leurs petits gadgets sophistiqués, leurs nouveaux instruments bricolés – serait encore là, mais son étincelle de conscience, son moi unique auraient disparu. La base tout entière serait comme une coquille vide, qui pourrirait et s’enfoncerait lentement sous la neige au bout de quelques centaines d’années. À la fin, il ne resterait plus aucune preuve de son existence. C’était une pensée intolérable pour Rosenberg. Il était venu jusqu’ici afin d’inventer l’avenir, de trouver des réponses, de faire œuvre de science. De fuir la Terre. Et voilà où ils en étaient. Il fallait trouver un moyen coûte que coûte d’échapper au piège qui se refermait sur eux. À travers les hublots salis de la cabine de pilotage, le sol obscur et neigeux de Titan s’étendait jusqu’à l’horizon masqué par un voile orange. Dans ce monde nuageux qui s’étalait sous ses yeux, seule une poignée d’artefacts humains – les ballots d’équipements sous la toile de parachute jaune, les parois coniques blanches du Bifrost – tranchait par leurs couleurs vives sur l’univers brun orangé de Titan. Il ferma les yeux pendant quelques secondes. Puis il se leva et se remit au travail. Plus tard, Rosenberg sortit pour rejoindre Benacerraf qui s’échinait à monter les pièces de l’aéroglisseur. L’aéroglisseur, dont l’appellation scientifique était le VEST, véhicule à effet de sol Titan, avait été construit en dix-huit mois pour cinquante millions de dollars par Boeing dans son usine de Seattle. Pour l’heure, il était encore replié sur sa palette contre un des flancs de l’orbiteur, comme un jeu de construction. Benacerraf l’avait à moitié sorti et il ressemblait à une libellule d’aluminium émergeant à grand-peine de sa chrysalide. Rosenberg l’aida à tirer sur les cordages pour le redresser. D’un seul coup, les sections principales du fuselage s’emboîtèrent et quatre jambes saillirent des coins, des tubes télescopiques équipés de larges cales orange. Au bout de quelques efforts, ils réussirent à déplier entièrement l’aéroglisseur. Rosenberg, en sueur sous son scaphandre, les muscles endoloris, fit lentement de tour de l’engin. Juché sur ses pattes d’araignée, l’aéroglisseur était une boîte ouverte enfermant une hélice à soufflante canalisée, entourée d’une jupe de métal souple. La loge de l’hélice s’incurvait vers le haut au milieu de l’engin, comme un entonnoir. Devant l’hélice étaient disposés deux strapontins cadrés de métal, dont chacun pouvait accueillir tout juste un membre d’équipage ; pour la manœuvre, un simple boîtier de contrôle muni d’un levier était placé devant le siège de gauche. Sous l’« entonnoir » se trouvait l’hélice, destinée à pousser l’air de Titan à travers une conduite sous la jupe, afin de créer l’effet coussin d’air nécessaire à la propulsion de l’aéroglisseur. L’hélice était entraînée par des moteurs électriques reliés à des bobines en série, alimentées par deux grosses batteries à argent-zinc que l’on pouvait recharger à l’aide des Topaz. Le cadre de l’appareil était en aluminium ultraléger afin de réduire la masse de l’engin. L’aéroglisseur était équipé de son propre ordinateur de navigation, d’un système de communication et d’une soute pour ranger les cartes, les échantillons prélevés, les caisses à outils et une batterie de rechange. Il y avait même une tente dans son étui pour que les astronautes en mission extravéhiculaire prolongée pussent passer la nuit loin de Discovery. C’était un engin relativement sophistiqué. Mais avec son antenne parabolique et ses strapontins, l’aéroglisseur vu à la lumière de sa torche avait l’air de sortir tout droit de l’atelier d’un bricoleur du dimanche. On aurait même dit une machine à voyager dans l’espace inventé par un savant fou de l’époque victorienne. Aidée de Rosenberg, Benacerraf grimpa sur le siège gauche. Elle était peut-être à un mètre vingt du sol. La bouche de la conduite d’air s’évasait au-dessus de sa tête comme une couronne grotesque. Elle sortit une carte de bord d’une sorte de boîte à gants et activa des boutons. Soudain, des rais verts, rouges et blancs s’allumèrent en haut du châssis, jetant des flots de lumière sur le sol boueux. — Waouh ! s’exclama Rosenberg. On dirait un arbre de Noël. — Je crois que… Un bruit saccadé parvint aux oreilles de Rosenberg à travers l’air épais. La vitesse des pales du rotor augmenta rapidement et le bruit haché se transforma en vrombissement continu. Une fine pellicule de soupe s’échappa de dessous la jupe, fusant dans toutes les directions. Il ne fallut que quelques secondes pour que Rosenberg fût couvert de salissures presque jusqu’à la taille. — Qu’est-ce que t’en dis ? cria Benacerraf. — Si tu comptes soulever cette machine, Paula, t’as intérêt à bien t’attacher, répondit Rosenberg sur le même ton. Elle tripatouilla son harnais. Le vrombissement de plus en plus aigu vira au gémissement, et l’aéroglisseur s’ébranla. Il se souleva du sol, ce qui eut pour effet de faire gonfler la jupe. Benacerraf poussa un cri de joie et Rosenberg applaudit. S’il fonctionnait bien, l’aéroglisseur augmenterait considérablement leur champ d’opération. N’importe quel véhicule normal aurait été impraticable étant donné la viscosité de la neige de tholin. Mais l’hovercraft était parfaitement adapté à Titan, sa faible pesanteur et son air épais à souhait… Le meilleur moyen de transport pour évoluer dans ces parages. L’aéroglisseur et ses quatre pieds flottaient à environ un mètre du sol. Rosenberg crut voir l’air trouble de Titan aspiré par la bouche de la conduite, les particules d’aérosols dessinant le flux d’air. Le tube d’échappement oscillait d’un côté et de l’autre, contrôlant l’orientation du véhicule au moyen du soufflage de l’air. Le guidage de l’appareil n’était guère sophistiqué. On faisait pivoter le tube, en prenant garde de ne pas perturber le coussin d’air qui maintenait en l’air l’ensemble, et l’on suivait la direction imprimée par le souffle… Mais à présent, l’aéroglisseur ballottait de droite à gauche, comme suspendu à un fil invisible. Benacerraf se débattait avec le levier de contrôle. — C’est une horreur à piloter, cria-t-elle. Ça ne ressemble pas du tout au véhicule d’entraînement d’Ellington. C’est totalement instable. Je le sens. Je sens qu’il va… L’avant de l’aéroglisseur se cabra et la jupe se souleva du sol. Des flots de neige jaillirent en dessous, retombant en de lents et complexes arcs de cercle sur le sol. Suite à la perte du coussin d’air, l’aéroglisseur glissa en arrière, et ses deux jambes postérieures tombèrent avec fracas à la surface. Benacerraf se dépêcha d’éteindre l’hélice et l’aéroglisseur se redressa, sur ses quatre jambes. Il avait l’air maintenant d’une météorite disgracieuse, plongée au cœur d’un cratère de soupe retournée. Dès que le bruit de l’hélice se tut, Rosenberg accourut. Il vérifia que Benacerraf n’avait rien et ils discutèrent aussitôt des moyens de contrôler l’instabilité du véhicule. Ils ressayèrent plusieurs fois de suite. Mais Benacerraf n’arrêtait pas de faire cabrer l’appareil, si bien qu’au bout d’un moment les batteries s’usèrent. Ils n’avaient pas plus tôt parcouru cinq mètres que l’aéroglisseur déviait de sa course et s’écrasait au sol comme un Frisbee mal lancé. Rosenberg avait la nette impression qu’ils perdaient leur temps. Le véhicule était mal fichu. Son centre de gravité était trop élevé et la forme du coussin d’air inadéquate. Dans le cadre d’un effet de sol, la stabilité du véhicule dépendait de la forme du coussin d’air, son système de guidage aérodynamique. Les gens de Boeing avaient fait du mieux qu’ils pouvaient, mais ils n’avaient pas eu le temps ou les installations nécessaires pour tester leur prototype afin de connaître ses réactions dans les conditions propres à Titan, à savoir la densité de l’air, la température et la pesanteur. L’aéroglisseur était un véritable casse-gueule. Ce qui signifiait qu’il ne leur restait plus que la marche à pied. Après avoir parcouru un milliard et demi de kilomètres, ils en étaient réduits à aller aussi loin que leurs pas les conduiraient. Ce qui, étant donné la nature du sol, ne les emmènerait pas bien loin. Leurs marges de manœuvre se réduisaient de plus en plus. Fatigué, Rosenberg reprit le chemin de l’orbiteur. Une fois à l’intérieur du sas, il se déshabilla et se mit à brosser la soupe qui collait toujours à son scaphandre. Cinquante millions de dollars ! Le jour des funérailles de Chen Tong, Jiang Ling se rendit en avance sur la place de Tienanmen. Elle quitta son hôtel pour se rendre sur l’Avenue de la Paix éternelle. Elle prit la direction de l’ouest sous la voûte des sycomores en boutons qui bordaient le mur rouge vif de la Cité interdite. La couleur du ciel était gris perle. Elle arriva au bout du trottoir et avança sur un damier de pavés cimentés. La place était entièrement déserte. Elle marcha jusqu’au centre, ses pas résonnant bruyamment. La vaste place s’étendait autour d’elle comme un océan de pierre figé. Elle pivota et contempla la frise de monuments alignés le long des quarante hectares de la place : les musées à l’est, le Grand Palais du Peuple à l’ouest et le mausolée de Mao au sud. Tout au centre de la place trônait le Monument aux martyres du Peuple, un obélisque de granit où était gravée de la main propre de Mao l’épigramme « Gloire éternelle aux héros du Peuple ». Au nord de la place se trouvait Tienanmen : la porte de la Paix céleste, menant à la Cité interdite. La porte était en fait un rempart d’une hauteur de dix étages, intercalé entre les murs massifs de la Cité interdite. Elle était peinte aux couleurs impériales, c’est-à-dire marron et coiffée de deux rangées de tuiles jaunes, qui pâlissaient dans l’aube grise. Cinq portails ornaient le bas de la porte et, juste au-dessus, accompagné d’inscriptions qui disaient « Longue vie à l’union des Peuples du monde » et « Longue vie à la République du Peuple de Chine », figurait le portrait familier de Mao Zedong. Le visage gigantesque sur l’écran souple, comme s’il avait pris acte de sa présence, sembla regarder dans sa direction et lui adresser un sourire de bienvenue. Elle se sentit fondre à l’intérieur d’elle-même. Sur l’écran, un ciel bleu parsemé de touffes de nuages jaillit soudain derrière le visage corpulent de Mao. Ses souvenirs n’avaient jamais rendu justice à cet endroit, songea-t-elle. Les photos avaient une propension à rendre la place aussi plate et terne que les centres commerciaux et les parkings qu’elle avait vus en Amérique. Mais c’était La Place : la cour publique la plus vaste du monde, le centre du centre du pays – l’étoile polaire, aurait dit Confucius, par rapport à laquelle toutes les autres étoiles sont situées. Là, debout, elle se sentit submergée par la taille de son pays dont l’histoire était inscrite sur le sol qu’elle foulait aux pieds. Et elle se sentit également envahie par le sentiment de sa propre importance, en tant que première astronaute, et du rôle qu’elle avait joué dans le prolongement millénaire du Tianming, le Mandat du ciel. Ce sentiment d’unité, pensait-elle, aucun occidental ne pouvait le comprendre. Et sûrement pas les Américains qui se passaient en boucle les images des étudiants amassés sur la place Tienanmen en 1989, ces misérables jeunes gens malavisés, vêtus à l’occidentale, agitant des bannières rédigées en anglais. Le véritable cœur de la Chine battait là, malgré toutes ses fautes et ses problèmes, avec son milliard d’habitants et ses cinq mille ans d’histoire. Ce ne pourrait jamais être l’Amérique. On lui avait promis que ce jour-là elle rencontrerait le Grand Timonier en personne. Son cœur battait comme jamais il ne l’avait fait quand elle avait serré la main de présidents et de rois étrangers. Peut-être qu’aujourd’hui, enfin, elle serait libérée du poids de ses devoirs officiels et qu’on l’autoriserait à retourner à ses anciennes amours : voler, revivre les moments lumineux et glorieux du vol dans l’espace. Le cœur plein d’espoir, elle avança vers le Palais du Peuple. Le froid matinal pénétrait sous son costume Mao, mais le Soleil n’allait plus tarder à se lever et à déverser des flots de lumière orange qui réchaufferaient les coins éloignés de la place. Elle pénétra dans la pénombre grandiose du Palais. Le monument, digne représentant de l’architecture socialiste, mesurait trois cents mètres de long et pouvait accueillir des banquets de cinq mille invités. Ce jour-là, sous les projecteurs de la télévision, le centre d’attractions de cet espace immense était le corps ratatiné d’un vieillard, enveloppé dans un drapeau chinois sous un sarcophage de verre. Des dignitaires du Parti, des hommes dans leur grande majorité, se pressaient par vagues, dans leurs costumes Mao noirs, autour du cercueil étincelant. Jiang prit place dans la queue, aux côtés de son mentor Xu Shiyou. Coincée entre deux piliers de province octogénaires du Parti, elle avança lentement vers le cercueil. Sur une petite estrade, un haut fonctionnaire entonnait un éloge fastidieux et lugubre de Chen Tong, célébrant sa glorieuse carrière aux côtés de Mao qui remontait à 1949. Les grands noms du Parti s’approchèrent un à un du sarcophage, inclinèrent la tête trois fois de suite, puis serrèrent la vieille main flétrie de la veuve de Chen. De nombreux vieillards autour d’elle portaient des sonotones et des lunettes à écran souple. Certains d’entre eux étaient plutôt alertes, tandis que d’autres, soutenus par des gens plus jeunes – des secrétaires ou des infirmières –, traînaient les pieds, à peine capables de marcher. Quelques-uns étaient en chaise roulante, munis de bouteilles à oxygène. Et pourtant, certains montraient d’étranges marques de jeunesse : des cheveux noirs bien drus, un teint uni, des yeux neufs et pétillants. L’un d’eux qui la précédait de peu dans la queue marchait avec raideur dans un vrombissement de servomoteurs, comme si un exosquelette sous son costume Mao le propulsait en avant. Jiang était partagée entre l’étonnement et le dégoût. Elle avait eu beaucoup de contacts avec les autorités depuis son vol, mais toujours dans le cadre de réunions où ne figuraient qu’un ou deux officiels à la fois. Elle n’avait jamais eu l’occasion d’assister à une réunion de tous les dignitaires. Elle se demanda combien de tonnes d’organes, d’os, de fluides humoraux – fabriqués ou récupérés sur de jeunes cadavres – avaient été transplantées dans ce corps politique croulant afin de préserver un semblant de mouvement et de vie. Nulle part dans le monde, se dit-elle, les dirigeants du pays n’étaient aussi visiblement fatigués et âgés que ces hommes qui faisaient la queue devant le cadavre de Chen ce matin-là. Elle atteignit enfin le cercueil et contempla sans trop savoir pourquoi le visage lisse et embaumé de Chen Tong. L’éloge funéraire était terminé. L’estrade fut alors occupée par un homme corpulent d’âge moyen, vêtu d’un costume Mao blanc cassé muni d’un col élaboré de mandarin de l’époque impériale. C’était Gao Feng, un chanteur qui avait été populaire vingt ans auparavant. Xu Shiyou se pencha vers elle, exhalant un parfum de cosmétiques occidentaux, et murmura dans son oreille : — Chen Tong devait être un fan de Gao. La voix du chanteur s’éleva dans la salle : Notre famille s’appelle Chine… Une désagréable odeur âcre et poisseuse emplit l’air confiné. Jiang se retourna. Le vieux dignitaire derrière elle, au visage ruiné, cramponné au bras de son aide, avait les yeux baissés sur son pantalon d’où coulait un lent filet jaunâtre. Une fois la cérémonie terminée, les dirigeants s’attardèrent en petits groupes tandis que leurs escortes patientaient imperturbablement. Cette réception eût été impensable à l’Ouest. Il n’y avait ni jus de fruit ni alcools, et le motif de ce rassemblement était pour le moins flou. Mais elle pouvait deviner, d’après l’intensité des gestes et la violence des expressions peintes sur les visages, que de nombreuses tractations s’opéraient entre ces gouverneurs des provinces lointaines de la Chine. Xu Shiyou prit Jiang à part. — Le Grand Timonier souhaite vous rencontrer dans les minutes qui viennent. Maintenant, écoutez-moi bien, Jiang Ling. — C’est ce que j’ai toujours fait, Xu, fit-elle en grimaçant. Il émit une sorte de grognement. — Si seulement vous disiez vrai. Mais cette fois-ci, il faut que vous m’écoutiez attentivement, pour une fois au moins. Car ce pourrait être le moment le plus important de votre vie. — Vous dites ça à une femme qui a volé dans l’espace, je vous le rappelle. — Oui, j’en suis parfaitement conscient, ajouta-t-il avec le plus grand sérieux. Xu continuait à grimper dans la hiérarchie, en partie – elle le savait – grâce aux relations qu’il entretenait avec elle et qu’il avait consciencieusement maintenues et exploitées, et en partie grâce aux efforts inlassables qu’il avait déployés de son côté. Xu avait rejoint le Parti communiste quand il était adolescent. Il avait été ingénieur en électricité, puis avait dirigé une usine pendant quinze ans avant de se mettre à grimper les échelons de divers organismes économiques et diplomatiques. C’était un homme cultivé, maîtrisant trois langues étrangères (le russe, le roumain et l’anglais), et il avait le don, comme Jiang avait pu le constater par elle-même, de charmer et de surprendre la plupart des gens qu’il rencontrait par son aisance et sa culture. Il pouvait réciter des morceaux de la déclaration d’Indépendance des États-Unis avec autant de facilité que des vers de la dynastie T’ang. Jiang n’aurait jamais admis qu’elle appréciait Xu. Elle le considérait encore comme moins digne de sa confiance. Mais elle était venue à la conclusion, avec un cynisme qui la surprenait elle-même, que tant qu’elle ne ferait rien pour ternir son image de demi-déesse, les intérêts de Xu étaient communs aux siens. Par conséquent, elle avait décidé de s’en faire un allié… — Je vous écoute, Xu Shiyou, finit-elle par dire. — Quoi que puisse vous dire le Timonier, vous devez tâcher de vous mettre à sa place. Vous devez souffrir avec lui, sentir ses peurs. — Ses peurs ? — Souvenez-vous de ceci : le Timonier est né en 1904. Il y a cent dix ans. Pensez à tout ce qu’il a vu et souffert pendant toutes ces années. Songez à la longue et pénible vie qu’il a menée en parallèle avec l’histoire torturée de notre pays. Lorsque le Timonier atteignit sa majorité, la Chine n’était qu’un bol de sable, comme disait Sun Yatsen, divisée par les seigneurs de la guerre et les désordres sociaux chroniques. La crainte de retomber dans l’état d’humiliation et de désunion de cette époque est profondément ancrée chez nos dirigeants. Et aujourd’hui, au crépuscule de sa vie, le Timonier se retrouve à nouveau confronté au chaos, poursuivit Xu d’un ton solennel. Ce n’est pas un secret que nos pertes humaines au cours de notre tentative de libérer Taïwan ont été énormes. Et comme d’habitude, ce sont les paysans de l’arrière-pays qui ont le plus souffert. On prétend que chaque famille chinoise a perdu un fils ou une fille sur les plages de Taïwan. Vraie ou fausse, cette rumeur est devenue un symbole, source de désordre dans les provinces. Le remède à tout cela est la croissance économique. Mais notre expansion est limitée par les Américains et leurs alliés. Notre technologie est en retard sur la leur. Leurs alliés fantoches nous encerclent, leurs satellites nous surveillent. Ce qui veut dire que n’importe quel conflit à l’avenir, comme celui de Taïwan, sonnera inévitablement notre défaite. Nous devons voir les choses en face. Tous nos efforts ont consisté à assurer aux familles une nourriture et un logement décents. Mais les paysans ont très peu d’épargne, peu de mobilité. Les fermiers envient leurs cousins dans les villes qui disposent de lignes téléphoniques privées, de maisons, de voitures, d’écrans souples, de tatouages numériques… Et pendant ce temps-là, les statistiques prévoient une dégradation du sort des paysans, avec l’essor de nouvelles maladies, la diminution des réserves en eau… Nous sommes dans une situation désespérée. — Et la faute en incombe à l’Occident. — Oui. L’Occident reste corrompu, incroyablement décadent et finira par pourrir de l’intérieur… — Oui, dit-elle. En fait, elle était d’accord avec son diagnostic. Cela concordait avec ses propres observations. — Mais avec l’Occident, Jiang, il faut s’attendre à tout ; c’est un fou plus puissant que nous, dont la menace nous paralyse. Ce que nous devons faire, c’est frapper fort, d’un seul coup qui mettra fin une bonne fois pour toutes à sa domination. — Que voulez-vous dire ? — Nous devons chercher à frapper un grand coup unique qui changera la destinée de l’humanité pour les dix mille prochaines années… C’est de cela que le Grand Timonier veut vous entretenir. Un garde s’approcha d’eux. Le Grand Timonier était prêt à les recevoir. — Soyez prête, Jiang Ling, dit Xu doucement. Soyez ouverte. Elle approcha, moitié terrifiée, moitié fascinée. C’était un petit brin d’homme, réduit à une écorce desséchée, rapetissée par la volumineuse technologie de sa chaise roulante. Elle entr’aperçut des équipements médicaux, des boîtes noires non étiquetées, cachées dans le cadre de la chaise, des tuyaux et des fils qui se faufilaient discrètement sous les vêtements du Timonier. Elle crut même déceler le renflement d’une poche de colostomie sous la veste du vieil homme. Une femme d’âge mûr, replète et au physique quelconque – sans doute l’une de ses filles – se tenait à ses côtés, sa main grassouillette posée de manière protectrice sur sa frêle épaule. De temps à autre, lorsque les dirigeants venaient faire acte d’allégeance, il réagissait en hochant ou en secouant la tête, et sa compagne penchait son visage vers lui pour tenter de déchiffrer son message. On demanda à Jiang de s’approcher. Ce qu’elle fit avec plus de nervosité encore que le jour où elle avait pénétré dans sa première capsule spatiale. Il leva la tête. Les yeux enfoncés dans ce visage usé semblaient la fixer attentivement. Il remua les lèvres, mais aucun nom n’en sortit. La fille se mit à parler, comme si elle reprenait le fil d’un discours interrompu. Sans s’adresser à Jiang directement, elle évoqua les crimes des États-Unis, les atrocités commises lors du récent conflit sur les côtes taïwanaises contre les infortunés militaires chinois. Les Américains étaient des incubes étrangers, de l’espèce de ceux qui avaient violé la Chine à plusieurs reprises dans le passé. Et ils n’agissaient pas seuls mais de concert avec leurs alliés – dont faisaient même partie leur ancienne ennemie la Russie ainsi que les nouveaux États qui avaient fait sécession d’avec les États-Unis et étaient en concurrence avec eux dans d’autres domaines. Le monde, semblait-il, s’était repolarisé : la Chine se retrouvait seule, cernée par ses ennemis, comme par le passé… C’est alors que le Timonier s’inclina vers l’avant, comme s’il se balançait. Il parla d’une voix faible, qu’on aurait dite venue de très loin. — Jiang Ling. Je rêve que je suis à la maison, dans ma villa de Pékin, avec ma famille et mes associés. Des nouvelles arrivent. Aux portes de la ville, une maladie respiratoire étrange a fait irruption. Des centaines de citoyens suffoquant se présentent dans les hôpitaux. Les premiers symptômes sont la nausée, la fièvre, une toux qui étrangle et une respiration difficile. Apparemment, les antibiotiques parviennent à contenir la maladie. Sans antibiotiques, la mort survient par hémorragie, arrêt respiratoire ou choc toxique dans les jours suivants. Les victimes meurent à plus de quatre-vingt-dix pour cent. Les médecins s’échinent à comprendre d’où vient cette maladie bizarre et inhabituelle. Les gens commencent à mourir en masse. Finalement, les médecins comprennent. La maladie se propage par les spores – les spores qui polluent l’air de la ville et qui pénètrent par milliers à chaque inspiration dans les poumons de ses habitants ; les spores franchissent la barrière des poumons et voyagent jusqu’aux nœuds lymphatiques d’où elles se multiplient et se répandent dans les autres tissus, libérant des toxines au passage. Les autorités médicales du pays essaient de comprendre d’où viennent ces spores et dans quelle direction elles se propagent. Mais cela prend du temps, et nous en manquons cruellement. Le bruit court que les stocks d’antibiotiques sont épuisés. D’après une autre rumeur, seuls certains groupes ethniques seraient touchés par la maladie, et plus précisément les Han. J’interviens alors sur les écrans souples à Pékin et à travers tout le pays pour appeler la population au calme. Mais j’apprends que ma famille a été exposée, même moi… Il avait l’air de la regarder mais ses yeux étaient si vagues et si délavés que Jiang n’en était pas sûre. — Jiang Ling, poursuivit-il, je suis en train de décrire une attaque par le bacille du charbon, ou plus précisément une branche du bacille génétiquement modifiée pour attaquer des couches spécifiques de la population. Mes conseillers m’informent qu’il ne faudrait pas plus de cent kilos de ces spores pour décimer une cité comme celle-ci. Et ils ajoutent que de telles armes sont à l’heure actuelle préparées dans des laboratoires secrets aux États-Unis pour être utilisées contre nous… Jiang, horrifiée, repensa à l’Amérique qu’elle avait connue : immense, complexe, confuse, fragmentée, paranoïaque. Et elle songea à quelques-uns des dirigeants occidentaux qu’elle avait rencontrés. Par exemple, ce général Hartle qui faisait froid dans le dos : le reflet sinistre du Timonier en personne, un homme qui s’accrochait comme lui désespérément à son pouvoir, réalimentant en permanence la paranoïa de ses jeunes années. Un tel projet était-il possible ? Oui, elle le croyait. — Mais, demanda-t-elle, que dois-je faire, monsieur ? Le Grand Timonier souleva sa main, les os de son poignet saillant sous le tissu soyeux de son costume Mao, les doigts secs comme des triques, et lui fit signe de s’approcher encore. Elle fit un pas en avant et, encouragée par la fille du Timonier, se pencha vers lui et rapprocha son visage du sien. De près, sa peau n’avait pas cette texture étrange qu’elle avait perçue de loin ; elle était visiblement humaine, seulement brunie par l’âge, presque terreuse, sillonnée de rides et de fissures, aux pores larges comme des cratères lunaires. Elle faillit tendre la main et la toucher, sentir la faible chaleur qui devait affleurer sous la surface cabossée. Les yeux du vieillard, enfoncés dans ses orbites noirâtres, ressemblaient à des perles grises, humides, informes. Son souffle sentait bizarrement le lait. — Yingzhen zhike, dit-il. Du vin empoisonné. Nous devons boire le vin empoisonné pour étancher notre soif. C’est là votre mission, Jiang Ling. Vous devez siroter le vin, maintenant, pour le bien de nous tous… Benacerraf se tenait sur une petite plage à la surface ondulée. Au-dessus d’elle, des cumulus gris-brun s’amoncelaient dans le ciel. L’étendue noire de Clear Lake, plate et lisse, se déroulait jusqu’à la courbe distincte et proche de l’horizon, obscurcie par la pluie continue de composés organiques orange brûlé. À gauche et à droite, on devinait les parois rocheuses du cratère, pareilles à des petites collines irrégulières, ravinées par les coulures de tholins et dont la silhouette était adoucie par l’atténuation du soubassement glaciaire. Sous la lueur orangée qui baignait le paysage, le lac d’éthane liquide ressemblait à une bassine remplie de pétrole, de cinquante kilomètres de large. L’éclairage – orange au-dessus et noir en dessous – ainsi que les courbes prononcées de ce monde miniature étaient déconcertants. Comme si elle regardait à travers l’objectif grand-angle du périscope de la capsule Apollo, qui donnait l’impression que le sol se bombait vers l’observateur, déformé par la colorisation. Elle se demanda combien de temps l’absence de bleu et de vert dans ce paysage mettrait à la rendre folle. Rosenberg espérait qu’ils trouveraient un endroit relativement accessible où la couche de tholins aurait été nettoyée par les vagues, exposant le bord d’un glacier. Mais il n’en avait rien été. Ces côtes anciennes étaient érodées par l’action lente des vagues ; de fait, Benacerraf pouvait voir çà et là des indices d’un mouvement de ressac. À l’endroit où les vagues étaient censées déferler, des croûtes parallèles de sédiments s’étaient formées sur la neige organique, semblables aux débris d’un polluant industriel. Mais les vagues paresseuses n’avaient visiblement pas le temps de nettoyer les tholins qui tombaient sans cesse du ciel. La plage n’était qu’une extension en pente douce du paysage glacé et visqueux auquel elle avait fini par s’habituer ; la pellicule brun-pourpre de tholin descendait jusqu’au lac d’éthane et reprenait au-delà. Mais c’était néanmoins une plage, identique dans sa morphologie à la plage de Canaveral d’où ils avaient décollé, à un milliard et demi de kilomètres de là. On y retrouvait la même discontinuité géologique que sur les plages terrestres, le point de rencontre de deux matériaux différents, la mer et la terre, là où l’érosion et le pourrissement s’associaient pour réduire les montagnes et les falaises à un paysage médiocre, abrasé et boueux. Après tout, si l’on remontait quelques milliards d’années en arrière, en rajoutant ou en soustrayant quelques centaines de degrés, les rivages de la Terre primitive ne devaient pas être si différents, et l’océan grossièrement identique à ce brouet organique prébiotique. Ce devait être sur une plage comme celle-ci, songea-t-elle, qu’un de ses ancêtres protoamphibiens avait dû ramper. Rosenberg lui toucha l’épaule. Elle sentit à peine le poids de sa main à travers les couches de son scaphandre. — La météo marine prévoit de la brume. — Ah, ah, très drôle, Rosenberg. — Bon, tu te sens prête à partir ? Prête à naviguer sur un lac de paraffine en forme de fer à cheval, comme le personnage d’un poème absurde d’Edward Lear. Je veux rentrer à Seattle. Elle remonta la petite dune de la plage jusqu’au canot. Elle portait de prétendues raquettes, confectionnées à partir de morceaux recourbés de la coque du module de commande, fixées par des sangles à ses bottes bleues. Grâce aux raquettes, elle réussissait à se maintenir à la surface de la soupe visqueuse sans trop s’enliser. Elle avait même trouvé un truc pour empêcher que la soupe ne colle à ses pieds, en les faisant glisser sur le sol, comme on frotte des semelles pour en ôter la boue. Le canot n’était rien d’autre que le dessous du Jitterbug qu’avait piloté Mott. Benacerraf et Rosenberg avaient découpé la coque extérieure du module à quelques dizaines de centimètres au-dessus du rebord du bouclier thermique. Ils avaient abouti à une cuvette peu profonde aux bords retroussés, une sorte de gamelle pour chien de quatre mètres de diamètre. Rosenberg avait bouché tous les trous laissés par les anciennes tuyères des propulseurs à gaz à l’exception d’un seul, auquel il avait raccordé un câble d’acier. Les marques d’échauffement de l’entrée atmosphérique étaient encore visibles sur la coque de leur nouvel esquif. Les parois du canot avaient été graduées afin de mesurer le tirant d’eau sur Clear Lake. Le fond de l’embarcation était encombré du matériel dont Benacerraf aurait besoin sur le lac d’éthane. La construction du canot dans la relative chaleur du module d’habitation s’était avérée amusante, comme le bricolage du dimanche. Ces heures de travail passées aux côtés de Rosenberg, la plupart dans un silence amical, avaient été parmi les plus heureuses que Benacerraf avait connues depuis leur départ. Pour une fois, ils s’étaient fixé un but précis et raisonnable qu’ils avaient eu les moyens de réaliser. Mais maintenant qu’ils l’avaient hissé sur la plage, le bateau avait un air absurde et minable, fait de bric et de broc. Ce qui était le cas, d’ailleurs. Benacerraf se mit aux côtés de Rosenberg pour pousser le bateau. Il lui était difficile de se pencher dans sa combinaison multicouche et elle eut du mal à refermer ses doigts gantés sur le rebord du canot qui ne mesurait pourtant qu’un centimètre et demi d’épaisseur. Mais une fois qu’ils eurent décollé le socle de la neige sirupeuse et gagné un peu de vitesse, le canot glissa tout seul dans l’eau, sans une éclaboussure. Il oscilla avec une lenteur surnaturelle, et des ridules concentriques d’hydrocarbure se propagèrent à la surface. Rosenberg enroula les amarres en acier autour de sa taille et recula de quelques pas. Il envoya valser ses raquettes d’un coup de pied et se laissa couler dans la soupe pour s’y ancrer. — OK, Paula. Je te ramène à terre dès que tu as le moindre pépin. Les bas-fonds ne devraient pas poser de problèmes, mais je ne garantis rien en eau profonde. Je veux dire en éthane profond. Au fait, Paula, quoi que tu fasses, évite à tout prix de tomber. Ne t’assieds pas non plus, autrement, tu risques de te choper les pires hémorroïdes de tout le cosmos. — Merci du conseil, Rosenberg. Elle retira ses raquettes et les déposa précautionneusement sur la grève. Ensuite, elle tira sur les amarres pour rapprocher le bateau de la rive, afin d’éviter le plus possible de trop patauger dans l’éthane liquide. Elle s’approcha du canot en trébuchant. Malgré ses précautions, le froid glacial du liquide transperça les multiples épaisseurs de ses bottes chauffantes. Elle enjamba le ventre de la coque et se plaça au milieu de la chaloupe. La petite embarcation se balança d’avant en arrière avec une lenteur cérémonieuse et elle perçut le sombre clapotis du liquide autour de la coque. Elle regarda ses pieds. Des gouttes d’éthane pétillaient en s’évaporant de ses bottes. Le roulis s’atténua progressivement. Rosenberg remonta la plage à reculons, tâchant de ne pas perdre l’équilibre dans la neige. Des ondes montaient et descendaient le long du câble qui se tordait avec grâce et langueur dans la faible pesanteur. À l’endroit où le câble fendait l’éthane liquide, la surface se surélevait légèrement pour submerger le filin d’acier. Rosenberg poussa un bouton sur son boîtier de contrôle pour prendre des photos grâce au Hasselblad numérique qui y était fixé. — Le canot glisse bien. La coque s’est enfoncée sous la surface de guère plus de quelques centimètres, en raison du poids combiné du bateau, de ton corps et de l’équipement… — Exactement comme tu l’avais prévu. — Exactement. La densité de l’éthane… — Le principe d’Archimède s’applique même à Titan. J’ai compris, Rosenberg. — Désolé. Bonne chance, Paula. — Ouais. Benacerraf se plaça à l’arrière du canot et saisit la pagaie. C’était encore une pièce de la coque du Jitterbug, découpée en forme de pelle creuse, fixée à une barre qui avait été autrefois un montant de couchette. Se sentant un peu gauche, elle se pencha pour plonger la pelle de la pagaie dans le liquide. Elle faisait des va-et-vient avec la pagaie dans l’éthane. Le liquide offrait peu de résistance et la pelle s’enfonçait comme dans du beurre sans provoquer le moindre remous ; en revanche, elle sentait que la pelle avait tendance à retenir l’éthane dans son creux. Avec une lenteur désespérante, le canot s’éloigna de la rive. Bientôt, elle se sentit essoufflée par l’effort de pagayer. Comme elle ne pouvait pas s’asseoir, elle devait se pencher par-dessus bord pour atteindre le liquide, ce qui lui faisait mal aux bras et au dos. Son scaphandre était trop rigide pour ramer ; d’ailleurs il n’avait pas été conçu pour ce type d’activité. En outre, elle savait que ses muscles ne s’étaient pas encore remis de leur long séjour dans l’espace. Elle nota dans un coin de son esprit qu’ils auraient besoin d’un manche plus long la prochaine fois qu’ils s’aventureraient sur le lac. Malgré tout, le canot continuait d’avancer à la surface huileuse dans un faible bruit de glouglou. — C’est ça, dit Rosenberg. Le mouvement de va-et-vient est bon. N’oublie pas que la viscosité de l’éthane est très faible. Une fois que tu auras atteint une certaine vitesse, le bateau devrait pouvoir voguer tout seul. C’est comme l’installation à sustentation par air du bâtiment 9 au CSJ, tu te rappelles ? Au fait, tu as une pagaie de rechange au cas où tu perdrais la tienne. N’essaie surtout pas de la récupérer. Et… — Fiche-moi la paix, Rosenberg. Il se tut. La rive s’éloigna et l’étendue d’éthane entre elle et la terre ferme grandit jusqu’à former une large bande noire. Derrière elle, la pointe extrême du littoral commençait à émerger de l’horizon. C’était une petite colline arrondie, noircie par des traînées de soupe. Quand elle estima qu’elle avait parcouru une centaine de mètres loin du rivage, elle sortit la pagaie du liquide et la laissa retomber à ses pieds. Le dos et les épaules endoloris, elle agita les bras autour d’elle pour tenter de détendre ses muscles. Le canot continua de dériver sur la plaine oléagineuse. Le glissement de l’embarcation était si uni, qu’elle avait l’impression d’être un scarabée chevauchant un palet de hockey sur une patinoire. Le canot s’immobilisa enfin. L’air semblait un peu plus clair à cet endroit du lac, sans doute en raison des échanges gazeux entre l’air de Titan et l’éthane liquide. Cela lui donnait l’impression d’être incrustée dans un morceau d’ambre clair, avec les bancs de nuages de méthane gris sombre dispersés au-dessus de sa tête, comme des ombres se déplaçant sur un plafond. À cette distance, elle pouvait mieux distinguer la forme du lac. La disposition en fer à cheval autour d’un piton central était clairement visible – bien que de là où elle se trouvait il fût difficile de dire en toute honnêteté si le lac avait une forme de fer à cheval ouvert ou bien s’il se refermait derrière le flanc de la montagne en un anneau. En portant à nouveau ses regards sur le rivage, Benacerraf avait l’impression d’embrasser une plaque de verre noircie bordée par des incrustations de neige et d’écume pourpres. Elle aperçut Rosenberg qui attendait patiemment, barbouillé de soupe jusqu’à la taille où scintillait l’extrémité du câble. De là où elle se trouvait, il semblait complètement isolé sur cette plage primitive. Sa silhouette solitaire formait la seule ligne verticale dans ce paysage tout en horizontales. Personne d’autre ne se tenait à ses côtés. Ni maisons, ni bâtiments, ni voitures à l’arrière-plan, ni arbres, ni oiseaux dans le ciel. Et dans la bouillie profonde et glacée sous elle, il n’y avait aucune vie reconnaissable, et probablement aucune vie du tout. Le canot oscillait gentiment, au rythme d’une oscillation toutes les cinq ou six secondes. La surface du lac était d’un noir presque parfait, et ses vagues étaient paresseuses et peu élevées, dépourvues de brisants. La plupart des poussières organiques qui tombaient de l’atmosphère devaient couler au fond du lac. Mais çà et là, des amas de bulles grises et pourpres apparaissaient à la surface. Elle sentit qu’elle perdait la notion du temps et de l’espace dans cet environnement. C’était comme si le paysage de Titan s’insinuait en elle à travers les couches isolantes de son scaphandre. Elle commençait à sentir qu’elle était vraiment là, vivante et sensible, sur ce lac d’éthane, à un milliard et demi de kilomètres de son lieu de naissance. Il fallait des moments de calme comme celui-ci pour s’en pénétrer. Des moments que les gars d’Apollo, Marcus White et les autres n’avaient jamais dû connaître, pris dans le tourbillon frénétique de leurs multiples opérations de mission. Des moments survenus peut-être au cours de paisibles périodes de sommeil dans les fragiles modules lunaires qui grinçaient et tintaient autour d’eux. Des moments, des fragments de vie authentiquement humains qui n’avaient intéressé personne au sol. Quel dommage. Elle se demanda depuis combien de temps elle était sur le lac. Le temps semblait s’écouler ici comme de la cire fondue. Les balanciers d’horloge devaient osciller plus lentement dans la faible pesanteur, comme le bercement du canot. Peut-être qu’une horloge profondément enfouie en elle ralentissait également, épousant le lent tempo de ce petit monde. Rosenberg agita soudain les bras. Il avait installé une petite caméra de télévision sur un support orienté dans sa direction. L’antenne portable était pointée vers le haut, là où Cassini planait au-dessus des nuages et de la brume sur son orbite de Clarke de quatre-vingt mille kilomètres de long. Les systèmes de communication lui rappelaient qu’il ne s’agissait pas d’une banale promenade sur un lac. Elle était là pour rechercher des acides aminés et d’autres éléments qui leur seraient utiles. Il s’agissait somme toute d’une activité extravéhiculaire sous l’égide de la NASA, à la surface d’un monde étranger. Ils avaient le devoir de renvoyer des données sur leurs activités, que quelqu’un les reçoive ou non. De toute manière, c’était la première fois dans l’histoire des hommes qu’une grand-mère faisait du canotage à la surface d’une lune à pesanteur réduite. Cela aurait dû être retransmis à la télé. Jackie devrait voir ça. Les enfants aussi, pensa-t-elle avec mélancolie. Elle entama la série d’expériences que Rosenberg avait mise au point. La première consistait à prélever des échantillons. Elle introduisit des gouttes du lac dans des tubes de Plexiglas, ainsi que des sédiments déposés au fond qu’elle avait récoltés en fixant des tubes au bout d’une ligne. Elle alluma l’appareil de mesure d’inclinaison. Ce petit gadget ressemblait en gros à un niveau électronique. Il contenait deux fioles remplies d’un fluide conducteur. Lorsque le bateau tanguait sous l’influence des vagues paresseuses du lac, la résistance électrique des fluides placée dans les tubes changeait et pouvait donc être mesurée. Ensuite, elle plongea un réfractomètre dans le liquide afin d’y mesurer la vitesse de la lumière. Le réfractomètre était un appareil mignon, une petite boîte translucide abritant des prismes à l’intérieur, qu’elle remplit du fluide de Clear Lake. Elle mesura la capacité du fluide à conduire la chaleur en remplissant un tube dans lequel elle immergea un fil de platine ; elle observa les modifications de résistance en y faisant passer du courant. Elle déploya un appareil plus simple qui mesurait la vitesse d’une onde sonore voyageant entre deux transmetteurs piézoélectriques. La vitesse du son leur apprendrait beaucoup de choses sur le lac, et en modifiant l’appareil Benacerraf pourrait éventuellement estimer par sonar la profondeur du lac, si le fond couvert de saletés s’avérait suffisamment réfléchissant. Elle mesura la constante diélectrique de l’éthane – c’est-à-dire sa capacité à supporter une charge électrique – à l’aide d’un condensateur à plaques. Et ainsi de suite. L’un des instruments favoris de Paula était une paire de fines ailettes métalliques montée sur un quartz piézoélectrique. Le quartz entraînait les ailettes, et leur vibration variait avec la densité du fluide dans lequel elles étaient immergées. Les résultats des expériences avaient pour but de les aider à en savoir plus sur la nature du lac. Ce dernier n’était pas constitué uniquement d’éthane. On y trouvait également des fragments d’autres hydrocarbures, comme le méthane, le propane et le butane, ainsi que de l’azote dissous et un tas d’autres composés organiques complexes. Par exemple, l’indice de réfraction du fluide de la nappe était particulièrement sensible au pourcentage de méthane dissous. Comme elle devait se pencher par-dessus bord pour effectuer ses tests, son dos la fit rapidement souffrir à nouveau. Elle tâchait de maintenir ses mains hors du fluide cryogénique du lac en se servant de pipettes et de pinces, comme si elle manipulait de l’acide. Le port de gants ne facilitait pas toujours les manipulations. Sa dernière expérience consista à plonger un fil à plomb, dont la rusticité et le caractère intuitif contrastaient plaisamment avec les autres appareils plus sophistiqués. Le fil était tendu à l’aide d’un morceau d’aluminium du module de commande, et des nœuds figuraient les divers niveaux de profondeur. C’était difficile de savoir si le fil était complètement déroulé car le fond était mou et boueux. Lorsqu’elle jugea que le poids avait atteint une surface relativement ferme, elle mesura la profondeur. Trois mètres. Elle commenta ses résultats à Rosenberg. — C’est bon, Paula. L’éthane se dépose au rythme de quatre-vingt-dix centimètres tous les dix millions d’années. Ce qui nous donne un lac âgé d’environ trente millions d’années, ce qui est plutôt jeune pour un cratère de cette taille. À sa formation, le cratère devait avoir l’aspect de ceux que l’on voit à la surface de la Lune : une soucoupe peu profonde, avec sans doute une montagne au milieu. Après cela, la nappe d’éthane s’est formée. Quant aux glaciers, ils doivent progresser à une échelle de quelques millions d’années. Une sorte de relâchement visqueux, qui a conduit à créer ce dôme de glace au milieu du cratère. Si bien que l’éthane a été contraint de former un anneau autour du dôme… — Et à quoi serait due la forme en fer à cheval ? — À un phénomène de marées. Si Titan était recouvert d’océans, les contours de la surface auraient une forme ovoïde du fait de l’attraction saturnienne. Notre lac isolé est une portion de cette surface ovoïde. C’est comme si le cratère était légèrement incliné vers le haut. La totalité du fluide s’accumule à une extrémité de l’anneau, poussé par la forte amplitude du marnage. Benacerraf ressentit un mélange d’effroi et d’admiration. Elle contempla une nouvelle fois la forme en fer à cheval du lac. Saturne était invisible, mais son influence était palpable jusque dans le relief géologique qu’elle avait sous les yeux, modelé par le champ gravitationnel de la planète géante. Elle se sentit toute petite, insignifiante, comme si elle se trouvait dans le creux de mains gigantesques et invisibles. Sans réfléchir, elle se pencha avec raideur, agrippa le bord du canot et s’agenouilla. Aussitôt elle sentit le froid de la coque et de la masse d’éthane en dessous. On aurait dit que la chaleur de son corps fuyait par ses rotules, comme aspirée par une force invincible, tandis que son système calorifique peinait à donner le change. Elle inclina la tête par-dessus bord pour observer l’éthane. Des ondes concentriques qui partaient du bateau ridaient la surface obscure et mate, qui ne renvoyait aucun reflet de son casque et de son visage. C’était une vision déconcertante, comme si la surface était tout sauf liquide. Comme si elle était penchée au-dessus d’un trou béant, d’un puits noir sans fin. Elle plongea sa main gantée et laissa couler l’éthane entre ses doigts. Grâce à la vision périphérique que lui offrait la bulle de son casque, elle vit qu’un voyant rouge clignotait sur son boîtier de contrôle. Elle retira aussitôt sa main du lac. Elle souleva le gant. Les résidus d’éthane s’aggloméraient en petits globules épais sur ses doigts et sa paume, pareils à des bulles de mercure. Sur le fond bleu du gant, cet échantillon du lac prenait une teinte brunâtre mais qui n’était pas complètement opaque, comme du pétrole sale. Elle crut même apercevoir des particules s’agiter à l’intérieur des globules, mais l’éclairage était insuffisant. Le temps qu’elle les observe, les globules avaient déjà rétréci. Le point d’ébullition de l’éthane pur était de quatre-vingts degrés en dessous de zéro, c’est-à-dire quatre-vingt-dix degrés au-dessus de la température ambiante. La différence de chaleur était colossale, mais cela n’empêcha pas les gouttelettes d’éthane d’absorber rapidement la chaleur qui s’échappait de sa combinaison. L’évaporation rapide était troublante et lui rappelait combien sa situation en ces lieux était fragile. Et chaque molécule d’éthane qui restait sur sa main emporterait un peu plus de la chaleur dont son corps avait tant besoin. Elle secoua sa main et les gouttes se dispersèrent en décrivant de lentes paraboles. En jetant un coup d’œil à sa main, elle vit que l’évaporation de l’éthane avait laissé des traces cramoisies à certains endroits sur le tissu. Des hydrocarbures complexes, prébiotiques : la vie n’était pas si loin. — Paula, appela Rosenberg d’une voix vaguement paniquée. — Qu’est-ce qu’il y a ? — Jette un coup d’œil au-dessus de ta tête. Tu vois ces nuages ? Benacerraf prit appui sur ses talons pour pouvoir contempler le ciel. Les nuages de méthane étaient plus tourmentés qu’auparavant et défilaient à travers le plafond brumeux orange. — Le vent s’est levé tout d’un coup, murmura-t-elle. Qu’en penses-tu, Rosenberg ? Quinze nœuds ? — Je dirais plutôt vingt nœuds. Ce qui veut dire qu’il va y avoir de la houle. Paula, il faut que tu sortes d’ici. Le conseil était probablement judicieux. Les vagues à la surface de Titan étaient forcément différentes de celles de la Terre. Elle jeta un coup d’œil vers le centre du cratère. Les vagues se formaient déjà et irradiaient du dôme de glace situé au centre du fer à cheval. Alimentées par la faible gravité de Titan, elles ressemblaient à des raz de marée au ralenti, des murs d’éthane noir mesurant chacun au moins quarante-cinq mètres de haut. C’était difficile à dire, mais Benacerraf estima que les vagues devaient se trouver à une distance de deux kilomètres de là où elle se trouvait. Elles se déplaçaient à la surface du lac à la vitesse de cinquante kilomètres heure environ – une vitesse plutôt poussive si l’on considérait que les vagues de cette taille sur Terre se seraient mues sept fois plus vite. Peut-être que le canot s’en sortirait, qu’il parviendrait à chevaucher la crête des monstres qui grandissaient à vue d’œil. Ou peut-être que non. Elle se remit à pagayer et vit Rosenberg qui tirait maladroitement sur les amarres, tâtonnant dans la soupe pour conserver son aplomb. En quelques minutes, le canot accosta sur la rive de Clear Lake avec un bruit sourd. Benacerraf se retourna. Les vagues s’amoncelaient toujours, de hauts murs d’un noir luisant qui déferlaient avec une lenteur cérémonieuse vers le rivage. Mais elles s’écraseraient bien avant, au niveau des bas-fonds. Avec l’aide de Rosenberg, elle hissa le canot en haut de la plage, suffisamment loin pour être hors d’atteinte des vagues. — Bouge ton cul, espèce de vieux salopard. Bart fit le tour de la chambre, sa veste blanche tachée d’un liquide jaunâtre. Il tapota vivement les fenêtres pour les désopacifier. Il fallut à Marcus White un moment avant de comprendre où il se trouvait. Cela lui arrivait souvent ces derniers temps. Alors il restait allongé. Il était resté dans la même position toute la nuit et il sentait le sillon que son corps avait creusé dans le matelas. Il se demanda si Bart avait jamais vu Psychose. — J’ai cru… (La bouche sèche, il passa sa langue sur ses gencives abîmées.) Pendant un moment, j’ai cru que j’étais de nouveau là-bas. Comme avant. Bart fouillait bruyamment dans le placard à côté du lit, en retirait des vêtements, cherchait ses affaires : une serviette de toilette, un savon, des médicaments, une serpillière. — Mon père était là-bas, avec moi. (En fait, il n’avait aucune idée de ce que son père foutait là-haut.) La lumière du Soleil était vraiment forte. Et le sol avait une teinte légèrement brune, suivant la direction vers laquelle on regardait. Ça ressemblait à une plage, quand j’y pense. (Il sourit.) Ouais, une plage. C’était ça. Son rêve avait mélangé plusieurs souvenirs : à la fois homme de trente-neuf ans et petit garçon, il courait sur une plage vers son père. — Ah, bordel ! Bart tâtait le drap entre les jambes de White. Il retira sa main. Elle était trempée. Bart ouvrit le haut du pyjama. White croisa les bras devant son entrejambe, mais il n’avait pas la force de résister. — Espèce de vieux salopard ! hurla Bart. T’as recommencé. T’as encore retiré ton putain de cathéter. Espèce de vieux dégueulasse. Bart saisit une serviette et se mit à essuyer la pisse. White remarqua qu’il y avait du sang dans l’épais liquide doré. Foutus chirurgiens. Toujours en train de fourrer des tubes dans un trou ou un autre. — J’ai vu mon pote – Tom, vous savez – sauter autour de moi et j’ai trouvé qu’il ressemblait à un ballon de plage à forme humaine, tout blanc, en train de rebondir sur le sable… Bart lui envoya une claque sur l’épaule, suffisamment fort pour lui faire mal. — Quand est-ce que tu vas te fourrer dans le crâne que personne n’a rien à foutre de tes histoires ? Hein ? Il épongea le lit, les épaules nouées par le stress. — Bon sang, je devrais te descendre maintenant dans la cabine d’agrément. Vieux salopard. Comme une plage. C’est bizarre que je n’y aie pas pensé plus tôt. Cela lui avait pris quarante ans, mais il avait fini par trouver un sens à ces trois jours. Plus de sens, en tout cas, qu’à l’endroit où il se trouvait à présent. Si toutefois il ne s’en fichait pas. Bart le lava, l’habilla et le nourrit d’une bouillie sans goût. Puis il le largua dans un fauteuil de la salle de séjour. Ensuite il s’en alla d’un pas lourd, râlant toujours à propos de cette histoire de cathéter. Connard, pensa White. La salle de séjour était une longue pièce étroite, qui ressemblait vaguement à un couloir. Rien d’autre que des vieillards alignés les uns à côté des autres. Chacun d’eux avait son minuscule écran souple qui braillait devant lui. Ou elle. C’était difficile à dire. De temps à autre, une petite infirmière-robot, un vrai modèle R2-D2, débarquait et vous servait du café. Si vous n’aviez pas bougé depuis un bon moment, elle vérifiait votre pouls à l’aide d’une petite pince en métal. Les écrans souples n’étaient pas très différents des anciennes télés, mais se réglaient par commande vocale, et il n’avait jamais trouvé le truc pour faire marcher le sien. Il avait bien réclamé une télécommande, mais on n’en fabriquait plus depuis longtemps. Alors il se contentait de regarder toute la journée la chaîne des infos sur laquelle son écran était réglé. Parfois, les informations parlaient du programme. Si on savait les dénicher. Ce à quoi il n’arrivait généralement pas. Il avait entendu dire que les activités extravéhiculaires se poursuivaient sur Titan. C’était fantastique, mais il n’avait jamais réussi à voir une seule image. Bien sûr, c’était différent à son époque. Lorsque le module Eagle s’était posé, il avait regardé les premiers pas sur la Lune chez Joan Aldrin à Nassau Bay. Lorsque Buzz était apparu pour la première fois à l’écran, elle avait trépigné et couvert l’écran de baisers. Ces vieilles images craquelées rappelaient celle d’un film muet. Ensuite, ils avaient fait une bringue du tonnerre avec quelques copains pour célébrer ça… Mais il n’y avait même plus personne en orbite terrestre basse de nos jours, à l’exception de deux ou trois Chinois, peut-être. Il n’arrivait pas à trouver quoi que ce fût sur Titan. Ecœuré, il replia son écran souple. Il essaya de lire. On pouvait toujours obtenir des livres papier par opposition aux écrans souples, bien que cela coûtât plus cher. Mais le temps qu’il arrive au bas de la page, il avait déjà oublié ce qui se trouvait au début. Il s’endormait et laissait tomber le fichu bouquin. Alors cette saloperie de R2-D2 roulait jusqu’à lui pour voir s’il était mort ou pas. La porte, derrière lui, était ouverte et laissait pénétrer-un air dense et pollué. Personne ne l’observait. Personne sinon des vieillards, en tout cas. Il se leva de son fauteuil. Ce n’était pas si difficile, à condition de prendre garde à ne pas perdre l’équilibre. Il s’appuya sur son déambulateur et se dirigea vers la porte. La salle de séjour le déprimait. Elle ressemblait au hall des départs d’un aéroport. Et il n’y avait qu’un seul moyen d’en sortir. À moins de compter la cabine d’agrément. Un ajustement démographique, appelait ça Maclachlan. Maclachlan était un sacré trou du cul. Mais White ne pouvait pas vraiment leur en vouloir, à Bart et aux autres. C’est juste qu’il y avait trop de vieux cons dans son genre et qu’il n’y avait pas assez de gens pour s’occuper d’eux. Et puis, ce n’était pas un boulot décent pour les jeunes. Dehors, la lumière était forte et terne. Il plissa les paupières. La sueur lui coulait déjà dans les yeux. Pas un atome d’ozone là-haut. La maison de retraite était bâtie au milieu d’un terrain désert. Une autoroute passait un peu plus loin, une rivière de métal qu’il pouvait à peine discerner. Peut-être pourrait-il faire du stop jusqu’en ville, trouver un bar, écluser quelques bières. Mais il avait oublié le cathéter. Oh, et puis il n’aurait qu’à le balancer dans les chiottes. Ce ne serait pas la première fois d’ailleurs. Il s’avança sur le sol inégal. Il devait tellement se pencher en avant pour continuer d’avancer qu’il manquait presque de tomber. Comme à l’époque. Il fallait s’incliner en avant, s’appuyer sur les orteils, pour compenser le poids du sac autonome de survie. Et exactement comme maintenant, il n’était jamais permis d’ôter cette saloperie pour souffler un peu. Le terrain semblait immense. Des pierres et des rochers jonchaient le sol. Cela avait été peut-être un jardin autrefois, mais plus rien ne poussait ici à présent. En fait, tout le Midwest était asséché ainsi. Au moins, c’était encore les Etats-Unis d’Amérique. Jusqu’à preuve du contraire, il était encore américain. Les choses pouvaient être pires. Il aurait pu devenir un putain de néocolombien. Il atteignit l’autoroute. Il n’y avait ni clôture, ni trottoir, ni aucun passage pour traverser. Il leva un bras mais ne réussit pas à le garder en l’air bien longtemps. Les voitures, ces petites choses luisantes, passaient en trombe devant lui : à deux cent cinquante, trois cents à l’heure peut-être. Et elles roulaient si rapprochées les unes des autres, à quelques centimètres de distance. Des putains de voitures intelligentes qui pouvaient se diriger toutes seules. Il n’arrivait même pas à voir s’il y avait quelqu’un à l’intérieur. Il se demanda s’il y avait toujours des gens qui conduisaient des corvettes. Quelqu’un marchait dans sa direction, sur le bord de la route. Il ne parvenait pas à voir qui c’était. Les muscles de ses mains, crispées sur le déambulateur, se mirent à trembler. Les mains se fatiguaient toujours en premier en micropesanteur… Ils étaient deux. Ils portaient des chapeaux blancs à large bord pour se protéger du Soleil. — Hé ! Espèce de vieux salopard ! C’était Bart et cet autre type qui était pire que lui. Ils le saisirent par les bras et le tinrent comme s’il s’agissait d’une poupée. Bart agrippa le déambulateur et, avec une force incroyable, le souleva en l’air d’une seule main. — J’en ai ma claque de toi ! hurla Bart. Il ressentit une pression dans son cou, quelque chose de froid et de dur. La lumière s’intensifia et effaça les détails, le sol pierreux, le Soleil brouillé. Il se trouvait dans une grande chambre stérile aux murs blancs. Il était assis dans un fauteuil. Seigneur ! un type lui rasait la poitrine. C’est alors qu’il comprit. Oh, bon Dieu ! Tout allait bien. C’était un technicien combi. Il se trouvait au BVSH, le bâtiment des vols spatiaux habités. On était en train de l’appareiller. Le technicien combi plaça quatre électrodes de chlorure d’argent sur sa poitrine. — Ça ne te fera pas mal, vieux salopard. Il lui avait enfilé le préservatif. Et il portait déjà son sac à excréments – sa couche ultra large. Le technicien combi disait quelque chose. — Comme ça, tu ne me pisseras pas une dernière fois dessus. Il leva le bras. Il ne le reconnut pas. Il était fin et couvert de tubes bleus, comme des veines. Ce devait être le vêtement pressurisé et son réseau de tubes, d’anneaux, de valves et de poulies qui recouvrait votre corps. Ouais, le vêtement pressurisé ; il le sentait résister lorsqu’il essayait de bouger. Il ressentit comme un coup de poignard douloureux dans la poitrine. Une autre électrode sans doute. Ça ne le gênait pas. Il ne voyait plus si bien maintenant ; il y avait quelque chose de vitrifié autour de lui. C’était la visière de polycarbonate de son casque en forme de bocal à poissons. Ils devaient déjà l’avoir bouclé à l’intérieur. Le technicien combi se pencha vers lui et scruta l’intérieur de son casque. — Hé ! — Pas de problème. Je sais que je dois attendre. — Quoi ? Écoute. Ils viennent juste d’en parler aux infos. L’autre gars vient de mourir. C’était quoi son nom déjà ? Qu’est-ce que t’en dis ? Tu fais de nouveau la une des infos. — C’est l’oxygène. — Hein ? — Cent pour cent. Je dois rester assis une demi-heure le temps que la console retire l’azote de mon sang. Le technicien combi secoua la tête. — T’as finalement pété un plomb, hein, vieux salopard. Tu es le dernier. Tu n’étais pas le premier là-haut, mais ici, t’es le dernier, pour sûr. Qu’est-ce que tu dis de ça ? Mais une ombre bizarre passa sur le visage du technicien combi. L’ombre d’un doute. Ou peut-être un peu de nostalgie. Il ne s’en inquiéta pas le moins du monde. Bon Dieu, c’était un grand jour pour tout le monde, ici au bâtiment des vols spatiaux habités, le BVSH. — Une serviette. — Quoi ? — Pourriez-vous mettre une serviette sur mon casque. Je pense que je ferais tout aussi bien de piquer un somme. Le technicien combi éclata de rire. — Oh, bien sûr, une serviette. Il se retira et revint avec un tissu blanc avec lequel il recouvrit sa tête. Il était plongé dans une lumière blanche délavée. — Et voilà. Il entendit le technicien combi s’éloigner en riant. Ça commencerait dans quelques minutes. Avec les autres, emportant son unité d’oxygène sur le dos, il emprunterait les couloirs du BVSH avant d’en sortir. Geena serait là qui lui tendrait le petit Bobby. Il pourrait leur tenir les mains, leur toucher le visage, mais il ne sentirait pas grand-chose sous ses gants épais. Ensuite, le minibus de transfert l’emmènerait à Merritt Island, où la fusée Saturn l’attendrait, étincelante de blancheur avec sa couronne de vapeur cryogénique ; elle l’attendrait pour le ramener sur cette plage lunaire, auprès de son père. Tout ça serait pour bientôt. Pour l’instant, il était enfermé dans sa combinaison, avec rien d’autre que le chuintement de son oxygène. C’était plutôt réconfortant. Il ferma les yeux. Paula Benacerraf et Bill Angel, deux êtres humains venus de la Terre, escaladaient le plus haut sommet d’un des satellites de Saturne. Ils étaient à la recherche d’eau sous forme de glace afin de ravitailler leurs systèmes de soutien-vie. Avec leurs volumineux scaphandres et leurs traîneaux glissant sur la soupe, ils devaient ressembler à deux gros asticots tirant des débris d’exosquelette sur le dos d’un animal gigantesque. Il faisait chaud à l’intérieur du scaphandre, dont les épaisseurs de tissu la frottaient à l’entrejambe et aux aisselles ; Benacerraf sentait même des ampoules se former sur la plante de ses pieds. À chaque pas, elle devait placer son pied à l’équerre avant de l’enfoncer, afin d’obtenir une traction suffisante pour hisser la masse du traîneau de quelques dizaines de centimètres supplémentaires. Du fait de sa respiration haletante, sa visière était couverte de buée et son cœur battait lourdement dans sa poitrine. Elle fit une pause pour reprendre son souffle. Elle prit appui sur le harnais du traîneau – fabriqué à partir des sangles d’une couchette Apollo – et elle posa ses mains gantées sur ses genoux. Sa torche frontale jetait des flaques de lumière sur la pente luisante devant elle. Tout en grimpant et en tirant son traîneau derrière lui, Bill Angel se fredonnait à lui-même une chanson de route, répétant inlassablement les mêmes bouts de phrase. Il n’avait aucune peine à trouver son chemin, malgré sa cécité. Il se contentait de suivre la ligne de plus grande pente. Il était déjà à environ vingt mètres devant elle, et sa silhouette s’obscurcissait légèrement dans l’air ténébreux, quoique sa combinaison blanche continuât à se découper sur l’écran noir des bancs de nuages de méthane qui masquaient le sommet, et l’éclat de sa torche – qu’elle lui faisait porter comme une balise – était distinctement visible. Comme elle, il était gêné par son traîneau. Les traîneaux avaient été confectionnés à l’aide des panneaux coniques de la coque du module de commande ; mais ils étaient si grands qu’il eût été impossible de les traîner en pesanteur terrestre, même vides comme ils l’étaient ce jour-là. Mais ils n’étaient pas sur Terre. Et Angel continuait d’avancer, rapetissé par la taille de son traîneau, ses jambes labourant la soupe mécaniquement comme des pistons. Rosenberg les contacta de la base du Tartare en utilisant une bande de super hautes fréquences, et la sonde Cassini comme relais. Benacerraf bascula tant bien que mal un interrupteur sur son boîtier de commande. Rosenberg avait installé deux émetteurs-récepteurs SHF différents. L’un à la disposition d’eux trois, et l’autre exclusivement destiné aux communications entre elle et lui. Sur le canal privé, Rosenberg lui demanda : — Comment ça se passe là-haut ? Elle leva un bras où était incrustée une interface qui lui permettait de lire son boîtier de contrôle. Elle avait fait en sorte que son panneau soit également raccordé au boîtier de contrôle d’Angel. — Il a l’air bien. Son rythme cardiaque est peut-être un peu élevé… (Elle passa une seconde sur le canal d’Angel.) Ce qui ne l’empêche pas de chanter ses conneries en boucle. — S’il ne fait que chanter, ça me va. Vérifie ta borne. Elle jeta un coup d’œil en bas de la pente. L’altitude était vertigineuse – la pente était de vingt-cinq pour cent – et ils se trouvaient déjà à plusieurs centaines de mètres au-dessus du niveau du sol où reposait Discovery. La montagne ressemblait à un cône aplati qui jaillissait du paysage. Elle mesurait quinze kilomètres de circonférence et environ trois mille mètres de hauteur. Une montagne de glace aussi pentue que celle-ci eût été impensable sur Terre en raison de la pesanteur plus forte. La pression qui régnait à sa base aurait fait fondre la glace et sa forme géologique aurait évolué de telles façon qu’il ne serait resté que des collines moitié moins hautes. De là où ils se trouvaient, le pied de la montagne était difficile à distinguer, brouillé par l’éternelle brume sombre. Elle discerna à peine le dernier jalon qu’elle avait planté, réduit à un trait blanc sur fond de neige sale. Elle sortit un nouveau jalon de son traîneau – un montant en aluminium récupéré sur Apollo – et l’enfonça dans la soupe. Lorsqu’elle se retourna, Angel était désormais presque invisible. — Bill, ne t’éloigne pas trop. Il cessa aussitôt de chanter comme si elle avait actionné un bouton en mode OFF. Il se tint immobile, se redressa et se retourna comme pour la regarder. Elle but une gorgée d’eau rance recyclée à la tétine placée à l’intérieur de son casque et s’appuya de nouveau contre son harnais. Lorsqu’elle arriva à sa hauteur, Angel se remit en marche, fredonnant à nouveau. — Où as-tu appris cette chanson, Bill ? À l’Air Force ? Angel se tut à nouveau, comme s’il était commandé par un bouton. — Non. — Alors où ? — C’est mon père qui me l’a appris. Papa m’emmenait souvent me promener dans la montagne. J’escaladais les rochers et les éboulis derrière lui… (Il éclata soudain de rire.) Le vieux salaud me faisait marcher jusqu’à ce que mes pieds soient en sang. — C’est horrible, fit Benacerraf en fronçant les sourcils. Il se pencha vers elle et, à travers sa visière, elle put deviner ses orbites profondément enfoncées. — Tu ne serais pas freudienne par hasard, Paula ? Crois-tu que la cruauté de mon papa m’a fait devenir ce que je suis ? Est-ce que c’est son fantôme qui m’a poussé à bord d’Endeavour pour ce vol ultime ? Est-ce sa faute si je suis devenu à moitié fou à mi-chemin de Saturne ? Benacerraf se sentit chavirer. Était-il réellement capable d’une telle lucidité sur lui-même ?… Ou bien cette intervention n’était-elle qu’une nouvelle pièce ajoutée à sa déraison ? — Qu’est-ce que j’en sais ? Tout ce que j’ai dit c’est que ça m’a paru dur d’entraîner un petit garçon dans le genre d’endroit dont tu parlais. — Peut-être. Mais j’ai beaucoup appris. — Quoi donc ? — À supporter. Tu vois, il est bon d’avoir une sorte de mantra pour endurer des expériences comme celle-ci, Paula. Un truc que tu peux répéter encore et encore. On peut chanter, fantasmer, ou se parler à soi-même. Tout est bon pour ne pas penser à ce qui t’attend, la souffrance que tu ressens dans tes pieds et tes jambes. — Ça ressemble à de l’autohypnose. — Peut-être bien. Mon père appelait ça du voyage mental. Soixante-dix pour cent d’une ascension se fait dans la tête. Pour venir à bout d’un effort de ce type, tu es forcé de combattre tes démons intérieurs. Tu devrais peut-être suivre mon exemple. — Tu as sans doute raison. Au bout de quelques minutes, Angel s’était remis à chantonner. Elle envisagea un moment de couper le contact radio avec lui. Mais dans ce cas, elle ne pourrait plus savoir s’il était en difficulté ou pas. Elle parvint à un compromis. Elle baissa l’ampli jusqu’à ce que la voix d’Angel fût réduite à un bourdonnement d’insecte. Bientôt, ses épaules, son dos, ses pieds et son entrejambe recommencèrent à la faire souffrir et tout son corps lui cria de mettre fin à cette torture. Je devrais peut-être essayer la recette de papa Angel contre les souffrances de l’âme. Toujours plus loin, pèlerin. Toujours plus loin… Bizarrement, ça avait l’air de marcher. Ses pensées s’estompèrent et elle pénétra dans une sorte de tunnel orange, indifférente à la douleur, l’effort et la neige de tholin qui s’étirait en haut de la côte au-dessus d’elle. Toujours plus loin. Au bout d’un moment, la marche dans la neige s’avéra plus aisée. Elle ne s’enfonçait plus autant dans la soupe, et celle-ci ne collait plus autant lorsqu’elle essayait de soulever son pied du sol. Alors, enfin, elle sentit une couche de surface plus dure sous ses raquettes en aluminium. Elle s’immobilisa et se pencha dans son harnais. Elle creusa du bout du pied et fit apparaître une substance gris pâle, pareille à du fin gravier, mélangée à de la neige brun-rouge. — Hé ! Bill, lança-t-elle. — Qu’est-ce qu’il y a ? — Je crois que j’ai trouvé de la glace. — Je me disais bien que le sol était bizarre depuis un moment, dit-il en riant. Elle releva la tête en se penchant vers l’avant pour compenser le poids de son sac à dos de survie. La pente s’élevait devant elle, plus raide que jamais. Mais à présent, la couche de soupe laissait affleurer par endroits des traînées grisâtres. Et lorsqu’elle se penchait en arrière pour essayer de voir tout en haut du sommet, elle voyait que la surface devenait d’un blanc presque immaculé, strié çà et là de coulures de tholin. Le blanc montait tout en haut à travers l’air orange jusqu’à ce qu’il disparût sous le couvercle de nuages de méthane gris-noir qui masquait le sommet du mont Othrys. — Qu’est-ce que t’en dis, Rosenberg ? Je crois que nous avons réussi. — Vous avez trouvé un gisement ? — De l’eau sous forme de glace. — À quelle altitude êtes-vous ? Benacerraf avait emporté l’altimètre d’un des deux Apollo. Il était fixé à une chaîne qui pendait de son sac à dos de survie. Elle le chercha des mains maladroitement et colla l’altimètre devant ses yeux. — Un tout petit peu plus de neuf cents mètres. — Bien, nota Rosenberg. — Bien ? — Évidemment. Vous êtes situés bien au-dessus de la limite des pluies. Il ne pleut que sur les sommets. C’est exactement ce à quoi je m’attendais… — Plus tard, la théorie, Rosenberg. — C’est juste que ça fait plaisir de voir que ses hypothèses se révèlent exactes. Ça rend l’Univers un peu moins flippant. Elle se dégagea de son harnais et s’assura que son traîneau n’allait pas dévaler la pente. Puis elle avança jusqu’à l’endroit où la couche de neige laissait voir la glace nue. Elle ôta ses raquettes et les laissa à la lisière de la soupe. La croûte de glace craquait bruyamment sous ses bottes. Elle jeta un coup d’œil alentour. — La ligne de démarcation entre la neige et la glace est plutôt nette, commenta-t-elle. J’imagine que la couche de neige s’amincit sur plusieurs centaines de mètres, mais sa présence est clairement liée à l’altitude, et l’endroit où elle s’arrête forme une ligne précise. Comme la limite des arbres en montagne. — La limite de la soupe, dit Angel. — La surface n’est pas solide, ici. Ça ressemble à du régolite. Le sol est composé de grains très fins. On dirait de la poudre et pas du tout de la glace. Je peux l’envoyer valser avec mon orteil et il colle en fines couches sur mes bottes. — Est-ce qu’il supporte ton poids ? — Oui. Mais je m’enfonce un peu, d’un centimètre peut-être, avant de me stabiliser. C’est un peu comme quand on marche sur un névé. — Ce n’est pas de la neige, pourtant, déclara Rosenberg. Il fait deux cents degrés en dessous de zéro ici… Ce sur quoi vous marchez, c’est du régolite modelé par des impacts. De la glace ancienne, pulvérisée par des impacts de météorites ou de micrométéorites pendant des milliards d’années. Comme la poussière lunaire, dont la couche peut atteindre plusieurs centimètres, voire plusieurs dizaines de centimètres. — Mais nous ne sommes pas sur la Lune, fit remarquer Benacerraf. Je croyais que l’atmosphère épaisse aurait formé une sorte de bouclier contre les bolides. — En effet. Mais certains d’entre eux, les plus gros, peuvent toujours passer. Et n’oublie pas que Titan n’est pas particulièrement actif d’un point de vue géologique ; cette glace est peut-être restée là, à nu, depuis l’accrétion du satellite, il y a quatre milliards d’années. — Ça en fait du temps pour arranger une surface ! s’exclama Angel. Hé, l’intello, on pourrait faire du ski là-haut. — Je ne vous le conseille pas, rétorqua Rosenberg d’une voix sèche. Benacerraf souleva sa botte. — En tout cas, la pellicule résiste, dit-elle. Je laisse des traces visibles sur le sol. La cohésion et l’adhérence sont bonnes. — C’est probablement dû à des dépôts organiques mélangés aux grains de poussière, expliqua Rosenberg. — Ce sera plus facile de marcher là-dessus. Beaucoup plus facile que dans la soupe. Je pense que nous pouvons laisser tomber les raquettes. Angel vint à la rencontre de Benacerraf. Débarrassé de son harnais, il avait l’air de rebondir entre chaque pas ; il flottait sur la glace comme un ballon de plage à forme humaine, se fit-elle la réflexion, sa combinaison blanche toujours barbouillée de soupe. On aurait dit un fantôme flottant dans la lumière brouillée. Benacerraf contempla les empreintes nettes et précises qu’elle laissait sur la glace blanche de Titan. Benacerraf et Angel renfilèrent leur harnais et poursuivirent leur ascension du glacier. La marche s’avéra comme prévu beaucoup plus aisée et les carapaces d’aluminium des traîneaux dérapaient sans difficulté sur la croûte de glace. Bientôt, le flanc de la montagne fut marqué de leurs empreintes, partiellement effacées par le sillon des traîneaux. La blancheur de la glace sous leurs pieds formait un contraste saisissant avec le plafond nuageux gris-noir. À travers des trous dans la nuée, Benacerraf aperçut des couches de brume orangée, une couleur criarde pour des yeux qui s’habituaient au gris-blanc terrestre de la glace. Elle eut de nouveau l’impression troublante de voyager à travers un paysage virtuel aux couleurs artificielles ; le scaphandre d’Angel paraissait illuminé par le blanc en dessous, tandis que les contours de son corps étaient ombrés d’orange au-dessus. Six cents mètres plus haut, Benacerraf demanda à faire une halte. Elle étouffait à l’intérieur de son scaphandre. Elle aurait eu envie de pouvoir relever sa visière, prendre une profonde goulée de cet air frais des sommets et frotter un peu de neige sur son visage. Angel ralentit et s’arrêta. Sur la liaison radio SHF qui les reliait, elle pouvait entendre sa respiration sifflante dans sa gorge abîmée par le vide, et le gargouillis de l’eau dans la tétine de son casque. Discrètement, elle vérifia son état physique sur son boîtier de contrôle. Il brûlait beaucoup de calories, mais pas plus qu’elle-même. — Qu’est-ce que tu en penses ? demanda-t-il. Tu crois que le régolite est suffisamment profond ici ? — C’est difficile à dire. Je ne sens pas une grande différence sous mes pieds. — La profondeur est probablement la même partout, une fois passée la couche de neige, dit Rosenberg du Tartare. La seule chose, c’est que plus vous montez et plus la glace est propre. — Ici comme ailleurs ça devrait faire l’affaire, décida Benacerraf. Allons, Bill. Il faut remplir ces putains de traîneaux. Elle redescendit de quelques pas en bondissant vers le traîneau et en sortit sa bêche, la même qu’elle avait utilisée pour enterrer Nicola Mott. À l’aide de ses deux mains elle tint le manche assez éloigné de son corps pour pouvoir enfoncer la lame arrondie de la bêche dans le régolite. Le métal crissa contre les grains de glace. La lame pénétra facilement les premiers centimètres, puis très vite il y eut une résistance. Lorsqu’elle atteignit dix centimètres de profondeur, Benacerraf ne put plus l’enfoncer davantage. Elle fit un petit bond en avant et s’appuya de tout son poids sur le manche grossier en le faisant glisser sous sa ceinture, les deux mains toujours agrippées autour. Elle réussit à l’enfoncer de deux centimètres encore. À cette pesanteur, son poids ne pesait pas lourd. Elle se redressa, pantelante, et souleva la bêche. Une partie de la glace qu’elle avait remontée si péniblement à la surface retomba. Elle pivota en direction du traîneau et déversa sa pelletée de régolite gelé. Cette dernière s’abattit lentement en raclant sur le fond en aluminium du traîneau. Elle se redressa à nouveau. — Ça ne va pas être facile, fit-elle à Rosenberg. Lorsqu’on pousse la lame, le régolite est plus compact au bout de quelques centimètres. Ça ressemble plus à du sable qu’à de la neige… — Ce n’est pas de la neige, fit remarquer Rosenberg. — Qu’importe. Ça va prendre du temps de remplir un traîneau comme celui-ci. — Paula, appela Angel. Essaie ça. Elle se retourna vers lui. Il était penché tout près du sol de sorte que sa bêche pénétrait dans le régolite pratiquement en parallèle avec la surface. — Tu vois ? Les couches superficielles sont plus meubles. Comme ça tu peux faire de grosses pelletées. Moi-même je le sens. Il avait raison, vit-elle. Il arrivait à soulever de gros tas chancelants de régolite qu’il déversait ensuite dans son traîneau. — Je crois qu’il a raison, dit Rosenberg. Il s’agit d’amasser des ressources naturelles pour notre survie, Paula, et non d’extraire des échantillons cylindriques du sol. La méthode importe peu. Choisis la plus facile, du moment que tu ramènes de la glace. Elle se courba et se mit à racler le régolite à la façon d’Angel. Les premières fois, elle réussit à ramener des tas aussi gros et branlants que ceux d’Angel. Mais à force de se baisser et de se relever dans sa combinaison rigide, elle commença à souffrir dans le bas du dos et les cuisses. Elle changea de côté pour pelleter en amont. Son dos en fut soulagé mais cela restait un travail pénible. Son scaphandre n’était pas vraiment conçu pour les gros travaux ; elle avait chaud et ses mouvements étaient entravés par ce vêtement inconfortable. Elle regretta à nouveau de ne pas pouvoir l’ôter. Elle pensa à Angel. Il fredonnait la même chanson de marche que tout à l’heure. C’était peut-être l’altitude. Elle-même se sentait vaguement grisée – libérée par l’effort physique soutenu, la sensation d’altitude, le régolite gelé qui craquait sous la bêche. Elle se rendit compte alors qu’elle n’avait jamais réellement surmonté la sensation de confinement qu’elle avait développée au cours de toutes ces années passées à l’intérieur de Discovery. Avec sa visibilité réduite, ses nuages opaques et sa surface visqueuse qui gênait considérablement leurs déplacements, Titan n’avait pas créé de grand changement. Peut-être que tous ces facteurs réunis avaient le même effet sur Angel. Peut-être que ça l’aidait à faire le vide dans sa tête. Tout ce dont il avait besoin finalement, c’était d’un peu d’espace. La lumière changea imperceptiblement. Elle prit une teinte nacrée. Elle leva les yeux. Des gouttes de pluie tombaient sur son visage. Ça ne ressemblait pas à la pluie sur Terre. C’était une averse de méthane. Les plus grosses gouttes faisaient un centimètre de diamètre. Elles étaient environnées d’un fin brouillard, formé par les gouttes plus petites. Les gouttes tombaient lentement, parcourant peut-être un mètre cinquante à deux mètres en une seconde. Ils avaient l’impression d’être pris dans une tempête de neige où les flocons auraient été remplacés par de grosses gouttes de méthane liquide. Les gouttes n’étaient pas sphériques ; elles avaient une forme de palet de hoquet, très aplatie, sans doute par la résistance de l’air. Elles scintillaient dans la lumière trouble. Les premières gouttes s’écrasèrent sur sa visière. Chacune d’elles se fracassait en faisant un gros floc, puis s’étalait très vite ou bien se scindait en plusieurs gouttelettes plus denses sur le Plexiglas. Une faible tension de surface, songea Benacerraf par automatisme. Une partie du liquide dégoulinait sur les bords de sa visière, mais, dans l’ensemble, l’évaporation sur une surface aussi large était rapide et chaque goutte séchait vite. Elle sentit un peu de fraîcheur sur son visage. Sans doute à cause de l’évaporation du liquide qui emportait un peu de sa propre chaleur. Elle se pencha vers l’avant pour compenser le poids de son sac et regarda par terre. En touchant le sol, chaque goutte de pluie s’écrasait en mille gouttelettes qui creusaient rapidement un petit sillon dans le régolite, rinçant les traînées de tholin qui souillaient la glace. Bill Angel agitait la tête d’un côté et de l’autre, laissant la pluie asperger son casque et sa visière. — C’est un bruit magique, s’exclama-t-il. Comme quand on est gosse et qu’on entend la pluie tomber sur un toit… — Oui, dit-elle. C’est exactement ça. Alors, en cet instant précis, elle se sentit plus proche d’Angel qu’elle ne l’avait jamais été depuis qu’ils avaient quitté la Terre. — Vous savez, dit Rosenberg, de toutes les planètes du système solaire, seuls Titan et la Terre connaissent la pluie. J’aimerais tellement être là avec vous. — La prochaine fois, Rosenberg. Elle resta debout sous la pluie, souhaitant qu’elle ne s’arrêtât jamais. Ce n’était pas la première fois qu’elle se sentait bercée par la lenteur de Titan, la pesanteur paradoxale du temps dans cette gravité réduite et les rythmes engourdis de la nature de ce monde ; c’était comme si elle se débarrassait du tempo frénétique de la Terre et qu’elle se transformât en une créature des régions crépusculaires de Saturne. Enfin, le lent crépitement de la pluie sur son casque se tut. Elle ressentit un immense regret. Elle était toujours environnée de gouttelettes, mais elles se dissipèrent rapidement. Une brume se forma, un léger brouillard jaunâtre qui faisait paraître l’air plus lumineux, comme le ciel après un orage terrestre. À ses côtés, Angel avait l’air d’être entouré d’une sorte de halo. Elle en fit part à Rosenberg. — C’est un halo de pluie, Paula. Je veux que tu en prennes un échantillon… Elle sortit une éprouvette d’une des poches de son scaphandre et la laissa se remplir d’air. — Dans quel but ? — La pluie se forme en s’agrégeant autour de particules dans la haute atmosphère. Normalement, ce type d’élément reste en suspension à très haute altitude et n’atteint jamais la surface. Mais les particules peuvent être entraînées par le poids de la pluie jusqu’à plus basse altitude. Lorsque la pluie cesse, les dernières gouttes s’évaporent, mettant à nu leur noyau. C’est ce qui crée le halo de pluie. Tu comprends ? Paula, ce que nous avons là, c’est un échantillon gratis des particules des hautes couches de l’atmosphère. — Fantastique. Elle reboucha son éprouvette, la marqua à l’aide de son porte-mine (un stylo à encre aurait gelé) et la rangea dans sa poche. Elle regarda autour d’elle. La pluie était partie, s’était évaporée de son casque ou avait été absorbée par le sol. Au-dessus d’eux, les nuages de méthane, après s’être déchargés de leur pluie, s’étaient dispersés en minces nappes sombres, dévoilant la lueur orangée au-dessus. N’eussent été les halos de pluie, c’était comme s’il n’avait jamais plu. — J’imagine que nous pouvons rentrer, déclara Benacerraf. Les traîneaux sont pleins. — Oui, fit Rosenberg. Votre autonomie… — Oh, on s’en fiche de notre autonomie, lança Angel d’un ton sec. Rosenberg, à quelle distance sommes-nous du sommet de cette montagne ? — Donnez-moi votre altitude, répondit à contrecœur Rosenberg. Benacerraf consulta son altimètre. — Environ deux mille quatre cents mètres. — Ce qui vous laisse neuf cents mètres jusqu’au sommet. Je ne vous conseille pas d’aller plus loin, dit Rosenberg d’une voix ferme. Vous allez grimper au-dessus de la couche atmosphérique planétaire, et les vents vont se lever. Dans trois cents mètres et des poussières, vous aurez atteint les nuages de méthane. — Je ne vois pas en quoi cela pourrait causer un problème, dit lentement Benacerraf. Les nuages se sont dispersés après la pluie, Rosenberg. — Je n’arrive pas à croire ce que j’entends, rétorqua-t-il vivement. Peut-être que vous manquez d’oxygène à cause de l’altitude. — Allons, l’intello, dit Angel. Ne sois pas si crétin. — Bill… hésita Rosenberg. À quoi ça servirait ? Tu ne pourras rien voir de toute façon. Je suis désolé d’être aussi brutal, mais… — Le but, espèce de merde, c’est de réussir à grimper jusqu’au sommet. Le but, c’est que je n’ai pas traversé un milliard et demi de kilomètres pour m’arrêter à quelques putains de centaines de mètres du plus haut sommet de cette lune. Est-ce une réponse suffisamment logique pour toi ? — Paula, si tu t’embarques dans cette histoire, c’est que t’es aussi dingue que lui. Une bouffée de colère la submergea. — Laisse tomber, Rosenberg. Ils allaient, décida-t-elle sur-le-champ, grimper en haut du sommet. Car ce jour-là, Bill Angel était sorti de sa folie, et si quelque chose pouvait le maintenir à flot, c’était ce genre d’expérience. De toute manière, il avait raison. N’était-ce pas justement le genre d’exploration qu’ils étaient venus faire de si loin ? Elle rejoignit Angel et lui prit la main. — Rosenberg, je vais laisser des jalons et te donner notre altitude environ tous les trente mètres. — Que puis-je faire pour vous en empêcher ? — Rien du tout, lâcha Angel. Alors, boucle-la et profite de la balade. Main dans la main, Benacerraf et Angel montèrent à l’assaut de la glace de régolite. Comme le ciel était dégagé, il faisait assez clair pour marcher sans les lampes des casques. Libérée de la soupe et du traîneau, Benacerraf eut la sensation de flotter dans ce paysage grandiose qui s’offrait à elle. Cette sensation lui rappela celle que lui avaient décrite Marcus White et quelques autres lorsqu’ils marchaient sur la Lune. Seuls son scaphandre rigide et le poids de son sac à dos constituaient une gêne. C’était comme si elle avait huit ans à nouveau : ses soucis d’adulte s’étaient envolés, son corps était à la fois dense et léger, et l’air qui l’environnait était vivifiant, neuf et lumineux. Ils atteignirent bientôt les nuages les plus bas. Elle eut l’impression de pénétrer à travers une brume épaisse et noire, semblable à la fumée d’un incendie de forêt. Elle arrivait toujours à repérer grossièrement sa position, mais elle était contente d’avoir la pente du sol pour s’orienter. Au bout d’une soixantaine de mètres, ils émergèrent de la couche nuageuse dans la pureté de l’air orangé. Le régolite à cet endroit était toujours grisâtre, lavé par la pluie de méthane. La lumière était orange et grise, surnaturelle, aussi sombre qu’une aube naissante mais suffisamment lumineuse pour qu’ils pussent se dispenser de leurs lampes frontales. Elle avança à grandes enjambées dans la lumière. Soudain, ils étaient arrivés au sommet. La pente de régolite s’arrêta devant Benacerraf et elle se rendit compte qu’ils approchaient d’une sorte de crête. Elle ralentit et tira sur la manche d’Angel pour le prévenir. Toujours main dans la main, ils s’approchèrent de la crête. La pente faiblissait en une large saillie d’environ six mètres de large. Laissant Angel derrière elle, Benacerraf avança précautionneusement. Elle se tenait au bord d’un cratère au sommet du mont Othrys. — Fais bien attention, Paula, dit Rosenberg. Nous ne savons pas si le sol est friable à cet endroit. Ne te rapproche pas trop du bord. Le cratère ressemblait à un immense amphithéâtre baigné par une lueur orangée. — Il doit mesurer six kilomètres et demi de large, peut-être huit… J’arrive à voir l’autre bord assez distinctement. Et au fond, il y a une sorte de cône, mais pas de piton central… — C’est une caldeira, dit Rosenberg. Un cryovolcan, alimenté par une lave d’ammoniac, un vestige de l’océan primordial. Elle jeta un coup d’œil dans la vallée. La lumière était vive, plus vive que le crépuscule qui régnait au-dessus, semblable à celle d’un coucher de Soleil automnal, peut-être. Le ciel était vide de tout nuage, à l’exception de minces cirrus dispersés autour du zénith, probablement un mélange de méthane et d’azote gelés. Les nuages de méthane formaient une couche distincte, trois cents mètres en dessous d’elle. C’était de gros cumulus noirs, plats en dessous et bosselés au-dessus, qui ressemblaient à de l’écume courant sur une membrane invisible de l’air. Les nuages s’étendaient jusqu’à l’horizon, mais à travers eux elle pouvait discerner le sol : une pellicule orangée, ponctuée de lacs de cratères d’éthane noir de jais, comme un négatif de la région des Everglades. Elle crut même distinguer Clear Lake, sa forme ramassée telle une noix de cajou, loin en dessous, presque entièrement voilé par les nuages et la brume. L’horizon était visible, même à travers le brouillard orange. Il formait une bande noire qui marquait la limite où les couches parallèles de brume, de nuages de méthane et de relief tourmenté se rejoignaient tout autour d’elle. Il paraissait tout près, à cent dix ou cent trente kilomètres de là. Il montrait une courbure assez nette, comme si elle le voyait à travers une lentille déformante. Titan était visiblement rond ; elle avait clairement l’impression de se tenir sur une sphère, de s’accrocher à la surface d’un petit objet tridimensionnel, flottant dans l’espace, enveloppé d’une épaisse atmosphère. — Paula, appela Angel qui patientait, à quelques mètres du sommet. Nous y sommes ? — Oui, Bill. Nous avons réussi. Nous avons escaladé Othrys. Il se tenait voûté pour équilibrer son sac à dos, les bras ballants. On aurait dit un grand singe, pensa-t-elle. Ce qu’ils étaient en un certain sens. Deux grands singes qui avaient atteint le point culminant de Titan. Elle redescendit, prit la main d’Angel et le conduisit jusqu’au sommet. — C’est beau, Bill, tellement beau. Il tourna son visage aveugle, la courbure orangée de Titan se reflétant sur sa visière. Le régolite crissait sous ses bottes dans l’air immobile et illimité. Lorsqu’ils rentrèrent à la base du Tartare, Rosenberg insista pour faire passer l’eau de Titan à travers les filtres de leur système de soutien-vie afin de la débarrasser des résidus de tholins. Enfin, il apporta à Benacerraf un bol – en réalité, l’ancienne visière d’un scaphandre – rempli de l’eau pure et fraîche de la lune. Elle le porta à ses lèvres. C’était le meilleur breuvage qu’elle eût jamais bu en sept ans, plus doux encore que le vin. Le Tianming avait quitté la Terre depuis quatre-vingt-dix jours et n’était qu’à dix jours de son approche maximale, lorsque Jiang Ling vit pour la première fois l’astéroïde à l’œil nu. Au début, ce n’était rien d’autre qu’un point lumineux, qu’il eût été difficile de distinguer des étoiles lointaines si elle n’avait su précisément dans quelle direction regarder. Mais le jour suivant, la forme ovale de l’astéroïde 2002 OA s’était précisée ; on aurait dit une pomme de terre cabossée et irrégulière. Elle sut qu’à partir de cet instant l’astéroïde grossirait inéluctablement, jusqu’à ce qu’enfin sa carcasse grise remplît le cadre du petit hublot d’inspection de son habitacle. Après l’approche maximale, l’astéroïde s’éloignerait aussi rapidement qu’il était venu. Mais c’était là une possibilité qu’elle n’envisageait point. Chaque jour, elle présentait deux émissions télévisées : l’une en chinois à destination de ses compatriotes et l’autre en anglais pour le reste du monde. Elle bénéficiait d’une grande liberté de parole, bien que le Parti lui eût rappelé quelques consignes qui allaient de soi. Jiang pointa sa grande antenne SHF sur le disque rebondi de la Terre. Puis elle se plaça devant l’unique caméra du Tianming, accrochée à un support mural. Elle ne disposait d’aucun accessoire, ni graphiques ni effets spéciaux. Elle n’en avait pas besoin de toute façon. Il lui suffisait seulement de parler à la caméra, le plus simplement et le plus naturellement du monde, et les équipes au sol s’occupaient ensuite d’y adjoindre les illustrations et les séquences appropriées. Elle s’installa à sa table et prépara son discours. Pendant les quatre-vingt-dix jours qui avaient suivi son décrochage de l’orbite terrestre grâce à son propulseur à propergol solide, le Tianming s’était lentement éloigné de la Terre dans la direction opposée au Soleil. Il avait suivi de près sa planète d’origine, comme un chien qui suit son maître à la trace. Elle avait parcouru ainsi six millions de kilomètres depuis la Terre, et au cours de la lente rotation thermique du Tianming, elle avait pu voir par son petit hublot d’observation les croissants jumeaux de la Terre et de la Lune, se profilant devant l’immense brasier solaire, si proches l’un de l’autre qu’elle aurait pu couvrir la planète et son satellite de la paume de sa main droite. Cela lui fournirait la matière de son allocution du jour. — Cela fait précisément trois mille neuf cent soixante-sept ans que les astronomes chinois ont été témoins d’un extraordinaire événement céleste. Les cinq planètes visibles à l’œil nu depuis la Terre se sont retrouvées alignées dans le ciel. Au-dessus du croissant lunaire à l’horizon, Vénus, Mercure, Mars, Saturne et Jupiter étaient disposées comme des lumières sur une route céleste, près de la grande constellation du Carré de Pégase. Cette conjonction exceptionnelle a dû les clouer sur place. Cela marqua le début des cycles planétaires pour nos anciens astronomes. Un tel spectacle ne s’est jamais reproduit au cours des derniers quatre mille ans et ne se reproduira pas au cours des quatre suivants. Mais je ne peux m’empêcher d’y songer lorsque j’observe la Terre, la Lune et le Soleil, tous trois encadrés dans le hublot de ma capsule. Qu’une Chinoise puisse être là et assister à cette conjonction extraordinaire est pour le moins approprié, vous ne trouvez pas ? La joie qui transperçait dans sa voix n’était nullement feinte. Jiang Ling était heureuse et fière d’être là. Elle le répétait souvent au cours de ses émissions, et elle était sincère. Les compartiments habitables du Tianming étaient petits et étroits. Le vaisseau avait été bricolé de toutes pièces, bien sûr, et la majeure partie de la capsule était vouée à l’ogive qu’elle recelait et à ses systèmes plutôt qu’au confort du pilote. Toutefois, elle se sentait bien ici, dans cette petite coque de métal en rotation dans l’espace, et elle ne ressentait aucune claustrophobie. Sa mère lui avait dit qu’elle n’était heureuse que dans l’espace, et nulle part ailleurs. C’était vrai. Dès qu’elle eut terminé son émission, elle s’attela à d’autres opérations de routine. Son abri spatial consistait en compartiments cylindriques raccordés à un axe commun. Le tout ressemblait à une lunette télescopique. Sa coque incurvée était recouverte d’un revêtement thermique d’un blanc neigeux qui étincelait dans la lumière du Soleil. Trois gigantesques panneaux solaires étaient fixés autour de la section la plus large du module ; ils étaient orientables comme la corolle d’une fleur, afin de capturer les rayons solaires, et recouverts de cellules noires sagement alignées. Les plus petits cylindres étaient utilisés pour amarrer des vaisseaux de convoyage ou abriter des expériences scientifiques, et ils étaient remplis de placards de rangement, de matériel scientifique et de tableaux de bord. Le corps principal du vaisseau d’une largeur de quatre mètres de long était appelé le compartiment de travail. Il y avait une petite table à laquelle elle pouvait s’installer en enroulant ses jambes autour d’une chaise rudimentaire en forme de T. Les tableaux de bord, les panneaux d’instrumentation et le système de commande et de signalisation étaient du même modèle que ceux utilisés sur les Lei Feng. Elle disposait de nombreux postes de travail où elle pouvait effectuer des mesures scientifiques, par exemple au sujet du plasma interplanétaire qui entourait le vaisseau. En revanche, elle ne jouissait que d’un seul hublot, qui plus est de taille modeste. Pendant le voyage, le Tianming tournait constamment sur lui-même afin d’assurer un réchauffement uniforme du véhicule par les rayons solaires. Ce qui avait pour inconvénient de réduire le nombre et la durée des observations qu’elle pouvait effectuer. À gauche et à droite des consoles de travail, étaient disposés des appareils de contrôle des systèmes principaux de l’engin : des filtres à régulation d’air, des pompes, des contrôleurs d’humidité et de température, ainsi que d’autres équipements et appareils de recherche biomédicale. Elle avait à sa disposition une petite cuisine, avec suffisamment de réserves, lui avait-on dit, pour survivre à une mission d’une centaine de jours. Elle pouvait même s’entraîner sur un vélo d’exercice. On lui avait recommandé de l’utiliser pas moins de trois heures par jour afin de réduire le risque de diminution de la masse musculaire et de l’effritement osseux. Au-delà de la pièce de travail, inaccessible à Jiang, se trouvait un petit module hémisphérique abritant des moteurs-fusées et des réservoirs à poudre. Sa nouvelle demeure dans l’espace était brillamment éclairée et presque accueillante. Elle se sentait enfin libre de ses mouvements après l’étroitesse de la capsule Lei Feng. Tout était propre et neuf, y compris les cabinets, et les tiroirs étaient pleins de combinaisons et de sous-vêtements soigneusement rangés. Les ventilateurs et les pompes émettaient un vrombissement réconfortant, et il régnait une odeur de frais, qui lui rappelait celle des moquettes neuves. Elle dormait dans une sorte de placard, à peine plus large qu’elle. Mais une fois glissée à l’intérieur, emmitouflée dans son sac de couchage avec la porte en accordéon refermée, elle se sentait en sécurité. Elle avait emporté la petite cloche de cuivre qui l’avait accompagnée sur son premier vol, dans la Lei Feng 1, qui lui paraissait si loin maintenant. Avant de s’endormir, elle la regardait dériver dans sa cabine au bout de son ruban vermillon, faisant entendre de temps à autre son tintement familier. Le visage de Mao qui y était gravé lui apparaissait par intermittence, comme la Lune sous les nuages. Au cours de son voyage de cent jours, elle effectua des expériences scientifiques sur les petits animaux de son aquarium. Ce dernier ressemblait à une valise contenant deux platines d’un lecteur CD, à cette différence près que les parois de celles-ci étaient transparentes et laissaient voir une eau trouble. L’aquarium contenait mille larves de moules, trente mille œufs d’oursin et six mille embryons d’étoiles de mer. L’une des platines était en rotation afin de récréer une pesanteur terrestre, tandis que l’autre était immobile. L’expérience avait débuté trois heures après le décrochage de l’orbite terrestre, lorsque Jiang avait injecté un concentré spermatique dans un récipient rempli d’œufs d’oursin. Elle s’était servi d’un microscope pour observer les effets du vol spatial sur le développement des embryons d’oursin. L’étude avait pour but d’éclairer les causes et les remèdes de l’ostéoporose et de la dystrophie musculaire. Elle suivait également la formation calcique d’une coquille de moule afin de comprendre la perte osseuse subie par les êtres humains dans l’espace. Les comportements inhabituels de nage ou d’alimentation de ces créatures étaient soigneusement enregistrés par une caméra vidéo et permettaient de fournir des repères sur la manière dont les populations de poissons océaniques pourraient être mieux gérées. Jiang passait aussi beaucoup de temps à étudier les embryons d’étoiles de mer. L’objectif était d’apprendre à prévoir et à contrôler les malformations intra-utérines du fœtus humain. L’embryon d’une étoile de mer, dans les premières étapes de son développement, était en effet très proche de celui de l’être humain… Le programme d’études biologiques n’était pas feint. Mais son objectif principal était de dissimuler l’enjeu véritable de sa mission. En un sens, elle mentait, et elle en éprouvait un obscur sentiment de honte : faire tout ce chemin, avoir parcouru quinze fois la distance qui sépare la Terre de la Lune – un exploit considérable, spécialement pour un pays comme la Chine –, tout cela pour mentir ! Et pourtant, elle sentait qu’à un autre niveau elle incarnait une vérité supérieure, une vérité qui transcendait les exigences de sa mission. La Terre n’était pas isolée. Elle et la Lune nageaient de concert dans un océan d’objets, de tailles variées, appelés NEA : Near Earth Asteroids, les astéroïdes proches de la Terre, aussi dénommés astéroïdes traversant l’orbite terrestre. L’objet de la mission de Jiang était connu sous le nom de NEA 2002 OA, un astéroïde découvert en 2002. C’était une roche de la taille d’une montagne, couverte de cratères d’impacts et de régolite – une couche superficielle de roche brisée – semblable à la poussière lunaire. Elle décrivait une orbite qui la ferait passer à un million et demi de kilomètres de la Terre, c’est-à-dire exactement quatre fois la distance séparant la Terre de la Lune, et qui représentait un centième seulement de la distance du Soleil à la Terre. Il existait trois cent mille NEA larges de cent mètres ou plus, et environ deux mille mesurant huit cents mètres ou plus de diamètre. Certains d’entre eux étaient composés de roches, d’autres de métal, d’autres encore étaient riches en substances organiques. La Terre possédait le champ gravitationnel le plus intense entre Jupiter et le Soleil. Sur une durée de plusieurs milliards d’années, vingt pour cent de la totalité des NEA devaient s’écraser un jour ou l’autre sur la Terre. Si l’humanité espérait un avenir à long terme, sa seule option était de quitter la planète et d’essaimer dans le cosmos. Le voyage spatial n’était plus seulement le luxe d’un monde riche, mais devenait essentiel à la survie de l’espèce. Peut-être, se disait-elle pour se rassurer, que sa mission – qu’elle réussisse ou non – ferait prendre conscience de la précarité de l’environnement que l’humanité s’était choisie, contrainte et forcée, pour en faire sa demeure ; peut-être que, dans un lointain avenir, elle se révélerait être le sauveur de l’humanité. Alors on se souviendrait d’elle comme du plus grand héros que l’humanité eût connu, au lieu d’être son ange exterminateur. À trois jours de son approche maximale, alors que l’astéroïde emplissait tout l’espace de son petit hublot, elle aperçut les éclairs des têtes nucléaires téléguidées qui l’avaient précédée. Les missiles s’étaient placés près de l’astéroïde tout en prenant garde de ne pas heurter sa surface. Les éclairs qu’ils jetaient ressemblaient à des aubes miniatures. Ils étaient immédiatement suivis par des jets de débris provenant de la surface pulvérisée de l’astéroïde, dont certains semblaient chauffés à blanc. Elle ne ressentit évidemment ni chaleur, ni bruit, ni onde de choc liée aux explosions massives, quoique son cœur défaillît à chaque éclair. Elle observa soigneusement les explosions et s’apprêta à évaluer leurs conséquences. L’idée de la mission était simple. La plus petite impulsion requise pour dévier la course de cette roche ne pouvait être fournie par un seul missile. En outre, une explosion trop massive aurait pu faire voler en éclats l’astéroïde, ruinant d’un coup toute son utilité. Par conséquent, une série de missiles avait été lancée par des fusées Longue Marche les jours qui avaient précédé le lancement de Jiang. L’impulsion nécessaire ne serait pas donnée par une gigantesque détonation mais par une succession de petites explosions. La mission spécifique du Tianming consistait à transporter la dernière et la plus grande des ogives afin de modifier la trajectoire de l’astéroïde par une ultime chiquenaude. En outre, telle qu’elle était conçue, la mission offrait une plus grande précision. L’astéroïde devait encore parcourir plusieurs millions de kilomètres. La série initiale d’explosions servait en fait à rapprocher l’astéroïde de la trajectoire voulue ; la dernière détonation permettait son ajustement ultime. On expliqua soigneusement à Jiang que la Chine ne disposait pas d’équipements suffisamment précis pour poursuivre dans l’espace lointain n’importe quel astéroïde ou vaisseau spatial non piloté, et ses compétences en matière de robotique ne pouvaient permettre de piloter à distance avec assez de précision un tel vaisseau. Seul un pilote humain, comme elle, utilisant les techniques optiques sur place, pouvait effectuer les mesures précises de déviation de l’astéroïde par les sondes automatiques et lancer au dernier moment le dernier missile pour la phase ultime du détournement de trajectoire. Voilà quelle était sa mission. On lui expliqua avec le même soin que le manque de ressources et les contraintes de la mission étaient telles qu’il n’avait pas été possible de fournir un système de largage séparé du missile, et qu’aucun retour ni aucune mesure de rentrée n’étaient prévus pour l’équipage. Bref, le Tianming n’avait d’autre choix que de rester sur place au moment de l’explosion. Elle dut prendre en considération ce dernier facteur avant de décider d’accepter ou non la mission. Voler dans l’espace, s’aventurer une fois de plus au-delà de l’atmosphère, devenir la première Chinoise à sortir d’une orbite terrestre basse, à passer cent jours dans l’espace. Pour tout cela, elle avait été, à sa grande surprise, prête à tout donner. Sa vie, y compris le jugement que l’Histoire porterait sur elle. Jiang Ling était une droguée de l’espace. Il était probable, songeait-elle, que si ce vol avait été offert aux cent astronautes américains frustrés, congédiés les uns après les autres par Houston, certains d’entre eux eussent accepté, tant était grand l’attrait de regagner un jour la Terre promise. Et, une fois acceptés les termes de l’échange, elle devait, évidemment, mener à bien sa mission. On pouvait envisager que les détonations fussent observées des États-Unis ou d’ailleurs. Si c’était le cas, le Parti pourrait toujours arguer que les explosions étaient utilisées pour l’analyse scientifique de la structure de l’astéroïde. La lumière pâlit rapidement. Le nuage de débris se dispersa – ou plutôt, l’orbite corrigée de l’astéroïde emporta avec elle les fragments dégagés par les explosions. Le dosimètre à bord du Tianming indiquait que le taux de radiation auquel elle avait été exposée excédait les doses admissibles. Jiang Ling sourit. Elle s’empara de son matériel de navigation optique – un sextant et un télescope – et étudia la nouvelle position de l’astéroïde. Le jour précédant l’approche maximale, elle eut peine à s’astreindre à ses trois heures d’exercice quotidien. Pour sa dernière émission, elle choisit de montrer l’aquarium. Elle plaça la caméra devant lui, et s’arrangea pour que son visage apparût dans le cadre. Elle improvisa même une scène où on la voyait scruter quelque chose au microscope. Elle décrivit ses petites créatures marines comme ses seules compagnes à bord du Tianming. Cela sonnait un peu cucul, mais c’était la vérité. À travers les images d’un bleu laiteux où grouillaient les oursins et les embryons d’étoiles de mer, à travers cette goutte d’océan primitif qu’elle avait emportée avec elle si loin de la Terre, elle se sentait en communion avec la vie sous toutes ses formes. Elle n’était pas seule ; même là, si loin de la planète qui l’avait vu grandir, elle faisait un avec toutes les créatures du monde. Son plus grand regret était que ses petits compagnons n’eussent pas le moindre espoir de survivre aux événements futurs. Jiang Ling ne voyait plus ni la Terre, ni la Lune, ni le Soleil. Le centième jour, la cuirasse noire de 2002 OA défila dans le petit hublot du Tianming. C’était comme si elle survolait une Lune miniature. La surface était tellement criblée de cratères de toutes tailles qu’il était impossible de deviner à l’œil nu la distance à laquelle il se trouvait ; elle aurait pu être à bord d’un vaisseau Apollo à cent kilomètres de la surface de la Lune, ou bien scruter à travers l’objectif d’une caméra une maquette en plâtre à portée de main. Le vaisseau était désormais passé dans l’ombre de l’astéroïde et seuls les projecteurs du Tianming éclairaient sa surface, distante d’environ un kilomètre. Elle braqua sa caméra à travers le hublot et les photographies numériques du régolite furent aussitôt transmises aux stations au sol. Il y eut un crépitement électromagnétique et le véhicule hoqueta sous l’effet des jets de gaz des propulseurs. Là où elle se trouvait désormais, la navigation optique ne lui était plus d’aucun secours ; aussi les systèmes automatiques du vaisseau avaient-ils pris le relais – en particulier son radar qui déterminerait la distance du Tianming à la surface de l’astéroïde et la comparerait aux calculs effectués au sol sur la base des observations qu’elle avait effectuées. Pour un rendement optimal, la charge nucléaire téléguidée exigeait une détonation à distance de quarante pour cent du rayon de l’objet de la surface. Placée de la sorte, l’ogive pourrait irradier trente pour cent de la surface de 2002 OA. L’ogive avait été conçue de manière à maximiser sa production de neutrons qui seraient absorbés par les premiers centimètres de la croûte. La coque irradiée se réchaufferait alors, puis se dilaterait et se volatiliserait, imprimant ainsi une onde de choc supplémentaire à l’astéroïde. À partir de là, jusqu’au terme de sa mission, Jiang n’était plus qu’un simple passager. Elle trouvait cette pensée bizarrement apaisante. Elle se rendit dans le placard qui lui servait de chambre et mit la main sur la clochette de cuivre. Elle la fit tinter et contempla le visage replet et souriant de la laorenjia. Elle prit son dernier petit déjeuner. Elle découvrit que l’équipe au sol avait préparé pour elle un véritable repas de fête : du canard, du porc accompagné de riz et même une ampoule de chemshu, de la liqueur de riz. Elle mangea de bon appétit. Puis elle débarrassa soigneusement son plateau, ses couverts et ses tasses fermées spécialement conçues pour la micropesanteur. Elle avait du mal à imaginer que dans quelques minutes tout ce décor familier aurait disparu ; il valait mieux faire comme si de rien n’était. D’après son horloge de mission, la mise à feu n’était plus qu’une question de secondes. Elle avait exigé que la caméra fût mise hors de tension et que la liaison radio fût coupée. Elle ne souhaitait pas de compte à rebours. Elle avait déjà fait ses adieux. La dernière personne qu’elle avait étreinte sur Terre était sa mère. Un peu avant la détonation, Jiang Ling enfonça ses poings dans ses orbites. Elle vit la structure osseuse de ses mains, comme sur une radio, baignant dans une lumière rose. Puis, une sensation de chaleur… Ce fut Paula Benacerraf qui découvrit la faille de méthane. Comme elle persistait à refuser toute sortie extravéhiculaire qui les obligerait à bivouaquer loin de l’orbiteur, Rosenberg avait concocté un programme de prélèvement systématique d’échantillons de la surface et de l’atmosphère dans les environs de la base du Tartare. Aussi, il envoya Benacerraf équipée de raquettes prospecter le sol terne et uniforme du nord-ouest. Après avoir parcouru quelques kilomètres, elle remplit ses éprouvettes comme il le lui avait prescrit et elle s’apprêta à revenir à la base. Sur le chemin du retour, alors qu’elle contemplait la crête blanche du mont Othrys qui se profilait à travers la brume, elle déboucha à un endroit où la soupe semblait avoir une consistance différente et une couleur plus claire. Elle s’arrêta et creusa la neige du bout de son pied ; elle se baissa pour l’inspecter de plus près. La pénombre était plus dense que jamais ; ils arrivaient au terme d’une des « journées » de Titan, d’une durée de huit jours terrestres, et le ciel était plus qu’à l’accoutumée obscurci par des nuages de méthane. Mais même dans la faible lumière couleur de sang séché, elle pouvait voir que la soupe avait un aspect plutôt inhabituel. Elle était jonchée de grosses bulles aplaties. Une bulle se forma sous ses yeux à la surface, irisée de stries colorées, s’aplatissant à mesure qu’elle enflait. Elle avait dû pourtant passer par là à l’aller. Quoi qu’il en fût, cela sortait de l’ordinaire. C’était là sûrement le genre de choses à l’affût desquelles était Rosenberg. Elle sortit des éprouvettes des poches de son scaphandre, préleva un échantillon de la couche de neige ainsi que de l’air qui planait au-dessus, et avec une certaine dextérité elle réussit à insérer une seringue de plastique dans une bulle sans la faire éclater, puis aspira les gaz vierges de toute contamination avec l’extérieur. Elle se redressa, marqua les éprouvettes, repéra l’endroit et se remit en marche. De retour au Tartare, elle trouva Rosenberg occupé à l’intérieur du module d’habitation éraflé et rafistolé de toutes parts. Il s’affairait à reconstruire une pompe rétive de distribution d’éléments nutritifs pour la ferme SSVEC. Il lui demanda de ranger les éprouvettes, afin qu’il en analysât le contenu quand il en aurait le temps. Angel était dans un de ses mauvais jours. Il pestait contre le module de commande, frustré de ne pouvoir accomplir la moindre tâche sans être aidé. Il ne cessait d’injurier le matériel, ces connards de la NASA qui ne daignaient plus leur répondre, sans oublier ses coéquipiers. Malgré toutes les difficultés qu’entraînait sa présence, même au cours de la plus banale expédition extravéhiculaire, c’était à l’extérieur des limites étroites du module d’habitation qu’Angel paraissait le plus stable. Or, l’occasion de le faire sortir ne s’était pas présentée depuis quelques jours, et à présent ils avaient de fortes chances de rester enfermés pendant la totalité des huit jours que durait une « nuit » sur Titan. Benacerraf sentit qu’ils en payaient déjà le prix. Elle prépara le repas d’Angel et le fit asseoir sur l’une des couchettes de l’Apollo. Il raconta par bribes décousues sa vie, ses missions dans l’espace, sa carrière, son père, et même ses expériences sexuelles. Elle demeura assise et le laissa parler tout du long. Rosenberg déambulait autour d’eux dans des chaussons en tissu Beta et continuait à travailler sur la pompe. Il ne l’aidait guère à s’occuper d’Angel ; il était clair de son point de vue qu’Angel était le problème de Paula et pas le sien, et que la meilleure chose à faire eût été de le balancer par la porte du sas. Il fallut deux heures à Rosenberg pour analyser les échantillons qu’elle avait rapportés. Puis il sortit en coup de vent du Spacelab et cria qu’il fallait immédiatement effectuer une autre sortie extravéhiculaire. Benacerraf jeta un coup d’œil inquiet à Angel. Mais il était en train de sombrer dans une de ses phases d’« introspection ». Il se balançait d’avant en arrière sur sa couchette, tapotant du pied nerveusement, tournant la tête d’un côté et de l’autre. Elle avait appris à déchiffrer ses humeurs ; s’il demeurait dans cet état, c’est qu’il était si profondément muré à l’intérieur de lui-même que plus rien, pas même les fulminations bruyantes de Rosenberg, ne pouvait l’irriter. Rosenberg parlait toujours de sortir immédiatement. — Du calme, Rosenberg, fit Benacerraf. Tu sais bien que nous avons évité jusqu’à présent de sortir la nuit. — Je sais, je sais. Mais c’est exceptionnel. C’est une occasion unique, et nous ne savons pas quand elle se représentera. Nous allons tout louper si nous attendons sept ou huit jours que ce putain de Soleil se lève. — De quelle occasion parles-tu ? — Paula, je viens d’analyser les échantillons que tu as rapportés. Le tholin bizarre, les bulles… — Je me souviens. — Sais-tu ce que j’ai trouvé dans l’échantillon de gaz extrait de la bulle ? (Il sourit de toutes ses dents.) Devine. — Ne joue pas aux devinettes avec moi, Rosenberg. — Du méthane. Du gaz de méthane pratiquement pur. Tu comprends ? Elle réfléchit un moment. — Non, non, je ne vois pas. L’air est saturé de méthane. Nous en produisons nous-mêmes. Pourquoi se soucier du méthane au point de risquer nos vies dehors dans la nuit ? — Ce qui est important n’est pas le méthane lui-même mais sa provenance, répondit-il d’une voix hachée. Il doit forcément venir d’un réservoir souterrain. Il doit y avoir des poches de méthane disséminées partout sous le manteau de glace, en profondeur… C’est sûrement dû à une éruption de magma, un mélange d’ammoniac et d’eau profondément enfoui sous terre, qui pousse le méthane à l’air libre. Si c’est le cas, le site que tu as trouvé est l’une des meilleures chances que nous ayons de trouver des traces de vie basées sur l’ammoniac. Au lieu de descendre dans la caldeira du mont Othrys, nous pourrions… — Holà ! Répète-moi ça. — Je te parle de vie, Paula, répondit-il doucement. De la vie sur Titan, d’une vie extraterrestre. Cette faille de méthane est une de nos meilleures chances de la détecter. Si on reste là assis à ne rien faire, nous pourrions la rater. Tu comprends ? Le méthane lui-même ne m’intéresse pas. Ce qui m’intéresse, c’est le magma d’ammoniac et d’eau. — Parce que… — Parce que si nous trouvons de la vie quelque part, de la vie à base d’ammoniac, elle se trouve forcément dans le liquide des océans anciens. Là où l’ammoniac est encore présent à l’état liquide. Et cette vie vient à nous sous forme de bulles à la surface, à quelques kilomètres d’ici. Angel tourna son visage dévasté vers Rosenberg. — De la vie sur Titan, hein. Et alors, à quoi ça nous servira ? Ça se bouffe, cette merde ? Il secoua la tête en marmonnant, visiblement agacé, et repartit dans son babil habituel. — En réalité, dit Benacerraf d’un ton sec, il n’a pas tout à fait tort. Tout cela est bien joli d’un point de vue scientifique, mais cela n’a rien à voir avec notre survie. Je ne crois pas que nous devrions risquer notre peau pour… Elle crut que Rosenberg allait la mordre. Elle ne l’avait jamais vu aussi en colère. Il s’approcha d’elle, l’air menaçant, et lui hurla dessus : — Je te rappelle que c’est précisément pour ça qu’on est ici. Nous ne sommes pas là pour nous tourner les pouces et recycler la pisse de Bill en attendant de crever. Paula, ou bien tu m’accompagnes sur-le-champ, ou bien j’y vais tout seul. Maintenant. Ses lèvres écumaient et ses yeux rouges lançaient des regards furieux derrière ses lunettes. Elle ferma les yeux ; elle aurait tout donné pour être dans sa chambre. Elle en avait assez de jongler avec ces deux trous du cul, aussi insupportables l’un que l’autre à leur manière. Et elle, au milieu, à essuyer constamment les plâtres. Les nouvelles de la Terre, envoyées par colis numériques par la dernière antenne de poursuite DSN de Goldstone, étaient sinistres. Les désastres écologiques n’en finissaient pas de se succéder, les mauvaises récoltes et la pénurie d’eau engendraient de multiples conflits, les réfugiés affluaient de toutes parts, enfin l’hostilité entre la Chine et le gouvernement de Maclachlan ne faisait que s’exacerber. En un sens, le conflit avec la Chine était ce qu’elle redoutait le plus. Comme si la guerre froide recommençait. À cette différence près que ces vieux salauds à Pékin étaient plus sérieux que ceux du Kremlin ne l’avaient jamais été. Eh bien, peut-être qu’ils pourraient faire quelque chose de bien là-haut. Peut-être que la nouvelle de la présence d’une vie sur Titan remonterait le moral à certains sur cette planète à feu et à sang. Comme disait Rosenberg, c’était la raison pour laquelle ils étaient venus ici, après tout. — Tu as gagné, Rosenberg. Allons-y. Il recula en tremblant. — Mais, ajouta-t-elle d’une voix égale, il vaudrait mieux pour toi que ça en vaille le coup. Angel, dodelinant du chef, caquetait toujours en se balançant. Ils quittèrent l’orbiteur et émergèrent dans la nuit de Titan. Benacerraf avait insisté pour qu’ils s’encordent. Rosenberg s’était alors moqué d’elle : — Pour l’amour du ciel, Paula, là où nous allons, la surface est plate comme une crêpe. Que veux-tu qu’il nous arrive ? — Je ne sais pas, répondit-elle sur un ton de défi. Je ne suis passée qu’une seule fois à l’endroit de la faille de méthane, et la dernière fois, je ne savais même pas où je me trouvais. Si nous y allons, nous devons prendre toutes les précautions. Prends-moi cette putain de corde, Rosenberg. Il grommela de dépit, et noua la corde autour de sa taille. Ils s’élancèrent dans le noir, dans la direction du nord-ouest, précédés par les ronds de lumière que faisaient leurs torches sur le sol. Benacerraf était en tête, essayant de retrouver le chemin qui conduisait à la faille de méthane. La soupe luisait d’un éclat pourpre et noir dans la lumière blafarde des lampes ; on aurait dit une plaie béante. C’était un cauchemar de marcher dans le noir avec la neige qui adhérait aux raquettes dans cette étendue désolée que balayaient leurs lampes. Son imagination semblait peupler la nuit déserte de vagues démons, et elle sentit la peur la gagner à l’idée d’aller plus loin. Si ça se trouve, Bill a cette impression en permanence, songea-t-elle : ce sentiment d’isolement dans un monde hostile combiné à une perpétuelle obscurité. Au bout de quelques kilomètres, elle ralentit. — Ça doit être là. Rosenberg éclaira les environs à l’aide de sa lampe. — La surface me paraît normale. (Il détacha sa corde.) Nous ferions mieux de nous séparer. On mettra deux fois moins de temps en s’y mettant séparément. Maintenant, si j’enlève la… — Garde la corde, Rosenberg. — Paula, ce n’est pas logique. Ça nous gêne plus qu’autre chose. — Garde la corde sur toi, ou nous rentrons tout de suite. Je ne plaisante pas, Rosenberg. Il rouspéta comme un gosse. — Tu fais chier, Paula. Mais il renoua la corde autour de lui. Ils commencèrent à chercher, en décrivant des cercles de plus en plus larges autour de leur point de départ. L’entreprise s’avérait plus difficile que prévu ; les variations de couleur qu’elle avait pu observer étaient atténuées par la lumière artificielle des lampes. Rosenberg décida de recourir à une vision infrarouge. La résolution de l’image était moins bonne qu’à l’œil nu, mais il espérait pouvoir détecter des changements de température liés à la faille de méthane. Au bout de quelques minutes, Benacerraf découvrit ce qui ressemblait à une succession de petits cratères circulaires creusés dans le sol à ses pieds. En y regardant de plus près, elle s’aperçut que l’éclairage de la lampe l’avait trompée : les cratères étaient en fait des bulles qui remontaient lentement à la surface. — Rosenberg, dit-elle dans un souffle. Je crois que j’ai trouvé. Il accourut aussi vite que la soupe le lui permit. Il s’arrêta au-dessus du bouillonnement. — Mon Dieu. Tu as raison, Paula. Nous avons trouvé. Quelle découverte ! Il sortit son matériel de prélèvement d’une des poches de son scaphandre. Il préleva des échantillons de la neige et de l’air ambiant ainsi que du gaz dont les bulles étaient remplies. Il assembla un plus grand tube à l’aide de plusieurs morceaux emboîtés les uns dans les autres pour prélever une carotte du sol. Il espérait que les couches les plus profondes de la carotte contiendraient des substances imprégnées d’ammoniac liquide. Benacerraf s’attela patiemment au carottage, tournant la poignée improvisée en haut du tube, qu’elle enfonça avec précaution dans le sol. Le simple fait de tenir la poignée n’était pas évident en raison de la rigidité de ses gants. Les électrodes de ces derniers rabotaient la paume de ses mains, et rapidement elle sentit qu’elle s’était écorché l’extrémité de ses doigts. Elle eut autant de peine à sortir la carotte du sol tenace qu’elle en avait eu à l’insérer. Lorsqu’elle l’eut enfin dégagée, Rosenberg entreprit de démonter les sections emboîtées. Un grondement de tonnerre, puissant et grave, résonna dans le casque de Benacerraf. Elle ressentit de profondes vibrations, comme si la source du bruit se trouvait juste sous ses pieds. — Je crois… fit Rosenberg. Un bruit d’explosion, semblable à un bang sonique, se fit entendre. À quelques mètres à droite de Rosenberg, un nuage gris montait du sol. Benacerraf braqua sa lampe dans cette direction. Le nuage était formé de gouttelettes de soupe projetées en l’air qui retombaient lentement à la surface. Sous le nuage, le sol s’était effondré en un cratère vaguement circulaire d’environ deux mètres de large. Elle crut voir un jet de gaz – du méthane, sans doute – jaillir du trou. — Nom d’un chien ! souffla-t-elle. — La zone entière est instable, dit vivement Rosenberg. (Il travaillait toujours sur le tube de carottage.) Nous nous trouvons sur une sorte de plaque qui repose sur des grosses bulles de méthane. La faille de méthane pourrait exploser d’un moment à l’autre. Le sol trembla à nouveau sous les pieds de Benacerraf. Un autre trou, plus gros que le précédent, s’ouvrit sur sa droite. — Fichons le camp, Rosenberg. Il était penché sur le sol et ramassait les morceaux de la carotte. — Il faut juste que je ramasse ça. — Laisse tomber, bon sang ! Il y eut de nouvelles détonations ; le sol trembla encore. Rosenberg s’affairait toujours autour de ses échantillons. — Rosenberg ! Va-t-en ! Elle tira sur la corde en hurlant. Il se redressa, cramponnant un morceau de la carotte qu’il fourra dans sa poche. Ils quittèrent la zone de la faille de méthane, se hâtant maladroitement, et reprirent le chemin de l’aller pour rejoindre le Tartare. Un jet de méthane jaillit de la glace à gauche de Benacerraf. Elle se baissa instinctivement. La détonation fut si puissante qu’elle eut l’impression d’en être traversée des pieds à la tête. Alors, un cratère circulaire d’environ trois mètres de diamètre d’où s’échappait de la vapeur de méthane se creusa entre elle et Rosenberg. À la lumière des lampes, les cratères semblaient sans fond, comme si les puits exposés menaient jusqu’au centre de ce monde. Elle prit soudain conscience du vide sous ses pieds. Elle éprouva une sorte de vertige à se trouver ainsi sur une fragile passerelle tendue au-dessus du gouffre. Le caractère aléatoire des explosions la terrorisait. À chaque pas, elle s’attendait à ce qu’un cratère s’ouvrît sous elle ou sous Rosenberg, ce qui aurait suffi à les tuer tous les deux. À avancer ainsi précautionneusement – leurs lampes braquées à la recherche des zones de bouillonnement dans la soupe –, il leur fallut une heure à franchir une étendue de tholin qu’ils avaient mis cinq minutes à traverser à l’aller. Il fallut plus d’une semaine à Rosenberg pour analyser dans son minilaboratoire les échantillons de la faille de méthane. Benacerraf prit garde à ne pas le déranger. Rosenberg restait toujours extrêmement discret sur ses recherches. Mais, à voir sa tête, il n’avait pas l’air très satisfait. Un jour, après avoir passé quelques heures dans la ferme SSVEC de l’Apollo, elle se rendit dans le module d’habitation et trouva Rosenberg en train de consigner ses conclusions sur écran souple. — … Les groupes fonctionnels CH, CN et CC sont clairement mis en évidence par la mesure de l’indice de réfraction, comme l’on pouvait s’y attendre de produits gazeux qui sont les précurseurs des tholins. L’hydrolyse acide révèle toute une gamme d’acides aminés avec les deux formes racémiques, biologiques et non biologiques, ainsi que beaucoup d’urée (cf. tableau 12). Ces acides aminés représentent environ un pour cent en masse du tholin ; leurs précurseurs semblent être formés par polymérisation en chaîne des espèces gazeuses les plus abondantes. La spectrométrie de masse à double excitation laser mesure 10-4 gramme par gramme de deux hydrocarbures polycycliques à 4 cycles aromatiques ; de plus grandes quantités d’hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP) à poids moléculaires plus élevés peuvent être présentes. La composante volatile du tholin a été analysée par couplage de la pyrolyse, séquentielle et non séquentielle, avec la chromatographie en phase gazeuse et la spectrométrie de masse ; plus de cent composés ont été détectés (cf. tableau 13) dont des hydrocarbures aliphatiques saturés et insaturés, des nitriles, des HAP, des aminés, des pyrrols, des pyrazines, des pyridines, des pyrimidines et de l’adénine. Benacerraf posa une main sur son épaule. — Rosenberg, parle-moi. Il s’interrompit. Soucieux, son fin visage couvert de rides et mécontent, il secoua la tête. — Fais chier, Paula. Il se rendit dans la cuisine et revint avec une tasse d’eau ; ils s’assirent côte à côte sur des fauteuils Apollo. Elle savait qu’elle devait se montrer patiente. — Dis-moi ce qui se passe. — Écoute, tu connais la théorie. Il se peut que la vie soit apparue ici dans l’ancien océan d’ammoniac. La vie à base d’ammoniac brûle le méthane dans l’azote, produisant de l’ammoniac et du cyanogène, tout comme nous brûlons des sucres dans l’oxygène et produisons de l’eau et du gaz carbonique. Peut-être que cette vie existe toujours dans l’ammoniac aqueux du manteau. Ou peut-être qu’elle sommeille là-dedans, sous forme de spore, en attendant d’être réveillée. — Et donc… — Et donc, j’ai tenté de déclencher une activité biologique dans les échantillons du manteau que nous avons prélevés par carottage. — Et alors ? Il se frotta le visage, la mine défaite. — J’ai trouvé beaucoup de cyanogène. Le genre de truc qu’une forme de vie basée sur l’ammoniac est censée expulser. En quantité supérieure à celle qu’on attendrait de simples processus physico-chimiques. J’ai également trouvé plusieurs produits que j’espérais être des analogues des produits biochimiques terrestres, mais ici basés sur l’azote ammoniacal. Des aminines, qui correspondent à nos acides gras. Des lipides ammoniacaux, comme la tristéarine ammoniacale. Un grand nombre d’alpha-aminoamidines, des analogues des acides alpha-aminés. Des analogues des hydrates de carbone comme les polyaminopipéridines. Des acides nucléiques ammoniacaux, un analogue de la guanine. En fait, j’ai eu droit à une alchimie plutôt exotique ; nous ne savions même pas si de tels composés seraient chimiquement stables à ces températures… — Mon Dieu, dit-elle, si je comprends tout, alors tu avais raison. La voilà, notre preuve de l’existence de la vie. — Oui, mais tout cela a quatre milliards d’années. Il se leva du fauteuil, se rendit au labo en trépignant et revint avec une petite fiole contenant de la substance boueuse du manteau. — Paula, quand j’ai stimulé les composés organiques de cette fiole avec de l’ammoniac et de l’azote, il ne s’est produit aucune augmentation de la concentration de cyanogène. La matière est totalement inerte. Rien ne respire. — Alors, les produits biologiques à base d’ammoniac que tu as trouvés. — … sont des fossiles. Paula, il a dû y avoir une vie à base d’ammoniac jadis, dans les océans primordiaux. Elle a duré des centaines de millions d’années ; il se peut qu’elle ait même atteint un haut degré de complexité. Mais elle n’a pas pu survivre aux changements, la glaciation en surface, la chute des températures. Tout ce qui reste, c’est ce que j’ai trouvé : des fossiles chimiques, les éléments décomposés de la vie qui s’est éteinte il y a des milliards d’années. Comme ce vieux caillou en provenance de la fichue planète Mars. Tu disais que les tholins formaient le creuset de la vie. Il jeta alors l’échantillon sur le sol du module d’habitation. La fiole se brisa en morceaux et son contenu boueux éclaboussa le revêtement de plastique. — Tu avais tort, poursuivit-il. Il n’y a que la mort ici. C’était la fin du rêve de Rosenberg, qui était finalement la seule raison pour laquelle ils se trouvaient ici, au-delà de la géopolitique et des luttes d’influence… Titan était un astre mort. Ils étaient orphelins dans le système solaire. Il n’y avait plus rien d’autre à faire qu’à attendre et à s’angoisser pour la Terre. Le contenu de la fiole se mit à pétiller, et s’évapora rapidement. Benacerraf sentit aussitôt son odeur âcre se répandre dans la pièce… … Un astre mort, se dit-elle. Ou peut-être simplement gelé ? Pour Barbara Fahy, c’était comme si le monde s’écroulait subitement autour d’elle. Elle reçut l’ordre de se rendre à Washington. Elle devait assister à une réunion improvisée en toute hâte sur 2002 OA en compagnie de Hartle et d’autres officiers de l’Air Force dans la « caverne », le Centre de commandement spatial profondément enfoui sous les rues de la ville. Elle dut prendre un T-38 – piloté par un ex-astronaute au visage renfrogné – car le contrôle du trafic aérien était apparemment bloqué dans tout le pays, et les vols commerciaux avaient tous été annulés. Rien qu’en survolant Washington DC, elle put se faire une idée de l’étendue des dégâts : des quartiers entiers de la ville étaient privés d’électricité et des incendies ravageaient les zones les plus pauvres. Les Chinois, murmurait-on, étaient en train de bousiller le réseau informatique du pays. La rumeur semblait fondée. Un hélicoptère la conduisit au QG de la NASA. Là, une voiture l’attendait. La circulation était très mauvaise. Tous les feux de signalisation étaient éteints. Les grands écrans muraux étaient également hors circuit ; ils restaient pendus comme des ailes noires aux flancs des immeubles qui bordaient la route. Même les petits tatouages numériques sur le visage des gosses de rue avaient viré au noir, comme de vilaines brûlures. Elle arriva au pied d’un autre édifice public d’aspect anonyme, passa un impressionnant dispositif de sécurité et fut dépêchée à l’intérieur d’un ascenseur. Celui-ci ressemblait à une cage en acier aux surfaces polies. Même ici, de sévères mesures de sécurité étaient appliquées : des caméras vidéo accrochées aux parois la surveillaient et un agent de la police militaire armé se tenait derrière elle. L’ascenseur descendit à toute vitesse. Fahy, agrippant son écran souple et ses notes, faillit trébucher ; c’était comme se retrouver dans le T-38 au moment des accélérations. Le soldat n’était encore qu’un gosse ; il devait avoir moins de trente ans. Ses yeux bleus étaient cernés de noir et elle se demanda s’il avait eu l’occasion de dormir ces derniers temps. Il était probablement aussi effrayé qu’elle. Plus encore, car il ne devait pas comprendre grand-chose à ce qui se passait. Prise d’une impulsion soudaine, elle lui demanda comment il s’appelait. Il la regarda interloqué. — M’dame ? Ses voyelles dénotaient un fort accent texan. Elle vit que sa main s’était portée automatiquement à la crosse de son arme. — Rien, répondit-elle. En sortant de l’ascenseur, elle se trouva nez à nez avec un immense logo intimidant : un bouclier constellé d’étoiles où l’on pouvait voir une planète stylisée, avec au premier plan un vaisseau spatial à aile delta. C’était, reconnut-elle, le bouclier du centre de commandement spatial de l’Air Force. Le soldat l’escorta dans un dédale de couloirs aux murs d’acier. Ses talons claquaient sur le sol métallique, son arme toujours bien en vue. Fahy dut accélérer le pas pour le rattraper. Après quelques virages, elle fut complètement désorientée. La lumière crue des néons incrustés dans les plafonds rendait toute chose aplatie et sans couleur. Toutes les personnes qu’ils rencontraient avaient le teint livide, exsangue. L’endroit était sans couleur ni odeur. Comme le cœur d’une immense machine. Les pièces étaient encombrées de gigantesques écrans souples muraux, d’imprimantes et d’appareils de télécommunications, et des jeunes officiers de l’Air Force à l’air sérieux y travaillaient sur des terminaux. La présence des machines n’y faisait rien ; elle sentit la panique rôder dans ces salles. Ils débouchèrent dans une petite salle de réunion. Une table unique occupait toute la longueur de la pièce ; c’était du chêne, dont la surface lisse ajoutait une bizarre touche de luxe dans cette grotte inhumaine. Elle débarqua au beau milieu de la réunion. Il régnait un vacarme indescriptible. Al Hartle siégeait tout au bout de la table. Gareth Deeke était à ses côtés, les yeux masqués par des lunettes aux verres réfléchissants. Plusieurs personnes étaient également présentes, des hommes pour la plupart, bien bâtis et dans la force de l’âge. Certains portaient des uniformes militaires, essentiellement des forces armées américaines, mais il y avait aussi des représentants des institutions militaires du Canada, du Québec, de la Nouvelle Colombie et de l’Idaho. Deux officiers russes étaient également présents ; ils jouaient ici le rôle de symbole des nouvelles relations entre les États-Unis et la Russie postsoviétique. Quoi qu’il en fût, cette réunion des plus hautes instances militaires des deux continents avait quelque chose d’impressionnant. Alignés le long des murs, encadrant le groupe assis autour de la table, de jeunes officiers étaient penchés sur leurs consoles de travail, leurs visages sérieux et lisses illuminés par la lueur des écrans souples. Un flot continu d’informations défilait sur les écrans, et de temps à autre des notes griffonnées sur des bouts de papier étaient tendues aux huiles assises autour de la table. Des câbles de réseaux gisaient sur le sol, hâtivement fixés çà et là par des bouts de ruban adhésif pour canalisation. Tous étaient en bras de chemise, la cravate desserrée, et une fumée bleuâtre planait au centre de la pièce. Il régnait une odeur de sueur rance et d’after-shave généreusement appliqué. Cela sentait la peur. Bizarrement, elle trouva cette puanteur corporelle plutôt bienvenue. Au moins, on pouvait être sûr que c’était bien des êtres humains qui se trouvaient là dans cet environnement de métal et de plastique. On lui fit signe de s’asseoir. Hartle tapa dans ses mains et le vacarme diminua un peu. — Essayons d’avoir une vue d’ensemble. Gareth, d’après vous, quel est l’élément déterminant dans toute cette affaire ? Deeke n’hésita pas une seconde. — Pour le Président, ce doit être la bombe de Wall Street. Les dégâts matériels sont peu importants, Al. Après tout, ce n’était qu’une bombe placée dans une valise. Le problème, c’est l’impulsion électromagnétique qu’elle a engendrée. Ça a tout bousillé : les réseaux de transferts des banques, les bourses et les marchés obligataires, les systèmes de négoce des matières premières, les réseaux de cartes de crédit, les lignes de transmissions téléphoniques et de données, les machines Quotron… Nous allons droit au chaos financier, à un effondrement du système financier mondial. Tout ça à cause d’une misérable bombe contenue dans une valise. Mon général, nous avons deux cents millions d’ordinateurs reliés entre eux grâce à des systèmes de communication basés au sol ou par satellites. Nous pensions être couverts. Mais nous ne l’étions pas. Les nœuds de nos systèmes informatiques gouvernementaux et commerciaux sont si peu protégés que ç’a été un jeu d’enfant pour l’ennemi ou ses agents de les détruire. Et dans nos propres systèmes, y compris les plus surveillés, nous avons découvert l’œuvre de crackers, dont la spécialité est de casser les codes de sécurité des logiciels – des pirates malveillants, si vous voulez – ainsi que des virus de croisière lancés sur nos points vulnérables. Al, en cet instant précis, je ne crois pas que nous puissions faire confiance à aucune des informations qui nous arrivent ici, voire à nos systèmes d’armement et de ciblage. — D’accord, rétorqua Hartle sèchement. Quoi d’autre ? — Nous avons perdu nos satellites, déclara un autre officier. — Comment ? Des frappes antisatellites ? — Pas nécessairement, répliqua Deeke. Il y a des moyens plus faciles et moins coûteux de massacrer en douceur un satellite. Il suffit pour cela de détruire, déformer, voire reprogrammer l’information qu’il traite et retransmet. On peut brouiller, intercepter, tromper les stations aux sols, s’introduire dans un réseau de communications… Al, c’est une guerre de l’information. Nous pouvons faire l’hypothèse que des mouvements de troupes se produisent en ce moment même. Voire des tirs de missiles IRBM CSS-2. Des trucs que nous ne pouvons même plus détecter… — Une guerre de l’information ? De la merde, oui ! dit Hartle. Je vais vous dire ce que c’est, moi. C’est un Pearl Harbour électronique. Les chintoques nous ont aveuglés. Ils sont en train de nous faire ce que nous leur avons fait à Taïwan en 2012. Nous n’avons pas vu assez grand ; nous n’avons jamais cru qu’ils tenteraient un truc pareil… — Et par-dessus le marché, nous faisons face à un problème beaucoup plus grave, ajouta Deeke d’une voix éteinte. Hartle se tourna vers Fahy. — Miss Fahy, lança-t-il en lui jetant un regard noir. Bienvenue en enfer. À présent, parlez-nous de 2002 OA. Fahy, nerveuse et gauche, se leva et alla se placer à un bout de la table, en face de Hartle. — 2002 OA est un NEA, un astéroïde proche de la Terre. Nous avons quatre programmes de recherches consacrés aux NEA. Trois dans l’hémisphère Nord et un dans l’hémisphère Sud. Cela fait quarante ans que les États-Unis étudient les astéroïdes croisant dans l’orbite de la planète, à l’observatoire du mont Palomar en Californie, à Kitt Peak en Arizona et à l’observatoire Lowell dans les environs de Flagstaff. Les astronomes utilisent des méthodes photographiques et du matériel électronique plus sophistiqué. Palomar à lui seul est responsable de la découverte d’un tiers de la population d’astéroïdes connus aujourd’hui. Tous ces observatoires sont situés dans le sud-ouest de l’Amérique du Nord ; par conséquent, ils ne peuvent atteindre des déclinaisons australes. C’est pourquoi, dans les années quatre-vingt-dix, a été créé un programme intitulé Études anglo-australiennes des astéroïdes proches de la Terre… — Bon, coupa Hartle, où se trouve cette saloperie de 2002 OA ? Elle tripota son écran souple, relut ses notes et sortit enfin l’image qu’elle cherchait : un tracé d’orbites possibles rayonnant à partir de la position actuelle de 2002 OA. Toutes les orbites sans exception enveloppaient la Terre. — Les coordonnées orbitales de 2002 OA n’ont pu être déterminées avec précision pour le moment. Premièrement, parce qu’il n’est visible que d’une seule station de poursuite de NEA, celle située en Australie, bien que nous fassions tout notre possible pour obtenir d’autres sources d’information. Il est probable, mais ce n’est pas sûr, que 2002 OA entrera en collision avec la Terre. Nous ne pouvons pas déterminer avec certitude le lieu de l’impact en termes géographiques. Les données orbitales sont trop fragmentaires pour l’instant pour que nous puissions… — Quel hémisphère ? interrogea Hartle en fermant les yeux. — Je ne peux pas vous le dire, monsieur. — Le NORAD(38) et la NASA affinent leurs prévisions tous les jours, Al. — Mais si nous ne sommes pas en mesure de connaître sa trajectoire, comment se fait-il alors que ces putains de Chinois aient pu le viser ? interrogea Hartle. — En envoyant un vaisseau sur place, rétorqua Deeke en haussant les épaules. En modifiant sa trajectoire là-haut, ils pouvaient parvenir à une plus grande précision. Si ça se trouve, ils ont même envoyé un homme pour le faire, mon général. Après tout, ils n’ont guère de scrupules quand il s’agit de sacrifier des vies humaines. — Et quels dégâts cette saloperie risque de nous causer ? — Mon général, nous pensons que les Chinois ont fait une erreur de calcul, déclara Fahy en faisant défiler les projections élaborées par son équipe. 2002 OA est un gros rocher. Beaucoup plus gros qu’il n’était nécessaire pour une frappe sur les États-Unis seuls. Nous pensons qu’ils misaient sur un impact par ricochet, ou qu’ils ne voulaient simplement dévier qu’un morceau du caillou. Dans ce cas, nous aurions été confrontés à une destruction localisée, et l’on aurait dû s’attendre à une sorte d’hiver nucléaire. Imaginez un rocher de Tunguska sur New York. Ou bien un Meteor Crater à la place de Washington. Nous pensons que c’était là leur plan initial. Mais 2002 OA est bien trop gros. Au lieu de tout ça, nous risquons de faire face à une sorte d’impact comme celui qui est survenu à la limite Crétacé-Tertiaire… Hartle se tourna vers Deeke. — Qu’est-ce que c’est que cette merde ? — Un tueur de dinosaures, mon général, répondit ce dernier. Un long silence s’ensuivit. — Maintenant expliquez-moi, demanda Hartle à Fahy, comment descendre ce fils de pute. Elle potassa rapidement ses notes. — En général, la stratégie adoptée pour ce type d’objet menaçant implique un rendez-vous spatial entre un vaisseau et le NEA ; le vaisseau dévie la course de l’objet en lui donnant une impulsion suffisante pour éviter la collision avec la Terre. Deux solutions s’offrent alors. Ou bien l’interdiction lointaine, lorsque la collision est prévue plusieurs saisons orbitales à l’avance, ou bien l’interception finale, lorsque la collision est imminente et le projectile à moins d’une unité astronomique de distance, c’est-à-dire à quelques jours de l’impact. L’interdiction lointaine requiert des impulsions relativement réduites et l’interception finale une impulsion plus forte. Dans les deux cas, on imprime à l’objet une vitesse de déviation suffisante pour qu’il dévie de sa course d’au moins un rayon terrestre. En cas d’interception finale, il vaut mieux appliquer une impulsion perpendiculaire au mouvement du projectile qui le place alors sur une orbite excentrique. L’impulsion nécessaire à la déviation de trajectoire est inversement proportionnelle à la distance qui sépare l’astéroïde de la Terre. Et c’est pourquoi… — Seigneur ! interrompit Hartle. Pas un muscle de son visage dur et méprisant ne bougeait tandis qu’il la regardait. — Parlez-nous de Clémentine, Miss Fahy. — Bien… Fahy passa en revue ses diapositives numérisées sur son écran souple, et entama d’une voix trébuchante une présentation rapide de la mission spatiale dénommée Clémentine II. Clémentine était une ancienne sonde spatiale d’expérimentation en espace lointain, conçue dans les années quatre-vingt-dix par la NASA et le Centre de commandement spatial de l’Air Force. L’objectif principal du programme Clémentine avait été de servir de banc d’essai pour les technologies avancées de défense dans l’espace lointain, plus précisément l’espace compris dans un périmètre de seize millions de kilomètres autour de la Terre. Mais il avait également servi de banc d’essai pour les techniques d’interception des astéroïdes. Clémentine avait été lancée pour procéder à des rendez-vous spatiaux rapprochés avec trois astéroïdes, et avait été équipée pour tirer des sondes de détection – des missiles cylindriques d’un mètre de long – à la surface des astéroïdes. Malheureusement, Clémentine avait échoué après son premier rendez-vous, mais cette première fausse interception avait réussi. — Clémentine fut surtout un exercice de tir, dit Fahy. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’elle fut critiquée par la communauté scientifique de l’époque… — Que la science aille se faire foutre, déclara Hartle. Pourquoi diable n’avons nous pas donné suite à ce projet ? Fahy sentit la nervosité la gagner de plus en plus. — Monsieur, les scientifiques finirent par l’emporter. Leur argument était que l’argent serait mieux dépensé dans des instruments au sol qui pourraient détecter l’arrivée d’objets dans l’orbite terrestre. Plutôt que d’essayer de lancer des armes dans l’espace, il valait mieux développer des réseaux de surveillance. Et puis, les libéraux s’opposèrent au programme en arguant du fait que la construction d’engins destinés à dévier la course des NEA ne pouvait être qu’une simple couverture pour masquer la poursuite des programmes d’armement dans l’immédiat après-guerre froide par les groupes intéressés : les laboratoires militaires ainsi que les fournisseurs de l’armée. Carl Sagan à l’université de Cornell s’est publiquement indigné de… — Cari Sagan, grommela Hartle. Miss Fahy, pour une fois dans votre putain d’existence, venez-en au fait. Écoutez. En ce moment même, l’argent n’est pas un problème pour la NASA. Je vous donnerai ce que vous voulez. Des Delta IV pour lancer autant d’ogives nucléaires que vous le désirez, toutes les ressources au sol dont vous aurez besoin. Maintenant, revenons-en à 2002 OA. Quelles sont les options pour dévier la trajectoire de cette saloperie de caillou ? Elle fronça les sourcils. — Je suis désolée, monsieur, dit-elle. Je croyais que vous saviez. Nous ne disposons d’aucune option. Hartle parut plus ébahi que furieux. — Il y a toujours une option, bon sang ! — Pas dans ce cas. Nous l’avons détecté trop tard. Nous sommes déjà dans la phase d’interception finale. En ce moment, 2002 OA n’est éloigné que d’une distance équivalente à quatre fois celle qui sépare la Terre de la Lune. L’impulsion que nous devrions alors déployer est de plus de quatre-vingt-dix mètres par seconde. Il nous est donc impossible de réaliser une telle déviation, quelle que soit la puissance que nous y mettons. Le mieux que nous puissions faire, serait de casser l’astéroïde en morceaux. Mais alors, au lieu d’un, nous nous retrouverions avec de multiples impacts, sans compter l’immense nuage de poussière et de débris qui heurterait la haute atmosphère… — Que ça vous plaise ou non, intervint Gareth Deeke, de toute façon, nous n’avons plus de Delta IV dans notre inventaire, Al. Nous sommes allés trop loin dans la fermeture des programmes spatiaux. Nous n’avons plus de capacités de lancement. Les doigts jaunis par la nicotine de Hartle pianotaient sur la table. — Vous êtes en train de me dire que nous ne pouvons pas abattre ce truc ? — C’est cela, monsieur. Bien sûr, nous ne sommes pas certains qu’il s’écrasera sur Terre. — Parlons alors de ce que nous ferons en cas d’impact. Gareth, sommes-nous prêts à frapper les Chinois en retour ? Devrions-nous lancer nos missiles avant la collision ? Et que se passera… Une aide de camp entra dans la pièce. Elle s’avança vers Hartle. Il l’observa, impassible, le visage figé comme les figures de pierre de Mount Rushmore. Sa démarche, nota Fahy, était gauche, ses pas mal assurés, comme si elle allait s’évanouir. — Monsieur, dit-elle. Le NORAD nous a contactés. Ils ont déterminé le point d’impact de l’objet… L’officier éclata en sanglots et de grosses larmes roulèrent sur ses joues. Tout le monde s’était levé. Des ordres fusaient çà et là. L’Atlantique. L’Atlantique. De jeunes officiers s’étaient regroupés autour de Hartle. — Venez, monsieur. Nous devons vous sortir d’ici et vous emmener au NORAD. Un hélicoptère vous attend… Putain de merde, songea Fahy. Ils avaient reçu confirmation. Ce n’était pas simplement un fantasme d’Al Hartle. C’était bien réel. C’était imminent. Je vais mourir. Putain de merde. Jake Hadamard se gara au pied du bâtiment d’assemblage des véhicules. Le parking était vide. Vu d’en bas le BAV ressemblait à une falaise. Dans la lumière rasante du matin, il vit que la façade avait subi de nombreuses dégradations ; il était couvert de guano et de mousse comme une immense pierre tombale. Il avait peine à croire que des hommes civilisés, dans un accès de folie, eussent pu construire un tel monument. Il eut soudain l’intime conviction que l’histoire allait prendre fin à cet endroit, ce jour-là. Il s’éloigna du BAV et prit la direction de la tribune de presse. Les vieux gradins en bois, inaltérables, étaient visiblement à l’abandon ; le toit s’était effondré et l’herbe colonisait les premières rangées. Il grimpa quelques marches et trouva un siège ; il essuya la poussière et le sable qui le recouvrait et s’assit pour contempler l’est. Il regardait dans la direction de l’océan, de l’autre côté de Banana River, derrière la rangée d’arbres, vers le complexe de lancement 39. Le Soleil matinal, encore bas dans le ciel, l’éblouissait. Les stands de presse préfabriqués qui se trouvaient là jadis avaient été démontés depuis longtemps. Quant aux autres reliques des lancements de vols habités – la gigantesque horloge du compte à rebours, le mât du drapeau –, elles avaient disparu également. Plus rien ne restait, si ce n’est d’obscurs podiums et plates-formes en béton, s’écroulant déjà sous les assauts de la mer et de la végétation. Derrière les arbres, de l’autre côté de la rivière, il aperçut les deux plates-formes de tir LC-39, côte à côte, de grandes tours mécaniques bleutées dans le lointain. Le pas de tir 39-B était entièrement détruit ; les équipes de démolition n’avaient laissé qu’une coque de fer rouillée accrochée à une table de béton. Néanmoins, ce sort avait été épargné au pas de tir 39-A ; dans un but purement touristique, Disney-Coca avait érigé auprès de la tour de lancement une gigantesque réplique en fibre de carbone d’une fusée Saturn V. Elle était distinctement visible ce jour-là, mince tour blanche de cent dix mètres de haut, qui s’élançait depuis le premier étage S-IC jusqu’aux moteurs-fusées de la maquette du vaisseau Apollo fixée au sommet du lanceur. Le vaisseau n’avait pas été peint et il manquait une foule de détails, si bien que l’on aurait dit un modèle réduit laissé inachevé. Il avait maintenant le Soleil en pleine figure. Hadamard était en costume, la cravate lâchement nouée. Il ajusta ses lunettes de Soleil. Il se demanda s’il devait mettre de l’écran total. Il jeta un coup d’œil à sa montre. Si ce que ses contacts à la NASA et au NORAD lui avaient dit était correct, il n’aurait pas à attendre longtemps. Il pouvait bien se passer de crème solaire. Rosenberg et Benacerraf étaient blottis l’un contre l’autre au fond de la cuisine du module d’habitation. La porte de la chambre de Bill Angel était fermée ; aucun son n’en sortait. Ce qui n’empêchait pas Rosenberg et Benacerraf de se parler à voix basse. — Quatre-vingt-quinze kilomètres, dit Rosenberg. Ce n’est pas si loin. Si nous pouvions marcher au rythme de quinze kilomètres par jour, nous pourrions être revenus au bout de quelques semaines… Rosenberg était d’une humeur que Benacerraf avait appris à reconnaître et dont elle se méfiait, car elle était due à l’excitation qui s’emparait de lui chaque fois qu’il avait une idée. Le problème était qu’il était bien le seul parmi eux à avoir des idées. — Explique-moi encore, dit-elle. Tu es sûr que c’est un cratère de météorite chondritique ? — J’en suis certain. Rosenberg avait repéré le cratère, à la frontière du grand plateau de Cronos, sur les images radar prises en orbite par Cassini. — La taille est très parlante. En effet, la nature du bolide détermine le profil du cratère. Les objets les plus courants dans cette région éloignée du système solaire sont les corps cométaires de faible densité, composés essentiellement de glace. Si l’objet est petit et peu dense, il se désintègre automatiquement dans l’atmosphère épaisse de Titan. Pour une limite d’élasticité donnée, il y a un rayon minimal en deçà duquel un bolide ne laissera pas de cratère. Pour les bolides de glace, ce rayon avoisine les cinquante kilomètres. Plus l’astre est dense, plus son cratère d’impact sera petit. — Je comprends. Et le cratère que tu as trouvé sur Cronos… — … fait trente kilomètres de large. Ce qui est en dessous de la limite de désintégration des corps glacés. Les météorites chondritiques carbonées ont une densité quatre ou cinq fois supérieure et une élasticité cent fois plus importante. Elle réfléchit un moment. — Par conséquent, le cratère que tu as trouvé ne peut pas avoir été créé par un impact de glace cométaire. — C’est possible, mais peu probable. Rosenberg avait pris l’habitude de jouer la prudence quand il exigeait d’elle de prendre une décision qui engageait la vie de l’équipage. — Mais ça pourrait être quelque chose d’autre, dit-elle avec entêtement. Une météorite pierreuse ou sidérite. — Oui, c’est possible. Mais la concentration de ce type d’objet, dans une région aussi éloignée du Soleil, est plutôt faible. Beaucoup plus faible que sur Terre. Je t’assure, Paula, que la présence d’une chondrite carbonée est la meilleure explication possible. Et mon cratère est le cratère chondritique le plus plausible dans un rayon de plusieurs centaines de kilomètres. Paula, nous devrions nous estimer heureux d’avoir trouvé quelque chose d’intéressant aussi près. Elle soupira. — D’après toi, il faut qu’on y aille. — Tu le sais bien. Paula, tu as vu les chiffres comme moi. Nous ne sommes plus capables de fermer la boucle de nos systèmes de survie, en particulier, pour tout ce qui concerne les aminoacides et quelques oligoéléments comme le soufre, le potassium et le chlore. Même Titan lui-même ne peut nous fournir tout ce dont nous avons besoin. C’est pourquoi nous devons nous tourner vers la manne céleste que nous offre ce cratère de chondrite carbonée. Nous avons besoin de ce kérogène. (Un sourire s’épanouit sur son visage fin et rêveur.) Avant de tomber du ciel, la météorite a dû dériver dans l’espace pendant environ cinq milliards d’années ; c’est sans doute un fragment de la nébuleuse originelle circumsolaire. C’était ce genre d’attitude qui l’inquiétait le plus. La manière qu’il avait de se réfugier loin de l’horreur quotidienne de leur vie sur Titan. Elle craignait surtout qu’il n’omît de considérer d’autres options de survie en se jetant à corps perdu dans le projet d’aller déterrer une solution céleste dans un cratère de Cronos. — Cent quatre-vingt-dix kilomètres à parcourir à la surface de Titan ! Mon Dieu, Rosenberg. Tu crois que c’est faisable ? Les plus longues sorties extravéhiculaires dans toute l’histoire de la NASA ont été effectuées au cours des dernières missions lunaires. Sept ou huit heures à l’extérieur du module lunaire ; un parcours de quelques kilomètres en Jeep lunaire, dont chaque instant était minuté. Tout était contrôlé depuis le sol, de telle sorte qu’il était toujours possible de revenir à pied au LEM. Il va falloir trouver un moyen de survivre sans Discovery pendant deux semaines ou plus. — Cela demandera une certaine préparation, dit-il dans un haussement d’épaules. Mais je crois que c’est possible, Paula. Nous aurons besoin des traîneaux, bien sûr, pour transporter l’eau, la nourriture, l’équipement et de quoi nous faire un abri. Mais n’oublie pas qu’il ne sera pas trop difficile de remorquer une lourde masse dans cette pesanteur réduite… — Rosenberg, nous ne sommes pas encore dans une situation critique. Peut-être devrions-nous attendre. Il prit un air embarrassé. — Quel intérêt aurions-nous d’attendre ? Nous n’avons pas de meilleures options. Il vaut mieux tenter cette expédition maintenant. Pendant que nous sommes encore relativement en bonne santé. Avant que notre matériel ne se détériore et que nos boucles de survie ne se mettent à nous faire faux bond. — Tu as tout calculé, n’est-ce pas ? — Paula, je crois vraiment que nous n’avons pas le choix, dit-il gravement. Il se mit à lui parler d’autres projets d’expéditions. Par exemple, en quête d’un cratère de météorite sidérite. Ils pourraient bien trouver un moyen d’extraire le minerai… Elle l’écouta avec une patience mêlée de lassitude. Il était reparti dans son délire technologique et scientifique, ce royaume où les plans les plus fous se réalisaient comme par magie et où le Tartare n’était que le point de départ d’un complexe étincelant dédié à la science et aux techniques. Tout cela n’avait rien à voir avec le vrai problème que posait cette sortie extravéhiculaire, pensa-t-elle. Et qui concernait principalement Bill Angel. — Eldorado, disait-il. C’est comme ça que nous appellerons le cratère. — Comme tu voudras, Rosenberg. Au milieu du chaos ambiant, il ne fut pas difficile à Barbara Fahy de quitter le centre. Elle prit l’ascenseur pour remonter à la surface et émergea dans l’aube d’une journée de printemps à Washington DC. Elle jeta un coup d’œil à sa montre. Il était près de six heures ; la réunion avait duré toute la nuit. Les rues étaient presque désertes. Quelques nettoyeurs des rues s’affairaient çà et là. Une fille en minijupe, aux tatouages numériques éteints, rentrait chez elle, après une nuit sans doute passée dans une discothèque. Quelques employés de bureau en costume, visiblement stressés, se dépêchaient de gagner leur lieu de travail. Les feux de circulation fonctionnaient à nouveau, mais, semble-t-il, de manière aléatoire. Elle se demanda où se trouvait le Président ce matin-là. Sûrement pas dans le coin, en tout cas. Elle marcha. Elle arriva à hauteur du bassin de marée et déambula au milieu des cerisiers près du Jefferson Mémorial, sur la promenade bordant les eaux miroitantes du canal. Le dais de fleurs blanches laissait filtrer les rayons matinaux, si bien que l’on eût cru que c’était le ciel lui-même qui émettait cette lueur diffuse et chaude. Elle passa devant une colonie de sans-abri, recroquevillés sous des papiers journal et des cartons contre le mur couvert d’écrans souples d’une banque. Les écrans muraux jetaient des reflets changeants sur les vêtements réduits par la pluie et le Soleil à une sorte de papier mâché sans forme ni couleur. Mais ce matin-là, aucune image ne s’affichait sur les écrans, sinon quelques parasites neigeux. Peut-être, se disait-elle, qu’elle devrait mettre quelqu’un au courant. Mais à quoi bon ? Laissons-les profiter de ce matin. Laissons-les dormir, s’ils y arrivent encore. Maclachlan avait déclaré qu’il nettoierait les rues de leurs sans-abri. Au terme de deux mandats – le Président avait même l’intention de changer la Constitution pour lui permettre de se présenter une troisième fois –, ils étaient plus nombreux que jamais. La malnutrition avait fait son apparition dans le Bronx, le choléra en Géorgie… Mais tous ces problèmes seraient bientôt résolus, pensa-t-elle, plus rapidement et plus efficacement que Xavier Maclachlan lui-même, dans ses rêves les plus fous, eût pu l’imaginer. Elle avait l’impression de vivre un immense paradoxe. Après sa visite dans la caverne d’acier, elle pouvait comprendre pourquoi les gens trouvaient que la science était une chose terrible. Voire monstrueuse. Mais le fait est qu’une seule tête nucléaire, placée au bon endroit et au bon moment, aurait pu dévier la course de l’intrus. Là était le hic. Que faire face à un tueur de dinosaures ? Accepter l’inévitable ? Lui jeter des ouvrages de philosophie à la tête ? Mais au bout du compte, c’était la science et la technologie qui avaient attiré le Mal sur eux. Le paradoxe s’approfondissait. Elle espérait seulement qu’il resterait des gens pour en débattre un jour. D’après les prévisions faites par son équipe, tout dépendait de la géométrie de l’impact. Un paquet d’énergie cinétique serait libéré vers le bas, au niveau de la croûte terrestre, et au-dessus, dans l’atmosphère, sous forme de vapeur puis sous forme de souffle. Si la collision avait lieu dans l’océan, il y aurait des tremblements de terre, de niveau huit ou neuf sur l’échelle de Richter. Une masse de poussières et d’eau salée serait projetée dans la moyenne atmosphère ; personne n’avait idée des conséquences que cela aurait sur le climat. Des oscillations globales de l’atmosphère et de l’ionosphère se produiraient. Ainsi qu’un réchauffement des hautes couches de l’atmosphère et d’autres perturbations importantes. Le brassage de l’hydrogène détruirait, une fois pour toutes, la couche d’ozone. Une grande quantité d’azote brûlerait pour se transformer en dioxyde d’azote et en acide nitrique. D’où des pluies acides. Des jets de plasma à haute énergie, issus de la collision, atteindraient la magnétosphère terrestre et détraqueraient les ceintures de radiations… Une météo délirante. Des tempêtes. Des aurores. Des communications pourries. Des couchers de Soleil époustouflants du fait de toute cette poussière. Et des ciels spectaculaires. Même si l’impact en soi n’était pas trop sévère, les effets secondaires seraient désastreux. Les usines et les barrages hydroélectriques, les usines chimiques, les centrales nucléaires… Elle imagina une douzaine de Tchernobyl éparpillés sur la côte est de l’Atlantique… Pourtant, l’humanité – la civilisation même – pourrait survivre à l’impact et à ses conséquences. Mais alors, tout dépendrait du conflit qui s’ensuivrait, lorsque les Chinois débarqueraient avec leur grosse artillerie et qu’Al Hartle et ses petits gars sortiraient de leurs bunkers de Cheyenne pour parachever l’œuvre de l’astéroïde. Même en comptant sur d’éventuels survivants, songea-t-elle tristement, l’humanité aurait du mal à remonter la pente. Il n’y aurait pas moyen de repartir de zéro, maintenant que les ressources les plus accessibles étaient épuisées, à savoir le minerai, le charbon et le pétrole. Sans compter que la biosphère était déjà instable. La collision risquait de porter l’estocade aux dernières populations de plancton, par exemple… Tout cela paraissait incroyable, dans la lumière matinale d’une journée comme toutes les autres. Mais ce jour-là pourrait bien être le dernier. Dans quelques siècles, tout ce qui restera de l’humanité se bornera à quelques reliques sur la Lune, au travail de Paula sur Titan, et à une poignée de sondes spatiales hors d’âge aux portes du système solaire. Elle arriva au Lincoln Mémorial. Elle monta les marches et contempla le visage impassible du héros de la Nation. Elle s’assit sur la dernière marche, en haut du Mémorial. Elle regarda à l’est, dans la direction de l’Atlantique. Le Soleil était maintenant bien au-dessus de la ligne d’horizon et le ciel formait un dôme de lumière bleue. Les voitures commençaient à se déverser dans les rues luisantes et le bruit lointain des moteurs s’enfla en un rugissement qui emplit peu à peu l’atmosphère. Elle resta assise là sur le marbre dur, la chaleur du Soleil sur son visage, à s’efforcer de comprendre comment, avant la fin de cette journée comme les autres, tout cela, l’œuvre de plusieurs siècles, pourrait disparaître. Elle s’aperçut qu’elle avait faim. Benacerraf reposait dans la chaleur de son sac de couchage sur un matelas fait de revêtement isolant et de vêtements spatiaux. Chaque fois qu’elle se réveillait, elle devait prendre garde à deux choses : rester au chaud et ne pas ouvrir la bouche. Plusieurs couches de métal et de revêtement thermique – le socle du module d’habitation et la soute de l’orbiteur – s’interposaient entre elle et la neige à moins cent quatre-vingt degrés de Titan. Malgré cela, les kilomètres d’épaisseur de glace enfouis dans le sol aspiraient la chaleur de son corps usé pendant la nuit. Elle se réveillait dans la même position que celle dans laquelle elle s’était endormie, comme si elle s’était entraînée à ne pas bouger pendant son sommeil. Elle avait découvert qu’en restant immobile sur le coin du sac de couchage que son corps avait réchauffé, elle se trouvait dans une position relativement confortable. Mais dès qu’elle bougeait, elle perdait tout l’air chaud qu’elle avait accumulé autour d’elle et se retrouvait frigorifiée. Aussi elle s’accrochait aux derniers lambeaux de chaleur nocturne avant d’avoir à affronter la journée. Elle ouvrit lentement les yeux. Sa lampe de chevet était éteinte mais suffisamment de lumière filtrait autour de la porte pour qu’elle pût distinguer les contours de sa petite chambre : le miroir en aluminium accroché au mur, la petite étagère où étaient rangés son écran souple et ses précieux livres de poche, sa brosse à dents au manche cassé… Elle prit progressivement conscience de l’endroit où elle se trouvait, et elle sentit une peur indicible monter en elle. Elle s’assit sur son séant. Les bords du sac de couchage glissèrent de ses épaules et elle se mit aussitôt à trembler, en dépit du vêtement épais en tissu Beta qu’elle portait en guise de pyjama. Elle se releva dans l’obscurité. Le sac de couchage tomba et forma une flaque de tissu à ses pieds. Elle entrevit son visage dans le miroir rayé en aluminium. Elle vit une vieille femme, au visage ridé et couvert de cicatrices superficielles dues aux morsures du froid, aux cheveux sales et emmêlés, grossièrement coupés, les lèvres en sang. Elle déboucha son tube de baume pour les lèvres. Elle étala la crème sur les croûtes de ses lèvres enflées. Puis elle passa doucement le bout de sa langue contre la barrière de ses lèvres jusqu’à ce qu’elles s’ouvrent, lentement, sans arracher les croûtes qui les avaient soudées pendant la nuit. Ses lèvres s’étaient abîmées au cours d’une sortie extra-véhiculaire, lorsque le joint de son casque s’était mis à fuir. Elle avait eu beaucoup de chance ; elle n’était qu’à quelques mètres du sas de l’orbiteur. Le froid qui s’était engouffré dans son casque avait été intense. Surprise, elle avait trébuché et ses lèvres et son menton étaient rentrés en contact avec le verre glacé de sa visière. Elle avait alors reculé sa tête, laissant des lambeaux de chair sanguinolents sur la vitre et ressentant une violente sensation de brûlure autour de la bouche. Elle avait serré les dents et avait regagné d’un pas hésitant le sas de Discovery. Elle s’en était sortie sans aucune gelure sérieuse. Mais ses lèvres étaient en charpie. Désormais, toutes les fois qu’elle mangeait, elle avait dans la bouche un goût de sang salé et chaque cuillerée de soupe qu’elle portait à ses lèvres prenait une teinte cramoisie. Deux ou trois fois après l’accident, il lui était arrivé d’ouvrir la bouche pendant la nuit ou au réveil et de déchirer les blessures qui avaient cicatrisé entre-temps. Elle élargit prudemment sa bouche. Les petits amas de croûtes la faisaient souffrir et elle vit que certaines des crevasses les plus profondes s’étaient rouvertes et luisaient d’un rouge écarlate. Elle songea à la journée qui l’attendait. Elle était censée passer le plus clair de son temps dans la ferme SSVEC à nettoyer les tuyaux d’acheminement des éléments nutritifs. Plus tard, il faudrait qu’elle trouve un peu de temps pour discuter avec Rosenberg des détails de l’excursion Eldorado. La porte derrière elle s’ouvrit doucement. Elle se retourna et faillit tomber ; elle se cogna le coude contre l’étagère. Une silhouette se découpait dans l’encadrement, qu’éclairaient à contre-jour les projecteurs du module d’habitation. La colère monta en elle. C’était sa chambre, merde, son îlot d’intimité. — Rosenberg, je me moque de ce que tu as à me dire. Fous le camp. — Non. Cette simple syllabe prononcée d’une voix bourrue la renseigna plus qu’elle ne l’eût souhaité. Ce n’était pas Rosenberg. C’était Bill Angel. Alors, elle se rendit compte avec une horreur soudaine que sa lente déchéance avait atteint son point culminant. À mesure que le Soleil montait dans le ciel et que le voile de brume se dissipait, les couleurs du complexe de lancement 39 se précisèrent. Le blanc neigeux de la fausse Saturn contrastait fortement avec le gris navire de la tour qui l’emprisonnait. Après avoir perdu son poste de directeur à la NASA au profit d’Al Hartle, Hadamard s’était mis plus ou moins en retraite anticipée. De toute manière, il n’aurait pas pu obtenir un autre poste au sein de l’Administration Maclachlan, et d’ailleurs il ne l’aurait pas souhaité. Il avait reçu une indemnité conséquente – qui figurait sur son contrat de recrutement initial, quand il avait quitté le monde de l’industrie – et vivait confortablement. Bien qu’ayant conservé sa maison de Clear Lake, il avait passé très peu de temps à Houston. Il n’avait aucun parent encore en vie, aucune attache particulière. Il ne savait pas encore exactement à quoi il voulait passer le reste de sa vie. Lorsqu’il faisait le bilan, la NASA avait représenté pour lui une sorte de crise interminable, semblable à une longue dépression. Il était rentré dans la NASA pour démanteler l’Agence, tout comme il l’avait fait auparavant pour des sociétés privées et d’autres agences gouvernementales. Mais au bout du compte, il avait passé toutes ces années à essayer de la sauver du désastre. Il avait fait la tournée de tous les centres spatiaux du pays : la station décrépite de Goldstone, les installations de lancement de la navette de Vandenburg mises au rancart, les vieux ateliers de construction de la fusée Saturn ainsi que ses bancs d’essai disséminés à travers le pays, abandonnés ou reconvertis par Boeing et Rockwell. Il en avait retiré un profond sentiment de précarité ; comme si quelque puissance occupante avait accaparé le territoire, construit ces coûteuses installations, pour finalement abandonner le terrain. Jake Hadamard, après des années passées à la tête de la NASA, ne comprenait toujours pas la signification du programme spatial, ni même l’attitude qu’il avait eue à son égard. Peut-être bien qu’il ne fallait pas chercher à comprendre ; l’entreprise en soi dépassait l’entendement. Mais il en était venu à soupçonner que c’était uniquement pour la conquête spatiale – que l’on pouvait résumer à des empreintes de pas sur la Lune et sur un satellite de Saturne – que cette nation trouverait à long terme sa place dans l’Histoire. Quand il avait eu vent du caillou qui fonçait droit sur eux, il avait décidé qu’il n’y avait qu’un seul endroit où il désirait se trouver. Il y eut une étincelle de lumière, très haut dans le ciel. Hadamard mit une main devant ses yeux et en rechercha la source. C’était un feu brûlant, jaune et liquide, comme l’éclat d’une fusée. Il arriva à angle droit, vers l’est, telle une ligne blanche aveuglante qui barrait le ciel. La voûte céleste chère à Aristote se déchirait en deux, livrant passage à une cohorte de monstres. L’astéroïde 2002 OA venait de pénétrer dans le ciel. Elle dut détourner les yeux pour ne pas être aveuglée. L’impact se produirait donc dans l’océan. Exactement comme le NORAD l’avait prédit. Probablement à quelques centaines de kilomètres de la côte. La lueur éblouissante avait maintenant pâli. C’était donc vrai. Jusqu’au dernier moment, une part irrationnelle d’elle-même avait imaginé que cet instant n’arriverait pas. La Terre n’avait pas subi un tel assaut depuis des millions d’années. L’invention de l’écriture remontait peut-être à cinq mille ans. Aucune civilisation humaine n’avait consigné dans ses registres la mémoire d’un pareil événement. Il n’était guère étonnant dans ce cas que cela fût aussi difficile à appréhender. Des nuages bouillonnaient et couraient dans le ciel. Le spectacle se déroulait dans un silence surnaturel. Même le bruit de la circulation semblait s’être tu. L’atmosphère ne devait avoir fourni aucun bouclier efficace contre l’impact ; l’astéroïde devait avoir atteint l’océan sans perte significative de masse ou de vitesse ; imaginez une montagne de roches, traversant à une vitesse orbitale la délicate atmosphère terrestre. Une explosion gigantesque en forme de champignon devait se dérouler en cet instant précis, dont les ondes de choc se répandaient sur toute la surface de la planète. Vu d’orbite, pensa-t-elle, le spectacle devait être fantastique ; le cratère, un trou rougeoyant de plusieurs kilomètres de diamètre, devait tenir les eaux de la mer à distance par la seule chaleur qu’il dégageait ; une immense colonne de poussières, de roches pulvérisées et de vapeur s’en élevant à des dizaines de kilomètres de hauteur dans l’atmosphère ; des tourbillons de nuages se formant à l’extérieur, comme les anneaux concentriques d’une cible. Une brise chaude et lourde, venue de l’est, souffla sur son visage. Elle était chargée de gouttes. Elle passa sa langue sur ses lèvres. Elles avaient un goût de sel. C’était l’eau salée de l’océan, capturée par le souffle de l’explosion et charriée sur des centaines de kilomètres à la ronde. Il y aurait sans doute des raz de marée. Mais difficile de savoir où et comment. Tout dépendait précisément du lieu d’impact, de la topographie des fonds marins. Un relief en pente douce pouvait par exemple réfléchir l’onde de choc vers l’intérieur de l’Atlantique… Un bruit se fit entendre enfin, un grondement sourd et profond, comme un coup de tonnerre lointain. La lumière continuait de décliner. Le sol trembla, et le marbre du vaste socle du Mémorial frissonna comme s’il eût été vivant. Pour la première fois, elle prit peur. Le sol n’était pas censé bouger sous vos pieds, bon sang ! C’était comme si une part superstitieuse, profondément enfouie en elle, venait de se réveiller. Adossée contre le mur de sa chambre minuscule, Benacerraf tendit ses mains ouvertes de manière implorante. — Qu’y a-t-il, Bill ? Qu’est-ce que tu veux ? Tu as faim ? Avec une force soudaine et brutale, il pénétra dans la pièce. Elle se replia contre le mur, mais sa poitrine et ses jambes pressaient contre elle et elle put sentir la douceur lactée de son souffle. Elle était bouleversée par la violence de l’intrusion. Il referma la porte derrière lui, et elle fut de nouveau plongée dans la pénombre. Elle tâcha de ne pas crier. Mais sa bouche se tordit et la douleur qu’elle ressentit aux lèvres aiguillonna sa conscience. Elle détourna la tête et écarta ses mains de lui, tant elle répugnait à le toucher. Il s’immobilisa à nouveau, s’appuyant sur elle de toute sa masse. Il semblait se mouvoir par à-coups, comme un reptile plutôt que comme un être humain. Au prix d’un grand effort, elle avança ses mains et les posa sur ses épaules. Elle sentit sa poitrine se soulever au rythme de sa respiration heurtée. — Bill, tu sais que tu ne devrais pas être ici. C’est ma chambre. Nous avons tous besoin d’intimité… — Je ne suis pas un gosse, bordel ! Il se rapprocha et ses mains se refermèrent sur les siennes. Ses doigts étaient puissants, bien plus forts qu’elle ne l’eût imaginé. Elle laissa échapper un cri. — J’en ai marre que tu me parles comme ça, Paula. Il lui repoussa les mains sur la poitrine, la projetant avec force contre l’étagère. — Je suis désolée, dit-elle. — Je veux que l’on me respecte. Tu peux comprendre ça, non ? (Il approcha son visage du sien.) Il y a des choses que je peux encore faire, avec ou sans yeux. — Bien sûr, Bill. J’ai toujours… Il avança et pressa ses lèvres contre les siennes. Il n’eut aucune peine à la forcer à ouvrir ses lèvres et à faire pénétrer sa langue dans sa bouche. Ses lèvres s’acharnèrent sur les siennes et ses dents frottèrent durement contre ses plaies. Ses croûtes se rouvrirent. Elle sentit le goût du sang dans sa bouche, la saveur piquante de la salive, de la sueur et de la morve mêlées. La douleur la fit crier à nouveau. Il rejeta sa tête en arrière, comme surpris, d’un geste brusque et inhumain. — Tu me fais mal, nom d’un chien ! Elle articula à peine afin de ménager ses lèvres. Elle n’avait qu’une envie : s’essuyer la bouche et cracher de dégoût. Il descendit sa main droite le long de son corps, tout en agrippant toujours son poignet. Ses doigts se refermèrent sur ses seins, à travers les couches de tissu Beta. — Bill, pour l’amour du ciel. — Allez, murmura-t-il d’une voix dure. Tu n’as pas entendu la nouvelle ? Tu ne sais pas ce qui va frapper la Terre ? — De quoi tu parles ? — C’est la fin de cette saloperie de monde, Paula. Il n’y a plus que nous maintenant ; nous sommes tout seuls à plus d’un milliard de kilomètres de la maison. Un monde nouveau s’ouvre à nous. Nous sommes les nouveaux Adam et Ève. Pauvre fou, pensa-t-elle. Derrière Angel, la porte de la chambre s’ouvrit en claquant ; la lumière crue du module d’habitation pénétra à grands flots, révélant les contours du visage de son agresseur. Il força sa main à toucher son sexe. Elle tâcha de garder le poing fermé, mais il serra et secoua sa main tant et si bien qu’elle fut obligée d’ouvrir les doigts ; alors, il plaqua sa main contre lui. Elle sentit son pénis en érection à travers l’épaisseur du tissu. — Ô mon Dieu, Bill. Non, Bill. Pas ça. — Allez, viens. On peut le faire. Comme Adam et Ève. À Seattle, Jackie fut réveillée par un bruit de tonnerre lointain. Elle demeura immobile pendant un instant, songeant aux descriptions que sa mère avait faites des tempêtes au-dessus de l’Afrique quand elle était en orbite. Sa mère était si loin. Il n’y avait toujours pas d’éclairs. Elle sortit du lit. Dans le noir total, elle se dirigea à tâtons vers l’écran mural. Elle pourrait jeter un coup d’œil aux chaînes météo, trouver une carte satellite… L’écran souple ne fonctionnait pas. Elle posa la main dessus, mais il demeura inerte, telle une fenêtre dans l’obscurité. Elle commença à prendre peur. Elle alla dans le couloir. Là, aucune lumière ne fonctionnait non plus. À présent, des éclairs zébraient le ciel, de grosses explosions lumineuses aux couleurs criardes qui illuminaient les fenêtres, mais aucun coup de tonnerre ne les accompagnait, sinon ce grondement continu. Il y eut un fracas au-dehors, un bruit de verre cassé. Elle se précipita à la porte et l’ouvrit. La nuit était chaude ; quelque part, à l’est, un vent chaud s’était levé, gonflant sa chemise de nuit et ses cheveux. Au-dessus d’elle, des nuages épais et tapageurs filaient dans le ciel ; elle aperçut des éclairs qui illuminaient les nuages les plus bas, en se propageant à l’horizontale. Les lampadaires étaient éteints ; la seule lumière provenait des éclats intermittents de la foudre, et de la lueur violacée des bancs de nuages. Même la lueur orangée de Seattle n’était plus visible. Elle marcha pieds nus dans la rue jusqu’à la barrière de sécurité. Au coin, deux voitures s’étaient percutées ; leurs capots étaient froissés, et un jet de vapeur s’échappait d’un radiateur fissuré. Les conducteurs étaient sortis, et faisaient lentement le tour des épaves. Les phares des deux voitures formaient une flaque de lumière dans l’obscurité. Elle jeta un coup d’œil autour d’elle. D’après ce qu’elle pouvait voir, il n’y avait pas un seul écran souple qui fonctionnât – ni panneau de signalisation, ni décoration, ni affichage publicitaire. Tout était mort, inerte et noir. C’était une sensation étrange de ne plus percevoir ce défilement incessant des images autour d’elle. Il se passe quelque chose de vraiment grave, pensa-t-elle. Et pourtant, dans un recoin secret de son cœur, elle avait toujours su que cela arriverait un jour. Les enfants. C’était la priorité absolue désormais. Dieu soit loué, ils étaient tous les deux à la maison. Elle devrait peut-être aller les réveiller. Mais que fallait-il faire ? Ils devraient peut-être faire des réserves. Acheter des boîtes de conserve, du lait UHT. Une bouteille de gaz. Des couvertures, des lampes de poche, des manteaux, une hache. De l’essence pour la voiture. Un pistolet. Une sirène déchirante retentit dans le lointain. Ils l’ont fait, pensa-t-elle. Ils ont osé. Ses plans s’effondrèrent un à un dans sa tête et elle se mit à crier. C’était la fin, elle s’en rendait compte dans un douloureux éclair de lucidité. Le semblant de contrôle qu’elle avait sur sa vie venait de partir en fumée. Elle ne serait même pas fichue de protéger ses enfants. La pluie se mit à tomber ; de grosses gouttes mousseuses qui éclaboussaient le trottoir. Elle les laissa tomber sur son visage ; la pluie était salée et piquait ses yeux. Elle se demanda où était Saturne dans le ciel obscurci. Cela en valait-il la peine, maman ? Cela valait-il la peine de tout détruire, simplement pour marcher dans la neige quelque part là-haut ? La pluie redoubla et elle fut bientôt trempée. Elle remonta l’allée en courant pour rejoindre ses enfants. De gros nuages sombres et orageux défilaient dans le ciel au-dessus de Fahy, masquant le Soleil. Une pluie battante se mit à tomber, de grosses gouttes chaudes et salées qui inondèrent le marbre, ses vêtements et ses cheveux. Elle eut une lueur d’espoir. Après tout, elle n’était pas morte. L’impact lui-même était derrière elle. La planète serait un champ de ruines, qu’il y ait ou non la guerre ; mais peut-être survivrait-elle assez longtemps pour voir ça. Et si le NORAD et les autres s’étaient trompés dans leurs calculs ? Peut-être que 2002 OA n’était pas assez gros pour… Quelque chose pointa à l’horizon : un mur gris comme un banc de nuages. Oh ! Il n’était plus temps de songer à l’avenir. Un mur d’eau de plus d’un kilomètre de haut avançait dans les terres. Même à cette distance, elle pouvait discerner les débris qu’il charriait : des rochers, des morceaux d’épaves, des fragments d’immeubles rasés. Elle savait que c’était les débris qui allaient causer le plus de dégâts ; couplés à la vague, ils feraient table rase de la capitale. Nous n’avons pas mérité pas ça, songea-t-elle. Quoique, de Pékin, les choses dussent paraître différentes. Sans compter ceux qui disaient que cette fin était inévitable, que l’immense projet technologique que l’humanité avait poursuivi était condamné à finir dans le malheur et la destruction. Mais nous ne méritons pas ça. C’est sûr, nous avons commis des fautes. Et nous sommes coupables d’être la seule nation au monde à avoir fait exploser une bombe atomique sur notre ennemi. Mais n’avons-nous pas battu les nazis et les Japs ? N’était-ce pas une bonne chose que nous gagnions la guerre froide plutôt que les Russes ? Était-ce vraiment une chose si terrible de vouloir gagner les lunes de Saturne ?… Je ne verrai jamais plus le Soleil. Elle sentit son cœur se déchirer de chagrin. Les nuages s’épaississèrent, et un souffle humide balaya son visage, précédant la muraille d’eau qui barrait l’horizon. Non sans un brin de perversité, elle le trouvait étrangement beau avec son visage éteint et pourtant résolu, ses yeux clos, et sa chevelure blonde de WASP scintillant dans la lumière des projecteurs du module d’habitation. Et il était si fort. Il tira sur le col de son T-shirt pour essayer de l’arracher. Le frottement de l’ourlet lui brûlait le cou. Comme le tissu résistait, il glissa sa main sous son vêtement. Il remonta jusqu’à ses seins et les empoigna en les pétrissant vigoureusement. Puis, sa main descendit le long du ventre, cherchant à s’immiscer dans sa culotte. Il rapprocha son visage du sien et lui mordilla les lèvres à nouveau. Elle libéra sa main gauche. Elle saisit l’encadrement de la porte et se dégagea du mieux qu’elle put. Sur Terre, elle n’aurait sans doute pas réussi à bousculer Angel. Mais là, ils subissaient un septième de pesanteur. Accrochés l’un à l’autre, ils basculèrent en même temps. Angel relâcha la main qu’il avait plaquée sur son pénis et la mit derrière son dos pour amortir sa chute. Elle agrippa le montant de la porte pour se retenir de tomber avec lui. Mais l’autre main d’Angel était retenue prisonnière à l’intérieur de ses vêtements ; il l’entraîna à la renverse, sans qu’elle pût rien faire. Il retomba lourdement sur son bras et il y eut un bruit sec, comme le bruit d’une branche qui casse. Angel hurla. Il tâtonnait sur le sol, tel un scarabée renversé, ses yeux morts roulant dans leurs orbites. Elle s’écarta de lui en se ramassant sur elle-même. C’était la première fois depuis qu’il avait forcé l’entrée de sa cabine, qu’elle n’était pas en contact physique avec lui. Il se mit à bouger. Son bras blessé porté à sa poitrine, il se retourna et se mit sur ses genoux. Elle tâcha de se mettre debout, mais elle se sentit faible et déséquilibrée. Elle s’éloigna en rampant vers la cuisine. Il tendit le bras et attrapa sa cheville. L’effort lui coûta le secours de son bras valide et elle le vit tomber lourdement sur la poitrine. Mais même ainsi, il réussit à la tirer vers lui. Elle se retrouva sur le dos. Pendant un moment, ses pieds ne furent qu’à quelques centimètres de sa face. Un seul coup de talon aurait suffi pour que tout fût terminé. Elle arma son pied libre pour le frapper. Angel s’effondra sur elle, emprisonnant ses jambes. Il avait l’air de ne ressentir aucune douleur. À l’aide de sa main valide, il agrippa la ceinture élastique de sa culotte et tenta de la lui arracher. Soudain, Rosenberg surgit au-dessus d’eux. Il tenait à la main une des pelles à neige, dont la lame aiguisée avait été découpée dans la coque de l’Apollo. Agrippant le manche des deux mains, il souleva la pelle au-dessus de sa tête. Derrière ses lunettes, son regard était vide de toute expression, comme s’il réfléchissait à quelque problème abstrait. — Rosenberg ! Non… Nous devons… Il rabattit la lame comme on coupe du bois. La pelle heurta le cou d’Angel dans un bruit mou et humide. Le sang gicla. Angel se raidit et rejeta la tête en arrière. Puis il s’écroula sur elle, la main toujours coincée dans l’élastique de sa culotte. La lame semblait s’être enfoncée dans la chair de son cou. Rosenberg se pencha et saisit les longs cheveux d’Angel. Il tira et le dégagea de Benacerraf. Elle vit du sang – le sien ? – dégouliner de la bouche d’Angel. Rosenberg laissa retomber le corps sur le côté. La pelle se détacha du cou et tomba sur le sol dans un fracas. Benacerraf se releva. Le col de son T-shirt était distendu mais avait tenu bon. Une tache ornait le devant, un mélange de sang, de salive et de morve. Angel avait réussi à baisser son slip au niveau du bassin, exposant ainsi son pelvis anguleux et une frange de poils sombres. Elle tira un coin du T-shirt pour couvrir son bas-ventre. — Il est mort, déclara Rosenberg d’une voix égale. — Je crois qu’il s’est cassé le bras lorsque je suis tombée sur lui. Rosenberg haussa les épaules. — Ses os étaient fragiles. Il avait le squelette d’un vieillard. Qu’il aille au diable. — Ça va, Rosenberg ? Il la dévisagea comme il eût examiné un échantillon de soupe. — Je ne sais pas. Je me sens si loin du JPL. — Ouais. Elle frissonna et croisa ses bras sur sa poitrine. Hadamard gisait sur le sol, allongé sur le ventre. De gigantesques morceaux tordus et rouillés s’abattaient dans un bruit fracassant autour de lui. Un tremblement de terre. En Floride. Ses bras étaient tournés en dehors et son visage enfoui dans l’herbe. Celle-ci, nota-t-il, était d’un vert vif et humide encore de la rosée du matin. Une odeur tiède de chlorophylle l’enveloppait. L’herbe était tachée de sang rouge foncé, et il ressentait une violente douleur dans la bouche. Il passa précautionneusement sa langue sur ses lèvres. Sa bouche était en charpie, comme si les dents du bas étaient cassées et que sa lèvre fût fendue, comme si ses dents avaient traversé la chair. Sa mâchoire était ankylosée. Elle aussi semblait cassée. Il ramena ses mains vers lui et sentit l’herbe humide se froisser sous ses paumes. Les mains à hauteur des épaules, il tâcha de se relever comme s’il effectuait une traction. Il n’arrivait pas à soulever sa poitrine du sol. Et lorsqu’il essayait, une douleur inouïe irradiait de ses jambes et ses genoux. Il retomba lourdement sur le sol. C’est alors qu’il sentit que quelque chose était enfoncé dans sa poitrine, qui le faisait horriblement souffrir. Il était probablement piégé sous les décombres de la tribune de presse. Ses jambes devaient être cassées. Et il aurait parié qu’une ou deux côtes étaient fracturées… Il avait soif. Il réussit à tourner la tête pour jeter un coup d’œil oblique au BAV. Le gros bâtiment de forme cubique était fissuré de bas en haut. D’immenses blocs et plaques de béton tombaient des murs du bâtiment d’assemblage, mettant à nu la structure de l’édifice ; pendant un instant, Hadamard entrevit ce qu’avait dû être la splendeur de cette construction dans les années soixante, lorsqu’elle était encore flambant neuve et incarnait la démesure des ambitions de la NASA. Au pied du bâtiment en ruine, il aperçut une éclaboussure de métal rouge, aplatie sous une plaque de béton de quinze mètres de long. C’était sa voiture, écrabouillée comme un insecte. Il courba la tête et jeta un coup d’œil à la Banana River. Visiblement, le pas de tir 39-B avait été complètement détruit. Quant à la tour de lancement 39-A, elle penchait dangereusement. Près du squelette métallique rouillé qui défiait les lois de l’équilibre, la fausse Saturn était en deux morceaux. Le premier étage tenait toujours debout, comme un fragment d’os, mais les étages supérieurs et le modèle du vaisseau Apollo gisaient en un tas indistinct au pied de la tour de lancement. Finis les vols lunaires, songea-t-il. Au moins, les échantillons de roches lunaires devaient être à l’abri dans leurs cartons entreposés dans les caves du CSJ. Peut-être que les archéologues du futur trouveraient cette cachette d’une valeur de vingt milliards de dollars où dormaient les échantillons intacts et les boîtes non déballées, et se demanderaient comment une telle quantité de roches extraterrestres avait pu se retrouver sur Terre. La Banana River se vidait progressivement de son eau, comme une baignoire dont on aurait retiré la bonde. Les secousses reprirent. La pelouse devant lui se souleva. En fait, il pouvait voir l’onde de pression qui parcourait la surface du sol, comme si la Terre elle-même s’était transformée en une sorte de liquide. Il y eut un grondement prodigieux, plus puissant que le rugissement de n’importe quel moteur-fusée. Alors, le sol s’ébranla sous lui. Il fut projeté dans les airs, comme une poupée de chiffon. La douleur dans ses jambes fut indicible. Mais l’expérience bizarrement était enivrante ; comme s’il était redevenu un enfant que son père lançait dans les airs pour le rattraper au vol de ses bras puissants. Dans un tourbillon d’images, il entr’aperçut une dernière fois le Soleil de Floride. Elle prit une douche et s’aspergea de toute l’eau chaude que Discovery pouvait lui fournir. Ses seins et son ventre étaient couverts de bleus. Son cou portait des traces de brûlure. Ses lèvres étaient dans un état épouvantable, et il faudrait qu’elle recoure à Rosenberg pour les soigner. Mais pas tout de suite. Elle ne pourrait pas supporter l’idée d’être touchée avant longtemps. Quand elle eut fini, elle jeta ses vêtements souillés à l’extérieur de sa cabine et s’enferma à double tour. Elle remit en place son sac de couchage qui avait été chamboulé au cours de la lutte. Elle se glissa à l’intérieur et s’entoura de ses bras pour arrêter son tremblement. Elle n’arrivait pas à trouver le sommeil. Dehors, Rosenberg s’affairait dans le module d’habitation. Elle avait soif. N’y tenant plus, elle enfila un vêtement et sortit de sa cabine. Son petit tas de vêtements avait disparu. Ainsi que le cadavre d’Angel. Toute trace des événements s’était évaporée. Elle se rendit dans la cuisine et sortit un paquet de café. Il ne restait plus que quelques grammes de grains congelés, qu’ils gardaient pour les mauvais jours. Elle jugea que l’occasion était on ne peut plus appropriée. Elle sirota le liquide épais et noir. Le café brûlait ses lèvres abîmées, mais la douleur était en un sens bienvenue et revigorante. Rosenberg émergea du sas. — Je t’ai gardé du café, dit-elle. Il esquissa un faible sourire. — Merci. — Où est-il ? — Enterré sous la neige. Mais il n’y restera pas longtemps. — Tu vas t’en servir pour alimenter le réacteur d’oxydation ? — Je vais me gêner, tiens. Dès qu’il sera congelé, il sera plus facile à, euh, démembrer. Je ne voudrais pas me tacher, Paula. — Mon Dieu. Quelquefois, j’ai l’impression que tu es aussi dingue que lui. — Qu’il l’était, tu veux dire. — Ça ne te gêne pas d’alimenter les systèmes de soutien-vie de l’orbiteur avec un cadavre ? — Pourquoi ça ? De toute façon, cela fait trois milliards de kilomètres que nous bouffons nos propres déchets. Écoute, si ça te dérange, je me contenterai de le passer dans le SOS. J’évacuerai les gaz et je me débarrasserai des résidus. — Le but étant de l’incinérer, n’est-ce pas ? — Ça te chiffonne ? Elle repensa à l’intrusion de Bill Angel et frissonna. — C’est de ma faute, dit-elle lentement. Je m’y suis mal pris avec lui, dès le début. — Que pouvais-tu y faire ? — Il semblait si compétent. — Pour une fois qu’il va nous aider. Les données de la situation n’ont pas changé, Paula. En fait… — Quoi ? — Nous avons reçu des nouvelles de la Terre. (Il la fixa des yeux.) Les enjeux ont grimpé, Paula. Plus que jamais, nous nous devons de survivre. Un frisson la parcourut. Bill avait mentionné quelque chose… Elle avait cru qu’il déraillait. — Explique-toi. Il sourit. — Il va falloir soigner cette lèvre. — Plus tard, Rosenberg. — Bien sûr… Tu sais, il y a toujours du travail à faire dans la ferme. La ferme. C’était ce qu’elle était supposée faire ce jour-là. La perspective de pénétrer entre les murs étroits de la vieille capsule Apollo, avec ses bacs verdoyants sous les lampes, lui parut soudain très attrayante. — Oui, dit-elle. La ferme. Elle continua de boire son café, à petites gorgées pour le faire durer. Rosenberg se dirigea vers le panneau de communication et tenta d’établir le contact avec Houston. LIVRE V EVA Années 2015 2016 En 1990, les contrôleurs de Voyager 1 avaient donné l’ordre à la sonde de se retourner afin de prendre une dernière série de clichés avant de mettre sa caméra hors tension. Voyager fit pivoter sa plate-forme porte-instruments et prit une vue panoramique composée de soixante images, qui montrait toutes les planètes depuis Neptune, en passant par Jupiter et la Terre jusqu’au Soleil. Elle était déjà si éloignée de sa planète mère qu’il fallut plus de cinq heures à chaque pixel pour atteindre la Terre. Le Soleil était toujours reconnaissable, un point des millions de fois plus lumineux que Sirius, l’étoile la plus brillante du ciel. Mais les planètes, y compris les géantes gazeuses, étaient réduites à de simples têtes d’épingle. Si Voyager avait répété l’expérience, elle aurait pu déceler les changements qui étaient advenus à la Terre en l’an 2015. Du fait des nuages qui roulaient au-dessus des océans, la planète était devenue un point lumineux où venait se réfléchir la lumière du Soleil ; sa couleur avait viré du bleu au blanc, faisant d’elle une sœur jumelle de Vénus. Patiemment, le vaisseau s’éloignait du Soleil, son antenne toujours pointée sur la Terre. Conformément aux instructions de son logiciel, elle continuait d’émettre vers la planète. Alors que la longue nuit de Titan tirait à sa fin, Benacerraf et Rosenberg se préparaient pour leur expédition à Eldorado, le cratère de Cronos, dans l’espoir de trouver du kérogène. Pataugeant dans la soupe amassée autour de l’orbiteur, ils s’apprêtaient à charger leurs traîneaux. Ceux-ci mesuraient un mètre quatre-vingt de long et soixante centimètres de large, et avaient été bricolés à partir du fuselage du module de commande ; ils étaient munis d’une bâche en toile de parachute. Les traîneaux avaient été initialement conçus pour glisser sur la neige ; mais en prévision de la couche de glace qui recouvrait Cronos, ils avaient été équipés de patins en acier. La pile d’équipements était d’une hauteur impressionnante. Benacerraf se baissa et hissa du matériel sur son traîneau, prenant garde à placer les paquets les plus lourds au fond. Les objets volumineux réagissaient bizarrement en pesanteur réduite ; elle devait les soulever pour les déplacer, puis la force inertielle prenait le relais et il ne lui restait plus qu’à les guider au lieu de les abaisser pour les mettre en place sur son traîneau. Elle vérifia chacun des éléments sur le cahier à spirale qu’elle avait fixé à son poignet. En premier venait la radio SHF qu’ils utiliseraient pour se repérer, en triangulant leur position par rapport à Cassini. Puis une cellule électrique à haute densité, récupérée sur l’aéroglisseur, ainsi que des bouteilles d’oxygène et d’hydrogène pour l’alimenter. Toutes les fois qu’ils s’arrêteraient pour installer leur campement, ils devraient recharger les batteries de leurs scaphandres de sortie ; et les cellules électriques leur permettraient d’avoir chaud pendant la « nuit ». Ils emportaient également de précieuses cartouches de lithium de rechange pour évacuer le dioxyde de carbone des canalisations de leurs scaphandres. Benacerraf empaqueta une tente, faite de la petite toile hémisphérique de l’aéroglisseur. Ils avaient des skis, fabriqués à partir des morceaux de la carcasse du Jitterbug. Une corde. Un petit sac d’outils. Des pièces de rechange pour leur matériel de survie, des serre-joints et des câbles en laiton argenté. Des pelles à neige. Une trousse de secours préparée par Rosenberg comportant de la pommade pour les mains et les lèvres de Benacerraf, du talc, du gel et un antiseptique pour les lésions de la peau et les blessures, des pansements pour les ampoules, les coupures et les irritations de la peau, des médicaments et des analgésiques, de l’Immodion pour la diarrhée. Ils emportaient également de la péthidine et de la morphine – des dérivés d’opium –, divers forceps, scalpels, des aiguilles hypodermiques et à recoudre. Pour les rations de survie, ils avaient puisé dans les stocks de nourriture lyophilisée qu’ils avaient amenés depuis la Terre. Benacerraf aurait préféré ne pas toucher à leurs dernières réserves, ce qui les rendrait par la suite totalement dépendants de la ferme SSVEC, mais Rosenberg avait insisté. Leur régime, lui avait-il expliqué, était crucial. Il avait calculé qu’ils auraient besoin chacun de cinq mille calories par jour. Le régime alimentaire qu’il avait concocté comporterait soixante pour cent de graisses alors que leur régime normal était composé pour plus de la moitié d’hydrates de carbone. Une fois le chargement terminé, Benacerraf eut quelque difficulté à étendre la bâche sur le dessus. Elle dut revoir la disposition de ses paquets plusieurs fois de suite, tâchant d’équilibrer la masse du chargement et de lui conférer une forme régulière. Elle fixa le tout à l’aide de cordes. Le traîneau, ainsi ficelé, ressemblait à un cercueil. Elle espérait qu’il ne s’agissait pas là d’un mauvais présage. Quand elle eut fini, elle se sentit déjà épuisée : elle avait chaud, sa respiration était hachée et ses membres lui faisaient mal à force de lutter contre la raideur du scaphandre. Rosenberg calcula que chaque traîneau devait peser sur Terre plus de deux cent cinquante kilos. Sur Titan, la pesanteur ramenait ce poids à trente-cinq kilos seulement. Un peu plus de soixante-dix livres à traîner sur cent quatre-vingt-dix kilomètres, sans compter la gêne que représentaient les scaphandres extravéhiculaires. Elle sangla son harnais autour de son torse. Celui-ci avait été fabriqué à l’aide des sangles des couchettes Apollo et des boucles des cale-pieds de la navette. Ils avaient pris garde à ce que les harnais n’entravent pas le bon fonctionnement des équipements vitaux du scaphandre, comme le boîtier de contrôle fixé sur le TR et les cordons ombilicaux acheminant l’oxygène et l’eau depuis leur sac autonome de survie. Elle se pencha en avant et ajusta les sangles de manière à ne pas être trop comprimée à travers les couches de son scaphandre. Benacerraf lança un dernier regard à la base du Tartare. Discovery ressemblait à un DC-10 qui aurait atterri sur la glace. Mais la partie supérieure de la coque était uniformément couverte de tholins qui masquaient les couleurs du drapeau américain et des logos de la NASA. Les grandes baies vitrées du pont supérieur, maculées de tholin, ne laissaient filtrer aucune lumière ; l’intérieur de l’orbiteur était plongé dans l’obscurité. Tous les systèmes secondaires de la navette avaient été coupés, afin de sauvegarder les derniers ergs des réacteurs Topaz pendant leur absence. Ce qui signifiait en gros l’arrêt de la presque totalité des équipements du vaisseau, à l’exception du chauffage et des éléments nutritifs, de l’éclairage et de la ventilation de la ferme SSVEC. Les flancs couverts de neige de l’orbiteur miroitèrent fugitivement dans la lumière de sa lampe frontale ; on aurait dit que la navette était petit à petit digérée par les éléments de Titan. Elle s’approcha de Rosenberg. — T’as pensé à prévenir le facteur ? — Oui, répondit-il d’une voix douce. — Alors allons-y. Elle détourna les yeux de l’orbiteur d’un air résolu. Sa lampe frontale formait une ellipse de lumière spectrale sur la surface uniforme de la soupe. Au loin, la nuit obscure dans laquelle ils allaient s’enfoncer était encore indécelable. Elle se pencha en faisant porter tout le poids de son corps vers l’avant. Ses raquettes piaffèrent sur le sol neigeux. Le harnais frottait contre ses épaules et ses hanches. Quant au traîneau, il restait collé à la neige. Elle se redressa et regarda en arrière. Un petit monticule se dressait dans la neige, juste devant son traîneau, sur sa droite. C’était ce qui l’empêchait d’avancer. Elle se retourna et s’appuya dans son harnais sur le côté gauche. Elle donna une brusque secousse, projetant tout son corps en avant, tout en tâchant de conserver son équilibre dans la soupe de tholin. Elle sentit que quelque chose cédait. Elle faillit faire la culbute. Elle lança un nouveau coup d’œil en arrière. Le traîneau avait avancé de quelques dizaines de centimètres. Rosenberg s’en amusa. — À ce train-là, on n’est pas près d’arriver, Paula. — Je ne te le fais pas dire. Elle se pencha à nouveau dans son harnais et tira brusquement. Le traîneau avança et se libéra de la neige poisseuse dans un bruit de ventouse. Elle avançait à pas lourds dans la neige, essayant de conserver un rythme régulier. Une fois lancée, il était plus facile de progresser. Chaque fois qu’elle s’arrêtait, en revanche, elle sentait le traîneau s’enliser à nouveau dans la boue visqueuse. Mais ses mouvements restaient saccadés et maladroits. Bientôt elle eut l’impression que la ceinture du harnais comprimait ses organes contre sa colonne vertébrale. C’eût été réconfortant de penser que les traîneaux s’allégeraient au fur et à mesure de leur progression, lorsqu’ils auraient déjà entamé leurs réserves de nourriture. Mais Rosenberg tenait absolument à ce qu’ils récupèrent tous les déchets produits par leur organisme – chaque goutte d’urine, chaque étron – pour alimenter la ferme à leur retour. C’était logique. Mais l’idée de devoir transporter des sacs de sa propre merde sur deux cents kilomètres à la surface de Titan ne cadrait pas exactement avec ses rêves romantiques d’exploration spatiale. Le vent se leva. Des bourrasques fouettaient son visage, et ridaient la soupe devant elle. La température de son scaphandre chuta brusquement ; elle sentit les électrodes brûlantes de son scaphandre tenter de rétablir l’équilibre. Rosenberg l’appela sur sa radio : — Il faut nous y habituer. C’est ce qu’on appelle un vent catabatique. Il est causé par la gravité et souffle en plaine depuis le cœur de Cronos… — Ferme-la, Rosenberg. Luttant contre le vent catabatique, elle courba l’échine et avança péniblement dans la neige, les épaules et les hanches comprimées par le harnais. La luminosité s’élevait lentement. Une lueur d’un orange brûlé suintait à travers le ciel. La soupe luisait devant elle, comme une plaine de sang séché, dépourvue de repères et sans limites. Cela ne ressemblait pas à une aube terrestre. Malgré la lumière grandissante, les ténèbres semblaient ne jamais vouloir se dissiper. L’horizon était trop proche, à quelques kilomètres seulement, et était de toute façon obscurci par la brume épaisse. Le ciel au-dessus de leurs têtes, même un jour sans nuages comme celui-ci, ressemblait à un couvercle orange, impossible à soulever. Elle se sentit oppressée par l’uniformité du paysage et de cette pénombre sans vie. Benacerraf commença à ressentir des élancements aigus dans ses épaules et des douleurs lancinantes dans ses omoplates. Par-dessus le marché, son pied droit s’engourdissait et frottait contre sa botte. La seule manière qu’elle avait d’avancer était de donner des grands coups en avant qui meurtrissaient à chaque fois ses épaules, son bassin, ses genoux et ses pieds. Elle fit une pause pour dérouiller ses épaules, mais sa lourde combinaison ne lui offrait qu’une liberté de mouvement réduite. La pression exercée par les sangles sur sa poitrine et son ventre s’atténua brièvement ; là où le harnais était trop serré, elle pouvait sentir des inflammations naissantes. Elle laissa retomber sa tête et s’ébranla à nouveau d’un pas lourd, extirpant d’un coup sec le traîneau de la soupe gluante. Ils se parlaient peu. La plupart du temps, les seuls sons qu’elle percevait étaient le bruit de sa respiration haletante, le bruissement des ventilateurs de son sac dorsal, et le souffle de l’oxygène sur son visage. Elle tâcha de ne pas trop penser à ce qu’elle laissait derrière elle et à ce qui l’attendait. Au lieu de cela, elle se concentra sur les bruits familiers de son scaphandre ; elle imaginait qu’elle était à nouveau dans l’espace, en orbite basse au-dessus de la Terre resplendissante, et que sa combinaison formait une bulle de chaleur réconfortante autour d’elle. Mais la douleur de son pied, de ses mains et de ses épaules meurtris la ramenait bien vite à la réalité. Elle ne voulait surtout pas penser à la coupure de leur liaison avec la Terre. L’extinction de l’humanité. Rosenberg avait calculé, d’après ce qu’il savait de l’astéroïde que les Chinois avaient lancé, que les chances de survie de l’espèce humaine étaient très faibles. Le drame survenu à la fin du crétacé frappait à nouveau la planète. Quelle proportion de l’humanité pouvait-elle avoir connu au cours de sa vie ? Quelques milliers de personnes ? Et sur ces milliers de personnes, combien lui étaient chères ? Trois, songea-t-elle. Trois seulement. Et à présent, elle ne savait même pas s’ils étaient encore en vie. La route est longue, Paula. Un peu plus tard, la colère s’empara d’elle. Elle s’en prit à son traîneau récalcitrant, chaque fois qu’il restait prisonnier d’une flaque de neige particulièrement vicieuse et qu’il l’entraînait en arrière, accentuant la pression sur les points les plus douloureux de son corps. Au mauvais temps qui régnait sur Titan, et aux vents qui la glaçaient jusqu’aux os sans pour autant geler la neige en surface et la rendre plus praticable. Elle fulminait contre Rosenberg. Ce qui n’était guère difficile. Elle n’avait qu’à plonger en elle-même et choisir au hasard un aspect de la personnalité de Rosenberg qui l’agaçait – les choses qu’il disait, la puanteur qui émanait de son scaphandre ouvert –, pour le ressasser pendant des heures, transformant un simple agacement en début de haine. Même ces bébés carottes de la ferme S.S.V.E.C., trop amères à son goût, mais qu’il dévorait religieusement, en insistant sur leurs vertus contre les carences en oxygène, avaient le don de la faire enrager. Elle pouvait continuer à avancer ainsi, haïssant Rosenberg en silence, et lorsqu’elle consultait sa montre d’astronaute, elle découvrait avec un peu de chance qu’une heure s’était écoulée, la rapprochant un peu plus du moment où ils pourraient s’arrêter. Au bout d’un temps, cependant, même la colère ne faisait plus son effet. Il y avait trop peu de distractions dans le morne paysage de neige et de brouillard ; elle se repliait sur elle-même, ruminant les mêmes pensées rances, sans qu’aucune stimulation extérieure vienne la soulager. Quelquefois, elle avait envie de hurler, de lever les yeux vers le ciel orange et de crier comme un grand singe frustré. Mais elle se l’interdisait, car elle redoutait de laisser échapper la bête en elle, celle qui avait rendu fou Bill Angel. Alors, elle continuait à marcher en marmonnant pour elle-même « Tiens bon. Tiens bon. Tiens bon ». Jusqu’à ce que l’envie de hurler se dissipât et que les ténèbres s’éclaircissent un peu. Au bout de cinq heures, ils avaient parcouru environ dix kilomètres. Benacerraf était épuisée, ses réserves en eau touchaient à leur fin et l’air qui circulait dans son scaphandre sentait le renfermé. Rosenberg s’arrêta près d’elle. Il passa un doigt ganté sur son harnais. — Regarde ça, dit-il en soulevant une jointure du harnais. (La couture était déchirée et le harnais de Benacerraf complètement tordu.) Cette jointure a une double couture mais ces sangles de couchettes n’ont jamais été prévues pour résister au type de tension à laquelle nous les soumettons aujourd’hui. J’imagine que tu n’as rien remarqué. Tu as tiré le traîneau alors que ton harnais n’était pas dans l’axe. Tout le haut de ton corps devait être tordu. Pas étonnant que tu aies mal aux épaules. — Rosenberg, j’en peux plus. Montons la tente. — Nous n’avons pas marché assez longtemps, Paula. Encore cinq ou six kilomètres et… — Je le sais et je m’en fous. Je te le répète, j’ai besoin de m’arrêter. — C’est juste que maintenant, nous sommes encore en bonne condition physique. Il nous reste encore plein de nourriture, la température interne de nos corps est élevée, et nous avons derrière nous beaucoup d’heures de sommeil passées dans le module d’habitation. Plus tard, il nous sera plus difficile de… — Aide-moi à monter cette saloperie de tente, Rosenberg, ou je te fous mon pied au cul. Elle retira la toile de parachute qui protégeait la cargaison de son traîneau. Tout en maugréant, il l’aida à assembler la tente. La toile de l’aéroglisseur mesurait deux mètres cinquante d’envergure. La pellicule hermétique était renforcée par de la toile à parachute pour lui donner plus de rigidité. Rosenberg la gonfla grossièrement à l’aide des réservoirs d’oxygène et d’azote. Ils l’arrimèrent solidement au sol avec des cordes et de larges cuillères plates, en forme d’ancres, profondément enfouies dans la neige organique. La tente se dressait à la surface de Titan comme un ballon de plage tristounet ; sa toile extérieure était d’un jaune boueux peu inspirant et de gros tuyaux d’air et d’énergie serpentaient des réservoirs du traîneau de Rosenberg jusqu’à elle. Puis, à l’aide de leurs pelles, ils recouvrirent la tente d’une épaisse couche de neige, ce qui leur permettrait de conserver un peu de chaleur. C’était un travail fastidieux ; au début, la neige se contentait de glisser sur la toile de tente, et il fallut de longues et pénibles minutes avant que la tente fût entièrement recouverte. Rosenberg rentra le premier à l’intérieur de l’igloo, en rampant à travers le sas grossier. Benacerraf suivit. Une fois à l’intérieur, gênée par son scaphandre, elle n’arrêtait pas de se cogner dans Rosenberg ; elle se faisait l’impression d’être un gros insecte qui se tortille dans son cocon. Rosenberg accrocha une lampe de faible puissance et un chauffage électrique. — Il faudra attendre quelques minutes avant que ça se réchauffe. La résistance du chauffage prit une belle teinte rouge, qui contrastait fortement avec l’orange terne de Titan. Elle s’assit tout près du chauffage, observant la résistance de plus en plus vive, contemplant leurs reflets démultipliés par les couches de verre superposées de sa visière. Rosenberg passait son temps à trifouiller le sac autonome de survie de rechange. Le sac – initialement destiné à Nicola Mott – avait été équipé d’un aspirateur et d’un souffleur puissant. Ils l’utiliseraient pour forcer l’air de la tente à circuler dans les cartouches filtrantes à base de lithium. Si l’un des deux sacs de survie tombait en panne au cours de leur voyage, ce sac pourrait leur servir de sac de secours. Enfin Rosenberg annonça que l’air et la température étaient tolérables. Benacerraf dévissa le collier de serrage de son casque. De l’air glacial s’engouffra dans son casque, balayant son cou et sa face. Son souffle forma aussitôt une buée sur la visière. Elle toussa et prit une profonde inspiration. L’air était si froid qu’il lui brûlait les poumons et crevassait les chairs de son visage. La chaleur de son scaphandre semblait fuir par son cou, tandis que le froid s’insinuait profondément en elle. — Mon Dieu ! — Peux-tu respirer ? Qu’est-ce que ça sent ? Elle renifla, mais son nez avait l’air bouché. — Ça caille. — Je sais. Je suis désolé. Et ça ne risque pas de s’arranger. Elle renifla à nouveau. Le froid semblait dévaster tout sur son passage, de ses conduits nasaux au fond de sa gorge. L’air empestait. — Ça sent l’œuf pourri, dit-elle. Ou le pet. Rosenberg dévissa son casque à son tour ; elle vit des tourbillons de buée entourer son visage, comme si son scaphandre était un sauna portatif. Il fit la grimace. — C’est du méthane. Bienvenue sur Titan, Paula. — Dépêchons-nous d’enlever tout ça. Benacerraf ôta ses bottes et ses gants ; elle sentit aussitôt ses doigts s’engourdir ; malgré tout, c’était un soulagement de pouvoir libérer ses pieds endoloris. Elle fouilla à l’intérieur de son scaphandre, en quête de sa poche d’urine. Lorsqu’elle l’eut trouvée, elle la déversa dans un sac de plastique plus grand. Malgré toutes ses précautions, quelques gouttes épaisses tombèrent sur le tissu maculé de neige de ses manches. Elle referma hermétiquement le sac et le passa à Rosenberg ; celui-ci le rangea dans un coin de la tente, à l’écart du chauffage, pour qu’il pût geler rapidement. Heureusement, ni l’un ni l’autre n’avaient déféqué dans son collecteur au cours de la journée. Ce type de désagrément serait pour un autre jour. Elle brancha son sac autonome de survie au groupe électrogène afin de recharger ses batteries. Elle vérifia l’état de ses cartouches de lithium et de ses autres produits consommables. Rosenberg avait emporté quelques sacs d’eau récoltée sur le mont Othrys. Bien sûr, ceux-ci avaient gelé pendant le voyage ; il les approcha donc du chauffage et les écrasa du pied. Ils avaient de l’eau pour sept ou huit jours, suffisamment pour pouvoir rentrer à la base sans réapprovisionnement. Après, ils devraient utiliser la glace de Cronos. Quand la glace fut fondue, ils en burent une partie, réapprovisionnèrent leurs scaphandres et réhydratèrent quelques sachets de nourriture. Par souci d’économie, ils avaient décidé qu’ils se passeraient de toilette au cours de l’expédition. Leur repas était composé de soupe, de riz, de biscuits et de chocolat avec une poignée de carottes. Benacerraf engloutit sa ration aussi vite qu’elle put. La soupe la réchauffa un peu. Les carottes étaient toujours aussi amères, mais Rosenberg dévora les siennes si goulûment qu’elle lui donna sa part. Rosenberg mesura la quantité d’eau qu’elle avait bue. Ils devaient se méfier de la déshydratation. L’air glacial contenait peu d’humidité, si bien qu’à chaque respiration son nez et sa bouche tentaient de l’humidifier. Rien qu’en respirant elle pouvait perdre environ cinq litres par jour. C’était un cercle vicieux : plus elle s’asséchait et moins elle ressentirait la soif. Elle avala la dernière gorgée de sa ration d’eau. — J’ai terminé, dit-elle en tremblant. Je crois que je vais refermer mon scaphandre. Il consulta la Rolex accrochée à son poignet. — Pas tout de suite, Paula. Souviens-toi de ce que nous avons dit. Nous devons garder nos scaphandres ouverts pendant une bonne heure avant de les refermer ; il faut laisser partir l’humidité. Benacerraf songea un instant à discuter mais il avait déjà fait assez de concessions. De toute manière, il avait raison. Si l’humidité dégagée par son corps pénétrait à l’intérieur des couches de son scaphandre, cela diminuerait leur effet isolant. Elle risquait alors de geler à l’intérieur du vêtement censé la protéger. — Laisse-moi jeter un coup d’œil à ton pied, déclara Rosenberg. — C’est juste une irritation due au frottement. — Raison de plus pour l’empêcher de s’aggraver, répondit-il d’une voix douce. Allons, Paula. Ordre du médecin. À grand regret, Benacerraf défit la chaussette qu’elle portait à son pied droit. L’arête du pied était à vif jusqu’au talon. Rosenberg l’enduisit de pommade et colla des pansements sur les ampoules les plus sérieuses. — Si cela persiste, nous devrons songer à couper un bout de cette botte. J’imagine qu’elles n’ont pas été conçues pour la randonnée. — Non. Merci, Rosenberg. Quand elle eut refermé son scaphandre, Benacerraf s’allongea sur le côté, face à la paroi de plastique mou, le dos tourné à Rosenberg. Au toucher, la toile était dure et couverte de givre du fait de leurs respirations et de l’humidité accumulée dans leurs scaphandres. Quand elle se réveillerait, ce serait à nouveau l’obscurité, un autre jour à remorquer le traîneau sur la soupe blafarde et uniforme. Elle n’arrivait pas à caler confortablement sa tête à l’intérieur du casque. Ce fichu truc n’était pas censé servir d’oreiller, après tout. La nuit suivante, elle placerait une sorte de coussin à l’intérieur. N’importe quoi, pourvu que ce soit doux, même un morceau de toile de parachute ferait l’affaire. Elle ferma les yeux et tâcha de faire abstraction de ses épaules ankylosées, de l’os de sa hanche qui s’enfonçait dans le sol dur, de ses pieds blessés, et du froid vampirique de la neige glacée sous elle. Le système de régulation thermique de son scaphandre fonctionnait à plein régime ; petit à petit, le froid qui régnait dans la tente s’évacua et le frais mélange d’oxygène et d’azote qui soufflait sur son visage chassa les relents de méthane. Les nouvelles de la maison. Comme ils les appelaient. Ils n’étaient pas en mesure d’évaluer l’ampleur de la catastrophe. Elle n’essayait même pas de le faire. D’une manière plutôt inattendue, leur isolement et leur abandon lui avaient rendu les choses plus faciles. Après tant d’années loin de la Terre, elle avait du mal à se rappeler qu’il existait des humains autres que la poignée d’individus qui avaient quitté l’orbite terrestre avec elle en 2008. Après tant d’années de réclusion à l’intérieur de ces prisons high-tech qu’étaient les modules d’habitation, les véhicules d’atterrissage et les vêtements pressurisés, elle avait peine à s’imaginer marcher sans entraves, à l’air libre. Même si, par miracle, elle avait été ramenée sur Terre, elle eût craint de souffrir d’agoraphobie et de vivre en recluse, à l’écart de la lumière et de la compagnie des hommes. Même sa famille, Jackie et les enfants, semblait si loin maintenant. Après tout, les garçons avaient vécu la moitié de leur vie sans leur grand-mère. Si elle avait pu rentrer chez elle un jour, elle ne les aurait pas reconnus, pas plus qu’eux-mêmes ne l’auraient reconnue. Ils étaient coupés du reste du monde ici, sur cette boule de glace flottant dans le ciel. Ils n’auraient pu rentrer chez eux de toute façon. Le fait que ce « chez eux » ait pu disparaître à jamais ne changeait pas grand-chose. Elle affrontait toujours la même routine engourdissante, la même liste interminable des besognes à effectuer pour survivre chaque matin au réveil, que l’humanité continuât d’exister ou pas. Cela n’y changeait rien. Ils n’en parlaient pas beaucoup. Rosenberg ne mentionnait jamais les gens qu’il avait perdus ou les lieux qu’il ne reverrait jamais plus. Mais Rosenberg était Rosenberg. Il était probablement plus heureux là-haut, sur Titan ; la société n’avait jamais fait de cadeaux aux gosses intelligents et marginaux comme lui, quels que fussent les services qu’ils lui eussent rendus. Quant à elle, elle traversait peut-être une période post-traumatique. Elle aurait de bonnes raisons pour cela. Elle avait échoué là en compagnie d’un cinglé sur une des lunes de Saturne, tout se passait comme si le monde touchait à sa fin, et pour couronner le tout, elle commençait à éprouver des inflammations au niveau de l’entrejambe. Comment était-elle supposée réagir ? Dans l’ensemble, cependant, elle trouvait qu’elle s’en sortait plutôt bien. Dans un certain sens, la marche y contribuait. De même la douleur. Cela occupait ses longues journées sur Titan. Les heures de sommeil, en revanche, étaient plus difficiles à négocier. Le cinquième jour, ils atteignirent la calotte glaciaire de Cronos. Benacerraf s’arrêta et se reposa dans son harnais. La brusque discontinuité dans le paysage était frappante ; à environ huit cents mètres devant elle, la couverture de neige devenait visiblement plus mince. Puis, une arête de glace blanchâtre jaillissait de la couche de tholins, comme une plage s’élevant au-dessus d’un océan visqueux et pollué. La pente était peu inclinée au début, mais Benacerraf vit qu’elle continuait plus haut pour se perdre dans l’épais banc de brume qui voilait l’horizon. La glace était striée de ravines et de sillons, comme du vieux grès, et elle discerna des coulures et des taches de tholin au bas des contreforts grisâtres. Le bourrelet de glace formait une bande interminable gris terne, comme une muraille qui traversait le monde, pour se fondre dans le lointain. Rosenberg s’approcha d’elle, le souffle court, prenant appui contre ses traits. — C’est magnifique, non ? Sa voix était étonnamment fragile, et il se tenait d’une façon un peu gauche ; il avait l’air de trop s’appuyer sur son harnais. Elle essaya de regarder à l’intérieur de son casque, mais la visière de Rosenberg était obscurcie par le reflet orange du ciel brumeux, le givre et les flocons de tholin. Après tout, c’était Rosenberg le médecin ; Benacerraf n’avait prêté attention qu’à ses propres bobos, laissant à Rosenberg le soin de s’occuper de lui-même. Elle n’aurait peut-être pas dû. Elle contempla d’un air dubitatif le versant qu’ils auraient à gravir. — Tu as raison, c’est absolument magnifique. Allons-y. Elle reprit la tête de leur convoi. L’ascension s’avéra beaucoup plus aisée, malgré la déclivité. C’était comme lorsqu’ils étaient montés au sommet du mont Othrys. La neige s’amenuisait au fur et à mesure et devenait moins adhérente – certes, elle supportait moins bien le poids du traîneau –, jusqu’à ce qu’enfin ses raquettes résonnent sur la glace dure et que le fond du traîneau racle sur le sol avec un bruit rassurant. Elle s’interrompit à nouveau pour attendre Rosenberg. Même sur une si courte distance, il avait pris beaucoup de retard, et il lui fallut quelques minutes pour la rattraper. — L’heure est venue de changer d’équipement, Rosenberg. Le souffle rauque, il ne lui répondit pas ; il se contenta d’ôter son harnais et de défaire les nœuds qui retenaient la bâche au traîneau. Ils devaient fixer les patins d’aluminium sous les traîneaux. Benacerraf eut du mal à manipuler les gros écrous à oreilles avec ses mains gantées. La première fois, elle vissa trop fort, détériorant le pas de vis, si bien que l’écrou ressortit en un tour de main. Rosenberg en sortit un autre pour elle. — Vas-y doucement, dit-il. L’acier se casse facilement à cette température. Ensuite, elle enfila une paire de skis. C’étaient de simples lattes découpées dans du métal de coque, équipées de surbottes ouvertes en guise de chaussures de ski. Une fois les raquettes rangées et les traîneaux ficelés, ils se remirent en marche. Il leur fallut quelques centaines de mètres pour s’habituer aux skis et au pas légèrement glissé qu’ils requéraient. Ses genoux et ses chevilles luttèrent plus que de coutume contre la raideur du scaphandre. Ses articulations s’enflammèrent à nouveau et les muscles de ses mollets raidis se rappelèrent à son bon souvenir par des élancements douloureux. Mais une fois qu’elle eut trouvé son nouveau rythme, elle parut avancer plus vite et plus facilement qu’auparavant. Pour remorquer le traîneau, elle pouvait s’appuyer continûment sur ses traits au lieu de le tirer par à-coups comme elle devait le faire sur la neige, ce qui avait pour effet d’atténuer considérablement la pression qui s’exerçait sur ses épaules, ses hanches et son bassin. L’ascension du traîneau n’allait pas être chose facile, mais, s’avouait-elle, c’était un soulagement d’être enfin libérée de l’emprise gluante de la neige. Pendant un moment, elle se sentit presque euphorique. Elle atteignit l’embouchure d’une ravine peu profonde. Dans la lumière blafarde de sa lampe frontale, les parois avaient une teinte bleu-gris, et au fond gisaient des amas de glace pilée. En amont, le versant était ondulé et formait de gigantesques vagues gelées. La ravine, bien que plus pentue et plus étroite à son extrémité, semblait le chemin le plus aisé. Elle jeta un coup d’œil en arrière. Tout au bas, le scaphandre maculé de soupe de Rosenberg et la toile jaunâtre de son traîneau se profilaient sur le fond orange et gris du glacier. Elle s’enfonça dans la ravine. Elle sentit les petits morceaux de glace crisser sous son poids, amortissant le sillage du traîneau. Elle se baissa avec raideur et ramassa une poignée de granules. Ils étaient durs et ronds et n’avaient rien à voir avec les flocons de neige terrestre. En surface, ils n’avaient aucune cohésion, mais en profondeur, ils s’agglutinaient – probablement grâce aux couches de matière organique qui les recouvraient – pour former des morceaux de la taille de galets qu’elle pouvait écraser dans sa main. Cela ressemblait à ce que les géologues appelaient une « croûte indurée ». Elle inspecta les patins du traîneau. Les cristaux de glace avaient fait de fines éraflures sur la lame. Elle savait qu’à température normale les skis et les patins créaient un film d’eau sur lequel ils glissaient presque sans frottement. Mais là, ces petits cristaux durs ne voulaient pas fondre sous la pression des patins ; ils se comportaient plutôt comme des grains de sable, si bien qu’elle avait l’impression de tirer un traîneau à travers un désert. Sa déception était cruelle. Il n’y avait jamais de répit sur cette planète. Au fur et à mesure qu’elle remontait la ravine, la pente augmentait de plus en plus. Bientôt, les cristaux disparurent tout à fait, mais alors, elle découvrit avec agacement que la glace devenait trop glissante. Par moments, elle glissait en arrière à chaque pas et la seule façon d’avancer était d’aller en zigzag, ce qui rallongeait considérablement le parcours. Malgré cela, elle fut bientôt montée si haut que, lorsqu’elle jeta un coup d’œil en contrebas, le sol était noyé sous la brume. Et pourtant, la pente montait toujours devant elle jusqu’aux brumes orange au sommet. Elle courba la tête et poursuivit son ascension. Elle s’interdisait de penser à la distance qu’il leur restait à parcourir et même au plaisir qu’elle aurait à enlever ses bottes. Enfin elle atteignit le sommet de la ravine. Le paysage tout entier se révéla à elle. Apparemment, elle avait atteint une sorte de replat. La glace à ses pieds était éboulée et fissurée. En levant les yeux, elle aperçut un bloc de glace informe, dont le mouvement s’était figé. Des vagues de glace qui devaient mesurer trente mètres de haut s’élançaient dans les airs, comme figées à l’instant de s’abattre les unes sur les autres. D’immenses gouffres formaient des taches sombres sur la masse gris-blanc. Des grondements sourds montaient du ventre du glacier, résonnant à intervalles réguliers dans le paysage tourmenté. Chaque vague semblait avoir été sculptée, épousant parfois des formes élaborées, tout en cannelures et en arêtes aiguës. Leurs silhouettes majestueuses montaient à l’assaut du proche horizon ; elles étaient si grandes qu’on les devinait encore sous la limite incurvée du monde, comme des bateaux qui voguent sur une mer gelée. Un nuage de méthane sombre et menaçant pesait comme un couvercle au-dessus du relief confus, obscurcissant la brume et se mêlant aux crêtes de glace qui bornaient l’horizon, formant ainsi un bandeau de couleurs grises, noires et orange. Quelques minutes plus tard, Rosenberg débarqua en chancelant sur le replat. Il s’appuya dans son harnais en râlant, et contempla la mer de glace qui se reflétait dans sa visière. — C’est un glacier de compression, expliqua-t-il. Paula, j’ai l’impression que le continent tout entier est une gigantesque extrusion de magma, qui déforme tout un côté de la Lune. Exactement comme le dôme de Tharsis sur Mars. Peut-être que de telles formations géologiques sont communes aux petites planètes comme celle-ci… Et toute cette glace afflue et reflue lentement de l’extrusion de magma, à la manière d’un gigantesque relâchement visqueux à l’échelle d’un continent. Benacerraf contempla les lieux d’un regard neuf. Les vagues de glace étaient des plis de compression, amplifiés par la faible pesanteur de Titan et figés dans le temps. Elle frissonna. Elle se sentit toute petite face à cet espace et à ce temps incommensurables. Si elle avait pu voir les choses en accéléré – vivre pendant un million d’années –, elle aurait vu la glace fondre du dôme de magma de Rosenberg, comme le glaçage d’un gâteau d’anniversaire. Peu après, ils se remirent en route, Benacerraf toujours en tête. Elle s’efforça de choisir un itinéraire qui les ferait contourner les rides les plus escarpées. Les vagues prenaient des formes variées. Certaines d’entre elles formaient des arêtes pointues, d’autres des monticules arrondis ; d’autres encore avaient des configurations plus inattendues – des bosses émoussées, des torpilles, des formes cauchemardesques montées sur de fragiles piliers érodés, qui paraissaient incapables de soutenir toute cette masse, malgré la faible gravité. Les ravines serpentaient de manière irrégulière entre les vagues. Au début, elle tenta de conserver ses skis, mais les chenaux étaient trop étroits et tordus, et les skis n’arrêtaient pas de buter contre les parois. Elle finit par les retirer et les ranger sur le traîneau. La surface, recouverte d’une couche irrégulière de cristaux, était difficile à jauger ; parfois les cristaux s’écrasaient sous ses bottes sans qu’elle s’enfonce, et parfois elle sentait la glace dure comme la pierre sous son talon, dissimulée sous un centimètre de granules solides. Ses plaies et ses ampoules la faisaient horriblement souffrir. Son traîneau se cognait et bringuebalait sur le sol, et son harnais brûlait ses épaules et son bassin. Elle se surprit à regretter la relative docilité de la neige gluante. Elle fut contrainte d’escalader certains versants. Certains d’entre eux mesuraient trente mètres de haut ou plus. Elle escaladait la paroi de biais. Au sommet, elle se mettait sur le côté pour laisser passer le traîneau devant elle quand elle redescendrait sur l’autre versant. Et ainsi de suite. Elle se faisait l’effet d’un insecte qui se débat au milieu d’une immense flaque d’eau. Sans crampons ni bâtons de ski, elle devait s’agripper à la paroi à l’aide de ses mains gantées et de ses skis pour faire levier. Ses genoux et ses coudes rabotaient douloureusement la glace, et ses doigts et ses orteils faisaient un mal de chien. Quelquefois, son traîneau glissait de guingois et la ramenait dans le fossé. Elle fit une pause au sommet de l’une des crêtes. La glace était nue et bleu-gris. Des granules caillouteux gisaient au fond de petites dépressions. La surface à cet endroit était polie et, lorsqu’elle l’effleura de sa main gantée, elle sentit qu’elle était lisse comme du verre et dure comme du béton. La vague avait dû être poncée par les granules puis lustrée par une fine pluie d’aérosols. En se retournant, elle aperçut Rosenberg qui peinait dans les tranchées creusées entre les vagues. Il paraissait minuscule au milieu de cette forêt de crêtes immenses, et sa lampe frontale jetait de petites flaques de lumière jaune sur les parois luisantes qui se resserraient autour de lui. De temps à autre, la glace devenait plus claire et prenait une teinte bleutée sous la lumière de sa lampe ; Benacerraf voyait la torche briller à travers les parois, et ses rayons réfractés par le prisme des fissures au sein de la glace. Un flot de lumière terrestre illuminait ces gigantesques châteaux féeriques silencieux et morts. Rosenberg s’arrêta à plusieurs reprises et préleva des échantillons de la surface dégradée. Il photographia la forme des vagues. Il alla même jusqu’à mesurer les angles des crêtes gelées. Sa voix lui parvenait affaiblie, mais Benacerraf pouvait déceler son enthousiasme dès qu’il avait l’occasion de faire un peu de science. — C’est superbe… Paula, chacune de ces vagues doit avoir un million d’années. Et lorsque le vent souffle dessus, il expose des couches de glace des milliards d’années plus âgées que celles-ci – de la glace plus ancienne que l’émergence de la vie sur Terre… C’est magnifique… Un nouveau danger la guettait. D’immenses crevasses lui barraient le chemin. Elles devaient mesurer une centaine de mètres de profondeur, et leurs parois éclairées par sa lampe étaient d’une belle couleur bleue qui rappelait celle de la Terre. En jaillissant du cœur de Cronos, la glace se cassait sous la pression subie. Les crevasses parallèles à la montée de glace n’étaient pas difficiles à négocier, dans la mesure où elles allaient dans la direction qu’ils cherchaient à atteindre, à savoir le cœur du continent. Mais à certains endroits, là où la glace était plus tassée par suite de son écoulement, les crevasses coupaient le flux transversalement. Elle devait faire alors de vastes détours pour rejoindre les zones de resserrement des crevasses, où elle pouvait passer à ski. Dans la région la plus difficile, se mêlaient crevasses parallèles et transversales, sans doute en raison de phénomènes glacitectoniques plus importants. Les crevasses s’entrecroisaient et découpaient la glace en séracs, dont certains s’étaient éboulés, si bien qu’elle avait l’impression de déambuler sur le trottoir défoncé d’une immense cité en mine. Elle surveillait de loin Rosenberg ; sa progression était lente mais il avançait dans son sillage, la tête baissée. Au bout de quelques heures de cet enfer glacé, elle trouva un endroit pour camper. Un lit de granules de régolite, situé entre deux grands plis de compression, pouvant tout juste accueillir leurs deux traîneaux. Ils durent attacher leur tente à ces derniers car leurs sardines de métal ne s’enfonçaient pas dans la couche de glace dure. Tout autour d’eux, aussi loin que Benacerraf pût voir dans la lumière brun orangé, apparaissaient des chevauchements et des cassures dues aux pressions tectoniques. Leur petit campement avait l’air d’un esquif perdu dans un vaste océan. Avant même qu’ils pussent rentrer dans la tente, un vent se leva et s’engouffra dans la vallée comme à travers un tunnel aérodynamique. C’était la septième nuit qu’ils passaient hors de l’orbiteur. Ils se trouvaient à environ quatre-vingts kilomètres du Tartare. Benacerraf n’avait pas réussi à déféquer pendant qu’elle marchait ce jour-là, ce qui était de loin la méthode qu’elle préférait, car en fin de journée ils n’avaient qu’à ôter leurs couches souillées, préservant ainsi un semblant d’intimité. À présent elle sentait les gaz comprimer son ventre. Elle se demanda si elle n’était pas atteinte d’une sorte de diarrhée provoquée par les antibiotiques qu’elle prenait. — Désolée, Rosenberg, s’excusa-t-elle à l’avance. Il était en train d’injecter de l’eau dans leurs sachets de ration quotidienne. Il lui jeta un regard vitreux et haussa les épaules. Elle ouvrit son scaphandre au maximum, se redressa et se pencha dans l’espace confiné de la tente, face au radiateur. Elle rentra tant bien que mal un sachet de ration usagé à l’intérieur de son vêtement et chercha ses fesses. Leur peau était flasque au toucher et avait perdu toute sa graisse. C’était le cul d’une vieille femme, pensa-t-elle. Elle colla du mieux qu’elle put le sac contre son postérieur et s’abandonna. La merde jaillit en un jet chaud et compact, accompagné d’un pet explosif. Elle essaya de tout faire rentrer dans le sac, mais ce n’était pas facile et elle sentit ses mains, ses manches et ses jambes aspergées d’excréments. L’odeur qui émanait de son scaphandre était humide et âcre. Voilà ma contribution personnelle à la couche de méthane de Titan, se dit-elle. Elle referma le sac et le retira. Elle devait sceller en priorité son scaphandre pour ne pas laisser échapper ce qu’il restait de chaleur à l’intérieur. Puis elle enveloppa le sac d’excrément liquide dans deux autres poches de plastique, s’essuya grossièrement les mains sur ses cuisses – de toute manière cela gèlerait le lendemain matin – et rangea le sac dans un coin de la tente, à côté de sa poche d’urine. Elle se recroquevilla, tremblante, près du feu, aux côtés de Rosenberg, les bras repliés sur sa poitrine pour se protéger du froid. Rosenberg préparait le repas en y mettant plus de temps que de coutume. Sa main gauche avait gelé quelques jours auparavant, lorsque l’humidité avait pénétré à l’intérieur de son gant et que le froid des arêtes de glace auxquelles il s’était agrippé avait trouvé le chemin de ses doigts. Trois cloques avaient crevé et la peau morte partait petit à petit, découvrant des bouts de chair à vif, comme de la viande crue. — Rosenberg, tu as l’air de beaucoup souffrir. Tu veux que je prenne le relais ? — Non. La peau de son visage émacié était singulièrement flasque ; ses joues semblaient descendre en plis au-dessus des coins de sa bouche. — Ça va mieux depuis que les ampoules ont éclaté, ajouta-t-il. Avant, il arrivait que le liquide gelât à l’intérieur. — Aïe ! — Chacun sa merde. C’est prêt. Mange. Elle prit ses sachets de nourriture ; leur chaleur dans ses mains était la bienvenue. Le repas se déroula dans un silence pesant. Au cours des dernières haltes, les pensées acerbes qu’elle nourrissait à son encontre étaient peu à peu ressorties. Elle ne supportait plus Rosenberg et ses petites manies. L’odeur nauséabonde de son urine. Les gouttes gelées de morve, de salive et de larmes qui émaillaient sa maigre barbe. La manière dont il touchait la nourriture avec ses mains écorchées. Et elle était agacée par le soin qu’il mettait à distribuer « équitablement » les rations. L’affaire des carottes était une chose. Benacerraf avait de nouveau tenté d’ingurgiter ces saloperies mais en vain. De sorte qu’il finissait par les manger toutes. Mais Rosenberg avait contracté de nouvelles habitudes. Comme celle qui consistait à retourner les sachets de soupe qu’elle avait consommés pour en lécher l’intérieur avant de les stocker en vue d’une utilisation future. Ça la rendait dingue. Elle proposa qu’ils préparent la soupe chacun leur tour, afin de pouvoir elle aussi lécher les sachets. Les rations de la NASA étaient faciles à partager équitablement. Mais les produits de la ferme SSVEC – les carottes, leur pain rudimentaire, le blé, le riz – devaient être partagés. Et chaque fois qu’il fallait choisir entre deux portions, Benacerraf trouvait toujours que Rosenberg avait tendance à s’attribuer la plus grosse. Ils avaient trouvé le moyen de faire face à cette situation épineuse : l’un d’entre eux effectuait le partage et l’autre choisissait sa portion. Ils alternaient les rôles jour après jour. Benacerraf se surprit à guetter avec impatience le moment où elle pouvait choisir après que Rosenberg eut effectué le partage. De cette façon, elle était sûre de s’en tirer avec quelques grammes de plus que lui. Ces matins-là, cette perspective la réjouissait. Elle comprenait parfaitement la situation. Dans les conditions effroyables d’existence qui étaient les leurs, ils avaient besoin tous deux d’un bouc émissaire. Les vraies causes étaient trop abstraites ou lointaines pour jouer ce rôle : le climat détestable de Titan, leurs équipements pourris, la trahison de la NASA et des responsables politiques qui les avaient lâchement abandonnés à leur sort, les Chinois et leur coup de massue céleste. Il ne restait personne d’autre à blâmer sauf eux deux. Cette lucidité ne les aidait pas pour autant à contenir leur frustration. À la fin du repas, ils s’occupèrent chacun des blessures de l’autre. Du fait de la sueur et de l’humidité retenues prisonnières à l’intérieur de son scaphandre, Benacerraf avait contracté des hémorroïdes. Rosenberg avait emporté une pommade qu’elle pouvait s’appliquer. Son dos, ses épaules et son ventre portaient des traces d’inflammation permanente, en raison du frottement du harnais. Elle avait l’impression que son pelvis saillait sous la peau irritée de ses hanches à mesure que la graisse de son corps fondait. Ses lèvres n’étaient toujours pas sorties d’affaire ; les crevasses et les gerçures refusaient obstinément de guérir, et elle sentait le goût du sang à chaque bouchée de nourriture. En outre, les lésions inflammatoires qu’elle avait à l’entrejambe s’étaient infectées ; la face interne des cuisses et la zone qui entourait le pubis étaient à vif sous le frottement des couches isolantes de son scaphandre, malgré tout le talc qu’elle s’appliquait. Rosenberg souffrait également d’eczéma à cet endroit du corps. Avec l’innocence d’un enfant, il lui exhiba ses organes génitaux. Son scrotum ressemblait à un sac ratatiné, rougi par l’inflammation. Quant à son pénis, il semblait brûlé par le gel. Il avait enflé au point de devenir une masse informe et son extrémité était cloquée. Il haussa les épaules. — Voilà le prix à payer pour être circoncis. Ça fait une couche de protection en moins. Ajoute-le à ta liste, Paula. Aucun juif sur Titan, à moins de porter un caleçon. Il inspecta le pied droit de Benacerraf. Des jours durant, elle avait tout fait pour ménager son pied, mais cela n’avait fait qu’aggraver les choses. Un abcès s’était développé sur son tendon d’Achille, à l’endroit où son talon était comprimé par le contrefort de sa botte. Les antibiotiques que Rosenberg avait prélevés sur leurs maigres réserves ne semblaient bons qu’à lui donner la colique. Ce jour-là, Rosenberg annonça qu’il allait l’opérer. Il lui fit deux injections de Xylocaïne. Pendant quelques minutes, il lui couvrit le pied, le protégeant du froid le temps que l’anesthésique fît son effet. Puis il s’empara d’un scalpel – un de ceux qu’il avait stérilisés avant leur départ – et l’enfonça profondément dans la peau tuméfiée. Il pratiqua des incisions croisées d’un geste rapide et sûr. Du pus jaune s’échappa des incisions, qu’il récolta dans un sachet de ration vide. Quand il eut terminé, il nettoya la plaie, la badigeonna d’antiseptique et l’entoura d’un bandage. Benacerraf se retourna et remit sa chaussette. Lorsqu’elle referma son scaphandre cette nuit-là, elle se sentit immergée dans une puanteur animale. Elle savait qu’à l’intérieur de ce vêtement high-tech, son corps croupissait lentement et empestait de plus en plus. Qu’importe. Car maintenant la crasse formait une couche de protection supplémentaire entre elle et le froid. Elle tourna son visage vers le mur de la tente. Elle s’imagina Rosenberg en train de retirer les gouttes de morve gelée de sa barbe. Agacée, elle chercha le sommeil. Enfin les immenses arêtes de glace commencèrent à refluer. Benacerraf parvint à un endroit où les vagues, pour quelque raison protégées du vent, n’étaient hautes que de deux mètres. Benacerraf décida de changer de tactique et de tenter un assaut frontal. Elle attendit un moment que Rosenberg fût en vue ; puis elle enfila ses skis et prit tout droit vers l’est, coupant à travers la première vague. Remorquant le traîneau derrière elle, elle parvint au sommet de la crête la plus étroite. Son traîneau était à moitié suspendu dans le vide et le harnais l’entraînait vers le bas, frottant durement les zones de sa chair meurtrie. La crête suivante n’était éloignée que d’un peu plus d’un mètre, et elle tendit les bras vers elle, avec l’espoir de pouvoir faire le pont avec ses pieds. Mais le traîneau heurta le bord de la crête et se coinça ; elle fut rejetée en arrière et faillit perdre l’équilibre. Énervée, elle se pencha en avant et tira de toutes ses forces pour dégager le traîneau. Il fut projeté en l’air et se libéra soudainement ; à nouveau en déséquilibre, elle tomba en avant et se rattrapa avec ses skis pour éviter de retomber de l’autre côté de la vague beaucoup plus pentu. Et ainsi de suite. La taille des vagues diminua progressivement, jusqu’à ce qu’elle se retrouvât sur une surface qui n’offrait presque plus d’obstacles, jonchée de neige organique et de poches de granules solides. Lentement, ils pénétrèrent au cœur de Cronos. Le neuvième jour, elle commença à trouver le terrain plus difficile. Au bout d’un moment, elle se rendit compte que le sol remontait sous elle. Elle se força à avancer à travers le brouillard uniforme, ignorant la douleur de ses genoux et de ses pieds. La pente se raidit de manière spectaculaire. La surface se surélevait pour former un rempart qui s’étendait à l’infini du nord au sud, comme une vague gigantesque dont la crête disparaissait à l’horizon toujours voilé. La glace était irrégulière et ravinée d’étroits couloirs neigeux qui descendaient le long du versant, et s’avérait pleine d’embûches. Elle effectua l’ascension en zigzag, perpendiculairement à la ligne de plus grande pente. Cette tactique se révélait moins pénible pour ses pieds car elle pouvait glisser à l’horizontale sur la plupart des ravines. Mais celles-ci n’arrêtaient pas d’accrocher les patins du traîneau, la tirant violemment en arrière. Derrière l’horizon miniature créé par l’arête du mur, une montagne se dressait, aux flancs grisâtres rayés de neige, telle une réplique d’Othrys. Elle atteignit brutalement le sommet. Le sol s’aplanit et elle se retrouva sur une petite plate-forme érodée, d’environ cinquante mètres de large, jonchée de flaques de soupe. Dans un dernier effort, elle hissa le traîneau sur le plat. Elle détacha son harnais et le laissa retomber sur la glace avec un soupir de soulagement. Elle contempla le chemin qu’elle avait parcouru. Les patins et les skis n’avaient pas laissé de trace visible sur la glace dure. La muraille formait sur la plaine une ligne majestueuse, concave. Au bas de la pente, elle discernait Rosenberg ; une tache sombre qui avançait laborieusement, rapetissée par la masse de son traîneau. Elle se retourna et se dirigea vers le versant opposé. Elle avança précautionneusement, évitant le bord et toute surface un tant soit peu friable. Le mur s’étendait à gauche et à droite et se perdait au loin dans l’horizon brumeux. Elle n’en apercevait que sa paroi incurvée. Le piton, nettement conique, se dressait devant elle, sa base invisible dans les ténèbres du lointain. Visiblement, elle se tenait au bord d’un cratère, un immense cirque cloisonné qui s’incurvait autour d’un piton central. La symétrie des lieux était presque surnaturelle, ou artificielle. Elle scruta le cirque en contrebas. La paroi de ce côté-ci semblait plus escarpée que celle d’en face ; le cratère formait une blessure profonde et nette dans le paysage. Sur le pourtour, au pied de la paroi, de gros blocs de glace jonchaient le sol, et gêneraient sûrement leur progression. Mais plus loin, le terrain s’adoucissait et était recouvert d’une épaisse couche de soupe couleur pourpre. Le ciel formait une voûte orange crépusculaire ininterrompue, dépourvue de tout nuage à l’exception d’un cirrus effiloché d’azote et de glace, perché en haute altitude. Rosenberg s’approcha d’elle. Comme Benacerraf, il avait ôté son harnais ; il se pencha en avant, les bras ballants, pour équilibrer la masse de son sac dorsal. Sa respiration était plus bruyante que jamais. — Eldorado, dit-il. Je crois que nous avons réussi. Cela ressemble exactement aux images radar. Elle contempla le fond neigeux du cratère. Elle vit qu’il n’avait pas la sempiternelle couleur de sang noir à laquelle elle s’était habituée lorsqu’ils étaient à Clear Lake. Le rouge foncé dominait, certes, mais des rayures rouges plus vives – voire écarlates – s’y mélangeaient. Le tout ressemblait à une palette de peintures à l’huile, où toutes les couleurs auraient été mêlées. — Non, c’est différent. Tu crois qu’il y a du kérogène en bas ? — Comment veux-tu que je le sache ? lança-t-il d’un air irrité. — Utilise ta vision infrarouge. Il passa en vision nocturne. — Je ne sais pas si ça va beaucoup nous avancer. Puis il leva la tête et, dans sa visière, Benacerraf aperçut le reflet de la montagne et du ciel orange. — … Oh ! Ça alors ! s’exclama-t-il. Regarde là-haut, Paula. Utilise ton infrarouge. Waouh ! Elle leva les yeux à son tour. À travers la brume d’or laiteux, au-delà des franges du cirrus, se levait le croissant multicolore de Saturne. Il était presque midi heure locale, si bien que le Soleil était directement à la verticale au-dessus d’elle. Saturne avait l’air d’être inclinée sur le côté, un hémisphère à moitié plongé dans l’obscurité et le ventre bombé et brillant surgissant au-dessus. Dépassant du globe de la planète, pointant verticalement vers le Soleil, elle vit les lumineuses ellipses rayées des minces anneaux. C’était la première fois qu’elle voyait Saturne depuis qu’ils avaient décroché de leur orbite. Soudain, elle prit conscience de l’endroit où elle se trouvait. Comme si une perspective s’ouvrait enfin, comme si l’Univers se dévoilait autour d’elle. C’était comme si la plaine de neige s’était étendue au-delà des frontières du monde visible jusqu’à l’infini. Je suis sur Titan, pensa-t-elle. Moi, Paula Benacerraf, je suis en train de contempler les anneaux de Saturne. J’ai réussi. Ils campèrent à l’abri de la paroi du cratère, tout près des éboulis de glace. Rosenberg, masse informe enveloppée dans les couches de son scaphandre crasseux, se traîna sur le sol de la tente pour inspecter le pied de Benacerraf. La blessure initiale de son pied droit n’avait toujours pas cicatrisé et, pour ne rien arranger, elle avait des engelures au pied gauche. Rosenberg lui-même était agité d’une sorte de tremblement qui rendait ses gestes trop imprécis pour qu’il pût jouer du scalpel. Benacerraf s’occupait désormais de la plupart des soins pour eux deux. Sous les indications de Rosenberg, elle incisa la grosseur tuméfiée de son pied droit et les orteils gelés du gauche. Un liquide suspect s’écoula des nouvelles blessures. La douleur lancinante reflua légèrement. — Je crois que ton pied droit est salement amoché, Paula. À mon avis, l’infection est remontée jusqu’à l’os. — Génial. — Je vais augmenter ta dose d’antibiotiques. Il nous reste du métronidazole et de la flucoxicilline. Ce ne sont pas les plus efficaces, mais… — C’est tout ce que nous avons. Je sais. Elle se servit du scalpel pour découper des bandes dans la toile du paraplaneur et les plaqua sur ses blessures. Elle remonta ses chaussettes, grimaçant chaque fois que le tissu ripait sur les récentes incisions. Elle aida Rosenberg à ouvrir les différentes couches de son scaphandre. Elle devait écarter tout doucement le tissu, de peur d’arracher de grandes lamelles de peau transparente, pareilles à des pelures d’oignon. La peau paraissait lâchement soudée, ce qui n’empêchait pas Rosenberg de souffrir atrocement lorsqu’elle se détachait. C’était terrifiant. Certes, elle avait son lot de souffrances elle aussi, mais l’hyperdesquamation n’en faisait pas partie. À l’intérieur du scaphandre, elle sentit les côtes de Rosenberg, les angles saillants de son pelvis, la maigreur flasque de ses jambes. La carcasse volumineuse du vêtement masquait cette dégénérescence ; tout ce qu’elle pouvait voir en surface, c’était sa démarche maladroite, son dos voûté et sa posture désastreuse. Elle s’étonna qu’il pût encore marcher, et encore plus qu’il parvînt à remorquer une lourde charge à la surface de Titan. Elle enduisit de pommade ses aisselles, son ventre et les zones rouge vif de l’entrejambe. Elle en passa même sur son pénis gelé qui était toujours enflé et douloureux. La pommade pour les hémorroïdes était tout ce qu’il leur restait. Mais elle semblait avoir un effet apaisant. Elle avait horreur de ce contact si intime avec un autre être humain. Elle ferait une piètre infirmière, songea-t-elle. Pour se donner du cœur à l’ouvrage, elle se força à se souvenir de la manière dont elle s’occupait de Jackie quand elle était petite. Rosenberg lui fit un cours sur leur amaigrissement. — Ce n’est guère surprenant, Paula. Nous dépensons les calories à un rythme d’enfer, plus rapidement que nous ne les compensons en mangeant. En fait, nous mourons lentement de faim. Nous avons déjà métabolisé une grande partie de notre graisse corporelle, en lui faisant jouer le rôle d’un supplément de carburant dans notre flux sanguin. Tout cela est une stratégie de notre corps pour faire face à ce que nous lui infligeons : un exercice physique intense sans l’apport énergétique nécessaire. Nos corps sont en train de se dévorer eux-mêmes pour tenter de répondre à nos exigences… — Mange ta soupe, Rosenberg. Les mains enrubannées dans des morceaux de toile de parachute, Rosenberg tenta de porter une cuillerée de soupe à ses lèvres. Ses mains tremblaient trop et la cuillère cliqueta pitoyablement contre ses dents, comme un bec d’oiseau contre une vitre. Elle passa un bras autour de lui pour le stabiliser et guida sa main vers sa bouche. Il avala la soupe avec reconnaissance. Plus tard, ils étaient allongés dos à dos dans l’espace confiné de la tente. Benacerraf ne voyait rien d’autre à travers la vitre de son casque qu’un carré de toile plastifiée, reflétant l’ampoule à faible puissance et quelques poches d’urine en cours de gélification. — Tu sais, Paula… — Quoi ? — Parfois j’ai envie de tout plaquer. De m’allonger sur la glace, les granules, la soupe ou n’importe quoi d’autre. De m’endormir. Tu comprends ? — Malheureusement on ne peut pas faire appel à l’hélicoptère de secours. — Je sais bien, Paula. Ça n’y change rien. Elle resta silencieuse pendant un moment. — Alors, pourquoi tu continues ? — Et toi ? Elle réfléchit. — À cause de Jackie. — Ta fille. — Oui. Elle et ses enfants. Au cas où ils me verraient sur les photos et les films vidéo que nous envoyons. — Paula, nous n’avons reçu aucune nouvelle de Houston depuis que… — Je sais. Je n’ai pas dit que c’était une motivation rationnelle. — Alors, c’est l’esprit du clan, hein ? Tu as gardé ta famille dans ton cœur, même ici, à un milliard et demi de kilomètres de la Terre. À une distance telle que tu ne peux plus rien faire pour eux, en bien ou en mal. Idem pour eux. — Oui, si tu tiens à en faire une lecture anthropologique. Je le fais pour eux. Tu ne comprends pas ça, Rosenberg ? — Si, si. C’est seulement une logique de primate. — Et toi alors ? Qu’est-ce qui te retient de tout abandonner ? Il s’avachit un peu plus ; c’était en réalité un haussement d’épaules masqué par les épaisseurs multiples de son scaphandre. Elle se retourna pour faire face à son dos recroquevillé. Elle tendit le bras et posa sa main gantée sur la sienne. — Écoute, en onze ans, j’ai appris à te connaître, lui dit-elle. Tu te retranches dans les généralités et la théorie dès qu’on se rapproche trop de toi. Dis-moi ce qui te pousse à continuer, Rosenberg. Finalement, à contrecœur, il déclara : — La curiosité. J’ai toujours voulu savoir comment tout cela marchait. Ça me rendait dingue de penser qu’un jour je mourrais et que je ne pourrais jamais assister aux développements scientifiques, aux explorations et aux découvertes qui auraient lieu après ma mort, toutes ces choses que les gens découvriraient sans moi. Et aujourd’hui, me voilà sur Titan, bon sang ! Un monde que personne n’avait visité avant nous. Chaque colline que nous escaladons nous offre quelque chose d’inédit. Même maintenant, je me sens tout excité par notre expédition. (Il lui sourit faiblement.) Je suis sérieux. J’ai hâte de rapporter ce kérogène, ou quoi que ce soit d’autre, au module d’habitation. Peut-être qu’il nous gardera en vie un peu plus longtemps. Et même si ce n’est pas le cas, c’est quelque chose de nouveau. — Au moins, tu as réussi à aller aussi loin. — Ouais. Mais… — Mais quoi ? — Si l’Univers se résume à un immense casse-tête, ça ne veut rien dire, non ? Ce n’est pas suffisant. Plus maintenant. Peut-être que ça ne l’a jamais été. Rosenberg est parvenu à une sorte de logique ultime, songea-t-elle. Il doit passer ses heures de marche à se poser LA question à laquelle la science n’a pas pu répondre, en cette ère sans Dieu : À quoi cela sert-il de vivre ? Mais ce n’était pas exactement son problème, bien sûr. Elle n’avait jamais rencontré quelqu’un qui s’aveuglât autant sur lui-même que Rosenberg. Sauf Bill Angel, peut-être. Le problème de Rosenberg était sa solitude. Il avait fait tout le chemin jusqu’à Titan pour cette raison, et maintenant qu’il y était, il était plus seul que jamais. — Rosenberg, appela-t-elle. — Quoi ? — Si ça peut te consoler, j’ai besoin de toi. Je n’ai jamais dépendu autant de quelqu’un dans ma vie. Aucun être humain n’a autant dépendu d’un autre que moi de toi. — Encore une pensée de primate, Paula ? — On est tous des primates, connard. — Je mets ça sur le compte du perlerorneq. — Hein ? — La déprime hivernale. C’est un mot inuit. Bonne nuit, Paula. — Bonne nuit. Ils arpentèrent le fond du cratère et chargèrent les traîneaux avec autant de dépôts de tholin qu’ils le purent. Ensuite, ils reprirent le chemin de la base. Le voyage de retour ne fut pas plus aisé. Son traîneau s’avéra encore plus lourd qu’au moment de quitter le Tartare, lesté des sacs d’urine et d’excrément congelés, et des ballots de soupe imprégnée de kérogène – du moins l’espéraient-ils – puisée sur Eldorado. Et comme Rosenberg était affaibli, elle avait été contrainte de transférer, à son insu, une partie de sa cargaison sur son traîneau à elle. Une fois de plus, la lente rotation de Titan avait plongé leur hémisphère dans la nuit. De fait, ils demeureraient dans l’obscurité jusqu’à leur retour à Discovery. Elle avançait obstinément avec pour seules compagnes la lumière de sa lampe frontale qui éclairait le chemin devant elle et les lueurs orange diffuses qui provenaient de la brume omniprésente. La douleur qu’elle éprouvait aux pieds devenait obsédante. C’était comme si elle marchait dans un long tunnel de souffrance dont l’issue s’éloignait au fur et à mesure qu’elle avançait. Elle s’efforça d’objectiver sa douleur. Elle l’imagina comme une chose extérieure à elle, presque vivante, une créature malfaisante. C’était tour à tour un tisonnier rouge incandescent fiché dans ses os, un clou de crucifixion enfoncé dans sa chair, une gigantesque tête de serpent invisible aux mâchoires serrées autour de son pied… Si seulement elle pouvait trouver le moyen de la faire cesser. S’il s’était agi d’une de ces stupides expéditions polaires, elle aurait contacté les avions de secours. Si elle avait été entre les mains du bourreau, elle aurait confessé n’importe quoi, aurait trahi père et mère, juste pour que cela s’arrête. Mais malgré tous ses efforts, la souffrance continuait à rôder sous les scénarios distrayants qu’elle échafaudait dans son esprit. Et toutes les fois qu’elle trébuchait ou se retrouvait le pied coincé dans une arête de glace, la douleur se réveillait, brute et primitive, et prenait entièrement possession de sa conscience. Elle devançait toujours Rosenberg. À chaque pause, il lui semblait devoir attendre toujours plus longtemps avant que le cercle lumineux de sa lampe pointât en dansant sur la glace. Le voyage se poursuivit ainsi, jour après jour, sans d’autre but que leur survie. Quinze jours après l’avoir quittée, ils étaient de retour à la base du Tartare. Dans la lumière de sa lampe, l’orbiteur et le module de commande formaient de simples tumuli côte à côte dans la neige, recouverts de dépôts de tholin rougeâtre. Il était difficile de reconnaître en eux des créations humaines, n’eût été la symétrie de leur forme. En un sens, Benacerraf était déçue. Pendant qu’elle marchait, elle s’était imaginé cet endroit comme un lieu chaleureux et rassurant, comme pourrait l’être un Noël en famille au coin de la cheminée. Mais rien de tout ça n’était vrai, évidemment ; tout ce qu’il y avait là, c’était deux vaisseaux à terre, une petite ferme frigorifiée et une pile nucléaire qui s’épuisait. Elle défit les traits de son harnais et retourna sur ses pas pour rejoindre Rosenberg. Ses empreintes, dans la faible lumière jaune de sa lampe, formaient des dépressions peu profondes qui se remplissaient lentement de neige visqueuse. Elle le fit rentrer dans le sas. Elle dévissa les colliers de serrage de leurs deux scaphandres, retira leurs casques, leurs bottes et leurs gants. Le casque de Rosenberg entraîna avec lui des lamelles de peau et des touffes de cheveux et de poils collés à la doublure. Elle le conduisit à l’intérieur du module d’habitation. L’air y était chaud, épais et humide, quasi irrespirable, et si stérile qu’il sentait presque l’antiseptique. L’espace d’une seconde, elle se surprit à regretter la chaude et douillette puanteur dans laquelle ils avaient baigné pendant deux semaines. Elle aida Rosenberg à s’asseoir sur l’une des couchettes du module de commande. Il demeura assis là, pareil à un bonhomme de neige sale en train de fondre, ses mains osseuses reposant mollement sur ses genoux et la tête affaissée. Benacerraf se dirigea à l’extrémité du module d’habitation, en laissant des traces sanglantes sur les surfaces de métal immaculé à travers ses chaussettes en lambeaux. Elle se déshabilla. Tout son corps était ankylosé, particulièrement le bas de son dos, ses épaules et ses hanches ; les contorsions qu’elle dut faire pour ôter les différentes couches de son scaphandre lui arrachèrent des cris de douleur. Le dernier tissu adhérait à sa peau meurtrie ; elle dut le décoller avec précaution, afin de ne pas saccager son épiderme ou arracher des croûtes. Le scaphandre était usé et gravement endommagé par endroits. Ils avaient de la chance qu’il ait tenu bon si longtemps, car leur sortie extravéhiculaire avait outrepassé de loin les limites fixées pour son usage. Enfin, le scaphandre ne fut plus qu’un tas de tissu Beta souillé à ses pieds. Elle se tint debout en tremblant, malgré la chaleur étouffante qui régnait à l’intérieur du module. Elle était squelettique ; ses côtes saillaient sous des poches flasques qu’elle ne reconnut pas immédiatement comme étant ses seins, ses fesses étaient molles et défoncées, ses genoux et ses coudes réduits à des protubérances osseuses. Ses pieds étaient déformés par des abcès pleins de pus, des plaies ouvertes dues aux gelures et des cicatrices. L’eczéma à l’entrejambe s’étendait sur toute la zone comprise entre son ventre et le haut de ses cuisses, en passant par le triangle noir de son pubis. Des ampoules s’étaient formées à l’endroit des zones de contact du harnais et du scaphandre, sur ses hanches, ses aisselles, autour de son torse et de son bassin. Son hygiène personnelle s’était révélée dérisoire. Le haut de ses jambes et de ses fesses était marbré de taches d’urine et de souillures qui ressemblaient à de la merde séchée, et autour de sa taille et de ses jambes, ainsi que sur les parties de son corps qu’elle n’avait pu ou voulu atteindre, des carrés de peau infectée luisaient d’un rouge agressif. Elle s’autorisa à passer deux bonnes minutes sous la douche. L’eau propre et brûlante lui fit l’effet d’un acide appliqué sur sa peau ; le simple fait d’ôter les couches de crasse de sa chair blême était en soi douloureux. Elle se rendit à pas feutrés dans sa chambre. Elle passa des sous-vêtements, un vieux T-shirt en tissu Beta et un short. Elle essaya d’enfiler ses pantoufles mais elles étaient devenues trop petites pour ses pieds enflés ; alors, elle enroula de vieux T-shirt sur ses pieds et les fixa à l’aide de ruban adhésif. Elle s’accorda un moment de recueillement, qu’elle passa à effleurer de sa main ses affaires personnelles, ses livres, ses photos, comme pour s’ancrer une fois de plus dans les reliques du passé, de son ancienne vie. Puis, elle enfila un masque et des gants chirurgicaux, et s’en alla trouver Rosenberg. Il n’avait toujours pas ôté son scaphandre. Elle l’aida à se tenir debout. Sa légèreté était déconcertante. Sa tête faisait peur avec ses cheveux emmêlés par la crasse et son crâne dégarni par endroits ; d’anciennes fissures autour de sa bouche, de son nez et de ses yeux avaient été comme élargies au rasoir, et laissaient s’écouler de minces filets de sang. Elle lui ôta précautionneusement son scaphandre. Ses sous-vêtements thermiques étaient encore plus immondes que les siens. On aurait dit qu’il avait eu une attaque de dysenterie et qu’il avait fait dans son pantalon. Lorsqu’elle ôta le scaphandre, un liquide chaud et âcre dégoulina sur le sol propre du module d’habitation. Benacerraf dégagea les bras de la combinaison qu’il portait en guise de sous-vêtement et abaissa celle-ci sur ses jambes. Une pluie de squames et de poils pubiens tomba aux pieds de Rosenberg. Les jambes et l’aine semblaient n’avoir plus de peau et laissaient apparaître la chair à nu, qui formait des plis ; ses rotules disparaissaient sous les plis de chair et son appareil génital était à vif. Elle aperçut des entailles profondes creusées par les sangles du harnais, et, au milieu des marques qu’elles avaient laissées, elle découvrit des éruptions de petits boutons purulents. Les plantes des pieds de Rosenberg étaient fendues en deux par le milieu : une coupure nette, semblable à celle de semelles de chaussures bon marché. Des lambeaux de peau morte tombèrent sur ses mains comme des moules de plastique, dévoilant les tissus durcis d’où fuyait un liquide aqueux. — Dieu du ciel ! Rosenberg ! — Ce n’est pas aussi grave que ça en a l’air, murmura-t-il. — Bordel, qu’est-ce qui t’arrive ? Sa tête s’affaissa et il soupira d’une voix rauque. — Tu sais pourquoi, n’est-ce pas ? interrogea-t-elle. Sa tête pivota et il la regarda dans les yeux. — Oui, je sais ce que c’est. En tout cas, je crois savoir. Tu dois me faire quelques prises de sang afin de vérifier… — Dis-moi. — C’est un empoisonnement à la vitamine A. C’est à cause de ces putains de carottes. (Il ouvrit la bouche pour rire et une bulle de bave se forma entre ses lèvres.) Tu te rappelles, Paula ? Tu les trouvais trop amères. Eh bien, tu avais raison. Elles contiennent plus de vitamine A qu’un foie de chien. C’est encore un autre raté de l’écosystème miniature que nous essayons de maintenir ici… Les niveaux de toxicité sont dépassés un peu partout. Nous ne pouvions pas le contrôler correctement. On a fait du mieux qu’on a pu, mais il fallait bien s’attendre à ce qu’un jour ou l’autre ce truc nous retombe sur la gueule… Un fragment de peau morte pendait derrière son oreille. On aurait dit une languette. Avec effroi, elle le toucha. Il était sec. Elle tira dessus. L’épiderme de l’oreille de Rosenberg se détacha en un seul morceau, formant un moule complet, qui s’effrita entre son index et son pouce. — Ô mon Dieu ! s’exclama-t-elle. Elle frissonna et jeta la chose au loin. Rosenberg s’affaissa sur elle en lui agrippant le bras. — Tu dois aller chercher nos échantillons, Paula. Recherche les traces de kérogène. Fais-le pendant que je peux encore t’aider. Tout en dépend. Tout. Il laissa retomber sa tête sur sa poitrine et s’affaissa. Doucement, elle plaça ses bras sous son corps et le souleva comme un enfant. Ils n’avaient reçu aucun signal du sol d’aucune sorte. Benacerraf vérifiait chaque jour et testait la capacité de Cassini à lui renvoyer des signaux pour s’assurer que le satellite n’était pas en cause. Elle continuait à transmettre en direction de la Terre des rapports réguliers et quelques messages personnels. On ne savait jamais. Elle aurait pu certes renoncer, mais elle ne voulait pas céder à cette facilité. Elle craignait qu’en perdant foi, en ne faisant pas comme s’il ne restait plus personne sur Terre, elle ne précipite la catastrophe qu’ils redoutaient tous deux. Elle pouvait se représenter mentalement Seattle, presque aussi vivement que si elle s’y était trouvée. Elle pouvait revoir la maison où elle avait grandi, les lieux où elle avait vécu avec Jackie, ses petits-enfants… En un sens, c’était plus réel que le trou merdeux où ils étaient plongés. Comment tout cela pouvait-il être perdu à jamais ? Était-il imaginable que plus personne ne promène son chien, ne regarde les infos à la télé ou ne tonde la pelouse ? Pourtant, dans l’intimité de sa chambre, elle faisait petit à petit le deuil de toute sa famille. Comme si elle s’autorisait enfin à affronter cette perte immense. Sa plus grande angoisse était la pensée qu’elle et Rosenberg fussent les derniers représentants de l’espèce. Elle détestait l’idée que ses actions, la suite de sa vie banale revêtent soudain une telle importance. Si seulement elle avait pu se hisser au-dessus des nuages, y installer une sorte de télescope pour scruter la Terre et voir de ses propres yeux. Rosenberg était assis sur une couchette du module de commande. Bien qu’il fût emmitouflé, comme une chrysalide, dans des couches de tissu et d’épaisses couvertures en tissu Beta, il se plaignait toujours du froid. Il portait de lourdes lunettes de Soleil qui avaient appartenu à Bill Angel pour protéger ses yeux de la lumière crue des projecteurs du module. Il avait perdu la quasi-totalité de ses cheveux et une grande partie de son cuir chevelu et de la peau de son visage ; des bandes de tissu à vif laissaient apparaître sa chair criblée de crevasses rouge foncé. Benacerraf se prépara un repas : du riz, cuit dans de la glace fondue de Titan, accompagné de laitue et de viande de bœuf séchée prélevée dans leurs réserves. Elle s’assit en face de Rosenberg pour manger. Elle lui avait déjà servi de la soupe avec une cuillère ce soir-là, en essayant de faire abstraction du sang et des lamelles de peau qui se détachaient de ses lèvres à chaque cuillerée. Rosenberg était désormais au centre de son existence. La plus grande partie de son temps était consacrée à lui prodiguer des soins médicaux, à satisfaire ses besoins les plus élémentaires – lui torcher le cul, comme disait Rosenberg – et à effectuer sa part de travail. Il lui fit part de ses analyses des échantillons d’Eldorado, d’une voix grêle, presque mécanique. — J’ai trouvé beaucoup de produits intéressants. En plus des sédiments organiques usuels qui proviennent de la chimie stratosphérique, il y a des traces d’urée, d’acides organiques, de diacides, et de quelques acides aminés, fruits de l’hydrolyse des tholins. D’autres acides aminés résultent de l’addition de cyanogène aux nitriles. Parmi les produits de la polymérisation du cyanogène et du nitrile, on trouve de l’imidazole, des purines, des pyrimidines. J’ai obtenu des aldéhydes, des cétones et de l’acétaldéhyde par hydrolyse des alcynes. Quelque synthèse de type réaction de Strecker : condensation d’aldéhyde et de nitrile. Des polymères d’aldéhyde, comprenant des sucres, du glycérol, d’autres espèces de… — Pour l’amour du ciel, Rosenberg. A-t-on trouvé du kérogène, oui ou non ? — … Non. Je suis désolé, Paula. Je crois que je me suis trompé. Le cratère Eldorado n’a pas pu être créé par une chondrite carbonée. L’hypothèse la plus plausible est en fait qu’il a été formé par un fragment détaché d’un bolide beaucoup plus gros, sans doute composé d’eau sous forme de glace… Il existe un vaste système de cratères de glace un peu plus loin vers l’ouest. (Sa tête roula d’avant en arrière.) Ce sont des formations récentes. Il se pourrait même que l’impact ait été visible de la Terre au télescope. — Donc, on est baisé. Notre sortie n’aura servi à rien. — Tous les produits que j’ai trouvés sont le résultat de la réaction de matériaux propres à Titan au contact de l’eau du bolide. Je suis désolé, Paula. — On aura quand même essayé, grommela-t-elle. De toute manière, je n’avais pas de meilleure idée. Il eut l’air de vouloir se pencher en avant ; il se débattait faiblement à l’intérieur de ses couches de tissu Beta. — Écoute, Paula. Il faut voir les choses en face. Nous ne pouvons espérer aucune aide de la Terre. Nous sommes tous seuls, ici. Nous devrions envisager le pire dès maintenant. — Le pire ? éclata-t-elle de rire, la bouche pleine de riz. Regarde-nous, Rosenberg. Qu’est-ce qui pourrait être pire que ça ? — Nous sommes les derniers humains. Il se tut dans un sifflement rauque. Elle sentit sa mâchoire s’affaisser involontairement. — La vérité est dure à entendre, n’est-ce pas ? dit Rosenberg. — Mais quelle différence cela fait-il ? Nous sommes foutus de toute façon. — C’est vrai. Sans l’apport de kérogène, notre écosystème risque de faire long feu. Encore deux ou trois pépins, et ce sera fini. Notre position ici n’est tout simplement pas viable. — Exact, dit-elle brutalement. Donc à quoi servent tous nos efforts ? Nous pourrions essayer de vivoter ici pendant des années, ou nous pourrions dès aujourd’hui foutre en l’air ce fichu Topaz. Alors quoi ? Ça ne change rien, sauf pour nous. — Tu te trompes, Paula, murmura-t-il. Je vais te dire ce que ça change. Nous faisons toujours partie de la biosphère terrestre, même si nous ne représentons qu’une petite graine transplantée à des millions de kilomètres de notre lieu d’origine. Même ici, sur cette planète, nous sommes toujours rattachés à la Terre ; en fait, nous avons une responsabilité immense. Nous pourrions être les seuls survivants. Toi et moi en tant qu’individus, nous allons mourir ici. Mais ce que nous ferons avant pourrait être déterminant pour l’avenir de la vie terrestre dans le système solaire. Nous sommes responsables, Paula. Elle le contempla fixement. — T’es dingue, Rosenberg, lâcha-t-elle. T’es vraiment qu’un trou-du-cul pompeux. Tout le monde est mort, sauf nous, nous n’avons plus aucune ressource, et tu parles de la destinée de la vie. Ses lèvres craquelées esquissèrent un sourire. — J’ai un plan. — Toi et tes plans ! — Je crois savoir où nous pourrions trouver de l’eau liquide… La surface de tous les satellites de Saturne avait été modelée par des impacts. Celle de Titan avait été protégée par son épaisse atmosphère, mais sa forte masse avait eu pour effet d’attirer sur elle plus de météorites. Si bien qu’elle était criblée de cratères. — Paula, imagine une poche de glace fondue au fond d’un cratère, enfouie sous la glace et réchauffée par l’énergie cinétique de l’impact. L’eau se refroidit jusqu’à zéro degré et reste ainsi à température constante en se contractant sous l’action du gel. Elle ne peut perdre sa chaleur que par conduction thermique. C’est un processus lent. Les équations de la conduction sont bien connues. Et l’eau est un excellent accumulateur de chaleur… — Elle restera liquide. — Il se pourrait qu’un cratère de plus de cent kilomètres de diamètre puisse receler une poche de glace fondue à quinze kilomètres en dessous de la surface. Cela prendrait dix mille ans avant qu’elle gèle complètement. Elle fronça les sourcils. — Si j’ai bien compris, le cratère au-delà d’Eldorado, le cratère primitif qui a engendré le plus petit cratère que nous ayons trouvé, n’a que quelques centaines d’années d’existence… — … et devrait contenir une poche d’eau sous forme liquide. Avec une concentration de matière organique de quelques parts pour mille… — Nom de Dieu ! — Ouais. Ce n’est pas tout. Il y a les éjecta. Les éjecta étaient des matériaux arrachés à la surface d’un astre à la suite d’un impact. — Sur la Lune, poursuivit-il, les éjecta ont été rejetés dans un milieu de vide quasi absolu et se présentent donc sous forme d’un mélange de vapeur et de solides. Mais sur Titan, en raison de l’atmosphère épaisse, on doit avoir une cratérisation semblable à celle de Vénus. Les éjecta se repartissent en couches superposées à la surface, sur une étendue trois ou quatre fois supérieure à la largeur du cratère, et probablement sur cent mètres de profondeur. Il y a sûrement une grande quantité de sédiments contenant des composés organiques mélangés au flux d’éjecta en surface. On peut calculer la durée de refroidissement en utilisant les équations aux dérivées partielles de la conduction thermique qui… — Viens-en au fait, Rosenberg. — OK. Il y aura des poches d’eau liquide, sans doute à une centaine de mètres sous la surface, disséminées au-dessus du sol du cratère primitif. Elles devraient perdurer encore des centaines d’années, voire plus. Elles finiront par geler complètement, bien sûr, tout comme l’inclusion d’eau de fonte résultant du choc primordial au cœur du cratère d’impact. Sous une fine couche de glace, on doit trouver du liquide. Avec le temps, à mesure que la quantité d’eau liquide diminue, sa concentration en matières organiques augmente, et on obtient ainsi tout un spectre de réactions chimiques qui donnent naissance à des acides aminés, des aldéhydes, des cétones, des bases nucléotides… Dans ces poches d’eau, on doit pouvoir trouver une réplique de presque toutes les dynamiques prébiotiques de la Terre primitive, à l’exception des processus impliquant les phosphates… Et merde. — Qu’est-ce qu’il y a ? — Si seulement nous avions poussé plus loin. J’aurais pu découvrir tout cela qui nous attendait sous la surface, sous une mince couche de glace, qui n’attend plus qu’une graine. — Qui n’attend plus qu’un… Ah. (Elle comprit soudainement son plan.) Tu veux plaisanter ? — Non. Ses lunettes de Soleil glissèrent au bas de son nez osseux ; ses yeux étincelaient comme des pierres bleues dans la masse croûteuse et rouge de son visage. — Paula, Je vais te montrer ce qu’il faut faire. J’ai pris des notes sur mon écran souple. Tu dois retourner sur Cronos, aller plus loin que la dernière fois. Trouve le cratère primitif au-delà d’Eldorado ainsi que la poche de glace fondue en son centre. Ou encore des flaques d’éjecta. Cherche l’eau liquide, Paula. Je vais te préparer le nécessaire… — De quoi parles-tu ? — Des microbes d’origine terrestre capables de métaboliser le tholin. — Nous ne disposons d’aucun équipement de génie génétique. — Nous n’avons pas besoin de les manipuler, rétorqua-t-il. Tu ne vas pas m’apprendre mon métier, Paula. — Je suis désolée. — Je parle de bactéries qui sont communes dans le sol. Des aérobies et des anaérobies… Clostridium, Pseudomonas, Bacillus, Micrococcus… Ces micro-organismes sont présents dans les solutions nutritives de la ferme. Ils peuvent satisfaire leurs besoins en carbone et en azote à l’aide du tholin… (Il fut pris d’une toux, de gros spasmes qui secouaient son pauvre corps à l’intérieur de son linceul en tissu Beta.) Jette-les dans cette soupe d’eau liquide qui contient des substances organiques prébiotiques et ils se mettront à pulluler… La vie terrestre, grâce à eux, pourra survivre sur Titan… Il se remit à tousser. Elle se dressa devant lui. — Rosenberg, tu devrais peut-être te reposer. Je vais te laver. — Non. (Ses yeux étaient toujours fixes, malgré le tremblement qui agitait son corps.) Je dois être sûr que tu as bien compris. Nous sommes responsables. — Je sais. (Elle s’agenouilla devant lui et posa une main sur son bras.) Nous avons la responsabilité du sort de la biosphère terrestre. Tout repose sur nos épaules. Je comprends, Rosenberg, dit-elle gentiment. Mais… — Mais quoi ? — Je ne vois toujours pas. Même si je trouve les poches d’eau, même si je les ensemence, elles vont geler dans quelques centaines ou milliers d’années. — Bien sûr. — Alors, où est l’intérêt ? — Les choses vont changer, répondit-il en frissonnant. Dans quelques milliards d’années, le Soleil parviendra au terme de sa vie. Il deviendra une géante rouge… Et alors, pour un temps, Titan sera aussi chaud que la Terre l’est aujourd’hui. Ce sera l’été de Titan. Il se peut que nos spores bactériennes donnent naissance à une nouvelle chaîne de l’évolution. Tu comprends ? Elle recula. Soudain, elle se sentit glacée. — Tu penses loin, Rosenberg. — Des petites doses de bactéries… Pour ensemencer les planètes et les comètes. Si on désire vraiment étendre la vie à d’autres mondes, c’est la seule façon de procéder. Et ça ne coûte pratiquement rien. C’est absurde d’envoyer des humains dans l’espace… Toute cette ferraille… Ses paupières enflées se fermèrent. Elle le prit dans ses bras et l’emmena à l’infirmerie. Assise sur le sol du module de commande, une couverture Beta jetée sur leurs deux corps, elle le berçait. Sa tête lui parut énorme sur ses genoux, son crâne massif sous une pellicule de chair et de peau fine comme du papier à cigarettes ; en revanche, son corps était léger comme l’air. Il murmura : — Comment est-il possible que je meure ? Comment le monde peut-il continuer à tourner sans moi ? Je suis unique, Paula. Le centre de l’Univers. Le seul véritable individu sensible dans cet océan de formes, de bruits et de visages. Comment est-il possible que je meure ? C’est une farce cruelle. Cher Rosenberg. Rationnel jusqu’au bout. — On se souviendra de toi comme d’un des premiers explorateurs de Titan. C’est quand même quelque chose. — À supposer qu’il y ait encore quelqu’un pour s’en souvenir. Et même dans ce cas, je passerais toujours pour un guignol. — Il n’y a pas de dieux pour les guignols dans ton genre ? demanda-t-elle d’une voix douce. Il essaya de rire. — Qu’est-ce que tu crois ? murmura-t-il. Dieu est mort en 1609, lorsque Galilée tourna son télescope vers la Lune et y découvrit des mers et des montagnes. Nous, nous nous sommes envolés vers Titan. Mais par son seul geste, Galilée a découvert l’Univers. Dieu n’est pas compatible avec une telle découverte. — Non, répondit Benacerraf tristement. Non, je ne crois pas qu’il le soit. Mais où cela nous mène-t-il, Rosenberg ? — À rien, répondit-il d’un ton brusque. La science est un système de connaissances, Paula, pas un réconfort. — Je sais, dit-elle en lui caressant le front, comme à un enfant malade. Je sais. Il agrippa son bras de ses doigts crochus. — Paula. Il faudra que tu me recycles dans le SOS. — Bien sûr, Rosenberg. — Je suis sérieux. Nous ne pouvons pas nous permettre de gâcher de la biomasse. Mais toi, il faut te congeler. Va sur la glace, lorsque… C’est important… Il toussa, mais même sa toux s’était affaiblie. Son visage semblait avoir perdu toutes ses couleurs, même aux endroits où la chair était exposée, comme si le sang refluait au plus profond de son corps. Sa tête accrochée à son cou maigrelet roula sur les genoux de Benacerraf. — Tu sais, je n’ai pas peur. Je croyais que ce serait le cas. Mais non. Elle pressa sa main et crut sentir ses os grincer les uns contre les autres. — Tu n’as pas à avoir peur, Rosenberg. Je suis là. — Ce n’est pas ce que tu crois, déclara-t-il d’un ton acerbe. La sensiblerie humaine, ces histoires de singes qui se tiennent la main dans le noir, je n’ai jamais cru que ça pouvait changer quoi que ce soit. Et j’avais raison. Mais toi et moi… Il fut secoué d’une nouvelle quinte de toux ; ses yeux dévastés palpitèrent brièvement avant de se refermer. Elle se pencha au-dessus de lui, tout près de sa bouche sanglante. — Ce que nous accomplissons ici fait de nous les êtres humains les plus importants qui aient jamais existé. Nous jetterons un pont par-dessus l’éternité. C’est une aventure extraordinaire, murmura-t-il. Une aventure extraordinaire. (Il se détendit dans un râle et s’immobilisa dans ses bras.) Tu sais, j’ai beaucoup appris, chuchota-t-il. Beaucoup plus que je ne m’y attendais. — Tu as fait du bon boulot, Rosenberg. — Mais vois-tu, je n’ai jamais compris pourquoi… — Quoi ? — Pourquoi la vie fait cet effet-là. Elle sentit son corps se raidir, les organes internes se relâcher petit à petit, jusqu’à ce que son dernier souffle s’échappât en une longue flatulence. Elle l’enterra dans le sol glacé à peine une heure plus tard. La tombe était un fossé peu profond que la soupe infiltrait déjà. Son corps squelettique gisait nu au fond, scintillant de givre. Une fois de plus, elle devait improviser une oraison funèbre. Elle vérifia sa liaison avec Cassini. Elle tenait à ce que ce moment fût transmis sur Terre. — Je suis désolée, je n’avais plus de drapeau pour t’envelopper, Rosenberg. De toute façon, je sais que c’est ce que tu voulais, malgré tout ce que tu pouvais dire. Et si tu crois que je vais laisser ton pauvre cul circuler dans mon écosystème, eh bien tu te goures. Jeter un pont par-dessus l’éternité. Je t’en crois bien capable. Tu as fait du bon boulot, Rosenberg. Je crois que ça devrait aller. Elle jeta une poignée de cristaux de glace du mont Othrys dans la tombe et se mit à soulever des pelletées de neige pour remplir le puits peu profond. Les derniers jours, elle passa beaucoup de temps dans la ferme, s’efforçant de la maintenir en état de marche du mieux qu’elle pouvait. Elle continua à l’alimenter en énergie et l’ensemença pour une nouvelle récolte de blé, d’orge et de laitue. Elle se sentait une grande responsabilité envers les petites plantes étiolées. Elle mise à part, elles étaient après tout les seules choses vivantes sur toute la Lune. Elle regretta de devoir les laisser mourir. Mais il n’y avait pas grand-chose qu’elle pût faire pour elles. Elle calcula que la ferme SSVEC pourrait continuer à fonctionner sans intervention humaine pendant quelques semaines, avant qu’une pompe tombe en panne, qu’une canalisation se bouche, qu’un court-circuit grille les lampes, ou que le biocycle s’emballe et cause la ruine de leur système écologique miniature. Même si par miracle rien de tout cela n’arrivait, les réacteurs Topaz logés dans la soute de Discovery finiraient par tomber en rade. Les lampes s’éteindraient et le froid de Titan ferait geler les petites plantes chétives. Elle prit des graines de réserve qu’elle enveloppa dans des sachets hermétiques. Puis, elle les enterra sous une borne dans la neige à l’extérieur du Bifrost. Ainsi congelées, elles parviendraient peut-être à survivre, et qui sait, à être découvertes par leurs éventuels successeurs. Elle passa une dernière nuit dans le module d’habitation. Elle prit une longue douche brûlante, dépensant sans compter les réserves d’énergie des réacteurs. Elle essaya de lire un livre sur son écran souple mais eut beaucoup de peine à se concentrer. Elle n’arrêtait pas de penser que c’était vraisemblablement le dernier livre qu’elle lirait jamais. Les mots dansaient stupidement devant ses yeux sur fond de néant obscur. Elle mit l’écran souple de côté. Elle regarda les portraits de Jackie et de ses petits-fils. Elle contemplait les photos ensoleillées en essayant de toutes ses forces de se projeter sur les images aux côtés de sa famille. Elle eut une bonne nuit de sommeil, enfermée dans sa chambre, lumières éteintes et porte close, isolée du vide qui l’environnait : le module d’habitation vide, le satellite désert, le milliard et demi de kilomètres qui la séparaient de la Terre. Au réveil, elle engloutit un petit déjeuner pantagruélique, en puisant dans plusieurs magasins. Elle mangea des abricots secs, une brioche, du muesli réhydraté accompagné de myrtilles, de la viande hachée assaisonnée de moutarde, des nouilles, du poulet, des tomates cuites, des poires, des amandes, le tout arrosé de jus de pamplemousse et de fraise. Elle se rendit ensuite au caisson de traitement des déchets et déféqua longuement et voluptueusement. Elle s’essuya avec des lingettes antiseptiques. Elle se déshabilla, plia soigneusement ses habits en tissu Beta et les rangea dans un tiroir. Elle se lava une dernière fois, appliqua des pansements et des bandages aux endroits où elle s’attendait à souffrir du froid et des frottements : ses orteils, ses chevilles, l’arête de ses pieds, ses hanches, son ventre, sa poitrine et ses épaules. Elle passa de la pommade – tout ce qu’il restait était l’onguent pour hémorroïdes – sur l’aine, afin de prévenir tout eczéma à l’entrejambe. Elle enfila son scaphandre, en ajustant avec le plus grand soin les diverses épaisseurs, car elle n’aurait plus l’occasion de le faire, et elle n’aurait pas aimé aller à la rencontre de son destin avec sa culotte coincée dans ses fesses. Sous les épaisseurs isolantes, fixée par du ruban adhésif utilisé pour les canalisations, elle plaça la cartouche contenant les échantillons de bactéries de Rosenberg et un petit paquet de photos de Jackie et des gosses. Elle verrouilla son casque, ses gants et ses bottes, et vérifia un à un les éléments de son scaphandre à l’aide de sa check-list attachée à son bras. Elle relut la liste deux fois. Maintenant qu’elle était seule, personne d’autre ne pouvait plus vérifier si elle n’omettait pas quelque étape cruciale. C’eût été trop bête de se tuer par négligence. Elle inspecta une dernière fois le module d’habitation. Il était propre, bien rangé, tout était à sa place, prêt à accueillir de nouveaux locataires. Elle en ressentit une certaine fierté ; elle était restée civilisée jusqu’au bout. Tout comme le capitaine Scott(39). Elle enfila ses raquettes et sortit dans la soupe. La neige de tholin collait à ses pieds comme à l’accoutumée, et elle sentit le froid glacial de Titan s’insinuer immédiatement à travers les couches de son scaphandre. Elle se retourna pour jeter un dernier regard à la base du Tartare. Elle pouvait encore discerner la forme delta de l’orbiteur avec à ses côtés le nez conique du module de commande. La bâche qu’ils avaient tendue au-dessus de la soute était toujours en place, la toile de parachute raidie par la neige accumulée. Avec une pointe de défi, elle avait laissé les projecteurs du pont supérieur de Discovery allumés ; la lumière jaune perçait à travers les hublots souillés, brillant sur la neige luisante. L’activité géologique en ce lieu était minime et le sol était stable. Les tholins eux-mêmes semblaient s’accumuler avec lenteur. Il faudrait sans doute des millions d’années pour que Titan finisse par cannibaliser le Tartare. La coque des deux vaisseaux finirait par se froisser et s’effriter, jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien du premier avant-poste humain sur une planète étrangère, si ce n’est une fine couche isolée de cristaux de métal et quelques dépôts anormaux de résidu organique. Elle leva les yeux vers l’horizon faiblement lumineux. Elle enclencha sa vision infrarouge et distingua une étincelle de lumière, brouillée par les pixels. C’était le Soleil. De là où elle se trouvait, la totalité de l’orbite terrestre formait un cercle de la taille d’une petite assiette tenue à bout de bras, et la planète elle-même représentait une terne perle sur le bord de cette assiette, impossible à déceler. Elle boucla son harnais autour d’elle, enfonça ses raquettes dans le sol et se fraya un passage dans la neige. Aussitôt, elle sentit toutes ses anciennes blessures se réveiller. Le traîneau se dégagea brusquement de la neige visqueuse avec un bruit de succion et elle trébucha en avant. Le traîneau était plus lourd cette fois-ci que lors de sa précédente expédition avec Rosenberg. En effet, tout le nécessaire – la tente, les batteries de l’aéroglisseur, sa nourriture et son eau potable – était empilé sur un seul et unique traîneau. En revanche, sa cargaison de nourriture était plus réduite. Elle devait suffire pour un aller simple. Elle trouva rapidement un rythme régulier. Son instinct lui criait que le plan grandiose de Rosenberg était voué à l’échec. Comment pouvait-on supposer qu’il fût possible de modeler l’évolution d’une planète sur des milliards d’années avec une poignée de micro-organismes jetés dans un lac d’éjecta ? Un tel fantasme n’avait pu germer que dans l’esprit arrogant d’un scientifique et n’était en somme que l’extension grotesque du voyage ridicule et démesuré qu’ils avaient entrepris. Ainsi, le plan de Rosenberg reposait sur une quantité d’hypothèses concernant la viabilité des spores bactériennes sur de telles échelles de temps. Qui plus est, que savait-on de l’évolution future du Soleil ? Personne n’avait jamais pu observer le cycle complet d’une étoile, de sa naissance à sa mort. Toutes ces théories ne reposaient que sur les conjectures que les hommes avaient pu inférer de leurs observations éphémères et partielles de l’univers. Peut-être que le Soleil devenu une géante rouge engloutirait Titan, et vaporiserait son atmosphère en un clin d’œil. Ou peut-être qu’il se transformerait en nova, pulvérisant Saturne et ses anciens satellites en mille morceaux… C’était vraiment un plan à la con. Mais cela donnait quand même un sens à ses derniers jours. C’est ainsi que s’achèverait sa vie, pensait-elle. Dans un combat pour faire aboutir une dernière entreprise, un dernier rêve technologique, faute de mieux. Au bout de quelques pas, elle se retourna. Le Tartare était déjà noyé dans la brume orange qui s’épaississait, le voile crépusculaire qui s’abattait sur Titan. Quarante-huit heures plus tard, les dernières lueurs disparurent sous le smog orangé. Benacerraf marchait dans le noir, luttant contre la glue invisible qui retenait ses raquettes et son traîneau. Elle ne pouvait plus voir désormais que la flaque de lumière que jetait sa lampe sur la soupe luisante à quelques mètres devant elle, et le reflet diffus de son nez et de ses arcades sourcilières. Titan était une prison de ténèbres. Elle perdait le sens du temps, de l’alternance terrestre du jour et de la nuit. Il lui arrivait de consulter sa Rolex à la lumière de sa lampe et de s’apercevoir que dix, douze ou quatorze heures s’étaient écoulées pendant qu’elle progressait dans son couloir aveugle, seulement éclairé par le jet lumineux de sa lampe, et où les seuls bruits étaient sa respiration saccadée, le bruissement des ventilateurs et des pompes de son sac à dos de survie et le murmure de sa propre voix. Elle ruminait sans cesse. Et si Rosenberg avait eu raison dans ses estimations les plus pessimistes ? Et si les nuages avaient réellement envahi l’atmosphère terrestre ? Et si elle était vraiment la dernière étincelle de conscience dans tout le système solaire ? D’après certaines théories, la conscience était un phénomène quantique. La réalité – l’Univers lui-même – tirait son existence des seuls esprits conscients, dans la mesure où ces derniers fondaient les possibilités infinies de chaque fonction d’onde quantique en un événement unique inscrit dans l’Histoire. L’Univers, disaiton, requérait la conscience pour exister. Qu’arriverait-il alors s’il ne restait plus qu’elle ? Là, dans cette bulle d’obscurité, son univers personnel était limité à un ou deux mètres alentour. Y avait-il quelque chose au-delà des murs intangibles de la nuit brumeuse ? Avait-elle fait naître de nouvelles étendues de soupe organique rien qu’en les foulant au pied ? Si elle ne contemplait plus la Terre, la Terre pouvait-elle continuer à exister ? Et lorsqu’elle mourrait, au moment où les dernières étincelles de conscience s’éteindraient, le monde – Titan, Saturne et ses anneaux, le Soleil, la Terre et les étoiles lointaines – se replierait-il sur lui-même pour finalement s’évanouir ? Parfois, elle était prise d’un sentiment de panique qu’elle n’avait encore jamais éprouvé. La douleur qu’elle ressentait dans ses pieds et sur les zones de frottement était la bienvenue. La souffrance la détournait de ces pensées stériles. Elle installa son campement en procédant avec lenteur et circonspection, vérifiant deux fois chaque opération avant de s’autoriser à dévisser le casque de son scaphandre. Elle fit une rapide toilette. À présent elle n’avait plus besoin de se trimbaler ses poches d’urine et de merde congelées, pensa-t-elle. Elle soigna comme elle put ses diverses plaies et blessures. Un nouvel abcès hideux était apparu sur la cheville de son pied droit, à l’endroit où un défaut de sa botte avait enflammé sa peau. Elle décida de l’inciser. Elle prit un scalpel stérilisé, ferma les yeux et découpa l’abcès le poing serré. La douleur fut extraordinaire, aiguë et pénétrante, bien au-delà de celle qu’elle avait éprouvée lorsque Rosenberg l’avait opéré. Quand elle rouvrit les yeux, elle vit un pus liquide et clair suinter de la plaie. Elle pressa autant qu’elle put et essuya l’incision à l’aide d’un bout de chiffon de parachute. Puis, elle injecta une dose d’antiseptique et pansa la blessure. Elle avala un sachet de soupe réchauffée et but de l’eau d’Othrys. Elle referma son scaphandre et s’allongea contre le mur plastifié de la tente, sur un lit de toiles de parachute. Elle plaça ses photos devant la visière de son casque. Elle contempla longuement les fragments de journée ensoleillée de Seattle, essayant de se persuader qu’elle n’était pas seule, en attendant que le sommeil la délivrât. Sa progression fut rapide. Elle atteignit Cronos et franchit sa mer de glace. Elle contourna les parois du cratère qu’ils avaient baptisé Eldorado. Elle pénétra à nouveau dans le jour obscur de Titan. En remontant plus loin qu’Eldorado sur la calotte glaciaire de Cronos, elle arriva devant un amoncellement de glace éboulée et enchevêtrée, d’environ cinq mètres de haut. Elle eut du mal à hisser le traîneau tout en haut ; plusieurs fois, elle dut redescendre et agripper le bord du traîneau pour le soulever elle-même jusqu’au sommet. Arrivée en haut de la crête, elle découvrit une plaine qui semblait grossièrement constituée de blocs de glace en désordre. Des arêtes de pression s’entrecroisaient à sa surface. Le froid glacial et pénétrant parut s’atténuer. Il faisait plus chaud à cet endroit. Elle dévala la pente et s’engagea sur la plaine. Les blocs et les saillies de soulèvement mesuraient quelques dizaines de centimètres de haut et entravaient régulièrement les patins du traîneau. La glace craquait et tremblait sous elle ; visiblement, les grandes plaques de glace glissaient les unes sur les autres sous l’effet de mouvements tectoniques. Elle avait l’impression de chevaucher la croupe écailleuse d’un gigantesque animal paresseux. Mais la chaleur qu’elle avait pressentie au début se confirmait. Elle fit une pause. Avec le bord de son ski, elle gratta la fine pellicule de neige et de cristaux de glace à la surface. La glace ne semblait pas dépasser trente centimètres d’épaisseur. Elle crut voir un liquide noir sous l’épaisseur chaotique de la glace ainsi que des bulles de gaz piégées en dessous. Elle réussit enfin à trouver un trou sombre dans la croûte de glace. C’était une nappe d’eau de fonte à l’air libre, logée dans un creux d’environ quinze centimètres d’épaisseur. L’eau était noire et écumeuse, polluée par le tholin et les hydrocarbures. — Nom d’un chien, dit-elle. Tu avais raison, Rosenberg. Je regrette que tu n’aies pas pu voir ça. Elle desserra son harnais et se pencha maladroitement au-dessus du trou. Elle plongea sa main gantée dans l’eau. Immédiatement, le froid pénétra à travers les épaisseurs de son gant et les électrodes brûlèrent sa peau. Proche du point de congélation, la température de l’eau était de cent soixante-dix degrés supérieure à celle de l’air ambiant. L’eau était en réalité issue de la roche de glace en fusion. C’était comme si un monstre en combinaison spatiale était venu sur Terre et avait plongé sa main dans le flot de lave bouillante d’un volcan. C’était elle, l’extraterrestre sur Titan. Elle leva sa main. Loin de la surface de l’eau, la température de l’air diminuait brusquement, et les gouttelettes d’eau huileuse qui s’agrippaient au tissu de son gant formaient des dessins de givre. Lorsqu’elle referma le poing, des fragments de glace dure retombèrent dans l’eau noire. Elle enjamba le trou et remorqua son traîneau. Elle découvrit d’autres poches d’eau à ciel ouvert, luisantes d’hydrocarbures, alternant les phases de gel et de dégel. Certaines cuvettes étaient trop larges pour s’y risquer, et elle devait faire des détours, se faufilant entre les trous d’eau. À certains endroits, la glace était si mince qu’elle craquait sous les pas et avait un aspect spongieux ; si jamais elle s’approchait trop près du bord, la glace risquait de s’effondrer dans l’eau. Elle découvrit une nappe qui se refermait et dont les bords s’entrechoquaient bruyamment. À l’intersection des deux plaques, la glace gémissait, et les bruits déchirants se répercutaient en échos dans le désert glacé. Le champ de glace s’étalait à perte de vue ; des arêtes et des plaques saillaient de la plaine comme des meubles gigantesques à l’abandon. Tout autour d’elle résonnaient les grincements douloureux de la glace mouvante, craquant comme les ondes de choc au cours d’un lancement de navette. Les bruits lui parvenaient par vagues, ponctuant le silence divin. Au-dessus du champ d’éjecta gelés, la visibilité était meilleure et le voile obscur de Titan se dissipait quelque peu. Un enchevêtrement sombre de fins nuages de méthane défila devant elle, masquant le grand ciel orange. Sans doute la relative chaleur de l’eau nettoyait-elle l’atmosphère d’une partie de sa brume organique. Elle déboucha enfin dans un lieu où les nuages de méthane dispersés au-dessus d’elle étaient presque noirs, et barraient soudainement le ciel d’un trait obscur. Elle sourit. C’était exactement ce que Rosenberg lui avait décrit. C’était un ciel de vapeur d’eau. Il devait y avoir une large étendue d’eau à ciel ouvert, à moins de quelques kilomètres de là, qui réfléchissait sa couleur sombre sur les nuages de méthane de la basse atmosphère de Titan. Elle installa son campement sur une vaste étendue de glace, à des centaines de mètres de toute poche d’eau. L’air était si chaud qu’elle put ôter les couches extérieures de son scaphandre. Ce fut un grand luxe pour elle de pouvoir frotter de la glace à demi fondue sur sa peau meurtrie. Elle but tout son content d’eau fraîche de comète. Cette nuit-là, comme elle était blottie contre la paroi de plastique de la tente, elle écouta le mugissement étouffé de la mince pellicule de glace sous elle. Elle imagina le lent écoulement de l’eau cométaire, la houle souterraine qui refluait sous la couverture d’éjecta. À tout moment, la plaque de glace sur laquelle elle campait pouvait craquer et la précipiter dans l’eau froide. Mais cette perspective ne l’effrayait pas. N’était-elle pas elle-même constituée d’eau ? L’eau, c’était la vie. Ce fut une nuit sans rêves, la meilleure qu’elle eût passée depuis la mort de Rosenberg. C’était la dernière fois qu’elle effectuait son rituel du matin. Elle déjeuna de fraises séchées, de biscuits et de petites feuilles de laitues sucrés provenant de la ferme S.S.V.E.C. Elle déféqua une dernière fois dans un sachet de nourriture vide et se nettoya à fond. Elle se moucha une dernière fois dans un morceau de toile à parachute. Il y a une dernière fois pour tout, songea-t-elle, même pour les petites choses. Elle enfila sa combinaison et plaça sur son cœur son petit paquet de photos. Puis, elle vissa son casque et ses gants et mit en route son sac autonome de survie. Aussitôt, le gémissement familier des pompes et des ventilateurs se fit entendre. Elle empaqueta tout ce qu’elle put, sa nourriture et ses ordures, ainsi que sa batterie. Bientôt, la tente fut aussi propre et nette que Discovery au moment de son départ. Elle sortit par le sas étroit de la tente. Une fois dehors, sur le sol glacé qui craquait sous ses pieds, elle coinça la cartouche de spores sous son bras, afin de la protéger du froid. Elle inspecta les alentours de son petit avant-poste. Le traîneau à moitié vide se dressait sur la glace, sa bâche en toile de parachute grossièrement nouée au-dessus. Elle fixa son Hasselblad à l’antenne SHF, et le pointa de telle sorte qu’il cadrât la tente et le traîneau. Elle vérifia que l’antenne était toujours correctement orientée vers Cassini, au cas où la plaque de glace eût dérivé pendant la nuit. Nerveuse, elle vint se placer dans le cadre. Debout devant son petit campement, dans son scaphandre de sortie usé et crasseux, elle tenait sa cartouche de spores, tandis que l’appareil immortalisait la scène. Elle détestait ces poses à la Armstrong. Mais peut-être, se disait-elle, que celle-ci était justifiée. Après tout, si Rosenberg avait raison, par ce seul geste, elle allait donner naissance à une nouvelle biosphère. Elle se demandait si elle devait sourire. Fidèle à son sens de l’ordre, elle refit le tour du campement, pour s’assurer que tout était intact et bien rangé. Puis elle se détourna et marcha à longues enjambées sur la glace en direction du ciel d’eau. Un vent cinglant et pénétrant se mit à souffler, balayant le sol accidenté devant elle ; elle trouva un certain plaisir à cette résistance. Elle sentait le petit rectangle dur de son paquet de photographies que le scaphandre plaquait contre sa poitrine. Elle avait l’impression de laisser derrière elle des pans entiers de son existence : d’abord la Terre, réduite à une pointe d’épingle lumineuse par la distance qu’elle avait parcourue ; puis la base du Tartare, avec ses instruments de survie péniblement assemblés et réparés ; et pour finir, le décor de son petit campement installé sur la glace. Désormais, il ne lui restait plus que son corps et la combinaison cabossée comme ultime protection. Les trous d’eau commencèrent à s’élargir et à communiquer entre eux. Bientôt, la glace se découpa en petits îlots, dont certains ne mesuraient que quelques dizaines de centimètres de diamètre, séparés par des chenaux gris et écumeux. Au loin, les glaces flottantes formaient une lâche mosaïque. L’eau à ciel ouvert s’étendait devant elle, une bande sombre qui empiétait sur l’horizon, mouchetée de bancs de glace. Elle accéléra le pas, enjambant les chenaux les plus étroits, en choisissant soigneusement les morceaux de banquise les plus larges. Mais la glace se fragmentait à une vitesse incroyable. Bientôt, même les plus gros morceaux devinrent instables sous ses pieds. Elle ne pouvait pas aller plus loin. Cela devrait faire l’affaire. Elle détacha ses skis et les empila soigneusement sur un côté. Elle n’en aurait plus besoin à présent. Elle but une dernière gorgée de jus d’orange. Elle marcha jusqu’au bord de la glace, saisit la cartouche de Rosenberg et plongea ses deux mains dans l’eau. Le froid était saisissant, et eut facilement raison de la faible résistance des électrodes de ses gants. Sous l’eau, elle ouvrit la cartouche et la secoua, disséminant les spores le plus possible. Lorsque la cartouche fut vide, elle la retira, en débarrassa le givre et la rangea dans une de ses poches. Puis elle se redressa. Elle contempla les environs noyés de brume : l’horizon bouché, tout proche, les sombres nuages de méthane dispersés au-dessus de sa tête, le paysage de glace erratique, avec cette étendue d’eau à l’air libre, hors d’atteinte. Elle tendit le bras et bascula un interrupteur sur son boîtier de commande qui interrompit le fonctionnement de son sac de survie. Le bruit des pompes et des ventilateurs se tut aussitôt. L’air lui parut soudain plus épais et plus renfermé. Le froid de Titan se frayait un chemin à travers sa combinaison. Elle entendit alors le gémissement du vent, un bruit sourd et lointain, et les craquements profonds de la mer de glace, qui semblaient jaillir de toutes les directions. C’était la première fois qu’elle entendait la musique de Titan, sans les parasites de leurs équipements. Elle avança sur la grève gelée. Avant qu’elle ait pu atteindre le bord de la banquise, la glace s’effondra sous son poids. Sa chute, ralentie par la faible pesanteur de Titan, fut assez longue pour qu’une vague de terreur s’emparât d’elle. Mais alors ses pieds et ses jambes heurtèrent l’épaisse surface huileuse de l’eau. La masse d’eau liquide se referma sur son corps et engloutit sa tête. Le poids de son scaphandre la rendait plus dense que l’eau et elle sombra dans l’obscurité. Elle tomba comme au ralenti. Elle laissa ses bras et ses jambes se détendre et elle les sentit s’écarter de son torse, séparés par les courants. Elle pivota lentement sur le dos. Au-dessus d’elle, elle pouvait apercevoir la faible lueur orangée du ciel, et les ondes huileuses qui ridaient la surface. Mais celle-ci s’éloignait et perdait ses contours, et bientôt le ciel ne fut plus qu’un souvenir. Au fur et à mesure qu’elle s’enfonçait, l’eau lui parut plus accueillante. Puis, tout disparut enfin. L’Univers se réduisait désormais à la pellicule d’eau qui comprimait son scaphandre et à la bulle d’air de son casque. Elle n’avait plus à choisir, à décider, à planifier. Les derniers instants de l’humanité se déroulaient peut-être sur cette plage lointaine. Peut-être que la seule finalité de l’histoire humaine, de ces cinquante mille ans de vie, de mort, d’amour et de destruction, était de la conduire ici, sur cette plage étrangère, munie de sa petite cartouche de graines. Le froid s’intensifia. Pendant un moment elle se surprit à trembler et elle enroula ses bras autour d’elle. Mais la sensation s’évanouit rapidement et elle se sentit bien à nouveau. Elle savait ce qui était en train de se passer. L’hypothermie la gagnait à mesure que la chaleur de son corps s’échappait à travers les couches de son scaphandre dans l’immense fluide accueillant. Cela n’avait pas de réelle importance. Elle crut qu’elle avait perdu connaissance pendant un instant. C’était difficile à dire. Enfin, elle crut voir Columbia, loin en dessous, qui montait vers elle. Elle sourit. Les bords de fuite de l’orbiteur émettaient une faible lumière orange. Les projecteurs de la soute luisaient comme un amas d’étoiles captives. Et au-delà de Columbia apparurent des étoiles, des milliers d’étoiles, aisément visibles pour ses yeux accoutumés à l’obscurité, comme par une nuit claire dans un désert de la Terre. Elle distingua même la formidable courbure de la galaxie, avec les bords frangés des nuages de poussière d’étoiles en son cœur. La sortie extravéhiculaire était terminée. Elle leva les bras et entreprit d’ouvrir son casque. LIVRE VI L’ÉTÉ DE TITAN Voyager 1 avait atteint la frontière du système solaire. Elle se trouvait dans l’héliopause, la région de l’espace où la densité de particules ionisées du vent solaire devenait inférieure au flux d’énergie des ions interstellaires. Voyager avait déjà parcouru cent fois la distance qui sépare la Terre du Soleil. Lorsque des jets de plasma solaire heurtaient l’héliopause, de puissantes émissions d’ondes radio de cent trillions de watts se produisaient. Les instruments de Voyager, à la limite de la saturation, enregistraient le phénomène et tentaient de renvoyer fidèlement ces données à la Terre. Elle ne recevait toujours aucune réponse. Même au-delà de l’héliopause, la gravité du Soleil se faisait toujours sentir ; une nuée d’objets – des lunes glacées, un milliard de milliards de comètes, insoupçonnées des hommes – tournait autour de l’étoile centrale. Voyager s’aventura dans ce nouveau royaume, tandis que la puissance de ses générateurs nucléaires radio-isotopiques déclinait lentement. Voyager tenta de contacter la Terre jusqu’à ce que l’épuisement du gaz de ses propulseurs ne lui permît plus de pointer correctement son antenne vers la planète. Et vers 2020, il n’y eut plus assez d’énergie pour faire fonctionner les émetteurs radio. Cependant, le logiciel de bord persista à envoyer des commandes aux correcteurs d’assiette et aux émetteurs désormais inertes, jusqu’à ce que la dernière étincelle d’énergie s’éteignît. Il fallut vingt mille ans à Voyager pour traverser le nuage de Oort, une forte concentration de comètes aux confins du système solaire. La sonde finit par s’échapper du système, brisant ses dernières chaînes gravitationnelles. Voyager s’embarqua alors dans un long voyage à travers les contrées silencieuses de l’espace interstellaire, décrivant une orbite infinie autour du cœur de la Voie lactée. Rien dans les parages ne menaçait le vaisseau à la dérive. Les étoiles y étaient si dispersées que Voyager n’avait aucune chance de rencontrer d’autres systèmes stellaires… Alors que le temps s’égrenait lentement, les lois de la physique s’appliquaient implacablement. Le Soleil avait vieilli. Son noyau devenait plus dense et plus chaud à mesure que les cendres d’hélium accumulées pendant des milliards d’années de fusion de l’hydrogène commençaient à leur tour à entrer en fusion. Le Soleil vit sa luminosité augmenter au rythme de quatre-vingts pour cent par milliard d’années. Pourtant, la température qui régnait à la surface de la Terre demeura identique pendant très longtemps. La Terre était protégée par les cycles de conversion d’énergie et de matière maintenus grâce aux processus de la vie et de la géologie. Et à mesure que la température s’élevait, les roches silicatées s’altéraient plus facilement, absorbant le dioxyde de carbone contenu dans l’atmosphère. Mais cela ne pouvait pas durer indéfiniment. À la fin, la concentration en dioxyde de carbone dans l’atmosphère tomba si bas que les plantes et les arbres ne parvenaient plus à effectuer leur photosynthèse. Ce qui sonna le glas des réserves en carbone de la biosphère. Les roches continuèrent à s’altérer, entraînant une chute plus rapide encore de la concentration en dioxyde de carbone, et la Terre se réchauffa rapidement. Peut-être que les êtres humains auraient pu prévenir cette évolution en mettant en place un gigantesque dispositif d’ingénierie planétaire. Mais il ne restait plus aucun homme sur Terre pour tenter de sauver la planète. Sur la planète desséchée, les espèces disparurent les unes après les autres, victimes de ce que les biologistes appelaient les « températures limites de la survie ». Les plantes les plus sophistiquées et les espèces animales s’éteignirent en premier, tandis que la Terre perdait son complexe édifice biologique, patiemment érigé au cours de milliards d’années. Au terme d’un milliard et demi d’années, la température en surface atteignit environ cinquante degrés, au-delà de laquelle ni poisson, ni crustacé, ni insecte ne pouvait survivre. La plupart des plantes vasculaires et des mousses succombèrent également, vidant les terres et les océans de toute matière vivante, à l’exception des micro-organismes – des animaux multicellulaires tels que les algues et les champignons. Mais au-dessus de soixante ou soixante-dix degrés, les caractéristiques structurales des créatures multicellulaires les plus simples – comme les membranes – ne pouvaient perdurer. Seules subsistèrent alors les créatures unicellulaires, comme les cyanobactéries et quelques bactéries photosynthétiques. Au-delà des soixante-dix degrés, la photosynthèse cessa pour de bon. Le dernier survivant de la biosphère jadis si luxuriante de la Terre fut une bactérie résistante, présente dans les eaux sulfurées entourant les cheminées des volcans océaniques. La boucle était fermée, le cycle de la vie sur Terre venait de s’achever. En effet, les archéobactéries thermophiles avaient constitué les premières formes de vie apparues sur la jeune Terre encore chaude, avant d’engendrer les organismes vivants subséquents. Le dénouement survint à deux cent cinquante degrés, température au-delà de laquelle la matière de la vie elle-même – les molécules géantes, les acides nucléiques et les aminoacides – fut détruite. Cent millions d’années plus tard, les océans commencèrent à bouillir. D’immenses nuages de vapeur étaient suspendus dans l’atmosphère. En conséquence de l’effet de serre, les températures augmentèrent encore plus rapidement. Ces nuages ne durèrent qu’un temps. La vapeur d’eau fut la proie du rayonnement solaire qui la photolysa et les molécules d’hydrogène produites s’échappèrent dans l’espace, laissant une planète aride, à jamais privée d’eau. L’absence d’eau stoppa l’altération des roches silicatées, qui absorbaient le dioxyde de carbone de l’air. Le dioxyde de carbone issu des volcans commença à s’accumuler dans l’atmosphère. De nouveaux nuages s’élevèrent et la planète se mit à cuire littéralement… À cette époque lointaine, Vénus et la Terre réalisèrent enfin le rêve des hommes de l’Antiquité : elles devinrent des sœurs jumelles, en tous points identiques, avec leur surface desséchée, fissurée et aplatie, surmontée d’une atmosphère dense et paresseuse, totalement inerte. Les choses se passaient différemment sur Titan. Le réchauffement du Soleil effaça l’ancienne surface du satellite de Saturne, son paysage de glace recouvert de soupe organique que des êtres humains avaient exploré par le passé. L’éthane de Clear Lake entra en ébullition et s’évapora. Les gaz se sublimèrent – l’azote, le méthane, l’hydrogène –, épaississant davantage l’atmosphère de la Lune, créant du coup un effet de serre qui accéléra le réchauffement de l’atmosphère. À la longue, les fines croûtes de glace qui entouraient le magma – les anciens océans d’ammoniac – fondirent, exposant à nouveau les mers primordiales. Les vapeurs d’ammoniac et d’eau enrichirent l’air et renforcèrent l’effet de serre. La lune se réchauffa. Les résidus de biologies anciennes se réveillèrent. La vie, interrompue des milliards d’années plus tôt, put alors renaître. Mais cette nouvelle vie ne serait que de courte durée. Bientôt, le Soleil approcha du terme de sa configuration stable d’étoile naine décrite dans la séquence principale du diagramme Hertzsprung-Russell(40) ; il entama son ultime et mortelle floraison. Une fois l’hydrogène épuisé dans le noyau, la fusion diminua d’intensité. Le cœur se contracta pendant dix millions d’années. Puis une couche épaisse d’hydrogène surmontant le cœur d’hélium inerte entra en combustion, ce qui amorça la dilatation des couches externes. Le Soleil devint gigantesque, son enveloppe englobant progressivement l’orbite des planètes inférieures. Suite à cette métamorphose monstrueuse, la température qui régnait à la surface de la Terre atteignit trois mille degrés, c’est-à-dire un peu moins que la couronne externe de la géante rouge qu’était devenu le Soleil. La vie sur Titan se ratatina, se racornit, à mesure que le manteau de glace lui-même se liquéfiait. Comme un cadavre de libellule emporté par la brise, Voyager 1 faisait le tour du centre de la Galaxie. À la longue, la lente sublimation du métal entraîna la rupture de la structure d’aluminium qui s’effrita. Les morceaux du vaisseau – les poutres de la plate-forme porte-instruments et les générateurs nucléaires perforés et ternis, ainsi que les cloisons métalliques amincies – se séparèrent les uns les autres. L’antenne parabolique, telle une feuille morte, se détacha des longerons qui la soutenaient, et les ruines du vaisseau furent bientôt entourées d’un nuage de poussières d’aluminium étincelant. Voyager était un fragment de la technologie américaine, un objet de métal en provenance de la Terre disparue, exilé à vingt mille années-lumière du Soleil. C’était le dernier témoignage de l’activité humaine dans le cosmos. Rosenberg gisait sur le dos. Ses yeux étaient clos. Il avait chaud et se sentait bien. Il était conscient de son corps – son visage, ses bras et ses jambes avaient une existence physique tangible, solide et massive –, mais il ne sentait aucun scaphandre de sortie autour de lui, ni sac de couchage. Il avait l’impression de s’élever. Comme s’il se fût trouvé dans un gigantesque ascenseur. Il ouvrit les yeux. Il était plongé dans le noir. Il ne distinguait que des formes confuses, des explosions d’étoiles, des tourbillons qu’engendrait la mise en branle de son système nerveux. Aucun son ne lui parvenait. Peut-être qu’il se trouvait dans quelque caisson d’isolement. Il fouilla dans sa mémoire. Il se souvint de Titan, de l’expédition sur Cronos, de ces fichues carottes, de Benacerraf qui le soignait dans Discovery… Je devrais être mort, pensa-t-il. Était-ce une sorte d’hallucination ? Était-il toujours adossé à cette couchette Apollo défoncée dans le module, emmailloté dans du tissu Beta, privé de ses sens un à un à mesure que son corps le lâchait ? Il fut pris de panique. Il porta ses mains à son visage. Il palpa ses joues, l’arête de son nez, sentit la pression de ses mains sur sa face. Ses joues étaient lisses au toucher, comme débarrassées de leurs poils. Lorsqu’il remonta sa paume vers le haut de son visage, il s’aperçut que toute pilosité en avait disparu. Il n’avait plus ni cils ni sourcils. Il palpa son entrejambe. Il était nu. Il sentit son sexe tiède dans ses mains. Plus de poils pubiens. Il fourra un doigt dans sa narine gauche. Les poils avaient également disparu. Bizarre. Tu m’as l’air de te porter plutôt bien pour un type au dernier stade d’un empoisonnement à la vitamine A, Rosenberg, se dit-il. N’importe, ce n’était pas une hallucination. Je sens mes couilles, donc je suis. Il laissa retomber ses mains sur ses flancs. Elles heurtèrent quelque chose. Le sol était doux et malléable comme du plastique. Il paraissait ni chaud ni froid, comme privé de température. Il tâta le sol à sa gauche et à sa droite. Celui-ci était élastique. Il pouvait enfoncer son doigt de deux centimètres ou plus dans le matériau avant d’atteindre la limite de flexibilité, où il devenait dur et résistant. Peut-être se trouvait-il dans une sorte de bulle ? Il ne disposait pas de suffisamment de données pour en conclure quoi que ce fût. Il ferait mieux d’attendre. Il pourrait dormir en attendant. Il s’efforça de contrôler sa peur. Sois logique, Rosenberg. Quiconque t’a amené ici, quoi que cet ici puisse être, ne peut te vouloir du mal. Il devrait séparer les problèmes. L’air, par exemple. D’où venait-il ? Comment se renouvelait-il ? Etait-il vicié ? Il devait accepter l’air tel quel, tout comme il devait accepter la température et l’endroit où il se trouvait. Plus tard, il aurait faim et soif. Il lui faudrait y remédier comme il pourrait. Il s’aperçut que ses mains protégeaient à nouveau son sexe. Un réflexe de primate, pensa-t-il. Je suis juste un singe qui a peur dans le noir. Instinctivement, il se mit à parler. « Hé ! » Il entendit le son de sa propre voix. — Un deux, un deux. Pas mal. Il battit des mains. Il n’entendit aucun écho, juste le son mat du battement lui-même. Cette bulle, cette chambre de caoutchouc, enfin peu importe, était dépourvue d’échos… Quelque chose changea. Il y avait maintenant de la lumière au-dessus de lui, une teinte pourpre, à peine visible. L’intensité lumineuse variait quand il faisait pivoter sa tête de gauche à droite. Ce qui signifiait que la lumière était extérieure à lui. Ce qui signifiait aussi qu’il y avait un haut et un bas, clairement différenciés. La lumière eut l’air de se répandre, comme sur une surface plane. Il crut discerner des rides, aux reflets huileux. Il émergeait peut-être d’un fluide, se rapprochant de sa surface incurvée. Il baissa les yeux. Il vit son corps émerger dans la lumière naissante, sa poitrine et ses jambes qui s’étendaient devant lui, ses tétons formant des taches sombres sur son torse glabre, tel un délicat paysage de chair. Il était glabre mais en bonne santé et ne montrait aucun symptôme d’empoisonnement à la vitamine A. La lumière s’accrut. Soudain, il fut tout près de la surface. C’était en effet un ménisque, la surface incurvée d’un liquide, et il aperçut de grosses rides paresseuses, des filets de dépôts écumeux… La surface se brisa en cercles concentriques juste au-dessus de lui. Le fluide dégoulina sur la coque de sa bulle protectrice. Il vit le ciel. Il était vaste et haut, parsemé de minces cirrus neigeux. Un grand Soleil rouge – trop grand – montait du zénith, entouré d’un fin halo, assez brillant pour l’aveugler. Des traînées de condensation zébraient le ciel. Ce foutu Soleil était vraiment trop grand, et le ciel était d’une belle couleur turquoise. Le fluide s’écoula. Les parois de la chambre étaient à peine visibles autour de lui, comme une bulle de savon aux reflets irisés. Rosenberg se redressa. Tout autour de lui, derrière sa bulle, une masse solide émergeait du liquide. Le dessus était plissé et luisait d’un vert profond. La plate-forme était bombée, formant un dôme d’environ cinquante mètres de large. Sa mince bulle était juchée au sommet du dôme ridé, comme sur le dos d’une immense tortue. Rosenberg s’agenouilla. Il colla son visage et ses mains contre la paroi tiède de la bulle et écarquilla les yeux. Le dôme qui montait toujours des eaux formait une île sur la mer huileuse qui s’étendait jusqu’à l’horizon. Le liquide n’était pas transparent ; il était recouvert de dépôts violacés qui formaient des amas d’écume par endroits. Deux ou trois glaces flottantes d’un blanc-rose émergeaient çà et là. L’air était clair, quoique glauque, et d’épaisses rides s’éloignaient en cercles concentriques de la masse qu’il chevauchait. Plus loin, des vagues gigantesques, des murs d’eau mesurant peut-être cent mètres de haut, balayaient la mer, poussées par des vents dominants. Il aperçut une bande de terre. À environ un kilomètre et demi, une plage peu étendue et, plus loin, une falaise abrupte, aux teintes gris-vert, profondément érodée. Cela pouvait être Cronos, se dit-il. Il voulut tenter quelque chose. La bulle était trop petite pour qu’il pût s’y tenir debout, mais en se mettant à quatre pattes il pouvait sauter en l’air de quelques centimètres. Il lui fallut peut-être une demi-seconde pour retomber sur le sol. Il réessaya deux ou trois fois de suite avant d’être entièrement satisfait. La pesanteur était faible, sûrement à peine plus élevée qu’un septième ou un huitième de g. Bon. Il était toujours sur Titan. Mais Titan avait changé, au point d’être méconnaissable. Et le Soleil était trop grand. Il était si large qu’il dépassait en taille le Soleil jaune que l’on voyait depuis la Terre, sans parler du disque ratatiné qu’il avait observé près de Saturne. Et sa couleur était d’un rouge intense, cramoisi. Il crut discerner des taches, de gigantesques marques noires étalées à la surface du disque. Il n’y avait qu’une seule raison pour laquelle le Soleil eût pu devenir aussi gros et aussi rouge. En vieillissant. Oh, merde, songea-t-il. Je ne suis pas près de rentrer à la maison. Le Soleil était bien trop énorme. Lui n’était qu’un primate nu, échoué dans un futur étranger… Il pouvait faire son Bill Angel, se replier dans un obscur recoin de sa personnalité, et retomber en enfance… Au diable tout cela ! Réfléchis, Rosenberg. Analyse. Il repensa à cette histoire de pesanteur. Aux vagues. Tout cela prouvait que les lois de la physique s’appliquaient toujours. Quant à lui, il pouvait encore comprendre la signification des phénomènes, faire des expériences et tester des hypothèses. Raccroche-toi à ça, Rosenberg. Quoi qu’il se passe ici, la science est toujours valide. Je peux comprendre les choses. De toute façon, c’est ce que je désirais. Faire la nique à la mort, connaître la fin de l’histoire. Toutefois, au plus profond de lui-même, il avait espéré que quelque équipe de secours serait venue de la Terre pour les récupérer, et que des visages humains se seraient penchés au-dessus de lui allongé dans quelque lit d’hôpital. Mais pas ça. Il voulut se mettre en boule, sombrer à nouveau dans le sommeil et l’inconscience. Mais il risquait alors de ne jamais en ressortir. Son ombre, atténuée par la bulle, se reflétait sur la forme plissée, rapetissée par l’angle aigu des rayons du Soleil. Il essaya de sentir les plis à travers la pellicule du globe, mais la paroi n’était pas suffisamment souple pour lui donner de véritables sensations de toucher. Cependant, il crut apercevoir quelque chose qui ressemblait à une structure cellulaire : l’enveloppe des plis était rugueuse, constituée de vésicules de la taille de grains de riz. Des cellules, sans doute. En y regardant de plus près, la surface avait l’air presque poreuse. Des perles de liquides se formaient, ainsi qu’une croûte de dépôts solides… Je parie que c’est du cyanogène solide. Son esprit alla à toute vitesse. C’est une sorte d’animal. Une forme de vie basée sur l’ammoniac ? Sa gigantesque monture devait boire de l’ammoniac et respirer en brûlant le méthane en azote. Mais le cyanogène, l’équivalent du gaz carbonique, était solide à cette température. Voilà pourquoi le cuir de cette créature suintait l’ammoniac et était recouvert de scories de cyanogène. Dans ce cas, pensa-t-il avec une excitation croissante, il devait se trouver sur un océan d’ammoniac, que polluaient les hydrocarbures complexes qui y étaient dissous. Une forme de photosynthèse devait exister, avec des plantes ammoniacales, qui utilisaient l’énergie solaire pour transformer les produits de la respiration – l’ammoniac et le cyanogène – en méthane et en azote, bouclant ainsi la boucle. Mais le cyanogène ne pouvait circuler qu’en solution, à la différence du dioxyde de carbone dans l’atmosphère terrestre. Ce qui impliquait nécessairement que cet équivalent de la photosynthèse devait s’effectuer dans les océans, peut-être grâce à une sorte de plancton. Il se pouvait qu’il n’y eût aucune plante sur les terres émergées de la Lune… Peut-être que la créature qu’il chevauchait était le fruit des formes de vie à base d’ammoniac dont il avait décelé les prémices près de la base du Tartare. Ses prédictions s’étaient réalisées. C’était l’été de Titan. Ben mon vieux ! Et il avait trouvé tout cela à partir de quelques traces de cyanogène. Il était réconfortant de pouvoir ainsi anticiper sur les événements. Et… La carapace se mit à tanguer sous lui. Sa bulle roula sur elle-même. Il tenta de s’agripper au mur élastique, mais en vain. Il glissa contre la paroi, sa poitrine frottant contre la substance molle et tiède, et atterrit sur le ventre. La sphère se stabilisa enfin. Il se redressa sur ses genoux. Sous la carapace ridée, l’océan et ses vagues huileuses s’éloignaient rapidement, et il aperçut le reflet du Soleil bouffi qui s’étalait sur les flots léthargiques. Quant à sa bulle, elle siégeait au sommet d’une montagne de chair, telle une grosse sphère aplatie d’une centaine de mètres de diamètre. Les plis rougeâtres s’étiraient jusqu’au bord de la carapace. La créature semblait dotée d’une superficie étendue afin de mouvoir sa lourde masse. Il vit une ombre passer sur l’eau. C’était celle de sa gigantesque monture. Des sortes de tentacules pendaient en dessous, se tordant passivement sous l’effet du mouvement… L’ombre se trouvait en dessous de lui. Ce machin était en train de voler, comme quelque immense bulle de chewing-gum. Il chevauchait une méduse de la taille d’un terrain de football qui flottait dans la nouvelle atmosphère de Titan… L’étonnement le disputait à la peur qui menaçait de le submerger. Il aurait tout donné pour la chaleur douillette de son scaphandre, pour les murs rassurants du module d’habitation. Mais comment ce truc pouvait-il voler ? Il ne voyait ni ailes, ni propulseurs, ni hélices. Une force antigravitationnelle ? Réfléchis, Rosenberg. Cherche l’explication la plus simple. La chose était capable de flotter. De simples poches de gaz, enfouies quelque part au sein de ce monceau de graisse, devaient suffire à soulever la méduse au-dessus de l’océan et la propulser dans l’air épais de Titan. Il y avait autre chose sur le dos de la méduse, à environ vingt mètres de lui. C’était une autre bulle reposant comme une goutte d’eau sur la créature d’ammoniac. Il se jeta contre la paroi de sa cage translucide et scruta à travers. C’était comme s’il essayait de regarder à l’intérieur d’une goutte d’eau marécageuse. Il crut distinguer quelque chose dans la bulle, une forme blanche et inerte. Il se mit à crier en tapant contre la paroi de sa bulle. Il tenta même de la faire rouler sur le dos de la méduse, tel un hamster dans sa roue. Mais la sphère résista à tous ses efforts. Il crut que sa tête allait éclater. Au diable la géante rouge et la nouvelle biosphère ! Tout ce qu’il voulait, c’était rejoindre cet autre être humain. Il s’essouffla rapidement, et sa peau glabre s’enduisit d’un voile de sueur. Il renonça. Même s’il réussissait à atteindre l’autre bulle, il n’aurait rien pu faire pour rentrer en contact avec son occupant. S’il parvenait à déchirer sa bulle, quand bien même la température extérieure serait supportable, l’air de Titan était sûrement toxique, chargé d’acide cyanhydrique et d’ammoniac. Mais ça valait le coup d’essayer. Il avait soudain davantage de mal à respirer. Sa vessie était douloureusement comprimée. Il fallait absolument qu’il urine. Il jeta un coup d’œil autour de lui. Il n’y avait aucun endroit où pisser dans cette bulle. Il tâcha de penser à autre chose. Mais bien sûr, cela n’arrangea rien. Finalement, il se plaça au centre de la bulle, empoigna son pénis et se soulagea. Il n’avait pas le choix. Le liquide chaud éclaboussa ses pieds. Une mare verte et mousseuse se forma au point le plus bas de la sphère, et il recula vivement d’un pas pour ne pas mouiller ses pieds nus. Quand il eut fini, il se retira contre la paroi de la bulle, et contempla la flaque d’urine. Elle s’étalait lentement sur le sol, tremblant à chaque léger soubresaut de la méduse. Une ombre immense passa au-dessus de la sphère. Rosenberg tressaillit, protégea sa tête de ses mains et recroquevilla son corps nu sur le sol. C’était comme si un toit s’était déroulé au-dessus de la méduse, une cuirasse translucide couleur émeraude ; là où le Soleil passait au travers, Rosenberg pouvait voir une texture granuleuse et une ébauche de squelette. Le plafond de peau s’éloigna et le Soleil illumina à nouveau la bulle de tous ses feux. Rosenberg s’agenouilla et observa la plate-forme qui s’éloignait. On aurait dit un cerf-volant en forme de losange, de la taille d’un 747. Elle planait le nez pointé vers l’avant à travers l’air épais. La peau parcheminée semblait tendue sur une sorte de squelette. Le reste de l’anatomie semblait à peine esquissé. Il y avait apparemment une épine dorsale, bombée par endroits ; peut-être y avait-il des organes – un appareil digestif, par exemple – logés dans ces protubérances. La créature ressemblait aux ptérodactyles du jurassique. Ou à une folie des frères Wright. C’était Titan, se rappela Rosenberg ; les êtres vivants ne pouvaient s’être développés qu’à partir des matériaux bruts qui s’y trouvaient. Par conséquent, les os de ce « cerf-volant » étaient probablement constitués d’eau sous forme de glace. Le long des bords de fuite des ailes en losange apparaissaient des trous béants, pareils à des buses d’injection. C’était peut-être des bouches ; la créature pouvait se nourrir de petits animaux qui vivaient dans l’air, quêtant ses proies comme un requin. Tout comme la méduse qui le portait, le cerf-volant semblait passif, inerte, comme s’il économisait ses forces. Rien ne tressaillait à la surface du gigantesque organisme. Et cette immense membrane avait d’autres points communs avec la méduse : une superficie étendue pour supporter la masse du corps. Il ne discerna aucune patte, aucun système d’atterrissage. Peut-être qu’il ne se posait jamais et qu’il passait sa vie dans les airs, se nourrissant de particules aériennes et se reproduisant de même. La silhouette rectangulaire du ptérodactyle s’éloigna lentement. Rosenberg s’agenouilla près de la paroi. L’urine froide léchait ses pieds. Alors une forme sombre fendit la surface de l’océan, loin en dessous. On aurait dit une immense raie. Les hautes vagues de Titan s’écrasaient comme des vaguelettes contre les parois d’une baignoire sur son dos luisant et ondulé ; elle devait mesurer au moins un kilomètre de long. Rosenberg aperçut des orifices en forme de tuyaux qui bordaient les flancs et le dos de la raie. Elle faisait face aux vagues mais n’avait pas l’air de se mouvoir ; il ne vit aucune trace de sillage, ni écume, ni remous produits par un moyen de propulsion quelconque. Cela lui faisait penser à un requin pèlerin, nageant au milieu des bancs de krill et de plancton, la gueule ouverte. Mais ce pèlerin-là n’avait même pas à se déplacer ; il se contentait de rester dans le courant, attendant patiemment que le plancton local ou n’importe quelle friandise organique en suspension dans l’océan d’ammoniac pénètre tout droit dans l’une de ses nombreuses bouches. Voilà à quoi ressemblait la vie sur Titan. Il y avait des caractéristiques communes, conclut-il avec lassitude. Une taille gigantesque, une superficie étendue, un comportement passif. La méduse continuait de s’élever dans les airs. À présent, il était loin au-dessus de la surface de l’océan, et surplombait le bord des falaises de Cronos. Le plateau était constitué d’une plaine glaciaire gris-vert, criblée de cratères. La plupart d’entre eux subsistaient à l’état de vestiges géologiques, les parois érodées sous l’effet de la relaxation du terrain. Les cratères anciens s’étaient vidés de leurs lacs d’éthane, quoiqu’il crût apercevoir un fin dépôt cramoisi au fond de certains bassins. La lune était partagée en deux : un hémisphère océanique sur sa droite et le plateau verdâtre de Cronos sur sa gauche. Il crut entr’apercevoir d’autres pèlerins. Leurs silhouettes delta se déployaient à la surface de l’océan comme d’immenses navires-usines retraitant le plancton. Fatigué, les poumons irrités, il s’assit le dos contre la paroi élastique, ses jambes étendues devant lui. Ses pensées fiévreuses étaient de plus en plus décousues, comme s’il manquait de sommeil. En réalité, il commençait à trouver le temps long. Tout cela était pour le moins grotesque. Voilà qu’il était ramené à la vie on ne sait comment, après avoir été conservé pendant des milliards d’années, pour se retrouver dans une écosphère à base d’ammoniac… Et il ne pouvait rien faire d’autre que s’asseoir et regarder le paysage. Il aurait voulu sortir de là et faire enfin quelque chose. Prélever des échantillons, les analyser dans son labo du module d’habitation. Il avait également grand besoin de faire des choses plus terre à terre, comme prendre une douche ou lire un livre. Surtout, il aurait voulu parler à quelqu’un. Le ciel de méthane, aux teintes vert bouteille, s’assombrissait petit à petit. Ils devaient sortir de la troposphère, la couche d’air épais comprise entre le sol et la stratosphère. Il leva les yeux en direction du Soleil. Le disque boursouflé paraissait légèrement plus clair, quoique toujours entouré d’un fin halo. Il se demanda s’il pouvait apercevoir la Terre d’où il se trouvait. Si la planète existait toujours, aucune vie ne devait subsister sur ce tas de cendres effleurant la photosphère, la couronne enflée du Soleil. Il n’y a pas d’aide à attendre de ce côté-là, songea-t-il. Ses poumons aspiraient l’air à grand-peine. Il essaya d’étouffer le sentiment de panique qui le gagnait. Quelque chose clochait. C’était trop con de suffoquer là-dedans, dans cette bulle pleine d’urine dans laquelle il allait se noyer dans ses propres exhalaisons… Une colonne jaillit de la carapace de la méduse, à trois mètres de la paroi de la sphère. Rosenberg hurla. Il recula précipitamment sur le sol mou, se maintenant le plus loin qu’il pouvait de la colonne. À sa grande honte, un jet d’urine jaillit de son pénis racorni et aspergea ses jambes. La colonne mesurait environ deux mètres de haut et peut-être soixante centimètres de large. Elle était tout en chair rouge et luisante. Sa membrane n’était pas différente de celle de la carapace : même teinte rouge sombre, mêmes stries. Mais les sillons étaient plus petits, les trous et les raies séparées de cinq centimètres. La colonne de chair était surmontée d’un complexe amas de vésicules. C’était peut-être une espèce de capteur qui était en train de l’observer. Peut-être que la colonne allait lui fournir un supplément d’oxygène, de nourriture et d’eau. Mais elle demeura absolument immobile. La manière dont elle avait surgi était surnaturelle. Un mouvement brusque suivi d’une rigidité de pierre, tel un reptile. C’était peut-être cela qui le rendait si nerveux. Que voulait-elle ? Conduisez-moi à votre chef. Son esprit en déroute échafaudait des hypothèses sans queue ni tête à mesure que la peur dominait son cerveau. Il toussa et la douleur de ses poumons s’intensifia ; des points noirs flottaient devant ses yeux. Il avança en rampant, traversa la mare d’urine et se colla à la paroi. Il tapa sur la bulle avec la paume de sa main. — Vous ne voyez pas que je suis en train de crever là-dedans ? Aidez-moi ! Hé !… La douleur se mit à irradier dans toute sa poitrine et remonta le long de sa gorge. Il s’affaissa, le visage et la poitrine toujours plaqués le long de la paroi élastique. Puis, il glissa sur le dos. Il sentit la pisse froide clapoter contre ses pieds et le bas de ses jambes. — Vous ne vous attendiez pas à ce que je sois conscient. Vous ne savez plus quoi faire, hein ? Des taches noires obstruèrent sa vision. À travers la mince pellicule de la sphère, le ciel prenait une belle couleur émeraude. Rosenberg gisait dans sa propre urine, la bouche ouverte comme un poisson échoué. Quelle fin pour l’humanité ! pensa-t-il. Tu parles d’un épilogue ! Il lui sembla que quelque chose tombait du ciel vers lui : un large disque de couleur pourpre, une sphère chatoyante, légèrement déformée… Il aperçut à travers le plafond translucide le reflet de sa méduse volante. Ils avaient dû recouvrir leur monde d’un dôme. Il crut distinguer d’autres colonnes, surgissant de la carapace comme autant de doigts. Il tenta d’agripper le sol plastique sous lui, luttant pour rester conscient, pour faire durer cet instant le plus longtemps possible, avant de sombrer à nouveau dans le néant. Mais l’obscurité froide et verte se referma sur lui. Il cria tandis qu’elle envahissait ses yeux et son cerveau. Mais le son de sa voix ne lui parvenait plus. Paula Benacerraf ne se souvenait pas de s’être réveillée. Elle avait soudain repris conscience de son existence. C’était aussi simple et brutal que cela. Elle était debout. Tout semblait rouge autour d’elle. Elle avait froid aux pieds. Elle essaya de voir sur quoi elle se tenait. Lorsqu’elle bougeait la tête, ses yeux avaient du mal à suivre, comme s’ils étaient gouvernés par des caméras automatiques mal réglées, et sa tête lui faisait l’effet d’un sac rempli de liquide. La couleur rouge vira brusquement au gris et un bourdonnement résonna dans ses tempes. Le monde bascula autour d’elle. Elle vit un ciel immense qui tourbillonnait et un Soleil semblable à une boule de lumière rouge. Mais tout se faisait au ralenti, comme dans un rêve. Elle s’effondra gentiment sur le sol. L’atterrissage se fit en douceur bien qu’elle pût sentir la dureté du sol et sa température glaciale là où il comprimait sa chair. Les battements de son cœur ralentirent peu à peu et le monde reprit ses couleurs. Le Soleil juste au-dessus d’elle était beaucoup plus grand et plus terne qu’il n’apparaissait sur Terre. Le disque rouge était couvert de taches, de complexes trous noirs entourés d’une pénombre(41) gris-rouge. Écartant les bras, elle tâcha de jauger la taille de l’astre. Ses mains finirent à un mètre l’une de l’autre. Elle se rappela son dernier voyage sur Cronos. L’eau. Le sachet de bactéries. Son suicide. Oh ! merde, pensa-t-elle. Je suis vivante. Elle se sentit déçue. La vie et sa routine allaient reprendre. Il lui faudrait à nouveau se nourrir, boire, dormir, et peut-être chercher à comprendre ce qui lui arrivait. Elle devrait faire des choix, aussi. Elle avait cru en finir une bonne fois pour toutes. Elle se sentit trahie. Elle ferma les yeux. Mais le monde ne s’évanouirait pas, pas plus que la réalité têtue qu’elle aspirait dans ses poumons ou qu’elle sentait dans son dos. Où se trouvait-elle donc ? Dans un hôpital ? À l’air libre ? Elle ouvrit les yeux et tendit les bras. Elle portait un vêtement. Ses mains étaient nues mais ses bras étaient vêtus de longues manches faites dans un tissu translucide, pareil à du Polythène brun doré. Elle tira sur le tissu ; il céda un peu sans être tout fait élastique, et en pinçant son poignet elle s’aperçut qu’il était indéchirable. Elle porta ses mains à son visage. Il n’était pourvu d’aucune protection : ni casque, ni visière, ni masque chirurgical. Elle était exposée directement à l’air libre. Le choc de cette découverte l’atteignit de plein fouet. Elle eut un moment de panique ; elle sentit ses poumons se contracter comme si elle était en train de se noyer. Elle se força à se détendre. Elle ôta les mains de son visage, ouvrit la bouche et aspira volontairement l’air dans ses poumons. Elle ne portait pas non plus son scaphandre de sortie. Où qu’elle se trouvât, il s’y trouvait une atmosphère riche en azote et en oxygène. Elle posa ses mains à plat sur le sol glacé et tenta de se relever. Dès qu’elle releva la tête, les bourdonnements et la couleur grise refirent leur apparition. — Vas-y doucement. La voix la fit sursauter. — Allonge-toi pendant un moment. Une tête passa dans son champ de vision, avec en toile de fond le faciès gigantesque du Soleil. Le crâne en était chauve et le cou et les épaules qui la soutenaient étaient enveloppés dans un matériau transparent qui accrochait la lumière. — Je crois qu’ils n’ont pas réussi à équilibrer correctement nos fluides. Tu fais de l’intolérance orthostatique. Il m’a fallu quelques minutes pour m’y adapter, mais tu verras, ça passe. — Rosenberg, quelle surprise ! — Ouais. (Il s’agenouilla près d’elle.) Ouais, c’est bien moi – enfin, je crois. Il portait une sorte de combinaison translucide qui ne laissait dépasser que ses mains et sa tête. Et il paraissait beaucoup plus jeune. — Ciel ! Rosenberg. Qu’est-il arrivé à tes cheveux ? Il rit. — La même chose qu’à mes sourcils, mes poils du nez, ceux de ma poitrine et mes poils pubiens… J’imagine qu’ils ont oublié de les remettre. — Ils ? Qui ça « ils » ? — Chaque chose en son temps, Paula. — Tu ne portes pas tes lunettes ? Il tâta son visage, l’air surpris. — Apparemment, non. Je n’ai pas l’impression d’en avoir besoin. Ils m’ont remis un prépuce également. — Qui ça « ils » ? — Comment te sens-tu ? Tu crois que tu peux t’asseoir ? — Je préférerais me mettre debout. Je me gèle le cul par terre. Rosenberg éclata d’un rire cristallin, presque glacé. Il plaça un bras sous le sien et la souleva ; avec son aide, elle se remit sur ses pieds en chancelant. La tête lui tournait toujours et son cœur battait plus fort que d’habitude, mais grâce à Dieu, elle n’allait pas s’évanouir à nouveau. Elle et Rosenberg étaient à l’air libre. Il n’y avait ni hôpital, ni aucun autre bâtiment, d’ailleurs. Ils se tenaient sur une sorte de plaine, couverte d’une maigre végétation – des buissons rabougris vert foncé, quelques touffes d’herbe – mais il n’y avait ni êtres humains, ni voitures, ni maisons. L’air était pur et la vue portait loin. L’horizon semblait tout proche. Sur sa droite, se dressait une longue falaise gris-blanc. L’immense boule de feu du Soleil était suspendue juste au-dessus d’eux. Le ciel et la terre baignaient dans une couleur terne de sang séché. Des cirrus élevés, d’aspect glacial, drapaient la voûte céleste ; certains passaient devant le Soleil et se paraient de lueurs cramoisies, comme s’ils s’embrasaient. Seul le doux sifflement de la brise sur l’herbe hérissée rompait le silence. Ce n’est pas Seattle, pensa-t-elle avec une déception grandissante. Et Rosenberg… Sous sa combinaison transparente brun doré, il était complètement nu. Il posa ses mains sur ses parties intimes. — Tu ne veux pas arrêter de regarder ma bite ? Elle toucha son cuir chevelu. Il était chauve et lisse, et la peau était froide au toucher. Elle regarda son corps. Sous sa tenue transparente, en dessous du renflement de ses seins, elle vit qu’elle était aussi nue que Rosenberg. — Merde ! fit-elle. Elle tâcha de couvrir sa poitrine et son sexe, tandis que Rosenberg gardait une main rivée sur ses testicules. Ils échangèrent un regard. — C’est ridicule, finit-elle par dire. — Entièrement d’accord. Je ne regarderai pas si tu ne le fais pas. — Marché conclu. Elle relâcha ses bras et le fixa droit dans les yeux. Il se remit à rire. — Tu parles d’un truc ! Nous traversons des milliards d’années en emportant avec nous nos stupides tabous. Sa voix était fragile, presque hystérique. Et… Il avait bien dit « des milliards d’années ». — Combien de temps, tu dis ? Où sommes-nous, bon sang, Rosenberg ? Comment sommes-nous arrivés ici ? — Sois patiente, Paula. Viens. Il tourna les talons et avança lentement sur la plaine. Ses pas bondissants le soulevaient du sol, comme sur la Lune. Oh ! pensa-t-elle. Ils n’étaient donc pas sur Terre. Elle prit peur. — Où allons-nous ? — Je n’en sais fichtrement rien. Elle ressentit une répugnance absurde à devoir quitter l’endroit où elle s’était réveillée. Comme si elle devait attendre là, sur ce carré de plaine uniforme, que quelqu’un vînt lui dire ce qu’elle devait faire. Elle se rassit, malgré le froid. Elle ne voulait plus de tout cela. Faire des choix, essayer de comprendre l’ordonnance du monde, gérer une relation. Au diable tout cela ! J’ai déjà donné. Elle s’allongea et se recroquevilla, enfouissant sa tête dans ses bras. Je veux rentrer, pensa-t-elle. Chez moi, à Seattle. Si je ne peux pas rentrer chez moi, je ne veux pas rester ici. Mais le monde autour d’elle s’entêtait à exister. Elle n’arriverait pas à s’endormir tant le sol était froid et dur. Elle rouvrit les yeux. La plaine était toujours là, ainsi que le gros Soleil rouge et Rosenberg qui l’attendait patiemment, accroupi non loin d’elle. Elle s’emporta, trépigna sur le sol, ramassa des poignées de terre qu’elle jeta autour d’elle et répandit sur son crâne. — Tu ne pouvais pas me laisser tranquille, hein… ? Elle se lassa très vite. Elle resta là, pantelante, crevant de chaud sous sa combinaison couverte de poussière. Rosenberg se contenta d’attendre. Il ne la regardait même pas. À contrecœur, elle s’approcha de lui. Il se releva, se mit en marche et elle le suivit. Elle était assaillie de sensations qui la forçaient à penser et à analyser. Elle découvrit qu’elle portait des sortes de bottines, soudées à sa combinaison, aussi transparentes que le reste de la tenue. Leurs semelles étaient lisses, mais elles ne glissaient pas pour autant. Le sol formait une croûte sablonneuse brun rouille, qui crissait sous les pas. Des arbres chétifs – qui ressemblaient à des saules ou à des bouleaux – jalonnaient la plaine ; aucun d’eux n’arrivait au-dessus de son épaule. De l’herbe poussait entre les arbres. À ses pieds se trouvait une gerbe de fleurs, presque blanches en dépit de la lumière rougeâtre, et dont les pétales étaient aussi grands que sa main. Elle s’agenouilla et arracha une touffe d’herbe. Elle frotta les brins entre le pouce et l’index et une forte odeur d’herbes médicinales s’en dégagea. Rosenberg ramassa une sorte de champignon, qui ressemblait à une gigantesque vesse-de-loup de trente centimètres de diamètre. — Ce sont probablement des mousses et des lichens, dit-il. C’est difficile de voir précisément dans cette lumière rouge, mais je parierais que ces trucs sont verdâtres. — Tu veux dire qu’ils contiendraient de la chlorophylle ? — Bien sûr, ce ne sont pas de vraies plantes. Ce sont juste des organismes issus du même rhizome, qui se sont adaptés aux diverses niches écologiques… Elle retrouva un peu de sa colère. — Qui se sont adaptés comment ? demanda-t-elle avec acrimonie De quoi parles-tu ? Tu dis vraiment n’importe quoi, Rosenberg. Il répondit, agacé : — Ils se sont développés à partir des échantillons de biosphère terrestre que les ammonides ont pu récupérer sur nos corps, dans les ruines de notre ancienne base, ou dans les graines que tu as plantées. — Les ammonides ? — Je t’ai déjà dit que nous en parlerons en temps voulu. Elle le foudroya du regard. — Tu sais, j’ai faim et je meurs de soif. Merde, ils n’avaient pas le droit. — De quoi ? — De me ramener. — Ouais, eh ben, ils l’ont fait quand même. Moi aussi, j’ai faim. (Il haussa les épaules.) T’as qu’à essayer de goûter le premier truc venu. Nous n’avons aucun moyen de savoir ce qui est toxique ou mortel… Il faut se fier à l’apparence. — Tu veux dire que tu n’en sais pas plus ? — Goûte, Paula. Quelques « vesses-de-loup », des pousses d’herbe et un buisson de tiges rêches qui ressemblait à une bruyère pourpre poussaient près d’elle. Elle enfouit sa main dans la première vesse venue. Celle-ci implosa comme une meringue, et un nuage de spores enveloppa son bras, collant à sa peau et à sa combinaison. Elle en ressortit une poignée de chair. La substance était blanche, molle, froide et légèrement humide. Elle réprima un frisson ; le contact était répugnant. Elle porta la chose à sa bouche, en croqua un morceau et se força à mâcher. Le morceau se désagrégea, laissant un résidu qui rappelait la pâte d’un mauvais gâteau de Savoie. C’était toujours aussi froid et elle perçut une saveur subtile, comme un arrière-goût de pourriture. Elle avala le résidu. Rosenberg l’observa attentivement. — Bien ! Tu ne t’es pas étranglée, tu n’as pas vomi ni tourné de l’œil. — Mais j’ai encore plus soif qu’avant. — Suis-moi, je crois que le terrain descend un peu par là-bas ; peut-être que nous y trouverons de l’eau fraîche. Ils se remirent en marche, parallèlement aux menaçantes falaises grisâtres. Ils arrivèrent à un cours d’eau. Le ruisseau coulait paresseusement dans une ravine peu profonde. L’eau partait dans la direction opposée aux falaises, remarqua Benacerraf. Elle avait un aspect légèrement boueux et des morceaux de glace sale s’accrochaient aux rives. Rosenberg s’accroupit et plongea sa main dans le courant. Il la retira vivement, tout en ramenant un peu d’eau au creux de sa main. — Aie ! Elle est gelée. J’imagine que c’est de l’eau de fonte qui provient des falaises. Il contempla la petite flaque au creux de sa main d’un air dubitatif. — Bois-la, Rosenberg. Il soupira. Il porta la main à sa bouche et aspira l’eau bruyamment. Il fit la grimace. — Légèrement salée, mais ça va. Par contre, elle est vraiment glacée. Elle s’agenouilla près de lui et recueillit un peu d’eau dans ses mains. L’eau éclaboussa son visage et le froid la saisit ; le liquide glacial brûla sa gorge et son estomac. — Ces combinaisons ont l’air de bien nous protéger du froid. Mais en buvant ce truc, nous risquons de faire baisser notre température interne. Il faut trouver un moyen pour faire du feu. — Ces arbres m’ont l’air tout indiqués. — Mais nous n’avons rien pour allumer le feu. — Tu n’as jamais fait du camping, Rosenberg ?… Non, j’imagine que non. On prend deux bâtons bien secs et… Il leva les mains en signe d’agacement. — Je te crois. Tu me montreras plus tard. Ne me fais surtout pas un cours. (Il pinça le haut de sa combinaison transparente.) J’ai un problème plus urgent à régler. Il faut que je pisse. Il empoigna la coque de plastique qui protégeait son sexe d’un air comique. Elle se rendit compte que l’eau glacée avait le même effet sur elle. Que devaient-ils faire dans ce cas-là ? Se soulager dans leurs combinaisons ? Elle se plaça devant Rosenberg et inspecta son vêtement à la recherche d’une couture. Enfin, elle découvrit qu’en pinçant le col des deux côtés une brèche s’ouvrait dans le tissu. L’ouverture s’élargit rapidement le long du corps de Rosenberg, de ses bras, de ses hanches et de ses jambes. Benacerraf écarta doucement le col, et le devant de la combinaison se détacha de Rosenberg comme une chrysalide. Lorsqu’elle ne forma plus qu’un tas à ses pieds, Rosenberg s’enveloppa de ses bras pour se réchauffer. — Putain, c’qui fait froid. — Fais pas ta chochotte, Rosenberg. Il s’éloigna, en bondissant précautionneusement sur le sol gelé. Il alla se cacher derrière un arbre et, au bout de quelques secondes, Benacerraf entendit le glouglou de l’urine sur le sol et vit des volutes de vapeur s’enrouler autour des jambes de son compagnon. Pour renfiler sa combinaison, ils ne trouvèrent rien de mieux que d’étaler à plat le vêtement sur le sol afin qu’il pût s’y allonger. Benacerraf replaça le devant de la combinaison sur lui et pinça les deux morceaux de tissu de bas jusqu’en haut ; les deux parties du tissu se recollèrent sans la moindre trace de couture. Puis ce fut son tour. Bizarrement, elle se sentit nue sans la combinaison qui était pourtant transparente. Le sol était dur et glacial sous ses pieds nus. L’absurdité de la situation la frappa : elle était là, à manger, à boire, à pisser, à parler ; en somme, la vie continuait, comme si de rien n’était, comme si la fin du monde n’avait pas eu lieu, comme si elle n’était pas morte, qu’on ne l’eût pas exhumée de la glace et… enfin tout, quoi. Elle ne s’était jamais rendu compte auparavant combien le simple fait d’être humain lui prenait de temps et d’attention consciente. Elle rejoignit Rosenberg qui se tenait au bord du ruisseau. — Où sommes-nous, Rosenberg ? Sommes-nous sur Mars ? Il prit un air embarrassé. — Non, pas sur Mars. Bien sûr que non. Mars n’existe plus. C’est Titan. Tu ne saisis pas ? Tu es toujours sur Titan, Paula. Il jeta un coup d’œil au large faciès tavelé du Soleil qui remplissait le dôme céleste au-dessus d’eux. Il y eut un déclic dans son esprit. Elle se rappela les conférences d’astronomie. Carl Sagan. — Si c’est Titan… Oh, merde. Une géante rouge. Le Soleil est devenu une géante rouge. Il éclata d’un rire bruyant. — Tu as fini par trouver. Comme moi. Désolé, mais les réponses dont nous disposons ne sont pas très réconfortantes. Il se pourrait que nous soyons à des milliards d’années de chez nous, Paula. Le Soleil malade était accroché au-dessus de sa tête, lourd et immense, comme s’il menaçait de l’écraser ; elle voulut fuir, courir se mettre à l’abri sous un arbre, enfouir sa tête dans ses mains. — Dis-moi ce qu’il nous est arrivé, Rosenberg. Son visage se durcit. — Tu veux la version courte ? Tu es morte. Comme moi. Nous sommes morts tous les deux. Nous avons congelé dans la glace. Plus tard – beaucoup plus tard –, des formes de vie aborigènes nous ont déterrés et nous ont ramenés à la vie. Pas mal, non ? Sa voix mince et fragile était tremblante. — Nous sommes bloqués ici. C’est ce que tu es en train de me dire ? Il prit de nouveau un air confus. — Coincés ? Évidemment que nous sommes coincés. Pour qui tu me prends ? Je ne suis pas H. G. Wells. Elle ressentit une pointe d’agacement. — Relax, Rosenberg. Je trouve juste ça un peu difficile à digérer. — Bon sang, qu’est-ce que tu veux que je te dise ? Je me suis réveillé avant toi, c’est tout. C’est aussi dur pour moi que pour toi. Je suis aussi coincé que toi. — Pas moyen de rentrer chez nous, hein. — Paula, dit-il en fronçant les sourcils, Titan, c’est chez nous maintenant. Pour le restant de notre vie. Elle leva la tête vers le Soleil déformé. Elle pensa à chez elle, à la chaleur moite de Houston, à l’air salé du Cap, à la verte fraîcheur de Seattle. Il était difficile de croire que tout ça n’était plus là-haut, quelque part. Cette vaste Terre éclairée par le Soleil, infinie et éternelle, pleine de bruits et de fureurs, la toile de fond de sa vie passée. Comment tout cela avait-il pu disparaître ? — Viens, dit Rosenberg. Voyons où ce ruisseau nous mène. Elle haussa les épaules. Elle n’avait pas mieux à proposer. En cours de route, il lui raconta son réveil et ce qu’il avait aperçu de la vie sur Titan. Ils marchèrent pendant quelques kilomètres, dans la direction opposée aux falaises. Le terrain commençait à s’incliner comme s’ils descendaient sur une longue plage, et le cours d’eau s’élargit tandis que ses berges devenaient de plus en plus accidentées. Enfin, la surface du sol s’amincit et la glace affleura par endroits comme l’os sous la chair, d’une couleur gris-rouge dans la lumière du Soleil. Quelques plantes poussaient çà et là, des touffes d’herbe maigre qui luttaient pour survivre dans les quelques îlots de terre meuble. Ils arrivèrent au sommet d’une petite crête. Devant eux, un océan s’étendait jusqu’à l’horizon, aux eaux troubles rouge sang, balayé d’immenses vagues qui ondoyaient paresseusement. Le liquide clapotait sur le rivage et des morceaux de glace flottaient à sa surface. — Nous sommes décidément sur Titan, grogna Rosenberg. Regarde la taille de ces putains de vagues. Et toujours pas de trace de marée. — Le liquide, c’est quoi, à ton avis ? De l’ammoniac ? Il la regarda d’un air narquois. — Bien sûr que non. Pas à cette température. C’est de l’eau. Qu’est-ce que ça pourrait être d’autre ? Elle lui prit le bras. — Il va falloir que tu sois patient avec moi, Rosenberg. Je ne suis pas aussi intelligente que toi. — Alors, tu as de la chance. — Viens. Essayons de trouver un endroit pour dormir. À environ un kilomètre et demi du rivage, ils découvrirent un bosquet. Le sol, formé d’une épaisse couche de terre, était couvert de grosses fleurs blanches. Sous la couverture des branches basses, Benacerraf se sentit en sécurité ; l’ombre des arbres masquait le ciel uniformément rougeâtre. Ils se restaurèrent un peu. Benacerraf tenta de faire un feu en frottant des brindilles l’une contre l’autre, mais sans succès. Le bois était peut-être trop humide. Ils se blottirent l’un contre l’autre. Tout d’abord dos à dos, puis face à face. Ils n’arrivaient pas à trouver une position confortable, et Benacerraf était gelée, même lorsqu’elle enfouissait sa tête dans sa combinaison. Elle eut une idée. Ils ôtèrent leur combinaison et en attachèrent les quatre morceaux à l’aide de leurs surprenantes coutures. Ils tâtonnèrent un peu au début, mais ils réussirent finalement à fabriquer un sac de couchage informe, suffisamment large pour les accueillir tous les deux. Ils se faufilèrent à l’intérieur, face à face. La peau de Rosenberg réchauffait ses genoux et ses hanches. La température du sac s’accrut rapidement. Benacerraf sentit quelque chose de dur contre son ventre. — Rosenberg… — Je suis désolé, gémit-il. Un réflexe de primate, un de plus. Je n’y peux rien. — Qu’est-ce que tu peux être solennel, Rosenberg. Elle toucha son visage. Il était humide. — Qu’y a-t-il ? — Tu veux que je te fasse une liste ? Je veux rentrer chez moi. Je ne veux pas rester ici, comme ça, dehors, à essayer de dormir en plein jour. — Où est passée ta curiosité, Rosenberg ? — C’est pas ça. J’ai horreur de ne pas savoir de quoi demain sera fait. — Rosenberg… — Quoi ? Elle tendit sa main et caressa son torse. Le corps de Rosenberg, privé de ses poils, était doux, presque féminin. Elle grimpa sur lui, tout en maintenant le sac au-dessus d’elle. Elle se pencha et l’embrassa doucement sur la bouche. — Partageons un peu de chaleur, Rosenberg. — Oui. Il empoigna ses hanches et la fit descendre sur lui. Un grattement se fit entendre à quelques mètres de là. C’était peut-être un chat, se dit-elle, assoupie. Elle avait passé un bras sous Rosenberg. Son dos mince était tourné vers elle et il ronflait doucement. Elle retira son bras précautionneusement ; elle sentit des picotements lorsque le sang afflua à nouveau. Elle roula sur le dos. L’immense Soleil bouffi était toujours au-dessus de leurs têtes ; peut-être était-il légèrement descendu du zénith. Un matin sur Titan, sans chants d’oiseaux, ni bruits de circulation, ni radios ni télés en train de gueuler, ni posters numériques étincelants. Merde, pensa-t-elle. C’est bien réel. Je suis toujours là, échouée à des milliards d’années dans le futur. La Terre est partie en fumée et me voilà sur Titan, entre les mains de puissances inconnues. La veille avait été irréelle. Écrasante. Mais le réveil ce matin-là, avec son mal de dos et sa bouche pâteuse, était on ne peut plus banal. C’en était presque irritant. Et il n’y avait pas une seule goutte de café sur toute cette putain de lune ! Loin du corps de Rosenberg, elle pouvait sentir le sol dur et froid sous elle et l’air glacé qui s’infiltrait par le haut de leur sac de couchage improvisé. Il lui sembla que Rosenberg était réveillé, mais qu’il restait allongé, les yeux fermés, dans l’espoir d’échapper à cette journée ou qu’elle prît les choses en main. Elle pouvait le comprendre. Bon sang, comment étaient-ils supposés réagir en pareille circonstance ? Tous deux devaient sûrement être victimes d’une sorte de choc post-traumatique. Et… Quel chat ? Elle roula sur le ventre et prit appui sur ses genoux, gênée par l’étroitesse des deux combinaisons. La créature se tenait à deux mètres d’eux. Elle avait la forme et la taille d’une table de salon et se déplaçait sur huit pattes grêles, qui rappelaient celles d’un insecte, chacune mesurant environ un mètre vingt de haut. Les pattes se terminaient en pointe et ne laissaient par conséquent aucune empreinte. La partie principale du corps était composée d’une carapace ridée d’un pourpre foncé ; des grappes de ce qui ressemblait à des mûres décoraient le pourtour de la carapace. Le tout était recouvert du même tissu brun doré transparent que celui dont ils étaient vêtus. Des bras – six ou sept – jaillirent de dessous la carapace et fouillèrent le sol. C’étaient des tiges d’une substance vitreuse gris-pourpre, translucide, dont le mouvement paraissait pour le moins mystérieux. Benacerraf n’aperçut aucune trace de muscle ou de câble susceptible de les articuler. Les bras se terminaient par des serres hérissées de pointes, munies de sortes de pouces extensibles. Les pinces fouillaient gentiment la surface, ramassant des fragments avec délicatesse pour les hisser quelque part sous le ventre. Rosenberg se leva dans un sursaut, les yeux bouffis de sommeil. — Qu’est-ce qui… — Ferme-la, siffla Benacerraf. Regarde. Il se mit sur le ventre, cognant sa hanche osseuse contre la sienne. — Putain de merde ! lâcha-t-il. La créature ou la machine était parfaitement immobile. Seules ses bras extensibles bougeaient, triant méthodiquement le sol. De temps à autre, une patte se levait et se repliait délicatement pour s’abaisser aussitôt. Les mouvements étaient lents, volontaires, presque reptiliens. Benacerraf ne ressentait aucune menace. La chose était si léthargique qu’il était impossible d’imaginer qu’elle aurait pu battre à la course des êtres humains, au cas où ils auraient été pris en chasse. Et ses membres paraissaient bien fragiles. Eux aussi semblaient sculptés dans de la glace. De grosses branches gisaient sur le sol, à portée de main de Benacerraf. En cas de nécessité, elle pourrait toujours tendre le bras, s’emparer de l’une d’elles et s’en servir comme d’un gourdin. La créature était plantée au-dessus de l’endroit qu’elle avait utilisé la veille comme latrines, et découpait de fines tranches d’excréments congelés. — U.S. Cummings, I presume(42) ! déclara Rosenberg. — Quoi ? — C’est de la science-fiction. Philip K. Dick. Laisse tomber. — Rosenberg, j’ai l’impression qu’elle est en train de ramasser ma merde. — Tu n’as pas besoin de murmurer, déclara Rosenberg à voix basse. Tous deux se tenaient accoudés à l’intérieur de leur sac de couchage, comme deux gosses qui regardent la télé au lit. — Elle doit savoir que nous sommes là, poursuivit-il. Mais je suis sûr qu’elle ne nous embêtera pas. — Tu crois que c’est une sorte de machine ? — Non, je crois que c’est vivant. C’est un ammonide, une créature d’ammoniac. Regarde la couleur et les stries sur son dos : tout cela est caractéristique des formes de vie qu’on trouve par ici. — Comment le sais-tu ? — Je les ai vus, rappelle-toi. De toute manière, tu peux t’en rendre compte par toi-même. Regarde cette pellicule autour de la carapace. — Qu’est-ce que c’est que ça ? Une sorte de revêtement isolant ? — Non. Tu vois ce givre ? La température interne doit être suffisamment basse pour que l’ammoniac reste à l’état liquide. Tu comprends ? C’est comme une combinaison spatiale. Le réchauffement du Soleil est aussi fatal à Titan qu’à la Terre. C’est comme si cet ammonide était contraint de revêtir un scaphandre de sortie pour pouvoir se déplacer à la surface de sa propre planète. — Et qu’est-ce qu’il trafique avec mes étrons ? — Il prélève des échantillons. Viens. Sortons de là. Rosenberg descella les deux combinaisons tandis que Benacerraf alla se cacher derrière un groupe d’arbres pour uriner. Une fois revenue près de Rosenberg, frissonnante, elle se surprit à couvrir ses seins et son sexe en attendant qu’il l’aidât à enfiler sa combinaison. Si étrange que cela fût, sa nudité la gênait davantage devant la créature que Rosenberg avait baptisée « ammonide » que devant lui. Le vêtement se referma soigneusement autour d’elle et se réchauffa rapidement. Ils sortirent des broussailles et marchèrent sur la plaine. L’ammonide resta derrière eux, toujours occupé à découper soigneusement les excréments de Benacerraf. Le paysage n’avait guère changé depuis la veille. La plaine ressemblait toujours à une toundra en pente douce, parsemée de petits amas de buissons et d’herbe râpeuse, bordée d’un côté par les falaises blanches de glace et de l’autre par l’étendue placide de mer noire et huileuse. La seule différence résidait dans l’activité intense qui régnait partout. Les ammonides couvraient la plaine, des falaises jusqu’au rivage de l’océan. Il y en avait des centaines. Et ils étaient tous identiques à la créature en forme de table qui les avait réveillés : même membrane transparente enveloppant la carapace rectangulaire et striée, mêmes pattes grêles, mêmes bras qui fouillaient consciencieusement le sol. — Ils ne sont quand même pas tous en train de prélever des échantillons de notre merde. — Bien sûr que non, dit-il, vaguement irrité. Il n’y a pas que nous qui les intéressons. Mais la totalité de la biosphère. — Pourquoi ? Dans quel but ? Il pointa son doigt vers l’est, dans la direction des falaises. — Viens. Suis-moi. — Pourquoi ? — D’une part, parce que c’est de là que viennent les ammonides. Elle regarda plus attentivement. Rosenberg avait raison. Il y avait une plus forte concentration d’ammonides au pied des falaises. — D’autre part… Il pointa cette fois le doigt en direction du ciel. Une traînée blanche de condensation, nette, indubitable, griffait le ciel orange. Elle venait de l’est, d’au-delà des falaises de glace. Ils marchèrent. Elle étudia les ammonides en passant près d’eux. Elle avait l’impression de traverser un champ rempli de scarabées gigantesques. Elle entendait le doux cliquetis que leurs pinces faisaient en fouissant le sol, pareil au tintement des couverts sur une assiette dans un paisible restaurant. Les ammonides arrachaient des brins d’herbe et des petites pousses entières. Ils cueillaient des bourgeons sur les arbres, les extrayant délicatement des branches, et retiraient des pollens des fleurs. On aurait dit qu’ils étaient très respectueux des formes de vie qui survivaient sur la Lune. Quand un ammonide se déplaçait, il étirait ses membres. Les pattes de glace ondulaient alors autour de la carapace, en jetant de petites lueurs roses, dans un mouvement difficile à suivre. Le corps tabulaire de l’ammonide glissait sans heurts à la surface sur sept ou huit mètres avant de s’immobiliser pour prélever de nouveaux échantillons. En réalité, les ammonides se déplaçaient rarement. Sur une centaine d’individus, un seul à la fois pouvait être en mouvement, si l’on faisait exception du cliquetis fragile des pattes ; ce troupeau disséminé, presque immobile, avait une qualité surnaturelle, qui contrastait étonnamment avec l’activité débordante des créatures terrestres. Benacerraf fit part de ces impressions à Rosenberg. — Paula, grogna-t-il, toutes les réactions chimiques dépendent de la température. Dans une région où l’ammoniac se présente sous forme liquide – c’est-à-dire à moins trente degrés –, il faut s’attendre à ce que le rythme soit entre cent et mille fois plus lent qu’à température normale pour nous… — Tu veux dire que ces créatures ont un métabolisme plus lent. — Beaucoup plus lent, en effet. Ça se voit à la manière dont ils bougent. Ils alternent de longues périodes d’inertie où ils accumulent l’énergie nécessaire, avec de brusques décharges de mouvement. Mais ce n’est pas aussi simple que ça, évidemment… L’ammoniac produit des effets complexes en facilitant ou en empêchant des réactions chimiques. Le seul moyen d’en avoir le cœur net serait de prendre une de ces bestioles à part et de voir ce qu’il y a l’intérieur de sa carapace. Cette suggestion l’horrifia. Elle se baissa pour cueillir une fleur. — Peut-être que nous devrions cesser de nous poser des questions. — Hein ? — Nous sommes à la fin des temps. Tous ceux que nous connaissions, toutes les choses que nous comprenions, tout cela appartient au passé. À quoi sert la science maintenant, à quoi sert d’essayer de comprendre ? À l’évidence les ammonides nous ont offert un endroit où vivre. Nous devrions peut-être nous en contenter. — Si mon cerveau était déconnecté, je serais entièrement d’accord avec toi, dit-il en riant. Elle lâcha la fleur et se remit en marche. Lorsqu’elle se retourna au bout de quelques pas, elle vit qu’un ammonide s’était précipité sur la fleur et la découpait à l’aide de sa pince acérée. Ils déjeunèrent en chemin. Benacerraf cueillit des champignons qu’elle rinça dans l’eau d’un ruisseau à moitié gelé. Elle en profita pour se rafraîchir un peu ; le froid était vif et revigorant. Un des avantages de la calvitie, pensa-t-elle, était qu’elle faciliterait leur toilette. Tandis qu’elle marchait, elle se réchauffa un peu. Elle eut bientôt si chaud qu’elle finit par ouvrir le haut de sa combinaison. Celle-ci devait être poreuse, car elle ne gardait que relativement peu de chaleur et de transpiration. — Quelqu’un a dû terraformer Titan, Rosenberg. L’a aménagé en sorte que nous puissions y vivre. Respirer, manger des fruits. Qui sont ces gens ? — Non, je pense que tout cela est dû aux ammonides. Lorsque le Soleil est devenu trop chaud pour eux, ils ont dû s’adapter. La glace de Titan est un matériau primordial, Paula. Elle contient probablement du dioxyde de carbone dissous, de l’ammoniac, du méthane, des molécules organiques, du soufre et des sels minéraux. En fondant, la glace a dégagé ces éléments sous forme de gaz. Ce qui a contribué à fabriquer une nouvelle atmosphère. — Je peux comprendre le phénomène de sublimation des gaz. Mais c’est une lune de glace. D’où provient le sol meuble en surface ? — N’importe quelle matière présente dans la glace a pu se déposer, comme du limon au fond des océans. Il se peut même que les ammonides aient dragué ces dépôts. Et puis flûte, j’en sais rien. — Mais pourquoi, Rosenberg ? Pourquoi auraient-ils fait tout ça ? Pourquoi sommes-nous là, pour l’amour du ciel ? Il n’avait pas de réponse. Tandis qu’ils se rapprochaient du pied des falaises qui bornaient l’horizon, le terrain s’élevait petit à petit et devenait plus dur et plus froid sous leurs pieds. La couche de terre était plus maigre que sur la plaine basse, et la végétation avait peine à prendre racine, malgré des touffes d’herbe dure qui poussaient dans les failles du glacier. Bientôt, leur style de marche lunaire devint plus difficile à soutenir. Les ammonides se faisaient plus rares par ici ; ils se regroupaient dans leurs combinaisons transparentes et faisaient apparemment la navette entre la plaine et une sorte de lieu de ralliement situé sur le plateau de Cronos. Un vent se leva, soufflant parallèlement à la falaise. Des nuages s’accumulaient dans le ciel, de gros cumulus de vapeur d’eau semblables à ceux de la Terre. Puis la pluie se mit à tomber en de grosses gouttes épaisses qui descendaient avec une lenteur de flocon et éclaboussaient bruyamment leurs combinaisons brun doré. L’horizon disparut et une brume orangée s’abattit autour d’eux, leur masquant les falaises. Rosenberg s’approcha de Benacerraf. Il avait remonté ses mains dans ses manches, et ses bras étaient croisés sur sa poitrine ; des filets d’eau dégoulinaient sur le dôme de sa tête. — Si cette falaise constitue le bord du plateau de Cronos, déclara-t-il, nous allons droit vers l’est. — Ou bien vers l’ouest, rétorqua-t-elle. Nous ne savons même pas de quel côté du continent nous nous trouvons. Il secoua la tête, faisant virevolter un nuage de gouttelettes autour de lui. — Non. C’est forcément le flanc ouest. — Comment le sais-tu ? Il indiqua le ciel puis replaça aussitôt sa main sous son aisselle. — Nous ne pouvons pas voir Saturne. D’après moi, nous avons été reconduits dans la zone du Tartare. De toute façon, les vents soufflent du nord. Comme je l’avais prévu. — Comment cela ? — Titan est resté un petit monde, Paula. Son système climatique est relativement simple. Comme sur Terre, la chaleur du Soleil à l’équateur provoque la formation de nuages d’humidité. Ceux-ci dérivent alors vers le nord et le sud, libérant leur pluie en cours de route. Mais ici, la pesanteur est si faible et la distance qui sépare les pôles si petite que l’air chaud doit parcourir toute la distance comprise entre les pôles. Lorsqu’il descend, c’est là que se trouvent les déserts… Dieu soit loué, il finit par se taire. Benacerraf leva les yeux. L’immense Soleil formait un disque plus lumineux au-dessus des nuages gris-blanc. De lourdes gouttes d’eau tombaient lentement autour d’elle, comme une pluie de balles tirées de l’infini. Certaines s’étaient déjà transformées en flocons de neige qui tourbillonnaient languissamment dans les courants ascendants. Elle tremblait ; la pluie qui tombait sur son crâne dégarni était froide et douloureuse. Les rares ammonides qui se trouvaient là avaient remonté leurs pattes sous leur carapace et la pluie s’amusait à former des mares sur leurs manteaux translucides. Puis la pluie redoubla et se transforma en grésil. — Fais chier. Je préférerais un bon chapeau à toutes tes explications. Il hocha la tête en tremblant. — Continuons à marcher. Au moins, ça nous tiendra chaud. La pluie ne durera pas éternellement. Peut-être qu’en hauteur, nous serons au-dessus des nuages. Elle rentra la tête dans les épaules, croisa ses bras autour de son corps et emboîta le pas à Rosenberg qui disparaissait déjà dans la brume. Le terrain étant peu accidenté, elle aurait pu à loisir se perdre dans ses rêveries, comme lors de ses précédentes excursions sur Titan. Mais rien à faire, elle n’arrivait pas à échapper à la dure réalité de ce monde. Peut-être bien que les ammonides l’avaient reconstruite, mais ils avaient oublié de lui rendre son imagination. Ou bien était-ce parce qu’au fond d’elle-même elle savait qu’il ne lui restait plus grand-chose à quoi rêver. Quand ils atteignirent enfin le pied des falaises, la pluie avait cessé, mais une épaisse couche de nuages masquait toujours le sommet. À cet endroit, les falaises étaient abruptes et menaçantes, et surgissaient du sol comme un mur, à la base duquel s’accumulaient des éboulis. Rosenberg avança et tenta d’escalader les roches, mais celles-ci étaient verglacées et glissaient les unes sur les autres. Malgré l’avantage que lui procurait la faible pesanteur, Rosenberg dérapa à plusieurs reprises et tomba à la renverse. Il renonça lorsque son nez se fut mis à saigner. Les troupeaux anarchiques d’ammonides étaient réduits à quelques files indiennes, telles des processions de fourmis. Les créatures se dirigeaient droit sur les falaises, sans la moindre hésitation ; leurs pattes semblaient adhérer à la surface lisse des rochers et ils parvenaient à triompher des parties les plus escarpées de la falaise. En levant les yeux, Benacerraf put voir la file des ammonides se perdre dans la brume et les nuages bas, leurs carapaces formant des taches sombres sur la surface grise et rouge des falaises de glace. — Si seulement nous avions les mêmes pattes, déclara Rosenberg en se frottant la bouche. Viens. Nous allons longer les falaises. Nous finirons bien par trouver un endroit où passer. Ils attendaient en tremblant que l’un d’eux se décidât à prendre la tête. Aucun d’eux ne semblait en avoir envie. — De quel côté ? Nord ou sud ? — À toi de choisir, Paula. Ça ne change pas grand-chose. — Alors va pour le nord. (Elle prit à gauche et se mit à marcher.) Et si en arrivant au pôle on trouve un désert, je saurai alors que tu es vraiment un petit génie, Rosenberg. — C’est mon boulot, dit-il en essuyant le sang qui coulait sur sa lèvre. Après deux heures de marche ininterrompue sur le sol glissant, ils découvrirent une faille étroite qui remontait, à première vue, jusqu’en haut de la paroi et s’enfonçait dans les nuages. On aurait dit qu’elle avait été creusée par une ancienne rivière, à présent disparue. Au pied de la ravine se dressaient quelques éboulis. Benacerraf les escalada avec précaution, en faisant attention où elle mettait les pieds. Enfin, elle atteignit la faille proprement dite. Celle-ci se terminait par une large embouchure au bas de laquelle reposait un lit de terre meuble, sans doute le résultat de dépôts provenant du plateau de Cronos. Elle continua d’avancer. Les premiers cent mètres s’avérèrent plutôt aisés ; le sol s’inclinait de manière continue, mais la ravine était large et tapissée de terre granuleuse. Ensuite, les murs se resserrèrent autour d’elle et s’incurvèrent en V. Elle dut marcher – grimper, en réalité – les pieds tournés en dehors, appuyés contre les deux flancs de la ravine. À mesure qu’elle grimpait, ses semelles adhéraient de moins en moins aux parois, si bien qu’elle finit par glisser. La pesanteur réduite amortit sa chute mais elle ressentit une violente douleur lorsque ses genoux et ses hanches se cognèrent aux flancs glacés. Ses mains nues devenaient violacées au contact de la glace. Elle tira sur ses manches pour protéger ses mains en agrippant le tissu dans ses poings fermés. Mais la solution n’était guère idéale car, une fois tendu, le tissu frottait douloureusement sur ses épaules et la base de son cou. En outre, il lui était quasiment impossible de s’agripper aux parois sans ouvrir les poings. Son univers se résumait maintenant à son corps meurtri, à l’étroitesse de la ravine gelée où elle cherchait à chaque instant son point d’appui suivant. La lenteur de ses mouvements faisait qu’elle transpirait peu et se refroidissait de plus en plus. Elle était à des milliards d’années-lumière de chez elle, mais pour ce qui était du confort, elle aurait pu se trouver n’importe où, pensa-t-elle. Son irritation vira au désespoir. Elle poursuivait son ascension dans le brouillard. Des gouttelettes d’eau, de la taille de l’ongle de son pouce, tourbillonnaient au-dessus d’elle et réfléchissaient la lumière pourpre du Soleil. Il semblait impossible qu’elles pussent rester en suspension dans l’air, mais le fait était que les courants ascendants contrebalançaient aisément la faible gravité de Titan. Marcher à l’intérieur de ce nuage de vapeur était un peu comme pénétrer dans une douche en gravité zéro. Lorsque les gouttes heurtaient sa combinaison transparente, elles éclaboussaient sans coller au tissu, et les gouttes plus petites qui en résultaient tournoyaient dans l’air en chatoyant. En revanche, celles qui tombaient sur son crâne lisse, son visage et ses mains, s’étalaient rapidement sur sa peau et eurent tôt fait de la tremper. L’eau s’infiltra dans son vêtement par le col et les manches. Elle tenta d’essuyer l’excès de liquide sur son visage du revers de ses mains et de ses poignets. En séchant, la brume laissait un fin dépôt sur sa peau, une sorte d’écume organique visqueuse. Elle avait mal partout. Elle avait envie d’envoyer tout balader. La colère montait sourdement en elle. Si elle ne pouvait pas se perdre dans les rêveries du passé ou de l’avenir, alors peut-être devrait-elle se concentrer sur le présent, les obstacles qui lui barraient la route, et réfléchir à un moyen plus simple de s’en sortir. Des crampons, par exemple. Elle pourrait en fabriquer à l’aide des broussailles qui jonchaient la plaine. Ou bien trouver une branche flexible, et pourquoi pas tisser une corde à l’aide d’une plante grimpante. Elle avait grand besoin de gants, bien sûr. Et d’un chapeau. Ils arriveraient à en fabriquer en cousant ensemble des feuilles. Elle songea même à tuer un de ces ammonides. Ce qui leur fournirait quelque matière première. Mais si Rosenberg disait vrai, les ammonides, sous leur combinaison refroidissante, respiraient de l’ammoniac et du cyanogène. En ouvrant l’une de ces carapaces, ils ne se contenteraient pas de tuer l’animal, ils risquaient également leur peau à tous les deux. De toute manière, un tel déchaînement de violence lui paraissait injuste. Elle n’était pas chez elle, après tout. Ils devraient donc se contenter de chapeaux de feuilles ou d’écorce. Ils pourraient également truffer leur combinaison de feuilles et de lichens pour en améliorer l’isolation. Ils auraient à dresser l’inventaire de la végétation qui poussait en ces lieux : chercher les espèces comestibles, celles qui pourraient servir à d’autres usages, comme la construction d’un abri ou même l’automédication… Tout en réfléchissant, en planifiant et en essuyant le résidu organique poisseux sur son visage, Benacerraf poursuivit sa lente ascension. Enfin, la ravine se rétrécit. En levant les yeux, elle vit qu’il lui restait à gravir environ trois à cinq mètres de glace nue, avant que le terrain ne s’aplanisse. Elle aperçut des touffes d’herbe noire et noueuse qui saillaient sur le bord du plateau qui la surplombait. La dernière phase de leur ascension ne serait pas difficile, pensa-t-elle. Juste un peu effrayante. Elle regarda en contrebas. Elle se rendit compte alors qu’elle était pratiquement sortie de la couche de brume. Celle-ci formait un océan bosselé sous elle, d’où émergeait la falaise de glace. Elle aperçut Rosenberg, tache brun-rose perdue dans la brume, à environ trente mètres en bas. Elle se retourna, s’agrippant du bout des doigts dans les crevasses de la glace, et se hissa en haut. La faible pesanteur jouait en sa faveur et l’escalade s’avéra beaucoup plus facile que l’ascension de la ravine. Elle atteignit le sommet en quelques minutes et enjamba le bord du plateau. Apparemment la falaise s’arrêtait là, bien qu’une arête de glace masquât une grande partie du paysage devant elle. De l’herbe poussait sur le bord de la falaise ainsi que des sortes de gros champignons. Une couche de fins cirrus couvrait le ciel à l’est, teintés de rouge dans la lumière du Soleil vieillissant. Elle ouvrit un peu sa combinaison pour se rafraîchir, puis s’assit au bord de la falaise, laissant pendre ses jambes dans le vide. Rosenberg mit une bonne demi-heure pour la rejoindre. Il se hissa maladroitement par-dessus le rebord et se jeta à plat ventre sur la glace, les bras écartés. Son visage était enduit d’une fine couche de givre. — Je n’aurais jamais cru que ça pouvait être aussi bon d’être sur du plat, dit-il. Du bout des doigts, elle retira le givre de son visage. — Tu n’es pas très physique comme garçon. — Non, mais je m’y emploie. Elle cueillit quelques champignons. Ils se désaltérèrent à l’eau glacée d’un petit ruisseau à proximité, qui alimentait la cascade qui avait creusé la faille le long de laquelle ils avaient grimpé. Quand il eut repris sa respiration, Rosenberg se remit sur ses pieds. La bouche et les mains pleines de champignons, il parcourut lentement des yeux le monde qui les entourait. Il contempla les nuages gris et bosselés qui couvraient la plaine puis il se tourna du côté des terres. Il se figea, la bouche ouverte. — Rosenberg ? Tout va bien ? Ses yeux étaient rivés sur l’intérieur des terres et une lueur verte se reflétait sur son visage. — Lève-toi, ordonna-t-il. Lève-toi et regarde ça. Mon Dieu ! Elle se redressa sur ses jambes endolories et vint se placer à côté de lui. À l’est, le ciel s’était éclairci ; les nuages s’étaient dispersés. Le Soleil, immense boule rouge sang, cabossée et grêlée, dominait le ciel orange. Un rai de lumière verte pointait à l’horizon. Au début, elle crut que c’était une traînée de smog. Mais le trait était net et plat sur son bord supérieur. C’était un toit. De grands arbres, non des tours, étaient régulièrement disposés dans la lumière verte. Elles étaient immenses et se dressaient au-dessus de l’horizon, leur base masquée par la courbure de la lune. Une forme gigantesque, en losange, se déplaçait entre les tours, sous le toit. — Nom d’un chien ! s’écria Rosenberg. Je commençais à croire que j’avais rêvé. C’est l’endroit où j’étais la première fois. — La première fois ? Où ça ? — Là-bas. C’est le dernier refuge des anciennes formes de vie à base d’ammoniac. Ça ressemble à une vaste serre. À la différence près qu’il y fait plus froid qu’à l’extérieur. Les conditions de vie qui y règnent reproduisent celles qui prévalaient à l’époque où la vie était à son apogée sur Titan. Les ammonides se sont réfugiés dans cet endroit lorsque le Soleil est devenu trop chaud, que les océans d’ammoniac ont commencé à bouillir et que le manteau de glace a fondu. C’est de là que doivent provenir les espèces de scarabées que nous avons croisés en chemin. — C’est un peu comme notre ferme SSVEC, alors. — Oui, mais à grande échelle… Oh ! La brume se dispersait dans le ciel. Toujours à l’est, derrière l’horizon masqué par la construction grandiose, Saturne se levait. La planète se parait de couleurs automnales dans le ciel smaragdin. Un quart d’hémisphère était visible. Le temps semblait avoir épargné la planète géante. Benacerraf distingua les bancs de nuages familiers, inclinés presque à la verticale en direction du Soleil abîmé, et les éclaboussures de blanc qui marquaient les cyclones… — Les anneaux ! s’exclama-t-elle soudain. Qu’est-il arrivé aux anneaux ? L’immense faciès de la planète paraissait nu sans l’ellipse penchée des bandeaux de lumière et leur ombre jumelle, projetée sur le plafond nuageux. — Ce n’était que des morceaux de glace, Paula. J’imagine qu’ils ont fondu par cette chaleur. (Il jeta son reste de champignon et s’épousseta les mains.) Allons voir ce qu’il y a de l’autre côté. Il s’éloigna à grandes enjambées vers l’est. Il rebondissait sur le sol, exécutant de grands sauts de lapin, et fut bientôt à cinquante mètres d’elle. Il avait retrouvé son énergie débordante et maniaque, remarqua-t-elle avec agacement. Elle lui emboîta le pas avec moins d’enthousiasme, songeant avec nostalgie aux anneaux de Saturne. L’arête de glace, d’une hauteur d’environ quinze mètres, était facile à escalader. Rosenberg l’attendait au sommet. Depuis la crête, le paysage semblait s’élargir, tandis que l’horizon reculait vers l’est. Le terrain au-delà de la crête était plutôt plat, bien que fissuré et comprimé par endroits. Au pied de la crête se tenaient des scarabées ammonides, les premiers qu’ils voyaient depuis qu’ils avaient quitté la plaine. Ils avançaient péniblement, en files complexes à travers les champs de glace stériles. Ils se rapprochaient par mouvements vaguement concentriques de ce qui ressemblait à un enchevêtrement de mamelons au centre du plateau, contournant en rang d’oignons les crevasses les plus dangereuses. L’amas de petites collines se trouvait peut-être à huit kilomètres d’eux et faisait un peu moins de huit cents mètres de large. La disposition des éminences sur la plaine était irrégulière et leur profil arrondi comme si elles avaient fondu, et leurs flancs chatoyaient dans la lumière du Soleil et de Saturne. À la réflexion, on aurait dit un centre ville. — C’est incroyable ! admirait Rosenberg. Ça dépasse l’imagination. — Ce n’est pas naturel, ajouta-t-elle dans un souffle. C’est bien ça, Rosenberg ? Nom de Dieu ! Ce ne sont pas des collines, mais des constructions. C’est une ville. — O mon Dieu ! Ils se remirent en route, comme si le charme s’était rompu. Ils se précipitèrent en avant, dévalant la pente de l’arête à toute vitesse, Rosenberg courant en tête. La surface de la glace était plane et peu découpée, et permettait une progression rapide. Ce qui n’empêcha pas Rosenberg de trébucher à plusieurs reprises. Benacerraf aurait préféré que les choses aillent un peu moins vite. Une mauvaise chute, une cheville tordue – ou pire, une fracture – eût été catastrophique pour eux deux. D’un autre côté, elle partageait l’excitation rageuse de Rosenberg, oubliant les obstacles du sol, faisant fi de toute précaution, dans leur course folle vers la cité. Ils rencontrèrent de plus en plus d’ammonides en chemin. Benacerraf, avec un reste de prudence, tâchait de les éviter. Ce qui n’était pas le cas de Rosenberg, qui marchait la tête haute et se frayait un chemin dans leurs cortèges ordonnés. Heureusement, ils ne semblaient pas s’en offenser, mais se contentaient d’ouvrir puis de refermer leurs rangs sur son passage. Elle songea en les voyant à une colonne de fourmis géantes contournant une botte placée sur leur chemin. Rosenberg ralentit enfin aux abords de la cité. Les tours formaient de baroques flèches de glace. Certaines atteignaient presque un kilomètre de haut. La plus proche avait une forme octogonale et penchée, comme la tour de Pise. Le sol tout autour était jonché de blocs de glace irréguliers, qui pouvaient mesurer jusqu’à un mètre de haut. La surface en dessous était lisse, aussi plate qu’une autoroute, et était recouverte d’une pellicule d’eau luisante, comme une patinoire. Tout cela portait l’empreinte d’une volonté consciente. Elle gravit péniblement les gros blocs de glace, traversa un coin de terrain dégagé, puis se retrouva au pied de la structure. Elle leva les yeux. Sous l’effet de la perspective, la paroi semblait se rétrécir en hauteur et se fondre avec les flèches voisines en une seule ligne rougeâtre. Soudain, elle sentit sa tête tourner, comme si elle souffrait de vertige. Une terreur primale que l’édifice s’effondre sur elle menaçait de la submerger. Elle tendit la main et sentit une surface froide et dure. La glace ressemblait à une roche luisante. Quand elle retira sa main, sa peau était humide. En regardant de plus près, elle s’aperçut que les arêtes de l’édifice s’arrondissaient. L’édifice était en train de fondre. Elle entendit Rosenberg s’éloigner. Elle se dépêcha de faire le tour du pilier octogonal pour s’enfoncer à sa suite dans les entrailles de la cité. Elle avait l’impression de déambuler à travers une réplique de Manhattan sculptée dans la glace. Les bâtiments – des flèches, des piliers, et même des cônes inversés – se dressaient de manière imposante autour d’elle. Leurs silhouettes rougeoyantes obscurcissaient le ciel. À certains endroits, des ponts fragiles reliaient les toits des édifices, mais la plupart des arches étaient rompues. Les rues étroites et régulières entre les tours étaient jonchées de gravats, de fragments de glace brisée, dont certains étaient gigantesques. Il émanait de l’ensemble une impression d’écoulement, de fonte progressive. Des stalactites pendaient des vestiges de pont. La plupart des édifices étaient ouverts, avec d’immenses portails à voussures comme ceux des cathédrales. Lorsqu’elle jeta un coup d’œil à l’intérieur, elle ne vit rien d’autre que des décombres jonchant le sol. Les ammonides entraient et sortaient en minces cortèges du cœur de la cité. Avec une patience infinie, ils contournaient les obstacles innombrables qui obstruaient les rues sagement ordonnées ; en les observant avec plus d’attention, elle nota que les ammonides contournaient tous les obstacles de la même manière, comme les fourmis. Elle trouva Rosenberg au centre d’une petite place, entourée de murs colossaux. Il était occupé à scruter le sommet des gigantesques tours. De l’eau ruisselait sur ses joues, qui étincelait dans la lumière gris-rose des parois de glace. — Les dégâts les plus importants sont au ras du sol. Tu vois ? C’est de là que partent les fissures… Elle vit les constructions sous un jour nouveau. — Tu as raison, Rosenberg. D’après toi, qu’est-ce qui leur est arrivé ? — Ça ne se voit pas ? Elles se sont effondrées, Paula. Elle remarqua ses yeux rouges. Visiblement, sa gaieté de tout à l’heure était retombée. — Imagine, poursuivit-il, que tu sois un architecte ici, sur Titan, avec sa gravité réduite et son atmosphère épaisse… Est-ce que tu ne construirais pas les bâtiments les plus dingues, de grandes structures gothiques, des tours sur pilotis, des flèches, des ponts suspendus à des kilomètres de hauteur ? Mais voilà, il suffit que le Soleil se réchauffe pour que tout se mette à fondre. Elle s’approcha de lui et lui prit la main. — Merde, Rosenberg, voilà que tu te remets à pleurer. Il lui lança un regard furibond. — Tu ne comprends donc pas ? Regarde autour de toi, cette cité de cristal en ruine… C’est Xi City ! Peut-être que les maisons tournent sur elles-mêmes pour suivre le Soleil… — Quoi ? — Tu n’as pas lu Bradbury(43) ? C’est comme ça que le système solaire aurait dû être, Paula. C’est la raison pour laquelle nous sommes allés sur la Lune et avons envoyé des sondes sur Mars. (Il s’éloigna de quelques pas avant de se retourner, les bras tendus vers les immenses parois de glace sculptées.) C’est ce que nous avons cherché pendant tout ce temps. Ça ! Le hic, c’est que c’est arrivé des milliards d’années trop tard. Fais chier… (Il passa une main sur son visage, pour essuyer ses pleurs.) Je suis désolé. — Je sais. Allez, viens, Rosenberg. Main dans la main, ils repartirent vers le cœur de la cité de cristal. Quelques centaines de mètres plus loin, les édifices se firent plus rares. La lumière écarlate gagnait en intensité. C’était comme entrer dans une clairière au cœur d’une forêt épaisse. Benacerraf marchait en tête à travers les débris qui jonchaient le pied des derniers édifices. Du bord de la « clairière », ils pouvaient voir des bâtiments qui se dressaient de l’autre côté, à environ quatre cents mètres. Le sol de la clairière était libre de tout décombre. Elle n’était ornée que d’une seule construction. C’était une mince flèche, d’environ six mètres de haut, située en son centre, rapetissée par les gratte-ciel alentour. Les files d’ammonides s’entrecroisaient dans un ballet complexe. La clairière était grossièrement circulaire et les façades vides des autres édifices formaient une enceinte tout autour. La flèche était posée sur un disque de glace parfaitement lisse, qui semblait avoir alterné les phases de fonte et de regel. Elle remarqua que les scarabées évitaient soigneusement le cratère de fonte, même s’il leur fallait pour cela faire un long détour. La base de la flèche était plus étroite que son sommet, et comme Benacerraf l’observait plus attentivement, elle crut discerner une sorte d’ouverture en haut, orientée vers le disque solaire. Cela rappelait vaguement une prise d’air. Et la base de la flèche… — Des ailerons, indiqua Rosenberg à ses côtés. Ce truc a des ailerons, Paula. Regarde ça. — On dirait une sorte de fusée. Il leva les yeux vers l’embouchure. — Le méthane, bien sûr. C’est le carburant. Du méthane, aspiré dans l’atmosphère et brûlé avec l’oxygène de la glace d’eau. (Il gratta son crâne chauve.) Sacré nom d’un chien ! Alan Nourse(44) avait raison. — Qui ? — Laisse tomber… Je crois que nous ferions mieux de partir d’ici. — Pourquoi ça ? — Regarde autour de toi. Les scarabées avaient disparu. — Les ammonides ont construit leur cap Canaveral au cœur de Xi City. Je n’aimerais pas me trouver dans les parages quand le vaisseau va partir. Il la prit par la main. Ensemble, ils s’éloignèrent de la fusée. Ils découvrirent un petit vallon, à environ un kilomètre et demi de Xi City. Ce n’était qu’un trou creusé dans la glace, mais il les protégeait relativement du vent. Au fond, coulait un petit ruisseau, sur les bords duquel poussaient de l’herbe et quelques champignons. Ils assemblèrent leurs combinaisons et se blottirent l’un contre l’autre. Ils contemplèrent Xi City tout en mâchonnant des champignons. — Combien de temps crois-tu qu’il nous reste, Rosenberg ? — Avant quoi ? Elle agita sa main en direction de la ville. — Avant que tout ça disparaisse. Il fait maintenant trop chaud pour que Titan puisse conserver son atmosphère. Comment se fait-il que l’air ne se soit pas évaporé ? — Oh, mais il s’évapore. Cela prendra du temps. Les atomes d’oxygène contenus dans la haute atmosphère s’échappent en permanence dans l’espace. Mais la masse du satellite est colossale… Paula, il faudra dix millions d’années à cet air pour s’évaporer complètement. Idem pour le manteau de glace. Il faudra un million d’années ou plus pour que fondent ne serait-ce que quelques kilomètres de glace, et il y en a des centaines de kilomètres sous nos pieds. Il faut penser à l’échelle planétaire. Rien n’arrive d’un coup. De toute manière, ça ne change pas grand-chose. Le Soleil ne va pas rester ainsi longtemps. Il n’est pas encore au terme de sa phase de géante rouge. — Comment le sais-tu ? — Parce que cet endroit est fichtrement froid. La température de la planète atteindra les neuf cents degrés lorsque la géante rouge sera à son apogée… — La vache ! — Ouais. L’atmosphère s’évaporera en premier. Puis le manteau de glace se mettra à fondre et à bouillir. Il ne restera rien d’autre que le noyau rocheux. — Dans combien de temps ? — Oh, je dirais qu’il nous reste cent mille ans. — Cent mille ans. Ça fait peu. Il grogna, la bouche pleine. — C’est le double de ce qu’a duré l’espèce humaine. Tu ne vois pas assez loin, Paula. — Non, je l’avoue. Ça a toujours été mon problème, vois-tu. Bon, qu’allons-nous faire maintenant ? — J’imagine que ça dépend un peu de nous. On pourrait essayer de parler aux ammonides. Tu sais, j’ai réfléchi à la raison de notre présence ici. — T’as fait ça ? — Ouais. Réfléchis. Ils ont terraformé leur propre planète. Ils ont reconstruit notre biosphère, ou du moins en ont fait une copie à partir de ce que nous leur avons laissé. Ensuite, ils nous ont trouvés dans la glace, et ils ont réussi à… nous réparer. Mais je ne crois pas qu’ils comprennent ce que nous sommes. Ils ne réagissent pas à notre présence ; au mieux, ils doivent nous considérer comme des sortes d’animaux, et jusqu’à présent, ils n’ont pas essayé de communiquer avec nous. Paula, si ça se trouve, ils ne se doutent même pas que nous sommes des êtres intelligents. Communiquer avec les ammonides est un sacré défi à relever. (Il regarda le ciel.) Peut-être qu’ils pourraient nous dire ce qui est arrivé à la Terre et à l’humanité. Je pourrais fabriquer un télescope, polir de la glace pour en faire des lentilles. — Et puis ? — On pourrait voler. — Comment ? — Grâce à la faible pesanteur et à l’air épais… Les machines volantes de Léonard de Vinci pourraient fonctionner ici. Une bicyclette ailée serait la meilleure solution. Ça devrait être assez facile. On pourrait planer la plupart du temps. Je l’ai déjà vu faire. Et puis, nous pourrions songer à fabriquer nos propres fusées à méthane. On pourrait même emprunter une partie de la technologie des ammonides. Ce n’est qu’une lune, mais il y a de quoi faire. On peut l’explorer d’un pôle à l’autre… — C’est bien joli tous ces plans et ces projets. Mais à quoi ça nous mène ? — Hein ? — Rosenberg, ça n’a rien à voir avec un camp de scouts. Ce n’est même pas une sortie extravéhiculaire. Nous sommes les derniers représentants de l’espèce humaine, échoués ici, dans un futur inimaginable. Sommes-nous censés repeupler la planète ? Il manqua de s’étrangler et recracha des morceaux de champignons. — Désolé, dit-il en essuyant leurs deux combinaisons. Je ne m’attendais pas à ça. Je ne me sens pas dans la peau d’un nouvel Adam. — Je ne suis pas Ève non plus, rétorqua-t-elle avec fermeté. Cette idée la rendait mal à l’aise car elle lui rappelait Bill Angel. — Je ne crois pas que cela soit nécessaire. Je crois que je sais à quoi sert cette fusée. — Elle est sacrément petite. — Quoi ? La fusée ? (Il eut l’air étonné.) Petite pour quoi ? — Pour une évacuation. Titan est condamné, n’est-ce pas ? Mais je ne vois pas comment on pourrait loger un seul ammonide dans ce truc. Il éclata de rire. — Tu penses comme un être humain, Paula. — Que veux-tu que je fasse d’autre ? — Ce n’est pas un artefact humain. L’ampleur du projet dépasse nos petites motivations terriennes. Il faut que tu apprennes à penser comme un ammonide. Nous avons affaire à une espèce qui, confrontée à la destruction de son monde, s’est retirée sous une serre et a reconfiguré sa planète pour nous accueillir. Accueillir la vie terrestre. Tu imagines des humains faire la même chose ? — Qu’est-ce que tu racontes ? — Je veux dire que ces gars-là voient loin. Beaucoup plus que l’homme ne l’a jamais fait. Mais d’une manière différente. À mon avis, ils essaient de sauver leur biosphère. Et la nôtre par-dessus le marché. Sauf qu’ils s’y prennent comme nous aurions dû le faire. Ou pu le faire, si nous avions eu les fonds nécessaires. (Il contempla la face malade du Soleil.) Mais nous n’avons pas été aussi malins qu’eux, Paula. On a tout gâché. Nous avons laissé tomber un putain de caillou sur nos têtes. Résultat, nous avons gâché dix milliards d’années d’évolution. Aujourd’hui, nous aurions pu coloniser toute la galaxie. Au lieu de ça, on s’est sabordés. — Je crois qu’on s’en est bien tirés Rosenberg, dit-elle gentiment. Nous sommes là, non ? Nous sommes allés sur Saturne et, au bout du compte, nous avons trouvé quelque chose de merveilleux. Et si tu as raison, grâce à nous, la vie terrestre pourra perdurer et survivre à la mort du Soleil… Crois-tu que c’était prévu ainsi depuis le début ? Toutes ces luttes, toutes ces guerres, l’histoire sanglante de l’humanité, pour aboutir à nous deux sur cette lune, à la fin des temps ?… La lumière avait changé. Elle leva les yeux vers l’est. Le gros disque rubicond du Soleil descendait vers le bord lumineux de Saturne. La lente et grandiose ellipse avait commencé : un cercle noir mangeait la face boursouflée du Soleil et les rayons solaires dessinaient un liseré de feu rouge autour du limbe de Saturne, en traversant son atmosphère. Elle crut voir l’ombre de Saturne, pareille à une aile d’oiseau, qui effleurait les plaines de Cronos dans sa direction. L’air s’assombrit et s’adoucit. Un mince trait scintillant s’étirait jusqu’au zénith. C’était peut-être tout ce qu’il restait des anneaux. … Eh ! Paula ! Tu connais la dernière ? Y a une grosse tête du JPL qui prétend avoir trouvé des traces de vie sur Titan. Benacerraf sentait la chaleur réconfortante de la peau nue de Rosenberg contre son flanc. Ils échafaudèrent de nouveaux plans. Ce jour-là, ils essaieraient à nouveau de faire du feu. Ils pourraient ainsi se réchauffer, faire bouillir de l’eau, tenter de cuire certains végétaux pour voir s’ils pourraient en améliorer le goût. Ensuite, ils devaient penser à se fabriquer un abri. Ils pourraient peut-être construire une sorte de cabane en rondins à l’aide des arbres qui se trouvaient là. Ils auraient sûrement du mal à couper le bois. Casser de petites branches pour faire du feu était une chose ; couper du bois de charpente sans outils en était une autre. Rosenberg évoqua le long terme. Ils pourraient peut-être extraire des métaux contenus dans les météorites enfouies dans les cratères sous la glace… À l’est, au-dessus des ruines de Xi City, une lueur blanche de fusée illumina le ciel. EPILOGUE La batterie de miroirs pénétra à travers les débris de ce qui avait été les anneaux de Saturne. L’ensemble mesurait cent mètres de long. Six miroirs concaves, d’un mètre de large chacun, étaient espacés à intervalles réguliers le long d’une poutrelle. Les miroirs du télescope étaient pointés à l’opposé du Soleil, à l’affût de planètes et de nouvelles étoiles. Depuis trois mois, le télescope avait concentré toute son attention sur une jeune étoile bleue, plus brillante que ses consœurs dans le ciel, située à vingt-sept années-lumière du Soleil et cinquante fois plus lumineuse que celui-ci à l’apogée de sa gloire. Chacun des six miroirs collectait les photons disséminés de l’étoile et les faisait converger vers un détecteur unique. L’instrument était d’une conception sophistiquée. Le détecteur opérait dans la partie infrarouge du spectre, où les planètes étaient les plus brillantes. Mais même dans cette lumière, l’étoile restait des millions de fois plus lumineuse que n’importe quelle planète. Pour pallier l’occultation des planètes, les ondes lumineuses arrivaient dans les six miroirs avec un léger décalage afin de s’annuler mutuellement. Douze planètes majeures furent repérées dans le nouveau système : trois géantes gazeuses, et pour le reste, des mondes telluriques et de glace. Parmi les planètes plus petites, deux résidaient dans une zone favorable au développement de la vie terrestre – à une distance équivalente à sept fois la distance de la Terre au Soleil – et une troisième était située dans une région plus lointaine, susceptible d’abriter une vie basée sur l’ammoniac. Petit à petit, les spectromètres décelèrent la présence de gaz atmosphériques : du dioxyde de carbone, de l’oxygène, de l’eau, de l’ammoniac et du méthane. Il fut décidé que ces planètes formaient des cibles idéales. La voile solaire se déploya à la manière d’une corolle, réfléchissant sur ses surfaces argentées les flots rouge sang du vieux Soleil. Elle mesurait cinq cents mètres de large. La sonde placée en son centre, dont le poids avoisinait seulement cent kilos, était logée dans une petite nacelle noire. La sonde ne transportait pas de formes de vie intelligente à son bord. Ses seuls passagers étaient des organismes microscopiques, sélectionnés, les uns pour des conditions terrestres, les autres pour celles de Titan. Lentement, la voile se gonfla sous la faible poussée exercée par les photons des rayons du Soleil dilaté. La sonde, toujours en orbite autour de Saturne, entama un mouvement en spirale qui la ferait sortir de l’attraction de la planète, louvoyant grâce à un système de gréement qui lui permettait de prendre le vent solaire. Il lui fallut mille ans pour atteindre une vitesse suffisante pour s’éloigner définitivement de l’astre décrépit. Le voyage dura vingt mille ans. La croisière ne fut guère mouvementée. La microaccélération diminua d’intensité à mesure que la pression de rayonnement solaire s’amenuisait avec la distance, et que le milieu interstellaire – composé d’atomes d’hydrogène et d’ions – exerçait une traction faible mais constante sur la voile. Chaque capsule contenait diverses espèces. Beaucoup d’entre elles pouvaient s’adapter à des milieux extrêmes (température, pression, pH). Les engins qui atterriraient sur les planètes les plus semblables à la Terre abritaient des organismes proches des algues bleues. La plupart des espèces étaient unicellulaires, à l’exception de quelques eucaryotes multicellulaires. Ces derniers étaient plus fragiles. Mais on avait la preuve que l’apparition des formes multicellulaires était un événement si peu probable que sur de nombreux mondes il ne se produirait jamais. Si les eucaryotes étaient suffisamment bien protégés et parvenaient à se reproduire, des milliards d’années d’évolution pouvaient être épargnées. Toutefois, les micro-organismes voyageaient dans un environnement particulièrement hostile. On avait dû les protéger contre les particules chargées et le rayonnement ultraviolet. Les organismes avaient été modifiés de manière à résister aux flux de particules lourdes. La cargaison se présentait en gros sous forme de spores inertes, sans eau ou ammoniac. À mi-course du voyage de vingt-sept années-lumière, il y eut un changement de polarisation, si bien que la surface argentée de la voile s’orienta vers la nouvelle étoile, tournant le dos à la tache floue qu’était devenu le Soleil. Une fois la voile retournée, une lente décélération commença. Diverses stratégies avaient été mises au point. Certaines sondes lancées depuis Titan se dirigèrent vers les nébuleuses où se formaient de nouvelles étoiles. D’autres étaient destinées à coloniser des comètes. Lorsque la comète s’approcherait de l’étoile mère, elle libérerait les spores dans l’espace interplanétaire, pour qu’elles soient ultérieurement capturées par les planètes voisines. Et ainsi de suite. La méthode adoptée était celle de la panspermie, c’est-à-dire la dispersion de germes de vie vers d’autres systèmes stellaires. Sur Titan, certains avaient émis l’hypothèse que les planètes du système solaire avaient été elles-mêmes ainsi ensemencées par d’autres habitants du cosmos dans un lointain passé. Si c’était le cas, les formes de vie qui en avaient résulté étaient moralement obligées de poursuivre l’aventure, de propager la vie le plus loin possible. Et quand bien même la vie serait apparue en premier dans le système solaire, le devoir de propager la vie n’en était que plus grand. C’est ainsi qu’une nuée de voiles solaires s’éloigna de Titan, comme des aigrettes de pissenlit charriées par la lumière du Soleil mourant, fuyant un monde condamné. Un souffle de vie parcourait l’Univers. L’étoile était située au cœur d’un système jeune et vigoureux. Un disque de débris protoplanétaire continuait à l’encercler, au sein duquel nageaient les planètes. Parvenue à destination, la sonde largua sa voile. Elle se plaça en orbite autour de l’étoile centrale. Le bord extérieur de l’ellipse touchait aux orbites des futurs Titan, tandis que son bord intérieur effleurait les mondes plus proches de la Terre. Aux deux extrémités de l’orbite, la sonde éjecta une multitude de petits paquets. Chacun d’entre eux était protégé du rayonnement ultraviolet et contenait des milliers d’organismes. Pendant vingt ans, les paquets se répartirent en anneaux épars autour de l’astre central. Les paquets étaient enduits d’une substance dont les capacités réfléchissantes variaient en fonction de l’intensité de lumière qu’ils recevaient. Ainsi, chaque paquet oscillait entre les limites de sa zone habitable, optimisant ses chances de capture gravitationnelle. Les cibles planétaires traversaient les anneaux, emportant les capsules sur leur passage. Nombre de capsules, du fait d’un mauvais angle d’entrée, se consumèrent dans l’atmosphère épaisse de leur cible. Mais certaines survécurent et parvinrent à passer la barrière de nuages – soit de vapeur d’eau, soit d’ammoniac – pour se poser comme des flocons argentés sur le sol ou les océans. La mince pellicule métallique des capsules se corroda peu à peu. Les paquets qui contenaient les micro-organismes comportaient, à la manière des œufs, une petite quantité de nutriments essentiels. Les organismes pouvaient ainsi survivre, le temps de s’adapter aux conditions locales. Une fois libérés, les micro-organismes commencèrent à se disperser et à évoluer. Ils avaient été sélectionnés en fonction de leur capacité à muter rapidement et efficacement. Les processus biologiques s’enclenchèrent. Les nouveaux mondes étaient soumis à un bombardement incessant de planétésimaux qui compromettait le développement de la vie. Malgré tout, une poignée d’organismes survécut sur chacune des planètes et se mit à se multiplier. Ensemble, les enfants du Soleil commencèrent à bâtir de nouveaux mondes. POSTFACE La mort inattendue de Carl Sagan (1934-1996), qui fait une brève apparition dans le livre II de ce roman, fut un triste contrepoint à une année par ailleurs riche en découvertes scientifiques. Sagan était professeur d’astronomie, astrophysicien et auteur d’ouvrages passionnants de vulgarisation et de science-fiction. En tant que scientifique, Sagan joua un rôle déterminant dans le programme de sondes spatiales, telle que la sonde Mariner 9 lancée sur Mars – il insista pour que la sonde fût orientée de manière à pouvoir photographier les satellites de Mars –, la sonde Pioneer 10 lancée sur Jupiter et au-delà, équipée d’un message destiné à des civilisations extraterrestres, dont Sagan avait lui-même inspiré l’idée. Les spéculations de Sagan sur la possibilité de terraformer Vénus – la première réflexion scientifique sérieuse sur le sujet –, sur l’existence possible d’un permafrost sur Mars et les conditions météorologiques à la surface de Titan, ont contribué à influencer le travail des scientifiques et des écrivains dont je suis. Comme H. G. Wells, Sagan était persuadé que l’avenir de l’humanité dépendrait de l’issue du combat entre l’éducation et les instincts destructeurs de l’homme. En 1984, il fut un de ceux qui élabora le concept d’hiver nucléaire, grâce auquel nous avons peut-être échappé à la catastrophe. Tandis que nous approchons de la fin d’un millénaire toujours en proie à la folie qui marqua ses débuts, nous ne pouvons pas nous permettre de nous passer de l’esprit rigoureux, lucide, joyeux et communicatif de Sagan. Son décès fut annoncé après que j’eus ébauché son apparition dans Titan. Tristement, ce livre est déjà de la fiction. Toutefois, j’ai décidé que Sagan devait y figurer. Stephen Baxter Great Missenden Janvier 1997 1 L'abréviation « EV » (pour « extravéhiculaire ») désigne l'activité d'un astronaute à l'extérieur d'un vaisseau spatial. (N.d.T.). 2 En anglais, Extended Duration Orbiter (N.d.T.). 3 En anglais, Manned Manœuvering Unit : unité de manœuvre individuelle (N.d.T). 4 En anglais, Space Transportation System : système de transport spatial, appellation officielle de la navette spatiale américaine (N.d.T). 5 En anglais, Jet propulsion Laboratory : Laboratoire de propulsion par réaction, principal établissement chargé, aux États-Unis, du contrôle et de la réception des données des sondes spatiales automatiques (N.d. T.). 6 Méthode performante d’identification des molécules organiques (N.d.T.). 7 En anglais, White Anglo-Saxon Protestant : désigne les couches sociales (blanches et protestantes) qui ont dominé la construction de la nation américaine (N.d.T.). 8 En anglais, University of California, Los Angeles (N.d.T.). 9 En anglais : Data Power System, le contrôleur DPS s'occupe des systèmes électroniques embarqués (N.d.T.). 10 En anglais, Auxiliary Power units : Groupe d’énergie auxiliaire (N.d.T.). 11 En anglais : Electrical and Environmental Command Console. Les contrôleurs EECOM sont responsables des systèmes qui alimentent la navette en énergie tout en y permettant la vie de l’équipage (N.d.T.). 12 En anglais, Mission Operations Directorate (N.d.T.). 13 Station orbitale expérimentale américaine lancée en mai 1973 et retombée dans l'atmosphère terrestre en juillet 1979. L'intérêt du programme Skylab était de montrer la possibilité pour l'homme de séjourner plusieurs mois dans l'espace et d'y effectuer des expériences scientifiques dans des laboratoires spatiaux (N.d.T.). 14 En anglais, Apollo Soyuz Test Project (N.d.T.). 15 Lanceur expérimental monoétage, récupérable, à décollage et atterrissage verticaux. Le premier essai de ce lanceur révolutionnaire eut lieu le 18 août 1993 au Nouveau-Mexique (N.d.T.). 16 LEM ou LM. En anglais, Lunar Module : module lunaire (N.d.T). 17 En biologie, ensemble des individus qui dérivent d'un ancêtre commun (N.d.T.). 18 En anglais, Deep Space Network, Réseau de poursuite utilisé par la NASA poour maintenir un contact radio continu avec ses sondes spatiales automatiques évoluant dans un espace lointain (N.d.T.). 19 En français, « Revue des véhicules spatiaux et des fusées » (N.d.T.). 20 En anglais, Funktionality Grusovoi Block : module de frêt fonctionnel (N.d.T.). 21 En français, vie recréée. Il s'agit d'une recréation virtuelle de la vie en images de synthèse. Aussi appelé « métamonde » dans le jargon des internautes (N.d.T.). 22 Conception et fabrication assistées par ordinateur (N.d.T.). 23 Les cinq points de Lagrange (mathématicien français du XVIIIe siècle) désignent des points dans le plan orbital d'un système de deux corps célestes en rotation l'un par rapport à l'autre, où, sous l'effet de l'attraction gravitationnelle de ces deux corps, peut se maintenir un troisième corps de masse moindre (N.d.T.). 24 Dynastie sino-mandchoue qui régna sur la Chine de 1644 à 1944, dont l’expansion politique et militaire en Asie fut considérable (N.d.T.). 25 Date de célébration de l'indépendance des États-Unis, équivalent du 14 juillet en France (N.d.T.). 26 Le Luddisme fut un mouvement de protestation ouvrier contre l'arrivée des machines industrielles au début de l'industrialisation (N.d.T.). 27 En anglais, Stratégie Defence Initiative : Initiative de défense stratégique, rebaptisé Starwar (Guerre des Étoiles) par la presse (N.d.T.). 28 Abréviation courante de l'oxygène liquide (N.d.T.). 29 Millions d'instructions par secondes (N.d.T.). 30 Unité astronomique : unité de distance égale à 149 597 870 km (N.d.T.). 31 En anglais, Operational Test Controller : contrôleur d'essai de fonctionnement (N.d.T.). 32 En anglais, Manned Spaceflight : engin habité (N.d. T.). 33 En anglais, Launch Tower Director : responsable de la tour de lancement (N.d.T.). 34 Pression dynamique maximale (N.d.T.). 35 En anglais, Transatlantic Abort Landing, atterrissage forcé de l'autre côté de l'Atlantique. Voir plus loin (N.d.T.). 36 Les Sirènes de Titan (N.d.T.). 37 En anglais, Single Stage to Orbit : en orbite avec un seul étage (N.d. T.). 38 En anglais, NORth American Aerospace Defence Command : organisme chargé de la défense aérienne de l'Amérique du Nord (N.d.T.). 39 Explorateur anglais qui lança une première expédition dans l'Antarctique à bord du Discovery et mourut lors d'un raid ultérieur (N.d.T.). 40 Le diagramme de Hertzsprung et Russell établit une classification des étoiles d'après leur type spectral et leur luminosité. La séquence principale regroupe la majorité des étoiles (naines), au sein desquelles figurent le Soleil (N.d. T.). 41 Zone périphérique d'une tache solaire (N.d.T.). 42 Allusion à un monstre télépathe du roman de Philip K. Dick, Les joueurs de Titan (N.d.T.) 43 Allusion au deuxième chapitre des Chroniques martiennes de Ray Bradbury (N.d.T.). 44 Auteur américain d’ouvrages de science-fiction et de vulgarisation scientifique (N.d.T.).