PREMIÈRE PARTIE Autrefois, l’humanité, avide de comprendre sa place dans l’univers, s’est imaginé des dieux et les a vénérés. Puis les hommes ont contemplé l’immensité de l’univers, dans toutes ses dimensions, et nous savons maintenant qu’il n’y a pas de dieux. Nous sommes les créateurs du futur. Les seules entités dignes de notre vénération sont nos descendants, et nous les hisserons, à force de volonté et d’abnégation, sur les trônes vacants des dieux. Mais, avant cela, nous avons une Galaxie à conquérir. Doctrine de Hama Druz (CE 5408 – An zéro de la Troisième Expansion de l’humanité) 1 Loin vers l’avant, les chasseurs, noirs comme la nuit, prenaient leur essor dans la lumière du centre de la Galaxie. De son poste, Pirius en voyait des nuées entières se détacher comme des écailles des bouts-de-sucre, leurs barges de transport. Déployées, leurs ailes graciles, si noires qu’elles paraissaient taillées dans le velours chatoyant du Noyau, faisaient parfois des kilomètres d’envergure. C’étaient des nightfighters xeelees – des taons, dans le jargon du Bras Armé. Ils convergèrent vers les vaisseaux humains de tête, et il y eut un jaillissement de flammes rouge cerise. Le greenship de Pirius, un frêle vaisseau vert comme une émeraude, planait au-dessus d’un roc à la surface scarifiée. Ce roc était un astéroïde gris anthracite d’une douzaine de kilomètres dans sa plus grande dimension, labouré par un réseau de tranchées reliées entre elles. On aurait dit un crâne trépané qui laissait apparaître le cerveau. Des étincelles de lumière parcouraient ce maillage complexe : des soldats, tout un bataillon d’infanterie, qui creusaient, creusaient, creusaient interminablement, se préparant à affronter leur destin. Ils avaient encore une bonne heure à attendre avant que le roc et le greenship de Pirius ne rejoignent la zone de combat, mais les hommes et les femmes se battaient et mouraient déjà. On n’avait aucune impression de mouvement, et la Griffe de l’Assimilateur paraissait flotter là, dans le centre foisonnant de la Galaxie. Ils n’avaient rien à faire, qu’observer et ruminer, bercés par la palpitation de la propulsion infraluminique, et Pirius s’inquiétait de l’effet de l’attente sur son équipage. Pirius avait dix-neuf ans. Il était très engagé dans l’Amas Stellaire Central, une jungle de plusieurs millions d’étoiles entassées dans une boule de trente années-lumière de diamètre, le cœur du Cœur. Devant lui, une nuée d’étoiles voilait un bouillonnement de gaz flamboyants, étirés par le champ magnétique de la Galaxie en filaments et en écharpes de plusieurs années-lumière de longueur. Ce tumulte, cette effervescence stellaire, s’étendait sur des échelles de temps et d’espace qui transcendaient l’humain, comme s’il se trouvait au beau milieu d’une explosion vitrifiée. Le ciel était lumineux, grouillant d’étoiles et de nuages, et il n’y avait pas trace de ténèbres où que ce soit. Pirius distinguait la Cavité, une bulle centrale d’étoiles d’où les gaz étaient chassés par la violence astrophysique, et à l’intérieur la Bébé Spirale, un tourbillon d’étoiles et de nuages moléculaires pareil à une version réduite, fractale, de la véritable Galaxie intégrée au disque plus vaste. C’était ça, le centre de la Galaxie, le théâtre d’une machinerie astrophysique stratifiée, propulsée par Chandra, le redoutable trou noir tapi au milieu. Cette immensité surpeuplée aurait stupéfié un natif de la Terre, avec son soleil patient, pérenne. Mais la Terre, enchâssée dans l’usine stellaire bien ordonnée des bras spiralés, était à vingt-huit mille années-lumière de là. Et Pirius était accoutumé à cette vision ; il était littéralement tombé dans la marmite étant petit : il était le produit d’une centaine de générations qui avaient vu le jour dans les cuves de gestation de la base des Arches – officiellement, la Base 2594 –, à quelques années-lumière de l’Amas. Pourtant, il était humain, avec des instincts humains. Et alors qu’il observait la complexité tridimensionnelle qui foisonnait autour de lui, il se cramponnait au revêtement éraillé de son siège comme s’il craignait de tomber. Partout où portait son regard, d’un bout à l’autre de ce diorama astrophysique, c’était la guerre qu’il voyait. Le vaisseau de Pirius était une étincelle verte parmi cent autres, dix escadrilles assignées à l’escorte de ce roc comme il y en avait tant. Quand Pirius levait les yeux, il en voyait un véritable torrent, une multitude de rocs précipités à partir des bases humaines géantes établies autour de l’Amas, chacun accompagné de son propre essaim de vaisseaux verts. Le fleuve de rocs s’étirait en amont et en aval, si loin que ces mini-mondes de quelques kilomètres de diamètre ressemblaient à des gravillons perdus dans la lumière éblouissante. Ils étaient des centaines, des milliers, peut-être, engagés dans cet assaut. Une vision titanesque, une puissante projection de pouvoir humain. Mais tout cela était réduit à l’insignifiance par le gigantisme de l’ennemi. Le fleuve de rocs coulait en direction d’une escadre de bouts-de-sucre, ainsi que l’on appelait les barges xeelees, d’immenses vaisseaux cubiques de plusieurs centaines de kilomètres de longueur, parfois plus, pareils à des boîtes capables de contenir des mondes entiers. La tactique était grossière. Les rocs étaient simplement convoyés vers les sucres, et leurs défenseurs s’efforçaient de les protéger le temps qu’ils se rapprochent et déploient leurs puissants canons monopoles. Si tout se passait bien, après avoir infligé de rudes coups aux Xeelees, ils seraient renvoyés, comme par une fronde, autour d’un autre amas stellaire, puis vers la périphérie, où ils seraient réaménagés, dotés d’un nouvel équipage et réarmés en vue d’un nouvel assaut. Dans le cas contraire, s’ils connaissaient un sort funeste, ils auraient fait leur devoir. La Griffe s’approchait inexorablement de la zone où les combats faisaient rage lorsqu’un vaisseau quitta la formation et plongea vers le roc en décrivant une série de tonneaux. Ce devait être Dana, l’une de ses sœurs de cadre. Pirius avait déjà volé deux fois avec elle, et chaque fois il avait fallu qu’elle fasse de l’esbroufe, affichant pour les troupes qui trimaient au sol la supériorité désinvolte du Bras Armé, et plus particulièrement de cette escadrille des Arches, remontant le moral de tout le monde au passage. Un petit geste humain dérisoire, perdu dans un ensemble monumental. Pirius voyait ses coéquipiers dans leurs bulles : Cohl, sa navigatrice, une mince jeune femme de dix-huit ans, et son ingénieur, Espoir Tenace, un garçon calme, massif, qui faisait plus que son âge, dix-sept ans tout juste. Du haut de ses dix-neuf ans, Pirius faisait figure de vétéran à côté de Cohl et d’Espoir, qui étaient des bleus. Parmi les équipages de greenships, le taux de survie moyen était de 1,7 mission. C’était la cinquième mission de Pirius. Il commençait à se tailler une réputation de pilote chanceux, et on voulait faire partie de son équipage. — Hé, appela-t-il. Je sais ce que vous ressentez. On dit toujours que c’est le pire moment du combat, les quatre-vingt-dix-neuf pour cent qu’on passe tout bonnement à attendre, l’ennui pur et simple – le putain d’ennui ! J’en sais quelque chose. Espoir Tenace regarda dans sa direction en agitant la main. — Et si vous avez envie de vomir, soulevez d’abord la visière… C’est ce qu’on nous a rabâché à l’entraînement, non ? Pirius s’obligea à rire. Ce n’était pas très drôle, mais c’était une blague quand même. Espoir Tenace : au mépris de toutes les règles, l’ingénieur ne portait pas le nom qui lui avait été dûment attribué, une séquence aléatoire de lettres et de syllabes, mais bien un slogan idéologique. Il était un Ami, comme il se plaisait à le dire, un membre d’une secte absolument illégale qui prospérait dans les coins sombres de la base des Arches et, à ce qu’on disait, jusqu’au Front, la plus grande sphère de conflit entourant le cœur de la Galaxie. Illégale ou non, pour le moment, alors que les taons fondaient sur eux et que les gens commençaient à mourir, Espoir Tenace semblait puiser un réconfort dans sa foi. Cohl, la navigatrice, regardait droit vers la zone de combat, refermée sur elle-même. La Griffe était un greenship, un appareil de conception rudimentaire, la bête de somme du Bras Armé. Il y en avait des millions en opération dans toute la zone de combat. Le corps principal du vaisseau était une cosse bulbeuse abritant l’essentiel des systèmes : les batteries d’armes, la propulsion supraluminique et deux systèmes de propulsion infraluminiques. À l’avant de la coque se projetaient trois éperons qui donnaient au vaisseau l’allure d’une serre à trois ergots, chaque ergot étant terminé par une bulle transparente qui hébergeait un membre de l’équipage. Ils étaient seuls, perdus dans un ciel dangereux – Trois contre l’Ennemi, comme le disait la devise du Bras Armé –, et pour chacun des membres de l’équipage d’un greenship, une seule chose comptait : ses compagnons. Pirius savait que ces appareils n’avaient pas été conçus sans raison selon ce motif à trois branches ; c’était une question de redondance : même si le vaisseau perdait deux de ses trois bulles, il pourrait encore remplir sa fonction. En théorie du moins. Pour l’heure, Pirius aurait bien voulu pouvoir traverser ces parois transparentes et toucher ses camarades. — Navigatrice ? demanda-t-il. Tu es avec nous ? Cohl jeta un coup d’œil vers lui. — Trajectoire nominale, pilote. — Je ne te demandais pas la trajectoire. Cohl haussa les épaules d’un air boudeur. — Que veux-tu que je te réponde ? — Tu as vu tout ça au briefing. Tu savais ce qui t’attendait. C’était vrai. Les commissaires leur avaient fait visionner des VieD&Os détaillées de toute l’opération, jusqu’à son issue, programmée à la seconde près. Ce n’était pas de la divination, pas un jeu de devinettes, mais de la précognition : une prévision basée sur des données qui avaient bel et bien filtré de l’avenir. Leurs supérieurs espéraient leur éviter toute angoisse en leur permettant de se familiariser avec les péripéties de l’engagement avant son déroulement. Mais tout le monde ne trouvait pas réconfortant de penser que le destin était prédéterminé. Cohl le regardait à travers la paroi de sa bulle, les lèvres retroussées en un sourire froid, sans humour. — J’ai l’impression d’être dans un rêve, murmura-t-elle. Un rêve éveillé. — Ce n’est pas gravé dans la pierre, dit Pirius. L’avenir. — Mais les commissaires… — Aucun commissaire n’a jamais mis le pied dans un greenship ; ils ont le cul trop gros pour ça. Ce n’est pas réel tant que ce n’est pas arrivé. Et c’est maintenant que ça arrive. C’est entre nos mains, Cohl. Entre tes mains. Je sais que tu vas faire ton devoir. — Plutôt deux fois qu’une ! hurla Espoir Tenace. Pirius vit enfin Cohl se fendre d’un vrai sourire. — Oui, chef ! Un éclair vert attira l’attention de Pirius. Un vaisseau rompait la formation, l’un de ses trois ergots réduit à un moignon. Sa bulle avait disparu. Comme il passait devant lui, Pirius reconnut l’emblème tétraédrique impeccablement peint sur le côté : le vaisseau de Dana. — Dana ? appela-t-il. Qu’est-ce que… — Précognition, mes fesses, oui ! hurla Dana sur le circuit radio vaisseau à vaisseau. Personne ne l’avait vu venir, celui-là ! — Celui-là quoi ? — Regarde par toi-même ! Pirius parcourut le ciel encombré, laissant les alims lui balancer dans la tête des VieD&Os en 3D du champ de bataille. Pendant les secondes qu’il avait consacrées à son équipage, tout avait changé. Les Xeelees n’étaient pas restés localisés autour des bouts-de-sucre, leurs barges de départ. Un essaim de taons sortis de nulle part fonçait droit vers le roc de Pirius, plongeait sur eux. Pirius n’avait rien vu venir. Il y a du laisser-aller, mon vieux. Une seule petite erreur et tu es cuit. — Ce n’était pas prévu, dit Cohl. — Oubliez les projections ! rétorqua Pirius. Quelques secondes plus tard, les taons atteignaient le roc. Pirius discerna une activité frénétique dans les tranchées, au-dessous de lui. Les pauvres hères, en bas, savaient ce qui les attendait. Il essaya d’ignorer les battements de son cœur, et ses mains se crispèrent sur les commandes. Quatre, trois, deux… Les Xeelees – prononcé « Zi-li » – étaient le plus ancien et le plus redoutable fléau de l’humanité. D’après les rumeurs qui circulaient sur la base des Arches, dans les locaux d’entraînement et les vastes chambrées, il n’y avait que trois choses utiles à savoir sur les Xeelees. D’abord, leurs vaisseaux étaient meilleurs que les nôtres. Il n’y avait qu’à voir un taon en action pour s’en rendre compte. On disait que les Xeelees étaient leurs vaisseaux, ce qui les rendait probablement d’autant plus coriaces. Deuxièmement, ils étaient plus intelligents que nous, et ils avaient beaucoup plus de ressources. On pensait que les opérations des Xeelees étaient programmées et commandées à partir de Chandra, l’énorme trou noir qui occupait le centre de la Galaxie. En réalité, Chandra était le nom que les programmateurs militaires donnaient à un trou noir supermassif, le Premier Radiant des Xeelees. Comment pouvait-on lutter contre ça, quels que soient les moyens qu’on y mette ? Et, troisièmement, les Xeelees savaient ce que nous allions faire avant même que nous l’ayons décidé. Cette guerre interstellaire était livrée, de part et d’autre, à l’aide d’une technologie plus rapide que la lumière. Or, à bord des supraluminiques, les liens de causalité étaient enfreints : un vaisseau supraluminique était une machine à remonter le temps. C’était donc une guerre dans l’espace et dans le temps, les informations sur l’avenir filtrant constamment dans le passé. Mais les informations n’étaient pas infaillibles. Et il arrivait qu’un camp ou l’autre ait une surprise. Ainsi, les projections minutieuses des commissaires n’avaient pas prévu la dernière manœuvre des Xeelees. Pirius sentit que ses lèvres esquissaient un sourire farouche. Le scénario avait été abandonné. Aujourd’hui, tous les coups étaient permis. C’est alors qu’une lueur rouge cerise jaillit autour de l’horizon déchiqueté du roc. Tous les circuits radio crépitaient d’ordres lancés par les chefs d’escadrille. — Conservez la position ! C’est une nouvelle tactique et nous sommes en cours d’analyse. Numéro Huit, maintenez la position. Maintenez la position ! Pirius se cramponnait si fortement aux commandes qu’il en avait mal aux doigts. La lueur rouge se répandait, telle une aube maléfique, tout autour de l’horizon déchiqueté du roc. L’essentiel des combats se déroulaient sur la face opposée de l’astéroïde, ce qui, d’ailleurs, ne ressemblait guère aux Xeelees. D’habitude, ils étaient du genre à attaquer par tous les côtés à la fois. La Griffe serait donc à l’abri, au début, du moins. Ce qui voulait dire que Pirius n’était pas au bon endroit. Il n’était pas là pour faire gaffe à ses fesses, mais pour combattre. Seulement, il devait conserver la position en attendant le contrordre. Il repéra un taon positionné à l’écart de la cible. Ses ailes noires comme la nuit – et qu’on disait ne pas être matérielles mais constituées de failles dans la structure même de l’espace – étaient étendues, et il projetait le rayon rouge cerise d’un starbreaker. L’implacable géométrie de ces lignes mortelles comportait une certaine beauté glacée, pensa Pirius, dans le même temps atrocement conscient qu’un véritable enfer se déchaînait sur les pauvres gars qui avaient le malheur de se trouver sur la face exposée du roc. Et puis la perfection rectiligne des starbreakers se brouilla, et une nuée ardente s’éleva au-dessus de l’horizon du roc. — Qu’est-ce que c’est que ça ? s’étonna Cohl. De l’air ? Les starbreakers auraient éventré les cavernes étanches ? — Je ne crois pas, répondit Espoir Tenace d’un ton égal. C’est de la roche. Un brouillard de roche en fusion. Ils vaporisent l’astéroïde. De la roche en fusion, songea sinistrement Pirius. Sans doute entremêlée de traces carbonisées de ce qui était, un instant plus tôt, des composés organiques complexes. En dépit de tous les dégâts qu’ils provoquaient, les Xeelees n’apparaissaient pas au-dessus de l’horizon. Ils concentraient toute leur puissance de feu sur une face du roc. Et Pirius attendait toujours les ordres. L’analyse tactique prenait trop de temps. Tout à coup, des vaisseaux humains apparurent au-dessus de la courbe du roc, des étincelles vertes comme la Terre sur le fond gris terne de l’astéroïde. La formation était donc rompue, malgré les ordres que continuaient à brailler les chefs d’escadrille. Et sur le roc proprement dit, chacun de ces petits points de lumière était un être humain piégé dans le feu létal qui se déployait, essaimait et se dispersait hors du réseau de tranchées et sur le sol à ciel ouvert. Même d’ici, la panique, la déroute étaient évidentes. Et les choses allèrent de mal en pis. Partout, des implosions se produisaient sur l’hémisphère visible du roc, comme si sa surface était bombardée par des météorites. Puis le fond de ces cratères évanescents céda et s’effondra, et à travers un brouillard de fumée grise une lueur apparut dans les profondeurs, remontant de l’intérieur du roc. C’était comme si la surface se dissolvait, une lumière blanc-rose filtrait à travers cette coque de pierre en la calcinant. Les Xeelees, pensa Pirius. Les Xeelees se foraient un chemin à travers le roc en le faisant fondre. Espoir Tenace avait compris ce qui se passait une demi-seconde avant lui. — Léthé ! s’exclama-t-il. Pilote, tirons-nous d’ici ! Vite, vite ! — Mais les ordres…, commença faiblement Cohl. Pirius tirait déjà sur le manche. Tout autour de lui, des vaisseaux rompaient la formation et battaient en retraite. Alors que le roc se délitait, Pirius vit que la fin de la partie approchait. L’espace d’un dernier, d’un prodigieux instant, l’astéroïde conserva sa cohésion, le flamboiement intérieur souligna le tracé imbriqué du réseau de tranchées, comme si la roche de la surface était enchâssée dans une résille de fils étincelants. L’horizon inégal de l’astéroïde se bossela, se souleva, se déforma. Le roc explosa. Tout à coup, le greenship fut entouré par une grêle de fragments chauffés à blanc qui fusaient dans tous les sens. La Griffe décrivit de folles embardées pour survivre à cette tempête mortelle à l’envers. Des mouvements rapides, chaotiques, déconcertants. Malgré la protection des boucliers inertiels, Pirius pouvait sentir l’écho des mouvements saccadés de son appareil jusque dans la moelle de ses os. Tout le monde sur le roc devait être mort, pensa-t-il tandis que son vaisseau faisait son possible pour le sauver. Une pensée terrible, monstrueuse, impossible à accepter. Et la mort frappait, frappait encore. Le chef d’escadrille de Pirius tentait de ramener un semblant de discipline, ordonnant à ses équipages de se regrouper, de reprendre le combat contre l’ennemi. La communication s’interrompit net. Cohl poussa un hurlement strident : — Les taons ! Ils viennent par ici ! Pirius vit une nuée de taons monter du noyau de l’astéroïde pulvérisé comme un essaim d’insectes fuyant un cadavre, en déployant leurs ailes d’un noir impossible. Les Xeelees avaient calciné le cœur du roc pour le traverser. Certains greenships repartaient déjà à l’assaut du feu ennemi. Les Xeelees braquèrent leurs starbreakers dans leur direction, leurs langues mortelles effleurant presque amoureusement les appareils qui venaient droit sur eux. N’ayant pas reçu d’ordres cohérents, Pirius fit volte-face. La Griffe s’éloigna des débris du roc tandis que le nuage s’éclaircissait, ses mouvements saccadés, erratiques, s’apaisant peu à peu. Quand Pirius regarda derrière lui, il vit un nuage compact, d’un noir massif : une phalange de nightfighters xeelees. Il n’avait pas la moindre idée de la façon dont il allait échapper aux Xeelees. Il ne pouvait que fuir. Les Xeelees sur ses talons. 2 Le combat qui faisait rage au centre de la Galaxie était suivi de loin par des yeux glacés et des esprits patients, méthodiques. Port Sol était une lune de glace, un objet de Kuiper – l’un des cent mille objets similaires qui orbitaient dans le noir à la lisière du système de Sol. Ce n’était pas le plus grand ; il y avait là-haut des planétoïdes monstrueux, plus gros que Pluton. Et il était aussi éloigné des autres corps stellaires que la Terre l’était de Mars. Cette immense ceinture était un vestige de la naissance du système de Sol. Autour du soleil en phase de croissance, les grains de poussière et de glace s’étaient agglomérés en une profusion de planétésimaux. Près de la jeune étoile en ébullition frénétique, ils étaient assez proches pour s’agglomérer en planètes. Mais, à cet endroit, ils étaient trop éloignés les uns des autres. Tandis que la formation des astres plus gros s’était ralentie, les anciens planétésimaux survivaient et continuaient à voguer dans les ténèbres silencieuses. L’histoire humaine de Port Sol remontait au peuplement de ses congénères éparpillés dans l’espace par un assortiment hétéroclite d’ingénieurs, de prospecteurs, de réfugiés et de dissidents de l’intérieur du système. Mais plus de vingt mille ans avaient passé, et la grande époque de Port Sol était depuis longtemps révolue. Le silence était retombé sur ses calottes polaires, hérissées de ruines immenses. Et pourtant, des lumières étincelaient à sa surface. Ce mini-monde isolé était le foyer de Luru Parz depuis tant et tant d’années qu’elle en avait perdu le compte. Elle avait parfois l’impression d’être aussi vieille que le planétoïde, d’avoir le cœur aussi froid que sa glace primordiale. De cet endroit, elle observait les activités humaines, des mondes effervescents du système solaire jusqu’au cœur même de la Galaxie. Or donc, elle observait Pirius, Dana et leurs équipages qui fuyaient devant leurs poursuivants xeelees. L’incident, qui lui avait été signalé par des moniteurs patients, semi-sensibles, se matérialisa en cet endroit, au bord du système de Sol, sous la forme d’une image VieD&O, une portion d’espace baignée par la lumière blanche, aveuglante, du centre de la Galaxie. Faya, sa cousine, était auprès d’elle. — Ils sont perdus, soupira Faya. — Peut-être, répondit Luru. Mais s’ils trouvent un moyen d’en réchapper, et même s’ils ne s’en sortent pas, il se pourrait qu’ils découvrent quelque chose d’utile pour l’avenir. — Ce serait toujours ça. — Regarde… Le si lointain, si minuscule drame déroulait ses péripéties. 3 Un calme étrange s’était établi à bord de la Griffe. La radio était muette, et on n’entendait que la respiration haletante de l’équipage. Derrière eux, le nuage noir de vaisseaux xeelees se rapprochait inexorablement. Un autre appareil vint se positionner à côté de la Griffe. Il en avait vu des vertes et des pas mûres, apparemment. L’un de ses ergots avait été sectionné net, emportant sa bulle, une deuxième bulle semblait emplie de brume, mais la troisième, celle du pilote, était une tête d’épingle brillante. Pirius regarda en arrière : personne. Leurs deux appareils étaient seuls dans le ciel immense. Pirius reconnut l’emblème du second appareil. — Dana ? — Plus vivante que jamais, Pirius. — J’ai reconnu ta façon merdique de piloter. — C’est ça, c’est ça… Alors quoi, t’es pas encore mort ? — Oh, vos gueules ! C’était Cohl. — Vous ne pouvez pas la boucler ? — Oh là, elle se calme, la navigatrice ! — Je suis vraiment obligée de vous écouter déblatérer, un jour pareil ? — Si on a envie de se faire entendre, c’est bien aujourd’hui, rétorqua Espoir Tenace. — Dana, commença Pirius. Ton équipage… — Je suis toute seule, répondit Dana d’un ton sinistre. Mais je vole encore. Voilà. On en apprend tous les jours, hein ? Ces Xeelees ont plus d’un tour dans leur sac. Si tant est qu’ils aient des sacs… — Oui. Rétrospectivement, c’était une manœuvre évidente. En effet. La tactique habituelle des Xeelees consistait à noyer le roc sous un déluge de flammes afin de calciner les tranchées et de détruire les canons monopoles, tout en s’efforçant de repousser les greenships et autres forces défensives qui les harcelaient. Cette fois, ils avaient concentré leur assaut sur une face du roc, dont ils avaient aisément écrasé les défenses. Ils avaient foré un trou dedans avec leurs starbreakers afin de ressortir de l’autre côté, se précipitant sur les greenships pris au dépourvu par la destruction du planétoïde. — Il va falloir trouver une stratégie de riposte, dit Pirius. Il faudrait peut-être envoyer des éclaireurs plus loin vers l’avant. — Ouais, répondit Dana. Et des formations flexibles pour essaimer à l’endroit du premier assaut. — Ça, c’est pas nous qui le ferons, répondit sinistrement Cohl. — T’es pas encore morte, fillette, rétorqua Dana. Elle avait vingt ans. Un an de plus que Pirius, et c’était un vrai vétéran. Elle comptait déjà six missions à son palmarès – plus celle d’aujourd’hui. — Regardez plutôt la horde que nous avons à nos trousses, répondit Cohl. Ce qu’ils firent : les taons se rapprochaient toujours. — Nous ne pouvons pas les distancer. En réalité, nous ne devrions même pas essayer : les ordres sont de tenir bon et de nous battre jusqu’à la mort. C’est notre devoir de mourir. « Une vie brève brûle d’une flamme vive »… La plus ancienne devise de l’Expansion. On disait qu’elle était de Hama Druz en personne, qui l’avait prononcée des milliers d’années auparavant, au milieu des ruines d’une Terre occupée. Dans un monde en proie à une guerre dont on ne voyait pas la fin, c’était une gloire que de mourir jeune et au combat, un crime de vieillir inutilement. Sous un tel régime, la plus haute forme d’humanité était l’enfant-soldat. Dana répondit, âprement : — Je savais que tu dirais ça. Bon, c’est moi qui donne les ordres. Pirius entendit Cohl hoqueter. — Réfléchis, navigatrice, reprit Dana. Une vie brève, c’est une chose, mais ni Hama Druz ni aucun de ses hagiographes, au fil du temps, ne nous a jamais dit de gâcher nos vies. Si nous tentions d’attaquer cette horde de taons, ils ne nous remarqueraient même pas. Alors, à quoi bon ? — Pilote… — Elle a raison, Cohl, renchérit Pirius. — Certes, mais quel que soit le dogme, intervint Espoir Tenace, puis-je me permettre de vous rappeler qu’ils nous rattrapent ? Trois minutes avant interception… — Dana, reprit Pirius d’une voix tendue, sans vouloir booster ton ego, je suppose que tu as un plan ? Dana prit une profonde inspiration. — Évidemment. On passe en supraluminique. — Impossible ! lança Cohl. Cette fois, c’était la technicienne qui parlait, et Pirius se dit qu’elle avait probablement raison. Le principe de la SPL, la propulsion supraluminique, jonglait avec la structure la plus profonde de l’espace-temps, et il était toujours plus judicieux de le faire dans un endroit lisse, plat, hors des concentrations de matière dense. Le centre galactique offrait peu de secteurs de ce genre, et pour utiliser la SPL sans trop de risque dans les parages, il fallait drôlement bien préparer son coup. — D’accord, c’est risqué, reprit très vite Dana. Mais ça vaut mieux que la certitude de la mort. Et d’ailleurs, il y a des chances pour que les Xeelees ne nous suivent pas. Ils ne sont pas aussi stupides que nous. — Bon, comment procédons-nous ? demanda Espoir Tenace. Dana téléchargea des VieD&Os qui projetèrent des lueurs vacillantes sur les parois de leurs bulles. — On devrait pouvoir traverser l’Amas en direction de Sag A Est. La masse de matière lumineuse de la Galaxie et ses délicats bras spiralés étaient cantonnés dans un plan aussi fin par rapport à sa largeur qu’une feuille de papier. Au centre se trouvait une bosse d’étoiles de cinq cents années-lumière de diamètre qui grouillait de positions militaires et de mondes-usines humains. C’était le Noyau. Le cœur, l’Amas Stellaire Central, était composé de millions d’étoiles concentrées dans un espace d’une trentaine d’années-lumière de diamètre. Les deux sources de bruit radio les plus brillantes de l’Amas étaient appelées Chandra – ou, officiellement, Sag A, le trou noir qui occupait le milieu – et Sag A Est, le résidu d’une ancienne explosion. Ces noms – ainsi que Pirius l’avait jadis appris d’un commissaire prolixe – étaient des reliques d’une histoire humaine plus ancienne. Les soldats pour qui le centre de la Galaxie était un champ de bataille connaissaient cette géographie. Mais peu de gens savaient que « Sag » voulait dire « Sagittarius », et plus rares encore étaient ceux qui savaient que le Sagittaire était jadis un schéma visible dans les rares étoiles éparses visibles de la Terre. — Deux minutes avant interception, annonça Cohl d’une voix tendue. — Par petits bonds, insista Dana. Quarante minutes pour franchir quelques dizaines d’années-lumière en direction de l’est. Peut-être qu’on y trouvera une planque. On se regroupe, on répare, on rentre chez nous – et on meurt un autre jour. Allez, qu’est-ce qu’on a à perdre ? C’est un jeu d’enfants, les gars ! Vous, au moins, vous avez encore une navigatrice. Des starbreakers strièrent les ténèbres autour de Pirius. Les nightfighters ajustaient leur tir ; à tout moment, l’un de ces rayons pouvait atteindre sa propre bulle. Il mourrait sans même s’en rendre compte. — On le fait ! dit-il. Dana téléchargea rapidement un algorithme de synchronisation. — Alors, à vos marques : deux, un… ! L’espace s’infléchit. En un clin d’œil, les étoiles proches cessèrent d’exister. Le cadre général persista, mais Pirius se retrouva dans un nouveau schéma en 3D de jeunes étoiles brûlantes : une constellation inconnue. L’espace s’infléchit. Un nouveau saut, et il se retrouva face à une troisième constellation. Et encore une autre, et à sa vue s’offrit une nouvelle super-géante blanc-bleu, à la vaste face parcourue d’immenses jets de flammes, mais elle disparut, aussitôt remplacée par un autre ensemble d’étoiles désordonnées, qui disparurent à leur tour… Hop hop hop hop hop hop-hop-hop… Les sauts se répétèrent à une fréquence telle que l’œil ne pouvait les suivre, et le trajet acquit une sorte d’illusion de continuité. Pirius avait même une impression de mouvement, maintenant, alors que les étoiles les plus lointaines glissaient lentement. Ça ne l’avançait à rien de se rappeler qu’à chaque saut l’espace-temps pivotait autour de ses dimensions supérieures, ou que, des millénaires après que l’on eut pour la première fois utilisé cette technologie, les philosophes ne s’accordaient pas encore pour dire si, oui ou non, celui qui émergeait de chaque saut était, d’une façon significative, toujours « lui ». Le plus urgent d’abord, Pirius. Un rapide coup d’œil à ses afficheurs et à son équipage. — Tous les systèmes sont nominaux, dit-il. Il leva le pouce à l’intention du pilote du second vaisseau et, à travers la carapace étoilée de la bulle, il distingua un geste identique en réponse. — On respire toujours, répondit Espoir Tenace. Même si… regarde un peu vers l’arrière. Le nuage de vaisseaux xeelees avait disparu, mais un obstiné s’était accroché. Ses ailes noires largement étendues évoquaient la forme gracile d’une graine de sycomore. — Sacrément motivé, le salaud, hein ? fit Dana. — Enfin, on a quand même gagné un peu de temps, dit Espoir Tenace. — Ouais. Encore trente minutes avant Sag Est, répondit Pirius. Il agita les mains à travers les consoles VieD&O, initialisant les routines d’autodiagnostic et de réparation qui scannaient le vaisseau. — Ça nous laisse le temps de nous occuper un peu de nous, dit-il à son équipage. Mangez. Buvez. Allez pisser. Dormez si vous en avez envie. Utilisez vos médicapes si nécessaire. — Manger ? Dormir ? On va mourir, oui, répondit platement Cohl. On ferait mieux de réfléchir aux raisons pour lesquelles il nous faut perdre la vie. — Léthé ! s’exclama Dana. Écoute, gamine, il n’y a pas de commissaire, ici. Personne à qui lécher le cul. Tu ne trouves pas que la Doctrine est d’un piètre réconfort ? — Au contraire, répondit Cohl. Pirius baissa les yeux vers la bulle de Cohl. Il l’imaginait, engoncée dans son skinsuit, entourée de machines, cramponnée à la logique implacable de la Doctrine. Des milliers d’années s’étaient écoulées depuis le premier vol interstellaire humain, et depuis que l’humanité avait entamé la puissante marche à travers la Galaxie appelée la Troisième Expansion. L’Expansion était un programme idéologique, un projet titanesque entrepris par une humanité unie par la Doctrine forgée par Hama Druz après la quasi-extinction de la race entière. À la farouche lumière de la détermination humaine, des espèces inférieures s’étaient consumées. Enfin, il ne restait plus qu’un adversaire, le plus puissant de tous, le fléau ultime : les Xeelees, concentrés au cœur même de la Galaxie. Des millénaires avaient passé, déjà, depuis que la Troisième Expansion s’était refermée sur le centre. Mais les Xeelees réagissaient avec ensemble, mus par une résolution inébranlable. Le Front était devenu une immense marée stagnante de destruction, une zone sphérique de friction où deux empires s’affrontaient. Vu depuis des mondes-usines dispersés sur une centaine d’années-lumière d’un bout à l’autre, le ciel brillait d’une lueur rose : le reflet d’une guerre sans fin. Les Xeelees ne voulaient pas d’autre échange avec l’humanité que la guerre. Il n’y avait pas de négociations, pas de rapprochement, pas de contact qui ne soit mortel. Pour les Xeelees, les êtres humains étaient de la vermine – et ils étaient dans leur droit en pensant cela, puisqu’ils leur étaient supérieurs selon tous les critères tangibles. Et l’humanité ne vaincrait que si chacun, chacune, était disposé à donner sa vie sans hésitation pour le bien commun. La Doctrine, enseignée dans les séminaires, les cadres militaires et les académies, d’un bout à l’autre de la Galaxie, le proclamait : si l’espèce humaine était de la vermine, elle combattrait et mourrait comme de la vermine. Pendant des millénaires, une humanité prolifique s’était éreintée à peupler la Galaxie. Maintenant, sur n’importe laquelle des étoiles qui fourmillaient dans le ciel, on était assuré de trouver une présence humaine. Et pendant des millénaires, l’humanité s’était jetée dans le feu xeelee, vermine rendant les coups de l’unique façon à sa disposition, corps et âme, espérant submerger les Xeelees par son seul nombre. Pirius savait que beaucoup de combattants pensaient comme Cohl. L’humanité était restée, tant bien que mal, unie et inchangée au fil des millénaires, et bien des soldats craignaient que la remise en question de la Doctrine ne provoque l’effondrement du système, entraînant inévitablement la défaite, ou pire. À côté de cette menace, la notion vague et lointaine de victoire semblait hors de propos. — Et toi, Tuta ? demanda Dana d’un ton aérien. — Je m’appelle Espoir Tenace, répondit l’ingénieur, apparemment pas offensé. — Pardon, j’oubliais ! Tu es un de ces empapaouteurs de l’infini, hein ? Alors, qu’est-ce que tu crois ? Qu’un grand héros venu d’un lointain futur va descendre en vol plané pour te sauver ? Pirius s’était toujours tenu à l’écart des « Amis de Wigner », la secte d’Espoir Tenace. Il se croyait pragmatique ; il n’avait rien contre les noms farfelus, si ça pouvait faire plaisir à son ingénieur, mais la secte des Amis violait la Doctrine par sa seule existence. — Tu peux toujours te moquer, dit Espoir Tenace. Tu n’y comprends rien, c’est tout. — Alors explique-moi, répondit Dana. — Tout ça…, répondit Espoir Tenace avec un geste ample censé englober le cosmos, tout ça n’est qu’un premier jet. Tout le monde le sait. Dans cette guerre qui fait intervenir des vaisseaux supraluminiques et le voyage dans le temps, nous empilons les contingences dans la Bibliothèque des Avenirs de la Terre. L’Histoire n’en est qu’une version, que nous pouvons modifier à tout moment. — Et si l’histoire est modifiable… — Alors rien n’est inéluctable. Pas même le passé. — Je ne comprends pas, admit Pirius. — Si on peut réécrire l’histoire, tout peut être révisé, répondit Dana. Il pense que, même s’il meurt aujourd’hui, l’histoire s’arrangera, un jour, d’une façon ou d’une autre, et que toutes ces malheureuses erreurs seront effacées. — C’est vrai ? — Quelque chose comme ça, répondit Espoir Tenace. — Pirius, cette croyance est antidoctrinale ! lança Dana. Et c’est un piège, tout autant que la Doctrine. Pour les accros au druzisme, la mort et la défaite renforcent la puissance de la Doctrine. Pour les Amis, la défaite est sans conséquence parce que tout sera effacé un jour. Ni d’un côté ni de l’autre on ne se bat pour gagner. Tu comprends ? Pourquoi, pour quelle autre raison cette foutue guerre a-t-elle duré si longtemps ? Pirius se sentait mal à l’aise dans ces hérésies – même ici, et en ce moment. — Mais tu es aussi condamnée que nous, pilote Dana, releva malicieusement Espoir Tenace. — Et toi, Pirius ? demanda Cohl. Après quoi cours-tu ? Pirius réfléchit. — Je voudrais que mon nom reste dans l’histoire. Il entendit de lents applaudissements ironiques de la part de Dana. — C’est tout aussi antidoctrinal, marmonna Cohl. — Eh bien, pilote, il se pourrait que tu sois sur le point de réaliser ton rêve, murmura Espoir Tenace. Sag A Est est droit devant. On sort du supraluminique. Hop-hop-hop hop hop… Alors que les sauts SPL ralentissaient, ils traversèrent un barrage clignotant d’étoiles et se retrouvèrent baignés dans la phosphorescence bleu électrique que les pilotes appelaient la lumière SPL, un sous-produit de l’énergie diffusée par le vaisseau, et qui se condensait en particules exotiques, évanescentes. Pirius, soulagé de revenir à des questions pratiques, testa les commandes de son appareil et enclencha ses deux propulsions infraluminiques, dont la TGU. C’était une solution de repli, une conception humaine antique et vénérable, à laquelle on n’avait recours que dans les circonstances les plus graves, de crainte d’attirer les quagmites… Pendant que Pirius s’affairait, les autres regardaient le spectacle. — Léthé…, dit doucement Dana. Pirius leva les yeux. Sagittarius A Est était une bulle de gaz commotionné de plusieurs années-lumière de diamètre, qu’on pensait être le vestige d’une immense explosion dans le cœur de la Galaxie. Tout à coup, Pirius se retrouva au centre d’une tempête de lumière. — Eh, regardez ça ! appela Dana. Elle téléchargea des coordonnées. Droit devant eux brillait une tête d’épingle de lumière écarlate enchâssée dans une brume luminescente. D’après les premiers scans, c’était une étoile neutronique, une étoile d’une masse aussi importante que celle du soleil, mais de vingt kilomètres de diamètre seulement. — C’est un magnétar, dit Dana. Et je pense qu’il est sur le point d’entrer en éruption. Pirius n’y comprenait rien. — Qu’est-ce que ça change… ? — Revoilà le Xeelee ! coupa Cohl. — On décroche ! ordonna Dana. Les greenships s’écartèrent les uns des autres. Le nightfighter isolé, émergeant de sa propre séquence de sauts supraluminiques, sembla hésiter une fraction de seconde, comme s’il se demandait laquelle de ces proies vulnérables il devait poursuivre en premier. Il porta son dévolu sur la Griffe. — Pas de bol, commenta doucement Espoir Tenace. — Cramponnez-vous ! fit Pirius. N’ayant pas de meilleur endroit où aller, il mit le cap sur l’étoile neutronique. Le Xeelee le suivit. Tout en sillonnant l’espace, Pirius afficha une VieD&O agrandie. L’étoile neutronique était une sphère rouge brique aplatie, qui paraissait lisse à la limite de définition de l’image. Des tempêtes électriques blanc-bleu crépitaient à la surface. — Ce monstre tourne sur lui-même en huit secondes, dit Cohl. Dana gardait ses distances, à en juger par les affichages tactiques de Pirius. Elle observait la Griffe en fuite et l’ombre noire de son poursuivant. — Aide-moi, sur ce coup-là, Dana, murmura Pirius. — Je suis avec toi. Quand tu tangenteras l’étoile, essaie de passer le plus près possible. — Pourquoi ? — Peut-être que tu pourras semer le Xeelee. — Ouais, et peut-être que je me ferai cramer, aussi. — C’est une possibilité, convint Dana. En réalité, la croûte est compacte, et elle a une atmosphère de matière normale, pas plus épaisse que ton doigt. Tu peux t’en rapprocher tant que tu veux, tu sais. Tes boucliers te protégeront des marées, du flux de radiations, du champ magnétique. Ça vaut la peine de tenter le coup. — C’est bon, les gars, dit Pirius à Cohl et Espoir Tenace. Vous avez entendu Dana. Établissons un record… Ce qui lui valut des commentaires scabreux. Mais il voyait bien que Cohl et Espoir Tenace actualisaient leurs affichages et se mettaient au boulot. Pour une manœuvre telle que celle-ci, ils devraient travailler tous les trois en étroite collaboration, Pirius assurant le contrôle de trajectoire tandis que Cohl monitorait l’altitude de la Griffe au-dessus de l’étoile et Espoir Tenace l’assiette et les systèmes du vaisseau. Alors qu’ils s’activaient – lâchant leurs bréviaires de la Doctrine, leurs chapelets illicites et autres objets auxquels ils se cramponnaient pour se réconforter –, Pirius se sentit rassuré. C’était un bon équipage, bien entraîné, qui se révélait à la hauteur dans les cas graves. La lumière brillait sur ses affichages VieD&O. — Waouh… La surface de l’étoile avait changé. Des gouffres s’y ouvraient, et une lumière plus vive brillait à l’intérieur. L’espace de quelques secondes, il y eut une sorte d’effervescence, toute la surface se craquela et fondit, les fragments subsistants nageant sur le magma. Et puis, tout aussi soudainement qu’il avait commencé, le mouvement cessa et la croûte se figea à nouveau, retrouvant son aspect lisse. — Dana… qu’est-ce que c’était que ça ? — Un tremblement d’étoile, répondit-elle vivement. — Il serait peut-être temps que tu m’expliques ce que c’est qu’un magnétar… Dana s’exécuta : quand ce vestige avait été expulsé, lors de l’explosion de la supernova qui lui avait donné le jour, il tournait très vite sur lui-même – un millier de tours à la seconde, peut-être davantage. Pendant les toutes premières millisecondes de sa vie, la convection, à l’intérieur, était farouche, et le flux de matière en fusion générait des courants électriques phénoménaux, terrifiants. L’étoile neutronique, ou magnétar, une sorte de dynamo naturelle, créait un champ magnétique intense. Au fur et à mesure qu’elle perdait son énergie en gravité et en rayonnement électromagnétique, la rotation se ralentissait. Mais une bonne partie de l’énergie phénoménale de sa rotation alimentait son champ magnétique. — Le champ est toujours là, conclut Dana. C’est lui qui structure l’intérieur de l’étoile. Il va se dégrader très vite, d’ici une dizaine de milliers d’années, par là, mais tant que l’étoile est jeune… — Et le tremblement de croûte ? — La surface solide est parcourue par le magnétisme ; c’est ce qui la verrouille aux couches profondes. Mais l’étoile ralentit constamment, et l’intérieur tourbillonnant exerce des tensions sur la croûte solide. De temps à autre, quelque chose cède. Ça se produit sans arrêt, à un rythme horaire, je dirais, ce qui lui vaut le nom de pulsar. Mais, de temps à autre, le champ magnétique s’effondre complètement, l’étoile lance une flamme et… Léthé ! — Quoi ? — Pirius, j’ai un autre plan ! Des données pépièrent sur les systèmes de la Griffe. — Tu vas effectuer un passage selon ces coordonnées. — Pourquoi ? — Parce qu’une éruption solaire va se produire d’ici… Elle téléchargea un rapide briefing virtuel : un effondrement majeur du champ magnétique de l’étoile, une nouvelle faille ouverte dans la croûte – et une gigantesque boule de feu qui jaillit, tel un poing de matière comprimée, de l’intérieur de l’étoile en dégénérescence. Le champ magnétique maintenait la boule de feu près de la surface de l’étoile, la faisant tournoyer dans une danse de folie. L’énergie libérée par cet événement suffisait apparemment à provoquer des effets ionosphériques dans l’atmosphère des planètes d’un bout à l’autre de la Galaxie. — Tu te rends compte, soupira Dana. Cette éruption solaire va affecter jusqu’à la couche supérieure de l’atmosphère terrestre ! Enfin, d’ici une petite trentaine de milliers d’années. En attendant, toi, tu vas être assis juste au-dessus de ça. — Et je devrais trouver que c’est une bonne idée ? demanda Pirius d’un ton sinistre. Dana parcourut les données qui défilaient sur ses afficheurs virtuels et les lui envoya. — Au milieu de ce jet de plasma, la structure même de l’espace-temps est déformée. On sait que les vaisseaux xeelees se déplacent en volant dans l’espace-temps, et qu’ils sont constitués de défauts spatio-temporels contrôlés. Mais même un Xeelee ne peut pas survivre à ça. Sûrement pas. — Et alors… — Alors, tu files à travers le milieu de l’éruption solaire. Tu vois comment elle incurve le champ magnétique ? Si tu définis bien ta trajectoire, tu peux éviter les régions les plus dangereuses tout en entraînant le Xeelee en plein dedans… — Mais si un Xeelee ne peut pas y survivre, comment veux-tu que nous y arrivions ? raisonna Espoir Tenace. — Nous n’avons pas le choix, rétorqua Pirius. — Tangente au plus près dans quatre minutes ! annonça Dana. Pirius passa les doigts dans les afficheurs VieD&O. — Cohl, je t’envoie les coordonnées de Dana. On va viser cette éruption solaire. Si on y reste, on n’en sera pas plus morts, et au moins, ça nous laisse une chance. Dana, on aura besoin de temps pour programmer la manœuvre. Quelle est la durée prévue de l’éruption ? Dana hésita. — Au moment le plus fort, une seconde, pas beaucoup plus. Pirius, une étoile neutronique est un petit objet très énergétique. Les choses arrivent vite… Oh… L’espace d’un instant, Pirius s’était laissé aller à espérer, et voilà que cette étincelle d’espoir s’estompait. C’était vraiment trop peu. — D’accord. Alors, nous n’aurons que cette milliseconde pour calculer notre trajectoire, nous caler dessus et exécuter la manœuvre. — Il faudrait à nos consciences artificielles embarquées plusieurs dixièmes de seconde pour calculer une trajectoire pareille, répondit Cohl. Même si nous avions des données préalables sur la forme du jet… ce que nous n’avons pas. Évidemment, pour un Xeelee, ce n’est pas un problème. — Trois minutes, dit Espoir Tenace d’un ton égal. Pirius poussa un soupir. — Tu sais, Dana, l’espace d’un moment, tu as failli m’embarquer là-dedans… — Léthé ! Ce que vous pouvez être lourdingues, les gars ! fit-elle avec un claquement de langue impatient. Il y a peut-être une façon de nous en sortir quand même… Pirius, tu connais la manœuvre de Brun ? — Non. C’est quoi ? — Un truc qu’on se raconte à l’école des pilotes. Un gars s’y est risqué il y a un an ou un peu plus. Pirius n’en avait jamais entendu parler, mais le turnover sur la base des Arches était dramatique, et les pilotes n’avaient guère le temps de se transmettre l’expérience acquise sur le terrain. — Le fait est que ça n’a pas marché. — Voilà qui est rassurant… — Mais ça aurait pu, insista Dana. J’ai bien regardé – j’ai même procédé à des simulations, en me disant que ça pourrait être utile un jour. — Deux minutes trente. — Pirius, écoute-moi. Maintiens le cap ; fonce vers l’éruption. Et écoute-moi tout le temps. Je calculerai ta manœuvre pour toi. Un moyen de passer à travers la flamme. — C’est impossible. — Bien sûr que si, c’est possible. Et quand je te téléchargerai la nouvelle trajectoire, tu as intérêt à être prêt à la greffer sur tes systèmes. Bon, je m’arrache de là. L’engin de Dana fit un écart. — Où vas-tu ? — Si ça ne marche pas, ne touchez pas à mes affaires ! — Dana ! — C’est la dernière fois qu’on la voit, dit laconiquement Espoir Tenace. — Deux minutes, annonça Cohl. Une cinquante-neuf… Pirius lui dit de la boucler. La Griffe fendait l’espace sans un bruit, dans une apparente immobilité. La lente convergence du Xeelee était tout aussi silencieuse, et aussi peu spectaculaire que possible. Même l’étoile neutronique échapperait à toute détection pendant quelques secondes, au moment du passage au plus près. Ils auraient aussi bien pu glisser le long d’une route lisse, invisible. L’équipage continuait à s’activer calmement, échangeant des chiffres et des consignes laconiques. Les consciences artificielles et autres systèmes intelligents dont la Griffe de l’Assimilateur regorgeait étaient capables de traiter les données infiniment plus vite que l’esprit humain. Mais ils n’étaient là que pour faciliter la prise de décision, pas pour s’y substituer. C’est selon ce principe qu’étaient conçus les greenships : telle était la politique de la Coalition, qui était le reflet de la Doctrine. C’était une guerre humaine, et il en serait toujours ainsi. On n’avait aucune impression de danger. Et pourtant ces secondes, dont Pirius faisait le compte à rebours sans arrière-pensée, seraient vraisemblablement les dernières de son existence. Il y eut, juste devant lui, un jaillissement de lumière bleue – le bleu de la SPL –, puis une traînée verte : un greenship lui avait coupé la route. Tout à coup, les systèmes de la Griffe se mirent à pépier, annonçant l’arrivée de nouvelles données : les coordonnées de la tangente au plus près. Pirius vit Cohl se redresser, stupéfaite. — D’où ça vient ? Pilote ? — Navigatrice, charge la trajectoire ! Une VieD&O se matérialisa devant Pirius : la tête de Dana, désincarnée. Elle avait un petit visage rond, des traits fins, une large bouche sensuelle, faite pour rire. Et justement cette bouche souriait à Pirius. — Bouh ! — Dana, qu’est-ce que… ? — Ce n’est pas moi, c’est une VieD&O téléchargée. La vraie Dana va heurter la surface de l’étoile dans… Elle ferma les yeux, et l’image frémit, des paquets de pixels voletant comme si elle se concentrait. — Trois, deux, un… Plop ! Bye-bye ! Pirius éprouva un mélange complexe de peur, de stupéfaction, et comme un coup de poignard de regret, puis un flot d’adrénaline coula dans ses veines. — Dana, je suis désolé… — Il n’y avait pas d’autre moyen. Pas d’autre trajectoire. — Une trajectoire ? Venue d’où ça ? — De l’avenir, évidemment. Pirius, tu es à vingt secondes du point de passage au plus près. Il entrevit un éclair rouge qui filait le long de la bulle. C’était l’étoile neutronique. — Il faut que tu passes sur TGU, dit Dana. À trois… — Dana, c’est dingue ! Ça, pour être dingue, ça l’était : la propulsion TGU était un système archaïque, à n’utiliser qu’en dernier recours. — Je savais que tu discuterais. La SPL ne marchera pas. Fais ce que je te dis, trou du cul, et passe sur TGU ! Un, deux… L’essence de la TGU-prop, c’était des particules de matière compactées dans des conditions qu’on n’avait pas vues depuis le Big Bang. Libérées de leurs contraintes, ces particules se dilataient incommensurablement. C’était l’énergie qui avait jadis provoqué l’expansion de l’univers et qui réchauffait désormais la glace des astéroïdes, la changeant en un déchaînement de vapeur canalisée de force dans les tuyères des fusées. La TGU-prop était une fusée à eau, un moteur qu’auraient reconnu les techniciens de la Terre d’avant le vol interstellaire, vingt-cinq mille ans auparavant. Mais ça marchait, même ici. Derrière le vaisseau, une nouvelle lueur flamboya, d’un gris-blanc fantomatique : la lumière de la propulsion TGU. — On se retrouve de l’autre côté, dit Dana avec un clin d’œil à Pirius. La VieD&O se dissipa dans un nuage de pixels bientôt effacés. L’étoile neutronique fonça vers Pirius comme un boulet de canon, soudain immense. Une orange aplatie, à la surface hérissée de tempêtes électriques. Elle glissa sous la proue de la Griffe et, l’espace d’un instant, des continents de lumière brun-orange filèrent sous la bulle de Pirius. Toutes ces impressions en une seconde, moins peut-être. Soudain, une lumière plus vive, d’un blanc jaunâtre, illumina l’horizon, telle une vilaine aurore : l’éruption stellaire. Au même instant, la Griffe tressaillit, se cabra, sa propulsion balbutia. Quoi encore ? Les diagnostics se présentèrent à la vue de Pirius. Autour d’une VieD&O du cœur de la TGU-prop, des ombres grouillaient. Il reconnut des quagmites : les étranges entités qui étaient attirées chaque fois qu’on utilisait la TGU dans leur voisinage – des entités vivantes, peut-être, des parasites, à coup sûr, qui se nourrissaient de l’énergie primordiale de la TGU-prop et faisaient crachouiller le puissant moteur. — Le taon ! Il est sur nous ! hurla Cohl. Pirius jeta un coup d’œil vers l’arrière et vit le nightfighter xeelee. Ses ailes noires comme la nuit s’infléchissaient et jetaient des étincelles tandis qu’il nageait dans l’espace. Pirius n’avait jamais vu un Xeelee de si près, à part dans les simus. Et si quelqu’un l’avait fait avant lui, il n’avait pas vécu assez longtemps pour le raconter. C’était plus qu’inhumain, plus que simplement non humain, se dit-il ; c’était une chose noire, primitive, pas de ce monde, et pourtant parfaitement adaptée à cet environnement, alors que les hommes avec leurs gadgets maladroits ne l’étaient pas. En tout cas, cette chose était encore à leurs trousses. Pirius devait se contenter de piloter le vaisseau ; il ne pouvait absolument rien y faire. Devant, la lumière implosa. Au-dessus de l’horizon, une crevasse énorme s’ouvrit à une vitesse inconcevable dans la croûte de l’étoile, une mare de lumière blanc-bleu de plusieurs kilomètres de large, par où la matière de l’étoile se déversa en un torrent vertical, irradiant autant d’énergie en une fraction de seconde que le soleil de la Terre en dix mille ans. Une arcade d’un blanc jaunâtre se forma au-dessus de l’horizon restreint de l’étoile, à des kilomètres d’altitude. Par endroits, l’arche se hérissait de panaches et de volutes, suivant les lignes du champ magnétique qui la contenait. Sur une étoile neutronique, les événements se produisaient en accéléré. La déchirure de la surface se refermait déjà, l’arche s’effondrait presque aussi vite qu’elle s’était formée, sa matière attirée dans les profondeurs par le champ gravifique infernal de l’étoile. Et la Griffe passa juste en dessous. La bulle de Pirius frémit comme si elle allait éclater. La surface tavelée défilait en dessous à une allure démentielle, tandis que l’arche coulait au-dessus de lui. Il n’avait jamais eu une telle impression de vitesse. Il se pouvait qu’il n’y survive pas, mais… Léthé ! Quel rodéo ! Il reçut un coup dans le bas du dos, le fantôme de centaines de g, alors que la Griffe échappait au puits gravifique de l’étoile neutronique. Laquelle disparut dans les ténèbres comme un claquement de fouet. L’arche s’était déjà effondrée. Au dernier moment, il entrevit le Xeelee, derrière lui. Ce n’était plus un ennemi implacable qui se ruait sur lui. Il se ratatinait, ses ailes gracieuses froissées comme par un poing invisible. La Griffe de l’Assimilateur était suspendue dans le vide, loin de l’étoile neutronique. L’équipage soignait ses blessures superficielles et essayait de s’habituer à l’idée qu’il était encore en vie tout en s’occupant du vaisseau. La TGU-prop avait sérieusement pâti de l’échauffourée avec les quagmites. Puis ils reconstituèrent ce qui était arrivé au magnétar au cours de ces moments cruciaux. Au cœur, le champ magnétique qui canalisait l’éruption stellaire était d’une force comme on n’en avait pas connu depuis les premiers instants de l’existence de l’univers. Dans des champs aussi puissants, les atomes eux-mêmes étaient déformés, distendus, réduits de force à des proportions cylindriques filiformes ; aucune structure moléculaire ordinaire ne pouvait y résister. Les photons étaient éclatés et recombinés. Même la structure de l’espace-temps était déformée : il devenait biréfringent, cristallin. C’était probablement ce qui avait réglé son compte au Xeelee. Personne ne savait avec certitude comment marchait la propulsion SPL des nightfighters, mais il s’agissait apparemment d’une manipulation spatio-temporelle. Dans un endroit où l’espace-temps se cristallisait, sa poussée était inhibée, alors que la propulsion TGU, beaucoup plus rudimentaire, de la Griffe avait continué à fonctionner, malgré les quagmites. Tout ça était assez compréhensible. Ce n’était que de la physique, après tout. — Mais ce que je n’arrive pas à piger, dit Pirius à la VieD&O de Dana, c’est comment tu es apparue, venant de nulle part, et comment tu nous as transmis la bonne manœuvre d’évasion, basée sur une connaissance de l’évolution de l’éruption stellaire avant qu’elle se produise. Dana répondit d’une voix métallique : — Ce n’était qu’une application de la technologie SPL. Rappelle-toi : tout vaisseau supraluminique… — … est une machine à remonter le temps. Tous les enfants apprenaient ça avant de quitter leur premier cadre. — J’ai pris mes distances, et quand j’ai été à l’abri, j’ai enregistré le déploiement de l’éruption solaire. J’ai pris le temps de vous calculer un chemin optimal – la trajectoire qui allait vous permettre d’éviter la destruction, comme si vous aviez eu le temps de l’étudier vous-mêmes. — Mais ça, c’est la théorie, reprit Pirius. Tu as eu la réponse après notre mort. — Et j’ai dû vous regarder mourir, répondit Dana d’un ton nostalgique. Quand l’action a été terminée, que le Xeelee ne constituait plus un danger, j’ai utilisé ma SPL pour remonter à près du tiers de la vitesse de la lumière, et je suis repassée en infraluminique. — Je récapitule, fit Cohl. Tu as fait un saut dans le passé – tu es remontée juste avant que nous atteignions l’éruption, et tu nous as téléchargé la manœuvre que tu avais calculée tout à loisir. Tu as utilisé le voyage dans le temps pour gagner les quelques secondes dont tu avais besoin pour calculer la trajectoire… — Exactement : c’est ça, la manœuvre de Brun, dit Dana avec satisfaction. — C’est une technique de computation, reprit Cohl d’un ton rêveur. Avec les bons vecteurs, tu as réussi à résoudre un problème difficile dans un temps fini – le diviser en composantes, remonter à la source… Pirius s’efforçait encore de comprendre. — Les paradoxes temporels me donnent toujours la migraine, dit-il. Dans la version originale de la ligne temporelle, la Griffe a été détruite par l’éruption stellaire et tu t’en es sortie. Dans la seconde version, tu es revenue à temps pour nous envoyer la trajectoire, et puis tu… cette copie de toi a volé dans l’étoile neutronique. — C’était inévitable, répondit Dana. Il voyait qu’il y avait autre chose. Elle attendait qu’il réalise. — Mais ça veut dire que dans cette nouvelle version de la ligne temporelle, nous avons survécu. Et tu n’as pas besoin de revenir à notre secours. Nous étions déjà sauvés. J’ai compris ? demanda-t-il, perdu. — Sauf que ce serait un paradoxe, dit Espoir Tenace. Si elle n’est pas revenue à temps, l’information que la Dana du futur nous a transmise nous est arrivée de nulle part. — Oui, c’est un paradoxe, acquiesça Cohl. Mais ça se produit tout le temps. Un vaisseau rapplique tant bien que mal d’une bataille perdue. On change de stratégie, la bataille n’a jamais eu lieu, mais le vaisseau, les membres de l’équipage et leur mémoire perdurent, privés de passé. L’histoire est résiliente. Elle peut supporter un peu de tripatouillage, quelques reliques paradoxales d’avenirs disparus, des bribes d’informations surgies de nulle part. Cohl avait manifestement une bonne vision des paradoxes temporels. En tant que navigatrice SPL, c’était indispensable. Mais Pirius ne s’inquiétait que de Dana. — Alors, tu as pu t’en tirer ? — Ah, dit gentiment Dana. C’est bien triste, mais non. Il n’y avait pas qu’un Xeelee à nos trousses, en fin de compte. Si je n’étais pas restée dans le coin pour calculer votre trajectoire, j’aurais pu m’en sortir. Je suis tout ce qui reste, j’en ai peur. Pauvre petite moi pixellisée… — Dana…, fit Pirius en secouant la tête. Tu as donné ta vie pour moi. Deux fois. — Ouais, c’est vrai. Alors, n’oublie pas. — Quoi ? Elle le foudroya du regard. — Quand tu retourneras aux Arches, pas touche à mes affaires ! Et elle cessa d’exister. Pendant de longues minutes, ils restèrent tous les trois assis dans leurs bulles sans rien dire. — Bon, autre chose, dit enfin Cohl. Pour rentrer aux Arches à partir d’ici, il va falloir que nous effectuions encore une trajectoire courbe fermée du genre temps. — Une quoi ?… Oh. Un autre saut dans le passé. — Nous arriverons deux ans avant qu’on nous assigne la mission, dit-elle, l’air impressionnée. — Je rencontrerai mon moi du passé, dit Espoir Tenace. Léthé ! J’espère que je ne suis pas aussi minable que dans mes souvenirs… — Et il y aura une version plus jeune de Dana, reprit Cohl. Une troisième version. Elle ne sera pas obligée de mourir. Rien de tout ça n’aura été réel. Vraiment, Pirius n’aimait pas les paradoxes temporels. — Boucles temporelles ou non, nous, on a vécu tout ça, on s’en est sortis et on n’est pas près de l’oublier. Ça me suffit comme réalité. Bon, la navigatrice que toute la Galaxie nous envie nous fera-t-elle la grâce d’étudier cette nouvelle trajectoire ? — Avec plaisir… Espoir Tenace coupa court à l’échange : — Euh, le pilote ne voudrait pas retarder un tout petit peu le retour au bercail ? suggéra-t-il sèchement. Mate plutôt ça… Il projeta une VieD&O sur leurs bulles. Pirius distingua une forme qui dérivait dans l’espace. Un fuselage mince, des ailes froissées, repliées. — Le taon, dit-il dans un souffle. — Il faut qu’on le ramène à la base, décréta Espoir Tenace. — Quoi, on a capturé un Xeelee ? dit Cohl. On n’a jamais vu ça. Pirius, toi qui voulais que ton nom reste dans l’histoire, eh bien, on dirait que tu vas être exaucé. On va être des héros. — Je pensais que l’héroïsme était antidoctrinal ? fit Espoir Tenace en riant. Pirius rapprocha le greenship de l’épave. — Encore faudrait-il qu’on trouve un moyen d’accrocher cette bestiole. Mais lorsqu’ils eurent réussi – non sans mal – à harponner le Xeelee, à le gréer pour le vol supraluminique et à le ramener jusqu’à la base dans l’Amas des Arches… ils découvrirent qu’ils étaient tout sauf des héros. 4 C’était le cœur énergétique d’une énorme galaxie, un chaudron bouillonnant de radiations où les êtres humains devaient faire appel aux technologies les plus avancées pour empêcher leurs pauvres petits corps fragiles, basés sur la chimie du carbone, de frire. Mais pour les quagmites, c’était un endroit froid et mort, dans une zone désespérante, hostile. Les quagmites étaient les survivants de temps plus chauds, plus rapides. Ils étaient attirés par l’étoile neutronique, parce que son cœur de matière dégradée rappelait les conditions de l’univers chaud et lumineux qu’ils avaient jadis connu. Mais, par rapport à ça, même cet endroit était d’un froid mortel. Ils étaient pareils à des êtres humains échoués sur une lune de glace où l’eau, la substance même de la vie, aurait été congelée et rendue aussi dure que la roche. Et pourtant, de temps en temps, une étincelle plus brillante, un feu follet surgi de nulle part, se précipitait vers l’étoile neutronique et en effleurait la surface. Les quagmites vivaient vite, même à cette époque de famine énergétique. Pour eux, les fractions de seconde du passage au plus près de l’étoile neutronique duraient une éternité. Cela leur laissait tout le temps de se rapprocher, de se prélasser dans la chaleur de la propulsion TGU du vaisseau, et de s’en nourrir. Et, selon leur bonne habitude, ils imprimaient leur marque sur la coque du vaisseau, la capsule fantomatique, gelée, qui entourait cette flammèche. Quand le vaisseau repartait, les quagmites s’étaient dispersés, toujours affamés, pleins de ressentiment, à la recherche de la chaleur primordiale. Sur Port Sol, Luru Parz se tourna vers sa cousine, et dit avec une calme satisfaction : — Je savais qu’ils s’en sortiraient. Et dans la technique qu’ils ont adoptée, j’entrevois une lueur d’espoir. Une opportunité. Il faut que j’y aille. — Où ça ? — Sur Terre, répondit Luru Parz en s’éloignant. C’est à peine si l’on entendit le bruit de ses pas. 5 Quand on grandissait sur la base des Arches, l’idée de rencontrer son futur soi n’avait rien d’ébouriffant. Toute la raison d’être de l’endroit était qu’à partir du moment de sa naissance on y était entraîné à piloter des vaisseaux spatiaux supraluminiques. Et tout le monde savait que la propulsion SPL était une machine à explorer le temps. Il n’était donc pas difficile de comprendre qu’un jour on pouvait se retrouver face à un double de soi-même venant de l’avenir – ou du passé selon le point de vue où on se plaçait. L’enseigne Pirius, qui avait dix-sept ans, envisageait depuis toujours le fait de rencontrer son alter ego comme un défi intéressant auquel il savait pouvoir être confronté un jour, et il le plaçait sur le même rang que d’autres événements notables, comme son premier vol en solo, sa première sortie en combat, la première fois qu’il avait vu un Xeelee, ou son premier équipage. Mais dans la pratique, quand son moi futur sortit de nulle part, ça se révéla beaucoup plus compliqué. La journée avait mal commencé. La couchette avait tremblé, et Pirius s’était réveillé en sursaut. Au-dessus de lui, Torec marmonnait : — Léthé ! On est atta… Oh, bonjour, capitaine. — Enseigne Pirius ! C’était la lourde botte du capitaine Seath qui l’avait tiré des limbes. Comme il s’extirpait tant bien que mal de la couchette inférieure, Torec, qui descendait de la couchette supérieure, lui tomba dessus. L’espace d’une seconde, Pirius fut distrait par son odeur chaude, ensommeillée, et repensa à la façon dont ils avaient fricoté sous les draps avant de s’endormir, la veille au soir. Puis il se retrouvèrent au garde-à-vous devant Seath, dans leurs sous-vêtements douteux. Seath était une robuste femme à la peau sombre, de trente ans tout au plus, et qui avait dû être belle, mais son front disparaissait sous le tissu cicatriciel, le côté gauche de son visage ratatiné et fondu était inexpressif, et sa bouche dessinait un U à l’envers. Elle aurait pu faire arranger tout ça, bien sûr, mais Seath était officier instructeur, et les officiers instructeurs arboraient fièrement leurs cicatrices. Torec aussi affichait un rictus bizarre. — Eh bien, enseigne, je me réjouis de voir qu’une partie de toi au moins est réveillée, dit Seath. Pirius baissa les yeux. À sa grande horreur, une érection matinale dépassait de son short. Seath tendit un doigt à l’ongle singulièrement manucuré et donna une pichenette sur le gland de Pirius. Lequel débanda instantanément, en s’obligeant à ne pas sourciller. Et – double horreur ! – tout le monde avait assisté à l’incident. À gauche et à droite s’étendait un immense corridor, un canyon bordé de part et d’autre de couchettes superposées, de casiers personnels et d’installations physio. Et c’était partout pareil, au-dessus, au-dessous, devant et derrière, à travers les parois et les plafonds translucides : des corridors identiques disposés selon un schéma d’une parfaite régularité se perdaient dans un flou laiteux. Les rangées de couchettes se vidaient alors que les recrues partaient pour la séance de gymnastique par laquelle débutaient toutes les journées. Cette mini-lune, la balle-baraque, était entièrement évidée et peuplée d’un million d’enseignes et autres élèves, pilotes, navigateurs, ingénieurs et techniciens, tous à peu près de l’âge de Pirius, et tous impatients d’être envoyés dans la mêlée – ce combat qui n’en finissait pas. La base des Arches était au départ une académie d’instruction pour les équipages de pilotes. Les cadets qui se trouvaient là étaient d’une grande intelligence, en bonne forme physique, pleins de vitalité – et d’une grande compétitivité, à l’entraînement comme partout ailleurs. C’est ainsi que l’endroit était plein de factions qui se divisaient, se reformaient et se redéfaisaient constamment, d’inimitiés et d’amourettes qui pouvaient s’embraser avec une égale passion. Aujourd’hui, le capitaine Seath se tenait devant la couchette de Pirius, et celui-ci voyait du coin de l’œil que tout le monde l’observait avec une joie non dissimulée. Après un coup pareil, sa vie ne vaudrait plus la peine d’être vécue. Seath tournait déjà les talons. — Pirius, mets ton froc. Un vaisseau est arrivé. Tu as un visiteur. — Un visiteur ?… Pardon, chef. Je peux demander quel vaisseau ? — La Griffe de l’Assimilateur, lança Seath par-dessus son épaule. Et elle a eu des bricoles. Il n’en fallait pas davantage à Pirius pour deviner l’identité de son visiteur. Torec et lui se regardèrent, interloqués. Seath s’éloignait déjà le long de l’interminable dortoir, lançant de temps à autre un ordre à un malheureux enseigne. Pirius s’habilla à la va-vite – pantalon, vareuse et bottes –, se passa une lavnette sur le visage, encaissa la seconde de brûlure alors que le tissu intelligent nettoyait ses pores et dissolvait sa barbe naissante, et suivit précipitamment Seath. Il fut soulagé d’entendre Torec lui emboîter le pas. Il sentait qu’il aurait bien besoin de sa compagnie familière, aujourd’hui. Pirius et Torec se casèrent dans un flutter, avec le capitaine Seath. Le minuscule vaisseau – un simple cylindre transparent – se referma, fusa aussitôt hors de la balle-baraque et se rua dans l’espace. Tout autour de Pirius, les mondes filaient comme des boulets de canon. La balle-baraque était l’un des cent planétoïdes fourmillants qui composaient la base. Ils se trouvaient entre les myriades de jeunes étoiles géantes entassées les unes sur les autres qu’on appelait l’Amas des Arches. C’était à vrai dire la plus grande concentration d’étoiles de ce genre de toute la Galaxie. Au-delà des étoiles, le spectacle était encore plus impressionnant : des filaments luisants de gaz ionisé, drapés le long des boucles du champ magnétique de la Galaxie et combinés en une architecture interstellaire évanescente échafaudée à l’échelle de plusieurs années-lumière. On disait que c’était de ces filaments caractéristiques que l’Amas des Arches tenait son nom. Le centre de la Galaxie n’était qu’à une cinquantaine d’années-lumière. C’était un ciel stupéfiant, incroyable. Mais Pirius, Torec et Seath avaient tous grandi avec. Ils ne firent aucun commentaire alors que le flutter se frayait un chemin périlleux à travers la géométrie mouvante de la base. D’ailleurs, Pirius avait autre chose en tête que des pierres et des étoiles. Torec était un peu plus petite que lui, un peu plus large d’épaules. Elle avait des lèvres pleines, des yeux gris surprenants et un petit nez en trompette – qu’elle détestait, mais que Pirius trouvait craquant – dans un visage fin, couronné de cheveux bruns qu’elle portait coiffés en piques courtes. Ils étaient michés, comme on disait dans la balle-baraque, depuis deux mois, maintenant – une longévité stupéfiante dans l’atmosphère surchauffée des chambrées. Mais leurs collègues avaient beau les asticoter, ils n’avaient pas l’air de vouloir se séparer. Pirius se réjouissait de la calme présence de Torec auprès de lui alors qu’il se préparait à affronter l’étrangeté qui l’attendait. La politique standard concernant les informations sur les avenirs possibles rapportées par les SPL consistait à les communiquer aux intéressés. Par exemple, certains amis de Pirius savaient déjà où et comment ils allaient mourir. Et Pirius était au courant – tout le monde était au courant – qu’il piloterait un jour un vaisseau appelé la Griffe de l’Assimilateur. Sauf que la Griffe en question n’avait pas encore été armée. Alors si un vaisseau de ce nom était dans les docks – et un capitaine avait pris la peine de venir le tirer de sa couchette pour lui faire rencontrer un visiteur –, il ne pouvait s’agir que d’une seule personne… Son cœur battait la chamade. La destination du flutter était une cale sèche : un roc long d’une centaine de kilomètres, criblé de fosses qui hébergeaient des vaisseaux de toutes les tailles et de toutes les formes, des chasseurs monoplace plus petits que les greenships jusqu’aux majestueux Z-pleins d’un kilomètre de longueur, les vaisseaux vivants qui formaient l’épine dorsale de la flotte humaine depuis quinze mille ans. Et dans une de ces cales sèches se trouvait un greenship qui en avait vu de toutes les couleurs. Ça devait être la Griffe de l’Assimilateur. Pirius regarda pour la première fois, en retenant son souffle, la coque bosselée, balafrée, de son futur appareil. Torec lui enfonça un coude dans les côtes et lui indiqua un groupe de vaisseaux qui planaient à un kilomètre, même pas, en formation cubique au-dessus de la surface de la balle-baraque. Pirius distingua le vacillement des starbreakers et autres rayons mortels. Au centre, emprisonnée dans cette barrière de flammes à trois dimensions, il entrevit une forme gracile, aux ailes repliées, aussi noires que la nuit, même à la lumière des énormes soleils de l’amas. — Léthé ! s’exclama Pirius. Un vaisseau xeelee ! — Ouais. Et c’est le moindre de tes problèmes, dit froidement Seath. Pirius n’eut pas le temps d’en voir davantage. Le flutter se posa dans une encoche. Seath se dirigea vers la coupée sans même attendre l’arrêt complet. Pirius et Torec la suivirent dans une coursive bondée et se frayèrent un chemin dans une meute en furie d’ingénieurs et de techniciens. Ils n’eurent pas loin à aller pour atteindre la Griffe. Arrivée au sas, Seath ralentit, jeta un coup d’œil à Pirius et s’effaça pour le laisser passer. Le grand moment était arrivé. Le cœur battant à se rompre, Pirius s’avança. Trois membres de l’équipage attendaient auprès du sas, des ampoules d’eau potable à la main : deux hommes et une femme, crasseux, les yeux creusés par la fatigue. Ils portaient des skinsuits élimés, pleins d’accrocs et de marques de brûlure, avec sur la poitrine un logo représentant une serre stylisée. Pirius regarda la femme – petite, tendue comme la corde d’un arc, un visage plutôt amer, mais avec un beau nez fort. Des cheveux roux clair dépassaient de sa cagoule. L’un des hommes était corpulent, avec un visage large, rond, des oreilles décollées ; il avait l’air compétent, avec quelque chose de vulnérable, toutefois. Il lut les étiquettes cousues sur leurs suits : Cohl, et Tuta, ou Espoir Tenace, d’après l’inscription rajoutée dessous, à la main. Il ne les avait jamais rencontrés dans sa ligne temporelle, mais il connaissait leur nom grâce aux briefings précognitifs. C’étaient ses futurs camarades, ceux qu’il choisirait pour être son équipage, et avec qui il risquerait sa vie. Il les considéra un instant, intrigué. Il évitait le principal, évidemment. L’autre homme, le pilote, n’était pas grand, mais il faisait une bonne demi-tête de plus que lui, et il paraissait plus baraqué. Seath lui avait dit que cette version de lui-même avait dix-neuf ans, deux de plus que lui, deux années passées à grandir, à s’étoffer, à s’entraîner. Il le regarda enfin en face. Le temps était visqueux. Si Pirius avait bien compris, ce n’était que la vitesse de la lumière qui imposait une séquence causale aux événements. D’après les vieux arguments de la relativité, il n’y avait pas un « maintenant » commun, définissable sur des distances significatives. Il n’y avait que des événements, des points dans l’espace et le temps. Tant qu’on voyageait plus lentement que la lumière d’un événement au suivant, tout allait bien, parce que les événements étaient reliés les uns aux autres par des liens de causalité : on voyait tout vieillir dans l’ordre. Mais avec le voyage supraluminique, plus rapide que la lumière, la structure ordonnée de l’espace et du temps ne s’appliquait plus ; il n’y avait plus que des événements, des incidents déconnectés flottant dans le noir. Et avec un vaisseau SPL, on pouvait passer arbitrairement de l’un à l’autre, sans respecter une quelconque séquence de cause à effet. Dans cette guerre, il n’était pas rare de voir des vaisseaux déglingués rentrer tant bien que mal au bercail après une bataille qui n’avait pas encore eu lieu ; à la base des Arches, c’était monnaie courante. Et il n’était pas inhabituel de recevoir des nouvelles du futur. En réalité, l’envoi de messages à des postes de commandement situés dans le passé était une tactique de combat délibérée. Le flux d’informations filtrant de l’avenir vers le passé n’était pas parfait ; il reposait sur des géométries complexes de trajectoires et de sauts supraluminiques. Mais ça suffisait pour permettre aux commissaires, dans leurs académies, sur la Terre distante, de compiler des bibliothèques entières d’avenirs possibles, de données précognitives inestimables qui permettaient d’échafauder des stratégies, même si les décisions prises dans le présent pouvaient abolir beaucoup de ces avenirs avant qu’ils n’aient eu l’occasion de se réaliser. Une guerre livrée avec la technologie supraluminique ne pouvait se dérouler autrement. La précognition aurait constitué un avantage considérable, bien sûr… si l’autre camp n’avait pas disposé exactement du même atout. Dans une séquence infinie de suppositions et de contre-suppositions, alors que l’histoire était tiraillée d’un côté et de l’autre, puis à nouveau retiraillée en réaction, la ligne temporelle était constamment redessinée. Alors que les deux camps prévoyaient les engagements à venir, des décennies et même des siècles à l’avance, et comme chaque camp était capable de contrer les mouvements de l’autre avant même qu’il ne les ait esquissés, il n’y avait rien d’étonnant à ce que la guerre se soit depuis longtemps résumée à une partie d’échecs éternellement recommencée, une sorte de stase, de front statique qui ceinturait le cœur de la Galaxie. Pirius aurait aussi bien pu se regarder dans une glace – et en même temps pas tout à fait. Ils étaient bâtis de la même façon : un visage large, symétrique, trop plat pour être vraiment beau, avec des yeux très bleus et une toison noire abondante. Mais il y avait des différences de détail. Sous sa couche de sueur et de crasse, le pilote avait le visage dur, les yeux creux, la peau comme tendue sur les os. Il faisait bien plus que ses dix-neuf ans. Il avait l’air beaucoup, beaucoup plus vieux que Pirius. Au premier abord, Pirius le trouva repoussant. Et pourtant, il lui était tellement familier, il lui ressemblait tellement qu’il se sentait attiré vers lui. Il lui tendit la main. L’autre la prit et la serra fermement. C’était une impression étrangement neutre, comme de tenir sa propre main ; la peau du pilote semblait être exactement à la même température que celle de Pirius. — J’ai vu le vaisseau xeelee que tu as ramené, risqua Pirius. Un sacré trophée. — Longue histoire, répondit le pilote. Il n’avait pas l’air intéressé, ni par le Xeelee, ni par Pirius. Sa voix ne ressemblait pas du tout à celle que Pirius entendait dans sa propre tête. — Alors je vais être un héros ? — Je regrette, dit l’autre d’un ton chagrin, apparemment sincère. Ce qui intrigua Pirius. — Quoi donc ? Une main s’appesantit sur son épaule ; il se retourna et se retrouva devant un grand bonhomme costaud à la longue robe noire et au crâne rasé : un commissaire. — Pirius – oui, les deux –, j’ai été désigné pour vous assister lors du procès, dit le commissaire. Je m’appelle Nilis. Dans ce moment de confusion, Pirius ouvrit de grands yeux. La base des Arches était faite pour les jeunes ; avec ses bajoues, sa peau grêlée, ses cheveux et ses poils blancs, le commissaire était la personne la plus âgée que Pirius eût jamais vue. Et il n’était pas très élégant. Sa robe semblait avoir été rapiécée, et l’ourlet, poussiéreux, était effiloché. Derrière lui se trouvaient deux autres commissaires, qui lui semblèrent nettement moins sympathiques. Nilis avait de drôles d’yeux bleus, larmoyants, et il regardait Pirius et le second pilote avec une sorte de fascination souriante. — Vous vous ressemblez tellement ! Enfin, c’est normal, bien sûr. Et vous êtes si jeunes, tous les deux… Des jumeaux temporels, quelle chose remarquable ! Je n’en crois pas mes yeux. Mais comment vais-je faire pour vous distinguer ? Écoutez, si je vous appelais… vous, le plus âgé, Pirius Bleu. Parce que vous venez de l’avenir… le décalage vers le bleu, vous comprenez ? Et vous, vous serez Pirius Rouge. Ça vous va ? Pirius secoua la tête. Pirius Rouge ? Ce n’était pas son nom. Tout à coup, il n’était plus lui-même. — Monsieur… commissaire… Je ne comprends pas. Pourquoi ai-je besoin d’un défenseur ? — Mes aïe-yeux ! Personne ne vous a encore rien expliqué ? Le pilote – Pirius Bleu – fit un pas en avant et dit d’un ton excédé : — Allez, gamin, tu sais comment ça se passe. Ils me font porter le chapeau pour ce qui est arrivé à bord de la Griffe. Et si je suis accusé… Pirius avait entendu parler de cette procédure, mais il n’y avait jamais rien compris. — … je suis accusé aussi. — Tu as pigé, répondit son autre lui-même d’un ton neutre. Pirius allait être jugé pour crime. Un crime qu’il n’avait même pas encore commis. Troublé, effrayé, il se retourna pour regarder Torec. Elle haussa les épaules. — Un coup dur. Elle semblait lointaine, comme si elle essayait de prendre ses distances par rapport à lui et à tout ce bordel. Pirius Bleu le regardait avec une sorte de révulsion. — Tu es obligé de laisser pendre ta mâchoire comme ça ? Tu nous fous la honte à tous les deux. Il passa devant Pirius et s’adressa au capitaine Seath : — Chef, à qui dois-je faire mon rapport ? — Débriefing d’abord, pilote. Ensuite, je vous remets entre les mains du commissaire Nilis. Elle se retourna et lui montra le chemin. L’équipage de la Griffe, épuisé par le combat, lui emboîta le pas. Nilis effleura l’épaule de Pirius Rouge. — Suivez-moi. Je crois qu’il faut que nous parlions. Nilis s’était vu assigner des quartiers dans un roc de l’essaim d’astéroïdes captifs qui constituait la base. Ce roc, que les enseignes appelaient le Pays des Officiers, était situé à un saut de puce des cales sèches. Nilis y emmena Pirius avec lui en flutter, entre les planétoïdes qui fonçaient vers eux comme des poings. À cet endroit du Noyau de la Galaxie, les planètes étaient rares ; les étoiles étaient trop rapprochées pour permettre la formation de systèmes stables. Mais il y avait beaucoup de poussière et de glace, qui s’accumulaient en énormes essaims d’astéroïdes. Certains étaient restés à l’état naturel – les agrégats informes, de roche brute, qu’ils étaient lorsqu’on les avait rassemblés et amarrés ici. D’autres avaient été fondus, sculptés, soufflés en bulles translucides comme la balle-baraque. Transformés ou non, ils étaient tous entourés d’arceaux stabilisateurs supraconducteurs, comme des paquets-cadeaux emballés dans du ruban bleu électrique, luminescent, et disposaient d’installations de contrôle inertiel : des générateurs de champ de Higgs qui procuraient une gravité d’un g – une unité standard – environ à la surface des planétoïdes, et un champ stable à l’intérieur : régulé dans les balles-baraques, plus complexe dans les autres rocs, selon l’usage qu’on en faisait. Les générateurs attiraient les rocs les uns vers les autres, et dans cette attraction mutuelle, ils esquissaient les figures d’un ballet interminable, en trois dimensions, mini-planètes en folie, affranchies de l’influence stabilisatrice d’un soleil. Le flutter passa si près de certains rocs qu’ils virent les équipes de maintenance s’affairer à la surface, rampant sur les horizons étroitement incurvés, telles des fourmis sur des bribes de nourriture. Pirius nota distraitement que Nilis avait gardé les yeux fermés tout le temps du vol. Mais il avait des sujets de préoccupation autrement plus graves. Voilà que toute sa vie allait être soudain déterminée par ce que cet arrogant clone de lui-même avait fait en aval ! Il regrettait de ne pas pouvoir le rencontrer seul à seul pour s’expliquer avec lui. La chambre de Nilis était un réduit dans le ventre du Pays des Officiers. Le mobilier se composait en tout et pour tout d’une couchette basse, d’un bureau, d’une chaise et d’une niche à nanorata. Pirius s’assit sur la couchette, mal à l’aise, et refusa de boire ou de manger quoi que ce soit. Nilis, quant à lui, s’octroya un verre d’eau. Les murs de la pièce étaient translucides, comme toutes les cloisons de la base, mais ils étaient si profondément enfouis dans ce dédale de bureaux et de salles de réunion que c’est à peine si le ciel était visible. — Enfin, j’aime autant ça, lui confia Nilis avec un sourire mélancolique. Il s’assit sur l’unique chaise de la pièce, un pan de sa robe malencontreusement remonté exhibant ses tibias décharnés. — Il faut que vous compreniez que je viens de la Terre, où je vis comme les humains des temps primitifs – je veux dire, sur un monde apparemment plat, sous un dôme de ciel clouté de quelques étoiles distantes. Ici, les planètes tourbillonnent comme des oiseaux affolés et les soleils sont des globes aveuglants. Évidemment, seules les étoiles les plus massives peuvent s’y former. Les conditions sont trop turbulentes pour d’aussi piètres objets que Sol… Il y a de quoi être désorienté ! Pirius n’y avait jamais réfléchi. — J’ai grandi ici, monsieur. — Nilis, je vous en prie. Mais Pirius n’était pas près d’appeler un commissaire, même un doux excentrique comme celui-ci, autrement que « monsieur ». — Les Arches ne me paraissent pas bizarres, à moi, insista-t-il. — Non, bien sûr. Nilis se releva, son gobelet d’eau dans sa main éclaboussée de taches couleur foie, et leva les yeux vers les strates de bureaux qui le séparaient du ciel tournoyant. — Un système autogravitationnel – une démonstration du problème classique à n-corps de mécanique céleste. Et chaotique, instable, soumis aux moindres perturbations, rigoureusement imprévisible, même en principe. Aucun doute que ce barrage infini ait été conçu comme un conditionnement, pour que vous, les proto-pilotes, soyez habitués à penser en termes de géométrie dans l’espace, et pour déprogrammer d’anciennes angoisses de chute. Un instinct utile quand nous descendions des arbres, mais sans aucun intérêt pour un pilote de vaisseau stellaire, hmm ? Enfin, pour moi, c’est comme si j’étais piégé dans un gigantesque mécanisme d’horlogerie céleste. Irrité, désespéré, Pirius balbutia : — Pardonnez-moi, monsieur, mais je ne comprends pas ce que je fais ici. Et ce que vous, vous y faites. — Évidemment, répondit Nilis en hochant la tête. Le gigantisme de la mécanique céleste est réduit à l’insignifiance par nos dilemmes humains, n’est-ce pas ? — Pourquoi devrais-je être puni ? Je n’ai rien fait. Si quelqu’un a fait quelque chose, c’est lui. Nilis l’étudia. — Votre formation a bien dû aborder ce problème, non ? J’ai du mal à ne pas oublier combien vous êtes jeune. Pirius, ce que Bleu a fait est fait ; c’est verrouillé dans sa ligne temporelle – son passé personnel. Il doit être sanctionné, oui, dans l’espoir d’éradiquer ce défaut de caractère. Et vous, vous devez l’être dans le but de changer votre ligne temporelle encore en devenir. Nous ne pouvons changer son passé à lui, mais votre avenir, oui, peut-être. Vous voyez ? Voilà pourquoi vous devez payer pour un crime que vous n’avez pas encore commis. « Telle est, du moins, la logique du système. Est-ce bien, est-ce mal ? Qui peut le dire ? Nous autres, les hommes, nous n’avons pas évolué pour gérer les paradoxes temporels ; tout ça repousse un peu trop loin les limites de notre éthique. Quant à vous… j’ai du mal à imaginer ce que ça doit être pour vous, Pirius Rouge. Quel effet cela vous fait-il de vous retrouver face à une version de vous-même arrachée à l’avenir et projetée dans votre vie ? — On nous entraîne à ça, monsieur. Ce n’est pas un problème. Nilis poussa un soupir. Et dit, avec une trace d’acier dans la voix : — Écoutez, Pirius, je suis ici pour vous aider, mais je ne pourrai pas le faire si vous n’êtes pas honnête avec moi. Essayez encore. — Je me sens… irrité, dit Pirius à regret. Plein de rancœur. Nilis hocha la tête. — Bon. C’est mieux. Ça, je peux le comprendre. Après tout, votre propre avenir vient soudain d’être piraté par cet étranger, n’est-ce pas ? Vous êtes privé de vos possibilités de choix. Et que vous inspire Pirius Bleu, votre double, quoi qu’il ait pu faire ? — C’est difficile, répondit Pirius. Il ne me plaît pas. Je ne dois pas lui plaire non plus. Et en même temps, je me sens attiré vers lui. — Oui, oui. Vous êtes comme des frères, des jumeaux ; c’est l’analogie la plus proche, je pense. Vous êtes rivaux, tous les deux, en compétition pour une seule et même place dans le monde. Il se pourrait que vous en arriviez à le haïr. Et pourtant, il fera toujours partie de vous. Pirius n’était pas à l’aise ; cette conversation sur les « frères » était gravement antidoctrinale. — Monsieur, pour les frères, je ne sais pas. J’ai grandi dans un cadre. — Mais bien sûr. Éjecté des cuves de gestation, placé dans un cadre d’entraînement, éjecté de là, déplacé, encore et toujours ! Vous ne savez pas ce que c’est que d’avoir un frère – comment pourriez-vous le savoir ? Mais moi je le sais, dit-il avec un soupir. Il y a des coins, sur la Terre proprement dite, où les gens trouvent le moyen de faire les choses à l’ancienne. Évidemment, j’ai dû renoncer à tout ça quand je suis entré à la Commission. Quel dommage pour vous ; si seulement votre environnement culturel était plus riche, ça pourrait vous aider à mieux gérer la situation, là, tout de suite. Vous ne croyez pas ? Pirius était parfaitement largué. — Monsieur, s’il vous plaît… — Vous voulez savoir ce qu’un vieux bouffon comme moi est venu faire si loin, dit-il avec un sourire. Je me suis porté volontaire. Dès que j’ai eu connaissance des détails de l’affaire, j’ai su que je devais intervenir. Je me suis proposé pour être votre défenseur, à votre jumeau et à vous-même. — Mais pourquoi ? — Vous savez que je suis commissaire… Ça voulait dire qu’il travaillait pour la Commission pour la Vérité historique, la grande, l’antique agence consacrée au maintien de la pureté de la Doctrine Druz – tâche qu’elle effectuait avec force et persuasion, avec zèle et conscience. — Ce que vous ne savez probablement pas, Pirius, c’est que la Commission est elle-même très divisée. Elle remonte à des milliers d’années. C’est stupéfiant quand on y réfléchit ! Elle a duré plus longtemps que beaucoup de civilisations de la Terre. Et c’est devenu un arbre bureaucratique très vieux et très ramifié. « Je travaille pour un département appelé le Bureau d’archivage et de contrôle technologique. C’est une sorte de laboratoire de pensée technologique. Si quelqu’un a une idée brillante sur Alpha du Centaure III, nous veillons à ce qu’elle soit transmise jusque sur Tau Ceti IV. (Pirius entendait parler de ces endroits pour la première fois.) Mais tout est dans le nom : « archivage et contrôle ». Pas un mot de l’innovation ou du développement, n’est-ce pas ? La main froide de la Commission s’est refermée sur notre gorge, et notre liberté de pensée est restreinte. Parce que c’est bien la dernière chose qu’on attend de nous en haut lieu, je vous le garantis. Et c’est pour ça que je suis ici. Vous comprenez ? — Non, monsieur. Pas vraiment, répondit Pirius, à mille lieues de piger quoi que ce soit à tout ce discours. — J’ai eu vent de votre action d’éclat, ou plutôt de celle de Pirius Bleu. Je savais que pour avoir capturé un Xeelee, ou même rien que pour avoir survécu à une telle rencontre, il avait bien dû innover. Il avait dû trouver un nouveau moyen de rendre les coups à notre éternel ennemi. Et je suis venu voir de quoi il retournait. L’ennui, c’est que je n’étais pas qualifié pour ce travail, et je n’appartenais pas au bon secteur de la Commission. J’ai dû me frayer seul, à la force du poignet, un chemin à travers de sacrés fourrés administratifs pour arriver jusqu’ici, je vous prie de le croire. Dans ce fatras de mots incompréhensibles, une séquence frappa de façon désespérante l’esprit de Pirius : « pas qualifié ». — Mais pourquoi tout ça est-il tellement important pour vous… pour la Terre ? — Ah, Pirius, Pirius…, soupira Nilis. N’avez-vous donc aucune notion d’histoire ? Enfin, peut-être que non – vous êtes si braves, vous autres, les jeunes soldats, mais votre horizon est tellement limité ! Vous savez depuis combien de temps dure cette guerre, depuis combien de temps c’est l’inertie sur le Front, ici ? Et puis il y a les morts, Pirius. Tous ces morts, ces innombrables morts… Et tout ça pour quoi ? — Les Xeelees sont puissants. La précognition permise par la propulsion supraluminique mène à la stase. La stagnation… Nilis agita la main comme pour évacuer cette réponse. — Oui, oui. C’est la justification standard. Et nous nous sommes habitués à cette stagnation. La plupart des gens ne peuvent pas imaginer une autre façon de mener la guerre. Mais moi, si. Et c’est pour ça que je suis ici. Écoutez-moi : ne vous en faites pas pour ce procès absurde. Je vais vous faire disculper, tous les deux, votre jumeau plus âgé et vous. Ensuite, on verra ce qu’on verra. N’est-ce pas ? Pirius le regardait, les yeux écarquillés, en proie à un sentiment d’irréalité absolu. Il n’était pas un imbécile, et il avait même été sélectionné pour suivre la formation de pilote parce qu’il avait une faculté de réflexion indépendante. Mais jamais jusque-là il n’était tombé sur un personnage aussi bizarre que ce commissaire, et il ne savait pas quoi penser de ce qu’il racontait. Déconcerté, désorienté, il n’attendait qu’une chose : sortir d’ici, quitter le Pays des Officiers, regagner la chaleur bien ordonnée de la balle-baraque et se retrouver, bien peinard avec Torec, sous son drap de tissu rêche. Pirius connut une semaine de torture en attendant l’ouverture du procès. Il essaya de s’immerger dans les routines terre à terre de son entraînement. Les Arches étaient sous le commandement du Service de la Formation et de la Discipline, dirigé conjointement par l’Aéronavale et par l’Armée Verte, et tous les enfants qui voyaient le jour à cet endroit étaient versés dans l’Aéro. La plupart étaient destinés à exécuter, toute leur vie, un simple service administratif ou logistique. Mais, à l’âge de huit ans, quelques rares et précieux sujets triés sur le volet – sélectionnés par un programme impitoyable de tests et d’épreuves – suivaient l’entraînement au grade d’officier. Pirius avait franchi toutes ces étapes, et sa vie n’était plus qu’une succession de cours de maths, de sciences, de technologie, de tactique, de théorie des jeux, d’ingénierie, de géographie galactique, d’éthique multiraciale et de philosophie doctrinale, le tout accompagné d’un programme strict d’exercice physique. Au bout du compte, il y avait la perspective de servir dans l’Aéronavale, peut-être comme gradé, au sol, dans l’encadrement du personnel technique ou administratif, ou, mieux encore, dans l’un des postes en vol si prisés – le top du top, ainsi que Pirius le savait déjà : un destin de pilote tel que le sien. Après ça, si vous réussissiez, vous aviez la possibilité de gravir les échelons du commandement, ou, si vous aviez eu la malchance d’être blessé et estropié, vous pouviez espérer un poste à terre, voire au Service Formation même, comme le capitaine Seath. Pour des jeunes gens tombés, dès la naissance, dans la marmite du devoir, on ne pouvait imaginer une vie meilleure. Cela dit, quel que soit le destin que la précognition SPL lui réservait, rien de tout ça n’aurait aucune chance d’arriver si Pirius plantait sa formation. C’était la raison pour laquelle il s’efforçait de continuer à travailler. Mais il n’avait plus la tête à ça, et, tandis que des bruits circulaient sur le sort qui l’attendait, tous, amis comme rivaux, et même Torec gardaient leurs distances. Il fut soulagé quand son procès commença enfin. Pourtant, en dépit de la confiance affichée par Nilis, les choses ne se passèrent pas très bien. Les audiences avaient lieu dans un tribunal, une chambre sphérique sise au cœur du Pays des Officiers. Tout le monde – les juges, les assesseurs, les avocats, les défenseurs, les témoins et les accusés – prit place sur les sièges disposés autour de l’équateur de la sphère. La section centrale était réservée à l’exposition des faits effectuée au moyen de VieD&Os. Comme le voulait la coutume, et comme l’avait entériné la loi de la Coalition, le jury était composé de représentants des grandes agences de l’humanité : la Commission, évidemment, l’Armée Verte, qui dictait son destin aux millions de fantassins rivés à leur roc, et l’Aéronavale, dont le Bras Armé de Pirius Bleu était une émanation. Avant l’ouverture du procès, le président de la cour, un général de l’Armée grisonnant, donna de brèves instructions sur le langage formalisé à utiliser, et plus précisément sur la définition des temps historiques destinés à décrire les événements qui se seraient déroulés dans le « passé » de la ligne temporelle personnelle de Pirius Bleu, même s’ils devaient se produire dans l’avenir de la cour proprement dite. Nilis se pencha vers Pirius Rouge. — Même notre langage peine à suivre la réalité des paradoxes temporels, dit-il. Mais nous essayons, nous faisons vraiment de notre mieux ! Au début, ça ne se passa pas si mal, et c’était même intéressant. Un avocat invita Pirius Bleu, le Pirius de l’avenir, à décrire à la cour les faits en cause, ce qu’il fit par l’intermédiaire d’un light-show virtuel, réalisé à partir du livre de bord du vaisseau et des témoignages des membres de l’équipage. La cour regarda Pirius se dégager sous le déluge de feu qui s’était abattu sur le roc, son vol vers Sag A Est, la spectaculaire échauffourée avec les Xeelees. De temps en temps, il faisait appel à son équipage, Cohl, la navigatrice, et Tuta, l’ingénieur, pour préciser des détails ou rectifier une erreur. La projection était faite comme en pointillé, d’arrêts et de reprises ; si un éclaircissement était accordé, il était intégré au compte rendu de la séquence VieD&O, et le light-show reprenait. Pirius – Pirius Rouge – regardait cela en ouvrant de grands yeux. Il se sentait intimidé à l’idée qu’une version de lui-même, âgée de quelques années de plus à peine, ait été capable d’un tel exploit. Il essaya d’apprécier la réaction de la cour. Malgré le décor officiel, tout le monde, dans le tribunal, regardait, fasciné, les vaisseaux spatiaux miniatures se pourchasser d’un bout à l’autre de la salle sphérique. C’était indéniablement un épisode mouvementé, qui semblait toucher quelque chose de primitif dans le cœur des gens, quel que soit leur rôle ce jour-là. Mais Pirius Rouge sentit le cœur lui manquer lorsqu’il vit l’expression des membres du jury à l’audition des infractions à la loi dont Pirius Bleu s’était rendu coupable, d’abord en refusant de tenir la position alors que les Xeelees traversaient le roc, puis en faisant demi-tour pour affronter le feu des nightfighters lancés à sa poursuite. Même Dana, qui était manifestement un sujet incontrôlable, avait fait preuve d’une plus grande soumission au devoir en prenant soin de renvoyer une balise SPL contenant des données sur l’engagement du passé, donnant aux programmateurs militaires quelques années d’avance sur la nouvelle tactique de pulvérisation des rocs mise au point par les Xeelees. Nilis n’avait pas l’air perturbé. Il hochait la tête, murmurait des notes analytiques dans les récepteurs virtuels, absorbé, ses yeux bleus larmoyants brillant à la lueur des VieD&Os. Il semblait très animé, en fait, devant la dramatisation de la manœuvre contre-temporelle ingénieuse de Dana. Il murmura à l’oreille de Pirius Rouge : — C’est ça. C’est la clé de tout l’incident : comment surpasser le mode de pensée des Xeelees ? À l’issue de la reconstitution, le jury se concerta brièvement. Puis, d’un geste sec, le président du tribunal ordonna à Nilis de commencer sa plaidoirie. Tout en rassemblant les pans de sa robe pour se lever, Nilis chuchota à l’oreille de Pirius Rouge : — Vous voyez ce regard ? Il pense que l’affaire est dans le sac, que ma défense n’est qu’une formalité. Ha ! on va lui montrer. Exactement comme Bleu en a fait voir à ce Xeelee. Pirius se détourna, le cœur battant la chamade. Nilis reconnut d’entrée de jeu la véracité de la reconstitution : — Je ne suis pas ici pour pinailler sur une histoire qui a été racontée honnêtement, dans son intégralité, par ces trois très honorables jeunes gens. Et je ne suis pas là non plus pour mettre en question l’accusation centrale contre Pirius : il a désobéi aux ordres en résistant et en dirigeant le cours de l’action. Et comment ! Il ne le nie pas, d’ailleurs. Je ne suis pas ici pour vous demander de ne pas tenir compte de faits qui parlent d’eux-mêmes. — Alors, pourquoi êtes-vous là, commissaire ? demanda sèchement le vieux général. Déclenchant quelques rires étouffés. Nilis se redressa de toute sa hauteur. — Pour vous demander de réfléchir, répondit-il avec solennité. De réfléchir par vous-mêmes – tout comme Pirius l’a fait, in extremis. Nous devons réfléchir au-delà des simples ordres. Pourquoi obéir à un ordre stupide si cela doit vous coûter la vie, coûter la vie de votre équipage, et votre vaisseau, tout ça en pure perte ? Ne vaut-il pas mieux négliger cet ordre, fuir, et revenir – comme il l’a très évidemment fait de lui-même – combattre à nouveau, un autre jour ? N’est-il pas évident que Pirius n’a désobéi aux ordres que pour mieux servir son devoir ? Pirius était choqué. S’il y avait une chose qu’on lui avait enfoncée dans le crâne depuis sa naissance, c’était bien que les ordres étaient l’alpha et l’oméga de la vie militaire. Il pouvait dire, en voyant les expressions tempétueuses sur les visages des membres du jury, comment ils recevaient cette sorte de sophisme. Nilis décortiqua l’usage ingénieux que Dana avait fait de la « manœuvre de Brun », autrement dit d’« une courbe fermée du genre temps dans un algorithme informatique », qu’il considérait comme la clé de la tactique innovante de Pirius. — Grâce à ces deux courageux pilotes, Pirius et Dana, nous tenons enfin un moyen, au moins théorique, de surmonter le principal, pour ne pas dire l’unique avantage des Xeelees sur nous : leur faculté de computation. Cela méritera des investigations ultérieures, certes, mais vous voyez assurément que c’est, en soi, une réussite qui va bien au-delà des rêves de la plupart des combattants dans cette guerre sans fin. Et, par-dessus le marché, Pirius nous a rapporté un Xeelee, un nightfighter captif ! Les informations que nous en retirerons nous permettront peut-être – non, à coup sûr ! – de revoir radicalement nos perspectives dans cette guerre. Il s’interrompit, la respiration haletante. Pirius n’avait jamais entendu un discours pareil. Personne ne parlait de victoire – pas à court terme, en tout cas. Il n’était pas question de gagner la guerre, juste de l’endurer. La victoire viendrait, mais elle était pour les générations futures. Les gros bonnets ne furent pas impressionnés non plus par les déclarations grandiloquentes de Nilis. Et Nilis continua à enfoncer ses clients : — Messieurs, je vous incite encore une fois à réfléchir. Élevez-vous au-dessus de vous-mêmes ! Surmontez vos rivalités mesquines ! N’est-il pas vrai que les soldats de l’Armée Verte en veulent habituellement au Bras Armé du luxe apparent de ses bases ? N’est-il pas vrai que les officiers de l’Aéro imaginent traditionnellement que la Commission ignore tout des pressions auxquelles sont soumis les combattants, alors qu’elle joue un rôle tellement significatif dans le cours du conflit ? Quant à nous, membres de la Commission, la Doctrine est-elle tellement fragile que nous devions craindre de l’enfreindre même dans un cas aussi extraordinaire – un cas où un officier courageux s’est contenté d’outrepasser un ordre stupide dans le but de remplir plus efficacement son devoir ? Et le reste à l’avenant. Le temps que Nilis ait fini d’invectiver tout le monde, Pirius avait compris que, s’il avait jamais eu la moindre chance de s’en sortir, cette fois il était cuit. Les délibérations du jury furent brèves. Il ne fallut pas deux minutes au président du tribunal pour annoncer son verdict. Pour avoir grossièrement violé les ordres, Pirius Bleu était condamné à être démobilisé et transféré dans une unité disciplinaire sur le Front. Pirius Rouge savait – tout le monde savait – que cette affectation équivalait à une condamnation à mort. Le choc fut à peine plus rude quand la cour annonça que les membres de l’équipage de Pirius devaient y être envoyés avec lui, pour « leur complicité dans ses crimes ». Enfin, le président annonça que Pirius Rouge, la version plus jeune du pilote, serait muté sur un roc pénitentiaire. Ainsi que des réaffectations, une punition moins grave, pour les versions plus jeunes de Cohl, Tuta et Dana. Pirius comprenait maintenant, en théorie du moins, la loi du paradoxe temporel. Mais il n’arrivait pas à l’admettre. Dès que le président eut fini de parler, Nilis se releva, annonça son intention de faire appel et demanda que, dans l’intervalle, Pirius Rouge et Pirius Bleu soient affectés à son service personnel. Il se portait garant de leur attitude et s’engageait à faire le meilleur usage de leurs services, dans l’intérêt supérieur de l’humanité. Le jury délibéra à nouveau. Il semblait qu’il soit parvenu à un consensus. Le tribunal ne contestait pas le droit de Nilis d’interjeter appel. Les juges ne permettraient pas à Pirius Bleu, en tant qu’auteur principal de cet écart antidoctrinal, d’échapper à la sentence qui lui avait été infligée, mais, dans leur grande clémence, ils consentaient à confier Pirius Rouge, son alter ego plus jeune, aux bons soins de Nilis. Lequel se leva à nouveau pour faire une déclaration finale, sur le mode furibard : — Permettez-moi de vous dire, pour la postérité, que cette farce honteuse est la démonstration des raisons pour lesquelles nous ne gagnerons jamais cette guerre. Je ne fais pas seulement allusion à vos processus de prise de décision sclérosés, et à la rivalité mortelle entre les agences, mais aussi à la simple vérité de ce cas : un homme qui a vaincu un Xeelee n’est pas honoré comme un héros, mais persécuté et mis plus bas que terre… C’était là une déclaration sur un sujet pour le moins sensible. Dont le moniteur automatique fut le seul témoin : le tribunal se vidait déjà. Pirius se leva à son tour, hébété. Il vit Torec, le capitaine Seath, et même Pirius Bleu, son moi plus âgé, se tourner vers lui depuis leur siège en contrebas, mais ils semblaient loin, indéchiffrables, comme brouillés. Et voilà : la vie de Pirius était réduite en lambeaux et lui était enlevée à l’issue d’un jugement sommaire, pour un « crime » qu’il n’avait même pas eu l’occasion de commettre. Il hurla à Pirius Bleu : — C’est ta faute, tout ça ! L’autre Pirius leva les yeux vers lui et eut un rire creux. — Eh bien, peut-être. Mais comment crois-tu que je me sens ? Tu sais ce qui est le pire, dans tout ça ? Cette mission, ma mission, ne se produira jamais. On l’emmena. Pirius Rouge ne s’attendait pas à le revoir un jour. Le large visage ridé de Nilis plana vers lui comme une lune. — Enseigne ? Ça va ? — Je ne sais pas. Rien de tout ça n’a l’air réel, monsieur. Je ne veux pas être placé sous votre supervision. Je veux juste faire mon devoir. L’expression de Nilis s’adoucit. — Et vous croyez qu’en vous éloignant du front, ce puits de mort incessante, je vous empêcherai de le faire ? Vous croyez que votre seul devoir est de mourir, comme tant d’autres avant vous ? Les yeux du vieil homme étaient pleins d’eau comme s’il était sur le point de fondre en larmes. — Croyez-moi, dit-il, avec moi, vous remplirez votre devoir, mais pas en mourant : en vivant. Et en m’aidant à réaliser ma vision. Parce que, seul, parmi tous les fous et les pantins qui peuplent cette salle, moi, je fais un rêve. — Un rêve ? Nilis se pencha sur lui et murmura : — Un rêve de victoire. Cette guerre peut être gagnée. Nous partons demain, enseigne, dit-il avec un sourire. Soyez prêt dès le réveil. — Partir, monsieur ? Et pour où ? Nilis sembla surpris par la question. — Pour la Terre, évidemment ! Et il s’éloigna, sa robe noire froissée claquant sur ses talons. 6 La corvette de Nilis était une mince flèche nichée parmi une dizaine d’autres dans une encoche des docks bondés du Pays des Officiers. Le capitaine Seath escorta personnellement Pirius Rouge jusqu’à l’appareil. Y étant arrivés les premiers, ils durent attendre Nilis. Pirius ne voyait pas très bien pourquoi Seath avait pris la peine de l’accompagner. Il n’avait même pas d’affaires personnelles à porter ; on lui avait donné un nouvel uniforme flambant neuf pour le voyage, tout ce dont il pourrait avoir besoin lui serait fourni par les systèmes de la corvette, et il ne lui serait jamais venu à l’idée d’emporter quoi que ce soit en souvenir. Officiellement, lui dit Seath, elle était là pour veiller à ce que Pirius ne « fasse pas de conneries », mais sous son attitude bougonne et ses cicatrices, Pirius crut déceler autre chose, comme une sorte de douceur. De la pitié, peut-être ? Ou alors des remords ; peut-être Seath, qui était l’officier responsable de sa formation, regrettait-elle de ne pas avoir fait davantage pour le protéger de son destin. Enfin, quelle importance ? De toute façon, Seath n’était pas du genre à s’épancher. Il examina la corvette. C’était un appareil de l’Aéronavale, qui portait l’emblème en forme de tétraèdre de l’humanité libre, le plus ancien symbole de l’Expansion. — Un vaisseau de l’Aéro, chef ? demanda-t-il. Mais je suis sous la responsabilité du commissaire Nilis, maintenant. Elle eut un rire sans joie. — La Commission n’a pas de vaisseaux à elle, enseigne. Tu croyais que l’Aéro allait permettre à ses plus vieux ennemis d’accéder à la technologie supraluminique ? — L’ennemi, c’est les Xeelees. — Ouais, sauf que l’Aéro et la Commission étaient en guerre avant qu’on entende parler des Xeelees. Pirius, qui commençait à trouver gênant qu’un officier aussi strict et rigide que Seath s’exprime dans ces termes, fut tiré d’affaire par un bruit de pas prudents dans son dos. À sa grande surprise, il reconnut Torec. Elle avait les mains vides, elle aussi, et comme lui elle portait un bel uniforme tout neuf. Une expression complexe fermait son visage, et ses lèvres pleines étaient arrondies en une moue enfantine. — Tu es en retard, lança Seath. — Désolée, chef. — Tu es venue me dire au revoir ? demanda Pirius. Il était touché, mais il aurait préféré s’arracher un bras plutôt que de le reconnaître. — Non. — Elle part avec toi, Pirius, dit Seath. — Quoi ? — Ce n’est pas mon idée, tête de nœud ! cracha Torec. Le commissaire Nilis arriva sur ces entrefaites, toutes voiles dehors. Contrairement aux deux enseignes, il emportait des bagages, quelques malles, deux hovermatics antédiluviens planant dans son sillage. — Je suis en retard, en retard ! Je m’apprête à traverser la Galaxie et je suis en retard, en retard, dès le départ… Il ralentit, tout pantelant. — Capitaine Seath. Merci de m’avoir hébergé, merci pour tout. Prêt pour votre nouvelle aventure, enseigne ? demanda-t-il à Pirius avec un sourire radieux. Il remarqua Torec. — Qui est-ce ? Une amie venue vous dire au revoir ? — Pas exactement, répondit Seath. C’est l’enseigne Torec. Du même cadre que Pirius, de la même génération. Pas tout à fait aussi brillante, mais bon… Torec haussa les sourcils, Pirius détourna le regard. — Et que fait-elle là ? — C’est moi qui l’ai désignée pour vous accompagner, commissaire. — Enfin, bredouilla Nilis, je n’ai aucune envie d’emmener un autre de vos enfants-soldats. Il n’y a pas assez de vivres à bord de cette corvette pour une bouche supplé… — J’ai fait le nécessaire. — Capitaine, je n’ai pas besoin de cette fille. — Ce n’est pas pour vous. C’est pour Pirius. — Pirius ?! — Commissaire, écoutez-moi, répondit Seath, l’air excédée. Vous emmenez cet enseigne loin de chez lui et de tout ce qu’il connaît, vous lui faites traverser toute la Galaxie pour l’emmener dans un endroit qu’il ne peut même pas imaginer… Pirius nota qu’elle parlait comme s’il n’était pas là et aussi que Nilis, choqué, ouvrait une bouche ronde comme un « O », expression qui commençait à lui devenir habituelle. — Je vois ce que vous voulez dire. Mais cette base est tellement… inhumaine, fit-il avec un geste. Froide. Sans vie. Le seul vert qu’on y voit est celui de la peinture des engins de guerre ! — Et vous imaginiez que nos soldats étaient aussi inhumains. — Peut-être, oui. — Nous livrons une guerre, reprit Seath. Le confort est un luxe que nous ne pouvons nous permettre. Mais ces enfants ont besoin de chaleur humaine. Et ils la trouvent en se tournant l’un vers l’autre. — Alors vous étiez au courant depuis le début, pour Torec et moi, fit Pirius, les joues brûlantes. Seath ne répondit pas. Son regard était rivé sur le commissaire. Qui semblait tout aussi embarrassé. — Je m’incline devant votre sagesse, capitaine, dit-il avant de poser un regard avunculaire sur Torec. Les amis de Pirius sont mes amis. Et je suis sûr que nous vous trouverons quelque chose d’intéressant à faire. Torec lui rendit son regard, étonnée. C’était un traitement on ne peut plus insolite pour deux recrues. Elle se tourna vers Seath. — Capitaine… — Je sais, répondit Seath. Vous passez votre vie à essayer de mériter votre formation d’officier. Vous y arrivez, et voilà… Eh bien, le commissaire ici présent m’assure que, s’il part avec lui, Pirius remplira son devoir d’une façon qui pourrait changer le cours de la guerre. Bien que je n’imagine pas comment, ajouta-t-elle froidement. Mais, si c’est vrai, alors ton devoir, enseigne Torec, est clair. — Chef ? — Tu dois empêcher Pirius de devenir fou. Pas de discussion, ajouta-t-elle d’un ton ferme, mais sans méchanceté. — Oui, chef. Nilis s’avança en bredouillant, les mains papillonnant devant sa bedaine. — Eh bien, si c’est réglé… Allons, allons, il faut partir ! Il entra dans le vaisseau et les invita à le suivre. L’espace d’une dernière seconde, le capitaine Seath regarda les deux enseignes, puis elle tourna les talons. Pirius et Torec suivirent Nilis à bord de la corvette en évitant mornement de se regarder. Ils avaient évidemment déjà eu l’occasion, au cours de leur formation, de monter à bord de vaisseaux de l’Aéro – des appareils de transport, des vaisseaux de ligne. Mais c’était la première fois qu’ils montaient dans un vaisseau aussi luxueux. Et propre. Il sentait même le propre. Le couloir central de l’élégant appareil était couvert de moquette. Dans la pointe de l’aiguille, derrière une cloison fermée, le poste de pilotage était occupé par un équipage de deux personnes. Dans la section médiane de l’habitacle, la coque extérieure était transparente et, à l’arrière, au-delà de la cloison, on distinguait vaguement la forme des moteurs, même si deux compartiments étaient isolés par des parois opaques. Nilis déposa ses énormes malles dans l’une des deux cabines, ouvrit la porte de l’autre et regarda les enseignes d’un air incertain. — Cette cabine était pour vous, Pirius. Il faudra que vous vous la partagiez, je le crains. Enfin, dit-il d’un ton ronchon, je vous laisse régler ça. Il n’y avait qu’une couchette. Absurdement embarrassé, il disparut dans son antre, dont il referma la porte derrière lui. Il y avait aussi de la moquette par terre, dans la cabine dévolue à Pirius. Le principal élément de mobilier était la couchette, au moins deux fois plus large que celles auxquelles ils étaient habitués. Pirius repéra des uniformes dans un placard et, sur une petite table, des bols d’une sorte de nourriture aux couleurs vives. Ils se regardèrent. — Je n’ai jamais demandé à être ici, dit Torec. Elle n’avait vraiment pas l’air contente. — Je n’ai pas demandé à ce que tu viennes. — J’ai mieux à faire que d’être ta michette. — Je préférerais être le miché de ce gros vieux commissaire, rétorqua Pirius. — C’est peut-être ce qu’il voudrait. Ils se regardèrent enfin dans les yeux. Et puis, tous les deux en même temps, ils éclatèrent de rire. Torec se fourra une poignée de nourriture dans la bouche. — Mm, c’est bon ! — Je parie que le lit est bon, aussi. En riant toujours, ils se coururent après et commencèrent à s’arracher leurs vêtements. Leurs nouveaux uniformes d’officier n’étaient pas comme les combinaisons grossières auxquelles ils étaient habitués sur la base des Arches : sitôt qu’ils les laissèrent tomber par terre, ils rampèrent dans le placard et entreprirent un processus silencieux d’autonettoyage et de réparation. La cabine contenait tout ce dont ils pouvaient avoir besoin : de l’eau, des vivres, des vêtements toujours propres, et même des toilettes habilement dissimulées derrière un panneau. — Apparemment, les officiers et les commissaires n’aiment pas qu’on sache qu’ils chient comme tout le monde, commenta sèchement Torec. Ils restèrent des heures dans la chambre, sous les couvertures, à manger et à boire autant qu’ils pouvaient. Ils savaient qu’ils avaient intérêt à en profiter. Quelqu’un viendrait trop vite les chercher, leur enlevant tout ça ; comme toujours. Mais personne ne vint. — Combien de temps tu penses qu’on va mettre à arriver là-bas ? — Où ça ? demanda Pirius. Il avait passé son bras sous la tête de Torec et mangeait des petits bonbons violets sur son ventre nu. — Sur Terre. Il réfléchit un instant. Aujourd’hui encore, plus de vingt mille ans après la première tentative de vol interstellaire de l’humanité, la traversée de la Galaxie de bout en bout n’était pas une petite entreprise. — La Terre est à vingt-huit mille années-lumière du centre. (Ça, tout le monde le savait.) Avec la SPL, on peut aller à deux cents années-lumière à l’heure. Alors… — Six jours, à peu près ? dit Torec, qui avait toujours été bonne en calcul mental. — Mais on ne peut pas aller aussi loin sans refaire le plein. Pas avec un vaisseau de cette taille. On multiplie par deux pour tenir compte des haltes ? Elle suivit, du doigt, la ligne médiane de sa poitrine. — Comment tu crois que ce sera ? — La Terre ? Je n’en ai pas la moindre idée. C’était vrai. Pour les marmots de l’Aéro comme Pirius et Torec, la Terre n’était qu’un nom, un idéal lointain – ce pour quoi ils se battaient. Mais on ne leur avait jamais parlé de la Terre proprement dite. À quoi bon ? Aucun d’eux n’irait jamais là-bas. C’était un totem. On n’y pensait pas comme à un endroit où on pourrait être amené à vivre. — Alors, qu’est-ce que tu crois que Nilis attend de toi ? — Que je gagne la guerre, dit-il en riant. Il ne m’a rien dit du tout. — Le commissaire nous a peut-être concocté un programme de formation. — Oui, peut-être. C’était une pensée réconfortante. Ils avaient l’habitude que chaque seconde de leur vie consciente soit programmée pour eux. Ce dont tout le monde se plaignait tout le temps, évidemment, mais Pirius reconnaissait qu’il serait rassuré d’entendre toquer à la porte, et que le commissaire leur fasse connaître ses instructions. Sauf que vingt-quatre heures passèrent sans qu’on frappe à leur porte. Ils commencèrent à se sentir mal à l’aise. Ils avaient même du mal à dormir. Ils n’avaient pas l’habitude d’être enfermés, isolés comme ça. Ils avaient passé toute leur vie aux Arches, dans de vastes dortoirs ouverts comme celui de la balle-baraque, où l’on pouvait voir, à tout instant, des milliers de gens comme soi, tout autour de soi, en train de manger, de dormir, de jouer, de se battre, de s’engueuler. C’est vrai que tout le monde râlait, et s’ingéniait à chaparder des instants de vie privée sous la couverture de sa couchette. Mais en réalité, c’était rassurant d’être comme dans un cocon, dans cette multitude humaine – d’avoir sa petite case à soi, et de la remplir. C’est tout ça qui leur avait été arraché, et c’était inquiétant. Le capitaine Seath avait fait preuve de sagesse. Sans la présence de Torec, quelqu’un avec qui partager tout ça, Pirius serait probablement devenu dingue. Ils se cramponnaient l’un à l’autre pour se rassurer. Mais ça ne suffisait pas. À la fin de ces vingt-quatre premières heures, ils sentirent un doux tressaillement – probablement une entrée dans un dock, qui provoqua une fluctuation du champ inertiel de la corvette alors que les systèmes de clampage prenaient le relais et assuraient l’interface. Ils ne pouvaient évidemment pas être déjà sur Terre, mais ils étaient quelque part. Ils sortirent de leur lit en désordre, mirent leur uniforme et quittèrent précipitamment leur cabine pour la première fois depuis qu’ils avaient quitté les Arches. À travers la coque transparente, ils virent une plaine de métal qui s’incurvait doucement, comme une lune qui aurait été intégralement recouverte de métal. La corvette s’était amarrée à un ponton sur ce mini-monde métallique, et à gauche et à droite ils voyaient d’autres docks sous l’horizon étroit du planétoïde, des ventouses complexes dans lesquelles reposaient d’autres vaisseaux. L’équipage de la corvette n’était pas en vue. Mais le commissaire Nilis était planté là, à regarder au-dehors. Il n’avait pas remarqué les enseignes. Il avait les mains dans le dos et on aurait dit qu’il fredonnait. Torec et Pirius se regardèrent, puis Pirius prit son courage à deux mains et manifesta sa présence. — Monsieur… Nilis, surpris, eut quand même un sourire. — Ah, mes deux enseignes ! Alors, vous appréciez le voyage ? Eh bien, il vient à peine de commencer. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, n’hésitez pas à le dire. Vous voyez ça ? fit-il en se retournant vers la vitre. Remarquable. Je pense que c’est un Z-plein. Pirius vit que c’était bien ça. Le grand vaisseau vivant était niché dans sa cale sèche, tel un globe oculaire exorbité. Torec poussa Pirius du coude, et il demanda : — Monsieur… commissaire, vous pouvez nous dire où nous sommes ? — Eh bien, je crois que c’est la base 528, répondit Nilis. Nous nous sommes arrêtés là pour notre premier ravitaillement. Et que vous dit ce nombre ? demanda-t-il en les regardant. Pirius ne savait qu’en penser, mais Torec répondit : — Que c’est une vieille base, monsieur. Celle des Arches porte le numéro 2594. Plus le nombre est petit, plus la base est ancienne. — Exactement. Très bien. Maintenant, venez voir. Il passa devant eux et s’approcha de la paroi opposée. Pirius vit des vaisseaux, beaucoup de vaisseaux, de toutes les formes et de toutes les tailles, qui se croisaient dans tous les sens. Les plus proches entraient dans des docks ou les quittaient. Derrière, il y en avait encore bien davantage, réduits à de simples points lumineux trop éloignés pour qu’il en distingue les détails, juste une masse mouvante qui se divisait en courants et s’éloignait. Les vaisseaux étaient trop nombreux pour qu’il les compte, réalisa-t-il, stupéfait. Et ce vaste flux devait se poursuivre nuit et jour, rien qu’à partir de cette unique base. Torec regardait au-delà. Elle regardait les étoiles. — Pirius. Le ciel… il est tout noir. Le ciel grouillait d’étoiles, dont beaucoup étaient chaudes et bleues, mais, où que se portât son regard, entre les étoiles, le ciel était noir. Noir comme du velours. — Nous ne sommes plus dans le centre de la Galaxie, dit-il. — C’est tout à fait exact, confirma Nilis. En réalité, nous sommes dans un bras spiralé – le Bras de Trois-Kiloparsecs, le plus intérieur du disque principal de la Galaxie. — Trois-Kilos, répéta Torec, déconcertée. J’en ai entendu parler. — Beaucoup de combats qui sont restés dans les annales ont été livrés ici, reprit Nilis. Mais c’était il y a longtemps. Cette base était jadis sur la ligne de front. Maintenant, ce n’est plus qu’un dépôt de ravitaillement. Depuis que le Front a été repoussé plus profondément vers le cœur de la Galaxie et le Premier Radiant lui-même. Dans cette partie de la Galaxie, il y a des docks, des cales sèches, des cimetières de vaisseaux et des bâtiments armés : c’est une ceinture de mondes-usines qui entoure le noyau intérieur, un hinterland qui s’étend sur des centaines d’années-lumière. Je suis venu ici une dizaine de fois, soupira-t-il, mais la taille de cette chose me stupéfie encore. Une guerre qui s’étend sur des centaines de milliers d’années-lumière dans l’espace et des dizaines de millénaires dans le temps ne peut tout simplement pas être appréhendée au cours d’une vie humaine qui ne couvre que quelques décennies. Il ne faut peut-être pas s’étonner que l’idée de gagner cette guerre dépasse l’imagination, même de nos commandants les plus anciens. — Commissaire ? demanda Torec d’un ton hésitant. — Oui, mon enfant ? — S’il vous plaît… qu’attendez-vous de nous ? — Eh bien… mais rien, répondit Nilis en riant. Détendez-vous, considérez cela comme des vacances, parce que, croyez-moi, nous aurons du pain sur la planche une fois arrivés sur Terre. Pour l’instant, dit-il en leur flanquant une claque sur l’épaule, profitez de la balade. Et il disparut dans sa cabine. Pirius et Torec échangèrent un regard étonné. Les vacances étaient un concept étranger aux marmots de l’Aéro. Ils contemplèrent le flux de vaisseaux en ouvrant de grands yeux. L’étape suivante du voyage devait être la plus longue, un trajet en ligne droite à travers les bras spiralés de la Galaxie : quinze mille années-lumière, et six bons jours, jusqu’à un dépôt de ravitaillement sur la Ligne d’Orion. Dans le ventre bourdonnant de la corvette, Pirius et Torec n’avaient toujours rien à faire. À la fin de la deuxième journée, à force de se bourrer de nourriture, ils commençaient à se sentir ballonnés. Ils faisaient toujours l’amour, bien sûr, mais même l’attrait de la chose s’estompait. Pirius en arrivait à soupçonner, mal à l’aise, que le fait de pouvoir baiser tant qu’ils voulaient gommait une bonne partie du plaisir que leur procuraient leurs rapprochements clandestins sous la couette, dans la chambrée. Il profita des moments de calme du troisième jour pour essayer d’analyser ses sentiments pour Torec. Seath avait manifestement supposé qu’ils formaient un couple stable, que leur relation était forte. Mais la vérité était que Torec n’avait jamais été qu’une copine. Pour le moment, elle était sa michette préférée, et réciproquement, mais ça aurait pu changer d’un jour à l’autre, sans remords ni regrets. Dans la balle-baraque, il y avait beaucoup de choix, et ça rebondissait pas mal sur les couchettes. Le sexe n’était qu’une question d’hygiène, et, accessoirement, de réconfort. Ils n’étaient sûrement pas amoureux. Étaient-ils condamnés à passer quand même leur vie ensemble ? Évidemment, il n’y avait personne avec qui en discuter – sûrement pas le commissaire, et ils n’avaient même pas revu l’équipage. Les enseignes n’avaient personne à part eux-mêmes. Et naturellement, le quatrième jour, ils s’en prirent l’un à l’autre. Le cinquième jour, après s’être crié dessus pendant des heures, ils étaient épuisés et repentants. Dans leurs efforts pour se faire du mal, ils s’étaient dit des choses qu’ils ne pensaient pas, la plus pénible pour Pirius étant l’accusation d’avoir gâché la vie de Torec. Parce qu’elle comportait un soupçon de vérité. Ils se tournèrent l’un vers l’autre pour se consoler. Et ça devint une bonne journée, pleine de tendresse. Pirius avait l’impression qu’après avoir affronté la tempête ils avaient évolué vers un nouveau niveau de relation. Il commençait à se demander s’ils ne finiraient pas par trouver l’amour. Et puis le sixième jour vint, un jour de plus dans ce luxe inespéré. Le voyage traînait vraiment en longueur. À la fin de la journée, Torec se réfugia dans le sommeil. Pirius, lui, ne tenait plus en place. Il se glissa hors du lit, se passa une lavnette sur tout le corps et enfila un uniforme. Torec ne se réveilla pas, ou fit semblant de dormir. Pirius trouva Nilis assis dans un fauteuil devant la coque transparente. Il travaillait, un infodesk sur les genoux. Il accueillit Pirius avec un bon sourire et lui indiqua un autre fauteuil. Pirius s’assit avec raideur et contempla le panorama. La propulsion SPL de la corvette effectuait de nombreux sauts à chaque seconde, en douceur et sans bruit, et Pirius avait l’impression que les étoiles éparses glissaient dans son champ de vision. Mais comme, après chaque saut, la corvette restait brièvement stationnaire par rapport au cadre de référence de la Galaxie, on ne constatait aucun des effets que provoquait normalement la propulsion infraluminique : pas de décalage vers le bleu ou le rouge, pas d’aberration ; leur traversée de la Galaxie ressemblait à une projection d’images fixes. Pour Pirius, c’était un drôle de ciel. Ils se déplaçaient dans le plan de la Galaxie, loin du Noyau maintenant, passant à travers le Bras du Sagittaire, l’une des régions les plus riches de la Galaxie en dehors du cœur. Il y avait une profusion d’étoiles, mais elles semblaient très distantes les unes des autres, et étonnamment éloignées : aucune n’était assez proche pour qu’on voie son disque. Même entre les étoiles, le ciel était bizarre, noir et vide. Tout semblait baigner dans un environnement silencieux, une atmosphère terne, à faible énergie. Et non seulement ça, mais Pirius avait bel et bien l’impression d’être incrusté dans un drap d’étoiles. Quand il regardait droit devant lui, ses yeux tombaient sur une sorte d’horizon, une vague bande floue d’un blanc grisâtre qui marquait la position de l’équateur galactique : la lumière de millions de soleils. Hors du plan, vers le haut ou vers le bas, il n’y avait que quelques poignées d’étoiles proches – on voyait tout de suite à quel point le disque était fin – et, au-delà de ça, il n’y avait que le noir, l’océan, supposait-il, de l’espace intergalactique. La corvette n’était pas seule. Elle était l’un des vaisseaux d’un vaste fleuve, d’un grand courant d’étincelles mouvantes parcourant la Galaxie. Partout ailleurs, dans le ciel, il voyait d’autres fleuves de lumière, tous plus ou moins parallèles au sien, certains coulant dans l’autre sens, vers le centre, d’autres fuyant vers la périphérie. Occasionnellement, un vaisseau passait assez près pour qu’il en distingue les détails. C’étaient généralement des Z-pleins, de vastes sphères de métal hérissées d’armes étincelantes. Nilis le regardait. Pirius se sentait vaguement mal à l’aise. Nilis agita la main. — C’est merveilleux, non ? Tout ça… Une galaxie humaine ! Évidemment, si vous regardez n’importe où, au hasard, dans le plan de la Galaxie, vous verrez probablement assez peu d’indices de présence humaine. Nous suivons une voie fréquentée, où les vaisseaux se blottissent les uns contre les autres et forment des convois pour leur protection mutuelle. Celui-ci fait des centaines d’années-lumière de long, enseigne. Et vous voyez les Z-pleins de l’Aéro assignés pour nous guider et nous protéger ? Nous avons repoussé les Xeelees vers leur Premier Radiant, dans le Noyau, mais ils sont toujours là – dans le halo galactique, et même dans les autres galaxies – et ils n’hésitent pas à surgir de l’extérieur du disque pour monter des embuscades. Pirius leva un regard inquiet vers le dôme noir du ciel. — Et pourtant, continua Nilis, même à l’échelle galactique, l’intervention humaine est visible. Rendez-vous compte ! Sur des centaines de millions de mondes d’un bout à l’autre du disque galactique, les ressources sont exploitées, retraitées, déversées dans les convois interminables qui affluent vers le Noyau et les mondes-usines, où elles sont transformées en armement et en vaisseaux de combat, pour être projetées à nouveau vers l’intérieur et calcinées, annihilées par la friction interminable du Front lui-même. Évidemment, après tout ce temps, beaucoup de mondes sont morts, épuisés, rongés jusqu’au trognon et abandonnés. Mais il y en a toujours d’autres à exploiter. Et ça continuera probablement jusqu’à ce que la Galaxie elle-même soit trop épuisée pour alimenter la guerre, dévorée jusqu’à la dernière bribe dans un seul et unique but. Pirius n’était pas très sûr de ce qu’il fallait dire. — C’est remarquable, monsieur. Nilis haussa un sourcil. — Remarquable ? C’est tout ? soupira-t-il. Vous savez que, conformément à la Doctrine Druz sous sa forme la plus stricte, la Coalition décourage l’étude de l’histoire. Il n’y a ni passé ni avenir : il n’y a que le présent. Un présent de guerre éternelle. Mais moi, j’ai plongé dans notre passé. J’ai consulté des archives, des bibliothèques, parfois officielles, pas toujours. Certaines mêmes illégales. Et j’ai découvert que nous étions voués à cette unique cause, depuis vingt mille ans : l’expansion de la guerre. Enfin quoi ? L’espèce humaine n’a que quelques centaines de milliers d’années ! « Ça fait trop longtemps. Nous nous sommes sclérosés. Fossilisés. Notre politique, nos structures sociales et même notre technologie n’évoluent plus. La science de l’armement mise à part, la recherche est moribonde. Nous vivons une vie en tout point identique à celle de nos ancêtres. Vous savez, à l’époque, il y avait plus d’innovations en une décennie qu’on n’en constate maintenant en un millier d’années. « D’une certaine façon, les Xeelees n’ont plus d’importance – non, ne prenez pas cet air offusqué, c’est vrai ! Vous pourriez remplacer les Xeelees par n’importe quel autre ennemi, ça ne changerait rien ; ce ne sont que des pions. Nous avons oublié qui nous sommes, d’où nous venons. Tout ce dont nous nous souvenons, tout ce que nous connaissons, c’est la guerre. C’est ce qui définit l’humanité. Nous sommes l’espèce qui fait la guerre aux Xeelees, un point c’est tout. — Monsieur… c’est une si mauvaise chose ? — Oui ! répondit Nilis en flanquant un coup de poing sur le bras de son fauteuil. Oui, c’est mauvais ! Et vous savez pourquoi ? À cause de tout ce gâchis ! Et il commença à débiter des statistiques. Autour du Front, il y avait une centaine de bases humaines, qui entretenaient chacune un milliard d’individus en moyenne. Et le turnover de la population, dans ces bases, était d’une dizaine d’années environ. — Ce qui veut dire que dix milliards de gens sont sacrifiés tous les ans sur le Front. Dix milliards, Pirius. Ça fait plus de trois cents personnes à chaque seconde. On estime qu’au total une trentaine de trillions d’êtres humains ont donné leur vie pour la guerre : un nombre cent, mille, dix mille fois supérieur au nombre d’étoiles de cette maudite Galaxie dans laquelle nous combattons. Quel gâchis de vies humaines ! Mais il y a un espoir, et il réside dans la jeunesse, comme toujours. Nilis se pencha en avant avec une sorte d’avidité millénaire. — Vous voyez, à Sag A Est, malgré une vie entière de conditionnement, quand vous avez vécu cette crise, vous avez, ou du moins votre moi futur a rejeté l’impératif mortel de la Doctrine. Vous avez improvisé, innové, vous avez fait preuve d’initiative, d’imagination, de courage… Et pourtant, la nature de cette vieille guerre est tellement statique qu’on voit en vous non pas une richesse mais une menace. Pirius n’aimait pas le ton sur lequel le commissaire avait prononcé le mot « conditionnement ». — C’est pour ça, enseigne, que j’ai demandé qu’on vous confie à moi, poursuivit Nilis en regardant, au-dehors, les étoiles ondoyantes, les formes silencieuses, inquiétantes, des escorteurs Z-pleins. Je rejette cette guerre, et j’ai passé l’essentiel de ma vie à chercher des moyens d’y mettre fin. Ça ne veut pas dire que je recherche la défaite, ou un accommodement avec les Xeelees, parce que je pense que ce n’est pas possible. Je cherche un moyen de gagner – mais pour ça, je dois renverser le statu quo, et ça suffit à me valoir des ennemis à tous les niveaux hiérarchiques de la Coalition. C’est un combat solitaire, et je commence à vieillir et à me fatiguer – et, oui, à avoir peur. J’ai besoin de votre jeunesse, de votre courage, de votre imagination. Alors, qu’en dites-vous ? — Je ne veux pas être la béquille de quelqu’un d’autre, monsieur, répondit Pirius en fronçant les sourcils. Nilis tiqua. Mais il dit : — Voilà ce que j’appelle une honnêteté brutale ! Très bien, très bien. Vous ne serez pas une béquille mais un collaborateur. — Et je ne vois pas pourquoi vous êtes seul, reprit maladroitement Pirius. Et votre… votre famille ? Vous avez parlé d’un frère. Nilis se détourna. — Mes parents étaient tous deux commissaires, et ils ont commis l’erreur impardonnable de tomber amoureux. Ma famille – une famille à l’ancienne – était aussi illégale sur Terre qu’elle aurait pu l’être sur la base des Arches. Elle a éclaté quand j’étais tout petit. J’ai été arraché aux miens. « Il est évident que ce contexte familial a joué un rôle crucial pour moi, n’importe quel psychologue vous le confirmera. Pensez donc : la Doctrine refuse aux femmes le droit d’enfanter ! Ça passait pour une terrible perversion. Vous-même, Pirius, ce n’est pas une femme qui vous a donné la vie ; vous êtes né dans une cuve. Vous n’avez pas grandi dans une famille mais dans une espèce d’école. Vous en êtes sorti socialisé, parfaitement éduqué, mais – vous me pardonnerez ! – vous n’êtes rien, rien qu’un produit de votre contexte. Vous n’avez pas de racines. Mes origines sont, disons, plus primitives. C’est peut-être pour ça que je souffre davantage que certains de mes collègues du gâchis implacable de la guerre. Ce qui ne voulait pas dire grand-chose pour Pirius. Sur les Arches, il y avait des contraceptifs même dans l’eau potable. Les hommes pouvaient encore engrosser des femmes – la vieille biologie était toujours opérationnelle –, mais ce serait pathologique, une erreur. La grossesse était une sorte de cancer, elle devait être éradiquée. Le seul moyen de transmettre ses gènes, c’était par l’intermédiaire des cuves de gestation, et le seul moyen d’y parvenir était de bien se conduire. — Depuis que j’ai perdu ma famille, poursuivait Nilis, je ne suis plus moi-même, je ne suis plus enraciné, je ne me sens plus chez moi dans ce monde où on naît dans des usines, où on est élevé dans des cadres. J’ai été puni pour un crime que je n’ai pas commis. Un peu comme vous, Pirius, dit-il en le regardant. Celui-ci entendit un petit soupir. Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule et vit Torec debout derrière une porte à moitié ouverte. Elle portait une chemise de nuit informe et son visage était bouffi de sommeil. Nilis détourna les yeux, visiblement gêné. — Vous lui apprenez à parler comme vous, commissaire, dit-elle. Bientôt, il n’aura même plus l’air d’être de l’Aéro. C’est ce que vous voulez ? Pirius retint son souffle. Sur les Arches, Torec aurait déjà mérité une semaine au trou. Mais Nilis se contenta de répondre, déconcerté : — Mais non, voyons. Bien sûr que non. — Alors quoi ? Il y a six jours que nous sommes à bord de ce stupide vaisseau modèle réduit. Et vous ne nous avez pas encore dit ce que nous faisions là. Pirius se leva, se dressa entre Torec et le commissaire. — Monsieur, elle vient de se réveiller… Elle lui coupa la parole. Elle semblait hors d’elle. Elle releva l’ourlet de sa chemise de nuit, montrant ses cuisses. — C’est ça que vous voulez ? Ou lui ? Vous voulez venir au lit avec nous, commissaire ? Pirius la repoussa de force dans la cabine, referma brutalement la porte sur elle et se retourna, penaud. — Commissaire, je suis désolé… Nilis balaya ses excuses d’un geste las. Pirius vit que la peau, sur le dos de sa main, était fine comme du papier. — Oh, ça ne fait rien, enseigne. Je comprends. J’ai été jeune, moi aussi, vous voyez. — Jeune ? Nilis releva les yeux sur lui. — Vous ne vous percevez peut-être pas comme ça. Les sociétés humaines du Noyau sont vraiment très jeunes, vous savez. Ces bases sont des ruches à enfants. Les seuls adultes que vous voyez sont vos instructeurs, j’imagine, mais je vous vois, moi, avec peut-être un peu plus de recul. Vous avez des corps d’adultes, vous êtes assez vieux pour aimer et haïr – et plus qu’assez âgés pour vous battre, pour tuer et mourir. Et pourtant, il vous arrive de piquer des crises, comme Torec. Soudain, une pointe d’enfance perce à travers les strates de maturité en formation et, vraiment, je comprends ça. Et puis d’ailleurs, elle a bien le droit de poser ce genre de question. Après tout, j’ai bouleversé vos vies, non ? dit-il avec un sourire. Ça, c’est bien vrai, songea Pirius, mal à l’aise. Et il se demanda si Torec n’avait pas vu clair. Peut-être toutes ces paroles sur la philosophie de la guerre n’avaient-elles aucun sens ; peut-être, en réalité, n’était-ce qu’un vieux bonhomme stupide, qui recherchait de la compagnie. À deux jours de la Terre, la corvette quitta les voies encombrées du Bras du Sagittaire et s’engagea dans l’espace désert qui s’étendait au-delà. Pirius regarda en arrière. Le Sagittaire était une pépinière de jeunes étoiles et de nuages étincelants, bouillante et riche. La paroi extérieure de ce bras spiralé était la fameuse Ligne d’Orion, où une espèce non humaine appelée les Fantômes d’Argent s’était opposée à l’humanité, et où la Troisième Expansion était restée bloquée pendant des siècles. Le moment où le barrage avait sauté avait marqué un tournant crucial dans l’histoire humaine. Depuis lors, comme un feu inextinguible, l’humanité avait poursuivi son expansion rugissante, consumant tout sur son chemin, vers le centre de la Galaxie. Mais ils laissaient tout ça derrière eux. La corvette approchait le bord extérieur, déchiqueté, et les étoiles étaient de plus en plus éparses. Le soleil de la Terre, ainsi que devait l’apprendre Pirius, n’était même pas situé dans un vrai bras spiralé mais dans un vague moignon d’arc peuplé d’étoiles qui n’avaient rien de spectaculaire. Ils devaient faire une dernière escale avant la Terre, dans un système appelé 51 Pégase. Alors que la corvette croisait vers l’étoile centrale du système, Torec sortit de leur cabine et alla se planter devant la coque transparente. Depuis qu’elle avait craqué, ou depuis son coup de déprime, peut-être, elle était comme éteinte. Le commissaire ne fit aucun commentaire, à croire que l’incident ne s’était jamais produit. — Là, indiqua Nilis. Vous voyez ? Les vaisseaux… Le système planétaire de cet endroit était dominé par un monde massif, une planète jupitérienne hypertrophiée qui se rapprochait du soleil, un monde tellement énorme que sa gravité attirait son étoile parente. À vrai dire, c’était cette attraction qui avait entraîné sa découverte par la Terre. C’était l’une des premières planètes extrasolaires jamais découvertes. L’humanité y était arrivée dans ses vaisseaux rudimentaires, plus lents que la lumière, lors de la première tentative d’exode appelée, rétrospectivement, la Première Expansion. — J’avais l’habitude d’y venir en vacances, murmura Nilis. Le ciel était toujours plein de nefs stellaires. Je les regardais la nuit, des schooners avec des voiles de centaines de kilomètres d’envergure, qui allaient et venaient dans la lumière. Vous savez, les systèmes de cette nature sont des reliques de l’histoire de l’avancée humaine. La technologie a tendance à se simplifier, plus près de sa source – la Terre. Il a fallu longtemps pour arriver aux régions les plus éloignées, et, le temps d’y arriver, l’humanité a avancé. Chaque poussée colonisatrice avait été rattrapée par des vagues d’une plus grande sophistication. Mais les Xeelees sont différents. Dans toute la Galaxie, leur technologie est au même niveau de développement. Alors ils ont dû arriver tous en même temps : ils doivent être extragalactiques. — Commissaire, demanda Pirius d’une voix hésitante, où est la Terre ? Le commissaire leva ses yeux larmoyants vers le ciel et le parcourut du regard, les paupières papillotantes comme s’il n’y voyait pas grand-chose. Puis il indiqua une vague étoile, à peine visible dans le noir. — Là. Pirius suivit la direction de son doigt, et la lumière du soleil originel de l’humanité lui apparut pour la première fois. 7 Pirius Bleu et l’équipage de la Griffe, échoués dans leur passé personnel, quittèrent la base des Arches à bord d’une vieille barcasse brinquebalante qui avait connu des jours meilleurs… il y avait très longtemps. Ils devraient conserver leurs skinsuits pressurisés tout le temps du vol, le système de contrôle inertiel du champ de Higgs avait des ratés, ce qui perturbait désagréablement la gravité, et la coque n’était même pas transparente. Enfin, ce n’était pas un vaisseau de l’Aéronavale, ainsi que le leur avait fait remarquer Espoir Tenace alors qu’ils se traînaient à bord. Sa coque était peinte d’un vert militaire qui achevait de l’enlaidir. — Et, ajouta-t-il en grimaçant, tout le monde sait comment l’armée traite ses appareils… Il n’était pas ingénieur pour rien. Cohl, quant à elle, se tortillait sur un tas de sacs empilés, essayant de se faire un nid pour dormir. — Bienvenue dans ta nouvelle ligne temporelle, dit-elle. Pirius était rongé de culpabilité à l’idée qu’il les avait entraînés là-dedans – Cohl, Espoir Tenace et leurs alter ego plus jeunes, y compris le sien. Il ne voyait pas comment il allait trouver la force de supporter ce qui l’attendait. Il ne voyait même pas ce qu’il aurait pu dire à son équipage. Au bout de deux jours passés à macérer dans leurs skinsuits, en poussant les systèmes de recyclage au-delà des limites de la puanteur tout en aspirant des rations de survie à la paille, ils sentirent que le transporteur se laissait tomber au sol plus qu’il ne se posait. Le champ inertiel se déconnecta et ils se retrouvèrent en microgravité, mais leur entraînement les avait préparés à cette éventualité, et ils se cramponnèrent tous aux poignées avant de heurter le plafond. La coque s’ouvrit d’un bloc, brusquement, révélant un sol gris, piétiné, sous un ciel grouillant d’étoiles. Un troufion en skinsuit vert élimé se pointa devant la porte. Il portait un énorme ceinturon de contrôle inertiel. — Dehors ! ordonna-t-il. Pirius donna l’exemple. Il ramassa son sac et sortit en traînant la patte, se laissant tomber mollement sur le sol. Il regarda autour de lui. Il était sur un roc – petit, à en juger par la gravité. Il était debout dans un cratère, une plaine entourée de murs, à la surface labourée d’empreintes de pas et de larges cicatrices à l’endroit où le ventre des vaisseaux écrasait la poussière. Le ciel était plein d’étoiles énormes et, au-delà, le centre de la Galaxie était une voûte de lumière, trop diffuse pour projeter des ombres nettes. — Vous avez une idée de l’endroit où on est ? demanda Cohl. Il y a assez d’étoiles pour que ce soit un amas. — Pas les Arches, en tout cas, répondit Espoir Tenace d’un ton sinistre. Je suppose qu’on en est loin. — Vos gueules, lâcha platement le troufion. Il passa leur petite rangée en revue, leur tendit des ceintures à inertie comme la sienne et leur prit leurs sacs. — Vous n’aurez plus besoin de ce merdier. Pirius savait que c’était vraisemblablement la dernière fois qu’ils voyaient leurs affaires, tout ce qui restait de leur vie aux Arches. C’était bien connu : les troufions de base croyaient que les pilotes de l’Aéronavale étaient bien mieux lotis qu’eux, et il s’attendait à de la fauche, mais pas à perdre son paquetage aussi vite ; c’était choquant. Il se sentait nu. Enfin, c’était peut-être voulu. Un officier se dressa devant eux – un capitaine, à en croire les galons qu’elle avait à l’épaule. Son skinsuit était rapiécé de tous les côtés et, à travers le matériau translucide, Pirius distinguait des reflets métalliques sur son flanc gauche, sa jambe, son buste et son bras. Elle avait les mains derrière le dos, son visage disparaissait dans l’ombre de sa visière, mais ses yeux bruns jetaient sur eux un regard sombre – et, ainsi que le vit Pirius avec surprise, dans ses prunelles luisait une étincelle d’argent. — Bouclez vos ceinturons, leur ordonna-t-elle. Pirius reprit aussitôt ses esprits. — Chef, je suis l’officier pilote Pirius de… — M’en fous. Vos ceinturons, j’vous dis. Et comme ils mettaient une fraction de seconde à obtempérer, elle hurla : — Exécution ! La ceinture inertielle de Pirius était complètement déglinguée, et il y avait des taches sombres sur le tissu. Du sang, peut-être, bien que la couleur soit difficile à distinguer à la lueur de la Galaxie. Comme il la bouclait, il fut rattrapé par la pesanteur et s’enfonça dans le sol de l’astéroïde. La ceinture avait été réglée sur une gravité qui lui paraissait supérieure à la normale. Il tendit la main vers la boucle. — Pas touche au curseur ! Pirius concentra son attention sur la femme. — Je m’appelle Marta, dit-elle. Cette base se trouve au cœur de l’Amas du Quintuplet. Ici, on dit le Quint. (Pirius savait qu’il était vraiment très loin des Arches.) Votre rééducation commence à la minute même. C’est une base de l’Armée Verte, et je suis un officier de l’Armée Verte. Vous êtes encore des pilotes, détachés de la Division de l’Aéronavale, mais vous êtes placés sous mon commandement. Vous serez entraînés à travailler dans l’Intendance. Pirius eut l’impression que le cœur lui manquait. L’Intendance. Autant dire les vidangeurs. Il commença : — Chef, quelles seront nos… — Ta gueule ! — Chef ! — Je ne veux plus entendre une seule autre question. Ce que vous savez n’a aucune importance. Tout ce qui compte, c’est ce que vous allez faire, et vous ne ferez que ce que je dis. Klar ? Leurs trois réponses se fondirent en une seule : — Chef, oui, chef ! Elle fit un pas vers eux, et Pirius vit qu’elle marchait sans raideur, mais d’une façon non naturelle : les systèmes qui avaient remplacé son côté gauche fonctionnaient en douceur, quoique pas tout à fait comme un corps humain intact. — Léthé, mais tu es inapte, toi ! dit-elle en enfonçant le doigt dans le ventre d’Espoir Tenace. J’en ai vraiment marre des grosses loches pantelantes qu’on me colle sur les bras ! Elle se redressa. — Je veux que ce soit bien clair tout de suite : les rebuts de l’Aéro, j’en ai rien à battre. D’ailleurs, personne ne veut de vous. Seulement, comme vous êtes là, on vous collera les corvées les plus rebutantes et les plus dangereuses. Il ne fait aucun doute pour moi que vous allez merder, mais vous serez bientôt morts, et comme ça je ne vous aurai plus sur le dos. En attendant, vous ferez ce que je vous dis sans discuter, et sans vous plaindre. — Chef, oui, chef ! Elle tenait un infodesk dans sa main gauche métallique. — J’vais faire l’appel. Pirius ! — Officier pilote Pirius, chef. — Tu n’es plus pilote, Pirius ! — Chef ! — Cohl. — Chef ! — Tuta ! Espoir Tenace ne répondit pas. Marta ne leva pas les yeux de son infodesk. — Tuta ! — Chef, je m’appelle… — C’est bien Tuta, chef, intervint Pirius. Marta pianota sur son infodesk. — Bon, alors, comme vous répondez à la place du grassouillet, vous partagerez sa punition. Elle effleura une commande sur sa poitrine, et la gravité artificielle engendrée par le ceinturon de Pirius doubla aussitôt. — Trois tours, dit-elle. Il s’avéra qu’elle leur ordonnait d’effectuer trois tours de cratère, c’est-à-dire, estima Pirius, environ dix kilomètres. — Vos exercices de remise en forme commencent tout de suite, annonça-t-elle. — Chef, intervint Pirius. Il y a des jours que nous n’avons pas quitté ces suit… — Quatre tours, dit-elle d’un ton égal. Sur quoi elle leur tourna le dos et repartit vers leur transporteur. Sans un mot, Pirius commença à se traîner vers le mur qui entourait le cratère. Cohl et Espoir Tenace lui emboîtèrent le pas. Il vit que ce dernier transpirait déjà. Espoir Tenace articula silencieusement « Désolé ». La piste n’était pas difficile à suivre. Tout autour du bord érodé du cratère, il y avait un sentier dont le sol avait été damé par d’innombrables pas. Mais courir sous la fausse pesanteur de leurs ceintures était un exercice violent, et leurs skinsuits, conçus pour un usage en douceur à bord des greenships, n’étaient pas faits pour ce genre de travail de force. Pirius eut bientôt des ampoules aux pieds, et le tissu du suit lui faisait mal à l’entrejambe et sous les bras. Espoir Tenace réussit à faire deux tours de cratère avant que ses jambes ne se dérobent sous son poids. Pirius et Cohl durent le soutenir pour la fin du parcours. Ils se retrouvèrent ensuite dans une zone de réception sordide, en sous-sol, où des ordonnances les débarrassèrent rapidement de leurs skinsuits et de tous leurs autres vêtements. Si inconfortables que ces loques aient pu devenir, ils virent avec mélancolie ces derniers liens avec leur passé disparaître dans l’économie souterraine de ce roc militaire qui n’avait même pas de nom. Ils furent cornaqués, nus et tremblants, à travers un barrage implacable de douches et de bains de radiations. Chacun des poils de leur tête, de leur visage et de leur corps fut flambé, la couche superficielle de leur épiderme changée en une poudre qui s’éliminait du bout des doigts. Des matics archaïques, maladroits, les palpèrent, s’occupèrent de leurs dents, de leurs oreilles et de leurs yeux. On leur injecta dans la bouche et dans le rectum des fluides qui ressortirent par les deux bouts dans de grands éclaboussements – et à leur parfaite humiliation –, entraînant le contenu de leurs tripes. Après ça, ils subirent une série d’injections qui leur mirent les bras et les cuisses en feu. Pirius comprenait la nécessité de ces précautions. Les bases humaines incrustées autour du Front étaient des communautés isolées, séparées les unes des autres par des années-lumière, où risquaient de se développer des souches particulières de microbes et autres parasites. Ses compagnons et lui auraient très bien pu contracter une infection dévastatrice contre laquelle on ne les aurait pas immunisés aux Arches. Mais il les soupçonnait plutôt de se donner tout ce mal pour éviter qu’ils ne contaminent la base de Quint. Leur décrassage achevé, on les conduisit hors de la zone de réception et on les poussa à travers une écoutille dans une salle beaucoup plus vaste : un dortoir bruyant, très haut de plafond et bondé – et ils étaient toujours nus, à la soudaine horreur de Pirius. Les toubibs ne leur avaient même pas donné une couverture à se partager. Une cadette souriante, à l’air très jeune, les accueillit à l’entrée de la chambrée. Elle portait une combinaison orange vif, et elle zyeuta avidement les seins de Cohl, que celle-ci s’efforçait en vain de couvrir avec ses mains. — Venez, je vais vous montrer vos pieux. Elle tourna les talons et s’engagea dans la vaste salle. Pirius essaya de mener son équipage sans avoir l’air trop embarrassé. Peine perdue : il marchait le dos rond, les mains crispées sur ses parties génitales. Cet habitat souterrain était fondamentalement une chambrée, comme la balle-baraque des Arches, en beaucoup moins bien rangée. L’endroit était bourré de piles de couchettes branlantes qui montaient du plancher au plafond grossier. Il faisait chaud et lourd ; ça puait la bouffe rance et les égouts. Et ça grouillait de monde partout, dans les allées comme sur les couchettes, et tous regardaient passer les pilotes. Certains portaient des combinaisons qui paraissaient réglementaires, comme la fille qui les avait accueillis, mais d’autres étaient torse nu, ou vêtus de shorts et de chemises improvisés, découpés dans des vieux suits ou des couvertures usées. Il y en avait même qui se promenaient simplement nus, aussi à l’aise que les pilotes étaient mortifiés. Et ça courait et ça hurlait, et ça se roulait par terre en se bagarrant, peau luisante contre peau luisante. Et ils avaient tous l’air très jeunes, même par rapport à la population de la base des Arches. Une masse grouillante de jeunesse et d’énergie, une masse animale. Pirius n’avait jamais rien vu de pareil. On aurait plutôt dit une nursery qu’un casernement. Mais certains de ces gamins étaient déjà des vétérans au combat. On pouvait le voir à la lueur métallique qu’ils avaient dans les yeux. Ils arrivèrent à un petit bloc de couchettes. L’une d’elles était occupée par un homme allongé sur le dos, les mains croisées derrière la tête. — Bienvenue, dit-il. Choisissez une couchette ! N’importe laquelle… Il était vieux, par rapport à la population de ce dortoir, en tout cas. Au moins vingt-cinq ans. Il avait même quelques cheveux grisonnants aux tempes. Sur l’une des couchettes était posée une pile de vêtements : une combinaison, des sous-vêtements et un skinsuit pour chacun. Ils avaient visiblement déjà été portés : ils étaient raccommodés de partout et particulièrement dépourvus d’élégance – c’étaient des modèles taille unique, avec des soufflets élastiques rudimentaires aux coudes, aux genoux, à la taille et au cou. Ils ne fermaient même pas tout seuls, il fallait attacher les boucles. Bon, c’étaient des vêtements, et ils se jetèrent dessus. Les cadets grouillants se massèrent autour d’eux en souriant, curieux, malicieux, crânes rasés, visages luisants de sueur. Ils étaient tous beaucoup plus petits que Pirius. Certains avaient l’air tellement jeunes qu’il n’aurait su dire si c’étaient des garçons ou des filles. Sentant des menottes tirailler sa combinaison, il s’obligea à sourire. — Désolé de vous décevoir. L’équipe de surface nous a pris tout ce que nous avions. Hé ! Quelqu’un lui avait saisi les couilles. Il recula précipitamment et referma sa combinaison. Les deux autres étaient tout aussi mortifiés, mais au moins aucun d’eux n’avait levé la main sur les cadets, ce qui aurait eu un effet désastreux. Il se sentit obscurément fier d’eux. L’homme plus âgé s’assit sur sa couchette, se leva et tapa dans ses mains. — Allez, ça va, fichez-leur un peu la paix. — De la viande fraîche, ricana l’un des cadets. Il – ou elle – avait les dents taillées en pointe. L’homme s’avança, bras tendus. — Ouais, ben ils seront tout aussi frais demain. Allez, ouste ! Il emmena les recrues à l’écart, comme on guide des enfants indisciplinés, et ils obtempérèrent à regret. Presque tous. Un petit cercle d’irréductibles resta à lorgner les nouveaux venus en murmurant. — Vous vous y ferez, dit l’homme. — Ça, j’en doute, répondit Espoir Tenace en se démenant pour entrer dans sa combinaison, trop petite pour lui. Cohl inspectait ses couvertures. — Elles sont dégueulasses… Léthé ! Elles sont chaudes ! — Vous vous y ferez aussi. Le turnover est plutôt élevé, par ici. — Qu’est-ce qui lui est arrivé ? demanda Cohl. — À qui ? Ah, à la fille qui dormait là ?… Je doute que vous ayez envie de le savoir. Il portait une combinaison vert-de-gris, ouverte jusqu’à la taille. C’était un gaillard costaud, bien bâti. Et beau, se dit Pirius, avec un visage mince, bien dessiné, un petit nez, des cheveux épais, coiffés en arrière, le sourire facile. Curieusement, malgré son physique avenant, Pirius eut une impression immédiate de faiblesse. Ça venait peut-être de la désinvolture avec laquelle l’homme accueillait l’équipage. Et comme les autres vétérans présents ici, ses prunelles brillaient d’un éclat métallique, argenté. Pirius s’approcha de lui, main tendue. Il se présenta et lui présenta son équipage. — J’étais pilote, moi aussi, dit l’autre, avant de me retrouver à pelleter la merde sur ce roc. Je m’appelle Quero. — Non, sans blague ! s’exclama Espoir Tenace en ouvrant de grands yeux. Je connais votre vrai nom. Tout le monde le connaît. Il s’approcha de lui à pas lourds et effleura sa manche d’une main hésitante. — Eh ben, pas moi, grommela Cohl. — Je m’appelle « Même Ça, Ça Passera », dit Quero. — Génial, dit Cohl. Encore un Ami. Même Ça éclata de rire. — Pourquoi croyez-vous que j’ai été arrêté et relégué ici ? Et pourquoi on n’arrête pas de m’y renvoyer ? — Vous êtes un hérétique. Vous n’avez que ce que vous méritez. Cohl se jeta sur sa couchette. Elle se couvrit le visage pour se protéger des globes lumineux qui planaient au-dessus d’eux, se tourna sur le côté et se roula en boule. — Si vous le dites, répondit gentiment Même Ça. Espoir Tenace était littéralement fasciné. — Pirius, tu ne sais pas qui c’est, hein ? Même Ça, Ça Passera est le chef des Amis. Même Ça le reprit doucement : — Voyons, tu sais bien que nous n’avons pas de chefs. Mais je suis flatté que tu me connaisses. Il posa la main sur l’épaule d’Espoir Tenace et le regarda dans les yeux. — Tu as vécu des moments difficiles. Je ne peux pas te promettre que ça va aller en s’arrangeant. Ça ne s’arrange jamais. Mais rappelle-toi que rien de tout ça n’a d’importance. Et dans l’infinité temporelle… — Oui, répondit Espoir, les yeux ronds. Même ça, ça passera. Pirius vit que sa lèvre inférieure tremblait. Même Ça se tourna vers Pirius. — J’en déduis que vous n’êtes pas croyant. — Non. Et je vous trouve bien imprudent d’enfreindre la Doctrine devant trois étrangers. — Regardez autour de vous, répondit Même Ça en haussant les épaules. Que pourrait-il m’arriver de pire ? Et qui me dénoncerait ? Vous ? — Non, répondit Pirius. Si vous pouvez faire en sorte qu’il soit content, moi, ça me convient, ajouta-t-il avec un coup d’œil vers Espoir Tenace, qui était assis, le visage hâve, sur sa couchette. — Vous êtes loyal envers votre équipage. Et avisé. Ça me plaît. — Je n’ai que faire de votre approbation. — Non, bien sûr. — Et si j’étais tellement avisé, je ne serais pas ici… Cohl poussa un jappement et se redressa. Elle tendit le doigt vers la rangée de couchettes située en face de la sienne. — Vous avez vu ? — Quoi donc ? demanda Pirius en se retournant. — Un rat ! Même Ça partit d’un grand éclat de rire. — Oh, les rats, vous vous y ferez vite ! Il y eut un affreux coup de klaxon, et les lumières passèrent subitement au vert. — Vous avez mangé ? demanda Même Ça. Combien de temps avez-vous voyagé ?… Enfin, peu importe. Je vous conseille de dormir. — Pourquoi ? Même Ça commença à enlever sa combinaison. — Vous devriez vous reposer. Votre entraînement va commencer pour de bon demain matin. C’est généralement plus calme ici, à cette heure-ci ; vous avez suscité pas mal de remue-ménage. Ce n’est pas une école de pilotes, ajouta-t-il avec un regard d’avertissement. Ce n’est pas très exigeant, sur le plan intellectuel. Mais… — Nous en avons déjà eu un avant-goût, répondit Pirius en commençant à inspecter sa couverture crasseuse et en se demandant comment il pourrait la faire nettoyer. Il regarda ses compagnons d’infortune : Cohl, toujours roulée en boule, ne dormait probablement pas, mais s’appliquait à le faire croire. Espoir Tenace, qui était physiquement épuisé et semblait émotionnellement vidé par sa rencontre avec cet énigmatique chef spirituel, s’était effondré sur sa couchette. Pirius s’allongea et ferma les yeux. Mais la lumière, trop vive, bougeait derrière ses paupières, et le vacarme était assourdissant. Il n’avait jamais pensé que la base des Arches était un endroit particulièrement paisible, mais c’était l’impression qu’elle lui faisait, rétrospectivement, à côté de ça. Il s’obligea à détendre ses muscles noués, s’efforça de faire le vide dans son esprit en déroute. Pendant l’heure précédant le réveil, le tumulte général sembla se calmer un peu. Les bavardages, les bruits de baise, de bagarre, cessaient apparemment pour la nuit, les gens finissant par s’endormir. Et pendant cette heure de calme, Pirius entendit un drôle de bruit, qui tenait du grattement, du froissement, du chuchotement. Puis un doux pépiement monta d’un peu partout dans le dortoir, un chœur de toutes petites voix qui s’unissaient dans une quasi-harmonie. Par la suite, Même Ça lui dit que c’étaient les rats qui s’appelaient autour du baraquement. Ils étaient venus de la Terre, à vingt-huit mille années-lumière de là, en compagnie des êtres humains, et ils avaient eu tout le temps d’apprendre à chanter. Et les humains, qui n’avaient jamais entendu d’oiseaux, en étaient arrivés à apprécier leur chant. Pour les rats, c’était une tactique de survie ; ils étaient devenus aimables. La sirène retentit à nouveau, couvrant leur doux pépiement. 8 Bien qu’encore en propulsion SPL, à l’approche du système de Sol, la corvette de Nilis fut bombardée par toute une série de VieD&Os. Certaines étaient dûment avalisées par les autorités, mais d’autres, qui ne l’étaient manifestement pas, réussissaient quand même à franchir tous les pare-feu d’un vaisseau de l’Aéronavale. On aurait dit des fantômes hurlants, capables de se matérialiser à l’improviste, dans tous les coins de la corvette, et Torec était littéralement terrifiée par cette expérience. Pirius Rouge mit un moment à comprendre que beaucoup de ces supplications et de ces revendications tonitruantes ne s’adressaient pas à Nilis mais à lui, le garçon qui avait capturé un Xeelee. — Il ne faut pas que ça vous perturbe, lui dit Nilis avec un sourire. Vous êtes célèbre, c’est tout. C’était quand même assez dérangeant. Pirius avait toujours caressé le désir coupable de faire quelque chose d’extraordinaire, pour que son nom ne sombre pas dans l’oubli. Mais il ne voulait pas se faire connaître pour une chose qu’il n’avait pas faite, et ne ferait jamais, maintenant que l’histoire était écrite. De toute façon, la notoriété personnelle était rigoureusement antidoctrinale. Pirius s’attendait à ce qu’ici, près du centre de l’humanité, l’adhésion à la Doctrine soit plus forte que partout ailleurs. Apparemment, c’était pure naïveté de sa part. — À bien des égards, tout était plus simple là d’où vous venez, dit gentiment Nilis. Ici, dans le système de Sol, et surtout sur Terre, la Commission pour la Vérité historique a beau faire, tout est très vieux, surpeuplé, et c’est le bordel complet. Personne ne commande plus rien, et, en réalité, personne ne pourrait plus rien commander. Vous verrez ! Quand Nilis lui racontait ce genre de choses, la plupart du temps, Pirius préférait éviter de trop y réfléchir. Mais les messages continuaient à affluer, et alors que la lumière de Sol devenait plus vive, les battements de son cœur s’accéléraient. La corvette fit un bref arrêt sur Saturne. Pirius et Torec connaissaient, de nom, l’immense géante gazeuse que l’Aéro avait réquisitionnée, longtemps auparavant, pour en faire sa plus grande base dans le système solaire. Pirius regarda, impressionné, les essaims de vaisseaux et de systèmes qui orbitaient autour de la planète drapée de nuages. Même les lunes étaient hérissées d’usines et de batteries d’armement, mais il semblait que beaucoup des plus petits satellites avaient été complètement démantelés pour en extraire les matières premières : la glace d’eau des manteaux et la roche des noyaux. Nilis se répandit avec nostalgie sur l’histoire de ce monde. Il montra à Pirius des VieD&Os d’avant l’arrivée de l’humanité, quand il était entouré par un ensemble spectaculaire d’anneaux de glace. Lesquels avaient constitué une tentation trop forte pour les premiers colons du système, et s’étaient révélés trop fragiles pour résister aux feux des premières guerres qui avaient été livrées là. Pirius ne s’intéressait pas beaucoup au paysage. En tant que marmot de l’Aéro, il était beaucoup plus intrigué par le matériel militaire, et il observa le flux interminable de vaisseaux qui plongeaient dans les nuages de la planète. Nilis lui expliqua qu’ils descendaient vers le cœur rocheux de Saturne, un planétoïde de la taille de la Terre, à peu près, mais immergé dans un océan d’hydrogène de plusieurs milliers de kilomètres de profondeur. Là, hors de vue du reste de l’humanité, malgré les conditions effroyables qui régnaient dans cette bouillasse, d’énormes machines étaient construites. La Terre, ce grumeau de roche perdu aux confins de la Galaxie, était encore le centre logique de l’humanité. La Coalition intérimaire de Gouvernement exerçait un commandement autoritaire, qui ne laissait aucune initiative à une galaxie peuplée d’êtres humains, et dont l’épicentre se trouvait ici, sur Terre. En mettant les choses au pire, si les Xeelees sortaient un jour du Noyau galactique et s’attaquaient au système de Sol même, Saturne serait le dernier bastion de défense de la Terre, et ces puissants engins sortiraient de leur torpeur. La corvette était là parce que le nightfighter xeelee capturé par Pirius Bleu avait été amené depuis l’autre bout de la Galaxie et placé en orbite autour des lunes de Saturne. — En réalité, il n’y avait pas d’autre façon de procéder, murmura Nilis. Capturer un Xeelee était déjà un exploit sensationnel. Au moins, ici, il sera sous la garde de l’Aéronavale. En le faisant entrer plus profondément dans le système intérieur, nous aurions risqué de nous attirer des ennuis. — Vous voulez dire que le risque aurait été trop grand pour la Terre ? demanda Pirius. — Ce n’est pas ça, Pirius. Nous sommes venus ici non pour protéger la Terre de notre Xeelee, mais pour le protéger de nous, fit-il avec un clin d’œil. Six heures plus tard, la corvette s’éloignait prudemment de Saturne et de son cordon de technologie. L’équipage de la corvette se vit accorder la permission d’abréger la suite du parcours en utilisant la propulsion SPL dans les limites du système solaire. C’est ainsi que Pirius vit Saturne disparaître en un clin d’œil et laisser aussitôt la place à un mur de lumière blanc-bleu qui baigna la corvette de son éclat aveuglant. Pirius et Torec ne comprirent pas tout de suite ce qu’ils voyaient. C’était un immense bouclier bleu-gris, doucement incurvé, et qui semblait fait de métal poli, parce qu’il reflétait l’éclat aveuglant du soleil. Sauf que sa surface subtilement texturée comportait des défauts, des masses plus sombres, dispersées irrégulièrement et entourées par une frange bleue plus pâle, mouchetée de blanc. Des objets rampaient sur le bouclier, traînant derrière eux des sillages en forme de flèche. Nilis semblait avoir prévu qu’ils auraient du mal à comprendre ce qu’ils voyaient. Au lieu de le leur expliquer, il les encouragea à utiliser la fonction zoom intégrée à la paroi de la corvette afin d’explorer le paysage et de se rendre compte par eux-mêmes. Lentement, l’étrange vérité de ce qui s’offrait à leur vue apparut à l’esprit de Pirius. Il regardait une planète dont un hémisphère était dominé par un énorme océan – un océan d’eau à ciel ouvert. Et qui restait à l’état liquide, non pour des raisons technologiques, mais à cause d’un équilibre thermodynamique. Et sa forme courbe n’était pas le fruit de l’ingénierie humaine, mais résultait d’un simple équipotentiel gravitationnel. Même les nuages vaporeux qu’il voyait étaient de l’eau – de la vapeur d’eau. L’humanité avait désormais cartographié la Galaxie, mais c’était encore, étonnamment, le plus grand océan à l’air libre qu’on ait jamais trouvé où que ce soit. La Terre. Les petites choses qui fourmillaient à la surface étaient des bateaux, mais certains des plus gros vaisseaux avaient l’air étrangement familiers : il se confirma que c’étaient des sortes de Z-pleins, qui batifolaient majestueusement sur la profonde houle du Pacifique. Après des milliers d’années de guerre, les océans de la Terre étaient devenus une nursery pour des vaisseaux stellaires vivants. Mais les bancs de Z-pleins n’étaient pas ce qu’il y avait de plus bizarre sur ce monde. Pirius se concentra sur une île, l’une des masses de roches irrégulières qui s’élevaient au-dessus de la peau patiente de l’océan. Il distingua des bâtiments, des ports, des pistes d’atterrissage, et même des gens qui se déplaçaient entre les constructions. Une petite fille, qui suivait à cloche-pied un sentier descendant vers une plage, leva les yeux vers le ciel comme si elle pouvait voir qu’il la regardait. Son visage était un petit bouton. Et elle était toute nue : elle ne portait ni masque, ni skinsuit, ni aucun scaphandre de quelque forme que ce soit – elle était toute nue, en plein air. C’en était trop. Pirius et Torec filèrent se réfugier dans la sécurité de leur cabine bien fermée où ils se cramponnèrent l’un à l’autre en tremblant. Puis ils sentirent la corvette frémir subtilement : elle plongeait dans l’atmosphère de la Terre. Après leur atterrissage dans un spatioport, un petit flutter au cockpit bulbeux les emmena d’un coup d’aile suborbital vers leur destination finale : chez Nilis. L’appareil ressortit rapidement de l’atmosphère, et Pirius vit que le spatioport était au centre de l’une des plus grosses masses de terre émergée. Ils survolèrent ensuite une bande d’océan jusqu’à une grande île, au large, sur laquelle Pirius repéra des collines froissées et des formations rocheuses, manifestement naturelles, qui ne servaient apparemment à rien ni à personne. Quant aux plaines, près des côtes et le long des vallées fluviales, elles étaient couvertes de grands rectangles verts et traversées par des canaux aussi droits que des flèches. Ces terres cultivées étaient déparées par des masses irrégulières, foisonnantes, gris argent. On aurait dit des ampoules, mais elles ne devaient pas être le fait de l’homme, car on n’y discernait ni la symétrie des conceptions humaines délibérées, ni les schémas plus organiques des colonies non programmées. Pirius apprit que ces cicatrices non humaines étaient pourtant les villes des hommes : ce qu’on appelait des conurbations. Chaque conurbation était officiellement désignée par un numéro de code : la corvette s’était posée à la limite de la Conurbation 2807, et le flutter devait les déposer à la Conurbation 3474, une cité tentaculaire enserrant un large fleuve languide. Ces numéros leur avaient été attribués par les Qax, les non-humains qui avaient occupé la Terre avant l’avènement de Hama Druz, et qui avaient depuis longtemps disparu. Les dômes entassés les uns sur les autres, des bulles de roche soufflée, étaient principalement de conception qax ; ils avaient été préservés en guise de mémorial permanent de cette époque terrible. Mais Nilis leur avait dit, avec un clin d’œil, que les gens du coin donnaient à leurs villes des noms beaucoup plus anciens, qui étaient les leurs bien longtemps avant l’Occupation, alors qu’aucune trace de ces colonies antérieures n’avait survécu à l’occupation qax. C’est ainsi qu’ils s’étaient d’abord arrêtés à Berr-lun, et que la base de Nilis se trouvait dans une ville appelée Lon-gres. Ils se posèrent au bord d’un fleuve, près de l’un des grands dômes de Lon-gres. Alors qu’ils s’apprêtaient à quitter le flutter, Pirius entrevit le fleuve qui étincelait dans les rayons obliques du soleil bas sur l’horizon. Cette seule vision était stupéfiante : de l’eau à l’air libre, des milliards de tonnes d’eau qui coulaient toutes seules, par un équilibre miraculeux avec une atmosphère elle-même offerte à l’espace. Ils durent marcher un peu dans un passage couvert qui allait du terrain d’atterrissage à l’appartement de Nilis, situé juste à l’intérieur de la peau du dôme. Nilis traversa rapidement les pièces poussiéreuses, des matics d’entretien se bousculant dans son sillage, requérant des instructions, tandis que des VieD&Os qui se proclamaient « urgentes » papillonnaient autour de lui, évanescentes et bruyantes. L’air sentait vaguement le moisi, le renfermé, comme s’il y avait un moment qu’il n’était pas rentré chez lui. Nilis montra aux enseignes la pièce qu’il leur avait attribuée. Heureusement, elle n’avait pas de fenêtre donnant sur l’extérieur. Torec se débarrassa de son uniforme, qu’elle laissa en chiffon par terre, et se fourra dans le grand lit. Pirius la suivit, un peu moins vite. Dans cet étrange endroit, la peur et la curiosité se livraient combat en lui, et il ne tenait pas en place. Il prit Torec dans ses bras jusqu’à ce qu’elle cesse de trembler et s’endorme enfin. Il se réveilla deux heures plus tard. Torec dormait à poings fermés. Échappant, pour un moment, à toute cette bizarrerie. Pirius regarda un instant la peau lisse, la courbe sans défauts de son épaule, et son petit visage atone, comme celui d’une enfant, pas tout à fait fini. Il éprouva une soudaine vague de chaleur, un désir de la serrer très fort contre lui, pour qu’ils se protègent mutuellement dans cet endroit incroyablement étranger. Si on le lui avait demandé avant qu’ils quittent les Arches, il aurait sûrement dit que Torec n’était que sa michette, et qu’elle en avait autant à son service. À présent, elle lui semblait beaucoup plus que ça. Ressentait-il cela parce qu’ils étaient seuls ici, le seul élément familier, l’un pour l’autre, si loin de chez eux ? Éprouvait-il déjà cela pour elle, bien enfoui, avant même qu’ils ne quittent les Arches ? Ou bien la crise qu’ils avaient traversée à bord du vaisseau les avait-elle rapprochés, comme des frères d’armes, combattant côte à côté ? C’était compliqué. Il n’avait pas l’habitude de ce genre d’introspection, de fouiller ainsi dans ses émotions. Dans les balles-baraques, on n’avait guère le temps de réfléchir tranquillement. Cela dit, il y avait assurément beaucoup de choses pour s’occuper l’esprit, ici aussi. Il se leva tout doucement et entreprit d’explorer la pièce. Des portes donnaient sur des toilettes et sur une salle de douche – pas une armoire à lavnettes, non, une cabine où de l’eau coulait d’un trou dans le plafond, à la demande. Pirius essaya. L’eau était chaude et bien claire, mais elle lui laissa la vague impression de ne pas être propre ; peut-être que c’était de l’eau recyclée, et qui offrait toutes les garanties de sécurité, mais elle aurait pu venir du fleuve, ou de l’océan ; il n’imaginait pas pouvoir un jour apprécier cette étrange expérience. Il se sécha, enfila un uniforme neuf. Il hésita sur le pas de la porte. Il n’avait pas fait tout ce chemin, il n’était pas arrivé sur Terre, pour rester planqué. Il toqua à la porte. Elle s’éclipsa en silence et il sortit. L’appartement était incroyablement grand, et incroyablement vide : on aurait pu loger cinq cents enseignes dans un espace aussi vaste, se dit Pirius, et il était réservé à un unique gros commissaire. Alors qu’il se promenait, des petits matics d’entretien décrivaient des arabesques silencieuses sur le tapis, derrière lui, effaçant toute trace de son passage. L’appartement se trouvait juste sous la peau extérieure du dôme, et de grandes baies vitrées avaient été ouvertes dans la paroi extérieure. Les pièces étaient baignées d’une lumière non filtrée tombant de l’étoile parente. Pirius, qui essayait de s’accoutumer, se recroquevilla sous la lumière. La fonction de certaines des pièces semblait évidente. Par exemple, l’une d’elles contenait une longue table de conférence entourée de rangées de fauteuils. Pirius effleura le plateau de la table. Il était fait d’un matériau marron clair qu’il n’avait encore jamais vu, texturé, avec comme une sorte de grain. D’autres pièces semblaient prévues pour se détendre ; des chaises et des tables basses les meublaient, placées devant les fenêtres. Toutes les pièces étaient pleines de choses : des artefacts, des souvenirs ou des trophées, peut-être, ou alors des objets d’étude pour Nilis. Parmi eux, des VieD&Os, des schémas complexes, en trois dimensions, encore inachevés, planaient dans l’air. Mais il y avait aussi des technologies beaucoup plus anciennes : une pièce était pleine de blocs de papier qu’on tenait à la main. Pirius apprendrait par la suite que ces choses s’appelaient des livres. Il y avait une sorte de salle d’exposition, aux murs couverts de diplômes. Des vitrines ouvertes contenaient des médailles et des petites statues de métal brillant. Il y avait même un projecteur d’images virtuelles, où tournoyait et étincelait une représentation de double hélice. Sur beaucoup de ces objets étaient fixées des petites plaques portant des inscriptions. Pirius ne lisait pas bien – dans son métier, lire n’était qu’un système de secours permettant d’accéder à des données –, mais il reconnut le nom de Nilis, répété un peu partout. Il n’était pas difficile de comprendre que ces artefacts étaient des prix, des décorations, des certificats : des récompenses, des témoignages de reconnaissance. Encore une fois, c’était horriblement contraire à la Doctrine. On était censé faire son devoir parce que c’était la seule chose à faire, et pas par orgueil ou dans l’espoir d’une quelconque approbation. Mais ces petits témoignages n’avaient rien d’ostentatoire ; ils étaient réunis là avec une sorte de fierté tranquille, qui ne demandait rien à personne. Les marques de réussite de toute une vie. En vérité, tout cet endroit était une sorte de projection de la personnalité de Nilis : riche, complexe, désuète, déconcertante. Pirius arriva enfin à un endroit où, entre deux grandes fenêtres, le mur était percé d’une porte ouverte. Pirius resta figé sur l’épais tapis, sentant monter en lui, du plus profond de son être, une panique irrépressible. Mais c’était la Terre, le seul monde de la Galaxie où on pouvait sortir d’un dôme sans mettre ne serait-ce qu’un skinsuit et espérer rester en vie. Il se rappela la petite fille sur l’île. Elle n’avait pas peur, elle. Dans le vide, de l’autre côté de la porte, Pirius repéra Nilis. Pieds nus, sa robe noire remontée autour des genoux, il marchait allègrement dans la lumière vive. Il tenait quelque chose de vert et de complexe niché dans ses mains. Il disparut en sifflotant. Pirius prit une profonde inspiration. Après tout, il respirait déjà l’air non retraité de la Terre. Il lui paraissait frais, un peu piquant, et chargé d’étranges odeurs : il avait quelque chose de vif, qui ne ressemblait à rien de ce qu’il connaissait, et malgré tout étrangement familier. Une odeur verte : cette pensée se présenta spontanément à son esprit. Il s’interdit d’hésiter davantage. Il traversa la pièce et s’approcha de la porte, et de la plate-forme qui se trouvait de l’autre côté. La lumière lui frappa le visage, une lumière chaude, intense, venant d’un soleil si brillant qu’il ne pouvait même pas le regarder. Mais il vit un peu le ciel. Constata avec stupéfaction qu’il était bleu. Et que des objets planaient dans ce ciel bleu, de gros objets cotonneux, irréguliers, au ventre gris. Au moins aussi gros que des vaisseaux spatiaux. Ça devait être des nuages, des masses de vapeur d’eau. Nilis était debout à côté de lui. Il avait les mains sales et les ongles en deuil. — Vous vous en sortez bien, enseigne, dit-il en souriant. — Oui, monsieur, répondit Pirius. Il regarda autour de lui. Il était sur une terrasse, un vaste rectangle de béton. Une grande partie de la surface était occupée par une série de rigoles qui contenaient une lourde terre noire. Des choses poussaient dedans : des plantes, supposa Pirius, avec des feuilles vertes, noires, rouge sang. Des petits outils manuels étaient disposés autour. Des matics d’entretien étaient penchés au-dessus comme pour s’en occuper, mais Nilis, pieds nus, transpirant, les ongles noirs, soignait manifestement tout seul son petit jardin. De l’autre côté de la terrasse, le sol descendait vers le fleuve qui coulait, brillant comme la peau d’un immense animal. Pirius se sentait nanifié, tout nu. — Alors, demanda Nilis. Qu’est-ce que vous en pensez ? — Le ciel, répondit Pirius. Il est bleu. Je ne m’y attendais pas. Nilis réfléchit à sa réponse. — Non, ça, j’imagine. Il s’essuya le front et leva le visage vers le soleil. La lumière semblait lisser les rides qui barraient son front. — Même si vous aviez su tout ce qu’on peut savoir sur la physique de la lumière, rien n’aurait pu vous permettre de penser qu’un ciel pouvait être bleu. La Terre a beau être épuisée, elle nous rappelle encore nos limites. C’est une leçon d’humilité. — Épuisée ? — Regardez mieux, enseigne. Que voyez-vous, au-delà de la voûte céleste ? Pirius se protégea les yeux du soleil. Partout où portait son regard, des étincelles brillaient. — Des vaisseaux qui passent, dit-il. Nilis lui indiqua un tétraèdre blanc qui dérivait, à peine visible sur le fond bleu. — Vous voyez ça ? C’est un Flocon de Neige. Ses bâtisseurs, que les Assimilateurs appelaient les « Bonshommes de Neige », vivaient loin d’ici, dans le halo de la Galaxie. Il y a un milliard d’années, ils ont construit ces artefacts géants pour enregistrer le lent refroidissement de l’univers. Nous avons détruit les Bonshommes de Neige et nous nous sommes emparés de leur technologie. Maintenant, les Flocons qui gravitent autour de la Terre forment une grande coquille qui engloberait l’orbite lunaire : ce sont des stations d’observation, à l’affût, je suppose, de la menace xeelee. Et ces immenses yeux sont aussi tournés vers la Terre, où ils guettent les signes d’insurrection de la part de factions humaines dissidentes. Oh, n’ayez pas l’air si surpris, enseigne : toutes les époques ont leurs rebelles. « Et là, regardez ces chapelets de vaisseaux… La nuit, on les voit plus facilement s’insérer en orbite ou la quitter. C’est qu’une quantité surprenante des matériaux qui alimentent cette guerre vient de la Terre proprement dite. À l’équateur, il y a des mines d’où l’on extrait le métal liquide du cœur de la planète. On pompe la masse et l’énergie, le sang vital de la planète mère, pour les déverser dans la gueule avide de la guerre ! On dit que la structure du noyau a déjà été tellement déformée par ces forages que le champ magnétique naturel de la planète a été modifié. Mais ne vous inquiétez pas. La Coalition élève de grandes stations en orbite basse afin de nous protéger de tout effondrement magnétique… Pirius avait compris que Nilis souhaitait qu’il lui parle ouvertement, aussi dit-il bravement : — Commissaire, je ne suis pas encore sûr de savoir ce que vous faites de vos journées. — Mes supérieurs non plus, dit Nilis en riant. — Mais vous avez dû faire de grandes choses. — Pourquoi dites-vous ça ? — Parce qu’elles vous ont valu des trophées. Et ça… — L’appartement ? Eh bien, peut-être, même si les crétins jaloux du Conseil de la Conurbation se sont toujours gardé les appartements avec la meilleure vue ! Vous ne savez pas grand-chose de moi, hein, Pirius ? ajouta-t-il. Et que pourriez-vous bien savoir ? Je suppose que si je puis revendiquer une quelconque notoriété, c’est que je suis celui qui a doublé le rendement des fermes de la Terre et, du même coup, de toutes les usines agroalimentaires de la Galaxie. C’était bien avant votre naissance, naturellement. Mais chaque fois que vous vous remplissez la panse, dit-il en se tapotant la bedaine, vous devriez avoir une pensée reconnaissante pour moi. — Comment… Il y avait belle lurette que l’écologie avait été éradiquée sur Terre. Hormis quelques parcs sous dômes, la surface terrestre était entièrement occupée par des nanomachines, alimentées par l’énergie solaire, qui transformaient inlassablement les matières premières de l’air et du sol en nanopâte, le magma insipide qui constituait le régime de base de l’humanité. — Je me suis contenté de multiplier par deux le rendement de ces petites créatures travailleuses, soupira Nilis. La technologie était assez simple. Mais il n’en demeure pas moins que ça a été une merveilleuse journée pour moi quand la porte-parole du Grand Conclave de la Coalition en personne a déposé une poignée de nanopoussière sur un carré de sol nettoyé à fond – pas très loin au nord d’ici, d’ailleurs – et a lâché mes matics agroalimentaires dans la nature. Pirius ne savait comment formuler ses questions ; c’était la première fois de sa vie qu’il rencontrait un savant. — Comment avez-vous eu l’idée de ce qu’il fallait faire ? — En me plongeant dans l’histoire, mon garçon. À votre avis, qui a inventé les nanomatics qui nous nourrissent ? — Je ne sais pas. — Allons, allons. Quelle espèce ? — Euh… Les hommes, évidemment. — Pas du tout, répondit Nilis en secouant la tête. La Commission ne ment pas – ce serait très antidoctrinal. Mais elle ne fait rien pour empêcher certaines vérités dérangeantes de sombrer dans l’oubli. Pirius, ce sont les Qax, nos occupants, qui ont les premiers ensemencé la Terre avec des nanomatics. C’était une manœuvre délibérée. Ils l’ont fait d’abord pour que nous soyons dépendants d’eux, et par la suite, dans le cadre de l’Extirpation, afin de détruire notre écologie et de rompre nos liens avec notre passé. Et puis, quand les Qax se sont effondrés et que la Coalition l’a emporté, il y avait décidément trop de bouches à nourrir, et nous avions perdu trop d’antiques connaissances pour renoncer à utiliser les matics afin de donner à manger aux masses libérées. « Les gens ignorent que ce sont des machines qax qui les nourrissent ! Mais moi je le savais, parce que je suis curieux et que j’ai fouiné dans les vieilles bibliothèques. C’est là que je m’en suis aperçu. Ensuite, j’ai vérifié si l’Expansion avait atteint le monde natal des Qax. Évidemment qu’elle était allée jusque-là ! Il y avait longtemps, même. Alors j’ai déposé une demande de bourse d’étude auprès de mon Bureau. J’ai appris que les fonctionnaires de l’Assimilation avaient réuni beaucoup de données sur les nanomachines qax, bien qu’on ait laissé leurs travaux prendre la poussière depuis des siècles. À partir de là, je n’ai pas eu de mal à retrouver les bases des nanomatics agroalimentaires et à imaginer comment améliorer leur fonctionnement. Simple comme bonjour – le travail de dix ans, mais ce n’est qu’un détail. Pirius était impressionné. — C’était une grande contribution à l’effort de guerre. Nilis le regarda d’un air perplexe. — Oui. Enfin, je suppose, bien que ça n’ait pas été mon intention de départ. Ma nanopâte m’a valu cet appartement, une source de revenus et, plus important, m’a permis d’asseoir mon pouvoir, d’une certaine façon, ou du moins de conquérir mon indépendance. Oui, je suis fier de mon travail, et je n’ai assurément pas honte de le hurler quand ça peut être utile. Mais je n’y serais certainement pas arrivé en réfléchissant comme nous sommes tous censés le faire, avec ce mélange particulier d’arrogance et d’étroitesse d’esprit qui caractérise la Doctrine Druz. J’étais prêt à fouiller dans les coins ténébreux du passé, à accepter cette vérité inconfortable, paradoxale : nous avons conquis une galaxie, mais nous sommes complètement, rigoureusement dépendants d’une technologie non humaine ! « Et puis, aussi, la marge de manœuvre que j’ai conquise en devenant Celui qui a Donné à Manger à la Galaxie m’a permis de cultiver mon jardin. Venez voir. Ne vous en faites pas, je ne vous demanderai pas de vous salir les mains… Le « jardin » de Nilis était sans prétention : des tiges, des touffes et des petites pointes vertes, écarlates et noires, certaines enroulées sur elles-mêmes, délimitées par les rigoles de béton. Tout ici était petit, compact, avait l’air dur et coriace. Nilis guettait la réaction de Pirius. — Alors, qu’en dites-vous ? Pirius haussa les épaules. — Tout ce que je connais de la nature, c’est les rats, et les algues qu’il faut racler dans les conduites de climatisation, et il ne viendrait à l’idée de personne d’en faire des animaux de compagnie. — Eh bien, mes petits trésors, ici, ne sont les animaux apprivoisés de personne non plus ! s’esclaffa Nilis. On pourrait dire que ce sont des mauvaises herbes. Il pécha une petite chose rabougrie, une tige verte couronnée par une fleur jaune mal fichue. — C’est une plante indigène, comme vous le voyez. Le vert de sa chlorophylle est devenu le symbole de l’humanité, n’est-ce pas ? Et pourtant, nous nous efforçons de l’écraser partout où nous en trouvons. Quel paradoxe, non ? Nous comprenons sa biochimie, évidemment, mais nous avons depuis longtemps oublié le nom que nos ancêtres lui donnaient. Je l’ai trouvée ici même, à Lon-gres. Elle poussait dans le cœur de la ville. Notre Terre est censée être gérée, enseigne : complètement asphaltée, pompée aussi efficacement que possible par les nanomatics. Mais même dans les villes, où le béton se fissure, un peu de terre se dépose. Et là où il y a de la terre, les plantes poussent, qu’elles soient les bienvenues ou non. Tenez, regardez ça… D’un fouillis de végétation, Nilis tira des feuilles : l’une ovale et d’un noir de jais, l’autre presque carrée et d’un rouge profond. — J’ai trouvé cette feuille noire ici, sur Terre, mais elle n’est pas indigène ! reprit Nilis. En réalité, elle vient d’une des planètes de Tau Ceti. Et cette feuille rouge n’est pas d’ici non plus ; elle vient d’un système qui se trouve à un millier d’années-lumière. Je doute que ces petites choses aient été apportées volontairement. Elles ont peut-être traversé l’espace sous forme de spores dans les systèmes de recyclage d’un vaisseau de guerre, ou logées dans les sinus de voyageurs imprudents. Quoi qu’il en soit, elles viennent toutes les deux de mondes fondamentalement voisins de la Terre, des mondes de la Séquence Principale de soleils, de chimie du carbone et de l’eau, sans quoi elles ne pourraient pas survivre ici. « Mais même sur des mondes aussi analogues à la Terre, la vie peut se développer de façon radicalement différente. Tous ces végétaux sont capables de photosynthèse ; ils captent l’énergie du soleil. Or il n’y a que les formes de vie terrestre qui utilisent la chlorophylle ; les autres ont recours à des combinaisons chimiques différentes, et elles ne sont pas vertes. C’est intéressant : on pourrait penser que cette couleur noire est en réalité la couleur la plus efficace pour capturer le soleil… Sur tous ces mondes, la vie est née, à la fois semblable et différente. Une fois qu’elle est née, elle se complexifie, elle s’élabore interminablement, au point de remplir le monde. Et puis nous arrivons, avec nos vaisseaux spatiaux et nos Expansions, et nous mélangeons tout, nous compliquons encore les choses. Pirius fronça les sourcils. — Si leur base biochimique est tellement différente, elles ne peuvent pas se manger les unes les autres. — Eh bien, c’est vrai. Mais ces plantes coexistent quand même. Ou tout du moins, elles rivalisent pour les mêmes ressources physiques – le soleil, disons, ou de la place sur le sol ; celle qui grandit le plus vite gagne. Il peut y avoir d’autres raisons que la biochimie, pour manger quelque chose. Si votre proie a concentré des minéraux essentiels, par exemple. Maintenant, regardez ça… Il s’approcha d’une autre rigole et montra à Pirius une sorte de treillis d’une dizaine de centimètres de haut, couvert de minuscules feuilles noires et sur lequel était enroulée une plante verte. — Ce treillage miniature est une sorte d’arbre du système de Deneb, dit Nilis. Et la plante verte est un pois terrestre. Le pois a appris à utiliser le treillis comme support, et le treillis trouve probablement un intérêt à la présence du pois, peut-être pour attirer d’autres formes de vie denebiennes ; je ne sais pas encore très bien. Vous voyez ? demanda-t-il avec un sourire. La coopération. La première étape vers une écologie interstellaire, et tout ça par hasard. Je ne serais pas surpris, si je revenais ici dans, disons, dix ou quinze millions d’années, de trouver des formes de vie hétérogènes, avec des composants de lignées biochimiques jadis séparées par des années-lumière. Après tout, nos propres cellules sont bien le résultat d’anciennes fusions entre des êtres presque aussi divergents, entre des créatures anaérobies et d’autres qui aimaient l’oxygène. En le voyant tripoter les petites plantes, les prendre doucement dans ses doigts tachés de terre, Pirius comprit tout à coup à quel point cet homme devait être solitaire. — Je ne vois pas très bien pourquoi vous me montrez tout ça, monsieur. Nilis se redressa et se massa le dos. — Je regrette de ne pas avoir construit ces rigoles un peu plus haut ! Pour une seule raison, enseigne : nous vivons dans un univers d’une richesse infinie, apparemment inépuisable. Partout la vie se complexifie, trouve de nouvelles façons de se combiner, de lutter pour survivre, d’explorer interminablement la richesse du possible – d’enrichir la richesse, si j’ose dire, comme dans cet exemple. Autrefois, la société humaine témoignait de la même tendance à se complexifier : rien d’étonnant à ça, puisque nous sommes des enfants de ce riche univers. Mais la Doctrine Druz nous dénie cette tendance. Elle vise à nous maintenir statiques, en forme, en pensée, en intention – pour l’éternité, si nécessaire. — La Doctrine maintient la cohésion de l’humanité depuis vingt mille ans, dit Pirius. Et elle nous a emmenés jusqu’au centre de la Galaxie. — Il y a du vrai là-dedans. Mais ça ne peut pas durer, enseigne. La Doctrine est basée sur un faux précepte – un déni de ce que nous sommes. Les mauvaises herbes qui poussent à travers le tarmac de nos spatioports sont la preuve évidente de notre incapacité à contrôler les choses. Et c’est pareil dans le domaine social : rappelez-vous ces messages virtuels de fans que vous avez reçus ! Le monde est beaucoup plus bordélique que la propagande de la Commission ne voudrait nous le laisser croire. « Et voilà, Pirius, pourquoi je m’élève, philosophiquement, contre la Doctrine. Voilà pourquoi je me démène depuis des années pour trouver une façon de gagner cette guerre – avant que nous la perdions, ce qui est l’autre option inévitable. Vu d’ici, on ne dirait jamais que nous sommes en danger. Nous avons bétonné la Terre, réduit la nature en esclavage, nous nous sommes répandus d’un bout à l’autre de la Galaxie. Nous sommes forts, nous sommes unis – mais tout ça est basé sur un mensonge, tout ça est terriblement fragile, et tout ça pourrait s’effondrer terriblement facilement. Pirius entendit un petit tapotement. Il baissa les yeux, intrigué. La plate-forme de béton se couvrait de petits disques sombres : des éclaboussures d’eau. Et puis il sentit un crépitement de gouttelettes sur sa peau nue, ses mains, son front, et même ses cheveux. Un système de contrôle climatique avait dû se détraquer. Nilis poussa un soupir et releva le capuchon de sa robe sur sa tête. — Oh, mes aïe-yeux. Ne me dites pas qu’il se remet à pleuvoir ! Ça ne finira donc jamais. Pirius leva les yeux. L’un des nuages qui planaient juste au-dessus de sa tête avait un vilain ventre noir, menaçant. Et de l’eau tombait sur lui, de grosses gouttes d’eau. Il n’en croyait pas ses yeux : elles tombaient du ciel même ! C’en était trop. Soudain, le courage lui manqua. Il se retourna et regagna en courant l’environnement contrôlé de l’appartement. Plus tard, ce soir-là, il se sentit à nouveau trop agité pour rester en place. L’appartement était sombre. Mais, alors qu’il traversait les pièces, une faible lumière brillait à ses pieds, éclairant le sol. Elle ne blessait pas ses yeux accoutumés à l’obscurité, tout en lui permettant de voir où il allait. Une lumière plus froide se déversait du dehors, par la vitre : une lueur argentée, vaguement verdâtre. Il continua à avancer en s’interdisant de réfléchir à ce qu’il faisait. Des matics d’entretien le suivaient sans bruit, avec leur efficacité discrète. La porte qui donnait sur la terrasse était fermée. Il posa ses deux mains sur la vitre et appuya dessus. Elle s’éclipsa. Il ne pleuvait plus. Tout danger semblait écarté de ce côté-là. Pirius sortit sur la terrasse. Cette lumière froide soulignait tous les détails du petit jardin de Nilis et faisait briller le large fleuve au-delà. C’était une lueur fantastique qui semblait transformer un monde déjà bien bizarre. Il leva délibérément les yeux. La source de lumière était la Lune, bien sûr, la célèbre Lune de la Terre. Un disque assez petit pour qu’il le masque avec son pouce. Mais, en même temps que l’une des visions légendaires de la Terre, dont on parlait même dans la balle-baraque de la base des Arches, c’était une Lune transformée. La face de la patiente compagne qui contemplait depuis toujours la turbulente histoire de l’homme n’était plus inchangée. Des taches vert-de-gris s’étendaient sur les pâles plaines et les mers plus sombres. Le vert de la Terre s’enracinait sur l’antique poussière de la Lune. Et le clair de lune naguère argenté était vaguement teinté de vert par la photosynthèse. Et puis un grand fil partait du centre de la Lune et balafrait le ciel nocturne jusqu’à l’horizon. Pirius crut remarquer comme un nœud sur cet arc gracile qui s’incurvait de la Lune vers la Terre. C’était le Pont, un tunnel clos qui reliait la Lune et la Terre – ou, du moins, une station d’ancrage située à quelques centaines de kilomètres au-dessus de la Terre. Le Pont avait été construit grâce à une technologie non humaine, maîtrisée des millénaires auparavant. Maintenant, les membres importants de la Coalition intérimaire de Gouvernement pouvaient aller de la Terre à la Lune confortablement et en toute sécurité, aussi facilement que s’ils montaient dans une cabine d’ascenseur. Le Pont, qui défiait la mécanique orbitale, était instable, évidemment, constamment soumis à la traction de l’effet de marée, et devait être maintenu par des unités de propulsion et des boîtiers antigravité encastrés sur toute sa longueur. L’ensemble était parfaitement grandiose, extrêmement coûteux, et à peu près dépourvu d’aspect pratique. Pirius rit à gorge déployée devant cette folie magnifique. Le lendemain matin, il essaya de décrire à Nilis ses sentiments devant cette première vision de la Lune attachée comme un chien à sa niche, mais celui-ci se contenta de sourire. — Nous voyageons dans les étoiles, dit-il, et nous sommes encore obligés de construire nos propres pyramides. Telle fut sa réponse, pour le moins énigmatique. 9 Deux semaines après son retour sur Terre, Nilis obtint un rendez-vous avec le ministre de l’Effort de guerre économique. Il se prépara à l’audience sans chercher à dissimuler sa tension ni l’importance de l’enjeu. — On pourrait dire que le ministre Gramm s’est fait mon champion. Vous comprenez, l’innovation que j’ai apportée avec ma nanopâte a constitué une avancée économique radicale, et sa contribution à l’effort de guerre est retombée dans l’escarcelle de la Guerre économique. Depuis, Gramm me soutient dans mes diverses initiatives, en espérant me voir déterrer une autre truffe ! Mais c’est compliqué, soupira-t-il. Affreusement compliqué. La Coalition est une institution tellement ancienne… Et elle a sa façon de procéder. Les éléments incontrôlables n’ont pas la cote. Sans le patronage de Gramm, j’ai de bonnes raisons de penser que j’aurais été depuis longtemps mis sur la touche… Et ainsi de suite. Pirius et Torec l’écoutaient patiemment discourir, parce que, quand il était d’humeur à papoter, il semblait apprécier d’avoir un auditoire. Mais ils avaient du mal à sympathiser avec lui. Pour Pirius Rouge, les problèmes posés par le fonctionnement des hautes sphères de la Coalition intérimaire de Gouvernement avaient quelque chose d’ésotérique. Le jour de l’audience, à leur profonde consternation, Nilis décida soudain d’emmener les deux enseignes avec lui. Avant qu’ils ne se mettent en route, Nilis insista pour les soumettre à une revue de détail. Pirius eut beau lui faire remarquer que les uniformes intelligents s’entretenaient tout seuls mieux qu’ils ne pourraient jamais le faire eux-mêmes, Nilis les examina nerveusement sous toutes les coutures. — Franchement, dit Pirius, je ne vois pas ce que nous pourrions apporter à un rendez-vous avec un ministre… — Vous êtes mon arme secrète, dit Nilis avec un sourire en coin. Vous incarnez la résistance à l’ordre et à la discipline ! Même quand on traite avec la Coalition, il ne faut jamais sous-estimer l’aspect psychologique de la relation. Nilis insista pour qu’ils se rendent au ministère à pied, en traversant la conurbation, la cité terrestre, à l’air libre. C’était une perspective terrifiante, mais Pirius avait compris qu’il ne servait à rien de discuter avec le commissaire. Quand il avait une idée dans la tête… Et pourtant, Pirius et Torec hésitèrent sur le seuil de son appartement. Pirius s’était acclimaté au point de pouvoir s’asseoir dans le jardin avec Nilis, il pouvait même manger dehors, mais Torec n’en était pas là, et s’aventurer à l’extérieur sans scaphandre violait tous les principes du conditionnement qu’on avait commencé à leur asséner avant même qu’ils apprennent à parler. — Enfin, si on ne peut pas faire autrement…, dit Torec d’un ton morne. — Non, on ne peut pas. Alors, main dans la main, ils firent leurs premiers pas dehors, dans la lumière. Nilis leur fit suivre un chemin qui passait en plein par le cœur de la conurbation en louvoyant entre les blocs trapus des dômes de roche soufflée. Sa robe claquait sur ses mollets, le soleil liquide brillait sur son crâne rasé. Lui qui s’était montré si pointilleux quant à la tenue de ses enseignes, il donnait l’impression de sortir tout droit de son jardin sur le toit ; il n’avait même pas de chaussures. Il avançait sans regarder en arrière, le petit matic qui portait ses affaires trottinant bravement derrière eux. Ses enseignes devaient presser le pas pour ne pas se laisser distancer. La surface des dômes était lisse, polie, parfois faite de pierres de couleurs différentes. L’un d’entre eux, massif, recouvert d’un revêtement crémeux, brillait de mille feux sous le soleil. — Le ministère des Approvisionnements ! lança Nilis par-dessus son épaule. En tout cas, ils ont su s’approvisionner en marbre ! Il n’y avait pas beaucoup de circulation, juste quelques voitures intelligentes. Mais les piétons étaient partout, même au-dessus du sol. Les dômes étaient reliés par des passerelles qui serpentaient dans le vide à tous les niveaux, au mépris de la gravité et de la logique. Les gens se précipitaient dans les passages tout en bavardant entre eux ; certains étaient environnés de coquilles d’affichage virtuelles étincelantes, comme s’ils transportaient leur petit monde individuel avec eux. Par endroits, les passerelles montaient selon des pentes fortes, parfois à la verticale, mais les gens se ruaient dessus allègrement, tellement absorbés par leurs affaires qu’ils n’avaient même plus conscience du miracle infaillible de l’engineering inertiel qui leur permettait de marcher sans effort sur des parois verticales. Torec marmonnait des bêtises tout bas, pour se réconforter, mais elle avançait toujours, bravement. Pirius était fier d’elle – sauf qu’il n’aurait jamais osé le lui dire. Il ne fallait pas regarder le ciel, c’était tout. Il ne fallait pas penser qu’on était exposé à la nature sauvage. Il fallait se concentrer sur l’environnement dû à la main de l’homme, garder le regard rivé sur la surface lisse de la chaussée, sur les bâtiments entre lesquels on passait. À un moment, Torec s’arrêta net. Par une faille dans la surface de la chaussée, un peu de vert pointait, une mauvaise herbe, un peu de vie sauvage qui s’insinuait par un trou dans la réalité artificielle partout présente. Pirius était plus habitué qu’elle à la verdure, grâce au jardin de Nilis. Mais ici, en plein air, c’était une vision affreusement bizarre et terrifiante. Et comme ils s’enfonçaient dans le cœur dense de la ville, les choses devinrent encore plus pénibles pour les enseignes. Les gens commencèrent à les remarquer. Ils les regardaient ouvertement alors qu’ils passaient devant eux, ou d’en haut, depuis les passerelles. On les montrait du doigt. Leur uniforme n’arrangeait pas les choses : leurs tuniques rouges éclatantes se détachaient comme des phares dans la foule de la conurbation, où tout un chacun portait une robe noire, unie, dans le genre de celle du commissaire. — C’est la première fois qu’ils voient des soldats, dit Nilis avec un grand sourire. Et vous êtes célèbre, Pirius ! — Commissaire, ce n’était même pas moi… Nilis écarta son objection d’un geste de la main. — Ne coupons pas les cheveux en quatre. Pour ces foules, vous êtes le gamin qui a vaincu un Xeelee. Ne vous laissez pas perturber par tous ces gens. Ce ne sont que des hommes, comme vous. Torec fit la moue. — Des hommes, peut-être, mais pas comme nous. C’est vrai, se dit Pirius. Sur la base des Arches, tout le monde se ressemblait : petit, nerveux, des traits pareils à ceux des autres, puisque la plupart d’entre eux avaient été incubés dans les mêmes cuves de gestation. — Ici, dit-il, tout le monde est différent. Il y a des grands, des petits, des vieux. Et ils sont tous gros. On ne voit pas beaucoup de gros, sur le Front. — Non, dit Nilis. C’est une question de politique. Vous comprenez, en vous faisant vivre dans un monde miteux et en se débrouillant pour que vous ayez tout le temps des crampes d’estomac, on vous donne une raison de vous battre, quand bien même ce ne serait que pour un vague rêve informulé, de chaleur, de sécurité, et de ventre plein. — C’est comme ça que vous nous faites faire la guerre à votre place ? lança Torec. En nous laissant vivre dans la merde et crever de faim ? Pirius était estomaqué, mais Nilis sembla apprécier son franc-parler. — Que ça vous plaise ou non, c’est la politique – et comme les troupes du Front ne viennent par définition jamais jusqu’ici, au cœur des choses, il n’y a pas beaucoup de gens qui en entendent parler… Pirius essayait de se repérer dans l’immensité de la ville. On lui avait toujours dit que la société humaine était comme une énorme machine, unifiée et consacrée à un seul but : la guerre contre les Xeelees. Les gens autour d’eux, absorbés par leurs occupations, très certainement importantes, à coup sûr déconcertantes, pouvaient paraître étranges, mais ils faisaient partie de la grande machine, eux aussi. Il ne devait pas les prendre de haut : ils étaient des guerriers à leur façon, tout comme lui, et comme tous les êtres humains. Il ne pouvait s’empêcher de penser à l’extraordinaire ambition de Nilis : mettre fin à cette guerre. Peut-être lui, Pirius, un simple enseigne, jouerait-il un rôle dans une révolution qui transformerait la vie de tous les êtres humains de la Galaxie – y compris ces individus confiants qui se bousculaient autour de lui. Dans ce cas, il n’avait rien à craindre. En fait, c’étaient ces Terriens qui auraient dû avoir peur de lui. Une pensée délicieusement antidoctrinale. Il avait toujours rêvé de laisser son nom dans l’histoire. — Ah, nous y voilà, dit Nilis. Ils s’arrêtèrent devant un dôme immense et bondé, comme les autres. Nilis les fit entrer dans une antichambre, à l’abri du jour éclatant. Une grande partie du dôme était restée ouverte ; il y avait des cloisons et des passerelles intérieures, mais, une fois dedans, quand on levait les yeux, on voyait la grande parabole rugueuse de l’ancienne architecture qax. Ils subirent un sérieux examen de sécurité. Des matics se précipitèrent sur eux et vérifièrent leur identité, on les soumit à des tests éclair destinés à s’assurer de leur loyauté et de leur équilibre mental, on les scanna à la recherche d’implants et on leur fit subir bien d’autres examens dont Pirius n’arrivait même pas à comprendre la nature, pour la plupart effectués par des systèmes automatiques, sous la supervision d’une femme en casque bleu du régiment des Gardes. Nilis se laissa faire sans protester, et les enseignes suivirent son exemple. On les laissa enfin passer. Un petit marqueur virtuel se matérialisa devant eux et s’éloigna en planant. Il les conduisit dans un petit bureau sans toit, dans les profondeurs du dôme, meublé d’une longue table de conférence et d’une niche à nanopâte. Nilis commanda un thé chaud. — Et maintenant, on attend, dit-il avec un soupir. Nous, nous sommes à l’heure, mais Gramm sera en retard. Ça fait partie de la comédie du pouvoir, vous comprenez… Il leur expliqua que le dôme était celui du ministère de l’Effort de guerre économique. En dehors de ses bras militaires spécifiques, comme l’Aéronavale, l’Armée Verte, les Gardes – la police de l’humanité –, et des agences à visées culturelles comme la Commission pour la Vérité historique et le ministère de l’Édification publique, les trois plus grands ministères qui formaient le cœur de la Coalition intérimaire de Gouvernement étaient l’Effort de guerre économique, les Approvisionnements et la Production. Nilis continuait à jacasser : — Ils rendent tous compte à un seul membre du Grand Conclave : Philia Doon, la plénipotentiaire pour la Guerre totale – mais pour faire avancer les choses, il faut traiter avec les trois. Même le ministre Gramm ne peut rien faire par lui-même. Et la mission de l’Effort de guerre économique consiste à veiller à ce que toutes les ressources de l’humanité soient consacrées au but ultime. Dans une certaine mesure, il agit comme un intermédiaire entre les deux autres. Ce qui lui confère un certain pouvoir. Gramm est peut-être un homme difficile, mais je ne pourrais souhaiter avoir un allié plus utile et plus… Ah, monsieur le ministre ! Le ministre Gramm entra dans la pièce comme un vent de tempête. Même selon les critères terrestres, Pirius le trouva phénoménalement obèse : son ventre dépassait de sa cape grise et pendait par-dessus ses jambes, et ses doigts, croisés devant son estomac, étaient des tubes de chair pâteuse, bouffie. Il avait le crâne rasé, ses bajoues lui faisant une tête ronde, lunaire. Deux personnes l’accompagnaient, deux femmes, qu’il leur présenta rapidement. La première était Pila, une conseillère senior, que Nilis avait déjà rencontrée. Mince et belle, des cheveux dorés, elle portait une tenue coûteuse et affichait une expression étrangement détachée, comme si elle était au-dessus de tout ça. Elle ne parut même pas remarquer les enseignes. La seconde personne était tout à fait différente. Elle avait la peau curieusement boucanée, comme si elle avait été irradiée. Sa robe noire, à la coupe austère, dissimulait une petite silhouette aux épaules rondes. Tous était petit chez elle – son nez pareil à un bouchon, sa bouche pincée – et ses cheveux faisaient comme une écume grisâtre sur sa tête. Pirius n’arrivait pas à lui donner un âge. Sa peau lisse ne devait rien à la jeunesse : on aurait plutôt dit que ses traits avaient été usés par le temps. À vrai dire, Pirius n’acquit la certitude qu’il s’agissait d’une femme que lorsqu’elle parla. Nilis se précipita, les mains tendues, ses gros pieds nus claquant sur le sol ciré, afin de saluer le ministre. La petite femme prit la parole en premier : — Voici donc nos jeunes héros du Front… Elle vint se planter devant Pirius. Ses yeux sombres, creux, semblaient enfoncés dans son crâne. — Je regrette de ne pas pouvoir humer votre odeur. Vous devez sentir le vide et le métal surchauffé. Elle tendit sa petite main pour lui caresser la joue. Éberlué, il vit ses doigts passer à travers sa peau et se disperser en un essaim de pixels. — Oui, dit-elle, je suis une VieD&O. Un avatar, en fait. Je suis beaucoup trop loin – des secondes-lumière – de vous pour participer à la réunion. Mais je n’aurais voulu rater ça pour rien au monde. — Je vous présente Luru Parz, commissaire, dit Gramm d’un air gêné. Ma… euh, consultante. Pirius ignorait complètement qui pouvait bien être cette femme, ce qu’elle venait faire là, et il était déconcerté par le fait que Gramm n’avait pas l’air ravi de sa présence, mais ce n’était pas le moment de s’interroger : Gramm se penchait sur Torec. — Quelle petite créature exotique ! La couleur de son uniforme… la texture de sa peau… Ma foi, on dirait un petit jouet ! Il tendit la main, posa ses gros doigts boudinés sur son épaule. Torec se laissa faire docilement. Mais quand sa main glissa de son épaule à sa poitrine, elle lui attrapa le doigt et le replia en arrière. Il se recroquevilla en portant la main à son bas-ventre. — Léthé ! Je crois qu’elle me l’a cassé ! — Mais non, voyons ! s’esclaffa Luru Parz. Et vous ne l’avez pas volé, gros imbécile ! Gramm regarda Nilis d’un air furieux. — Vous me le paierez, commissaire. — Si vous le dites, monsieur, répondit Nilis, tremblant de colère. Mais je vous rappelle que ce sont les « petites créatures exotiques » comme elle qui se battent et qui meurent pour nous, pour cette Terre qui n’est plus qu’un tas de fumier chaque jour plus décadent. Ces enseignes ne sont pas des jouets, ils méritent assurément plus de respect, même de la part d’un ministre. Luru Parz redoubla d’hilarité. Sa bouche ouverte révéla des dents toutes noires. — Là, Gramm, il vous a rivé votre clou ! Le ministre la foudroya du regard. — Fermez-la, Luru. Il y a des moments où vous allez trop loin ! L’autre femme, Pila, observait l’échange avec détachement. — Bon, quand vous en aurez fini avec ces billevesées, nous pourrons peut-être passer aux choses sérieuses ? Gramm se laissa tomber dans un fauteuil en se massant la main. — C’est ça, finissons-en. Nilis se précipita vers l’extrémité de la pièce, son matic à la remorque. Pirius et Torec choisirent prudemment des sièges à l’écart. Luru Parz s’assit, mais Pirius vit que sa VieD&O n’était pas parfaite : elle semblait en lévitation au-dessus de son siège. Un serviteur apparut – pas un matic, ainsi que le constata Pirius, intrigué, mais un serviteur humain – avec un plateau de rafraîchissements et une sorte de nourriture chaude, épicée, qu’il posa devant le ministre. Gramm enfonça les doigts de sa main intacte dans la nourriture qu’il commença à se pelleter dans la bouche. Un verre d’eau virtuel se matérialisa devant Luru Parz. Elle le sirota posément. Voyant que les enseignes l’observaient, elle leur sourit. — Eh oui, les enfants. Ici, sur Terre, l’étiquette veut que l’on s’occupe même des invités virtuels. Quelle culture raffinée ! Voilà qui vaut la peine qu’on se batte, n’est-ce pas ? Nilis était prêt à faire son exposé. — Monsieur le ministre, madame Parz, madame Pila, enseignes… — Allez-y, Nilis, espèce d’imbécile bredouillant, grommela Gramm en présentant sa bouche ruisselante de graisse au domestique, pour qu’il l’essuie. Nilis tendit le doigt vers Pirius dans une attitude théâtrale. — J’ai fait venir ces enfants-soldats du Front pour deux raisons. D’abord, ils sont le symbole de cette guerre qui n’en finit pas. D’un bout à l’autre du Front, des myriades de jeunes gens brillants se battent et meurent. Et il y a trois mille ans que ça dure. — Oh non, Nilis, vous n’allez pas nous infliger encore un de vos interminables discours moralisateurs ? protesta Gramm. — Un discours moralisateur ? releva âprement Nilis. Comme si nous n’avions pas au moins la responsabilité morale d’essayer de mettre fin à ce gâchis ! N’est-ce pas plutôt cela qui serait moral ? Et c’est la deuxième raison pour laquelle j’ai fait venir ces deux jeunes gens jusqu’ici : celui-ci, Pirius, va découvrir – ou a découvert, dans une version antérieure de sa ligne temporelle – une nouvelle façon de frapper les Xeelees. C’est ce que montre l’épave que j’ai fait venir sur Saturne. Monsieur le ministre, l’officier pilote Pirius a fait la preuve qu’on peut penser la guerre différemment, même après tout ce temps. — Allez, commissaire, dites-moi ce que vous préconisez, fit le ministre, l’air mortellement ennuyé. Nilis claqua des doigts. Dans un grand geste emphatique, son matic lui tendit un ensemble de stylets et déploya un écran blanc sur lequel se matérialisa une VieD&O de la Galaxie. Son disque fin comme une feuille de papier, avec ses supernovas pareilles à des joyaux et sa bosse centrale étincelante, projetait des ombres sur la surface polie de la table de conférence. — Ceci est la Galaxie, avec ses quatre cents milliards d’étoiles, reprit Nilis. J’ai consulté les archives de l’Aéro, de l’Armée Verte et d’autres forces armées, et voici les théâtres d’intervention militaire actuels… Il claqua à nouveau des doigts. Une série de petits points vert vif s’allumèrent un peu partout sur la VieD&O de la Galaxie. — Vous voyez qu’il en reste quelques-uns dans le disque : des poches de résistance que nous devons encore éradiquer, et davantage dans le halo, au-delà des limites de cette image virtuelle. Mais l’essentiel de l’action se déroule évidemment sur le Front. Une sphère vert émeraude était enchâssée dans la bosse centrale de la Galaxie. — C’est un dispositif impressionnant, l’apogée d’une grande ambition militaire. Mais il manque à notre stratégie un élément crucial. Une nouvelle VieD&O se concrétisa devant l’image de la Galaxie : encore une spirale, qui ressemblait à une version en animation de la cité stellaire qui se trouvait derrière. Pirius la reconnut aussitôt. — C’est la Bébé Spirale, dit-il. Elle est à l’intérieur du Front – le système qui se trouve au centre de la Galaxie. — C’est tout à fait exact, enseigne, dit Nilis. Mais regardez ceci… Il zooma sur le centre de la Bébé Spirale qui étendait ses bras plumeux dans l’obscurité environnante. Nilis tendit le doigt vers une tache de lumière blanche comme il y en avait tant, près du cœur de la spirale. — Enseigne Pirius, vous pouvez nous dire ce que c’est que ça ? — C’est Chandra, monsieur. Le Premier Radiant des Xeelees, basé dans le trou noir équivalent à une masse de trois millions d’étoiles situé au centre de la Galaxie. Les Xeelees semblent l’utiliser comme poste de commandement opérationnel. — Très bien, très bien, opina Nilis. — Excellent résumé, confirma Luru Parz. Mais que de précautions oratoires ! — Que voulez-vous dire ? demanda Gramm en fronçant les sourcils. — « Semblent l’utiliser »… Vous ne trouvez pas extraordinaire, monsieur le ministre, qu’après trois mille ans de guerre de position autour de ce Premier Radiant nous en sachions aussi peu à son sujet, et à propos de nos ennemis, d’ailleurs ? Gramm se détourna d’elle. — Où voulez-vous en venir, commissaire ? — Eh bien, voilà, répondit Nilis en se tournant dans une attitude théâtrale vers son synoptique. Le Premier Radiant est entouré de cibles militaires, comme vous le voyez. Mais en soi, il n’est pas une cible. Il parcourut l’assistance du regard, comme s’il espérait lire sur leurs visages une sorte de compréhension. — Et, fit Gramm, la bouche pleine, vous voulez dire qu’il devrait l’être… — Et comment ! Le Premier Radiant porte bien son nom, parce qu’il est littéralement la source de la présence xeelee dans notre Galaxie. Et si nous pouvions le frapper… Il claqua à nouveau des doigts. Tout à coup, le centre de la Bébé Spirale devint d’un vert émeraude flamboyant, et les autres points lumineux s’éteignirent l’un après l’autre. — Monsieur le ministre, supprimez la source et toutes les autres cibles situées en aval ou presque disparaîtront par la même occasion. Enfin, c’est une question d’économie : fermez l’usine et vous pourrez faire l’économie de l’anéantissement de ses produits individuels. Supprimez la centrale énergétique… — Oui, oui. Continuez, mon vieux. — Voilà, monsieur, comment je pense que nous devrions livrer cette guerre. Ce que je demande, c’est l’initiation d’un nouveau projet. Son but ultime sera spécifique : la destruction du Premier Radiant des Xeelees. À travers la brume de ce verbiage, le sens des paroles de Nilis apparut soudain à Pirius, qui se sentit envahi par une profonde excitation. Frapper le Premier Radiant proprement dit ! La réunion se poursuivait. Pirius essaya de se concentrer. — Vous avez une imagination prodigieuse, commissaire, dit Gramm en se curant les dents. Mais est-ce tout ce que vous avez à proposer ? — Monsieur le ministre ? — Cette guerre dure depuis des millénaires. Vous imaginez que personne n’a eu l’idée d’une tactique aussi évidente ? Vous ne croyez pas que, si c’était possible, il y a longtemps que ça aurait été fait ? — Si vous ne voulez même pas y réfléchir… Gramm se tourna de façon tout à fait inattendue vers Pirius. — Pourquoi ne dites-vous rien, enseigne ? — Monsieur ? — Vous êtes le héros du moment. Vous avez vaincu un Xeelee ; c’est pour ça que vous êtes là. Vous ne voulez pas nous expliquer pourquoi la suggestion du commissaire est un fantasme ? Si je vous demandais de prendre le Premier Radiant, comment réagiriez-vous ? Pirius resta planté là, embarrassé, ne sachant trop quelle attitude adopter. Nilis se rassit avec un haussement d’épaules, alors il se leva, s’avança vers le bout de la pièce et réfléchit un instant. Avec un coup d’œil d’excuse à Nilis, il agita la main pour effacer ses coûteuses VieD&Os, prit un stylet et traça un astérisque rouge sur le côté droit du tableau blanc. — Monsieur, je crois qu’il y a trois problèmes fondamentaux. D’abord, même si nous parvenions à enfoncer les lignes de défense xeelees dans la région de Chandra, fit-il en tapotant l’astérisque, nous n’aurions pas l’arme capable de frapper un trou noir, et ce que les Xeelees font à l’intérieur, quoi que ça puisse être. — Bien sûr que non ! confirma Luru Parz. Et comment pourrions-nous l’avoir ? Nous n’avons jamais rien fait pour découvrir la vraie nature du Premier Radiant ! Allez-y, enseigne, poursuivez. Pirius traça un cercle rouge autour de l’astérisque. — De toute façon, il y a un deuxième problème : nous ne pouvons pas aller jusqu’à Chandra, parce que, même si nous parvenions à nous en rapprocher suffisamment pour attaquer le cordon défensif intérieur, les Xeelees nous devanceraient certainement, par la pensée et par leurs actions. Ils sont mieux équipés que nous. Et surtout, ils disposent d’une capacité de calcul informatique supérieure. Troisièmement… Pirius traça une ligne pointillée remontant vers la gauche de l’astérisque, et une ligne verticale qui la coupait. — Troisièmement, nous ne pouvons pas nous rapprocher autant à cause de la précognition SPL. Les Xeelees nous verraient venir et nous abattraient à vue, avant même que nous ne quittions nos bases. Il hésita, regarda son schéma et retourna s’asseoir. Ce qui lui valut des applaudissements ironiques de Gramm. — Admirablement résumé. Nilis ? fit le ministre en haussant un sourcil. J’espère que vous ne prétendez pas avoir la solution à tous ces problèmes. — Tous, non, monsieur. Mais grâce à Pirius et à ses compagnons, je peux en résoudre un. Il retourna au tableau blanc, prit un stylet et tapota le cercle rouge que Pirius avait tracé autour du Premier Radiant. — Il se pourrait que nous ayons un moyen de neutraliser la puissance de traitement de l’information des Xeelees. Ce n’est pas certain – Pirius Bleu et ses collègues ont improvisé en plein combat –, mais nous pourrions reprendre ce concept et l’exploiter. Monsieur le ministre, nous pouvons devancer les Xeelees par la pensée. Je le sais parce que nous l’avons déjà fait une fois. Et si l’un de ces éternels obstacles peut au moins en principe être surmonté, alors les autres pourraient peut-être l’être aussi. Tout à coup, c’est un rayon de lumière qui nous apparaît ; tout à coup, nous avons un espoir. Luru Parz hochait la tête. — Oui, oui. Cette étrange nouvelle du Front avait aussi attiré mon attention. Une lueur d’espoir… Pirius comprit que c’était pour ça qu’elle s’était imposée dans cette réunion, surmontant apparemment les objections d’un ministre. Qui que soit cette étrange femme, elle avait un certain pouvoir. Et ses aspirations semblaient faire écho à celles de Nilis. Gramm le regarda d’un œil noir. — Et c’est tout ce que vous avez à dire, commissaire ? C’est l’argumentation que vous allez soutenir ? Vous ne voyez pas que si vous vous promenez partout en prétendant que des esprits plus brillants que vous attaquent, depuis des milliers d’années, les mauvaises cibles, et avec les mauvaises armes, vous allez vous attirer l’inimitié d’à peu près tous ceux qui détiennent une quelconque autorité ? Pirius vit que Nilis faisait un effort sur lui-même pour dominer sa colère. — Depuis ces milliers d’années, monsieur le ministre, ces esprits « plus brillants » se sont complètement sclérosés et ont perdu toute liberté de pensée. — N’allez pas trop loin, commissaire, gronda Gramm. Nilis écarta son objection d’un geste évasif de la main. — Monsieur le ministre, je suis bien conscient que vous n’êtes pas seul maître de la décision, alors nous n’allons pas jouer à ce petit jeu. Tout ce que je vous demande, pour commencer, c’est de financer les recherches qui permettront de démontrer un nouveau paradigme : le calcul de la boucle temporelle fermée des pilotes. Quand nous aurons réussi à en faire la démonstration, nous pourrons passer à l’étape suivante et demander un budget supplémentaire pour continuer à avancer. La Coalition et les administrations relatives exerceront, à toutes les étapes du projet, un contrôle politique et financier absolu… — Et comment ! hurla Gramm. — Demandez-en davantage, dit très vite Luru Parz. Nilis avait l’air perdu, tout à coup. — Demandez-en davantage, répéta-t-elle. Nous avançons dans le brouillard. Nous avons vu ça aujourd’hui. Nous devons lancer un nouveau programme de recherche ; nous devons au moins comprendre notre ennemi. Commissaire, vous pourriez partir de votre Xeelee prisonnier. Pour les vaincre, il faut que nous en apprenions davantage à leur sujet et, d’abord, sur leur Premier Radiant. Nilis ne pouvait faire autrement que d’acquiescer : — Vous avez évidemment raison… — Monsieur le ministre, reprit Luru Parz pour aiguillonner Gramm, ces demandes sont indéniablement raisonnables, et il serait politiquement difficile de refuser. Après tout, Nilis, ses héros et son Xeelee captif ont manifestement provoqué un mouvement de masse, ici, sur Terre. S’il ne devait pas être suivi d’effet, on se poserait sûrement des questions. Même sous la Coalition, l’opinion publique ne compte pas pour du beurre. — Le pouvoir de la populace ! grommela Gramm. Que le commissaire avait, sans nul doute, l’intention d’exploiter lorsqu’il a fait marcher ses deux soldats comme des toutous, dans les rues de la conurbation ! Pirius jeta un coup d’œil à Nilis. Se pouvait-il qu’il les ait utilisés à des fins personnelles ? Il avait beaucoup à apprendre sur les façons de faire de la Terre. Mais il avait suivi la réunion, il avait assisté à son déroulement, et son irritation allait croissant. Il se sentit assez courageux pour reprendre la parole : — Monsieur le ministre, commissaire, pardonnez-moi, mais… je ne comprends pas ces histoires de contrôle, de précautions et de financement des étapes ultérieures. Le problème n’est-il pas de gagner la guerre ? Pourquoi ne le faisons-nous pas, tout simplement ? Gramm haussa les sourcils. — C’est bien joli, enseigne, dit-il d’un ton à la fois calme et quelque peu intimidant. Seulement voilà : je ne sais quelles rumeurs on colporte dans vos chambrées, sur le Front, mais nos ressources ne sont pas infinies. Nous ne pouvons pas tout faire. — Et ce n’est pas le seul problème, reprit Luru Parz. Enseigne, mon cher enfant, quel doux naïf vous faites ! Enfin, je suppose que, si vous étiez moins ingénu, vous refuseriez tout simplement d’aller vous battre… Voulons-nous vraiment gagner la guerre ? Que ferait le ministre Gramm de ses journées si on n’avait plus besoin d’un ministre de l’Effort de guerre économique ? Je ne suis pas sûre que notre système de gouvernement supporterait le choc de la victoire. Gramm regarda Luru Parz d’un œil noir, mais ne répliqua pas. — Monsieur, je me fiche bien de tout ça, répondit Pirius, faisant fi de toute prudence. Nous devons essayer de gagner la guerre. C’est notre devoir. Monsieur. Gramm le regarda, surpris, renvoya la tête en arrière et éclata d’un gros rire, projetant des particules de nourriture autour de lui. — Vous osez faire la leçon à un ministre en exercice ? Léthé ! Votre toutou a du cran, commissaire ! — Et il a raison, dit Nilis en hochant gravement son crâne rasé. — C’est vrai, insista Luru Parz. Vous devez l’appuyer, monsieur le ministre. — Et me tirer une balle dans le pied au Conclave ? grommela Gramm. Moi qui vous prenais pour la plus conservatrice de nous tous ! — Mais je suis conservatrice, répondit Luru Parz avec un sourire. Très conservatrice, même. Simplement, je travaille sur une échelle temporelle dont vous n’avez même pas idée. Gramm haussa immensément les épaules. Pirius se demanda à nouveau qui était cette femme, et quelle prise elle avait sur eux tous. Pila, l’élégante conseillère de Gramm, observait tout cela sans mot dire, les lèvres retroussées sur un sourire dédaigneux. Elle n’avait pas dit un mot de toute la réunion, pour autant que Pirius s’en souvenait. La réunion terminée, Nilis s’approcha des enseignes, les yeux brillants. — Merci, merci. Je savais que j’avais raison de vous faire venir. Votre présence a vraiment tout changé ! Le « projet Premier Radiant » – voilà comment nous allons l’appeler ! – est né aujourd’hui. Et la façon dont vous avez répondu au ministre… Ce souvenir ensoleillera mes journées pendant les années à venir. Torec foudroya Pirius du regard, et celui-ci répondit d’un ton douloureux : — Oui, monsieur. — Maintenant, nous avons du pain sur la planche. Beaucoup de choses à faire. Le ministre nous a donné sept semaines pour lui faire un rapport – c’est peu. C’est même complètement déraisonnable, mais il faudra nous en contenter. Vous êtes avec moi, enseignes ? Pirius observa le vieil homme peu attirant qui l’avait arraché à son entraînement, à sa vie, traîné à l’autre bout de la Galaxie et fait parader pour servir ses intérêts personnels – et pourtant, si peu attirant qu’il pût être, Nilis œuvrait pour la victoire. Pirius ne voyait pas de devoir plus élevé. — Oui, chef ! Nilis se tourna vers Torec. — Et vous ne m’en voudrez pas de vous avoir mise au chômage quand nous aurons reconquis la Galaxie ? — Non, monsieur, répondit Torec avec un sourire. Des galaxies, il y en aura toujours d’autres. Elle parlait d’un ton vif, avec un sourire chaleureux. Mais, à ces mots, Pirius vit Nilis pâlir. 10 Sur la base de Quint, on vivait à l’intérieur du roc. Ce n’était qu’un patatoïde de roche friable, de glace et de terre agglomérées, qui avait jadis été évidé et renforcé par une armature interne de piliers de pierre vitrifiée. La structure intérieure du roc était stratifiée ; quand on n’était pas en service, on passait le plus clair de son temps dans des salles immenses juste sous la surface. On y mangeait, on y dormait, on y forniquait, il arrivait qu’on y meure. Sous les quartiers d’habitations se trouvait une autre strate de salles, pas toutes pressurisées, équipées de purificateurs d’air et d’eau. C’était aussi là que se trouvaient les unités de nanopâte qui transformaient les fleuves de merde de troufion. Les systèmes encore plus essentiels – les magasins d’armes et de matériel, et une cale sèche pour les petits appareils – étaient logés tout au cœur du roc. Mais Pirius Bleu et son équipage étaient le plus souvent en surface. En tant que recrues de l’Intendance, leur travail consistait à soutenir l’infanterie au combat. Et c’est ainsi que commença leur entraînement : par des activités basiques. Et même très basiques, en vérité. Sous le regard implacable du capitaine Marta, des escadrons de plusieurs centaines de cadets en skinsuit se voyaient imposer des heures d’exercice de parade. Et puis il y avait les heures d’entraînement physique : ils faisaient des pompes et des tractions, ils sautaient, ils soulevaient des poids, ils luttaient, ils marchaient interminablement. Et ils couraient, ils couraient, ils couraient, des tours de cratère à n’en plus finir. Ça paraissait être la torture préférée de Marta. — J’ai l’impression d’être un rat dans un labyrinthe, se lamenta Cohl, haletante. Pirius s’obligea à rire. — S’ils pouvaient apprendre à des rats à tenir une pelle, tu penses qu’ils se passeraient carrément de troufions et d’infanterie… — Silence, dans les rangs ! Et ils se remettaient à courir, plaqués à la terre – ou ce qui en tenait lieu – de l’astéroïde par leurs ceinturons inertiels. Toutes les recrues du roc, sauf Même Ça, étaient plus jeunes que l’équipage de pilotes, et ils étaient tous en meilleure forme, Même Ça compris. C’était rageant : l’équipage de la Griffe arrivait chaque fois, ou quasiment, bon dernier quoi qu’on lui fasse faire, et ses membres se voyaient infliger davantage de corvées en guise de « leçon ». Les plus jeunes, avec leurs petits corps robustes, semblaient en réalité adorer l’exercice physique. Et ça durait, et ça durait. Au bout de quelques jours, le sommeil était devenu la part la plus importante de la vie de Pirius. Il en volait des bribes chaque fois qu’il pouvait, au cours des brèves heures de tranquillité qui précédaient la sonnerie du réveil, ou à la surface, entre les punitions. Il avait même appris à somnoler debout. Le contraste avec l’Aéronavale était cruel. Une bonne partie de la formation des pilotes consistait en tâches spécialisées, intellectuelles, et l’entraînement physique portait essentiellement sur la rapidité de réaction, le contrôle de soi, l’endurance – c’était une fusion du corps et de l’esprit, visant à amener les deux à fonctionner efficacement dans les conditions extrêmes du combat. La géométrie même de la base des Arches, avec son architecture à n-corps d’astéroïdes en chute libre, était conçue pour vous stimuler, pour vous exercer depuis le jour de votre naissance à vous affranchir du vertige, à estimer des distances mouvantes et des mouvements à une échelle interplanétaire. Mais les bleus de l’Armée n’avaient pas à piloter des vaisseaux de guerre SPL. Là, il n’y avait rien de plus stimulant que la poussière. Dans l’Aéro, on disait pour rire que les troufions n’avaient besoin de savoir faire que deux choses : creuser et mourir. Et maintenant qu’il se retrouvait parmi eux, Pirius commençait à se dire que ça devait être vrai. Le gros problème, c’était Espoir Tenace. Il avait beau s’escrimer, il ne perdait pas un gramme de graisse, il se traînait, et il finissait toujours et partout bon dernier. Raffinement de cruauté, quand le capitaine Marta lui infligeait une punition, elle veillait à ce que tous les troufions présents à l’entraînement, des centaines parfois, restent plantés sur place, dans leurs skinsuits trempés de sueur, à le regarder effectuer péniblement ses tours de cratère, et leur ressentiment était palpable. Pour Pirius, en tout cas, les choses devenaient lentement plus supportables. Au bout de quelques semaines, il sentit qu’il s’allégeait peu à peu de sa graisse et il avait moins de courbatures qu’au début. Son corps était encore jeune et l’exercice lui réussissait, ce n’était pas la nourriture qui manquait, et il dévorait à belles dents. Il aurait préféré s’arracher un bras plutôt que de reconnaître qu’il appréciait la situation. Mais il savait qu’il était en meilleure forme, et il prenait un certain plaisir à contempler ses muscles. Il apprenait à reconnaître les grades de l’armée de terre, à dire colonel et pas commandant, sergent et pas second-maître. Ce qui avait au moins la vertu de mettre de l’huile dans les rouages avec les officiers, qui n’en avaient rien à foutre des « marmots de l’Aéro ». Il apparut qu’ils étaient pour la plupart issus des Gardes de la Coalition, un régiment d’élite qui regardait de haut le reste de l’Armée. La culture de ces troupes d’infanterie était très différente de celle de l’Aéronavale, mais Pirius commença, peu à peu, à s’expliquer leur orgueil fondamental. Cette guerre livrée à coups de vaisseaux interstellaires conservait des fondements étonnamment primitifs. Il fallait tenir bon sur tous les fronts, sur des planètes grouillantes de gens, des docks et des usines d’armement, sur des rocs projetés dans la zone de combat. Si on perdait du terrain, la bataille était perdue. Et quand on était dans l’infanterie, on se cramponnait ; quand on était dans l’infanterie, on était la force combattante de l’humanité, et tout le reste n’était que de l’intendance. Même l’horreur de l’environnement des chambrées commença à s’atténuer pour lui. Au début, quand ils s’étaient retrouvés cernés par ces gamins lubriques, à la peau douce, ils avaient eu l’impression d’avoir été jetés dans une fosse grouillante d’étranges animaux sous-humains. Pirius ne pouvait pas tourner la tête sans que son regard tombe sur une bite à l’air. « On se croirait dans une Coalescence », murmurait Cohl, déroutée, horrifiée, en ouvrant des yeux ronds. En tout cas, c’était le jour et la nuit avec les Arches. Là-bas, les instructeurs – des vétérans, même s’ils avaient été réformés pour invalidité – étaient des modèles pour les cadets, et la discipline était relativement légère. Alors qu’ici la plupart des adultes étaient des gardes-chiourme, pas des profs. Tout cela était extrêmement déroutant. Et puis peu à peu, à leur façon, ces étranges enfants fourmillants semblèrent accepter l’équipage de la Griffe. Bredouillant leur étrange dialecte précipité, ils leur montrèrent le chemin des réfectoires, des douches et des cabines d’épouillage. D’autres leurs signalèrent des trucs simples pour se faciliter la vie ; par exemple, comment garder la graisse de sa bouffe pour en tartiner l’intérieur de son skinsuit, à l’endroit des jointures : ça soulageait un peu les frottements ; une fois, voyant Pirius trébucher lors d’une des interminables marches de Marta, deux d’entre eux vinrent l’aider à se relever. Dans la chambrée, une nuit, une autre lui proposa de regarder sa VieD&O avec elle. C’était un mauvais soap opéra larmoyant, plein de grosses ficelles, un épisode d’une série comme en pondaient inlassablement les machines à raconter les histoires, toutes différentes et en même temps toujours pareilles. Pirius en regarda un bout, par politesse, puis il s’éclipsa sitôt la fille endormie. Et puis il apprit à s’habituer aux visiteurs de la nuit, ces visages ronds, lisses, qui planaient au-dessus du sien, ces lèvres qui effleuraient les siennes, ces petites mains qui se glissaient sous sa couverture. Il repoussait gentiment, avec un sourire, ces approches émanant de garçons aussi bien que de filles. Il trouvait sa vie suffisamment compliquée comme ça. La promiscuité ne pouvait être qu’intense, dans un endroit pareil. Après tout, c’était la ligne de front d’une zone de guerre. On grandissait avec les gens de son entourage, et on savait qu’on pouvait mourir avec eux. C’était comme si la mort regardait par-dessus leur épaule en permanence. L’architecture même du roc leur rappelait que le rôle de l’armée n’était pas de préserver leur vie. En cas d’attaque, les strates pressurisées s’effondreraient. Les cadets étaient un bouclier de chair et de sang destiné à protéger un moment de plus la cargaison véritablement précieuse du roc : les armes et les vaisseaux qui se trouvaient au cœur. Les gens étaient jetables. Certes, c’était vrai d’un bout à l’autre du Front, dans toutes les branches des services. Pirius avait grandi dans la certitude qu’il n’aurait jamais vu le jour sans la force et la volonté inébranlable de la Coalition, et que son devoir était de redonner cette vie lorsqu’on le lui demanderait. Mais la logique économique de la guerre était brutale. Au moins, en tant que pilote, le coûteux entraînement investi sur vous vous conférait une certaine valeur. Ici, parmi ces bleusailles, l’entraînement était sensiblement moins onéreux… et les recrues encore plus jetables. C’était une pensée glaçante, désespérante, dont aucune justification doctrinale n’allégerait le poids. Et c’est ainsi que ces enfants se tournaient les uns vers les autres pour trouver un peu de réconfort. En tout cas, peu à peu, la situation s’améliorait. Mais pas pour Espoir Tenace. Il se repliait sur lui-même. Il était gris, étrangement maladif, perpétuellement épuisé. Pirius ne voyait plus que rarement sourire son large visage doux, entre ses grandes oreilles. Pirius savait que le capitaine Marta, loin de vouloir le détruire, tentait de le briser pour mieux le reconstruire. Sauf qu’elle s’y prenait mal. Et il ne voyait pas ce qu’il pouvait y faire. La situation atteignit son point culminant lors d’un appel. C’était le trente-quatrième jour après leur arrivée sur le roc. Une fois de plus, Espoir Tenace était arrivé dernier à la course. Le silence des cadets qui l’attendaient dissimulait une hostilité qui se déchaînerait sur lui lorsqu’il regagnerait la chambrée. Il se tenait debout sur la ligne d’arrivée, suant et haletant, le corps agité par une respiration erratique. Son infodesk à la main, le capitaine Marta appela : — Tuta ! — Je m’appelle Espoir Tenace, répondit-il. — Deux tours de plus, dit Marta d’un ton égal. Accroissement de la charge. Hoquetant toujours, Espoir Tenace s’avança en titubant, s’apprêtant à reprendre la course. Pirius entendit un grognement à peine étouffé alors que les cadets s’apprêtaient à poireauter encore un long moment dans leurs skinsuits puants. Ça suffit, se dit-il. C’est ma faute, après tout. Il fit un pas en avant. — Capitaine Marta… Tous les yeux, sauf ceux du capitaine, se tournèrent vers lui. — Je te l’ai dit, cadet. Pas de discussion, fit Marta sans lever le regard de son infodesk. — Il s’appelle Espoir Tenace. Espoir Tenace s’arrêta et se retourna, stupéfait, les mains sur les cuisses. — Pirius…, dit-il entre deux inspirations haletantes. Tais-toi. — Si tu es tellement impatient de partager sa punition, tu n’as qu’à la prendre à sa place, dit Marta en portant la main à sa poitrine. Le poids qui pesait sur les épaules de Pirius s’accrut subitement, comme si on lui avait lâché une lourde charge sur le dos. — Trois tours, dit-elle. Pirius sortit de la ligne avec raideur et s’avança vers la piste qui faisait le tour du cratère. — Non, chef, dit Espoir Tenace. Je ne veux pas qu’il prenne ma punition. — Quatre tours, Pirius. — Capitaine… — Cinq tours. Accroissement de la charge. Le fardeau qui pesait sur les épaules de Pirius s’accrut encore. Il n’entendit plus Espoir Tenace, qui regagna sa place dans le rang. Pirius refit, encore et encore, le chemin maintenant familier qui faisait le tour de cette antique éclaboussure dans le roc. Ses pas laissaient des empreintes claires sur le régolite qui fonçait rapidement dans cet environnement aux radiations farouches, si près du cœur de la Galaxie. Il était déjà fatigué par son propre entraînement, et la charge accrue était la plus forte qu’il ait jamais eu à supporter. Au bout du premier tour, son cœur cognait contre ses côtes, il avait les poumons en feu, un mal de tête à tout casser lui étreignait les tempes, et ses genoux menaçaient de se dérober sous son corps à chaque pas. Mais il continuait en comptant les tours – deux, trois, quatre… À la fin du cinquième tour, Marta se planta au bout du circuit, son demi-torse artificiel luisant à la lueur de la Galaxie. Il fit comme s’il ne la voyait pas. Il passa en courant devant elle et continua sa course. Elle le laissa faire, se contentant d’augmenter la charge. Et quand il répéta son petit numéro, au tour suivant, elle l’augmenta encore. À la fin du dixième tour, c’est à peine s’il voyait où il allait. Et pourtant il continuait à lever les pieds, l’un, puis l’autre, et il recommençait, martelant la terre damée. À l’un de ses passages devant Marta, elle effleura une commande sur sa poitrine. Son skinsuit se verrouilla, le condamnant à l’immobilité. Tout à coup, il n’était plus qu’une statue figée au milieu d’un pas. Déséquilibré, il tomba, avec une lenteur de plume, heurta le sol et se retrouva le visage à moitié enfoncé dans la poussière carbonée. Ses poumons se soulevaient encore, mais c’était le seul mouvement qu’il était capable d’effectuer dans son suit. Marta s’accroupit afin qu’il la voie avec son œil disponible. Sur le canal radio, il crut entendre le bourdonnement des démultiplicateurs de son exosquelette. — Ma tâche n’est pas de te tuer, cadet, dit-elle. — Chef. — Je les connais, les types comme toi, dit-elle en se rapprochant. Je l’ai vu sur ta figure, à la minute où vous vous êtes posés ici. C’est pour ça que je m’en suis prise à ton gros copain. Pour te faire sortir de tes gonds. — Chef… — Tu te prends pour quoi, Pirius ? Pour un héros ? siffla-t-elle. Tu te crois spécial ? Regarde le ciel, fit-elle en agitant la main. Il y a en permanence un milliard d’êtres humains en guerre, sur la ligne de front. Et tu espères te faire remarquer parmi ces hordes immenses ? — C’est mon ambition, chef, réussit-il à articuler. — Si je te laisse repartir, tu continueras à courir ? demanda-t-elle en se redressant. — Chef, oui, chef ! — Que faut-il que je fasse pour t’empêcher de te tuer ? — L’artillerie. — Pardon ? — Il y a une unité d’artillerie, ici, sur Quint. Envoyez-y Espoir Te… euh, Tuta. Il est ingénieur. Avec tout le respect que je vous dois, chef. — Je vais le proposer, grommela-t-elle. Mais la prochaine fois que tu me fais un numéro pareil, cadet, je te laisse crever, tu peux me faire confiance. — Bien noté, chef. Elle se leva et s’éloigna, le laissant affalé dans la poussière. Cohl, Même Ça et quelques autres durent venir le chercher et le transporter au sas, où il fallut découper son suit verrouillé pour l’en extirper. Quelques jours plus tard, le transfert d’Espoir Tenace vers un peloton d’artilleurs qui manœuvraient un canon monopole fut confirmé. 11 Le cockpit de Pirius Rouge n’était qu’un cadre exigu, noir comme la nuit et ouvert sur l’espace, par lequel il voyait tourner avec une lenteur majestueuse les bandes d’or pâle en haut des nuages de Saturne. Il n’y avait pas de commandes physiques, uniquement des afficheurs virtuels et des icônes de guidage qui planaient au niveau de sa poitrine. La seule autre lumière de cet endroit était la douce lueur verte du biopack de son suit. C’était un prototype. Enfin, au moins, le cockpit était de fabrication humaine, contrairement au reste de l’engin. Quand il regardait derrière lui, il voyait une mince carlingue effilée et des ailes évasées, d’une grâce étonnante. La coque était d’un noir absolu, d’un noir qui dépassait l’analyse humaine, si noir qu’il semblait que les photons émis par Saturne ne se réfléchissaient pas dessus. C’était le nightfighter estropié, capturé par Pirius Bleu, son alter ego du futur. Il avait du mal à y croire : aujourd’hui, six semaines après son arrivée sur Terre, au cœur du système de Sol, Pirius Rouge allait piloter un vaisseau xeelee. Pour un gamin élevé au centre de la Galaxie, le ciel du système de Sol était d’un vide atterrant, d’une stérilité uniquement rompue par les rares étoiles de ce bras spiralé, déchiqueté, et par le point lumineux éclatant du soleil. Même Saturne était étrangement terne et projetait peu de lumière. L’immense planète avait beau abriter la plus forte concentration de puissance de feu du système solaire, elle semblait étrangement fragile. Il s’interrogea brièvement sur l’aspect qu’elle pouvait offrir autrefois, au bon vieux temps, quand ses terribles anneaux de glace et de poussière n’avaient pas encore été consommés en guise de carburant et pour la fabrication d’armements. On ne voyait même pas le Noyau de la Galaxie. Nilis lui avait dit que vu d’ici, dans le ciel de la Terre, le centre devait être une masse de lumière de la taille de la Lune, plus brillant que tout à part Sol proprement dit. Mais il était masqué par les nuages de gaz du plan de la Galaxie. Les Vers de Terre ne savaient même pas qu’ils vivaient dans une galaxie, quelques siècles à peine avant le début des vols interstellaires. Aujourd’hui, il se fichait pas mal des Vers de Terre. Pour Pirius, le ciel nu du tour de la Galaxie était un endroit dingue, exotique et sauvage, et le fait de se retrouver aux commandes d’un authentique nightfighter était une aventure inimaginable. — La vie ne pourrait pas être plus belle, murmura-t-il. Un visage renfrogné, pas plus gros que l’ongle de son pouce, se matérialisa soudain devant ses yeux. — Que dites-vous, enseigne ? — Rien du tout, monsieur. C’était le capitaine Darc, un homme amer, entre deux âges, un officier de l’Aéronavale manifestement compétent. La hiérarchie de l’Aéro avait insisté pour que l’un des siens soit le seul contact de Pirius au cours de l’essai proprement dit, et Pirius n’était pas en mesure de discuter. — Ça va, dans cette cage ? Si vous voulez qu’on vous sorte de là… — Ça va, répondit Pirius avec un sourire, en veillant à ce que son visage soit bien visible derrière sa visière. — Ouais, tu parles, que ça va, grommela Darc. Taillé sur mesure pour vous, hein, enseigne ? C’était une pierre dans le jardin de Pirius, qui n’était pas spécialement mince. — Si vous le dites, monsieur. — Écoutez… Le compte à rebours de la mission était déclenché, et Darc avait commencé son briefing final. — Le cockpit que nous avons construit pour vous est constitué de matière normale, baryonique. (Pirius ne savait pas encore très bien ce que ça voulait dire.) Mais la coque du vaisseau proprement dit, y compris les moignons d’ailes, est faite d’une autre sorte de matière appelée un condensât. Ce condensât n’a pas les propriétés quantiques normales… Pirius fléchit ses doigts gantés, pour voir, et des icônes flashèrent dans tous les sens autour de la tête désincarnée, réduite, de Darc. Quand on refroidissait un bloc de matière à une température extrêmement basse – un milliardième de degré au-dessus du zéro absolu, peut-être même moins –, les atomes se condensaient dans un état quantique unique, une sorte de gigantesque « superatome », qui marchait au pas comme les photons cohérents d’un rayon laser. Cet état de matière était appelé condensât de Bose-Einstein, ce qui indifférait parfaitement Pirius, lequel n’avait pas la moindre idée de qui pouvaient bien être Bose ou Einstein. — Nous ne savons pas créer une telle matière à température ambiante, poursuivait Darc. Ni comment la densifier. Les condensats de labo sont tellement ténus qu’ils sont à peine plus que du vide. Mais le condensât a des propriétés utiles. Par exemple, si on ajoute des atomes, ils ont tendance à rejoindre la structure du condensât. Pirius médita cette information. — Un condensât est autoguérissable. — Ouais, les physiciens diraient auto-amplificateur. Mais c’est à peu près ça. Vous savez que seuls les moignons de vos ailes sont des condensats. Les ailes elles-mêmes, quand elles sont déployées, sont la base de votre propulsion infraluminique, et beaucoup plus extensibles. Et elles sont rigoureusement immatérielles… Il y avait beaucoup de tension avec l’équipage de l’Aéro assigné au projet. Darc avait passé toute sa carrière dans le Groupe de l’Aéronavale solaire ; Pirius avait appris qu’il n’était jamais allé plus loin dans la Galaxie que la Ligne d’Orion. La Solaire, qui serait la dernière ligne de défense de l’humanité contre les Xeelees en cas d’effondrement final, était une force très ancienne, et ses officiers étaient farouchement fiers de leurs traditions. Pirius avait entendu un tas de ragots sur les « petits cons imbus d’eux-mêmes » du centre de la Galaxie qui avaient droit à tous les égards. Mais c’était Pirius qui était dans le siège du pilote ; pas eux. Pirius savait que Nilis était à bord de l’un des vaisseaux escorteurs, et qu’il ne perdait pas une miette de l’échange. Et il regrettait que Torec ne soit pas là pour voir ça. Elle s’était battue pour avoir le privilège d’être pilote lors de ces essais. Compte tenu du niveau de formation auquel elle était arrivée aux Arches, elle était en fait un tout petit peu plus qualifiée que Pirius. Mais Nilis l’avait assignée à une autre partie du projet, la mise au point de son « ordinateur BTF », comme il l’appelait, sa machine à explorer le temps en boucle temporelle fermée. Il lui avait bien fait comprendre qu’il considérait le travail sur le processeur du BTF comme tout aussi important que les expériences avec le vaisseau xeelee, et elle n’avait pas eu le choix ; il avait bien fallu qu’elle accepte la mission. De toute façon, dans l’esprit de Pirius, la question ne se posait pas : celui qui devait prendre place dans le vaisseau, c’était lui, point final ; dans un sens, c’était déjà le sien. Darc continuait son laïus : — Le cockpit dans lequel vous êtes assis est de fabrication intégralement humaine, Pirius. Vous y disposez d’une protection inertielle complète, et de toutes sortes d’autres boucliers. Et nous croyons avoir réussi une interface satisfaisante de vos commandes avec celles du vaisseau. C’était techniquement pointu, à ce qu’on m’a dit. Ça revenait moins à cracker un système électromécanique qu’à connecter un implant dans un système nerveux. — Monsieur, vous êtes en train de me dire que vous n’êtes pas sûr que ça marche. — Ça, enseigne, il n’y a qu’une façon de le savoir… Il avait du mal à se concentrer, assis là, dans ce cockpit. Évidemment, ce numéro ne s’adressait pas exclusivement à Pirius ; Darc, qui était officier de carrière, profitait de l’occasion pour plastronner devant son public. Les icônes devant son visage étaient trop tentantes. « Ça, il n’y a qu’une façon de le savoir…» Pirius était aux commandes ; pour une fois dans sa vie, il avait un pouvoir sur les événements extérieurs – et ici personne, ni Darc, ni Nilis, ni même Pirius Bleu, ne viendrait se mettre en travers de son chemin. Il écarta les mains devant lui. Il y eut un frémissement. Comme un souffle sur sa nuque, ou le contact des doigts de Torec sur son dos quand il dormait. Il se retourna. Le nightfighter avait déployé ses ailes. Elles s’épanouissaient en douceur hors de leurs moignons de condensât, formant un plan noir, qui allait en s’expansant, comme si on avait lancé un drap sur un lit immense. Il savait qu’elles n’étaient pas matérielles, elles n’étaient même pas faites de quelque chose d’exotique comme le condensât. Elles étaient faites d’espace-temps même. Et elles palpitaient. Le vaisseau semblait comme en suspens, un peu comme un muscle bandé. Il le sentait. Tout à coup, le vaisseau s’anima. Il n’y avait pas d’autre mot pour ça. Et malgré les prédictions les plus catastrophistes, alors même qu’il le savait triangulé par une douzaine de rayons de starbreakers et autres armes, le vaisseau attendait de faire ce qu’il voulait. Il éclata de rire. Le visage de Darc planait devant lui, telle une pièce brillante, violette de rage. — Vous essayez une autre connerie de ce genre et je vous expédie dans le recycleur, espèce de petit fumier ! Mais non, vous ne feriez jamais une chose pareille, songea Pirius. Vous n’oseriez pas. Dans les conurbations de la Terre, je suis un héros. C’était une pensée inattendue, délicieuse, rigoureusement antidoctrinale, mais il avait le pouvoir, et Darc le savait. — Monsieur, j’attends la permission de commencer l’essai, dit Pirius en s’efforçant de parler d’un ton calme. La bouche de Darc remua comme s’il ruminait sa colère. Puis il dit : — Allez-y. Pirius sélectionna certaines des icônes qui planaient devant lui, les assembla avec de doux mouvements caressants et tendit le doigt. Les étoiles éparses se brouillèrent, devinrent bleues. Saturne se recroquevilla, tel un bout de tissu doré froissé, et disparut. Puis les étoiles reprirent leur place, comme un rideau qui tombe, et ce fut fini avant même qu’il ait réalisé que ça avait commencé. Il n’y eut pas le traditionnel coup de pied dans les fesses, aucune sensation d’accélération. Si le bouclier inertiel avait eu la plus infime défaillance, il aurait été réduit en purée. Et pourtant, il avait senti quelque chose, comme si son corps avait perçu qu’il avait fait un saut immense. — Darc à Pirius… Vous m’entendez ? Répondez, enseigne ! Darc à Pirius… Répondez… — Oui, monsieur, je suis là. Il y eut un délai perceptible, puis la réponse de Darc : — Enseigne, vous avez parcouru plusieurs secondes-lumière à près des trois quarts de la vitesse de la lumière. — Conformément au plan de vol. — Vous vous êtes même immobilisé à l’endroit prévu. Pirius jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Saturne, le seul objet de cet univers assez grand pour que son disque soit visible, était réduit à un minuscule point jaunâtre. Il aurait dû se sentir encore plus isolé, se dit-il. Tout nu. Mais il n’éprouvait qu’une impression de puissance. Avec ce vaisseau, il pouvait aller n’importe où, faire n’importe quoi. Et l’essai venait à peine de commencer. — Monsieur, vous voulez que je revienne ? — Vous restez où vous êtes ! lança Darc. Ce taon va subir un check-up complet avant de bouger d’un centimètre. Tout comme vous. Nous arrivons aussi vite que nous pouvons. Ils étaient bel et bien en route. Pirius les voyait déjà, du côté de Saturne : une petite flottille dérivait graduellement sur le fond d’étoiles. Il se plaqua les mains sur les cuisses, résistant à la tentation de repartir. L’énorme masse de Nilis se profila au-dessus du nightfighter. Avec ses ailes repliées, il aurait tenu dans le creux de la main de cette VieD&O de plusieurs kilomètres de haut, pensa Pirius. Ça aurait dû être une vision absurde, incongrue : la tête de Nilis était de la taille d’un Z-plein, chacun des points noirs de sa vieille peau ressemblant à la fosse de positionnement d’un canon. Mais Pirius était de nouveau en orbite autour de Saturne, qui baignait l’image virtuelle d’une lumière dorée, étrangement douce. Et les yeux terribles de Nilis brillaient d’émerveillement. — Des failles spatio-temporelles, dit Nilis. Voilà ce que sont les ailes des nightfighters. Des défauts dans la structure même de l’espace-temps. Et regardez ici… Il agita ses immenses mains, suscitant une autre VieD&O géante qui montrait le nightfighter xeelee en vol, les mouvements magnifiques, elliptiques, d’une complexité déroutante, de ses ailes d’espace-temps infléchi. Nilis remplaça l’image réelle par un schéma. Le vaisseau était entouré par un cadre, une sorte de tétraèdre ouvert, avec des bulles rouge vif aux quatre sommets. Le tétraèdre subissait un cycle complet de déformations. Il se refermait comme un parapluie, ses segments se raccourcissaient puis se rallongeaient, le « parapluie » se rouvrait et le cadre reprenait sa configuration surprenante. — Ce schéma représente les mouvements des ailes, expliqua Nilis. Vous voyez comment elles changent de forme ? Imaginez que l’espace-temps est le milieu naturel du vaisseau. Imaginez-le comme… comme une bactérie dans l’eau. Pour une petite créature, l’eau est aussi visqueuse que de la mélasse, et dans une matière aussi collante il est difficile de nager, parce que si votre coup de redressement est identique à votre coup d’attaque, vous vous retrouvez à votre point de départ. C’est pour ça que les bactéries changent de forme au cours de la première et de la seconde partie du mouvement, pour se propulser vers l’avant. C’est une phase géométrique, une séquence de formes différentes qui réalisent un parcours fermé. « Pirius, ce nightfighter baigne dans l’espace-temps aussi sûrement qu’une bactérie dans l’eau. Il est clair que les ailes du nightfighter décrivent cette séquence de formes palpitantes, cette phase géométrique, pour contrôler et diriger le mouvement du vaisseau. C’est une propulsion à changement de forme – rien à voir avec les moteurs à réaction des fusées. C’est vraiment tout à fait remarquable. Ça n’a aucun rapport avec les principes sur lesquels sont basées les propulsions humaines supraluminiques. Pirius avait l’impression de comprendre : les systèmes de propulsion conçus par les hommes ne prenaient pas appui sur l’espace-temps proprement dit, mais sur le vide, la mousse quantique bouillonnante de particules virtuelles qui occupait l’espace. Au cœur de ce genre de propulsion se trouvait un substrat cristallin étendu, qui vibrait plusieurs milliards de fois à la seconde. Le passage du substrat à travers la mousse quantique faisait fluctuer des forces qui induisaient des champs électriques à la surface, et ces champs, en se dissipant, projetaient des photons. Pirius avait cru comprendre, lors de séances de vulgarisation au moyen de dessins animés, qu’en organisant les photons épars on pouvait les utiliser pour se propulser en avant. — Nos propulsions marchent très bien, dit Nilis. Mais elles sont plus lentes que celle des Xeelees. Et elles n’arrêtent pas de tomber en panne. Ces cristaux sont chers, et fragiles. Pirius le savait. Il fallait transporter un jeu de pièces de rechange pour un voyage de plus de quelques heures-lumière. — Et puis, dit-il lentement, la méthode des Xeelees a l’air plus… Il laissa sa phrase en suspens, n’arrivant pas à trouver ses mots. — Élégante ? proposa Nilis avec un gigantesque sourire. — Un peu, oui. — Grâce à votre courage, aujourd’hui, nous en savons un peu plus long sur la source de cette élégance. Mais bien des questions restent en suspens. Nager dans l’espace-temps est une curieuse façon de faire. C’est une méthode qui marche d’autant mieux que l’espace-temps est fortement infléchi. Ça offre une meilleure traction. Comme autour d’un trou noir, par exemple. — Nous savons que Chandra est infesté de Xeelees. — Oui, et ça nous fournit toutes sortes d’indices à leur sujet. Mais ils doivent aussi fonctionner dans des environnements comme celui-ci, loin de toutes les concentrations denses de matière, où l’espace-temps est presque plat. En réalité, si l’espace-temps était parfaitement plat, la propulsion ne pourrait pas marcher. « Et d’abord, pourquoi utiliser les failles spatio-temporelles comme base de propulsion ? Il fut un temps, juste après la singularité du Big Bang, où ce genre de chose était commune, parce que la structure ordonnée de l’espace-temps hypertrophié où nous vivons était encore en formation. Il comportait des points, des boucles, des nappes… — Les monopoles sont des défauts ponctuels. — Oui. C’est pour ça que les monopoles sont des armes tellement utiles – un défaut peut interférer avec un autre. L’espace-temps était également très incurvé. J’imagine que si vous aviez dû concevoir un système de propulsion à l’époque, vous auriez naturellement choisi les défauts et la nage spatio-temporels comme base de départ. Ce n’est plus tout à fait aussi évident maintenant – et ça a cessé de l’être quelques microsecondes après la Singularité. Alors, pourquoi l’utiliser ? Et puis il y a la question des Xeelees mêmes. Où sont-ils ? — Pardon, monsieur ? fit Pirius, désarçonné par ce coq-à-l’âne. — J’ai beau examiner ce vaisseau sous toutes les coutures, je ne vois que de la machinerie, des strates de machinerie. Aucun signe d’un équipage ! — Je ne vois pas ce que ça veut dire. — Moi non plus. Pas encore. L’immense VieD&O fantomatique se pencha en avant, et un œil brillant, de la taille d’une conurbation, brilla avidement au-dessus de Pirius. — Cela dit, je pense que nous avançons. « Chandra » est un nom très ancien – il date d’avant l’Occupation. On dit que c’est celui d’un savant de l’Antiquité. Certains prétendent que ce mot voudrait dire « lumineux ». Eh bien, s’il est lumineux, je doute que M. Gramm aime ce que Chandra commence à mettre en lumière pour nous ! 12 Pendant que Pirius pilotait un nightfighter dans les parages de Saturne, Torec se promenait toute seule sur la Lune, dans les vestiges d’une usine de matière exotique. Cet endroit avait été construit vingt mille ans auparavant par les Qax, les envahisseurs non humains de la Terre. Après la rébellion qui les avait expulsés du système solaire, les installations avaient été démantelées, et le toit crevé était resté ouvert au ciel noir. On voyait encore les témoignages de cet antique bouleversement : les fragments d’épaves, les petits cratères d’explosion et, lames brisées de béton sélénite, les murs fracassés qui projetaient de longues ombres acérées sur la houle poussiéreuse du sol lunaire. Il y avait déjà un mois qu’elle était coincée là. Plus que trois semaines avant l’expiration du délai fixé par Gramm et la démonstration finale du prototype de processeur BTF de Nilis, son ordinateur à explorer le temps. Torec avait hâte que ce soit fini. Elle n’arrivait pas à oublier la Terre, toujours présente dans le ciel. L’arc du Pont était facilement visible – interminable, stupéfiant, un défi aux forces de la nature et à la logique qui la mettait mal à l’aise. Elle voyait aussi les lignes de défense concentriques qui croisaient autour de la planète-mère : les Flocons de Neige et les petits points des vaisseaux de guerre. Même vue de la Lune, la Terre était hérissée de forteresses. C’est encore là qu’elle se sentait le moins mal, dans ces ruines, à une heure de marche de la base de mise au point. Les débris des énormes murailles éclipsaient le disque bleu vif de la Terre, et elle pouvait se croire très loin, hors du système solaire. Et surtout, les Vers de Terre avec lesquels elle était obligée de travailler ne venaient jamais ici. Un ding retentit dans son casque. Le dernier essai d’intégration était sur le point de commencer, un test en vraie grandeur du prototype de processeur BTF. Il aurait lieu, qu’elle soit là ou non, bien sûr. Mais elle se devait d’y assister. Elle fit demi-tour et repartit à grands pas bondissants dans la plaine, sous le soleil, ses jambes s’actionnant comme des pistons dans d’agréables conditions de gravité réduite. Elle alla se percher sur le rebord de cratère qui avait été requalifié « poste d’observation » et constata que le compte à rebours avait commencé : un silencieux défilé de nombres s’affichait sur des écrans. Les techniciens attendaient patiemment le début du test, sous un petit ballet des hovermatics de monitoring qui planaient au-dessus de la zone. Le prototype du processeur BTF était un enchevêtrement de tubes, de conduites et de tuyaux reliés à de banals conteneurs de métal argenté. L’ensemble s’étendait sur plus de cinq cents mètres, à même la poussière lunaire maculée d’empreintes de bottes. Sous la pure lumière du soleil matinal, bas sur l’horizon, le prototype brillait de tout son éclat d’or et d’argent. C’était un spectacle d’une étrange beauté, une œuvre d’art éparpillée. Mais Torec en était arrivée à haïr cette chose qui gouvernait sa vie. Deux personnages virtuels se matérialisèrent dans le vide, l’un vêtu d’un skinsuit, l’autre non. Le second était Nilis. Le commissaire planait à quelques centimètres du sol lunaire, pieds nus et vêtu de sa robe froissée habituelle. Il n’avait jamais été très à cheval sur les protocoles virtuels, mais là, il enfreignait carrément les règles. Les VieD&Os étaient censées « se vêtir » en adéquation avec l’environnement au sein duquel elles apparaissaient : le « D », pour déontologie, de « VieD&O ». Sinon, on risquait d’induire en erreur un habitant de l’environnement cible, avec des répercussions qui pouvaient se révéler dramatiques. Du Nilis tout craché, songea Torec. Il suivait avec intensité, les mains crispées, les yeux creux, le lent défilement du compte à rebours. L’autre VieD&O était celle d’une femme décemment habillée d’un skinsuit. Elle était grande et plutôt élégante malgré sa tenue fonctionnelle. En voyant Torec, elle s’approcha, sans laisser d’empreintes sur le sol lunaire. — Vous êtes la petite de l’Aéro ? — Je suis l’enseigne Torec, rectifia Torec, piquée au vif. — Je m’appelle Pila. Je travaille au ministère de l’Effort de guerre économique. Elle avait un visage lisse, sans âge, et elle posait sur Torec un regard un peu ironique. Une attitude à laquelle Torec s’était souvent retrouvée confrontée sur Terre, et qu’elle en était arrivée à mépriser. — Je vous ai rencontrée, une fois. Vous travaillez pour le ministre Gramm. — Je suis l’une de ses conseillères, en effet. Très impressionnant, fit Pila avec un geste de la main en direction du prototype. Et tout ça est basé sur le voyage dans le temps ? — Les courbes fermées de genre temps, en effet. L’officier pilote Pirius – Pirius Bleu – a vaincu le Xeelee grâce à une autre pilote de sa formation, qui a utilisé la propulsion supraluminique pour rapporter des informations tactiques de l’avenir. Ces tubes, fit Torec en indiquant les tubulures, renferment des nanomatics. Ce sont les composants du processeur. Ils volent d’avant en arrière, franchissant, en réalité, de courtes boucles supraluminiques… — Des vaisseaux stellaires miniaturisés dans des tuyaux ! Alors ces matics remontent dans le passé et vous donnent la réponse avant même que vous ne posiez la question ? — Un truc comme ça. — C’est merveilleux. Le problème qu’ils espéraient élucider ce jour-là, à titre d’expérience, concernait le repli des protéines. Les protéines étaient les briques, les éléments constitutifs de la vie, mais les êtres humains n’avaient pas encore réussi à les exploiter de façon optimale. Cela restait hors de leur portée. Il existait plus de protéines d’une centaine de « briques » de longueur qu’il n’y avait d’électrons dans l’univers. Le calcul du nombre de façons dont une longue molécule de protéine pouvait se replier était un vieux problème, qui était resté irrésolu même en théorie. — Mais nous espérons le résoudre, dit Torec. Les résultats s’afficheront là, dit-elle en indiquant un immense écran virtuel, blanc. Pila l’observa d’un œil analytique. — Vous aimez votre poste ici, enseigne ? Ce projet sur la Lune ? — Je suis là pour faire mon devoir, madame. — Évidemment, approuva la femme en pinçant les lèvres. Et vous vous attendez à ce que ce soit un succès ? Torec avait appris à répondre aux questions visqueuses des bureaucrates au visage lisse. Nilis l’avait fermement avertie que si elle faisait preuve de pessimisme, ou d’un optimisme excessif, elle pouvait provoquer le retrait de la subvention. — Ce n’est que la première étape. Un test du principe. Ensuite, nous devrons réduire toute cette unité à un système assez petit pour être transporté à bord d’un greenship. — C’est une réponse habile, murmura la femme. Et quel est votre principal problème ? — Le contrôle des matics qui font l’aller et retour, bien sûr, répondit Torec avec un haussement d’épaules. Ce n’est pas un problème simple. Le Nilis virtuel, projeté depuis la Terre lointaine, qui les avait ignorées complètement, s’agita et frappa dans ses mains. Torec vit que le décompte silencieux arrivait à son terme. Même Pila se retourna pour regarder l’afficheur. Le compte à rebours atteignait le zéro. L’écran VieD&O resta blanc, sans aucun schéma de protéines. Dès cet instant, Torec sut que l’essai avait échoué. Le but de cet exercice de calcul supraluminique était d’envoyer la réponse dans le temps, et elle n’était pas… C’est alors qu’une explosion se produisit au centre du complexe. Torec fut brièvement déconcertée. Muette, brève, la détonation provoqua un soulèvement peu spectaculaire de poussière lunaire qui, faute d’air pour la maintenir en suspension, retomba aussitôt sur le sol. Torec cilla et parcourut la plaine lunaire du regard. Les technos convergeaient déjà vers les ruines de leur prototype. Elle entendit sur le circuit radio, resté ouvert, que certains riaient ouvertement. La femme, Pila, était déjà partie. La VieD&O de Nilis la foudroyait du regard. Elle ne l’avait jamais vu aussi furieux. — Dans vos quartiers ! lança-t-il. Tout de suite ! Et il disparut, abandonnant derrière lui quelques pixels qui vacillèrent un instant avant de s’éteindre à leur tour. Elle regagna ses quartiers, enleva son skinsuit maculé par la poussière gris foncé de la Lune, le laissa tomber dans une trémie et passa sous la douche. De grosses gouttes d’eau suintèrent hors de la pomme de douche avec une lenteur exaspérante, due à la faible gravité. C’était typique des Vers de Terre, d’installer un luxe pareil dans un endroit où l’eau ne pouvait même pas couler convenablement, où il aurait mieux valu, en fait, leur fournir de simples et honnêtes lavnettes. Enfin, elle se lava avec soulagement – elle avait beaucoup transpiré –, se rinça les cheveux et se cura les ongles, noirs de poussière. La mise au point du projet se déroulait dans un immense cratère plat, entouré d’un rebord, appelé Clavius, qui avait jadis été l’emplacement d’un site industriel de première importance construit par les Qax. Comme il était loin au sud, il n’était donc pas concerné par les perspectives actuelles de terraforming : les immenses colonies sous dôme qui teignaient en vert la face de la Lune, autour du pied équatorial du Pont qui reliait la Terre et son satellite. Pendant un mois, Torec était restée en rade dans ce trou poussiéreux et sans air. Nilis lui avait procuré une petite équipe de chercheurs et d’ingénieurs, afin de faire avancer son projet d’ordinateur révolutionnaire. Elle avait bien protesté qu’elle avait reçu une formation de pilote, qu’elle n’était pas une de ces foutues technos de double dôme mais une combattante, rien n’y avait fait. Nilis disait qu’il était important que l’un des membres de ce qu’il appelait son « équipe de pointe » soit attaché à ce projet essentiel. Elle avait donc été chargée de ce qu’on appelait par dérision le Projet du Bureau. Son boulot consistait, en théorie, à s’assurer que les technos de cet endroit faisaient le leur honnêtement, en qualité et en quantité. Au début, elle avait vraiment apprécié de se retrouver sur la Lune. Contrairement à la Terre, la Lune était un monde propre, de son point de vue, un monde sans cette couche bizarre d’atmosphère non modifiée, et ces étendues d’eau à l’air libre, répandue au petit bonheur. C’était un monde où il fallait mettre un skinsuit pour sortir d’un dôme ; quand on tombait, on ne risquait pas de se casser quelque chose, et si on voulait accroître la gravité, on n’avait qu’à sélectionner un champ inertiel ; c’était comme ça que ça devait être. Même le cadre lui plaisait. Nilis lui avait montré des images de Clavius prises en orbite, où l’on voyait un cratère spectaculaire et des murs hauts comme des montagnes entourant des grappes de lumières : une colonie. La réalité s’était révélée très différente. D’abord, la Lune n’était pas comme les mondes rocheux qu’il lui avait été donné de voir dans le Noyau, où, grâce au pullulement continu des étoiles, peu de systèmes stellaires étaient stables, et où les mondes allaient dans tous les sens. La Lune avait passé cinq milliards d’années coincée au fond du puits gravifique d’une étoile, comme compagne d’une planète massive, et les débris aspirés par ces champs gravifiques entrecroisés avaient si bien mâchuré sa surface qu’il n’en restait rien : toutes les montagnes étaient érodées par le sable au point qu’elles avaient acquis une douceur de peau de chamois, et le sol était intégralement tapissé d’une épaisse couche de poussière crissante, qu’elle soulevait à chaque pas et qui collait si bien à son skinsuit qu’elle avait beau frotter, frotter, frotter, elle n’arrivait pas à s’en débarrasser. Et puis il y avait les gens. Chose incroyable, de tous ceux qui se trouvaient là, elle était la seule à être née hors de l’orbite lunaire. Et non seulement ça, mais en dehors de quelques responsables des systèmes essentiels et de la sécurité, elle était le seul membre de l’Aéronavale. Les autres étaient des bureaucrates, des employés du ministère – et surtout des doubles dômes, qui la considéraient depuis le début comme une créature bizarre, exotique, issue d’un royaume étranger, bref, pas tout à fait humaine. Les doubles dômes avaient très vite découvert qu’elle ne connaissait quasiment rien à leurs domaines techniques. Quand elle essayait de taper du pied, ils se mettaient à baragouiner dans leur jargon incompréhensible. Et ils bavardaient tout le temps entre eux. Depuis le début, l’équipe de développement était organisée en groupes rattachés à chacun des sous-ensembles du processeur BTF proprement dit, ou aux étapes du projet : la conception des divers composants, la réalisation des prototypes, leur assemblage et enfin leur intégration. Et Torec avait beau faire, ces groupes avaient très vite formé des clans, au point que beaucoup allaient jusqu’à refuser de communiquer entre eux – alors même que ce qu’ils faisaient devait se raccorder à la perfection s’ils voulaient atteindre le but final. Un affreux gâchis. Et très frustrant. Torec en était vite arrivée à détester le prototype, ce complexe stupéfiant, labyrinthique, de composants étalés sur la grisaille lunaire. Et elle incluait dans sa détestation les technos qui déambulaient au milieu de leur matériel, le tripotant, réglant deux ou trois petits trucs et discutant dans leurs skinsuits coûteux de fonctionnaires. Le pire, c’est qu’elle s’en fichait, au fond. Ce n’était pas sa vie, ce n’était pas son but ; elle n’avait pas envie d’être là. Et dès que les technos l’avaient compris, ils avaient commencé à l’ignorer. Elle était là pour Pirius, pas pour elle-même. C’était la vérité fondamentale : elle avait des sentiments pour Pirius, et ce avant même que Nilis ne pointe le bout de son nez. Elle savait qu’ils avaient une relation spéciale, même si elle n’était pas sûre qu’il le comprenait, lui. Seulement, maintenant, les choses avaient changé. Elle savait que Pirius n’était pas responsable de la situation, mais c’était tout de même sa faute, tout ça. Elle vomissait la Lune, son travail, les gens à qui elle avait affaire. Elle ne comprenait plus ses propres sentiments pour Pirius. Qui n’était même pas là, d’ailleurs, et ça, c’était le pire de tout. Quand elle sortit de la douche, une VieD&O de Nilis l’attendait dans la pièce. Son visage était baigné par la lumière d’un soleil invisible, mais il ne regardait pas dans sa direction. Il était un peu sur la réserve avec elle depuis leur altercation, à bord de la corvette. — Encore une déception, dit-il. — Oui. Le décalage entre la Terre et la Lune était faible, mais suffisant pour être déconcertant, au moins au début. Enfin, elle s’y ferait. — Quel dommage qu’on ne puisse pas utiliser les trous de ver ! — Pardon, commissaire ? — Je sais que vous vous êtes promenée dans les ruines de la vieille installation de matière exotique des Qax. Mais vous savez pourquoi les Qax ont construit cette usine ? Parce que la matière exotique servait à faire des trous de ver, des tunnels supraluminiques entre deux points de l’espace et du temps. Convenablement configuré, un trou de ver peut être un corridor vers le passé. En réalité, c’est un passage temporel humain, un trou de ver, qui nous a attiré tous ces ennuis avec les Qax, au départ. Torec avait entendu les technos parler des temps semi-légendaires d’avant l’Occupation, de Michael Poole, le grand ingénieur qui avait construit les trous de ver afin d’ouvrir le système de Sol, et le passé et l’avenir avec. — Oui. Maintenant, imaginez qu’on puisse utiliser les trous de ver pour fermer les courbes temporelles de notre processeur, au lieu de ces stupides vaisseaux spatiaux modèle réduit que nous faisons aller et venir ! Vous savez, c’est la mythologie druzite qui veut que nous devions éternellement progresser vers le haut : un simple coup d’œil à vos ruines le montre. Si seulement Michael Poole était encore vivant ! Je suis sûr qu’il aurait fait fonctionner notre prototype en un rien de temps. Enseigne, vous ne pensez jamais que les gens du passé étaient des géants et qu’à côté d’eux nous sommes des nabots, des lilliputiens ? — Non, monsieur, dit-elle d’un ton de défi. C’est nous qui sommes là, maintenant. Nous faisons de notre mieux. — Vous parlez de votre devoir, enseigne ? — Oui, monsieur. — « De notre mieux »… Il se tourna vers elle. Elle se demanda ce qu’il pouvait bien voir d’elle : juste un de ces fantômes virtuels, se dit-elle, mal éclairé, planant dans le vide de son appartement de la conurbation. — Que pensez-vous de votre travail, Torec ? Elle savait que Nilis ne se contenterait pas d’une banalité, d’une échappatoire. — Je ne peux pas dire que je sois heureuse, monsieur. — Ça ne vous plaît pas ? — Ce n’est pas pour ça que j’ai été entraînée. Je comprends que vous ayez emmené Pirius sur Terre ; ce qu’il a fait, enfin, ce que Pirius Bleu a fait, était stupéfiant. Mais vous ne m’avez emmenée que pour faire plaisir à Pirius. — Vous vous sentez piégée, soupira Nilis. Vous pensez peut-être que sans mon intervention vous auriez pu rompre avec Pirius, trouver quelqu’un d’autre… En gros, vous étiez au mauvais endroit au mauvais moment, et vous vous êtes retrouvée ici. — Quelque chose comme ça, répondit-elle. Elle s’efforça de rester parfaitement inexpressive. Que savait ce vieil imbécile ? De toute façon, ce n’étaient pas ses affaires. Sauf qu’il en savait plutôt long, apparemment. — En réalité, reprit Nilis d’un ton sec, vous n’auriez pas rompu avec Pirius. — Comment le savez-vous ? demanda-t-elle, les joues brûlantes. — J’ai interrogé Pirius Bleu. Dans cette autre ligne temporelle disparue, Pirius est resté avec, euh, disons Torec Bleue, jusqu’à ce qu’il parte pour cette dernière et fatale mission. Pendant deux ans, enseigne. C’est l’un des facteurs qui sont entrés en ligne de compte lorsque le capitaine Seath a recommandé que vous veniez pour cette mission. Elle le savait aussi. Torec éprouvait un sentiment très complexe. Elle n’aimait pas avoir à s’entretenir de sa vie affective avec ce vieux commissaire crapoteux, et surtout pas d’une relation qu’elle aurait pu avoir, mais n’aurait jamais. Ça la gênait. — Vous parlez de deux années que je ne vivrai pas. Deux années de choix que je n’aurai jamais à faire. — C’est vrai, répondit Nilis. Alors, comment vous sentez-vous, maintenant ? — Toujours aussi piégée, dit-elle après réflexion. Peut-être même plus. — La malédiction de la prédestination ! dit-il avec un petit rire. Enfin, si ça peut vous consoler, ce n’est pas moi qui ai eu l’idée de vous faire venir sur Terre. — En effet, monsieur. — Mais, maintenant que vous êtes là, vous avez une tâche à accomplir. Vous appréciez quand même de faire de votre mieux, non ? — Oui, monsieur. — Ne me mentez pas ! s’écria-t-il, soudain tout rouge. Elle cilla. Mais un détail la frappa : il avait pris le décalage temporel de vitesse. Il avait prononcé sa réplique avant d’entendre sa réponse, comme s’il la connaissait d’avance. — Monsieur ? — Nous avons encore échoué aujourd’hui, enseigne, au cas où vous ne l’auriez pas remarqué. — Mais ce n’était pas ma faute. Les technos… — Et si nous échouons dans trois semaines, quand Gramm assistera à l’essai crucial, on nous coupera les vivres. Tout sera fichu. Je vous suggère de commencer à faire le travail que je vous ai confié. — Monsieur… — Et ne me dites pas que ça n’entre pas dans votre domaine de compétence. Laissez-moi vous donner trois conseils : d’abord, le problème du contrôle des matics, qui nous handicape depuis le début. — Les technos disent qu’il se pourrait qu’on n’y puisse rien. C’est un sacré problème de contrôler une horde de matics supraluminiques… Nilis agita la main, évacuant son objection, et Torec vit qu’il avait les ongles en deuil, comme s’il avait fouillé la terre avec ses doigts. — Eh bien, vous n’avez qu’à contourner la difficulté. Biaisez, enseigne ! Les matics n’ont qu’à se guider tout seuls. Que chacun intuite la position de ceux qui se trouvent dans son voisinage, qu’il suive la direction générale, et ça suffira ; la solution émergera toute seule. Dites à vos technos de les laisser vadrouiller. Ensuite, la discipline. Même moi, de là où je suis, à un demi-million de kilomètres, je vois l’état de guerre ouverte qui règne entre certains de vos sous-groupes. — Monsieur, dit misérablement Torec, ils passent leur temps à se traiter mutuellement au mieux d’imbéciles, de bandes d’incapables à qui il faut tout apprendre, et au pire de saboteurs. Et quand on se retrouve sur le site de test, rien ne marche. — Eh bien, vous ne serez pas le premier chef de projet à rencontrer ce problème, dit-il avec un ricanement. Le management de l’interface, Torec. Changez de style de commandement. Fixez-leur des délais et imposez-les. Et pour finir… Il se leva et défroissa sa robe ; quand la poussière perdait contact avec son corps, elle disparaissait. — Monsieur ? Elle vit la fatigue dans ses yeux. Elle savait qu’il abusait de ses forces, à aller et venir continuellement entre la Terre et Saturne pour superviser les différents aspects, tous aussi rebutants, de son projet. — Oh, mes aïe-yeux ! je ne trouve plus mes mots. Les techniciens de cet endroit sont des mollassons des villes de la Terre. Ils sont moins coriaces que moi ! Mais vous, vous êtes une guerrière du cœur de l’Amas Stellaire ! Et vous êtes intelligente, je le sais. Foutez-leur votre pied au cul ! dit-il en agitant les mains. C’est bien ce que vous diriez ? — Oui, monsieur, répondit-elle d’un ton morne. Il la regardait, apparemment pas très sûr qu’elle ait saisi le message. — À votre avis, enseigne, qu’impliquerait l’échec de ce projet ? — La poursuite de la guerre. — Oubliez la guerre. Oubliez le glorieux destin de l’humanité. Et vous ? Vous pensez qu’on vous renverrait vers le Front ? Qu’on vous ferait retraverser toute la Galaxie ? Vous imaginez que quelqu’un se donnerait cette peine, pour tirer quelques pauvres semaines de combat d’une nullité comme vous ? Vous pensez que quelqu’un en aurait seulement l’idée ? Vous pensez que la Coalition vous aime, enseigne ? Elle se sentit anéantie. — Je vais vous dire ce qui arrivera si nous échouons, martela-t-il d’une voix tonitruante. Vous serez envoyée sur Mercure, Sol I, la planète la plus proche du soleil. Il y a des mines, là-bas, enseigne, des mines et des fermes à énergie solaire. C’est un monde-usine, un trou à rats où on ne voit jamais la lumière du soleil, ce qui est aussi bien, d’ailleurs. Et on vous laissera crever, enseigne, pas glorieusement, pas au combat avec vos camarades, mais misérablement, seule, votre jeunesse et vos forces enfuies. C’est ce que vous voulez ? — Monsieur, mon devoir… — Oh, foutez-moi la paix avec votre devoir ! rugit-il. C’est comme ça que vous voulez mourir ? — Non. — Qu’avez-vous dit ? — NON, MONSIEUR ! — Alors je vous suggère de veiller à ce que nous ne rations pas notre coup. Sa VieD&O disparut. 13 Alors que son entraînement s’allégeait graduellement, principalement concernant les exercices d’endurance et de remise en forme, la vie quotidienne du cadet d’infanterie Pirius Bleu devenait infiniment plus pénible que tout ce qu’il lui avait été donné d’endurer dans l’Aéro. D’abord, il passait maintenant toute sa vie dans son skinsuit. Dans une bulle de greenship, au moins, on pouvait soulever sa visière de temps en temps pour se gratter le nez. Alors que là, il devait supporter ses démangeaisons, ses ampoules et autres blessures pendant des heures d’affilée. Il ne pouvait même pas quitter son skinsuit pour subir, planté parmi mille autres à la surface du roc, les interminables sermons infligés par le capitaine Marta ou l’un des autres instructeurs. — Vous devez saisir la logique de base des rocs, disait Marta. Les Xeelees ont une puissance de feu supérieure à la nôtre. Et nous devons la neutraliser, d’une façon ou d’une autre. Et c’est là que les rocs interviennent. Nous lançons des rocs, les uns derrière les autres, à travers le Front, dans la Cavité qui entoure Chandra, d’où surgissent les hordes xeelees. La masse des rocs absorbe leur déferlement… C’était une stratégie rudimentaire, mais éprouvée, à en croire Marta ; les troupes humaines stationnées sur les rocs formaient une sorte d’écran qui contenait les Xeelees depuis trois mille ans. Et bientôt, ces troupes fraîches auraient l’honneur de les rejoindre sur le Front. Les cadets écoutaient ces discours dans un silence attentif, la lumière du centre de la Galaxie arrachant des reflets verts à leurs biopacks. Tandis que les heures passaient, Pirius surprenait des mouvements furtifs dans les rangs : une cadette faisait porter d’un pied sur l’autre son poids généré par le champ inertiel, ou son corps se détendait subtilement alors qu’elle soulageait sa vessie ou ses intestins dans le système de son suit tout en restant apparemment concentrée. Malheur à celui ou celle qui trahissait le moindre inconfort physique. Un évanouissement était sanctionné par dix jours de parcours du combattant. Cela dit, il ne fallait pas longtemps pour comprendre la stratégie de l’infanterie. Apparemment, le travail d’un fantassin était de creuser. Tous les jours, des troupes surgissaient par milliers des grands baraquements souterrains et, sous le commandement brutal de leurs officiers, attaquaient la surface du roc. Une grande partie de l’astéroïde disparaissait déjà sous le réseau de tranchées, de cuvettes, de galeries et autres ouvrages de terrassement effectués par les générations précédentes, mais tout cela était régulièrement labouré et il y avait toujours des coins encore intacts à creuser. Et donc, Pirius et Cohl apprirent à creuser… En réalité, c’était tout un art, quand on était obligé de le faire à la surface d’un astéroïde, en skinsuit, dans un environnement en microgravité, bien sûr, et dans un vide poussé. Tout le truc consistait à utiliser sa ceinture à inertie pour se river au sol, tout en creusant la terre avec sa pelle et ses instruments de terrassement. La surface d’un astéroïde était constituée, sur quelques mètres, de poussière généralement meuble ; la plupart des astéroïdes étaient couverts de poussière, produite par des millénaires de collisions et de bombardement de micrométéorites. Sous cette couche, on finissait par atteindre le conglomérat, un magma de pierres et de gravillons. C’était à peu près tout ce qu’on trouvait jusqu’au cœur : seuls les plus gros astéroïdes avaient un noyau compact. Il était assez facile de prélever une grosse pelletée de cette matière et de l’éjecter ; on n’avait pas à lutter contre la résistance de l’air ou la pesanteur, et les grains de poussière décrivaient une belle parabole. Mais la gravité était tellement faible, justement, qu’ils pouvaient mettre de longues minutes à retomber… et on avait intérêt à prendre le coup de main pour orienter la pelletée de sorte que les débris ne retombent pas en pluie sur ses voisins, ou sur soi, ce qui n’était pas mieux. Les conditions seraient encore plus défavorables sur le Front. Là, les fantassins seraient irradiés par les rayons gamma et autres radiations dures émanant des objets exotiques qui foisonnaient dans le centre de la Galaxie, aussi les instructeurs envoyaient-ils des drones déverser des rayons gamma sur les cadets qui trimaient, ce qui les obligeait à porter des skinsuits blindés, plus raides, qui compliquaient encore le travail d’excavation. Pour tout arranger, les radiations ionisaient la poussière, agrégeant les grains et les faisant coller aux suits, de sorte qu’on passait une partie importante de son temps à se frotter pour essayer de s’en débarrasser. Pirius et Cohl mirent un long moment à piger le truc. Cela dit, il y avait quelque chose d’étrangement beau à regarder creuser une longue tranchée : on voyait les longues lignes nettes de fontaines de poussière soulevées par le travail rapide, enthousiaste, des cadets, et sur les circuits radio on les entendait chanter en chœur tout en travaillant. Pirius ne pouvait s’empêcher de remarquer la juxtaposition insolite de cet endroit saugrenu, si loin de la Terre, et de cette technologie humaine des plus primitives. Tout en continuant à se faire les muscles, Pirius en arriva presque à apprécier ce travail sans fin. Même la futilité de se retrouver, jour après jour, dans le même cratère, pour voir labourer les fruits du travail de la veille et devoir recommencer, ne le décourageait pas. Le travail l’empêchait de réfléchir et lui permettait de chasser de son esprit les événements complexes qui s’étaient succédé depuis le pulsar. Le régiment des Gardes exerçait une forte présence sur ce roc. Le principal officier instructeur de Pirius, Marta, était des leurs. Même les Gardes fraîchement émoulus arrivaient sur le roc aussi précisément coordonnés que les rouages d’une machine. Pirius était sidéré par la façon dont ils semblaient toujours capables de garder leur matériel d’une propreté étincelante, même dans la poussière qui s’accrochait partout. Les Gardes étaient une élite, ils le savaient, et leur supériorité commençait par leur élégance obsessionnelle. Mais Pirius et Cohl n’étaient pas dans la Garde. Ils avaient été versés dans l’Intendance, le plus minable des corps de l’armée. Leur tâche consistait à assurer le soutien logistique des troupes du Front. Avant d’arriver ici, Pirius imaginait vaguement qu’ils y seraient plus en sûreté. Il s’avéra qu’au combat, c’était à l’Intendance qu’il incombait de préparer le terrain pour l’avance des troupes, ce qui impliquait souvent de précéder les premières lignes. Après le début des combats, ils devaient aider à creuser et à consolider le travail des Vers de Terre, ce qui impliquait des allées et venues continuelles pour transporter les fournitures et entretenir les réseaux de communications. Parfois, quand l’environnement électromagnétique était particulièrement rigoureux, ils devaient faire la navette entre les premières lignes et l’arrière, pour acheminer eux-mêmes les messages. Et quand l’action entamait son terrible travail de concassage, l’Intendance assumait les fonctions de médecins de campagne et de brancardiers. Les skinsuits de l’infanterie étaient conçus pour maintenir les blessés en vie le plus longtemps possible, mais ce n’étaient, au départ, que des armures de combat, et aucun scaphandre n’avait le pouvoir de stabiliser les blessures traumatiques. Pirius apprit à administrer les premiers soins à travers un skinsuit, comme de poser une attelle sur un membre blessé. Et il apprit à placer un cadavre prisonnier d’un suit rigidifié sur une civière ouverte, et à traîner des blessés à travers les tranchées afin de les ramener en rampant aux postes d’évacuation des victimes. C’est ainsi que l’Intendance était tout aussi exposée au feu que les combattants de première ligne, sinon davantage. Non que ça leur vaille le respect de ceux qui se trouvaient, justement, en première ligne, qui semblaient convaincus que les gars de l’Intendance étaient des planqués qui se la coulaient douce, profitaient de rations et autres avantages illimités, le tout à l’abri des combats. Il y avait dans l’Intendance quelques autres exilés de l’Aéro, comme Pirius, et des indésirables d’un peu partout. Mais l’essentiel des effectifs était constitué de fantassins qui avaient réussi à survivre à un ou deux engagements et étaient trop vieux, trop amochés ou peut-être trop commotionnés pour continuer le combat. Ces inadaptés « retraités » se sentaient incompris et exploités. Ils trimaient en chantant une sorte de complainte : C’est nous les gars de l’Intendance. On s’échine la nuit, on trime le jour. Plus on bosse, plus on pourrait bosser sans que ça change rien de rien… Ces sinistres vétérans avaient rarement plus de vingt ans. On finit par les « inviter » à effectuer des opérations de surface plus sophistiquées. On leur apprit à se déplacer à ciel ouvert. Ils étaient répartis en pelotons de dix, qui s’exerçaient à faire mouvement ensemble. La technique de base consistait à traverser des lignes de tranchée vers une position ennemie. Ils sortaient en crapahutant d’une tranchée et rampaient ou couraient sur la poussière de l’astéroïde pour se jeter dans la prochaine. Les instructeurs utilisaient des drones pour simuler le tir ennemi : les victimes étaient « tuées » par des rayons laser qui rigidifiaient leur suit. Les ceintures à inertie jouaient un rôle inestimable. Sans elles, le moindre coup de pied, un simple faux pas, pouvait vous envoyer planer dans le vide – évidemment, on s’exerçait aussi à avancer même si la ceinture avait une défaillance. Les cadets semblaient adorer batifoler comme ça dans tous les sens, et n’imaginaient apparemment pas la dure réalité des conditions de combat. Pirius apprit rapidement qu’il ne s’agissait pas seulement de sauter d’une tranchée à l’autre. Les fantassins devaient consolider et renforcer lesdites tranchées. Et ils apprenaient à avancer par sauts de grenouille, une seconde ligne de troupes passant par-dessus la première pour progresser plus rapidement. Ce n’était pas tout – c’eût été trop beau. Des pelotons de dix étaient regroupés en compagnies d’une centaine d’hommes. Ils s’exerçaient à manœuvrer ensemble, un peloton avançant sous le feu d’un autre tout en préservant l’intégrité de la ligne. Le niveau suivant était le bataillon : mille troufions qui se ruaient vers l’avant par vagues coordonnées. Les instructeurs les soumettaient à des problèmes inattendus, leur apprenaient à combler les trous qui apparaissaient dans leurs rangs, ou à reculer devant des positions fortifiées inattendues. Et ils recommençaient, encore et encore, jusqu’à ce que chacun d’eux sache par cœur ce qu’on attendait de lui dans n’importe quelle situation donnée. Ces manœuvres élaborées tournaient toutes autour de la protection mutuelle. Chaque compagnie était couverte par ses voisines, de même que chaque peloton était protégé, abrité, par les camarades qui se trouvaient sur la même ligne – et réciproquement. C’est pourquoi il était tellement important de préserver la ligne. Mais pour l’individu, en fin de compte, la seule protection réelle était la présence à ses côtés des membres de son propre peloton. Il devait pouvoir compter sur eux pour protéger ses arrières – en mettant les choses au pire, il pouvait espérer que l’un d’eux prendrait à sa place le coup qui aurait pu lui ôter la vie. Les cadets semblaient le comprendre. Quand on était coincé dans son skinsuit sur un roc aspergé par le feu xeelee, la grande stratégie de balayage n’avait pas beaucoup de sens. C’est pour ses camarades qu’on se battait. Des liens très étroits se formaient entre les cadets – des liens strictement antidoctrinaux, parce qu’on n’était pas vraiment censé faire preuve d’une quelconque loyauté envers quoi que ce soit en dehors de la cause au sens large. Mais l’instinct qui consistait à se battre pour ses camarades semblait aussi profond que l’humanité elle-même. Il ne fallait pas le nier – en réalité, c’était souhaitable et ça devait être encouragé, discrètement, quoi que la Doctrine puisse prêcher. Pirius essayait de ne pas réfléchir à sa situation ; il savait qu’il n’était pas là pour se poser des questions. Mais il ne pouvait pas toutes les éluder. Par exemple, pourquoi utiliser la force musculaire pour creuser alors qu’on aurait pu le faire faire par des machines ? Il avait entendu toute une série de réponses. Malgré tous ces millénaires de développement, on avait encore du mal à protéger les matériels contre les radiations mortelles dans lesquelles baignait l’Amas. Les machines, ça tombait en panne – sans compter qu’elles étaient la cible des tirs xeelees, bien sûr. Les êtres humains tenaient relativement mieux le coup, au moins pendant un certain temps. Et puis il y avait le facteur psychologique : les tranchées et les cuvettes étaient là pour fournir des abris à l’infanterie, et jamais un fantassin ne se fierait autant à une tranchée creusée par une machine qu’à celle qu’il aurait faite lui-même. Et donc, c’était bon pour le moral des troupes de continuer à creuser, creuser, creuser, encore et toujours. Mais sa formation de pilote l’incitait à poser d’autres questions. Pourquoi s’en tenir à une stratégie aussi primitive ? Même en utilisant des troupes au sol, on aurait pu imaginer quelque chose de plus subtil, comme coordonner les forces et recourir à des frappes chirurgicales pour continuer à avancer. Il ne risquait pas de poser ce genre de questions au capitaine Marta, mais, tout en suant et transpirant, il imaginait ce qu’auraient été les réponses. Un roc offrait une protection, alors il fallait s’y cramponner. Mais, au combat, un roc était arrosé par la puissance de feu, et même si les Xeelees ne se montraient pas, par les radiations dures du Noyau. Dans des conditions pareilles, on ne pouvait pas compter sur les communications, la coordination ; il fallait s’entraîner en prévision du pire, au cas où tous les pelotons, peut-être même tous les membres de la troupe, seraient coupés les uns des autres, et ne verraient du champ de bataille que ce qui les entourait. Dans cette guerre ultime, la seule tactique dont on pouvait espérer qu’elle marcherait était la plus rudimentaire. Ses conversations avec Même Ça, Ça Passera le conduisaient à soupçonner que la vérité sous-jacente à cette stratégie était idéologique. Se raccrocher à l’humain était l’essence de la Doctrine Druz, le principe qui avait préservé l’unité de l’humanité pendant vingt mille ans, d’un bout à l’autre de la Galaxie : c’étaient les hommes qui devaient gagner cette guerre, c’étaient eux qui devaient creuser leurs tranchées, combattre et mourir – eux, pas leurs machines. Pirius échafauda une autre image mentale du Front. Une grande coque qui entourait le centre de la Galaxie, dans laquelle étaient enchâssés des mondes-îlots comme celui-ci, et sur chacun il y avait des êtres humains qui creusaient et qui fouissaient. Ils creusaient pour la victoire ; c’était ce que les instructeurs leur disaient. Et qu’ils obtiennent la victoire ou non, se disait Pirius, chaque pelletée de poussière étincelante d’astéroïde renforçait un tout petit peu la Doctrine Druz et l’unité de l’humanité. 14 Deux semaines après le premier vol d’essai de Pirius Rouge à bord du chasseur xeelee, Nilis organisa pour le ministre Gramm un briefing sur une lune de Saturne, Enceladus. Le ministre y assistait avec sa « conseillère » virtuelle particulière, Luru Parz, le commandant Darc et l’un de ses adjudants représentant l’Aéronavale. Nilis commença à débiter son discours, à sa façon académique, pompeuse, typique. Même devant cet aréopage guindé, il ne pouvait exposer ses conclusions simplement ; ce n’était pas son style. Il fallait absolument qu’il plante le décor, qu’il établisse les faits d’abord ; il devait éduquer son public. Il leur expliqua donc que les essais du nightfighter xeelee et l’analyse des résultats avaient conforté ses idées sur la nature et l’origine des Xeelees. Il essaya de leur commenter une série de graphiques très complexes censés étayer ses hypothèses sur la nature du chasseur xeelee : ce n’était pas une simple machine. — La vie sur Terre est basée, comme vous le savez, sur la chimie de l’oxygène et du carbone. Il en existe tout un éventail de composés possibles. Si on analysait les matières carbonées récupérées sur une comète sans vie, on obtiendrait une distribution large, lisse – une courbe plate, égale, comme celle-ci –, un mélange indiscriminé de nombreux composés. Alors que si on analysait un échantillon de ma peau, par exemple, un spécimen prélevé sur un être humain, on obtiendrait ça… Une distribution hérissée de crêtes, qui faisait apparaître une forte concentration de certains composés, et des quantités infimes de certains autres. — C’est le principe des briques de construction. On pense que c’est une caractéristique universelle de la vie. On constate une forte distribution des briques constitutives standard. Vous voyez : parmi tous les composés théoriquement possibles, les créatures vivantes de la Terre utilisent la même poignée de composants clés – les acides aminés, les sucres, encore et toujours… — Les chasseurs xeelees ne sont pas constitués d’acides aminés, grommela Gramm. — Non. Mais regardez ça. Nilis leur montra des VieD&Os de sous-structures qu’il avait observées dans la conception du Xeelee, dans sa coque de condensât, et même dans ses ailes de faille spatio-temporelle. Les schémas de distribution faisaient apparaître des creux et des crêtes. — Vous voyez ? Un schéma de blocs de construction typique. Et ce n’est pas sans conséquences. Toutes les formes de vie doivent avoir certaines caractéristiques, notamment un réservoir d’informations. Il commença à spéculer sur la façon dont pourrait être stocké un génome xeelee. Le génotype d’un organisme était un magasin plein des données internes qui définissaient sa croissance et sa structure ; le génotype de Nilis était enregistré dans son ADN. Le phénotype – le corps de Nilis – était l’expression de ces données. On avait découvert des structures quantiques étendues dans l’« épine dorsale » du nightfighter. Jusque-là, on n’avait réussi à déchiffrer que les réseaux de communication les plus rudimentaires, ceux qui commandaient les opérations de base du vaisseau. Mais, s’il avait raison, l’équivalent de l’ADN du Xeelee était stocké quelque part à l’intérieur. — Il se peut qu’ils se reproduisent grâce à un principe exotique, beaucoup plus sophistiqué que notre propre division moléculaire. On sait qu’ils communiquent au moyen de l’implication quantique. Peut-être, pour un Xeelee, le fait de se reproduire ressemble-t-il davantage à la téléportation, à une sorte de tirage d’une copie de lui-même hors de son corps… Il évoqua les possibilités de piratage de la technologie xeelee. Encore faudrait-il que des hackers humains réussissent à cracker ce génotype… Ses auditeurs l’écoutaient avec un mélange d’animosité et d’impatience. Pirius trouvait remarquable qu’un génie comme Nilis puisse se tromper aussi infailliblement sur l’état d’esprit de son public. Pirius, qui était un sanguin, était devenu un vétéran des briefings techniques imbitables bien avant de quitter la base des Arches, et il était passé maître dans l’art de donner l’apparence de la plus profonde attention alors que ses pensées vagabondaient allègrement. Il avait entendu les rumeurs qui circulaient dans le coin : Enceladus était une boule de roche entourée de glace, et en aucun cas la plus grande lune de Saturne, qui était Titan. Sur Titan, de gigantesques navires-usines voguaient sur des océans magmatiques d’hydrocarbures qu’ils transformaient en nanopâte pour nourrir la Terre éternellement affamée. Évidemment, ces temps-ci, tout le processus était contrôlé par les agences de la Coalition, mais Titan avait connu un passé animé. Ç’avait jadis été le monde humain le plus peuplé au-delà de l’orbite terrestre. Et encore aujourd’hui, ainsi que le racontaient les gens du cru, dans les grands ports avec leurs jetées taillées dans la glace, où s’amarraient des navires-usines d’un kilomètre de long léchés par des vagues de cent mètres de haut, des aventures exotiques étaient possibles, si on savait où chercher. Pirius n’avait pas vu Titan. Il était coincé là, sur Ensh, puisque Ensh il y avait, qui n’était qu’une base de l’Aéro comme il en existait tant d’autres, d’ici au Premier Radiant. Il y avait peu de temps encore, il ne lui serait même pas venu à l’idée qu’il pourrait être impatient de passer à l’action. Mais sa curiosité avait été comme attisée par son séjour dans le système solaire. Il n’osait songer à ce qu’il aurait pu rater d’autre, sans l’étrange irruption dans sa vie de Pirius Bleu. Il essaya de se concentrer sur la discussion en cours. Le capitaine Darc était largué : — Excusez-moi, commissaire, mais je ne suis qu’un humble navigant. Voulez-vous dire que le chasseur est vivant ? Que les Xeelees sont leur vaisseau ? — Je… je…, bredouilla Nilis en s’essuyant le visage avec le dos de sa main. Il était surmené, Pirius le savait. Il n’arrêtait pas de courir partout, d’un bout à l’autre du système de Sol. — Oui, si vous voulez une réponse en un mot. Mais ce n’est pas si simple que ça. Ce que je veux dire, c’est qu’il n’y a pas de distinction entre les Xeelees et leur technologie. — Mais, commissaire, fit Luru Parz, qui semblait amusée par l’échange, le condensât ou les défauts spatio-temporels ne paraissent, ni l’un, ni les autres, constituer un matériau très prometteur pour un phénotype. Il n’y a pas beaucoup de matière là-dedans, contrairement aux molécules de carbone dont vous êtes fait, par exemple. — C’est tout à fait exact, confirma Nilis, retrouvant le sourire. La plupart des formes de vie que nous avons rencontrées ont quelque chose en commun. L’espace fourmille de composés chimiques prébiotiques, ou précurseurs du vivant, la chimie à base de carbone qui sous-tend notre forme de vie – des composés comme les simples acides aminés, l’ammoniaque, le formol, qui sont produits dans les nuages interstellaires et pleuvent sur les planètes. Des milliers de tonnes de matière tombent tous les jours sur la Terre, par exemple. La chimie à base de carbone et d’eau est vraiment la ressource évidente pour produire la vie. Certes, quand on rentre dans les détails, il n’y a pas grand-chose de commun entre les êtres humains et les Fantômes d’Argent, par exemple. Mais nous somme tous dérivés de la même chimie interstellaire prébiotique. Dans le fond – tout au fond –, nous sommes cousins. « Sauf que, comme vous le dites si bien, Luru Parz, les Xeelees sont différents. Ces failles spatio-temporelles dont ils sont faits ne sont pas communes. Pas à notre époque, du moins… Mais à un certain moment de l’histoire, elles l’ont été. Les Xeelees, ou leurs progéniteurs, ont dû apparaître à un stade primitif de l’univers où l’espace-temps était plein de défauts, dans les tout premiers moments juste après la Singularité. Si tel est le cas, les racines des Xeelees plongent très profondément dans le temps. Gramm lâcha un bruit explosif entre ses lèvres lippues. — Vous commencez à m’exaspérer, commissaire. C’est censé être un briefing militaire ! Pourriez-vous, s’il vous plaît, en venir au fait ? Nilis foudroya Gramm du regard et répondit, en se penchant sur un infodesk : — Le fait, monsieur le ministre, c’est que nous comprenons maintenant pourquoi les Xeelees se massent autour de Chandra, le trou noir. Sa gravité intense leur est indispensable. Ils ont besoin de la façon dont il incurve l’espace-temps à la limite de rupture. — Ah, acquiesça Luru Parz. Pour eux, Chandra serait comme une dernière lueur dans un univers devenu froid. — Mais ce n’est pas tout, reprit Nilis. Il entreprit ensuite de leur décrire la nature de l’appareil proprement dit : — Le condensât était une structure répandue à un certain stade de l’univers primitif – mais à une étape différente de celle où les failles spatio-temporelles sont apparues. C’était une ère cosmique aussi étrangère à la précédente que notre lointain avenir le sera pour nous, quand les étoiles seront mortes et que l’énergie noire dominera un espace-temps en expansion… Mais les Xeelees, ou leurs ancêtres, ont réussi à établir un partenariat, une symbiose, avec ces êtres éloignés. Cette symbiose, qui leur a permis de survivre au lent déroulement de l’univers, perdure encore aujourd’hui dans le tissu de leur vaisseau. — Alors, qu’avons-nous de commun avec les Xeelees ? D’aucuns disent qu’il y a eu dix étapes cruciales dans l’évolution de l’humanité… La première était le développement d’un code génétique basé sur l’ADN, et elle avait été suivie d’autres que Pirius ne comprit que vaguement : l’utilisation de l’oxygène comme source d’énergie libre, du glucose dans le métabolisme de l’énergie, la mise au point de la photosynthèse et l’incorporation des mitochondries – ces usines énergétiques miniatures – dans des cellules complexes. — Le premier grand triomphe de la symbiose, dit Nilis énigmatiquement. Les étapes suivantes étaient la formation du système nerveux, l’apparition de l’œil, le développement du squelette interne pour permettre la colonisation des terres émergées, l’évolution des vertébrés… — Et pour finir, dit sèchement Luru Parz, la magnifique émergence de l’Homo sap – autrement dit nous ! — Il se peut que certaines de ces étapes vous inspirent des objections, reprit Nilis, et des créatures extraterrestres décriraient évidemment leur développement selon une succession d’étapes différentes, mais l’idée est assez claire. Et ce qui est sûr, c’est que, pour le meilleur ou pour le pire, l’humanité n’a pas progressé au-delà de la dixième étape que je viens de définir. — Mais il se pourrait que les Xeelees nous permettent d’entrevoir ce que pourrait être la onzième, dit Luru Parz. — En effet, acquiesça pensivement Nilis. Nous discernons des extensions possibles de la vie. Une fusion intime avec la technologie. Et une symbiose, non seulement avec d’autres occupants de la même biosphère, mais avec des biosphères étrangères, qui n’auraient rien à voir avec la nôtre, voire avec des créatures issues d’époques différentes de l’univers, gouvernées par d’autres lois physiques. En réalité, c’est une vision assez remarquable, dit-il presque rêveusement. Comme si l’insertion des Xeelees dans l’univers était plus profonde que la nôtre… — Ce n’est qu’un tissu de…, fît Gramm, l’air offusqué. Et c’est ça, commissaire, le message que vous voulez que je rapporte au Grand Conclave ? Les Xeelees n’ont pas seulement une puissance de feu, une capacité de traitement, des tactiques supérieures – ils nous sont aussi, en un certain sens, supérieurs sur le plan biologique ?! Nilis soupira, et ce fut comme si ses yeux s’étaient encore enfoncés dans leurs orbites. — Monsieur le ministre, pour détruire quelque chose, il faut le comprendre. Nous savons maintenant que les Xeelees sont beaucoup plus vieux que nous. Nous avons affaire à des vestiges de l’antiquité de l’univers. Ce combat qui est le nôtre concerne le passé autant que le présent, ou l’avenir. Un long silence suivit cette phrase. Puis la réunion se poursuivit, plus tumultueuse que jamais. 15 Sur la Lune, Torec passait d’interminables journées et des nuits blanches à étudier, à diriger des réunions, à palabrer avec des ingénieurs récalcitrants et à parfaire chaque détail de son prototype. Suivant le conseil de Nilis, elle s’efforça d’imposer une discipline aux équipes de techniciens rivaux qui travaillaient sur le projet. Elle les obligea à s’entendre sur la conception des interfaces entre leurs divers composants, et à y travailler d’arrache-pied. Elle imposa une série de dates butoirs au-delà desquelles les modifications excédant certaines limites seraient refusées. Les techniciens ronchonnaient, mais ils faisaient leur boulot. Elle les soupçonnait même d’apprécier, au fond, qu’elle fasse preuve d’un peu de fermeté, comme s’ils n’attendaient que ça depuis le début. Il lui fallut trois semaines pour obtenir satisfaction ; trois semaines qui dévorèrent tout le temps restant avant la date limite fixée par Gramm. Le prochain essai serait le dernier, quoi qu’il arrive. Il fallait qu’il fonctionne. Cette fois, elle ne fut pas la dernière à arriver au poste d’observation. Un Nilis angoissé était là, en VieD&O, et Gramm avait envoyé une copie de sa conseillère, la pointilleuse Pila. Et cette fois, Luru Parz se pointa aussi. Les hovercams se mirent à nouveau en position, les techniciens évacuèrent la zone du prototype. Le compte à rebours commençait à défiler sur une centaine d’horloges lumineuses lorsque Luru Parz vint se dresser à côté de Torec. Elle avait quelque chose d’extraordinairement statique, se dit Torec. L’immobilisme de l’antique Lune. Et sa noirceur, aussi. Il faisait grand jour, parce que c’était le midi de la longue journée lunaire, mais Luru semblait absorber la lumière. Sa VieD&O ne projetait pas d’ombre ; elle évoquait plutôt, curieusement, une ombre elle-même. Torec avait l’impression que cette VieD&O n’était pas un avatar, une copie semi-sensible d’un original avec lequel ses souvenirs fusionneraient quand elle aurait rempli son office, mais un miroir de la vie ; ce qui devait vouloir dire, compte tenu de l’absence de délai perceptible, soit que la liaison de Luru Parz avec la Lune passait par un canal supraluminique, ce qui aurait été incroyablement coûteux, soit qu’elle se trouvait dans le système Terre-Lune. — Alors, dit-elle à Torec, vous avez codifié la technique de saut dans le temps de Pirius. — Oui, madame. — Décrivez votre algorithme. Torec inspira profondément. Elle avait eu beau marteler à ses techniciens de s’exprimer intelligiblement, il y avait encore des lacunes dans ses connaissances de la théorie sur laquelle s’appuyait le software du BTF. — Nous donnons au système un problème à résoudre, en l’occurrence la recherche d’une protéine à la géométrie particulière, et nous lui indiquons une procédure pour résoudre le problème de façon systématique. Dans le cas du pliage protéinique, nous donnons au processeur l’instruction de commencer simplement par chercher parmi toutes les géométries des protéines possibles. Et nous avons un compteur, un cache spécial qui appose un signet si un signal a été reçu de l’avenir. « Le programme du BTF basique comporte trois étapes. La première étape, au démarrage du processeur, consiste à explorer le registre temporel. Si un signal a été reçu – si la solution au problème est déjà en mémoire –, alors, stop. Sinon, on passe à l’étape deux, qui ordonne de procéder au calcul de cette façon bête et brutale, même si ça prend longtemps. Quand la réponse arrive enfin, on passe à l’étape trois : remonter dans le temps, fournir la solution et noter les coordonnées temporelles. — La ligne temporelle est donc modifiée, acquiesça Luru Parz. Dans sa première version, le problème est résolu à la hussarde. Dans sa version finale, la réponse est renvoyée dans le temps vers le moment où la question est posée. De sorte qu’il n’est plus nécessaire de procéder à la computation. — Exactement. — Ou comment obtenir la réponse à un problème sans avoir besoin de la chercher… ou les joies du paradoxe temporel, soupira Luru Parz. Mais votre dessein doit être beaucoup plus vaste que ça. Vos boucles temporelles fermées doivent être assez courtes. — Des millisecondes, pas plus, en effet. — Vous ne pouvez donc pas résoudre des problèmes dont la résolution prendrait plus longtemps. Torec eut un sourire, se sentant reprendre confiance en elle. — Si. En divisant un problème en sections, on peut tout résoudre. Elle décrivit la façon dont le problème avait été décomposé en une hiérarchie de sous-composants. Au niveau basique, il y avait des calculs tellement élémentaires qu’ils pouvaient être effectués en utilisant de très brèves périodes du processeur BTF. Les réponses étaient renvoyées dans le passé – à temps pour fournir le point de départ de la session de calcul suivante, et ainsi de suite. C’est ainsi qu’une réponse avait pu être assemblée bribe par bribe et repassée en boucle, de façon répétée, jusqu’à l’instant zéro et à la résolution du problème d’ensemble. — Le défi technique consiste en réalité à décomposer le problème, au départ, et à contrôler que l’information remonte bien à la source, dit-elle. Luru Parz eut un rire qui sonna étrangement creux. — Vous computez avec des boucles temporelles multiples, et vous pensez que c’est le seul défi ? Enseigne, vous êtes une vraie pragmatique… Ah, je pense que le moment fatidique approche… Sur l’ensemble étincelant, assez hétéroclite, du prototype, les hovermatics planaient, complètement immobiles sur l’immobilité lunaire plus vaste. Derrière le prototype, l’écran VieD&O vierge attendait d’afficher la solution. Les dernières secondes s’égrenèrent. Et, à zéro, l’écran s’emplit d’un diagramme moléculaire. Comme ça, tout simplement, instantanément. Un dénouement presque trop banal, se dit Torec. Sur les réseaux radio communs, c’était le silence complet. Personne ne bougeait. Les techniciens et les observateurs de l’Aéro et du ministère semblaient pétrifiés. Même les hovercams étaient immobiles. Pendant ce temps, sur l’écran, le diagramme tournoyant faisait l’objet d’une analyse et de vérifications frénétiques. Au bout de dix secondes, l’écran devint vert, et des résultats numériques se mirent à défiler. Torec n’avait pas besoin des détails. D’ailleurs, elle n’y aurait rien compris ; elle savait seulement ce que la couleur verte voulait dire. — Léthé ! souffla-t-elle. Ça a marché ! Un hurlement la fit se retourner. C’était le commissaire Nilis, qui faisait des cabrioles, pieds nus, sur la surface de la Lune. Un défaut de transmission pixellisait son image, et sa voix avait l’air vaporeuse, lointaine. Mais les techniciens firent écho à ce hurlement de triomphe. L’un d’eux courut maladroitement vers le haut de la pente en direction de Torec. — Ça a marché ! Une Terrienne rondouillarde empoigna Torec et essaya de l’embrasser sur la bouche. C’était un comportement inconvenant, typique des Vers de Terre, qui se solda par un choc de visières, mais Torec laissa passer. Les hovercams et les matics descendirent vers le complexe du prototype surdimensionné pour en vérifier l’intégrité matérielle. Singulièrement, Torec savait qu’ils n’auraient pas grand-chose à voir, parce que, l’opération paradoxale du processeur ayant fonctionné, le problème n’avait pas eu besoin d’être résolu de façon systématique et les petits vaisseaux-jouets n’avaient pas eu à effectuer des allers et retours sur leurs boucles supraluminiques – dans cette version de la ligne temporelle, en tout cas. Les courbes temporelles avaient rempli leur but – rendant par là même leur propre existence superflue. Encore un avantage inhérent au principe du voyage dans le temps. Si l’ordinateur marchait bien, il n’avait justement pas à fonctionner, et il ne s’usait jamais. Une controverse avait même agité certains technos : ne pourrait-on pas faire des économies en construisant les processeurs n’importe comment, à la limite de la panne, puisque cette panne ne serait jamais testée ? Ils étaient debout en cercle, tous les quatre : Torec, Luru Parz, Nilis et Pila. Des quatre, Torec était la seule physiquement présente, mais ils étaient tous en skinsuit, sauf le commissaire, qui s’obstinait dans son laisser-aller. Chacune des VieD&Os était éclairée par une lumière tombant d’une source différente, invisible, sous des angles subtilement variés, ce qui, sur le fond de ciel noir et le sol étincelant de la Lune, ajoutait au sentiment d’irréalité qu’éprouvait Torec. — L’essai a manifestement réussi, dit fraîchement Pila. — Merci, dit Nilis. Mais c’est bien plus qu’un succès. Il agita la main, et un diagramme virtuel rudimentaire apparut devant lui. Torec reconnut le schéma que Pirius avait tracé sur le tableau blanc : l’astérisque qui représentait le Premier Radiant et les obstacles environnants figurés en rouge, la précognition supraluminique symbolisée par un trait qui barrait le chemin d’approche, les capacités de calcul supérieures des Xeelees et leurs forces défensives matérialisées par un cercle autour du Radiant. Nilis claqua des doigts, et le cercle qui entourait l’astérisque passa du rouge au vert. — Aujourd’hui, nous avons supprimé l’un des trois obstacles fondamentaux qui nous séparent de la conquête de la Galaxie. Nous pouvons penser plus vite que les Xeelees, les gagner de vitesse, manœuvrer plus vite qu’eux et écraser leurs défenses finales. Mais vous devez bien comprendre que ce prototype n’est qu’un début, la preuve que le concept est bon, poursuivit-il. Il faudra encore beaucoup de travail pour changer ce prototype rudimentaire, énorme, en une unité capable de livrer combat. Le moment est venu d’appeler une tranche de financement supplémentaire. — Le ministère le comprend, répondit Pila avec une pointe de condescendance. C’est pourquoi je suis autorisée à vous dire que, le test ayant réussi, le projet se poursuivra sous les auspices de l’Aéronavale. La technologie recèle manifestement un potentiel stratégique, et les fonds nécessaires à sa mise au point complète seront dégagés. Une Pila rayonnante, comme si elle distribuait des cadeaux. Torec serra le poing discrètement. Elle avait gagné. Mais Luru Parz resta silencieuse. Nilis fit un pas en avant. Son visage, piqueté par des défauts de résolution, était mobile, comme s’il faisait un effort pour garder le sourire. — L’Aéro ? Mais le processeur BTF n’est que la première étape vers le but plus large, attaquer le Premier Radiant… — Qui n’était qu’un délire, non ? dit doucement Pila. Vous n’avez encore rien, pas même des concepts, pour surmonter les obstacles qui se dressent encore devant nous. Commissaire, il est temps d’arrêter. Le ministère a fait son devoir en vous soutenant jusque-là, sur la base de vos réussites passées. Vous vous êtes bien débrouillé. Savourez ce succès. Une fois de plus, vous avez fait votre devoir pour la cause de la Troisième Expansion. À présent, votre jardin a besoin de vous. — Et vous allez jeter ce miracle dans la poubelle de l’Aéro ? cracha Nilis. Qui l’utilisera pour perdre encore plus de batailles, d’une façon toujours plus ingénieuse ? Espèces d’imbéciles, vous ne voyez pas ce que vous faites ? Pila accusa le coup, et son visage se ferma. Mais son image virtuelle haussa les épaules. Sa forme mince se délita dans une explosion silencieuse de pixels, et fut remplacée par l’énorme masse du ministre Gramm. Il ne portait pas de skinsuit, son menton luisait de graisse et il tremblait de rage. — Vous me traitez d’imbécile ? Foutez le camp, commissaire ! Rentrez chez vous. Je vous avertis, si vous continuez, je vous envoie dans les fosses de Mercure avec votre enfant-soldat ! Nilis tremblait aussi, de colère et de peur. Il se redressa de toute sa taille. — Ça suffit ! Luru Parz s’interposait. Sa forme virtuelle se superposa à celle de Gramm, dont le ventre explosa en une grêle de pixels boueux. Gramm recula lourdement. — Ne vous mêlez pas de ça, Luru Parz. — Oh si, je vais m’en mêler ! Il se peut que le potentiel de cette percée vous échappe, monsieur le ministre, mais moi je le vois ! Pour la première fois depuis trois mille ans, nous entrevoyons peut-être une façon de mettre fin à cette guerre interminable – d’y mettre fin avant qu’elle ne nous extermine, nous ! — Mon verdict est sans appel ! hurla Gramm, les yeux exorbités. — Non, dit simplement Luru Parz. À aucun moment. Le projet continue, dit-elle en soutenant son regard. À la grande surprise de Torec, Gramm baissa les yeux le premier. Cette petite femme mystérieuse, comme usée par le temps, avait eu le dessus sur un ministre de la Coalition. Torec se dit, et ce n’était pas la première fois, qu’elle aurait bien voulu connaître son secret. Luru se détourna. — Il n’y a plus, ici, que des détails à peaufiner. Nous devons passer à l’étape suivante. Nous nous reverrons dans une semaine. En personne, si vous permettez. Les VieD&O-conférences sont insatisfaisantes. — Où ? demanda Torec. — Port Sol, répondit Luru Parz. Et elle laissa dissoudre sa VieD&O, dont les pixels se dissipèrent dans la lumière du début de l’après-midi lunaire. 16 Sur la base de Quint, quand la vague initiale de curiosité fut retombée, Pirius Bleu essaya de garder ses distances par rapport aux autres cadets. Il était trop vieux, trop différent, trop étranger à eux pour jamais réussir à s’intégrer à leur foisonnement. En dépit de sa réserve, Pirius devint l’improbable favori de trois filles : Tili Une, Tili Deux et Tili Trois. Trois petits modules à la peau sombre et aux dents en avant qui se ressemblaient étrangement. Des triplées, issues du même ovum. Il apprit que ce n’était pas si rare, dans certaines grandes couveuses de la périphérie de cet amas stellaire, où, pour on ne savait quelle raison, les naissances multiples étaient communes. « Ça s’explique, disait Cohl avec son humour acide habituel. C’est l’Amas de Quintuplet, au fond. » Les trois Tili étaient inséparables. Elles trouvaient toujours le moyen de se retrouver ensemble à l’exercice, et quand elles étaient de repos, elles étaient encore plus proches. Elles mangeaient, elles travaillaient en bavardant et en gloussant, leurs trois petites têtes si semblables serrées les unes contre les autres. Elles dormaient emmêlées dans la même couchette, pelote chaude de têtes, de bras et de jambes. Elles faisaient même l’amour, au vu et au su de tout le monde, sans la moindre gêne. Mais elles le faisaient gentiment, doucement, de façon presque présexuelle, se disait Pirius. Sauf qu’elles n’auraient pas dû, bien sûr. Les groupuscules familiaux, mêmes les jumeaux et les triplés, n’étaient pas censés rester ensemble, de crainte que le lien qui les unissait n’interfère avec la loyauté envers l’humanité dans son ensemble. D’un autre côté, il constatait ici tellement d’infractions à la Doctrine… Les choses se compliquèrent quand les triplées jetèrent leur dévolu sur Pirius. Apparemment, elles avaient des rudiments de pilotage. Elles avaient dû suivre une formation avant de s’attirer des ennuis avec leurs chefs. Ils avaient donc quelque chose en commun. Quand l’une d’elles proposa à Pirius de lui montrer comment réparer les accrocs de son skinsuit et nettoyer le matelas d’algues de son backpack, il accepta de bonne grâce. Elles semblaient le traiter comme un gros animal familier, pataud. Il s’en accommodait. Peut-être parce qu’elles étaient si manifestement ensemble qu’il se sentait un peu plus en confiance avec elles. À plusieurs reprises, elles essayèrent de l’attirer dans leur lit déjà surpeuplé. Et tandis qu’elles passaient leurs petits doigts sur son ventre et ses mollets, aucune offre n’aurait pu paraître plus tentante ; mais il ne se laissait pas faire, craignant encore, d’une certaine façon, de se perdre. Et puis il se demandait quel âge elles pouvaient avoir. Comme les autres cadettes, elles semblaient très petites, très jeunes – très prépubères. Mais, quand l’une d’elles vint seule dans son lit – Tili Deux, peut-être, à moins que ce ne fût Tili Trois –, il ne put résister. Et lorsque, enfin, il s’abandonna à la douceur de ses lèvres, de sa peau et de ses membres, il éprouva un immense soulagement, une sorte de consolation, presque. Il essaya de discuter de ses sentiments avec Même Ça, Ça Passera, dans le vacarme habituel, insensé, de la chambrée. — J’ai éprouvé ça, moi aussi, une fois, dit Même Ça. Il était allongé sur sa couchette, torse nu, appuyé sur un coude, tourné vers Pirius. — J’étais dans l’Aéro, moi aussi, lui dit-il. Au début, ici, on ne voit qu’un torrent de visages. Et puis, au bout d’un moment, on commence à comprendre. — Vraiment ? — Enfin, Pirius, tu sens bien que ces petits cadets sont différents de toi, non ? Et pas seulement par leur environnement, leur vécu ; par quelque chose de plus fondamental. Et tu sais quoi ? Eh bien, c’est vrai : ils ne sont pas comme toi. Le stock des embryons couvés dans les cuves de gestation de Quint était issu des souches génétiques des soldats. Évidemment : d’où auraient-ils pu venir, sinon de là ? En outre, les programmateurs militaires essayaient de veiller à ce que seuls les soldats qui réussissaient se reproduisent. C’était théoriquement une incitation à suivre l’entraînement, à se battre, à survivre. Il n’y avait pas de familles dans ce monde, pas de liens de filiation. Mais quelque chose de profondément inscrit dans l’être humain était titillé par la certitude abstraite que quelque chose de soi survivrait à cette brève existence. Pirius était au courant, bien sûr : c’était pareil sur les Arches. Mais c’était la première fois qu’il réfléchissait aux implications. C’était une forme de sélection. Et il en allait de même, d’un bout à l’autre de la Galaxie, depuis bien avant les prémices de la guerre avec les Xeelees. Depuis près de vingt mille ans, l’humanité se sélectionnait, pour produire une race d’enfants-soldats. — Regarde les Tilis, murmura Même Ça. Si l’occasion leur en était donnée, elles pourraient probablement se reproduire avec n’importe qui dans la Galaxie ; nous n’en sommes pas encore au stade de la spéciation. Mais leur corps est adapté à la faible gravité, voire à l’apesanteur. Leurs os ne marinent pas dans un mélange de fluides déséquilibrés, comme ceux de nos ancêtres Vers de Terre quand ils ont commencé à s’aventurer dans l’espace. Même leur esprit s’est ajusté : elles savent réfléchir et travailler dans les trois dimensions. Elles ignorent le vertige et la claustrophobie. Et elles sont plus ou moins immunisées contre les radiations. « Et ce n’est pas tout. Ici, sur Quint, quand on survit au combat, on se reproduit, mais pour les gènes il vaut mieux ne pas attendre, pour ne pas courir de risque. Alors les cadets sont fertiles de plus en plus tôt. Ils en sont arrivés à fabriquer du sperme et des ovules bien avant que leur corps soit développé pour combattre. Pirius, les Tilis ont peut-être seize ans, à vue de nez, mais elles sont fertiles depuis l’âge de dix ans. L’infanterie est un cas extrême. Le taux d’attrition est terrifiant. Les générations sont très brèves, ici. Mais c’est la même sculpture subtile qui nous a formés, toi et moi. Nous ne sommes plus des Vers de Terre. — Écoutez, Même Ça, objecta Pirius, choqué, je sais que vous n’avez rien à foutre de la Doctrine. Mais pourquoi les officiers autorisent-ils cette dérive génétique ? Même Ça secoua la tête. — Tu n’as pas encore compris, Pirius ? Mais parce que c’est utile. Rappelle-toi cette simple chose, et beaucoup de questions que tu te poses sur cet endroit trouveront une réponse. Même Ça lui raconta sa vie : comment un garçon appelé Quero était né dans une base d’un autre amas du centre de la Galaxie et avait jadis volé à bord d’un greenship. Il avait bel et bien été pilote, et avait livré un combat. Pendant tout ce temps, sa foi avait évolué, disait-il. La foi des Amis de Wigner avait germé et prospéré au milieu des contes et légendes de la vieille Terre, les mythes de Michael Poole et de la rébellion contre les Qax. Ce message consolant avait vite pris, parmi les combattants du Noyau galactique. On trouvait maintenant des Amis partout sur le Front, tout autour du centre de la Galaxie. — À vrai dire, mon enfance a été bercée par les histoires de Michael Poole et de l’Observateur Ultime. Je ne les prenais pas vraiment au sérieux ; c’était juste là, à l’arrière-plan. Et quand j’ai commencé mon entraînement, j’ai appris que, officiellement, tout ça était tabou, et je n’en ai pas parlé. Au début, ça n’avait rien changé pour Quero, qui avait suivi un cursus enviable. Et puis il avait fait l’apprentissage du combat, et il s’était senti profondément troublé. — J’ai vu la mort de près, dit-il en souriant. C’était déjà assez moche vu de la bulle d’un greenship. Mais c’est encore pire sur les rocs comme celui-ci. Chaque mort est la fin d’une vie, d’un esprit, d’un réservoir d’expérience et de mémoire unique. La mort est au bout, pour chacun de nous, d’accord. Mais comme ça ? J’avais de plus en plus de mal à accepter mon rôle dans cette guerre qui n’en finissait pas. Cherchant des réponses, il s’était tourné vers la foi de son enfance. Il était allé au-delà de la simple narration des exploits de Michael Poole et des autres héros avec lesquels il avait grandi, et il avait commencé à réexaminer sa philosophie en profondeur, selon sa propre optique. Et à exprimer ses doutes à haute voix. — Je crois que mes officiers avaient du respect pour Quero. Mais de Même Ça, Ça Passera, ils n’en avaient rien à foutre. Il était là depuis un moment, à ce que Pirius avait cru comprendre. Naturellement intelligent, souple et courageux, il avait déjà survécu à cinq engagements. Une fois, dit-il, il s’en était assez bien tiré pour se voir proposer une porte de sortie : une nouvelle formation d’officier d’infanterie. Mais ça l’aurait obligé à renier sa foi, et il avait refusé. C’est ainsi qu’il était retombé en disgrâce. — Vous n’avez pas de regrets ? demanda Pirius. — Pourquoi devrais-je en avoir ? — Oh. « Même Ça, Ça Passera »… — Tu as pigé, dit-il. Toute cette souffrance finira par passer. Alors, à quoi bon avoir des regrets ? Cohl, qui avait suivi la conversation, prit Pirius à part : — Et tu le crois ? Sa question le prit de court. — Pourquoi mentirait-il sur un sujet pareil ? — Alors, pourquoi reste-t-il dans le vague ? Et d’abord, pourquoi a-t-il été envoyé sur Quint ? À cause de sa foi ? Ou à cause de quelque chose qui est arrivé sur sa base, ou au combat ? Tu vois ce que je veux dire ? C’est du baratin, tout ça. Il parle beaucoup, mais ce n’est qu’un rideau de fumée. — Tu ne l’aimes pas. — Je ne m’intéresse pas assez à lui pour ça. Mais ce qui est sûr, c’est que je n’ai pas confiance en lui. Pirius se retourna vers Même Ça, à qui l’échange avait échappé. Il le regardait avec une sorte d’avidité, comme s’il était important pour lui d’avoir en quelque sorte l’approbation de Pirius. Il y avait des moments où ce dernier pensait discerner une sorte de faiblesse chez Même Ça, sous l’attitude qu’il se fabriquait, sous ce mélange de fausse assurance et d’autodérision. De la faiblesse et un besoin. — Même Ça, vous avez dit que les officiers toléraient la dérive génétique parce qu’elle avait son utilité. Mais vous, pourquoi vous tolèrent-ils ? — Parce que moi aussi j’ai mon utilité, répondit Même Ça en se rallongeant sur sa couchette. Je t’ai dit que c’était la clé de tout. Évidemment que j’ai une utilité. Pour quoi d’autre, sinon ? Lorsqu’il vit son premier mort sur le roc, Pirius découvrit la vérité de ces propos. 17 Pirius Rouge et Torec se retrouvèrent au spatioport de Berr-lun. Ils avaient été séparés pendant huit semaines ; indifférents aux regards, ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre et s’embrassèrent à bouche que veux-tu. — Ils sont dingues, chuchota Pirius. Les Vers de Terre. Ils sont tous dingues ! — Je sais, répondit-elle dans le même souffle en levant les yeux au ciel. Ils se regardèrent, leurs deux visages collés l’un à l’autre, leurs souffles brûlants se mêlant. Pirius fut repris pour elle de la profonde vague de chaleur qu’il avait commencé à ressentir lors du vol qui les avait amenés sur Terre. Il avait l’impression d’être incomplet lorsqu’ils étaient séparés et de ne redevenir complet qu’avec elle, comme s’ils étaient deux moitiés de la même entité. Était-ce ça, l’amour ? Comment aurait-il pu le savoir ? Et… éprouvait-elle la même chose ? Ça paraissait être le cas, mais comment le savoir ? Dès le lendemain, ils furent envoyés, sur ordre de Luru Parz, à Port Sol. Pour un voyageur du centre de la Galaxie, un saut dans la Ceinture de Kuiper, qui ne se trouvait qu’à cinquante fois la distance de la Terre à Sol, aurait dû paraître insignifiant. Mais alors que le soleil se réduisait à une tête d’épingle éblouissante et que Port Sol apparaissait enfin dans le ciel, petite boule d’un rouge sang, intense, Pirius eut l’impression de s’enfoncer non seulement dans l’espace, mais dans le temps. De plonger littéralement dans le brumeux passé de l’humanité. La corvette de Nilis s’insinua en orbite, avec une lenteur pénible. Sur cette boule de glace de quelques centaines de mètres de diamètre, la gravité avait la douceur d’une plume. Les passagers se massèrent le long des parois transparentes de la corvette. Port Sol était une masse irrégulière, vaguement sphérique, et encore plus vaguement éclairée par son lointain soleil. Pirius vit une surface rougeoyante, crevassée, criblée de cratères blanc-bleu, fantomatiques. Certains avaient l’air trop réguliers pour être naturels. Et ils étaient parfois couverts d’un dôme, baigné d’une douce lumière artificielle. Des gens vivaient donc là. Mais les signes de présence humaine étaient moins nombreux que les signes d’abandon, des esquilles noires, uniques vestiges de dômes effondrés ou de bâtiments qui devaient jadis se dresser au-dessus de la glace et gisaient dorénavant écrasés à la surface. Et pourtant… Port Sol ! Même pour un marmot de l’Aéro comme Pirius, qui était né et avait grandi à vingt-huit mille années-lumière de la Terre, ce nom éveillait des échos. Port Sol, à la limite extrême du système solaire, l’endroit où le mythique ingénieur Michael Poole était venu bâtir les premiers vaisseaux spatiaux de l’humanité. L’excitation de Nilis semblait aussi sincère que celle des enseignes. Le ministre Gramm, lui, paraissait tendu, nerveux, sur le point d’exploser de colère. Il était évident que c’était Luru Parz qui l’avait forcé à venir ici, et ça ne lui plaisait pas du tout. Pila, son assistante, regardait au-dehors d’un air analytique et tatillon, apparemment aussi peu amusée par le spectacle de Port Sol qu’elle l’avait été par celui de la Lune. Un flutter s’approcha doucement de la corvette. Son unique passagère, une femme vêtue d’une longue tunique blanche, avait un petit visage inexpressif, et la même attitude que Luru Parz : patiente, retenue, extra-ordinairement calme. Plus mince que Luru, elle paraissait d’une certaine façon plus gracieuse. — Je m’appelle Faya Parz, dit-elle. Je suis une associée de Luru. L’énoncé de son nom fut accueilli par des haussements de sourcils. Gramm se tourna vers Pila. — Eh bien, eh bien ! dit-il. Faya et Luru. Les Parz Sisters ! — On peut supposer que l’influence de la Doctrine est plus légère ici…, susurra Pila avec un sourire. Nilis dut expliquer aux enseignes stupéfaits que, pour certaines raisons héritées de traditions archaïques, avant l’adoption de normes plus rationnelles, à l’instigation de la Commission pour la Vérité historique, tous les membres d’une famille portaient le même nom. C’était désormais rigoureusement antidoctrinal. L’appareil se posa près de l’un des puits illuminés dans la glace. Le groupe prit place à bord d’un transport terrestre, une sorte de voiture avec des roues ballon énormes et des crochets de traction qui lui évitaient d’échapper à l’infime champ gravitationnel de Port Sol. Le véhicule ne disposant pas d’ajustement inertiel, lorsqu’il commença à rouler sur la route grossièrement tracée dans la glace, la cabine se mit à rebondir et à tanguer, lentement, mais sans relâche et d’une façon aléatoire, déconcertante. Pirius et Torec furent charmés par cette relique à la technologie rudimentaire alors que Gramm et Pila affichaient un air poliment ennuyé. Nilis, quant à lui, était fasciné par le décor. — Cet objet de Kuiper est donc primordial – un vestige de la formation du système, avança-t-il. — Pas tout à fait, rectifia Faya. La couleur rougeâtre de la glace est due au bombardement des rayons cosmiques. Des particules à haute énergie, fossiles des événements énergétiques qui s’étaient produits ailleurs dans l’univers. Au fil du temps, les couches superficielles s’étaient enrichies en carbone, assombries, et le manteau irradié avait formé une croûte dure. — Rien ne résiste au passage du temps, dit Faya. Nilis se leva dans la cabine brinquebalante pour mieux voir. — Les impacts ont apparemment crevé la croûte par endroits, révélant la glace en dessous. C’est ce qu’on voit ? Ces trous bleus… — Il se produit parfois des impacts, ici, dit Faya, mais ils sont rares. Le trou dans le sol dont nous approchons est artificiel. C’est une carrière qui a été évidée par les ingénieurs afin d’alimenter un vaisseau stellaire à TGU-prop. Les colons d’aujourd’hui l’appellent le « Puits du Mayflower », bien qu’on n’ait aucune preuve archéologique que le Mayflower II ait vraiment été lancé d’ici. Dans ces temps primitifs, les vaisseaux interstellaires lancés de Port Sol étaient propulsés par des fusées à eau, et utilisaient la glace comme masse de réaction. Ils allaient beaucoup plus lentement que la lumière, et leurs missions duraient des générations. Avec l’acquisition de la propulsion SPL, Port Sol et sa glace avaient perdu toute utilité. La grande aventure galactique de l’humanité avait commencé pour de bon, mais l’âge d’or de Port Sol était révolu. Depuis, le planétoïde orbitait là, dans le noir, sa population diminuait et son nom n’était plus qu’un souvenir exotique. Il semblait à présent qu’il ait trouvé une nouvelle raison d’être. Le regard de Pirius fut attiré par un étrange éclair dans le ciel – un clin d’œil, au loin, aussitôt éclipsé. Il savait que certaines des colonies primitives de cet endroit – qui remontaient à une époque antérieure à Michael Poole, et d’un niveau technologique parfaitement rudimentaire, en vérité – tiraient leur énergie de la seule lumière solaire, captée à l’aide d’immenses miroirs nébuleux de milliers de kilomètres de diamètre. Personne ne savait encore avec certitude ce qui se trouvait là. La Ceinture de Kuiper était un vaste archipel sphérique, dont les îlots étaient séparés par la largeur du système solaire intérieur. Dans cet immense endroit, peut-être certaines de ces anciennes communautés survivaient-elles, achevant leur courbe d’obsolescence, à l’écart des tempêtes politiques de l’humanité. Sa curiosité – ce sens nouveau pour lui – ainsi attisée, Pirius éprouva une profonde excitation à se retrouver dans cet endroit extraordinaire. Mais il eut beau scruter le ciel, il ne revit pas le miroir. La voiture se gara devant un petit dôme translucide greffé sur le bord de la Fosse du Mayflower et qui recouvrait des bâtiments bas, à l’air provisoires. Au grand soulagement de tout le monde, il était équipé d’un générateur inertiel : la gravité, à cet endroit, n’était pas plus faible que celle de la Lune, et la marche y était aisée. La Fosse du Mayflower était un petit cratère en pente douce d’un kilomètre de large, couvert d’un vaste dôme de faible hauteur, autour duquel étaient massées des structures moins importantes, comme ce dôme habitable. Sur le sol de la Fosse se dressaient les reliques de lourds projets d’ingénierie : des ponts roulants, des plates-formes de métal, de béton et de glace, et d’immenses grues à faible gravité, pareilles à des squelettes d’animaux gigantesques. Des globes lumineux planaient partout, projetant des ombres jaunâtres d’un bout à l’autre de la Fosse. Rien ne bougeait. Tout en trottinant derrière les enseignes, Nilis dit : — Quel endroit ! Une relique de la grandeur, de la folie du passé. Une mine pour les archéologues ! Ah, mais j’oubliais : au service de la Coalition comme nous le sommes, nous n’avons guère de temps pour les travaux d’archéologie, n’est-ce pas, monsieur le ministre ? Gramm trottinait derrière eux à une allure visiblement inconfortable pour lui, et malgré la fraîcheur de l’air, il transpirait abondamment. — Nilis, il se peut que nous soyons loin de chez nous, mais vous êtes commissaire, et je vous suggère de vous comporter comme tel. — Je suis convenablement sidéré, dit sèchement Nilis. — Mais vous devez vous rappeler, dit Faya Parz, que ce n’est pas seulement un site industriel, c’est aussi un endroit historique. Beaucoup des premiers vaisseaux spatiaux étaient habités non par des explorateurs mais par des réfugiés… — Vous parlez des jasofts, dit Nilis. — Des jasofts ? releva Torec. — Ou des pharaons, répondit Faya avec un sourire qui dévoila des dents noires. C’était une histoire très ancienne, et très compliquée, que Nilis esquissa dans ses grandes lignes : — Le vieillissement avait été vaincu avant l’occupation par les Qax, mais ils supprimèrent les traitement anti-agathiques, et la mort établit à nouveau son empire sur Terre. Toutefois, certains humains, appelés les jasofts, ou pharaons, furent récompensés de leur collaboration avec les Qax par des traitements d’immortalité – ceux des Qax, cette fois. Rendus par l’âge d’un égoïsme, d’un égotisme et d’un conservatisme extravagants, complètement dépendants des Qax, ces nouveaux immortels étaient les collaborateurs idéaux. — C’est une façon de voir, commenta Faya Parz d’un ton dépourvu d’émotion. Certains diront que les jasofts ont atténué la brutalité des Qax. Sans eux, l’Occupation aurait été beaucoup plus cruelle. Il aurait pu ne rien survivre de la culture humaine après l’Extirpation des Qax. L’espèce même aurait pu s’éteindre. Gramm agita la main. — On peut aussi considérer que les jasofts étaient des criminels de guerre. Enfin… La controverse dure depuis vingt mille ans et ne cessera jamais. Après la fin de l’Occupation, la nouvelle Coalition a pourchassé les derniers jasofts. — Et c’est ainsi que des vaisseaux comme le Mayflower ont été construits, acquiesça Nilis. Et que des équipages de jasofts ont quitté le système de Sol. Ont essayé, du moins. À propos, nous ne savons pas d’où vient le nom Mayflower. Peut-être est-ce une référence obscure, archaïque, datant d’avant l’Occupation… Bref, Port Sol est devenu l’un des derniers refuges des jasofts dans le système solaire. Luru Parz s’approcha d’un pas tellement silencieux qu’ils ne l’entendirent pas venir. — Et bien sûr, dit-elle, son épuration par les soldats frais et roses de la Coalition était indispensable. — Est-ce pour nous rappeler cet épisode répugnant, choquant, de l’histoire que vous nous avez fait venir ici ? lança Gramm. — Vous savez pourquoi vous êtes ici, monsieur le ministre, répondit-elle en lui riant au nez. Gramm resta coi mais la foudroya d’un regard brûlant de haine. Le but affiché de ce long voyage était de discuter de l’avenir du projet Premier Radiant de Nilis. C’est ainsi que Luru Parz conduisit Nilis, Gramm et Pila vers une salle de conférences, laissant Pirius et Torec aux bons soins de Faya Parz. Celle-ci leur demanda s’ils voulaient se reposer, à quoi ils répondirent qu’ils étaient restés plusieurs jours enfermés à bord d’une corvette et étaient impatients de voir Port Sol. Faya s’exécuta de bonne grâce. Ils entamèrent lentement le tour de la Fosse du Mayflower. La grande carrière sous dôme était entourée par un anneau de dômes satellites beaucoup plus petits, et il y avait encore d’autres installations derrière. Dans la zone non pressurisée qui s’étendait au-delà, Pirius reconnut des centrales énergétiques, des terrains d’atterrissage, des amas de capteurs, de télescopes braqués sur le ciel clouté d’étoiles. Mais aucune arme. À l’évidence, on ne s’attendait pas à ce que cet endroit énigmatique serve de cible, pour les Xeelees ou qui que ce soit d’autre. Les installations paraissaient modernes. Le paysage plus ancien de Port Sol – les vieilles carrières à vaisseaux spatiaux, les villes effondrées, les dômes implosés – disparaissait derrière l’énigme de l’horizon tout proche. Les dômes abritaient surtout des laboratoires, des bureaux et des quartiers d’habitations. Un environnement sinistre, fonctionnel. Les labos et les bases de vie manquaient totalement de personnalisation : pas de VieD&Os, pas d’œuvres d’art ni d’infodesks ludiques, pas même un graffiti. Sur la base des Arches, bien que ces choses soient régies par des règles strictes – d’un bout à l’autre de la Galaxie druzite, on reprochait à la personnalisation de distraire l’individu de son devoir –, malgré leur ressemblance superficielle, toutes les couchettes de tous les couloirs de tous les niveaux d’une balle-baraque différaient subtilement par une multitude de détails qui reflétaient la personnalité de leurs propriétaires. Mais pas ici ; les gens qui dirigeaient cet endroit y imposaient apparemment une discipline extraordinaire. Il n’y avait d’ailleurs pas énormément de monde, dans le coin, apparemment. À un moment, ils aperçurent quelqu’un qui travaillait dans un labo, un endroit rempli de matériel métallique brillant et de boîtes blanches, anonymes. Dans l’obscurité où planaient d’immenses schémas VieD&Os de ce qui ressemblait à la double hélice d’ADN, Pirius ne vit même pas si c’était un homme ou une femme. — Nous n’avons pas besoin d’être très nombreux, dit Faya Parz. Nous ne sommes que vingt-trois, Luru Parz comprise. Et elle voyage beaucoup, ces temps-ci. Torec frémit. Pirius savait ce qu’elle pensait. Pour une môme de l’Aéro, habituée au grouillement des balles-baraques, ça faisait vraiment très peu de gens pour un endroit aussi terriblement éloigné et isolé. Penser qu’il n’y avait pas plus d’une vingtaine d’autres êtres humains à des milliards de kilomètres à la ronde… — Ce sont les machines qui font tout, même l’essentiel du travail d’analyse. Les êtres humains sont là pour diriger, fixer des objectifs et fournir la strate finale d’interprétation. — Vous ne vous sentez pas trop seuls ? demanda Torec. Comment vivez-vous ? Faya eut un sourire. Vous ne pouvez pas comprendre. C’était un regard auquel la population sophistiquée de la Terre avait accoutumé Pirius, mais il soupçonnait, non sans un certain malaise, qu’ici, ça pouvait être vrai. — Je conviens que nous avons toujours été un peu bizarres, dit Faya. Une lune de glace est un endroit restreint, aux ressources limitées. Nous n’avons jamais été très nombreux, même à la grande époque. Nous allions dans les autres lunes faire du commerce, procéder à des échanges culturels, trouver des partenaires, et nous le faisons encore. Mais il n’y avait pas assez de place ; le nombre des occupants a toujours été étroitement contrôlé, par force. Alors les mariages, les enfants, c’était à la communauté d’en décider, pas aux amants. Elle parlait d’un ton mélancolique, et Pirius se demanda quelles antiques tragédies recouvraient ces paroles anodines. — Vous savez, dans le temps, il y avait des cités flottantes. On dansait… Elle donnait étrangement l’impression d’évoquer des souvenirs personnels, comme si elle avait elle-même valsé dans ces palais effondrés. Faya semblait lourde, statique, sombre, usée par le temps, comme un caillou de la Lune. Il était difficile de croire qu’elle ait pu être jeune un jour, et encore plus difficile de l’imaginer en train de danser. — Que faites-vous, ici ? demanda Torec. — Nous étudions la matière noire, répondit Faya. — Pourquoi ? — Luru Parz cherche à comprendre les interventions non humaines dans l’évolution du système de Sol. Torec et Pirius se risquèrent à échanger un coup d’œil. Dingues, ils sont tous dingues. Pirius savait, en théorie, ce qu’était la matière noire. C’était une ombre invisible de la matière normale, ou « lumineuse », faite de protons et de neutrons. La seule interaction de la matière noire avec la matière normale était la gravité. On n’avait aucune possibilité d’action mécanique dessus, on ne pouvait pas la brûler ou la récolter, sauf par le biais d’un puits gravifique. On apprenait aux pilotes et aux navigateurs à reconnaître sa présence. Parfois, de grands récifs de cette matière pouvaient provoquer des anomalies gravitationnelles susceptibles d’affecter votre trajectoire. En dehors de ça, la matière noire ne jouait aucun rôle. Pirius ne voyait pas comment on pouvait l’étudier, et dans quel but. Puis Faya leur montra des VieD&Os. Le système de Sol s’était constitué à partir d’un disque de matière qui allait jadis beaucoup plus loin que l’orbite des planètes les plus lointaines. La masse du disque était maintenant presque entièrement agrégée dans les planètes, mais si on étalait la masse de ces planètes, on obtiendrait une courbe assez lisse, qui montrerait comment la masse du disque décroissait proportionnellement à l’éloignement du soleil, comme on pouvait s’y attendre. — Jusqu’à Neptune, dit Faya. Au bord de la Ceinture de Kuiper, la distribution de la masse réelle tombait en chute libre. — Il y a beaucoup de corps, là-bas, certains très massifs, comme Pluton. Port Sol en est un autre… Mais, additionnés, ils ne représentent que le cinquième de la masse de la Terre. Il aurait dû y avoir des milliers de mondes-îlots de la taille de Pluton, ou plus gros. Quelque chose avait aspiré tous ces planétésimaux, il y a très longtemps, quand le système de Sol était encore jeune. Elle leur exposa les différentes théories. Les mondes-îlots manquants avaient pu être chassés de leur orbite par la migration d’une jeune Neptune dans le système de Sol, alors qu’elle se dirigeait vers son orbite finale. Peut-être qu’il y avait là-bas, dans le noir, une grosse planète qui perturbait les orbites des autres – mais on ne l’avait pas trouvée. Ou alors, peut-être qu’une étoile de passage avait dépouillé le nuage de Kuiper de l’essentiel de sa masse. Et ainsi de suite. — Rien de tout ça n’a l’air très convaincant, dit Pirius. — Si l’humanité a appris une chose au cours de son expansion dans les étoiles, dit Faya Parz, c’est que quand on constate un phénomène improbable, la première explication c’est la vie. Luru Parz était venue là pour étudier les traces de cet ancien pillage. Sa première théorie était qu’il pouvait avoir un rapport avec la matière noire. En réalité, la matière noire était relativement rare dans le plan de la Galaxie, et dans le cœur du système solaire. — Mais on doit en trouver ici, reprit Faya, loin du soleil, où la matière baryonique est rare. Pirius essayait de mettre de l’ordre dans ces connaissances nouvelles pour lui. — Et vous pensez qu’il y a de la vie dans la matière noire. De l’intelligence. — Oh oui. Il y a six fois plus de matière noire que de matière baryonique dans l’univers, reprit-elle, les yeux perdus dans les ombres. Partout, où qu’on regarde, la matière baryonique grouille de vie. Pourquoi en irait-il autrement avec la matière noire ? Dans le passé, les êtres humains l’ont étudiée. Nous avons retrouvé certaines de leurs archives. Luru croit même qu’un conflit couve entre les intelligences de la matière noire et celles de la matière lumineuse. Un conflit invisible, encore plus fondamental que notre guerre contre les Xeelees. Les Qax ont réduit à néant l’essentiel de notre héritage, mais il y est fait allusion dans les archives antérieures à l’Occupation qui nous sont parvenues. — Et ça a quelque chose à voir avec la masse manquante dans la Ceinture de Kuiper ? — Nous n’avons pas exclu cette possibilité. Mais entre-temps, nous avons découvert quelque chose d’encore plus étrange… Faya claqua des doigts. Une image virtuelle, granuleuse, apparut dans le vide. C’était un tétraèdre, qui tournait lentement sur lui-même : des arêtes rectilignes, quatre faces triangulaires, sur lesquelles brillait une lumière dorée, évanescente. — Qu’est-ce que c’est ? — On appelle ça l’Anomalie de Kuiper. C’est apparemment un artefact, sans doute d’origine non humaine. On l’a détecté dans la Ceinture de Kuiper il y a longtemps, avant même que les premiers humains ne quittent la Terre. Il était de la taille d’une petite lune. — « Était » ? — Le temps que les êtres humains arrivent à fabriquer une sonde pour l’étudier, il avait disparu. Elle claqua à nouveau des doigts ; le tétraèdre s’évanouit dans un pop. — Alors, risqua Pirius, les planétésimaux manquants ont peut-être été utilisés pour fabriquer cette… Anomalie ? — C’est possible. La masse manquante correspondrait à peu près, pour ce que nous savons du champ gravitationnel de l’objet. Mais, dans ce cas, il serait là depuis longtemps, depuis la formation du système même. — À quoi servait-il ? demanda Torec. — Aucune idée. — Où est-il allé ? Est-ce en rapport avec la matière noire ? — Nous l’ignorons aussi, répondit Faya avec un sourire. C’est pour répondre à ce genre de questions que nous sommes là. Elle ne voulut pas en dire davantage. Pirius trouvait profondément troublante l’idée qu’une intelligence non humaine aurait pu construire cette sentinelle silencieuse à la limite du système, longtemps avant l’apparition de l’humanité, alors que le soleil prenait vie, dans des éruptions convulsives de lumière. En réalité, il en voulait à ce qui avait utilisé cette immense ressource à ses fins propres. C’étaient nos lunes de glace, se dit-il, bien conscient que c’était complètement irrationnel. Ils achevèrent le tour de la Fosse, revinrent à leur point de départ. Ils auraient bien voulu aller plus loin, voir davantage des travaux héroïques de Michael Poole, ou même trouver la Forêt des Ancêtres dont parlaient les légendes, les endroits où les formes de vie native, sous leur forme sessile, attendaient l’éternité. Mais ils avaient du travail. Ils regagnèrent à regret la salle de conférences. Ils découvrirent qu’elle était placée tout en haut d’un pont roulant qui surplombait la Fosse du Mayflower. De là, on avait une vue surprenante sur les grues et les palans qui avaient jadis servi à construire des vaisseaux spatiaux. Pour l’heure, personne, dans la salle de conférences, ne s’intéressait à la vue. Ils étaient trop pris par leur discussion. Luru Parz faisait les cent pas dans la pièce, petite, glacée, déterminée. — À l’époque, la Coalition avait été fondée dans un but précis. Nous avions besoin d’un cadre de travail pour nous guider, nous aider à nous remettre du terrible gâchis de l’Occupation qax. Mais nous avons rapidement sombré dans une paralysie intellectuelle. Vous ne voyez pas ça, monsieur le ministre ? Nous regardons perpétuellement derrière nous, le passé, l’Occupation, la quasi-extinction de l’humanité. La Doctrine Druz n’est qu’une rationalisation de ce grand traumatisme. Et depuis lors, les obsédés d’histoire que nous sommes se sont engagés comme des somnambules dans une guerre galactique. « Mais ça ne pourra pas durer éternellement. Nilis le voit bien. Nous ne pourrons pas toujours soutenir le blocus du Noyau. Et voilà que Nilis nous offre une chance de vaincre, de conquérir la Galaxie. Je ne suis pas du tout surprise que vous, Gramm, et vos collègues qui ne voient que leur petit intérêt mesquin, vous cherchiez à saboter ses efforts. En réalité, je m’étonne que vous lui ayez apporté le maigre soutien que vous lui avez accordé. Mais ça ne suffit pas. Gramm, il va falloir que vous apportiez à Nilis tout le support dont il a besoin – jusqu’au centre de la Galaxie. — Madame, répondit Gramm avec un vilain rictus, ce bouffon n’a rien. Vous ne l’avez pas encore compris ? Il est coincé ! Il n’a aucun moyen de vaincre la précognition SPL, et encore bien moins de frapper le Premier Radiant… — Alors, nous devons l’aider, intervint Faya Parz. Il y a peut-être des réponses. — Quelles réponses ? rétorqua Gramm. — L’humanité est très ancienne ; le passé recèle beaucoup de secrets… C’est un trésor que la Coalition décide d’ignorer. Nous croyons que, quelque part dans ce profond héritage, il se pourrait que nous découvrions la clé qui nous permettra d’élucider les dernières énigmes. Nilis se frappa la paume de la main avec le poing. — Vous avez raison ! Oui ! C’est là que nous devons aller maintenant. — Où ça ? demanda Pirius. — Eh bien, sur Mars, répondit Nilis. Mars, où se trouvent les Archives secrètes de la Coalition. — Quelles Archives secrètes ? demanda Torec à l’oreille de Pirius. Je n’aime pas le tour que ça prend. — Moi non plus. Pila, la conseillère de Gramm, qui paraissait en proie à une irritation croissante, perdit patience : — Pourquoi écoutons-nous ces stupidités hérétiques ? Quelle prise cette femme a-t-elle sur nous, monsieur le ministre ? — Si vous lui répondiez, Gramm ? fit Luru Parz avec un sourire. Gramm donna l’impression d’être sur le point d’exploser, mais ne dit mot. — Oh, je ne suis que l’un des petits secrets de la Coalition, répondit Luru d’un ton égal. Juste une des innombrables violations de la Doctrine, tolérée parce que j’ai une certaine utilité. J’entretiens une relation de travail… euh, disons laborieuse, avec Gramm, depuis de longues années, et avec ses prédécesseurs bien avant lui. Et avant ça… eh bien, j’ai eu une vie parfois compliquée. Mais les choses se civilisent, depuis quelque temps. La Coalition tolère nos recherches ici, sur Port Sol, tant que nous partageons les résultats. Évidemment, elle pourrait nous détruire à tout moment. Mais d’un autre côté, je pourrais beaucoup lui nuire. Elle ouvrit la bouche en grand, exhibant des dents noires. Tout à coup, Nilis parut comprendre. Sa mâchoire retomba et il dut déglutir avant de pouvoir reprendre la parole : — Toute cette histoire de profondeur du temps… Port Sol a toujours été un refuge notoire de réfugiés jasofts… Ils n’ont pas tous été évacués, n’est-ce pas ? Et vous en faites partie, Luru Parz. Vous êtes une jasoft. Pila tiqua comme si elle avait reçu un coup, et son joli visage atone arbora une expression de dégoût, le sentiment le plus fort que Pirius lui ait vu traduire jusqu’à présent. Nilis se contenta de la regarder, absolument fasciné, son intellect court-circuitant ses émotions, comme si souvent. Pirius était sidéré. Il regardait, les yeux ronds, Faya, qui leur avait fait faire le tour de la Fosse. Était-elle une ancêtre, elle aussi ? Elle avait parlé de danser parmi les palais flottants de Port Sol… mais il y avait vingt mille ans que la lune de glace était à peu près abandonnée. Se pouvait-il que ce ne soit pas qu’un rêve ? Il sentit la main de Torec se glisser dans la sienne. Dans cet endroit glacé, loin de chez eux, entourés par tous ces effroyables secrets, le contact de sa chair tiède était réconfortant. Pila se tourna vers son supérieur. Elle semblait plus troublée par la violation de l’orthodoxie que par la froide réalité biologique des jasofts. — Monsieur le ministre, si c’est vrai… Pourquoi ces monstruosités sont-elles tolérées ? Gramm ne répondit pas, mais son visage rond était écarlate. — Eh bien, c’est que j’ai mon utilité, voyez-vous, reprit Luru. Et j’en sais trop pour qu’on m’élimine. N’est-ce pas, Gramm ? — Espèce de vieille sorcière, dit Gramm entre ses dents. — Sorcière ? Dans ce cas, je vous ai fait venir ici pour vous rappeler mon sortilège, dit-elle d’un ton sinistre. Gramm la foudroyait du regard. Mais il était clair qu’il ne pouvait pas faire autrement que d’accéder à sa requête. Lorsque la réunion fut levée, Torec s’approcha de Luru. Elle était manifestement fascinée. — Mais comment vivez-vous ? Luru lui fit un clin d’œil et prit les deux enseignes par les épaules. Pirius lui trouva la peau chaude et douce. Des mains humaines, pas étranges du tout. — Je passe le plus clair de mon temps à dormir. Je dors beaucoup, répondit-elle. Mais vous devez avoir aussi faim que moi, les enfants. Nous avons beaucoup à faire. Une grande mission nous attend – une Galaxie à conquérir. Mais d’abord, il faut manger. Venez ! 18 À la surface du roc, les cadets apprenaient à avancer derrière un tir de barrage. Encore une tactique prodigieusement ancienne, d’une simplicité brutale. Les troupes avançaient devant une batterie de canons monopoles, l’arme la plus efficace que l’humanité eût jamais inventée contre la technologie xeelee. Ils ouvraient le feu avant le début de l’avancée, tirant des obus d’espace-temps infléchi au-dessus de la tête des troupes. L’idée était d’aplatir les rangs ennemis sous une grêle d’obus, après quoi l’infanterie se précipitait en avant et occupait la position sans même combattre. Puis le tir de barrage recommençait, projetant toujours son rideau de feu en avant des troupes en marche, balayant implacablement l’ennemi avant l’arrivée des fantassins. Ça, c’était la théorie. Dans la pratique, Pirius Bleu se retrouvait couché dans la poussière collante de l’astéroïde, sous les projectiles qui formaient un voile de lumière au-dessus de sa tête, les obus tombant à moins d’un kilomètre devant lui. Leur martèlement semblait ébranler tout l’astéroïde. L’éruption d’énergie physique qui se déchaînait autour de lui était renversante, stupéfiante. Il avait l’impression que toute la violence du centre de la Galaxie était concentrée sur ce vieux roc délabré. Lorsque l’ordre d’avancer – en réalité, de courir sous la mitraille – fut lancé, il faillit flancher. Le succès de la tactique dépendait du respect du timing, de la coordination entre l’artillerie et l’infanterie, et de la précision du tir des artilleurs. Mais les canons n’étaient que des machines, les artilleurs des êtres humains, l’infanterie était brinquebalante et confuse, et dans un univers imparfait tout le monde est faillible. La réussite du plan reposait surtout sur la chance pure et simple. Et ce jour-là, son peloton manqua de chance. Pirius vit l’obus fatal fondre sur lui. Comme un météore tombé du déluge de feu qui lui passait au-dessus de la tête. Sur le circuit audio, il entendit les officiers hurler des ordres. Pour ceux qui se trouvaient dans la trajectoire des obus, les cris d’alarme n’étaient d’aucune utilité. Pirius reconnut les triplées à leurs skinsuits customisés. L’espace d’un instant, elles se cramponnèrent les unes aux autres. L’obus tomba pile sur elles. Il y eut un éclair de lumière silencieux, encore un pas de géant, encore un geyser de poussière. Pirius courut vers l’endroit de l’impact. Un cratère parfait avait été foré dans l’astéroïde. Tili Une avait réussi à s’en sortir indemne, ils ne sauraient jamais comment. Trois avait perdu une main, et elle était désespérée mais consciente. De Deux, il n’y avait plus trace nulle part. Pirius pensa que sa substance même avait été atomisée. Au sens propre du terme : ses atomes avaient été dissociés. Au-dessus du petit groupe, le tir de barrage s’apaisait, comme en manière d’excuse. Marta, Cohl et Même Ça étaient debout, graves et concentrés, alors que les sœurs survivantes s’étreignaient en gémissant. — Au moins, ça a été rapide, lâcha le capitaine Marta avec brusquerie. Elle n’a pas eu le temps de souffrir. L’une des Tili se tourna vers elle. — Sacré réconfort ! C’était une erreur stupide ! Même Ça s’avança et posa ses grosses pattes sur les casques des Tili. — Ça n’a aucune importance, dit-il. Rien de tout ça n’a la moindre importance. Il y aura un meilleur endroit, des temps meilleurs, où vous serez réunies, votre sœur et vous, quand tout ça aura été nettoyé… Et ainsi de suite. Et peu à peu, les deux sœurs parurent réconfortées par ses paroles. Elles posèrent la tête sur la poitrine de Même Ça, qui les serra contre lui et les laissa pleurer toutes les larmes de leur corps. C’en était trop pour Cohl. Elle se jeta sur le capitaine Marta. — Et la Doctrine, dans tout ça ? Si vous le laissez vomir des paroles pareilles, pour quoi est-elle morte ? Marta la regarda froidement, la moitié humaine de son visage reconstruit aussi immobile et inexpressive que la moitié métallique. — Ses paroles ont leur utilité, dit-elle simplement. C’était vrai, en effet, Pirius le voyait, maintenant. C’était exactement ce que Même Ça lui avait dit, et c’était pour ça qu’on fermait les yeux sur ses agissements. Peu importait que les gens croient ou non à Michael Poole et au reste. Tout, ici, était consacré à la guerre et à ses fins, y compris le fait de tolérer une foi qui sapait la justification même de la guerre. Tant que ses adeptes voudraient bien marcher à la mort. — Nettoyez-moi ça ! lança le capitaine. Sur quoi elle tourna les talons et s’éloigna. Pirius et les amis des Tili aidèrent les deux triplées survivantes à regagner la chambrée. Pirius n’avait jamais vu un chagrin pareil. Mais l’heure n’était pas aux consolations. Le lendemain même, de nouveaux ordres arrivèrent : la compagnie de Pirius était envoyée sur le Front. Pour leurs derniers préparatifs, Pirius et Cohl furent emmenés à l’infirmerie, où on leur injecta des nanomachines dans les yeux. C’était une technologie destinée à reconstruire leurs rétines, afin de permettre à leurs yeux de supporter la lumière aveuglante du cœur de la Galaxie. Et peut-être de survivre quelques secondes de plus. Ils avaient évidemment déjà reçu de nombreux implants, jusque dans leurs circonvolutions cérébrales, mais aucun ne leur avait fait l’impression d’une violation aussi directe. Ils passèrent la nuit à se tourner et à se retourner, en proie à une souffrance intolérable. Pirius et Cohl n’avaient jamais été amants, mais cette nuit-là ils dormirent dans la même couchette et pleurèrent dans les bras l’un de l’autre. Le lendemain matin, quand Pirius se regarda dans la glace, il vit le reflet d’argent dans ses yeux, et son propre visage se réfléchit dans ses pupilles. Comme si son âme même avait été métallisée. DEUXIÈME PARTIE Les Qax, les envahisseurs non humains de la Terre, nous infligèrent l’Extirpation. Ils triturèrent les roches de notre monde, réduisirent notre écologie à néant, détruisirent nos maisons et nous imposèrent même un nouveau langage. Par ces moyens, ils cherchaient à annihiler le passé de l’humanité. Et ils avaient raison. Le passé est une diversion, une cause d’envie, d’inimitié, d’amertume. Seul compte le présent, parce qu’il n’y a que sur le présent qu’on peut bâtir l’avenir. Détachons-nous du passé ; c’est un poids mort. Que se poursuive l’Extirpation. Qu’elle ne finisse jamais. Hama Druz 19 Pirius Rouge n’était pas bouleversé. Vue de l’espace, Mars était une petite planète rabougrie, d’un rouge terne, uniforme, en dehors des griffes de glace des calottes polaires. Mars était morte, ou quasiment ; ça se voyait à ses cratères usés, à ses montagnes émoussées. Compte tenu du fait que ce monde était, de tout le système solaire, celui qui se rapprochait le plus de la Terre, il était surprenant que les êtres humains aient laissé si peu de traces à sa surface. Et pourtant, il y avait beaucoup de ruines. Des recherches approfondies en avaient jadis barbouillé l’antique face de bleu-vert – le bleu-vert de la Terre. Mais ces colonies-bulles avaient été écrasées lors de l’Occupation qax. La plus grande se trouvait dans une région appelée Cydonia, et son emplacement était encore visible depuis l’orbite basse : le cercle bien net du périmètre du dôme, les formes massives des rares bâtiments subsistants, des traces de fondations. Mais la poussière omniprésente avait tout recouvert, effaçant les lignes et les couleurs. On remarquait les ruines plus spectaculaires d’un lourd bâtiment érigé par les Qax eux-mêmes : une usine à matière exotique. Sa structure massive et robuste tenait le coup depuis vingt mille ans. Longtemps après l’expulsion des Qax, les ruines de l’usine avaient servi de forteresse aux hommes qui se battaient entre eux. Sachant que Torec avait exploré une usine similaire sur la Lune, Pirius lui en envoya des images virtuelles. Elle était restée sur Saturne, où elle travaillait toujours sur le projet de processeur BTF. L’absence de réaction de Pirius sembla décevoir Nilis. Apparemment, Mars occupait une place particulière dans le cœur des Vers de Terre. C’était un petit monde, mais Nilis lui avait dit que sa surface était équivalente à celle des terres émergées de la planète-mère. Elle avait des canyons, des caldeiras et d’énormes cratères d’impact – l’intégralité de l’hémisphère nord semblait n’être qu’une immense cuvette –, et ses reliefs, du creux des bassins les plus profonds jusqu’aux sommets les plus élevés, étaient en réalité plus accentués que tous ceux de la Terre, même si on l’avait dépouillée de ses océans. Les marmots de l’Aéro n’avaient jamais été très férus de géologie. Mais Pirius était intrigué par Olympus Mons – leur destination –, la plus grande montagne du système solaire, où, dans un geste grandiose, d’une arrogance prodigieuse, la Coalition intérimaire de Gouvernement avait construit ses Archives secrètes. La corvette se posa à Kahra, la capitale moderne de Mars. C’était une cité de style terrestre, une conurbation sur le modèle qax, une série de dômes soufflés à partir du lit de roche, mais elle ne comptait que quelques centaines de milliers d’habitants. En réalité, il n’y en avait que quelques millions en tout sur la planète entière, moins que dans une seule des grandes villes de la Terre. Les citoyens de Mars semblaient aussi gros et amorphes que les Terriens, bien qu’un peu plus longilignes, peut-être une adaptation à la faible gravité, qui était d’un tiers de g. Les fonctionnaires qui effectuèrent les formalités de débarquement ouvrirent des yeux ronds en voyant Pirius et son uniforme rouge vif de l’Aéro. Il semblait que sa notoriété, dont il se serait bien passé, l’avait précédé ici. Et c’était d’ailleurs pour ça que Nilis l’y avait fait venir. Il le lui avait dit d’un ton de conspirateur : « Vous êtes mon bélier pour abattre les strates de bureaucratie tatillonne, obtuse et d’une indécrottable autosatisfaction. » Ils avaient une journée à perdre en ville. Pirius se mit en devoir de l’explorer frénétiquement. Kahra se révéla n’être qu’un trompe-l’œil. Pendant l’Occupation, les Qax étaient venus sur Mars dans le but de détruire ses colonies humaines. Ils avaient déporté les colons survivants sur Terre, où ils étaient presque tous morts, incapables de s’adapter à la gravité écrasante et à l’air plus dense d’une planète plus massive. Même l’usine à matière exotique, qui était entièrement automatisée, n’avait besoin que d’une poignée de superviseurs humains sous contrat pour fonctionner. Il était donc absurde de fonder une conurbation humaine dans cet endroit où il n’y en avait jamais eu. Il n’y avait pas d’occupation martienne à pérenniser ; c’était « un geste vide de la part de politicards de la Coalition prétentiards, avides de promotion », comme disait Nilis. Cette conurbation n’avait même pas de numéro, comme celles de la Terre ; on l’appelait Kahra, du nom de la cité plus ancienne qui avait été rasée pour l’implanter, et dont les fondations gisaient maintenant sous les dômes d’un gris-rose terne. Kahra, et Mars dans son ensemble, faisait à Pirius l’impression d’un endroit étrange, sans âme, un monde dont les vestiges les plus intéressants étaient extraterrestres, une conurbation anonyme, avec sa population éparse de gens désabusés. L’antique stase de ce monde, dont le processus géologique s’était interrompu à peu près à l’époque où les premiers océans se formaient sur Terre, semblait avoir contaminé l’esprit des colons. Les controverses suscitées par ce petit monde mort n’avaient que très rarement remonté la chaîne de décision pour troubler les conseils de la Terre. Il n’y avait pas grand-chose de nouveau sur Mars. Le lendemain matin, Pirius quitta Kahra sans regret. Olympus était à un saut de puce de Kahra. Leur flutter atterrit sur une plaine morne, en pente douce, sans caractéristique notable en dehors d’un sas monumental encastré dans le sol. C’était le seul indice de présence des Archives secrètes sous la surface de Mars. Enfin, c’était quand même la plus haute montagne du système de Sol, et Pirius demanda la permission de rester quelques minutes au-dehors, en surface. Il enfila son skinsuit, gonfla le sas tubulaire du flutter et se laissa tomber sur le sol martien, quelques mètres plus bas. Il atterrit en douceur dans la poussière, traversa une croûte de matériau plus sombre, friable, et s’enfonça dans une matière plus dense qui se tassa sous son poids. Peut-être cette croûte était-elle un manteau irradié, comme Port Sol. Il fit un pas en avant et s’aperçut qu’il n’était pas très difficile d’avancer, mais il eut bientôt les jambes et le dos couverts de poussière, une poussière fine, collante. Il se rappela comment Torec se plaignait de la poussière lunaire, et du mal qu’elle avait à s’en débarrasser. La pente était rigoureusement dépourvue de toute caractéristique, en dehors d’une crevasse taillée dans le sol, à quelques mètres de là. Le soleil était un petit disque brun-jaune qui montait encore dans le ciel rougeâtre du matin martien. La lumière du soleil distant était atténuée, et les ombres qu’il projetait, bien que précises, semblaient éthérées. Rien ne bougeait, sauf près de l’horizon, où une étroite colonne courait sur le sol, semblant le relier au ciel. Peut-être une tornade, mais alors maigrelette, ténue, par rapport à celles qu’il avait observées sur Terre. Les seules traces de présence humaine visibles étaient le flutter et la trappe peinte en blanc, scellée dans le sol. Et il ne voyait pas de montagne au sommet imposant ou aux parois abruptes. L’air frémit ; une VieD&O se matérialisa. Luru Parz, dûment vêtue d’un skinsuit particulier. Pirius sentit les battements de son cœur s’accélérer. Il n’avait pas encore encaissé le fait que Luru Parz puisse être âgée de plusieurs milliers d’années, et bel et bien immortelle. Cette notion défiait sa compréhension. Sur cette planète étrangère, la chose la plus inhumaine de son univers était la femme patiente, silencieuse, debout devant lui. Depuis le flutter, le commissaire s’écria : — Luru Parz ! Je n’osais espérer que vous nous accompagneriez ! — Je ne peux pas. Gramm s’est laissé quelque peu fléchir, mais il ne me permet pas d’approcher de la planète, et encore moins d’accéder aux Archives. Il ne veut même pas que j’y envoie une VieD&O. Plutôt mesquin, non ? fit-elle avec un clin d’œil assez égrillard à Pirius. Enfin, je me suis dit que j’allais vous faire un petit coucou. Comment trouvez-vous Mars, enseigne ? — Poussiéreuse. Luru partit d’un rire qui résonna comme un aboiement. — Ça résume tout, soupira Nilis. Sur Mars, la poussière est omniprésente. Elle s’entasse dans les cratères, elle recouvre ces grandes montagnes de Tharsis. Même l’air est plein de poussière qui diffuse la lumière, qui se soulève en tempêtes bourbeuses, fouaillées par… — Et Mars est vieille, coupa Luru Parz. Les plus anciens reliefs de la Terre figureraient parmi les plus jeunes, sur Mars. Enfin, même les vieux peuvent réserver quelques surprises… Elle dévisageait toujours Pirius. Qui baissa le regard, les joues brûlantes. De toute façon, il ne s’intéressait guère à la planétologie comparative. Né dans un cylindre et élevé dans une boîte, il n’avait pas d’idées préconçues sur le fonctionnement présumé des planètes. — Alors, où est la grande montagne ? — Vous êtes debout dessus, enseigne, répondit Nilis. Olympus est un bouclier volcanique de sept cents kilomètres de diamètre à la base, et qui s’élève de vingt-cinq kilomètres au-dessus du niveau moyen de la planète. Sa caldeira dépasse de l’atmosphère ! L’ensemble est tellement gigantesque qu’à côté les perspectives humaines sont nanifiées. — Déçu, enseigne ? demanda Luru en le regardant à nouveau. Tout, sur Mars, semble décevant. Mais avant le vol spatial, Mars était le seul monde visible de la Terre, à part la Lune, éternellement inchangée. Et elle était dépositaire d’un million de rêves – n’est-ce pas, commissaire ? Nous avons même rêvé de faire une Mars pareille à la Terre. C’était techniquement possible, bien sûr. Vous voyez pourquoi ça ne s’est jamais fait ? Pirius jeta un coup d’œil au paysage usé, au ciel envahi de poussière. — À quoi bon ? Si c’était pour faire une nouvelle Terre, il y avait de meilleures candidates. — Oui, convint tristement Nilis. À l’époque où nous aurions eu les moyens de la terraformer, nous avions déjà trouvé d’autres Terres. Personne ne voulait se donner de mal pour Mars. Quel paradoxe ! Et c’est ainsi que Mars a été court-circuitée. C’est de l’histoire ancienne, Pirius. Mais je me demande parfois si des bribes de ces rêves perdus ne planent pas dans l’air ténu de Mars, une bouffée irrépressible de déception qui fait des Martiens les êtres mornes et apathiques qu’ils sont aujourd’hui… — Nous ne sommes pas là pour rêver du passé, dit Pirius. — Bien dit, jeune soldat ! s’esclaffa Luru Parz. Tous ces fantasmes pré-Coalition sont évidemment contraires à la Doctrine. Finissons-en. Elle eut un geste emphatique en direction du sas des Archives. La grande porte commença à basculer. L’air raréfié n’apporta aux oreilles de Pirius qu’un faible soupir. Un tube translucide sortit comme un serpent de l’écoutille et vint se plaquer contre la coque du flutter. — N’oubliez pas vos masques, dit Luru Parz. Elle claqua des doigts et disparut dans un éparpillement de pixels. La femme était souriante, mais ses yeux gris pâle évitaient les leurs. — Je m’appelle Maruc. Je suis spécialiste de l’Interface… Pirius et Nilis étaient dans une sorte d’antichambre grossièrement taillée dans la roche. Ils avaient descendu une échelle aux barreaux de métal, un masque semi-intelligent étroitement ajusté sur la bouche et le nez, masque qu’ils ne devaient pas quitter, bien que l’air des Archives soit respirable. Personne n’avait jugé utile d’expliquer cette bizarrerie à Pirius, lequel n’avait de toute façon pas l’habitude de poser des questions. Nilis fit les présentations à sa façon habituelle, emphatique, le bon oncle qui en faisait des tonnes, et ajouta : — Je n’ai pas de mots pour vous dire à quel point je m’estime privilégié de me trouver ici, dans le grand reposoir de la connaissance du système solaire… pardon ! de la Galaxie humaine, veux-je dire ! Il flanqua une grande claque dans le dos de Pirius. — Ça ne vous fait pas retomber amoureux de la Coalition tout entière ? — Si si, monsieur, répondit Pirius d’un ton neutre. La dénommée Maruc les conduisit, par quelques marches basses, dans une vaste bibliothèque souterraine. Si tout était comme cette salle, la garenne creusée dans la lave refroidie d’Olympus Mons était basse de plafond. De fait, Pirius devait courber la tête. Il trouvait Maruc étrange, avec son crâne rasé et sa robe noire de commissaire qui traînait par terre. Pourtant, sa tenue n’avait rien d’étonnant. Les Archives étaient jadis un organisme indépendant, mais elles avaient été depuis longtemps avalées par l’une des grandes Académies de la Terre, qui les avait à son tour placées sous l’égide de la toute-puissante Commission pour la Vérité historique. Nilis lui relata cette longue saga bureaucratique sans se rendre compte qu’il était encore moins intéressé par les aléas et l’organisation des agences de la Coalition que par le paysage poussiéreux de Mars. Pirius était surtout étonné par la petite taille de Maruc ; Nilis et lui faisaient figure de géants à côté d’elle, or il avait remarqué que les Martiens étaient généralement grands. Et puis, au premier abord, il lui avait trouvé l’air jeune, à peine plus âgée que lui, une vingtaine d’années peut-être, mais elle avait le visage pincé, le front creusé de rides profondes, ses yeux gris clair enfoncés dans des orbites à la peau brunâtre. Un étrange mélange de jeunesse et de vieillesse. Sentant peser son regard sur elle, elle rentra un peu la tête dans les épaules. Pirius détourna les yeux, embarrassé. Un mystère de plus, se dit-il avec lassitude. Ils franchirent, sur les talons de Maruc, une dernière porte et se retrouvèrent dans un long couloir voûté, aussi bas de plafond que les précédents, éclairé par des hoverglobes lumineux. Le bout du couloir se perdait au loin derrière une douce courbe. Des portes s’ouvraient de part et d’autre du boyau, toutes identiques, sans aucune marque distinctive. Le couloir avait l’air très vieux. Du reste, tout l’endroit devait être extrêmement ancien, à en juger par le sol usé et les murs lissés à hauteur d’épaule par d’innombrables passages. Toutes les personnes qu’il voyait allaient et venaient en courant dans le lointain poussiéreux. Pirius commença machinalement à compter les portes ; sans cette discipline automatique, il se serait bientôt senti perdu. L’une des portes s’ouvrit alors qu’ils passaient devant ; un homme en sortit, portant une pile d’infodesks. Il avait un visage émacié et était de constitution chétive, comme Maruc, et apparemment jeune ; on ne remarquait pas chez lui les signes de vieillissement prématurés de Maruc. Il les laissa passer et les suivit à quelques pas de distance, le regard rivé au sol usé, ce que Pirius trouva curieux. Maruc restait coite, et Nilis, toujours perdu dans ses pensées, ne fit pas attention à lui. Une femme dépassa le petit groupe en courant et ils durent se coller à la paroi pour la laisser passer. Elle portait une robe noire, courte, qui dévoilait ses jambes nues, et elle courait avec concentration, le regard fixé loin devant elle, ses bras et ses longues jambes façon pattes d’araignée pompant comme des pistons. Elle avait la poitrine haute, de petits seins, et n’avait pas l’air essoufflée le moins du monde. Elle les doubla sans ralentir et disparut dans le couloir, au détour d’une courbe. — Remarquable, nota Nilis. Elle donne l’impression de pouvoir courir toute la journée comme ça. — Ça, ce serait bien possible, dit doucement Maruc. C’est sa spécialisation. — Vraiment ? Eh bien, eh bien… Nilis jouait le dignitaire en visite. S’il espérait détendre l’atmosphère avec Maruc, c’était raté, se dit Pirius. Ils poursuivirent leur chemin, l’étrange jeune homme aux infodesks les suivant toujours comme leur ombre. Maruc ouvrit une porte et les fit entrer dans une pièce. — Un espace de travail typique, dit-elle. La pièce, vivement éclairée par des globes, contenait des bureaux et des postes de travail où des gens et des matics s’affairaient, au coude à coude, comme collés les uns aux autres. La plupart consultaient des VieD&Os vacillantes tandis que d’autres étaient penchés sur des infodesks. Ils étaient tous petits, minces, soignés, et avaient la tête rasée, comme Maruc. Il était difficile de faire la distinction entre les sexes. Pirius trouva qu’ils avaient le crâne étrangement large, renflé, comme fragile. Peut-être une illusion due à l’éclairage. Ils semblaient dérangés par les visiteurs. Ils relevaient la tête avec nervosité avant de courber le dos sur leur travail, comme s’ils essayaient de disparaître dedans. D’autres se touchaient, se prenaient la main, se frottaient le front ou s’embrassaient doucement, tout cela sans un mot. La tension devint palpable dans la pièce jusqu’à ce qu’ils battent en retraite. Ils poursuivirent leur chemin. Maruc leur expliqua que les Archives se foraient un chemin dans les profondeurs d’Olympus Mons depuis des millénaires. À bien des égards, Mars était l’endroit idéal pour une bibliothèque. C’était un monde tranquille, stable sur le plan géologique. Son plus grand volcan était éteint depuis un milliard d’années. La montagne était constituée de roche basaltique et, sous une couche superficielle fracassée et pulvérisée par des millions d’années d’impacts – paysagée par les micrométéorites, pour reprendre le curieux terme de Maruc –, la roche poreuse et friable était facile à creuser. Il était aisé d’y forer des galeries. Plus on s’enfonçait, plus il faisait chaud, dit Maruc, mais ce n’était pas un problème ; certaines des salles les plus profondes utilisaient même la chaleur rémanente de Mars comme source d’énergie. Le formidable bouclier de roche qui les surplombait offrait évidemment une protection contre toute agression délibérée, aussi bien que contre les désastres naturels, telle la chute d’un petit astéroïde. Une image mentale se présenta à l’esprit de Pirius : celle d’un gigantesque terrier qui étendait sous la montagne phénoménale d’Olympus ses galeries grouillantes de monde, de gens qui couraient le long des boyaux labyrinthiques et trimaient dans des salles. Au bout de vingt mille ans, les Archives avaient dû étendre leurs ramifications sur des dizaines de kilomètres, se dit-il, peut-être même des centaines : sous la plus grande montagne du système de Sol, il y aurait toujours de la place. Maruc ouvrit une porte qui donnait sur un nouveau corridor, identique au précédent. Ils le suivirent un moment, puis ils prirent une autre porte et un autre couloir encore, d’où ils ressortirent par une énième porte. Pirius essayait de dresser dans sa tête une carte mentale des tours et détours qu’on leur faisait faire, mais toutes les portes se ressemblaient, tous les couloirs avaient l’air identiques, dans toutes les directions, et il y avait un moment qu’il ne savait plus où il en était. En outre, il faisait de plus en plus chaud, et lourd, et il commençait à se sentir collant. Malgré son masque, il pensait percevoir une étrange odeur – vaguement laiteuse, étrangement animale. Déconcerté, désorienté, il commença à craindre d’être perdu. Le petit homme aux infodesks les suivait toujours. Ils arrivèrent enfin à une pièce pleine d’archivistes à l’air effarouché. Maruc leur dit que quelques-uns avaient été désignés pour assister Nilis. La moitié, à peu près, des gens qui vivaient sous cette montagne s’occupaient des données proprement dites. Les autres assumaient des tâches administratives, comme Maruc, ou effectuaient des travaux annexes qui permettaient à l’institution de fonctionner : certains groupes de spécialistes creusaient de nouvelles galeries, toujours plus profondément, sous Olympus, d’autres entretenaient les flux d’air et d’eau, d’autres encore faisaient marcher les grandes unités de nanopâte alimentées par la chaleur résiduelle du volcan. Dans les gigantesques cryptes de cet endroit affluaient des données provenant de toute la Galaxie. Au bout de vingt mille ans, les nouvelles informations n’étaient qu’une goutte dans l’océan. Actuellement, le plus gros du travail était constitué par la classification – il y avait toute une arborescence d’index, les informa Maruc – et la maintenance. Le risque de détérioration physique était constant, et l’une des fonctions de la roche d’Olympus était de protéger les données électroniques de la dégradation par les rayons cosmiques, aussi les données étaient-elles constamment retranscrites d’un support sur un autre. À chaque transcription, des vérifications élaborées étaient effectuées à l’aide de multiples comparaisons de copies afin de s’assurer qu’aucune erreur n’avait été introduite. — Vous comprenez donc, dit-elle, que nous aurions énormément de travail et que nous serions très occupés même s’il n’arrivait plus jamais un seul nouvel élément d’information. Parce que notre tâche principale est de lutter contre l’entropie. Les Archives sont là pour le long terme. — Merveilleux, merveilleux, fit Nilis pour la énième fois. La communauté était le résultat de générations de spécialisations, expliqua-t-elle : on naissait pour être bibliothécaire, on grandissait dans un encadrement de bibliothécaires qui engendraient d’autres bibliothécaires, et ça durait comme ça depuis des millénaires et des millénaires. Maruc se redressa de toute sa taille, et ses yeux brillaient dans leur dentelle de rides. — Il y a des générations que notre communauté se consacre à ces Archives, et nous continuerons à nous y consacrer pendant des générations dans l’avenir. Nous sommes fiers de ce que nous faisons. Nous croyons que notre projet s’inscrit dans la meilleure tradition de la Doctrine Druz. — Oh, mes aïe-yeux ! C’est indéniable ! répondit Nilis avec son enthousiasme coutumier. Pirius trouvait qu’il avait l’air excité d’un glouton lâché dans un magasin d’alimentation. — Mais permettez-moi de vous soumettre à un test… Il exposa rapidement sa requête. Maruc leva la main, et un coureur apparut. Un garçon, cette fois, sûrement plus jeune que Pirius. Ses longues jambes fines paraissaient démesurées par rapport à son corps ramassé, et il menaçait de basculer à tout instant, mais bien qu’il soit arrivé en courant, il n’était même pas essoufflé. Maruc lui donna ses instructions, et il repartit aussitôt, coudes au corps. En cinq minutes, un autre coureur s’approcha d’eux, accompagné d’un hovermatic portant un petit infodesk à l’air tout usé : une simple plaque de matériau noir qui planait sans support visible, peut-être grâce à un champ inertiel. Nilis se pencha dessus et sa bouche forma un petit o. — Oh, mes aïe-yeux, mes aïe-yeux. Maruc eut un sourire. — Je regrette que nous ne puissions vous le laisser manipuler. Mais le matic obéira à tous vos ordres vocaux. L’infodesk paraissait vraiment très vieux, et ses protocoles d’interface étaient assez étranges, mais Nilis énonça sa demande, et ses paroles furent traduites dans une version curieusement déformée de la langue standard. Finalement, une voix s’en éleva, une voix mécanique, enregistrée, un peu sèche et qui s’exprimait dans le même dialecte particulier. Nilis ouvrait de si grands yeux que Pirius eut l’impression qu’ils allaient lui sortir de la figure. — Vous savez, lui demanda-t-il, ce que c’est ? Vous savez qui nous parle, là ? — Non. — Hama Druz en personne ! Il a utilisé cet infodesk en revenant de Callisto, la lune où il était allé chasser les jasofts. C’est sur cet infodesk qu’il a composé sa Doctrine, les paroles mêmes qui gouvernent notre vie depuis lors. Et cette voix, qui lit soigneusement une version incomplète – cette voix est celle de Hama Druz lui-même ! Écoutez, écoutez… Pirius entendit enfin la voix nette, presque trop précise, qui débitait les paroles tellement familières que même l’antique dialecte ne pouvait les masquer : « Une vie brève brûle d’une flamme vive »… — Merci, madame, dit Nilis. Je ne saurais vous dire… tous les vrais trésors de l’humanité sont là, et vous en êtes les dignes dépositaires. Maruc observa la réaction extatique de Nilis avec une calme fierté. Puis Nilis retrouva sa gravité et lissa sa robe chiffonnée. — Bon, on se reprend. J’ai du travail. Madame, si vous voulez bien m’assister… Pirius ? — Pas de problème, répondit Pirius. Il doit y avoir bien des choses à explorer, par ici. — Je vais confier à quelqu’un le soin de vous guider, annonça Maruc. — Merci. J’attendrai. Nilis se détourna avidement, emboîta le pas de Maruc. Pirius les regarda s’éloigner, et à la seconde où ils furent hors de vue il se retourna, s’approcha à grands pas du petit homme qui les avait suivis toute la journée comme une ombre, le prit par le devant de sa tunique et le souleva jusqu’à ce que sa tête aille heurter le plafond bas. — Dites-moi qui vous êtes et ce que vous voulez ! Le petit homme suant et transpirant s’obligea à sourire. Et hoqueta : — Avec plaisir. Si vous pouviez j-juste… Pirius le laissa retomber sur le sol usé du couloir et le petit bonhomme alla, à quatre pattes, sans se départir de son sourire calculateur, récupérer les infodesks qui lui avaient échappé. — Alors ? lança Pirius. — Je m’appelle Tek, dit-il. Je suis spécialiste des Récupérations. Pirius réfléchit. — Archiviste, quoi. — Si vous voulez. Nous sommes tous spécialisés, ici. La belle Maruc est spécialiste de l’Interface entre le reste de l’humanité et nous. Et puis il y a les coureurs, avec leurs grandes jambes, les archivistes et les indexeurs, avec leurs cerveaux-bulles. Ne me dites pas que vous n’avez pas remarqué ça ! Attendez de voir les mécanistes qui rampent dans les grandes conduites d’aération ! Il sautillait de façon comique, un bras traînant à terre, l’autre cramponné à ses infodesks. Pirius se retint d’éclater de rire. — Que des spécialistes, vous voyez, tous autant que nous sommes. Des spécialistes imbriqués comme les pièces d’une machine bien huilée. — Je n’ai jamais rencontré personne qui vous ressemble. — Je pourrais vous en dire autant. Mais c’est toute la question, n’est-ce pas, monsieur ? — C’est-à-dire ? demanda Pirius. Il s’approcha du petit homme et resta debout au-dessus de lui. Du coup, l’autre cessa ses cabrioles et se figea tout net. — Vous pensez qu’il y a là une divergence de la norme humaine ? Cet endroit est au cœur de la Coalition, mais est-il conforme à la Doctrine ? — Que dites-vous ? — Rien, rien. Pas si vous ne le voyez pas. Mais regardez Maruc, par exemple. — Quoi, Maruc ? — Pauvre petite chose. Elle vieillit vite, vous ne trouvez pas ? Elle n’a qu’un an de plus que moi, un an ! Eh bien, on lui en donnerait dix de plus. Vous comprenez, c’est le problème des spécialistes de l’interface, comme elle. Ça les use. Ça exige beaucoup de connaissances, beaucoup trop. Alors, il faut qu’ils meurent, emportant le poison de la connaissance avec eux. Son sourire s’élargit nerveusement. Pirius n’y comprenait pas grand-chose. — C’est peut-être vous qui en savez trop, dit-il, menaçant. Tek se mit à rire, mais Pirius pensa qu’il avait touché la corde sensible. — Que voulez-vous, Tek ? Pourquoi nous suivez-vous ? — Je voulais seulement vous aider. Quoi que vous puissiez vouloir ici, je pourrais peut-être vous faciliter les choses. Et en échange, vous pourriez me donner un coup de main, dit-il avec un clin d’œil. Pirius serra les poings. — Je pourrais vous tuer en une seconde, surtout. — Ça, je vous crois, je vous crois. Mais on n’est pas sur le Front, monsieur, on est dans le système de Sol. Et ici, on requiert des talents différents. Des compétences plus subtiles. Il serra ses infodesks sur sa poitrine et fit un pas en arrière. — Tenez, voilà votre escorte. Pirius jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Quelqu’un approchait. — Si vous avez besoin de moi…, dit Tek. — Sûrement pas. — … demandez à un coureur. Tout simplement. En attendant, soyez gentil avec Maruc, bien que ce ne soit qu’un drone. Un drone… Ce mot fit frémir Pirius. — Et pourquoi faudrait-il que je sois gentil avec elle ? — Parce que c’est ma sœur, répondit Tek en riant. Cela dit, qui n’est pas ma sœur, hein ? Soudain, il s’approcha de Pirius et l’attrapa par le bras. Pirius eut un mouvement de recul. Tek avait la peau livide, grêlée, et l’haleine aigre. — Faites attention où vous mettez les pieds, enseigne. Pirius se dégagea brusquement. Tek partit en courant et disparut à un détour du couloir. Pirius ordonna au coureur de lui trouver un coin tranquille, et il dormit jusqu’à ce que Nilis le fasse appeler. Nilis n’avait pas l’air heureux. Son bel enthousiasme avait disparu et son énergie s’était muée en une colère, une angoisse qui transparaissaient dans les plis agités de son visage, dans la façon dont ses grosses pattes tiraillaient sa robe élimée. Maruc, l’interfaceuse, traînait la patte derrière lui, d’un air incertain. — Commissaire ? Qu’est-ce qui ne va pas ? Nilis ne parut pas le voir. Il épongeait la sueur qui lui coulait dans le cou. — Quel endroit, enseigne ! Quel endroit ! fit-il enfin, l’air hagard. Si vous saviez… ! Dans leur tâche obsessionnelle, les archivistes ne jettent jamais rien. Et leurs moteurs de recherche sont d’une efficacité… remarquable. Il y a tellement de choses ici, dans cette immense montagne souterraine de données… Tellement de secrets… de trésors ! Et tout cela est enterré sous le couvercle du cercueil de Hama Druz… — Nous sommes venus ici chercher des armes. — Des armes ? répéta-t-il vaguement. Ah oui, bien sûr… Des armes. Le Premier Radiant… Ne me regardez pas comme ça, enseigne ! Je n’ai pas oublié notre mission ! — Alors, vous avez trouvé quelque chose ? — Eh bien, je crois que oui ! Enseigne, dans votre base du Noyau, avez-vous entendu parler des gravastars ? Non, jamais. Pirius apprit que c’était une chose sur laquelle Nilis avait mis le doigt au cours de ses premières recherches précipitées des techniques censées leur permettre de contrer la précognition SPL. Il commença à expliquer à Pirius qu’il allait être obligé de repartir en voyage dans le système de Sol, à la recherche de ce qu’il pensait avoir découvert. Puis il se tut et regarda le bras de Pirius. — Enseigne, qu’avez-vous sur votre manche ? Pirius baissa les yeux. Un losange d’un rouge brillant, pas plus gros que son pouce, était posé sur la manche de son uniforme. À l’endroit où Tek l’avait agrippé. Sans réfléchir, il posa la main sur la puce. — Rien du tout, monsieur. Un, euh… un insecte. Nilis haussa ses sourcils broussailleux. — Un insecte ? Ici ?… Enfin, pourquoi pas, après tout ? Comment savoir ? Je pense que nous avons fini notre travail pour aujourd’hui. Demain, nous reviendrons et nous approfondirons véritablement cette histoire de pulsars… Alors qu’on les conduisait hors des Archives vers la surface brun doré de Mars, Pirius regarda à nouveau la puce. Il était moins ennuyé par la chose que par sa propre réaction. Pourquoi l’avait-il dissimulée à Nilis ? Il se sentait profondément troublé. Peut-être n’était-il pas un si bon soldat que ça, après tout. 20 Ils descendaient vers le Roc Usine. Les vaisseaux de largage étaient des petits appareils basiques, de simples cylindres transparents, assez grands pour transporter deux pelotons, vingt fantassins, entassés, épaule contre épaule, dans leurs skinsuits volumineux, avec leur blindage antiradiation et leur paquetage. Quand Pirius Bleu regarda hors de la coque incurvée du vaisseau, il vit la masse charnue du Z-plein, le vaisseau de guerre qui les avait amenés de Quint. Son propre vaisseau était perdu parmi les milliers d’autres bâtiments engagés dans cette action. Les largueurs se déversaient en torrents étincelants par une douzaine d’orifices dans la coque du Z-plein. Et quand il regardait en bas, il les voyait tomber sur la vaste surface du roc cible. La surface du roc était quadrillée par un réseau de tranchées le long desquelles crapahutaient des petits personnages pareils à des jouets qui en jaillissaient soudain et se mettaient à courir à découvert. Partout, des points lumineux étincelaient, des têtes d’épingle rose et bleu électrique qui brillaient sur le fond gris, et certaines des silhouettes mouvantes tombaient, ou disparaissaient dans des éruptions écarlates voluptueuses. Sur tout ce qu’il voyait de la surface de l’astéroïde, les minuscules silhouettes grouillaient et les lumières étincelaient. Les rayons lumineux montaient aussi à l’assaut du ciel : un fil de lumière rouge cerise relia le sol à l’un des largueurs, qui vola en éclats, éparpillant sa cargaison de corps dans l’espace. Et tout cela dans un silence absolu, seulement rompu par le sifflement de l’air dans les systèmes de son suit. Il savait abstraitement à quoi s’attendre ; il avait déjà vu des rocs, depuis le confort du poste de pilotage de son greenship qui volait si haut. Mais il n’avait pas imaginé ça. Il trouvait même à la scène une certaine beauté. Sauf qu’il n’avait plus le temps. Le sol volait vers lui. Ils avaient été briefés par le capitaine Marta. C’était une action inhabituelle, dit-elle, parce qu’elle se déroulait hors du Front. Ce roc, le Roc Usine, n’était pas une plate-forme d’assaut, mais une base humaine, un dépôt de munitions et le site de plusieurs usines de monopoles. Les monopoles étaient des défauts spatio-temporels, de vilains petits nœuds représentant une masse d’un trillion de protons. Ils avaient surgi dans l’univers primitif au cours de la période d’expansion de l’énergie TGU, laquelle était maintenant utilisée pour les broyer et les réduire en une masse et une charge uniformes, tout cela en quantités énormes, les quantités requises par l’effort de guerre humain. C’étaient des armes utiles ; elles transperçaient le matériau de construction xeelee, ou même les ailes en faille spatio-temporelle de leurs vaisseaux, comme l’acier s’enfonce dans la chair. Le Roc Usine était une très ancienne installation. Il était niché sur l’arrière, en retrait du centre de la Galaxie, un peu plus près du Front que la plupart. En un millier d’années de fonctionnement, il n’avait pas connu de problèmes significatifs, en dehors des quagmites, les étranges petites créatures pareilles à des virus qui étaient attirées par les moteurs TGU des usines et des vaisseaux. Or les Xeelees avaient sauté sur une occasion de rompre avec la stratégie habituelle. Ils avaient pris ce roc et installé des positions fortifiées sur toute sa surface. C’était une tactique destinée à imposer la terreur. Tout en suivant son orbite derrière les lignes humaines, tel un rat lâché dans une chambrée, ce roc provoquait des perturbations hors de proportion avec sa taille et la menace directe qu’il représentait. C’est ainsi qu’on avait largué Pirius et ses copains pour dégager les bastions xeelees, et si possible reprendre les usines de monopoles. Le capitaine Marta savait parfaitement que ces recrues étaient insuffisamment préparées. Certaines n’avaient eu que quelques jours d’entraînement au tir avec leurs armes, fusils laser et starbreakers. Mais cette cible étant bien en retrait derrière la ligne de front principale, il n’était pas question d’y affecter des troupes plus endurcies. — Rappelez-vous : tout ce qui compte, c’est que l’un de vous atteigne l’objectif. Et vous ferez en sorte que ça arrive. Je sais que vous ferez votre devoir. Elle eut un sourire, et son demi-visage métallisé étincela. — La Coalition a beaucoup investi en chacun de vous, en vous donnant la vie, et en vous faisant suivre votre formation. Le moment est venu de rentabiliser cet investissement. — Chef, oui, chef ! Le vaisseau de largage s’écrasa plus qu’il ne se posa : il se contenta de se laisser tomber et de piquer du nez dans le mètre de poussière qui couvrait le sol de l’astéroïde. La coque s’ouvrit aussitôt et le bouclier inertiel se coupa. Comme il y avait été entraîné, Pirius se jeta hors de l’appareil, droit dans la plus proche tranchée. Elle n’était pas très profonde, à peine assez pour que sa tête n’en dépasse pas. En réalité, c’était de la merde, se dit-il en l’inspectant d’un œil désormais professionnel. Il aurait fait mieux avec une pelle et une demi-heure devant lui. Mais des rais de lumière rouge cerise striaient déjà l’air au-dessus de lui. Il se plaqua dans la poussière. Les membres de son peloton, le 57, foncèrent vers la tranchée creusée à la va-vite. Il vit le caporal, un très jeune homme appelé Pace, son sergent, Cohl, et les deux Tili survivantes dans leurs skinsuits customisés. Elles avaient l’air opérationnelles ; pourtant, Tili Deux n’était morte que depuis trois semaines, et Trois ne maîtrisait pas encore très bien sa prothèse de main. Beaucoup de recrues maniaient maladroitement leurs armes. Pirius et Cohl, qui étaient dans l’Intendance, croulaient sous les outils de terrassement, les torches, les postes de communication, les fournitures médicales et autres objets de première nécessité non létaux. Alors que le feu ennemi s’intensifiait au-dessus d’eux, ils s’enfoncèrent tous dans le sol dévasté, leurs nouvelles armes flambant neuves déjà ébréchées et maculées de poussière. Il se demanda si Même Ça avait réussi à se poser sain et sauf. Son peloton devait en principe atterrir non loin de là. Le caporal Pace fit mine de tourner un bouton, leur ordonnant de régler leurs intercoms sur le canal réservé au peloton. — Écoutez, dit-il lourdement. Nous nous sommes posés sans incident. La ligne est intacte, et nous sommes dans une section qui tient bien le coup. Nous avons des Gardes à gauche, et d’autres à droite, plus loin sur la ligne. Ce qui était une bonne chose. À la base, les Gardes étaient des trous du cul d’enfoirés, mais, en pleine action, il était rassurant de savoir qu’ils étaient dans les parages et protégeaient vos flancs. — Nous sommes à deux kilomètres de l’usine qui est notre objectif. Par là, dit-il en tendant le doigt. D’ici trente secondes, le tir de barrage va commencer, et dans cinq minutes nous nous mettrons en mouvement. C’est clair pour tout le monde ? Bon ! Alors, à la grande stupéfaction de Pirius, il claqua des doigts et une VieD&O apparut dans le vide, planant au-dessus de la tranchée comme un spectre multicolore. Un discours de motivation. Un visage féminin souriant débita des paroles, sans doute de la propagande doctrinale stimulante, que Pirius n’entendit pas. On leur montra des images d’armes de guerre, surtout des canons monopoles. Il y en avait une batterie, à quelques kilomètres vers l’arrière, et Pirius savait qu’il y avait des positions d’armes de siège « lourdes », plus massives, encore plus loin. Pirius trouva les tubes inclinés étrangement gracieux, et se dit qu’ils avaient l’air presque fragiles pour des armes aussi puissantes. Ils étaient posés à terre, sacrifiant la flexibilité de déploiement au relatif abri de la masse de l’astéroïde. Les premiers canons avaient déjà commencé à tirer. La chaleur générée se fit aussitôt sentir ; les gueules des canons étaient rouge feu, leurs montures à contrôle inertiel déglinguées et fumantes. Dans la chaleur, les artilleurs étaient nus jusqu’à la taille et ne portaient que leur casque de suit. Suants et transpirants, leur torse osseux cuivré par la lueur rouge feu de leurs canons, ils vibrionnaient comme des rats autour des affûts. Pirius se demanda si Espoir Tenace se trouvait dans cet enfer. Du coup, la VieD&O censée booster le moral des fantassins tomba à plat. Théoriquement, ils devaient avancer en sûreté derrière le feu des canons, mais le succès de cette tactique dépendait entièrement de la précision et de la coordination entre l’artillerie et l’infanterie. Or, même dans cette image aseptisée, Pirius pouvait voir que des choses allaient de travers, comme une monture antirecul qui aurait lâché sous l’effort. La VieD&O fut soudain sillonnée par des rayons rouge cerise. Pace enfouit son visage dans la poussière du sol, annulant la diffusion de l’image virtuelle, qui se dissipa dans une neige électronique. Cohl leva la tête. Elle était dans l’ombre, mais Pirius distingua son rictus méprisant. — Au moins, maintenant, on connaît les positions xeelees. L’ennui, c’est qu’eux aussi, ils savent où on est. Et le déluge de feu commença pour de bon. Pirius le sentit avant de le voir. Malgré l’amortissement inertiel de son suit, il ressentit le tremblement du sol dans ses entrailles. Les premiers obus, des têtes d’épingle d’un bleu électrique intense, filèrent au-dessus de leurs têtes, dispersant leur énergie sur leur passage, créant une résille étincelante de particules exotiques. Il imaginait les batteries de canons, les canons plus légers et les terribles « armes lourdes » qui, derrière eux, projetaient leurs munitions dans le ciel, des milliers de gueules réparties le long de lignes visibles sur des kilomètres. Les premiers obus disparurent derrière l’horizon. Il sentit leur impact ébranler le sol. Il vit les tirs de riposte des positions xeelees. Une draperie rose violacé, sinueuse, s’éleva : des starbreakers cherchaient à abattre les obus avant qu’ils n’aient eu le temps de retomber. Mais d’autres leur succédèrent aussitôt. Bientôt, il y en eut tellement que leurs sillages fusionnèrent, formant une lueur compacte, et le ciel se mua en un rideau bleu moiré. C’était un combat de lumières dans le ciel : le bleu humain fondant sur le rouge de l’ennemi xeelee. La violence était à son paroxysme. Il était incompréhensible que l’astéroïde ne vole pas tout simplement en éclats sous les impacts. Pirius se sentait fragile, un grain de poussière ; que les puissantes bêtes qui ébranlaient le sol autour de lui fassent un faux pas, et ce serait la mort. Une mort tellement soudaine qu’il n’aurait pas le temps d’en avoir conscience. Il pensa tout à coup que Même Ça avait tort. Peu importait ce qui arriverait dans l’avenir, peu importait celui ou ce qui les attendait dans l’infinité temporelle, rien ne pourrait jamais effacer la réalité brute de ce moment. La réalité, c’était ça, ce sol torturé, ce déchaînement d’énergie. La vie et la mort – la guerre. Et le pilonnage implacable se poursuivait. Pirius eut beau s’enfoncer le visage dans le sol, il ne pouvait s’en abstraire. Il l’ébranlait, il pénétrait jusque dans ses os, dans ses nerfs, si bien qu’il avait l’impression de ne jamais rien avoir connu d’autre. Et puis un sifflement perçant lui vrilla les tympans. C’était l’ordre de Pace : ils devaient quitter la tranchée. Pirius ne se permit pas d’y réfléchir. Il brancha sa ceinture inertielle. Soulevant son paquetage – un volumineux kit médical et un poste de communication –, de sa main gantée il prit appui sur le sol et se hissa par-dessus la lèvre de la tranchée. Il flotta comme un ballon jusque dans un champ de rayons lumineux horizontaux. D’autres recrues se dressaient tout autour de lui, nageant dans la lumière. Les starbreakers venant de sa gauche les coupèrent en deux. Les corps éclatèrent et des gerbes de sang jaillirent dans le vide, où elles se congelèrent immédiatement. Pirius tomba dans un vide sillonné de feu, un environnement mortel, rigoureusement inhumain. Un cauchemar de lumière et de carnage. Il lui paraissait impossible de survivre à ça. Il s’aplatit à nouveau dans la poussière de l’astéroïde, tiré vers le bas par sa ceinture inertielle, réglée sur deux g. Il était maintenant dans un bol peu profond, peut-être un cratère, pas forcément naturel : un ancien cratère d’impact. Il n’en revenait pas d’être encore en vie. Un corps s’abattit lourdement sur lui. Cohl. Même à travers les couches épaisses de son suit renforcé pour le protéger contre les radiations, il sentit qu’elle haletait. — Combien sont tombés ? demanda-t-il aussitôt, sèchement. — Sais pas. Quatre, cinq ? Cinq morts, déjà, dès le premier instant. — Ça aurait pu être nous, hoqueta-t-elle, hébétée. Ça aurait pu être moi. Simple question de hasard. — Tu as vu quelqu’un riposter ? demanda Pirius. — Non. Personne. Ils avaient été entraînés à prévoir des pertes. Mais le tir de barrage aurait dû dégager le terrain devant eux. Ça n’aurait pas dû se passer comme ça. Il réfléchit au schéma de tir qu’il avait entrevu. — Les tirs venaient de la gauche. D’un endroit situé derrière le point d’impact des projectiles. Il y a quelque chose qui ne va pas. Le barrage aurait dû dégager cet emplacement. Cohl n’avait pas l’air de l’écouter. Elle souleva son paquetage avec curiosité. Un trou bien net était percé dedans. — Ils ont eu les Gardes ! Le cri semblait venir de l’une des Tili. — Quelle unité ? répondit le caporal Pace. Il était donc encore vivant. — Sur notre gauche. Je les vois d’ici. Ils ont tous été abattus. Et puis d’autres voix se joignirent aux leurs, tout près de là. — Sur notre droite, aussi ! — Nous sommes tout seuls, ici ! Pirius avait peine à croire que les Gardes – avec leur arrogance, leurs uniformes parfaits, irréprochables, leurs tranchées aussi droites et nettes que des exercices de géométrie, leur confiance inébranlable –, ce régiment d’élite, soient tombés aussi facilement. Pirius essaya de réfléchir. Le barrage n’avait donc pas fonctionné. Peut-être un problème de timing. Peut-être que les obus monopoles ne tombaient pas au bon endroit, trop loin derrière les positions xeelees, ou même sur les troupes humaines. La percée dans le barrage avait au moins permis à certaines unités xeelees de survivre, et au moment où l’infanterie s’était lancée en terrain découvert, l’ennemi les avait tirés comme au champ de foire. Maintenant, la ligne était enfoncée ; les survivants étaient à découvert, sans protection, ni d’un côté ni de l’autre. Tout le monde savait qu’une avance inégale était pire que pas d’avance du tout, parce que son flanc était exposé. Pace prit la parole sur le circuit du peloton. Il semblait ébranlé. — Il faut qu’on y aille, lâcha-t-il. Pirius connaissait la théorie : le « barrage rampant » qui se trouvait devant eux était un rideau mouvant, qui progressait régulièrement, à peu près au pas de marche. L’infanterie devait suivre, arrivant de la droite, par-derrière, pour récupérer ce qui restait avant que les armes xeelees n’aient une chance de se reprendre. Ils devaient donc avancer, ou la protection du barrage les laisserait bientôt sur place. Mais rien ne s’était passé comme prévu. — Caporal, dit Pirius. On avancerait dans le feu. Ce serait un suicide. — Fais ton devoir, Intendance. À mon compte ! Trois… Pirius et Cohl échangèrent un regard. Ils n’avaient pas le choix. Un coup de sifflet strident se fit entendre dans le tumulte. — Et merde, et merde ! rugit Pirius. Il coupa son champ inertiel et s’extirpa de la cuvette. Il s’élança une énième fois, sa poitrine blindée à quelques centimètres au-dessus du sol, son volumineux paquetage formant une masse gênante derrière lui. Autour de lui, il repéra dix, peut-être quinze autres troufions, qui planaient comme des fantômes au-dessus du sol ravagé. Certains épaulèrent leur arme et firent feu tout en rampant. La lumière rouge cerise fusa aussitôt, traversant d’autres corps qui explosèrent et se tortillèrent avant de s’effondrer sur le sol dans une lenteur de rêve due à la microgravité. L’un d’eux était Pace : le caporal, reconnaissable à son brassard flamboyant, fut cueilli par un tir d’interception au sortir de la tranchée. Pirius se plaqua à nouveau à terre, sa visière enfoncée dans la poussière du sol, son paquetage rebondissant sur son dos. Il respirait péniblement. Les rayons des starbreakers filaient sans relâche au-dessus de sa tête, et les détonations du sol projetaient des geysers de terre tout autour de lui. Il ne ressentait aucune douleur et s’émerveillait de n’avoir pas encore été touché. Il se risqua à regarder vers le haut. Le barrage avançait à la surface de l’astéroïde, s’éloignant de lui. Il vit des silhouettes se déplacer en ombre chinoise sur sa lumière surnaturelle, des fantassins qui tentaient de passer d’un couvert à l’autre, peut-être même d’avancer. Mais il n’y avait aucune coordination visible, et très peu faisaient usage de leur arme. Les starbreakers xeelees les cueillaient les uns après les autres. Il était trop exposé. Il se trouvait sur une petite crête qui se détachait vraiment au-dessus de la maigre surface. Ainsi surélevé, il ne tiendrait pas deux secondes. Il vit une ligne sur le sol, une ombre impalpable à quelques mètres de lui, vers l’avant. Si c’était une tranchée, il avait peut-être une chance de survivre un instant de plus. Sinon… De toute façon, il n’avait pas le choix. Il ne s’autorisa pas, cette fois non plus, à réfléchir. Trois, deux, un… Il activa son champ inertiel et, d’une seule poussée, fit décrire à son corps un arc plongeant vers l’ombre, dans la terre. Il s’aplatit à trois g, assez violemment pour rester un instant le souffle coupé. C’était une tranchée, usée, aux bords émoussés par les frottements d’innombrables mains gantées, mais une tranchée quand même. L’éclat d’un starbreaker fusa au-dessus de lui, couvercle rouge de frustration au-dessus de son minuscule abri. Il y avait quelque chose au fond de cette tranchée, des formes dures, imbriquées, qui s’effritaient et s’écrasaient sous son poids. Des corps. La tranchée était pleine de cadavres. Pirius vit des visages convulsés, des poitrines et des ventres ouverts, révélant les organes internes compactés comme dans des modèles anatomiques. Leurs skinsuits fendus, ces hommes et ces femmes abattus s’étaient figés à l’endroit où ils étaient tombés. En les foulant aux pieds, Pirius avait fracassé certaines de ces carcasses, mais il n’y avait aucune horreur dans cette découverte. Le froid et le vide avaient aspiré les dernières bribes d’humanité de ces reliques. La tranchée avait été creusée dans les règles de l’art et semblait profonde, sur quelques mètres au moins, à droite et à gauche. Et comme elle zigzaguait, elle ne pouvait être nettoyée par un seul balayage de feu. Aussi loin que portait son regard, elle était pleine de ces corps gelés, éventrés, un méli-mélo de crânes, de membres rigides et d’entrailles. Un fossé où l’on aurait déversé des statues brisées. Cohl arriva en vol plané et atterrit elle aussi, durement, sur le ventre, envoyant voltiger des fragments de corps écrasés que les rayons starbreakers interceptaient et vaporisaient, comme au casse-pipes. Cohl se mit à trembler, commotionnée. Pirius la prit par les épaules. — Calme-toi. Elle se détendit, haletante, les yeux égarés. Elle fixa son regard sur le visage de Pirius. — C’est un cauchemar. — Je sais, répondit-il en regardant autour de lui. Ils doivent être entassés sur six ou sept rangées d’épaisseur. Nous ne sommes pas les premiers à passer par ici. — On va mourir ici, comme eux. — On n’est pas encore morts. Pirius prit un poste de radio dans son paquetage et le cala dans la paroi de la tranchée. — Ici Pirius, Peloton 57. Nous avons réussi à gagner une tranchée. Nous sommes deux, sur la position. Si vous entendez ce message, triangulez mon signal et rejoignez-nous. Il ne fallut que quelques secondes au premier fantassin pour rallier la tranchée, annoncé par une giclée de starbreakers. C’était une fille, noire et grave, au visage crispé par la peur. Pirius ne connaissait pas son nom. Elle avait perdu ses armes. Quand elle comprit dans quoi elle avait atterri, elle s’agita, paniquée, comme l’avait fait Cohl. Au cours des trente secondes suivantes, elle fut suivie par quatre autres. Les deux sœurs Tili étaient parmi eux, au grand soulagement de Pirius. Mais il n’y en eut pas davantage. Ils étaient sept dans la tranchée, sept sur les vingt membres des deux pelotons qui avaient été largués là. Il parcourut leurs visages du regard : des enfants terrifiés, perdus dans un endroit terrifiant, qui tous le regardaient. Il sentit un poids peser sur ses épaules, comme si son champ inertiel fonctionnait mal. La guerre galactique se réduisait-elle à cela – à Cohl et lui, dans une égratignure du sol, avec cinq gamins terrifiés ? Il ouvrit son circuit radio à toutes les forces de la zone, espérant que quelqu’un d’autre l’entendrait et convergerait sur eux. Seul le silence lui répondit. Au bout de quelques secondes, il eut l’idée de supprimer les filtres moraux. Il prit aussitôt conscience d’un rugissement un peu pareil à la rumeur qui régnait dans les chambrées. Les voix se mêlaient en une immense clameur, des bruits d’émeute… De temps en temps, un hurlement gargouillant s’élevait au-dessus des autres, et il entendait des cris, des marmonnements, des hoquets, des pleurs, des appels à l’aide, des cris de délire, et même une sorte de ricanement dément. C’étaient les voix des blessés, des milliers de voix montant au même instant de tous les points du roc. Produisant un concert inhumain de vociférations d’outre-tombe. Il vit, à leurs bouches arrondies de stupeur, que certains membres de son groupe l’écoutaient aussi. Puis, peu à peu, en quelques minutes à peine, les plaintes s’estompèrent et se turent, les unes après les autres. Si vous étiez blessé dans le vide, si vous aviez fait un accroc à votre skinsuit, vous ne duriez pas longtemps. Pourtant, les bombardements continuaient, la lumière aveuglante, au-dessus de leur tête, faisant écho aux vibrations incessantes du sol. Mais les immenses pas de géant des obus semblaient s’éloigner dans le lointain, les laissant sur place. Il se risqua à jeter un coup d’œil hors de la tranchée. D’après l’affichage de sa visière, ils n’étaient qu’à cinq cents mètres de l’usine de monopoles qui était leur but. Ils n’en étaient apparemment séparés que par une seule position xeelee. Les obus avaient dû annihiler les autres. Ça ressemblait à un petit entrepôt de matière gris argenté ; probablement le matériau de construction xeelee, qui faisait partie des substances les plus dures connues : autorenouvelable, autoréparable, on disait que c’était une entité vivante en soi. L’entrepôt central était entouré de petits piliers qui supportaient des anneaux lumineux d’un bleu électrique. Il se laissa glisser en arrière dans la tranchée. Les autres le regardaient, six paires d’yeux grands ouverts dans l’ombre de leur visière. — Nous devons essayer d’atteindre l’unité de production, dit-il. — Non, répondit l’un des hommes. — Comment t’appelles-tu ? — Bilin. C’était un type trapu, mais juste un gamin, malgré l’énorme arme sol-sol qu’il portait sur son dos. Il avait peur, et Pirius encaissait l’intégralité de son ressentiment. — Moi, je dis qu’on attend le ramassage. Il y eut un murmure approbateur. — On ne peut pas rester ici, dit platement Pirius. — Ou pourrait y aller en suivant la tranchée… — Inutile. Ce n’est pas comme ça qu’on se rapprochera de l’usine. Rappelez-vous les ordres : le seul point de ramassage est l’usine proprement dite. On ne peut pas retourner en arrière. Et on ne peut pas rester ici, dans cette tranchée. Il n’y a qu’une direction possible : droit devant. Bilin le foudroya du regard, mais Pirius poursuivit, les yeux dans les yeux : — Tu n’as pas encore compris ? Nous ne sommes pas les premiers à venir ici. Regarde autour de toi. Tu veux mourir comme ça ? Le gamin baissa les yeux. Pirius fouilla dans la sinistre masse de cadavres gelés qu’ils écrasaient sous leurs pas et trouva bientôt un fusil à laser. Il le rejeta et continua à chercher jusqu’à ce qu’il mette la main sur un starbreaker, une arme à ondes gravifiques, beaucoup plus puissante, plus ou moins pompée sur celles des Xeelees. — Fouillez les cadavres, ordonna-t-il sèchement. Si vous n’avez pas d’arme, trouvez-en une. Prenez tout ce qui peut être utile : l’eau, les médicapes… Cohl s’y attela avec énergie. Les troufions – ils n’étaient, la veille encore, que des cadets, se rappela Pirius – s’y mirent avec davantage de répugnance ; ils avaient été entraînés à accepter la mort, mais rien dans leur éducation ne les avait préparés à ce sinistre pillage de tombe. Pirius soupesa le starbreaker. Son poids avait quelque chose de rassurant. Il n’avait guère eu l’occasion de s’entraîner au tir avec ce genre d’arme, mais sa conception, robuste et simple, rendait son utilisation évidente sur le champ de bataille. Il effectua un tir d’essai : un rayon lumineux rose, sinueux, jaillit du canon. Il n’y avait pas de recul. L’arme s’ancrait dans l’espace-temps et projetait des ondes de gravité cohérentes qui déchiraient toute matière. Quelques minutes plus tard, ils étaient tous équipés. — C’est bon, déclara Pirius. Si vous voulez vivre, faites ce que je vous dis. Il s’attendait à ce que Bilin émette une objection et il ne fut pas déçu : — Qu’est-ce qui te fait croire, monsieur de l’Intendance, que tu as une autorité sur nous ? Pirius le regarda dans les yeux. Bilin baissa à nouveau le regard. Pirius esquissa dans la poussière, sur la paroi de la tranchée, une carte rudimentaire montrant l’emplacement des Xeelees et, derrière, leur objectif : l’usine. — Il faut qu’on prenne cette position. Nous allons nous diviser en deux. Je vais mener le premier groupe. Cohl, tu prends la direction du deuxième. Nous, on va à droite, et toi à gauche… Ils allaient avancer à tour de rôle, les deux groupes progressant par sauts de grenouille, se couvrant alternativement l’un l’autre. Cette avance routinière leur était familière. Ils étaient en terrain connu. Ils savaient le faire. Ils commencèrent à se rasséréner. Il parcourut du regard leurs visages qui luisaient comme des lunes rouges sous la lumière du bombardement continu, au-dessus de leurs têtes. Maintenant que quelqu’un recommençait à leur donner des ordres, ils avaient l’air plutôt confiants, se dit-il. Mais il ne pouvait détendre le ressort bandé qu’il avait au creux de l’estomac. Il divisa leur petit groupe de sept en deux équipes. Dans son équipe de quatre, Cohl prendrait les sœurs Tili, qu’il n’avait pas le cœur de séparer. Pirius gardait Bilin, le fouteur de merde, ainsi que la longue fille mince, au regard intense, qui était tombée la première dans la tranchée, et qui, pour autant qu’il s’en souvenait, n’avait pas dit un mot. Les deux équipes s’écartèrent l’une de l’autre. Pirius arma son starbreaker. — Nous n’avons rien à gagner à attendre. On part en premier. Vous nous couvrez cinq minutes, et vous nous suivez. — On se retrouve à bord de la navette, dit Cohl. Les hommes changèrent de position, s’apprêtant à faire mouvement. L’un des garçons se déplaça avec raideur, comme à regret, en regardant les strates de cadavres. — Qu’est-ce qui ne va pas ? aboya Pirius. — Je n’aime pas leur marcher sur la figure. Pirius se força à hurler : — On s’en fout, de leurs figures ! Fais ce que je te dis ! Le gamin obtempéra avec une hâte frénétique. Pirius leva la main. — Allez ! Cinq, quatre… La troupe de Cohl releva la tête au-dessus du bord de la tranchée et commença à tirer. — … trois, deux… Pirius déclencha sa ceinture inertielle et prit une profonde inspiration. — Un ! Il s’élança hors de la tranchée, dans le vide strié de rayons embrasés. La fille silencieuse tomba avant d’avoir réussi à sortir de la tranchée, sa visière fondue s’ouvrit, révélant son visage réduit à des braises ardentes. Il ne connaissait même pas son nom. Mais ce n’était pas le moment d’y réfléchir, pas le temps de regarder en arrière. Ils devaient aller de l’avant. Voler, planer, crapahuter sur une centaine de mètres, parfois moins. Faire feu si possible, n’importe quoi pour répondre aux tirs xeelees, et essayer d’ignorer les rais lumineux, mortels, tout autour de soi, et les explosions miniatures qui ébranlaient en continu le sol sous ses pieds. Quand on trouvait un abri – le plus petit creux, le moindre monticule –, se laisser retomber aussi brutalement que possible grâce à sa ceinture inertielle. Pas le temps de souffler. Relever prudemment la tête, commencer à faire feu aussitôt pour couvrir l’équipe de Cohl. Là, si près de l’unité de production, le sol était jonché de cadavres congelés, enlacés, qui formaient un épais tapis sous lequel la poussière omniprésente disparaissait par endroits. Si bien pris en glace qu’il n’y avait pas moyen de savoir depuis combien de temps ils pouvaient être là. Pas de décomposition, pas d’odeur. L’endroit n’était même pas assez humain pour ça. Pirius se demanda combien d’hommes étaient tombés là, depuis combien de temps durait ce combat désespéré pour un bout de caillou désolé. Trois, quatre sauts, et il était toujours en vie. Contrairement aux starbreakers qui luisaient d’une lumière intrinsèque, leurs rayons laser étaient invisibles, sauf quand ils faisaient briller la poussière soulevée par leurs déplacements. Il se trouva enfin dans une cuvette, à cinquante mètres de la position xeelee. La structure ennemie était une boîte plate, sans fenêtres, sans caractéristique aucune. Les starbreakers crachaient la mort depuis le toit. Des anneaux bleu pâle étincelaient sur leurs montures à l’air sinistre, sur tout le tour de la structure. Bilin se laissa tomber derrière lui dans la tranchée, alourdi par son arme sol-sol. — Ces anneaux, dit Pirius. Il faut les supprimer. — Pourquoi ? — Ce sont les comm ennemis. Il s’agissait probablement, en effet, d’un nouveau spécimen de technologie xeelee. Ces anneaux d’un bleu céleste tiraient apparemment parti de l’effet d’inséparabilité quantique pour permettre la communication instantanée. Aucun savant humain ne comprenait leur fonctionnement ; on ignorait comment l’implication quantique pouvait être utilisée pour transmettre des données significatives. Bilin, maintenant qu’il était passé à l’action, avait mis son mauvais caractère en berne et faisait preuve d’une détermination implacable. Il pourrait faire un bon soldat, un jour, se dit Pirius. Il hocha la tête et dit : — Trois, deux, un… Ils plongèrent par-dessus le bord de leur terrier et foncèrent vers les anneaux bleu ciel. Les socles des starbreakers de cet endroit ripostèrent par un tir farouche, mais le feu se concentrait sur la structure par les deux côtés, maintenant ; les survivants de l’équipe de Cohl montaient simultanément un assaut symétrique. Lorsque le dernier anneau eut explosé, les starbreakers ennemis continuèrent à tirer, plus sauvagement que jamais. — C’est le moment d’utiliser ce truc-là, fit Pirius en poussant Bilin du coude. Avec une aisance née d’une longue pratique, Bilin fit passer son arme par-dessus son épaule, l’appuya sur le sol, visa et tira. Il n’y eut pas de recul. Une charge monopole d’un bleu étincelant fila à moins d’un mètre au-dessus de la poussière, traçant une ligne droite, rectiligne, mortelle. La charge atteignit sa cible. Le mur de matière exotique se cabra et céda, comme une ampoule de peau qui éclate. À l’intérieur, Pirius repéra des machines énormes. Tous les membres du groupe firent feu jusqu’à ce que les machines s’effondrent et cessent de fonctionner. Les starbreakers montés sur le toit continuaient à cracher la mort, mais de façon erratique, désordonnée. Bilin se leva et hurla : — Beau travail, Intendance ! — Descends, espèce d’imbécile ! lança Pirius. Bilin souriait jusqu’aux oreilles lorsque le starbreaker xeelee, devenu incontrôlable, lui trancha la tête, nettement, au niveau du cou. Le rideau de bombes était maintenant loin, et Pirius ne voyait plus les rayons du starbreaker. Mais le sol tremblait encore, et les vibrations profondes lui ébranlaient toujours les nerfs. Il lui fallut beaucoup de courage pour franchir les derniers mètres qui le séparaient de la position xeelee. Cohl et son groupe y étaient déjà. Ils avaient trouvé un abri sous un mur qui semblait avoir fondu et s’être replié sur lui-même. Du côté opposé du mur et des humains recroquevillés au pied, les machines non humaines détruites, effondrées, semblaient dormir, le dos rond. De son groupe, Pirius était le seul survivant, mais Cohl et les deux Tili étaient encore en vie. Quatre des sept recrues qui étaient sorties de la tranchée de cadavres avaient donc survécu ; au cours des dernières minutes, trois avaient trouvé la mort. Cohl avait été touchée à la jambe. Son suit rigidifié brillait d’une lueur orange : ses facultés réparatrices sommaires s’efforçaient de la stabiliser. Il n’y avait rien de plus à faire pour elle dans l’immédiat. L’état de Tili Une était plus inquiétant ; elle était blessée à la poitrine. Tili Trois, commotionnée, lui tenait la tête sur ses genoux, la bouche arrondie en une expression de détresse. Pirius vit qu’il était littéralement inimaginable pour cette triplée de perdre ses deux sœurs et de rester seule. Il prit son dernier poste de radio dans son backpack, le planta dans le sol et le régla pour répéter toujours le même message. — S’il reste des survivants, dit-il à Cohl, ils viendront ici. Dis aux autres d’attendre dans l’abri. Puis il se leva, récupéra un starbreaker et jeta un coup d’œil hors des ruines de la position. — Où vas-tu ? demanda Cohl. — À l’usine, répondit-il. Ce n’est qu’à deux ou trois cents mètres d’ici. C’est le point de ramassage, je te rappelle. Je vais laisser un marqueur pour conduire les équipes de brancardiers ici. Cohl n’était pas chaude pour le laisser partir, mais il était clair qu’elle en voyait malgré tout la nécessité. — Fais attention. Il sortit en rampant des ruines de la position et, une fois à découvert, se déplaça précautionneusement, comme il avait appris à le faire. Il plongeait d’une crête dans un cratère puis dans une tranchée ou une cuvette, ne faisant jamais plus de dix ou vingt mètres à la fois. C’était lent et épuisant. L’état de son skinsuit se détériora rapidement ; il était peut-être endommagé. L’air était de plus en plus vicié, il avait l’impression qu’il allait étouffer derrière sa visière, et il avait la bouche et la gorge douloureusement sèches. Il lui fallut une demi-heure pour franchir deux cents mètres. Peut-être ces précautions n’étaient-elles pas indispensables ; il n’avait pas vu la lueur d’un starbreaker depuis qu’ils avaient abattu le poste de tir. Mais après ce qui était arrivé à Bilin, il n’était pas près de prendre des risques. Il sut qu’il était arrivé à l’emplacement de l’usine parce que l’afficheur de sa visière le lui disait, mais il n’y avait plus d’usine : plus de terrain d’atterrissage, plus d’unité énergétique, plus de rails ni de machines. En dehors d’un bout de mur éclaté, planté de guingois dans la poussière, et d’une ligne de poussière blanche, qui aurait pu marquer les fondations, il ne restait plus rien qu’un sol dévasté. Il ne vit pas signe de passage récent, aucune trace des milliers de soldats qui avaient été largués avec cette cible pour objectif. Il ne pouvait dire si c’étaient les Xeelees ou les hommes qui l’avaient détruite, à moins qu’elle n’ait été anéantie par le tir de barrage. L’artillerie était censée épargner les usines, qui étaient l’objectif de l’opération ; mais le barrage en question était censé faire bien des choses qu’il n’avait pas faites. Pirius fit un petit tas de gravats et posa un marqueur dessus, en indiquant l’endroit où se trouvaient les autres. Il se sentait complètement glacé. L’émotion viendrait peut-être plus tard. Il regarda vers l’avant, l’horizon de l’astéroïde. Les bombardements se poursuivaient plus loin, maintenant. Le sol était jonché de cadavres abandonnés par les assauts précédents, et aux endroits où les charges frappaient, les cadavres étaient projetés en l’air par les explosions. Les corps volaient en tous sens, dans des nuages de poussière, et retombaient lentement sur le sol. C’était très étrange de rester tapi là, la bouche sèche, dans son suit puant, à regarder valser les morts. Il se secoua pour reprendre ses esprits et s’approcha lentement, prudemment, des ruines de la position où Cohl et les autres attendaient. Quand il y arriva, Tili Trois pleurait à chaudes larmes. Sa sœur était morte dans ses bras. 21 La corvette acheva son dernier saut SPL et, tout d’un coup, Pluton et Charon apparurent devant Pirius Rouge, planètes jumelles surgies du néant. Nilis sursauta et leva les bras au ciel. — Mes aïe-yeux ! Ils auraient pu nous avertir ! Pirius avait passé sa vie entière à s’entraîner au combat dans l’espace. Il s’abstint, par fierté, de manifester la moindre réaction devant le vieux commissaire ramolli, mais il éprouvait la même impression. Après tout, ils étaient tous les deux les produits d’un milliard d’années d’évolution identique, au fond du même puits gravifique, et l’apparition de mondes entiers sortis de nulle part faisait frémir en lui quelque chose de profond et d’ancien. Les mondes jumeaux, jadis sphériques, étaient visiblement déformés par leur proximité. Ils n’étaient éloignés l’un de l’autre que de quatorze fois le diamètre de Pluton. Par comparaison, la Lune de la Terre se trouvait à trente fois le diamètre de sa planète parente. Une authentique planète double. Cet étrange petit système était vaguement éclairé par son lointain soleil, pas plus gros qu’une perle, et la lumière anémique lui donnait quelque chose d’onirique, d’irréel. Mais ils étaient de couleurs étonnamment différentes : Pluton rouge sang, Charon d’un bleu glacial. — Ça vient d’une différence de composition chimique, commenta Nilis. Il y a beaucoup plus de glace d’eau à la surface de Charon… C’est une vision remarquable, n’est-ce pas, enseigne ? — Oui, monsieur, acquiesça Pirius, qui aurait eu mauvaise grâce à dire le contraire. Ils étaient venus quérir la technologie des magnétars dont Nilis avait déniché des indices dans les Archives, sur Mars. Pirius jeta un coup d’œil au monde double, se demandant ce qu’ils allaient devoir affronter, sur ce monde, pour arriver à leurs fins. Un nuage de pixels tournoya devant eux et s’agrégea en une VieD&O d’un petit homme rondouillard portant l’austère tenue de commissaire. Tout était rond chez lui : il avait des petites pattes courtes sous un gros ventre, et une tête en boule de billard. La VieD&O n’était pas très bonne, et le petit bonhomme semblait planer à quelques centimètres du sol. Lorsqu’il vit Nilis et Pirius, il aboya un rire nerveux, et ses mains grassouillettes papillonnèrent devant lui. — Bienvenue, bienvenue ! Bienvenue à Pluton-Charon, et à nos installations. Je m’appelle Draq. Vous devez être le commissaire Nilis – et vous, l’enseigne du Front, n’est-ce pas ? J’ai regardé toutes vos VieD&Os. Pirius en avait vu quelques-unes. C’étaient de médiocres bandes animées, destinées au plus grand nombre, produites par le ministère de l’Édification publique, et qui montraient les manœuvres de Pirius Bleu autour du magnétar. Pirius ne se reconnaissait pas dans la caricature à la mâchoire prognathe et au crâne rasé qui portait son nom et qui débitait le discours doctrinaire. — Il ne faut pas croire tout ce qu’on voit, monsieur, dit-il. Et puis d’ailleurs, tout l’épisode a été éradiqué de la ligne temporelle. Ça n’arrivera pas. — Oh, mais ça n’a pas d’importance, hein ? Dans la Bibliothèque des Avenirs, ce genre de remontage est monnaie courante. Et j’ai toujours pensé que l’héroïsme potentiel était aussi admirable que son expression réelle. — Draq, vous dites ? coupa Nilis. C’est vous, le responsable, ici ? — Oui et non ! bredouilla Draq. Vous comprenez, commissaire Nilis, nous sommes un tout petit nombre de curateurs, et il y a assez longtemps que nous sommes ici. En fait les choses sont plutôt, comment dire ?… informelles. Ses mains papillonnèrent à nouveau, et la VieD&O dériva, allant heurter silencieusement la coque. Des pixels jaillirent de son dos rond. — Ne m’en veuillez pas de mon excitation. Nous n’avons pas beaucoup de visiteurs. — Pas étonnant, répondit sèchement Nilis. Après tout, vos installations n’ont pas d’existence officielle. Draq fit une grimace faussement solennelle. — C’est bizarre, je l’admets, d’être un paradoxe juridique ! Mais la tâche est assez fascinante pour compenser, croyez-moi. Pirius eut l’impression que ses tripes se nouaient, sous l’effet d’un subtil changement dans l’univers qui l’entourait : la propulsion de la navette venait de s’enclencher. Pluton-Charon glissa silencieusement hors de son champ de vision. — J’ai indiqué à votre équipage les coordonnées de notre spatioport de Christy, reprit Draq. Oh, nous sommes tellement excités ! Il devint flou et disparut dans un émiettement de pixels. — Commissaire, dit Pirius, qu’est-ce que c’est que cet endroit ? — Attendez et vous verrez, enseigne. Attendez et vous verrez. Les derniers instants de la descente n’offrirent rien de particulier. Pirius vit un paysage à la fois plat et complexe, d’un gris rougeâtre, à la lumière d’une lune boursouflée. Puis, tandis qu’il descendait vers Christy, le flutter survola des ravines et des corniches. À cet endroit, on aurait dit que le sol avait été fracassé avec un énorme marteau. Christy. Ce nom on ne peut plus archaïque désignait ce que les pilotes de la corvette appelaient le « point sous-Charon » de Pluton. Ce petit bout de roche était unique dans le système solaire. Comme la Lune de la Terre, Charon était verrouillé par l’effet de marée à sa parente, et présentait toujours la même face vers Pluton au cours de ses révolutions. Mais, contrairement à la Terre, Pluton était aussi verrouillé à sa jumelle. Ces mondes tournaient l’un autour de l’autre en six jours, se faisant toujours face. Dans l’environnement de Sol, Pluton-Charon était le seul système significatif dont les deux partenaires étaient liés par les forces de marée ; ils dansaient comme des amants. Et c’est ainsi que Christy était pour toujours placé juste sous la masse de sa lune géante, et que les faibles énergies géologiques de ces petits mondes étaient concentrées à cet endroit. Le « port » était un amas de dômes translucides. Il n’y avait même pas un terrain digne de ce nom, juste des creux dans la glace, formés par le ventre des vaisseaux de passage. La corvette se posa, faisant doucement craquer la glace. Un tunnel d’interface sortit aussitôt en souplesse de l’un des dômes et vint se connecter à la coque de la corvette. Ils se retrouvèrent sous un dôme qui avait dû être transparent dans un lointain passé. Charon était visible juste au-dessus d’eux, à travers la surface éraillée. Draq les attendait en chair et en os. Toujours aussi agité, il s’approcha fébrilement, en souriant jusqu’aux oreilles, à la rencontre de Nilis et de Pirius. Huit autres personnages étaient debout derrière lui. L’un d’eux, avec son visage plus lisse, était peut-être une femme, mais pour Pirius ils se ressemblaient tous, avec leur tête et leur ventre ronds. Draq portait une vieille robe usée, rapiécée de partout, et il sentait mauvais. — Bienvenue et encore bienvenue ! Nous sommes ravis de votre visite, et nous sommes prêts à vous assister de toutes les façons possibles… Alors que le petit homme poursuivait son verbiage, Pirius s’interrogea sur la sincérité de son discours. Ses collègues se massèrent autour du commissaire comme des enfants autour d’un chef de cadre. Ils rappelaient à Pirius la communauté de Port Sol, minuscule et isolée : ces personnages avaient beau être plus proches du soleil, ils semblaient encore plus bizarres. Comme ils ne faisaient absolument pas attention à lui, Pirius marcha vers la paroi transparente du dôme et regarda Pluton. Il y avait des nuages au-dessus de lui, des cirrus évanescents qui masquaient les étoiles d’une blancheur d’ossements : des amas d’aérosols en suspension dans l’atmosphère d’azote et de méthane, d’après les informations succinctes qui avaient été communiquées à Nilis. Le paysage était d’une complexité surprenante à la lueur des étoiles, une sculpture faite de crêtes plumeuses et de fines ravines – bien que ce ne soit peut-être pas aussi intéressant loin de Christy. Sol était un point lumineux, bas sur l’horizon, enchâssé dans les strates complexes d’un nuage. Le système intérieur était une mare de lumière centrée sur Sol, un disque oblique assez petit pour que Pirius le masque avec la paume de sa main, bras tendu. C’était étrange de penser que cette tache vague, insignifiante, contenait toute l’histoire de l’homme avant que les premiers pionniers s’aventurent, au péril de leur vie, vers la limite du système et au-delà. Pirius était juste au-dessous de Charon. C’était un disque bleu, brumeux, six fois plus grand que la Lune vue de la Terre. Pirius avait été entraîné à contempler des spectacles tels que celui-ci, mais à la vue de ce monde suspendu au-dessus de lui comme un globe lumineux, il rentra la tête dans les épaules. La surface de Charon avait l’air pustuleuse. Il devait y avoir plein de cratères d’impacts sur ce vaste monde brumeux, mais la plupart des cicatrices qu’il repérait, même à l’œil nu, semblaient profondes et régulières. — Ce sont des carrières. Il se retourna. L’un des accompagnateurs de Draq était venu se planter à côté de lui. Une femme, à en juger par la délicatesse de son visage, levé vers la lumière de Charon. — Des carrières ? — Je m’appelle Mara. Je travaille avec Draq. Elle le regarda en souriant, puis détourna les yeux. Elle avait l’air plutôt impressionnée, mais elle n’était pas du genre à glousser bêtement comme Draq. — Michael Poole, notre visiteur le plus célèbre – jusqu’à ce que vous veniez, évidemment ! –, est venu ici en chair et en os, il y a des milliers d’années. Il était arrivé de Jupiter à bord d’un vaisseau à TGU-prop, et ses ingénieurs ont utilisé la glace de Charon pour faire de la matière exotique… — Pour construire une embouchure de trou de ver. — Oui. C’est là que Poole a mis au point son maillage complexe de trous de ver. Après, on pouvait aller de Pluton à Mercure aussi facilement ou presque que vous êtes descendu de votre vaisseau à l’aide du boyau articulé… Là, vous voyez ? fit-elle en tendant le doigt vers l’orbe de Charon. Pirius distingua une étincelle de lumière, pas plus brillante que les étoiles lointaines mais qui dérivait à vue d’œil. — C’est la station d’interface de Poole. Ou du moins ce qu’il en reste. Les Qax avaient évidemment fermé le vénérable outil d’ingénierie de l’espace-temps. Au fil des millénaires, la plupart des stations d’interface avaient cessé de fonctionner et leurs matières premières avaient été réemployées. Mais pas ici. Personne ne s’en était donné la peine. Mara défendait son monde adoptif. — Il est vrai que personne ne vit ici – enfin, à part nous, bien sûr. La Coalition a essayé de refonder des colonies, sans succès. Il n’y a jamais eu assez de choses ici pour que les gens y restent, il n’y avait rien, aucune ressource qu’on ne pouvait trouver sur un millier de lunes de Kuiper, et sous une gravité inférieure, qui mieux est. Mais nous avons des merveilles qui ne sont qu’à nous. L’orbite de Pluton était tellement elliptique qu’elle tangentait celle de Neptune. Lorsqu’elle arrivait au point le plus proche de Sol, l’atmosphère s’étendait à trois fois le diamètre de la planète. Et puis, quand Pluton s’éloignait de Sol et entrait dans son hiver de deux cents ans, l’air retombait en neige sur la planète. Mara décrivait cela avec lyrisme et une sorte d’avidité, comme si elle était ravie d’avoir un nouvel auditoire. Ces exilés s’appelaient les Plutoniens, lui dit-elle. Pirius était attiré par la vision qu’elle lui donnait de ce monde au bout de nulle part, en suspension dans l’espace infini, pendant que de lentes et subtiles saisons de glace passaient et s’en revenaient. — Ah, dit-elle enfin. Regardez. Intrigué, il leva les yeux vers la forme brumeuse de Charon. — Je ne vois rien. Elle agita la main, et l’intensité lumineuse de leur secteur du dôme se réduisit. Alors que ses yeux s’adaptaient à l’obscurité, d’autres étoiles apparurent autour de l’orbe de Charon, et il distingua de nouveaux détails de la surface grêlée de la lune. Il se pencha sur l’épaule de Mara pour mieux voir, et sa joue effleura le tissu rêche de sa robe. Elle sentait vaguement le renfermé, mais son odeur n’était pas repoussante comme celle de Draq ; il la trouvait bizarre, voire excentrique, et en même temps étrangement plaisante. Il se demanda quelle pouvait être son histoire, comment elle s’était retrouvée assignée dans un établissement secret, sur un monde perdu. Elle tendit à nouveau le doigt. — Là, vous voyez ? Au bout de mon doigt… Tout à coup, il vit ce qu’elle lui montrait, juste entre Pluton et sa lune. Une lueur, à peine visible dans la maigre lumière de Sol, un bout d’arc à un autre endroit, rien à voir avec le Pont qui avait été érigé entre la Terre et sa lune – c’était plus fin, plus élégant, plus organique. Mais c’était tout de même une ligne qui réunissait des mondes. Pirius en avait entendu parler. — C’est naturel, n’est-ce pas ? — C’est une toile d’araignée, répondit-elle dans un souffle. Pluton-Charon est pris dans une toile d’araignée. Nilis arriva, en pleine effervescence. — L’un des spectacles les plus extraordinaires du système solaire, dit-il. Et il n’est possible qu’ici, alors que les deux mondes sont verrouillés face à face. Mais nous ne sommes pas ici pour faire du tourisme, enseigne ! dit-il en flanquant une claque dans le dos de Pirius. Nous avons du travail. Ils rejoignirent le reste du groupe, qui s’engouffrait dans un flutter. Le trajet promettait d’être long : ils allaient de l’autre côté du monde. Pirius était épouvanté à l’idée que les odeurs pour le moins particulières de ces savants exilés allaient envahir le petit vaisseau. Alors qu’ils gagnaient leurs sièges, Mara s’assit à côté de lui. — Il faut que vous reveniez au printemps, lui dit-elle. Quand les araignées de Pluton ressortent voguer entre les mondes et tisser leur toile. — Le printemps ? C’est quand, ça ? — Oh, plus que soixante-dix ans, maintenant… Le flutter décolla en douceur. Ils volèrent en silence dans la géométrie des doubles mondes. Pirius, en retrait du groupe volubile, passa le trajet à préparer un long message VieD&O pour Torec, qui était coincée sur Saturne, mobilisée par la mise au point du processeur BTF. Il s’entoura d’une cape antibruit afin d’éviter d’offenser les Plutoniens par ce qu’il ne pouvait faire autrement que de lui raconter sur eux. Quand le petit appareil amorça enfin sa descente, Charon avait depuis longtemps disparu sous l’horizon et il n’y avait rien à voir, que le sol éternel, fracturé. Sur l’avant du flutter, le sol montait vers une crête. Ce qu’ils étaient venus voir se trouvait évidemment derrière. — Nous allons continuer à pied, annonça Draq. Il est préférable que vous arriviez aux installations par vos propres moyens. Rien ne vaut une expérience purement humaine – n’est-ce pas, commissaire ? Pirius fut heureux de sceller son skinsuit hermétique, qui ne sentait que sa propre odeur. Le commissaire se défila, comme d’habitude, affirmant qu’une VieD&O de lui ferait tout aussi bien l’affaire. Pirius prit donc pied sur la surface d’un autre monde encore. Sol était un diamant de lumière qui flottait à mi-chemin de l’horizon. Il fit quelques pas prudents. La gravité était infime par rapport à la pesanteur standard. La glace craquait sous son poids, mais la surface fracturée tenait bon. La glace de Pluton était d’un beau rouge intense, entrelacé de violet organique. Il y distinguait vaguement des schémas, des sortes de bas-reliefs, des disques, aussi grands que des assiettes plates, qui avaient l’indescriptible complexité des flocons de neige. L’isolation procurée par son suit était bonne, mais un peu de chaleur filtrait au-dehors, et des nuages d’ozone sifflaient autour de ses pieds à chacun de ses pas. Le groupe commença à gravir la faible crête. Ils étaient cinq sur la glace, en comptant Nilis. Draq menait la marche, Pirius et Nilis sur ses talons avec deux autres Plutoniens, dont Mara, qui marchait à côté de Pirius. Nilis planait sereinement à quelques centimètres au-dessus de la glace, pied nus et sans masque, au mépris de tous les protocoles virtuels, encore une fois. C’était très grossier, pensa Pirius, irrité. Mais les Plutoniens étaient trop polis, ou trop timides, pour faire la moindre remarque. Sur les pentes, la couverture de givre avait glissé, révélant le « lit de roche » qui était de glace, à cet endroit, une glace si froide qu’elle était dure comme le granit de la Terre, et Pirius croyait sentir le froid à travers la semelle chauffante de ses bottes. Pourtant, elle n’était pas glissante ; aux températures de Pluton, même la chaleur fuyant de son suit était insuffisante pour faire fondre la surface. Chaque fois que Pirius posait le pied sur la glace nue, il croyait entendre de la musique. Il s’arrêta, surpris. Des harmoniques graves faisaient vibrer le sol ; il les sentait dans sa poitrine. Il avait l’impression d’entendre le cœur battant de la planète gelée. — Vous allez comprendre, dit Mara avec un sourire. Ils arrivèrent en haut de la petite crête : ils se trouvaient sur l’une des rangées de collines érodées qui entouraient un bassin – un cratère, visiblement très ancien. Le sol était craquelé et bouleversé, mais les éléments du relief étaient érodés au point que la plaine paraissait presque lisse. Au fil de milliards d’années, les restes de la grande cicatrice s’étaient sublimés, les contreforts glacés du bord épousaient maintenant la plaine du fond et la grêle invisible des rayons cosmiques martelant la croûte l’avait teintée en rouge sang, comme la glace de Port Sol. Pirius vit alors ce qu’on voulait lui montrer : au creux de ce palimpseste de cratère se nichait une ville. Au début, il ne distingua qu’une étincelle pâle, disséminée, comme si des étoiles de ce ciel silencieux étaient tombées sur la glace. Puis il se rendit compte que c’était le reflet des étoiles qui lui était renvoyé par les formes argentées posées au fond du cratère. Il tapota sa visière pour augmenter le grossissement. Le bassin était couvert de formes réfléchissantes qui ressemblaient à des gouttelettes de mercure brillant sur un paysage de velours noir. Une forêt de globes et d’hémisphères ancrés par des câbles qui oscillaient, tels des colliers de perles, entre les globes givrés par l’air glacé. Une ville, oui, visiblement artificielle, et sans doute la source des profondes harmoniques qui voyageaient vers lui à travers la glace. Mais ce n’était pas une cité humaine, et Pirius sentit son cœur vibrer en écho aux palpitations du sol sous ses pieds. N’importe quel enfant de la colonie la plus reculée de la Galaxie aurait reconnu cette ville et su qui l’avait construite. Chacun apprenait, dès sa plus tendre enfance, tout ce qu’il y avait à savoir du plus grand ennemi de l’humanité à part les Xeelees – un ennemi depuis longtemps vaincu, écrasé, dont les mondes avaient été investis et occupés, les installations détruites, et qui formait pourtant encore une image légendaire, cauchemardesque. Pirius sentit une masse approcher dans son dos. Il se retourna lentement. Et se retrouva face à une sphère argentée de deux mètres de diamètre dans laquelle il voyait son propre reflet, silhouette bipède déformée par la forme sphérique, debout sur la glace rouge sang, sous la lumière éclatante de Sol. Le globe de métal était en lévitation au-dessus de la glace, oscillant doucement, comme caressé par une brise intangible. Sa surface était lisse et sans caractéristique aucune, en dehors d’une ceinture de matériel bouclée au niveau de l’équateur. Draq, qui était debout à côté, flanqua une claque dessus. — Alors, messieurs, que dites-vous de ça ? Belle bête, hein ? Un Fantôme d’Argent. Pirius se prit à regretter de ne pas être armé. Le commissaire, qui était plus grand et plus costaud que les Plutoniens, se redressa de toute sa hauteur. Pirius se demanda s’il n’avait pas un peu surgonflé sa VieD&O pour la beauté du geste. Il semblait froidement furieux. — Je croyais que les Fantômes avaient été exterminés jusqu’au dernier… — Il faut croire que non, grommela Pirius. Mara le regarda, l’air un peu gênée. Draq regarda la peau du Fantôme. — Regardez-moi ça ! La peau de Fantôme est le matériau le plus réfléchissant de l’univers connu – et donc, évidemment, le piège à chaleur le plus efficace qui soit. Mais, en réalité, c’est technologique. Elle est constituée de ce qu’on appelle une couche planck-zéro, un sandwich entourant une zone où les constantes mêmes de la physique sont infléchies. Les Fantômes ont incorporé cette technologie dans leur biologie. C’est vraiment remarquable : vous vous rendez compte qu’à un moment donné tous les Fantômes vivants vaquaient à leurs activités revêtus d’une coquille qui faisait en réalité partie d’un autre univers ! Mara, debout près du Fantôme, tendit la main, lui caressa la peau dans un geste que Pirius trouva d’une étrange douceur. Peut-être se voulait-il rassurant – pour le Fantôme. Il n’y comprenait plus rien. — Enfin, commissaire, c’est un Fantôme d’Argent ! Il ne devrait pas exister, et encore bien moins folâtrer sur Pluton ! Draq pouvait se laisser intimider par un commissaire, mais à l’évidence pas par un gamin comme Pirius. Il semblait même triomphant. — Nous n’avons fait cela, enseigne, que pour mieux servir les fins de la Coalition. Pour servir la Troisième Expansion ! — Il n’empêche, curateur Draq, ce gamin a raison, fit Nilis d’un ton de reproche appuyé. Les mains volubiles de Draq, engoncées dans les gants de son skinsuit, se tortillèrent et tirèrent l’une sur l’autre. — Mais vous ne voyez pas que c’est justement ce qu’il y a d’excitant dans le projet ! Vous savez peut-être que les Fantômes étaient des créatures composites – chaque individu était une communauté symbiotique, comprenant de nombreux êtres vivants, certains issus de mondes étrangers même pour les Fantômes, et dont la technologie avait été intégrée à leur structure. Leur technologie était simplement trop pratique. Par exemple, on cultive des peaux telles que la leur dans des fermes contrôlées d’un bout à l’autre de la Galaxie. Si nous avions été vaincus, et si les Fantômes n’avaient pas été éradiqués, peut-être utiliseraient-ils dans leurs machines des muscles, des cœurs, des foies et des os humains ! « Bref, quand la décision fut prise de ressusciter les Fantômes, dans des conditions contrôlées, évidemment, il ne fut pas difficile de réunir ici, sur Pluton, une communauté autosuffisante. Ils y sont tranquilles, chez eux ; vous savez peut-être qu’ils venaient d’un monde glacé, plus froid encore que Pluton, et que leur technologie – ce que nous avons réussi à en retrouver, du moins – leur est bien utile… — Mais pourquoi cette décision ? — Parce que les Fantômes sont une ressource précieuse. Les Fantômes étaient surtout… étranges. Au début de leur histoire, leur soleil avait décliné et leur monde avait gelé. L’univers les avait trahis, et ils en avaient déduit qu’il comportait des défauts de conception. Ils avaient donc cherché le moyen d’y remédier. Ils avaient fait tourner des programmes expérimentaux d’une ambition proprement indécente. L’humanité avait assurément des raisons de les craindre, avant leur écrasement. — Il y a longtemps, les conseils de la Coalition décidèrent que la… disons, l’ingéniosité des Fantômes devait être restaurée, dit Draq. Mise à profit comme moteur d’idées, comme ressource précieuse pour l’humanité. Ça avait été fait et refait avec d’autres races, au cours de l’Assimilation. Alors, pourquoi pas avec les Fantômes ? — Une ressource que vous avez été obligés de dissimuler, releva Pirius. — Oui ! Par sécurité – autant pour protéger l’humanité des Fantômes que le contraire. Je ne le nie pas. Mais vous êtes ici pour les Fantômes, que vous le vouliez ou non, commissaire. C’est eux qui ont eu l’idée de la gravastar… — Cette « ressource précieuse » peut parler, dit froidement Mara. Le Fantôme planait là, impassible. Il n’y eut pas de changement dans son aspect, et pourtant la grammaire du groupe se modifia subtilement. Tout à coup, le Fantôme avait cessé d’être un objet pour devenir une personne, prête à participer à la conversation. Nilis s’approcha de la peau argentée, projetant un reflet brouillé sur le ventre du Fantôme. — Il peut vraiment parler ? Je vois qu’il y a un boîtier de traduction sur cette ceinture… Il se planta devant le Fantôme, les mains sur les hanches. — Vous, le Fantôme ! — Vous n’avez pas besoin de crier, commissaire, dit Mara. — Vous avez un nom ? demanda Nilis. La voix du Fantôme était une voix synthétique, humaine, une voix féminine, neutre, générée par son boîtier de traduction, et transmise à leurs circuits audio. — On m’appelle l’Ambassadeur de la Bonde de Chaleur. Nilis sembla surpris. Il tâta la peau du Fantôme, mais son doigt virtuel s’enfonça dans la surface réfléchissante, s’éparpillant en pixels. — Et vous connaissez la signification de ce nom ? — Non, répondit platement le Fantôme. Je suis une reconstitution. Un écho biologique de mes ancêtres. Nous avons des enregistrements, mais pas de mémoire. Il ne peut y avoir de véritable continuité culturelle. Nilis hocha froidement la tête. — De quelque ingéniosité que l’on fasse preuve, l’extinction est éternelle. — Oui, répondit simplement le Fantôme. — Que pensez-vous, maintenant, enseigne ? demanda Mara d’un air sombre. — Les Fantômes ont tué des millions des nôtres, répondit Pirius sans réfléchir. Je suis content que vous soyez conscient, dit-il en se tournant vers le Fantôme. Content que vous ayez conscience de l’élimination de votre espèce. Je suis heureux que vous souffriez. Le Fantôme ne répondit pas. Pirius sentait peser sur lui le regard noir de Mara. Il ne put faire autrement que de détourner les yeux, troublé par le maelström qu’il sentait monter en lui. Nilis semblait littéralement fasciné par le Fantôme, la curiosité scientifique prenant le pas chez lui sur l’idéologie. — Si vous ne savez pas qui vous êtes, savez-vous au moins ce que vous voulez ? — Vous servir, répondit le Fantôme. 22 Ils durent attendre dix heures sur le Roc Usine qu’un vaisseau de largage vienne les récupérer. Pirius Bleu et les deux blessés dont il avait la charge passèrent ce temps blottis dans les ruines de la position xeelee. Quand le pilote-infirmier descendit de son petit appareil, il fut surpris de les trouver. Ils étaient les trois seuls survivants de deux pelotons complets. — Vous devez être l’homme le plus veinard du monde, commenta l’infirmier, un petit râblé. — Ouais, c’est sûrement ça, répondit Pirius Bleu. Cohl était gravement blessée et Tili Trois en état de choc. L’infirmier dit qu’il devait renvoyer Pirius, qui était indemne, et les deux femmes, dont l’état exigeait des soins, par des « canaux de traitement » différents, mais Pirius refusa d’être séparé de ses camarades. Il en résulta un affrontement entre lui et l’infirmier, sur la surface dévastée du roc. L’infirmier finit par céder, haussa les épaules et décréta que les officiers régleraient le problème par la suite. Ils chargèrent donc Cohl et Tili à bord du vaisseau de largage. Leurs skinsuits rigidifiés s’étaient emplis d’un fluide stabilisant verdâtre, saturé de produits nutritifs, stimulants et anesthésiants, qu’on absorbait par voie respiratoire. Pirius avait essayé, à l’entraînement, et on avait eu beau lui assurer que cette soupe contenait de l’oxygène, il avait eu l’impression de se noyer. Les deux blessées avaient au moins une chance dans leur malheur : elles étaient inconscientes alors qu’on les manipulait, faisant clapoter le fluide dense autour de leur visage. Le vaisseau décolla sans incident. Pirius jeta un coup d’œil en arrière, à la position dévastée, le bout de terrain balafré qui marquait l’emplacement de l’usine de monopoles. Ce n’était qu’un champ de bataille parmi tant d’autres, tous identiques, dans cette guerre qui n’en finissait pas. Mais celui-ci aurait pu être l’endroit le plus important de sa vie, parce qu’il aurait bien pu y mourir. Il savait qu’il ne le reverrait jamais. Le trajet serait bref, un saut de puce vers la station de répartition la plus proche. Il n’y avait pas d’équipement médical à bord et, l’appareil n’étant même pas pressurisé, on ne pouvait pas enlever leur suit aux victimes, qui gisaient là, comme deux statues, prisonnières de leur carcasse rigidifiée. L’infirmier était de si bonne humeur qu’il sifflotait un air sans suite tout en pilotant. Pirius coupa son circuit radio. Au bout de quelques minutes, d’autres vaisseaux de largage arrivèrent, bulles de lumière survolant en rase-mottes la surface dévastée de l’astéroïde, convergeant de tous les points du roc. Un système de dispatching rudimentaire prit le relais, et le vaisseau de Pirius se mit à la queue, derrière les autres. Ils étaient si près du vaisseau qui les précédait que Pirius distinguait ses passagers et leur expression hébétée. Les vaisseaux se succédaient dans l’autre sens, aussi, repartant vers le roc chercher d’autres victimes. La station de répartition avait été installée dans un vaste cratère d’impact au fond duquel était posé, comme une gigantesque goutte d’eau, un dôme pressurisé d’un bon kilomètre de diamètre dont la peau ondoyait languissamment et qui arborait le sceau en forme de tétraèdre de la Terre libre. Il était criblé de sas, auxquels les vaisseaux venaient se connecter. Il y avait des vaisseaux de largage, mais aussi des appareils plus gros. Il y avait même une corvette de capitaine. Les appareils montaient régulièrement vers une flotte de Z-pleins rebondis qui planaient loin au-dessus, comme des lunes patientes. À travers les parois translucides du dôme, Pirius distinguait des mouvements. Une ruche en proie à une activité frénétique. Mais ça bougeait aussi au-dehors, et la surface du roc, autour du dôme, était couverte de rangées luisantes, comme si elle avait été labourée, telle une gigantesque ferme à nanopâte. Pirius, qui s’attendait à ce que son vaisseau se connecte à l’un de ces sas, constata avec surprise que le petit appareil allait se poser un peu plus loin, sur une plaque de poussière nue, un terrain d’atterrissage entouré à la va-vite d’un cordon et matérialisé par des globes lumineux, clignotants. La coque s’ouvrit, et l’infirmier demanda à Pirius de lui donner un coup de main. Ils déchargèrent Cohl et Tili, toujours momifiées dans leurs scaphandres, et les déposèrent à même le sol. Tout autour du vaisseau, des hommes de troupe en skinsuits rougeâtres ou orangés gisaient dans la poussière. C’était ce que Pirius avait vu d’en haut, ce qu’il avait pris pour les sillons d’une ferme à nanopâte : des rangées et des rangées de blessés, des milliers, des dizaines de milliers d’hommes et de femmes qui attendaient patiemment dans la crasse qu’on s’occupe d’eux. — C’est toujours comme ça, dit l’infirmier. Pirius commençait à comprendre le processus. Les blessés affluaient ici de tous les points du roc. À leur arrivée, ils étaient disposés en rangées grossières. Près du dôme, des bâches avaient été étalées par terre, et il y avait même quelques lits. Mais ici, on devait attendre, emprisonné dans son skinsuit, sans même une couverture entre son corps et le sol de l’astéroïde. Le personnel médical courait dans tous les sens entre les rangées de nouveaux arrivants, jetait un coup d’œil dans les skinsuits, essayant de repérer les plus gravement atteints, qu’ils signalaient par un drapeau virtuel planant au-dessus d’eux. Les brancardiers emmenaient rapidement les cas prioritaires dans le dôme. Tout cela était organisé comme une usine, se dit Pirius, une usine de retraitement de chair humaine martyrisée. L’infirmier jeta un coup d’œil à Pirius. — C’est votre première sortie ? — Oui. — Eh ben, le bleu, tu m’as fait chier, là-bas, sur la position. Si tu remontes un jour dans mon bateau, t’as intérêt à filer doux. Pigé ? On a tous notre boulot à faire. Il retourna en sifflotant vers son appareil. De retour à la base de Quint, l’atmosphère était funèbre. Des listes de victimes, de simples affichages virtuels, planaient dans le vide. Les gens allaient et venaient, parcourant désespérément les listes de noms, les numéros de pelotons, les images souriantes. Ils se rongeaient les ongles, sanglotaient, se serraient dans les bras les uns des autres pour se réconforter, ou pleuraient de soulagement quand ils découvraient qu’un être cher avait survécu. Pirius était choqué de ce déballage d’émotions, bien éloigné du stoïcisme qui régnait dans les bases de l’Aéro en action. Ça n’aurait pas dû être comme ça ; on était censé donner sa vie avec plaisir, et accepter la perte des autres. Comme l’avait promis le capitaine Marta, les guerriers qui rentraient étaient récompensés par un supplément de nanorata. Pirius ouvrit le panier qui l’attendait sur sa couchette. Le rata était un truc collant, très sucré, ou très salé. Un régal pour mômes. Il en était rentré tellement peu, de ces mômes, qu’il y avait autant à manger qu’on voulait. Mais c’est à peine s’il toucha à sa ration. Pirius réussit à faire passer un message à Espoir Tenace et à son peloton d’artillerie, pour les informer que Cohl avait été blessée mais s’en remettrait. Il se dit que ce serait bien de chercher les amis des Tilis et des autres membres du peloton, mais il ne connaissait pas leurs noms, et d’ailleurs, que leur aurait-il dit ? Alors il laissa tomber cette idée, mais il se sentait honteux, comme s’il s’était défilé devant une responsabilité. Cette première nuit, il y avait beaucoup de couchettes vides. La chambrée semblait avoir été évacuée. Les bruits normaux de jeux, de copulation et de disputes triviales étaient remplacés par le silence. N’arrivant pas à dormir, il repéra le capitaine Marta qui faisait le tour du baraquement, son corps métallique étincelant, ses mouvements silencieux, délibérés. Elle s’arrêta près de certaines des couchettes, mais Pirius n’entendit pas ce qu’elle disait. Pendant les jours suivants, Pirius apprit que l’Armée avait d’autres « canaux de traitement » pour gérer les suites des combats. Le lendemain du retour de Pirius, la chambrée subit une réorganisation de fond en comble. Pirius, Cohl et Tili devaient rester ensemble, mais ils furent redéployés dans un nouveau peloton, qui portait le numéro 85 selon la nouvelle hiérarchie. Ils furent déplacés vers un nouveau coin de la chambrée. Lorsque Cohl et Tili le rejoignirent – ce qui occasionna de joyeuses retrouvailles –, ils se retrouvèrent coincés tous les trois dans un bloc de couchettes avec sept nouveaux compagnons de peloton. La plupart des sept étaient des cadets frais émoulus des terrains d’entraînement, qui n’avaient jamais vu couler le sang. Les survivants du Roc Usine s’installèrent dans ce nouveau grouillement comme s’ils avaient soudain vieilli, se dit Pirius. Mais l’énergie des jeunes était contagieuse, et l’ambiance retrouva rapidement un peu de la camaraderie bourrue, bruyante, qu’ils avaient naguère connue. Ce fut bientôt comme s’il ne s’était rien passé sur le roc, comme si tout cela n’avait été qu’un affreux cauchemar. Pourtant, dans les heures les plus calmes de la nuit, quand les rats chantaient, on pouvait entendre des sanglots. Tili Trois n’était plus la même. La petite gamine heureuse qui avait passé sa vie dans l’intimité de ses sœurs perdues avait disparu ; maintenant, elle n’était plus qu’un petit fantôme au regard égaré dans des orbites creuses, et qui se laissait dépérir. Pirius mourait d’envie de la consoler. Mais il ne savait pas comment faire. Il se dit que sans lui, sans ses initiatives, Tili Trois aurait bien pu y laisser sa peau, elle aussi. Alors, pourquoi se sentait-il tellement coupable ? C’était irrationnel. Et comment la perte de deux troufions pouvait-elle lui faire tant de peine, alors que, quand on additionnait toutes les victimes du Front, dix milliards de personnes mouraient tous les ans ? Ça n’avait pas de sens, et c’était d’autant plus pénible. En fin de compte, paralysé par son propre chagrin et sa propre incertitude, il l’abandonna à son sort. Même Ça, Ça Passera était sur le Roc Usine, lui aussi, mais son peloton était loin de l’action principale, et il n’avait à déplorer qu’un blessé sans gravité. Il avait déjà vécu tout ça. Et, exactement comme l’infirmier du vaisseau de largage l’avait dit à Pirius, Même Ça lui dit que c’était toujours pareil, à cet endroit. — Ils morcellent les pelotons et ils recollent les morceaux restants, ce qui fait qu’on est toujours aussi entassés les uns sur les autres. Bientôt, tu ne verras plus les trous béants, les rangées de couchettes vides. Tu oublieras. On n’y peut rien. Il parlait tout en enfournant de grosses bouchées du nanorata qu’on leur avait donné pour les récompenser. — Mais ce n’est pas pareil, dit Pirius. Rien ne peut plus être pareil une fois qu’on y est allé. — N’en parle pas, dit Même Ça d’un ton d’avertissement. Tu es en sécurité, ici, dans la chambrée. Tout se passe comme si ce qui arrivait dehors n’était pas réel, ou ne l’était pas tant qu’on n’en parle pas. En en parlant, tu laisses tout entrer, toute cette horreur. Son visage se crispa brièvement, et Pirius se demanda ce qu’il ne lui disait pas. — Je ne te comprends pas, Même Ça. Tu as déjà livré six fois combat. Six fois. Si rien de tout ça n’a d’importance, si la Doctrine est une blague pour toi, pourquoi remettre ta vie en jeu, encore et encore ? — Peu importe ce que je crois, est-ce que j’ai le choix ? Si tu avances, tu cours le risque de te faire descendre. Si tu recules, si tu te dérobes, tu as droit à la cour martiale et tu n’y coupes pas, tu es condamné, et tu y passes de toute façon. Alors, qu’est-ce que tu fais ? Eh bien, tu avances, parce que la seule façon de t’en sortir, dans cette guerre, c’est de dézinguer des Xeelees. Au moins, ça te laisse une chance. En réalité, tu n’as pas le choix. Il ne voulut pas en dire davantage. Pirius était déconcerté par ses contradictions. Il avait l’air équilibré, raisonnable. Sous son vernis de foi, il donnait l’impression d’être une tête de pioche, un individu cynique, non dépourvu d’un certain bon sens bourru quant aux moyens de survivre dans l’armée. Il semblait avoir une force de conviction, et de caractère, aussi, qu’il avait à nouveau affichée dans les plus terribles des circonstances : sur le théâtre des opérations. Mais, par moments, Pirius le surprenait en train de le regarder, ou de les regarder, Cohl et lui, avec une sorte d’avidité, comme s’il cherchait désespérément à se faire accepter, comme un cadet impopulaire dans la balle-baraque des Arches. Et Pirius remarqua que, dans l’étrange moment qui succédait à l’engagement, Même Ça mangeait compulsivement. Il se jetait sur toutes les rations de rab qu’il arrivait à trouver, et il donnait l’impression d’avoir toujours la bouche pleine. Une fois, Pirius le vit se faire vomir : le vieux coup des doigts au fond de la gorge. Même Ça était un incommensurable mélange de force et de faiblesse. 23 Cinq jours plus tard, Pirius Rouge était toujours coincé sur Pluton. Pendant que Nilis travaillait avec les Plutoniens, Pirius se morfondait dans le confort Spartiate de la corvette, avec l’équipage, deux pilotes femmes de l’Aéro, appelées Molo et Huber. Elles refusèrent catégoriquement de descendre de l’appareil et de mettre le pied sur ce petit monde brumeux. Elles travaillaient, mangeaient et dormaient dans leur compartiment. Elles ne s’intéressaient qu’aux trajets et se fichaient pas mal de la destination. Elles étaient des pilotes. Elles avaient tout de même eu vent du projet Premier Radiant. Elles pensaient que ce n’était qu’une perte de temps. Pirius avait cru comprendre que pour elles, quoi que l’on puisse inventer, les Xeelees trouveraient la parade. Ils étaient invincibles, disaient-elles. Ça paraissait être l’opinion dominante dans le système solaire. Un golfe infranchissable le séparait d’elles. Et il y avait une histoire de sexe entre elles ; ce qui n’était pas rare pendant ce genre de missions. Enfin, au moins, c’étaient des officiers de l’Aéronavale. Alors Pirius partageait leurs médiocres rations, jouait avec elles à des jeux de hasard élaborés, se replongeant ainsi dans les routines réconfortantes de la vie dans l’Aéro. Il essaya de faire le tri dans ses sentiments. Il détestait les Plutoniens pour ce qu’ils avaient fait ici. Au cours des quatre mois passés dans le système de Sol, il s’était habitué à un tas d’idées bizarres. Il avait vu la fortune de la Terre, l’étrangeté de sa population et la désinvolture, la négligence avec lesquelles elle considérait la Doctrine – jusqu’à ce qui lui paraissait être de la corruption, chez Gramm et ses pareils. C’était peut-être trop exotique pour son esprit de simple serviteur. Mais la vision d’un Fantôme d’Argent planant sur le sol glacé d’une planète du système solaire, comme s’il était chez lui alors que, légalement, il n’aurait même pas dû exister – tout cela défiait ses instincts les plus profonds de soldat, violait tout ce qu’on lui avait appris à respecter. Il tournait et retournait ces idées dans sa tête sans parvenir à y apporter le moindre éclaircissement. Et il n’avait personne à qui en parler. En tout cas, il n’était pas prêt à en discuter avec Nilis, dont il commençait à penser qu’il faisait partie du problème. Il regrettait que Torec ne soit pas là. Quand les lumières s’éteignaient, il dormait le plus longtemps possible. Mais le matin venait toujours trop vite. Le sixième jour, il devait y avoir un briefing sur la technologie de type gravastar des Fantômes revitalisés. Nilis insista pour que Pirius sorte de la corvette et le rejoigne. Les deux hommes suivirent donc Draq, Mara et les autres Plutoniens dans les corridors crasseux des installations de Christy. Pirius n’en croyait pas ses oreilles : le commissaire fredonnait. Pour lui, une journée de conférences et de discussions graves et sérieuses devait être une perspective paradisiaque. — Enseigne, nous sommes là pour évaluer le potentiel destructeur de ce matériel, dit Nilis. Je vous suggère d’oublier vos préjugés et de faire votre devoir. Des préjugés ? — Oui, monsieur, répondit froidement Pirius. Mara s’approcha de Pirius, mais l’ignora. Elle ne lui avait plus adressé la parole depuis sa réaction hostile au Fantôme. On les conduisit vers le plus grand dôme du complexe. Une sorte de gigantesque caverne glacée au milieu de laquelle étaient disposés des fauteuils et des canapés, tel un îlot de meubles dans un océan de sol vide. Une relique d’une colonie écroulée, à la surface patinée, mordorée par les rayons cosmiques. Ce dôme était beaucoup trop vaste pour sa population réduite. De vieux hovermatics planaient d’une façon incertaine, proposant des mets et des rafraîchissements à l’air peu ragoûtants. Pirius vit un Fantôme qui dérivait sur la glace, devant le dôme obscurci, patiné par le temps. C’était peut-être celui qui leur avait dit s’appeler l’Ambassadeur de la Bonde de Chaleur. Il se prit à souhaiter avec ferveur qu’il s’éloigne. Draq monta sur une petite estrade et commença à ébaucher pompeusement la nouvelle idée de « gravastar » : basée sur une antique théorie humaine, développée ici même, sur Pluton-Charon, par une colonie de Fantômes d’Argent, exhumée par Nilis lors de ses recherches précipitées dans les Archives d’Olympus et identifiée comme recelant un certain potentiel pour le projet Premier Radiant. — Tout le monde sait ce que c’est qu’un trou noir, commença Draq. Eh bien, tout le monde se trompe… Draq parlait trop vite, faisait trop de mauvaises blagues, employait trop de jargon technique inaccessible à Pirius, comme « hypothèse de Mazur-Mottola », « densité d’énergie négative » ou « solution intérieure de type condensat de Sitter en phase avec une géométrie extérieure de Schwarzschild ». Mais il avait fait préparer beaucoup de schémas virtuels, d’immenses synoptiques qui emplissaient presque tout le volume de l’énorme dôme. Les VieD&Os étaient spectaculaires et divertissantes, et Draq gesticulait comme un bateleur sous ses créations tapageuses. Un trou noir était une masse de matière effondrée sur elle-même au point que sa gravité superficielle s’accroissait tellement que le seul moyen de lui échapper était de se déplacer à la vitesse de la lumière. C’est ce qui s’était produit au cours des instants farouches qui avaient suivi le Big Bang, et ça pouvait encore arriver aujourd’hui quand une étoile géante implosait. À l’intérieur de son « horizon événementiel », la surface de non-retour, l’implosion se poursuivait. D’où la géographie basique d’un trou noir, familière à tous les pilotes de l’Aéro. Si vous aviez le malheur de tomber en dessous de l’horizon événementiel, vous n’aviez aucune chance de vous en sortir. Vous étiez attiré inexorablement dans la Singularité, au centre, un endroit où les forces de compression croissaient de façon exponentielle au point de déchirer l’espace-temps même. Pirius observait distraitement les exhibitions flamboyantes d’étoiles qui explosaient, les ondes de compression du Big Bang et les malheureux pilotes de dessin animé écrabouillés. Or donc, disait Draq, la meilleure façon de se représenter un trou noir était d’imaginer que l’horizon événementiel renfermait un univers distinct : il n’y avait aucune communication possible entre ce qui se trouvait à l’intérieur et ce qui se trouvait au-dehors. C’était comme si une gouge avait ripé hors de notre espace-temps et qu’un autre univers était venu boucher le trou. En fait, disait-il, s’embarquant dans des considérations mathématiques avec un enthousiasme que les autres étaient loin de partager, c’était comme ça qu’on exprimait, en équations, un trou noir. À l’intérieur d’un trou noir conventionnel, ce nouveau bébé univers était en principe condamné à imploser pour toujours dans sa singularité. Mais ce n’était pas obligatoire. Et si cet univers nouveau-né se dilatait ? Après tout, c’était comme ça que l’univers extérieur semblait se comporter, et la gravité agissait peut-être comme une force répulsive : l’expansion de l’univers était propulsée par un champ d’« énergie noire » dotée précisément de cette propriété. Draq disait que – théoriquement ou, du moins, dans certaines conditions – la grande violence de l’effondrement d’un objet massif pouvait choquer une région de l’espace-temps et lui faire adopter une nouvelle configuration. Et dans ce cas, oui, on pouvait assurément créer un nouveau bébé univers condamné non à s’effondrer, mais à s’expanser. Sauf que son expansion était limitée. La masse de l’objet qui s’effondrait continuait à attirer la matière du monde extérieur, produisant un nouvel horizon événementiel, la distance à laquelle la fuite était encore possible à la vitesse de la lumière. Mais cet horizon était à présent comparable à une onde de choc stationnaire : le lieu de rencontre entre la ruée vers l’intérieur de l’univers parent, extérieur, et l’expansion de l’enfant qui se trouvait à l’intérieur. La collision des deux univers créait un « fluide ultrarelativiste », disait Draq, qui ressemblait au ménisque séparant l’eau de l’air sur une mare. Cette matière exotique était contenue dans une coque d’un quark d’épaisseur, mais dont une cuillère à soupe aurait pesé des centaines de tonnes. Un astronaute malchanceux qui tomberait dedans ne glisserait pas en douceur dans l’intérieur mortel, comme dans un trou noir conventionnel. À la place, toutes les particules constitutives de sa masse devraient céder leur énergie gravitationnelle au moment du choc frontal. Cette gravastar n’était pas un trou noir ; elle brillerait d’un vif éclat dû à l’énergie de la destruction continue. Et pourtant, disait Draq, soulignant un paradoxe qui passait loin au-dessus de la tête de Pirius, la température de sa coque ne serait que d’un milliardième de degré au-dessus du zéro absolu. Pirius ne voyait absolument pas où il voulait en venir. Mais il aimait bien le feu d’artifice virtuel. N’y tenant plus, Nilis, qui avait suivi l’exposé en proie à une agitation croissante, se leva. — Oui, oui, commissaire Draq, c’est bien joli, tout ça. Mais ce n’est que de la théorie – et une théorie antique, en plus. On n’a jamais observé une gravastar de cette espèce dans la nature. Draq lui concéda que c’était vrai. Il y avait peu de chances que les conditions exigées pour éviter le simple effondrement d’un trou noir se trouvent réunies par hasard : il faudrait que l’implosion d’un objet dégage beaucoup d’entropie pour permettre l’émergence d’une gravastar, et personne ne voyait comment cela pourrait arriver dans la nature. — Alors, demanda Nilis, comment pouvez-vous savoir si le squelette de votre théorie supporterait d’être étayé ? D’autre part, si je devais me retrouver dans une gravastar, je serais exactement aussi isolé, piégé – pour ne pas dire condamné à périr incinéré par l’onde de choc – que dans un banal trou noir ! Alors, curateur, à quoi bon tout ça ? Draq était manifestement nerveux, mais il se fabriqua un sourire tranchant comme une lame. — C’est pour ça que nous avons besoin des Fantômes d’Argent, commissaire. Pour aller au-delà de la théorie humaine. Et pour obtenir une vérification expérimentale… Nilis rejoignit Draq sous ses VieD&Os spectaculaires, et ils se lancèrent dans une controverse complexe et alambiquée où il était question de solutions asymptotiques, d’équations différentielles partielles, de solutions symétrie-sphériques et autres concepts ébouriffants. Pirius avait des notions de mathématiques, comme tous les pilotes, mais il ne pigeait que pouic à tout ça. Mara s’approcha de lui. Elle avait les mains enfoncées dans les manches de sa robe. — C’est un peu indigeste pour moi aussi, murmura-t-elle en évitant toujours son regard. On ferait peut-être mieux d’aller faire un tour… Elle hésitait toujours à le regarder dans les yeux. — Vous n’avez pas envie d’être avec moi. — Non, en effet, acquiesça Mara. Mais vous êtes mon hôte, et c’est mon devoir. Quant au vôtre, il consiste à comprendre ce que nous faisons ici, sur Pluton… — Vous êtes bien mal placée pour me parler de devoir. — … même si ça vous oblige à revoir les sentiments que vous inspirent les Fantômes d’Argent. — Pourquoi devrais-je « revoir » mes sentiments à leur égard ? répliqua-t-il. Les Fantômes ne devraient pas être là. Ce n’est pas un sentiment. C’est un fait. — De quoi avez-vous peur ? demanda-t-elle platement. — Voilà une question stupide. — Peut-être, répondit-elle platement. Alors, vous venez ? Il soupira. C’était soit elle, soit les équations différentielles partielles de Draq. — D’accord. Ils s’équipèrent et sortirent du dôme. Mara l’emmena à quelques centaines de mètres du complexe de Christy et de ses dômes. Ils n’échangèrent pas une parole. Pirius sentit à nouveau craquer sous ses pieds le givre granuleux, ultraglacé, de Pluton, et il essaya de ne pas se laisser impressionner par la masse immense et silencieuse de Charon qui planait juste au-dessus de lui. Ils traversèrent une crête basse, peut-être le bord usé d’un antique cratère, encore un, et s’approchèrent d’une nouvelle structure, un magma à ciel ouvert de câbles, de fils et de petits modules. Pirius trouvait tout cela peu fonctionnel, quelque chose comme une sculpture. En même temps, ça lui paraissait étrangement familier. Il retrouva dans ses souvenirs les restes d’une séance d’entraînement d’un lointain passé. Mara finit par lui dire : — La principale réserve de Fantômes, que vous avez vue, est de l’autre côté de la planète. Mais il fallait bien fournir des installations de transport aux Fantômes qui travaillent avec nous ici, à Christy. Nous avons décidé d’en profiter pour recréer un peu de leur technologie. C’est alors que Pirius le vit. — Un croiseur ? dit-il dans un souffle. Un croiseur fantôme ? Des millions de vaisseaux comme celui-ci patrouillaient jadis sur la Ligne d’Orion, le grand cordon que les Fantômes avaient jeté sur la face de la Galaxie. Le vaisseau fantôme faisait des kilomètres de long – à côté, le greenship que le futur Pirius aurait dû piloter dans le Noyau n’était qu’un grain de poussière – et n’avait rien à voir avec les lignes d’un vaisseau humain. Le croiseur était un méli-mélo de cordes argentées auxquelles étaient suspendues, dans un ordre aléatoire, de grosses cosses de matériel. Et, partout, des Fantômes d’Argent glissaient comme des gouttes de mercure le long des câbles d’argent. — Évidemment, ce n’est qu’une maquette, dit Mara. Des bases de support-vie, essentiellement. Il n’y a pas d’unités de propulsion ; il ne peut pas voler. Et pas d’armement ! Je me dis souvent que ça ressemble plus à une forêt qu’à un vaisseau. D’un autre côté, c’est bien ce que c’est, d’une certaine façon : les Fantômes sont intrinsèquement des espèces d’écologies miniatures qui ont changé des strates de leur écologie en vaisseaux. J’ai toujours pensé que c’était une solution beaucoup plus élégante que nos propres systèmes mécaniques brinquebalants. Pirius se sentait encore envahi d’une profonde colère. — Des millions de vies humaines ont succombé en combattant des vaisseaux comme celui-ci ! Et vous avez construit un… un monument à notre ennemi ! — Oui, répondit-elle, sur la défensive. Vous l’avez déjà dit. Mais vous ne pensez pas qu’il peut être utile de comprendre ce que nous avons tué ? Il se dit que, décidément, il ne la comprenait pas, elle. — C’est pour ça que vous êtes là ? Parce que vous vous posiez des questions au sujet des Fantômes ? Elle hésita, craignant peut-être de trop en dire. — Je suppose, oui… J’ai toujours été commissaire. J’ai démarré au Bureau de la Responsabilité doctrinale : un travail très aride ! J’ai toujours été handicapée par la curiosité. Ce n’est pas un atout au sein de la Commission pour la Vérité historique… Elle eut un mince sourire, derrière sa visière. — Et puis j’ai découvert ces installations, et un certain nombre d’autres endroits, où des formes de vie censées avoir disparu au cours de l’Assimilation avaient été préservées, quand on ne les avait pas fait carrément revivre, comme dans le cas des Fantômes. — Quoi, il y en a d’autres ?! Non, laissez tomber. Comment l’avez-vous découvert ? Elle eut un nouveau sourire. — Le contrôle de la Commission n’est pas aussi absolu que certains aimeraient l’imaginer. La vérité finit toujours par se faire jour. Alors je me suis portée volontaire pour venir ici. Les autorités ont été surprises, mais elles ont accédé à ma demande. Pluton est généralement un endroit disciplinaire, vous savez. On vient ici pour expier ses fautes, finir sa carrière… sûrement pas pour la faire avancer. — Et ça en valait le coup ? — Oh oui, enseigne. Largement, même, dit-elle en lui faisant faire le tour de la maquette de croiseur. Regardez ça. Pour moi, ce qu’il y a de fascinant chez les Fantômes, ce n’est pas leur niveau technologique, mais leur histoire : leur origine, la conscience qu’ils ont d’eux-mêmes. Vous savez, les Fantômes appellent le ciel la Bonde de Chaleur – l’endroit par où la chaleur s’est écoulée, comme par le trou d’un évier. Depuis que leur monde avait gelé, expliqua Mara, les Fantômes n’avaient pas évolué grâce à la compétition, comme les êtres humains, mais grâce à la coopération. — Ce sont des êtres symbiotiques, dérivés de formes de vie qui se sont réfugiées dans des collectivités coopératives alors que leur monde prenait en glace. Tous les aspects de leur conception physique se sont orientés vers la conservation de la chaleur, la précieuse chaleur. Et ils ont l’air motivés non par l’expansion pour l’amour de l’expansion, comme nous, mais par le désir de comprendre le fonctionnement de l’univers. Pourquoi sommes-nous là ? Vous comprenez, enseigne Pirius, il n’y a qu’une étroite frange de possibilités à l’intérieur de laquelle la vie, quelle qu’elle soit, est possible. Nous pensons que les Fantômes étudiaient cette question en repoussant les limites, en jonglant avec les lois qui nous gouvernent tous. — Ce qui les rend dangereux. — Oui, répondit Mara. Un ennemi capable d’utiliser les lois de la physique comme arme est redoutable. Sauf qu’ils n’ont pas exploité le développement de leurs facultés pour mettre au point un vaste programme d’armement, mais pour répondre aux impératifs de leur propre espèce. Avant qu’ils tombent sur les êtres humains, ça n’avait rien à voir avec nous… Pirius sentit un mouvement derrière lui. La forme massive d’un Fantôme d’Argent planait à quelques mètres de là, juste au-dessus de la glace. — Ce n’est que l’Ambassadeur de la Bonde, dit très vite Mara. Il a dû nous suivre. Par curiosité, sans doute. — Un petit curieux, hein ? On dirait que vous parlez d’un enfant. Pirius vit son propre reflet dans la peau complaisante du Fantôme. — Vous, dit-il. Vous êtes l’Ambassadeur de la Bonde ? — Tel est mon nom. — C’est vrai, ce qu’elle dit ? Vous suiviez votre propre logique, sans vous soucier des êtres humains ? — Je ne sais pas, répondit le Fantôme. Je n’ai pas de données fiables sur le passé. — Ces nouveaux Fantômes ne croient pas un mot de ce que nous leur racontons de leur histoire, dit sèchement Mara. Et ils n’ont peut-être pas tort. — Nous vous avons détruits, reprit Pirius. Et nous vous avons ramenés. Tout, chez vous, dépend de notre bon vouloir. — Exact. Mais ça ne change pas la perception que j’ai de vous. Les poings serrés, Pirius s’approcha du Fantôme. Soudain, il sentit toutes les émotions complexes qu’il éprouvait – sa haine innée des Fantômes, son trouble devant la réaction de Mara et des autres, tout ce qui l’avait frappé avec une telle violence, depuis le jour où son propre moi futur s’était posé sur les Arches – se mettre à bouillonner en lui. Et il y avait un Fantôme d’Argent, là, juste devant lui. — Mara a peut-être raison, dit-il impulsivement. Peut-être que je devrais me renseigner sur vous, comme vous vous êtes renseignés sur les êtres humains. — Que faites-vous, enseigne ? demanda Mara, troublée. — Enlevez votre peau. Désassemblez-vous. Montrez-moi ce que vous êtes. Mara posa sa main gantée sur le bras de Pirius. Ses yeux brillaient de colère. — Je savais que je n’aurais pas dû vous amener ici. Pirius s’ébroua, agita la main. — Je donne des ordres à ce Fantôme. Je suis humain. Le Fantôme ne bougeait pas, en dehors de sa subtile oscillation habituelle. Pirius, tremblant de colère, se demanda ce qu’il ferait si le Fantôme refusait de lui obéir. Il se rappela ce qu’on lui avait appris, au cours de sa formation, sur la façon de combattre les Fantômes. Cette peau était dure, mais en y mettant toutes ses forces on pouvait enfoncer un couteau dedans, et ensuite utiliser la rotation du Fantôme contre lui pour l’ouv… La peau du Fantôme se renfla et des crevasses peu profondes se formèrent, s’étirant d’un pôle à l’autre de la sphère luisante, segmentant la surface. Le Fantôme frémit brièvement, puis une petite crevasse s’ouvrit, laissant suinter une écharpe de fluide écarlate qui rappelait étonnamment le sang humain et qui gela, formant des cristaux, bien avant de tomber sur la glace de Pluton. Une VieD&O de Nilis se condensa subitement entre Nilis et le Fantôme. — Arrêtez ! Vous, Ambassadeur ! Guérissez-vous ! L’entaille se referma, ne laissant qu’une cicatrice plus pâle sur la peau du Fantôme. Une coulure de sang séché, foncé, montrait combien il en avait perdu en ce bref moment. Nilis se tourna vers Pirius. — À quoi pensiez-vous, enseigne ? tonna-t-il. Vous m’avez obligé à quitter une réunion pour laquelle j’ai traversé le système solaire ! Est-ce vraiment votre plus haute aspiration, la plus grande ambition de l’humanité, après vingt mille longues années de conquête interstellaire : utiliser votre minuscule pouvoir pour amener une autre créature douée d’intelligence et d’affect à se détruire ? Pourquoi ? Parce que c’est à ça que j’ai été entraîné, pensa Pirius, à bout de ressources. Il se recroquevilla sous le regard furieux de Nilis. — Contre qui en avez-vous, enseigne ? demanda Mara. Contre le Fantôme ? Ou le Fantôme n’est-il qu’un exutoire ? Peut-être êtes-vous furieux à cause des mensonges dont on vous a bourré le crâne toute votre vie. Et voilà que vous vous retrouvez dans le système de Sol, la vérité vous apparaît et vous ne pouvez contrôler votre rage… Et vous ne savez pas sur qui la déverser. — La ferme ! lança Pirius. — Il aurait peut-être mieux valu que vous mouriez en combattant, finalement. Vous n’auriez pas eu à gérer des vérités aussi compl… — La ferme ! Le Fantôme prit alors la parole, de façon tout à fait inattendue : — C’est avec plaisir que j’ai obéi à l’ordre de l’enseigne… La traduction rendait toujours le même son atone. — Je n’ai pas peur de mourir, ajouta-t-il. Nilis se retourna et inspecta le Fantôme. — Est-ce la vérité ? Pirius vit non sans rancœur que, l’espace d’un instant, Nilis l’avait oublié et s’était à nouveau laissé envahir par son insatiable curiosité. — Mais quelle consolation peut-il y avoir à la mort ? demanda Nilis. Dites-moi, Fantôme, avez-vous des dieux ? Mara l’avertit : — Tout ce qu’il connaît de sa propre culture, c’est nous qui le lui avons enseigné. Comme si les Fantômes étudiaient une religion humaine, la filtraient à travers leurs propres préjugés et nous la restituaient… — Oui, oui, dit impatiemment Nilis. Je comprends. Mais quand même… — Pas de dieux du passé, dit le Fantôme. — Non, répondit rapidement Nilis. Bien sûr que non. Les dieux humains étaient des créateurs. Alors que votre monde vous a trahis, n’est-ce pas ? Quel Créateur ferait une chose pareille ? — Le passé est une trahison. L’avenir est une promesse. — Commissaire, reprit Mara, nous avons essayé d’étudier la philosophie des Fantômes. Leur perception de l’univers est différente de la nôtre, ils ont une histoire différente à raconter les concernant. Personne n’est vraiment sûr qu’un concept comme la religion cadre vraiment avec un esprit aussi étranger. — Oh, bien sûr, répondit Nilis. Mais j’appartiens à une école selon laquelle toutes les formes de vie pensante développent inévitablement quelque chose qui ressemble à un sentiment religieux. Comme si toute créature mortelle, être humain ou Fantôme, ne pouvait faire autrement que d’imaginer une philosophie pour amortir le choc de l’imminence de la mort individuelle. — Je vous accorderai volontiers que les croyances religieuses ont une valeur de survie, acquiesça Mara. Et qu’il est vraisemblable qu’elles jouent un rôle dans l’évolution. — Oh oui ! La religion fournit un cadre rationnel à l’existence dans un univers qui, sans cela, pourrait paraître chaotique. C’est peut-être illusoire, mais c’est une façon de faire face. Et elle joue un rôle de ciment social. La coopération est essentielle, or la religion nourrit le conformisme. Vraiment, la religion devrait être universelle… Tandis que ce discours académique se poursuivait, Pirius regardait le Fantôme blessé, et il imaginait qu’il lui rendait son regard. — Je me fiche de ce qu’il pense des dieux. Ce que je veux savoir, c’est ce qu’il pense de l’humanité qui a détruit son espèce. Nilis et Mara attendirent avec crispation la réponse du Fantôme. — C’est vous les meurtriers, répondit le Fantôme. — Nous ne sommes pas les seuls, répondit très vite Nilis. Les Xeelees tuent aussi. Vous aussi, vous tuez. — Non, les autres espèces seulement. Jamais un Fantôme ne tuerait un Fantôme ; ce serait une espèce de suicide. — Les Fantômes pensent que la guerre humaine est une folie, dit Mara. Pas seulement la guerre dans la Galaxie, toutes nos guerres organisées. Il n’y a que l’humanité qui ôte la vie des siens, comme s’ils n’étaient que des pions. Les Fantômes pensent qu’il n’y a rien de plus précieux que la pensée. — Les êtres humains ne sont pas des tueurs, objecta Pirius en écartant les mains devant lui. Ce n’est pas nous qui avons décidé cette guerre. Avant que nous ne quittions la Terre, les êtres humains ne faisaient pas la guerre. — Ah, enseigne ! s’esclaffa Nilis. Encore un mythe de la Coalition ! N’écoutez pas ce que les responsables politiques vous racontent. Avant le vol dans l’espace, contrairement aux leçons apprises dans votre enfance, la Terre n’était pas un paradis où les êtres humains régnaient sur les autres créatures dans une sorte de despotisme bienveillant ; nous n’étions pas de nobles sauvages. Nous avons toujours tué, enseigne, toujours fait la guerre – et comme nous n’avions pas, en ce temps-là, d’ennemis non humains sous la main, nous nous jetions les uns sur les autres. Le sang qui détrempe le sol de la Terre en est la preuve. Pirius tendit le doigt vers le Fantôme. — Enfin, commissaire, vous ne voyez pas ? Voilà pourquoi cette expérience, faire revivre les Fantômes, est une erreur ! Nous nous disputons déjà ! Si vous leur en laissez l’occasion, ils nous implanteront leurs idées déstabilisantes dans l’esprit. Nilis l’étudiait ; Pirius avait le sentiment glaçant d’être redevenu un spécimen fascinant pour lui. — Peut-être… Mais aujourd’hui, personne ne tuera personne. Mara tendit le doigt vers le ciel. — Regardez ! Pirius, raide dans son skinsuit, renversa la tête en arrière et regarda vers le haut. La patiente masse de Charon planait au-dessus de sa parente, à moitié dans l’ombre, forme brumeuse dans la lumière du soleil pas plus gros qu’une tête d’épingle. Juste au centre de la face tournée vers eux, une étincelle de lumière s’était embrasée, blanc-bleu, intense, beaucoup plus brillante que Sol. Pirius constata que la nouvelle lumière projetait des ombres d’une netteté tranchante. Nilis frappa dans ses mains avec une excitation enfantine. — C’est la gravastar ! Ce que nous voyons, c’est la lueur de la matière qui retombe, irradiant son énergie gravitationnelle alors qu’elle heurte le front d’onde ultrarelativistique. C’est vraiment une réussite technique remarquable : les paramètres d’implosion contrôlée de la matière nécessaires pour provoquer le choc sont terriblement étroits – la stabilité est difficile à maintenir. Mais les Fantômes ont toujours été bons à cet exercice, soupira-t-il. — L’expérience est menée sur Charon, dit Mara. C’est une technologie expérimentale, et les énergies en cause sont immenses. Il n’y a personne là-haut qui coure le moindre risque. Personne, en dehors de quelques Fantômes, évidemment. — Remarquable, répéta Nilis, la tête levée vers le ciel. Remarquable. La tête d’épingle lumineuse, réfléchie, glissait maintenant sur la peau du Fantôme. Pirius n’arrivait pas à croire que cet objet stellaire – cette pointe de feu – était en réalité plus froid que la glace de Charon. Ils regagnèrent le dôme. Nilis montra à Pirius un résumé du briefing de Draq, et Pirius, toujours furieux, se mit en devoir de comprendre quelque chose à tout ce jargon. — Mais enfin, commissaire, dit-il au bout d’un moment, je ne vois toujours pas à quoi ça pourrait nous servir. Vous avez dit vous-même que si vous étiez prisonnier de l’horizon événementiel d’une gravastar, vous seriez aussi isolé que si vous étiez tombé dans un trou noir, et tout aussi mort. — Évidemment. Une onde de choc en forme de surface fermée, sphérique ou non, ne nous serait d’aucune utilité. Mais Draq et son équipe, travaillant avec les théoriciens des Fantômes, ont échafaudé une autre solution : imaginez que le front d’onde ne soit pas fermé mais ouvert, que ce ne soit pas une sphère, mais une calotte. Derrière, vous avez votre univers captif en expansion, et à l’endroit où l’expansion rencontre la chute vers l’intérieur, vous avez votre onde de choc, la calotte. Mais ce cosmos miniature n’est pas symétrique. À l’arrière, du côté opposé à la calotte, la courbe s’aplatit, jusqu’à l’asymptote, où vous avez une transition plane vers une solution externe… Pirius croyait comprendre : — Alors, vous avez votre calotte d’horizon de gravastar, dit-il prudemment. C’est mortel ; vous ne pouvez pas passer à travers. Et la zone qui est derrière est toujours, effectivement, un autre univers. Mais si vous en approchez par l’arrière, vous allez comme sur un pont lisse, sans aspérité, de notre univers dans l’univers captif… — Lisse, en effet, en dehors d’une petite attraction de marée, mais ce n’est qu’un détail, dit Nilis. Pirius se demanda quels problèmes cachait ce « détail ». — Vous comprenez le potentiel, maintenant, Pirius ? demanda Nilis, rayonnant. Vous voyez l’application ? — Non, répondit Pirius avec franchise. — L’univers miniature n’est pas connecté de façon causale au nôtre. Ce qui interdirait aux Xeelees, par exemple, d’avoir la précognition de ce que nous pourrions y dissimuler – même en principe – parce que nous serions dans un univers complètement différent ! Avec un geste triomphant, Nilis suscita une représentation virtuelle du schéma de l’assaut sur le Premier Radiant représenté par Pirius : le voyage d’approche, condamné par la SPL, l’anneau de feu xeelee autour du Premier Radiant, et puis le mystérieux Radiant du cœur, que Pirius avait représenté par un astérisque rudimentaire. Tout cela était maintenant en rouge. Nilis claqua des doigts. — Grâce à l’ordinateur BTF de Torec, nous pouvons arriver là-bas en gagnant les Xeelees de vitesse par la pensée. Le cercle écarlate qui entourait le Radiant passa au vert. — Avec la technologie de la gravastar, nous devrions pouvoir empêcher les fuites précognitives. Le chemin d’entrée arrivant devint vert aussi. — Il ne nous manque plus à présent qu’un moyen de frapper le Premier Radiant proprement dit. Vous voyez à quoi on peut arriver quand on se concentre sur un but ? fit Nilis en souriant. Vous voyez comment les obstacles fondent devant la détermination ? Maintenant, quelle étape suivante suggéreriez-vous ? Pirius réfléchit très vite. — Un vol d’essai. Nous devons modifier un vaisseau. L’équiper avec la calotte gravastar et les processeurs BTF. Et voir si nous arrivons à faire voler une chose pareille. Il eut un sourire. Pour un pilote, c’était un sacré projet. — Oui, oui ! Bien ! Nilis se flanqua un coup de poing dans la paume de la main. — Ça obligera les bouffons imbus d’eux-mêmes qui grouillent dans les ministères à s’intéresser un peu à nous ! Mara avait écouté tout cela, les mains croisées dans le dos. Elle dit : — La gravastar est de la technologie fantôme. Aucun transfert vers un contrôle purement humain ne serait possible à bref délai. Vous allez être obligé de prendre les Fantômes. Même Nilis eut l’air dubitatif. — Ce sera difficile à faire admettre au Grand Conclave. — Vous n’avez pas le choix. Pirius, qui avait réussi à oublier les Fantômes pendant quelques minutes, sentit que ses poings se crispaient à nouveau. — Je parie que c’est ce que les Fantômes avaient prévu. — Enseigne, dit sèchement Nilis, il faudra que vous appreniez à vous dominer. Même la programmation de la guerre est un processus rationnel. La haine n’est pas productive. — Enfin, commissaire, vous ne voyez pas ? Ils recommencent, les salauds ! Ils sont comme ça, les Fantômes, rien que des traîtres, des fourbes, qui cherchent toujours un biais pour… — Enseigne… Nilis foudroya Pirius du regard, lui intimant silence. Mara l’observait, toute trace de chaleur humaine en elle abolie. Pirius, furieux, troublé et honteux, n’avait qu’une hâte : être loin de cet endroit. 24 Une semaine plus tard, Pirius Rouge et Torec étaient réunis sur Saturne. Ils s’écroulèrent sur leur lit. Pirius s’abandonna au plaisir moite et consolant du sexe. Torec était le centre de son univers, et il l’avait retrouvée. Il aurait bien voulu le lui dire, mais il ne savait pas comment. Après, il lui raconta tout ce qui s’était passé sur Pluton. — Je ne peux pas imaginer ça, dit Torec. Mais quand il lui décrivit comment il avait essayé d’obliger le Fantôme à se désassembler, elle se détourna. Même elle semblait consternée par son manque de contrôle de soi. Il sentit monter en lui la brûlure de la honte. La honte et la peur. Ils changeaient, ils grandissaient, tous les deux, sous ce maigre Soleil. C’était peut-être inévitable, mais il avait peur qu’ils ne se séparent, aussi. Il aurait voulu que rien ne change, qu’ils restent des enfants, des michés de la balle-baraque. C’était impossible, évidemment. Il voyait qu’elle mûrissait. Elle trouvait sa place, ici. Elle réussissait, et ça commençait à se voir. Mais il ne savait pas ce qu’il en était réellement, ni s’il aurait encore sa place auprès d’elle. Et puis – encore et toujours –, il n’arrivait pas à se comprendre. Il se rendait seulement compte avec répugnance que ce qu’il voyait de sa propre personne ne lui plaisait pas beaucoup. Et s’il ne s’appréciait pas beaucoup lui-même, comment pourrait-elle l’aimer ? Cette fois encore, ils n’eurent pas beaucoup de temps à eux. Ils avaient du travail, sur Saturne. Des prototypes à mettre au point, des vols d’essai à effectuer. Nilis leur annonça que le budget du projet – et la dernière phase était particulièrement coûteuse – était continuellement remis en question dans les sphères inaccessibles des conseils de la Coalition, mais il s’efforçait de le faire avancer. — Ah, mes aïe-yeux ! On pourrait remplir le système solaire de théories et de discussions, dit-il. Mais je sais, depuis le temps, comment faire vibrer la corde sensible chez les politicards. Ces bureaucrates ont beau être aussi secs et poussiéreux que Mars, il n’y a rien de tel qu’un petit bout de technologie en chair et en os pour les exciter. C’est le charme de la guerre, vous comprenez, l’obscénité de la destruction et de la mort : voilà ce qui les motive – tant que ce sont les autres qui meurent, évidemment. Les enseignes étaient bien obligés de le croire sur parole. Et ils eurent la preuve de sa ténacité lorsque cette nouvelle phase du projet fut sur le point de démarrer pour de bon. Un local de l’Aéronavale fut mis à leur disposition : une petite cale sèche désaffectée, en orbite autour de Saturne, le monde-forteresse hérissé d’armes placé sous le commandement du capitaine Darc. Une fois lancés, les travaux progressèrent à vive allure grâce aux ingénieurs, qui étaient particulièrement pointus. D’un bout à l’autre de la Galaxie, la technologie de combat était assez statique, et les équipes d’ingénieurs appréciaient d’avoir à relever ce défi qui leur permettrait de faire la preuve de leurs compétences. Les deux enseignes prirent le travail à bras-le-corps en partant des premiers croquis virtuels qui faisaient apparaître les modifications à apporter à un vaisseau greenship standard, et les simulations du comportement au combat d’un tel oiseau. Torec appliqua les techniques de management à poigne qu’elle avait apprises sur la Lune, et malgré sa complexité le projet avança raisonnablement bien dès le départ. Pirius se sentait relativement chez lui parmi les ingénieurs de l’Aéro, loin de l’horreur des Fantômes d’Argent réincarnés. Lorsque Nilis l’appela pour lui confier une nouvelle mission, il le prit donc très mal. Nilis était à nouveau reparti vers le cœur du système solaire pour initier les études sur la nature du Premier Radiant. C’était son mode de fonctionnement. Maintenant que le programme d’essais était sur ses rails, il considérait les travaux de recherches sur la gravastar comme « accessoires » et se consacrait pleinement à la phase conceptuelle suivante de son grand dessein : l’assaut sur Chandra. Il avait besoin de Pirius ; il voulait que l’un des membres de son « noyau dur » soit impliqué à chaque phase du projet – et Torec avait révélé des talents de chef indispensables pour les travaux préliminaires aux essais en vol, alors que Pirius pouvait être réaffecté. Il assigna donc Pirius à ce qu’il appelait le « télescope à neutrinos » avant de le laisser, avec une indifférence marquée, régler le problème de son transfert. Ça le rendait dingue. Pirius ignorait à peu près complètement ce qu’étaient les neutrinos, pourquoi et comment il fallait les étudier, et construire un télescope pour ça, ou ce qui pouvait bien faire penser à Nilis que les neutrinos avaient quelque chose à voir avec son projet. Mais son plus gros problème était de trouver l’emplacement du télescope. Il tenta de se renseigner dans les locaux de l’Aéro. Aucun des ingénieurs ou du personnel navigant n’avait la moindre idée de ce qu’il racontait. Pour finir, Pirius dut aller trouver le capitaine Darc, achevant de perdre la face. — Oh, la mine de carbone ! s’esclaffa Darc. Il lui dit qu’il lui trouverait un équipage qui saurait l’y emmener. Pirius passa une dernière nuit avec Torec. Ils partagèrent une couchette dans un dortoir de l’Aéro, immense et vivement éclairé : pas aussi immense que la balle-baraque des Arches, mais suffisamment pour qu’ils se sentent comme chez eux. Ils parlèrent de tout et de rien – et surtout pas des Fantômes d’Argent, des neutrinos, de leurs sentiments, ou de quelque autre mystère que ce soit. Pirius repartit donc pour le cœur brumeux du système solaire, à bord d’une corvette plutôt Spartiate, comparée à celle de Nilis, et pilotée par des vétérans de l’Aéro fumasses de se voir confier une telle corvée et qui l’ignorèrent pendant tout le trajet. Il mangea, dormit, fit ses exercices. Ce n’était pas si terrible ; il faut croire qu’il s’habituait à l’étrange expérience de la solitude. La corvette contourna la planète, l’approchant par sa face plongée dans la nuit, et le nouveau monde s’ouvrit en un immense croissant. Pirius jeta un coup d’œil par la coque transparente. La lumière était aveuglante ; en réalité, il était à l’intérieur de l’orbite terrestre, et le soleil semblait immense. Encore une nouvelle planète, se dit-il avec méfiance, un autre pan d’étrangeté. Celle-ci était vraiment extraordinaire. Sous l’épaisse atmosphère, quelque peu embrumée, la planète était d’un blanc pur, des pôles à l’équateur, et vue de cette altitude elle semblait parfaitement lisse et intacte. On eût dit une immense balle de ping-pong. Il n’avait jamais vu un monde aussi propre et virginal. La surface semblait étinceler, comme couverte de grains de sel. La corvette s’inséra en orbite basse et la planète s’aplatit pour devenir un paysage. L’air était d’un gris pâle presque transparent, sans nuages, en dehors de quelques traînées de brume givrée, de sillages de fusées et de traces de gaz de propulsion étincelants en haute altitude. Un gigantesque vaisseau plongea, écrêtant la couche supérieure de l’atmosphère comme une sorte de chalutier : il recueillait les molécules d’air dans une gigantesque louche électromagnétique, dont la courbe était soulignée par des éclairs crépitants. Pirius constata que, de près, la perfection géométrique de ce monde était entachée par des détails – des montagnes, des canyons et même des cratères, intégralement recouverts d’une poussière blanche qui adoucissait tous les reliefs, émoussait toutes les lignes… et le laissait perplexe : de la glace d’eau, de la neige carbonique ? La chaleur du soleil devait être trop intense pour ça… Il y avait des petites colonies, autour desquelles des carrières étaient nettement visibles dans le sol crémeux, avec leur sol sillonné par les traces de véhicules pas plus gros que des insectes. Le fruit des travaux d’excavation était emporté dans l’espace par des petits appareils qui décollaient de minuscules terrains orange vif. La plupart des bâtiments disparaissaient sous la poussière blanche, comme tout le reste, mais paraissaient très anciens. Pirius demanda aux pilotes de la navette ce qu’était cette poussière blanche. Leur réponse fut laconique : « De la craie. » Ce mot ne disait rien à Pirius. Mais ils appelaient ce monde « la mine de carbone », tout comme Darc. Pirius devait apprendre plus tard que cette « mine de carbone » avait jadis eu un nom, un nom antique, qui n’avait rien à voir avec la destination finale que la planète avait connue. On l’appelait Vénus. — Alors, enseigne Pirius, une nouvelle étape sur votre grand tour du système de Sol ? — Ce n’est pas moi qui l’ai voulu, commissaire. — Non, évidemment. Enfin, venez, venez… Nilis le conduisit le long de couloirs aux murs nus, au sol usé. Nilis travaillait dans un habitat en orbite ; la corvette s’était prudemment insinuée au milieu d’un amas gigantesque de modules, de passerelles et de canalisations. L’endroit semblait consacré à la science pure, la planète ayant un rôle secondaire de « télescope à neutrinos ». Et il était vieux : le revêtement protecteur des modules était criblé d’impacts de micrométéorites et noirci par des millénaires d’exposition à la lumière crue du soleil. À l’intérieur, les installations étaient un labyrinthe de couloirs et de petites pièces cylindriques. Parmi des relents fétides de crasse humaine planaient les odeurs d’ozone et de soudure d’un système électrique défaillant. Les fusées de positionnement, le contrôle inertiel et les systèmes essentiels comme le support-vie étaient raisonnablement modernes, mais, où que tombe le regard, des matics se démenaient pour maintenir cet endroit en état de fonctionnement. L’énergie était maintenant fournie par des modules TGU, mais les antiques panneaux solaires disposés en ailes de moulin à vent, aux surfaces jadis brillantes comme des élytres, étaient depuis longtemps noircis et pelés. Nilis expliqua que, l’installation étant purement scientifique, et sans potentiel militaire évident, elle avait toujours été chichement dotée en ressources. — Enfin, il faut s’y faire, soupira-t-il. Il conduisit Pirius vers un module d’observation d’où ils jetèrent un coup d’œil à la face étincelante de la planète. Pirius fut d’abord ébloui, puis il repéra les trous des carrières, le tracé des routes et les flux réguliers de navettes qui allaient et venaient dans l’atmosphère. — Je me sens assez bien ici, dit Nilis d’un ton de conspirateur. Pourtant, ce n’est pas idéal pour travailler. Sur Pluton, par exemple, on est vraiment isolé, au milieu de nulle part, alors qu’ici la Terre est assez près pour donner à l’œil nu l’impression d’une planète double – assez proche pour qu’on la touche. Personne n’a envie de travailler sur un monde pareil, si près de chez soi que c’en est une torture. — Vénus est une mine de carbone, risqua Pirius. — Oui. Sauf que personne ne l’appelle plus Vénus. Personne, en dehors de Luru Parz et de sa bande. Pirius avait des rudiments de planétologie suffisants pour comprendre que cette planète avait dû être profondément transformée. C’était un monde rocheux, pas beaucoup plus petit que la Terre, et si près de Sol elle aurait dû être entourée d’une épaisse atmosphère, une couverture écrasante de dioxyde de carbone et autres composés extraits des roches recuites par la chaleur implacable du soleil. Du reste, Nilis lui apprit que son atmosphère avait jadis fait plus de deux cents kilomètres d’épaisseur. Elle était cent fois plus massive que celle de la Terre, et sa pression, cent fois supérieure, chauffait les roches de la surface au rouge. C’était la planète que les êtres humains avaient vue en arrivant – sauf qu’à l’époque la couche de nuages était tellement épaisse que le sol était invisible à l’œil nu. À vrai dire, les vingt kilomètres du fond évoquaient plutôt un océan pâteux. — Vénus était une planète à vous rendre dingue. Si proche de la Terre, tellement similaire par les chiffres, les ordres de grandeur, et en même temps tellement différente. Par exemple, il n’y avait pas plus de gaz carbonique sur Vénus que sur Terre, en réalité ; mais sur Terre, il est emprisonné dans les roches carbonatées, comme le calcaire, alors qu’ici il était en suspension dans l’atmosphère, ce qui le rendait mortel. Alors, que faire dans de telles conditions ? « Eh bien, au début, à l’époque de Michael Poole, il y a eu toutes sortes de modèles de terraformation, de transformation de Vénus en une nouvelle Terre. Ils avaient imaginé d’ensemencer cette atmosphère épaisse avec des nanomatics ou des formes de vie génétiquement modifiées, par exemple. Ou d’utiliser l’énergie solaire pour transformer le dioxyde de carbone inutile en carbone et en oxygène utiles. C’était bien joli ! Mais l’atmosphère était tellement dense qu’ils se seraient retrouvés avec une planète couverte d’une couche de cent mètres d’épaisseur de graphite, et de soixante atmosphères d’oxygène pur. L’être humain assez stupide pour mettre le pied sur la surface aurait pris feu spontanément ! « D’autres projets de méga-ingénierie consistaient à propulser cette couche d’atmosphère importune loin de la planète, avec des bombes, ou même des frappes d’astéroïdes. Par bonheur, quelqu’un a eu une meilleure idée… On s’était avisé que le carbone était en réalité un élément d’une utilité vitale, et que l’atmosphère de Vénus constituait le plus grand dépôt de carbone du système solaire intérieur. Il y en avait davantage que sur tous les astéroïdes additionnés. Ç’aurait été un gâchis criminel que de s’en débarrasser. Alors on a envisagé un nouveau schéma, consistant à ensemencer la planète avec des organismes génétiquement modifiés d’une espèce différente. — Ils planaient dans les couches supérieures de l’atmosphère, dit Nilis. Des petits insectes vivant dans des gouttelettes d’eau acide alimentée par la photosynthèse. Et qui se fabriquaient des coques de gaz carbonique – ou plutôt de polymères de dioxyde de carbone, des molécules de C02 agglomérées en réseaux complexes… La nanotechnologie qui permettait à ces animalcules génétiquement modifiés de constituer leur coquille était basée sur la technologie d’une espèce étrangère, depuis longtemps assimilée : les Khorte. — Cette application d’une technologie non humaine, l’une des premières du système solaire, a marché, poursuivit Nilis. Quand chaque petite créature mourait, sa coquille était assez lourde pour tomber sur le sol, en traversant l’atmosphère, entraînant avec elle un ou deux grammes de dioxyde de carbone fixé. Pirius avait compris. — Et ça a fait comme une neige de carbone. — Exactement. Les coquilles comprimaient le sol sous leur poids, le fondaient et s’y amalgamaient, entraînant la formation de polymères encore plus complexes. Ceux qui extraient ce matériau l’appellent la craie ; un phénomène similaire s’était produit il y a très longtemps, au fond des océans de la Terre. « C’était un processus à très long terme, l’un des premiers mégaprojets de l’humanité. Et l’investissement était modeste ; ça ne coûtait que la première génération de bestioles génétiquement modifiées. Le projet avance depuis vingt mille ans, au moins : on pense qu’il a été lancé par les anciens, avant même l’Occupation qax. Une fois fixé sous forme de craie exploitable, le carbone de Vénus était facile à extraire et il trouvait une myriade d’utilisations. Mais, poursuivit Nilis, le projet était amorcé depuis quelques milliers d’années lorsqu’on trouva une autre application utile, inattendue, à la nouvelle croûte de polymères de dioxyde de carbone. — Il s’avéra que certaines des structures formées dans les strates brûlantes, comprimées, de la craie vénusienne présentaient des propriétés très intéressantes en vérité. — Vous voulez parler des neutrinos, subodora Pirius. — Oui. Les neutrinos étaient des particules subatomiques exotiques qui, tels des fantômes, traversaient la matière – le corps de Pirius, en ce moment précis, ou même la masse d’un monde comme Vénus –, comme s’il n’y avait rien en travers de leur chemin. — Ce qui les rend assez difficiles à observer, dit Nilis. Et c’était là que la craie de Vénus entrait en scène. On avait découvert que certains des polymères les plus exotiques qui se formaient à la température et à la pression élevées régnant dans les couches de craie accumulées sur Vénus avaient la faculté de piéger les neutrinos – ou, plutôt, d’enregistrer des traces de leur passage. Les neutrinos intervenaient dans les réactions de fusion ou de fission nucléaires, lorsque le noyau des atomes libérait des quantités d’énergie. — Ces réactions se sont produites en abondance dans les quelques minutes qui ont suivi la formation de l’univers – lors de la nucléosynthèse, quand les particules baryoniques élémentaires, les protons et les neutrons, se sont combinées pour former les premiers noyaux complexes. Et il y a un endroit où elles se produisent encore aujourd’hui, naturellement : au cœur des étoiles, qui sont des réacteurs à fusion. On peut donc dire qu’un télescope à neutrinos voit ce qui se passe dans le cœur en fusion du soleil. C’est ainsi que Vénus se vit assigner un nouveau rôle : celui de tour de guet. — Nos ancêtres trouvaient important de surveiller ce qui se passait au cœur du soleil, mais pas pour le soleil proprement dit. Les étoiles sont des machines assez simples, en réalité, beaucoup plus simples que les bactéries, disons, et on avait déjà compris leur fonctionnement avant que la première planète extrasolaire ne reçoive de la visite. Non, ce n’était pas le soleil qui les intéressait, mais ce qu’il y avait à l’intérieur. La matière noire, dit Nilis. C’est ce que la génération de Michael Poole observait. La matière noire du centre du soleil… En décrivant son orbite autour du noyau galactique, le soleil rencontrait de la matière noire. Presque aussi fantomatique que les neutrinos, elle traversait à peu près intégralement sa masse. Mais il lui arrivait d’entrer en interaction avec la matière dense, chaude, du cœur, et, comme elle perdait son énergie, elle était piégée. — Elle décrit une orbite, fit Nilis. Une masse de matière noire orbite autour du soleil, à l’intérieur même du cœur en fusion de l’étoile. Remarquable, quand on y réfléchit. C’était pour étudier l’étrange système solaire interne de matière noire contenu dans la masse du soleil que les installations de Vénus avaient été conçues. Les particules de matière noire s’annihileraient mutuellement, libérant des neutrinos, qui devaient être piégés dans Vénus et analysés. — J’ai jeté un coup d’œil aux flux de données, dit Nilis. On y voit des structures : des amas, des agrégats, et même des apparences de mouvements déterminés. Certains prétendent qu’il y a de la vie là-dedans, des formes de vie de matière noire. Et vous voulez que je vous dise ? Eh bien, pourquoi pas ? Pirius était abasourdi. — Quel mal pourrait faire une trace de matière noire ? — Je n’en sais rien, répondit honnêtement Nilis. Tout ce que je sais, c’est que les anciens la craignaient manifestement. J’ai vu, dans les Archives, des traces de projets beaucoup plus ambitieux encore : des êtres humains génétiquement modifiés injectés dans les flux de matière noire, au cœur du soleil, et tout ce qui s’ensuit. Et Luru Parz, se dit Pirius, qui semblait elle-même être une survivante de ces temps anciens, scrutait toujours la matière noire à l’autre extrémité du système solaire. Il y avait là un autre profond secret, une autre peur ancestrale. — Commissaire, ce n’est pas ce qui se passe dans le soleil qui vous préoccupe. — Non ; je m’intéresse à la nucléosynthèse primordiale. L’autre source de neutrinos. Le Big Bang. Alors que l’univers s’étendait à partir de sa singularité initiale, lui expliqua Nilis, la physique avait rapidement évolué. Au cours de la première microseconde, l’espace s’était rempli de quagma, un magma grouillant de quarks, comme si l’univers entier n’était qu’un seul et unique proton, mais gigantesque. Puis l’univers en expansion s’était refroidi et, à la fin de la première seconde, la plupart des quarks étaient prisonniers des particules baryoniques, les protons et les neutrons. Ensuite, pendant quelques minutes, l’univers avait été un chaudron bouillonnant de réactions nucléaires où les noyaux atomiques évanescents se formaient et se redissociaient presque aussitôt, instables dans cette chaleur infernale. Les neutrinos avaient pris part à cette danse rapide, qui avait tout pulvérisé. Et puis, alors que la température chutait encore, les noyaux simples comme l’hélium étaient subitement devenus stables. L’univers s’était figé. Trois minutes, pas plus, après la Singularité, cette frénésie de nucléosynthèse avait pris fin, et l’espace en expansion s’était empli d’hydrogène et d’hélium. La prochaine fournée de noyaux ne se produirait que bien plus tard dans la vie de l’univers, lors de la formation des premières étoiles. — Et comme il n’y avait plus de nucléosynthèse, poursuivit Nilis, les neutrinos primordiaux n’interagissaient plus avec la matière. Pour eux, l’univers, âgé de trois minutes, était déjà pratiquement transparent. Ces antiques neutrinos emplissent encore aujourd’hui l’espace. Et Vénus a été conçue pour observer les neutrinos du soleil… — Mais un neutrino est un neutrino, dit Pirius. — Oui, enseigne. Et dans ces neutrinos primordiaux, on peut lire une histoire des premiers moments de l’univers. Et c’est une histoire de la vie. — La vie ? — Les quagmites. En réalité, c’était l’analyse des dégâts subis par la Griffe de l’Assimilateur, le greenship de Pirius Bleu, qui avait incité Nilis à venir sur Vénus réfléchir aux neutrinos. — C’est moi qui ai ordonné que votre vaisseau fasse l’objet d’un examen approfondi, dit-il. Après tout, il s’était retrouvé au contact des Xeelees – sans parler d’un magnétar ! Je m’étais dit qu’il aurait pu en conserver des traces révélatrices. C’est pourquoi j’ai demandé qu’on lui fasse subir un examen approfondi dans un atelier de réparation de la Guilde des Ingénieurs. Ce que les savants de Nilis avaient découvert n’avait rien à voir avec les Xeelees, ou même le magnétar ; ça concernait les quagmites. — Vous ne vous êtes jamais demandé ce que les quagmites pouvaient bien être en réalité ? demanda Nilis. Et pourquoi ils étaient tellement attirés par les énergies TGU ? — Non, répondit honnêtement Pirius. Pour les pilotes, les quagmites n’étaient que des espèces de virus un peu bizarres, qui vous valaient des ennuis quand vous utilisiez une propulsion TGU dans l’Amas Stellaire Central. Comme la TGU-prop était une technologie obsolète, que l’on utilisait plus ou moins comme roue de secours en cas de défaillance des systèmes de propulsion infraluminiques plus efficaces, personne ne s’inquiétait beaucoup des quagmites. — Oui, oui, je comprends votre point de vue, répondit Nilis. Vous ne vous intéressez même pas au fait que ces choses sont manifestement vivantes, hein ? Pirius haussa les épaules. La vie en elle-même n’était pas très intéressante : au fur et à mesure que l’humanité s’était avancée dans la Galaxie, on en avait découvert partout. — Pirius, quand vous êtes passé sur TGU-prop, la Griffe a été criblée par des petits projectiles denses… Il frappa dans ses mains, faisant apparaître une VieD&O du greenship : une coupe translucide, entrelacée par un réseau complexe de lignes droites, brillantes. — Vous avez été traversé par ces lignes, comme si vous aviez volé à travers une grêle de balles. C’étaient des particules de quagma, et elles ont laissé des traces pareilles à des sillons de vapeur dans la matière qu’elles ont traversée. Rien ne les arrête, ni la coque, ni le matériel, ni votre corps. Heureusement, ces greenships sont de robustes petits vaisseaux ; vos systèmes ont été endommagés, mais ils étaient assez redondants pour que vous vous en sortiez. — Nous sommes habitués aux quagmites, j’imagine, dit Pirius. La conception des appareils en tient compte. — Oui, mais regardez, ici, et là…, dit Nilis en suivant quelques lignes avec son doigt. Vous ne remarquez rien ? Je sais que l’image compressée n’est pas très bonne, mais quand même. Ce ne sont pas des trajectoires de hasard. Il y a des schémas, là-dedans, pilote ! Et là où il y a des schémas, il y a de l’information. Et des informations, toutes les caractéristiques de ces lignes en recèlent : leur position dans les trois dimensions, leur timing, la nature des projectiles qui les ont provoquées. Il y a vraiment une quantité remarquable de données dans ces cicatrices – toute une bibliothèque, je dirais. Certes, je n’en ai extrait qu’une fraction, pour le moment ; ça paraît être une façon rudimentaire de laisser un message, comme de signer son nom avec des balles tirées sur un mur. Mais vous ne pouvez nier que c’est efficace ! « La signification de cette découverte ne peut vous échapper : les quagmites ont été attirés par l’énergie de votre TGU-prop, comme s’ils s’en nourrissaient. Mais ils ne vous ont pas attaqué. Ils tentaient de communiquer avec vous. Et dans ces deux faits, je crois que se trouve la réponse au mystère de leur nature. Les quagmites sont vivants, Pirius. Ils vivent dans cet univers, comme nous. C’est juste que la matière dont ils sont constitués n’est plus si commune, maintenant. Vous voyez ? Une fois de plus, ça nous renvoie à l’histoire universelle. Parce que les quagmites – comme les Xeelees ! – sont les survivants d’une époque bien plus primitive… Il parla des moments qui avaient précédé la nucléosynthèse, une microseconde après la Singularité, quand l’univers était une soupe de quarks, un quagma. Les quagmites avaient pullulé dedans, se battant, s’aimant et mourant. Et puis le quagma s’était refroidi. Le fluide qui leur permettait de vivre s’était congelé en protons et en neutrons glacés, puis en noyaux atomiques. C’étaient des êtres sensibles et intelligents, mais c’était la fin de leur monde, et ils n’y pouvaient rien. — Ils ont trouvé un moyen de survivre à la grande transition cosmique, la congélation de leur fluide vital, poursuivit-il, le regard perdu dans le vague comme s’il imaginait des perspectives invisibles pour Pirius. Je me demande ce qu’ils voient quand ils nous regardent. Pour eux, nous devons être froids et morts, faits de matière morte. Tout ce qu’ils voient, occasionnellement, c’est l’étincelle lumineuse de nos TGU-prop. Alors ils viennent se nourrir et nous parler. — Pas à nous, rectifia Pirius. À nos vaisseaux. — Ha ! fit Nilis en se frappant la cuisse. Bien sûr, bien sûr. Je dois avouer que ce n’est pas une vision complètement originale. Les quagmites ont déjà été étudiés, je m’en suis aperçu en fouillant dans les profondeurs de nos archives. Il y a des moments où je m’interroge sur toutes ces connaissances perdues, sur le peu que nous avons retenu. Et plus notre culture vieillit, plus nous en oublions. Quelle pensée désolante ! — C’est très intéressant, commissaire, mais je ne vois pas quel rapport ça a avec notre projet, remarqua Pirius dans l’espoir de lui faire reprendre le fil. — Eh bien, moi non plus, répondit allègrement Nilis. Et c’est ce que nous devons découvrir ! Vous voyez, je déduis du nightfighter capturé que les Xeelees sont également des reliques d’une époque cosmique primitive, antérieure même aux quagmites. Ce n’est sûrement pas une coïncidence si les uns et les autres pullulent autour de Chandra ! Nilis se frotta le visage, lissant ses bajoues. — Il est clair qu’il y a un schéma là-dedans, et nous devons l’interpréter. C’est pour ça que je cherche des moyens d’étudier l’univers primitif, comme ce télescope à neutrinos. Et je dois continuer à scruter, à réunir des informations, à apprendre… Mais s’il y a du vrai dans tout cela, alors, la question devient pourquoi. — Pourquoi quoi ? Nilis eut un geste vague de la main. — Pourquoi l’univers est-il tellement fécond ? Pourquoi faut-il qu’à chaque stade il grouille de vie, d’une complexité foisonnante ? Ce n’est sûrement pas inéluctable. Il se rapprocha de Pirius et lui dit, sur le ton de la conspiration : — Les anciens avaient beaucoup réfléchi à tout ça, vous savez. On pourrait imaginer un univers qui n’entretiendrait pas la vie, à aucun niveau. Auquel cas, bien sûr, il n’y aurait personne pour l’observer. Des philosophes ont conjecturé que la fécondité de notre univers pourrait ne pas être un accident, mais avoir été conçue comme une donnée intrinsèque, ou y avoir été en quelque sorte cultivée. Ou que l’univers même pourrait n’être qu’une immense construction, le ventre technologique d’où l’espace-temps serait issu ! Et puis ces théories ont été étouffées dans l’œuf, comme tant d’autres, quand la Coalition a resserré son étau. La seule idée que de tels pouvoirs puissent exister constituait un défi trop important pour une humanité traumatisée par la quasi-extinction provoquée par les Qax. Alors les anciens travaux ont été enfouis – mais pas détruits. Pirius savait maintenant que Nilis avait l’habitude de se laisser emporter par ses recherches, bien au-delà de tout aspect pratique. — Alors, qu’est-ce qu’on fait ? Nilis fit la grimace. — Tout ça est très vague, basé sur de longues chaînes de déductions. Nous avons besoin de nous rapprocher de notre but. J’aimerais bien, d’une façon ou d’une autre, procéder à des observations directes de Chandra même. Mais je crains d’être obligé, pour cela, de retourner au centre de la Galaxie – une partie de moi, du moins. Pirius ne voyait pas où il voulait en venir. — Mais… et moi, commissaire, qu’est-ce que je deviens ? — Je veux que vous travailliez avec l’équipe qui va poursuivre l’analyse des quagmites. Votre entraînement vous a familiarisé avec leurs caractéristiques et leur comportement. La population de l’habitat est un peu dogmatique ; vous pourrez peut-être alimenter sa réflexion ! Et, poursuivit-il d’un ton plus hésitant, il se pourrait que vous appréciiez d’avoir un moment pour réfléchir… — Je vois, fit Pirius en hochant la tête. C’est ma punition pour Pluton. — Pas une punition, pas du tout ! Je veux juste que, euh, que vous réfléchissiez aux raisons pour lesquelles vous avez craqué. — Craqué ? releva Pirius, indigné. Vous vous prenez pour quoi, pour un officier psy ?… Euh, désolé. — Pas de problème, dit Nilis d’un ton égal. Qu’est-ce qui vous est passé par la tête, là-bas, sur la glace ? — C’était juste un…, commença Pirius, qui avait du mal à trouver ses mots. Un endroit comme les Arches, creusé dans un roc. C’est tout votre monde. Vous vous entraînez, vous vous battez, vous mourez. Et voilà. C’est pareil pour tout le monde. Il ne vous vient même pas à l’esprit qu’autre chose serait possible. Vous ne vous demandez jamais pourquoi votre vie est comme ça. Et tout ça sur fond de Doctrine, aussi indiscutable que, que… — Que le roc sous vos pieds. — Exactement. — Et puis vous venez sur Terre…, fit gentiment Nilis. — Et puis vous venez sur Terre. Et tout à coup, tout est remis en question. — Le problème, ce n’est pas l’état de la Galaxie, vous savez. Ce n’est même pas l’état de la Terre. — Alors, qu’est-ce que c’est ? — Le problème, c’est vous, Pirius. Vous grandissez, et ce n’est pas confortable. Toute votre vie, vous avez été conditionné par des agences millénaires. Depuis que je vous ai sorti des Arches, vous avez accumulé des expériences en contradiction complète avec ce conditionnement. Et comme vous n’êtes pas un imbécile, vous faites un pas de plus en avant. Vous commencez à comprendre que vous avez bel et bien été conditionné. C’est ça, non ? — Je suppose, répondit piteusement Pirius. — Et vous allez découvrir le vrai Pirius – s’il en reste un peu dans cette coquille de conditionnement. — Et après ? — Après, répondit Nilis, ce sera à vous de décider pour quoi vous voulez vous battre. Évidemment, c’est ma faute. Je n’avais pas prévu à quel point ce serait dur, pour Torec et vous. Mais nous sommes tellement différents, Pirius ! Je vis sur Terre – qui est, après tout, l’endroit d’où viennent les êtres humains. Alors que vous avez grandi dans une sorte de bouteille. Je réagis au rythme des révolutions terrestres, et vous à un mécanisme d’horlogerie. Pour moi, le jour commence quand le soleil se lève ; pour vous, le début de la journée c’est la sonnerie du réveil. Dans mon monde, il y a des oiseaux. Des oiseaux et des fleurs, alors que dans le vôtre il n’y a que des rats. Même notre langue est différente : j’ai les pieds sur terre, mais je suis parfois dans la lune… sauf que ce genre de métaphore ne veut rien dire pour vous ! Et vous n’avez pas une amante, vous avez une michette… Je n’avais pas prévu à quel point ça vous rendrait malheureux. — Vous auriez peut-être dû, dit Pirius avec hargne. Nilis eut un mouvement de recul. — Mais j’avais des buts plus élevés. Quant à Vénus, je maintiens mes instructions. Il se retourna et scruta la surface minée d’une Vénus génétiquement modifiée. — Vous savez, le carbone a toujours été la base de la nanotechnologie moléculaire humaine. Le diamant artificiel, sans défaut, est beaucoup plus dur, plus résistant qu’aucun métal ne le sera jamais. D’un bout à l’autre de la Galaxie, nos outils, les murs de nos maisons, nos vaisseaux de guerre, les corvettes de nos flottes, jusqu’aux implants de nos corps, sont faits de diamant, de nanotubes, de molécules de carbone qui dérivaient jadis dans les épais nuages de Vénus. Et ça dure depuis vingt mille ans. Comme la Terre, cet unique monde a exporté sa substance même pour soutenir une civilisation galactique. Et, comme la Terre… Il laissa sa phrase en suspens. — Comme la Terre, elle commence à s’épuiser, finit Pirius à sa place. Eh oui, se dit-il. Il le voyait rien qu’en regardant par la vitre. L’air était encore dense, mais ça ne devait être qu’une trace de l’air océanique, épais, des temps anciens. — Mais Vénus a toujours été morte. — En réalité, non. Au début, Vénus était chaude et humide, pas très différente de la Terre – même si, par suite d’un historique de collisions particulier au cours de sa formation, elle tournait plus lentement sur son axe. Des formes de vie basées sur le carbone, le soufre, l’azote, l’eau avaient rapidement proliféré sur Vénus comme sur la Terre. Et sur ce monde où un « jour » était plus long qu’une année, un climat et un biotope complexes, uniques, s’étaient établis. — Quand le climat s’est effondré et que le sol est devenu rouge feu, dit Nilis, les survivants ont trouvé refuge dans les nuages – vivant dans les gouttes d’eau, sous la forme de bacilles et de filaments qui se reproduisaient assez vite pour que des générations aient le temps de passer avant que les gouttelettes touchent le sol. Bientôt, la surface n’était même plus un souvenir biochimique. Les animalcules avaient appris à se spécialiser ; il y avait tout l’acide sulfurique qu’ils voulaient, là-haut ; l’idéal était donc un métabolisme à base de soufre. Et c’est ce que les premiers explorateurs humains avaient trouvé dans les nuages : un biotope complet, uniquement composé d’animaux unicellulaires, mais de certaines façons aussi exotiques et complexes que toutes les créatures de Mars ou de la Terre. Sauf que le carbone de Vénus était inestimable. — Et la vie indigène ? — On m’a dit qu’on pourrait retrouver une ou deux boîtes de Pétri dans les musées. La lumière de Vénus, qui ne portait pas d’ombre, privait leur visage de toute expression, et Pirius se demanderait éternellement ce que le commissaire pensait de cet antique génocide. 25 Sur la base de Quint, un mois après l’épisode du Roc Usine, l’entraînement recommença. Par des exercices physiques qui n’exigeaient pas la participation de l’esprit. Ensuite, en surface, par des travaux élémentaires dans les tranchées, et des manœuvres au cours desquelles les nouveaux pelotons apprenaient à faire mouvement ensemble, sur le terrain. Juste comme au bon vieux temps, se dit Pirius Bleu. Sauf que les choses avaient changé pour lui. Maintenant qu’il était un vétéran, même s’il n’était toujours qu’un simple soldat, et de l’Intendance, qui pis est, on s’attendait à ce qu’il fasse profiter son peloton de bleusailles ahuries de son expérience. Il prit donc la direction des opérations et entreprit de leur apprendre comment creuser le sol de l’astéroïde sans se coller de la poussière électrostatique plein la visière. Il se sentait mieux, rien que de retrouver des responsabilités, mais, surtout, il appréciait l’effort de remise en forme, même les stupides tours de cratère que Marta leur imposait en guise de brimade. Il courait, courait, ses jambes pompant comme des pistons, jusqu’à ce que ses pensées douloureuses se brouillent et se dissolvent dans le poison de la fatigue. Un soir, il redescendit de la surface par le chemin habituel de sas et de postes d’habillage, et se traîna jusqu’à sa couchette. Il avait mal partout et envie de rien. Juste de dormir pour oublier les efforts de la journée. Mais les couchettes, autour de lui, étaient vides. Personne. Même pas Tili. Même Cohl n’était plus là. Pirius s’allongea et massa son épaule endolorie. Il tenta de scruter les ombres. Ses nouveaux yeux changeaient sa façon de voir le monde, même une scène aussi banale que celle-ci. Il voyait de nouvelles couleurs, auxquelles les cadets donnaient des noms comme violet vif et rouge sang. Et il distinguait de nouveaux détails. Il voyait le souffle chaud qui montait de sa propre bouche, les volutes de turbulence qui s’enroulaient, se déroulaient et s’étalaient avec langueur sur la couchette, au-dessus de lui. D’une beauté inutile. Où étaient-ils tous passés ? D’un autre côté, qu’est-ce qu’il en avait à fiche ? La curiosité fut la plus forte. Et puis il se sentait étrangement seul. Après tous ces mois passés dans cette baraque surpeuplée, il était accro à la cohue. Il descendit de sa couchette et alla, pieds nus, vers l’allée centrale de la chambrée. Il y avait moins de bruit que d’habitude. Il n’y avait presque personne dans le coin, les vantardises, les bagarres, les flirts et les coucheries dont la baraque était le théâtre étaient atténués. Puis il entendit une voix claire, qui parlait doucement, régulièrement. Il tourna à un coin et tomba sur une foule. Même Ça, Ça Passera était debout sur un casier retourné, les mains écartées, souriant. Devant lui, des troufions et des cadets, assis par terre ou vautrés les uns sur les autres sur les couchettes, entassés dans une intimité, une familiarité bon enfant. Ils étaient peut-être une cinquantaine, réunis autour de lui. Pirius s’assit en tailleur par terre, derrière eux. Les cadets se tortillèrent pour lui faire une place, mais il se retrouva quand même entouré de corps chauds collés à lui, de tous les côtés. Il jeta un coup d’œil autour de lui et vit Tili Trois et Cohl. Même Ça le remarqua, et l’accueillit d’un clin d’œil. Mais il ne ralentit pas son discours fluide. Il parlait de sa religion, de la foi des Amis. — L’entropie, dit-il. Voyez les choses sous cet angle : au départ, vous êtes une compagnie de cent. Une centaine à sortir d’une sinistre tranchée. Il en meurt dix tout de suite. Dix autres sont touchés et blessés. Il en reste quatre-vingts qui vont se ruer vers la tranchée suivante. Et ça recommence, il en tombe encore dix, dix autres sont blessés… Et ainsi de suite. C’est l’entropie, les gars, tout s’enlise lentement, les vies s’usent. Sans trêve ni relâche. Il se flanqua un coup de poing dans la paume de la main. — Mais l’entropie est partout. Du moment de notre naissance à celui de notre mort, notre vie dépend des machines. L’entropie agit sur elles aussi ; elles s’usent. Si nous nous contentions d’accepter ça, les machines qui produisent l’air, l’eau et la nourriture tomberaient en panne les unes après les autres, et nous mourrions en quelques jours. Mais nous ne l’acceptons pas. Tout s’use. Et alors ? On le répare. Dans les jeunes visages lisses des cadets, si semblables lorsqu’ils étaient ainsi massés, les yeux métallisés, brillants, ressemblaient à des bouquets de petites antennes tournées vers Même Ça. Le visage de Tili, encore jeune, était sapé par le chagrin. Et puis, alors qu’elle l’écoutait parler, Pirius vit ses rides s’estomper, son regard s’éclairer. Elle arrivait même à sourire de ses mauvaises astuces. Il disait peut-être beaucoup de conneries, mais c’étaient des conneries réconfortantes, plus réconfortantes que les paroles de Pirius ne le seraient jamais. Il se demandait malgré tout ce que Même Ça pouvait ressentir, intérieurement, alors qu’il absorbait la souffrance de ces enfants meurtris. Quoi qu’il en soit, c’était antidoctrinal. Même Ça parlait toujours : — Nous ne durerons pas aussi longtemps. Aucun de nous ne durera tout ce temps. Mais nos enfants survivront, et les enfants de nos enfants, une chaîne éternelle de sang et de force qui se poursuivra éternellement, jusqu’à la fin des temps. Et à la fin de l’éternité, à l’infinité temporelle, lorsque toutes les lignes temporelles de toutes les particules de toutes les étoiles de l’univers et de tous les gens qui ont jamais vécu, quand tout sera réuni, nos descendants retrouveront – non, ils deviendront – l’Observateur Ultime. L’observation ultime aura lieu, les dernières pensées prendront forme dans l’esprit ultime. Et tout sera apuré. Tout ça, fit-il en agitant la main, toutes nos souffrances et notre chagrin, tout ça passera – parce que ça n’aura jamais eu lieu. L’univers n’est qu’une machine récalcitrante. Vous savez tous réparer un purificateur d’air ou un biopack en panne. Eh bien, un jour, nous réparerons l’univers lui-même ! — Mais Michael Poole n’a pas attendu l’infinité temporelle, objecta Tili Trois. — Non, répondit Même Ça avec un sourire. Michael Poole est allé dans l’avenir. Il s’est sacrifié pour sauver ses enfants, nos enfants. Il est avec l’Observateur Ultime – il est, était, sera toujours… Les auditeurs posèrent d’autres questions, anodines pour la plupart. Puis Cohl lança une question plus abrupte : — Comment le savez-vous ? Sommes-nous censés accepter ça par pure foi ? Il en aurait fallu davantage pour désarçonner Même Ça. — Bien sûr que non. Le passé et l’avenir ne sont pas fixés ; l’histoire peut être changée – en réalité, elle change tout le temps. Tu le sais, Cohl. Tu as vécu une expérience qui a été éradiquée de la ligne temporelle. Alors tu sais que la contingence est réelle. Ce n’est pas faire un bien grand saut de la foi que d’imaginer qu’un jour quelqu’un effectuera un changement volontaire – un changement intelligent – et séchera toutes nos larmes. Cohl arborait une expression complexe. Elle conservait son masque de scepticisme. Mais Pirius réalisa, non sans surprise, qu’elle voulait y croire, elle, Cohl, la druzite ultraorthodoxe. Le bonhomme avait beau lui inspirer des soupçons, elle buvait ses paroles et semblait prête à accepter sa foi étrange et réconfortante. Une petite VieD&O dériva devant les yeux de Pirius : le visage du capitaine Marta. — Soldat, dans mon bureau ! Nous avons à parler. Avec un mélange de regret et de soulagement, Pirius s’éclipsa. Personne dans la petite congrégation ne sembla remarquer son départ. Le « bureau » de Marta n’avait rien de formidable. C’était une alcôve isolée de la chambrée par une cloison, et meublée en tout et pour tout d’une couchette et d’une table couverte d’infodesks entassés n’importe comment. Le seul luxe semblait être une machine à café. Dans un coin, une forêt de prises d’interfaces faisait comme un agglomérat de pustules sur une sorte de placard ou de cabine de douche. Pirius se demanda si ce matériel avait quelque chose à voir avec les blessures complexes de Marta. Elle lui fit signe de s’asseoir et prit place devant lui dans un bourdonnement mécanique. — Désolée de t’avoir tiré de la conférence de Quero, dit-elle en l’observant. Oh, tu peux baisser les sourcils, soldat. Évidemment que nous sommes au courant, pour Même Ça et son prosélytisme ! — Ses discours ont quelque chose de réconfortant, dit-il. — Évidemment. Et c’est pour ça qu’ils ont tellement de succès, j’imagine. Et c’est pour ça que nous fermons les yeux. Elle sirota son café, et Pirius vit que les parties métalliques de son visage se prolongeaient à travers ses lèvres jusqu’à son palais. — Nous les laissons dans leurs groupes d’encadrement, et même dans leurs familles si nécessaire, parce que ça leur donne une raison de se battre. Et le baratin de Même Ça sur la fin des temps est un réconfort, pour eux, quand ils tombent ou voient les autres tomber. Les idéologues qui nous gouvernent sont contre, bien sûr, mais ici, nous avons une guerre à livrer. Pirius se demandait comment exprimer ses propres doutes au sujet de Même Ça, ou s’il devait seulement le faire. — Je n’apprécie pas Même Ça, tenta-t-il. Il vit sa vie. Au combat, il se bat aussi courageusement que n’importe qui… — Plus que n’importe qui, rectifia laconiquement Marta. — Et il n’a pas peur d’être ostracisé pour sa foi. Mais il y a des moments où il paraît… faible. Marta l’examina. — Il a des profondeurs. Et un passé qu’il n’est apparemment pas préparé à partager avec toi ; mais tu veux que je te dise ? Je m’en fous. S’il prend un mauvais coup, demain, toute sa complexité émotionnelle disparaîtra avec lui. Entre-temps, il peut penser ce qu’il veut, éprouver ce qu’il veut, tant qu’il fait bien son boulot. Et tant que nos soldats se battent, qu’est-ce que ça peut faire, ce qu’ils ont dans la tête ? Pirius ne répondit pas. — Ne me juge pas, soldat, dit Marta plus lourdement. — Vous nous méprisez, chef, et ça me pose un problème. Elle hocha la tête, apparemment pas offensée. — Ce n’est pas du mépris. Mais je dois vous gérer de la naissance à la mort, et vous envoyer à la guerre. Non, ce n’est pas du mépris. De la distance, plutôt. C’est la nature du commandement. — Si vous êtes tellement tolérante à propos des Amis, pourquoi avez-vous mené la vie si dure à Tuta quand nous sommes arrivés ici ? — Tuta… Oh, Espoir Tenace ! Ça n’a rien à voir avec la religion, tu dois bien t’en rendre compte. J’essayais juste de faire rentrer un cadet dans le moule. C’est mon boulot, conclut-elle d’un ton neutre. Alors, Pirius, que penses-tu des opérations sur le Roc Usine ? — C’était vraiment foireux, dit-il avec véhémence. — C’est ce que tu penses ? — Et comment ! Le tir de couverture était mal calculé et l’objectif inatteignable. Nos lignes ont cédé avant même que nous ne quittions la tranchée. Nos flancs étaient exposés et nous avons marché droit vers le feu. Nous n’avions pas une chance. — Je vois que tu es un perfectionniste, dit-elle sèchement. Il y a toujours des erreurs à la guerre. Mais tout ce qui compte c’est que nous avons gagné, malgré les erreurs. Nous avons repris le Roc Usine. Il faut voir le bon côté des choses. — Le bon côté des choses, chef ?! J’ai été le seul survivant de deux pelotons à arriver à cette usine de monopoles ! — Peu importe combien il en tombe tant qu’il y en a un qui y arrive. C’est ce que je vous ai dit, au briefing. Nous intégrons les pertes. Elles étaient peut-être un peu trop élevées, cette fois, mais la plupart des victimes étaient des bleus. La Coalition n’avait pas beaucoup investi sur eux. Ils n’avaient pas coûté cher. Évidemment, personne n’aurait réussi à passer, et il en serait encore moins revenu sans toi, Pirius, et la façon dont tu as pris l’initiative. — Je m’efforçais seulement de rester en vie. — Crois-moi, rien que ça, c’est au-dessus des moyens de la plupart de tes camarades sur le Front. — Chef… — Parle-moi des Tilis. Que penses-tu de ce qui leur est arrivé ? Il s’efforça de trouver les mots justes. — J’étais proche de mes équipages, dans les greenships. C’est indispensable quand on travaille ensemble. Mais cette fois… — Cette fois, tu ne volais pas dans le confort aseptisé d’un greenship. Tu étais dans le sang et la merde, au milieu de la mort. — J’ai vu mourir ses sœurs ; j’ai vu le chagrin de Tili Trois. Et ça ne valait pas le coup. Même si la victoire en dépendait. La Galaxie ne vaut pas ça. — Une vie à payer, ce serait déjà un prix trop élevé, selon toi… Elle sembla réprimer un soupir. — Et donc tu ne veux pas m’entendre parler du coût de la formation d’un troufion. Pour toi, en ce moment, le problème n’est pas économique, hein, Pirius ? Le fait qu’il s’agisse d’un individu sur un trillion n’enlève rien à la valeur de tes proches. La guerre ne marche pas sur cette échelle. — C’est votre avis ? dit-il d’un ton hésitant. — Non. Mais je sais ce que toi tu ressens. C’est une étape qu’il faut que tu surmontes, soldat, dit-elle en le regardant droit dans les yeux. — Je n’ai pas envie de ressentir ça, chef, dit-il. — Étonnant… Si tu es assez futé pour assumer des responsabilités, tu dois être assez futé pour comprendre la situation, et les choix que nous devons faire. Il réfléchit à la question. — Des responsabilités ? Chef, est-ce que vous me proposez une sorte de commandement ? — Tu as fait tes preuves sur ce roc, soldat. Tu n’es qu’un renégat et tes états de service sont une tartine de merde. Tu restes dans l’Intendance. Mais tu pourrais passer caporal. — Je refuse, répondit-il aussitôt. — Ce que tu veux ou non n’a que peu d’importance. De toute façon, c’est théorique. — Comment ça ? Il n’arrivait pas à la suivre. — Quelqu’un t’a fait demander. Je pense que tu as déjà rencontré le commissaire Nilis ? 26 Plus qu’une minute. Torec se tortilla dans son siège, essayant de trouver une position confortable entre les caisses de matériel qui avaient été boulonnées dans la minuscule cabine du greenship. Le capitaine Darc avait bien dit qu’il n’aimait pas les comptes à rebours. Le poste de pilotage de Torec, comme tout sur Enceladus, grouillait d’afficheurs, de contrôleurs de tests et d’horloges qui affichaient le décompte, et on ne pouvait y échapper d’aucune manière. Inutile de faire du mélo, disait Darc. Mais Torec avait toujours eu une pendule dans le ventre, et elle ne pouvait empêcher la voix qu’elle avait dans la tête d’égrener les secondes avec une précision surnaturelle : cinquante-cinq, cinquante-quatre, cinquante-trois… C’était le premier test complet, à grande échelle, d’un vaisseau modifié, intégrant les nouvelles technologies du projet Premier Radiant. Et au fil des secondes, sa tension allait croissant. Elle regardait, vers l’avant, dériver la masse floue de Saturne. Enceladus était un pâle croissant sur tribord. L’espace, autour d’elle, un foisonnement d’étincelles : celles des drones d’observation et des vaisseaux pilotés par les êtres humains désignés pour monitorer ce dernier test. C’était étrange de penser que parmi les équipages de l’Aéro, les officiers d’état-major et les scientifiques qui les observaient, il y avait un Fantôme d’Argent. Et, plus sinistrement, que quelque part là-dedans des vaisseaux de sauvetage attendaient de les extirper d’une épave, son équipage et elle. Droit devant elle, en ombre chinoise sur la face de Saturne, se profilait une aile delta noire comme la nuit : le nightfighter xeelee capturé par Pirius Bleu et traîné là, vers le cœur du système solaire. Le nightfighter planait sombrement, noir sur le fond noir, mettant tout le monde mal à l’aise. Le plan était de le renvoyer brièvement à son fonctionnement autonome : il était le sparring partner de Torec dans cet essai en vol. Le bestiau était évidemment désarmé, toutes ses fonctions bardées de coupe-circuits et d’interrupteurs de sécurité, et il était entouré par une armada de vaisseaux de l’Aéro. Ils ne pouvaient pas faire autrement ; c’était le seul moyen de simuler de façon réaliste des conditions de combat authentiques. De toute façon, quoi que le Xeelee puisse faire, ça n’aurait aucune importance si Torec se plantait. Si tout se passait bien, des vaisseaux de ce genre pourraient un jour voguer triomphalement contre le Premier Radiant même. Mais pour le moment, ce greenship qui en avait vu de toutes les couleurs était bien déglingué. C’était un appareil de conception standard, avec son fuselage central robuste et ses trois bras supportant les bulles où se trouvait l’équipage. Une configuration gracieuse, figée depuis des siècles, et scrupuleusement respectée depuis lors par la Guilde des Ingénieurs, la plus puissante des agences techniques de la Coalition. Mais les lignes nettes de ce vaisseau étaient déparées par des modules additionnels, ajoutés dans une urgence telle qu’ils n’avaient même pas été peints. Il s’agissait de prototypes, évidemment. Le BTF avait été considérablement miniaturisé depuis les premiers exemplaires expérimentés sur la Lune, mais le module était toujours une grande cosse ovoïde qui donnait au greenship l’allure d’un insecte sur le point de pondre un œuf. La coque exhibait même des cicatrices à l’endroit où le BTF avait explosé, lors d’un essai statique, deux de ses drones SPL internes ayant dévié de leur trajectoire pour entrer en collision. Et ses instruments virtuels aussi étaient hérissés de verrues, d’afficheurs additionnels et de boîtiers supplémentaires : un générateur inertiel improvisé de bric et de broc, et le mécanisme destiné au téléguidage du capot gravastar proprement dit. Tout le matos avait été entassé dans la bulle, laissant à peine la place pour le pilote. Et l’ensemble était programmé de façon rudimentaire, très instable. Ce n’était pas rassurant. Quarante et un, quarante… Au moins, les membres de son équipage, enfermés dans leurs bulles, avaient l’air assez calmes. C’étaient deux vétérans de l’Aéro, près de deux fois plus âgés qu’elle. Emet, le navigateur, était un grand gaillard hautain qui n’était jamais sorti du système solaire. L’ingénieur, Brea, était d’un abord plus facile. Elle avait pris part aux manœuvres d’évacuation d’un amas de garennes coalescentes : des mondes humains dégénérés, des reliques de la Seconde Expansion dans l’un des amas de halos de la Galaxie. Brea et Emet nourrissaient des arrière-pensées à l’égard de Torec, cette gamine sous les ordres de qui on les avait placés. Mais ils fonctionnaient bien, tous les trois, en tant qu’équipage, et à force de surmonter les déboires des faux départs, des interruptions et des échecs du programme d’essai, Torec pensait qu’ils avaient appris à se respecter mutuellement. En réalité, Brea lui avait même demandé de partager sa couchette dans leur dortoir d’Enceladus, la nuit précédente. Torec était plutôt hétéro, et Pirius lui manquait, mais elle avait accepté, par politesse. Dix, neuf… Elle reporta son attention sur ses instruments. Pour une fois, tous les voyants étaient au vert, la couleur qui indiquait, depuis l’Antiquité, qu’on pouvait y aller. Elle entendait les échanges sur son circuit radio, un millier de voix qui bavardaient. Elle inspira profondément, comme on l’y avait entraînée, et se laissa envahir par l’adrénaline : elle était bien réveillée, et pleinement consciente de l’endroit où elle était, de qui elle était, et de ce qu’elle s’apprêtait à faire. Cinq, quatre… Un dernier coup d’œil à son équipage, un signe de la main de Brea. La propulsion infraluminique chauffait, et malgré sa protection inertielle surgonflée, elle sentait comme une lente et profonde vibration : les puissantes énergies s’accumulaient dans les générateurs du capot gravastar. Un. La propulsion infraluminique lui balança un coup de pied au bas de la colonne vertébrale, et le vaisseau fit un bond en avant. Elle s’écria : — Go ! Go ! Les vaisseaux voisins se brouillèrent, se changeant en raies lumineuses qui explosaient devant son champ de vision et fuyaient. Droit devant, Saturne grossissait de seconde en seconde. Et au centre de son champ de vision, telle une araignée au cœur de sa toile, le Xeelee l’attendait. — Infraluminique nominale ! aboya Emet. Peut-être, pensa Torec, mais elle sentait à quel point le vaisseau surchargé était mollasson, et son équilibre médiocre. — Grav enclenchée ! annonça l’ingénieur Brea. Dans dix, neuf… Des lumières rouges flamboyaient à la limite de son champ de vision – trop d’informations pour les absorber dans les détails –, de mauvaises nouvelles qu’elle ne voulait pas connaître. — Trois, deux ! appela Brea. Prêts pour la grav ? Elle ignora les signaux d’alarme. — Allez, go ! — Zéro ! Malgré la coupure de la propulsion infraluminique, l’accélération du vaisseau s’accrut. Saturne devint floue et se changea en stries, comme si l’image avait été touillée avec une cuillère. Le capot grav fonctionnait. Le brouillage de la vue vers l’avant trahissait sa présence : la lumière était déviée par l’onde spatio-temporelle accumulée devant elle. C’était une pensée merveilleuse, remarquable ; un nouvel univers s’ouvrait vraiment devant elle, un univers projeté à partir des cosses et des modules inélégants greffés sur son vaisseau, et dont l’expansion attirait l’appareil à lui. Soudain, une lumière plus dure brilla, comme à travers la brume. Il se forma rapidement un disque aveuglant, de deux, trois, quatre fois la taille apparente de Saturne. C’était l’onde de choc, l’endroit où l’onde spatio-temporelle se disloquait. La lumière provenait de la chute de matière vers ce front, l’énergie-masse perdue en cet instant. Le brouhaha de voix se tut. Elle n’entendait plus que son équipage, et son propre souffle rauque dans sa gorge. — Onde de choc formée ! hurla Brea. Emet poussa un ululement victorieux. À cet instant, Torec était seule avec son équipage dans une bulle d’espace-temps arrachée au cosmos – ils étaient tous les trois isolés dans un univers qu’ils avaient fabriqué. Mais ils n’avaient pas encore gagné. — Elle est stable ? Pas de réponse. — Ingénieur, elle est stable ? — Négatif, répondit tristement Brea. Il y eut un dernier moment de calme. Puis le disque s’enfla, se raréfia et devint un maillage blanc-bleu… qui éclata. L’onde de choc heurta le greenship, qui tomba comme une pierre. C’était un pouls palpitant d’énergie gravitationnelle aveuglante condensé en radiations à haute énergie et en une grêle de particules. Le vaisseau fut instantanément disloqué. La bulle de Torec fut arrachée et projetée au loin. En tournoyant, elle vit la coque écrasée comme un jouet, les modules greffés dessus s’en détacher et dériver librement, les trois bras réduits à des moignons tronqués. Elle ne voyait plus son équipage. Le nightfighter glissa en douceur sur le site du désastre et projeta, comme par jeu, un rayon gris rosé dans le nuage qui se dissipait – un marqueur inoffensif, mais dont le symbolisme ne fut pas perdu pour Torec. Puis sa bulle s’emplit de choc-mousse, qui figea ses membres et l’immobilisa. Elle était prisonnière des ténèbres. L’infirmerie d’Enceladus ressemblait à toutes les infirmeries de l’Aéro, d’un bout à l’autre du cosmos. Elles remplissaient leur fonction, on s’y faisait rafistoler, mais c’étaient des endroits froids, nus et peu confortables, où il ne fallait pas espérer se faire dorloter par un personnel souriant. Torec avait hâte d’en sortir, mais les os de son bras cassé ne seraient pas consolidés avant encore une journée. Emet, son navigateur, était déjà parti. Il s’en était tiré avec une égratignure, et dès qu’on l’avait libéré, il avait demandé à être détaché ailleurs, sur une autre mission. Brea n’avait pas survécu à l’explosion. Au bout de six heures, Darc et Nilis étaient venus rendre visite à Torec. Pirius était encore sur Vénus. Nilis lui dit qu’il l’avait tenu au courant des événements. Une VieD&O des derniers moments de l’essai tournait en boucle au-dessus du lit de Torec. Et elle ne pouvait faire autrement que de regarder sa propre bulle, à l’intérieur rendu laiteux par la mousse, jaillir du nuage de débris en expansion qui avait été un greenship. — Regardez ce Xeelee, grommela Darc. Vous savez, commissaire, pour un peu on dirait qu’il est vivant. Son mépris est ostensible. Nilis faisait les cent pas, pieds nus. Il était tendu à bloc et extrêmement déprimé par les événements. — Oh, mes aïe-yeux, mes aïe-yeux… C’était tout ce qu’il semblait capable de dire. Torec réprima un soupir. — Monsieur, Brea est morte en faisant son devoir. — Mais, sans moi, elle n’aurait jamais affronté ce danger. — Commissaire, avec tout le respect que je vous dois, c’est une pure connerie, tempêta Darc. Brea était un soldat. Les soldats meurent en affrontant le danger, comme vous dites. C’est une question de statistiques ; c’est comme ça qu’il faut voir les choses. Nilis se tourna vers lui, les yeux bordés de rouge, manifestement hors de lui. — Et c’est censé me réconforter ? — Si c’est de réconfort que vous avez besoin, dites-vous qu’elle est morte en faisant son devoir, répéta platement Darc sans changer d’expression. Nilis renifla et se remit à tourner en rond. — Eh bien, si nous n’arrivons pas à achever le programme de tests, elle sera morte pour rien. — Vous ne m’aurez pas comme ça, commissaire ! s’esclaffa Darc. Je ne suis pas convaincu qu’il soit justifié de continuer à jeter l’argent par les fenêtres, à perdre notre temps, sans parler du gâchis de vies humaines, sur ce programme. Rien, aucun indice, ne prouve que vous vous rapprochez de la solution des problèmes d’instabilité du capot grav. Torec savait que la situation était délicate. Darc n’avait qu’un pouvoir de nuisance. Il ne pouvait approuver de sa propre initiative la poursuite du programme de tests – mais il pouvait le faire stopper. Et elle craignait qu’après cet échec, qui l’embarrassait autant que tout le monde, il n’use de ce pouvoir. — Nous avons encore un autre vaisseau, dit vivement Torec. Il est déjà en cours de préparation. — Ça, enseigne, ce n’est pas un argument, rétorqua Darc. Vous savez bien que pour empêcher les ingénieurs de travailler sur leurs moteurs, il faudrait leur taper dessus. Ça ne veut pas dire que je suis d’accord pour la poursuite des essais. Nilis se renfrogna. — Capitaine, vous ne pouvez pas nous faire arrêter après un seul essai ! Ce serait d’une irresponsabilité criminelle ! Darc resta parfaitement immobile dans son fauteuil. Pas un muscle de son visage ne bougea. Mais c’est d’un ton menaçant qu’il répondit : — Je sais que vous êtes stressé. Mais je ne vous laisserai pas dire ça. On me presse d’interrompre ce programme depuis l’arrivée des premiers – et mauvais – résultats. En réalité, commissaire, je vous soutiens, vous êtes mon champion, et si vous êtes encore en vie, c’est grâce à moi ! Nilis n’était pas intimidé. — Ah oui, vraiment ? C’est ma promotion que vous faites, capitaine, ou la vôtre ? J’ai plutôt l’impression que vous cherchez les bénéfices que vous pourrez retirer du projet, tout en couvrant vos arrières, dans la grande tradition de l’Aéro ! Torec vit les mains de Darc se crisper sur les bras de son fauteuil, ses jointures blanchir. À son soulagement, avant qu’ils n’en viennent aux poings, un carillon sur deux notes se fit entendre, et une petite fenêtre virtuelle s’ouvrit devant elle, révélant une sphère brillante. — J’ai un visiteur, dit-elle, bouche bée. En voyant l’image du Fantôme, Darc montra les dents. — Renvoyez-le. Je ne veux pas de cette monstruosité dans un bâtiment de l’Aéro. Ça suffit, se dit Torec. — Avec tout le respect que je vous dois, monsieur, c’est mon visiteur. Pas le vôtre. Darc la foudroya du regard, mais il savait qu’elle avait raison ; selon l’antique tradition de l’Aéro, les patients de l’infirmerie avaient quelques privilèges temporaires. Mais il agita la main devant la VieD&O du test, dispersant l’image, comme si, se dit Torec, les Fantômes d’Argent affectés au projet n’y avaient pas assisté en chair et en os, si l’on pouvait dire. La masse du Fantôme passa péniblement par la porte et plana à côté du lit de Torec, massif, dérivant légèrement, l’éclairage blafard de la pièce arrachant des reflets à sa peau. Torec frémit, comme si l’immense masse du Fantôme aspirait la chaleur de l’air. Elle remonta un peu sa médicape sous son menton, et la couverture semi-sensible se referma plus étroitement autour d’elle. Un Fantôme d’Agent, venu la voir, elle, dans un hôpital de l’Aéro… La curiosité proverbiale de Nilis l’emporta. Il se dressa devant le Fantôme, les mains sur les hanches, ses yeux larmoyants brillants d’intérêt. — Alors ? dit-il. Il leva sa main tachetée de brun, comme pour caresser la surface du Fantôme, puis se ravisa, la retira et ferma le poing. — Lequel êtes-vous ? — Je suis celui que vous appelez l’Ambassadeur de la Bonde de Chaleur, répondit le Fantôme d’une voix de contralto, qui parut à la fois fraîche et artificielle dans cette petite infirmerie. Nous nous sommes rencontrés sur Pluton. — Mais oui, bien sûr. J’aurais dû deviner que c’était vous. Mais comment puis-je savoir si vous ne mentez pas, et si vous n’êtes pas un autre Fantôme ? Ha ! Le Fantôme ne répondit pas. Darc, immobile comme une statue, était tout aussi indéchiffrable. Nilis poursuivit : — Et qu’est-ce que vous faites ici ? — Il est venu me voir, commissaire, intervint gentiment Torec. Nilis se fendit d’une courbette ironique. Torec prit son courage à deux mains et se tourna vers le Fantôme. Elle voyait son reflet à sa surface, une image déformée de sa tête et de ses épaules, les mains crispées sur la médicape. — C’est peut-être ce qu’il y a de si terrifiant chez vous, dit-elle tout haut. — Je ne comprends pas, dit le Fantôme. — Chaque fois que je regarde un Fantôme, je me vois. Le Fantôme roula doucement, les petites imperfections de sa surface trahissant ses mouvements. — L’identité est un concept complexe qu’il n’est pas très facile de traduire, d’une culture à l’autre. — Pourquoi êtes-vous venu me voir, Ambassadeur de la Bonde de Chaleur ? demanda Torec. — Parce que votre projet est en train de capoter, répondit-il. Nilis hocha la tête. — Oui, oui. Nous nous battons contre l’instabilité de votre capot gravastar, nous ne pouvons pas dire le contraire. — Et c’est un défaut fondamental, renifla Darc. La solution à symétrie sphérique des équations – une gravastar complexe, une coque entourant un univers de poche en forme de balle – devrait être stable. Votre solution moitié-moitié, une calotte sphérique précédant un univers de poche en phase avec le nôtre à l’asymptote, est complète du point de vue analytique, mais instable. Ses lèvres fines esquissèrent un sourire. — Oh, remettez-vous, commissaire. Même les troufions de l’Aéro font un peu de maths. Le problème est simple : l’instabilité. Votre pilote tient une perche de dix mètres en équilibre dans sa main ; il peut courir aussi vite qu’il veut, tôt ou tard il finira par tomber. — Nous avons la solution, dit le Fantôme. Nilis et Darc se tournèrent vers lui, surpris. — C’est donc pour ça que vous êtes venu, dit Torec en souriant. Vous ne vous inquiétiez pas de ma santé. Le Fantôme sembla réfléchir à ses paroles. — Sans rancune. — Aurais-je entendu un Fantôme d’Argent faire de l’humour ? demanda Nilis, le bec ouvert. — Vous dites que vous avez une solution, coupa Darc d’un ton morne. Exposez-la-nous. L’Ambassadeur roula, et des images virtuelles défilèrent dans le vide. Torec reconnut une carte de l’espace de phase d’un système. Un diagramme des états possibles du capot gravastar. On aurait dit une coupe d’un paysage mamelonné, avec des vallées, des monts et des plaines, souligné de courbes qui détouraient des zones de chaos et de stabilité, et des pôles d’attraction. — Le truc, dit le Fantôme, consiste non à combattre l’instabilité, mais à l’utiliser. Vous vous efforcez d’émuler la stabilité de l’attracteur le plus fort, qui est la solution à symétrie sphérique, ici… Un point rouge, lumineux, se mit à clignoter sur la carte. — De cette façon, vous permettez au capot de se former à des vitesses faibles, ou même quand le projecteur est stationnaire. Mais l’équilibre obtenu est instable. Et quand vous essayez de le piloter, la moindre instabilité rompt la solution. Votre enfant trébuche sur un gravier en courant, capitaine, et il laisse tomber sa perche. — Vous avez dû passer beaucoup de temps à étudier les idiomes humains ! s’esclaffa Nilis. — Nous n’avons pas grand-chose à faire, répondit le Fantôme. — Alors, gronda Darc, que proposez-vous ? — Il vaudrait mieux faire fonctionner le projecteur lorsqu’il atteint une vitesse voisine de celle de la lumière. Nilis fronça les sourcils et s’approcha de l’image. — Mais ça nous amènerait à proximité de cette région, dit-il en enfonçant le doigt à la frontière complexe entre l’ordre et le chaos. Le capot serait au mieux métastable. — Mais les solutions à cet endroit de l’espace de phase, à la limite du chaos, seraient accessibles à de petits ajustements. — Ah, acquiesça Nilis. Et le capot, réagissant de façon plus réceptive, serait d’autant plus maniable… Ça nous permettrait de contrôler les instabilités avant une rupture catastrophique. Darc n’avait pas l’air heureux. — Avec quelle rapidité devrions-nous réagir ? Il suscita une VieD&O de son cru, procéda à quelques rapides calculs. — Là, dit-il d’un ton triomphant. Regardez ! Votre capot métastable claquera comme un drap dans le vent. Nous n’aurions aucun moyen de réagir assez vite pour y répondre. — Bien sûr que si, objecta l’Ambassadeur. Vous disposez, à bord de votre vaisseau, de traitements aléatoires à grande vitesse. Votre processeur de boucle temporelle fermée… Darc se leva d’un bond, les poings crispés, et se rua sur le Fantôme. — C’est ça, le jeu ? Comment êtes-vous au courant ? Si vous croyez que je vais vous laisser approcher de la technologie BTF… — Capitaine, je vous en prie ! intervint Nilis. Nous nous contentons d’envisager des possibilités. Darc fixait le Fantôme d’un œil noir. — Pourquoi feriez-vous ça ? Les êtres humains ont détruit votre espèce. Pourquoi aideriez-vous vos conquérants ? — Par curiosité, répondit le Fantôme. — Et c’est tout ? insista lourdement Darc. — Absolument tout. Vous nous avez recréés sur un coup de tête. Vous pourriez nous détruire par caprice. Nous avons perdu espoir. Darc étrécit les paupières d’un air suspicieux, mais ne répondit pas. — Évidemment, reprit Nilis d’un ton méditatif, ça simplifierait bien le concept général… Mais vous n’avez pas l’air heureuse, enseigne. — Je suis une pilote, monsieur, répondit Torec. Les pilotes n’aiment pas lâcher les commandes. — Hmm. Ça, je vous comprends. D’autant qu’un système de commande actif de ce genre ne serait pas sans danger. Autant vous lancer au combat derrière un système intrinsèquement instable. Si le BTF capotait, vous mourriez instantanément. — Tout le monde meurt un jour, commissaire. Au grand embarras de Torec, les yeux de Nilis s’emplirent de larmes. — Léthé ! Quel courage, quelle abnégation… Je regrette ! Je ne m’y ferai jamais. — Vous avez encore un appareil expérimental, dit le Fantôme. — Encore une chance, reprit Nilis. Les modifications seraient simples, dit-il en regardant Darc. Qui soutint son regard pendant un moment, puis choisit de rendre les armes : — D’accord. Que Léthé emporte ce projet condamné d’avance ! Mais qu’allons-nous faire pour l’équipage ? Torec se redressa tant bien que mal. — Je suis prête à faire un nouvel essai, monsieur. — Je n’en attendais pas moins de vous, dit Nilis. Nous devons réussir cet essai crucial. Je dirais que les compagnons d’équipage idéaux pour cette enseigne sont dans cette pièce. Darc le regarda, puis regarda le Fantôme, qui roulait toujours en silence. — Vous voulez rire, sans doute ? Il n’en avait pas l’air. 27 — L’Amas Stellaire Central, disait Nilis. C’est bien comme ça que vous l’appelez, n’est-ce pas ? L’Amas… Quel nom trivial pour un endroit où on peut trouver dix millions d’étoiles dans un espace de quelques années-lumière, alors que dans les parages de Sol, dans un volume comparable, on n’en trouverait guère plus d’une ! Quelle merveille que nous autres, faibles humains, soyons allés si loin ! Il avait appelé Pirius Bleu dans le petit appartement qui lui avait été attribué dans le Pays des Officiers de Quint. Le visage radieux, sa longue robe élimée, plus froissée que jamais, il rebondissait dans la pièce en disposant ses infodesks sur la table basse. Il était exactement conforme au souvenir qu’il avait laissé à Pirius, lors du procès, sauf qu’il avait l’air plus vieux, et encore moins soigné de sa personne si possible. Mais le commissaire n’était pas préparé au nouveau reflet qui brillait dans les yeux de Pirius. Au premier coup d’œil, il avait eu un mouvement de recul assez comique. Ce n’était pas le vrai commissaire, évidemment. Il était trop pris par son mystérieux projet dans le système de Sol pour faire en personne tout le chemin jusqu’au centre de la Galaxie. Ce n’était qu’une VieD&O. Il se démenait toujours afin d’obtenir un soutien politique pour ses projets. Il dit à Pirius qu’il s’était introduit dans la base de Quint sous un prétexte. Il avait réussi à persuader ses patrons de la Commission pour la Vérité historique qu’il était temps que quelqu’un jette un regard neuf sur les religions déviantes qui proliféraient à cet endroit, dans le Noyau. Mais son vrai but n’était pas de cuisiner Même Ça, Ça Passera sur la nature de l’Observateur Ultime. — Je voudrais que ce soit bien clair, dit Pirius. Monsieur, ajouta-t-il. — Passons, passons, fit Nilis en écartant cette dernière intervention d’un geste agacé. Nous nous connaissons trop bien pour ces formalités. Sauf qu’il parlait d’un autre Pirius, se dit Pirius Bleu. — Vous voulez envoyer une mission d’exploration au-delà du Front – dans la Cavité… Vous voulez voler dans Chandra même. — Ou du moins aussi près que possible, en effet. Nilis parla très vite du projet qu’il mettait au point dans l’orbite solitaire de Sol – aidé, en partie, par le jeune alter ego de Pirius, Pirius Rouge, son jumeau SPL. En réalité, c’était la première fois que Pirius Bleu entendait parler de tout cela, et il était sidéré par l’envergure et l’ambition du projet Premier Radiant. — Mais si nous voulons que notre frappe ait une chance de succès, nous devons en apprendre davantage sur Chandra même, dit Nilis. Or après trois mille ans de guerre, ici, au cœur de la Galaxie, nous en savons encore affreusement peu. Et c’était là, dit-il, que Pirius Bleu intervenait. — Vous voulez que je sois le pilote de la mission. — Pour la définir, l’envisager, choisir un équipage… Oui ! vous en serez le commandant, Pirius Bleu. Ce sera un vol historique. — Historique ? Suicidaire, oui ! — Suicidaire ? releva gravement Nilis. Pas forcément. Il y a beaucoup de mythes autour de cette guerre. Nous sommes bloqués dans des schémas de pensée, des méthodes de combat. Au bout de trois mille ans de stase, nous avons réussi à nous convaincre qu’il était imprudent, et même suicidaire, comme vous dites, de porter la guerre sur le terrain des Xeelees. Mais nous ne parlons que d’une mission de repérage ! Et qu’est-ce qui vous dit que ce serait suicidaire ? Pirius Bleu, vous savez depuis combien de temps on n’a pas envisagé une mission de ce genre ? J’ai eu beau chercher dans tous les sens, je n’ai pas réussi à en trouver une seule. Ça fait un sacré bout de temps, en vérité ! Et pourtant, ces informations seraient d’une valeur inestimable. Mais tout le monde sait que c’est impossible. Et je commence à me dire qu’il y a beaucoup de gens, en haut lieu, qui ont intérêt à ce que la guerre ne prenne jamais fin… — Monsieur… — Laissez tomber. De toute façon, en tant que capitaine, votre devoir consisterait à vous débrouiller pour revenir vivant de la mission, n’est-ce pas ? Pirius était en plein doute. Tout ce que lui disait Nilis paraissait raisonnable, et excitant. Mais ça entrait aussi en conflit avec sa formation, avec tout ce qu’on lui avait appris au cours de son entraînement. — Écoutez, répondit Nilis, un peu exaspéré, je ne vous forcerai pas à y aller. Oui, il est évident que c’est une mission dangereuse ; oui, il se pourrait que vous n’en reveniez pas – et oui, je vous demande d’avoir foi en moi, le gros vieil imbécile de Terrien que je suis. Mais la mission est tout simplement d’une nécessité vitale. Nous devons en savoir davantage. Il regarda Pirius avec une sorte d’avidité nostalgique. — Oh, Pirius, c’est une rencontre tellement bizarre ! J’ai l’impression de si bien vous connaître ! Je vous vois, là – la façon dont vous inclinez la tête en parlant, votre gravité, votre culte du devoir, même la façon dont la lumière joue dans vos yeux. Vous m’êtes tellement familier. Et pourtant, c’est Pirius Rouge que j’ai appris à connaître, et vous, vous ne me connaissez pas du tout, en dehors de votre brève rencontre avec un vieux fou bredouillant lors de votre procès ! C’est tellement, tellement bizarre. Il y a des moments où je pense qu’en nous précipitant d’un bout à l’autre de la Galaxie plus vite que la lumière, nous poussons notre humanité à la limite. Pirius perçut tout à coup un nouvel élément de sa relation avec le commissaire – ou du moins de celle de son jumeau SPL. Ce vieil homme l’aimait bien, se dit-il avec une horreur frémissante. Son jumeau importun, Pirius Rouge, avait permis à ce vieillard ridicule de nouer une sorte de lien sentimental avec lui. Rien de sexuel, assurément. Mais il savait que Nilis avait un « contexte familial ». Alors peut-être était-ce ce qu’un père pouvait éprouver pour un fils, un oncle pour un neveu, ou un autre lien atavique, malsain, de ce genre ? Quel bordel, se dit-il. La VieD&O de Nilis était d’une qualité supérieure. Dans leur jargon, c’était un avatar. Le rôle de l’avatar était de vivre ce chapitre de la vie de Nilis, aussi intensément que possible, pour le compte de l’original. L’avatar était une copie complètement pensante, sensible, du vrai Nilis, qui possédait l’intégralité de ses souvenirs jusqu’au moment où sa copie avait été générée. Ici, dans la base de Quint, le Nilis virtuel ne pouvait toucher à rien, évidemment ; les infodesks en tas sur la table étaient aussi artificiels que lui. Mais pendant qu’il était là, pour l’authenticité de l’expérience, il devrait se plier à la routine humaine. Il mangerait sa nourriture virtuelle, il dormirait, il éliminerait ses déchets non réels. Il pouvait même sentir les odeurs, disait-il, et il déclara que la base de Quint « puait le chou bouilli ». Et quand il aurait achevé sa tâche, ses enregistrements seraient renvoyés sur Terre, où ils seraient intégrés aux souvenirs de Nilis. En attendant, celui-ci voulait remporter chez lui une expérience aussi riche que possible, pour mieux appuyer la prise de décision à venir. Mais il aurait toujours l’étrange sentiment d’avoir vécu deux fois ces dix jours, une fois dans son jardin, sur Terre, et une fois ici, dans le cœur foisonnant de la Galaxie. Pirius essaya de se concentrer sur la mission. Son intérêt ne lui échappait pas. — Mais… pourquoi moi ? Je n’ai plus piloté depuis le magnétar. — Parce que je vous connais, répondit Nilis, ses grands yeux liquides fixés sur Pirius. Parce que nous avons déjà fait la preuve que nous faisions un bon tandem, tous les deux. — Vous voulez parler de mon jumeau. — Mais votre jumeau, c’est vous – il a toutes vos qualités, tout votre potentiel –, à ceci près que chez vous ce potentiel a commencé à se réaliser. Et d’ailleurs, dit-il avec une honnêteté désarmante, combien de pilotes du Front est-ce que je connais vraiment ? Oh, allons, Pirius ! Vous savez, au fond de vous, que je suis galvanisé par la curiosité. Il se peut que nous effleurions un mystère scientifique profond, ici, quelque chose qui pourrait nous en apprendre long sur la nature de notre univers, et notre place dedans. Pirius aurait eu mauvaise grâce à le contredire. Mais l’idée de partir d’ici, d’abandonner Tili Trois, Même Ça et les autres, le mettait profondément mal à l’aise. Il se sentait déjà coupable d’avoir survécu sur le Roc Usine, où tant de ses compagnons étaient tombés ; comment pourrait-il justifier le fait de les abandonner, maintenant ? Nilis se pencha en avant comme pour toucher l’épaule de Pirius, et se rappela que c’était impossible. — Pirius, vous hésitez, je ne sais pas pourquoi. Vous n’avez rien à espérer, ici ! Tous ces drones qui passent leur vie à creuser, creuser, creuser… Vous êtes fait pour autre chose, pilote, pour un meilleur destin ! — Et chacun de ces drones, dit Pirius en se levant, vaut mieux que vous, commissaire. Il quitta la pièce. Pirius Bleu en discuta avec Cohl. — Tout ce projet est dingue, dit-il. En trois mille ans, il y avait évidemment eu beaucoup de missions d’exploration à l’intérieur du Front, et dans la Cavité, dans les profondeurs du nid. Tous les pilotes savaient que cet endroit complexe, bourré de merveilles stellaires – et où se trouvait concentrée la plus forte puissance de feu de la Galaxie –, était un piège mortel. — Autant nous suicider tout de suite. — Nous… ? — Si je dois faire ça, dit-il avec un soupir, je veux que tu le fasses avec moi. Enfin, c’est purement rhétorique, parce que personne n’ira nulle part. — Parce que c’est dingue ? — Exact. — Eh bien…, commença-t-elle. Pas forcément. Elle était allongée sur sa couchette, les mains croisées derrière la tête. Elle n’avait pas l’air dérangée par le vacarme qui régnait dans la chambrée, comme toujours. À vrai dire, Pirius lui trouvait un peu le même air distant que Nilis. Mais, se dit-il dans un élan d’exaspération mêlée de fidélité, Cohl était une navigatrice, et la plupart des navigateurs avaient une drôle de mentalité, de toute façon. — Que veux-tu dire ? — Et si c’était possible ? C’est vraiment le bordel, là-dedans, tu sais. Dans la Cavité. Un bordel astrophysique. Beaucoup d’endroits où se cacher. Elle roula sur le côté. Ils n’avaient pas d’infodesks, ici, pas de générateurs virtuels sophistiqués, alors elle commença à tracer un croquis avec son doigt mouillé dans la poussière du sol. — Imagine qu’on entre par là… La Cavité était une sphère grossière d’une quinzaine d’années-lumière de diamètre située au centre de l’Amas, entourée par le grand choc statique du Front. On l’appelait la Cavité parce que Chandra et les autres objets qui se trouvaient au centre même la déblayaient de tous les gaz brûlants et des poussières. En réalité, elle était loin d’être vide ; elle était bourrée d’objets exotiques. Parmi un million d’étoiles étincelantes, il y avait la Bébé Spirale, trois avenues de gaz et de poussière éblouissantes qui s’effondraient sur elles-mêmes. Et la Bébé, comme tout le reste dans la Cavité, était centrée sur le Premier Radiant proprement dit : Chandra, le trou noir supermassif, immuable, le pivot autour duquel tournait l’immense machinerie de la Galaxie intérieure. — Il y a beaucoup de façons d’entrer, dit Cohl. Tu pourrais suivre l’un des bras de la Bébé Spirale, par exemple. Mais il faudrait que tu aies une sorte de couverture. — « Une sorte de couverture » ? — D’autres vaisseaux. Et des rocs. Tout le monde ne réussirait pas à passer, dit-elle en le regardant. Il faudrait que tu emmènes pas mal de gens avec toi si tu voulais être sûr que quelqu’un y arrive. C’est une question de statistiques, Pirius. Évidemment, la navigation serait délicate, dit-elle en se frottant le menton. Il s’agirait de se frayer un chemin à travers toute cette astrophysique, tout en maintenant la cohésion d’une petite flottille… Il vit qu’elle se lançait dans les détails techniques de la programmation de cette entreprise incroyablement ambitieuse. Pourtant, il n’avait jamais pensé que les détails techniques étaient sa spécialité. Au bout d’un moment, elle remarqua son silence. — Ça ne te plaît pas, hein ? — Ça devrait ? — Ça ne changera rien pour eux, crois-moi. Rien. Quoi que nous fassions. — Pour qui ? — Pour les morts. Pirius la regarda. — Moi qui me croyais seul à ruminer ce genre de pensées… — Tu devrais en parler davantage, tu sais. Il va falloir que tu prennes une décision au sujet de la mission, Pirius. Mais je te suivrai, quoi que tu décides. Il en fut ému. — Merci. — Merci de quoi ? fit-elle en haussant les épaules. Sans toi, les Xeelees m’auraient déjà grillée – deux fois. Et quant à la culpabilité, tu devrais peut-être aller parler à Même Ça, Ça Passera. Il a des salades philosophiques à revendre, si c’est de ça que tu as besoin. Ce qui le fit rire. En même temps, ça paraissait être une bonne idée. Mais, quand il trouva Même Ça, Nilis était déjà là. Le Nilis virtuel faisait mine d’interroger Même Ça dans son petit bureau. Après tout, c’était sous ce prétexte qu’il avait envoyé son avatar sur Quint. Pirius et lui n’étaient pas les seuls visiteurs. Une douzaine de cadets et autres recrues étaient massés de l’autre côté de la cloison, assis sur des couchettes, des caisses ou par terre, et regardaient dans la pièce avec envie. Nilis parut soulagé de leur fermer la porte au nez. — On dirait qu’ils se sont donné le mot, murmura-t-il, choqué. — C’est l’entraînement militaire, répondit sèchement Même Ça. Il était vautré dans l’un des petits fauteuils raides du bureau, l’air assez détendu, contrairement à Nilis, qui tournait maladroitement en rond dans la pièce. — Je ne sais pas ce qu’ils veulent, chuchota-t-il. — C’est pourtant évident, grommela Pirius. Ils sont là parce qu’ils croient que vous allez emmener Même Ça. — Je suis là pour analyser, pas pour condamner, répondit Nilis en agitant les mains. Même les commissaires sont pragmatiques, vous savez ; si cette quasi-foi aide ces gamins à faire leur devoir, nous sommes tout disposés à fermer les yeux. Mais nous devons veiller à ce que ça n’aille pas trop loin. Évidemment, en témoignant une telle dévotion à leur, euh… chef spirituel, ces cadets rendent plus vraisemblable la nécessité d’appliquer des sanctions. — Vous devriez peut-être aller leur en parler, commissaire, répondit Même Ça. Après tout, c’est eux qui sont affectés par mes « sermons ». — Oh, je ne pense pas que ce serait approprié… non, non, pas du tout. Pirius se dit que c’était de la fumisterie. Comment le commissaire pouvait-il espérer se livrer à une analyse correcte de la foi de Même Ça s’il ne parlait pas à ses adeptes ? Nilis avait l’air d’avoir peur, se dit-il. Peur de Quint, ou de ses habitants, et c’était pour ça qu’il se réfugiait dans cette petite pièce. Pirius s’assit sur la dernière chaise libre. N’ayant nulle part où s’asseoir, Nilis s’agita et voleta de plus belle ; puis, avec un soupir, il claqua des doigts et fit apparaître un canapé virtuel. — Je ne suis pas vraiment censé faire des tours de magie, vous savez, dit-il d’un ton d’excuse. C’est contre toutes les règles qui s’appliquent aux avatars ! — Alors, commissaire, coupa Pirius. Vous a-t-il converti à la foi dans l’Observateur Ultime ? — Ce serait vraiment réconfortant, dit Nilis d’un ton un peu mélancolique. Mais j’en sais trop ! Les religions ont longtemps été un sujet d’intérêt théorique pour moi – c’est comme ça que j’ai réussi à goupiller cette mission. Enfin, vous devez bien comprendre que je ne puis vous fournir qu’une réponse intellectuelle. « Ça ne veut pas dire que cette nouvelle foi est dépourvue de mérites. Les Amis adorent leurs descendants. Ils croient que ceux-ci les surpasseront de loin par le pouvoir et la gloire. Ce n’est pas une croyance tellement irrationnelle, et les guides se comportent avec altruisme, comme dans toute religion digne de ce nom. La vieille légende de Michael Poole est aussi entrée dans le mélange. Comme certains messies primitifs, Poole est censé avoir donné sa vie pour l’avenir de l’humanité. C’est un exemple admirable, bien sûr. La foi de Quero est fruste et plus ou moins informe, mais elle n’est pas dépourvue d’une certaine valeur morale. Et c’est intéressant, sur le plan académique, parce que son nouvel environnement… La plupart des religions humaines avaient vu le jour sur Terre, expliqua Nilis. Et puis, dans les étoiles, elles avaient muté, s’étaient adaptées, divisées et recombinées. Mais elles avaient généralement conservé les mêmes éléments cruciaux. — Il n’est pas étonnant que les religions nées sur Terre comportent des archétypes dérivés du mode de vie de cette planète – où le soleil se lève et se couche, où les saisons vont et viennent, où les créatures vivantes meurent puis se régénèrent, sans l’intervention des êtres humains, mais selon les cycles du monde. C’est ainsi qu’on trouve des cultes du soleil, des adorateurs de l’eau, souvent mythifiée dans le sang. On remarque une fascination pour les figures de la mère et de l’enfant, et pour la graine qui, une fois plantée dans le sol, supporte l’hiver et revit. Beaucoup de religions se caractérisent par des messies qui vainquent la mort même, meurent et ressuscitent : la sublimation ultime de la graine. « Mais là, dit-il, vous avez une religion qui a émergé, assez spontanément, chez un peuple de voyageurs stellaires. Il faut donc trouver de nouveaux archétypes. L’entropie, par exemple : la survie dans une biosphère artificielle implique de lutter constamment contre la putréfaction. On ne peut pas compter sur le monde pour s’arranger tout seul, vous comprenez ; il n’y a pas de cycle saisonnier renouvelé, dans ce genre d’endroit. « Et puis, il y a des contingences. Sur Terre, on comprend la précognition SPL – c’est un instrument stratégique essentiel. Mais elle n’affecte pas les gens, ce qui a fait que l’arrivée de votre jumeau SPL, Pirius, a provoqué une vive sensation, aussi vite oubliée, d’ailleurs. Alors qu’ici tout le monde sait que le passé est aussi incertain que l’avenir, parce qu’on voit l’avenir changer tout le temps, comme ces vaisseaux qui rentrent tout brinquebalants de combats qui n’ont pas encore eu lieu. Ça vous est arrivé à vous, Pirius ! Ici, l’idée que toute cette souffrance pourrait être balayée par un changement historique est facile à vendre. — On dirait, à vous entendre, commissaire, que ça pourrait paraître presque raisonnable. — Eh bien, mais ça l’est ! On verra toujours émerger des religions, même dans des endroits aussi émotionnellement stériles que celui-ci ; et les religions exploiteront naturellement des éléments de leur environnement. Ce serait fascinant de voir comment cette nouvelle foi évoluera dans l’avenir. — Mais vous n’avez pas l’air d’avoir grand-chose à dire sur les raisons pour lesquelles les cadets ont besoin de l’enseignement de Même Ça… Nilis croisa ses doigts sur son ample bedaine virtuelle. — Les soldats ont toujours été superstitieux, répondit-il. Ça vient sans doute du besoin de prendre le contrôle de sa destinée dans un environnement dangereux et sur lequel on n’a pas de prise. Les troupes ordinaires ont toujours prôné la Doctrine Druz. Nous sommes allés si loin de chez nous… Quand on y réfléchit, nous avons gardé notre pauvre corps de singe, dit-il en fléchissant ses doigts devant son visage avec une sorte de curiosité. Mais, en dehors de ça, rien de notre écologie native n’a survécu : il n’y a que nous, les bactéries que nous avons dans l’estomac, nos rats, nos poux, nos puces… Et voilà que nous sommes arrivés dans un endroit tellement mortel que nous devons creuser des trous dans des cailloux pour survivre. Il ne reste rien de nos origines, que nous – et la seule chose qui nous permet de conserver une certaine cohésion, ce sont nos croyances. Perdons-les et nous deviendrons informes, nous coulerons comme du métal en fusion. « Je pense que le soldat de base subodore un peu tout ça, et que le résultat, c’est qu’il s’est cramponné à la Doctrine Druz. Mais elle est trop stricte, trop inhumaine, dépourvue d’espoir. Si vous deviez concevoir une religion consolante, vous ne commenceriez pas par là. Druz ne voulait même pas que nous commémorions nos morts ! — Ce que je donne aux cadets, c’est de l’espoir, dit Même Ça. — Je le vois bien, confirma Nilis en hochant vigoureusement la tête. — Alors, dit Même Ça d’un ton égal, pourquoi ne voulez-vous pas leur parler ? — Oh, je ne pourrais pas, répondit très vite Nilis, retrouvant sa nervosité. Ce n’est pas la peine… Même Ça se leva doucement et alla ouvrir la porte. Les disciples massés au-dehors – une douzaine, environ – entrèrent aussitôt, avec leur petit visage solennel. Ils regardèrent Nilis, qui était probablement, se dit Pirius, la créature la plus exotique qu’ils aient jamais vue. Tili Trois s’approcha bravement de lui. Elle n’aurait pas dû se montrer aussi familière avec un commissaire, se dit Pirius. Mais Nilis n’incarnait en rien la grandeur antique, redoutée, de la Commission pour la Vérité historique. Elle s’approcha donc pour toucher sa robe. Nilis hoqueta en voyant sa main artificielle. Les doigts de métal passèrent à travers l’ourlet de sa robe, dispersant ses pixels comme des insectes. Il recula contre le mur, ses grandes mains papillonnant devant sa poitrine dans une attitude défensive. Il était difficile de ne pas éprouver une pointe de pitié pour lui. — De quoi avez-vous peur ? demanda Même Ça. — Ils sont tellement jeunes, répondit Nilis. Si jeunes… Ce ne sont que des enfants… — Des enfants qui ont vu mourir leurs camarades, dit Pirius. — Ce n’est pas d’eux que j’ai peur, c’est de moi, dit Nilis. Il fit mine de tapoter la tête de Tili, mais quand sa paume effleura ses cheveux, elle s’éparpilla en une pulvérisation de pixels multicolores. Le petit affichage de feu d’artifice fit rire les cadets, et Pirius vit des larmes emplir les vieux yeux de cet imbécile de Nilis. — Vous voyez, je savais que je ne pourrais pas supporter ça, venir dans l’une de ces terribles nurseries – même la base des Arches était une véritable académie militaire à côté de ça… Ils sont tellement jeunes ! Et, mes aïe-yeux ! je ne peux pas tous les sauver – je ne peux pas en sauver un seul ! — Mais peut-être que si, commissaire, dit Pirius Bleu. Peut-être qu’on peut le faire. — En tout cas, nous devons absolument essayer, répondit Nilis dans un chuchotement rauque. 28 Dans l’orbite de Saturne, les modifications du dernier greenship d’essai exigèrent une semaine de dur labeur. Il aurait peut-être été plus simple, sur le plan conceptuel, de greffer le générateur de gravité sur le BTF, comme l’avait suggéré Nilis, mais les ingénieurs de l’Aéro à qui incombait la tâche de marier ces deux technologies non humaines avaient aussitôt objecté qu’il y avait un gouffre entre le concept et la réalité. Au moins ce délai permettait-il à Torec de se remettre du dernier essai. Et puis, subitement, elle se retrouva à nouveau sanglée dans la bulle d’un greenship, au milieu de l’espace noir et glacé du système de Sol. Le poste de pilotage de ce second vaisseau semblait aussi plein de fatras que le précédent, et elle dut se tortiller pour s’y faire une place aussi confortable que possible. Ce n’était pas de la complaisance : quand on était aux commandes, la dernière chose dont on avait besoin, c’était d’être distrait par une boule de chiffon sous ses fesses. Elle était entourée par des vaisseaux de monitoring étincelants, et elle entendait le babillage étouffé sur son circuit radio, comme toujours. Saturne était visible droit devant elle, mais cette fois la planète était réduite à une tête d’épingle, et le Xeelee maté était invisible, en dehors des images fournies par les capteurs. La zone cible se trouvait beaucoup plus loin. Pendant les premières étapes du nouveau profil de mission, le greenship serait poussé à une vitesse voisine de celle de la lumière par sa propulsion SPL conventionnelle ; c’était un inconvénient de la nouvelle manœuvre : son déroulement exigeait beaucoup plus de place. Lorsqu’elle jetait un coup d’œil à ses compagnons d’équipage, dans les deux autres bulles de son appareil, elle ne voyait pas deux représentants de l’Aéro blanchis sous le harnais, mais à sa droite, dans le siège du navigateur, la silhouette compacte du capitaine Darc, et à sa gauche une nouvelle bulle hypertrophiée qui contenait la sphère d’un Fantôme d’Argent. On aurait dit que la cabine avait été remplie de mercure. Elle avait peine à croire qu’elle, simple enseigne, était assise là, aux commandes d’un tel engin, en aussi curieux équipage, et pourtant… Alors que les derniers instants du compte à rebours s’écoulaient, et que l’horloge qu’elle avait dans la tête décomptait les secondes, elle frissonnait d’excitation. Elle appela une dernière fois son équipage : — Ambassadeur… Prêt ? — Tous mes systèmes sont nominaux, répondit la voix traduite du Fantôme. — Capitaine… — Ne perdez pas de temps en bavardages inutiles, coupa Darc. — Non, chef, répondit-elle. Une fois de plus, elle sentit la palpitation des générateurs de gravastar dans la moelle de ses os. Trois, deux, un… Le vaisseau fit un bond en avant. — Infraluminique nominale ! annonça Darc. — Ambassadeur ? — Générateurs de bouclier parés. — Parfait. Capitaine, passez à quatre-vingt-dix pour cent de la luminique. — À vos ordres. Une profonde inspiration. — Allez, go ! Le surgissement fut presque intangible. Le saupoudrage d’étoiles devant elle devint bleu et se rapprocha, comme un banc de poissons dérangé par un requin. — Dix secondes avant Saturne ! annonça Darc. Une pensée lui vint à l’esprit. Si ce Fantôme voulait saboter le vaisseau d’essai, ou tuer un commandant de l’Aéro, il était dans la situation idéale pour le faire. Trop tard pour dire pouce, maintenant, Torec. — Bouclier, à mon compte, appela-t-elle. — Paré ! répondit le Fantôme d’Argent. Trois, deux, un. Les étoiles qui s’étaient décalées vers le bleu filèrent en sens inverse et réintégrèrent son champ de vision. Torec ne sut même pas si l’essai avait marché avant de ramener le greenship à Enceladus. Au moins l’engin n’avait pas explosé. L’officier médical de la base essaya de faire revenir l’équipage pour des tests, mais ni Darc ni elle n’acceptèrent de prendre le temps ne serait-ce que d’une douche. Se sentant courbatus et collants après avoir transpiré pendant des heures dans leurs bulles exiguës, ils foncèrent en courant dans les galeries creusées dans la glace qui menaient à la salle de briefing où Nilis les attendait. Le Fantôme d’Argent les suivait en silence, avec son escorte de Gardes armés jusqu’aux dents. Dans la salle de briefing, une VieD&O du greenship reconstituée à partir des enregistrements d’une douzaine de drones de monitoring planait dans le vide comme un jouet de deux mètres de long. Elle le regarda passer à quatre-vingt-dix pour cent de la vitesse de la lumière, et vit se déployer le capot gravastar. Qu’il était beau, se dit Torec ; une bannière de lumière chatoyante, d’un blanc pur, comme vivant. Et derrière, on ne voyait que des étoiles. Le vaisseau à bord duquel elle se trouvait avait été isolé de l’univers et n’existait plus que dans son cosmos propre. — Vous avez créé une calotte sphérique parfaite, sous-tendue par un angle d’environ quarante degrés, dit Nilis. Félicitations, enseigne ! Je me demande s’il est déjà arrivé qu’un être humain se rende dans deux univers et non pas un seul. Vous avez peut-être établi un record… — Je suis contente que ça ait marché. — Toujours aussi pragmatique ! grommela-t-il. Enfin, c’est vrai, ça a marché ! La stratégie de l’Ambassadeur, qui consistait à surfer sur la frange du chaos, était délicate à gérer mais très efficace, ainsi que vous pouvez le constater. — Les Xeelees, à nous deux ! dit Darc. Le synoptique afficha une image statique du nightfighter en orbite autour de Saturne, tel que le décrivait un essaim de drones vigilants. La calotte gravastar était un missile qui plongeait vers le Xeelee par le côté gauche de l’image. Nilis claqua des doigts, ralentissant l’avance du capot grav, désormais réduite à une lente reptation. — Vous voyez comment le Xeelee réagit, dit Nilis. Là, il déploie sa propulsion infraluminique… Des ailes noires comme la nuit balayèrent assez joliment les nuages de Saturne. — Il sait que le capot grav est en approche, évidemment, mais il ne sait pas ce qu’il dissimule. L’oiseau disparut dans un clignotement, et l’image laissa la place à un plan large centré sur Saturne, réduite à un tout petit point. Le Xeelee était maintenant une flèche noire qui plongeait vers la calotte en vacillant, effectuant des sauts SPL brefs, rapides. — C’est une manœuvre de Tolman classique, dit Darc. Il essaie d’envoyer des images de la rencontre dans son propre passé. — Oui. Mais c’est impossible. Il regarde une région qui n’est pas reliée par des liens de causalité à l’univers qu’il occupe. Les lignes temporelles des différents mondes se terminent toutes sur cette calotte. Celle-ci se dissipa brusquement, abandonnant derrière elle des sortes de plumets et d’échardes bientôt dissous. Le bouclier grav une fois disparu, le greenship retomba sur son univers parent. Et il fondit sur le Xeelee, faisant feu de tous ses canons monopoles. Le nightfighter tenta de fuir, mais le greenship commandé par son processeur BTF paradoxal était trop rapide ; il semblait anticiper tous ses mouvements. Une grêle de monopoles déchira les ailes spatio-temporelles du Xeelee. Le public applaudit – même Torec ne put s’en empêcher. Le nightfighter, désactivé par ses maîtres humains, devint tout mou, et les vaisseaux qui l’escortaient se replièrent pour regagner leur point de départ. Nilis ferma le poing, et la VieD&O disparut. Privée de sa lumière et de ses couleurs, la salle de briefing sembla vide. — Nous avons réussi, soupira Torec. Nilis resta impassible, comme s’il réfléchissait déjà à la suite des événements. Puis : — C’est ce qu’on dirait. J’ai envoyé les éléments aux comités concernés du Grand Conclave, avec l’accord du capitaine Darc. Maintenant, nous devons attendre l’autorisation de passer à l’étape suivante. — Oui. Mais nous avons réussi, commissaire. Nous avons réussi ! Elle lui sauta au cou en poussant de grands cris, le prit par les bras et se mit à faire des bonds sur place. Au bout de quelques instants, il abandonna son air solennel ; pieds nus, sa robe fripée claquant sur ses talons, il fit le tour de la pièce en bondissant avec elle. Darc regardait pensivement le Fantôme qui planait silencieusement dans le vide. Torec avait naïvement imaginé que la réussite de l’essai suffirait à convaincre les gros bonnets de donner le feu vert au projet de Nilis. Ils n’avaient plus maintenant qu’à trouver une arme capable de frapper le Premier Radiant lorsqu’ils arriveraient à proximité. Mais les journées passaient, et ils attendaient toujours la réponse des comités de tutelle. Et quand elle finit par arriver, ce fut une décision d’abandon. Le comité reconnaissait la réussite technique de Nilis et de son équipe : les nouvelles découvertes semblaient prometteuses, elles seraient dûment évaluées afin d’être appliquées par l’Aéronavale et les autres forces, et ainsi de suite. Les arguments pour poursuivre le projet Premier Radiant de Nilis n’étaient pas suffisamment étayés, on lui coupait donc les vivres. Torec ne pouvait pas le croire. Ce nouveau succès n’avait rien rapporté, qu’une nouvelle mise au placard. Même le capitaine Darc semblait compatir. — Vous savez que je ne suis pas un grand supporter de votre projet, dit-il à Nilis. Mais j’admets que vos recherches ont porté leurs fruits. Le problème, c’est que vous passez votre temps à vous faire des ennemis, Nilis. Et ils vous attendaient au tournant. Nilis était plein d’une sombre détermination qui démentait son apparence extérieure négligée. — Je n’ai pas dit mon dernier mot, lâcha-t-il. Et il s’éloigna, tel un vent de tempête. 29 Pirius Rouge eut la surprise de recevoir un appel de Luru Parz. L’image virtuelle était tellement bonne qu’il ne pouvait dire si c’était une transmission live ou une copie. — Enseigne, dit-elle de but en blanc, je veux que vous me fassiez accéder aux Archives d’Olympus. L’appel était arrivé tôt dans la matinée, alors que Pirius était toujours à bord de l’habitat orbital de Vénus. Il se peigna avec ses doigts et tirailla sur sa tunique dans l’espoir d’y remettre bon ordre. La VieD&O se contenta de le regarder d’un air morne. — Je vais appeler le commissaire, dit-il. — Ce n’est pas lui que j’ai appelé. C’est vous. Toutes les agences qui sont au courant de mon existence, à commencer par la Commission pour la Vérité historique, m’ont bannie des installations comme les Archives. Je doute que même Nilis puisse y faire quoi que ce soit. C’est votre aide à vous que je sollicite, enseigne. C’était en rupture complète avec le respect de la hiérarchie qu’on lui avait toujours inculqué, et donc profondément dérangeant pour Pirius. — Je ne sais pas comment je pourrais ne serait-ce qu’aller sur Mars. Alors, vous faire entrer dans les Archives… — Étendez vos ailes, dit-elle en souriant. Il la regarda. Se pouvait-il qu’elle soit au courant pour la puce que Tek, l’étrange spécialiste de la récupération des archives, lui avait collée sur la manche ? Il regrettait de ne pas s’en être débarrassé à l’instant où il l’avait trouvée. Mais il avait décidé de ne pas le faire, se rappela-t-il, et il y avait maintenant deux mois qu’il la gardait par-devers lui. — Luru Parz, pourquoi voulez-vous faire ça ? — Une question qui commence par pourquoi, remarqua-t-elle en hochant la tête d’un air entendu. Les bons soldats ne demandent jamais pourquoi. Mais vous, si, Pirius ! Gramm et ses vieilles sorcières continuent à faire obstacle au projet de Nilis. J’ai l’intention de les forcer à agir. Enseigne, notre bien-aimée Coalition est une montagne d’hypocrisie et de faux-semblants. Vous devez le savoir, à présent. Ça ne m’ennuie pas, personnellement. C’est probablement normal ; une question de survie. Mais le chantage est mon moyen de pression, et c’est pour ça qu’il faut que j’accède aux Archives. Elle étrécit les yeux et se pencha en avant. — Je vous fais peur, là ? — Et pas que là. Vous me faites toujours peur. Elle éclata de rire, exhibant des dents noires. — Vous êtes trop équilibré ! Mais vous comprenez que j’œuvre pour le même but que Nilis, n’est-ce pas ? Un but que vous ne pouvez faire autrement que d’embrasser, instinctivement, en dépit du conditionnement de toute votre courte vie. — Je vous aiderai, décida-t-il. — Mais bien sûr, dit-elle d’un ton d’évidence. Retrouvons-nous à Kahra. La VieD&O se déforma et se dissipa. Il se trouva que Luru Parz avait raison. Pirius réussit à organiser cet étrange voyage à Olympus avec une facilité remarquable. Il avait besoin de l’accord du commissaire, qui était toujours sur Saturne, pour utiliser sa corvette. Mais Nilis, quand il ne s’occupait pas des essais du capot grav, était absorbé par l’étude des premiers moments de l’univers, par certaines affaires compliquées qu’il menait dans le Noyau, les sempiternelles bagarres contre Gramm, les bureaucrates de la Coalition, et, et… Et quand Pirius l’appela, il agita vaguement sa main virtuelle. — Faites ce que vous voulez, Pirius. Et pour entrer dans les Archives, il avait la puce de Tek. Il n’eut pas de mal à décortiquer son interface. L’image virtuelle floue de l’archiviste conduisit Pirius à un port d’Olympus – pas celui qu’il connaissait déjà, mais il y en avait un bon millier sur le puissant flanc de la montagne. Il n’avait donc aucune excuse pour ne pas faire ce que Luru Parz lui demandait, en dépit de la menace qu’il ressentait rien que de penser à elle. Le trajet jusqu’à Mars ne fut marqué par aucun événement. Pirius voyagea seul avec l’équipage de la corvette. Au bout du voyage interplanétaire, Luru Parz était là, à Kahra, comme elle le lui avait promis. Ils y passèrent la nuit puis il prirent place à bord d’un flutter pour la dernière étape du voyage vers Olympus. Ils entrèrent les coordonnées que Pirius avait extraites de la puce de Tek, et lorsque le flutter se posa sur le sol, l’environnement – la pente douce, le ciel bouché par la poussière, le brun rouge délavé du paysage, la trappe encastrée dans le sol – ressemblait exactement à celui de sa dernière visite. Tek se fit attendre. Luru Parz semblait d’un calme… olympien. — Laissez-lui le temps d’arriver. Rappelez-vous qu’il agit clandestinement. Croyez-moi : là-dedans, il ne doit pas être facile de faire les choses en douce. Pirius ne voyait pas ce qu’elle pouvait bien vouloir dire. Il était angoissé et ne tenait pas en place. Le flutter n’était qu’une bulle de quelques mètres de diamètre, tellement transparente que, sans la poussière martienne qui la recouvrait, elle aurait été invisible. Et Pirius était coincé dedans avec une immortelle. Ils étaient assis face à face dans le petit flutter, si près que leurs genoux se touchaient presque. Même en chair et en os, Luru irradiait une sorte de calme, de silence, et la lumière semblait tomber autrement sur elle. Elle avait une odeur curieuse, un peu piquante et poussiéreuse, qui rappelait la fumée des feuilles mortes entassées dans les coins jamais balayés du jardin de Nilis. Elle l’observait. — Serait-ce, enseigne, que je vous horrifie ? Je suis la vivante incarnation de tout ce qu’on vous a appris à mépriser. La moindre de mes inspirations est illégale. — Ce n’est pas ça. — Non, ce n’est pas ça…, fit-elle en étrécissant les yeux. J’imagine que vous êtes depuis assez longtemps dans le système solaire pour distinguer les nuances de gris. Alors ? — Alors, vous êtes l’être humain le plus bizarre que j’aie jamais rencontré. — Si tant est que je sois encore humaine, acquiesça-t-elle. Après tout, comme Hama Druz lui-même l’avait compris, les êtres humains ne sont pas faits pour vivre vingt mille ans. C’était la première fois qu’il entendait citer ce nombre précis ; ça lui fit un choc. — C’est inimaginable… — Pour ça, oui. C’est une durée monstrueuse, faite pour encadrer l’émergence et la disparition d’une espèce, pas d’une vie. Mais l’autre solution que la vie est encore pire. Elle était née tout à la fin de l’Occupation qax. Elle n’était pas plus vieille que Pirius lorsqu’on lui avait fait le genre de proposition qu’on ne refuse pas : l’immortalité en échange de sa collaboration. — Je pensais que c’était la seule chose à faire pour préserver l’humanité. Il aurait été plus facile de refuser. Lors de la chute des Qax, les jasofts, des collaborateurs clandestins, furent pourchassés. Beaucoup prirent la fuite, à bord de vaisseaux stellaires lancés de Port Sol et par bien d’autres moyens. Mais la Coalition naissante découvrit rapidement qu’une grande quantité d’informations et d’expériences nécessaires pour diriger la Terre étaient emmagasinée dans la tête des jasofts. — Ils ne pouvaient pas faire autrement que de se tourner vers nous, même s’ils n’ont jamais pu l’admettre, dit Luru. Et nous avons su profiter de ce mélange de puissance et de secret. Mais le temps passait inéluctablement, les générations d’éphémères se succédaient et disparaissaient, et Luru Parz était toujours en vie. Elle continua à renforcer son pouvoir, et à observer le lent déroulement des forces historiques. — Tous les cent ans à peu près émergeait une orthodoxie nouvelle, dit-elle sèchement. De nouveaux lobbies de la Commission pour la Vérité historique décrétaient que les monstres du temps jadis que nous étions devaient être éliminés une fois pour toutes. Elle se trouva des cachettes, passa une bonne partie de sa vie dans la clandestinité. — Et j’ai tenu le coup. Évidemment, la situation était de plus en plus pénible pour nous, au fur et à mesure que la Coalition se durcissait. Mais la stabilité du régime jouait en notre faveur. Quand on vit longtemps dans un système économique et politique stable, il n’est pas difficile d’accumuler la fortune et le pouvoir. C’est le changement de régime qui est redoutable. Étant née sous la botte d’un conquérant, elle avait survécu à la durée stupéfiante de la Troisième Expansion, qui avait vu les êtres humains balayer toute la Galaxie. Et vingt mille ans avaient passé ainsi. — Je n’imagine pas ce que ça peut faire, d’être vous, dit maladroitement Pirius. — D’après les savants, le cerveau humain ne serait pas fait pour gérer plus d’un millier d’années d’expérience. Ce n’est pas si simple. Évidemment, nous élaguons tout le temps nos souvenirs comme on remonte un film. Sans cela, nous ne pourrions pas survivre dans un univers chaotique, impitoyable, qui n’en a rien à cirer de nous. Quand je repense au passé, j’arrive parfois à retrouver des bribes d’une histoire que j’ai vécue. Mais je continue à vivre, encore et toujours, et quand je me penche sur mon passé, je ne sais plus très bien si je revisite un souvenir, ou le souvenir d’un souvenir… Il y a des moments où j’ai l’impression que tout ce qui s’est passé avant l’instant présent n’était qu’un rêve. Et puis je touche le mur d’une conurbation, ou je respire une épice jadis populaire à Port Sol, et des endroits, des visages, des voix affluent à mon esprit, et pas comme si c’était hier ; comme si c’était aujourd’hui. Ses yeux étaient clairs et brillants, derrière des lentilles liquides. — Et vous savez quoi ? J’ai des regrets. Je regrette ce qui est perdu, des gens et des endroits depuis longtemps disparus. C’est absurde, évidemment. Il n’y a pas assez de place dans l’univers pour que tout survive. Et puis, après tout, c’est moi qui ai décidé de laisser tout cela derrière moi. Mais je regrette quand même. C’est stupide, non ? Elle se pencha en avant. L’odeur de fumée s’intensifia. — Laissez-moi vous dire quelque chose. Vous croyez que j’ai banni la mort. Eh bien, non. Je vis avec elle. Les visages comme le vôtre défilent devant moi, s’émiettent et disparaissent. Quelle importance pourriez-vous avoir pour moi ? Des comme vous, il y en a des foultitudes, que le torrent de la mort emporte. — Et vous vous démenez pour rester en vie. — Que voulez-vous que je fasse d’autre ? Mais s’il y a une chose que je sais, maintenant, c’est que, même si je vous survis, il est très peu probable que je survive à l’humanité ; pour survivre, j’ai besoin de son infrastructure. Et c’est pour ça que je suis sortie de ma réclusion, enseigne. Ce n’est pas pour l’humanité, pour la Coalition ou pour Nilis que je le fais, et sûrement pas pour Hama Druz et ses sermons d’épouvante. C’est pour moi. Pirius s’appuya à son dossier. — Je me demande ce qu’il y a de vrai dans tout ça. Et si ce n’était qu’une histoire fantastique, faite pour impressionner les gogos ? Elle eut un sourire, imperturbable. — Pourquoi pas ? Ça se pourrait. — D’un autre côté, vous exercez un pouvoir réel. Je l’ai vu. Et de toute façon, une seule chose compte : le but à atteindre. Elle frappa dans ses petites mains. — Là ! Je savais que vous étiez pragmatique. La trappe dans le flanc d’Olympus s’ouvrit enfin. Un tube en sortit, serpenta vers la coque du flutter sur laquelle il vint se plaquer. Alors qu’ils s’apprêtaient à entrer dans les Archives, Pirius pensa aux histoires qu’elle lui avait racontées, à ces vaisseaux spatiaux perdus, ces arches gigantesques qui avaient fui Port Sol et dont on n’avait plus jamais entendu parler. Peut-être qu’elles étaient toujours là, après toutes ces générations, des arches d’immortels qui continuaient à s’enfoncer dans le noir… Il était taraudé par la curiosité. Au bout de vingt mille ans, qu’avait-il pu leur arriver ? Il se dit qu’il ne le saurait jamais. Il revint à l’instant présent. Comme lors de sa première visite, Luru insista pour qu’ils mettent le casque de leur skinsuit. Une fois de plus, Pirius se retrouva dans un labyrinthe de galeries et de salles qui ressemblaient beaucoup à celles de la dernière fois. Mais, dans cette section, les globes lumineux qui planaient dans les hauteurs étaient rares, comme s’ils étaient moins nécessaires. Tek était là, petit, compact, voûté, la tête rentrée dans les épaules. Il tenait ses éternels infodesks plaqués sur la poitrine, comme pour se rassurer. — Je savais que vous reviendriez, enseigne. Puis il repéra Luru Parz, et il eut un mouvement de recul. — Qui êtes-vous ? — Peu importe. Emmenez-nous vers les chambres de gestation, ou je ne sais comment vous appelez ça. Pirius ne voyait pas de quoi il pouvait bien s’agir, mais il sentit que Tek le savait, lui. Pourtant, il répondit : — Je ne vois pas de quoi vous voulez parler. Il se courba encore davantage sur ses infodesks, et Pirius vit qu’il était tout tremblant. Il ne savait pas ce que Tek espérait en le faisant revenir ici, mais il ne s’attendait sûrement pas à ça. Luru Parz fit un pas vers lui. — Vous n’êtes qu’un commis, n’est-ce pas ? — Oui, je… — Alors, qu’est-ce que vous faites ici, loin de tous les autres archivistes ? Qu’y a-t-il là-dedans ? fit-elle en lui arrachant les infodesks des mains. — Je ne sais pas, répondit-il. Pirius la prit par le bras. — Luru Parz, ce n’est qu’un commis. — Ce n’est même pas ça. N’est-ce pas, Tek ? Elle jeta les infodesks par terre, sur le sol de pierre, où ils se fracassèrent. Tek se mit à gémir, se cacha le visage dans les mains. Luru Parz éclata de rire. — Ne vous en faites pas, enseigne. Ces infodesks ne contenaient rien d’intéressant pour qui que ce soit. Enfin, à part pour lui. Ce sont des faux, Tek, tout comme vous. N’est-ce pas, commis ? — Comment ça, des faux ? s’étonna Pirius. Que voulez-vous dire ? — C’est un parasite. Il imite les travailleurs de cet endroit. Il dort dans leurs dortoirs, il mange comme eux, il court partout avec des infodesks. C’est un schéma banal dans ce genre de communauté. Les vrais employés sont absorbés par leur travail – et ici, on n’est pas censé poser de questions, de toute façon. C’est comme ça qu’il s’en sort. On dirait un archiviste. Sauf que vous ne faites rien d’utile, pas vrai, Tek ? Et d’où venez-vous, je me le demande ? Kahra, c’est ça ? Et qu’est-ce qui vous a amené à vous cacher ici, à Olympus ? — Vous ne savez rien de moi… — Espèce de petite créature rampante et visqueuse ! Vous ne m’intéressez même pas assez pour que je vous détruise, mais je le ferai si vous refusez de coopérer. Alors, où sont les chambres de gestation ? Tek jeta à Pirius un regard noir, haineux, comme s’il lui en voulait de l’avoir trahi. Mais il répondit : — Vous voulez parler des Chambres de Fécondité ? Luru Parz partit d’un nouveau rire. — Voilà qui est mieux. Un simple employé ne connaîtrait pas le chemin d’un endroit pareil ; il n’aurait pas besoin de le connaître. Mais vous, vous le connaissez, n’est-ce pas, Tek ? — Oui. Elle eut un soupir théâtral. — Enfin ! Allez, vite ! Tek les emmena le long du couloir, en marmonnant silencieusement. — Je n’y comprends rien, dit Pirius. — Ça viendra. Tek les conduisit vers une porte, aussi anonyme que les autres, et agita la main. Le panneau s’éclipsa sans bruit. La porte donnait sur un couloir bondé. Pirius se recroquevilla intérieurement. Mais Luru Parz le prit par la main, poussa Tek en avant, et ils se frayèrent un chemin dans la foule. Pirius était plus grand que tous les autres, et regardait de haut un fleuve de têtes, de visages ronds, de corps menus, sans formes. Il devait faire de tout petits pas, se faufiler entre les corps serrés les uns contre les autres, qui répandaient une odeur renversante de lait aigre – il se demanda si son masque avait une option pour filtrer les odeurs. Il n’y avait pas de files, pas de schéma défini, mais la masse canalisée entre les murs usés semblait s’organiser en courants. Il n’aurait su dire si ceux qui l’entouraient étaient des hommes ou des femmes, ni même si c’étaient des adultes ; leurs formes minces, asexuées, leurs visages ronds étaient ceux d’enfants prépubères. Tous portaient la robe unie typique de la Commission pour la Vérité historique, et tous semblaient aller quelque part, avoir quelque chose à faire. Tout ça en le touchant, partout, tout le temps. Pirius sentait la pression des petits corps minces contre lui, des épaules contre ses bras, des ventres sur ses fesses, des doigts qui caressaient ses mains, ses hanches, ses cuisses, ses oreilles, son masque. Autour de lui, tous les autres étaient en contact permanent. Il voyait même des lèvres s’effleurer, de doux baisers s’échanger, sans rien de sexuel, ni les caresses, ni les baisers. Les frôlements se poursuivaient, interminablement, où que porte le regard, sous les globes lumineux. Et personne ne disait rien. Étrangement, il mit un moment à le remarquer. Mais, bien que pas un mot ne fût prononcé, on entendait un soupir sifflant, constant. Le bruit de la respiration, comprit-il, de la respiration et du frôlement des vêtements de milliers de gens – des milliers, pressés les uns contre les autres, dans ce seul couloir, enfoui sous la montagne. Et ils étaient tous pareils – tous avaient le même visage ovale, pâle, les mêmes yeux gris fumée. C’était ce qu’il y avait de plus bizarre. Se pouvait-il qu’ils soient tous de la même famille, d’une façon ou d’une autre ? C’était une pensée dégoûtante, une notion animale, primale. — Je n’avais pas idée que ça puisse être comme ça, chuchota-t-il. Notre visite précédente… — On ne vous a montré que les couches externes, murmura-t-elle. L’endroit où travaillent les spécialistes de l’Interface ; le visage acceptable des Archives. Tout le monde connaît la vérité de cet endroit, ou, du moins, tous les décisionnaires de la Coalition. Ils savent ce qu’il cache. Mais les interfaceurs au front lisse leur permettent d’ignorer ce fait, peut-être même de croire qu’il n’existe pas. — Combien y a-t-il de gens là-dessous, sous cette montagne ? — Personne ne le sait. Surtout pas eux-mêmes. Mais il y a vingt mille ans qu’ils sont là. Ils se sont terrés là peu après l’époque de Hama Druz. C’est notre plus grande montagne. Je doute qu’ils l’aient encore épuisée. Si tous les couloirs d’Olympus Mons étaient comme ça, alors les Archives devaient héberger des milliards d’individus. Il essaya d’imaginer l’immense machinerie nécessaire pour les maintenir en vie et fonctionnels : des continents couverts de machines à nanopâte, des fleuves et des lacs de déchets à retraiter. Mais quel était le but de tout cela, de ce pullulement ? Ils continuèrent à avancer. Alors qu’ils s’enfonçaient toujours plus profondément dans la montagne, Pirius eut l’impression que la foule changeait subtilement. C’était difficile à affirmer – il y avait tellement de visages, tous tellement semblables qu’il était difficile de se concentrer sur l’un ou l’autre –, mais ceux qui se pressaient autour de lui avaient l’air plus petits, leur visage était plus lisse, ils paraissaient plus jeunes et en même temps plus agités. Ils se recroquevillaient devant lui, leurs jolis visages atones soudain tendus, comme soupçonneux ou déconcertés. — On les dérange, dit Pirius. — Et comment ! répondit Luru Parz dans un marmottement. Nous sommes du dehors. Nous sommes comme un virus qui pénétrerait dans leur organisme. Les Archives réagissent à notre présence. Et ça va aller en empirant. Ils arrivèrent au confluent de plusieurs couloirs. La foule qui se déversait au centre n’était qu’une masse palpitante, un grouillement de corps. Les individus réussissaient néanmoins à se frayer un chemin dans la mêlée, parce qu’il en partait autant qu’il en arrivait. Au-dessus de leurs têtes, un large couloir montait tout droit. Ses parois semblaient lisses en dehors des côtes de métal enfoncées dans la surface. Peut-être une conduite d’aération, se dit Pirius. C’est alors qu’une sorte d’agitation sembla s’emparer de la foule. Le carrefour était parcouru de vagues désordonnées. Les individus, tendus, lançaient des regards effrayés aux intrus. — On ne va jamais arriver à passer, marmonna Pirius. — Il va pourtant bien falloir, dit Luru Parz. Elle se cramponna au bras de Tek comme pour s’assurer qu’il ne lui fausserait pas compagnie et s’engagea, une épaule en avant, dans la masse humaine. Pirius la suivit en tiquant à chaque contact. Les gens se recroquevillaient sur son passage, comme pour l’éviter, mais il en venait toujours de nouveaux, et chaque pas était un combat. — Mais comment l’alarme s’est-elle propagée ? Je n’ai pas entendu prononcer un mot depuis que nous avons franchi la porte. — Ils n’ont pas besoin de se parler, dit-elle. Il y a longtemps qu’ils ont dépassé ce stade. C’est peut-être tous ces baisers. À moins que ce ne soit quelque chose dans l’air. D’où l’utilité de votre masque, Pirius ! La communication par l’intermédiaire des odeurs, ou du goût ? — Ce n’est pas humain. — Peu importe. Veillez à ce que votre masque reste fermé. Regardez là-haut. Ils étaient arrivés au milieu du carrefour, juste sous la conduite de ventilation. Des choses se déplaçaient sur les parois inférieures : des créatures au corps osseux, épineux, aux membres démesurés, avec des pieds et des mains énormes, se cramponnaient aux parois verticales comme si elles étaient équipées de ventouses. On dirait des araignées, songea Pirius. Mais à quatre pattes, deux bras et deux jambes, et portant des gilets orange et des ceintures auxquelles étaient accrochés toutes sortes d’outils. Elles s’affairaient sur des systèmes dissimulés derrière des trappes murales. L’une des créatures-araignées se retourna et regarda Pirius. Malgré la lumière incertaine, il vit nettement son visage : des cheveux noirs encadrant une face humaine ronde, pâle, aux yeux gris. Ils arrivèrent enfin devant une nouvelle porte. — Vingt mille ans, ça fait un sacré bout de temps, dit Luru Parz à Pirius. Une partie significative de l’existence de l’espèce humaine. Ça suffit. — Ça suffit pour quoi ? demanda Pirius. En guise de réponse, Luru ouvrit la porte. Sur une salle immense, baignée par la maigre lumière de rares hoverglobes. Pirius eut une vision impressionniste d’une voûte coiffant un sol immense offert à des mares de fluide laiteux où nageaient des créatures languides. Comme tout le reste du complexe, la pièce grouillait de gens. À première vue, plusieurs milliers. Pirius n’en revenait pas que tout ça soit dissimulé sous la gigantesque montagne basaltique d’Olympus Mons. Il fit un pas dans la pièce. L’air était chargé de vapeur, que son masque semi-intelligent tentait d’empêcher de se condenser sur sa visière. Luru Parz posa la main sur son bras. — Surtout, n’ouvrez pas votre visière ici. Surtout pas ! insista-t-elle. Les gens de cet endroit étaient petits, rondouillards, et se ressemblaient tous, comme partout ailleurs. Ils s’écartaient précipitamment devant eux, mais la marée humaine se refermait aussitôt, ils allaient et venaient, vaquant à leurs occupations. Ça paraissait être des femmes – ou plutôt des filles ; elles étaient encore plus jeunes ici que dans le reste du complexe. Elles transportaient de la nourriture, des cruches d’eau, des vêtements, des choses qui ressemblaient à du matériel médical. Une sorte d’immense hôpital à la technologie rudimentaire, se dit-il. Il s’arrêta à côté d’une des mares. Le liquide – un fluide laiteux, épais, qui ondoyait avec la langueur typique des faibles gravités – n’arrivait pas plus haut que la taille. Des femmes nues flottaient dedans, bougeant à peine, des gouttes de liquide ruisselant sur leur peau lisse. Elles étaient enceintes, monstrueusement enceintes. Et il y en avait de tous les âges, de très jeunes filles aux membres grêles et à la constitution fluette qui semblaient à peine capables de supporter le poids de leur gros ventre, jusqu’à des femmes âgées dont le visage semblait plus ridé que celui de Luru Parz. Des serviteurs – ou plutôt des servantes, car c’étaient toutes des femmes, se déplaçaient entre elles, pataugeant dans le lait jusqu’à la taille pour leur essuyer le visage et les membres, leur caresser le ventre. — Les génitrices, dit Luru Parz d’un ton morne. C’est toujours pareil, au cœur de ces garennes. Les chambres de procréation sont l’endroit le plus sacré du complexe, le plus précieux pour les drones. Vous voyez comme elles sont inquiètes ? Mais elles ne nous feront aucun mal. Pirius essayait désespérément d’y comprendre quelque chose. — Et c’est de là que les Archives sont contrôlées ? — Mais non, dit-elle, l’air exaspérée. Vous n’avez pas encore compris, enseigne ? Personne ne contrôle les Archives. Ces reproductrices en sont l’élément le plus important, je suppose. Mais même elles, étant perpétuellement enceintes, ne contrôlent rien du tout. Pas même leur propre vie. Pirius comprit enfin ce que c’était ; il avait été entraîné à reconnaître ce genre de chose. Les Archives ne représentaient pas une société humaine. Pas du tout. C’était une Coalescence. Une ruche. Au début, ce n’était vraiment qu’une archive, un projet d’emmagasinage des grands travaux de la Coalition : rien de très glamour. Mais ses galeries s’étaient rapidement étendues dans la masse accueillante d’Olympus. Très vite, il n’était plus resté personne qui ait une vision d’ensemble de la géographie générale des Archives. Et lorsque certaines sections s’étaient trouvées éloignées de plusieurs centaines de kilomètres des autres – ce qui exigeait des journées de trajet à travers ces corridors bondés –, plus personne n’était en position d’exercer un contrôle central digne de ce nom. Il fut bientôt évident aussi que ça n’avait aucune importance. Les individus étaient là pour servir les Archives – pour enregistrer les informations, les classer, les analyser, les entreposer, les préserver ; c’était tout. Personne n’aurait su dire ce que tout ce monde faisait dans l’immensité non cartographiée de la bibliothèque, mais on savait toujours ce que faisait celui ou celle qui était à côté de soi, et ça suffisait généralement. D’une façon ou d’une autre, les choses se faisaient, même si personne ne savait trop bien comment. Et puis des troubles éclatèrent dans le système de Sol. Pendant de longues périodes, les Archives restèrent isolées. Les couloirs d’Olympus étaient toujours bondés. On avait beau creuser constamment de nouvelles galeries et étendre les unités, déjà gigantesques, de production de nanopâte, la population semblait grandir plus vite. Et les gens étaient coincés là, évidemment. Si un des bibliothécaires ou des employés avait mis le pied à la surface de Mars sans protection, il serait mort en quelques secondes. Il s’ensuivit une période politique compliquée : des factions de bibliothécaires se battirent pour les ressources de base qui les maintenaient en vie. D’étranges royaumes bureaucratiques émergèrent au cœur d’Olympus, tels les antiques empires basés sur le contrôle de l’eau, au Moyen-Orient, sur Terre : ils s’assuraient le monopole de certaines substances vitales afin de conquérir le pouvoir. Mais aucun de ces « empires de l’air » ne se révéla très durable. Pour finir, une autre solution sociale apparut spontanément, sans que personne l’ait prévue : elle émergea, tout simplement, et, une fois instaurée, se révéla remarquablement stable. Au fond, ce n’était qu’une question de liens du sang. Malgré tous les efforts de la Coalition pour créer et imposer d’un bout à l’autre de la Galaxie des cuves de gestation, un encadrement par tranches d’âge et tout un appareil d’homogénéisation sociale, dans le cœur noir d’Olympus, hors de vue, des familles prospéraient depuis toujours. Et certaines de ces matriarchies bureaucratiques bifurquèrent. Les matriarches se mirent à produire toujours plus d’enfants. Elles poussèrent leurs filles à ne pas enfanter elles-mêmes, mais à rester auprès d’elles afin de les aider à leur donner de plus en plus de frères et de sœurs. Ce qui se justifiait, sur le plan social : l’étroitesse du lien maintenait la cohésion familiale et empêchait les querelles coûteuses pour des ressources limitées. C’est là que les gènes entraient en jeu. Après tout, l’organisme n’était que le véhicule qu’ils utilisaient pour se transmettre à la génération suivante. Lorsqu’un individu n’avait pas d’enfants, sa seule façon de perpétuer ses gènes était indirecte : par l’intermédiaire de la fraction qu’il partageait avec ses frères et sœurs. Dans cette promiscuité étouffante, même si les filles des archivistes renonçaient à leurs propres chances de procréer pour entretenir davantage de sœurs issues de leurs mères fécondes, leurs gènes y trouvaient leur compte. Ça marchait. La lutte pour la survie cessa. Une poignée de familles se mit à croître et à multiplier à une vitesse stupéfiante, se répandant et fusionnant jusqu’à ce que les Archives soient enfin dominées par une unique source génétique étendue. Cinq mille ans seulement après le forage du premier trou dans le sol d’Olympus, presque tous les occupants des Archives affichaient une remarquable similitude. La population croissait, s’unissait et s’organisait en fonction de la nouvelle politique génétique. Avec, devant elle, tout le temps de s’adapter. La société particulière qui s’était développée dans les Archives était une forme antique et stable. Personne n’avait le pouvoir. Les individus n’obéissaient à aucun ordre ; ils réagissaient à ce que leurs pareils faisaient autour d’eux. C’était l’interaction locale, comme disent les sociologues, renforcée par une boucle de rétroaction positive, chacun réagissant à ses voisins et suscitant à son tour des réactions. Ça suffisait pour que les choses soient faites. La nourriture et les autres ressources vitales allaient et venaient dans le dédale des galeries, les systèmes vitaux comme la circulation de l’air étaient entretenus, et même le but affiché des Archives, l’entreposage des données, était rempli – tout ça sans direction centralisée. C’était comme si les Archives n’étaient qu’un unique organisme composite, avec des millions de visages. Et cet organisme était unifié par des liens génétiques, des liens de famille. — On a découvert d’autres Coalescences au-delà du système de Sol, dit Luru Parz. Des reliques des Expansions primitives. Mais toutes les garennes sont identiques, au fond. Je pense que c’est un défaut de notre traitement mental. Partout où la vie est marginale, où les gens sont entassés les uns sur les autres et où il est plus rentable de rester chez soi avec sa mère plutôt que de voler de ses propres ailes, c’est encore et toujours la solution eusociale qui s’impose. Je me demande parfois où la première Coalescence a émergé : peut-être avant même le vol spatial, sur la Terre proprement dite. « Évidemment, les ruches sont rigoureusement antidoctrinales. Ces femmes sont-elles humaines comme vous ? Non. Elles n’ont évolué que dans un but : servir la Coalescence. Et elles sont très spécialisées, comme vous avez pu le constater : vous avez vu les coureuses, ces mécaniques à longues jambes, les archivistes, avec leur cerveau hypertrophié. Des spécialistes, adaptés à des fins particulières, pour mieux servir la communauté dans son ensemble, mais qui divergent tous de la norme humaine. Officiellement, la Coalition éradique les Coalescences partout où elle en trouve… — Sauf ici, objecta Pirius. On a laissé celle-ci se développer sur Mars, la planète sœur de la Terre. Et on lui a abandonné le trésor de l’humanité, pensa-t-il, les archives de son passé. Il sonda ses sentiments. Il n’éprouvait pas de colère. Il se sentait seulement engourdi. Peut-être qu’il avait vécu trop d’expériences, vu trop de choses en trop peu de temps ; mais c’était encore pire que de trouver un nid de Fantômes d’Argent dans le système de Sol. Penser qu’on avait permis aux êtres humains de diverger à ce point, ici, au cœur même du système solaire… ça allait contre les fondements de l’enseignement de Hama Druz. Luru sembla percevoir son trouble. — Personne n’a voulu ça, enseigne. Et quand c’est arrivé, c’était tout simplement trop pratique pour qu’on le rejette, quoi que la Doctrine Druz puisse préconiser. En fin de compte, les gens tout-puissants qui dirigent la Coalition sont des pragmatiques. Comme vous. Quand une VieD&O du ministre Gramm se condensa dans l’air, un Nilis nerveux, pieds nus, dans son ombre, Pirius fut presque soulagé. Ils avaient retrouvé leur trace, à Luru Parz et lui-même. Nilis avait saisi la situation beaucoup plus vite que Pirius, et sa colère et sa répugnance n’étaient pas feintes. Gramm, quant à lui, affichait une attitude hautaine et méprisante. — Alors, voilà, vous êtes au courant pour Olympus. Eh bien, si vous croyez que je vais m’en excuser auprès de gens comme vous, vous vous trompez ! Maintenant, vous allez m’écouter : les Archives sont essentielles pour la continuité des grands projets de la Coalition. Nous, les êtres humains, ne sommes pas très doués pour le stockage de l’information. Les enregistrements papier pourrissent en quelques milliers d’années, au mieux. Les données numérisées survivent mieux, tant qu’elles sont régulièrement transférées d’un support sur un autre. Mais même ces entreposages étaient sujets à une lente dégradation, due aux radiations, notamment. La demi-vie de nos données n’est que de dix mille ans. Tous nos efforts ne sont rien à côté de ce que réussit la nature. L’ADN surpasse de très loin les tablettes de pierre ou d’argile. Certains de nos gènes – les plus anciens, les plus fondamentaux, ceux qui sont communs à tous les grands règnes vivants – ont un milliard d’années et, au fil des générations, l’information génétique a été recopiée plus de vingt milliards de fois, avec un taux d’erreur de moins de un sur un trillion. « Nous livrons une guerre sur des échelles d’espace et de temps qui défient notre humanité même, soupira-t-il. Nous devons absolument améliorer notre mémoire d’un facteur dix si nous voulons survivre en tant que puissance galactique. D’où cet endroit. Ces Archives sont déjà anciennes. Leurs générations de drones-archivistes ne vivent que pour une chose : recopier d’un support sur un autre des données qui ne veulent rien dire pour eux. Peut-être un jour la ruche sera-t-elle capable d’émuler la fidélité de copie de l’ADN – qui sait ? C’est assurément un but qu’aucune autre forme de société humaine ne pourrait espérer remplir. Commissaire, que ça vous plaise ou non, les ruches sont de bonnes bibliothèques ! — Et c’est dans ce but grandiose que vous tolérez cette perversion au cœur du système solaire ? hurla Nilis. Votre hypocrisie est consternante ! Son ton dérangea les mères qui marinaient dans leur jus. Elles s’éloignèrent mollement dans leurs mares. — Vous avez toujours eu un petit esprit étriqué, lâcha Gramm d’un ton sans réplique. Enfin quoi, Nilis ! Vous devriez vous féliciter qu’on fasse une force de l’un de nos défauts humains fondamentaux. C’est plutôt élégant, non ? Et d’ailleurs, en parlant de corruption et de perversion, qu’espérez-vous trouver ici, espèce de vieille sorcière ? lança-t-il hargneusement à Luru Parz. — Je vous avais dit que je savais quels squelettes vous cachiez dans vos placards, répondit-elle d’un ton égal. Gramm, une fois de plus, vous coupez les vivres à Nilis. Il faut que ça cesse. — Je n’ai que faire de vos menaces, grommela Gramm. Vous croyez vraiment que révéler l’existence de cette montagne-ruche ferait chanceler la Coalition ? — Non, répondit-elle, imperturbable. Mais ça vous montrera que je ne plaisante pas. Il y a des secrets bien pires que ça dans le système solaire, vous le savez mieux que moi, ministre Gramm. Et maintenant, vous allez m’aider. Nilis a besoin d’une arme pour frapper le Premier Radiant. Je pense que je sais où en trouver une. — Où ça ? fit Nilis, l’air intéressé. — Dans le passé, bien sûr. Mais sous clé, dans des archives encore plus profondément enfouies que celle-ci. Gramm la foudroya du regard, en marmonnant. Pirius vit que Luru Parz avait encore eu le dessus. Nilis la regardait. — Madame, vous êtes un nid de mystères. Mais ces archives plus profondes… où sont-elles ? — Sur Callisto, répondit-elle. Ce nom ne voulait rien dire pour Pirius. Nilis, lui, blêmit. Des Gardes en skinsuit et casque bleu, armés jusqu’aux dents, firent irruption dans la salle et leur ouvrirent un chemin vers la sortie. Pirius prit Luru Parz à part. — Il y a quelque chose que je ne comprends pas. Pourquoi Tek m’a-t-il donné cette puce ? Qu’attendait-il de ce contact ? — Bah, il allait à la pêche, répondit-elle avec un soupir. La pêche aux opportunités. C’est comme ça que marchent les Coalescences. Pirius secoua la tête. — Ça n’a pas de sens. Tek est un parasite. Pourquoi agirait-il pour le compte de la Coalescence ? — Vous ne voyez donc pas ? Il fait aussi partie de la ruche, bien sûr, c’est juste qu’il l’ignore. Aucun d’eux ne le sait ! Allez, enseigne, sortons d’ici, dit-elle en le tirant par la manche. Même à travers mon masque, la puanteur de cet endroit me rend malade. Ils suivirent les Gardes avec empressement, avides de retrouver la surface glacée, désolée, de Mars. Derrière eux, les mères coalescentes marinaient dans leurs mares laiteuses, des assistantes toutes nues, l’échine courbe, s’empressant anxieusement autour d’elles. 30 Pirius Bleu avait presque oublié l’effet que ça faisait de se retrouver assis dans le poste de pilotage d’un greenship. On avait l’impression d’être suspendu dans l’espace ouvert, avec rien entre le ciel et soi. Et le ciel du centre de la Galaxie était plein d’étoiles, un foisonnement de lumières qui allait jusqu’à l’infini. Il y avait beaucoup de jeunes soleils d’un bleu éclatant, mais d’autres luisaient d’une lueur rouge, furibarde : de vieilles naines fanées avant leur temps. Le rideau d’étoiles donnait une grande impression de mouvement, d’un immense dynamisme – et de fait, ce pullulement lumineux volait rapidement à travers l’espace mortel, bien que son déplacement ne soit visible que sur des échelles de temps qui se chiffraient en années, trop lent pour que les éphémères humains le perçoivent. Dans un coin du cockpit, la VieD&O de Nilis avait l’air vaguement absurde dans son skinsuit virtuel, spécialement taillé pour s’adapter à son ample pourtour. — Tant d’étoiles ! s’extasiait-il. Des étoiles géantes, violentes, tellement plus massives que le soleil de la Terre, si rapprochées qu’elles filent comme des réverbères le long d’une autoroute… Un ciel aussi brillant qu’une nuit tropicale ! C’est un vieux paradoxe. On croyait jadis que l’univers était infini et uniforme, plein d’étoiles partout. Mais il ne peut en être ainsi, comprenez-vous, parce que, alors, dans quelque direction que porte le regard, il tomberait sur une étoile, et le ciel entier brillerait d’un éclat aussi vif que le soleil même. Peut-être ce ciel paradoxal ressemblerait-il à quelque chose comme ça. — C’est une belle vision, commissaire, dit Pirius Bleu. Mais je vous rappelle qu’ici, chaque étoile est une forteresse. Ce qui lui cloua le bec, au grand soulagement de Pirius, car il avait du pain sur la planche : le compte à rebours de la mission était lancé. Il déclencha les commandes d’altitude du greenship, de minuscules générateurs inertiels fixés à chacune des trois nacelles et au fuselage principal. Soudain, quelque chose changea dans le criblage des étoiles du centre foisonnant de la Galaxie. Il distingua sept nouvelles étincelles, les points vert émeraude des sept greenships qui allaient accompagner son propre équipage dans les profondeurs inconnues de la Cavité. — Les systèmes ont l’air nominaux, annonça-t-il. — Bien sûr, génie ! répondit Espoir Tenace, son ingénieur. Comme si tu pouvais sentir le degré de liberté du vaisseau en restant le cul sur ton siège. En réalité, j’ai bricolé le contrôle d’inertie avant que tu commences à faire joujou. — Ah, Espoir ! Je savais que je pouvais compter sur toi. Le pépiement de Cohl se fit entendre sur le circuit : — Accrochez-vous, les mecs, cette baignoire risque de tanguer ! J’essaie d’obtenir l’étalonnage des systèmes de navigation. Je sais que ce n’est qu’un détail pour deux héros comme vous, mais je ne sais pas pourquoi, moi, j’aime bien savoir où je suis ; c’est sentimental. — À toi la main, navigatrice… Le Nilis virtuel ouvrait des yeux ronds. — Pirius… vous devez être heureux de revoir votre équipage. Dans son habitat normal, pour ainsi dire. Mais ces rodomontades… est-ce que c’est toujours comme ça ? — Oh non, répondit Pirius. Je nous trouve un peu amortis, aujourd’hui. Ils avaient quand même été rudement heureux de se retrouver, sur Quint : Cohl, qui avait gardé un boitillement en souvenir du Roc Usine, Espoir Tenace, qui était revenu étonnamment svelte de sa brigade d’artillerie. À croire que le travail dans ces bataillons de canons monopoles était physiquement éprouvant, en tout cas il n’avait jamais eu l’air plus radieux qu’au bout de ces quelques mois. Et ça avait été une joie encore plus grande quand ils s’étaient retrouvés à bord d’un vaisseau, qu’ils avaient aussitôt rebaptisé l’Autre Griffe de l’Assimilateur. Ce n’était pas un vrai chasseur : il était alourdi par une cosse de capteurs énorme, qui déparait l’élégance du fuselage. Il ne serait évidemment jamais comme leur premier appareil, mais il était là – et c’était le leur. Ils avaient apposé sur leurs skinsuits des sceaux qui rappelaient la première Griffe, et Pirius Bleu se sentait extraordinairement exalté à l’idée de reprendre les commandes d’un greenship. Nilis l’observait avec son mélange caractéristique de fierté et de nostalgie. — Je suppose que cette jactance sert de lubrifiant social. Mais je m’étonne que vous arriviez à quelque chose. Enfin, c’est un privilège que d’être là. D’assister à ça. C’est tellement différent. Vous savez, nous – les êtres humains, je veux dire –, nous n’avons jamais été conçus pour fonctionner dans un tel environnement. Sur Terre, vous avez l’impression d’être sur une plaine de quelques kilomètres de rayon, sous des nuages à quelques kilomètres de hauteur. Dans l’espace, tout est tellement loin que ça a l’air d’être en deux dimensions – même la Lune. Il n’y a pas de profondeur. L’échelle est de quelques kilomètres ou l’infini, avec un gouffre entre les deux. Mais là, vous avez des étoiles réparties dans toute la profondeur du ciel ; l’espace est entièrement occupé, à toutes les distances, ce qui donne une impression d’immensité, de perspective, impossible sur Terre. — Quelle importance ? demanda Pirius en haussant les épaules. — Oh, si, c’est important, dit Nilis en lui jetant un coup d’œil intrigué. Pour comprendre un ciel comme ça, votre esprit, la structure même de votre sensorium, Pirius Bleu, doit radicalement différer du mien. Il se peut que nous soyons identiques sur le plan génétique, mais nous n’avons pas la même chose dans la tête. Au point que nous pourrions aussi bien appartenir à des espèces différentes. Ce qui était désagréablement hérétique pour Pirius. Tout le monde était pareil, au fond. C’était le credo de la Doctrine. Si Nilis voulait croire qu’il était une sorte de… divergent, ça le regardait. — J’essaie juste de faire mon boulot, commissaire. — Je sais, soupira Nilis. Mais je vous importune avec mon verbiage ! Merci, vraiment, de m’accueillir. « M’accueillir » : encore une chose à laquelle Pirius n’osait pas trop penser. Comme tout le but de la mission était de faire passer Nilis à travers la Cavité, il avait été décrété que l’endroit le plus sûr où le mettre était avec Pirius – plus précisément en lui. Tout le personnel volant avait des implants de toutes sortes greffés dans le cortex, des implants qui faisaient office de traceurs, de systèmes de communication de secours, d’interfaces avec toutes sortes de systèmes, notamment médicaux. Le téléchargement du Nilis virtuel dans la tête de Pirius avait été une simple formalité. Qu’il ne voyait pas d’un bon œil. Enfin, c’étaient les ordres. Nilis leva les mains devant lui. — Je sais que vous êtes mal à l’aise. Je suis ici pour observer, pas pour vous mettre des bâtons dans les roues. Je n’interférerai pas. — Non, dit-il avec véhémence. Ça ne risque pas. Avant d’accepter le téléchargement, Pirius avait insisté pour qu’il y ait un interrupteur. Une voix péremptoire intervint sur le circuit radio commun : — Ici Dray. Vos gueules et écoutez. Les bavardages s’interrompirent aussitôt. Pirius leva les yeux vers les sept vaisseaux en formation autour de lui. Dray était l’une des paires qui se trouvaient juste devant : la pointe de leur formation en V. Et c’était aussi la femme musclée, formidable, au crâne rasé, qui dirigeait cette force expéditionnaire. — Voilà vos positions, dit-elle. Je suis Pointe Zéro, leader de la flèche… Elle passa les autres pilotes en revue, d’un côté, puis de l’autre, pour leur attribuer des numéros. Dray – Pointe Zéro – menait une ligne d’appareils en nombre pair, et Pointe Un une ligne impaire de vaisseaux. Pirius, dans l’Autre Griffe, était Pointe Sept. — Et voilà les règles, reprit Dray. Un : c’est moi qui commande, et vous n’avez même pas le droit de péter sans ma permission. Je vous parle, Pirius. J’ai vu votre dossier. Si ça ne dépendait que de moi, vous creuseriez encore des tombes sur un roc, alors s’il y a des cascades à la con pendant ce vol, je vous descends moi-même. Pirius n’avait aucun doute : elle le ferait. — Oui, chef. — Règle numéro deux : nous allons remplir nos objectifs. Règle trois : nous sommes huit vaisseaux au départ, et nous reviendrons à huit, en suivant uniquement les règles un et deux. Un chœur de voix répondit : — Chef, oui, chef ! — Bon, je partais du principe que vous aviez tous assisté au briefing, mais je n’en suis plus si sûre à présent. Je pensais aussi que vous étiez un équipage expérimenté, mais cette formation est tellement minable que je commence à me dire que je me trompais à ce sujet aussi. Reformez-vous, merde ! Je vous regarde, Pointe Trois ! — Chef, oui, chef ! Les sept lumières glissèrent subtilement dans le ciel, et Pirius dut passer sur infraluminique pour rectifier sa position. — Nous sommes à une minute de notre premier saut SPL, et nous allons sauter en formation. Le premier saut sera le plus difficile… C’était vrai, car cette petite formation était sur le point de plonger droit dans le cœur de la Galaxie. — Quand nous serons de l’autre côté, ce sera de la simple navigation, poursuivit Dray. Et sinon, ce sera marrant. Il serait temps qu’on se marre un peu. Bonne chance, tout le monde. Encore un bref chœur d’acquiescements. — Cinq, quatre, trois… La Galaxie était centrée autour d’une masse farouche. Les bras spiralés se trouvaient à l’intérieur d’un vaste plan occupé par une immense bosse brillante, le Noyau, et son cœur plus dense, l’Amas Stellaire Central : des millions d’étoiles massées dans un volume de quelques dizaines d’années-lumière. D’immenses fleuves de gaz moléculaires se déversaient vers l’intérieur de l’Amas, mais à quelques années-lumière du centre ils se heurtaient au vent solaire farouche qui soufflait de la Cavité, un trou dans le cœur de la Galaxie entouré par une onde de front stationnaire de gaz entrant, l’Anneau Circumnucléaire. L’expansion humaine à travers la Galaxie s’était arrêtée à l’Anneau. Les soldats qui s’y battaient et y trouvaient la mort l’appelaient le Front. La Cavité avait ses propres merveilles : la Bébé Spirale, une Galaxie miniature entièrement contenue dans ces quelques années-lumière de vide, et encore plus loin, dans les profondeurs, l’astrophysique dense, frénétique, du trou noir central proprement dit. Dray et sa petite flottille de greenships envisageaient un saut SPL risqué de cinq années-lumière au moins, qui leur ferait franchir le Front et les amènerait dans la cavité. Ils allaient devoir effectuer ce saut dans la turbulence relativistique du centre de la Galaxie, dont la violence, même à cette distance, atteignait les strates supérieures sur lesquelles s’appuyait la technologie SPL. Et ils allaient l’effectuer en formation. En tout cas, c’était le plan. Dray appela : — Deux et Quatre ! Pointes Deux et Quatre, au rapport ! Pirius, sans se laisser distraire, poursuivit la vérification des systèmes de son appareil. La Cavité était un environnement mortel, saturé de radiations et de particules massives qui fusaient à une vitesse proche de celle de la lumière. Mais l’Autre Griffe avait survécu au saut SPL, et son équipage était sain et sauf. Lorsqu’il fut satisfait, il leva les yeux. Et se retrouva assis au bord de la Cavité – en réalité, dans l’espace central contenu à l’intérieur du Front. À travers une tempête d’étoiles, il voyait distinctement la Bébé Spirale. L’escadrille avait émergé de son saut près de l’extrémité est du bras spiralé, là où il perdait sa cohérence et se fondait dans la masse de l’Anneau Circumnucléaire. Du point de vue de Pirius, c’était une galerie écarlate de bébés-étoiles et de gaz incandescent qui s’enroulait dans les profondeurs de la Cavité. Il avait l’impression de plonger les yeux dans les entrailles d’une immense machine de gaz, de poussière et d’étoiles. Le tout était teinté en bleu par le décalage dû au fait qu’il continuait à voler vers l’intérieur. L’Autre Griffe avait émergé du saut à une vitesse de quelques pour cent de la vitesse de la lumière, selon un vecteur pointé droit vers le cœur de la Galaxie. Sur ce fond stupéfiant, Pirius n’avait d’yeux que pour les étincelles vertes positionnées autour de lui. La formation était sensiblement moins régulière qu’avant le saut, et il constata que les sept appareils n’étaient plus que six. — Deux ! Quatre ! — Ici, Quatre ! Nous avons perdu Deux. Le décalage SPL l’a amené trop près – j’ai moi-même eu de la chance de m’en tirer. — Nous avons perdu un équipage ? hoqueta Nilis. Si soudainement ? — Vous voyez dans quel genre de chaudron nous sommes, répondit Pirius d’un ton sinistre. Les sauts SPL ne sont jamais très précis, même en mettant les choses au mieux. Nilis baissa les yeux sur ses mains, et des lumières complexes brillaient dans ses prunelles. — Mourir dans un endroit pareil… Et nous repartons déjà ? — Commissaire, répondit sèchement Cohl, la loi de conservation du moment ne s’applique pas spécialement aux sauts SPL. En ajustant votre saut avec précision, vous pouvez émerger avec le moment que vous voulez, dans les trois dimensions. Comme le disaient toujours mes instructeurs, dans ce genre de manœuvre, la physique n’est qu’une boîte à outils. — Remarquable, remarquable. — Formation B ! ordonna Dray. Rapprochez-vous ! Les lumières vertes glissèrent à nouveau sur le ciel. Cette fois encore, Dray était Pointe Zéro, leader de la flèche, les autres vaisseaux sur ses flancs. Dray énuméra les procédures qui les attendaient. — Des sauts d’une journée-lumière. Un dixième de seconde de pause à chaque émergence. Reprise de la formation et re-saut. C’est clair, tout le monde ? — Chef, oui, chef ! — À mon compte. Trois, deux… Avec une embardée qui leur noua les tripes, l’Autre Griffe de l’Assimilateur effectua un nouveau saut de trente milliards de kilomètres, franchissant un espace qui aurait pu contenir trois fois le système solaire tout entier, jusqu’à Pluton, un saut monumental, effectué trop rapidement pour que l’esprit de Pirius ait seulement conscience de la transition avant qu’elle soit achevée. Et puis le vaisseau recommença. Et encore. Le Nilis virtuel gémit et se prit la tête à deux mains. C’était une progression désagréable, saccadée, une série de bonds stroboscopiques, au rythme de dix à la seconde. Le bras spiralé miniature était un tunnel de quelques années-lumière de largeur qui s’étendait devant les vaisseaux et conduisait vers les mystères encore plus exotiques du centre même. Mais les têtes d’épingle d’un vert étincelant qui entouraient le vaisseau de Pirius poursuivaient leur route, leur escadrille en forme de pointe de flèche bien nette défiant le chaos du cosmos. Le Nilis virtuel se redressa et osa regarder autour de lui, en tiraillant la manche éraillée de sa robe. Les lumières du centre de la Galaxie se réfléchissaient artistiquement dans ses yeux écarquillés. — Une telle structure, si précisément déterminée… Vous vous rendez compte que nous ne savons encore quasiment rien des détails de cet endroit – je ne parle pas de sa géographie mais de son pourquoi. Pourquoi cette extraordinaire spirale-jouet ? Et pourquoi trois bras, et pas un, cinq ou vingt ? Est-ce vraiment une structure cohérente, ou bien un effet du hasard, qui aura disparu dans un million d’années ? Nous avons été tellement occupés à utiliser cet endroit comme champ de bataille que nous avons oublié de nous poser ce genre de questions. Tandis que Pirius s’affairait sur ses instruments, Nilis continuait à discourir, à lui parler d’autres galaxies dont le trou noir central n’était pas un géant endormi comme celui-ci mais un monstre affamé qui semblait avaler voracement les corps gazeux de ses malheureux hôtes. Et de galaxies ravagées par de grands spasmes de formation d’étoiles, des éruptions d’énergie phénoménales qui se déroulaient sur des centaines d’années-lumière. — Nous rationalisons ces choses avec notre physique, enchaînant les théories les unes après les autres. Or nous savons que les actions inconscientes de la vie ont dicté l’évolution de la matière, même à des échelles astronomiques. Alors, comment pouvons-nous dire ce qui est naturel et ce qui ne l’est pas ? Nous faisons la guerre ici depuis des millénaires, mais des indices laissent penser que les Xeelees s’y battent depuis infiniment plus longtemps, livrant des guerres terriblement anciennes contre un ennemi beaucoup plus formidable. Et avec quelles conséquences ? Peut-être tout ce que nous voyons n’est-il qu’une relique d’un antique champ de bataille, comme la surface striée de tranchées d’un roc façonné et refaçonné par des conflits jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien de l’original… Mais je parle trop, dit-il enfin, comme s’il en prenait seulement conscience. — Ça oui, fit Pirius d’une voix tendue. J’aurais dû vous laisser à la base. Nilis eut un rire, mais son visage resta inexpressif. — Je vais essayer de… — Les taons ! Altitude cinquante degrés, azimut quarante… Pirius traduisit rapidement les coordonnées par rapport à sa propre position et jeta un coup d’œil hors de sa bulle. Les nightfighters étaient invisibles, mais l’image restituée par les capteurs détectait bien des taches noires comme la nuit dans cette cathédrale de lumière. — Remarquable ! reprit Nilis. Un champ de bataille en trois dimensions, sans repère aucun, et vous arrivez à traduire mentalement les coordonnées sphériques d’une position à l’autre… — Commissaire, fermez-la ! — J’en compte cinq, six… sept, annonça une voix. — Tous des nightfighters, je pense, répondit Cohl. — Je suis surpris qu’ils aient mis si longtemps à arriver, lança Espoir Tenace. — Non. C’est nous qui les avons surpris, rectifia sombrement Dray. Formation alpha ! Les sept greenships firent mouvement comme un seul appareil, et Pirius éprouva un pincement d’orgueil. Les Xeelees étaient maintenant droit devant. Les greenships continuèrent à foncer vers eux. — Passez sur infra ! ordonna Dray. Moitié de la vitesse de la lumière. Les greenships coupèrent leur propulsion SPL. L’Autre Griffe de l’Assimilateur retomba dans l’espace-temps à trois dimensions, telle une flèche pointée droit vers les Xeelees. L’ennemi n’était qu’à quelques minutes-lumière, pas plus éloigné d’eux que la Terre ne l’était de son soleil. Les greenships se rapprochaient tellement vite que les nuages de gaz et de poussière brûlants de la Spirale, à l’arrière-plan, étaient légèrement teintés en bleu. Pirius regarda comment les nightfighters pullulaient, montant, descendant, tournant les uns autour des autres selon des mouvements rapides dont les schémas étaient impossibles à suivre, tels les taons qui leur avaient valu leur surnom dans les chambrées. On dirait une sorte de danse, se dit Pirius. Coulée, gracieuse, presque belle. Mais pas humaine. Et ils étaient tout près, terriblement près. Pirius crut voir le premier rayon rouge cerise vacillant, presque timide, d’un starbreaker. — À mon compte, on s’arrache, annonça Dray. Trois, deux, un… La formation en pointe de flèche se rompit. Trois des greenships décrochèrent, semblant reculer brusquement le long de l’énorme artère du bras spiralé. Les autres, y compris les vaisseaux de Dray et de Pirius, resserrèrent les rangs. Ils n’étaient plus que quatre, à présent, quatre étincelles vertes dans la tempête de lumière stupéfiante du centre de la Galaxie, quatre face au nuage dense de taons xeelees, droit devant. — Je ne comprends pas…, commença Nilis. — Taisez-vous ! ordonna Pirius. Un bref instant – l’espace d’un battement de cœur –, les Xeelees maintinrent la position, et Pirius crut que le subterfuge allait échouer. Dans ce cas, il était un homme mort. Et puis les Xeelees se divisèrent. Ils se jetèrent sur les trois vaisseaux qui s’étaient détachés. Envahi de soulagement et d’exultation, Pirius poussa un hurlement. Auquel répondirent les autres vaisseaux. — Léthé, ça a marché ! Dray coupa brièvement le circuit afin que seule sa voix se fasse entendre. — On garde les réjouissances pour plus tard, dit-elle sèchement. Formation C. Vous connaissez la manœuvre ! L’Autre Griffe s’inclina sur l’aile et vira. Nilis se cramponna au bord de son siège virtuel. — Oh, mes aïe-yeux ! murmura-t-il, manifestement plus troublé par quelques acrobaties aériennes que par l’approche bille en tête d’une meute de fighters xeelees. Les quatre vaisseaux formèrent bientôt un nouveau V, réduit. Dray leur ordonna de s’annoncer une fois en position : Trois, Quatre, Sept répondirent à l’appel. Pirius, qui était Sept, suivait Dray, le leader. Trois volait à côté de Dray, suivi par Quatre. — Nous avons foncé vers les Xeelees…, risqua Nilis. Pourquoi ne nous ont-ils pas repoussés ? — Ils ont cru à une diversion, répondit Pirius. Que c’étaient les autres, Un, Cinq et Six, qui étaient investis de la vraie mission – quelle qu’elle ait pu être. Les Xeelees ont pris une décision rapide, et se sont lancés à leur poursuite. Ils se sont trompés. — Ah. Ces autres-là. Un, Cinq, Six… C’étaient eux, la diversion. Malin, ça ! Nous serions donc de meilleurs menteurs que les Xeelees. Qu’est-ce que ça révèle sur nous ?… Enfin, évidemment, ça ne pouvait marcher que si les Xeelees n’étaient pas prévenus. — Nous volions selon des schémas anti-Tolman. Des schémas conçus pour empêcher l’ennemi de renvoyer des signaux dans son propre passé. — Ça faisait partie du jeu. C’était un sacré pari, quand même ; on ne peut jamais être sûr de ce qui va se passer. — Mais ça a marché, insista Nilis. Un bluff ingénieux. Pirius vit un éclair de lumière autour d’une nova verte, à l’azimut quarante degrés. Quelqu’un, là-haut, se battait et mourait, tout ça pour un « bluff ingénieux ». Dray, qui avait vu la même lumière, appela d’un ton ronchon : — Faisons en sorte que ce ne soit pas arrivé pour rien. — Oui, chef ! — À mon compte : trois, deux, un… Les sauts saccadés, d’un jour-lumière, recommencèrent, et les étoiles se mirent à défiler le long du vaisseau de Pirius qui se ruait au long d’avenues étincelantes de poussière. 31 Usant de son nouveau pouvoir, Luru Parz amena Nilis et son petit groupe vers Jupiter. Une semaine après la confrontation dans les profondeurs d’Olympus, il était clair que c’était elle qui dirigeait les opérations. Pirius Rouge ignorait tout des « Archives » où on l’avait conduit. Même Nilis, d’ordinaire si loquace, ne disait rien. L’entraînement mental de Pirius reprit le dessus : à quoi bon gâcher de l’énergie à pétocher dans le vide ? Et puis, c’était Jupiter. Et Pirius pensait que de toutes les vieilles étrangetés qu’il avait vues dans le système de Sol, Jupiter était la plus extraordinaire. Le soleil y était visible sous la forme d’un disque minuscule, Jupiter étant cinq fois plus loin que la Terre du phare central. Pirius leva la main. Son ombre se dessina sur le sol, nette, rectiligne, une ombre de l’infini, et il ne sentit aucune chaleur. C’est dans cette lumière restreinte que flottaient Jupiter et ses lunes. Jupiter était jadis une puissante planète, la plus puissante du système solaire, plus massive que Saturne, même. Mais un conflit ancestral s’était soldé par l’injection délibérée de trous noirs miniatures dans son cœur d’hydrogène métallique. Quel qu’ait été le but de cette prouesse, le résultat, qui s’était fait attendre quinze mille ans, était inéluctable. Le nœud d’espace-temps qui occupait le cœur de la planète avait fini par imploser. Jupiter avait jadis été escortée de nombreuses lunes, dont quatre assez vastes pour être considérées comme des planètes à part entière. Lors du désastre final, alors que le système était torturé par les forces gravitationnelles, les lunes s’étaient éparpillées comme des oiseaux effarouchés. Trois de ses satellites géants avaient été détruits, et Jupiter s’était retrouvée entourée d’un anneau spectaculaire de poussière et de glace. La gueule du trou noir engloutissait encore régulièrement des fragments de lunes, dont le concassage, lorsqu’ils franchissaient l’horizon événementiel, faisait briller l’objet central comme une étoile. La destination de Luru Parz était la seule grosse lune survivante – Callisto, leur dit-elle –, qui suivait une orbite elliptique très allongée autour de sa planète mère. Pirius observa l’approche de Callisto. C’était une boule blanche, à peu près dépourvue de caractéristiques visibles à l’œil nu. Elle n’avait même pas de cratères d’impacts, pour autant qu’il pouvait le voir. Elle était entourée par un nuage épais, diffus, de drones. Certains s’approchèrent de la corvette. Des poings de carbone et de métal bardés d’armes luisantes. — Un système de défense très actif, dit Nilis. Même la Terre ne bénéficie pas de gardiens aussi agressifs. — Et très ancien, dit Luru Parz d’une voix tendue. L’installation de ce cordon défensif a commencé du vivant même de Hama Druz. Après sa visite, en fait. — Je ne savais pas que Druz était venu ici, dit Pirius. Qui en savait à vrai dire très peu sur le fondateur moral de la Troisième Expansion. — Oh si, répondit Luru. Et ce qu’il a trouvé ici lui a fait un tel choc que ça a provoqué les visions qui l’ont amené à formuler sa fameuse Doctrine, et à ordonner l’installation d’un cordon autour de Callisto. Cette petite lune est un système clé dans l’histoire de l’humanité. Vingt mille ans ont passé depuis, et tout l’ensemble a subi l’implosion d’un trou noir à quelques secondes-lumière de distance, à peine. Certains de ces vieux drones peuvent être un peu chatouilleux. On leur a appris à nous reconnaître, mais… — Il ne manquerait plus que nous soyons anéantis par un vieux robot déglingué, dit Nilis d’un ton sinistre. — Bien des membres des conseils de la Coalition ne verseraient pas une larme si j’y restais. Ou vous, commissaire. Le vaisseau descendait toujours. Le paysage glacé de Callisto s’étendit, devint un sol gelé, strié de mauve et de rose. Sans doute la glace était-elle entrelacée de composés organiques. Elle était lisse, pour autant que Pirius pouvait le voir, lisse à perte de vue. On y avait tout de même creusé une fosse peu profonde, au centre de laquelle se trouvait une espèce de colonie : une poignée de bâtiments et des terrains d’atterrissage. — Jadis, Callisto n’était qu’une lune, dit Luru Parz. Criblée de cratères d’impacts, comme toutes les autres. Rien à voir avec ça. À cet endroit, il y avait un cratère principal appelé Walhalla – j’ignore ce que veut dire ce nom –, et à l’époque de Michael Poole, on faisait des projets extensifs de forage de la glace. Mais tout a changé après la visite de Hama Druz. — Qu’est-il arrivé aux cratères ? demanda Pirius. On dirait que la surface a fondu. Mais qu’est-ce qui pourrait faire fondre une lune ? — Elle a été déplacée, répondit Luru Parz en le regardant. Et dans le processus, la surface s’est cassée en mille morceaux. — Déplacée… Pirius ne voyait aucune technologie capable d’obtenir un tel résultat. — Et pour quelle raison sommes-nous là ? insista Nilis. — Ç’avait été le dernier refuge de beaucoup de jasofts, chuchota Luru Parz. Leurs plus anciennes connaissances sont entreposées là. Mais il faudra un sacrifice pour les retrouver. Elle n’arrivait pas à le regarder dans les yeux, et Nilis détourna les siens. Pirius n’avait pas encore la moindre idée de ce qu’on attendait de lui. Malgré son entraînement, il sentit une boule d’angoisse se former au creux de son ventre. La corvette franchit le dernier barrage de drones et entama son approche finale. Ils prirent – Pirius, Nilis, Luru Parz, un serviteur matic et un garde de l’Aéro taciturne – un ascenseur qui descendait dans les profondeurs de Callisto, et suivirent un antique puits creusé dans la glace. Pirius effleura la surface lisse et froide, lubrifiée par une couche d’eau. Sous la surface patinée par la poussière et la crasse, il discerna des marbrures violacées, une sorte de dentelle ou de structure d’une complexité insensée qui se perdait dans les profondeurs de la glace. Encore une étrangeté, se dit-il. Il faisait froid, sûrement pas beaucoup plus de zéro, et leur souffle embrumait l’air, qui sentait le renfermé. L’ascenseur, une simple plate-forme à contrôle d’inertie, agitée de frémissements et de soubresauts déconcertants, avait tout d’une antiquité. Pirius avait l’impression d’être attiré vers le fond des strates temporelles qui enveloppaient tous les mondes de cet ancien système dense. Ils arrivèrent dans une salle creusée au cœur de Callisto, éclairée par des hoverglobes qui les avaient suivis au fond du puits, et se serrèrent instinctivement les uns contre les autres, comme effrayés par ce qui pouvait être tapi dans le noir. Pirius descendit de la plate-forme dans une salle vaguement carrée de quatre ou cinq mètres de hauteur, grossièrement évidée dans la roche. Il aurait pu s’agir d’une formation naturelle, sans les encoches dans le sol et le schéma de trous réguliers dans la paroi. Le seul élément artificiel visible était une sorte d’encadrement de porte, dressé au milieu de la salle. Luru Parz s’en approcha à pas prudents, pour ne pas déraper sur la glace. — C’était jadis une mine. Rien de plus terrible que ça. Mais la dernière fois que je suis venue ici, la mine était fermée depuis longtemps. Des salles comme celle-ci, ainsi que les galeries et les puits qui les reliaient, avaient été pressurisées et occupées. Il y avait du matériel, à cet endroit, dit-elle en indiquant les entailles dans le sol. Une sorte de lit, je m’en souviens. Pirius se rendit compte qu’il s’attendait à un endroit qui ressemblait un peu à Olympus Mons, avec ou sans Coalescence : une espèce de bibliothèque avec des matics et des archivistes au dos rond. — Il n’y a rien, ici, dit-il. C’était la bibliothèque ? — Ça n’a jamais été une bibliothèque, dit Luru Parz. C’était un laboratoire. Suivez-moi, ajouta-t-elle en tendant le doigt vers la porte qui ne menait nulle part. Il y eut un moment de silence tendu. Pirius parcourut les autres du regard. — Vous ne pensez pas qu’il serait temps de nous dire de quoi il retourne ? Nilis le regardait fixement, l’air angoissé. Les bras passés dans ses manches, il s’approcha du matic dont le capot s’ouvrit, révélant un plateau de boissons qui fuma dans le froid. Nilis en prit une et enroula ses mains autour. — Léthé ! Vite, à boire ! Cet endroit est un vrai tombeau ! Luru Parz lui jeta un regard méprisant, puis se tourna vers Pirius. — Un homme appelé Reth Cana travaillait ici, il y a longtemps. Il était venu officiellement chercher de la vie… Avant l’arrivée des êtres humains, il n’était pas arrivé grand-chose à cette lune depuis sa formation par agrégation du grand nuage qui avait donné le système de Jupiter. Les lunes intérieures – Io, Europa, Ganymède – étaient chauffées par le forçage de marée exercé par Jupiter. Sous la croûte de glace d’Europa, il y avait un océan liquide ; Io avait été poussée par cette étreinte prolongée à un volcanisme spectaculaire. Mais Callisto était née trop loin de son énorme parente pour profiter de ce renfort gravitationnel. Ici, la seule source de chaleur était une relique de radioactivité primordiale ; il n’y avait pas eu de géologie, de volcanisme ou d’océan caché. Et pourtant, la quête de Reth Cana avait abouti. Il avait trouvé des cryptoendolithes, des formes de vie bactérienne qui vivaient cachées dans la glace sale de Callisto. Elles végétaient dans des filets d’eau, laquelle était maintenue à l’état liquide par la radioactivité vestigielle, et se nourrissaient des traces de matière organique emprisonnées dans la glace à l’époque de la formation de la lune. — La biochimie de cet endroit est basée sur les chaînes carbone-carbone et l’eau, dit Luru Parz. Comme sur Terre, mais pas tout à fait. L’énergie est faible, ici, et la réplication très lente ; elle s’étend sur des milliers d’années. Les cryptoendolithes n’étaient pas très intéressants par eux-mêmes, à part pour une chose… Reth pensait que des canaux de communication chimique et électrique étaient gravés dans la glace et la roche, des traces de grandes et lentes pensées qui palpitaient dans la substance de Callisto. Prisonniers de la lune de glace, les cryptoendolithes n’avaient que peu de voies de développement possibles. Mais, comme toujours, la vie se complexifiait et cherchait de nouveaux espaces à coloniser. — Les cryptoendolithes ne pouvaient ni monter ni descendre, ni avancer ni reculer. Alors ils ont progressé latéralement… — Reth Cana était-il un immortel ? demanda froidement Nilis. — Un pharaon, en effet. Mais pas un jasoft – un collaborateur. En réalité, c’était un réfugié : il était arrivé ici pour fuir les Qax et attendre la fin de l’Occupation. Évidemment, dès la fin de celle-ci, il avait dû fuir à nouveau – la Coalition et son idéologie. Il était revenu ici se cacher, et il avait aidé les autres à en faire autant. — Que voulez-vous dire par « ils ont évolué latéralement » ? — Je veux dire, répondit Luru Parz, que ces petites créatures remarquables ont trouvé un moyen d’entrer dans un autre univers. Et pas n’importe quel vieil univers. Enseigne, vous savez ce que c’est que l’espace de configuration ? — Imaginez qu’il n’y ait pas de temps. Imaginez qu’il n’y ait pas d’espace… Dans le froid immobile de Callisto, la voix de Luru était un froissement sec dévidant des idées extraordinaires. — Prenez une photo de l’univers. Vous avez une forme statique, un nuage de particules congelées en plein vol à un certain point de l’espace… Un claquement de doigts. — Recommencez. Encore. Encore. Et encore. Chaque instant, chaque agitation des particules vous donne une nouvelle configuration. Imaginez tous ces instantanés, toutes les configurations possibles que les particules de l’univers peuvent adopter. Dans n’importe laquelle de ces configurations, vous pourriez dresser un état de la position des particules. L’ensemble des nombres dérivés renverrait à un unique point sur un puissant graphique multidimensionnel. La totalité de ce graphique serait une carte de tous les états possibles que notre univers serait susceptible d’adopter. Vous me suivez ? Eh bien, cette carte est l’espace de configuration. — Comme une carte de l’espace de phase… — Une carte de l’espace de phase, oui. Mais de l’univers entier. Imaginez que vous mettiez sur chaque point de la carte un grain de poussière correspondant à un unique point dans le temps, un instantané. C’est la poussière de réalité, une poussière de maintenants. La poussière de réalité contient tous les arrangements de matière possibles et imaginables… Petit à petit, grâce aux explications de Luru et aux tentatives de clarification de Nilis, Pirius commençait à comprendre. L’espace de configuration n’était pas le monde de Pirius, ce n’était pas son univers. C’était une sorte de carte intemporelle de son propre monde et de toutes ses possibilités, un royaume plus élevé. Et en même temps, à en croire Luru Parz, c’était un univers en soi, où l’on pouvait se rendre, d’une certaine façon. Et il était plein de poussière de réalité ; chacun des grains de sable qui s’y trouvait représentait un instant dans son propre univers, une certaine disposition des particules de son univers, les atomes, les gens et les étoiles. Mais c’était une image statique. Et le temps ? Et la causalité ? Imaginez que vous mettiez en rang les grains de poussière de réalité, vous obtiendriez une certaine histoire, expliqua Luru Parz. Mais il se pourrait qu’elle n’ait pas de sens en tant qu’histoire ; il se pourrait qu’il n’en émerge aucune causalité, juste un magma d’instantanés déconnectés, les uns après les autres. Or les grains de sable s’attiraient mutuellement. S’ils provenaient de points voisins dans l’espace de configuration plus large, le graphe de tous les instants possibles, les moments qu’ils cartographiaient devaient se ressembler. Et c’est ainsi que les grains s’alignaient, formaient des chaînes, chaque chapelet de grains représentant une séquence d’instants qui donnaient une illusion de mouvement, l’illusion du temps qui passe, et peut-être, si les grains étaient assez similaires, l’illusion même de causalité. Quelque chose comme ça. Et, ainsi qu’il le comprenait peu à peu, c’est là que Luru Parz voulait envoyer Pirius : dans l’espace de configuration. Ça dépassait son imagination. — Vous voulez me faire entrer dans une carte ?! Comment est-ce possible ? — Reth Cana avait découvert que, prisonniers de cet espace et de ce temps, les endolithes avaient réussi à s’infiltrer dans l’espace de configuration, et il avait trouvé un moyen d’y faire accéder des êtres humains. Il pouvait télécharger une conscience humaine dans ce royaume abstrait. — Je vois l’attrait que ça a pu exercer sur les pharaons, intervint Nilis. Un royaume abstrait, statique, platonicien – un lieu de contemplation morbide, une consolation pour des pharaons sans âge, désireux de justifier la façon dont ils faisaient souffrir leurs pareils. Luru Parz eut un fin sourire. — Évidemment, c’est un royaume qui échappe à notre perception. Reth a donc construit des métaphores, une sorte d’interface pour rendre ses caractéristiques accessibles à l’esprit humain. Il y a une île – une plage. Vous verrez une montagne, Pirius, et une mer. La montagne est l’ordre, et à son sommet il y a ce grain de poussière spécial qui représente la Singularité initiale : le Big Bang, l’événement à nul autre pareil, où toutes les particules de l’univers étaient les unes sur les autres. — Et la mer ? demanda Pirius. — La mer est l’opposé. C’est le désordre – l’entropie maximale –, l’océan d’absence de sens à quoi tout se ramène à la fin. Pirius se dressa devant la porte érigée dans le laboratoire abandonné de Reth Cana. Elle semblait ne mener nulle part. En fait, leur disait Luru Parz, elle donnait sur un royaume de réalité tout différent. — Et si je passe par cette porte… — Vous vous dissocierez, répondit Luru. Vous serez encore là, et vous ressortirez de l’autre côté. Mais un duplicata de vous sera fait. — Une sorte de VieD&O… — Oui. Il sera identique à vous, il aura vos souvenirs. Mais il ne sera pas vous. — Et ce duplicata sera dans l’espace de configuration. — Oui. — Mais pourquoi devrais-je y aller ? — Parce que c’est là que les pharaons sont allés. Ils sont venus de tout le système solaire et même au-delà, et se sont réunis ici, dit Luru Parz. Avec leurs connaissances – dont une partie avait été préservée bien avant l’Occupation qax. L’espace de configuration est une bibliothèque noire – la bibliothèque ultime –, et elle contient beaucoup de ce que nous avons perdu. — Sauf que vous avez décidé de ne pas suivre ces réfugiés immortels dans l’espace de configuration, remarqua Nilis. — Travail inachevé, dit-elle, le visage atone. — Et cette connaissance perdue est ce que vous voulez que je rapporte, dit Pirius. — Oui. Les anciens avaient des pouvoirs considérables. N’oubliez pas que Jupiter a été changée en trou noir suite à une intervention humaine. Peut-être savaient-ils comment atteindre le monstre supermassif qui occupe le centre de la Galaxie. — Vous voulez que je trouve une arme là-dedans, dans votre vieille bibliothèque affreuse, dit Pirius. Une arme pour frapper Chandra. — Oui… Mais il y a un piège. — Un piège ? — Là-dedans, les réfugiés ne restaient pas longtemps humains. Ce qui constitue une sorte d’inconvénient. Essayez de vous cramponner à vous-même, enseigne. À votre identité. Et ne vous approchez pas de la mer. Pirius jeta un coup d’œil par la porte. — Euh… Je pourrai revenir ? Mon double virtuel, je veux dire. Nilis s’approcha de lui et le prit par les épaules. Pirius ne l’avait jamais vu aussi grave. — Pirius, je vous ai éloigné de chez vous, de votre devoir. Je vous ai emmené très loin, je vous ai placé dans des situations extraordinaires et je vous ai fait affronter bien des dangers. Mais là, c’est, et de loin, la chose la plus difficile que je vous aie jamais demandé de faire. — Je ne pourrai pas revenir, dit lentement Pirius. — Aucune importance, dit Luru Parz en riant. Douée de pensée ou non, ce ne sera qu’une copie, une sorte de VieD&O. Et elle ne durera pas longtemps. Il n’y a que vous qui pouvez y aller, enseigne, dit-elle en souriant, exhibant ses dents noircies. Vous êtes la seule ressource convenable à notre disposition. Le temps m’a usée, abrasée, Nilis ici présent est trop vieux… il n’y a que vous qui ayez la force de supporter ça. Pirius regarda l’encadrement de porte. Il se sentait engourdi, il n’avait même pas peur ; peut-être avait-il épuisé son potentiel d’imagination. Il haussa les épaules. — Il y a déjà deux copies de moi qui traînent dans la Galaxie. Je commence à avoir l’habitude d’être coupé en deux. Quand devons-nous faire ça ? — L’équipement est prêt, répondit Luru Parz. — Tout de suite ? fit Nilis, bouche bée. Si vite ? — Pourquoi attendre ? Elle s’approcha de Pirius, si près qu’il sentit son odeur de moisi derrière l’odeur astringente de la glace. — Faites-le, Pirius. Passez par la porte et ce sera fini. Ne réfléchissez pas. Passez à travers, et c’est tout… Elle était grotesquement enjôleuse. Il se sentit obligé d’obéir. C’était comme s’il avait appuyé un pistolet contre sa tempe ; il avait beau être parfaitement rationnel, il y avait toujours une trace de compulsion à presser la détente, et c’était sur cette pulsion autodestructrice qu’elle jouait en cet instant. — Allez-y, chuchota-t-elle comme une voix dans sa propre tête. — Oh, mais c’est tellement…, commença Nilis. Je regrette de ne pas pouvoir vous épargner cette épreuve ! — Ce ne sera qu’une copie ! dit Luru. Pas vous. Quelle importance a une copie ? C’en était assez. Pirius tourna le dos à Nilis. Luru Parz avait raison. S’il devait le faire… Il passa par l’encadrement de la porte. Il y eut un éclair bleu électrique, aveuglant. Il avança encore, dans la lumière. Il tituba. La gravité le saisit, plus forte que l’attraction brumeuse de la lune de glace. Le sol, sous ses pieds, était doux, poussiéreux, comme le régolite d’un astéroïde. La lumière bleue s’estompa. Il resta parfaitement immobile et cligna des yeux, attendant de retrouver la vue. Il était debout sur le sable jonché de fragments de roche érodée. Il sentait la gravité dans ses os, ses organes internes, comme si son bouclier inertiel avait cédé. Il était donc là, dans l’espace de configuration. Il se sentait tel qu’en lui-même, mais il n’était qu’un double de lui-même, projeté dans cet étrange royaume pendant que l’autre Pirius, l’original, était toujours sur la lune de glace. Il lutta contre la peur. Callisto n’était qu’à quelques secondes dans son passé, et pourtant il ne pourrait jamais revenir. D’une façon ou d’une autre, il n’avait pas imaginé que son action impulsive finirait comme ça – ou il ne s’était pas permis de l’imaginer, ainsi que Luru Parz l’avait assurément prévu quand elle l’avait convaincu de le faire. Et il n’avait pas envie de mourir. Mauvaise pioche, se dit-il. Il regarda autour de lui. Il était dans un endroit à ciel ouvert, sans rien au-dessus de sa tête, mais il avait l’habitude, maintenant. La lumière, à la fois vive et diffuse, ne portait pas d’ombre, faute de source unique, de soleil. Une montagne se dressait sur l’horizon, un cône pâle embrumé par la distance. Le sol descendait en pente douce vers les vaguelettes qui venaient mourir sur le rivage. La mer était noire, comme une mer d’hydrocarbures, comme sur Titan. Il se retourna et vit un méli-mélo d’une sorte de végétation. Il chercha les mots dans sa mémoire. Océan. Terre. C’était une plage, donc, une interface entre la terre et la mer à ciel ouvert ; il était sur une plage. Rien de tout ça n’était réel, évidemment. Tous ces éléments de décor, la plage, l’océan, étaient la traduction d’une réalité plus profonde en termes compréhensibles par lui. Des métaphores, tirées du monde humain. Mais pas son monde. C’était une abstraction conçue pour un esprit différent, né et élevé sur Terre. Ç’aurait été un endroit bizarre pour un marmot de l’Aéro, même s’il n’y était pas arrivé par un chemin bizarre. Il avait une mission. Il était là pour trouver une arme susceptible de frapper un trou noir supermassif au centre d’une galaxie. Il devait se concentrer là-dessus. Et peut-être qu’il arriverait à trouver un moyen de survivre, après tout. Il se retourna et commença à longer la plage en direction de la végétation. Il avait du mal à marcher sur le sable, qui s’enfonçait sous ses pas. La muraille de végétation qui bordait la plage était épaisse, apparemment impénétrable. Il ne connaissait pas grand-chose aux plantes, en dehors de ce qu’il avait vu dans le jardin de Nilis. Pourtant, ce rivage en friche n’était pas une vraie forêt ; les végétaux qui poussaient là n’étaient pas des « arbres ». Les formes pareilles à des troncs qu’il voyait, avec leurs feuilles gris-vert, à l’air cireuses, étaient composées de dizaines de lianes emmêlées. Il regarda vers le bas et vit que les lianes s’étendaient sur le sol, au pied de la végétation. Mais elles n’y plongeaient pas comme des racines, elles couraient à la surface, bifurquaient plus loin, puis s’enfonçaient dans des formations du sable même, se dispersant enfin complètement en grains éparpillés. Une accumulation de structures, pensa-t-il, montant du sable, se fondant dans ces choses apparemment vivantes. Luru Parz lui avait dit que rien de tout ça n’avait le moindre rapport avec la biologie, mais, d’une certaine façon, avec la causalité, avec des chaînes de conséquences qui se chargeaient de sens… Il ne reviendrait jamais. Tout à coup, la réalité de la chose l’atteignit de plein fouet, l’aveuglant, le figeant sur place. Il aurait dû ressentir une impression de perte, d’abandon, et n’éprouvait que de l’engourdissement. Il essaya de penser à d’autres temps, d’autres endroits : l’antique mine de glace de Callisto, et le passé plus profond au-delà, les minimondes de la base des Arches, les dortoirs, la douce chaleur de Torec. Ça lui demandait un effort, comme si le bref moment passé là s’étirait pour remplir sa vie. Après tout, il se rappela qu’il n’était qu’une simple représentation de quelqu’un d’autre. Il n’était pas vrai, et cette vie perdue n’avait jamais été la sienne. Sa peur s’estompa. Luru l’avait averti qu’il risquait de se perdre, à cet endroit. Peut-être la perte de sa peur était-elle le premier stade. Vrai ou non, il avait un devoir : ça, c’était vrai. Quelque chose frémit dans les profondeurs gris-vert. Il leva les yeux, surpris. Deux yeux le regardaient – des yeux humains ? Un autre froissement – un bruit de feuilles agitées comme par un coup de vent… et puis plus rien. Il plongea dans la végétation. — Attendez ! cria-t-il. Attendez ! Il dut arracher l’entrelacs de lianes à main nue, avança à grand-peine. Un visage se dressa devant lui. Deux yeux brillants le regardaient depuis les ombres vertes. Il se demanda un instant, pétrifié, ce qu’il voyait. Ça ressemblait à des yeux, un nez, une bouche, sauf que les proportions étaient bizarres. Les yeux étaient trop rapprochés, la bouche trop large. Et puis ça changea, comme un visage qui se serait morphé en un autre, ou une image virtuelle défaillante. Mais les yeux étaient fixes, le regard rivé au sien. Qu’est-ce que ça pouvait bien être ? La relique d’un jasoft venu ici fuir la Coalition ? Une vision de son propre destin ? — Aidez-moi, dit-il d’une voix réduite à un murmure. Il réessaya : — Aidez-moi… L’humanité est en péril. Nous devons frapper le Premier Radiant des Xeelees. Nous devons trouver un moyen de détruire un trou noir supermassif. Absurde. Quelle importance des choses pareilles pouvaient-elles avoir ici ? Qu’était même une guerre dans un endroit où une poignée de grains de sable contenait un million d’instants possibles ? Qu’étaient, en réalité, la vie ou la mort ? Pourtant, il n’oubliait pas son devoir ; il fallait parler à ce visage mouvant, monstrueux. — S’il reste quelque chose d’humain en vous, vous devez me répon… Un poing s’écrasa sur son visage, avec une force inimaginable. Il sentit son nez s’écraser sous le coup. Quelque chose s’enfonça dans sa bouche, assez fort pour lui déchirer l’intérieur des joues. Le coup le projeta en arrière, hors de la forêt. Son corps replié sur lui-même déchira l’entrelacs de causalité. Il s’étala sur la plage, dans la poussière de réalité. Sa main le brûlait comme s’il l’avait plongée dans le feu, lui faisant oublier la souffrance de son visage disloqué, l’amertume de ce qu’il avait dans la bouche. L’océan noir clapotait de plus en plus près de lui, remontant sur la plage. La marée, se dit-il. Des effets gravitationnels secondaires agissant sur les corps liquides à l’air libre. Des bribes d’éléments de sa formation, d’une vie qui n’était plus. Il leva le bras. Sa main avait disparu, le moignon était proprement recouvert de chair rose, comme s’il n’avait jamais eu de main. Le truc noir n’était pas de l’eau. Quoi que ce soit, ça avait dû lui brûler la main à la façon d’un acide fort. Le moignon était peut-être propre, mais la douleur était atroce. La causalité, se dit-il. L’entropie. C’était ça, la mer. Luru l’avait prévenu. Je suis dévoré par un océan d’entropie, je me dissous dans le désordre. Il s’obligea à s’éloigner en roulant sur lui-même. La souffrance lui poignardait le bras. La chose qu’il avait dans la bouche remua, lui bloquant la respiration. S’il restait ainsi, il allait suffoquer. Ou le coup lui-même pourrait se révéler mortel. On pouvait tuer des gens comme ça, se rappela-t-il. En flanquant un coup de tête dans le nez de son adversaire, pour lui enfoncer un bout d’os dans le cerveau. Il allait mourir là. Mais il n’était qu’une VieD&O – pas Pirius, ni Pirius Rouge, ni Pirius Bleu. Juste Pirius Gris, se dit-il, Pirius l’ombre. Sa mort n’avait pas d’importance. Il bougea les lèvres. Il arriverait peut-être à cracher la saleté qu’il avait dans la bouche. Un instinct lui dit de mordre dedans. Un fluide épais, âcre, se répandit dans sa bouche. Il mâcha, s’obligea à avaler. Et s’il avait réussi ? Il était venu chercher des réponses, et on l’avait nourri de la façon la plus cruelle qui soit. Mais à quoi s’attendait-il ? À un manuel ? Certains philosophes disaient que les hommes ne devaient pas rêver d’échange avec les Xeelees ; leur façon de faire la guerre était le seul contact possible. Et si cette bouchée écœurante était la solution qu’on l’avait envoyé chercher ? Son nom. Il essaya de retrouver son nom. Il s’estompait, le fuyait comme un rêve peu après le réveil. Gris, gris. La douleur lui déchira le côté gauche. Il poussa un cri. L’océan noir était encore un peu remonté sur la plage. Il essaya de détaler. Dans les profondeurs de Callisto, Pirius passa par l’encadrement de la porte. Il y eut un éclair bleu électrique, aveuglant. Il avança encore, dans la lumière. De l’autre côté de la porte, il sentit une surface dure et froide sous ses pieds. De la glace ? La lumière bleue s’estompa. Il resta parfaitement immobile et cligna des yeux, attendant de retrouver la vue. Tout à coup, il sentit son cœur battre à se rompre. Il était toujours dans la salle, sur Callisto, debout de l’autre côté de la porte. Il était Pirius, pas son double ; il devait laisser l’autre faire son devoir pour lui. — Mauvaise pioche, dit-il. — Mes aïe-yeux ! s’exclama Nilis. Oh, mon garçon, quelle terrible chose… — Regardez ! dit Luru Parz. Pirius se retourna. Une projection virtuelle planait au-dessus du matic, un affichage complexe, qui changeait rapidement, incompréhensible, dense. Même le Garde de l’Aéro le regardait en ouvrant de grands yeux. — Qu’est-ce que c’est ? demanda Pirius. — Des données, répondit Luru Parz. De l’espace de configuration. Qui reviennent par le portail. — Je pense que ça a marché, dit Nilis. Pirius, vous avez trouvé quelque chose ! — Reste à savoir quoi, grommela Luru Parz. 32 Le vol approchait de l’extrémité du bras est. Les trois bras principaux de la Bébé Spirale, trois gigantesques fleuves de gaz, se ruaient vers l’intérieur, arrivaient à un confluent et se fondaient en un nœud massif de turbulences. Pirius Bleu le voyait droit devant lui : un écheveau de filaments incandescents. Tout ce qu’il savait, c’était que de l’autre côté de cette pelote de gaz se trouvaient la masse sinistre, menaçante, de Chandra et les formidables présences non humaines qui l’infestaient. Aucun équipage humain ne s’en était jamais autant rapproché, et en tout cas aucun n’était revenu pour le raconter. Le silence qui régnait sur le circuit radio de l’Autre Griffe était révélateur. Pirius se rappela les paroles de son premier instructeur de vol : « Vous vous croyez sacrément malins, mes mignons ! Sûr qu’il faut être malin pour piloter un greenship, hein ? Mais au combat, il n’y a qu’une chose pire que d’être futé. C’est d’avoir de l’imagination…» Pirius savait qu’il aurait dû trouver quelque chose à dire pour galvaniser son équipage, mais il ne savait plus où il en était. Ce n’était pas de la peur ; plutôt une sorte d’acceptation. Il se rappelait des bribes de conversation avec Même Ça, Ça Passera. Le prosélyte des Amis de Wigner se demandait rêveusement l’effet que ça ferait d’approcher de la fin des temps et de l’Observateur Ultime, d’approcher d’un dieu. Peut-être que ça ressemblerait à ça, le calme de l’insignifiance absolue. C’est alors que les Xeelees attaquèrent. — Azimut quatre-vingt ! Azimut quatre-vingt ! C’était Quatre qui hurlait, à tribord. Pirius parcourut le ciel du regard. Et vit les nightfighters à l’instant où les alarmes se mettaient à glapir. Ils formaient une boule, un essaim de vaisseaux noirs comme la nuit, qui jaillissaient des nuages brillants et fonçaient sur lui en crachant un rideau de feu : des rayons starbreakers. Il les trouva beaux, d’une beauté mortelle. Ils donnaient l’impression d’être nés là, dans ce bouillonnement d’une violence incommensurable. Mais ce n’était pas le moment de… — Formation delta ! hurla Dray. — Verrouillée ! lança Cohl. Pirius projeta l’Autre Griffe sur cette nouvelle trajectoire. Le centre de la Galaxie se mit à tournoyer autour de lui, les fleuves de gaz en fusion coulant au-dessus de sa tête. La petite formation se divisa à nouveau en deux, reproduisant sa première feinte. Cette fois, Trois et Quatre décrochèrent sur bâbord et filèrent le long du couloir étincelant formé par le Bras, comme s’ils essayaient de rejoindre le Front, pendant que le leader de la flèche – Dray – et Pointe Sept – Pirius – fonçaient droit vers les Xeelees, faisant déjà feu de toutes leurs armes. Une fois de plus, il y eut un retard d’un battement de cœur, comme si les Xeelees essayaient d’intégrer la manœuvre. Cette fois, ils ne se laissèrent pas abuser par la feinte et foncèrent droit sur Dray et Pirius. — Léthé ! s’exclama Cohl. Ils savaient. — Comment…, fit Nilis. — Ils ne sont pas tombés dans le panneau, lâcha Pirius. Nous devions avoir l’air d’être une arrière-garde. Les Xeelees auraient dû poursuivre les autres. Mais ils ne l’ont pas fait. — Votre navigatrice a dit « Ils savaient »… — La précognition SPL. Ça se voit, quand ça arrive. Tout à coup, ils savent ce que vous faites avant même que vous l’ayez compris. — Ils le savaient peut-être, intervint Dray. Mais ça ne veut pas dire qu’ils peuvent nous stopper ! Pirius, vous êtes à moins de cent jours-lumière de Chandra. Faites le saut ! Allez-y, faites ce que vous avez à faire et ressortez. — Impossible, dit Cohl. Pirius jeta un coup d’œil à ses instruments. C’était le cœur de la Galaxie, foisonnant d’immenses masses qui tourbillonnaient dans tous les sens : l’espace-temps y était fouetté comme une écume. Il prit une profonde inspiration. — C’est impossible, mais on va le faire quand même. Il avait bien conscience que Nilis se raidissait à côté de lui, les doigts crispés sur les bords de son siège. Le Nilis virtuel était une recréation authentique, pleinement consciente ; la mort était peut-être une perspective aussi sombre pour lui que pour un être humain en bonne et due forme. L’essaim de Xeelees approchait : plus que dix secondes et leurs armes atteindraient leur cible. — Capitaine… — À vous de jouer, Pirius. Pour ceux qui sont tombés ! Le vaisseau de Dray se jeta brusquement sur les Xeelees, toutes les gueules de ses canons monopoles faisant feu en même temps. Pirius vit la formation de nightfighters chanceler. Dray fit frémir leurs ailes en passant à travers. Et puis les Xeelees se refermèrent sur la brave étincelle verte. — C’est fini, dit Nilis. Dray leur avait fait gagner un peu de temps. — Cohl… — À vos ordres ! — Allez, go ! Dans l’instant de la transition, Pirius sentit l’instabilité de l’espace-temps du centre de la Galaxie. Le saut lui fit l’impression d’un coup de pied au bas du dos. Une lumière bleue, violente, emplit la cabine. Toutes les alarmes virtuelles se mirent à clignoter. Pirius regarda autour de lui, par la bulle. À sa gauche, un nuage d’étoiles chaudes, blanc-bleu. Des paires, des trios, des quartets d’étoiles assez proches pour se déformer les unes les autres. Il vit une géante isolée déchiquetée en lambeaux plumeux par une compagne d’un blanc-bleu dur. Il y avait aussi beaucoup de gaz épars, de grandes balafres luisantes de gaz, illuminées çà et là par des ampoules de novas. Ses cartes faisaient apparaître sous la dénomination IRS 26 un amas de jeunes étoiles nées de la poussière et du gaz riche qui se déversaient le long des bras de la Bébé Spirale. Dans cet environnement, ces jeunes étoiles éclatantes, énormes et à la vie fugace, étaient comme des bébés qui seraient nés dans une fournaise. Des étoiles du côté bâbord, donc. Et, à tribord, quelque chose de beaucoup plus étrange. Encore des étoiles, mais certaines avaient une queue, comme des comètes. Elles pullulaient telles des lucioles autour d’une tache centrale de lumière, une lueur d’arrière-plan de lumière mouvante, fugitive. On aurait dit un système solaire, songea-t-il, avec cette étincelle centrale au lieu de soleil, et ces étoiles piégées qui orbitaient autour comme des planètes. L’ensemble de ce mécanisme élaboré, compact, était lové dans l’un des bras de la Bébé Spirale – le bras ouest, opposé à celui qu’il avait suivi pour venir là. On aurait dit un jouet précieux posé sur une couverture d’or. Mais de grandes masses s’étaient détachées du bras, et des grumeaux de gaz luisant s’en éloignaient à la dérive, se dispersant lentement. Tout, dans cet endroit terriblement surpeuplé, plein de masses énormes, bouillonnantes, qui auraient été ailleurs séparées par des années-lumière – tout était précipité par la gravité, particulièrement terrifiante. C’était le cœur même de la Galaxie, les environs immédiats de Chandra. Mais le trou noir restait invisible, quelque part au milieu de ce troupeau d’étoiles captives, condamnées. Ayant entrevu tout cela d’un coup d’œil, Pirius se concentra sur le pilotage de son vaisseau. Il avait émergé de son saut SPL selon un vecteur de vitesse qui lui avait fait décrire un virage en épingle à cheveu sur la gauche et s’était précipité dans le gouffre étroit séparant l’amas d’étoiles IRS 16 et Chandra. Il vit que, tout en volant, les données sur Chandra se déversaient dans les systèmes de l’Autre Griffe, par la capsule de senseurs de Nilis. C’était pour ça qu’ils étaient venus ici : ils remplissaient les objectifs de leur mission. Mais ils n’avaient pas beaucoup de temps devant eux. Partout, dans ce chaudron bouillonnant d’étoiles, des taches noires volaient comme des miettes de suie : les Xeelees, dérangés, venaient chasser les intrus. — Mes aïe-yeux ! souffla Nilis. Quand je pense que j’aurai vécu pour voir une chose pareille ! Vous savez, ces étoiles ne durent pas longtemps, ici. Mais leur vent solaire intense chasse le gaz et la poussière de cette cavité, la nettoie. Et quand il atteindra Chandra… — Pirius ! les Xeelees se rapprochent ! annonça Cohl. Elle téléchargea des VieD&Os tactiques sur le poste de Pirius, pour qu’il voie la même chose qu’elle. D’autres Xeelees avaient surgi de nulle part. Tout à coup, ils furent entourés, piégés, cernés. Pirius jura. Encore une erreur de jugement. — Options ! lança-t-il. — La prière, répondit Espoir Tenace d’un ton morbide. Cohl n’avait pas mieux à proposer. Pirius essaya de réfléchir. Le plan avait toujours été de franchir le vide entre la nursery d’étoiles et le système central de Chandra proprement dit, d’atteindre l’espace relativement plat situé derrière, d’effectuer un autre saut, formidable, de retour vers le bras est, et de rebrousser chemin. Mais ils n’avaient pas compté qu’ils seraient seuls, sans couverture, et que les Xeelees, prévenus grâce à la précognition, afflueraient. Ils avaient peu de chance de survivre à un nouveau saut SPL – pas ici. Chose inattendue, Nilis eut une idée. Le commissaire avait une voix calme, sèche, comme s’il avait dépassé le stade de la peur. — Cap sur IRS 7. Pirius afficha rapidement une nouvelle carte. IRS 7 était une étoile perdue dans la Cavité : une géante rouge, qui traînait une immense queue de comète. — Nous n’en sommes qu’à une demi année-lumière. — Léthé ! s’exclama Espoir Tenace. Sa queue est plus longue que ça. Quel intérêt pour nous ? — Un endroit pour nous cacher, répondit Nilis. Nous pourrions y arriver en un seul saut SPL, assez bref. N’est-ce pas, pilote ? — Trop risqué, répondit Cohl. — Tous les sauts dans cet environnement sont risqués. Nous avons plus de chances de survivre à un saut court. — Ça ne servira à rien, même si nous y arrivons, reprit Cohl. Les Xeelees sont à nos trousses. Précognition SPL. — Alors, on les envoie aux pelotes, dit Nilis. — Je m’étonne de votre calme, commissaire, dit Pirius. — Nous aurons le temps, plus tard, de commenter mes réactions. Je suggère que vous fassiez ce que je dis. Le rayon d’un starbreaker stria l’espace au-dessus de la tête de Pirius. Les nightfighters affinaient leur tir. Un simple contact de cette jolie lumière et sa vie serait terminée. Plus le temps de débattre. Il agita la main au-dessus de l’affichage de ses VieD&Os. — Nous devons faire le saut anti-Tolman, si possible. Allez, Cohl, avec moi ! — Beaucoup de gens sont morts pour que nous arrivions aussi loin, dit Nilis. Nous devons réussir, mener la mission à bien. — Inutile de nous le rappeler, commissaire. Navigatrice ? — C’est n’importe quoi… — Allez. Trois, deux, un… L’Autre Griffe fut ébranlé par un frémissement. L’architecture astrophysique étincelante de Chandra disparut. Ils ressortirent en faisant des tonneaux. Pirius dut se cramponner pour stabiliser l’appareil. Nilis regarda autour de lui avec curiosité. Ils étaient plongés dans une lueur écarlate uniforme qui manquait totalement de détails, comme s’ils avaient jailli à l’intérieur d’un immense globe lumineux. — Ingénieur, au rapport ! ordonna Pirius. — Nous avons été atteints une demi-seconde avant le saut, annonça Espoir Tenace. Pas de chance… Bon, c’est la soute d’armement qui a morflé. Elle a absorbé l’énergie du tir et c’est ce qui nous a sauvés. — Les autres systèmes ? — La capsule de capteurs est intacte, répondit Nilis. Nous n’avons perdu aucune donnée. Et là, nous sommes dans la queue d’IRS 7 ? — Je crois. La « queue » était ce qui restait des strates extérieures de la malheureuse géante rouge, soufflées par le vent stellaire farouche généré par l’amas central d’étoiles bleues. — Nous avons visé la racine, l’endroit où la queue rencontre l’enveloppe survivante, dit Pirius. — Alors en réalité, nous sommes dans le corps d’une étoile… Bravo, pilote ! Bon boulot. — Nous sommes toujours vivants. Alors, oui, on peut dire que ce n’était pas mal. — Et les Xeelees ? — Aucun signe d’eux pour le moment. Pirius jeta un coup d’œil à ses afficheurs. — Je vais attendre quelques minutes. Puis nous repartirons le long de la queue, par une série de sauts brefs, en pointillé. Et quand nous serons sortis d’ici, avec un peu de chance… Nilis hocha la tête. Pirius le regarda avec circonspection. Il paraissait encore remarquablement calme, et Pirius se dit que ses traits semblaient lissés, comme s’ils manquaient un peu de détails. — Commissaire… Ça va ? Nilis lui répondit d’un sourire. — Toujours aussi observateur… Je n’aurais jamais pu lui imposer tout ça à lui, vous savez. — Qui ça ? — Nilis… euh, Nilis 01, ma version originale. Il faut qu’il ait les données, évidemment, et mes impressions analytiques. Mais je crois qu’il vaut mieux que je garde le reste. Les émotions. J’ai déjà entamé le processus de suppression. — Vous êtes une VieD&O. Ces coupes, cet auto-remontage, c’est interdit par votre programmation. Le « O », comme « original », de VieD&O. Nilis secoua la tête. — On ne peut espérer de connaissance sans choix. Quand même…, continua-t-il, son sourire s’effaçant, ça fait une… drôle d’impression. De fermer des sections de mon esprit. C’est comme un suicide partiel. Mais c’est nécessaire. Vous comprenez, il ne voudrait jamais poursuivre le projet s’il savait. — S’il savait quoi ? La peur ? — Oh, non, pas la peur, qui est triviale. L’horreur de voir ceux qui vous entourent mourir, et mourir pour vos idées. Pirius, trois de nos huit vaisseaux, tout au plus, rentreront chez nous. Nilis n’a jamais vraiment été confronté à ça, vous comprenez, il était assis dans son jardin sur Terre, absorbé dans ses études. Et il ne sera pas assez fort, je le sais, parce que moi je ne le suis pas. Mais il doit continuer : il doit mener à bien le projet Premier Radiant, pour nous tous… — Commissaire… ? — Je vais bien. Je me suis déjà dissocié, vous voyez ? Nilis souleva son visage virtuel, la lumière de la géante rouge faisant jouer des ombres mouvantes, subtiles, sur les rides de son visage inexpressif. — Bon, Nilis – maison ? 33 Nilis resta sur Saturne pour étudier les éléments que Pirius avait récupérés de l’espace de configuration. Ça paraissait être les spécifications d’un système d’armement. Accablé de remords et de culpabilité, il renvoya Pirius Rouge sur Terre et lui ordonna de se reposer. Celui-ci ne discuta pas, bien que l’idée ne lui plût guère. Du reste, la cure de repos ne fonctionna pas. Pirius Rouge se retrouvait seul dans l’appartement de Nilis. Seul, en compagnie de quelques matics. Évidemment, là, il était sur la Terre proprement dite, entouré par une énorme population – plusieurs milliards de gens : une foule plus importante que n’importe quel monde humain, les communautés coalescentes pathologiques mises à part. D’une certaine façon, ça rendait les choses pires que dans l’habitat vénusien. Il s’obligea à marcher dans les passages et les parcs surpeuplés de la conurbation. Il dénicha même une vieille robe du commissaire dans l’espoir de se fondre dans la foule, mais il n’avait rien à voir avec ces multitudes braillardes, pleines d’assurance, avec leurs vies sociales riches, compliquées, leurs affaires incompréhensibles, leurs mains douces et leurs visages sans rides. Ils étaient tellement éloignés de tout ce qu’il avait pu connaître dans le Noyau de la Galaxie qu’ils auraient aussi bien pu être d’une espèce différente. Et même s’il arrivait à sortir et à marcher au grand air, même s’il arrivait à supporter les gens, quoi qu’il arrive, il était sur Terre. Et tous les soirs, quand le soleil se couchait, illuminant le ciel au-dessus des conurbations, il éclairait le Pont : l’immense, l’arrogant ouvrage d’art qui, d’un pas, enjambait l’espace le séparant de la Lune, et autour duquel pullulait le trafic interplanétaire. Il aurait aussi bien pu être piégé dans une gigantesque machine. Il vivait un grand moment de trouble. Et quand il était allongé, tout seul, dans le noir, ses pensées revenaient encore et toujours vers Callisto. Il n’y comprenait rien. Pourquoi se sentait-il tellement perturbé ? Il n’avait fait que passer par une porte. Il était le Pirius qui en était sorti indemne ; ce n’était pas lui qui avait été dupliqué dans un nouveau niveau de réalité, sans espoir de retour, privé de son humanité. Il se méprisait pour sa faiblesse. Mais s’il ne pensait pas à Callisto, c’étaient des images de la ruche d’Olympus qui lui venaient à l’esprit – ou de Luru Parz, l’étrange immortelle, ou, encore pire que tout, de Pluton, des Fantômes d’Argent, et de sa réaction honteuse, irréfléchie. Il avait l’impression que son esprit devenait comme Callisto : antique et déglingué. Et il craignait, en s’y absorbant trop intensément, de trouver, tout au fond, le genre d’étrangeté que Luru Parz avait découverte dans cette lune de glace. Nilis avait peut-être raison : il avait probablement besoin de faire un break. Mais ce que Nilis n’avait pas compris, c’est que le renvoyer seul sur Terre était très précisément la pire des cures de repos qu’il pouvait imposer à un marmot de l’Aéro. Torec lui manquait, Torec, son seul point de repère dans cet étrange système solaire. Or elle était sur Saturne. Il pouvait lui parler. Nilis lui permettait même d’utiliser les ruineux canaux cohérents qui permettaient d’éviter le décalage temporel. Mais ce n’était pas pareil. Il avait besoin de son contact, de se blottir contre elle. De toute façon, même Torec paraissait glaciale. Après quarante-huit heures sans sommeil, il appela Nilis. Il l’implora de le faire revenir sur Saturne et de le remettre au travail. Pirius arriva à temps pour un essai de mise à feu de ce que Nilis appelait l’« arme de Callisto ». On l’amena à la navette que Nilis utilisait comme base de travail. L’intérieur était un vrai capharnaüm, avec des infodesks en vrac partout par terre, des matics de toutes les tailles et de toutes les espèces qui allaient et venaient dans tous les sens, dans les trois dimensions, et des VieD&Os qui occupaient tout l’espace disponible, jusque dans le moindre recoin. Nilis était avec le capitaine Darc, Torec et divers assistants. On avait peine à croire que quelque chose d’utile puisse sortir de ce bordel, de ce vacarme. Nilis et Darc semblaient travailler en étroite collaboration, mais leurs discussions crépitaient comme des éclairs. Pirius repéra Torec, qui examinait le dispositif de test. Il se précipita vers elle. Il y avait des semaines qu’il ne l’avait pas vue, depuis avant Vénus. Elle l’accueillit par un hochement de tête et lui tourna le dos. Il resta planté là, tout bête, les bras ballants, brûlant d’envie de la toucher. Il n’y comprenait rien. Il se reprit, resta debout à côté d’elle et jeta un coup d’œil à ce qui se passait au-dehors, dans l’espace. Tournant en orbite loin de la face dorée, patiente, de Saturne, le dispositif d’essai était composé d’un ensemble de vingt moteurs à propulsion TGU montés dans un cadre vaguement sphérique d’une cinquantaine de mètres de diamètre. Des techniciens et des matics s’affairaient dessus. Il avait été assemblé en quelques jours et ne ressemblait pas à grand-chose, à part peut-être à une arme destinée à frapper la plus formidable forteresse de la Galaxie. À quelques kilomètres de là, le vaisseau xeelee captif attendait au milieu de son cordon habituel de drones vigilants. Il était à nouveau la cible des essais. Le dispositif de test qui tournait lentement sur lui-même, environné par son nuage de matics et de technos, avait l’air à peu près aussi menaçant qu’un crachat pour le patient xeelee. — Hum, ça m’a l’air merdique, dit-il. Même cette réflexion n’arracha pas un sourire à Torec. — En réalité, nous avons fait beaucoup de chemin en quelques jours. Mais nous manquons toujours désespérément de moyens. Nous avons besoin de générateurs de propulsion TGU, et Nilis n’a réussi à obtenir que ces reliques déclassifiées, complètement déglinguées. Tu vois les traces, aux endroits où ils ont été prélevés sur des épaves… — Darc et Nilis n’arrêtent pas de s’engueuler. — C’est leur mode d’échange habituel. Darc est plutôt futé, quand il oublie qu’il est contre tout ça. Il aime bien mettre les mains dans le cambouis. Surtout sur des nouveautés comme ça. Il est OK, en fait. Pirius jeta un coup d’œil en coulisse à son profil tellement familier, adouci par la lumière brun doré de Saturne : son menton finement sculpté, son petit nez insolent. — Tu ne t’es pas ennuyée, dis donc. — Ça ne va pas mal, en ce moment, dit-elle en haussant les épaules. Quand ce sera… enfin, si on s’en sort, après cette étape de validation du concept, je serai impliquée dans la mise au point du matériel de vol. Toi aussi, j’imagine. Il avait tellement envie de la toucher que c’en était une souffrance. — Torec, écoute, je… Elle leva la main pour le faire taire. Une lumière verte flamboya de l’autre côté de la coque. Les technos et les matics s’éloignèrent du dispositif, ne laissant sur place que quelques drones pour le monitoring rapproché. Pirius regarda Torec amorcer en silence le compte à rebours, suivant l’horloge qu’elle avait dans le ventre, comme toujours. Trois. Deux. Un… La carcasse frémit. Des ondes de distorsion, facilement visibles, s’étendirent à partir de chacun des générateurs de TGU-prop, comme si on avait lancé des graviers dans une mare. Le principe de fonctionnement des moteurs à TGU-prop était basé sur la détente d’un fragment d’énergie-masse comprimée, qui libérait sa puissance à travers la décomposition d’une superforce unifiée. Dans cette configuration, au lieu d’utiliser cette énergie pour propulser un vaisseau spatial, chacun des moteurs devait créer une onde sphérique d’espace-temps infléchi. Les moteurs avaient été positionnés de telle sorte que les ondes se propulsent vers l’intérieur de la carcasse. Leur convergence produisit un rayonnement blanc-bleu fulgurant. Il se dissipa aussitôt, laissant la place à un nœud concentré de distorsion qui se déplaçait en suivant l’axe du dispositif, et dont l’oscillation brouillait les étoiles sur son passage. Comme une immense chute d’eau, songea Pirius. Alors que l’explosion l’arrachait à la carcasse du dispositif, le nœud éclata, envoyant les propulsions TGU de récupération voler dans tous les sens – presque droit sur le nightfighter. Mais la boule de distorsion eut à peine le temps de parcourir quelques centaines de mètres : elle s’enfla, éclata dans un silence absolu et se dissipa. Il y eut un frémissement dans la corvette, un soupir collectif de déception. Darc flanqua une claque dans le dos de Nilis. — Vous pouvez programmer le prochain essai. Peu importe, commissaire. Nous n’avons pas dit notre dernier mot. — Non, en effet. — C’est le timing qui fait tout, dit Torec à Pirius. Ce que nous essayons de mettre au point, c’est l’implosion du centre. Si l’amplitude est assez large, on a une non-linéarité – une onde de choc, dont le profil se déforme au fur et à mesure de sa progression, ce que les technos appellent une « onde scalaire classique ». Je pense que nous avons les amplitudes correctes, mais pas le timing. Si les ondes ne convergent pas juste au centre, elles passent les unes à travers les autres sans interférence. — Et avec le bon timing, demanda Pirius, qu’espérez-vous obtenir ? Torec le regarda. C’était la première fois qu’elle soutenait son regard depuis son arrivée. — Tu es allé sur Callisto et tu ne le sais pas ? — J’ai juste fait mon travail, là-bas, dit-il lamentablement. — C’est un concept qui remonte à l’époque de l’Occupation. Un canon à trou noir, Pirius. Tu peux le croire, ça ? demanda-t-elle avec un petit sourire. Nous faisons un canon pour balancer des trous noirs aux Xeelees. Et tu veux que je te dise ? Il a été conçu par des Amis. Des Amis, comme Espoir Tenace. Pirius, stupéfait, regardait la carcasse dévastée. Les techniciens et les drones se remettaient déjà au travail. Nilis demanda à Pirius de passer un moment avec lui. Ils étaient assis dans la cabine de Nilis. Il était clair pour Pirius que le commissaire attendait quelque chose de lui, mais en réalité Nilis se sentait toujours coupable de la façon dont Pirius avait été « utilisé » sur Callisto, et il semblait vouloir se faire pardonner en s’entretenant avec lui. Il lui dit que son « arme de Callisto » datait bel et bien de l’époque de l’Occupation qax. Pirius était sidéré que les Amis de Wigner, un culte marginal, illégal, sur la base des Arches, aient des racines aussi profondes. Jadis, sur Terre, les Amis étaient un groupe de rebelles. Pendant la phase primitive de l’Occupation, le contrôle des Qax avait été relativement léger – et, chose assez remarquable, les Amis avaient réussi à assembler un vaisseau spatial, équipé de canons à trous noirs, au nez et à la barbe des occupants terriens. Les Amis savaient qu’un trou de ver, un pont vers le passé le plus profond, devait bientôt s’ouvrir ; cet exploit audacieux enjambant quinze siècles avait été entrepris par Michael Poole en personne. Quand le pont s’était ouvert, les Amis s’étaient rués dans le passé, avec leur vaisseau. Ignorant les êtres humains de l’époque de Poole, ils s’étaient mis au travail, préparant leur batterie de canons à trous noirs – mais ils n’avaient pas l’intention de les utiliser comme armes. Leur cible était Jupiter. Ces grenades d’espace-temps infléchi devaient se collisionner et fusionner dans les tripes de la géante gazeuse, chaque collision provoquant des pulsations d’ondes gravitationnelles. En programmant cette séquence, les Amis espéraient façonner l’effondrement de Jupiter, et sculpter le trou noir final qui en résulterait. — Voilà donc ce qui est arrivé à Jupiter, dit Pirius. — Oui. Quel monument ! — Mais s’ils savaient faire des canons à trou noir, s’ils pouvaient remonter dans le temps, pourquoi ne pas revenir à toute vitesse vers le foyer qax et les annihiler ? — Voilà une façon bien pragmatique de voir les choses ! nota Nilis avec un sourire. Non, l’objectif des Amis était plus philosophique… Les premiers Amis de Wigner tenaient leur nom d’un ancien philosophe qui s’était penché sur les mystères de la physique quantique. Le monde tel que le percevaient les êtres humains reposait sur un échafaudage d’incertitudes. Les fonctions quantiques occupaient tout l’espace, chacune décrivant les probabilités qui régissaient une particule ou un système, or pour définir l’emplacement précis d’une particule, ou sa vitesse, il fallait procéder à une observation. — Mais cet antique philosophe, Wigner, a poussé la logique un peu plus loin, poursuivit Nilis. Tout observateur – comme toute chose, même nous – est un objet quantique et donc lui-même sujet à l’incertitude quantique. Il faut un second observateur pour lui donner une réalité, et donc donner une réalité à son observation. Si Wigner est le premier observateur, son ami est le second. Pirius y réfléchit brièvement. — Hm-hm… Et quid de la fonction quantique de l’ami ? Sa définition exige qu’un troisième observateur l’observe à son tour, non ? — Là, vous marquez un point, dit Nilis d’un ton approbateur. Et ensuite, il en faut un quatrième, puis un cinquième… Pirius avait la tête pleine d’infinités vertigineuses. — Mais alors, quel que soit le nombre des observateurs, on pourrait aligner autant d’Amis de Wigner qu’on voudrait, il en manquerait toujours un. De sorte que rien n’a de réalité… — C’est ce qu’on appelait le paradoxe des Amis de Wigner, dit Nilis. Mais les Amis pensaient tenir la solution. Les chaînes d’états quantiques irrésolus s’accumuleraient, inlassablement, s’épanouiraient comme des fleurs, s’étendant dans le futur. Et la grande chaîne de fonctions quantiques finirait par fusionner à la dernière frontière de l’univers : l’infinité temporelle. — Où, d’après les Amis, résiderait l’Observateur Ultime, le dernier de tous les êtres pensants. Toutes les fonctions quantiques, toutes les lignes spatio-temporelles, sont censées s’achever avec l’Observateur – et sinon, c’est que ce ne serait pas le dernier. L’Observateur effectuera une ultime Observation culminante… — Et les chaînes d’observation s’effondreront. — L’Histoire aura enfin trouvé une réalité, à sa fin dernière. — Sauf que je ne vois pas comment c’était censé aider les Amis à se débarrasser des Qax, objecta Pirius. Les Amis en étaient arrivés à croire que l’Observateur Ultime pourrait ne pas être un œil passif, mais qu’il pourrait avoir une possibilité de choix : cet être terminal pourrait exercer une influence sur la façon dont les chaînes de fonctions quantiques s’effondraient, sur l’histoire cosmique qui serait sélectionnée parmi les innombrables possibles. — Et peut-être un être doté d’un tel pouvoir pourrait-il faire l’objet d’un lobbying, dit Nilis. Et c’était ce que les Amis avaient l’intention de faire. Ils allaient envoyer un message à l’Observateur Ultime. — Comment ? Avec Jupiter ? — Les singularités elles-mêmes ont une structure, vous savez… Celle du trou noir de Jupiter devait être façonnée et chargée d’informations de façon à constituer une supplique à l’Observateur Ultime. Les Amis voulaient qu’il choisisse l’histoire qui favoriserait l’humanité – en particulier, qu’il opte pour une ligne causale excluant l’Occupation qax. Pirius rumina l’information et eut un rire incrédule. — C’est stupéfiant. — C’est une philosophie terriblement nihiliste, n’est-ce pas, enseigne ? demanda Nilis. Tout comme leurs héritiers des temps modernes, les Amis semblaient bel et bien croire qu’ils seraient rayés de l’existence, avec leurs souvenirs et tout ce qui avait fait leur vie, quand l’Observateur Ultime ferait son choix, et qu’une ligne temporelle optimale surgirait du magma quantique. Les Amis ne fuyaient pas seulement les Qax. Peut-être qu’ils se fuyaient eux-mêmes. Pirius n’était pas convaincu. Il pensait à Espoir Tenace, dans le Noyau. Quand vous étiez coincé dans une guerre dont vous ne voyiez pas l’issue, la notion d’arbitre de la fin des temps qui supprimerait un jour toute la souffrance du monde était une idée réconfortante. Mais pour lui, ce n’était qu’un mythe. Il ne savait pas que toutes ces conneries fumeuses de Grand Nettoyage de la fin des temps pouvaient s’appuyer sur des éléments de physique. Cette idée lui donnait la chair de poule. — Évidemment, leur stratagème était d’une complication extrême, et ça n’a pas marché, reprit Nilis. Les Amis n’avaient même pas réussi à faire leur trou noir proprement ; quant à envoyer leur requête à la fin des temps… En attendant, ils avaient bel et bien détruit Jupiter. Les Qax réagirent à la traîtrise des Amis avec une violence dévastatrice. Leur occupation, jusque-là légère, s’appesantit : il n’était plus question que les artefacts culturels humains puissent être mis au service de la rébellion. L’Extirpation commença : l’histoire humaine devait être éradiquée, les esprits humains anéantis, même les fossiles du sol devaient être pulvérisés. L’intention des Qax était que les êtres humains ne constituent plus jamais une menace pour eux. Ils avaient bien failli réussir. La technologie des trous noirs des Amis fut supprimée. Et après l’Occupation, quand la Coalition prit le pouvoir, d’autres antiques horreurs de cette espèce furent supprimées à leur tour. Mais une poignée de pharaons préserva les anciennes connaissances, dans des recoins d’où même le long bras de la Commission pour la Vérité historique ne pourrait les extirper. Les pharaons avaient toujours su que le jour viendrait où on en aurait à nouveau besoin. — J’ai une nouvelle mission pour vous, dit Nilis d’un ton hésitant. Il se peut que vous la trouviez ardue. — Ardue ? — Je voudrais que vous pensiez à Pirius Bleu. Il y avait plusieurs jours que Pirius n’avait pas songé à son jumeau temporel. — Pourquoi ? Il apprit que Bleu avait vécu des aventures stupéfiantes, de son côté : il avait piloté un vaisseau dans les profondeurs de la Cavité, afin de repérer le Premier Radiant. — J’essaie d’établir une image de Chandra – sa nature, son environnement, dit gravement Nilis. J’ai les éléments que j’ai découverts dans les Archives d’Olympus, les données du télescope à neutrinos, et maintenant l’expérience de Bleu. J’ai besoin de fusionner tout ça – d’assembler un modèle théorique de notre objectif. J’y suis allé, vous savez, dit-il avec une sorte de fierté modeste. Dans la Cavité. J’ai envoyé un avatar de moi-même avec Pirius Bleu. J’aime à croire que je me suis assez bien comporté ! Mais même cette expérience ne suffit pas. J’ai besoin de savoir ce que Bleu a vraiment perçu. Pirius hocha lentement la tête. — Et pourquoi ne le lui demandez-vous pas ? — C’est une question de nuances, répondit Nilis. Vous voyez, je ne suis pas sûr de vous comprendre, dit-il en tendant ses grandes mains vers Pirius. Nous en avons déjà parlé. Nous sommes issus de contextes tellement différents ! Or personne ne pourrait connaître Pirius Bleu aussi bien que vous. Personne ne saurait comprendre ses paroles, son langage corporel – tout le non-dit – aussi bien que vous. C’est très important. Écoutez votre jumeau temporel, Pirius Rouge ; écoutez ses sentiments… Pirius accepta la mission. Il passa le restant de la journée assis dans la cabine de Nilis, qui sentait le moisi, à regarder des VieD&Os de Pirius Bleu, plus amoché, plus las, et même plus vieux, au fur et à mesure qu’il décrivait son extraordinaire intrusion dans le Noyau. Pirius Rouge éprouvait toujours une sorte de vague ressentiment envers cet étranger de l’avenir qui l’avait condamné à un exil involontaire. Mais surtout, il l’enviait : il enviait cet homme d’avoir eu, une fois de plus, l’occasion de faire son devoir dans les circonstances les plus éprouvantes, et il lui enviait la compagnie de son équipage. Tout en regardant ce compte rendu virtuel crachouillant, Pirius Rouge se sentait exclu, nié. À la fin de la journée, Torec et Pirius se retirèrent dans leur chambre, à bord de la corvette. Ils ne se parlaient pas. Pirius enleva son uniforme et le laissa réintégrer le placard. Il se coucha, se tourna vers le mur et ferma les yeux, n’attendant que le sommeil. Au moins, il n’était pas sur Terre. Il était de nouveau dans l’espace, et il entendait le soupir réconfortant de l’air recyclé, il sentait puiser les moteurs de la corvette. Il fut surpris quand Torec se glissa dans sa couchette. Il se retourna vers elle. Son visage était si près du sien qu’il sentait son souffle sur sa joue. Ses yeux, à peine visibles dans le noir, étaient fermés, ses lèvres pincées. Il posa la main sur son bras. Il sentit sa chair, ses muscles fermes. Il murmura : — Ce n’est plus comme avant. Il sentit qu’elle roulait sur le dos. — L’ennui, Pirius, c’est que tout a changé pour moi. Pendant que tu étais au loin, je me suis rendue utile. Il savait que c’était vrai. Il y avait eu son travail sur le processeur BTF, les essais en vol des greenships modifiés, et même les travaux préparatoires sur le canon à trous noirs. Il se rappelait sa confusion, au début, quand on les avait amenés dans le système solaire, quand elle n’avait même pas envie de se lever. — Je sais que c’est un pur hasard si je suis là, dit-elle. Ça aurait pu être n’importe qui d’autre. Écoute, Pirius, ajouta-t-elle en changeant à nouveau de position, il se peut qu’au début j’ai été amenée ici pour toi. Mais maintenant, j’ai trouvé ma place. C’est ce que j’essaie de dire. Tu ne peux pas revenir comme ça, et espérer que ce soit comme avant. — Je ne crois pas avoir jamais espéré ça, dit-il. — Alors quoi ? Il eut un haussement d’épaules. — J’ai besoin de toi. — Ouais, renifla-t-elle. Pour baiser. — Non, pas seulement ça… Il hésitait à prononcer le mot, sachant à quel point il pouvait paraître anodin. — Pour ta compagnie. Elle eut un rire. — Qu’est-ce que tu es ? Un drone coalescent ? La vie, ce n’est pas qu’une question de compagnie, Pirius. C’est aussi faire son boulot. — Oui, dit-il, sur la défensive. Mais peut-être qu’on peut s’aider mutuellement à être plus efficaces. Tu n’y as jamais réfléchi ? — De quelle aide as-tu besoin ? Ce n’est même pas toi qui as été envoyé dans cet ailleurs bizarre, sur Callisto. — C’est une copie de moi qui est partie, et qui est morte, pour m’éviter d’avoir à le faire. Exactement comme Pirius Bleu est une copie de moi, qui a vu des amis mourir au combat, qui est reparti dans le Noyau, m’évitant d’avoir à le faire. Toutes ces copies de moi, envoyées à la mort… Et moi, je reste ici. — C’est une conversation stupide. — À moins que je ne sois pas réel, murmura-t-il. Et si Pirius Bleu était mort là-bas, au magnétar, hein, s’il était mort ? Et si j’étais son fantôme ? Ou si j’étais contenu dans les souvenirs, ou dans les rêves de quelqu’un d’autre ? Va savoir, peut-être que Pirius Bleu a rêvé de la Terre avant de mourir, et tout ce que je crois être en train de m’arriver arrive dans son esprit, dans la dernière fraction de seconde avant que le starbreaker ne frappe… — Ou peut-être que tu t’es fourré la tête si profondément dans le cul qu’elle est ressortie de l’autre côté. Elle lui pinça la fesse assez fort pour lui arracher un jappement. — C’est assez réel pour toi ? Avant qu’elle ait le temps de recommencer, il roula et l’attrapa. Ils se bagarrèrent pour rire. Il se retrouva sur elle, en train de lui maintenir les bras au-dessus de la tête. Son visage était un lac d’ombres douces, en dessous de lui ; elle avait l’air très jeune. — Tu es plus coriace que moi, dit-il. Tu l’as toujours été. Mais tu ne te sens pas… disloquée ? — Eh bien, un petit peu. Mais si tu t’avises de raconter ça à quelqu’un sur les Arches, je te balance mon pied dans le derrière ! Il se pencha timidement et l’embrassa, très doucement, effleurant juste ses lèvres. Au début, elle resta froide, ne répondit pas ; puis elle ouvrit la bouche, et il sentit la pointe de sa langue sur ses dents. Une fois de plus, le dispositif fut prêt pour un nouvel essai sur le patient nightfighter xeelee. Il avait été décidé d’amarrer le processeur BTF aux systèmes de commande des propulsions TGU du dispositif de test. On espérait que la vitesse de traitement supérieure du BTF permettrait de contrôler avec une précision suffisante les ondes de choc de l’espace-temps pour obtenir le résultat voulu par les concepteurs. Le capitaine Darc ironisa sur la stupidité qui consistait à empiler les strates de technologies expérimentales, mais le BTF avait déjà fait ses preuves dans le contrôle du capot grav. Comme le disait Nilis : « Par rapport au reste de cette installation, le BTF est une technologie éprouvée. » Le travail avançait vite. Personne ne connaissait les systèmes BTF aussi bien que Torec, qui se retrouvait au cœur du projet. Pirius, échoué sur la passerelle d’observation de la corvette, regardait les techniciens s’affairer sur le système modifié. Il était facile de repérer Torec au brassard de chef rouge vif qu’elle portait sur son skinsuit. Nilis était debout à côté de lui. Il agita la main dans le vide, suscitant le vieux croquis virtuel que Pirius avait fait du projet. Le chemin du Premier Radiant et le barrage xeelee qui l’entourait étaient verts, l’astérisque qui représentait le Radiant lui-même était d’un rouge brillant. — Alors, enseigne, qu’en pensez-vous ? Est-ce aujourd’hui que nous allons trouver l’arme qui va nous permettre de frapper le Premier Radiant ? Pirius fut embarrassé par la prétention démesurée du schéma. — Je l’espère, monsieur. La voix de Torec retentit doucement à l’oreille de Pirius. — Tu me vois, là ? Trois. Deux. Un… Pirius colla son visage à la bulle. Il revit l’espace-temps infléchi entrer dans l’assemblage rudimentaire de propulsions TGU greffées sur la carcasse, vit à nouveau les ondes de distorsion se déverser dans le cœur du dispositif. Et eut l’impression que les distorsions étaient plus fortes, cette fois, que leur propagation vibrionnante paraissait plus pressante. Une lumière d’un blanc violacé explosa au centre de la structure, une tête d’épingle aveuglante. Le cadre lui-même palpita et se gauchit, des supports lâchèrent. Mais la carcasse tint bon, et le point lumineux central projeta des ombres sur l’ensemble complexe. La tête d’épingle éblouissante était un trou noir. Il était presque aussi massif qu’un dôme de conurbation, mais comprimé dans un volume de la taille d’un électron, et luisant à travers l’évaporation de Hawking à une température qui se mesurait en téradegrés. Ça marchait, donc. Pirius retint son souffle. L’espace d’une seconde, le trou noir sembla attendre au cœur du dispositif. Le cadre palpita, craqua. Puis l’étincelle aveuglante jaillit du cadre et se précipita droit à travers l’espace vers le Xeelee. Quand il l’atteignit, le nightfighter sembla se froisser, se recroqueviller sur lui-même, comme écrasé par un poing énorme. Pendant un long moment, rien ne bougea : les observateurs, le large disque de Saturne, le vaisseau xeelee écrabouillé, l’installation fracassée. Et puis, dans les écouteurs de Pirius, des acclamations lointaines se firent entendre. — Mes aïe-yeux ! dit Nilis. On dirait que nous avons réussi. Un claquement de doigts. Sur le diagramme de Pirius, l’astérisque rouge vira au vert. 34 La Conurbation 11729… La mégapole était connue uniquement par le numéro que lui avaient attribué ses conquérants non humains, mais ce numéro était connu d’un bout à l’autre de la Galaxie. Et c’est là que Nilis et son équipe étaient venus affronter la Coalition intérimaire de Gouvernement, la force puissante qui dirigeait l’humanité depuis l’époque de Druz. Ils avaient besoin de sa bénédiction pour mettre sur pied un nouvel escadron de l’Aéro, l’équiper avec des vaisseaux émulés, dotés de processeurs BTF, de générateurs de capot gravastar et de canons à trou noir – et emmener le projet Premier Radiant au centre même de la Galaxie. Vue d’en haut, la ville avait l’air presque ordinaire : ce n’était qu’un amas inhumain de dômes de roche soufflée comme les Qax en avaient tant fait. Mais les antiques dômes étaient émaillés de fenêtres et de balcons illuminés et reliés, comme par une toile d’araignée, par un réseau étincelant de passerelles et de monorails. L’agglomération était inlassablement parcourue par le flux et le reflux de la circulation intra-atmosphérique et interstellaire qui entrait et ressortait par les spatioports entourant l’amas central de dômes. La vieille architecture qax dominait encore la ville, mais il s’en dégageait, même par rapport au reste de la Terre, une impression palpable de puissance – de puissance, et d’opulence. Le flutter se posa sur le petit terrain jouxtant le plus grand des dômes. Nilis était seul à bord avec ses deux enseignes, dans leurs plus beaux atours, mais des Gardes en casque bleu insistèrent pour monter à bord et les soumettre tous les trois à une fouille au corps complète qui dura de longues minutes. Le vaste dôme hébergeait les principaux ministères et les quartiers généraux des agences les plus influentes de la Galaxie ; c’était l’endroit idéal pour tenter une action dévastatrice, or la Coalition avait de nombreux ennemis. Et pas seulement des fléaux non humains, mais aussi des rebelles humains. Sur la base des Arches, une telle chose n’aurait été qu’une hypothèse d’école, mais on était sur Terre. Les enseignes se laissèrent faire sans protester. Enfin, ils furent relâchés, et Nilis les conduisit dans le dôme proprement dit. Dans l’immense espace clos, baigné de lumière, des bâtiments spectaculaires montaient vers le ciel au mépris des lois de la physique. Il y avait des arches, des constructions en T et des cônes inversés dont la structure était bourrée de capteurs inertiels et de générateurs antigrav. Il y en avait même qui planaient au-dessus du sol. Des fleuves entiers de gens se déversaient au niveau de la chaussée ou sur les passerelles qui serpentaient dans le vide entre les bâtiments, dans un vacarme ininterrompu : le brouhaha d’un million de voix humaines parlant, criant, hurlant. Et au-dessus de tout cela s’étendait, tel un ciel de pierre, la coquille qax grise. Sous sa courbe phénoménale étaient massés des globes lumineux pareils à des étoiles. Certains des bâtiments flottants étaient retenus par la coque du dôme ; peut-être, en haut de certains édifices, des tours perçaient-elles le dôme, touchant le ciel même. Pirius prit la main de Torec et ils se cramponnèrent l’un à l’autre. Ce n’était pas une ville conçue pour des êtres humains comme eux mais pour des géants. Nilis se précipita, pieds nus comme toujours, les bras pleins d’infodesks. — Vite ! Nous ne devons pas être en retard ! À force de pressions douteuses, de chantage et de magouilles, Luru Parz nous a obtenu une audience avec le ministre Gramm et son sous-comité. Il faut que ça se passe bien, aujourd’hui, ou tous nos progrès technologiques auront été nuls et non avenus ! Pour finir, Nilis les amena à une porte. Elle était énorme, comme tout le reste ; pourtant, ce n’était qu’un trou de souris, par rapport au bâtiment qui la dominait. Et qui, leur dit-il, était l’une des antennes du Grand Conclave même, l’organe suprême de la Coalition. Dans l’atrium, on les soumit à une nouvelle fouille. Nilis n’avait pas le droit d’emporter du matériel au-delà de ce point, et il dut télécharger les données de ses infodesks et de ses matics sur des copies fournies par les Gardes. Il y était préparé, mais il passa tout le temps que dura le processus à trépigner sur place, de crainte d’être en retard. Lorsqu’on les laissa enfin passer, ils se précipitèrent à travers le foyer vers un petit ascenseur étroit, aux parois d’argent. Dans cette coûteuse cabine, nulle impression de vitesse, encore moins de mouvement. Pirius n’aurait su dire s’ils montaient ou descendaient. Les portes se rouvrirent sur une salle de conférences. Nilis se rua en avant en marmonnant des excuses pour son retard. Pirius et Torec le suivirent plus lentement, les yeux ronds. C’était une salle rectangulaire, énorme, de huit ou dix mètres de hauteur et probablement dix fois plus en longueur, et pleine de gens : plusieurs centaines, peut-être. Au centre, une table monumentale accueillait une cinquantaine de personnes. Tous les sièges étaient occupés, la silhouette imposante du ministre Gramm trônant au bout, sa conseillère Pila à côté de lui. Derrière se trouvaient deux autres rangées de chaises. Les participants à la réunion avaient apparemment amené des équipes de conseillers, assis, pour certains, sur trois ou quatre rangées. Des hovermatics déposaient sur la table des bols de nourriture et des boissons. Plus que la taille de la réunion, ce fut le décor qui surprit Pirius. Le dessus de la table, brillante comme un miroir, était d’un marron profond et comme grené. C’était une étrange substance appelée « bois ». Des panneaux de ce matériau couvraient les murs, et même le plafond. Pirius n’avait jamais vu de bois avant d’arriver dans le système de Sol. Il y avait donc encore des arbres qui poussaient quelque part sur Terre, et donnaient leur étrange chair à des endroits comme celui-ci ; il avait du mal à imaginer une preuve plus éclatante de richesse et de puissance. Les enseignes en restèrent comme deux ronds de flan, pour reprendre une vieille expression de la Terre. Les têtes commençaient à se tourner, des bouches sophistiquées à esquisser des sourires moqueurs. Nilis leur fit frénétiquement signe d’avancer. Pirius et Torec se précipitèrent piteusement vers lui. Le capitaine Darc était déjà assis à la table. Raide comme la justice, visiblement mal à l’aise, il ignora les enseignes. Ils étaient les trois seuls « conseillers » de Nilis, et les rangées de sièges, derrière eux, étaient vides. Et qui Nilis aurait-il pu amener d’autre ? Luru Parz la jasoft ? Un drone de la Coalescence de Mars ? Un Fantôme d’Argent ? La marginalité du projet de Nilis et de son équipage hétéroclite de non-humains et de renégats n’avait jamais été plus évidente qu’en cet instant, où il affrontait la plus grande épreuve de sa vie politique. Nilis fit le tri dans ses données. — C’est moi qui parlerai, aujourd’hui, dit-il aux enseignes. Vous ne devriez pas être obligés d’intervenir. — Tant mieux, dit Pirius avec ferveur. — Je considère, personnellement, votre présence comme une déclaration en soi : vous êtes l’enjeu de cette guerre. Il se peut qu’on vous pose des questions ; je ne puis l’empêcher. Dans ce cas, demandez-nous conseil, au capitaine Darc ou à moi-même, avant de répondre. C’est tout à fait acceptable en termes de procédure, dans ce genre de réunion. — Je pensais que nous ne devions rencontrer que le ministre Gramm, murmura Torec. — Ah, mon enfant, soupira Nilis. Je crains fort que la vie ici, au centre de la Coalition, ne soit un peu plus compliquée que ça… Gramm, en tant que ministre de l’Effort de guerre économique, était membre d’un organisme appelé le Cabinet de Guerre. Ce sous-comité placé sous la présidence d’un membre du Grand Conclave, une femme appelée la plénipotentiaire pour la Guerre totale, supervisait tous les aspects de la guerre contre les Xeelees. Et Gramm avait été nommé à la tête du comité interagences, auquel avait été confiée la responsabilité du projet Premier Radiant de Nilis. — Mais la plupart des grandes agences ont envoyé des délégués à ce comité de supervision, poursuivit cyniquement Nilis. Comme elles le font généralement, lorsqu’une initiative quelconque risque d’affecter leurs intérêts. Autour de cette table, outre le ministre de l’Effort de guerre psychologique, il y a des représentants de l’Armée, de l’Aéronavale et des Gardes, qui font de leur mieux pour se montrer plus malins que les Xeelees, sans succès notable, et certaines guildes spécialisées comme les Communications, les Ingénieurs, les Navigateurs, les Superviseurs des Revenus et le Bureau du Vérificateur général. Même les Bienfaiteurs sont là ! Sauf que je ne vois pas ce que nos greenships ont à voir avec leurs hôpitaux gratuits et les indemnités qu’ils dispensent. Et puis, évidemment, il y a des délégués des nombreux tentacules de la Commission pour la Vérité historique. Gramm, en tant que président du comité, est très influent. Mais toutes les décisions sont prises de façon collégiale. — C’est stupéfiant que la Coalition ne s’effondre pas sous le poids de sa propre bureaucratie, grommela Darc. Regardez toutes ces robes noires ! Pirius parcourut la table du regard et vit que les rares uniformes martiaux, dont celui de Darc, étaient de loin surpassés par les sinistres robes de commissaire qui semblaient planer dans la vaste salle telle une peste noire. — Nous sommes en guerre, reprit Darc. Mais il est visible que nous détournons une quantité d’énergie terrifiante à policer notre propre dérive idéologique. — C’est ça, la politique, capitaine, maugréa Nilis. — Hmph. Plutôt mourir au combat, moi je vous le dis ! Le ministre Gramm tapa sur la table avec un maillet. Un maillet de bois sur une table de bois, quel geste remarquablement archaïque ! Le brouhaha des conversations autour de la table s’estompa. Sans préambule, Gramm demanda à Nilis de faire ses commentaires préliminaires. Nilis se leva en titubant, un sourire accroché à sa face ridée. Il parla d’un ton déterminé. Pirius voyait des gouttes de sueur ruisseler sur son cou. D’un point de vue strictement formel, ce n’était qu’une étape de la démarche de prise de décision : ce n’était pas ce jour-là que la nouvelle arme recevrait le feu vert. Le comité était seulement censé approuver le déblocage d’une nouvelle tranche de financement – d’accord, une tranche énorme, puisque Nilis demandait la création, au centre de la Galaxie, d’un escadron de l’Aéro équipé de sa nouvelle technologie. Et Pirius savait que c’était, à ce jour, la décision la plus importante dans l’incertaine avance du projet. Le commissaire esquissa les grandes lignes du projet Premier Radiant et de ses objectifs. Il remit en avant son argument familier selon lequel frapper le Premier Radiant, une cible « logiquement en amont » des nombreux objectifs secondaires du Noyau de la Galaxie, devrait permettre, sinon de gagner la guerre, du moins de l’abréger. Il décrivit les problèmes à surmonter pour frapper cet objectif ultime, et exposa ses trois propositions pour y arriver : l’utilisation du capot gravastar pour contrer la faculté de précognition des Xeelees qui leur permettait de voir approcher la force de frappe avant qu’elle ne se mette seulement en branle ; les processeurs BTF révolutionnaires destinés à déjouer les plans des dernières lignes de défense xeelees ; et le canon à trous noirs pour frapper Chandra proprement dit. Tout cela était illustré par des VieD&Os, des exposés techniques, des cartes de la zone de conflit et des images de l’avancement des travaux. Pirius trouvait qu’il parlait bien, en évitant miraculeusement le jargon technique. Et Nilis avait inclus nombre d’images spectaculaires : l’équipée de Pirius Bleu vers Chandra, le vaisseau xeelee captif du capot grav, finalement vaincu par le pilonnage de trous noirs ponctuels. Pour les généraux au cul de plomb, vissés sur leurs fauteuils, comme il disait toujours, il n’y avait rien d’aussi impressionnant que des images de bel et bon matériel. Il résuma son intervention par un simple graphique, à peine plus sophistiqué que le vieux diagramme de Pirius, avec ses astérisques. Puis il s’assit, un peu flageolant, et s’essuya le front. — Bon, le plus dur est fait, murmura-t-il. Gramm annonça qu’il y aurait une interruption de séance avant les questions de détail, mais donna la parole à l’assistance pour les premières réactions. Un commissaire leva le doigt. Son crâne pareil à une tête de mort, avec sa peau fine tendue sur ses os angulaires, faisait de lui l’un des êtres les plus âgés que Pirius eût jamais vus – en dehors de Luru Parz, bien sûr. Il était assurément plus vieux que ne le préconisait la Doctrine. Il paraissait investi d’une telle importance dans cette assemblée qu’il ne prit pas la peine de se présenter. Pirius fut encore plus choqué d’entendre que sa question, la toute première, s’adressait à lui : — J’aimerais demander à notre héroïque enseigne ce qu’il pense de tout cela, commença le vieil homme d’une voix aussi douce qu’un soupir. Serait-il prêt à piloter cet engin dans le nid des Xeelees ? Pirius interrogea Nilis et Darc du regard. Nilis lui répondit d’un haussement d’épaules. Pirius se leva. Tout le monde n’avait d’yeux que pour lui, les commandants militaires à l’air sévère et la nuée de commissaires en robe noire à la curiosité plus anodine. — Monsieur, je dirais que… — Quoi, quoi ? Parlez plus fort ! Une onde de rire parcourut la salle. Pirius s’éclaircit la gorge. — Monsieur, cette technologie n’a pas fait ses preuves au combat. C’est évident. Nous prévoyons beaucoup de tests avant de l’utiliser. Il faudra du courage pour passer à l’action avec cette nouvelle technologie. Je n’ai aucun doute que beaucoup donneront leur vie en essayant. Mais nous allons le faire. Nilis tapota gentiment le dos de Pirius. Le vieux commissaire hocha la tête. — Très bien, enseigne. Nos soldats ont du cœur au ventre. S’il y a une chose dont nous ne manquons pas, c’est bien celle-là. Mais ce mélange de technologies anciennes, et peut-être illégales… comment marche-t-il ? Ou, présentons les choses différemment : si c’était une idée tellement brillante, il y a longtemps que quelqu’un l’aurait eue, non ? Pirius savait qu’il aurait dû consulter Nilis avant de répondre. Mais il avait souvent entendu ce genre de commentaires depuis qu’il était impliqué dans le projet, même de la part du personnel militaire. Il reprit la parole : — Monsieur… autrement dit, si c’est une tellement bonne idée, comment se fait-il que les Xeelees ne l’aient pas eue avant ? Il y eut un silence pesant. — Il semble que certaines personnes sont d’avis que, si ça ne vient pas des Xeelees, ça ne peut pas être bon ; et aussi que la technologie xeelee est forcément meilleure que la nôtre, simplement parce que c’est la leur. Eh bien, penser comme ça, c’est déblayer la route devant la machine à perdre. Il vit le vieux commissaire arrondir la bouche de surprise. Non, mais qu’est-ce que je raconte, moi… ? — Avec tout le respect que je vous dois, monsieur, conclut Pirius en s’asseyant précipitamment. Gramm le foudroyait du regard, à l’autre bout de la table. — Commissaire Nilis, je soupçonne votre pilote apprivoisé d’avoir déjà perdu votre cause à votre place… à moins qu’il ne l’ait gagnée. En tout cas, il y a une procédure à suivre. Deux heures d’interruption. Il tapa avec son maillet sur la table. En sortant, Pirius fut la cible de coups d’œil amusés. Nilis, furieux, ne voulut même pas le regarder. Quand la séance reprit, le passage sur le gril fut rude. Pirius trouva généralement légitimes les points abordés par les agences militaires. Les délégués de l’Armée Verte et de l’Aéro posèrent des questions techniques précises et détaillées. Nilis put répondre à la plupart et, pour les autres, transmit le relais à Darc et aux enseignes. Quand on l’interrogeait, Pirius prenait bien soin de consulter Nilis et Darc avant de répondre. De toute façon, le commissaire ne lui aurait pas laissé le choix. Torec répondit plus souvent que Pirius, et le fit bien, se dit-il, envieux – calmement, sans signe visible de tension, avec un contrôle et une discipline qui lui avaient manifestement fait défaut, à lui. Et puis, vers la fin de la séance, alors que les délégués militaires dominaient encore les débats, l’interrogatoire prit une tournure qui le laissa perplexe. Le problème porta sur la possibilité d’utiliser les technologies sur d’autres champs de bataille que le centre proprement dit. Il remarqua aussi des esquisses de grandes manœuvres concernant la façon dont chaque force militaire déléguerait des représentants au projet. Quand la réunion fut levée, Nilis renifla. — Belle diversion en vérité ! C’est la tactique de mes adversaires depuis le début : ils s’efforcent de détourner mes découvertes vers des objectifs plus anodins, afin de gâcher cette possibilité unique. Pirius fronça les sourcils. — Les officiers se contentent de faire leur boulot, n’est-ce pas, commissaire ? Il faut bien qu’ils passent toutes les options en revue. Le capitaine Darc secoua la tête. — Je vous rappelle que ce qui se déroule dans cette pièce est de la politique. L’Aéro et l’Armée Verte, pour ne citer que deux de nos agences, s’étripent depuis le jour de leur création. Chacun, autour de cette table, a sa propre stratégie de carrière, avec son cortège d’ambitions et de rivaux. C’est une guerre de tranchées, vous comprenez. Si notre technologie est prometteuse, chacun voudra s’en emparer à ses propres fins, pour promouvoir sa petite carrière. Si notre assaut sur le Noyau porte ses fruits, s’il se passe bien, tous ces gens voudront s’en attribuer le crédit. Et inversement, si ça finit mal, comme je soupçonne la plupart de ceux qui sont là de le subodorer, ils ne veulent surtout pas que ça leur retombe dessus. Torec était furieuse. — Il vaudrait peut-être mieux que nous portions nos efforts sur le combat contre les Xeelees, au lieu de nous chamailler… Darc eut un petit rire indulgent. — Évidemment, il doit y en avoir qui doutent honnêtement, aussi. Je vous le dis, commissaire, il y a beaucoup d’officiers qui n’aiment pas votre projet, pour la seule raison qu’ils ne le sentent pas. Ce fricotage avec la physique est une idée de Fantôme plutôt qu’un concept humain. Leur reflet métallique brille à tous les niveaux… Il se pourrait que ce soit ça, notre plus gros problème. Lors de la session suivante, les nombreux délégués de la Commission pour la Vérité historique prirent le relais et abordèrent des problèmes tournant autour de la justification historique du projet selon les angles philosophique, idéologique et légal. Le sinistre Bureau de la Responsabilité doctrinale, la police idéologique de la Commission, avait des agents d’un bout à l’autre de la Galaxie, dans toutes les unités du Front : même la base des Arches avait ses « flics de la Doctrine », comme les appelaient les troupes. On les tournait généralement en dérision, mais on redoutait leur pouvoir. Or donc, les flics de la Doctrine présents au comité contestaient la légitimité des actions entreprises par Nilis. Le commissaire ne pouvait évidemment nier avoir été assisté par une jasoft, s’être rendu sur une colonie post-humaine sur Mars, et avoir fait mettre au point sa gravastar par des êtres qui n’avaient rien d’humain. Il n’en réussit pas moins à parer leurs assauts. Ce n’était pas lui, souligna-t-il, qui avait permis à Luru Parz de survivre, qui avait laissé une Coalescence se développer sous Olympus Mons ou qui avait recréé une colonie de ces Fantômes d’Argent depuis longtemps éteints. Ces événements s’étaient déroulés bien avant sa naissance, probablement au vu et au su de la Commission, probablement même avec sa coopération. — Et pourquoi tout cela s’est-il produit ? Parce que ces divergences sont utiles. Il se peut qu’elles ne soient pas conformes à la Doctrine, mais ce sont des ressources valables, et ceux qui les ont autorisées savaient, dans leur grande sagesse, qu’il est parfois nécessaire de transiger avec la pureté de l’idéologie. Si nous devions perdre la guerre, notre belle idéologie compterait pour du beurre, de toute façon. Je me contente de suivre les traces de mes prédécesseurs, plus avisés que moi. Et c’est ainsi – en les caressant dans le sens du poil et en reportant la responsabilité sur d’autres – qu’il tenta de s’en tirer. Il continua à noyer le poisson en philosophant un peu : la connaissance était-elle moralement neutre ? La pertinence d’une information devait-elle être remise en cause parce qu’elle provenait d’une source entachée d’impureté, d’une éthique contestable ? Dans ce cas, à qui revenait-il de statuer sur ce qui était de la « science propre » et ce qui ne l’était pas ? Le temps que les flics de la Doctrine passent la main, Nilis était à nouveau en sueur. Il avançait en terrain mouvant. Déjà, c’était l’une de ses « ressources utiles sur le plan pragmatique », Luru Parz, qui, en menaçant de dévoiler l’existence d’autres « installations moralement contestables », avait obligé le comité à s’interroger sur les demandes de subvention de Nilis. C’est alors que le Bureau de Réhabilitation culturelle entra dans la danse. Ce département de la Commission était une émanation de l’ancien programme d’assimilation et avait pour mission d’intégrer les ressources des races non humaines vaincues afin d’en faire profiter les projets de l’humanité. Il était en réalité chargé de traquer les reliques de vagues plus anciennes de colonisation humaine. Ces poches d’humanité, qui avaient précédé la Troisième Expansion, ayant été implantées avant l’établissement de la Coalition, étaient évidemment non doctrinales par définition. Beaucoup avaient même sombré dans l’eusocialité, et étaient devenues des Coalescences. Il fallait les ramener dans le droit chemin et rééduquer leurs populations. Le but ultime de la Réhabilitation était de veiller à ce que tous les êtres humains de la Galaxie se consacrent pleinement à un seul but : la grande guerre. Pirius avait maintenant l’impression que les agents de la Réhabilitation exprimaient la crainte non de l’éventuel échec du projet de Nilis, mais de son succès. Serait-il bien moral de mettre fin à cette guerre ? Toute l’économie humaine de la Galaxie était consacrée à la guerre : si elle prenait fin, il en résulterait un chamboulement énorme. Et sans la discipline unificatrice de la guerre, comment le commandement central se maintiendrait-il ? Il y aurait des émeutes, la famine ; des mondes entiers feraient sécession, s’éloigneraient de la lumière de la Coalition pour sombrer dans les ténèbres et l’anarchie… Un universitaire croûteux avança même qu’une vraie lecture des écrits de Hama Druz faisait clairement apparaître qu’il ne prônait pas la conquête de la Galaxie, mais le nettoyage ininterrompu résultant d’un conflit prolongé. La guerre devait continuer, jusqu’à ce qu’une parfaite machine à tuer ait été forgée à partir d’une humanité imparfaite. Évidemment, la victoire était le but ultime, mais une victoire trop rapide pouvait mettre en péril le grand projet de l’unité d’une espèce purifiée… Torec et Pirius n’en revenaient pas. Même si, depuis qu’ils étaient arrivés dans le système solaire, ce n’était pas la première fois qu’ils entendaient des gens argumenter contre la victoire. Pirius croyait comprendre ce que cachait en réalité la sécheresse du discours académique. Ces antiques agences n’avaient rien à faire des multitudes humaines dont elles étaient responsables ; elles ne se préoccupaient que de leur propre survie. Si la guerre cessait, se dit-il avec une étrange excitation, la continuité de la Coalition et de sa Galaxie grouillante de flics idéologiques perdrait toute justification. Et que se passerait-il ensuite ? Peut-être qu’il devenait cynique. Le temps imparti à la session étant épuisé, Gramm finit par donner un coup de son maillet et annonça une suspension de séance jusqu’au lendemain matin. Pendant qu’ils parlaient, la planète avait tourné sur son axe, et la Conurbation 11729 et ses habitants frénétiques étaient pour l’heure plongés dans l’ombre. Le groupe de Nilis s’était vu assigner des quartiers à l’un des niveaux résidentiels de l’énorme bâtiment. La pièce attribuée à Torec et Pirius semblait d’un luxe impossible. Au bout d’un moment, ils arrachèrent les couvertures des lits trop moelleux et se firent un nid par terre. Puis un matic envoyé par Nilis leur apporta des mises à jour techniques que Gramm avait réclamées, Nilis demandant à Pirius d’accompagner ledit matic au bureau du ministre. Il se laissa à contrecœur revêtir par son uniforme. Le matic les conduisit, par un labyrinthe de couloirs tapissés de moquette, vers le bureau du ministre. Pirius ne fut pas surpris par son luxe, qui surpassait évidemment celui de tous les endroits qu’il lui avait été donné de voir sur la base des Arches, mais également celui de l’appartement de Nilis. La moquette était épaisse, et même les murs étaient couverts d’une sorte de papier texturé. La pièce était sans fenêtres, ce qui n’était pas indifférent. Pirius avait appris que, sous les dômes des conurbations, les pièces les plus prisées avaient des fenêtres avec vue. C’était une pièce de travail, uniquement meublée d’un bureau, d’une petite table de réunion, de quelques fauteuils et d’un canapé de tissu marron, sur lequel était affalée l’énorme masse du ministre de l’Effort de guerre économique. Gramm avait envoyé promener ses chaussures et déboutonné sa robe. Dans cette position avachie, son estomac s’était répandu, à la façon d’un sac de mercure, et ses bajoues pendaient sur son visage fatigué. Une table couverte de plats épicés planait à portée de sa main droite. Des matics et de petits afficheurs virtuels voletaient autour de sa tête, le briefant dans un murmure continuel sur ce qui se passait dans les recoins de son monde complexe. Sa grosse patte grasse plongeait dans les plats, mais il ne jetait même pas un coup d’œil à ce qu’il enfournait. Pirius ne l’avait jamais vu aussi épuisé. Au bout d’un long moment, il sembla remarquer l’enseigne au garde-à-vous à la porte et claqua des doigts. — Oh, entrez, mon garçon. Entrez, je ne mords pas. Pas vous, en tout cas. Pirius fit un pas en avant. — Monsieur, je suis venu vous apporter… — Un message, je sais. De votre maître à la robe dépenaillée. Eh bien, voilà qui est fait. Il détourna les yeux et recommença à s’empiffrer. Pirius attendit avec raideur. Il commençait à s’habituer à ces civils et à leur ignorance du protocole, mais il lui répugnait d’avancer tant qu’on ne lui avait pas dit « Repos ! ». Peut-être qu’il allait devoir rester planté là toute la nuit… Gramm finit par s’en apercevoir. — Vous êtes encore là… Humf, ça a dû être une rude journée pour vous. Tout ça doit vous paraître bien étrange. Enfin, reprit-il en pouffant, je me suis régalé quand vous avez balancé à ce vieil imbécile pompeux de Kolo Yehn qu’il faisait un complexe d’infériorité par rapport aux Xeelees. Ha ! Il faudra que je m’assure que ça figure bien dans le compte rendu ! Pirius sentit ses joues s’empourprer. — Je me contentais de dire ce que je pense, monsieur. Gramm le lorgna en mâchant. — Léthé ! Vous avez du tempérament. Écoutez, enseigne, je sais bien ce que vous pensez de moi. J’imagine ce que vous voyez, ajouta-t-il en époussetant les miettes sur sa vaste bedaine. — Je n’ai pas d’opinion personnelle, monsieur. — Foutaises ! Mais vous ne voyez peut-être pas tout… Regardez par ici. Vous savez quel est mon boulot ? — Vous êtes ministre de… — Non, ça c’est mon rôle. Ma fonction est de poursuivre cette maudite guerre. Je prends la stratégie d’ensemble de la Coalition et j’en tire des stratégies opérationnelles. Vous avez peut-être vu aujourd’hui que, compte tenu des luttes intestines qu’on se livre à tous les niveaux, jusque dans les plus hautes sphères de la Coalition, ces stratégies ne sont pas toujours claires. Mais c’est le principe. Et je suis en butte à toutes les attaques. Il agita la main, et les matics et les VieD&Os qui l’entouraient se mirent à vibrionner comme des insectes. — Toutes sortes d’équipes d’experts, de conseillers, de groupes de lobbying se bagarrent pour s’attirer mes bonnes grâces, jusque dans mon propre ministère. Et puis, il n’y a pas que l’Effort de guerre économique, je suis harcelé par toutes les autres agences, dont il faut s’occuper, avec lesquelles il faut négocier, pactiser… Et tout ça sur fond de guerre. Il eut un soupir et se fourra encore quelques poignées de nourriture dans le bec. — La guerre, cette maudite guerre… Ce n’est pas qu’un théâtre d’exploits héroïques pour des enfants-héros comme vous, enseigne. Vous savez, vous avez de la chance, là-bas, dans le Noyau. Vos seuls sujets de préoccupation sont vos camarades, votre vaisseau, votre propre peau. Alors que moi, je dois penser à l’ensemble du tableau – à tous ces millions de petits Pirius qui courent dans tous les sens en quête de gloire. Il se redressa, s’appuya sur un coude. — Et puis il y a l’image plus vaste : nous avons repoussé les Xeelees. Nous les avons chassés du disque de la Galaxie. Ça a été un triomphe mémorable. Mais ils sont toujours aux aguets dans le Noyau galactique. Nous les avons relégués là, mais le coût de ce confinement est énorme. Nous avons changé toute la Galaxie en une machine, une énorme machine consacrée à un seul but : piéger les Xeelees. Ça marche, mais c’est terrible, et très coûteux. Et je dois me montrer économe de mes ressources. « Maintenant, que vous en ayez conscience ou non – et ce vieux trumeau de Luru Parz aura beau dire –, nous avons fait preuve de responsabilité vis-à-vis de votre projet. Nous nous sommes efforcés de le financer raisonnablement, à la mesure des succès que vous avez effectivement remportés au fur et à mesure que vous faisiez la démonstration de vos théories. Mais maintenant, vous nous demandez carrément de faire le saut de la foi. Vous pensez peut-être qu’une douzaine de greenships ce n’est pas grand-chose dans une guerre à l’échelle de la Galaxie dans son ensemble. Vous nous trouvez peut-être tatillons, vous pensez que nous vous infligeons toutes sortes de brimades, que les instances de financement vous opposent des refus systématiques, arbitraires. Il se peut que certains aient ce genre de comportements. Mais ce n’est pas mon cas. Nous devons répartir nos ressources aussi équitablement que possible, enseigne. Et le saupoudrage est plus délicat que vous ne pouvez l’imaginer. Un seul et unique vaisseau perdu pour rien pourrait faire la différence et tout faire capoter. C’est la grande angoisse – et Nilis n’est qu’un demandeur parmi cent, mille quémandeurs de cette espèce, auxquels je suis confronté en ce moment. Vous voyez l’ampleur de l’enjeu, le risque que vous me faites prendre en me demandant de miser sur lui ? — Vous avez peur qu’en privant le Front de certaines ressources nous provoquions son effondrement… — Exactement. Et si les Xeelees devaient sortir de là, nous serions perdus ; on peut compter sur eux pour ne pas nous donner l’occasion de reprendre l’avantage. Nilis n’est pas seul, vous savez. Il y a, surtout dans la Commission, beaucoup de lignes budgétaires, et trop de dépenses non justifiées – beaucoup de placards où les pareils de Nilis peuvent rêver leurs rêves. — Nilis n’est pas qu’un rêveur. — Peut-être pas, non. Mais, comme je l’ai dit, il n’est pas tout seul. Il ne faut pas être génial pour comprendre que notre glorieux effort de guerre s’est tari, que c’est un monstrueux gâchis. À tout moment, il peut y avoir des douzaines de Nilis qui courent partout avec des idées brillantes pour raccourcir la guerre ou y mettre fin. Il frotta sa mâchoire graisseuse. — Et peut-être qu’une fois par génération vous tombez sur un vrai Nilis, et sur un plan tellement bien pensé, tellement convaincant, que vous vous dites qu’il pourrait peut-être marcher. — Une fois par génération ? — C’est dans les archives. Je parierais que Nilis lui-même sait qu’il a eu des quantités de prédécesseurs. — Depuis le début de la guerre, beaucoup de générations ont dû passer. Gramm éclata de rire. — Absolument. Et beaucoup d’idées brillantes. Dont plusieurs avaient probablement une certaine ressemblance avec le projet de Nilis. — Alors, que leur est-il arrivé ? — Elles ont été bloquées. Par des gens comme moi. Il changea de position, regarda fixement Pirius. — Voyez les choses de mon point de vue. Je sais maintenant que, pour remporter la guerre, il va falloir que nous prenions un risque. Mais la question est : quel risque ? L’idée de Nilis est-elle celle qui… — Ou devez-vous attendre qu’une idée plus futée se présente ? Gramm étrécit les paupières. — Vous avez des qualités, enseigne. Je comprends pourquoi Nilis vous a tiré du bourbier. Vous voyez, le plus simple, pour moi, serait de vous faire lanterner – même pas de refuser votre projet, juste de le faire ajourner. Je ne serai pas éternellement à ce poste. Que mon successeur prenne les décisions difficiles, s’il l’ose. Cette phase de la guerre dure depuis trois mille ans. Ce n’est pas mon combat. Je ne suis qu’un dépositaire. Comment pourrais-je supporter que l’échec crucial se produise pendant mon mandat ?… Mais je crains que l’ajournement ne soit pas une option pour moi. — Monsieur ? Pourquoi pas ? — Parce que nous sommes en train de perdre la partie. Les opérations à l’échelle gigantesque de la Galaxie, dont la cohésion était maintenue par l’idéologie rigide et la politique implacable de la Coalition, réussissaient à contenir les Xeelees. Mais l’humanité était vraiment à la limite de la rupture. Petit à petit, l’entropie faisait payer son prix. — Vous pouvez oublier cette stupidité hypothétique de commissaire à propos d’une guerre perpétuelle, d’une humanité parfaite forgée dans son feu glacé. La machine n’est pas si parfaite, croyez-moi. Nous ne tomberons pas demain, ni même après-demain. Je ne sais pas quand ça se produira – probablement même pas de mon vivant. Mais ça arrivera, à coup sûr. Il regarda à nouveau l’enseigne, et Pirius vit du désespoir dans ses yeux ombrés par des arcades sourcilières proéminentes. — Vous comprenez maintenant pourquoi j’écoute Nilis ? — Oui, monsieur. — Je sais qu’il comprend cette histoire, et qu’il en a tiré les leçons. Il joue le jeu bureaucratique avec une habileté surprenante, mais ce n’est plus un jeu. Le moment est venu de prendre des mesures cruciales. Pouvez-vous m’assurer que le stratagème de votre dingue de mentor va marcher ? — Non, monsieur. — Non, bien sûr. Ce serait trop facile ! Pirius croyait comprendre. Cet homme, tellement étranger à tout ce qui faisait l’environnement de Pirius, essayait de prendre en conscience une décision impossible, qui pouvait sauver ou condamner l’humanité, l’une des décisions parmi les centaines auxquelles il était confronté tous les jours, sur un fond de demi-vérités, d’espoirs, de promesses et de mensonges. — Nous avons tous les deux un devoir à accomplir, monsieur. Comme vous l’avez dit, le mien est peut-être plus simple. Gramm se frotta les yeux avec ses gros doigts façon saucisses. — Léthé ! Ce vieux crétin pontifiant de Kolo Yehn avait raison. Si nous manquons de quelque chose, enseigne, ce n’est certainement pas du courage de nos soldats… Allez, sortez d’ici, fit-il en agitant la main, fichez le camp avant que je sois obligé de vous jeter dehors. Pirius rapporta cette conversation à Nilis. Il n’avait pas prévu la réaction du commissaire. — Vous voyez ce que ça veut dire ? murmura Nilis, les yeux ronds, les mains tellement crispées que ses jointures avaient blanchi. — Monsieur ? — Gramm va dire oui, il va nous soutenir. Évidemment, il doit obtenir la décision de son comité. Mais s’il est avec nous, les autres auront bien du mal à ne pas le suivre. Nous allons dans le Noyau, enseigne. Nous l’aurons, notre escadron ! Nilis se mit à faire les cent pas dans la pièce, en comptant sur ses doigts. — Alors, commissaire, fit Pirius en secouant la tête, pourquoi ne faites-vous pas de grands bonds de joie ? — Parce qu’ils m’ont pris au mot, dit-il très vite, l’air terrifié. Tant que je m’escrimais sur cette porte verrouillée, c’était facile d’avoir l’air courageux. Mais maintenant que la porte vient de s’ouvrir en grand, je dois tenir ma promesse. Oh, mes aïe-yeux, mes aïe-yeux ! dit-il en se tournant vers Pirius. Qu’est-ce que j’ai fait ? Pirius, qu’est-ce que j’ai fait ? TROISIÈME PARTIE Génétiquement, sur le plan morphologique, je suis indifférenciable de ceux qui habitaient la Terre pendant les âges obscurs d’avant le vol intersidéral. Et je m’en réjouis. Cette immuabilité est l’essence de mon humanité. Que les autres trafiquent leurs génotypes et leurs phénotypes, qu’ils optent pour la spéciation et bifurquent, qu’ils se mélangent et fusionnent. La force primordiale que constituent les êtres humains non modifiés comme nous les balaiera tous. Il ne saurait en être autrement. À quoi bon conquérir une Galaxie si c’était pour nous perdre ? Hama Druz 35 Il n’y avait pas de temps. Il n’y avait pas de lieu. Un observateur humain n’aurait rien reconnu. Ni masse, ni énergie, ni force. Qu’une mousse ondulante, aléatoire, dont la géométrie fragmentée changeait sans arrêt. Même la causalité était un rêve insensé. L’espace-temps ordonné tel que le connaissent les êtres humains débordait d’énergie libre : des corpuscules virtuels, quarks et électrons, éclos dans une fulgurance, s’éparpillaient ou s’annihilaient, leur bref passage sur scène régi par l’incertitude quantique. Dans cet endroit extraordinaire, des univers entiers jaillissaient de la mousse comme des bulles, se dilataient et se dissipaient, ou s’effondraient dans un embrasement désespérant. Ce cortège chaotique de possibilités, cet endroit de non-être où des univers s’aggloméraient en bancs de crachin mousseux, baignait dans une lumière d’au-delà la lumière. Or, même dans ce creuset d’étrangeté, il y avait de la vie. Même là, l’esprit existait. Appelons-les monades. Telle était la dénomination attribuée par le commissaire Nilis quand il avait intuité leur existence. Mais ce nom avait des racines beaucoup plus profondes. Au dix-septième siècle, le mathématicien allemand Leibniz avait imaginé que la réalité était constituée de pseudo-objets qui devaient leur existence uniquement à leur relation les uns envers les autres. Avec cette idée de « monade », Leibniz avait eu une intuition partielle de la réalité des créatures qui infestaient ce domaine : elles existaient, elles communiquaient, et elles jouissaient d’une richesse d’expérience et de communauté. Pourtant, « elles » n’existaient pas par elles-mêmes ; ces entités abstraites n’étaient définies que par leurs relations entre elles. Aucune autre forme de vie n’était possible dans cet endroit disloqué. Il y avait longtemps, elles avaient assisté à la naissance d’un univers. Il était issu d’un semblable creuset de réalités, une bulle isolée extirpée de ce crachin. Les monades étaient restées dans le bébé univers alors qu’il se dilatait et se refroidissait. Immanentes dans le nouveau cosmos, elles l’imprégnaient, l’environnaient. Le temps, pour elles, n’avait rien à voir avec l’expérience qu’en avaient les populations foisonnantes de l’univers ; elles en avaient une perception peut-être comparable à la poussière de réalité de l’espace de configuration. Mais, une fois que sa réalité s’était condensée, une fois la mousse supracosmique refroidie, les monades avaient été contraintes à l’assoupissement. Bien à l’abri dans des nœuds spatio-temporels, elles avaient rêvé la longue histoire de leur univers, avec ses empires et ses guerres, ses tragédies et ses triomphes. L’histoire habituelle, et en même temps à nulle autre pareille, parce qu’il n’y aurait jamais deux univers exactement identiques. Et de cette longue saga il resterait toujours des traces dans les rêves des monades. Comme toute chose, l’univers vieillissait ; le temps y devint impossiblement long, et l’espace s’étira impossiblement. Devenue d’une finesse excessive, l’étoffe de l’univers finit par se rompre dans un souffle – et une bulle de réalité supérieure émergea spontanément, récurrence du non-endroit où temps et distance ne voulaient rien dire. De même, exactement, que l’univers avait jadis été généré par le chaos, le tissu défaillant de l’univers engendrait maintenant cette gouttelette de chaos. Tout était cyclique. Et dans cette bulle où le gel de l’espace-temps se défaisait, les monades se réveillèrent ; dans leur mousse supracosmique, elles reprirent brièvement vie. Les monades considérèrent la mousse qui écumait autour d’elles. Elles s’enfouirent dans un banc de crachin, sélectionnèrent un magma de possibilités, choisirent un joyau cosmique évanescent. Celui-ci – oui. Et se refermèrent autour, comme réchauffées par la luminosité de ses potentialités. S’enchâssant dans sa structure, elles se préparèrent à la façonner. Les monades enrichirent l’univers en germes de qualités ineffables dont très peu de ses habitants soupçonneraient seulement l’existence. Le nouvel univers, malgré toute sa beauté, était sans caractéristique aucune, symétrique mais instable, comme une épée en équilibre sur la pointe. Même les monades n’avaient aucun contrôle sur la façon dont cette symétrie primordiale se romprait, sur le destin qui émergerait, parmi un nombre incalculable de possibilités. Ce qui, évidemment, en faisait tout le charme. Pour les habitants de ce nouveau cosmos, tout avait commencé par une Singularité : l’instant qui avait marqué le début du temps, la naissance de l’espace. Mais pour les monades, alors que leur ur-réalité chaotique se congelait une fois de plus en une rigidité lisse, la Singularité était une fin : pour elles, l’histoire était déjà terminée. Prisonnières d’un espace-temps ordonné, figé, elles somnoleraient tout le long d’interminables ères jusqu’à ce que cet univers vieillisse à son tour et engendre de nouveaux fragments de chaos, et qu’elles puissent se réveiller à nouveau. Mais tout ça les attendait dans un lointain avenir. Un instant, tout retint son souffle. L’épée tomba. Le temps se mit à couler, comme l’eau jaillit d’un robinet. Et l’histoire commença. 36 C’est ainsi que, ayant achevé le périple qui les avait emmenés jusque sur Terre, à l’autre bout du disque galactique, Pirius Rouge et Torec revinrent enfin à leur point de départ. Pendant le vol à travers la géométrie compliquée de la base des Arches, Pirius sentit son cœur se gonfler d’exaltation. Derrière les astéroïdes lancés comme par une fronde, il distingua le ciel brûlant du Noyau, avec ses étoiles géantes, ses filaments de gaz étincelant, d’une année-lumière de longueur, et l’interminable explosion astrophysique qui s’étendait au-delà. Comparé au mouvement d’horlogerie vide et glacé qu’était le système de Sol à la frange morte de la Galaxie d’où on ne voyait même pas le Noyau, ce ciel encombré, dangereux, grouillait de vie et d’énergie. — Léthé ! Que c’est bon de rentrer chez soi ! dit-il avec ferveur. Le capitaine Seath les accueillit en personne à leur arrivée. Elle se laissa pomper la main par le commissaire et salua courtoisement Pirius et Torec d’un hochement de tête. Pirius lut sur son visage reconstruit que, quoi qu’ils aient pu réussir dans le système solaire, pour elle ils ne seraient jamais que deux enseignes qui étaient montés en grade. C’était presque rassurant. Les quartiers du nouvel « escadron » qui devait être constitué pour mener à bien le « projet Premier Radiant » de Nilis – elle articula ces mots avec un mépris indéniable – n’étaient pas encore prêts ; et donc Nilis se vit offrir une pièce au Pays des Officiers, pendant que Pirius et Torec étaient conduits dans une balle-baraque. Ils entrèrent dans le vaste espace central de couchettes et de latrines. C’était la première fois qu’ils étaient cantonnés dans cette balle-baraque. Comme toutes les chambrées, celle-ci puait la pisse et la sueur, la bouffe et le désinfectant, mais ces odeurs ne leur étaient plus familières. Et parmi les rangées de visages qui les scrutaient, avec curiosité, apathie ou hostilité, ils ne reconnurent personne. On leur donna des couchettes séparées de plusieurs blocs. Torec caressa le dos de Pirius et gagna sa propre couchette. Pirius déballa ses affaires, ce qui fut vite fait, et enleva son uniforme de cérémonie chamarré, après quoi il se sentit un peu plus à l’aise. Tout cela épié par des dizaines de regards. Ce n’était pas seulement la curiosité de cadets observant un nouveau venu ; ils le regardaient comme s’il avait deux têtes. Ils ne lui dirent rien, et il n’avait rien à leur dire. Ils le snobèrent quand il alla chercher à manger. Même quand il s’allongea dans le noir, il sentit que les étrangers, autour de lui, l’observaient, le soupesaient – l’excluaient. Ils avaient l’air si jeunes, pensa-t-il, avec leurs visages atones, pareils à des infodesks vierges de données. Des enfants. Et le coup qu’ils lui faisaient – les factions et les cliques se liguant pour bizuter une nouvelle tête de Turc – était puéril. C’était exactement ce que lui avait dit Nilis : il se pouvait qu’ils aient l’air adultes, peut-être qu’ils allaient se battre et mourir pour l’humanité, mais ils étaient à peine sortis de l’enfance, et de temps en temps, ça se voyait. D’accord, c’était puéril. Sûrement. Mais la pression était extraordinaire. Il quitta sa couchette et alla retrouver Torec dans la sienne. Ils se blottirent l’un contre l’autre, son ventre à lui contre son dos à elle. — On a dit qu’on ne devait pas faire ça, murmura-t-elle. On devait s’intégrer. — Je n’en pouvais plus, répondit-il. Ne me fiche pas dehors. Au bout d’un moment, elle se retourna et l’embrassa sur le front. À bien des égards, c’était elle la plus forte. Mais il sentait qu’elle était aussi heureuse de sa présence qu’il l’était de la sienne. Ils se cramponnèrent l’un à l’autre, innocents comme des enfants, eux aussi, jusqu’à ce qu’ils s’endorment. Le lendemain matin, le capitaine Seath les conduisit vers un flutter. L’appareil glissa hors du sas et s’engagea précautionneusement dans le ciel encombré. — Bien dormi ? demanda froidement Seath. — Non, chef, répondit honnêtement Pirius. — Capitaine, je ne comprends pas, demanda Torec. Pourquoi tout le monde nous déteste-t-il ? — Je ne pense pas qu’on vous déteste. — Nous sommes comme avant, reprit Pirius. — Non, enseigne, objecta Seath en le regardant avec attention. Vous n’êtes plus pareils. Vous avez fait des choses extraordinaires. Vous avez vu la Terre. Même moi, je n’arrive pas à imaginer comment ça peut être. Et vous avez approché le pouvoir de plus près que n’importe qui ici ; plus près que moi, plus près même que les commandants de la base. Vous avez bel et bien changé. Et il n’y a pas de retour en arrière possible. — Il n’y a pas de place pour nous sur Terre, dit Pirius. — Ici non plus ! s’esclaffa Seath. — Alors, où… ? demanda Torec. — Eh bien, nulle part, répondit Seath en haussant les épaules. Ce n’est pas de votre faute. C’est comme ça. Chacun de vous deux est seul à pouvoir comprendre l’autre, et vous êtes tout au monde l’un pour l’autre. Il faudra vous en contenter. Tandis qu’elle disait cela, Pirius sentit que Torec s’éloignait subtilement de lui. En proie, sans doute, à un vieux ressentiment : ils étaient revenus aux Arches après avoir fait tout ce chemin, et elle n’arrivait toujours pas à le quitter. La base de l’escadron de Nilis n’était qu’un roc comme les autres parmi la multitude d’astéroïdes qui filaient dans le ciel des Arches. Un tas de débris connu sous le seul nom de Roc 492, d’un kilomètre de long. À sa surface tourmentée se dressaient des bâtiments de roche soufflée, et quelques larges fosses qui avaient jadis été des terrains d’atterrissage et des cales sèches. Le tout abandonné depuis longtemps. Ils durent sceller leur skinsuit avant de quitter le flutter. Les bâtiments étaient très anciens et depuis longtemps dépouillés de tout ce qui était récupérable. Certains de leurs dômes étaient complètement fendus, les vestiges de murs criblés de cratères micrométéoriques, et un fin limon s’était accumulé devant. Seul l’un des bâtiments était encore assez étanche pour être pressurisé. Ils entrèrent par un sas temporaire grossièrement installé dans un mur et se retrouvèrent dans un espace vaste comme une caverne. Même les matics qui rampaient par terre et sur le toit pour colmater les fissures avaient l’air vieux et usés. Ils étaient en apesanteur – en fait, la microgravité de l’astéroïde était aussi légère qu’une plume – et quelques hoverglobes baignaient l’endroit d’une lumière brumeuse, grisâtre, métallique. Pirius souleva un peu sa visière et inspira profondément. Le manque d’oxygène lui fit mal à la poitrine. Ça sentait le renfermé et un mélange d’odeurs d’huile et de métal chauffé caractéristique de la poussière d’astéroïde brute, corrodée. La poussière âcre lui chatouilla les sinus, et il éternua. — Léthé ! s’exclama-t-il. C’est vraiment là ? — Rien ne marche, à part les déflecteurs d’inertie, répondit Torec. Cela, au moins, devait être vrai, parce que, sinon, le roc, précipité comme une enclume à travers la géométrie complexe des Arches, aurait constitué un danger. — Ils ne se rendent pas compte que nous essayons de sauver la Galaxie ? soupira Torec. Comment veulent-ils qu’on y arrive si les chiottes sont bouchées ? Une nouvelle démonstration de l’étrange politique interne des Arches, de l’Aéronavale, de la Coalition, et de l’humanité en général, mais ils n’y pouvaient rien. Alors ils se mirent au travail. Ils passèrent plusieurs jours à se bagarrer avec les vieux systèmes de recyclage de l’air et de l’eau, les unités de production de nanopâte et les globes lumineux récalcitrants. Même les machines semblaient avoir une dent contre eux : elles accumulaient des pannes et des dysfonctionnements parfaitement vicieux, ne se laissaient pas rafistoler. Leur vie sociale ne marchait pas tellement mieux que ça non plus. Si on les avait accueillis comme des étrangers dans la balle-baraque, ils n’étaient vraiment pas les bienvenus ici non plus, parmi les ingénieurs qui croyaient visiblement avoir mieux à faire que trimer sur un tas de boue comme le Roc 492. Enfin, d’un autre côté, c’était marrant, se dit Pirius. Mettre les mains dans la tripaille d’une pompe cassée ou d’un système de filtration bouché était un boulot salissant, fastidieux, mais c’était une tâche définie, dont on comprenait les tenants et les aboutissants, et qui avait un commencement et une fin, contrairement aux politicailleries foireuses en vigueur sur la Terre. Et puis les choses se remirent en marche, les unes après les autres. Ils réentendirent le bruit des pompes à air, ils sentirent à nouveau les saccades de l’eau qui circulait dans les tuyaux, et peu à peu l’endroit recommença à avoir l’air vivant. Pirius et Torec s’étaient donné tellement de mal qu’ils commençaient à s’y sentir chez eux. Avant d’aller sur Terre, les seuls « chez lui » que Pirius eût jamais connus étaient une succession de balles-baraques. Maintenant, le Roc 492 lui faisait un peu l’impression d’être chez lui – même si Torec et lui n’osaient évoquer des questions aussi rigoureusement antidoctrinales qu’à voix basse, et ne se seraient jamais risqués à y faire allusion devant le capitaine Seath. Les enseignes étaient convoqués à des réunions régulières avec Nilis. Ces réunions avaient toujours lieu dans la salle des commissaires, au Pays des Officiers. Nilis avait beau faire – il avait notamment assimilé les expériences de son avatar virtuel qui avait suivi Pirius Bleu vers la Cavité –, il semblait toujours aussi effrayé par le ciel farouche des Arches que lors de son arrivée, et il restait généralement terré dans sa carrée. Mais il avait rapidement transformé cette petite cabine sans charme, la faisant sienne, étalant son fouillis d’infodesks, de vêtements, et le reste de son bric-à-brac sur toutes les surfaces, remplissant l’air de VieD&Os envahissantes. Torec disait que partout où il passait il se faisait un nid, comme un rat. Pirius se demandait avec une certaine mélancolie quel effet ça pouvait faire d’avoir un endroit à soi, qui pouvait vous manquer, comme le sien manquait apparemment à Nilis. Torec se plaignait de l’état du Roc 492. Nilis répondait qu’il n’y pouvait rien pour le moment. Ça attendrait une réunion qu’il devait avoir avec le maréchal Kimmer, l’officier de l’Aéro qui commandait la base des Arches. Après cette « explication », comme disait Nilis, il avait bon espoir que leurs demandes seraient satisfaites conformément aux instructions du comité de supervision. Pirius n’en était pas si sûr. Il savait que les officiers de l’acabit du maréchal Kimmer avaient tendance à considérer leur base comme leur propriété privée. Il ne verrait pas d’un bon œil ce qui lui ferait sûrement l’effet d’une intrusion des bureaucrates de la lointaine Terre, quelle que puisse être leur prétendue autorité. En attendant, Nilis continuait à analyser les données qu’il avait accumulées sur Chandra, le monstrueux et énigmatique trou noir qui occupait le centre de la Galaxie, et il échafaudait des hypothèses et des théories sur sa nature, et sur l’utilisation qu’en faisaient les Xeelees. Il le savait, maintenant : des nightfighters. D’une façon ou d’une autre, Nilis avait déduit des images obtenues à distance qu’ils tiraient leurs ailes en failles spatio-temporelles, et généralement toute leur structure, de l’environnement infléchi du trou noir. Ce que les services de renseignements de l’Aéro subodoraient depuis longtemps. Mais Nilis soupçonnait les Xeelees d’utiliser le trou noir à des fins beaucoup plus considérables. Tout cela était affaire de calcul. Il y avait des limites fondamentales à la puissance de calcul, disait-il. La mémoire et la vitesse de traitement des ordinateurs étaient limitées par l’énergie dont ils disposaient. Il ramassa un infodesk, l’agita devant lui. — C’est un gadget sophistiqué, l’aboutissement de vingt-cinq mille ans de progrès technologique. Et qu’est-ce que ça pèse ? Un kilo, environ ? Du point de vue de sa finalité, qui est le calcul, presque toute cette masse est inutile, du gâchis. Ce n’est qu’un cadre. Ce desk pourrait en faire beaucoup plus si toute son énergie-masse était employée au calcul. S’il s’agissait de photons, par exemple, ce kilo de camelote pourrait effectuer des calculs au taux de dix puissance cinquante et un à la seconde. C’est-à-dire un million de millions de millions de millions de millions de millions… De la même façon, la capacité mémoire d’un ordinateur dépendait du nombre d’états distincts que son système pouvait prendre. Si ce kilo inerte avait été converti en un litre de lumière, sa capacité serait passée à dix mille milliards de milliards de milliards de bits. — En réalité, la conception de nos ordinateurs les plus performants ressemble un peu à ça, dit-il. Vous le savez peut-être. Le cœur du « système nerveux » d’un greenship est un réservoir d’énergie radiante, des pilotons de rayons gamma, surtout, mais aussi des particules à haute énergie plus exotiques. L’énergie fournie par le générateur TGU du vaisseau maintient la soupe de photons à un milliard de degrés environ. Les informations sont stockées dans la position et la trajectoire des photons et sont traitées par les collisions entre les particules. On les déchiffre en ouvrant un trou dans le côté de la boîte qui laisse filtrer une partie de la lumière. Mais ce principe même avait des limites, parce que le taux d’extraction de l’information, limité par la vitesse de la lumière, était très inférieur à la capacité de stockage de l’ordinateur. — On n’a qu’un aperçu de ce qui se passe là-dedans, dit Nilis. C’est pourquoi nos meilleurs ordinateurs fonctionnent de façon générale en parallèle, avec des sous-sections qui travaillent virtuellement indépendamment les unes des autres. L’accroissement du ratio input-output impliquait la réduction de la taille de l’ordinateur, afin de diminuer le temps de déplacement des informations. Mais la réduction de taille entraînait une augmentation de la densité d’énergie. — Les particules exotiques à haute énergie deviennent de plus en plus nombreuses, dit Nilis. Jusqu’à ce qu’on franchisse le point de non-retour auquel elles deviennent incontrôlables. La manipulation des rayons gamma marque pour le moment la limite de nos compétences techniques. Mais ce n’est évidemment pas la limite physique. En continuant à réduire la taille de notre ordinateur, on augmente sa densité, et on se retrouve avec… — Un trou noir, dit Torec. — Oui. Il eut un sourire radieux et pécha un fil qui pendouillait sur la manche de sa robe en lambeaux. — Et la physique redevient simple. Pirius commençait à voir où il voulait en venir. — Or Chandra est un trou noir – le plus gros de la Galaxie. — Exactement, chuchota Nilis. Je croyais que les Xeelees l’utilisaient pour alimenter leur unité de calcul centrale. Je pense maintenant qu’il leur sert d’ordinateur – un trou noir d’une masse de millions de soleils. Quelle audace ! — Comment peut-on utiliser un trou noir en guise d’ordinateur ? demanda Torec. Nilis lui répondit qu’on pouvait « alimenter » un trou noir en informations lors de sa formation, ou par le biais de la matière qui affluait dedans, par la suite. — Les données seraient stockées sur l’horizon événementiel du trou sous la forme de cordes impressionnées. — Des ficelles ? releva Pirius, qui recommençait à se sentir largué. Toute la réalité pouvait être considérée comme résultant de la vibration de cordes si petites qu’elles étaient invisibles. Leurs nœuds et leurs ventres vibraient et chantaient, et leur mode de vibration, les « notes » qu’elles émettaient, c’étaient les particules de l’univers que les hommes pouvaient distinguer. Pirius n’y comprenait pas grand-chose, mais l’idée que l’univers était une sorte de symphonie de cordes invisibles vibrant en harmonie lui plaisait. — Cela dit, l’horizon événementiel d’un trou noir est un terminus pour notre univers, continua Nilis. Les cordes ne peuvent être tendues au-delà. Alors elles s’intègrent à la surface – comme des cheveux mouillés plaqués sur un crâne. Les cordes sont porteuses d’informations sur la formation du trou et sa croissance. On obtenait les informations en laissant s’évaporer le trou, ce que tous les trous noirs finissaient par faire, en émettant un goutte-à-goutte de « radiations de Hawking ». Plus le trou était petit, plus il s’évaporait vite. — Vous ne serez pas surpris d’apprendre que les Fantômes d’Argent ont jadis fricoté avec ce genre de technologie, fit Nilis d’un ton navré. Ils ont créé des trous noirs microscopiques, où les informations et les instructions de traitement étaient encodées dans l’effondrement générateur. Les petits trous noirs s’évaporent vite ; en réalité, ils explosent. Le rendement de calcul est encodé dans les radiations qu’ils émettent au cours du processus. On pouvait résoudre de cette façon des problèmes d’une difficulté spectaculaire. Les Fantômes ont réussi à faire marcher ça, renifla-t-il. Mais chaque micro-ordinateur-trou noir était à usage unique, dédié à une seule tâche ; on ne pouvait y faire tourner qu’un programme, parce qu’il sautait pendant le processus ! Même les Fantômes n’avaient pas réussi à trouver le moyen de rendre la technologie exploitable. — Et, avança Torec, c’est ce que font les Xeelees ? — Oui. Mais ils ne se limitent pas à des trous microscopiques. Il leur montra les données récupérées par Pirius Bleu lors de son intrusion dans la Cavité. Ils n’avaient pas encore de bonnes images rapprochées de Chandra, mais d’une façon ou d’une autre les Xeelees contrôlaient l’afflux de matière vers l’horizon événementiel. Ce faisant, ils « programmaient » le monstrueux trou noir. Les informations entrantes étaient traitées par la dynamique d’échelle de Planck de l’horizon événementiel, et ils « lisaient » les résultats en analysant les radiations de Hawking émises par le trou noir. — Du moins, c’est ce que je pense qu’ils font, reprit Nilis. Il y a encore beaucoup d’inconnues concernant les trous noirs. Par exemple, l’intérieur profond, près de la singularité, doit avoir une structure. Les cordes et les membranes qui constituent les particules subatomiques doivent être étirées et déchirées, peut-être atteindre des dimensions comparables au trou noir lui-même. Cette « pelote » peut-elle être utilisée à des fins computationnelles ? Je n’en sais rien, je ne peux pas l’exclure. À moins que les Xeelees ne travaillent sur un principe complètement différent… « C’est remarquable, soupira-t-il. Un trou noir est une convergence d’informations et de physique, une jonction dans la structure de notre univers. Et les Xeelees utilisent ce miracle comme ordinateur tactique ! Il eut un grand sourire. — Pas étonnant qu’ils aient été capables de nous contrer si facilement. Et maintenant, grâce à votre ordinateur BTF, nous avons changé les règles – n’est-ce pas, enseignes ? Même un trou noir-ordinateur ne peut rien contre ça. Mais je ne pense pas en être encore venu à bout. — De quoi, monsieur ? — De Chandra. Il leur expliqua que la proximité du centre de la Galaxie lui avait donné l’idée de se lancer dans un nouveau domaine de recherches : il allait traquer les informations stratégiques dans les archives de l’Aéro où étaient entreposées trois mille années de missions de repérage, et peut-être même explorer les données scientifiques d’époques plus primitives, où l’on pensait que Chandra n’était qu’une simple merveille astrophysique, pas un objectif militaire. — Avec les quagmites et les Xeelees, nous avons déjà découvert deux strates de vie datant d’époques cosmiques complètement différentes – et nous en sommes à trois, en nous comptant ! Je commence à me demander ce que nous allons bien pouvoir trouver dans les strates de Chandra. D’autres formes de vies plus étranges et plus anciennes encore imprègnent peut-être la singularité proprement dite. « Nous en savons si peu, même à notre époque… Prenez les théories des anciens, vous voyez comment ils se sont efforcés de comprendre ? Leurs physiciens étaient capables de reconnaître un trou noir, par exemple, et de décrire ses caractéristiques générales, mais ils ne comprenaient pas vraiment ce que c’était. Une grande partie de ce que nous savons faire aujourd’hui aurait paru impossible aux anciens. Ils auraient pris cela pour un défi aux lois de la physique ! On ne peut que se demander à quel point nos précieuses théories peuvent être incomplètes… Pirius conservait une expression atone. La main chaude de Torec enroulée autour de la sienne, il rêvait éveillé à tout autre chose. Au bout d’une semaine, Nilis organisa son « explication » avec le maréchal Kimmer, dans une salle de réunion du Pays des Officiers. Pirius et Torec furent priés d’y assister. Le maréchal Kimmer était mince comme une lame et si grand qu’en dehors du Pays des Officiers il devait rentrer la tête dans les épaules pour ne pas racler les plafonds avec son crâne chauve. Il avait les pommettes tellement saillantes qu’elles semblaient sur le point de lui crever la peau, une si petite bouche qu’elle était quasiment réduite à l’invisibilité, et ses prunelles avaient reçu le blindage oculaire qu’on implantait à ceux qui allaient dans l’espace, et donc sur le théâtre des opérations (ce qui masquait complètement son expression, mais c’était peut-être là le but recherché). Le maréchal ignora la présence de l’enseigne Pirius, comme s’il n’existait même pas. Et du reste, songea Pirius, officiellement, compte tenu de son futur crime, il n’avait en effet pas d’existence réelle. Nilis commença par une présentation tonitruante de la dernière mouture de son projet Premier Radiant, et de la façon dont il comptait le mener à bien. Les détails opérationnels commençaient à se préciser, grâce au travail fourni par Darc, Torec, Pirius et les autres. Nilis expliqua comment un escadron de greenships modifiés allait voguer à l’intérieur de la Cavité, derrière un roc soigneusement sélectionné – le Roc Orion –, qui leur servirait de couverture. Le capitaine Darc était assis à côté de Nilis. Pila, l’assistante du ministre Gramm, et maintenant sa représentante dans le centre de la Galaxie, était assise, raide et silencieuse, apparemment pas enchantée d’être là ; elle semblait avoir le plus profond mépris pour la base, le Noyau galactique et globalement toute cette saloperie de guerre. Quant à Pirius et Torec, ils donnaient l’impression d’essayer de se faire oublier. Le maréchal Kimmer écouta la présentation jusqu’au bout sans bouger un cil. Il avait amené une brochette d’assistants, qui étaient assis derrière lui et murmuraient entre eux. Quand Nilis eut enfin terminé, au grand soulagement de tout le monde – à commencer par lui –, d’un geste il dispersa sa dernière image virtuelle et se rassit en essuyant son visage ruisselant de sueur avec la manche sale de sa robe. — Maréchal, je vous cède la parole. Le maréchal resta silencieux l’espace de quelques interminables battements de cœur, l’air si peu engageant que Pirius n’osait même pas respirer. Pourtant, quand il prit la parole, ce fut d’une voix si douce que Pirius dut tendre l’oreille. — Voyons si j’ai bien compris : vous voulez vingt greenships. — Un escadron complet de dix, oui, plus des appareils de réserve, et d’autres pour la mise au point et l’entraînement… — Vingt vaisseaux. Et pas que ça. L’équipage, tout le matériel qui va avec, et le personnel technique au sol par-dessus le marché. Sans parler de toutes les installations nécessaires pour monter vos machins sur ces appareils et apprendre aux équipages à les utiliser… Vous voulez que je retire ces ressources du Front pour un plan ahurissant consistant à frapper Chandra même. C’est bien ça ? — Maréchal… — Passons à l’aspect tactique. Vous voulez vous enfoncer dans la Cavité derrière un roc… et pas n’importe quel roc. Vous voulez le Roc Orion et pas un autre. Commissaire, il y a mille ans – mille – que nous mettons au point des stratégies basées sur Orion. Et, ajouta-t-il, sa voix montant graduellement, vous voulez fiche tout ce travail, tous ces préparatifs en l’air, pour ça ? Nilis transpirait maintenant à grosses gouttes. — Maréchal, ça pourrait permettre de gagner la guerre. Kimmer déplia son immense carcasse, et ses aides se levèrent précipitamment à leur tour. — Tous les deux ou trois ans, nous avons affaire à un amateur de gadgets dans votre genre, un de ces stratèges de salon qui croient savoir comment cette guerre devrait être livrée, et bien mieux que ceux qui servent la Coalition depuis plus de trois mille ans. Vous les avez peut-être bluffés sur Terre, commissaire. Mais ici, vous êtes sur le Front. Et moi, vous ne m’impressionnez pas. Il s’avança à grands pas vers la porte de la salle. Pirius jeta un coup d’œil à Torec. Il s’attendait à la réaction de Kimmer, mais il était tout de même assommé, désespéré. Il ne retrouvait pas chez le maréchal le gros bon sens rustique du ministre Gramm. Gramm avait beaucoup de défauts, mais il était conscient des responsabilités que faisait peser sur lui la conduite de la guerre, ce qui, d’ailleurs, induisait chez lui un profond trouble. Au contraire, Kimmer n’exprimait que la réaction hostile suscitée par la mise en péril de ses prérogatives. Pirius avait du mal à croire qu’ils avaient fait tout ce chemin, s’étaient tant démenés, pour se retrouver de nouveau face à un mur. Étonnamment, c’est le capitaine Darc qui prit la parole : — Maréchal, un instant ! Kimmer se retourna, une expression glacée sur le visage. — Vous avez dit quelque chose, capitaine ? — Monsieur, vous êtes mon officier supérieur, et je vous prie de m’excuser de prendre la parole sans en avoir été prié. Mais je me dois de vous dire que vous vous trompez. Le commissaire ne vous demande rien ; le Grand Conclave a lancé un ordre d’exécution, et le commissaire ne fait qu’exécuter ses instructions. Nous devons juste donner à Nilis ce dont il a besoin pour accomplir sa mission. — Capitaine, siffla Kimmer, ce gros Ver de Terre vous a abusé comme il a abusé le Conclave. — Vous avez sûrement raison, chef. Mais il n’empêche que nous avons nos ordres. Kimmer interrogea d’un œil noir ses assistants, qui lui confirmèrent par leur silence que Darc avait raison. Il remua les lèvres. Pirius savait que le capitaine paierait cher son intervention. — C’est bon, commissaire. Comme l’a dit le capitaine, j’ai des ordres à suivre. En attendant que j’aie le temps de faire appel du mandat exécutif, vous aurez ce que vous voulez, vos acolytes et vous. Mais j’ai un droit de regard sur l’exécution de ces ordres, dit-il en pointant le doigt sur Nilis. Je ne priverai pas notre combat vital de ressources utiles. Vous aurez vos vaisseaux. Des appareils obsolètes, réformés, des épaves revenues du combat et rafistolées tant bien que mal. Et il n’est pas question que je vous laisse risquer la vie de mes meilleurs équipages. C’est clair ? — Très clair, acquiesça Nilis. — Ah, et puis, Nilis, encore une chose. Si vous prévoyez d’utiliser le Roc Orion, vous avez intérêt à vous grouiller. Il sera en position d’ici dix semaines. — Dix semaines ? hoqueta Nilis. Oh, maréchal, mais c’est… Nous ne serons jamais prêts à… Darc posa sa main douce sur l’épaule de Nilis. — Tout ira bien, commissaire. Dix semaines, monsieur. Absolument. Ce qui parut redoubler la fureur de Kimmer. Il quitta la salle en martelant le sol avec ses talons, ses assistants accrochés à ses basques. — Je croyais avoir tout gâché en bredouillant et en balbutiant comme un bouffon, dit le commissaire, tout tremblant, d’une voix éraillée par l’émotion. Comment puis-je négocier avec un maréchal alors que je n’arrive pas à me contenir cinq minutes ? — Vous vous en êtes bien sorti, monsieur, dit maladroitement Pirius. Pila étouffa artistiquement un bâillement. — Ce n’étaient que des fadaises, de toute façon. — Pardon, madame ? demanda Torec, déconcertée. — Allons, allons, enseigne. Vous n’êtes quand même pas si naïve ? Kimmer connaît la chaîne de commandement aussi bien que nous. Nous n’avons vu là que la résistance acharnée d’un homme incapable d’accepter une nouvelle façon de procéder, même si ça pouvait permettre de trouver une issue à cette guerre. Et il lui est tout particulièrement insupportable de s’en laisser remontrer par un outsider comme vous, Nilis. Kimmer n’a pas le choix ; il devra s’exécuter, et il le sait. Tout ça, c’était pour sauver la face. — Une posture assez formidable, malgré tout ! — Quand même, reprit Pirius, troublé, si ça se passe comme l’a dit le maréchal – si nous ne devons recevoir qu’un matériel défectueux, et des équipages médiocres… — Nous les ferons marcher, dit Nilis. Enfin, vous avez déjà fait marcher – que dis-je ? –, courir le Roc 492, non ? Pirius secoua la tête. — Réparer un recycleur d’air en panne, c’est une chose. Monter tout un escadron, c’en est une autre. Darc jeta un coup d’œil à Nilis. — Ah. Mais l’élément le plus important d’un escadron, c’est son chef, n’est-ce pas, commissaire ? — Absolument, capitaine. Et nous avons vraiment de la chance d’avoir trouvé l’officier idéal pour cette mission ! fit Nilis, radieux, en flanquant une claque dans le dos de Pirius. Pirius eut l’impression de se changer en glace, intérieurement. Torec ouvrit un four énorme. — Lui ? Vous voulez rire, monsieur ! — Merci, dit Pirius. — Allons, Pirius, reprit Nilis, vous avez déjà été un héros une fois, dans une autre ligne temporelle. Il va falloir que vous renouveliez l’exploit. — Enfin, monsieur, je ne peux pas commander l’escadron. Je ne suis même pas officier. — Vous l’êtes, maintenant, répondit Darc avec un grand sourire. — Mais… dix semaines ? Darc haussa les épaules. — C’est la donne qu’on nous a servie. À nous de gagner avec. — La décision vous appartient, Pirius, reprit Nilis. Vous vous rappelez la conversation que nous avons eue sur Vénus ? — Oui, monsieur. — Alors, dites-moi, où en êtes-vous de votre autoanalyse ? — De quoi parle-t-il ? s’étonna Torec. — Il veut savoir si j’ai trouvé une raison de me battre, lui répondit Pirius, qui revint à Nilis : Il n’y a qu’un but qui vaille la peine qu’on meure, et c’est la victoire. Mettre fin à cette guerre. Ensuite, ce sera à l’humanité de trouver ce qu’elle voudra faire de tout le temps qu’elle aura devant elle. Nilis hocha la tête, comme s’il ne se sentait pas capable de prendre la parole. — Ah, que de nobles sentiments, beaux militaires ! fit Pila en secouant sa tête élégante. Vous avez une façon de vous rengorger qui m’étonnera toujours. Darc l’ignora. — Alors, chef d’escadron, qu’en dites-vous ? — Par où dois-je commencer, monsieur ? — Eh bien, à vous de voir, murmura Darc. Mais d’abord, je pense que vous devriez constituer votre équipage. Ils retrouvèrent le Roc 492 avec soulagement. Au début, comme ils dépendaient entièrement de leur backpack pour manger, pour boire, pour respirer quand l’air était trop chargé de poussière, et tout simplement pour ne pas mourir de froid, il n’était pas question que Pirius et Torec ôtent leur skinsuit. Ils devaient vivre dedans. Et même se soulager dedans, en attendant que les toilettes soient de nouveau opérationnelles. Ils évacuaient leurs déchets tous les deux jours, dans un flutter. Mais lorsque les systèmes se remirent en marche, ils purent enfin dormir avec leur visière ouverte, et quand l’air fut redevenu respirable et tiède, ils purent carrément enlever leur suit. Restait que les filtres ne pouvaient pas grand-chose contre la poussière en suspension, et ils souffraient tous les deux d’irritation des sinus. Ce soir-là, après la réunion avec Kimmer, ils dormirent ensemble, comme d’habitude, blottis dans un coin du dôme de l’habitat, collés l’un contre l’autre – en suit – sous une couverture. La microgravité était tellement faible qu’ils planaient presque au-dessus du sol, dérivant comme des bulles de savon. Le contrôle inertiel s’enclencha d’un seul coup, au moment le plus calme de la nuit, la gravité s’empara d’eux et ils se retrouvèrent par terre, dans un méli-mélo de bras et de jambes, et secoués de rire. Le sol leur parut tout à coup rembourré de cailloux – il leur faudrait trouver un matelas pour dormir, le lendemain, se dit Pirius –, et ils sentirent le nouveau champ de gravité inégal agir sur leurs organes internes. Le roc s’ajusta aussi à son nouvel état. Comme la plupart des astéroïdes, le 492 n’était pas une masse solide mais un agrégat hétérogène de poussière et de cailloux. Alors que les machines inertielles du cœur entraient en action, les composants du Roc 492 raclaient et grinçaient les uns contre les autres en cherchant un équilibre plus compact. Pirius entendait le profond gémissement de l’astéroïde, un grondement qui trouvait un écho dans ses propres os, comme s’ils étaient allongés sur la carcasse d’un énorme et très inconfortable animal. Le lendemain matin, ils constatèrent qu’ils avaient le visage et les mains couverts d’une patine argentée : la poussière en suspension dans l’air s’était enfin déposée. 37 L’épée en équilibre sur la pointe bascula et tomba. La simplicité primordiale du nouvel univers avait cessé d’être. De la symétrie rompue d’une physique jadis unifiée, deux forces émergèrent : la gravité, et une force que les êtres humains devaient appeler « force TGU » – TGU pour « Théorie de la Grande Unification » –, qui réconciliait les forces électromagnétique et nucléaire. La séparation des forces fut une phase de changement – comme quand l’eau prend en glace – qui libéra une énergie dont se nourrit immédiatement l’expansion de l’univers en germe. L’étau de la gravité se resserra aussitôt, et des nœuds de matière et d’énergie s’effondrèrent en trous noirs. Les monades endormies étaient blotties dans le cœur paradoxal des trous noirs. Ceux-ci étaient enchâssés dans le nouvel espace-temps en bourgeon : trois dimensions d’espace et une dimension temporelle, une structure ordonnée qui se matérialisa rapidement hors du chaos primitif. Mais il y avait des failles. Le gel avait commencé spontanément, en de nombreux endroits distincts, comme des cristaux de glace se formant sur une fenêtre froide. À l’endroit où les cristaux se rencontraient et fusionnaient, des discontinuités se formaient. Parce que l’espace-temps était en trois dimensions, ces défauts apparaissaient en deux dimensions, sous forme de plans et de feuilles – ou en une seule, sous forme de lignes d’énergie concentrée, pareilles à des balafres sur la face étendue de l’espace-temps, ou en zéro dimension, comme de simples points. Tout à coup, l’univers fut plein de ces défauts, telle une boîte remplie de rubans, de cordes et de boutons. Et les défauts n’étaient pas inertes ; ils se propageaient sauvagement. Ils se télescopèrent, se combinèrent et entrèrent en interaction. Un défaut ponctuel migrant pouvait tracer une ligne ; une ligne en mouvement pouvait décrire un plan. L’intersection de deux plans formait une ligne, qui décrivait d’autres plans dont l’intersection définissait d’autres lignes. Des boucles de rétroaction de création et de destruction se formèrent rapidement, dans une espèce d’alchimie spatio-temporelle. Une période de griffonnage frénétique. La plupart de ces gribouillis s’effaçaient sitôt apparus. Mais les nouveaux réseaux d’interaction se complexifiaient, parvenant à un autre niveau de changement de phase, un seuil au-delà duquel certaines boucles d’interaction fermées émergeaient – des boucles qui déclenchaient le développement d’autres structures semblables à elles-mêmes. C’était l’autocatalyse, la tendance qu’avait une structure émergeant d’un réseau richement connecté à encourager sa propre croissance, ou la croissance de copies d’elle-même. Et certaines de ces boucles se trouvaient être stables, à l’abri des petites perturbations. C’était l’homéostase, la stabilité dans la rétroaction. Et tandis que l’autocatalyse et l’homéostase agissaient sur les failles du jeune espace-temps, une hiérarchie de plus en plus complexe de structures auto-entretenues émergea. Tous ces nœuds emmêlés étaient des machines, fondamentalement, des machines à chaleur qui se nourrissaient du flux d’énergie qui traversait l’univers. Et les trous noirs, qui dérivaient à travers cette soupe bouillonnante, fournissaient des points de structure additionnels, des graines autour desquelles les petites structures cycliques pouvaient se concentrer. Dans les nouvelles possibilités ouvertes par la proximité, des agrégats encore plus complexes grandirent : de simples machines regroupées en « cellules » qui coopéraient, se regroupaient en colonies d’« organismes », et finalement en « créatures » pluricellulaires… C’était la vie, bien sûr. Qui avait émergé à partir de rien. Il en serait toujours ainsi dans cet univers : des structures se complexifieraient spontanément, et la stabilité émergerait de propriétés fondamentales des réseaux – n’importe lesquels, même aussi exotiques que ces réseaux d’intersections de failles de l’espace-temps. L’ordre émergeant spontanément : c’était merveilleux. Mais il n’était pas obligatoire que ça se passe comme ça. Dans les profondeurs de ces puits gravifiques ponctuels, les trous noirs primordiaux commençaient à dévorer. 38 Quand le nouveau chef d’escadron Pirius Rouge regagna la chambrée ses épaulettes d’officier toutes neuves cousues à son uniforme, il essuya une tempête silencieuse de hargne et de mépris. Au bout de quelques minutes, il s’engouffra dans les latrines et arracha ses épaulettes. Il resta vingt-quatre heures paralysé par le doute et l’incertitude. Il ne voyait vraiment pas par où commencer. Nilis le convoqua dans sa carrée du Pays des Officiers. Lorsqu’il y arriva, le commissaire, irrité et hors de lui, travaillait sur une table basse qui disparaissait sous les infodesks, pendant que des VieD&Os abstraites tournoyaient autour de lui comme des oiseaux. Il poursuivait apparemment ses travaux sur Chandra. Le seul endroit où s’asseoir était le lit défait, aux couvertures en désordre. Ça sentait vaguement la sueur, les pieds, le renfermé. L’odeur de Nilis, se dit Pirius avec une tendresse exaspérée. Une odeur de jardinier. Pirius constata avec surprise que Pila, l’assistante du ministre Gramm, était là. Elle donnait l’impression de planer dans une bulle, au milieu du bordel de Nilis. Sa peau irradiait une beauté froide, et sa robe noire, aux surpiqûres violettes, tombait en plis élégants autour de son corps mince, asexué. Elle ne fit même pas mine de voir Pirius. Nilis frappa dans ses mains ; ses VieD&Os se froissèrent et disparurent. — Ah, mes aïe-yeux, mes aïe-yeux ! C’est fascinant, vraiment fascinant ! J’étudie en ce moment la singularité centrale de Chandra, ou plutôt ce qu’on peut déduire des caractéristiques externes de l’espace-temps qui environne l’horizon événementiel. Figurez-vous que, tout au fond, dans le cœur du trou noir, il y a une structure… Cette chose au centre de la Galaxie, vous savez ? Eh bien, c’est comme un oignon ; quand on pèle une couche, on en trouve une autre en dessous, une autre strate d’astrophysique, de vie et de sens… Remarquable. Je me demande si nous en verrons jamais le fond. Pirius, qui ignorait ce qu’était un oignon, était bien en peine de répondre. Mais il voyait que Nilis était très énervé. — Vous n’avez pas l’air content, commissaire. — Toujours aussi perceptif, Pirius ! répondit Nilis avec une pointe de tristesse. Eh bien oui, c’est vrai. Je suis frustré, je pensais avancer rapidement sur le sujet, ici, aux Arches, tout près de l’objet de mes recherches. Et voilà que subitement ça devient de plus en plus difficile. On me refuse l’accès aux archives. Quand je remonte à la source d’un document, je découvre qu’il a été effacé, ou déplacé – ou je n’ai même pas la puissance de traitement pour l’analyser ! Écoutez, fit-il en secouant la tête, je ne crois pas être paranoïaque, pas plus, en tout cas, que la moyenne des citoyens de notre merveilleuse Coalition. Mais dans le système de Sol, on m’apportait aide et assistance à tous les stades de mes travaux, et ici, j’ai l’impression d’être entravé à chaque pas ! Enfin, si c’est voulu, ce que je ne vois pas, c’est qui pourrait vouloir me mettre des bâtons dans les roues, et pourquoi. — Je ne voudrais pas vous distraire d’un travail si absorbant, commissaire, dit Pila avec son humour sarcastique et glacé. Mais c’est vous qui nous avez fait venir ici. — Tout à fait, tout à fait. Il avala une gorgée d’un liquide tiédasse qui devait stagner depuis si longtemps sur sa table qu’une couche de poussière s’était déposée à la surface. — Eh bien, allons-y. Je voulais savoir comment le nouvel escadron avançait. Quelles sont vos priorités, Pirius ? Ça, c’était facile. — Nous devons assembler le matériel et les équipages. Après quoi, nous mènerons deux programmes de front : l’installation des nouveaux équipements à bord des appareils et la mise au point technique afin qu’ils soient prêts au combat, et, parallèlement, l’entraînement des équipages pour mener la mission à bien… — Parfait, parfait. Personne ne trouverait à redire à cela. Mais nous n’avons pas beaucoup de temps. À quel stade en êtes-vous vraiment ? — Je suis fier qu’on m’ait confié cette mission, monsieur… Les yeux humides, perçants, de Nilis étaient rivés sur lui, et il remarqua que Pirius avait arraché ses épaulettes. — En réalité, vous n’en êtes nulle part, n’est-ce pas, chef d’escadron ? — Vous n’auriez jamais dû le promouvoir à ce poste, lâcha froidement Pila. Il n’est pas taillé pour la course. — Si, madame, objecta Nilis. C’est une promotion sur le champ de bataille. Nécessité fait loi. Pirius fait le poids, j’en suis convaincu. Je l’ai vu agir dans deux lignes temporelles distinctes ! Mais dans les domaines où il manque d’expérience, nous devons trouver des moyens de l’aider. Pila le regarda d’un air soupçonneux. — Et c’est là que j’interviens, n’est-ce pas ? Je pense que vous feriez mieux d’en venir au fait, commissaire. Nilis se tourna vers Pirius. — Pilote, avez-vous déjà sélectionné votre adjudant ? Tout chef d’escadron doit en avoir un. Pirius sentit qu’il perdait définitivement pied. — Monsieur, je ne suis même pas sûr de savoir à quoi sert un adjudant… — Non, bien sûr ! s’esclaffa Nilis. D’où l’importance du choix que vous ferez. Votre adjudant sera le membre clé de votre équipe. Votre assistant personnel, si vous voulez. L’adjudant s’occupe de la marche au quotidien de l’escadron, pour que vous puissiez vous concentrer sur les problèmes directement liés à la mission. C’est lui qui rédige vos ordres, filtre les demandes de ceux qui voudraient vous prendre votre précieux temps et veille à ce que vous obteniez tout ce dont vous pourriez avoir besoin, depuis les pièces de TGU-prop jusqu’aux paquets de rations. Vous voyez ? Alors, une idée ? — Torec, peut-être…, répondit Pirius en haussant les épaules. — Torec est une fille bien, répondit gentiment Nilis. Une battante, et une proche compagne. Mais elle n’a pas les appuis politiques et administratifs dont vous avez besoin maintenant. Là, Pirius comprit où il voulait en venir. Le visage de Pila était extraordinaire : Pirius n’aurait jamais cru qu’autant de colère et de mépris puissent s’exprimer si calmement. — Moi, commissaire ? dit-elle. Vous voulez rire ! — Oh, pas le moins du monde, répondit Nilis d’un ton léger. Réfléchissez un instant. Le boulot ne sera pas très différent de ce que vous faites pour Gramm. Vous avez les compétences administratives, ça ne fait aucun doute. Et avec votre, euh, forte personnalité, vous enfoncerez comme un bélier les obstructions et les bouffonneries des clans rivaux, ici, à la base. S’il le faut, vous pourrez même faire jouer vos relations au ministère de l’Effort de guerre économique. D’ailleurs, en tant que déléguée venue de la Terre dans mes bagages, vous comprenez mieux que personne la nature de notre projet à nul autre pareil. « Et puis, ajouta-t-il avec un geste désinvolte, il n’y a pas de conflit d’intérêts avec votre devoir primitif, qui est d’espionner pour le compte du ministre Gramm. Vous pourrez le faire très efficacement, tout en effectuant un travail utile. Des taches rouges apparurent sur les joues de Pila, mais elle ne bougea pas un cil. — Vous n’oseriez pas parler ainsi si Gramm était là. — Oh que si ! Il est déjà au courant, d’ailleurs. Vous pensez bien que j’en ai discuté avec lui avant de vous en parler. Il est d’accord. Je pense qu’il trouve très amusant de vous voir en première ligne, avec ses soldats. Il croisa les mains sur son ventre et parcourut les autres du regard. Pirius interpréta cela comme le moment de prendre la parole et se leva. — Je pense que nous avons fini, dit-il. — En effet, pilote, répondit Nilis d’un ton affable. — Madame, bienvenue à bord. — Je vous défends de m’adresser la parole, espèce de petit monstre tordu ! Dans les vitres de ses yeux pâles, il lut le mépris des Vers de Terre pour les soldats qui se battaient et mouraient pour les protéger. Pirius ne se laissa pas désarçonner. — Ça va être intéressant de travailler ensemble. Toutefois, je pense que le commissaire a raison et nous n’avons que dix semaines devant nous. Nous devrions peut-être nous y mettre tout de suite. Il y a une pièce libre, au bout du couloir. Pila resta immobile, d’une raideur minérale, et Pirius se demanda si même le commissaire pourrait y faire quelque chose, au cas où elle refuserait de coopérer. Mais, sur un dernier regard meurtrier à Nilis, elle sortit comme un vent de tempête. Le commissaire s’était déjà replongé dans ses VieD&Os, mais, alors que Pirius tournait les talons, il le rappela : — Oh, Pirius. Faites recoudre ces épaulettes ; ça n’a pas d’allure, pas d’allure du tout, comme ça. Que ça lui plaise ou non, Pila était d’une efficacité remarquable. En quarante-huit heures, elle avait réussi à trouver à Pirius un bureau – petit, on ne peut plus spartiate et pas très bien équipé, mais un bureau quand même, et pour lui tout seul, au Pays des Officiers. Elle avait déjà actionné divers leviers bureaucratiques assez efficacement, et aligné les candidatures pour l’escadron. Le premier candidat était une candidate, une ex-pilote appelée Jees. Avant même qu’elle entre dans son bureau, Pirius entendit le bourdonnement de son exosquelette alors qu’elle avançait dans le couloir. Lorsqu’elle entra, il eut un choc. La partie inférieure de son corps avait été sectionnée selon une ligne qui allait de son épaule droite à sa hanche gauche, et sa chair, ses os et son sang étaient complétés par une masse froide de prothèses en métal étincelant comme de l’argent. Lorsqu’elle s’assit, son fauteuil craqua sous son poids inhumain. Des cheveux courts, d’un blond lumineux, encadraient un visage lisse, sans une ride. Elle était belle. Et probablement pas plus vieille que Pirius. Seulement elle avait le regard morne. Elle lui raconta son histoire. Elle avait pris part à deux combats. Elle avait survécu au premier, mais avait été interceptée par un starbreaker au cours du second. Elle avait eu de la chance de survivre, évidemment. Le reste de son escadron, dont elle avait été séparée, y était resté. Elle racontait cette histoire sans émotion, l’entrelardant de dates et de références qui ne voulaient rien dire pour Pirius. — Si vous réussissez à regagner la base, ils peuvent vous rafistoler. Les médics. Un demi-sourire effleura son visage. — Tant qu’il reste un morceau de vous, ils peuvent remplacer ce qui manque. Il était quasiment impossible d’éprouver de la pitié pour elle : elle était trop endommagée pour ça. — Vous êtes actuellement assignée à un poste au sol. Vous pensez vraiment pouvoir reprendre l’air ? — Je me suis portée volontaire, dit-elle. Je suis pilote, pas mécanicienne. J’ai vu mon évaluation : mes réflexes, ma coordination et tout ce qui s’ensuit sont meilleurs que jamais. Certaines de mes facultés ont même été améliorées, en réalité. Mais… — Vous savez que ce n’est pas ce que je vous demande. Pila observait Jees, l’évaluait froidement. — Tout ce qui compte est toujours là, dit-elle en se tapotant la tempe avec l’un de ses doigts métalliques. Et je suis pilote. Je veux y retourner pour le prouver. Pirius hocha la tête, la remercia et la laissa partir. Pila esquissa un geste, et une case, sur une liste virtuelle, passa du rouge au vert. — C’est évident. On la prend. — Vraiment ? Pila eut un haussement d’épaules élégant. — C’est une volontaire, et nous en manquons, Pirius. Elle a toutes les compétences techniques requises pour la mission. D’après les psychologues, elle n’a subi aucune atteinte neurologique. En réalité, elle est puissamment motivée ; ce n’est pas une dent qu’elle a contre les Xeelees, c’est tout un râtelier, et on ne saurait le lui reprocher. Nous n’en trouverons pas beaucoup comme elle. Depuis le début, Pila se plaignait amèrement du faible nombre de candidats disponibles. — Des réformés et des criminels, dit-elle. Voilà tout ce qu’on a mis à notre disposition. Des équipages inutilisables ailleurs, et qui ne risquent pas de faire défaut au maréchal Kimmer et à son grand dessein. Et puis, il y en a si peu, ils sont tellement précieux… Le fait était que, dans cette guerre, les blessés encore valides étaient rares. Jour après jour, les fragiles greenships volaient dans le feu des Xeelees comme des papillons de nuit attirés par une flamme. Si quelque chose tournait mal, les chances d’en réchapper étaient minces : la mort fauchait efficacement, sur le Front. Même les « criminels » ne couraient pas les rues. Les condamnés se voyaient confier les missions les plus dangereuses, et s’ils avaient la chance de survivre à un engagement, ils étaient aussitôt renvoyés au combat. L’espérance de vie était brève, le taux de rotation rapide. D’un autre côté, si on avait affaire aux flics de la Doctrine, ça voulait dire qu’on avait un défaut de caractère rédhibitoire, on était considéré comme irrécupérable, et donc éminemment jetable. Pila avait rapidement compris que même ces quasi-épaves, ces renégats, déchus, rescapés des combats, étaient convoités, comme toutes les autres ressources, par des chefs de guerre locaux, jaloux, avides de se bâtir un univers. Pirius décida alors de rameuter des volontaires dans un pénitencier. Ce qui devait l’amener à se rendre sur la base du Quintuplet, où il savait qu’au moins un rebelle incorrigible était encore stationné : lui-même. Mais il dut remettre cette perspective à plus tard. Il avait une tâche beaucoup plus agréable à effectuer avant. Les premiers essais en vol des greenships modifiés selon les spécifications de Nilis furent programmés une semaine après la promotion de Pirius. Il décida d’effectuer lui-même le tout premier vol pour mettre à l’épreuve ses facultés de chef d’escadron. C’est ainsi qu’il se retrouva dans la bulle centrale d’un greenship avec Torec comme ingénieur, la présence intimidante du capitaine Darc occupant le poste de navigateur. Pirius avait bel et bien achevé son entraînement de pilote avant le grand chambardement qu’avait constitué l’irruption de Bleu dans sa vie, mais il n’avait jamais volé au combat. C’était un énorme soulagement de reprendre place à bord d’un greenship. Là était sa place. Il inspecta son appareil. Le greenship était positionné sur sa nacelle de lancement, sur l’horizon étroit du Roc 492. La gravité insignifiante de la cale sèche effleurait le vaisseau avec la légèreté d’une plume, et les rails de la nacelle avaient tracé un sillon superficiel dans la poussière de l’astéroïde. Il avait beau être aussi léger qu’une bulle de savon, c’était quand même un bestiau bien lourdaud. Un chasseur réformé, l’un des cinq appareils donnés à leur corps défendant par le maréchal Kimmer et son état-major. Et il avait essuyé quelques combats. Le fuselage central était labouré de cicatrices et de réparations – on voyait bien l’endroit où la platine qui supportait la capsule du pilote avait jadis été nettement sectionnée. Le vaisseau avait été renvoyé au combat un nombre incalculable de fois, jusqu’à ce qu’il soit trop déglingué pour qu’on prenne la peine de le réparer une fois de plus : trop usé, en fait, pour servir à quoi que ce soit, en dehors du projet alambiqué de Nilis. Ce vieil oiseau démantibulé aurait déjà été assez disgracieux s’il avait été laissé tel que la nature et la Guilde des Ingénieurs l’avaient voulu. Mais Nilis avait encore aggravé les choses avec ses « améliorations ». Ce n’était pas un mais deux canons à trou noir qui avaient été fixés sur les flancs, ainsi qu’une volumineuse capsule destinée à recevoir leurs munitions exotiques. Le tout emmailloté dans une pelote de fils, de câbles et de tuyaux. Le fait que le revêtement classiquement impeccable du greenship fût complètement délabré n’avait aucune importance, évidemment, puisque les greenships ne volaient jamais dans l’atmosphère. Le problème, c’était que les énormes capsules fixées au fuselage principal affectaient la stabilité dynamique du vaisseau. Lequel était un vrai bordel, il n’y avait pas à tortiller. Pirius pensait qu’il portait bien le nom ironique que Darc lui avait donné : le Ver de Terre. Ce pauvre appareil semblait aussi capable de voguer gracieusement dans l’espace que Nilis lui-même. Quoi qu’il en soit, c’était le piaf que Pirius allait piloter ce jour-là. Et alors qu’ils procédaient, son équipage et lui, aux derniers préparatifs, il sentait son cœur battre plus vite. Enfin, d’un ordre prononcé d’une voix douce, il alimenta les systèmes de commande. Le poste de pilotage était plus ou moins standard : le vaisseau serait manœuvré selon les modes normaux – la propulsion SPL normale ou infraluminique, dont il connaissait toutes les ficelles, après toutes ces années d’entraînement. Tous les afficheurs étaient virtuels, à part les commandes de support-vie, pour le cas où il arriverait quelque chose au vaisseau. À présent, les ajouts de Nilis étaient connectés. Conçus à la va-vite et rafistolés précipitamment, ils étaient greffés les uns sur les autres et se bagarraient pour se faire de la place, s’émiettant en pixels écarlates, vibrant d’une hargne flamboyante. Torec ne décolérait pas. — Léthé ! dit-elle. C’est exactement comme si on était encore dans le système solaire. On aurait pu croire qu’ils auraient réglé tous ces problèmes, à l’heure qu’il est… — Nous sommes tous sous pression, ingénieur, dit le capitaine Darc. En dépit des récriminations de Torec, les systèmes du vaisseau s’animèrent l’un après l’autre. Quand la plupart des voyants furent au vert, Pirius lança : — Ingénieur ? — Aussi parés que possible, répondit Torec d’un ton funèbre. — Eh bien, allons-y. Pirius empoigna un joystick et le repoussa régulièrement. Il sentit que le vaisseau, autour de lui, prenait vie, sentit la vibration de la centrale énergétique de la TGU-prop, les subtiles ruades de la propulsion infraluminique. Mais, alors que le vaisseau s’élevait au-dessus de la poussière, il fit une embardée, comme s’il se cabrait pour arracher son fardeau additionnel. Le bouclier inertiel semblait avoir le hoquet, lui aussi. Pirius ne fut pas surpris de voir un ensemble de voyants passer au rouge. Ils planèrent un moment au-dessus du sol tandis que l’équipage se démenait pour remédier aux dysfonctionnements. — Le problème, c’est la centrale énergétique, annonça Torec. Les systèmes d’armement ont été greffés dessus. Il y a assez de jus pour faire ce que nous avons à faire, en théorie, mais c’est un problème d’équilibre des demandes. Les centrales énergétiques du greenship ne sont pas habituées à être traitées comme ça. — Ben occupe-toi de ça, ingénieur ! ordonna Pirius. C’est à ça que servent ces vols d’essai, à faire apparaître les défauts, et à y remédier. — Bien dit, chef d’escadron, dit sèchement Darc. Mais vous feriez peut-être mieux de regarder vos afficheurs. Cette masse supplémentaire a foutu en l’air nos moments inertiels. — Les systèmes de navigation ont été émulés pour encaisser les modifs, rétorqua Pirius. — Eh bien, il faut croire que les patchs ne marchent pas, répliqua Darc dans un ricanement. L’intelligence artificielle centrale se croit coincée dans un vaisseau malade. Bon, ce n’est pas si grave. — Il va falloir faire avec, dit Pirius avec détermination. L’équipage continua à s’affairer jusqu’à ce que le blizzard de voyants rouges eût été réduit à un saupoudrage. Quand il estima pouvoir prendre le risque, Pirius éleva le vaisseau au-dessus du roc. L’ascension se fit en douceur. Pirius jeta un coup d’œil à l’astéroïde qui reculait en dessous d’eux. Il voyait la fosse peu profonde d’où ils avaient décollé. Un vague cercle de techniciens en skinsuits était planté autour, au mépris de toutes les règles de sécurité. Les essais complexes qui couronnaient les efforts désespérés de l’équipe de Nilis pour changer leurs prototypes et leurs croquis en un concept opérationnel, efficace, avaient été salués par le cynisme de ces techniciens revenus de tout, et surtout des membres de la Guilde des Ingénieurs : Pirius savait qu’ils assistaient à ces essais non pour applaudir à leur réussite, mais pour voir un pilote outrecuidant se planter, s’écraser et disparaître dans les flammes. Ce qui eut pour effet de renforcer sa détermination. Ça n’arriverait pas aujourd’hui. Darc dut deviner ses pensées, parce qu’il lui dit : — Donnez-leur-en pour leur argent, pilote ! Pirius eut un grand sourire et crispa les mains sur ses commandes. Le Ver de Terre partit à l’assaut du ciel. Le saut infraluminique, culminant à près de la moitié de la vitesse de la lumière, ne dura qu’une fraction de seconde, mais Pirius repéra des décalages vers le bleu qui maculaient le grouillement d’étoiles au-dessus d’eux. Quand ce fut fini, le Roc 492 avait disparu, arraché à sa vue, et le roc cible était droit devant eux, exactement à l’endroit prévu. Il éprouva un sursaut de triomphe. — Toujours vivant… Oh, Léthé ! Il était à nouveau entouré de voyants rouges. — Il faut qu’on stabilise les systèmes, annonça Torec d’un ton d’avertissement. — Bien reçu, ingénieur, soupira Pirius. Une fois de plus, l’équipage se remit à la tâche, cajolant sa monture cagneuse, rétive ; peu à peu, la tempête de rouge laissa la place à un vert incertain. L’objectif, qui ne se trouvait qu’à quelques centaines de kilomètres de là, était un astéroïde, un bout de débris probablement plus vieux que la Terre. Il y avait des lustres que ce roc servait de cible aux équipages des Arches. Bien malin qui aurait pu dire si les immenses cratères qui criblaient sa surface étaient des vestiges de sa naissance tumultueuse, ou s’ils lui avaient été infligés par de jeunes recrues à la gâchette facile. — Regardez-moi ça, dit Darc. On dirait qu’il a été fendu en deux. — On va voir si on peut achever de le pulvériser, répondit Pirius. Ingénieur, état des armes ? Deux rais de lumière rouge cerise jaillirent des cosses du fuselage principal et s’enfoncèrent dans la croûte dévastée du roc cible. — Aucun problème avec les starbreakers, annonça Torec. — Maintenant, essayons le canon à trou noir. — Tous les afficheurs sont verts, de mon côté, dit Torec. Enfin, la plupart du temps. — Navigateur à pilote, trajectoire enregistrée, annonça Darc. Pirius se cala contre son dossier, lissa son skinsuit et regarda le roc en essayant de visualiser le tir. Nilis leur avait minutieusement exposé sa dernière tactique. Le canon projetait des trous noirs microscopiques qui avaient réussi à détruire un nightfighter xeelee, mais pour le trou noir qui occupait tout le centre d’une Galaxie et les structures vivantes qui s’en nourrissaient, ce seraient des piqûres d’épingle – à moins, ainsi que l’avait déterminé Nilis, qu’ils ne réussissent à tirer deux trous noirs en même temps. S’ils arrivaient à faire en sorte qu’ils se télescopent à l’endroit adéquat, ils émettraient la majeure partie de leur énergie-masse en pulsations coordonnées d’ondes gravitationnelles, et Pirius avait constaté, de visu, avec la destruction de Jupiter, les dégâts que cela pouvait occasionner. Si une telle bombe était déclenchée à l’horizon événementiel de Chandra, le grand trou noir fléchirait et ondoierait « comme un rat qui se secoue pour chasser ses puces », selon la formule de Nilis. Mais un tel exploit exigeait une précision quasi surnaturelle. Il faudrait que les greenships volent autour du trou noir à une altitude de cent kilomètres exactement au-dessus de l’horizon événementiel, « exactement » voulant dire à dix mètres près. Un tel saut à travers l’espace infléchi, autour d’un trou noir massif, promettait d’être « marrant », pour reprendre les termes de Darc, et la résistance des Xeelees risquait de le rendre encore plus marrant. S’ils n’arrivaient pas à ce degré de précision, la mission ne serait qu’une perte de temps. L’essai d’aujourd’hui était donc crucial. Si Pirius n’arrivait pas à atteindre un vulgaire bout de caillou, Chandra resterait hors de leur portée. Au fur et à mesure que les systèmes se stabilisaient, l’équipage devint silencieux. La manœuvre promettait d’être délicate. En tant que pilote, Pirius dirigerait le tir, le navigateur Darc devrait vérifier la précision de leur trajectoire et l’ingénieur Torec s’occuperait des armes. Ils n’auraient qu’une fraction de seconde, lorsqu’ils tangenteraient leur objectif, pour faire feu avec le canon. — Pilote ? appela Darc. Je pense que nous sommes parés. — Bien reçu. Ingénieur ? — C’est bon. Pirius resserra sa prise sur les commandes. Le vaisseau frémit, se stabilisa. — Maintenant où jamais, dit-il. Il crispa les poings. Le roc vola vers lui, explosa en une muraille désagrégée qui semblait sur le point de faire disparaître le greenship de l’espace. Au dernier moment, l’astéroïde bascula sous l’avant de l’appareil et se changea en un paysage convulsé. Ils étaient au point d’approche au plus près, mais lorsque le canon à trou noir fit feu, ce fut comme si le vaisseau avait pris un coup de poing dans les entrailles, et des lumières rouges se mirent à clignoter partout. Et puis sa bulle s’emplit de choc-mousse, et il fut coupé de tout, encastré dans une gaine rigide, dans le noir. C’était fini, pfuit ! comme ça. Fou de rage, il hurla : — Formation tactique ! Un capteur opérationnel projeta une minuscule image virtuelle sur la face intérieure de sa visière. Le canon avait bel et bien fait feu, et des lignes pointillées jaunes, parfaitement nettes, montraient très utilement le trajet des bombes à trou noir ponctuel. Elles s’étaient ratées et avaient traversé sans l’endommager la masse informe du roc cible, qui poursuivait son chemin, antique et serein. Mais, à l’instant du passage au plus près, le vaisseau avait explosé. Trois bulles en avaient jailli dans un nuage de débris qui allait en s’expansant, trois bulles renfermant les membres de l’équipage. Ils n’avaient plus que neuf semaines devant eux, pensa-t-il, impuissant. Neuf petites semaines. 39 L’univers occupé par la faune de défaut spatio-temporel n’avait rien à voir avec l’univers humain. Il n’y avait pas de lumière, par exemple, parce que la force électromagnétique qui gouvernait la propagation de la lumière ne s’était pas encore découplée de la superforce de la TGU. Mais les créatures de faille spatio-temporelle nichées autour de leurs trous noirs y « voyaient » grâce à la profonde lueur des ondes gravitationnelles qui sillonnaient le cosmos en expansion. Pour elles, évidemment, il en avait toujours été ainsi ; pour elles, le ciel n’était que beauté. La base de toute vie en ce temps-là était la chimie des défauts de l’espace-temps, un bouillonnement géométrique interconnecté de points, de lignes et de plans. La plupart des formes de vie étaient constituées de « cellules » étroitement liées entre elles et très stables. Certaines créatures plus complexes, constituées d’agrégats de ces cellules, n’étaient pas aussi stables. Elles pouvaient varier d’une génération à l’autre. Et là où il y avait variation, la sélection pouvait opérer. Sur certains des « mondes » du trou noir, des écologies fantastiques se développaient : il y avait des oiseaux avec des ailes d’espace-temps, des araignées avec des pattes de cordes cosmiques, et même des poissons qui nageaient tout au fond du cœur infléchi des trous noirs. Des « plantes » qui se nourrissaient passivement de flux d’énergie, comme la torsion de l’espace à l’horizon événementiel des trous noirs, et des « animaux » opportunistes qui se nourrissaient à leur tour de ces synthétiseurs – avant de servir eux-mêmes de pâture à d’autres prédateurs. Partout régnait la co-évolution, alors que les espèces s’adaptaient ensemble dans le conflit ou la coopération : des « plantes » et des « animaux », des « fleurs » et des « insectes » parasites, des hôtes, des prédateurs et des proies. Certains – les duos de synthétiseurs et d’opportunistes, par exemple – trouvaient des échos dans les écologies familières aux êtres humains ; mais il y avait des formes qui ne ressemblaient à rien dans l’expérience humaine. Les créatures d’un « monde »-trou noir différaient des habitants d’un autre autant que les êtres humains différaient des Fantômes d’Argent, par exemple. Mais, de même que les êtres humains et les Fantômes étaient des créatures de matière baryonique qui émergeaient sur des planètes rocheuses, les habitants de cette époque dominée par une physique propre, dense, partageaient certaines caractéristiques. Toutes les formes de vie sont vouées à se reproduire. Tous les parents doivent emmagasiner des informations pour les transmettre à leurs descendants. C’est le génotype, à partir duquel se construit le phénotype, l’expression physique, le « corps » de l’enfant. Dans ce jeune univers foisonnant, la façon la plus évidente de transmettre ce genre de données était de les faire passer par des structures quantiques étendues. La mécanique quantique autorisait la corrélation à longue distance de particules : une fois qu’elles avaient été en contact, elles ne seraient plus jamais vraiment séparées, et elles partageraient toujours cette information. Les enfants germaient, informes, à partir des parents ; mais chaque enfant naissait sans génotype. Une toile blanche. Une mère déchiffrait son propre génotype et l’envoyait à sa fille nouveau-née – par contact, par ondes gravifiques. Dans le processus, selon les espèces, les données de la mère pouvaient être mélangées avec celles d’autres « parents ». Toutefois, il y avait un piège. C’était un processus quantique. Le principe d’incertitude énonçait qu’il était impossible de cloner les informations quantiques : elles étaient interchangeables, mais ne pouvaient être copiées. Pour que la fille naisse, le génotype de la mère devait disparaître. Toute naissance impliquait une mort. Un observateur humain aurait trouvé cela tragique. Mais les êtres humains fonctionnaient selon des principes différents. Pour la faune d’espace-temps, riche et merveilleuse était la vie, et l’imbrication de naissance et de mort était ce qu’il y avait de plus merveilleux. Alors que la conscience prenait son essor, les premiers chants jamais chantés célébraient la beauté exquise de la nécrogenèse. 40 Le délégué le plus ancien dans le grade le plus élevé de la Guilde des Ingénieurs des Arches, un dénommé Eliun, arriva, flanqué de deux assistants, pour le débriefing du vol d’essai raté. La réunion avait lieu dans une salle minable, au fin fond du Pays des Officiers. Eliun prit aussitôt place au bout de la table, les mains confortablement croisées sur le ventre. Nilis farfouillait nerveusement parmi ses infodesks et ses VieD&Os. L’équipage du Ver de Terre perdu était là : Pirius, Torec et le capitaine Darc. Ils avaient survécu à la catastrophe, mais Darc, qui s’était cassé les poignets, avait les avant-bras immobilisés dans des médifibres orange fluo. Pila s’assit à côté de Pirius. Il avait travaillé en étroite collaboration avec elle, et il était toujours incapable de déchiffrer l’expression de son beau visage pincé. Peut-être pensait-elle que ce dernier échec signerait enfin l’arrêt de mort de ce malencontreux projet, ce qui lui permettrait de retrouver la Terre et son confort… et de reprendre sa lente et complexe ascension des strates administratives de la Coalition. Et, dans un coin de la pièce, un Fantôme d’Argent planait, un pack de capteurs bouclé à l’équateur. L’Ambassadeur de la Bonde de Chaleur. Les deux Gardes en casque bleu qui lui avaient été assignés depuis le système de Sol l’encadraient, arme au poing et prêts à en faire usage. Personne ne fit le moindre commentaire, comme si la présence d’un Fantôme dans cette base du Noyau galactique était un événement banal. Mais les gardes de l’Aéro postés devant la porte ne pouvaient s’empêcher de le regarder en ouvrant de grands yeux. Le maître de la Guilde était un rondouillard tiré à quatre épingles et à la peau luisante, comme tartinée d’onguent. Il portait un uniforme singulier, plein de poches, bardé d’insignes et de petits moniteurs. Il apparut que c’était un skinsuit stylisé d’un modèle très archaïque, représentatif d’une époque où les Ingénieurs étaient toujours les premiers sur les lieux en cas de catastrophe. Mais cette époque était depuis longtemps révolue, et Pirius Rouge apprit que l’accoutrement d’Eliun n’était même pas opérationnel. Bien qu’étant maître ingénieur, Eliun n’avait absolument pas l’air perturbé d’être convoqué à une réunion d’analyse d’un échec catastrophique imputable à des problèmes d’ingénierie. En réalité, Pirius savait qu’Eliun n’avait de comptes à rendre à personne : les Ingénieurs étaient indépendants de l’Aéro, de l’Armée verte, et spécifiquement du commandement de la Formation et de la Discipline, la puissante fédération interdisciplinaire qui dirigeait la base des Arches. En réalité, les Ingénieurs étaient autonomes, du bas en haut de la hiérarchie, jusqu’au Grand Conclave de la Coalition même. Et en la personne du ventripotent Eliun, le projet Premier Radiant avait trouvé un nouvel adversaire institutionnel. Darc regarda Eliun avec une hostilité non déguisée, et même Nilis semblait envahi par une colère glacée. L’atmosphère était tendue, et Pirius songea, mal à l’aise, que ça allait barder. Il était lui-même assez crispé. Depuis le vol d’essai, deux journées avaient encore passé, au cours desquelles ils n’avaient pas avancé d’un pas vers leur but. Nilis déclara sèchement la réunion ouverte et claqua dans ses mains, suscitant une pléthore d’afficheurs virtuels. Beaucoup trop de données, se dit Pirius. Typique de Nilis. — Vous savez pourquoi nous sommes là. Repartons des données de base. Le Ver de Terre condamné glissa pour la énième fois devant la face patiente de la cible. Pour la énième fois, il explosa, trois fragiles postes de pilotage fusant de l’épave juste devant l’énorme boule de feu. Pirius accusa le coup, gêné d’avoir perdu un appareil et perturbé par le souvenir pénible de l’explosion. Deux jours plus tard, il ôtait encore des petits bouts de choc-mousse solidifiée de son skinsuit. Nilis repassa le film de l’accident, une deuxième puis une troisième fois, d’abord au millième de la vitesse normale, puis au dix-millième, et encore plus lentement. — Vous voyez que le canon à trous noirs a bien fait feu. Mais l’échec structurel s’est produit au moment du tir, dit-il avec un hochement de tête en direction de Torec, l’ingénieur du vaisseau. Celle-ci commenta certains moments clés des VieD&Os de Nilis, sélectionnant des images fixes et signalant à l’auditoire des bribes de détails techniques. — Le lancement des obus à trou noir impose une tension phénoménale à l’ensemble des systèmes du vaisseau. Pour fournir un socle stable aux canons lors du tir, les ajusteurs inertiels du greenship devaient maintenir le vaisseau ancré dans l’espace-temps. Mais le recul des projectiles spatio-temporels imposait aux ajusteurs une tension pour laquelle ils n’avaient pas été conçus. — Rappelez-vous que les projectiles ont la masse d’une petite montagne. La différence de potentiel énergétique est énorme, de même que le moment du recul. Le moindre déséquilibre structurel, la moindre imprécision, et c’est l’échec. Comme dans ce cas. Elle parlait bien, pensa Pirius avec un mélange d’envie et de nostalgie. Elle avait tellement évolué… La cadette un peu larguée qui avait été expédiée avec lui vers la Terre quelques mois plus tôt n’aurait jamais pu fournir une telle prestation. Eliun prit la parole pour la première fois : — Montrez-moi le point de rupture, dit-il d’une voix qui lui ressemblait, onctueuse, inébranlable. Torec passa une série d’images fixes du greenship au moment de la catastrophe finale, tellement grossies qu’elles étaient décomposées en une infinité de pixels cubiques. Elle pointa sur les premiers instants de la rupture deux lasers rouge vif qui se recoupaient sur l’image virtuelle du vaisseau. Ils indiquaient un éclair de lumière, juste au point de jonction entre la coque et la capsule qui hébergeait le lanceur. À cet instant, la rupture avait l’air anodine, mais le vaisseau n’avait pas tenu le coup une demi-seconde de plus. Il avait été proprement sectionné par l’intersection des rayons, et il n’y avait aucune ambiguïté sur le point dans le temps et dans l’espace où le Ver de Terre était mort. Pirius savait que tout ça n’avait aucune importance, en fin de compte. Pour lui, les principales causes de l’échec de l’essai tenaient à des problèmes de navigation et de précision. Même s’ils arrivaient à empêcher ce satané vaisseau d’exploser à l’instant du tir, pour obtenir un positionnement précis au centième tel que l’exigeait Nilis, il aurait fallu améliorer d’une puissance de dix le contrôle navigationnel des appareils. Pirius jeta distraitement un coup d’œil par-dessus son épaule à la source des pointeurs laser. Ils émanaient de globes lumineux qui flottaient au bout de la pièce. L’emplacement du point de rupture matérialisé par les rayons sur la VieD&O était d’une précision infernale : de la taille d’un pixel sur cette image monstrueusement agrandie. Une idée commença à poindre dans un coin de sa tête, et lui échappa. Il s’efforça de ne pas se focaliser dessus, dans l’espoir qu’elle lui reviendrait. — Pirius ? Nilis l’appelait. Le capitaine Darc le regardait d’un œil noir. — Pardon, monsieur. Je me disais juste que… — Oui, oui, dit impatiemment Nilis. Je vous demandais si, en tant que pilote, vous aviez quelque chose à ajouter à la brillante présentation de Torec. — Non, désolé, répondit Pirius. Nilis eut un grognement. Puis il regarda le commandant Darc, le navigateur du Ver de Terre. Darc n’attendait manifestement que cela. Il tourna son visage fort, atone et menaçant, vers Eliun, qui avait l’air légèrement ennuyé. — Je n’ai rien à ajouter à ce qui vient d’être exposé, maître de la Guilde. Juste une question à vous poser : vous avez pris connaissance du rapport. Vous en connaissiez tous les éléments avant d’entrer dans cette pièce. Comment pouvez-vous nous aider à résoudre ce problème d’intégrité structurelle ? Eliun posa ses doigts écartés sur la table. — Je suis sûr que si vous approfondissez suffisamment votre analyse, vous… — Notre analyse, rectifia Darc. Mais le projet du commissaire est une opération éclair qui fonctionne avec des bouts de ficelle depuis quelques semaines. Alors que vous faites marcher des greenships depuis des millénaires. Il se pencha en avant, l’air sombre. — Ce que j’aimerais savoir, maître de la Guilde, c’est pourquoi les Ingénieurs s’opposent à ce projet depuis le jour où Nilis est arrivé ici. Cette attaque inattendue parut désarçonner Eliun. L’espace d’un instant, son visage se contracta, puis il reprit son empire sur lui-même, et c’est avec calme qu’il répondit : — Capitaine, je me ferai un plaisir de parler avec vos supérieurs de votre plan de carrière. Nilis se pencha en avant, furieux, en proie à une grande agitation, une veine gonflée sur le front. Pirius comprit qu’ils avaient atteint le point critique de la réunion. — C’est votre droit, maître de la Guilde, fit le commissaire. Mais avant que nous n’allions plus avant dans les attaques personnelles, je vous propose que nous examinions les enjeux. Vous savez que nous avons un délai très strict à respecter, et nous nous débattons non seulement contre le manque de moyens et des appareils surannés, mais contre – comment dire ? – la manie du secret. « Suite aux travaux accomplis sur le prototype dans le système solaire, nous essayons maintenant d’intégrer ces nouveaux développements dans un modèle de greenship. Mais comme l’a dit le capitaine Darc, vos gars ne nous ont communiqué absolument aucun élément technique concernant les appareils. Vous devez bien avoir des plans, des dossiers, une expérience pratique à nous offrir, non ? Et puis il y a la propulsion TGU proprement dite. Encore une fois, nous n’avons aucun élément. Rappelez-vous que nous essayons de l’utiliser pour faire fonctionner un lanceur de trou noir ! Nous avons essayé de nous dépatouiller avec ses antiques interfaces, et mes aïe-yeux ! nous avons eu l’impression de faire des recherches archéologiques plutôt qu’un travail d’ingénieur… Vous devez avoir les connaissances techniques que nous nous efforçons désespérément de retrouver ici ! Vous faites voler des appareils basés sur cette conception, ou à peu près, depuis, quoi ? Trois mille ans ? — Un peu plus, dit doucement Eliun. Et pas « à peu près », commissaire – exactement la même conception. Darc lui jeta un regard noir. — Trois mille ans de stase. Et vous êtes fiers de vous ? — Vous ne comprenez apparemment pas nos objectifs. Notre mission n’est pas l’innovation mais la préservation… La Guilde des Ingénieurs était une très ancienne agence. Elle avait été fondée par une bande informelle de rescapés de l’Occupation qax, qui avaient passé des siècles réfugiés dans l’espace. Quand les Qax avaient été renversés, ils étaient rentrés chez eux, mais leur antique technologie avait été soigneusement préservée. Dans les guerres intestines qui s’étaient développées lors de l’instauration de la Coalition intérimaire de Gouvernement, le premier gouvernement humain qui avait suivi l’Occupation, les Ingénieurs, avec leurs souvenirs fragmentaires, archaïques, de sorcellerie technologique et leur palmarès glorieux de résistance aux Qax, étaient bien placés pour conquérir le pouvoir, au moins en partie. Et ils avaient conservé leur position aux plus hauts niveaux de la Coalition. — Vous n’êtes pas des ingénieurs, dit Darc avec mépris. Votre opposition à l’innovation fait plutôt de vous des gardiens de musée… — Capitaine, nos technologies ont atteint leur niveau de perfection il y a déjà des millénaires, répondit Eliun. Il ne saurait y avoir d’innovation qui ne dégraderait cet idéal. Nous, les Ingénieurs, préservons une sagesse séculaire… — Vous vous reposez sur vos lauriers : de vieux modèles inchangés, usés jusqu’à la corde… — Et nous les standardisons. Y avez-vous réfléchi ? Capitaine, vos hommes pilotent des greenships d’une conception identique d’un bout à l’autre de notre Galaxie. Pensez aux gains de productivité, aux économies d’échelle ! — Le problème, maître de la Guilde, c’est que vos modèles parfaits et vos listes de pièces standardisées ne sont pas en train de gagner la guerre ! s’écria Nilis. Je vais même vous dire, par votre obstruction, vous semblez vouloir faire en sorte que ce projet, qui pourrait amener la fin de la guerre, n’ait aucune chance de voir le jour ! Pirius ne l’avait jamais vu aussi furieux. Il posa sa main sur sa manche élimée. — Commissaire, calmez-vous. Nilis dégagea son bras d’un geste vif. — S’il y a une chose que je ne peux pas supporter, Pirius, c’est qu’on dissimule des connaissances pour s’assurer le pouvoir. Je n’ai que trop souvent vu ça sur Terre, trop souvent ! Je ne veux pas le revoir ici ! — Et moi je n’écouterai pas de sermons sur le devoir de la part de commissaires rebelles et d’officiers de l’Aéro inexpérimentés ! rétorqua froidement Eliun. — Alors, nous sommes dans une impasse. Je suggère que nous levions la réunion en attendant que j’aie des nouvelles de la Terre. Adjudant, dit Nilis en se tournant vers Pila, vous voudrez bien m’obtenir un canal vers le bureau du ministre Gramm. Je pense que nous devons en appeler à lui, et par son intermédiaire à la plénipotentiaire pour la Guerre totale et au Grand Conclave, où j’espère que ce problème sera résolu. — Allons, commissaire, vous n’avez rien compris ! s’esclaffa Eliun. Les Ingénieurs siègent au Conclave même. — On verra bien, répondit sombrement Nilis. Il sortit de la pièce en fulminant. Pirius se sentait étrangement calme. Il avait assisté à trop de réunions de cette espèce, et de vagues pensées sur l’intersection des rayons lasers l’avaient distrait de ces échanges embrasés. La séance étant levée, il s’approcha de Darc et de Torec. — Écoutez, leur dit-il, j’ai une idée… Ils quittèrent la pièce en passant devant le Fantôme d’Argent, qui n’avait ni bougé ni dit un mot de toute la réunion. Pirius se demanda quelles émotions bouillonnaient sous cette peau brillante comme un miroir. En cours de route, Pirius demanda qu’on leur prépare une salle de simulation. Quelques minutes à peine après la fin précipitée de la réunion de Nilis, ils se retrouvèrent tous les trois dans les bulles réservées à l’équipage, au bout des ailes étendues du Ver de Terre, dans un simulateur virtuel impeccable, même si le roc cible avait l’air un peu trop brillant pour être vrai. Alors qu’ils attendaient la fin du chargement du programme, Darc grommela : — Ça me rappelle de pénibles souvenirs. Quoi que vous ayez prévu, Pirius, j’espère que ça en vaut la peine. — Capitaine, dit Pirius d’une voix hésitante, je peux parler librement ? Eh bien…, poursuivit-il comme Darc faisait signe que oui, j’ai été surpris par la façon dont vous avez entrepris le maître de la Guilde. — Vous avez apprécié de me voir saborder ma carrière ? — Non, monsieur. — Enfin, il ne restait pas grand-chose à fiche en l’air, de toute façon, reprit Darc. Le maréchal Kimmer y veillera, à l’issue de ce projet. — Quand nous nous sommes lancés là-dedans, dit franchement Pirius, je n’aurais jamais pensé que vous prendriez le parti du commissaire comme ça. Avec tout le respect que je vous dois, capitaine. — Je n’aime pas beaucoup Nilis, grommela Darc. Je pense que c’est un crétin irresponsable, et que son projet est quasiment assuré de foirer. Mais ce « quasiment » recèle un univers de possibilités. S’il y a une chance qu’il nous permette de gagner la guerre, nous devons pousser le projet jusqu’au point où il capotera. Il est clair que c’est notre devoir. Et je n’aurais jamais imaginé qu’il susciterait ce genre de réaction grossière et de conservatisme, particulièrement ce numéro d’ouverture de parapluie auxquels nous nous heurtons de façon répétée. J’ai vu un aspect de notre politique qui ne me plaît guère, pilote, même au sein de l’armée. — Nous avons tous fait un long voyage, dit Torec. — Mais si vous répétez ça à Nilis, je vous arrache la tête de mes propres mains, reprit Darc. C’est compris, vous deux ? — Reçu cinq sur cinq, répondit Pirius. Avec un doux carillon, le simu annonça qu’il était prêt à tourner. — Il est temps que vous nous expliquiez ce que nous faisons ici, dit Darc. — Je voudrais essayer un truc, dit Pirius. Une idée que j’ai eue en voyant Torec utiliser ces rayons lasers pendant la réunion. — Les lasers ? dit-elle, intriguée. — Voilà : on va repasser notre approche vers le roc. On fait exactement comme avant. J’ai téléchargé les analyses de structure que Torec a faites du point de rupture. — Alors, on va exploser, comme la dernière fois. — Peut-être. Mais cette fois, Torec, je voudrais que tu fasses feu avec les starbreakers quand on sera en approche. — À quoi bon ? demanda-t-elle. Ils vont se contenter d’effleurer la surface du roc. Et si le canon loupe son coup… — Fais ce que je te dis, Torec, s’il te plaît. Je veux que tu croises les rayons… Ils saisirent l’idée très vite. Il leur suffit de quelques minutes pour programmer de nouvelles instructions pour leurs armes et leurs systèmes de guidage. Pirius prit les commandes et le vaisseau répéta sa trajectoire d’attaque vers le roc. La séquence se déroula en temps réel, et la reproduction du simulateur était tellement précise que le pilotage du vaisseau parut aussi pénible que lors du vol d’origine. Cette fois, une seconde avant l’approche au plus près du roc, les starbreakers s’allumèrent. Ils s’orientèrent et se rencontrèrent à un point situé exactement à cent kilomètres sous la position du vaisseau. Et le Ver de Terre fila vers son objectif à travers l’espace imaginaire du simulateur, sur un long et mince triangle de lumière rouge cerise. Quand le vaisseau dépassa le roc, les rayons s’enfoncèrent profondément dans sa surface ravagée par les impacts, en faisant jaillir des geysers de poussière : le point d’intersection se perdait dans les strates intérieures. Trop bas, donc. Mais le système de guidage, asservi aux starbreakers, fit remonter le vaisseau jusqu’à ce que le point d’intersection effleure la surface du roc, y abandonnant un sillon de régolite. Tout cela dans la seconde précédant l’approche au plus près. Quand le canon à trou noir fit feu, les projectiles filèrent le long des lignes des starbreakers et se superposèrent au point d’intersection, cent kilomètres exactement sous le vaisseau. Le logiciel du simulateur ne pouvait modéliser la collision de deux trous noirs ponctuels, ni montrer de façon réaliste la pulvérisation d’un astéroïde. Mais le vaisseau, ébranlé par les mêmes ruptures structurelles que la fois précédente, explosa de façon très convaincante. Les VieD&Os se dissipèrent, laissant Pirius, Darc et Torec assis côte à côte dans une pièce aux murs de lumière blanc-bleu. — Nous allons utiliser les starbreakers en guise d’altimètre, dit Torec. Tu as quand même de sacrées idées, tu le sais, ça, Pirius ? Darc fit repasser les derniers instants. Il fallait qu’ils le voient de leurs propres yeux pour le croire. — Je pense que ça a marché, dit Pirius. — Pilote, grommela Darc, ce gros commissaire vous a contaminé, avec ses euphémismes. Pirius s’autorisa une seconde d’autosatisfaction, puis il déboucla les sangles de son poste de pilotage et se leva. — Nous avons du pain sur la planche, dit-il. Nous devons essayer d’améliorer la précision des montures du starbreaker. Elles n’ont pas été prévues pour un travail de précision de cette espèce. Et il va falloir que nous asservissions le guidage aux starbreakers. — Oui, répondit Torec, avant d’ajouter, avec conviction : J’aimerais aussi trouver un moyen de faire feu avec ce foutu canon sans me tuer. Nilis arriva, tout excité, dans la salle du simulateur. — Ah, vous voilà ! s’écria-t-il. Il jubilait. Il prit Pirius par les épaules et le secoua, ce qui, de sa part, constituait une manifestation physique remarquable. — Mon garçon ! ah, mon garçon ! — J’imagine, commissaire, que le Grand Conclave a appuyé votre point de vue, dit sèchement Darc. — Dans les moindres détails ! Ce crétin d’Eliun et ses comparses ont reçu l’ordre de coopérer avec nous, ou tout au moins de remettre tout simplement leurs données à mes techniciens. Le Conclave me soutient. Il adopte mon point de vue ! J’ai dû me pincer pour le croire. Vous voyez ce que ça veut dire, sur le plan historique ? Le blocage, au sommet du gouvernement humain a fini par sauter… La folie qui nous a empoignés pendant si longtemps serait-elle en train de céder ? Et je n’aurais pas pu y arriver sans vous, capitaine ! — N’envoyez pas le bouchon trop loin, commissaire, fit Darc d’un ton d’avertissement. Pirius réfléchit à tout cela. Il commençait à avoir une idée assez précise du drame qui se déroulait autour de cet étrange projet. Aujourd’hui, un centre de pouvoir aussi ancien que la Coalition venait d’essuyer un revers historique. Quelle que soit la façon dont cette mission tournerait, rien ne serait plus jamais pareil : une page de vingt mille ans d’histoire était vraiment en train de se tourner ici. Et d’une certaine façon, c’était à cause de lui. D’un doigt, Torec lui referma doucement le bec. Il en était resté bouche bée. — Nous avons donc à nouveau eu le dessus sur la bureaucratie, dit-elle. Nous n’avons plus maintenant qu’à balancer des bombes dans un trou noir. — Oui. Quand pourrons-nous démarrer un autre essai en vol ? — Demain, répondit Darc. Et puis il faudra que nous réfléchissions à un programme d’entraînement – comment faire voler cette chose furibarde… à supposer, toujours, que vous arriviez à trouver un équipage pour la piloter. — On n’aura pas le temps de s’ennuyer, monsieur, commenta Pirius. Darc éclata de rire. Ils sortirent du simulateur en tirant des plans sur la comète. 41 Alors que le jeune univers se déployait, certaines espèces de la chimie spatio-temporelle mirent au point des technologies de pointe. Elles s’aventurèrent hors de leurs « mondes » d’origine et entrèrent en contact les unes avec les autres. D’étranges empires s’étendirent sur des galaxies de trous noirs. De terribles guerres firent rage. Sur les décombres des combats, les survivants échafaudèrent en tâtonnant une culture sinon unifiée, du moins pacifique. Une fédération multiraciale s’établit. Sous sa conduite bienveillante, des cultures nouvellement apparues se propagèrent, de nouvelles écologies symbiotiques émergèrent. Le constant enrichissement de la vie se poursuivit. Les habitants de cet âge d’or étudièrent même leurs propres origines dans les brefs instants de la Singularité. Ils se livrèrent à toutes sortes de spéculations sur cette puissante explosion, sur les causes de son déclenchement, peut-être intentionnel. Le temps s’étira. L’histoire s’approfondit. L’univers était très vieux, en vérité – dix milliards de fois plus vieux qu’au moment de la rupture de sa symétrie primordiale –, lorsque le désastre frappa. La lumière proprement dite n’existait pas encore, et pourtant la vitesse de la lumière était déjà une donnée de cet univers. À chaque moment, le temps qui s’était écoulé depuis la Singularité était fini, et un objet voyageant à la vitesse de la lumière n’avait pu franchir qu’une distance limitée de l’univers. La vitesse de la lumière délimitait les « domaines » effectifs de leurs habitants, parce que le cosmos était trop jeune pour qu’un signal ait pu venir d’au-delà de leurs limites. Mais, au fur et à mesure que l’univers vieillissait, des signaux se propageaient en dehors, et des univers séparés depuis le premier instant, et qui n’avaient pas encore pu interagir les uns avec les autres, entrèrent en contact. Et au niveau de l’intersection, des formes de vies passaient d’un domaine à l’autre. Pour la fédération, les créatures qui surgissaient soudain de l’infini et se télescopaient étaient un véritable cauchemar. Ces envahisseurs venaient d’un endroit régi par des lois physiques subtilement différentes : la rupture de symétrie qui avait séparé la gravité de la superforce TGU s’était produite diversement dans des domaines divers, parce qu’elles n’étaient pas en contact causal, à ce moment-là. Cette différence induisait une divergence de culture, de valeurs. La fédération tenait à sa prospérité chèrement acquise, à sa paix et aux connaissances qu’elle avait lentement accumulées. Les envahisseurs, suivant leurs impératifs spécifiques, n’avaient qu’un objectif : la destruction. Et l’alimentation de leur expansion continue. C’était comme une invasion d’un univers parallèle. Le rapprochement était impossible. Les envahisseurs venaient de tout le pourtour de l’horizon luminique. La fédération essaya bien de se défendre ; mais elle avait trop longtemps cultivé la paix. Partout, elle reculait. L’extinction paraissait inéluctable. Un individu trouva néanmoins une solution terrifiante. Si le cosmos avait subi un changement de phase, lors de la séparation des forces, d’autres changements de phase étaient possibles. On pouvait en déduire que la superforce, dite de la Grande Unification, continuerait à se dissocier. L’énergie relâchée serait catastrophique, impossible à arrêter, universelle, mais – et c’était le point crucial – elle alimenterait une nouvelle expansion explosive de l’univers. Les foyers d’envahisseurs seraient repoussés au-delà de l’horizon défini par la vitesse de la lumière. L’ennui, c’est qu’une grande partie de la fédération se trouverait aussi dispersée. Pire, l’univers gouverné par la nouvelle combinaison de forces physiques ne serait pas le même que celui où les créatures de l’espace-temps avaient évolué. Il serait inconnaissable, peut-être invivable. C’était un terrible dilemme. Même la fédération n’était pas prête à assumer la responsabilité d’une refonte de l’univers. Mais les envahisseurs s’accrochèrent, devinrent plus voraces, plus destructeurs au fur et à mesure qu’ils approchaient de l’ancien et riche cœur de la fédération. Finalement, il n’y avait plus qu’une solution. Un interrupteur fut actionné. Un rideau flamboyant, dévastateur, parcourut le cosmos à la vitesse de la lumière, transformant tout sur son passage. Dans son sillage, les lois mêmes de la physique changeaient. Les envahisseurs furent anéantis. Les trous noirs primitifs subsistèrent – ainsi que certains représentants de la fédération qui s’étaient blottis tout près. Mais les savants de la fédération n’avaient pas anticipé la durée de cet immense geyser de croissance. La guerre des domaines étant depuis longtemps gagnée, la puissante expansion cosmique se poursuivit, à un rythme inconnu dans l’histoire de l’univers. Elle devait durer soixante fois l’âge atteint par celui-ci au moment où elle avait démarré, et elle finirait par étendre un milliard de milliards de milliards de fois la zone spatio-temporelle de la fédération. Les chercheurs humains, détectant les traces de cette « inflation » explosive, la plus terrible catastrophe de la longue histoire de l’univers, se demanderaient toujours ce qui avait pu la déclencher. Rares seraient ceux qui devineraient que c’était là l’issue d’un emballement accidentel déclenché par une guerre. Tandis que se poursuivait cette tempête mémorable, les survivants de la fédération se serraient les coudes, repliaient autour d’eux leurs ailes de faille spatio-temporelle. Quand la tempête fut enfin passée, les survivants émergèrent dans un nouveau cosmos glacé. Il s’était écoulé tellement de temps qu’ils avaient complètement changé, oublié qui ils étaient, et d’où ils venaient. Mais ils étaient les héritiers d’un univers devenu d’une immensité insensée : un univers de dix bons centimètres de diamètre. 42 La base de Quint fut un choc pour Pirius Rouge. Les couloirs exigus et le surpeuplement de la chambrée, les couchettes entassées les unes sur les autres, la puanteur de pisse, de merde et de foutre, l’odeur de rouille des systèmes de support-vie défaillants, tout cela était consternant. C’était une caverne bourbeuse où un pullulement de gens bouffaient, dormaient, gueulaient, se bagarraient et baisaient. Il ne repéra qu’une différence entre les simples soldats et les cadets : les pupilles métallisées, miroitantes, des « vétérans », qui leur conféraient quelque chose d’inhumain, une sorte de ressemblance, peut-être, avec de gros rats débrouillards. S’il avait été confronté à l’hostilité dans la chambrée des Arches, là, on lui manifesta un dégoût non dissimulé. En réalité, le commandant du poste, une sombre femme bardée de prothèses, le capitaine Marta, insista pour les faire escorter, Pila et lui, par des gardes, où qu’ils aillent. Bizarrement, Pila ne semblait pas dérangée par cette crasse sordide. — Franchement, à quoi vous attendiez-vous ? Vous êtes un pilote ; vous êtes relativement doué, intelligent, et au combat vous êtes censé faire preuve d’initiative personnelle. C’est le reflet de votre éducation et de votre entraînement. Ces cadets sont des animaux tout juste bons à jeter sur un sinistre roc où on leur demande de creuser, de se battre et de mourir. Je vous rappelle que c’est une guerre économique. Ils sont condamnés d’avance. Combien pensez-vous qu’il vaille la peine d’investir sur leur brève existence ? Pirius se demanda si elle avait des filtres dans les narines. — Vous ne cadrez pas dans le décor, dit Espoir Tenace. — Merci, répondit sèchement Pirius. Espoir Tenace et Pirius Rouge étaient face à face, dans la pièce exiguë qui avait été réquisitionnée pour l’usage de Pirius dans le petit Pays des Officiers de Quint. L’ingénieur, qui avait volé avec Pirius Bleu à bord de la Griffe de l’Assimilateur, dans une autre destinée, était l’un des premiers candidats sélectionnés par Pila. Pirius Rouge ne l’avait rencontré qu’une seule fois avant cela, au tribunal, pendant l’audience sur l’épisode du magnétar. Espoir Tenace semblait considérer Rouge comme une version mineure de Bleu. Pirius trouvait profondément déconcertant que quelqu’un qu’il n’avait jamais vraiment rencontré jusque-là le connaisse aussi bien. Qu’il le connaisse, le juge… et le décrète plus qu’imparfait. — Vous n’êtes pas à votre place ici, dit Espoir Tenace. Votre adjudant non plus, mais elle au moins on voit que c’est un Ver de Terre, et qu’elle s’en fout. — Ça, c’est bien vu, murmura Pila. — Alors que vous… on ne sait pas ce que vous êtes. Vous n’êtes pas un Ver de Terre, mais vous vous baladez ici comme si vous en étiez un. Vous voudriez qu’on vous accepte, qu’on vous réintègre. Ça se voit comme le nez au milieu de la figure. Vous avez besoin de quelque chose. Mais vous ne pouvez pas revenir. Vous avez été contaminé. — Peut-être, convint Pirius d’une voix tendue. Mais je n’ai pas choisi ce qui m’est arrivé. — Ça n’y change rien, répondit Espoir Tenace en haussant les épaules. — Et quoi que vous pensiez de moi, j’ai un boulot à faire. Et je veux que vous m’aidiez à le faire. Il lui décrivit la mission qu’il voulait lui confier : sur le Roc 492, il serait en charge des équipages au sol. Il savait qu’Espoir Tenace avait été relégué dans l’artillerie, ici, sur Quint, et il pensait que cet ingénieur-né apprécierait l’idée de se remettre au boulot sur les vaisseaux. Espoir Tenace se contenta de répondre : — Pourquoi moi ? Ce ne sont pas les ingénieurs échoués ici, sur ce roc, qui manquent. — Eh bien… Pirius Bleu vous a sélectionné, une fois précédente, pour participer à cette mission, et je me fie à mon propre jugement, répondit Pirius Rouge avec un haussement d’épaules, en se forçant à sourire de cette pauvre blague. Et je vous rappelle que notre devoir n’est pas de faire ce qui nous chante… Espoir Tenace se pencha en avant, soudain furieux. — Ah, faites-moi grâce de ces slogans paternalistes pour mômes de la crèche ! Je sais ce que c’est que le devoir. Je n’ai pas de leçons à recevoir d’un cul de plomb de votre espèce… — Pardon. Écoutez, Espoir, je ne vous aurais pas sélectionné si je ne voulais pas de vous. Je veux travailler avec vous, pas contre vous. Espoir Tenace se leva. — Je le ferai si Pirius en est. Le vrai Pirius, dit-il d’un ton mordant. C’est lui que je veux. Pirius Rouge rencontra d’autres problèmes lors de ses entretiens avec les candidats suivants. On lui amena une jeune femme prometteuse appelée Tili, une navigatrice-née, lui dit-on, avant qu’on l’exile sur ce caillou sordide pour comportement inapproprié. Il fut choqué par son état. Elle avait été blessée au combat, et bien que ses blessures physiques soient guéries, elle ouvrait de grands yeux pleins d’une douleur confuse. Ça démarra mal. Au début, elle ne voulut même pas répondre à son nom. Il apparut qu’elle faisait partie d’une fratrie de trois ; les deux autres triplées avaient été tuées, et depuis, elle exigeait qu’on l’appelle par son nom de « famille » : Trois. Elle n’était pas volontaire pour cette mission, mais elle obéirait aux ordres, dit-elle. — Sauf que, quoi que nous fassions, ça ne changera rigoureusement rien. — Bien sûr que si… — Non. Demandez à Même Ça. — Qui ça ?! Elle haussa les épaules et attendit passivement, l’air apathique, qu’il la laisse partir. Après quelques expériences similaires avec d’autres cadets, ce nom, « Memsa », revenant sans cesse sur le tapis, Pirius comprit que, s’il voulait pénétrer l’étrange culture déviante de cette base, il avait tout intérêt à rencontrer ce prophète du Front. Et, comme il le savait depuis le début, il allait bien falloir qu’il affronte son moi de l’avenir. Même Ça, Ça Passera – ou Quero, ainsi que Pila tenait à l’appeler – n’était pas à sa place dans cette colonie d’enfants-soldats. Il était trop grand, trop vieux, trop expérimenté. Il s’installa dans le bureau attribué à Pirius, dans une attitude calme et détendue, de telle sorte que, d’une certaine façon, il dominait la pièce. Il avait de l’aplomb, c’était le mot ; à côté de lui, Pirius se sentait jeune et comme informe. — Vous êtes un bon pilote, dit Pirius. C’est ce qui ressort clairement de votre dossier d’entraînement. — Merci. — Et vous avez le chic pour rester en vie. Je vous veux dans mon escadron, rien que pour ces qualités. Même Ça hocha la tête. Étrangement, alors qu’il intégrait le fait que Pirius lui proposait de reprendre les commandes d’un appareil, il évitait de le regarder en face. — Si vous le dites. Pirius lui servit le discours qu’il avait préparé : — J’ai des scrupules à vous réquisitionner. Je préférerais que vous soyez volontaire. La mission risque d’être assez compliquée comme ça, et je ne tiens pas à embaucher des recrues qui me suivront en traînant les pieds. — C’est très avisé. — L’ennui, reprit Pirius, c’est qu’il y a beaucoup de gens, ici, sur Quint, qui refuseront de venir avec moi si vous n’en êtes pas. Je ne comprends d’ailleurs pas l’emprise que vous avez sur eux. — Je suppose que je leur donne de l’espoir, dit Même Ça. — C’est ça, votre philosophie ? Vous êtes un wignerien. Vous croyez que tout ça, fit-il avec un geste de la main, disparaîtra en fumée quand… — Quand nous atteindrons l’infini temporel, lâcha froidement Pila. Elle considérait Même Ça avec un mépris ostensible. Malgré son cynisme affiché, c’était une druzite de stricte obédience, et le non-conformisme de Même Ça la heurtait. — Vous êtes dans ce bureau parce que vous êtes un leader d’opinion. Ici, du moins, ajouta-t-elle en levant une main aux ongles vernis. Dans cette fosse septique que vous appelez une caserne. — Je n’ai aucune intention de dicter l’opinion de qui que ce soit. Je ne suis que moi-même. — Foutaises ! lâcha Pila. Je n’en reviens pas que le commandant de la place tolère pareil déviationnisme. Moi, je n’accepterais pas ça une seconde. — Il faudra vous y faire. De toute façon, c’est sans importance. Même ça, ça passera, dit Même Ça avec un sourire. — C’est ça, reprit-elle. Que vous vous joigniez à nous ou non, ça n’a aucune importance. Quoi que nous fassions, d’une façon ou d’une autre, tout cela sera effacé, c’est ça ? Alors, à quoi bon lever le cul de votre fauteuil ? — Il y a tout de même un argument, dit doucement Même Ça. Toutes les lignes temporelles contribuent au tout, d’une façon qui passe notre compréhension. Et, bien sûr, il y a les gens de notre entourage. Ils comptent pour nous comme nous comptons pour eux. Je crois en l’infinité temporelle, en la convergence finale… — Mais nous avons le devoir de nous comporter comme si ce n’était pas le cas, répondit Pirius en hochant la tête. Comme si nous n’avions que cette unique chance. — Vous comprenez, dit Même Ça en le regardant enfin. Nous avons eu de longues conversations sur le sujet tous les deux… Je veux dire, Pirius Bleu et moi. Vous êtes plus profond que vous n’en avez l’air, Pirius Rouge. — Merci, répondit Pirius. Écoutez, je ne recherche pas votre accord pour moi. Mais j’en ai besoin pour arriver à remplir ma mission. Alors, voulez-vous voler avec moi ? Le moment de l’engagement était venu, et Pirius, en regardant attentivement Même Ça, pensa discerner une lueur de crainte dans son regard. Et se rendit compte que cet homme étrange n’était pas d’une seule pièce. — Vous pouvez refuser, si vous préférez, dit-il en s’efforçant à la compréhension. L’instant avait passé, et la seconde suivante, Même Ça avait retrouvé son sourire de commande. — Vous savez que je vais accepter, j’imagine. Pila eut un reniflement de dégoût. Mais elle fit passer l’une des cases de sa check-list du rouge au vert. Même Ça s’arrêta sur le seuil de la porte. — Encore une chose. — Oui ? — J’ai entendu certaines rumeurs… — Des rumeurs ? — Selon lesquelles vous auriez ramené un Fantôme d’Argent avec vous. Un Fantôme vivant. De la Terre. Pirius jeta un coup d’œil à Pila, qui leva les yeux au ciel. Les commandants de Quint n’avaient pas fait beaucoup d’efforts en matière de sécurité. — Je ne peux pas faire de commentaire sur ce point, dit-il. Et je ne vois pas en quoi ça vous concerne, de toute façon. — Ça n’a aucune importance, confirma Même Ça. Pirius eut l’impression que ça en avait beaucoup, au contraire. Décidément, se dit-il, il y avait bien des choses qu’il ne comprenait pas chez Même Ça. Et peut-être également des choses que Même Ça ne comprenait pas sur lui-même. Mais ce n’était pas le moment de se livrer à ce genre de considérations. Il s’apprêtait à mener un entretien beaucoup plus difficile. Pirius Bleu se montra arrogant, limite puant. Pirius Rouge eut un choc en le revoyant. Il avait ses traits, évidemment, mais il le trouva vieilli, même par rapport à celui qu’il était lors du procès, sept mois auparavant, comme s’il était son aîné de beaucoup plus de deux ans. Et dans les disques argentés qui remplaçaient ses pupilles, conformément aux standards de l’infanterie, il repérait une lueur inquiétante. — Je voudrais que ce soit bien clair tout de suite, dit Bleu. Tu voudrais que je vole dans ton escadron de gamins. Tu voudrais que je te rende des comptes. Rouge fit un effort sur lui-même pour se dominer. — Il y a des précédents, dit-il. On connaît beaucoup d’exemples de jumeaux temporels qui ont servi ensemble. C’était vrai : il avait demandé à Pila de chercher dans les archives. — Oui, mais pas sous les ordres l’un de l’autre. — Et quel mal y aurait-il à ça ? — Je suis toi, répondit Bleu. Ou plutôt, je suis ce que tu voudrais bien être. Je suis un toi plus âgé, plus sage, plus expérimenté, plus séduisant. Il regarda Pila avec un sourire lubrique, provocant, s’attirant une expression de dégoût méprisant dont Pirius Rouge se sentit obscurément fier. Depuis quelques jours qu’il était chef d’escadron, Rouge avait commencé à apprendre les rudiments du commandement. Il les mit en pratique en cet instant. — D’accord. Eh bien, disons les choses clairement ! lança-t-il, Bleu paraissant surpris du ton qu’il adoptait. Cette situation ne me plaît pas plus qu’à toi, mais je dois faire avec. J’ai une mission à mener à bien, un devoir à accomplir, et j’ai la ferme intention de m’en acquitter. — N’essaie pas de me faire la leçon, espèce de… — De quoi ? releva Pirius en se levant et en se penchant sur la table. De quoi ? Pour qui me prends-tu ? Je ne suis pas ton clone. Je ne suis pas un copain de crèche, un frère, ni même un jumeau. Je ne suis pas une copie de toi qui aurait failli à sa tâche. Je suis toi ! Tu n’apprécies peut-être pas mon existence. Mais crois-moi, j’apprécie encore moins la tienne. Je suis là, dit-il. Et toi aussi. Autant l’accepter ! Bleu secoua la tête. — Si tu m’enrôles… — Je n’enrôle personne. Je cherche des volontaires, répondit-il, ce qui sembla à nouveau surprendre Bleu. Je sais que tu es fait pour ce poste. Parce que je me connais bien. — Alors tu veux que je me porte volontaire… — Non. Je veux plus que ça. Je veux ton soutien. — Pourquoi ? Pour ton petit confort personnel ? — Non. Parce que tu vas emmener avec toi des gens bien, comme Cohl et Espoir Tenace. — Je dois y réfléchir… — Foutaises ! Tu me donnes ta réponse tout de suite, ou tu te casses. Bleu soutint fièrement son regard, puis secoua la tête. — Tu te rends compte du ton sur lequel tu me parles ? Alors que tu n’as aucune idée de ce que j’ai vu ici ! Aucune idée ! — Réponds-moi. Le silence s’éternisa. Pila attendait en silence, l’air fascinée, alors que les deux moitiés de Pirius, verrouillées par le sort et un dégoût mutuel, se regardaient en chiens de faïence. Pour finir, Pirius Bleu accepta. Pirius Rouge savait depuis le début qu’il marcherait, même s’ils devaient se bagarrer tous les deux jusqu’à Chandra. Après tout, c’était ce qu’il aurait fait lui-même. Alors que Bleu tournait les talons, Rouge l’arrêta. — Il va falloir que nous apprenions à nous entendre. Nous aurons toujours dix-sept ans de vie commune. — Et alors ? rétorqua Bleu. C’est le passé. — Tu ne vas pas me demander de nouvelles d’elle ? Bleu se raidit. — De qui ? — Torec. Allez, Bleu, il faut qu’on vide l’abcès. Bleu haussa les épaules. — Il n’y a rien à dire. C’est ta Torec. La mienne est… perdue dans une ligne temporelle qui n’existera jamais. On s’y fait. Il quitta la pièce. 43 La monstrueuse explosion de l’ère de l’inflation avait cessé. L’univers poursuivait son expansion, sans relâche, mais plus calmement. Il se produisait pourtant encore des phases de changement, alors que les forces fusionnées continuaient à se disloquer, et à chaque perte de symétrie, une énergie supplémentaire rejoignait l’expansion. Quand la force électromagnétique échappa à sa prison de symétrie, ce fut particulièrement spectaculaire : tout à coup, la lumière pouvait exister. Il y eut un éclair terrible et l’univers s’illumina, s’emplissant instantanément d’un bain de radiations meurtrières. Cette première lumière exubérante était d’une énergie tellement dense qu’elle se condensait constamment en flocons de matière – des quarks et des anti-quarks, des électrons et des positrons – qui devaient s’annihiler mutuellement presque aussi vite. Pourtant, il n’y avait pas encore d’atomes, pas de molécules. En réalité, la température était trop élevée pour que les quarks se combinent en de calmes protons. Une nouvelle fois, ce chaos bouillonnant était structuré par les trous noirs primitifs, survivants de l’ère de la chimie spatio-temporelle. Passant à travers la soupe lumineuse, ils agrégeaient des amas de quarks ou d’anti-quarks. Les quarks fondaient continuellement, mais la structure des amas perdurait ; et dans ces structures, des informations étaient encodées. Les interactions se complexifiaient. Des réseaux se formaient, et des boucles de réaction parfois renforcées par des boucles de rétroaction. Certaines conséquences étaient inévitables. Pour cet univers, c’était déjà de l’histoire ancienne – mais c’était une nouvelle génération de vie. Et c’était un univers de division. Pour chaque particule de matière créée, il y avait une jumelle d’antimatière. Si elles se rencontraient, elles s’annihilaient immédiatement. Ce n’étaient que des concentrations locales, aléatoires, de matière ou d’antimatière qui permettaient aux structures de se former. Dans ces mondes imbriqués de matière et d’antimatière, des sociétés parallèles se formaient. À jamais incapables de se rencontrer, condamnées à s’observer de loin, elles établissaient néanmoins des contacts, échangeant des informations et des images, des sciences et des arts, s’influençant mutuellement à tous les stades. Des cultures en miroir évoluaient, chacune cherchant à singer les réalisations de cet autre inaccessible. Il y avait des guerres, aussi, mais elles étaient tellement dévastatrices pour les deux côtés qu’une stratégie d’évasion mutuelle devint la seule option viable. Quelques histoires d’amour impossibles, des chevauchements de parité inassouvissables s’ébauchèrent. La division fondamentale du monde était considérée comme fondamentalement tragique, et inspirait beaucoup d’histoires. En attendant, les diverses espèces de matière n’étaient pas les seules habitantes de cette ère de férocité. Elles partageaient le bain de radiations avec bien des formes de vie plus anciennes. Pour les survivants de la fédération de la chimie spatio-temporelle, cette interminable tempête de radiation fut une époque froide, glacée, vide, et les failles spatio-temporelles dont était constituée cette espèce étaient dispersées et étirées à l’infini. Mais ils avaient survécu. Lentement, ils sortirent de leurs arches et cherchèrent de nouveaux modes de vie. 44 En fin de compte, il fallut une semaine à Pirius pour réunir les trente membres de son équipage – Torec et lui compris –, plus neuf remplaçants. Ils n’avaient plus que sept semaines devant eux avant la fin du délai imposé par Kimmer, et les séances d’entraînement et de mise au point n’avaient même pas commencé. Pirius fit venir ses recrues de Quint et d’ailleurs sur le Roc 492 – les frais étant imputés au budget du Projet. Ils durent se démener, Pila et lui, pour trouver des couchettes vides sur des vaisseaux de transport réguliers. Pendant le trajet de retour vers Quint, il ne put éviter son autre lui-même. Et chaque fois qu’ils se croisaient, c’était dans un silence glacé, hostile. Tout le monde les regardait avec fascination. Une fois de retour sur le 492, Rouge appela Même Ça et Pirius Bleu dans le bureau qu’il avait demandé à Pila d’installer. Ils étaient plantés côte à côte, Bleu réussissant à exprimer une sorte d’insolence malgré son attitude rigide. — J’ai besoin de deux commandants de vol, annonça Pirius Rouge sans préambule. Alors vous devinez pourquoi je vous ai fait venir. Même Ça et Pirius Bleu échangèrent un regard. Même Ça se rembrunit. Il sembla à nouveau étrangement fuyant, mais il dit : — Je ne cours pas après cette responsabilité. Mais je ne la refuserai pas. Pirius Rouge hocha la tête. Il se tourna vers Bleu. — Et toi ? — J’ai le choix ? rétorqua Pirius Bleu, méprisant. — Plus de choix que tu ne m’en as laissé en revenant de ce magnétar, rétorqua Rouge. Maintenant, vous allez m’écouter, tous les deux : vous n’êtes ni l’un ni l’autre les candidats idéaux pour moi. Franchement, Même Ça, je me demande ce que vous avez dans le crâne ! lança-t-il, Même Ça détournant le regard. Quant à toi, Bleu, je te connais trop bien, et ça ne collera jamais entre nous. Mais j’ai besoin de vous deux. Je ne trouverai pas mieux. Bleu, tu le sais mieux que personne. Il attendit. Pour finir, Même Ça accepta la mission, mais du bout des dents. Bleu également. Rouge était soulagé au-delà de toute expression. Il pouvait désormais mettre Bleu et Même Ça dans la confidence. Tout ce qu’ils savaient jusque-là, comme les autres candidats, c’était que la mission impliquerait un vol risqué avec une nouvelle technologie. Il commença à leur expliquer ce que serait l’objectif. — Tu es dingue, dit Pirius Bleu. Frapper Chandra ? Rouge vit qu’il avait les yeux brillants d’excitation. — Tu veux que je te retire de la mission ? demanda prudemment Rouge. Je pourrais le faire. Mais tu en sais trop, maintenant ; je serais obligé de te faire garder au secret jusqu’à la fin de la mission. — Je laisserais quelqu’un d’autre piloter ? demanda Bleu avec un sourire presque carnassier. Même pas en rêve ! — Et vous ? demanda Pirius en se tournant vers Même Ça. Lequel paraissait plus troublé. — Cela pourrait raccourcir la guerre… — Ou la rallonger, objecta Pirius. Si nous nous y prenons mal. — D’une façon ou d’une autre, répondit Même Ça, il faut que ça change. — C’est un problème pour vous ? demanda Pirius. — Ce que nous faisons n’a aucune importance. Pas sur le long terme. Et c’est une action noble. Pirius avait du mal à décoder cette tournure d’esprit, tellement étrangère à la sienne. — Dois-je en déduire que vous en êtes ? Encore une fois, Pirius détecta un éclair de crainte. Bleu le vit aussi. Il regarda Même Ça avec une pointe d’appréhension, mais l’autre carra les épaules. — Chef, oui, chef ! Lorsque le dernier transport de troupes fut à quai, Pirius Rouge réunit ses recrues dans le plus grand dôme pressurisé du 492 et les fit mettre en rang devant lui. Pila à son côté, il improvisa une estrade avec une caisse et monta dessus. Il parcourut leurs rangs du regard, regarda le torse artificiel, cliquetant, de Jees, Même Ça qui détonnait par son âge, les enfants saccagés comme Trois – et, Léthé ! son propre visage renfrogné, d’une autre ligne temporelle. Il avait peine à imaginer qu’on ait jamais réuni un ramassis aussi hétéroclite sur le Front, à quelque moment que ce soit de la longue histoire de cette guerre. Quoi qu’il en soit, ils formaient un escadron, et c’était le sien. — Quarante, dit-il. Nous sommes quarante, en comprenant Pila, ici présente – mon adjudant. Et ceci est notre base. Rien de glorieux, mais c’est la nôtre. Et nous allons la changer en Bras Armé. Nous sommes un escadron, maintenant. Et nous sommes spéciaux. Il y eut un gloussement, vite réprimé. — Alors nous voilà, poursuivit Pirius. Nous sommes une génération spéciale, avec un devoir à nul autre pareil, et c’est un privilège. L’engagement avec les Xeelees, au centre de la Galaxie, a commencé il y a trois mille ans. Et depuis toutes ces longues, ces interminables années, nous sommes la première génération à avoir l’occasion de gagner cette guerre – de conquérir la Galaxie proprement dite. Que nous réussissions ou non, on se souviendra de nous pendant très très longtemps, dans les casernes et les chantiers navals, sur les terrains d’entraînement et les champs de bataille. L’équipage l’écoutait en silence, le regardait en ouvrant des yeux ronds. Ses paroles sonnaient creux, même à ses propres oreilles. Son doute s’accrut rapidement. Espoir Tenace prit la parole : — Il nous faut un nom. — Comment ça ? — Un nom. Pour l’escadron. Tous les escadrons ont un nom. Pila lui murmura une suggestion à l’oreille, et il sut que c’était la bonne. — Exultant, dit-il. Nous sommes l’escadron Exultant. Ils continuèrent à se regarder. Et puis Pirius Bleu leva les mains et commença à applaudir, lentement, délibérément. Même Ça l’imita, bientôt suivi par Espoir Tenace, puis par les autres. Pour finir, ils se retrouvèrent tous en train d’applaudir ensemble. Après avoir donné l’ordre de dispersion, Pirius se tourna vers Pila. — Merci, dit-il avec ferveur. Elle haussa les épaules. — La prochaine fois que vous voudrez faire un discours, dites-le-moi. Je vous l’écrirai. Un éventail de VieD&Os tournoya dans l’air, devant elle. — En attendant, chef d’escadron, nous avons du pain sur la planche. 45 Parmi les créatures de matière et d’antimatière cramponnées à leurs îlots évanescents de gluons-quarks dans un océan de radiations, une crise approchait. Comme l’univers se refroidissait, le taux de production des quarks et des anti-quarks se ralentit inévitablement dans la soupe de radiations, mais l’élimination mutuelle des particules se poursuivit à un rythme constant. Des savants, des deux côtés de la barrière de parité, entrevirent le moment où les quarks cesseraient d’entrer en Coalescence – et où, inévitablement, toutes les particules de matière seraient annihilées, de même que le nombre exactement égal de particules d’antimatière, laissant un univers vide en dehors d’une lumière rougissante, sans caractéristique aucune. Ce serait l’extinction pour les espèces vivantes comme elles ; et ce n’était pas une perspective satisfaisante. Lentement mais sûrement, des plans furent élaborés pour remédier à ce bug dans l’univers. Pour finir, dans l’amas de matière, un empire de créatures découvrit qu’il était possible d’interférer avec la comptabilité fondamentale du cosmos. Les savants humains exprimeraient souvent leur physique en terme de symétrie : la conservation de l’énergie, par exemple, était au fond une sorte de symétrie. Et les hommes croiraient toujours qu’il y avait des choses intangibles comme la symétrie de certaines combinaisons de charges électriques, le fait d’être gaucher ou droitier, ou la course du temps. Et puis les savants du monde des gluons-quarks plongèrent dans les profondeurs d’un antique trou noir dont la dégradation avait exposé la singularité qui se trouvait en son cœur. Cette singularité était une sorte de mur dans l’univers – et en traversant ce mur les spécialistes du monde des quarks trouvèrent un moyen de violer la plus fondamentale des symétries. Ils induisirent un déséquilibre subtil : pour trente millions de particules d’antimatière, il se formait trente millions et une particules de matière – et quand elles s’annihilaient, la particule de matière en surplus subsistait. La conséquence immédiate était inévitable. Quand les civilisations d’antimatière apprirent qu’elles allaient s’éteindre alors que leurs contreparties de matière perdureraient, il y eut une guerre finale, dévastatrice ; des nuées de parité opposée s’annihilèrent mutuellement dans un brasier de possibilités. Les civilisations de matière subsistantes étaient assez nombreuses pour mener leur programme à bien. Mais c’était une victoire désespérée ; seule une fraction des civilisations victorieuses pourrait survivre. Un autre interrupteur métaphorique fut actionné. De l’autre côté du cosmos en refroidissement, l’annihilation mutuelle arrivait à son terme. Quand la tempête de codestruction eut cessé, quand toute l’antimatière eut disparu, il resta une trace de matière : encore un mystère pour les savants humains de l’avenir, qui se perdraient éternellement en conjectures sur cet excès de matière par rapport à l’antimatière. L’univers avait connu une nouvelle transition ; encore une fois, une génération vivante avait disparu, ne laissant que des survivants épars, et les ruines de civilisations disparues, oubliées. Pour les rares rescapés, l’univers ressemblait désormais à un endroit très archaïque en vérité, archaïque et boursouflé, froid et noir. Depuis la Singularité, un millionième de seconde avait passé. 46 Voler derrière un capot grav revenait à emprunter un interminable tunnel. Dans la bulle de son poste de pilotage, Torec voyait, à travers la mosaïque habituelle d’icônes et de voyants virtuels, une muraille de turbulences : l’effet des distorsions spatio-temporelles induites par le capot gravastar. C’était une sorte d’onde de choc plus ou moins circulaire, d’un kilomètre de diamètre, qui brouillait, touillait la lumière blanc-bleu du Noyau de la Galaxie, et l’étirait de telle sorte qu’elle en avait mal aux yeux. Il y avait là-dedans quelque chose de dérangeant, se dit-elle, quelque chose qui heurtait ses instincts les plus profonds. Lorsqu’elle regardait autour d’elle, tout là-haut dans le ciel, elle voyait des petits points brillants vert vif : les autres greenships de son escadre, commandée, ce jour-là, par Pirius Bleu – Bleu, le jumeau du futur, amer, sauvage, de son propre Pirius, qui avait été inexplicablement bombardé commandant de mission. L’escadron apprenait à voler en formation derrière le capot grav. C’était le deuxième vol d’essai de Torec, ce jour-là, le dixième de la semaine, et, l’un dans l’autre, elle n’avait pas beaucoup dormi. Elle luttait contre la fatigue qui lui brûlait les yeux et regardait droit devant elle, essayant de rester concentrée sur le phénomène à nul autre pareil qui pourrait un jour lui sauver la vie, s’il ne la tuait pas d’abord. Le capot gravastar n’était pas tout à fait de cet univers : c’était le produit d’une technologie non humaine, et les non-humains en question étaient des Fantômes, par-dessus le marché. Pas étonnant que ça ait l’air bizarre. Le principe était simple, en théorie : il suffisait de suivre le leader qui volait derrière le capot grav, en maintenant la formation. La faille spatio-temporelle reculait à une vitesse proche de celle de la lumière, et le boulot de Torec était de veiller à ce que son greenship fonce derrière, dans cette poche plus ou moins vivable d’espace-temps lisse, pas trop près pour éviter la violence destructrice des tensions de marée et des retombées du capot proprement dit, mais assez près quand même pour que les Xeelees ne puissent prévoir leur approche, parce que – elle était toujours obligée de réfléchir pour comprendre le concept – ils étaient bel et bien dans un autre univers. Au centre de son champ de vision, un greenship était niché juste derrière le bouclier d’horreur coagulée. Les générateurs de champ du capot grav étaient embarqués à bord de ce vaisseau, le « capot maestro », comme l’appelaient les membres de l’escadron. Ce jour-là, il était piloté par la sombre Jees, la recrue bardée de prothèses que Pirius avait sauvée des corvées administratives et qui se révélait maintenant être l’un des meilleurs pilotes de l’escadron Exultant. Il n’y avait personne que Torec aurait préféré voir à ce poste ; si quelqu’un pouvait gérer la propagation du front d’onde de distorsion spatio-temporelle, c’était Jees. Alors, sous les yeux de Torec, la tête d’épingle verte oscilla légèrement. Il n’en fallait pas davantage pour faire retentir des alarmes dans sa tête bien avant que ses afficheurs virtuels virent au rouge. Jees avait un problème de stabilité. Torec vit presque aussitôt vaciller l’onde de choc du capot grav et les distorsions spatio-temporelles remonter le long du « tunnel » vers son propre vaisseau. Les étoiles lointaines ondoyèrent et vacillèrent comme si elle les voyait à travers une brume de chaleur. — Ça recommence ! annonça-t-elle. Préparez-vous à l’impact ! — Ingénieur à pilote, bien reçu ! Verrouillage des systèmes. C’était Cabel, son ingénieur, un jeune, très jeune homme, très intense. — Navigatrice ? appela Torec. Trois ? À toi !… Léthé ! Réveille-toi, fillette ! Tili Trois répondit : — Euh… navigatrice à pilote, je suis désolée… — Ne sois pas désolée. Fais ton boulot, c’est tout. Elle jeta un coup d’œil à ses afficheurs. — Impact dans trente secondes, vingt-neuf… Cabel, dix-sept ans, était très doué. Quelques jours d’entraînement lui avaient suffi pour cette mission. C’était, comme l’avait dit un peu aigrement Pirius Rouge, l’un des « bébés rats » de Pirius Bleu, qui l’avait sauvé d’un esclavage mortel sur Quint. Et Torec, qui avait intensément travaillé avec Cabel, appuyait le jugement de Bleu. Tili Trois était un autre bébé rat, mais elle était différente. Elle était fondamentalement plus intelligente que Cabel. Elle n’avait pas achevé sa formation de navigatrice, mais Pirius Bleu avait insisté pour la faire entrer dans l’escadron Exultant, et elle s’était retrouvée dans l’équipage de Torec. Torec n’avait aucun doute sur ses compétences et son potentiel théoriques. Mais pendant les vols d’entraînement… Léthé ! Même pendant les simulations, elle ne faisait pas le poids. Et c’est l’impression qu’elle donnait, à présent. Les ondes refluèrent vers elle le long du tunnel, sous la forme d’intenses pulsations d’ondes gravifiques. Torec vit les appareils de tête lancés côte à côte, comme des grains de sable dans un torrent bouillonnant. Elle se raidit. La vague d’espace-temps frappa. Les étoiles autour d’elle entrèrent en effervescence. Le vaisseau bascula si violemment qu’elle le sentit dans ses entrailles, même à travers le capot inertiel. Elle se cramponna pour garder le cap. L’ennui, c’était que le capot grav était fondamentalement instable. Non, pire que ça, c’était une instabilité, un défaut crépitant, non linéaire, de l’espace-temps. C’était même ce qui lui permettait de se propager, comme une onde de choc. Et une fois qu’on l’avait déclenché, si on le laissait suivre son cap, il atteindrait la vitesse de la lumière et se disperserait dans une explosion spectaculaire, dévastatrice. Ou bien il s’effondrerait sur lui-même et retomberait en supra-luminique, dissipant son énergie. Le capot grav était un phénomène proche du chaos, et son maintien exigeait que le capot maestro le canalise en permanence. Mais même là, dans l’espace-temps calme et lisse qui entourait la base des Arches, il était quasiment impossible d’en maintenir la cohésion. Voguer derrière le capot était un effort constant, même quand tout se passait bien. Même quand le capot se contentait de vaciller, les petits vaisseaux qui se trouvaient dans son sillage tressautaient comme des grains de poussière. Or les vaisseaux ne se comportaient pas très bien non plus. En théorie, la mise au point des prototypes était achevée et ils en étaient aux vols d’essai. Ces vaisseaux, équipés des nouvelles technologies mises au point pour le projet, étaient configurés comme ceux qu’ils étaient censés piloter jusqu’au centre de la Galaxie. Mais il n’y avait que dix jours que le premier appareil était sorti des ateliers d’Espoir Tenace ; ils étaient bricolés à la hâte, et ça se sentait dans leur comportement en vol. Torec en bavait particulièrement. Elle n’était pas la meilleure pilote de l’escadron Exultant, elle l’admettait bien volontiers. Et elle était dans l’escadrille de Bleu. À cause de leur passé compliqué – elle avait été avec lui dans une autre ligne temporelle, et elle était maintenant avec son alter ego plus jeune –, elle avait l’impression que Bleu lui avait collé la partie la plus dure de la mission, les plus mauvais appareils, les équipages les moins expérimentés. Et elle savait qu’on ne lui confierait jamais la plus prestigieuse des missions, qui était de piloter le capot proprement dit. En tout cas, elle ne se planterait pas. Pas aujourd’hui. Alors que les voyants rouges illuminaient sa bulle, elle crispa les mains sur ses commandes et essaya de stabiliser son appareil. Il volait de guingois, ses moments inertiels déséquilibrés par le lourd canon à singularité dont il était chargé, et il répondait mal. C’était assez désespérant. Autant essayer de courir avec une enclume attachée sur le dos. Quand elle pensa avoir repris le contrôle, elle annonça : — Tout va bien. Pilote à navigatrice, calcule-nous une trajectoire pour sortir d’ici. Pas de réponse. Quand Torec jeta un coup d’œil hors de sa bulle, elle vit Trois sanglée dans son siège de pilote comme une poupée de chiffon pendant que des drapeaux rouges virtuels clignotaient dans tous les sens, et que le ciel tournoyait autour d’elle. — Trois, Trois ! — Pilote, on laisse tomber ! lança Cabel. — Pas question. Navigatrice ! — Elle est scotchée ! On n’a pas le temps de s’en occuper. Altitude quatre-vingt-dix. On se tire de ce merdier ! Une rapide vérification de ses propres afficheurs techniques lui confirmèrent qu’il voyait juste : s’ils n’arrivaient pas à calculer une façon de se sortir de là en bon ordre, la seule façon de sauver le vaisseau était de filer tout droit vers le haut et hors du sillage du capot gravastar. Elle passa les mains dans ses displays, serra les poings et hurla de colère. Le greenship releva le nez, fila hors du sillage turbulent du capot grav et regagna le sanctuaire de l’espace lisse et uniforme. À la fin de chaque journée, Pirius Rouge tenait une « réunion technique et stratégique ». À ses côtés, Pila assumait calmement les aspects administratifs de la réunion. Pirius Bleu et Même Ça étaient là, ainsi qu’Espoir Tenace, qui faisait l’interface entre Pirius Rouge et les équipes au sol. Ce jour-là, Torec assistait aussi à la réunion. Elle y apportait un peu de la chaleur humaine qui faisait défaut à son adjudant, pensa Pirius, cette femme qui le haïssait, venue de l’autre côté de la Galaxie, et aux deux commandants de vol, un fanatique religieux cinglé, et l’autre Pirius aigri du futur. Mais le vol de Torec s’était crashé, ce jour-là, et il savait qu’elle ne lui apportait pas un soutien émotionnel mais des problèmes. Beaucoup des difficultés du moment semblaient dues à l’utilisation du capot gravastar. Pirius avait donc demandé au Fantôme d’Argent, l’Ambassadeur de la Bonde de Chaleur, d’être présent. Son énorme forme en lévitation semblait emplir la petite pièce et, d’une certaine façon, la vider de sa chaleur. Même Ça était fasciné par le Fantôme, mais les deux Gardes au visage dur qui l’escortaient partout veillaient à ce que ses seuls contacts avec les personnes présentes soient formels et dûment motivés. Après plus d’une semaine de réunions de ce genre, Pirius avait appris à démarrer par des faits positifs, et ce jour-là il y en avait beaucoup, et non des moindres. Les principaux éléments du programme de formation concernaient l’utilisation en vol des nouveaux processeurs BTF pour la rapidité de la réponse tactique, la précision du largage et le vol en formation dans le sillage d’un capot grav. Bon, la technologie BTF ne posait pas de problèmes particuliers. La précision de vol était également satisfaisante. Les pilotes commençaient à s’habituer à la nouvelle dynamique de leurs vaisseaux modifiés à la va-vite. La technique de repérage à l’aide des starbreakers qu’il avait mise au point, peut-être parce qu’elle avait été imaginée par un pilote, au départ, s’intégrait facilement avec leur méthodologie et leurs réflexes. — La seule mauvaise nouvelle que je vois dans tout ça, dit-il pour résumer, c’est qu’il se pourrait que tout le monde ne dispose pas d’assez d’heures d’exercice sur le nouveau matériel. J’ai réquisitionné tout le temps de simu possible, mais… Mais tout le monde savait que les simulations ne remplaceraient jamais l’expérience acquise aux commandes d’un véritable appareil. Sans compter que la technologie évoluait si vite que les simulateurs avaient souvent un ou deux jours de retard sur la réalité technique. Pirius Bleu le regardait, l’air de le juger avec hostilité, comme toujours. — Et tu penses que c’est un problème mineur ? Que nous pourrions aller au combat sans que tout le monde ait eu le temps d’essayer le nouveau matériel ? — Je n’ai pas dit ça, riposta Pirius Rouge, déjà sur la défensive. Il ne faut pas minimiser la difficulté. Mais en jonglant avec les plannings, en accélérant les émulations des simulateurs… Ils discutèrent tous pendant un moment des problèmes posés par l’entraînement. Rouge intervenait pour mettre en avant les points positifs et identifier les mesures à prendre. Pour finir, la conversation porta sur le gravastar, autour duquel tournaient la plupart de leurs problèmes. Même Ça poussa un infodesk vers Pirius Rouge. — Voilà un résumé des statistiques, dit-il. À ce jour, notre plus long vol en formation derrière le capot était de deux heures. Tout le monde savait qu’il y avait six heures de vol pour atteindre Chandra. — Nous n’avons qu’à reprendre les essais jusqu’à ce que nous y arrivions, dit Bleu. — Mais c’est usant pour les équipages, répondit Même Ça d’un ton égal. — Et pas seulement pour les équipages, intervint fermement Espoir Tenace. Pensez aussi aux appareils. Ce n’est peut-être pas évident pour vous, beaux pilotes sexy que vous êtes, mais même s’il ne se solde pas par un échec catastrophique, chaque vol fatigue la structure et les systèmes. Nous allons être obligés d’utiliser au moins certains de ces appareils récalcitrants. Et si nous les avons usés avant même d’avoir achevé l’entraînement… — J’entends ce que vous dites, répondit Pirius Rouge. Ce que je ne sais pas, c’est quoi en faire. — Le problème ne vient ni des hommes, ni des vaisseaux. Le problème, c’est ce satané capot grav. S’il restait stable, on pourrait le suivre pendant six heures – ou dix, ou cent. Mais nous n’arrivons pas à le stabiliser. Nous savons piloter nos vaisseaux, mais pas le capot. — Ah, dit Même Ça. Et pourquoi donc ? Parce que ce n’est pas une technologie humaine ; c’est de la technologie Fantôme. Pirius Rouge inspira profondément. Il s’y attendait. — Alors, dit-il lentement, il nous faudrait un Fantôme pour le piloter. Dans le silence choqué qui suivit, Torec vola à son secours : — C’est ce qu’on a fait avec le prototype, dans le système de Sol, et pour les mêmes raisons exactement. Pour manier la technologie fantôme, il faut un Fantôme. Celui qui se trouvait là, planant comme une immense bulle de savon, dériva soudain d’un demi-mètre en avant, modifiant la géométrie de la réunion, perturbant tout le monde. Pirius Bleu se frotta le nez, geste que Rouge avait toujours trouvé agaçant, et dit, sans émotion : — Vous voulez rire, sans doute ! Vous voudriez laisser un Fantôme d’Argent piloter un avion de combat dans une mission humaine ? Rouge le toisa de toute sa hauteur. — J’éprouvais les mêmes scrupules, rappelle-toi. Il avait raconté à Bleu ses expériences sur Pluton, il lui avait dit ce qu’il avait ressenti lorsqu’il avait été confronté pour la première fois à un Fantôme. — La mission prime tout, dit-il en regardant Bleu comme s’il le mettait au défi de le contredire. Bleu eut l’air écœuré. Espoir Tenace haussa les épaules. — Un Fantôme dans le cockpit ? Et alors ? Si ça pouvait vous permettre d’arrêter de bousiller mes avions, vous pourriez entraîner des rats à voler, pour ce que j’en ai à fiche. La réaction de Même Ça parut plus complexe : — La question est : notre équipage acceptera-t-il de voler avec un Fantôme ? On nous a appris depuis la naissance à mépriser leurs peaux lisses. — Je comprends, crois-moi, acquiesça Pirius Rouge. Si nous le faisons, je participerai moi-même au premier vol. À titre d’exemple. — Parfait, dit Même Ça. Mais il y a une chose que je voudrais bien savoir… Un Fantôme volera-t-il avec des êtres humains ? — Je l’ai bien fait, dans le système solaire, répondit Torec. — Mais c’était un vol d’essai technique. Là, il s’agit d’un entraînement au combat. Nous sommes ennemis, je te rappelle. Pirius se tourna vers le Fantôme d’Argent. — Ambassadeur ? Le Fantôme roula, son subtil changement de posture indiquant d’une certaine façon qu’il écoutait. — Vous avez entendu ce que nous avons à dire. Êtes-vous disposé… — Je m’attendais à cette question. Des schémas virtuels défilèrent dans l’air, devant lui. — J’ai pris la liberté de préparer un plan. Nous pourrions être prêts à voler demain. Ils en restèrent tous sans voix. Pirius Bleu, froidement : — Je me demande quel programme nous suivons, en réalité. Pirius Rouge leva la réunion, espérant que ses hommes comprendraient ce qu’on attendait d’eux pour mettre le nouveau plan en action. Lorsque les autres furent sortis, Torec s’attarda dans la pièce. — Pirius, il faut que je te parle. C’est à propos de Tili Trois. — J’ai vu ce que tu as entré dans le livre de bord. Torec secoua la tête, aussi désolée que si l’échec lui était personnellement imputable. — Ça ne va pas le faire, avec elle. Je ne pense pas que ce soit un manque de compétences, ou de courage. Et ça n’a rien à voir avec ses prothèses. C’est juste qu’elle en a trop bavé, ici, sur Quint. Elle est cuite. Ce serait le quatrième membre d’équipage que Pirius perdrait de cette façon. Le taux de rotation était préoccupant, mais il n’y pouvait rien ; il y en avait pour qui cette mission était tout simplement trop dure. — Ça m’ennuie vraiment de faire ça, dit Torec, mal à l’aise. Je déteste l’idée de lui faire du mal. — Ne t’en fais pas. Je vais la rayer des cadres comme inadaptée à la mission. S’il ne le faisait pas, elle risquait de se faire taxer de « manque de force morale », l’une des pires tares dont on pouvait vous accuser dans les chambrées. — Parle à Bleu, dit-il à Torec. Qu’il lui annonce la nouvelle. — Merci, dit-elle. Elle jeta un rapide coup d’œil dans la pièce et, constatant qu’ils étaient seuls, elle lui planta un baiser sur la joue. — Tu es un homme bien, chef d’escadron. Elle se précipita au-dehors. Pirius la suivit du regard, rêveur. Pirius Rouge décida de faire un saut au réfectoire. Nilis l’intercepta avant. Pendant que l’escadron se formait, le commissaire poursuivait ses travaux protéiformes sur les mystères de Chandra. Mais il se heurtait encore à des obstacles ahurissants. — C’est incroyablement frustrant ! dit-il. Après tout, le compteur tourne pour moi aussi. À ce rythme-là, nous aurons détruit Chandra avant d’avoir réussi à savoir ce que c’est ! Pourtant, au grand soulagement de Pirius, ce n’était pas du trou noir qu’il voulait lui parler ce jour-là. — J’ai jeté un coup d’œil à la transcription de votre réunion, dit-il. Abrégée, évidemment. Pirius fronça le sourcil. — Vous pensez que j’ai tort de permettre au Fantôme de nous guider ? — Je ne sais pas si vous avez tort ou raison – et vous ne le saurez pas non plus, tant que vous n’aurez pas essayé. Mais c’est assurément une bonne idée, répondit Nilis avec un sourire. Vous en avez fait du chemin, depuis Pluton. Je suis fier de vous, Pirius. Vous arrivez à surmonter vos premières réactions, votre conditionnement. Je pense que c’est ce qu’on appelle la maturité. Eh bien, peut-être. Pirius n’éprouvait aucune réticence à faire appel au Fantôme. Il ferait n’importe quoi pour atteindre son but, et pourtant ça lui avait fait drôle de voir Même Ça et Espoir Tenace quitter la pièce derrière un Fantôme d’Argent. Le visage de Bleu, qui était un miroir glacé du sien, était comme le reflet de sa propre conscience. Avait-il vraiment mûri depuis Pluton ? Ou était-il contaminé par le contact avec les Vers de Terre, comme Bleu n’arrêtait pas de le lui dire ? — Si possible, reprit Nilis, j’aimerais participer au vol remarquable de demain, avec vous. En tant que passager virtuel, je veux dire, ajouta-t-il en hâte. — Pourquoi ? Parce que ce sera un vol historique ? rétorqua Pirius avec irritation. Il était surmené, à bout, les nerfs à vif. — Franchement, commissaire, je doute que nous soyons très nombreux à penser en termes historiques, en ce moment. — Ah, mais l’histoire, elle, ne cesse jamais de penser à vous, pilote, fit Nilis avec un clin d’œil. Pirius n’aurait su dire pourquoi, mais ça lui glaça les sangs. — Il se pourrait que nous finissions par ne même pas avoir un équipage capable de voler, de toute façon, dit-il d’une voix blanche. Nous avons encore perdu une navigatrice, aujourd’hui. — Tili Trois ? Je sais. Mais vous avez fait ce qu’il faut, Pirius. Vous avez fait preuve de compassion. Nilis eut un sourire, et son visage se crispa légèrement. — Je ne suis pas un militaire, mais je crois que c’est ça, le leadership. J’ai l’impression que si vous continuez comme ça, vous allez devenir le genre d’imbécile obstiné, loyal, sur qui on peut compter, qui inspire ses troupes, et que les soldats suivent aveuglément, pour leur plus grande gloire, ou pour mourir. Embarrassé, les joues rouges, Pirius détourna le regard. — Je ne sais pas trop, monsieur. — Non, bien sûr, bien sûr. Nilis regarda Pirius de ses grands yeux humides, et son visage expressif se creusa de rides soucieuses. — Alors, comment ça va ? — Ça va, répondit sèchement Pirius. Il le regarda un instant d’un air de défi, mais comme Nilis semblait attendre quelque chose, il céda : — Je fais de mon mieux, ajouta-t-il. Mais il y a tellement à faire… Nilis posa sa grosse patte chaude sur son épaule. — Écoutez-moi. Vous faites tout ce qu’on peut attendre de vous. Si vous réussissez à faire suivre jusqu’au bout à votre équipage de bric et de broc un programme d’entraînement aussi éprouvant, et en quelques semaines, eh bien, rien que ça, ce sera une sacrée réussite, quelle que soit l’issue de la mission. Mais écoutez-moi, poursuivit-il en se redressant. Vous êtes votre meilleur atout. Prenez un peu de temps pour vous. Appuyez-vous davantage sur Pila. Reposez-vous, mangez correctement, ne vous malmenez pas. Ne négligez pas la biologie. Je suis soulagé que vous ayez décidé de voler, demain. Rappelez-vous que si j’ai insisté pour que vous soyez chef d’escadron, c’est avant tout parce que vous êtes le meilleur pilote que j’aie jamais rencontré. Alors ne négligez pas votre propre entraînement. Oh, encore une chose… Pirius, l’estomac en révolution, repartit vers le réfectoire, Nilis à la remorque, le conseillant, l’encourageant, discutant, le regard grave et les yeux brillants. C’est ainsi que, le lendemain, Pirius Rouge s’échappa de son bureau et se retrouva aux commandes d’un greenship, à « voler dans le tunnel », comme les membres de l’équipage commençaient à le dire : devant lui, le disque oscillant, turbulent, presque irregardable, du capot grav, et, tout autour, la muraille d’espace-temps infléchi. La petite constellation de greenships se maintenait bravement. Le vol, sous le commandement de Même Ça – Pirius avait pris soin de se cantonner à un simple rôle de pilote –, se passait bien. Juste au cœur se trouvait le vaisseau du capot maestro piloté par Jees, la meilleure pilote de l’escadron. Elle volait régulièrement, avec assurance, dans cet environnement hyper-périlleux. Pirius lui avait assigné Torec comme navigatrice, tandis que, dans la bulle de l’ingénieur, la forme massive du Fantôme d’Argent s’occupait des générateurs du capot grav. C’était peu conventionnel, mais ça paraissait marcher. Le propre vol de Pirius était exemplaire, bien qu’il ait délibérément pris à son bord deux quasi-débutants en guise de navigateur et d’ingénieur. Jusque-là, le vol n’aurait pu se conformer davantage au plan s’il s’était agi d’une simulation, bien qu’on puisse difficilement qualifier de « routinier » un vol qui consistait à surfer le long de l’interface déchiquetée entre un univers et un autre, avec un Fantôme d’Argent en guise d’ingénieur invité. Ils atteignaient le temps record de deux heures de vol derrière le capot lorsque Pirius crut pouvoir se détendre un peu. Nilis, inconfortablement casé sous forme virtuelle dans le cockpit avec Pirius, se sentit, lui aussi, suffisamment à l’aise pour s’intéresser aux échanges radio entre les vaisseaux. Il était particulièrement intrigué par la conversation entre Même Ça, Ça Passera, Ami de Wigner notoire, et le Fantôme d’Argent logé dans le vaisseau de tête. Même Ça profitait de l’absence de ses anges gardiens pour discuter avec le Fantôme : « Alors, faisait la voix synthétique du Fantôme, vous croyez que cet univers est fondamentalement transitoire, que tout ce que vous sentez, tout ce que vous faites, et même l’expérience que vous avez de votre moi intérieur finiront, au bout du compte, par passer… — Pas vraiment transitoire, rectifia Même Ça. Juste l’un des innombrables possibles qui, cumulés, se résoudront dans l’infinité temporelle, après une sorte d’effondrement des fonctions quantiques. — Mais dans ce cas, sur quoi la morale peut-elle s’appuyer ? — Toute décision a des fondements moraux, dit Même Ça. La loyauté envers ses pareils, le fait d’accepter de se mettre en danger pour le bien de sa propre espèce. Et bien que ce ne soit que l’une des innombrables lignes temporelles, nous croyons que le, euh… le bien que comportent toutes les lignes temporelles s’additionnera au point décisif, l’infinité temporelle, pour se regrouper dans l’Optimalité…» — Fascinante, cette joute verbale, dit Nilis à Pirius, dans un murmure, comme s’il craignait d’être entendu. Chacun en sait beaucoup plus long sur les croyances de l’autre qu’il ne veut bien le révéler. Ils s’asticotent, et en même temps ils cherchent un terrain d’entente… La philosophie n’était pas le point fort de Pirius Rouge. — La notion de prise de risque pour le bien des autres ressemble beaucoup à la Doctrine. — En effet, confirma Nilis. Une grande partie de la « philosophie » des Amis est en réalité du druzisme recyclé. Ce qui n’a rien d’étonnant, compte tenu de l’environnement dont il est issu. Hama Druz semblait croire que l’intérêt personnel était le moteur primordial de toute action humaine non réfléchie. Pour lui, les soldats étaient donc les seuls citoyens moraux d’une société parce qu’ils étaient seuls à démontrer leur moralité altruiste en risquant leur vie. Évidemment, renifla-t-il, Druz ignorait les preuves redondantes de liens identitaires chez les animaux et les insectes – une fourmi n’est pas mue par le pur et simple égoïsme – et il ignorait assurément les Coalescences, les sociétés-ruches humaines qui pullulaient déjà à son époque. Druz était doué pour forger des slogans, et c’est certainement une figure clé de l’histoire humaine. Mais en réalité, ce n’était pas un penseur très sophistiqué. J’ai toujours trouvé ses arguments terriblement unidimensionnels. Pas vous ? Pirius, qui était quand même horrifié par de tels blasphèmes, éluda la remarque. — Il n’y a pas que du druzisme dans les croyances de Même Ça. — Non, bien sûr. Il y a aussi la notion fondamentale selon laquelle cet univers est un endroit imparfait qui pourrait être amélioré d’une façon ou d’une autre. C’est l’expression d’un sentiment de trahison, vous comprenez, l’impression de vivre une vie imparfaite et que c’est irrémédiable. Je comprends tout à fait qu’une telle croyance ait émergé dans une société d’enfants-soldats – délibérément maintenus dans des conditions misérables pour les motiver au combat –, pour qui la seule alternative est de mourir jeune en combattant ou de vieillir dans la honte. Pas étonnant qu’ils veuillent croire que les choses pourraient s’arranger ! « Mais ce qui est intéressant, c’est que les Fantômes d’Argent ont élaboré une croyance similaire. Eux aussi, ils estiment avoir été trahis par l’univers, quand leur soleil s’est éteint et que leur monde a gelé. Ils ont élaboré à partir de ce genre de traumas une croyance selon laquelle l’univers est un endroit hostile qui doit être dompté. Ils ont sublimé leur sentiment de colère non dans l’acceptation passive, comme les Amis, mais dans des programmes de physique exotique. Ils ont cherché des moyens de changer l’univers – d’en faire un endroit meilleur ! Pirius fronça les sourcils. — Vous voulez dire que les Amis sont un culte fantôme ? — Je ne dirais peut-être pas les choses aussi crûment. Mais la philosophie des Fantômes est l’élément le plus intéressant du mélange volatile qu’est cette nouvelle croyance. L’humanité a suffisamment combattu les Fantômes, et il nous est aussi arrivé, dans le passé, de travailler avec eux. Peut-être les êtres humains ont-ils troqué leurs croyances contre celles des Fantômes. Dans ce cas, il se pourrait que les Amis soient la première religion interstellaire, la première à fusionner les traditions des deux espèces… L’Observateur Ultime pourrait très bien être une divinité fantôme ! — Jamais un être humain ne suivrait un Fantôme, objecta Pirius. — Pas si sûr, pilote ! Il y a des gens qui ont suivi des êtres plus bizarres dans le passé, même s’ils étaient pour la plupart imaginaires ! Il sirota une boisson invisible, que sa VieD&O ne reproduisit pas. — On ne peut que se demander, quand même, si une telle rencontre n’était pas dans l’esprit de ce Fantôme, là-haut, depuis le début. Peut-être le fait de nous offrir la technologie gravastar n’était-il qu’un stratagème pour permettre aux Fantômes d’arriver à leurs fins, quelles qu’elles puissent être. Je me dis que le grand méli-mélo que le projet Premier Radiant inflige aux milieux bien ordonnés de la Coalition est une bonne occasion de subversion… J’ai toujours eu envie de secouer le cocotier de l’histoire avec vous. On est obligés de s’interroger sur les grands chênes que pourraient donner les glands que nous plantons aujourd’hui. Pirius n’aimait pas ce qu’il entendait. Ça ressemblait beaucoup trop à la paranoïa dont Nilis l’avait taxé un peu plus tôt. D’un ordre sec, il mit fin aux bavardages superflus sur le circuit. La conversation entre le Fantôme et l’Ami cessa aussitôt. La petite flottille poursuivit son vol, blottie derrière son mur d’espace-temps infléchi, seules les communications techniques indispensables passant désormais entre les vaisseaux. 47 L’univers s’expansait à la moitié de la vitesse de la lumière. Il était petit et d’une densité farouche, encore beaucoup plus dense qu’un noyau atomique. Au moins, les quarks étaient maintenant stabilisés ; mais dans ce cosmos gros comme un boulet de canon, la matière familière aux êtres humains, une matière constituée de protons et de neutrons – eux-mêmes composés de quarks agglomérés par des gluons –, ne pouvait pas encore exister. Il n’y avait pas de noyaux, pas d’atomes. À la place, l’espace était plein d’une soupe de quarks, de gluons et de leptons, des particules légères comme les électrons et les neutrinos. Un « quagma », un magma de quarks, pareil à un immense proton. Alors que le temps s’étirait inexorablement, de nouvelles formes de vie croissaient dans les nouvelles conditions. Les quarks maintenant stables pouvaient se combiner en de vastes assemblages ; et alors qu’ils se complexifiaient et interagissaient, les processus habituels d’autocatalyse et de rétroaction s’amorcèrent. Les trous noirs étaient encore là pour structurer l’ensemble, mais de plus gros amas de matière servaient aussi de stratum aux nouvelles aventures de la vie, et l’énergie abondait dans le bain de radiations qui emplissait toujours l’univers. Parmi les nouvelles espèces, on voyait revivre d’antiques stratégies : il y avait des exploiteurs et des synthétiseurs. Des « plantes » alimentaient leur croissance avec une énergie radiante, mais il n’y avait pas encore d’étoiles, de soleils ; c’était le ciel entier qui brillait. Des « animaux » évoluèrent pour nourrir ces synthétiseurs, et apprirent à se chasser les uns les autres. Comme toujours, l’éventail des variations de formes de vie, d’un bout à l’autre du cosmos, était extraordinairement large, mais la plupart partageaient certaines bases de leur conception physique. Presque toutes conservaient les informations sur elles-mêmes dans leurs structures complexes plutôt que dans des magasins de données génétiques internes – ce que feraient un jour les êtres humains : le génotype de ces créatures était leur phénotype, comme si elles n’étaient faites que d’ADN. Leur communication aurait paru barbare à un être humain. L’orateur modifiait directement les souvenirs de son auditeur, en lui projetant des granulés de quagma ; le message était transmis dans un brouillard de gouttelettes. Ces formes de vie se reproduisaient même plus ou moins comme les molécules d’ADN. Elles ouvraient leur structure, telles des fleurs qui s’épanouissaient, et construisaient une version miroir d’elles-mêmes en attirant la matière première de la soupe environnante de quarks vagabonds. Ces « quagmites » n’étaient pas tout à fait comme les créatures que les êtres humains rencontreraient plus tard dans le Noyau de la Galaxie, mais ils étaient leurs lointains ancêtres. À la base, physiquement, les êtres humains et les quagmites n’avaient pas grand-chose en commun. Les quagmites n’étaient pas beaucoup plus grands qu’un noyau atomique. Pourtant, les plus grosses créatures du quagma étaient composées d’un nombre de particules approchant celui des atomes qui constitueraient le corps humain. C’est ainsi que les êtres humains et les quagmites étaient comparables par leur complexité interne, et que leur vie intérieure partageait une richesse similaire. Beaucoup d’êtres humains auraient apprécié la meilleure poésie des quagmites – s’ils avaient pu survivre à son bombardement. Or les créatures quagmites partageaient leur univers avec des formes de vie plus anciennes. Les antiques créatures de la chimie spatio-temporelle qui avaient survécu à une transition cosmique de plus trouvèrent graduellement des moyens de s’accommoder au nouveau climat, même si pour elles il était froid, noir et mort. Au temps de leur âge d’or, il n’y avait pas de « matière » au sens normal du terme. Mais elles se rendirent compte qu’elles pouvaient utilement nouer des relations symbiotiques avec des créatures formées d’une matière condensée : des structures étendues verrouillées dans un unique état quantique. À travers les espaces baignés de lumière s’aventura prudemment une espèce nouvelle, une sorte d’insecte qui aurait eu un « corps » de condensât et des « ailes » en faille spatio-temporelle. Ce fut la formation d’une sorte différente d’écologie, émergeant de fragments de l’ancienne et de la nouvelle. Mais la symbiose et la construction de créatures créées à partir de composants inférieurs ont toujours été la tactique de la vie, le moyen éternel de survivre à un changement d’environnement. Dans un avenir inconcevablement éloigné, les êtres humains donneraient aux descendants très évolués de ces formes composites le nom de « Xeelees ». En attendant, les proto-Xeelees prenaient conscience d’une autre espèce de matière née de cette écume turbulente. Un jour, les savants humains l’appelleraient la matière noire, parce qu’elle ne se lierait que de façon très lâche à d’autres formes de matière, par la gravité, et la plus faible des forces nucléaires. Il y avait toute une hiérarchie de particules de cette matière, qui avait même une sorte de chimie. Cette matière évanescente traversait les cités des amas de quarks et les nids des proto-Xeelees comme s’ils n’existaient pas. Mais elle était là – et comme les Xeelees, cette matière noire resterait pour de bon. Tandis que l’expansion infinie se poursuivait, les quagmites essaimaient à travers leur soupe de quagma, se battant, aimant et mourant. Les plus vieux racontaient des légendes de la Singularité. Les jeunes ricanaient, mais écoutaient, secrètement impressionnés. Les quagmites avaient l’impression que les ères qui avaient précédé la leur avaient été d’une impossible brièveté, un simple éclair dans la lueur résiduelle de la Singularité. C’était une erreur commune. Le rythme de la vie était proportionnel à la température : quand on vivait au chaud, on vivait vite. Les quagmites ne se doutaient pas que les créatures des temps primitifs, plus chauds, avaient accumulé autant d’expériences – autant de « vie » – dans leurs brefs instants d’existence. Alors que l’univers s’expansait, chaque génération, vivant plus lentement que la précédente, ne voyait vers l’arrière qu’un éclair de chaleur et de lumière, et vers l’avant qu’un froid tunnel – et chaque génération pensait qu’il ne serait plus jamais possible de vivre une vie riche. L’ère confortable des quagmites ne pouvait pas durer ; rien n’est éternel. L’univers serait trente fois plus vieux lorsqu’il arriverait à la fin du conflit entre la matière et l’antimatière. Et c’est alors que l’on détecterait les premiers signes du désastre final des quagmites. 48 À la moitié du délai de dix semaines que Kimmer leur avait accordé, l’escadron Exultant abandonna le Roc 492 pour le Roc Orion, où devait être monté l’assaut sur Chandra. Il fallut trois jours pour évacuer le 492 : les zones de vie furent abandonnées et les quinze greenships de l’escadron quittèrent la surface. Quand Pirius Rouge avait mis les pieds pour la première fois sur le 492, ce n’était qu’un dépotoir, mais à présent il en partait avec regret. Après tout, Torec et lui n’en avaient pas seulement fait leur base d’opérations, mais aussi leur chez eux. Deux des membres de cette assemblée de vétérans éclopés et de marginaux étaient morts lors d’opérations menées à partir de ce roc. Son régolite argenté avait bu leur sang, leurs ossements étaient enfouis dans sa poussière, comme sur des milliards d’autres mondes, lunes et astéroïdes, d’un bout à l’autre de la Galaxie. La dernière nuit, alors que les équipes d’évacuation fermaient l’endroit, Pirius retint Torec près de lui. Ils se promenèrent en skinsuit à travers les chambrées désertes, les baraquements, les réfectoires et les dispensaires vides, les grandes soutes d’engineering avec leurs rails et leurs fosses prévues pour héberger des matériels maintenant déménagés. Ils entendaient les systèmes s’arrêter l’un après l’autre, les vibrations cesser, les circuits d’air et d’eau s’interrompre, comme si le roc lui-même mourait. Ils passèrent de salle en salle, la lumière s’éteignant derrière eux, si bien que chaque fois ils sortaient des ténèbres. Dans la dernière salle, ils trouvèrent un coin où ils ouvrirent leur skinsuit, et ils tremblèrent délicieusement dans l’air qui se refroidissait rapidement. Ils rapprochèrent les fermetures des suits et les refermèrent soigneusement autour de leurs deux corps. Les générateurs inertiels s’arrêtèrent. Les amants s’élevèrent au-dessus du sol. Tout autour d’eux, la poussière de l’astéroïde, délogée par les vibrations résiduelles du roc, montait dans l’air qui se mit à étinceler. Le Roc Orion était niché dans le bras nord de la Bébé Spirale, très loin à l’intérieur du Front, dans les profondeurs de la Cavité. Pour l’atteindre, l’escadron Exultant forma un convoi resserré. Les dix meilleurs greenships étaient au centre, avec cinq appareils de soutien. Tous les appareils avaient reçu les modifications prévues au projet Premier Radiant. Le matériel était maintenant intégré, et après des heures d’entraînement, l’équipage les avait bien en main. Les disgracieux vaisseaux de combat étaient accompagnés de cargos de matériel, de tenders et autres bâtiments de support logistique, et d’une poignée de vaisseaux de commandement, dont la corvette du commissaire Nilis. Une massive forteresse Z-plein planait au-dessus d’eux. À côté de sa masse lunaire, hérissée d’armes, les vaisseaux dont elle avait la charge paraissaient minuscules. Un équipage bien improbable, songea Pirius. Il était étrange de se dire que la destinée de la Galaxie reposait peut-être sur cette poignée de vieilles carcasses déglinguées, modifiées à la hâte. Le groupe vogua à travers le Front et suivit le bras de la Bébé Spirale en effectuant une succession de sauts SPL et de translations en propulsion infraluminique. Le temps pressait, et pourtant la prudence s’imposait : le bras spiralé était un couloir encombré de poussière moléculaire, de roches vagabondes et de jeunes étoiles. Ce n’était pas un trajet de tout repos. Mais il y avait tellement de bruit, et ce tunnel de gaz bombardé était tellement bondé qu’il y avait de bonnes chances qu’ils ne soient pas détectés par les éclaireurs xeelees avant d’arriver à destination. Après deux jours et deux nuits sans dormir, les équipages épuisés atteignirent enfin le Roc Orion. Pirius, assis dans sa bulle de pilote, en resta bouche bée. Il n’avait jamais rien vu de pareil. Le roc étincelait. Comme tous les astéroïdes de cette taille, c’était un agrégat hétérogène, aussi bosselé qu’un poing crispé, criblé de profonds cratères d’impacts. Mais chaque centimètre carré de la surface de ce roc avait été ouvragé, chaque cratère hébergeait un terrain d’atterrissage, une cale sèche ou une entrée de sas, et en dehors des cratères, le sol avait une texture crénelée particulière. Alors qu’ils s’approchaient, Pirius vit qu’il s’agissait d’un maillage dense de tranchées se croisant à angle droit et de cuvettes peu profondes. Ce labyrinthe était très décoré, presque esthétique. On voyait qu’il était habité depuis très longtemps. Orion s’était formé dans un lointain passé, par des accrétions de hasard, et avait dérivé le long de l’axe longitudinal du bras spiralé. Aucune intervention humaine n’était nécessaire pour le guider le long de cette trajectoire qui le dirigeait tout droit vers les concentrations xeelees, ce qui en faisait un merveilleux repaire naturel. Il y avait un millier d’années qu’il était occupé par les êtres humains. Le résultat de cette occupation se lisait sur sa surface, et pourtant, l’ennemi n’en avait pas encore suspecté l’intérêt stratégique. Les greenships et leurs escortes se posèrent sur un terrain d’atterrissage au centre du plus vaste cratère – tous, sauf le Z-plein, qui adopta une position d’observation juste au-dessus, tel un gros œil charnu. Les équipages étaient avides d’enlever leurs skinsuits puants, de manger, de se laver, de baiser, et généralement d’évacuer les tensions du voyage par tous les moyens possibles. Mais le maréchal Kimmer ordonna, par radio, à tout l’escadron de Pirius Rouge de se présenter devant sa corvette de commandement. Ils n’avaient pas le choix ; ils devaient s’exécuter, bon gré mal gré. Ils s’avancèrent sur la surface de matière noire, dure, si lisse qu’elle était presque glissante. Pila, Nilis, Kimmer, le maître de Guilde Eliun et divers autres civils et membres de l’état-major formaient un cercle informel près de la corvette du maréchal. Le capitaine Marta, le morose officier formateur de la base de Quint, était là. Pirius l’avait enrôlée, sur le conseil de son alter ego plus âgé, pour superviser les installations du roc. Leurs skinsuits avaient l’air propres et neufs, et les militaires arboraient des décorations animées. Un Fantôme d’Argent planait imperturbablement au-dessus du sol, comme s’il se repaissait du vide et des radiations dures du Noyau. Pirius n’avait pas répété de parades avec son escadron ; c’était un luxe qu’ils ne pouvaient se permettre, faute de temps. Et pourtant, il réussit à les aligner en bon ordre, avec un peu d’aide du capitaine Darc, qui contribua à leur faire respecter les distances et à les mettre sur une ligne régulière. Par rapport au rassemblement éclatant de commandants et de civils, les équipages des greenships avaient l’air las et dépenaillés. Mais en les voyant – Même Ça, Torec, Jees avec ses prothèses en métal étincelant auxquelles les étoiles arrachaient des reflets tranchants, et son propre moi plus âgé – tous au garde-à-vous dans leurs suits élimés et crasseux, Pirius éprouva une bouffée de fierté. Un groupe s’approchait selon une ligne droite comme une flèche qui partait de la paroi du cratère. En tête marchait un détachement de soldats en skinsuits blanc éclatant. Pirius estima qu’ils devaient être un millier. Leurs commandants étaient au garde-à-vous sur des disques qui planaient à un mètre du sol. Sur le circuit radio de l’escadron, Pirius entendit Bleu marmonner : — J’y crois pas… Un comité d’accueil ! — Du calme, murmura Pirius Rouge. Il va falloir qu’on travaille avec eux. Faisons en sorte que ça parte du bon pied. Les marmonnements cessèrent. Le groupe de tête planté sur ces disques ralentit en douceur devant le maréchal Kimmer. Les troupes qui arrivaient au pas s’arrêtèrent net, avec une précision de matics. Alors que le comité d’accueil descendait des disques, Nilis, inratable dans son skinsuit archaïque, fit signe à Pirius. Celui-ci abandonna son escadron à regret pour s’avancer à la rencontre de Kimmer et des autres dignitaires. Il se planta à côté de Pila, qui avait l’air amusée de son embarras. Le chef du groupe était un homme extraordinairement grand et osseux qui, malgré son skinsuit sur mesure, paraissait ankylosé et maladroit. Il descendit de son disque avec raideur et encaissa plutôt bien le coup en repérant un Fantôme d’Argent parmi les nouveaux arrivants. Il se redressa et s’avança, en soufflant comme un phoque, devant Kimmer. Les deux hommes se ressemblaient étrangement, se dit Pirius : grands, minces, bien découplés. — Maréchal, bienvenue sur le Roc Orion ! — Merci ! C’est alors que Kimmer eut la surprise de voir des piquets se dresser sur les hoverdisks, et des drapeaux virtuels ornés du tétraèdre vert, le symbole de l’humanité libre, ondoyer dans une brise inexistante. — Commandant Boote, quarante-troisième du nom, commença le grand officier. Je mets ma base à votre disposition. Je suis le cent dix-neuvième commandant de cette place, et le quarante-troisième à porter le glorieux nom de Boote… Il parlait de façon intelligible, mais avec un étrange phrasé sec, compassé. — Nous attendons depuis mille cinquante-sept ans l’honneur de servir. Si ce jour nous voit enfin combattre et mourir pour l’honneur de la Troisième Expansion de l’humanité, si le but de cette position doit être rempli sous mon commandement, alors, moi, Boote Quarante-Trois, je serai fier de prendre ma place dans l’histoire. Du poing il se frappa la poitrine, qu’il avait creuse. — Merci, commandant, répondit sèchement Kimmer. Je sais que vous ferez votre devoir. Les deux groupes restèrent un moment face à face, sans bouger. Au bout d’un moment, Pirius commença à s’en étonner. Pila se pencha alors vers lui, si près que leurs casques se touchèrent. — Connectez-vous sur le circuit radio de back-up. Pirius pianota sur les commandes de son plastron et entendit un concert de voix : «… victoire du passé / Sur les Fantômes, ennemi terrassé / Notre Roc, aussi ferme que notre volonté / À notre devoir est consacré…» Puis il remarqua les troupes, mille hommes en rang dont les lèvres remuaient. Et il réalisa qu’ils chantaient un hymne de bienvenue à leurs visiteurs. Ils imitaient même les instruments. — Les paroles manquent un peu de tact, compte tenu des circonstances, murmura Pila dans son casque. Pirius jeta un coup d’œil en douce au Fantôme, mais la sphère étincelante ne manifestait aucune réaction apparente à ce chant de triomphe dédié à la plus terrible défaite de son espèce. Le chant s’enflait et refluait. Vers le quatrième couplet, Pirius commença à en avoir plus qu’assez. Faisant fi de tous les rudiments de diplomatie que Nilis avait essayé de lui inculquer, il se reconnecta sur le canal de son escadron, donna l’ordre de rompre les rangs et se tourna vers le commandant Boote, quarante-troisième du nom. — Merci, monsieur, pour les chants. Où est le réfectoire ? Kimmer se renfrogna ; Nilis prit l’air mortifié. Pila éclata de rire. Aussitôt après avoir ôté son skinsuit, Pirius se mit au travail. En théorie, d’après ce qu’on lui avait dit, la base disposait de tout le nécessaire pour l’escadron. Il dit à Pila qu’il comptait reprendre les vols d’essai d’ici vingt-quatre heures. Ensuite, le commandant Boote guida Pirius et Nilis dans le complexe labyrinthique creusé à l’intérieur du Roc Orion. Ledit Boote portait un manteau qui traînait jusqu’à terre en plis languides, étudiés. Il avait le visage et le crâne complètement rasés. À vrai dire, il était glabre : il n’avait plus de sourcils, et pas le moindre poil dans le nez. Boote était magnifique, et la base placée sous son commandement ne l’était pas moins. Mais, tout comme lui, elle était vieille. Elle ressemblait plus ou moins à tous les rocs qu’il avait été donné à Pirius de voir, de ses chambrées, ses réfectoires, ses dispensaires, ses salles d’entraînement et ses simulateurs jusqu’à ses installations techniques en passant par ses systèmes environnementaux, ses labos de recherche et ses énormes hangars souterrains. Tous les autres rocs avaient quelque chose de miteux. Ils avaient toujours l’air surpeuplés, et ils l’étaient, par des hordes de troufions gueulards, paillards, qui s’intéressaient infiniment plus à l’heure d’aller se pieuter qu’aux soins corporels et aux travaux ménagers – parce que la politique de la Coalition était de réduire les installations militaires à leur plus simple expression. Une base était un endroit qu’on quittait pour aller se battre, et qu’on n’était pas pressé de réintégrer. Orion était différent. Pirius n’avait jamais vu une base aussi bien entretenue. Dans les chambrées, les troupes étaient au garde-à-vous en rangs impeccables devant leurs couchettes faites au carré, un sourire artificiel plaqué sur le visage. Même les murs étaient lisses au toucher – usés à hauteur d’épaule par le passage de millions de jeunes corps. Dans cet endroit irréprochable régnait une lueur crépusculaire, fournie par de rares hoverglobes. Et Pirius trouva qu’il faisait un peu froid, même si l’air ne sentait pas trop le renfermé. Et non seulement ça, mais tout le monde, même les cadets les plus jeunes, vaquait calmement à ses occupations, marchant sans bruit et chuchotant. Boote leur dit que c’était toujours comme ça. — Ah, dit Nilis. Marche silencieuse. — Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda Pirius dans un murmure. C’était contagieux. — Je vous rappelle que c’est une base secrète. Le roc met le cap sur les Xeelees, qui ne doivent pas soupçonner sa présence. L’équipage s’efforce en conséquence de maintenir le niveau de fonctionnement – les émissions d’énergie, les signaux – en dessous du bruit de fond de la Bébé Spirale. Je ne suis pas sûr que tous ces murmures et cette façon de marcher sur la pointe des pieds changent vraiment les choses, mais bien que je ne sois pas un expert en motivation, je suppose que c’est bon sur le plan psychologique. Ça rappelle constamment aux recrues de ne pas faire les marioles. Pirius regarda avec curiosité les enfants qui l’observaient en ouvrant de grands yeux pleins d’espoir. Il essayait d’imaginer l’effet que ça devait faire de grandir dans cet enfermement de couloirs crépusculaires, murmurants. Enfin, ceux-là n’avaient jamais connu autre chose ; pour eux, c’était normal. Alors qu’ils continuaient leur chemin, Boote entreprit fièrement de leur expliquer l’origine de son nom. Il n’y avait pas de vraies familles, ici, pas d’hérédité, bien sûr ; c’eût été contraire à la Doctrine. Comme dans la plupart des bases militaires, il n’y avait que des cuves d’incubation et des cadres. Mais une tradition avait quand même vu le jour. Il y avait des siècles de ça, le premier Boote avait été un bon commandant, qui s’était attiré la loyauté et l’affection de tout le monde. Une femme lui avait succédé et avait pris son nom, devenant Boote Deux, et ça avait paru la chose la plus naturelle du monde, un hommage qui était devenu une marque honorifique pour les commandants suivants, jusqu’à ce brave homme, Boote Quarante-Trois ; de la même façon, il y avait des « dynasties » parmi les ingénieurs et les médecins, les officiers de communication, les pilotes et tous les autres corps spécialisés. Nilis regarda Pirius en haussant les sourcils, mais ne dit rien. Partout, où que ce soit, il semblait qu’un certain degré de déviance fût inévitable. On les emmena vers la surface par une coursive couverte. Nilis rentra la tête dans les épaules, sous le ciel étoilé, mais après cette enclave ténébreuse, Pirius fut soulagé de se retrouver à la saine lueur du Noyau. Ils assistèrent aux travaux de terrassement. Des équipes en skinsuit s’affairaient dans les tranchées. Pirius vit qu’ils en creusaient moins de nouvelles qu’ils ne réaménageaient les anciennes. Il n’en avait jamais vu d’aussi nettes et régulières : les parois étaient parfaitement verticales, d’une rectitude géométrique, d’une netteté implacable. Pas une trace de poussière, où que ce soit. Les troupes travaillaient en souriant, en formations strictes. D’un coin du chantier, des troupes jaillirent tout à coup de leurs tranchées, se jetèrent à la surface et commencèrent à se tortiller. — Ils manœuvrent, commenta Pirius. Sauf qu’on dirait moins un exercice qu’un jeu. — Oui, dit Nilis. Et ces travaux sont un jardin d’ornement. Ces gens ont été trop longtemps isolés, Pirius. Une tranchée est un endroit où on vit et où on meurt. Les leurs, ils les ont décorées. Pirius se faisait peu à peu une idée de cet endroit. Les rocs étaient un élément essentiel de beaucoup d’attaques contre les concentrations xeelees : ils procuraient une couverture, des moyens, essuyaient la puissance de feu ennemie. Mais alors que la plupart des rocs étaient volontairement déviés vers la trajectoire voulue, le Roc Orion et un certain nombre d’autres se trouvaient sur des orbites naturelles qui les amenaient vers des positions utiles dans le Noyau, où ils pouvaient être utilisés comme bases secrètes d’opérations. Seulement, la géographie du Noyau s’étendait sur des années-lumière, et les temps de déplacement étaient d’une lenteur affolante. Ceux qui avaient conçu cet endroit avaient dû le programmer longtemps à l’avance – un millier d’années, parce que c’était le temps que mettrait le Roc Orion à se trouver en position d’être utile. — Tout, Pirius, est à la même échelle dans cette guerre, dit gravement Nilis. Le Roc Orion est comme une génération de vaisseaux stellaires envoyée à la guerre : quarante, peut-être cinquante générations condamnées à ces tunnels obscurs, toutes les occasions de leurs vies sacrifiées à un seul et unique but, un assaut sur les Xeelees, une unique frappe qui pourrait être livrée du vivant de leurs enfants, ou des enfants de leurs enfants. Mais quand même, un millier d’années… Sur la Terre d’avant l’Occupation, mille ans c’était très long. Assez long pour permettre à des empires de naître et de s’effondrer : une durée historique. Pour nous, ce n’est qu’une case à cocher sur le planning des programmateurs de la guerre ! Et tandis que les troupes continuaient à creuser, à manœuvrer, à défiler et généralement à jouer aux soldats, Pirius constata que leurs lèvres remuaient à l’unisson. Ils chantaient toujours. Par la grâce d’un défaut des systèmes, il n’entendait pas leur chant. On avait libéré pour eux un hangar énorme sous le cratère damé où ils avaient atterri. Pirius alla l’inspecter. Une cinquantaine de greenships y tiendraient aisément ; il aurait pu en accueillir une centaine. Il était équipé de toutes les installations d’entretien et de réparation nécessaires, éclairé a giorno par des hoverglobes lumineux, plein d’hovermatics et complètement pressurisé, bien que des sections puissent être ouvertes au vide quand il le fallait. Les zones de travail étaient maintenues sous micro-gravité – les greenships, conçus pour la légèreté, étaient trop frêles pour supporter leur propre poids sous une gravité normale –, mais le sol et les coursives qui sillonnaient le hangar en tous sens étaient équipés d’ajusteurs inertiels. Un endroit stupéfiant, à tous points de vue. Pourtant, on n’avait pas l’impression d’être dans un local de travail. C’était trop propre, trop ordonné. Ça ne sentait même pas comme dans les ateliers, l’électricité, l’ozone ou les lubrifiants, l’odeur du métal chauffé qui avait été exposé au vide. On aurait plutôt dit un musée, un endroit où on dorlotait les greenships plus qu’on ne mettait les mains dans le cambouis. Pirius rejoignit Espoir Tenace, le chef de son équipe au sol. Eliun, le maître de la Guilde des Ingénieurs, le suivait partout comme son ombre, avec quelques-uns de ses assistants. Depuis que ses intentions avaient été percées à jour sur les Arches, Eliun ne quittait plus Espoir Tenace des yeux. Le groupe regarda leurs précieux greenships, grossièrement modifiés, nichés dans leurs cales sèches. — Regardez ça, pilote ! dit Eliun en flanquant une tape sur l’épaule de Pirius, pas très gentiment. Ces cales sèches ont été construites il y a plus d’un millier d’années. Ces greenships ont à peine cinq ans – certains sont même plus récents, et pourtant, les appareils s’encastrent avec précision dans les cales sèches, comme une main dans un gant, chaque surface est tracée sur mesure, toutes les interfaces correspondent exactement. Ces vaisseaux pourraient s’emboîter dans n’importe quelle cale sèche de la Galaxie ! Et tout cela grâce à qui ? Grâce à la Guilde. C’est une question de normalisation, monsieur, de normalisation à l’échelle galactique, dans le temps et dans l’espace. Comment croyez-vous qu’on pourrait livrer une telle guerre sans cette identité épique ? — Ingénieur Eliun, répondit Pirius, qui était surmené, stressé et manquait de sommeil, je ne connais rien à la politique d’approvisionnement. C’est au commissaire Nilis que vous devriez en parler. L’ingénieur ne parut pas satisfait de sa réponse, mais Pirius se tourna délibérément vers Espoir Tenace. — Alors, qu’en pensez-vous ? Espoir Tenace haussa les épaules. — Techniquement, le hangar est parfait. Mais c’est l’endroit le plus bizarre que j’aie vu de ma vie. Regardez ça… Il conduisit Pirius vers l’une des cales sèches, qui hébergeait la coque meurtrie d’un greenship de l’escadron Exultant, et passa sa main nue sur la nacelle massive de métal et de polymère intégrés dans la roche vitrifiée de l’astéroïde. — Elle est usée, dit Espoir Tenace, comme s’il n’en croyait pas ses yeux. Et tout est comme ça. Tout le matériel de cet endroit est tellement poli par les frottements qu’on pourrait se regarder dedans. Pendant mille ans, ils n’ont fait que ça, frotter et astiquer, dit-il avec un sourire nerveux. — Oui, bon, eh bien, je me fiche des mille dernières années, grommela Pirius. Tout ce qui m’intéresse, c’est les prochaines vingt-quatre heures, parce qu’au bout de ces vingt-quatre heures je veux que cet endroit soit prêt pour le lancement de notre opération. Et l’installation du canon ? Vous pensez que vous devrez découper ce toit pour le faire entrer ?… Ils continuèrent sur ce mode, poursuivant la programmation de la suite des opérations. L’ingénieur Eliun les suivit un moment, mais Pirius l’ignora si bien qu’il finit par laisser tomber et s’éloigna à grands pas furibards. À l’issue du délai de vingt-quatre heures, ils n’avaient effectué qu’une fraction de ce que Pirius avait demandé. Celui-ci provoqua une réunion de crise dans le bureau de Nilis. L’état-major de Boote était un ramassis d’administrateurs et d’employés peu ragoûtants, ramollis, des faux derches qui semblaient n’avoir qu’une ambition : prendre un jour la place de leur chef. Et Boote, se sachant acculé, avait dans l’œil une lueur qui disait à Pirius qu’il n’était pas du genre à se laisser bouffer sans combattre. Encore une difficulté, un coup de frein, comme ils en avaient rencontré tout au long de leur parcours depuis qu’ils étaient venus de la Terre. Pirius était monstrueusement épuisé, impatient de retrouver ses vaisseaux, et il aurait pu arracher la tête de quelqu’un avec ses dents. Il n’arrêtait pas de se répéter qu’il n’avait qu’un but : mener sa mission à bien. Il se tourna vers Espoir Tenace. — Ingénieur, si vous nous résumiez les progrès accomplis au cours des dernières vingt-quatre heures ? Espoir Tenace consulta un infodesk. Il avait l’air aussi tendu que Pirius. — Les priorités sont, primo, d’installer une usine du côté opposé du roc pour produire les trous noirs ponctuels destinés aux canons ; secundo, modifier le hangar pour nos greenships émulés. Jusque-là, nous avons beaucoup discuté, et nous avons jeté les fondations de l’usine. C’est tout, conclut-il en plaquant son infodesk sur le dessus de la table. — J’aurais voulu que nous décollions…, commença Pirius en vérifiant le chronomètre virtuel qui planait au-dessus de la tête de Pila. Eh bien, il y a deux heures. Vous vous y êtes tous engagés, hier. Que s’est-il passé ? Espoir Tenace attrapa la balle au vol. Il tendit un doigt comme une dague vers le commandant Boote. — Eux. Tout ce que nous demandons, ils le « laissent en suspens » pour en « discuter » avec leurs supérieurs sur la « chaîne de commandement », répondit-il d’un ton mordant, sarcastique, profondément insolent. Pirius, ces gars font de l’obstruction. — Je ne me laisserai pas insulter de la sorte ! bredouilla le commandant Boote. — Eh bien, eh bien, murmura Nilis. Commandant, si vous nous faisiez connaître votre façon de voir les choses ? Le commandant tourna sa magnifique tête chauve vers Pirius. — Chef d’escadron, nous soutenons votre projet. C’est notre fonction. Mais vous devez reconnaître les obstacles pratiques. Pendant mille ans – mille ans, monsieur ! –, nous avons construit, poli et perfectionné cette base jusqu’à ce qu’elle remplisse parfaitement sa fonction, qui est de frapper un grand coup contre l’ennemi. Maintenant, vous nous demandez de changer ça. D’éventrer nos murs – d’installer des matériels tellement neufs qu’ils ne vont même pas interfacer avec nos propres kits ! Évidemment, dit-il en levant les mains, nous devons accepter le défi de la nouveauté, et nous ne vous demandons qu’un peu de temps. Nous comprenons les pressions auxquelles vous êtes soumis, vos impératifs, mais une réaction mesurée et réfléchie… Il parlait d’une voix douce, liquide, chaque phrase se fondant sans heurt dans la suivante, et Pirius ne voyait pas moyen d’interrompre le flux. Ses propos paraissaient tellement sensés qu’au bout d’un moment il se retrouva en train d’acquiescer, incapable de réagir. Évidemment que ces innovations ne pouvaient être apportées ici ! Qu’avait-il donc dans la tête ? En fin de compte, ce fut Nilis qui réussit à interrompre ce monologue : — Sauf votre respect, commandant, je pense que l’imagination vous fait cruellement défaut. Vous êtes là depuis si longtemps, vos prédécesseurs et vous-même, à suivre aveuglément les diktats imposés depuis des lustres, que je doute que vous soyez en mesure de comprendre qu’un jour tout cela devra prendre fin. Boote ouvrit un four énorme et secoua la tête. — Si c’est ma génération qui a le privilège de remplir la mission du Roc Orion, je saisirai cette opportunité à deux mains… Il recommença à parler. Maintenant son discours sonnait creux, comme s’il l’avait appris par cœur, et Pirius comprit qu’il n’en croyait pas lui-même un traître mot. D’un mouvement coulé, le capitaine Marta dégaina une arme. Darc tendit la main pour la désarmer, mais Marta fit feu, atteignant Boote au bras. L’impact le projeta en arrière, à bas de son siège, le collant au mur. L’espace d’un instant, ses jambes filiformes battirent comiquement l’air, pendant que ses aides voletaient autour de lui. Quand ils eurent réussi à le remettre debout puis à le rasseoir, il avait les mains crispées sur le gras de son bras droit, où fleurissait une tache de sang. Il était rouge de peur et de colère. Nilis, lui, était blême, et le choc l’avait rendu muet. Pila n’avait pas même cillé pendant que le coup partait. L’air légèrement ennuyée, elle épousseta une tache de sang sur sa manche. Espoir Tenace et Torec se donnaient un mal fou pour ne pas rigoler. Boote tendit un doigt tremblant sur Marta. — Vous m’avez tiré dessus ! — Une blessure sans gravité, dit-elle. Une demi-heure à l’infirmerie et ce sera guéri. — Je vous ferai fouetter à vous arracher la peau ! — À votre gré, monsieur, dit Marta d’un ton égal. Mais je me suis dit que le moment était venu d’introduire un peu de réalisme dans la discussion. C’est vrai, commandant, vous savez : le ciel est vraiment en train de nous tomber sur la tête. Pirius la regardait en ouvrant de grands yeux. Le silence s’éternisant, il réalisa que c’était à lui de parler. Il se tourna vers Boote. — Commandant, je ne peux pas me permettre, faute de temps, de reporter cette réunion. Je veillerai à ce que le capitaine Marta réponde ultérieurement de toutes les charges qui pourraient être portées contre elle. Capitaine Darc, voulez-vous la prendre sous votre responsabilité ? Darc inclina ironiquement la tête. — Commandant Boote, vous êtes excusé le temps de faire soigner cette égratignure. En attendant, qui souhaitez-vous voir vous représenter pour la poursuite des négociations ? Après cela, les choses allèrent beaucoup mieux. 49 Les ennuis commencèrent de la façon la plus anodine, la plus banale qui soit : par un problème de déchets. Pour beaucoup d’espèces de quagmites, l’élimination des déchets se faisait sous forme de matière comprimée, de quarks et de gluons agglutinés en baryons – des protons et des neutrons. En cherchant bien, on aurait même pu y trouver quelques noyaux simples. Mais l’univers était encore trop chaud pour assurer la stabilité de ces structures, et les déchets se dégradaient rapidement, restituant leur substance au bain de quagma plus vaste. Mais, alors que l’univers se refroidissait, les choses changèrent. Le cloaque gluant de protons-neutrons ne voulait plus se dissoudre. De grandes masses s’aggloméraient, résistant obstinément, et devaient être décomposées pour relâcher les quarks qui les constituaient. Et la dépense énergétique était énorme. La corvée fut bientôt insurmontable. Cela devint la tâche primordiale des peuples. Les citoyens exprimaient leur préoccupation ; des autocrates lançaient des ultimatums ; on s’injuriait dans les conseils. On se faisait la guerre pour des décharges d’ordures. Et le problème ne faisait que s’aggraver. Peu à peu, la terrible vérité se fit jour. L’univers se refroidissait, approchant d’un nouveau point de transition, un autre changement de phase. La température ambiante chutait dramatiquement, il ferait bientôt trop froid pour que les baryons se dissocient, et le processus combinatoire serait à sens unique. Bientôt, tous les quarks et les gluons, les éléments fondamentaux constitutifs de la vie, seraient prisonniers des baryons. La tendance était inévitable. Sa conclusion, renversante : cette extraordinaire implosion ratatinerait la plus brillante, la plus belle écologie des quagmites, et il ne resterait personne pour en porter le deuil. Alors que la nouvelle se répandait dans les mondes habités, une unité cosmique se développa. L’amour et la haine, la guerre et la paix furent abandonnés au profit d’un immense effort de recherche afin de trouver des moyens de survivre à la catastrophe baryogénétique qui se préparait. Une solution fut trouvée. Des arches furent conçues : d’immenses mondes artificiels, faisant parfois jusqu’à un mètre de longueur. Ce n’était pas satisfaisant ; la baryogenèse ne pouvait être stoppée, et presque tout disparaîtrait dans le processus. Mais ces bâtiments de quagma vogueraient jusqu’à la fin des temps telle que la voyaient les quagmites, et au-delà. Et dans leurs esprits artificiels ils entreposeraient la poésie d’un million de mondes. C’était mieux que rien. Le temps passa, les baryons morts emplirent l’univers, les civilisations se désagrégèrent, et les arches de quagma voguaient toujours. Mais les derniers quagmites avaient d’autres aspirations que la survie. Ils voulaient rester dans les mémoires. 50 Sur le Roc Orion, le temps passait bizarrement pour Pirius Rouge. Les journées semblaient interminables, les nuits très courtes, et la somme de ces journées interminables finissait par faire des semaines, qui filaient comme l’éclair. Pirius ne perdait pas une occasion de rappeler à ses équipes la date butoir. Ils accéléraient le programme d’entraînement, le travail de mise au point technique, et l’effort fourni par tout le monde devenait de plus en plus frénétique. Ça n’empêchait pas les pages du calendrier de tourner de plus en plus vite. Tout à coup, le jour fatidique fut là. Pas un mot du Grand Conclave. La journée passa, puis deux. Autant tirer parti de ce délai, se dit Pirius. Les équipages de pilotes et les techniciens poursuivirent leur entraînement. Tout en pilotant les vaisseaux modifiés lors d’interminables boucles en rase-mottes au-dessus de rocs-cibles inertes, ils effectuèrent des simulations à grande échelle avec des équipages et un QG opérationnel dûment équipé, tout le monde travaillant main dans la main pour parachever les procédures. L’expérience du capitaine Darc était vitale pour cela, et Pila se révéla étonnamment observatrice et coopérative. Elle suggéra des moyens d’améliorer l’échange d’informations entre les appareils et la base. Elle semblait enfin s’investir dans l’effort général. Tout cela était très utile, bien sûr. Mais, dans les coulisses, ceux qui savaient étaient de plus en plus anxieux. Le Grand Conclave pouvait encore leur refuser l’autorisation de vol, pour des raisons connues d’eux seuls, incompréhensibles. Jusque-là, Nilis était resté remarquablement calme. Il avait conçu la mission sur des bases largement théoriques – « un simple croquis sur un infodesk », disait-il –, et maintenant qu’ils étaient ramenés aux détails opérationnels, il n’avait pas grand-chose à ajouter. Tout en continuant à se plaindre du manque de coopération sidérant des autorités militaires qui les hébergeaient, il poursuivait les analyses concernant la véritable nature de Chandra. Il voulait être sûr de comprendre ce qu’ils attaquaient avant de le « réduire en confettis », disait-il. — Pour un peu, on dirait qu’ils ne veulent pas que je sache ce qu’est Chandra ! dit-il à un Pirius égaré. Après l’expiration du délai, Nilis s’agita de plus en plus. Il commença à éructer, hurlant qu’il allait retourner sur Terre pour, lors d’une séance du Grand Conclave, faire une sortie qui resterait dans les annales. Puis, deux jours après le délai officiel, un « Message instantané » fut remis à Pirius. Il provenait du bureau du maréchal Kimmer et était signé par la plénipotentiaire pour la Guerre totale en personne : « Opération PREMIER RADIANT. Exécution à la première occasion favorable. » C’était tout. Pirius relut la note. Il n’en croyait pas ses yeux. — Et voilà, dit-il. Tout d’un coup, nous ne sommes plus un projet mais une opération… Pila le fixait, le regard intense dans son beau visage glacé. Elle semblait fascinée par sa réaction. — Comment vous sentez-vous ? — Soulagé, dit-il, avant d’ajouter : Terrifié. Il jeta un coup d’œil à un chronomètre. C’était le soir. « Première occasion favorable. » Encore une journée complète de préparation, alors ; après ça, dès le réveil, ils décolleraient. — Trente-six heures, soupira-t-il. Plus que trente-six heures et c’est parti. Allons-y, Pila, dit-il en se levant. On a du boulot. Le soir venu, il convoqua Pirius Bleu et Même Ça, ses commandants d’escadrille, pour une ultime réunion de coordination. Pila ferma la porte du bureau à clé, enclencha un bouclier de sécurité, et Pirius leur montra le message de Kimmer en regardant attentivement Même Ça. Il ne lui faisait pas encore tout à fait confiance. Mais pas plus Même Ça que Bleu n’eurent l’air choqués, surpris ou effrayés. Peut-être n’y croient-ils pas encore tout à fait, se dit Rouge. Ils étaient là pour passer en revue tous les détails de la mission, aborder les problèmes de tactique concernant la résistance qu’ils pouvaient rencontrer et la façon de surmonter les divers incidents possibles, à chacune des étapes du profil de mission. Quand ils auraient terminé, Pila établirait l’ordre de service final, qui serait distribué aux équipages. Alors qu’ils se mettaient au travail, Rouge dit : — La session devrait être rapide. Nous avons simulé cette opération dix ou douze fois. — Vous risquez d’être surpris, dit sèchement Même Ça. L’imminence du passage à l’action a le don de mettre les esprits en ébullition. Pirius Bleu regardait son jeune lui-même avec curiosité. — Comment te sens-tu ? C’est la première fois que tu voles en mission de combat ? — Oui, répondit Rouge, irrité. Le bleu, c’est moi ! Merci de me le rappeler. — Ça te fera peut-être du bien, répondit maladroitement Bleu. Non, vraiment. Rien ne vaut le fait d’y aller pour de bon. Quand on mène des équipages dans une situation où ils courent un vrai risque d’y rester, on est écrasé par le fardeau de la responsabilité, et il s’y mêle une peur viscérale pour sa propre peau. On n’y peut rien. On a l’estomac retourné. Mais c’est une chose de vivre ça ; c’en est une autre de digérer le choc résiduel. On ne s’en remet jamais tout à fait. Enfin, tu en as assez encaissé pour aujourd’hui. Il vaudrait mieux que tu restes cool. — Je n’ai pas peur de mourir, rétorqua Rouge. Je n’ai même pas peur d’assumer la responsabilité de la vie des autres. — Vous avez quand même peur de merder, dit Même Ça. — Oui, admit Rouge. — Ne t’en fais pas. Nous sommes avec toi, dit Bleu avec raideur, en évitant son regard. Rouge savait que Bleu ne pouvait davantage engager sa loyauté envers son jeune alter ego, moins expérimenté, qui avait été promu au-dessus de son niveau de compétence. Il me faudra m’en contenter, se dit-il. Il tira un infodesk vers lui. — Avançons, dit-il d’un ton ronchon. D’abord, la séquence de lancement. Nous partirons en deux vagues… Le lendemain matin, dès le début de la journée, Espoir Tenace sut qu’il se préparait quelque chose. Il effectuait sa tournée d’inspection habituelle dans le dépôt d’explosifs, un entrepôt qui avait été modifié pour servir de magasin à trous noirs ponctuels, et entra dans le grand hangar principal, où ses techniciens maternaient quinze greenships profondément tripatouillés et complètement râpés. Partout où il allait, il percevait une sorte de frénésie, comme un accroissement de l’activité et de la tension. D’abord, il y avait plus de pilotes dans le coin que d’habitude. Ils s’activaient avec les équipes au sol autour des appareils qu’ils piloteraient. Mais il y avait autre chose dans l’atmosphère. Il avait déjà vécu ça, avant l’incident avec le magnétar qui avait marqué le tournant de sa vie, pendant sa seule et unique mission de combat. Tout le monde comprenait la nécessité du secret. Généralement, on ignorait jusqu’à la veille ou l’avant-veille du lancement d’une mission quel en était au juste l’objectif. En dehors des innovations technologiques auxquelles ils avaient dû s’habituer, la mission ne différait pas des autres. Les spéculations étaient allées bon train, comme toujours. Les atouts apportés par les nouveaux processeurs super-rapides et le formidable canon à trous noirs étaient indiscutables. Mais personne ne voyait à quoi pouvait bien servir le capot grav, difficile à manier et capricieux. Et personne n’arrivait à imaginer un objectif convaincant. Ça devait être quelque chose de gros, à coup sûr – de gros, et donc d’exceptionnellement dangereux. Mais tout ça n’était que rumeurs. Seulement, ce matin-là, il était clair qu’il y avait du changement : on disait que l’ordre de passer à l’action était arrivé, d’on ne savait où, de quelque part dans les hautes sphères. En ce moment même, Pirius Rouge était probablement en train de briefer l’état-major, et tous les autres devaient être encore dans le brouillard. Mais c’était stupéfiant comme ces choses-là se sentaient. Les gens avaient le chic pour repérer des indices presque imperceptibles, quand c’était vraiment important pour eux – or ça l’était ; c’était même une question de vie ou de mort. En tout cas, Espoir Tenace connaissait son boulot, et il veillerait à ce que tous ces greenships déglingués soient prêts à faire ce qu’on en attendait, quoi que ce soit, même s’il devait pour ça s’insinuer personnellement dans les entrailles de chacun d’eux. Il se mit au boulot avec une volonté redoublée. Vers le milieu de la matinée, des VieD&Os de Pirius Rouge se matérialisèrent autour du hangar, convoquant les équipages à un briefing général dans l’une des grandes salles de conférences. Les intéressés se regroupèrent par petits paquets et commencèrent à sortir du hangar en parlant tout bas. C’est pour de vrai ; ça arrive pour de bon, se dit Espoir Tenace avec un étrange pincement au cœur. Il n’y avait pas si longtemps, il faisait encore partie des équipages en vol. Il fit rapidement le tour du hangar. Le boulot avançait bien. En fait, se dit-il, s’il restait dans le coin, à regarder par-dessus les épaules de ses techniciens, il les gênerait plutôt qu’autre chose. Il pouvait se libérer pour quelques heures. C’est ainsi que, tandis que les derniers équipages prenaient le couloir qui menait au Pays des Officiers, il les suivit. Torec, qui était postée à la porte de la salle de conférences, lui en barra l’entrée de son bras tendu. — Où tu vas, là ? — Au briefing. Par la porte ouverte, Espoir Tenace voyait une trentaine de personnes qui vibrionnaient, cherchaient un siège. Tout le monde était là, apparemment, les équipages primaires et de réserve. Les deux versions de Pirius, Même Ça, le commissaire Nilis et quelques autres avaient pris place sur une estrade dressée sur le devant de la salle. Des images virtuelles papillotaient au-dessus de leurs têtes, attirant tous les regards, tandis qu’on préparait le matériel nécessaire à la réunion. — C’est réservé aux équipages, dit Torec. Je ne peux pas te laisser entrer. — Allez, Torec, murmura-t-il. J’étais pilote, tu te souviens ? — Je ne vois pas ce que tu viens faire ici. Espoir Tenace ne le savait pas très bien, lui non plus. Il jeta un coup d’œil dans la salle. — Parce que c’est l’histoire. — Oui. En effet. Bon, ça va, fit-elle en baissant le bras. Mais si quelqu’un te repère, tu diras que tu m’as tordu le bras pour que je te laisse passer. Il la remercia d’un sourire et se précipita dans la pièce. L’atmosphère, à l’intérieur, était encore plus étrange que dans les hangars. La tension y était aussi perceptible qu’une odeur d’ozone. Tous les équipages semblaient parler en même temps, la pièce était pleine de bruit. Des conversations étaient sans suite, du bavardage, un moyen d’évacuer le stress. Espoir Tenace repéra Jees, moitié femme, moitié statue d’argent. Elle était assise un peu en retrait, comme toujours, le visage atone, et elle regardait l’estrade en attendant que le spectacle commence. Espoir Tenace s’assit à l’arrière, entre deux navigateurs costauds. Évidemment, chacun dans la salle savait qui il était, pour avoir travaillé avec lui sur les vaisseaux. Tous semblèrent accepter sa présence parmi eux. Pirius Rouge monta sur l’estrade. Il leva les bras pour obtenir le silence, mais il aurait pu s’en dispenser. Le brouhaha avait déjà cessé. Il parcourut les équipages du regard, avec une expression complexe. — Vous savez pourquoi nous sommes là, dit-il sans amplificateur, d’une voix sèche, déterminée, rendue rauque par la tension. L’opération Premier Radiant est déclenchée. Un murmure appréciateur salua ses paroles. Un ou deux hommes tapèrent des pieds. — Je sais que ce n’est encore, pour l’instant, qu’un mot pour la plupart d’entre vous, mais ça va bientôt changer. J’ai déjà eu des briefings avec vos commandants de vol, et les spécialistes qui se sont faits vos porte-parole à vous, pilotes, navigateurs et ingénieurs. Nous avons tout mis à plat, aussi à fond que possible. Le commissaire Nilis, ici présent, va effectuer un survol des objectifs et de la stratégie, puis Bleu, Même Ça et moi, nous repasserons les opérations en détail. À la fin de cette réunion, l’adjudant vous distribuera des exemplaires de l’ordre de mission détaillé. Après quoi, nous nous diviserons en groupes pour des briefings par spécialités. Nous avons d’autres VieD&Os du profil de mission, et même des simulations si vous avez le temps de les effectuer. « À tous les stades, je vous demande de nous faire part de vos réactions. Ce que nous allons tenter, personne ne l’a jamais fait avant nous. Alors si vous repérez quelque chose qui risque de foirer, ou si vous voyez une meilleure façon de procéder, dites-le. À la fin de la journée, l’adjudant et moi, nous intégrerons toutes vos réactions dans une nouvelle mouture de l’ordre de mission, et nous tiendrons une autre session de remise à jour ici même. C’est clair ? Il n’y eut pas de réponse. Il fit quelques pas, comme s’il n’était plus si sûr de lui, tout à coup, et les regarda. Les équipages l’observaient en silence. — Je vais vous dire en une phrase ce que nous allons faire demain, reprit-il. Nous allons porter aux Xeelees un coup dont ils ne se remettront pas. Et je vais vous dire autre chose : demain, c’est notre meilleure chance, mais ce ne sera pas la seule. Si vous vous plantez demain, vous y retournerez dès que les appareils seront rafistolés, et que vous serez rafistolés, et vous recommencerez. Et vous le referez jusqu’à ce que le boulot soit fait. Alors, si vous ne voulez pas y retourner, débrouillez-vous pour réussir du premier coup. Il les parcourut du regard, comme pour les défier de réagir. Puis il se rassit. On aurait entendu voler une mouche. Espoir Tenace regarda discrètement autour de lui. Pirius n’était pas le genre de chef à faire des blagues, ou à quêter les applaudissements. Espoir Tenace ne vit pas de froncements de sourcils, pas de moues dubitatives, aucun sourire ironique. Les pilotes ne s’attendaient pas à être dorlotés. Ceux-ci connaissaient Pirius, depuis le temps, ils connaissaient son moi plus âgé, et ils le respectaient. Où qu’il les conduise, ils étaient prêts à le suivre. Léthé ! pensa Espoir. S’il pouvait, il suivrait Pirius – n’importe lequel des deux –, comme il le faisait naguère. Ensuite, Nilis prit la parole. Le commissaire, massif et beaucoup plus vieux que les équipages installés devant lui, portait son éternelle robe noire effrangée aux poignets. Il farfouilla dans ses infodesks, toussota pour s’éclaircir la voix. Il semblait beaucoup plus nerveux que Pirius ; mais peut-être était-ce simplement que Pirius le cachait mieux. Nilis commença par résumer les nouveaux éléments techniques de la mission : le capot grav, le processeur BTF, le canon à trous noirs. — Mais tout ça, je suppose que vous le savez déjà, dit-il. Tout comme le nom de la mission, que Pirius vous a annoncé : opération Premier Radiant. Maintenant, je peux vous dire que ce nom désigne le plus important de tous les Premiers Radiants : la base des Xeelees située dans cette Galaxie. Ces mots furent accueillis par un mouvement collectif de surprise. Il regarda l’assistance en plissant un peu les paupières, comme s’il avait du mal à distinguer les visages. — Je vois que vous avez compris. Après trois mille années de siège et d’état de guerre non concluant, nous allons – vous allez – frapper le cœur de la Galaxie : le trou noir supermassif appelé Chandra, le centre de toutes les opérations des Xeelees. Espoir Tenace était pétrifié. Il avait du mal à en croire ses oreilles. Nilis entreprit de commenter une succession stupéfiante de VieD&Os, et, peu à peu, la nature de la mission se précisa. D’ici très peu de temps, après un milliard d’années passées à dériver le long du bras de la Bébé Spirale, le Roc Orion allait surgir au grand jour. Ce roc lourdement armé approchant de la Cavité constituerait une menace immédiate pour l’ennemi, qui ne manquerait pas de l’attaquer. Mais Orion était une diversion. Pendant que la puissance de feu des Xeelees se déchaînerait sur les défenses du roc, l’escadron Exultant s’en échapperait. Les greenships s’enfonceraient encore plus profondément dans la Cavité, derrière leur capot grav, dont le but, leur révéla Nilis, était d’interdire l’accès des Xeelees aux précognitions SPL concernant la mission. Par la suite, les processeurs BTF leur permettraient de pénétrer dans les dernières strates de défense des Xeelees. Après quoi, ils utiliseraient le canon à trous noirs pour frapper Chandra même, et les concentrations xeelees qui y pullulaient. Pendant que Nilis poursuivait, les équipages commencèrent à marmonner. Espoir Tenace savait ce que tout le monde se disait : personne ne s’était jamais autant rapproché du Premier Radiant, et si quelqu’un l’avait fait, il n’avait pas vécu assez longtemps pour le raconter. Même Pirius Bleu n’était pas allé aussi loin. Et toute cette nouvelle technologie était bien peu rassurante. Les équipages aimaient voler avec du matériel éprouvé, pas avec le produit de la cervelle surchauffée d’un bouffon. Mais moi, j’irais, ne pouvait s’empêcher de se dire Espoir Tenace. Nilis parcourut ses VieD&Os techniques. — Vos commandants vous détailleront les aspects opérationnels de la mission. Mais je veux vous dire pourquoi il est tellement important de frapper le Premier Radiant, quoi qu’il en coûte. Il leur parla stratégie. La Galaxie était pleine d’objectifs militaires, leur dit-il, pleine de positions xeelees. Mais les plus importantes étaient celles qui se trouvaient « en amont sur le plan économique » dans le flux de ressources et d’informations. — C’est une question de coût, c’est aussi simple que ça : il est plus rentable de frapper au port, dans les chantiers navals, et de détruire tous les appareils en une seule mission, plutôt que de les pourchasser quand ils sont dans la nature. Il fit apparaître des images très agrandies du Premier Radiant. D’une certaine façon, les Xeelees utilisaient le trou noir comme usine de nightfighters et autres technologies, dit-il, et comme processeur central de leurs informations. Il évoqua les dégâts que les trous noirs ponctuels allaient occasionner aux puissants engins qui devaient entourer Chandra. Espoir Tenace s’étonna rêveusement d’entendre cet homme à l’air si gentil parler de destructions massives de cette ampleur. Nilis referma ses dernières VieD&Os et se tourna vers son auditoire, les mains sur les hanches. — Vous pourriez me demander : pourquoi devons-nous le faire ? Pourquoi maintenant ? Et pourquoi vous ? Après tout, la guerre n’est pas perdue. Nous nous tenons mutuellement en respect depuis trois mille ans. Pourquoi est-ce sur vous que doit retomber la corvée de porter ce coup aux Xeelees – et, hélas pour beaucoup d’entre vous, d’en payer le prix ? Eh bien, je vais vous le dire. C’est parce que, après vingt mille ans de Troisième Expansion, la majeure partie de l’humanité est faite de soldats, et la plupart des gens sont encore des enfants quand ils meurent. Ils n’ont pas le temps de grandir. Ils n’arrivent même pas à l’âge de comprendre ce qui leur arrive. Pour nos soldats, la guerre est un jeu, dont ils ne saisissent jamais qu’il est mortel. Voilà ce que nous sommes, ce que nous avons fait de nous-mêmes. Et les chiffres sont terribles : en un siècle, cette guerre a fait plus de morts qu’il n’y avait eu d’êtres vivants sur Terre avant que l’humanité ne se lance dans les étoiles. Il arpenta l’estrade, vieil homme trop gros qui allait et venait avec une intensité presque comique. — Le Premier Radiant est au centre des activités xeelees dans cette Galaxie. Frapper Chandra sera dévastateur pour eux. Et c’est ce que nous allons faire. Nous allons mettre fin à cette guerre. Et tout de suite ! Un silence sidéré, glacé, lui répondit. Le maréchal Kimmer, assis parmi les équipages sur le devant de la pièce, se leva. — Je sais que, grâce à vous, cette attaque va réussir, dit-il simplement. Je sais que vous allez leur infliger des dégâts terrifiants. Et je sais, oui, je sais que vous allez changer le cours de l’histoire. Si l’intervention de Nilis avait été reçue dans le silence, celle de Kimmer fut accueillie par une ovation. — Les premiers lancers auront lieu demain matin, après le réveil, conclut-il. Sur ces mots, il tourna les talons et quitta la salle. Les équipages se dispersèrent rapidement. Espoir Tenace se précipita vers le hangar. Il y avait encore beaucoup à faire. Les équipages au sol avaient déjà eu vent de la nature de la mission, et l’atmosphère était sombre et silencieuse, comme s’ils travaillaient dans une morgue. Ce qui ne les empêcha pas de faire ce qu’il fallait. À la fin de la journée, Espoir Tenace alla trouver Même Ça. Il était dans une chambrée, entouré par un petit cercle de membres d’équipage au visage sombre – et tous n’étaient pas des Amis. Espoir Tenace se joignit au petit cercle et l’écouta leur parler d’amour et d’espoir, de peur, d’endurance et de la transitivité consolante de toute chose. Mais bien que sa voix soit ferme, la tension se lisait sur son visage, comme un nuage noir. 51 L’univers était maintenant à peu près de la taille du système solaire, et il poursuivait son expansion. Et alors même que la baryogenèse n’était pas achevée, une autre transition approchait. Les nouveaux baryons se combinaient par deux, trois, quatre ou plus. C’étaient des noyaux atomiques – mais rien qui ressemblât à des atomes, avec leurs nuages d’électrons étendus, ne pouvait encore exister. Chaque noyau était nu. Ces simples noyaux se formaient spontanément à partir de la soupe de protons et de neutrons, mais la radiation de fond était encore assez chaude, et les amas de ce genre se rompaient rapidement. Ce qui, d’ailleurs, changerait bientôt : de même qu’il y avait eu un moment où la matière ne pouvait plus s’évaporer et redevenir une énergie radiante, et un moment où les quarks avaient cessé de s’évaporer hors des baryons, viendrait bientôt celui où les noyaux atomiques se stabiliseraient, verrouillant les baryons libres. La nucléosynthèse. Pour les derniers quagmites, tapis dans leurs arches, il était difficile d’imaginer une forme de vie capable d’exploiter un matériau pareil, doublement mort, avec des quarks prisonniers de baryons eux-mêmes prisonniers de noyaux. Mais, d’un certain point de vue, cette matière nucléaire devait inévitablement dominer l’univers, et toute la vie susceptible d’apparaître dans l’avenir en serait constituée. Les quagmites voulaient rester dans les mémoires. Ils étaient déterminés à faire en sorte que toutes les créatures d’un lointain avenir, faites d’un matériau nucléaire froid, mort, ne les oublient pas. Et ils virent une occasion. Le moment de la nucléosynthèse arriva enfin. Les produits de cette cocotte-minute nucléaire étaient déterminés par la température et la pression dominantes de l’univers. Près des trois quarts des noyaux formés seraient de l’hydrogène – de simples protons, la majeure partie du reste étant de l’hélium, une combinaison de quatre baryons. Tous les noyaux plus complexes seraient, par force, une rareté en voie de disparition ; un univers fait d’éléments simples émergerait de cette nouvelle transition. Les quagmites virent un moyen de changer le réglage du four cosmique. La flotte d’arches voguait à travers le cosmos, collectant la matière avec ses ailes magnétiques diaphanes. Là, un nœud, un nuage, se formait, ici, une plaque raréfiée restait exposée. Elle travaillait assidûment, s’échinant pour faire de l’univers un endroit bien plus granuleux qu’il ne l’avait jamais été. Et ce dépotoir devait favoriser l’émergence non seulement de noyaux d’hydrogène et d’hélium, mais aussi d’un noyau plus lourd, une forme de lithium – trois protons et quatre neutrons. Juste une trace, par rapport à l’hydrogène et à l’hélium ; les quagmites n’avaient pas la puissance nécessaire pour en obtenir davantage. Néanmoins, il y avait trop de lithium pour que ça s’explique par des processus naturels. Les savants des époques ultérieures repéreraient bien cette « pointe de lithium » anormale, et la reconnaîtraient pour ce qu’elle était : l’œuvre d’une intelligence. Enfin, des créatures froides viendraient voir ça, et les arches des quagmites commenceraient à raconter leur histoire. Mais ce serait pour dans un très, très lointain avenir. Le drame subatomique de la nucléosynthèse consommé, les divers survivants s’éloignèrent, pleins de rancœur. Les derniers quagmites dans leurs arches et les descendants beaucoup plus évolués des symbiotes du condensât spatio-temporel des époques encore plus primitives, tous étaient blottis autour des trous noirs originels. Pour eux, l’univers était froid et noir, un monstre bouffi où la température n’était que de quelques milliards de degrés, la densité cosmique d’à peine vingt fois celle de l’eau. L’univers était pratiquement vide, se lamentaient-ils, et ses plus beaux jours étaient déjà derrière lui. L’univers avait trois minutes. 52 Cette nuit-là, la dernière nuit avant l’action, Torec s’approcha du lit de Pirius Bleu. Elle resta debout à côté de sa couchette, silhouette sombre dans le noir. Il hésita. Il avait perdu Torec avant l’action du magnétar, le jour où sa vie avait bifurqué, et depuis que cette plus jeune copie de sa Torec à lui était rentrée dans sa vie, il l’évitait. Mais quand elle se glissa dans ses bras, il retrouva son odeur, son contact, exactement comme avant. Ils jouirent ensemble, une fois, très vite ; une autre fois, plus lentement, comme pensivement. Et puis ils restèrent couchés l’un à côté de l’autre, dans le noir. Autour d’eux, la chambrée était à moitié vide. Beaucoup de membres d’équipage étaient incapables de dormir. Pila avait demandé que les réfectoires restent ouverts, et quelques-uns mangeaient. Un peu partout, d’autres plaisantaient, jouaient à des jeux de hasard ou à des jeux plus physiques ; tous cherchaient un moyen d’évacuer la tension. Torec était allongée, la tête sur la poitrine de Bleu. — Je pensais que tu ne me laisserais pas venir, murmura-t-elle. — Je n’étais pas sûr que ce soit bien. — Pourquoi ? — Parce que, soupira-t-il, beaucoup de temps a passé depuis le jour où je t’ai laissée sur les Arches, pour cette dernière mission. Et puis tu es allée sur Terre ! Tu as changé. Tu as toujours eu cette profondeur, Torec… Et moi aussi j’ai changé. On m’a amputé d’un gros morceau de ma vie, et j’ai été rejeté dans le temps. Je ne suis plus moi-même. — Tu es le même qu’avant de partir. — Vraiment ? Il se tourna, regarda son visage plongé dans l’ombre. — Réfléchis. Dans la ligne temporelle d’où je viens, je suis resté avec toi deux ans après le moment où j’ai regagné la ligne temporelle de Pirius Rouge et où tout est parti en vrille. Tu vois ? Nous avons passé tout ce temps ensemble, toi et moi. Sauf que toi, tu n’as jamais vécu ces deux années, hein ? — Si, murmura-t-elle. Une copie de moi l’a fait. Mais cette copie a disparu, ou elle n’a jamais existé, elle est allée rejoindre les lignes temporelles supprimées… C’est tellement bizarre, Pirius Bleu. — Je sais. Et c’est triste. — Triste ? Oh, parce que je ne suis pas ta Torec. Elle se colla plus étroitement contre lui. — Mais on n’y peut rien, hmm ? Alors, autant essayer de faire avec. — Faire avec ? — Qu’est-ce que tu veux qu’on fasse d’autre ? Pirius Bleu eut un petit rire. — Comme le dirait probablement Nilis, nous n’avons pas évolué pour vivre notre vie en boucle temporelle sans dégâts. — Je connais ton vrai problème, dit-elle. Et ça n’a rien à voir avec les paradoxes temporels. — Alors, qu’est-ce que c’est ? — J’ai été avec lui. Ton rival maléfique, ton clone temporel. Il étouffa un rire. — Il en a autant à mon service. — Eh bien, vous avez une dent l’un contre l’autre. Mais vous n’êtes pas pareils. Je pense qu’il a peur de toi. — Mais c’est ton Pirius. — Je ne pense pas que ça marche comme ça. Vous vous éloignez l’un de l’autre, vous devenez des gens différents. Et pourtant, chacun de vous deux est encore lui-même. — Il t’aime ? C’était la première fois que l’un ou l’autre des Pirius utilisait ce mot en parlant avec elle. — Tu sais que je t’aime, soupira-t-elle. Je vous aime tous les deux. Il lui caressa le dos, et plus spécialement le point entre ses omoplates où sa peau était la plus douce, la plus satinée. — C’est un gâchis. Un stupide ménage à trois. Je ne sais pas comment nous allons nous en sortir. — Attends que la mission soit finie, dit-elle. Et qu’on voie si quelqu’un en réchappe. Mais ça, elle se garda bien de le dire. Au bout d’un moment, elle s’écarta de sa présence chaude et ferme. — Tu vas le retrouver, dit-il. — Il a besoin de moi, lui aussi. Et moi j’ai besoin de lui. — Je comprends, dit-il. Mais il n’était pas sûr que ce soit vrai. Quand elle fut partie, Bleu roula dans la partie de la couchette où elle s’était allongée, et essaya de se rendormir dans la chaleur de son corps. Deux heures avant le réveil, Cohl était déjà à la surface du Roc Orion. Elle était debout au milieu d’une cuvette, dans son énorme skinsuit blindé, entourée par les membres de son peloton. Le canon monopole qu’ils avaient pour mission de protéger était à quelques mètres de là, silhouette confuse sur le fond de ciel luisant. Depuis sa naissance chtonienne, le roc était immergé dans les nuages moléculaires étincelants du bras nord de la Bébé Spirale. Mais vers l’avant, elle voyait un troupeau d’étoiles pareilles à des globes lumineux suspendus dans la brume. L’IRS 16, l’amas d’étoiles brillantes, très dense, qui se condensait hors du matériau affluant de la Bébé Spirale et se déversait dans l’espace surpeuplé entourant Chandra. Le Roc Orion devait être à peu près aussi vieux que la Galaxie, et il avait passé tout ce temps à flotter le long de cette avenue de gaz. Pendant un millier d’années, les êtres humains s’étaient enfoncés dedans. Et voilà qu’au bout de ces interminables ères l’un et l’autre arrivaient à un point culminant : d’ici quelques heures, le roc traverserait les derniers nuages diaphanes qui le séparaient d’IRS 16. Cohl n’arrivait pas à croire qu’elle était justement là, en ce moment précis, pour vivre ça. Ce qui était encore plus incroyable, c’était que la moitié au moins de son peloton dormait tandis que les autres mangeaient. Enfin, c’était comme ça dans l’infanterie. La priorité était de manger et de dormir, et quand on en trouvait l’occasion, on sautait dessus, même à l’heure du combat. Cohl était une ambassadrice. Pirius Rouge l’avait chargée de veiller à ce que les deux moitiés des effectifs de l’opération, les pilotes de l’Aéro qui emmèneraient les greenships vers Chandra et les fantassins de l’Armée, ici, sur le roc, communiquent convenablement, partagent les mêmes objectifs et travaillent efficacement ensemble quand le moment de la collision viendrait. C’était à ça qu’elle s’était efforcée pendant toutes ces semaines, depuis qu’on l’avait fait venir de Quint. L’état-major senior et les civils allaient évacuer Orion avant l’action et repartiraient pour les Arches. Même le capitaine Boote Quarante-Trois avait choisi de ne pas rester dans le coin pour assister au moment fort de la destinée de son bien-aimé roc. Pirius Bleu avait fait en sorte que Cohl puisse partir si elle voulait, mais elle ne pouvait supporter l’idée de lâcher les gens avec qui elle avait travaillé pendant si longtemps. Il n’y avait qu’un endroit où elle voulait être : à la surface, avec les autres membres de la troupe, à attendre que le ciel lui tombe sur la tête. Et c’est là qu’elle était. Blayle, le sergent du peloton, ne dormait pas non plus. Il était sensiblement plus âgé qu’elle, dans les vingt-cinq ans. Elle voyait, derrière sa visière, ses grands yeux bleus posés sur elle ; des yeux d’un bleu froid comme la lumière d’IRS 16. Il lui demanda : — Alors, lieutenant, comment ça va ? — Ça va, répondit-elle, mal à l’aise, bien consciente du caractère honoraire de son grade. — Je suis fier d’avoir été affecté ici, reprit Blayle. Il y a beaucoup de traditions sur Orion. — Je sais. — Le cadre 4677, mon cadre de naissance, est cité dans le premier ordre de service préservé dans les archives du Roc. Évidemment, nous ne savions pas alors en quoi consisterait notre mission, ni quand elle s’achèverait. Et voilà : elle va prendre fin de mon vivant, et c’est moi qui en ai la responsabilité, non le privilège, d’être ici, au moment décisif. Mille années culminent ici et maintenant, soupira-t-il. Dans ce que je vais faire aujourd’hui. Blayle était un soldat discipliné et un bon sergent ; Cohl avait appris en travaillant avec ce peloton à se reposer sur lui. C’était un homme réfléchi, pas très physique, qui parlait doucement. Elle ne retrouvait pas chez lui l’esprit de camaraderie qui caractérisait parfois les hommes de troupe, la loyauté qui les engageait à se battre si dur. Au lieu de cela, il semblait s’investir dans la mission du Roc Orion au sens large, et ne semblait pas pressé d’aller au combat. Comme la plupart des gens sur le roc, Blayle ne s’était jamais battu. — Il vaudrait peut-être mieux ne pas penser à tout ça, sergent. La guerre est déjà assez pénible sans qu’on se dise que quarante générations regardent par-dessus notre épaule… — Oui. Que dirait Hama Druz s’il était là ? « Concentrez-vous sur le moment présent, c’est tout ce qui compte »… — Il dirait plutôt : « Fermez votre grande gueule, y en a qui essaient de dormir », lança quelqu’un, ce qui souleva une vague de rires. Cohl ne savait pas grand-chose de la mission de l’escadron Exultant. En revanche, ce qu’elle savait, et que son peloton ignorait, c’était que leurs préparatifs élaborés, toutes ces vies qui allaient s’interrompre, ce jour-là, sur le roc, n’étaient pas le but principal de l’opération. Après mille années de programmation, de préparation et de marche silencieuse, le Roc Orion allait être sacrifié en jouant un rôle de diversion. Et elle n’avait pas l’intention de le leur dire. Cohl essaya de se détendre, de se laisser bercer par la microgravité du roc. Elle ferma les yeux et essaya de s’abstraire de tout ce qui l’entourait, de penser à des temps moins compliqués, quand elle n’était qu’une cadette à l’entraînement parmi tant d’autres, sur la base des Arches… Même la sonnerie du réveil prit un accent lugubre, ce matin-là. Ce qui ne fit aucune différence pour Espoir Tenace, qui n’avait pas fermé l’œil de la nuit. Il avait passé les dernières heures à vérifier et revérifier tout ce à quoi il pouvait penser, mais les nouveaux systèmes greffés sur ces maudits greenships étaient à peu près aussi intégrés qu’un troisième bras qui lui aurait poussé sur le dos, et il savait que les maigres semaines de mise au point, d’essais et de modifications étaient parfaitement insuffisantes. Ce qui le terrifiait littéralement, c’était qu’il pourrait être responsable de l’échec de la mission. Il savait que ses équipes pensaient comme lui ; ils trimeraient donc jusqu’à l’arrivée des premiers équipages de pilotes, afin de pouvoir se dire avec certitude que cette mission n’échouerait pas à cause d’un loupé de leur part. Les équipages de la première vague arrivèrent enfin, avec Pila, l’adjudant de Pirius. Alors que les pilotes descendaient de leur petit transporteur, Pila commença à cocher des cases sur un infodesk. Personne ne s’approcha d’elle. Cette Terrienne était froide, bizarre, et tout le monde la trouvait rébarbative. Pourtant, elle s’était peu à peu attiré le respect de tous en s’acquittant avec calme, efficacité et discrétion d’une foultitude de petites corvées, afin de libérer les équipages pour qu’ils puissent faire leur boulot. Par exemple, elle s’assurait qu’ils avaient reçu le petit déjeuner qu’ils voulaient, que tous les moyens de transport avaient bien été prévus, et une centaine de petits détails de ce genre. Tout le monde savait qu’un Fantôme participait à cette mission. Espoir Tenace fut soulagé qu’il ne se montre pas dans l’immédiat. En attendant, les équipages faisaient ce que font généralement les équipages : ils laissaient les techniciens contrôler leur suit et les recontrôlaient à nouveau eux-mêmes. Quand on volait, on ne laissait jamais une responsabilité pareille au personnel au sol. Certains harcelaient les ingénieurs chargés de leur vaisseau, comme si tout ce qu’ils pouvaient leur demander à cet instant avait le pouvoir de changer quoi que ce soit. D’autres se livraient à divers rituels superstitieux : faire le tour de leur appareil à pied, flanquer des coups de pieds dans la coupée. Un homme vomit son petit déjeuner. Un technicien nettoya pour lui. L’atmosphère était silencieuse, tendue. Espoir Tenace vit un pilote ouvrir le devant de son skinsuit et pisser sur l’échelle de coupée de son appareil. — Pirius ! appela-t-il. Le pilote se retourna, son visage caché derrière sa visière. — Je suis Bleu, au fait, pour t’éviter de te mettre dans les ennuis. — Je savais que c’était l’un de vous deux. Je reconnaîtrais ta queue bosselée n’importe où, dit Espoir Tenace en s’approchant de lui. Où est ton clone ? Pirius tendit le doigt. L’autre Pirius, dont le skinsuit arborait aux épaules des écussons rouges de commandant, faisait le tour du hangar en serrant les mains, en disant un dernier mot à ses équipages. — Il fait son boulot, le Rouge, dit Pirius Bleu. — Exactement ce que tu ferais, répondit Espoir Tenace. — Je me réjouis de ne pas avoir à le faire. — J’ai assisté à la réunion. J’ai entendu ce que disait Nilis. — Ah, Nilis, fit Bleu d’un ton incertain. Drôle de phénomène. Rouge prétend le comprendre ; moi, je n’y arriverai jamais. Je ne pense pas qu’il nous ait dit la vérité, lors de cette réunion, ajouta-t-il en regardant Espoir Tenace. — La vérité ? — Il a de drôles d’idées. À l’en croire, Chandra hébergerait d’antiques formes de vie, et si on s’enfonçait dedans, on en trouverait de plus en plus. Il est littéralement fasciné par Chandra, je pense. Il est tombé amoureux de ce putain de truc. — Et en quoi ça nous aidera à la détruire ? — En rien, répondit Bleu. Ces commissaires sont incontrôlables. On a intérêt à faire le boulot avant qu’il ne trouve une raison pour qu’on ne l’attaque pas. — Pirius… Je sais à quel point tu as la trouille, pensa-t-il. Mais il ne pourrait jamais lui dire une chose pareille. — Bah, fit Bleu en levant la main. Tu sais comment c’est. La peur disparaît. Ça ira dès que j’aurai décollé. — Mais moi, ça n’ira pas, dit Espoir Tenace avec ferveur. Pirius Bleu lui serra brièvement la main. — Je regrette que tu ne voles pas avec nous. — Moi aussi. — Enfin, ne me pique pas mes affaires sitôt que j’aurai décollé. Un peu de respect, hein ! Sur ces mots, Bleu se retourna et grimpa la petite échelle qui menait à son cockpit. Il ne fallut que quelques minutes aux équipages pour prendre place dans leurs bulles. Les dernières écoutilles furent fermées, le dernier chariot à bombes retiré. L’équipage au sol évacua le hangar. Le toit s’ouvrit, l’air s’échappa dans un brouillard de givre. La lumière bleue aveuglante du cœur de la Galaxie envahit le hangar, noyant la lueur des globes qui planaient autour des vaisseaux. Espoir Tenace suivit les opérations depuis la passerelle d’observation, où se trouvaient le maréchal Kimmer, le capitaine Marta, les équipages de réserve qui ne faisaient pas le vol, et d’autres, comme Tili Trois, qui n’avaient pas réussi l’épreuve des essais, et beaucoup, beaucoup des enfants-soldats qui habitaient cette étrange base. Tous étaient venus assister aux lancements. Espoir Tenace soupçonnait les militaires de regretter autant que lui de ne pas être dans ces appareils, au lieu d’être rivés là, à les regarder partir. Il se demanda aussi combien avaient l’espoir morbide, pervers, que ces équipages ne reviendraient pas. Le vaisseau de Pirius Rouge fut le premier à décoller. Alors qu’ils effectuaient les derniers préparatifs, les circuits radio des équipages furent basculés sur les zones d’observation. — Attente feu vert pour allumage infraluminique… Signal au vert… Tous les systèmes sont go… — Numéro trois, à vous. — Paré. — Trois, engagement… Le greenship s’éleva d’une main au-dessus de sa nacelle. Espoir Tenace sentit puiser le champ inertiel de l’astéroïde qui s’efforçait de compenser la perte de masse. — La pression monte dans les générateurs. — Bien reçu. Ingénieur, compensation de la cosse à bombes ? — En cours. — En attente feu vert pour le décollage… En attente feu vert… Feu vert ! Tous les systèmes sont go ! Le greenship se souleva en tanguant un peu, son fuselage principal déséquilibré par l’énorme poids de la technologie étrangère. — Franchissement du toit, go ! — Virage à bâbord, bâbord 129 pour moi. Les gars, on va leur faire voir comment on s’appelle ! Au-dessus du hangar, dans l’espace dégagé, le greenship tourna sur lui-même une fois, deux fois, les trois bulles de l’équipage pivotant autour de son axe longitudinal en une attitude d’exultation. Puis il fila et disparut. Une main se posa sur l’épaule d’Espoir Tenace. Le maréchal Kimmer. — Quinze heures, dit le maréchal. Six heures pour aller là-bas, trois sur place, six pour revenir. Et puis ce sera fini, d’une façon ou d’une autre. — Oui, monsieur. Maintenant, partout, dans le hangar, les greenships prenaient leur essor. Cohl avait pensé ne jamais arriver à dormir. Blaye dut lui flanquer un coup dans les côtes pour la réveiller. Elle leva les yeux vers le ciel. Des nuages de gaz étincelant brûlaient, et un dais d’étoiles bleues brillantes, chaudes, entassées les unes sur les autres, foisonnait au-dessus d’elle. Après des milliards d’années de vol dans les nuages incandescents du bras nord, le Roc Orion, obéissant aux diktats aveugles de la mécanique céleste, se retrouvait enfin dans le vide. Et pour les êtres humains qui rampaient à sa surface et dans ses profondeurs, le moment fatidique était venu. 53 L’univers appauvri se dilatait toujours, inexorablement. L’espace était un bain de radiations étiré par l’expansion et rougeoyant à cause du décalage. Il y flottait un fin brouillard de matière, de matière noire principalement, engagée dans une lente chimie personnelle. Il n’y avait qu’une trace de matière baryonique, « lumineuse », essentiellement constituée de noyaux simples et d’électrons. Les atomes qui se formaient, alors que les électrons s’agglutinaient commodément autour des noyaux, étaient aussitôt brisés par le rayonnement encore très énergétique. Sans atomes stables, aucune chimie intéressante n’était possible. En attendant, le brouillard ionique dispersait les radiations, emplissant l’univers d’une lueur pâle, indistincte. Le cosmos était un endroit nu, inintéressant, que les survivants d’époques plus clinquantes emplissaient de ressentiment. Près de quatre cent mille années passèrent ainsi, et l’univers s’enfla à une taille monstrueuse, devint assez vaste pour inclure la Galaxie de l’époque de Pirius. Puis le spectaculaire refroidissement atteignit un point où les photons de la soupe de radiations ne furent plus assez puissants pour chasser les électrons de leurs orbites nucléaires. Tout à coup, les atomes, d’hydrogène et d’hélium surtout, se condensèrent furieusement à partir de la bouillie de noyaux et d’électrons. Parallèlement, le rayonnement n’était plus éparpillé : la nouvelle matière atomique était transparente. L’univers s’assombrit en un instant. Ce fut peut-être le moment le plus dramatique depuis la naissance de la lumière, il y avait de cela des ères entières. Pour les survivants des temps primitifs, ce nouvel hiver était encore plus désespérant que tout ce qui avait précédé. Mais chaque âge a des qualités uniques. Même dans ce froid consternant, des processus intéressants pouvaient se produire. Les nouveaux atomes baryoniques étaient un simple brouet à la surface de l’océan plus profond de matière noire. La gravitation agrégea cette chose obscure et froide en immenses structures évanescentes. Des filaments, des bulles et des vides englobèrent tout l’univers, et la matière baryonique s’abîma dans les puits gravitationnels de matière noire qui allaient en s’approfondissant. Là, elle se divisa en nœuds tourbillonnants qui se redivisèrent en têtes d’épingle, lesquelles s’effondrèrent sur elles-mêmes et se comprimèrent jusqu’à ce qu’elles soient tellement compressées que leur température redevint telle qu’au moment de la nucléosynthèse. Dans le cœur des jeunes étoiles, la fusion nucléaire s’amorça. Bientôt, une nouvelle lumière se répandit dans l’univers. Les étoiles se rassemblèrent en hiérarchies vaporeuses de galaxies, d’amas et de superamas correspondant à la distribution de matière noire sous-jacente. Les étoiles étaient des machines à fusion stables, à la durée de vie longue, dans le cœur desquelles les éléments légers étaient peu à peu recuits en éléments plus lourds : le carbone, l’oxygène, l’ozone. Quand les premières étoiles moururent, leurs noyaux lourds se dispersèrent dans l’espace. Ils s’y regroupèrent à leur tour en une seconde génération d’étoiles, puis une troisième – et à partir de ce nouveau matériau dense, des objets encore plus intéressants se formèrent : des planètes avec un cœur rocheux, qui planaient sur des orbites instables autour des étoiles encore jeunes. Dans ces creusets, la vie évoluait. Sur la jeune Terre, par exemple, un endroit foisonnant, où il se passait plein de choses. Sa surface était criblée de mares chaudes en refroidissement, où quelques centaines de familles de composés chimiques à base de carbone entraient furieusement en interaction les unes avec les autres, produisant de nouveaux composés qui interagissaient différemment. Les réseaux d’action-réaction se complexifiaient rapidement, au point que des cycles autocatalytiques devenaient possibles, des boucles fermées qui promouvaient leur propre croissance, et certains de ces cycles autocatalytiques entraient parfois, par hasard, dans des processus de rétroaction qui les rendaient stables, et, et… L’autocatalyse, l’homéostase, la vie. Brutalement éveillés à la conscience, les êtres humains maîtrisèrent leur environnement, voguèrent loin de la planète de leur naissance, et se demandèrent d’où ils venaient. Il leur semblait que les ères antérieures à la leur avaient été d’une impossible brièveté, un simple éclair dans la lueur résiduelle qui avait suivi la Singularité, et ils ne voyaient rien devant eux, qu’un tunnel noir. Ils pensaient qu’une vie aussi riche était impossible avant. C’était une erreur commune. La plupart des êtres humains ne comprendraient jamais que leur existence était un miracle routinier. Mais ils apprirent que ce règne stellaire était déjà sur le déclin. En réalité, le pic de la formation des étoiles s’était produit un milliard d’années avant la naissance de la Terre. À présent, il mourait plus d’étoiles qu’il n’en naissait, et l’univers ne serait plus jamais aussi lumineux qu’en ces temps maintenant évanouis. Et ce n’était pas tout : les êtres humains commençaient à voir que d’autres forces œuvraient à l’accélération de cet assombrissement. Pour les êtres humains, l’univers semblait être subitement devenu un endroit dangereux. 54 Suspendu au-dessus de la surface luisante du Roc Orion, baigné dans la lumière farouche de la multitude d’étoiles de la Cavité, Pirius Rouge forma son escadrille. Jees, sa meilleure pilote, était capot maestro, évidemment, et un Fantôme d’Argent faisait office d’ingénieur. Pirius Rouge était juste derrière Jees, sur tribord. Le capitaine Darc, le back-up du capot maestro, occupait la position symétrique à bâbord. Les autres vaisseaux adoptèrent l’un après l’autre, derrière eux, une formation qui, à force, était devenue aussi familière à Pirius que l’intérieur de son skinsuit. Il éprouvait une excitation, une tension nerveuse inouïes. Ils s’étaient beaucoup entraînés, mais c’était la première fois que l’escadron, son escadron, était formé pour un vol vengeur – le premier et, si tout se passait bien, le dernier. Enfin, il était trop occupé pour ce genre de réflexion. Les drones de reconnaissance signalaient déjà des réactions xeelees à la soudaine émergence du roc hors des nuages du bras spiralé. Si l’escadron ne se tirait pas de là tout de suite, il n’irait plus jamais nulle part, et tous leurs efforts auraient été inutiles. Il fit un dernier tour du circuit radio. Les voix familières lui répondirent : Jees, Darc, Torec, Même Ça, et enfin son alter ego plus âgé, Pirius Bleu. Tous étaient parés pour la mission. — Escadron ! appela-t-il. Passez sur infraluminique. Il éprouva une subtile poussée alors que la propulsion du vaisseau entrait en jeu. Les étoiles, devant eux, se mirent à tournoyer et se décalèrent vers le bleu. En quelques secondes, les dix vaisseaux de l’escadron atteignirent quatre-vingt-dix pour cent de la vitesse de la lumière, la vitesse optimale pour la création du capot grav. La formation avait toujours fière allure ; ils ne s’étaient pas entraînés en vain. — Jees, à toi de jouer ! dit-il. Juste au-dessus du petit appareil de Jees, le capot grav se condensa. On aurait dit une immense lentille qui brouillait la lumière farouche du cœur de la Galaxie. — Capot stable ! annonça Jees. — Beau travail. Maintenez la formation ! Maintenez la formation ! L’escadrille fila vers l’avant, telle une flèche. Ils n’étaient déjà plus dans le même univers que le Roc Orion, se dit Pirius. Nichés dans cet univers de poche, filant à travers l’univers primordial à une vitesse qui frisait celle de la lumière, ils étaient indétectables par les Xeelees. Du moins, c’était la théorie. Pirius n’avait plus qu’une chose à faire avant de passer sur SPL : l’appel de son équipage. Cabel, son ingénieur, était le meilleur de la bande. Bilson, son navigateur, était un gamin brillant, prometteur, et atrocement inexpérimenté. Pour une raison ou une autre, il n’avait pas réussi à avoir les heures de vol de certains autres, et c’était pour ça que Pirius l’avait sorti du rang et avait tenu à ce qu’il vole avec lui, dans son propre appareil. Ils ne seraient jamais plus prêts qu’en cet instant. Dans le sillage du capot grav, le premier saut SPL était le pire. C’était ce qu’ils avaient appris à leurs dépens lors des interminables vols d’entraînement. Il fallait amorcer le saut à quatre-vingt-dix pour cent de la vitesse de la lumière et en sortir à la même vitesse, assez doucement pour que le capot grav reste stable tout en conservant la formation. Ils y étaient arrivés à l’entraînement ; ils n’avaient plus maintenant qu’à le refaire pour de bon. — D’accord, annonça Pirius en s’efforçant d’empêcher sa voix de trembler. À mon commandement… Les vaisseaux, dont un réseau de consciences artificielles interagissant entre elles maintenait la cohésion, bondirent d’un même élan. Cohl avait vu l’escadron de greenships quitter le hangar et se masser en un petit nœud serré, juste au-dessus. Elle avait fait son devoir, là, à la surface, forgeant des liens entre l’infanterie et les pilotes. Elle connaissait l’importance du rôle qu’elle avait joué pour la mission globale, et elle avait apprécié la confiance que Pirius Rouge avait placée en elle. Mais maintenant qu’ils étaient prêts à passer à l’action, elle mourait d’envie d’être avec eux, dans ces vaisseaux où était sa place. Et elle se demandait si les ragots des chambrées disaient vrai, s’il y avait réellement un Fantôme d’Argent à bord de l’un d’eux. Les greenships semblaient trémuler, comme si elle les regardait à travers une brume de chaleur. Elle n’avait jamais rien vu de pareil. Peut-être l’effet du capot grav, pensa-t-elle, intriguée. Elle murmura : — Trois, deux, un… Les dix appareils disparurent, filant vers le centre de la Galaxie. L’escadron Exultant était parti. Et puis, tout à coup, une lueur rouge cerise brilla tout autour de l’horizon. Son peloton se tendit, rectifia la position. Elle resserra sa prise sur son arme, tenta de conserver un ton léger : — Préparez-vous. Le sol trembla. Des petits nuages de poussière montèrent devant elle et retombèrent aussitôt. L’assaut xeelee avait commencé. Pirius ressentit dans les profondeurs de ses entrailles le saut inertiel familier, et le ciel se mit à clignoter autour de lui. Il vérifia précipitamment ses afficheurs. Et vit aussitôt que son vaisseau s’en était bien sorti : il avait réintégré l’univers en maintenant son vecteur à quatre-vingt-dix pour cent de la vitesse de la lumière. Jees confirma que le capot restait stable. Le plan était de s’assurer qu’ils avaient bien maintenu la formation dans ces conditions exceptionnelles, et de la conserver pendant quinze secondes, le temps de vérifier le fonctionnement du capot et des autres systèmes du vaisseau. Au lieu de dix vaisseaux, il n’y en avait plus que neuf dans le ciel. — Nous avons perdu Numéro Six, annonça Bilson. — J’ai vu, répondit sèchement Pirius. Il aboya des ordres superflus pour que les vaisseaux se resserrent afin de combler le vide. Les appareils faisaient déjà mouvement pour adopter la formation à neuf qu’ils avaient répétée, tout comme ils avaient répété la formation à huit, à sept, à six… et ainsi de suite. Un saut, un seul ; ils avaient à peine quitté le hangar, et ils avaient déjà perdu un vaisseau. C’était une mission impossible. Les autres semblèrent percevoir son doute. — On continue ! aboya Pirius Bleu. — Ouais, grommela Torec. Neuf sur dix à la sortie du saut, c’est mieux que les simus stratégiques. Ils avaient raison, évidemment. — On continue, répéta Pirius. — Léthé ! fit la voix de Bilson. Regardez ça ! Il téléchargea une VieD&O du Roc Orion, qui était déjà à plusieurs heures-lumière derrière eux. Le roc était attaqué. Un essaim de taons grouillait à la surface, masquant les Vers de Terre et leurs installations défensives. Les armes humaines ripostaient, crachant le feu. — Aucune importance ! lança Pirius. N’y pensez pas. Notre devoir à nous est de faire en sorte que tout ça en vaille la peine. Lancez le programme de sauts. Numéro Un ! — Le capot est toujours nominal, commandant, répondit Jees. — À mon compte ! Une fois de plus, les consciences artificielles verrouillèrent la formation. Sans leur apport, à la moindre imprécision dans ces sauts incroyablement énormes et compliqués, l’escadron se retrouverait éparpillé dans le ciel. Mais la conscience limitée des vaisseaux, comme toutes les armes de cet immense champ de bataille, était asservie au commandement humain ; c’était une guerre humaine. — Trois, deux, un ! Après le second saut, les conditions de vol devinrent plus chaotiques, et personne n’eut le temps de regarder en arrière, de toute façon. La batterie de canons monopoles de Cohl avait commencé à faire feu. De leurs bouches, des points lumineux jaillissaient dans le ciel, et à la base elle distinguait des silhouettes humaines qui couraient en tous sens, s’affairant autour de la féroce machinerie. Cette batterie était l’une des centaines mises en place à la surface du roc, qui crachaient toutes le feu à présent, et en levant les yeux Cohl voyait des courants d’étincelles, en réalité de minuscules failles spatio-temporelles, filer vers les étoiles bleues, étincelantes, d’IRS 16. Le roc frémissait, ébranlé par le déchaînement de ces gigantesques engins de guerre. C’était presque joyeux, comme s’il se réjouissait, d’une certaine façon, du soudain dénouement de sa longue genèse. Les hangars souterrains vomissaient leurs vaisseaux, pour la plupart des greenships de conception standard, qui ne bénéficiaient pas des mêmes modifications que l’escadron de Pirius. Ils adoptaient précipitamment des formations serrées et suivaient la direction de tir des canons monopoles. Mais de la lumière stellaire, bleue, jaillissaient des nightfighters xeelees, et ces vaillantes étincelles vertes flamboyaient et s’éteignaient, soufflées par les rayons des starbreakers. Un coup de sifflet retentit sur le circuit radio général. Cohl avait appris à redouter ce son, mais il n’y avait pas à tergiverser. Elle devait mener la charge. La main crispée sur son arme, elle se hissa par-dessus la lèvre de la tranchée… et commit une erreur d’appréciation : elle sous-estima l’inertie de son corps dans la gravité trop faible, projeta sa masse maladroite, empotée, trop haut, s’élevant dangereusement au-dessus du sol mâchuré. Des lumières flamboyaient autour d’elle, le combat faisait déjà rage autour de la position du canon. Quelques starbreakers crépitaient tout près, mais personne ne lui tirait dessus pour le moment. Elle ne regarda pas en arrière. Le sergent Blayle veillerait à ce que le reste du peloton s’élance à sa suite. Elle se laissa tomber, face contre terre. Elle était encore en vie, et en un seul morceau, dans un cratère peu profond qui lui offrait une légère protection, et quelques secondes pour souffler. Elle leva la tête avec circonspection. Le canon monopole tirait toujours. Mais des formes sphériques et des ellipsoïdes d’un noir de jais pullulaient autour, comme des bactéries sur une blessure. Des drones xeelees, aussi sombres que la nuit, d’un noir glaçant dans le ciel flamboyant, clair comme le jour. Les Xeelees envoyaient souvent une première vague de drones pour neutraliser les astéroïdes avant de faire donner l’artillerie lourde des nightfighters et autres appareils. Eux non plus, ils ne devaient pas avoir envie de gaspiller leurs ressources. L’infanterie intervenait déjà. Des silhouettes ténébreuses se précipitèrent vers les drones par petits sauts, d’un couvert au suivant. Leurs armes tiraient des granulés d’énergie-masse TGU qui filaient vers leurs cibles avec des reflets moirés et se déployaient comme des Big Bang miniatures en les atteignant. Un tir heureux atteignit un drone – qui explosa. C’était un piège. Une pluie de débris vicieux cribla les corps de plusieurs membres de la troupe et s’enfonça dans le sol ravagé. Le brouhaha incessant des circuits radio fut entrecoupé de hurlements, les premiers du combat, mais les filtres moraux les interrompirent aussitôt. Le peloton de Cohl la rattrapa. Elle vérifia ses afficheurs. Une recrue était tombée, fauchée par un éclat d’obus. Il en restait donc neuf, blotties dans des petites cuvettes creusées dans le régolite pulvérisé. — Allons-y ! Elle prit appui des pieds et des mains sur le sol et bondit à nouveau, tout en faisant feu frénétiquement. La plupart des drones filaient imperturbablement à travers la mitraille. Le matériau de construction xeelee était vraiment formidable ; le seul moyen de les abattre était de les atteindre à un point faible, soit à l’un des pôles d’une ellipse, soit à la limite ou au vortex d’une forme plus angulaire. Les sphères étaient les plus résistantes, mais on pouvait essayer d’atteindre un point proche de l’une des petites trappes qui permettaient aux armes de faire feu. Sauf qu’il était à peu près hors de question de viser ; tout ce qu’on pouvait faire c’était d’ajouter ses munitions au feu d’enfer qui pleuvait sur les drones. Cohl ne savait même pas si elle réussissait à atteindre la cible. Les Xeelees ripostaient par des jets d’énergie focalisée, invisibles en dehors des points où ils atteignaient la poussière bouleversée de l’astéroïde. Cohl perdit encore un homme, fauché en plein vol alors qu’il retombait, puis une femme, le bras gauche tranché net. Elle resta en vie, mais elle était commotionnée et un bref jaillissement de sang se changea en glace rouge. Un infirmier fut bientôt sur elle. Il plaqua sa paume contre le panneau pectoral de son skinsuit. La blessure fut cautérisée dans un éclair de lumière, et son skinsuit se rescella, mais il luisait maintenant d’un rouge brique éclatant, la couleur de la détresse. L’infirmier commença à la traîner vers la tranchée dont elle venait de sortir. Sur toute la surface du roc, Cohl voyait des hommes tirer, tomber, mourir. Les pertes étaient ininterrompues. C’était une grêle de morts et de blessures effroyables qui paraissaient d’une certaine façon banales. Les équipes médicales s’activaient entre les vagues d’assaut qui avançaient, jusqu’à la ligne de front. Alors que les victimes commençaient à refluer sur toute la surface du roc, l’étrange industrie de retraitement des victimes et des morts avait déjà commencé. Et ils devaient encore se battre sur cent mètres avant de pouvoir se replier sur les postes d’armement. Cohl inspecta à nouveau son peloton. Trois de chute ; sept encore debout. — On y va ! hurla-t-elle à nouveau. Allez, à trois, on fonce : un, deux, trois… ! Elle repartit à l’assaut. Et puis ils ne furent plus que huit. Au bout de deux heures, le générateur d’énergie TGU de Numéro Trois avait manifesté une instabilité : il dut faire demi-tour et regagner la base. Pirius soupçonnait cette défaillance de ne pas être technique mais humaine. Le défi majeur posé par ces vaisseaux dénaturés était de maintenir l’équilibre des systèmes afin d’éviter les tensions excessives sur les systèmes énergétiques ; un meilleur pilote, ou un meilleur ingénieur, aurait pu en préserver la cohésion. Ils fournissaient tous un immense effort de concentration. Il avait lui-même du sable dans les yeux, le visage baigné d’une sueur que la clim de son skinsuit ne semblait pas en mesure d’évacuer, et ses mains étaient crispées comme des serres sur ses commandes, alors qu’il enchaînait les sauts SPL et les glissements infraluminiques. Il ne pouvait se permettre la moindre seconde d’inattention s’il voulait s’en sortir avec son appareil surchargé, bancal, et maintenir l’unité de son escadron. La géographie astrophysique changeait lentement au fur et à mesure qu’ils approchaient de Chandra. L’escadron suivait maintenant une formation que les programmateurs de la mission appelaient la « Barre » : le pivot de la Bébé Spirale, une grande ceinture étincelante de gaz moléculaire qui marquait le point de rencontre entre les bras est et ouest. La voie gazeuse étendue en dessous de lui prenait pour Pirius la forme d’une route étincelante qui menait droit vers le système entourant le mystère central du trou noir supermassif encore invisible pour lui. Et s’il levait les yeux, à travers un nuage d’étoiles de plus faible magnitude, il voyait les lumières bleues éclatantes de l’amas IRS 16. Le Roc Orion était quelque part là-haut, avec ses occupants humains qui se battaient et mouraient. Blotti dans l’univers de poche du capot, Pirius voyait tout cela sur son afficheur virtuel. La lumière qui leur parvenait à travers le capot grav était formidablement touillée et caillée, mais un solide retraitement permettait d’en tirer des donnés utilisables. Vers la fin de la quatrième heure, l’escadron commença vraiment à attirer l’attention. Tout à coup, ils se rendirent compte qu’ils étaient escortés par… Pirius dénombra rapidement une douzaine, quinze, vingt nightfighters volant en formation lâche autour d’eux. Les Xeelees testèrent l’escadron avec des rayons starbreakers qui se replièrent, oscillèrent et se dispersèrent en atteignant l’univers de poche. Les greenships échappèrent assez facilement à ces tirs au jugé sans trop infléchir leur formation. D’autant que les Xeelees n’avaient pas l’air très acharnés. Ils semblaient plus intéressés par la traque de cet étrange et nouveau développement. — Je pense que c’est bon signe, dit Torec. Ils ne nous attaquent pas, ils nous observent. Nous constituons une nouveauté pour eux, et ils ne comprennent pas. — Ça vaut mieux, grommela Pirius Bleu. Ces grosses bêtes pataudes ne pourraient pas se défendre, de toute façon. — Le capot grav fonctionne, insista Torec. Les Xeelees n’ont pas la précognition SPL de ce que nous préparons. — Je pense que vous avez raison, répondit le capitaine Darc. Et peut-être qu’Orion remplira son rôle ; il se pourrait qu’ils n’aient pas de ressources à gaspi… Il fut coupé net. Pirius leva vivement les yeux et jeta un coup d’œil sur tribord. L’étincelle verte qui était le vaisseau de Darc tombait en chute libre, rompant la formation. — Darc ! Numéro Quatre, au rapport ! Pendant une seconde d’agonie, ce fut le silence. Puis Darc revint sur le circuit : — Leader, ici Quatre. Un tir malheureux, j’en ai peur. J’ai perdu mon ingénieur. Léthé, Léthé… ! — Pouvez-vous reprendre la formation ? — Aucune chance. Les commandes ne répondent plus. Pirius sentit son estomac se nouer. Perdre Darc était un coup de poignard en plein cœur. Tout en se débattant avec ce qui restait de son appareil, Darc l’interpella : — Chef d’escadron, laissez tomber. Ordonnez la formation à sept. Pirius grimaça. — Formation à sept ! Formation à sept ! ordonna-t-il. Autour de lui, les vaisseaux survivants se regroupèrent et adoptèrent la formation à sept qu’ils avaient répétée en prévision de cette éventualité. — Léthé ! jura Pirius. Nous venons de perdre notre capot-maître de secours ! — Eh bien, dit sèchement Jees, il va falloir que nous nous en sortions avec celui que nous avons. — Chef d’escadron ! appela Darc. Rappelez-vous mes dernières instructions ! Darc avait juré que si le Fantôme d’Argent embarqué dans le vaisseau de Jees lui en fournissait le moindre prétexte, il le tuerait aussitôt. — Je n’oublierai pas, capitaine, répondit Pirius. Darc eut un rire de défi. — Faites-le, Pirius ! On se reverra quand ce sera fini. Pirius Rouge vit que le Xeelee avait triangulé sur Darc : il était à la pointe d’une flèche tracée par des vecteurs lumineux écarlates. C’était une vision d’une étrange beauté, se dit Pirius. Belle et mortelle. — Il attire notre escorte, dit Bleu. Il essaie de les entraîner vers lui. — Un homme courageux, murmura Même Ça. — Il nous montre la voie, dit fermement Pirius Rouge. Maintenez la formation ! Six, vous êtes à la traîne ! Où vous croyez-vous ? En train de faire une promenade d’agrément ? Resserrez la formation, resserrez la formation ! Il essaya de se concentrer sur le maintien de son vaisseau et de ses compagnons dans le sillage de l’imperturbable Jees. Mais un affichage lui montrait ce qui se passait sur le Roc Orion, qui subissait une attaque implacable. Le roc remplissait son but primordial dans l’opération, qui était d’attirer le feu xeelee. L’énergie qui se déchaînait sur lui était telle qu’il brillait comme une étoile. Les drones xeelees continuaient à voler et à cracher le feu autour de la position du canon. Les tirs, des deux côtés, avaient complètement ravagé la surface de l’astéroïde, effaçant en quelques heures toute trace des travaux de terrassement auxquels des générations s’étaient consacrées. Pendant un moment, l’action se concentra du côté opposé du canon, et n’ayant rien sur quoi tirer, Cohl se jeta dans une tranchée, haletante. Elle resta aussi immobile que possible, à mariner dans l’odeur de sa propre pisse, de sa merde, de son sang, de sa sueur et de sa peur, en essayant de détendre ses membres las et en tétant l’eau et les fluides nutritifs des embouts de son casque. Même dans cet abri précaire, le feu du combat continu éclairait la surface dévastée de l’astéroïde et se réfléchissait sur les éraflures de sa visière. Les filtres moraux, submergés, avaient dû lâcher, car les circuits radio retransmettaient maintenant les gémissements, les cris, les hurlements, les pleurs et les supplications de milliers de blessés. Mais ils étaient beaucoup moins nombreux que les morts. Le bruit était épuisant, et inutile. Du peloton de Cohl, il ne restait que quatre membres, dont elle-même. Ils s’étaient repliés dans le périmètre final, juste autour de la plate-forme sur laquelle se dressait le canon monopole. Elle jeta un coup d’œil par-dessus le bord de la tranchée. Le canon tirait toujours, par saccades ; elle n’avait pas idée du nombre d’opérateurs encore en vie. Mais les drones xeelees grouillaient toujours autour, un nuage de formes noires, sinueuses, qui semblaient se densifier au fur et à mesure qu’ils leur tiraient dessus. Elle savait que seule la chance lui avait permis de rester en vie assez longtemps pour voir ça. Il y avait déjà quatre heures qu’elle était enfermée dans son suit ; beaucoup trop longtemps, bien sûr. Tous les soldats savaient que quand une action durait plus que prévu, c’est qu’elle s’était mal passée, d’une façon ou d’une autre. Et si le taux de victimes imposé à son propre peloton était représentatif, bientôt ces drones réussiraient à passer et neutraliseraient le canon pour de bon. Le circuit radio répercutait des rumeurs selon lesquelles le pire était à venir : dans la fureur du ciel, des nightfighters enfonçaient les lignes de greenships et s’approchaient pour anéantir proprement le roc. Blayle était à côté d’elle, le visage réduit à un masque inexpressif. — Mille ans, murmura-t-il. Mille ans de foi, d’efforts. Le sang de quarante générations versé pour rien, pour sacrifier une poignée de soldats au feu xeelee… — N’y pense pas, murmura Cohl. — Je ne peux pas m’en empêcher, dit-il d’un ton presque nostalgique. C’est toujours comme ça : plus je suis fatigué, plus je rumine. Tout ça défie l’imagination. Mille années consacrées à un unique but, anéanties en quelques heures. Et pour quel résultat ? Il se tordit le cou pour regarder les lumières bleues aveuglantes d’IRS 16. — Je ne sais pas si ça va marcher. Je ne sais même pas ce que les Xeelees font ici, et encore moins pourquoi nous les attaquons. — On n’a pas besoin de le savoir, répondit Cohl, en citant la Doctrine, avant d’ajouter, plus pensivement : Mais ça a probablement toujours été comme ça. Quand on est soldat, la guerre est à petite échelle. Tout ce qui compte, c’est ce qui se passe autour de soi – ceux qui nous tirent dessus, les copains encore en vie et qui essaient de nous sauver la mise. Quoi qu’on puisse savoir du grand dessein et de la stratégie d’ensemble, ça n’a pas d’importance quand on est du côté de la lame du couteau. Et là, alors que le poing de l’ennemi se refermait sur le roc, elle ne voyait pas de manche au couteau ; elle ne voyait que la défaite. Il y avait longtemps qu’elle avait brûlé l’adrénaline de l’assaut initial, que son second souffle n’était plus qu’un souvenir. Elle fonctionnait maintenant comme un automate, effectuant tous les mouvements du combat et restant en vie presque sans y penser. Elle s’était préparée à ça ; ses instructeurs, sur Quint, l’y avaient suffisamment entraînée pour que cet étrange état lui soit familier. C’était comme si elle n’était même plus dans sa propre tête. Elle regardait sa carcasse impuissante, couverte de poussière, dans son skinsuit défaillant, recroquevillée au fond d’une tranchée creusée dans un astéroïde, étonnée d’être encore en vie. Elle jeta un coup d’œil au chrono affiché dans un coin de sa visière. Elle avait eu cinq minutes de répit. Qui lui avaient fait l’impression de durer trente secondes. — Ça n’aurait pas dû tomber sur moi, dit alors Blaye. — Quoi donc ? — Oui, pourquoi moi ? Après toutes les générations qui ont vécu des vies confortables, dans le luxe de ce roc engendré par le Léthé, pourquoi est-ce que c’est moi qui ai été poussé ici, à découvert, pour combattre et mourir ? Pourquoi pas les autres, qui vont mourir dans leurs couchettes ? marmonna-t-il. Ça n’aurait pas dû tomber sur moi… Une lumière bleu électrique flamboya, et une vague de poussière retomba sur eux. Cohl se tortilla et tira dans le brouillard de poussière bleue. Elle aperçut des drones xeelees qui fonçaient sur sa tranchée. Il y avait quelque chose au-dessus d’elle ; elle le sentit avant de le voir. Elle roula sur le dos, se préparant à faire feu à nouveau. Un petit vaisseau, un flutter, non blindé. La trappe s’ouvrit et une échelle en descendit. — Cohl ! Elle reconnut la voix. Espoir Tenace. — Evac ! — Non. Le canon… — Les Xeelees ont tiré dans le cœur du roc. Il est condamné. Il n’y a aucune raison de mourir ici. — Je dois rester. Évidemment qu’elle devait rester ! C’était la Doctrine. On n’était pas censé sauver sa peau tant qu’il y avait des ennemis à combattre. — « Une vie brève brille d’une flamme vive…», commença-t-elle machinalement. — Conneries, tout ça, répondit Espoir Tenace avec hargne. Allez, Cohl ! J’ai fait le tour de ce caillou au péril de ma vie pour venir te chercher ! Elle prit une décision rapide. Elle se tourna à regret vers Blayle. — Sergent, vous… Il ne répondit pas. Alors, elle remarqua un point sur sa visière, un trou si petit qu’il en était presque invisible. Mille ans d’histoire s’achèvent ici, pensa-t-elle. Elle regretta de ne pouvoir lui fermer les yeux. En fin de compte, seuls deux survivants de son peloton furent hélitreuillés avec elle, deux sur les neuf qui l’avaient suivie lorsqu’elle avait mené l’assaut hors de la tranchée. Le flutter s’éleva et elle vit la perspective du roc s’élargir en dessous d’elle. Sur la surface éclaboussée de lumière, drones et êtres humains s’affrontaient en s’aspergeant de décharges d’énergie dans un silence complet. C’était une vision extraordinaire. Mais les nightfighters se rapprochaient déjà, pour mettre à jamais fin à ce drame millénaire. Le flutter s’éloigna. Cohl, prisonnière de son skinsuit, ferma les yeux et essaya de contrôler son tremblement. Pirius essaya de ne pas regarder le chronomètre. Et surtout d’oublier sa propre fatigue. Il avait l’impression de marcher sur une corde raide depuis six heures. Il devait se concentrer sur l’instant présent, sur le prochain saut, le suivant, et encore celui d’après. S’ils ne devaient pas survivre au présent, après tout, le futur et le passé n’avaient aucune importance ; ce vieux Ver de Terre de Hama Druz avait au moins raison sur ce point. Pourtant, malgré tout cet entraînement, toutes ces simulations, ils n’avaient pas imaginé à quel point la mission, ce numéro d’équilibriste à travers le centre de la Galaxie, serait exténuant. Il souhaitait désespérément avoir la force physique et mentale de se bagarrer jusqu’au bout. Il exclut de son esprit le passage du temps. Et il sursauta quand un carillon mélodieux retentit sur les circuits radio. Mais il en comprit aussitôt la signification. Devant eux, le capot grav se dissipait, et dans le ciel, autour de lui, les étoiles et les masses de gaz de cet endroit complexe, flamboyant, reprenaient leur place en flottant. — Aucun signe de notre escorte, dit Bilson. — On est passés, murmura Pirius. — Yep, captain ! Même la voix ferme de Jees trahissait une pointe de fatigue. Elle aurait dû être épaulée par Darc, et Pirius savait que depuis une heure déjà elle concoctait des systèmes qui tombaient en rideau les uns après les autres. Et pourtant, elle les avait amenés là, exactement comme prévu au programme, et sans perte supplémentaire : sur les dix appareils qui avaient pris le départ, seuls sept avaient survécu. Quelqu’un appela : — Qu’est-ce que c’est que ça ? Ça, c’était une étoile bleue, chaude, brillante, une étoile jeune, mais qui ne faisait pas partie de l’amas IRS 16, dont ils étaient maintenant très éloignés. Et il semblait y avoir un nuage autour, un disque aplati, comme les anneaux de roche à partir desquels se formaient les planètes. — Ça, dit Bilson, c’est SO-2. Monsieur, nous sommes exactement à l’endroit prévu. — Et SO-2 est…, intervint l’ingénieur Cabel, intrigué. — L’étoile la plus intérieure en orbite. — En orbite autour de quoi ? — Chandra, répondit simplement Bilson. Malgré sa fatigue, Pirius éprouva un sursaut d’impatience. — Et qu’est-ce que c’est que ce nuage, autour ? demanda Bleu. De la poussière, des roches… ? — Des débris, répondit Bilson. Les coques de vaisseaux humains – des greenships, des Z-pleins. D’autres modèles que je ne connais pas. De conception plus ancienne, peut-être. — La Galaxie est jonchée de cadavres jusqu’ici, fit Même Ça d’un ton sinistre. — Xeelees dans les scopes ! dit doucement Bilson. Ils savent que nous sommes là. Nous n’avons plus beaucoup de temps… — Nous ne sommes donc pas les premiers à venir dans le coin, dit Pirius d’un ton sec. Eh bien, faisons en sorte d’être les derniers. Formation défensive, à sept. Allez, on a suffisamment répété l’exercice ! Les greenships se positionnèrent autour de lui et l’escadron poursuivit son chemin. Pirius scanna le ciel à la recherche de chasseurs xeelees, et de Chandra, l’étrange trou noir qui était leur destination finale. 55 À cette époque de la matière, les proto-Xeelees trouvèrent de nouvelles façons de survivre. En réalité, ce fut une ère de prospérité. Ils établirent de nouveaux niveaux de symbiose avec des formes de matière baryonique. La nouvelle forme – un composé de trois ères de l’univers – est celle que devaient rencontrer les êtres humains, qui en viendraient à les désigner par une version anthropomorphique déformée d’une dénomination non humaine : les Xeelees. Mais les nouveaux Xeelees durent bientôt affronter, à leur tour, une catastrophe mémorable. Ils étaient encore dépendants des trous noirs primordiaux, formés dans les premiers temps qui avaient suivi la Singularité ; par exemple, ils décortiquaient leurs nœuds d’espace-temps infléchi pour en faire leurs « ailes » de faille spatio-temporelle. Or les trous primordiaux se faisaient rares : ils perdaient de l’énergie-masse par la radiation de Hawking, et s’évaporaient. Le temps que l’humanité apparaisse, la masse des plus petits trous restants était équivalente à celle de la Lune. C’était aussi dévastateur pour les Xeelees qu’aurait pu l’être, pour les humains, l’écroulement de la planète Terre sous leurs pieds. Mais une nouvelle possibilité s’offrait. De nouveaux trous noirs se formaient à partir de l’effondrement d’étoiles géantes, et au cœur des galaxies des fusionneurs engendraient des monstres d’une masse équivalente à un million de soleils. C’est là que les Xeelees migrèrent. La transition ne fut pas facile ; une vague d’extinction frappa leur espèce diversifiée. Mais ils survécurent, et leur histoire se poursuivit. Et c’est la sécurité des trous noirs du centre de la Galaxie qui les attira d’abord au contact de la matière noire. Il y avait de la vie dans la matière noire, et de la lumière, aussi. Dans l’univers entier, la masse de la matière sombre était six fois plus importante que celle que la matière baryonique, lumineuse, légère. Elle s’accumulait en bancs immenses, de plusieurs centaines de milliers d’années-lumière. Incapable d’évacuer la chaleur, par des caprices de sa physique, la matière noire était résistante à l’effondrement en structures plus petites, à l’échelle stellaire ou planétaire, contrairement à la matière baryonique. La matière noire et la matière lumineuse passaient comme des fantômes, n’ayant d’autre contact que la gravité. Mais les minuscules puits gravifiques des nouvelles étoiles baryoniques étaient utiles. Attirées dans ces puits, soumises à des concentrations et à des densités plus fortes que jamais, de nouvelles sortes d’interaction devinrent possibles entre les composants de la matière noire. L’émergence de la vie était inévitable, dans un tel univers. Aux stades primitifs, de drôles d’oiseaux, les « photinos », planaient joyeusement dans le cœur des étoiles, immunisés contre des impossibilités comme la fusion nucléaire, la brûlure des soleils. Ils furent dérangés par les premières explosions stellaires – et avec elles la dissipation des précieux puits gravifiques sans lesquels les photinos ne pouvaient exister. C’est pourquoi, dès l’apparition des premières étoiles, ils entreprirent d’en modifier la structure et l’évolution. Ils pouvaient, en se massant dans leur cœur, en amortir le processus de fusion. Ils espéraient, par ce moyen, pousser une majorité d’étoiles à endurer les désagréments des explosions et autres instabilités, jusqu’à ce qu’elles se retrouvent à l’état de naines vieillissantes et brûlent calmement et froidement pendant des lustres, fournissant une arène parfaite aux obscurs drames de leur vie. Un peu plus tard, les photinos allèrent jusqu’à tripatouiller la structure des galaxies elles-mêmes, pour produire davantage de naines. C’est ainsi que les êtres humains se retrouvèrent dans une galaxie où il y avait environ dix fois plus de naines rouges, stables, à la vie longue et peu spectaculaire, que d’étoiles du type de leur propre soleil. C’est difficile à intégrer dans une histoire naturaliste de l’univers, et pourtant des générations d’astrophysiciens s’y sont essayés : comme tant de caractéristiques de l’univers, la distribution stellaire a été polluée par les activités de la vie et de l’esprit. Mais il ne faudra pas longtemps pour qu’on observe la présence de photinos dans le soleil de la Terre elle-même. Il y avait déjà longtemps, très longtemps, que les Xeelees étaient troublés par tout cela. Ils se fichaient éperdument du destin des espèces marécageuses comme l’humanité. Mais en étouffant les plus grosses étoiles dans l’œuf, les photinos réduisaient les chances de formation de nouveaux trous noirs. Ce qui rendait l’univers plus hospitalier pour ces oiseaux le rendait invivable pour les Xeelees. C’était un conflit sans merci. Les Xeelees entreprirent une guerre implacable pour repousser les photinos hors des galaxies et les empêcher de traficoter les étoiles. Les Xeelees avaient déjà survécu à plusieurs cataclysmes universels ; ils étaient formidables et déterminés. Les êtres humains n’entreverraient que des détonations silencieuses dans le centre des galaxies, et ils observeraient qu’il n’y avait virtuellement pas de matière noire à voir. Ils ne seraient pas nombreux à deviner que c’était l’indice d’une guerre dans les cieux. Les photinos étaient des ennemis obstinés. Ils constituaient un fléau intelligent, il y en avait partout, et dans les austères conseils des Xeelees, certains exprimaient le désespoir glacé qu’ils pourraient ne jamais être vaincus. Et c’est ainsi que, alors que la guerre faisait rage dans les galaxies, les Xeelees amorcèrent un nouveau programme, beaucoup plus ambitieux, sur une échelle encore plus gigantesque. Ces immenses efforts provoquèrent une concentration de masse et d’énergie à cent cinquante millions d’années-lumière de la Galaxie de la Terre. C’était un nœud terrible qui attirait les galaxies comme des papillons sur trois cents millions d’années-lumière, une fraction respectable de l’univers visible. Les hommes, observant cela, désignèrent cette structure sous le nom de Grand Attracteur, et lorsque l’un d’eux s’y rendit, il l’appela l’Anneau de Bolder. Cet artefact déchira un trou dans l’univers même. Une porte à travers laquelle, si tout était perdu, les Xeelees avaient prévu de fuir. Ils gagneraient leur guerre, ou bien ils abandonneraient l’univers qui les avait vus naître, à la recherche d’un cosmos plus sûr. L’humanité, consumée par son propre combat contre les Xeelees, ne voyait rien de tout cela. Et pour les Xeelees, qui se battaient depuis des centaines de millions d’années-lumière tout en s’échinant à construire un tunnel pour quitter cet univers où les étoiles flamboyaient et mouraient des milliards d’années plus tôt qu’elles n’auraient dû, ces êtres humains, qui se chicanaient d’un bout à l’autre de leur Galaxie, n’étaient qu’irritants. Irritants, mais obstinés, tout de même. 56 Les sept greenships survivants de l’escadron Exultant resserrèrent la formation. Dans le calme subit, les équipages regardèrent l’endroit extraordinaire où ils étaient parvenus. Des centaines de milliards d’étoiles de la Galaxie, SO-2 était la plus proche du trou noir dans l’orbite duquel ils se trouvaient à présent. Il n’y avait pas d’étoiles à cet endroit, le plus central du centre, une cavité à l’intérieur d’une autre cavité de plusieurs semaines-lumière de diamètre, parce que toute étoile qui s’en serait approchée plus près que SO-2 aurait été déchiquetée par les marées du trou noir. Le trou était plein de lumière et de matière, pourtant, de plasma lumineux que bloquaient les filtres virtuels de Pirius. C’était comme s’ils planaient tous les sept dans une grande coque aux parois constituées d’une multitude d’étoiles, pareilles à des mouches dans le dôme d’une Conurbation. Au centre même de cet immense espace se trouvait un océan de lumière. À cette distance, on aurait dit un jouet étincelant, assez petit pour qu’on puisse le masquer avec l’ongle de son pouce, bras tendu ; une plate-forme de gaz étincelant, coagulé, aussi large que les orbites planétaires du système solaire. C’était le disque d’accrétion du trou noir : la pénultième destination des débris qui affluaient du reste de la Galaxie – l’endroit où la matière condamnée était compressée, ballottée, et tourbillonnait comme l’eau autour de la bonde d’un évier avant de tomber dans le trou noir. Du monstre qu’était le trou noir proprement dit, Pirius ne voyait qu’une étincelle pas plus grosse qu’une tête d’épingle, un lumignon innocent, pareil à un jeune soleil, incrusté au centre du disque. Quelque part à l’intérieur, l’horizon événementiel aurait englouti dix soleils les uns à côté des autres ; en vérité, il aurait occupé tout le centre du système solaire, jusqu’à l’orbite de Mercure, la planète la plus centrale. La lueur était le cri final de la matière, comprimée et surchauffée alors qu’elle s’abîmait dans le trou, le défaut de l’univers dans lequel la Galaxie s’engloutissait régulièrement. C’était la cible de Pirius. En étudiant des images agrandies du disque d’accrétion, Cabel trouva un arc brillant d’une lumière vive, inscrit sur la surface bouillonnante. — Qu’est-ce que c’est que ça ? — Je pense que c’est une étoile, répondit Bilson. Une étoile qui s’est trop rapprochée. Léthé ! Il y a encore de la fusion là-dedans. — Une étoile déchiquetée, confirma lentement Cabel. Léthé, où avons-nous mis les pieds ? Bleu les rappela à l’ordre : — Relevez la tête ! Jetez un coup d’œil à vos afficheurs tactiques. Sur les cartes virtuelles de la région, des étincelles écarlates virulentes matérialisaient les concentrations xeelees. La plupart se trouvaient à la périphérie du disque d’accrétion proprement dit. — La bonne nouvelle, annonça Bleu, c’est que je ne vois pas de nightfighters ou d’autres vaisseaux de combat dans la région, à l’intérieur de l’orbite de SO-2. La feinte avec le capot grav a donc marché. Les Xeelees n’avaient pas prévu que nous nous approcherions autant, et ils réagissent avec retard. Nous avons un peu de temps devant nous. Mais ces points rouges, dans le disque d’accrétion, sont des positions xeelees, des bouts-de-sucre, probablement utilisés comme batteries antiaériennes. Ils sont statiques – ils ne viennent pas vers nous –, mais ils représentent une sacrée force de frappe. Alors, songea Pirius Rouge en étudiant ses afficheurs, pour atteindre le trou noir, ses greenships devraient traverser un tir de barrage tout en s’enfonçant dans la zone dangereuse du disque d’accrétion. — Allons-y avant qu’ils se réveillent, dit-il. Je passe le premier. Ingénieur, navigateur ? Vous êtes avec moi ? — Parés, pilote, répondit Bilson d’une voix tendue. — C’est pour ça qu’on est venus, fit Cabel. — Préparez les armes. Pirius passa rapidement en revue ses check-lists, essayant d’oublier ses doutes et sa peur. Il savait qu’ils n’avaient que peu de chances de réussir. Chacun des vaisseaux ne transportait qu’une paire de trous noirs ponctuels : ils ne pouvaient porter qu’un coup chacun. Et cette première tentative était leur meilleure chance car elle prendrait les Xeelees complètement au dépourvu. S’il réussissait lors de cette toute première frappe, ils pourraient rentrer chez eux. Il espérait de toutes ses forces y parvenir. Les autres membres d’équipage s’activaient tout aussi silencieusement. Il n’avait pas envie de parler à Torec : il avait l’impression que ça ne leur ferait de bien ni à l’un ni à l’autre. Mais il ne pouvait oublier sa présence. Même s’il se faisait tuer, se disait-il, s’il faisait son boulot, personne d’autre ne devait mourir aujourd’hui – elle ne devait pas mourir. Il se rendit compte qu’il n’avait pas entendu Même Ça depuis qu’ils étaient arrivés dans cette cathédrale d’étoiles. C’était une pensée troublante, obsédante, mais il n’avait pas le temps d’y réfléchir plus avant. Des voyants verts se mirent à briller. Le vaisseau était prêt pour le vol de frappe. — Allons-y ! ordonna Pirius. Il crispa les poings sur ses commandes. Cohl, Espoir Tenace et les derniers évacués d’Orion furent ramenés sur la base des Arches. Le trajet prit deux heures, et ils arrivèrent six heures après le lancement des greenships. Au moment, réalisèrent-ils, où Pirius devait déboucher dans les environs de Chandra. Espoir Tenace était en proie à des sentiments complexes. Les semaines de préparatifs qui avaient précédé le moment du lancement étaient derrière eux. Il en éprouvait un grand soulagement, une sorte de vide, presque, à l’idée d’avoir fait en sorte que ses vaisseaux s’en tirent avec un seul échec majeur, un seul vaisseau perdu ; c’était mieux qu’il n’avait osé l’espérer au fond de son cœur. Et il était heureux d’avoir pu actionner quelques leviers pour faire revenir Cohl d’Orion. Et pourtant, il sentait la frustration monter en lui. Après tout, il était pilote et ses compagnons de la dernière et fatale mission de la Griffe de l’Assimilateur volaient en ce moment même dans un nid de fighters xeelees, au centre de la Galaxie. Et lui, Espoir, n’y était pas. Il était échoué là, sur la base des Arches, et jusqu’à ce que les vaisseaux reviennent – ou non –, il était réduit à l’impuissance. Et il constatait, consterné, que sa foi ne lui apportait qu’un piètre réconfort. Il se rabattait sur l’idée purement intellectuelle que tout ce qu’il vivait n’était qu’un chemin parmi tant d’autres, qui devaient tous se rejoindre à la fin des temps. Sauf que ce n’était sûrement pas l’impression qu’il avait en ce moment précis. Il aurait bien voulu en parler à Même Ça, mais il se battait du coté de Chandra. Faute de mieux, Espoir Tenace se dirigea vers sa chambrée. Avec un peu de chance, il arriverait à dormir un peu. Il devait rester en forme. Quand les vaisseaux reviendraient, éclopés, ils auraient un rôle crucial à jouer, ses équipes d’ingénieurs et lui. Dans la chambrée, un coursier vint le trouver. Il devait le suivre au Pays des Officiers. Sa surprise n’eut plus de bornes quand le coursier le conduisit dans la salle des opérations spéciales des Arches. Il resta sur le seuil, bouche bée. C’était une vaste arène, d’une profondeur vertigineuse, où plusieurs niveaux de passerelles entouraient un énorme afficheur virtuel. La VieD&O principale montrait le cœur de la Galaxie : une tête d’épingle brillante qui devait être Chandra, entourée par un disque d’accrétion et d’autres monstruosités astrophysiques. Elle était entourée d’autres VieD&Os : des schémas, des graphiques et des déroulants, où il reconnut des données envoyées par les vaisseaux de l’escadron Exultant eux-mêmes. Certaines passerelles franchissaient la fosse, passant à travers les affichages, ce qui permettait de les étudier de tout près. Autour de ce puits d’informations perpétuellement réactualisées s’affairaient des techniciens qui échangeaient des informations laconiques tout en entrant des données dans leurs infodesks. Sur un balcon, tout en haut, Espoir Tenace repéra le maréchal Kimmer en personne, l’air grave, les mains nouées derrière le dos, entouré par un petit essaim d’assistants. C’était une salle des opérations de l’Aéronavale au moment crucial d’une opération majeure ; il y régnait une activité intense, coordonnée. La discipline et l’organisation étaient palpables, et malgré la complexité de la tâche et la tension de l’heure, personne ne haussait la voix. Les affichages étaient constamment rafraîchis. Le diorama central reprenait manifestement les infos récupérées par Pirius Bleu au cours de son premier passage à travers les régions centrales. Espoir Tenace pouvait voir que des sections avaient été modifiées, manifestement à l’aide de données renvoyées par les vaisseaux de l’escadron Exultant. Ça veut dire qu’ils ont réussi à passer, se dit-il fiévreusement. L’escadron Exultant avait survécu, et avançait toujours vers sa cible, le centre du centre de la Galaxie. Il serra les poings. En regardant plus attentivement, il vit un petit groupe de fières étincelles vertes qui planaient au-dessus du disque d’accrétion. Sous ses yeux, l’un de ces joyaux d’émeraude décrocha de l’amas et descendit en vol plané vers le disque. Il était si petit qu’on eût dit un moucheron se posant sur un tapis, mais il avançait quand même. Ça y était, ça avait commencé, comprit Espoir, tout excité. Ils amorçaient le raid. Et s’il avait survécu, l’étincelle qui menait la danse devait être Pirius Rouge en personne. — Je vous connais. Une femme s’approchait de lui. Elle portait une longue tunique blanche, et elle était petite, plus petite que lui. La peau de son visage était tendue sur ses pommettes ; ce n’était pas la peau jeune et lisse de la jeunesse, et elle avait des yeux perçants, durs comme des petites pierres. — Vous êtes Tuta, dit-elle. Tuta, alias Espoir Tenace. Elle ouvrit la bouche et éclata de rire, produisant un affreux bruit de gorge et dévoilant des dents noires. — Je crois que je vous connais, moi aussi, répondit-il. Pirius m’a parlé de vous, quand il est rentré du système de Sol. — Ma réputation s’étend à toute la Galaxie, dit sèchement Luru Parz. Je suis sûre que Pirius est beaucoup plus heureux à piloter ses jouets autour du centre de la Galaxie, loin de la Terre, de sa politicaillerie et de ses intrigues. Espoir Tenace la regardait, épaté. — Dites quelque chose, mon garçon ! lança Luru. Dites-moi à quoi vous pensez. Espoir Tenace se passa la pointe de la langue sur les lèvres. — Je me demande si je dois vous offrir une chaise ou vous signaler aux Gardes… — Ce qui est sûr, répondit-elle en riant, c’est que vous avez le sens de l’humour. Plus que Pirius, en tout cas. Je pense que je vous aime bien, Tuta. — Et c’est vrai ? demanda-t-il d’un ton hésitant. — Quoi donc ? — Que vous êtes… Il parcourut les environs du regard et dit tout bas : — Immortelle ? — Oh, je ne dirais pas ça. C’est juste que je n’ai pas encore réussi à mourir. — Comment êtes-vous arrivée ici ? Qu’êtes-vous venue faire ? — Il se trouve que j’ai joué un rôle majeur dans l’initiation de ce projet, comme Pirius aurait dû vous le dire, sauf que je doute qu’ils l’aient compris, lui ou sa camarade de chambrée, cette pauvre gosse paumée. Je suis venue ici assister à la conclusion de ce que j’ai provoqué. J’estime que je ne l’ai pas volé. Quant à la façon dont je suis arrivée ici, je m’en suis remise à Nilis pour l’intendance. Même un commissaire aussi largué que ce gros corniaud gaffeur peut encore tirer quelques ficelles. — Où est-il ? — Franchement, il était tellement angoissé qu’il devenait vraiment insupportable, et le commandant de la place l’a carrément viré d’ici. De toute façon, il n’a plus toute sa tête. Il continue à analyser les bribes de données qu’il reçoit sur Chandra, à essayer d’élucider ce qu’il appelle sa « vraie nature ». Vous êtes sûrement au courant. Alors que la seule chose qui compte, c’est que Chandra revêt une immense importance pour les Xeelees. Nous devons donc la détruire, si nous en avons l’occasion, c’est aussi simple que ça. C’est pour ça que j’ai supporté le projet, au départ. Si ça ne dépendait que de moi, je mettrais un point final aux investigations de Nilis. Elles n’ont aucune raison d’être. Tout ce qu’il a une chance de trouver, c’est une justification à notre entreprise, et donc, quel intérêt ? Si cette femme était le dixième de ce que Pirius prétendait, contre toute raison, qu’elle était, alors elle devait en avoir tellement vu, tellement vécu, que ça passait l’imagination d’Espoir Tenace. — Je m’étonne que vous vous intéressiez à ce qui va se passer aujourd’hui, quoi qu’il arrive. — C’est une journée à marquer d’une pierre blanche dans la longue histoire de l’humanité, Tuta, quelle que soit la façon dont ça tournera. Et j’ai bien l’intention d’être là pour voir ça, que ce soit un triomphe ou un désastre – ou, plus vraisemblablement, et de façon beaucoup plus amusante, un peu des deux, n’est-ce pas ? Et elle ouvrit à nouveau cette hideuse bouche. Une masse tumultueuse émergea de l’une des passerelles supérieures : Nilis en personne, qu’on avait fichu dehors par la porte et qui rentrait par la fenêtre. Il reconnut Espoir Tenace et lui fit signe de le rejoindre. Celui-ci gravit un escalier et se retrouva en position précaire sur un balcon, avec le maréchal Kimmer lui-même. Il apprit que c’était Nilis qui l’avait fait venir dans la salle des opérations en ce moment crucial. — Je pense que je vous connais, maintenant, les gars. Vous, par exemple, vous préféreriez être là-bas, mais vous êtes coincé ici, et vous allez vous consumer sur place si vous ne savez pas ce qui arrive à vos amis. J’ai demandé à Cohl de venir aussi, mais elle est à l’infirmerie. J’ai tout de même fait en sorte qu’elle reçoive toutes les données réactualisées. Il lança à Espoir Tenace un sourire presque affectueux, et Espoir Tenace se fit à nouveau la réflexion qu’il était très étrange qu’un homme aussi gentil, aussi attentif aux autres, soit responsable d’un dispositif d’armement doté d’un pouvoir destructeur aussi stupéfiant. — Commissaire, dit doucement Kimmer. Le moment approche. Nilis regarda l’affichage. — En effet. Oh, mes aïe-yeux… Il s’approcha du maréchal Kimmer, immobile comme une statue. Le silence se fit dans la salle. Cette étincelle verte, solitaire, rampait vers le centre de l’afficheur principal. Le commissaire avait les mains nouées, et ses jointures étaient blanches à force de crispation. À l’issue d’une série de brefs sauts SPL, Pirius parvint en rase-mottes au-dessus du disque d’accrétion. Il était maintenant seul avec son équipage ; le reste de l’escadron était perdu dans la lumière éblouissante, derrière eux. En dessous de lui défilait une vaste surface plane, granuleuse, d’une blancheur éclatante, une mare de gaz en rotation qui tournoyait comme les nuages d’orage de la Terre. C’était tout ce qui restait de la masse d’étoiles, de planètes et de créatures vivantes qui avaient eu l’infortune de tomber dans ce puits mortel. Il savait qu’un trou noir détruisait toutes les informations sur la matière qu’il entraînait dans son horizon événementiel, en dehors de son spin, de sa masse et de sa charge ; mais quoi que le plasma turbulent en dessous de lui ait pu être jadis, il était déjà réduit à néant, ou plutôt en nourriture pour l’insatiable Chandra. Il avait depuis longtemps dépassé le point d’approche au plus près auquel était parvenu son aîné, Pirius Bleu, lors de son vol de repérage. Personne, dans toute l’histoire humaine, n’avait jamais approché de si près l’horizon événementiel d’un trou noir supermassif – et il allait falloir qu’il s’en rapproche encore bien davantage. Rien de ce qu’il voyait n’était réel, évidemment. Ce n’était qu’une reconstitution virtuelle, recomposée en longueurs d’ondes visibles pour lui, et dont l’éclat avait été atténué. S’il l’avait regardé par sa bulle, il aurait été instantanément aveuglé. Mais il avait l’impression de sentir le bouillonnement de ce plat de plasma à l’échelle d’un système solaire, peut-être même la gravité phénoménale de l’horizon événementiel proprement dit. Il sentait les immenses processus astrophysiques qui l’entouraient. Il était un grain de poussière prisonnier d’une immense machine. — Une minute avant le passage au plus près de l’objectif, annonça Bilson. Pirius sentit son cœur battre plus vite, mais il essaya de conserver un ton léger : — Rappelez-vous votre entraînement. On s’est exercés sur des rocs de quelques centaines de kilomètres. Aujourd’hui, on vise une cible de cent millions de kilomètres. Ça va être du gâteau. — Sauf que c’est l’horizon événementiel d’un trou noir, rétorqua sèchement Cabel. — Ta gueule, fit Bilson d’une voix étranglée. — Pas de tir de barrage, dit Cabel. Ils ne nous ont pas encore repérés. Il se pourrait même qu’on s’en sorte. — Trente secondes, appela le navigateur. — Tenez-vous prêts ! Soudain, ce fut droit devant lui, le centre de tout, une sphère de gaz incandescent comme un soleil maléfique qui remontait du disque d’accrétion grumeleux. L’horizon événementiel proprement dit était invisible, évidemment : du noir sur du noir, une surface d’où même la lumière ne pouvait s’échapper. La lueur qu’il voyait était la mission finale, désespérée, de la matière entrante. Sous le contrôle de son processeur BTF, le vaisseau s’éleva du plan du disque. Pirius regarda le disque d’accrétion tomber en dessous de lui. La matière brassée, broyée et compressée lors de ses dernières orbites frénétiques atteignait enfin le bord intérieur du disque, l’horizon événementiel. Des panaches et des filets éclatants, pathétiques, s’en échappaient en serpentant, brillant d’une lueur fébrile. Il regarda vers l’avant, la boule de gaz en ébullition qui entourait l’horizon événementiel. C’était une sphère immense, aussi vaste que l’orbite de Mercure. La trajectoire du greenship devait l’emmener en rase-mottes vers son pôle, écrémer la surface au point de passage au plus près, à cent kilomètres exactement de la surface mathématiquement définie de l’horizon événementiel. Un chemin brillant, bleu électrique, apparut devant Pirius, dans le ciel virtuel, complexe. C’était la trajectoire que le navigateur, Bilson, avait calculée pour l’amener à cent kilomètres de l’horizon événementiel du trou noir supermassif – si près qu’ils risquaient de s’y engloutir, mais ils n’avaient rien à craindre des marées : Chandra était, paradoxalement, trop gigantesque pour ça, et en réalité ils pourraient tomber tout le long de l’horizon événementiel sans rien sentir. Plus que quelques secondes. Les derniers millions de kilomètres parcourus, l’immense surface incurvée commença à s’aplatir sous la proue, et le brouillard de matière torturée se dégagea devant lui… Révélant les mailles d’un filet étincelant. — Arrêtez tout ! hurla Bilson. Pirius tira sur ses commandes, mais les capteurs de proximité du vaisseau avaient réagi avant lui. L’appareil monta et s’éloigna. Le chemin bleu électrique se désintégra et disparut. Soudain, la texture de ce mur défila sous sa proue. Il distingua une résille irrégulière de fils brillants. On aurait dit les lumières d’une immense ville voilée par une tempête de plasma qui tombait vers l’intérieur. De si près, la courbure était invisible ; l’horizon événementiel était une plaine au-dessus de laquelle le greenship volait. Bilson commença à zoomer sur les images. C’était bel et bien une sorte de filet, un quadrillage de fils argentés. Des petites formes noires glissaient le long de ces fils – mais elles n’étaient « petites » qu’à une échelle phénoménale ; le plus court de ces fils devait faire mille kilomètres de long. La structure dominante était hexagonale, mais les hexagones n’étaient pas réguliers, et on aurait plutôt dit, finalement, une toile d’araignée qu’un filet. Bilson souffla : — Un filet assez grand pour entourer tout l’horizon événementiel. Je pense que ces choses noires sont des vaisseaux. — Des Xeelees ? demanda Cabel. — Je suppose. Nous n’avons jamais vu de bâtiments de ce modèle. Il semblerait qu’ils piègent la matière qui tombe à l’intérieur. Qu’ils s’en nourrissent. Et regardez, il y a d’autres vaisseaux qui remontent de l’intérieur du filet. — Ce serait donc la machinerie xeelee centrale, dit Bilson. Ce qui leur sert à fabriquer leurs nightfighters et à faire marcher leurs calculateurs. Ce filet est le moteur du Premier Radiant. Sa construction a dû prendre un milliard d’années. Léthé, pensa Pirius. Dans quoi on s’est fourrés… — Je ne voudrais pas vous bousculer, dit Cabel, mais ces batteries antiaériennes se réveillent… — Bilson…, appela Pirius. — Compris, pilote. Un nouveau tracé apparut, une ligne bleue, étincelante, qui plongeait dans le filet. Le vaisseau commença à suivre la trajectoire, puis se cabra et remonta. — C’est ce filet ! hurla Bilson. Le filet est en réalité à l’intérieur de notre plafond de cent kilomètres, mais les sécurités du vaisseau nous en interdisent l’approche ! Pirius manœuvra les commandes avec ses mains. — Je vais les couper. Il pointa le nez de l’appareil vers le bas, mais les systèmes se rebellèrent, et l’avance devint chaotique. — Je ne tiendrai pas le cap longtemps. Cabel, enclenchez le système de mesure de portée. Deux rayons rouge cerise se projetèrent sous le ventre du vaisseau. Leur trajectoire était déviée selon des arcs d’une parfaite élégance par la gravité extraordinaire de Chandra. Pirius vit, vers le bas, les starbreakers de triangulation couper le filet au passage comme des scalpels tranchant la chair. Le point d’intersection aurait dû se situer à peu près au niveau de l’horizon événementiel, mais il n’arrivait pas à le voir. — Nous faisons beaucoup de dégâts, annonça Cabel. Nous commençons vraiment à intéresser ces batteries de défense antiaérienne. — On s’en fiche, des batteries, gronda Pirius. On n’y peut rien, de toute façon. Préparez l’arme. Bilson, l’altitude est-elle bonne ? — Impossible à dire, répondit Bilson. Ça ne marche pas comme ça aurait dû. Il y a une sorte de distorsion quand les rayons traversent le filet. — On va manquer de temps, fit Cabel. Penser qu’ils avaient peut-être fait tout ce chemin pour rien… Pirius maintint fermement l’appareil sur son cap. — Faites de votre mieux. — Oui, chef. Une lumière rouge cerise emplit le cockpit de Pirius. — Ils nous ont détectés ! hurla Cabel. Il avait raison : le vaisseau était sur le point d’être triangulé par deux, trois, quatre starbreakers. — Navigateur, je veux une réponse ! hurla Pirius. — Maintenant ! hurla Bilson. — Ingénieur ! Feu ! Cabel ne répondit pas, mais Pirius sentit le tremblement avec lequel l’entraînement l’avait familiarisé : le canon faisait feu. Deux trous noirs ponctuels, jumeaux, jaillirent des grosses tuyères montées sur la coque principale du greenship. Une fois les obus lancés, Pirius relâcha sa prise sur les commandes manuelles. Le vaisseau releva le nez et s’éloigna en se tortillant pour esquiver l’attaque, son processeur BTF lui permettant de réagir plus vite que n’importe quel réflexe humain. La lumière rouge du starbreaker se dissipa. Pirius s’appuya contre le dossier de son fauteuil et inspira profondément. Vivants. Le greenship frémit comme un bateau en papier ballotté sur l’eau d’une baignoire. — C’était la détonation, dit Cabel. Bilson resta silencieux quelques secondes. Il rassemblait les données. Puis il dit : — Pas de dégâts. L’arme a fonctionné, mais nous avons dû rater l’horizon. Pirius se sentit envahi par un profond désespoir. — Bon, dit-il. Continuez à emmagasiner les données. On arrivera peut-être à trouver quelque chose. — Je n’ai pas merdé, pilote, dit misérablement Bilson. J’ai fait de mon mieux. — Je sais, répondit Pirius avec lassitude. Il savait aussi que Bilson s’en voudrait jusqu’à la fin de ses jours. — Nous n’avons pas dit notre dernier mot. Nous avons encore six vaisseaux, et donc six chances en réserve. Les autres vont avoir besoin de notre aide. Ne baissez pas la tête. D’accord ? — Oui, chef, répondit Cabel d’une voix atone. — Navigateur ? — Yep, captain ! Parmi les équipages restants, positionnés très haut au-dessus du disque d’accrétion, l’atmosphère était sinistre. Torec essaya de leur faire voir le bon côté des choses : — Le premier essai était quasiment sûr d’échouer. Mais nous avons beaucoup appris. — Nous n’étions pas au courant, pour le filet, dit Bilson, le moral en berne. On ne voit rien au travers, et il déforme nos starbreakers, je ne sais pas comment, ce qui nous empêche d’ajuster le tir. Et nous n’avons pas le temps de réécrire le plan d’attaque. — Il a raison, dit Pirius Bleu. Ces batteries antiaériennes ne vous ont pas vus arriver mais elles vous ont pourchassés en ressortant. Et d’après le QG opérationnel, il y a des nightfighters en route. — Il faut y retourner, dit Pirius Rouge. Tout de suite, avant que la situation ne s’aggrave. — J’y vais, dit abruptement Jees. C’étaient les premières paroles qu’elle prononçait depuis le retour de Pirius. — Mais ton appareil est configuré pour transporter le capot grav, objecta Pirius Rouge. — On n’en aura pas besoin, sur le chemin du retour. On ne fera que rentrer chez nous. — Oui, mais ce piaf va osciller encore plus que les autres. — Alors, je suis jetable. Et je suis votre meilleure pilote, dit-elle simplement. Si quelqu’un peut y arriver, c’est moi. — Pirius, rappela Torec, elle a un Fantôme d’Argent à bord. — Aucun rapport, lança Jees. Sa présence n’affecte pas le fonctionnement de l’arme. Et maintenant que nous avons utilisé le capot, il n’est plus indispensable. Le Fantôme n’est plus qu’une charge, maintenant ; il n’a pas son mot à dire. — Là, elle marque un point, dit Pirius Bleu. Sauf, pensa Pirius Rouge, que le Fantôme ne manquait probablement pas une miette de leur échange. Il appela son commandant de vol en second. — Même Ça, que conseillez-vous ? Bien que son canal audio fût manifestement ouvert, Même Ça ne répondit pas. Pirius éprouva à nouveau un vague malaise. — Allez, Pirius, dit Jees d’un ton égal. Nous avons besoin d’une décision. Assez tergiversé. — C’est bon, dit-il. Jees fit aussitôt quitter la formation à son vaisseau, qui plongea vers le disque d’accrétion. Elle alla à peu près aussi loin que Pirius précédemment. Puis les starbreakers des bouts-de-sucre – au nombre de quatre – se focalisèrent sur elle. Elle maintint la position, mit ses propres starbreakers en action afin de définir son altitude et rapporta qu’elle avait encore un peu endommagé le filet. À cet instant, son étincelle verte disparut, d’un coup, avant qu’elle ait seulement eu le temps de faire feu avec ses canons à trous noirs. C’était fini, quelques minutes à peine après qu’elle eut quitté la formation. Pirius s’obligea à parler : — OK. OK. Peut-être qu’il y a un autre moyen. Espoir Tenace était toujours sur le balcon, avec Nilis, Kimmer et Luru Parz. Quand la nouvelle du second échec et de la perte de Jees et de son équipage eut atteint la salle des opérations, Nilis se mit à arpenter la passerelle en se tordant les mains et en frottant les plis de chair molle de son visage hagard. — Oh non, répétait-il. Oh non, oh non. C’est ma faute. C’est l’échec, et leurs vies se consument comme des étincelles, tout ça pour rien… Une vision désespérante. Espoir Tenace se rappela que Nilis était, au fond, un civil, et que les civils ne comprenaient rien à la guerre. Le maréchal Kimmer ne réagit pas davantage aux mauvaises nouvelles qui leur parvenaient de la cible qu’au fait que Nilis perdait les pédales. Il ne pouvait pas faire grand-chose pour infléchir le cours des événements, mais, dans ces temps difficiles, il était un pilier, une colonne sur laquelle les autres s’appuyaient, se dit Espoir Tenace, un modèle de force et de détermination. Espoir Tenace n’avait jamais eu une très haute opinion de Kimmer en tant que commandant, pour ce qu’il en avait vu jusque-là, mais en ces instants terribles il paraissait se révéler dans toute sa splendeur. Pila arrivait en courant le long de la passerelle. Elle murmura au commissaire quelques mots à propos de Chandra. Nilis parut choqué. Il la suivit immédiatement sur la passerelle puis hors de la salle des opérations. Espoir Tenace n’en revenait pas. Que pouvait-il y avoir de plus important dans l’univers que de vivre ici les quelques minutes cruciales à venir ? Cela dit, il était un peu soulagé que Nilis et sa tempête émotionnelle aient disparu. Luru Parz regardait tout cela d’un air suspicieux. Le maréchal attrapa Espoir Tenace par l’épaule. — Ingénieur, regardez. Votre ami, Pirius… Il y retourne. Espoir, très impressionné qu’un maréchal s’adresse ainsi à sa petite personne, demanda : — Lequel, monsieur ? — Les deux. — Cette fois, on va y aller à deux appareils, déclara Pirius Rouge. Je passe devant. — Tu as usé ton arme, lui rappela Torec. — Je sais. Je servirai de guide. Bilson, vous y êtes allé. Nous savons que nous avons rompu le filet. Jees a peut-être réussi à agrandir le trou. Et si on pouvait faire passer les starbreakers à travers la brèche ? Ça nous procurerait un bref temps de vol libre pendant lequel nous ne serions pas bloqués par le filet. On y verrait peut-être assez pour atteindre l’horizon événementiel. Qu’en pensez-vous ? Bilson semblait complètement amorphe. — C’est possible. Nous n’aurons que très peu de temps. Moins d’une seconde. — D’accord. C’est pour ça que celui qui entrera aura besoin d’un éclaireur. — Et qui s’occupera du largage des bombes ? demanda Torec. Pirius inspira un bon coup. Il se demandait combien de temps il pourrait différer la décision ; il était sur le point d’envoyer un autre équipage à la mort. Mais il devait faire un choix. — Même Ça, vous êtes prêt ? Pas de réponse. Et alors que les secondes s’égrenaient, Pirius comprit tout à coup qu’il n’y en aurait pas. Il suscita une image virtuelle de Même Ça. Derrière la visière de son skinsuit, son visage était d’une pâleur fantomatique, comme s’il était exsangue. — Il est comme ça depuis qu’on a passé SO-2, murmura son navigateur. Je ne voulais pas vous le dire… — Même Ça ! appela Pirius Bleu. Même Ça ! Quero ! Même Ça cligna des paupières, passa la pointe de sa langue sur ses lèvres et s’obligea à sourire. — Pardon, dit-il d’une voix changée en un coassement rauque, la gorge manifestement nouée. — Il est scotché, dit Pirius Rouge. Léthé ! Tu n’étais pas au courant ? — Non, soupira Bleu. Mais je me demandais… ça t’est déjà arrivé, Même Ça, hein ? Même Ça sembla se détendre un tout petit peu. — Oui. C’est déjà arrivé. — Et c’est pour ça qu’on t’a expédié à la division pénale de Quint… Cohl avait raison de se méfier de toi. — Je ne t’ai jamais menti. — Mais tu ne nous as pas dit toute la vérité, hein ? ça n’avait rien à voir avec ta non-orthodoxie. — Ça n’a rien arrangé. Mais oui, j’étais tétanisé. Comme ça. Des gens sont morts. À cause de moi. J’étais littéralement pétrifié. Je n’y comprenais rien, tu sais. Je peux me battre sur un roc. Je sais bondir hors de ces satanées tranchées pleines de sang. Je peux sauver des vies. Mais là-haut, dans un greenship… — Et c’est pour ça que tu t’ingéniais à te péter les couilles dans des missions de combat ? Pour te punir ? — Léthé ! gronda Torec. Et toutes ces conneries sur l’infinité temporelle… Vous pensiez vraiment ce que vous racontiez ? — Je donnais de l’espoir, dit-il calmement. Et j’y puisais celui d’arriver, un jour, à tout remettre d’aplomb. Des gens sont morts à cause de moi. — Tu en as sauvé bien plus sur les rocs, dit Bleu. — L’arithmétique de la mort ne marche pas comme ça, objecta Même Ça. — Non, en effet, reprit Torec. — Chef d’escadron, je vous ai laissé tomber. — Oui, répondit Rouge avec hargne. En effet. — Quand vous m’avez demandé de me joindre à vous, puis d’être commandant de vol, je n’ai pas pu refuser. C’était une si noble chose à tenter, une chose si juste. Je voulais en être. J’espérais en être capable. — Eh bien, vous n’en étiez pas capable, lâcha amèrement Torec. — Bon, les gars, ce n’est plus le moment, coupa Rouge. — Bon, je vais y aller, décida aussitôt Bleu. — Pourquoi ? demanda Rouge. Pour sauver la mise à ton copain ? — Non. Parce que je suis le meilleur choix, de toute façon, pour une mission à deux appareils. Réfléchis, Rouge. Nous sommes la même personne. Si nous y allons ensemble, la communication sera essentielle. Si nous n’arrivons pas à nous comprendre, qui y parviendra ? — Mais…, bêla Rouge. — Je sais ce que tu as l’intention de faire, dit Pirius Bleu. Pendant que je larguerai mes bombes, tu vas attirer les tirs. C’est ce que tu prévois en réalité, hein, Rouge ? Tu vois, je te dis que je te comprends. Pirius soupira. — D’accord. Cabel, Bilson, oui, j’ai l’intention d’attirer les tirs de barrage de Bleu. Peut-être que ça lui permettra de réussir la mission. Mais vous êtes déjà descendus là-dedans. Si vous ne pensez pas pouvoir le refaire… — J’en suis, dit aussitôt Cabel. Il était clair que Bilson avait plus de difficultés. Mais le navigateur eut un soupir tremblant. — Vous avez dit que si on n’y arrivait pas aujourd’hui, on y retournerait demain. Alors, finissons-en. — Bravo, dit Pirius Rouge avec chaleur. — Bon, c’est parti, dit Bleu. Son appareil rompit aussitôt la formation. Pirius empoigna ses commandes et les deux appareils se stabilisèrent côte à côte. — Je voudrais juste vous dire…, commença Même Ça. — Plus tard, coupa Rouge. — Dieu vous garde, murmura Torec. — Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda Bleu. — Oh, c’est un truc que j’ai appris sur Terre. Très ancien, je pense. — Pas d’adieux, dit Pirius Rouge. On sera de retour dans dix minutes. Torec s’obligea à rire. Et tous les deux, connaissant ma chance, pensa-t-elle. Ou aucun… Les deux appareils traversèrent en formation le grand vide qui les séparait de la mare étincelante du disque d’accrétion. Une fois de plus, Rouge se retrouva en train de voler en rase-mottes au-dessus du disque d’accrétion. Une fois de plus, l’horizon événementiel s’éleva comme un soleil maléfique devant eux. Cette fois, l’étincelle verte sur son côté bâbord était le vaisseau de Bleu. Lequel ouvrit un canal privé vers Rouge. — Évidemment, dit-il, si on se tue tous les deux, en bas, il ne restera rien de moi – ni de toi. — Ce serait le plus simple, dit Rouge. — En effet. Prends bien soin de Torec si… — Toi aussi, répondit Rouge. Bonne chance, frangin ! — Oui. Léthé ! Je suis dans le champ de tir ! Pirius Rouge jeta un coup d’œil vers lui. Deux, trois, quatre rayons starbreakers ratissaient le ciel, essayant de se focaliser sur l’appareil de Bleu. Rouge fit faire une embardée à son appareil, s’interposant. À sa grande satisfaction, deux ou trois rayons commencèrent à le suivre pendant que les autres perdaient Bleu, qui filait en dessous de sa trajectoire nominale. Si l’un de ces rayons le touchaient, si brièvement que ce soit, c’en serait fini. Rouge commença à zigzaguer, la BTF faisant décrire au vaisseau un rapide schéma d’évasion plus rapidement qu’aucun être humain n’aurait pu le faire – plus vite qu’un Xeelee, se dit Pirius. Mais les starbreakers s’obstinaient. — Je crois que je vais vomir mon petit déjeuner, grommela Cabel. — Mais ça marche ! s’écria Pirius. Bilson ! Continuez à calculer la trajectoire. Il faut guider Bleu vers l’intérieur ! — Compris, pilote ! — J’arrive au filet, annonça Pirius Bleu. Waouh ! Je ne peux pas le croire ! Une structure contingente de quelques minutes-lumière de traversée ! Ils ont fait fort, ces Xeelees… Rouge, je suis de nouveau dans le collimateur ! En suivant sa trajectoire d’évasion, Pirius avait dérivé trop loin de son jumeau temporel. Pas le temps de retourner sous les feux des projecteurs. Il appuya sur ses commandes. Le vaisseau fit un saut, un grand saut SPL d’une seconde-lumière à peu près. Il entendit craquer la coque de la bulle, et toutes sortes d’icônes d’un rouge flamboyant se mirent à briller sur ses afficheurs. On n’était pas censé effectuer de tels sauts dans un espace-temps aussi turbulent. Mais ça avait marché : il s’était positionné juste devant Pirius Bleu. Et une fois de plus les rayons des batteries de tir étaient concentrés sur lui. Il partit d’un grand éclat de rire. — Allez, venez à moi ! — J’ai perdu le verrouillage, dit Bilson. — Eh bien, récupérez-le ! hurla Pirius. Allez, navigateur ! On y est presque. — Je l’ai. Je l’ai ! Un starbreaker jaillit de sous le ventre du greenship et entra en collision avec le quadrillage, à quelque distance devant les deux vaisseaux qui filaient à toute vitesse. — Bravo ! annonça Bleu. Bon travail, Bilson. Mais j’aurai deux mots à te dire sur ta façon de piloter, Rouge. — Tu as l’horizon événementiel ? — Nous avons un repérage, répondit calmement Bleu. La bulle de Pirius était illuminée par une lumière rouge cerise. Les starbreakers le frôlaient. Il ignora l’avertissement, maintint son appareil sur sa trajectoire. — Équipage, plus que quelques secondes… La bulle frémit autour de lui, une alarme se mit à hurler. Il avait perdu une nacelle, une bulle d’équipage : Cabel, probablement le meilleur ingénieur de l’escadrille, avait disparu, réduit à un bout de chair calcinée dans cet épouvantable tumulte d’énergie. Pirius était tenaillé par la tristesse, mais ce n’était vraiment, vraiment pas le moment. Il se cramponna à sa trajectoire. — Bleu, largue ces putains de bombes ! — C’est parti ! annonça Bleu. Pirius fit faire un écart à son appareil. Les starbreakers le suivirent, et le vaisseau frémit à nouveau. — Parti et… Léthé ! annonça Pirius Bleu. — Quoi ? Bleu, je n’y vois rien ! — Les trous noirs ont convergé… Nous avons repéré la pulsation de l’onde gravifique, juste sur l’horizon événementiel… Et les Xeelees… Léthé, ça marche ! Oh…, fit-il alors, l’air étrangement déçu. Pirius fit décrire une nouvelle embardée à son appareil. — Bleu ! Au rapport ! — Je suis touché ! Peux plus manœuvrer… Je tangue comme une coque de noix sur un océan en furie… — Bleu ! — J’ai toujours voulu qu’on se souvienne de moi, fit Bleu. — Bleu !!! — Notre nom ne sombrera peut-être pas dans l’oubli, tout compte fait. Au revoir, frangin. Dis à Nilis… Et puis sa voix mourut, et Pirius ne l’entendit plus, n’entendit plus rien que les sanglots étouffés de Bilson. Dans la salle des opérations, les hurlements de joie étaient assourdissants. Le filet entourant l’horizon événementiel donnait l’impression d’avoir été crevé par un énorme poing. La surface, en dessous, une brume de plaques et de fils de plasma tombant dans l’horizon événementiel, était balayée par des champs de force – certains si denses, d’après les moniteurs, que l’hydrogène en fusion lançait brièvement des éclairs. Ces ondes étaient causées par des oscillations de l’horizon événementiel, auquel les trous noirs qui s’étaient matérialisés hors des canons de Bleu avaient porté un coup énorme. D’intenses pulsations d’ondes gravitationnelles jaillissaient tout autour de cette partie de Chandra, et ces ondes créaient dans la structure du filet des dégâts sans commune mesure avec les insignifiants efforts humains. C’était l’heure de Nilis, le moment de son triomphe, mais quand Espoir Tenace le chercha du regard, il ne le vit nulle part. Luru Parz l’observait de son regard glacial. — Léthé ! Nilis avait raison, dit le maréchal Kimmer. Ça a marché ! Où est ce gros balourd ? Commissaire ?! C’est alors que Nilis arriva au trot sur la coursive et se précipita vers Kimmer en agitant un infodesk. — Maréchal ! J’y suis enfin arrivé ! Les dernières images de la structure du filet, c’était la clé ! Je savais que ce trou noir n’était pas aussi simple que nous le pensions ! Kimmer n’avait évidemment aucune idée de ce qu’il racontait, et il s’en fichait. Il prit Nilis par les épaules. — Espèce de vieux fou ! Contrairement à vous, commissaire, je n’ai aucune imagination. Il faut que je voie les choses de mes propres yeux pour y croire. Mais vous avez réussi ! Vous avez fait un trou dans ce nid de Xeelees, et nous avons encore quatre appareils armés pour finir le boulot. Quand ce sera fait, ce trou noir sera aussi nu que le jour de sa formation, et les Xeelees n’auront nulle part où se terrer. Si vous me disiez que vous avez trouvé un moyen de les battre à mains nues, je vous croirais, maintenant ! Nilis se dégagea tant bien que mal et répondit d’une voix stridente : — Maréchal, écoutez-moi ! Nous devons stopper l’attaque ! Kimmer se tut, choqué. — Et les vaisseaux restants…, commença Luru Parz. — Rappelez-les ! Nous avons perdu suffisamment de vies aujourd’hui ! — Expliquez-vous, commissaire ! tempêta Kimmer. Nilis agita son infodesk. — Je viens de vous le dire. J’y suis arrivé ! — Mais à quoi ? À quoi êtes-vous arrivé ? — À la vérité sur Chandra. Les Xeelees vivent dans le trou noir. Mais ils n’y sont pas seuls ! 57 Les monades se fichaient évidemment des êtres humains, des quagmites, Xeelees, photinos et autres représentants de la ménagerie cosmique, toutes époques confondues. Mais elles aimaient que leurs univers aient une histoire ; et les sagas les plus intéressantes étaient générées par les créatures vivantes. C’est ainsi qu’aux temps d’avant le temps, lorsqu’elles sélectionnèrent leurs univers foisonnants dans les champs du possible, les monades, les sages-femmes de l’humanité, exercèrent une subtile pression sélective. Elles choisirent, pour enrichissement, les bulles les plus brillantes de la mousse cosmique : des bulles dotées d’une qualité spéciale, précieuse : une tendance à la complexification. Des êtres pensants, humains et autres, s’émerveilleraient de l’inépuisable fécondité de leur univers, un univers capable d’engendrer la vie à tous les stades de son existence, et se demanderaient pourquoi il avait fallu qu’il en soit ainsi. Certains en viendraient à comprendre que c’était la tendance innée à la complexification qui avait créé la richesse de la structure cosmique. La croissance de formes aussi complexes, aussi imbriquées que les flocons de neige et les molécules d’ADN, était gouvernée par les lois simples de la combinaison moléculaire. Mais l’autocatalyse et l’homéostase permettaient à de simples structures d’interagir et d’engendrer des structures plus complexes, jusqu’à ce qu’il en émerge des créatures vivantes, qui se combinaient en entités encore plus complexes. Le même schéma apparaissait dans d’autres aspects de la réalité. La structure de ruche des colonies de fourmis et des communautés coalescentes émergeait sans dessein conscient des infimes décisions de chacun de leurs drones. Dans le monde des idées humaines aussi, les structures religieuses et économiques des empires s’alimentaient et s’enrichissaient constamment. Même les jouets mathématiques comme les jeux de vie virtuels dont la mémoire des ordinateurs était le théâtre semblaient démontrer une tendance invariable à se complexifîer. D’un autre côté, les mathématiques humaines étaient le miroir de l’univers où les êtres humains se retrouvaient ; c’était pour ça que les mathématiques marchaient. La complexification semblait inévitable. Or elle ne l’était pas. On pouvait imaginer un univers qui en aurait été dépourvu. S’il avait soudain été privé de la faculté de complexification, l’univers aurait paru très différent. Les flocons de neige n’auraient pu se former, les oiseaux n’auraient pas vécu en colonies, les fourmis et les coalescents, déconcertés, auraient fui leurs ruches. À plus grande échelle, ç’aurait été la fin des cycles économiques et historiques. Les écosystèmes se seraient effondrés ; il n’y aurait pas de récifs de corail, pas de forêts. Sur un monde vivant comme la Terre, les grands cycles de la matière et de l’énergie, arbitrés par la vie, auraient fait fiasco. Mais il n’y aurait évidemment personne pour observer de telles catastrophes, parce que, sans la quête de boucles de rétroaction et de processus stables qui était celle de la complexité, les cœurs ne pourraient battre ni les embryons se former. Les êtres humains avaient la bonne fortune d’exister dans un univers où il n’y avait pas de loi de conservation de la complexité, où les réserves étaient inépuisables. Or ce n’était pas automatique. Rien n’obligeait l’univers à se compliquer, la vie à être aussi riche. S’il en était ainsi, c’était grâce aux monades et à leur subtile sélection pan-cosmique. Les monades avaient sélectionné, conçu, nourri un univers à jamais fécond, où les possibilités de la vie et de l’énergie, de la vie et de l’esprit, seraient à jamais illimitées. Pendant que les empires naissaient, prospéraient et s’effondraient, que l’univers égrenait son enfilade de possibles, les monades s’abandonnaient au sommeil. Elles avaient accompli leur tâche, apporté leur contribution. Elles attendaient maintenant les précieux moments du plus lointain avenir où cet univers, devenu vieux à son tour, engendrerait de nouveaux fragments de chaos, et où elles se réveilleraient. Mais là, dans leur sommeil mémorable, même les monades pouvaient être intégrées à l’histoire. Même elles pouvaient souffrir. 58 Tous regardaient le commissaire : Luru Parz avec une morne hostilité, Espoir Tenace avec stupéfaction. Nilis entreprit de raconter sa quête compliquée. Il y avait des mois qu’il s’efforçait de recueillir toutes les données possibles et imaginables sur Chandra et ses citoyens xeelees, quagmites et autres, sur des données cosmologiques comme la radiation fossile du Big Bang, sur l’astrophysique du trou noir et de la singularité nichée en son cœur, et sur l’extraordinaire phénomène artificiel dont les Xeelees avaient entouré l’horizon événementiel. Et il était arrivé à une nouvelle conclusion. — Vous voyez ? disait-il, triomphalement. Vous comprenez, maintenant ? — Non, laissa tomber Kimmer. Ces informations recelaient une histoire, disait Nilis. L’histoire secrète de l’univers. Il avait fait toutes sortes de recherches sur la structure de Chandra, et trouvé la vie qui pullulait jusque dans la singularité qui en occupait le cœur. — Ce sont les créatures des profondeurs, celles que j’appelle les « monades », d’un mot très ancien. Car elles sont plus anciennes que nous. Plus anciennes que l’espèce humaine, que les Xeelees, que l’univers même ! Il faudra de longues études pour en comprendre les tenants et les aboutissants. Mais il est clair que les monades sont responsables de la vie dans cet univers. Ou, plus exactement, de la tendance de cet univers à se complexifier, à engendrer la vie. Personne n’avait seulement imaginé le degré de profondeur auquel l’univers avait pu être conçu. Et dans leurs nids d’espace-temps replié sur lui-même, blotties à l’intérieur de l’horizon événementiel des trous noirs, elles somnolent, attendant le passage de nos brèves petites ères, et que vienne le moment où un nouvel univers naîtra des ruines de l’ancien. — Et les Xeelees… — Ils vivent de Chandra, le trou noir. Leur structure en résille est la grosse machine qui leur permet de tout faire : de créer les nightfighters, d’utiliser le trou noir comme un gigantesque calculateur et je ne sais quoi encore. Mais tout cela est trivial. C’est ce qu’il y a à l’intérieur du trou noir qui compte. Les Xeelees ne sont que des parasites. Secondaires. Ils n’ont aucune importance ! — Ils en ont beaucoup pour moi, dit Kimmer d’un ton funèbre. Espoir Tenace croyait comprendre. — Et si nous attaquons le trou noir, dit-il, on pourrait détruire les monades. C’est de ça que vous avez peur ? — Oui, mon garçon, répondit Nilis avec reconnaissance, des gouttelettes de sueur perlant sur son front. Oui, et comment ! C’est exactement de ça que j’ai peur ! — Mais même si vous avez raison, dit Kimmer, il y a d’autres galaxies. D’autres nids de monades… — Maréchal, insista Nilis, gardons-nous de tirer des conclusions hâtives de la situation présente. Il évoqua rapidement les niveaux de réalité, d’interconnectivité dans les dimensions supérieures. — En portant un coup à cet endroit à nul autre pareil, nous pourrions tout gâcher, et pour toujours… — Le commissaire a peur que, si nous détruisons les monades, nous détruisions le fil – n’est-ce pas, Nilis ? fit doucement Luru Parz. Le fil étincelant de la vie, de la créativité, qui relie cet univers à ses précédents, et à ceux qui lui succéderont. Les tuer serait un parricide, un déicide, peut-être. Ah, mais j’oubliais…, reprit-elle avec un sourire. Dans ce règne des lumières, vous n’avez plus ni dieux, ni pères, n’est-ce pas ? Quoi de plus normal que, l’humanité ayant trouvé Dieu, elle essaie d’en faire une arme, puis de le tuer ? — La ferme, espèce de vieux monstre ! lança Kimmer. — C’est pour ça, Nilis, que j’essayais de vous en détourner, reprit froidement Luru Parz. Pour mettre fin à ces recherches sans rime ni raison. — Vous ? fit-il, bouche bée. C’était vous ? Vous, Luru Parz, qui me mettiez des bâtons dans les roues, qui m’empêchiez d’accéder aux données, aux moyens de traitement ? Moi qui vous prenais pour mon alliée ! Et pourtant, c’est vous qui aviez lancé l’idée d’étudier le trou noir ! — L’étudier suffisamment pour le détruire ; c’était tout ce dont nous avions besoin. Mais ça, non ! La connaissance est une arme, Nilis. C’est tout. J’ai toujours eu peur qu’en fouinant assez longtemps vous ne trouviez une raison de ne pas mener le projet à bien. C’est toujours comme ça, avec les imbéciles trop savants. Et peut-être qu’elle avait raison de le bloquer, se dit Espoir Tenace. Il se rappela une conversation qu’il avait eue avec Bleu. Il avait prévu exactement ce qui était en train d’arriver : tôt ou tard, Nilis trouverait une raison de tomber amoureux de Chandra, et essaierait de mettre fin à l’attaque. — Écoutez-moi, dit Nilis avec gravité. Il ne s’agit là que d’une analyse hâtive ; elle comporte plus de questions que de réponses. En dehors même des considérations de responsabilité, nous ignorons ce qui se passerait si nous déstabilisions les monades et leur complexe. Les conséquences pourraient être énormes. Je ne saurais les évaluer. Des dégâts à une échelle galactique, peut-être, conclut-il en secouant la tête. Luru Parz bouscula Nilis pour se planter devant Kimmer, le visage animé, ardent. Espoir Tenace lui trouva une expression inhumaine, quelque chose de tranchant, comme une lame affûtée. — Eh bien, ainsi soit-il, maréchal. Nous devons le faire, quelles qu’en soient les conséquences ; c’est notre seule et unique chance, vous ne comprenez pas ? — Mais si nous causons des ravages tels que…, commença Kimmer. Si le centre de la Galaxie explose… — Et alors ? hurla Luru. Que la Galaxie soit nettoyée ! Maréchal, j’ai vu, jadis, la race humaine peupler une galaxie ; elle peut – nous pouvons le refaire. Et cette fois, dans une galaxie débarrassée des Xeelees. Nous devons le faire. — Voyons, maréchal, vous n’allez pas l’écouter ? fit Nilis avec un petit rire craquant. Espèce d’imbécile… La réaction de Kimmer fut immédiate. Il se retourna d’un bloc et flanqua un coup de son poing ganté sur le côté de la tête du commissaire. Nilis tomba à la renverse et alla s’écraser contre la cloison, du sang suintant de sa bouche. Espoir Tenace se précipita vers lui et lui tint la tête entre ses bras. — Commissaire, commissaire, murmura-t-il. On ne peut pas traiter un maréchal d’imbécile, ça ne se fait pas ! Luru Parz semblait avoir retrouvé son empire sur elle-même. Respirant fortement, elle dit : — Cette discussion est sans objet, de toute façon. Désarçonné par le rapide retournement de situation, Kimmer la foudroya du regard. — Que voulez-vous dire ? — La décision de continuer ou non ne nous appartient pas. Elle appartient à Pirius Rouge. Qui a entendu chaque mot de ce que nous venons de dire. N’est-ce pas, pilote ? — En effet, Luru Parz, fit une voix sépulcrale, venue du centre de la Galaxie. Pirius Rouge pressa ses mains gantées sur ses tempes. Il avait réussi à rejoindre le restant de l’escadrille avec Bilson, le seul survivant de son équipage, mais il se félicitait d’être seul dans sa bulle. Il ne s’était pas encore remis du choc de ces dernières minutes – la mort de son ingénieur, celle de son jumeau plus âgé. À vrai dire, il n’avait pas idée de la façon dont il devait réagir. Et maintenant ça – une remise en cause du fondement même de sa mission, par l’homme qui l’avait initiée. Il n’avait même pas la force d’en parler. Il était mort de fatigue. — Chef d’escadron, la décision vous appartient, dit Même Ça, Ça Passera. — Tiens, vous avez retrouvé la parole, vous ! fit Pirius avec un rire amer. — Oui, lança Torec, d’une voix étranglée par le chagrin. Et pour vous, ça n’a aucune importance, hein ? Que ce soit bien ou mal, juste ou non, tout s’arrangera à la fin des temps, n’est-ce pas ? — Peut-être pas ça, dit doucement Même Ça. — On ferait peut-être mieux d’attendre, dit Bilson d’un ton hésitant. Si Nilis a raison, il vaudrait mieux qu’on prenne le temps de réfléchir… — Mais nous ne retrouverons jamais une chance pareille de frapper ! fit Torec. Nous le savons. La prochaine fois, les Xeelees nous attendront. — On trouvera un autre moyen, dit Bilson. Les gens ont des ressources insoupçonnées, des trésors d’ingéniosité. — C’est bien vrai, dit Même Ça. Pirius était dévoré d’angoisse. Si Nilis avait ne serait-ce qu’à moitié raison, il se pouvait qu’ils commettent un crime effroyable, qui pourrait transcender l’univers même. Comment espérait-on qu’il saurait ce qu’il fallait faire ? Qui était-il pour qu’on lui demande de prendre une telle décision ? Et pourtant le choix semblait clair. — Nous avons perdu assez des nôtres aujourd’hui, dit Pirius. Y compris la moitié de moi-même, pensa-t-il. Il essaya d’articuler l’ordre de repli, mais il ne voulait pas sortir. On se replie… — Pilote, fit la voix de Bilson, pleine d’émerveillement. Pirius baissa les yeux vers le disque d’accrétion. Une sorte de nuage montait au-dessus de cette mare de lumière. Un nuage noir. Quand il zooma sur les images, il vit que c’étaient des vaisseaux, un monstrueux essaim de vaisseaux qui montaient vers eux comme des insectes. — Les Xeelees ! s’exclama Torec. Ils évacuent la cavité. Je ne peux pas le croire. Ils abandonnent Chandra ! — On dirait qu’ils donnent raison à Nilis, dit Même Ça. Il y a des choses qui ne valent pas la peine qu’on les détruise. Pas à n’importe quel prix. — Rentrons chez nous, décréta Pirius. Les cinq vaisseaux déglingués firent demi-tour d’un même mouvement et quittèrent le cœur de la Galaxie, d’où les Xeelees s’élevaient toujours, en hordes innombrables. Quand Pirius Bleu revint à lui, il était littéralement prisonnier des ténèbres ; incapable de bouger. La choc-mousse, réalisa-t-il. À sa grande surprise, il était toujours vivant. Il avait survécu au tir des batteries antiaériennes et à la destruction de son vaisseau. Il n’était même pas blessé, apparemment. D’un ordre vocal, il provoqua l’affichage des données de ses capteurs, qui apparurent en vacillant sur sa visière, devant ses yeux. Il dérivait au centre de l’accrétion, hors de toute possibilité de ramassage. Du reste, on devait le croire mort. Suspendu dans le noir complet, immobilisé dans la mousse, il prit une décision rapide et lança un ordre. Sa coque de mousse éclata et se désagrégea, le laissant en skinsuit. Il tombait au milieu d’un nuage de fragments dans le bain de lumière éblouissante du centre de la Galaxie. Sa visière noircit, sa surface intérieure s’embrasant aussitôt d’icônes rouges, menaçantes. Il vérifia les systèmes de son skinsuit. Tous en surcharge, à la limite de l’implosion. Aucun suit n’avait jamais été conçu pour résister aux conditions farouches du cœur de la Galaxie, mais ça n’avait pas d’importance. Ce serait bientôt fini, d’une façon ou d’une autre. Il lança d’autres instructions et sa visière laissa filtrer un peu de la lumière dure qui la martelait, ce qui lui permit de retrouver une vision fragmentaire. Il flottait dans une forêt de fils brillants, des lignes étincelantes, rectilignes, comme des rayons laser, sauf que certaines étaient rompues, tordues. Soudain – et ce fut un sacré choc –, il comprit. Il tombait dans les mailles du filet qui entourait le trou noir, mais il n’y avait aucun signe des vaisseaux qu’ils avaient repérés en train de filer sur la structure. Et pas trace non plus de son vaisseau, ou de son équipage, dont les membres, s’ils n’étaient pas morts sur le coup, devaient dériver, aussi désemparés que lui. À sa grande surprise, le réseau de communication était encore opérationnel. Il ne pouvait parler à l’escadron, mais il avait un canal vers la salle des opérations des Arches. De quelques ordres brefs, il coupa la réception, régla le système sur « émission uniquement » et bricola une alim visuelle à partir de sa visière. Il voulait qu’ils voient la même chose que lui. Ils apprendraient peut-être bien des choses, que la mission réussisse ou non. Mais il ne voulait parler à personne. Pas d’adieux. Il avait une autre version de lui-même qui ferait tout ça très bien à sa place. Il tombait toujours, impuissant, tournoyant dans l’espace, et baissa le regard vers l’horizon événementiel. Malgré la lueur du plasma qui coulait à la surface et se ruait en rougissant vers l’intérieur – vers son anéantissement –, il faisait noir. Un plan d’un noir absolu s’étendait en dessous de lui. La lumière implacable qui baignait cet endroit était soit absorbée par l’horizon événementiel, soit déviée par l’immense champ gravifique du trou noir. Il était dans l’ombre du trou noir, une étrange ombre relativiste laissée par la lumière incurvée et déformée. Il releva la tête. L’horizon événementiel était pareil à une monstrueuse planète, tellement vaste qu’elle lui apparaissait sous la forme d’une plaine qui coupait l’univers en deux. Partout le plasma décalé vers le rouge grouillait et rampait, s’écoulant dans le trou parmi d’immenses aurores palpitantes. Le long de son horizon rectiligne, il voyait des bandes de lumière, une, deux, peut-être trois bandes parallèles au bord. Les anneaux étaient encore un produit de l’énorme champ gravifique du trou, la lumière n’étant pas simplement déviée, mais catapultée sur une orbite ou deux avant d’être éliminée. Et voilà qu’il tombait de plus en plus rapidement vers cette surface fatale. Des alarmes l’avertissaient que le canal radio avec les Arches était coupé. Le décalage vers le rouge qui allait en s’accentuant devait affecter le contrôle de fréquence. C’était un effet secondaire de la distorsion du temps par la gravité du trou noir. Il essaya de détourner une partie de sa puissance de traitement pour ajuster le signal, pour maintenir le lien le plus longtemps possible. Le temps, le temps : du point de vue de son alter ego plus jeune, dans l’univers extérieur, le temps passerait de plus en plus lentement pour Bleu au fur et à mesure qu’il approcherait de l’horizon événementiel, jusqu’à ce qu’il cesse complètement de couler et qu’il soit épinglé sur l’horizon comme une mouche incluse dans un bloc de verre. D’ici peu, se dit-il, avant que la relativité ne joue un dernier tour à sa ligne de vie déjà bien emmêlée, Pirius Rouge deviendrait, finalement, le plus vieux des jumeaux. Bleu ne saurait rien de tout ça. Il ne sentirait probablement rien quand il traverserait l’horizon événementiel. Il était si petit, et encore tellement loin de cet objet supermassif, que les forces de marée n’avaient pas commencé à s’exercer sur lui. Mais une fois qu’il aurait rejoint l’horizon, son destin serait scellé. À l’intérieur d’un trou noir, l’espace et le temps pivotaient autour de la constante c, la vitesse de la lumière, et échangeaient leurs rôles. Au-dehors, le temps filait inexorablement vers l’avant alors que dans l’espace on pouvait aller et revenir ; mais dans le trou, c’était l’espace qui était unidirectionnel. Il aurait beau faire, il n’irait que dans un seul sens, vers la singularité qui se trouvait au centre géométrique, et qui était maintenant son seul avenir. Et là, longtemps après que les marées auraient déchiqueté son corps, les cordes et les membranes qui composaient les particules mêmes de son organisme seraient distendues et déchiquetées avant d’être broyées et définitivement anéanties. Le signal radio émis par les Arches se changea en un pépiement à haute fréquence, bientôt inaudible. Il éteignit la radio, devenue inutile. Il jeta un coup d’œil vers l’arrière, vers l’endroit d’où il venait. Le ciel encombré, juste au-dessus de lui, n’avait pas l’air affecté, mais vers l’horizon du trou sa vision était décalée vers le bleu et brouillée, un peu comme s’il regardait par un cône de miroir très évasé : la lumière attirée dans le champ de gravité du trou commençait à pleuvoir sur lui. Tout au long de sa chute, la lumière se replierait derrière lui jusqu’à ce que toute la lumière de l’univers finisse par être réduite à un cône fin comme un crayon et plonge derrière lui alors qu’il s’abîmerait dans les ténèbres. Évidemment, la cause la plus probable de sa mort serait la rupture de son suit. Mais il pourrait peut-être court-circuiter ses systèmes, obliger le trou à le tuer lui-même. Il eut un sourire farouche. Ce serait un défi. 59 À aucun moment, pendant le long trajet de retour, ils ne virent le moindre signe des Xeelees. D’après le QG des Arches, depuis qu’ils avaient abandonné la résille du trou noir, ils semblaient avoir cessé toute activité dans la Galaxie, du bord au Noyau. Pirius s’en réjouissait, même s’il avait du mal à croire que cette unique action ait pu tout changer à ce point. Pourtant, il ne ramenait que quatre vaisseaux. Même Ça s’était porté volontaire pour rester encore une journée près de Chandra, afin d’enregistrer tout ce qu’il pourrait sur place et de récupérer d’éventuels survivants des vaisseaux perdus. Pirius avait accepté à contrecœur. C’était la procédure standard en opération, et en tant que dernier commandant de vol survivant, Même Ça était l’homme qu’il fallait pour ce travail, mais Pirius sentait qu’il avait une idée derrière la tête. D’ailleurs, il n’aimait pas l’idée de laisser quelqu’un, qui que ce soit, en arrière. Avant d’accepter, il s’assura que l’équipage de Même Ça était d’accord avec lui ; ce qui parut être le cas. Sur les quatre vaisseaux, ils en perdirent encore un. Un système de confinement des obus à trou noir ponctuel foira, le vaisseau se désintégrant dans la seconde. Après ça, Pirius avait ordonné aux appareils de larguer leurs bombes restantes. Il savait qu’il regretterait jusqu’à la fin de ses jours de ne pas avoir pensé plus tôt à prendre cette précaution. C’est ainsi que, pour finir, trois vaisseaux seulement regagnèrent la base des Arches. La soute vers laquelle on les dirigea disposait d’assez de nacelles pour accueillir les dix appareils qui avaient quitté le Roc Orion, quinze heures plus tôt. Pirius fut le premier en bas. Il effectua un atterrissage approximatif et laissa tomber son appareil un peu trop lourdement dans son berceau. Les douzaines d’hommes et de techniciens en stand-by se massèrent aussitôt autour. Mais ils n’eurent que deux hommes – Bilson et lui – à extraire de leurs bulles. Le moignon de la nacelle de Cabel était la preuve silencieuse de sa perte. Espoir Tenace et Cohl étaient là, tous les deux. Pirius fut irrationnellement heureux de revoir leurs visages familiers. Ils s’embrassèrent, avec raideur à cause de leurs skinsuits, mais il pouvait ressentir leur détresse face à la perte de Pirius Bleu, « leur » Pirius. Le maréchal Kimmer s’approcha à grands pas, dans un skinsuit éclatant orné de ses badges de commandement. — Bravo, pilote ! Beau travail ! Pirius se laissa serrer la main, et comme Kimmer voulait savoir comment l’opération s’était déroulée, il se contenta de répondre « Attendez le débriefing », puis il se tourna vers son équipage. On ne parlait pas à un officier supérieur sur ce ton, mais il était trop épuisé pour s’en soucier. Pirius envoya Bilson à l’infirmerie et repoussa les toubibs qui essayaient de l’y entraîner à son tour ; il ne quitterait pas le hangar tant que les autres appareils rescapés ne seraient pas rentrés. Ils arrivèrent, l’un après l’autre, et se posèrent aussi pesamment que lui, sans plus de dégâts. Les équipages, toujours en skinsuit, se regroupèrent dans le hangar, le personnel médical et les équipages de réserve se précipitant sur eux tandis que les techniciens d’Espoir Tenace s’attaquaient à leurs vaisseaux. Tout le monde parlait en même temps. Le soulagement était l’émotion dominante, le soulagement d’être en vie, auquel se mêlait une sorte d’exaltation : le relâchement de la tension nerveuse. Les nacelles vides racontaient pourtant une histoire tragique. Les gens s’écartaient parfois du groupe et regardaient le ciel, comme s’ils s’attendaient à voir l’un des vaisseaux perdus revenir, même clopin-clopant. Le plus difficile pour Pirius, ce fut les retrouvailles avec Torec. Elle le serra contre elle, mais son petit visage, derrière sa visière, était fermé par le chagrin. — Je te retrouve, dit-elle. Mais je t’ai aussi perdu. Comment veux-tu que je règle ça ? — Je ne sais pas, murmura-t-il. Une fois dans la base, les équipages durent se soumettre à la routine post-mission habituelle, qui commençait par un examen médical approfondi. Tous, sauf un navigateur qui avait eu un bras cassé, furent rapidement libérés, puis on les conduisit à un réfectoire où on les gava de nourriture et de boisson. Ils découvrirent soudain à quel point ils avaient faim. Mais le repas avait été préparé pour trente, et ils se sentaient mal à l’aise au milieu de ces sièges vides. Après ça, Pirius se sentit tellement vidé qu’il lui sembla qu’il pourrait dormir une semaine, mais on les mena à un débriefing préliminaire, individuellement, équipage par équipage, puis tous ensemble. Cela dura six heures, épuisantes, jusqu’à ce qu’un enregistrement virtuel consensuel de l’opération soit enfin constitué, collationnant les points de vue individuels et les livres de bord des vaisseaux survivants. Les équipages jouèrent le jeu de bonne grâce. On discuterait pendant des années de certains détails de la mission, mais ces premiers moments, où les souvenirs étaient frais et pas encore embrumés par l’affect ou le déni, étaient essentiels à la précision de l’information. N’empêche, c’était un boulot exténuant. Le maréchal Kimmer assista à ces séances en silence. Il n’exprima une ébauche d’émotion que lorsque Pirius raconta comment il avait effectué un nouveau raid sur Chandra afin de guider Bleu et de détourner le feu des batteries antiaériennes. À la fin du débriefing, Kimmer s’approcha de Pirius. — Vous aviez raison, dit-il d’un ton bourru. Je devais attendre le débriefing. Enfin, je vais vous le redire : bravo, pilote. Il donnait l’impression d’avoir envie d’en dire davantage, mais se contenta de s’incliner et s’éloigna, son escorte d’assistants à la remorque. Pirius était maintenant tellement fatigué qu’il se sentait engourdi, détaché, comme s’il était toujours en skinsuit. Mais il savait qu’il avait encore une tâche à accomplir. Le commissaire Nilis était dans sa chambre, au fond du Pays des Officiers. Pila était assise avec lui. Ils s’affairaient sur des infodesks, des images virtuelles de Chandra et de ses environs planant autour d’eux. Nilis se recroquevilla bel et bien en voyant entrer Pirius, une sorte de honte inscrite sur son large visage creusé de rides. Pila regarda Pirius en face. — Beau boulot, dit-elle doucement. Il se demanda ce qu’elle pouvait bien ressentir. Il supposa que cette étrange et froide Terrienne avait fait son propre voyage. — Je n’y serais jamais arrivé sans vous, Pila, dit-il. Je ne l’oublierai pas. Commissaire, dit-il en se tournant vers lui, j’ai été heureux de participer à l’expérience finale qui prouvait vos théories. Ce qui prit Nilis au dépourvu. — Oh, merci, merci, mon garçon ! Et vous avez amplement justifié la confiance que j’avais placée en vous ! Il en a fait du chemin, le gamin paumé sur Port Sol et Vénus, hein, mon garçon ? Beaucoup de chemin. Vous êtes un homme, maintenant, pauvre petit ! Et quelle grande réussite technique, aussi ! Il eut un sourire, et ses gros yeux chassieux s’emplirent de larmes. — Qui aurait dit, quand nous arpentions le système solaire, que nous réussirions à mener l’opération à bien ? Eh bien, j’ai toujours eu foi en vous, Pirius. Je savais que si quelqu’un pouvait y arriver, c’était vous. — Nous avons fait l’histoire, aujourd’hui. — Oh oui, il y a ça, aussi. Comme il est remarquable de penser que, parmi toutes les galaxies du cosmos, la nôtre est débarrassée des Xeelees – et cela grâce à une entreprise humaine ! Et c’est un moment historique pour d’autres raisons aussi. Vous savez qu’il est fallacieux de penser que la communication est toujours possible entre des cultures étrangères. Les archives consternantes de l’Assimilation le prouvent. Parfois, les perceptions de notre univers commun sont simplement trop divergentes. Dans une infinité de premiers contacts, la « communication » est primale : elle n’est qu’ignorée, dévorée ou attaquée. Et rien dans les archives ne mentionne que les Xeelees aient jamais tenté d’entrer en communication avec des espèces inférieures, de quelque façon que ce soit, sinon par une extrême violence. Mais dans cet incident, ils ont réagi. Nous avons menacé Chandra, ils ont battu en retraite, nous n’avons pas attaqué ; une certaine forme d’information est passée entre nous, et nous avons atteint une sorte d’accord. Ah, soupira-t-il, si seulement nous pouvions bâtir sur cette percée ! Peut-être cela permettrait-il de mettre fin à la guerre perpétuelle ! Mais je crains que ce ne soit utopique. — Un triomphe à bien des points de vue, donc, répondit Pirius. Il savait à quel point ce genre de fatras philosophique était important pour le commissaire. — Oui, répondit Nilis, pourtant visiblement tendu. Sauf que trop de gens sont morts et que trop de jeunes vies ont été anéanties à cause de moi et de mes rêves. Après les deux premiers passages, j’ai bien cru que j’avais échoué, et il s’en est fallu de peu que je ne supporte pas le poids de tous les sacrifices que j’avais exigés… Pirius essaya de trouver les mots pour remettre ces pertes en perspective, les ramener au résultat obtenu. Et puis il comprit que c’était peine perdue. Il ne réussirait pas à consoler Nilis pour le moment, alors il le laissa à son travail. Dans leur chambrée, Torec dormait déjà. Elle n’avait même pas enlevé la combinaison que les infirmiers lui avaient fait revêtir après lui avoir enlevé son skinsuit. Pirius se coula à côté d’elle. Elle remua un peu, marmonna et se blottit dans ses bras, boule de douceur et de chaleur, humaine. Il pensait qu’il serait trop énervé pour dormir. Et aussi, il se sentait coupable d’être là, dans ce lit, alors que les autres étaient morts, ou pas encore rentrés. S’il s’endormait, cette longue journée serait enfin terminée, et d’une certaine façon il la perdrait, il les perdrait tous. Le sommeil monta malgré tout et l’engloutit, comme une marée noire. Le lendemain, sa priorité absolue fut ses hommes. Il fit le tour de la base. Ils étaient dans leurs chambrées, au réfectoire ou à l’infirmerie, dans les gymnases et les salles d’entraînement, où ils étaient allés se réfugier pour décompresser. Ou retournés auprès de leurs vaisseaux, aider les équipages au sol à les inspecter et à compléter le débriefing. Certains acceptaient tout simplement ce qui s’était passé. C’était un pari qui valait la peine d’être tenté, disaient-ils ; des fois on perd, des fois on gagne. Les autres se contentaient de parler, ressassant leurs faits et gestes durant cette journée historique. C’était dans l’ordre des choses. Ça faisait partie du processus de guérison, et la tâche de Pirius était maintenant de les écouter. Du reste, il savait que ça ne s’arrêterait pas là. Ils ne surmonteraient jamais le choc de ce qu’ils avaient traversé, et la culpabilité d’avoir survécu alors que les autres y étaient restés. Pirius avait perdu un jumeau temporel, une partie de lui-même, et il se demandait de quelle manière les dégâts qu’il avait lui-même encaissés se manifesteraient – et comment Torec, qui avait perdu son amant et l’avait malgré tout accueilli à son retour, digérerait son mélange de chagrin et de culpabilité. Plus de vingt-quatre heures après le retour de Pirius, Même Ça, Ça Passera ramena son propre bâtiment déglingué à bon port. Pirius se précipita à sa rencontre et les accompagna, son équipage et lui, à l’infirmerie. Même Ça souleva sa visière, révélant ses traits tirés, la sueur séchée incrustée sous ses yeux profondément cernés, ses cheveux plaqués sur son crâne, et lui dit qu’ils n’avaient pas été inquiétés par les Xeelees, sur le chemin du retour. — On dirait que c’est vrai, commenta-t-il. Ils ont abandonné la Galaxie à l’humanité. Et tout ça grâce à nous. — Une sacrée histoire à ajouter à votre confluence de la fin des temps, dit Pirius. — Oui, une sacrée histoire, répéta Même Ça, plus lentement. Pirius, à propos de ce qui s’est passé là-bas… — Oubliez ça, coupa Pirius. — Je ne peux pas, dit Même Ça. Si j’étais entré dans Chandra, comme vous l’aviez ordonné, et ainsi que le commandait mon devoir, Bleu serait encore vivant. — On ne le saura jamais, Même Ça. Nous sommes tous rentrés avec des regrets. Maintenant, il faut aller de l’avant. Même Ça hocha la tête, les yeux baissés. Aller de l’avant. Il leur dit qu’il avait retrouvé des traces du vaisseau de Jees. Il était pulvérisé. Deux des bulles étaient plus ou moins intactes, mais les systèmes avaient lâché avant que les fusibles aient eu le temps d’opérer. — Leurs occupants n’ont pas survécu. Nous avons envoyé les bulles des équipages dans le trou noir, fit Même Ça avec un petit sourire las. Ça paraissait être la chose à faire. Pirius tournait et retournait dans sa tête les paroles de Même Ça, mais il n’avait pas les idées très claires. Les péripéties du vol semblaient déjà loin, comme si tout cela s’était produit bien des jours avant, ou dans une autre vie. Mais il manquait quelque chose dans le rapport de Même Ça. — Vous n’avez pas mentionné la troisième bulle. Jees pilotait avec le Fantôme d’Argent. — Je me demandais si vous alliez m’en parler, répondit Même Ça avec un grand sourire. Il va bien falloir que je le signale dans mon rapport. Je n’ai pas retrouvé trace de la bulle du Fantôme. Et je ne sais pas, mais quelque chose me dit qu’elle a été sectionnée. Délibérément, je veux dire. Une fois de plus, il y avait un Fantôme d’Argent en vadrouille dans la Galaxie. — L’Ambassadeur a pris la tangente, fit rêveusement Pirius. Mais quel impact un unique Fantôme pourrait-il bien avoir ? — Les Fantômes sont des créatures remarquables, et pleines de ressources. Je pense que nous n’avons pas fini d’entendre parler de l’Ambassadeur de la Bonde de Chaleur. Et il faudrait peut-être se demander quel a été le rôle réel du Fantôme dans toute cette opération – si nous n’avons pas été manipulés, uniquement pour lui donner une chance de s’évader… — Impossible. Même Ça regarda autour de lui. — Je ne le répéterai pas au débriefing, en tout cas. Mais j’aimerais retourner là-bas. Après tout, la guerre a l’air d’être finie. Ils n’ont plus besoin de moi comme combattant, dit-il en étendant devant lui ses mains gantées. Ce n’est pas que j’aie été très utile dans ce domaine, de toute façon. Je voudrais retourner vers le centre, chercher l’Ambassadeur. — Pourquoi ? — Parce que nous n’avons pas fini notre discussion philosophique. Les choses ont changé, maintenant. Peut-être que nous pourrons apprendre des Fantômes comment vivre nos vies à partir de maintenant. Oh, Pirius, encore une chose. Une chose que les capteurs ont repérée… Il exhuma un infodesk et lui montra des schémas compliqués. Il avait observé des structures de matière noire qui dérivaient à travers le centre de la Galaxie. Des formes ombreuses, indécelables par les sens humains, avaient traversé la matière surpeuplée qui entourait Chandra comme si elles n’étaient pas plus substantielles qu’une VieD&O, et s’étaient installées autour du trou noir central. — Je me souviens, poursuivit-il, de ce que vous avez dit à propos de Nilis, de Luru Parz et de leur interprétation de l’histoire. Les Xeelees avaient débarrassé le Noyau de ces créatures de matière noire, les « photinos ». Et maintenant qu’ils sont partis, en moins d’une journée, les photinos sont revenus. Il reposa son infodesk. — Les Fantômes d’Argent sont dans la nature, les créatures de matière noire pullulent dans le Noyau… nous avons semé beaucoup de graines, comme dirait Nilis. Quelque chose me dit que, tout d’un coup, l’avenir va pas mal se compliquer… Une semaine après le retour des équipages, la base des Arches reçut des visiteurs de la Terre. D’après les rumeurs qui circulaient dans les dortoirs, il y avait parmi eux un membre du Grand Conclave, l’organisme de gouvernement suprême de la Coalition : l’une des douze personnes, pas une de plus, qui gouvernaient la Galaxie tout entière, et cette personne – une femme – était bel et bien là. Et toujours d’après les rumeurs, elle était venue leur remettre des médailles. Le lendemain, les équipages de l’escadron Exultant et tous ceux qui avaient joué un rôle dans l’opération Premier Radiant furent convoqués au hangar. Le toit avait été remplacé par une coupole translucide qui permettait de voir le ciel, et l’intérieur était baigné par la lumière blanche et chaude du Noyau. Les dix nacelles étaient libres, car les équipages de réserve devaient effectuer un passage aux commandes des vaisseaux. C’était la première fois que tout le monde était réuni depuis le débriefing : Pirius, Torec, Même Ça et les membres d’équipage survivants. Cohl était là, aussi. Et Espoir Tenace, entouré d’un troupeau de techniciens souriant d’une oreille à l’autre. Les officiers supérieurs, dont le commandant Boote et les capitaines Seath et Marta, étaient un peu en retrait, resplendissants dans des uniformes de cérémonie tout neufs. D’autres vinrent se placer sous les feux des projecteurs et recueillir leur part de gloire : des civils comme Pila et le commissaire Nilis, mais aussi des gens beaucoup plus modestes, ouvriers, techniciens ou fonctionnaires. Beaucoup étaient plus vieux que les membres des équipages, et leurs rangs étincelaient d’implants métalliques, parce que c’était ainsi que l’Aéronavale recyclait les vétérans blessés. Ils effectuaient les nombreuses tâches peu prestigieuses, mais essentielles, qui permettaient à la base de fonctionner et aux vaisseaux de voler, et c’est pourquoi Pirius, aidé de Pila, avait veillé à ce qu’ils soient tous là. On joua d’un étrange instrument à vent, une tradition qui remontait, disait-on, à l’époque où les vaisseaux humains ne voguaient encore que sur les océans de la Terre. Les officiers marmonnaient des ordres, d’une voix étouffée. L’état-major militaire et les civils resserrèrent un peu les rangs et se tinrent au garde-à-vous, avec raideur. Un groupe sortit des ombres et entra dans la pleine lumière de la Galaxie. Le maréchal Kimmer et le ministre Gramm accompagnaient une silhouette beaucoup plus impressionnante : Philia Doon, la plénipotentiaire pour la Guerre totale, une grande femme mince, vêtue d’une longue cape dorée qui lui caressait les chevilles. Elle avait une démarche gracieuse – et en même temps peu naturelle, comme si elle utilisait des prothèses. Kimmer lui parlait, mais elle regardait le ciel, et Pirius avait l’impression que, tout en suivant le discours de Kimmer, elle écoutait une autre voix qu’elle était seule à entendre. La peau de son mince visage brillait d’un gris argenté subtil. Elle n’avait pas un cheveu sur la tête. Doon prit place sur une estrade basse. L’état-major de la base lui fut présenté, un membre après l’autre. Le maréchal Kimmer s’avança en premier, suivi par Nilis, qui s’inclina et lui tendit une sorte d’infodesk élaboré. Puis Doon entreprit de se frayer un chemin à travers les officiers, par ordre de rang décroissant. Lorsque ce fut son tour, Pirius s’approcha, le cœur battant, de cette étrange créature qui le dominait de toute sa hauteur. — Félicitations, pilote, murmura la plénipotentiaire. L’escadron Exultant, votre escadron, était bien nommé. Elle avait un timbre riche, mais trop précis – artificiel, se dit-il – et elle avait prononcé ces paroles sans y mettre la moindre expression, sans même le regarder. Elle lui fit signe d’approcher, et il sentit une légère odeur de brûlé ; elle posa la main sur sa poitrine, et quand elle recula, un sceau vert fluo, en forme de tétraèdre, y luisait : sa décoration, gagnée au combat. Pirius fut très heureux de voir la cérémonie prendre fin, et qu’on leur permette de rompre les rangs. Nilis s’approcha de lui. — Eh bien, pilote, vous avez vu droit au cœur même de notre merveilleuse Troisième Expansion. Et voilà le genre de créatures qui y pullulent. — Vous voulez parler de la plénipotentiaire Doon ? — C’est ce qu’on appelle un « raoul », dit Nilis. Vous n’avez pas reconnu la texture de sa peau ? — Je ne connais pas cette technologie. — Ce n’est pas une technologie. Pas même de la biologie, ou alors une biologie qui n’a rien d’humain. Cette matière est de la peau de Fantôme d’Argent. La plénipotentiaire est un symbiote : ses organes internes sont humains, mais sa chair est celle d’un Fantôme. Et je suppose que ses entrailles grouillent d’implants : encore des symbiotes, encore une espèce non humaine vaincue qui vit à l’intérieur du corps de nos dirigeants. Une entité à esprit de groupe dont on dit qu’elle a naguère conquis la Terre contribue maintenant à permettre des liaisons instantanées entre les plénipotentiaires et leur cercle d’élus. « Il y a d’amples justifications à cette chirurgie et à ces manipulations génétiques : les plénipotentiaires ont de telles responsabilités qu’ils ont besoin de ces pouvoirs, de ces dispenses de la Doctrine qui est censée nous gouverner tous. Mais je ne crois pas que Hama Druz approuverait. Et vous, qu’en pensez-vous ? Il dirait probablement que c’est une monstruosité. Mais c’est pour cette monstruosité que vous vous êtes battu, Pirius. Une monstruosité ? En regardant la plénipotentiaire, Pirius se rappela que Nilis lui avait parlé d’une onzième étape dans l’évolution humaine. Ces prothèses n’étaient-elles qu’esthétiques – ou Doon aurait-elle d’une certaine façon fait souche ? Peut-être cette femme extraordinaire représentait-elle vraiment l’avenir, qu’elle le rende confortable ou non. Ils rejoignirent les amis de Pirius. Nilis leur parla des bruits qui couraient dans les hautes sphères concernant l’impact de l’opération sur Terre. — Vous savez que sur Terre, pour la première fois depuis des millénaires, la Bibliothèque des Futurs est muette. L’avenir est inconnu, dit-il d’un ton presque radieux. Il paraît que beaucoup de gens ont très peur. Nous avons vraiment tout chamboulé, n’est-ce pas, pilote ? Tout, jusqu’aux antichambres de la Terre ! Qui peut dire ce qui va arriver ? Je vous accorde que nous sommes confrontés à une grande dislocation. Je soupçonne que notre plus grand défi sera d’empêcher l’humanité de se déchirer, maintenant qu’elle n’a plus personne sur qui passer sa colère et sa frustration. J’ai bien peur que nous n’ayons plus besoin de guerriers, mais de gardiens de la paix ! « Mais n’est-ce pas rafraîchissant ? dit-il en faisant des petits bonds ridicules. Réfléchissez ! Et si nous pouvions enfin mener Hama Druz au tombeau qu’il a tellement mérité ? Dans sa terreur névrotique, il tenait à ce que l’humanité reste statique, inchangée. Mais c’était nier la créativité basique de l’univers dans lequel nous sommes enchâssés – une créativité qui découle en vérité des créatures mêmes qui se trouvent dans ce spectaculaire objet que vous avez attaqué, Pirius. Désormais, nous n’avons plus besoin de dénier notre nature essentielle, de lutter contre le courant de l’univers, nous pouvons le suivre. Et peut-être, enfin, découvrir notre vraie destinée en tant qu’enfants du cosmos. Tout ça semblait un peu nébuleux pour Pirius. — Certes, commissaire, dit Espoir Tenace. Mais demain matin, quand nous nous lèverons, qu’allons-nous faire ? Nilis eut un bon rire de papa gâteau et leva les mains au ciel. — Eh bien, il y a un univers entier, là-haut, qui vous attend, maintenant que vous n’êtes plus obligés de mourir avant d’être adultes. Eux, fit-il en indiquant les officiers supérieurs, Kimmer, Seath et Marta, ils sont trop vieux pour changer. Aucun doute, ils espéraient mourir avant la fin de la guerre. Eh bien, tant pis pour eux ! Pour les jeunes comme vous, l’avenir est soudain ouvert. Certains d’entre vous me suivront peut-être vers Chandra, pour étudier ce remarquable foyer de vie transcosmique. Et peut-être que d’autres vogueront au-delà des limites de la Galaxie. Pourquoi pas ? Pendant vingt mille ans, nous avons été tellement occupés à nous battre pour survivre dans cette Galaxie que nous n’avons même pas envoyé une sonde au-delà… — Mais les Xeelees sont toujours là, dit gravement Cohl. Ils sont partout, sauf ici. — Les Xeelees, on les garde pour plus tard, dit gentiment Nilis. D’ici là, vous avez des familles à bâtir. Il y eut un silence effaré. — Des familles ? releva Pirius, choqué. — Eh bien, pourquoi pas ? La vieille machinerie est toujours là, même si nous ne l’utilisons plus. Et les règles ont changé. Ça vous fera du bien d’avoir une vraie famille, vous savez, de créer des racines… Vous n’avez même pas idée de l’effet que ça fait, ajouta-t-il avec un clin d’œil. Et j’ai toujours eu envie d’être grand-père. Honoraire, au moins ! Pirius regarda Torec. Elle était écarlate, mais il pouvait voir que des générations de conditionnement luttaient en elle contre des pulsions encore plus anciennes. Quant à lui, il n’avait pas encore surmonté la perte de Pirius Bleu, et pourtant une partie de lui se réjouissait – non sans culpabilité – que son jumeau temporel ait disparu et que sa vie se soit un peu simplifiée. Et voilà qu’elle semblait sur le point de se compliquer à nouveau. Il se sentit envahi par une soudaine vague de chaleur, de joie. Luru Parz se détacha de la foule et s’approcha. Elle portait une longue tunique blanche. Pour Pirius, Luru Parz était un cauchemar de sa période difficile dans le système de Sol. Il se sentait inexplicablement apeuré. Il fallait qu’elle soit vraiment puissante, en vérité, pour ne pas être intimidée même par une plénipotentiaire. — Félicitations, pilote. Un sacré fait d’armes ! — Luru Parz, le moment est mal choisi pour une démonstration de votre antique étrangeté, fit Nilis d’un ton menaçant. Laissez ces jeunes gens savourer leur heure de gloire. — Leur heure de gloire ? releva Luru Parz avec un sourire glacé. Quelle gloire ? Un moment de vive lumière qui confère de la valeur à la vie des éphémères, oui. Ainsi donc nous avons conquis la Galaxie ! fit-elle en regardant le ciel. À ma naissance – quand l’humanité était confinée sur une unique planète, sous la botte d’un conquérant non humain –, personne n’aurait pu imaginer que ce jour viendrait. Parce que nous sommes maintenant, pour le moment, brièvement, le plus gros poisson dans cette mare d’étoiles. Mais qu’est-ce qu’une galaxie ? Là-haut, à une échelle qui passe notre perception, il y a un océan de merveilles et de dangers dont nous n’avons même pas idée. — Que voulez-vous, Luru Parz ? demanda sèchement Nilis. Elle se tourna vers Pirius. — Eh bien, pilote, je veux m’assurer que vous comprenez bien ce que vous avez fait. Pour le meilleur ou pour le pire, vous avez brisé l’étrange folie qui a si longtemps empoigné les êtres humains. Maintenant, la règle de fer de la Doctrine Druz va s’affaiblir, et l’humanité, éparpillée sur un milliard de mondes, va commencer à explorer les limites du possible. Vous nous avez fait entrer dans une nouvelle ère, Pirius. Une ère de bifurcations. Vous pensez peut-être que c’est une bonne chose. C’est ce que croit cet imbécile de Nilis, je le sais. « Au moins, nous étions unis dans notre folie. Vous voyez, nous ne serons plus jamais assez forts, solidaires et déterminés pour frapper comme vous auriez pu le faire. Vous auriez pu le détruire, fit-elle en pointant un doigt accusateur vers Pirius. Détruire cette chose monstrueuse au cœur de la Galaxie. Et vous avez fait demi-tour. Pirius fronça les sourcils. — Vous croyez que les Xeelees reviendront ? — Bien sûr qu’ils reviendront ! Ce n’est qu’une question de temps. Et nous ne pourrons plus les repousser. Ils reviendront, exactement comme les photinos sont revenus, ravivant un autre ancien conflit. Et vous avez fait demi-tour ! — Où allez-vous, maintenant, Luru Parz ? demanda Torec. — Sur Terre, évidemment. — Pourquoi ? — Pour préparer sa défense. Sur ces mots, elle s’éloigna, petite, toute ratatinée, tellement ancienne que c’en était inimaginable. Espoir Tenace hoqueta et tendit le doigt. — Le passage ! Pirius leva les yeux. Très haut au-dessus de la surface de l’astéroïde, les vaisseaux survivants de l’escadron Exultant filaient dans le ciel, leurs formes gracieuses, créées de main d’homme, se découpant sur l’éclat aveuglant du cœur de la Galaxie. Oubliez les héros. Ne prononcez pas leur nom. Rappelez-vous mes paroles, mais ne prononcez pas mon nom. J’ai fait un rêve d’une Galaxie dirigée, du bord au Noyau, par l’humanité. De quatre cents milliards d’étoiles, toutes asservies au rythme des jours, des années terrestres. J’ai fait un rêve d’un trillion de planètes palpitant au rythme du cœur humain. Et j’ai fait ce rêve d’un enfant qui grandirait en ignorant sa famille et le confort. Que l’illusion d’une longue vie ne viendrait pas distraire. Qui ne connaîtrait rien d’autre que l’honneur et le devoir. Qui mourrait joyeusement pour l’amour de l’humanité. Ce serait un héros. Et je ne connaîtrai jamais son nom. Ne l’oubliez jamais : une vie brève brille d’une lumière vive. Hama Druz Composé par Nord Compo Multimédia 7, rue de Fives, 59650 Villeneuve-d’Ascq POCKET – 12, avenue d’Italie – 75627 Paris cedex 13 Achevé d’imprimer : septembre 2009 par Liberduplex Dépôt légal : octobre 2009