Introduction à la baxterologie Ce livre est particulier. S’il s’agit du treizième roman de Stephen Baxter publié en français, c’est surtout le premier qu’il écrivit. Paru outre-Manche en 1991, Raft, pour utiliser son titre anglais, est le volet initial d’une série fondatrice dans l’œuvre de notre auteur, le « cycle des Xeelees », série qui compte quatre romans (Timelike Infinity, Flux et Ring étant les trois autres) auxquels s’ajoute à ce jour un recueil de nouvelles, Vacuum Diagrams, lauréat du prestigieux prix Philip K. Dick en 2000 – l’ensemble étant prévu en France aux éditions du Bélial’, au rythme d’un titre par an environ. Cinq volumes « centraux », donc, plus quelques autres hors cycle initial mais qui y sont tout de même rattachés, comme nous le découvrirons plus loin. Mais voyons donc d’où viennent ces fameux « Xeelees », et pour ce, faisons connaissance avec leur géniteur… Si Mir ne vient pas à moi… Né en 1957 à Liverpool, en Angleterre, Stephen Baxter grandit en pleine course à l’espace, duel américano-russe qui se soldera par l’apothéose du 21 juillet 1969 et les premiers pas de Neil Armstrong sur la Lune. Cette extraordinaire aventure le passionne, au point qu’en 1991 notre homme pose sa candidature pour une place sur la station Mir. Rapidement éliminé lors des premières sélections, Baxter se console en devenant auteur à plein temps en 1995, huit ans après la publication de sa première nouvelle. Si l’ESA perd un futur astronaute, la science-fiction gagne un écrivain de tout premier plan. Comme quoi, le malheur des uns fait parfois le bonheur des autres. Dur… comme la science Stephen Baxter est généralement considéré comme un auteur de hard science, branche de la science-fiction qui se caractérise par un fond scientifique et technique très détaillé. Les auteurs de ce type ont en général une formation scientifique poussée et suivent l’évolution des sciences de près. Contrairement à certains de ses collègues dans ce domaine(1), Baxter utilise rarement les extrapolations scientifiques comme moteur de l’intrigue. À l’instar d’un Arthur C. Clarke – dont il est d’ailleurs considéré comme l’héritier littéraire le plus direct –, il procure un minimum de détails afin de garantir une certaine rigueur à son récit sans pour autant noyer le lecteur sous les équations et le vocabulaire spécialisé, privilégiant l’accessibilité. Baxter est avant tout un raconteur d’histoires et un vulgarisateur. Effets spéciaux illimités L’imagination est l’un des maîtres mots de l’œuvre de Baxter. Qu’il s’intéresse à un univers où la constante gravitationnelle diffère du nôtre (comme dans le présent roman), à la vie d’une population humaine dans une étoile à neutrons, à ce que réserve l’avenir dans un nombre d’années tellement colossal qu’on ne pourrait l’écrire sur toute la longueur de ce livre, ou aux tous premiers instants qui succédèrent au Big Bang, Baxter imagine ce qui pourrait être. Tout au long de son œuvre, il illustre parfaitement la remarque de Iain M. Banks à propos de la littérature de science-fiction : « La SF écrite dispose d’un budget effets spéciaux illimité(2) » – la seule limite réelle étant celle de l’imagination. La rigueur de rigueur Rigueur est un autre des qualificatifs s’appliquant le mieux aux écrits de Baxter. Quand certains se contentent d’aligner les superlatifs dans leurs descriptions sans pour autant s’interroger sur la vraisemblance de leur sujet, Baxter, en bon auteur de hard science, cherche à produire quelque chose qui soit, au moins en partie, explicable par nos connaissances scientifiques et techniques actuelles. Une rigueur qui se ressent aussi dans le rythme de travail qu’il s’impose. De 1987 à 2008, ce sont près de trente romans et plus de cent trente nouvelles qui auront vu le jour sous sa plume. Un corpus impressionnant, fruit d’un travail méthodique et organisé. Cette rigueur, combinée à une imagination débridée, rapproche une fois encore Baxter de son mentor, l’incontournable Arthur C. Clarke, avec lequel il collabore à quatre reprises. Le tour du propriétaire Avant de nous intéresser au « cycle des Xeelees », livrons-nous à un rapide tour d’horizon du reste de l’œuvre de Baxter. Les lecteurs français ont déjà pu profiter d’un certain nombre de ses ouvrages (douze romans, si on exclut Gravité, et une poignée de nouvelles traduits à ce jour). Parmi ceux-ci, on remarquera la trilogie dite « de la Nasa » (Voyage, Titan et Poussière de Lune, éditions J’ai Lu), qui illustre bien la passion de l’auteur pour la conquête spatiale et ce qu’il aurait pu advenir si l’humanité s’était un peu plus intéressée à la question. La trilogie des « Univers multiples » (Temps, Espace et Origine, Fleuve noir « Rendez-vous ailleurs ») présente le côté prospecteur de Baxter, cette capacité à tordre les concepts scientifiques pour en tirer un élixir de merveilles. On retrouve cet esprit dans Evolution (publié aux Presses de la Cité, et tout récemment réédité au format poche chez Pocket en deux volumes), colossal roman qui s’intéresse aux origines de l’espèce humaine mais aussi à son avenir. Comme nombre d’auteurs de science-fiction, Baxter est conscient du patrimoine légué par ses prédécesseurs. Ainsi écrivit-il une sorte de suite à La Machine à explorer le temps du pionnier H. G. Wells (Les Vaisseaux du temps, Livre de Poche SF), et partagea-t-il la plume – plus vraisemblablement le clavier – avec le regretté Arthur C. Clarke (Lumière des jours enfuis, J’ai Lu). Les textes inédits en français sont encore nombreux. On y trouve pêle-mêle une imposante trilogie centrée autour des mammouths plutôt destinée à un lectorat adolescent, lectorat pour qui Baxter écrivit d’ailleurs trois autres livres (Gulliverzone, Webcrash, The H-Bomb Girl) ; un roman steampunk prenant pour canevas l’existence d’un nouvel élément sur fond de XIXe siècle (Anti-Ice, une manière d’hommage à Jules Verne et H. G. Wells) ; une trilogie co-écrite avec Arthur C. Clarke, sorte d’antithèse à 2001 : L’Odyssée de l’espace(3), cinq recueils de nouvelles, une tétralogie de romans uchroniques et un diptyque en cours de parution sur la montée des eaux (on renverra le lecteur curieux à la bibliographie qui figurera à la fin du second volet du « cycle des Xeelees », à paraître aux éditions du Bélial’ fin 2009). À tout ceci, on peut ajouter deux recueils d’essais et un ouvrage sur James Hutton (l’un des pères de la géologie moderne). Au commencement étaient les Xeelees Baxter commença sa carrière d’écrivain par quinze années de production, essentiellement des nouvelles, sans parvenir à la moindre publication. Ce n’est qu’en 1987 qu’il place enfin son premier texte dans la revue anglaise Interzone, accédant ainsi au statut d’auteur à part entière. Écrit en grande partie pendant la coupe du monde de foot de l’année précédente (de sinistre mémoire pour la France), « The Xeelee Flower » [la fleur xeelee] met en scène un astronaute en orbite autour d’une étoile en train de se transformer en nova, cet astronaute n’étant protégé que par la grâce d’une sorte d’ombrelle convertissant l’énergie en matière. Et c’est en essayant d’imaginer qui avait pu concevoir un tel artefact que Baxter créa les Xeelees. Peu après, écrivant une histoire sur des humains coincés dans une sorte de cage à quatre dimensions, il réalisa que créditer les Xeelees de la conception de ladite cage l’aidait à transformer cette simple idée en une véritable histoire, lui offrant même un cadre pour d’autres récits à venir. Les hasards de l’édition font que le premier texte ouvertement rattaché à la série publié en France est aussi l’un des plus récents(4). En ajoutant au « cycle des Xeelees » la série « Les Enfants de la destinée(5) », l’un et l’autre étant liés (les Xeelees sont présents dans la tétralogie des « Enfants de la destinée », certains personnages apparaissant même dans les deux cycles), on se retrouve avec un ensemble de sept romans, deux recueils comptant quarante nouvelles et encore six autres nouvelles non reprises en recueil, ce qui en fait d’emblée un ensemble considérable dans le paysage SF. La guerre dans les étoiles Le « cycle des Xeelees » conte l’histoire de l’univers dans son ensemble, un univers dominé par une espèce à la nature exotique et répondant au nom de Xeelee (prononcé « zi-li »). Dans cet univers, les énigmatiques Xeelees règnent au milieu d’innombrables autres espèces, dont le genre humain. Ce dernier va prendre son essor à travers les étoiles, connaître par deux fois l’occupation de puissances étrangères, avant de devenir l’ennemi des Xeelees, eux-mêmes en guerre depuis des temps immémoriaux avec les « Oiseaux de photinos ». À la lecture de cet énoncé, on pourrait s’attendre à un cycle de space opera charpenté autour d’une action frénétique nourrie de batailles gigantesques, de courses-poursuites effrénées et de combats homériques. Si l’action est bel et bien présente dans ses ouvrages, Baxter demeure néanmoins plus proche d’un Iain M. Banks que d’un Peter F. Hamilton (pour rester chez les Britanniques). Bien qu’il ne dédaigne pas les affrontements titanesques qu’autorise le space opera, Baxter s’intéresse davantage à la dimension merveilleuse que recèle la science et à ce que les connaissances actuelles nous permettent d’anticiper comme étant du ressort du possible. Ensuite, tout n’est plus qu’affaire d’échelle et d’imagination. On visite alors des époques et des endroits aussi étonnants que l’Anneau dans lequel les Xeelees précipitent des galaxies entières (Ring, quatrième roman du cycle)… Dans le présent volume, les Xeelees ne seront évoqués que par une ou deux allusions. Pas davantage. Mais il règne déjà cette ambiance de merveilleux scientifique qui baigne tout le cycle. Des humains travaillant sur une étoile d’un diamètre de quelques dizaines de mètres et se déplaçant à travers l’espace sur des arbres. Une gravité semblant agir d’une manière qui nous apparaît inconnue. Une société de naufragés dans un univers parallèle… Le mystérieux et l’extraordinaire sont de mise pour ce premier récit du « cycle des Xeelees ». Aussi, ami lecteur, installez-vous confortablement, réglez l’éclairage de manière optimale, coupez votre téléphone portable et laissez-vous guider par votre imagination. La tâche est simple : Stephen Baxter est aux commandes. Emmanuel Tollé À mon épouse, Sandra Remerciements Je dois exprimer ma gratitude envers Larry Niven, David Brin et Eric Brown, qui ont bien voulu lire et commenter les premiers jets de ce roman, ainsi que l’univers qu’il dépeint ; leurs conseils ont permis d’en améliorer grandement la qualité. Merci également à Arthur C. Clarke, Bob Shaw, Charles Sheffield, Joe Haldeman et David Pringle pour leurs aimables commentaires et leurs encouragements. Enfin, je me sens profondément redevable envers Malcolm Edwards, mon directeur de collection chez Grafton, pour sa patience, son soutien ainsi que l’attention qu’il a portée au développement de cet ouvrage. 1. C’est suite à l’implosion de la fonderie que la curiosité de Rees envers son univers devint insupportable. Sa tranche avait pourtant débuté normalement, par un coup de poing de Sheen, sa superviseuse, contre la cloison de son bloc. Hébété, il s’était arraché au filet de couchage pour se traîner laborieusement dans sa cabine en désordre et accomplir ses petits rituels du réveil… Sous la microgravité, le robinet rouillé crachotait à contrecœur une eau âcre et trouble. Il se força à en boire quelques gorgées avant de s’humecter le visage et les cheveux, se demandant dans un frisson combien de corps humains avait traversé cette eau depuis sa collecte dans un nuage de passage. Voilà plusieurs dizaines de tranches que le dernier arbre du Radeau avait livré sa cargaison de provisions fraîches, et l’antique système de recyclage de la Ceinture montrait ses limites. Il enfila sa combinaison crasseuse. Le vêtement devenait trop petit. gé de quinze mille tranches, Rees était brun, maigre – et déjà bien assez grand même s’il continuait à grandir, songea-t-il, maussade. Cette réflexion le fit penser à ses parents avec une pointe de tristesse ; c’était tout à fait le genre de remarque qu’ils auraient pu lâcher. Son père, qui n’avait pas survécu bien longtemps à sa mère, était mort voilà quelques centaines de tranches de problèmes circulatoires et d’épuisement. Accroché d’une main à l’encadrement de la porte, Rees contempla sa petite cabine aux parois de fer en se rappelant à quel point elle lui paraissait exiguë lorsqu’il devait la partager avec ses parents. Il chassa ces pensées et se faufila à travers le sas. Clignant des yeux quelques secondes, ébloui par la clarté stellaire… il hésita. Une odeur ténue flottait. Charnelle, comme celle de la simili viande. Quelque chose qui brûlait ? Son bloc était relié à celui de son voisin par plusieurs mètres de corde effilochée et une plomberie rouillée ; il se hissa sur quelques coudées le long de la corde et resta là, à scruter le monde qui l’entourait, cherchant la source de l’odeur. L’air de la Nébuleuse était rouge sang, comme toujours. Il essaya d’estimer cette rougeur dans un coin de son esprit – n’était-elle pas plus intense que lors de la dernière tranche ? – tout en promenant son regard sur les objets éparpillés à travers la Nébuleuse, au-dessus et au-dessous de lui. Les nuages ressemblaient à des poignées de laine grisâtre semées sur des kilomètres. Les étoiles dégringolaient au travers en une pluie lente et infinie centrée sur le Cœur. L’éclat des sphères de plus d’un kilomètre de diamètre jetait des ombres mouvantes sur les nuages, les arbres disséminés, les gigantesques taches qui étaient peut-être des baleines. Çà et là, un minuscule embrasement marquait la fin d’une brève existence stellaire. Combien d’étoiles y avait-il ici ? Enfant, Rees s’était laissé flotter parmi les câbles, les yeux écarquillés, pour les compter jusqu’à la limite de ses connaissances et de sa patience. Aujourd’hui, il les soupçonnait d’être innombrables, plus abondantes que les cheveux sur son crâne… les idées dans sa tête, ou les mots sur sa langue. Il leva son regard vers le ciel empli d’étoiles. C’était comme se retrouver suspendu au milieu d’une immense nuée lumineuse ; les sphères-étoiles se réduisaient à des points brillants dans le lointain, de sorte que le ciel lui-même devenait un rideau rougeoyant. L’odeur de brûlé lui parvint de nouveau, s’infiltrant dans l’air raréfié. Il crocha les orteils autour du câble de sa cabine et lâcha les mains ; la rotation de la Ceinture se chargea de le redresser, et il put détailler son univers depuis ce nouveau point de vue. La Ceinture formait un cercle d’environ huit cent mètres de diamètre, une chaîne d’habitats et d’ateliers cabossés reliés par des cordes et des tuyaux. Au centre se trouvait la mine, noyau d’étoile refroidi, large d’une centaine de mètres ; des câbles y descendaient depuis la Ceinture et raclaient sa surface bombée à environ un mètre par seconde. Ici et là, boulonnées aux parois et aux toits de la Ceinture, béaient des gueules de réacteur en métal blanc ; toutes les quatre ou cinq minutes, l’une d’elles crachait un panache de vapeur et la Ceinture accélérait imperceptiblement sa rotation afin de compenser le ralentissement dû à la friction de l’air. Rees étudia le bord dentelé du réacteur le plus proche ; fixé sur le toit de son voisin, il montrait des signes de découpe et de soudure grossières. Comme d’habitude, son attention s’égara vers des horizons imprévus. Sur quel vaisseau, quel type d’engin avait-on prélevé ce réacteur ? Qui étaient ceux qui l’avaient découpé ? Et pourquoi étaient-ils venus ici… ? Encore cette odeur de feu. Il secoua la tête, tâchant de se concentrer. C’était l’heure du changement de tranche, naturellement, et l’on apercevait des foyers d’activité autour de la plupart des cabines de la Ceinture tandis que les ouvriers, sales et fatigués, regagnaient leurs filets de couchage – mais on voyait aussi, un quart de circonférence plus loin, un nuage de fumée autour de la fonderie, et des hommes plonger et replonger dans la grisaille. Lorsqu’ils en ressortaient, ils traînaient derrière eux des formes flasques et noircies. Des corps ? Il se plia en deux avec un petit cri, empoigna la corde et se hissa à toute vitesse le long des puits de gravité diffuse des toits et parois des cabines, jusqu’à la fonderie. Il hésita au bord de la sphère de fumée. La puanteur de simili viande calcinée noua son estomac vide. Deux silhouettes émergèrent du brouillard et se consolidèrent comme dans un rêve. Elles charriaient une masse méconnaissable et sanguinolente. Rees s’amarra puis se pencha pour les aider ; il dut réprimer un mouvement de recul quand la chair calcinée se détacha entre ses mains. On enveloppa la forme flasque dans des couvertures sales et on l’emporta avec délicatesse. L’un des sauveteurs se redressa devant Rees ; ses yeux blancs se détachaient sur son visage barbouillé de suie. Il lui fallut quelques secondes pour reconnaître Sheen, sa superviseuse. Il sentit dans son ventre la force d’attraction de ce corps voluptueux et s’en voulut de laisser son regard suivre les filets de sueur entre les seins maculés de sang. « Tu es en retard, dit-elle d’une voix enrouée par la fumée. — Désolé. Que s’est-il passé ? — À ton avis ? Une implosion. » Repoussant quelques mèches grillées sur son front, elle se retourna pour indiquer le voile de fumée stationnaire. Cette fois-ci, Rees parvint à y distinguer la fonderie ; sa forme cubique s’était recroquevillée, comme broyée dans le poing d’un géant. « Deux morts pour l’instant, dit Sheen. Putain… C’est le troisième accident en moins de cent tranches. Si seulement Gord construisait assez solide pour ce foutu monde de merde, je n’aurais pas besoin de ramasser mes gars à la petite cuillère comme de la simili viande renversée. Merde, merde ! — Que veux-tu que je fasse ? » Elle se tourna vers lui et le dévisagea, agacée ; il sentit une bouffée de gêne et de crainte lui monter aux joues. L’irritation de sa superviseuse parut s’estomper quelque peu. « Aide-nous à sortir les autres. Reste près de moi, et ça ira. Mais respire bien par le nez, d’accord ? » Elle pivota et replongea dans la fumée qui s’étendait. Rees hésita une seconde, puis s’empressa de la rejoindre. Les corps une fois nettoyés furent lâchés à la dérive dans l’air de la Nébuleuse, tandis que les blessés étaient recueillis par leurs familles et ramenés avec précaution dans les cabines. On éteignit l’incendie dans la fonderie et la fumée se dispersa bientôt. Gord, l’ingénieur en chef de la Ceinture, se hissa jusqu’aux ruines. Petit homme aux cheveux blonds, il secoua tristement la tête et se mit aussitôt à préparer la reconstruction. Rees surprit les regards de haine que les parents des morts et des blessés lui lançaient. On ne pouvait pourtant pas lui reprocher la succession d’implosions ? Mais qui blâmer, sinon ? Le travail était arrêté. La Ceinture possédait une seconde fonderie, à cent quatre-vingts degrés de la première. Rees y serait probablement appelé lors de sa prochaine tranche, mais, pour l’instant, il avait quartier libre. Il regagna lentement son bloc, fixant avec fascination les traces de main sanglantes qu’il laissait sur les cordes et les toits. Il avait l’impression d’avoir la tête enfumée. Il attendit quelques minutes devant sa cabine, tâchant de faire entrer un peu d’oxygène non vicié dans ses poumons, mais la clarté stellaire, rougeâtre et changeante, lui paraissait presque aussi dense que la fumée. L’air de la Nébuleuse devenait parfois irrespirable. Si seulement le ciel était bleu, songea-t-il rêveusement. Je me demande à quoi ressemble le bleu… Quand ses parents étaient enfants – à ce que lui racontait son père –, on distinguait encore quelques touches de bleu dans le ciel, à la frange de la Nébuleuse, loin derrière les nuages et les étoiles. Il ferma les yeux, tâchant d’imaginer une couleur qu’il n’avait jamais vue, évoquant la fraîcheur, l’eau pure. Ainsi le monde avait changé depuis l’époque de son père. Pourquoi ? Et continuerait-il à évoluer ? Le bleu et les autres couleurs fraîches reviendraient-ils – ou la rougeur foncerait-elle jusqu’à prendre la teinte de la chair carbonisée ? Rees rentra dans sa cabine et ouvrit le robinet. Il ôta sa tunique et lava le sang qu’il avait sur lui, à s’en mettre la peau à vif. La chair qui se détache du corps entre ses mains, comme la peau d’un simili fruit pourri ; la blancheur de l’os… Il était allongé dans son filet, les yeux grands ouverts, à ruminer. Une cloche lointaine sonna trois fois. On n’était donc qu’à mi-tranche – il lui restait encore une tranche et demie à patienter, douze bonnes heures, avant de disposer d’un réel prétexte pour quitter son bloc. Il allait devenir cinglé s’il restait là. Roulant hors de son filet, il enfila sa combinaison et se glissa hors de sa cabine. Le chemin le plus court jusqu’au Quartier-maître le ferait passer devant la fonderie incendiée ; il partit délibérément de l’autre côté. Les gens lui adressaient des signes de tête au passage, depuis leurs fenêtres ou leurs filets extérieurs, certains avec un petit sourire triste. La Ceinture n’abritait guère que deux cents personnes ; la tragédie avait dû frapper quasiment tout le monde. Des dizaines de cabines laissaient filtrer des sanglots ou des cris de douleur. Rees vivait seul, en reclus, mais il connaissait presque tous les habitants de la Ceinture. Il passait devant des blocs abritant des gens dont il était proche et qui souffraient, des personnes qui peut-être, à cet instant précis, mouraient, mais il pressa l’allure, sentant l’isolement se refermer sur lui comme une fumée. Avec ses vingt mètres de large, le Quartier-maître constituait l’un des plus gros bâtiments de la Ceinture ; il était bardé de lignes d’escalade, et le comptoir lui-même occupait presque une cloison entière. À cette tranche-ci, l’endroit était bondé : la puanteur d’alcool et d’herbe, le grondement des voix, l’attraction des corps – tout cela frappa Rees de plein fouet. Jame, le barman, servait les clients avec un rire tonitruant dans sa barbe broussailleuse poivre et sel. Rees hésita à s’enfoncer dans la foule. Il n’avait guère envie de regagner sa cabine, mais la boisson et les rires semblaient couler autour de lui, comme pour mieux l’exclure, aussi fit-il mine de repartir. « Rees ! Attends…» Sheen s’était détachée d’un groupe d’hommes ; l’un d’eux – un mineur colossal, très impressionnant, du nom de Roch – la héla d’une voix pâteuse. Les joues de Sheen luisaient en raison de la chaleur et elle avait taillé ses mèches grillées ; pour le reste, elle semblait fraîche et propre dans sa tunique minimaliste. Lorsqu’elle parla, ce fut d’une voix toujours enrouée par la fumée. « Je t’ai vu arriver. Tiens ; j’ai l’impression que tu as besoin d’un verre. » Elle lui tendit un globe terni. Subitement gêné, Rees dit : « J’allais partir… — Je sais bien. » Elle se rapprocha encore, sans sourire, et lui pressa le globe contre la poitrine. « Bois-le quand même. » Une fois de plus, il perçut l’attraction de son corps comme une chaleur dans l’estomac – pourquoi son champ de gravité à elle dégageait-il une odeur si particulière ? Il ne parvenait pas à détacher son attention de ses bras nus. « Merci. » Il accepta le globe et prit la tétine en plastique entre ses dents ; l’alcool lui brûla la langue. « J’en avais besoin, c’est vrai. » Sheen l’examina avec une franche curiosité. « Tu es un drôle de type, hein, Rees ? » Il lui retourna son regard, laissant ses yeux s’attarder sur le contour lisse de son visage. L’idée le frappa qu’elle n’était pas beaucoup plus vieille que lui. « Comment ça, drôle ? — Toujours à rester dans ton coin. » Il haussa les épaules. « Écoute, tu ne vas pas continuer indéfiniment comme ça. Tu as besoin de compagnie. On en a tous besoin. Surtout après une tranche pareille. — Que voulais-tu dire tout à l’heure ? demanda-t-il soudain. — Quand ça ? — Après l’implosion. Quand tu parlais de construire assez solide pour ce monde. — Oui, et alors ? — Eh bien… quel autre monde y a-t-il ? » Elle sirota son propre verre, ignorant les appels hurlés par ses compagnons. « Qu’est-ce que ça peut faire ? — Mon père disait que la mine était en train de nous tuer. Que les hommes n’étaient pas faits pour travailler ici, à se traîner sous cinq g en fauteuil roulant. » Elle s’esclaffa. « Rees, tu es vraiment un phénomène. Mais franchement, je ne suis pas d’humeur pour les spéculations métaphysiques. Là, j’ai juste envie de me déchirer avec ce simili fruit fermenté. Alors joins-toi à nous si le cœur t’en dit, ou retourne soupirer sous les étoiles. D’accord ? » Elle s’éloigna en lui lançant un regard interrogateur par-dessus son épaule ; il secoua la tête avec un sourire contraint et la regarda disparaître dans une forêt de bras et de jambes. Rees termina son verre, joua des coudes pour rapporter le globe vide au comptoir et sortit. Un épais nuage, lourd de pluie, vint engloutir la Ceinture, réduisant la visibilité à quelques mètres. L’air qu’il charriait semblait exceptionnellement acide et raréfié. Rees se hissait le long des câbles qui enserraient son monde, sollicitant ses muscles sans relâche. Il boucla ainsi deux tours complets, filant devant des habitats qu’il connaissait comme sa poche depuis l’enfance, croisant des visages familiers qui disparaissaient en un éclair. Le nuage humide, l’air raréfié, le confinement de la Ceinture semblaient combiner leurs effets à l’intérieur de sa poitrine. Les questions se bousculaient sous son crâne. Pourquoi les matériaux humains et les techniques de construction étaient-ils incapables de résister aux forces de ce monde ? Pourquoi le corps humain était-il aussi démuni face à ces forces ? Pourquoi avait-il fallu que ses parents meurent, sans répondre aux questions qui le hantaient depuis toujours ? Quelques pépites de rationalité scintillèrent dans ce magma de réflexions oiseuses. Ses parents en savaient aussi peu que lui sur leurs conditions d’existence ; ils n’avaient pu lui raconter que des légendes avant leur triste fin. Des contes pour enfants parlant d’un Vaisseau, d’un Équipage, d’un certain Anneau de Bolder… Mais ses parents avaient un atout – la résignation. Eux comme l’ensemble des habitants de la Ceinture – y compris les plus vifs, Sheen en tête – acceptaient implicitement leur sort. Rees semblait le seul à se débattre au milieu de ses interrogations, de ses doutes sans réponse. Pourquoi ne pouvait-il être comme tout le monde ? Se contenter d’accepter les choses, et de se faire accepter d’elles ? Il se laissa flotter pour se reposer, les bras endoloris, le visage mouillé de brume. Dans ce monde, il n’existait qu’une seule entité avec laquelle il puisse parler de tout cela – qui accepte de répondre de manière sensée à ses questions. Et c’était une machine, une machine de forage. Une impulsion soudaine le fit regarder autour de lui. Il se trouvait à une centaine de mètres à peine du plus proche ascenseur de la mine ; ses bras et ses jambes le propulsèrent jusque-là avec une ardeur renouvelée. Un filet de brume tourbillonna à la suite de Rees lorsqu’il pénétra dans l’ascenseur. L’endroit était désert, comme il s’y attendait. La tranche tout entière devait pleurer ses morts ; il s’écoulerait deux ou trois heures avant que les ouvriers aux yeux las de la tranche suivante ne commencent à remonter. L’ascenseur n’était guère plus qu’un cube en fer rudimentaire fixé à la Ceinture et surmonté d’un énorme tambour flanqué d’un treuil en métal inoxydable, autour duquel s’enroulait le câble. Au bout du câble pendait un fauteuil massif équipé de grosses roues épaisses, rembourré et coiffé d’un appui-tête épousant le cou. Un panneau de contrôle long comme le bras, soudé à une poutrelle d’un côté du tambour, contenait des voyants et des boutons colorés de la taille d’un poing. Rees composa rapidement la séquence de descente sur le panneau et le treuil commença à vibrer. Il se glissa dans le fauteuil, prenant soin de bien lisser sa combinaison dans son dos et sous ses jambes. À la surface de l’étoile, un simple pli d’étoffe pouvait trancher comme une lame. Un voyant rouge clignota sur le panneau de contrôle, diffusant des ombres sinistres, puis la base de la cabine coulissa bruyamment. La vieille machinerie fonctionnait dans un concert de grincements et de cliquetis ; le tambour s’ébranla et se mit à dévider son câble. Une secousse, et Rees s’enfonça à travers le sol de la cabine puis dans le nuage épais. Le fauteuil était entraîné vers le bas par le câble de guidage ; ce dernier descendait ainsi sur trois cent cinquante mètres jusqu’à la surface de l’étoile. La sensation familière du basculement de gravité lui massa l’estomac, pareille à des mains délicates. La Ceinture effectuait une rotation légèrement supérieure à sa vélocité orbitale – de manière à garder tendue la chaîne de cabines – et après quelques mètres de descente, la force centripète s’estompait, de sorte que Rees demeura brièvement suspendu en apesanteur totale. Puis il pénétra dans le puits de gravité du noyau de l’étoile et son poids augmenta rapidement, pesant comme une plaque de fer sur sa poitrine et sur son ventre. En dépit de cet inconfort croissant, il éprouvait un sentiment de libération. Il se demanda ce que penseraient ses collègues en le voyant ainsi descendre à la mine en dehors de sa tranche… et pourquoi ? Pour parler à une machine de forage ? Le visage ovale de Sheen se matérialisa dans son esprit, intelligent, sceptique, pragmatique. Rees sentit le rouge lui monter aux joues et se réjouit que sa descente soit masquée par la brume. Il émergea de la nuée et le noyau de l’étoile lui apparut. C’était une boule de fer poreuse d’une cinquantaine de mètres de rayon, tailladée par les mains et les machines des hommes. Le câble de guidage – ainsi que ses jumeaux, répartis à intervalles réguliers tout le long de la Ceinture – traînait sur l’équateur de fer à près d’un mètre par seconde. La descente ralentit et Rees se représenta le treuil trois cent mètres au-dessus de lui, soumis à l’attraction grandissante de l’étoile. Son poids augmentait de plus en plus rapidement maintenant, jusqu’à atteindre un pic écrasant sous cinq g. Les roues de son fauteuil commencèrent à tourner en bourdonnant, puis, comme avec prudence, embrassèrent la surface de fer en mouvement. Le choc, pourtant léger, lui coupa le souffle. Le câble se détacha d’un coup sec, se tordant en arrière dans la brume. Le fauteuil ralentit lentement, pour s’immobiliser à quelques mètres du point de contact. Pendant plusieurs minutes, Rees prit le temps d’adapter sa respiration. Son cou, son dos et ses jambes semblaient à l’aise dans leur capitonnage épais, sans pli de chair ou d’étoffe susceptible de couper la circulation. Il leva la main droite avec prudence ; malgré son impression d’avoir l’avant-bras cerclé de fer, il parvint à atteindre le petit bloc de commandes fixé sur l’accoudoir. Il tourna la tête de quelques degrés à droite et à gauche. Son fauteuil occupait le centre d’un paysage de ferraille. Une rouille épaisse couvrait la surface de l’astre, sillonnée de vallées de quelques centimètres de profondeur et grêlée de minuscules cratères. L’horizon s’incurvait à une douzaine de mètres – Rees aurait aussi bien pu être assis au sommet d’un dôme. La Ceinture, visible à travers la couche nuageuse qui entourait l’étoile, était un chapelet de boîtes se dévidant à travers le ciel dont les câbles faisaient décrire aux cabines et aux ateliers une rotation complète toutes les cinq minutes. Rees avait souvent tenté d’imaginer la succession d’événements ayant pu causer l’apparition d’un tel spectacle. L’étoile avait sans doute touché à la fin de sa vie active bien des siècles auparavant. Réduite à un noyau de métal en fusion, cette mer de chaleur en rotation lente avait vu des îlots solides se constituer, s’entrechoquer et s’agréger progressivement. Finalement, l’enveloppe externe avait coagulé, s’épaississant à mesure qu’elle refroidissait. Des poches d’air s’étaient retrouvées prises au piège au cours du processus, laissant la sphère creusée de cavernes et de galeries – ce qui la rendait accessible aux hommes. Enfin, l’atmosphère riche en oxygène de la Nébuleuse avait fait son œuvre en couvrant le fer étincelant d’une patine d’oxyde brun. Le noyau de l’étoile était sans doute totalement refroidi depuis longtemps, mais Rees aimait imaginer qu’il percevait une légère trace de chaleur à la surface, ultime vestige du feu stellaire… Le silence fut troublé par un gémissement, loin au-dessus de lui. Quelque chose scintilla dans les airs et s’enfonça dans la rouille à moins d’un mètre de son fauteuil, créant un cratère minuscule duquel un filet de vapeur s’éleva pesamment en dépit de l’attraction de l’étoile. D’autres projectiles s’abattirent en sifflant ; l’astre mort se mit à résonner sous les impacts. De la pluie. Métamorphosée en une grêle de balles fumantes par sa chute dans un puits de gravité de cinq g. Rees jura et tendit la main vers son bloc de commandes. Le fauteuil s’ébranla en lui coupant le souffle à chaque cahot, à la moindre aspérité du paysage. Il se trouvait à plusieurs mètres du puits de mine le plus proche. Comment avait-il pu se montrer assez stupide pour descendre – seul – à la surface, avec un risque de pluie ? La mitraille forcit, criblant le sol autour de lui. Il grimaça, cloué dans son fauteuil, s’attendant à prendre des gouttes sur la tête et les bras à tout instant. La gueule de la mine était un long rectangle découpé dans la rouille. Rees y engagea son fauteuil sur un plan incliné et s’enfonça avec une lenteur insupportable dans les profondeurs de l’étoile. Le toit de la mine coulissa enfin au-dessus de sa tête ; des gouttes de pluie, désormais inoffensives, roulèrent dans la rouille. Après quelques minutes de pause pour permettre à son pouls de ralentir un peu, il reprit sa progression le long du plan incliné. La lumière de la Nébuleuse faiblit bientôt, pour être remplacée par la lueur blanche d’une chaîne de lampes largement espacées. Au passage, Rees leur jeta un coup d’œil. Nul ne connaissait le fonctionnement de ces ampoules grosses comme le poing. Apparemment, elles brillaient sans entretien depuis des siècles – pour la plupart, en tout cas : ici et là, quelques lampes cassées rompaient la chaîne, plongeant dans la pénombre une section de galerie qu’il longeait en frémissant ; comme toujours, son esprit le projetait vers un avenir proche où les mineurs devraient se passer des vieilles lampes. Après cinquante mètres de galerie – le sixième de la circonférence de l’étoile – la lumière de la Nébuleuse et le crépitement de la pluie avaient complètement disparu. Rees atteignit une large chambre circulaire dont la voûte s’incurvait à une dizaine de mètres sous la surface. Ses parois dépourvues de rouille scintillaient à la lueur des lampes. C’était l’entrée de la mine proprement dite ; cinq passages circulaires s’ouvraient tout autour de la chambre vers le cœur de l’étoile. Les Taupes – les engins de forage – y extrayaient et raffinaient le fer, avant de le remonter à la surface en nodules exploitables. La véritable fonction des humains dans cet endroit consistait à suppléer les capacités de décision limitées des machines – modifier leurs quotas ou détourner le forage d’une nouvelle galerie autour d’une carcasse de fauteuil roulant. Peu de gens étaient capables de plus… quoique certains mineurs, des types comme Roch, regorgent de récits d’ivrognes quant à leurs prouesses sous ces conditions de gravité extrême. De l’un des passages sourdait une sorte de grondement entrecoupé de grattements. Rees fit pivoter son fauteuil. Au bout de quelques minutes, un museau camus émergea dans la salle : l’un des engins s’avança sur le seuil du tunnel avec une lenteur douloureuse. Il s’agissait d’un cylindre de métal terne d’environ cinq mètres de long, se déplaçant sur six grosses roues, au nez hérissé d’instruments de forage et de griffes semblables à des mains grâce auxquelles la Taupe travaillait le fer de l’étoile. Elle portait sur son dos un grand panier rempli de nodules fraîchement extraits. Rees aboya : « Statut ! » La Taupe s’immobilisa en cahotant puis répondit, comme toujours : « Dysfonctionnement critique des senseurs. » Sa voix sèche et plate émanait de l’intérieur de son corps couvert d’éraflures. Rees se disait souvent que s’il pouvait savoir ce qui se cachait derrière ce bref rapport, il comprendrait une grande partie de ce qui l’intriguait à propos de son univers. La Taupe déroula un bras, le plongea dans son panier dorsal et entreprit d’empiler des nodules de la taille d’une tête sur le sol de la chambre. Rees resta quelques minutes à l’observer. On apercevait des soudures grossières à la base des instruments sur son nez, ses essieux et aux points d’attache du panier, et ses flancs révélaient de longues cicatrices fines, vestiges d’autres éléments sectionnés depuis longtemps. Il ferma les yeux à demi pour ne plus distinguer que la silhouette oblongue de la Taupe. Quels engins avaient été fixés autrefois sur la coque, à l’emplacement de ces cicatrices ? Une inspiration lui fit songer aux réacteurs qui maintenaient la Ceinture en orbite. Mentalement, il en retournait les composants qu’il désassemblait et remontait selon différents degrés d’improbabilité. Se pouvait-il qu’on ait découpé les réacteurs sur les Taupes ? Ces dernières étaient-elles autrefois des machines volantes, adaptées au travail sur l’étoile ? Mais peut-être ces cicatrices provenaient-elles d’autres engins – des instruments oubliés, désormais au-delà de son imagination ? Par exemple ces « senseurs » dont parlait la Taupe ? Il éprouva une brusque bouffée de gratitude irrationnelle envers les Taupes. Dans son univers écrasant, ces machines énigmatiques représentaient le seul élément d’étrangeté, d’inconnu ; le seul à nourrir son imagination. La première fois qu’il s’était demandé si les choses ne seraient pas différentes ici de ce qu’elles avaient pu être ailleurs ou autrefois, c’était une centaine de tranches plus tôt, lorsqu’une Taupe avait inopinément voulu savoir s’il ne trouvait pas l’air de la Nébuleuse plus difficile à respirer. « Taupe », dit-il. Un bras articulé se déploya sous le nez de l’engin, braquant un objectif. « Le ciel paraît un peu plus rouge aujourd’hui. » Le transfert de nodules se poursuivit tandis que la petite lentille fixait Rees. Une lampe de couleur rubis se mit à clignoter à l’avant de la machine. « Veuillez entrer les données spectrométriques. — Je ne comprends pas. De toute façon, je n’ai pas de "spectromètre". — Veuillez quantifier les données. — Je ne comprends toujours pas », dit patiemment Rees. La machine l’étudia quelques secondes. « De quel rouge est le ciel ? » Rees ouvrit la bouche puis hésita, à court de mots. « Je n’en sais rien. Rouge. Foncé. Pas aussi foncé que le sang. » La lentille se mit à briller d’une lueur écarlate. « Veuillez calibrer. » Rees se figura le ciel. « Non, pas aussi clair que ça. » La lueur passa par plusieurs nuances du spectre, du cramoisi à un rouge sang boueux. « Un peu en arrière, reprit Rees. Là. C’est ça, je crois. » La lentille s’assombrit. La lampe à l’avant cessa de clignoter, mais continua de briller d’une flamme écarlate. Rees se souvint du voyant d’avertissement sur le treuil et sentit la chair de poule le gagner sous l’enveloppe de son propre poids. « Taupe. Que veut dire cette lumière ? — Danger, répondit la machine de sa voix sèche. Détérioration de l’environnement engageant un risque vital. Accès à un équipement de survie recommandé. » Risque vital… Rees comprenait parfaitement ce que cela sous-entendait. Mais que pouvait bien signifier le reste ? Quel équipement de survie ? « Merde, Taupe, qu’est-ce qu’on est censés faire ? » La machine n’avait aucune réponse ; patiemment, elle continuait à décharger son panier. Rees l’observa, le cerveau en ébullition. Les événements des dernières tranches lui revenaient en mémoire comme les pièces d’un puzzle. Cet univers était hostile à l’homme. L’implosion l’avait démontré. Et maintenant, s’il avait bien saisi ce que lui disait la Taupe, il semblait que la rougeur du ciel soit le signe avant-coureur d’une catastrophe globale, comme si la Nébuleuse elle-même n’était qu’un vaste voyant d’alerte. Cette sensation de confinement lui revint, plus écrasante encore sous l’attraction du noyau de l’étoile. Jamais il ne parviendrait à faire partager ses préoccupations à qui que ce soit. Il n’était qu’un gosse stupide, un gamin dont les peurs reposaient sur de vagues indices mal compris. Serait-il seulement un adulte quand surviendrait la fin ? Des scènes d’apocalypse lui apparurent : il se représenta des étoiles faiblissantes, des nuages en train d’épaissir, l’air virant à l’aigre et quittant ses poumons… Il devait retourner à la surface, à la Ceinture et même plus loin ; il devait en découvrir davantage. Et dans son univers, cela ne lui laissait qu’un endroit où aller. Le Radeau. Il devait trouver un moyen d’atteindre le Radeau. Fort de cette nouvelle résolution, vague mais impérieuse, il fit pivoter son fauteuil vers la rampe de sortie. 2. L’arbre, immense roue de branches et de feuillage d’une cinquantaine de mètres de diamètre, perdit en vitesse de rotation avant de s’engager, comme à contrecœur, dans le puits de gravité de l’étoile morte. Pallis, le pilote, pendait par les mains et les pieds sous le tronc noueux. Le noyau de l’étoile et sa Ceinture minière pivotaient dans son dos. D’un œil critique, il étudia à travers les frondaisons les filets de fumée pris dans les hautes branches. La fumée n’était pas assez dense : on voyait nettement la clarté stellaire au travers, reflétée sur les feuilles rondes. Il déplaça ses mains le long de la branche la plus proche, sentit son frémissement inquiet. Même ici, à la racine des branches, on percevait l’incertitude nerveuse du bois. L’arbre était tiraillé entre deux impératifs contradictoires : il tentait d’échapper au redoutable puits de gravité de l’étoile, mais s’efforçait également de fuir l’ombre du nuage de fumée qui le refoulait dans le puits. Un forestier habile parvenait à maintenir une tension délicate entre ces deux impératifs ; l’arbre oscillait ainsi en équilibre instable à la distance requise. Ses branches en rotation mordirent dans l’atmosphère et le firent remonter brusquement d’un bon mètre. Pallis manqua lâcher prise. Une nuée de ricochettes lui dégringola dessus ; les minuscules créatures en forme de roues bourdonnèrent autour de son visage et de ses bras en essayant de regagner la sécurité du feuillage. Encore ce foutu gamin… D’une traction souple, rageuse, il se hissa à travers les frondaisons jusqu’à la face supérieure de l’arbre. La couverture éparse de fumée et de vapeur flottait à quelques mètres au-dessus de sa tête, ne s’accrochant plus aux branches que par de maigres lambeaux. Dans plus de la moitié des braseros, le bois humide s’était entièrement consumé… Et Gover, son soi-disant assistant, n’était visible nulle part. Crochant les orteils dans le feuillage, Pallis se redressa de toute sa hauteur. À cinquante mille tranches, il était vieux selon les critères de la Nébuleuse, mais son ventre demeurait aussi ferme et plat que le tronc de l’un de ses arbres bien-aimés. La plupart des hommes auraient reculé devant le réseau de cicatrices zébrant son visage, ses avant-bras et ses mains – autant de souvenirs de son affection pour les branches –, un maillage qui virait au rouge vif dans les moments de colère. Et c’était justement l’un de ces moments : « Gover ! Par les Ossements, mais qu’est-ce que tu fiches ? » Un visage mince et rusé émergea au-dessus de l’un des braseros en bordure de l’arbre. Gover se fraya un chemin hors des feuilles et se dépêcha d’accourir. Un sac à dos rebondissait sur ses épaules étroites. Pallis le regarda approcher, bras croisés, les biceps saillants. « Gover, dit-il doucement, je vais te poser la question encore une fois. Qu’est-ce que tu fabriquais ? » L’interpellé s’essuya le nez d’un revers, déformant ses narines et abandonnant un filet brillant sur sa main. « J’avais fini », marmonna-t-il. Pallis se pencha au-dessus de lui. L’autre détourna les yeux loin du regard du pilote. « Tu as fini quand je te le dis. Et pas avant. » Gover s’abstint de toute réponse. « Regarde…» Pallis planta un doigt dans le sac à dos de son apprentis. «… Tu as encore la moitié de ton bois. Les feux sont en train de s’éteindre. Et vise un peu l’état du rideau de fumée. Il compte plus de trous que ton foutu gilet. Grâce à toi, mon arbre ne sait plus s’il doit monter ou descendre. Tu ne sens pas comme il frémit ? » Alors écoute, Gover. Je me fiche pas mal de toi. Je me fous de toi, mais pas de mon arbre. Mets-le-moi encore une fois dans un état pareil et je te balance par-dessus bord. Si tu as de la chance, tu serviras de casse-croûte aux Osseux et je rentrerai au Radeau tout seul. Pigé ? » L’autre demeura planté devant lui, indécis, à tripoter machinalement l’ourlet de son gilet. Pallis laissa l’instant se prolonger un peu avant de gronder : « Et maintenant, au boulot ! » Gauchement, Gover se hissa jusqu’au brasero le plus proche et entreprit de sortir du bois de son sac. Bientôt, des tourbillons de fumée s’élevaient pour renforcer le nuage effiloché et les tremblements de l’arbre s’estompèrent. Bouillant d’exaspération, Pallis observa les gestes maladroits du garçon. Oh, il avait déjà eu bien d’autres assistants tout aussi empotés, mais dans le temps, ces derniers se montraient pour la plupart disposés à apprendre. Prêts à faire des efforts. Graduellement, à mesure que les tranches se succédaient, ces jeunes gens devenaient des hommes et des femmes responsables, dont l’esprit s’endurcissait avec le corps. Pas ceux-là, cependant. Non. Pas la nouvelle génération. C’était son troisième trajet en compagnie du jeune Gover. Et le garçon restait aussi maussade et réticent qu’à sa première affectation aux arbres ; Pallis serait plus que soulagé de le rendre à la Science. Son regard troublé balaya le ciel rougeâtre. Les étoiles tombantes étaient un ensemble de points qui diminuaient dans le lointain ; sous lui, les profondeurs de la Nébuleuse prenaient une teinte rouge sale. Fallait-il voir dans ce mépris nostalgique pour les jeunes d’aujourd’hui un simple signe de vieillissement, ou les gens avaient-ils vraiment changé ? Il ne faisait en tout cas aucun doute que le monde, lui, avait bien changé. Le ciel bleu, les vents frais de son enfance n’étaient plus que souvenirs ; l’air même se muait en une bouillie fumeuse, et les mentalités semblaient s’aigrir avec lui. Une chose était sûre : ses arbres n’appréciaient pas cette atmosphère pesante. Il soupira, s’efforçant de s’arracher à son introspection. Les étoiles tombaient toujours, quelle que soit la couleur du ciel. La vie continuait, et il avait du travail. De minuscules vibrations lui parvinrent à travers la plante de ses pieds nus, indiquant que l’arbre avait presque recouvré sa stabilité désormais, juste au bord du puits de gravité du noyau de l’étoile. Gover passait sans un mot d’un brasero à l’autre. Bon sang, le gosse savait y faire quand on ne lui laissait pas le choix. C’était bien ce qu’il y avait de plus agaçant chez lui. « Parfait, Gover. Je veux que tu maintiennes cette fumée exactement comme ça en mon absence. Et la Ceinture n’est pas grande ! Je le saurai, si tu tires au flanc. C’est clair ? » Gover acquiesça sans le regarder. Pallis s’enfonça dans les frondaisons, l’esprit tourné vers les négociations difficiles qui l’attendaient. La tranche de travail de Rees s’achevait. Épuisé, il se hissa par la porte de la fonderie. L’air frais sécha la sueur sur son front. Il se tracta le long des cordes et des toits vers sa cabine, examinant ses mains et ses bras avec attention. Quand l’un des plus âgés de ses collègues avait lâché une poche de coulée remplie de fer liquide, Rees avait esquivé de justesse la grêle de métal en fusion ; de minuscules gouttelettes s’étaient enfoncées dans sa chair, creusant de petits cratères qui… Une ombre immense recouvrit la Ceinture. Un courant d’air lui balaya le dos et il leva la tête : une sensation de froid stupéfiant lui saisit la base du crâne. L’arbre était magnifique contre le ciel écarlate. Sa douzaine de branches radiales et leurs brassées de feuilles pivotaient avec une calme détermination ; le tronc évoquait un gros crâne de bois jetant des regards mauvais à l’océan du ciel. C’était sa chance. L’occasion de fuir la Ceinture… Les arbres d’approvisionnement représentaient le seul moyen de transport entre la Ceinture et le Radeau, aussi, suite à sa décision prise après l’implosion de la fonderie, Rees avait résolu de s’embarquer clandestinement à bord du prochain à leur rendre visite. Il avait commencé à constituer des provisions, à emballer de la viande séchée dans des chiffons, à remplir d’eau des globes en tissu… Parfois, pendant ses tranches de sommeil, il restait éveillé à contempler ses préparatifs et une fine pellicule de sueur couvrait son front tandis qu’il se demandait s’il aurait le courage de sauter le pas. Eh bien, l’heure avait sonné. Il sonda ses émotions tout en fixant l’arbre splendide : il savait qu’il n’avait rien d’un héros, et il s’attendait plus ou moins à ce que la peur le paralyse comme un filet de corde. Pourtant, il n’en ressentit aucune. Même la douleur qui lui tenaillait les mains s’atténua. Il n’éprouvait qu’enthousiasme : l’avenir s’ouvrait devant lui comme un ciel vide, dans lequel ses espoirs trouveraient certainement leur place. Il se hâta de regagner sa cabine et de récupérer ses provisions déjà emballées, puis il ressortit sur la face extérieure de l’habitat. Une corde, déroulée depuis le tronc, pendait sur les cinquante mètres qui séparaient l’arbre de la Ceinture, frôlant les cabines au passage. Un homme âgé la descendit d’une main sûre ; avec son corps musculeux bardé de cicatrices, il semblait presque faire partie de l’arbre. Ignorant le regard de Rees, il bondit sans hésitation sur le bloc le plus proche puis commença à s’éloigner le long de la Ceinture. Rees se retenait d’une main à sa cabine. La rotation de la Ceinture le rapprochait lentement de la corde ; quand celle-ci ne fut plus qu’à un mètre, il l’empoigna et se hissa résolument vers le ciel. Comme à chaque changement de tranche, le Quartier-maître était bondé. Pallis attendit à l’extérieur, observant les tuyaux et les cabines de la Ceinture qui tournoyaient autour du noyau de l’étoile. Sheen finit par apparaître, tenant deux globes de boisson. Ils se retirèrent à l’écart sur une longue portion de tuyau et levèrent leurs globes en silence. Leurs regards se croisèrent brièvement. Pallis détourna la tête, gêné – puis se sentit embarrassé de l’avoir fait. Aux Ossements tout cela. Le passé était mort. Il suça une gorgée d’alcool en retenant une grimace. « Ce truc s’améliore, non ? » finit-il par demander. Elle haussa légèrement les sourcils. « Désolée, c’est tout ce qu’on a. J’imagine que ton palais délicat est habitué à mieux. » Un mince soupir lui échappa. « Bon sang, Sheen, on ne pourrait pas s’épargner ces conneries ? Oui, le Radeau possède une machine à alcool. Oui, ce qui en sort est foutrement moins dégueulasse que cette pisse recyclée. On le sait tous. Mais ce truc est vraiment meilleur que la dernière fois. D’accord ? Maintenant, est-ce qu’on pourrait parler affaires ? » Elle haussa les épaules avec indifférence et sirota sa boisson étudiant la façon dont la lumière diffuse jouait dans ses cheveux, Palis sentit poindre sa vieille attirance… Bon sang, il allait devoir tirer un trait là-dessus. Il s’était bien écoulé cinq mille tranches depuis qu’ils avaient couché ensemble, leurs membres emmêlés dans son filet tandis que la Ceinture pivotait en silence autour de son étoile… Ç’avait été une histoire d’un soir, deux personnes fatiguées s’écroulant l’une sur l’autre. Et maintenant, putain, cela ne faisait que compliquer les choses. En fait, il soupçonnait les mineurs de se servir d’elle dans leurs négociations, sachant parfaitement l’effet qu’elle exerçait sur lui. Tout le monde jouait serré. Et ce serait de pire en pire… Il s’efforça de se concentrer sur ce qu’elle disait : «… un sérieux coup de frein à la production. Nous ne pouvons pas honorer la livraison. Selon Gord, il faudra une bonne cinquantaine de tranches avant que cette fonderie soit de nouveau opérationnelle. C’est comme ça. » Elle se tut et le fixa d’un air de défi. Son regard glissa du visage de la jeune femme pour faire à contrecœur le tour de la Ceinture. La fonderie incendiée n’était plus qu’une ruine noircie dans l’enfilade de cabines. Il se laissa aller brièvement à imaginer la scène de l’accident – les parois en train de se recroqueviller, les poches de coulée d’où se déversait de l’acier en fusion… Il frémit. « Désolé, Sheen, dit-il lentement. Vraiment. Mais… — Mais tu ne vas pas nous laisser la cargaison complète, acheva-t-elle avec amertume. — Bon sang, ce n’est pas moi qui dicte les règles. J’ai des provisions plein mon arbre là-haut ; je suis prêt à vous en donner autant que vous m’en paierez en fer, au taux d’échange convenu. » Elle siffla entre ses dents serrées, les yeux braqués sur sa boisson. « Pallis, je déteste supplier. Tu n’as pas idée à quel point. Mais nous avons besoin de ces provisions. L’eau qui sort de nos robinets devient imbuvable, nous avons des malades, des gens à l’agonie…» Il vida le reste de son globe. « N’insiste pas, Sheen », dit-il plus sèchement qu’il n’en avait eu l’intention. Elle leva la tête et le fixa à travers ses paupières réduites à deux fentes. « Vous avez besoin de notre métal, homme du Radeau. Ne l’oublie pas. » Il respira un grand coup. « Nous avons un autre lieu d’approvisionnement, Sheen. Tu le sais. L’Équipage d’origine avait découvert deux noyaux d’étoiles refroidies en orbite circulaire stable autour du Cœur…» Elle rit doucement. « Tu sais parfaitement que l’autre mine ne produit plus rien. Pas vrai, Pallis ? Nous ignorons pour l’instant ce qui s’est passé, mais nous avons nos sources. Alors ne joue pas ce petit jeu avec moi. » La honte monta en lui comme une bulle, il se sentit rougir et se dit que ses cicatrices devaient se détacher en un filet livide. Ainsi, ils savaient. Au moins avons-nous évacué la seule autre mine de la Nébuleuse quand cette étoile est tombée trop près, songea-t-il avec mélancolie. Nous avons au moins eu cette décence-là. Même si ça ne nous a pas empêché de cacher ce désastre afin de conserver un moyen de pression sur ces pauvres gens… « Sheen, nous n’arriverons à rien de cette manière. Je ne fais que mon travail, et tout ça ne dépend pas de moi. » Il lui rendit le globe vide. « Vous avez une tranche pour accepter ou non mes conditions. Après quoi je repars, quelle que soit votre décision. Et… tu sais, rappelle-toi juste une chose. Nous pouvons recycler notre fer beaucoup plus facilement que vous ne pouvez recycler votre nourriture ou votre eau. » Elle l’examina froidement. « J’espère qu’ils te suceront les os, homme du Radeau. » Sentant ses épaules s’affaisser, il se détourna et se dirigea lentement vers la cloison la plus proche, d’où il pourrait bondir pour attraper la corde de son arbre. En file, les mineurs grimpèrent jusqu’à l’arbre, chargés de plaques de fer. Sous la supervision du pilote, ces plaques furent solidement attachées sur le pourtour de l’arbre, très espacées. Les mineurs regagnèrent la Ceinture avec des tonnelets de nourriture et d’eau fraîche. Rees, qui observait leur manège depuis les frondaisons, ne comprenait pas pourquoi ils laissaient tant de tonnelets de côté. Il demeura collé à sa branche de soixante centimètres de large – prenant bien garde à ne pas s’entailler les paumes sur son bord extérieur coupant comme un rasoir –, enveloppé dans une épaisse couche de feuillage. Il n’avait aucun moyen d’estimer le passage du temps, mais le chargement avait dû réclamer plusieurs tranches. Il gardait les yeux grand ouverts, sans dormir. Il savait que son absence au travail n’attirerait pas l’attention avant quelques tranches au moins – et, songea-t-il avec une vague tristesse, il faudrait sans doute plus longtemps encore pour que quelqu’un se donne la peine de venir voir ce qu’il avait. Bah ! le monde de la Ceinture appartenait désormais au passé. Quels que soient les dangers que lui réservait l’avenir, ce seraient au moins des dangers nouveaux. En fait, il n’avait guère que deux problèmes. La faim et la soif… La catastrophe avait frappé peu après qu’il avait trouvé cette cachette au milieu des feuilles. L’un des ouvriers de la Ceinture avait découvert par hasard les provisions qu’il avait dissimulées ; convaincu qu’elles appartenaient à l’équipage honni, l’homme les avait partagées avec ses compagnons. Rees avait eu de la chance de ne pas se faire repérer à cette occasion, il s’en rendait bien compte… mais désormais, il n’avait plus rien à boire ni à manger, aussi les grondements de sa gorge et de son estomac résonnaient jusque sous son crâne. Enfin, le transfert de cargaisons fut achevé ; et quand le pilote remit son arbre en route, Rees en oublia sa soif. Une fois que le dernier mineur eut regagné la Ceinture, Pallis entreprit d’enrouler la corde à un crochet fixé au tronc. Sa visite était terminée. Sheen ne lui avait plus adressé la parole et, pendant plusieurs tranches, il avait dû endurer le silence maussade d’inconnus. Il secoua la tête et se focalisa avec soulagement sur le trajet du retour. « Allez, Gover, active-toi un peu ! Je veux voir les braseros sous l’arbre remplis et allumés avant d’avoir fini d’enrouler cette corde. À moins que tu ne préfères attendre ici la prochaine livraison ? » Gover se mit au travail avec une relative promptitude ; bientôt, une épaisse nappe de fumée se déroulait sous l’arbre, masquant la Ceinture et son étoile refroidie. Pallis se tenait près du tronc, les pieds et les mains sensibles aux pulsations plus rapides de la sève. Il percevait presque les puissantes ruminations végétales de l’arbre face à l’ombre qui occultait ses basses branches. Le tronc bourdonnait de manière audible ; les branches prirent le vent ; les feuillent s’agitèrent, bruissèrent ; des ricochettes en dégringolèrent, surprises par cette accélération soudaine ; et puis, dans un mouvement irrésistible, la grande plate-forme pivotante s’arracha à l’attraction de l’étoile. La Ceinture et sa misère humaine se réduisirent à la taille d’un jouet s’enfonçant lentement dans la Nébuleuse. Quant à Pallis, les mains et les pieds plaqués contre le bois volant, il se trouvait là où il était le plus heureux. Son contentement dura environ une tranche et demie. Il arpentait la plate-forme de bois, regardant avec mélancolie le défilé des étoiles dans l’air silencieux. Le vol se déroulait péniblement. Oh, pas au point de perturber les longues périodes d’assoupissement de Gover, mais pour les sens affûtés de Pallis, cela revenait à chevaucher une ricochette en pleine tempête. Il pressa son oreille contre le tronc de trois mètres de diamètre ; il sentit le fût vrombir dans sa chambre à vide, tâchant de compenser la rotation de l’arbre. Cela évoquait une mauvaise répartition des charges… Or c’était impossible. Il avait supervisé lui-même la fixation de la cargaison afin d’assurer une distribution régulière de la masse sur tout le pourtour. Ne pas s’être aperçu d’un déséquilibre de cette importance, pour lui, ç’aurait été… eh bien, comme oublier de respirer. Alors, d’où venait le problème ? Avec un grognement d’impatience, il se détacha du tronc et gagna le pourtour de l’arbre d’un pas léger. Il entreprit de passer en revue la cargaison, de vérifier chaque plaque et chaque tonnelet, tandis qu’une représentation de l’arbre se précisait peu à peu dans sa tête… Il s’immobilisa. On avait défoncé l’un des tonnelets de nourriture : son enveloppe de plastique était fendue en deux endroits et la moitié de son contenu avait disparu. Il s’empressa d’examiner le tonnelet d’eau voisin. Lui aussi était ouvert, et vide. Il sentit un souffle chaud sortir de ses narines. « Gover ! Gover, viens donc par ici ! » Le gamin s’approcha lentement, son visage maigre crispé d’appréhension. Pallis demeura immobile jusqu’à ce que Gover arrive à sa portée, puis il détendit brusquement la main droite et l’empoigna par l’épaule. L’apprenti poussa un petit cri, tenta de se débattre mais fut incapable de se libérer. Pallis indiqua les tonnelets défoncés. « Comment expliques-tu ça ? » Gover contempla les récipients avec une stupéfaction qui paraissait sincère. « Je n’y suis pour rien, pilote. Je ne serais pas assez bête pour… aïe ! » Pallis enfonça son pouce au creux de la clavicule du garçon, cherchant le nerf. « Crois-tu que j’aie refusé cette nourriture aux mineurs à seule fin de permettre à un minable dans ton genre de se remplir la panse ? Sale petit suceur d’os, j’ai bien envie de te balancer par-dessus bord. À notre retour au Radeau, je veillerai à ce qu’il ne s’écoule pas une journée sans que tout le monde sache quel foutu menteur et voleur tu…» Il s’interrompit, toute sa colère envolée. Quelque chose ne collait pas. La masse des provisions disparues des tonnelets était insuffisante pour expliquer le déséquilibre de l’arbre. Quant à Gover – eh bien, il avait déjà prouvé par le passé qu’il était un menteur, un voleur et pire encore, mais il disait vrai : il n’était pas assez stupide pour commettre un tel acte. Il lâcha le garçon à contrecœur. Gover se massa l’épaule en le surveillant d’un œil mauvais tandis qu’il se grattait le menton. « Bon, si ce n’est pas toi qui a pris tout ça, alors qui ? Hein ? » Par les Ossements, ils avaient embarqué un passager clandestin ! Il se jeta à quatre pattes et colla ses mains et ses pieds contre l’écorce d’une branche. Fermant les yeux, il écouta ce que la minuscule vibration pouvait lui dire. Si le défaut d’équilibrage ne venait pas de la bordure… Brusquement, il se redressa et courut sur un quart de la circonférence de l’arbre, en crochant ses longs orteils dans le feuillage. Il marqua une pause de quelques secondes, les mains plaquées autour d’une branche, puis il repartit d’un pas plus lent vers le centre et s’arrêta à mi-chemin du tronc. On avait aménagé une sorte de nid dans la frondaison. À travers les feuilles, Pallis distingua du tissu décoloré, une mèche de cheveux noirs en bataille et une main qui pendait dans le vide, la main d’un garçon ou d’un jeune homme, estima-t-il, mais couverte de cals et grêlée de petites plaies. Pallis se redressa de toute sa hauteur. « Tiens, apprenti, voici notre poids excédentaire. Bonne tranche à vous, monsieur ! Voulez-vous qu’on vous apporte le petit-déjeuner maintenant ? » Le nid explosa. Des ricochettes en jaillirent en tous sens avant de s’éloigner avec indignation, et un garçon se dressa à demi devant Pallis, les yeux ensommeillés, bouche bée. Gover vint se ranger auprès de son supérieur. « Par les Ossements, un rat de mine ! » Le regard du pilote passa d’un jeune à l’autre. Tous deux semblaient du même âge, mais si Gover était replet et peu musclé, le clandestin, lui, affichait des côtes de modèle d’anatomie, des muscles d’homme et des mains noueuses. Il avait les yeux cernés. Pallis songea à la fonderie implosée et se demanda quelles horreurs avait déjà pu contempler le mineur. Pendant ce temps, le garçon bomba le torse d’un air de défi et serra les poings. Gover ricana, bras croisés. « Que fait-on, pilote ? On le balance aux Osseux ? » Pallis se tourna vers lui et grimaça. « Gover, il y a des moments où tu me dégoûtes. » L’interpellé sourcilla. « Mais… — As-tu nettoyé les braseros ? Pas encore ? Alors fais-le. Tout de suite ! » Après un ultime regard noir vers le clandestin, Gover s’éloigna maladroitement à travers l’arbre. L’autre le regarda partir avec un certain soulagement avant de se retourner vers Pallis. La colère du pilote s’était évanouie. Il leva les mains, paumes vers le haut. « Du calme ! Je ne te ferai rien… et ce tire-au-flanc non plus, ne t’inquiète pas. Dis-moi ton nom. » La bouche du garçon remua, mais aucun son n’en sortit ; il humecta ses lèvres gercées et parvint à articuler : « Rees. — D’accord, moi c’est Pallis. Je suis le pilote de l’arbre. Sais-tu ce que ça veut dire ? — Je… oui. — Par les Ossements, tu meurs de soif, hein ? Pas étonnant que tu aies volé cette eau. Parce que c’est toi, pas vrai ? Et la nourriture aussi ? » Le garçon hésita avant d’acquiescer. « Je regrette. Je vous rembourserai… — Quand ça ? Une fois que tu auras regagné la Ceinture ? » Le garçon secoua la tête, un éclair dans le regard. « Non. Pas question que je retourne là-bas. » Pallis serra les poings et les posa contre ses hanches. « Il le faudra bien, tu sais. On te laissera rester sur le Radeau jusqu’au prochain arbre d’approvisionnement, mais ensuite, on te ramènera. Tu devras travailler pour payer ton passage, j’imagine. D’accord ? » Rees secoua la tête une fois de plus, le visage empreint de détermination. Envahi par une sympathie malvenue, le pilote l’étudia. « Tu as toujours faim, pas vrai ? Et soif, bien sûr. Allez, viens. Mes rations, et celles de Gover, sont rangées par-là. » Pallis entraîna le garçon vers le tronc, non sans observer subrepticement la manière dont il se déplaçait à travers les frondaisons : il cherchait des points d’appui avec ses pieds avant de les enfoncer dans le feuillage pour « se tenir » sur l’arbre. Le contraste avec la progression malhabile de Gover était frappant, et le pilote se demanda malgré lui quelle sorte de forestier ferait le gamin… Dix mètres plus loin, ils dérangèrent une nichée de ricochettes ; les petites créatures s’envolèrent dans la figure de Rees qui recula d’un pas, surpris. Pallis éclata de rire. « N’aie pas peur. Les ricochettes sont inoffensives. Ce sont les graines à partir desquelles pousse l’arbre…» Rees hocha la tête. « J’avais deviné. » Le pilote haussa un sourcil. « Ah bon ? — Oui. On voit bien qu’elles ont la même forme ; il n’y a qu’une différence d’échelle. » Pallis écouta dans un silence surpris cette voix rauque et grave. Ils atteignirent le tronc. Rees se campa devant le gros cylindre et passa les doigts sur le bois noueux. Le pilote dissimula un sourire. « Colle ton oreille à l’écorce. Vas-y. » Le garçon s’exécuta d’un air perplexe – qui se changea vite en une expression de ravissement presque comique. « C’est le fût qui tourne à l’intérieur du tronc. L’arbre est vivant, sous l’écorce, tu comprends ? » Rees ouvrit de grands yeux tandis que Pallis souriait désormais ouvertement. « Mais toi, tu ne resteras pas en vie bien longtemps sans rien boire ni manger. Tiens…» Après avoir laissé le garçon dormir un quart de tranche, Pallis le mit à contribution. Ainsi, Rees se retrouva bientôt agenouillé devant un brasero, à gratter les cendres et la suie au moyen de diverses spatules en bois. Le pilote constata qu’il travaillait vite et bien, avec ou sans supervision. Une fois encore, Gover souffrait de la comparaison… et à voir les regards mauvais qu’il lançait à leur passager, il en avait conscience. Au bout d’une demi-tranche, Pallis apporta à Rees un globe d’eau. « Tiens. Tu as mérité une petite pause. » Le jeune homme s’accroupit dans les feuilles, détendant ses mains raidies. Le visage maculé de sueur et de suie, il se désaltéra avec gratitude. Sur une impulsion, le pilote lança : « Ces braseros contiennent du feu. Je suppose que tu l’avais deviné. Sais-tu comment on s’en sert ? » Rees secoua la tête et la curiosité illumina son visage las. Pallis lui décrivit l’appareil sensoriel rudimentaire de l’arbre. Le grand végétal n’était ni plus ni moins qu’une sorte d’hélice géante. Il réagissait à deux sortes de stimuli : les champs gravitationnels et la lumière. À l’état sauvage, de vastes forêts d’arbres de toutes tailles et de tous âges dérivaient à travers la Nébuleuse, piégeant la clarté stellaire dans leurs feuilles et leurs branches, se nourrissant d’autres végétaux et de créatures flottantes, s’humectant au passage des nuages gorgés de pluie. Rees l’écouta attentivement, puis hocha la tête. « Donc, dit-il, en tournant plus vite, ou plus lentement, l’arbre prend appui sur l’air et peut s’arracher à un puits de gravité ou s’élever vers la lumière. — C’est ça. Tout l’art du pilote consiste à créer une nappe de fumée de manière à masquer la lumière, afin de diriger le vol de l’arbre. » Le jeune homme fronça les sourcils, le regard lointain. « Ce qui m’échappe, c’est comment il peut modifier sa vitesse de rotation. » Une fois de plus, Pallis fut surpris. « Tu te poses les bonnes questions. Je vais tâcher de t’expliquer. Le tronc se présente comme un cylindre creux. Il contient un deuxième cylindre, massif, qu’on appelle le fût, suspendu dans une chambre à vide. Le tronc, ainsi que le reste de l’arbre, est fait d’un bois léger à fibres très fines. Mais le fût représente une masse beaucoup plus dense, et la chambre à vide est traversée de nombreux montants pour l’étayer. Le fût tourne sur lui-même à l’intérieur ; des fibres semblables à des muscles le font tournoyer plus vite qu’une ricochette. Quand l’arbre veut accélérer sa rotation, il freine le fût, qui transfère son élan au tronc. Quand il veut ralentir, tout se passe comme s’il réinjectait une partie de cet élan dans le fût. » Il chercha ses mots afin de clarifier le processus ; de vagues notions de ses cours de science mal assimilés lui revinrent en mémoire : moments d’inertie, conservation du moment cinétique… Il renonça dans un haussement d’épaules. « J’ai peur de ne guère pouvoir être plus précis. Tu as compris quand même ? » Rees acquiesça. « Je crois. » Il semblait étrangement satisfait de l’explication de Pallis à qui son expression rappela celle des scientifiques auxquels il avait eu affaire – elle trahissait le plaisir de découvrir le fonctionnement des choses. Gover les observait d’un air boudeur du bord de l’arbre. Le pilote regagna lentement son poste sur le tronc. Quel genre d’instruction pouvaient bien recevoir les mineurs ? Il doutait même que Rees sache lire. Dès qu’un enfant était suffisamment fort, on l’envoyait sans doute à la fonderie, ou bien à la surface écrasante de l’étoile de fer, pour y entamer une existence de labeur éreintant… Et il y était confiné par le système économique de la Nébuleuse, se rappela-t-il amèrement ; un système que lui, Pallis, contribuait à perpétuer. Il secoua la tête, gêné. Il n’avait jamais accepté la théorie – courante sur le Radeau – selon laquelle les mineurs étaient en quelque sorte des sous-hommes auxquels ne convenait que le travail le plus dur. Quelle était leur espérance de vie ? Trente mille tranches ? Moins ? Rees vivrait-il assez vieux pour apprendre ce qu’était le moment cinétique ? Pourtant, il ferait un fameux forestier… voire un scientifique encore meilleur, admit le pilote à contrecœur. Un vague plan s’esquissait dans son esprit. Rees revint au tronc pour prendre ses rations de fin de tranche. Le jeune mineur jeta un regard machinal sur le ciel vide. À mesure que l’arbre s’élevait en direction du Radeau, loin du Cœur et vers le bord de la Nébuleuse, l’air devenait sensiblement plus clair. Le vent qui sifflait entre les branches apporta un son lointain, tel un cri discordant, énorme et mystérieux. Rees adressa un coup d’œil inquisiteur à Pallis. Le pilote sourit. « Le chant d’une baleine. » L’autre scruta aussitôt les environs, mais le pilote doucha son enthousiasme. « Inutile. Elle se trouve sans doute à des kilomètres…» Il observa le garçon d’un air songeur. « Il y a une chose que tu ne m’as pas dite. Tu souhaitais rejoindre le Radeau, exact ? Sauf que tu n’as pas la moindre idée de ce à quoi à il ressemble. Pourquoi prendre un tel risque ? À quoi voulais-tu échapper ? » Le garçon plissa le front en réfléchissant à la question. « Je ne voulais échapper à rien, pilote. La mine est un endroit pénible, mais c’est là que j’ai grandi. Non, je suis parti à la recherche de réponses. — De réponses ? À quoi ? — À ce qui cause la mort de la Nébuleuse. » En étudiant le visage sérieux du jeune mineur, Pallis sentit un frisson lui parcourir l’échine. Rees s’arracha à un profond sommeil dans son nid de feuilles. Pallis se dressait au-dessus de lui, détouré par un ciel lumineux. « Changement de tranche, annonça le pilote avec entrain. Debout, on a du travail : l’accostage, le déchargement… — L’accostage ? répéta le jeune homme en s’ébrouant. Alors, nous sommes arrivés ? » Pallis sourit. « Quoi, ça ne se voit pas ? » Il fit un pas de côté. Derrière lui, la masse énorme du Radeau flottait dans le ciel. 3. Quand Hollerbach releva la tête du rapport du labo, ses yeux lui cuisaient. Il ôta ses lunettes, les posa devant lui sur sa table de travail et se massa méthodiquement le point situé entre ses deux sourcils. « Oh, asseyez-vous donc, Mith », dit-il avec lassitude. Le capitaine continua à faire les cent pas dans le bureau. Son visage bouillait de colère sous son épaisse barbe noire et sa bedaine massive tremblotait devant lui. Hollerbach nota que sa combinaison s’élimait aux manches et que le fil doré de son col d’officier avait perdu de son lustre. « M’asseoir ? Comment voulez-vous que je m’assoie ? J’ai un Radeau à diriger, vous savez. » Hollerbach ravala un grognement. « Bien sûr, mais…» Mith rafla un planétaire sur une étagère encombrée et l’agita sous le nez de l’autre. « Et pendant que vous autres scientifiques vous prélassez ici, mes gars sont malades et meurent comme… — Par les Ossements, épargnez-moi vos grands airs ! s’emporta Hollerbach en avançant le menton. Votre père était pareil : tout en sermons, aucun sens pratique. » Le capitaine en resta bouche bée. « Attendez une minute, Hollerbach… — Les tests en laboratoire demandent du temps. Le matériel que nous utilisons a plusieurs centaines de milliers de tranches, vous vous rappelez ? Nous faisons de notre mieux, et tous les postillons de la Nébuleuse ne nous ferons pas avancer plus vite. Et posez-moi ce planétaire, s’il vous plaît. » Mith contempla l’instrument poussiéreux. « Pourquoi diable ferais-je ça, vieux grincheux ? — Parce qu’il n’en existe aucun autre dans tout l’univers. Et que personne ne sait comment le réparer. Vieux grincheux vous-même ! » Mith grogna, puis éclata de rire. « Ça va, ça va. » Il reposa le planétaire sur son étagère, attrapa une chaise face au bureau, s’assit les jambes croisées sous sa bedaine et leva des yeux troublés vers Hollerbach. « Écoutez, scientifique, nous ne devrions pas nous chicaner. Essayez de me comprendre : je suis inquiet, l’équipage a peur. » Hollerbach mit les mains à plat sur son bureau ; des tavelures lui rendirent son regard. « Bien sûr que je comprends, capitaine. » Il retourna ses vieilles lunettes entre ses doigts et soupira. « De toute façon, attendre les résultats du labo est inutile. Je sais parfaitement ce que nous allons trouver. » Mith écarta les bras. « Quoi donc ? — Nous souffrons de carences en protéines et vitamines. Les enfants, surtout. Ils connaissent des problèmes osseux, dermatologiques et autres troubles de la croissance si archaïques que les documents médicaux du Vaisseau n’y font même pas référence. » Il songea à son propre petit-fils, qui n’avait pas quatre mille tranches : quand il prenait ses petites jambes maigrelettes entre ses mains, il pouvait sentir les os ployer… « Cela dit, je ne crois pas que ce soit en rapport avec les distributeurs de nourriture. » Le capitaine renifla. « Comment pouvez-vous en être sûr ? » Hollerbach se frotta les yeux. « Je n’en suis pas sûr, s’agaça-t-il. Écoutez, Mith, tout ceci n’est que spéculation. Si ça ne vous plaît pas, vous pouvez toujours attendre le résultat des tests. » L’autre se renfonça dans son siège et leva les mains. « Ça va, c’est bon. Continuez. — Très bien. De tous les équipements du Radeau, ce sont, par nécessité, les distributeurs que nous connaissons le mieux. Nous sommes en train de les réviser intégralement, mais à mon avis, ce n’est pas ça qui cloche. — Quoi donc, alors ? » Hollerbach s’arracha à son fauteuil et ressentit la pointe de douleur familière dans sa hanche droite. Il gagna la porte ouverte de son bureau et jeta un coup d’œil dehors. « N’est-ce pas évident ? Mith, quand j’étais gamin, le ciel était bleu comme les yeux d’un bébé. Aujourd’hui nous avons des enfants, et même des adultes, qui ne savent plus ce que c’est que le bleu. Cette fichue Nébuleuse s’essouffle. Les distributeurs s’alimentent de déchets organiques puisés dans l’atmosphère – ainsi que de végétaux et d’animaux véhiculés dans l’air, bien sûr. C’est une question de qualité des matières premières. Une machine ne fait pas de miracle. Elle ne peut pas produire de nourriture décente à partir de ce bouillon de culture. Le voilà, le problème. » Derrière lui, Mith demeura muet un long moment. Enfin, il demanda : « Que peut-on faire ? — À vous de me le dire, rétorqua Hollerbach un peu sèchement. C’est vous le capitaine. » L’autre se leva de sa chaise et le rejoignit d’un pas traînant ; le vieux scientifique sentit le souffle du capitaine contre sa nuque et perçut l’attraction de son imposante bedaine. « Bon sang ! Arrêtez de le prendre de haut avec moi et dites-moi plutôt ce que je suis censé raconter à l’équipage. » Hollerbach se sentit soudain très las. Il s’appuya d’une main au montant de la porte en regrettant que son fauteuil se trouve aussi loin. « Conseillez-lui de garder espoir, répondit-il à voix basse. Dites que nous mettons tout en œuvre pour trouver une solution. Ou ne dites rien. Comme vous le sentez. » Mith retourna la question dans sa tête. « Bon, vous n’avez pas encore reçu tous les résultats. » Une note d’espoir perçait dans sa voix. « Ni terminé la révision des machines, pas vrai ? » Hollerbach secoua la tête, les yeux clos. « Non. Nous n’avons pas terminé la révision. — Donc, peut-être que ça vient d’elles, après tout. » Le capitaine lui posa sur l’épaule une main de la taille d’une assiette. « Entendu, Hollerbach. Merci. Et… tenez-moi au courant, d’accord ? » Le scientifique se raidit. « Bien sûr. » Il regarda Mith s’éloigner sur le pont, lui et son ventre tremblotant. Le capitaine ne brillait pas par son intelligence, mais c’était un brave homme. Moins bon que son père, peut-être, mais meilleur que la plupart de ceux qui réclamaient sa tête. Peut-être qu’un boute-en-train représentait ce qu’il fallait au Radeau en cette période critique. Quelqu’un pour leur remonter le moral tandis que l’air se changeait en poison… Il rit de lui-même. Mon vieux, tu vires vraiment acariâtre… Il prit conscience d’un picotement au sommet de son crâne dégarni et plissa les yeux vers le ciel. Cette étoile au-dessus d’eux était une tête d’épingle flamboyante que son orbite complexe rapprochait de plus en plus de la trajectoire du Radeau. Assez pour lui brûler la peau ? Il n’avait pas souvenir qu’on ait déjà laissé une étoile tomber si près par le passé ; on aurait dû déplacer le Radeau depuis longtemps. Il faudrait qu’il en touche deux mots au navigateur Cipse et à ses gars. À quoi jouaient-ils ? Une ombre le recouvrit – la silhouette d’un arbre qui tournoyait avec majesté loin au-dessus d’eux. Sans doute Pallis, qui rentrait de la Ceinture. Encore un brave homme, ce Pallis… l’un des rares qui restaient. Il baissa ses yeux douloureux pour étudier les tôles du pont sous ses pieds, songeant à tous ceux qui avaient consacré leur vie à maintenir en l’air ce petit îlot de métal. Pendant si longtemps. Tout cela pour quel résultat ? Une poignée d’ultimes générations, amères et désabusées, qui finiraient par succomber à l’air empoisonné ? Peut-être serait-il préférable de laisser le Radeau sous cette étoile. Voir l’humanité s’éteindre d’un coup, dans un dernier embrasement glorieux… « Monsieur ? » Grye, l’un de ses assistants, se tenait devant lui ; le petit homme froissait nerveusement un bout de papier entre ses mains. « Nous venons de boucler une nouvelle batterie de tests. » Allons, il avait encore du pain sur la planche. « Eh bien, ne restez pas planté ainsi, mon ami. Même si vous ne servez pas à grand-chose, je doute que vous soyez là pour faire joli. Apportez-moi ce papier et dites-moi un peu ce qu’il raconte. » Là-dessus, il tourna les talons et rentra dans son bureau. Le Radeau avait grossi dans le ciel jusqu’à occulter la moitié de la Nébuleuse. Une étoile flamboyait à plusieurs dizaines de kilomètres au-dessus, boule turbulente de feu jaune de mille cinq cents mètres de diamètre, et le Radeau jetait une ombre de plus en plus large à travers des kilomètres d’air poussiéreux. Sous la direction de Pallis, Rees et Gover attisèrent les braseros puis regagnèrent la surface de l’arbre en agitant de grandes couvertures légères dans la fumée tourbillonnante. Le pilote étudiait l’écran de fumée d’un œil critique : jamais satisfait, il grommelait et houspillait les garçons. Malgré tout, lentement mais sûrement, l’arbre s’élevait dans la Nébuleuse en décrivant une large courbe vers le bord du Radeau. Tout en travaillant, Rees prit le risque d’encourir les foudres de Pallis en buvant du regard les moindres détails du Radeau. D’en dessous, il se présentait comme un disque irrégulier de cinq cents mètres de large ; les étoiles se reflétaient sur les tôles et la lumière filtrait par plusieurs dizaines de trous dans le pont. Alors que l’arbre approchait du rebord, le Radeau se mua en un patchwork elliptique et Rees put distinguer les traces noirâtres des soudures le long des tôles les plus proches. Promenant ses yeux sous la surface semblable à un plafond, il vit le reste des tôles se brouiller à l’horizon du disque. Enfin, dans un grand souffle d’air, l’arbre s’éleva au-dessus de l’ensemble et la surface supérieure du Radeau apparut. Malgré lui, le jeune homme se sentit attiré jusqu’au bord de l’arbre ; il enfouit ses mains dans le feuillage et regarda, bouche bée, ce torrent de couleurs, de bruits et de mouvements. Le Radeau était une immense soucoupe grouillante de vie. Des points lumineux s’éparpillaient à sa surface, pareils à des grains de simili sucre sur une pâtisserie. Le pont était encombré de bâtiments de toutes tailles et de toutes formes, construits en panneaux de bois ou de métal rouillé, disséminés en vrac. Des machines hautes comme deux hommes bordaient le pourtour à la manière de gardiens silencieux, tandis qu’au cœur même du Radeau gisait un grand cylindre d’argent évoquant une baleine échouée parmi les cubes des édifices. Une multitude de senteurs l’assaillit – relents âcres d’ozone venus des machines du pourtour, des ateliers et des usines, odeurs de feu de bois sorties d’un millier de cheminées, parfums de cuisine exotique échappés des cabanes. Et des gens – plus que Rees ne pouvait en compter, si nombreux que la population entière de la Ceinture s’y serait aisément perdue –, des gens arpentaient le Radeau en foule compacte alors que des grappes d’enfants passaient çà et là en courant dans des explosions de rires. Il remarqua des pyramides massives, d’un mètre de haut environ, encastrées dans la structure du pont. Rees plissa les yeux : il y en avait partout. Il vit un couple deviser près de l’une d’elles, l’homme raclant sa semelle sur le cône de métal ; plus loin, des enfants se pourchassaient à travers une série d’autres pyramides selon des règles complexes. De chaque cône sortait un câble qui montait bien droit. Rees rejeta la tête en arrière pour suivre leur direction et lâcha un hoquet de surprise : chacun était amarré à un tronc. Pour le jeune homme, l’arbre volant était déjà un sujet d’émerveillement, et voilà qu’il découvrait une vaste forêt au-dessus du Radeau ! Les câbles d’amarrage étaient tous tendus à se rompre et il pouvait presque sentir l’effort des arbres en lutte contre l’attraction du Cœur. L’éclat de la Nébuleuse était filtré par les frondaisons en rotation, de sorte que le Radeau baignait dans une pénombre apaisante. Tout autour de la forêt, des nuées de ricochettes dansaient dans la lumière, lui conférant une coloration rose pâle. Leur arbre continua à grimper jusqu’à dépasser le niveau de la forêt. De paysage, le Radeau devint une île flottante coiffée d’une masse de feuillage tournoyant. Le ciel au-dessus de Rees semblait plus sombre qu’à l’accoutumée, de sorte qu’on avait l’impression d’être suspendu à l’extrême limite de la Nébuleuse et de plonger le regard à travers les brumes qui enveloppaient le Cœur. Au sein de cet univers aérien, le Radeau constituait la seule trace d’humanité, bloc de métal en suspension dans des kilomètres de vide. Une grosse main se posa lourdement sur son épaule. Il sursauta. Pallis le dominait de toute sa taille, son visage sévère détouré par la fumée. « Et alors ? grogna-t-il. C’est la première fois que tu vois un millier d’arbres ? » Rees se sentit rougir. « Je…» Mais le pilote souriait sous ses cicatrices. « Ne t’en fais pas, je comprends. La plupart des gens n’y font même plus attention. Mais chaque fois que je vois ce spectacle de l’extérieur… Ça me donne comme un frisson. » Une centaine de questions se bousculaient sous le crâne du jeune homme. Que pouvait-on ressentir à marcher sur cette forêt ? Qu’avaient dû éprouver les bâtisseurs du Radeau, suspendus dans le vide au-dessus du Cœur ? Mais le moment était mal choisi ; ils avaient encore du travail. Rees se releva et crocha ses orteils dans le feuillage, tel un forestier aguerri. « Allez, mineur, lui lança Pallis, on a un arbre à faire tourner. Il s’agit de redescendre dans cette forêt. Secoue-moi un peu ces braseros ! Je veux voir une nappe de fumée si dense que je pourrais marcher dessus. D’accord ? » Enfin, le pilote parut se satisfaire de la position de l’arbre au-dessus du Radeau. « C’est bon, les gars. Maintenant ! » Ses deux aides coururent d’un brasero à l’autre pour jeter des poignées de bois humide sur les flammes. Les rouleaux de fumée allèrent grossir la nappe qui les surplombait. Gover se mit à tousser et à jurer tandis que Rees pleurait abondamment, la gorge brûlée par la fumée et la suie. L’arbre plongea afin de fuir l’écran de fumée, manquant projeter dans le feuillage le jeune mineur qui scruta le ciel : les étoiles tombantes tournoyaient moins vite qu’avant, et il estima que le végétal avait dû perdre un tiers de sa vitesse de rotation en tâchant d’échapper à l’ombre de la fumée. Pallis gagna le tronc et déroula un long câble. Sortant le cou et les épaules du feuillage, il entreprit de le descendre prudemment ; Rees vit combien il prenait soin de ne pas le prendre dans les branches. L’arbre aborda l’orée de la forêt. Le jeune mineur avisa les autres qui défilaient de chaque côté, animés d’une lente rotation, en tirant sur leur câble avec dignité. Çà et là des hommes et des femmes rampaient dans les frondaisons. Ils hélaient Pallis avec des voix lointaines et de grands gestes. Rees perçut l’hésitation de l’arbre qui s’enfonçait dans l’ombre du couvert. Ses feuilles bruissaient pour capter les bribes de lumière qui jouaient sur elles. Enfin, majestueux, il accéléra sa rotation et s’éleva sans à-coup de quelques mètres… … puis s’immobilisa abruptement. Le câble fixé à son tronc venait de se raidir ; il frémit et se détendit dans l’air en ramenant l’arbre en arrière. Rees le suivit des yeux ; ainsi qu’il s’y attendait, son extrémité avait atteint le Radeau et deux hommes s’occupaient de l’attacher solidement à l’une des petites pyramides. Il se mit à genoux et toucha le bois familier. La sève roulait à travers la branche noueuse, faisant vibrer l’écorce comme de la peau. Rees perçut l’agitation de l’arbre qui se débattait contre son lien et se prit d’une curieuse sympathie pour lui. Pallis vérifia le câble une dernière fois, puis parcourut la plate-forme de bois d’un pas vif, s’assurant que tous les braseros étaient mouillés comme il se devait. Après quoi il regagna le tronc pour extraire d’une cavité une liasse de papiers. S’accroupissant, il se laissa enfin descendre dans la frondaison avec des bruits de froissement avant de repasser la tête à travers les feuilles. Son regard chercha Rees. « Tu ne viens pas, mon gars ? Ça ne sert à rien de rester ici, tu sais. Ce vieux machin n’ira nulle part avant un certain nombre de tranches. Allez, ramène-toi, c’est l’heure de la soupe et Gover s’impatiente. » Le jeune homme gagna le tronc avec hésitation. Pallis descendit le premier. Quand il eut disparu, Gover siffla : « Tu es loin de chez toi, rat de mine. Surtout, n’oublie pas – rien n’est à toi, ici. Rien du tout. » Et l’apprenti s’enfonça dans le rideau de feuilles. Rees le suivit, son cœur battant à tout rompre. Ils glissèrent comme trois gouttes d’eau le long du câble dans la pénombre parfumée de la forêt. Rees se laissa descendre une main après l’autre. Il trouva d’abord la progression aisée, mais, peu à peu, un champ de gravité diffus tirailla ses jambes. Au pied du câble, Pallis et Gover l’attendaient, les yeux levés vers lui ; il se lâcha d’un mètre de haut pour éviter le pan incliné du cône d’amarrage et se réceptionna en douceur sur le pont. Un homme s’avança à leur rencontre, un bloc-notes usé à la main. Véritable colosse, ses cheveux et sa barbe brune dissimulant un masque de cicatrices plus livides encore que celles du pilote, il avait un fin galon noir cousu sur l’épaule de sa combinaison. Il fronça les sourcils en découvrant Rees qui se recroquevilla sous son regard. « Content de te revoir, Pallis, gronda l’homme d’un ton maussade. Même si j’ai l’impression que tu ne ramènes que la moitié de ta cargaison. — Pas tout à fait, Decker », répondit calmement Pallis en lui tendant sa liasse. Tous deux engagèrent un conciliabule autour de la liste, tandis que Gover, impatient, battait la semelle sur le pont en se mouchant sur le revers de la main. Et Rees, ébahi, en prenait plein les yeux… Le pont tendu de câbles sous ses pieds s’étirait jusqu’à une distance qui dépassait l’entendement. Le jeune homme découvrait des bâtiments, des gens, un bouillonnement de vie et d’activité ; il en avait le tournis et se prit presque à regretter le confinement rassurant de la Ceinture. Il secoua la tête dans l’espoir de dissiper cette impression tout en se concentrant sur des détails plus immédiats : le léger tiraillement de la gravité, la surface brillante sous ses semelles. Il donna un petit coup de talon sur le pont, pour voir. La tôle rendit un son creux. « Doucement », gronda Pallis. Le pilote avait achevé son conciliabule et se tenait devant lui. « Ces plaques ne font qu’un millimètre d’épaisseur en moyenne. Même si on les a étayées pour les renforcer. » Rees ploya les genoux, puis tendit ses jambes et décolla de quelques centimètres, avant de retomber doucement. « Je dirais un demi g, à vue de nez. » L’autre acquiesça. « Plutôt quarante pour cent. Nous sommes dans le puits de gravité du Radeau. Bien sûr, il y a aussi l’attraction du Cœur de la Nébuleuse. Mais c’est infime, et de toute façon, on ne le sent pas car le Radeau décrit son orbite autour. » Il leva la tête en direction de la forêt volante. « La plupart des gens se figurent que les arbres servent à retenir le Radeau qui, autrement, tomberait dans le Cœur. En fait, ils servent à le stabiliser en l’empêchant de chavirer et à contrer les effets du vent. Et, bien entendu, à le déplacer si nécessaire. » Il se pencha vers le jeune homme. Ses cicatrices dessinaient un filet cramoisi sur son visage. « Tu m’as l’air pâlot. » Rees s’efforça de sourire. « Je vais bien. Je suis juste un peu déconcerté de ne plus me trouver sur une orbite de cinq minutes. » Pallis s’esclaffa. « Tu t’y habitueras. » Il se redressa. « Bon, maintenant, jeune homme, je dois décider quoi faire de toi. » Convaincu que le pilote allait le planter là, il sentit un frisson lui froisser le cuir chevelu. Le dégoût de soi le saisit. N’avait-il tout abandonné derrière lui que pour s’en remettre à la gentillesse d’un inconnu ? Où était passé son courage ? Il redressa la tête et prêta l’oreille à ce que disait Pallis. « Il faut dénicher un officier, réfléchit tout haut le pilote qui se frottait le menton. Et t’enregistrer comme passager clandestin. Et t’obtenir une assignation de classe temporaire en attendant le départ du prochain arbre. Foutue paperasse de merde… Par les Ossements, je suis trop crevé. Et j’ai faim, et je me sens crasseux. On verra ça à la prochaine tranche. Rees, tu n’as qu’à loger chez moi en attendant. Toi aussi, Gover, même si je ne peux pas dire que ça m’enchante. » L’apprenti, le regard perdu au loin, ne semblait pas avoir entendu. « Par contre, je n’ai pas de quoi nourrir trois solides gaillards comme nous. Ni même un seul, d’ailleurs. Gover, va donc jusqu’à la bordure et rapporte-nous à manger pour une tranche ou deux, veux-tu ? Mets ça sur mon compte. Accompagne-le, Rees, tiens. Ce sera l’occasion de visiter. Pendant ce temps-là, je vais passer un petit coup de plumeau dans ma cabine. » Ainsi le jeune homme se trouva devoir suivre l’apprenti à travers la forêt de câbles. Gover partit à grands pas, sans daigner l’attendre ; dans ce monde trouble assombri par les arbres, il représentait son seul point de référence, aussi le mineur prit-il grand soin de ne pas le perdre de vue en dépit de son hostilité affichée. Ils parvinrent devant une sorte d’allée ménagée dans le fouillis des câbles. Elle était noire de monde. Gover s’arrêta au nord. Guettant visiblement quelque chose, il gardait un silence maussade. Rees vint se placer à ses côtés et regarda alentour. Large d’une dizaine de mètres, le chemin évoquait un tunnel coiffé d’arbres. Il était bordé d’éclairages fixés à des câbles, des globes luminescents tels ceux qui éclairaient les galeries dans les profondeurs de l’étoile morte. Il y avait des gens partout, en flot régulier qui s’écoulait dans les deux sens. Si quelques-uns haussèrent les sourcils devant sa mise dépenaillée, la plupart détournaient poliment le regard. Tous étaient propres et bien mis – malgré les yeux creusés et les joues pâles qu’on remarquait çà et là, comme si une maladie hantait le Radeau. Hommes et femmes portaient le même type de combinaison taillée dans une fine étoffe grise ; certains arboraient des galons dorés, à l’épaule ou à la manche, au dessin parfois très élaboré. Rees baissa les yeux sur sa tunique crasseuse et lui reconnut non sans étonnement une lointaine parenté avec les habits qu’il voyait là. Ainsi, les mineurs porteraient les fripes des habitants du Radeau ? Il se demanda ce que Sheen en aurait dit… Deux garçons s’étaient arrêtés devant lui, ouvrant des yeux ronds devant sa tunique. Affreusement gêné, il souffla à Gover : « Qu’est-ce qu’on attend ? On reste plantés là ? » L’autre fit pivoter sa tête et le toisa avec mépris. Rees essaya de sourire aux gamins, mais ils continuaient de le fixer. Un ronronnement ténu s’élevait du centre du Radeau. Le jeune homme, soulagé, s’avança d’un pas sur le chemin et eut la surprise de voir une rangée de visages venir vers lui au-dessus de la foule. Gover s’avança à son tour et leva la main. Rees le dévisagea avec curiosité… … et le ronronnement se mua en grondement. Le mineur se retourna juste à temps pour voir le museau d’une Taupe se ruer sur lui. Il trébucha ; le cylindre rata sa poitrine d’un cheveu. L’engin s’immobilisa à quelques mètres d’eux. Une rangée de sièges rudimentaires était soudée sur son dos ; les personnes assises là leur jetèrent des regards indifférents. Rees sentit sa bouche s’ouvrir et se refermer toute seule. Il s’attendait à des visions stupéfiantes sur le Radeau, mais ça ? Les gamins restèrent ébahis devant ses grimaces. Gover était hilare. « Eh bien quoi, rat de mine ? C’est la première fois que tu prends le bus ? » L’apprenti marcha jusqu’à la Taupe et, avec l’agilité que confère une longue pratique, se hissa d’un bond sur un siège vacant. Rees secoua la tête et s’empressa de l’imiter. Une sorte de marchepied cerclait la Taupe. Il y monta, se tourna prudemment, et il s’asseyait dans le siège voisin de celui de Gover quand l’engin s’ébranla de nouveau. Déséquilibré, il se cramponna aux accoudoirs puis se tortilla pour s’installer face à l’extérieur et se retrouver enfin à glisser en souplesse au-dessus de la foule. Les deux gamins s’élancèrent derrière la Taupe, criant et gesticulant. Rees les ignora de son mieux et, après quelques mètres, ils se lassèrent et finirent par abandonner. Le mineur dévisagea ouvertement son voisin, un individu maigre entre deux âges, portant un bout de galon doré à la manche, qui lui rendit son regard avec un air de dédain, puis s’écarta presque imperceptiblement sur son siège. Rees se tourna vers l’apprenti. « Tu m’appelles sans cesse "rat de mine". C’est quoi, un "rat", dis-moi ? » Gover ricana. « Une bestiole de l’ancienne Terre. De la vermine, un vrai nuisible. Tu as déjà entendu parler de la Terre ? C’est l’endroit d’où nous…» Il appuya sur ce mot. «… venons. » Le jeune homme soupesa la réponse, puis étudia l’engin sur lequel ils se trouvaient. « Et comment appelez-vous cette chose ? » L’autre le dévisagea avec une fausse commisération. « Un bus, rat de mine. L’un des petits avantages qu’on a, nous autres civilisés. » Le jeune homme étudia les lignes du cylindre sous ses rangées de sièges et ses passagers. C’était bien une Taupe, pas d’erreur, on distinguait encore les marques de brûlures là où on avait découpé… quelque chose… au chalumeau. Tout à coup, il se pencha et cogna le flanc du « bus » avec son poing. « Statut ! » Gover l’ignora consciencieusement, mais Rees nota du coin de l’œil que son voisin émacié l’observait avec un mépris teinté de curiosité. … puis le bus rapporta à voix haute : « Dysfonctionnement critique des senseurs. » La voix avait jailli de quelque part sous l’homme maigre, qui fit un bond en l’air avant d’examiner, bouche bée, le siège sur lequel il se tenait. Malgré lui, Gover dévisageait Rees. « Comment t’as fait ça ? » Le mineur sourit, savourant cet instant. « Oh, c’est rien. Nous aussi, nous avons des, heu… bus. Je t’en parlerai à l’occasion. » Ravi, il se rencogna dans son siège pour profiter de la balade. Le trajet ne dura que quelques minutes. Le bus s’immobilisait fréquemment, laissant descendre et monter des passagers à chaque arrêt. Ils émergèrent soudain de la masse des câbles pour déboucher sur une vaste section de pont dégagée. Hors du couvert de la forêt, la lumière de la Nébuleuse était éblouissante. Quand il regarda en arrière, Rees vit les câbles se dresser telle une grille métallique de cent mètres de haut surmontée de disques de feuillage. Le museau du bus commença à se redresser. Au début, le jeune homme crut à un effet de son imagination, puis il remarqua les passagers qui s’agitaient sur leurs sièges. L’inclinaison s’accrut encore, au point qu’il se vit près de glisser en bas de la pente métallique jusqu’aux câbles. Le mineur secoua la tête avec lassitude. Il avait eu son content de surprises pour cette tranche. Si seulement Gover avait bien voulu lui expliquer ce qui se passait… Il ferma les yeux. Allez, creuse-toi un peu les méninges, se dit-il en se figurant le Radeau tel qu’il l’avait découvert d’en haut. Se présentait-il comme une cuvette ? Non, il était plat d’un bout à l’autre, Rees en était certain. Alors, quoi ? La peur l’envahit. Et s’ils étaient en train de tomber ? Les câbles d’un millier d’arbres s’étaient peut-être rompus, peut-être que le Radeau se trouvait sur le point de basculer, de précipiter dans le vide son chargement humain… L’idée lui arracha un rictus quand il comprit de quoi il retournait. Le bus sortait du puits de gravité du Radeau, plus profond en son centre. Si ses freins lâchaient maintenant, il repartirait en arrière depuis la bordure jusqu’au centre de la structure… comme s’il dévalait une colline. En réalité, bien sûr, le Radeau était un disque parfaitement plat et stable, mais son champ de gravité central donnait une sensation de bascule à quiconque se rapprochait du bord. Lorsque l’inclinaison eut atteint les cinquante pour cent, le véhicule s’arrêta dans un grand frémissement. Une volée de marches boulonnée au pont menait du bus jusqu’à la bordure du Radeau. Les passagers descendirent d’un bond. « Reste là », ordonna Gover tout en s’engageant dans l’escalier à la suite des autres. Une énorme machine, sans doute un distributeur, était fixée presque sur la bordure. Les passagers prirent leur tour devant l’appareil imposant. Même s’il brûlait d’envie d’examiner la machine, Rees attendit docilement sur son siège. Il y aurait bien une autre tranche où il aurait davantage de temps et d’énergie pour cela… Tout de même, il aurait aimé s’avancer au bord du vide et jeter un coup d’œil sur les profondeurs de la Nébuleuse… Peut-être qu’il aurait pu apercevoir la Ceinture ? Un par un, les passagers revenaient chargés de sachets d’approvisionnement identiques à ceux que Pallis transportait dans son arbre afin de marchander avec les mineurs. Enfin, le dernier d’entre eux cogna le museau du bus et le vieil engin se mit en branle pour redescendre la pente imaginaire. La cabine de Pallis était un simple cube divisé en trois pièces : un espace pour les repas, un espace à vivre comportant plusieurs sièges et hamacs, ainsi qu’un espace de lavage avec évier, toilettes et pomme de douche. Pallis s’était changé pour enfiler une longue robe ample qui portait sur la poitrine la représentation stylisée d’un arbre, dans le galon vert que Rees avait appris à identifier comme signe distinctif de la classe des forestiers. Le pilote envoya les deux jeunes gens se rafraîchir un peu. Son tour venu, Rees, émerveillé, s’approcha des robinets étincelants et resta stupéfait devant la pureté de l’eau qui en jaillit. Pallis prépara le dîner, une soupe épaisse à la simili viande. Le mineur s’assit en tailleur sur le sol de la cabine et mangea avec appétit. Enfoncé dans un fauteuil, Gover se montrait aussi renfrogné qu’à son habitude. L’habitat ne comportait, en guise de décoration, que deux objets dans la pièce de vie. Le premier, une cage en plaques d’écorce, était suspendu au plafond – cinq ou six jeunes arbres bourdonnaient à l’intérieur en faisant pivoter leurs branches immatures. Ils apportaient du mouvement dans la pièce, ainsi que leur parfum de bois. Rees vit les ricochettes, dont une ou deux en fleurs, s’élever vers les lumières de la cabine avant de rebondir doucement, frustrées, contre les parois de leur cage. « Je les relâche quand elles deviennent trop grandes, lui expliqua Pallis. Elles me tiennent compagnie, en quelque sorte. Certains ligaturent leurs branches avec du fil de fer afin d’entraver leur croissance, de déformer leur silhouette, mais je ne pourrais jamais faire une chose pareille. Même si le résultat est parfois très joli. » L’autre objet de décoration était une photographie, un portrait de femme. De telles choses n’étaient pas inconnues dans la Ceinture – on passait les vieux clichés jaunissants d’une génération à la suivante, comme de pauvres trésors familiaux, mais celle-ci paraissait récente, avec ses couleurs vives. Avec la permission de Pallis, Rees s’en empara… … et reconnut avec stupéfaction le visage souriant. Il se tourna vers le pilote. « C’est Sheen ! » L’autre se trémoussa dans son fauteuil. Ses cicatrices avaient rougi d’un coup. « J’aurais dû me douter que tu la connaissais. On… nous étions amis, autrefois. » Rees tâcha de se représenter son hôte en compagnie de sa superviseuse. Le tableau était quelque peu incongru, mais pas aussi déplacé que d’autres appariements qu’il avait pu imaginer par le passé. Pallis et Sheen ensemble, c’était un concept avec lequel il pouvait vivre. Il reposa la photo et se remit à manger, en mastiquant rêveusement. Au changement de tranche, ils s’installèrent pour dormir. Le hamac de Rees se révéla d’une grande souplesse et le jeune homme se détendit, comme s’il se retrouvait chez lui. La prochaine tranche apporterait son lot de changements, de surprises et d’embarras, mais il les affronterait le moment venu. Pour quelques heures au moins il était en sécurité, pelotonné au cœur du Radeau comme au creux d’une main. Un petit coup respectueux frappé à la porte tira brutalement Hollerbach de sa concentration. « Hein ? Quoi ? Qui est là ? » Ses yeux fatigués mirent un moment à accommoder – et son esprit plus longtemps encore à évacuer les résultats des tests alimentaires. Il tendit la main vers ses lunettes. Bien entendu, le vénérable accessoire ne correspondait guère à sa vue, mais les lentilles de verre aidaient un peu. Un grand balafré se précisa devant lui, faisant une entrée timide dans son bureau. « C’est moi, scientifique. Pallis. — Oh, pilote. Il me semblait bien avoir vu revenir votre arbre. Avez-vous fait bon voyage ? » L’autre eut un sourire las. « J’ai bien peur que non, monsieur. Les mineurs ont connu quelques problèmes… — Comme nous tous, grommela Hollerbach. J’espère simplement que nous n’allons pas empoisonner ces pauvres diables avec nos aliments. Dites-moi, Pallis, que puis-je faire pour vous ? Oh, par les Ossements, je me rappelle ! Vous me ramenez ce fichu gamin, non ? » Plissant les yeux, il regarda par-dessus l’épaule de Pallis. Et là, pas d’erreur, se profilait le visage étroit et insolent de Gover. Hollerbach soupira. « Ma foi, tu ferais bien d’aller trouver Grye et de reprendre tes fonctions habituelles, mon garçon. Ainsi que tes études. Peut-être parviendrons-nous à faire de toi un scientifique, qui sait ? À moins, marmonna-t-il alors que Gover s’en allait, que je te fasse passer par-dessus bord à coups de pied aux fesses. Ce sera tout, Pallis ? » Le forestier parut gêné ; il dansait d’un pied sur l’autre, et ses cicatrices rougeoyaient. « Pas tout à fait, monsieur. Rees ! » Un autre jeune homme se présenta à la porte. Brun, mince et vêtu d’une combinaison en lambeaux, il se figea sur le seuil, frappé de stupeur en fixant le sol. « Entre donc, mon gars, dit Pallis non sans gentillesse. Ce n’est que de la moquette, ça ne mord pas. » L’étrange garçon s’avança prudemment et vint se planter devant la table d’Hollerbach. Il leva les yeux et, une fois de plus, resta bouche bée sous l’effet de la surprise. « Juste ciel, dit Hollerbach en passant avec embarras la main sur son crâne chauve, que m’amenez-vous là, Pallis ? À croire qu’il voit un scientifique pour la première fois. » Le pilota toussa tout en semblant retenir un fou rire. « Je ne crois pas, monsieur. Avec tout le respect que je vous dois, je doute qu’il ait jamais vu quelqu’un d’aussi vieux. » Hollerbach ouvrit la bouche – puis la referma. Il inspecta son vis-à-vis de plus près, notant sa puissante musculature, les cicatrices de ses mains, de ses bras. « D’où viens-tu, mon garçon ? » L’autre répondit d’une voix claire : « De la Ceinture. — C’est un passager clandestin, s’excusa Pallis. Il s’est glissé à mon bord et… — … nous allons devoir le renvoyer chez lui. » Hollerbach se renfonça dans son fauteuil et croisa les bras. « Je regrette, Pallis. Nous sommes surpeuplés. — Je sais, monsieur. J’ai déjà rempli les formulaires. Il pourra repartir sitôt l’arbre rechargé. — Pourquoi l’amener ici, dans ce cas ? — Eh bien…» Le pilote hésita. « C’est vraiment un petit gars intelligent, s’empressa-t-il de terminer. Il peut… il sait comment obtenir des bus un rapport de statut…» Hollerbach haussa les épaules. « Comme une tripotée de gamins à chaque tranche. » Le scientifique secoua la tête, amusé. « Bon sang, Pallis, vous ne changez pas, hein ? Vous rappelez-vous ces ricochettes brisées que vous me rapportiez quand vous étiez gosse ? Je devais leur coller des éclisses en papier pour les soigner. Ça leur faisait une belle jambe, naturellement, mais vous vous sentiez mieux. » Les cicatrices du pilote s’assombrirent furieusement. Il évita le regard étonné de Rees. « Et voilà que vous m’amenez ce jeune passager clandestin comme si j’allais en faire… quoi donc ? Mon premier apprenti ? » Pallis haussa les épaules. « J’avais pensé que, peut-être, en attendant que l’arbre soit prêt… — Vous avez mal pensé. Je suis un homme très occupé, pilote. » Pallis se tourna vers le jeune homme. « Dis-lui pourquoi tu es là. Dis-lui ce que tu m’as raconté, sur l’arbre. » Rees regarda Hollerbach. « J’ai quitté la Ceinture pour découvrir pourquoi la Nébuleuse est en train de mourir », déclara-t-il simplement. Le scientifique s’avança sur son fauteuil, intrigué malgré lui. « Ah, oui ? Nous savons ce qui la tue. L’épuisement de l’hydrogène. C’est évident. Ce qu’on ignore, c’est comment y remédier. » Rees pesa un moment cette réponse. Puis il demanda : « C’est quoi, l’hydrogène ? » Hollerbach tambourina sur son bureau avec ses longs doigts maigres, sur le point d’ordonner à Pallis de quitter les lieux… Mais Rees attendait sa réponse, le regard brillant de curiosité. « Hmm… Mon garçon, il me faudrait plus d’une phrase pour t’expliquer ça. » Nouveau tambourinement de doigts. « D’un autre côté, ça ne peut pas faire de mal… ça pourrait même être amusant… — Monsieur ? s’enquit le pilote. — Sais-tu manier le balai, mon garçon ? Les Ossements savent que nous aurions l’usage de quelqu’un pour seconder cet incapable de Gover. Oui, pourquoi pas ? Présentez-le à Grye, Pallis. Qu’il lui confie deux ou trois corvées. Et dites à Grye de ma part de lui donner des rudiments d’instruction. S’il doit manger notre nourriture, autant qu’il se rende utile. Mais seulement jusqu’au prochain départ, hein ? — Hollerbach, je vous suis très… — Oh, tirez-vous, Pallis. Vous avez gagné, alors laissez-moi travailler. Et à l’avenir, vos fichus estropiés tombés de la branche, vous serez bien aimable de vous les garder ! » 4. Une lointaine sonnerie de cloche lui signala la fin de la tranche. Rees ôta ses gants protecteurs et inspecta le labo d’un œil expert : grâce à ses efforts, le sol et les murs brillaient désormais à la lueur des globes fixés au plafond. Il sortit lentement du labo. La lumière de l’étoile au-dessus de sa tête lui donna des picotements et il se reposa quelques instants, respirant à grandes goulées l’air exempt d’antiseptique. Son dos, ses cuisses lui faisaient mal, et la peau de ses avant-bras le cuisait en une douzaine d’endroits – résultat d’éclaboussures de détergents puissants. Les quelques dizaines de tranches restant avant le départ du prochain arbre filaient tel un rêve. Il s’imprégnait des visions et odeurs exotiques du Radeau, en anticipation de son retour à la solitude dans sa cabine de la Ceinture ; il se replongerait dans ces souvenirs comme Pallis devait chérir sa photographie de Sheen. Pourtant, il fallait bien l’admettre, ce qu’on lui avait montré et enseigné se résumait à fort peu – malgré les vagues promesses d’Hollerbach. Les scientifiques formaient un groupe peu amène pour l’essentiel composé d’hommes entre deux âges, trop gros et prompts à s’irriter. Ils vaquaient à leurs étranges occupations en agitant les bouts de galon indicatifs de leur rang sans lui accorder la moindre attention. Grye, l’assistant auquel on avait confié son instruction, s’était contenté de lui fournir un livre d’images enfantin, pour l’aider à lire, ainsi qu’une pile de rapports scientifiques plutôt incompréhensibles. Il avait néanmoins accompli de gros progrès en matière de nettoyage, songea-t-il avec amertume. Mais parfois, parfois, un détail capturait son imagination vagabonde. Par exemple ces rangées de bouteilles dans l’un des labos, alignées comme la réserve d’un bar, remplies de sève à des stades variés de solidification… « Eh, toi ! Comment t’appelles-tu, déjà ? Oh, bon sang, toi, mon garçon ! Oui, toi ! » Rees se retourna et vit une pile de papiers poussiéreux s’avancer vers lui. « Toi, le gars de la mine. Viens donc me donner un coup de main avec tout ça…» Au-dessus des papiers apparut un visage rond surmonté d’un crâne chauve dans lequel le jeune homme reconnut Cipse, le chef navigateur. Oubliant ses petites douleurs, il s’empressa de le rejoindre et, délicatement, le débarrassa de la moitié de son fardeau. L’autre lâcha un soupir de soulagement. « Tu as mis le temps à réagir, dis-moi ? — Je suis désolé… — C’est bon, c’est bon. Suis-moi. Si nous n’apportons pas dare-dare ces listings à la Passerelle, mon équipe d’incapables sera déjà en route pour le bar et nous aurons encore perdu une tranche. » Rees hésita ; Cipse se retourna au bout de quelques pas. « Par les Ossements, bonhomme, serais-tu sourd en plus de stupide ? » Il sentit sa bouche répondre toute seule : « Je… vous voulez que je vous accompagne à la Passerelle ? — Non, bien sûr que non, rétorqua le navigateur d’un ton sarcastique. Je veux que tu coures jusqu’au bord et que tu balances tout ça dans le vide ! Quoi d’autre ?… Oh, pour l’amour de… Viens ! Mais viens donc ! » Et il se remit en marche. Rees demeura figé sur place pendant trente bonnes secondes. La Passerelle… ! Puis il courut derrière Cipse vers le cœur du Radeau. L’organisation du Radeau était toute simple. Vue d’en haut – sans le couvert des frondaisons –, elle serait apparue comme une successions de cercles concentriques. Le cercle extérieur, au bord du vide, était pour ainsi dire désert, uniquement émaillé par la masse imposante des distributeurs alimentaires. Venait ensuite une rangée d’entrepôts et d’unités industrielles, endroit bruyant et enfumé, puis les quartiers résidentiels, amas de petites cabines en bois et en métal. Rees avait vite compris que les personnes les plus modestes logeaient dans les cabines les plus proches du secteur industriel. Le secteur d’habitation regroupait dans un petit quartier différents bâtiments spécialisés : une unité de formation, un hôpital rudimentaire, et le labo des scientifiques où Rees dormait et travaillait. Enfin, le dernier cercle du Radeau – dans lequel il n’avait encore jamais été admis – hébergeait les officiers. Et tout au centre, au cœur même du Radeau, se dressait le cylindre rutilant que le mineur avait repéré lors de son arrivée. Les cabines des officiers étaient plus grandes et mieux finies que celles du commun de l’équipage, aussi Rees découvrit-il avec émerveillement les portes en bois sculpté et les rideaux aux fenêtres. On ne voyait pas de cavalcades d’enfants par ici, pas d’ouvriers en sueur, et Cipse adopta bientôt une allure moins pressée, plus digne, adressant des signes de tête aux hommes et femmes galonnés d’or qu’ils croisaient. Une vive douleur irradia dans le pied de Rees quand il se cogna l’orteil contre un coin de tôle. Sa brassée de papiers s’étala sur le pont – les feuilles jaunies s’éparpillèrent pour dévoiler d’interminables tableaux de chiffres ainsi qu’un sigle mystérieux frappant chaque page : IBM. « Oh, par les Ossements, foutu rat de mine ! » fulmina Cipse. Deux jeunes cadets passèrent, l’or scintillant à leurs bérets neufs sous la clarté stellaire. Ils pointèrent Rees du doigt dans des éclats de rires. « Je suis désolé », s’excusa le jeune homme, le visage empourpré. Sur quoi avait-il trébuché ? Le pont était une mosaïque de tôles soudées parfaitement plates… non ? Il baissa les yeux. À cet endroit, les tôles étaient courbes, constellées de rivets et d’une couleur argentée, contrairement aux plaques de fer rouillé des cercles extérieurs. L’une d’elles, à quelques pas, présentait un aspect massif et rectangulaire ; incomplète, elle éveillait en Rees une curiosité irrésistible, comme si l’on avait peint des lettres géantes sur un mur courbe avant de découper sa surface et de la remonter ailleurs. « Allez, allez…» marmonna Cipse. Rees ramassa ses papiers et se hâta de le rattraper. « Scientifique, s’enquit-il timidement, pourquoi le pont est-il si différent par ici ? » Le chef navigateur lui jeta un regard exaspéré. « Parce que, mon garçon, la partie centrale du Radeau est la plus ancienne. Les secteurs extérieurs ont été rajoutés par la suite, construits en plaques de métal stellaire. Cette partie-là est faite de morceaux de coque. Tu comprends ? — De coque ? La coque de quoi ? » Mais Cipse pressa le pas sans répondre. L’imagination de Rees s’emballait comme un jeune arbre. Des plaques de coque ! Il se figura la coque d’une Taupe ; si on la coupait pour en souder les éléments, elle aussi donnerait une surface irrégulière, tout en creux et en bosses. Elle serait néanmoins trop petite pour permettre de couvrir une telle immensité. Il se représenta alors une Taupe gigantesque, donc les flancs puissants se refermeraient loin au-dessus de sa tête… Sauf que ce ne serait plus une Taupe. Un Vaisseau, peut-être ? Y aurait-il du vrai dans ces contes pour enfants qui parlaient d’un Vaisseau et de son Équipage ? Une vague de frustration monta en lui : cela ressemblait presque au désir brûlant qu’il avait parfois de Sheen… Si seulement quelqu’un voulait bien lui dire ce qui se passait ! Ils franchirent enfin les dernières rangées d’habitations pour déboucher devant la Passerelle. Rees ralentit l’allure malgré lui ; son cœur cognait dans sa poitrine. La Passerelle était magnifique. Elle se présentait comme un demi-cylindre deux fois plus haut que Rees, long d’une centaine de pas et solidement incrusté dans le pont. Le jeune mineur se rappela avoir remarqué lors de son arrivée l’autre moitié du cylindre sous le Radeau, collée aux tôles comme un immense insecte. Sans lâcher sa pile de papiers, il s’approcha de la paroi arrondie. Le métal gris satiné dont elle était faite adoucissait la lumière crue des étoiles en reflets d’or rose. Une porte ronde s’ouvrait un peu plus loin ; Rees n’avait jamais contemplé de lignes plus fines ou plus nettes. Les morceaux de coque se multipliaient autour du cylindre, aussi admira-t-il la précision avec laquelle on les avait découpés et soudés. Il essaya d’imaginer les hommes qui avaient accompli ce merveilleux travail. Il se figurait vaguement des créatures divines en train de démonter un gigantesque cylindre avec des lames brillantes… Et les générations suivantes avaient apporté de nouvelles concrétions autour du cœur scintillant du Radeau, perdant peu à peu leur grâce et leur puissance au fil des milliers de tranches. « Alors, rat de mine, c’est pour aujourd’hui ou pour demain ? » Le visage du navigateur était rouge de colère. Rees s’arracha à ses rêveries et s’empressa de le rejoindre à l’entrée. Un autre scientifique émergea de l’intérieur étincelant de la Passerelle et déchargea Rees de ses papiers. Cipse adressa un dernier regard au jeune homme. « Maintenant, retourne à ton travail et estime-toi heureux que je ne dise pas à Hollerbach de te balancer dans les usines de recyclage…» Le chef navigateur tourna les talons et disparut, bougonnant, dans les entrailles de la Passerelle. Répugnant à quitter ce lieu magique, Rees tendit le bras et caressa le flanc argenté du bout des doigts – avant de vivement retirer sa main, surpris : c’était tiède comme de la peau et incroyablement doux. Il plaqua sa paume contre le métal et la laissa glisser à la surface. Elle était totalement lisse ; on l’aurait dite cirée au moyen d’un liquide gras… « Tiens, tiens ! Un rat de mine qui s’intéresse à notre Passerelle ? » Rees se retourna d’un bond. Les deux jeunes officiers qu’il avait remarqués un peu plus tôt se tenaient devant lui, les mains sur les hanches, souriant d’un air nonchalant. « Eh bien, mon gars ? lui lança le plus grand. Tu as quelque chose à faire ici ? — Non, je… — Parce que si ce n’est pas le cas, je te suggère de décamper vite fait jusqu’à la Ceinture, avec les autres rats de ton espèce. D’ailleurs, on pourrait peut-être te donner un coup de main, hein, Jorge ? — Pourquoi pas, Doav ? » Rees étudia les deux compagnons désinvoltes. Leurs paroles étaient à peines plus dures que celles de Cipse… mais leur jeunesse, cette manière inconsciente de singer leurs aînés, rendait leur mépris d’autant plus difficile à accepter. Il sentit monter en lui une fureur sourde. Sauf qu’il ne pouvait pas se permettre de se faire des ennemis. Délibérément, il se détourna des cadets et fit mine de les contourner… Mais le plus grand, Doav, se dressa sur son chemin. « Alors, mon p’tit rat ? » Il enfonça le doigt dans l’épaule de Rees… un doigt que le mineur ne put s’empêcher de saisir pour, d’une simple torsion du poignet, replier en arrière la main du cadet qui fut contraint d’allonger le bras pour éviter à son doigt de se briser, puis de fléchir les jambes en s’agenouillant à demi devant Rees. La douleur fit perler une fine pellicule de sueur sur son front, mais il serra les dents et s’abstint de crier. Le sourire de Jorge s’effaça ; il hésitait, les bras ballants. « Je m’appelle Rees, déclara lentement le mineur. Souviens-toi de ce nom. » Il relâcha sa prise. Doav tomba à genoux, se frottant la main tout en lui jetant un regard noir. « Je ne t’oublierai pas, Rees. N’aie crainte », siffla-t-il. Regrettant déjà son emportement, le jeune homme leur tourna le dos et s’éloigna. Le plumeau à la main, il fit lentement le tour du bureau d’Hollerbach. De tous les endroits auxquels ses fonctions lui donnaient accès, c’était celui qui l’intriguait le plus. Rees passa le doigt le long d’une rangée de livres ; leurs pages étaient noircies par l’âge, la dorure de leur tranche quasiment effacée. Il suivit les lettres une à une : E… n… c… y… c… Qui était donc Encyclopédie ? L’idée de sortir un volume, de le laisser tomber comme par mégarde, le traversa brièvement… Encore une fois, ce désir de connaissance, un désir presque sexuel, le submergea. Son regard se posa alors sur une machine, un appareil tout en rouages incrustés de joyaux de la taille de ses deux mains en coupe. En son centre brillait une sphère en argent autour de laquelle rayonnaient neuf boules peintes suspendues à des fils. Un objet magnifique, mais à quoi diable servait-il ? Rees jeta un coup d’œil aux alentours. Le bureau était désert, la tentation trop forte. Il ramassa l’appareil, appréciant le poids de son socle métallique… « Ne le lâche pas, surtout. » Il tressaillit. L’instrument sauta en l’air avec une lenteur presque douloureuse, avant qu’il ne le rattrape et le remette en place sur son étagère. Rees se retourna et découvrit Jaen encadrée dans la porte, un grand sourire sur son visage rond constellé de taches de rousseur. Après quelques secondes, il lui retourna son sourire. « Merci beaucoup », dit-il. L’apprentie s’avança vers lui. « Estime-toi heureux que ce soit moi. N’importe qui d’autre t’aurait déjà balancé du Radeau. » Il haussa les épaules, la regardant approcher avec un certain plaisir. Jaen était la première apprentie de Cipse, le chef navigateur. gée de quelques centaines de tranches de plus que Rees, elle était l’une des rares au labo à lui témoigner autre chose que du mépris. Parfois même, elle semblait oublier qu’il n’était qu’un rat de mine… Jaen était une fille trapue et large d’épaules, pétrie d’assurance mais dénuée de grâce. Malgré lui, Rees ne pouvait s’empêcher de la comparer à Sheen. Il appréciait beaucoup Jaen et commençait à penser qu’elle ferait une excellente amie. Même si son corps ne l’attirait pas avec autant d’intensité que celui de la mineuse. Jaen s’arrêta à ses côtés et passa négligemment le doigt sur le petit instrument. « Mon pauvre vieux, railla-t-elle. Je parie que tu ignores ce que c’est, pas vrai ? » Il haussa les épaules. « Tu sais bien que oui. — On appelle ça un planétaire. » Elle lui épela le mot. « C’est une maquette du système solaire. — Du quoi ? » Jaen soupira avant d’indiquer la sphère argentée au centre du planétaire. « Cette boule représente une étoile. Et les autres, des masses de… fer, je crois, en orbite autour d’elle. On les appelle des planètes. Les hommes – la population du Radeau, en tout cas – sont originaires de l’une de ces planètes. La quatrième, je crois. Ou peut-être la troisième. » Rees se gratta le menton. « Vraiment ? Ils ne devaient pas être bien nombreux. — Pourquoi ça ? — Question de place. Leur planète ne pouvait pas être bien grande, sans quoi la gravité les aurait écrasés. Le noyau d’étoile, là d’où je viens, ne mesure que cent mètres de diamètre, et il est presque entièrement creux, mais il a déjà une gravité en surface de cinq g. — Ah oui ? Eh bien, cette planète était beaucoup plus grande. Elle faisait…» Elle écarta les mains. « Plusieurs kilomètres de large. Et la gravité n’avait rien d’écrasant. Les choses étaient différentes. — En quoi ? — Je ne sais pas trop. Mais à mon avis, la gravité en surface ne devait pas dépasser les trois ou quatre g. » Il réfléchit à cette réponse. « Dans ce cas, qu’est-ce qu’un g ? Je veux dire, pourquoi lui avoir donné cette valeur-là ? Ni plus, ni moins ? » Jaen était sur le point de dire autre chose mais fronça les sourcils avec exaspération. « Je n’en ai pas la moindre idée, Rees. Par les Ossements, tu poses des questions tellement stupides, par moments ! Je suis presque tentée de ne pas te révéler ce qu’il y a de plus fascinant dans ce planétaire. — À savoir ? — Que le système était immense. La planète mettait pas loin d’un millier de tranches à décrire une orbite complète… et l’étoile centrale avait un diamètre de plus d’un million et demi de kilomètres ! » Il pesa cette affirmation. « Conneries », dit-il. Elle rit. « Qu’en sais-tu ? — Une étoile de cette taille ne pourrait pas exister. Elle imploserait, tout simplement. — Si tu le dis. » Elle lui sourit. « J’espère juste que tu seras aussi fort pour aller chercher des fournitures au bord du Radeau. Amène-toi. Grye nous a confié une liste de trucs à récupérer. — D’accord. » Emportant son matériel de nettoyage, il la suivit hors du bureau d’Hollerbach, non sans jeter un dernier regard au planétaire qui scintillait dans l’ombre sur son étagère. Plus d’un million et demi de kilomètres ? Ridicule, bien sûr. Et pourtant… Ils s’assirent côte à côte dans le bus ; les énormes pneus de l’engin gommaient le moindre cahot. Rees considéra les plaques hétéroclites du Radeau, les allées et venues pressées des gens qui vaquaient à des occupations dont la nature continuait à lui échapper. Les autres passagers restèrent sagement assis tout au long du trajet. Certains lisaient ; Rees ne s’habituait pas à cette tranquille démonstration d’alphabétisation. Il se surprit à soupirer. « Quoi encore ? » Il adressa un sourire désabusé à Jaen. « Désolé. C’est juste que… je suis là depuis si peu de temps, et j’ai l’impression d’avoir appris si peu de choses. » Elle fronça les sourcils. « Je croyais que Cipse et Grye te donnaient des cours de rattrapage ? — Eh bien, pas vraiment, admit-il. Je comprends leur point de vue, remarque. Moi non plus, je n’aimerais pas perdre mon temps à former un clandestin qu’on va renvoyer chez lui dans quelques tranches. » Elle se gratta le nez. « C’est peut-être ça. Pourtant, les deux se privent rarement de faire étalage de leurs connaissances devant moi. Tu poses des questions sacrément difficiles, tu sais ? Je crois qu’ils ont un peu peur de toi. — C’est ridicule… — Il faut voir les choses en face : la plupart de ces vieilles barbes ne savent pas grand-chose. Hollerbach, si. Et peut-être deux ou trois autres. Mais la plupart se contentent de suivre de vieux listings en priant pour que tout se passe bien. Regarde la manière dont ils réparent leurs instruments avec des bouts de bois et de ficelle… Ils seraient perdus s’ils se retrouvaient confrontés à quelque chose de totalement inattendu – ou si quelqu’un leur posait une question sous un angle inédit. » Rees rumina cette remarque et songea à quel point sa vision des scientifiques avait changé depuis son arrivée sur le Radeau. Il les considérait désormais comme de simples mortels, pareils à lui, s’efforçant d’y voir clair dans un monde de plus en plus obscur. « Ça ne fait guère de différence de toute façon, avoua-t-il. Chaque fois que j’ouvre les yeux, je vois de nouvelles questions sans réponse. Par exemple, sur chacun des livres de nombres de Cipse, on voit écrit IBM. Qu’est-ce que ça veut dire ? » Elle rit. « Là, tu me poses une colle. C’est peut-être en rapport avec l’origine de ces livres. Ils viennent du Vaisseau, tu sais. » L’intérêt du jeune homme grimpa d’un cran. « Du Vaisseau ? J’ai entendu tellement d’histoires à ce sujet que je me demande ce qu’il faut croire. — À ce que je sais, il y a vraiment eu un Vaisseau. Il a été mis en pièces pour constituer la base du Radeau. » Rees réfléchissait. « Et ces livres auraient été imprimés par l’Équipage d’origine ? » Jaen hésita, approchant visiblement des limites de ses connaissances. « Non. Par les générations suivantes. Le premier Équipage conservait son savoir dans une sorte de machine. — Quelle machine ? — J’en sais rien. Peut-être une machine parlante, comme les bus. Mais je crois qu’il s’agissait plutôt d’une sorte d’enregistreur. Elle était capable d’exécuter toutes sortes de calculs complexes. — Comment ? — Rees, soupira lourdement la jeune femme, si je le savais, j’en construirais une. D’accord ? Bref, au fil du temps, la machine s’est mise à tomber de plus en plus souvent en panne, au point que l’équipage a eu peur qu’elle ne puisse plus continuer ses calculs. Alors, avant qu’elle ne rende l’âme, il lui ont fait imprimer tout ce qu’elle savait. Y compris un ancien type de tables, appelées "logarithmes", pour nous aider à calculer. C’est ce que Cipse t’a fait porter à la Passerelle. Peut-être que tu apprendras à te servir des logarithmes, un de ces jours. — Oui, peut-être. » Le bus émergea de la forêt de câbles ; Rees plissa des yeux dans la lumière crue de l’étoile suspendue au-dessus du Radeau. « Tu comprends ce que fait Cipse, au moins ? lui disait sa compagne. — Je crois, répondit-il doucement. C’est un navigateur. Son travail consiste à déterminer où doit se rendre le Radeau. » Elle acquiesça. « Pour sortir de la trajectoire des étoiles qui tombent des bords de la Nébuleuse, oui. » Elle indiqua du pouce la sphère aveuglante au-dessus d’eux. « Comme celle-ci. Sur la Passerelle, on suit l’approche de chaque étoile afin de pouvoir déplacer le Radeau avant qu’il ne soit trop tard. Nous ne devrions plus tarder à le faire, d’ailleurs… C’est un sacré spectacle. J’espère que tu le verras. Tous les arbres qui s’inclinent à l’unisson, le vent qui balaye le pont… Et si je réussis mon examen, je ferai partie de l’équipe de déplacement. — Tant mieux pour toi », lâcha-t-il aigrement. Soudain grave, Jaen lui tapota le bras. « Ne perds pas espoir, mineur. Tu n’es pas encore expulsé du Radeau. » Rees lui sourit, et ils achevèrent leur trajet en silence. Le bus atteignit les limites du puits de gravité du Radeau. Le bord se profila comme une lame contre le ciel, puis le véhicule s’immobilisa lentement auprès d’un grand escalier. Les deux jeune gens rejoignirent les passagers qui faisaient la queue devant un distributeur. Un employé maussade surveillait la machine, se découpant à contre-jour sur le ciel ; Rees lui trouva une allure vaguement familière. Le distributeur se présentait comme un bloc irrégulier de deux fois la taille d’un homme, pourvu d’orifices s’ouvrant dans son capot autour d’un panneau de contrôle qui rappelait celui des Taupes. De l’autre côté, un museau semblable à une énorme gueule plongeait dans l’atmosphère de la Nébuleuse ; Rees, qui avait appris que la machine puisait ses matières premières dans l’air épais, l’imaginait sans peine prenant de grandes respirations entre ces lèvres métalliques. Jaen lui glissa à l’oreille : « Ça fonctionne avec un mini trou noir, tu sais ? » Il sursauta. « Un quoi ? » Elle sourit. « Tu ne connais pas ? Je t’expliquerai plus tard. — Ça t’amuse, hein ? » siffla-t-il. Hors du couvert de la forêt volante, la chaleur de l’étoile se faisait pesante. Rees sentit des filets de sueur lui couler dans les yeux ; il cligna des paupières et se retrouva à contempler la nuque épaisse de l’homme qui le précédait. La chair hérissée de poils noirs luisait au ras du col. L’autre leva vers l’étoile un large visage au nez camus. « Foutue chaleur, grommela-t-il. Je me demande bien pourquoi on reste plantés là-dessous. Mith devrait remuer son gros cul et faire quelque chose, non ? » Il adressa un regard inquisiteur à Rees. Qui lui retourna un sourire hésitant. L’homme le dévisagea bizarrement avant de se détourner. Après quelques minutes accablantes, la queue finit par s’éclaircir à mesure que les passagers redescendaient l’escalier chargés de sachets de nourriture, d’eau et autres fournitures. Sous la surveillance de l’employé maussade, Rees et Jaen s’avancèrent devant la machine ; Jaen composa sur le panneau de contrôle l’un des codes d’enregistrement des scientifiques, puis une séquence complexe détaillant ce qu’ils venaient chercher. Rees s’émerveilla de la vitesse à laquelle ses doigts volaient sur le clavier – encore une compétence qu’il n’aurait sans doute jamais l’occasion d’acquérir… Il prit conscience que l’employé le dévisageait avec un sourire sarcastique – assis sur un tabouret, les bras croisés, des bandes noires cousues sur sa combinaison miteuse. « Tiens, tiens, dit-il lentement. Mais c’est notre rat de mine ! — Salut, Gover, dit Rees en se raidissant. — Encore à faire le larbin pour ces vieux gâteux de la Science, hein ? J’aurais cru qu’on t’avait balancé dans la cheminée depuis longtemps. Vous autres, rats de mine, n’êtes bons qu’à ça…» Rees serra les poings, ses muscles si tendus qu’ils en devenaient douloureux. « Toujours le même salopard, hein, Gover ? remarqua sèchement Jaen. Te faire virer de la Science n’a pas amélioré ton caractère. » L’interpellé dévoila des dents jaunes. « Je suis parti tout seul. Je n’allais pas continuer à perdre mon temps auprès de ces vieux gâteux. Au moins, dans l’Infrastructure, je fais quelque chose d’utile. J’apprends un vrai métier. » La jeune femme planta les poings sur ses hanches. « Sans les scientifiques, le Radeau aurait sombré depuis des générations. » Gover renifla, avec une expression d’ennui. « Bien sûr. Si ça t’amuse de le croire. — C’est la vérité. — Autrefois, peut-être. Mais aujourd’hui ? Pourquoi ne sommes-nous pas déjà hors de portée de cette étoile, dans ce cas ? » Jaen prit une inspiration rageuse… puis hésita, faute de réponse toute prête. Gover ne parut pas prêter attention à cette petite victoire. « Peu importe. Crois ce que tu veux. Nous qui faisons vraiment tourner ce Radeau – l’Infrastructure, les forestiers, les charpentiers et les métallos –, nous finirons bien par nous faire entendre. Et ce sera le commencement de la fin pour tous les parasites. » La jeune femme fronça les sourcils. « Qu’est-ce que c’est censé vouloir dire ? » Mais l’autre se détournait déjà, un sourire cynique aux lèvres. Dans leur dos, une voix gronda : « Bon, vous avez fini, tous les deux ? » Comme ils regagnaient le bus avec leurs plateaux de fournitures, Rees demanda : « Et s’il disait vrai ? Si les scientifiques, les officiers, ne… n’étaient plus autorisés à travailler ? » Jaen frissonna. « Ce serait la fin du Radeau. Mais je connais Gover. Il voulait seulement se donner de l’importance, nous faire croire qu’il a trouvé sa place dans l’Infrastructure. Il a toujours été comme ça. » Rees fronça les sourcils. Peut-être bien, se dit-il. Mais Gover avait paru drôlement sûr de lui. Quelques tranches plus tard, Hollerbach convoqua Rees. Ce dernier marqua une pause devant le bureau du scientifique en chef, le temps de prendre plusieurs grandes respirations. Il avait l’impression de se tenir en équilibre au bord du Radeau ; les moments qui allaient suivre risquaient de décider du reste de sa vie. Redressant les épaules, il pénétra dans le bureau. Hollerbach était penché sur des papiers à la lumière d’un globe. Il fronça les sourcils à son approche. « Hein ? Qui est là ? Oh, c’est vrai, le jeune mineur. Entre, entre donc. » Il lui indiqua un siège devant son bureau, puis se renversa en arrière dans son fauteuil, ses bras maigres croisés derrière la nuque. La lumière au-dessus du bureau creusait profondément ses yeux. « Vous avez demandé à me voir… — Eh oui. » Hollerbach regarda Rees bien en face. « On m’a rapporté que tu avais fait du bon travail entre nos murs. Tu ne rechignes pas à l’ouvrage, ce qui devient rare… Sois donc remercié pour ce que tu as fait. Toutefois, poursuivit-il doucement, un autre arbre d’approvisionnement vient d’être chargé et se prépare à partir pour la Ceinture. À la prochaine tranche. Il faut que je décide si tu le prendras ou non. » Rees fut parcouru d’un frisson ; il lui restait peut-être une chance de gagner sa place ici. Anticipant une sorte de test, il repassa hâtivement en revue les bribes de savoir qu’il avait acquises. Hollerbach se leva de son fauteuil et arpenta la pièce. « Tu sais que nous sommes déjà en surpopulation, dit-il. Et nous avons… quelques soucis avec les distributeurs. Des problèmes qui ne risquent pas de s’arranger. D’un autre côté, depuis que j’ai renvoyé cet incapable de Gover, j’ai une place vacante au labo. Mais je ne peux pas te la confier… à moins que ce ne soit vraiment justifié. » Rees attendit. Le vieux scientifique fronça les sourcils. « Tu gardes tes opinions pour toi, hein, mon garçon ? Très bien… Si tu avais la possibilité de me poser une dernière question maintenant, avant de nous quitter, une question à laquelle je te garantirais de répondre le plus complètement possible, que voudrais-tu savoir ? » Rees sentit son cœur cogner contre ses côtes. C’était donc son test, le moment de vérité à bord du Radeau – mais il prenait une forme tellement inattendue ! Une seule question ! Quelle était la clef qui saurait déverrouiller les secrets contre lesquels il se heurtait comme une ricochette contre un globe lumineux ? Les secondes s’égrenaient ; Hollerbach le dévisageait sans ciller, ses mains fines pressées en éventail sur ses joues. Finalement, presque d’instinct, Rees demanda : « Qu’est-ce qu’un g ? » Hollerbach fronça les sourcils. « Explique-toi. » Le jeune mineur serra les poings. « Nous vivons dans un univers en proie à de puissants champs de gravité qui se modifient sans arrêt. Pourtant, nous avons une unité d’accélération gravitationnelle standard… le g. Pourquoi ? Et pourquoi lui avoir donné cette valeur précise ? » Le scientifique hocha la tête. « Qu’en penses-tu, toi ? — Je crois que le g est en relation avec l’endroit d’où l’homme est originaire. C’était sans doute un endroit assez vaste, où la gravité était stable et avait une valeur d’un g. Ce serait donc devenu la référence. Mais à ma connaissance, il n’existe aucun endroit pareil – pas même à bord du Radeau. À moins qu’il n’y ait eu autrefois un gigantesque Radeau, qui aurait été détruit…» Hollerbach sourit ; la peau se tendit sur ses mâchoires osseuses. « C’est plutôt bien raisonné… Imagine que je te dise qu’un tel endroit n’existe pas dans cet univers ? » Rees réfléchit à la question. « Dans ce cas, je dirais que l’homme vient probablement d’autre part. — En es-tu certain ? — Bien sûr que non. Il me faudrait d’abord m’en assurer, réunir davantage de preuves. » Le vieil homme haussa les sourcils. « Mon garçon, il y a plus de méthode scientifique dans ta petite tête que chez la totalité de mes soi-disant assistants. — D’accord, mais quelle est la réponse ? » Hollerbach rit. « Tu es vraiment un cas, tu sais ? Plus préoccupé de comprendre que de savoir ce que tu vas devenir… Très bien, je vais te répondre. Tu avais vu juste. L’homme n’appartient pas à cet univers. Nous sommes arrivés ici à bord d’un Vaisseau. Nous avons franchi quelque chose appelé l’Anneau de Bolder, qui est une sorte de portail. Quelque part dans le cosmos, de l’autre côté de l’Anneau, se trouve le monde d’où nous venons. C’est une planète, en fait, une sphère et non un Radeau, de près de treize mille kilomètres de diamètre. Et sa gravité en surface est très exactement d’un g. » Rees fronça les sourcils. « Dans ce cas, elle doit être faite d’une sorte de gaz. » Hollerbach prit le planétaire sur son étagère et étudia les planètes miniatures. « Non, c’est une boule de fer. Mais ici… elle ne pourrait pas exister. La gravité est la clef de cet endroit absurde où nous avons échoué, vois-tu ? Elle est un milliard de fois plus forte que dans notre univers d’origine. Ici, notre planète natale aurait une gravité en surface d’un milliard de g – si elle n’implosait pas sur-le-champ. Et la mécanique céleste est ridicule. Notre monde natal met plus de mille tranches à décrire une orbite autour de son étoile. Ici, il lui suffirait de dix-sept minutes ! » Rees, nous ne pensons pas que l’Équipage ait jamais eu l’intention de conduire le Vaisseau ici. C’était probablement un accident. Dès sa soumission à cette gravité accrue, le Vaisseau a commencé à s’effondrer. Notamment les éléments qui assuraient sa propulsion. Nos ancêtres se sont sans doute vus tomber à travers la Nébuleuse, comprenant à peine ce qui leur arrivait, cherchant frénétiquement un moyen de rester loin du Cœur…» Rees repensa à l’implosion de la fonderie et une scène se dessina dans son imagination… … des gens qui courent à travers les couloirs de leur Vaisseau en détresse, de la fumée noyant les passages dans la chaleur des flammes. L’air brut de la Nébuleuse qui s’infiltre dans les cabines par les fissures de la coque, et l’Équipage qui aperçoit au-dehors des arbres volants, d’immenses baleines sombres, des choses totalement différentes de tout ce qu’il a pu connaître jusque-là… « Les Ossements savent comment ils ont réussi à s’en sortir pendant les premières tranches. Mais ils ont survécu. Ils ont dompté les arbres. Ils ont pu échapper à l’attraction du Cœur. Et peu à peu, les hommes se sont répandus dans la Nébuleuse… vers la Ceinture et au-delà… — Quoi ? » Rees fut aussitôt ramené à l’instant présent. « Mais je pensais que vous me racontiez comment les gens du Radeau étaient arrivés ici… Je croyais que les mineurs et les autres… — … venaient d’ailleurs ? » Hollerbach eut un sourire las. « Il est plus confortable pour nous de le croire, avec les avantages dont nous bénéficions à bord du Radeau… Mais en réalité, tous les hommes de la Nébuleuse proviennent du même Vaisseau. Eh oui, même les Osseux. En fait, ce mythe d’une origine différente nous fait sans doute beaucoup de mal. Nous devrions nous reproduire les uns avec les autres, afin d’élargir le capital génétique à notre disposition…» Rees médita ce qu’il venait d’apprendre. En y réfléchissant, il trouvait bien des points communs évidents entre la vie à bord du Radeau et dans la Ceinture. Mais les différences tout aussi frappantes, la dureté de la vie là d’où il venait, l’emplirent bientôt d’une colère sourde. Pourquoi, par exemple, la Ceinture ne disposait-elle pas de son propre distributeur ? Puisqu’ils avaient des origines communes, les mineurs y avaient certainement droit au même titre que les occupants du Radeau… Il aurait le temps de s’en préoccuper plus tard. Il s’efforça de se concentrer sur ce que disait Hollerbach : «… Je serai franc avec toi, jeune homme. Nous savons que la Nébuleuse n’en a plus pour longtemps. Et à moins de trouver une solution, nous non plus. — Que va-t-il se passer ? L’air va-t-il devenir irrespirable ? » Hollerbach reposa délicatement le planétaire. « Sans doute. Mais bien avant, les étoiles s’éteindront. Il fera sombre, et froid… et les arbres se mettront à tomber. » Nous n’aurons plus rien pour nous stabiliser. Nous basculerons vers le Cœur, et ce sera notre fin. Une sacrée chute… » Si nous voulons éviter cette chute, Rees, il nous faut des scientifiques. Des jeunes, des esprits curieux qui trouvent un moyen de nous sortir de ce piège. Ce ne sont pas les connaissances qui font le bon scientifique, jeune homme, mais les questions qu’il se pose. Je crois que tu as ça en toi. Enfin, peut-être…» Rees se sentit rougir. « Autrement dit, je peux rester ? » Hollerbach renifla. « Seulement à l’essai, hein ? Aussi longtemps que je le juge utile. Et il va falloir te donner une véritable instruction. Tâche d’insister un peu plus auprès de Grye, veux-tu ? » Le vieux scientifique regagna son bureau d’un pas traînant et se laissa retomber dans son fauteuil. Il sortit ses lunettes de sa poche, les planta sur son nez et se pencha de nouveau sur ses papiers. Il leva les yeux vers Rees. « Autre chose ? » Rees ne put s’empêcher de sourire. « Puis-je poser une dernière question ? » Hollerbach fronça les sourcils, agacé. « Si c’est indispensable… — Parlez-moi des étoiles. De l’autre côté de l’Anneau de Bolder. Font-elles vraiment un million et demi de kilomètres de large ? » Le vieil homme abandonna son expression renfrognée pour un demi-sourire. « Oui. Certaines sont même beaucoup plus grandes ! Elles sont très éloignées les unes des autres, dans un ciel immense, quasiment vide. Et au lieu de vivre mille tranches, comme les malheureux spécimens que nous connaissons ici, elles durent plusieurs milliers de milliards de tranches ! » Rees tâcha de se représenter une telle splendeur. « Mais… comment ? » Hollerbach entreprit de le lui expliquer. 5. Après son entrevue avec Hollerbach, Rees fut conduit par Grye dans un dortoir. Impressionné malgré lui par ce vaste bâtiment plat, à même de loger une cinquantaine de personnes, il suivit timidement le pompeux scientifique entre deux rangées de matelas. Auprès de chacun se trouvait une commode, ainsi qu’une tringle où suspendre quelques habits, aussi le jeune homme fixait-il avec curiosité les rares objets personnels traînant par terre ou sur les commodes – peignes et rasoirs, petits miroirs, trousse de couture, çà et là des photos de familles, de compagnes ou de compagnons. Un jeune homme – un autre apprenti scientifique, à en juger par les galons cramoisis de sa combinaison – était étendu sur son lit. Il haussa ses sourcils étroits devant l’apparence négligée de Rees, mais lui adressa néanmoins un signe de tête amical. Le nouveau venu lui retourna la politesse, les joues en feu, puis s’empressa de rattraper Grye. Il se demanda quel était cet endroit. La cabine de Pallis – qui l’hébergeait depuis son arrivée – lui avait paru d’un luxe inimaginable au regard de la vie de la Ceinture, et sans être du même acabit, ce dortoir semblait manifestement destiné aux membres d’une catégorie privilégiée. Peut-être allait-on lui demander de le nettoyer et dormirait-il à proximité… Ils parvinrent devant un matelas nu ; la commode voisine était vide. Grye indiqua l’ensemble d’un geste vague. « Bon, je suppose que ça conviendra. » Il tourna les talons et repartit en sens inverse. Rees, confus, fit mine de le suivre. Grye se retourna face à lui. « Par les foutus Ossements, mon gars, qu’est-ce qui ne va pas chez toi ? Il te faut un dessin ? — Pardon, mais je… — Là. » Grye lui indiqua le matelas en s’adressant à lui lentement, distinctement, comme à un enfant. « Tu dormiras ici à partir de maintenant. Faut que je te l’écrive, ou quoi ? — Non… — Tu n’auras qu’à ranger tes effets personnels dans cette commode. — Je n’ai pas d’… — Va te chercher des couvertures au magasin. Les autres t’indiqueront où c’est. » Sur quoi, ignorant le regard perdu que lui lançait Rees, il s’empressa de quitter le dortoir et de retourner à ses affaires. Le jeune homme s’assit sur le matelas – moelleux et propre – et passa le doigt sur les lignes solides de la commode. Sa commode. Il inspira profondément et sentit une chaleur se répandre sur son visage. Oui, c’étaient sa commode, son matelas – sa place à bord du Radeau. Il était parvenu à faire son trou. Il demeura assis là pendant plusieurs heures, indifférent aux regards amusés des autres occupants du dortoir. Savourer ce sentiment de calme, de sécurité, en anticipant les cours du lendemain, voilà qui suffisait à son bonheur… « Alors, tu as réussi à rouler le vieil Hollerbach ? » Ces paroles l’arrachèrent à sa léthargie ; levant la tête, il découvrit les traits fins et cruels du cadet qu’il avait maté à l’extérieur de la Passerelle – il chercha à se rappeler son nom… Doav ? « Comme si ça ne suffisait pas de nous entasser dans ce taudis ! Il faut encore le partager avec ce genre de rat…» Il plongea en lui-même et n’y trouva qu’une acceptation pleine de sang-froid. Ce n’était pas le moment de se battre. Il regarda Doav droit dans les yeux, sourit lentement et lui adressa un clin d’œil. L’autre ricana, puis rejoignit un lit non loin de là. Dans un concert de bruits et de claquements de tiroirs, il ramassa ses affaires et les déménagea à l’autre bout du dortoir. Plus tard, l’apprenti qui l’avait salué à son arrivée passa nonchalamment devant la couche de Rees. « Ne t’occupe pas de lui. Tout le monde n’est pas comme ça. » Le jeune homme le remercia, appréciant le geste. Mais il remarqua aussi que l’autre ne rapprocha pas ses affaires des siennes, et, à mesure que la tranche se déroulait, il devint vite évident que son lit constituait un îlot de solitude entouré d’une mer de places vides. Il s’allongea sur son matelas nu, étendit les jambes et sourit, sans s’inquiéter le moins du monde. En théorie, apprit Rees, le Radeau constituait une société sans classes. Les rangs des scientifiques, officiers et autres étaient ouverts à chacun, quelle que soit sa naissance, selon son mérite et les disponibilités. Ces rangs s’inspiraient du rôle de l’Équipage du Vaisseau semi-légendaire ; plus que le pouvoir ou la position, ils dénotaient la fonction et l’utilité. Ainsi, les officiers ne formaient pas une classe dirigeante ; au contraire, ils servaient les autres, portant le fardeau de la gestion quotidienne de l’ordre social et des infrastructures. Dans cette perspective, le capitaine était le dernier d’entre les derniers puisque c’était sur ses épaules que pesait la plus lourde charge. Du moins était-ce ainsi que l’on présentait les choses. Rees, dont l’expérience de la société humaine se limitait à l’environnement impitoyable de la Ceinture, voulut croire ce qu’on lui enseignait de manière si solennelle, aussi mit-il la cruauté dédaigneuse de Doav et des autres sur le compte de l’immaturité. Mais, à mesure que s’élargissait le cercle de ses connaissances, et avec lui sa maîtrise du système, il se forma un tableau sensiblement différent. Certes, une jeune personne issue d’une autre classe pouvait en théorie intégrer les rangs des officiers. Mais cela n’arrivait jamais, curieusement. Écartées du pouvoir par une direction héréditaire, les autres classes veillaient à assurer leurs propres capacités de nuisance. L’Infrastructure, par exemple, avait noyé les détails de ses techniques dans un mystère accessible aux seuls initiés ; et sans l’influence modératrice de ses dirigeants emblématiques – des gens comme Decker, l’ami de Pallis –, ses personnels auraient exercé leur pouvoir pour couper l’approvisionnement en eau et en nourriture, boucher les égouts intégrés au pont ou empêcher la bonne marche du Radeau de cent façons. Même les scientifiques, dont la poursuite du savoir constituait la raison d’être, n’étaient pas au-dessus de ces rivalités mesquines. Les scientifiques étaient indispensables à la survie de tous. Lorsqu’il s’agissait de déplacer le Radeau, de contrôler une épidémie ou de repenser l’organisation de pans entiers de la société, leur bagage et leur rationalité devenaient essentiels. Et sans la tradition qu’ils entretenaient – tradition expliquant le fonctionnement de l’univers et la manière dont on parvenait à y vivre –, le tissu social et technique du Radeau se serait désintégré. En définitive, ce n’était pas son orbite autour du Cœur qui maintenait le Radeau à flot, conclut Rees, mais la perpétuation du savoir humain. Les savants détenaient donc une responsabilité vitale presque sacrée. Pourtant, cela ne les empêchait nullement d’exploiter leurs précieuses connaissances à leur avantage, sans plus de scrupules que les ouvriers de Decker condamnant un égout. Les scientifiques avaient pour devoir d’instruire tous les apprentis, quelle que soit leur classe, et ils s’en acquittaient – jusqu’à un certain point. Mais seuls les apprentis de la Science, tels que Rees, obtenaient davantage que les faits bruts et accédaient aux ouvrages et aux instruments anciens… On gardait la connaissance avec un soin jaloux. Et seuls les proches des scientifiques possédaient une véritable compréhension des origines de l’homme, voire de la nature du Radeau et de la Nébuleuse. En écoutant les conversations au réfectoire ou dans la queue devant les distributeurs, Rees en vint peu à peu à comprendre que la plupart des gens se préoccupaient de leur prochaine portion de nourriture ou de l’issue de rencontres sportives absurdes davantage que de la question plus générale de la survie de l’espèce. Comme si la Nébuleuse était éternelle, comme si le Radeau était fixé sur une colonne d’acier, en sécurité pour l’éternité ! Les masses étaient ignorantes, abusées par la mode, les tendances et les belles paroles des orateurs… même à bord du Radeau. Quant aux colonies humaines éloignées – la Ceinture minière et (peut-être) les mondes perdus, légendaires, des Osseux –, leur connaissance de l’histoire humaine et de la structure de l’univers se réduisait à des contes pour enfants. Rees était bien placé pour le savoir. Heureusement pour les savants, la plupart des apprentis des autres classes toléraient la situation. Les cadets officiers, en particulier, suivaient leurs cours avec un dédain affiché, visiblement impatients d’abandonner ces sujets austères afin de savourer le frisson de la vie, l’exercice du pouvoir. Même si la sagesse de leur politique ne convainquait guère le jeune homme, les scientifiques ne subissaient donc aucune contestation. Le Radeau lui-même, quoique encore confortable et bien fourni par rapport à la Ceinture, subissait régulièrement certaines pénuries. Le mécontentement enflait car la plupart des gens ne disposaient pas des éléments nécessaires pour apprécier la contribution (plus ou moins) sincère des classes privilégiées à leur bien-être. De fait, ces classes se trouvaient plus souvent qu’à leur tour la cible d’un ressentiment diffus. La situation était explosive. D’autant que l’asservissement du savoir entraînait un autre effet pervers. Transformer les faits en objets précieux leur conférait une dimension sacrée, immuable. Ainsi, les scientifiques penchés sur leurs vieux listings en psalmodiant des bribes de connaissances remontant au Vaisseau et à son Équipage, sans voir plus loin (en auraient-ils seulement été capables ?) que leurs pages jaunies, n’envisageaient même pas qu’elles puissent – hérésie suprême – contenir des imprécisions ou des erreurs ! En dépit de ses doutes et de ses interrogations, les tranches qui suivirent son admission furent pour Rees les plus heureuses de sa vie. En tant qu’apprenti à part entière, il n’avait plus à se contenter des livres d’images que Grye lui prêtait à contrecœur ; il pouvait désormais suivre les cours avec les autres et apprendre d’une façon cohérente et régulière. Il passait son temps libre à dévorer des ouvrages et des photos. Jamais il n’oublierait ce vieux cliché, retrouvé dans un classeur, de la bordure bleue de la Nébuleuse. Bleue ! La couleur magique avait empli ses yeux, aussi claire et fraîche qu’il l’avait toujours imaginée. Au début, le fait de devoir suivre l’enseignement des apprentis les plus jeunes l’embarrassa, mais ses progrès rapides, qui lui valurent l’admiration réticente de ses tuteurs, lui permirent bientôt de combler son retard et d’assister aux cours d’Hollerbach en personne. Le style professoral du vieux scientifique était à son image – alerte et fascinant. Écartant les textes jaunis et les photos anciennes, il encourageait ses élèves à réfléchir par eux-mêmes, soulignant du geste et de la voix les concepts qu’il décrivait. Une fois, il leur demanda à chacun de fabriquer un pendule – simple morceau de métal suspendu au bout d’une ficelle – puis de mesurer ses oscillations à l’aune de l’usure d’une chandelle. Rees accrocha son pendule, limita ses balancements à quelques degrés, selon les instructions de son professeur, et compta ses oscillations. Quelques rangées plus loin, Doav exécutait nonchalamment l’expérience ; dès qu’Hollerbach avait le dos tourné, le cadet relançait son pendule du bout du doigt en affectant un ennui profond. Les élèves ne mirent guère de temps à établir que la période de balancement dépendait seulement de la longueur de la ficelle – indépendamment de la masse du pendule. Ce simple fait parut merveilleux à Rees (d’autant plus qu’il l’avait découvert seul), aussi traîna-t-il encore dans le petit labo de longues heures après la fin des cours, à pousser l’expérience en testant différents poids, diverses amplitudes d’oscillation. Une surprise les attendait au cours suivant. Hollerbach fit son entrée, dévisagea ses élèves, leur ordonna de ramasser les supports à cornue auxquels ils avaient accroché leurs pendules et leur fit signe de le suivre. Enfin il tourna les talons et ressortit. Tous le suivirent nerveusement, pendules à la main, sauf Doav qui levait les yeux au ciel d’un air agacé. Le vieux scientifique les entraîna sur une distance respectable, au bout d’une avenue bordée d’arbres. Le ciel était dégagé ce jour-là, et la lueur des étoiles mouchetait les plaques du pont. En dépit de son âge, Hollerbach possédait une bonne foulée, si bien que, lorsqu’il fit halte, quelques mètres après l’orée de la forêt volante, Rees soupçonna que ses jeunes mollets ne devaient pas être les seuls à souffrir. Il jeta un regard curieux autour de lui, cillant dans la clarté stellaire. Depuis le début de son instruction, il n’avait guère eu l’occasion de venir jusque-là, et l’inclinaison apparente du pont riveté sous ses pieds avait quelque chose d’étrange. Solennel, Hollerbach s’assit en tailleur et leur fit signe de l’imiter avant de fixer une série de bougies sur le pont. « Et maintenant, mesdames et messieurs, tonna-t-il, je souhaite vous voir reproduire l’expérience de notre dernier cours. Installez vos pendules. » Quelques grognements de protestations diffus s’élevèrent dans les rangs, sans toutefois parvenir aux oreilles du vieil homme. Les élèves se mirent au travail tandis qu’il se relevait pour faire les cent pas. « N’oubliez pas que vous êtes des scientifiques, rappela-t-il. Vous êtes ici pour observer, non pour juger. Votre but doit être de mesurer et de comprendre…» Rees obtint des résultats… étranges. Tandis que les bougies fondaient, il les vérifia soigneusement en répétant ses calculs. Finalement, Hollerbach réclama l’attention générale. « Vos conclusions, s’il vous plaît ? Doav ? » Le jeune homme entendit le cadet soupirer. « Aucune différence, lâcha Doav d’une voix traînante. La courbe de résultats est la même que la dernière fois. » Rees fronça les sourcils. C’était faux : les périodes qu’il avait mesurées étaient supérieures à celles de la veille – pas de beaucoup, certes, mais tout de même. Le silence s’éternisa. Doav s’agita, mal à l’aise. Puis Hollerbach le houspilla longuement. Rees réprima un sourire tandis que le vieux scientifique fulminait contre la nonchalance du cadet, son étroitesse d’esprit, sa paresse, son indignité à porter le galon doré. Lorsqu’il en eut fini, l’autre avait les joues en feu. « La vérité, maintenant », marmonna Hollerbach, hors d’haleine. « Baert ?…» L’apprenti en question donna une réponse conforme aux constatations de Rees. « Que peut-on en conclure ? En quoi les conditions de l’expérience ont-elles changé ? » Les élèves réfléchirent, suggérèrent un effet de la lumière stellaire sur les pendules, l’imprécision des mesures (la flamme des bougies vacillait beaucoup plus à l’extérieur que dans le labo) et plusieurs autres pistes. Hollerbach les écouta gravement, hochant la tête à l’occasion. Rien de tout cela ne semblait très convaincant. Rees contemplait son pendule en lui ordonnant mentalement de livrer ses secrets. Jusqu’à ce que Baert se risque à demander : « Et si c’était la gravité ? — Oui ? » l’encouragea le vieux scientifique en haussant les sourcils. Baert était un grand dégingandé ; il frotta son menton étroit d’un air mal assuré. « On est un peu plus loin du centre de gravité du Radeau ici, non ? La gravité doit donc peser moins fortement sur le pendule…» Hollerbach ne le quittait pas des yeux, mais gardait le silence. Rougissant, Baert poursuivit néanmoins : « C’est la gravité qui fait osciller le pendule. Elle pèse sur lui. Donc, une gravité moindre se traduit par une période de balancement plus longue… Ça semble correct, non ? » Le vieux scientifique pencha la tête d’un côté, puis de l’autre. « Disons que c’est un peu moins douteux que d’autres propositions que nous avons entendues. Mais dans ce cas, quelle est au juste la relation entre la force gravitationnelle et la période de balancement ? — Impossible à dire, bafouilla Rees. Il faudrait plus de données. — Voilà bien la première réflexion intelligente de cette tranche, approuva Hollerbach. Mesdames et messieurs, je vous suggère donc de vous mettre en quête de données supplémentaires. Faites-moi savoir quand vous aurez trouvé quelque chose. » Sur quoi, sans la moindre hésitation, il les planta là. Les élèves se remirent au travail avec des degrés d’enthousiasme variables. Rees se lança dans la recherche avec détermination et consacra les tranches suivantes à sillonner le pont, armé de son pendule, d’un calepin et d’une brassée de bougies. Il calcula les périodes d’oscillation, en prit scrupuleusement note, traça des échelles logarithmiques et observa avec soin les différents angles que formait le plan de balancement du pendule avec la surface, ce qui lui permit de constater que la verticale locale changeait d’un point du Radeau à l’autre. Ensuite, il étudia les lentes oscillations incertaines du pendule à l’extrême bord du Radeau. En fin de compte, il alla trouver Hollerbach avec ses résultats. « Je crois avoir compris, annonça-t-il avec hésitation. La période du pendule est proportionnelle à la racine carrée de sa longueur… et inversement proportionnelle à la racine carrée de l’accélération due à la gravité. » Le vieux scientifique n’émit aucun commentaire ; ses mains tavelées en éventail devant son visage, il dévisageait son élève d’un air sévère. Rees finit par bredouiller : « C’est bien ça ? » L’autre parut déçu. « Tu apprendras, mon garçon, que dans notre domaine il n’existe pas de bonnes réponses. Il n’y a que de bonnes hypothèses. Tu as émis une prédiction empirique. Très bien. Maintenant, il te reste à la confronter aux théories que tu as apprises. » Le jeune homme gémit sous cape. Mais il se retira et fit ce qu’on lui demandait. Plus tard, il rapporta à Hollerbach ses découvertes concernant la force et la direction du champ gravitationnel du Radeau. « Le champ varie de manière assez complexe, avoua-t-il. J’ai cru d’abord qu’il suffirait de le diviser par le carré de la distance au centre du Radeau, mais les résultats montrent que c’est faux… — La loi de la division par le carré de la distance ne concerne que les masses ponctuelles, ou les objets parfaitement sphériques. Pas une masse en forme de soucoupe, comme le Radeau. — Dans ce cas, que faut-il… ? » Hollerbach se contenta de le dévisager. « Je sais, soupira Rees. Je n’ai qu’à y retourner et à trouver moi-même. C’est ça ? » Cela lui prit plus longtemps que le problème du pendule. Il dut apprendre à intégrer en trois dimensions… à se servir des forces vectorielles et des surfaces équipotentielles… ainsi qu’à établir des estimations approximatives cohérentes. Mais il le fit. Et quand il eut terminé, on lui soumit un autre problème. Puis un autre, et un autre… Il n’y avait pas que le travail, heureusement. Une fois, Baert, avec lequel Rees avait noué une sorte d’amitié fragile, lui offrit une place pour un spectacle appelé le Théâtre de Lumière. « À vrai dire, ce n’est pas toi que j’avais espéré inviter, lui avoua Baert en grimaçant. La personne que j’avais en tête était un peu plus… mignonne… Mais je ne veux pas rater le spectacle, ni gâcher un ticket. » Rees le remercia, retournant le carton entre ses mains. « Le Théâtre de Lumière ? De quoi s’agit-il ? De quel genre de spectacle ? — On ne doit pas trouver beaucoup de théâtres dans la Ceinture, hein ? Ma foi, si tu n’en as pas encore entendu parler, tu verras bien…» Le théâtre était situé au-delà de la forêt à l’attache, aux trois quarts de la distance qui séparait le centre de la bordure. Un service de bus desservait les secteurs centraux du Radeau, mais Baert et Rees choisirent de marcher. Le temps qu’ils atteignent la palissade à hauteur d’homme qui bordait l’établissement, le pont semblait accuser une pente assez raide et la marche se transformait en ascension. À cet endroit, hors de la protection des arbres, la chaleur de l’étoile au-dessus du Radeau se faisait cruellement tangible et tous deux luisaient de sueur à leur arrivée. Baert se retourna péniblement et planta ses semelles sur le pont riveté. Il souriait. « Sacrée promenade, hein ? dit-il. Mais ça en vaut la peine. Tu as ton billet ? » Rees fouilla dans sa poche jusqu’à ce qu’il retrouve le précieux morceau de carton. Perplexe, il regarda Baert tendre les deux tickets au portier puis le suivit derrière une porte étroite. Le Théâtre de Lumière se présentait comme un ovale d’une cinquantaine de mètres dans son axe le plus long, lequel suivait la pente apparente du pont. Des gradins en barraient la partie supérieure. Rees et Baert s’installèrent à leurs places et Rees découvrit une petite scène, juchée sur pilotis de manière à reposer à l’horizontale locale – formant un angle, donc, par rapport à « l’inclinaison » du pont. Derrière la scène, en toile de fond spectaculaire, on pouvait voir le centre du Radeau, vaste plateau de métal surmonté de bâtiments cubiques et d’arbres tournoyants. Le théâtre se remplit rapidement. Rees estimait le nombre de places disponibles à une centaine, aussi réprima-t-il un frisson de malaise à l’idée d’une telle foule réunie en un même lieu. « Boissons ? » Il se retourna en sursaut. Une fille d’une beauté lumineuse se dressait près de son siège avec un plateau à la main. Il voulut lui rendre son sourire et formuler une réponse, mais il y avait quelque chose d’étrange dans sa posture… Elle se tenait parfaitement perpendiculaire au pont, sans effort ni la moindre gêne, comme insensible à l’inclinaison apparente. Rees en resta bouche bée. Tout son raisonnement soigneusement élaboré concernant le redressement illusoire du pont partait en fumée. En effet, si elle était droite, cela voulait dire qu’il se tenait incliné sans aucun appui pour son dos… Il bascula en arrière avec un cri étouffé. Pris de fou rire, Baert l’aida à se relever tandis que la fille, avec un sourire d’excuse, lui tendait un verre rempli d’un breuvage clair et sucré. Rees sentit ses joues flamboyer comme des étoiles. « Qu’est-ce que c’était que ce truc ? » Son ami parvint à réprimer son rire. « Désolé. Ça marche à tous les coups… J’aurais dû te prévenir. — Comment réussit-elle à se tenir comme ça ? » Son compagnon haussa ses épaules étroites. « Où serait le plaisir si je le savais ? Elle porte peut-être des chaussures à semelles aimantées. Le plus drôle, c’est que ce n’est pas la fille qui te fait tomber à la renverse… C’est le dérèglement de tes propres perceptions, la perte du sens de l’équilibre. — À mourir de rire…» Rees sirota son verre avec aigreur en regardant la fille s’éloigner dans le public. Son pas semblait agile, naturel, et il avait beau l’observer, il ne parvenait pas à comprendre par quel moyen elle conservait l’équilibre. Il eut bientôt d’autres exploits autrement plus spectaculaires à contempler. Tels ces jongleurs dont les massues s’envolaient et décrivaient des courbes improbables avant de retomber infailliblement dans la main de leur propriétaire. Il profita des applaudissements pour glisser à Baert : « On dirait de la magie. — Mais non, rétorqua l’autre. Simple question de physique, rien de plus. J’imagine que vous autres, mineurs, ne voyez pas ça tous les jours, hein ? » Rees fronça les sourcils. Sur la Ceinture, le temps manquait pour s’adonner au jonglage… et nul doute que ce spectacle était payé, même indirectement, par le travail des mineurs. Il examina discrètement le reste de l’assistance. On voyait beaucoup de galon doré ou cramoisi, peu de noir ou d’autres couleurs. Uniquement les classes supérieures ? Il refoula à grand-peine une bouffée d’amertume et tourna son attention vers la scène. L’heure du clou du spectacle approchait. On dressa un trampoline sur la scène ; la foule se tut. Un instrument à vent se mit à jouer une mélodie plaintive, tandis qu’un homme et une femme en justaucorps faisaient leur entrée. Ils s’inclinèrent devant le public, grimpèrent sur le trampoline et, ensemble, commencèrent à sauter sous les étoiles. Au début, ils se contentèrent de figures toutes simples – saltos et autres rotations lentes et gracieuses –, agréables à l’œil, mais guère spectaculaires. Puis les deux acrobates frappèrent le trampoline simultanément, rebondirent très haut, se rejoignirent au sommet de leur arc et, sans se toucher, tournèrent l’un autour de l’autre de manière à ce que chacun se retrouve éjecté au loin. Baert étouffa une exclamation. « Comment peuvent-ils faire ça ? — La gravité, murmura Rees. L’espace d’une seconde, chacun a orbité autour du centre de gravité de l’autre. » La danse se poursuivit. Les deux partenaires évoluaient l’un autour de l’autre, lançant leurs corps souples dans des paraboles complexes que Rees suivait entre ses paupières mi-closes, fasciné. Le physicien en lui analysait les moindres mouvements des danseurs. Leurs centres de gravité, situés quelque part au niveau de la taille, dessinaient des orbites hyperboliques entre les champs de gravité du Radeau, de la scène et des acrobates eux-mêmes, si bien qu’à chaque nouvel envol au-dessus du trampoline, leur trajectoire était plus ou moins décidée… Sauf que les danseurs habillaient leurs mouvements de gestes si fluides qu’ils semblaient voler à travers les airs, échappant totalement à la gravité. Joli paradoxe, songea Rees, que le milliard de g de cet univers puisse offrir à l’homme une telle liberté. Les acrobates se lancèrent dans une grande courbe finale, leurs corps en orbite, les visages face à face telles deux planètes jumelles. Puis ce fut terminé ; le couple se tenait par la main au centre du trampoline, et Rees l’acclamait et l’applaudissait avec les autres. Ainsi donc, il y avait autre chose à faire de cette gravité accablante que de la mesurer et la combattre… Une vive lueur, une sourde rafale, un brusque dégagement de fumée. Soufflé par en dessous, le trampoline se mua brièvement en une créature voletante, un troisième danseur, alors que les deux artistes, hurlant, étaient projetés dans les airs. Puis le trampoline se fracassa en mille morceaux contre la scène tandis que les acrobates retombaient au milieu des débris. Le public se tut, frappé de stupeur. On n’entendait plus qu’un geignement sourd, étranglé, en provenance de la scène fumante. Incrédule, Rees vit une tache rougeâtre se répandre sous la carcasse du trampoline. Un homme trapu portant des galons orange accourut d’une aile et se dressa face au public avec autorité. « Restez tous assis, ordonna-t-il. Que personne n’essaye de sortir. » Et il demeura planté là, pendant que le public s’exécutait sans piper mot. Rees, jetant un coup d’œil autour de lui, aperçut d’autres galons orange qui bloquaient les issues, et d’autres encore qui se frayaient un chemin parmi les décombres de la scène. Baert était livide. « Le service de sécurité, murmura-t-il. Sous l’autorité directe du capitaine. On ne les voit pas souvent, mais ils sont toujours là… en civil, le plus souvent. » Il s’assit et croisa les bras. « Quelle plaie. Ils vont interroger tout le monde avant de nous laisser sortir. Ça va prendre des heures… — Baert, je ne comprends rien. Que s’est-il passé ? » Son ami haussa les épaules : « À ton avis ? Un attentat, bien sûr. » Rees éprouva le même sentiment de désorientation que précédemment, devant la fille des boissons. « Quoi, des gens auraient fait ça exprès ? » Baert lui jeta un regard acide sans répondre. « Mais pourquoi ? — Je l’ignore. Je ne suis pas leur porte-parole. » Baert se frotta l’aile du nez. « Mais on voit toujours plus d’attentats de ce genre, surtout dirigés contre les officiers, ou contre les lieux qu’ils fréquentent. Comme ici… » La situation ne satisfait pas tout le monde, poursuivit-il. Beaucoup considèrent que les officiers perçoivent plus que leur part. — Et c’est comme ça qu’ils le font savoir ? » Rees se détourna. On enveloppait les corps flasques des danseurs de gravité dans la toile rougie du trampoline ; la scène avait quelque chose d’irréel. Il se remémora son soudain ressentiment à l’égard de Baert, moins d’une heure plus tôt. Peut-être pouvait-il comprendre les motivations des auteurs de cette atrocité – pourquoi un groupe profiterait-il à volonté des fruits du labeur d’un autre ? –, mais que l’on puisse tuer pour ça ? Les agents de sécurité aux galons orange entreprirent une fouille au corps systématique du public. Résignés, muets, Rees et Baert attendirent leur tour. En dépit d’incidents isolés tels que l’attentat au théâtre, Rees trouvait sa nouvelle vie aussi fascinante que gratifiante, et le temps filait à une vitesse incroyable. Il eut bientôt bouclé ses Mille Tranches, le premier degré de son diplôme, et ce fut l’heure de célébrer sa réussite. Il se retrouva donc installé au sommet d’un bus décoré, à contempler les galons cramoisis d’un scientifique de troisième classe fraîchement cousus aux épaules de sa combinaison, en proie à une vive sensation d’irréalité. Le bus cheminait à travers la banlieue du Radeau au milieu des rires et des discussions de ses jeunes occupants, une douzaine de camarades de Rees diplômés comme lui. Jaen, les mains croisées sur sa robe d’uniforme, l’étudiait avec une inquiétude feinte, un pli léger au-dessus de son nez épais. « Quelque chose te tracasse ? » Il haussa les épaules. « Non, ça va. Tu me connais. Je suis du genre sérieux. — Tu l’as dit. Tiens. » Elle tendit le bras vers le garçon assis de l’autre côté de Rees et lui arracha des mains une bouteille à col étroit. « Bois un coup. C’est la fête. Tu viens de décrocher tes Mille Tranches, tu as le droit de t’amuser. — En fait, j’ai démarré assez lentement, rappelle-toi. Pour moi, ce serait plutôt les Mille Deux Cent Cinquante… — Foutu casse-couilles, bois si tu ne veux pas te faire éjecter du bus à grands coups de pompes dans les fesses ! » Rees s’esclaffa, céda et prit une longue rasade au goulot. Il avait goûté divers alcools plutôt costauds au bar du Quartier-maître, souvent plus forts que ce simili vin pétillant, mais aucun ne lui avait fait autant d’effet. Bientôt, les globes lumineux bordant l’avenue de câbles semblaient briller d’un éclat plus amical. L’attraction gravitationnelle de Jaen constituait une source de chaleur apaisante ; la conversation de ses compagnons lui parut soudain drôle et pleine d’esprit. Sa bonne humeur persista quand ils émergèrent de sous la voûte des arbres volants et atteignirent l’ombre de la Plate-forme, grande lèvre de métal saillant vers l’intérieur depuis la bordure, soutenue par des piliers semblables à des membres décharnés, qui découpait un rectangle noir sur le ciel écarlate. Le bus s’immobilisa avec un chuintement devant une rangée de marches. Rees, Jaen et les autres descendirent du véhicule en titubant pour gravir l’escalier. La fête des Mille Tranches battait déjà son plein, réunissant peut-être une centaine de diplômés de différentes classes du Radeau. Le bar installé sur des tables à tréteaux était pris d’assaut, et un groupe dissonant martelait un rythme hypnotique – on voyait même quelques couples s’essayer à danser, au pied de l’estrade des musiciens. Rees, suivi par Jaen à quelques pas, entreprit de visiter les lieux. La Plate-forme constituait en elle-même une idée élégante : fixer une plaque de cent mètres de côté sur la bordure, selon une inclinaison qui corresponde à l’horizontale locale, et l’entourer d’une cloison transparente de manière à dévoiler un univers de vues spectaculaires. Derrière la baie intérieure s’étalait le Radeau lui-même, penché tel un jouet gigantesque offert à l’inspection de Rees. Comme au théâtre, la sensation de se tenir sur une surface ferme et plane donnait à la pente toute proche une profondeur vertigineuse. Le côté de la Plate-forme tourné vers l’espace dépassait de la bordure du Radeau, et une partie du sol s’émaillait de plaques de verre. Rees, surplombant les profondeurs de la Nébuleuse, se sentait flotter. À lui s’offraient des centaines d’étoiles, pareilles à des globes lumineux d’un kilomètre de large disséminés dans une vaste vitrine en trois dimensions. Au centre, vers le Cœur invisible de la Nébuleuse, elles se regroupaient, si bien qu’on aurait juré contempler un puits sans fond tapissé d’astres. « Toutes mes félicitations…» Rees se retourna. Hollerbach, décharné, sévère et totalement déplacé au milieu de toute cette exubérance, se tenait à ses côtés. « Merci, monsieur. » Le vieux scientifique se pencha avec une mine de conspirateur. « Naturellement, je n’ai pas douté un seul instant que tu réussirais. » Rees s’esclaffa. « Je peux vous dire que par moments, moi, j’ai douté… — Mille Tranches, hein ? » Hollerbach se gratta la joue. « Ma foi, je suis certain que tu iras beaucoup plus loin… Mais en attendant, mon garçon, je vais te donner matière à réfléchir un peu. Les anciens, le premier Équipage, ne mesuraient pas le temps exclusivement en tranches. Nous le savons grâce à leurs archives. Ils connaissaient les tranches, oui, mais ils utilisaient aussi d’autres unités : une "journée" représentait environ trois tranches, et un "an" près de mille. Quel âge as-tu aujourd’hui ? — À peu près dix-sept mille tranches, je crois, monsieur. — Ce qui fait environ dix-sept ans, hein ? Maintenant, écoute : à ton avis, à quoi pouvaient bien faire référence ces unités, le "jour" et l’ "an" ? » Rees s’apprêtait à répondre, mais déjà Hollerbach s’éloignait, la main levée. « Baert ! Alors, on t’a donné ton diplôme malgré tous mes efforts…» De grands bols de sucreries s’alignaient le long des murs. Jaen y préleva une sorte de pâte mousseuse, avant de tirer Rees par la manche. « Amène-toi, tu as eu ta dose de tourisme et de science pour la soirée. » Rees la dévisagea, légèrement grisé par le simili vin et le spectacle des étoiles. « Hmm ? Tu sais, Jaen, en dépit des récits concernant notre monde d’origine, je trouve parfois que cet univers ne manque pas de charme. » Il sourit. « Toi non plus, d’ailleurs. » Elle le cogna au plexus solaire. « Je dirais pas la même chose de toi ! Allons danser… — Quoi ? » Son euphorie s’évapora. Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule aux couples en train de tournoyer. « Écoute, Jaen, je n’ai jamais dansé de ma vie. » Elle fit claquer sa langue. « Ne sois pas si trouillard, rat de mine. Tous ces gens ne sont que d’ex-apprentis, comme toi et moi. Et laisse-moi t’assurer d’un truc : ils ne t’accorderont pas un regard. — Eh bien…» commença-t-il alors qu’elle lui saisissait le bras pour l’entraîner au centre de la Plate-forme. Le souvenir des malheureux danseurs de gravité au Théâtre de Lumière lui revint en mémoire, ainsi que leur incroyable ballet aérien. Quand bien même il vivrait cinquante mille tranches, il n’égalerait jamais une grâce pareille. Heureusement, cette danse-là n’avait rien de comparable. Beaucoup de garçons suivaient les filles du regard sur la piste. Ceux qui dansaient y mettaient davantage d’enthousiasme que de talent ; Rees les observa quelques instants avant d’imiter leurs déhanchements cadencés. Jaen grimaçait. « Lamentable. Mais quelle importance ? » Dans ces conditions de faible gravité – l’attraction était presque deux fois moindre qu’au labo –, la danse se déroulait à une lenteur onirique. Au bout d’un moment, Rees commença à se détendre et réalisa qu’il s’amusait plutôt bien… … jusqu’à ce que ses jambes se dérobent brusquement sous lui et qu’il s’étale sur la Plate-forme avec un choc léger. Jaen se couvrit le visage d’une main, se retenant de pouffer : un cercle de rires se tissa brièvement autour des deux amis. Il se releva. « Désolé…» Une main lui tapota l’épaule. « Y a de quoi. » Il se retourna ; devant lui, avec un large sourire étincelant, se tenait un jeune homme portant des galons de sous-officier. « Doav, prononça lentement Rees. C’est toi qui m’as fait tomber ? » L’autre s’esclaffa bruyamment. Rees sentit les muscles de son avant-bras se contracter. « Tu me tapes sur le système depuis un an…» Le jeune officier parut interloqué. « Je veux dire, mille tranches. » Et c’était vrai. Rees pouvait endurer les sarcasmes, les mesquineries et les cruautés de Doav et de ses semblables tout au long de la journée… mais il aurait préféré s’en passer. D’autant que, depuis l’incident au théâtre, il avait pris conscience que de tels comportements étaient la cause de beaucoup de souffrances à bord du Radeau, et peut-être de bien des difficultés à venir. Le simili vin lui battait aux tempes désormais, comme du sang. « Cadet, si tu as un problème à régler…» Doav le toisa avec mépris. « Pas ici. Mais bientôt. Oui. Très bientôt. » Il tourna les talons et s’éloigna dans la cohue. Jaen cogna Rees dans le biceps, assez fort pour le faire grimacer. « Faut vraiment que chaque incident tourne à l’exhibition, avec toi ? Viens, allons boire un coup. » Elle partit à grands pas en direction du bar. « Salut, Rees. » L’interpellé s’arrêta, laissant Jaen disparaître au sein de la foule massée autour du bar. Un mince jeune homme se tenait devant lui, les cheveux plaqués sur le crâne. Il portait les galons noirs de l’Infrastructure et le dévisageait froidement. « Gover, marmonna Rees. Décidément, c’est pas ma tranche. — Quoi ? — Rien. Je ne t’ai pratiquement pas revu depuis mon arrivée. — Bah ! c’est pas étonnant. » Gover donna une pichenette aux galons de Rees. « Nous évoluons dans des cercles différents, toi et moi. » Le jeune homme, déjà sur les nerfs après l’incident avec Doav, le détailla aussi calmement que possible. L’autre avait conservé les mêmes traits acérés, cette irascibilité perpétuelle, mais il semblait aussi s’être étoffé, avoir pris de l’assurance. « Toujours en train de faire le larbin auprès de ces vieux gâteux du labo, hein ? — Je ne répondrai pas à ça, Gover. — Ah non ? » Il se frotta les narines avec sa paume. « À te voir comme ça, dans ton joli petit uniforme, je me suis demandé comment tu te trouvais. Je parie que tu n’as pas fait une tranche de travail – de vrai travail – depuis que tu as débarqué ici. Je me demande ce qu’en penseraient tes anciens copains de la mine. Hein ? » Rees sentit le sang affluer de nouveau à ses joues ; le simili vin virait à l’aigre, semblait-il. Une certaine confusion l’envahit. Sa colère contre Gover ne serait-elle qu’un moyen de se cacher la vérité, à savoir qu’il avait trahi ses origines ? « Qu’est-ce que tu veux ? » L’autre se rapprocha d’un pas. Son haleine rance effleura les narines de Rees à travers les vapeurs de vin. « Écoute, rat de mine, crois-le ou non, mais j’ai envie de te faire une faveur. — Quel genre ? — Il va y avoir du changement par ici, annonça Gover d’un air finaud. Tu saisis ? Les choses ne resteront pas éternellement comme aujourd’hui. » Il jaugea Rees du regard, manifestement réticent à en dire davantage. Le jeune homme fronça les sourcils. « De quoi parles-tu ? Des mécontents ? — Certains leur donnent ce nom-là, oui. D’autres les appellent combattants de la justice. » Le vacarme de la fête parut s’estomper, comme si tous deux se trouvaient seuls sur leur propre Radeau quelque part en plein ciel. « Gover, je me trouvais au Théâtre de Lumière, cette tranche-là. C’est ça que tu appelles la justice ? » L’autre plissa les yeux. « Tu as pu voir comment les élites d’ici oppriment le reste d’entre nous – et comment leur système économique obscène réduit en esclavage l’ensemble de la population humaine de la Nébuleuse. L’heure est proche où elles devront rendre des comptes. » Rees le dévisagea fixement. « Tu es l’un des leurs, pas vrai ? » Gover se mordit la lèvre. « Peut-être bien. Écoute, je prends un risque en te parlant comme je le fais. Et si tu le racontes à qui que ce soit, je nierai tout en bloc. — Que veux-tu de moi ? — Il y a des hommes de valeur dans la cause. Des gens comme Decker, ou Pallis…» Rees s’esclaffa bruyamment. Decker – le colosse de l’Infrastructure qu’il avait rencontré à son arrivée –, il voulait bien le croire. Mais Pallis ? « Tu dis n’importe quoi…» L’autre ne se laissa pas démonter. « Putain, Rees, tu sais ce que je pense de toi. Tu es un rat de mine. Tu n’as rien à faire ici, parmi les gens bien. Mais l’endroit d’où tu viens fait de toi l’un des nôtres. Tout ce que je te demande, c’est de m’accompagner et d’écouter ce qu’ils ont à dire. Avec ton accès aux bâtiments de la Science, tu pourrais… être utile. » Rees tâcha de s’éclaircir les idées. Gover était quelqu’un de vicieux, d’amer, et ses arguments – ce mélange contradictoire de mépris et d’appel à la camaraderie, par exemple – étaient à la fois simplistes et confus. Ce qui leur conférait du poids, cependant, c’était leur terrible vérité. Une part de lui-même se désolait de voir qu’un imbécile tel que Gover parvenait à le troubler – mais tout au fond, une boule de colère réagissait à ses paroles. Pourtant, si une révolte éclatait – si le laboratoire était détruit, les officiers emprisonnés –, que se passerait-il ensuite ? « Regarde là-haut. » Gover leva la tête. « Tu vois cette étoile ? Si personne ne déplace le Radeau, elle nous frôlera de justesse. Et nous grillerons. Et même si nous parvenions à survivre, regarde autour de toi. » D’un geste du bras, il embrassa le ciel rougeoyant. « La Nébuleuse est en train de crever, et nous avec. Seuls les scientifiques, avec l’appui de toutes les ressources du Radeau, ont une chance de nous sauver. » Gover grimaça et cracha par terre. « Tu crois sérieusement à ces conneries ? Bordel, Rees ! Je vais te dire un truc. La Nébuleuse pourrait faire vivre tout le monde encore longtemps… si ses ressources étaient partagées plus équitablement. C’est tout ce que nous demandons. » Il marqua une pause. « Alors ? » Rees ferma les yeux. Les loups du ciel remercieraient-ils Gover en s’abattant sur l’épave du Radeau pour nettoyer les os de ses enfants ? « Tire-toi », lâcha-t-il d’un ton las. Gover ricana. « Si tu veux. Moi, je m’en tape…» Il lui adressa un rictus de pur mépris, puis il s’éclipsa dans la foule. Rees avait l’impression que le bruit tournoyait autour de lui sans le toucher. Il se fraya un chemin jusqu’au bar, se commanda un verre et sécha l’alcool brûlant d’un trait. Jaen le rejoignit et l’empoigna par le bras. « Je te cherchais. T’étais où ?…» Elle sentit alors les muscles noués sous la manche de son blouson, et quand Rees se retourna pour lui faire face, elle frémit devant l’expression de son visage. 6. Le scientifique de deuxième classe, debout sur le seuil de la Passerelle, regardait approcher le troisième classe en s’efforçant de dissimuler un sourire. L’uniforme tout neuf, l’émerveillement avec lequel l’autre contemplait la coque argentée de la Passerelle, sa pâleur, signe caractéristique d’une célébration des Mille Tranches sans doute achevée depuis quelques heures à peine… Le deuxième classe se sentit vieux en se remémorant ses propres Mille Tranches et sa propre arrivée sur la Passerelle, quelque trois mille tranches plus tôt. Au moins ce gamin avait-il un air intrigué. Les apprentis auxquels le deuxième classe avait affaire se montraient souvent maussades et indifférents, voire méprisants, et le taux d’absentéisme et de renvoi s’aggravait. Il tendit la main au nouvel arrivant. « Bienvenue à la Passerelle », annonça le scientifique de deuxième classe Rees. L’apprenti s’appelait Nead. Un timide sourire fendait son visage sous sa chevelure blonde marquée d’une étrange strie grise. À l’intérieur du sas trônait la silhouette imposante d’un vigile. Il fixa sur le nouveau venu un regard peu amène, et ce dernier rentra la tête dans les épaules. Rees soupira. « Ne t’en fais pas, mon gars. Ce n’est que le vieux Forv. Son boulot consiste à mémoriser ton visage, rien de plus. » Il y avait peu encore, de telles mesures de sécurité ne s’imposaient pas, mais, avec le déclin continuel de l’approvisionnement en nourriture, la situation à bord du Radeau se dégradait : la gravité, la fréquence des attentats ne faisaient qu’empirer. Parfois, Rees se demandait si… Il secoua la tête pour chasser ces pensées. Il avait du travail, aussi conduisit-il l’adolescent ébahi à travers les couloirs rutilants de la Passerelle. « Dans l’immédiat, contente-toi de te faire une idée de la disposition générale des lieux. La Passerelle se présente comme un cylindre d’une centaine de mètres de long. Ce couloir en fait le tour à mi-hauteur. L’intérieur se divise en trois salles – une grande salle médiane et deux plus petites aux deux extrémités. Nous pensons que ces dernières devaient faire office de postes de contrôle, ou peut-être de stockage. Il semble bien qu’autrefois, la Passerelle faisait partie du Vaisseau originel…» Ils avaient atteint l’une des petites salles ; elle était encombrée de livres, de piles de dossiers et d’appareils de toutes formes et de toutes tailles. Deux scientifiques assis là, couverts de poussière, se penchaient sur leur lecture. Nead tourna ses yeux bruns vers Rees. « À quoi sert cette pièce aujourd’hui ? — Il s’agit de la bibliothèque, répondit-il à voix basse. La Passerelle est l’endroit le plus sûr du Radeau, le mieux protégé des intempéries, des accidents. Et c’est là que nous conservons les archives, un exemplaire de chaque document vital, dans la mesure du possible, ainsi que quelques-uns des artefacts étranges qui nous viennent du passé. » Ils continuèrent le long du couloir jusqu’à un escalier étroit qui descendait vers une porte ménagée dans la cloison intérieure de la salle centrale de la Passerelle. Rees songea à prévenir l’apprenti de s’accrocher à la rambarde – avant de se raviser, une lueur malicieuse dans le regard. Nead franchit trois, quatre marches, et bascula en agitant les bras. Plutôt que de tomber, il resta suspendu dans le vide au milieu de l’escalier, décrivant un lent salto avant. On aurait dit qu’il flottait dans un fluide invisible. Rees s’autorisa un franc sourire. L’apprenti, pantelant, tendit les bras vers la cloison. Ses paumes à plat sur le métal lui permirent de se stabiliser et il remonta précipitamment les marches. « Par les Ossements, jura-t-il, il y a quoi là-dessous ? — Ne t’inquiète pas, c’est inoffensif. Je me suis fait avoir la première fois, moi aussi. Nead, tu es un scientifique désormais. Réfléchis un peu. Que s’est-il passé quand tu es descendu ? » L’adolescent lui retournant un regard vide, Rees soupira. « Tu es passé sous le plan du pont, d’accord ? Or c’est son métal qui produit l’attraction gravitationnelle du Radeau. Ici, au centre du Radeau, juste au niveau du pont, l’attraction disparaît. Tu vois ? Tu as pénétré dans une zone où le poids n’existe plus. » Nead ouvrit la bouche avant de la refermer, perplexe. « Tu t’y habitueras, conclut Rees. Avec le temps, tu arriveras peut-être même à comprendre. Viens. » Il le précéda de l’autre côté de la porte et fut gratifié par une exclamation de surprise dans son dos. Ils venaient de pénétrer dans la vaste salle centrale d’une cinquantaine de mètres de long. La majeure partie de son plancher était transparente, immense fenêtre qui offrait une vue vertigineuse sur les profondeurs de la Nébuleuse. Des machines squelettiques, plus hautes qu’un homme, étaient fixées autour de la fenêtre. Pour le regard novice de Nead, songea Rees, elles devaient évoquer d’improbables insectes géants, hérissés de lentilles et d’antennes, regroupés dans une grande poche d’air. Une odeur d’ozone et de cambouis imprégnait l’atmosphère ; des servomoteurs ronronnaient. Une douzaine de scientifiques glissaient d’une machine à l’autre, modifiaient certains réglages et prenaient note sur note. Comme le plan du Radeau passait au-dessus du sol, à hauteur de taille, ils flottaient dans les airs tels des bateaux sur une mare invisible, leur centre de gravité oscillant autour de la ligne d’équilibre par périodes de deux ou trois secondes. Rees, qui avait l’impression de redécouvrir la scène d’un œil neuf, esquissa un sourire à la vue d’un petit homme replet évoluant tête en bas, absorbé par l’examen d’un panneau de senseurs. Ses pantalons retombaient vers le plan d’équilibre, révélant ses mollets nus. Les nouveaux venus se tenaient sur un palier en surplomb ; Rees en descendit et se retrouva bientôt à flotter dans les airs, les pieds à quelques centimètres du sol vitré. Nead hésitait à le suivre. « Viens, c’est facile, l’encouragea le jeune homme. Il suffit de nager dans les airs, ou de rebondir jusqu’à ce que tes pieds touchent le pont. » L’apprenti descendit du palier, trébucha et se redressa lentement, de lui-même. On aurait dit un enfant qui se jette à l’eau pour la première fois. Après quelques secondes, un sourire illumina son visage ; bientôt il se mouvait à travers la salle en effleurant le sol du bout des orteils. Rees lui fit faire le tour des machines, mais son acolyte semblait sous le choc : « C’est stupéfiant. » Le jeune homme sourit de nouveau. « Cet équipement est l’un des mieux préservés du Vaisseau. Comme si on venait de le déballer lors de la dernière tranche… Nous appelons cet endroit l’observatoire. Tous les principaux senseurs sont regroupés là, et c’est ici, en qualité de membre de mon équipe de physique nébulaire, que tu passeras le plus clair de ton temps. » Ils s’arrêtèrent devant un tube de trois mètres de long orné de lentilles. Rees caressa le flanc de l’instrument. « Voici mon préféré. Magnifique, hein ? C’est un télescope qui fonctionne sur toutes les longueurs d’ondes, y compris visuelles. Avec ça, on peut voir jusqu’au fond de la Nébuleuse. » Nead réfléchit un moment, puis leva la tête en direction du plafond. « N’a-t-on jamais besoin de regarder vers l’extérieur ? » Son professeur improvisé approuva d’un air satisfait. Bonne question. « Si, en effet. Nous pouvons rendre le plafond transparent, ou au contraire opacifier le sol, si nécessaire. » Il jeta un coup d’œil au panneau de contrôle de l’instrument. « Nous avons de la chance, il n’y a aucune observation en cours pour l’instant. Je vais t’offrir une petite visite guidée de la Nébuleuse. Tu as sans doute déjà plus ou moins abordé tout ça au cours de tes études. De toute façon, pour l’heure, ne te soucie pas des détails…» Rees entra une séquence de commandes sur le clavier installé sous le senseur. Il s’aperçut alors que l’adolescent l’observait, intrigué. Il n’avait peut-être jamais vu personne pianoter aussi lentement – pas ici, à bord du Radeau, qui comptait une centaine de machines d’approvisionnement… La violence de son vieux ressentiment le surprit lui-même. Peu importait… Un disque transparent apparut au plafond, dévoilant un ciel rouge. Rees indiqua une plaque de surveillance rivetée au sommet d’un poteau contre le télescope. La plaque s’emplit brusquement de ténèbres ponctuées de formes lenticulaires floues de toutes les couleurs, du rouge au jaune en passant par le bleu le plus pur. Une fois encore, Nead poussa un petit cri de surprise. « Revoyons quelques bases, commença Rees. Tu sais que nous vivons dans une Nébuleuse, un nuage de gaz en forme d’ellipse d’environ huit mille kilomètres de long. Chaque particule de cette Nébuleuse décrit une orbite autour du Cœur. De même pour le Radeau, pris dans la Nébuleuse comme une mouche sur une assiette volante ; on accomplit le tour du Cœur en douze tranches à peu près. La Ceinture minière, plus proche du centre, ne met que neuf tranches à boucler son orbite. Quand un pilote effectue un aller-retour entre la mine et le Radeau, son arbre se retrouve à modifier son orbite ! Heureusement, les gradients de vélocité orbitale sont si faibles par ici que la vitesse des arbres suffit pour passer d’une orbite à l’autre sans difficulté. Bien sûr, les pilotes doivent quand même calculer leur trajectoire avec soin afin de s’assurer que la Ceinture ne se trouve pas de l’autre côté du Cœur quand ils parviennent à sa hauteur… » Là, nous contemplons la Nébuleuse à travers le plafond de l’observatoire. Normalement l’atmosphère nous la cache, mais le télescope est capable de compenser la dispersion atmosphérique afin de nous montrer ce que nous verrions en l’absence d’air. » Nead se pencha sur l’image. « Que sont ces masses lumineuses ? Des étoiles ? » Rees secoua la tête. « D’autres nébuleuses. Les unes plus vastes que la nôtre, les autres plus petites, plus jeunes – les bleues –, et certaines plus anciennes. Aussi loin que porte ce télescope, soit des centaines de millions de kilomètres, l’espace en est rempli. » Très bien. Regardons un peu plus près maintenant…» Une simple pression sur une touche, et l’image afficha un ciel violacé ; des étoiles y scintillaient, blanches comme des diamants. « Magnifique, souffla Nead. Mais ne me dites pas que c’est notre Nébuleuse… — Pourtant, si. » Rees sourit tristement. « Ce que tu vois, c’est la couche supérieure, là où les gaz les plus légers, l’hydrogène et l’hélium, se séparent. C’est là que les étoiles se constituent. Des turbulences engendrent des amas de densité plus forte, ces amas implosent et de nouvelles étoiles en émergent. » Ces étoiles, boules de matière en fusion, traçaient des courbes ondoyantes dans l’atmosphère raréfiée en entamant leur lente chute à travers la Nébuleuse. « Elles brûlent environ mille tranches, s’épuisent et dégringolent dans le Cœur, telles des boules de fer. Enfin, quelques-unes d’entre elles, leur noyau refroidi, se maintiennent en orbite stable autour du Cœur. D’où les mines stellaires. » L’adolescent fronça les sourcils. « Et si la trajectoire d’une étoile coupe l’orbite du Radeau… — Nous sommes en danger, et nous devons utiliser les arbres pour nous déplacer. Heureusement, étoile et Radeau convergent assez lentement pour que nous puissions calculer avec précision les points d’intersections… — Mais si de nouvelles étoiles continuent de naître, pourquoi dit-on que la Nébuleuse est en train de mourir ? — Elles naissent en beaucoup moins grand nombre qu’avant. À sa formation, la Nébuleuse se composait presque exclusivement d’hydrogène. Les étoiles en ont transformé une grande part en hélium, carbone et autres éléments lourds. C’est comme ça que sont apparues ici les substances complexes indispensables à la vie. » Enfin, à notre vie. Pour la Nébuleuse, ce serait plutôt une longue agonie. De son point de vue, l’oxygène, le carbone et le reste représentent des déchets organiques. Étant plus lourds que l’hydrogène, ils se déposent lentement sur le Cœur ; l’hydrogène résiduel s’épuise peu à peu et aujourd’hui, il n’en reste plus qu’une mince couche autour de la Nébuleuse. » Nead fixa du regard les jeunes étoiles clairsemées. « Et à la fin, que se passera-t-il ? » Rees haussa les épaules. « Eh bien, nous avons observé d’autres nébuleuses. Les dernières étoiles s’éteindront et mourront. Privées d’énergie, les formes de vie flottantes de la Nébuleuse comme les baleines, les loups du ciel, les arbres et les autres créatures plus modestes dont ils se nourrissent disparaîtront. — Parce que les baleines existent vraiment ? Je croyais que ce n’étaient que des histoires… — On n’en voit jamais par ici, mais nous avons des témoignages en abondance de voyageurs ayant exploré les profondeurs de la Nébuleuse. — Quoi, aussi loin que la Ceinture minière, vous voulez dire ? » Rees réprima un sourire. « Non. Bien plus loin. La Nébuleuse est immense, mon gars. Assez grande pour dissimuler bien des mystères. Pourquoi pas d’autres colonies humaines, qui sait ? Peut-être que les Osseux existent, et que toutes ces légendes sont vraies… celles des sous-hommes perdus dans le ciel qui appellent les baleines par leurs chants…» Nead frissonna. « Bien sûr, enchaîna le jeune homme, les formes de vie indigènes de la Nébuleuse continuent à soulever bien des interrogations. La question de leur existence, par exemple. D’après nos archives, la vie aurait évolué sur des milliers de milliards de tranches dans notre univers d’origine. La Nébuleuse n’est pas si vieille. En fait, elle sera même beaucoup plus jeune quand elle mourra. Comment la vie s’y est-elle développée dans de telles conditions ? — Vous étiez en train de me raconter ce qui se passera quand les étoiles s’éteindront… — Oui. Faute de photons, l’atmosphère perdra de sa chaleur et, ne pouvant plus résister à l’attraction du Cœur, s’effondrera sur elle-même. En fin de compte, la Nébuleuse se réduira à une couche de quelques centimètres autour du Cœur et se recroquevillera inexorablement…» L’apprenti, très pâle, hocha la tête. « Bien. » Rees se frotta les mains. « Regardons à l’intérieur, au-delà de notre Radeau enfoncé de mille cinq cents kilomètres dans la Nébuleuse, en direction du centre. » L’écran s’emplit d’un ciel rougeoyant familier. Quelques étoiles dispersées scintillaient çà et là. Rees appuya sur une touche et les étoiles filèrent hors champ. Le point focal s’enfonça dans la Nébuleuse, comme s’ils tombaient. Puis le nuage de gaz commença à s’éclaircir ; une masse plus sombre émergea en son centre. « Ce que tu vois là, c’est une couche de détritus en orbite proche autour du Cœur, expliqua Rees d’une voix douce. Au centre, il y a un trou noir. Aucune importance si tu ne sais pas au juste ce que c’est pour l’instant… Ce trou noir a un diamètre de quelques centièmes de centimètre ; le Cœur proprement dit représente la masse de matière qui l’entoure. Les détritus nous empêchent d’apercevoir directement le Cœur, mais nous pensons qu’il doit se présenter comme un ellipsoïde de quatre-vingts kilomètres de long. Et quelque part à l’intérieur se trouve le trou noir lui-même, entouré d’un disque d’accrétion, une zone d’une trentaine de mètres de diamètre, sans doute, où la matière est littéralement broyée en se faisant aspirer dans le trou… » À la surface du Cœur, la gravité n’est déjà plus que de quelques centaines de g. Dans les franges extérieures de la Nébuleuse, où nous sommes, donc, elle se réduit à environ un centième de g. Mais même si ça peut paraître infime, c’est toujours la gravité du trou noir qui assure la cohésion de cette Nébuleuse. » Et si nous pouvions nous enfoncer à l’intérieur du Cœur, nous sentirions la gravité grimper à des milliers, des millions de g. Hollerbach a sa petite théorie sur ce qui se passe aux abords et à l’intérieur du Cœur, un domaine qu’il appelle la "chimie gravitationnelle". » Nead fronça les sourcils. « Je n’y comprends rien. — J’imagine, s’esclaffa Rees. Mais je vais quand même continuer à t’expliquer, pour que tu saches quelles questions poser… » Vois-tu, dans l’agitation du quotidien, nous avons tous, scientifiques compris, tendance à perdre de vue le trait caractéristique stupéfiant de cet univers : sa constante gravitationnelle est un milliard de fois supérieure à celle du monde d’où nous venons. Oh, bien sûr, nous en percevons les effets macroscopiques – par exemple, notre corps lui-même émet un champ gravitationnel non négligeable ! Mais qu’en est-il des effets plus subtils, microscopiques ? » Dans l’univers humain originel, la gravité représente la seule force significative à l’échelle interstellaire. Mais à un niveau plus restreint, comme celui de l’atome, par exemple, elle est si faible qu’elle en devient insignifiante. Même la force électromagnétique la domine outrageusement. Voilà pourquoi notre corps est une cage d’électromagnétisme ambulante, et pourquoi notre chimie interne est régie par des tensions électriques entre les molécules. » Mais ici…» Rees se frotta le nez d’un air songeur. «… il en va différemment. Dans certaines circonstances, la gravité peut se montrer aussi influente à l’échelle atomique que d’autres forces. Voire les supplanter. » Hollerbach parle d’une nouvelle sorte d’"atome". Ses particules fondamentales seraient incroyablement massives, l’équivalent de minuscules trous noirs, peut-être. La gravité permettrait de les assembler selon des structures complexes inédites. Une nouvelle chimie gravitationnelle deviendrait possible, un nouveau règne naturel, dont même Hollerbach a bien du mal à imaginer la forme. » Nead ne semblait pas convaincu. « Dans ce cas, pourquoi n’a-t-on pas encore observé cette "chimie gravitationnelle" ? Rees acquiesça d’un air approbateur. « Bonne question. Hollerbach a calculé qu’il lui faudrait des conditions très particulières : une température et une pression précises, d’énormes gradients gravitationnels… — Comme dans le Cœur, souffla l’adolescent. Je vois. Alors, peut-être que…» On entendit une explosion assourdie. La Passerelle vacilla légèrement, comme si un frisson parcourait sa charpente. L’écran devint noir. Rees fit volte-face. Une odeur âcre de brûlé, de fumée, parvint à ses narines. Les scientifiques s’agitaient en tous sens, désorientés, mais les instruments paraissaient intacts. Quelque part, un hurlement retentit. Un pli soucieux creusa le front de Nead. « C’est normal ? — Ça venait de la bibliothèque, murmura Rees. Et non, ça n’a foutrement rien de normal. » Il prit une longue inspiration pour se calmer : lorsqu’il reprit la parole, ce fut d’une voix maîtrisée. « Tout va bien, Nead. Je veux que tu sortes d’ici le plus vite possible. Attends jusqu’à ce que…» Il n’acheva pas sa phrase. L’adolescent le dévisageait, craignant de comprendre. « Que quoi ? — Qu’on vienne te chercher. Maintenant, tire-toi ! » Nead « nagea » jusqu’à la sortie et se fraya un chemin parmi la cohue des scientifiques. S’efforçant d’ignorer la panique qui se propageait, Rees promena ses doigts sur le clavier et verrouilla le précieux instrument en position de repos. Il s’étonna un instant de son propre sang-froid. Un étonnement sans objet, car, après tout, il répondait à une vérité aussi cruelle qu’implacable : on pouvait remplacer les hommes, pas le télescope. Quand il se détourna du clavier, l’observatoire était désert. Papiers et petits instruments gisaient épars sur le sol imputrescible, ou flottaient au niveau de la ligne d’équilibre. Et toujours cette odeur de brûlé qui imprégnait l’air. Il traversa la salle et sa sensation de légèreté, puis enfila l’escalier. Le couloir était noyé d’une fumée qui lui piquait les yeux et, en approchant de la bibliothèque, des images de l’implosion de la fonderie et de l’attentat au Théâtre de Lumière se bousculèrent dans sa tête, comme si son esprit était un télescope faisant le point sur ses souvenirs enfouis. Pénétrer dans la bibliothèque lui donna l’impression de plonger dans une vieille bouche pourrie. Les livres, les documents avaient été transformés en feuillets noircis plaqués contre les murs ; les scientifiques avaient trempé ce qui en restait pour tenter de sauver leur trésor. Trois d’entre eux restaient sur place, à battre les pages fumantes avec des linges mouillés. L’un d’eux se tourna en l’entendant entrer. Le cœur serré, Rees reconnut Grye. Des larmes sillonnaient ses joues noircies. Le jeune homme passa délicatement le doigt sur des couvertures calcinées. Combien d’ouvrages venait-on de perdre ? Quels trésors de sagesse à même de leur permettre d’échapper à la mort de la Nébuleuse ? Quelque chose craqua sous sa semelle. Partout des bouts de verre jonchaient le sol, et il identifia le tronçon de col noirci d’une bouteille de simili vin. Il se surprit à s’émerveiller qu’une invention aussi simple qu’une bouteille d’essence enflammée puisse occasionner autant de dégâts. Il n’avait plus rien à faire ici. Effleurant l’épaule de Grye, il pivota sur ses talons. On ne voyait plus de vigiles devant le sas. Une scène de chaos se déroulait au-dehors. Rees eut un aperçu fugace d’hommes en train de courir, de flammes à l’horizon ; le Radeau était un panorama de poings et de cris rageurs. La lumière crue qui tombait de l’étoile écrasait le relief, conférait à la scène un aspect incolore et cendreux. Voilà, cela avait fini par arriver. Son dernier espoir qu’il ne s’agisse que d’un attentat de plus contre le labo s’évanouit. La trame fragile de confiance et d’acceptation qui avait assuré jusqu’ici la cohésion du Radeau avait enfin cédé… Deux cents mètres plus loin, un groupe de jeunes gens encerclait un solide gaillard. Rees crut reconnaître le capitaine Mith, puis l’autre s’effondra sous une grêle de coups, s’efforçant de protéger sa tête, son bas-ventre, avant que le sang ne gicle sur son visage et ses vêtements. Bientôt, poings et pieds ne martelèrent plus qu’une masse informe et sans résistance. Le jeune homme détourna la tête. Devant lui, quelques scientifiques étaient assis par terre, le regard perdu. Ils entouraient ce qui ressemblait à un empilement de livres brûlés – ce qu’ils avaient réussi à sauver du feu, peut-être ? Il discerna le blanc d’un os parmi les cendres. Rees sentit sa gorge se nouer, aussi inspira-t-il profondément, faisant appel à toute sa maîtrise. Ce n’était pas le moment de céder à la panique. Il reconnut Hollerbach. Le vieux scientifique en chef, assis à part, contemplait les débris de ses lunettes piétinées. Il leva la tête vers Rees en le voyant approcher ; la suie dessinait un masque presque cocasse autour de ses yeux. « Quoi ? Oh, te voilà, mon garçon. C’est du joli, hein ? — Que se passe-t-il, Hollerbach ? » Le vieillard tripotait ses lunettes. « Regarde-moi ce travail. Des lunettes d’un demi million de tranches, absolument irremplaçables. Bien sûr, elles ne fonctionnaient pas très bien…» Il leva vaguement les yeux vers lui. « N’est-ce pas évident, ce qui se passe ? cracha-t-il avec un peu de son ancienne vigueur. La révolution. La frustration, la faim, les privations… Ils se déchaînent contre ce qu’ils peuvent atteindre : nous. Quelle stupidité…» La colère froide, brutale qui submergea Rees prit celui-ci au dépourvu. « Je vais vous dire ce que je trouve stupide. C’est d’avoir maintenu la majorité du Radeau, oui, le Radeau et les miens, sur la Ceinture, dans l’ignorance et la faim. Voilà ce qui est stupide !…» Les yeux d’Hollerbach, tout au fond de leurs bassins de rides, s’emplirent d’une lassitude sans borne. « Ma foi, tu n’as peut-être pas tort, mon garçon. Mais je n’y peux rien. Je n’y ai jamais rien pu. Ma tâche consistait à préserver le Radeau. Qui va s’en charger à l’avenir, hein ? — Rat de mine ? » lança une voix dans son dos, une voix haletante, vibrante d’excitation. Rees fit volte-face. Le visage cramoisi, les yeux brillants, les bras ensanglantés jusqu’aux coudes, Gover avait arraché ses galons. Une bonne douzaine de personnes, surtout des gamins, le suivaient. Tous contemplaient les habitations des officiers avec une expression avide. Rees serra les poings, puis les détendit ostensiblement. D’une voix égale, il déclara : « J’aurais dû te dénoncer quand j’en avais l’occasion. Que veux-tu, Gover ? — T’offrir ta dernière chance, rat de mine, murmura l’autre. Joins-toi à nous maintenant, ou partage le sort de ces vieilles barbes. À toi de décider. » Rees sentait les regards de Gover et d’Hollerbach peser sur lui : la puanteur de la fumée, le vacarme assourdissant, le cadavre ensanglanté, juste là, sur le pont, tout lui semblait converger dans sa direction, comme s’il portait sur ses épaules le poids du Radeau et de tous ses occupants. Gover attendait sa réponse. 7. La rotation de l’arbre à l’attache avait quelque chose de paisible, d’apaisant. Assis contre le tronc tiède, Pallis mâchonnait ses rations de vol avec application. Une tête et des épaules surgirent du feuillage, celles d’un jeune homme, les cheveux gras en bataille et la barbe éparse poissée de sueur, qui jetait des regards incertains alentour. Pallis lui dit doucement : « J’imagine que tu dois avoir une bonne raison pour oser déranger mon arbre, gamin. Que viens-tu faire ici ? » Tandis que l’intrus s’extirpait du feuillage, le forestier nota que sa combinaison portait trace de galons arrachés depuis peu. Dommage, songea Pallis, qu’il n’ait pas déployé la même énergie à la laver, sa fichue combinaison… « Mes respects, pilote. Je suis Boon, de la Fraternité de l’Infrastructure. J’ai ordre du Comité de te trouver et… — Je me fous de savoir si Joe l’Osseux en personne t’a enfoncé un péroné dans le cul pour te faire venir plus vite, l’interrompit calmement Pallis. Je te le demande encore une fois : que fabriques-tu sur mon arbre ? » L’ébauche de sourire du jeune Boon s’effaça. « Le Comité veut te voir, répondit-il d’une voix faible. On t’attend à la Plate-forme. Tout de suite. » Le pilote se coupa une tranche de simili viande. « Je n’ai aucune envie de discuter avec ton foutu Comité, petit. » Boon se gratta l’aisselle d’un air hésitant. « Il le faudra bien, pourtant. Le Comité… c’est un… ordre… — Très bien, gamin. Tu as fait ta commission, cracha Pallis. Maintenant, tire-toi de là. — Alors, je leur dis que tu arrives ? » Pour toute réponse, le pilote éprouva du doigt le tranchant de la lame de son poignard. Boon disparut à travers le feuillage. Pallis ficha son couteau dans le tronc, s’essuya les mains sur une feuille morte et se hissa jusqu’en bordure de l’arbre. Allongé à plat ventre dans le parfum des feuilles, il laissa la rotation promener son regard sur l’ensemble du Radeau. Sous le couvert, le pont était plongé dans l’obscurité : des filets de fumée s’élevaient encore de certains bâtiments en ruines, et il remarqua des zones sombres dans les longues avenues bordées de câbles. C’était nouveau ; ainsi donc, ils fracassaient désormais les globes lumineux. Qu’éprouverait celui qui briserait le dernier ? Celui qui éteindrait l’ultime étincelle de lumière ancestrale ? Que ressentirait-il, à vieillir en sachant que c’était lui qui avait commis cet acte ? Quand la révolution avait éclaté, violente, Pallis avait tout simplement battu en retraite dans son arbre. Grâce à ses réserves d’eau et de nourriture, il espérait rester là, au milieu de ses branches bien-aimées, loin des souffrances et de la colère qui submergeaient le Radeau. Il avait même envisagé de larguer les amarres, de partir seul. Il n’éprouvait aucune loyauté pour l’un ou l’autre camp dans ce conflit absurde. Mais il n’en restait pas moins un être humain. Au même titre que ceux qui s’agitaient sur le Radeau – y compris ce fameux Comité surgi de nulle part – et ces pauvres types de la Ceinture. Au bout du compte, il faudrait bien quelqu’un pour continuer à transporter le fer et la nourriture. Il patientait donc au-dessus de la révolte, espérant qu’elle ne l’atteindrait pas… Mais voilà que cet interlude avait pris fin. Il soupira. Tu peux toujours te cacher de leur foutue révolution, on dirait qu’elle n’a pas l’intention de se cacher de toi. Il fallait qu’il y aille, bien sûr. Sans quoi ils viendraient le chercher avec leurs bouteilles d’essence enflammées… Il but une grande gorgée d’eau, passa son couteau dans sa ceinture et se laissa glisser en souplesse à travers la frondaison. Pallis gagna l’avenue la plus proche et partit en direction de la bordure. Les environs étaient déserts. Saisi d’un frisson, il guetta les échos de la foule qui y circulait quelques tranches plus tôt. Mais un silence absolu, surnaturel, planait sur la large artère. L’air sentait le bois brûlé, renforcé d’un relent de viande grillée. Le pilote leva la tête vers la forêt, cherchant à retrouver dans ses narines la brise parfumée qui descendait des branches. Ainsi qu’il l’avait deviné, nombre de globes lumineux pendaient en miettes à leur câble, plongeant l’avenue dans la pénombre. Le Radeau avait pris un aspect sombre, lugubre ; l’obscurité se déchirait par endroits pour dévoiler quelques aperçus de ce monde nouveau. Il vit un enfant en bas âge lécher un plateau de nourriture vidé depuis longtemps. Une silhouette pendait au bout d’une corde attachée aux câbles d’arbre : une flaque de matière épaisse et brune avait séché sur le pont, juste en dessous… Sentant son dernier repas s’agiter dans son estomac, le pilote pressa le pas. Un groupe de jeunes approchait, en provenance de la Plate-forme, les galons ostensiblement arrachés. Leurs yeux brillaient d’une joie hystérique, aussi Pallis s’écarta-t-il en dépit de sa carrure imposante. Il finit par atteindre l’orée de la forêt de câbles et, non sans un certain soulagement, déboucher à ciel ouvert. Après avoir atteint l’inclinaison apparente de la bordure, il grimpa enfin les larges marches de la Plate-forme. Des souvenirs incongrus affluèrent à sa mémoire. Il n’était pas revenu là depuis le bal de ses Mille Tranches. Il se rappelait les tenues moirées, les rires, l’alcool, sa gaucherie de grand costaud… En tout cas, aujourd’hui, l’ambiance n’était pas à la fête. Deux hommes bloquaient le passage au sommet des marches. Ils étaient à peu près de sa stature, mais bien plus jeunes. Une hostilité sourde creusait leurs traits. « Je suis Pallis, annonça-t-il. Le forestier. Je viens voir le Comité. » Les nervis l’examinèrent avec suspicion. Il soupira. « Vous voulez bien virer votre cul de mon chemin ? » Le plus petit des deux – trapu, le crâne chauve – fit un pas dans sa direction. Il tenait un gourdin. « Dis donc…» Pallis sourit, faisant saillir ses muscles sous sa chemise. « Laisse tomber, Seel », intervint le second, un vrai géant. « Il est attendu. » Le dénommé Seel fronça les sourcils avant de cracher : « On se reverra, gros malin. » Le sourire du pilote s’élargit. « Quand tu voudras. » Il passa entre les deux gorilles et monta sur la Plate-forme, se demandant ce qui lui avait pris. À quoi bon se mettre à dos ces abrutis ? La violence, la sensation de ses poings s’écrasant contre l’os, représentaient-elles un dérivatif si séduisant ? Belle réponse au chaos ambiant, Pallis. Il s’avança lentement jusqu’au centre de la Plate-forme. L’endroit était méconnaissable, encombré de cartons de nourriture gisant partout en pagaille, encore à moitié pleins. Face à ce gaspillage, le forestier éprouva une brève flambée de colère au souvenir de l’enfant affamé croisé à moins de cinq cents mètres de là. Les tables à tréteaux dressées un peu partout portaient toutes sortes de trophées : photos, uniformes, galons dorés, le planétaire qu’il se souvenait d’avoir vu dans le bureau d’Hollerbach, mais aussi des livres, des cartes, des listings et des piles de documents. Manifestement, l’actuelle direction du Radeau était basée ici. Pallis eut un rictus amer. Geste fort symbolique, sans doute, que d’arracher le commandement au centre corrompu du Radeau pour le transférer vers ce point d’observation spectaculaire… Mais s’il pleuvait sur tous ces papiers ? De toute évidence, pour l’heure, personne ne semblait se soucier de telles broutilles, ni d’ailleurs de faire fonctionner un quelconque gouvernement. Hormis une poignée de scientifiques maussades, silencieux, regroupés au milieu, les occupants de la Plate-forme s’étaient presque tous massés contre la baie extérieure, face à la Nébuleuse. Il s’approcha lentement. Les nouveaux dirigeants du Radeau, surtout des jeunes gens, presque des gamins, se passaient en beuglant des bouteilles d’alcool, fascinés par le spectacle derrière la baie. « Salut, pilote. » La voix insolente était tristement familière. Il se retourna. Gover lui faisait face, mains sur les hanches, un large sourire plaqué sur son visage étroit. « Tiens, tiens. J’aurais dû m’attendre à te trouver là. Tu connais le dicton, hein ? » Le sourire de Gover s’évanouit. « Remue un tonneau de merde : qu’est-ce que tu vois remonter ? » La lèvre inférieure du jeune homme tremblota. « Fais attention à ce que tu dis. Les choses ont changé sur ce Radeau. — Tu ne serais pas en train de me menacer, quand même ? » s’enquit-il très posément. Pendant de longues secondes, l’autre soutint son regard, puis il baissa les yeux, à peine, mais assez pour que Pallis sache qu’il avait gagné. Il détendit ses muscles, et l’attrait de ce minuscule triomphe s’évanouit presque aussitôt. Deux bagarres évitées d’un cheveu en même pas deux minutes ? Formidable. « Tu as pris ton temps pour venir », grommela Gover. Le pilote promena son regard autour de lui. « Pourquoi discuter avec la marionnette quand on sait quelle main la fait danser ? Va dire à Decker que je suis là. » L’autre s’empourpra. « Ce n’est pas lui qui commande. Nous ne fonctionnons pas comme ça… — Mais oui, bien sûr, soupira le forestier. Contente-toi d’aller le chercher, tu veux bien ? » Et il tourna son attention vers le groupe d’excités au bord du vide tandis que Gover s’éloignait d’un pas furieux. Du fait de sa haute taille, Pallis pouvait voir au-delà de la foule qui s’était rassemblée autour d’une brèche grossière dans la baie vitrée de la Plate-forme. Un petit vent glacial s’y engouffrait – en dépit de son expérience du vol, le pilote sentit son estomac se nouer à l’idée de s’approcher de cette plongée vertigineuse. Une poutrelle métallique de quelques mètres de long sortait par la brèche, au-dessus du vide. Un jeune homme se tenait dessus, la tête bien droite, l’uniforme sale et déchiré mais portant encore ses galons d’officier. Son visage en sang rendait toute identification impossible. La foule se moquait de lui, le conspuait ; on le poussait du poing, de la matraque, pour l’obliger à s’avancer au-dessus du vide, un pas après l’autre. « Tu voulais me voir, pilote ? » Pallis se retourna. « Ça faisait longtemps…» Decker acquiesça. Sa charpente massive mettait à l’épreuve sa combinaison couverte de galons noirs ; son visage était un masque puissant couturé de cicatrices. Pallis indiqua le jeune officier sur la poutrelle. « Pourquoi n’arrêtes-tu pas cette horreur ? » L’autre sourit. « Je n’ai aucun pouvoir par ici. — Conneries. » Decker rejeta la tête en arrière et s’esclaffa. Il était du même âge que Pallis. Enfants, ils avaient été amis. Rivaux, parfois. Et dans ces cas-là, le futur pilote n’avait jamais manqué de reconnaître la supériorité de son ombrageux compagnon. Et puis, au fil des années, la vie d’adulte les avait séparés. Decker n’avait jamais pu accepter la discipline, d’aucune sorte et d’aucune classe. Il avait donc échoué, contre son gré, dans l’Infrastructure. Avec le temps, le visage de l’un s’était couvert de cicatrices de branches, celui de l’autre, de celles de dizaines de coups de poing, de botte, de couteau… Il avait toujours donné davantage qu’il n’avait reçu, bien sûr. Et acquis ainsi une forme d’autorité officieuse : quand on voulait un résultat rapide, c’était lui qu’on venait voir… Pallis avait donc toujours su que Decker émergerait de cette révolte avec le sourire, quand bien même il n’en serait pas l’instigateur. « Très bien, reprit l’autre. Pourquoi as-tu demandé à me voir ? — Pour savoir pourquoi ta bande d’excités et toi m’avez arraché à mon arbre. » Le géant fourragea dans sa barbe grisonnante. « Je parle uniquement au nom du Comité d’Intérim, bien sûr… — Bien sûr. — Nous avons une cargaison à envoyer sur la Ceinture. Nous aurions besoin de toi pour assurer le vol. — Une cargaison ? Quelle cargaison ? » Decker indiqua les scientifiques d’un coup de menton. « Ces gens-là, d’une part. De la main-d’œuvre minière. Enfin, la plupart d’entre eux. On garde les jeunes en bonne santé. — Très délicat de votre part. — Et une machine d’approvisionnement. » Le pilote fronça les sourcils. « Vous offrez l’une de nos machines à la Ceinture ? — Si tu t’intéressais à l’histoire, tu saurais qu’ils y ont droit au même titre que nous. — Laisse l’histoire où elle est, Decker. Qu’est-ce que vous y gagnez ? » L’autre se renfrogna. « Disons que la prudence recommande de ne pas contrarier le grand élan d’affection populaire de ce Radeau envers nos frères de la Ceinture. — D’accord, vous apaisez la foule. Sauf qu’en renonçant à votre avantage économique sur la Ceinture, vous risquez gros. » Au cœur des cicatrices de Decker brillait désormais un franc sourire. « On verra ça le moment venu. Le vol est long jusqu’à la Ceinture, mon ami. Tu le sais mieux que quiconque. Et il peut se passer beaucoup de choses entre ici et là-bas. — Vous perdriez délibérément l’une de nos machines ? Par les Ossements, Decker… — Je n’ai pas dit ça. Je fais simplement remarquer que le transport d’une telle machine par un arbre, voire un groupe d’arbres, constitue un défi technique de taille pour tes forestiers. » Pallis hocha la tête. L’autre avait raison, bien entendu ; il faudrait utiliser six ou sept arbres simultanément, avec la machine suspendue entre eux. Il aurait besoin de ses meilleurs pilotes pour tenir la formation jusqu’à la Ceinture… Des noms, des visages lui vinrent à l’esprit… Decker l’observait, toujours souriant. Irrité, le pilote se renfrogna. Il suffisait donc qu’on lui jette en pâture un défi à sa mesure pour qu’il en oublie tout le reste ? Decker se tourna vers ses camarades révolutionnaires. Le jeune officier avait été repoussé un bon mètre au-delà de la baie vitrée. Des larmes se mêlaient au sang coagulé le long de ses joues. Sous le regard de Pallis, sa vessie céda : une tache s’élargit autour de son bas-ventre, provoquant des rugissements de joie à travers la foule. « Decker… — Je ne peux pas le sauver, répondit-il d’une voix ferme. Il refuse d’arracher ses galons. — Plutôt courageux de sa part. — Une connerie suicidaire, oui. » L’un des scientifiques se détacha brusquement du groupe, un homme jeune, très brun qui, hurlant des imprécations, se jeta au milieu de la foule. Il disparut très vite sous une grêle de coups de poings et de coups de bottes, avant de réapparaître, sanguinolent, les habits en lambeaux, sur la poutrelle. Et dépit de ses hématomes, de sa crasse et de sa barbe naissante, Pallis le reconnut avec un hoquet de surprise. « Rees », souffla-t-il. Encore hébété par les coups, Rees affronta les visages vociférants tournés vers lui. Derrière la foule, il aperçut le petit groupe de scientifiques et d’officiers ; ils se serraient craintivement les uns contre les autres, pas même capables d’assister à sa mort. À ses côtés, l’officier sur la poutrelle se pencha vers lui pour lui crier par-dessus le vacarme : « J’ai l’impression que je te dois des remerciements, rat de mine. — Inutile, Doav. Je ne suis pas encore prêt à regarder mourir quelqu’un sans lever le petit doigt. Même toi ! » Poings et gourdins les poussèrent une nouvelle fois. Rees recula de quelques pas. Avait-il parcouru tant de chemin, appris tant de choses… pour finir ainsi ? Il se souvenait de l’instant crucial où il avait affronté Gover devant la Passerelle, quand il était allé s’asseoir parmi les scientifiques, indiquant clairement où allait sa loyauté. L’autre avait craché sur le pont et tourné les talons. Hollerbach lui avait chuchoté : « Fichu crétin sans cervelle. Que crois-tu être en train de faire ? La seule chose qui compte, c’est de survivre… Si nous ne nous remettons pas au travail, il pourrait y avoir une révolution toutes les tranches sans que ça fasse la moindre différence. » Rees avait secoué la tête. Le vieux scientifique disait vrai, mais il devait y avoir des choses plus importantes que la simple survie. Peut-être penserait-il autrement quand il aurait atteint son âge avancé… Au fil des tranches, il s’était vu privé de nourriture, d’eau, d’abri et de sommeil, et forcé d’assurer les travaux de maintenance du pont avec les outils les plus rudimentaires. Il avait subi ces indignités successives en silence, attendant que la situation s’éclaircisse. Mais la révolution avait tenu bon. Le groupe de Rees avait fini par échouer là, où il ne faisait aucun doute qu’on choisirait certains d’entre eux pour les soumettre à une nouvelle épreuve. Il était prêt à accepter son sort… … jusqu’à ce que la vue d’un jeune officier sur le point de mourir fasse voler sa patience en éclats. Doav paraissait plus calme désormais, comme résigné. Il croisa le regard du scientifique avec un hochement de tête. Rees lui tendait la main : il l’empoigna fermement. Puis ils se tournèrent ensemble face à leurs bourreaux. Plusieurs gamins s’avancèrent à leur tour sur la poutrelle, encouragés par leurs compères. Rees écarta leurs gourdins avec son avant-bras, mais fut contraint de battre en retraite, centimètre après centimètre. Il sentit sous ses pieds nus un rebord métallique, la froideur du vide. Quelqu’un s’approchait dans la foule. Pallis avait suivi Decker à travers la cohue, notant avec amusement la déférence accordée au colosse. Parvenu à la baie vitrée, Decker lança : « Alors comme ça, nous avons deux héros. Hein ? » Des rires retentirent. « Quel gaspillage, quand même, réfléchit-il à haute voix. Toi ! Rees, c’est ça ? Nous avions l’intention de te garder. On a besoin de muscles ; ce n’est pas le travail qui manque. À cause de ta stupidité, tu vas nous faire défaut… Je vais vous dire… Toi, l’officier ! » Il fit signe à Doav. « Ramène ton cul et rejoins les pleureuses là-bas. » Des grognements mécontents s’élevèrent ; le géant les laissa passer et reprit d’un ton suave : « Ce n’est qu’une proposition. Quelqu’un s’oppose-t-il à la volonté du Comité ? » Bien sûr que non. Pallis sourit. « Allez, mon gars. » Doav se tourna vers Rees en hésitant. Ce dernier hocha la tête et le poussa vers la Plate-forme. L’officier longea la poutrelle avec prudence et reprit pied sur le pont ; il fendit la foule en direction des scientifiques, encaissant coups de poing et de pied sans broncher. Rees demeura seul. « Quant au rat de mine…» Un rugissement d’anticipation s’éleva des rangs de l’assistance. Decker leva la main pour réclamer le silence. «… Quant à lui, je peux imaginer un sort bien pire que de l’obliger à sauter dans le vide. Renvoyons-le à la Ceinture ! Son héroïsme ne sera pas de trop pour affronter les mineurs qu’il a laissés tomber…» Ses paroles furent noyées par une clameur approbatrice : des mains se tendirent et happèrent Rees sur sa poutrelle. « Decker, murmura Pallis, si je croyais une seconde que ça signifie pour toi quelque chose, je te dirais merci. » L’autre l’ignora. « Eh bien, pilote ? Feras-tu voler ton arbre à la demande du Comité ? » Le forestier croisa les bras. « Pilote, Decker. C’est ce que je suis. Pas geôlier. » Le colosse haussa les sourcils. Les cicatrices qui bardaient ses joues blanchirent. « C’est ton choix, bien sûr. Nous sommes sur un Radeau libre, désormais. Mais si tu refuses de convoyer la racaille, je ne suis pas certain que nous continuerons à les nourrir. » Il soupira, faussement navré. « Dans la Ceinture, au moins, ils auraient une chance. Mais ici… Les temps sont durs, vois-tu ? Ce serait peut-être plus charitable de les jeter par-dessus bord…» Son regard noir, glacial, se fixa sur son ancien compagnon. « Qu’en dis-tu, pilote ? Vaut-il mieux conseiller à mes jeunes amis de s’amuser un peu ? » Pallis prit conscience qu’il tremblait. « Tu n’es qu’un putain de salopard. » Decker riait doucement. L’heure était venue d’embarquer les scientifiques. Pallis effectua un ultime contrôle, en particulier des attaches du module d’approvisionnement ficelé au tronc. Deux hommes du Comité se hissèrent sans cérémonie à travers le feuillage, tirant une corde derrière eux. L’un d’eux, jeune, grand et prématurément dégarni, lui adressa un signe de tête. « Bonne tranche, pilote. » Pallis le dévisagea froidement sans daigner répondre. Les deux plantèrent leurs pieds dans les branches, crachèrent dans leurs mains puis entreprirent de tirer sur la corde, halant un paquet de tissu crasseux à travers la frondaison. Ils le firent rouler sur le côté, dénouèrent la corde et la relancèrent en bas. L’amas de tissu s’ouvrit lentement. Pallis s’en approcha. Il s’agissait d’un homme, pieds et poings liés : un scientifique, à en juger par les restes de galon écarlate cousu à sa robe en lambeaux. Il s’efforça de s’asseoir, balançant ses bras attachés. Pallis tendit la main, le saisit par le col et l’aida à se redresser. Le scientifique le regarda avec une vague gratitude ; sous la crasse qui souillait ses traits, le forestier reconnut Cipse, l’ancien chef navigateur. Les envoyés du Comité se reposaient contre le tronc de l’arbre, attendant de toute évidence que l’on attache leur prochain « passager ». Pallis abandonna son hôte forcé et rejoignit les deux hommes. Il attrapa le chauve par l’épaule et, d’une pression irrésistible, l’obligea à lui faire face. L’autre le dévisagea d’un air incertain. « Qu’y a-t-il, pilote ? — Je me cogne pas mal de ce qui peut se passer en bas, lâcha Pallis entre ses dents serrées, mais sur mon arbre, c’est moi le patron. Et je dis que ces hommes vont embarquer avec davantage de dignité. » Il accentua la pression de ses doigts, jusqu’à entendre crisser le cartilage. Le chauve se tortilla pour lui échapper. « Ça va. C’est bon ! On ne fait que notre travail. On ne cherche pas les ennuis. » Pallis tourna les talons et revint vers Cipse. « Bienvenue à bord, navigateur, dit-il poliment. Je serais honoré que vous acceptiez de partager ma nourriture. » Cipse ferma les yeux, son corps décharné secoué de sanglots. Le groupe d’arbres s’enfonça lentement dans les entrailles de la Nébuleuse. Bientôt, la Ceinture apparut en contrebas, et Rees contempla d’un œil maussade la chaîne de cabines et de conduites cabossées qui tournoyait autour de son bloc de rouille. Çà et là, quelques insectes humains grouillaient entre les cabines ; un nuage de fumée jaunâtre, émis par les deux fonderies, s’accrochait tout autour comme une tache dans le ciel. Il s’affairait aux braseros, hébété. C’était un cauchemar : une parodie macabre de son voyage plein d’espoir jusqu’au Radeau, de si nombreuses tranches auparavant. Durant ses périodes de repos, il évitait les autres scientifiques ; ces derniers se cramponnaient les uns aux autres autour de Grye et de Cipse, parlant peu, se contentant de faire ce qu’on leur demandait. Ils étaient censés incarner l’intelligence et l’imagination, songeait Rees avec amertume. D’un autre côté, leur avenir n’incitait guère à l’imagination, et il ne se sentait pas le cœur à les blâmer de se détourner du monde. Son seul plaisir, bien mince, consistait à passer de longues heures sur le tronc de l’arbre, le nez en l’air, à contempler la formation suspendue à quelques centaines de mètres au-dessus de lui. Six arbres tournoyaient aux angles d’un hexagone invisible, sur un même plan, assez proches pour que leurs feuillages se frôlent, mais les pilotes étaient si habiles qu’ils ne dérangèrent pas une branche en plusieurs kilomètres de descente. Suspendue sous les arbres, dans un filet attaché à six cordes, pendait la forme massive d’une machine d’approvisionnement. Rees apercevait encore des morceaux de plaques de pont boulonnés à sa base. Malgré les circonstances, le spectacle de cette formation le prenait aux tripes. Les hommes étaient capables de tant de beauté, de si grands exploits… La Ceinture se mua en une chaîne d’habitats et d’usines. Rees distingua des visages familiers qui se levaient à leur approche, pareils à de minuscules boutons. Pallis le rejoignit sur le tronc. « C’est donc ainsi que ça se termine, jeune mineur. Je suis désolé…» Rees le dévisagea avec surprise : le visage du pilote était tourné vers la Ceinture et ses cicatrices s’empourpraient. « Tu n’as aucune raison d’être désolé, Pallis. — J’aurais mieux fait de te balancer quand tu t’es glissé à mon bord. Ils vont t’en faire baver là-dessous, mon gars. » Rees haussa les épaules. « Ce sera toujours moins dur que pour eux. » Il indiqua du pouce le groupe des scientifiques. « Et j’avais le choix, souviens-toi. J’aurais pu me joindre à la révolution et rester sur le Radeau. » Le forestier se gratta la barbe. « Je n’ai pas très bien compris pourquoi tu ne l’as pas fait. Je n’ai aucune sympathie pour l’ancien système, et le traitement qu’il vous réservait, à toi et aux tiens, devait te rendre furieux. — Oui, bien sûr. Mais… je n’avais pas gagné le Radeau pour lancer des bombes incendiaires, pilote. Je voulais découvrir ce qui ne tournait pas rond dans le monde. » Il sourit. « Modeste ambition, non ? » Pallis releva la tête. « Tu as eu bien raison d’essayer, mon gars. Les problèmes que tu soulevais sont toujours là. » Le jeune homme jeta un regard sur le ciel rougeoyant. « Eh oui. — Ne te décourage pas, reprit le pilote d’un ton ferme. Le vieux est toujours sur le coup. » Rees s’esclaffa. « Hollerbach ? Ils ne le déporteront pas. Ils ont encore besoin de quelqu’un pour tenir la baraque, leur trouver les manuels d’entretien des machines d’approvisionnement, ou essayer de déplacer le Radeau pour éviter cette étoile qui lui arrive dessus. De toute façon, je crois que même Decker a peur de lui…» Ils rirent tous les deux cette fois. Puis ils restèrent à côté du tronc un long moment, à regarder la Ceinture approcher. « Pallis… Veux-tu faire une chose pour moi ? — Laquelle ? — Dire à Jaen que je m’inquiète pour elle. » Le pilote d’arbre posa son énorme main sur l’épaule de Rees. « D’accord, mon gars. Mais elle ne risque plus rien. Hollerbach lui a dégotté une place parmi ses assistants ; et je ferai en sorte que ça ne change pas. — Merci. Je… — Et je le lui dirai. » Une corde se déroula du tronc et vint frôler les toits de la Ceinture. Rees fut le premier à descendre. Un mineur, à moitié défiguré par une horrible brûlure violacée, l’observa avec curiosité. La rotation de la Ceinture l’emportait loin de l’arbre ; Rees se ramena sous la corde à la force des bras et aida un deuxième scientifique à descendre. Bientôt, tous les déportés se retrouvèrent sur la Ceinture à trébucher derrière la corde. Une grappe d’enfants les suivait, les yeux écarquillés. Rees aperçut Sheen. Son ancienne superviseuse se tenait suspendue à une cabine, un pied brun croché à un câble ; elle contemplait la procession avec un grand sourire. Rees abandonna le troupeau maladroit et se hissa jusqu’à elle. Après avoir passé les pieds dans un câble, il se redressa et lui fit face. « Tiens, tiens, dit-elle doucement. On te croyait mort. » Il la détailla. Ses longs membres déliés continuaient à exercer la même attraction gênante, mais son visage avait maigri, ses yeux s’étaient creusés. « Tu as changé, Sheen. » Elle ricana. « La Ceinture aussi, Rees. Les temps sont durs, par ici. » Il plissa les paupières. Elle parlait sur un ton presque brutal, teinté de désespoir. « Si tu es aussi intelligente que je l’ai toujours pensé, dit-il sèchement, tu me laisseras vous aider. Tu me laisseras vous raconter ce que j’ai appris. » Elle secoua la tête. « L’heure n’est plus au savoir. L’heure est à la survie. » Elle le toisa de pied en cap. « Et crois-moi, pour toi et tes petits copains joufflus, c’est pas gagné…» L’absurde procession titubante, qui continuait à suivre la corde de l’arbre, avait presque bouclé un tour de la Ceinture. Il ferma les yeux. Si seulement tout ce gâchis voulait bien disparaître, si on voulait bien lui permettre de reprendre ses recherches… « Rees ! » La voix de Cipse était grêle. « Il faut que tu nous aides, mon garçon. Que tu dises à ces gens qui nous sommes…» Il s’arracha au désespoir et entreprit de se hisser le long des toits. 8. Le mécanisme du treuil poussa le fauteuil vers le noyau de l’étoile. Rees ferma les yeux, relâcha ses muscles et s’efforça de faire le vide dans son esprit. Tenir jusqu’à la prochaine tranche : c’était son unique priorité désormais. Rien qu’une tranche à la fois… Si l’exil sur la Ceinture constituait une descente aux enfers pour Grye, Cipse et les autres, pour lui, ç’était plutôt la réouverture méticuleuse d’une vieille plaie. Chaque détail – les cabines miteuses, la pluie qui sifflait à la surface du noyau – avait afflué à sa conscience, et il aurait juré n’avoir pas passé des milliers de tranches sur le Radeau. Il avait pourtant changé à tout jamais. Avant, au moins, il nourrissait quelque espoir… Désormais, il n’en avait plus aucun. Le fauteuil effectua une embardée. Le dôme de rouille se balança sous les pieds du jeune homme qui percevait déjà l’attraction écrasante du champ de gravité de l’étoile. La Ceinture aussi avait changé, se dit-il, et pas en mieux. Les mineurs paraissaient plus rudes et brutaux, la Ceinture elle-même plus sale et moins bien entretenue. Les livraisons du Radeau s’étaient raréfiées, avait-il appris, le manque de provisions générant un cercle vicieux. La multiplication des maladies, la malnutrition et, à terme, l’augmentation de la mortalité rendaient les quotas plus difficiles à atteindre. Or, faute de fer à échanger, ils recevaient moins de nourriture du Radeau, ce qui ne faisait que précariser leur condition. Face à une telle situation, il fallait bien céder. Mais sur quoi ? Même ses vieilles connaissances telles que Sheen se montraient réticentes à parler, comme si elles dissimulaient un secret honteux. Les mineurs avaient-ils conclu un nouvel arrangement, trouvé un autre moyen, plus sinistre, de briser le piège alimentaire ? Et si oui, lequel ? Les roues du fauteuil touchèrent la surface de l’étoile ; les cinq g s’abattirent sur le torse du jeune homme et lui tirèrent un hoquet. D’une main pesante, il libéra l’attache du câble, puis laissa le fauteuil rouler vers l’entrée de mine la plus proche. « Encore en retard, foutu bâtard de bon à rien. » La voix grondante avait jailli de la gueule noire de la mine. « Non, Roch, je suis à l’heure et tu le sais », répondit calmement Rees. Il immobilisa son fauteuil au sommet de la rampe qui menait dans l’étoile. Un second fauteuil sortit de l’ombre en ronronnant. En dépit des privations, Roch le mineur restait impressionnant. Sa barbe se mêlait à la toison de sa poitrine, toute poissée de sueur ; son ventre pendait tel un sac par-dessus sa ceinture. Il avait le tour des yeux livide et, quand il ouvrait la bouche, on apercevait des chicots pareils à des os calcinés. « Réponds pas, homme du Radeau. » Ses postillons churent sur sa poitrine en parabole serrée. « Qu’est-ce qui m’empêche de vous coller tous en triple tranche ? Hein ? » Rees sentit son souffle s’échapper de ses lèvres en un mince soupir. Il connaissait Roch depuis longtemps. Roch, que tout le monde évitait au Quartier-maître, qu’il soit ivre ou non. Roch, le bagarreur à moitié cinglé qui n’avait été autorisé à vivre au-delà de l’enfance, soupçonnait le jeune homme, qu’en raison de ses muscles. Roch. Un choix incontournable comme superviseur des scientifiques. L’autre le fixait toujours du regard. « Alors ? T’as rien à dire ? Hein ? » Rees tint sa langue, mais cela ne fit qu’augmenter la fureur de son tourmenteur. « Eh quoi, racaille du Radeau ? Le travail te fait peur ? Hein ? Je vais te montrer le sens de ce mot…» Roch empoigna les bras de son fauteuil avec des doigts aussi noueux que des cordes. Pesamment, laborieusement, il extirpa ses pieds de leurs supports et les planta dans la rouille. « Bordel ! par les Ossements, j’ai compris, protesta Rees. Tu vas te tuer… — Pas moi, racaille du Radeau. » Les biceps de Roch se gonflèrent au point que la fibre musculaire marqua la peau striée de sueur. Lentement, avec un grognement, le mineur s’arracha à son fauteuil. Ses genoux et ses mollets tremblaient sous l’effort. Les cinq g faisaient ressembler son ventre à un sac de mercure passé dans sa ceinture ; Rees grimaça en imaginant à quel point le cuir devait mordre dans la chair. Un sourire fendilla le visage cramoisi. « Alors, homme du Radeau ? » Sa langue s’immisça entre ses lèvres. Avec lenteur et application, il souleva le pied gauche à quelques centimètres de la surface et le jeta en avant, puis le droit, et de nouveau le gauche, et ainsi, semblable à un énorme enfant grotesque, Roch marcha sur la surface de l’étoile morte sous le regard d’un Rees sidéré. Enfin, il sembla s’estimer satisfait. Agrippant les bras de son fauteuil, il s’y laissa retomber et fixa le jeune homme d’un air de défi ; apparemment, son exploit lui avait rendu sa bonne humeur. « Allez, amène-toi, racaille du Radeau, on a du travail. Hein ? » Il fit pivoter son fauteuil et descendit le premier la rampe. L’essentiel du travail des scientifiques se déroulait au fond de la mine. Roch les avait tous mis au régime de la double tranche pour punir quelque manquement imaginaire. On leur accordait une heure entre les tranches – même lui ne leur avait pas encore refusé cela – et quand vint la pause, Rees retrouva Cipse sous la lueur d’une lampe. Ils soufflèrent en silence un moment. Ils se trouvaient dans l’une des grandes salles du noyau poreux ; des lampes s’échelonnaient au plafond, telles des étoiles piégées dans la masse, éclairant les monceaux de métal et les silhouettes maussades des Taupes. Le navigateur évoquait une flaque de graisse dans son fauteuil roulant ; ses traits ramassés et ses petits membres trapus semblaient comme des rajouts à sa masse aplatie. Le jeune homme l’aida, non sans mal, à porter le tube d’eau à ses lèvres. Cipse bava, l’eau éclaboussa sa combinaison crasseuse et quelques gouttelettes frappèrent le sol de fer comme des balles. Il eut un sourire d’excuse. « Désolé. » Sa voix sifflait. Rees secoua la tête. « Ne vous en faites pas. — Tu sais, finit par dire le navigateur, les conditions de travail sont très dures par ici, mais ce qui les rend vraiment insupportables, c’est… l’ennui. » Son compagnon acquiesça avant de préciser : « À part superviser les Taupes, il n’y a pas grand-chose à faire. Elles prennent quasiment toutes leurs décisions seules, avec juste un petit coup de pouce humain de temps à autre. En définitive, il suffirait d’un ou deux mineurs expérimentés pour faire tourner l’exploitation de tout le noyau. Ça ne sert strictement à rien de nous faire tous descendre en même temps. C’est juste une petite mesquinerie de la part de Roch. — Pas seulement. » Cipse, qui paraissait avoir du mal à respirer, marquait des pauses fréquentes. « Je m’inquiète… de la santé des autres… tu sais. Et je soupçonne que… nous serions plus utiles dans un autre rôle. » Rees fit la grimace. « Bien sûr. Mais allez dire ça à Roch. — Je ne voudrais pas paraître insultant, Rees, mais tu as bien plus en… commun avec ces gens que… le reste d’entre nous. » Il toussa et se tint la poitrine. « Après tout, tu es des leurs. Tu ne pourrais pas… essayer de leur parler ? » Le jeune homme lâcha un petit rire. « Cipse, je me suis tiré d’ici, vous vous rappelez ? Ils me détestent encore plus que vous autres. Écoutez, les choses vont finir par s’arranger, j’en suis sûr. Les mineurs ne sont pas des barbares. Ils sont simplement en colère. Il faut nous montrer patients. » Cipse s’abstint de toute réponse, à bout de souffle. Le jeune homme le dévisagea dans l’éclairage défaillant. Son visage rond était blafard, luisant de sueur. « Vous vous inquiétez pour les autres, mais… et vous ? » Le navigateur se massa la poitrine. « J’avoue que ça pourrait aller mieux, siffla-t-il. C’est vrai que le simple fait de… se trouver là, dans ce champ de gravité, impose au cœur… une tension terrible. L’homme n’a pas été conçu, semble-t-il, pour fonctionner dans… de telles conditions. — Comment vous sentez-vous ? Avez-vous mal quelque part ? — N’en fais pas toute une histoire, mon garçon. » En dépit de son épuisement manifeste, il semblait retrouver un peu de son ancienne susceptibilité. « Je me porte très bien. Je suis le plus gradé de nous tous, sais-tu ? Les autres… comptent sur moi…» Le reste de ses paroles se perdit dans une quinte de toux. « Désolé, s’excusa Rees. Vous êtes seul juge, bien sûr. Mais puisque votre, heu, santé est primordiale pour le moral de tous, laissez-moi vous aider, au moins pour cette tranche. Restez là. Je dois pouvoir assurer notre travail à tous les deux. Et je tiendrai Roch occupé. Il ne vous laissera jamais remonter avant la fin de la tranche, j’en ai peur, mais peut-être que si vous évitez de bouger, ou que vous essayez de dormir, même…» L’intéressé réfléchit, avant de répondre faiblement : « Oui. Dormir, ce serait bien. » Il ferma les yeux. « Ce serait sans doute le mieux. Merci, mon garçon…» « Non, je ne sais pas de quoi il souffre, dit Rees. C’est vous qui avez reçu une formation bio, Grye. Il s’est à peine réveillé quand je suis venu le chercher pour remonter à la surface. Peut-être que son cœur ne supporte pas la gravité qu’il y a là-dessous. Qu’est-ce que j’en sais ? » Cipse gisait, sanglé sur un matelas, le visage ruisselant de transpiration. Grye flottait au-dessus de lui en se frottant les mains. « Je ne sais pas. Je ne sais vraiment pas », répéta-t-il. Les quatre autres scientifiques du groupe se pressaient anxieusement derrière. La minuscule cabine qu’on leur avait assignée empestait la peur et l’impuissance. « Réfléchissez, s’énerva Rees. Que ferait Hollerbach s’il était là ? » Grye rentra le ventre et le toisa d’un air pompeux. « Il n’est pas là, justement. Et sur le Radeau, nous avions accès aux distributeurs de médicaments ainsi qu’aux fichiers médicaux du Vaisseau. Ici, nous n’avons rien. Même pas des rations convenables… — Rien, oui. Rien que vous ! » cracha Rees. Les visages ronds et striés de crasse se tournèrent vers lui, apparemment blessés. Il soupira. « Je suis désolé… Écoutez, Grye, je n’ai pas de suggestion. Vous devez bien avoir appris quelque chose au cours de toutes ces années à vous pencher sur ces fichiers ? Faites au mieux. » Grye fronça les sourcils et, pendant de longues secondes, étudia la forme inerte de Cipse avant d’entreprendre de défaire la combinaison du navigateur. Rees se détourna. Maintenant qu’il avait fait son devoir, la claustrophobie s’abattait sur lui et le chassait de la cabine. Il traîna sur le pourtour de la Ceinture sans croiser beaucoup de monde ; on approchait de la mi-tranche et la plupart des gens se trouvaient au travail ou dans leur bloc. Il aspira l’air de la Nébuleuse à pleins poumons tout en contemplant d’un œil maussade les détails trop familiers de la petite colonie : les cabines cabossées, les cloisons rayées par le passage de générations de mains et de pieds, les tubes béants des réacteurs de toit. Une brise légère porta une odeur de bois. Il leva la tête. Les arbres qui l’avaient ramené du Radeau étaient toujours là, en formation serrée. La machine d’approvisionnement restait suspendue dessous, et on distinguait l’arbre de Pallis à l’arrière-plan. Les élégants végétaux, les senteurs discrètes du feuillage, les silhouettes grimpant le long des branches : cette vision aérienne était splendide, et il fut soudain frappé par l’ampleur de ce qu’il avait perdu en revenant ici. La rotation de la Ceinture entraîna la formation derrière l’horizon des cabines. Rees se détourna. Il arrivait devant le Quartier-maître. Une odeur de mauvais alcool lui monta à la tête ; il décida d’entrer. Peut-être qu’un verre ou deux lui feraient du bien, l’aideraient à se détendre suffisamment pour trouver le sommeil… Le barman, Jame, rinçait des globes de boisson dans un sac d’eau sale. Il se renfrogna dans le gris de sa barbe. « Je te l’ai déjà dit, gronda-t-il. Je ne sers pas la racaille du Radeau. » Rees dissimula sa colère sous un sourire, puis jeta un coup d’œil à la salle. Elle était vide, à l’exception d’un petit homme affublé d’une spectaculaire brûlure à l’avant-bras. « On dirait que tu ne sers pas grand monde », jeta-t-il. Jame grogna. « T’es pas au courant ? On va finalement décharger cette machine d’approvisionnement ; ils sont tous partis aux arbres. Enfin, tous ceux qui n’ont pas peur de se retrousser les manches – pas comme ces foutus bons à rien du Radeau…» La colère du jeune homme enflait. « Allez, Jame. Je suis né ici, tu le sais bien. — Et tu as choisi d’en partir. Quand on est du Radeau, c’est pour la vie. — C’est une petite Nébuleuse, Jame. J’en ai bien assez vu pour apprendre au moins ça. Et, de la Ceinture ou du Radeau, on est tous coincés ensemble, à l’intérieur…» Mais l’autre lui avait déjà tourné le dos. Agacé, Rees quitta le bar. Il s’était écoulé, quoi ? une douzaine de tranches depuis leur arrivée sur la Ceinture ? Et les mineurs venaient juste de trouver comment décharger la machine. Et lui, lui qui possédait l’expérience à la fois du vol en arbre et des caractéristiques de la Ceinture, on ne l’avait même pas sollicité… Il crocha les orteils dans la cloison du Quartier-maître et se dressa de toute sa hauteur pour scruter la formation des arbres, de l’autre côté de la Ceinture. En y regardant de plus près, il distinguait de nombreux individus cramponnés maladroitement aux branches. Des hommes grouillaient sur le filet renfermant la machine, rapetissés par sa masse, nouant tout autour des cordages qu’ils lançaient ensuite vers la Ceinture. Un faisceau de cordes finit par s’établir. Dans un concert de cris lointains, les pilotes s’activèrent près des troncs : bientôt, des nuages de fumée se déployèrent au-dessus des frondaisons. Les arbres ralentirent leur rotation avec une amplitude majestueuse, puis se rapprochèrent de la Ceinture avec précaution. La manœuvre était bien coordonnée ; la machine d’approvisionnement se balança à peine. Le transfert final à bord de la Ceinture constituerait la partie la plus délicate. La formation devrait aligner sa vitesse sur celle de la Ceinture, de manière à pouvoir hisser la machine jusqu’à ce qu’elle devienne une nouvelle composante de la chaîne d’habitats. Peut-être était-ce ainsi qu’une grande partie de la Ceinture elle-même s’était construite, bien des générations auparavant… L’un des arbres descendait trop vite. La machine oscilla. Les ouvriers crièrent, cramponnés au filet. Les pilotes appelèrent en agitant les bras : la fumée s’épaissit au-dessus de l’arbre en question et la formation ralentit l’allure. Bon sang, songea Rees, furieux, il aurait dû se trouver là-haut ! Il n’était pas lessivé. Pas encore en tout cas, malgré les rations réduites et l’éreintement… Dans un bruit ténu de déchirement, le maillage du filet s’ouvrit. Le jeune homme, en proie à une colère rentrée, mit une seconde à comprendre ce qu’il voyait. Puis tout son être parut se tendre vers ce point isolé en plein ciel. Les pilotes s’activèrent désespérément, mais le filet se réduisit en un nuage de brins effilochés ; la formation se dispersa en lentes embardées de bois et de fumée. Des gens se contorsionnaient dans les airs, s’écartant rapidement les uns des autres. La machine libérée de ses liens parut hésiter, une silhouette humaine encore cramponnée à son flanc. Puis le lourd appareil se mit à tomber ; bientôt, il décrivait une longue courbe vers la Ceinture. Rees se mit à quatre pattes et empoigna solidement les câbles de la Ceinture. Où allait se diriger cette saloperie ? Les champs de gravité du noyau de l’étoile et du Cœur de la Nébuleuse l’attiraient tous les deux. Celui du Cœur était de loin le plus puissant, mais la machine se trouvait-elle assez proche de l’étoile pour que le second prédomine ? Elle risquait de s’enfoncer dans la structure de la Ceinture comme un poing dans du papier mâché. Les pertes en vies humaines seraient énormes, bien sûr : en quelques minutes, la Ceinture rompue achèverait de se disloquer sous l’effet de sa propre inertie. Une nuée de cabines, de conduites, de fragments de cordages et de corps hurlants se disperserait, jusqu’à ce que chaque survivant se retrouve seul à flotter dans les airs, face à la chute ultime en direction du Cœur… À moins que la machine ne rate la Ceinture pour s’écraser sur le noyau de l’étoile ? L’imagination de Rees s’emballait. Il se souvint des cratères laissés par les gouttes de pluie au pied du puits de gravité de cinq g. Quel serait l’impact de plusieurs tonnes d’acier ? Il se représenta une grande gerbe de fer liquide éclaboussant l’ensemble de la Ceinture et ses occupants. L’étoile elle-même risquait de se fissurer… La machine fondait lentement sur lui ; il la regardait avec fascination. Il distinguait les becs verseurs et les claviers de commande, autant de détails qui lui rappelèrent de façon incongrue les longs moments de queue sur le bord du Radeau. Il vit également l’homme accroché au flanc de la machine ; il était brun, les membres déliés, et paraissait plutôt calme. L’espace d’un instant, Rees croisa son regard, après quoi la rotation de la machine le dissimula à sa vue. Le monstre d’acier grossit encore, presque à le toucher. Alors, avec une pesanteur insupportable, il bascula sur le côté. Sa masse énorme frôla la Ceinture à moins d’une douzaine de mètres. En approchant du noyau de l’étoile, sa trajectoire plongea brusquement et il s’enfonça dans l’abîme, tournoyant toujours. Son occupant réduit à un point sur son flanc, la machine s’éloigna vers le Cœur et disparut dans l’infini. Au-dessus du jeune homme, les six arbres convergeaient. Des cris retentirent et on lança des amarres aux ouvriers qui flottaient dans les airs. À mesure que sa peur de mourir s’estompait, Rees se mit à ressentir la perte de la machine comme une souffrance presque physique. Un fragment de plus du maigre héritage de l’homme, perdu par stupidité et maladresse… Alors que chaque pièce détruite réduisait davantage les chances de survie des prochaines générations. Il se souvint alors de ce que Pallis lui avait dit, sur les calculs de Decker. L’éminence grise de la révolution avait bien laissé entendre qu’elle ne redoutait pas de perdre son emprise économique sur la Ceinture, même en lui cédant une machine d’approvisionnement ? Se pouvait-il que cet acte ait été volontaire, qu’on ait sacrifié des vies, et un outil irremplaçable, pour un simple gain politique à court terme ? Rees se sentit pris de vertige, comme l’une des malheureuses victimes de la catastrophe ; l’abîme qui le hantait, toutefois, ce n’était pas le vide mes les profondeurs insondables de la nature humaine. À la tranche suivante, Cipse se révélant trop faible pour être déplacé, Rees convint avec Grye et les autres de le laisser se reposer sur la Ceinture. Une fois sur le noyau de l’étoile, il exposa la situation à Roch, s’exprimant de la façon la plus neutre, sur un ton humble et soumis. L’autre fulmina, sourcils froncés, mais moins qu’on aurait pu le croire, aussi le jeune homme partit-il travailler dans l’étoile. À mi-tranche, il remonta à la surface faire une pause – et vit approcher Cipse. Drapé dans une couverture crasseuse, le navigateur tâtonnait faiblement sur le clavier de contrôle de son fauteuil roulant. Rees roula péniblement jusqu’à lui sur la surface bosselée. Soulevant le bras, il posa la main le plus doucement possible sur le bras du scientifique. « Qu’est-ce que vous faites là ? Vous êtes malade, bon sang. Vous étiez supposé rester sur la Ceinture. » L’autre leva les yeux et sourit, les traits exsangues. « On ne m’a guère laissé le choix, je le crains, mon jeune ami. — Roch… — En effet. » Cipse ferma les yeux, toujours à la recherche des commandes de son fauteuil. « Un commentaire, racaille du Radeau ? » Rees fit pivoter son fauteuil : Roch se tenait devant lui, sa bouche pourrie tordue par un rictus. Le jeune homme réfléchissait à un moyen de faire fléchir cet abruti afin de sauver son camarade, quand une bouffée de rage incandescente prit le dessus. « Espèce de foutu salopard, grinça-t-il. Tu nous tues à petit feu. Même si les vrais coupables sont ceux qui te regardent, là-haut. » Le mineur afficha une expression faussement surprise. « Quoi ? On récrimine ? Je vais te dire…» Il se hissa sur ses pieds, visage cramoisi, poings serrés. Il souriait. « Pourquoi continuer à te laisser faire ? Allez. Sors de ce fauteuil et montre-moi de quoi t’es capable. Si tu réussis à m’avoir… eh bien, tu pourras remonter ton copain à l’abri. » Rees ferma les yeux. Oh, par les Ossements… « Ne l’écoute pas ! — J’ai peur que ce soit trop tard, Cipse », chuchota-t-il. Agrippant les bras de son fauteuil, il banda prudemment les muscles de son dos. « Après ce que j’ai eu la stupidité de lui dire, il ne me laissera jamais quitter l’étoile vivant. Là, au moins, ça vous donne une chance…» Il décolla son pied gauche de la pédale d’appui ; sa jambe était comme prise dans un bloc de fer. Le pied droit, maintenant… Et, sans s’accorder le temps d’y réfléchir, d’un seul effort à s’en faire éclater les tempes, il se hissa hors de son fauteuil. Une douleur terrible se plaqua sur les muscles de ses cuisses, de ses mollets et de son dos. Un bref instant, il crut qu’il allait basculer, s’écraser à plat ventre contre le sol ferreux. Mais il parvint à conserver l’équilibre. Il respirait à grand-peine, et sentait son cœur s’affoler dans sa cage d’os, comme s’il portait une masse démesurée sur ses épaules. Il affronta le regard de Roch et s’efforça de sourire en dépit de ses traits gonflés. « Encore un sacrifice héroïque, hein ? souffla Cipse. Bonne chance, mon ami. » Le sourire de Roch parut facile, comme si les cinq g ne représentaient qu’un masque épais. Il souleva une jambe énorme, la propulsa en avant et laissa son pied retomber dans la rouille. Un autre pas, puis un autre. Il parvint ainsi à moins d’un mètre du jeune homme, assez près pour lui faire sentir son haleine fétide. Et là, grognant sous l’effort, il brandit son poing gigantesque. Rees tâcha de lever les bras pour se protéger, mais ils lui semblaient ficelés à ses flancs par des câbles. Il ferma les yeux. Curieusement, l’image des jeunes étoiles à la lisière de la Nébuleuse lui traversa l’esprit. Sa peur s’évanouit. Une ombre passa sur son visage. Ouvrant les paupières, il vit un ciel rouge et la douleur flamboya sous son crâne. Mais il était vivant, et libéré de la pression des cinq g de l’étoile. Il avait le dos et la nuque sur une surface froide, rugueuse ; du bout des doigts, il identifia une plaque de fer. La plaque vibrait sous lui, son estomac se contracta et il s’étrangla, ravalant un jet de bile. Il avait un sale goût dans la bouche, sa langue lui donnait l’impression d’être un bloc de bois et il se demanda combien de temps il était demeuré sans connaissance. Il se redressa prudemment sur un coude. La plaque mesurait environ trois mètres de côté ; elle était recouverte d’un filet de corde auquel on l’avait amarré depuis sa taille. Une pile de barres de fer grossières reposait au centre. La plaque comptait un autre occupant : Jame, le barman, qui le regardait avec indifférence en mastiquant un vieux morceau de simili viande. « Ah, on se réveille ? Je croyais que Roch t’avait brisé le crâne pour de bon. Tu es dans les vapes depuis des heures. » Rees le dévisagea, puis la plaque trembla de nouveau. Enfin il s’assit, testa la gravité – infime et vacillante – et fit un tour d’horizon. La Ceinture flottait au-dessus d’eux à quelque six cents mètres environ, entourant le noyau de l’étoile comme un bracelet grossier sur un poignet d’enfant. Il volait ! Sur une plaque métallique ? Pris de vertige, il crocha ses doigts dans le filet. Après un long moment, il se décida à ramper jusqu’au bord de la plaque et passer la tête par-dessous : quatre petits réacteurs y étaient fixés à chaque coin, récupérés de toute évidence sur les toits de la Ceinture. De temps en temps, Jame actionnait les commandes, les réacteurs crachaient de la vapeur et la plaque s’enfonçait dans les airs. Ainsi, les mineurs avaient fabriqué une machine volante pendant son absence. Très bien… Mais dans quel but ? Le jeune homme se redressa face à Jame. Le barman, qui suçotait un globe d’eau, fit mine de l’ignorer avant de changer d’avis, une lueur de compassion adoucissant son large visage barbu. Il lui tendit le récipient. Rees laissa l’eau rouler sur sa langue et glisser au fond de sa gorge parcheminée, puis rendit le globe. « Allez, Jame. Dis-moi ce qui se passe. Qu’est-il arrivé à Cipse ? — Qui ça ? — Le navi… le scientifique. Celui qui est malade. » L’autre lui retourna un regard neutre. « L’un d’eux est mort en bas. Son cœur a cédé, je crois. Un vieux type obèse. C’est de lui que tu parles ? » Le jeune homme soupira. « Oui… C’est de lui. » Jame l’étudia, puis tira une bouteille de sa ceinture, la déboucha et s’offrit une longue rasade. « Et moi ? Pourquoi ne suis-je pas mort, moi aussi ? — Tu devrais l’être. Roch pensait t’avoir tué. C’est pour ça qu’il a arrêté de cogner. Il t’a fait remonter jusqu’au Quartier-maître – non mais, t’imagines ? –, et voilà que tu t’es mis à gémir, à remuer. Roch voulait t’achever sur place, mais je lui ai dit : "Pas question, pas dans mon bar"… Et puis Sheen est arrivée. » Une vague lueur d’espoir s’alluma en Rees. « Sheen ? — Elle savait que je devais bientôt faire un voyage… Je suppose que c’est ça qui lui a donné l’idée de t’exiler hors de la Ceinture. » Le regard de Jame passa sur Rees sans s’arrêter. « C’est une gentille fille. Elle n’avait sans doute pas d’autre façon de te sauver. Mais je vais te dire : Roch était ravi de t’envoyer là, de te condamner à une longue agonie douloureuse… — Comment ça ? Où est-ce que tu m’emmènes ? » Perplexe, il aurait voulu continuer à questionner Jame, mais l’autre se mura dans le silence en tétant sa bouteille. Sous l’impulsion de son pilote, le petit appareil continua à s’enfoncer dans la Nébuleuse. L’atmosphère devint plus dense, plus chaude, presque irrespirable, comme l’air enfermé dans une pièce trop petite. La Nébuleuse s’assombrit ; les étoiles scintillaient faiblement dans l’obscurité. Rees passa de longues heures au bord de la plaque, à scruter les abysses. Dans la pénombre du fond de la Nébuleuse, il espérait voir jusqu’au Cœur, comme s’il se trouvait encore à l’observatoire. Il n’avait aucun moyen d’estimer le passage du temps, mais plusieurs tranches avaient dû s’écouler quand Jame déclara de but en blanc : « Il ne faut pas nous juger, tu sais. » Rees releva la tête. « Quoi ? » Le barman serrait contre lui sa bouteille à moitié vide, affalé sur la plaque, le regard embrumé par la boisson. « Fallait bien survivre, pas vrai ? Et vu que le Radeau ne nous fournissait plus assez de nourriture, il ne restait qu’un endroit où aller…» Il tapota la plaque avec sa bouteille en fixant son passager d’un œil noir. « J’étais pas d’accord, ça non. J’ai dit que je préférais mourir plutôt que de trafiquer avec ces gens-là. Mais la décision a été prise en groupe. Et je l’ai acceptée. » Il agita un doigt vers Rees. « C’était un choix commun, et j’en assume ma part de responsabilité. » Le jeune homme le dévisagea sans comprendre, et Jame parut dégriser un peu. Puis l’étonnement, l’émerveillement, même, éclaira son visage. « T’as aucune idée de ce dont je suis en train de te parler, hein ? — Pas la moindre. Personne ne nous dit rien, à nous autres exilés…» Jame gloussa, se gratta le cuir chevelu. Il leva la tête et repéra quelques étoiles parmi les plus brillantes, cherchant clairement à jauger la position de l’appareil. « Eh bien, tu vas pas tarder à comprendre. On est bientôt arrivés. Jette donc un coup d’œil. En dessous, quelque part à ma droite…» Rees bascula sur le ventre et passa la tête sous la plaque. D’abord, il ne vit rien, puis, plissant les paupières, il parvint à distinguer une petite tache sombre. Les heures défilèrent. Jame ajustait minutieusement la puissance des réacteurs. La tache devint une boule couleur de sang séché. Rees finit par discerner des silhouettes humaines qui paraissaient ramper à sa surface, comme collées. À en juger par leur taille, la sphère ne devait guère mesurer plus d’une trentaine de mètres de diamètre. Jame le rejoignit et, oubliant son hostilité, lui tendit sa bouteille. « Tiens. Maintenant écoute, mon gars. Ce qu’il faut te rappeler avant tout, si tu veux vivre plus d’une demi-tranche, c’est que ces pauvres types sont aussi humains que toi et moi…» La surface était désormais toute proche : une foule de gens, adultes et enfants, se massait sur le planétoïde. Nus ou vêtus de haillons, la plupart étaient petits, trapus et puissamment musclés. Un homme vint se placer sous leur minuscule appareil, surveillant son approche. Le sol se composait de plaques évoquant de la peau tannée ; ça et là, quelque chose qui ressemblait à des poils s’en échappait. Un peu plus loin, bien visible, une déchirure entre les plaques exposait les entrailles du planétoïde, révélant une blancheur d’os… Rees frissonna et but au goulot de la bouteille de Jame. L’homme en dessous d’eux dressa la tête. Son regard croisa celui de Rees, et l’Osseux leva les bras en signe de bienvenue. 9. Jame posa la plaque en douceur sur la surface craquelée du planétoïde. Sans un mot, il entreprit de détacher la cargaison de fer sous son filet. Rees se cramponna au maillage en jetant des regards affolés alentour. L’horizon étriqué se composait de feuilles d’un matériau velu, brunâtre, qui frémissait paresseusement. Une fois de plus, il aperçut des os blancs qui saillaient par endroits. Sa vessie manqua se relâcher. Il ferma les yeux et banda ses muscles. Accroche-toi, bon sang ; tu en as vu d’autres, affronté des dangers plus immédiats… Mais les Osseux représentaient un mythe de son enfance, des croquemitaines avec lesquels on terrorisait les gamins récalcitrants. Dans un univers qui contenait l’intérieur paisible, soigneusement organisé de la Passerelle, y avait-il vraiment place pour une telle monstruosité ? « Bienvenue ! leur lança une voix sèche, aiguë. Alors, Jame, tu nous amènes encore un invité ? » L’individu qu’il avait aperçu depuis le ciel se tenait à proximité du curieux véhicule volant et recevait une brassée de fer des mains du barman. Quelques paquets de provisions d’aspect banal s’entassaient à ses pieds. Jame s’empressa de les charger à bord et de les serrer sous le filet de cordage. L’Osseux était massif, la poitrine ronde comme un tonneau, la tête réduite à une sphère chauve ridée. Pour tout vêtement, il portait un pagne manifestement fait du même matériau que la surface du planétoïde. Quand il sourit, Rees constata que sa bouche caverneuse était presque édentée. « Eh quoi, gamin ? Tu n’as pas l’intention de donner un coup de main au vieux Quid ? » Le jeune homme crispa les doigts sur les mailles du filet. Jame se tenait au-dessus de lui avec un paquet de fer. « Allez, mon gars. Prends ça et descend de là. Tu n’as pas le choix, tu sais. Et ce sera encore pire pour toi si tu leur montres que t’as la trouille. » Rees sentit un gémissement monter dans sa gorge ; toutes les spéculations ignobles qu’il avait pu entendre sur la vie des Osseux lui revenaient en mémoire pour saper son courage. Il serra les dents. Il était scientifique de deuxième classe, merde ! Il tâcha d’adopter l’attitude tranquille et désabusée d’Hollerbach. Il traverserait cette épreuve. Il le fallait. Lâchant le filet, il se leva et obligea la moitié rationnelle de son cerveau à fonctionner. Il se sentait lourd, engourdi ; la gravité était peut-être d’un g et demi. Le planétoïde devait donc avoir une masse de… Quoi ? Trente tonnes ? Il prit le fer et, sans hésitation, descendit de la plaque volante. Son pied s’enfonça dans la surface. Elle était douce, telle un tissu grossier, recouverte de poils qui lui chatouillaient les chevilles, et… oh, bon sang, c’était tiède, comme la peau d’une gigantesque créature… Ou… ou d’un être humain. Cette fois-ci, au comble de l’horreur, sa vessie céda : l’humidité ruissela le long de ses jambes. Quid ouvrit sa bouche édentée et rugit de rire. Jame, depuis la sécurité de son appareil, lui lança : « Y a pas de honte, mon gars. Rappelle-toi ça. » L’échange était terminé. Le barman manipulait déjà ses commandes. La plaque s’éleva dans un panache de vapeur, laissant quatre cratères calcinés sur la surface molle. Quelques secondes plus tard, l’appareil n’était plus qu’un jouet de la grosseur d’un poing dans le ciel. Rees baissa les yeux. Son urine avait formé une flaque que la surface absorbait déjà. Quid s’avança, faisant crisser le sol sous ses pieds. « Te voilà un Osseux, gamin ! Bienvenue dans le trou du cul de la Nébuleuse. » Il indiqua vaguement la flaque à ses pieds. « T’inquiète pas pour ça. » Il sourit, se lécha les lèvres. « Tu seras bien content, quand t’auras soif…» D’atroces suppositions hantaient Rees ; il frémit, mais parvint à poser un regard calme sur son interlocuteur : « Et maintenant, je fais quoi ? » Quid rit de nouveau. « Eh bien, ça dépend de toi. Tu peux rester à attendre un sauvetage qui ne viendra jamais, ou m’accompagner. » Le vieil Osseux lui adressa un clin d’œil et, son fer sous le bras, s’éloigna à grands pas sur la surface molle. Rees demeura sur place quelques instants, rechignant à trancher le dernier lien avec le monde qu’il avait connu jusqu’à présent. Mais il n’avait pas le choix, ce personnage grotesque était sa seule référence, désormais. Carrant le fer dans ses bras, il s’avança prudemment sur le sol tiède et inégal. Ils parcoururent environ la moitié de la circonférence du planétoïde, passant devant plusieurs cabanes rudimentaires disposées au petit bonheur ; la plupart étaient de simples tentes taillées dans le même matériau que la surface, à peine suffisantes pour se protéger de la pluie, mais d’autres paraissaient plus solides, avec une armature en fer. Quid s’esclaffa. « Impressionné, mineur ? On s’organise, hein ? C’est que tous nous évitaient, autrefois : le Radeau, les mineurs, tout le monde ! Trop fiers pour s’associer avec les Osseux, à cause du "crime" que nous commettons pour vivre… Mais aujourd’hui, les étoiles s’éteignent. Hein, mineur ? Et tout d’un coup, chacun cherche à s’en sortir, et chacun apprend les mêmes leçons que nous avons dû apprendre, des milliers de tranches plus tôt. » Il se pencha vers Rees avec un nouveau clin d’œil. « C’est les affaires, tu comprends. En échange d’un peu de fer, de quelques babioles, on remplit la gamelle vide des mineurs. Tant qu’ils reçoivent la nourriture en jolis paquets bien propres, ils ne cherchent pas à savoir ce qu’il y a dedans. Pas vrai ? » Il rit de plus belle, postillonnant à la figure de Rees. Ce dernier recula, incapable de dire un mot. Quelques enfants émergèrent des huttes pour le fixer comme une bête curieuse. Le visage morne, ils allaient nus, massifs et crasseux. Les adultes ne lui accordèrent aucune attention ou presque ; assis en petits cercles dans leurs cabanes, ils chantaient une mélopée sourde, insistante. Rees n’en saisit pas les paroles, mais l’air avait quelque chose de répétitif et d’obsédant. « Désolé si on te paraît un peu malpolis, dit Quid. C’est qu’il y a une baleine vers le Cœur, tu vois ? On va bientôt se mettre à chanter pour l’attirer. » Son expression se fit rêveuse, et il se lécha les babines. Ils contournaient une hutte particulièrement miteuse quand le pied de Rees creva la surface, s’enfonçant jusqu’à la cheville dans une boue immonde malodorante. Il recula en criant et entreprit de se nettoyer contre une portion de surface plus propre. Quid n’en finissait plus de rire. « Ne t’en fais pas. On s’y habitue », dit quelqu’un dans la hutte. Rees leva la tête, décontenancé. Cette voix lui était familière. Oubliant ce dans quoi il venait de s’enfoncer, il s’approcha de la porte et jeta un regard dans la pénombre. Un homme était assis là, seul. Petit, blond, il drapait sa carcasse décharnée dans les lambeaux d’une tunique. Une barbe en broussaille assombrissait son visage. « Gord ! C’est bien toi ? » Celui qui avait été l’ingénieur en chef de la Ceinture acquiesça tristement. « Salut, Rees. Je ne m’attendais pas à te voir ici. Je croyais que tu avais réussi à t’embarquer pour le Radeau. » Le jeune homme se retourna. Quid semblait disposé à attendre ; à l’évidence, il s’amusait beaucoup. Rees entra, s’accroupit et esquissa les grandes lignes de son histoire. Gord hocha la tête avec sympathie. Ses yeux injectés de sang se fondaient dans l’obscurité. « Et toi, pourquoi es-tu là ? » — Une implosion de trop à la fonderie, répondit-il en haussant les épaules. Un mort de trop. Ils ont décidé que c’était de ma faute et m’ont banni… Nous sommes plusieurs de la Ceinture à nous retrouver là. Enfin, à être passés par là… La situation s’est encore dégradée depuis ton départ. Il y a quelques milliers de tranches, exiler quelqu’un ici aurait été impensable. À peine si nous admettions connaître cet endroit. Avant les premiers échanges, je n’étais même pas sûr que ces foutus Osseux existent vraiment. » Il tendit la main vers un globe de liquide, le pressa à ses lèvres et but en réprimant un frisson. En l’observant, Rees prit brusquement conscience de la soif qui le tenaillait. Gord posa son globe et s’essuya les lèvres. « Pourtant, je t’assure que je me suis senti soulagé quand on m’a déclaré coupable. » Il avait les yeux rougis. « Je n’en pouvais plus, tu comprends ? De ces morts, de la puanteur de la chair brûlée, de devoir redresser des murs qui ne tenaient jamais…» Son regard se voila. « Rees… Ceux qu’on envoie ici méritent ce qui leur arrive. C’est un juste châtiment. — Je ne croirai jamais un truc pareil. » Gord s’esclaffa. Un rire sec, sinistre. « Tu ferais mieux, pourtant. » Il lui tendit le globe. « Tiens. Tu as soif ? » Le jeune homme étudia le récipient avec envie, imagina le ruissellement frais de l’eau sur sa langue, mais bientôt ses spéculations concernant l’origine du liquide l’emplirent de dégoût et il repoussa l’offre en secouant la tête. Gord prit une autre gorgée sans le quitter des yeux. « Laisse-moi te donner un conseil, lui dit-il doucement. Ces gens ne sont pas des assassins. Ils ne te feront rien. Mais tu vas être confronté à un choix difficile. Soit tu acceptes leurs coutumes – tu manges comme eux, tu bois comme eux –, soit tu finiras dans les fours. C’est comme ça. » Plutôt sensé, d’ailleurs. Ça évite le gaspillage. » Son ricanement sonnait faux. Un chant discordant, surnaturel, flotta dans la hutte. « Quid a parlé de chanter pour attirer une baleine », souffla Rees, les yeux écarquillés. « Est-ce que…» Gord hocha la tête. « Les légendes disent vrai… et c’est un sacré spectacle. Tu le comprendras peut-être mieux que moi. Il y a une forme de logique là-dessous. Il leur faut bien un apport extérieur en protéines, non ? Un truc qui empêche ce monde de se dévorer lui-même jusqu’aux os. Même si la vie indigène de la Nébuleuse est peu nourrissante, et qu’elle transmet certains parasites assez curieux – qui doivent, je pense, expliquer qu’on ait interdit aux premiers Osseux de regagner le Radeau, à l’origine… — Amène-toi, mon gars », lança Quid en repositionnant son chargement de fer sous son bras. Rees le regarda, puis Gord. La tentation de rester auprès de l’ingénieur, de s’ancrer au passé qu’il incarnait était très forte… Gord laissa retomber son menton sur sa poitrine en grommelant. « Tu ferais mieux d’y aller…» S’il voulait entretenir le moindre espoir de s’échapper un jour de cet endroit, il n’avait qu’un seul choix possible. Sans un mot, Rees pressa l’épaule de l’ingénieur qui ne leva pas la tête. Puis il se redressa et sortit de la hutte. Au regard de beaucoup d’autres, la cabane de Quid était relativement spacieuse. Construite autour d’une armature en tiges de fer, elle ne comportait pas de fenêtres, mais des panneaux de peau grattée laissaient filtrer une lumière brunâtre. Quid l’ayant autorisé à rester, le jeune homme s’installa prudemment dans un coin, le dos à une cloison. L’Osseux lui adressa à peine quelques mots et, après avoir avalé un peu de viande inidentifiable, se jeta à même le sol et s’endormit profondément. Rees demeura assis là pendant des heures, les yeux écarquillés. La lugubre mélopée des appeleurs de baleine l’enveloppait à la manière d’une tapisserie sonore, aussi se recroquevilla-t-il sur lui-même, comme pour échapper à l’étrangeté de sa situation. La fatigue finit par avoir raison de lui et il se laissa glisser de côté, posant son visage au creux de son bras. La surface était si tiède qu’il n’avait pas besoin de couverture et put s’abandonner à un sommeil troublé. Quid vaquait à ses mystérieuses occupations sans se soucier de Rees. Il vivait seul, mais à en juger par les visites qu’il rendait aux tentes voisines avec des paquets de fer, visites dont il revenait en rajustant ses vêtements ou en s’essuyant la bouche, le métal lui achetait de la compagnie. Au début, Rees le soupçonna d’être une sorte de chef local, mais il devint rapidement évident que les Osseux n’avaient aucune structure sociale à proprement parler. Certains remplissaient des rôles assez précis – Quid, par exemple, constituait le principal intermédiaire avec les visiteurs venus de la mine. Toutefois, leur horrible écologie semblait autosuffisante et se passait d’organisation. À ce qu’il comprenait, seules les chasses à la baleine poussaient la population à une forme de coopération. Il demeura dans son coin pendant deux tranches environ. Puis sa soif devint insupportable et, d’une voix éraillée, il implora Quid de lui donner à boire. L’Osseux s’esclaffa, mais plutôt que de tendre la main vers l’un des globes de sa réserve, il lui fit signe de le suivre et sortit de la hutte. Rees se leva avec raideur et lui emboîta le pas. Ils couvrirent peut-être le quart de la circonférence du planétoïde avant de parvenir à une ouverture dans la peau de surface : une trouée irrégulière d’un mètre de large environ, qui présentait une ressemblance troublante avec une plaie séchée. Des éclats d’os en obstruaient les lèvres. Quid s’accroupit au bord du trou. « Alors comme ça, tu as soif, mineur ? s’enquit-il avec un rictus de sa bouche édentée. Bon, le vieux Quid va te montrer où tu pourras trouver tout ce que tu veux, autant que tu veux… Seulement, il faudra te résoudre à boire et manger comme nous. C’est ça ou crever de faim et de soif, petit. Et si tu es trop fier pour t’abaisser à ça, ce n’est pas Quid qui pleurera ta disparition de sa hutte. Compris ? » Engageant ses pieds dans le trou, il se laissa glisser dans les entrailles du planétoïde. Tenaillé par la peur – mais la gorge plus sèche que du carton –, Rees s’approcha du trou et jeta un coup d’œil à l’intérieur. Le fond paraissait tapissé d’ossements. Une puanteur de simili viande chaude lui souffla au visage. Il maîtrisa son haut-le-cœur. Après avoir secoué la tête, il s’assit au bord du trou à la recherche d’un appui pour ses pieds. Puis prudemment, retenant son souffle, il se fraya un chemin à travers les dépouilles. Il lui semblait pénétrer dans un immense cadavre. La lumière filtrée par plusieurs épaisseurs de peau était trouble, brunâtre ; les yeux clairs de Quid scintillaient dans l’ombre. Rees se trouvait entièrement environné d’os. Il regarda alentour, s’efforçant de bloquer ses poumons. Il se tenait sur une corniche d’ossements, adossé contre une petite montagne de crânes et de mâchoires béantes édentées, étreignant à deux mains une colonne de vertèbres soudées les unes aux autres. La clarté stellaire qui se déversait par l’entrée soulignait une coupe transversale de crânes, de tibias et de péronés brisés, de cages thoraciques semblables à des lanternes éteintes ; ici, un avant-bras restait attaché à une main d’enfant. Les ossements étaient nus pour la plupart, d’une couleur jaune ou brune délavée, mais çà et là s’y accrochaient encore quelques reliefs de peau, de poils ou de cheveux. Le planétoïde n’était rien d’autre qu’un sac d’os cousu dans de la peau humaine. Rees sentit un hurlement monter en lui ; il le refoula et se vida les poumons d’un coup, après quoi il n’eut d’autre choix que de respirer l’air de cet endroit infect, un air chaud, humide, qui empestait la viande décomposée. Quid lui sourit. Ses gencives luisaient. « Amène-toi, mineur, murmura-t-il d’une voix sourde. C’est juste un peu plus loin. » Et il reprit sa reptation vers le bas, bientôt suivi par Rees. La gravité s’allégeait à mesure qu’ils descendaient et que les résidus de cadavres devenaient de plus en plus petits, si bien que Rees se retrouva à flotter dans le boyau en état de quasi apesanteur. Fragments d’os, phalanges et articulations lui cinglaient le visage ; il avait la sensation de progresser à travers une nuée d’esquilles. À mesure qu’ils s’enfonçaient, la clarté voilée par les couches d’os successives faiblissait, mais ses yeux s’habituaient à l’obscurité et il y voyait de mieux en mieux. La chaleur et les relents de pourriture devenaient insoutenables. Il ruisselait de sueur, sa tunique trempée lui collait dans le dos et sa respiration se faisait laborieuse. Il devenait presque impossible d’extraire le moindre oxygène de cette moiteur macabre. Le jeune homme tâcha de se rappeler que le planétoïde n’avait qu’une quinzaine de mètres de rayon. Ce trajet lui parut le plus long de sa vie. Ils finirent par déboucher au cœur de ce monde d’os. Rees plissa les yeux dans l’obscurité et discerna Quid. Le vieux l’attendait, les mains sur les hanches, campé sur une masse sombre. Son rire siffla. « On y est ! » Manifestement à la recherche de quelque chose, il palpait la forêt d’ossements autour de lui. Le jeune homme enfonça à travers une dernière couche de côtes pour atteindre la surface sur laquelle se tenait Quid. C’était du métal, s’avisa-t-il avec un choc : cabossé, couvert de cambouis, mais du métal tout de même. Il se redressa prudemment. On percevait une attraction gravitationnelle respectable. Il devait s’agir d’une sorte d’appareil, enfoui tout au fond de l’ignoble colonie des Osseux. Il tomba à genoux et explora la surface du bout des doigts. Il faisait trop sombre pour en distinguer la couleur, mais, à l’évidence, il ne s’agissait pas de fer. Se pouvait-il que ce soit de l’alliage de coque du Vaisseau, comme le pont du Radeau dans le quartier des officiers ? Il ferma les yeux et reprit son examen, s’efforçant de se remémorer la sensation au toucher de ce pont lointain. Oui, trancha-t-il avec une excitation croissante, cette chose provenait certainement du Vaisseau. Il arpenta la surface couverte d’ossements. L’artefact formait un cube d’environ trois mètres de côté. Il se cogna l’orteil contre une excroissance métallique – vestige d’une sorte d’aileron qui évoquait les moignons observés sur les Taupes de la mine et les bus du Radeau. Cette boîte aurait-elle autrefois été équipée de réacteurs ? Aurait-elle volé dans les airs ? Une hypothèse germa dans son esprit, balayant la soif, la révulsion et la peur… Il imaginait le Vaisseau originel, immense, sombre et en perdition, qui s’ouvrait comme une fleur de ricochette en vomissant un banc de mini vaisseaux. La Passerelle était là, lisse et rapide, ainsi que les bus/Taupes, avec un équipage d’une ou deux personnes ou en pilotage automatique, conçus pour se poser et rouler sur n’importe quelle surface… Et puis, il y avait ce nouveau type d’engin, une boîte capable d’emporter, disons, une douzaine de personnes. Il imagina l’équipage en train de prendre place à bord, peut-être à la recherche de nourriture, ou d’un moyen de regagner l’Anneau de Bolder… Hélas, un accident quelconque s’était produit, et l’engin n’avait pu regagner le Vaisseau. L’équipage était tombé à court de provisions : pour survivre, il avait dû recourir à certains expédients… Quand ils étaient enfin parvenus à revenir, à moins qu’ils n’aient été retrouvés par une mission de sauvetage, les rescapés s’étaient damnés à tout jamais aux yeux des autres : ils avaient dévoré la chair des créatures de la Nébuleuse – ainsi que celle de leurs compagnons. En conséquence de quoi, on les avait abandonnés… Les Ossements savaient comment ils avaient réussi à stabiliser leur appareil défectueux en orbite stable autour du Cœur. Mais certains d’entre eux avaient survécu, eu des enfants et patienté sans doute des milliers de tranches avant que leurs yeux ne se ferment… et que leurs descendants découvrent, horrifiés, qu’ils ne disposaient d’aucun moyen d’expulser les cadavres. Dans cet environnement d’un milliard de g, l’attraction de l’engin était trop forte. Et les générations s’étaient succédées, jusqu’à ce qu’un tapis d’ossements engloutisse l’épave originelle… Quid avait trouvé ce qu’il cherchait. Il tira sur la manche de Rees qui l’accompagna de l’autre côté de l’engin. Le vieux s’agenouilla, doigt pointé vers le bas ; Rees se pencha par-dessus le bord du cube et suivit du regard la direction indiquée. Une brèche dans la paroi en dessous laissait filtrer juste assez de lumière pour qu’il en distingue l’intérieur. Au début, il se demanda ce qu’il voyait. L’appareil était rempli de paquets cylindriques d’une substance rouge et brillante ; certains semblaient reliés les uns aux autres par des articulations, d’autres étaient rattachés aux parois, en piles grossières, par des cordes. Une partie de ce matériau, calciné, présentait un aspect charbonneux, noirci ; on sentait une odeur de décomposition, de viande pourrie plus forte encore que partout ailleurs. Rees contempla ce tableau, perplexe, jusqu’à ce qu’il discerne dans l’un des « paquets » des orbites creuses. Le visage de Quid flotta vers lui dans la pénombre, tel un masque lugubre couvert de rides. « Nous ne sommes pas des animaux, vois-tu, mineur, chuchota-t-il. Ce sont les fours. Où nous cuisons la viande pour en chasser le poison… D’habitude, il fait assez chaud par ici, avec la décomposition et tout, mais, parfois, faut allumer un feu autour des parois…» Il y avait des corps de tous âges et de toutes tailles ; les « paquets » étaient des membres, des torses, des têtes, des doigts, dépecés, débités, préparés… Le jeune homme rejeta la tête en arrière, la bouche pleine de bile, face au sourire de Quid. « Pas de gaspillage, souffla le vieux avec délectation. La peau séchée est cousue à la surface, si bien que nous foulons la chair de nos ancêtres. Littéralement…» Rees eut l’impression que ce planétoïde grotesque pulsait autour de lui, que la forêt d’ossements se resserrait puis se dilatait en vagues immenses. Il respira profondément, laissa l’air siffler dans ses narines. « Tu m’as amené ici pour boire, dit-il d’une voix aussi ferme que possible. C’est où ? » Quid le conduisit vers une formation d’os, une colonne vertébrale plus ou moins intacte enchâssée dans une pyramide d’ossements qui semblait remonter jusqu’à la surface. Le vieillard toucha l’immense concrétion osseuse puis exhiba ses doigts luisants d’humidité. En y regardant de plus près, le jeune homme constata qu’un filet d’eau s’écoulait lentement le long des vertèbres. Quid colla son visage à la colonne, sortit une longue langue et lapa. « Ruissellement de surface, expliqua-t-il. Le temps qu’il arrive ici, dilué par les pluies et filtré par toutes ses couches d’ossements successives, il est presque buvable. Goûteux, même…» Il s’esclaffa et, avec une révérence grotesque, invita Rees à prendre sa place. Ce dernier, confronté une fois de plus à un choix décisif, contempla le liquide saumâtre. Il tâcha d’adopter un point de vue analytique. L’Osseux disait peut-être vrai. Peut-être que le mécanisme de filtrage rudimentaire au-dessus de leur tête retenait l’essentiel des pires substances… Après tout, ces gens ne semblaient pas en si mauvaise santé. Il soupira. S’il voulait survivre aux prochaines tranches, il n’avait guère le choix. Il s’avança, tendit sa langue jusqu’à toucher les vertèbres puis laissa le liquide ruisseler dans sa bouche. Le goût était ignoble, l’eau presque impossible à avaler. Il la but pourtant, et fit mine de prendre une deuxième gorgée. Quid éclata de rire. Sa main rugueuse se plaqua sur la nuque de Rees et lui écrasa le visage contre la colonne d’ossements ; les arêtes lui entaillèrent les joues tandis que le liquide putride lui éclaboussait les cheveux, les yeux… Poussant un cri de dégoût, il frappa des deux poings dans une chair poisseuse : l’Osseux tituba en arrière, souffle coupé, avant d’atterrir avec fracas contre un tas d’ossements. Rees s’essuya le visage, bondit vers le tunnel et se mit à grimper frénétiquement vers la lumière, broyant sous ses pieds des côtes et des doigts squelettiques. Il finit par aboutir juste sous la surface, mais réalisa avec effroi qu’il s’était égaré : une barrière de peau s’étirait au-dessus de lui comme un immense plafond, bouché, quasi opaque. Avec un cri étranglé, il enfonça les doigts dans le matériau tendre et le déchira. Émergeant enfin dans l’air de la Nébuleuse, il se hissa hors du trou et resta étendu là, épuisé, à contempler le ciel rougeoyant. Rees alla trouver Gord, qui l’accueillit sans un mot, puis il se jeta par terre et s’endormit aussitôt. Les tranches suivantes, il resta chez l’ancien ingénieur, le plus souvent muré dans le silence. Il se força à boire, allant jusqu’à accompagner son hôte à l’intérieur du planétoïde pour remplir sa réserve de globes, mais se révéla incapable de manger. Gord le dévisagea d’un air maussade dans la pénombre de sa cabane. « N’y pense pas. » Il jeta un bout de viande coriace dans sa bouche, le mastiqua avant d’avaler. « Tu vois ? Ce n’est que de la viande. C’est ça ou mourir, de toute façon. » Rees en saisit un morceau au creux de sa main, visualisa l’action de le porter à ses lèvres, de le mâcher, de l’avaler. Il en fut incapable. Il jeta la viande dans un coin de la hutte et se détourna. Peu après, il entendit l’ingénieur traverser la pièce pour ramasser le lambeau de nourriture. Plusieurs tranches s’écoulèrent ainsi, au cours desquelles Rees sentit ses forces décliner peu à peu. En passant la main sur ce qui subsistait de son uniforme, il sentait ses côtes émerger de leur manteau de chair, et sa tête lui donnait l’impression d’enfler. Le chant des Osseux semblait battre comme un pouls. Gord finit par lui toucher l’épaule. Le jeune homme s’assit, pris de vertige. « Qu’y a-t-il ? — La baleine, dit l’autre avec une pointe d’excitation. Ils se préparent à la chasser. Il faut absolument que tu viennes voir ça, mon garçon. Même dans de pareilles circonstances, le spectacle est incroyable. » Rees se leva avec précaution et suivit Gord hors de leur habitat sommaire. En regardant autour de lui, vaguement nauséeux, il aperçut les groupes habituels d’adultes assis en cercle dans leurs huttes. Ils chantaient en cadence. Même les enfants paraissaient fascinés : sagement installés auprès de leurs parents, ils fredonnaient et se balançaient de leur mieux. Gord fit lentement le tour du planétoïde, suivit d’un Rees titubant. La colonie entière semblait chanter désormais, de sorte que la surface du planétoïde vibrait comme un tambour. « Que sont-ils en train de faire ? — D’appeler la baleine. Ils l’attirent avec leur chant. » Perplexe et irrité, Rees grommela : « Je ne vois aucune baleine. » Gord s’accroupissait. « Attends un peu, et tu verras. » Il se laissa choir à ses côtés et ferma les yeux. Peu à peu, le chant s’insinua en lui jusqu’à ce qu’il se balance à son tour en cadence ; un sentiment d’acceptation, de bienvenue, même, parut l’envahir tout entier. Était-ce l’effet que la musique était censée produire sur la baleine ? « Gord, sais-tu d’où vient ce mot, "baleine" ? » L’ingénieur haussa les épaules. « C’est toi le scientifique. À toi de me le dire. Peut-être y avait-il sur Terre une créature de ce nom. » Rees fourragea dans sa barbe. « Je me demande à quoi pouvait ressembler une baleine terrestre…» Gord écarquilla les yeux. « Peut-être à ça », souffla-t-il en pointant son doigt. La baleine émergea à l’horizon de peau comme un soleil translucide titanesque. Le gros de son corps formait une sphère principale d’une cinquantaine de mètres de diamètre, plus imposante que le planétoïde, et ses organes internes, bien visibles sous la transparence de ses chairs, évoquaient d’immenses et fabuleuses machines. Sa face antérieure comportait trois globes de la taille d’un homme, des sphères pivotant de telle façon, pour se braquer sur le planétoïde et les étoiles voisines, qu’elles faisaient irrésistiblement songer à des yeux. Dans son dos battaient trois énormes nageoires en demi-cercle ; aussi grandes que la sphère principale, elles tournoyaient doucement, reliées au corps par une membrane de chair dense. La créature s’éleva dans les airs. Ses nageoires passèrent à moins de vingt mètres au-dessus de la tête de Rees, lui soufflant une brassée d’air frais au visage. « Fantastique ! » s’écria-t-il en riant. Gord lui sourit faiblement tandis que les Osseux sortaient de leurs huttes, toujours chantant. Les yeux rivés sur la bête, ils tenaient des épieux en os et en métal. L’ingénieur se pencha vers Rees et lui glissa par-dessus le chant : « Parfois, ils se contentent de lancer des cordes dessus afin de se faire traîner un peu plus haut dans la Nébuleuse. Pour corriger leur orbite. Sans quoi la colonie serait tombée dans le Cœur depuis longtemps. Mais cette fois-ci, on dirait qu’ils ont besoin de nourriture. » Le jeune homme restait ébahi. « Comment peut-on tuer un truc pareil ? — Facile. Il suffit de lui percer la peau. Ça lui fait perdre sa structure et elle s’effondre dans le puits de gravité du planétoïde. Toute la difficulté consiste à la dépecer assez vite pour ne pas se retrouver submergés sous la chair. » Les premiers épieux s’envolaient. Le chant explosa en hurlements de victoire. La baleine, visiblement agitée, battit plus vite des nageoires. Les épieux fendaient la chair translucide ou se fichaient dans les plaques de cartilage. Enfin, acclamé à grands cris, l’un d’eux toucha un organe. La baleine dériva vers le planétoïde dans un froissement de peau. Un énorme plafond de chair passa à peine dix mètres au-dessus de Rees. « Alors, mineur, qu’en dis-tu ? » Quid se dressait auprès de lui, l’épieu à la main. Il souriait de son sourire sans dents. « Ça, c’est vivre, hein ? Ça vaut quand même mieux que de gratter sous l’écorce d’une étoile morte…» D’autres épieux sifflèrent dans les airs avec une précision croissante, décrivant des arcs à travers le champ de gravité complexe du planétoïde et du monstre volant, pour en trouver les points sensibles. « Comment parviennent-ils à être aussi précis ? — C’est simple, répondit l’Osseux. Imagine la planète comme une masse en dessous de toi. Et la baleine comme une autre masse plus petite là-haut…» Il tendit le bras. « Près du centre. La force gravitationnelle vient de là, hein ? Alors, tu n’as plus qu’à te représenter le chemin que tu veux faire suivre à ton épieu, et puis… lancer ! » Le jeune homme se gratta la tête en se demandant ce qu’Hollerbach aurait pensé de ce distillat de mécanique orbitale. Mais la nécessité pour les Osseux, piégés sur leur monde minuscule, de développer une telle habileté dans le lancer d’épieu était évidente. Les traits continuèrent à voler jusqu’à ce qu’il semble impossible que la baleine puisse s’échapper. Son ventre frôlait presque les huttes de la colonie. Hommes et femmes sortaient d’impressionnantes machettes ; bientôt, ils allaient s’élancer à la curée. Rees, l’esprit toujours embrumé par la faim, se demanda rêveusement si le sang de la créature aurait une autre odeur que celui des humains… Et soudain il se mit à courir, sans même l’avoir décidé. Un bond léger le propulsa sur le toit de la plus solide des cabanes – se serait-il montré aussi agile sans sa récente perte de poids ? – et il se tint là, le regard levé sur le dôme fripé, semi transparent, qui glissait au-dessus de lui. La baleine demeurait hors d’atteinte, mais un repli de chair d’un mètre d’épaisseur s’approcha tel un rideau. Il bondit et l’empoigna à deux mains. Ses doigts s’enfoncèrent sans résistance dans une matière friable. Il tâtonna désespérément à la recherche d’une prise, persuadé de retomber, mais, enfin, les deux bras enfoncés jusqu’aux coudes dans cette matière vivante et pulpeuse, il s’accrocha du bout des doigts à une arête solide et parvint à se hisser plus haut sur le corps du monstre céleste. Il put alors ramener ses jambes et les planter fermement dans la chair, et ainsi, la tête en bas, il s’envola au-dessus de la colonie osseuse. Son curieux embarquement parut galvaniser la baleine. Ses nageoires brassèrent l’air avec une vigueur renouvelée, et elle reprit de la hauteur dans des spasmes qui manquèrent le faire choir. Des voix furieuses s’élevèrent à son encontre ; un épieu lui siffla aux oreilles avant de s’enfoncer dans la chair tendre. Quid et ses congénères agitaient des poings rageurs. Il aperçut le visage pâle de Gord tourné dans sa direction, strié de larmes. La baleine continua à grimper et la colonie ne fut bientôt plus qu’une petite boule brune perdue dans le ciel. Les voix humaines s’estompèrent dans le vent. La peau tiède de la bête pulsait au rythme de ses mouvements réguliers. Rees se retrouva seul. 10. Ayant distancé ses bourreaux, la gigantesque créature cessa son effort : ses nageoires se mouvaient avec lenteur, son corps frémissait. Elle parut analyser la douleur sourde de ses nombreuses plaies. À travers les parois translucides, Rees vit son œil triple se tourner vers l’intérieur, comme si elle examinait ses propres entrailles. Dans un grand souffle d’air, les nageoires accélérèrent soudain leur rotation et la baleine fit un bond en avant. Elle se dégagea enfin du puits de gravité de la planète osseuse, et la sensation qu’éprouvait le jeune homme de s’agripper au plafond devint celle d’être épinglé sur un mur mou. Il étudia avec curiosité la substance qu’il avait sous les yeux. Ses doigts continuaient de se cramponner au cartilage à travers quinze centimètres de chair. Une chair dépourvue d’épiderme, d’une couleur rosâtre et guère plus consistante qu’une mousse grasse. On n’y voyait aucune espèce de sang, bien que Rees ait les bras et les jambes poissés d’une substance collante. Sur une impulsion, se souvenant que les Osseux chassaient cette créature pour se nourrir, il enfonça la tête à même la masse pour en arracher une bouchée. La mousse parut fondre dans sa bouche, se recroqueviller en un petit losange coriace. Le goût était âcre, un peu amer ; le jeune homme mâcha et déglutit sans difficulté. Cela parut même apaiser la sècheresse de son gosier. Soudain affamé, il enfouit son visage dans le flanc de la baleine et dévora à belles dents. Quelques instants plus tard, il avait avalé environ trente centimètres carrés de chair tendre, exposant le cartilage, et se sentait rassasié. Ainsi donc, la créature devrait suffire à le nourrir pendant un temps considérable. Il regarda autour de lui. Nuages et étoiles s’étendaient à perte de vue, immense territoire stérile sans cloisons ni sol. Il se trouvait, bien sûr, livré à lui-même dans le ciel rouge, condamné à ne plus jamais revoir un visage humain. L’idée ne l’effrayait pas, mais lui inspira une vague mélancolie. Au moins, il avait échappé à une lente déchéance parmi les Osseux. S’il devait mourir, ce serait ainsi, les yeux ouverts sur des merveilles inconnues. Il adopta une position plus confortable contre son hôte. Se maintenir en place ne lui réclamait guère d’énergie ; le mouvement régulier des nageoires se révélait étonnamment apaisant. Peut-être pourrait-il survivre un moment, avant de s’affaiblir et de tomber… Ses bras commencèrent à lui faire mal. Prudemment, une main après l’autre, il modifia la position de ses doigts, mais la douleur gagna rapidement son dos, ses épaules. Comment se faisait-il qu’il s’épuise aussi vite ? Rester accroché là, dans ces conditions d’apesanteur, n’exigeait qu’un effort minimal. Non ? Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Le monde pivotait autour de lui. Les nuages et les étoiles décrivaient une vaste rotation autour de la baleine ; une fois de plus, il se cramponnait à un plafond dont il pouvait se décrocher à tout moment… Cela faillit lui arriver. Il ferma les yeux et crispa ses doigts sur la plaque de cartilage. Il aurait dû s’y attendre, évidemment. La baleine avait une symétrie rotative ; bien sûr qu’elle tournoyait sur elle-même ! Cela compensait la rotation de ses nageoires et lui donnait de la stabilité dans le vol. Parfaitement logique, en somme… Le vent lui cinglait le visage, s’engouffrait dans ses cheveux. La rotation s’accélérait ; la tension s’accrut dans ses doigts. S’il ne prenait pas le temps d’analyser la foutue situation et de trouver une solution, il se ferait éjecter d’ici quelques minutes. Ses pieds perdirent à leur tour leur prise précaire et son corps se détacha de celui de la baleine, auquel il ne pendait plus que par les mains. Le cartilage ployait tel un élastique sous ses doigts et, à chaque nouveau balancement de son torse, une onde douloureuse tenaillait ses biceps et ses coudes. La force centrifuge continua à augmenter, atteignit un g, un g et demi, deux g … Peut-être pourrait-il ramper vers l’un des « pôles » stationnaires, par exemple à la jointure des nageoires et du corps principal. Il jeta un regard de côté vers l’arrière de la bête ; le cartilage de l’articulation lui apparaissait comme une tache floue à travers les parois de chair. L’endroit aurait pu se trouver sur une autre planète. Rees avait déjà toutes les peines du monde à se cramponner… La rotation s’accéléra encore ; les étoiles filaient sous lui. Il commença à se sentir vaseux. Le sang devait s’accumuler dans ses pieds, asphyxiant son cerveau. Il ne sentait presque plus ses bras, mais, quand il regarda à travers les taches noires qui maculaient sa vision, il constata que les doigts de sa main gauche, la plus faible, étaient en train de glisser. Avec un cri de panique, il focalisa le peu d’énergie qui lui restait dans ses mains. Ses doigts se crispèrent, comme sous l’effet d’un spasme. Et le cartilage se brisa. Le flanc de la baleine se déchira comme un rideau. Une bouffée de gaz chaud, fétide, se déversa des entrailles et fit hoqueter le jeune homme, dont les yeux larmoyèrent. Le cartilage rompu s’affaissa ; bientôt, il en flottait un grand pan sous le ventre de la baleine, auquel Rees s’accrochait toujours dans un balancement douloureux. Un pli de trente centimètres roula le long du ventre de la baleine. Le système nerveux de la créature, même lent à réagir, devait être sensible à cette hernie gigantesque. L’onde atteignit la déchirure. Le pan de cartilage fut violemment secoué de bas en haut, une fois, deux fois, trois fois ; Rees eut l’impression qu’on lui déboîtait les épaules et qu’on lui enfonçait des aiguilles dans les articulations. Une fois de plus, ses doigts faiblirent. La déchirure dans le flanc dessinait comme une porte étroite au-dessus de lui. Les épaules flageolantes, il hissa son menton à hauteur de ses poings, libéra sa main gauche… … et faillit tomber. Mais sa main droite serrait toujours le cartilage, tandis que la gauche tenait désormais la lèvre de la plaie. Il se lâcha de la main droite, la gauche, engourdie, glissait sur le cartilage graisseux, mais bientôt il se retrouva pendu par les deux au bord de l’ouverture. Il souffla quelques secondes, ignorant la douleur dans ses bras, ses doigts en train de riper. Puis il banda les muscles de son dos, ramena ses pieds au niveau de son visage, les fit basculer par-dessus sa tête et les glissa dans l’ouverture. Le plus dur était fait. Ses jambes et le reste se glissèrent facilement contre la face intérieure du cartilage, dans le corps même de la baleine, et il put enfin détendre ses doigts. Rassemblant le peu de force qui lui restait, il roula loin de l’ouverture. Hors d’haleine, il demeura étendu sur le dos, bras et jambes écartés, contre la paroi interne du ventre. Sous lui tournoyaient les étoiles, voilées par la chair translucide, et loin au-dessus, pareils à d’énormes machines dans une salle immense plongée dans la pénombre, œuvraient les organes. Ses poumons sifflaient, ses bras, ses mains étaient en feu. Tout devint noir. La douleur s’évanouit. Il reprit connaissance, tenaillé par une soif épouvantable. Il leva les yeux vers l’intérieur caverneux de la baleine. La lumière avait baissé : peut-être que la créature, pour des raisons inconnues, s’était enfoncée dans la Nébuleuse. L’air était chaud, humide, empreint d’une puanteur évoquant la sueur. La poitrine de Rees lui faisait encore mal, mais il semblait respirer normalement. Il se redressa sur ses coudes avec précaution. Les muscles de ses bras le mettaient à la torture et ses ongles étaient en grande partie arrachés. Néanmoins ses phalanges paraissaient intactes, tous les os en place. Il se remit debout avec prudence. Les étoiles continuaient à tournoyer, mais s’il évitait de les regarder, il n’éprouvait aucun vertige. Il lui semblait se tenir dans un puits de gravité stable d’environ deux g. Baissant les yeux, il vit ses pieds nus enfoncés d’un ou deux centimètres dans le cartilage. Après expérimentation, il se rendit compte qu’il pouvait se déplacer sans trop de mal, pour peu qu’il se garde de déraper sur la surface lisse. Une fois encore, la soif se rappela à lui : le fond de son gosier paraissait se refermer sous l’effet du dessèchement. Il marcha jusqu’à l’ouverture qu’il avait pratiquée dans la plaque cartilagineuse. La plaie se réduisait à une fente étroite, à peine plus large que sa taille. Il ignorait combien de temps avait duré son inconscience : sûrement plus d’une tranche pour que la guérison soit si avancée. Il s’agenouilla sur le tapis tiède et humide du cartilage et se pencha sur la plaie. Une brise fraîche bienvenue lui souffla au visage. Au-dehors, le lambeau le long duquel il s’était hissé vers la sécurité pendait. La peau arrachée s’était couverte de fines rides et opacifiée. Peut-être cette excroissance finirait-elle par se couper totalement du corps, s’atrophier et tomber. Suite à sa reptation frénétique, le pourtour de la plaie était entièrement nettoyé de sa chair ; seuls quelques bouts pendaient çà et là, pareils à des touffes de feuilles isolées sur un vieil arbre. Rees s’allongea sur le sol tiède, se tint de la main gauche à un repli cartilagineux puis passa la tête et le bras droit par l’ouverture béante. Tâtant le flanc extérieur de la baleine, il ramassa toute la chair qu’il put atteindre ; le souffle régulier de la rotation de la baleine caressait son visage et ses bras nus. Lorsqu’il en eut fini, il s’arracha de la plaie en ramenant sa maigre récolte et s’en fourra aussitôt une pleine poignée dans la bouche. Le jus de baleine coula délicieusement au fond de son gosier parcheminé, tandis que des débris de chair mousseuse se perdaient dans sa barbe. Accroupi sur le sol tiède, il se restaura avec méthode, remettant à plus tard toute spéculation sur un avenir impossible. Une fois sa faim et sa soif en partie calmées, son tas de nourriture avait réduit de moitié. Le reste ne durerait guère, mais il en emplit les poches de sa combinaison crasseuse. C’est alors qu’il prit conscience d’un nouveau problème : la pression de sa vessie et de ses intestins douloureux. Il éprouvait toutefois une étrange réticence à se soulager dans le corps d’une autre créature ; l’idée lui semblait quelque peu obscène. Mais les muscles de son bas-ventre lui firent comprendre qu’il n’avait guère le choix. Il finit par baisser son pantalon et s’accroupit au-dessus de la portion la plus étroite de la plaie. Une image bizarre de ses déjections se diffusant dans les airs en un nuage brun et jaune lui traversa l’esprit. C’était hautement improbable, bien sûr, mais peut-être atteindraient-elles un jour la Ceinture, ou même le Radeau ? Une de ses connaissances lèverait alors un regard horrifié vers la source de cette pluie infecte – penserait-elle à lui ? Il s’esclaffa ; la paroi tendre autour de lui étouffa son rire. Il imaginait volontiers quelles personnes pourraient recevoir un tel message. Gover, Roch, Quid… Peut-être devrait-il viser ? Ses besoins satisfaits, la curiosité reprit ses droits et il se mit à examiner le ventre mystérieux de la baleine. C’était comme se retrouver à l’intérieur d’un immense vaisseau de verre. Depuis la face avant, un grand tube traversait le corps en se contractant près de l’arrière. Des sortes d’entrailles s’en détachaient, gros vers pâles lovés autour de l’œsophage principal. Des sacs, assez amples pour quatre hommes, étaient suspendus au tube axial, remplis de formes obscures. Divers organes s’amoncelaient autour du grand canal axial alors que d’autres, immenses et anonymes, étaient fixés à l’intérieur de la paroi ventrale. Au-delà de la face arrière, Rees distinguait la jointure des nageoires, ainsi que les vastes battoirs semi-circulaires qui brassaient l’air avec puissance et assurance. Le mouvement des nageoires, les ombres fluctuantes engendrées par la clarté stellaire à travers la peau translucide, tout cela donnait une sensation superficielle de mouvement, mais par ailleurs tout paraissait calme, immobile. Il avait lu une description des prodigieuses cathédrales de la Terre et se rappela s’être demandé ce qu’on éprouvait dans ces lieux figés, vastes et vénérables. Peut-être une sensation comparable à celle-ci. Il se dirigea vers l’avant de la créature, progressant avec prudence sur la surface molle et glissante. Un organe fixé au sol l’attira : une sphère opaque aplatie, de deux fois sa taille, dont la masse s’inclinait doucement dans sa direction. Quand il colla sa paume sur la chair dure et grumeleuse, il sentit un liquide chaud bouillonner sous la surface. L’équivalent d’un foie, d’un rein ? S’accroupissant, il constata que l’organe était rattaché à la paroi ventrale par un mince anneau de chair fripée, juste assez translucide pour laisser voir, à travers le cartilage dense, un fluide pulser. Un épieu d’Osseux dépassait de l’organe, fiché sur une longueur de bras dans la chair. Rees empoigna le manche et retira l’arme avec délicatesse. La pointe émergea, humide et poisseuse. Il déposa soigneusement l’épieu dans un repli de chair et poursuivit son exploration. Le sol se redressa d’un coup quand le jeune homme entreprit de grimper en direction de l’axe de rotation. Pour finir, il dut escalader une paroi presque à pic et fut contraint de plonger ses mains dans le cartilage. La force centripète diminuait à mesure qu’il s’élevait, mais un effet Coriolis commença à lui donner un léger vertige. Il s’arrêta pour reprendre son souffle et contempler le chemin parcouru. Les organes fixés à la paroi de la salle évoquaient plus que jamais de mystérieuses machines. Le tube de l’œsophage s’étirait au-dessus de sa tête ; il avisa alors une grande masse spongieuse, tout enveloppée, juste derrière ce qu’il pensait être les yeux. Des filaments noueux la reliaient aux yeux – des nerfs optiques ? La masse bosselée constituait peut-être le cerveau. Si tel était le cas, relativement à la masse corporelle de la baleine, l’organe soutenait la comparaison avec un cerveau humain. Se pouvait-il que cette créature soit dotée d’intelligence ? L’idée paraissait absurde… mais il se souvint du chant des chasseurs osseux. La baleine devait posséder un système sensoriel plutôt évolué pour être sensible à un pareil appât. Enfin, il parvint juste sous la jointure de l’œsophage et ce qui devait constituer le mufle du géant céleste. Les trois yeux flottaient au-dessus de lui à la manière d’immenses lampes, regardant calmement droit devant eux : Rees avait l’impression d’évoluer à l’intérieur d’un masque géant. La face frissonna, manquant de peu le déséquilibrer, aussi resserra-t-il sa prise sur le cartilage. Levant les yeux, il s’aperçut que le centre du mufle s’était ouvert, révélant une gueule béante menant directement à la gorge. Il regarda droit devant. Des ombres floues se précisèrent peu à peu pour former un banc de soucoupes blanchâtres tournoyant dans les airs. Ces créatures spectrales ne dépassaient guère un mètre ou un mètre vingt de diamètre ; certaines, peut-être leurs petits, présentaient une dimension plus modeste. Leur bord se retroussait vers le haut, sans doute par souci d’aérodynamisme. Le jeune homme aperçut un maillage de veines violacées sur leur face supérieure. Elles s’égaillèrent en désordre à l’approche de la baleine qui verrouilla ses trois yeux sur elles avec une précision vorace. Bientôt, les disques s’écrasaient contre l’immense face plate. Le cartilage se mit à résonner comme un tambour, arrachant une grimace au jeune homme. Les malheureuses soucoupes, pivotant toujours, s’engouffrèrent dans la gueule et disparurent à l’intérieur de l’œsophage opaque ; une série de bosses dévalait désormais le grand tube. Rees se figura les proies se jetant contre les parois qui s’étaient refermées sur elles après une vie de liberté. En un instant, la première bosse atteignit un embranchement vers les entrailles. Des soucoupes meurtries émergèrent dans le calme relatif des intestins ; certaines remuaient encore. Les puissants spasmes de muscles translucides les propulsèrent le long des entrailles, les dissolvant au passage dans des cuves de gaz ou de fluides digestifs. Un long moment encore, la baleine continua à se tailler un chemin au milieu du nuage de créatures… puis un mouvement rapide à la limite de son champ de vision capta l’attention de Rees. Il se tourna pour mieux voir. Ce fut d’abord une ombre, rouge et dense, qui filait à travers le ciel. Puis une autre, et une troisième, et enfin tout un banc qui s’abattit comme une pluie de missiles. Ces choses fondirent sur les créatures en forme de disques et en firent un véritable carnage ; quand elles reprirent du champ, elles abandonnaient dans leur sillage un nuage de sang et de morceaux de chair. Puis l’une d’elles fonça droit sur Rees, qui cria, eut un mouvement de recul et faillit lâcher le masque cartilagineux avant de recouvrer son sang-froid pour examiner la créature. Elle avait stoppé à quelques mètres à peine. Ce n’était guère plus qu’une bouche volante. Son corps atrophié, sans membres, long d’environ deux mètres, était précédé d’une gueule circulaire plus haute que le jeune homme les bras tendus. De petits yeux ronds comme des billes entouraient le gouffre bordé de longs crocs pointus tournés vers l’intérieur. Quand la gueule se referma, la peau se tendit sur une structure osseuse rudimentaire et les crocs se croisèrent dans un grincement d’éclairs blancs. Il n’avait guère de mal à s’imaginer ce loup du ciel se pourléchant les babines en l’étudiant. Mais la baleine adressa un regard hautain au loup qui fila derechef rejoindre ses compagnons afin de se repaître de proies plus faciles. Apparemment rassasiée, la baleine ressortit du banc de créatures plates et gagna les nues. Rees jeta un coup d’œil en arrière : les gueules volantes poursuivaient leur festin au milieu des soucoupes impuissantes. C’étaient des bêtes de cauchemar, des horreurs surgies de contes pour enfants comme il n’en avait encore jamais vues. Sans doute, à l’instar d’innombrables formes de vie animales et végétales de la Nébuleuse, les disques et les loups se tenaient-ils à l’écart des hommes. Était-il le premier à contempler un tel spectacle ? La Nébuleuse mourrait-elle avant que l’humanité ait pu découvrir les merveilles que cet étrange univers avait à offrir ? Une tristesse poignante saisit le jeune homme, qui pressa son visage contre l’ossature interne de la baleine. Le géant continuait à s’enfoncer dans la Nébuleuse. Le ciel s’assombrit autour d’eux. Rees émergea en sursaut d’un rêve de chute. Il était adossé à la paroi ventrale, les mains crochées sur des replis de cartilage. Prudemment, il détendit ses doigts et en massa les articulations raidies. Qu’est-ce qui l’avait réveillé ? Il scruta sa caverne de chair. Des rais de lumière stellaire continuaient de balayer son corps, tels des faisceaux de torches… … mais plus lentement. La baleine se préparait-elle à dormir ? Il se tourna vers l’avant de la créature… et sentit un frisson d’émerveillement lui picoter la base du crâne. Face à lui, à moins d’une douzaine de mètres, se trouvaient les trois yeux d’une autre baleine. Elle avait le mufle collé à celui de « sa » baleine, et il put voir leurs deux bouches remuer en sympathie, comme si elles communiquaient. La seconde baleine s’écarta bientôt dans un battement de nageoires, dégageant l’horizon. Un nouveau frisson le prit, lui arrachant cette fois un cri de surprise : derrière celle-là s’en présentait une troisième, de flanc, qui passait dans les airs, et au-delà une autre, puis une autre encore. Aussi loin que portait son regard, au-dessus, au-dessous, Rees voyait nager des baleines. Il devait y en avoir sur des kilomètres, dans toutes les directions : les plus lointaines se résumaient à de minuscules lanternes baignées par la clarté stellaire. Et toutes ces majestueuses créatures volaient en direction du Cœur, semblables à un immense fleuve rose. Un grincement s’éleva dans le dos de Rees, évoquant la mise en route d’une grosse machine. En se retournant, il vit l’articulation qui reliait le corps principal de la baleine à ses nageoires pivoter : des os et des muscles de l’épaisseur d’un homme s’arc-boutaient sur la masse de chair. La créature vira bientôt selon une vaste courbe en battant puissamment des nageoires. Sa rotation s’accéléra, changeant le troupeau de ses congénères en kaléidoscope d’ombres tournoyantes ; enfin, elle trouva sa place au sein de la migration. Pendant plusieurs heures, les baleines s’enfoncèrent dans une obscurité croissante. À ces profondeurs, les étoiles étaient plus vieilles, plus pâles, plus proches à mesure que la distance au Cœur se réduisait. Rees en distingua deux qui se touchaient presque : leurs flammes usées s’attiraient en longues langues, et elles tournoyaient l’une autour de l’autre en quelques secondes de pirouette. Plus tard, ils dépassèrent une étoile imposante de plusieurs kilomètres de large ; sa fusion paraissait achevée, mais son fer, comprimé par la gravité, émettait encore un rougeoiement terne et sinistre. Sa surface était en perpétuel mouvement : toutes les deux ou trois minutes, une section se creusait, formant un cratère de quelques mètres en projetant des particules de métal fondu dans les airs. D’autres étoiles plus petites gravitaient autour de la géante, orbitant en plusieurs minutes, et il se rappela le planétaire d’Hollerbach : il avait sous les yeux une autre représentation de « système solaire », faite non pas de sphères métalliques, mais d’étoiles… Puis le troupeau atteignit un nouveau groupe d’astres soudés par la gravitation. Celui-ci ne comportait pas de géante centrale, mais une douzaine de minuscules étoiles, dont certaines continuaient de brûler, s’adonnant à un ballet complexe et chaotique. Deux d’entre elles parurent un instant sur le point d’entrer en collision… pour finalement se frôler à quelques mètres, se séparer et repartir dans de nouvelles directions. On ne devinait aucune structure, aucune périodicité dans le mouvement de cette famille d’étoiles, et le jeune scientifique, qui avait étudié sur le Radeau les aspects chaotiques du problème des trois corps, n’en fut guère surpris. Il faisait de plus en plus sombre. Une zone de noirceur devant eux apprit à Rees qu’ils approchaient du Cœur. Il se souvint de ce voyage au télescope à travers la Nébuleuse qu’il accomplissait, au moment de la révolte, en compagnie de ce troisième classe – quel était son nom, déjà ? Nead ? Il était loin de se douter alors qu’il reproduirait un jour ce périple en personne, et d’une manière aussi fantastique… Une fois de plus, ses pensées le ramenèrent brièvement à Hollerbach. Que donnerait le vieillard pour contempler de telles merveilles ? À cette évocation, un étrange sentiment de bien-être, de satisfaction, l’envahit. Comme lors de son voyage en télescope, les brumes du fond de la Nébuleuse s’écartèrent tel un voile, et il aperçut la sphère de débris autour du Cœur lui-même. Une lumière rose clignotait par des trous dans la couche grumeleuse. Rees s’avisa peu à peu qu’il contemplait sa propre mort. Qu’est-ce qui le tuerait en premier ? Les radiations du trou noir ? Les variations gravitationnelles du Cœur lui arrachant la tête, les membres ? À moins qu’il ne se retrouve, quand la structure de la baleine se désintègrerait, à tournoyer dans les airs, cuit ou asphyxié dans l’atmosphère raréfiée ? Malgré tout, son impression de bonheur perdurait, et il lui semblait même entendre, quelque part dans sa tête, une mélopée lente, apaisante. Détendant ses muscles, il s’adossa confortablement contre la paroi interne de la baleine. S’il devait vraiment mourir – eh bien, au moins le voyage en aurait-il valu la peine. Et peut-être, après tout, la mort ne signifiait-elle pas la fin ultime ? Il se souvint en partie des croyances religieuses simplistes de la Ceinture. Se pouvait-il que l’âme survive au corps, d’une manière ou d’une autre ? Et si son voyage se poursuivait sur un autre plan ? Il fut frappé par la vision d’un flot d’âmes désincarnées filant à travers l’espace dans de grands battements de nageoires… De nageoires ? Bon sang, mais qu’est-ce que… ? Il secoua la tête, tâchant d’en chasser ces images et ces sons bizarres. Bon sang, il se connaissait suffisamment pour savoir qu’il ne pouvait pas envisager la mort dans un sourire élégiaque et une vision d’un après hypothétique. Il aurait dû se battre, chercher désespérément un moyen de s’en sortir… Mais si ces pensées ne lui appartenaient pas, de qui venaient-elles ? Il se tourna, frissonnant, et contempla le cerveau. La bête pouvait-elle être plus ou moins télépathe ? Les images qui s’insinuaient en lui émanaient-elles de cette masse spongieuse, à quelques mètres de lui ? Il se souvint de la manière dont les Osseux attiraient les baleines. Leur chant constituait peut-être une sorte d’appât télépathique. Il s’avisa brusquement que la mélopée qu’il entendait sous son crâne présentait la même structure, le même rythme obsédant, les mêmes mélodies cycliques. Elle devait bien provenir de quelque part – toutefois, il n’aurait su dire s’il l’entendait dans ses oreilles ou via une source télépathique. Ainsi, les Osseux avaient découvert, peut-être par hasard, un moyen de faire croire à leur proies qu’elles nageaient, non pas vers une mort certaine sous les coups de petits êtres malveillants, mais vers… Quoi ? Où croyaient se rendre ces baleines qui nageaient vers le Cœur ? Pourquoi étaient-elles si heureuses d’y aller ? Il n’avait qu’une seule manière de le découvrir. Il rechignait à l’idée d’ouvrir son esprit à une violation supplémentaire, mais il posa néanmoins les mains sur le cartilage, ferma les yeux et s’efforça d’accueillir les images étranges. De nouveau les baleines filaient dans les airs. Il s’efforça de décortiquer la scène comme s’il s’agissait d’une photo. Étaient-ce vraiment des baleines ? Oui, mais leur masse était singulièrement réduite, de sorte qu’elles évoquaient plutôt des projectiles en forme de crayons, sans presque aucune résistance à l’air, fonçant vers… où ? Il lutta, se comprima les yeux avec le dos de la main, mais rien ne vint. En tout cas, quelle que soit la destination, « sa » baleine n’éprouvait qu’un immense ravissement à l’idée de l’atteindre. Si le but lui restait caché, qu’en était-il de la source ? Il baissa délibérément la tête. Son image mentale bascula, comme s’il promenait un télescope à travers le ciel. Et il vit d’où venaient les baleines. Du Cœur. Il ouvrit les yeux. Ces créatures ne se précipitaient pas à la mort, au contraire, elles utilisaient le Cœur pour atteindre une grande vélocité et se catapulter… hors de la Nébuleuse. Les baleines savaient que la Nébuleuse se mourait. Et, par ce moyen incroyable, elles migraient ; elles délaissaient ce monde en déclin et franchissaient l’espace en direction d’un monde nouveau. Peut-être l’avaient-elles déjà fait des centaines de fois, peut-être se propageaient-elles parmi les nébuleuses depuis des centaines de milliers de tranches… Et si les baleines en étaient capables, l’homme devait pouvoir trouver le moyen de les imiter. Un immense espoir s’empara de Rees ; il sentit le sang affluer à ses joues. Le Cœur approchait ; des rayons de lumière infernale crevaient la croûte, illuminant les débris. Le jeune homme vit les créatures qui les précédaient expulser tout leur air par la bouche en immenses panaches humides ; leurs corps se recroquevillaient tels des ballons qui se dégonflaient. La rotation de sa baleine ralentit. Bientôt, elle basculerait dans le gouffre du puits de gravité du Cœur. Rees mourrait. Sa bulle d’espoir éclata, balayant les derniers vestiges de son bonheur illusoire. Il ne lui restait que quelques minutes de sursis, et le secret de la survie de son espèce périrait avec lui. Un hurlement de désespoir s’échappa de sa gorge : ses mains se crispèrent de manière convulsive sur le cartilage du mufle de son gigantesque véhicule. La baleine frémit. Il contempla ses mains avec incrédulité. Jusqu’à présent, la créature n’avait guère semblé prêter plus d’attention à sa présence qu’à celle d’un parasite microscopique. Mais si ses déplacements ne l’avaient pas dérangée, peut-être que son désespoir aurait un impact sur ce vaste cerveau… C’était peut-être sa dernière chance. Il ferma les yeux et invoqua des visages. Hollerbach, Jaen, Sheen, Pallis s’occupant de sa forêt ; la douleur de leur mort prochaine, son désir brûlant de retourner parmi eux les sauver, se déversa en lui et se focalisa en un unique point de souffrance. Il s’arc-bouta physiquement sur la face interne du mufle de la baleine, comme si la force brute pouvait la détourner de son chemin vers le Cœur. Une affreuse tristesse l’assaillit. La créature suppliait son parasite humain de la laisser suivre ses congénères vers la sécurité. Il crut se noyer dans ce chagrin. Il se concentra sur une unique image : le visage du jeune Nead émerveillé en découvrant la beauté des franges de la Nébuleuse sur l’écran du télescope. La baleine frémit encore. Plus violemment. 11. L’assaut des mineurs contre le Radeau avait commencé depuis trente minutes à peine, mais les alentours de la Plate-forme résonnaient déjà des râles des blessés. Pallis rampait dans le feuillage de son arbre, s’affairant fiévreusement sur ses braseros. Un coup d’œil à travers les feuilles lui révéla une couche de fumée épaisse et régulière. L’arbre s’éleva en douceur, et son pilote en éprouva une certaine satisfaction professionnelle malgré la situation. Il leva la tête. La douzaine d’arbres de sa formation était disposée selon une vaste courbe feuillue alignée sur le bord du Radeau, une centaine de mètres plus haut : d’après ses cartes de la face inférieure, ils se trouvaient juste sous la Plate-forme. Ses arbres s’élevaient sans à-coup, comme reliés par des tiges de fer : d’ici quelques minutes, tous surgiraient à l’horizon du Radeau. Il voyait les pilotes les plus proches s’échiner sur leurs feux, le visage sombre. « On ne peut pas aller plus vite ? s’inquiéta Nead, les traits tirés par l’anxiété et l’attente. — Retourne à ton travail, mon gars. — Mais vous ne les entendez pas ? » Le jeune homme, cillant pour chasser ses larmes, agita le poing en direction des bruits de bataille qui leur parvenaient de la Plate-forme. « Bien sûr que je les entends. » Pallis refoula la colère qui déformait ses traits couturés de cicatrices. « Mais si on débarque trop tôt, on se fera massacrer. D’accord ? Par contre, en nous en tenant à notre formation, à notre plan, on a une chance de battre ces salopards. Réfléchis, Nead… Tu étais scientifique, non ? » Nead s’essuya les yeux et le nez dans le creux de sa main. « De troisième classe seulement. — Peu importe, on t’a appris à te servir de ta tête. Alors secoue-toi, petit, on a du boulot sur les bras et je compte sur toi. Tiens, j’ai l’impression que ces braseros près du tronc auraient besoin d’être attisés…» L’adolescent se remit au travail sous le regard de Pallis. Il était maigre comme un clou. Ses omoplates et ses coudes saillaient. Sa combinaison de scientifique avait été rapiécée si souvent qu’elle n’avait plus grand-chose d’un vêtement, encore moins d’un uniforme. Il avait les yeux cernés. Nead avait à peine dix-sept mille tranches. Par les Ossements, songea le pilote, lugubre, que sommes-nous en train d’infliger à nos gosses ? Si seulement il avait pu croire à son propre baratin, il se serait peut-être senti mieux… Les arbres sortirent de l’ombre du Radeau. Leur feuillage se para de reflets d’un brun doré dans la clarté stellaire. Pallis sentit la sève couler plus vite à travers les branches, son arbre se mit à tournoyer telle une ricochette impatiente, puis sembla bondir vers l’étoile suspendue dans le ciel du Radeau. La bordure ne se trouvait plus qu’à quelques mètres au-dessus d’eux ; un grognement montait dans la gorge du forestier, sinistre, primitif. Il leva le poing : les autres pilotes l’imitèrent en un salut silencieux… … et la formation surgit au-dessus de la Plate-forme. Un panorama de sang et de flammes se déploya devant Pallis. Partout des gens couraient. Auvents et abris en feu parsemaient le pont ; là où les toits s’étaient envolés, des tas de papiers brûlaient. Sous le brusque déplacement d’air créé par les arbres, les foyers vacillèrent, vomirent de la fumée. Trois appareils de mineurs – de simples plaques de fer équipées de réacteurs – planaient à une douzaine de mètres à l’aplomb de la Plate-forme. Leurs réacteurs crachaient des jets de vapeur, et Pallis vit des hommes du Radeau se tordre de douleur, ébouillantés faute de s’être écartés à temps. Les mineurs allongés à plat ventre, deux ou trois par engin, lançaient leurs bouteilles qui explosaient en fleurs de feu obscènes. C’était le pire assaut. Jusque-là, l’ennemi visait plutôt les machines d’approvisionnement – son principal objectif –, et on avait pu le repousser sans trop de pertes d’un côté ou de l’autre. Cette fois, il s’en prenait au siège du gouvernement du Radeau. On voyait peu de traces d’une défense organisée. Même la formation de Pallis se trouvait en fin de patrouille quand les mineurs avaient attaqué ; sans les yeux perçants du pilote, le Radeau n’aurait peut-être pas pu mettre en œuvre une quelconque contre-attaque. Mais au moins les occupants de la Plate-forme ripostaient-ils : ils lançaient des épieux, des couteaux, tout ce qui leur tombait sous la main vers les plaques volantes, obligeant les mineurs à rester couchés sur leurs curieux appareils… Soudain, sous le regard de Pallis, un épieu retomba en cloche sur l’un des engins et s’enfonça dans l’épaule d’un assaillant. L’homme fixa la hampe sanguinolente dépassant de son muscle, l’empoigna de sa main valide et hurla. L’appareil, livré à lui-même, fit une embardée. Les autres occupants crièrent et tentèrent d’atteindre les commandes, mais en quelques secondes la plaque vacillante était descendue à moins d’un mètre du pont. Les hommes du Radeau bravèrent la vapeur bouillante pour assaillir l’engin. Une centaine de mains l’agrippèrent. Les réacteurs se turent en crachotant. Les mineurs vociférants arrachés à leur esquif disparurent dans la masse humaine qui les rouait de coups. La formation d’arbres se trouvait maintenant dix mètres au-dessus de la bordure quand les combattants l’avisèrent. Une clameur s’éleva des rangs épars des défenseurs ; les mineurs firent volte-face, livides. Pallis éprouva une pointe de fierté en imaginant l’impression produite par ce mur de bois et de feuilles sur les gens simples de la Ceinture. Il se tourna vers l’adolescent. « Nous y voilà, murmura-t-il. Prêt ? » Nead se trouvait à côté du tronc. Il alluma la mèche de la bouteille d’essence qu’il tenait à la main et tint la flamme devant son visage. Ses yeux brûlaient de haine. « Oh oui… Je suis prêt. » Envahi par un sentiment de honte, le pilote reporta toute son attention vers les combats. « Très bien, mon gars, trancha-t-il. À mon signal. Et n’oublie pas : si tu ne peux pas atteindre un mineur, arrache ta mèche. Il ne s’agirait pas de bombarder les nôtres. » L’arbre s’avançait au-dessus de la mêlée ; il vit les visages se tourner vers son ombre comme autant de fleurs de ricochettes brûlées. La plaque volante la plus proche n’était qu’à quelques mètres. « Trois… deux… — Pallis ! » L’interpellé se retourna vivement. L’un des autres pilotes se tenait en équilibre sur le tronc de son arbre, les mains en coupe autour de la bouche. Il se retourna et pointa le doigt en l’air : deux nouveaux engins de mineurs venaient d’apparaître au-dessus de lui, se découpant à contre-jour sur le ciel. Plissant les yeux, Pallis distingua les larges sourires de leurs passagers, ainsi qu’un miroitement de verre entre leurs mains. De toute évidence, ils essayaient de se placer au-dessus des arbres. « Merde. — Qu’allons-nous faire ? — Nous les avons sous-estimés. Ils nous ont bien baisés. Putain ! Allez, mon gars, active-toi ! Nous devons reprendre de l’altitude avant qu’ils ne nous atteignent. Tu t’occupes des braseros de la bordure, moi de ceux du tronc. » L’adolescent fixait les mineurs qui convergeaient sur eux comme s’il ne parvenait pas à accepter cette diversion des vérités simples de la bataille en contrebas. « Bouge ! » cria Pallis en lui décochant un coup de poing dans l’épaule. Nead s’élança. Un écran de fumée se répandit sous les arbres, noyant le champ de bataille. Les grandes roues végétales tournoyèrent et s’élevèrent au-dessus du pont… mais les appareils des mineurs, plus petits, plus rapides et beaucoup plus agiles, se placèrent sans effort au-dessus de la formation. Il sentit ses épaules s’affaisser. Il imaginait l’explosion d’une bombe incendiaire dans les branches sèches de son arbre. Le feuillage s’embraserait comme du vieux papier, la structure se désintégrerait et ferait pleuvoir des fragments enflammés sur le pont… Mais quoi ? Il n’était pas encore mort ! « Dispersez-vous ! hurla-t-il à ses pilotes. Ils ne pourront pas attaquer tout le monde. » La formation se rompit avec une lenteur insupportable et les deux engins des mineurs se séparèrent. Chacun choisit son arbre… Dont celui de Pallis. Alors que la plaque descendait à sa rencontre, le regard du pilote croisa celui du mineur désormais tout proche. Nead vint se placer aux côtés du forestier qui tendit le bras, trouva l’épaule du jeune homme, la pressa fort… Un vent froid secoua les branches. Une ombre démesurée, grotesque, passa sur leurs visages. Une forme immense occultait l’étoile au-dessus du Radeau. « Une baleine…» Pallis en resta bouche bée. La gigantesque créature se trouvait à moins d’une centaine de mètres du pont du Radeau ; de sa vie, il n’avait jamais entendu parler d’une baleine qui s’en soit autant approchée. Quand les mineurs sur le point d’attaquer son arbre aperçurent l’immense voûte translucide à quelques mètres au-dessus d’eux, ils poussèrent des cris de panique et tirèrent frénétiquement sur les commandes. Leur plaque fit une embardée, vira à cent quatre-vingts degrés et fila dans les nues. Abasourdi, Pallis se pencha vers la Plate-forme. L’ombre titanesque recouvrait les silhouettes minuscules des combattants qui, pour la plupart, lâchaient leurs armes et s’enfuyaient. L’ultime appareil de la Ceinture s’écarta puis plongea sous le Radeau. À l’exception des morts et des blessés, il n’y eut bientôt plus personne sur la Plate-forme. Quelques panaches de fumée s’élevaient toujours paresseusement d’une douzaine de piles de débris. Nead sanglotait. « C’est fini, hein ? — L’invasion ? Oui, petit. C’est terminé. Pour l’instant, en tout cas… Grâce à ce miracle. » Il leva les yeux vers la baleine, imaginant la confusion qu’elle devait causer chez ceux qui la contemplaient depuis les rues et les usines du Radeau. « Mais les mineurs reviendront. À moins, ajouta-t-il d’un air sinistre, que nous ne descendions les affronter sur la Ceinture pour…» Sa voix mourut. Cramponné au ventre de la créature, un homme leur adressait de grands signes. Dès le déclenchement de l’assaut, Gover s’était joint à la bousculade le long de l’escalier de la Plate-forme, jouant des poings et des coudes pour s’enfuir loin des bouteilles explosives, des hurlements, des flammes. Et voilà que l’attaque prenait fin aussi vite qu’elle avait commencé. Il rampa hors de sa cachette, sous la Plate-forme, puis remonta prudemment les marches. Il parcourut d’un œil inquiet les abris incendiés, les corps noircis – jusqu’à ce qu’il aperçoive Decker. Le colosse arpentait la scène de carnage, se penchant ici pour prêter main-forte aux secouristes, s’arrêtant là pour décocher un coup de pied dans une étagère fumante. Ses gestes trahissaient la colère et la frustration d’un fauve en cage. Mais il était manifestement beaucoup trop occupé pour avoir remarqué la disparition de Gover pendant les combats. Ce dernier le rejoignit avec soulagement, impatient de se montrer désormais ; il sentit du verre pilé s’écraser sous ses semelles. Une ombre passa sur le pont jonché de débris. Gover sursauta, rentra la tête dans les épaules et leva les yeux au ciel. Une baleine ! À moins d’une centaine de mètres au-dessus du Radeau, qui flottait comme un immense ballon translucide. Que se passait-il, bon sang ? Son imagination fertile entra aussitôt en ébullition. Il avait déjà entendu des récits de chasse à la baleine. Peut-être parviendrait-il à convaincre Decker d’envoyer quelques-uns de ces foutus forestiers à sa poursuite ? Il se laissa bercer par une vision séduisante : lui, debout au bord d’un arbre, lançant des bombes incendiaires en direction d’un grand œil stupide… Quelqu’un lui cognait sur le bras. « Pousse-toi de là, putain ! » Deux hommes s’efforçaient de passer, traînant une femme au visage horriblement brûlé. Il ne lui restait plus qu’un œil, un œil unique duquel s’écoulait un flot de larmes ininterrompu. Agacé, il faillit lâcher une réplique cinglante – ces gens n’étaient même pas membres du Comité… mais quelque chose dans la crispation de leurs traits le persuada de s’écarter. Il leva la tête de nouveau, notant machinalement qu’un arbre s’élevait en direction de la baleine… puis il distingua une tache sombre irrégulière sur le flanc de la créature. Il plissa les yeux face à la lumière de l’étoile. Par les Ossements, un homme ! Une vague sensation d’émerveillement se fit jour en lui et, un bref instant, son égocentrisme s’évapora. Comment un homme pouvait-il chevaucher une baleine ? La créature céleste pivota lentement, amenant l’homme un peu plus près. Sa silhouette lointaine avait quelque chose de désagréablement familier… Gover n’avait pas la moindre idée de ce qui se passait ; mais peut-être y avait-il quelque chose à retirer de cette affaire. Sifflant doucement entre ses dents, il se fraya un chemin entre les blessés et les combattants épuisés, en quête de Decker. Après avoir « persuadé » la baleine de quitter ses congénères, Rees avait souhaité mourir à plusieurs reprises au cours des heures suivantes. La bête remontait du tréfonds de la Nébuleuse, écrasée par la solitude et le regret d’abandonner ses congénères. Elle déversait toute sa souffrance, submergeait le jeune homme sous le flot de son angoisse incommensurable. Incapable de manger, encore plus de dormir, il était resté étendu contre la paroi ventrale, le souffle court, à peine en mesure de bouger. Parfois, au bord de l’inconscience, il s’était vu se tortiller sur le sol tiède et poisseux… Mais il maintenait sa concentration. Il gardait présentes à l’esprit, aussi soigneusement qu’il aurait protégé la flamme d’une allumette en plein vent, les images d’Hollerbach, de Pallis et des autres, et tout en se focalisant sur le Radeau, il fredonnait le chant de la baleine, encore et encore. Plusieurs tranches s’étaient ainsi écoulées, Rees allongé là, dans la terreur de s’assoupir. Et puis, d’un coup, il avait ressenti un changement ; un souffle de confusion s’ajoutait à la tempête mentale de la baleine qui décrivit une succession de petits virages serrés. Roulant sur le ventre, il plongea son regard au-delà du cartilage trouble. Tout d’abord, il ne reconnut pas ce qu’il voyait. Un immense disque brun rouille auprès duquel même la baleine paraissait minuscule, une forêt clairsemée d’arbres en rotation lente au-dessus de sombres avenues de métal… Le Radeau. Avec une énergie soudaine, il déchira le cartilage devant son visage, enfonçant ses doigts dans le matériau dense et fibreux… L’arbre s’élevait en douceur vers la masse pivotante de la baleine. « Du nerf, petit ! aboya Pallis. Ce gars, là-haut, nous a sauvé la mise. À notre tour de lui rendre la pareille. » Nead s’affairait à contrecœur sur ses braseros. « Vous ne croyez quand même pas qu’il a ramené cette baleine ici volontairement ? » Le pilote haussa les épaules. « Tu as une autre explication ? Combien de baleines as-tu vu s’approcher du Radeau ? Aucune, voilà combien. Et combien de fois as-tu vu un type chevaucher une baleine ? » Deux événements impossibles dans la même tranche ? Nead, la loi de l’hypothèse la plus simple nous dit qu’ils sont nécessairement liés. » Le garçon le dévisagea, surpris. « Eh quoi, protesta Pallis avec un large sourire, les scientifiques de troisième classe n’ont pas le monopole du savoir. Allez, active-toi un peu sur ces foutus braseros ! » L’arbre prit de la hauteur sur son tapis de fumée. Bientôt la baleine obstrua le ciel, plafond roulant monstrueux qui faisait passer et repasser son passager comme un enfant sur un manège. À mesure qu’il se rapprochait, l’arbre ralentit sa rotation par à-coups, en dépit de tous les efforts de Nead. Il finit par s’immobiliser complètement à une vingtaine de mètres sous le ventre du monstre volant. Les trois yeux de la créature se baissèrent vers le feuillage… succulent. « Rien à faire, cria Nead. Cette foutue fumée est assez épaisse pour marcher dessus, mais il ne veut plus bouger d’un pouce. — Nead, un arbre éprouve à peu près autant d’affection pour une baleine qu’une assiette de simili viande en a pour toi. Il fait de son mieux ; contente-toi de le maintenir d’aplomb. » Le forestier plaça ses mains en coupe et rugit à travers les airs. « Hé, toi ! Sur la baleine ! » L’autre lui répondit par un vague geste du bras. « Écoute ! On ne peut pas s’approcher plus près. Tu vas devoir sauter ! Tu comprends ? » Une longue pause, puis un nouveau geste du bras. « J’essayerai de t’aider ! cria Pallis. La rotation de la baleine devrait suffire à te projeter ! Tout ce qui te reste à faire, c’est de lâcher au bon moment ! » L’homme, visiblement épuisé, enfouit son visage dans le flanc de la baleine. « Nead, ce type n’a pas l’air en grande forme, murmura Pallis. Pas sûr qu’il parvienne à s’accrocher comme il faut quand il nous arrivera dessus. Oublie tes braseros. Prépare-toi à courir le rattraper. » L’adolescent acquiesça et se redressa, les orteils plantés dans le feuillage. « Ho ! Là-haut ! On essaiera au prochain tour. Vu ? » Un autre geste du bras. Pallis se représenta le saut. L’homme s’éloignerait tangentiellement de la masse pivotante, puis décrirait une ligne plus ou moins droite jusqu’à l’arbre. Cela ne devrait pas poser de problème – sous réserve que la créature, prise d’une lubie, ne s’écarte pas au dernier moment… « Maintenant ! Lâche tout ! » L’autre leva la tête, puis, avec une lourdeur insoutenable, replia ses jambes. « Trop lent ! cria Pallis. Ne saute pas, ou tu vas…» Il détendit les jambes, s’élançant sur une trajectoire tout sauf tangentielle à la rotation de la baleine. «… nous manquer, acheva le pilote. — Par les Ossements, ça va être juste. — Ferme-la et tiens-toi prêt. » Les secondes s’écoulèrent avec une lenteur infinie. L’homme semblait progresser avec peine, les membres aussi flasques que des bouts de ficelle. La rotation de la baleine l’avait projeté vers la droite de Pallis, mais d’un autre côté, sa détente l’avait envoyé vers sa gauche… … et les deux effets conjugués le catapultèrent en plein sur le pilote, le transformant soudain en une explosion de bras et de jambes qui dégringolait du ciel… pour s’écraser sur la poitrine du forestier et le projeter au cœur du feuillage. La baleine, dans un vaste frisson de soulagement, s’éloigna aussitôt. Aidé par Nead, l’homme se dépêtra de Pallis et s’étendit sur le dos, les yeux fermés. Sous sa barbe crasseuse, on voyait sa peau blême tendue sur les pommettes. Il semblait littéralement flotter dans sa combinaison en haillons. Nead se gratta la joue. « Je connais ce gars… il me semble. » Pallis éclata de rire en massant son torse meurtri. « Rees ! Bordel de merde ! J’aurais dû me douter que c’était toi ! » Le jeune homme entrouvrit les paupières ; quand il parla, ce fut d’une voix sèche comme la poussière. « Salut, pilote. J’ai fait un foutu voyage, tu sais ? » Gêné, le forestier sentit ses yeux s’embuer. « J’imagine. Tu as failli nous rater, pauvre idiot. Ç’aurait été tout simple si tu n’avais pas décidé de rajouter quelques saltos en chemin. — J’avais entièrement… confiance en toi, mon ami. » Il s’assit avec effort. « Pallis, écoute…» Le pilote fronça les sourcils. « Quoi ? » Un sourire tordit les lèvres crevassées de Rees. « Difficile à expliquer. Il faut que je voie Hollerbach. Je crois avoir trouvé un moyen de… de sauver le monde… — Un moyen de quoi ? » L’autre parut troublé. « Il est toujours en vie, au moins ? — Qui ça, Hollerbach ? s’esclaffa Pallis. Ils n’ont pas eu plus de succès pour se débarrasser de lui qu’avec toi. Allez, rallonge-toi pendant que je nous ramène. » Avec un soupir, Rees se recoucha parmi les feuilles. Le temps que l’arbre regagne le Radeau, le jeune homme avait repris des forces, vidé une des flasques d’eau du pilote et effectué plusieurs incursions dans une tranche de simili viande. « La chair de baleine m’a maintenu en vie, mais qui sait au prix de quelles carences…» Pallis contempla avec circonspection ce qui restait de ses provisions. « Ouais… Eh bien, assure-toi de compenser ton manque de protéines avant de t’attaquer à mon feuillage. » Soutenu par le pilote, Rees se laissa glisser jusqu’au pont le long du câble d’amarrage. « Va donc te reposer un moment dans ma cabine… — Pas le temps. Je dois voir Hollerbach tout de suite. Il y a beaucoup de choses à faire… il faut nous y mettre avant que nous soyons trop faibles pour agir. » Il promena un regard anxieux tout autour du câble. « C’est lugubre, par ici. — C’est le mot, admit sombrement Pallis. Les choses ne sont pas allées en s’améliorant après ton départ. Désormais, c’est Decker qui commande. Ce n’est ni un imbécile, ni un monstre, mais le fait est que la situation se dégrade de plus en plus. Il est peut-être déjà trop tard…» Le jeune homme soutint son regard avec détermination. « Conduis-moi à Hollerbach », murmura-t-il. Pallis, surpris, se sentit rasséréné par cette réaction. Malgré sa faiblesse physique, Rees avait changé, pris de l’assurance, ce qui n’avait rien d’étonnant si l’on pensait aux épreuves incroyables qu’il avait traversées… « On veut pas d’histoires, pilote. » La voix avait jailli de la forêt de câbles. Pallis s’avança, les poings sur les hanches. « Qui est là ? » Deux hommes sortirent de l’ombre, bâtis comme des machines d’approvisionnement, dont un vraiment colossal. Ils portaient les tuniques déchirées qui tenaient lieu d’uniforme aux fonctionnaires du Comité. « Seel et Plath, grogna Pallis. Tu te souviens de ces deux clowns, Rees ? Les gros bras de Decker… Vous voulez quoi ? » Seel, petit, massif et chauve, fit un pas en avant et planta son index dans la poitrine du forestier. « Écoute… C’est le mineur qui nous intéresse. Pas toi. Je sais qu’on a déjà failli en venir aux mains tous les deux…» Pallis leva les bras, gonflant ostensiblement les muscles sous sa chemise. « T’as raison, reconnut-il avec désinvolture. Et je vais te dire un truc. Pourquoi ne pas reprendre là où on en était restés, hein ? » Seel bombait déjà le torse quand Rees s’interposa. « Laisse tomber, pilote, dit-il tristement. Il faudra bien que j’affronte ça tôt ou tard. Autant en finir maintenant…» Plath saisit le scientifique par le bras et l’entraîna dans la forêt de câbles sans ménagement – Rees vacillait, c’est à peine s’il parvenait à marcher. Pallis secoua la tête dans un mouvement de colère. « Ce type vient juste de tomber d’une baleine, bordel ! Vous pouvez pas lui foutre la paix ? Hein ? Il en a pas assez bavé ? » Seel lui jeta un regard venimeux tandis que le petit groupe s’éloignait, ce qui le fit grogner de frustration. « Termine tout seul », cracha-t-il à Nead. Affairé sur le câble d’amarrage, l’autre se redressa : « Où allez-vous ? — Avec eux, bien sûr. Où veux-tu que j’aille ? » Et le pilote partit à grands pas entre les câbles. Le temps qu’ils atteignent la Plate-forme, Rees ne tenait plus qu’à grand-peine sur ses jambes flageolantes. Ses garde-chiourme le tenaient moins, songea-t-il en grimaçant, qu’ils ne le soutenaient. Parvenu au sommet de l’escalier, il leur glissa : « Merci…» Enfin il releva pesamment la tête et écarquilla les yeux devant le champ de bataille. « Par les Ossements ! — Bienvenue au siège du gouvernement du Radeau », fit Pallis d’un ton sinistre. Quelque chose craqua sous la semelle de Rees : il se pencha et ramassa un tesson de bouteille noirci à moitié fondu. « Encore des bombes incendiaires ? Que s’est-il passé ici, pilote ? Une nouvelle révolte ? » Pallis secoua la tête. « Les mineurs, Rees. Cette petite guéguerre dure depuis la perte de la machine d’approvisionnement que nous voulions envoyer à la Ceinture. Sale affaire, meurtrière… Désolé que tu voies ça, mon gars. — Tiens, tiens ! Qu’est-ce que nous avons là ? » Un ventre énorme tremblota, assez près pour que Rees en perçoive le champ gravitationnel – ce qui lui renvoya son propre état de faiblesse, son insignifiance. Il leva les yeux sur un visage massif couturé de cicatrices. « Decker… — Mais toi, tu es passé sur la poutre. Non ? » Decker semblait perplexe, comme si on venait de lui soumettre une devinette. « Ou faisais-tu partie de ceux que j’ai envoyés à la mine ? » Rees ne répondit pas. Il étudia le chef du Radeau ; le visage de Decker s’était creusé de rides profondes et il avait les yeux cernés, brillants. « Tu as changé », finit-il par dire. L’autre plissa les yeux. « Nous avons tous changé, petit. — Le rat de mine ! Il me semblait bien t’avoir reconnu, cramponné à cette baleine. » Ces mots étaient presque un sifflement ; le visage mince de Gover se résumait à un masque de haine brute focalisée sur Rees. Ce dernier éprouva soudain une immense fatigue. « Gover… J’espérais bien ne pas te revoir. » Il regarda l’apprenti dans les yeux, tâchant de se rappeler quand il l’avait croisé pour la dernière fois. Au moment de la révolte, sans doute, quand Rees avait rejoint en silence le groupe de scientifiques à l’extérieur de la Passerelle. Il se souvint du mépris qu’il avait alors ressenti pour lui, et de la façon dont l’autre avait accusé le coup, rougissant jusqu’aux cheveux… « C’est un exilé. » Gover se glissa auprès de Decker, serrant et desserrant ses poings minuscules. « C’est moi qui l’ai repéré sur la baleine et qui ai demandé à ce qu’on aille le chercher. Vous l’aviez chassé du Radeau. Mais il est revenu. Et puis c’est un mineur… — Et alors ? s’enquit Decker. — Il faut faire repasser ce fils de pute sur la poutre ! » Des émotions fugitives filèrent comme des ombres sur le visage indéchiffrable de Decker. L’homme était épuisé, s’avisa Rees. Fatigué de la complexité inattendue de son rôle, du sang, des privations perpétuelles, des souffrances… Fatigué. Et à l’affût de la moindre diversion. « Alors comme ça, toi, tu le ferais balancer par-dessus bord, hein ? » Gover acquiesça, sans quitter Rees des yeux. Le chef du Comité murmura, glacial : « Dommage que tu n’aies pas montré autant d’ardeur quand les mineurs nous attaquaient. » L’autre se raidit, et un sourire cruel perça le masque las de Decker. « Très bien, Gover. Je suis d’accord avec ton jugement. J’aurai une seule réserve. — Laquelle ? — Pas de poutre. Il y a eu assez de lâches assassinats pour cette tranche. Non, qu’il soit tué comme un homme. À mains nues…» Gover écarquilla les yeux, choqué. Decker recula d’un pas, pour le laisser seul face à Rees. Une petite foule se rassembla autour d’eux, un cercle de visages maculés de sang avides de se changer les idées. « Un autre de tes petits jeux sanglants, Decker ? — Ta gueule, Pallis. » Du coin de l’œil, Rees vit Plath et Seel immobiliser fermement les deux bras du pilote. Il reporta son attention sur le visage crispé, apeuré de son vis-à-vis. « J’ai fait un long chemin, Decker. » Rees parlait d’une voix forte. « Et j’ai quelque chose à te dire… quelque chose de plus important que tout ce que tu peux imaginer. » L’interpellé haussa les sourcils. « Ah ouais ? Génial. Tu me raconteras ça tout à l’heure. En attendant, bats-toi. » Gover s’accroupit, les mains écartées comme des griffes. Apparemment, Rees n’avait pas le choix. Il leva les bras, se faisant violence pour se concentrer sur le combat à venir. Autrefois, il aurait maîtrisé son adversaire une main dans le dos. Mais, après toutes ces tranches auprès des Osseux ou dans le ventre de la baleine, il n’en était plus aussi sûr… Gover parut flairer son hésitation. Sa crainte s’envola et sa posture se modifia légèrement, se faisant plus agressive. « Allez viens. Viens, rat de mine. » Il se porta à la rencontre de Rees. Qui gémit intérieurement. Il n’avait pas le temps pour ces conneries. Allons, il devait réfléchir ! N’avait-il rien appris au cours de son voyage ? Comment agirait un Osseux dans une telle situation ? Il se souvient des épieux volant dans les airs avec une précision mortelle… « Fais gaffe, Gover ! lança quelqu’un. Il a une arme. » Rees découvrit qu’il tenait toujours son tesson de bouteille… et une idée lui vint. « Quoi, ça ? Très bien, Gover. À mains nues. Rien que toi et moi. » Fermant les yeux, il sentit l’attraction du Radeau et de la Plate-forme jouer sur la perception gravitationnelle nichée au creux de son ventre – puis jeta le tesson aussi fort qu’il put, presque à la verticale. Le verre scintilla dans la clarté stellaire. Gover montra les dents : elles étaient droites et brunes. Rees fit un pas en avant. Le temps parut ralentir et le monde se figer autour de lui ; le seul mouvement était celui du tesson de bouteille tournoyant dans les airs loin au-dessus. La scène devint particulièrement vive et colorée, comme si ses yeux renfermaient de puissantes lanternes. Un flot de détails nets et précis l’assaillit : le nombre de gouttes de sueur sur le front de Gover, la manière dont ses narines blanchissaient en frémissant. Rees sentit sa gorge se nouer, le sang pulser dans sa nuque ; et pendant tout ce temps, le tesson, léger, gracieux, décrivait une orbite parfaite à travers le champ gravitationnel complexe… Jusqu’à ce qu’enfin il replonge vers le pont. Et s’enfonce en plein dans le dos de Gover. L’apprenti s’écroula, hurlant. Durant quelques secondes, il se tortilla au sol comme une mare écarlate se répandait sur le métal autour de lui. Puis il s’immobilisa ; le sang cessa enfin de couler. Pendant un long moment, nul ne fit un geste. Decker, Pallis et les autres semblaient pétrifiés. Rees s’agenouilla : le dos de Gover était en charpie. Le scientifique glissa les mains dans la plaie, en sortit le tesson puis se redressa en brandissant le trophée macabre. Le sang de Gover ruisselait le long de son coude. Decker fourragea dans sa barbe. « Par les Ossements…» Il faillit se mettre à rire. Une colère sourde, glaciale, monta en Rees. « Je sais ce que tu penses, dit-il doucement à Decker. Tu ne t’attendais pas à ce genre de saloperie de ma part. J’ai triché, je n’ai pas respecté les règles. Exact ? » L’autre acquiesça d’un air hésitant. « Eh bien, il ne s’agit pas d’un foutu jeu ! s’écria le jeune homme en lui postillonnant à la figure. Je n’allais pas me laisser tuer par cet abruti, pas avant que tu aies entendu ce que j’ai à dire ! » Decker, tu peux m’éliminer si ça t’amuse. Mais si tu veux avoir la moindre chance de sauver tout le monde, tu ferais mieux de m’écouter. » Il agita le tesson sous le nez du colosse. « Est-ce que ça m’a valu le droit de parler ? Oui ou non ? » Le visage couturé demeura impassible. « Ramène le gamin chez toi, pilote. Qu’il se nettoie un peu. » Après avoir lancé un dernier regard mauvais à Rees, Decker tourna les talons. Le jeune homme lâcha son tesson. La fatigue le rattrapa d’un coup. Le pont parut osciller sous ses pieds, puis se ruer à sa rencontre… Des bras le retinrent par les épaules et la taille. Il leva la tête, dans le brouillard. « Pallis… merci. Il fallait que je le fasse, tu sais. Tu me comprends, hein ? » Le forestier détourna les yeux ; son regard tomba sur les mains rougies de son ami et il frémit. 12. La Ceinture était un jouet crasseux suspendu en l’air au-dessus de Pallis. Deux plaques évoluaient entre elle et l’arbre du forestier ; toutes les deux ou trois minutes, elles crachaient de petits jets de vapeur et s’élevaient de quelques mètres dans les nuages. Les mineurs qui se trouvaient à bord surveillaient l’arbre d’un air maussade. Leurs engins évoquaient deux paillettes de fer au centre d’un vaste puits rougeoyant. Pourtant, songea Pallis avec un soupir, ils constituaient une barrière aussi infranchissable que n’importe quelle palissade en bois ou en métal. Debout près du tronc de son arbre, il contemplait les sentinelles en se grattant le menton. « Bon, ça ne sert à rien de rester là. Allons-y. » Le visage sans grâce de Jaen était barbouillé par la suie des braseros. « Tu es cinglé, Pallis. Ils ne nous laisseront jamais passer. » Elle agita un bras musclé en direction des mineurs. « Le Radeau et la Ceinture sont en guerre, bon sang ! — Le problème, quand on embarque des rebuts de la Science comme apprentis forestiers, c’est qu’ils discutent en permanence. Vous ne pouvez pas vous contenter d’obéir, tout simplement ? » Un large sourire fendit les traits de la jeune femme. « Tu préférais Gover, pilote ? Tu devrais te réjouir que la révolution t’amène du petit personnel d’un tel calibre. » Pallis se redressa en s’époussetant les mains. « D’accord, terreur. Au travail, maintenant. Ranime-moi un peu ces braseros. » Elle fronça les sourcils. « Tu es sérieux ? Tu veux vraiment y aller ? — Tu as entendu Rees. La nouvelle que nous apportons est peut-être la plus importante depuis l’arrivée du Vaisseau dans la Nébuleuse. Et ces foutus mineurs vont nous écouter, que ça leur plaise ou non. Et s’il faut nous faire descendre en flammes pour ça, tant pis. Un autre arbre viendra et, s’ils le détruisent aussi, un autre, puis un autre encore, jusqu’à ce que ces foutus rats de mine comprennent que nous avons vraiment l’intention de leur parler. » Jaen avait écouté ce discours maladroit tête baissée, en glissant du petit bois dans un brasero. Elle se redressa. « Je suppose que tu as raison. » Elle se mordait la lèvre dans un geste machinal. « Je regrette juste que… — Quoi ? — Que ce soit Rees qui soit revenu d’entre les morts pour sauver l’espèce humaine. Ce petit rat de mine était déjà suffisamment arrogant comme ça…» Il gloussa. « Remplis ton brasero, apprentie. » Elle se remit à l’ouvrage. Même s’il ne l’avouait pas, le pilote appréciait de travailler avec elle. C’était une bonne forestière, rapide, efficace ; elle savait toujours ce qu’elle avait à faire et ne se fourrait pas sans arrêt dans ses pattes… La fumée se densifia sous la frondaison. L’arbre tourna plus vite et s’éleva vers la Ceinture tandis que des senteurs âcres, familières, venaient aux narines de Pallis. Les engins en sentinelle se découpaient, immobiles contre le ciel rouge. Le forestier, trouvant un certain réconfort dans la fermeté du bois sous lui, plaça ses mains en coupe autour de sa bouche. « Ho, les mineurs ! » Des visages peu amènes se penchèrent par-dessus le bord des plaques. Pallis, paupières plissées, aperçut toutes sortes d’armes : des épieux, des couteaux, des gourdins. Il ouvrit grand les bras. « On vient en paix ! Vous le voyez bien, pour l’amour des Ossements ! Qu’est-ce que vous croyez, que je cache une armada sous mes branches ? » Un mineur lui cria : « Fous le camp d’ici avant d’y laisser ta peau ! » Il sentit la colère tirer sur ses cicatrices. « Je m’appelle Pallis, et je n’irai nulle part. J’apporte des nouvelles qui concernent chaque homme, chaque femme et chaque enfant de la Ceinture. Laissez-moi passer ! » Le mineur se gratta la tête d’un air soupçonneux. « Quelles nouvelles ? — Écartez-vous, et je vous le dirai. Elles viennent de la part de l’un des vôtres, Rees…» Les mineurs s’entretinrent à voix basse, puis leur porte-parole se retourna vers le pilote. « Tu mens. Rees est mort. » Pallis s’esclaffa. « Oh, non. Et c’est précisément son histoire que je viens vous raconter…» Avec une soudaineté sidérante, un épieu jaillit d’une des plaques. Il cria un avertissement à Jaen ; l’arme traversa les feuilles et disparut dans les profondeurs de la Nébuleuse. Le pilote, les poings sur les hanches, jeta un regard lourd aux mineurs. « Eh bien quoi, vous n’aimez pas les histoires ? — Forestier, nous crevons de faim à cause de l’avidité du Radeau. Et des hommes courageux meurent en essayant de réparer ce… — Qu’ils meurent ! Ils n’avaient qu’à pas nous attaquer ! — La ferme, Jaen », siffla Pallis. Elle renifla. « Ces salopards sont armés et nous non. À l’évidence, ils ne nous écouteront pas. Si on s’approche, ils se contenteront de flanquer le feu à l’arbre avec leurs réacteurs. À quoi bon nous suicider ? Il faut trouver un autre moyen. » Il fourragea dans sa barbe. « Sauf qu’il n’y en a aucun. Nous devons leur parler. » Sans réfléchir davantage, il allongea un coup de pied dans le brasero le plus proche. Le petit bois s’en échappa en fumant. Bientôt des flammèches léchaient le feuillage. Jaen demeura stupéfaite pendant cinq bonnes secondes, puis elle s’activa frénétiquement. « Pallis, putain… je vais chercher les couvertures ! » Il referma sa main énorme sur son avant-bras. « Non. Laisse le brûler. » Elle le dévisagea sans comprendre, abasourdie. Les flammes couraient, comme douées de vie. Au-dessus d’eux, stupéfaits, les mineurs contemplaient la scène. Il dut s’humecter les lèvres avant de pouvoir parler. « Le feuillage est presque sec, comme vous voyez. C’est l’une des conséquences du déclin de la Nébuleuse. L’air n’est pas assez humide, et le spectre de la clarté stellaire ne convient plus à la photosynthèse des feuilles… — Pallis, grogna Jaen, tu fais chier. — D’accord. Je mise sur le fait qu’ils vont nous prendre à bord. C’est notre seule possibilité. » Il s’obligea à contempler le bois en train de noircir et de se tordre, les feuilles calcinées qui s’envolaient dans les airs. La jeune femme effleura sa joue balafrée ; ses doigts revinrent mouillés. « Ça noue les tripes, hein ? » Il eut un rire douloureux. « Jaen, il me faut toute ma volonté pour ne pas me jeter sur les couvertures. » Un accès de colère balaya son chagrin. « Tu sais, de toutes les abominations que l’homme inflige à cet univers, je crois que c’est la pire. Les gens peuvent s’entretuer si ça leur chante, je m’en fous. Mais être forcé de détruire l’un de mes arbres… — Tu peux me lâcher, tu sais ? — Hein ? » Surpris, il baissa les yeux et s’aperçut qu’il continuait à lui broyer l’avant-bras. « Oh, désolé. » Elle se massa d’un air désabusé. « Je n’essaierai pas de t’arrêter. Je comprends…» Elle lui tendit une main qu’il serra avec gratitude, doucement cette fois-ci. L’arbre fit une embardée et ils trébuchèrent tous les deux. Au plus fort de l’incendie, les flammes grimpaient désormais plus haut que Pallis. « Ça ne traîne pas, murmura-t-il. — Oui. Tu ne crois pas que nous devrions peut-être attraper quelques provisions ? » L’idée le fit éclater de rire. « Quoi, pour casser une petite graine pendant notre chute jusqu’au Cœur ? — D’accord, c’était stupide. Pas aussi stupide que de flanquer le feu à ce putain d’arbre, note bien. — C’est pas faux. » Un grand pan de feuillage céda, s’affaissant dans une cascade de brandons enflammés, les tronçons de branches continuant à brûler comme des chandelles. « Je crois qu’il est temps », dit Pallis. Jaen se pencha au-dessus du vide. « À mon avis, la meilleure stratégie consiste à prendre son élan et sauter le plus loin possible. En espérant qu’avec la rotation de l’arbre, ça nous emmènera suffisamment loin de tous ces débris. — D’accord. » Ils échangèrent un long regard, puis Pallis partit au pas de charge sur le feuillage craquant. La bordure approchant à toute vitesse, il lutta contre l’instinct d’une vie entière lui intimant de s’arrêter, la bordure disparut sous ses pieds et… … et il s’envola à travers le vide sans fond, tenant Jaen par la main. La sensation était presque grisante. Ils tombaient, ralentissant rapidement dans l’air enfumé, et Pallis se retrouva suspendu en plein ciel, les pieds vers la Ceinture, Jaen à sa droite, son arbre devant lui. Le pourtour dessinait une couronne de feu. De la fumée s’échappait en tourbillons de la masse centrale du feuillage. Les branches profilées explosaient avec fracas et des pans entiers du disque de verdure, engloutis dans les flammes, s’effondraient au milieu d’un bouquet d’étincelles. Il ne subsista bientôt que le tronc, masse noueuse bordée par les moignons de ses branches. L’arbre désintégré finit par tomber à son tour et il ne resta plus que Pallis et Jaen, main dans la main, au milieu du ciel. Les mineurs n’étaient visibles nulle part. Curieusement gêné, il se tourna vers sa compagne. De quoi allaient-ils bien pouvoir parler ? « Tu sais, les enfants du Radeau grandissent avec la peur du vide, dit-il. J’imagine qu’ils considèrent comme acquis d’avoir une surface plate et ferme sous les pieds. Ils oublient que le Radeau n’est guère qu’une feuille morte ballottée par le vent… rien d’aussi substantiel que les immenses planètes impossibles de cet autre univers dont vous, les scientifiques, vous nous rebattez les oreilles. » En revanche, les enfants de la Ceinture grandissent dans une chaîne de boîtes tendue autour d’une étoile morte. Ils n’ont aucun endroit sur lequel se tenir debout. Et leur plus grande peur n’est pas de tomber, mais de n’avoir plus rien à quoi se raccrocher…» Jaen repoussa ses cheveux en arrière. « Tu as peur, Pallis ? Il réfléchit à la question. « Non. Je ne crois pas. J’étais plus effrayé au moment de renverser ce foutu brasero. » Elle haussa les épaules, ce qui la fit se balancer dans le vide. « Je ne crois pas avoir peur non plus. Je regrette juste que ton pari n’ait rien donné… — Bah ! ça valait la peine d’essayer. — … et je voudrais bien savoir comment toute cette histoire se terminera. — Combien de temps nous reste-t-il, selon toi ? — Peut-être plusieurs jours. Il aurait fallu emporter de la nourriture. Enfin au moins, on verra du pays… Pallis ! » Ses yeux s’écarquillaient d’effroi. Lâchant la main du pilote, elle se mit à ruer, à se débattre, comme pour tenter de nager dans les airs et remonter vers une surface inexistante. Stupéfait, il baissa les yeux. Le dur socle d’un appareil de la Ceinture montait droit dans leur direction ; deux mineurs se cramponnaient à un filet jeté sur le métal. Le fer fonça vers lui comme un mur… Il reprit connaissance avec un goût de sang dans la bouche. Pallis ouvrit les yeux. Il se trouvait allongé sur le dos, manifestement à bord de l’appareil des mineurs ; il sentait les nœuds du filet à travers sa chemise. Il essaya de s’asseoir et découvrit, sans surprise véritable, ses poignets et ses chevilles attachés au filet. Il se détendit en s’efforçant de paraître le moins menaçant possible. Un visage rude, barbu, se pencha sur lui. « Celui-là n’a rien, Jame. Il a atterri sur la tête… — Merci beaucoup, jeta Pallis. Où est Jaen ? — Ici », répondit-elle, hors de vue. « Ça va ? — Ça irait mieux si ces abrutis me laissaient m’asseoir. » Il rit… et grimaça tandis que la douleur explosait dans sa bouche et ses joues. De toute évidence, il pourrait ajouter des cicatrices à sa collection. Un second visage apparut au-dessus de lui – à l’envers, de son point de vue. « Je me souviens de toi. Je pensais bien avoir reconnu ton nom. Jame, du Quartier-maître. — Salut, Pallis, lâcha l’autre d’un ton bourru. — Tu vends toujours la même pisse frelatée, barman ? » Jame se renfrogna. « Tu as pris un sacré risque, forestier. On aurait dû vous laisser tomber… — Mais vous ne l’avez pas fait. » Pallis sourit et se détendit tout à fait. Au cours du bref trajet jusqu’à la Ceinture en compagnie des mineurs, Pallis se remémora l’émerveillement qu’il avait ressenti en entendant le récit de Rees pour la première fois. En qualité d’ami de l’exilé, il avait pu s’asseoir avec lui, Decker et Hollerbach dans le bureau du vieux scientifique, les yeux écarquillés devant les gestes simples par lesquels le jeune homme soulignait certains aspects de son aventure. C’était une histoire incroyable, presque légendaire : les Osseux, le monde creux, la baleine, le chant… mais Rees la racontait d’une voix neutre, factuelle, très convaincante, et il avait répondu à toutes les questions d’Hollerbach sans la moindre fausse note. Il en vint enfin à la description de la grande migration des baleines. « Mais bien sûr, souffla Hollerbach. Bon sang ! C’est tellement évident ! » Il tapa du poing sur sa table. Decker sursauta, arraché à sa fascination. « Espèce de vieux taré, bougonna-t-il. Qu’est-ce qui est évident ? — Tout s’explique ! Des migrations internébulaires… Bien sûr ! Nous aurions dû le déduire. » Hollerbach se leva de son fauteuil et se mit à faire les cent pas, martelant sa paume avec son poing. « Arrêtez votre cirque, gronda Decker. Expliquez-vous. — Eh bien, d’abord, le chant des baleines, ces vieilles spéculations que notre héros vient de confirmer… Dites-moi une chose : pourquoi ces créatures auraient-elles besoin d’un aussi gros cerveau, d’une telle intelligence, de facultés de communication aussi développées ? À bien y réfléchir, ce ne sont guère que de gros ruminants rendus raisonnablement invulnérables aux prédateurs du fait de leur taille, ainsi que Rees peut en témoigner. Pour se laisser porter dans les airs et boulotter de petites créatures volantes, il ne leur faudrait pas plus d’intelligence… qu’un arbre, disons : éviter telle ombre, contourner tel puits de gravité…» Pallis se massa la base du nez. « Sauf qu’un arbre n’irait jamais se jeter dans le Cœur. Pas volontairement. C’est bien ce que vous voulez dire ? — Tout juste, pilote. S’exposer à de telles tensions, à des radiations aussi mortelles, réclame des fonctions cérébrales fort évoluées, une vision du long terme apte à supplanter les instincts élémentaires, un degré élevé de communication – peut-être télépathique, qui sait ? – afin que le comportement adéquat soit instillé dans chaque génération…» Rees sourit. « Cela suppose aussi qu’elles sachent choisir leur trajectoire autour du Cœur avec assez de précision. — Bien sûr, bien sûr. » Sur le visage de Decker, l’agacement le disputait à l’ébahissement. « Minute… une chose à la fois. » Il se grattait la barbe. « Quel avantage auraient les baleines à se jeter dans le Cœur ? Elles s’y retrouveraient piégées, non ? — Pas avec une trajectoire appropriée, s’impatienta Hollerbach. Tout est là… Vous ne comprenez donc pas ? C’est une fronde gravitationnelle. » Il brandit son poing décharné en le tournant pour mimer la rotation. « Voici le Cœur, qui tourne sur lui-même. Et là…» Son autre main, à plat, s’approcha de la première. «… voici une baleine. » La main frôla le poing, sans le toucher, puis s’en écarta selon une trajectoire hyperbolique dans la même direction que la rotation du Cœur. « Pendant un bref instant, baleine et Cœur sont liés par la gravitation. La baleine acquiert un peu du moment cinétique du Cœur… En fait, elle tire de l’énergie de sa rencontre avec le Cœur. » Pallis secoua la tête. « Heureusement que je n’ai pas à faire ce genre de calculs chaque fois que je prends mon arbre. — C’est assez simple, pourtant. Après tout, les baleines y arrivent… Et la raison pour laquelle elles se donnent tant de mal, c’est afin d’accumuler une énergie suffisante pour atteindre la vitesse de libération de la Nébuleuse. » Decker abattit son gros poing sur le bureau. « Assez de blabla. En quoi tout ça nous intéresse-t-il ? » Hollerbach soupira ; ses doigts pincèrent la base de son nez à la recherche de ses lunettes perdues. « En ceci. Atteindre la vitesse de libération leur permet de quitter la Nébuleuse. — Elles migrent ! s’enthousiasma Rees. Elles passent dans une autre nébuleuse… Toute neuve, remplie de jeunes étoiles, avec un ciel bleu. — On parle là d’une immense transmission de la vie à travers les nébuleuses, dit Hollerbach. Les baleines ne sont sans doute pas les seules créatures capables de voler d’un nuage à l’autre… Quand bien même, elles emporteraient des spores et des larves en quantité suffisante dans leur système digestif pour permettre à la vie de renaître ailleurs. — Fascinant. » Le jeune homme semblait presque grisé. « Cette histoire de migration résout une vieille énigme : l’origine de la vie locale. La Nébuleuse n’a que quelques millions de tranches d’existence. Trop peu pour permettre à la vie de se développer ici comme elle l’a fait sur la Terre. — Et la réponse à cette énigme, compléta Hollerbach, se trouve être que la vie n’a pas dû se développer ici. — Elle aurait émigré dans la Nébuleuse ? — Voilà, pilote. En provenance d’un autre nuage de gaz à bout de souffle. Aujourd’hui, cette Nébuleuse s’épuise à son tour, et les baleines sentent qu’il est temps de la quitter. Il y a peut-être eu encore d’autres nébuleuses avant celle qui a précédé la nôtre : une chaîne entière de migrations, aussi loin qu’on puisse l’imaginer. — Un tableau merveilleux », souffla Rees, rêveur. « Une fois la vie établie quelque part dans cet univers, elle a dû se propager rapidement ; peut-être que toutes les nébuleuses sont déjà peuplées d’une manière ou d’une autre, que des espèces inimaginables sillonnent le vide en tous sens…» Le regard de Decker passa d’un scientifique à l’autre. « Rees, déclara le colosse d’une voix douce, si tu n’en viens pas au fait – tout de suite, avec des mots simples –, je te jure que je te balance moi-même par-dessus la bordure. Et le vieux gâteux avec. C’est clair ? » Le jeune homme posa les mains à plat sur le bureau. Une fois de plus, Pallis lut cette assurance nouvelle sur son visage. « Ce que je veux dire, c’est que si les baleines peuvent quitter la Nébuleuse, on doit le pouvoir aussi. » Le front de Decker se plissa encore davantage. « Explique-moi ça. — Nous avons deux solutions. » Rees abattit le tranchant de sa main sur la table. « Un : nous restons ici, à regarder les étoiles s’éteindre en nous disputant les dernières miettes de nourriture. Ou bien…» Nouveau geste de la main. « Deux : nous imitons les baleines. Nous tombons autour du Cœur, en l’utilisant comme une fronde. Et nous migrons vers une nouvelle nébuleuse. — Et plus précisément, comment fait-on ? — Plus précisément, je n’en sais rien, répliqua aigrement le jeune homme. Peut-être en détachant les arbres afin de précipiter le Radeau en direction du Cœur. » Le pilote forestier tâcha d’imaginer la scène. « Comment empêcherais-tu les occupants de se faire emporter par le souffle ? » Rees s’esclaffa. « Je n’en sais rien, Pallis. C’était juste une suggestion. Je suis certain qu’on doit pouvoir en trouver de meilleures. » Decker se renfonça dans son fauteuil, abîmé dans une profonde concentration. Hollerbach leva un doigt crochu. « Note que tu as failli faire le voyage malgré toi, Rees. Si tu n’avais pas trouvé un moyen de détourner cette baleine, tu serais en train de voguer entre les nuages stellaires en ce moment même. — C’est peut-être la solution, dit Pallis. Nous glisser dans les baleines, avec assez d’eau et de nourriture, et nous laisser emporter vers notre nouveau foyer. » Rees secoua la tête. « Je ne crois pas que ça marcherait. Le ventre d’une baleine n’est pas conçu pour héberger la vie humaine. » Une fois de plus, le pilote se débattit avec ces notions étranges. « Dans ce cas, il faut prendre le Radeau… sauf qu’il perdrait aussitôt toute son atmosphère en-dehors de la Nébuleuse, non ? À moins de construire une sorte de coque pour la conserver…» Hollerbach hocha la tête, manifestement réjoui. « Bien réfléchi, Pallis. Nous finirons peut-être par faire de toi un vrai scientifique. — Vieux salopard paternaliste », murmura le forestier avec affection. Rees se tourna vers le chef du Comité. Encore une fois, il rayonnait d’assurance. « Decker, quelque part dans toutes ces conneries se trouve la clef de la survie de l’espèce. Voilà ce qui est en jeu ici. On peut le faire, sois-en certain. Mais pas sans ton appui. » Il se tut. Pallis retint son souffle. Il sentait qu’ils se trouvaient à un moment décisif pour l’espèce humaine, un tournant de l’histoire, avec le jeune scientifique comme pivot. Il l’étudia attentivement, et crut voir frémir ses joues, mais ses yeux brillaient de détermination. Finalement, Decker demanda : « Par où commence-t-on ? » Le pilote relâcha lentement son souffle. Il vit Hollerbach sourire, et une lueur de triomphe briller dans le regard de Rees. Mais aucun d’eux n’eut la bêtise d’exulter. « Avant tout, répondit le jeune homme, nous contactons les mineurs. » Decker explosa. « Quoi ? — Ce sont aussi des êtres humains, vous savez, lui rappela doucement Hollerbach. Eux aussi ont droit à la vie. — Sans parler du fait que nous avons besoin d’eux, ajouta Rees. Il va sans doute nous falloir du fer. Beaucoup de fer…» Voilà comment Pallis et Jaen avaient été conduits à incendier leur arbre, avant d’échouer sur un toit de la Ceinture. Le noyau de l’étoile flottait au-dessus d’eux, comme une tache dans le ciel ; un nuage de pluie les environnait, plaquant les cheveux et la barbe de Pallis sur son visage. Assise en face d’eux, Sheen mâchonnait un morceau de simili viande. Jame se tenait debout derrière elle, les bras croisés. Elle déclara lentement : « Je ne vois toujours pas ce qui m’empêche de vous tuer sur place. » Pallis lâcha un grognement d’exaspération. « En dépit de tous tes défauts, Sheen, je ne t’ai jamais prise pour une imbécile. Ne vois-tu pas les conséquences de ce que je suis venu vous dire ? » Jame ricana. « Comment savoir qu’il ne s’agit pas d’une ruse ? Tu oublies que nous sommes en guerre. — Une ruse ? Explique-moi donc comment Rees aurait survécu à son exil de la Ceinture, et comment il serait revenu à dos de baleine. Bon sang, son histoire est encore l’hypothèse la plus simple, quand on y réfléchit. » Jame gratta son crâne chauve incrusté de crasse. « La quoi ? » Jaen sourit. Pallis soupira : « Je t’expliquerai une autre fois… Merde, barman, je suis venu vous dire que la guerre est finie. Elle n’a plus de raison d’être. Rees a trouvé un moyen de nous arracher à cette prison de gaz… mais à condition d’unir nos efforts. Sheen, on ne pourrait pas s’abriter quelque part ? » La pluie ruisselait sur le visage las de la jeune femme. « Vous n’êtes pas les bienvenus ici. Je te l’ai dit. Vous êtes en probation. Vous resterez dehors…» Le discours n’avait pas changé depuis que Pallis avait entrepris d’exposer sa mission, mais le ton n’était-il pas un peu moins tranchant ? « Écoute, Sheen, je ne suis pas en train de vous proposer un marché de dupes. Nous avons besoin de votre fer, de votre connaissance des métaux. Vous, vous avez besoin de nourriture, d’eau, de médicaments. Pas vrai ? Et à tort ou à raison, le Radeau a encore le monopole des machines d’approvisionnement. Or je peux t’assurer, au nom de Decker, du Comité ou de qui tu voudras, que nous sommes prêts à partager. Si vous voulez, on peut même vous attribuer un secteur du Radeau avec ses propres machines. Et à long terme… c’est la survie de vos enfants que nous vous offrons. » Jame se pencha et cracha dans la pluie. « Tu n’es qu’un gros sac de merde, pilote. » À côté du pilote, Jaen serra les poings. « Espèce de foutu connard… — Oh, fermez-la, tous les deux. » Sheen repoussa une mèche trempée qui lui tombait dans les yeux. « Écoute, Pallis, même si je te répondais oui, ça ne voudrait rien dire. Nous n’avons pas de Comité, ni de chef, ni rien de ce genre. Il faudrait qu’on en discute entre nous. » Il acquiesça, soudain rempli d’espoir. « Je comprends. » Il plongea son regard dans les yeux bruns de la jeune femme, s’efforçant de mettre tout le poids de son être, leurs souvenirs communs, dans ses paroles : « Tu me connais, Sheen. Tu sais que je ne suis pas idiot, quoi que je puisse être d’autre… Je te demande de me faire confiance. Réfléchis. Crois-tu que je me serais sabordé ici, si je n’avais pas été sûr de mon fait ? Crois-tu que j’aurais sacrifié une chose aussi précieuse que… — Quoi ? ricana Jame. Ta petite existence de merde ? » Pallis se tourna vers le barman, sincèrement surpris. « Je parlais de mon arbre. » Une expression complexe passa sur le visage de Sheen. « Je ne sais plus, Pallis. J’ai besoin de réfléchir. » Le forestier leva les paumes. « Je comprends. Prends le temps qu’il te faut. Parle avec qui tu veux. En attendant… peut-on rester ici ? — Pas question que tu descendes au Quartier-maître, en tout cas. — Crois-moi, barman, rétorqua Pallis avec un sourire serein, je ne suis pas impatient de siroter de nouveau ta pisse frelatée. » Sheen secoua la tête. « Toujours le même, hein, pilote ? Tu sais, même si… même si ton histoire est vraie, votre projet est complètement délirant. » Elle indiqua le noyau de l’étoile morte. « À force de trimer là-dessus, on sent peut-être mieux la gravitation que vous autres. Et je peux te dire que votre manœuvre de fronde gravitationnelle ne sera pas simple à réaliser. Il faudra tout calculer dans les moindres détails… — Je sais. Nous sommes en quête d’un conseil là-dessus en ce moment même. — Un conseil ? Auprès de qui ? » Pallis sourit. Gord fut tiré du sommeil par des hurlements. Se redressant sur sa couchette, il se demanda vaguement combien de temps il avait dormi… Ici, bien sûr, il n’y avait pas de cycle de tranches, pas de Ceinture tournant avec une régularité d’horloge, rien pour marquer le passage du temps sinon un sommeil agité, un travail peu exigeant et d’ignobles allers-retours jusqu’aux fours. Néanmoins, son estomac apprit à l’ingénieur que plusieurs heures avaient dû s’écouler. Il jeta un coup d’œil au monceau de nourriture qui avait diminué dans un coin de sa hutte, réprimant un frisson. Encore un peu et il serait assez affamé pour remettre le couvert. Les cris gagnèrent en intensité, et une vague curiosité s’empara de lui. La vie des Osseux était morne et dépourvue d’incidents. Quelle pouvait être la cause d’un tel émoi ? Une baleine ? Non, d’ordinaire, les vigies les repéraient plusieurs tranches à l’avance, et il n’entendait aucun chant. Presque à contrecœur, il se leva et gagna le seuil de sa hutte. Un groupe d’une douzaine d’Osseux, adultes et enfants mêlés, se tenait le nez en l’air sur le sol de peau. Un gamin désignait le ciel. Perplexe, Gord sortit les rejoindre. Un grand souffle d’air passa sur lui, brassant des senteurs de bois et de feuilles qui dissipèrent brièvement la puanteur organique dans ses narines. Il leva la tête et hoqueta. Un arbre tournoyait dans le ciel. Immense et majestueux, il flottait à moins de cinquante mètres au-dessus de lui. Gord n’avait pas aperçu un seul arbre depuis son exil de la Ceinture. Quant aux Osseux, la plupart n’en avaient sans doute jamais vu de leur vie. Un homme s’accrochait au tronc la tête en bas, brun, mince et curieusement familier. Il agitait les bras. « Gord ? C’est toi ? — Rees ? Impossible… Tu es mort. Non ? » Le jeune homme s’esclaffa. « On n’arrête pas de me dire que je devrais l’être. — Tu as survécu à ton saut sur la baleine ? — Mieux que ça. J’ai réussi à remonter jusqu’au Radeau. — Tu rigoles ! — C’est une longue histoire. Je viens pour te voir, toi. » Gord secoua la tête et écarta les mains, comme pour embrasser le sac d’ossements sur lequel il se tenait. « Si c’est vrai, tu es cinglé. Pourquoi être revenu ? — Parce que j’ai besoin de ton aide…» 13. La plaque volante filait vers la Ceinture sur des nuages de vapeur. Sheen et Grye se tenaient à l’entrée du Quartier-maître et la regardaient approcher, elle et son chargement d’Osseux. Sheen sentit la peur l’envahir. Elle frémit, puis se tourna vers Grye. Le scientifique, plutôt corpulent au début de son exil du Radeau, n’avait plus que la peau sur les os et paraissait comme vidé de sa substance. La voyant l’étudier, il fit passer son globe de boisson d’une main à l’autre et baissa les yeux. Elle s’esclaffa. « J’ai l’impression que vous rougissez. — Désolé. — Écoutez, il faut vous dérider un peu. Vous êtes des nôtres, à présent. Nous sommes des êtres humains embarqués tous ensemble. Le passé est derrière nous. C’est un monde nouveau. D’accord ? » Il grimaça. « Désolé… — Arrêtez de dire ça. — Disons qu’il est difficile d’oublier les centaines de tranches qu’il nous a fallu endurer ici depuis notre arrivée. » Il parlait d’un ton neutre, mais une amertume profonde transparaissait dans sa voix. « Demandez à Roch si le passé est derrière nous. Demandez à Cipse. » Ce fut au tour de Sheen de rougir. À contrecœur, elle se rappela sa haine des exilés, la tolérance qu’elle avait montrée pour le traitement cruel qu’on leur réservait. La honte la prit. Depuis que Rees avait bouleversé leurs perspectives – offrant à l’espèce entière un nouvel objectif, semblait-il –, de tels agissements paraissaient pis que méprisables. Au prix d’un gros effort, elle s’obligea à dire : « Je suis navrée, pour ce que ça vaut. » Il ne répondit pas. Un instant, ils observèrent un silence gêné. L’attitude de Grye se radoucit, comme s’il se sentait un peu plus à l’aise en sa compagnie. « En tout cas, reprit Sheen d’un ton enjoué, Jame ne vous interdit plus l’accès au Quartier-maître. — Il faut savoir se réjouir de ces petits avantages. » Il but une gorgée dans son globe et soupira. « Peut-être pas si petits, d’ailleurs…» Il indiqua l’engin en approche. « Vous autres mineurs semblez nous accepter bien plus facilement depuis l’arrivée des premiers Osseux. — Ça ne m’étonne pas. Leur présence nous fait peut-être mieux ressentir tout ce que nous avons en commun. — Eh oui. » La rotation de la Ceinture ramena le Quartier-maître sous la plaque volante. Sheen vit que le petit appareil transportait trois Osseux, deux hommes et une femme, tous trapus, larges d’épaules, et portant de vieilles tuniques fournies par les habitants de la Ceinture. Sheen, qui avait entendu parler de ce dont ils choisissaient de se vêtir sur leur planétoïde d’origine, frissonna de nouveau. La Ceinture faisait office de relais entre le planétoïde et le Radeau ; les Osseux s’y arrêtaient quelques tranches avant d’embarquer à bord d’un arbre d’approvisionnement. Il n’y en avait jamais plus d’une poignée à tout moment dans l’ensemble de la Ceinture… mais pour de nombreux mineurs, c’était déjà trop. Ils la dévisagèrent, bouche bée. L’un des hommes croisa son regard. Il lui adressa un clin d’œil et roula des hanches d’une manière suggestive. Sheen sentit son dernier repas lui remonter dans la gorge, mais elle soutint le regard de l’autre jusqu’à ce que l’appareil disparaisse à l’horizon étroit de la Ceinture. « J’aimerais être persuadée que nous avons besoin de ces gens », marmonna-t-elle. Grye haussa les épaules. « Ce sont des êtres humains, eux aussi. Et d’après Rees, ils n’ont pas choisi leur mode de vie. Ils se sont efforcés de survivre, comme chacun d’entre nous. De toute façon, nous n’en aurons peut-être pas besoin. Notre travail avec les Taupes du noyau de l’étoile avance de façon encourageante. — Vraiment ? » Grye se rapprocha, gagnant en assurance maintenant que la discussion s’orientait vers un sujet qu’il maîtrisait. « Vous comprenez ce qu’on essaie de faire là-dessous ? — Vaguement… — Pour que l’idée d’une fronde gravitationnelle puisse fonctionner, il faudra donner au Radeau une trajectoire bien précise autour du Cœur. La direction asymptotique est hautement sensible aux conditions initiales…» Elle l’arrêta d’un geste. « Vous feriez mieux de vous en tenir à des mots d’une seule syllabe. Ou moins. — Désolé. Nous allons devoir décrire une orbite très serrée, très proche du Cœur. Plus nous passerons près, plus notre trajectoire sera influencée par le Cœur. Mais la moindre déviation aurait des conséquences dramatiques. Imaginez un faisceau de trajectoires voisines à l’approche du Cœur. En contournant la singularité, elles s’écartent en éventail, comme un bout de corde effiloché. De fait, une seule petite erreur pourrait catapulter le Radeau dans une direction finale très différente de celle voulue. — Je comprends… enfin, je crois. Mais ça ne fait guère de différence, si ? On vise une nébuleuse entière, une cible de plusieurs milliers de kilomètres de large. — Certes, mais très éloignée. Ça représente quand même un tir extrêmement précis. Et si nous mettons à côté, même de quelques kilomètres, nous risquons de nous enfoncer dans le vide spatial, à l’infini… — Et en quoi les Taupes peuvent-elles nous aider ? — Il nous faut calculer toutes les trajectoires du faisceau, de manière à pouvoir planifier au mieux notre approche du Cœur. Des opérations qui demandent des heures à effectuer à la main. Or, il semble que l’Équipage original confiait ce genre de travail à des machines dédiées. Du coup, Rees a eu l’idée d’utiliser le cerveau des Taupes. » Sheen fit la grimace. « Évidemment. — Il pense que les Taupes, à l’origine, devaient être des engins volants. C’est vrai qu’en y regardant de près, on voit encore les endroits où devaient se situer les ailerons et les réacteurs. Selon lui, elles devaient donc maîtriser, au moins dans une certaine mesure, la dynamique orbitale. Nous avons exposé le problème aux Taupes. Il nous a fallu des heures et des heures de questions-réponses là-dessous, à la surface de l’étoile… mais on commence enfin à obtenir des résultats exploitables. Désormais, les Taupes nous fournissent des réponses précises et nous avançons rapidement. » La jeune femme acquiesça, jonglant avec sa boisson. « Impressionnant. Et vous êtes sûrs de la fiabilité de leurs réponses ? » Son enthousiasme parut se refroidir un peu. « Aussi sûrs que possible. Nous avons vérifié certains calculs à la main. Mais aucun de nous n’est véritablement expert dans ce domaine. » Sa voix se durcit de nouveau. « C’était Cipse, notre chef navigateur…» Sheen ne trouva rien à dire, ni rien d’autre à faire que de vider le fond de son globe. « Bon, écoutez, Grye, je crois qu’il est temps… — Dites, vous savez où le vieux Quid pourrait s’offrir un verre par ici ? » La voix était grave et malicieuse. Sheen pivota, surprise, et se retrouva nez à nez avec un Osseux au visage large et fripé, au sourire dévoilant une poignée de chicots noircis et aux yeux sombres qui se promenaient sur tout son corps. Elle ne put retenir un mouvement de recul, vaguement consciente que Grye avait la même réaction à ses côtés. « Que… qu’est-ce que tu veux ? » L’Osseux caressait un épieu en os finement ciselé. Ses yeux s’écarquillèrent en une expression de surprise feinte. « Oh, chérie, je viens à peine d’arriver et c’est comme ça qu’on m’accueille ? Hein ? Nous sommes tous amis, à présent…» Il se rapprocha d’un pas. « Tu apprécieras le vieux Quid quand tu auras appris à le connaître…» Elle se campa sur ses pieds et afficha son dégoût. « Approche encore, et je te casse ton putain de bras. » Il gloussa tranquillement. « Je serais curieux de voir ça. Chérie, j’ai développé ma silhouette irréprochable dans un environnement à haute gravité… pas dans cette microgravité de fillettes que vous avez là. Tu as de bien jolis muscles, mais je parie que tes os sont cassants comme des feuilles mortes. » Il lui jeta un regard matois. « Surprise d’entendre ce vieux Quid employer des mots comme "microgravité", petite ? Je suis peut-être un Osseux, mais pas un monstre, et je ne suis pas stupide non plus. » Il tendit la main et lui saisit l’avant-bras. Sa poigne était forte comme un étau. « C’est une leçon que tu vas devoir apprendre…» Elle prit appui des deux jambes sur la cloison du Quartier-maître et effectua un saut périlleux arrière qui lui permit de se dégager. Quand elle retomba sur ses pieds, elle brandissait un couteau. Quid leva les deux mains avec un sourire admiratif. « Ça va, ça va…» Il se tourna vers Grye ; le scientifique serrait son globe contre sa poitrine en frissonnant. « J’ai entendu ce que tu racontais. À propos de ces orbites et de ces trajectoires… Ça ne marchera jamais, tu sais ? » Les joues de Grye tremblotèrent et se tendirent. « Comment cela ? — Que ferez-vous quand vous serez sur votre morceau de fer juste à côté du Cœur, et que vous vous retrouverez sur un chemin qui ne figure pas dans vos tableaux de chiffres ? À l’instant critique, au point le plus proche, vous aurez quelques minutes pour réagir. Que ferez-vous alors ? Vous retournerez tracer de nouvelles courbes sur le papier ? » La jeune femme ricana. « Tu es un véritable expert, pas vrai ? » Il sourit. « Enfin tu reconnais ma valeur, chérie. » Il se tapota la tempe. « Écoutez-moi. Il y a plus d’orbites là-dedans que sur tous les papiers de la Nébuleuse. — Conneries ! cracha-t-elle. — Ah bon ? Votre petit copain Rees ne semblait pas du même avis. » Il soupesa son épieu dans sa main droite ; Sheen garda les yeux braqués sur la pointe. « D’un autre côté, il a vu de quoi on est capables avec ces trucs…» Soudain, pivotant face au noyau de l’étoile, il lança son épieu avec une grâce surprenante. L’arme accéléra dans le puits de gravité de cinq g. Filant si vite que Sheen la perdit de vue un instant, elle frôla l’horizon de fer à quelques mètres à peine, tourna derrière l’étoile… … puis réapparut de l’autre côté et piqua sur la jeune femme, tel un poing. Sheen s’accroupit en forçant Grye à se baisser, mais l’épieu passa plusieurs mètres au-dessus de sa tête avant de s’éloigner dans les airs. L’Osseux soupira. « Loupé. Le vieux Quid aurait besoin de se faire un peu la main. Malgré tout…» Il leur adressa un clin d’œil. « Pas si mal pour un premier essai, non ? » Il enfonça le doigt dans le ventre pendant de Grye. « Voilà ce que j’appelle de la dynamique orbitale. Et tout ça uniquement dans la tête du vieux Quid. Ahurissant, non ? Voilà pourquoi vous avez besoin des Osseux. Et maintenant, Quid a besoin d’un verre. À plus tard, chérie…» Il passa entre eux et pénétra dans le Quartier-maître. Gord repoussa les rares cheveux blonds clairsemés qui lui tombaient dans les yeux et cogna du poing sur la table. « C’est infaisable ! Je sais de quoi je parle, bon sang. » Jaen toisait le petit ingénieur de toute sa taille. « Et moi, je vous dis que vous vous trompez. — Petite, j’ai plus d’expérience que tu n’en auras jamais… — De l’expérience ! » Elle s’esclaffa. « Votre expérience chez les Osseux vous a ramolli le cerveau, oui. » Gord se dressa. « Dis donc, espèce de… — Ça suffit, tous les deux », interrompit Hollerbach d’une voix lasse en plaquant ses mains tavelées sur la table. La jeune femme trépignait. « Mais il refuse d’écouter. — Tais-toi, Jaen. — Mais… et puis merde », capitula-t-elle. Hollerbach promena son regard sur les lignes froides, parfaites, de la salle d’observation de la Passerelle. Le sol était couvert de tableaux et de graphiques : des scientifiques et autres se penchaient sur des courbes de trajectoire orbitale, des plans grandioses de coque protectrice autour du Radeau, des tableaux prévisionnels de consommation de nourriture et d’oxygène selon divers degrés de rationnement. L’air bruissait de conversations fiévreuses, urgentes. Hollerbach se souvint à regret de l’atmosphère paisible qui régnait dans la salle où il avait rejoint pour la première fois la caste prestigieuse des scientifiques. À l’époque, on voyait encore des traces de bleu dans le ciel, et on pensait avoir la vie devant soi pour étudier… Au moins, se dit-il, l’urgence de ces efforts était dirigée dans la bonne direction et paraissait produire les résultats escomptés. Des tableaux et des graphiques se dégageait peu à peu la perspective d’un Radeau modifié catapulté au ras du Cœur selon une trajectoire audacieuse ; ces scientifiques austères et leurs assistants étaient engagés dans le plus ambitieux projet de l’espèce humaine depuis la construction du Radeau lui-même. Mais voilà que Gord avait débarqué avec ses notes froissées, ses croquis au crayon… et ses nouvelles dévastatrices. Hollerbach ramena son attention sur Jaen et l’ingénieur, qui se lançaient des regards assassins – pour soudain se retrouver face à Decker. Le chef du Radeau se tenait de l’autre côté de la table, impassible, son visage couturé plissé par la concentration. Hollerbach soupira intérieurement. Decker possédait un instinct infaillible pour arriver dans les moments de crise. « Revoyons ça tous ensemble, ingénieur, voulez-vous ? Et cette fois, Jaen, tâchons de rester rationnels. D’accord ? Les insultes n’arrangent rien. » La jeune femme rougit violemment. « Écoutez, je suis… j’étais… l’ingénieur en chef de la Ceinture, commença Gord. J’en sais plus que je ne voudrais sur le comportement du métal dans des conditions extrêmes. Je l’ai vu couler comme du plastique, devenir plus cassant que du bois mort… — Personne ne remet en cause votre savoir-faire ! coupa Hollerbach, incapable de contenir son irritation. Allez droit au but. » Gord tapota ses notes. « J’ai étudié les forces de marée auxquelles sera soumis le Radeau au plus près de son approche. Et j’ai considéré la vitesse qu’il lui faudra atteindre en sortant de la fronde gravitationnelle pour échapper à la Nébuleuse. Et je peux vous affirmer, Hollerbach, que vous n’avez pas l’ombre d’une chance. Tout est là. Vous pouvez vérifier…» Le vieux scientifique agita la main. « Plus tard, plus tard. Résumez-nous ça. — D’abord, les forces de marée. Elles mettront votre Radeau en pièces longtemps avant de frôler le Cœur. Et les jolies structures que vos petits génies comptent bâtir pour protéger le pont voleront en éclats comme des brindilles. — Je ne suis pas d’accord ! se récria Jaen. Je suis sûre qu’en reconfigurant le Radeau, quitte à renforcer certains secteurs, et en maintenant une altitude correcte au point de passage le plus proche…» Gord soutint son regard en silence. « Tu vérifieras ses chiffres plus tard, Jaen, dit Hollerbach. Continuez, ingénieur. — Il faut aussi considérer la résistance de l’atmosphère. À la vitesse requise, là où l’air est le plus dense de toute la Nébuleuse, les morceaux de charbon qui jailliront de votre fronde s’embraseront comme des météores. Un magnifique bouquet final, et voilà tout. Écoutez, je suis navré d’avoir à vous dire ça, mais votre plan ne peut pas fonctionner. Ce sont les lois de la physique qui le disent, pas moi…» Decker se pencha en avant. « Mineur, murmura-t-il, si tu dis vrai, alors nous sommes tous condamnés à crever à petit feu dans cet endroit puant. Je suis peut-être mauvais juge en matière de caractère, mais tu ne me parais guère terrassé par la nouvelle. Aurais-tu une meilleure solution à proposer ? » Un lent sourire s’afficha sur le visage de Gord. « Eh bien, en réalité…» Hollerbach se renfonça dans son fauteuil, bouche bée. « Pourquoi ne pas avoir commencé par là ? » Le sourire de l’ingénieur s’élargit. « Si on m’avait posé la question…» Decker abattit sa main massive sur la table. « Assez joué sur les mots, trancha-t-il. Au fait, mineur. » Le sourire de Gord s’effaça, laissant place à une ombre de peur sur ses traits qui rappela à Hollerbach les épreuves que le pauvre homme avait dû endurer. « Personne ne vous menace, lui assura-t-il. Mettez-nous simplement au courant. » Rassuré, l’ingénieur se leva et les entraîna à l’extérieur. Bientôt, ils se tenaient tous les quatre – Gord, Hollerbach, Decker et Jaen – près de la coque luisante de la Passerelle ; l’étoile frappait fort, faisant surgir des gouttelettes de transpiration sur le crâne chauve du vieux scientifique. Gord flatta la coque du plat de la main. « Quand l’avez-vous touchée pour la dernière fois ? À force de passer devant tous les jours, vous n’y prêtez peut-être plus attention. Mais quand on l’examine d’un œil neuf, c’est une sacrée découverte. » Hollerbach passa la main sur la surface argentée et sentit sa peau glisser dessus en douceur… « Aucun frottement. Oui, bien sûr ! — Vous m’avez dit que cette Passerelle était autrefois un vaisseau, avant d’être incorporée dans le pont du Radeau, poursuivit Gord. Je suis d’accord. Je dirais même : un vaisseau conçu pour voyager dans une atmosphère. — Oui, souffla le vieux scientifique qui continuait à caresser l’étrange métal. Comment avons-nous pu être aussi stupides ? Voyez-vous, dit-il à Decker, cette surface est si lisse qu’elle glisse dans l’air sans résistance, quelle que soit sa vitesse, et sans l’échauffement d’un métal ordinaire… » Par ailleurs, cette coque serait sans doute capable de résister aux force de marée à proximité du Cœur. Bien mieux, en tout cas, que notre projet d’enveloppe autour du Radeau. Decker, il va falloir vérifier les calculs de Gord, bien sûr, mais cela m’étonnerait qu’il se soit trompé. Comprenez-vous ce que cela signifie ? » L’émerveillement le gagnait. « Nous n’aurons pas à construire une cloche de fer pour conserver notre oxygène. Il nous suffira de refermer la Passerelle. Nous emprunterons le même vaisseau que nos ancêtres. Nous pourrons même profiter de nos instruments pour étudier le Cœur au passage. Une porte se ferme, mais une autre vient de s’ouvrir. Vous comprenez, Decker ? » Le visage du colosse était un masque sombre. « Oh, je comprends, Hollerbach. J’ai juste l’impression que vous négligez un détail. — Lequel ? — Le Radeau mesure six cent mètres de diamètre. Cette Passerelle atteint à peine les cent de long…» Le vieillard fronça les sourcils, puis les implications lui apparurent clairement. « Je veux voir Rees ! aboya Decker. Je vous retrouverai tous les deux dans votre bureau d’ici un quart d’heure. » Sur un bref hochement de tête, il tourna les talons et partit. Dans le bureau, l’atmosphère était électrique. « Ferme la porte », grogna Decker à l’attention de Rees. Ce dernier prit place devant la table. Hollerbach était assis en face de lui, tirant avec ses longs doigts sur la peau parcheminée de ses mains. Decker soufflait bruyamment par ses narines ; les yeux baissés, il faisait les cent pas dans la petite pièce. Le jeune homme fronça les sourcils. « Pourquoi faites-vous ces têtes d’enterrement ? Il s’est passé quelque chose ? » Hollerbach se pencha en avant. « Il y a une… complication. » Il lui résuma brièvement les remarques de Gord. « Nous allons devoir vérifier ces chiffres, naturellement. Mais… — Mais il a raison. Et vous le savez déjà, pas vrai ? » Le vieux scientifique soupira. « Bien sûr qu’il a raison. Et si le reste d’entre nous ne s’était pas laissé enivrer par de grands projets de fronde gravitationnelle et de dôme d’un kilomètre de diamètre, nous nous serions posé les mêmes questions. Et serions parvenus aux mêmes conclusions. » Rees acquiesça. « Mais en utilisant la Passerelle, nous nous retrouvons face à un problème que nous n’avions pas anticipé. Nous pensions être en mesure de sauver tout le monde. » Il se tourna vers Decker. « Maintenant, il va falloir opérer une sélection. » L’autre fulminait. « Et vous comptez sur moi pour ça ! » Le jeune homme se massa la base du nez. « Decker, si le départ s’effectue dans de bonnes conditions, ceux qui devront rester pourront survivre des centaines, des milliers de tranches… — J’espère que les personnes abandonnées par votre joli vaisseau étincelant verront ça avec autant de philosophie, cracha le géant. Les scientifiques, dites-moi une chose : cette aventure a-t-elle une chance de réussir ? Peut-on vraiment espérer que les passagers de la Passerelle survivent à leur passage autour du Cœur, puis à leur incursion dans l’espace jusqu’à la nouvelle nébuleuse ? Parce que, là, on s’éloigne beaucoup de l’idée originale de Rees. » Ce dernier acquiesça lentement. « Nous aurons besoin de machines d’approvisionnement, de tout l’air comprimé que nous pourrons emporter, peut-être de plantes afin de purifier l’air… — Épargne-moi les détails, jeta sèchement Decker. Ce projet absurde entraînera un travail acharné, des blessés, des morts. Et le départ de la Passerelle siphonnera bon nombre de nos cerveaux les plus brillants, ce qui aggravera d’autant le sort de ceux qui resteront. » Si cette mission n’a pas une chance raisonnable de succès, je refuse de la soutenir. C’est aussi simple que ça. Je ne réduirai pas l’espérance de vie des gens dont je suis responsable uniquement pour offrir une dernière balade à une poignée de héros. — Vous savez, intervint Hollerbach d’un air songeur, je doute qu’en… acquérant le pouvoir sur le Radeau, vous imaginiez devoir affronter un jour des décisions pareilles. » Decker se rembrunit. « Vous vous fichez de moi, scientifique ? » Hollerbach ferma les yeux. « Non. — Réfléchissons, suggéra Rees. Hollerbach, il nous faut transporter un groupe génétique suffisant pour permettre la perpétuation de l’espèce. Combien de personnes ? » Le vieil homme haussa les épaules. « Quatre cents, cinq cents ? — Y aura-t-il assez de place ? » Hollerbach pesa sa réponse. « Oui, dit-il enfin. Mais cela supposera une organisation rigoureuse. Planification stricte, rationnement… Cela n’aura rien d’une promenade de santé. — Perpétuer l’espèce ? grogna Decker. Vos cinq cents débarqueront comme des bébés dans ce nouveau monde, sans la moindre ressource. Avant même de commencer à se reproduire, ils devront trouver un moyen de ne pas se laisser entraîner vers le Cœur de la nouvelle nébuleuse. » Rees hocha la tête. « Oui. Mais il en allait de même pour l’Équipage du Vaisseau originel. Nos émigrants seront moins bien lotis sur le plan matériel, mais au moins sauront-ils à quoi s’attendre. » Decker abattit le poing sur sa cuisse. « Donc, tu soutiens que la mission peut réussir, qu’une nouvelle colonie a des chances de survivre ? Vous êtes d’accord, Hollerbach ? — Oui, approuva doucement le vieux scientifique. Il nous reste à peaufiner certains détails. Mais… oui. Je peux vous l’assurer. » Le colosse ferma les yeux. Ses épaules massives s’affaissèrent. « Très bien. Alors, on continue. Et cette fois-ci, tâchez de prévoir les problèmes à l’avance. » Le jeune homme éprouva un immense soulagement. Si Decker en avait décidé autrement, s’il avait fallu renoncer à ce grand projet, comment lui, Rees, aurait-il tué le temps en attendant la fin ? Il frissonna. Mieux valait éviter d’y songer. « Voyons ce qu’il nous reste à faire », reprit Hollerbach. Il leva une main squelettique et compta sur ses doigts. « Il faut d’abord poursuivre nos travaux concernant la mission elle-même : l’équipage, la séparation et le pilotage de la Passerelle. Pour ceux qui resteront, il va falloir songer à déplacer le Radeau. » Decker parut surpris. « Cette étoile au-dessus de nous ne va pas s’en aller, vous savez, reprit le vieillard. D’ordinaire, nous aurions pris des mesures depuis longtemps. Le Radeau étant condamné à rester ici, nous devons le déplacer. Et enfin…» La voix d’Hollerbach mourut. « Et enfin, acheva Decker avec amertume, il va falloir trouver comment sélectionner ceux qui embarqueront à bord de la Passerelle. Et ceux qui resteront à quai. — Peut-être qu’un tirage au sort… suggéra Rees. — Non. Cette opération n’a de chances de réussir que si vous prenez les bonnes personnes. » Hollerbach hocha la tête. « Vous avez raison, bien sûr. » Le jeune homme fronça les sourcils. « Je suppose. Mais… qui va sélectionner le "bon" équipage ? » Decker lui jeta un regard noir. Les cicatrices de son visage se creusèrent, dessinant un masque de souffrance. « Qui donc, à ton avis ? » Rees fit tourner son globe de boisson au creux de sa main. « Et voilà, déclara-t-il à Pallis. Decker se retrouve face à une décision terrible. » Le pilote se planta devant sa cage de jeunes arbres, l’effleurant du bout des doigts. Certains étaient presque en âge d’être relâchés, songea-t-il machinalement. « Le pouvoir entraîne certaines responsabilités, apparemment. Je ne suis pas sûr que Decker le savait quand il a pris la tête de ce Comité de pacotille. Maintenant, il le sait… Il prendra la bonne décision. Espérons juste que le reste d’entre nous fera de même. — Comment ça, le reste d’entre nous ? » Pallis souleva de son trépied la cage – légère, quoique encombrante. Il la tendit à Rees qui posa son globe et la prit avec hésitation, fixant les arbrisseaux qui s’agitaient dedans. « Tu devrais les emporter avec toi, dit le pilote. Voire en prendre davantage. Lâche-les dans la nouvelle nébuleuse. Laisse-les pousser, et dans quelques centaines de tranches, de nouvelles forêts commenceront à se constituer. S’il n’y en a pas déjà sur place… — Pourquoi me donner ça ? Je ne comprends pas, pilote. — Moi, si », lança Sheen. Pallis pivota sur ses talons. Rees poussa une exclamation de surprise, secouant la cage sous le choc. Elle se tenait sur le seuil, encadrée par la clarté stellaire qui faisait briller le fin duvet sur ses bras nus. Le pilote, mortifié, se sentit rougir ; la voir ainsi, dans sa propre cabine, lui donnait l’impression d’être redevenu un adolescent maladroit. « Je ne m’attendais pas à ta visite », bredouilla-t-il. Elle rit. « Je vois ça… Eh bien, tu pourrais quand même m’inviter à entrer ? Et peut-être m’offrir un verre ? — Bien sûr…» Sheen s’installa confortablement sur le sol, en tailleur, saluant Rees d’un hochement de tête. Ce dernier regarda Pallis, puis Sheen, puis de nouveau Pallis, et rougit. Le pilote s’en étonna. Le jeune homme avait-il des sentiments pour son ancienne superviseuse, malgré le traitement qu’il avait subi à son retour forcé sur la Ceinture ? Rees se leva gauchement, gêné par la cage. « Nous finirons cette discussion… plus tard. — Tu n’es pas obligé de partir », lui dit vivement Pallis. Les yeux de Sheen pétillaient de malice. Il les dévisagea tour à tour une fois de plus. « Ça me paraît mieux. » Il quitta la cabine après avoir marmonné un vague adieu. Le pilote tendit un globe de boisson à Sheen. « Il en pince pour toi… — Simple passade d’adolescent. » Pallis sourit. « Je connais ça. Mais Rees n’est plus un adolescent. — Je sais. Il déborde d’assurance, et il nous entraîne tous derrière lui. Un vrai sauveur. Qui sait aussi se comporter en parfait idiot quand l’envie lui en prend. — Je crois qu’il est jaloux… — Aurait-il des raisons de l’être, pilote ? » Il baissa les yeux sans répondre. « Alors comme ça, dit la jeune femme d’un ton enjoué, tu ne comptes pas embarquer sur la Passerelle. C’est pour ça que tu as fait ce cadeau à Rees, non ? » Il acquiesça en se tournant vers l’emplacement qu’avait occupé la cage. « Il ne me reste plus très longtemps à vivre, déclara-t-il lentement. Mieux vaut laisser ma place à un jeunot. » Elle se pencha et lui toucha le genou ; son contact avait quelque chose d’électrique. « Ils te sélectionneront s’ils pensent avoir besoin de toi. » Il ricana. « Sheen, le temps que ces ricochettes soient assez grandes, on aura balancé mon cadavre par-dessus bord depuis longtemps. Et à quoi pourrais-je bien servir, sans arbre à manœuvrer ? » Il indiqua la forêt volante à travers le plafond de sa cabine. « Ma place est là-haut. Après le départ de la Passerelle, le Radeau restera là, et pour un bon moment. On aura besoin des arbres. » Elle acquiesça. « Je comprends, même si je n’approuve pas. » Elle le transperça de ses yeux clairs. « Je suppose que nous aurons l’occasion d’y revenir après le départ de la Passerelle. » Il lâcha une exclamation, puis il tendit le bras et lui prit la main. « De quoi tu parles ? Ne me dis pas que tu as l’intention de rester, toi aussi ? Sheen, tu es folle… — Pilote, rétorqua-t-elle sèchement, je ne t’ai pas insulté quand tu m’as annoncé ta décision. » Elle garda sa main dans la sienne. « Tu l’as dit toi-même : le Radeau est encore ici pour un moment. Et la Ceinture aussi. Les temps seront durs une fois la Passerelle partie en emportant… tous nos espoirs. Mais il faudra bien quelqu’un pour faire tourner la baraque. Pour sonner le changement de tranche. Et comme toi, je n’ai pas envie de tout abandonner derrière moi. » Il hocha la tête. « Eh bien, je ne dirai pas que j’approuve… — Pilote… — … mais je respecte ta décision. Et, ajouta-t-il dans un murmure, je suis heureux de savoir que tu seras là. » Elle sourit et rapprocha son visage du sien. « Qu’es-tu en train d’essayer de me dire, Pallis ? — Nous pourrions peut-être nous tenir compagnie ? » Elle leva la main, empoigna une boucle de sa barbe, tira doucement. « Oui. Peut-être bien. » 14. Une cage d’échafaudages brouillait les lignes épurées de la Passerelle. Des ouvriers grimpés dessus s’employaient à fixer des réacteurs sur la coque. Rees, en compagnie d’Hollerbach et de Grye, faisait le tour du chantier. Il étudia l’avancement des travaux d’un œil critique. « Ça va trop lentement, bon sang. » Grye se tordit les mains. « Je suis bien obligé de reconnaître que nous ne maîtrisons pas tous les aspects de ce projet. Viens voir… Laisse-moi te montrer les progrès accomplis. » Il plaqua une main dodue contre la cage en bois autour de la Passerelle ; rectangulaire, solidement boulonnée au pont, elle soutenait trois niveaux d’échafaudages qui faisaient le tour complet de la coque. « Pas question de prendre le moindre risque avec ça, expliqua-t-il. La dernière étape du lancement sera la séparation de la Passerelle et du pont. Après quoi, la seule chose qui retiendra encore la coque sera cet échafaudage. Une erreur à ce niveau serait catastrophique… — Je sais, je sais, s’agaça Rees. Simplement, le temps presse…» Ils atteignirent le sas de la Passerelle. Deux ouvriers vigoureux en extrayaient un instrument de l’observatoire sous la supervision de Jaen et d’un autre scientifique. L’appareil – un spectromètre de masse, s’avisa Rees – était singulièrement cabossé, et sa prise de courant s’achevait par un moignon fondu. On le déposa parmi d’autres à quelques mètres de la Passerelle ; le petit groupe d’engins disparates braquait ses senseurs aveugles vers le ciel. Hollerbach frémit. « Voilà une chose qui m’a longtemps fait hésiter, avoua-t-il d’un ton fatigué. Nous sommes confrontés à un dilemme épouvantable. Chaque appareil que nous vandalisons et que nous abandonnons libère de la place et de l’air pour quatre ou cinq personnes. Mais peut-on se permettre de sacrifier ce télescope, ce spectromètre ? Ces instruments sont-ils bien un luxe inutile ? Ne risque-t-on pas, dans l’environnement inconnu qui nous attend, de se retrouver aveugle à quelque spectre décisif ? » Le jeune homme réprima un soupir. Hésitations, retards, doutes, nouveaux retards… De toute évidence, les savants mettraient plus de quelques heures à devenir des hommes d’action. Certes, il comprenait leurs dilemmes, mais il aurait apprécié qu’ils apprennent à établir des priorités et s’y tenir. Ils parvinrent devant un groupe sondant prudemment un distributeur alimentaire. L’énorme machine les dominait de toute sa masse, avec ses orifices de sortie évoquant autant de bouches immobiles. Trop imposante pour être transportée plus loin à l’intérieur de la Passerelle, elle allait devoir – avec sa jumelle – rester à proximité de la sortie, dans le sas extérieur. Ce n’était pas la disposition la plus commode, et Grye et Hollerbach allaient prendre la parole simultanément quand il les interrompit sèchement. « Non, dit-il d’une voix acide. Je sais qu’on ne peut pas accélérer ce processus. Nous avons calculé qu’en imposant un rationnement strict durant le vol, deux machines doivent suffire à nos besoins. Celle-ci posséderait même un système de filtration d’air et d’oxygénation… — Oui, s’empressa de compléter Grye, mais ces calculs dépendent d’une condition cruciale : qu’elles fonctionnent avec la même efficacité à l’intérieur de la Passerelle. Et on n’en sait pas assez à leur sujet pour en être sûrs. Chacune possède sa source d’énergie intégrée, autonome, tandis que les instruments de la Passerelle partagent la même au moyen d’un réseau de câbles. Nous soupçonnons, d’après les vieux manuels, que cette source pourrait se baser sur un trou noir microscopique. Mais si elles avaient besoin de la lumière stellaire pour se recharger ? Si elles produisaient je ne sais quel gaz toxique qui, dans cette enceinte hermétique, nous ferait tous suffoquer ? — Il va falloir procéder à des tests pour s’en assurer, convint Rees. Je suis tout à fait d’accord. Si l’efficacité de la machine diminuait, ne serait-ce que de dix pour cent, cela représenterait cinquante personnes de plus que nous serions obligés de laisser en arrière. » Grye hocha la tête. « Tu vois bien… — Je vois que tout cela réclame du temps. Mais c’est précisément ce qui nous manque, merde…» Il sentait monter la pression en lui, pression qui, il le savait, ne se relâcherait, pour le meilleur ou pour le pire, qu’avec le lancement. Poursuivant leur visite, ils croisèrent Gord en compagnie du jeune Nead, qui lui servait d’assistant ; ils apportaient un réacteur à la Passerelle. Gord leur adressa un bref signe de tête. « Messieurs…» Rees étudia le petit ingénieur, et son humeur s’allégea en voyant que ce dernier, qui reprenait ses manières brusques, efficaces, un peu irritables, n’avait plus rien du spectre que le jeune homme avait retrouvé sur le planétoïde Osseux. « Cela a l’air d’aller pour toi, Gord…» L’autre gratta son crâne chauve. « On s’en sort, admit-il avec désinvolture. Ça pourrait être mieux, mais, oui, on s’en sort. » Hollerbach se pencha vers lui, les mains croisées derrière le dos. « Où en êtes-vous avec le système de contrôle ? » L’ingénieur hocha la tête avec prudence. « Rees, on t’a mis au courant du problème ? Pour diriger la chute de la Passerelle – modifier son orbite –, il nous faut un moyen de diriger les réacteurs que nous avons fixés sur la coque. Sauf qu’il n’est pas question d’y percer des trous pour faire passer nos câbles. J’ignore si nous en serions capables, d’ailleurs. » Mais apparemment, nous devrions pouvoir recycler des composants prélevés sur les Taupes. Certaines de leurs unités motrices opèrent selon un principe de commande à distance. Je ne suis qu’un ingénieur ; vous, les scientifiques, comprenez sans doute ça mieux que moi. Mais, en résumé, nous pensons pouvoir manœuvrer les réacteurs de l’intérieur de la Passerelle, par une série d’interrupteurs sans aucune connexion physique entre eux. Nous allons effectuer des tests afin de déterminer dans quelle mesure l’épaisseur de la coque bloque le signal. » Hollerbach sourit. « Je suis impressionné. Est-ce vous qui avez eu cette idée ? — Heu…» Gord se gratta la joue. « C’est un cerveau de Taupe qui nous l’a soufflée. Quand on peut leur poser les bonnes questions – et passer sur leurs récriminations concernant ce "dysfonctionnement critique des senseurs" –, c’est surprenant de constater à quel point…» Soudain, il se tut en écarquillant les yeux. « Rees ! » La voix caverneuse s’éleva dans le dos du jeune homme, qui se raidit. « Je pensais bien te dénicher dans le coin. » Il se retourna et leva la tête vers Roch. Les yeux du mineur, comme toujours, flamboyaient de colère, ses poings s’ouvraient et se fermaient comme des pistons. Grye gémit faiblement et recula derrière Hollerbach. « J’ai du travail, Roch, dit Rees sur un ton calme. Et toi aussi, sûrement. Je te suggère d’y retourner. — Au travail ? » Les narines sales de Roch frémirent tandis qu’il brandissait le poing en direction de la Passerelle. « Tu parles que je vais trimer pour que toi et tes copains vérolés puissiez vous envoler là-dedans ! — Monsieur, intervint sévèrement Hollerbach, la liste des passagers n’a pas encore été publiée. Et jusqu’à ce qu’elle le soit, il incombe à chacun d’entre nous de… — Pas la peine d’attendre votre foutue liste. Nous savons tous qui sera du voyage… et ce ne sera pas les gars comme moi. Rees, j’aurais dû t’éclater la cervelle quand j’en avais l’occasion, là-bas, sur le noyau. » Il agita un doit plus épais qu’une corde. « Je reviendrai, grogna-t-il. Et quand j’aurai constaté que je ne figure pas sur cette liste, je m’assurerai que tu n’y sois pas non plus. » Il pointa le doigt vers Grye. « Et c’est valable pour toi aussi ! » L’intéressé devint blanc comme un linge et se mit à trembler. Tandis que Roch s’éloignait à grands pas, Gord raffermit sa prise sur son réacteur et déclara sèchement : « C’est agréable de constater qu’en cette période de grands bouleversements, certaines choses ne changent pas. Viens, Nead, allons installer ce truc. » Rees se tourna vers Hollerbach et Grye. Il pointa le pouce par-dessus son épaule dans la direction prise par le géant. « Voilà pourquoi nous sommes aussi pressés, dit-il. La situation politique de ce Radeau… Non, merde, la situation humaine se détériore à toute allure. Ça peut exploser à tout instant. Chacun sait qu’une "liste" se constitue ; tous croient plus ou moins savoir qui y figurera. Combien de temps peut-on espérer les voir continuer à travailler sur un projet dont la plupart d’entre eux seront exclus ? Une autre révolte serait une catastrophe. On s’enfoncerait dans l’anarchie…» Hollerbach émit un soupir, puis vacilla soudain. Grye le retint par le bras. « Scientifique en chef ! Vous allez bien ? » Le vieil homme fixa ses yeux chassieux sur Rees. « Je suis fatigué, c’est tout… terriblement fatigué. Tu as raison, Rees, bien sûr, mais qu’y faire, à part consacrer tous nos efforts à la réussite de ce projet ? » Rees se rendit soudain compte qu’il venait de transférer le fardeau de ses doutes sur les frêles épaules d’Hollerbach, comme s’il n’était encore qu’un enfant et le vieillard, une sorte d’adulte inébranlable. « Désolé, s’excusa-t-il. Je n’aurais pas dû vous ennuyer avec ça…» Hollerbach réfuta l’argument d’une main tremblante. « Non, non, tu as bien fait. D’une certaine manière, cela m’aide à clarifier mes propres idées. » Ses yeux pétillèrent faiblement. « Tout comme l’intervention de ton ami Roch. Établis simplement la comparaison entre nous deux. Il est jeune, vigoureux ; je suis trop vieux pour tenir debout et, à plus forte raison, pour transmettre mes tares à une nouvelle génération. Lequel devrait embarquer pour cette mission ? » Le jeune homme le dévisagea, consterné. « On a besoin de votre intelligence, de vos connaissances. Vous ne suggérez pas sérieusement… — Rees, je soupçonne que l’une des graves faiblesses de notre mode de vie actuel tient à notre refus d’accepter notre place dans cet univers. Nous vivons dans un monde où, plus que l’intelligence, domine la force physique et l’endurance, comme ton ami Roch en fait l’éclatante démonstration, ou encore l’agilité, les réflexes et la faculté d’adaptation – chez les Osseux, par exemple. Nous ne sommes guère plus que des animaux maladroits égarés dans un ciel sans fond. Mais les vieux gadgets hérités du Vaisseau, les machines d’approvisionnement et tout le reste, nous ont permis de nourrir l’illusion que nous en étions les maîtres, comme nous l’étions peut-être dans le monde originel de l’homme. » Or, cette migration forcée nous oblige à renoncer à la plupart de nos jouets chéris et, avec eux, à nos illusions. » Son regard se perdit dans le vague. « Peut-être, dans un lointain avenir, verrons-nous s’atrophier nos cerveaux boursouflés, devenus inutiles. Peut-être rejoindrons-nous les baleines et les loups du ciel, en survivant de notre mieux parmi les arbres volants…» Rees s’étrangla de rire. « Décidément, ça ne s’arrange pas avec l’âge…» Le vieux scientifique haussa les sourcils. « Mon garçon, je cultivais mon grand âge alors que tu mâchais encore du minerai de fer sur le noyau d’une étoile. — Eh bien, je ne sais rien de notre lointain avenir, et je n’y peux foutrement rien. Ce que je peux, par contre, c’est m’attaquer aux problèmes du présent. Et franchement, je doute fort que nous ayons la moindre chance de réchapper à ce voyage sans vous, Hollerbach. » Messieurs, il nous reste beaucoup à faire. Je suggère de nous y mettre sans tarder. » La plaque planait haut dans les cieux. Pallis rampa jusqu’à son bord et se pencha au-dessus du Radeau dévasté. De la fumée s’étalait au-dessus du pont, tel un masque sur un visage familier. La plaque tangua soudain, le faisant rouler sur le dos. Avec un grognement, il tendit les bras et agrippa à pleines mains les mailles du filet qui recouvrait le fragile appareil. « Par les Ossements, barman, tu peux pas contrôler un minimum ce foutu machin ? » Jame ricana. « Eh, c’est un véritable appareil ! T’es plus en train de t’accrocher à un de tes joujoux en bois, pilote. — Ne force pas ta chance, rat de mine. » Pallis cogna du poing sur le fer rugueux de la plaque. « C’est juste que cette manière de voler est… contre-nature. — Contre-nature ? » Jame riait de plus belle. « Peut-être bien. Ou peut-être que vous autres avez passé trop de temps allongés dans votre nid de feuilles, pendant que les mineurs s’amenaient pour vous pisser dessus. — La guerre est finie, Jame », rétorqua nonchalamment le pilote. Il fit rouler ses épaules, et serra à demi les poings. « Mais il reste peut-être une ou deux poches de résistance à réduire…» Le large visage de son vis-à-vis se plissa en un rictus d’anticipation. « Rien ne me ferait plus plaisir, brouteur d’arbres. Où tu veux, quand tu veux. Et je te laisse le choix des armes. — Oh, pas d’armes. — Ça me convient… — Bon, vous allez la fermer, oui ? » Nead, le troisième occupant de la plate-forme, les fusilla du regard par-dessus les plans et les instruments étalés sur ses genoux. « On a du boulot, vous vous rappelez ? » Les deux autres échangèrent un dernier regard mauvais, puis Jame reporta son attention sur les commandes tandis que Pallis rampait sur la plaque pour venir s’asseoir auprès de l’adolescent. « Désolé, dit-il d’un ton bourru. Comment ça se passe ? » L’adolescent porta à son œil un antique sextant cabossé, et tenta de comparer les mesures avec des chiffres reportés à la main sur un tableau. « Merde ! lâcha-t-il, frustré. Je n’y comprends rien. Ce truc est trop compliqué pour moi, Pallis. Cipse saurait s’y prendre, lui. Si seulement… — … il n’était pas mort depuis longtemps. Je sais, mon gars. Fais de ton mieux. Quel est ton avis ? » Une fois de plus, Nead tapota son tableau. « Je crois que nous mettons trop longtemps. J’essaie de mesurer la vitesse angulaire du Radeau par rapport aux étoiles et je n’ai pas l’impression qu’il aille assez vite. » Le pilote fronça les sourcils en se couchant sur le ventre pour contempler le Radeau une fois encore. Le vieil esquif s’étalait sous ses yeux comme un plateau chargé de jouets fantastiques. Au-dessus du pont, crachant de temps en temps un petit jet de vapeur, il apercevait l’autre plaque volante – d’autres observateurs pour cette incroyable délocalisation. Un mur de fumée s’élevait d’un côté du Radeau – à bâbord, par rapport à sa position – et tous les arbres de la forêt centrale se coiffaient eux aussi d’un panache gris. La fumée générait l’effet voulu : Pallis voyait les câbles se tendre vers la droite sous l’impulsion des végétaux voulant échapper à la zone d’ombre ; il croyait presque les entendre grincer sous la tension alors que le Radeau se faisait remorquer sur le côté. L’ombre des câbles commença à s’allonger à travers le pont ; le Radeau se dégageait bel et bien de l’étoile qui le surplombait. C’était un spectacle impressionnant, auquel le forestier n’avait assisté que deux fois au cours de sa longue existence, et qu’une telle coopération soit possible après l’agitation de la révolution et des combats alors que le projet Passerelle accaparait tant d’occupants constituait à ses yeux un fait admirable. C’était peut-être la nécessité de ce déplacement qui avait maintenu la cohésion sociale jusque-là. À l’évidence, tout le monde allait en bénéficier. Oui, c’était admirable, mais si l’opération s’éternisait, elle ne servirait à rien. L’étoile en perdition se trouvait encore à plusieurs kilomètres. Certes, le danger de collision n’avait rien d’imminent. Mais des arbres tenus sous tension trop longtemps risquaient de s’épuiser. Et non seulement ils ne tracteraient plus rien, mais il se pouvait que certains se décrochent, mettant en péril la sécurité du Radeau. Bon sang… Penché par-dessus la plaque, Pallis s’efforça de comprendre d’où venait le problème. Le mur de fumée de la bordure paraissait assez dense ; les étoiles lointaines projetaient une ombre immense sur les ouvriers masqués qui l’alimentaient à sa base. Le souci devait se situer plus haut. Il y avait un pilote et plusieurs assistants dans chaque arbre, et tous s’efforçaient de maintenir leur écran de fumée ; ces petites barrières constituaient sans doute le facteur d’influence le plus significatif dans le mouvement individuel des arbres. Sauf que, même de là où il se trouvait, il voyait que certaines se délitaient et s’effilochaient. Il tapa du poing sur la plaque. Ces fichues purges lors de la révolution, puis les fièvres et la famine, avaient amputé le corps des pilotes de nombreux éléments de valeur – comme la plupart des autres secteurs de la société du Radeau. Il se souvint des délocalisations auxquelles il avait participé : les calculs infinis, les réunions longues d’une tranche, le mouvement de chaque arbre réglé comme une horloge… Ils n’avaient pas eu le loisir de procéder ainsi cette fois. Certains des nouveaux pilotes avaient à peine la compétence nécessaire pour ne pas tomber de leur arbre. Or, générer un écran latéral était l’une des plus grandes difficultés de l’art du pilotage : cela revenait à sculpter de la vapeur… Avisant un groupe d’arbres aux fumées vraiment ténues, il l’indiqua à Jame qui grimaça en tirant violemment sur ses câbles de contrôle. S’efforçant d’ignorer le vent qui lui cinglait le visage, la puanteur des réacteurs, et tâchant d’oublier sa nostalgie envers la grandeur majestueuse des arbres, il entendit Nead jurer près de lui alors que ses papiers s’envolaient comme des feuilles mortes. La plaque plongea parmi les arbres à la manière d’une improbable ricochette géante ; Pallis ne put s’empêcher de tressaillir en voyant défiler des branches à toute vitesse, à moins d’un mètre de son visage. L’appareil s’immobilisa enfin. De là où ils se trouvaient, les écrans de fumée semblaient encore plus ténus ; le forestier, désespéré, vit les pilotes inexpérimentés les brasser en agitant des couvertures. Il mit ses mains en coupe autour de sa bouche. « Hé, vous ! » De petits visages se tournèrent. L’un des pilotes bascula sur les fesses. « Attisez vos braseros ! leur cria Pallis, rageur. Produisez plus de fumée. Tout ce que vous faites avec ces foutues couvertures, c’est disperser les deux cinquièmes de cinq pour cent de peau de balle…» Les pilotes rampèrent tant bien que mal jusqu’à leurs braseros et commencèrent à rajouter du petit bois sur les flammes minuscules. Nead le tira par la main. « Pilote ! C’est normal, ça ? » Deux arbres, drapés dans leurs écrans de fumée tordus, se penchaient l’un vers l’autre ; leurs pilotes amateurs étaient manifestement trop absorbés par leurs couvertures et leurs braseros pour s’en apercevoir. « Non, putain, ce n’est pas normal ! cracha Pallis. Barman ! Amène-nous là en bas, vite…» Le contact initial entre les arbres fut presque délicat : un froissement de feuillages, un léger bris de branchages. Puis le premier accroc se produisit, et tous deux entremêlèrent leurs branches dans un grand tremblement. Les équipages se tournèrent l’un vers l’autre avec des expressions horrifiées. Les arbres continuaient à tourner ; des pans entiers de leur bordure cédèrent, projetant des éclats de bois dans tous les sens. Une grosse branche s’arracha du tronc avec un grincement pareil à un hurlement de bête. Les deux arbres commencèrent à rouler l’un dans l’autre en une collision lente et bruyante. Les disques de feuillage se fracassaient. Des esquilles de la taille d’un poing volèrent au ras de la plaque volante. Nead hurla et se couvrit la tête. Pallis jeta un regard noir aux équipages des arbres en perdition. « Tirez-vous de là ! Vos arbres sont foutus. Filez vos câbles et sauvez votre peau ! » Ils le regardèrent fixement, effrayés, confus. Il leur cria dessus jusqu’à ce qu’il les voie enfin glisser le long de leurs amarres jusqu’au pont. Les arbres se trouvaient désormais inextricablement unis dans une étreinte mortelle, leurs moments cinétiques mêlés, leurs troncs engagés dans un tourbillon de feuilles et de branches brisées. Des morceaux de la taille d’un mur s’en détachaient, et l’air s’emplit de craquements de bois ; Pallis vit des braseros dégringoler dans le vide et pria pour que les équipages aient eu la présence d’esprit de les noyer. Il ne resta bientôt plus que les deux troncs soudés par l’enchevêtrement de branches tordues ; ils arrachèrent leurs câbles d’amarrage et partirent en vrille avec une grâce étrange, roulant à moitié sur eux-mêmes. Ils finirent par tomber sur le pont dans une explosion de fragments : partout, on courait s’abriter. Des éclats de bois continuèrent de choir durant plusieurs minutes, en une pluie de lames, puis, avec précaution, les hommes regagnèrent le site où s’étaient écrasés les arbres, en enjambant les câbles défaits qui gisaient parmi les débris tels les membres inertes d’un cadavre. Le pilote forestier fit signe à Jame. « Il n’y a plus rien à faire. Restons pas là. » La plaque reprit de l’altitude et retourna à sa patrouille. Des heures durant, elle sillonna la forêt volante d’un bout à l’autre. Jame grommelait sans discontinuer, le visage noir de suie. Pallis avait la gorge douloureuse à force de crier. Nead finit par poser son sextant sur ses genoux et leur sourit. « Ça y est, annonça-t-il. Je crois, en tout cas… — Comment ça ? grogna Jame. C’est bon, le Radeau n’est plus sous cette foutue étoile ? — Pas encore. Mais il a assez d’élan pour que les arbres cessent de tirer. D’ici quelques heures, il s’immobilisera hors de la trajectoire de l’étoile, en sécurité. » Pallis s’allongea contre le filet de la plaque et but une gorgée dans un globe. « Alors nous avons réussi. — Ce n’est pas tout à fait terminé en ce qui concerne le Radeau, corrigea Nead d’une voix rêveuse. Quand l’étoile passera à son niveau, il devrait se produire quelques effets de marée intéressants. » Le forestier haussa les épaules. « Rien qu’il n’ait déjà enduré. — Ça doit être fantastique à voir… — Ça l’est, oui. » Il se rappela la scène : l’ombre des câbles s’étirait sur le pont, puis le disque stellaire touchait l’horizon et sa lumière semblait embraser la structure. Une fois l’étoile disparue sous la bordure, subsistait une sorte de halo que les savants appelaient une couronne… Jame plissa les yeux vers le ciel. « Dites, ça arrive souvent ? Que le Radeau se retrouve comme ça sous la trajectoire d’une étoile ? » Pallis haussa les épaules. « Non, pas vraiment. Une ou deux fois par génération. Juste assez pour que nous ayons appris à gérer le problème. — Mais vous avez besoin des scientifiques, de gars comme lui…» Le barman indiqua Nead avec le pouce. «… pour savoir précisément quoi faire. — Oui, bien sûr. » L’adolescent paraissait amusé. « Ce genre de truc ne se calcule pas en dressant un doigt mouillé dans le vent. — Mais un tas de scientifiques vont mettre les bouts, avec cette histoire de Passerelle. — Exact. — Alors, qu’est-ce qui se passera à la prochaine étoile ? Comment feront les autres pour déplacer le Radeau ? » Nead but tranquillement une gorgée. « Eh bien, d’après nos observations, il devrait s’écouler plusieurs milliers de tranches avant que la prochaine étoile, tout là-haut…» Il tendit le bras vers le ciel. «… ne mette le Radeau en péril. » Le forestier fronça les sourcils. « Ça ne répond pas à la question de Jame. — Mais si. » Le visage juvénile trahissait une certaine perplexité. « À ce moment-là, en principe, tout sera mort dans la Nébuleuse. Le problème est purement théorique, non ? » Les deux hommes échangèrent un regard, puis Pallis se tourna vers la forêt en rotation sous leur appareil, s’efforçant de se perdre dans la contemplation de sa sérénité. Rees eut toutes les peines du monde à trouver le sommeil au cours de sa dernière période de repos avant le départ de la Passerelle. Une cloche sonna quelque part. Enfin. L’heure était venue ! Il se leva de sa couchette, procéda à une toilette sommaire et sortit de son abri temporaire en proie à un profond soulagement. Dans son écrin d’échafaudages, la Passerelle était le siège d’une intense activité. Elle occupait le cœur d’une zone barricadée de deux cents mètres de large, devenue une véritable ville miniature : on avait réquisitionné les anciens quartiers des officiers pour loger les futurs émigrants. De petits groupes se dirigeaient timidement vers la Passerelle. Toutes les cultures de la Nébuleuse étaient représentées : le Radeau lui-même, la Ceinture, et même les Osseux. Chaque réfugié transportait les maigres kilos d’affaires personnelles autorisés. Une file se formait devant le sas de la Passerelle, derrière une chaîne humaine qui charriait à l’intérieur les dernières provisions, quelques livres, de petits instruments d’analyse environnementale. Une impression de résolution irrévocable se dégageait de la scène, et Rees commença à se convaincre que ce projet allait bel et bien voir le jour… Quoi que puisse réserver l’avenir, il ne pouvait que se réjouir de voir cette période d’attente, avec ses divisions et son lot d’amertume, prendre fin. Depuis le déplacement du Radeau, la désintégration de la société s’accélérait. Il avait fallu livrer une course effrénée pour achever les préparatifs avant que la situation ne leur échappe totalement. À mesure que retards et problèmes s’accumulaient, il avait senti monter la pression au point de ne plus pouvoir la supporter. L’animosité personnelle dont il était l’objet le stupéfiait. Il aurait voulu pouvoir expliquer qu’il ne jouait aucun rôle dans l’épuisement de la Nébuleuse, ni dans la création des lois de la physique restreignant le nombre des évacués. Et que ce n’était pas lui, en tout cas pas seulement, qui avait établi la liste des partants. L’élaboration de cette liste avait constitué un crève-cœur. Son idée de tirage au sort avait été rapidement rejetée – la composition de la colonie ne devait rien laisser au hasard. Mais comment sélectionner des êtres humains, des familles, des lignées entières, les désigner qui pour la vie, qui pour la mort ? Ils avaient tâché d’adopter une approche rationnelle, en appliquant des critères telles que la santé, l’intelligence, la faculté d’adaptation, la capacité reproductrice, et Rees, gêné et dégoûté par le processus, s’était retrouvé sur la plupart des listes de candidats. Il ne s’était pas dérobé. Non pas, du moins l’espérait-il, dans le seul but d’assurer sa propre survie, mais pour faire le meilleur travail possible. Le processus de sélection l’avait laissé vaguement honteux, peu sûr de ses motivations. Une liste définitive avait fini par émerger, amalgame de dizaines d’autres réunies par l’arbitrage impitoyable de Decker. Rees y figurait. Pas Roch. Ainsi donc, se dit-il dans un nouvel accès de dégoût de soi, il avait fini par concrétiser les pires appréhensions de Roch et de ses semblables. Il s’approcha de la palissade. Peut-être aurait-il la chance d’apercevoir Pallis et de lui faire ses adieux. De solides gardiens patrouillaient sans conviction, armés de gourdins. Il se sentit déprimé face à l’étendue de la palissade. Encore des ressources détournées de l’objectif principal… Mais des émeutes avaient déjà éclaté. Que se serait-il passé sans la protection de l’enceinte et des gardiens ? L’un d’eux croisa son regard et le salua de la tête, l’air impassible ; Rees se demanda ce qu’éprouverait cet individu s’il devait repousser les siens afin de sauver quelques privilégiés… Une explosion retentit de l’autre côté de la Passerelle, comme si un pied géant s’était abattu sur le pont. Un panache de fumée s’éleva des échafaudages. Les gardiens se retournèrent, écarquillant les yeux. Rees contourna la Passerelle au pas de course. Des cris lointains, un hurlement… et trois mètres de palissade couchés sur le pont en train de brûler. Des gardiens accoururent à la brèche, mais la foule semblait trop nombreuse et trop enragée pour être contenue ; le jeune homme vit un mur de visages, jeunes et vieux, masculins et féminins, unis par la même colère, féroce et désespérée. Des bombes incendiaires se mirent à pleuvoir en direction de la Passerelle, éclaboussant le pont. « Mais qu’est-ce que tu fous encore ici ? » C’était Decker. Le colosse l’attrapa par le bras et le tira en direction de la Passerelle. « Il faut qu’ils comprennent. On ne peut pas les sauver. Il n’y a pas de place. S’ils attaquent maintenant, la mission échouera et personne ne… — Fils…» Decker l’empoigna par les épaules et le secoua, fort. « L’heure n’est plus aux palabres. On ne pourra pas retenir ces gens bien longtemps. Embarque là-dedans et tirez-vous. Tout de suite ! » Le jeune homme secoua la tête. « Impossible. — Je vais te montrer si c’est impossible. » Un petit feu brûlait au milieu des débris d’une bombe incendiaire. Decker se pencha, attisa un brandon qui traînait et le jeta aux pieds des échafaudages entourant la Passerelle. Les flammes se mirent bientôt à lécher le bois sec. Rees fixa la scène avec stupeur. « Decker… — Arrête de discutailler, bordel ! lui postillonna l’autre à la figure. Emporte ce que tu peux et tire-toi ! » Il tourna les talons et s’élança. Il ne se retourna qu’une seule fois : Decker avait déjà disparu dans la mêlée à la brèche. Il atteignit le sas. La file bien ordonnée avait volé en éclats, les partants se bousculaient pour entrer, hurlant et brandissant leurs bagages absurdes au-dessus de leurs têtes. Il joua des poings et des coudes pour se frayer un passage. Dans le vacarme de l’observatoire, passagers et équipement s’entassaient pêle-mêle ; le télescope, seul instrument de grande taille qui subsistait, dominait la foule comme un robot indifférent. Le jeune homme s’enfonça dans les rangs jusqu’à ce qu’il retrouve Gord et Nead. Il les attira contre lui. « Largage dans cinq minutes ! — Impossible, protesta Gord. Regarde la situation. Il y aurait des blessés, des morts même, parmi les passagers et parmi ceux qui sont à l’extérieur…» Rees indiqua la coque transparente. « Jette un œil dehors. Tu vois cette fumée ? Decker a fichu le feu aux échafaudages. Tes jolis boulons explosifs vont sauter d’ici cinq minutes, de toute façon. D’accord ? » L’ingénieur pâlit. Soudain, le tumulte extérieur devint un rugissement et Rees vit de nouvelles sections de palissade s’écrouler. Les quelques gardiens qui tentaient encore de contenir la foule disparurent sous une marée humaine. « S’ils nous atteignent, tout est perdu. Il faut partir. Pas dans cinq minutes. Tout de suite ! » Nead secoua la tête. « Il reste encore des gens… — Ferme ce putain de sas ! » Il agrippa l’adolescent par l’épaule et le poussa vers un panneau de contrôle mural. « Gord, fais sauter ces boulons. Ne discute pas…» Les paupières plissées, les joues frémissantes de peur, le petit ingénieur disparut dans la foule. Le jeune homme se fraya un chemin jusqu’au télescope. Il grimpa sur la structure de l’instrument pour se retrouver au-dessus d’une mer de visages tendus. « Écoutez-moi ! cria-t-il. Vous pouvez tous voir ce qui se passe dehors. Nous devons partir tout de suite. Que ceux qui le peuvent se couchent par terre. Aidez votre voisin, et faites attention aux enfants…» Des poings se mirent à tambouriner contre la coque, des visages désespérés s’écrasèrent sur sa partie transparente… Et, dans un crépitement synchrone, les boulons explosifs sautèrent. Le fragile édifice de bois se désintégra aussitôt : rien ne rattachait plus la Passerelle au Radeau. Le sol se déroba sous eux. Des hurlements s’élevèrent et les passagers se cramponnèrent les uns aux autres. Derrière la coque transparente, le pont du Radeau monta autour de la Passerelle comme un fluide, puis son champ gravitationnel envoya les passagers au plafond dans un amoncellement presque comique. Les cris allaient crescendo près de l’entrée. Nead avait tardé à refermer le sas : des retardataires franchissaient d’un bond le vide croissant entre le pont et la Passerelle. L’un d’eux glissa la jambe dans l’entrebâillement, sa cheville se coinça dans la charnière et Rees entendit l’articulation se déchirer avec un bruit écœurant. Puis ce fut une famille entière qui dégringola du pont pour venir heurter la coque, et glisser dans l’infini avec des expressions surprises… Il ferma les yeux et se cramponna au télescope. Enfin, tout fut fini. Le Radeau ne fut plus qu’un dôme dans le ciel, lointain et abstrait. Le grésil de corps contre la coque s’interrompit. Quatre cents personnes se retrouvèrent subitement en apesanteur pour la première fois de leur vie. Un hurlement retentit, très loin au-dessus. Rees leva la tête. Roch, un gourdin enflammé à la main, avait bondi dans le trou au centre du Radeau. Il tomba bras et jambes écartés dans le vide qui les séparait : ses yeux protubérants fixaient les passagers horrifiés à travers le verre. Le grand mineur s’écrasa tête la première contre le toit transparent de l’observatoire. Lâchant le gourdin, il chercha désespérément une prise sur la surface lisse, mais il glissait inexorablement, laissant derrière lui une traînée de sang qui coulait de son nez et de sa bouche. Il finit par basculer sur le côté, puis, à l’ultime seconde, se rattrapa au manchon de l’un des réacteurs. Rees descendit du télescope et trouva Gord. « Il faut réagir, bon sang. Il va tout arracher. » L’ingénieur se gratta le menton et contempla le mineur suspendu qui roulait des yeux fous devant les passagers médusés. « On peut allumer le réacteur. La flamme ne l’atteindra pas, bien sûr, vu qu’il n’est pas directement sous la tuyère, mais le métal chauffé lui brûlerait les mains. Oui, ça devrait lui faire lâcher prise… — Ou alors, contra le jeune homme, on peut le sauver. — Quoi ? Ce cinglé a essayé de te tuer ! — Je sais. » Le visage cramoisi, le mineur s’accrochait, les muscles bandés. « Trouvez-moi un bout de corde. Je vais ouvrir la porte. — Tu n’es pas sérieux…» Rees se dirigeait déjà vers le sas. Quand le géant se retrouva étendu, hors d’haleine, sur le pont du vaisseau, le jeune homme se pencha sur lui. « Écoute bien, énonça-t-il. J’aurais pu te laisser crever. » Roch lécha ses lèvres sanguinolentes. « Je ne t’ai sauvé que pour une seule raison, poursuivit Rees. Tu es un survivant. C’est ça qui t’a fait risquer ta peau avec ce bond insensé. Et on va avoir besoin de survivants. Tu comprends ? Mais si j’ai une seule fois l’impression, une seule, que ta foutue stupidité met la mission en danger, je rouvre cette porte et je te renvoie finir ta chute. » Il soutint le regard du mineur pendant un long moment ; Roch finit par hocher la tête. « Bien. » Rees se redressa. « Bon, lança-t-il à Gord, la suite du programme ? » Une puanteur de bile flottait dans l’air. L’ingénieur fronça le nez. « Formation accélérée à l’apesanteur, je pense, répondit-il. Et on sort les seaux et les serpillières…» Une main autour de la gorge de son adversaire, l’autre autour de son bras armé, Decker se retourna pour voir l’échafaudage s’effondrer tel un château de cartes. Pendant une seconde, l’immense cylindre demeura suspendu en l’air, puis les réacteurs crachèrent des panaches blancs et la Passerelle s’enfonça, laissant un énorme trou au milieu du pont dans lequel de pauvres gens disparaissaient en hurlant. Ainsi, les dés étaient jetés et Decker se retrouvait coincé. Il ramena son attention sur son adversaire : il allait l’étrangler. Sur le Radeau abandonné, la tuerie se poursuivit des heures durant. 15. Les premières heures à bord du vaisseau grouillant de monde furent presque insoutenables. L’air empestait le vomi et l’urine. Des gens de tous âges se pressaient dans la salle, à se bousculer, à hurler et à se battre. Le problème ne venait pas seulement de l’apesanteur. La soudaineté de leur chute et du changement de perspective y contribuait aussi, d’après Rees : découvrir que le Radeau se résumait à un frêle assemblage de fer suspendu dans le ciel semblait menacer la santé mentale de certains passagers. Peut-être aurait-il été préférable d’opacifier les hublots pendant le largage. Il passa de longues heures à superviser la mise en place d’un réseau de cordes et de câbles à travers l’observatoire. « Nous allons diviser l’espace intérieur à l’aide de cette structure isotrope, avait dit Hollerbach d’un air sagace. Lui donner la même apparence dans toutes les directions. Ainsi, ce sera moins déconcertant quand nous atteindrons le Cœur et que ce fichu univers basculera cul par-dessus tête…» Les passagers tendirent bientôt des couvertures entre les cordes, isolant de petits espaces pour plus d’intimité. L’intérieur froidement technologique de la Passerelle revêtit peu à peu une allure plus chaleureuse à mesure que ce bidonville gagnait du terrain ; des odeurs humaines, de nourriture et d’enfants, se répandirent. Prenant une pause, Rees s’extirpa du secteur bondé qui avait autrefois formé le plafond de l’observatoire. La coque était encore transparente. Il colla son visage au matériau tiède et regarda à l’extérieur, avec la sensation irrépressible de se retrouver dans le ventre de la baleine. Après sa chute du Radeau, la Passerelle avait rapidement pris de la vitesse et corrigé sa trajectoire de façon à pointer son nez camus sur le Cœur. Elle fonçait à travers le ciel et la Nébuleuse s’était changée en une immense démonstration tridimensionnelle de perspective de mouvement. Les nuages proches filaient comme l’éclair, les astres plus éloignés montaient doucement et, à l’extrême limite de son champ de vision, à des centaines de kilomètres de là, de pâles étoiles s’élevaient presque insensiblement. Depuis longtemps le Radeau n’était plus qu’une infime tache sombre dans l’infini rose. La coque frémit brièvement. Un panache de vapeur explosa sans bruit à quelques mètres au-dessus de Rees et fut aussitôt avalé par le ciel, signe que le système de contrôle de l’altitude bricolé par Gord fonctionnait. La coque semblait plus chaude que d’habitude contre sa peau. La vitesse du vent, dehors, devait être phénoménale, mais le matériau de la Passerelle, libre de tout frottement ou presque, glissait dans l’air sans guère s’échauffer. Le jeune homme laissa son esprit fatigué s’aventurer sur la voie de la spéculation. En mesurant l’augmentation de température, on devait pouvoir calculer une sorte de coefficient de friction pour la coque. Mais, bien sûr, on aurait besoin de données supplémentaires concernant la conductivité calorifique du matériau… « Stupéfiant, hein ? » Nead se trouvait à côté de lui. L’adolescent serrait un sextant entre ses bras. Rees sourit. « Que fais-tu ? — Je suis censé mesurer notre vitesse. — Et ? — Nous sommes à la vitesse terminale compte tenu de la force de gravité là-dehors. Selon mes estimations, nous devrions atteindre le Cœur dans une dizaine de tranches…» Nead avait parlé d’un ton rêveur, son attention tournée vers la vue, mais sa remarque eut un effet électrisant sur Rees. Dix tranches… Dans dix tranches, il contemplerait le Cœur, et le destin de l’espèce se jouerait à pile ou face. Il se replongea dans le présent. « Nous n’avons jamais eu l’occasion de compléter ta formation, pas vrai, Nead ? — D’autres événements plus pressants sont intervenus, répondit simplement l’adolescent. — Espérons que là où nous allons, nous aurons toujours le temps d’instruire les gens convenablement… et même de regarder par la fenêtre…» Jaen se mit à protester avant même de les avoir rejoints. « Si tu ne dis pas à ce vieux bouffon impossible qu’il a laissé son sens des priorités sur le Radeau, je ne réponds plus de rien, Rees ! » L’interpellé gémit intérieurement. À l’évidence, sa pause était finie. Il se retourna ; Jaen fondait sur lui, suivie par Hollerbach qui se hissait prudemment à travers le réseau de cordes. Le vieux scientifique grommela : « Aucun deuxième classe n’avait osé me parler de la sorte depuis… depuis…» Rees leva les mains. « Doucement, vous deux. Commence par le début, Jaen. Quel est le problème ? — Le problème, cracha-t-elle, c’est ce vieux gâteux qui… — Dis donc, petite insolente… — La ferme ! » aboya le jeune homme. Jaen, fulminante, produisit un effort manifeste pour se calmer. « Rees. Suis-je, oui ou non, responsable du télescope ? — C’est ce que j’avais cru comprendre. — Et ma mission consiste à m’assurer que les navigateurs, eux et leurs soi-disant assistants osseux, obtiennent toutes les données dont ils ont besoin pour guider notre trajectoire autour du Cœur. C’est notre priorité numéro un. D’accord ? » Il se frotta le nez d’un air dubitatif. « Ça me paraît indiscutable, oui… — Alors demande à Hollerbach d’ôter ses sales pattes de mon équipement ! » Il se tourna vers l’intéressé en réprimant un sourire. « Que voulez-vous faire, scientifique en chef ? — Rees…» Le vieillard entortilla ses longs doigts, tirant sur la peau lâche. « Nous n’avons gardé qu’un instrument scientifique digne de ce nom. Je n’ai aucune intention de revenir sur les raisons qui ont présidé au chargement de ce vaisseau. La taille du groupe génétique doit primer, je le sais…» Il tapa du poing dans sa paume. « Néanmoins, c’est en aveugles que nous approchons de la plus grande énigme scientifique de ce cosmos : le Cœur lui-même… — Il veut braquer le télescope sur le Cœur, expliqua Jaen. Tu le crois, ça ? — Les connaissances à récolter d’une telle étude, même superficielle, sont incalculables. — Hollerbach, sans ce foutu télescope pour guider notre navigation, nous risquons d’aller voir le Cœur de beaucoup plus près qu’aucun de nous ne le voudrait ! » Jaen jeta un regard noir à Rees. « Alors ? — Alors quoi ? » Hollerbach se tourna vers lui à regret. « Hélas, mon garçon, j’ai bien peur que ce petit différend local ne soit que le premier des arbitrages impossibles que tu seras amené à rendre. » Le jeune homme se sentait perdu, isolé. « Mais pourquoi moi ? — Decker est resté sur le Radeau, riposta Jaen. Alors qui d’autre ? — Oui, qui ? murmura Hollerbach. Je suis navré, Rees. Je crois que tu n’as pas tellement le choix… — Bon, que décide-t-on pour ce putain de télescope ? » Il s’efforça de se concentrer. « Très bien. Hollerbach, je suis obligé de convenir que le travail de Jaen reste prioritaire pour l’instant…» Elle poussa un cri de triomphe et leva le poing. « Vos études vont devoir passer après. D’accord ? Mais, s’empressa-t-il d’ajouter, lorsque nous serons assez près du Cœur, les réacteurs seront de toute manière inopérants. Si bien que la navigation ne nous servira plus à rien… et que le télescope pourra être libéré pour vos travaux. Peut-être même que Jaen vous donnera un coup de main. » Il gonfla les joues. « Que dites-vous de ce compromis ? » Jaen sourit et lui allongea un crochet au bras. « On finira par faire de toi un vrai membre du Comité. » Elle pivota et retourna dans la salle. Rees sentit ses épaules s’affaisser. « Hollerbach, je suis trop jeune pour être le capitaine. Et je n’en ai aucune envie. » Le vieux scientifique lui sourit avec affection. « Cela fait sans doute de toi l’un des plus qualifiés pour le poste. Rees, je crains fort que tu ne puisses refuser. Tu es le seul homme à bord qui connaisse à la fois la Ceinture, le Radeau et le monde des Osseux. Tu incarnes donc la seule personnalité emblématique que puissent envisager de suivre les différentes factions de ce vaisseau. Et, après tout, ce sont ton intervention et ta détermination qui nous valent d’être ici. Tu vas devoir assumer cette responsabilité, j’en ai peur. » Des décisions difficiles t’attendent. À supposer que nous parvenions à contourner le Cœur avec succès, il nous faudra affronter le rationnement, les températures extrêmes dans des régions inconnues hors de la Nébuleuse – l’ennui même présentera un risque mortel ! Tu vas devoir maintenir la cohésion dans des circonstances extraordinaires. Si je peux t’aider d’une manière quelconque, je le ferai. — Merci. Cela ne me plaît guère, mais vous avez raison, j’imagine. Pour m’aider, ajouta-t-il, commencez par régler vous-même vos différends avec Jaen. » Hollerbach eut un sourire désabusé. « Cette jeune femme possède un caractère bien trempé. — Qu’espérez-vous voir là-dessous, de toute manière ? J’aurai cru que la contemplation à l’œil nu d’un trou noir serait assez spectaculaire en soi…» Une bouffée d’agitation colora les joues parcheminées d’Hollerbach. « Oh, un tas de choses. T’ai-je jamais exposé mes idées concernant la chimie gravitationnelle ? Oui ? » Il semblait anticiper la déception de devoir renoncer à son exposé, mais Rees l’encouragea à poursuivre ; pendant quelques minutes, s’avisa-t-il avec gratitude, il pouvait retourner à son apprentissage, à l’époque où Hollerbach et les autres lui expliquaient à chaque tranche les mystères des nombreux univers. « Tu te rappelles certainement mes spéculations à propos d’un nouveau type d’atome. Les particules le composant, peut-être des singularités en elles-mêmes, seraient liées par la gravité plutôt que par les autres forces fondamentales. En réunissant les conditions idéales, une température et une pression appropriées, ainsi que les gradients gravitationnels nécessaires, une nouvelle "chimie gravitationnelle" deviendrait possible. — Dans le Cœur, acheva Rees. — Oui ! En rasant le Cœur, nous pourrons observer un domaine inconnu, mon ami, une nouvelle phase de la création dans laquelle…» Un visage énorme, maculé de sang séché, se profila par-dessus l’épaule d’Hollerbach. Rees fronça les sourcils. « Que veux-tu, Roch ? » Le gigantesque mineur sourit. « Juste attirer ton attention sur un truc. Regarde. » Il pointa son doigt. Le jeune homme se retourna. Au début, il ne remarqua rien d’inhabituel. Puis, plissant les yeux, il aperçut une tache brune parmi la cascade ascensionnelle d’étoiles. Elle se trouvait trop loin pour qu’on en distingue les détails, mais sa mémoire les lui fournit : il revit une surface de peau tendue sur des os, des visages blafards levés vers un minuscule point dans le ciel… « Les Osseux », dit-il. Roch ouvrit sa bouche pourrie et s’esclaffa. Hollerbach tressaillit, dégoûté. « Là d’où tu viens, Rees, feula le mineur d’une voix rauque. Tu n’as pas envie de t’arrêter, le temps d’une petite visite à tes vieux amis ? — Retourne à ton travail, Roch. » Le colosse s’exécuta, toujours riant. Rees demeura encore quelques minutes contre la coque, à regarder le planétoïde des Osseux se perdre dans la brume loin au-dessus de lui. Encore un pan de sa vie qui s’envolait, à tout jamais… Il se détourna avec un frisson et, suivi d’Hollerbach, se replongea une fois de plus dans l’animation et la chaleur de la Passerelle. Sans effort ou presque, l’antique vaisseau cabossé qui transportait dans ses flancs une fragile cargaison humaine plongeait vers le trou noir. Le ciel extérieur s’obscurcit et se remplit des fantastiques sculptures stellaires que Rees avait pu observer lors de sa première incursion dans ces tréfonds. Les scientifiques laissèrent la coque transparente ; le jeune homme espérait ainsi détourner l’attention les passagers du péril imminent. Cela produisit l’effet escompté : au fil des tranches, de plus en plus de gens se pressaient aux hublots. L’atmosphère du vaisseau se fit paisible, presque recueillie. Alors qu’il ne restait qu’une tranche avant l’approche finale du Cœur, la Passerelle frôla un troupeau de baleines et les hublots se retrouvèrent pris d’assaut. Rees libéra discrètement une place pour Hollerbach : ils regardèrent côte à côte. À cette profondeur, les baleines n’étaient guère plus que des missiles fuselés à la chair aplatie en coque aérodynamique autour de leurs organes. Même leurs yeux immenses s’étaient fermés, de sorte qu’elles se ruaient à l’aveugle en direction du Cœur. Bientôt, on en vit rangée sur rangée, au-dessus, au-dessous et tout autour de la Passerelle, si nombreuses que le ciel n’était plus qu’une interminable muraille de chair rose. « Si j’avais pu deviner que ce serait aussi spectaculaire, je ne serais jamais remonté, la dernière fois, murmura Rees. — Tu n’aurais pas survécu, dit Hollerbach. Regarde. » Il indiqua la baleine la plus proche. « Tu vois son éclat ? » Rees distinguait une sorte de halo rosâtre à sa pointe. « La résistance de l’air ? — Évidemment, s’impatienta le vieillard. L’atmosphère est une vraie soupe à cette profondeur. Ne lâche pas cette créature des yeux. » Le jeune homme garda le regard rivé sur le nez de la baleine, et fut récompensé par la vision d’une plaque de deux mètres d’épiderme qui s’enflamma brusquement avant de se détacher de l’animal. Il scruta le reste du troupeau avec un œil nouveau ; partout de tels embrasements se produisaient, pareils à une traîne d’étincelles. « On dirait qu’elles se désintègrent, comme si la résistance de l’air était trop forte… Peut-être ont-elles mal jugé leur trajectoire autour du Cœur ? À moins que ce ne soit notre présence qui les perturbe…» Hollerbach renifla. « Foutaises sentimentales. Rees, ces baleines savent bien mieux que nous ce qu’elles font. — Alors pourquoi brûlent-elles ? — Tu me surprends, mon garçon. Tu aurais dû le deviner à l’instant où tu as embarqué dans cette créature et examiné son épiderme spongieux. — Sur le moment, je me préoccupais surtout de savoir s’il était comestible, rétorqua le jeune homme d’un ton sec. Mais…» Il réfléchit un moment. « Vous êtes en train de me dire que l’ablation serait la raison d’être de cet épiderme ? — Précisément. La couche externe brûle et se détache. L’une des façons les plus efficaces de disperser la chaleur engendrée par une résistance excessive de l’air… méthode d’ailleurs employée par les premiers engins spatiaux de l’homme, s’il faut en croire les archives du Vaisseau – archives qui, hélas, sont perdues à jamais…» Une flamme s’embrasa soudain à l’extérieur de la coque ; les passagers collés aux hublots reculèrent d’instinct tandis qu’une gerbe de flammes filait à quelques centimètres de leur nez. Le feu s’éteignit aussi vite qu’il s’était déclaré. « Ça, ça n’avait rien d’une ablation programmée, observa Rees d’un air sombre. C’était plutôt l’un de nos réacteurs. Au temps pour le contrôle d’altitude… — Ah. » Hollerbach hocha la tête, sourcils froncés. « Ça survient plus tôt que je ne m’y attendais. J’espérais que nous conserverions une certaine maîtrise du vol jusqu’au dernier moment, à l’instant où, bien sûr, la trajectoire du vaisseau serait la plus facile à modifier… — J’ai peur qu’on ne puisse plus rien changer. On vole sans fumée, comme dirait Pallis. Espérons que nous suivons une trajectoire acceptable. Allons parler aux navigateurs. Mais discrètement. Quel que soit leur verdict, inutile de semer la panique. » Les membres de l’équipe de navigation répondirent à Rees en fonction de leurs inclinations. Les scientifiques du Radeau se penchèrent sur des diagrammes où des orbites rebiquaient autour du Cœur comme des cheveux rebelles, tandis que les Osseux lançaient des petits bouts de métal en l’air et observaient la manière dont ils dérivaient. Après plusieurs minutes de ce manège, il s’impatienta : « Alors ? » Quid se tourna vers lui et haussa gaiement les épaules. « On est encore trop loin. Qui sait ? Il ne nous reste plus qu’à attendre. » Jaen se gratta la tête, un crayon glissé derrière l’oreille. « Rees, la situation est presque chaotique. En raison de la distance à laquelle nous avons perdu le contrôle, impossible d’apprécier dans quelle mesure la trajectoire finale demeure sensible aux conditions initiales… — Autrement dit, rétorqua-t-il avec irritation, il ne nous reste qu’à attendre. » Jaen fit mine de protester, puis changea d’avis. Quid tapa sur l’épaule de Rees. « Écoute, on ne peut plus intervenir. Tu as fait de ton mieux… et à défaut d’autre chose, tu auras offert une sacrée balade au vieux Quid. — Vous n’êtes pas le seul à partager cette opinion, mon ami osseux ! lança Hollerbach d’un ton enjoué. Jaen ! Je présume que tu n’as plus besoin du télescope ? » La jeune femme sourit. Il fallut trente minutes pour régler l’orientation et la mise au point de l’instrument. Finalement, Hollerbach, Jaen, Nead et Rees se pressèrent autour de l’écran. Ce dernier fut tout d’abord déçu de voir s’afficher l’épais nuage noir des débris stellaires accumulés autour du Cœur lui-même, image familière depuis ses observations sur le Radeau. Mais à mesure que les minutes défilaient, que la Passerelle traversait les couches superficielles du matériau, le nuage sombre se dispersa et les débris commencèrent à montrer de la profondeur, une structure. Une pâle lueur rose scintilla devant eux. Bientôt, des voiles de débris stellaires enveloppèrent la Passerelle, dont la coque parut soudain bien fragile. Et puis, sans crier gare, les nuages s’éclaircirent et le vaisseau survola directement le Cœur. « Mon Dieu, souffla Jaen. On dirait une… une planète…» Le Cœur était une masse compacte ramassée autour de son trou noir, une sphère aplatie de quatre-vingts kilomètres de diamètre. Et, de fait, elle évoquait une planète dans les tons rouges et roses. Sa surface parfaitement définie – où devait régner, selon Rees, une gravité de plusieurs centaines de g – présentait certains traits presque topographiques. On apercevait des océans d’une substance quasi-liquide, épaisse et rouge comme le sang ; ils léchaient des terres émergées qui s’élevaient au-dessus du niveau général de la sphère. On voyait même quelques chaînes de montagnes telles des rides sur la peau d’un vieux fruit, ainsi que des nuages effilochés au-dessus des mers. Et tout cela bougeait constamment : des vagues de plusieurs kilomètres de large sillonnaient les mers, les plaques montagneuses semblaient en perpétuelle évolution et les côtes des étranges continents ondulaient, comme si une immense source de chaleur faisait griller et cloquer sans discontinuer l’épiderme du Cœur. La Terre précipitée en enfer, songea-t-il. Hollerbach, lui, était aux anges. Il se penchait sur l’écran comme pour y plonger. « Chimie gravitationnelle ! coassa-t-il. Qui avait raison ? La structure de cette surface incroyable ne peut s’expliquer que par l’influence de la chimie gravitationnelle. Elle seule est à même de contrer l’attraction du trou noir. — Tout change vite ! s’étonna Rees. Des métamorphoses sur plusieurs kilomètres se produisent en l’espace de quelques secondes. » Le vieux scientifique hocha la tête avec enthousiasme. « Une rapidité caractéristique du domaine gravitationnel. N’oublie pas que les champs de gravité déformable se propagent à la vitesse de la lumière, et…» Jaen poussa un petit cri, pointant son doigt vers l’écran. Au centre de l’un des continents amorphes, gravée dans la surface comme un échiquier d’un kilomètre de côté, s’étalait une grille rectangulaire de lumière rose pâle. Les idées se bousculaient sous le crâne de Rees. « Une forme de… vie… murmura-t-il. — Et d’intelligence, renchérit Hollerbach. Deux découvertes stupéfiantes en un seul coup d’œil… — Mais comment c’est possible ? demanda Jaen. — La question serait plutôt : "Pourquoi ne serait-ce pas possible ?", rétorqua Hollerbach. La condition essentielle de la vie, c’est l’existence de hauts gradients d’énergie… Le domaine gravitationnel est fait de schémas en évolution rapide ; les principes universels de l’autorégulation, comme les constantes de Feigenbaum qui président à l’éclosion d’une structure hors du chaos, imposaient pratiquement l’émergence d’une telle organisation. » Ils remarquèrent d’autres grilles. Certaines couvraient des continents entiers et semblaient renforcer les « terres » contre l’impact des gigantesques vagues. Des lignes de lumière pareilles à des routes rayonnaient tout autour du globe. En zoomant au maximum, Rees fit même apparaître des structures individuelles : pyramides, tétraèdres et cubes. « Pourquoi l’intelligence ne serait-elle pas apparue ? poursuivait Hollerbach d’un ton rêveur. Sur un monde en proie à des bouleversements aussi violents, la sélection en faveur de principes organisants doit constituer un facteur puissant. Observez comme ces êtres gravitationnels luttent pour maintenir l’ordre face aux déprédations du chaos ! » Il se tut, mais l’esprit de Rees s’emballait. Peut-être que les êtres en question construisaient eux aussi des vaisseaux, qui leur permettaient d’atteindre d’autres « planètes » basées sur des trous noirs, et de rendre visite à d’inimaginables cousins. Pour l’instant, cette étrange biosphère était alimentée par l’influx de matière fourni par le nuage de débris – une fine pluie de déchets stellaires plongeant sur le Cœur selon des trajectoires hyperboliques – et, à l’intérieur, par le bombardement de rayons X autour du trou noir, tout au fond du Cœur. Mais tôt ou tard, la Nébuleuse s’épuiserait et le monde gravitationnel, mis à nu dans l’espace, ne serait plus alimenté que par la chaleur du Cœur et, pour finir, par la lente évaporation du trou noir lui-même. Longtemps après l’expiration de la Nébuleuse, devina-t-il, les créatures gravitationnelles continueraient à arpenter leur monde bouillonnant. Bouleversé, il se rendit compte que c’étaient elles, les vrais habitants de ce cosmos ; les hommes, faibles, sales, mous, n’étaient que de passage… Ils approchaient du point culminant de leur orbite. Le monde du Cœur devenait un paysage ; les passagers poussaient des cris ou des soupirs tandis que la Passerelle passait à quelques dizaines de kilomètres à peine d’un océan bouillonnant que rasaient les baleines aussi pâles et imperturbables que des fantômes. Rees perçut une légère traction dans ses jambes. Agacé, il s’accrocha à l’un des montants du télescope et se hissa de nouveau à hauteur de l’écran, mais la traction se renforça, au point d’en devenir gênante… Il commença à s’inquiéter. La Passerelle aurait dû flotter en apesanteur. Quelque chose la freinait-elle ? Il regarda par la coque transparente, s’attendant presque à découvrir – quoi donc ? Le vaisseau englué dans un nuage gélatineux jailli des mers étranges en contrebas ? Il ne vit rien. Il reporta son attention sur le télescope, pour constater qu’Hollerbach avait désormais la tête en bas. Les bras tendus, il s’accrochait à l’écran et s’efforçait vaillamment de se hisser au niveau de l’image. Bizarrement, Rees et lui semblaient attirés en deux points différents du vaisseau. Nead et Jaen se répartissaient eux aussi de part et d’autre de l’instrument, en s’accrochant pour résister à cette curieuse attraction. Des hurlements s’élevèrent dans la salle. Le frêle assemblage de cordes et de draps commença à s’effondrer ; habits, matériel et passagers dérivèrent en direction de la cloison. « Mais que se passe-t-il, Hollerbach ? » Le vieux scientifique serrait et desserrait les poings. « Bon sang, tout ça n’arrange pas mon arthrite… — Hollerbach… ! — La marée ! répondit-il sèchement. Par les Ossements, mon garçon, n’as-tu vraiment rien retenu de mes cours de physique orbitale ? Nous sommes si proches du Cœur que son champ de gravité varie de manière significative sur une échelle de quelques mètres. — Merde, si vous le saviez, pourquoi ne pas nous avoir prévenus ? » L’autre refusa de se laisser démonter. « Parce que ça me semblait évident !… D’ailleurs, d’une minute à l’autre, il va y avoir du spectacle. Dès que le gradient gravitationnel dépassera le moment imposé par le frottement de l’air… ah, nous y voilà…» L’image à l’écran se brouilla ; le télescope avait perdu le point. L’océan bouillonnant roula au-dessus de la tête de Rees. L’enchevêtrement de cordes et de draps acheva de s’écrouler et des passagers stupéfaits s’envolèrent cul par-dessus tête : du sang gicla sur les corps, les vêtements, les cloisons. Partout. Le vaisseau pivotait. « Le nez en bas ! hurla Hollerbach pour se faire entendre, toujours cramponné au télescope. Le vaisseau va se mettre en équilibre, nez en direction du Cœur…» La proue pivota vers le Cœur, le dépassa, revint s’aligner sur lui, comme si la Passerelle était une gigantesque aiguille aimantée à proximité d’un bloc de fer. Chaque balancement aggravait les dégâts dans la salle. Rees discerna des corps inertes dans la masse des passagers ballottés de toutes parts. De manière absurde, cela lui évoqua les danseurs du Théâtre de Lumière ; comme eux, Passerelle et Cœur se livraient à une sorte de ballet aérien où le vaisseau valsait dans les bras gravitationnels du trou noir. Leur véhicule se stabilisa enfin, son axe pointé vers le Cœur. Les passagers et leurs effets étaient plaqués aux deux extrémités de la salle cylindrique, où les forces de marée se faisaient le plus ressentir ; Rees et les autres scientifiques accrochés à la monture du télescope se trouvaient plus près du centre de gravité du vaisseau et, à ce titre, s’en tiraient plutôt à bon compte. Des océans rouge sang passèrent devant les hublots. « Nous devons être tout près du point culminant de notre orbite, cria Rees. Si nous survivons aux prochaines minutes, si le vaisseau tient le coup face à cette marée…» Nead, un bras autour du tube du télescope, fixait l’océan du Cœur. « Il faudra survivre à plus que ça, j’en ai peur, dit-il. — Quoi ? — Regardez ! » L’adolescent tendit le bras. Comme il se tenait moins fermement, il glissa le long du télescope. Ses mains dérapèrent sur la surface lisse, cherchant en vain une prise. Sans quitter le hublot des yeux, il tomba trente mètres plus bas dans la masse de corps qui grouillait au fond de la salle cylindrique. Il se reçut avec un craquement d’os, un cri de douleur. Rees ferma les yeux. « Non, regarde ! cria Hollerbach. Regarde ce dont il parlait ! » Le jeune homme se retourna. La mer de sang bouillonnait toujours, mais on y voyait maintenant un tourbillon distinct, un nœud serré juste sous la Passerelle. Des ombres se mouvaient dans ce maelström, immenses et résolues. Et le tourbillon se déplaçait avec le vaisseau, suivant sa progression… Le tourbillon explosa comme une cloque et un disque d’une centaine de mètres de diamètre en jaillit. Sa surface, d’un noir de jais, s’agitait en tous sens ; des membres en sortaient à une fréquence étourdissante, pareils à des poings cognant sous une plaque de caoutchouc. Le disque resta en l’air de longues secondes avant que sa rotation ne ralentisse et qu’il ne retombe dans l’océan. Presque aussitôt, le tourbillon recommença à gonfler. Le visage du vieux scientifique était cendreux. « C’est la deuxième éruption de ce genre. Visiblement, les formes de vie qu’on trouve là-dessous ne sont pas toutes civilisées ! — Ce serait vivant ? Mais qu’est-ce que ça peut vouloir ? — Bon sang, mon garçon, réfléchis un peu ! » En dépit du vacarme, Rees s’efforça de se concentrer. « Comment cette chose peut-elle nous sentir ? Comparés aux créatures gravitationnelles, nous sommes invisibles, quasiment sans substance. Pourquoi s’intéresse-t-elle à nous… ? — Les machines d’approvisionnement ! s’exclama Jaen. — Eh bien quoi ? — Elles sont alimentées par de mini trous noirs… de la matière gravitationnelle. Peut-être est-ce tout ce que voit la créature, comme si notre vaisseau n’était qu’une vague écorce autour de miettes de… — De nourriture », acheva faiblement Hollerbach. Une fois encore, la créature jaillit de l’océan, éparpillant les baleines comme des feuilles mortes. Cette fois-ci l’un de ses membres, un câble de l’épaisseur de la taille de Rees, s’approcha suffisamment pour faire trembler le vaisseau. Rees put distinguer sa surface en détails ; elle évoquait un bas-relief noir. Des formes minuscules – des créatures indépendantes, peut-être parasites ? – grouillaient dessus à une vitesse éblouissante, se cognaient, fusionnaient, rebondissaient. Une fois de plus le disque retomba, s’écrasant dans la mer bouillonnante en soulevant une fantastique gerbe molle. Et une fois encore, le tourbillon reprit du volume. « La faim, commenta Hollerbach. L’impératif universel. Cette foutue chose ne s’arrêtera pas avant de nous avoir gobés tout crus. Et nous n’y pouvons rien. » Il ferma ses yeux chassieux. « Nous ne sommes pas encore morts, grommela Rees. Puisque bébé a faim, il faut nourrir bébé. » Une résolution farouche l’envahit. Il n’avait pas fait tout ce chemin, consenti tant d’efforts pour voir tout balayé par une horreur indicible, quand bien même ses atomes seraient composés de trous noirs. Il parcourut la salle du regard. Le réseau de cordes avait disparu, débarrassant l’espace intérieur, mais certaines pendaient encore aux cloisons, aux plafonds. L’une d’elles menait directement du pied du télescope au sas ouvrant sur le couloir de la Passerelle, vers l’extérieur. Rees la parcourut des yeux. Elle flottait sur presque toute sa longueur à moins d’un mètre du centre du vaisseau, de sorte qu’en la suivant, il resterait près de la zone d’apesanteur. Prudemment, une main après l’autre, il lâcha le télescope. Quand son poids ne reposa plus que sur la corde, il se mit à dériver vers une extrémité de la salle… mais trop lentement pour avoir à s’en soucier. Il se hissa prestement le long de la corde. Alors que la première porte du sas ne se trouvait plus qu’à un mètre, la corde se détacha du télescope et se détendit en ondulant. Il s’appuya du plat des mains à la cloison et se propulsa vivement jusqu’au sas. Une fois en sécurité à l’intérieur, il reprit son souffle, les mains et les pieds douloureux. La créature jaillit à nouveau de l’océan ; une fois de plus, sa face frémissante frôla dangereusement la Passerelle. « Roch ! s’époumona Rees pour dominer les cris des passagers. Roch, tu m’entends ? Roch le mineur !…» Enfin, le visage brutal et ensanglanté du géant émergea de la masse de membres entremêlés à l’une des extrémités de la salle cylindrique. « Roch ! Tu peux grimper jusqu’ici ? » Le mineur regarda autour de lui, étudia les cordes qui pendaient aux murs, puis sourit. Il se hissa par-dessus les gens qui l’entouraient, enfonçant des têtes et des bras dans la mêlée. Enfin, avec une grâce animale, il entreprit de suivre les cordes plaquées contre les grands hublots. Quand l’une d’elles se décrochait, il bondissait vers une autre, puis une autre. Il finit par rejoindre Rees à l’intérieur du sas. « Tu vois ? lui lança-t-il. Tout ce travail par cinq g finit par payer… — Roch, j’ai besoin de ton aide. Écoute-moi bien…» L’une des machines d’approvisionnement se trouvait dans le sas, et Rees loua l’étroitesse des coursives ayant imposé cette disposition. S’ils avaient eu plus de place, ils l’auraient certainement descendue vers l’une des extrémités de la Passerelle – et même Roch aurait eu bien du mal à soulever ses plusieurs tonnes sous quelques g pour les ramener au centre du vaisseau. Lequel vaisseau frémit de nouveau. Quand le jeune homme lui eut exposé son plan, le mineur sourit, les yeux fous – bon sang, ce cinglé prenait son pied –, et avant que Rees puisse l’en empêcher, il cogna du plat de la main sur le bouton de contrôle du sas extérieur. La trappe coulissa sur le côté. L’air, chaud, épais, défilait à une vitesse incroyable ; la différence de pression tira Rees comme une main invisible et le plaqua contre la machine d’approvisionnement. Le sas ouvert – un carré de trois mètres de côté – était un pan de chaos, totalement obstrué par la face palpitante de la créature gravitationnelle. Un tentacule d’un kilomètre cingla l’air ; Rees sentit la Passerelle vibrer à son approche. Au moindre contact avec ce truc, le vieux vaisseau s’aplatirait comme une ricochette sous un coup de talon… Il fit le tour de la machine en rampant, de manière à se retrouver entre elle et la cloison extérieur de l’observatoire. Il examina le pied de la machine ; on l’avait boulonnée au sol au moyen de vulgaires rivets de fer. « Merde ! cria-t-il pour couvrir le rugissement du vent. Roch, aide-moi à trouver des outils, tout ce qui pourra servir de levier… — Pas le temps pour ça, homme du Radeau. » La voix du géant se crispait sous l’effort, comme lorsqu’il s’était dressé sous cinq g sur le noyau de l’étoile morte. Le jeune homme leva la tête, surpris. Adossé à la machine, les pieds contre la cloison de l’observatoire, Roch poussait en arrière de toutes ses forces. Les muscles de ses jambes se bombaient et des gouttes de sueur perlaient sur son front, son torse. « Roch, t’es cinglé ! C’est impossible…» L’un des rivets céda ; des particules de rouille s’envolèrent dans les turbulences. Le mineur gardait ses yeux exorbités fixés sur Rees. Les muscles de son cou semblaient saillir autour de son rictus ; sa langue jaillit, rouge, entre ses lèvres fendues. Un autre rivet céda dans un claquement semblable à une détonation. Rees colla alors ses mains sur la machine en coinçant ses pieds dans l’angle du sol et de la cloison, puis il poussa à son tour jusqu’à ce que les veines de ses bras ressortent tels des câbles. Un troisième rivet rendit l’âme : la machine s’inclina sensiblement. Roch modifia sa position et poursuivit son effort. Le visage du mineur était écarlate ; ses yeux injectés de sang ne quittaient toujours pas son compagnon. De minuscules claquements se faisaient entendre dans son dos et Rees se représenta ses disques et ses vertèbres sur le point de craquer, s’écrasant le long de sa colonne vertébrale. Enfin, dans une série de petites détonations, les derniers rivets s’arrachèrent et la machine bascula à travers le sas. Le jeune homme s’écroula à plat ventre parmi les morceaux d’armature, luttant pour se remplir les poumons dans cet air raréfié. Il leva les yeux. « Roch… ? » Le mineur avait disparu. Rees se releva d’un bond et agrippa le bord du sas extérieur. Le monstre gravitationnel masquait le ciel, hideux panorama tout en mouvement devant lequel flottait la masse bosselée de la machine d’approvisionnement, à un mètre de la Passerelle. Bras et jambes écartés, Roch flottait adossé au flanc du distributeur. Son regard accrocha celui de Rees. Un membre noueux se détacha de la créature, s’enroula autour de la machine et la précipita, tournoyant, vers la masse noire ondulante. Puis le prédateur se recroquevilla sur sa proie et, rassasié, replongea enfin dans l’océan sombre. À bout de forces, le jeune homme écrasa la commande de fermeture du sas. 16. À mesure que le vol se prolongeait, Rees se sentait de plus en plus souvent attiré vers le petit hublot. Il collait son visage contre la cloison tiède. Là, il était près du milieu de la Passerelle : à sa gauche, la Nébuleuse, le monde qu’ils avaient abandonné, formait une barre cramoisie coupant le ciel en deux ; à sa droite, la nébuleuse qu’ils visaient se résumait à une tache bleutée qu’il pouvait encore masquer avec la main. Alors que le vaisseau s’éloignait du Cœur, l’équipe de navigation avait travaillé de longues heures avec ses divers sextants, graphiques et bouts d’os gravés, pour en conclure que la Passerelle suivait la bonne trajectoire. Les passagers avaient connu un moment d’exaltation. En dépit des morts, des blessés, de la perte de la machine d’approvisionnement, leur mission semblait désormais promise au succès, ayant franchi l’étape la plus difficile. Rees s’était laissé emporter par la bonne humeur ambiante. Puis le vaisseau avait quitté la lumière chaude, familière de la Nébuleuse. On avait opacifié la majeure partie de la coque afin de masquer la noirceur oppressante du vide internébulaire. Baigné par la lumière artificielle, le bidonville reconstruit avait retrouvé sa chaleur et ses odeurs domestiques, et la plupart des passagers préféraient se tourner vers l’intérieur et oublier le vide au-delà de la vieille coque du vaisseau. Leur humeur se calma néanmoins, se fit contemplative, sombre pour certains. Après quoi la perte de l’un des distributeurs commença à se faire sentir, imposant un rationnement sévère. Le ciel extérieur était d’un bleu profond, très foncé, brisé çà et là par le halo diffus des nébuleuses lointaines. Les scientifiques avaient consulté leurs instruments et assuré au jeune homme que l’espace internébulaire était loin d’être dépourvu d’air, même si l’oxygène y restait trop rare pour permettre la vie humaine. « Tout se passe comme si les nébuleuses constituaient des poches de densité plus forte au sein d’un immense nuage, lequel possède peut-être sa propre structure, son propre Cœur, lui avait expliqué Jaen avec enthousiasme. Peut-être que toutes ces nébuleuses tombent comme des étoiles en direction de ce Cœur. — Pourquoi s’arrêter en si bon chemin ? avait demandé Rees avec un grand sourire. La structure pourrait être récursive. Cette hyper-nébuleuse n’est peut-être elle-même qu’un satellite autour d’un autre Cœur encore plus imposant, lequel serait lui aussi le satellite d’un autre, et ainsi de suite, à l’infini. » Les yeux de la jeune femme pétillaient. « Je me demande à quoi ressembleraient les habitants de ces Cœurs gigantesques, ce que pourrait donner la chimie gravitationnelle dans de telles conditions…» Il haussa les épaules. « Peut-être qu’un jour nous enverrons un vaisseau explorer tout ça. Voyager jusqu’au Cœur des Cœurs… à moins qu’il existe un moyen plus subtil de creuser la question. — Comme quoi ? — Eh bien, si notre nouvelle nébuleuse tombe effectivement vers un Cœur plus grand, nous devrions pouvoir en mesurer certains effets. Comme les marées… Nous pourrions bâtir des hypothèses à propos de la masse et de la nature de ce grand Cœur sans même le voir. — Et sachant cela, valider toute une famille de théories concernant la structure de cet univers…» Rees souriait maintenant, brièvement ragaillardi par ce regain de confiance intellectuelle. Mais tous ces beaux rêves tourneraient court s’ils ne parvenaient pas à se nourrir. Le vaisseau avait acquis une vitesse stupéfaite par sa manœuvre de catapultage autour du Cœur, et il avait jailli en quelques heures dans l’espace internébulaire. Cinq tranches avaient passé, mais il en restait une bonne vingtaine à tenir. Leur fragile organisation sociale durerait-elle autant ? Une main légère se posa sur son épaule. Hollerbach avança son visage décharné et jeta un coup d’œil par le hublot. « Merveilleux », murmura-t-il. Rees ne dit rien. Le vieillard laissa sa main où elle était. « Je sais ce que tu ressens. — Le pire, avoua le jeune homme dans un murmure, c’est que les passagers continuent de me blâmer pour toutes nos difficultés. Les mères me flanquent leurs bébés affamés devant la figure quand elles me voient passer. » Hollerbach gloussa. « Ne te tracasse pas pour si peu. Tu n’as pas encore tout à fait perdu l’idéalisme courageux propre à la jeunesse. » Il marqua une pause avant de poursuivre sur un ton plus sec : « Idéalisme qui t’a conduit à risquer ta peau en t’associant aux scientifiques à l’heure de la rébellion. Mais tu es devenu un homme qui sait que la priorité des priorités est la survie de l’espèce… et qui a appris à imposer cette discipline aux autres. Tu l’as montré en triomphant de Gover. — En l’assassinant, vous voulez dire. — Si tu éprouvais autre chose que du remords pour les actes que tu as dû commettre, j’aurais moins de respect pour toi. » Hollerbach lui pressa l’épaule. « Si seulement j’étais sûr de mon fait ! soupira Rees. J’ai peut-être entraîné tous ces gens à la mort en les berçant de faux espoirs. — Les signes sont plutôt encourageants. Les navigateurs m’assurent que notre manœuvre autour du Cœur a été un succès, et que nous sommes en route vers notre nouveau monde. S’il te faut un autre symbole de bonne fortune…» Il pointa son doigt au-dessus de sa tête. « Regarde là-haut. » Le jeune homme leva la tête. Les baleines migratrices dessinaient un ruban de formes fuselées, spectrales, rayant le ciel de gauche à droite. À la marge de ce fleuve vivant, il aperçut de nombreuses créatures en formes de soucoupe, des loups du ciel à la gueule résolument close, et d’autres créatures plus exotiques encore, glissant toutes en souplesse vers leur nouveau foyer. Il devait y avoir des rassemblements de ce genre partout dans la Nébuleuse. La multitude abandonnait le nuage de gaz à l’agonie en se dispersant sur le rougeoiement sombre. Bientôt, la Nébuleuse serait entièrement dépourvue de vie… exception faite de quelques arbres à l’attache et des derniers vestiges d’humanité piégés à l’intérieur. Un mouvement agita le flot des baleines. Trois d’entre elles se rapprochèrent lentement en battant des nageoires, jusqu’à tourner les unes autour des autres dans un vaste ballet majestueux. Enfin, elles se retrouvèrent si proches que leurs nageoires s’entrelacèrent et leurs corps se touchèrent ; on aurait juré qu’elles ne formaient plus qu’une seule créature. Le reste du troupeau s’écarta respectueusement de la triade. « Que font-elles ? » Hollerbach sourit. « Pure spéculation de ma part, bien sûr… et, à mon âge, seulement basée sur le souvenir… Mais je dirais qu’elles s’accouplent. » Rees en resta bouche bée. « Eh pourquoi pas ? Après tout, quelles meilleures circonstances qu’ici, entourées de leurs congénères et libérées des dangers de la vie nébulaire ? Même les loups du ciel ne sont guère en position de les attaquer, pas vrai ? Tu sais, il ne m’étonnerait guère, vu nos longues heures de confinement oisif, de voir une explosion démographique parmi nous d’ici un certain temps. » Le jeune homme éclata de rire. « Exactement ce qu’il nous faut ! — Mais oui, murmura le vieux scientifique avec gravité. Ce que je veux dire, mon ami, c’est que nous serions bien inspirés d’imiter ces baleines. Le doute est inhérent à l’être humain… mais le principal est d’assurer la survie de l’espèce, du mieux possible. Et c’est ce que tu as fait. — Merci, Hollerbach. C’est gentil de vouloir me remonter le moral. Mais allez plutôt raconter ça aux passagers qui ont le ventre creux. — Pourquoi pas ? Je… je…» Hollerbach fut secoué par une violente quinte de toux. « Je suis désolé », dit-il enfin. Inquiet, Rees l’étudia. Il avait l’impression, dans la clarté bleue internébulaire, de distinguer les lignes de son crâne. La Passerelle pénétra dans les couches extérieures de la nouvelle nébuleuse. L’air siffla autour des moignons des réacteurs. Rees et Gord hissèrent Nead jusque dans la coursive, près du sas. Les jambes de leur fardeau, inertes depuis qu’il s’était brisé la colonne vertébrale dans sa chute au périhélie, étaient liées ensemble et raidies au moyen d’une attelle. Le jeune scientifique affirmait ne plus rien sentir au-dessous de la taille, mais on le voyait grimacer à chaque secousse. Devant l’adolescent, une vive culpabilité le tenaillait. Le gamin avait à peine dix-huit mille tranches, à suivre Rees il se retrouvait mutilé, et il se portait volontaire pour affronter d’autres épreuves. Les tronçons de rivet à l’emplacement du distributeur rappelaient le sacrifice de Roch ; Rees n’avait aucune envie d’être le témoin d’un second. « Écoute-moi, dit-il sérieusement. J’apprécie que tu sois volontaire pour cette mission…» Nead le regarda vivement, inquiet. « Il faut me laisser y aller. » Rees lui posa la main sur l’épaule. « Bien sûr. Tout ce que je dis, c’est que je veux te voir monter les nouveaux réacteurs… puis rentrer, sain et sauf. Nous avons besoin de ces réacteurs, si nous ne voulons pas tomber dans le Cœur de cette nébuleuse. Mais nous n’avons pas besoin d’un autre héros, un héros mort. — Je comprends…» L’invalide sourit. « Mais que veux-tu qu’il m’arrive ? L’air a beau être très raréfié par ici, il contient de l’oxygène, et je n’en aurai pas pour longtemps. — N’en sois pas trop certain. N’oublie pas que nos instruments ont été fabriqués il y a des lustres, et dans un autre univers, qui plus est… Même si nous comprenions précisément ce qu’ils nous disent, nous ne saurions pas si nous pouvons nous fier à eux dans cet environnement. » Gord fronça les sourcils. « Oui, mais nos théories confirment leurs indications. Au vu de la diffusion de la vie basée sur l’oxygène, on peut s’attendre à ce que la plupart des nébuleuses aient une atmosphère composée d’un mélange d’oxygène et d’azote. — Je suis au courant. » Rees soupira. « Les théories, c’est bien joli. Je dis juste que nous ne savons pas avec certitude ce que Nead va trouver de l’autre côté de cette trappe. » L’intéressé baissa les yeux. « Écoute, je suis conscient d’être estropié. Mais mes bras et mes épaules sont plus forts que jamais. Je sais ce que je fais, je peux réussir. — Je sais que tu le peux. Reviens sain et sauf, c’est tout. » Nead sourit et hocha la tête, la touche de gris dans ses cheveux clairs accrochant la lumière de la coursive. Rees et Gord entreprirent d’amarrer à sa ceinture deux réacteurs, engins massifs qui, malgré leur encombrement, restaient manipulables dans des conditions de microgravité. Puis ils enroulèrent une troisième corde autour de sa taille afin de l’assurer. Gord vérifia ensuite que la porte de l’observatoire était hermétiquement close, afin de prévenir tout danger pour les passagers. Après une dernière poignée de mains muette, il écrasa la commande d’ouverture du sas. La trappe extérieure coulissa hors de vue. Rees sentit ses poumons se vider d’un coup ; le son se réduisit à un murmure étouffé et il goûta un filet de sang coulé de son nez. Une sensation de chaleur dans les oreilles lui fit soupçonner qu’il devait saigner de là également. Le sas dévoila un océan de lumière bleue en contrebas. Ils avaient déjà passé le halo extérieur de la nébuleuse, où les étoiles naissaient de l’hydrogène : on en distinguait d’ailleurs de nombreuses au-dessus et en dessous d’eux. Très loin, tout là-haut, un petit nœud rougeoyant signalait la position de la Nébuleuse qu’ils avaient quittée. Il semblait étrange de penser qu’en levant la main, Rees pouvait occulter ce monde avec tous ceux qu’il y avait connus : Pallis, Sheen, Jame le barman, Decker… Il savait que Pallis et Sheen avaient choisi de passer ensemble les tranches qui leur restaient… Les yeux fixés sur ce rougeoiement lointain, le jeune homme formula une prière silencieuse pour qu’eux et les autres, qui avaient tout sacrifié afin de lui permettre de parvenir aussi loin, soient en vie et en sécurité. Gord et lui hissèrent Nead par le sas ouvert. Balançant ses jambes inertes derrière lui tels des morceaux de bois, il se propulsa en direction d’un support de réacteur. Les deux autres attendirent dans l’entrebâillement de la porte, tenant la corde qui l’assurait. Nead ralentit à proximité du support. Rees le regarda anxieusement se freiner en prenant appui sur le matériau sans frottement de la coque. Enfin, le support fut à sa portée et il l’empoigna avec gratitude, crispant les doigts sur de petites aspérités du fer. Il tira sur ses cordes. Gord et Rees firent sortir le premier réacteur hors du sas et le poussèrent dans sa direction. Ils avaient bien estimé la distance : l’engin s’immobilisa à moins d’un mètre de Nead. Ce dernier le repêcha avec sa corde, à petits gestes rapides et sûrs. Il lui restait encore à l’aligner, au moins grossièrement, dans l’axe du vaisseau, et il perdit de longues secondes à se débattre avec la masse du réacteur. Enfin, la mise en place parut correcte. Nead tira plusieurs pains adhésifs d’une poche de poitrine et les fixa au support ; puis, grimaçant sous l’effort, il hâla l’engin en place au-dessus des pains. Pour finir, il détacha la corde du réacteur et la jeta au loin. Il avait travaillé vite et bien, mais une trentaine de secondes s’étaient déjà écoulées. Le gros du travail restait à faire, et la douleur que Rees éprouvait dans la poitrine allait crescendo. Nead s’éloigna en direction du support suivant, masqué par la courbure de la coque. Après plusieurs secondes interminables, ils sentirent une traction sur l’une des cordes. Rees et l’ingénieur sortirent le second réacteur du sas : l’encombrante machine rebondit le long de la coque. Difficile d’estimer une durée. S’était-il écoulé quelques secondes à peine depuis qu’ils avaient envoyé l’engin ? Faute de point de référence, le temps devenait élastique. Le champ de vision du jeune homme s’obscurcit… Distinguant un mouvement, il se tourna sur sa droite, les poumons en feu. Gord tirait sur la corde, le visage bleui, les yeux exorbités. Rees lui prêta main-forte, mais l’amarre venait trop vite, glissant sans résistance sur la surface lisse. Une sensation de terreur s’insinua en lui. L’extrémité de la corde jaillit au-dessus de la courbure de la coque. Tranchée net. L’ingénieur bascula en arrière, les yeux clos, tétanisé par l’effort qu’il venait de fournir. Son compagnon, dont la vision se troublait, posa la paume sur le bouton de contrôle de la trappe. Et attendit. Gord s’affala contre le montant du sas. Les poumons de Rees fondaient en gelée douloureuse, sa gorge aspirait en vain l’air raréfié… Un mouvement flou devant lui : des mains qui agrippaient le montant, un visage crispé aux lèvres bleuies, un corps raide aux jambes attachées… Nead, s’avisa-t-il vaguement. Nead était revenu, et il lui restait quelque chose à faire. Son bras s’abattit, presque de lui-même, sur le bouton de contrôle du sas. La trappe se referma en coulissant. Puis la porte intérieure s’ouvrit et il sentit qu’on le tirait en arrière. Ici, l’air était plus dense. Plus tard, Nead expliqua d’une voix rauque : « Je sentais le temps filer, mais je n’avais pas encore fini. Alors j’ai coupé la corde, pour continuer. Je me disais que comme ça, vous pourriez refermer le sas. Désolé… — Sacrée tête de pioche », murmura Rees. Il s’efforça un moment de lever la tête de sa couchette avant de renoncer. Se laissant basculer en arrière, il dormait déjà. Grâce aux réacteurs de Nead, ils purent placer le vaisseau sur une large orbite elliptique autour d’une étoile jaune, à quelque distance dans la nouvelle nébuleuse. Les grandes trappes furent ouvertes et des hommes rampèrent le long de la coque, de manière à fixer des cordes et installer d’autres réacteurs. Un air frais, léger, balaya l’atmosphère confinée du vaisseau ; la puanteur de l’air recyclé se dispersa enfin et une humeur festive gagna les passagers. Jusque dans les queues de rationnement. Les corps de ceux qui n’avaient pas survécu à la traversée furent largués dans le vide, emmaillotés de chiffons. Rees jeta un coup d’œil sur la poignée de personnes rassemblées devant le sas pour un dernier adieu. Il remarqua soudain à quel point ils formaient un groupe disparate : on voyait des gens du Radeau, comme Jaen ou Grye, près de Gord et d’autres mineurs. Sans oublier Quid et ses Osseux. Tous se côtoyaient sans y prendre garde, unis par le chagrin et la fierté. Les anciennes divisions ne signifiaient plus rien : dans ce nouveau monde, il n’y avait que des humains… La Passerelle repartirait tôt ou tard, mais les corps resteraient là, en orbite pendant de nombreuses tranches, marquant l’arrivée de l’homme dans ce monde nouveau, avant que le frottement de l’air ne finisse par les entraîner dans les flammes de l’étoile. En dépit de l’air frais, Hollerbach paraissait toujours aussi faible. Il finit par s’étendre sur une couchette fixée le long de la coque transparente. Rees l’y rejoignit et ils contemplèrent ensemble la nouvelle étoile. Une quinte de toux secoua le vieillard. Le jeune homme posa une main sur son front. Sa respiration sifflante s’apaisa peu à peu. « Je t’avais dit que vous auriez mieux fait de me laisser là-bas », grinça-t-il. Rees l’ignora et se pencha en avant. « Vous auriez dû assister au largage des jeunes arbres, dit-il. Il nous a suffi d’ouvrir la cage, et ils se sont envolés… Ils se sont déployés autour de cette étoile comme s’ils étaient nés ici. — C’est peut-être le cas, observa sèchement Hollerbach. Pallis aurait apprécié cette idée. — Je ne crois pas que les plus jeunes d’entre nous aient réalisé à quel point le feuillage pouvait être vert. Et les arbres donnent déjà l’impression de pousser. Bientôt, nous aurons une forêt assez importante pour être exploitée, et nous serons en mesure de bouger : retrouver des baleines, peut-être, des sources de nourriture fraîche…» Hollerbach fouilla sous sa couchette. Avec l’aide de son compagnon, il en sortit un objet dans un baluchon. « Qu’est-ce que c’est ? demanda Rees. — Prends-le. » Il dénoua le tissu, dévoilant un mécanisme ouvragé de la taille de ses mains en coupe. Un globe argenté brillait en son centre ; tout autour, des boules multicolores tournaient sur des cercles métalliques. « Votre planétaire. — Je l’avais emporté dans mes effets personnels. » Rees soupesa l’objet familier. Gêné, il demanda : « Vous voulez que ce soit moi qui le garde quand… quand vous ne serez plus là ? — Non, bon sang ! s’indigna Hollerbach avec une quinte de toux. Ton sentimentalisme me désole. Non, je regrette d’avoir emporté cette saloperie. Mon garçon, je te demande de détruire ce truc. Quand vous me ferez passer par ce sas, jetez-la derrière moi. » Rees semblait choqué. « Mais pourquoi ? C’est le seul planétaire de cet univers… littéralement irremplaçable. — Il ne veut plus rien dire ! » Le regard du vieillard flamboya. « Rees, cet objet symbolise le passé lointain dont il faut nous détacher. Nous nous sommes cramponnés trop longtemps à ce genre de reliques. Nous appartenons à cet univers-ci désormais. » Avec une intensité soudaine, Hollerbach l’attrapa par la manche et parut vouloir se redresser. Rees, soucieux, posa une main sur son épaule et l’obligea doucement à se rallonger. « Essayez de vous reposer… — Foutaises, croassa l’autre. Je n’ai plus le temps pour ça… Il faut que tu leur dises… — Quoi donc ? — De se répandre. De se disséminer partout à travers cette nébuleuse. Nous devons occuper toutes les niches que nous trouverons ici. Nous ne pouvons plus nous en remettre aux reliques d’un passé inconnu. Si nous voulons prospérer, il nous faut devenir de véritables indigènes, trouver un moyen de vivre ici en utilisant notre ingéniosité et nos ressources…» Une nouvelle quinte de toux l’interrompit. « Je veux cette explosion démographique dont nous avons parlé. Ne confions plus jamais l’avenir de l’espèce à un seul vaisseau, ni même à une seule nébuleuse. Il faut remplir ce fichu nuage, passer dans d’autres nébuleuses et les remplir aussi. Je veux voir non pas des milliers, mais des millions de gens. Partout. Qui se parlent, se disputent, apprennent. » Et des vaisseaux… nous aurons besoin de nouveaux vaisseaux. Je vois des échanges commerciaux entre les nébuleuses, comme entre les villes légendaires de l’ancienne Terre. Je nous vois même trouver un moyen de visiter les mondes des créatures gravitationnelles… » Et je nous vois un jour construire un vaisseau capable de repasser l’Anneau de Bolder, le portail vers l’univers des hommes. Nous retournerons là-bas raconter à nos cousins ce que nous sommes devenus…» Son énergie s’épuisa enfin ; sa tête grise retomba sur son oreiller de chiffon et ses paupières se fermèrent peu à peu. Quand tout fut terminé, Rees l’emporta jusqu’au sas, serrant le planétaire entre ses doigts. Il largua le corps en silence dans l’air sec et le regarda s’éloigner et rapetisser avec les étoiles tombantes en toile de fond, puis, conformément au vœu du vieux scientifique, lança le planétaire à sa suite. En quelques secondes, l’objet avait disparu. Il perçut une masse tiède à côté de lui – Jaen, qui l’avait rejoint sans un mot. Il lui prit la main, la pressa doucement, et ses pensées s’égarèrent sur des chemins inexplorés. Puisque cette aventure s’achevait, ils pouvaient songer à une nouvelle vie, envisager de fonder un foyer… Jaen poussa un cri de surprise et pointa son doigt. « Mon Dieu… regarde. » Quelque chose émergea du ciel : une roue en bois vert pâle, compacte, ressemblant à un arbre de deux mètres de large. Elle s’immobilisa à quelques mètres de Rees et resta là, maintenant sa position par de brèves rotations. De petits membres épais sortaient de son tronc, et en différents points de sa circonférence pendaient des sortes d’outils en bois et fer. Le jeune homme chercha en vain de minuscules pilotes. « Par les Ossements, Rees, s’exclama Jaen, qu’est-ce que c’est que ce truc ? » Quatre yeux bleus, d’une humanité frappante, s’ouvrirent au sommet du tronc pour les dévisager d’un air sévère. Rees sourit. Cette aventure était loin d’être achevée. À vrai dire, elle ne faisait que commencer. FIN 1 On citera Greg Bear avec L’Échelle de Darwin ou La Musique du sang, Gregory Benford avec Un paysage du temps. 2 In Science-Fiction 2006, Bragelonne, 2006, Un budget « effets spéciaux » illimité – entretien avec Iain M. Banks. 3 Au contraire de 2001, les extraterrestres de Time Odyssey, cherchent à limiter la vie dans l’univers. 4 « Poussière de réel » in Faux rêveur, anthologie dirigée par Peter Crowther, Bragelonne, 2002. 5 Coalescent, Exultant, Transcendant aux Presses de la Cité ainsi que le recueil Resplendant non traduit à ce jour.