« À en juger d’après le passé, nous pouvons en conclure avec certitude que pas une des espèces actuellement vivantes ne transmettra sa ressemblance intacte à une époque future bien éloignée, et qu’un petit nombre d’entre elles auront seules des descendants dans les âges futurs…» CHARLES DARWIN, De l’origine des espèces au moyen de la sélection naturelle Prologue L’avion venait d’amorcer sa descente vers Darwin lorsqu’il traversa un épais nuage de fumée noire. L’habitacle s’obscurcit aussitôt, privant les passagers de la douce lumière de l’été australasien, et les réacteurs firent entendre un gémissement aigu. Joan, qui parlait tranquillement avec Alice Sigurdardottir, se tortilla sur son siège, tendant désagréablement la ceinture sur son ventre. C’était un avion spacieux et confortable, où même les fauteuils de la classe économique étaient disposés par groupes de quatre ou six autour de petites tables. Rien à voir avec ces vieux appareils, qui tenaient plus du fourgon à bestiaux, à bord desquels Joan voyageait dans son enfance, quand elle faisait le tour du monde avec sa mère, une paléontologue de renom. Il est vrai qu’on était en 2031, et qu’en cette forte période de troubles peu de gens se risquaient à voyager. Ceux qui le faisaient se voyaient offrir un léger surcroît de confort. Soudain, la perspective d’un vague danger lui fit prendre conscience de l’endroit où elle était et des personnes qui l’entouraient. Joan considéra l’adolescente assise en face d’elles. Quatorze ans à peu près, une sorte de bijou argenté fourré dans une oreille ; elle avait passé tout le vol à regarder sur sa tablette la retransmission des déambulations laborieuses du petit explorateur de Mars. Même ici, à dix mille mètres au-dessus de la mer du Timor, elle était connectée au réseau électronique qui reliait la moitié de la planète, et se gargarisait de sons et d’images colorées et mouvantes. Elle avait les cheveux bleu pâle – turquoise, en fait. Ses yeux étaient d’un rouge orangé intense – couleur poussière de Mars, à en juger par les reflets qui embrasaient l’écran dernier cri de sa tablette. Il était évident qu’elle devait avoir çà et là bien d’autres « améliorations » génétiques moins apparentes, pensa Joan amèrement. Immergée dans ce fleuve de conscience étendue, la jeune fille n’avait même pas remarqué les deux femmes assises en face d’elle. C’est à peine si elle avait haussé un sourcil éloquent en voyant Joan s’asseoir : Beurk, une femme si vieille, enceinte ! Comme l’avion traçait sa route dans le ciel encombré de nuages, la fille sortit de sa bulle high-tech et regarda par les hublots, cherchant à percer les ténèbres. C’est alors qu’un léger sillon rida son front, lisse comme un pétale. Elle avait peur. À juste raison, se dit Joan, parce que ce n’étaient pas ses améliorations génétiques qui la sauveraient si l’avion tombait. Joan sentit poindre en elle une curieuse sensation, un mélange de méchanceté et de jalousie assez inapproprié chez une femme de trente-quatre ans. Comporte-toi en adulte, Joan, se raisonna-t-elle. Nous avons tous besoin de contacts humains, génétiquement modifiés ou non. N’est-ce pas là d’ailleurs le point essentiel de ta conférence : les contacts humains nous sauveront tous ? Aussi Joan se pencha-t-elle, main tendue, vers la jeune fille. — Ça va, ma chérie ? Un sourire éclatant barra le visage de l’adolescente, dévoilant des dents si blanches qu’elles en étaient brillantes : — Ça va. C’est juste que, vous savez, toute cette fumée… Elle parlait avec l’accent nasal des Américains de la côte Ouest. — Ce ne sont que des feux de forêt, dit Alice Sigurdardottir d’un ton qui se voulait aussi rassurant que possible. La primatologue était une femme menue, d’une soixantaine d’années. Mais son visage boucané était si ridé qu’elle en paraissait beaucoup plus. — Ce sont les habituels feux de saison d’Indonésie et de la côte est de l’Australie. Ils durent plusieurs mois désormais, tous les ans. — Ah, fit la jeune fille, pas vraiment rassurée. Je pensais que c’était peut-être le Rabaul. — Tu es donc au courant ? s’étonna Joan. — Tout le monde est au courant, lâcha la gamine, un rien de morgue dans la voix. C’est une énorme caldeira volcanique en Papouasie-Nouvelle-Guinée. Juste au nord de l’Australie, c’est ça ? Au siècle dernier, c’est tout juste si on enregistrait de petites secousses et quelques éruptions tous les deux ou trois ans ; mais depuis bientôt deux semaines, il y a des tremblements de terre de niveau 1 sur l’échelle de Richter à peu près tous les jours. — Je vois que tu es bien informée, dit Alice. — J’aime savoir où je vais… Joan hocha la tête, réprimant un sourire. — Tu as bien raison. Mais le Rabaul n’a pas connu d’éruption importante depuis au moins mille ans. Ce ne serait vraiment pas de chance si celle-ci devait avoir lieu juste au moment où nous en approchons à moins d’une centaine de kilomètres, et… — Je m’appelle Bex. Bex Scott. Bex ? Probablement Rebecca… Scott. Évidemment. Alison Scott était l’une des conférencières les plus éminentes attendues au congrès ; une programmatrice génétique particulièrement médiatique, et affublée de toute une ribambelle de filles, issues du génie génétique. — Bex, tout ce noir, là dehors, ce sont vraiment des feux de forêt… Nous n’avons rien à craindre. Bex hocha la tête à son tour, mais Joan voyait bien que, malgré son air bravache, elle n’était pas vraiment rassurée. — Enfin, lança joyeusement Joan, si nous devons toutes finir grillées par une éruption volcanique, autant faire connaissance, non ? Je m’appelle Joan Useb. Je suis paléontologue. — Une chasseuse de fossiles ? s’enthousiasma Bex. — Si tu veux. Et cette dame… — Je m’appelle Alice Sigurdardottir, dit cette dernière en tendant une main aussi maigre qu’une patte d’oiseau. Ravie de te rencontrer, Bex. — Pardon, mais vous avez de drôles de noms, dit Bex en les dévisageant. — Useb est un nom san, lui dit Joan. Ou plutôt sa version anglicisée. Le vrai nom est imprononçable. Ma famille a de profondes racines africaines. De très, très profondes racines… — Quant à moi, reprit Alice, mon père était américain et ma mère, islandaise. Je suis le fruit d’une histoire d’amour militaire. Mais c’est une autre histoire. — Le monde est fait d’échanges et de mélanges, dit Joan. L’homme est une espèce nomade, qui a semé ses noms et ses gènes sur toute la planète. Bex regarda Alice en fronçant les sourcils. — Votre nom me dit quelque chose. Vous étudiez les chimpanzés ? — C’est ça, répondit Alice. En fait, je poursuis les travaux de Jane Goodall. — Alice appartient à une longue lignée de brillantes primatologues, ajouta Joan. D’ailleurs, je me suis toujours demandé pourquoi les femmes excellaient autant dans ce domaine. — C’est un peu un cliché, non ? fit Alice avec un sourire. Enfin, disons que l’étude du comportement des primates dans leur environnement naturel exige – exigeait – des dizaines d’années d’observation, parce que ces animaux eux-mêmes vivent des dizaines d’années… Cela requiert beaucoup de patience et la faculté d’observer sans intervenir. Peut-être les femmes sont-elles plus douées que les hommes pour ça ? À moins que ce n’ait été un moyen simple et efficace pour les femmes d’échapper à la domination masculine qui caractérise depuis toujours les milieux universitaires. La jungle est un endroit bien plus civilisé. — Quoi qu’il en soit, poursuivit Joan, la tradition est maintenant bien ancrée dans les mœurs. Goodall, Birute Galdikas, Diane Fossey… — Je suis la dernière d’une espèce en voie de disparition. — Comme vos chimpanzés, dit Bex, étonnamment brutale et ne pouvant s’empêcher de sourire devant leur effarement. Ils ont maintenant tous quitté leurs forêts, n’est-ce pas ? Chassés par les changements climatiques ? — Dis plutôt chassés par les braconniers, rectifia Alice en se renfrognant. Elle fit à Bex un bref exposé des événements qui l’avaient amenée à travailler, vers la fin, au Cameroun, où les bûcherons s’étaient ouvert au bulldozer, dans les forêts autrefois vierges, des routes qu’empruntaient ensuite toutes sortes de chasseurs en mal de proies. — Mais je croyais que c’était illégal ? demanda Bex. Que toutes ces vieilles espèces étaient protégées… — Bien sûr que c’est illégal. Mais le braconnage rapporte de l’argent. Et puis les autochtones ont toujours chassé le singe. Le gorille était un mets de choix. Quand ton beau-père venait te voir, pas question de lui donner du poulet ! Et quand les bûcherons européens sont arrivés, ça n’a fait que s’aggraver. La viande de gorille est devenue la dernière spécialité à la mode. Joan ne put s’empêcher de penser à ce qu’on appelait la théorie du trou noir de l’extinction : toute vie, toute chose finit par disparaître un jour au fond du trou noir situé en bas du visage de l’homme. Et maintenant ? Allons-nous continuer à dévorer ainsi la route qui mène du pied au sommet du grand arbre de la vie, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien à avaler que nous-mêmes, et des algues bleues ? — Bon, mais enfin, demanda Bex d’un air sérieux, il y a toujours des chimpanzés et des gorilles dans les zoos ? — Seulement quelques espèces, répondit Alice. Et même celles que nous avons sauvées, comme le chimpanzé, se reproduisent très mal en captivité. Elles sont trop intelligentes. Écoute : les chimpanzés sont nos plus proches parents survivants. En liberté, ils vivaient au sein de leur famille. Ils avaient des outils. Ils se faisaient la guerre. Kanzi, la femelle à qui on avait appris des rudiments du langage des signes, était une bonobo. En avais-tu seulement entendu parler ? Aujourd’hui, il n’y a plus de bonobos. Ils ont disparu, disparu pour toujours. Comment pourrons-nous jamais arriver à nous comprendre alors que nous ne sommes pas arrivés à les comprendre, eux ? Bex écoutait poliment, mais paraissait très loin. Joan se dit qu’elle avait probablement déjà eu sa dose de ce genre de sermon. En réalité, tout cela ne devait pas lui dire grand-chose. Ce n’étaient que les échos d’un monde mort bien avant sa naissance. Alice laissa tomber, une pointe de regret lisible dans les plis de son front. Et pendant tout ce temps, l’avion continuait d’avancer dans les nuages gris et noirs. Pour détendre l’atmosphère – elles n’avaient pas eu l’intention de faire un cours à cette gamine, seulement de lui changer les idées –, Joan passa à un autre sujet : — Alice étudie des créatures qui sont toujours en vie ; mais moi, j’étudie des créatures du passé… Bex sembla intéressée et, en réponse à ses questions, Joan lui raconta comment elle avait suivi l’exemple de sa propre mère, dont elle avait repris les travaux, principalement dans les zones désertiques situées au cœur du Kenya. — Les gens ne laissent pas beaucoup de fossiles, Bex. Il m’a fallu des années pour apprendre à identifier ces minuscules bribes d’os perdues dans la poussière du sol. Travailler là-bas demande beaucoup d’efforts, c’est un endroit d’une sécheresse… d’ossement ; un endroit où le moindre buisson se couvre d’épines, pour que personne ne lui vole le peu d’eau qu’il recèle… Ensuite, on retourne au labo et on passe des années à analyser les fragments rapportés de ses expéditions, à essayer de comprendre comment vivait cet homo mort il y a des millions d’années, ce qui l’a tué, qui il était. — Cet « homo » ? demanda Bex, intriguée. — Excuse-moi, c’est le jargon du métier. Je voulais dire « hominidé »… Un hominidé désigne toute créature plus proche de l’Homo sapiens que du singe, comme le pithécanthrope, l’Homo erectus et l’homme de Neandertal. — Tout ça à partir de fragments d’os ? — Tout ça à partir de fragments d’os, oui. Tu sais, en deux siècles de fouilles, nous n’avons pas réussi à déterrer plus de deux mille individus de notre préhistoire : deux mille personnes seulement, sur les milliards qui ont existé avant nous et appartiennent maintenant à la nuit. Et c’est de cette poignée d’ossements que nous nous efforçons de déduire l’histoire à la fois de l’humanité et de toutes les espèces qui y ont conduit, en remontant à ce qui est arrivé à notre lignée juste après ce jour fatal où une certaine comète a frappé la Terre, exterminant les dinosaures… Et pourtant, songea-t-elle, tant qu’on n’aura pas inventé la machine à voyager dans le temps, le patient travail des archéologues sera tout ce dont l’humanité disposera pour connaître son passé – sa seule fenêtre vers le passé. Le regard de Bex se perdit à nouveau dans le lointain. Joan se remémora un voyage qu’elle avait fait, quand elle avait à peu près son âge, treize ou quatorze ans. Sa mère travaillait à Hell Creek, dans le Montana, parce que le site était connu pour ses squelettes de dinosaures. On y voyait encore les traces des formidables événements qui avaient mis un terme à l’ère des dinosaures, là, dans la pierre, dans une couche d’argile grise pas plus épaisse que la main ; c’était une argile qui remontait à la limite crétacé-tertiaire, aux premières années après l’impact. Elle regorgeait de cendres retombées d’un énorme désastre. Là, sous l’argile, sa mère avait un jour trouvé une dent. « Joan, ce n’est pas qu’une dent. Je crois que c’est une dent de Purgatorius… — De quoi ? » Sa mère était une grande bringue, au visage perpétuellement couvert de sueur et de poussière. « Purgatorius. Un mammifère de l’ère des dinosaures. Je l’ai trouvée là, sous le site recouvert par l’argile… — Comment peux-tu savoir tout cela à partir d’une dent ? — Facile. Regarde-la bien. Cette dent n’a pas cette forme-là par hasard… Je veux dire, tout cela résulte d’un processus bien particulier, lui-même issu de plus de cent cinquante millions d’années d’évolution. Tout est lié, tu vois ? Les mammifères ont besoin de ce genre de dents, pour pouvoir couper la viande plus rapidement, parce qu’ils doivent alimenter un métabolisme qui fonctionne lui-même à un rythme accéléré. Mais comme leurs mères leur donnent leur lait, ils n’ont pas besoin de naître avec. Les dents dont ils auront besoin ne viendront que plus tard. Tu ne t’es jamais demandé pourquoi tu avais des dents de lait ? Joan, ce que je viens de trouver va intéresser pas mal de monde. Tu veux savoir pourquoi ? Parce que c’est un primate ! Cette petite chose de rien du tout pourrait être tout ce qui reste de notre plus lointain ancêtre, le tien, le mien – l’ancêtre de toute l’humanité, en somme – et même celui des chimpanzés, des gorilles, des lémuriens, des…» Et ainsi de suite. Le laïus habituel du célèbre professeur Useb. Mais, à treize ans, Joan était beaucoup plus intéressée par les fantastiques crânes de dinosaure que par la minuscule dent de rat que sa mère lui avait montrée. Néanmoins, cet épisode l’avait profondément marquée. Finalement, c’étaient ces moments-là qui avaient, plus que toute autre chose, façonné le cours de sa vie. — … l’objet de cette conférence, vois-tu, Bex ? disait Alice. Faire la synthèse. Nous voulons mettre en commun tout ce que nous savons de la façon dont l’homme est devenu l’homme. Nous voulons raconter l’histoire de l’humanité. Parce que c’est maintenant que se joue notre futur. Le sujet est « la globalisation de l’empathie »… Eh oui. Le véritable objet du colloque, que seuls connaissaient Joan, Alice et quelques proches collègues, était de fonder un nouveau mouvement, de jeter les bases d’une nouvelle façon de voir les choses. Une nouvelle approche, qui pourrait, peut-être, éviter à l’homme l’autodestruction qui semblait inscrite dans ses gènes. Bex haussa les épaules : — Vous croyez vraiment qu’il y a des gens qui vont vous écouter, vous, une poignée de scientifiques ? Sans vouloir vous faire de peine, ça n’a jamais marché. Joan s’obligea à sourire et répondit : — Il n’y a pas de mal. En tout cas, nous allons essayer. Il faut bien que quelqu’un le fasse. — D’ailleurs, tout ça ne sert plus à rien maintenant, n’est-ce pas ? Votre archéologie… — Que veux-tu dire ? Bex mit soudain la main devant sa bouche. — Je crois que je ferais mieux de me taire. Maman va être furieuse. Ses yeux de Martienne n’avaient jamais été aussi brillants. Alice s’était réfugiée dans ses pensées, le regard perdu de l’autre côté du hublot, quelque part au milieu des volutes de fumée, émanations des feux de forêts distants d’un bon millier de kilomètres. « Imagine que je puisse t’envoyer faire un voyage dans les strates du passé, avait dit un jour, en souriant, la mère de Joan. Cent mille ans seulement et ton joli front disparaît. Trois ou quatre millions d’années, et tu marches à quatre pattes. Vingt-cinq millions d’années, et tu retrouves ta queue ; trente-cinq millions, et voilà que tu perds tes dents et les derniers de tes traits simiesques : tu es une sorte de singe, mon enfant. Et ce n’est pas fini. Tu deviens de plus en plus petite… Il y a quarante millions d’années, tu ressemblais à un lémurien. Et pour finir…» Et pour finir, elle n’était plus qu’une espèce de petite bête pareille à un rat, fuyant les dinosaures. Certains soirs, on lui avait permis de dormir à la belle étoile, dans la fraîcheur du Montana. Le ciel était si vaste, si plein d’étoiles. La Voie lactée, cette galaxie vue depuis l’un de ses points les plus extrêmes, la Terre, traçait sa route dans la nuit. Ces soirs-là, Joan s’allongeait sur le sol et regardait le ciel. Elle imaginait que la Terre, si massive, s’était évaporée sous elle, avec toute sa cargaison de fossiles et d’on ne sait quoi, et qu’elle-même dérivait à l’infini, perdue dans l’espace. Elle se demandait si cette petite créature, ce Purgatorius, avait vu le même ciel. Quel chemin les étoiles avaient-elles parcouru en soixante-cinq millions d’années ? Et la Voie lactée, avait-elle fait un tour sur elle-même, comme ces hélices en papier avec lesquelles les enfants jouent ? Ce soir, se dit-elle, la fumée du volcan cacherait toutes les étoiles. PREMIÈRE PARTIE Les ancêtres 1 Rêves de dinosaures § Montana, Amérique du Nord, 65 millions d’années avant notre ère I Purga émergea d’un épais rideau de fougères à l’orée de la clairière. C’était la nuit, pourtant il y avait beaucoup de lumière – pas celle de la Lune, mais celle de la comète, dont la queue spectaculaire barrait le ciel sans nuages d’un horizon à l’autre, éclipsant tout, sauf les étoiles les plus brillantes. Ce coin de forêt s’avançait dans une vaste prairie, encadrée à l’ouest par de jeunes montagnes volcaniques – qui seraient connues plus tard sous le nom de Rocheuses – et à l’est par les plaines des Appalaches. Ce soir-là, l’air était humide, mais pur. Par moments, cependant, des nappes de brume montaient du sud. Le brouillard venait de la grande mer intérieure qui à cette époque s’étendait encore loin dans le cœur de l’Amérique du Nord. La forêt était principalement composée de plantes qui avaient la capacité d’extraire l’humidité de l’air : l’écorce noueuse des araucarias était recouverte de lichen, et même les buissons de magnolias étaient envahis par la mousse. On aurait dit que la forêt tout entière avait été enduite de peinture verte. Et partout les feuilles étaient attaquées par la pourriture, et les mousses et les fougères qui couvraient le sol étaient brunâtres. Les pluies, empoisonnées par les gaz provenant des convulsions volcaniques plus à l’ouest, menaient la vie dure aux plantes comme aux animaux. Ce n’était pas une époque des plus saines. Pourtant, dans la clairière, les dinosaures rêvaient encore. Dans un chatoiement de lumière dû au manteau de rosée dont la nuit avait recouvert leur cuirasse jaune et noir, les ankylosaures avaient formé un cercle défensif autour de leurs petits. Dans la douceur de l’air du crétacé, ces géants à sang froid avaient des allures de chars d’assaut. Trouant la nuit laiteuse de ses grands yeux noirs, Purga avisa un papillon posé sur une feuille du même brun que ses ailes. Purga se dit qu’il était bien trop gras pour avoir l’air si sûr de lui. D’un bond agile, elle le saisit entre ses pattes de devant. Elle lui arracha les ailes de deux coups de ses petites incisives, puis, avec un bruit qui rappelait l’écrasement d’une pomme, elle croqua voracement l’abdomen de l’insecte. Pendant un court instant, la bouche pleine de nourriture, Purga éprouva comme une miette de bonheur dans la pénible frénésie qu’était sa vie. Le papillon mourut rapidement. Au moins, dans sa conscience embryonnaire, sa souffrance était-elle réduite à une brève étincelle. Son repas terminé, Purga repartit à découvert, faute d’herbes assez hautes pour s’y cacher. L’herbe avait encore tout à conquérir, à cet endroit. Cependant, il y avait une épaisse couverture de fougères, de mousses, de pins, de prêles et de jeunes conifères, et même quelques fleurs d’un violet intense. Elle se faufila à travers cet enchevêtrement de verdure, louvoyant d’un couvert à l’autre, presque silencieusement. Dans l’obscurité, il valait mieux partir seule au ravitaillement. Les prédateurs mettaient à profit les ombres de la nuit pour tendre des embuscades. Un groupe n’aurait jamais pu être aussi discret qu’un animal solitaire ; c’est pourquoi Purga rôdait toujours seule. Pour Purga, le monde n’était qu’une plaine immense, qui s’inscrivait en teintes noires, blanches et bleues, gravées par la lumière si particulière de la comète, qui brillait derrière les nuages déchiquetés. Ses grands yeux étaient moins sensibles aux couleurs que ceux des dinosaures les mieux pourvus par la nature – certains raptors parvenaient même à distinguer des nuances situées hors des limites du spectre visible par les hommes, comme les sombres infrarouges ou certains ultraviolets crépitants –, mais Purga y voyait bien, dans la faible lumière de la nuit. Et puis, elle pouvait toujours compter sur ses moustaches, déployées en éventail devant elle, et qui faisaient office de véritable radar tactile. Avec ses moustaches, son museau pointu, ses petites oreilles noires repliées vers l’arrière, Purga tenait plus du rongeur que du primate. Elle avait à peu près la taille d’un petit galago. À terre, elle cavalait à quatre pattes, traînant derrière elle sa longue queue touffue, pareille à celle d’un écureuil. À un observateur humain, elle aurait paru des plus étranges – son immobilité, sa façon de se tenir aux aguets avaient quelque chose de reptilien, ou, du moins, d’incomplet. Toutefois, ainsi que Joan Useb l’apprendrait un jour, c’était bel et bien un primate, un des membres fondateurs de cette grande famille d’animaux. À travers elle coulait un fleuve moléculaire qui avait pris sa source dans un lointain passé, et se jetterait dans l’océan d’un lointain avenir. Et c’est de ce fleuve génétique, grossi et modifié par des milliers de millénaires, que devait un jour surgir l’humanité : tous les hommes et les femmes que la Terre porterait seraient les descendants des enfants de Purga. Seulement elle n’en savait rien. D’ailleurs, elle ne se donnait même pas de nom. Elle n’avait pas conscience – contrairement aux humains, ou même aux singes ou aux chimpanzés – de sa propre existence. Son esprit était plus proche de celui du pigeon ou du rat. Elle agissait selon des schémas préétablis, régis par des mécanismes innés dont l’équilibre et les buts changeaient en permanence, lui permettant d’évoluer. Elle était comme un petit robot. Elle ne savait pas qu’elle existait. Pourtant, elle éprouvait des sensations. Elle connaissait le plaisir – un ventre plein, la sécurité d’un terrier, les coups de museau de ses petits tandis qu’ils cherchaient sur son ventre ses mamelles minuscules –, et aussi, dans ce monde dangereux, la peur. Qui était ce qu’elle connaissait le mieux. Elle se faufila entre les pattes des ankylosaures en train de rêver et courut sous leurs immenses ventres. Elle entendait le sourd grondement de l’interminable digestion des dinosaures, qui chargeaient l’air de pets gras et puants. Comme ils n’avaient que des ébauches de dents, tout le travail de mastication et de digestion de leurs frustes repas s’accomplissait dans leurs vastes entrailles, pendant leur sommeil. Les ankylosaures étaient des herbivores. Mais il y avait à l’époque de féroces et puissants prédateurs. Aussi ces animaux, qui étaient plus grands que les éléphants d’Afrique, étaient-ils recouverts d’une carapace formée d’un agrégat d’os, de côtes et de vertèbres. D’énormes piquants jaunes et noirs hérissaient leur dos. Leur crâne était si lourdement cuirassé qu’il restait très peu de place pour leur cerveau. Leur queue se terminait par une sorte de lourde massue, capable d’écraser pattes et têtes. Les dinosaures étaient trop gros pour que Purga puisse les comprendre. Son monde à elle était fait de choses plus petites : un arbre abattu ou une mare constituaient des obstacles majeurs, un scorpion pouvait se révéler un prédateur redoutable, et un mille-pattes bien gras un mets de choix. Pour elle, le troupeau de dinosaures endormis était une forêt de gigantesques pattes massives et de queues pendouillantes, qui n’avaient pas de rapport les unes avec les autres. Purga venait chercher là quelque chose de très précieux : des crottes de dinosaure. Dans les tas immenses, fibreux, de végétation mal digérée qui jonchaient le sol boueux, ravagé, elle espérait trouver des insectes – et même des bousiers affairés à réduire ces montagnes d’excréments. Elle se mit à gratter avidement dans la matière fumante. Tel avait été le rôle des ancêtres de l’humanité, pendant ce long été des dinosaures : relégués à la marge de la grande société des reptiles, ne sortant de leurs terriers qu’à la nuit tombée pour se nourrir des insectes trouvés dans la merde, ou du maigre butin qu’offrait la forêt. Cette nuit-là, d’ailleurs, la moisson fut médiocre. Les bouses étaient particulièrement flasques et malodorantes. La végétation, attaquée par les éruptions volcaniques, n’avait fourni qu’une piètre pitance aux ankylosaures, et ce qui en était ressorti par l’arrière était quasiment sans intérêt pour Purga. Elle retraversa la clairière et regagna le couvert des arbres, où de gigantesques conifères montaient jusqu’au ciel, formant comme des mâts sertis de branches, fabuleusement haut au-dessus d’elle. Çà et là poussaient quelques arbres plus petits, pareils à des palmiers, ainsi que quelques buissons, couverts de fleurs jaune pâle. Purga grimpa vivement dans la ramure d’un ginkgo. Tout en grimpant, elle utilisa les sécrétions odoriférantes des glandes situées entre ses pattes arrière pour marquer l’arbre. Dans son monde nocturne, l’odorat et l’ouïe étaient plus importants que la vision ; et si d’autres représentants de son espèce venaient à tomber sur cette marque avant la fin de la semaine, ce signe serait un peu l’équivalent d’une enseigne au néon leur signalant qu’elle était passée par ici, et précisant même quand. Elle aimait bien grimper, sentir ses muscles travailler en souplesse tandis qu’elle se hissait au-dessus du sol et de ses dangers, mettre à profit l’équilibre délicat que lui procurait sa longue queue – et, plus que tout, sauter, voler un bref instant d’une branche à l’autre, et exploiter tous les attributs de son corps, son sens de l’équilibre, son agilité, ses petites mains préhensiles, son acuité visuelle. Bien qu’elle fût condamnée à nicher dans des terriers à même le sol, tout en elle avait été conçu pour une vie menée dans le complexe environnement tridimensionnel des arbres, où la plupart des primates allaient trouver refuge au cours de la longue histoire de leur espèce. En attendant, les arbres et les broussailles avaient souffert des pluies acides de ces derniers mois ; l’écorce était pourrie, et il n’y avait pas beaucoup d’insectes. Purga était perpétuellement affamée. Elle devait manger son poids de nourriture tous les jours – c’était la rançon du fait d’être un animal à sang chaud et de devoir produire le lait de ses deux petits, qui l’attendaient nichés dans leur terrier, au cœur de la forêt. Non sans regret, elle redescendit à toute allure du ginkgo. À la fois tenaillée par la peur et par la faim, elle explora encore un arbre ou deux, et n’eut pas plus de chance. Soudain, elle dressa la tête, les moustaches frémissantes, écarquillant ses yeux brillants, scrutant la sombre verdoyance de la forêt. Ça sentait la viande : une délicieuse odeur de chair fraîche. C’est alors qu’elle entendit des pépiements désespérés et solitaires, un peu comme ceux des oisillons. Elle fila à la vitesse de l’éclair en direction de l’odeur. Dans une petite clairière, au pied d’un énorme et tortueux araucaria, des paquets de mousses étaient sommairement entassés les uns sur les autres. Juste à côté, une petite plaque de boue jonchée de débris se mit soudain à bouger. Puis la plaque de boue se souleva comme un couvercle, et un cou minuscule et décharné en jaillit. Une bouche en forme de bec s’ouvrit toute grande. Tout tremblant, les écailles et le plumage encore humides de vitellus, le bébé dinosaure prit sa première inspiration. Il ressemblait à un oisillon anormalement développé. C’était précisément ce moment que le didelphodon attendait. Ce mammifère, de la taille d’un chat, était l’un des plus grands de cette époque. Celui-ci était bas sur pattes, et son pelage était noir et argenté. Il avança la patte et saisit le bébé par son minuscule cou, l’extrayant de sa coquille pour le jeter en l’air. La vie du bébé ne dura que le temps de ressentir quelques impressions aussi vives que brèves : fraîcheur de l’air hors de la coquille, trouble lueur de la comète, et la sensation de voler. Puis une chaude caverne s’ouvrit juste au-dessous de lui. La peau encore gluante de vitellus, le bébé mourut sur le coup. Et voilà que déjà d’autres petits émergeaient de leur coquille. C’était comme si, soudain, le sol s’était mis à grouiller de bébés dinosaures. D’autres mammifères rejoignirent le didelphodon pour profiter du festin. Une ancienne stratégie de survie était à l’œuvre. Les dinosaures étaient des reptiles qui enfouissaient leurs œufs. Certains parents avaient beau rester auprès de leur progéniture, il n’y avait pas moyen d’assurer la protection de tous les œufs et de tous les bébés, si vulnérables. Aussi les dinosaures pondaient-ils un grand nombre d’œufs, qui éclosaient tous en même temps. Il devait y avoir des dizaines de couvées en train d’éclore en ce moment même, disséminées dans cette partie de la forêt : des centaines de bébés. Il fallait que le sol de la forêt soit couvert de bébés dinosaures pour qu’il y en ait beaucoup trop, même pour les plus affamés des prédateurs. La plupart des bébés mourraient – ce serait sans conséquence. Il suffisait que certains survivent. Mais ici, ce soir, quelque chose avait mal tourné – très mal tourné même – pour les bébés. La mère de ces petits était une chasseuse isolée de son clan. Déroutée, affamée, redoutant de servir elle-même de proie, elle avait pondu ses œufs au vieil endroit habituel – cette rookerie était vieille de plusieurs milliers d’années – et les avait recouverts de végétation pourrissante pour les tenir au chaud. Elle avait fait tout ce qu’elle avait à faire – sauf qu’elle l’avait fait au mauvais moment, et que ses petits étaient nés sans bénéficier de la protection offerte par la naissance simultanée de centaines de frères et sœurs. Dans l’air flottait une abominable odeur de sang, au milieu de sourds grondements de prédateurs et des tristes pépiements des bébés condamnés. De très nombreuses espèces de mammifères s’étaient donné rendez-vous à cet effroyable banquet. La plus grande était représentée par le didelphodon. Il y avait également un couple de deltatheridiums – des omnivores ressemblant à des rats, qui n’étaient ni des marsupiaux ni des placentaires, mais constituaient une espèce unique en son genre, et qui ne survivrait pas aux dinosaures. Beaucoup de ces créatures recelaient un potentiel qui excédait, et de loin, ce qu’elles étaient alors ; l’une d’elles, une petite bête qui ne payait pas de mine, était l’ancêtre de la lignée qui un jour mènerait aux éléphants. Pour l’heure, la seule chose qui les intéressait, c’était de se remplir l’estomac. N’ayant pas la patience d’attendre que tous les malheureux bébés aient fini de naître, les mammifères avaient déjà commencé à creuser le sol argileux à la recherche des œufs intacts, dévastant la couverture mousseuse dont la maman dinosaure avait recouvert le nid. Lorsque Purga arriva, la rookerie s’était métamorphosée en charnier, en une mêlée indistincte de corps de mammifères ripaillant. Purga, descendue tardivement dans l’arène, creusa précipitamment la terre, y plongea la tête et referma la gueule sur de petits os. C’est ainsi que, la tête enfouie dans le sol, à la recherche des victuailles enterrées au fond, elle fut la dernière à percevoir le retour de la maman dinosaure. Elle entendit un mugissement de colère et sentit la terre trembler. Son museau encore poisseux de vitellus, Purga releva la tête. Les autres mammifères avaient déjà regagné le couvert salvateur de la forêt. L’espace d’un instant, Purga vit la créature en entier, un improbable monstre emplumé planant dans les airs, les membres éployés, la gueule grande ouverte. Puis une longue patte crochue plongea vers elle. Purga siffla et roula sur le côté. Elle apprenait un peu tard que c’était un nid de troodon : un tueur aussi agile que rapide – dont la spécialité était la chasse aux mammifères. Troodon voulait dire « dent qui blesse ». Notre Dent-qui-Blesse avait la taille d’un chien et n’était pas le plus grand des dinosaures, mais elle était intelligente et agile. Son cerveau était d’une taille comparable à celui des oiseaux aptères des ères à venir, auxquels elle ressemblait un peu. Elle y voyait aussi bien la nuit que Purga, et les grands yeux placés sur le devant de sa tête lui conféraient une vision binoculaire, idéale pour localiser ses proies, petites et rapides. Ses pattes de derrière, munies d’une longue griffe en forme de faucille, lui permettaient de bondir comme un kangourou, et avec ses pattes de devant, aplaties en forme de bêche, elle pouvait creuser le sol pour attraper et broyer les mammifères cachés sous terre. Sa peau était recouverte d’un court manteau de plumes brillantes, développement élaboré de ce qui était autrefois des écailles. Ses plumes n’étaient pas faites pour voler, mais pour lui tenir chaud pendant la froideur des nuits. Le climat tempéré qui régnait sur Terre à cette époque permettait de se passer d’un métabolisme à sang chaud : pourvu qu’il soit assez gros, un animal à sang froid gardait sa chaleur toute la nuit, même au pôle Nord. Les plus petits dinosaures, tels les troodons, avaient, eux, besoin d’une petite couche isolante pour garder leur chaleur. Quoi qu’il en soit, petite ou non, cette maman troodon avait l’un des plus gros cerveaux de tous les dinosaures. L’un dans l’autre, c’était une chasseuse redoutable. Qui avait ses problèmes propres. Elle ne pouvait le savoir, mais ils avaient été causés par l’élargissement de l’Atlantique, cet énorme événement géologique qui avait marqué toute cette période du crétacé. Alors que l’Amérique dérivait vers l’ouest, la grande mer intérieure de l’Amérique du Nord avait diminué à la fois en surface et en profondeur ; tandis que non loin de la côte ouest – à quelques centaines de kilomètres du lieu de ponte de la troodon –, une chaîne de jeunes volcans s’était créée, telle une plaie à vif. L’activité volcanique avait perturbé de bien des façons le schéma complexe de la vie. Les jeunes volcans étaient presque constamment en activité, crachant cendres et fumées, chargées de soufre, qui étaient à l’origine des pluies acides. De nombreuses variétés de plantes avaient disparu, et les arbres des hauts plateaux avaient été réduits à l’état de simples troncs. Partout ailleurs, la destruction avait été plus violente : de grands doigts de lave avaient pénétré profondément au cœur des forêts. Les mammifères, presque à la base de la chaîne alimentaire et qui constituaient l’essentiel de l’alimentation du troodon, avaient été moins affectés que la plupart des grandes espèces de dinosaures prédateurs. En fait, grâce à leur taille modeste, leur capacité à s’enfouir et leur cycle reproductif plus rapide, les mammifères étaient mieux équipés pour résister à toutes ces épreuves que les seigneurs de la Terre, plus grands. Les troodons chassaient en meute. Or cette femelle s’était trouvée, quelques jours auparavant, séparée des siens par un spectaculaire souffle d’air chaud craché par une fissure. Bien que seule, Dent-qui-Blesse était grosse d’œufs fertilisés lors de son dernier accouplement. C’est pourquoi elle s’était rendue au site de ponte ancestral de son clan. Au fond d’elle-même, elle avait espéré y retrouver d’autres membres de son espèce. Mais ils n’étaient pas là. Elle était seule. Dent-qui-Blesse n’était plus toute jeune – à cinquante ans, elle avait les articulations rongées par l’arthrite et souffrait mille morts. Son âge, ses forces et son agilité déclinantes la plaçaient en position de proie : cette époque était, après tout, suffisamment riche en féroces prédateurs pour justifier les plaques d’armure qu’arboraient des créatures plus grosses que des éléphants. Elle devait se reproduire ; tous ses instincts l’y poussaient. Elle avait pondu ses œufs, comme autrefois. Et maintenant ? Le nid proprement dit était une fosse circulaire creusée dans la boue où elle avait déposé ses œufs avec un sens de l’ordre étonnant et une précision quasi chirurgicale. Elle avait fait en sorte que les vingt œufs ne soient pas trop proches les uns des autres, et que leur sommet oblong soit tourné vers le centre, de façon que ses bébés, en naissant, puissent se frayer un chemin vers l’extérieur. Puis elle avait recouvert les œufs d’un mélange de mousse et de terre. Elle était revenue plusieurs fois voir le nid, éprouvant la coquille de chacun des œufs du bout de ses griffes. Les œufs se portaient bien ; cela se voyait. Et les œufs avaient éclos – les petits étaient nés –, mais il n’en restait plus rien, que des lambeaux de chair sanguinolente et quelques os à moitié dévorés. Et là, au milieu du nid complètement dévasté, se tenait un mammifère, au museau plein de sang, de vitellus et de terre. Alors, Dent-qui-Blesse ne fit qu’un bond. Purga, aux abois, lâcha un jet d’urine et de musc, en guise de signal olfactif : Attention ! Chasseurs de mammifères dans les parages ! Puis elle s’enfuit dans la forêt, en direction de la clairière des ankylosaures. À l’orée de la clairière, elle hésita. Elle avait le choix entre plusieurs dangers. Elle devait échapper à la maman troodon qui la poursuivait pour regagner son terrier, où l’attendaient ses petits. Mais si elle coupait par la clairière, elle quitterait le couvert des arbres. Un rapide processus mental inconscient aboutit à la décision suivante : elle prendrait le risque de traverser la clairière à toute allure. L’enfant d’un des géants souleva une paupière lourde de sommeil. La lumière semblait plus brillante que jamais, et on ne voyait que Purga dans la clairière. Mais l’aube était encore loin ; ce n’était que la comète, son noyau gigantesque, lumineux et flou, ses éruptions gazeuses clairement visibles, même à travers le trouble de l’air. C’était un spectacle à la fois inquiétant et superbe, qui éveilla dans l’agile cerveau de Purga un soupçon de curiosité. Tout en courant, elle vit du coin de l’œil passer une ombre. Instinctivement, elle fit un écart – juste au moment où la patte du dinosaure s’abattait à l’endroit précis où elle se trouvait un instant plus tôt. Elle repartit à toute allure vers le troupeau d’ankylosaures en faisant des zigzags, s’abritant dans l’ombre des dinosaures endormis. La troodon la traquait au milieu d’une forêt de pattes immenses. Pourtant, même la sauvage chasseresse de mammifères devait veiller à ne pas déranger ces énormes bêtes caparaçonnées, dont la queue en forme de gourdin hérissé de piquants aurait pu l’écraser plus vite que l’éclair. Purga se glissa furtivement, au péril de sa vie, sous l’énorme patte levée d’un ankylosaure qui la dominait comme une lune près de l’écraser, tandis que Dent-qui-Blesse grattait le sol en sifflant de frustration. Purga atteignit enfin l’autre bout de la clairière. Infailliblement guidée par son odorat et son instinct, elle disparut dans les broussailles. Son terrier était d’un noir d’encre. Il y faisait si sombre que même avec ses grands yeux elle n’y voyait rien. C’était comme entrer dans une bouche énorme ouverte sur la chaleur de la Terre. Mais le terrier était plein de l’odeur familière des siens, et elle entendait les reniflements de ses deux petits tandis qu’ils s’approchaient d’elle à tâtons. Ils lui mordillèrent le ventre avec leur petite bouche chaude, à la recherche de ses mamelles. Ils étaient seuls, son compagnon était sorti chercher de quoi manger, dans la claire nuit du crétacé. Dent-qui-Blesse n’était pas loin ; la même odeur de viande, de fourrure et de lait chaud qui avait permis à Purga de rentrer chez elle y attirerait certainement la chasseresse. De nouveau, il y eut un changement d’ordre de priorités dans sa tête. Poussant ses petits derrière elle, elle se dirigea vers le fond du terrier, le plus loin possible de l’entrée. Contrairement à la troodon, Purga était jeune – elle n’avait, à vrai dire, que quelques mois – et c’était sa première portée. À la différence des prolifiques dinosaures, l’espèce de Purga n’avait pas beaucoup de petits. Elle ne pouvait pas se permettre de les perdre. Elle se prépara à se battre pour eux. Il y eut un craquement derrière elle. Le toit de terre compactée s’ouvrit, couvrant Purga et ses petits de terre. La lumière de la comète fit irruption dans le terrier, l’illuminant d’autant plus vivement qu’il y faisait nuit noire la seconde d’avant. C’était comme si une bombe venait d’exploser. Une énorme main crochue descendit du ciel et plongea dans le terrier. Les bébés se tortillèrent, poussèrent de petits cris perçants – mais l’un d’eux était déjà empalé sur l’une des griffes sanglantes. Sa vie prit fin en un instant. Il fut happé, nu et mort, hors du terrier et de la vie de Purga. Purga poussa un sifflement de désespoir. Elle se précipita vers l’entrée du terrier, loin de la griffe. Elle sentait son dernier enfant, petite chose maladroite et nue, se ruer derrière elle. Mais l’astucieuse troodon l’avait devancée. Elle introduisit une patte à l’intérieur du terrier, détruisant les parois de terre. Puis les doigts reptiliens se refermèrent sur leur proie, et la vie du second bébé s’éteignit elle aussi, crâne et os broyés, organes réduits en bouillie. Purga, dont l’univers venait d’être anéanti en quelques battements de cœur, retourna tant bien que mal vers l’intérieur du terrier, loin des débris de l’entrée et du toit effondrés, se faufilant au plus profond des entrailles de sa demeure. La patte griffue s’abattit plusieurs fois, telle une machine, éventrant les galeries, les exposant à la lumière laiteuse de la comète. L’instinct de Purga la pressait de s’enfuir, d’aller vers la nuit, vers un nouveau terrier, un abri – n’importe où sauf ici. Et voilà qu’elle avait faim ; c’était une petite bête au métabolisme rapide, et il y avait déjà bien longtemps qu’elle avait digéré le vitellus des œufs de Dent-qui-Blesse. Soudain, elle sentit ses forces l’abandonner. Elle se recroquevilla tout au fond de son terrier dévasté, tremblante, passant et repassant ses pattes avant sur son museau, pour nettoyer sa fourrure. Depuis le jour de sa naissance dans ce monde de dents et de griffes gigantesques capables de surgir du ciel sans prévenir, elle avait lutté pour survivre avec toute la force de son instinct et de son agilité. Mais ses petits étaient morts. Sa raison d’être avait disparu, et elle était envahie par une sorte de désespoir. Et tandis que Purga tremblait dans ce qui restait de son terrier, c’était tout un monde qui tremblait avec elle. Si elle abandonnait maintenant, elle ne laisserait aucune descendance : le fleuve de son héritage moléculaire s’arrêterait ici, pour toujours. D’autres membres de son espèce se reproduiraient, bien sûr ; d’autres lignées poursuivraient leur chemin vers un lointain futur, grandiraient et évolueraient – mais pas la lignée de Purga, pas ses gènes. Et il n’y aurait jamais de Joan Useb. La vie a toujours été une question de chance. La grande patte griffue s’abattit une nouvelle fois, à quelques centimètres seulement de Purga. Puis Dent-qui-Blesse, impatiente, fourra la tête dans le terrier. Purga recula devant ce qui ressemblait à un mur de dents s’entrechoquant. Mais alors que le dinosaure se rapprochait, poussant des cris stridents, Purga sentit une odeur de viande et d’os brisés, et l’entêtante douceur du lait. L’haleine brûlante du monstre sentait maintenant comme les bébés de Purga. Dans une explosion de colère, Purga se jeta en avant. Les mâchoires claquèrent, fauchant l’air autour de Purga comme une gigantesque machine infernale. Purga évita de justesse leurs arcs étincelants et referma ses propres dents au coin des lèvres de la dinosaure. La peau écailleuse était épaisse, mais elle sentit ses incisives inférieures s’enfoncer dans la chair chaude et douce à l’intérieur de la bouche du monstre. Dent-qui-Blesse poussa un hurlement et retira sa tête du terrier. Accrochée par les dents à la lèvre du monstre, Purga fut tirée vers l’extérieur et soulevée très haut dans les airs, bien plus haut que le ventre écailleux de Dent-qui-Blesse, dans le froid de la nuit. Sa rage confuse se dissipa. Elle tordit la tête, arrachant un morceau de chair au dinosaure, et tomba à la renverse. Une patte crochue chercha à l’attraper, la frôlant de près. Mais Purga était une créature des arbres, et elle effectua un rétablissement dans les airs. Elle avait encore eu de la chance. La patte était passée si près d’elle que le souffle avait soulevé le fin duvet de son ventre. Elle retomba sur un coin de terre piétinée. Elle y resta un court instant, la respiration coupée. Déjà, les griffes et les dents revenaient à l’assaut, étrangement argentées par la lumière de la comète. Purga roula sur elle-même, se remit d’aplomb et s’enfuit en courant vers les racines du premier arbre venu. Désormais seule, les yeux grands ouverts, haletante, elle s’y recroquevilla, reprenant son souffle, à l’affût du moindre mouvement des branches. Elle avait un bout de viande dans la bouche. Elle avait oublié qu’il venait de la dinosaure. Elle le mâchonna rapidement et l’avala, apaisant un instant la faim qui la tenaillait toujours. Puis elle risqua un œil au-dehors, à la recherche d’un abri plus sûr. Quant à Dent-qui-Blesse, tout dans sa démarche et dans ses cris disait sa frustration. Purga avait choisi la vie. Mais elle s’était fait une ennemie. II La Queue du Diable était aussi vieille que le soleil. Le système solaire avait émergé d’un opulent nuage de matières rocheuses et de gaz tumultueux. Ébranlé par l’explosion d’une supernova, le nuage avait rapidement donné naissance à de petits planétoïdes : sortes d’agrégats de roches et de glace qui nageaient chaotiquement à travers la nuit sombre de l’espace, comme autant de poissons aveugles. Les planétoïdes s’entrechoquèrent. La plupart du temps, ils en étaient pulvérisés, et leur substance réintégrait le nuage. Mais quelques-uns se fondaient les uns dans les autres. Et de ces explosions de violence naissaient des planètes. Près du centre, les nouvelles planètes étaient des sortes de boules de roche, comme la Terre, cuites par les feux du soleil. Par la suite, de grands mondes brumeux virent le jour : des globes de gaz – des plus légers de tous les gaz, l’hydrogène et l’hélium, qui furent créés aux tout premiers moments de l’univers. Autour de ces géantes gazeuses en expansion, les comètes – les derniers planétoïdes de glace – bourdonnaient comme des mouches. Pour les comètes, c’était une période dangereuse. Nombre d’entre elles étaient attirées par les puits gravifïques de Jupiter et des autres géantes, alimentant de leur masse ces monstres grandissants. D’autres étaient précipitées, par l’effet de fronde gravitationnelle des géantes, vers le centre, brûlant et encombré, où elles entraient en collision avec les planètes. Les rares rescapées catapultées de l’autre côté, loin du soleil, dans les sombres déserts glacés du vide intersidéral, formèrent bientôt une sorte de vague nuage de comètes, dont la course, immense et lente, pouvait les emmener à mi-distance de la plus proche voisine stellaire du soleil. La Queue du Diable était l’une d’elles. Dans ce néant glacé, la comète était en sécurité. Pendant la majeure partie de sa longue vie, sa voisine immédiate était aussi loin d’elle que Jupiter l’était de la Terre. Et à l’apogée de son orbite, la Queue du Diable avait encore à effectuer le tiers de son parcours avant d’atteindre l’étoile la plus proche, rejoignant enfin une zone de l’espace où le soleil lui-même n’était qu’un point perdu dans une myriade d’étoiles, et dont les planètes, masquées, étaient invisibles. Si loin de toute chaleur, la comète se refroidit rapidement. Sa glace devint aussi dure que la pierre. Et un froid à nul autre pareil grava sur sa surface à faible gravité, noircie par la poussière de silice, une sorte de pays des merveilles insensé qu’aucun œil n’admirerait jamais. La comète vogua ainsi pendant quatre milliards d’années et demi, pendant que sur la Terre se déroulait la danse des continents et les allées et venues des espèces. Puis la douce force d’attraction du soleil rappela la comète à lui. Lentement, plus lentement que n’émergent les empires, la comète obéit. Et elle commença à tomber vers la lumière. La lueur rougeoyante de l’aube barbouilla l’horizon festonné de nuages, à l’est, et le ciel prit une étrange teinte violacée, couleur d’ecchymose. En ces temps éloignés, même l’air était différent – épais, chargé d’humidité, particulièrement riche en oxygène. Un observateur d’aujourd’hui se serait cru sur une autre planète. Purga courait toujours, épuisée, déjà aveuglée par la lumière naissante. Elle s’était éloignée de la forêt. Il n’y avait à cet endroit que des arbres tombés, jonchant un tapis de fougères d’un vert luxuriant. Ces arbres étaient des cycas, de grands et gros arbres à l’écorce dure semblables à des palmiers – des cycadées qui évoquaient étrangement des ananas géants –, et des ginkgos aux feuilles bizarres, en forme d’éventail – une espèce déjà très ancienne, dont la lignée se prolongerait jusqu’à l’époque des hommes et même au-delà. Dans le silence de ces instants qui précèdent l’aube, rien ne bougeait. Les troupeaux de dinosaures n’étaient pas encore réveillés, et les chasseurs nocturnes avaient déjà regagné leurs terriers et leurs nids – tous sauf Purga, coincée à découvert, et dont les nerfs mis à rude épreuve vibraient de crainte. Quelque chose bougea dans le ciel. Elle s’aplatit contre le sol et leva les yeux. Une forme ailée glissait très haut dans les airs, se découpant nettement en ombre chinoise sur la lumière rouge sale de l’aube. On aurait dit un avion volant à très haute altitude. Ce n’en était pas un. C’était vivant. Instinctivement, Purga relégua le ptérosaure à l’arrière-plan de ses préoccupations. Les plus féroces créatures volantes représentaient pour elle un danger moins immédiat que les prédateurs qui se cachaient peut-être sous ces cycas : des scorpions, des araignées, voire des reptiles carnivores encore plus voraces, notamment de très nombreuses espèces de petits dinosaures, petits mais redoutables. Elle repartit tant bien que mal en direction de l’aube naissante. Bientôt, la végétation se raréfia, et elle escalada plusieurs dunes formées d’agrégats de sable rouge. Du haut d’une petite butte, elle avisa une étendue d’eau qui clapotait paisiblement à l’horizon. L’air était plein d’odeurs étranges, salées et curieusement électriques. Elle était arrivée sur la rive nord de cette grande portion d’océan qui s’étendait loin dans le cœur de l’Amérique du Nord. Elle voyait d’immenses formes languides rider la surface de l’eau. Au sud-est, où la lumière de l’aube était la plus claire, la comète semblait suspendue dans les airs. Sa tête était une masse laiteuse dont s’échappaient d’immenses fontaines de gaz d’un blanc nacré, agitées de mouvements. Sa queue fourchue, dérivant à l’opposée du soleil, semblait s’enrouler autour de la Terre, comme une écharpe frémissante et tourbillonnante. On aurait dit que quelqu’un avait tiré un coup de feu vers la Terre. Et cet immense spectacle lumineux se reflétait dans les eaux peu profondes de la mer. Purga descendit vers la plage, léchée par les eaux sales. Le rivage était couvert de coquillages et d’algues à moitié sèches. Elle flaira ces détritus, mais les algues n’étaient qu’un magma salé et filandreux. De plus, l’eau sentait le sel ; ce n’était pas là qu’elle trouverait à boire. Pour tout arranger, elle était de plus en plus visible, comme si un spot avait été braqué sur elle. Elle se dirigea vers un petit arbre-fougère d’à peine un mètre de haut, et entreprit de faire entre ses racines un terrier provisoire. Mais le sable, trop mou, rebouchait les trous qu’elle creusait. Enfin, alors que le disque rouge du soleil s’élevait sur l’horizon, Purga parvint à obtenir un creux suffisamment profond pour pouvoir s’y abriter. Elle ramena sa queue derrière elle, enfouit sa tête entre ses petites pattes et ferma les yeux. La chaleur et l’obscurité du trou lui rappelèrent la maison qu’elle avait perdue. Mais l’odeur n’était pas la même : ici, tout n’était que sel, sable, ozone, algues pourrissantes – l’odeur entêtante de la terre rencontrant la mer. Son ancien terrier sentait son odeur, celle de cet autre qui était son compagnon, et celle de ses petits, qui sentaient comme elle et comme son compagnon – un merveilleux mélange d’eux-mêmes. Tout cela était parti maintenant, complètement parti. Elle en eut le cœur serré, même si son cerveau n’était pas assez développé pour lui permettre de comprendre pourquoi. Elle passa la journée à dormir, et pendant tout ce temps elle n’arrêta pas de racler et de gratter avec ses pattes le jeune sable granuleux. La Terre du crétacé était un monde d’océans, de mers saumâtres et de rivages. Un océan géant appelé Téthys – sorte d’extension de la Méditerranée – séparait l’Asie de l’Afrique. L’Europe n’était guère qu’un chapelet d’îles. En Afrique, même le Sahara était un plancher océanique. Le monde était chaud, si chaud qu’il n’y avait pas de glace aux pôles. Depuis quatre-vingts millions d’années, le niveau de la mer n’avait cessé de monter. La dérive des continents, qui avait suivi la séparation de la Pangée, puis la formation de hauts récifs et d’écueils crayeux le long de leurs côtes avaient provoqué l’apparition d’énormes masses de matière solide dans les océans. C’était comme si on avait mis des briques dans un récipient d’eau plein à ras bord : les océans avaient débordé et inondé les continents. Mais les immenses et peu profonds océans ne connaissaient pratiquement pas les marées, et leurs vagues étaient douces. Jamais, à aucun autre moment de la longue histoire de la Terre, la vie des mers ne serait plus riche et plus variée. D’étonnantes floraisons de plancton peuplaient les eaux, se nourrissant de la lumière du soleil. Le plancton était à la base de la grande pyramide alimentaire des créatures océaniques. Et dans le plancton vivait une algue microscopique appelée haptophyte. Après avoir nagé librement pendant une brève période, les haptophytes se construisaient, à partir du carbonate de calcium, des petites armures élaborées. Et c’étaient des milliards et des milliards de petits corps qui, à leur mort, tombaient sur le fond chaud de la mer, où ils s’agrégeaient et durcissaient, formant une roche blanche complexe – le calcaire. Pour finir, d’incroyables bancs de craie de plusieurs kilomètres d’épaisseur se formèrent sur le pourtour du Texas et la côte du golfe d’Amérique du Nord. Ils remontaient jusqu’à la moitié sud de l’Angleterre, le nord de l’Allemagne et du Danemark. Les savants humains nommeraient cette époque le crétacé – d’un mot latin, creta, qui voulait dire « craie » –, en hommage à ces monuments qui semblent défier le temps et avaient été laborieusement élaborés par le plancton. Quand la lumière commença à s’effacer du ciel, Purga quitta son abri sommaire. Elle se fraya, non sans mal, un chemin à travers le sable sec qui cédait sous chacun de ses pas et se soulevait en vagues autour de son ventre. Elle s’était bien reposée. Mais elle avait faim, elle se sentait perdue, et elle était accablée de solitude. Elle arriva au sommet de la butte qu’elle avait escaladée la veille. Elle dominait une grande plaine mamelonnée qui s’étendait à l’ouest, jusqu’au pied des montagnes empanachées de fumée noire. Jadis, la vaste mer intérieure américaine recouvrait tout cela. Mais les eaux avaient reculé, laissant une plaine marécageuse, semée de grands lacs aux eaux mornes, grouillantes de vie. Des crocodiles géants nageaient comme des sous-marins d’ébène à la surface des bas-fonds. Certains avaient des oiseaux sur le dos. Il y avait des centaines d’oiseaux, et d’autres créatures volantes, comme ces ptérosaures à fourrure, qui construisaient parfois de gros radeaux au centre des lacs, pour y bâtir leur nid à l’écart des prédateurs terrestres. Où que portât son regard, il y avait des dinosaures. Des troupeaux d’hadrosaures – des dinosaures à bec de canard –, d’ankylosaures, et quelques groupes de lents et patauds tricératops, se retrouvaient autour de l’eau, où ils se battaient et se bousculaient. Entre leurs pattes sautaient et couraient des grenouilles et des salamandres, des iguanes et des geckos, et beaucoup de tout petits dinosaures qui claquaient des mandibules. Dans les airs résonnaient les appels et les battements d’ailes des ptérosaures et des oiseaux. À l’orée de la forêt rôdaient des raptors, venus évaluer les troupeaux en train de se chamailler. Les hadrosaures étaient les herbivores les plus communs de cette époque. Bien qu’ils fussent plus grands que les mammifères qui leur succéderaient, tels les gnous et les antilopes, ils marchaient sur deux pattes, par foulées immenses, comme des autruches géantes, la tête pendouillante. Les mâles ouvraient la marche : on les repérait au plumet sophistiqué qui courait de leur front à leur nez. Ce panache tenait lieu de trompette naturelle, capable de produire des sons aussi graves que les notes les plus basses d’un piano. Les plaines brumeuses retentissaient des hululements mélancoliques des hadrosaures. Au premier plan, un troupeau d’anatotitans traversait la plaine inondée. Ce n’était pas un convoi, c’était de la nourriture. Ces immenses créatures semblaient bizarrement branlantes avec leurs puissantes pattes de derrière – plus grandes qu’un homme adulte –, leurs toutes petites pattes de devant et leur énorme queue conique. Elles emplissaient l’air du gargouillis de leurs énormes estomacs d’herbivores et du grondement plus sourd de leurs voix, qui pouvaient descendre si profondément dans les infrasons qu’aucune oreille humaine ne les aurait jamais entendues tandis qu’elles s’appelaient les unes les autres pour se rassurer. Les anatotitans convergeaient vers un bosquet de cycas. Les feuilles adultes étaient épaisses et épineuses, mais les plus jeunes, protégées par une couronne de feuilles plus anciennes, étaient vertes et appétissantes. Les anatotitans se dressèrent sur leurs lourdes pattes de derrière et se mirent à mâchonner les jeunes pousses. Puis, comme ils piétinaient la sous-couche de fougères, des nuages d’insectes en jaillirent. La troupe de titans laissa les cycas en miettes. C’était ainsi que les anatotitans éparpillaient au loin les graines nécessaires à une repousse. Mais la végétation mettrait beaucoup de temps à panser les blessures qu’ils avaient causées. Il y avait du bruit partout : les terribles cris pareils à des cornes de brume des hadrosaures, les beuglements des dinosaures caparaçonnés, les stridences des oiseaux, les battements d’ailes cireux des grandes volées de ptérosaures. Et, derrière tout ce vacarme, l’affreux et horrible rugissement d’une femelle tyrannosaure, la principale prédatrice de ces lieux : tous ces animaux étaient ici dans son domaine, et elle le leur faisait savoir, à eux, ainsi qu’à tout autre tyrannosaure venu la concurrencer. Pour un être humain, cette scène aurait évoqué l’Afrique. Mais, bien qu’il y eût de grands herbivores pour tenir le rôle des antilopes, des éléphants, des hippopotames, des gnous, et des prédateurs pour les pourchasser à la façon des lions, des guépards et des hyènes, ces animaux étaient plus proches des oiseaux que des mammifères. Ils se lissaient les plumes, paradaient, se battaient, faisaient leur nid, avec d’étranges mouvements saccadés, dopés par l’oxygène qui saturait l’atmosphère. Les plus petits et les plus agiles des dinosaures qui couraient et chassaient dans les sous-bois avaient quelque chose de surréaliste : à l’époque de l’homme, il n’existerait rien de semblable à ces coureurs à deux pattes. Et dans l’Afrique du XXIe siècle, rien ne pourrait se comparer à ces deux ankylosaures qui s’apprêtaient à s’accoupler, frottant leur derrière l’un contre l’autre avec une extrême délicatesse. C’était une terre de géants, où une créature comme Purga était perdue, condamnée, parfaitement déplacée. Mais, à l’ouest, Purga distingua une masse de forêt plus dense, qui s’épaississait au fur et à mesure qu’elle montait à l’assaut des pentes volcaniques. Purga avait couru dans la mauvaise direction, en venant ici, au bord de la mer. Elle était une bête de la forêt et de la boue ; elle devait y retourner. Mais, pour cela, elle devrait traverser toute la plaine à découvert – en évitant de se faire écraser par ces pattes aussi grosses que des montagnes. Elle dévala la pente sablonneuse, en tremblant d’inquiétude. Soudain, elle entrevit de rapides mouvements dans les fougères. Elle se précipita sous une pousse d’araucaria et s’aplatit sur le sol. Un raptor : aussi immobile qu’une roche, en train d’épier les combats des anatotitans. C’était un deinonychus, une sorte d’oiseau sans ailes, incapable de voler. Un crocodile de pierre. L’odeur du raptor n’était pas très forte – sa peau était moins pourvue en glandes que celle des mammifères –, mais il y avait quelque chose d’âcre et de sec dans l’air, quelque chose d’épicé, qui emplit Purga d’effroi. Il était tout près. S’il l’attrapait, il la tuerait, bien sûr, en une seconde. Un oiseau sautilla dans un arbre au-dessus d’elle. Il avait des serres au bout de ses ailes osseuses, d’un bleu électrique, et des dents à l’intérieur du bec. Cette créature était une relique du temps jadis, un archaïsme datant de la rencontre des oiseaux, des crocodiles et des dinosaures. L’oiseau grimpait pour aller nourrir sa nichée de gras et braillards petits. Il n’avait apparemment pas vu le raptor. Pour l’heure, celui-ci traquait une proie autrement plus intéressante. Il y avait quelque chose de l’aigle dans les yeux blancs qu’il braquait vers le troupeau d’anatotitans. Son esprit se demandait lequel de ces titanesques herbivores ferait la proie idéale. Il s’apprêtait à foncer sur le troupeau, pour obliger l’un d’eux à s’écarter des autres, le vouant à une mort certaine. Cela ne fut pas nécessaire. L’un des titans adultes fut distancé par le troupeau. C’était une femelle de plus de soixante-dix ans, qui se traînait lourdement. Sa croissance ne s’était jamais arrêtée, et maintenant elle était la plus grande du troupeau – l’une des plus grandes de son espèce, en fait. Elle avait plongé sa lourde tête dans une mare couverte d’écume. Le raptor s’avança sans bruit, d’une démarche inexorable, en direction de la vieille femelle. Purga se tapit sous son araucaria. Le raptor faisait trois mètres de haut. Trois mètres de muscles et d’agilité. Ses maigres pattes lui permettaient de sprinter ; sa longue queue rigide assurait son équilibre. Ses pattes de derrière étaient munies d’une griffe énorme, qui se redressait lorsqu’il marchait. Le raptor n’était pas très futé. Son cerveau était à peine plus gros que celui d’une poule ou d’une pintade. En outre, c’était un chasseur solitaire ; il n’était pas assez malin pour chasser en meute. Il n’avait pas besoin de l’être. La femelle anatotitan n’avait toujours aucune idée du danger qui planait sur elle. Le raptor jaillit du sous-bois. Il bondit dans les airs, ses griffes incrustées de crasse jetèrent des éclairs funestes. Elles frappèrent juste. Le sang gicla. La vieille femelle poussa un jappement rauque et tenta de quitter le bord de l’eau. Mais ses noires entrailles fumantes se déversèrent de la profonde et gigantesque blessure qu’elle avait au ventre et elle se prit les pattes avant dans le désordre visqueux de son agonie. Avec un bruit de tonnerre, elle tomba, la poitrine la première. Puis, dans un spasme, ses lourdes pattes se dérobèrent à leur tour, et l’énorme créature bascula sur le côté. L’un des anatotitans de la meute jeta un coup d’œil en arrière et poussa un mugissement lugubre, si profond que Purga sentit trembler le sol. Mais le troupeau avait déjà repris sa route. Le raptor attendait, haletant, que la femelle s’affaiblisse. Les dinosaures étaient apparus plus de cent cinquante millions d’années auparavant, à une époque où le climat, chaud et sec, était plus propice aux reptiles qu’aux mammifères. Il n’existait alors qu’un seul et vaste continent, appelé Pangée ; ce qui avait permis aux dinosaures d’occuper l’ensemble de la planète. Par la suite, les continents s’étaient séparés, esquissant une sorte de ballet océanique. Le climat s’était joint à la danse, se déplaçant par zones à la surface de la Terre. Et les dinosaures avaient évolué à leur tour. Les dinosaures étaient différents. Ils ne chassaient pas comme les tueurs de mammifères qui viendraient plus tard. Leur sang froid ne leur permettant pas de maintenir une allure soutenue sur de longues distances, ils ne deviendraient jamais des chasseurs endurants, pourchassant leur proie comme les loups. Mais leur cœur supportait de hautes pressions. En outre, le design de leur corps rappelait beaucoup celui des oiseaux : par exemple, le torse et les os du cou de ce raptor étaient dotés d’un système de canaux qui amenait directement l’air des poumons, de sorte que l’oxygène arrivait très vite dans ses tissus. Il était donc capable de pointes de vitesse, et de mobiliser un surcroît d’énergie au moment de l’attaque. La chasse chez les dinosaures était un moment de calme, d’attente, de silence et d’immobilité, soudain rompu par un sauvage assaut de violence. Par rapport aux dinosaures, les mammifères n’étaient pas mal lotis. Purga était issue d’une lignée qui avait évolué pendant quelques dizaines de millions d’années, et elle était magnifiquement adaptée à la survie au sein de sa niche écologique. Mais la brutale réalité des faits liés à leur gestion de l’énergie reléguait les mammifères dans les coins en friches du monde des dinosaures. En fin de compte, les tueurs de dinosaures faisaient un meilleur usage de leur énergie que les mammifères : ce raptor courait comme une gazelle et se reposait comme un lézard. C’était cette combinaison d’excellent rendement énergétique et d’efficacité mortelle qui avait permis aux dinosaures de tenir le haut du pavé pendant si longtemps. Le raptor était une sorte d’énorme et féroce oiseau ; en fait, une sorte de super crocodile. Mais il n’était pas vraiment comme ces animaux. Il ne ressemblait à rien de ce que l’homme verrait sur Terre. Ce qu’il était, aucun œil humain ne le verrait jamais. C’était un dinosaure. Son attaque de prédilection consistait à jaillir des fourrés et à taillader sa victime, lui infligeant de terribles blessures, pas toujours fatales. La proie pouvait encore s’enfuir, quand elle n’avait pas eu les jarrets coupés, mais elle était choquée, parfois éviscérée, en tout cas affaiblie par d’abominables plaies aux pattes et aux flancs par lesquelles elle perdait son sang. L’hygiène dentaire du raptor étant des plus douteuses – il avait vraiment une haleine méphitique –, sa morsure transmettait toutes sortes de bactéries pathogènes. Le raptor se contentait le plus souvent de suivre sa victime, réitérant parfois l’attaque, mais se contentant généralement de se laisser guider par la puanteur des blessures infectées, jusqu’à ce que sa proie finisse par s’effondrer, épuisée. Aujourd’hui, ce raptor avait fait mouche. Sa proie avait été terrassée d’un seul coup de mâchoire. Il n’avait plus qu’à attendre qu’elle soit trop affaiblie pour se rebiffer. Il commencerait peut-être même à se repaître d’elle pendant qu’elle agonisait. Avec le festin qui l’attendait, le raptor ne s’intéresserait probablement pas à du menu fretin comme Purga. Précautionneusement, tous ses sens en éveil, elle quitta son abri de fougères et fila de broussaille en broussaille à travers la plaine inondée. S’arrêtant parfois pour se tapir au creux des profondes empreintes laissées par le troupeau d’anatotitans, elle retrouva enfin le couvert des arbres. Pour la première fois depuis quatre milliards d’années, la Queue du Diable entrait en contact avec la chaleur. Ses délicates sculptures de glace, plus vieilles que la Terre, se dissipèrent rapidement. Des gaz jaillirent de ses crevasses. Bientôt, un nuage éblouissant de poussière et de gaz, gros comme la Lune, se forma autour de la comète. Le vent solaire, tout de lumière et de particules de givre, canalisa les gaz et la poussière abandonnés derrière son noyau en chute libre en deux queues jumelles de plusieurs millions de kilomètres de longueur. Elles étaient des plus ténues, mais resplendissantes de lumière. Pour la première fois, sur Terre, des yeux virent, sans rien y comprendre, la comète approcher. Crachant et tournant sur elle-même, des geysers de gaz toujours plus puissants fusant des ténèbres de son noyau, la Queue du Diable avançait inexorablement. III Une autre longue et chaude journée du crétacé s’écoula. Purga dormit tout le long du jour, sa nouvelle famille pelotonnée dans sa chaleur. Elle ne se réveilla même pas quand ses petits se mirent à la téter. Le terrier était tapissé d’une douillette couche de sa douce fourrure de primate, qui avait l’odeur, évidemment, de Purga, de son nouveau compagnon et des trois petits qui étaient la moitié d’elle-même. Le compagnon de Purga ne se donnait pas de nom – Purga ne lui en donnait pas non plus, d’ailleurs, pas plus qu’elle ne s’en donnait à elle-même. Mais si elle avait dû lui en donner un, elle aurait pu l’appeler Second – après tout, plus jamais il n’y aurait de premier dans sa vie. Quand elle dormait, Purga rêvait. Les primates avaient déjà un cerveau assez gros et développé pour nécessiter un toilettage de l’autoréférentiel. Elle rêvait donc, de chaleur et d’obscurité, de dents et de griffes étincelantes, et de sa propre mère, dont sa mémoire avait gardé l’image : immense. Purga, comme tous les mammifères, était un animal à sang chaud. Le métabolisme des animaux reposait sur le fait que les aliments étaient lentement brûlés par l’oxygène. Les premiers animaux qui avaient colonisé la terre – des poissons hoquetants, chassés du lit à demi sec de leurs petits ruisseaux, utilisant leur vessie natatoire en guise de poumon rudimentaire – avaient été contraints de se rabattre sur des mécanismes métaboliques conçus pour nager : chez ces premiers animaux terrestres, le feu métabolique avait brillé sans éclat. Cependant, leur passage décisif de la mer à la terre avait été un succès ; à cette époque, et jusque dans un lointain avenir, tous les animaux – les mammifères, les dinosaures, les crocodiles, les oiseaux, et même les serpents et les cachalots – seraient conçus selon le vieux schéma tétrapode ancestral : quatre pattes, une colonne vertébrale, des côtes, des doigts et des orteils. Là, deux cents millions d’années avant la naissance de Purga, certains animaux avaient commencé à mettre au point un nouveau type de métabolisme. C’étaient des prédateurs, que la sélection naturelle avait amenés à brûler leur nourriture plus vite afin d’améliorer leurs performances à la chasse. Cela supposait un nouveau design, radicalement différent. Les prédateurs ambitieux avaient besoin de manger davantage, de digérer plus vite, d’éliminer les déchets plus efficacement. Tout cela avait élevé leur taux de métabolisme, même au repos, et ils avaient dû accroître la taille des organes producteurs de chaleur – le cœur, les reins, le foie et le cerveau. Même leurs cellules travaillaient plus vite. Pour finir, ils acquirent une nouvelle température corporelle, à la fois stable et plus élevée. Ces nouveaux corps à sang chaud avaient un avantage inattendu. Les animaux à sang froid tiraient leur chaleur de leur environnement, dont ils étaient dépendants. Ce qui n’était pas le cas de ceux à sang chaud, qui pouvaient agir avec toute l’efficacité requise au cœur des nuits les plus froides, pendant lesquelles les animaux à sang froid devaient se reposer, comme pendant les journées les plus chaudes, où les animaux à sang froid devaient rester cachés. Ils pouvaient même chasser certains animaux à sang froid – des grenouilles, des petits reptiles, des insectes – à l’aube ou au crépuscule, où leur lenteur les rendait vulnérables. Mais ils ne pouvaient rivaliser avec les dinosaures et leur rendement énergétique inégalé. Les rêves de Purga étaient troublés par les énormes martèlements des pattes des dinosaures, qui vaquaient à leurs incompréhensibles activités dans le monde de la lumière. Le sol tremblait comme s’il y avait eu un séisme, et les parois du terrier, ébranlées, se fendillaient, s’effritant sur la famille endormie. On aurait dit que le monde était plein de gratte-ciel en marche. C’était comme ça. Pour Purga, les dinosaures étaient une force de la nature, aussi incontrôlable que le climat. Dans ce monde immense et périlleux, elle était chez elle dans son terrier. L’épaisseur de terre protégeait les primates de la chaleur du jour et, la nuit, abritait du froid les bébés encore nus : la Terre elle-même était la protection de Purga contre le temps des dinosaures. Et pourtant, dans un coin de sa minuscule tête, se trouvait une petite chapelle du souvenir, un rappel que ce n’était là ni sa première maison, ni sa première famille – un avertissement lancinant du fait qu’elle pourrait perdre également tout cela, dans un nouvel éblouissement de griffes et de dents. Et comme la Terre tournait sur elle-même, l’air fraîchissait, les dinosaures s’installaient dans leur torpeur nocturne, et le sol, sous leurs pattes, s’éveilla. Les créatures de la nuit faisaient leur apparition : des insectes, des amphibiens – ainsi que beaucoup, beaucoup de mammifères fouisseurs, qui surgissaient comme une marée de vies miniatures autour des pattes des dinosaures, aussi grandes que des tours. Cette nuit-là, Purga et son nouveau compagnon voyagèrent de concert. Purga, qui était un peu plus vieille et un poil plus expérimentée, ouvrait la voie. À quelques centimètres l’un de l’autre, progressant par petits bonds prudents, ils descendirent la douce pente qui menait au lac. D’habitude, ils ne chassaient pas ensemble. Mais il faisait particulièrement sec, et leur priorité était de trouver à boire. Cette partie de l’Amérique connaissait une période de sécheresse prolongée. Ce qui restait de l’ancienne mer intérieure n’était plus à présent qu’un bras marécageux, noyé par de nouvelles matières sédimentaires venues des Rocheuses, à l’ouest – de jeunes montagnes dont les cimes s’érodaient presque aussi vite qu’elles surgissaient. À cette époque de sécheresse relative, tout point d’eau était aussitôt assailli par une horde d’animaux, petits et grands. C’est pourquoi la rive du lac grouillait de dinosaures. Il y avait notamment un troupeau de tricératops, ces géants à trois cornes, dotés d’une épaisse collerette osseuse à la hauteur des épaules. On aurait dit des rhinocéros lourdement cuirassés, couchés en cercle, les féroces cornes des adultes pointées vers l’extérieur afin de dissuader les prédateurs nocturnes en maraude. Des troupeaux d’hadrosaures à bec de canard s’étaient regroupés au bord des eaux peu profondes du lac, formant d’étonnantes masses bigarrées, où Purga et Second devaient se faufiler dans la forêt de leurs pattes immobiles, comme des fugitifs dans un immense parc décoré de sculptures. Pour le moment, les ronflements des hadrosaures composaient une cacophonie de beuglements, de mugissements et de vagissements aussi graves et lugubres que les cornes de brume des navires perdus en mer. Purga et Second arrivèrent enfin à la rive du lac. L’eau avait encore reculé, et ils durent traverser une étendue de vase à moitié desséchée, à la fois pierreuse et couverte d’algues vertes luisantes de mucus. Purga but, les yeux grands ouverts et les moustaches frémissantes, dans la lumière inquiétante et immobile. Une fois désaltérés, les primates se séparèrent. Second partit en quête de nourriture le long de la plage, cherchant ces petits tortillons de sable qui signalaient la présence de vers. Purga retraversa la plage et se dirigea vers l’orée de la forêt, attirée par une puanteur alléchante. Elle trouva bientôt l’origine de cette odeur : un poisson gisait sur un monceau de feuilles de fougères brunâtres. Sa chair était toute racornie sous sa peau argentée. Il s’était échoué loin de l’eau, et il était mort depuis plusieurs heures. Quand Purga effleura la peau du poisson, celle-ci creva, libérant une floraison de pestilences – et une masse grouillante d’asticots blancs, luisants. Purga plongea la patte dans la carcasse et engloutit de pleines bouchées d’asticots ; ces délicatesses salées craquèrent sous ses dents, libérant de délectables fluides corporels. C’est alors qu’un nouveau poisson arriva en volant au-dessus d’elle, et atterrit un peu plus bas dans les fourrés. Étonnée, elle s’aplatit sur le sol, les moustaches frétillantes. Une femelle dinosaure se dressait de toute sa hauteur, aussi immobile qu’un rocher, dans quelques pieds d’eau. Elle faisait presque neuf mètres de haut, avait une dentition pareille à celle des crocodiles et une sorte de grande crête rouge sur le dos. Elle avait les dents crochues, ses pattes étaient équipées de griffes affûtées comme des lames, de trente centimètres de long – qu’elle plongea soudain dans l’eau, semant toutes sortes d’étoiles à la surface. Une poignée de poissons argentés volèrent dans les airs en se tortillant convulsivement. La femelle dinosaure les happa presque tous habilement avec son long mufle. C’était une suchomimus, une pêcheuse émérite. Son espèce avait assez récemment immigré d’Afrique, en empruntant les ponts de terre qui reliaient sporadiquement les continents. Elle péchait un peu comme les ours. Elle pouvait attraper sa proie soit avec ses griffes, soit avec sa gueule de crocodile en écopant l’eau – auquel cas ses dents crochues faisaient merveille. Elle chassait la nuit, alors que la plupart des créatures de sa taille dormaient, parce que, la nuit, les poissons, bercés par la pénombre, remontaient à la surface, près du rivage, pour se nourrir. Elle était suivie à quelques mètres de distance par un second suchomimus – un mâle. Comme de nombreux dinosaures, les suchomimus chassaient en couple. La femelle frappa de nouveau l’eau, et une nouvelle pluie de poissons s’abattit sur la rive, où ils s’agitèrent brièvement, suffoquant, avant que ne s’éteigne leur minuscule étincelle de conscience. Mais la femelle ne s’intéressait guère à ces proies si faciles. Apparemment, ce qu’elle préférait, c’était le plaisir de la chasse. Tout comme le deinosuchus qui ne la quittait pas des yeux. Le deinosuchus était un crocodile géant. Il glissa à la surface du lac, presque sans bruit, dissimulé sous une fine couche de fougères aquatiques. Ses paupières translucides se refermèrent sur ses yeux jaunes, les protégeant des petites feuilles vertes. C’était une femelle d’une soixantaine d’années, douze mètres de longueur, et gratifiée de nombreux petits, eux-mêmes en âge de chasser. C’était une époque bénie pour les crocodiles : en période de sécheresse, les animaux qui s’approchaient de l’eau avaient tellement soif qu’ils en oubliaient les précautions les plus élémentaires. Les proies étaient faciles, alors. De toute façon, les deinosuchus étaient des créatures capables de donner du fil à retordre même aux tyrannosaures ; peu importait le climat, il était rare qu’ils aient faim. Les crocodiles étaient déjà anciens. Ils descendaient de prédateurs bipèdes qui avaient connu leur heure de gloire cent cinquante millions d’années auparavant. Ils avaient indéniablement réussi et dominaient les bras de mer et les lacs de toute l’Amérique du Nord, et même au-delà : ils faisaient partie des rares animaux du crétacé à mourir de vieillesse. Ils survivraient même aux humains, et à leurs lointains descendants. Les naseaux parfaitement adaptés de la femelle deinosuchus percevaient les mouvements des deux suchomimus à l’autre bout du lac. Sa puissante queue n’esquissa qu’un battement. Purga vit une sorte d’éruption au bord du lac. Des ptérosaures et des oiseaux quittèrent leurs nids flottants, poussant force caquètements indignés. Le suchomimus mâle eut à peine le temps de tourner sa tête inexpressive : la crocodile avait refermé sa mâchoire sur l’une de ses pattes arrière et le tirait vers elle, le faisant tomber dans la boue, brisant sa magnifique crête. Le suchomimus mugit et se débattit, cherchant à atteindre son adversaire avec ses longues griffes sanglantes. Mais la crocodile glissa au fond de l’eau, entraînant le suchomimus avec elle. À peine une minute après l’irruption de la deinosuchus, les turbulences de son passage s’effacèrent de la surface des eaux. La femelle suchomimus semblait déconcertée par la perte soudaine de son mâle. Elle allait et venait le long de la rive, en poussant des mugissements endeuillés. La crocodile avait tué sa proie d’une façon répugnante. La boue du rivage se retrouva mêlée de sang, et jonchée de restes du suchomimus – longues entrailles luisantes, bouts de chairs lacérées, et même sa tête, aux yeux grands ouverts, détachée de son corps. Une meute de petits raptors très agiles furent les premiers charognards à venir se repaître ; ils jaillirent des sous-bois, sautant, bondissant, tournant sur eux-mêmes, s’envoyant de violents coups de poing comme des kick-boxeurs tandis qu’ils se disputaient les plus juteux morceaux de chair. Ils furent bientôt rejoints par des ptérosaures, qui atterrirent dans un grand fracas d’ailes. Ils marchèrent maladroitement dans la boue, les pattes et les coudes tournés vers l’extérieur comme les chauves-souris. Ils avaient une longue tête, et leur bec effilé, hérissé de dents affûtées, plongeait profondément dans les restes du suchomimus. Bientôt, d’autres ptérosaures apparurent, et le ciel devint noir d’ailes membraneuses. L’un des ptérosaures piqua en direction de deux primates en plein labeur. Purga le vit, mais pas Second. La mort s’annonça par un souffle d’air aux senteurs de cuir, la vision furtive d’une paire d’ailes velues fouettant le ciel. Puis deux pattes crochues s’abattirent, l’emprisonnant comme dans une cage. Ce fut fini avant même que Second ait eu le temps de comprendre ce qui lui arrivait. Il fut happé hors du doux tumulte du sol et hissé dans le silence ; un silence seulement troublé par le formidable battement d’ailes du ptérosaure, le jeu soyeux de ses muscles, aussi forts que des câbles d’acier, et les gifles du vent. Il entr’aperçut la terre, masse vert sombre piquetée par des mares d’un bleu étincelant, qui tombait au-dessous de lui. Puis le paysage s’ouvrit majestueusement au sud-est, en direction de la comète. Sa tête était une immense lanterne extraterrestre suspendue au-dessus de la langue de mer qui s’enfonçait dans les terres à partir du golfe du Mexique. Second n’avait qu’une envie : sortir de cette cage de chair écailleuse, retrouver la terre ferme et son terrier. Il se jeta à plusieurs reprises contre les serres qui le tenaient prisonnier, essaya de les mordiller ; mais ses petites dents ne pouvaient rien contre les écailles de l’immense créature. Le ptérosaure se contenta de resserrer sa prise, broyant les petits os de sa proie. Le ptérosaure était un azhdarchidé. C’était une femelle, de la taille d’un deltaplane. Sa tête massive, dépourvue de dentition, était dotée d’un bec triangulaire et d’une crête élaborée, profilée de façon aérodynamique, ce qui améliorait ses performances en vol. Ses os creux et son crâne poreux, ainsi que son corps, tout petit, contribuaient à l’alléger. Elle n’était qu’ailes et tête. On eût dit un dessin de Léonard de Vinci. L’espar des ailes du ptérosaure était constitué d’un seul, unique et épouvantable doigt. Trois autres doigts formaient une petite serre au milieu du bord d’attaque de l’aile. Les ailes étaient maintenues déployées grâce aux pattes de derrière. Leurs quatre pattes étant ainsi mobilisées par le contrôle aérodynamique de la surface de vol, la famille des azhdarchidés n’avait pas pu se diversifier, contrairement aux volatiles, en oiseaux coureurs ou aquatiques. Pourtant, les ptérosaures étaient une espèce étonnamment réussie. Avec les oiseaux et les chauves-souris, ils furent l’un des trois seuls groupes d’animaux vertébrés à savoir voler – ils furent même les premiers. À cette époque, il y avait déjà plus de cent cinquante millions d’années que les ptérosaures assombrissaient les cieux terrestres. Bien qu’il sache pêcher en eaux peu profondes, l’azhdarchidé se nourrissait principalement de cadavres d’animaux. Il était rare qu’il s’en prenne à des mammifères vivants. Mais Second, trop occupé à déguster un ver qu’il avait sorti de terre, ne pouvait pas savoir à quel point la formidable lumière de la comète l’avait rendu visible. Il n’était pas le seul animal dont le rythme de vie et les instincts avaient été bouleversés par cette nouvelle lumière apparue dans le ciel. Il faisait une proie tellement facile. Second ne bougeait plus, cloîtré dans sa douleur, battu par un vent de plus en plus froid. Il voyait les reflets bleus de la comète briller à travers la peau translucide des ailes étendues au-dessus de lui. Elles grouillaient de vermine : les ailes d’un ptérosaure étaient une surface considérable de peau quasiment glabre, parcourue par un treillis de veines qui constituait un puissant piège pour les parasites. Chaque centimètre carré des ailes du ptérosaure était parcouru par un réseau sous-jacent de fibres musculaires, qui lui permettaient de contrôler son aérodynamisme avec une précision stupéfiante ; son corps était un deltaplane qu’aucun engin fabriqué de main d’homme n’égalerait jamais. L’azhdarchidé vira sur l’aile pour éviter une traînée de nuages volcaniques qui s’attardaient au-dessus des jeunes montagnes. Traverser ces vapeurs méphitiques s’avérerait fatal pour ses ailes. Il avait l’art de repérer les courants ascendants – signalés par des cumulus qui montaient des pentes ensoleillées – et de s’en servir pour s’élever sans effort. Le monde lui apparaissait sous la forme d’une toile en trois dimensions parcourue par un lacis invisible de tapis roulants capables de l’emmener partout. Le nid de l’azhdarchidé était situé dans l’un des contreforts des Rocheuses, au-dessus de la cime des arbres. Une paroi abrupte montait à l’assaut du ciel au-dessus d’un rebord couvert de guano, de coquilles d’œuf, d’os et de becs. Les oisillons parcouraient bruyamment cette corniche, éparpillant les fragments des coquilles d’où ils étaient sortis, quelques semaines auparavant. Ils étaient trois, qui avaient déjà dévoré un quatrième frère, plus faible. Leur mère fit jouer une épine osseuse au niveau de son poignet, modifiant la forme de ses ailes membraneuses – à la façon des volets sur les ailes d’un avion –, ce qui lui permit de ralentir sans décrocher. Elle se dirigea vers un court éperon rocheux situé à un mètre au-dessus du rebord et s’y posa sur ses pattes arrière. Elle referma les délicates membranes de ses ailes, replia sur son dos les doigts qui lui servaient à voler, fit quelques pas, les genoux fléchis vers l’extérieur et les coudes repliés. Enfin libre, Second alla s’écraser contre la roche nue et vit l’azhdarchidé adulte repartir d’un coup d’aile. Il essaya de creuser la roche, mais elle était trop dure pour qu’il puisse s’y enfouir. Les oisillons s’approchèrent de lui, petits monstres teintés de bleu nuit par la lumière de la comète. Gavés de protéines grâce à la viande et au poisson que leur apportaient leurs parents, les oisillons se développaient rapidement. Mais leurs ailes n’étaient toujours pas formées, et leurs corps, ainsi que leurs têtes, paraissaient démesurément grands. Ils ressemblaient à des dinosaures en miniature. Un premier bec mordilla l’une des pattes arrière de Second, comme pour jouer. L’odeur de son propre sang réveilla soudain en lui des souvenirs de son terrier. Il ressentit une sorte de regret. Il montra les dents. Les oisillons affamés se jetèrent alors sur lui. Un battement de cœur plus tard tout était fini, son corps réduit en lambeaux. Mais voici que quelque chose se mettait à bouger, au-dessus de la maman azhdarchidé. Elle tordit son esquisse de cou vers le haut. Dans ces immenses cieux du crétacé, nourris d’un air riche en oxygène, s’était érigée une pyramide de prédateurs, tout aussi sauvages que leurs équivalents terrestres. Quand elle vit l’ombre immense qui rasait le ciel au-dessus de la couche inférieure des nuages argentés par la comète, elle sut qu’elle ne courait aucun danger. C’était un cachalot des airs. La plus grosse des créatures volantes jamais découvertes par l’homme était un type d’azhdarchidé baptisé quetzalcoatlus. Son envergure d’une quinzaine de mètres faisait quatre fois celle des plus grands de nos oiseaux, les condors ; en fait, il ressemblait à un petit avion. Mais le plus grand de tous les ptérosaures appartenait à un ordre de grandeur encore supérieur. Les immenses et délicates ailes du cachalot des airs faisaient une centaine de mètres d’un bout à l’autre. Ses os donnaient l’impression d’avoir été à peine ébauchés. C’étaient des sortes de tubes creux, incroyablement légers. Son bec était énorme, une véritable caverne translucide. Le principal danger qu’il avait à redouter était la lumière non filtrée du soleil en haute altitude ; mais son organisme était doté de nombreux mécanismes compensatoires, qui lui permettaient entre autres de modifier le flux sanguin dans ses puissantes ailes, ainsi que le volume de différentes poches d’air placées à des endroits stratégiques de son corps, et qui permettaient à ses organes de réguler leur température. Il passait toute sa vie dans la stratosphère, cette mince et haute couche d’air, située au-dessus des montagnes, et même au-dessus de la plupart des nuages. Si loin du sol, il y avait encore de la vie : un plancton aérien d’insectes et d’araignées, charrié par le vent. Parfois, des essaims de moucherons ou de sauterelles étaient emportés en pleine saison des amours et se retrouvaient projetés dans ce royaume céleste. C’était la compensation à de nombreuses années de vaches maigres, et le cachalot l’engloutissait voracement dans son énorme gueule. Bien au-dessous, s’il avait voulu regarder, le cachalot des airs aurait pu entrevoir le petit drame de Second, des bébés azhdarchidés et de la ptérosaure. Mais, de ces hauteurs, ces événements semblaient bien lointains et de peu d’intérêt. Quand il daignait baisser le regard sur son domaine éthéré, le cachalot voyait la courbure de la Terre : la grosse ligne bleue d’air dense qui marquait l’horizon, et les reflets moirés de la comète sur la mer. Le ciel au-dessus de lui devenait violet à son zénith. Le cachalot était si haut qu’il n’y avait pas assez d’air pour diffracter la lumière ; en dépit de la luminescence de la comète, il pouvait voir les étoiles. Le cachalot des airs pouvait faire le tour du globe, en suivant les vents stratosphériques et en cherchant les courants ascendants, sans jamais toucher terre. Son espèce ne comptait que quelques membres – le plancton aérien ne permettait pas d’en nourrir davantage –, mais ils étaient éparpillés partout autour de la planète. Il s’était accouplé trois ou quatre fois dans sa vie, attiré au-dessus des plus hauts sommets de la Terre par une horloge interne réglée sur les mouvements du soleil. L’accouplement se faisait pour la forme et n’était pas intéressant ; des animaux à la fois si énormes et si délicats ne pouvaient se permettre les exhibitions et les parades rituelles des espèces plus « terre à terre ». Cependant, de temps à autre, ils étaient animés par de très anciens instincts. Il pouvait y avoir des bagarres, souvent sauvages, presque toujours mortelles ; alors, d’énormes corps évanescents tombaient du ciel, à la grande stupéfaction des prédateurs terrestres. Le cachalot était le produit final d’une compétition brutale pour l’évolution, dont l’enjeu principal était – globalement – la plus grande légèreté possible ; tout ce qui n’était pas strictement nécessaire avait été élagué, au fil des générations, réduit à néant ou presque. Et comme il ne se passait jamais rien dans ces si froides stratosphères, le cerveau des cachalots faisait partie de ces organes atrophiés. Le cachalot était à la fois le membre le plus étonnant et le plus idiot de sa grande famille ; son cerveau, hormis un excellent centre de commande de ses systèmes de vol élaborés, n’était guère qu’une calculette organique. C’est pourquoi le formidable spectacle qui s’étalait devant lui, celui-là même qu’aurait pu contempler un astronaute, n’évoquait rien pour lui. Seul l’air plus chaud, riche en oxygène, de la fin du crétacé permettait à ces immenses et délicates créatures d’échapper à l’emprise de la gravité, mais jamais plus il n’y aurait une banque de gènes comme celle des ptérosaures pour fournir le matériau de base nécessaire à de telles expérimentations évolutives. Jamais plus aucune créature ne viendrait remplir cette niche écologique particulière, et dans l’avenir les nuages d’insectes portés par le vent dériveraient en paix. Les paléontologues, en mettant au jour, fragment d’os après fragment d’os, plante fossilisée après plante fossilisée, la réalité de cette époque éloignée, n’en apprendraient que très peu sur tous ces véritables géants. La plupart des os de ptérosaures retrouvés seraient issus d’espèces marines ou bien lacustres, parce que c’est en ces endroits que les fossiles se conservent le mieux. En comparaison, les créatures qui régnaient sur le toit du monde, les hauts plateaux et le sommet des montagnes, ne laisseraient que peu de traces : leur habitat était sujet à l’érosion et à de terribles surgissements rocheux ; la plus haute chaîne montagneuse de l’ère de l’homme, l’Himalaya, n’existait même pas au crétacé. Les enregistrements fossiles n’offriraient jamais qu’une vision sélective et morcelée de la réalité. Il y a toujours eu des monstres et des merveilles inimaginables au sens propre du terme – comme cette immense créature volante. Grâce aux délicats mouvements de ses index hypertrophiés, le cachalot vira sur l’aile et fila comme une flèche vers une couche particulièrement riche en plancton aérien. Cette cruelle nuit n’était pas encore finie pour Purga. En dépit de la perte de Second, elle continua à farfouiller. Elle n’avait pas le choix. La mort était la règle, la vie continuait. Pas le temps de s’apitoyer. Mais quand elle regagna son terrier, une petite tête étroite sortit de l’obscurité et s’avança vers elle : museau mobile, toujours en mouvement, yeux noirs et brillants, moustaches frétillantes : c’était l’un des siens, un autre mâle. Elle siffla et quitta l’entrée du terrier. Ça sentait le sang. Le sang de ses petits. Ça avait recommencé. Sans hésiter, Purga se jeta sur le mâle. Mais il était gras et fort – sans aucun doute était-il un excellent chasseur – et il la repoussa sans difficulté. Désespérée, elle sortit dans la lumière de cette aube si dangereuse, où les dinosaures, hauts comme des montagnes, commençaient à s’éveiller. Dans l’air résonnaient déjà les lointains appels des hadrosaures. Elle se dirigea vers un vieux bosquet de fougères qu’elle connaissait, et dont le sol autour des racines était sec et facile à creuser. Elle s’y enfouit rapidement, indifférente aux contorsions humides des vers et des cafards. Elle resta là, à l’abri de son cocon de terre, toute tremblante, essayant de chasser de son esprit l’odeur macabre du sang de ses petits. Le drôle de mâle, ayant flairé les marques olfactives de Purga – qui sentait la femelle fertile –, avait remonté la piste jusqu’à son terrier, en prenant soin de recouvrir les traces de Purga avec les siennes, de façon à cacher sa présence aux autres mâles. Quand il était entré dans le terrier, les petits s’étaient approchés de l’étranger, dont le signal « je-suis-de-votre-espèce » l’emportait sur l’aura qui aurait dû les avertir : « mais-pas-de-votre-famille ». Il sentait, aux odeurs de fourrures et de crottes, qu’une femelle saine et fertile vivait ici. La femelle pouvait lui servir, mais pas les petits. Sans eux, la femelle serait d’autant plus motivée pour élever la portée qu’il comptait lui donner. Pour le mâle, ce n’était qu’une question de logique. Deux des petits, les plus forts, commençaient déjà à lui mordiller le ventre, à la recherche de lait, en dépit du fait qu’il avait déjà croqué leur petite sœur. La nuit suivante, le mâle retrouva Purga grâce aux traces olfactives qu’elle avait laissées. Il puait toujours ses bébés morts, cette part d’elle qui était perdue. Elle l’attaqua sauvagement. Deux nuits plus tard, elle accepterait de se laisser approcher. Bientôt, son ventre commencerait à s’arrondir, gros des petits qu’il lui aurait fait. C’était dur. C’était la vie. Cela n’aurait en rien consolé Purga de savoir que ce territoire, où avaient déjà disparu deux de ses portées, serait bientôt submergé par une vague de souffrance et de mort si terrifiante qu’elle effacerait tout ce qu’elle avait enduré jusque-là. IV La Terre se trouvait à présent à l’intérieur du trouble halo de la comète, ce nuage vaporeux qui entourait le noyau proprement dit. Sur toute la moitié de la Terre plongée dans la nuit, on voyait la queue de la comète s’étendre à l’opposé du soleil. On aurait dit que la planète s’était engagée dans un tunnel d’étincelles. Le ciel pétillait de météores, de fragments de la comète qui se désintégraient dans la haute atmosphère, créant un spectacle lumineux qui laissait les dinosaures indifférents. Cependant, le noyau de la comète était plus gros que n’importe quel météore. Il se déplaçait à vingt kilomètres par seconde, une vitesse interplanétaire. Il avait déjà dépassé l’orbite lunaire. Dans moins de cinq heures, il atteindrait la Terre. Toute la nuit, les oiseaux et les ptérosaures chantèrent leur confusion ; le jour venu, ils s’effondrèrent, épuisés. Leurs neurones n’avaient pas été programmés pour comprendre l’apparition d’une nouvelle lumière dans le ciel, et leur trouble était si profond qu’il se situait à un niveau cellulaire. Sous la surface des mers, également, cette luminescence permanente avait perturbé non seulement le plancton, mais aussi de plus grosses créatures, comme les crustacés ; les chasseurs implacables des rivages et des côtes firent bonne chère. Seuls les grands dinosaures ne semblaient pas incommodés. La lumière de la comète ne changeait pas la température de l’air, et quand le soleil et sa vraie lumière disparaissaient derrière l’horizon, ils retrouvaient eux aussi leur torpeur habituelle. Pendant la dernière nuit d’un règne qui avait duré près de deux cents millions d’années, les maîtres de la Terre dormirent en paix. S’il n’y avait pas eu ces œufs de tyrannosaure, le jeune giganotosaure aurait aperçu un peu plus tôt la malheureuse troodon. Au pied des montagnes, il se déplaçait en silence, dans les ombres vertes de la forêt. Son nom signifiait « géant ». La forêt était clairsemée, uniquement composée de maigres araucarias et de bosquets de fougères, qui ponctuaient un sol jonché de roches volcaniques aux aspérités tranchantes. Rien ne bougeait. Tout ce qui pouvait se cacher s’était déjà caché ; et le reste attendait, immobile, espérant que l’ombre de la mort passerait son chemin. Le jeune giganotosaure arriva à un amoncellement de mousses et de lichens. À première vue, cela ressemblait à un entassement de débris formé par le vent ou par le passage d’animaux. Mais Géant reconnut les grattements caractéristiques et l’odeur entêtante des carnivores. C’était un nid. Le ventre gargouillant en prévision de ce festin, il s’attaqua au nid et entreprit de le réduire en pièces avec ses grosses pattes de devant. Une fois les œufs à découvert, Géant plongea la griffe de son pouce avec une précision chirurgicale au sommet du plus grand. Il commença par en extraire la tête de l’embryon. Alors que le mucus et le vitellus s’égouttaient en minces filets aux couleurs éclatantes, et que le bébé se tortillait doucement, Géant vit même battre son tout petit cœur. De même qu’il y a une ressemblance troublante entre les embryons des chimpanzés, des gorilles et des hommes, les fœtus des dinosaures étaient tous pareils. Il n’y avait aucun moyen de savoir que celui-ci aurait donné, en grandissant, une femelle tyrannosaure. Aveugle, sourd, encore immature, l’embryon luttait pour ouvrir la bouche, croyant confusément voir la grosse tête de sa mère penchée sur lui pour le nourrir. Géant goba l’embryon et l’avala sans mâcher. La vie du bébé s’éteignit, broyée par des ténèbres acides. Aucune importance. De toute façon, même si aucun prédateur ne s’était présenté, son œuf aurait été détruit avant sa naissance, par un monstre encore plus redoutable que le giganotosaure. Géant venait d’une souche d’Amérique du Sud qui avait emprunté un pont de terre temporaire pour atteindre ce continent, quelque mille ans plus tôt. Dans un monde où les continents étaient des îles s’éloignant lentement les unes des autres, la faune des dinosaures s’était diversifiée. En Afrique, on trouvait des géants herbivores à long cou d’apparence archaïque, ainsi que d’énormes créatures basses sur pattes, comme les hippopotames, mais dotées de terribles pouces crochus. En Asie, il y avait de véloces petits dinosaures à corne, dont le bec ressemblait à celui des perroquets. En Amérique du Sud, les énormes sauropodes étaient la proie de prédateurs géants qui chassaient en meute ; là, on se serait cru revenu dans le passé, au temps de la Pangée. Les dents des giganotosaures avaient évolué en s’aiguisant au cours de chasses au titanosaure dans toute l’Amérique du Sud. Géant était encore un jeune mâle, et pourtant, il était déjà plus gros que la plupart des carnivores de cette ère, à quelques exceptions près. La tête de Géant, par rapport à son corps, était encore plus grosse que celle du tyrannosaure – cependant, son cerveau était plus petit. Les giganotosaures étaient moins agiles, moins rapides, moins futés ; ils étaient plus proches des anciens allosaures, dotés de tout ce qu’il fallait pour tuer avec les dents et les pattes, alors que les tyrannosaures, dont l’évolution s’était ingéniée à développer la tête, s’étaient spécialisés dans d’immenses coups de dents que les requins eux-mêmes n’auraient pas reniés. Alors que les tyrannosaures étaient des chasseurs solitaires pratiquant l’embuscade, les giganotosaures chassaient en meute. Pour terrasser un sauropode d’une cinquantaine de mètres pesant une centaine de tonnes, nul besoin d’avoir une tête : la force brutale et un grossier travail d’équipe suffisaient – sans compter une sorte de folie frénétique. En traversant ce pont de terre qui les avait menés dans ce nouveau pays, les giganotosaures s’étaient vus contraints d’affronter un ordre préexistant de prédateurs. Les envahisseurs avaient rapidement compris que, s’ils voulaient prendre le contrôle du pays et détrôner les carnivores dominants, ils devaient commencer par un sanglant coup d’État. Ce qui expliquait pourquoi ce jeune giganotosaure mâle croquait à belles dents les embryons poisseux des tyrannosaures. Systématiquement, Géant brisa tous les œufs. Le nid construit avec tant de soin se transforma bientôt en un désordre de coquilles d’œufs, de lambeaux de mousse et de restes de bébés démembrés. Géant se régalait – tout en œuvrant pour sa cause. Ce serait une passation de pouvoir. Les tyrannosaures avaient été longtemps au sommet de la pyramide des prédateurs, maîtres du pays sur plus d’une centaine de kilomètres à la ronde, comme si l’ensemble de cet écosystème si élaboré n’avait été en fait qu’une grande ferme destinée à assurer leur subsistance. De nombreuses espèces dont ils étaient les prédateurs avaient fini par s’accommoder de leur formidable présence : grâce à ses armures, armes ou manœuvres évasives, chaque espèce de proie avait atteint ce stade où la perte de quelques éléments ne menaçait en rien la survie du troupeau. Avec le temps, tout cela aurait pu changer. Les prélèvements effectués par les envahisseurs étaient tellement élevés qu’ils auraient fait imploser la chaîne alimentaire, perturbant toutes les créatures, les grandes comme les petites, avant qu’un nouvel équilibre ne s’instaure. Et avec un peu plus de temps encore, les différentes espèces de proies auraient développé de nouveaux comportements, et surtout évolué de façon à établir de nouveaux rapports ou à se doter de carapaces leur permettant de s’accommoder des giganotosaures. Rien de tout cela n’arriverait jamais. Le clan des giganotosaures n’aurait pas le temps d’exploiter son triomphe. Pas dans les quelques heures qui restaient. Le nid détruit, Géant s’éloigna. Il avait encore faim. Comme toujours. L’air, immobile et vaporeux, empestait la charogne. Quelque chose de gros venait de mourir : de la viande facile, à n’en pas douter. Il se fraya un chemin à travers un taillis de fougères et ressortit dans une autre petite clairière. Plus loin, derrière un rideau de verdure, il distinguait les flancs carbonisés d’une jeune montagne volcanique. Un dinosaure se tenait au milieu de la clairière : un troodon, immobile au-dessus d’une petite plaque de terre dénudée. Géant se figea. Le troodon – une femelle – ne l’avait pas vu. En outre, elle était seule ; il n’y avait nulle trace de ces compagnons attentifs qu’il avait l’habitude d’associer aux meutes de ces petits et agiles dinosaures. Quelque chose dans sa façon de bouger n’était pas normal – autant de signes que les sinistres rouages de son cerveau de prédateur interprétèrent comme une opportunité. Dent-qui-Blesse aurait dû pouvoir se remettre de la perte de sa couvée. C’était une époque barbare, après tout. Le taux de mortalité infantile était formidablement élevé ; et la mort subite pouvait survenir à tout instant de la vie. Tel était le monde dans lequel la troodon avait vécu. C’en était trop. Elle n’en pouvait plus. Elle avait toujours été la plus faible de sa couvée. Elle n’aurait même pas dû survivre aux premiers jours de sa naissance. Seulement, le sort en avait décidé autrement en jetant les prédateurs marsupiaux en maraude sur les autres rejetons de la couvée. En grandissant, elle avait appris à surmonter ses faiblesses physiques, et elle était devenue une bonne chasseuse. Mais, dans un sombre recoin de son esprit, elle était restée la plus faible, celle à qui ses frères et sœurs volaient sa nourriture – la considérant même parfois avec un œil cannibale. Sans compter que le lent poison des fumées et des poussières volcaniques, à l’ouest, l’avait affectée. Sans compter qu’elle se sentait vieillir. Sans compter qu’elle était encore sous le choc de la perte de ses petits. Elle n’avait pas réussi à se retirer l’odeur de Purga de la tête. Elle n’avait pas eu beaucoup de mal à pister cette odeur de sang hors de son propre territoire, par-delà les plaines inondées, les rivages marins, jusqu’à ce nouvel endroit qui sentait tant Purga. Dent-qui-Blesse était silencieuse et immobile. Son flair lui disait que le terrier se trouvait juste sous ses pattes. Elle se pencha en avant, colla le côté de sa tête sur le sol. Mais elle n’entendit rien. Les primates ne faisaient pas un bruit. Alors elle attendit, des heures et des heures, pendant que le soleil montait au zénith de ce dernier jour et que la lumière de la comète devenait soudain plus vive. Elle ne bougea pas davantage quand les premières météorites zébrèrent le ciel au-dessus d’elle. Quand bien même elle aurait su que le giganotosaure ne la quittait pas des yeux, elle n’aurait pas bougé. Même si elle avait pu comprendre ce que signifiait le fulgurant éclat de la comète, elle serait restée de marbre. Elle voulait Purga, un point c’est tout. Que son intelligence l’ait conduite à cela était d’une cruelle ironie. Dent-qui-Blesse faisait partie de ces rares espèces de dinosaures suffisamment intelligentes pour devenir folles. Il ne faisait pas encore nuit. Purga n’avait qu’à regarder la lumière qui brillait à l’entrée sommaire de son terrier pour le savoir. Mais où était le jour, et où était la nuit, en ces temps étranges ? Il y avait plusieurs nuits que la clarté blafarde de la comète l’empêchait de dormir, et elle était aussi épuisée, grincheuse et affamée que son compagnon, Troisième, et que ses deux bébés survivants. Ils étaient maintenant suffisamment grands pour chasser seuls, et donc dangereux. Coincés comme ils l’étaient dans ce terrier, s’il n’y avait pas assez à manger, les membres de la famille commenceraient à s’entre-dévorer. Différents impératifs lui passèrent par la tête, et une décision fut arrêtée. Elle devait sortir, même si ce n’était pas le moment, même si dehors tout était inondé de lumière. Elle fit quelques pas hésitants vers la sortie du terrier. Une fois dehors, elle s’arrêta, tous ses sens en éveil. Elle n’entendait aucun bruit de pas propre à faire trembler la terre. Elle s’avança, le museau frémissant, les moustaches vibrantes. La lumière était vive, étrange. La comète continuait à se désagréger, striant le dôme du ciel comme autant de feux d’artifice silencieux. C’était un spectacle extraordinaire, fascinant – trop lointain pour être effrayant. Une cage immense tomba du ciel. Purga se précipita aussitôt vers son terrier. Mais les grosses pattes furent plus rapides qu’elle, et le jeu des muscles, aussi épais que des câbles d’acier, referma les griffes autour d’elle. En face d’elle se dressaient maintenant une muraille de dents, une centaine, un mufle horrible, des yeux reptiliens gros comme sa tête. Une gueule géante s’ouvrit, dégageant une odeur de viande. La tête du dinosaure, avec son immense groin à peau fine, n’avait pas la mobilité musculaire de Purga. Dent-qui-Blesse avait le museau rigide, inexpressif, comme celui d’un robot. Mais même si elle n’en montrait rien, tout chez Dent-qui-Blesse était focalisé vers le petit mammifère à sang chaud emprisonné dans sa griffe. Les pattes collées contre son corps, Purga cessa de se débattre. Curieusement, en ce dernier instant, elle éprouva une paix étrange que même Dent-qui-Blesse lui aurait enviée. Purga n’était plus toute jeune, et ses pensées, ses mouvements étaient ralentis. En outre, elle avait accompli tout ce qu’une créature de son espèce pouvait espérer accomplir. Elle avait eu des petits. Même prisonnière de la froide griffe reptilienne de la troodon, elle les sentait encore sur sa propre fourrure. À sa façon, elle était contente. Elle mourrait – ici et maintenant, dans quelques battements de cœur –, mais l’espèce était sauve. … c’est alors que quelque chose se mit à bouger derrière la masse énorme de la troodon, quelque chose d’encore plus énorme, une montagne en mouvement, fantastiquement silencieuse. La femelle troodon avait fait preuve d’une incroyable imprudence. Géant se fichait pas mal de savoir pourquoi. De même qu’il se fichait éperdument de la chose chaude qu’elle tenait entre ses griffes. Il attaqua vite, sans bruit, avec une sauvagerie inouïe, mordant Dent-qui-Blesse au cou. Elle eut le temps de ressentir le choc, une douleur incroyable – puis, alors qu’elle sombrait dans un blanc cotonneux, un certain soulagement. Ses griffes s’ouvrirent. Une boule de poils jaillit dans les airs. Avant même que Dent-qui-Blesse ait touché terre, Géant avait frappé de nouveau. D’un coup, il lui ouvrit le ventre et commença à en sortir les viscères. Il en expulsa le contenu en les secouant dans tous les sens, et une pluie de nourriture sanglante et à moitié digérée retomba alentour. C’est alors que ses deux frères surgirent de l’autre côté de la clairière et le rejoignirent. Les giganotosaures chassaient ensemble, même si leurs liens étaient des plus ténus. Géant savait qu’il ne pouvait défendre sa prise, mais il était déterminé à ne pas la perdre entièrement. Tout en dévorant le foie de Dent-qui-Blesse, il se retourna pour donner des coups de dents et de griffes. Purga se retrouva par terre. Au-dessus d’elle, des montagnes se battaient avec une sauvagerie indescriptible. Un déluge de sang et de salive pleuvait sur elle. Elle n’avait aucune idée de ce qui s’était passé. Elle s’apprêtait à mourir. Et voilà qu’elle se trouvait dans la poussière, de nouveau libre. Et la lumière dans le ciel était de plus en plus étrange. Le noyau de la comète aurait pu traverser en dix minutes l’espace occupé par la Terre. Son importante exposition à la chaleur avait fait perdre à la comète une bonne partie de sa masse, mais rien de catastrophique – pour elle. Si elle avait pu continuer sur sa trajectoire et frôler le soleil, alors l’ensemble du nuage qui l’entourait se serait dissipé sous l’effet de la chaleur, dispersant son halo et sa queue dans la nuit de l’espace, le noyau poursuivant seul son rêve d’éternité. Si elle avait pu… Pendant des jours et des semaines, la comète avait vogué dans le ciel, mais lentement, ne se déplaçant qu’imperceptiblement, d’heure en heure, pour toutes les créatures qui levaient les yeux vers elle, sans comprendre. Maintenant, la tête chauffée à blanc glissait : elle glissait dans le ciel, comme le soleil couchant, elle plongeait vers l’horizon, au sud. Le silence s’abattit sur toute la surface éclairée de la planète. Autour des lacs asséchés, des myriades d’hadrosaures levèrent les yeux. Pendant un moment, les raptors cessèrent leur traque, leur cerveau plus affûté s’efforçant de comprendre ce spectacle sans précédent. Les oiseaux et les ptérosaures quittèrent leurs nids et leurs perchoirs à grands coups d’ailes, déjà effarouchés par une menace qu’ils ne pouvaient appréhender, cherchant le refuge des cieux. Même les giganotosaures qui se disputaient âprement leur nourriture s’interrompirent. Purga regagna à toute allure la nuit de son terrier. La tête décapitée de la troodon tomba derrière elle, bouchant l’entrée, son regard vide absurdement tourné vers Purga. Et la lumière changeait toujours. 2 Les chasseurs de la Pangée § Pangée, 145 millions d’années avant notre ère Quatre-vingts millions d’années avant la naissance de Purga, un ornitholeste chassait le diplodocus dans la dense forêt du jurassique. Cet ornith était une femelle dinosaure carnivore qui avait la bougeotte. Elle avait à peu près la taille d’un être humain, mais son corps était si svelte qu’elle en pesait à peine la moitié. Elle avait de puissantes pattes arrière, une longue queue qui lui permettait de garder son équilibre et des dents en forme de cônes pointus. Sa peau était couverte d’un fin duvet de plumes marron, qui constituait un camouflage précieux dans ces parties de la forêt où elle et les siens avaient évolué, devenant des chasseurs de charognes et d’œufs. Elle ressemblait à un gros oiseau mal plumé. Mais son front avait quelque chose de quasi humain, avec sa haute boîte crânienne qui coiffait bizarrement une face étroite, assez semblable à un museau de crocodile. Elle avait, autour de la taille, une ceinture à laquelle était accroché un fouet enroulé sur lui-même. Dans sa longue main préhensile elle tenait un outil, une sorte de pieu. Elle avait aussi un nom, que l’on aurait pu traduire par « Celle-qui-Écoute », car, tout enfant déjà, elle disposait d’une ouïe exceptionnelle. Celle-qui-Écoute était une femelle dinosaure avec un gros cerveau, qui fabriquait des outils et qui avait même un nom. Hormis leur formidable capacité à tout saccager, les troupeaux d’hadrosaures et de dinosaures cuirassés de l’époque de Purga faisaient pâle figure à côté des géants du passé. Car c’est au jurassique que vécurent les plus grands animaux que la Terre ait jamais portés. Et des chasseurs armés de pieux empoisonnés les avaient pourchassés. Celle-qui-Écoute et son compagnon se glissaient silencieusement à travers les ombres vertes à l’orée de la forêt, se déplaçant avec une coordination muette qui leur donnait l’air d’être les deux moitiés d’une seule créature. Depuis des générations, en remontant jusqu’à l’écarlate stupidité de leurs ancêtres, cette variété de carnivores avait toujours chassé en couple. Et c’est ce qu’ils faisaient à présent. Les forêts de cette époque étaient dominées par des araucarias et des ginkgos immenses. Dans les espaces dégagés, le sol était couvert de fougères, d’arbrisseaux et de buissons de cycas en forme d’ananas. Mais il n’y avait pas de plantes à fleurs. C’était un monde plutôt fade, qui avait quelque chose d’inachevé, un monde brun et gris-vert, un monde sans couleurs, où se déplaçaient les chasseurs. Celle-qui-Écoute fut la première à percevoir l’approche d’un troupeau de diplodocus. Elle l’entendit dans ses os, sous la forme d’un doux martèlement. Elle s’agenouilla immédiatement, écartant les fougères et les épines de conifères, et colla sa tête au sol. Le bruit était un grondement assourdi, comme celui d’un lointain tremblement de terre. C’étaient les voix les plus graves des diplodocus – Celle-qui-Écoute les appelait les voix-du-ventre, des vibrations sourdes qui portaient à des kilomètres à la ronde. Le troupeau de diplodocus avait dû quitter le bosquet où il avait passé la nuit, si froide, ces longues heures de trêve où chasseurs et chassés glissaient dans une immobilité sans rêve. On ne pouvait attaquer les diplodocus que lorsque leur troupeau se déplaçait, dans l’espoir d’en séparer un jeune vulnérable, ou un invalide. Le compagnon de Celle-qui-Écoute s’appelait Stego, parce qu’il était entêté, aussi difficile à détourner de son chemin qu’un puissant – mais notoirement stupide – stegosaure. Il demanda : Bougent-ils ? Oui, répondit-elle. Ils bougent. Les chasseurs carnivores avaient l’habitude de travailler en silence. Aussi communiquaient-ils grâce à une sorte de langue à clics accompagnée de gestes de la main et d’inclinaisons du buste – mais sans la moindre expression faciale, puisque ces orniths avaient le faciès rigide, comme tous les dinosaures. Quand ils approchèrent du troupeau, les bruits de ventre des énormes animaux devinrent nettement perceptibles. Ils faisaient trembler le sol : les crosses languides des fougères vibraient, la poussière dansait, comme par anticipation. Enfin, les orniths entendirent les pas de ces puissants animaux, impacts formidables et lointains, semblables aux éboulis de rochers dévalant les collines. Les orniths atteignirent l’orée de la forêt. Le troupeau se trouvait droit devant eux. Lorsque les diplodocus se déplaçaient, on aurait dit que c’était tout le paysage qui bougeait, comme si les collines avaient été déracinées et glissaient nonchalamment. Un observateur humain aurait sûrement eu du mal à comprendre ce spectacle. Il y avait un problème d’échelle : ces énormes masses mouvantes ne pouvaient pas être d’origine animale ; elles devaient être géologiques. La plus grosse créature de ce troupeau de quarante-trois diplodocus était une immense femelle, qui en était la matriarche depuis plus d’un siècle. Elle faisait une bonne trentaine de mètres de longueur, cinq mètres de hauteur au niveau du bassin, et pesait une vingtaine de tonnes – cela dit, même les plus jeunes du troupeau, dont certains n’avaient pas dix ans, étaient déjà plus massifs que les plus grands éléphants d’Afrique. La matriarche marchait le cou et la queue tendus à l’horizontale, le tout formant une droite parallèle au sol qui s’étendait sur plusieurs dizaines de mètres. Le poids de ses énormes entrailles était supporté par de puissantes hanches et des pattes pachydermiques. Des ligaments aussi épais que des câbles couraient le long de son immense cou, sur son dos et jusqu’au bout de sa queue, à travers des canaux qui passaient le long de sa colonne vertébrale. Le poids de son cou et de sa queue tendait les ligaments du cou, faisant contrepoids à la gigantesque masse de son torse. En fait, elle était construite comme un pont suspendu biologique. La tête de la matriarche paraissait absurdement petite, comme si elle avait été dessinée pour un autre animal. Quoi qu’il en soit, c’était là que se trouvait le conduit par lequel passait toute sa nourriture. Elle se nourrissait en permanence, à l’aide de ses puissantes mâchoires capables d’arracher des bouchées aux troncs des arbres, mettant en branle ses énormes muscles tandis que cette médiocre nourriture était transformée. Elle mangeait même en dormant. Dans le monde luxuriant de cette fin du jurassique, trouver à manger n’était pas un problème. Une si grosse bête ne pouvait se mouvoir qu’avec une lenteur chtonienne. Mais la matriarche n’avait rien à craindre. Elle était protégée à la fois par l’immensité de sa taille, par une rangée de piquants aussi aiguisés que des dents et par une cuirasse de plaques dorsales sommaire. Elle n’avait pas besoin d’être intelligente ou agile, ni d’avoir de bons réflexes ; son petit cerveau ne servait finalement qu’à faire fonctionner le biomécanisme de son corps immense, à bouger et à conserver son équilibre et son allure. Compte tenu de sa masse considérable, la matriarche n’était pas dénuée d’une certaine grâce un peu étrange. En somme, une ballerine de vingt tonnes. Et le troupeau avançait, et les herbivores grondaient, reniflaient, mugissaient, irrités, quand le corps massif de l’un se mettait en travers de la route d’un autre. Et par-dessus tout ça, il y avait toujours le grondement des estomacs des diplodocus. À l’intérieur de ces puissants gésiers, des cailloux en perpétuel mouvement meulaient et broyaient la piètre pitance à peine mâchée par les petites têtes et les joues flasques. Cela faisait le bruit d’une petite usine en pleine activité. Autour de cet immense cortège vibrionnaient tous ceux qui attachaient leurs pas à ceux des grands herbivores. Des insectes vrombissaient autour des diplodocus et de leurs montagnes de déjections, particulièrement toute une flopée de petits ptérosaures insectivores. Certains poussaient l’audace jusqu’à se poser sur les immenses dos insoucieux des diplodocus. Il y avait même une paire de disgracieux proto-oiseaux aux allures de poulets qui couraient entre leurs pattes, avalant allègrement larves, tiques et cafards. Venaient enfin les dinosaures carnivores, qui chassaient les chasseurs proprement dits. Celle-qui-Écoute aperçut une petite troupe de jeunes coelurosaures, qui s’amusaient à pourchasser leurs proies entre les pattes pareilles à des troncs d’arbre des herbivores, risquant à tout moment de se faire écraser par une patte tombant au mauvais moment ou par un coup de queue malencontreux. C’était une immense communauté en mouvement, une ville marchant interminablement à travers la forêt qu’était le monde. C’était également la communauté à laquelle appartenait Celle-qui-Écoute – elle y avait passé toute sa vie, elle y resterait jusqu’à son dernier jour. La matriarche diplodocus avait atteint un bosquet de ginkgos de belle taille, couverts de bourgeons appétissants. Elle tendit la tête, raidissant les câbles de son cou, afin d’y regarder de plus près. Puis elle plongea la gueule dans les branches et commença à brouter, cassant les rameaux de ses grosses dents. Les autres adultes se joignirent à elle. Les animaux se contentaient pour l’instant de rentrer dans les arbres, brisant les troncs, allant parfois jusqu’à les déraciner. Bientôt, le bosquet fut aplati. Les ginkgos mettraient des dizaines d’années à se remettre de cette petite visite. Les diplodocus changeaient la configuration du paysage. Ils laissaient derrière eux une sorte de gigantesque ébauche à ciel ouvert, un corridor de savane verte dans un monde entièrement recouvert de forêts. En fait, le troupeau ravageait tant la végétation qu’il ne pouvait faire autrement qu’avancer, telle une armée semant la destruction sur son passage. Ce n’étaient pas les plus terribles des herbivores – cet honneur revenait aux brachiosaures, de gigantesques mangeurs d’arbres qui pesaient parfois jusqu’à soixante-dix tonnes, mais se déplaçaient seuls ou en petits groupes. Les troupeaux de diplodocus, forts parfois d’une centaine de têtes, avaient façonné le paysage comme aucun autre animal avant eux, et comme aucun autre ne le ferait après. Ce troupeau informel poursuivait son éternel voyage vers l’est, avec des éléments sans cesse renouvelés mais toujours la même structure, depuis… dix mille ans. Le monde était assez vaste pour permettre des voyages aussi titanesques. La Terre du jurassique était dominée par un seul et même continent : la Pangée, ce qui voulait dire « le Pays de toute la Terre ». C’était une puissante contrée. L’Amérique du Sud et l’Afrique s’étaient assemblées pour former une énorme plate-forme rocheuse, un supercontinent dont un fleuve colossal parcourait le cœur – un fleuve dont l’Amazone et le Congo n’étaient que des affluents. La fusion des continents avait coïncidé avec une formidable pulsion de mort. La disparition des barrières montagneuses et océaniques avait entraîné le brassage des espèces de plantes et d’animaux. À présent, une faune et une flore uniformes s’étendaient sur toute la Pangée, d’un océan à l’autre, d’un pôle à l’autre, et cette uniformité se maintenait alors que de puissantes forces tectoniques étaient déjà à l’œuvre et s’apprêtaient à briser cette masse considérable de terre. Seule une poignée d’espèces animales avait survécu à la fusion : les insectes, les amphibiens, les reptiles – et quelques protomammifères, des créatures reptiliennes possédant certaines caractéristiques des mammifères, qui constituaient une engeance hideuse, primitive et inachevée. Et pourtant, c’est cette poignée d’espèces qui finirait par donner le coup d’envoi à tous les mammifères, y compris aux humains, et aux familles d’oiseaux, de crocodiles et de dinosaures. Comme en réponse à l’immensité de leur territoire, les dinosaures étaient devenus immenses eux-mêmes. Il ne faisait aucun doute que leur gigantisme était parfaitement adapté à cette époque, où la végétation était variée et imprévisible. Grâce à son long cou, le diplodocus pouvait ratisser méthodiquement une zone immense sans avoir besoin de bouger, engloutissant toute la verdure à sa portée, jusqu’aux branches basses des arbres. Mais les orniths, plus malins, représentaient pour les diplodocus un nouveau péril, un danger auquel l’évolution ne les avait pas préparés. Cependant, après plus d’un siècle d’existence, la matriarche avait fini par développer une ébauche de sagesse, et ses yeux, rougis par l’âge, trahissaient une certaine compréhension de ces véloces horreurs qui poursuivaient son espèce. Et voilà que les patients orniths tenaient leur chance. Les diplodocus étaient encore massés autour de ce qui restait du malheureux bosquet de ginkgos. Au bout de leur long cou, leur tête plongeait et replongeait, comme une pelleteuse, dans le feuillage massacré. Les jeunes s’efforçaient de rester auprès de leurs parents, mais pour le moment ils se sentaient exclus, oubliés par les gigantesques adultes. Exclus, oubliés… et vulnérables. Stego tourna la tête vers une jeune femelle diplodocus. Elle était un peu plus petite que les autres ; à peine plus grande que le plus grand des éléphants d’Afrique, une vraie nabote. Elle avait du mal à se faire une place dans le troupeau en train de fourrager, et elle attrapait ce qu’elle pouvait tout en rôdant autour des siens, avec les mouvements saccadés d’un gros oiseau balourd. Il n’existait pas de vraie loyauté entre diplodocus. Le troupeau constituait un mode de fonctionnement pratique, et non une famille. Les diplodocus pondaient leurs œufs à la lisière des forêts, et les abandonnaient. Les petits qui réussissaient à survivre restaient à l’abri des arbres, jusqu’à ce qu’ils soient suffisamment grands pour s’aventurer dans le vaste monde, à la recherche d’un troupeau. Il y avait une raison stratégique à la vie en troupeau : le seul nombre assurait leur protection. Par ailleurs, les troupeaux avaient besoin de sang neuf pour se renouveler. Et tant pis si un prédateur s’attaquait à l’un des jeunes : il y en aurait toujours un autre, quelque part dans l’immensité des forêts de la Pangée, pour le remplacer. Ce genre de perte était le prix à payer pour pouvoir saccager la nature. Ce jour-là, le moment de s’acquitter de ce droit était apparemment venu, et la petite femelle rabougrie allait en faire les frais. Celle-qui-Écoute et Stego prirent à leur ceinture leur fouet en cuir de dinosaure. Le fouet levé, le pieu prêt à frapper, ils rampèrent à travers les dures broussailles, les arbrisseaux et les fougères qui pullulaient à l’orée de la forêt. Même si les diplodocus les repéraient, ils ne réagiraient probablement pas, le programme évolutif des diplodocus ne prévoyant pas de procédure particulière pour l’arrivée d’une paire de prédateurs aussi minuscules. Il y eut, à l’aide de subtils mouvements, hochements de tête et échanges de regards, une conversation silencieuse. Celle-là, dit Stego. Oui. Faible. Jeune. Je vais courir vers le troupeau. Avec le fouet. Pour leur faire peur. Séparer la petite. D’accord. Laisse-moi y aller d’abord… Cela aurait dû être la routine. Mais, alors que les orniths approchaient, les coelurosaures se dispersèrent et les ptérosaures prirent lourdement leur envol. Stego siffla entre ses dents. Celle-qui-Écoute fit volte-face. Elle se retrouva nez à nez avec un autre ornith. En fait, il y en avait trois. Un peu plus grands que Stego et elle. C’étaient de belles bêtes, chacune dotée de son propre type de crête, dont les écailles épineuses et colorées couraient du sommet de la tête à la base du cou. Celle-qui-Écoute sentit sa propre crête se hérisser, en réaction à un très ancien instinct. Ces orniths étaient nus. Ils n’avaient pas de ceinture d’écorce tressée à la taille, comme Celle-qui-Écoute ; ils ne portaient ni fouet, ni pieu, et leurs longues mains étaient vides. Ils ne faisaient pas partie du peuple de chasseurs de Celle-qui-Écoute. C’étaient de lointains cousins – des orniths sauvages –, cette variété à petit cerveau dont Celle-qui-Écoute et les siens étaient issus. Elle bondit, la gueule grande ouverte, et siffla. Partez ! Allez-vous-en ! Les orniths sauvages ne bougèrent pas d’une écaille. Ils regardaient Celle-qui-Écoute, bouche bée, en remuant légèrement la tête d’avant en arrière. Celle-qui-Écoute ressentit une pointe d’inquiétude. Naguère, ces trois-là auraient fui à leur approche ; les sauvages avaient depuis longtemps appris à craindre la morsure des armes maniées par leurs cousins plus futés. Là, la faim l’emportait sur la peur. Il y avait sans doute un bon moment que ces brutes épaisses n’étaient pas tombées sur un troupeau de diplodocus, leur principale source de nourriture. Ces habiles opportunistes espéraient certainement s’approprier ce que Celle-qui-Écoute et Stego étaient partis chasser. La forêt recouvrait toute la surface du monde, et on commençait à s’y bousculer. Celle-qui-Écoute, à qui ces primitifs rappelaient douloureusement qu’elle avait été autrefois aussi barbare qu’eux, savait qu’elle n’avait pas intérêt à montrer sa peur. Elle fit encore, bravement, quelques pas vers les trois orniths sauvages, baissa la tête et esquissa une suite de gestes. Si vous croyez que vous allez me voler ma pitance, vous vous trompez. Tirez-vous de là, sales bêtes. Les abrutis lui répondirent par des crachats et des sifflements. Ce vacarme commençait à attirer l’attention des diplodocus. La frêle femelle s’était déjà empressée de rejoindre le gros du troupeau, hors de portée des chasseurs. Et la grande matriarche elle-même parcourait les environs du regard, sa tête pivotant à la manière d’une caméra montée sur une grue. C’était précisément l’instant que les allosaures attendaient. Les allos se dressèrent, aussi raides que des statues, dans la pénombre verdoyante de la forêt, debout sur leurs deux grandes pattes arrière, leurs mains à trois doigts pendant au bout de leurs petits avant-bras. C’était un groupe de cinq femelles, presque adultes – et qui faisaient néanmoins déjà dix mètres de long et près de deux tonnes. Les allosaures n’étaient absolument pas intéressées par une femelle maigrichonne. Elles avaient jeté leur dévolu sur un gros diplodocus mâle, pas encore tout à fait adulte, lui non plus. Alors que le troupeau entrait en effervescence, perturbé par le tohu-bohu des orniths en train de se chamailler, ce même gros mâle se retrouva séparé de la masse protectrice des siens. Les cinq allos attaquèrent immédiatement, sur terre et dans les airs. Avec les griffes de leurs pattes arrière, semblables à des grappins, elles lui infligèrent sur-le-champ de profondes et horribles blessures. Elles se servirent pour l’assommer de leur robuste tête, le rouèrent de coups, et plongèrent enfin dans sa chair leurs dents acérées comme des dagues. Contrairement aux tyrannosaures, elles avaient de grosses pattes, et de longs et puissants bras avec lesquels elles s’agrippaient au diplodocus tout en le lacérant. De tous les carnivores terrestres qui virent jamais le jour, les allosaures étaient les plus lourds. On aurait dit des éléphants marchant sur les pattes de derrière, capables de courir et mangeant de la viande. C’était un spectacle d’une violence inouïe, un carnage abominable. Les diplodocus contre-attaquèrent. Les adultes, poussant des mugissements indignés, faisaient osciller leur cou immense au ras du sol, dans l’espoir d’écarter tout prédateur assez fou pour oser s’approcher. L’un d’eux se dressa même sur ses pattes arrière, ce qui était terriblement impressionnant à voir. Pour finir, ils se servirent de leur arme la plus formidable. Leur queue se mit à décrire de grands mouvements de balancier, emplissant l’air de chocs sourds qui se réverbéraient dans le sol. Cent quarante-cinq millions d’années avant l’homme, les diplodocus avaient été les premiers animaux sur Terre à passer le mur du son. Les allosaures battirent précipitamment en retraite. Cela n’empêcha pas l’une d’elles de prendre dans le dos un puissant coup de queue supersonique, qui lui brisa les côtes. Les allosaures étaient faits pour aller vite, et leurs os étaient légers ; le bout de la queue lui avait brisé trois côtes, ce qui la gênerait pendant des mois. En attendant, l’attaque, qui n’avait duré que ces quelques terribles secondes, avait atteint son but. L’une des immenses pattes du diplodocus mâle s’était dérobée sous son poids, ses tendons déchiquetés n’étant plus capables de le soutenir. À bout de forces, il leva la tête et poussa un mugissement à glacer le sang. Il mettrait des heures à mourir – les allosaures, comme de nombreux carnivores, adoraient s’amuser avec leur proie –, mais sa vie s’arrêtait là. Peu à peu, le tumulte des queues fouettant l’air cessa, et le troupeau retrouva son calme. Le point final allait être mis par la gigantesque matriarche. Quand les allosaures avaient attaqué, les orniths, soudain unis dans la terreur, avaient fui la clairière. Maintenant, côte à côte, Celle-qui-Écoute et Stego rôdaient furtivement dans les broussailles en bordure de la forêt, leurs armes inutilisées à la main. La chasse était remise à plus tard. Mais tout n’était pas perdu. Quand les allos seraient rassasiées, il resterait peut-être encore un peu à manger sur le diplodocus mort… C’est alors que la matriarche donna un dernier coup de son énorme queue, dont l’extrémité atteignit Stego en plein dans le dos, lui ouvrant les chairs jusqu’à l’os. Il poussa un hurlement et bascula vers l’avant, gueule ouverte, et resta à terre. Il leva une dernière fois les yeux vers Celle-qui-Écoute, et une lueur traversa ses pupilles fendues. Déjà, l’une des allosaures s’approchait, mue par quelque macabre dessein. Celle-qui-Écoute n’arrivait plus à bouger, toujours sous le choc. D’un bond, l’allo fondit sur Stego, qui s’agita en hurlant dans la boue. L’allo s’amusa à lui donner quelques coups de museau, presque amicaux. Puis, à la vitesse de l’éclair, l’allo plongea et, d’un coup de dents d’une puissance et d’une précision étonnantes, trancha la tête de Stego. Elle attrapa Stego par les épaules, l’attira à elle. Sa tête pendouillait encore, retenue par quelques lambeaux de peau, mais il avait cessé de vivre. Elle le traîna jusqu’à l’orée de la forêt, loin du troupeau, et commença à le dévorer rageusement. La mâchoire et le crâne des allos étaient munis d’articulations qui leur permettaient, à la manière des pythons, d’ouvrir immensément la gueule et de positionner leurs dents de façon à engloutir plus efficacement leur proie. Celle-qui-Écoute s’aperçut qu’elle était en train de regarder bêtement une trace d’allosaure, une sorte de cratère à trois doigts imprimé dans la terre piétinée. Une chasseuse sans son compagnon est comme un troupeau sans matriarche, disait un proverbe ornith qui allait et venait dans son cerveau. L’énorme matriarche tourna la tête et regarda Celle-qui-Écoute dans les yeux. Celle-ci comprit. Avec leurs conneries, les orniths avaient permis aux allos d’attaquer. Alors, d’un coup de queue, la matriarche avait frappé Stego. Et l’avait donné aux allos. Pour se venger. La matriarche tourna de nouveau la tête et mugit, satisfaite. Dans l’esprit de Celle-qui-Écoute, quelque chose se mit à durcir, un cœur noir. Elle savait qu’elle passerait le restant de ses jours avec ce troupeau. Elle savait également que la matriarche en était la clé de voûte : protégeant les autres de sa masse, les guidant grâce à la sagesse acquise au fil du temps. Sans elle, le troupeau perdrait de sa coordination, serait plus vulnérable. Désormais, personne n’était aussi important pour Celle-qui-Écoute que la matriarche. Et Celle-qui-Écoute se promit qu’elle aussi se vengerait. La nuit, les orniths regagnaient leur forêt ancestrale, où ils avaient jadis chassé les mammifères, les insectes, et cherché les nids de diplodocus. Ils s’éparpillaient par petits groupes, postaient tout autour du campement des sentinelles armées jusqu’aux dents. Ce soir-là, la veillée funèbre se prolongea inhabituellement. Ce peuple d’orniths ne comptait guère plus d’une centaine de membres, et la perte d’un jeune mâle, fort et intelligent comme Stego, était un désastre. Au cœur de cette froide nuit, Celle-qui-Écoute n’arrivait pas à fermer l’œil. Elle regardait le ciel où une aurore boréale sculptait des formes lumineuses, vertes et pourpres. À cette époque, le champ magnétique de la Terre était trois fois plus puissant qu’à la nôtre, et lorsqu’il piégeait les vents solaires, les aurores boréales s’étendaient parfois d’un pôle à l’autre. Mais ces lumières scintillantes ne signifiaient rien pour Celle-qui-Écoute. Elles ne la réconfortaient pas. Elles n’arrivaient même pas à lui changer les idées. Elle se réfugia dans le souvenir des jours heureux et simples où, comme leurs ancêtres, elle allait avec Stego en quête d’œufs de diplodocus. L’astuce consistait à repérer un endroit de la forêt, pas trop éloigné de la lisière, qui paraissait désert, et où le sol était couvert de feuilles. Les orniths, qui avaient l’ouïe fine, n’avaient qu’à poser l’oreille sur le sol pour entendre, avec un peu de chance, les crissements éloquents des bébés diplodocus dans leurs œufs. Celle-qui-Écoute avait toujours préféré rester près de « son » nid, jusqu’à ce que les bébés diplodocus commencent à percer leur coquille et à sortir leurs petites têtes de la boue couverte de débris. Pour l’esprit inventif de Celle-qui-Écoute, ce n’étaient pas les jeux qui manquaient. Elle pouvait tenter de deviner quel bébé apparaîtrait ensuite. Ou s’amuser à voir en combien de battements de paupière elle pouvait éliminer le nouvel arrivant, après qu’il eut entrevu la lumière du jour. Elle pouvait même, pour varier les plaisirs, laisser sortir de leur coquille tous ces bébés d’un mètre de long, mal assurés sur leurs pattes, dodelinant de la tête et de la queue, et dont la seule priorité était de fuir dans les profondeurs de la forêt. Elle pouvait alors laisser un bébé atteindre les broussailles – enfin, presque –, le ramener en arrière et lui arracher les pattes une à une, ou lui sectionner la queue d’un coup de dent, et tout en la rongeant, le regarder se débattre jusqu’à la fin de sa courte vie. Tous les carnivores intelligents jouaient. C’était une façon d’apprivoiser le monde, et la façon dont les proies se comportaient permettait d’aiguiser ses réflexes. Pour leur époque, les orniths étaient des carnivores particulièrement intelligents. Un jour, une vingtaine de milliers d’années auparavant, l’un d’eux – une femelle – avait imaginé un nouveau jeu. Elle avait pris avec une de ses pattes préhensiles un bout de bois qui traînait là, et s’en était servie pour tapoter les œufs encore intacts. La génération suivante avait transformé ce bâton en crochet pour extraire les embryons, et en pieu pour les transpercer de part en part. Celle d’après avait testé ces nouvelles armes sur de plus grosses proies : de jeunes diplodocus, de moins de cinq ou six ans, qui ne faisaient pas encore partie d’un troupeau mais qui constituaient déjà une belle prise dont la viande valait bien celle de plusieurs centaines d’embryons. Au même moment, un langage rudimentaire avait vu le jour, permettant aux meutes de chasseurs de communiquer entre elles. Une sorte de course aux armements avait suivi. À cette époque où les proies étaient immenses, les efforts des orniths consistant à mettre au point des outils et un système de communication plus sophistiqués, et une société mieux structurée, furent rapidement récompensés par de meilleures et plus grosses prises. Le cerveau des orniths se développa rapidement, leur permettant de fabriquer des outils mieux adaptés, de développer leur société et de perfectionner leur langage – et ce cerveau, meilleur et plus gros lui aussi, exigea à son tour d’être mieux nourri, ce qui requérait de nouveaux outils. C’était un cercle, vertueux celui-là, qui se reproduirait plus tard, dans la longue histoire de la Terre. Les orniths s’étaient maintenant répandus partout dans la Pangée, en suivant leurs proies qui sillonnaient le supercontinent en tous sens, le long des immenses voies ancestrales à travers la forêt. Mais tout changeait. La Pangée était en train de se diviser, sa colonne dorsale s’affaiblissait. De profondes crevasses, larges comme des vallées, pleines de cendres et de lave, commençaient à s’ouvrir. De nouveaux océans, formant une croix, se créaient : un jour, l’Atlantique séparerait les Amériques de l’Afrique et de l’Eurasie, tandis que le puissant Téthys, à l’équateur, dissocierait l’Europe et l’Asie de l’Afrique, de l’Inde et de l’Australasie. Et la Pangée serait divisée en quatre. C’était aussi une époque de changements climatiques, aussi rapides que drastiques. La dérive des continents donnait le jour à de nouvelles montagnes, qui arrêtaient les précipitations ; des forêts moururent, d’immenses déserts naquirent. Génération après génération, leur terrain d’action se restreignant et la végétation n’ayant pas le temps de se remettre de leurs passages dévastateurs, il y eut de moins en moins de grands troupeaux de sauropodes. Et pourtant, sans les orniths, les sauropodes auraient pu survivre longtemps encore. Ils auraient même pu connaître le bel été des dinosaures, le crétacé. Seulement voilà, il y avait eu les orniths… Celle-qui-Écoute eut beau trouver d’autres compagnons, et continuer à élever de fières portées de sauvages et vigoureux petits, elle n’oublia jamais ce qui était arrivé à son premier partenaire, Stego. Elle n’osait pas affronter la matriarche. Tout le monde savait que les meilleures chances de survie du troupeau reposaient sur la vieille et puissante femelle. Il fallait donc qu’elle continue de vivre. En effet, aucune nouvelle matriarche n’était encore apparue pour la remplacer. Mais, lentement et sûrement, Celle-qui-Écoute échafaudait son plan. Cela lui prit dix ans. Pendant ce temps, l’effectif du troupeau de diplodocus diminua de moitié. Les allosaures aussi connaissaient un rapide déclin, leurs proies se faisant de plus en plus rares sur le supercontinent. Enfin, au terme d’une saison particulièrement rude et sèche, on s’aperçut que la vieille commençait à boiter. Peut-être l’arthrite s’attaquait-elle à ses hanches, comme elle s’était déjà attaquée à son long cou et à sa queue. Bientôt. Un jour, le vent d’est apporta quelque chose à Celle-qui-Écoute. Une odeur, qu’elle n’avait pas sentie depuis bien longtemps. L’odeur du sel. Elle comprit alors que le sort de la matriarche n’était plus si important. Les chasseurs étaient enfin d’accord à son sujet. L’énorme femelle diplodocus avait maintenant cent vingt ans. Sa peau portait les traces des attaques vaines de divers prédateurs, et la plupart des épines osseuses de son dos étaient cassées. Et pourtant, elle continuait à grossir. Elle pesait à présent vingt-trois tonnes, un poids considérable. Mais la dégénérescence de ses os, après une vie entière passée à supporter héroïquement son énorme masse, l’obligeait à ralentir dangereusement. Le jour où elle fut définitivement à bout de forces, il suffit de quelques minutes de petit trot vigoureux au troupeau pour qu’elle s’en retrouve séparée. Les orniths attendaient. Cela faisait des jours qu’ils attendaient. Ils réagirent aussitôt. Trois mâles s’avancèrent – les fils de Celle-qui-Écoute. Ils encerclèrent la matriarche, faisant claquer leurs fouets, de minces tresses de cuir tanné qui imitaient les craquements supersoniques des diplodocus. Quelques diplodocus tournèrent vaguement la tête vers l’arrière. Ils aperçurent la matriarche et ses petits prédateurs. Plusieurs millions d’années de programmation neurale expliquaient que les diplodocus avaient encore du mal à comprendre la menace que représentaient ces frêles carnivores. Les têtes se détournèrent, et les diplodocus continuèrent à paître, comme si de rien n’était. La matriarche voyait les minuscules créatures faire des cabrioles devant elle. Elle poussa un grondement courroucé auquel les pierres qu’elle avait dans l’estomac joignirent leurs sombres échos. Elle essaya de lever la tête, de se dresser sur ses pattes, mais trop d’articulations étaient bloquées dans une immobilité atrocement douloureuse. C’est alors que la seconde vague de chasseurs fit irruption. Armés de pieux empoisonnés, ils s’attaquèrent à la matriarche avec leurs pattes et leurs pieds griffus, comme jadis les allosaures, portant un coup avant de reculer. Mais la matriarche n’avait pas vécu plus d’une centaine d’années par hasard. Rassemblant ses dernières forces, ignorant les chauds élancements provoqués par les aiguillons plantés dans sa chair, elle parvint à se relever sur ses pattes arrière. Comme un immeuble sur le point de s’écrouler, elle domina le petit groupe de carnivores, qui fuirent devant elle. Elle retomba, et cela fit comme un petit tremblement de terre, le choc envoyant dans ses pattes avant des vagues de douleur qui se répercutèrent dans les principales articulations de son corps. Si elle avait pu fuir, si elle avait pu rattraper son troupeau, elle aurait pu survivre, et même se remettre des blessures causées par les pieux. Mais ce dernier effort, monumental, l’avait anéantie. Elle n’eut même pas le temps de souffler. De nouveau, les chasseurs s’approchèrent et la lardèrent de coups de griffes et de pieux. Alors Celle-qui-Écoute s’avança. Elle avait tout enlevé, jusqu’au fouet qui d’habitude pendait à sa ceinture. Elle se jeta sur la matriarche, secouée d’élancements montagneux. Le cuir épais de sa peau résistait même à ses puissants coups de griffe. Témoignage de ses anciennes blessures, des sortes de ravines grouillantes d’excroissances bulbeuses rouge et vert vif s’entrecroisaient sur sa couenne. L’odeur de chair en décomposition était presque insoutenable. Mais Celle-qui-Écoute se cramponna fermement, enfonçant ses griffes dans la chair meurtrie de la matriarche. Elle grimpa jusqu’aux épines brisées qui couraient le long du dos de la diplodocus, mordit à pleines dents la chair de son ennemie et commença à arracher une à une les écailles épineuses scellées sur son cuir. Peut-être, dans un coin sombre de son vieux cerveau, la vénérable diplodocus se rappela-t-elle le jour où elle avait détruit la vie de cette petite ornith. Quoi qu’il en soit, sentant de nouvelles douleurs lui darder le dos, elle essaya de tourner le cou, sinon pour mettre un terme à cette torture, du moins pour voir ce qui la causait. Mais elle n’arrivait plus à bouger. Celle-qui-Écoute poursuivit ses horribles et frénétiques travaux d’excavation jusqu’à la moelle épinière, qu’elle sectionna d’un sévère coup de dents. La montagne de viande dura plusieurs jours, pendant lesquels le peuple de chasseurs eut la panse pleine, et ses jeunes un nouveau terrain de jeu : l’immense caverne formée par la cage thoracique de la matriarche. Pourtant, Celle-qui-Écoute fut en butte à force critiques, hochements de tête et gestes divers. C’est une erreur. C’était la matriarche. Nous aurions dû l’épargner, attendre qu’une autre arrive. Regarde comment le troupeau se comporte à présent, tout va de travers, il n’y a plus de discipline, et de moins en moins de membres. Maintenant, nous avons à manger. Mais demain, ce sera la famine. Tu as été aveuglée par ta colère. Nous avons été fous de t’écouter… Et ainsi de suite. Celle-qui-Écoute garda son avis pour elle. Elle était parfaitement consciente des dégâts occasionnés au troupeau par la perte de la matriarche. Cela l’avait affaibli, ses chances de survie se réduisaient chaque jour un peu plus. Mais elle savait que cela n’avait aucune importance, à présent. Elle avait senti l’odeur du sel. Une fois la matriarche rongée jusqu’à l’os, le peuple de chasseurs reprit sa route, suivant, comme toujours, le corridor de savane qui menait à l’est et son sillage ancestral de désolation, de sol piétiné et d’arbres arrachés. Jusqu’au jour où ils arrivèrent au bout de la terre. Derrière une ultime ceinture d’arbres – au pied d’une petite falaise de grès – s’étendait un océan scintillant. Les énormes diplodocus commencèrent par tourner en rond, troublés, en ce lieu inconnu, avec son odeur bizarre, électrique, d’ozone et de sel. Les diplodocus venaient d’atteindre la côte est de ce qui serait plus tard l’Espagne. Ils contemplaient le puissant Téthys, qui s’était ouvert une voie vers l’ouest, à travers les blocs continentaux en train de se fracturer. Bientôt, les eaux du Téthys finiraient par envahir complètement toute la zone menant à la côte ouest, coupant à jamais en deux le supercontinent. Celle-qui-Écoute se tint au bord de la falaise, emplissant de lumière ses yeux habitués à la pénombre des forêts. Elle inspira profondément l’odeur d’ozone et de sel qu’elle sentait depuis tant de jours. La matriarche était partie, complètement partie – mais cela n’avait plus aucune importance. De toute façon, maintenant qu’il avait traversé la totalité du supercontinent, le troupeau n’avait plus nulle part où aller. Les orniths s’en seraient peut-être mieux sortis si leur civilisation avait été moins rigide. Peut-être, s’ils avaient appris à dresser les grands sauropodes – ou bien simplement à les ménager en ces temps difficiles –, auraient-ils survécu plus longtemps. Mais tout en eux criait leur origine de chasseurs et de carnivores. Même leurs mythes rudimentaires étaient pleins d’histoires de chasses, et de légendes où il était question d’un équivalent ornitholesque du Walhalla. Ils étaient des chasseurs capables de fabriquer des outils, et ils ne seraient jamais rien d’autre, jusqu’au jour où il n’y aurait plus rien à chasser. Toute l’histoire de la grandeur et de la décadence des orniths s’était jouée en quelques milliers d’années à peine, ce qui n’était qu’une mince strate de temps par rapport aux quatre-vingts millions d’années durant lesquelles les dinosaures régneraient encore. Les orniths confectionnaient leurs outils à partir de matériaux périssables – bois, fibre végétale, cuir. Ils ne découvrirent jamais les métaux, ils n’apprirent jamais à tailler la pierre. Ils ne faisaient même pas de feux, ce qui aurait peut-être permis de retrouver des traces de leurs foyers. Ils n’existèrent qu’un court moment ; et les fines couches de roches ne garderaient aucune trace de leur crâne anormalement développé. Une fois disparus, les orniths ne devaient rien laisser aux archéologues humains – si ce n’est l’énigme de la brutale extinction des grands sauropodes. Celle-qui-Écoute et les siens, à l’instar de l’immense cachalot des airs et d’innombrables autres bêtes fabuleuses, disparaîtraient pour toujours. Le cœur percé d’une soudaine détresse, Celle-qui-Écoute lança son pieu dans l’océan. Il disparut dans un étincellement d’eau bleue. 3 La Queue du Diable § Amérique du Nord, 65 millions d’années avant notre ère I Il fut un temps où les collisions interplanétaires étaient utiles, une force du bien. La Terre s’était formée près de la lumière du soleil. L’eau et les autres matières volatiles s’étaient rapidement évaporées, faisant du jeune monde un désert de roches. Et puis les comètes, venues d’au-delà du système solaire, avaient libéré leurs composants, que le froid de l’espace avait agrégés entre eux : à commencer par l’eau, qui avait rempli les océans de la Terre, puis des composés de carbone, dont la chimie devait être au cœur de toute vie. La Terre s’engageait dans une interminable alchimie au cours de laquelle de complexes molécules organiques allaient être fabriquées dans le bouillonnement aveugle des jeunes océans. Ce devait être un long prélude à la vie. Et rien de tout cela n’aurait eu lieu sans les comètes. Le temps des collisions était à présent révolu ; c’est du moins ce qu’il semblait. Dans le nouveau système solaire, les planètes et les lunes restantes suivaient des orbites à peu près circulaires, selon un vaste mouvement d’horlogerie. Les objets dont la course était moins bien ordonnée avaient été à peu près tous éjectés. À peu près. La chose qui surgissait à présent de la nuit, et dont la surface – recouverte de neige sale – crépitait à la chaleur du soleil, était comme un écho de la dramatique formation de la Terre. Ou un cauchemar. À l’époque humaine, la péninsule du Yucatân serait une langue de terre plate qui s’enfoncerait loin au nord du Mexique, dans le golfe. Sur la côte nord de cette péninsule se trouve aujourd’hui un petit port de pêche appelé Puerto Chicxulub (ce qui se prononce Chic-chou-loube). C’est un endroit peu attrayant, une plaine crayeuse semée de trous et de sources d’eau fraîche, de broussailles et de plantations d’agaves. Soixante-cinq millions d’années auparavant, au cours du long été humide des dinosaures, c’était le fond de l’océan. Les plaines du golfe du Mexique étaient inondées jusqu’aux contreforts de la Sierra Madré orientale. La péninsule du Yucatân gisait sous cent mètres d’eau. Les couches sédimentaires qui formeraient plus tard Cuba et Haïti étaient encore dans les profondeurs de la mer, attendant d’être soulevées au-dessus des eaux par les mouvements telluriques. À une époque où les mers étaient chaudes et peu profondes, Chicxulub était un endroit comme les autres. C’était pourtant bien là qu’un monde allait mourir. Chicxulub est un nom d’origine maya, un nom très ancien, forgé par un peuple aujourd’hui disparu. Maintenant qu’il n’y a plus de Mayas, plus personne ne sait comment le traduire exactement. Mais une légende locale prétend qu’il signifie « la Queue du Diable ». Au cours de ses derniers instants, la comète, venant du sud-est, survola l’Atlantique et l’Amérique du Sud. II Une énorme ammonite se laissait flotter dans les eaux claires. Cette créature des fonds marins, de la taille d’une roue de tracteur, ressemblait à une sorte d’escargot géant, à la coquille élaborée, d’où sortaient précautionneusement une tête et des pattes. Au fur et à mesure de sa croissance, elle avait accru le nombre de spirales de sa coquille, avançant d’une chambre à l’autre ; désormais, les chambres abandonnées, mais toujours reliées entre elles, servaient à la flottabilité et aux manœuvres. L’ammonite se déplaçait avec une grâce surprenante, sa coquille spiralée, verticale, fendant les eaux. Elle regardait constamment autour d’elle, à l’aide de ses grands yeux intelligents. Les eaux translucides, chauffées par le soleil, grouillaient de créatures et de plancton. Certaines de ces créatures – les huîtres, les palourdes, toutes sortes de poissons – auraient paru familières aux yeux des humains. D’autres pas du tout : notre ammonite, de très nombreuses espèces de calmars et, semblables à des ombres passant dans les profondeurs azurées de l’océan, divers reptiles marins : des mosasaures et des plésiosaures – les baleines et les dauphins de cette époque. Alors que la journée avançait, un nombre sans cesse croissant d’ammonites montaient vers la lumière et restaient entre deux eaux, où elles dérivaient, suspendues comme des cloches. Mais l’ammonite repéra un mouvement sur le fond marin. Elle redescendit rapidement, en sortant ses tentacules sensitifs de sa coquille. Elle identifia aussitôt la chose qui détalait, à demi enfoncée dans le sable granuleux : un crabe. Elle sortit de sa coquille d’autres palpes munis de crochets et les enroula autour du crustacé, s’y cramponnant fermement. Le crabe fut extrait sans aucune difficulté du doux lit marin. Un bec massif, pareil à celui d’un oiseau, s’avança, et l’ammonite mordit dans la coquille du crabe, juste entre les yeux. Elle injecta des sucs digestifs dans la coquille, et commença à aspirer la soupe qui en résulta. Comme les eaux diffusaient des particules de ce fluide, d’autres ammonites rappliquèrent prestement. Ensuite, notre ammonite vit une ombre se déplacer au-dessus d’elle – une ombre dotée d’un museau et de nageoires, glissant silencieusement, rapidement. C’était un élasmosaure : un reptile marin, une sorte de plésiosaure au cou démesuré. Abandonnant sa proie, l’ammonite se recroquevilla dans sa coquille, dont l’ouverture fut immédiatement scellée par un opercule chitineux. L’élasmosaure se jeta sur l’ammonite, faisant basculer sa coquille, et referma sa puissante mâchoire sur la partie la plus étroite de la spirale – sans parvenir à l’entamer. Après y avoir laissé quelques dents, l’élasmosaure abandonna la coquille, qui retomba sur le fond de la mer. Sa conscience rudimentaire s’emplit néanmoins de douleur et de frustration. L’ammonite avait été violemment secouée, mais elle était encore en vie, à l’abri de sa forteresse spiralée. Cependant, une jeune ammonite n’eut pas cette chance. Elle essaya de fuir, se propulsant de-ci de-là à petits coups de jet. L’élasmosaure se satisfit amplement de ce lot de consolation. Il referma adroitement ses dents sur la coquille spiralée, à l’endroit où le corps était accroché à la paroi intérieure. Puis il l’agita brutalement, jusqu’à ce que l’ammonite, toujours vivante, tombe dans l’eau, à nu pour la première fois de sa vie. Le lézard-poisson n’en fit qu’une bouchée. L’élasmosaure repéra ensuite un nuage dans l’eau et nagea sans hésiter dans sa direction. Le nuage était un banc de bélemnites. Plusieurs milliers de ces petits calmars nageaient de concert pour leur protection. Leurs systèmes défensifs – sentinelles, jets d’encre, mouvements de diversion… – étaient généralement efficaces, même contre des prédateurs aussi rapides que cet élasmosaure. Mais son plongeon furieux les avait pris au dépourvu. Ils se dispersèrent, lâchant un nuage d’encre à la face de leur énorme poursuivant, bondissant parfois même hors de l’eau, dans l’air illuminé par la comète. Et pourtant, ils moururent par centaines, des centaines de tête d’épingle de conscience, chacune à sa façon, unique et inimitable. Pendant ce temps, l’ammonite tueuse de crabe avait prudemment rouvert sa coquille. Un tube musculeux sortit de l’ouverture et cracha un jet d’eau à haute pression, propulsant l’ammonite dans les hauteurs miroitantes des eaux bleues. Elle avait perdu son crabe. Mais peu importait. Ce n’étaient pas les proies qui manquaient. C’était ainsi. Une époque de sauvage prédation, sur terre comme dans les mers. Les mollusques chassaient les ammonites, forant leur coquille, empoisonnant leurs proies, projetant des fléchettes mortelles. En réponse, les bivalves avaient appris à s’enterrer profondément dans les sédiments, ou s’étaient munis de piquants, de coquilles plus dures, afin de dissuader les assaillants. Les berniques et les bernacles avaient abandonné les fonds des océans pour coloniser les eaux moins profondes des rivages, où seuls les prédateurs les plus déterminés viendraient les chercher. En attendant, les mers grouillaient de prédateurs reptiliens. Les tortues carnivores et les plésiosaures à long cou se repaissaient de poissons et d’ammonites – tout comme les ptérosaures, ces reptiles volants qui avaient appris à plonger pour se nourrir des richesses de l’océan. Ces prédateurs étaient à leur tour dévorés par d’énormes pliosaures à la puissante mâchoire : longs d’environ vingt-cinq mètres, avec une bouche d’environ trois mètres à elle seule, leur unique tactique consistait à secouer et à massacrer leur proie. Les pliosaures furent les plus grands carnivores que la planète ait jamais portés. Les foisonnantes mers du crétacé grouillaient de vie. C’était depuis des dizaines de millions d’années un ballet tridimensionnel de chasseurs, de proies, de vies et de morts. Et voilà qu’une lumière intense grandissait à la surface étincelante de la mer, comme si le soleil tombait du ciel. Le regard de l’ammonite fut attiré vers la surface. Elle était suffisamment intelligente pour éprouver une sorte de curiosité. C’était du jamais vu. Mais qu’est-ce que ça pouvait bien être ? En tout cas, la prudence s’imposait : « nouveau » voulait souvent dire « dangereux ». Une fois encore, l’ammonite se retira dans sa coquille. Mais, cette fois, même sa forteresse mobile ne pourrait la protéger. La comète traversa l’atmosphère terrestre en quelques fractions de seconde. Elle chassa si violemment l’air autour d’elle qu’elle le propulsa dans l’espace, laissant une traînée de vide derrière elle. L’ammonite se trouvait juste à l’endroit de l’impact. On aurait dit qu’un immense œil de lumière venait de s’ouvrir dans le ciel ; et l’ammonite mourut, désintégrée. Comme les bélemnites. Et l’élasmosaure. Et les huîtres, et les palourdes. Et le plancton. Les ammonites avaient parcouru les océans de la Terre, se ramifiant en milliers d’espèces, pendant plus de trois cents millions d’années. Dans l’année qui suivrait, pas une ne survivrait. Pas une. Déjà, au cours des premières fractions de cette première seconde, de longues lignées généalogiques s’étaient brutalement éteintes. La petite douzaine de mètres d’eau n’offrit à la comète pas plus de résistance que l’air. Toute l’eau fut immédiatement vaporisée, en une fraction de seconde. Puis le noyau de la comète – mille milliards de tonnes, une montagne volante de glace et de poussière – heurta le lit de l’océan. Il lui fallut deux secondes pour s’écraser sur les roches des fonds marins, libérant en cet instant une énergie calorique équivalente à celle de toutes les éruptions volcaniques et de tous les tremblements de terre de la planète pendant mille ans. Le noyau de la comète fut entièrement détruit. Le fond marin lui-même fut vaporisé : les roches se transformèrent en vapeur. La croûte terrestre répercuta l’onde de choc. Et un étroit cône de brouillard minéral incandescent jaillit en direction du sillage de la comète, droit dans le tunnel qu’elle avait formé dans l’air au cours de ses derniers instants. On aurait dit le faisceau lumineux d’un phare géant. Autour de cette colonne de lumière, une effervescence de roches pulvérisées, fracassées, représentant plusieurs centaines de fois la masse de la comète, fut projetée hors du cratère – qui allait en s’élargissant. Au cours des toutes premières secondes, des milliers de milliards de tonnes de roches solides, en fusion ou vaporisées, furent projetées vers le ciel. Sur la côte de la mer qui occupait l’intérieur de l’Amérique du Nord, les troupeaux d’hadrosaures s’étaient massés autour des mares d’eau stagnante. Ils se bousculaient et se pressaient les uns contre les autres en poussant des mugissements lugubres. Des prédateurs, à commencer par des raptors gros comme des poules, considéraient d’un œil froidement calculateur de jeunes hadrosaures égarés. Ailleurs, plusieurs ankylosaures s’étaient rassemblés, leur brillante cuirasse disparaissant sous la poussière. On aurait dit une légion romaine en manœuvre. Une lueur orange brillait plus loin, au sud, comme une nouvelle aurore. Puis un fin rai de lumière aveuglante monta vers le ciel, aussi droit que s’il avait été tracé à la règle – plus droit, en fait, qu’un rayon laser, car ce flux de roches incandescentes ne subissait aucune réfraction au cours de son passage à travers le tunnel foré dans l’air surchauffé de la Terre. Tout cela se passait en silence, dans l’indifférence générale. La femelle suchomimus à museau de crocodile marchait au bord de l’océan, ses longues griffes prêtes à frapper. Comme d’habitude, elle était à la recherche de poissons. La perte de son compagnon, quelques jours auparavant, n’était plus qu’une douleur sourde qui allait en s’estompant. C’était la vie ; son chagrin diffus ne lui coupait pas l’appétit. Plus loin, quelques stegoceras s’étaient dispersés en quête de nourriture. Ces pachycephalosaures étaient presque aussi grands que des hommes. Les mâles avaient une énorme protubérance osseuse sur le crâne, afin de protéger leur tout petit cerveau lors des joutes à faire trembler la terre auxquelles ils se livraient lorsqu’ils étaient en rut. Ils se donnaient d’énormes coups de tête, un peu comme les mouflons. En ce moment même, deux énormes mâles se battaient, leurs têtes caparaçonnées s’entrechoquant, et la plaine retentissait des échos osseux de leurs collisions. Cette espèce avait sacrifié dans ces combats un grand potentiel évolutif. Ce casque osseux hypertrophié limitait, depuis déjà plusieurs millions d’années, le développement de l’encéphale de ces pachycephalosaures. Prisonniers de leur logique biochimique, ils se moquaient éperdument des changements de luminosité, et de ces ombres doubles qui glissaient sur le sol. Les affaires continuaient comme tous les autres jours, sur cette plage du crétacé. Pourtant, quelque chose venait du sud. À présent, le cratère était une cuvette lumineuse de matières en fusion flamboyantes et bouillonnantes, tellement immense qu’elle aurait pu engloutir toute la zone de Los Angeles qui s’étendrait plus tard de Santa Barbara à Long Beach. Elle était si profonde qu’elle aurait pu contenir quatre Everest empilés l’un sur l’autre, et ses lèvres étaient si hautes qu’elles dépassaient l’altitude à laquelle s’épanouiraient, plus tard, les blancs sillons des avions supersoniques. En quelques minutes, un cratère de quatre-vingt-dix kilomètres de diamètre et de trente kilomètres de profondeur venait de se former. Mais cette structure stupéfiante n’en était pas moins éphémère. Déjà, d’immenses failles venaient de s’ouvrir, et de gigantesques glissements de terrain emportaient les parois abruptes du cratère sur des dizaines et des dizaines de kilomètres. Le lit de la mer commençait à ployer. La roche du fond de l’océan avait été repoussée sur une vingtaine de kilomètres dans le manteau de la Terre par le coup de boutoir de la comète. À présent elle rebondissait, et remontait vers la surface en crevant le lac de matière en fusion. La couche rocheuse, quasi liquéfiée, rejaillit violemment, formant un gigantesque anneau de matière meurtrie : une chaîne de montagnes d’une quarantaine de kilomètres surgit en quelques secondes. Pendant ce temps, l’eau s’engouffrait dans la fosse creusée dans le lit de l’océan, alors que les débris éjectés commençaient à retomber sur le sol ébranlé par les secousses, sous la forme d’une pluie de roches en fusion. La température atteignait par endroits plusieurs milliers de degrés, et dans l’air embrasé l’azote se combinait à l’oxygène, formant des gaz délétères qui stagneraient là pendant des années. C’était un chaos de feu, de vapeurs et de lave. Après la collision, une formidable couronne d’air surchauffé jaillit du Yucatân à une vitesse interplanétaire, se ruant vers l’Amérique du Sud en traversant le golfe du Mexique. Dix minutes plus tard, l’onde de choc atteignait la côte du Texas à une vitesse supersonique. Au sud de la plage, la colonne lumineuse s’était ouverte comme une fleur de lumière. Elle commença à s’estomper, et ses couleurs changèrent, devinrent plus profondes, d’un blanc orangé, moucheté de rouge à la base. C’est alors qu’un voile obscur masqua l’horizon sud. Et tout cela dans le plus parfait silence. La mort se déplaçait à une vitesse bien supérieure à celle du son. Les troupeaux de dinosaures n’avaient rien remarqué : les jeunes pachycephalosaures se battaient encore, décrivant toujours les mêmes pas de danse darwiniens. Mais les oiseaux et les ptérosaures connaissaient les cieux. Un groupe de ptérosaures avaient moissonné l’océan, rasant les flots afin de récolter du poisson dans leurs becs au gracieux design hydrodynamique. À présent, ils regagnaient la terre ferme à grands coups d’ailes. Une volée de petits oiseaux qui ressemblaient à des mouettes les suivaient, battant l’air de leurs petites ailes gris clair qui semblaient palpiter dans la lumière minérale. La femelle suchomimus fut la seule sur des milliers de dinosaures à réagir à cette débauche de lumière. Elle se tourna vers le sud, et ses pupilles étroites s’étrécirent encore devant ce spectacle. Une sorte d’instinct la fit jaillir hors de l’eau et gagner rapidement les hauteurs du rivage. Le sable chaud était trop meuble et ralentissait sa progression, mais elle redoubla d’efforts. Deux jeunes raptors, qui jouaient avec la carapace d’une tortue échouée, levèrent la tête, intéressés, en voyant passer la suchomimus. Dans un coin du rusé cerveau de la suchomimus, une alarme s’était déclenchée. Elle enfreignait un grand nombre de règles comportementales ; elle s’était placée en situation de vulnérabilité. Mais un instinct plus profond encore lui disait que la bande noire qui avançait sur l’horizon constituait une bien plus grande menace que n’importe quel raptor. Elle atteignit une rangée de dunes basses. Une boule de fourrure détala, outrée, sous ses pattes et s’éclipsa à la vitesse de l’éclair. Partout sur la plaine côtière, la lumière commençait à diminuer. Et les dinosaures s’inquiétèrent enfin. Les troupeaux d’herbivores, les hadrosaures et les ankylosaures, tous cessèrent de brouter et tournèrent la tête vers le sud. L’éventail de roches qui montait vers le ciel était maintenant invisible, caché par le mur de ténèbres dressé sur l’horizon. Mais c’était un mur mouvant, dont la paroi bouillonnait, agitée de convulsions. Des éclairs fusaient çà et là dans ses entrailles, y éveillant des fulgurances d’un blanc violacé. Même en ces ultimes secondes, très peu de dinosaures comprirent ce que la chose avait d’insolite. C’était un drôle de crépuscule, et voilà tout. Quelques-uns commencèrent à somnoler, leur système nerveux réagissant à la baisse de l’intensité lumineuse. Puis, loin au sud, l’onde de choc frontale explosa. En un battement de cœur, on passa du silence au vacarme. Le front percuta les troupeaux d’animaux. Les hadrosaures furent projetés dans les airs, les énormes adultes se tortillèrent dans tous les sens, leurs mugissements se perdant dans la soudaine fureur. La joute des stegoceras au crâne blindé fut interrompue pour ne jamais reprendre. Quelques ankylosaures se cramponnèrent au sol comme des bunkers, le dos tourné à ce vent de folie. Mais même la plaine autour d’eux volait dans les airs, la végétation arrachée et éparpillée, jusqu’aux lacs, qui se vidèrent entièrement. Les dunes basses explosèrent autour de la suchomimus, l’ensevelissant instantanément dans des ténèbres caillouteuses. L’onde de choc passa, aussi vite qu’elle était venue. Quand elle sentit que le sol cessait de trembler, la suchomimus commença à gratter la terre. Elle éternua pour chasser le sable de ses narines, battit plusieurs fois ses paupières translucides pour se nettoyer les yeux et se releva tant bien que mal. Elle fit prudemment quelques pas. Le nouveau sol était instable et jonché de caillasses. S’y déplacer était difficile. La plaine côtière était méconnaissable. La dune qui l’avait abritée avait complètement disparu. Il avait suffi de quelques secondes pour effacer le patient travail de plusieurs siècles de vent. La plaine était noyée sous les débris : bouts de roches pulvérisées, boue du fond de l’océan, et même algues ou petites créatures marines échouées. Et dans le ciel un bouillonnement de nuages filait vers le nord. Un énorme tumulte ébranlait encore les nuées alors que les ondes sonores s’entrechoquaient. Mais la suchomimus ne les entendait pas. Elle était sourde. Le premier passage de l’onde de choc lui avait crevé les tympans. Il y avait des dinosaures morts partout. Même les gros hadrosaures gisaient, écrasés, à terre. Les corps tordus, brisés, disparaissaient à moitié sous le sable et la boue. Des raptors avaient été jetés les uns sur les autres, leurs corps déliés entremêlés. À perte de vue, des vieux reposaient au côté de plus jeunes, des parents parmi leurs enfants, des prédateurs au milieu de leurs proies, unis dans la mort. La plupart des catastrophes, inondations ou incendies, affectaient de préférence les plus faibles, les jeunes, les vieillards et les malades. Ou bien ils frappaient une espèce en particulier – comme ces épidémies qui empruntaient un pont de terre entre les continents, portées par un hôte involontaire. Mais, cette fois, il n’y aurait pas de survivants – à part ceux qui avaient eu beaucoup de chance, comme la suchomimus. Celle-ci aperçut un poisson argenté. Le vent l’avait transporté en quelques secondes sur la terre ferme, à plus d’une douzaine de kilomètres, et il tressautait, toujours vivant. L’estomac de la suchomimus gronda doucement. C’était la fin du monde, et elle avait faim. Mais le vent n’avait pas terminé son ouvrage. Déjà, la masse d’air revenait à toute allure par-delà l’océan pour remplir le vide créé au moment de l’impact. C’était comme une immense inspiration. La suchomimus, toute à ses jeux avec son poisson, vit la muraille noire revenir sur elle ; cette fois, la masse d’air s’était chargée, à l’intérieur des terres, de débris, de roches, de boue, d’arbres arrachés. Il y avait même le cadavre d’un énorme tyrannosaure, qui tournoyait sans vie, très haut dans les airs. Alors, la suchomimus plongea à nouveau dans le sable. Le front de choc jaillissait toujours du cratère infernal, se répandant comme une cascade sur une pierre étale. Vers l’intérieur des terres, à l’endroit où Géant s’était attaqué au nid de la tyrannosaure, l’onde de choc avait tout détruit dans un cercle assez grand pour englober la lune entière. Du front en marche surgissaient des tornades pareilles à des enfants démoniaques, nés pour détruire. Pour Géant, la tornade était un tube noir qui unissait le ciel et la terre. À la base du tube, des sortes d’échardes s’élevaient, tourbillonnaient et retombaient. Autrefois, les ancêtres du giganotosaure avaient envahi un continent ; maintenant, Géant se dressait sur ses pattes de derrière et secouait la tête en sifflant, les yeux rivés à la menace approchante. Mais il ne s’agissait pas, cette fois, d’un quelconque saurien venu le défier. C’était une muraille de ténèbres, c’était la nuit en marche. Finalement, quelque chose dans l’esprit de Géant remarqua les branchages éparpillés au pied de ce monstre météorologique. Ces « branchages » étaient des arbres, des séquoias, des ginkgos et des arbres-fougères, fauchés comme des aiguilles de pin. Ses frères firent la même constatation. Alors, ils tournèrent tous les trois le dos à la chose et détalèrent. La base de la tornade ouvrit une tranchée dans la masse verte de la forêt, détruisant les arbres, soulevant les roches, projetant dans les airs des animaux qui pesaient parfois plus de cinq tonnes, immenses et lents herbivores qui tout à coup avaient des ailes. La plupart d’entre eux moururent avant même de retomber à terre. Dans son terrier, Purga tremblait de tous ses membres. Elle avait été réveillée par les secousses de la terre. Son mâle et elle se pelotonnèrent autour de leurs deux petits et écoutèrent les mugissements du vent, le fracas des arbres arrachés, brisés, les cris des dinosaures à l’agonie. Purga ferma les yeux, déconcertée, terrifiée, attendant une seule chose : que ce bruit s’arrête. Dans les contreforts des Rocheuses, la maman azhdarchidé sentit approcher ce vent de folie. Rapidement, elle replia ses ailes et retourna vers son nid en se dandinant sur les poignets et les rotules. Ses petits se blottirent autour d’elle, mais elle n’avait rien à leur donner à manger, et, furieux, ils se mirent à la becqueter. Ces bébés ne pouvaient pas voler, la membrane de leurs ailes ne s’étant pas encore développée. Pour le moment, ils n’avaient qu’une ébauche de peau flasque entre le doigt des pattes avant et les pattes de derrière. Pourtant, à leur manière, ils étaient déjà magnifiques ; les écailles de leur cou – héritées de leurs ancêtres reptiliens – resplendissaient. Elles accrochaient la lumière du soleil et brillaient de mille feux. Mais voilà que des nuages obscurcissaient le soleil. Dans ces hauteurs, ils étaient à l’abri des tornades. Seulement, le front de choc constituait toujours une muraille bouillonnante d’air agité, tumultueux, encore puissant, même si loin de la zone d’impact. Un premier coup de vent secoua le nid. Les bébés s’agitèrent en piaillant. Instinctivement, la mère battit des ailes et prit son envol. Une pulsion primitive l’avait emporté. Elle pourrait toujours avoir d’autres couvées, si elle survivait. Ses bébés, abandonnés derrière elle, criaillaient de colère et de peur. À l’approche du mur de vent, tout fut calme pendant un instant. La vitesse de vol de l’azhdarchidé diminua. Elle fit demi-tour et déploya ses ailes, agissant de nouveau en réponse à des mécanismes instinctifs. Elle tendit ses longs doigts directeurs et ses pattes arrière, et par de subtils mouvements saccadés des cuisses et des genoux elle ajusta la tension de ses ailes. C’était une formidable machine de vol, un appareillage à nul autre pareil de tendons, de ligaments, de muscles, de peau et de fourrure, façonné par des dizaines de millions d’années d’évolution. Mais le vent de la comète n’avait que faire de tout cela. Il s’en fichait éperdument. Frappant la corniche rocheuse, il réduisit le nid en miettes et balaya les os des victimes des ptérosaures – dont ceux de Second –, qui valsèrent soudain dans les airs avec une multitude d’autres débris. Les bébés s’envolèrent : pour la première fois, pour un très court moment, et pour mourir. Quant à la maman azhdarchidé, ce fut comme si elle avait volé dans un mur de poussière et de gravillons, et même de morceaux de végétation, de bois et de roche. Elle sentit ses fragiles os se casser. Elle roula plusieurs fois sur elle-même, aussi impuissante qu’une feuille morte. Une fois de plus, la suchomimus se releva, non sans peine. Elle avait mal partout, aux pattes, aux bras, à la queue, à la tête ; partout où l’avaient heurtée les débris volants, les miettes d’un monde pulvérisé. Une fois de plus, la plage était devenue un endroit des plus étranges. Le sol était maintenant recouvert de débris de l’intérieur des terres, de fragments d’arbres écrasés, d’animaux broyés, de ptérosaures et d’oiseaux morts ou mourants, et même de limon du fond des lacs. Rien ne bougeait – mis à part les animaux à l’agonie, et la suchomimus. Elle se rappela le poisson qu’elle s’apprêtait à manger. Mais il était parti. Au-dessus d’elle, de noires traînées de nuages zébraient le ciel, comme un rideau qu’on tire. Le soleil disparut ; et il se passerait beaucoup, beaucoup de temps avant qu’on le revoie. Au sud, le couvercle du ciel se mit à briller d’une étrange lueur orangée. Une brise apporta une odeur bien précise, violente : l’odeur de l’ozone. L’odeur de la mer. Elle se remémora les clapotis de l’eau, les écailles luisantes des poissons nageant dans les hauts fonds. Elle devait regagner la mer. Elle avait toujours vécu au bord de la mer ; elle y serait en sécurité. Après avoir poussé un mugissement lugubre qu’elle-même n’entendit pas, elle avança à l’aveuglette en direction de l’odeur, ignorant les sinistres détritus sur lesquels elle marchait. La tortue de mer avait eu de la chance. Au moment où la comète s’était écrasée, elle nageait dans les fonds marins, loin de la zone de l’impact. Elle appartenait à l’une des plus anciennes espèces de la grande dynastie des reptiles. Pourtant, primitive ou non, cette tortue était une formidable chasseuse. Son corps était peu exigeant. Il n’avait besoin que du vingtième de la nourriture qu’avalait un dinosaure du même poids. Formidablement protégée par sa carapace blindée, chasseuse réfléchie, les seuls dangers auxquels elle était confrontée dans l’existence étaient les débarquements annuels qu’elle devait effectuer sur les plages pour y pondre ses œufs, avant de se hâter de regagner l’abri des eaux. Elle avait un petit cerveau et une vague conscience. Elle vivait seule, dans un monde monotone et monocolore. Elle n’était en rien liée à ses parents ou à ses rejetons, et ne comprenait pas vraiment que les œufs qu’elle pondait donneraient naissance à une nouvelle génération. Mais elle était très vieille, méfiante et endurante. Et voilà que quelque chose venait perturber le bleu de sa solitude. Un formidable courant entraînait la mer vers le sud. La tortue rama obstinément à contre-courant, vers le fond. Tous ses instincts, façonnés par des milliards d’années de tempêtes tropicales, lui criaient : Plonge, plonge le plus profondément possible, mets-toi à l’abri ! Mais ce courant ne ressemblait à aucun de ceux qu’elle avait connus. Dans ces eaux de plus en plus boueuses et agitées, elle aperçut des créatures bien plus grandes qu’elle, et même des pliosaures géants, entraînés malgré eux par cette énorme marée. En outre, alors qu’elle continuait à descendre, des débris lui tombèrent dessus, des ammonites désemparées, des palourdes, des calmars, et même des roches arrachées au sol. Elle arriva enfin à la vase molle du fond. Agitant ses quatre ailerons, elle creusa la vase, s’efforçant d’ignorer la grêle d’objets qui rebondissaient sur sa carapace. Un jour ou l’autre, il faudrait bien qu’elle remonte à la surface, pour y retrouver l’air et la chaleur ; mais elle pouvait attendre, attendre longtemps – le temps qu’il faudrait, le temps que cet orage monstrueux mettrait à s’apaiser. C’est alors que les ménisques scintillants de la surface descendirent vers elle – et la mer se vida. La tortue se retrouva en pleine lumière, dans un bain de boue. Une sorte de choc brutal ébranla soudain son petit cerveau. Le monde avait basculé cul par-dessus tête ; ça n’avait pas de sens. Et voilà que le boueux fond marin, exposé à l’air libre, était agité de secousses. À la lumière étrange, et sans cesse changeante, du jour, la suchomimus aperçut enfin la mer. Avec un cri rauque de soulagement, elle se rua vers l’avant. Mais la mer continuait de reculer, laissant un lit de vase luisante. Et plus elle courait pour la rejoindre, plus la mer s’éloignait. Un poisson s’agita sous ses pattes. Elle s’arrêta, le temps de le sortir de la vase et de l’avaler tout rond. Dans la minuscule conscience du poisson s’inscrivit une sorte de soulagement ; cette mort était rapide par rapport à l’horrible suffocation qu’il aurait endurée sur cette nouvelle plage. Le fond marin, offert au ciel pour la première fois depuis des millions d’années, grouillait de vie. Il était entièrement recouvert de palourdes, de crustacés, de calmars, de poissons et d’ammonites de toutes les tailles, qui tous étouffaient à l’air libre. Plus au sud gisaient de gigantesques formes. La suchomimus vit un plésiosaure, échoué lui aussi. C’était un carnivore marin de plusieurs tonnes et de huit mètres de long, qui haletait, étendu dans la vase, ses quatre énormes nageoires évasées, brisées, étalées autour de lui. Il s’agitait en tous sens, ses énormes ailerons battant l’air, sa gueule formidable insultant sauvagement le destin qui l’avait échoué là. En d’autres circonstances, c’eût été un spectacle prodigieux. Mais la suchomimus fit demi-tour, sidérée. Elle regarda vers le nord, vers la terre, et vit des créatures sortir en rampant des forêts dévastées, des marécages ravagés par le vent. La plupart étaient des ankylosaures et d’autres monstres caparaçonnés, abrités jusque-là par leur lourde armure, élaborée à l’origine pour les protéger des dents et des griffes des tyrannosaures. Ils se traînaient vers le fond marin à découvert, en quête d’un abri, d’eau fraîche et de nourriture. Alors les ankylosaures ouvrirent grand leur gueule et battirent en retraite, une fois encore. La suchomimus regarda, sans comprendre. Ils mugissaient, et elle ne les entendait pas. Elle se retourna vers la mer, vit ce qui les avait terrifiés. Ce que l’air avait fait, l’eau le faisait à son tour. À partir du point d’impact, propulsée par le formidable afflux de chaleur, une onde de choc circulaire avançait à présent sur l’océan. Son pouvoir destructeur était limité, l’impact ne s’étant pas produit en eaux profondes. Cependant, au moment où elle arriva sur la côte de l’Amérique du Nord, la vague faisait déjà une bonne trentaine de mètres de haut. Et quand ce tsunami atteignit les hauts-fonds de la côte du Texas, il se dressait à plus de dix ou vingt fois la hauteur de la vague initiale. Rien dans l’histoire génétique de la suchomimus ne l’avait préparée à affronter pareille chose. La mer revenait, telle une chaîne de montagnes en mouvement, surgissant à toute allure de l’océan enfui. Elle ne pouvait l’entendre, mais elle sentait que cela ébranlait le fond marin livré au ciel, et puis il y avait l’agressive puanteur du sel et de la roche pulvérisée. Elle se dressa sur ses pattes arrière, releva la tête et montra les dents, comme pour défier le tsunami lancé sur elle. La muraille liquide se cabra au-dessus d’elle. Il y eut un instant de pression, de noirceur, de force énorme la comprimant. Elle mourut dans la seconde. Le tsunami roula vers la terre, dominant de toute sa hauteur les minuscules ankylosaures qui fuyaient pesamment. Il les écrabouilla, malgré leur armure. Puis il continua, laminant tout sur son passage, le long du vieux chenal marin asséché. En reculant, les eaux avaient laissé derrière elles quantité de détritus, d’immenses monceaux de débris remontés du fond des océans. C’était comme un gigantesque marécage, et tout ça à cause d’une pierre tombée dans cette mare du crétacé. Sur terre, au Texas, rien ne survécut. Dans la mer, seule une poignée de créatures résista à cette catastrophe océanique. L’une d’elles était la tortue de mer. Elle s’était enfouie assez profondément dans la vase pour que les eaux du tsunami l’épargnent. Quand elle sentit qu’un genre de calme était enfin revenu, elle s’extirpa de la boue et remonta dans les eaux assombries par des nuages de débris, de lambeaux d’animaux et de plantes. Les tortues, ces vétérans de l’évolution, avaient déjà dépassé le zénith de leur diversité. Mais là où des créatures plus spectaculaires avaient péri, par dizaines de milliers, les tortues avaient survécu. Quand le monde est dangereux, l’humilité est un facteur de longévité. L’impact avait projeté une onde d’énergie de l’autre côté de la Terre. En Amérique du Nord et du Sud, sur des milliers de kilomètres, les tressaillements d’une Terre meurtrie enfantèrent des failles, provoquant des glissements de terrain. Les vagues rocheuses s’affaiblirent au fur et à mesure de leur propagation, mais les strates internes de la Terre agirent comme une lentille géante qui concentra toute l’énergie sismique aux antipodes de l’impact, c’est-à-dire au sud-ouest du Pacifique. Même là, de l’autre côté de la planète, le plancher océanique se souleva dix fois plus que lors du tremblement de terre de San Francisco de 1906. Les ondes de choc n’allaient pas cesser de traverser la planète, se croisant, s’entrechoquant, se renforçant. Pendant des jours et des jours, le monde allait résonner comme une cloche. De l’espace, on aurait dit qu’un chancre flamboyant s’étendait sur toute la Terre à partir du point encore fumant de l’impact. Ce n’était plus qu’un nuage immense de matières en fusion, éjectées dans l’espace. Dans le vide, les gouttelettes éparses commençaient à refroidir, formant de durs agrégats de poussières. Une partie de toute cette matière serait à jamais perdue pour la planète, rejoignant le fin crachin minéral qui dérivait entre les mondes : quelques millénaires plus tard, des fragments de plancher océanique du Yucatân retomberaient sous forme de météores sur Mars, Vénus ou la Lune. Une partie de cette matière interplanétaire tournerait en orbite autour de la Terre, y formant un anneau temporaire – noir, immonde –, qui finirait par se disperser sous les actions conjuguées de l’attraction du soleil et de la Lune. Mais la majeure partie de tout cela n’allait pas tarder à retomber sur la Terre. D’ailleurs, la formidable grêle avait déjà commencé. Les premiers grêlons venaient des plus gros débris jaillis des bords du cratère – la plupart étant des fragments du fond calcaire des océans fracassés. Ces gros morceaux n’avaient pas été fondus par le dégagement de chaleur du début de l’impact. Mais, en retombant dans l’atmosphère surchauffée de la Terre, ils s’embrasèrent. Des rais de lumière de plusieurs centaines de kilomètres de long commencèrent à zébrer le ciel, comme des figures de géométrie tracées au tableau noir par un savant fou. Certains de ces fragments étaient suffisamment gros pour éclater sous l’effet de la chaleur, de sorte que d’autres rais jaillissaient de ces explosions de lumière. De toutes les créatures situées dans un rayon de plusieurs milliers de kilomètres autour de l’impact, l’énorme cachalot des airs avait été, et de loin, le moins affecté. Notre cachalot, donc, avait regardé descendre la lumière sur le Yucatân, avait observé ce mortel rayon laser fait de comète et de fond marin vaporisés, avait même entrevu la formation du cratère, alors que la roche s’ourlait de plis partant du lit de l’océan mis à nu, avant de s’arrêter sur place, paralysée par une formidable poigne chtonienne. S’il avait pu décrire ce qu’il avait vu, le cachalot aurait laissé à la postérité un fascinant compte rendu du plus violent impact que la Terre avait connu depuis la fin du bombardement qui l’avait engendrée, quatre milliards d’années plus tôt. Mais le cachalot n’en avait cure. Il n’avait même pas été gêné par le vent ; il volait bien trop haut, et avait toujours trouvé à se nourrir alors que les couches d’air délavé filaient loin au-dessous de lui. De lointaines lumières dans le ciel, un tumulte à la surface – à l’image de ces tourbillons crémeux qui parcouraient souvent la terre et les océans – ne signifiaient rien pour une créature qui volait à l’orée de l’espace. Tant que les courants aériens lui apporteraient le fin plancton aérien dont il se nourrissait, il continuerait à flâner dans son domaine intangible, à l’abri de tout. Mais cet orage n’était pas comme les autres. Le cachalot des airs avait l’habitude des météores. Ce n’étaient que des traits brillants dans l’indigo du ciel au-dessus de lui. Les milliards de débris cosmiques qui pleuvaient sur la Terre brûlaient à peu près tous dans les hauteurs de la stratosphère, c’est-à-dire le royaume du cachalot des airs. Mais quelques-uns tombaient plus bas, dans l’air plus dense de la Terre, au-dessous de lui. Le cachalot n’avait pas d’ouïe – il n’en avait nul besoin, dans cet air raréfié, silencieux, où aucun prédateur n’était à l’affût –, mais s’il en avait été doté, il aurait entendu le léger sifflement des météores au moment où ils redescendaient vers la planète dont ils venaient d’être expulsés. Il vit même tomber les premiers morceaux de fonds marin : tout en bas, une longue floraison d’étincelles lumineuses s’épanouit comme de petites fleurs. Cela ressemblait à ce qu’on pourrait voir depuis un bombardier volant à haute altitude. Pour la première fois depuis son enfance, le cachalot eut peur. Pour la première fois, il ne s’agissait plus d’un spectacle lumineux aérien, mais d’une pluie, de lumière et de feu. Une pluie qui tombait du ciel tout autour de lui – et de plus en plus drue. Il fit demi-tour, un peu tard. Battant l’air lentement de ses immenses ailes, il se dirigea vers le nord. Il y eut une explosion de lumière. Le fragment de roche chauffé à blanc n’était vraiment pas bien grand. Après avoir heurté le cachalot, il poursuivit sa chute vers les denses forêts du crétacé, n’ayant perdu qu’une infime fraction de son énergie cinétique. Mais le complexe système nerveux du cachalot transmit à son petit cerveau des signaux de douleur atroce. Il tourna sa grosse tête vers la droite et vit que son aile était lacérée et brûlée. Si le météore avait heurté le centre de l’aile, il y aurait probablement fait un trou des plus nets, mais le cachalot aurait sans doute vécu un peu plus longtemps. Seulement, il n’avait pas eu de chance. Le météore avait pulvérisé l’une des articulations de son immense et fragile doigt directeur. Son aile commença à se déchiqueter en vastes lambeaux, laissant à nu les os brisés. Le gris-bleu de la Terre se retrouva au-dessus de lui. Il eut beau battre l’air de son aile intacte, il perdit tout contrôle et tomba en piqué. Pourtant, il était toujours conscient et se tordait lentement sur lui-même, se disloquant comme un cerf-volant foudroyé. La pluie de météores s’intensifia. Certains, pareils à des balles, forèrent des tunnels dans les délicates cavités de son corps, lacérèrent ses vessies natatoires, pulvérisèrent le fragile filigrane de son squelette, aussi léger que l’air, achevant de mettre en pièces ses magnifiques ailes. La douleur fut bientôt insupportable. Son esprit s’emplit d’images rassurantes et délicieuses, où il dérivait loin dans les hauteurs d’une Terre paisible. Il mourut bien avant que ce qui restait de son torse ne touche terre, les poumons broyés par la densité de l’air. Géant faisait tout ce qu’il pouvait pour se redresser. Juste en face de lui, un stegoceras marchait d’un pas lourd, abasourdi, le caparaçon d’os et de chair couleur rouge qui ornait son front paraissant étonnamment déplacé. Ce jeune mâle avait eu la chance de trouver à s’abriter sous un épais bosquet d’araucarias et avait survécu à la tempête, en n’ayant à déplorer qu’une côte cassée. Mais son clan avait disparu, comme aspiré par le vent. Il leva la tête et se mit à mugir lugubrement. On aurait dit le cri désespéré d’un enfant perdu appelant ses parents. Ce ne fut pas sa mère qui lui répondit, mais deux énormes carnivores : deux giganotosaures, qui s’approchèrent de lui lentement, en secouant la tête, sans le quitter des yeux. C’était l’apocalypse, et la chasse continuait. Malgré la sensation de peur causée par l’adrénaline qui coulait dans ses veines, le stegoceras remarqua quelque chose de bizarre. Un troisième giganotosaure, aussi massif et puissant que les autres, semblait se désintéresser de lui. Ce troisième monstre dressait la tête vers une chose qui venait du ciel. Confus, effrayé, le stegoceras se tourna vers le sud, où un horrible orange cancéreux sourdait d’une procession de nuages noirs. Le premier météore passa en hurlant au-dessus d’eux, tel un frelon étincelant. Il fila en rase-mottes au-dessus de la forêt détruite et alla s’écraser un peu plus loin sur un contrefort, fracassant la jeune roche volcanique. Une nouvelle pluie de matières en fusion s’abattit, martelant le sol jonché de débris. Tous les dinosaures se tournèrent dans cette direction, choqués et effarouchés, oubliant un instant leur animosité innée. C’est alors qu’un second météore traversa le stegoceras de part en part, comme une balle à haute vélocité. Une fraction de seconde plus tard, quand il heurta la croûte terrestre, le météore évacua son énergie résiduelle dans la roche. L’explosion déchiqueta le stegoceras avant même qu’il ne retombe à terre. Et sous la brève averse de sang qui le criblait, Géant rentra la tête dans les épaules, déconcerté. Les météores commençaient maintenant à tomber sur ce qui restait de la forêt dévastée. Des flammes s’élevèrent. Géant et ses frères détalèrent, paniqués. Autour d’eux, la pluie de météores s’épaissit encore, pilonnant la terre, creusant des cratères et enflammant les broussailles. On aurait dit que les giganotosaures couraient au beau milieu d’un champ de tir. Purga, elle aussi, sentit la fumée. Les primates pouvaient échapper au feu en s’enfouissant dans leur terrier, creusé profondément dans la fraîcheur de la terre. Ils ressentaient ensuite, une fois le feu passé, dans les vestiges de la forêt détruite et carbonisée. Alertée par son instinct, Purga sentit que cette fois-ci les choses étaient différentes. Elle se fraya un chemin de l’autre côté de son mâle et de ses petits blottis les uns contre les autres, contourna l’affreuse tête coupée de la troodon et sortit au grand jour. Elle fut immédiatement éblouie, ses yeux adaptés à la vision nocturne n’étant pas faits pour ce flot inhabituel de lumière. Mais elle distinguait tout de même le fait saillant de ce jour sinistre entre tous : l’incendie qui achevait de détruire la forêt écrasée, et la pluie continuelle, incompréhensible, de météorites. Elle ne pouvait rester là. Mais où aller ? La couverture verdoyante qui masquait les contreforts des Rocheuses ayant déjà été dévastée par les rafales de vent, rien ne dissimulait plus les nuages de fumée volcanique qui s’attardaient à leurs sommets. Et là où les bourrasques produites par la comète avaient chassé l’air humide et chaud vers le haut des pentes escarpées, d’épais cumulus s’accrochaient aux cimes des montagnes. De l’ombre. L’obscurité. Peut-être même un peu de pluie. Elle fit un pas à découvert, les moustaches hérissées. Elle avançait par petits bonds, s’arrêtant tous les trois ou quatre pas pour s’aplatir contre le sol. Elle se retourna. Derrière la tête de la troodon, son compagnon et ses petits braquaient sur elle trois paires d’yeux grands ouverts. Un instinct forgé par des centaines de millions d’années la pressait de regagner la fraîcheur de la terre, ou de grimper dans la sécurité des arbres, afin d’échapper aux terribles griffes, dents et pattes de ce monde de géants – pour lesquels elle était une proie facile. Mais les arbres gisaient à terre, renversés, et son terrier n’était déjà plus un sanctuaire. Elle détala droit devant elle, en direction des montagnes drapées de nuages. Son compagnon la suivit, inquiet, méfiant. L’un des bébés l’imita. L’autre, terrifié, désemparé, s’en retourna à toute allure dans les profondeurs du terrier. Purga ne pouvait rien pour lui. Elle ne le reverrait jamais. C’est ainsi que ces trois petites créatures pareilles à des musaraignes, portant en elles tout le potentiel de l’humanité, se frayèrent, pas à pas, un chemin au milieu des plaines fumantes, sous une pluie de météores. Du feu naissait le feu. Les poches d’incendie éparses se rejoignaient peu à peu. Et comme la température de l’air ne cessait de monter, même les humides sous-bois s’embrasèrent. Le vent se mit à souffler, soulevant des spirales de fumée. Ici, comme partout, du nord au sud de l’Amérique, les feux commençaient à s’autorépliquer, selon une logique qui leur était propre, se nourrissant d’eux-mêmes, s’entretenant les uns les autres. Ainsi naquirent de gigantesques incendies. Tout ce qui pouvait brûler brûla : de la moindre parcelle de végétation à la plus petite algue encore luisante de son souvenir d’eau, tout s’enflamma. Les animaux s’embrasèrent. Les raptors brûlaient comme des brindilles, et les énormes herbivores caparaçonnés cuisaient, tout simplement, dans leur monstrueuse coquille. Les trois giganotosaures parvinrent tout de même à fuir. Ils avaient réussi à atteindre une clairière dans la forêt, où se trouvait un lac. Ils crevaient de chaud, leur mâchoire pendait mollement, et ils avaient la tête embrumée par la puanteur des fumées. Le ciel offrait un spectacle incroyable. Un voile de ténèbres montait du sud-est comme un rideau de théâtre sur la scène. Quant à cet orange, si inquiétant, il s’étendait toujours et brillait de plus en plus – il était maintenant presque jaune. Et les météores pleuvaient, encore et encore, sur le sol boueux. Au bord du lac, une scène de désolation attendait les giganotosaures. Des dinosaures en déroute. Des troupeaux d’espèces rivales d’hadrosaures se mélangeaient, des bêtes lourdement cuirassées, comme les ceratops ou les ankylosaures, se bousculaient, des herbivores couraient à côté de leurs prédateurs. Il y avait même quelques mammifères, aveuglés par la lumière, qui décampaient au milieu de toutes ces pattes gigantesques. C’était la débâcle. Tous ces animaux chargeaient, les pattes brûlées par le sol fumant, fonçant les uns dans les autres sans se voir. Une heure ou deux plus tôt, c’eût été inimaginable. L’étroite imbrication écologique reliant les herbivores aux carnivores et les prédateurs aux proies, qui avait mis plus de cent cinquante millions d’années à s’élaborer, venait d’être totalement anéantie. Géant se fraya un chemin entre ses congénères paniqués, n’hésitant pas à les bousculer, poussé vers l’eau par un profond instinct. Il plongea dans le lac, écartant les débris fumants qui flottaient à la surface. Il faisait encore délicieusement frais au fond. Il avait la tête sous l’eau, mais il voyait les météores qui continuaient à tomber dans le lac, où ils traçaient des sillons de bulles, comme des balles. Soudain, une ombre se dressa devant lui, tel un missile, et ouvrit une grande gueule blanche. À travers l’eau boueuse, Géant vit une rangée de dents coniques. Il recula précipitamment. Le crocodile s’était allongé au fond du lac, où il attendait patiemment, en silence. C’était une femelle, une lointaine cousine du deinonychus – un animal marin –, et jusqu’à présent les événements de ce jour de panique n’avaient pas signifié grand-chose pour elle. Elle avait bien senti la terre trembler, et les secousses qui avaient suivi, dans l’eau, elle avait bien vu ces lumières étranges, dans le ciel… Mais elle était sûre de sortir indemne de cet orage, comme elle avait déjà survécu à de nombreux autres. Son métabolisme étant capable de se mettre dans une sorte d’état de veille prolongé quand c’était nécessaire, elle pouvait rester sous l’eau plus d’une heure d’affilée. Elle pensait lentement, sans précipitation. Elle savait qu’elle n’avait qu’à rester ici, vautrée dans la boue. L’orage finirait bien par passer, et les proies viendraient de nouveau à elle. Et voilà qu’un dinosaure s’était aventuré comme un gros pataud dans son lac. Il ne s’était pas contenté de rester au bord, pour boire et brouter un peu, comme ces stupides hadrosaures. Non, il avait plongé dedans. Il avait osé venir patauger dans son domaine. Elle ressentit de la colère, du fait de cette intrusion, de la colère mais aussi une certaine satisfaction à l’idée du repas facilement gagné qui l’attendait. Elle quitta son lit de boue et remonta vers la surface, qui étincelait à la lumière de la comète. C’est alors que d’autres corps tout aussi massifs plongèrent désespérément dans les eaux turbides et commencèrent à se débattre dans la vase du fond. Évidemment, elle passa a l’attaque. Géant fit un écart, évita de justesse la gueule de la crocodile et réussit, sans l’avoir voulu, à lui flanquer un coup de patte sur le museau. La crocodile recula vivement, puis revint aussitôt à la charge. Géant aurait pu battre en retraite et sortir de l’eau, mais une horde d’animaux se jetaient dans le lac, juste derrière lui. La crocodile donna des coups de dents dans tous les sens, mordant les envahisseurs. Les animaux se mirent à se bagarrer à tout va. C’est alors qu’il y eut une violente secousse : une réplique du choc sismique causé par la comète faisait trembler les fondations mêmes de la Terre. Le sol se souleva, s’ouvrit – et l’eau se retira, laissant Géant échoué, au milieu de la végétation en train de sécher et d’animaux qui se tortillaient. La crocodile, soudain exposée à l’air chaud et sec, n’y comprenait rien. Elle essaya de s’enfoncer dans la boue, ainsi que l’y avait jadis poussée l’instinct qui l’avait guidée, alors qu’elle sortait de sa coquille, à faire ses premiers pas dans l’eau. Mais la boue durcissait, séchait à tout allure ; elle n’arrivait même pas à creuser la vase. Et les météores tombaient toujours, trouant les nuages de fumée comme autant de colonnes de lumière. Les rafales de vent et le tsunami avaient déjà détruit à peu près toutes les créatures vivantes des deux Amériques, du Nord et du Sud, des insectes jusqu’aux dinosaures. Ailleurs dans le monde, des feux de plus en plus intenses achevaient de tuer à peu près tout ce qui avait pu survivre. Mais le pire restait à venir. La matière brute soulevée à la périphérie du cratère formé par la comète était vite redescendue, généralement en martelant le sol ébranlé, dans un rayon équivalent à deux fois celui du cratère – le reste retombant sous la forme de météores, tels ceux qui avaient incendié les forêts. Le grand plumet central de roches vaporisées avait continué de s’élever. Des particules de matière solide se condensèrent dans ce nuage étincelant, encore chauffé à blanc, et se mirent à pleuvoir sur la Terre. Mais alors qu’elles s’étaient élevées dans un tunnel de vide, elles retombèrent dans l’atmosphère, qui absorba toute leur énergie. C’était une grêle de feu mortel, une couverture à l’échelle de la planète, faite d’innombrables milliards de minuscules météores incandescents. Partout sur Terre, l’air se mit à briller. Purga venait d’atteindre les contreforts des Rocheuses. Son compagnon, Troisième, et son seul bébé encore en vie étaient à ses côtés. Ils ne pouvaient pas aller plus avant vers les montagnes proprement dites, car le sol fracassé et bouleversé par les secousses sismiques était jonché de pierres plus grosses que Purga. Il faudrait qu’ils s’en contentent. Purga commença à creuser un terrier dans la terre meuble. Elle regarda une dernière fois derrière elle, l’endroit d’où elle venait. Sous les nuées ardentes, la terre s’était mise à briller d’une lueur orangée ; c’était un spectacle extraordinaire. Même ici, sur cette pente rocheuse, elle sentait la chaleur ; même ici, elle sentait la fumée et la puanteur des chairs carbonisées. Elle voyait les nuages qui l’avaient attirée là – c’étaient des lambeaux de nuages, mais ils étaient toujours là, sur les hauteurs : orange et blancs, ils s’inscrivaient sur un fond de ciel aussi noir que la nuit et reflétaient les lueurs de la terre en feu. Et voilà que, derrière les nuages, une lumière orangée venue du sud montait à l’assaut du ciel. Le ciel lui-même s’illuminait comme si c’était l’aube. Les couleurs virèrent rapidement à l’orange, puis au jaune, et devinrent d’un blanc étincelant, aussi vif que le soleil. Un puissant souffle d’air chaud les atteignit enfin. Les primates grattèrent désespérément le sol. Sur le fond craquelé du lac, Géant avait réussi à se relever tant bien que mal. Il était entouré de cadavres. Il n’arrivait pas à respirer ; sa poitrine avait du mal à inspirer l’air, lourd de fumée et de particules de végétation carbonisées ou rougeoyantes. Tout cela formait un vrai brouillard à couper au couteau. Tout n’était que fumée, poussière, et cendres tourbillonnantes. La chaleur vibrante, aussi forte que dans un four, charriait une odeur de viande carbonisée. Et puis il avait mal à la patte avant. Il la leva, intrigué. Ses doigts étaient en train de brûler, comme des chandelles. Il pensa à ses frères. Ce fut sa dernière pensée. Il mourut d’un coup, emporté par un choc fulminant, si violent qu’il ne se rendit compte de rien. Ses organes vitaux furent détruits trop vite pour que son cerveau enregistre la moindre sensation. Ses muscles se mirent à cuire, son sang se coagula dans ses veines. Ses membres se contractèrent et sa colonne vertébrale se cabra, de sorte qu’il adopta, au moment de la mort, une curieuse posture, un peu comme un boxeur : la tête renversée en arrière, les pattes avant dressées, les pattes arrière légèrement fléchies. Sa chair se craquela et tomba en lambeaux, puis l’émail de ses dents se fendit. Tout cela avant même qu’il ait touché terre. Les roches elles-mêmes commencèrent à se fissurer. Telle une pierre précieuse, dans cet éclat soudain rappelant les anciens océans de sa compagne la Lune, la Terre était magnifique. Mais c’était la beauté d’un monde à l’agonie. La moitié de l’énergie calorifique libérée par la combustion de l’air fut absorbée par la haute atmosphère et le sol. Partout sur la planète, le ciel était aussi brûlant que le soleil. Les plantes et les animaux s’embrasèrent instantanément. Les arbres des incroyables forêts du crétacé flambèrent comme des aiguilles de pin. Dans le ciel, tous les oiseaux disparurent dans des bouffées incandescentes, les ptérosaures furent engloutis dans la gueule de l’extinction. Les trous où s’étaient réfugiés les mammifères, les insectes et les amphibiens se transformèrent en autant de petits cercueils. Le second bébé de Purga, solitaire et gémissant, rôtit en un instant. Purga fut épargnée. Les derniers nuages, ombrés de noir, s’effilochèrent et se dissipèrent rapidement – mais pendant ces minutes cruciales que dura la grande explosion de chaleur, ils protégèrent le sol en dessous d’eux d’un ciel aussi brûlant que le soleil. C’était une heure après l’impact. III Au bout de quelques jours, la terre cessa de trembler. Les immenses pattes des dinosaures ne la martèleraient plus jamais. Purga était habituée à l’obscurité. Mais pas au silence, à ce calme inquiétant qui n’en finissait pas de durer. Pendant d’innombrables générations, les dinosaures avaient réglé l’existence de l’espèce de Purga. Longtemps après ce cataclysme, elle aurait de vagues visions de dinosaures attendant en silence de prendre au piège tout mammifère assez imprudent pour pointer le nez hors de son terrier. Mais elle ne pouvait rester là, dans ce trou creusé à la va-vite. Pour commencer, il n’y avait rien à manger ; la petite famille avait rapidement attrapé et avalé tous les vers et les scarabées qu’elle avait pu trouver. Purga ne savait même pas s’il faisait jour ou nuit. Son cycle nycthéméral avait été complètement perturbé par sa fuite, le jour de l’impact, et la nichée se réveillait souvent à des heures indues, la faim le disputant à la peur de l’étrange silence glacé de la surface. Ils se chamaillèrent entre eux, se griffant, se mordant. À mesure que le temps passait, la température chutait, la chaleur intense du ciel en feu laissant la place à un froid mordant. Les primates étaient pour l’instant abrités sous une épaisse couche de terre, mais elle ne les protégerait pas éternellement. Finalement, Troisième se tourna vers le bébé – Dernière, puisqu’elle était le dernier bébé de Purga encore en vie. Purga ne pouvait pas voir Troisième. Mais, grâce à son ouïe surdéveloppée et à ses moustaches, elle sentit que son compagnon s’approchait du bébé, pas à pas, la gueule grande ouverte, comme à l’affût d’un mille-pattes. Troisième était à la fois furieux, perturbé et terrifié. Mais il avait surtout très faim. Ce qu’il s’apprêtait à faire n’était pas complètement insensé. Après tout, il n’y avait rien à manger ici. Si la chair du bébé permettait aux adultes de vivre un peu plus longtemps, assez longtemps pour qu’ils puissent donner naissance à une autre portée, alors leur programme génétique n’aurait pas été écrit en vain. C’était un calcul on ne peut plus froidement logique. Peut-être, en d’autres circonstances, Purga aurait-elle accepté l’agression que s’apprêtait à commettre Troisième. Peut-être même l’aurait-elle aidé à tuer son bébé. Elle avait déjà vécu une longue vie, pour une créature de son espèce. Elle avait vécu une longue série d’événements extraordinaires : la destruction de son premier foyer, la chasse obstinée que lui avait faite Dent-qui-Blesse, le cauchemar de l’impact de la comète, et maintenant ce naufrage dans ce monde de froid et de silence. Les priorités s’établirent d’elles-mêmes. Elle mordit sauvagement Troisième à la cuisse et s’interposa à tâtons entre sa fille et lui. Dernière était aussi perturbée que ses parents. Mais, d’une manière ou d’une autre, elle parvint à comprendre que sa mère cherchait à la protéger de son père. Alors, elle fit comme elle : elle montra les dents à Troisième. Pendant de longues secondes, le terrier résonna de sifflements, de crachements agressifs, de bruits de petites pattes grattant la terre ; trois paires de moustaches occupaient tout l’espace entre les primates, chacun attendant que l’autre frappe en premier. Pour finir, Troisième recula. Il abandonna étonnamment vite, renonça à sa posture agressive pour aller se pelotonner, tout seul, dans un coin du terrier. Purga resta près de sa fille jusqu’à ce qu’elle ait évacué sa colère et son agressivité. Ce fut ce dernier incident qui modifia l’équilibre des forces dans l’esprit de Purga. Ils ne pouvaient pas rester là, sinon ils finiraient par mourir de faim, ou geler, s’ils ne s’entre-dévoraient pas avant. Ils devaient sortir coûte que coûte, malgré les mystérieux dangers tapis dans ce monde nouveau et silencieux, là-haut. Ça suffisait ! Quand son horloge interne la réveilla, la fois suivante, Purga repoussa le bouchon de terre qui obstruait l’entrée du terrier. Elle sortit dans le noir. Le feu du ciel avait duré deux jours. Maintenant, d’un pôle à l’autre, la Terre blessée était couverte de poussière et de cendres, qui formaient comme un noir linceul orné de fines guipures jaunes, presque blanches : des nuages d’acide sulfurique. D’astre étincelant, la Terre était devenue une sombre étoile, morne et lugubre, encore plus noire que le cœur de la comète qui était à l’origine du désastre. De la poussière et des cendres : poussière des fragments de la comète, de la vase du fond des océans, des débris volcaniques rejetés à la suite des violentes secousses sismiques qui avaient plissé la planète. Quant aux cendres, c’étaient celles de toutes les formes de vie qui avaient brûlé : la végétation, les mammifères, et les diverses espèces de dinosaures d’Amérique, de Chine, d’Australie, de l’Antarctique… Tout cela avait été réduit en cendres par les énormes incendies des premiers temps, brûlé une seconde fois par l’explosion de chaleur, puis projeté dans le chaos de la stratosphère. Pendant ce temps, le soufre calciné par la forte chaleur qui avait frappé le lit de roches du fond marin, dans les premiers instants de l’impact, s’attardait dans les airs, y formant des cristaux d’acide sulfurique. Les nuages acides, hauts et brillants, cachaient les rayons du soleil, et un froid intense s’emparait de la Terre. Purga, Troisième et Dernière rampèrent avec mille précautions hors du terrier, les moustaches plus frémissantes que jamais. Dans le cœur glacé de l’Amérique du Nord, l’après-midi touchait à sa fin. Si le ciel avait été dégagé, le soleil aurait déjà brillé haut sur l’horizon. Mais sur Terre régnait le plus sinistre des crépuscules. Les ténèbres étaient si profondes que les grands yeux sensibles de Purga avaient du mal à les percer. Elle fit quelques petits pas sur les roches dénudées, calcinées. Tout allait de travers. Nulle part elle ne sentait les choses vertes en train de pousser, nulle part elle ne sentait l’âcre puanteur épicée des dinosaures et de leurs déjections. Au lieu de tout cela, elle ne sentait que les cendres. L’épaisse couche de vie brun-vert du crétacé était partie en fumée : les feuilles mortes, les étrons, tout avait disparu. Tout ce qui restait appartenait au règne minéral, des roches et de la terre. Purga aurait aussi bien pu avoir été transportée a la surface de la Lune. Et puis, il faisait tellement froid. Un froid intense, pénétrant, qui la traversait jusqu’à la moelle. Elle arriva aux vestiges de ce qui avait été un petit bosquet d’arbres-fougères. Elle gratta le sol avec ses griffes, mais la terre était étrangement dure – si froide qu’elle s’écorcha les coussinets. Elle se lécha la patte, et un mince filet d’eau lui coula dans la bouche. Quelques jours auparavant, une forêt tropicale et des marécages s’étendaient là. Il n’avait pas gelé à cet endroit depuis des millions d’années. Pourtant, du givre s’y était formé. Purga gratta la terre, afin d’engloutir le plus possible de cette drôle de chose froide. Elle avala ainsi plusieurs gorgées d’eau mêlée de cendres et de saletés. Elle redoubla d’énergie pour creuser. Elle savait que même après les feux les plus intenses il y avait toujours moyen de trouver à manger : noisettes grillées, vers et insectes profondément enfouis. Mais les noisettes et les spores étaient piégées sous une couche de sol gelé, trop dure pour ses petites pattes. Alors elle repartit, se frayant un chemin dans le noir à l’aide de ses moustaches. Elle parvint à une petite mare – l’empreinte de ce qui avait été un ankylosaure. Son museau heurta une chose dure comme la pierre, et très froide. Un froid intense traversa sa fourrure. Elle recula précipitamment. Elle n’avait jamais vu de glace. Avec un surcroît de précautions, elle donna quelques petits coups, avec son museau et ses pattes de devant, sur la glace. Elle gratta, creusa – elle sentait bien qu’il y avait de l’eau, cachée dedans, et ça la rendait folle de ne pas pouvoir l’atteindre. Alors, déçue, elle commença à faire le tour de la petite mare, appuyant dessus, la tapotant. Elle trouva enfin un endroit où la patte de l’ankylosaure, tombant sur une molle et chaude couche de boue, s’était enfoncée un peu plus profondément dans la terre. Là, la glace était plus fine, et quand elle y donna un coup de patte, sa surface craqua et se souleva. Elle fit un bond en arrière, effarouchée. Le morceau de glace bascula dans les eaux noires. Purga s’avança tout doucement. Cette fois-ci, quand elle pointa son museau hésitant, elle trouva de l’eau. Très froide, certes, et déjà en train de se recouvrir d’une pellicule de glace, mais de l’eau quand même. Elle en avala plusieurs gorgées, oubliant l’âcreté des cendres et de la poussière qui s’y trouvaient mêlées. Attirés par les lapements de Purga, Troisième et Dernière accoururent. Très vite, ils agrandirent le trou qu’elle avait ouvert, se donnant de petits coups d’épaules tant ils étaient pressés d’avaler l’eau poussiéreuse. Pour la première fois depuis que la comète avait frappé la Terre, les choses commençaient enfin à s’améliorer pour Purga : pas beaucoup, mais un peu. C’est alors que quelque chose lui toucha l’épaule : quelque chose de léger et de froid. Elle poussa un petit cri et se retourna vivement. C’était petit, blanc, et ça fondait déjà. D’autres flocons tombèrent doucement du ciel, au gré d’un hasardeux et apaisant mouvement. Quand l’un d’eux s’approcha d’elle, elle fit un petit bond et le happa comme elle aurait gobé une mouche. Elle avait, dans la bouche, un peu de glace fondante. Il neigeait. Alors, terrifiée, incapable d’en supporter davantage, elle fit demi-tour et fila se réfugier dans son terrier. L’impact avait vaporisé les eaux des océans. Après plusieurs semaines passées à flotter dans les airs, elles commençaient à redescendre. Il y avait vraiment beaucoup de vapeur. Et c’était un véritable déluge qui s’abattait sur toute la planète. Cette pluie apportait son propre lot de malheurs. Les nuages de glace étaient chargés d’acide sulfurique, et la collision avait également projeté dans l’atmosphère de petits nuages de métaux toxiques, qui retombaient maintenant avec la pluie. La seule teneur en nickel de l’atmosphère était déjà plus de deux fois supérieure à celle que les plantes pouvaient supporter. Des pluies diluviennes arrachaient aux sols des substances comme le mercure, l’antimoine et l’arsenic, et les concentraient dans les lacs et les rivières. Et ainsi de suite. Pendant plusieurs années, les pluies seraient empoisonnées. La pluie lava la poussière et les cendres. Sur toute la surface de la planète, une fine couche d’argile noire se déposa, une couche noire qui marquerait, pour l’éternité, une limite dans les roches sédimentaires du futur – une frontière argileuse qu’étudieraient un jour Joan Useb et sa mère : tout ce qui restait d’une biosphère. Enfin, après des mois d’obscurité, le soleil finit par poindre derrière l’épaisse couverture de poussière et de cendres qui entourait la planète. Mais ce n’était qu’une tête d’épingle, qui ne dispensait quasiment pas de chaleur à ce monde gelé ; et pendant encore une année, la Terre ne connaîtrait aucune aube. Juste le plus sinistre des crépuscules. Quand le soleil réapparut, il éclaira une Terre jonchée de squelettes. Les plantes tropicales qui n’avaient pas été brûlées avaient été tuées par ce froid soudain. Les dinosaures qui avaient survécu mouraient les uns après les autres, de faim et de froid, et les prédateurs survivants les dévoraient aussitôt. Mais çà et là de petites choses s’activaient dans la cendre : des insectes – fourmis, cafards et scarabées –, des escargots, des grenouilles, des salamandres, des tortues, des lézards, des serpents, des crocodiles – des créatures qui avaient pu se cacher dans la boue ou au fond de l’eau –, et beaucoup, beaucoup de mammifères. Leur pelage et leur aptitude à s’enfouir sous la terre les avaient protégés des rigueurs du froid. Et leur capacité à se nourrir d’un peu tout et n’importe quoi s’était également révélée des plus utiles. C’était comme si le monde grouillait de rats. En ce temps-là, les survivants faisaient des petits. En ce temps-là, malgré le froid et le manque de nourriture, et en l’absence de leurs prédateurs, ils ne cessaient de croître et de se multiplier. En ce temps-là, les bistouris aveugles de l’évolution prenaient le matériau brut adapté aux conditions de vie d’un monde disparu et le taillaient, le retaillaient pour l’adapter au nouveau. La femelle euoplocephalus avançait péniblement, toute seule, dans le froid infini, à la recherche du fourrage dont elle avait besoin. C’était une ankylosaure d’une dizaine de mètres de longueur, qui avait pesé jusqu’à six tonnes, autrefois, avant que ne commence cette longue période de famine. Une cuirasse faite de plaques osseuses était sertie sur son dos, son cou, sa queue, ses flancs et sa tête. Même ses paupières étaient ossifiées. Les plaques étaient incluses dans un entrelacs de ligaments épais, qui permettait à l’énorme carapace, malgré son poids, de demeurer flexible. Sa longue queue se terminait par une masse de concrétion osseuse. Elle avait jadis utilisé cette massue pour estropier un jeune tyrannosaure, son plus grand triomphe – même si elle était incapable de se le rappeler, toute cette armure ayant limité la place du cerveau dans son crâne, et l’utilité d’en avoir un. Bien que soudaine à l’échelle géologique, la grande mort qui établissait à présent son empire sur toute la planète ne l’avait pas été à ce point dans l’esprit de tous ceux qui l’avaient endurée. Pendant des jours, des semaines, des mois, beaucoup de ceux qui étaient pourtant condamnés – dinosaures y compris – s’accrochèrent à la vie. D’une certaine manière, les euoplos étaient relativement bien équipés pour survivre à la fin du monde. Leur taille massive, leur puissance et leur imposante armure, tout cela, combiné à la chance de s’être trouvé sous une épaisse couche de nuages non loin de la rive d’un fleuve, avait permis à un petit nombre des siens de survivre à l’horreur des premières heures. Elle avait déjà connu des périodes de sécheresse, autrefois, et elle comptait bien traverser ce désastre inattendu. Elle n’avait qu’à rester en mouvement, et repousser les prédateurs. C’est ainsi qu’elle parcourait la surface d’un monde gelé, à la recherche de nourriture. Et ne trouvait presque rien. L’un après l’autre, ses compagnons étaient tombés pour ne jamais se relever, la laissant seule. Par une cruelle ironie du sort, elle avait connu un ultime accouplement, avec un mâle maintenant mort, et elle se retrouvait pleine d’œufs fécondés. Dans ce nouveau monde, une terre de glace et de ténèbres recouverte d’un drap de ciel gris-noir, l’euoplo n’avait pas pu retourner aux rookeries ancestrales. Elle avait donc construit un nid de son mieux sur le sol nu, couvert de cendres, de ce qui avait jadis été une forêt luxuriante. Elle avait pondu ses œufs, en mugissant, les disposant soigneusement en spirale. Les euoplos n’étaient pas des mères particulièrement attentives ; ces chars d’assaut de six tonnes n’étaient pas équipés pour prodiguer amour, soins et câlins. Mais l’euoplo était restée près du nid pour le défendre contre les prédateurs. Peut-être, malgré le climat, les œufs auraient-ils pu éclore. Peut-être certains des petits auraient-ils survécu au grand froid ; de tous les dinosaures, l’ankylosaure était probablement le plus apte à supporter les conditions du nouveau monde, autrement plus difficile, qui s’annonçait. Mais la pluie drue avait emporté tous les éléments nutritifs dont son corps avait besoin pour fabriquer de bons œufs. Certains de ses œufs avaient une coquille si épaisse que jamais aucun bébé ne pourrait en sortir, d’autres étaient au contraire si fragiles qu’ils se brisèrent lors de la ponte. Puis la pluie se mit à tomber directement sur eux, les endommageant, la sinistre saucée lessivant leur couche protectrice. Aucun des œufs ne devait éclore. L’euoplo, éplorée, perturbée au plus profond de son métabolisme, s’en était allée. Dès qu’elle fut partie, un nuage de fourrures – des mammifères en quête de proie – s’abattit sur la couvée. Les mammifères se chamaillèrent si bien qu’ils réduisirent le nid à l’état d’un boueux champ de bataille. Dernière représentante de son espèce, l’euoplo arpentait la contrée, guidée par un ultime impératif : survivre. Mais les poisons et la pluie l’affectaient elle aussi. Les créatures comme Purga pouvaient se protéger du déluge au fond de leur terrier, sous les rochers – et même, une fois, sous la carapace évidée d’une tortue morte. Mais l’euoplo était trop grosse : elle n’avait nulle part où se cacher, et elle ne pouvait pas creuser le sol pour s’y enterrer. Aussi avait-elle le dos à vif. Ses grandes plaques osseuses étaient à nu, les ligaments qui les reliaient enflammés et à vif. Instinctivement, elle se dirigea cahin-caha vers la mer. Trois mois après l’impact, Purga et Dernière parcouraient péniblement un paysage gelé, aussi dur que la roche. Elles voyaient très peu d’animaux : de temps en temps, une grenouille les regardait passer avec méfiance, un oiseau s’envolait à leur approche, abandonnant derrière lui un reste de proie gelé, ses criaillements éveillant des échos sinistres dans ce monde de silence. Les vestiges de l’abondante végétation du crétacé, plaques de broussailles et souches d’arbres, maintenant gelés, ressemblaient à des sculptures noircies. Toutes les tentatives pour les ronger étaient récompensées par une bouchée de glace, et, plus d’une fois, par une dent ébréchée. Elles n’étaient plus que deux. Troisième était mort, victime du froid. Purga rêvait de sécurité, de grimper dans les arbres ou de s’enfoncer dans la terre meuble. Mais il n’y avait pas d’arbres, seulement des cendres, des souches et des racines, et le sol était trop dur pour être creusé. Pour dormir, elles devaient se contenter d’amasser un vague tas de débris, et elles se faisaient un nid de cendres, de branches carbonisées et de bouts de bois, où elles se blottissaient en tremblant, se pelotonnant l’une contre l’autre pour se tenir chaud. Après plusieurs jours d’errance, Purga et Dernière commencèrent à longer, lentement, la côte de la mer intérieure d’Amérique. Là aussi, les plages caillouteuses étaient gelées, des blocs de glace flottaient sur l’eau, du même gris charbonneux que le ciel. Mais la douce houle poussait toujours ses odeurs salines vers la plage. Là, au bord de l’océan, les primates trouvèrent à manger – des algues, des petits crustacés, et même quelques poissons échoués. Les mers aussi avaient été ravagées par l’impact. Le manque de lumière et les pluies acides avaient empêché la photosynthèse du plancton dans les couches supérieures des océans. La disparition de cet élément essentiel de la chaîne alimentaire marine provoqua l’extinction en cascade de toutes les espèces, comme une théorie de dominos. Sur la Terre meurtrie, la mort établissait son royaume en tous lieux ; la glace qui couvrait les océans noirs cachait un holocauste terrifiant, dont ils mettraient plus d’un million d’années à se remettre. Purga trouva une étoile de mer échouée. Peu habituée à se nourrir d’animaux marins, elle n’avait jamais vu pareille bête auparavant. Elle lui donna un petit coup de museau, espérant deviner à quelle catégorie cette bête appartenait : bonne ou mauvaise à manger ? Purga se déplaçait mollement. En fait, c’est à peine si elle voyait l’étoile de mer. Elle perdait ses forces. Elle avait toujours soif, et ressentait une douleur tenace dans la gueule, dans la gorge, et jusqu’au fond de ses entrailles. Elle n’était déjà pas bien grosse, mais, depuis l’impact, elle s’était beaucoup amaigrie. En outre, faite pour vivre dans les jungles tropicales, elle se trouvait soudain plongée dans des conditions arctiques. Sa fourrure avait beau l’aider à conserver sa chaleur, son corps, long et maigre, n’avait pas la rondeur des créatures mieux adaptées au froid. De fait, elle brûlait beaucoup de calories et de masse corporelle en tremblant. Elle n’avait plus que la peau sur les os, elle était très affaiblie, perpétuellement épuisée, ses pensées devenaient de plus en plus confuses, son instinct s’émoussait. Elle vieillissait. Les primates qui vivaient en parasites avaient élaboré une stratégie de survie qui consistait à se reproduire à toute allure : ils étaient tout simplement trop nombreux pour que les féroces dinosaures réussissent à les éliminer complètement. Peu importait pour l’espèce que les individus vivent longtemps. Déjà, Purga arrivait au terme de sa courte – et étonnamment riche – petite vie. Dernière souffrait également, bien sûr. Mais elle était plus jeune, elle avait plus de réserves. Purga voyait bien qu’elles s’éloignaient l’une de l’autre. Ce n’était pas un manque de loyauté. C’était une question de survie. Purga sentait, au fond d’elle-même, qu’un jour sa fille ne la considérerait plus comme une compagne avec laquelle on cherche sa pitance, ni même comme un poids mort, mais comme de la nourriture. Après tout ce à quoi elle avait survécu, il n’était pas impossible que l’ultime vision de Purga soit celle des dents de sa propre fille se refermant sur sa gorge. Mais pour l’instant elles sentaient une odeur de viande. Et elles virent d’autres rescapés, des sortes de rats, qui rôdaient sur la plage. Il y avait à manger, là-bas. Purga et Dernière jouèrent des griffes et des dents pour se joindre à la meute. Sa conscience vacillant comme une ampoule grillée, l’euoplo parvint à grand-peine au bord de l’océan. Elle baissa les yeux, sans comprendre. L’eau lui léchait les pattes, criblée de grosses gouttes de pluie. Le sable était moucheté de suie noire et de poussière volcanique, et jonché d’os de petites créatures. Elle distingua les corps argentés de quelques poissons, morts, leurs yeux arrachés par des oiseaux qui avaient profité de l’aubaine. Loin de se réjouir, l’euoplo n’éprouva qu’un mélange de fatigue, de faim, de soif, de solitude et de souffrance. Elle leva la tête. Le soleil, qui se couchait au sud-ouest, était un disque rouge sang, plongeant dans un horizon gris anthracite surplombé par un ciel charbonneux. L’euoplo resta sans bouger au bord de l’eau. Elle était l’un des derniers grands dinosaures encore en vie à la surface de la Terre, et elle se dressait là, telle une statue érigée en hommage aux siens. Sa tête et sa queue lui paraissaient particulièrement lourdes, d’autant plus lourdes qu’elles étaient lestées par son épaisse carapace. Elle les laissa retomber. Elle mourrait sans descendance ; et cet affreux remords occupait quasiment tout l’espace disponible dans sa minuscule conscience. Elle sentit quelque chose lui mordre profondément le coussinet d’une patte. C’était un mammifère, un thérien. Il n’était guère plus impressionnant que Purga, mais il avait des dents particulièrement acérées – un peu comme celles, plus tard, des lions. Il avait couru vers elle et l’avait mordue, avec une hardiesse insensée. L’euoplo meugla d’indignation. Dans un immense effort elle leva la patte, mais ne frappa que l’eau, soulevant une énorme gerbe de grisaille. Le petit mammifère véloce s’échappa. Puis, partout autour d’elle, d’autres survivants s’attroupèrent. Aucun de ces animaux n’était spécialement grand. Purga et Dernière étaient là, avec d’autres mammifères qui s’étaient maintenus en vie dans la chaleur de leurs terriers. Il y avait des oiseaux, que leur sang chaud et leur petite taille avaient protégés d’une catastrophe à laquelle leurs si spectaculaires cousins avaient succombé. Il y avait également des insectes, des escargots, des grenouilles, des salamandres, des serpents, toutes sortes de créatures qui avaient survécu en se cachant dans des trous, au fond des fleuves ou dans des grottes. Ces petits animaux, rapides et rusés, avaient depuis longtemps l’habitude de se nourrir de ce que laissaient les autres et de se cacher dans la moindre anfractuosité. Pour eux, la chute de la comète n’avait pas tellement compliqué les choses. Ils se rapprochèrent de la géante, ultime représentante des monstres qui avaient dominé leur monde pendant une centaine de millions d’années. Au cours des longs mois de nuit qui avaient suivi l’impact, alors qu’ils se répandaient partout dans un monde qui ressemblait de plus en plus à un charnier, nombre d’entre eux avaient appris à se repaître d’un nouveau genre de nourriture : la viande de dinosaure. Les temps avaient changé. L’extinction est un terminus bien plus définitif que la mort. Au moins la mort apportait-elle une consolation : on savait que sa descendance continuerait après soi, que quelque chose de son espèce se poursuivrait. L’extinction anéantissait jusqu’à cet ultime réconfort. L’extinction, c’était la fin de la vie – celle de ses enfants et de tous ses petits-enfants en puissance, de tous ceux de son espèce, jusqu’à la fin des temps ; la vie continuerait, mais elle n’aurait plus rien à voir avec soi. Aussi terrible qu’elle puisse être, l’extinction était pourtant chose fréquente. La nature regorgeait de toutes sortes d’espèces, toutes liées les unes aux autres par le jeu subtil de la compétition ou de la coopération, toutes luttant sans répit pour leur survie. Personne, aucune espèce, ne pouvait rester éternellement sur le devant de la scène, et le risque d’échec était toujours présent, par suite d’un manque de chance, d’un désastre, ou de l’apparition d’un compétiteur mieux adapté ; et, depuis toujours, le prix de l’échec était l’extinction. Or, la chute de la comète avait provoqué une extinction de masse, l’une des plus terribles de la longue histoire de cette planète ô combien meurtrie. La mort n’épargnait aucun royaume biologique, sur terre, dans les mers et dans les airs. Des familles entières, des royaumes entiers d’espèces s’étaient anéantis dans les ténèbres. C’était une crise biotique de première grandeur. Alors, peu importait que l’on soit bien adapté ou non, bien équipé ou non pour échapper à ses prédateurs ou lutter contre ses voisins, puisque la plupart des règles de base étaient en cours de révision. En cas d’extinction de masse, mieux valait être petit, nombreux, réparti sur une vaste zone, et avoir un endroit où se cacher. Et, surtout, être capable de digérer les autres survivants de cette apocalypse. Même alors, la survie était autant une question de chance que de gènes : ce n’était pas une question d’évolution mais de hasard. Ils étaient petits, doués pour trouver des cachettes, et pourtant plus de la moitié des mammifères s’étaient éteints en même temps que les dinosaures. Cela dit, l’avenir appartenait aux mammifères. L’euoplo ne se rendit même pas compte que ses pattes se dérobaient sous son poids. Mais il y eut soudain une moiteur froide sous son ventre, puis une âcre salinité dans sa bouche, au moment où sa tête heurta l’eau. Elle ferma les yeux. Sa lourde armure opacifiait ses paupières. Elle poussa un sourd mugissement – un son que n’importe quel membre de son espèce, s’il en était resté ne serait-ce qu’un, aurait entendu à des kilomètres à la ronde –, tenta de recracher l’eau salée qu’elle avait dans la gueule. Elle se rétracta dans son armure osseuse, comme une tortue rentrant dans sa carapace. Bientôt, elle n’entendit même plus le crépitement de la pluie sur l’eau et le sable, ni les hideuses petites créatures qui piaillaient et se chamaillaient autour d’elle. Elle rendit son dernier souffle sans connaître la paix, seulement un immense deuil reptilien. Au moins ne sentit-elle pas grand-chose quand les petites dents se mirent à l’ouvrage. Ce dernier grand dinosaure était une véritable réserve de viande et de sang, qui nourrit la horde querelleuse d’animaux pendant toute une semaine. Après cela, les pluies acides commencèrent à délaver les énormes plaques mâchurées qui couvraient son dos, et lorsqu’elles furent d’un blanc luisant, Purga et Dernière firent la connaissance d’un autre groupe de primates. Il y en avait tout un tas, la plupart de l’âge de Dernière, ou plus jeunes – ils étaient probablement nés après l’impact, et n’avaient pratiquement rien connu, au cours de leur vie, que ce monde de disette. Ils étaient maigres, faméliques, et très déterminés. Deux d’entre eux étaient des mâles. Ils sentaient drôlement. Ils n’avaient en fait aucun lien de parenté, si lointain fut-il, avec l’espèce de Purga. C’étaient pourtant, indubitablement, des pattes aux moustaches, des Purgatorius. Les mâles ne s’intéressèrent pas à Purga : son odeur, si particulière, leur disait qu’elle était trop âgée pour avoir d’autres portées. Dernière jeta à sa mère un ultime regard. Puis elle fila vers les autres, et les mâles, les moustaches frétillantes, commencèrent à la flairer et à lui donner de petits coups de leurs museaux ensanglantés. Ce fut la dernière fois que Purga vit sa fille. IV Un mois plus tard, alors qu’elle se promenait seule, Purga tomba sur un tapis de fougères. Ravie, elle trottina de toute la vitesse de ses petites pattes. Ce n’étaient que des pousses basses, une sorte de couvre-sol, mais leurs frondaisons offraient une douce ombre verte et, dessous, on voyait des spores, de petits points bruns. De la verdure, dans un monde de suie et de cendres grises. Les fougères étaient particulièrement endurantes. Leurs spores étaient tellement résistantes qu’elles arrivaient à survivre au feu, et si petites que le vent les transportait sur de grandes distances. Dans certains cas, les nouvelles pousses surgissaient directement d’un réseau de racines ayant survécu, des racines noires, plongeant loin sous terre, qui étaient encore – et de beaucoup – plus indestructibles que les racines des arbres. À cette époque, alors que la lumière revenait peu à peu, permettant à nouveau la photosynthèse, les fougères n’avaient à peu près pas de rivales. Le monde qui renaissait de la boue d’argile et de cendre retrouvait un aspect qu’il n’avait pas eu depuis le dévonien, quatre cents millions d’années auparavant, quand les premières plantes terrestres ayant jamais vu le jour – notamment certaines fougères primitives – avaient pour la première fois tenté de coloniser la terre ferme. Purga grimpa. La plus grande de ces plantes accrochées au sol lui offrit un mirador de quelques centimètres de hauteur, mais elle se hissa sur les frondaisons avec reconnaissance. Cela suffit à déclencher en elle un flot de souvenirs incohérents d’une époque où elle se faufilait dans les branches des immenses forêts du crétacé à jamais disparues. Plus tard, elle creusa la terre. Il pleuvait toujours, et le sol était marécageux, mais en creusant entre les épaisses racines des fougères elle put se construire un douillet petit terrier. Elle commença à se détendre, pour la première fois depuis l’impact – peut-être même pour la première fois depuis que cette dingue de troodon s’était mise à la poursuivre. La vie n’attendait plus rien de Purga. L’un de ses petits avait survécu et donnerait à son tour naissance à d’autres portées, à travers lesquelles son fleuve de gènes continuerait à couler, jusqu’à un lointain et inconnu futur. Par une ironie du destin elle avait survécu. En effet, elle aurait certainement déjà succombé à ses prédateurs si le grand vide qui avait empli le monde ne lui avait offert quelques mois de répit – chèrement payés par le trépas de plusieurs milliards de créatures. Aussi confortablement installée qu’il lui était possible de l’être, elle se prépara à s’endormir dans un cocon de terre qui sentait encore l’incendie dans lequel un monde avait disparu. La planète était en train de se remplir à toute allure de créatures à la vie brève mais qui se reproduisaient rapidement. La quasi-totalité de la population de la planète était déjà née, à l’aube de cette nouvelle ère. Elle n’avait pas connu les cendres, les ténèbres ni les charognes. Dans son sommeil, Purga grattait la terre avec ses pattes. Elle était l’une des dernières créatures au monde à se souvenir encore des dinosaures, et les terribles lézards continuaient de la pourchasser – dans ses rêves. Un matin, elle ne se réveilla pas, et son douillet terrier devint son tombeau. Une couverture sédimentaire déposée par l’océan recouvrit bientôt le vaste cratère d’impact. La déformation géologique disparut sous une couche de calcaire d’une centaine de mètres d’épaisseur. Il ne restait rien de la Queue du Diable, hormis quelques traces. Le noyau avait été pulvérisé au cours des toutes premières secondes de l’impact. Bien avant que le ciel ne s’éclaircisse, ce qui restait du halo et de la superbe queue – le mince corps de la comète, maintenant séparé de sa petite tête – avait été dispersé par les vents solaires. La comète laissait pourtant derrière elle une sorte de mémorial. Dans la mince strate argileuse on retrouverait un jour des tectites – ces petits morceaux de la Terre qui avaient été soufflés dans l’espace, où ils avaient fondu, et qui avaient pris au cours de leur rentrée dans l’atmosphère la forme de petites gouttes de rosée ou de minuscules capsules spatiales de verre. On retrouverait aussi des fragments de quartz et d’autres minéraux, vitrifiés dans d’étranges configurations par l’énergie dégagée lors de l’impact. Il y avait des tessons de carbone cristallin, qui normalement ne se formaient que dans les couches profondes de la Terre, mais qui avaient cuit à la surface au cours de ces terribles secondes : de tout petits diamants jonchaient les cendres des forêts carbonisées et les cadavres des dinosaures du crétacé. Il y avait même quelques traces d’acides aminés, ces molécules organiques complexes qui avaient jadis été semées à la surface de la Terre par d’anciennes comètes et qui avaient permis à la vie d’émerger : le cadeau quelque peu anachronique d’une visiteuse en retard. Et puis, lorsque les nuages de poussière commencèrent à se disperser et le froid à s’atténuer, le dernier cadeau de la comète à la Terre apparut. De grandes quantités de dioxyde de carbone, issues de la cuisson des plaques de calcaire déposées au fond des océans fracassés, flottaient à présent dans les airs, ce qui déclencha un effet de serre d’une ampleur considérable. La végétation, après s’être efforcée de survivre, devait à présent s’adapter. Le premier millénaire fut une époque de marécages, de marais et de tourbières fangeuses, où les végétaux pourrissants encombraient les lacs et les fleuves. Partout à la surface du monde se déposèrent d’épais rubans de charbon. Pour finir, cependant, alors que les spores et les graines s’envolaient de par le monde, de nouvelles familles de plantes se mirent à germer. Petit à petit, la Terre devint verte. En attendant, le temps faisait son œuvre sur les petits restes de Purga. Dans les heures qui suivirent sa mort, des mouches à viande pondirent leurs œufs dans sa gueule et dans ses yeux. De même que les vers s’enfouissaient dans son petit corps, la flore intestinale qui l’avait si bien servie de son vivant se fraya un chemin vers l’extérieur. Ses entrailles gonflèrent puis crevèrent. Au contact de leur contenu, ses autres organes se mirent à pourrir, et son cadavre commença à se liquéfier, dégageant une épouvantable odeur de fromage. Qui attira d’autres mouches et scarabées carnivores. Dans les jours qui suivirent sa mort, cinq cents types d’insectes différents festoyèrent dans le corps de Purga. Au bout d’une semaine il ne restait plus d’elle que ses os et ses dents. Même les longues molécules d’ADN ne pouvaient survivre indéfiniment. Les protéines se brisèrent en leurs constituants élémentaires, de minuscules briques d’acides aminés, qui à leur tour se dégradèrent en leur image-miroir. Quelques jours plus tard, une coulée d’eau acide inonda le petit terrier. Les os de Purga furent emportés dans un creux, à quelques centaines de mètres de là, où ils se mélangèrent à des os de raptors, de tyrannosaures, d’hadrosaures, et même de troodons : les ennemis de toujours s’étaient réconciliés dans un final on ne peut plus démocratique. Au fil du temps, au gré des inondations et des débordements des fleuves, d’autres couches de boue se déposèrent. Sous l’effet de la pression, la vase se changea en pierre. Et là, dans leur tombe minérale, les os de Purga se transformèrent une nouvelle fois – une eau riche en minéraux ne cessant de s’infiltrer dans chacun de leurs pores, les emplissant de calcite, de telle sorte qu’ils firent à leur tour partie de la pierre elle-même. Profondément enterrée, Purga entama un incroyable voyage de plusieurs millions d’années. Les continents entrèrent en collision, la terre se souleva, emportant avec elle tous ses passagers enfouis, un peu comme un gigantesque paquebot voguant sur une immense vague. La chaleur et les forces de compression fracturèrent, tordirent les roches. Mais l’érosion – cette force destructrice, implacable, qui contrebalance les soulèvements créatifs de la Terre – se poursuivait. Pour finir, ce paysage se dota de plateaux angulaires, se hérissa de montagnes et se creusa de cuvettes désertiques. Puis l’érosion s’attaqua à l’énorme tombe qui avait englouti les os de Purga. Comme la roche commençait à se déliter, des fragments d’os fossilisés émergèrent à la lumière, des corps remontèrent à la surface du sol, s’éveillant d’un sommeil long de soixante-cinq millions d’années. Presque tous les os de Purga avaient disparu, retournant à la poussière en quelques instants à l’échelle géologique, anéantissant cette patiente préservation chtonienne. Mais, en 2010, une lointaine descendante de Purga trouverait une petite écharde noire dans un mur de roches grises, juste sous une couche de glaise noire, et comprendrait que c’était une petite dent. Mais ceci n’aurait lieu que dans un lointain avenir. 4 La forêt vide § Texas, Amérique du Nord, 63 millions d’années avant notre ère Plesi grimpait dans l’immense forêt. Elle escalada, comme un écureuil, un tronc écailleux, puis courut le long d’une grosse branche. Il n’était pas loin de midi, et pourtant la lumière était incertaine, tamisée par la voûte des arbres, très haut au-dessus d’elle. Le sol se perdait dans le vert, loin en bas. La forêt était silencieuse, on n’entendait que le doux chuintement des branches dans la brise chaude et les cris des oiseaux de la canopée, ces cousins colorés et lointains des dinosaures disparus. C’était un monde de forêt. Et il appartenait aux mammifères – dont les primates, telle Plesi. Elle jeta un coup d’œil derrière elle, sur sa branche, à ses deux petits, deux filles : Forte et Faible. Elles étaient à peu près deux fois plus petites que Plesi, et elles étaient pour l’heure blotties dans la fourche formée par l’arbre et la branche. En cet instant précis, Forte repoussait doucement Faible sur le côté. Chez certaines espèces, Faible, la maigrelette, aurait probablement été abandonnée à son sort. Mais l’espèce de Plesi n’était pas très prolifique, et dans ce monde imprévisible et périlleux il convenait de prendre soin de tous. Sauf que Plesi ne pourrait pas protéger éternellement ses petites. Elles étaient sevrées, maintenant. Elles avaient appris à dénicher les fruits et les insectes qui habitaient cette chose, leur arbre natal, mais elles devaient encore apprendre à s’aventurer plus loin dans la forêt pour se nourrir. Et pour cela, elles devaient apprendre à sauter. Avec d’infinies précautions, dérapant sur l’écorce de la branche, Plesi se ramassa, sauta. Plesi était une plesiadapis : elle appartenait, en fait, à ce qu’on appellerait plus tard la famille des carpolestidés. Plesi ressemblait beaucoup à sa lointaine ancêtre, Purga. Comme elle, elle rappelait assez une sorte de petit écureuil, avec ses petites pattes courtes, ou un grand rat à la queue touffue. Bien qu’elle fut une vraie primate, Plesi n’avait pas d’ongles mais des griffes, comme Purga, son cerveau n’était pas très développé, et ses yeux n’étaient pas sur le devant de sa tête mais sur les côtés. Elle avait d’ailleurs conservé ces grands yeux qui y voyaient dans le noir et qui avaient été si utiles à Purga, au temps des dinosaures. L’amélioration la plus importante dont avaient bénéficié les primates depuis l’époque de Purga se trouvait dans sa bouche : les dents. Plesi appartenait à une espèce capable de décortiquer les fruits, comme le feraient, bien plus tard, les opossums d’Australie. C’était une évolution logique, pour que les primates puissent se nourrir. Rares étaient les animaux de cette époque qui mangeaient des feuilles. Dans un monde au climat étal, où les forêts tropicales ou paratropicales s’étendaient loin au-delà de l’équateur, les variations saisonnières étaient faibles, et ici, au Texas, les arbres ne renouvelaient pas souvent leur feuillage. En fait, les feuilles étaient pleines de toxines et de substances chimiques qui les rendaient amères ou carrément toxiques pour les mammifères un peu trop curieux. Et pourtant, depuis Purga, en deux millions d’années, la lignée des primates n’avait pas connu beaucoup d’innovations. C’était d’ailleurs le cas de bon nombre d’espèces. Longtemps après l’impact, on aurait dit que le monde, vidé, avait été plongé dans une sorte de stase. Plesi atterrit avec aisance sur la branche qu’elle visait. Ses deux filles, encore hésitantes, recroquevillées contre le tronc de l’arbre, poussaient les miaulements plaintifs des bébés. Bien que chavirée par leurs petits cris, Plesi se contenta de lever la tête et d’agiter son museau. Puis elle essaya d’encourager ses deux petites à la rejoindre en grignotant les grappes de fruits qui poussaient sur ce nouvel arbre. Les bébés réagirent enfin. À la surprise de Plesi, ce fut la plus petite, Faible, qui s’avança la première. Elle trottina jusqu’au bout de la branche, nerveuse, hésitante, mais en faisant preuve d’un bon sens de l’équilibre. Elle dressa la queue et banda ses muscles – puis elle se ramassa brusquement sur elle-même, lissa les poils de son museau et, enfin, sauta. Elle avait très légèrement surestimé la distance. Elle déboula des airs et tomba sur sa mère, qui poussa un sifflement indigné. Mais ses pattes agiles agrippèrent promptement l’écorce noueuse, et elle se stabilisa. Toute tremblante, Faible se blottit contre sa mère et enfouit son museau dans son ventre, à la recherche d’un téton qui maintenant ne donnait plus de lait. Plesi la laissa faire tout de même. Ce réconfort serait sa récompense. C’est alors qu’il y eut un trouble mouvement sur la branche de l’autre arbre. Forte, restée seule en arrière, fit un brusque plongeon, ses jeunes pattes glissant sur l’écorce. Elle ne prit pas le temps de regarder, elle n’essaya même pas de mettre à profit son aptitude innée à estimer les distances, elle s’élança tout bonnement dans les airs. Un frisson de peur parcourut l’échine de Plesi. Forte atteignit la branche, mais la heurta beaucoup trop violemment et retomba aussitôt en arrière. L’espace d’un battement de cœur, elle resta suspendue là, ses petites pattes de devant griffant en vain l’écorce, ses pattes de derrière fouettant l’air. Puis elle tomba. Plesi la vit pirouetter dans les airs, se tortillant de tous côtés, la fourrure blanche de son petit ventre jetant comme un appel désespéré, ses pattes se refermant sur le vide. Et pendant tout ce temps elle ne cessa de pousser des piaillements d’enfant perdue. Puis elle tomba dans les feuilles et disparut en un éclair, avalée par la grande bouche verte qui, au-dessous d’elles, engloutissait tous les morts de la forêt. Plesi se cramponna fermement à sa branche, en tremblant de tous ses membres. C’était arrivé si vite. Une petite de perdue – et ce n’était pas la plus malingre, la plus maigrelette des deux. Cela n’aurait pas dû arriver. Elle cracha d’un air de défi dans la verdure menaçante. Puis, laissant Faible pitoyablement agrippée à sa branche, Plesi commença à descendre dans la verdure en direction du sol. Elle atteignit enfin les branches les plus basses, plongea le regard dans ce qui était une oasis de lumière. C’était l’une des rares clairières de cette infinie forêt. Quelques mois plus tôt, un vieil arbre était tombé, dévoré de l’intérieur, fracassé par un éclair. En s’écrasant, il avait ouvert un espace dans l’épaisse verdure. Cette clairière ne durerait pas longtemps. Mais, pour le moment, les plantes des sous-bois – à l’instar des fougères, ces vaillantes survivantes – profitaient de l’occasion pour germer, et le sol de la forêt était anormalement vert et luxuriant. Déjà, quelques arbrisseaux dressaient leurs courtes branches vers le ciel, dans une impitoyable course végétale pour voler la lumière et boucher le trou qui s’était ouvert dans la canopée. La forêt était un endroit étrangement immobile. Les plus grands arbres de la canopée rivalisaient pour attraper le plus de lumière possible. Dans la pénombre des couches inférieures, il n’y avait pas assez de lumière pour entretenir la végétation, et le sol était perpétuellement jonché de matière végétale en décomposition et d’os d’animaux et d’oiseaux qui avaient eu la malchance de tomber là. Sous le sol silencieux, des graines et des spores attendaient leur heure. Elles pouvaient attendre des siècles, des milliers d’années s’il le fallait, le jour où la chance leur sourirait, et où s’ouvrirait dans la canopée une faille menant au jour. Alors, la course à la vie pourrait commencer. Plesi glissa le long d’une racine aérienne jusqu’au sol. Elle traversa une tache de soleil en se faufilant, mal à l’aise, sous les immenses frondes d’une fougère. La terre ferme, qui ne bougeait ni n’oscillait, était très étrange pour elle, aussi étrange que les secousses d’un tremblement de terre auraient pu l’être pour un être humain. Il y avait beaucoup d’animaux dans la clairière, attirés par l’espoir d’améliorer leur menu quotidien. Il y avait des grenouilles, des salamandres, et même quelques oiseaux, qui striaient les airs de grandes envolées de couleurs, à la recherche d’insectes et de graines. Et il y avait des mammifères. Il y avait des espèces de ratons laveurs, qui en fait étaient plutôt les proches cousins des créatures à sabots du futur, et des insectivores qui détalaient çà et là, et dont les descendants seraient, entre autres, les musaraignes et les hérissons. Il y avait aussi un téniodonte, qui ressemblait à un petit wombat grassouillet. Il creusait la terre, en véritable expert qu’il était, pour dénicher racines et tubercules. Toutes les bêtes qui cherchaient leur pitance dans cette clairière auraient paru très bizarres a des yeux humains. Leur comportement était étrange, furtif, disgracieux, presque reptilien. Elles passaient leur temps à regarder derrière elles, comme des cambrioleurs à la petite semaine redoutant le retour des propriétaires. Ces mammifères étaient des rescapés du crétacé. À l’époque, d’une certaine façon, la Terre n’était qu’une immense cité faite pour complaire à ses propriétaires, les dinosaures. Maintenant que les habitants dominants avaient disparu, que les immeubles avaient été rasés, les seules créatures urbaines encore en vie étaient les occupants des égouts et des caniveaux, habitués à se repaître d’ordures. Cette Terre en convalescence était un endroit très différent des rêves du crétacé. Les nouvelles forêts de la Terre étaient beaucoup plus denses que celles d’autrefois. Il n’y avait pas de grands herbivores : les sauropodes n’existaient plus, et il n’y aurait pas d’éléphants avant bien longtemps. Il n’y avait pas d’animaux assez massifs pour renverser ces arbres, et pour créer, dans de grands fracas de bois brisé, clairières, corridors et parcs immenses ressemblant à la savane. La végétation, devenue folle, avait tapissé le monde de verdure d’une densité et d’une profusion qu’on n’avait pas vues depuis que les premiers animaux avaient arpenté la Terre. Mais ce décor était étrangement vide. Dans ces épaisses jungles, il n’y avait plus de grands dinosaures prédateurs, et les jaguars, les léopards et les tigres n’étaient pas encore arrivés. Pratiquement tous les habitants de la forêt étaient de petits mammifères vivant dans les arbres comme Plesi. Pendant extraordinairement longtemps – plusieurs millions d’années –, les animaux conserveraient les habitudes du crétacé, et pas une espèce de mammifère n’atteindrait une taille même moyenne. Les mammifères se cantonnaient encore dans les recoins et les ombres du monde vide, se contentant de grignoter des insectes, esquivant toute innovation, se bornant parfois à changer de dents. Comme des prisonniers condamnés à une longue peine, les survivants de l’impact étaient on ne peut plus institutionnalisés. Les dinosaures avaient peut-être disparu, mais les habitudes des mammifères étaient enracinées en eux depuis trop longtemps ; la réinsertion n’était pas si facile, après une peine de cent cinquante millions d’années. Mais les choses étaient en train de changer. Plesi entendit enfin les faibles miaulements de sa petite. Forte était pitoyablement recroquevillée à la lisière de la clairière, dans une sorte de nid de fougères brunâtres. Après sa dégringolade de l’arbre, elle avait quand même eu la présence d’esprit de se mettre à l’abri. Mais elle était loin d’être en sécurité : une énorme grenouille prédatrice à ventre rouge la lorgnait, avec un drôle de vide dans le blanc des yeux. En voyant sa mère, Forte fit un bond, se précipita vers elle et chercha ses tétons – comme sa sœur avant elle. Mais Plesi la repoussa, lui refusant ce réconfort. Plesi était profondément troublée. Une carpolestidé qui savait se montrer forte dans le nid mais n’avait aucun instinct pour la vie dans les arbres – qui n’avait même pas assez de jugeote pour rester silencieuse quand elle était à découvert –, cette carpolestidé-là avait peu de chances de survivre. Soudain, Forte n’avait plus l’air si forte, tout compte fait. Plesi sentit quelque chose de bizarre remuer en elle, qui la poussait à trouver un compagnon et à s’accoupler de nouveau. Pour l’instant, elle se contenterait de mordiller les flancs de Forte avec ses incisives tranchantes, et de la ramener vers l’arbre dont elles étaient descendues. Mais à peine avait-elle fait quelques pas qu’elle s’arrêta brusquement. Un prédateur braquait sur elle un mortel regard. Un oxyclaenus. Un quadrupède à la fourrure soyeuse, au corps allongé, court sur pattes. Il ressemblait à une grosse fouine, même si sa tête et son museau rappelaient plus ceux de l’ours. Mais il n’avait aucun rapport ni avec la fouine, ni avec l’ours. En fait, c’était un ongulé, l’un des tout premiers représentants de cette grande famille à laquelle appartiendraient un jour les mammifères à sabots comme le cochon, l’éléphant, le cheval, le chameau, et même la baleine et le dauphin. Pour un œil habitué aux guépards et aux loups, cet oxyclaenus aurait paru maladroit, lent, comme mal fini. Mais l’espèce à laquelle il appartenait avait appris à chasser dans les sous-bois clairsemés de cette interminable forêt. Il pouvait même grimper dans les branches basses des arbres, pour y poursuivre son gibier. En ces temps archaïques, cet oxy n’avait presque aucun concurrent. Comme il regardait la forme aplatie et craintive de Plesi, deux froides questions s’imposèrent à son esprit : Comment vais-je l’attraper ? et Hmm, je me demande si tu seras aussi bonne que tu en as l’air… Plesi s’était aplatie de tout son long par terre, tremblotante, les moustaches vibrantes, les babines retroussées sur ses petites dents pointues. Mais elle était dotée d’un instinct affûté par des millions de siècles passés entre les pattes des dinosaures. Et les rouages de son esprit procédaient froidement à une réévaluation des risques. Ici, à découvert, elle n’avait nulle part où se cacher. Il n’y avait pas non plus d’arbre où grimper, hors de portée de l’oxy. Et à n’en pas douter, si elle essayait de le distancer, il l’attraperait sans mal avec l’une de ses cruelles griffes. En désespoir de cause, elle tendit le dos, ouvrit la gueule et cracha, si fort qu’elle aspergea l’oxy de salive. L’oxy hésita devant cette surprenante agression venant d’une si petite bête. Mais elle ne peut pas me faire de mal. L’oxy, fâché, reprit rapidement sa position, s’apprêta à relever le défi de Plesi. Trop tard. Plesi avait déjà disparu dans le sous-bois. Elle n’avait jamais eu l’intention d’attaquer l’oxy : seulement de gagner une précieuse seconde. Et elle avait laissé Forte derrière elle. La jeune carpolestidé, clouée sur place par le regard du carnivore, s’aplatit comme si elle voulait rentrer sous terre. L’oxy broya Forte entre ses griffes, lui brisa la colonne vertébrale. Forte n’était plus que douleur. Elle se tourna vers son agresseur en montrant les dents. Elle avait découvert sur la fin quelque chose qui ressemblait à du courage. Mais cela ne lui servit à rien. L’oxy joua quelque temps avec la petite bête estropiée. Et puis, enfin, il commença à la dévorer. Tandis que le monde pansait ses blessures, sa nouvelle configuration transformait tous ses habitants. Les mammifères s’essayaient à de nouveaux rôles. Les ancêtres des vrais carnivores, au nombre desquels compteraient un jour les chiens et les chats, étaient encore de petits animaux ressemblant à des furets, habitués à se nourrir d’un peu tout, et toujours à l’affût. L’oxyclaenus, lui, avait commencé à développer certaines spécialisations des prédateurs mammifères qui lui succéderaient : des pattes verticales permettant de courir longtemps, de puissantes dents permanentes dotées d’un double système de racines et de cuspides, s’emboîtant les unes dans les autres afin de broyer les chairs. Tout cela faisait partie d’un ancien schéma. Toutes les créatures vivantes s’escrimaient à survivre. Elles se nourrissaient, cicatrisaient, grandissaient, évitaient les prédateurs. Aucun organisme n’était éternel. La seule façon de lutter contre l’affreuse annihilation de la mort était de se reproduire. Grâce à la reproduction, les informations génétiques d’un individu étaient transmises à sa descendance. Mais aucune descendance n’était semblable à ses parents. Et chaque espèce possédait en permanence la capacité de changer. Tous les organismes devaient habiter dans un cadre déterminé par leur environnement – un environnement fait d’un climat, d’une terre et de choses vivantes, qu’ils modifiaient à leur tour. Comme tous cherchaient à survivre avec une férocité sans pitié, toutes les niches de l’environnement étaient pleines à craquer ; toutes les espèces viables capables de trouver un endroit où survivre étaient représentées. Le plus important, c’était la place. Et la compétition pour cette place était terrible et sans trêve. Il naissait beaucoup plus de petits qu’il n’en pouvait survivre. Le combat pour la survie était implacable. Les perdants étaient éliminés, par la faim, par les prédateurs ou par les maladies. Ceux qui étaient ne serait-ce qu’un tout petit peu mieux adaptés à leur petit coin d’environnement avaient évidemment un petit peu plus de chances que les autres de gagner la bataille pour la survie – et par là même de transmettre leurs informations génétiques aux générations suivantes. Mais l’environnement pouvait évoluer, en fonction des ajustements climatiques ou de la dérive des continents ; et les espèces se mélangeaient au gré des vagues migratoires arrivées par les ponts de terre, se retrouvaient confrontées à de nouveaux voisins. Comme leur environnement avait changé – tant du point de vue climatique qu’en termes de voisinage –, les critères d’adaptabilité changeaient aussi. Les principes de la sélection, eux, s’appliquaient toujours. Ainsi, de génération en génération, les organismes vivants emboîtaient-ils le pas aux changements du monde. Toutes les variétés d’une espèce donnée qui fonctionnaient dans ce nouveau cadre étaient donc sélectionnées, et celles qui n’étaient plus viables étaient condamnées à disparaître : elles finissaient fossilisées ou se volatilisaient carrément, oubliées à jamais. Le renouvellement était constant, incessant. Tant que l’évolution « nécessaire » était dans le champ des variations génétiques possibles, les changements d’une population donnée pouvaient être rapides – les éleveurs humains de plantes et d’animaux domestiques s’en rendraient compte plus tard, quand ils s’efforceraient d’appliquer leurs propres idées de la perfection aux créatures en leur pouvoir. Mais quand les variations s’épuisaient, l’évolution marquait le pas, jusqu’à la survenue d’une nouvelle mutation. C’était un événement aléatoire, causé notamment par des radiations, qui ouvrait la voie à de nouvelles possibilités de variations. C’était cela, l’évolution. Et ce n’était rien de plus : un principe des plus simples, reposant sur des lois tout aussi simples, évidentes. Mais c’était elle qui façonnerait toutes les espèces qui un jour ou l’autre habiteraient la Terre, depuis l’apparition de la vie jusqu’à l’extinction de la dernière espèce, sous un soleil mortel, loin, très loin dans le futur. Elle était à l’œuvre en ce moment même. C’était dur. C’était la vie. Plesi avait passé un marché silencieux avec l’oxy. Prends mon enfant. Épargne-moi. Alors même qu’elle retraversait les couches de verdure pour regagner la sécurité des arbres, et retrouver sa dernière fille, cet abominable stratagème continuait de lui occuper l’esprit. Cela, et un sentiment venu du plus profond de ses cellules, une pensée qu’elle aurait pu formuler ainsi : J’ai toujours su que c’était trop beau pour être vrai. Les dents et les griffes n’étaient pas parties. Elles s’étaient juste cachées. J’ai toujours su qu’elles reviendraient. Son instinct avait vu juste. Deux millions d’années après la trêve précaire imposée par la mort des dinosaures, les mammifères avaient commencé à s’entre-dévorer. Cette nuit-là, Faible, déconcertée, terrifiée elle aussi, regarda sa mère s’agiter et grogner dans son sommeil. 5 Le temps des longues ombres § Île d’Ellesmere, Amérique du Nord, 51 millions d’années avant notre ère I Au cours des longues journées de l’été arctique, il n’y avait ni vraies nuits, ni vrais matins. Mais alors que le soleil faisait timidement son apparition, la couverture nuageuse commençait à s’éclaircir ; la lumière et la chaleur tombaient de biais entre les immenses feuilles des arbres, le brouillard se levait sur le sol marécageux de la forêt, et les sensibles narines de Noth s’emplissaient d’odeurs de fruits mûrs et de végétation pourrissante, et du moite parfum de la fourrure des siens. Ça sentait le matin, le commencement. Une agréable énergie emplit le jeune corps de Noth. Ses puissantes pattes arrière ramassées sous son corps, sa queue épaisse dressée, il crapahuta le long de la branche pour se rapprocher de sa famille – son père, sa mère, et les deux nouvelles petites sœurs, des jumelles. Tout le monde s’épouillait, et c’était un grand moment de plaisir. Les doigts agiles de leurs petites pattes noires peignaient leur fourrure, pour en ôter les morceaux d’écorce, les petites crottes sèches des bébés, et les parasites qui faisaient un succulent petit déjeuner, bien sanglant. Ils perdaient bien quelques poils par-ci par-là, mais les adapidés adultes avaient déjà quasiment abandonné leur épaisse toison d’hiver. Peut-être était-ce la lumière naissante qui inspirait ces chants ? Cela avait commencé dans le lointain, le léger trémolo d’un mâle et d’une femelle qui entrelaçaient leurs voix ; probablement un couple. Très vite, d’autres voix s’étaient jointes au duo, formant un chœur de cris et de hurlements qui avait ajouté autant de contrepoints et d’harmonies au thème de départ. Noth alla jusqu’au bout de la branche pour mieux les entendre. Il regardait à travers plusieurs couches de feuilles géantes, tournées vers le sud, en direction du soleil, comme autant de parasols miniatures. On y voyait très loin. La forêt circumpolaire n’était pas très dense, et les arbres, principalement des cyprès et des hêtres, étaient suffisamment espacés pour que leurs feuilles puissent capter au mieux la lumière rasante du soleil arctique ; la forêt avait en outre de nombreuses et grandes clairières, où farfouillaient de maladroits herbivores vivant à même le sol. Noth avait de grands yeux perdus dans un masque de fourrure noire – un peu comme ceux de sa lointaine ancêtre, Purga ; il y voyait bien dans le noir, mais était facilement ébloui par la lumière du jour. Le chant voulait dire quelque chose d’assez simple : Voici qui nous sommes ! Si vous n’êtes pas de la famille, restez à l’écart, car nous sommes forts et nombreux ! Si vous êtes de la famille, venez ! Venez ! Mais sa richesse allait bien au-delà de sa simple valeur utilitaire. C’était essentiellement des bulles de sons épars, issues du hasard, comme lorsqu’on chante le scat. Cet hymne ressemblait parfois, dans ses meilleurs moments, à une symphonie vocale spontanée, qui pouvait durer de longues minutes, avec des passages d’une extraordinaire pureté harmonique qui plongeaient Noth en transe. Il leva le museau vers le ciel, appela. Noth était une sorte de primate, que l’on baptiserait plus tard Notharctus. Il appartenait à la famille des adapidés. C’était un descendant des plesiadapis qui avaient vécu au cours du premier millénaire après la chute de la comète. Il ressemblait beaucoup à un petit lémurien. Il avait un torse conique, de longues et puissantes pattes de derrière, en comparaison desquelles ses bras, munis de mains noires préhensiles, étaient plutôt courts. Il avait une petite tête au museau proéminent et des oreilles dressées. Il était doté d’une longue et puissante queue, enrobée de graisse – dans laquelle il puisait pendant son hibernation. Il avait un tout petit peu plus d’un an. Le cerveau de Noth était considérablement plus grand que celui de Plesi ou de Purga, et sa façon d’être au monde en était d’autant plus riche. La vie de Noth n’était donc pas que sexe, nourriture et souffrance ; il y avait de la place pour quelque chose qui ressemblait à de la joie. Et c’était de la joie qu’il exprimait dans sa chanson. Sa mère et son père joignirent rapidement leur chant au sien. Même les toutes jeunes sœurs de Noth y participèrent de leur mieux, ajoutant leurs petits miaulements aux voix des adultes. Il était midi, et le soleil ne monterait pas plus haut ce jour-là ; il resterait bas sur l’horizon. Des rayons de lumière verte filtraient à travers les feuillages, trouant le dense et chaud brouillard sourdant de la végétation en décomposition sur le sol, où s’entrecroisaient les ombres des troncs d’arbre. C’était Ellesmere, le point le plus au nord de l’Amérique du Nord. En été, le soleil ne se couchait jamais. Il se contentait de décrire des cercles dans le ciel, au-dessus de l’horizon, abreuvant de lumière les larges feuilles des conifères. C’était un endroit où les ombres étaient toujours longues, même au cœur de l’été. La forêt qui entourait le pôle avait des allures d’immense cathédrale sylvestre, dont les feuilles étaient les vitraux. Et partout résonnaient les échos des voix des adapidés. Les adapidés s’enhardirent et dégringolèrent des branches vers le sol. Noth était avant tout un mangeur de fruits. Mais il tomba sur un appétissant scarabée. Sa magnifique carapace, d’un bleu-vert métallique, craqua sous sa dent. Tout en se déplaçant, Noth suivit les repères olfactifs des siens : Je suis venu par ici. Par là, pas de danger… J’ai vu du danger, là. Les dents ! Les dents !… Je fais partie de ce groupe. Hé, la famille, par ici ! Les autres, tirez-vous… Je suis une femelle. Suivez ça pour me retrouver… Ce dernier message provoqua chez Noth un désagréable tiraillement au niveau du bas-ventre. Il avait des glandes odoriférantes aux poignets et sous les bras. Il passa ses poignets sous ses aisselles, puis sur le tronc d’arbre, utilisant les petits éperons osseux de ses poignets pour incruster l’odeur et laisser une trace distinctive, en forme de croissant de lune, sur l’écorce. Le signal de la femelle était ancien ; la brève saison des amours était finie depuis longtemps. Mais l’instinct le poussait à recouvrir cette marque de sa propre signature multimédia afin d’éviter qu’un autre mâle ne s’intéresse à elle. Quatorze millions d’années après la comète, Noth reproduisait le comportement de ses lointains ancêtres nocturnes, tel que le marquage olfactif de son territoire. Ses orteils étaient terminés non par des ongles, comme chez les singes, mais par des griffes servant à l’épouillage, comme chez les lémuriens. Il avait de grands yeux attentifs, et, à l’instar de Purga, il s’aidait de ses moustaches pour se diriger. Il avait conservé une ouïe et un odorat développés, et était équipé de véritables radars mobiles : ses oreilles toutes rondes. Quant à ses yeux, bien que fort larges et adaptés à la vision nocturne, ils n’étaient pas dotés de cet ultime perfectionnement apparu chez les créatures de la nuit : le tapetum, une couche réfléchissante jaune qui tapissait le fond de l’œil. Son museau sensible était sec. Sa lèvre supérieure, couverte de fourrure et mobile, lui donnait un faciès plus expressif que celui des premiers adapidés. Ses dents ressemblaient à celles des singes, sans celle, spécifique, qui servait à la toilette de ses ancêtres. Comme toutes les espèces de la longue lignée qui partait de Purga et se perdait dans un futur inimaginable, Noth était une espèce intermédiaire, porteuse de toutes les reliques du passé et riche de toutes les promesses du futur. Mais son corps et son esprit étaient sains et vigoureux, parfaitement adaptés au monde où il vivait. Et, ce jour-là, il était aussi heureux qu’il lui était possible de l’être. Là-haut, dans la canopée, la mère de Noth prenait soin de ses deux petites dernières : Gauche et Droite. La première préférait téter sa rangée de mamelles gauche, tandis que l’autre – plus petite, et qui se laissait plus facilement faire – devait s’accommoder de la droite. Les notharctus donnaient généralement naissance à d’importantes portées, et les mères avaient plusieurs rangées de mamelles pour pouvoir nourrir toute cette marmaille. En fait, la mère de Noth avait eu des quadruplés. Mais l’un des enfants avait été emporté par un oiseau, alors qu’un autre, rachitique, avait attrapé une infection et était mort. Leur mère les avait vite oubliés. Elle saisit Droite et la plaqua contre le tronc de l’arbre, où elle resta accrochée. Sa fourrure brune se fondant sur l’écorce, elle attendrait ainsi sans bouger, pendant de longues heures, que sa mère revienne la chercher pour la nourrir. C’était une sorte de protection. Les notharctus vivaient assez loin dans les profondeurs de la forêt pour être à l’abri des oiseaux de proie, mais les petits faisaient une cible facile pour les prédateurs qui rôdaient au ras du sol, comme les miacidés. C’étaient d’horribles animaux, de la taille d’un furet, qui n’hésitaient pas à s’en prendre aux terriers ou à s’emparer des proies tuées par d’autres prédateurs. Ils ne payaient pas de mine, et pourtant ils auraient de puissants héritiers : les chats, les loups et les ours des temps futurs. En plus, ils savaient grimper aux arbres. Pour le moment, la mère attentive se déplaçait le long de sa branche, cherchant un autre endroit où laisser Gauche à l’abri. Mais ce bébé plus costaud se trouvait très bien là où il était, accroché à la fourrure du ventre de sa mère, et refusait de la lâcher. Après avoir essayé plusieurs fois, gentiment, de lui faire lâcher prise, sa mère y renonça. Chargée de ce doux et chaud fardeau, elle commença à descendre une échelle de branches qui menait au sol. À quatre pattes, Noth traversa une épaisse couverture de feuilles. Les arbres à feuilles caduques perdaient à chaque automne leur feuillage, qui recouvrait le sol d’une épaisse couche de végétation pourrissante. Le matelas sur lequel Noth marchait était fait des immenses feuilles veinées du dernier automne, qui avaient été gelées par le terrible froid de l’hiver avant d’avoir eu le temps de pourrir ; maintenant, les feuilles se décomposaient rapidement, et de petites mouches agaçantes bourdonnaient dans l’air embrumé. Mais il y avait aussi des papillons, dont les ailes multicolores faisaient comme des éclaboussures de couleurs changeantes sur le fond terne du sol. Noth se déplaçait lentement, à la recherche de nourriture, à l’affût du danger. Il n’était pas seul. Deux téniodontes grassouillets farfouillaient aussi dans les feuilles pourrissantes. Ils ressemblaient à des wombats à la mâchoire carrée, et se servaient de leurs puissantes pattes de devant pour creuser la boue, à la recherche de racines et de tubercules. Un jeune les suivait, petit ballot maladroit empêtré dans l’épaisse couche de compost et qui n’arrêtait pas de se mettre dans les pattes de ses parents. Un palénodonte vadrouillait en quête de fourmis et de scarabées, promenant de droite et de gauche son long museau aspirateur de fourmis. Par là, il y avait un barylambda solitaire, une sorte de paresseux qui aurait vécu à terre, doté de pattes puissantes, musculeuses, et d’un petit bout de queue pointue. Cette créature pataude, qui fourrageait tristement dans la gadoue, avait la taille d’un doberman, mais certains de ses cousins, dans des environnements plus ouverts, atteignaient celle d’un bison. Ils faisaient partie des plus grands animaux de leur époque. Dans un coin de la clairière, Noth remarqua le lent mouvement d’un primate, en fait un autre adapidé. Mais il ne ressemblait guère à Noth. Comme les seigneurs des époques récentes, cette créature lente, qui vivait au ras du sol, ressemblait plus à un bébé ours paresseux qu’aucun autre primate. Il se déplaçait presque sans bruit dans la bouillie de feuilles, en flairant la terre. Cet adapidé restait généralement dans les profondeurs de la forêt, où sa lenteur le désavantageait moins que dans des endroits plus à découvert. Ici, ses lents et silencieux mouvements le rendaient quasiment invisible aux prédateurs – ainsi qu’à ses proies, des insectes qu’il repérait à leur odeur avec une efficacité remarquable. Noth fronça le museau. Cet adapidé marquait son territoire avec son urine ; avant de faire son tour, il prenait soin de pisser, bien posé sur ses quatre pattes, pour laisser sa signature. Noth, qui avait l’odorat sensible, en avait plein le nez. Il trouva une ruche tombée à terre. Il l’inspecta avec un mélange de méfiance et de curiosité. Les abeilles étaient des arrivantes relativement récentes, issues de la floraison de nouvelles formes de papillons, de scarabées et autres insectes. La ruche paraissait abandonnée, mais contenait encore de délicieuses poignées de miel. Avant de s’attaquer au miel, Noth tendit l’oreille et prit le vent. Son nez lui disait que les autres étaient encore loin, là-haut dans les arbres. Il aurait pu se régaler avant qu’ils n’arrivent. Mais pas si vite. Il avait d’abord un calcul à faire. Dans son groupe, Noth était un mâle du bas de l’échelle. Il était donc censé prévenir les autres qu’il avait trouvé à manger. Les autres mâles et les femelles rappliqueraient, mangeraient tout le miel qu’ils voudraient et si Noth avait de la chance – lui en laisseraient un peu. S’il ne disait rien et s’ils le prenaient à se gaver de miel, ils le lui feraient payer cher, et mangeraient tout sans rien lui laisser. D’un autre côté, s’il ne se faisait pas prendre, il pourrait manger tout le miel sans se faire punir… La décision fut rapide. Il plongea ses petites mains dans le miel et les lécha aussi vite que possible, tous ses sens en alerte – des fois que les autres approcheraient ! Le temps que sa mère atteigne le sol, il s’était gavé de miel et avait effacé de son museau toute trace de son forfait. Sa mère avait toujours sa petite, Gauche, accrochée à son ventre. Elle commença à gratter la terre, sa queue pleine de graisse tendue derrière elle. Elle se découpait en ombre chinoise sur les colonnes de lumière qui trouaient les frondaisons. Elle trouva rapidement d’autres débris de la ruche tombée à terre. Noth fit mine de vouloir se servir, mais sa mère le repoussa d’une bourrade et se jeta sur le miel. Le père de Noth essaya de grappiller quelques miettes du festin, mais sa compagne l’en empêcha. C’est alors que deux des tantes de Noth, les sœurs de sa mère, se précipitèrent vers lui et se mirent à cracher, à montrer les dents et à lui jeter à la figure de pleines poignées de feuilles – le mettant en fuite. L’une d’elles parvint même à lui reprendre un rayon de miel qu’il avait réussi à attraper. Le père de Noth tenta bien de résister, mais, comme la plupart des mâles adultes, les femelles étaient bien plus grosses que lui, et il ne servait à rien de se battre. C’était toujours pareil. Les femelles étaient au centre de la société des notharctus. De puissants clans de sœurs, de mères, de tantes et de nièces, unies pour la vie, excluaient les mâles. C’était un comportement fossile : la domination des mâles par les femelles et la coutume de former un couple mâle-femelle qui durait au-delà de l’accouplement étaient plus répandues chez les espèces nocturnes que chez les espèces diurnes. Ce puissant matriarcat assurait aux sœurs le premier service de la meilleure nourriture ; les mâles passaient après. Noth prit calmement la rebuffade. Il avait encore le goût du miel illicite sur la langue. Il s’en alla par petits bonds chercher à manger un peu plus loin. Purga et Plesi étaient des solitaires. La femelle vivait généralement seule avec ses enfants, ou bien en couple. Partir seul à la recherche de la nourriture était la meilleure stratégie pour les créatures nocturnes ; ne pas faire partie d’un groupe bruyant permettait de se cacher plus facilement des chasseurs nocturnes, qui pouvaient attendre silencieusement en embuscade le passage de leurs proies. À l’inverse, les animaux actifs le jour avaient tout intérêt à rester en groupe, afin d’avoir le plus grand nombre d’yeux et d’oreilles en alerte pour détecter les attaquants. Les notharctus avaient même mis au point des appels et des odeurs d’alarme pour chacune des différentes familles de prédateurs – oiseaux de proie, prédateurs terrestres, serpents –, qui exigeaient toutes une réaction défensive appropriée. En outre, faire partie d’un groupe permettait d’espérer que le prédateur s’en prendrait au voisin plutôt qu’à soi. C’était une loterie sinistre, mais assez rentable pour qu’on s’y adapte. Cela dit, il y avait des inconvénients à la vie en groupe : surtout quand on était trop nombreux et que la compétition pour la nourriture devenait plus âpre. Inévitablement, il en résultait une complexification de la société et une augmentation de la taille du cerveau pour permettre de gérer cette complexité. Ce qui obligeait les adapidés à mettre au point de meilleurs moyens de trouver de la nourriture pour alimenter ces gros cerveaux. L’avenir était en marche. Au fur et à mesure que les sociétés de primates devenaient de plus en plus complexes, une sorte de course aux armements cognitive se déroulait, améliorant une intelligence qui se nourrissait de la complexité sociale croissante. Cependant, Noth n’était pas si malin que ça. Quand il avait trouvé le miel, il avait appliqué une simple règle comportementale : Appelle si les grands sont dans le coin. N’appelle pas s’ils n’y sont pas. Cette règle lui laissait une bonne chance de s’en sortir avec le maximum de nourriture et le minimum d’ennuis. Ça ne marchait pas à tous les coups, mais assez souvent pour que cela vaille la peine d’essayer. D’une certaine façon, on aurait pu dire qu’il avait menti au sujet du miel. Mais Noth était incapable de reconnaître un vrai mensonge – faire entrer une idée fausse dans la tête de quelqu’un – parce qu’il ne comprenait pas vraiment que les autres avaient, tout simplement, des idées, ni même que leurs idées pouvaient être différentes des siennes, ou encore que ses actions pouvaient générer de telles idées. Le jeu de cache-cache auquel les êtres humains jouent avec leurs petits enfants – pour te cacher, tu n’as qu’à te couvrir les yeux ; si tu ne peux pas les voir, ils ne peuvent pas te voir non plus – aurait marché à coup sûr avec lui. Noth était l’une des créatures les plus intelligentes de la planète. Mais son intelligence était spécialisée. Il s’en sortait beaucoup mieux avec ceux de son espèce – il savait où les trouver, s’ils constituaient une menace ou un soutien, quelles hiérarchies ils formaient – qu’avec tout le reste de son environnement. Il était incapable, par exemple, d’associer la trace d’un serpent avec le risque de tomber sur un serpent. Et bien que son comportement parût complexe et élaboré, il obéissait à des lois aussi rigides qu’un programme de robot. Cela dit, les notharctus passaient la majeure partie de leur vie à tenter de manger tout seuls, comme Purga autrefois. On le voyait à la façon dont ils se déplaçaient : ils savaient parfaitement qui était à quel endroit et à quel moment, ils s’évitaient les uns les autres, mais n’hésitaient pas à se blottir les uns contre les autres pour se protéger – cependant, ils ne se déplaçaient pas ensemble. C’étaient des solitaires endurcis, forcés de coopérer, obligés de se supporter. Noth fouinait sur le sol de la forêt, lorsqu’une meute de petites créatures le dépassa à toute allure, nerveusement. Elles avaient des incisives pareilles à celles des rats, et l’air plutôt minables, comparées à Noth et sa famille. Avec leur fourrure noir et blanc, clairsemée et sale, elles avaient une allure de vermine. Ces petits primates étaient des plesiadapis : ils ressemblaient beaucoup à Purga, morte plus de quatorze millions d’années auparavant. Ils étaient une relique du passé. L’un des plesis s’approcha d’un peu trop près, en reniflant de droite et de gauche dans sa relative cécité ; Noth daigna lui cracher une graine ; la graine frappa la petite créature à l’œil, et elle sursauta. Un corps agile, mince, court sur pattes, jaillit de l’ombre des arbres. On aurait dit une hyène : c’était un mesonychidé. Noth et sa famille remontèrent rapidement dans les arbres. Le plesi se figea. Il était affreusement exposé dans cette partie à découvert de la forêt. Le mesonychidé se jeta sur lui. Le plesi se tortilla et roula sur le côté en montrant les dents. Mais le meso lui avait arraché un petit bout de patte arrière. Il y eut une odeur de sang. C’était le moment qu’attendaient d’autres membres de la meute du meso pour sortir de leur cachette et se précipiter vers le théâtre des opérations. Le mesonychidé était une sorte de condylarthre, une famille d’animaux divers liés aux ancêtres des onguiés. Le meso n’était pas un tueur expert ni un grand amateur de viande, mais, à l’instar des ours et des gloutons, il savait se nourrir dès qu’une occasion se présentait. Les condylarthres passeraient à la trappe dix millions d’années avant l’apparition de l’homme. Pour l’instant c’était leur heure de gloire, et ils étaient les plus terribles prédateurs de ce monde de forêts. Les autres habitants du plancher de la forêt réagirent chacun à leur façon. L’adapidé, sorte de loris avec un bouclier dorsal formé de peau épaissie posé sur des bosses osseuses, rentra illico la tête à l’intérieur. Ce gros balourd de barylambda pensa n’avoir rien à craindre, même de toute une meute de ces petits chasseurs : comme les hyènes des temps à venir, les mesos étaient d’abord des charognards, et s’en prenaient rarement à des animaux plus gros qu’eux. Les téniodontes, toutefois, se dirent qu’il valait mieux faire attention ; ils s’éloignèrent dédaigneusement, la gueule ouverte pour montrer qu’ils avaient de grandes dents. Pendant ce temps-là, le plesi se bagarrait, gratifiant ses assaillants de morsures et de griffures. L’un des mesos poussa un gémissement, les tendons d’une patte salement amochés, du sang coulant de la chair à vif. Finalement, le plesi succomba sous le nombre. Les mesos formèrent une sorte de cercle un peu lâche autour de leur victime, leurs minces corps et leurs queues oscillantes s’agitant autour de leur repas comme des asticots sur une plaie. L’odeur de plus en plus forte du sang, la puanteur des entrailles et des excréments répandus saturèrent les sensibles narines de Noth. Certains des anciens plesiadapis s’étaient spécialisés, apprenant à décortiquer les fruits à la manière des opossums ou à se repaître de la résine des arbres, mais ils restaient avant tout des insectivores. Et voilà qu’ils devaient désormais faire face à la compétition d’autres insectivores, les ancêtres des hérissons et des musaraignes – ainsi qu’à leurs propres descendants, comme les notharctus. Déjà, les antiques variétés de plesis avaient disparu de la quasi-totalité de l’Amérique du Nord, et ne survivaient plus que dans quelques régions marginales, comme ici, dans cette zone de forêt polaire habitable, où les jours sans fin ne rendaient pas la vie facile à ceux dont le corps et les habitudes avaient été façonnés par les nuits du crétacé. Le dernier d’entre eux ne tarderait pas à disparaître. Dans le silence de cathédrale qui régnait en haut des arbres, Noth vit sa famille grimper vers lui en souplesse. Quelque chose le troubla : un changement dans la lumière, une fraîcheur soudaine. Les nuages s’amoncelaient devant le soleil, et les grandes fleurs de lumière qui s’épanouissaient sur le sol de la forêt se flétrissaient. Le vent retroussa la fourrure de Noth. Il frissonna. Quelques grosses gouttes difformes s’écrasèrent sur les grandes feuilles des arbres et tombèrent comme des obus sur le sol boueux. À cause de cette pluie subite, et de l’entêtante odeur de mort et de sang qui montait vers lui, Noth ne détecta pas l’approche de Solo. Solo, caché dans un coin d’ombre, le vent portant son odeur vers le bas, regarda la petite troupe de notharctus courir se mettre à l’abri. Il remarqua surtout la mère de Noth, avec son bébé. C’était une femelle fertile et en bonne santé : c’est du moins ce que lui apprenait la présence du bébé. Mais il y avait un mâle avec elle, et comme elle avait déjà un bébé, il était fort peu probable qu’elle soit à nouveau en chaleur d’ici à la fin de la saison. Ce n’était pas un obstacle pour Solo. Il attendit que la famille de Noth se soit installée sur une branche, au calme et à l’abri du danger. À trois ans, Solo était un puissant notharctus adulte ; et aussi une sorte de monstre. La plupart des mâles parcouraient la forêt en petites bandes, à la recherche de groupes, plus grands et plus sédentaires, de femelles avec lesquelles s’accoupler. Pas Solo. Solo préférait voyager seul. Il était plus gros et plus puissant que la plupart des femelles qu’il avait rencontrées dans cette forêt polaire. À cause de cela aussi, Solo était un cas ; le mâle moyen était généralement plus petit que la femelle moyenne. Et il avait appris à se servir de sa force pour obtenir ce qu’il voulait. Au terme d’une agile pirouette, Solo atterrit sur la branche au-dessous de lui et se dressa devant la mère de Noth. Il donnait toujours l’impression de se tenir de guingois, parce que ses pattes arrière étaient relativement massives, que ses bras étaient petits et minces, et qu’il tenait sa longue queue dressée comme un crochet au-dessus de sa tête. Mais il était très grand, parfaitement immobile, et surtout très intimidant. La mère de Noth sentit l’odeur de cet immense étranger. Pas de la famille. Paniquée, elle cracha, siffla, poussa immédiatement Gauche derrière elle. Le père de Noth accourut aussitôt. Il se dressa sur ses pattes de derrière et fit face à l’intrus. Rapidement, par gestes saccadés, il frotta ses glandes génitales contre le feuillage alentour et passa sa queue sur ses avant-bras afin que les éperons cornés situés au-dessus des glandes de ses poignets l’imprègnent de son odeur. Puis il agita sa queue bien puante au-dessus de sa tête, en direction de l’intrus. Dans le monde dominé par les odeurs qui était celui des notharctus, c’était une démonstration de force. Tire-toi de là. Ici, c’est chez moi. Ici c’est ma bande, mes petits. Dégage. Il n’y avait pas de sentiment dans l’attitude du père. Engendrer des jeunes en bonne santé, capables de survivre à leur petite enfance, était le seul but de l’existence du père ; et il s’apprêtait à en découdre avec l’intrus pour des raisons purement égoïstes, parce qu’il ne voulait pas qu’on touche à son héritage génétique. D’ordinaire, cette joute olfactive se serait poursuivie jusqu’à ce que l’un des deux mâles déclare forfait, sans qu’il y ait eu de contact physique. Mais, là non plus, Solo n’était pas comme les autres. Il ne répondit pas en roulant des mécaniques – juste un regard glacial en réponse à la posture frénétique de son rival, le père de Noth. Décontenancé par l’étrange immobilité de ce nouvel arrivant, le père de Noth perdit de sa superbe. Ses glandes odoriférantes cessèrent leurs sécrétions, sa queue retomba. Alors, Solo attaqua. Il montra les dents, fonça sur le père de Noth et lui rentra dans le lard. Le père de Noth tomba à la renverse en poussant un cri perçant. Solo se jeta sur lui de tout son long et le mordit jusqu’au sang à travers son pelage. Le père de Noth s’enfuit en hurlant. Il n’avait pas été gravement blessé, mais il en avait pris un sérieux coup au moral. Puis Solo se tourna vers les femelles. Les tantes auraient pu lui tenir tête sans peine, si elles avaient joint leurs efforts. Mais elles décampèrent. L’attaque de Solo les avait perturbées au moins autant qu’elle avait perturbé sa victime. Elles n’avaient jamais rien vu de tel. Elles étaient toutes mères ; et toutes pensèrent immédiatement aux enfants qu’elles avaient laissés là-haut, dans les branches. Solo les ignora également. Avec le calme inflexible des carnivores, il avança vers la mère de Noth – sa cible principale. Elle cracha, montra les dents. Elle lui donna même un coup de ses puissantes pattes arrière. Mais c’était comme si ses coups ne portaient pas – et il lui arracha des bras son bébé inerte, désemparé. Il égorgea rapidement le bébé, lui ouvrit les chairs et déchiqueta sa trachée, la réduisant en une bouillie sanglante. Ce fut fini en quelques battements de cœur. Il laissa tomber le petit corps encore frémissant dans les profondeurs de la forêt, où les mesonychidés, alertés par l’odeur de sang frais, accoururent en poussant leurs étranges aboiements, si différents de ceux des chiens. La gueule et les pattes encore rouges de sang, Solo se tourna vers la mère de Noth. Bien sûr, elle ne serait pas fertile tout de suite, elle ne le serait sans doute pas avant quelques semaines, mais il pouvait toujours l’imprégner de son odeur, afin de la marquer comme sienne et de décourager les autres mâles. Il n’y avait rien de véritablement cruel chez Solo. Ses petits étant morts, la mère de Noth pourrait se retrouver en chaleur avant la fin de l’été ; et si Solo la couvrait alors, il pourrait engendrer de nouvelles portées. Donc, pour Solo, l’infanticide était une bonne tactique. Sa stratégie brutale n’aurait pas été à la portée de tout le monde. Les notharctus mâles n’étaient pas équipés pour se battre. Ils n’avaient pas les canines avec lesquelles les futures espèces infligeraient plus tard de graves morsures à leurs rivaux. Et cette forêt polaire était un environnement particulier, où les vrais combats étaient littéralement un gaspillage d’énergie, un gâchis de trop rares ressources – d’où l’émergence de ces combats rituels à base d’odeurs. Mais, pour Solo, l’exception était une stratégie qui fonctionnait à tous les coups et qui lui avait valu de conquérir de nombreuses compagnes – donnant naissance à une flopée de petits, éparpillés dans toute la forêt, et dans les veines desquels courait son sang. Cette fois, ça n’allait pas marcher. La mère de Noth, marquée par l’odeur du tueur, plongea son regard dans les verts abysses au-dessous d’elle. Elle avait perdu son bébé, comme Purga (sa lointaine grand-mère) avant elle. Mais, étant considérablement plus intelligente que Purga, elle était également beaucoup plus sensible à la douleur. Un noir affreux l’emplit totalement. Elle se jeta sur Solo, la gueule grande ouverte, fouettant l’air de ses petites pattes. Surpris, il fit un bond en arrière. Elle le manqua, tomba. Noth vit sa mère sombrer dans le précipice qui venait d’engloutir sa jeune sœur. Elle disparut aussitôt sous les minces corps grouillants des mesos. Noth avait été sevré quelques semaines seulement après sa naissance. Le moment où il aurait dû quitter le groupe et s’en aller courir le vaste monde n’était plus très éloigné. Les liens qui l’unissaient à sa mère étaient ténus. Et pourtant, il eut un sentiment de perte aussi puissant que si le téton de sa mère venait de lui être arraché de la gueule. Et il pleuvait toujours, un peu plus fort tous les jours. Noth, tremblant, rampa sous les branches. Le vent étant faible, la pluie tombait en grosses gouttes qui martelaient sa peau et crépitaient sur les grandes feuilles des arbres. En remontant la trace olfactive de sa mère qui flottait encore dans l’air, il finit par trouver sa petite sœur. Elle était encore accrochée, immobile, au tronc d’arbre où sa mère l’avait laissée – et y serait restée accrochée, très probablement, jusqu’à ce qu’elle meure de faim. Noth huma sa fourrure trempée. Il se recroquevilla contre elle et l’entoura de ses petits bras. Elle n’était qu’une tendre chose tremblotante blottie contre la fourrure de son ventre, mais il la protégeait de la pluie. Il serait bien resté ainsi à jamais auprès d’elle. Elle sentait la famille ; elle partageait une bonne partie de son héritage génétique, et il y avait un peu de lui-même dans chacun des petits qu’elle pourrait avoir un jour. Mais la pluie tomba toute la nuit et la journée du lendemain, alors que le soleil continuait sa danse absurde dans le ciel. Le sol de la forêt était détrempé, jonché de mares étincelantes où flottaient des débris de feuilles, qui cachaient les os rongés, éparpillés. Puis la pluie, qui ne cessait de tomber, lava complètement les dernières traces des marqueurs olfactifs que le groupe de Noth avait laissés dans les arbres. Noth et sa sœur étaient perdus. II Alors que le soleil continuait de tracer ses ronds absurdes dans le ciel, changeant les nuits en jours, Noth et Droite crapahutaient dans l’entrelacs de branches de la forêt. Ils erraient depuis déjà une semaine. Ils n’avaient encore retrouvé aucun des leurs. Mais, à cet endroit, la canopée grouillait d’adapidés – des cousins des notharctus –, souvent plus petits que Noth. Parfois, il apercevait leurs yeux luisants, si semblables à d’étranges puits jaunes, qui le lorgnaient depuis un coin d’ombre. Ces minuscules chasseurs d’insectes ressemblaient à des souris. Certains couraient précipitamment dans les branches, d’une ombre à l’autre. L’un d’eux effectua un bond spectaculaire vers un autre arbre, ses puissantes pattes pendant derrière lui, ses mains griffues tendues devant lui pour agripper une branche. Ses oreilles membraneuses pivotèrent comme celles d’une chauve-souris, puis il attrapa un insecte au vol avec ses pattes de devant. Une petite créature solitaire était accrochée à l’écorce pourrie d’un vieil arbre. Elle avait une fourrure noire hirsute, des sortes d’oreilles de chauve-souris et une dentition proéminente. Elle tapait patiemment sur le tronc avec l’un de ses doigts griffus, ses grandes oreilles bougeant dans tous les sens. Quand elle entendait une larve creuser dans le bois, elle arrachait l’écorce avec ses dents et plongeait un majeur étonnamment long dans le vieil arbre, afin d’y crocheter la larve qu’elle enfournait aussitôt voracement. C’était un primate qui avait appris à vivre comme un oiseau, comme un pic-vert. Une fois, Noth tomba sur une sorte de paresseux géant accroché tête en bas, ses mains de primate refermées autour d’une grosse branche. La tête du monstre pivota, et il tourna un regard vide vers Noth et Droite. Il mâchonnait lentement, la gueule débordant des grosses feuilles charnues qui constituaient l’essentiel de son régime. Son espèce avait été amenée à grandir par la nécessité d’accueillir un système digestif capable d’assimiler la cellulose des feuilles. La face de cette créature était étrangement statique et ne disposait que d’un très petit nombre d’expressions. La vie sociale de cette morne bestiole qui passait ses journées à pendouiller sous une branche était loin d’être excitante ; son métabolisme ralenti et le manque d’énergie y veillaient. Le monde s’était régulièrement réchauffé depuis le terrible impact. La végétation avait migré par vagues depuis l’équateur, et la forêt tropicale avait fini par recouvrir toute l’Afrique, l’Amérique du Sud, l’Amérique du Nord jusqu’à ce qui serait plus tard la frontière avec le Canada, la Chine, le nord de la France et la majeure partie de l’Australie. Même aux pôles, il y avait des jungles. L’Amérique du Nord était toujours reliée par de formidables ponts de terre à l’Europe et à l’Asie, alors que les continents du Sud formaient sous l’équateur une bande de larges îles. L’Inde et l’Afrique dérivaient toutes deux vers le nord, mais pour l’instant le Téthys formait toujours à l’équateur un énorme courant qui réchauffait le ventre de la planète. Le Téthys était un fleuve au cœur de l’Éden. En réponse au réchauffement, les enfants de Plesi et des autres mammifères avaient fini par tourner le dos à leur passé. C’était comme si les héritiers de la Terre avaient enfin compris que la planète vide leur offrait bien plus qu’un nouveau type de larve à grignoter. Alors que les reptiles survivants, lézards, crocodiles et tortues, restaient à peu près égaux à eux-mêmes, les lignées de mammifères qui connaîtraient leur heure de gloire dans le futur voyaient le jour. Plesi et Purga étaient des bêtes qui crapahutaient sur leurs petites pattes courtes, avec cette démarche typique des mammifères, le museau au ras du sol. Leurs descendants avaient grandi, et leurs pattes arrière s’étaient développées, leur permettant de se tenir debout, la tête droite. En même temps, les yeux des primates s’étaient déplacés sur le devant. Cela leur conférait une vision en relief, qui leur permettait de mieux estimer leurs sauts, de plus en plus longs, et de repérer plus précisément leurs proies : les insectes et les petits reptiles qui composaient toujours l’essentiel de leur alimentation. À mesure qu’ils exploraient différentes façons de vivre, les primates se diversifiaient. Il n’y avait là aucun dessein conscient : pas de projet d’amélioration, pas de but. Chaque organisme luttait pour la survie, la sienne, celle de ses enfants et de sa famille, et voilà tout. Parallèlement au lent changement de l’environnement, les espèces évoluaient ; elles subissaient un interminable processus de sélection. Ce n’était pas un processus vital, c’était un processus mortifère : l’impitoyable élimination des moins aptes et des possibles les moins appropriés. Mais la perspective que les autres connaîtraient un avenir n’était d’aucune consolation à ceux qui subissaient cette implacable extermination. En outre, beaucoup d’adapidés s’étaient bien trop spécialisés. La douce chaleur qui emmaillotait la planète ne durerait pas éternellement. Dans les périodes plus froides du futur, quand les forêts s’éclairciraient et que les différences entre les saisons s’accentueraient, il ne serait pas très avantageux d’être trop fin gourmet, car ce serait alors l’extinction assurée. En attendant, au beau milieu de cette cohue de primates exotiques, les deux petits orphelins ne trouvaient aucun notharctus. Sur le plancher de la forêt, Noth dénicha une plante qui portait des fruits pareils à des cosses – des sortes de pois. Il en ouvrit quelques-unes et les donna à manger à sa sœur. Une espèce de fourmilier d’un mètre de long s’approcha d’un nid de fourmis en forme de pilier. Il mobilisa dessus toute la force de ses puissantes pattes avant et de ses épaules. Toute son énergie était concentrée dans son formidable majeur, pareil à une pioche articulée. Il y eut une éruption de fourmis – elles étaient énormes, certaines faisaient jusqu’à dix centimètres de long. Le fourmilier les engloutit rapidement avec sa longue langue gluante avant que les soldâtes n’aient eu le temps d’organiser la défense. Le fourmilier était un descendant d’une souche provenant d’Amérique du Sud qui s’était retrouvée là un peu par hasard après avoir emprunté les ponts de terre temporaires, il y avait bien des générations de cela. Noth et Droite le regardaient en ouvrant de grands yeux. Mais tandis qu’il surveillait le fourmilier, Noth était tenaillé par une vague inquiétude. Il s’était efforcé de trouver suffisamment à manger pour sa sœur et lui, afin de fournir à leur queue toute la graisse dont ils auraient besoin cet hiver, pendant leur longue hibernation. C’était ce que sa programmation innée lui disait de faire. Mais ils ne mangeaient pas assez. Privés du soutien du groupe, ils devaient consacrer une trop grande partie de leur temps à guetter d’éventuels prédateurs. Il aurait pu revenir sur ses pas. Comme tous ceux de son espèce – les mâles mobiles plutôt que les femelles sédentaires, en tout cas –, il gardait une trace de sa position au jugé, en intégrant le temps, l’espace, l’angle des rayons de lumière filtrant entre les frondaisons. C’était une faculté qui lui permettait de retrouver les points de ravitaillement en nourriture et en eau. Si nécessaire, Noth aurait pu rentrer chez lui, retourner au bosquet d’arbres qui était le point autour duquel gravitait son groupe. Mais il n’entendait pas les gazouillis caractéristiques des siens ; son centre de décision rudimentaire le pressait de continuer à chercher un groupe qui voudrait bien les accepter, sa sœur et lui. Pendant ce temps-là, alors que le soleil traçait toujours, inlassablement, des cercles au-dessus de l’horizon, la lumière du jour se teintait du rouge du crépuscule, et çà et là, sur le tapis de la forêt, des spores brunes apparaissaient sous les frondes des fougères. L’automne approchait. Ce serait bientôt l’hiver. Ils étaient sous-alimentés, et ils n’avaient plus beaucoup de temps devant eux. Droite commença à paniquer, comme bien souvent. Elle laissa tomber les cosses des pois, se recroquevilla sur elle-même et se mit à se balancer d’avant en arrière, chantonnant lugubrement, les pattes crispées sur son petit museau. Noth la prit dans ses bras et l’emmena vers la fourche d’une branche, où il commença à l’épouiller. Il peignait délicatement la fourrure clairsemée de son dos, de son cou, de sa tête et de son ventre, en ôtant les saletés, les bouts de feuille et les crottes sèches, défaisant les nœuds et chassant les parasites qui se repaissaient de sa peau tendre. Droite se calma rapidement. L’épouillage lui faisait du bien, un peu de mal aussi, mais la réconfortait, emplissant son organisme d’endorphines – les opiacés naturels du corps. D’ici peu, elle serait littéralement accro à cet agréable grattouillis – comme l’était déjà son frère, à qui manquaient cruellement les caresses et les pincements des doigts adultes courant sur son dos. Mais Noth se faisait du souci pour elle, à un niveau si profond qu’il ne pouvait le comprendre. L’ahurissant chagrin de Droite avait un but, une fonction. C’était un signal qu’elle s’adressait pour se rappeler qu’elle avait subi une perte, qu’il y avait un vide dans son monde et qu’elle devait le combler. Et bien que Noth ne fût pas vraiment capable d’empathie – quand on n’arrive pas à comprendre que les autres ont un esprit, des pensées et des émotions comme soi, on ne peut pas être doué d’empathie –, le chagrin de sa sœur déclenchait une sorte de sentiment protecteur chez lui. Il voulait que ça aille mieux pour sa sœur : l’instinct qui pousse à aider l’orphelin a des racines très profondes. Mais, au bout du compte, un chagrin maladif était un frein à l’adaptation. Si Droite n’arrivait pas à reprendre le dessus, alors, il ne pourrait rien faire pour elle. Il devrait l’abandonner, et elle mourrait sûrement. Comme les jours succédaient aux jours, le soleil, au point le plus bas de sa course dans le ciel, commença peu à peu à descendre sous l’horizon, au sud. Au début, les courtes nuits ressemblèrent à des crépuscules, et quand la nuit était claire, des rideaux de lumière pourpre montaient à l’assaut du ciel. Mais très vite, les incursions du soleil dans le monde invisible s’allongèrent. Maintenant, des étoiles brillaient dans un bleu de plus en plus profond. Bientôt, une vraie nuit recouvrirait la forêt polaire. Le temps devint rapidement plus sec et plus froid. Il pleuvait rarement, et certains jours la chaleur du soleil parvenait à peine à dissiper le brouillard persistant. Les oiseaux de la canopée étaient déjà presque tous partis par grandes volées, fuyant vers les terres plus chaudes du Sud, tandis que les primates les suivaient de leurs grands yeux étonnés. Noth n’en pouvait plus. Il était à bout, il rêvait de griffes étincelantes et de dents tranchantes, et il avait des visions de son petit bout de sœur déchiquetée par des gueules gigantesques. Maintenant, leur principal problème était la soif. Il y avait tellement longtemps qu’il n’avait pas plu que le haut des arbres était tout parcheminé. Déjà, les feuilles commençaient à tomber ; celles qui restaient étaient flétries et marron. Noth et sa sœur en furent réduits à lécher l’écorce pour recueillir la fraîche rosée du matin. À force, poussés par la soif, les deux petits durent rechercher de l’eau à terre ; et ils descendirent, les yeux écarquillés, au bord d’un grand lac. En approchant de l’eau, les primates passèrent subrepticement près de ce qui ressemblait à deux daims miniatures. Ces rapides coureurs solitaires, gros comme des chiots, à la longue queue traînante, qui mangeaient des feuilles et des fruits tombés à terre, étaient les ancêtres de la puissante famille des artiodactyles, qui compterait un jour les cochons, les moutons, les rennes, les antilopes, les girafes et les chameaux. Noth dérangea une grenouille, qui s’éloigna d’un bond, avec un croassement de protestation. Droite se recroquevilla sur elle-même, fascinée par ce spectacle si étrange. Puis ils virent d’autres amphibiens, des grenouilles, des crapauds, des salamandres. Les buissons étaient pleins d’oiseaux, dont les criaillements aigus striaient l’air humide et froid. Noth se sentait mal à l’aise. Il y avait trop de monde sur la rive : Noth et Droite n’étaient pas les seules créatures assoiffées dans cette jungle grelottante. Une créature d’un mètre de long qui ressemblait à une sorte de kangourou à longue queue les dépassa en courant ; c’était un leptictidium, qui chassait les petits animaux et les insectes. Explorant le sol de son groin mobile, il dérangea un pholidocercus, un animal au poil hérissé, l’ancêtre du hérisson, qui détala en bondissant comme un lapin, indigné. Dans un coin, il y avait un troupeau de chevaux, blottis les uns contre les autres. Ils étaient tout petits : à peine plus grands que des caniches, avec des têtes d’équidés parfaitement reconnaissables. Ces exquis petits animaux avançaient presque timidement dans les sous-bois. Ils avaient des coussinets sous les pattes, comme les chats, et plusieurs doigts munis de sabots à chaque pied. Leur espèce avait émergé en Afrique il y avait seulement quelques millions d’années. Le sourd grondement d’un carnivore impatient effraya les petits chevaux, qui se dispersèrent comme une volée de moineaux. Les deux primates avançaient avec mille précautions au beau milieu de cette foule bigarrée, se déplaçant par petits bonds, faits d’arrêts et de redémarrages subits. L’eau elle-même était une pellicule languide, colmatée par une végétation enchevêtrée d’algues et de roseaux morts. Il y avait déjà par endroits de fines plaques de glace grise. Aux endroits où l’eau n’avait pas encore gelé flottaient nonchalamment d’énormes nénuphars entre lesquels pataugeaient des oiseaux – les ancêtres des flamants roses et des avocettes. Au-dessus de l’eau, une araignée était suspendue à un fil de soie, et des fourmis aussi grosses qu’une main humaine voletaient en quête d’un nouveau nid. Au milieu de cette foule d’insectes batifolait une famille de délicates chauves-souris. Récemment apparues, aussi énormes et fragiles que des cerfs-volants en papier, ces nouveaux mammifères ailés gobaient les insectes qui avaient le malheur de se trouver sur leur passage. Un osseux poisson primitif creva la surface de l’eau et avala en se tortillant l’une de ces friandises aériennes, comme l’aurait fait une anguille. Les deux petits primates trouvèrent un endroit assez à l’écart des prédateurs pour boire en toute tranquillité. Ils se penchèrent, plongèrent leur museau dans l’eau froide et se désaltérèrent avec avidité. Les plus gros de tous les animaux se vautraient dans la boue du rivage. Deux uintatheriums se tenaient côte à côte. Ces grands animaux ressemblaient à des rhinocéros géants, arborant six cornes osseuses et de longues canines supérieures, semblables à celles des félins à dents de sabre. Leur cuir épais, recouvert de boue, les protégeait de la chaleur et des insectes. Ils paissaient placidement la molle végétation du fond du lac, aspirant une eau teintée de vert par les algues. Un gros bébé, agile et vif, jouait entre les pattes de ses parents, s’amusant à flanquer dans leurs genoux, aussi gros que des troncs d’arbre, de grands coups de sa tête qui portait déjà les trognons de ses futures cornes. Noth regarda leurs énormes pattes avec appréhension. Plus près du rivage se promenait une famille de moerithères. Ces bêtes d’un mètre de haut marchaient dans l’eau avec un calme d’ambassadeur, émettant toute une série de grondements satisfaits pour se rassurer, tandis que leurs petits, rondouillards, jouaient à s’éclabousser autour d’eux. Avec leur long nez, ils arrachaient systématiquement la végétation du fond du lac. Ils faisaient partie des premiers proboscidiens, les ancêtres des éléphants et des mammouths. Et même si, pour l’instant, ils ressemblaient plus à des cochons qu’à des éléphants, c’étaient déjà des animaux sociaux et futés. Des carnivores – pour la plupart des créodontes, qui préfiguraient vaguement renards et gloutons – tournaient autour des troupeaux d’herbivores. Il y avait aussi une meute de prédateurs à sabots – sortes de chevaux carnivores, créatures bizarres et terrifiantes qui n’auraient aucun équivalent à l’époque des hommes. La plupart de ces créatures avaient l’air lentes, lourdes et curieusement difformes. C’étaient les premières expérimentations de la nature visant à fabriquer de gros herbivores et des prédateurs à partir des espèces mammifères qui avaient survécu à l’extinction des dinosaures. Les immenses prairies herbeuses n’existeraient pas avant plusieurs millions d’années, de même que les formes d’herbivores, rapides, gracieuses et hautes sur pattes, qui s’adapteraient à leurs luxuriants espaces, et les carnivores plus futés et beaucoup plus rapides qui verraient le jour pour les chasser. Quand tout cela arriverait, la plupart des espèces qui entouraient Noth se seraient éteintes. Mais celles que les hommes connaîtraient – les vrais primates, les ongulés, les rongeurs et les chauves-souris, les daims et les chevaux – avaient déjà fait leur entrée en scène. Il n’y avait pas, à ce moment-là, d’écosystème plus complexe et plus varié sur Terre que l’île d’Ellesmere. Cet endroit était le carrefour des grandes routes migratoires qui reliaient l’Amérique, l’Europe, l’Asie et l’Afrique en passant par le toit du monde. Ici, des pangolins venus d’Asie, des carnivores venus d’Amérique du Nord, des ongulés venus d’Afrique, des insectivores européens rappelant les ancêtres des hérissons, et même des fourmiliers d’Amérique du Sud se mélangeaient et se livraient à une farouche compétition. Tout à coup, Noth rentra la tête dans les épaules. Juste sous la surface de l’eau, deux primates le considéraient, un mâle costaud et une petite femelle. Il ne pouvait pas sentir le mâle, et ne pouvait donc pas savoir s’il était de la famille ou non. Il poussa un cri strident et découvrit les dents. En guise de réponse, le mâle lui montra les siennes. Furieux, Noth se dressa sur ses pattes de derrière, exposant ses glandes odoriférantes à l’étranger qui se trouvait dans l’eau – qui exhiba aussitôt les siennes, ce qui l’énerva encore plus. Alors, il donna un coup de patte à la surface de l’eau, et le reflet du notharctus disparut. Noth reconnaissait les autres membres de son espèce, il distinguait les mâles des femelles, ceux qui étaient de sa famille et les autres. Mais il ne pouvait pas se reconnaître lui-même, car son cerveau n’avait pas la capacité de se prendre comme référent. Toute sa vie, chaque fois qu’il tomberait par hasard sur son reflet, il se sentirait menacé. Une forme luisante jaillit hors de l’eau et se traîna sur ses ébauches de nageoires sur un rocher plat. Noth et Droite battirent précipitamment en retraite. Au-dessus de son museau qui ressemblait à celui des crocodiles, le nouvel arrivant dardait deux yeux pleins d’appétit sur les deux primates déconcertés. Cet ambulocetus était un parent éloigné des mesonychidés à tête d’hyène. Comme les loutres, il était couvert d’une fourrure noire luisante et avait de grosses et puissantes pattes arrière, dotées de doigts d’une dizaine de centimètres de long. Longtemps auparavant, les ancêtres de cet animal étaient retournés dans l’eau, à la recherche d’une vie meilleure ; et le processus impitoyable de la sélection s’était mis en marche. Déjà, l’ambulocetus paraissait plus aquatique que terrestre. Sous peu, son espèce habiterait définitivement l’océan. Son crâne et son cou se tasseraient, son museau remonterait vers l’arrière, tandis que ses oreilles se refermeraient, obligeant les sons à traverser une couche de graisse. Pour finir, ses pattes se métamorphoseraient en nageoires, se dotant d’os supplémentaires, et ses doigts et ses ongles, rabougris et désormais inutiles, s’atrophieraient. Une fois parvenu dans les immensités des océans Pacifique et Atlantique, il commencerait à grandir – atteignant une taille qui serait, par rapport à sa taille actuelle, l’équivalent de celle de l’homme par rapport à une souris –, mais les puissants coureurs des mers qui lui succéderaient conserveraient en eux, sous forme d’os fossilisés et de traces moléculaires, les vestiges des créatures qu’ils avaient jadis été. La baleine à pattes tourna un œil morne vers les deux timides primates. S’avisant que ce rivage encombré n’était peut-être pas l’endroit idéal pour bronzer, elle fit jouer les muscles de son dos et s’éloigna gracieusement à la nage. Dans la lumière déclinante, Noth et Droite regagnèrent l’abri des arbres. Mais les branches avaient perdu leurs feuilles, et il n’était pas facile de se mettre à couvert. Ils se blottirent au creux d’un arbre. Des herbivores jaillirent de l’eau, les familles s’appelant à grands cris. Cris auxquels firent écho ceux des prédateurs, de rauques aboiements canins, et de terribles grondements félins, qui résonnèrent dans la forêt dénudée. Comme il faisait de plus en plus froid, Noth fut gagné par une sorte de torpeur. Mais il se sentait glacé, parce qu’il était coincé ici avec sa petite sœur pour seule compagnie, si loin de la chaleur des siens. Soudain, à sa grande surprise, il fut réveillé par une puissante odeur musquée. Tout à coup, il se retrouva entouré de notharctus. Il y en avait partout, au-dessus et au-dessous d’eux, formes pelotonnées contre les branches des arbres, les pattes pendantes, balançant mollement leur grosse queue grasse. Leur odeur lui apprit qu’ils étaient de la famille, mais pas de sa famille. Il n’avait pas repéré leur marquage olfactif ; en fait, les marques avaient été masquées par le gel. Mais ces étranges notharctus l’avaient remarqué, lui. Deux formidables femelles s’approchèrent, attirées par l’odeur de bébé. L’une d’elles, la Plus Grosse, se dit-il, bouscula l’autre – qui n’était que Grosse – pour voir Droite d’un peu plus près. Noth réfléchit à toute vitesse. Il était absolument vital d’être acceptés par ce nouveau groupe. Alors il s’approcha de la femelle la plus proche de lui, Grosse, et tendit, non sans hésitation, les doigts vers la fourrure de l’arrière de ses pattes. Grosse se laissa épouiller en étirant les pattes de plaisir. Mais quand Plus Grosse comprit ce qui se passait, elle poussa un hululement et leur tapa dessus. Noth se recroquevilla, en tremblant. Noth était assez futé pour comprendre quelle était sa place sur l’échelle sociale – en l’occurrence, sur le barreau du bas. Mais son sens des relations sociales avait ses limites. De la même manière qu’il n’était pas capable de deviner ce que croyaient et désiraient les autres, il n’était pas suffisamment malin pour se faire une idée de la hiérarchie qui régnait dans un groupe. Et là, il s’était trompé : Plus Grosse était plus importante que Grosse, et elle exigeait que ce nouveau mâle lui rende hommage, à elle en premier. Aussi Noth attendit-il pendant que Plus Grosse jouait avec une Droite somnolente. Au moins, elle ne les avait pas chassés. Pour finir, Plus Grosse laissa Noth l’approcher, pour épouiller son épaisse fourrure à l’odeur de chef. III Chaque jour était plus court que le précédent, chaque nuit plus longue que la précédente. Il n’y eut bientôt plus que quelques petites heures de lumière par jour, et l’intervalle entre deux périodes d’obscurité ne fut plus marqué que par une pénombre d’un rose métallique. La forêt était désormais absolument silencieuse. La plupart des oiseaux et des troupeaux de grands herbivores étaient partis depuis longtemps ; ils avaient migré vers des climats plus cléments et plus chauds, au sud, y avaient emporté le vacarme de leurs cris dînatoires. Les essaims d’insectes bourdonnants n’étaient plus qu’un lointain souvenir associé à la chaleur de l’été ; seuls restaient quelques larves ou paquets d’œufs profondément enfouis, dormant d’un sommeil sans rêve. Les grands arbres avaient déjà perdu leurs feuilles, qui formaient une couche épaisse sur le sol, amalgamée par le gel. Les arbres dénudés ne montreraient aucun signe de vie tant que le soleil ne serait pas revenu, c’est-à-dire pas avant plusieurs mois. Au-dessous, les plantes, comme les fougères, s’étaient réduites à des racines et des rhizomes, sur lesquels la terre apposerait bientôt son sceau de glace et de neige. Ici, les espèces – toutes originaires de souches adaptées à la douceur des tropiques – avaient dû procéder à de cruels ajustements pour survivre aux conditions extrêmes du pôle. Toutes les plantes, où qu’elles vivent, tiraient leur énergie du soleil. Elles en avaient besoin pour grandir. Pendant les interminables journées estivales, la végétation s’était gorgée de lumière grâce à ses larges feuilles orientables. Mais, pour l’heure, la nature entrait dans une saison où pendant des mois il n’y aurait d’autre lumière que celle de la lune et des étoiles, qui n’étaient d’aucune utilité aux plantes : si elles avaient continué à pousser et à respirer, elles auraient brûlé toutes leurs réserves d’énergie. Aussi la flore s’apprêtait-elle à une hibernation végétale, chaque plante s’y préparant à sa façon. Car même les plantes dormaient. Le groupe d’une trentaine de notharctus s’était pelotonné dans les branches d’un conifère. On aurait dit de gros fruits à fourrure. Ils dormaient, accrochés par les pieds et les mains, la face enfouie dans la fourrure de leur poitrine, le dos exposé au froid. Des étoiles de givre étincelaient sur leur nouveau manteau d’hiver, et quand un museau se montrait, un filet de buée bleutée montait vers le ciel. Noth dormit tout le long de ces nuits de plus en plus longues, sa fourrure hirsute fondue dans la chaleur corporelle des autres membres du petit groupe. Parfois, il rêvait. Il voyait sa mère tomber dans la gueule des mesos. Ou bien il était seul dans une immense clairière et se retrouvait le point de mire de nombreux prédateurs. Ou encore il était redevenu un bébé que des adultes plus grands et plus forts chassaient du clan, l’excluant au nom de règles qui lui échappaient. Parfois, les rêves s’estompaient, et il sombrait dans une sorte de torpeur, un vide qui préfigurait les longs mois de l’hibernation à venir. Une nuit, il s’éveilla en grelottant, ses muscles brûlant de l’énergie pour le maintenir en vie. Ce monde endormi était baigné de lumière : la lune était haute et pleine, la forêt était habitée de reflets blancs, bleus et noirs. De longues ombres étroites déchiraient le sol jonché de débris, et les bandes verticales des troncs dénudés conféraient à la scène une étrange précision géométrique. Mais les branches entremêlées, tout là-haut, offraient un spectacle à la fois plus complexe et plus funeste, un spectacle d’ossements nus luisant sous le gel, en un puissant contraste avec la chaude lumière verte de l’été. D’une certaine façon, c’était une scène magnifique, et les immenses yeux archaïques de Noth lui étaient fort précieux pour percevoir les nombreux détails et les subtils coloris que nul œil humain n’aurait pu discerner. Mais Noth ne voyait qu’un manque : un manque de lumière, de chaleur, de nourriture – et surtout, l’absence des siens parmi ce groupe d’étrangers, si l’on exceptait sa sœur en pleine croissance, nichée quelque part au beau milieu des corps blottis les uns contre les autres. Il ressentait au plus profond de ses cellules que le véritable hiver n’avait pas encore commencé, et que ce seraient de longs, d’interminables mois d’une lente agonie au cours de laquelle son corps se consumerait pour l’empêcher de mourir. Il se tortilla sur sa branche, essaya de s’enfoncer un peu dans le groupe. Chaque adulte savait qu’il était de l’intérêt général – à long terme – que chacun fasse un tour à la périphérie du groupe, souffrant brièvement du froid pour garder les autres au chaud. Il n’aurait servi à rien que ceux à l’extérieur meurent gelés. Mais, encore une fois, le fait d’être tout en bas de l’échelle desservait Noth, et quand les autres mâles sentirent son odeur ils joignirent, dans leur sommeil, leurs efforts pour le repousser au-dehors. Aussi se retrouva-t-il, pour finir, quasiment aussi exposé qu’au début. Il leva son museau, laissa s’échapper un souffle d’air, hululant lugubrement. Ces primates ne tiraient aucun réconfort de la présence des leurs. Noth appréciait l’épouillage – mais ce n’était qu’un plaisir physique, qui avait des conséquences sur la façon dont les autres allaient se comporter avec lui ; cela n’avait rien à voir avec la façon dont les autres se sentaient. Les autres notharctus faisaient tout simplement partie de son environnement, comme les conifères et les podocarpes, les animaux en quête de nourriture, les prédateurs et les proies : tout cela n’avait rien à voir avec lui. Ces notharctus pelotonnés les uns contre les autres avaient beau être physiquement proches, ils étaient plus seuls qu’aucun être humain ne le serait jamais. Noth était à tout jamais emprisonné dans sa tête, obligé d’affronter seul ses peines et ses craintes. L’aube se leva sur une belle journée, tandis qu’un brouillard glacial s’attardait sur la forêt. Le soleil brillait, mais ses rayons ne la réchauffaient pas. Les notharctus s’étirèrent. Ils étaient tout engourdis par le froid et les longues heures d’immobilité. Prudemment, précautionneusement, ils descendirent de l’arbre. Une fois à terre, ils s’éparpillèrent lentement. Les femelles les plus vieilles firent le tour de cette vague clairière, en renouvelant leurs marquages olfactifs à l’aide des glandes de leurs poignets, de leurs aisselles et de leurs parties génitales. Noth fouilla les feuilles gelées. Il n’y avait rien à tirer de la couche de feuilles mortes, mais il avait appris à creuser là où elle était particulièrement épaisse. Les feuilles pourrissantes piégeaient l’humidité et tenaient le froid à l’écart ; c’est là qu’on trouvait de la rosée à laper, là où le sol n’était pas encore gelé, et qu’on pouvait gratter à la recherche de tubercules, de racines, ou même de rhizomes de robustes fougères. Une série de cris aigus, bizarrement modulés, se fit entendre. Leurs échos se perdirent dans la forêt. Noth leva la tête, les moustaches frétillantes. Il y avait du remue-ménage autour d’un bouquet de podocarpes. Noth vit qu’un groupe de notharctus, d’étranges femelles avec toute une tripotée de petits, étaient sorties de la forêt. Elles approchaient des podocarpes. Plus Grosse et quelques autres femelles se jetèrent en avant. L’énorme mâle dominant du groupe – que Noth considérait comme une sorte d’empereur – se joignit aux femelles en furie. Bientôt, ils étaient tous déchaînés, hululant et couvrant de musc leur longue queue. Les étranges femelles reculèrent, mais ne se privèrent pas de donner leur avis. La forêt s’emplit momentanément du fracas de leur dispute. Les clans de femelles qui étaient au cœur de la société des notharctus défendaient sauvagement leur territoire. Ces étranges femelles n’avaient pas tenu compte des marques olfactives laissées par Grosse et les autres, des avertissements pourtant évidents pour les notharctus. À cette période de l’année la nourriture se faisait rare ; dans l’ultime ruée visant à fournir à leur corps de quoi survivre aux rigueurs de l’hiver, un opulent bosquet de podocarpes valait bien la peine qu’on se bagarre un peu. Les femelles, avec leurs bébés accrochés à leur fourrure, menèrent leur guerre plus loin que les mâles ne s’y attendaient. Elles commencèrent par feinter et esquiver, puis elles en vinrent à donner de puissants coups de dents, comme si elles se battaient à coups de couteau. Ça ne marcherait pas. Bien qu’aucun notharctus n’ait jamais levé la patte sur un autre, les rodomontades de Plus Grosse et de ses comparses finirent par terrasser les nouveaux venus. Elles reculèrent en direction des longues ombres grises et brunes des profondeurs de la forêt ; mais l’un des aînés parmi les enfants s’était jeté en avant, et avait eu l’audace de planter ses dents dans un fruit ratatiné par le froid avec lequel il s’était enfui avant qu’on ait le temps de l’arrêter. Prenant soudain conscience de la vulnérabilité de leur trésor, les femelles se regroupèrent autour du podocarpe, dont elles dévorèrent voracement les fruits. Certains des plus vieux et plus puissants mâles, parmi lesquels l’Empereur, s’invitèrent au festin. Noth, comme les autres jeunes mâles, tournait autour du groupe en train de manger, attendant son tour pour aller chercher ce qu’on aurait bien voulu lui laisser. Il n’osait pas aller défier l’Empereur. Les notharctus mâles avaient leur propre hiérarchie, complexe, différente de celle des femelles – à laquelle elle se superposait. Toute la question était de savoir qui s’accouplait avec qui. C’était la chose la plus importante – en fait, la seule chose qui comptait. L’Empereur avait un immense territoire, qu’occupaient plusieurs groupes de femelles. Il ne cherchait qu’une seule chose : copuler avec toutes les femelles de son territoire, de façon à donner le plus de chance à ses gènes de se propager. Il marquait ses femelles de son odeur afin de dissuader les autres soupirants de s’en approcher. Et il se battait férocement pour éloigner les autres puissants mâles de son immense empire, exactement comme le père de Noth s’était battu avec Solo pour le chasser. L’Empereur s’était bien débrouillé et avait réussi à tenir son immense fief sous sa domination pendant plus de deux années. Mais, comme tous ses pareils, il était promis à une brève existence, et il vieillissait rapidement. Même Noth, le plus humble des nouveaux arrivants, ne cessait de jauger machinalement la force et la forme de l’Empereur ; l’instinct de reproduction, ce besoin d’assurer sa descendance, de voir sa propre lignée continuer, était aussi fort chez Noth que chez tous les autres mâles du groupe. Un jour ou l’autre, fatalement, l’Empereur serait confronté à un défi qu’il ne pourrait pas relever. Mais, pour l’instant, Noth n’était absolument pas en position de défier l’Empereur ni aucun des autres puissants mâles qui le dominaient dans cet ordre de préséance en permanente évolution. Et il voyait bien que la réserve de fruits du podocarpe fondait à vue d’œil. Avec un cri de frustration, il courut sur le sol de la forêt et grimpa rapidement dans un arbre. Les branches, rendues glissantes par le gel, la rosée et le lichen, ne portaient plus ni fruits ni feuilles. Mais il devait être encore possible de trouver çà et là quelques caches de graines ou de noisettes, mises de côté par les créatures providentielles de la forêt. Il trouva un trou dans un vieux tronc d’arbre. Dans le creux humide et pourrissant, il vit briller des coquilles de noisettes. Il glissa ses petites mains aux doigts agiles dans le trou et en sortit l’une des noisettes. La coquille était ronde, lisse, parfaite. Quand il la secoua, il entendit le fruit danser à l’intérieur et se mit à saliver. Mais, quand il mordit la coquille, ses dents glissèrent sur la surface, lisse et dure. Irrité, il essaya encore. Il y eut un puissant sifflement. Il laissa échapper un cri modulé, lâcha la noisette et s’enfuit dans les hautes branches. Une créature de la taille d’un chat domestique s’approcha, maladroitement, de la cache aux noisettes. La bête leva la tête vers Noth et siffla à nouveau, montrant une gueule rose dotée de terribles incisives en haut et en bas. Satisfaite d’avoir chassé ce pillard, la bête sortit l’une des noisettes du garde-manger et, d’un coup de ses puissantes mâchoires, en brisa la coquille. Puis, de quelques coups de dents, elle agrandit adroitement le trou et atteignit enfin le fruit. Il sentait tellement bon que Noth, blotti derrière le tronc d’arbre, crut défaillir quand la bête l’engloutit voracement. Cet ailuravus ressemblait à une sorte d’écureuil primitif, avec une tête de souris. Il avait une longue queue touffue qui servait à ralentir sa chute, un peu comme un parachute, lorsqu’il s’élançait d’un arbre à l’autre – ce qu’il faisait souvent. Il avait beau manquer d’habileté dans les arbres – il n’avait ni les mains ni les pattes préhensiles des primates –, il était suffisamment gros pour mettre une raclée à Noth. L’ailuravus était l’un des premiers rongeurs. Cette immense et ancienne famille avait vu le jour quelques millions d’années auparavant en Asie. Depuis, elle s’était répandue partout dans le monde. Cette petite rencontre était une escarmouche en comparaison de la guerre totale à laquelle se livreraient bientôt rongeurs et mammifères pour le contrôle des ressources. Et les rongeurs étaient déjà en train de l’emporter. Si, en matière de nourriture, ils se débrouillaient mieux que les primates, c’était surtout pour une raison. Noth n’avait pas de casse-noisettes pour manger les noisettes et les noix, ni de meule pour moudre les céréales comme l’orge et le blé. Alors que les rongeurs, avec leurs terribles incisives qui n’arrêtaient pas de pousser, pouvaient briser sans mal les coquilles et les enveloppes les plus dures. Très vite, ils allaient commencer à dévorer les fruits des meilleurs arbres avant même qu’ils soient mûrs. Ce n’était pas tout : il y avait beaucoup, beaucoup plus de rongeurs que de primates. Une ailu pouvait avoir plusieurs portées la même année. Bon nombre de ses petits mourraient de faim, succomberaient à la compétition avec leurs frères et sœurs ou seraient dévorés par des oiseaux ou des carnivores ; mais il en survivrait assez pour permettre à la lignée de perdurer. C’est pourquoi, pour les ailus, les enfants n’étaient pas ce qu’il y avait de plus important, contrairement aux notharctus qui n’avaient qu’une portée par an, et pour lesquels la mort d’un petit était une perte cruelle. Les rongeurs étaient tellement prolifiques que les sculpteurs aveugles de la sélection naturelle disposaient de tout le matériau nécessaire pour s’en donner à cœur joie ; et ils évoluaient à toute allure. Et même si les primates comme Noth étaient beaucoup plus malins que les rongeurs comme l’ailu, ils ne pouvaient pas gagner. Les plesiadapis n’étaient pas les seuls à se raréfier en Amérique du Nord. Ce n’était pas par hasard que l’espèce de Noth avait été repoussée dans cette frange de forêt en marge du pôle. Plus tard, la lignée de Noth émigrerait encore plus loin, passant de l’autre côté du toit du monde, en Europe et, de là, en Asie et en Afrique, s’adaptant et se transformant au fur et à mesure de son voyage. Mais en Amérique du Nord la victoire des rongeurs serait, en une poignée de millions d’années, absolument totale. Un nouvel écosystème allait voir le jour, plein de spermophiles, d’écureuils, de rats, de marmottes, de souris et de tamias. Il n’y aurait plus de primates en Amérique du Nord : plus un seul, pendant les cinquante et un millions d’années à venir, jusqu’à ce que des chasseurs humains, de très lointains descendants des notharctus, viennent d’Asie en empruntant le détroit de Béring. Quand le rongeur eut fini de manger, Noth émergea précautionneusement de sa cachette. De ses doigts agiles il ramassa les morceaux de noisette que l’ailu avait laissés tomber, et les enfourna sans honte. Le ciel, au sud, brillait encore pendant quelques heures chaque jour. Mais, à présent, le soleil accomplissait son cycle au-dessous de l’horizon. Presque tous les lacs étaient gelés, les arbres étaient recouverts de givre. Par endroits brillait une fine dentelle translucide, là où le brouillard avait gelé les toiles d’araignée. Les notharctus, qui se déplaçaient d’arbre en arbre et sur le sol silencieux de la forêt, étaient engourdis et sans énergie ; de toute façon, la forêt ne leur apporterait plus guère à manger cet automne. Vint un dernier jour de clarté, où des bancs de nuages teintés de rouge envahirent un ciel moiré de violet au sud ; puis une aurore rouge et verte roula, tel un rideau gigantesque, jusqu’aux étoiles. Les notharctus descendirent de leurs branches et commencèrent à creuser le sol aux endroits où il avait échappé au gel, sous des couches de feuilles ou entre les racines des arbres. Cette nuit serait la plus froide de tout cet hiver, et tous savaient qu’il était temps de se mettre à l’abri. Aussi les primates se mirent-ils à creuser, construisant des terriers que même Purga aurait trouvés confortables. C’était comme si le bref intervalle de temps passé dans les arbres n’avait été qu’un rêve, un rêve de liberté. Dans la nuit du terrier, Noth se fraya un chemin à travers un réseau de tunnels auxquels les nombreux passages de primates avaient ôté toute aspérité, et dont le sol était recouvert de poils. Enfin, son puissant odorat le guida vers Droite. Il la renifla gentiment. Elle dormait déjà, roulée en boule, enveloppée dans sa queue, non loin du ventre de Grosse. Elle avait grandi au cours de ces mois passés dans le groupe de Plus Grosse, mais Droite serait toujours petite, elle garderait toujours quelque chose de la maigrichonne qui avait jadis été malmenée par sa jumelle à présent morte. Cependant, sa fourrure hivernale était brillante, saine et dénuée de nœuds ou de saletés, et sa queue était pleine de graisse, ce qui lui permettrait de passer un bon hiver. Noth éprouva une sorte de satisfaction. Il avait très mal commencé l’été, et ils avaient tous deux survécu au-delà de toute espérance. Étant donné qu’il n’avait pas encore d’enfants, Droite était sa seule famille – tout son futur génétique dépendait de sa sœur –, mais pour l’instant il avait fait tout ce qu’il pouvait pour elle. Dans l’obscurité, dans les odeurs et les bruits subtils de ceux de son espèce, Noth se blottit tout contre sa sœur. Il ferma les yeux et s’endormit rapidement. Il fit quelques brefs rêves : flashs de lumière d’été, longues ombres, mère tombant des arbres. Puis, comme toutes ses fonctions corporelles s’éteignaient les unes après les autres, son esprit fit de même. IV Les rayons de soleil brillaient presque à l’horizontale, comme des phares entre les arbres. Un brouillard froid stagnait au-dessus des étangs en train de dégeler doucement, s’ourlait de mille tourbillons gris-rose, compliqués, absurdement magnifiques. Les troncs d’arbre émaciés jetaient leurs immenses ombres noires vers le nord. Déjà, les premières feuilles bourgeonnaient sur les branches nues, petites plaques vertes pendant presque à la verticale pour capter la lumière du soleil. Elles préparaient leur entrée en scène : le printemps et l’été étaient si courts que ces pugnaces servantes végétales devaient boire la lumière jusqu’à la dernière goutte. Ce n’était qu’un clin d’œil, une aube qui durerait à peine quelques minutes. Mais, pour la première fois depuis des mois, le disque du soleil s’était enfin montré. La forêt était calme. Les grands migrateurs herbivores étaient encore à des centaines de kilomètres au sud ; et il faudrait des semaines avant qu’ils viennent retrouver leurs pâturages d’été. Les oiseaux n’étaient même pas encore rentrés. Mais Noth, déjà réveillé, s’affairait au-dehors. Il venait de sortir du terrier, et il était encore engourdi. Sa queue était toute flasque ; elle avait perdu jusqu’à son dernier gramme de graisse. Sa fourrure, hirsute et jaunie par l’urine, flottait autour de lui, comme un nuage baigné de lumière, le faisant paraître deux fois plus grand qu’il n’était. Il n’y avait pas encore assez à manger dans les arbres, aussi devait-il descendre sur le sol jonché de détritus gelés. Après la froidure hivernale, on aurait dit que personne n’avait jamais vécu là, et partout où il allait il marquait de son musc les pierres et les troncs d’arbre. Tout autour de lui, les mâles cherchaient à manger en se livrant à une sinistre compétition. Ils avaient tous leur taille adulte, même ceux qui étaient nés depuis moins d’un an ; et ceux qui étaient d’un âge presque vénérable, comme l’Empereur lui-même – qui allait sur ses trois ans –, se déplaçaient avec plus de raideur que l’année précédente. Après un hiver passé à dormir, ils étaient affamés ; ils avaient tous l’air mal en point, et un froid lancinant traversait leur fourrure trop grande pour eux, mordant cruellement les corps amaigris. Ils prenaient des risques, à se démener si tôt. Dans les terriers, les femelles faisaient la grasse matinée, consumant leurs dernières réserves. Les prédateurs étaient déjà à l’affût, et comme la nourriture était encore rare, les lève-tôt faisaient une cible bien appétissante. Si l’un des mâles tombait par hasard sur une cache de nourriture, il était rapidement entouré de rivaux jaloux et piailleurs, dont les cris et les hululements emplissaient aussitôt la forêt. Mais Noth n’avait pas le choix ; il devait braver le froid. La saison des amours approchait, et c’était une époque où la rivalité entre les mâles était féroce. Le corps de Noth savait que plus tôt il reconstituerait ses réserves de force et d’énergie, en prévision des bagarres à venir, plus il aurait de chance de trouver une compagne. Se déplaçant avec un trouble souvenir de la carte du paysage qu’il avait gravée dans sa mémoire l’année précédente, Noth se dirigea vers le plus grand des lacs voisins. Lequel était encore en partie gelé. Les plaques de glace grise étaient recouvertes d’une couche de neige granuleuse. Un couple d’oiseaux qui ressemblaient à des canards, de précoces immigrants, clopinait à sa surface, la ponctuant de coups de bec pleins d’espoir. Sous le gris, Noth voyait le bleu turquoise des couches de glace plus ancienne, une lame de matière gelée en profondeur qui n’avait pas réussi à fondre pendant l’été, et qui ne fondrait pas plus cette année. Non loin du bord de l’eau, il aperçut une sorte de paquet gris clair. Un mesonychidé. Comme le renard arctique qui devait lui succéder, il passait l’hiver à la surface. Cet hiver-là, au cours d’un soudain coup de froid, ce meso s’était perdu dans un blizzard. Il était mort, là, au bord du lac. Son corps avait gelé rapidement et semblait parfaitement conservé. Puis les bactéries et les insectes avaient profité du dégel pour s’offrir un festin : Noth sentait l’odeur douceâtre de la pourriture. Il se mit à saliver. La viande à moitié gelée serait certainement bonne, et les asticots, bien qu’un peu salés, feraient un excellent dessert. Mais il avait encore plus soif que faim. Près de la rive boueuse du lac, la couche de glace était fine et craquelée, et Noth sentait l’eau froide. Les débris grisâtres de l’ancienne couche de glace flottaient sur l’eau verdâtre, déjà grouillante de vie. Noth trempa son museau dans l’eau et but, filtrant la vase visqueuse entre ses dents. L’eau grouillait de grappes de petites sphères gris clair : les œufs des habitants amphibiens du lac, pondus dès le début du dégel. Sous son nez, Noth distinguait de petites formes noires en train de s’agiter : les premiers têtards. Il fit glisser ses pattes dans l’eau, laissant la vase s’agglutiner sur ses paumes, porta cette moisson gluante à sa gueule. Ses entrailles furent parcourues de spasmes, et une flaque de merde liquide se répandit sous lui. C’est alors que la surface de l’eau frémit et que la glace se fracassa bruyamment. Quelque chose d’énorme sortait du lac. Noth se réfugia sous le couvert des arbres, les yeux grands ouverts. Comme Noth, le crocodile s’était réveillé tôt. Il avait été tiré de son sommeil par la clarté du jour. Il sortit du lac, des morceaux de glace dégringolant de son dos. D’un mouvement sinueux, il referma ses mâchoires sur le meso gelé, broyant la glace, faisant craquer les os. Puis il regagna les profondeurs du lac, emportant avec lui la carcasse, sans effort et sans bruit. Le crocodile aussi avait faim. Avant la comète, les plus gros locataires de chaque niche écologique avaient été les reptiles : les plésiosaures et les ichtyosaures dans les océans, les dinosaures sur la terre ferme, les crocodiles dans les rivières et les lacs. La catastrophe avait anéanti toutes ces familles, dont les royaumes désertés devaient être bientôt réoccupés par des mammifères jouant le même rôle – toutes ces familles, sauf celle des crocodiles. Il n’avait jamais été facile de vivre dans l’eau douce. Alors qu’il y avait toujours des plantes à manger sur terre et dans la mer, quels que soient le lieu et l’époque, l’eau douce était un environnement on ne peut plus changeant. L’érosion, l’abrasion, l’ensablement, les inondations, la sécheresse, en influant sur la qualité de l’eau elle-même, constituaient autant de dangers potentiels. Mais les crocodiles n’en avaient cure : eux – et d’autres espèces d’eau douce particulièrement robustes, comme les tortues – s’adaptaient à tout. Certains avaient appris à marcher sur la terre ferme en quête d’un nouveau point d’eau. D’autres pouvaient rejoindre la mer. Ou bien s’enterrer sous huit ou dix mètres de boue, pour attendre le prochain orage. Concernant la nourriture, même au cours des pires carnages qui avaient eu lieu sur terre et dans les mers ils s’étaient nourris des éléments nutritifs qui suintaient de la terre, jonchée de cadavres, une chaîne alimentaire « marron » qui avait perduré longtemps après l’extinction des choses vertes qui poussaient dans la terre, et des animaux qui les mangeaient. C’est ainsi que les crocodiles avaient survécu plus de cent cinquante millions d’années, résistant à des impacts extraterrestres, des périodes glaciaires, des changements de niveau des océans, des soulèvements tectoniques, et à la terrible compétition à laquelle s’étaient livrées plusieurs dynasties d’animaux. Après tout ce temps, ils étaient encore capables d’innover, d’évoluer. Pendant une courte période, juste après l’impact de la comète, les principaux prédateurs établis autour des cours d’eau avaient été des cousins des crocodiles. Dotés de longues pattes et de griffes pareilles à des sabots, ils avaient été un vrai cauchemar, des crocodiles prédateurs capables de courir et de s’en prendre à des animaux aussi gros que des petits chevaux. Les crocodiles s’étaient même adaptés à la survie en cet endroit, au pôle nord, où le soleil ne brillait pas pendant plusieurs mois d’affilée ; ils se contentaient de passer les mois d’hiver en totale hibernation. À la différence des dinosaures et des plésiosaures, les crocodiles ne seraient jamais chassés de leurs royaumes d’eau douce par des mammifères en plein essor : ni maintenant, ni jamais. Noth avait perdu la carcasse du meso, mais, à l’endroit où elle s’était trouvée, il y avait des lambeaux de chair et quelques asticots écrabouillés. Taraudé par la faim, il se mit à lécher le sol gelé. Enfin, la saison des amours arriva. Les femelles du groupe se rassemblèrent dans les branches d’un grand conifère. Elles se goinfraient de jeunes fruits mûrs, qui apportaient à leur corps toutes les ressources dont il aurait besoin pour survivre à l’importante dépense d’énergie qu’impliquait la maternité. Les femelles étaient plus ou moins régentées par les plus vieilles d’entre elles, dont Grosse et Plus Grosse. Droite, qui avait survécu à son premier hiver, avait été acceptée. Elle se remplumait rapidement, et quand sa fourrure hivernale pelée tomba enfin, elle apparut sous l’aspect d’une petite mais fort élégante adulte, prête à s’accoupler. L’Empereur lui-même se pavanait au milieu de ses femelles, qu’il honorait héroïquement l’une après l’autre. Il avait déjà été accepté deux fois par Plus Grosse et avait défloré une Droite consentante. Maintenant, il prenait Grosse. Elle était penchée en avant, accrochée à une branche basse, la tête entre les genoux, la queue relevée. L’Empereur était juste derrière elle, les bras passés autour de sa taille, les hanches bougeant d’autant plus vite qu’il était à la fois épuisé et empressé. L’Empereur n’avait cessé de penser à ce jour depuis un an, et le moment était venu pour lui de mettre à profit son énergie et son autorité en couvrant le plus grand nombre de femelles possible. Indiscutablement, il commençait déjà à fatiguer. Et cette troupe de femelles n’était que l’une de toutes celles qui se trouvaient dans l’immense territoire sous son contrôle. Dans cet endroit où le climat était soumis à des changements drastiques, l’élevage des bébés devait se faire pendant une période de temps très courte, quand il y avait assez de nourriture et que les mères avaient suffisamment à manger pour produire du lait en quantité. Une femelle qui s’accouplait en dehors de la saison des amours avait peu de chances de voir sa portée atteindre l’âge adulte. Quant aux mâles qui laissaient passer leur chance de s’accoupler à une femelle fertile, ils devraient subir toute une année d’épreuves, de dangers et de privations avant d’avoir une autre chance de le faire. Chez les notharctus, la saison des amours ne durait que quarante-huit heures. Deux jours de pure frénésie. Ce jour-là, premier jour d’ovulation pour toutes les femelles, un invisible nuage de phéromones planait dans l’air, et il y avait des mâles partout, terriblement excités, le sexe en érection dardé hors de la fourrure. Chaque mâle se préparait depuis le retour du soleil, mangeant pour prendre des forces, faisant des acrobaties dans les branches et se livrant à toutes sortes de joutes pour rire : on eût dit des athlètes s’entraînant pour un championnat. L’Empereur ne pouvait les tenir tous à l’écart, et la compétition était rude. Ce jour-là, la hiérarchie des mâles était si rudement mise à l’épreuve qu’elle pouvait à tout moment s’effondrer. Quant à la hiérarchie des femelles, elle serait éprouvée, un peu plus tard, quand elles seraient enceintes ou en train de s’occuper de leurs petits, au moment où la rapide croissance des fœtus ou des nouveau-nés requerrait que la mère trouve une source de nourriture hautement énergétique – et ce à une époque où presque toutes les femelles adultes seraient en train de pouponner. C’était l’énorme coût induit par la reproduction qui avait conduit la domination globale des mâles par les femelles, et l’une des raisons pour lesquelles celles-ci mangeaient généralement mieux que les mâles. C’était pareil dans toute la forêt. Les notharctus se retrouvaient tous en rut au même moment, et ce moment était déclenché par les invisibles effluves chimiques qui planaient dans l’air sur des kilomètres à la ronde. Aujourd’hui, comme demain, la forêt retentirait de la luxure des primates ; et ce n’étaient que vociférations endiablées de mâles en train de se battre, clameurs de femelles bouillonnantes de phéromones, et fiévreux jeux de hanches. En pourchassant un autre jeune mâle, qu’il avait surnommé Rival, Noth entreprit de traverser un vague bosquet de conifères en se balançant de branche en branche. À chaque plongeon, la terre remontait comme un bol immense, empli de feuilles mortes, de jeunes fougères et des formes troubles des animaux terrestres reniflards qui fuyaient en dessous de lui. Il arriva à un espace entre deux grands arbres. De l’autre côté, il voyait Rival, debout sur ses pattes arrière, son sexe rose bien en évidence, en train de se frotter sur l’écorce pour la marquer de son odeur. Rival poussa un jappement rauque, qui était à la fois un cri de dédain et un appel au combat. Sans hésiter, Noth effectua un dernier saut, immense. La branche plia et lui fit décrire une élégante parabole dans les airs. L’espace de quelques battements de cœur, il vola, la queue dressée en l’air, les quatre pattes écartées devant lui, prêtes à s’accrocher. Il avait la tête pleine de délicieuses odeurs de femelles en chaleur. Il était en érection depuis son réveil. Il se balançait d’arbre en arbre, son pénis dardé devant lui, rose et raide. Il allait encore devoir se battre avec tous les mâles de la horde pour atteindre une femelle consentante. Il avait l’impression que son ventre allait exploser s’il tardait trop. Mais, bien qu’en proie à ce désir élémentaire, il jouissait de la puissance et de la souplesse de son corps, si apte à se mouvoir dans ce monde de forêt auquel il était si exquisément adapté. Il ne s’était jamais senti aussi vivant. Il atterrit dans l’arbre de Rival, juste à l’endroit visé, et ses pattes se cramponnèrent adroitement aux branches. Rival s’avança aussitôt. Ils étaient debout sur leurs pattes postérieures, face à face, leur minuscule sexe pointé devant eux. Noth, la queue toute droite, marcha sur Rival, en poussant force cris et jappements auxquels l’autre répondit de même. La rencontre obéissait à un rituel, où chacun réagissait aux mouvement de l’autre par une sorte de danse : ondulation de la queue suivie d’un frottement du bas-ventre, revers de poignets tendus comme autant de crachats à la figure. L’air s’emplit rapidement de l’odeur âcre de la colère. Ils étaient maintenant si proches que Noth sentait les poils hérissés de Rival et la salive qu’il lui crachait au visage. Rival avait à peu près l’âge de Noth et faisait à peu près sa taille. Il avait rejoint le groupe un peu avant Noth et sa sœur. Pour lui, Noth était venu envahir un groupe qu’il considérait désormais comme sien. Noth et Rival se ressemblaient comme des frères. Ils étaient trop proches pour pouvoir être autre chose que des ennemis. Rival était juste un tout petit peu plus gros et lourd que Noth. En fait, il s’était mieux nourri que Noth avant la saison des amours. Mais la difficile année qu’avait connue Noth l’avait endurci, et il tint bon. Ce fut la psychologie qui l’emporta. Soudain, Rival accepta de se soumettre, ses rodomontades cessèrent. Il tourna le dos à Noth et, symboliquement, lui montra son petit derrière rose en signe de soumission. Noth hulula, savourant cet instant. Il frotta rapidement ses poignets sur le dos de Rival, célébrant sa victoire en le marquant avec son odeur, et lâcha un jet d’urine. Puis il laissa Rival disparaître le long d’une branche, vers une poignée de baies. Il n’arriverait rien de mal à Rival. Il passerait quelque temps à bouder tout seul dans son arbre, en mangeant peut-être quelque chose. Mais ses chances de s’accoupler s’en trouveraient réduites pendant quelques heures. L’urine de Noth l’avait rendu momentanément stérile. Cela limitait même sa capacité à jeter ces trilles particuliers grâce auxquels les mâles attiraient les femelles. Pour Noth, la stratégie était excellente. Un seul mâle aurait beau se démener héroïquement, il n’arriverait jamais à couvrir toutes les femelles. Mais il pouvait toujours réduire le nombre de ses adversaires grâce à ce subterfuge sensoriel. Rival vaincu, le pénis de Noth se rappela à son bon souvenir ; il pourrait bientôt se soulager comme il l’espérait. À l’aide de rapides et vigoureux mouvements des bras, il s’élança de branche en branche, traversa la forêt pour rejoindre l’endroit où se trouvaient les femelles. Il n’avait aucune idée de l’horrible bataille qui s’y déroulait. Toujours entouré de ses femelles, l’Empereur venait de s’accoupler une dernière fois. Le pénis à vif et tout flasque, il marchait parmi les femelles, giflant et frappant tout mâle à sa portée. C’est alors qu’il se trouva face à Solo. Le vieil Empereur bomba le torse, montra les dents et produisit un nouveau flot de son puissant musc. Le poil luisant, le museau frémissant, il offrait un spectacle vraiment magnifique, à même d’intimider n’importe quel mâle. Sauf Solo. Solo avait passé l’hiver confortablement installé dans un terrier non loin de là, en compagnie de quelques femelles. La lumière revenue, il s’était jeté sur la nourriture et avait rapidement retrouvé toute sa force et sa puissance de l’année écoulée. Puis il s’était mis en chasse. Rien que ce jour-là, il avait engrossé une bonne demi-douzaine de femelles, un peu partout dans la forêt. S’il était là, c’était pour en honorer d’autres – une fois la concurrence éliminée. Solo se jeta sur l’Empereur, lui enfonçant dans le ventre son museau couvert de cicatrices. L’Empereur tomba à la renverse sur la branche. Il était un peu sonné, et il serait certainement tombé de l’arbre si ses rapides pattes de primate ne s’étaient agrippées à l’écorce. Ce soudain assaut l’avait choqué, physiquement autant que moralement. À part les gifles et les tapes des femelles monopolisant la nourriture, et les inévitables baffes que vous flanquaient quelquefois les autres mâles dans la mêlée, il n’avait jamais été délibérément frappé de toute sa vie. Et ce n’était qu’un début. D’un bond presque gracieux pour une créature de cette taille, Solo sauta sur l’Empereur. Il s’assit sur sa poitrine, compressant les fragiles côtes du vieux mâle – qui se mit à crier. Il souffla, haleta, tapa sur le dos de Solo. S’il l’avait frappé de toutes ses forces, il aurait peut-être pu chasser l’autre, mais infliger des blessures allait contre ses instincts, et il assénait des coups sans force, et sans effet. Il avait laissé passer sa chance. Solo se pencha et fourra son museau dans l’entrejambe de l’Empereur. Il repoussa les poils raidis par le sperme et les fluides vaginaux des femelles, et, d’un brusque coup de dents, il happa habilement le scrotum de l’Empereur, le privant d’un testicule. L’Empereur se mit à hurler et à s’agiter. Un flot de sang jaillit, trempant son pelage maculé des fluides de l’accouplement. Solo gagna rapidement une branche en hauteur et d’un violent coup de patte jeta l’Empereur à bas de l’arbre. Le corps du vieux mâle tomba à travers le feuillage et alla s’écraser par terre. Puis Solo recracha le testicule ensanglanté dans les profondeurs verdoyantes. Solo s’avança vers Droite, la sœur de Noth, l’une des femelles les plus jeunes. Il tripota rapidement son pénis, qui se mit à gonfler, et s’apprêta à la pénétrer. C’est alors que le jeune Noth, impatient et très excité, tomba des airs et atterrit juste aux pieds de Solo. Solo pivota, telle la tourelle d’un char d’assaut, face à son nouvel adversaire. Noth ne savait pas que Solo était là. Mais il ne l’avait pas oublié. Noth vivait dans l’instant. Il n’avait pas de vraie notion de l’avenir ou du passé, et sa mémoire ne triait pas les événements ; elle tenait plus de la galerie d’images brillantes, pleines de couleurs et d’odeurs. Mais la puissante puanteur de Solo déclencha un flot de souvenirs, qui lui firent revivre en un éclair le jour funeste où sa mère, dans une autre partie de la forêt, était tombée dans une fosse pleine de dents en hurlant de désespoir. Des pulsions contradictoires l’envahirent. Il aurait dû faire des rodomontades, se livrer à un combat d’odeurs – ou alors montrer à cette puissante créature qu’il se soumettait, tout comme Rival venait de se soumettre à lui. Mais Solo ne faisait jamais rien comme les autres. Il n’obéissait à aucune des règles non écrites qui régissaient la fragile société des notharctus. Il venait de mutiler le mâle dominant du groupe. Il ne se contenterait certainement pas d’une victoire symbolique. Droit, imperturbable, Solo avait l’intention de le blesser, voire de le tuer. Et puis, il y avait Droite, la seule famille de Noth, blottie dans les feuillages aux pieds de Solo. Non loin d’elle se trouvaient les femelles avec lesquelles il venait de passer presque une demi-année, et dont les moites parties génitales l’excitaient depuis des jours et des semaines. Surtout, il y avait ce monstre, Solo, qui avait détruit tout ce avec quoi il avait grandi. Il se dressa sur ses pattes et poussa un cri sauvage. Surpris, Solo hésita. Le mufle et les poignets de Noth le démangeaient tant ils sécrétaient de musc. Il procéda à une rapide démonstration frénétique de sa puissance et de sa jeunesse. Puis, sans réfléchir, sans même comprendre ce qu’il faisait, il baissa la tête et fonça dans l’estomac de Solo. Le souffle coupé, Solo poussa un hululement hoquetant et tomba à la renverse sur un paquet de feuillage. Si Noth avait continué, il aurait pu mettre à profit son attaque surprise. Mais il n’avait jamais livré aucun combat physique de sa vie. Solo, qui avait, lui, l’instinct du guerrier expérimenté, effectua un rétablissement et lui flanqua un coup de genou sur la tempe. Noth tomba sur le nez et chercha instinctivement à s’accrocher. Une masse énorme s’abattit alors sur son dos, l’aplatissant sur l’écorce. Puis Noth sentit les incisives de Solo s’enfoncer dans la chair tendre de son cou. Il cria de douleur. Il s’agita et remua dans tous les sens, sans parvenir à se débarrasser de Solo. Mais ses mouvements étaient si vigoureux qu’ils tombèrent tous les deux de la branche. Hululant, Solo continuant de le déchiqueter, Noth traversa plusieurs étages de feuillages et de brindilles. Ils s’écrasèrent sur le sol, où leur chute fut quelque peu amortie par une couche de feuilles pourrissantes. Mais Solo avait enfin lâché prise, après avoir mordu une dernière fois l’épaule de Noth. Solo fit sa propre parade de guerre. Il poussa un terrible rugissement inarticulé et, le derrière en l’air, frappa de ses petits poings les détritus qui se trouvaient à ses pieds ; des bouts de feuilles volèrent dans tous les sens, l’enveloppant dans un vague nuage que le soleil faisait briller. C’était une guerre entre deux petites créatures. Mais de plus gros animaux reculèrent timidement devant la férocité de Solo. Le combat était plus que déséquilibré. Solo marcha sur Noth, sortant d’une pluie de feuilles en train de retomber. Noth l’observait sans bouger, comme hypnotisé. Il jeta un coup d’œil horrifié à son épaule, où pendait un lambeau de peau. Sa fourrure était trempée de sang. C’est alors qu’une grosse masse se jeta sur Solo. L’Empereur. Le scrotum en sang, le gros notharctus frappa Solo dans le dos, l’envoyant valdinguer dans les feuilles mortes. Cette fois-ci, Noth n’hésita pas. Il se jeta sur Solo et commença à lui marteler le dos et les épaules avec les pattes et le museau. L’Empereur et d’autres mâles joignirent leurs efforts aux siens, jusqu’à ce que Solo se retrouve immergé sous une masse d’assaillants braillards et inexpérimentés. Pris un par un, Solo aurait pu les battre – mais pas tous ensemble. Sous cette averse de coups désordonnés, il lui était impossible de se relever. Finalement, il se faufila, comme un téniodonte, sous le tapis de feuilles en décomposition, échappa à la mêlée vociférante. Le temps que l’armée d’amateurs s’aperçoivent de son départ et comprennent que leurs coups de pied et de poing n’atteignaient que le sol ou eux-mêmes, Solo s’éloignait déjà en claudiquant. Fourbu, rompu, Noth se traîna jusqu’à l’arbre. Là, il trouva les femelles en train de se toiletter mutuellement, ôtant des plaques de semence durcie des poils de leur entrejambe, comme si le combat au-dessous d’elles n’avait jamais eu lieu. L’Empereur était tranquillement assis à côté de Plus Grosse. Le sang ne coulait plus, mais sa campagne copulatoire était à jamais terminée. Et puis il y avait Rival, pour l’heure occupé à couvrir vigoureusement Droite. Noth devina la face de sa sœur enfouie dans les poils de sa poitrine, entendit les petits cris de plaisir qui émanaient de son gosier. Noth se sentit envahi d’une étrange chaleur. Il ne ressentait aucune jalousie à l’égard des mâles approchant sa sœur, même pas envers ce mâle auquel il avait mis une tannée, et qui s’en était apparemment rapidement remis. Quelque chose de biochimique, profondément enfoui en lui, lui disait qu’une fois sa sœur enceinte la lignée se poursuivrait : cette chaîne moléculaire étincelante ininterrompue, qui partait de Purga, brillait en cet instant, illuminée par la pâle clarté solaire du pôle Nord, s’apprêtant à continuer vers d’inimaginables futurs. Il entendit un mugissement dans le lointain. C’était l’appel d’une moerithère, la matriarche d’un troupeau en migration qui remontait tout doucement du sud. Avec le retour des troupeaux, l’été revenait pour de bon. Et dans toute la forêt retentit une plainte aiguë : le chant des notharctus, un chant de solitude et de merveille. Dans quelques années à peine, la vie de Noth s’arrêterait. Bientôt, son espèce disparaîtrait, elle aussi, et ses descendants se métamorphoseraient en autre chose ; bientôt, la chaleur de ces étés exceptionnels se dissiperait, même les forêts du pôle s’étioleraient et mourraient. Mais en cet instant – haletant, couvert de sang et de feuilles pourries –, pour Noth, c’était le grand jour, son grand jour de lumière. L’énorme femelle nommée Grosse s’approcha de lui. Il poussa un trille de plaisir. Ayant reconnu certaine lueur dans ses yeux, elle lui tourna le dos, s’offrant à lui. Noth la pénétra rapidement, et le monde se mua en un néant de plaisir. 6 La traversée § Fleuve Congo, Afrique de l’Ouest, 32 millions d’années avant notre ère I En cet endroit, non loin de l’océan qui était sa destination finale, le puissant fleuve coulait lentement entre des pans de forêt luxuriante et moite. Beaucoup de bras et de méandres, séparés du reste du fleuve, s’étaient transformés en marécages et en étangs. On aurait dit que le fleuve était à bout de forces, maintenant qu’il avait terminé son voyage – et pourtant, dans ces eaux battait le cœur de tout un continent. L’été précédent, il avait plu abondamment. Le fleuve avait débordé, inondant une terre déjà saturée d’eau. Les eaux turbides charriaient des fragments de roches érodées et toutes sortes de choses vivantes. Il y avait même des radeaux de branches entremêlées et des bouts de végétation, dérivant comme autant de goélettes privées de capitaine, qui avaient déjà parcouru plusieurs milliers de kilomètres. Loin au-dessus des eaux, dans la cacophonie de la canopée, les anthros se livraient à leurs activités de dévastation quotidiennes. Ils ressemblaient à des singes. Courant sur les branches, passant d’arbre en arbre à l’aide de leurs puissants bras, ils épluchaient les fruits, déchiquetaient les frondes des palmiers, arrachaient de gros lambeaux d’écorce pour attraper des insectes. Çà et là, des femelles se déplaçaient et s’affairaient par petits groupes, s’arrêtant quelquefois pour faire un brin de toilette. Il y avait des mères, reconnaissables à leurs enfants accrochés sur le dos ou sous le ventre, qu’une myriade de tantes étaient venues aider. Les mâles, plus gros, et qui aimaient s’aventurer plus loin, formaient de vagues alliances qui se nouaient et se dénouaient sans arrêt, en fonction de qui se situait tout en haut de la pyramide et avait droit aux femelles et à la nourriture. Plus d’une trentaine d’anthros s’activaient ici. Ils étaient particulièrement doués pour trouver à manger, et là où ils passaient, ils ne laissaient que dévastation. C’était une joyeuse et bruyante razzia sur la nourriture, qui se faisait autant au vu et au su qu’en cachette des autres. Momentanément seule, Vagabonde se balançait dans les branches. Elle était loin au-dessus du sol, mais elle n’avait pas peur de tomber ; elle était dans son élément, son corps et son esprit étaient parfaitement adaptés à son environnement, les branches entremêlées du dais de la forêt. Au bord de la mer, plus à l’ouest, il y avait de terribles mangroves. Mais à cet endroit, dans l’intérieur des terres, la vieille forêt était riche et diverse, pleine de grands arbres étayés par un flamboyant sous-bois de papayers, anacardiers et palmiers. La plupart portaient des fruits et étaient riches en huiles et en résine. C’était un endroit particulièrement luxuriant, où il faisait bon vivre. C’étaient également les vestiges d’un monde en voie de disparition. Depuis l’époque de Noth, un grand refroidissement s’était abattu sur la Terre, et les forêts de jadis, magnifiques et omniprésentes, n’étaient plus qu’un maigre saupoudrage de bois et de bosquets. Vagabonde trouva une noix de palme. Elle s’installa sur une branche afin de l’inspecter. Une chenille, grosse et verte, rampait à sa surface. Elle cueillit la chenille d’un coup de langue, la mâcha lentement. Le groupe se déplaçait bruyamment dans les hautes branches autour d’elle. Seule ou non, elle savait exactement où étaient tous les autres. Au fil des nombreuses années qui s’étaient écoulées depuis l’époque de Noth, les primates étaient devenus des animaux de plus en plus grégaires : pour les anthros, les autres anthros étaient beaucoup plus intéressants que la plupart des choses – en fait, ils étaient ce qu’il y avait de plus intéressant sur la Terre. Vagabonde était aussi consciente des autres membres de son groupe que s’ils avaient été des lanternes chinoises accrochées dans le feuillage, reléguant le reste du monde dans une sorte de grisaille opaque et muette. Vagabonde n’appartenait à aucune de ces espèces que les hommes classifieraient dans l’avenir. Elle ressemblait à une sorte de capucin, ce singe qui arpenterait un jour les forêts d’Amérique du Sud, et plus tard les foires en qualité de joueur d’orgue de Barbarie. Elle en avait d’ailleurs à peu près la taille. Elle pesait environ deux kilos et était couverte d’une épaisse fourrure noire, avec du blanc à la hauteur des épaules, du visage et du cou – ce qui donnait l’impression qu’elle portait une guimpe de moniale. Ses quatre pattes étaient agiles, et contrairement à celles de Noth elles étaient de la même longueur. Son schéma corporel était typique des habitants du sommet des arbres. Elle avait le nez aplati, les narines épatées, plus proche en cela de ces singes qui plus tard habiteraient l’Amérique du Sud que de ceux qu’on trouverait en Afrique. Elle ressemblait à un singe, mais n’en était pas un : lointaine descendante des adapidés du temps de Noth, son espèce était un genre de primates appelés anthropoïdes, ancêtres à la fois des grands et des petits singes, qui à cette époque n’étaient pas encore des espèces distinctes. À peu près vingt millions d’années après la mort de Noth, les griffes des pattes de Noth – idéales pour l’épouillage – avaient été remplacées par les ongles de Vagabonde. Ses yeux étaient plus petits que ceux de Noth, capables d’une représentation en trois dimensions de l’espace, et reposaient sur une solide assise osseuse, alors que ceux de Noth étaient protégés par un simple anneau osseux et que sa vision pouvait même être affectée par le mouvement des muscles de ses joues quand il mâchait. D’ailleurs, Vagabonde avait perdu la plupart des attributs ancestraux que Noth avait gardés de l’époque où ses ancêtres s’en allaient en quête de nourriture dans la nuit. Elle comptait moins sur son odorat, et beaucoup plus sur sa vue. Les petits enfants de Droite avaient donné naissance à une grande et nombreuse armée. Ils avaient émigré vers le sud, traversé le Vieux Monde, et s’étaient établis dans les épaisses forêts tropicales de l’Asie, et ici, en Afrique. Tout en voyageant, ils s’étaient épanouis, diversifiés, ils avaient changé. Mais la lignée d’anthropoïdes du Vieux Monde ne se poursuivrait pas après Vagabonde. Vagabonde ne pouvait pas savoir qu’elle ne reverrait plus jamais sa mère – et son destin devait être beaucoup plus étrange que celui de tous ses ancêtres les plus proches. Les poils blancs de Vagabonde donnaient à son visage quelque chose d’épuré et de vaguement désenchanté. Cependant, elle n’était pas dénuée d’une certaine beauté juvénile. En fait, elle avait trois ans, soit un an de moins que l’âge auquel elle pourrait se reproduire. C’était une jeune femelle à l’esprit libre, pas encore franchement impliquée dans le jeu d’alliances hiérarchiques du groupe, et qui avait gardé quelque chose des instincts solitaires de ses plus lointains ancêtres. Elle n’aimait pas beaucoup se mélanger aux autres. D’ailleurs, le groupe n’était pas vraiment, pour le moment, ce qu’on pouvait appeler une bande de joyeux drilles. Ces dernières années avaient été des périodes d’opulence, et le nombre d’éléments composant le groupe avait beaucoup augmenté. Il y avait eu un baby boom, dont Vagabonde était issue. Mais cette croissance avait posé quelques problèmes. D’abord, la compétition pour la nourriture était devenue beaucoup plus rude. Il y avait des disputes chaque jour. Ensuite, il y avait le problème de l’épouillage. Dans un petit groupe, on avait le temps d’épouiller tout le monde. Ce qui contribuait à entretenir les relations et à cimenter les alliances. Mais dans un groupe devenu trop grand, c’était impossible – on n’avait plus le temps. Cela avait causé l’apparition de cliques, de sous-groupes qui s’épouillaient uniquement entre eux, sans s’occuper des autres. Déjà, certaines de ces cliques voyageaient séparément pendant la journée, même si elles se retrouvaient la nuit, pour dormir. Un jour ou l’autre, cela générerait trop de tensions. Les cliques finiraient par faire sécession, le groupe éclaterait. Mais chacun des nouveaux petits groupes devait quand même être suffisamment grand pour offrir une certaine protection contre les prédateurs – ce qui était la préoccupation essentielle de ces bandes qui passaient la journée isolées les unes des autres. Il se passerait donc un certain temps, probablement plusieurs années, avant que le groupe éclate définitivement. Cela arrivait sans arrêt, et c’était l’une des inévitables conséquences de l’augmentation constante de la taille des communautés de primates. En attendant, cela supposait pas mal de chamailleries. Aussi Vagabonde appréciait-elle de s’éloigner un peu de toutes ces disputes. Une fois la chenille consciencieusement mastiquée, elle inspecta sa noix. Elle savait que son fruit était succulent, mais elle n’avait pas les mains et les dents assez puissantes pour en casser la coquille. Aussi commença-t-elle par la cogner contre les branches. C’est alors qu’elle se rendit compte que deux yeux luisants l’observaient, et qu’un mince corps couleur de rouille était accroché dans une branche. Elle ne s’alarma pas pour autant. C’était un grégaire, un type de primate vaguement cousin de l’espèce de Vagabonde, mais plus petit, plus svelte – et beaucoup moins futé. Derrière cette chétive créature, Vagabonde distingua un grand nombre de ses congénères, massés dans les branches de cet arbre et de son voisin, dispersés un peu partout dans la lumière verte de ce monde de forêt. Le grégaire ne venait pas disputer à Vagabonde sa noix, et ne représentait d’ailleurs absolument aucun danger ; tout ce que ce petit primate lorgnait, c’étaient les restes qu’elle laisserait. Le régime alimentaire de Vagabonde était principalement constitué de fruits, alors que les grégaires, comme leurs ancêtres communs, les adapidés, se nourrissaient surtout de chenilles et d’asticots qu’ils déchiquetaient grâce à leurs dents fines et effilées. Ils constituaient une populeuse colonie nomade, d’une cinquantaine de membres ou plus. C’était la meilleure des défenses contre les prédateurs et les autres primates : même une troupe d’anthros aurait eu du mal à mettre en déroute ces foules agiles et bien coordonnées. Mais Vagabonde était bien plus futée que n’importe quel grégaire. Il faudrait des dizaines de millions d’années avant qu’un primate utilise une chose qui mériterait vraiment le nom d’outil. L’intelligence de Vagabonde était spécialisée, conçue pour lui permettre de gérer une vie sociale complexe, sujette à de rapides changements. Cela dit, elle comprenait parfaitement son environnement naturel et savait le mettre à profit pour parvenir à ses fins. Frapper une noix contre un tronc d’arbre n’était pas vraiment de la haute ingénierie, mais cela exigeait de planifier ses mouvements une ou deux étapes à l’avance – ce qui présageait bien de la forte inventivité des ères à venir. Et casser une noix contre un tronc d’arbre impliquait un saut cognitif qui dépassait, et de loin, la compréhension des grégaires, ce qui expliquait pourquoi ils étaient maintenant si nombreux à la regarder faire. Vagabonde entendit un bruissement, loin au-dessous d’elle. Elle s’agrippa à sa branche et jeta un coup d’œil dans la pénombre verte. Une forme sombre se déplaçait entre les arbres avec un froissement d’ailes, tout en donnant des coups de bec dans les débris épars sur le sol de la forêt. C’était un oiseau coureur qui ressemblait à un casoar. Vagabonde parcourut du regard le chemin que l’oiseau avait emprunté pour venir jusque-là et, au beau milieu de la clairière, elle aperçut des choses rondes, polies et luisantes. Des œufs. Il y en avait des dizaines, disposés dans le nid rudimentaire de l’oiseau, chacun constituant un trésor de vitellus aussi gros que la tête de Vagabonde. Dans le calme du milieu de la journée, son compagnon s’étant éloigné, la maman oiseau avait pris le risque de laisser son nid un instant sans surveillance pendant qu’elle allait manger. Malheureusement, le regard perçant de Vagabonde avait tout de suite repéré son nid. Vagabonde hésita le temps d’un battement de cœur. En se jetant sur les œufs, elle aussi prenait un risque. Elle avait déjà passé trop de temps loin du groupe, à casser sa noix. En outre, l’oiseau lui-même était une menace. C’était un monstre sur pattes, l’un des derniers représentants d’une dynastie vieille de plus de vingt millions d’années. Après la comète, tous les mammifères terrestres étaient restés petits, blottis dans l’épaisseur des forêts, mais certains oiseaux avaient grandi, et des monstres incapables de voler – comme celui-ci – avaient pendant un temps failli atteindre le sommet de la pyramide alimentaire. Libérés des limitations de poids requises pour voler, ils s’étaient formidablement développés. Leur musculature était devenue monstrueusement puissante, et ils auraient pu d’un coup de bec briser une colonne vertébrale. Mais ils appartenaient maintenant au passé : quand les mammifères herbivores avaient grandi, les mammifères carnivores avaient fait de même, et les oiseaux n’avaient pas pu lutter. Les œufs étaient là, juste aux pieds de Vagabonde. Elle pouvait les prendre sans difficulté. Si elle avait été un peu plus vieille, mieux intégrée au groupe, elle aurait peut-être pris une autre décision. Les choses étant ce qu’elles étaient, elle se laissa glisser en salivant déjà le long de la rude écorce de l’arbre. Ce moment, cette décision firent basculer sa vie – et le destin de la grande famille des primates. Elle avait laissé tomber les restes de sa noix. Derrière elle le petit grégaire, sa patience enfin récompensée, se jeta sur les savoureux morceaux. L’instant d’après, un grand nombre des siens quittèrent leurs branches pour lui disputer sa pitance. Alors qu’elle descendait de son arbre, Vagabonde dérangea une troupe de criards. C’étaient de tout petits primates, dotés d’une crinière soyeuse et de bizarres moustaches blanches. Surpris, ils s’égayèrent et disparurent dans les profondeurs du feuillage, avec une vitesse et des friselis de fourrure plumeuse qui faisaient très oiseau. Les criards se sustentaient en forant l’écorce des arbres avec leurs dents du bas, afin d’en faire couler la sève. Quand ils en avaient fini avec un trou, ils pissaient dedans pour dissuader les autres de venir s’y nourrir. Il existait de nombreuses espèces de ces petites créatures, chacune spécialisée dans la sève d’un arbre particulier, et on les distinguait à leur implantation capillaire. Avec leur fourrure extravagante et leurs trilles lancinants, ils faisaient de la canopée un endroit coloré, plein de bruits et de vie. Sur la terre ferme se trouvait encore un autre spécimen de primate. Un mâle solitaire, à la grosse bedaine. Il faisait quatre fois la taille de Vagabonde, et son corps trapu était couvert d’une épaisse fourrure noire. Il arrachait méthodiquement les feuilles d’un buisson, les enfournait entre ses puissantes mâchoires. Il avait le museau taché de noir : il avait mâchouillé le charbon de bois d’une souche frappée par la foudre afin d’apporter à son organisme un supplément nutritionnel neutralisant les toxines contenues dans son régime à base de feuilles. Comme Vagabonde se laissait tomber souplement à terre, il lui jeta un regard, l’air mauvais, et laissa échapper un rugissement. Elle regarda nerveusement autour d’elle, redoutant que son cri n’ait attiré l’attention de l’insouciante maman oiseau. Vagabonde n’avait rien à craindre de ce gras-du-bide. Il était doté d’un énorme estomac et d’un gigantesque intestin où son alimentation peu nutritive avait le temps de fermenter. Pour permettre à cette formidable usine organique de fonctionner efficacement, il devait rester immobile les trois quarts du temps. Elle était si près de lui qu’elle entendait le grondement constant de son énorme et fort disgracieux estomac. Cela dit, il était remarquablement propre ; étant donné son mode de vie, il était contraint à une certaine hygiène, un peu comme un rat d’égout. Alors qu’elle s’éloignait de son précieux petit morceau de forêt, le gras-du-bide s’abîma dans un silence boudeur. La trouée dans la forêt était envahie de broussailles. Les prairies étaient encore rares. Comme il n’y avait pas d’herbe, la végétation qui couvrait le sol faisait rarement moins d’un mètre de haut ; c’était un fouillis de buissons et de broussailles, d’aloès, de cactus et de plantes grasses. Les plus spectaculaires étaient des plantes géantes ressemblant à des chardons, qui se couvraient en certaines saisons de fleurs aux couleurs psychédéliques. De tels spectacles magnifiaient une bonne partie des terres émergées de cette époque, mais c’était une association qui aurait paru on ne peut plus insolite au temps de l’homme : un peu comme la flore du Fynbos d’Afrique du Sud. Pour atteindre le nid de l’oiseau, Vagabonde devrait quitter le couvert des arbres. Mais, ce jour-là, le ciel semblait particulièrement clair – clair et comme délavé – et une curieuse odeur électrique planait dans l’air. Là-bas, elle serait à découvert ; elle hésita, mal à l’aise. Elle essaya de s’approcher des œufs en longeant la forêt au plus près. Elle contourna une zone marécageuse, née des récents débordements du puissant fleuve. Elle voyait l’eau, sous une écume de végétation pourrissante. Elle brillait, lisse comme un miroir, sous le soleil à son zénith. En outre, l’air sentait le sel. À cet endroit, un peu en amont du delta du fleuve, près de l’océan, les inondations occasionnelles ou les grandes marées avaient imprégné la terre d’eau salée, brûlant la végétation. Des animaux se déplaçaient dans la clairière, à la recherche d’un point d’eau. Des espèces de daims arpentaient la forêt à la recherche de quelque chose à brouter. Ailleurs, dans un petit bosquet, paissait un troupeau de stenomylus. On aurait dit des gazelles. Ils se déplaçaient par petits paquets compacts, nerveux, regardant constamment de tous côtés sans cesser de mastiquer. Ils étaient suivis par un plus petit troupeau, des cainotheriums, sortes de petites antilopes à grandes oreilles. Pourtant, le stenomylus n’était pas une gazelle, plutôt une espèce de chameau, comme le cainotherium, avec sa drôle de petite tête de lapin. Non loin du rivage était réunie une famille de massifs herbivores, qui rappelaient les rhinocéros. Ce n’étaient pas de vrais rhinocéros, et leur lippe boudeuse donnait un indice de leur véritable lignage : en fait, c’étaient des arsinoetheriums, de lointains cousins des éléphants. Dans l’eau s’accouplaient deux metamynodons, qui ressemblaient beaucoup à des hippopotames ; des échassiers se tenaient soigneusement à l’écart de leurs étreintes maladroites. Les metamynodons étaient en fait beaucoup plus proches des rhinocéros que les arsinoetheriums. Là où les herbivores se réunissaient, on pouvait être sûr de trouver des prédateurs et des charognards venus faire leur marché. Les étranges protorhinocéros et gazelles-chameaux étaient suivis par toute une meute de chiens-ours – des amphicyonidés, des mangeurs de chair plus ou moins fraîche qui marchaient comme des ours, les pieds bien à plat par terre. C’était la vie. Pour un observateur humain, tout cela tenait du rêve enfiévré – des ours qui ressemblaient à des chiens, des chameaux pareils à des antilopes. Autant de créatures familières quand on les regardait les yeux mi-clos, et cependant étrangement différentes, vues de plus près. La grande famille des mammifères n’avait pas encore distribué les rôles que chacun jouerait plus tard. Mais cette époque pouvait s’enorgueillir de quelques champions. À la lisière de la forêt, Vagabonde vit une ombre bouger dans les arbres, immense, lourde et menaçante. Un magistatherium. Il marchait à quatre pattes, comme un ours, mais il était énorme et faisait deux fois la taille d’un ours Kodiak. Ses canines, larges de cinq centimètres à la racine, faisaient deux fois la taille de celles des tyrannosaures. Et, tout comme les tyrannosaures, il chassait en pratiquant l’embuscade. À cette époque, il régnait sur les forêts africaines – et l’histoire le retiendrait comme le plus grand mammifère carnivore de tous les temps. Il avait, à la différence des véritables carnivores des temps futurs, deux rangées de dents tranchantes comme des cisailles – l’instrument essentiel de tous les carnivores –, mais elles s’abîmaient vite. Ce léger défaut dans la conception condamnait d’ores et déjà le magistatherium à l’extinction. Pendant ce temps, dans le plus grand des étangs, une crocodile promenait son dos en pointillé. Elle se fichait pas mal de toutes ces bizarreries. Si vous aviez trop peu de jugeote pour éviter le domaine d’une crocodile, et suffisamment de viande sur des os qui croquaient bon sous la dent pour remplir la panse d’une honnête crocodile, vous pouviez adopter la forme qui vous chantait : vous ne pouviez espérer échapper à votre destin. Enfin, Vagabonde ne fut plus qu’à quelques pas du nid. Elle sortit du couvert des arbres, s’attirant les regards vides des herbivores qui fourrageaient là, et s’approcha des œufs. Le nid était partiellement recouvert de quelques frondes de fougères mortes, ce qui lui procurait une esquisse de couverture à l’abri de laquelle elle pourrait opérer. L’eau à la bouche, elle ramassa un premier œuf – et eut une énorme surprise. Ses pattes glissaient sur la coquille lisse, sans rien trouver à entamer ni à déchirer. Elle pressa l’œuf sur sa poitrine, sans plus de résultat ; l’épaisse coquille était beaucoup trop dure. Et il n’y avait aucune branche dans les parages sur laquelle le jeter. Elle essaya de l’engloutir tout entier pour le mordre avec ses puissantes molaires, mais sa bouche était trop petite pour laisser passer l’œuf. Le problème était que sa mère lui avait toujours ouvert ses œufs. Sans sa mère, elle n’avait aucune idée de la façon dont il fallait s’y prendre. Soudain, la lumière parut plus vive et le vent se leva, ridant la surface de l’étang et dispersant les fougères brunies. La panique l’envahit ; elle était loin de son groupe. Elle laissa retomber son œuf dans le nid, en prit un autre. C’est alors que l’odeur douceâtre du vitellus effleura ses narines. L’œuf qu’elle avait lâché, en tombant sur les autres, s’était cassé. Elle passa ses mains dans la fente irrégulière, enfouit son museau dans la douce matière visqueuse et jaune, et referma ses dents sur des os à moitié formés. Mais quand elle prit un autre œuf, elle ne parvint pas à se rappeler comment elle avait ouvert le premier. Elle le tapota et essaya de le mordre, recommençant à zéro tout le processus d’approches successives. Faire tomber les œufs les uns sur les autres était effectivement la méthode que sa mère utilisait pour les ouvrir. Mais même si elle avait été là pour lui montrer comment faire, Vagabonde n’aurait pas pu apprendre sa technique, puisqu’elle était incapable de deviner les intentions d’autrui, et donc de l’imiter. Les anthros n’étaient pas fins psychologues, et chaque nouvelle génération devait tout réinventer à partir de zéro, en fonction des matériaux de base et des situations. Ce qui expliquait la lenteur de l’apprentissage. Cela dit, Vagabonde réussit bientôt à ouvrir un nouvel œuf. Elle était si concentrée sur sa nourriture qu’elle ne se rendit pas compte que deux yeux avides l’observaient. Elle s’échinait à casser un troisième œuf lorsqu’il se mit à pleuvoir. On eût dit une pluie venue de nulle part. De grosses gouttes d’eau tombaient d’un ciel vide et clair. Un vent puissant souffla sur les marais. Les échassiers partirent à tire-d’aile vers l’ouest, en direction de l’océan, fuyant l’orage approchant. Les grands herbivores se tournèrent dos au vent. Il y avait quelque chose de stoïque dans leur posture résignée. La crocodile glissa sous la surface de son étang, se préparant à passer l’orage dans les immuables profondeurs de son trouble empire. Puis des nuages passèrent devant le soleil, et l’obscurité s’installa comme si on avait refermé le couvercle d’une boîte. À l’est, au centre du continent, là où l’orage s’était formé, le tonnerre gronda. L’orage qui s’abattit sur la région était d’une férocité exceptionnelle – un orage comme on en voyait un tous les dix ans. Vagabonde se blottit dans les débris du nid, la fourrure déjà plaquée sur son corps. Les gouttes d’eau frappaient la terre tout autour d’elle, crépitant sur la végétation, creusant de petits cratères dans la boue. Elle n’avait jamais rien connu de comparable. Elle avait toujours passé les orages dans le relativement douillet abri des arbres, dont le feuillage dispersait et amortissait les trombes d’eau. Pour le moment elle était perdue, coincée à découvert, et elle se rendait cruellement compte de la distance qui la séparait de son groupe. Si un prédateur était tombé sur elle en ce moment précis, elle aurait perdu la vie en un rien de temps. En l’occurrence, ce fut l’un des siens qui la trouva : un anthro, un grand mâle. Il se laissa tomber sur le sol détrempé, s’assit et la regarda sans bouger. Étonnée, larmoyante, elle s’approcha précautionneusement de lui. Peut-être était-ce l’un des mâles dominants de son groupe – la bande aux contours vagues et aux nombreuses ramifications qu’elle considérait comme une sorte de « père » composite ? Mais non, elle s’en rendit compte rapidement. Son museau, dont la fourrure blanche était plaquée par la pluie, avait quelque chose de bizarre ; et un étrange motif de taches blanches, en forme de gouttes de sang, ornait le pelage noir de son ventre. Ce mâle – Sang-Blanc – était deux fois plus gros qu’elle. Mais surtout, c’était un étranger. Et un étranger était toujours une mauvaise nouvelle. Elle poussa un sifflement, recula précipitamment. Trop tard. Il tendit la main et l’attrapa par la peau du cou. Elle remua dans tous les sens, se débattit, mais il la souleva comme si elle ne pesait pas plus lourd qu’une noisette. Puis il la ramena sans cérémonie dans la forêt. Sang-Blanc avait repéré Vagabonde – cette jeune femelle, qui se promenait toute seule, était une sacrée occasion. Il l’avait suivie en prenant soin de ne pas se faire repérer, le mangeur de fruits se métamorphosant en un chasseur expérimenté. L’orage lui avait fourni l’occasion de s’emparer d’elle. Sang-Blanc avait lui aussi ses problèmes, et il se disait que Vagabonde faisait peut-être partie de la réponse. Comme les notharctus, leurs ancêtres, les femelles anthros vivaient en petites communautés solidaires. Mais dans cette forêt tropicale où il n’y avait pas de saison, où régnait l’abondance, elles n’avaient aucun besoin de synchroniser leur cycle de reproduction. La vie était beaucoup plus facile quand il y avait toujours des femelles en chaleur quel que soit le moment de l’année. Ce qui permettait à un petit groupe de mâles, voire à un seul mâle, de monopoliser tout un groupe de femelles. À la différence de l’Empereur des notharctus, le mâle anthro n’avait pas besoin de couvrir toutes ses femelles le même jour. Il n’était pas non plus confronté à la tâche impossible consistant à tenir à l’écart tous les autres mâles. Il lui suffisait d’empêcher ses rivaux d’approcher du petit nombre de femelles qui étaient en chaleur à une période donnée. Bien que physiquement plus grands qu’elles, les anthros mâles ne « possédaient » pas les femelles. Ils ne les dominaient pas excessivement non plus. Mais les mâles, liés au groupe de femelles par une loyauté génétique – dans un groupe aux liens aussi étroits, il y avait toujours une possibilité pour que n’importe quel bébé venant au monde soit le vôtre –, s’arrangeaient pour protéger le groupe des intrus et des prédateurs. En ce qui les concernait, les femelles s’accommodaient généralement du vague cercle de mâles qui gravitaient autour d’elles. Les mâles étaient parfois utiles, évidemment nécessaires, rarement dérangeants. Mais récemment, dans la troupe de Sang-Blanc, les choses avaient mal tourné. Dix des vingt-trois femelles du groupe s’étaient retrouvées en chaleur au même moment. Très vite, d’autres mâles avaient été attirés par les odeurs de sang et de phéromones. Et soudain, il n’y avait plus eu assez de femelles auxquelles faire la cour. Cela avait été une période d’instabilité, hautement compétitive. Et il y avait déjà eu quelques bagarres jusqu’au sang. Le groupe risquait tout bonnement d’éclater. Sang-Blanc était donc parti en quête de femelles. Les tendrons étaient des proies de choix : assez jeunes et petites pour pouvoir être prises de force, assez écervelées pour se laisser facilement séparer de leur groupe d’origine. Évidemment, cela voulait dire qu’il faudrait attendre un an ou plus avant de pouvoir s’accoupler avec une jeunette comme Vagabonde. Mais Sang-Blanc avait tout son temps : son cerveau était suffisamment complexe pour lui permettre d’agir en fonction d’une récompense future. Pour Sang-Blanc, la situation était on ne peut plus logique. Pour Vagabonde, c’était un pur cauchemar. Brusquement, ils se retrouvèrent à voltiger dans les arbres et à courir comme des dératés. Sang-Blanc ne la lâcha pas un instant, la portant sans fatigue apparente. Jamais Vagabonde n’avait fait de si grands bonds, sauté si loin ni pirouetté de la sorte : sa mère et les autres femelles, plus sédentaires que les mâles, se déplaçaient avec mille fois plus de précautions que ça. En outre, on l’emmenait très loin ; elle sentait une odeur d’eau boueuse, parce qu’ils arrivaient près de la berge du fleuve. De plus, la pluie tombait toujours, passant à travers les feuilles et transformant l’air en une sorte d’épais brouillard gris. Elle avait la fourrure trempée et de l’eau dans les yeux, de sorte qu’elle n’y voyait plus rien. Loin au-dessous d’eux, la terre était détrempée, l’eau formant des torrents qui charriaient une boue brun-rouge dans le fleuve en train de déborder. On aurait dit que la forêt et le fleuve fusionnaient, se perdant l’un dans l’autre sous l’action de l’orage. Vagabonde paniqua de plus belle. Elle se débattit pour échapper à la poigne de Sang-Blanc. Tout ce qu’elle réussit à obtenir fut une série de tapes sur l’arrière de la tête, si fortes qu’elle ne put s’empêcher de crier. Ils arrivèrent enfin au domaine de Sang-Blanc. Le gros de la troupe, mâles, femelles et enfants, s’était réuni dans le même arbre, un immense manguier au port bulbeux. Ils étaient assis en rang d’oignon sur les branches basses, lamentablement blottis les uns contre les autres et trempés comme des soupes. Mais quand les mâles virent ce que Sang-Blanc rapportait, ils se mirent à frapper les branchages en poussant force cris. Sang-Blanc jeta brusquement Vagabonde parmi les femelles. L’une d’elles commença à tâter sans ménagement, du bout du doigt, le museau, le ventre et les parties génitales de Vagabonde. Vagabonde lui flanqua une tape sur la main et poussa un cri en signe de protestation. Mais la femelle n’en avait pas terminé avec elle, et déjà d’autres s’approchaient, en jouant des coudes, pour observer de plus près la nouvelle venue. Leur curiosité était un mélange de l’habituelle fascination des anthros pour les étrangers et d’une sorte de rivalité à l’égard de cette concurrente en puissance, cette nouvelle recrue dans un système hiérarchique en perpétuel changement. Pour Vagabonde, tout était surprenant : les rafales d’éclairs qui zébraient le ciel pourpre, la pluie qui lui tombait sur la figure, les rugissements de l’eau au-dessous d’elle, la fourrure humide, la puanteur insolite des femelles et des jeunes qui la cernaient de toute part avec leur gueule rose et leurs doigts inquisiteurs. C’en était trop. Elle se démena comme une belle diablesse, plongea en avant et se retrouva pendant un court moment suspendue à la branche de son arbre. Alors elle baissa les yeux et vit une chose étrange. Deux indricothères rôdaient sous l’arbre. Ces gros animaux, trois fois plus gros qu’un éléphant adulte, étaient des sortes de rhinocéros sans corne. Avec leurs longues pattes, leur cou souple et leur peau semblable à celle des éléphants, on aurait dit des girafes bien en chair. Ils étaient si énormes qu’ils n’avaient pas l’habitude d’être menacés par quoi que ce fût. Et même maintenant, alors que la tempête faisait rage d’autour d’eux, ils levaient avec de lents mouvements étrangement gracieux leur robuste cou et leur face chevaline vers le feuillage détrempé pour le brouter. Ils étaient pourtant en danger. Des torrents d’eau boueuse coulaient autour de leurs pattes comme s’ils s’étaient trouvés au beau milieu du fleuve. Finalement, un pan de sol boueux se détacha de la rive, juste à côté des courtes racines de l’arbre, et glissa inexorablement dans l’eau. L’un des puissants indricothères mugit. Ses grosses pattes d’éléphant raclaient le sol qui se dérobait, transformé en une pente dangereuse. C’est alors qu’il bascula. Quinze tonnes de viande valsèrent dans les airs. Il se démancha le cou, se tortilla dans tous les sens, affolé, et heurta l’eau dans un bruit énorme. Un instant plus tard, il avait disparu, emporté par le fleuve vorace. Le second indricothère poussa un mugissement de chagrin. Mais il était en danger lui aussi, le sol continuant à se désintégrer sous ses pattes. Alors, l’animal, désespéré, regagna pesamment un terrain plus solide. L’arbre lui-même était menacé. Ses racines avaient été mises à nu par la soudaine érosion causée par cette inondation éclair, leur assise sapée par les assauts des eaux du fleuve. Le tronc émit un craquement, commença à vaciller. Alors, avec une série de petites explosions, les racines cédèrent. L’arbre s’inclina dangereusement vers l’eau. Comme des fruits tombant d’une branche qu’on secoue, tous les primates, du plus grand au plus petit, churent en hurlant dans l’eau bouillonnante. Vagabonde se cramponna à sa branche en criant de toute la force de ses poumons, tandis que l’arbre s’abattait de tout son long dans le fleuve. Tout bonnement cauchemardesque. Les premières minutes furent les plus terribles. Près de la rive, où elles subissaient à la fois la force du courant et le choc de leur rencontre avec la berge, les eaux du fleuve étaient particulièrement tumultueuses. Dans ce puissant courant, le grand manguier fut ballotté comme une brindille. Il se cabrait, craquait, se tordait. Puis ses racines, mêlées de boue et de pierres, se dressèrent vers le ciel, comme un appel au secours. Vagabonde fut roulée sur elle-même, plongée dans un tourbillon d’eau brunâtre qu’elle ne put empêcher de s’insinuer dans sa gueule et ses narines. Elle était projetée en tous sens, dans les airs et dans l’eau. Enfin, l’arbre s’éloigna du maelström qui longeait la berge, dériva vers le centre du fleuve, où ses mouvements chaotiques, désordonnés, s’apaisèrent rapidement. Vagabonde était bloquée sous l’eau. Elle leva les yeux, à travers un magma boueux, vers la surface miroitante jonchée de feuilles et de branches. Elle avait la bouche et la gorge pleines d’eau, et elle était complètement paniquée. Poussant un cri bulleux, elle se fraya un passage en force à travers les branches brisées et entremêlées de l’arbre, grimpant comme une forcenée vers la lumière. Elle parvint à la surface, où elle fut accueillie par de la lumière, des bruits et une pluie battante. Elle se hissa hors de l’eau, s’aplatit sur une branche. L’arbre descendait le fleuve, les branches en avant. Ses racines échevelées semblaient lancées à l’assaut du ciel bas, zébré d’éclairs. Vagabonde leva la tête et chercha d’autres anthros du regard. Elle finit par apercevoir Sang-Blanc, le mâle costaud qui l’avait enlevée, ainsi que deux autres mâles et une femelle avec un enfant, lequel avait réussi, miraculeusement, à rester accroché sur le dos de sa mère, misérable petit paquet de fourrure détrempée. Ils n’étaient pas faciles à distinguer à travers la pluie, et semblaient tous aussi abattus les uns que les autres. Vagabonde, éreintée et à moitié noyée, se sentit soudain mieux. Se retrouver seule lui aurait été plus insupportable que tout ; la présence des autres la rassurait. Même si ces autres n’étaient ni de sa famille, ni même de son groupe. La végétation emportée par les eaux flottait au milieu du courant, où l’eau était plus profonde. Il y avait de plus en plus d’arbres et de broussailles. Quelques-uns avaient été arrachés par cet ancêtre du Congo, plusieurs milliers de kilomètres en amont, à ces terres si différentes du centre du continent. Il y avait également des animaux. Certains s’accrochaient aux feuillages dérivants, comme les anthros. Elle vit les nerveuses formes mouvantes d’un couple de grégaires, et même un gras-du-bide, accroupi sur le tronc d’un noyer. Une grasse-du-bide, en réalité. Elle avait trouvé un endroit stable où s’asseoir, et la pluie ne la gênait pas. Elle s’était déjà remise à manger, comme si de rien n’était, les feuilles que les événements avaient si commodément placées à portée de ses mains et de ses pieds préhensiles. Mais tous les animaux de cet épouvantable assemblage n’étaient pas arrivés jusque-là vivants. Une famille entière de gros anthracothères pareils à des cochons s’était noyée et était restée coincée dans les branches d’un palmier brisé, comme autant de noix de chair. L’énorme indricothère qui avait été emporté par le fleuve juste avant la chute du manguier était là, lui aussi – détritus parmi les détritus. Son immense carcasse dérivait sur les eaux, son long cou renversé en arrière, ses puissantes pattes comme écartelées. Petit à petit, tandis que le fleuve s’élargissait, de subtils courants imbriquèrent tous ces débris les uns dans les autres, entremêlant branches et racines, et un radeau de fortune se forma. Les animaux échangèrent des regards, considérant les eaux tumultueuses du fleuve sur lesquelles voguait leur minuscule vaisseau. Vagabonde voyait la forêt, épaisse et verte, s’avancer sur le grès érodé des douces pentes qui bordaient le fleuve. Il y avait là des manguiers, des palmiers, et des sortes de bananiers primitifs. Les branches tombaient presque jusqu’à la surface de l’eau, des lianes et des plantes grimpantes formaient des boucles au-dessus des strates de végétation enchevêtrées. Ses bras réclamaient douloureusement une branche à laquelle se balancer, un moyen de rejoindre la berge. Mais Vagabonde était séparée de la forêt par les eaux tumultueuses, et tandis que le radeau végétal continuait à descendre le courant, ces rives si désirables s’éloignaient de plus en plus, et la forêt familière fut bientôt remplacée par les mangroves qui dominaient les zones côtières. Et il pleuvait toujours. De plus en plus fort. D’énormes gouttes d’eau tombaient comme des bombes d’un ciel de plomb. L’eau était piquetée de cratères qui disparaissaient sitôt formés. Vagabonde avait les oreilles cassées, et l’impression de tourner dans une sorte de chaudron infernal, avec de l’eau partout, en dessus, au-dessous et tout autour d’elle et de ce manguier, qui était tout ce à quoi elle pouvait se raccrocher. Gémissante, glacée jusqu’à la moelle des os, Vagabonde s’enfonça dans les branches du manguier et se roula en boule, éperdue, attendant que les choses se calment, attendant de retrouver son monde à elle : celui des arbres, des fruits et des anthros. Mais cela n’arriverait jamais. Bien qu’exceptionnel, l’orage s’épuisa rapidement. Vagabonde vit des rais de lumière, fins comme des doigts, s’immiscer dans les interstices de son abri. Le bruit de la pluie s’était tu et avait été remplacé par l’étrange et doux clapotis de l’eau. Elle se fraya un chemin hors des branches, escalada l’arbre jusqu’à son sommet. Dans le bleu du ciel, le soleil brillait de tous ses feux, et elle sentait sa chaleur caresser sa fourrure, qui sécha rapidement. L’espace d’un battement de cœur, elle se réjouit d’être au sec. Mais il n’y avait pas de forêt : rien que ce grand arbre à la dérive, avec son lot de compagnons éreintés, flottant sur le brun de l’eau. Il n’y avait rien que de l’eau, où qu’elle regardât. De l’eau, jusqu’à l’horizon, aussi affûté qu’un couteau. Quand elle tourna son regard vers l’est, vers l’endroit d’où venait son radeau, elle aperçut la terre : une ligne de bruns et de verts entremêlés, barrant l’horizon de part en part. Une ligne qui s’éloignait. Le radeau de débris avait été emporté vers la mer, vers l’Atlantique qui allait s’élargissant, avec tous ses anthros, son gras-du-bide, ses grégaires et le reste. II Après l’époque de Noth, la géométrie de ce monde sans repos avait continué d’évoluer, façonnant les destinées des infortunées créatures qui arpentaient les continents à la dérive. Deux grandes failles avaient profondément marqué le destin de l’ancienne Pangée : d’est en ouest le Téthys, du nord au sud l’Atlantique. La première était en train de se fermer, et la seconde de s’ouvrir. L’Afrique entrait lentement en collision avec l’Europe, pendant que l’Inde dérivait vers le nord et s’enfonçait dans l’Asie, provoquant l’érection des chaînes de l’Himalaya. Mais à peine ces jeunes montagnes étaient-elles nées que la pluie et les glaciers commencèrent leur travail de sape et d’érosion, renvoyant les montagnes à la mer : sur cette planète turbulente, la roche coulait comme de l’eau, les chaînes de montagnes s’élevaient et retombaient comme en rêve. En se rapprochant, les continents condamnèrent l’édénique écoulement du Téthys, même si des vestiges de cet océan en voie de disparition devaient survivre sous la forme des mers Noire, Caspienne et d’Aral, et de la Méditerranée, plus à l’ouest. Le Téthys mourant, la sécheresse s’abattit partout sur le ventre du monde. Jadis, il y avait eu des forêts de mangroves en plein Sahara. Maintenant, une ceinture de broussailles semi-arides s’étendait sur l’ancien pourtour du Téthys, c’est-à-dire sur toute l’Amérique du Nord, la partie sud de l’Eurasie et le nord de l’Afrique. Pendant ce temps, l’énorme pont de terre qui avait fermé le nord de l’Atlantique, partant de l’Amérique du Nord pour aller au nord de l’Europe en passant par le Groenland et la Grande-Bretagne, était en train de s’ouvrir, et l’océan Atlantique remontait vers l’Arctique. Alors que l’ancien passage océanique est-ouest se refermait, une nouvelle voie de passage s’ouvrait du sud au nord. Et les courants océaniques changeaient. Les océans étaient des réservoirs d’énergie, instables, sans cesse en mouvement. Et tous les océans étaient parcourus par des courants, des Nil invisibles à côté desquels tous les fleuves terrestres étaient ridicules, des courants mus par la chaleur du soleil et la rotation de la Terre. La couche supérieure des océans recelait autant d’énergie que la totalité de l’atmosphère. Or, les puissants courants équatoriaux qui faisaient jadis le tour du Téthys étaient bouleversés. Déjà, les flux qui domineraient un océan Atlantique de plus en plus vaste étaient en place, notamment un précurseur du Gulf Stream : un puissant fleuve d’une soixantaine de kilomètres de large, qui se ruait du sud au nord avec la force de trois cents Amazone. Ces modifications du schéma de circulation allaient complètement modifier le climat. Alors que les courants équatoriaux contribuaient au réchauffement de la planète, les courants interpolaires nord-sud la refroidissaient considérablement. Pour arranger les choses, l’Antarctique s’était positionné au pôle Sud. Déjà, une calotte glaciaire s’y agrégeait, pour la première fois depuis deux cents millions d’années. De puissants courants océaniques circumpolaires glacés se formaient dans les mers du Sud, alimentant les grands courants qui remontaient vers le nord de l’Atlantique. C’était un changement de premier ordre : le début du formidable refroidissement de la planète, une inversion de la courbe de température qui allait perdurer jusqu’à l’époque humaine et bien au-delà. Partout sur la planète, les vieilles ceintures climatiques s’amenuisaient au niveau de l’équateur. Les espèces végétales tropicales ne pouvaient survivre qu’aux latitudes équatoriales. Au nord, un nouveau type d’écosystème fit son apparition, des terres boisées où les conifères se mélangeaient aux arbres à feuilles caduques. Des forêts entières s’étendaient partout en Amérique du Nord, en Europe et en Asie, des tropiques jusqu’à l’Arctique. Cet effondrement climatique provoqua une nouvelle vague d’extinctions – que les paléobiologistes appelleraient plus tard la Grande Coupure. Un long processus aux multiples conséquences. Dans les océans, la population de plancton disparut à plusieurs reprises. De nombreuses espèces de gastéropodes et de bivalves s’éteignirent. Sur la terre ferme, après un règne d’une trentaine de millions d’années caractérisé par de réelles réussites, les mammifères connurent leur première extinction de masse depuis l’origine des temps. L’histoire des mammifères fut coupée en deux. Les assemblages exotiques de l’époque de Noth finirent par disparaître. Mais de nouveaux types d’herbivores, plus grands, firent leur apparition ; ils étaient dotés de grosses dents à tout faire adaptées aux nouveaux types de végétation, plus coriaces, typiques des forêts saisonnières. À l’époque de Vagabonde, les premiers proboscidiens, dûment équipés de défenses et de trompes, arpentaient déjà les plaines d’Afrique. La trompe, inégalée en terme de flexibilité musculaire (à part peut-être par un tentacule de pieuvre), servait à enfourner dans la gueule de l’animal l’énorme quantité de nourriture dont il avait besoin. Ces deinothères avaient une trompe courtaude, et d’étranges défenses incurvées vers le bas qui leur servaient à arracher l’écorce des arbres. À la différence de leurs ancêtres les moerithères, ils ressemblaient à des éléphants, et certains étaient déjà aussi gros que les éléphants d’Afrique le seraient plus tard. C’était également une belle époque pour les chevaux. Les descendants des timides créatures des forêts de Noth avaient donné naissance à un grand nombre d’espèces sylvestres – certaines aussi grosses que des gazelles, mais avec des dents plus puissantes, de manière à pouvoir se nourrir de feuilles plutôt que de baies – ainsi qu’aux animaux à longues pattes des plaines, qui s’adaptaient lentement à un régime à base d’herbe. La plupart des chevaux avaient maintenant trois doigts à chaque patte, même si certains coureurs de plaines commençaient à perdre leurs doigts latéraux, faisant peser tout leur poids sur leur doigt central. Mais, alors que les forêts se réduisaient, cette diversité commença elle aussi à s’appauvrir ; bientôt, la plupart des espèces sylvestres disparaîtraient. Les rongeurs eux aussi se diversifiaient, et les premiers spermophiles, castors, loirs et hamsters firent leur apparition, en même temps qu’une grande variété d’écureuils, et les premiers rats. Or les nouvelles conditions climatiques n’étaient pas favorables aux primates. Leur habitat naturel, les forêts tropicales, ne se trouvait plus qu’au sud. La plupart des familles de primates s’étaient éteintes. Les mangeurs de fruits comme Vagabonde ne subsistaient que dans les forêts tropicales d’Afrique et d’Asie du Sud, s’accrochant aux réserves de nourriture que ces forêts leur procuraient toute l’année. À l’époque de Vagabonde, il n’y avait plus de primates au nord des tropiques, et – depuis l’avènement des rongeurs – plus un seul dans toute l’Amérique. Plus une seule espèce. Cela allait bientôt changer. Autour de Vagabonde, la mer était une feuille de métal argenté : du gris ridé par des vagues, aussi languides que du mercure. Vagabonde était dans un endroit on ne peut plus fascinant : une ébauche, un environnement élémentaire en deux dimensions, immobile et pourtant agité de tourbillons de toutes sortes. Un endroit complètement différent de la forêt. Elle était nerveuse, ainsi juchée sur cet amoncellement végétal. Elle s’attendait à tout instant à ce qu’un féroce prédateur aérien vienne lui planter ses dents dans le crâne. Au moindre mouvement, elle sentait le fragile radeau bouger sous son poids, ses composants vaguement entremêlés frottant les uns contre les autres à chaque lente inspiration de la mer. On aurait dit que tout pouvait se désagréger, à n’importe quel moment. Ils étaient seulement six anthros : trois mâles, deux femelles – dont Vagabonde – et le petit enfant, qui pour le moment somnolait, accroché à la fourrure de sa mère. Ils étaient les seuls survivants de la troupe de Sang-Blanc. Les anthros s’assirent sur un enchevêtrement de branches, se considérant les uns les autres. Il était temps de former des hiérarchies provisoires. Pour les deux femelles, les priorités étaient on ne peut plus claires. La mère était une solide matrone, d’une bonne dizaine d’années. L’enfant était son quatrième, et le seul survivant de sa descendance – mais cela, elle n’avait aucun moyen de le savoir. Sa seule marque distinctive était une cicatrice dépourvue de poils sur l’une de ses épaules, souvenir d’une brûlure provoquée par un incendie de forêt. L’enfant accroché à la poitrine de Cicatrice n’était pas bien grand. Il était même petit pour son âge ; ce n’était qu’un bout de fourrure. Cicatrice, sa mère, braquait sur Vagabonde un regard peu amène. Vagabonde était petite et jeune. En plus, c’était une étrangère. Ce n’était même pas une parente éloignée. Aussi lui tourna-t-elle le dos pour caresser sa fille, Petit-Bout. Vagabonde savait ce qu’elle avait à faire. Elle escalada quelques branches, s’avança vers Cicatrice et enfonça ses doigts dans la fourrure encore humide de la vieille anthro, qu’elle entreprit de nettoyer et de démêler. Quand elle toucha la peau de Cicatrice, elle sentit ses muscles noués, et des endroits qui la faisaient gémir quand elle appuyait dessus. Petit à petit, sous les puissants doigts de Vagabonde, Cicatrice se détendit. Cicatrice, comme eux tous, avait été secouée par son départ précipité de la forêt, et elle était stressée par la perte de sa famille et par cette soudaine immersion dans ce vide extraordinaire. Elle eut l’impression, pendant un instant et grâce à la magie des caresses d’autrui, d’oublier où elle était. Même Petit-Bout semblait rassérénée par ce contact entre les deux femelles. Vagabonde elle-même trouvait un apaisement dans les gestes simples et répétés de l’épouillage, et dans le subtil lien social naissant entre Cicatrice et elle. Les négociations entre les mâles étaient nettement plus mouvementées. Sang-Blanc avait affaire à deux jeunes mâles. Deux frères. L’un d’eux avait une curieuse crête de poils blancs comme neige hérissée autour des yeux, ce qui lui donnait l’air perpétuellement étonné ; tandis que l’autre avait tellement pris l’habitude de se servir de son bras gauche, plutôt que du droit, que les muscles de son côté gauche étaient hypertrophiés, un peu comme chez un joueur de tennis gaucher. Crête et Gaucher étaient tous deux plus petits et plus faibles que Sang-Blanc, et, étant plus jeunes, ils n’avaient jamais eu le dessus sur lui autrefois, dans la forêt. Mais Sang-Blanc avait perdu tous ses alliés, et, ensemble, les deux frères pouvaient le vaincre. Aussi, sans plus attendre, commença-t-il à parader. Il se dressa tant bien que mal sur ses pattes de derrière, mugit, hurla, jeta des feuilles par poignées. Puis il se retourna, écarta les fesses et évacua un flot de merde entre ses poils mouillés. Gaucher fut très impressionné. Il se recroquevilla sur lui-même, enroulant ses bras autour de son corps. Crête était plus vindicatif. Il répondit aux rodomontades de Sang-Blanc en piquant une de ces colères noires dont il avait le secret. Mais Sang-Blanc était plus grand que lui, et, sans le soutien de son frère, il ne pouvait espérer l’emporter sur le vieux mâle. Quand Sang-Blanc commença à lui taper sur la tête et le cou, Crête se tassa rapidement sur lui-même, se roula sur le dos et étendit les bras et les jambes comme un enfant, en signe de soumission. Tout cela ne s’arrêta que lorsque Sang-Blanc passa la patte par inadvertance au travers du radeau, dans l’eau froide. Il poussa un cri, retira sa patte et s’assit, les jambes croisés sous lui, définitivement calmé. Mais il en avait assez fait. Les frères s’approchèrent de lui, tête basse et l’allure humble. Un court moment de frénétique épouillage mutuel permit de renforcer les liens de la nouvelle hiérarchie, et les trois mâles commencèrent à se retirer les uns les autres les petits bouts de merde collés dans leur fourrure. Les communautés rudimentaires de l’époque de Noth ressemblaient aux gangs des rues, soudés par la force et la domination brutale, où chaque individu ne savait à peu près rien, en dehors de la place qu’il occupait dans l’ordre de préséance. À cette époque, les avantages de la vie en communauté avaient conduit les sociétés de primates à s’entremêler de façon baroque, et avaient initié le développement d’esprits d’un type nouveau. Vivre en société requérait pas mal de conscience sociale : savoir qui faisait quoi à qui, comment vos propres actes s’intégraient là-dedans, qui vous deviez épouiller, et quand… Tout cela dans le but de rendre la vie plus facile. Plus grand était le groupe, plus nombreuses étaient les relations dont il fallait garder la trace, et comme ces liens évoluaient constamment, les suivre exigeait de meilleures capacités mentales. En permettant à la vie en groupe de parvenir à ce degré de complication, les primates devenaient de plus en plus intelligents. Cela dit, pas tous les primates. Pendant tout ce temps-là, la grosse grasse-du-bide était restée confortablement assise sur la branche qu’elle avait investie, et l’avait méthodiquement dépouillée de ses feuilles. Elle ne s’intéressait pas aux étranges parades et aux combines poilues des anthros. Même parmi les siens, la femelle grasse-du-bide ne savait pas grand-chose du monde des autres. Elle ignorait les autres femelles et ne se laissait enquiquiner par les mâles que lorsqu’elle ressentait un impérieux besoin de s’accoupler – qu’elle éprouvait d’ailleurs en ce moment même. Pendant la période des amours, le postérieur des anthros comme Cicatrice et Vagabonde se mettait à enfler de façon spectaculaire. Mais cela n’aurait pas été très utile à une créature qui passait le plus clair de son temps assise sur son derrière. Aussi la poitrine de la grasse-du-bide s’était-elle recouverte de boutons d’un rose flamboyant qui avaient grossi et pris une bien reconnaissable forme de sablier. En pure perte, car il n’y avait pas de mâle gras-du-bide dans le coin. De toute façon, la grasse-du-bide n’en avait cure. Elle ne comprenait pas plus que les anthros où elle était et ce qui lui était arrivé, mais cela lui était égal. Elle voyait qu’il y avait des tas de feuilles sur cet arbre, au moins assez pour la journée. Elle n’avait pas vraiment idée qu’il puisse y avoir une chose qui s’appelait « demain », distincte d’aujourd’hui, et qu’alors elle ne serait peut-être plus dans une forêt infinie, pleine de feuilles savoureuses. Les anthros commençaient à avoir faim ; leur régime faiblement calorique avait vite été digéré. Ils cessèrent de s’épouiller et se dispersèrent sur les branches du manguier. En tombant de la rive, l’arbre avait perdu la plupart de ses fruits en même temps que presque tous ses habitants. Mais Crête, l’un des deux frères, mit la main sur une poignée de fruits coincés dans la fourche formée par une branche et le tronc. Il cria pour prévenir les autres. La nouvelle société en miniature fonctionnait à merveille. Crête se débrouilla pour prendre un fruit et fut promptement chassé par Sang-Blanc, qui fut lui-même repoussé par Cicatrice. Elle avait beau faire à peine plus des deux tiers de la taille de Sang-Blanc, l’enfant qui s’accrochait à sa poitrine était un symbole d’autorité. Sang-Blanc prit un fruit et s’éloigna en grommelant, cédant la place à Cicatrice. En attendant, Vagabonde et les frères savaient qu’ils ne pourraient pas toucher aux fruits tant que les dominants n’auraient pas eu leur content. Elle s’éloigna toute seule, prudemment, en se cramponnant des quatre pattes, vers le bord du radeau, où le réseau des branches entremêlées était un peu moins dense. Les deux grégaires terrifiés, blottis l’un contre l’autre, s’esquivèrent en la voyant approcher. À travers le feuillage, elle apercevait l’eau boueuse, jonchée de feuilles et de branches, qui clapotait doucement. Le soleil semblait briller dans une centaine d’endroits à la fois, par tous les trous de la frondaison. Elle se laissa un moment distraire par les reflets dansants, hypnotisants. Vagabonde était aussi affamée qu’assoiffée. Elle plongea précautionneusement la main dans l’eau – c’était froid – et en tira l’équivalent d’une gorgée. L’eau n’était pas très salée – pas vraiment amère. Même à cette distance de la côte, la puissance du courant avait permis aux eaux du fleuve de se diluer dans l’eau de mer. Après quelques gorgées, toutefois, le goût de sel devint trop prégnant et elle recracha la dernière. Morts de faim et d’ennui, les frères vinrent l’inspecter tandis qu’elle buvait, tête baissée dans le feuillage, bras tendus, le derrière en l’air. Ils la flairèrent avec curiosité, mais ils sentaient bien qu’elle était trop jeune pour s’accoupler. Quand les plus vieux eurent terminé, Vagabonde et les autres se jetèrent sur les fruits. Une fois rassasiés, les anthros se calmèrent. À cet instant, leur radeau de fortune avait dérivé hors de vue de la terre. Les anthros avaient quasiment fini tous les fruits du manguier. Et déjà la grasse-du-bide, toute à sa mastication, avait dépouillé la moitié des branches. Et pas un n’avait vu le triangle gris pâle qui fendait silencieusement les eaux, à quelques mètres de leur esquif. Le requin tournait autour du radeau de fortune en train de se disloquer. Alerté par le fabuleux festin qui avait eu lieu lorsque les habitants des rives de la forêt s’étaient noyés et avaient été offerts en pâture aux gueules ouvertes de la mer, le requin avait ensuite été attiré par l’odeur de sang qui suintait de la carcasse de l’indricothère. Et maintenant, il percevait les mouvements qui agitaient l’enchevêtrement de feuillage flottant au-dessus de lui. Il tournait en rond, patiemment, attendant son heure. Le requin n’était pas aussi intelligent que ses équivalents terrestres. À l’époque, il n’avait à vrai dire pas grand-chose à voir avec eux. Sa colonne vertébrale n’était pas faite d’os mais de solides cartilages qui lui conféraient une plus grande souplesse qu’aux poissons les plus élaborés. Sa mâchoire était également faite de cartilage, et ses dents, acérées comme des couteaux de boucher, parfaites pour déchirer la viande, y semblaient fichées de façon précaire. Son long museau paraissait rudimentaire, mais il fendait l’eau avec l’efficacité d’un sous-marin et était doté de deux narines capables de détecter de minuscules traces de sang. Sous le museau se trouvait un organe spécial, extraordinairement sensible aux vibrations, qui lui permettait de sentir les mouvements désordonnés d’un animal effrayé sur d’immenses distances. À l’arrière de sa petite tête, le corps entier du requin était fait de muscles, taillés pour la puissance, pour nager vers l’avant et éperonner tous les obstacles. Les requins étaient les plus terribles prédateurs des océans depuis déjà trois cents millions d’années. Ils avaient traversé les grandes extinctions, alors que des familles entières de prédateurs terrestres avaient émergé puis disparu. Ils avaient survécu à la concurrence de nouveaux types d’animaux, dont certains beaucoup plus récents, comme les véritables poissons. Pendant cette longue période, le design du corps du requin avait très peu changé, parce que c’était inutile. Le requin était impitoyable. On ne pouvait s’en débarrasser par la ruse, et il était toujours prêt à attaquer, pour autant que ses sens lui disent que ça en valait la peine. C’était une machine programmée pour tuer. Le requin détectait parfaitement l’énorme quantité de chair morte dérivant au cœur de ce radeau. Mais il entendait également les animaux vivants qui couraient dessus. Les choses mortes attendraient. Il était temps d’attaquer. Il fonça la tête la première, la gueule grande ouverte. Comme il n’avait pas de paupières, il tournait ses yeux vers l’arrière pour les protéger dans l’instant qui précédait l’attaque, de sorte qu’on ne voyait plus que du blanc. Cicatrice fut la première à voir l’aileron approcher, le corps en forme de torpille glisser sous l’eau en direction du radeau, à apercevoir ses yeux blancs. Elle n’avait jamais rien vu de tel, mais son instinct lui cria que cette forme effilée était synonyme de problème. Elle courut sur le feuillage clairsemé, se précipitant de l’autre côté du radeau. Tous les anthros paniquèrent et les deux grégaires se mirent à piailler comme de petits oiseaux, courant et sautant en tous sens. Seule la grasse-du-bide resta assise placidement sur sa branche, à mâchonner ses feuilles, poignée après poignée. Petit-Bout, séparée de sa mère, ne réagit pas. Cicatrice était terrifiée. Elle s’attendait à ce que son bébé la suive de l’autre côté du radeau. Mais il n’avait pas vu le péril approcher. Une mère humaine aurait pu comprendre ce que ressentait son enfant, et se dire qu’il n’était peut-être pas capable de voir tout ce qu’elle voyait. Mais ce transfert de compréhension était hors de portée de Cicatrice ; de ce point de vue, tout comme Noth, elle était elle-même pareille à un tout petit enfant humain et s’imaginait que toutes les créatures du monde voyaient les mêmes choses qu’elle et pensaient comme elle. Le requin heurta de son museau émoussé la barrière de feuillage et la traversa. Pour Vagabonde, l’irruption de cette gueule grande ouverte venue des profondeurs du monde était une vision de cauchemar. Elle poussa un mugissement et courut désespérément, incapable d’échapper aux limites du radeau. L’enfant eut de la chance. Alors que le radeau était secoué dans tous les sens par l’attaque du requin, il se retrouva coincé au départ d’une branche, près du tronc. Sa mère se faufila par-dessus le radeau qui tournoyait fébrilement, sauta de l’autre côté du trou ouvert par le requin et attrapa son petit. Mais le requin revint à la charge. Cette fois, il dirigea son museau en forme de coin entre deux des troncs qui formaient la structure rudimentaire du radeau. Les troncs se séparèrent, et une voie d’eau mêlée de feuilles se forma entre eux. L’un des grégaires tomba, hurlant, dans le fossé qui allait en s’élargissant. La gueule du requin fut comme une caverne s’ouvrant devant lui. Le minuscule cerveau du grégaire cessa de fonctionner en une seconde. Le requin se rendit à peine compte qu’il avait avalé un petit quelque chose tout chaud. Ce n’était qu’un hors-d’œuvre. Les anthros se précipitèrent en glapissant au bord du radeau, s’éloignant autant que possible de la faille, tremblant de tous leurs membres devant l’immensité de l’océan qui s’étendait devant eux. Sang-Blanc vit que la grosse et insouciante grasse-du-bide était toujours assise au même endroit, sur sa branche, son grotesque mouchetis de taches rouges flamboyant sur la poitrine, alors que l’assaut barbare du requin avait ouvert l’océan juste devant elle. Dans cet instant de stress ultime, de nouveaux circuits se créèrent dans l’esprit inventif de Sang-Blanc. C’était un enchaînement logique que ne pouvaient effectuer que les plus brillants cerveaux de son espèce. Mais, encore une fois, chaque génération d’anthros était, en moyenne, un poil plus intelligente que la précédente. Sang-Blanc fit un bond gigantesque. Ses deux pieds s’enfoncèrent dans le dos de la grasse-du-bide, qui bascula immédiatement dans l’océan. Cette grosse bête en train de se débattre était très précisément ce que le requin attendait. Il referma ses mâchoires sur sa proie. Le requin se tordit dans tous les sens, secouant la grasse-du-bide, et ses dents pointues arrachèrent un morceau de l’infortunée créature. Puis il attendit, au milieu d’un nuage de sang, que sa victime rende l’âme. La grasse-du-bide ne comprit rien à ce qui venait de lui arriver. Elle était tranquillement assise sur le radeau, et voilà qu’elle se retrouvait dans l’eau, à souffrir mille morts. Sous le choc, son cerveau s’emplit de substances chimiques et ses centres fonctionnels s’éteignirent, lui apportant une sorte de paix dans cette sanglante obscurité. Sang-Blanc s’assit, à bout de souffle, au-dessus du lieu du drame, où rien ne restait de la grasse-du-bide, sinon une pile de fins étrons sentant la maladie, et quelques poignées de feuilles écrasées. Petit à petit, la tranchée ouverte au milieu du radeau se referma, comme s’il se guérissait lui-même. Les anthros se recroquevillèrent, trop affectés pour songer à s’épouiller. Puis le soleil descendit dans le ciel – à l’ouest, vers lequel ils voguaient bien malgré eux, sans rien y pouvoir. III Des jours et des nuits, des nuits et des jours passèrent. Il n’y avait aucun bruit, sinon le craquement des branches et le doux clapotis des vaguelettes. Les nuits se suivaient sous un ciel écrasant, qui épouvantait Vagabonde. Les jours, éclatants de lumière ou emmaillotés de nuages gris, n’étaient faits que de mer. La mer, la mer, la mer. Pas de forêt, pas de plaines, pas de collines. Rien qu’une odeur de sel, des cris d’oiseaux ou de primates, mais pas un mugissement. Le fleuve s’était dissous dans l’immensité de l’océan, et même les autres débris emportés par les pluies torrentielles s’étaient dispersés, en partance pour l’horizon et l’absurdité de leur destin. Le radeau lui-même s’étiolait. Les cadavres d’anthracothères coincés dans les branches du manguier avaient depuis longtemps dérivé au loin. Le dernier grégaire était parti, lui aussi. Tombé à la mer ? Le grand indricothère avait gonflé au fur et à mesure que les bactéries de ses entrailles s’étaient frayé un chemin vers la lumière. Puis les bouches invisibles de la mer s’étaient mises à l’ouvrage et avaient commencé à le dévorer par en dessous. Ses chairs régulièrement arrachées par les flots, l’énorme corps avait implosé et fini par s’abîmer dans les profondeurs de l’océan. Les anthros avaient depuis longtemps fini tous les fruits. Ils essayèrent de manger les feuilles de l’arbre, en furent d’abord récompensés par des bouchées de plaisir humide qui, le temps de quelques battements de cœur, apaisaient leur soif. Mais l’arbre, déraciné, était mort, et ses dernières feuilles ne tardèrent pas à se flétrir. En outre, contrairement à cette malheureuse grasse-du-bide, les anthros ne digéraient pas une aussi fruste pitance, et ils se vidaient de plus belle, des flux de selles liquides coulant régulièrement de leur derrière. Vagabonde était un petit animal fait pour vivre dans la luxuriante étreinte des forêts, où il y avait abondance de nourriture et d’eau. À la différence des humains, dont le corps était conçu pour survivre longtemps à découvert, Vagabonde n’avait pas beaucoup de graisse – la principale réserve de carburant des humains. Très vite, la situation se dégrada. La salive de Vagabonde commença à s’épaissir et à sentir mauvais. Sa langue restait collée à son palais. Sa tête et son cou la faisaient souffrir, sa peau se ratatinait en se déshydratant. Sa voix rauque donnait l’impression qu’elle avait quelque chose de dur coincé dans la gorge, une boule douloureuse qui ne voulait pas partir, quels que fussent ses efforts pour l’avaler. En réalité, ils auraient bien plus souffert si le ciel n’avait pas été couvert la plupart du temps, ce qui leur évitait la morsure du soleil. Parfois, Vagabonde rêvait. Le manguier mort se mettait soudain à bourgeonner, ses racines s’étendaient comme des doigts de primate pour s’enfoncer dans l’impitoyable terreau de l’océan. Alors, ses feuilles verdissaient et se mettaient à danser comme autant de mains toilettant le ciel, et des fruits poussaient, des fruits par milliers. Elle tendait la main vers ces fruits, en prenait un, l’ouvrait et plongeait son visage dans l’eau claire que, mystérieusement, il recelait. À cet instant, sa mère et ses sœurs arrivaient. Elles étaient grasses et en pleine forme, et elles commençaient à l’épouiller. Alors, soudain, l’eau s’évaporait, comme chassée par un puissant soleil, et elle se réveillait pour s’apercevoir qu’elle mâchonnait un bout d’écorce, une poignée de feuilles mortes. Cicatrice se retrouva en chaleur. Sang-Blanc, en tant que mâle dominant de cette petite communauté à la dérive, fit promptement valoir ses droits. N’ayant rien d’autre à faire et nulle part où aller, Sang-Blanc et Cicatrice s’accouplèrent fréquemment – parfois un peu trop, et la chose se réduisait alors à une formalité, quelques allers et retours mécaniques. Normalement, des subalternes comme les frères auraient dû pouvoir s’accoupler avec Cicatrice pendant les premiers jours de ses chaleurs. Sang-Blanc, qui aurait dû avoir le choix entre un nombre incroyable de femelles, ne les aurait écartés qu’au moment du pic de fertilité de Cicatrice, quand elle aurait eu les plus grandes chances de se retrouver grosse. D’ailleurs, cela aurait été également l’intérêt de Cicatrice. L’enflure de son postérieur servait à avertir le plus grand nombre de mâles possible qu’elle était fertile. Pour commencer, la compétition qui aurait dû s’ensuivre aurait normalement fait le tri parmi ses courtisans, en éliminant les plus faibles sans qu’elle ait le moindre effort à faire. En outre, si tous les mâles du groupe s’accouplaient avec elle à un moment ou à un autre, il devenait impossible pour eux de savoir avec certitude qui était le père de l’enfant, ce qui faisait que tout mâle s’essayant à tuer un enfant pour accélérer le cycle de fertilité de la femelle aurait pris le risque de tuer sa propre progéniture. Ses renflements, qui signalaient à tous qu’elle était en chaleur, étaient donc un moyen pour elle de contrôler sans effort les mâles qui l’environnaient, et de réduire les risques d’infanticide. Mais, sur ce petit radeau, il n’y avait qu’une seule femelle adulte, et Sang-Blanc était prêt à tout sauf à la partager. Crête et Gaucher ne les quittaient pas des yeux, assis côte à côte en train de mâcher des feuilles, leur drôle d’érection sortant de leur fourrure. Ils pouvaient passer des heures et des heures à jouir du spectacle du splendide postérieur de Cicatrice. Seulement, à chaque fois qu’ils s’approchaient d’elle, Sang-Blanc entrait dans une colère noire, gesticulant dans tous les sens et renvoyant ces effrontés à leur place. Quant à Vagabonde, elle serait toujours inféodée à Cicatrice, toujours une étrangère. Mais dans cette situation, où tout manquait, elle était rapidement devenue proche de Cicatrice, aussi proche que si elle avait été l’une de ses sœurs. Souvent, pendant que Sang-Blanc et Cicatrice copulaient, Vagabonde s’occupait de Petit-Bout. Passé les premiers jours, Petit-Bout avait fini par accepter Vagabonde, un peu comme une tante honoraire. Elle était chauve et sa fourrure, couleur olive, était très différente de celle de sa mère ; c’était une couleur qui déclenchait des sentiments protecteurs chez Vagabonde, et même chez les mâles. Parfois, Petit-Bout jouait toute seule, grimpant maladroitement dans l’entrelacs de branches ; mais, la plupart du temps, elle restait cramponnée à la poitrine ou sur le dos de Vagabonde, quand elle ne réclamait pas ses bras. Les anthros partageaient souvent la charge constituée par l’éducation d’un enfant – même si, d’habitude, il fallait être de la famille pour pouvoir faire office de nounou. Les enfants des anthros grandissaient beaucoup moins vite que les petits de Noth : ils avaient de plus gros cerveaux, qui mettaient plus de temps à se développer. Même s’ils étaient déjà bien avancés à la naissance, par rapport aux bébés humains, avec leurs yeux grands ouverts et leur capacité à s’accrocher à la fourrure de leur mère, les mouvements des bébés anthros manquaient de coordination, ils étaient faibles et dépendaient cruellement de leur mère pour se nourrir. D’une certaine façon, c’était un peu comme si Petit-Bout était née prématurément et devait terminer sa croissance hors du ventre de sa mère. Tout cela mettait une forte pression sur Cicatrice. Pendant dix-huit mois, la maman anthro devait conjuguer les nécessités quotidiennes destinées à assurer sa survie avec l’obligation de s’occuper de son enfant – et par-dessus le marché, elle devait consacrer un certain temps à épouiller ses sœurs, ses pairs et ses compagnons potentiels. Même avant de se retrouver échouée sur ce radeau, toutes ces obligations l’avaient épuisée. Mais les femelles de la tribu lui procuraient toute une flopée de tatas et de nounous en puissance qui ne demandaient pas mieux que de s’occuper de son enfant, pour lui permettre de souffler un peu. Les soins que Vagabonde prodiguait en amateur au bébé aidaient énormément Cicatrice, tout en faisant extrêmement plaisir à Vagabonde. C’était une façon pour elle de s’entraîner à devenir mère, qui lui permettait aussi de s’adonner au plaisir de l’épouillage. Car l’épouillage leur manquait à tous. C’était probablement ce qu’il y avait de plus pénible dans cet emprisonnement océanique. Déjà, Sang-Blanc montrait des signes d’un excès de soins de la part de ses deux acolytes, et il avait la tête et le cou complètement à vif par endroits. C’est pourquoi Vagabonde était contente de pouvoir s’adonner au plaisir du toilettage avec l’enfant, et de passer de longs moments avec elle à lui tirer gentiment la fourrure, à la chatouiller et à la peigner avec les doigts. Les jours passant, Petit-Bout, qui avait perpétuellement soif et faim, devint de plus en plus chagrine. Elle arpentait le radeau en tous sens, s’en prenait même parfois aux mâles. Elle piquait des colères, jetait des feuilles sur la fourrure de sa mère, ou se mettait, dans sa rage d’enfant, à faire le tour du radeau en courant dangereusement. Tout cela ne faisait que la fatiguer encore plus et énervait tout le monde. Des jours et des jours s’écoulèrent ainsi. Les anthros, coincés les uns avec les autres sur cette fine couche de terrain sec au milieu de cet immense océan, étaient perpétuellement, et très intensément, conscients de la présence des autres. S’ils avaient eu un peu plus de place, ils auraient pu s’éloigner des agaçantes galopades de l’enfant. S’ils avaient été plus nombreux, la jalousie des jeunes mâles envers Sang-Blanc aurait été moins exacerbée ; ils auraient pu aisément trouver d’autres accortes femelles, et relâcher la pression au cours de discrets accouplements, hors de la vue de Sang-Blanc. Mais il n’y avait pas de groupe plus grand où évacuer les tensions, pas de forêt où s’échapper, rien à manger, à part des feuilles mortes, et rien à boire, sinon de l’eau salée. Puis, un jour où comme d’habitude il semblait qu’il ne devait rien se passer de particulier, les choses atteignirent leur paroxysme. Petit-Bout avait de nouveau piqué une grosse colère. Elle cavalait tout autour du radeau, un peu trop près des eaux patientes de l’océan, et déchirait des feuilles et des bouts d’écorce tout en poussant des petits cris de gorge. Elle n’avait plus que la peau sur les os, son ventre était gonflé, elle avait le poil en bataille. Cette fois, les mâles ne la chassèrent pas. Au contraire, ils la regardèrent intensément, tous les trois, une idée derrière la tête. Cicatrice finit par reprendre Petit-Bout. Elle la plaqua sur sa poitrine et la laissa téter, même s’il y avait bien longtemps qu’elle n’avait plus de lait. Sang-Blanc s’avança vers Cicatrice. D’habitude, il s’approchait d’elle tout seul, mais cette fois-ci le plus grand des deux frères, Crête, marchait sur ses talons ; la crête de poils entourant ses yeux brillait dans la cruelle lumière du soleil. Sang-Blanc assis à côté de lui, Crête commença à épouiller Cicatrice. Petit à petit, ses doigts se frayèrent un chemin vers son ventre et vers ses parties génitales – signes évidents de son envie de s’accoupler. Cicatrice parut surprise et le repoussa, Petit-Bout toujours accrochée à son ventre. Mais Sang-Blanc lui donna une tape sur le dos et la rassura, jusqu’à ce qu’elle accepte de se calmer et de laisser Crête l’approcher. Crète regardait le vieux mâle nerveusement, mais celui-ci ne broncha pas. Avachie sur une branche, Vagabonde regardait les mâles, plus déconcertée par leur attitude que Noth n’aurait jamais pu l’être. Au fur et à mesure que les cerveaux des primates gagnaient en complexité, ils prenaient de plus en plus conscience d’eux-mêmes, et le primate solitaire qu’avait été Purga était maintenant devenu un animal particulièrement grégaire. Cela avait permis aux anthros de développer un nouveau système, subtil et complexe, d’alliances et de hiérarchies – et de mettre au point de nouvelles façons de tromper l’adversaire. Noth avait déjà une excellente compréhension de sa place au sein des alliances et du système hiérarchique de sa société. Et les anthros pouvaient aller encore plus loin : Vagabonde avait parfaitement assimilé le fait que son rang faisait d’elle la subalterne de Cicatrice – mais elle comprenait aussi quelle était la place relative des uns et des autres. Elle savait qu’un senior comme Sang-Blanc n’aurait pas dû laisser Crête se comporter ainsi, l’encourageant en quelque sorte à s’accoupler avec « sa » femelle. Enfin, Crête se plaça derrière Cicatrice et posa les mains sur ses hanches. Cicatrice fit alors le geste fatal. Comme elle présentait sa croupe rose à Crête, elle ôta le bébé endormi de sa poitrine et le tendit à Vagabonde. Sang-Blanc bondit. Avec la précision du primate arboricole qu’il était, il lui arracha l’enfant des mains et détala vers Gaucher, suivi par un Crête visiblement nerveux. Désemparée, la croupe toujours offerte à son courtisan envolé, Cicatrice suivit Sang-Blanc des yeux. Les mâles avaient formé une mêlée compacte, et l’on ne voyait d’eux que la fourrure de leur dos. Vagabonde vit Sang-Blanc commencer par bercer Petit-Bout, comme s’il la pouponnait. La petite femelle donna un coup de patte et se mit à gazouiller en le regardant. C’est alors que Sang-Blanc mit la main sur la tête de l’enfant. Et Cicatrice comprit tout. Elle hurla et se jeta sur eux. Mais les frères se tournèrent pour l’affronter. Chacun des jeunes mâles était plus gros qu’elle. Malgré leur nervosité à l’idée de témoigner de l’hostilité à une femelle plus âgée, ils la maintinrent à l’écart en criant et en la giflant. Sang-Blanc referma la main. Vagabonde entendit un bris d’os – un son qui ressemblait à celui qu’aurait pu produire une grasse-du-bide mordant dans une feuille croustillante. L’enfant fut prise de soubresauts, puis resta inerte. Sang-Blanc regarda, le temps d’un battement de cœur, le petit corps flasque, et son visage afficha une expression compliquée tandis qu’il contemplait la face olivâtre du bébé, crispée dans ses dernières souffrances. C’est à ce moment-là que les mâles se jetèrent sur le petit corps. Un coup de dents au cou, et la tête fut bien vite sectionnée ; Sang-Blanc tira les membres de droite et de gauche, faisant céder les cartilages et craquer les os. Ce n’était pas de viande que les mâles avaient le plus envie, c’était de sang ; du sang qui jaillissait du corps décapité de Petit-Bout. Ils burent avidement le liquide chaud, qui teinta leur gueule et leurs dents d’un rouge brillant. Cicatrice hurla, gesticula comme une folle, saccagea le radeau, faisant voler en tous sens branches et feuilles mortes, assénant force coups sur les dos impassibles des mâles. Le radeau s’agita, tangua et roula, tandis que Vagabonde se cramponnait nerveusement à sa branche. Mais il était trop tard. Sang-Blanc n’avait pas menti, pas vraiment. Comme Noth avant lui, il n’était pas capable de se représenter ce que les autres pensaient, et il ne pouvait donc pas leur faire croire ce qu’il voulait – enfin, pas vraiment. Mais les anthros étaient particulièrement brillants sur le plan social, et ils avaient le chic pour résoudre les problèmes posés par les nouveaux défis. Sang-Blanc, un génie dans son genre, avait assemblé les différents éléments de ce problème et imaginé le stratagème qui leur avait permis de voler Petit-Bout à sa mère. Cicatrice poussa un dernier cri épouvantable, se précipita vers le tronc du manguier et rassembla le feuillage brisé autour d’elle pour s’en faire une sorte de nid. Pendant ce temps, les mâles continuaient à ripailler, dans un sinistre concert de bruits de langue et d’os brisés. Les narines pleines de l’odeur métallique du sang, Vagabonde se dirigea vers le bord du radeau, où des branches mortes flottaient à la dérive comme autant de doigts. Le sombre brouet de l’océan grouillait de vie. Le soleil qui pénétrait dans les couches supérieures y faisait germer un plancton d’algues qui donnait naissance à tout un écosystème microscopique. Le plancton était comme une forêt dans l’océan, mais une forêt sans feuilles, brindilles, branches ni troncs, et où il ne restait plus que ces quelques minuscules cellules vertes en train de flotter dans leur bain nutritif, riche de la chlorophylle du faîte des forêts. Contrairement à la structure écologique du plancton, qui était restée inchangée pendant un demi-milliard d’années, les espèces dont il se composait n’avaient cessé de se modifier, au gré des variations climatiques et des vagues d’extinction, comme n’importe quelle espèce ; ainsi, de même que son équivalent terrestre, ce royaume qui s’étendait à tous les océans n’était en somme qu’une scène gigantesque où se jouait une interminable pièce de théâtre dont les acteurs changeaient constamment. Une méduse s’aventura non loin du radeau. C’était une chasseuse de plancton, réduite à un sac translucide, qui puisait lentement au rythme de languissantes dilatations et contractions. Elle était parcourue de ramilles argentées, des tentacules hérissés de sortes de piquants avec lesquels elle paralysait sa nourriture planctonique. Par rapport à la plupart des animaux, la méduse n’était pas une créature très élaborée. Elle n’était qu’une simple chose radiale et symétrique, à la substance et à l’organisation tissulaire rudimentaires. Elle n’avait même pas de sang. Mais sa forme était très ancienne. À une certaine époque, les océans étaient pleins de créatures ressemblant plus ou moins aux méduses. Elles s’ancraient au plancher océanique, donnant aux océans des allures de forêts de tentacules urticants. Elles n’avaient pas besoin de s’activer davantage ; elles n’étaient jamais dérangées par aucun prédateur, carnivore ou ruminant, puisqu’il n’y avait pas assez d’oxygène pour permettre à de si dangereux monstres d’exister. La mer était un spectacle étonnant pour Vagabonde. Dans son monde, l’eau était quelque chose qui n’existait que sous la forme de lacs, de fleuves, ou bien que l’on trouvait parfois au creux d’une feuille ; une chose douce et dépourvue de sel, qu’on savourait quand il n’y avait pas de prédateurs dans les parages. Rien dans son expérience, ni dans sa programmation neurale innée, ne l’avait préparée à rester suspendue au-dessus d’un grand ciel à l’envers où dérivaient des créatures aussi bizarres que cette méduse. En outre, elle avait soif, terriblement soif. Elle tendit la patte, la plongea dans cette soupe fangeuse, prit un peu d’eau dans la paume de sa main et la porta à sa bouche. Elle avait oublié qu’elle l’avait déjà fait moins d’une heure auparavant, et à quel point l’eau de mer était salée. Elle vit alors que les mâles avaient fini de se nourrir. Ils avaient sombré dans la stupeur de cette chaude journée. De Cicatrice, on ne voyait plus qu’un pied aux doigts recroquevillés qui sortait de son nid solitaire. Prudemment, Vagabonde s’approcha de l’endroit où l’enfant avait été tuée. Il y avait plein de sang sur les branches. Il avait giclé là quand les anthros avaient léché, à grands coups de langue, les blessures de Petit-Bout. Vagabonde chercha scrupuleusement çà et là, soulevant une feuille, puis une autre. Mais elle ne trouva rien de l’enfant, sinon quelques poils de sa maigre fourrure – et une petite main intacte, sectionnée à la hauteur du poignet. Elle ramassa la main et se retira dans un coin du radeau, aussi loin que possible des autres. La main était toute molle, flexible, comme celle d’un enfant endormi. Pendant un court moment, Vagabonde la passa sur sa poitrine, se rappelant comment c’était, quand Petit-Bout tiraillait sa fourrure. Mais Petit-Bout n’était plus là. Vagabonde lui mordilla un doigt. La chair, molle, irrita son palais desséché. D’un geste rapide, elle arracha la chair qui recouvrait l’os. Elle recommença la même chose avec les autres doigts, puis s’attaqua à la paume. Quand la main fut réduite à l’état de squelette, avec çà et là quelques bouts de cartilage et de chair pendouillante, elle mordit les petits os cliquetants, mais n’en tira que de maigres gouttes de moelle. Elle jeta les fragments d’os dans l’océan. Elle vit alors que des poissons argentés s’approchaient à toute allure ; puis les os disparurent dans l’immensité des profondeurs. Cicatrice resta deux longues journées dans son nid de feuilles, quasiment sans bouger. Les mâles demeurèrent immobiles, entassés les uns sur les autres, grattouillant de temps en temps leur fourrure, toujours plus clairsemée. Vagabonde tournait sans énergie autour de l’arbre, cherchant à calmer sa souffrance. Sa bouche s’était depuis longtemps desséchée. Sa langue n’était plus qu’un truc inerte et immobile, une sorte de caillou qu’elle avait dans la bouche. Elle ne pouvait ni pleurer ni appeler à l’aide ; tout ce qu’elle pouvait faire, c’était grommeler indistinctement. Un jour, elle se surprit à ramasser les morceaux de merde desséchée que la grasse-du-bide avait laissés derrière elle. Était-ce dans l’espoir d’y trouver un peu d’humidité ? Quelques coquilles de noix, perdues dans toute cette saleté ? Les crottes de la mangeuse de feuilles étaient minces et sèches. Elle se sentit soudain désespérée, épuisée, réduite à errer d’un lambeau de sommeil à l’autre. Le troisième jour après la mort de Petit-Bout, Cicatrice sortit de sa torpeur. Vagabonde la regarda sans la voir. Cicatrice fit quelques pas à quatre pattes. Prise de vertige, son sens de l’équilibre gâté par sa longue période d’inactivité, elle trébucha – et Vagabonde la vit porter la main à son ventre. Elle était enceinte de Sang-Blanc, et cette grossesse tirait encore plus sur les maigres réserves de son corps épuisé. Mais elle réussit à se relever et s’approcha des mâles. Crête se redressa en la voyant venir. Il était nerveux, comme s’il s’attendait à être attaqué. Vagabonde voyait sa langue noire sortir de sa bouche. La fourrure de sa face était encore brune du sang de Petit-Bout. Cicatrice s’installa quand même à côté de lui et passa les doigts dans son pelage. Mais l’épouillage ne fut qu’un demi-succès. Leur fourrure avait beaucoup perdu de son lustre, et leur peau était parsemée d’ulcères et de plaies purulentes ; et tandis qu’elle faisait passer ses doigts dans la fourrure de Crête, elle arracha quelques croûtes et effleura quelques ecchymoses. Mais Crête ne protesta pas, accueillant avec joie cette attention, en dépit de la douleur qu’elle lui causait. Ensuite, elle se déplaça légèrement, lui tourna le dos et lui présenta sa croupe. Elle était loin d’être attirante. Sa fourrure était mitée, sa peau meurtrie, ses enflures avaient disparu depuis plusieurs jours. Pourtant, quand elle joua du croupion sous le museau de Crête, celui-ci répondit ; une maigre érection jaillit de la fourrure hirsute de son ventre. C’est alors que Sang-Blanc se rendit compte de cette infraction à la hiérarchie. Cela n’avait plus rien à voir avec le stratagème qu’il avait élaboré ; ce n’était pas tolérable. Il se leva maladroitement et laissa échapper une sorte de rugissement incohérent – tout ce que sa langue abîmée lui permettait de produire. Crête fit trois pas en arrière. Cicatrice s’en prit aussitôt à Sang-Blanc. Elle lui flanqua un coup de tête dans la poitrine, puis le tapa sur les tempes avec ses poings. Il tomba à la renverse, choqué. Cicatrice courut vers les autres mâles et les aguicha en agitant son postérieur, ce qui déclencha force cris rauques. Puis elle se jeta une fois encore sur Sang-Blanc. Subtilement, les alliances se modifièrent, et il n’y eut plus ni dominants ni dominés. Sans même échanger un regard, les frères prirent aussitôt leur décision. Ils joignirent leurs efforts à ceux de Cicatrice et attaquèrent Sang-Blanc. Celui-ci contre-attaqua, distribuant les baffes et s’efforçant d’éviter la pluie de coups dont il était la cible. C’était une guerre idiote, menée par quatre créatures en bout de course. Les coups étaient sans force, portés avec une étrange mollesse. En outre, la bataille se déroulait dans un silence ponctué par des soupirs de fatigue ou de douleur : on n’entendait pas tous les cris et hurlements qui accompagnaient d’habitude la remise en cause d’un mâle dominant par deux juniors. Et pourtant, c’était une bataille à mort. En effet, sous la conduite de Cicatrice, les frères repoussaient Sang-Blanc, pas à pas, vers le bord du radeau. Ce fut Cicatrice qui porta le coup de grâce : un ultime coup de tête dans le ventre de Sang-Blanc, qu’elle asséna avec un violent cri rauque. Sang-Blanc tomba sur le dos, traversa le délicat entremêlement de brindilles qui se trouvait au bord du radeau et se retrouva dans l’eau. Il se débattit, éclaboussant tout autour de lui, crachant beaucoup d’eau ; sa fourrure se retrouva brusquement toute mouillée, ce qui ralentit ses mouvements. Il se retourna, regarda vers le radeau, puis tira sa langue noire et laissa s’échapper quelques borborygmes, comme un enfant. Crête et Gaucher ne savaient plus quoi penser. Ils n’avaient pas eu l’intention de tuer Sang-Blanc. Chez les anthros, peu de bagarres pour la domination se terminaient par une mise à mort. Vagabonde ressentit un étrange tiraillement de regret. Ils n’étaient déjà pas nombreux. Son instinct lui disait que disposer d’un choix de mâles aussi réduit n’était pas une bonne chose. Mais il était trop tard pour y remédier. Sang-Blanc s’affaiblissait à vue d’œil. Bientôt, il n’eut même plus la force de garder la bouche et les narines au-dessus de l’eau. Il cessa de lutter, et le requin, attiré par le sang qui coulait de ses blessures, n’en fit qu’une bouchée. Ensuite, les choses allèrent de mal en pis. Sur ce radeau qui craquait doucement, continuant de dériver sur l’immense et impitoyable bouclier de l’océan, les petites créatures épuisaient rapidement leurs réserves. Vagabonde avait beaucoup maigri. Sa peau parcheminée lui faisait mal en permanence et se craquelait facilement. Sa langue pendait hors de sa bouche, comme si on lui avait fourré dans la gueule un gros étron desséché. Ses paupières étaient fendillées, et elle avait perpétuellement l’impression d’être en train de pleurer, mais quand elle touchait sa fourrure, elle constatait que ce n’étaient pas des larmes mais des gouttes de sang qui coulaient de ses globes oculaires. Elle était en train de se momifier alors qu’elle était toujours en vie. Puis, enfin, un matin, elle entendit un cri, à la fois faible et strident, comme celui d’un oiseau. Elle repoussa sa couverture de feuilles et s’accroupit. Le monde tournait au jaune, et dans ses oreilles résonnait une étrange sonnerie. Elle avait du mal à y voir : sa vision était trouble, et quand elle essaya de cligner des paupières elle ne ressentit aucun soulagement – son corps ne pouvait se permettre de perdre la moindre goutte d’humidité. Pourtant, elle parvenait à distinguer deux anthros – Cicatrice et Crête –, assis côte à côte au-dessus d’une forme noire, recroquevillée. De la nourriture ? Non sans mal, elle s’obligea à les rejoindre. C’était Gaucher. Il était tout plat, et ses membres étaient tournés vers l’extérieur. La momifiante chaleur du soleil avait bien fait son travail. On ne voyait presque plus les bouts de fourrure blanche qu’il avait sur la tête et le cou. Sa chair avait fondu sur ses os. Vagabonde voyait le dessin de son crâne, les fins os de ses mains, de ses pattes et de son bassin. Sa peau nue avait pris une teinte entre le violet et le gris, et était entièrement recouverte de grosses taches et de vergetures. Ses lèvres s’étaient réduites à l’état de fines bandes de peau noircie, qui paraissaient calcinées. Autour de son nez, la peau s’était flétrie, et ses deux petites narines épatées s’étaient tendues, révélant l’intérieur noir. Ses paupières avaient également rétréci, exposant ses yeux à la lumière du soleil, qu’il regardait sans le voir ni ciller. La conjonctivite qui s’était développée autour de ses globes oculaires était désormais d’un noir charbonneux. Il avait gratté l’écorce à tâtons, dans l’espoir de trouver quelque chose à manger, et s’était ouvert les pattes. Mais il n’y avait aucune trace de sang ; ses plaies étaient comme des rayures faites sur du cuir tanné. Malgré tout cela, il était encore conscient, et de sa bouche s’échappaient de petits cris secs, désespérés. Il bougea doucement la tête, tendit les doigts de sa main la plus forte, la gauche. Vers la fin, littéralement épuisé, s’efforçant de garder son système vital en état de marche aussi longtemps que possible, le corps de Gaucher s’était consumé de lui-même. Quand il n’avait plus eu de graisse, ses muscles avaient commencé à s’atrophier, et ce processus avait rapidement endommagé ses organes internes. Ceux-ci, gravement atteints, cessèrent de fonctionner l’un après l’autre. En ces derniers instants, Gaucher ne souffrait pas. Il ne ressentait plus ni faim, ni soif. Vagabonde le regardait distraitement, prise de nausée. Autant contempler un squelette animé. Les dernières plaintes de Gaucher se perdirent dans le silence. Ses doigts restèrent tendus, figés à tout jamais dans un ultime geste. Son estomac rabougri gargouilla, et un ultime rot malodorant sortit de ses lèvres sans vie. Vagabonde regarda mornement les autres. Ils n’étaient qu’amas d’os et de chairs meurtries, guère en meilleur état que Gaucher. À vrai dire, ils ressemblaient à peine à des anthros. Ils n’avaient plus la force de s’épouiller et ne recherchaient même plus le contact. On aurait dit que le soleil avait cuit et recuit tout ce qui faisait d’eux des anthros, leur ôtant tous les acquis patiemment amassés au cours de trente millions d’années d’évolution. Vagabonde s’éloigna péniblement en boitillant vers son coin de feuilles sales, à la recherche d’un abri. Elle resta là sans rien faire, ne se tournant que pour soulager la douleur infligée par ses plaies suppurantes. Elle semblait vide de toute pensée, de toute curiosité. Son existence n’était plus qu’un vague oubli reptilien. Par moments, elle enfouissait dans sa bouche de pleines poignées d’écorce et de feuilles sèches, mais ces choses mortes ne faisaient que meurtrir davantage ses chairs endolories. Et elle n’arrêtait pas de penser au corps de Gaucher. Elle se leva lentement, se dirigea vers le cadavre. Sa poitrine s’était ouverte, une blessure post mortem provoquée par le dessèchement de sa peau. La mauvaise odeur qui s’en dégageait, curieusement, n’était pas trop forte. Sur ce désert d’eau salée, le processus de pourrissement, qui dans la forêt aurait fait rapidement disparaître le corps de Gaucher, était à peu près absent, et la lente momification qui avait commencé alors même qu’il était encore en vie se poursuivait. Doucement, elle plongea la main dans la blessure et sentit des côtes, déjà sèches. Elle tira sur la peau de la poitrine, la pelant comme une orange, exposant sa cage thoracique. Il n’y avait quasiment plus aucun tissu musculaire sur sa carcasse, vidée de toute graisse – juste quelques traces d’une vague substance poisseuse et translucide. À l’intérieur du corps de Gaucher, elle voyait ses organes, son cœur, son foie, ses reins. Ils avaient tous rétréci et ressemblaient à de petits fruits noirs, tout durs. Des fruits, oui. Vagabonde enfonça un peu plus la main dans sa poitrine. La cage thoracique s’ouvrit avec un craquement, exposant les fruits charnus qu’elle recelait. Elle referma la main sur son cœur noir, qui se laissa prendre sans offrir de résistance, avec un doux bruit de déchirure. Elle s’assit, le cœur à la main, et, comme s’il n’avait pas été plus exotique qu’une variété de mangue un peu particulière, le porta à sa bouche. La viande de piètre qualité, fibreuse, résista sous ses dents, qui branlèrent dans sa mâchoire. Elle réussit enfin à déchirer l’organe, et ses efforts furent récompensés par un peu de fluide, du sang, provenant de l’intérieur du cœur – qui n’était pas encore complètement sec. Au lieu de calmer la faim qui la tiraillait, la viande ne fit qu’éveiller cruellement la pulsion atavique qui la poussait à manger. Un flot de salive lui inonda la bouche, des fluides digestifs s’activèrent douloureusement dans son estomac. Elle vomit ses premières bouchées dans la mer, mais s’obstina pourtant, jusqu’à ce que la viande coriace finisse par rester dans son ventre. Les yeux de Gaucher, opaques et d’un blanc laiteux, étaient toujours tournés, comme des yeux d’aveugle, vers le soleil assassin ; sa main gauche tordue paraissait esquisser un dernier adieu. Cicatrice avait commencé à remuer. Elle s’avança à petits pas précautionneux vers Vagabonde. Sa peau n’était qu’un sac étriqué, où seuls quelques fragments épars de sa fourrure, jadis si belle, restaient accrochés. Curieuse, elle farfouilla dans la poitrine ouverte de Gaucher et en extirpa le foie, dont elle ne fit qu’une bouchée. Pendant tout ce temps, Crête était resté immobile. Ne montrant aucun signe d’intérêt pour le sort de son frère, il se tenait à l’écart, les membres éployés. Il aurait tout aussi bien pu être mort, mais Vagabonde aperçut un léger mouvement : sa poitrine montait et s’abaissait lentement, aussi lentement que l’océan. Ses dernières forces étaient entièrement consacrées à sa respiration. C’est alors qu’un instinct s’éveilla chez Vagabonde. Cicatrice avait été engrossée par Sang-Blanc, mais son corps avait peut-être détruit le fœtus, l’absorbant comme il avait dévoré ses propres muscles et sa graisse afin de continuer à fonctionner. Deux femelles, toutes seules, n’avaient pas d’autre issue que la mort. Il fallait donc que Crête, le dernier mâle, survive. Vagabonde retourna vers le corps et en extirpa un rein. Là encore, un bout de chair noire, durcie, rabougrie. Elle l’apporta à Crête, l’introduisit dans sa bouche ratatinée. Il remua enfin. Avec un mouvement aussi faible que celui d’un enfant, il se redressa, prit le bout de viande et commença à le mâcher, tout doucement. Cette maigre nourriture n’avait fait qu’aiguiser leur faim. En effet, il manquait la graisse nécessaire à sa digestion. Cependant, les trois survivants retournèrent au corps plusieurs fois et le vidèrent entièrement, arrachant à coups de dents la chair des membres, des côtes, du bassin et du dos. Quand ils eurent terminé, il ne restait plus que quelques os épars – des os, et un crâne, dont les globes oculaires étaient toujours tournés vers le soleil. Puis les trois anthros retournèrent à leur solitude. S’ils avaient été humains, maintenant que le tabou leur interdisant de manger la chair des leurs avait été brisé, leur cerveau aurait commencé à faire d’atroces calculs. Un autre mort aurait, après tout, permis aux survivants d’avoir un surcroît de nourriture – et réduit le nombre de ceux qui auraient à le partager. La miséricorde, sans doute, avait voulu que les anthros ne fussent pas capables de tels calculs. IV Le radeau fut ébranlé par une secousse distincte de la profonde et lente respiration de la mer. Mais Vagabonde n’était plus curieuse de rien. Elle resta inerte dans le rudimentaire nid végétal du radeau, dont les branches noueuses s’enfonçaient dans sa peau fragile. Elle n’était que souffrance. Elle avait l’impression que ses os cherchaient à percer sa peau, réduite à un ulcère géant. C’est à peine si elle arrivait à fermer ses paupières desséchées. Dans sa mémoire, un flot d’images sans suite s’enchaînaient : les puissants doigts de sa sœur en train de l’épouiller, l’odeur chaude et rassurante du lait maternel, les cris d’airain des mâles qui s’imaginaient les posséder toutes. C’est alors que la douceur de ses rêves fut fracassée par la soudaine irruption d’une gigantesque mâchoire baveuse surgie des profondeurs. Puis il y eut un autre choc, suivi d’un craquement de branches sèches. Le bruit des vagues qui s’entrechoquaient autour d’elle n’avait plus rien à voir avec le languide clapotis de la haute mer. Des oiseaux piaillaient dans le ciel. Elle leva les yeux. C’étaient les premiers oiseaux qu’elle voyait depuis que l’orage l’avait arrachée à la terre. Ils étaient d’un blanc brillant et décrivaient des cercles, très haut. Quelque chose bougea sur sa poitrine. On aurait dit des doigts, qui essayaient de la gratter : peut-être quelqu’un l’épouillait-il ? Au prix d’un effort immense, elle tenta de redresser la tête – qui roula sur le côté. Elle avait la peau aussi tendue qu’un masque, sa langue n’était plus qu’un morceau de bois. Elle avait les yeux sanguinolents et du mal à faire le point. Une bête courait sur elle : une bête orange et plate, avec des tas de pattes articulées, et de grosses pinces dressées. Elle laissa échapper un jappement, ou plutôt un filet de voix rauque, et chassa la chose d’un revers du bras. Le crabe détala, indigné. Ses narines croûtées de noir par le soleil lui apportaient une senteur nouvelle. De l’eau. Et pas cette affreuse eau de mer. Non. De l’eau douce. Elle leva un bras, agrippa le feuillage. Les plaies et les ampoules de sa chair meurtrie se rouvrirent, et son corps tout entier fut parcouru par une immense douleur. Elle banda ses dernières forces, parvint à se redresser sur un coude, replia ses jambes. Sa tête pendait toujours, trop lourde pour son cou. Au prix d’un nouvel effort, elle la releva et regarda entre ses pauvres paupières à vif. Du vert. Elle voyait du vert, une énorme barre verte, horizontale, courant d’un horizon à l’autre – le premier vert qu’elle voyait depuis que les feuilles du manguier s’étaient flétries et fanées. Après tant de jours de bleu et de gris, de ciel et de mer fondus l’un dans l’autre, ce vert semblait incroyablement vif, si vif qu’elle en avait mal aux yeux. C’était plus beau que tout ce qu’elle aurait pu imaginer, et cette seule vision la ragaillardit. Elle se traîna vers l’avant. Les branches mortes du manguier la piquèrent et l’éraflèrent, mais ses blessures ne saignèrent même pas. Il n’y eut qu’une floraison de multiples petites sources de douleur. Elle atteignit le bord du radeau. Pas d’océan, pas d’eau. Elle voyait une petite plage de jeune sable granuleux, qui gravissait une pente menant vers la lisière d’une forêt clairsemée. Des oiseaux, d’un bleu et d’un orange éclatants, voletaient au ras des arbres, chantant à tue-tête. Sa première impression aurait pu se résumer ainsi : Je suis à la maison. Mais elle se trompait. Elle se hissa péniblement par-dessus les branches et se laissa tomber à moitié sur le sable. Il était chaud, très chaud, et brûlait sa peau nue. Elle poussa un miaulement, se releva et traversa la plage en clopinant, comme si elle était très vieille, en direction de la forêt, bordée de broussailles. Des fougères y poussaient, et il y avait de l’ombre – une ombre bienfaisante. Des arbres énormes la dominaient de toute leur taille. Ils portaient des grappes de fruits rouges qu’elle ne reconnut pas. Elle avait la bouche trop sèche pour saliver, mais sa langue claqua contre ses dents. Elle se retourna et regarda derrière elle. Le radeau de végétation n’était qu’un monceau de bois flotté couvert d’algues, de branchages cassés et pourrissants, que la mer avait rejeté sur le rivage. Elle distinguait les contours immobiles d’un anthro – Crête ou Cicatrice – qui gisait, inerte, sur les branchages brisés et couverts de sel. De l’autre côté du radeau, la mer, immense et éternelle, roulait ses vagues bleu-gris à perte de vue, jusqu’à un horizon dessiné avec une précision froidement géométrique. C’est alors qu’elle entendit un grand bruit de pas et de branches cassées. Vagabonde se tassa sur elle-même. Une forme géante sortit de la forêt, comme un char d’assaut passant à travers les broussailles. Immense, trapu, chapeauté par l’énorme dôme osseux d’une sorte de coquille, on eût dit une tortue géante, ou une espèce d’éléphant caparaçonné ; en tout cas, un gros corps couvert de plaques que supportaient quatre pattes courtaudes. La créature agitait en tous sens sa queue terminée par une massue hérissée de pointes. Sa petite tête blindée s’avança dans la lumière, et Vagabonde vit cligner ses paupières cuirassées. Cette énorme bête qui ressemblait à un ankylosaure était un glyptodon. Vagabonde n’avait jamais rien vu de tel en Afrique. Rien d’anormal à ça, puisque ce n’était pas l’Afrique. Le gigantesque monstre blindé s’éloigna d’un pas pesant. Sur ses gardes, Vagabonde le suivit dans les profondeurs de la forêt. Elle arriva à une clairière, ceinte par une muraille de grands arbres imposants. Le sol était couvert d’aloès. Elle grignota une feuille, pour voir. C’était excellent, mais amer. Elle fit encore quelques pas, tomba sur un miroitement d’eau douce : un petit étang, bordé de roseaux. Deux énormes animaux paissaient sur le rivage. Ils broutaient, à l’aide de leur museau en forme de spatule, les plantes du bord de l’étang. Ils ressemblaient à des hippopotames. En fait, c’étaient d’immenses rongeurs. Le lac se trouvait à la lisière d’une grande plaine. Là, à peine visibles, de bien plus grands mystères attendaient Vagabonde. Il y avait des créatures qui auraient pu être des chevaux, des chameaux, des daims, et de plus petits animaux pareils à des cochons à sabots. À côté d’eux paissait toute une petite famille de dinomyidés : des sortes de gros ours, en fait des rongeurs géants, cousins extravagants des loirs et des rats. Il y avait également des prédateurs, des créatures qui se déplaçaient en meute, comme des chiens, mais qui étaient en réalité des marsupiaux. Ils n’avaient qu’un lointain rapport avec leurs équivalents placentaires d’ailleurs, façonnés par une même convergence évolutive et amenés, par les mêmes conditions, à jouer un même rôle. Dans l’ombre verte, une tête à l’envers se tourna vers Vagabonde. Deux yeux noirs la regardaient distraitement. Au-dessus de la tête se trouvait un gros corps couvert de fourrure marron, qui se balançait, accroché par les pattes, à une branche. Un paresseux, une sorte de mégathérium. Vagabonde s’avança précautionneusement vers l’étang. L’eau était boueuse, verdâtre, et chaude. Mais quand elle y plongea son museau, ce fut le plus délicieux nectar qu’elle eût jamais bu. Elle en avala plusieurs grandes gorgées. Très vite, son estomac rétréci fut plein, une douleur insupportable la transperça, comme si quelque chose dans ses entrailles se déchirait. Elle tomba tête la première, en criant, et vomit à peu près tout ce qu’elle avait ingurgité. Puis elle replongea sa face dans l’eau et but encore. Cet étang d’eau saumâtre était une sorte d’entonnoir d’une cinquantaine de mètres de profondeur, creusé par l’érosion d’une couche de calcaire. Il y avait beaucoup d’effondrements de ce genre dans la région, le long des profondes failles de la roche. Vus du ciel, ces entonnoirs formaient un gigantesque demi-cercle de près de cent cinquante kilomètres de long. Cet arc de cercle marquait la frontière naturelle de ce qui était autrefois le cratère de Chicxulub, enfoui depuis longtemps, dont l’autre partie s’étendait sous les couches d’eau et de sédiments du golfe du Mexique. C’était la péninsule du Yucatân. Rejeté par un fleuve africain, porté par les courants, le radeau de Vagabonde avait traversé l’Atlantique. Aucun endroit sur Terre n’était réellement isolé. Tout était relié par les courants océaniques, dont certains parcouraient plus d’une centaine de kilomètres par jour. Les grands courants étaient des tapis roulants qui charriaient des épaves dans le monde entier. Plus tard, les habitants de l’île de Pâques brûleraient des séquoias américains, échoués sur le rivage après un voyage de cinq cents kilomètres. Les habitants des atolls de corail du lointain Pacifique feraient des outils avec les pierres incrustées dans les racines de ces arbres. En outre, des animaux voyageaient avec les épaves. Des insectes se déplaçaient sur la surface de l’eau elle-même. D’autres créatures nageaient : des tortues-luths empruntaient parfois les courants allant vers l’ouest pour traverser le Pacifique, depuis leurs terres nourricières, non loin de l’île de l’Ascension, jusqu’à leur lieu de ponte, dans les Caraïbes. D’autres animaux traversaient parfois les océans sur des radeaux improvisés, entreprenant des odyssées qu’ils n’avaient ni choisies ni prévues, mais où les avaient lancés les vicissitudes de leur destin – ce qui était arrivé à Vagabonde. L’Atlantique, qui n’avait cessé de s’élargir depuis l’éclatement de la Pangée, était cependant plus petit qu’il ne le serait à l’époque humaine : il ne faisait pas plus de cinq cents kilomètres de large à son point le plus étroit. Ce n’était pas une distance infranchissable. C’était une traversée à laquelle même de fragiles créatures de la forêt comme Vagabonde pouvaient survivre – avec un peu de chance. De telles traversées étaient très improbables. Mais elles étaient possibles, si l’on prenait en compte la puissance avec laquelle les grands fleuves se déversaient dans l’océan, la relative étroitesse des mers, et – pourquoi pas ? – l’aide de quelques ouragans. Sur une immensément longue échelle de temps, sur des millions d’années, les jeux du hasard et du destin défiaient tout ce que l’homme pouvait appréhender. Les êtres humains étaient dotés d’une sorte de conscience susceptible de mesurer les risques que couraient des créatures dont l’espérance de vie était d’un peu moins d’un siècle. Les événements qui avaient très peu de chances de survenir de leur vivant – par exemple une collision avec une comète – étaient, pour le cerveau humain, considérés non pas comme « rares », mais comme « impossibles ». Et pourtant, il y avait parfois des collisions ; et pour une créature dont l’espérance de vie aurait été, mettons, de dix millions d’années, ces événements n’auraient pas paru invraisemblables du tout. Avec le temps, des événements aussi improbables que traverser l’océan d’Afrique en Amérique du Sud ne pouvaient manquer de se produire. Et ils se produisirent plusieurs fois, modifiant le cours du destin, à leur façon. Quoi qu’il en fût, dans les hauteurs des arbres qui se dressaient au-dessus de Vagabonde, il n’y avait pas un primate – pas un sur tout le continent : ses lointains cousins, les autres enfants de Purga, avaient tous succombé à l’extinction, des millions d’années auparavant, vaincus par les rongeurs. Ainsi, à cet endroit où un monde avait fini, et où des créatures qui avaient évolué différemment partaient désormais en quête de nourriture dans des forêts différentes, une nouvelle vie commençait – une nouvelle lignée de la grande famille de Purga. Rien qu’avec trois survivants, un peu de temps et la lente chirurgie plastique de leur matériel génétique, tout un nouvel éventail d’espèces verrait le jour. Les singes du Nouveau Monde connaîtraient à tous points de vue bien des succès. Mais, dans la dense jungle de ce continent, le sort des petits-enfants de Vagabonde serait très différent de celui de ses sœurs restées en Afrique. Là-bas, les primates, s’adaptant aux variations climatiques, donneraient rapidement naissance à d’autres formes. Là-bas, la lignée de Purga poursuivrait, à travers les singes, son long travail de modelage de l’être humain. Même les singes futurs, auxquels Vagabonde ressemblait tant, se diversifieraient, loin des forêts, et réussiraient à vivre dans la savane, sur les plateaux des montagnes, et même dans les déserts. Ici, tout serait différent. Sur un continent où le climat était plus stable, il serait toujours moins intéressant de quitter les vastes forêts tropicales. Les petits enfants de Vagabonde ne descendraient jamais de leurs arbres. Ils ne deviendraient jamais plus malins qu’ils ne l’étaient déjà. Et ils ne joueraient aucun rôle dans la future destinée de l’humanité, sauf en tant qu’animaux de compagnie, proies, ou objets de curiosité scientifique. Et tout cela restait à venir. Vagabonde se sentait déjà remarquablement ragaillardie par son bref séjour dans la végétation, et par l’eau qu’elle avait bue. Elle regarda autour d’elle. Dans les broussailles, elle aperçut une tache rouge et s’en approcha, clopin-clopant. C’était un fruit étrange, dont la peau était douce et la chair moelleuse. Elle y mordit à pleines dents. Du jus coula sur sa fourrure. C’était la meilleure et la plus savoureuse des choses qu’elle avait jamais goûtées. 7 Le dernier terrier § Terre d’Ellsworth, Antarctique, 10 millions d’années avant notre ère Les fouisseurs creusèrent dans les touffes d’herbe coriace accrochées aux dunes. Ils étaient très, très nombreux. Si nombreux qu’on aurait dit une sorte de tapis grouillant de fourrure brun-gris. Creuse aperçut une étendue de fougères, sur une petite avancée de terre dominant l’océan. Il semblait que ceux qui cherchaient à manger y étaient un peu moins nombreux. Aussi se dirigea-t-elle dans cette direction. À l’abri des fougères, elle choisit quelques frondes avec ses habiles petites mains à cinq doigts, en grignota les spores brunes. À trois ans, Creuse faisait déjà figure de vétéran chez les fouisseurs. C’était une petite rondouillarde de quelques centimètres de long, recouverte d’une épaisse fourrure brune – ce qui était le moyen le plus efficace de garder la chaleur de son corps. Elle ressemblait à une sorte de lemming. Mais ce n’était pas un lemming. C’était un primate. De l’endroit où elle se trouvait, elle voyait l’océan. Le soleil rasait l’horizon au nord et brillait sur les eaux infinies et infranchissables. C’était l’automne polaire, le soleil passait plus de la moitié de la journée sous l’horizon. Et déjà, loin des terres, des plaques de glace s’étaient formées. Plus près du rivage, Creuse voyait des formations de glace et de neige fondue épouser la houle musculeuse des eaux. Son corps savait ce que tout cela signifiait. La lumière de l’été n’était plus qu’un trouble souvenir ; Creuse devrait bientôt traverser les mois d’hiver et leurs ténèbres invariables. Elle vit une tache de sang, étalée sur la surface luisante d’un banc de glace, ainsi qu’un curieux monticule de chairs inertes. Des oiseaux tournoyaient au-dessus en croassant, plongeaient à tour de rôle sur ces restes sanglants. C’est alors qu’une ombre glissa dans l’eau. Un énorme museau jaillit des flots glacés pour réclamer sa pitance. Ce carnivore marin était un amphibien, un descendant d’une espèce appelée koolasuchus. On eût dit une monstrueuse grenouille prédatrice de quatre mètres de long, puissante et effilée. La grenouille était une relique de temps bien plus anciens, où les amphibiens avaient été les maîtres du monde. Sous les climats tropicaux, ses ancêtres avaient été évincés par les crocodiles, auxquels elle ressemblait beaucoup, par la forme et par la taille ; les grands amphibiens étaient déjà sur le déclin quand les dinosaures avaient fait leur apparition sur Terre, mais ils avaient réussi à se maintenir dans les eaux froides des pôles. Blottie sous ses fougères, Creuse frissonna. Soudain, une forme trapue jaillit de la toundra en courant sur ses longues et puissantes pattes arrière. L’arrivée de ce nouveau prédateur, dont les pattes avant étaient munies de griffes cruelles à peine visibles sur son épais manteau de plumes blanches, provoqua un mouvement de panique parmi la horde de fouisseurs, qui se dispersèrent dans l’instant. Creuse se tassa sur elle-même en voyant cette créature se précipiter dans l’eau et se frayer un chemin jusqu’au banc de glace. Là, elle commença à disputer la carcasse à l’amphibien, tout comme, bien plus tard, les renards arctiques disputeraient leur dîner aux ours polaires. Ce féroce prédateur emplumé ressemblait à un oiseau coureur. Ce n’en était pas un. C’était un descendant des velociraptors du crétacé. En Antarctique, cinquante-cinq millions d’années après l’impact de la comète, il y avait encore des dinosaures. Creuse retourna vers l’intérieur des terres, loin de ce sanglant spectacle. Elle prenait bien soin de rester toujours à couvert. Elle aperçut quelques plumes blanches abandonnées par le raptor dans sa course vers le rivage. Après avoir escaladé la dernière dune, elle vit se dessiner le paysage. C’était une vaste plaine, vert et brun, piquetée çà et là par le bleu de l’eau. Des plaques d’herbe avaient été broutées jusqu’aux racines, mais il y en avait encore beaucoup, qui commençaient déjà à se dessécher et à jaunir. Comme il n’y avait plus aucun insecte, il n’y avait presque plus de fleurs, à part quelques jolis et lumineux bouquets de saxifrages. Des animaux se massaient autour des points d’eau scintillants, mais les lacs étaient déjà gris, et leur surface gelée. C’était un décor classique de toundra, typique du paysage qui ceinturait encore le continent. Une toundra arpentée par les dinosaures. À quelques kilomètres au sud-ouest, Creuse vit une sorte de nuage sombre couler sur la terre : un troupeau de muttas. Leur haleine produisait un nuage de vapeur qui flottait dans l’air froid. C’étaient des dinosaures, de grands herbivores. De loin, ils ressemblaient à des mammouths sans défenses. De près, on voyait bien qu’ils avaient gardé toutes les caractéristiques des dinosaures : leurs pattes de derrière étaient plus puissantes que leurs pattes de devant, ils avaient une formidable queue qui leur permettait de garder l’équilibre, et leurs mouvements étrangement ombrageux et nerveux les rapprochaient davantage des oiseaux que des mammifères. Parfois, il leur arrivait de se dresser sur leurs pattes postérieures et de mugir avec la férocité d’un tyrannosaure. Les muttas étaient des descendants des muttaburrasaures, de gros herbivores du jurassique qui se nourrissaient autrefois de cycadées, de fougères et de conifères. Quand le froid s’était abattu sur l’Antarctique, les muttas avaient appris à faire avec les maigres produits de la toundra, leur corps était devenu plus trapu, plus arrondi, et ils avaient commencé à se couvrir d’un épais manteau, fait de plusieurs couches de plumes écailleuses marron foncé. Petit à petit, ils étaient devenus d’énormes migrateurs herbivores de la toundra, rôle qu’occuperaient plus tard, et ailleurs, des animaux comme les caribous, les bœufs musqués – et les mammouths. Les murailles de glace du Sud se renvoyaient leurs lugubres mugissements, produits à l’aide des sacs de peau extensible qui ornaient leurs énormes groins cornus. Jadis, les muttas migraient sur l’ensemble du continent, afin de profiter du court mais luxuriant été. Et puis la glace s’était étendue, le nombre de muttas avait beaucoup diminué, et maintenant les troupeaux subsistants arpentaient, avec quelque chose de désespéré, la frange de toundra de plus en plus étroite située entre la glace et la mer. Ce troupeau de muttas était traqué par un chasseur solitaire. Telle une statue à plumes dorée, un allosaure nain observait sans bouger le troupeau de muttas. L’allo était une relique nanifiée d’une famille de créatures éteinte ailleurs depuis longtemps, en fait un descendant direct de ce lion du jurassique qui avait tué Stego. Mais le troupeau se méfiait de l’allo et restait étroitement groupé, les plus jeunes au milieu. Les mouvements de cet allo étaient lents, comme s’il avait été drogué. Sa chasse avait déjà été couronnée de succès ; ayant fait le plein de graisse, son métabolisme était en train de ralentir, alors que l’air se refroidissait. Bientôt, l’allo creuserait son habituelle tanière hivernale dans une couche de neige, à la manière des ours polaires. Les femelles allos pondaient leurs œufs vers la fin de l’hiver et les mettaient à couver dans la neige, où ils étaient en sécurité. Pour les mammifères de l’Antarctique, le printemps était d’autant plus intéressant qu’il y avait toujours la possibilité de voir soudain émerger d’une couche de neige une nichée de voraces bébés allosaures, claquant du bec et se chamaillant tout en coursant leur premier repas. C’est alors qu’il y eut une agitation parmi une troupe de fouisseurs, et le vent glacial qui soufflait sur la calotte polaire apporta à Creuse une puissante odeur de viande. Des œufs. Elle courut aussi vite que possible à travers les fougères et les hautes herbes, négligeant, pour une fois, sa sécurité. Le nid contenait des œufs de dinosaure : les œufs d’une mutta. C’était une découverte insolite en cette fin de saison, et si loin des lieux de ponte habituels des muttas. Ces œufs avaient peut-être été pondus par une mère malade, ou blessée. Des fouisseurs étaient déjà à l’ouvrage, et au milieu de la foule jacassante se trouvaient quelques gros steropodons : le poil noir, l’allure étrangement gauche et primitive, ils étaient les descendants des mammifères qui habitaient le continent sud depuis le jurassique. Creuse parvint à se frayer un chemin vers le nid avant qu’il soit totalement détruit. Elle eut bientôt les pattes et le museau couverts de vitellus poisseux. Mais la mêlée pour les œufs dégénéra en une féroce empoignade. Il y avait beaucoup, beaucoup de fouisseurs ici, dans la toundra, cet automne. Bien plus que l’année précédente. Et Creuse était assez futée pour s’inquiéter en son for intérieur de cette surpopulation. Il n’y avait pas d’explication simple à ce phénomène. Les fouisseurs faisaient partie d’un cycle écologique complexe qui dépendait notamment de l’abondance de la végétation et des insectes dont ils se nourrissaient, ainsi que des carnivores dont ils étaient la proie. Quand ils étaient trop nombreux, leur instinct les poussait à partir à l’aveuglette dans les vertes prairies à la recherche d’endroits vides où établir de nouveaux terriers. Nombre d’entre eux mouraient, victimes des prédateurs, mais c’était comme ça : il en resterait toujours assez. En tout cas, c’était ainsi que les choses s’étaient produites dans le passé. À présent, alors que la glace avançait et que la toundra reculait, il n’y avait plus aucun endroit qui ne soit déjà colonisé. C’est pourquoi ils étaient partout en surnombre, et toujours contraints de se battre. Bien sûr, c’était mauvais pour la mutta qui avait pondu ces œufs. Les muttas pondaient leurs œufs à même le sol, ainsi que leurs ancêtres l’avaient toujours fait, ce qui les rendait vulnérables aux prédateurs opportunistes, tels les fouisseurs. De fait, la principale raison du déclin des populations de muttas était la lutte, toujours plus effrénée, à laquelle les prédateurs se livraient pour les protéines de leurs œufs immenses. De gigantesques mammifères herbivores, comme les mammouths ou les caribous, s’en seraient bien mieux sortis car leurs jeunes auraient été bien mieux protégés à un moment aussi crucial de leur existence. Mais les muttas, isolés comme tout le monde lorsque l’Antarctique s’était éloigné des autres continents, n’avaient en l’occurrence pas le choix. C’est alors qu’une patte griffue s’abattit du ciel. Guidée par un instinct vieux de plus de deux cents millions d’années, Creuse s’aplatit sur le sol, alors que les fouisseurs poussaient des cris aigus et se rentraient les uns dans les autres. La griffe attrapa un petit bébé fouisseur et l’envoya droit dans une gueule grande ouverte qui n’en fit qu’une bouchée. La griffe zébra l’air une nouvelle fois – mais c’est une serre frustrée qui se referma sur le vide. Les mammifères s’étaient éparpillés. Peu après, Creuse entendit le son reconnaissable entre tous d’une bête mâchonnant quelque chose, tandis qu’un bec broyait les embryons de muttas l’un après l’autre. Ce pirate au bec hérissé de dents était un leaellynasaure. C’était aussi un dinosaure, qui ressemblait à une sorte de poulet olympique. Mal équipés pour s’attaquer efficacement à de plus grandes proies, les leaellynasaures étaient principalement des charognards, qui s’en prenaient à un peu tout ce qui leur tombait sous le bec. Et pour ce leaellyn, comme pour les mammifères, un œuf de mutta, aussi tard dans la saison, était un mets de choix. Tandis que le leaellyn faisait bombance, Creuse s’obligea à une parfaite immobilité afin de ne pas attirer son attention. Mais elle avait faim. L’été avait été trop court, et elle n’avait pas pu accumuler suffisamment de graisse pour faire face aux privations de l’hiver. Et le leaellyn allait manger tous les œufs – ses œufs. Pour finir, la colère et le désespoir l’emportèrent sur la prudence. Elle se dressa sur ses pattes arrière, cracha et tendit les pattes. Le leaellyn, du sang et du vitellus plein la face, tressaillit, surpris par cette soudaine apparition. Mais, ainsi que le lui signala rapidement son petit esprit reptilien, cette chose ne représentait aucun danger pour lui – en fait, cette petite boule de fourrure, quelle que soit l’étrangeté de sa posture, était parfaitement comestible, bien meilleure même que les embryons et le vitellus. Le leaellyn ouvrit le bec et se jeta en avant. Creuse l’évita et s’enfuit, forcée d’abandonner le nid, la faim au ventre. Creuse aurait pu remonter toute sa lignée jusqu’à Plesi, la petite carpolestidé qui avait habité un monde en réchauffement, quelques millions d’années après la chute de la Queue du Diable. Les enfants de Plesi avaient sillonné la planète, empruntant des ponts de terre, des îles et des radeaux pour passer d’une île continent à une autre. Une branche de cette antique famille avait franchi un pont de terre entre l’Amérique du Sud et l’Antarctique, à une époque où le continent sud ne s’était pas encore fixé au pôle. C’est là qu’elle avait croisé la route des dinosaures. Même durant la chaleur du crétacé, les dinosaures de l’Antarctique avaient dû supporter de longs mois de ténèbres polaires. C’est ainsi que ceux qui s’étaient trouvés là au moment de la catastrophe globale et qui avaient eu la chance de survivre en étaient sortis parfaitement équipés pour résister à l’hiver qui avait suivi la chute de la comète, alors que leurs contemporains des latitudes plus chaudes avaient péri. Mais les continents résultant du naufrage de l’ancien supercontinent avaient continué de dériver. L’Antarctique s’était tellement éloigné des autres fragments du sud de la Pangée qu’aucun pont de terre, aucun radeau, ne permettait plus d’y accéder. Alors que le monde se remettait de l’impact, la flore et la faune de l’Antarctique avaient exploré leur propre destinée évolutionnaire. Ici, le vieux combat des dinosaures contre les mammifères avait joué un long et lent requiem – et sous le double joug des dinosaures et du froid, les mammifères étaient restés prisonniers des niches humiliantes du crétacé. Finalement, l’Antarctique s’était établi au pôle Sud, et peu à peu la calotte glaciaire s’était étendue. Les jours raccourcissaient, le soleil pourpre ne décrivait plus qu’un petit cercle d’un horizon à l’autre. Sous l’effet du gel, le sol durcissait. De nombreuses espèces de plantes disparurent de la surface, leurs spores attendant le retour de la courte chaleur estivale. Il n’y avait pas beaucoup de neige fraîche. En fait, la majeure partie du continent était pratiquement semi-désertique : la neige tombait sous la forme de durs petits flocons cristallins qui reposaient au sol comme autant de pierres, jusqu’à ce qu’un vent suffisamment puissant les agrège sous forme de banquises et d’icebergs. Or cette maigre neige était essentielle aux fouisseurs. Ceux qui avaient survécu à l’été et à l’automne commençaient à creuser les congères, où ils construisaient un complexe système de tunnels sous les couches les plus dures de la surface. Ces tunnels formaient des villes de neige élaborées, emplies d’odeurs de fourrure moite, aux parois humidifiées, lissées par le passage de nombreux petits corps chauds. Les terriers n’étaient pas chauds, au sens propre du terme, mais la température n’y descendait jamais en dessous de zéro. Au-dehors, les aurores clapotaient mollement sous le ciel hivernal moucheté d’étoiles. Le leaellyn qui avait volé les œufs de Creuse faisait partie d’une meute, principalement composée de frères et de sœurs, articulée autour d’un couple d’animaux dominants. L’hiver, se sentant saisi par l’habituelle torpeur qui accompagnait le froid, le petit groupe s’était pelotonné sur lui-même. Les leaellynasaures descendaient de petits et agiles dinosaures herbivores dont les clans nerveux occupaient autrefois les forêts de l’Antarctique. À cette époque, les leaellynasaures avaient de grands yeux bien adaptés aux ténèbres des forêts polaires. Ils pouvaient être aussi gros qu’un homme adulte, mais, avec le refroidissement, ils étaient devenus plus petits, plus gras, et s’étaient recouverts d’un manteau de plumes écailleuses pour se tenir chaud. Puis, au fil des millénaires, ils avaient appris à se repaître de viande. Comme il faisait de plus en plus froid, les membres du groupe sombrèrent dans l’inconscience. Leur métabolisme se ralentit considérablement, se réduisant au minimum vital pour empêcher leur chair de geler. Cela faisait partie d’une très ancienne stratégie, résultat de millions d’années passées à vivre dans ces régions polaires, et qui avait toujours fonctionné. Sauf cette fois. Parce qu’il n’avait jamais fait aussi froid que cette année-là. Au plus dur de l’hiver, le groupe de leaellynasaures fut prit dans une tempête. La fureur du vent abaissa dramatiquement leur chaleur corporelle. Des cristaux de glace se formèrent dans leur chair, brisant leur structure cellulaire ; puis le froid mordit au plus profond les petits corps. Les leaellynasaures n’endurèrent aucune souffrance. Ils dormaient d’un sommeil reptilien, silencieux et sans rêves ; d’un sommeil beaucoup plus profond que celui de n’importe quel mammifère, un lent sommeil de mort. Chaque année, les étés étaient plus courts, et les premiers assauts de l’hiver plus rudes. Au printemps, désormais, la calotte glaciaire qui avait jadis occupé le centre du continent, un endroit où rien ne pouvait vivre, continuait même d’avancer. Jadis, il y avait là des arbres immenses : des conifères, des arbres fougères, et ces antiques podocarpes au pied envahi de fruits. Dans cette forêt, Noth se serait senti chez lui. Mais ces arbres n’existaient plus que sous la forme de veines de charbon enfouies loin au-dessous des pattes de Creuse. Ils avaient depuis longtemps succombé au froid. Cela faisait déjà plusieurs millions d’années qu’aucun ancêtre de Creuse n’avait grimpé aux arbres. Les primates de l’Antarctique avaient bien dû s’adapter au froid. Ils ne pouvaient pas grossir davantage – à cause des dinosaures. Mais ils s’étaient dotés de plusieurs couches isolantes, de graisse et de fourrure, qui les aidaient à garder leur chaleur corporelle. Creuse avait les pattes si froides qu’il n’y avait pratiquement aucune différence de température entre elles et le sol, ce qui permettait d’éviter une trop grande déperdition de chaleur. Le sang froid qui montait dans son torse à partir de ses pattes courait dans des vaisseaux sanguins, à la rencontre d’un sang chaud venu d’en haut. Ainsi, le sang qui descendait était refroidi avant même d’avoir atteint ses pattes. La graisse de ses pattes était d’un genre particulier, faite de chaînes d’hydrates de carbone plus courtes que la normale, elle se liquéfiait à basse température, lui évitant de durcir comme du beurre. Et le tout à l’avenant. Malgré toutes ces concessions au froid, Creuse était toujours un primate. Elle avait toujours les mains agiles et les robustes avant-bras de ses ancêtres. Et bien que son cerveau fût beaucoup plus petit que le leur – dans ces conditions extrêmes, un gros cerveau était un luxe hors de prix, et les animaux n’étaient jamais plus malins qu’ils n’avaient besoin de l’être – elle était quand même plus maligne que n’importe quel lemming. Mais le climat continuait de se refroidir. Chaque année, les animaux et les plantes qui avaient survécu se retrouvaient sur une bande de toundra de plus en plus étroite, au bord de la côte. La partie serait bientôt terminée. Creuse fut soudain à bout de souffle. Prise de panique, elle gratta la neige avec ses petites pattes faites pour grimper aux arbres et qui maintenant se frayaient un chemin à travers un toit de neige. Elle sortit de son terrier, dans une fine lumière printanière, choquante de clarté. Une bouffée d’air fétide monta derrière elle en fumant dans l’air froid – fétide, et chargée d’une puanteur de mort. Elle n’était qu’un petit paquet osseux de fourrure et de peau sentant la pisse, perdu sur une immense terre de neige vierge. Le soleil était suffisamment haut sur l’horizon pour ressembler à une lanterne jaune accrochée sur un fond de ciel violacé. Le printemps était donc bien avancé. Pourtant, rien ne bougeait : pas un oiseau, pas un raptor, aucun bébé allosaure nain jaillissant de sa grotte hivernale. Nul autre fouisseur ne pointait son museau sur la neige ; aucun de ceux de son espèce ne l’avait suivie. Elle descendit la banquise enneigée. Ses mouvements étaient raides, ses jointures douloureuses, la faim lui tenaillait l’estomac, la soif lui brûlait la gorge. La longue hibernation avait consumé presque un quart de sa masse corporelle. Et elle tremblait. Elle tremblait : cela voulait dire que son système corporel de résistance au froid était lamentablement mis en échec ; c’était le dernier recours de son corps pour créer de la chaleur : mettre ses muscles en mouvement. Mais cela brûlait également une quantité très importante d’énergie. Elle n’aurait jamais dû trembler. Quelque chose n’allait pas. Elle atteignit la bande de terre nue qui bordait la mer. Le sol était de glace, aussi dur que la roche. La saison était déjà bien avancée, et pourtant rien n’avait encore poussé. Les spores et les graines dormaient toujours dans la terre. Elle tomba sur un groupe de leaellynasaures. Il avait fait si froid qu’ils s’étaient enlacés, membres et cous pêle-mêle, formant comme une sculpture de plumes. Instinctivement, elle s’aplatit sur la neige. Mais les leaellynasaures ne représentaient aucun danger. Ils étaient morts, figés dans une étreinte ultime. Si Creuse les avait touchés, la sculpture se serait effondrée sur elle-même, leurs plumes gelées se seraient brisées comme autant de glaçons. Elle se dépêcha, laissant les leaellynasaures à leur dernier sommeil. Elle atteignit un petit promontoire qui dominait l’océan. Elle était déjà venue là, à la fin de l’été précédent. À l’abri d’un bosquet de fougères, elle avait assisté au combat du raptor et de la grenouille. Maintenant, même les spores des fougères étaient prisonnières de la terre nue, et il n’y avait rien à manger. De la rive jusqu’à l’horizon, la mer n’était qu’une plaine d’un blanc immaculé. Elle fut prise d’un frisson devant cette morbide géométrie : un horizon implacable, pâle et blanc dessous, arrondi et bleu dessus, vide partout. Seule la rive offrait au regard autre chose que cette monotonie. Les éternelles marées avaient brisé la glace, et certains endroits fourmillaient de vie. La surface des eaux était ponctuée de petits crustacés avides de plancton. Des méduses de toutes les tailles ondoyaient dans ce carnage, formant une délicate dentelle translucide ballottée par les flots. Même ici, au bout de la Terre, la mer infinie grouillait de vie, comme elle l’avait toujours fait. Mais il n’y avait rien pour Creuse. Au fil des ans, le refroidissement général s’accentua, et la glace affermit son emprise. L’assemblage unique d’animaux et de plantes échoués sur cet immense radeau à la dérive n’avait nulle part où aller. C’était la fin, et l’évolution n’avait plus aucune défense à offrir aux créatures en butte aux assauts victorieux du froid. Un épouvantable phénomène d’extinction, étendu sur plusieurs millions d’années, se déroulait à l’écart du reste de la planète. Tout un écosystème gelait sur place. Les animaux et les plantes disparus, la monstrueuse couche de glace qui s’était répandue sur le cœur du continent continuerait de s’étendre, forçant les glaciers à s’enfoncer dans la roche, jusqu’à ce que l’abstraction sans vie de la glace entre en contact avec la mer. Et même si les fossiles les plus profondément enfouis et les veines de charbon des anciens temps devaient survivre, il ne resterait rien, pas une trace, pour témoigner de l’existence du monde de toundra de Creuse, et de la vie, unique en son genre, qui l’avait peuplé. Démoralisée, Creuse fit demi-tour et s’éloigna dans la terre gelée, à la recherche de nourriture. 8 Fragments § Côte de l’Afrique du Nord, 5 millions d’années avant notre ère I La lumière s’infiltra dans le ciel et Capo s’éveilla. Étendu dans un nid au sommet de son arbre, il bâilla, ses lèvres s’écartant sur d’épaisses gencives, et il étira ses longues pattes recouvertes de fourrure. Puis il se prit les testicules dans une main et entreprit de les gratter consciencieusement. Capo ressemblait beaucoup à un chimpanzé – sauf qu’il n’y avait pas encore de chimpanzés sur Terre. C’était pourtant un singe. Au fil des siècles qui avaient suivi la mort de Vagabonde, les nouvelles familles de primates avaient divergé, et il y avait déjà vingt millions d’années que la lignée des grands singes à laquelle appartenait l’espèce de Capo s’était séparée de celle des petits singes. Pourtant, cinq millions d’années avant l’apparition des êtres humains proprement dits, la grande époque des singes avait déjà connu son apogée et son déclin. Capo loucha vers un ciel gris bleu, sans aucun nuage : encore une longue et chaude journée en perspective… Encore une bonne journée. Il se masturba, pensif. Comme d’habitude, son érection matinale le démangeait. Certains des plus indisciplinés de ses subalternes s’étaient éparpillés dans les profondeurs de la forêt, quelques jours auparavant. Et ils ne reviendraient pas avant plusieurs semaines, des semaines d’ordre et de calme relatifs. Que du bonheur, pour Capo. Dans l’immobilité du matin, les sons portaient loin. Toujours étendu, songeant à une chose puis une autre, il entendit un rugissement dans le lointain. Le grondement d’une grosse bête blessée ? Apparemment, cela venait de l’ouest. Il tendit l’oreille, le temps de quelques battements de cœur, et ses poils se hérissèrent. Cet étrange grondement qui ne voulait pas s’arrêter avait quelque chose de maussade et de majestueux ; c’était le bruit d’un pouvoir sans égal. Pourtant, il n’y avait jamais rien à voir, par ici. Ce bruit avait résonné en sourdine tout au long de son existence, toujours le même, toujours incompréhensible – et suffisamment loin pour n’être pas inquiétant. Il se sentit alors vaguement mal à l’aise – mais pas à cause du bruit : en fait, il ressentait une sorte de trouble, qui s’immisçait en lui chaque fois qu’il se laissait aller à réfléchir. Capo avait plus de quarante ans. Son corps arborait les cicatrices de nombreuses échauffourées et quelques carrés de peau mis à nu par un excès d’épouillage. Il était suffisamment vieux, et suffisamment malin, pour se rappeler plusieurs saisons – pas sous la forme d’une ligne narrative, plutôt une suite de flashs, comme les scènes les plus fortes d’un film, coupées et montées bout à bout. En son for intérieur, il savait que le monde n’était pas tel qu’il avait été jadis. Les choses changeaient, et pas forcément pour le meilleur. Mais on n’y pouvait rien. Langoureusement, il roula sur le ventre. Son nid n’était qu’un amas de fines branches entremêlées maintenu en place par son poids. À travers les mailles de sa structure informe, il voyait sa troupe éparpillée dans les branches de l’arbre, primates perchés comme des oiseaux. Il poussa un voluptueux gémissement et soulagea sa vessie. Une cataracte de pisse jaillit de son pénis, toujours à moitié en érection, et retomba en pluie dans l’arbre. Feuille, l’une des femelles seniors, fut arrosée. Elle était en train de dormir, allongée sur le dos, son petit accroché à la fourrure de son ventre. Elle se réveilla en sursaut, balaya d’un revers de main le flot d’urine qui lui avait coulé sur les yeux et poussa un hurlement de protestation. Ayant fini de réfléchir, son érection n’étant maintenant plus qu’un souvenir, Capo se releva et bondit hors du nid. Au boulot ! Il s’élança dans les arbres, telle une grosse balle de fourrure marron foncé. Il réduisit les nids en pièces, flanquant des baffes et des coups de pied à leurs occupants, cria et sauta jusqu’à ce que l’arbre tout entier ne soit plus qu’un vaste chambard feuillu, et qu’il fût impossible pour quiconque de continuer à dormir, ou en tout cas d’ignorer que Capo, le mâle dominant, était là. Il négocia un atterrissage rude mais précis pile au milieu du nid de Doigt, un jeune mâle costaud pourvu de mains et d’un cerveau particulièrement agiles. Doigt se roula en boule, geignit et releva son derrière en s’efforçant de prendre l’air aussi soumis que possible. Mais Capo lui flanqua dans les fesses un formidable coup de pied, et Doigt traversa le feuillage en hurlant, avant de s’écraser par terre. Il était grand temps qu’il reçoive une leçon ; Capo trouvait qu’il en prenait un peu trop à son aise. Ensuite, Capo descendit à terre, le poil hérissé, respirant lourdement. Il se trouvait à la lisière d’une petite clairière, dont le centre était occupé par un marécage. Il n’avait pas encore fini sa parade. Avec force cris et hurlements, il se jeta contre différents troncs d’arbre, tapa dessus avec ses paumes ouvertes en faisant le plus de boucan possible, arracha leurs plus petites branches, les secoua si fort qu’une cascade de feuilles lui retomba sur la tête. Doigt se remit sur son séant à l’endroit même où il était tombé. Il crapahuta tout en traînant la patte vers l’ombre d’un petit palmier et s’y réfugia, le temps que le chef ait fini son numéro. D’autres mâles sautaient et criaient, en parfaits lèche-bottes qu’ils étaient. Il y avait bien une ou deux femelles debout, mais elles vaquaient à leurs occupations matinales, hors du chemin de Capo. Sa parade terminée, Capo avisa la Gueularde, une femelle qui poussait des hurlements particulièrement stridents. Accroupie au pied d’un acacia, elle était occupée à émietter une morille dont elle se fourrait les morceaux dans le bec. La Gueularde n’était pas encore pubère, mais ça ne tarderait plus. Remarquant le léger renflement de ses parties génitales, Capo eut aussitôt une érection. Toujours haletant, le poil hérissé, il se pavana devant la Gueularde, la prit par les hanches, la pénétra doucement. Sa fente était délicieusement étroite, et les groupies de Capo hurlèrent et grondèrent, tout en tapant sur le sol pour stimuler leur héros. La Gueularde ne résista guère. Elle se positionna même de façon à lui faciliter les choses, se laissant besogner tout en continuant à grignoter ses petits bouts de morille, sans montrer le moindre intérêt pour ce qui lui arrivait. Capo se retira avant d’éjaculer : il était encore trop tôt pour ça. En guise de coup de grâce, il tourna le dos à ses subalternes humblement pâmés, se pencha et éjecta une giclée de merde qui leur retomba en pluie dessus. Puis il s’affala de tout son long dans l’herbe, les poings sur les hanches, et autorisa quelques-uns de ses favoris à l’approcher pour l’épouillage rituel. Ainsi le big boss, le capo di capi de son groupe – le géniteur de l’humanité, l’ancêtre de Socrate, de Newton et de Napoléon –, avait-il commencé sa journée, avec ce qu’il fallait de pompe et de prestige. La priorité consistait maintenant à se remplir la panse. Capo choisit l’un de ses subalternes – Fronde, un grand spécimen tout en nerfs et en muscles –, poussa force hurlements et lui balança sur la tête toute une série de tapes et de coups. Fronde comprit rapidement le message. Sa mission consistait à diriger les recherches en eau et en nourriture de la troupe. Il choisit une direction, qui s’avéra être celle du soleil levant, c’est-à-dire l’est, puis, d’une démarche où se mêlaient la maladresse d’une marche sur les jointures et quelques sprints debout, il effectua des allers et retours à toute allure dans cette direction, en jetant des coups d’œil derrière lui, vers Capo, quêtant son approbation. Mais Capo n’avait aucune raison de préférer une direction plutôt qu’une autre. Dédaigneusement, ses grosses pattes avant s’enfonçant dans la terre meuble, il emboîta le pas à Fronde. Le reste de la troupe se massa rapidement derrière lui, mâles et femelles mélangés, les enfants cramponnés au ventre de leur mère. La troupe se fraya un chemin à travers les arbres en lisière de la forêt, cherchant méticuleusement de quoi manger, chacun selon ses goûts – le plus souvent des fruits, même si quelques insectes, voire de la viande, étaient les bienvenus. Les mâles paradaient et se défiaient à grand bruit, alors que les femelles se déplaçaient plus calmement avec leurs bébés, entourées de jeunes qui faisaient des galipettes et jouaient à se battre. Les femelles cheminaient de concert, calmes, amicales. En vérité, la société de Capo reposait sur elles. Elles restaient toujours fidèles aux leurs, auxquels elles distribuaient ce qu’elles trouvaient à manger. Cette pratique était, d’un point de vue génétique, parfaitement sensée, dans la mesure où tantes, nièces, sœurs partageaient le même patrimoine génétique. Quant aux mâles, ils allaient là où allaient les femelles, et se défiaient pour la forme. En réalité, ça ne changeait pas grand-chose pour la troupe. Le sexe humide, les jointures délicieusement endolories et l’estomac chatouillé par la perspective d’un prochain remplissage, Capo aurait dû être aussi heureux qu’il lui était possible de l’être. La vie était agréable ici, dans cette forêt. Pour Capo, grand mamamouchi, les choses n’auraient pu aller mieux. Et pourtant, il ressentait toujours comme une sorte de gêne, quelque part… Malheureusement pour son humeur, la quête de ce matin-là ne fut guère fructueuse. Ils devaient continuer à chercher. Ils croisèrent la route d’autres créatures de la forêt : des okapis – des girafes à cou court –, des hippopotames nains et de petits proboscidiens sylvestres. C’était une faune ancienne qui s’accrochait aux vieux us et coutumes de la forêt. Il y avait aussi d’autres primates. Ils rencontrèrent un couple de géants : d’immenses animaux au pelage argenté, très larges d’épaules, lourdement accroupis sur le sol, où ils se nourrissaient de feuilles arrachées aux arbres. Ils rappelaient les gras-du-bide du temps de Vagabonde. Les ancêtres de Capo avaient développé un nouveau genre de dents, plus appropriées à un régime frugivore : Capo avait de grandes incisives, pratiques pour manger les fruits, alors que ses molaires étaient de petite taille. Les dents de ces mangeurs de feuilles étaient conçues à l’inverse de celles de Capo : les feuilles n’avaient pas besoin d’être mordues, mais requéraient d’être longuement mâchées. Proches cousins des gigantopithèques d’Asie, ces énormes animaux qui pesaient chacun près d’un quart de tonne figuraient parmi les plus grands primates qui verraient jamais le jour. Mais à cette époque, en Afrique, les géants étaient rares. Ils n’étaient pas en compétition directe avec les membres de la troupe de Capo, qui n’avaient pas leurs multiples et énormes estomacs permettant aux feuilles de fermenter, et ne pouvaient donc pas les digérer. Pourtant, Capo n’appréciait pas de devoir changer de chemin pour éviter ces colosses silencieux et patients. Ne souhaitant pas perdre la face, Capo marcha sur les jointures vers le plus grand des deux géants, un mâle, et parada, le poil hérissé, décrivant des cercles en courant, martelant le sol de ses poings. Le mangeur de feuilles le considéra d’un air placide et peu intéressé. Même assis, il était plus grand que Capo. L’honneur étant sauf, Capo contourna les géants et continua sa route. Peu après, la marche matinale arriva à son terme – il n’y avait plus d’arbres. C’était là la source des préoccupations de Capo. Leur petit morceau de forêt, à moitié inondée et qui allait en s’étrécissant, n’était plus le foyer plein de nourriture qu’il avait jadis été. Ce n’était plus qu’une île, en fait, une île dans un monde beaucoup plus vaste, où les arbres n’avaient pas leur place. Capo jeta un coup d’œil entre les arbres et aperçut cet autre monde, qui émergeait d’une aube de brume. Ce petit bout de forêt se trouvait au creux d’une immense plaine brillante. Ce territoire était une sorte de parc, un mélange de plaines vertes offertes au ciel et de lambeaux de forêt. Celle-ci était principalement composée de palmiers et d’acacias, même si sa végétation, assez variée, présentait un mélange de conifères et d’arbres à feuilles décidues : noyers, chênes, ormes, bouleaux et genévriers. Vagabonde, la lointaine grand-tante de Capo, aurait été surtout étonnée par la nature de la végétation qui recouvrait ces immenses parcelles de terre à découvert : c’était de l’herbe. Une herbe coriace et résistante, qui s’étendait lentement, discrètement, sur toute la surface du globe. En outre, les plaines regorgeaient de lacs, d’étangs et de marais. Partout où portait le regard, un brouillard montait vers le ciel, où le soleil matinal emplissait l’air d’humidité. Un grand fleuve, descendant des hauts plateaux du Sud, décrivait ses méandres dans la plaine détrempée, parmi de nombreux étangs et marécages. La terre était comme une éponge gorgée d’eau. Des arbres mouraient, leurs racines baignant dans l’eau. Ce qui restait de la forêt, déjà réduite comme une peau de chagrin par le refroidissement et l’assèchement du climat, était en train de se noyer. Cette plaine inondée s’étendait à perte de vue vers le nord. Au sud, la terre remontait vers une immense muraille, évidée par le débordement du fleuve. Devant cette paroi, rien ne poussait, c’était une zone jonchée d’immenses plaques de sel d’une blancheur d’ossement, entourant parfois de petits lacs aux eaux apparemment stagnantes. Il y eut un mugissement, au nord. Capo se retourna vers la plaine. Au loin, un troupeau de gros cochons sauvages farfouillaient dans les hautes herbes. Avec leur corps marron-gris et leurs pattes courtes, on aurait dit d’énormes limaces. Mais ce n’étaient ni des cochons, ni des hippopotames ; c’étaient des anthracothères, une survivance de temps beaucoup plus anciens. Deux gros chalicothères avançaient pesamment dans la plaine, arrachant les feuilles des arbustes avec leurs énormes pattes. Ces animaux, aussi gourmets que des pandas, ne se nourrissaient que de bourgeons et de jeunes feuilles. Le plus grand, le mâle, faisait presque trois mètres au garrot. Ils avaient un corps massif, des pattes arrière trapues, mais leurs pattes avant étaient longues et étonnamment gracieuses. Comme ils avaient de longues griffes, ils ne pouvaient pas poser leurs pattes avant sur le sol et devaient marcher sur leurs jointures. Leur corps ressemblait à celui d’improbables et gigantesques gorilles à poils courts, mais leur tête était allongée, comme celle des chevaux : ces anciens animaux étaient des cousins des chevaux. À une époque, ils étaient très répandus, mais les broussailles dont ils se nourrissaient se faisaient plus rares ; et cette espèce était la dernière du genre chalicothère. Juste à côté d’eux, les grands singes entendirent un bruissement fort et régulier. Ils regardèrent autour d’eux, vaguement inquiets. Une famille d’une sorte d’éléphants s’attaquait aux arbres de la lisière du bosquet. Avec leur trompe, ils arrachaient les branches dont ils engloutissaient le feuillage. C’étaient des gomphothères, de véritables mastodontes. Ils étaient équipés de quatre défenses, une paire à la mâchoire supérieure et l’autre à celle du bas, ce qui leur donnait l’allure d’immenses chariots élévateurs. C’était l’apogée des proboscidiens. Le schéma corporel des éléphants était très réussi, et il avait été repris par un grand nombre d’espèces de par le monde. En Amérique du Nord, il y aurait des mastodontes jusqu’à l’arrivée des hommes. Une autre famille avait des défenses en forme de pelle, comme les gomphothères, dont les défenses inférieures étaient particulièrement longues et plates. On trouvait également, en Afrique et en Asie du Sud, des stégodons, aux longues défenses rectilignes. C’étaient les ancêtres des véritables éléphants et des mammouths, qui apparaîtraient plus tard. Les appels des gomphothères portaient loin dans la fraîcheur matinale ; leurs échos se prolongeaient dans l’infrason et faisaient froid dans le dos. Cette espèce particulière de proboscidiens était omnivore. Ce n’étaient pas exactement des chasseurs au pied léger, mais, tout bien considéré, il valait mieux se tenir à l’écart d’un éléphant mangeur de viande. C’est alors que Fronde, le gringalet, quitta par mégarde les ombres de la forêt et se retrouva dans les hautes herbes, qui lui arrivaient jusqu’aux épaules. L’herbe ondoyait autour de lui, agitée par une brise qui formait des vagues languides dans les espaces à découvert. Fronde se dressa tant bien que mal sur ses pattes arrière. Le temps d’un battement de cœur, il resta debout, regardant ce monde interdit aux primates, ce monde de verdure infini où des animaux déambulaient, et où les antilopes, les éléphants et les chalicothères se repaissaient d’herbe. Soudain pris de panique, il se remit à quatre pattes et regagna en courant l’ombrage de la forêt. Capo lui donna une sévère correction sur la tête pour avoir pris un tel risque. Puis il ramena sa troupe dans les profondeurs de la forêt. Capo escalada un acacia, en quête de fruits et de fleurs. Il grimpait hardiment, en se dandinant comme un danseur de shimmy. Il se tirait vers le haut à l’aide de ses bras tout en agrippant le tronc de l’arbre avec ses pieds, pour s’en servir comme appui. C’était un exploit que Vagabonde – ni même d’ailleurs aucun petit singe – n’aurait pu accomplir. Les grands singes comme Capo avaient la poitrine plate, de petites pattes et de longs bras. Le déplacement de leurs omoplates vers l’arrière avait accru leur mobilité, ce qui leur permettait de tendre les bras au-dessus de leur tête. Tout cet attirail était parfait pour se hisser sur un tronc d’arbre. Alors que Vagabonde passait le plus clair de son temps à courir de branche en branche, Capo, lui, était un grimpeur. Ce nouveau schéma, destiné à leur permettre de grimper, eut très vite une autre conséquence, clairement visible dans le corps longiligne de Capo : habitué à fonctionner debout, avec sa nouvelle ossature et le déplacement de son centre de gravité, le corps de Capo était déjà prêt pour la bipédie. D’ailleurs, il lui arrivait de se mettre sur deux pattes dans les arbres, quand il essayait d’atteindre les fruits les plus hauts en s’accrochant aux branches pour garder l’équilibre. Parfois, ces singes se dressaient sur leurs pattes arrière quand ils étaient à découvert, ainsi que Fronde venait d’en faire la démonstration. Ainsi reconfigurés, les grands singes devinrent plus malins. Dans ces climats tropicaux, les arbres étaient rarement en fleur tous en même temps. Même quand on trouvait un arbre en fruit, il n’était pas rare d’avoir à chercher longtemps le suivant. C’est pourquoi les grands singes passaient l’essentiel de leur journée en quête de nourritures éloignées les unes des autres, cherchaient à manger seuls ou en petits groupes, et ne se retrouvaient que pour dormir, à l’abri de leur refuge au sommet des arbres. Cette structure basique de cueillette avait façonné leur vie sociale. D’abord, il fallait qu’ils comprennent parfaitement leur environnement s’ils voulaient trouver la nourriture dont ils avaient besoin. Étant donné la vie qu’ils menaient, leurs liens étaient lâches. Ils pouvaient nouer et dénouer des relations, former de petits groupes qui perduraient même s’ils ne se voyaient pas plusieurs semaines d’affilée. Garder la trace d’une complexité sociale aussi friable et multidimensionnelle demandait un surcroît d’intelligence. Jonglant entre leurs différentes relations, les singes vivaient une sorte de vie pas si éloignée de celle dépeinte par les soap-operas – sauf qu’il s’agissait d’un maelström social qui aiguisait leur cerveau en plein développement. Dans les premières années qui avaient suivi la scission de la famille des anthropoïdes archaïques entre petits et grands singes, ces derniers étaient devenus les primates dominants du Vieux Monde. Même si les ceintures climatiques s’amenuisaient, les reléguant dans des latitudes moyennes, il y avait plein de place pour eux dans cette bande de forêt ininterrompue qui comprenait toute l’Afrique et s’étendait en Eurasie, de la Chine à l’Espagne. En suivant ce corridor de verdure, les grands singes avaient quitté l’Afrique et s’étaient disséminés dans les forêts du Vieux Monde – en fait, ils avaient migré de concert avec les proboscidiens. À leur heure de gloire, il y avait plus d’une soixantaine d’espèces de singes, d’une taille allant de celle du chat à celle de l’éléphanteau. Les plus grands, comme les géants, étaient des mangeurs de feuilles ; ceux de taille intermédiaire – comme Capo – se nourrissaient de fruits ; mais les plus petits, ceux qui pesaient moins d’un kilo, étaient des insectivores, comme leurs lointains ancêtres : plus petit l’animal, plus rapide le métabolisme et plus grande, proportionnellement, la qualité de nourriture exigée. Mais il y avait de la place pour tout le monde. Cela avait été l’âge des singes, un puissant empire anthropoïde. Malheureusement pour eux, il n’avait pas duré. Alors que le monde continuait à se refroidir et à s’assécher, les vastes ceintures de forêt s’étaient réduites à l’état d’îlots, comme ici. La disparition des connections sylvestres entre l’Afrique et l’Eurasie avait isolé les populations de grands singes d’Asie, qui se développeraient alors loin dos événements de l’Afrique et donneraient naissance aux orangs-outans et à leurs cousins. Le raccourcissement des distances avait entraîné une raréfaction des variétés. La plupart des espèces de grands singes étaient en fait déjà en voie d’extinction, et depuis longtemps. C’est alors qu’était apparu un nouveau compétiteur. Capo atteignit une zone de l’acacia où il savait trouver des fleurs en abondance. Mais il s’aperçut que les branches épineuses étaient déjà dénudées. En allant y voir d’un peu plus près, il tomba nez à nez avec un petit visage noir bordé de fourrure blanche, surmonté d’une crête grise et surtout très apeuré. C’était un petit singe – une sorte de vervet –, et du jus coulait aux coins de sa bouche. Il rencontra le regard de Capo, poussa un cri aigu et détala sans lui laisser le temps de réagir. Capo resta un instant sans bouger, se grattant la joue d’un air songeur. Les petits singes étaient une vraie vermine. Ils avaient un atout majeur : la faculté de manger des fruits sans les décortiquer. Leur corps fabriquait une enzyme qui neutralisait les toxines utilisées par les arbres pour protéger leurs fruits, le temps que leurs graines soient prêtes à germer. Les grands singes ne pouvaient rivaliser avec ça. Les petits singes pouvaient donc dépouiller les arbres avant l’arrivée des grands singes. On en trouvait même dans les prairies, où ils se gavaient des graines coriaces qu’ils y trouvaient. Pour les grands singes, les petits singes étaient des concurrents aussi rudes que les rongeurs l’avaient toujours été. Au-dessus de la tête de Capo, une forme menue bougea, se balançant d’une allure gracieuse et déterminée. Un gibbon. Il filait dans la canopée à une allure phénoménale. Il se servait de son corps comme d’un pendule afin de prendre un maximum d’élan, et, comme un enfant sur une balançoire, relevait ou abaissait les jambes afin d’accroître sa vitesse. Avec ses longs bras et sa poitrine plate, le corps du gibbon était une sorte de version exagérée du schéma corporel des grands singes. Les rotules de ses épaules et de ses poignets pouvaient jouer librement, ce qui permettait au gibbon de se suspendre par les bras et de faire un tour complet sur lui-même. Grâce à son poids plume et à son extrême agilité, il pouvait s’accrocher aux plus hautes branches des grands arbres, et atteindre les fruits qui poussaient au bout des branches les plus fines, tout en restant à l’abri des prédateurs qui grimpaient aux arbres. En outre, capable de se pendre par les pieds, il pouvait chiper la nourriture dans les mains mêmes des autres grands singes, qui étaient trop lourds pour le rejoindre sur son perchoir. Il pouvait même s’en prendre aux petits singes, qui, comme lui, couraient le long des plus hautes branches. Capo regarda faire le gibbon, avec une sorte de jalousie devant tant de grâce, de rapidité et d’agilité, avec lesquelles il ne pouvait rivaliser. Cela dit, aussi magnifique fût-il, le gibbon ne constituait pas pour les grands singes un aboutissement ; c’était plutôt un vestige qui, ayant perdu la compétition face aux petits singes, était contraint de gagner sa pitance en vivant aux marges de l’écologie. Un rien déçu, toujours affamé, Capo repartit. Pour finir, Capo trouva une autre de ses ressources favorites, un bosquet de palmiers à huile. Les noix de ces arbres étaient charnues et riches en huile. Leur chair était enfermée dans une sorte de bogue particulièrement dure, qui les protégeait de la plupart des animaux, et même des habiles doigts des petits singes. Mais pas des grands singes. Capo jeta de pleines poignées de noix sur le sol, puis dégringola les récupérer. Il les rassembla, les transporta jusqu’aux racines d’un acacia qu’il avait repéré depuis longtemps, et les cacha sous un tas de feuilles de palmier séchées. Puis il retourna vers la lisière de la forêt, où il avait planque ses pierres-marteaux : des cailloux qui paraissaient faits pour ses mains. Il en choisit un, repartit vers sa cachette. En chemin, il croisa la Gueularde. Pendant un instant, il se demanda s’il n’allait pas la monter encore une fois, mais être couverte une fois par jour par Capo était déjà un honneur plus que suffisant pour une si jeune femelle. En tout cas, elle était assise par terre avec un bébé mâle à drôle d’allure, dont la lèvre supérieure était particulièrement allongée : Éléphant – l’un des fils de Capo. Il se frottait l’estomac en gémissant bruyamment. Peut-être avait-il un ver, ou quelque autre parasite ? La Gueularde gémissait de concert avec lui, comme si un peu de la souffrance du bébé était passée dans son corps. Elle arrachait quelques feuilles dentelées et forçait l’enfant à les avaler ; les feuilles contenaient des substances toxiques pour de nombreux parasites. Il repéra aussi Doigt et Fronde, qui farfouillaient çà et là dans la forêt. Apparemment, se dit Capo, ces jeunes mâles devaient être en quête d’un quelconque larcin à commettre. En fait, comprit-il rageusement, ils louchaient en direction de son monceau de feuilles. Capo se garda bien de manifester son impatience. Il s’assit sous un arbre, lâcha sa pierre-marteau, ramassa une brindille et commença méthodiquement à se curer les orteils. Il savait que s’il se précipitait vers ses noix, les autres les atteindraient avant lui et les lui chiperaient. En flânant de la sorte, il faisait croire à Fronde et à Doigt qu’aucune noix n’avait été cachée. Contrairement à Vagabonde, Capo était capable de comprendre les intentions d’autrui. Il comprenait également que les autres pouvaient avoir des idées différentes des siennes, et que ses actions pouvaient influencer ces idées. Il était même capable d’une certaine empathie (ce qui avait permis à la Gueularde de partager effectivement la souffrance d’Éléphant). Mais cela permettait également d’autres types, plus élaborés, de tromperie et de duperie. En un sens, Capo pouvait lire les pensées. Ce nouveau don lui avait donné de lui-même une conscience inédite. Le meilleur moyen de modeler le contenu de l’esprit d’autrui était d’appréhender le sien : Si je voyais ce qu’elle voit, si je croyais ce qu’elle croit, que ferais-je ?… C’était une sorte d’introspection, un début de réflexion : la naissance de la conscience. Si l’on avait montré à Capo son visage dans un miroir, il aurait su que c’était lui, et non un autre singe à sa fenêtre. Son espèce était la première, depuis les chasseurs de la Pangée, à atteindre un tel degré de sophistication. Finalement, Fronde et Doigt s’éloignèrent de la cachette. Capo reprit sa pierre-marteau et s’approcha de ses noix, se réservant de flanquer plus tard, pour le principe, une bonne correction à ces deux morveux – qui ne sauraient jamais vraiment pourquoi. Il repoussa les feuilles qui masquaient les noix et mit au jour sa pierre-enclume préférée, une roche plate bien enfoncée dans la terre. Pour se protéger les fesses, il étala quelques grandes feuilles sur le sol humide. Il s’assit, les jambes repliées. Il plaça une noix sur l’enclume, la tint fermement entre deux doigts, puis abattit le marteau, sans oublier de retirer ses doigts au dernier moment. La noix roula un peu et laissa échapper un filet de jus, sans se briser ; Capo la reprit et recommença. C’était un processus délicat qui demandait une grande coordination. Mais il ne fallut à Capo que trois tentatives pour ouvrir la première noix, dont il mâchonna rapidement le contenu. Vingt-sept millions d’années après Vagabonde et son habitude de lancer les noix contre les branches, c’était là le summum de la technologie sur Terre. Capo s’occupa consciencieusement de ses autres noix, s’absorbant totalement dans cette procédure élaborée, chassant de son esprit les soucis qui ne cessaient de le titiller. La matinée était maintenant bien avancée, et, pendant un instant, il se sentit content, heureux de savoir qu’il avait mis de côté suffisamment de nourriture pour ne pas souffrir de la faim, pendant les prochaines heures au moins. Éléphant, attiré par la succulente odeur des noix, s’approcha pour voir ce qui se passait. Les problèmes d’estomac de ce jeune avaient de toute évidence été soignés par les médicaments improvisés de la Gueularde… à moins qu’il n’ait fait semblant d’avoir mal, pour qu’elle s’occupe de lui ; et il commençait à avoir faim. Il avisa les petits bouts de coquille éparpillés autour de la pierre-enclume. Il y avait même quelques restes de chair. Le jeunot les ramassa et les enfourna. Capo, qui se sentait d’humeur charitable, ne broncha pas. C’est alors que Feuille passa dans les parages, son enfant sur le dos. Capo lâcha sa pierre-marteau et se dirigea vers elle. Il entreprit de lui épouiller le ventre, une attention à laquelle elle se soumit de bonne grâce. Feuille, une grosse et gentille créature, était l’une de ses femelles préférées. En fait, elle était la préférée de tous les mâles de la troupe, qui rivalisaient entre eux pour avoir le privilège de l’épouiller. Mais Capo n’était pas comme eux. Rapidement, son vit turgescent pointa hors de sa fourrure. Feuille, ayant reçu tout l’épouillage auquel elle avait droit, souleva doucement l’enfant de son dos et le posa à terre. Puis elle s’allongea et laissa Capo la pénétrer. Il la besogna si bien qu’elle se cambra, se retrouvant la tête en arrière, le poids de son corps reposant sur son crâne. Ces grands singes s’accouplaient souvent de cette façon, face à face. Encore une histoire d’empathie : ils pouvaient prendre part au plaisir l’un de l’autre tandis qu’ils s’épouillaient ou copulaient. Capo et Feuille étaient proches, tout proches. Même si le coït se faisait généralement au vu et au su de tous, il arrivait que Feuille et Capo s’en aillent, plusieurs jours durant, dans la forêt – rien que tous les deux. C’était au cours de ces safaris de tendresse, prémices de l’intimité sexuelle de leurs descendants, que la plupart des enfants que Feuille avait eus avec Capo avaient été conçus, notamment Éléphant. Ce que Capo et Feuille ressentaient l’un pour l’autre à de tels moments ne ressemblait absolument pas à l’amour humain. Les grands singes restaient captifs d’une prison muette ; leur « langage » était à peine plus sophistiqué qu’un cri de douleur. Mais ils faisaient partie des créatures les moins solitaires de la planète, les moins solitaires qui aient jamais vu le jour. Pendant que ses aînés s’accouplaient, le jeune Éléphant s’absorba dans l’étude de la trousse à outils de Capo. Il entreprit de taper une noix contre un caillou, puis un caillou sur une enclume. Au cours de leur croissance, les grands singes comme Capo avaient beaucoup de choses à apprendre sur leur environnement. Ils devaient apprendre où trouver à boire et à manger, comment se servir des outils occasionnels qui leur servaient à atteindre ces victuailles, comment appliquer les médicaments rudimentaires offerts par la nature. Ils étaient conduits à se comporter ainsi, en fait, par la compétition avec les petits singes : ils devaient réfléchir à un moyen de se procurer de la nourriture sans que les petits singes la leur volent ; et pour cela, il fallait de la jugeote. Mais ce n’était pas quelque chose qui s’enseignait. Éléphant n’était pas du tout en train de chercher à comprendre ce que faisait Capo. Mais en essayant, par un système d’approches successives, grâce aux outils que les adultes avaient laissés traîner, appâté par la promesse d’une délicieuse noix de palmier, Éléphant finirait par apprendre à ouvrir les noix tout seul. Il mettrait bien encore trois ans avant d’y arriver correctement. Éléphant devait tout apprendre par lui-même, à partir de zéro, comme s’il lui fallait redécouvrir, au cours de sa vie, l’ensemble des progrès intellectuels qu’avait accomplis son espèce. Il frappait les coques, encore et encore, comme s’il était le premier de tous les grands singes à essayer ce truc. Capo eut un lent et puissant orgasme, le premier de cette journée. Il se retira de Feuille et roula sur le dos, fier de lui alors que rien ne le justifiait vraiment. Du coup, il autorisa Feuille à l’épouiller et à peigner la fourrure de son ventre. C’est alors que la paix de l’esprit qu’il connaissait s’envola, chassée par une soudaine cacophonie venue des profondeurs de la forêt : des cris, des hurlements, des martèlements, le bruissement de grands corps en train de grimper aux arbres et de s’y balancer. Capo se releva. Dans son monde, il valait mieux éviter de donner une fête et d’oublier de l’y inviter. Il se hissa sur une souche d’arbre, tambourina sur une branche, flanqua à Éléphant quelques taloches de pure forme, puis fonça vers la source du bruit. Un groupe de jeunes mâles chassait un petit singe. Capo crut remarquer qu’il ressemblait au vervet qu’il avait surpris un peu plus tôt en train de mâchonner ses fleurs d’acacia. À présent, il était assis, recroquevillé sur lui-même, au sommet d’un jeune palmier. Les chasseurs avaient encerclé la base du palmier et grimpé avec adresse aux arbres entourant celui de leur proie. D’autres singes, dont Fronde et Doigt, s’étaient rassemblés pour profiter du spectacle. C’étaient ces spectateurs qui faisaient tout ce raffut ; les chasseurs, eux, se déplaçaient souplement, en silence. Mais pour le petit singe, le vacarme était terrifiant et il était complètement désorienté. Capo fut désagréablement surpris quand il reconnut les chasseurs. C’étaient les jeunes voyous qui étaient partis en virée quelques jours plus tôt chercher à manger dans une autre zone de la forêt. Leur chef improvisé, un mâle de forte carrure appelé Roc, avait déjà donné du souci à Capo par le passé. C’était une forte tête, et Capo avait été ravi de le voir partir ; qu’il lâche la vapeur, qu’il fasse quelques conneries, qu’il se fasse un peu mal même, et il viendrait bien assez tôt s’aplatir devant Capo, comme les autres. Mais Roc n’était parti que quelques jours, alors que Capo aurait voulu qu’il s’en aille plusieurs semaines. Et à en juger par son agressivité débridée, sa virée ne l’avait pas calmé. Capo s’inquiétait également à cause des chasseurs. Les petits singes ne se mettaient généralement à chasser que lorsque la nourriture manquait, comme au cours des périodes de sécheresse. Pourquoi maintenant ? Soudain, l’un des grands singes, après avoir escaladé un arbre, bondit dans les airs. Le petit singe émit une suite de pépiements et sauta de l’autre côté – droit dans les bras d’un chasseur aux aguets. Les spectateurs poussèrent des cris et des hurlements. Le chasseur fit valdinguer le petit singe de tous les côtés et lui écrasa le crâne contre un tronc d’arbre. Le vervet cessa aussitôt de crier. Puis le chasseur jeta la carcasse désarticulée sur le sol, où la tête explosée du petit singe éclaboussa de rouge brillant le vert sombre de la forêt. Capo se devait d’intervenir. Il bondit par-dessus Roc pour être le premier à atteindre la dépouille. Il attrapa la petite chose encore chaude, l’empoigna fermement par une cheville et la tordit brusquement, arrachant le petit membre à la hauteur du genou. À sa grande surprise, Roc se rebiffa. Le gros mâle lui sauta dessus, les pieds en avant dans la poitrine. Capo tomba à la renverse, le souffle coupé, une douleur irradiant sa cage thoracique. Roc prit intentionnellement la patte sectionnée du petit singe et la mordit à pleines dents, faisant gicler du sang sur sa bouche. Tous les grands singes étaient maintenant très excités, et ils criaient, se tapaient sur la poitrine et se rentraient les uns dans les autres. Sans tenir compte de sa douleur, Capo se releva en rugissant. Il ne pouvait pas laisser Roc s’en sortir comme ça. Il grimpa dans les branches basses d’un arbre, tambourina férocement sur sa poitrine, poussa un hurlement suffisamment bruyant pour déranger les oiseaux juchés au-dessus de lui, ressauta à terre. Il laissa la colère l’envahir. Les poils de son corps se hérissèrent, et une magnifique érection rose violacé se dressa devant lui : un truc vraiment très beau, sa marque de fabrique. Roc ne se montra guère impressionné. Brandissant la patte du petit singe comme une massue, il commença ses propres rodomontades, tapa du pied, sauta, puis tambourina sur sa poitrine de façon aussi impressionnante que Capo. Capo savait qu’il ne pouvait se permettre de perdre ce combat. Étant donné la nature des compagnons de Roc, qui tous avaient du sang sur les mains, il n’y laisserait pas que son statut. Il y allait aussi de sa vie. Avec une agilité étonnante pour son âge, il sauta en avant, colla Roc par terre et s’assit sur sa poitrine. Puis il commença à le rouer de coups, sur la tête et le corps, de toutes ses forces. Roc contre-attaqua. Mais, à part l’âge, tous les atouts étaient du côté de Capo : la surprise, l’expérience et l’autorité. Roc ne pouvait rien contre Capo qui pesait sur lui de tout son poids, lui immobilisant les bras et les jambes. Petit à petit, Capo vit qu’il était en train de gagner la bataille dans l’esprit du reste de la troupe, ce qui était aussi important que de soumettre Roc. Les suivants du jeune mâle paraissaient avoir disparu dans les arbres, et les hourras d’excitation et d’encouragement que Capo entendait semblaient à présent lui être destinés. Alors, tandis qu’il corrigeait Roc, un lent raisonnement se fit sous le vaste crâne de Capo. Il repensa aux arbres en train de mourir qu’il avait aperçus à la frange de l’îlot de forêt, au rapide retour de Roc et de ses compagnons de route, à leur faim apparente, à leur besoin de chasser. Roc n’avait trouvé nulle part où aller. La forêt est en train de diminuer. Cela avait été vrai toute sa vie, mais maintenant il ne pouvait plus l’ignorer. Il n’y avait plus assez de place. S’il laissait le groupe rester ici, la tension entre ses membres en concurrence pour des ressources en constante diminution deviendrait trop intense. Ils devaient partir. Roc capitula enfin. Il gisait sans bouger sous Capo. Il prit dans ses mains en coupe les couilles du vieux mâle, branla même un peu son pénis en érection – autant de gestes de soumission. Afin que la leçon soit bien comprise, Capo continua à lui rouer la tête de coups pendant plusieurs minutes. Puis il descendit du jeune mâle étendu par terre. Le poil toujours hérissé, il repartit dans la forêt, où il put enfin se permettre de se masser la poitrine pour soulager sa douleur, sans que personne voie à quel point il souffrait. Derrière lui, les autres se jetèrent sur le vervet. Leur estomac ne digérait pas très bien la chair, et peu après, ils se remettraient à chercher dans leurs déjections les petits bouts de viande mal digérés, pour les remanger. Leur système digestif devrait être encore un peu amélioré si les descendants de ces créatures frugivores voulaient connaître quelque succès dans la savane. II Depuis l’époque de Vagabonde, l’herbe avait refaçonné le monde. Le mémorable refroidissement de la planète se poursuivait. L’eau se retrouvant piégée dans les glaces de l’Antarctique, le niveau des océans baissa, et les mers intérieures diminuèrent ou se retrouvèrent cernées par les terres. Mais, alors que la surface des terres continentales augmentait, il y avait moins de mer pour amortir les pics de chaleur et de froid du climat, et sous l’effet de l’érosion les roches absorbèrent le dioxyde de carbone de l’air, qui ne pouvait plus retenir la chaleur du soleil. Plus froid, plus sec : la planète avait mis en place un vaste mécanisme qui s’entretenait lui-même, créant des conditions encore plus froides et plus arides. Parallèlement, les collisions tectoniques créèrent de nouvelles chaînes de montagnes : les Andes en Amérique du Sud, l’Himalaya en Asie. Ces nouveaux soulèvements provoquèrent un gigantesque effet de fœhn sur les continents ; le désert du Sahara naîtrait bientôt, à l’ombre d’une de ces montagnes. Au cours de ce nouveau dessèchement, de vastes forêts d’arbres à grandes feuilles décidues s’étendirent du sud vers le nord autour de l’équateur. L’herbe se répandait. Les herbacées – qui formaient des masses immenses, capables de s’en remettre au vent pour faire voyager leurs pollens et se reproduire – auraient pu être inventées pour ces nouvelles conditions de sécheresse et de grands espaces. L’herbe pouvait se contenter des rares pluies sporadiques, alors que la plupart des arbres, dont les racines ne s’étaient jamais enfoncées aussi loin dans le sol, ne rencontraient que la sécheresse et n’arrivaient pas à lutter. Mais le vrai secret de l’herbe, c’était sa tige. Les feuilles de la plupart des plantes poussaient à partir du bout de la pousse. Mais pas chez l’herbe : les feuilles de l’herbe poussaient juste au niveau du sol, à partir de racines souterraines, conservant ainsi toutes leurs capacités de régénération. Ces propriétés somme toute assez banales avaient permis à l’herbe d’envahir un monde, et de le nourrir. Les nouveaux herbivores mangeurs d’herbe développèrent un système digestif de ruminants, qui leur laissait le temps de digérer le fourrage d’herbe, et donc d’en extraire le maximum de nutriments. Ils se dotèrent également de dents capables de supporter l’effet abrasif des grains de silice contenus dans les brins d’herbe. De nombreux herbivores apprirent à migrer, à cause des chutes de pluie saisonnières. Ces nouveaux mammifères étaient plus grands que leurs ancêtres archaïques. Ils étaient minces et munis de longues pattes aux pieds spécialisés, comptant un nombre réduit d’ongles qui leur permettaient de marcher et de courir sur de plus longues distances, et à grande vitesse. Au même moment, il y eut une forte poussée du nombre des rongeurs, comme les campagnols et les souris, capables de se nourrir des graines de l’herbe. De nouveaux carnivores apparurent, équipés de tout ce qu’il fallait pour se nourrir des grands troupeaux d’herbivores. Mais les règles de l’ancien jeu avaient changé. Dans la couverture clairsemée des prairies herbeuses, les prédateurs pouvaient voir leurs proies de très loin – et vice versa. Les prédateurs et les proies entamèrent donc une course aux armements métaboliques, qui avait pour enjeu essentiel la vitesse et l’endurance ; ils développèrent des pattes encore plus longues et des réflexes encore plus rapides. Un nouveau type de terrain fit son apparition – particulièrement à l’est des continents, à l’abri des vents prédominants de l’ouest et des pluies qu’ils charriaient : des bois et de grandes plaines herbeuses, semées de broussailles. En retour, les animaux qui s’adaptèrent à la nouvelle végétation furent récompensés par une source de nourriture garantie qui s’étalait sur des centaines de kilomètres. Mais leur spécialisation, ainsi que la stabilité des plaines herbeuses, fixa les ruminants aux herbes, les prédateurs aux proies, établissant une sorte d’intime interdépendance. À cette époque, les daims, les vaches, les cochons, les chiens et les lapins ressemblaient assez à leurs équivalents des temps humains, cinq millions d’années plus tard, même si la plupart d’entre eux paraissaient démesurément grands ; ils seraient ensuite supplantés par leurs plus petits et plus rapides cousins. Pendant ce temps, la chute du niveau des océans rouvrit les ponts de terre, provoquant d’immenses mouvements migratoires d’animaux. Trois espèces d’éléphants – les deinothères, qui mangeaient la végétation des arbres, les gomphothères omnivores et les mastodontes fourrageurs – passèrent d’Afrique en Asie. En même temps qu’eux traversèrent les grands singes, cousins de Capo. Et de l’autre direction vinrent les rongeurs et les insectivores, les chats, les rhinocéros, les chevrotains, les cochons et les variétés primitives de girafes et d’antilopes. Il y eut quelques exotismes, notamment sur les îles et les continents isolés. En Amérique du Sud s’épanouirent les plus grands rongeurs qui existèrent jamais ; il y avait une sorte de cochon d’Inde de la taille d’un hippopotame. En Australie, les premiers kangourous firent leur apparition. Et ceux que l’on considérerait plus tard comme les animaux tropicaux se trouvaient déjà en Amérique du Nord, en Europe et en Asie : en Angleterre, la Tamise était un vaste fleuve marécageux, et les hippopotames et les éléphants se baignaient dans ses plaines inondées. Bien que le monde se fût terriblement rafraîchi depuis l’époque de Noth, il n’était pas encore froid ; les froids les plus rigoureux viendraient plus tard. Mais il faisait toujours plus sec. Bientôt, la vieille mosaïque de plaines herbeuses et de bois qui assurait l’alimentation d’une grande variété d’animaux ne subsista plus que dans la partie de l’Afrique à cheval sur l’équateur ; partout ailleurs, les prairies donnaient sur des plaines arides, des savanes, des steppes, des pampas. Dans ces environnements simplifiés et plus rudes, de nombreuses espèces n’avaient plus leur place. Cet intense drame de l’évolution se jouait à cause des changements incessants du climat – et les animaux et les plantes étaient aussi malléables que les coulées de métal en fusion jaillies de la grande forge de la Terre. Le lendemain matin, il n’y eut pas de voluptueux grattage de couilles. Dès son réveil, Capo s’assit, mugit doucement à cause de la douleur causée par ses bleus et ses bosses de la veille, et se vida efficacement la vessie et les intestins, se fichant pas mal des protestations qui montaient d’en dessous. Il bondit hors du nid et descendit à terre de sa démarche chaloupée. Au passage, tout comme la veille, il réveilla la troupe en jetant tout le monde hors du nid, en criant et en distribuant force gifles et coups de pied. Mais, ce matin-là, Capo n’avait guère envie de parader ; ce matin-là, ce qu’il recherchait, ce n’était pas dominer mais gouverner. Sa détermination était toujours fortement ancrée dans son esprit. La troupe devait partir. Pour aller où ? Ça ne faisait pas encore partie de son processus de prise de décision rudimentaire. Mais ce qui était très clair dans sa tête, c’était la tension de la veille, la bagarre avec Roc, et le sentiment qu’ils étaient trop nombreux pour ce morceau étriqué de forêt. La troupe s’assembla au pied de l’arbre. Ils étaient plus d’une quarantaine, dont pas mal d’enfants, accrochés au ventre ou sur le dos de leur mère. Encore ensommeillés, ils s’étiraient et se grattaient en se demandant ce que Capo pouvait bien leur vouloir. Évidemment, il s’en trouva pour s’en aller flâner au loin, à la recherche de mousse, de brins d’herbe, de figues ou d’autres fruits poussant au ras du sol. Capo sentit chez ses sujets mâles une certaine réserve et du ressentiment ; il n’était pas impossible qu’ils s’opposent à lui, pour le principe, à cause de l’incessant jeu de domination. Quant aux femelles, c’était un État dans l’État, en dépit de toutes les fanfaronnades et gesticulations de Capo. Comment allait-il s’y prendre pour conduire où que ce soit un tel ramassis de bras cassés ? Son esprit était une machine sophistiquée, conçue au départ pour lui permettre d’appréhender la complexité des relations sociales. Et il avait une compréhension innée de son environnement. Il avait dans la tête une sorte de base de données qui lui disait quelles étaient les ressources nécessaires à sa survie et où les trouver. Il était même doué pour se diriger au jugé et dénicher les raccourcis permettant d’aller d’un point à un autre. C’était cette conscience de son environnement qui l’avait prévenu de la disparition de la forêt. À la différence des êtres humains, il n’était pas conscient en permanence, mais par intermittence. Il n’avait en fait conscience de ses propres pensées et de lui-même que lorsqu’il pensait aux autres membres de la troupe – parce que c’était d’abord à cela que servait la conscience chez les primates : à essayer de se figurer ce que les autres pensaient. Il n’avait pas une conscience aussi affûtée des autres domaines de sa vie, tels que partir en quête de nourriture ou se servir d’un outil : c’étaient là des actions inconscientes, aussi périphériques que respirer, ou bouger les bras et les jambes pour grimper aux arbres. Il ne pensait pas comme un être humain ; c’était plus simple, plus compartimenté. Il eut quelques difficultés à assembler tous les morceaux du puzzle : le danger représenté par le rétrécissement de la forêt, ce qu’il devait ordonner à sa troupe de faire. Mais il avait bien trop conscience du danger, et tout son instinct lui criait de se tirer d’ici le plus vite possible. La troupe devrait suivre. Un point c’est tout : il le savait, au plus profond des fibres de son être. S’ils restaient ici, ils mourraient. Pour se mettre en condition, il rugit à s’en faire bouillir le sang et commença la plus énergique des parades. Il courut d’un bout à l’autre de la troupe, frappant, distribuant force taloches, coups de poing et coups de pied. Il arracha les branches des arbres, les agita au-dessus de sa tête pour donner l’impression qu’il était plus grand. Il se balança aux branches, sauta par-dessus, martela férocement le sol et – en guise de bouquet final et afin de renforcer sa victoire de la veille – jeta Roc à terre et lui colla son magnifique anus plissé sur la face. C’était un show de toute beauté, du niveau de ceux dont il était capable au glorieux temps sa jeunesse. Les mâles poussèrent des cris d’encouragement, les femelles rentrèrent la tête dans les épaules, les enfants pleurèrent, et Capo s’autorisa même à ressentir un brin de fierté devant une si belle ouvrage. Il essaya ensuite de les emmener vers la lisière de la forêt. Il marcha à reculons, secouant les branches, faisant des allées et venues. Tous le regardaient en ouvrant de grands yeux : il se comportait soudain comme un jeune mâle soumis ! Aussi se lança-t-il dans une nouvelle parade, tambourinant sur sa poitrine, sautant et poussant des cris, et recommença sa routine, qui voulait dire : « Suivez-moi ! » Enfin, l’un des membres de la troupe bougea : Fronde, le jeune maigrichon. Il fit quelques pas sur les jointures, pour voir. Capo répondit en jacassant et se précipita vers lui afin de le récompenser en l’épouillant avec effusion. Alors, d’autres s’avancèrent : Doigt, puis quelques jeunes mâles, impatients de se faire épouiller à leur tour. Capo remarqua que Roc avait flanqué en douce un petit coup de pied sur le cul de Fronde. Puis, au grand soulagement de Capo, ce fut au tour de Feuille de venir, son enfant sur le dos, marchant sur les jointures avec un peu de raideur, mais non sans dignité. Quand cette importante vieille femelle approcha, d’autres la suivirent, dont la Gueularde, la jeune femelle presque pubère. Mais certaines femelles ne bougèrent pas – et certains mâles non plus. Roc restait en retrait, accroupi sous un arbre, les pattes effrontément pliées sous lui. D’autres mâles se massèrent autour de lui. Capo parada devant eux, furieux. Ils se pelotonnèrent davantage les uns contre les autres et se mirent à s’épouiller, comme si Capo n’existait plus. C’était une rebuffade délibérée. S’il voulait sauver la face, Capo allait devoir briser ce noyau de rébellion, et peut-être même mettre à Roc une autre tannée. Alors, se surprenant lui-même, il renonça à sa parade et s’en alla, haletant. Dans son cœur, il savait qu’il les avait perdus. Il les avait secoués un peu trop fort, et sa troupe était en train de se séparer. Ceux qui choisiraient de le suivre finiraient bien par trouver leur chemin, avec lui, vers un nouveau destin – un destin qu’il n’arrivait pas lui-même à imaginer. Ceux qui resteraient en arrière n’auraient plus qu’à se débrouiller au mieux. Il s’éloigna rapidement en bondissant, sortit de la forêt et se dirigea vers la lumière du jour, sans un regard en arrière, mais non sans lâcher un pet d’adieu liquide à l’intention des rebelles. Finalement, la moitié des mâles environ et un peu plus de la moitié des femelles restèrent en arrière. C’était une réduction drastique du nombre de ses sujets. Et alors qu’il s’avançait vers la brillante lumière de la plaine, il entendit les cris de joie et d’encouragement des mâles. La bataille pour la nouvelle suprématie avait déjà commencé. À la lisière de la forêt, au bord du vide, Capo fit une pause. Tout comme la veille, des gomphothères broutaient des arbres abîmés et à moitié noyés. Au nord, la prairie herbeuse, où des troupeaux d’herbivores passaient comme des ombres, se perdait dans l’horizon brumeux, souligné de lacs et de marécages brillants. Au sud, à un peu plus d’un kilomètre environ, le sol était un blanc d’os, étincelant. Mais Capo voyait que le sol montait en direction d’un plateau de verdure, où – pour autant que le lui permettaient ses pauvres yeux, adaptés aux courtes distances de la forêt –, il voyait une riche couverture d’arbres pousser au-dessus de la roche. Au sud, donc, puis à travers la terre aride, en direction de la nouvelle forêt du plateau. Sans se retourner pour voir si les autres le suivaient, il partit sur ses jointures et ses pieds, et s’enfonça dans l’herbe qui dansait autour de lui, à hauteur de ses épaules. Au fur et à mesure qu’ils gravissaient la pente, la végétation se raréfiait. Il y avait bien quelques arbres, mais ce n’étaient que des bosquets de pins étiques qui s’accrochaient à un sol aride, et qui n’avaient rien de la densité ni de l’humidité confortables de sa forêt. Il n’y avait donc pas moyen de se mettre à l’abri du soleil, de plus en plus ardent. Capo se mit très vite à haleter et à cuire sous son épaisse fourrure ; il eut bientôt les pieds et les jointures à vif. Il ne pouvait pas transpirer, et cette marche à quatre pattes, idéale pour déambuler dans l’environnement dense et complexe de la forêt, n’était pas adaptée à cet endroit. Capo, créature de la forêt, était intimidé par cette grande étendue de vide. Il poussa un petit cri, résista à l’envie de se recroqueviller sur lui-même, de passer ses bras au-dessus de sa tête et de grimper dans le premier arbre venu. On voyait quelques animaux, éparpillés sur la plaine aride : des daims, certaines espèces de chiens, une famille de fouisseurs qui ressemblaient à des sortes de cochons, avec une fourrure et des épines. Très peu de gros animaux. Tandis que Capo avançait, cahin-caha, beaucoup de petites créatures détalèrent à son approche : des lézards, des rongeurs, et même quelques lapins primitifs. La troupe d’une vingtaine de membres qui l’avaient suivi s’effilochait sur la pente, derrière lui. Ils se déplaçaient lentement, parce qu’ils s’arrêtaient souvent pour se nourrir, boire, s’épouiller, jouer, se disputer. Cette migration ressemblait beaucoup à la lente promenade de quelques enfants qu’un rien distrait. L’instinct de Capo lui soufflait de ne pas les presser. Après tout, c’était dans leur nature d’agir ainsi. Capo arriva au sommet d’une petite colline érodée. De là, il regarda en arrière le paysage humide et luisant, avec ses îlots de forêt et ses herbivores en train de paître. Mais quand il se retourna et regarda vers l’avant, vers le sud, il vit la grande bande de terre sèche vers laquelle ils se dirigeaient. C’était une immense et haute vallée, avec par endroits quelques maigres arbres et des parcelles de végétation. Elle était condamnée à la sécheresse à cause d’un accident géologique qui l’avait piégée au fond d’une sorte d’immense cuvette rocheuse, où ne jaillissait aucune source et où il ne pleuvait jamais. Un paysage de cauchemar, immensément à découvert. Pourtant, il fallait le franchir. En plus, maintenant qu’il n’y avait plus de forêt pour étouffer les bruits, il distinguait parfaitement le grondement mystérieux qui montait de l’ouest. Cette lointaine rumeur ressemblait au rugissement d’une grosse bête blessée, affamée, ou au tonnerre de sabots d’un énorme troupeau d’herbivores. Mais quand il regarda vers l’ouest, il ne vit aucun nuage de poussière, aucune silhouette animale. Il n’y avait rien, rien que ce grondement qui s’éternisait, comme s’il était le bruit même de la vie. Capo descendit vers le sud. La pente rocheuse était de plus en plus nue. Quelques arbres s’accrochaient encore à la vie, leurs racines enfouies dans les failles de la pierre. Mais ces pins étaient très peu nombreux, et leurs feuilles, avares de leur eau, étaient hérissées de piquants. Il s’arrêta sous l’un de ces arbres. Ses branches et ses feuilles ne lui offrirent quasiment aucune ombre. Il ne trouva pas de fruit, et les feuilles qu’il réussit à arracher étaient sèches et lui raclèrent le gosier. Il essaya d’attraper une sorte de petite souris qui avait de très longues pattes de derrière –, il saliva à la perspective de mordre dans ce petit corps humide et mou, de sentir ses os se briser sous ses dents. Mais sur ce sol rocailleux il était maladroit et bruyant, et la drôle de souris lui échappa sans peine. Puis le terrain changea de nouveau, se transforma en une large pente de pierres fracassées, une route qui descendait dans les profondeurs de la vallée aride. La marche devint encore plus pénible, Capo trébuchait et glissait sur la caillasse. Mourant de chaud, assoiffé, affamé, effrayé, il poussa un cri de révolte, jeta des cailloux autour de lui, les piétina et donna des coups de pied dedans. Mais il avait beau faire, la terre ne se laissa pas intimider. Pendant ce temps, une chasma observait la troupe dépenaillée d’anthropoïdes qui descendait la pente inégale et dangereuse. Elle n’avait jamais rien vu de pareil. Avec son froid intérêt de prédateur, elle estima la vitesse à laquelle ils se déplaçaient, leur force, la quantité de nourriture qu’ils représentaient, commença à classer les individus. Là, il y en avait un qui paraissait blessé et boitait légèrement ; ici, il y avait un enfant, tenu étroitement par sa mère sur sa poitrine ; ailleurs, un jeune, qui paraissait perdu et qui – l’imbécile ! – se laissait distancer par la petite bande. Cette chasmaporthetes était en fait une sorte d’hyène. Bien que ses longues pattes et son corps élancé la fassent ressembler à un guépard, elle n’avait pas la souplesse et la rapidité d’un félidé, pas vraiment ; son espèce devrait encore s’efforcer de s’adapter aux changements rapides de ce nouveau monde d’herbe. Mais cette immense vallée vide était son territoire. Elle en était le prédateur dominant et avait tout ce qu’il fallait pour mener à bien sa macabre tâche. Pour elle, les singes étaient un nouveau plat au menu de la savane. Elle attendit, les yeux pleins d’étoiles. Finalement, épuisé, Capo renonça. Il s’effondra sur le sol. Les membres de sa petite bande le rejoignirent l’un après l’autre. Quand ils furent tous arrivés, le soleil se couchait, emplissant le ciel de langues de feu et jetant de longues ombres raides sur la cuvette encailloutée. Une sorte de vague indécision s’empara de Capo. Ils ne devaient pas rester là, à découvert ; son corps aurait donné n’importe quoi pour escalader un tronc d’arbre, rassembler des branches et s’en faire un nid douillet, où il serait à l’abri et au chaud. Mais il n’y avait pas d’arbres par ici, et pas de sécurité. D’un autre côté, ils ne pouvaient pas traverser la vallée dans le noir. Et ils avaient tous peur, faim et soif. Il ne savait absolument pas quoi faire. Alors, il ne fit rien. La bande se dispersa, chacun suivant son propre instinct. Doigt ramassa une pierre ronde, de la taille d’une main, dans le projet, peut-être, de s’en servir pour briser quelques noix. Mais il dérangea un scorpion tapi sous la pierre, et Doigt s’enfuit, en criant. Fronde, assis tout seul, le dos tourné au reste de la bande, s’activait à quelque chose. Capo, suspicieux, s’avança aussi furtivement que possible sur le gravier. Fronde avait trouvé une termitière. Il était assis juste devant et il introduisait maladroitement des brindilles à l’intérieur. Quand il vit Capo, il se ratatina en gémissant. Capo lui flanqua quelques bonnes taloches sur la tête et sur les épaules, comme prévu : Fronde aurait dû crier pour prévenir le reste de la bande qu’il avait découvert un trésor. Capo déchiqueta un buisson dont les branches biscornues étaient couvertes d’épines. Il les effeuilla en les faisant passer dans sa bouche, et les piquants lui ouvrirent les lèvres. Mais il faudrait bien qu’elles fassent l’affaire. Il s’assit à côté de Fronde. Il insinua sa brindille dans l’une des fentes de la termitière et s’ingénia à l’y enfoncer le plus profondément possible. Ce n’était pas l’idéal ; la brindille était trop courte et trop tordue pour être vraiment efficace, mais il devrait bien s’en contenter. Il la tortilla en attendant patiemment. Puis il la retira, centimètre par centimètre. Des termites soldats, envoyés là pour défendre la colonie contre cet envahisseur, étaient accrochés à la brindille. Capo fit très attention à ne rien laisser tomber de cette précieuse cargaison. Puis il se fourra la brindille dans la bouche et savoura ces succulentes friandises. En voyant cela, les autres s’approchèrent, les plus vieux fabriquant leur propre canne à pêche. Très rapidement, une sorte de hiérarchie informelle s’établit pour savoir qui irait à la pêche en premier, hiérarchie lubrifiée à coups de pieds et de poings, de cris et d’épouillages intéressés. Les aînés des mâles et des femelles formèrent un premier cercle autour de la termitière, dont les jeunes, qui de toute façon ne comprenaient pas ce qui se passait, étaient exclus. Capo n’en avait cure. Il se souciait surtout de garder sa place au plus près de la termitière, tout en travaillant assidûment à en extraire les termites. Les termites étaient d’antiques créatures que leur longue histoire évolutionnaire avait conduites à une société complexe. Cette termitière était ancienne. Elle avait été construite avec la boue qui s’accumulait à cet endroit quand les rares orages provoquaient des inondations temporaires. Sa croûte dure comme le roc protégeait les termites des mauvaises idées de la plupart des animaux – mais pas de ces singes. On aurait pu trouver sophistiqué l’usage que Capo faisait de ses outils : brindilles pour pêcher les termites, pierres-marteaux pour casser les noix, feuilles mâchées pour en faire des éponges afin d’extraire l’eau des trous, brindilles pareilles à des cure-dents pour effectuer un vague travail de dentiste… Il savait ce qu’il voulait faire ; et il savait de quelle sorte d’outil il avait besoin pour cela. Il mémorisait l’emplacement de ses outils préférés – ses pierres-marteaux par exemple – et prenait de subtiles décisions quant à leur utilisation : ainsi, il savait renoncer à transporter une pierre-marteau trop lourde sur une trop longue distance. Et il ne se contentait pas de ramasser une pierre trouvée par hasard ; il savait aussi modifier certains de ses outils, comme cette brindille à pêcher les termites. Cela dit, on ne pouvait pas vraiment parler d’artisanat. Les modifications qu’il apportait à ses outils étaient modestes : abandonnés après usage, ils auraient été très difficiles à distinguer des éléments du paysage. Les actions qui lui permettaient de confectionner ses outils faisaient partie de son répertoire habituel : mordre, arracher des feuilles, lancer une pierre. Personne n’avait encore inventé un geste totalement nouveau : le jet de glaise du potier, par exemple, ou le coup de main de l’ébéniste. Chaque outil n’avait qu’un usage, et un seul ; il n’était jamais passé par la tête de Capo qu’une brindille à pêcher les termites aurait également pu servir de cure-dents. Il n’améliorait pas les outils qui lui donnaient satisfaction. Et si par hasard, avec le temps, il lui arrivait de tomber sur un nouveau genre d’outil, si pratique soit-il, il fallait plusieurs générations pour que l’usage s’en répande dans sa communauté. L’idée que l’on puisse former le contenu de l’esprit de quelqu’un d’autre par la répétition et la démonstration n’avait pas encore été découverte. L’école n’existait pas. C’est pourquoi la boîte à outils de Capo était étonnamment rudimentaire, et très peu évolutive. Ses ancêtres, disparus depuis cinq millions d’années, des créatures d’une espèce différente, avaient utilisé des outils à peine moins sophistiqués. Capo n’était même pas conscient d’utiliser des outils. Et pourtant, pas de doute, il travaillait là assidûment, il savait ce qu’il voulait, choisissait les meilleurs matériaux pour arriver à ses fins, fabriquer et façonner le monde autour de lui. C’était bien le plus intelligent, à ce jour, de toute la longue lignée des descendants de Purga. C’était comme si un lent feu couvait dans ses yeux, son esprit, ses mains. Un feu qui bientôt brûlerait beaucoup, beaucoup plus vivement. Alors que le soleil disparaissait à l’autre bout de la vallée, les singes se blottirent les uns contre les autres. Profondément malheureux, ils se bousculaient, se bagarraient, se fichaient des claques, s’invectivaient et s’engueulaient. Ils n’étaient pas chez eux. Ils n’avaient pas d’armes pour se défendre, pas de feu pour tenir les animaux à distance. Ils n’avaient même pas l’instinct de faire silence au crépuscule – l’heure des prédateurs. Tout ce qu’ils avaient, c’était leur nombre – la protection du groupe, l’espoir qu’un autre serait pris, pas moi. Capo s’assura qu’il était bien pile au centre de la bande, entouré par les corps trapus des autres adultes. L’instinct de survie du jeune Éléphant n’était pas aussi développé. Et sa mère, perdue quelque part au milieu du groupe, était trop occupée par sa petite dernière ; en cet instant précis, Éléphant était bien la moindre de ses préoccupations. Il avait le malheur d’être au mauvais âge : trop vieux pour être défendu par les adultes, trop jeune pour se gagner une place au centre, loin du danger. Repoussé à la frange du groupe, il essaya pourtant de s’installer. Il trouva une place à côté de Doigt, son cousin. Le sol était dur et caillouteux, très différent des douillets perchoirs auxquels il était habitué ; en se tortillant, il réussit à se faire une sorte de creux en forme de bol. Et il colla son ventre contre le dos de Doigt. Il était encore trop jeune pour comprendre le pétrin dans lequel il était. Il s’endormit, mal à l’aise. Plus tard, dans l’obscurité, il fut réveillé par une sorte de pincement à l’épaule. C’était presque gentil, comme un épouillage. Il poussa un petit cri, chercha à s’enfoncer plus profondément dans le dos de Doigt, et c’est alors qu’il sentit un souffle sur sa joue et entendit un grognement, une sorte de ronronnement, comme un éboulis rocailleux, accompagné par une haleine qui charriait une puanteur de viande. Il se réveilla en sursaut, le cœur battant, criant et s’agitant en tous sens. Quelque chose lui arracha l’épaule. Envahi de douleur, il fut tiré en arrière, comme une branche arrachée à un arbre. Il vit les siens, pour la dernière fois. Ils étaient réveillés, paniqués, poussaient des cris et se grimpaient dessus dans le plus grand désordre. Enfin, un ciel étoilé tourna autour de lui, et il fut plaqué à terre, si violemment qu’il en eut le souffle coupé. Une forme se dressa au-dessus de lui, mince, se découpant sur la nuit. Une cage thoracique puissamment musclée se pressa contre lui, presque avec amour. Il perçut le contact d’une fourrure à l’odeur de brûlé, une haleine chaude comme du sang, deux yeux jaunes qui brillaient au-dessus de lui. C’est alors qu’il sentit des morsures aiguës, comme des coups de poignard, d’abord à la jambe, puis juste au-dessus des reins. Il se tordit de douleur. Il cria, roula, essaya de s’enfuir – ses jambes se dérobèrent sous lui. Il avait les tendons coupés. Puis les dents s’attaquèrent à sa gorge. Il fut soulevé par la peau du cou et sentit de puissants crocs s’enfoncer dans sa chair. Il essaya de lutter, grattant le sol avec ses pattes ; mais ses efforts ne firent qu’accentuer sa douleur, tandis qu’il se vidait de son sang. Il abandonna. Se laissant pendre passivement dans la gueule de la chasma, sa tête et ses jambes lacérées battant contre le sol inégal, ses pensées s’estompèrent. Il n’entendait déjà plus les cris des siens. Il était seul, maintenant, seul avec la douleur, la puanteur métallique de son propre sang, et le patient et régulier bruit des pas de la chasma. Il resta inconscient pendant un certain temps. Il fut lâché sur le sol. Il ne se fit pas mal en tombant, mais toutes ses plaies le lancèrent atrocement. En miaulant, il tenta de se relever. Le sol était caillouteux, comme à l’endroit d’où il venait, et couvert de poils qui sentaient la chasma. Il vit de petites formes bondir autour de lui, noires sur noir, se déplaçant rapidement, un peu maladroitement. Des moustaches chatouillèrent sa fourrure et on lui mordilla les chevilles et les poignets. Des bébés chasmas. Il poussa un cri de défi, balança un poing à l’aveuglette. Le poing rencontra un petit paquet chaud, qui voltigea dans les airs en piaulant. Il y eut un bref et sourd grondement : la maman chasma. Pris de panique, il essaya de ramper. Les petits jappèrent, tout excités, en se lançant à sa poursuite. Il n’était pas allé très loin lorsque les morsures commencèrent à se faire plus sérieuses, dans son dos, ses fesses, son ventre. Il roula sur le dos, ramena ses jambes sur sa poitrine, donna des coups de pattes dans le vide. Mais les bébés étaient rapides, furieux et tenaces ; bientôt, l’un d’eux réussit à lui mordre la joue, pesant de tout son petit poids pour lui arracher le visage. Une nouvelle fois, la maman rugit, repoussant les bébés. Une nouvelle fois, Éléphant tenta de s’enfuir. Une nouvelle fois, les bébés le rattrapèrent et lui infligèrent une douzaine de petites et affreuses blessures. Si elle n’avait pas eu ses petits, la chasma aurait tué Éléphant rapidement. Mais elle voulait leur donner une occasion de poursuivre une proie et de lui régler son compte. Ainsi, quand ils seraient un peu plus grands, ils pourraient l’achever eux-mêmes et la démembrer ; Plus tard encore, elle relâcherait sa proie presque indemne et laisserait ses petits finir la chasse. Ce n’était pas vraiment de l’éducation – pas plus que chez les singes. C’était plutôt une sorte de formation sur le tas, un comportement inné, qui s’était développé chez cette espèce de carnivores intelligents afin de permettre aux jeunes d’acquérir les compétences dont ils auraient besoin pour chasser seuls. La leçon continuait, et Éléphant était toujours conscient, en proie à une sorte de terreur et de nostalgie, enfouies dans un tumulte de sang, de chair et de cartilage. Les petits les plus hardis mangèrent même la langue qui pendait de sa mâchoire brisée. Mais les bébés étaient encore trop jeunes pour achever Éléphant tout seuls. La maman prit le relais. Alors que ses mâchoires se refermaient sur le crâne d’Éléphant, il sentit le picotement de petites dents pointues former comme une couronne d’épines autour de sa tête, et la dernière chose qu’il entendit fut un lointain grondement. Au petit matin, tout le monde savait qu’Éléphant avait été pris. Capo regardait avec fascination le désordre de cailloux et de poils qui marquait l’endroit où Éléphant s’était brièvement débattu, et les traces brunes de pattes ensanglantées qui se perdaient dans le lointain. Il sentit comme un vague regret en songeant à la perte d’Éléphant. Il avait du mal à croire qu’il ne reverrait jamais ce jeune empoté, avec ses tentatives maladroites d’épouillage, ses cafouillages lorsqu’il essayait d’ouvrir une noix de palme. D’ici la fin de la journée, il n’y aurait que la mère d’Éléphant pour se souvenir de lui. Et quand elle serait morte à son tour, plus rien ne dirait qu’il avait existé ; et il aurait à jamais disparu dans le vide total et obscur qui avait englouti tous ses ancêtres, les uns après les autres. Éléphant avait payé le prix pour que la troupe survive. Capo sentit un froid soulagement. Sans hésiter, sans même effectuer la parade qui voulait dire « Suivez-moi », Capo descendit la pente et se dirigea vers les étendues de sel. III Le lendemain, ils durent traverser l’étendue de sel. Sous un ciel délavé, presque blanc, qui s’étendait quasiment jusqu’à l’horizon, Capo voyait une succession de collines, d’arbres et de marécages. Cette couverture grisâtre faisait comme un défaut sur le monde. Le sel, déposé sur une boue grise et dure, formait des plaques lisses, à la surface sillonnée de grandes lignes concentriques qui se refermaient sur des nœuds centraux. Quelque part, une source souterraine avait agglutiné de gros blocs de sel, que les singes devaient escalader. Rien ne poussait sur le sel. Il n’y avait même aucune trace. Rien ne bougeait, à l’exception des singes. Pas un lapin, pas un rongeur, pas même un insecte. Le vent gémissait dans ce décor minéral sans rencontrer d’obstacles, sans faire frémir un seul buisson, un seul arbre, un seul brin d’herbe. Et pourtant Capo continuait, car il n’y avait rien d’autre à faire. Il leur fallut des heures pour traverser le sel. Enfin, les pieds et les mains en sang, Capo escalada péniblement un éperon rocheux. Au sommet, il y avait une ceinture de forêt – dense et un peu inquiétante, mais une forêt quand même. Capo hésita un instant. Il avait chaud, des douzaines de petites blessures aux pattes, mais il s’avança maladroitement au sein des ombres vertes de la forêt. Le sol disparaissait sous tout un tas de racines, de branches, de moisissures et de feuilles. Des touffes de céleri sauvage poussaient un peu partout. Il était presque midi, mais il faisait toujours froid, et un léger brouillard semblable aux brumes matinales rendait l’air humide. Les troncs d’arbre suintaient, des lichens et des mousses horribles laissaient de vilaines traînées verdâtres sur les paumes de Capo. L’humidité semblait traverser sa fourrure. Mais, après l’aridité de l’étendue de sel, il appréciait le rassurant entremêlement de vert qui l’entourait, et il dévora les feuilles, les fruits et les champignons qu’il cueillait à même le sol. Il se sentait à l’abri des prédateurs. À n’en pas douter, rien dans cette densité verte ne risquait d’attaquer la petite bande affamée et fourbue. C’est alors qu’il distingua des formes massives, d’un brun presque noir, à peine visibles dans l’entremêlement de verdure. Il se figea. Un énorme bras se tendit vers une branche plus large que la cuisse de Capo. Des muscles roulèrent dans une grande montagne d’épaule, et la branche fut cassée en deux, aussi facilement que si Capo avait détaché une brindille pour se curer les dents. Des doigts géants arrachèrent les feuilles des branches les plus proches et les enfournèrent méthodiquement dans d’immenses mâchoires. La tête entière travaillait alors que le gros animal mâchait, ses muscles d’acier faisant bouger son crâne et sa mâchoire d’un même mouvement. Capo était devant un singe, comme lui. Un mâle. Et pourtant, il ne ressemblait pas à Capo. Le gros mâle regardait sans curiosité les étranges petits singes rabougris. Il avait l’air puissant, menaçant. Mais il ne bougeait pas. Le mâle et son petit clan de femelles et d’enfants se contentaient de rester assis là, à se nourrir des feuilles et des céleris sauvages qui jonchaient le sol de la forêt. Un gorille. Un lointain cousin de Capo. Son espèce avait divergé de la plus large lignée des singes, un million d’années auparavant. Cette divergence s’était produite à une période où une autre forêt s’était fragmentée, isolant les populations qui y vivaient. Alors que leur habitat se restreignait au sommet des montagnes, ces singes avaient adopté un régime de feuilles, que l’on trouvait toujours en abondance, même ici, et étaient devenus suffisamment gros pour résister au froid. Pourtant, ils restaient étrangement gracieux, capables de se déplacer en silence à travers cette dense forêt. Les populations de gorilles se réadapteraient plus tard aux conditions de vie dans les plaines, apprendraient à grimper aux arbres et à se nourrir de fruits, mais d’une certaine façon leur histoire évolutionnaire était déjà terminée. Ils s’étaient par trop spécialisés, apprenant à manger une nourriture si bien défendue – avec ses crochets, ses épines et ses piquants – qu’aucune autre créature ne venait la leur disputer. Ils pouvaient ingurgiter des orties, par exemple, grâce à une manœuvre élaborée qui consistait à enlever les feuilles de la tige, à les rouler afin d’emprisonner les bords urticants à l’intérieur et à les enfourner telles quelles. Assis dans leurs îlots montagneux, mangeant paresseusement leurs feuilles, ils survivraient presque inchangés jusqu’à l’arrivée des hommes, et l’extinction finale qui les guettait. Quand il fut sûr que les gorilles ne représentaient pas une menace pour eux, Capo s’éloigna, menant les autres plus loin dans la forêt. Il émergea, enfin, de l’autre côté de la ceinture de forêt. Ils étaient ressortis de l’aride cuvette. Quand il regarda vers le sud, de l’autre côté du plateau qu’ils venaient d’atteindre, il vit une vallée jonchée de caillasse. Et là, par-delà cette vallée, il distingua la terre qu’il avait espéré trouver : plus haute que la plaine derrière lui, mais bien irriguée, luisante de lacs, recouverte de vert par l’herbe et regorgeant de poches de forêt. Les ombres d’un troupeau d’herbivores – probablement des proboscidiens – déferlaient avec majesté sur la plaine luxuriante. Il poussa un cri de triomphe, fit des cabrioles, sauta sur les rochers, martela le sol de pierre, aspergea les rochers secs de chiasse puante. Sa bande ne réagit presque pas à ses démonstrations. Tout le monde avait faim et terriblement soif. Capo lui-même était épuisé. Mais il continuait quand même à parader, obéissant à un profond instinct qui voulait que chaque triomphe, même petit, fût célébré. Sur ces hauteurs, le lointain et persistant grondement qui venait de l’ouest paraissait plus fort. Intrigué, Capo se tourna dans cette direction. De ce promontoire, le regard portait très loin. Il distingua un mouvement dans le lointain, un tourbillon de blanc. Cela semblait planer au-dessus du sol comme un nuage bouillonnant. En fait, c’était une sorte de mirage, l’image de quelque chose d’éloigné, qui lui était portée par la réfraction sur une lame d’air chaud. Ces nuages de vapeur étaient réels, seulement ils n’étaient pas vraiment suspendus au-dessus du sol. Il faisait face au détroit de Gibraltar, où, à cette époque, les plus puissantes cascades de l’histoire de la Terre – d’une puissance et d’un débit équivalents à mille chutes du Niagara – s’abattaient dans un bruit de tonnerre sur des falaises vacillantes, plongeant dans un bassin océanique vide. Jadis, la plaine à partir de laquelle Capo avait grimpe était couverte par des eaux de deux kilomètres de profondeur. Le lit de la Méditerranée. Capo était né dans le bassin qui se trouvait entre les côtes de l’Afrique, au sud, et de l’Espagne, au nord. En fait, il n’était pas très loin de l’endroit où une dinosaure plus intelligente que les autres appelée Celle-qui-Écoute s’était jadis tenue sur les côtes de la Pangée et avait plongé son regard dans les eaux tumultueuses du puissant Téthys. Capo était sorti du bassin et avait atteint l’Afrique proprement dite. Mais si Celle-qui-Écoute avait vu la naissance du Téthys, Capo était le témoin de quelque chose qui ressemblait à sa mort. Alors que le niveau de l’océan baissait, ce dernier vestige du Téthys s’était retrouvé bloqué, comme par un barrage, à l’endroit de ce qu’on appellerait plus tard Gibraltar. Cerné par les terres, l’océan s’était évaporé – se vidant complètement, laissant derrière lui une grande vallée qui faisait en certains points cinq kilomètres de profondeur, couverte d’étendues salées. Au gré des changements climatiques, le niveau de la mer était remonté, et les eaux de l’Atlantique avaient traversé la barrière de Gibraltar. Maintenant, l’océan était en train de se remplir. Mais Capo n’avait rien à craindre des vagues géantes qui tombaient en cascade à l’ouest, car même un millier de Niagara n’auraient pu remplir un océan en une nuit. Les eaux de Gibraltar pénétraient dans le bassin de façon graduelle, formant d’immenses torrents. Le vieux lit marin était transformé en un marécage détrempé où la végétation mourait lentement, jusqu’au jour où les eaux monteraient si haut qu’elles le recouvriraient entièrement. Après chaque remplissage, le niveau global des océans baissait à nouveau, et cette fois encore la Méditerranée s’évaporerait. Cela se produirait jusqu’à quinze fois au cours du million d’années entourant la brève vie de Capo. Le fond marin de la Méditerranée se retrouverait doté d’une géologie complexe, où des couches d’argile prendraient en sandwich les couches de sel déposées au cours des vidanges successives. Les assèchements répétés de cet océan prisonnier avaient un profond impact sur l’endroit où vivait Capo – et sur son espèce. Avant les assèchements, la région du Sahara avait été une dense forêt bien irriguée, où vivaient de nombreuses espèces de singes. Mais la pompe climatique constituée par ces assèchements et l’effet de fœhn provoqué par le lointain Himalaya faisaient du Sahara un endroit de plus en plus aride. Les vieilles forêts disparaissaient, provoquant la dispersion des communautés de singes, chaque clan s’embarquant pour sa propre destinée évolutionnaire – ou vers l’extinction. Le grondement, le trouble spectacle de Gibraltar étaient trop loin pour signifier quoi que ce soit pour Capo. Il se retourna et entama la descente vers la plaine. Il quitta enfin la roche nue, atteignit la végétation. Il savoura la douceur verte de l’herbe sous ses jointures alors qu’il bondissait vers l’avant. Les autres dévalèrent la pente en roulant derrière lui et s’affalèrent dans l’herbe qu’ils caressèrent, se délectant de cette vie végétale qui offrait un si fabuleux contraste avec la dureté de la roche. Mais ils n’étaient pas encore chez eux. Ils étaient séparés de la poche de forêt la plus proche par une bande de quelques centaines de mètres de savane à découvert ponctuée de buissons d’épineux. Et cette zone n’était pas inoccupée. Un groupe d’hyènes s’affairait autour d’un cadavre. Trapu, rond, cela aurait pu être un jeune gomphothère, peut-être tué par un chasma. Les hyènes se mordaient et se grognaient dessus tout en s’affairant autour de la carcasse, la tête plongée dans l’estomac de la créature, leur mince corps se tortillant industrieusement. Alors que Capo s’aplatissait dans l’herbe, Doigt et Fronde s’approchèrent de lui en poussant de petits cris. Ils prodiguèrent au dos de Capo un épouillage de pure forme, lui ôtant quelques cailloux et saletés. Les jeunes mâles reconnaissaient encore son autorité, mais Capo savait bien qu’ils étaient impatients. Fourbus, assoiffés, affamés, effrayés par la perspective d’avoir à traverser cette étendue à découvert, ils avaient aussi hâte que le reste de la bande d’atteindre le couvert des arbres, et la nourriture. Et l’emprise que Capo avait sur eux en souffrait. La tension entre les trois mâles était puissante, toxique. Mais cette confrontation se déroulait dans un quasi-silence, car ils s’efforçaient tous les trois de cacher leur présence aux hyènes. Alors que Capo hésitait toujours, Fronde s’avança. Il fit un, puis deux pas traînants vers l’avant. Capo lui flanqua un coup violent sur le derrière de la tête pour avoir osé remettre en question son autorité. Mais Fronde se contenta de montrer les dents et s’éloigna un peu. Les grandes herbes se balançaient langoureusement sur son passage, comme s’il nageait dans une mer de végétation. Puis Fronde se dressa sur ses pattes de derrière, faisant sortir sa petite tête, ses épaules et le haut de son torse au-dessus de l’herbe afin d’y voir mieux. Il ressemblait à une petite ombre, toute droite, comme un arbuste. Les hyènes étaient toujours absorbées par la dégustation du bébé éléphant. Fronde se baissa dans l’herbe et continua sa route. Il arriva enfin au plus proche bouquet d’arbres. Capo, avec un mélange de ressentiment et de soulagement, le vit grimper dans un grand palmier, ses jambes et ses bras travaillant de façon synchronisée, comme une mécanique bien huilée. Quand Fronde atteignit le sommet de son palmier, il poussa un léger cri pour appeler les autres. Puis il commença à cueillir les noix et les jeta par terre. Un par un, sous la conduite de Doigt et de Feuille, la plus âgée des femelles, les singes coururent dans l’herbe en direction de la poche de forêt. Ils ne furent pas dérangés par les hyènes, même si certains de ces charognards les avaient sentis. Par chance pour les singes, de sanglants calculs effectués par les petits esprits des hyènes leur avaient indiqué qu’il valait mieux s’attaquer à une viande immédiatement disponible plutôt qu’à ces primates poussiéreux, à l’aspect plutôt minable. Capo essaya de tirer le meilleur parti de la situation. Il distribua une ration de claques et de coups aux autres mâles alors qu’ils passaient devant lui, comme si tout cela avait été son idée, comme si c’était lui qui dirigeait cette courte migration. Les mâles acceptèrent ses coups sans broncher, mais il sentait une tension en eux, un subtil manque de déférence qui le mettait mal à l’aise. Quand ils entrèrent dans la forêt, les singes s’égaillèrent. Capo franchit un banc de jeunes arbres élancés et se retrouva devant un lac marécageux, une étendue d’eau bleu-vert entourée par les verts et les bruns réconfortants de la forêt. Il courut jusqu’à l’eau, plongea son museau dans le liquide frais et commença à boire. En arrivant au lac, les singes se jetèrent carrément dans l’eau, se dressant parfois sur leurs pattes postérieures pour en avoir à mi-corps. Ils ramassèrent avec leurs doigts les algues bleu-vert qui flottaient dans l’eau, les engloutirent : une façon de se nourrir qui était encore un des petits cadeaux de la bipédie. De nombreux jeunes plongèrent la tête la première dans l’eau et commencèrent à nettoyer la poussière accumulée sur leur fourrure ; ils poussaient toutes sortes de cris terrifiants et jouaient à s’éclabousser. Quelques oiseaux paisiblement posés au cœur du lac s’envolèrent, effrayés, dans un grand bruissement d’ailes. Certains des jeunes mâles s’étaient rassemblés au bord de l’eau, Fronde et Doigt parmi eux. Fronde avait trouvé un caillou qui pouvait servir de pierre-marteau ; il jouait avec, pour voir. De temps en temps, les mâles jetaient de petits regards en coulisse vers Capo. Leur langage corporel puait la conspiration. Capo ourla les lèvres et émit un discret bruit de pet. Il était très futé quand il s’agissait de se sortir de problèmes sociaux. Il savait ce que les jeunes mâles pensaient. Il les avait conduits en sécurité, mais ce n’était apparemment pas suffisant : ses gesticulations, lorsqu’ils avaient traversé la dernière étendue d’herbe, n’avaient convaincu personne. Pour restaurer son autorité, il lui faudrait encore parader de façon impressionnante. Arracher quelques branches et commencer à arpenter le bord de l’eau, par exemple ; avec ce feuillage, cette eau, cette lumière, cela ferait un spectacle impressionnant. Et puis il y aurait d’autres bagarres, difficiles à gagner… Mais ce n’était peut-être pas le moment. Il regarda les mères donner le bain à leurs enfants, les jeunes mâles se battre presque poliment alors que leurs membres et leur peau se remettaient de la chaleur et de la sécheresse du voyage. Plus tard : laissons-les reprendre des forces avant que les affaires reprennent, comme toujours. En plus, il fallait bien le reconnaître, il n’avait pas très envie d’une nouvelle guerre tout de suite. Il avait mal partout, sa peau le démangeait, il était couvert de plaies et de bosses, et ses entrailles, habituées à un approvisionnement continu en eau et en nourriture, grondaient à cause des périodes de disette et de satiété rapprochées qu’il leur avoir infligées. Il était épuisé. Il se frotta les yeux et bâilla, s’autorisant même un rot énorme. Il serait bien temps de reprendre le difficile travail de la vie, d’être Capo. Pour l’instant, il avait besoin de repos. Cette excuse en tête, il s’éloigna de l’eau et partit à petits bonds dans la forêt. Il trouva rapidement un kapokier plein de gros fruits mûrs. Cela dit, le kapokier était défendu par de longues épines affûtées. Il arracha donc à l’arbre deux branches lisses, se les plaça sous chaque patte en les maintenant avec ses pouces opposables, puis, protégé par ces branches, il escalada l’arbre, enjambant les épines comme si elles n’existaient pas. Le fait de grimper à nouveau emplit ses membres d’un plaisir familier ; leur antique dessein était rempli. Il aurait été absolument ravi de ne plus jamais remettre les pieds par terre. Quand il atteignit les fruits, il arracha une autre branche et la posa sur les épines. Assis sur cette selle improvisée, il commença à manger. De son perchoir, il voyait que cette zone de forêt avait poussé autour du bras mort d’un cours d’eau, oublié par un fleuve qui serpentait vers le sud, à travers ce riche Sahara luxuriant. Dans l’avenir, cette artère pareille à une sorte de Nil serait déroutée de son cours actuel par les mouvements tectoniques et irait s’enrouler plus au sud, abandonnant le Sahara. Pour finir, elle viendrait se jeter dans la baie du Bénin, en Afrique de l’Ouest, et les hommes lui donneraient le nom de Niger : même les fleuves étaient façonnés par le temps, alors que la terre inspirait et expirait, et que les montagnes poussaient et se réduisaient comme des rêves. Pour l’heure, ce fleuve était un corridor de verdure à l’intérieur du pays. La bande de Capo pouvait le suivre, s’enfoncer dans la forêt, pénétrer de plus en plus loin à l’intérieur des terres… Un cri perçant retentit dans la forêt. C’était un cri qui ne voulait dire qu’une seule chose : Danger ! Capo cracha une pleine bouchée de fruits et redescendit de son kapokier. Il n’avait pas encore atteint le lac qu’il savait déjà quel était le problème. Il le sentait. Et en regardant plus attentivement, il le vit : des peaux de fruits jonchaient le sol jusque sous son kapokier, et il y avait des choses qui ressemblaient à des nids dans les plus hauts arbres. Les autres. Ils avaient surgi en masse des arbres et des fourrés ; ils étaient très nombreux, incroyablement nombreux – cinquante, soixante, plus nombreux que la troupe de Capo ne l’avait jamais été. Les mâles s’approchèrent de l’eau en paradant furieusement, la fourrure hérissée, tapant sur des racines et des branches et se balançant dans les arbres. Après tout ce qu’ils avaient subi pour arriver jusque-là, cette zone de forêt n’était pas vide… Capo avait le cœur lourd, lourd d’un sentiment d’échec. Mais sa bande contre-attaquait déjà. Malgré leur fatigue, et leur poil trop humide pour se hérisser de façon convaincante, les mâles se bagarraient vaillamment. Deux des plus vieilles femelles avaient entamé une parade de tous les diables. Capo se jeta lui-même à la tête de ses troupes et entreprit immédiatement un exercice d’intimidation de l’adversaire, faisant appel à toute sa longue expérience pour créer un spectacle aussi impressionnant que possible. Les deux armées se faisaient face, murs de singes prenant des postures et criaillant. Ils étaient de la même espèce, impossibles à distinguer les uns des autres. Ils arrivaient pourtant à sentir la différence qu’il y avait entre eux : d’un côté, la subtile et familière odeur de la famille, de l’autre, l’âcre puanteur des étrangers. Il y avait une vraie haine xénophobe dans cette démonstration, et leurs menaces n’étaient pas de pure forme. C’était le revers des liens sociaux de ces animaux intelligents : quand on faisait partie d’un groupe, alors tous les autres étaient des ennemis, cela pour la simple raison qu’ils n’étaient pas soi. Capo était effrayé. Il se rendit compte rapidement que les autres n’avaient pas l’intention de battre en retraite. Au contraire, leurs manœuvres d’intimidation gagnaient en férocité, et leurs chefs – d’énormes mâles – marchaient vers eux avec détermination. Capo savait ce qui allait se passer. Ce ne serait pas une guerre totale. Les plus forts, les mâles ainsi que les femelles les plus âgées, seraient éliminés les premiers ; les enfants procureraient probablement un peu de chair fraîche pour le ventre de ces étrangers. Un par un. Ce serait une tuerie lente, sanglante, mais elle se poursuivrait jusqu’au bout. Un massacre aussi systématique était une horreur nouvelle dans le monde. Une horreur que seuls ces singes, de tous les animaux de la Terre, étaient assez malins pour concevoir et mettre en pratique. Ils ne pouvaient pas rester ici. Capo le savait. Ils pourraient peut-être repartir, reprendre leur marche à travers la plaine ; Capo pourrait peut-être les mener jusqu’à un endroit inoccupé, où ils seraient à l’abri. Mais, comme venue du plus profond de ses entrailles, la vérité se fit jour. Dans ce monde de forêts en régression, les animaux qui avaient réussi à survivre avaient déjà envahi tous les îlots de forêt subsistants. C’est pourquoi les autres se battaient si implacablement pour les chasser de leur territoire. Ils étaient déjà trop nombreux pour cette parcelle qui allait en s’étrécissant, et ils n’avaient nulle part ailleurs où aller. Il n’y avait plus aucun abri nulle part, mais également plus le choix : il fallait partir. Après avoir beaucoup agité les branches et beaucoup tapé du pied, Capo entama la danse subtile indiquant qu’il voulait mener sa bande hors de cet endroit, à la lisière de la forêt, vers la savane. Une ou deux des femelles réagirent. Intimidées par ces étrangers si féroces et mesurant à quel point leur situation était désespérée, Feuille et quelques autres réunirent leurs enfants et se préparèrent à le suivre. Même Fronde, l’un des jeunes mâles qui l’avaient défié, se rangea à ses côtés, ne sachant que faire d’autre. Doigt ne pouvait pas accepter ça. Pour donner plus de poids à ses rodomontades, il faisait tout un raffut en tapant sur une racine avec une pierre-marteau. Puis, dans une envolée soudaine et terrifiante, tournant le dos à l’ennemi, il se jeta furieusement sur Capo. Il le frappa dans le dos, le plaqua par terre, lui martela la tête avec ses poings. Ensuite, il s’éloigna en roulant sur lui-même et se rua avec une vigueur égale sur le plus gros des autres mâles. Soudain, le bruit, déjà assourdissant, devint une véritable cacophonie, et l’air s’emplit d’une puanteur de sang et de merde. Capo roula sur le dos et s’assit, le cou endolori. Les autres mâles s’écartèrent subtilement, tout en continuant à pousser des cris et des hurlements. Doigt ne s’en sortait pas bien du tout. Il avait réussi à clouer l’un des gros mâles à terre, mais d’autres mâles s’étaient jetés dans la mêlée et avaient pris le dessus. Ils l’avaient arraché à son adversaire, lui empoignant les membres et la tête comme s’il avait été un petit singe auquel on aurait donné la chasse. Et déjà du sang coulait des profondes morsures dont sa peau était couverte. Ensuite, ils l’aplatirent sur le sol, et ses cris devinrent rapidement des gargouillis noyés de sang. Capo entendit un affreux bruit de déchirement de peau et de ligaments, suivi d’un craquement d’os. L’attaque de Doigt ne resterait pas sans conséquence. Si quelqu’un avait du attaquer l’ennemi, cela aurait dû être Capo. Et Capo savait qu’il avait déjà perdu. Il aurait de la chance s’il survivait à ce jour : si les autres ne le tuaient pas, alors ses anciens subalternes le feraient. Capo, honteux et meurtri, reprit sa danse, essayant d’inciter sa bande à le suivre. Il n’y avait rien d’autre à faire. L’heure était grave, et pourtant ils ne répondirent pas tous. Certains, crachant de peur et de défi, se dispersèrent dans la forêt à la rencontre de leur propre destinée. Il ne les reverrait jamais. La jeune femelle, la Gueularde, regarda les siens, les yeux écarquillés de peur, puis s’avança droit vers l’ennemi. Leurs femelles lui taperaient dessus, bien sûr, mais peut-être que leurs mâles la trouveraient suffisamment attirante pour la laisser vivre, surtout si elle était assez maligne pour se faire engrosser au cours d’un de ces sauvages accouplements qu’elle savait devoir subir. Puis Fronde répondit à la danse de Capo, et ceux qui étaient restés avec lui commencèrent enfin à bouger, regagnant la frange de la forêt. Capo avait compris, bien sûr. C’était Fronde qu’ils suivaient, pas lui. Ils repartirent donc vers la lisière de la forêt, sans être poursuivis, pas encore. Effrayés, incertains, ils ramassèrent au passage quelques feuilles et quelques bouts de fruits. Capo était déprimé de se retrouver à son point de départ, où semblait l’attendre le corps du bébé gomphothère, étendu dans l’herbe. Il grimpa dans un arbre, se construisit un nid de fortune à l’écart des autres. Maintenant que Doigt était mort, il se demandait qui serait son prochain rival. Fronde ? Capo pourrait peut-être garder un peu de pouvoir s’il s’alliait avec l’un des autres mâles. Il ne serait bien sûr plus le chef des chefs, mais en tant qu’éminence grise son appui serait crucial, et il continuerait à jouir de bien des privilèges qui accompagnaient le pouvoir – notamment les privilèges de l’accouplement. Et qui sait, peut-être pourrait-il à partir de là se frayer à nouveau un chemin vers le sommet ? Son agile esprit alla même un peu plus loin, considérant toutes sortes de ruses et de renversements d’alliances… Ses pensées se firent plus vagues. Il se sentait écrasé par ce voyage, la terrible déception qui les avait attendus à la fin. Rien ne semblait plus avoir d’importance ; même pas les jeux politiques compliqués qui lui avaient valu tant de succès dans le passé. Les autres paraissaient avoir compris son humeur. Ils l’évitaient, ne venaient pas l’épouiller, ne le regardaient même pas. Sa lamentable destitution avait été retardée par la mort de Doigt ; mais le processus avait été enclenché. Capo avait fini son temps, sa vie était presque terminée. Son prestige était anéanti. C’est alors que Feuille vint le trouver. Elle grimpa dans son nid et l’épouilla gentiment, comme au temps de leur jeunesse, quand le monde était lumineux, riche et plein de possibilités. Fronde se désintéressait complètement de Capo. Il avait bien d’autres choses en tête. Il fit quelques pas sur les jointures et sortit dans la verdure baignée de soleil. Là, il se dressa une fois de plus sur ses pattes de derrière. Comme toujours, il n’était pas très à l’aise sur ses pieds. Mais l’élévation de sa tête lui fournissait un poste d’observation pour regarder le paysage et s’assurer qu’il n’y avait ni prédateur ni danger aux alentours. Il se recroquevilla dans l’herbe et se fraya précautionneusement un chemin vers le gomphothère. Il dérangea des oiseaux charognards, qui s’éloignèrent à tire d’aile en poussant des cris indignés. Les charognards avaient bien fait leur travail : on aurait dit que la carcasse avait explosé. Ses membres, ses côtes et ses défenses en forme de pelle gisaient épars sur le sol, ses os cassés et rongés brillaient à la lumière du soleil, son crâne nettoyé de sa chair dardait vers lui le regard accusateur de ses orbites vides. Il fouilla les lambeaux de cuir ensanglantés mâchouillés par les hyènes, mais il ne restait pas grand-chose ; la machine à manger les morts de la savane avait consciencieusement fait disparaître la chair du proboscidien. Les hyènes avaient même dévoré ses os les plus tendres. Il trouva tout de même un fémur, gros et long, terminé par une sorte de bulbe massif. Il n’était pas cassé. Il le tapota, pour voir, contre un autre os. Et cela fit un drôle de bruit creux. Il ramassa un galet d’une taille qui convenait parfaitement à son poing, le leva et l’abattit sur l’os. L’os se fendit, révélant un trésor de moelle délicieuse. C’était un mets inaccessible aux charognards, hors de portée de leurs dents et de leur bec – mais pas du jeune Fronde. Il leva l’os et en suça la moelle avec avidité. Les autres, qui avaient chassé Capo et sa bande hors de la forêt, resteraient ici, cramponnés à ce qu’ils avaient. Ils finiraient un jour par donner naissance aux chimpanzés, qui seraient très peu différents de leurs lointains ancêtres. Ils survivraient, et même prospéreraient : alors que le désert avancerait et que les forêts se retireraient dans leurs dernières redoutes autour de l’équateur, les grands fleuves procureraient des corridors de verdure aux chimpanzés, leur permettant de migrer dans l’intérieur de l’Afrique. Les descendants de la bande de Capo marchaient à présent vers un destin tout différent. Cette troupe disparate de singes, que la disparition de leur forêt avait fait échouer là, finirait par comprendre qu’il y avait un moyen de vivre là – ici. Mais renoncer à une écologie à laquelle ils s’étaient adaptés pendant des millions d’années n’était pas facile : tant que les singes ne pourraient pas marcher ni courir sur de longues distances, tant qu’ils ne pourraient pas transpirer et digérer la viande, beaucoup, beaucoup mourraient. Certains survivraient, seulement quelques-uns, et pourtant ça suffirait. Fronde avait fini sa moelle, mais il y avait plein d’autres os à casser. Il se redressa de nouveau sur ses pattes de derrière, jeta un coup d’œil vers les siens, poussa un cri pour les appeler. Puis il retourna vers la savane. C’était un bipède, il portait des outils, il mangeait de la viande, il était xénophobe, attaché à une hiérarchie, il se battait, entrait en compétition – autant de caractéristiques qu’il avait rapportées de la forêt –, et en même temps il était encore plein de ce que ses ancêtres avaient de meilleur : l’obstination de Purga, l’exubérance de Noth, le courage de Vagabonde, et même la clairvoyance de Capo. Riche des possibilités du futur, des reliques du passé, le jeune mâle, campé sur ses pattes arrière, contempla les plaines qui s’ouvraient devant lui. DEUXIÈME PARTIE L’être humain Interlude Alice et Joan se traînèrent avec la foule des passagers vers le terminal de l’aéroport. Elles n’étaient restées que quelques minutes dans l’air moite chargé de fumée, mais Joan, appuyée sur le bras d’Alice Sigurdardottir, avait l’impression de fondre. La première chose qu’elles sentirent à la descente de l’avion fut un tremblement de terre – une sensation extraordinaire, l’impression de flotter comme dans un rêve, et qui avait passé presque aussitôt. Évidemment, ce tremblement de terre avait été provoqué par le Rabaul. Sous l’île de Papouasie-Nouvelle-Guinée, le magma, mille kilomètres cubes de roche en fusion, était en ébullition. Cette grande hémorragie était remontée par les failles de la fine croûte terrestre, vers l’immense et ancienne caldeira du Rabaul, à la vitesse de dix mètres par mois. C’était un rythme stupéfiant pour un événement géologique, un pied de nez aux énergies les plus puissantes. Ce surgissement avait fait sauter le bouchon de roche, mettant la terre à rude épreuve. Le Rabaul avait déjà connu plusieurs éruptions cataclysmales. Deux avaient été identifiées par des savants humains, l’une mille cinq cents ans plus tôt, l’autre deux mille ans auparavant. Il s’en produirait sûrement d’autres. Le troupeau de passagers traversa au pas de course l’air enfumé, direction le petit terminal de l’aéroport, apparemment indifférent au tremblement de terre. Bex Scott avait rejoint sa mère, Alison, et sa sœur – une fille aux yeux dorés et aux cheveux verts. Sous un ciel maculé par les incendies du lointain, et alors que la terre continuait de gronder sans que personne paraisse s’en soucier, les superbes enfants issus du génie génétique papotaient vivement avec leur élégante maman. Joan remarqua qu’elles avaient toujours leur petite oreillette argentée nichée dans l’oreille. Elles devaient avoir l’impression de marcher dans un brouillard luminescent. Joan se rappela, non sans honte, l’assurance avec laquelle elle avait promis à Bex qu’elle n’aurait pas la malchance de voir le Rabaul entrer en éruption à leur arrivée. Mais ici, sur cette terre frémissante, cette affirmation semblait démentielle. Enfin, elle pouvait encore avoir raison… la montagne pouvait se rendormir. D’une manière ou d’une autre, la plupart des gens n’y pensaient même pas. C’était un monde surpeuplé, avec plein de problèmes à régler, beaucoup plus pressants qu’un volcan en train de gronder. La marche jusqu’à l’aérogare semblait interminable. Malgré tous ces logos multicolores recouvrant la moindre surface disponible, la zone aéroportuaire était un endroit sinistre. Le frémissement intermittent du sol était une perturbation des premiers âges, et les puissants gémissements des réacteurs ressemblaient à des grognements d’animaux frustrés. C’est alors que Joan entendit de sourdes détonations dans le lointain, comme si on avait jeté des bûches humides sur un feu. — Et merde ! On nous tire dessus ? — Il y a des manifestants aux portes de l’aéroport, expliqua Alice Sigurdardottir. Je les ai aperçus à l’atterrissage. Une sacrée bande même, complètement dépenaillée. On dirait tout un bidonville. — Tout ça en notre honneur ? Alice eut un bon sourire. — Tu n’espérais pas monter une conférence sur la globalisation digne de ce nom sans que des manifestants viennent gueuler sous des pancartes ? Allez, c’est la coutume ; ils foutent la merde dans ces conférences depuis toujours. Tu devrais te sentir flattée. Tu es prise au sérieux, comme nos anciens… — Alors, il va vraiment falloir qu’on fasse un effort pour les convaincre qu’on a quelque chose de nouveau à offrir, dit Joan avec un rictus. J’ai l’impression que tu n’aimes pas beaucoup Alison Scott… — Toute la vie et l’œuvre de Scott ne sont que du cinéma. Même ses gamines ont été cooptées – non, créées, pour faire partie du spectacle. Non mais, regarde-les ! Joan haussa les épaules. — Tu ne peux pas lui en vouloir d’avoir enrichi génétiquement ses enfants. Je ne crois pas que je voudrais de ça pour Junior, ici présent, fit-elle en posant la main sur son gros ventre, mais les gens ont toujours voulu donner à leurs enfants les meilleures chances. La meilleure école. La meilleure lance à pointe de silex, la meilleure branche dans le figuier… Elle réussit à arracher un sourire à Alice. — Certains de ces enrichissements seraient positifs, si tout le monde pouvait se les offrir, poursuivit-elle. Les capacités de réparation de notre organisme ne sont pas figées. Il n’y a rien d’impossible, physiologiquement. Pourquoi ne pourrions-nous pas faire repousser nos membres amputés, comme les étoiles de mer ? Pourquoi ne pourrions-nous pas avoir plusieurs rangées de dents ? Pourquoi seulement deux ? Pourquoi ne pourrions-nous pas remplacer nos articulations usées ou rongées par l’arthrite ? — Mais tu vois bien que c’est pas là-dedans qu’Alison Scott a placé son argent ! Regarde ses gamines, leurs cheveux, leurs dents, leur peau… Et encore, on ne voit pas l’intérieur… À quoi bon dépenser de l’argent si on ne peut pas l’afficher ? L’argent actuellement investi dans les enrichissements génétiques l’est à quatre-vingt-dix pour cent dans ce qui se voit, pas dans ce qui ne se voit pas. Les pauvres gamines de Scott ne sont que des panneaux publicitaires ambulants vantant sa fortune et sa puissance. Ce n’est pas pour rien que dans « enrichissement » il y a « riche ». Je n’ai jamais rien vu d’aussi décadent. Joan prit Alice par la taille. — Possible. Mais nous devons accueillir toutes les tendances. Nous avons besoin du soutien de Scott, exactement comme nous avons besoin du tien… Tu sais, j’ai vraiment l’impression d’avoir un boulet dans le ventre, fit-elle à bout de souffle. Alice fit une grimace. — Tu m’étonnes ! J’en ai eu trois. Mais je suis retournée en Islande pour les mettre au monde. Ça tombe vraiment mal… — Un accident, répondit Joan avec un sourire. La conférence était prévue depuis deux ans. Quant au bébé… — La nature n’en fait qu’à sa tête, comme toujours. Et elle se fiche pas mal de nos petits problèmes. Le père ? Un paléontologue, lui aussi. Il avait été pris au milieu d’une de ces innombrables échauffourées complètement absurdes qui ravageaient ce qui restait du Kenya… Il avait essayé de protéger des strates de fossiles d’hominidés contre les pillards ; un seigneur de la guerre croyait qu’il gardait de l’argent, des diamants, ou des doses de vaccin contre le sida. Cette mésaventure et la grossesse dont il lui avait fait cadeau avaient encore accru la détermination de Joan à faire de la conférence un succès. Mais elle n’avait pas envie d’en parler pour le moment. — C’est une longue histoire, dit-elle. Alice parut comprendre. Tout le monde entra enfin dans le terminal. La fraîcheur de l’air conditionné tomba sur les épaules de Joan comme une douche glacée. En même temps, elle éprouva une pointe de culpabilité à l’idée des kilowatts de chaleur déversés dans l’air enfumé, un peu plus loin. Une représentante de Qantas, une aborigène, les orienta vers un salon de réception. — Il y a eu quelques problèmes, dit-elle aux passagers qui ne cessaient d’arriver. Mais il n’y a aucun danger. Il y aura une annonce, bientôt… Alice et Joan mirent le cap vers un banc métallique. Puis Alice alla chercher des sodas. Le petit salon était entouré de murs intelligents, où se lisaient des informations sur les départs, les arrivées, comment téléphoner à l’étranger, des journaux télévisés, des émissions de variété. Les passagers ne tenaient pas en place. La plupart étaient des invités de la conférence, que Joan reconnut facilement. Elle avait vu leurs visages sur les programmes ou sur Internet. Apparemment, ils souffraient du décalage horaire et semblaient perdus, excités, épuisés, ou tout cela à la fois. Un petit homme à la bedaine rebondie, portant ce qu’on aurait pu appeler autrefois une chemise hawaïenne, s’approcha timidement de Joan. Chauve, transpirant à grosses gouttes, affichant un sourire imperturbable, il arborait un badge à la boutonnière, où défilaient, sur fond de ciel orange, des images de Mars et du petit robot de la NASA. Joan, quand elle était gamine, l’aurait certainement taxé d’intello binoclard. Mais il n’avait pas plus de trente-cinq ans. Un intello binoclard de la seconde génération, donc. Il lui tendit la main. — Madame Useb ? Je m’appelle Ian Maughan, du JPL… Euh… — Le Jet Propulsion Laboratory. La NASA. Je connais votre nom, bien sûr. Joan se redressa tant bien que mal et lui serra la main. — Je suis ravie que vous ayez accepté de venir. Particulièrement en ce moment, votre mission… — Tout se passe bien, grâce au vieux pépère à barbe blanche qui veille sur nous, tout là-haut, dans le ciel. Ce sont des images en direct, dit-il en tapotant son badge. Enfin, en léger différé, il faut le temps que les images arrivent, bien sûr… Johnny a déjà fini de construire son usine à carburant, et commence à extraire le métal de la planète… — Du fer, à partir des roches rouges de Mars. — Exactement. « Johnny » avait été baptisé ainsi en l’honneur de John von Neumann, le savant américain du vingtième siècle à qui on devait le concept des réplicateurs universels, ces machines capables, pourvu qu’elles aient les matières premières nécessaires, de fabriquer n’importe quoi, notamment des copies d’elles-mêmes. « Johnny » était une expérience technologique, un prototype de réplicant, dont le but ultime était de fabriquer une copie de lui-même à partir des matériaux trouvés sur la planète. — Il a un succès fou auprès du public, dit Maughan. Les gens adorent le voir à la télé. Je crois que c’est à cause de la grandeur de sa tâche. C’est fantastique de le voir fabriquer toutes ces pièces, les unes après les autres. — De la téléréalité, en direct de Mars. — Ouais, quelque chose de ce genre. Je dois vous avouer qu’on n’a pas vraiment pensé à l’audience en bossant. Même après soixante-dix ans, la NASA ne s’est pas encore vraiment mise aux relations publiques. Enfin, ça fait toujours plaisir. — Quand pensez-vous que Johnny aura, hum, accouché ? Avant que je ne tente moi-même de m’autorépliquer ? Maughan eut un petit rire forcé. À la grande surprise de Joan, il semblait embarrassé de l’entendre évoquer sa propre biologie humaine. — Eh bien, c’est possible. Mais il progresse à son propre rythme. C’est ça, la beauté du projet. Johnny est autonome. Maintenant qu’il est tout là-haut, il n’a plus besoin, de quoi que ce soit… qui vienne de la Terre, en tout cas. Dans la mesure où ses fils et lui ne nous coûteront pas un centime, c’est vraiment ce qu’on peut appeler un projet à petit budget. Des fils ? releva Joan. — Mais Johnny est plus glamour d’un point de vue technologique que scientifique, dit Alice Sigurdardottir. Elle était revenue avec deux sodas. — N’est-ce pas ? Maughan eut un sourire complice. Joan se rendit compte avec un peu de retard qu’en dépit de son apparence il devait être l’un des membres du JPL les plus au fait des problèmes de relations publiques ; sans quoi, il n’aurait môme pas été là. — Je ne peux dire le contraire, ajouta-t-il. Mais c’est notre façon de faire. À la NASA, l’engineering et la science ont toujours dû avancer la main dans la main. Cela dit, fit-il en se tournant vers Joan, je suis flatté que vous m’ayez invité, bien que je ne sache pas encore très bien pourquoi. Je n’ai que de vagues lueurs en biologie. Je suis surtout un informaticien. Et Johnny n’est qu’une sonde spatiale parmi tant d’autres ; un paquet de silicone et d’aluminium. — Ce n’est pas du tout une conférence sur la biologie, dit Joan. Je voulais faire venir ici les meilleurs et les plus brillants esprits de tous les domaines, pour qu’ils se rencontrent. Il faut que nous apprenions à penser d’une nouvelle façon. Alice secoua la tête. — Malgré mon scepticisme au sujet de tout ce projet, je pense que vous vous sous-estimez, docteur Maughan. Réfléchissez. Vous arrivez en ce bas monde tout nu, vous prenez ce que la Terre vous donne – les métaux, le pétrole –, vous le façonnez, vous en faites quelque chose d’intelligent, et vous le lancez dans l’espace vers un autre monde. L’image de la NASA a toujours été désastreuse. Mais ce que vous faites, en réalité, est tellement… romantique. Maughan cacha sa gêne derrière une platitude : — Diable, m’dame, va falloir que je vous invite à mon prochain entretien annuel… Le salon continuait à se remplir de passagers. — Quelqu’un sait ce qui se passe ? demanda Joan. — C’est les manifestants, répondit Ian Maughan. Ils balancent des cailloux sur l’aéroport, sur les pistes. La police tente de les repousser, mais c’est le bordel. Ils nous ont laissés atterrir, mais il serait imprudent d’essayer de récupérer nos bagages tout de suite, ou de quitter l’aéroport. — Génial ! fit Joan. Alors on va être assiégés pendant toute la conférence ? — Qui sont ces manifestants ? s’enquit Alice. — Principalement des quart-mondistes. Il s’agissait d’un paravent, le résultat d’une scission d’une secte chrétienne qui prétendait représenter les intérêts de toutes les populations défavorisées de la Terre : l’autoproclamé Quart-Monde, des gens encore moins bien représentés que les nations et les groupes humains du tiers-monde, les plus pauvres, les plus exclus, qui se trouvaient en dessous du balayage radar des riches nations du Nord et de l’Ouest. — Ils croient que Pickersgill lui-même est en Australie. Joan éprouva un vague malaise. Gregory Pickersgill était le leader charismatique, né en Angleterre, du dogme central ; les pires problèmes – très souvent mortels – le suivaient partout. Elle décida de ne pas s’inquiéter outre mesure : — Laissons cela à la police. Nous avons une conférence à organiser. — Et une planète à sauver, dit Ian Maughan en souriant. — C’est fichtrement vrai. Dans un coin de l’aérogare, une grande boîte blanche poussée sur des roulettes arriva dans un véritable raffut. On aurait dit un immense réfrigérateur. Il y eut des flashs, et des caméras se braquèrent sur le visage d’Alison Scott. — Une valise qui ne pouvait évidemment pas attendre, murmura Alice. — Je crois que c’est une marchandise vivante, dit Maughan. Je les ai entendus en parler. La petite Bex Scott courut vers Joan. Celle-ci remarqua que Ian Maughan était fasciné par ses cheveux bleus et ses yeux rouges ; peut-être que les gens étaient un peu retardés, à Pasadena. — Oh, docteur Useb, fit Bex en prenant la main de Joan. Je voudrais que vous voyiez ce que ma mère a apporte. Vous aussi, docteur Sigurdardottir, venez, je vous en prie. Heu, vous avez été gentilles avec moi, dans l’avion. J’avais vraiment peur, avec toute cette fumée et ces trous d’air. — Tu n’étais pas vraiment en danger. — Je sais, mais j’avais peur quand même. Vous l’avez vu, et vous avez été gentilles. Venez, je voudrais vraiment que vous voyiez ça. C’est ainsi que Joan se laissa entraîner à l’autre bout du salon, Alice et Maughan en remorque. Alison Scott parlait devant les caméras. C’était une grande femme imposante. — … m’intéresse à l’évolution du développement. L’Evo-Devo, pour parler comme les journaux. Le but est de comprendre comment faire repousser, disons, un doigt coupé. Ça consiste à étudier les gènes ancestraux. Croisez un oiseau et un crocodile, et vous aurez un aperçu du génome de leur ancêtre commun : un reptile prédinosaurien, qui rôdait sur Terre il y a deux cent cinquante millions d’années. Avant même la fin du vingtième siècle, un groupe d’expérimentateurs a réussi à « déclencher » la croissance de dents chez les poules. Les anciens circuits sont toujours là, mais ils servent à autre chose ; il suffit d’aller chercher les bons interrupteurs moléculaires… Joan haussa les sourcils. — Dieux du ciel ! Tu le crois, ça ? Comme si c’était sa conférence ! — Son boulot, c’est le show-business, répondit Alice d’un ton réprobateur. Ni plus, ni moins. Exagérant une courbette, Alison Scott tapota la boîte à côté d’elle. Une paroi devint transparente. La foule retint son souffle – puis il y eut des cris étouffés. — S’il vous plaît, n’oubliez pas que ce que vous allez voir est une reconstruction génétique, rien de plus, reprit Scott. Des détails comme la couleur de la peau et le comportement ont dû être presque entièrement réinventés… — Doux Jésus, fit Alice. La créature dans la boîte ressemblait à s’y méprendre à une femelle chimpanzé d’un mètre de haut, aux seins et aux parties génitales proéminents. Mais Joan vit aussitôt, au dessin particulier de ses hanches, que c’était une bipède. Cela dit, ça lui faisait une belle jambe : pour le moment, elle était recroquevillée dans un coin, ses longues pattes relevées sur sa poitrine. — Je vous l’avais dit, docteur Useb, fit Bex. Vous n’avez pas besoin d’aller gratter les os dans la terre. Maintenant, vous pouvez rencontrer vos ancêtres. Oui, se dit Joan, fascinée malgré elle. Rencontrer mes ancêtres, toutes ces grand-mères velues. Voilà ce qu’était en réalité le travail de ma vie entière. Alison Scott comprend évidemment cette pulsion, mais cette pauvre chimère avait-elle jamais été réelle ? D’ailleurs, à quoi ces ancêtres pouvaient-ils bien ressembler, en fait ? Bex prit impulsivement Alice par la main. — Vous voyez ? demanda-t-elle, ses yeux écarlates brillant d’excitation. Je vous avais bien dit qu’il ne fallait pas vous en faire pour la disparition des bonobos ! — Mais enfin, ma petite fille, soupira Alice, si nous n’avons pas réussi à garder une place aux chimpanzés, où trouverons-nous de la place pour elle ? L’ersatz d’australopithèque terrifié montra les dents en un sourire paniqué. 9 Les marcheurs § Centre du Kenya, Afrique de l’Est, 1,5 million d’années avant notre ère I Plus que tout au monde, elle adorait courir. Son corps était fait pour ça. Quand elle courait à toute allure, elle couvrait cent mètres en six ou sept secondes, et en ménageant ses forces elle pouvait couvrir un mile en trois minutes. Elle pouvait courir. Alors, son souffle lui brûlait les poumons, et les muscles de ses longues jambes et de ses bras pompant l’air comme des pistons brillaient sous une fine pellicule de sueur. Elle aimait sentir le picotement de la poussière qui collait à sa peau nue, luisante de transpiration, et respirer l’odeur électrique, calcinée, de la terre chaude et craquelée. C’était la fin de la saison sèche. La chaleur brutale de la mi-journée pesait lourdement sur la savane, et le soleil à la verticale au-dessus de sa tête imprimait à la scène une étincelante symétrie. Entre les collines volcaniques aux formes d’édredon, l’herbe était maigre et jaune, écrasée par les immenses troupeaux d’herbivores. Les sentiers qu’ils avaient formés, là où elle courait, étaient comme des routes reliant pâturages et cours d’eau. À cette époque, le paysage était façonné par les grands mangeurs d’herbe ; aucune des nombreuses espèces de gens qui peuplaient le monde ne les avait encore dépossédés de ce rôle. Dans la chaleur de midi, les mangeurs d’herbe étaient regroupés à l’ombre, ou simplement couchés dans la poussière. Elle avait repéré des troupeaux immobiles de pachydermes, de nombreuses espèces pareilles à des nuages gris dans le lointain. Des autruches dégingandées picoraient, d’un air désabusé, le sol du haut de leurs grandes pattes. Des prédateurs profilés dormaient paresseusement avec leurs jeunes. Même les oiseaux charognards qui décrivaient des cercles au-dessus de leur tête, et les prédateurs furtifs, se reposaient de leurs travaux quotidiens. Rien ne bougeait, sinon la poussière qu’elle soulevait à chaque pas, et sa propre ombre mouvante, réduite à une tache sombre. Tout à son corps, à son monde, elle courait sans calcul ni réflexion, avec une aisance et une liberté qu’aucun primate n’avait connues avant elle. Elle ne pensait pas comme un être humain. Elle n’avait conscience de rien, que de son souffle, de l’agréable douleur dans ses muscles, dans son ventre, et de la terre qui semblait voler sous ses jambes. Quand on la voyait courir ainsi, toute nue, elle avait l’air humaine. Elle était grande – plus d’un mètre cinquante –, son espèce était plus grande que toutes celles qui l’avaient précédée. Elle était svelte, efflanquée, et ne pesait pas plus de quarante-cinq kilos ; ses membres étaient minces, ses muscles noueux, son ventre et son dos étaient plats. Elle n’avait que neuf ans, et c’était presque une adulte. Déjà, ses hanches s’élargissaient et ses petits seins drus commençaient à s’arrondir. Elle n’avait pas encore fini de grandir. Elle conserverait ses proportions élégantes, mais elle pouvait espérer atteindre les deux mètres. Sa peau, humide de sueur, était nue, en dehors du chaume noir qui lui couvrait la tête et des buissons de poils noirs qui ornaient son entrejambe et ses aisselles. En fait, elle était aussi poilue que tous les autres singes, mais ses poils étaient pâles et fins. Elle avait un joli visage rond, et son petit nez, rond, charnu et saillant comme celui d’un être humain, n’était pas du tout aplati comme celui d’un singe. Peut-être son torse était-il un peu haut, légèrement conique : peut-être les proportions de ses longs membres auraient-elles paru inhabituelles. Mais, pour un être humain, son corps était dans les limites de l’épure. Elle aurait pu ressembler à une habitante du désert, comme les Dinkas du Soudan, ou les Turkanas ou les Massaïs qui arpenteraient un jour la contrée qu’elle traversait à présent. Elle avait l’air humaine. Sa tête, toutefois, était différente. Ses yeux étaient surmontés par une arcade sourcilière proéminente que prolongeait un front bas. De là, l’os courait presque à plat jusqu’à l’arrière du crâne. La forme de sa tête disparaissait sous une épaisse masse de cheveux, mais il était impossible de se méprendre sur la petitesse de son crâne. Elle avait un corps humain, un crâne de singe, des yeux clairs, vifs et curieux. À neuf ans, son corps était plein de joie de vivre, et elle savourait pendant ce bref moment de lumière et de liberté tout le bonheur qu’il lui était possible de ressentir. Un observateur humain l’aurait trouvée belle. Son peuple, les hominidés, plus proche des hommes que les chimpanzés ou les gorilles, était lié à l’espèce qui porterait plus tard le nom d’Homo ergaster, puis d’Homo erectus. Mais, d’un bout à l’autre du Vieux Monde, il y avait beaucoup, beaucoup de variantes, beaucoup de sous-espèces basées sur ce même schéma corporel. C’était une espèce diversifiée, conquérante, et il n’y aurait jamais suffisamment d’ossements et de fragments de crânes pour en raconter toute l’histoire. Quelque chose fila sous ses pieds. Elle fit un bond, surprise, et retint son souffle. C’était un agouti, un rongeur ; dérangé dans sa lente quête de nourriture, il s’éloigna, indigné. C’est alors qu’elle entendit un cri. — Loin ! Loin ! Elle regarda derrière elle. Son peuple, vague tache floue perdue dans le lointain, s’était massé sur la surrection rocheuse ou il avait l’intention de passer la nuit. L’un des siens, sa mère ou sa grand-mère, était monté sur la roche et l’appelait, les mains en porte-voix : — Loin ! Un cri qu’aucun singe n’aurait pu pousser, pas même Capo. Un mot. Le soleil avait commencé à redescendre, et déjà l’ombre à ses pieds s’allongeait. Bientôt, les animaux sortiraient de leur torpeur ; elle ne serait plus en sécurité, protégée par la somnolence du milieu de la journée. Toute seule, loin des siens, elle éprouva un délicieux frisson de crainte. Tous les jours, dès que l’occasion s’en présentait, elle courait. Loin. Trop loin. Et tous les jours il fallait la rappeler. Elle n’avait pas de nom. Aucun hominidé ne s’était encore donné de nom, mais si elle en avait eu un, elle se serait appelée « Loin ». Elle revint en courant vers le rocher, d’une foulée régulière qui mangeait la poussière. Son groupe comptait vingt-quatre personnes. La plupart des adultes étaient dispersés dans le paysage près de la falaise de grès. Ils se déplaçaient comme de minces ombres sur le sol poussiéreux, cherchant en silence des noix et du petit gibier, avec une habilité toute professionnelle. Les mères avaient emmené avec elles leurs plus jeunes enfants, qui étaient cramponnés sur leur dos ou tournaient autour de leurs jambes. La mère de Loin s’affairait dans un petit bosquet d’acacias qui avait été presque complètement ravagé par le passage d’un troupeau de deinothères. Ces antiques créatures pachydermiques avaient utilisé leurs défenses et leur petit trognon de trompe pour déraciner et casser les arbres, remuer la terre et déterrer les racines. Les gens n’étaient pas seuls à chercher à manger à cet endroit : les phacochères et les cochons sauvages grognaient et piaulaient en enfonçant leur vilain museau dans la terre retournée. Loin voyait des blattes géantes fourrager entre les tas de crottins frais des deinothères, et des tamanoirs et des blaireaux vadrouiller à la recherche de larves. C’était un bon endroit pour trouver à manger. Une excellente stratégie pour se nourrir, dans les endroits que l’on ne connaissait pas, consistait à chercher les restes des autres animaux, notamment des espèces les plus destructrices, comme les éléphants et les cochons. Dans le bouquet d’arbres saccagés, la mère de Loin trouverait des choses qui sans ces animaux seraient restées cachées ou inaccessibles. Les troncs brisés fournissaient même des leviers, des barres à mine et des bâtons à fouir, idéaux pour soulever les racines du sol, des branches cassées qu’il suffisait d’agiter dans les arbres pour en faire tomber les fruits, et des feuilles de palmier servant à sucer la moelle. La mère de Loin était une femme posée, élégante, grande même pour son espèce ; elle aurait pu s’appeler Calme. Elle se déplaçait avec ses deux enfants, un petit bébé endormi, blotti contre l’une de ses épaules, et un garçonnet. Ce dernier avait à peu près la moitié de l’âge de Loin, mais il était déjà presque aussi grand qu’elle. C’était un maigrichon, que Loin avait inconsciemment baptisé le Morveux : très agaçant, malin, réussissant un peu trop bien à s’attirer l’attention et les faveurs de sa mère et de sa grand-mère. La mère de Calme, la grand-mère de Loin, se trouvait juste à côté. La quarantaine à peu près, la grand-mère manquait bien trop de souplesse pour pouvoir aider à chercher de la nourriture. Mais elle rendait service à sa fille en gardant un œil sur les plus petits. Un homme n’aurait absolument pas été surpris de voir des vieux dans ce groupe ; tout cela paraissait on ne peut plus naturel. Mais aucun autre type de primates avant eux n’avait suffisamment vécu pour connaître la vieillesse – très peu avaient même survécu à leurs années de fertilité. Pourquoi leur corps devrait-il continuer à les garder en vie alors qu’ils n’étaient plus capables d’alimenter le fleuve des gènes ? Désormais, c’était différent ; dans le peuple de Loin, les vieux avaient un rôle à jouer. À bout de souffle, couverte de poussière, Loin escalada la roche. Ce n’était qu’une éminence d’une centaine de mètres à la base, sur laquelle il n’y avait rien que des touffes d’herbes sèches, des lézards et quelques insectes. Mais pour le peuple, c’était une maison temporaire, un îlot de sécurité relative dans cette savane à ciel ouvert, cette mer de dangers. Sur la surrection elle-même, quelques hommes réparaient des lances de bois. Ils travaillaient distraitement, les yeux dans le vague, comme si leurs mains s’affairaient toutes seules. Certains des plus grands enfants jouaient, mimant les travaux des adultes qu’ils seraient plus tard. Ils se bagarraient, se couraient après, singeant la démarche des uns et des autres. Deux gamins de six ans étaient engagés dans des préliminaires maladroits, sondant du bout du doigt nichons et bas-ventre. Loin n’était plus une enfant et pas encore une adulte, et dans ce petit groupe il n’y avait personne de son âge. Alors, elle restait à l’écart des autres. Elle grimpa au sommet de la masse de grès érodée, trouva un bout de mâchoire d’antilope, abandonné là par un charognard, complètement nettoyé par des gueules avides et le patient travail des insectes. Elle brisa l’os en le cognant sur la pierre et employa cette lame acérée pour gratter la sueur et la crasse de ses jambes et de son ventre. De cette hauteur, le paysage offrait un panorama complexe. C’était une immense vallée. Un gigantesque tourment géologique se déployait dans une succession de dômes, de coulées de lave, de parois escarpées et de cratères. À l’est – et derrière l’horizon, à l’ouest –, le sol avait été soulevé, formant un plateau de trois cents mètres, couvert de terres volcaniques fertiles. Le grand plateau était interrompu par une paroi abrupte, plongeant vers la vallée. C’était la vallée du Rift : une fracture entre deux plaques tectoniques en train de se séparer. Elle courait sur trois mille kilomètres, de la mer Rouge et l’Éthiopie, au nord, jusqu’au Mozambique, au sud, en passant par le Kenya, l’Ouganda, la Tanzanie et le Malawi. Vingt millions d’années d’activité géologique avaient créé, le long de cette grande blessure, des volcans, des hauts plateaux et des vallées effondrées, qui canalisaient les eaux vers certains des plus grands lacs du continent. La terre elle-même avait été remodelée alors que les couches de cendre volcanique se superposaient, entrelardées de strates de schiste et d’argile. Sur les pentes volcaniques poussaient des forêts tropicales, et une mosaïque complexe faite de forêts, de savanes et de broussailles couvrait le fond des vallées. C’était un endroit bigarré, luxuriant, foisonnant. Et tout plein d’animaux. Tandis que le soleil continuait à descendre, les créatures de la savane vaquaient à leurs occupations préférées : les hippopotames se prélassaient dans les marécages, des troupeaux de majestueuses créatures éléphantesques se répandaient sereinement dans les prairies. Il y avait en fait de nombreuses espèces d’éléphants, qui différaient subtilement par la forme de leur dos, de leur crâne ou de leur trompe. Ils voguaient comme des vaisseaux crépusculaires sur la mer de poussière qu’ils soulevaient, en s’appelant à coups de barrissements stridents. À côté de ces gros herbivores, il y avait beaucoup d’autres espèces qui dépendaient directement de l’herbe : des lièvres, des porcs-épics, des agoutis, des cochons sauvages. Les prédateurs qui se nourrissaient de ces herbivores – et qui étaient à leur tour la proie d’animaux plus dangereux – comprenaient des chacals, des hyènes et des mangoustes. Ces animaux auraient paru étrangement familiers à un observateur humain, parce qu’ils étaient déjà bien adaptés à la vie de la savane. Mais la richesse et la variété de la vie locale auraient stupéfié un observateur habitué à l’Afrique contemporaine. C’était la région la plus riche de la Terre par le nombre, la diversité et l’abondance des espèces de mammifères. C’était d’ailleurs l’une des périodes les plus prolifiques de l’Afrique. Dans cet endroit surpeuplé, hostile, les créatures des plaines, tels les éléphants et les antilopes, vivaient près des habitants des forêts, comme les cochons et les chauves-souris. Le Rift présentait un paysage de roches étendu qui offrait des possibilités d’adaptation à de nombreuses espèces d’animaux telles que les éléphants, les cochons, les antilopes – et les hommes. C’était, en vérité, le creuset d’où avait émergé l’espèce de Loin. Mais elle n’y était pas restée. Après l’époque de Capo, affranchie des derniers liens ancestraux qui la retenaient dans la forêt, l’espèce de Loin était devenue nomade. Elle s’était aventurée hors d’Afrique : les premiers hominidés avaient déjà arpenté toute la côte sud du continent asiatique. Mais les grand-mères de Loin avaient, sans le savoir, effectué un grand circuit au nord, à l’est et au sud, qui les avait ramenées ici, après bien des générations, à l’endroit même d’où leur espèce était originaire. Assise sur son rocher, Loin observait le paysage d’un œil froidement calculateur. Dans son errance, le peuple suivait principalement les cours d’eau. Il était venu du Nord jusqu’ici, et Loin voyait le cours du fleuve qu’ils avaient suivi : un serpent d’argent qui zébrait l’herbe et les broussailles. Le long de la rive, le sol était boueux, gorgé d’eau et riche en nutriments. Un vigoureux mélange d’arbres, d’herbes et de fourrés poussait là, ponctué par les spectaculaires piliers des termitières. À l’est, le sol s’asséchait en montant et devenait presque aride, tandis qu’à l’ouest la forêt s’épaississait, formant une ceinture infranchissable. Mais, quand elle regardait au sud, elle discernait des possibilités pour demain : un corridor de savane, avec le saupoudrage habituel d’herbes, de fourrés et de bois que son peuple aimait tant. Loin était encore jeune, elle avait encore beaucoup à apprendre sur le monde et sur la meilleure façon de l’utiliser. Mais elle avait une compréhension profonde, systématique, de son environnement. Elle était déjà capable de se faire une idée d’un paysage inconnu, tel que celui-ci, de localiser les sources de nourriture, d’eau et de danger, et même de repérer les routes de migrations. C’était une compétence nécessaire. Voués à la vie dans les grands espaces, Loin et les siens avaient été poussés par la sélection naturelle à développer de nouvelles sortes de rapports à la nature. Ils avaient été obligés de comprendre les habitudes du gibier, la répartition géographique des plantes, les changements de saison, la signification des traces – afin de résoudre les énigmes innombrables de la savane, impitoyable et complexe. Son lointain ancêtre Capo, qui avait vécu et qui était mort à des milliers de kilomètres au nord-ouest, avait dû apprendre par cœur les caractéristiques de ce généreux monde de forêt : incapable de déchiffrer les signes du sol, d’imaginer de nouveaux schémas, il avait été constamment déconcerté par ce qui ne lui était pas familier. Maintenant, les adultes et leurs petits revenaient vers le rocher, chargés de nourriture. Ils étaient nus et ne portaient que ce qu’ils pouvaient tenir à la main ou dans leurs bras. La plupart avaient encore la bouche pleine et mastiquaient quelque chose. Les gens mangeaient le plus vite possible, ne s’occupant que d’eux-mêmes et des membres les plus proches de leur famille, n’hésitant pas à chaparder quand ils pensaient pouvoir le faire impunément. Ils mangeaient dans un silence ponctué de rots, de pets, de grognements de plaisir ou de dégoût quand ils tombaient sur un morceau de nourriture pourri – et parfois d’un mot : « Moi ! », « Noix », « Casser », « Mal, mal, mal »… Des mots simples : des noms, des verbes, des possessifs, et des défis… En réalité, des phrases d’un mot, sans structure ni grammaire. Mais c’était malgré tout un langage. Des étiquettes qui se référaient à des choses précises – un système très avancé par rapport aux bredouillis de l’époque de Capo, ou de n’importe quel autre animal. C’est alors que s’approcha le frère de Loin, le Morveux. Il portait le corps flasque d’un petit animal, peut-être un lièvre. Sa mère, Calme, avait les bras pleins de racines, de fruits et de cœurs de palmier. Soudain, Loin eut faim. Elle se précipita vers sa mère en couinant, les mains tendues et la bouche ouverte. Calme lui siffla dessus, écartant théâtralement de sa fille sa brassée de victuailles. — Moi ! Moi ! C’était une rebuffade, et elle était accompagnée des regards noirs de sa grand-mère. Loin commençait à être trop grande pour qu’on la nourrisse comme un bébé. Elle aurait dû aller aider sa mère au lieu de gâcher son énergie à courir sans but, dans la nature. D’ailleurs, son frère, le Morveux, qui avait travaillé dur, revenait avec sa propre pitance… Et tout ça tenait en un seul mot. La vie n’était pas comme du temps de Capo. À cette époque, les adultes s’efforçaient d’éduquer leurs jeunes. Le monde était devenu trop compliqué pour que les enfants aient le temps de réinventer à partir de zéro toute la technologie et les techniques de survie ; il fallait leur apprendre à survivre. Et l’un des rôles des anciens, comme la grand-mère de Loin, était de leur insuffler cette sagesse. Loin tendit à nouveau les mains, poussant de piteux miaulements. Juste une fois, juste pour aujourd’hui. Je t’aiderai demain. — Grrr ! Calme, comme Loin s’y attendait, lâcha la nourriture sur la roche. Elle avait ramassé des noix, du millet, du niébé et des tubercules de haricots. Elle tendit à Loin un gros tubercule, que Loin mordit aussitôt à pleines dents. Le Morveux était assis tout près de sa mère. Il était encore trop jeune pour s’asseoir avec les hommes, chacun farfouillant dans son propre tas de nourriture. Le morveux avait écartelé son lièvre avec les mains, en lui tordant les pattes et la tête, et lui ouvrait la poitrine avec un caillou. Il effectuait cette parodie de boucherie à petits gestes tendus, tremblants. Personne dans sa famille ne le savait, mais il était déjà gravement malade. Il souffrait d’hypervitaminose. Quelques jours plus tôt, l’un des hommes lui avait donné un morceau de foie d’hyène, tuée lors d’un bref combat pour les restes d’une antilope. Comme celui de la plupart des prédateurs carnivores, le foie était gorgé de vitamine A, et le garçon présenterait bientôt les symptômes de ce subtil empoisonnement. D’ici un mois, il serait mort. Et dans douze, oublié de tous, même de sa mère. Pour l’instant, Calme lui flanquait quelques taloches, sans méchanceté, et lui prenait une partie de son lièvre pour l’obliger à le partager avec sa sœur. Depuis l’époque de Capo, le monde avait continué à se refroidir et à s’assécher. Au nord de l’équateur, une grande ceinture de taïga faisait le tour du monde en passant par l’Amérique du Nord et l’Asie, une forêt uniquement composée d’arbres à feuilles persistantes. Plus au nord encore, une toundra s’était formée pour la première fois depuis trois cents millions d’années. Pour les animaux, la nourriture offerte par la taïga était pauvre en comparaison des vieux mélanges de conifères et d’arbres à feuilles décidues des forêts tempérées. De même, les prairies continuaient à s’étendre – l’herbe réclamant moins d’eau que les arbres. Mais l’herbe faisait des plaines arides, qui ne pouvaient accueillir qu’un assemblage d’espèces animales beaucoup moins varié que celui des forêts, en cours de disparition. Et cette lente dessiccation était accompagnée, comme toujours, d’extinctions. Si la qualité diminuait, la quantité de vie, elle, était stupéfiante. Les disettes saisonnières et la nécessité de disposer d’un système digestif capable de se contenter d’un régime fruste toute l’année favorisaient le développement des gros herbivores. Les mammifères géants, une nouvelle « mégafaune » d’une échelle comme on n’en avait pas vu depuis la mort des dinosaures, se répandirent d’un bout à l’autre du nord de l’Eurasie, traversèrent les ponts de terre périodiquement exposés par la baisse du niveau des océans, passèrent en Amérique du Nord. Pour le moment, comme ils vivaient sous des climats tempérés, ils n’avaient pas de poils et mangeaient du feuillage plutôt que de l’herbe. On eût dit des éléphants, mais ils avaient le crâne en pain de sucre, et les défenses enroulées sur elles-mêmes de leurs ancêtres laineux. À cette même époque, on trouvait des chameaux géants en Amérique du Nord, tandis qu’en Asie et en Afrique s’aventuraient les énormes giraffidés si semblables à des élans. Une sorte de gros rhinocéros, l’elasmotherium, parcourait le nord de l’Eurasie. Il était équipé de grandes pattes et d’une corne de deux mètres de long : une licorne bodybuildée. Et, en même temps que ces énormes tas de viande sur pattes, arrivèrent de nouveaux prédateurs spécialisés : les félidés. De vrais tueurs, qui venaient de sortir de la marmite de l’évolution. Dotés de canines pareilles à des cisailles, qui déchiraient la peau, pénétraient dans les chairs, avant de passer le relais à de puissantes incisives. Leurs meilleurs représentants étaient les félins à dents de sabre : ces grands et puissants prédateurs musclés, bâtis comme des ours, avec de petits membres robustes et une gueule capable de s’ouvrir assez grand pour broyer les proies, pouvaient faire deux fois la taille des lions de l’époque humaine. Ils étaient construits pour la puissance, pas la vitesse, et pratiquaient l’embuscade. À côté des félidés, même les canidés faisaient figure de généralistes ; les félidés furent peut-être les ultimes prédateurs terrestres. Et puis, un demi-million d’années avant la naissance de Loin, s’amorça une dégradation dramatique du climat. Pour les créatures du monde entier, les règles avaient de nouveau changé. Il y eut un appel dans la plaine. — Regarde, regarde ! Moi, regarde, moi ! Les gens se relevèrent et se rassemblèrent pour regarder. Un homme approchait. Il était grand, plus musclé que les autres, et doté d’une arcade sourcilière anormalement proéminente. Cet homme, Front, était un dominant de cette époque, un chef dans le petit monde en compétition des mâles. Et il portait un animal mort sur ses épaules, un jeune élan. Les huit autres hommes adultes du groupe commencèrent à pousser des cris de joie, comme il se devait, et dévalèrent en courant la pente rocheuse. Ils flanquèrent à Front de grandes claques dans le dos, caressèrent respectueusement l’élan, se mirent à faire des bonds, soulevant un spectaculaire nuage de poussière qui étincela dans la lumière du soleil couchant. Ils unirent leurs efforts pour remonter l’élan en haut de la pente et le jetèrent sur la roche. Les enfants accoururent et se mirent à se disputer sa viande. Le Morveux était parmi eux, mais il était le plus faible de tous les enfants, même les plus petits, et il se laissa facilement repousser. Loin vit une lance de bois cassée plantée dans la poitrine de l’animal. C’était donc ainsi que Front avait tué sa proie. Probablement après lui avoir tendu une embuscade, et peut-être qu’il avait laissé la lance dans l’animal pour montrer comment il avait accompli cet exploit. En attendant, Front présentait une érection impressionnante. Les femmes, dont Calme, la mère de Loin, marquèrent des signes subtils de disponibilité – une main incurvée par ici, des cuisses légèrement entrouvertes par là. Loin, qui n’était ni une femme ni une enfant, se tenait à l’écart des autres. Elle mordillait une racine et attendait la suite. Certains des adultes avaient rapporté de petites roches volcaniques du fleuve tout proche. Rapidement, les hommes et les femmes commencèrent à entrechoquer les pierres à petits coups précis, leurs doigts explorant leur surface. Les outils émergeaient de la pierre sans réel effort conscient – c’était un talent déjà ancien, enfoui dans une section particulière d’un cerveau rigidement compartimenté. En quelques minutes, ils confectionnèrent des hachoirs et des couteaux rudimentaires, mais qui convenaient parfaitement. Dès qu’un instrument était terminé, celui qui l’avait fabriqué se jetait sur l’élan. La bête fut ouverte de l’anus à la gorge, sa carcasse dépecée. Sa peau fut jetée, puis vite oubliée : personne n’avait pensé à utiliser les peaux d’animaux, pas encore. Ensuite, l’animal fut rapidement découpé, à l’aide des fines lames de pierre. Les articulations furent tranchées, les membres et les côtes détachés. Les tendres organes encore chauds apparurent, après quoi, la viande elle-même fut séparée des os. Le travail fut effectué promptement, presque sans effusion de sang ; c’était une technique de dépeçage efficace, apprise au fil des générations. Les bouchers travaillaient chacun de leur côté. Ils acceptaient la suprématie de Front, le laissant prendre les plus belles pièces et extraire le cœur et le foie, mais ils se chamaillèrent pour le reste de la bête, grommelant et se bousculant. Ils étaient peut-être munis d’outils, mais ils se jetaient sur l’élan comme une meute de loups. Rares étaient les femmes qui se battaient pour la viande. Leur modeste razzia sur le bosquet d’acacias – entre autres – avait été couronnée de succès, ce jour-là. Leurs enfants et elles avaient déjà le ventre plein de figues, de raisins sauvages, de pousses d’herbes, de racines – autant de fruits abondants dans ces contrées arides, et qui n’exigeaient pas beaucoup de préparation avant d’être mangés. Lorsque la carcasse de l’élan fut presque entièrement débarrassée de sa viande, on commença à marchander sérieusement. Front passait entre les hommes, une lame dans une main, un gros cuissot dans l’autre. Il tranchait des bouts de viande, les tendait à certains des hommes, ignorant certains autres, qui se détournaient alors comme s’ils n’existaient pas, mais qui comptaient bien se rattraper plus tard en chipant des bouts de nourriture à leurs compagnons. Tout cela faisait partie des sempiternels jeux guerriers et politiques des hommes. Ensuite, Front s’approcha des femmes en leur distribuant des petits bouts de viande, comme un roi en visite. En arrivant auprès de Calme, il s’arrêta, le sexe fièrement brandi, trancha une large et succulente portion de cuisse d’élan. Elle accepta avec un soupir. Elle en mangea tout de suite un morceau, mit le reste de côté, près de son bébé endormi dans un nid d’herbes sèches, puis elle s’allongea sur le dos, cuisses écartées, et ouvrit les bras, invitant Front à la rejoindre. Si Front était allé à la chasse, ce n’était pas seulement pour procurer à manger à son peuple. Le gros gibier ne représentait qu’un dixième, peut-être, des apports alimentaires du groupe, l’essentiel étant fourni par les plantes, les noix, les insectes et le petit gibier que rapportaient aussi bien les femmes et les enfants que les hommes. Le gros gibier était généralement une nourriture d’appoint, pour les temps difficiles – sécheresse, inondations, rigueurs de l’hiver. Mais la chasse était utile aux chasseurs de bien des façons. Avec son élan, Front renforçait sa position au sein du groupe d’hommes et s’achetait les faveurs des femmes – ce qui était en fin de compte le but de ce combat perpétuel pour la domination. Avec leur intelligence développée, leur grand corps glabre et leur langage rudimentaire, c’étaient les créatures les plus humaines qui avaient jamais vu le jour. Mais nombre de leurs us et coutumes auraient été familiers à Capo. Les ancêtres de Front avaient adopté ce schéma sociétal – lutte des mâles pour le pouvoir, chasse pour obtenir des faveurs, femelles regroupées par les liens du sang – depuis très longtemps, bien avant que Capo ne prenne la décision fatidique de quitter sa forêt. Les primates auraient peut-être pu adopter d’autres façons de vivre. Ils auraient peut-être pu imaginer d’autres sortes de sociétés. Quoi qu’il en soit, une fois la feuille de route fixée, il était presque impossible d’en changer. Et ça marchait. La nourriture était partagée ; la paix était maintenue. Globalement, la plupart des gens avaient à manger. Quand Front eut fini, Calme s’essuya les cuisses avec une feuille et reprit son bout de viande. Elle utilisa un éclat de pierre pour la découper, en donna un peu à sa mère, qui était trop vieille pour intéresser Front, et le reste à Loin, qui se jeta dessus avidement. Plus tard, alors que la lumière déclinait, Front s’approcha de Loin. Elle vit une grande silhouette massive, dressée devant le rouge violacé du ciel. Il ne restait presque plus rien de son élan, mais il charriait une forte odeur de sang. Il tenait un tibia. Il s’accroupit devant Loin, la renifla avec curiosité, puis abattit brutalement son os sur la roche, le cassant. Elle sentit la délicieuse odeur de la moelle, commença à saliver. Sans réfléchir, elle chercha à se saisir de l’os. Il le ramena vers lui, obligeant Loin à venir plus près. En s’approchant, elle sentit encore plus nettement son odeur : sang, terre, sueur, et résidus de sperme. Il céda et lui donna l’os, qu’elle suça, enfonçant sa langue dans le canal médullaire pour aspirer goulûment la moelle. Pendant qu’elle mangeait, il lui posa la main sur l’épaule et lui caressa le corps. Elle essaya de ne pas marquer de mouvement de recul quand il explora ses petits seins, titillant ses tétons. Mais elle piaula quand ses doigts inquisiteurs plongèrent entre ses cuisses. Il retira sa main et renifla ses doigts. Puis, décidant manifestement qu’elle n’avait rien pour lui, il grommela et s’éloigna. Il lui avait laissé l’os à moelle. Elle le dévora voracement, réussissant presque à le finir avant qu’une femme plus vieille le lui vole. La nuit tomba rapidement. Partout sur la savane, les prédateurs s’appelaient, marquant à la façon de leurs ancêtres leur royaume de chair et de sang. Le peuple de Loin se rassembla sur l’îlot rocheux où tous seraient en sécurité, au milieu de cet endroit inhospitalier : tout prédateur ambitieux devrait quitter le niveau du sol pour grimper ici, où il aurait à affronter de gros hominidés intelligents et armés. Mais ce n’était jamais garanti à cent pour cent. Il y avait dans le coin un félin à dents de sabre appelé dinofelis, une sorte de jaguar en plus trapu, qui pratiquait l’art de l’embuscade et avait fait de l’hominidé son plat favori. Il grimpait même aux arbres. Dans le crépuscule, les gens vaquaient à leurs affaires. Certains mangeaient, d’autres s’occupaient de leur toilette, enlevant la terre de sous leurs ongles des pieds, tripotant leurs ampoules. Quelques-uns fabriquaient des outils. Beaucoup de ces activités étaient répétitives. Comme au cours d’un rituel, personne ne réfléchissait vraiment. Ailleurs, on s’épouillait : entre mère et enfants, entre frère et sœur, entre compagnons – hommes et femmes renforçant leurs subtiles alliances. Loin démêlait les épais cheveux de sa mère, pour en faire une sorte de natte. À cette époque déjà, les cheveux exigeaient beaucoup de soins. Ils s’emmêlaient, se feutraient, attiraient les poux – et il fallait bien s’en occuper. Ces gens étaient la seule espèce de mammifères dont la toison épaisse ne se nettoyait pas toute seule ; la spectaculaire toison capillaire de certains des singes, par exemple, poussait exactement comme ça, en bataille. Les cheveux de Loin avaient même besoin d’être coupés. Dans la savane, il valait mieux faire partie d’un grand groupe, et le groupe avait besoin de mécanismes sociaux pour assurer sa cohésion. Les gens n’avaient plus de temps à consacrer aux antiques et interminables rituels d’épouillage des singes, auxquels se livraient Capo et ses ancêtres. À vrai dire, on ne pouvait pas épouiller une peau qui s’était débarrassée de ses poils pour permettre la transpiration. Et pourtant, par cette séance de coiffage primitive, ils renouaient avec leur héritage. La grammaire du peuple qui se livrait à ces activités diverses n’était pas tout à fait celle d’un groupe humain. Dans l’obscurité qui allait en s’épaississant, ils se blottissaient les uns contre les autres pour se protéger, mais il n’y avait pas de réel partage. Il n’y avait ni feu, ni rien qui ressemblât à un foyer – un point focal. Ils ressemblaient à des hommes, mais leur esprit n’était pas encore humain. Comme à l’époque de Capo, leur mode de pensée était rigidement compartimenté. Le but principal de la conscience était encore d’aider les gens à imaginer ce que les autres avaient dans la tête : ils n’avaient véritablement conscience d’eux-mêmes, au sens humain du terme, que lorsqu’ils s’occupaient les uns des autres. Les limites de la conscience étaient beaucoup plus ténues que dans l’esprit humain ; et il y avait beaucoup de choses, là, dans le noir, qu’ils faisaient sans vraiment réfléchir. Même ceux qui fabriquaient des instruments ou s’occupaient de la nourriture le faisaient sans parler, leurs mains s’activant impulsivement, sans plus de contrôle conscient que s’ils avaient été des lions ou des loups. Leur conscience, à cette époque, était vacillante, ponctuelle. Ils faisaient des instruments aussi inconsciemment que les hommes marcheraient ou respireraient un jour. Cependant, humains ou non, un doux bruissement de langage parcourait le groupe. Les mères et les enfants, ceux qui s’épouillaient et les couples, parlaient entre eux. Ils n’échangeaient pas beaucoup d’informations ; le discours se composait pour l’essentiel de soupirs d’aise, comme le ronronnement des chats. Mais leurs mots sonnaient comme des mots. Les gens avaient dû apprendre à communiquer avec l’équipement conçu pour d’autres tâches – une bouche faite pour manger, des oreilles faites pour guetter le danger –, et maintenant, tout cela était réassemblé de bric et de broc pour un nouvel usage. La bipédie y avait contribué : le repositionnement du larynx et les changements de mode de respiration amélioraient la qualité des sons qu’ils pouvaient produire. Mais, pour être utiles, les sons devaient être identifiables rapidement et sans confusion possible. Et les moyens pour y arriver étaient limités par la nature de l’équipement que les hominidés avaient à leur disposition. Alors que les gens s’écoutaient les uns les autres, imitant et réemployant les bruits utiles, les phonèmes – le contenu sonore des mots, la base de tout langage – s’étaient sélectionnés d’eux-mêmes, obéissant à la nécessité de communiquer et aux limites physiologiques. Mais il n’y avait encore rien qui ressemblât à une grammaire : pas de phrases – et certainement pas de narration, pas d’histoire. Le but principal de la parole, pour le moment, n’était pas de transmettre des informations. Personne ne parlait des outils, de la chasse ou de la préparation de la nourriture. Le langage était social : il servait pour les ordres et les demandes, pour les expressions primitives de joie ou de douleur. Et il remplissait la même fonction que l’épouillage : le langage, même sans contenu important, était une façon plus efficace d’établir et de renforcer des relations que de s’enlever des morpions des poils pubiens. Ça permettait même d’« épouiller » plusieurs personnes en même temps. En réalité, une bonne partie de l’évolution du langage avait été le fait des mères s’adressant à leurs tout petits enfants. Pour le moment, les ancêtres de Démosthène, de Lincoln et de Churchill ne parlaient que le « bébé ». Quant aux enfants, ils ne parlaient tout simplement pas. L’esprit des adultes avait la complexité de celui d’un enfant humain de cinq ans. Avant l’adolescence, leurs enfants ne connaissaient pas le langage, sinon une sorte de babillage digne d’un chimpanzé. Il n’y avait qu’un an ou deux que les mots des adultes avaient un sens pour Loin, et le Morveux, à sept ans, ne parlait pas du tout. Les gosses étaient comme des singes qui auraient eu des parents humains. Comme la lumière disparaissait, le groupe s’installa pour dormir. Loin se blottit contre les jambes de sa mère. Le jour finissant n’était qu’un maillon d’une longue chaîne qui remontait au commencement de sa vie. Elle ne se souvenait que vaguement des jours qui s’étaient enfuis dans le lointain… Derrière ses paupières closes, elle se voyait courir dans la clarté aveuglante du jour, courir, courir… Elle ne pouvait pas savoir que c’était la dernière fois qu’elle s’endormait au côté de sa mère. II Un million d’années auparavant, la dérive tectonique, lente et implacable, avait provoqué la collision de l’Amérique du Sud et de l’Amérique du Nord, donnant naissance à l’isthme de Panama. Panama étant une langue de terre sans importance, cela paraissait un petit événement. Mais, comme lors de Chicxulub, la région était devenue une fois de plus l’épicentre d’une catastrophe planétaire. À cause de Panama, les vieux courants équatoriaux qui passaient entre les deux Amériques – les derniers vestiges du courant du Téthys édénique – étaient interrompus. Maintenant, les seuls courants de l’Atlantique étaient les gigantesques bandes convoyeuses d’eau froide des flux interpolaires. Le refroidissement de la planète s’intensifia dramatiquement. La calotte glaciaire disloquée qui couvrait l’océan du Nord s’agrégea, et les glaciers se répandirent comme les serres d’un aigle sur les masses continentales du Nord. C’était le début d’une ère glaciaire. Au maximum de leur étendue, les glaciers couvrirent plus d’un quart de la surface de la planète ; la glace descendait jusqu’au Missouri et au centre de l’Angleterre. Beaucoup de choses disparurent immédiatement. Là où les glaciers passaient, la terre était nettoyée jusqu’au lit de roche, lui-même pulvérisé et réduit en poussière, laissant un héritage de montagnes aux flancs ravagés, aux surfaces polies, jonchées de blocs épars et de vallées à vif. Cela faisait maintenant deux cents millions d’années qu’il n’y avait pas eu de glaciation significative sur Terre ; et un héritage de roches et d’os remontant à l’ère des dinosaures s’était trouvé presque complètement anéanti. Sur la glace, rien ne pouvait vivre : rien. Et sous la glace s’étendaient des ceintures appauvries de toundra. Même dans les régions équatoriales d’Afrique, éloignées de la glace, la modification de la course des vents intensifia l’aridité, restreignant la végétation aux côtes et aux vallées fluviales. Le refroidissement n’était pas uniforme. Le globe terrestre s’inclinait et rebondissait dans sa danse interminable autour du soleil, changeant subtilement d’orbite et d’inclinaison. À chaque cycle, la glace descendait et remontait, revenait et repartait ; le niveau des océans fluctuait comme un cœur qui bat. Même la Terre, comprimée sous des kilomètres de glace ou libérée par sa fonte, montait et redescendait comme une marée rocheuse. Ces changements de climat étaient parfois très violents. En l’espace d’une seule année, la quantité de neige tombant sur une zone donnée pouvait doubler, et la température moyenne chuter de dix degrés. Face à des oscillations aussi chaotiques, la vie devait fuir ou périr. Même les forêts marchaient. Les pins, capables d’avancer d’un demi-kilomètre chaque année, se révélèrent des migrateurs presque aussi bons que les épicéas. Les grands châtaigniers, des arbres massifs aux grosses graines, pouvaient se déplacer de deux cents mètres par an. Avant les ères glaciaires, les animaux des latitudes médianes de l’hémisphère nord étaient un riche mélange de ruminants élancés comme les cerfs et les chevaux, d’herbivores géants comme les rhinocéros, et de carnivores rapides à la course comme les lions et les loups. Maintenant, les animaux étaient chassés vers le sud, où se trouvait la chaleur. Les populations d’animaux de différentes régions climatiques se mélangèrent et entrèrent en conflit dans des zones écologiques sujettes à de rapides changements. Mais certaines créatures commencèrent à s’adapter au froid et à exploiter les réserves alimentaires qui subsistaient au pied des calottes glaciaires. Beaucoup d’animaux, comme les rhinocéros, les renards, les chevaux et les félidés, se couvrirent d’une épaisse toison et de couches de graisse. D’autres suivirent les gigantesques oscillations de température saisonnières. Ils migraient, se déplaçant vers le nord en été et vers le sud en hiver ; les plaines devinrent une immense marée de vie, ou de grandes communautés mouvantes étaient patiemment pourchassées par les prédateurs. Un mélange catastrophique s’était produit dans les Amériques. Les deux continents, le nord et le sud, s’étaient trouvés séparés depuis la division de la Pangée, cent cinquante millions d’années auparavant. La faune de l’Amérique du Sud avait évolué de son côté, et était principalement constituée de mammifères marsupiaux et d’ongulés. Il y avait des « loups » marsupiaux, et des « félins » à dents de sabre ; il y avait des « chameaux » ongulés, des « éléphants » à trompe, et des paresseux géants qui pesaient jusqu’à trois tonnes et faisaient six mètres de haut quand ils se dressaient sur leurs pattes de derrière pour attraper les feuilles de palmier. Il y avait encore des glyptodons, qui ressemblaient un peu à cette gigantesque créature cuirassée qui avait tant terrifié Vagabonde, et les prédateurs du sommet de la pyramide étaient de gigantesques oiseaux aptères, exactement comme à l’époque archaïque. Cet assemblage exotique s’était développé seul dans son coin, bien qu’il se fût enrichi de temps en temps des naufragés apportés par des radeaux ou des ponts de terre temporaires – comme Vagabonde et ses infortunés compagnons, dont les enfants avaient peuplé de singes les jungles d’Amérique du Sud. Mais l’émergence du pont de terre de Panamá avait provoqué une migration massive, du nord au sud, d’insectivores, de lapins, d’écureuils, de souris et, plus tard, de chiens, d’ours, de belettes et de chats. Les créatures indigènes d’Amérique du Sud entrèrent en compétition avec ces nouveaux arrivants, et n’eurent pas le dessus. Les extinctions devaient prendre plusieurs milliers d’années, mais l’empire des marsupiaux était tombé. Malgré toutes ces difficultés, toutes ces morts, cette époque de Rangements rapides et sauvages était paradoxalement une époque riche en possibilités. Pendant les quatre milliards d’années d’histoire de la Terre, il y avait eu peu d’époques plus propices à la diversification et à l’innovation évolutionnaire. Au milieu de ces innombrables extinctions, la spéciation était farouche. Au centre de ce chaudron écologique se trouvaient les enfants de Capo. Le lendemain matin, le soleil se leva sur un ciel d’un bleu délavé. Dans l’air sec flottait une odeur étrangement âpre, et la chaleur fut bientôt étouffante. Les animaux de la savane semblaient assommés de chaleur. Même les oiseaux étaient silencieux ; les nettoyeurs de carcasse restaient tapis dans les racines de leurs arbres, comme de vilains fruits noirs. Avec leur peau nue, conçue pour transpirer, les hominidés étaient aussi bien équipés que n’importe quelle autre espèce de cet endroit pour résister à la sécheresse de ce jour torride. Mais eux aussi commencèrent leur journée sans entrain. Ils vadrouillèrent autour de leur îlot rocheux, en picorant les restes de la veille. Ce n’était pas une zone particulièrement riche. Les hominidés ne parlaient pas de leurs projets – il n’en était jamais question, et de toute façon ils n’avaient pas de vrais projets –, mais il paraissait évident qu’ils ne pouvaient pas rester ici. Bientôt, certains des hommes se dirigèrent vers le cours d’eau afin de reprendre leur marche vers le sud. Le Morveux était tombé malade pendant la nuit. De la plante de ses pieds craquelés suintait une humeur aqueuse, et quand il essaya de se lever, il ne put retenir un cri de douleur. Il n’irait nulle part ce jour-là. Calme, la grand-mère de Loin et la plupart des autres femmes restèrent près de lui. Quant aux hommes, les femmes se contentèrent d’ignorer leurs mimiques tandis qu’ils arpentaient impatiemment la piste qu’ils avaient reprise vers le sud. Ce conflit, presque muet, quant au programme de la journée, était pénible pour tout le monde. C’était un vrai dilemme. La savane n’était pas comme les forêts sûres et pleines de richesses du temps jadis ; on ne pouvait pas se contenter de partir dans n’importe quelle direction au hasard. Il ne se passait pas une journée, sur ce territoire dénudé, changeant, sans que l’on soit confronté à la nécessité de prendre des décisions. Où aller chercher à manger ? Où aller chercher à boire ? Quels étaient les dangers à éviter ? Si l’on se trompait, ne serait-ce qu’une fois, les conséquences pouvaient se révéler dramatiques. Mais les marcheurs avaient peu d’enfants, et ils s’investissaient beaucoup dans chacun d’eux. Aucun n’était jamais abandonné à la légère. Les hommes finirent par renoncer. Certains retournèrent au rocher pour se prélasser dans la chaleur du soleil. Front en guida une poignée d’autres sur la piste d’un troupeau d’éléphants, dont l’un des jeunes semblait boiter. Les hommes restés sur place, les femmes et les plus grands enfants se dispersèrent dans les sites de cueillette explorés la veille. La façon dont ces gens vivaient – établissant un camp de base central, allant chercher à manger, partageant travail et nourriture – s’imposait d’elle-même. Dans la plaine, il fallait travailler dur pour gagner sa pitance, et les jeunes, qui grandissaient lentement, coûtaient cher à entretenir. Il fallait coopérer et partager, d’une façon ou d’une autre. Mais il n’y avait pas de réelle planification. Par bien des côtés, cela ressemblait plus à une meute de loups qu’à une réelle communauté humaine. Loin passa une bonne partie de la matinée dans le fourré piétiné que sa mère avait exploré la veille. Le sol était déjà tout remué. Et il fallait beaucoup creuser pour trouver de nouvelles racines ou des fruits. Elle se sentit bientôt brûlante, sale, mal à l’aise. Elle ne tenait pas en place. Elle étouffait, et ses grandes jambes repliées sous elle dans la terre et les débris piétinés lui faisaient mal. Vers midi, le calme trompeur de cette étrange et lourde journée devint pesant. Comme la veille, la savane, ouverte et libre, appelait Loin. Alors que sa faim commençait à s’estomper, les pressions de la survie et des devoirs familiaux furent submergées par un fort désir de partir en courant. Un palmier épineux portant une grappe de noix avait échappé à l’attention des deinothères. Un jeune homme grimpa à son sommet avec une vitesse et une grâce héritées d’une époque plus primitive, plus verte. Loin regarda filer son torse délié et éprouva une curieuse tension au bas-ventre. Elle prit une sorte de décision. Elle lâcha le reste de sa nourriture, sortit du fourré et fila vers l’ouest. Elle éprouva un immense soulagement quand ses membres s’actionnèrent et que ses poumons se mirent à pomper l’air. Elle sentait la douceur de la poussière sous la plante de ses pieds. L’espace d’un moment, tandis qu’elle courait sans réfléchir, la brise de sa course rafraîchit sa peau et la chaleur du jour sembla s’atténuer. C’est alors qu’un sourd grondement, menaçant, se fit entendre dans le ciel. Elle s’arrêta, s’accroupit, regarda craintivement autour d’elle. Soudain, la lumière devint moins aveuglante. L’horizon, à l’est, se mit à vomir de gros nuages noirs. Elle fut surprise par un éclair de lumière violacée, qui éclaira le ventre des nuages. Presque aussitôt, il y eut un claquement assourdissant, et un grondement profond, prolongé, sembla rouler d’un bout à l’autre du ciel. Elle se retourna et regarda le rocher. Il lui parut très éloigné, et elle vit que les gens couraient, rassemblant leurs enfants. Le cœur battant, Loin se redressa et commença à rentrer. Tout à coup, les nuages noirs crevèrent. De grosses gouttes meurtrirent sa tête et sa peau nues, creusant de petits cratères dans la terre. Le sol se changea rapidement en une boue collante, qui s’accrochait à ses pieds, ralentissant sa course. Un nouvel éclair de lumière zébra les nuées, et ce fut comme si une grande rivière avait relié le ciel et la terre. Sidérée, Loin trébucha et tomba dans la boue. Un bruit assourdissant retentit autour d’elle, comme si le monde explosait. Elle vit que le grand palmier au centre de la clairière piétinée avait été fendu en deux et qu’il avait pris feu. Les flammes léchaient les palmes qui s’agitaient d’un air désolé. Le feu gagna rapidement le reste du fourré dévasté, et l’herbe de la plaine s’embrasa à son tour. Un rideau de fumée noire se dressa devant elle. Elle se releva, impatiente de rejoindre les siens, mais il avait beau pleuvoir à torrents, le feu s’étendit rapidement. La saison avait été exceptionnellement chaude et sèche, et la savane était jonchée d’herbes jaunies, de buissons desséchés et d’arbres tombés à terre qui ne demandaient qu’à s’embraser. Quelque part, un éléphant barrit. Loin repéra des formes émaciées qui fuyaient dans la grisaille : des girafes, peut-être. Les hominidés étaient cependant en sécurité. Les flammes lécheraient la base de leur rocher sans leur faire de mal. Ils souffriraient tous de la chaleur et de la fumée, mais aucun n’en mourrait. Et si Loin arrivait au rocher, elle aussi serait sauvée. Mais elle en était encore à plusieurs centaines de mètres, et un formidable écran de flammes et de fumée l’en séparait. Les flammes sautaient joyeusement par-dessus les longues herbes sèches, dont chaque brin brûlait en un clin d’œil. Elle se mit à tousser. Des flammèches dérivaient dans l’air noir de fumée, lui brûlant la peau. Elle fit la seule chose à faire. Elle se retourna et courut : vers l’ouest, loin du feu et de sa famille. Elle ne s’arrêta de courir qu’une fois arrivée à l’abri d’une dense forêt. Face à l’infranchissable muraille verte, elle hésita, l’espace d’un battement de cœur. De nouveaux dangers l’attendaient de l’autre côté, mais cet endroit résisterait certainement au feu. Elle s’y précipita, tête baissée. Accroupie près des racines d’un arbre-fougère, cernée par ses frondes préhensiles et humides, Loin se tourna vers la savane. Le feu dévorait toujours voracement les longues herbes, et des volutes de fumée noire pénétraient jusque dans la forêt. Mais ce bosquet était bien trop dense et humide pour être menacé. En outre, le feu consommait rapidement son carburant, et la pluie commençait à l’éteindre. Elle pourrait bientôt repartir. En attendant, elle s’assit plus confortablement. Un mouvement furtif près de son pied attira son attention. Sur la racine texturée de l’arbre-fougère, un scorpion s’avançait avec une précision mécanique vers son pied. Sans hésitation, mais en prenant bien garde à éviter le dard, elle plaqua le talon de sa main sur le scorpion. Elle le ramassa prudemment entre deux doigts et le porta à sa bouche… Quelque chose la heurta dans le dos. Elle fut projetée sur le ventre, tandis qu’une lourde masse chaude, musculeuse, pesait sur elle. Elle était entourée de grincements et de cris perçants, et des poings lui bourrèrent le dos et la tête. Le souffle coupé, bandant ses muscles, elle roula sur elle-même. Une mince silhouette se pencha au-dessus d’elle. Elle ne faisait pas beaucoup plus de la moitié de sa taille, avait un corps osseux recouvert de fourrure brun foncé, de longs bras oscillant comme des balanciers, une tête simiesque collée sur un buste conique, étroit, et un mince pénis rose dardé sous son ventre. Sa fourrure, trempée de pluie, répandait une puanteur musquée. Pourtant, la créature – l’homme – était dressé au-dessus d’elle comme un membre de son espèce et non comme un singe. Un pithèque : un homme-singe, un homme-chimpanzé, un représentant des tout premiers hominidés, le lointain cousin de Loin. Et il n’était pas tout seul. Il y en avait d’autres, dans le lacis de branches au-dessus d’elle, qui descendaient comme des ombres. Elle se retourna, essaya de se lever. Quelque chose la frappa à la tête, et elle sombra dans les ténèbres. Quand elle se réveilla, elle était couchée sur le dos et avait mal à la poitrine, aux jambes et aux fesses. Elle était entourée de pithèques. Certains étaient montés dans des acajous, à la recherche de fruits. D’autres fouillaient le sol, d’où ils extrayaient des racines de balsa. C’étaient d’énergiques bipèdes en quête de nourriture, qui travaillaient sans parler. Contrairement à Loin, ils étaient petits, velus, et ils avaient la peau flasque, comme des chimpanzés. Quelqu’un poussait des cris. Loin tourna la tête. Un pithèque était accroupi dans la terre. Il – elle – faisait des efforts, la face convulsée, ses mamelles pendantes, lourdes de lait. Loin vit indistinctement une petite masse velue, couverte de mucus, émerger de son bassin : la tête d’un bébé. Cette femelle pithèque était en train de mettre bas. D’autres femelles l’entouraient, des sœurs, des cousines et sa mère. En bavardant et en jacassant doucement, elles se penchèrent entre les jambes de la jeune mère. Elles tirèrent délicatement sur le bébé, qui sortit, tout mouillé, du ventre de sa mère. La nouvelle mère était confrontée à des problèmes que les primates n’avaient pas connus jusque-là, parce que le bébé était né en lui tournant le dos. Feuille, une femelle du temps de Capo, aurait pu voir le visage de son petit alors qu’il naissait, et aurait pu tendre les mains entre ses cuisses pour guider sa tête et son corps hors de son ventre. Si cette pithèque l’avait imitée, elle aurait tordu le cou du bébé en arrière et risqué d’abîmer sa colonne vertébrale, ses nerfs et ses muscles. Elle ne pouvait pas s’en sortir toute seule, comme Feuille – mais elle n’était pas seule. Quand les mains du bébé furent dégagées, il se cramponna à la fourrure de sa mère et commença à tirer dessus. Il était déjà assez fort pour prendre part à sa propre délivrance. Tout cela était une conséquence de la bipédie. Un quadrupède supportait ses organes abdominaux grâce aux tissus accrochés à sa colonne vertébrale. Le bassin n’était qu’un élément de connexion qui transmettait la pression de la colonne vertébrale vers les hanches et les jambes. Mais quand on marchait debout, le bassin devait supporter le poids des organes abdominaux et d’un embryon en plein développement. Le bassin des bipèdes pithèques s’était rapidement adapté, devenant pareil à la structure porteuse humaine, en forme de cuvette. L’ouverture centrale qui laissait passer le nouveau-né avait changé, elle aussi, devenant plus large que profonde – en fait ovalisée, de façon à laisser passer le crâne du bébé. La filière d’expulsion du fœtus, chez la femelle pithèque, était plus étroite par rapport à la taille du bébé que chez n’importe quel primate avant elle. Son bébé était entré dans la filière pelvigénitale tourné sur le côté, afin de laisser passer sa tête. Mais ensuite il devait se retourner, de sorte que ses épaules soient dans l’alignement de la plus large portion de la filière. Parfois, le bébé se retrouvait dans la position la plus facile, face à sa mère, mais il arrivait souvent qu’il soit de travers. Dans l’avenir, alors que la taille du crâne des hominidés augmenterait pour accueillir un cerveau plus gros, une modification plus complète de la filière pelvigénitale serait nécessaire, et le bébé de Joan Useb devrait se tordre et se retourner d’une façon compliquée pour se diriger vers la lumière. Mais, même en ces temps reculés, les premières mères bipèdes avaient déjà besoin de sages-femmes – et un nouveau genre de lien social s’était forgé parmi les pithèques. Enfin, le bébé émergea complètement et chuta avec un bruit mat sur le sol jonché de feuilles, en ouvrant et refermant ses petits poings. La mère se laissa tomber à terre avec un soupir de soulagement. Une pithèque plus âgée ramassa l’enfant, ôta le bouchon de mucus qui lui obstruait le nez et la bouche, lui souffla dans les narines. Quand la petite chose velue poussa son premier cri, la sage-femme le jeta avec autorité dans les bras de sa mère et s’éloigna à grands pas. Soudain, Loin sentit de grosses mains se refermer avec force sur ses chevilles. Elle fut secouée, tirée, des feuilles et de la terre lui raclèrent le dos, et elle perdit de vue la mère et le bébé. On la traînait sur le sol. Chaque fois que sa tête heurtait une pierre ou une racine, la douleur l’aveuglait. Des créatures hurlantes, grinçantes, étaient massées autour d’elle. Il n’y avait que des mâles, comme elle le vit alors, avec leurs parties génitales dépassant de leur fourrure, et des testicules étonnamment gros qu’ils grattaient d’un air distrait. Leur démarche était étrangement maladroite, les articulations de leurs hanches semblaient particulières. Elle se rendit vaguement compte qu’ils l’entraînaient plus profondément dans la forêt. Mais elle semblait n’avoir plus la force ni la volonté de se débattre. Tout à coup, un autre groupe de pithèques sortit de la verdure en poussant des cris furieux. Les mâles qui avaient emmené Loin se levèrent pour affronter les envahisseurs. Pendant un moment, ce fut un concert de hurlements, de cris et de parades. Les pithèques avaient le poil hérissé, et certains semblaient avoir grossi de moitié. Les plus imposants se précipitaient bruyamment à travers les branches, arrachant les feuilles des arbres, bondissant à terre en frappant le sol. L’un des membres du groupe qui s’était emparé de Loin exhiba une immense érection rose qu’il agitait devant les intrus. Un autre se cambra en arrière et pissa sur les nouveaux venus. Et ainsi de suite. C’était une cacophonie déconcertante, puante, une escarmouche entre deux groupes de créatures qui avaient l’air rigoureusement identiques aux yeux de Loin, sidérée. Enfin, les ravisseurs de Loin repoussèrent les intrus. Bouillonnant d’une agressivité résiduelle, ils se mirent à tourner furieusement autour des arbres en poussant des cris grinçants et en se flanquant des taloches. Une fois calmés, les pithèques commencèrent à fouiller avec leurs longs doigts les débris de feuilles et de brindilles. L’un d’eux trouva un caillou noir, un galet de basalte. Il dénicha une autre pierre, puis tourna et retourna la première dans sa main, sa langue rose dépassant comiquement de sa bouche. Il sembla enfin satisfait. Les yeux sur la pierre basaltique, il la ficha dans le sol, la tenant précisément entre le pouce et l’index. Puis il tapa dessus avec l’autre pierre, comme si c’était un marteau. Des étincelles jaillirent de la roche visée, souvent si petites qu’on avait du mal à les voir à l’œil nu. Le pithèque fouilla dans la terre, en grognant de déception, reprit sa pierre et commença à la tourner à nouveau dans ses mains. Lorsqu’il se remit à taper dessus, une mince écaille noire de la taille de sa paume s’en détacha nettement. Le pithèque souleva l’éclat et l’approcha de ses yeux, afin d’en étudier attentivement le tranchant. Ce couteau primitif n’était qu’un éclat de pierre. Mais sa fabrication, qui impliquait une compréhension du matériau à façonner et l’usage d’un outil pour en fabriquer un autre, était un exploit cognitif qui dépassait de beaucoup les capacités de Capo. Le pithèque observa Loin. Il savait qu’elle était toujours consciente, mais il allait quand même la dépecer. Son bras se détendit brusquement, et il enfonça l’éclat de pierre dans l’épaule de Loin. L’intensité de la douleur et le chaud surgissement de son sang tirèrent Loin de sa passivité. Elle hurla. Le pithèque poussa un rugissement en réponse et brandit à nouveau son éclat de pierre. Mais, tout comme elle avait écrasé le scorpion, Loin lui flanqua sa main dans la figure. Elle entendit un craquement d’os des plus réjouissants, et sa main fut couverte de sang et de morve. Le pithèque recula, la face ensanglantée. Les pithèques battirent en retraite, surpris, en poussant des cris pour appeler leurs camarades et en martelant le sol avec leurs grandes pattes. On aurait dit qu’ils révisaient leur jugement quant à la force et la dangerosité du grand animal furibard qu’ils avaient traîné dans leur forêt. Puis l’un d’eux s’avança vers elle en montrant les dents. Elle s’obligea à se lever et à courir, s’enfonçant plus profondément dans la pénombre de la forêt. Elle se cognait dans les troncs d’arbre, s’empêtrait dans les lianes et les racines, traversait des nœuds denses de branchages. Ses longues jambes et ses puissants poumons conçus pour courir pendant des heures en terrain plat étaient presque inutiles dans ce dense entrelacs où elle ne pouvait faire un pas sans heurter un obstacle. Et pendant ce temps-là, les pithèques se déplaçaient comme des ombres autour d’elle. Ils grimpaient à toute allure dans les arbres, bondissaient de l’un à l’autre en hurlant. Ici c’était chez eux, pas chez elle. En entrant dans la savane, l’espèce de Loin avait tourné le dos à la forêt qui était devenue, comme par vengeance, non plus un sanctuaire, mais un endroit plein de dangers, peuplé de ces pithèques qui, tels les farfadets auxquels ils ressemblaient, hanteraient longtemps les cauchemars de Loin, un endroit où elle avait l’impression d’étouffer. Les pithèques la rattrapèrent vite, s’approchant dangereusement. Soudain, elle se retrouva dans une clairière plongée dans une pénombre crépusculaire. Un nouveau monstre se dressa devant elle en beuglant. Elle poussa un piaulement et s’aplatit par terre. L’espace d’un battement de cœur, le monstre l’observa de toute sa hauteur. Derrière lui se trouvaient des formes trapues ; de larges faciès étaient tournés vers elle, indifférents, leurs énormes mâchoires mastiquant mollement. Le monstre était aussi un hominidé : un autre pithèque – en plus robuste. Ce gros mâle, au ventre immensément distendu, était plus grand et plus massif que les spécimens graciles qui avaient capturé Loin. Quand il se tenait debout, sa posture avait quelque chose d’étrangement simiesque : le dos incliné, de longs bras, les jambes arquées. Sa tête, sculptée de façon extravagante, arborait de hautes pommettes, une immense mâchoire, pareille à une meule pleine de chicots usés, et une grande crête osseuse courant sur son crâne. Épuisée, endolorie, l’épaule ruisselante de sang, Loin se roula en boule par terre, attendant que les immenses poings de la bête s’abattent sur elle. Le coup ne vint jamais. Les grosses créatures massées derrière l’énorme mâle se rapprochèrent les unes des autres. Des femelles. Elles avaient les seins lourds, le ventre distendu, et regardaient Loin, leurs enfants bedonnants serrés contre elles. L’une des femelles ramassa une noix, si dure que Loin aurait eu besoin d’un caillou pour l’ouvrir. La femelle la plaça entre ses dents et, en appuyant sur sa mâchoire avec sa main, la fendit comme si de rien n’était. Puis elle l’engloutit, coquille comprise. C’est alors que les graciles pithèques firent irruption dans la clairière. Quand ils virent Gros Bedon, ils s’arrêtèrent net, se rentrant dedans comme des clowns. Aussitôt, ils commencèrent à faire leur numéro, allant et venant, la fourrure hérissée, martelant le sol, jetant des brindilles et des crottes séchées à leur nouvel adversaire. Gros Bedon répondit en grognant. La vérité était que cet homme-gorille était un végétarien contraint par la médiocre qualité de son régime alimentaire à passer le plus clair de son temps assis sans bouger, pour permettre à son immense appareil digestif de transformer sa nourriture. Mais cette énorme brute avec ses vilaines dents, sa carcasse puissamment musclée et son harem de trouillardes, semblait en mesure de répondre de façon on ne peut plus intimidante aux simagrées des graciles pithèques. Il se pencha en avant et s’appuya sur ses jointures, produisant un choc qui ébranla le sol, tandis que son immense ventre s’ourlait de vagues. Il arpenta son petit domaine en tous sens, la fourrure hérissée, en rugissant en direction des frêles impertinents. Les pithèques détalèrent en poussant des cris de frustration. Loin fit un écart et poursuivit sa route, s’enfonçant à l’aveuglette dans cette forêt apparemment interminable. Cette fois, elle n’était pas poursuivie. Elle ne voyait pas le soleil, pas directement. Elle ne distinguait du sol que les tavelures verdâtres produites par la lumière. Elle n’avait pas idée du temps qu’elle avait passé à errer dans la forêt, ni de la distance qu’elle avait parcourue. La profonde entaille de son épaule avait formé un caillot, mais elle avait quand même perdu beaucoup de sang. Elle avait mal à la tête, à cause du coup que lui avait flanqué le pithèque avec sa pierre, et sa poitrine et son dos n’étaient qu’une masse d’ecchymoses. Le choc et la stupéfaction causés par la perte de sa mère et du petit groupe qui composait tout son monde commençaient à la submerger. Elle se sentir gagnée par l’épuisement. Elle finit par trébucher sur une racine, tomba aux pieds d’un arbre-fougère, dans l’humus jonché de frondes. Elle essaya de se relever, en vain. Ses bras étaient sans forces. Elle se mit à quatre pattes, mais le monde perdit ses couleurs, son vert profond, omniprésent, se mua en gris. Enfin, la terre sembla basculer et vint à sa rencontre, lui cognant brutalement la figure. Elle sentit la fraîcheur du sol sous sa joue. Elle ferma les yeux. Sa souffrance s’estompa peu à peu, s’éloignant dans le lointain comme les roulements de tonnerre de l’orage. Une clameur lui emplissait la tête, forte, monotone – étrangement réconfortante. Elle se laissa sombrer dans le vacarme. Après Capo avait eu lieu la grande divergence d’avec les chimpanzés. Une nouvelle sorte de singe en avait résulté : les hominidés – plus proches de l’homme que du chimpanzé ou du gorille. Dans la dramatique histoire de l’évolution des hominidés, apprendre à marcher debout était encore ce qu’il y avait eu de plus facile. Des millions d’années passées à grimper dans les arbres à la façon des singes y avaient contribué. Maintenant, alors que les descendants de Capo s’adaptaient à leur nouvelle vie dans les espaces compris entre la forêt et la savane, devenir un véritable bipède impliquait une réorganisation corporelle moins importante que s’il avait fallu se remettre à marcher à quatre pattes. Leurs pieds, dont ils n’avaient plus besoin pour agripper les branches, se simplifièrent. Ils devinrent des sortes de coussinets compacts, qui avaient perdu beaucoup de leur flexibilité et dont les gros orteils n’étaient plus opposables. Mais leur nouvelle voûte arquée servait d’absorbeur de choc, ce qui leur permettait de marcher sur de longues distances sans se faire mal. Les articulations des genoux et les fémurs furent redessinés pour permettre la verticalité. Les colonnes vertébrales, désormais verticales, s’allongèrent et s’incurvèrent, repoussant le centre de gravité vers l’avant, afin que la verticale repose sur le polygone de sustentation formé par les pieds. De nouvelles hanches spécialisées apparurent. Leur conception permettait de soulever une jambe sans perdre l’équilibre, contrairement à ce qui serait arrivé aux chimpanzés, de façon à pouvoir marcher sans tortiller du cul. Les mains n’avaient plus besoin de servir à la fois à la marche et à la manipulation des objets, ce qui leur permit de gagner en souplesse : leurs articulations s’affinèrent, les pouces se libérèrent, et tout cela procura une préhension plus précise et habile. Maintenant qu’ils n’avaient plus besoin de passer leur temps à se hisser dans les arbres, les hominidés s’offrirent le luxe de devenir moins forts à poids égal. La bipédie permit aux nouveaux singes des savanes de marcher ou de courir sur de longues distances entre des abris et des sources de nourriture éparses. Alors que le temps passait, ils se tenaient de plus en plus droits, étaient de plus en plus grands, sous le joug des mêmes forces qui avaient façonné les girafes. Il y avait tellement d’avantages au fait d’être un bipède que cela s’était déjà produit auparavant, dans d’autres lignées de singes – même si toutes ces créatures devaient s’éteindre bien avant l’apparition de l’être humain proprement dit. Les graciles et frêles pithèques qui avaient pourchassé Loin étaient des espèces de chimpanzés bipèdes. Ils se tenaient plus droit que Capo ou que n’importe quel singe. Mais ils avaient conservé une face simiesque, un museau proéminent, une petite calotte crânienne, des narines épatées. Ils avaient le dos rond même debout, la tête penchée en avant, et leurs bras étaient trop longs – leur mains préhensiles tombant presque jusqu’à leurs genoux. Quand ils marchaient, ils devaient faire plus de pas que Loin pour parcourir la même distance, et ils avançaient plus lentement. Mais sur les courtes distances, c’étaient des marcheurs efficaces. Ils s’étaient cantonnés à la lisière de leurs forêts, mais ils avaient appris à exploiter les ressources de la savane : notamment les grands herbivores abattus par les prédateurs. Quand l’occasion s’en présentait, ils se ruaient hors des forêts sur une carcasse en agrippant leurs lames de pierre rudimentaires pour trancher tendons et ligaments. Les membres ainsi dérobés pouvaient être rapidement rapportés sous le couvert des arbres, où ils étaient débités et consommés – les couteaux de pierre servant ensuite à casser les os à moelle. Tout cela provoqua une sélection par l’intelligence. Les hominidés n’avaient pas les dents des hyènes ni le bec des oiseaux charognards ; puisqu’ils devaient piller efficacement les carcasses, ils avaient besoin de meilleurs instruments que ceux trouvés dans la boîte à outils de Capo. Dans le même temps, leur corps s’était amélioré pour mieux profiter de la viande. Beaucoup d’espèces de pithèques avaient des dents capables de déchiqueter la chair crue, et un système digestif plus efficace, mieux adapté à une nourriture plus riche. Cela dit, c’étaient encore de piètres charognards, au plus bas de l’échelle des mangeurs de viande ; ils devaient attendre leur tour et passaient en dernier, après que les lions, les hyènes et les vautours s’étaient servis. Ce travail de charognards, et à l’occasion leurs tentatives de chasse, n’était pas la seule pression qui s’exerçait sur les singes de la savane. La savane était un enfer pavé de prédateurs. Les léopards et les ours des forêts étaient déjà assez redoutables. Dans la savane, il y avait de gigantesques hyènes carnivores, des félins à dents de sabre et des canidés gros comme des loups. Les hominidés, petits, lents et sans défense, qui sortaient de leurs forêts en clignant des yeux, faisaient une proie facile pour ce genre de créatures. Très vite, certains de ces prédateurs, comme le dinofelis, apprirent même à se spécialiser dans la chasse à l’hominidé. C’était une attrition impitoyable, une pression implacable. Mais les hominidés avaient du répondant. Ils analysèrent le comportement des prédateurs et mirent au point des parades efficaces. Ils apprirent à mieux coopérer, parce que la sécurité était dans le nombre, et à utiliser des instruments pour repousser leurs agresseurs. Même le développement du langage fut en quelque sorte favorisé par ces pressions, les cris d’alarme spécialisés qui remontaient aux notharctus des forêts s’étant peu à peu métamorphosés en mots plus flexibles. La savane avait façonné les hominidés. Mais ce n’étaient pas des chasseurs ; c’étaient des proies. Les pithèques avaient leurs limites. Ils avaient besoin de l’abri des forêts comme camp de base, parce qu’ils n’étaient pas faits pour supporter de longues périodes à découvert. Et ils étaient contraints de rester près des fleuves, des lacs et des marécages, parce que leur corps avait très peu de tissus adipeux et ne pouvait tenir longtemps sans eau. Au fil du temps, alors que le climat de l’Afrique et leurs zones d’habitats fluctuaient, la liséré des forêts qu’appréciaient tant les pithèques s’était étendue : dans un paysage de forêts, il y avait beaucoup de lisières. La forme pithèque s’était révélée efficace et résistante, et il y avait eu un grand malaxage d’événements provocateurs de spéciations, une efflorescence d’hommes-singes. Le robuste peuple des gorilles avait renoncé à s’aventurer à la frange des forêts et s’était rabattu sur leurs profondeurs. Là, ils avaient commencé à exploiter une source de nourriture pour laquelle on se battait assez peu : les feuilles, les écorces et les fruits verts qu’aucun autre hominidé n’avait la faculté de digérer, ainsi que les noix et les graines trop dures pour que les autres animaux arrivent à les casser. Pour s’adapter à ce style de vie, ils avaient dû, comme les gras-du-bide et les gigantopithèques, développer d’énormes intestins qui consommaient beaucoup d’énergie pour transformer leur nourriture de mauvaise qualité, et des crânes puissamment bâtis capables de faire fonctionner comme un étau une grosse mâchoire munie de dents. Leur vie sociale avait également changé. Au cœur de la forêt, il y avait toujours quantités de feuilles, d’écorces, et des groupes stables de femelles venaient cohabiter dans un même coin de forêt. Les mâles étaient des êtres solitaires, qui essayaient de maintenir leur emprise sur les femelles de leur territoire. C’est ainsi qu’ils étaient devenus plus gros que les femelles, et qu’une prime avait été attribuée à la force physique et à la brutalité, afin de permettre à chaque mâle de combattre ses éventuels concurrents. Les hommes-gorilles figuraient parmi les moins intelligents des hominidés de cette époque. Leur grosse panse exigeait une énergie considérable, et pour équilibrer les dépenses leur corps avait dû, en s’adaptant, faire des sacrifices ailleurs. On n’avait pas besoin d’Einstein dans les harems des profondeurs de la forêt. Le gros cerveau des hommes-gorilles, très coûteux en sang et en énergie, s’était atrophié. De même, étant assuré d’avoir accès à ses femelles, l’homme-gorille avait des testicules minuscules. Alors que les graciles pithèques, obligés de s’accoupler le plus souvent possible avec le plus de femelles possible, avaient besoin, pour produire des océans de sperme, d’une bonne grosse paire de couilles pendouillantes qu’ils n’hésitaient pas à vous fourrer sous le nez. Chez ces types de pithèques de base, entre les graciles chimpanzés et les robustes gorilles, il existait beaucoup de variantes. Certaines privilégiaient la marche sur deux pattes. D’autres y renoncèrent quasiment. Certains graciles étaient plus intelligents que d’autres ; certains gorilles, plus stupides que d’autres. Certains graciles utilisaient des instruments encore moins perfectionnés que ceux de Capo, certains gorilles utilisaient des outils plus sophistiqués que les couteaux de pierre des graciles pithèques. Il y en avait des grands et des petits, des plus trapus et des coureurs, des nains et des géants, de minces omnivores et des herbivores aux dents comme des piliers. Certains avaient le visage proéminent comme les chimpanzés, d’autres la face plus plate, délicate, presque humanoïde. Et il y avait beaucoup de croisements entre ces types, une prolifération de sous-espèces et d’hybrides qui constituaient le carnaval des possibles hominidés. Les paléontologues du futur, dans leurs tentatives pour reconstituer le puzzle de cette déconcertante diversité à partir d’outils de pierre et de fragments de fossiles, concevraient des arbres généalogiques et des nomenclatures élaborés, appelant leurs espèces imaginaires : Kenyanthropus platypos, ou Orrorin tugenenis, ou Australopithecus garhi, africanus, afarensis, bahrelghazali, anamensis, ou Ardipithecus ramidus ; ou Paranthropus robustus, boisei, aethiopicus ; ou Homo habilis… Peu de ces noms correspondraient à une réalité. D’ailleurs, les frontières entre ces catégories de créatures étaient très floues. Dans le monde réel, évidemment, ce genre d’étiquette n’existait pas ; ce n’étaient que des individus en lutte pour leur survie et qui élevaient leurs rejetons comme ils l’avaient toujours fait. La quasi-totalité de cet assemblage diversifié se perdrait dans le temps, ces pauvres os seraient avalés pour toujours par la vorace bouche verte de la forêt. Aucun homme ne saurait jamais à quoi ressemblait la vie dans un monde pareil, si plein d’espèces différentes. C’était un ferment évolutionnaire en pleine effervescence, où de nombreuses variantes jaillissaient d’un nouveau schéma corporel fondamentalement réussi. Mais aucune de ces myriades d’espèces n’avait d’avenir, parce que ces espèces simiesques n’avaient jamais quitté la forêt. Leurs doigts et leurs orteils étaient restés longs et incurvés pour leur permettre de s’accrocher aux branches, et leurs pattes de derrière étaient un compromis original entre la marche sur les jointures, la marche debout et le déplacement d’arbre en arbre. La nuit, ils se faisaient même des nids dans les branches, comme leurs ancêtres arboricoles avant eux. Et leur cerveau ne s’était jamais beaucoup développé au-delà de la taille de celui de Capo et de leurs cousins ancestraux, les chimpanzés, parce que la médiocrité de leur alimentation ne pouvait entretenir quelque chose de plus gros. Pendant quatre millions d’années, les pithèques avaient été une branche florissante, particulièrement épanouie et diversifiée de la famille des hominidés. Jadis, en fait, les seuls hominidés du monde étaient des hommes-singes, mais l’époque des grands changements était déjà révolue. Ils avaient été séduits par la protection des forêts, et cela les avait privés de bien des possibilités. L’avenir était entre les mains d’un autre groupe d’hominidés – les descendants de la souche pithèque proprement dite –, qui contrairement à tous les autres pithèques avait fait ce pas décisif hors de la forêt. L’avenir était entre les mains de Loin. III Elle ouvrit les yeux comme à contrecœur, vit une pente de terre sale, étalée sous son visage. Elle leva la tête. La lumière filtrait à travers les troncs d’arbre serrés. Elle poussa sur le sol avec ses mains et réussit à se soulever. Les feuilles et la terre collaient à ses seins et à son épaule blessée. Elle s’agrippa à un tronc pour se relever, attendit que les battements de son cœur s’apaisent. Puis elle commença à se traîner en titubant vers la lumière. Elle sortit tant bien que mal au grand jour. Elle leva les mains pour s’abriter les yeux du soleil bas, rougeoyant. La terre était toute brûlée, les herbes noircies, le sol craquelé. Mais, derrière une petite butte de terre, de l’eau brillait : un ruisseau descendait de collines érodées, un peu plus loin. Elle ne connaissait pas cet endroit. Elle avait traversé la forêt d’est en ouest. Elle s’avança prudemment. Le sol calciné était encore brûlant – çà et là les souches d’arbres et les buissons fumaient encore, et les brins d’herbe cassants lui meurtrissaient la plante des pieds. Bientôt, ses mollets, déjà salis par son passage dans la forêt, se retrouvèrent encroûtés de suie noire. Elle réussit à atteindre le ruisseau. L’eau était claire et coulait rapidement sur un lit de pierres volcaniques polies par le courant. Des fragments de végétation noircie flottaient à la surface. Elle plongea son visage dans l’eau et but à grands traits. Elle lava la crasse et le sang qui avait séché sur sa peau, et la puanteur de fumée qui s’attardait dans son nez et sa gorge commença à se dissiper. C’est alors qu’elle entendit un cri. Une voix. Un mot. Mais ce n’était pas un mot qu’elle connaissait. Elle rampa hors de l’eau et se jeta à plat ventre derrière un rocher. Dans son monde, les étrangers n’étaient pas une bonne nouvelle. Comme ses cousins pithèques, son peuple de nomades était farouchement xénophobe. Un homme était agenouillé sur le sol, ses mains explorant maladroitement la terre calcinée à la recherche de choses épargnées par le feu. Il était jeune, il avait la peau lisse et une épaisse toison. Il ramassa un lézard noirci, tout raide. Avec une sorte de pierre taillée – d’une forme nouvelle pour elle –, il gratta la peau carbonisée et mit au jour un morceau de chair rose, qu’il engloutit rapidement. Puis il trouva un serpent, une vipère, complètement calciné. Il essaya de fendre la peau brûlée, mais elle était trop coriace et il rejeta le petit cadavre. C’est alors qu’il mit la main sur un vrai trésor. Une tortue, cuite dans sa carapace. Il la ramassa, la retourna en marmonnant. Il prit son outil – c’était bien un éclat de pierre, mais triangulaire, ses trois bords travaillés parfaitement tranchants – et l’enfonça dans la cavité par où la tortue sortait la tête. Il força un peu sur la carapace, et bientôt il allait pouvoir se servir de son outil pour découper la viande. En réalité, les tortues étaient un mets de choix pour les chasseurs pithèques. C’était l’un des rares animaux de la savane plus petits et plus lents que les hominidés. Les tortues avaient beau s’enfouir dans le sol, cela ne les sauvait pas des animaux plus intelligents, capables de les déterrer avec des bâtons et des instruments faits pour ouvrir cette carapace conçue afin de les protéger des lions et des hyènes. Loin était fascinée par la hache de pierre du jeune homme. Avec son bord tranchant et ses faces taillées, elle était bien meilleure que les pierres de son propre peuple et les éclats des pithèques. Elle comprit immédiatement cet objet en forme de larme, à un niveau profond, somatique ; et elle eut envie de le prendre dans sa main, de l’essayer. Dorénavant, elle associerait ce jeune homme à l’instrument de pierre qu’il maniait si habilement. Pour elle, il serait toujours Hache. Tout à coup, Hache leva la tête et regarda Loin dans les yeux. Elle se recroquevilla derrière son rocher, mais trop tard… Il poussa un grognement, lâcha sa tortue – dont la carapace cogna sur le sol noir de suie – et brandit sa hache de pierre. Elle n’avait nulle part où courir. Elle se leva. Elle sentit le regard de l’autre se promener sur son corps, son dos, ses fesses encore humides de l’eau du fleuve. Il baissa sa hache et lui sourit, puis il retourna à sa tortue et recommença à tenter de l’extraire de sa coquille. Des cris retentirent dans le lointain. Elle vit d’autres gens, des gens comme elle, des adultes et des enfants, minces et se tenant droits, pareils à des ombres sur la plaine cendreuse. Ils exploraient une forêt miniature de formes convulsées, noircies. Là, un troupeau d’antilopes avait mis bas ; beaucoup de ces malheureuses créatures étaient encore penchées sur leur dernier petit, incapables de fuir devant les flammes. Les hominidés tranchaient à l’aide de leurs merveilleuses haches de pierre dans cette découverte miraculeuse ; Loin flaira bientôt la délicieuse odeur de la viande grillée. Hache laissa tomber sa tortue et courut vers sa tribu. Après quelques battements de cœur, partagée entre la prudence et une faim dévorante, Loin se lança derrière lui à grands pas. Le soir allait tomber, la tribu se rassembla dans un creux entre les roches, où elle serait relativement à l’abri des prédateurs de la nuit. Loin, n’ayant nulle part où aller, les suivit. Elle savait bien qu’elle ne pouvait se permettre de passer la nuit toute seule. Elle sentait déjà les yeux jaunes, froids, braqués sur ses omoplates, des yeux brillants de la conviction qu’elle était étrangère à ce groupe, pas tout à fait incluse dans sa protection, une proie, comme les vieux, les très jeunes et les infirmes. On ne la repoussa pas, mais on ne l’accueillit pas non plus avec effusion. Pourtant, quand elle se blottit dans un coin de la vaste anfractuosité de rochers, cramponnée à un bout de viande qu’elle avait réussi à récupérer sur l’une des carcasses calcinées, on la laissa faire. Elle regarda un homme tailler un bout de pierre. C’était un vieillard, d’environ quarante ans, la peau sur les os, un œil presque fermé par une vilaine cicatrice. Deux enfants, un garçon et une fille, étaient assis à ses pieds. Pas beaucoup plus jeunes que Loin, ils regardaient faire Balafre, qu’ils essayaient maladroitement d’imiter en manipulant de gros cailloux dans leurs petites mains. La fillette se tapa sur le doigt et poussa un couinement de douleur. Balafre lui prit sans un mot la pierre des mains, la retourna et, en guidant ses doigts, lui montra comment la tenir plus efficacement. Mais, voyant cela, le petit garçon, jaloux, pinça la fillette, l’obligeant à lâcher sa pierre. — Moi ! Moi ! Alors que l’obscurité s’épaississait, la plupart des gens s’absorbèrent dans un doux et muet épouillage – une habitude qu’ils avaient gardée des forêts ancestrales. Les mamans caressaient leurs enfants, les hommes et les femmes se livraient à ces jeux politiques silencieux qui cimentaient les alliances et renforçaient les hiérarchies. Parfois, l’épouillage tournait à la copulation frénétique. De tout cela, Loin, l’étrangère, était exclue. Mais alors qu’elle commençait à s’endormir, épuisée, meurtrie de partout, elle sentit peser sur elle le regard de Hache. À son réveil, il faisait déjà grand jour. Tout le monde avait quitté l’anfractuosité, abandonnant quelques reliefs de nourriture, quelques crottes d’enfants, de moites marques d’urine. Elle se leva précipitamment. Ses contusions et sa douleur à la poitrine semblaient s’être rejointes en une unique boule de souffrance. Mais son jeune corps réparait déjà les dégâts de la veille, et elle avait les idées claires. Elle se rua vers la lumière. Ils étaient tous partis vers le nord, vers un lac. Des ombres minces et droites, marchant avec détermination dans une brume de chaleur qui estompait leurs contours. Elle courut les rejoindre. Il y avait un monde fou au bord du lac. Loin distingua toutes sortes d’animaux, des éléphants, des rhinocéros, des chevaux, des girafes, des buffles, des cerfs, des antilopes, des gazelles et même des autruches. Des oiseaux survolaient dans de grands battements d’ailes les crocodiles et les tortues qui se prélassaient dans l’eau. Des herbivores géants, massés sur les berges, avaient dévasté le paysage. De cette arène boueuse, de larges corridors creusés d’ornières partaient dans toutes les directions. Rien ne poussait sur la couche d’argile durcie entourant le lac, à part quelques espèces de plantes résistantes que les éléphants et les rhinocéros n’aimaient pas et qui se remettraient rapidement d’avoir été piétinées. Les gens descendirent vers l’eau, à un endroit où ils avaient repéré un troupeau d’éléphants. Tout le monde savait que les prédateurs évitaient les éléphants. Ceux-ci ignorèrent les nouveaux venus et continuèrent de vaquer à leurs occupations, fort compliquées. Certains entraient dans l’eau, s’éclaboussaient, jouaient bruyamment ; des groupes de femelles grommelaient mystérieusement, les mâles barrissaient en entrechoquant leurs énormes défenses. Ces animaux massifs, les architectes du paysage, étaient des blocs de muscle et de puissance non dénués d’une certaine grâce balourde. La plupart des femmes s’affairaient au bord de l’eau. L’une d’elles avait déniché des œufs de tortue d’eau douce ; les œufs oblongs furent rapidement cassés, leur contenu gobé. D’autres femmes faisaient une moisson de coquillages que l’on trouvait en abondance dans les eaux peu profondes – surtout des palourdes d’eau douce. Hache, comme la plupart des hommes, s’était avancé dans le lac. Il avait à la main une lance de bois et se tenait absolument immobile, les yeux fixés sur la surface miroitante. Au bout de quelques battements de cœur, il abattit son arme dans une grande gerbe d’eau. Quand il la releva, un poisson était proprement embroché dessus, son petit corps frétillant. Hache poussa un cri de joie, retira le poisson de sa lance et le jeta sur le rivage. Un autre homme, un peu plus loin, rampait en direction d’un oiseau aquatique qui glissait tranquillement à la surface de l’eau. L’homme bondit, mais l’oiseau s’enfuit dans une explosion d’éclaboussures en battant des ailes et en poussant des cris comiques. Loin rejoignit les femmes. Elle trouva rapidement une limule, qui crapahutait mécaniquement dans une rigole de boue. Elle l’attrapa facilement, la retourna ; la bestiole agitait faiblement ses pattes. Elle se servit d’un caillou pour lui ouvrir la tête, dont la carapace faisait la taille d’une grande assiette. À l’intérieur, elle trouva une masse d’œufs pareils à de gros grains de riz. Elle les cueillit avec ses doigts et les engloutit. Ils avaient un goût très fort, comme du poisson huileux. Le reste de la chair du crabe se révéla trop coriace pour être intéressant. Elle jeta au loin la tête en forme de bouclier fracassé et repartit en quête de nourriture. La matinée se déroula ainsi, les gens cherchant à manger comme n’importe quelle autre espèce animale de cette savane surpeuplée. Vers midi, les hominidés s’éloignèrent paisiblement de l’eau, rassasiés. Hache partit de son côté. Loin le suivit. Il se retourna pour la regarder, et elle comprit qu’il avait repéré son manège. Hache s’approcha d’un cours d’eau asséché, jonché de galets polis par le courant. Elle le vit aller et venir dans le lit à sec, examinant les pierres une à une. Il ramassa avec un sourire un galet de la taille du poing, plat et arrondi. Il s’accroupit, chercha autour de lui une pierre qui ferait un bon marteau. Pour se protéger, il étala sur ses jambes croisées des broussailles séchées qu’il avait apportées. Puis il se mit à l’ouvrage, tapant sur la pierre qu’il avait sélectionnée. Bientôt, des éclats crépitèrent sur les galets autour de lui. Fascinée par son travail, Loin s’assit à une dizaine de mètres, les bras passés autour de ses genoux repliés. Elle n’avait jamais rien vu de tel auparavant. En fait, Hache et Loin étaient les héritiers de traditions de fabrication des outils séparées par plusieurs millénaires. Quand les marcheurs avaient laissé les arbres derrière eux et définitivement adopté la savane, une nouvelle gamme de possibilités s’était offerte à eux. Ils n’étaient pas que de simples nomades, pour qui migrer était un but en soi. Pour chacun d’eux, il s’agissait d’abord de survivre. Pour des gens capables d’exploiter de nouvelles contrées, il était souvent plus facile de se rendre à un endroit qui paraissait plus agréable à vivre que d’essayer de s’adapter à des conditions de vie difficiles. Les générations succédant aux générations, les hommes parcoururent des milliers de kilomètres. C’est ainsi qu’ils sortirent d’Afrique, pour pénétrer dans des pays où aucun hominidé avant eux n’avait mis le pied. Alors que l’immense étau des glaciations ne s’était pas encore resserré, des conditions climatiques tempérées s’étaient installées hors d’Afrique, en Europe du Sud, au Moyen-Orient et en Asie du Sud-Est. Au cours de leurs pérégrinations dans cet environnement familier, ces nomades s’étaient faits au mode de vie plus agréable des côtes, à l’ouest autour de la Méditerranée, et s’étaient enfin déployés dans l’intérieur des terres, en Espagne, en France, en Grèce et en Italie – tout comme ces animaux que l’on associerait plus tard à l’Afrique : les éléphants, les girafes et les antilopes. Ils allèrent vers l’est jusqu’en Inde et en Extrême-Orient, colonisant ce qui deviendrait plus tard la Chine, descendant même vers le sud et l’Indonésie. Mais ce n’était pas une conquête. Si la race de Loin s’était beaucoup plus répandue que n’importe quelle autre espèce de singe, d’autres animaux, comme les éléphants, étaient allés bien au-delà. En outre, leur population n’était pas très dense : en n’importe quel endroit ils étaient moins nombreux que les lions, par exemple. En dépit de leurs outils, les hominidés n’étaient que des animaux dans un paysage sur lequel ils avaient un effet minimal. Leurs déplacements n’étaient pas réfléchis. L’une des lointaines grand-mères de Loin était allée jusqu’au Vietnam ; puis, à l’époque de Loin, le hasard et les déplacements incessants avaient ramené sa lignée dans l’est de l’Afrique, son pays d’origine. Mais ici, dans leurs anciennes terres natales, les migrants durent affronter à leur retour de nouvelles pressions. Certaines populations d’hominidés avaient choisi de ne pas bouger malgré les fluctuations traîtresses du climat. Pour survivre, il avait bien fallu devenir plus intelligents. De meilleurs outils – principalement des hachettes – avaient été l’élément déterminant de leur survie. Le secret de ces haches résidait dans leur forme. Un biface aplati fournissait un long bord tranchant pour un poids minimal. Même s’ils continuaient à utiliser, au besoin, les simples outils taillés des pithèques – les éclats, faciles à faire, étaient peu « coûteux » et particulièrement adaptés à certaines tâches, comme la mise à mort de petites proies –, ils utilisaient des hachettes non seulement pour dépecer la viande mais aussi pour arracher l’écorce des arbres, tailler le bois, transformer les branches en massues, aiguiser les pieux, ouvrir les ruches, fouiller l’intérieur des troncs pour atteindre les larves, hacher la tourbe, briser la carapace des tortues… C’est d’un de ces groupes sédentaires que Hache descendait. Et c’est ainsi que Loin, héritière de nomades qui avaient traversé l’Eurasie pour aller jusqu’en Extrême-Orient, se retrouva confrontée à la technologie étonnamment évoluée de Hache et de sa tribu. Hache travaillait patiemment. Loin remarqua que le lit du cours d’eau asséché était jonché de hachettes : beaucoup des cailloux qu’elle avait pris pour de simples galets avaient en fait été taillés. Ils avaient tous la forme caractéristique d’une larme. Ils étaient tous ouvragés à un degré ou à un autre, et tous avaient le pourtour affiné. Ces haches étaient étranges. Certaines étaient toutes petites, de la taille d’un papillon, alors que d’autres étaient énormes. Certaines étaient cassées, d’autres tachées de sang. Quand elle essaya de ramasser l’une des plus grandes haches, elle se coupa le doigt ; c’est à peine si elle avait été utilisée. Quelqu’un s’approcha d’elle. Elle rentra la tête dans les épaules. C’était Balafre, l’homme qui avait appris aux enfants à tailler une pierre. Il regardait Loin avec une sorte d’avidité. Il tenait à la main une énorme hache, si grande qu’elle ne devait pas être maniable. Il ne pouvait pas l’utiliser pour découper les animaux. Sans quitter Loin du regard, il tourna et retourna son arme dans ses mains, tapa dessus avec un marteau de pierre improvisé pour en affûter le bord. Puis il la passa sur sa jambe et coupa une mèche des fins poils noirs qui s’y trouvaient. Pendant tout ce temps, il observait le visage et le corps de Loin, son œil à moitié fermé brillant d’excitation. Elle n’avait absolument aucune idée de ce qu’il pouvait bien lui vouloir – du moins jusqu’à ce qu’elle voie l’érection qui pointait de sa toison pubienne. Hache avait presque terminé la lame qu’il était en train de fabriquer : grande comme la main, pratique, c’était manifestement un outil fonctionnel, qu’il n’avait mis que quelques minutes à fabriquer. Mais quand il repéra le manège de Balafre, il fracassa rageusement sa hachette par terre. Il se leva, éparpillant les éclats de pierre et flanqua un coup sur l’épaule de l’homme. — Pars ! Pars ! Balafre recula en grognant, son érection se ratatinant illico. Hache lui prit alors son énorme hache des mains et la jeta sur le sol, où son joli bord affûte s’ébrécha. Voyant cela, Balafre jeta un dernier coup d’œil à Loin puis, foudroyant Hache du regard, s’éloigna. Loin resta assise, les genoux serrés sur sa poitrine, inquiète et déconcertée. Hache la considéra un instant. Puis il se remit à aller et venir dans le cours d’eau à sec, en examinant les pierres. Il tomba enfin sur un gros bloc de roche volcanique informe, si lourd qu’il dut le prendre à deux mains. Il se rassit, ramassa quelques pierres en guise de marteau et étala à nouveau des brindilles sur ses jambes. Il commença à taper énergiquement sur sa roche. Des éclats et des lames de pierre volèrent dans tous les sens. Mais très vite, grâce à sa force et à son habileté, la forme rudimentaire d’une hachette apparut. Puis il utilisa une série de pierres plus petites pour façonner les deux surfaces lenticulaires et en aiguiser les bords. Si son premier outil avait été relativement facile à fabriquer, puisqu’il avait suffi de préciser les contours d’une pierre qui avait déjà la forme de la hache qu’il voulait obtenir, en revanche, cette pierre était beaucoup plus difficile à travailler. Il n’aurait pas pu choisir un plus grand défi – et il l’avait choisi délibérément. Et pendant tout ce temps, il s’assurait que Loin ne le quittait pas des yeux. Les peuples de marcheurs faisaient déjà des outils plus ou moins comme celui-ci depuis deux cent mille ans. Sur une telle étendue de temps, les haches étaient devenues plus que de simples instruments. Elles n’étaient pas que fonctionnelles. Pour Hache, l’exploit consistant à fabriquer un tel objet était un moyen de faire sa cour, et de montrer à Loin quel excellent compagnon il ferait. En confectionnant cet outil, il lui disait sa force, la précision de son geste, sa vivacité d’esprit, sa faculté à concevoir et à mener à bien un projet, son habileté à repérer les matières premières, la coordination de son œil et de sa main, sa capacité à se situer dans l’espace, sa compréhension de l’environnement. Autant de caractéristiques dont il espérait qu’elle voudrait les transmettre à sa descendance – ce qui expliquait pourquoi de telles démonstrations avaient acquis une logique propre, distincte de l’utilité même des hachettes. Poussés par le désir et la luxure, les hommes et les garçons feraient des douzaines de haches, inlassablement. Ils passeraient des heures à fabriquer une unique hache, à la recherche de la symétrie parfaite. Ils feraient de petites haches de la taille de l’ongle de leur pouce, et d’énormes choses impossibles à manier, qu’ils seraient obligés de tenir à deux mains, tel un incunable. Comme Hache, ils chercheraient des matériaux particulièrement difficiles à travailler et entreprendraient d’en faire quand même quelque chose. Évidemment, il y aurait des tricheurs, comme Balafre. Ils ne réussiraient pas très souvent leur coup – les femmes apprendraient rapidement qu’elles devaient voir faire, de leurs yeux, la hache la plus impressionnante. Mais leur stratagème marcherait parfois, et le menteur transmettrait ses gènes au prix d’un minimum d’efforts. Ce mélange de fabrication d’outils et de séduction amoureuse influerait profondément sur l’avenir. Un mâle digne de ce nom se devait de faire ses haches exactement comme ses ancêtres. Ces gens feraient les mêmes outils, de la même façon, encore et toujours, sur tous les continents, en dépit de plusieurs ères glaciaires, pendant un million d’années. Et les différentes espèces qui leur succéderaient continueraient à employer la même technologie, illustrant à la perfection l’inanité du conservatisme. Ils y mettraient une constance et une obstination à faire pâlir d’envie toutes les institutions et religions de l’avenir. Il n’y avait que le sexe pour exercer une telle emprise sur l’esprit humain et réussir à le figer de cette façon. Quand il travaillait à ses instruments, Hache devait réfléchir, dans une certaine mesure, en être humain. Contrairement aux casseurs de pierre pithèques qui utiliseraient l’éclat que leur pierre leur donnerait, quelle que soit sa qualité, Hache devait avoir en tête une image de l’objet qu’il voulait obtenir. Il devait sélectionner les matériaux correspondant à cette image, et travailler consciencieusement dans ce but. Cela dit, son esprit était plus compartimenté que l’esprit humain. Hache faisait ses instruments comme un homme, mais il attirait les femelles comme un paon qui fait la roue. Quand Hache eut terminé, il tourna et retourna son objet dans ses mains, exhibant ses faces lisses, son bord magnifiquement affûté. Même si ce n’était pas un objet très pratique, il était superbe. Loin, élevée dans une culture subtilement différente, ne comprenait pas vraiment ce qu’il faisait, et elle avait été tout aussi déconcertée par la tentative de tricherie de Balafre. Mais elle sentait bien que Hache s’intéressait à elle, et une sorte de chaleur se répandait dans son ventre en réponse. Dans un recoin plus calculateur de son esprit, elle savait que si elle s’accouplait avec Hache, et tombait enceinte, alors elle ferait partie du groupe de ce dernier, et son avenir serait alors assuré. Mais elle n’avait jamais couché avec personne. Elle restait assise là, les jambes repliées sous le menton, au bord de ce cours d’eau asséché, dans un mélange de crainte et d’attente. Elle ne savait pas comment répondre à ses avances. Finalement, il laissa tomber la belle hache au milieu de toutes les autres. Perplexe, il s’éloigna en la regardant par-dessus son épaule. La spéciation – l’émergence d’une nouvelle espèce – était un événement rare. La métamorphose d’une espèce en une autre ne se faisait pas en douceur. Au contraire, la spéciation venait du fait qu’un groupe d’animaux, séparé du gros de la population, devait s’adapter pour survivre. L’isolement pouvait être physique – par exemple, quand un groupe d’éléphants se retrouvait isolé par une inondation –, ou comportemental – par exemple, quand un groupe d’hominidés qui avait pris l’habitude de se nourrir comme le font les charognards était mis à l’écart par ceux qui faisaient autrement. Le changement était implicite dans le génome de toutes les espèces. Tout se passait comme si chaque espèce était faite pour vivre dans un environnement particulier, entouré de barrières. Au sein de cet environnement, toutes les variations viables se produiraient, pour occuper tous les champs du possible. Les groupes isolés se retrouvaient relégués dans des coins séparés du reste du champ par une barrière, jusqu’au jour où une partie de cette barrière tombait, permettant au groupe isolé de se répandre lentement dans le nouveau champ qui s’offrait à elle. Il se pourrait que d’autres variations soient nécessaires pour combler le nouveau champ – et si la variation nécessaire n’était pas disponible dans le génome, elle pourrait peut-être être générée par mutation. En fin de compte, ceux qui atteignaient les coins les plus reculés du nouveau territoire avaient souvent parcouru une grande distance, génétiquement parlant, par rapport à ceux qui étaient restés dans l’ancien champ. Quand la distance devenait trop grande, empêchant les anciennes et les nouvelles espèces de se reproduire entre elles, alors une nouvelle espèce naissait. Plus tard, quand les barrières tomberaient, la race évoluée pourrait entrer en relation avec son espèce parente – et peut-être la supplanter. Trois cent mille ans plus tôt, dans une autre partie de l’Afrique, un groupe de pithèques parmi tant d’autres, vivant à la lisère des forêts, s’était retrouvé séparé de son territoire par une coulée de lave et à jamais chassé de sa forêt. Il y avait eu de nombreux défis à relever. Ces pithèques, habitués depuis longtemps à chasser à la lisière des forêts, avaient constitué un nouveau point de départ. Or, dans la savane, la nourriture était très différente de celle de la forêt. Alors que la forêt regorgeait de fruits, la base de la nourriture dans la savane était la viande. La viande était un aliment très nutritif, mais elle arrivait par paquets, distribués de façon anarchique, sur une terre aride et peu hospitalière. Et pour repérer et récupérer ces paquets, il fallait être futé. Ce groupe particulier de pithèques, échoué dans la savane, loin de l’abri des arbres, avait dû se doter d’une nouvelle sorte de corps pour s’adapter à la chaleur et à l’aridité, adopter de nouvelles sortes de comportements pour extraire les ressources de ce nouvel environnement et pouvoir survivre à un enfer de prédateurs. En l’espace de quelques douzaines de générations seulement, les ancêtres de Loin s’étaient radicalement adaptés. L’ancien schéma corporel des primates avait été revu de fond en comble, s’allongeant même au-delà des proportions humaines. Le corps de Loin était beaucoup plus massif que celui des singes, ses ancêtres – elle était deux fois plus lourde qu’un frêle pithèque adulte. Cette masse était une adaptation aux grands espaces : un grand corps stockait mieux l’eau, ce qui était un avantage crucial dans une plaine où il fallait parfois marcher plusieurs heures entre deux points d’eau. Son métabolisme avait appris à produire et à emmagasiner la graisse sous-cutanée, parce que la graisse était une réserve cruciale d’énergie. Dix kilos de graisse assuraient sa survie pendant quarante jours sans manger. C’était suffisant pour résister aux plus sévères fluctuations saisonnières, ou presque. La graisse avait rembourré son corps, lui donnant de plus gros seins, des fesses, des cuisses, pour tout dire une forme beaucoup plus humaine que la sèche constitution des simiesques pithèques. Mais Loin n’était pas du tout une petite boule ronde ; au contraire, elle était grande et mince, ce qui permettait à son corps de rejeter efficacement la chaleur en excès ; de plus, quand le soleil était à la verticale, elle offrait à ses rayons une surface de peau relativement faible. Encore une adaptation à la chaleur : en dehors de son épaisse tignasse, elle avait la peau presque nue. Et contrairement à Capo et à tous les autres singes, elle transpirait, parce que, pour des créatures destinées à passer leur vie sous un soleil tropical, une peau nue, capable de suer, régulait bien mieux la température que les poils. La transpiration n’avait pas que des avantages, parce qu’elle impliquait une déperdition d’eau. Il fallait donc que Loin soit assez futée pour trouver de l’eau ; contrairement à la plupart des vraies créatures de la savane, son espèce serait toujours plus ou moins étroitement liée aux côtes et aux cours d’eau. Les pithèques avaient vite renoncé à leurs caractéristiques les plus simiesques : leurs pieds préhensiles, leurs longs bras, et le fait de marcher pliés en deux. Les pieds de Loin étaient mieux adaptés à la course et à la marche qu’à l’escalade. Son gros orteil était bien un orteil, et plus un pouce. Mais sa cage thoracique était un peu plus haute, et ses épaules un peu plus étroites : son corps, comme celui de l’homme moderne ou de Joan Useb, portait encore les stigmates de sa vie dans les arbres. En attendant, son cerveau avait triplé de volume par rapport à celui des pithèques, de façon à mieux résoudre les problèmes posés par un paysage compliqué, et par une société encore plus subtile et complexe constituée par les grands groupes de chasseurs des savanes. Ce gros cerveau était très gourmand en énergie. Fort heureusement, le régime alimentaire de Loin était beaucoup plus riche que celui de n’importe quel pithèque, et composé de toutes sortes d’aliments protéinés, comme la viande et les noix – dont la quête exigeait à son tour un surcroît d’intelligence. C’est ainsi, grâce à ce cercle vertueux, que son intelligence s’était développée. Tous ces changements étaient radicaux, et pourtant ils étaient le résultat d’une stratégie évolutionnaire d’une remarquable économie. Cela avait été le fait d’un processus hétérochronique – une modification des phases du développement de l’individu. Avec leur crâne relativement grand, leur visage menu et leurs petites mâchoires, les enfants des marcheurs, comme les bébés humains, ressemblaient beaucoup à leurs ancêtres simiesques. Le cerveau de Loin avait grandi, pendant que sa mâchoire restait petite, alors que pour devenir Capo il vous aurait suffi de faire grossir votre mâchoire et de conserver un cerveau relativement petit. Même la grande taille de Loin avait été obtenue en prolongeant ses phases de croissance. Son corps avait conservé les proportions d’un fœtus de Capo, agrandi à la taille adulte. Mais ce corps et ce cerveau hypertrophiés avaient un coût. Loin était née avant la fin de son développement, parce que c’était la seule façon pour sa tête de passer par la filière pelvigénitale de sa mère. En quelque sorte, elle naissait prématurément. Contrairement aux singes et aux pithèques, les enfants des marcheurs étaient encore incapables de se nourrir seuls longtemps après le sevrage : en dehors de leur immaturité physique, la faculté d’exploiter certaines sources de nourriture (le gibier, les coquillages et les noix à coque dure) n’était pas innée chez le nouveau-né, et devait être acquise. En plus, les enfants des marcheurs naissaient dans l’enfer de prédation de la savane. C’est pourquoi, quand ils étaient petits, les enfants avaient besoin de beaucoup d’attention. Ces enfants incapables de se débrouiller par eux-mêmes handicapaient les marcheurs en compétition avec les pithèques, au cycle reproducteur plus court, dont ils partageaient souvent l’habitat. Et la durée de vie des chasseurs commença à s’allonger. Comme les guenons avant elles, la plupart des femelles pithèques mouraient peu après la fin de leur période de fertilité – en réalité, rares étaient celles qui survivaient à leur dernière mise bas. Chez les marcheurs, les femmes et les hommes commencèrent à vivre des années et même des dizaines d’années après la fin de leur carrière de reproducteur. Ces grand-mères et ces grands-pères jouèrent alors un rôle crucial dans la formation de la société des marcheurs. Ils contribuaient à la division du travail : ils aidaient leurs filles à s’occuper des enfants, participaient à la collecte de la nourriture et jouaient un rôle essentiel dans la transmission des informations complexes requises par la survie du groupe. Tout ceci exigeait un corps plus efficace. Mis à part leur système reproducteur, le corps des marcheurs était bien meilleur que celui des pithèques, du point de vue de l’entretien et de la longévité. Les ovaires d’une marcheuse de quarante ans étaient aussi dégénérés que le serait le reste de son corps à quatre-vingts ans, si elle vivait jusque-là. La présence des grand-mères permettait tout simplement à leurs filles d’avoir plus d’enfants. C’est ainsi que les marcheurs supplantèrent les pithèques et les singes. Contrairement à la plupart des enfants pithèques, presque tous les enfants des marcheurs survivaient bien longtemps après leur sevrage. Pour les pithèques, l’émergence de cette nouvelle forme avait été une catastrophe. Les marcheurs et les pithèques étaient des cousins trop proches pour partager paisiblement l’écosystème. Il y avait peu de conflits directs entre les différents habitants de la savane : parfois les pithèques pourchassaient les marcheurs, ou les marcheurs s’en prenaient aux pithèques, mais ils se trouvaient mutuellement trop intelligents et trop dangereux pour faire des proies intéressantes. Ce qui n’empêchera pas, par la suite, les agiles marcheurs, à plus gros cerveau, de repousser peu à peu leurs cousins à plus petit cerveau vers la fosse commune de l’extinction. En fin de compte, le fait de fabriquer des outils, et même d’être conscient, n’était pas une garantie de survie. Évidemment, tout cela aurait pu ne jamais se produire. Sans les fluctuations du climat, et le hasard qui avait isolé les ancêtres de Loin, l’humanité n’aurait peut-être jamais vu le jour. Il n’y aurait eu que des pithèques, des chimpanzés qui marchaient debout en poussant de grands cris, fabriquaient des outils rudimentaires, et qui se seraient livrés à leurs petites guerres pendant quelques millions d’années supplémentaires, le temps pour les forêts de disparaître complètement – provoquant leur extinction. La vie a toujours été une question de chance. Loin passa la nuit toute seule, dans le froid, et dormit d’un sommeil agité. Le lendemain, alors qu’elle essayait de participer aux activités des différents groupes, une femme enceinte jusqu’aux yeux la fixa du regard : un ancien défi de primate. Loin était-elle venue pour arracher le pain de la bouche de son futur enfant ? Loin se sentit plus isolée que jamais. Ici, elle n’avait de liens avec personne. Ces gens n’avaient aucune raison de partager leur espace, leurs ressources, avec elle. Ce n’était pas comme si cet endroit regorgeait de richesses. Et maintenant, même Hache semblait la rejeter. Alors que l’après-midi tirait à sa fin, elle fut la première à regagner, seule, l’abri sous la roche de grès. Elle se blottit dans le coin à la périphérie qu’elle considérait désormais comme le sien. Mais elle trouva au fond de l’abri des sortes de cailloux rouge écarlate. Elle les ramassa et les considéra avec intérêt. Ils étaient friables et le rouge brillait au soleil. C’était de l’ocre, de l’oxyde de fer. Quelqu’un avait été attiré par leur couleur et les avait apportés là. Elle vit des marques rouge sang sur les parois de basalte au fond de l’anfractuosité : elles paraissaient avoir été faites par ces cailloux. Par curiosité, elle passa l’un de ses cailloux sur la roche et constata avec surprise qu’il laissait une trace rouge sur la pierre. Pendant de longues minutes, elle joua avec les bouts d’ocre, sans vraiment réfléchir, ses doigts agiles travaillant d’eux-mêmes, ajoutant leurs propres gribouillis aux marques déjà sur la roche. Puis elle entendit les cris des gens qui regagnaient leur campement temporaire. Elle laissa tomber les bouts d’ocre à l’endroit où elle les avait trouvés et partit à leur rencontre. Elle s’aperçut alors que les paumes de ses mains étaient d’un rouge vif : rouge comme du sang. L’espace d’un instant, elle pensa qu’elle s’était coupée, mais quand elle se lécha les mains elle leur trouva un goût salé, et les particules d’ocre s’en allèrent. Rouge comme du sang… Une sorte de connexion se fit dans son esprit, et une lueur relia deux compartiments de son cerveau. Elle retourna chercher ses bouts d’ocre. Elle essaya de les frotter sur le dos de ses mains, où ils laissèrent un lacis de lignes rouges, puis sur la blessure que le pithèque lui avait infligée à l’épaule, qu’ils rougirent à nouveau. Ensuite, elle se marqua entre les jambes, tachant sa peau de rouge, comme si elle saignait – comme elle avait vu saigner sa mère. Elle retourna dans son coin, attendit que la lumière décline. Alors que les gens s’occupaient les uns des autres en faisant de petits bruits, elle se recroquevilla et essaya de dormir. Elle entendit alors quelqu’un s’approcher en respirant doucement. C’était Hache. Elle sentait sa chaleur, l’odeur poussiéreuse des éclats de pierre sur son ventre et ses jambes. Ses yeux étaient deux lacs d’ombre dans la lumière déclinante. Ce moment sembla durer une éternité ; puis il lui toucha l’épaule. Sa main était lourde et chaude, et Loin se mit à trembler. Il se pencha vers elle et la flaira, exactement comme Front, avant qu’elle ne soit séparée de sa famille. Elle écarta les cuisses, pour qu’il puisse voir le « sang » dans la lumière crépusculaire. Elle attendit, tendue, l’observant. Sa vie dépendait de son acceptation. Elle le savait. C’était peut-être ce désespoir, cette nécessité fondamentale, la nécessité qu’il voie en elle une femme, qui l’avait poussée à inventer ce subterfuge. Contrairement à ses ancêtres de la forêt, Hache était une créature pour qui la vue comptait plus que l’odorat ; le message de ses yeux supplanta ce que son nez lui disait, il se pencha en avant et lui effleura l’épaule, la gorge et la poitrine. Puis il s’assit à côté d’elle, et ses doigts puissants entreprirent de peigner sa toison emmêlée. Elle se détendit, lentement. Loin resta avec Hache et son peuple jusqu’à la fin de ses jours. Mais, alors qu’elle gagnait en sagesse et en force, que ses enfants grandissaient et lui donnaient à leur tour des petits-enfants à protéger et à éduquer, aussi longtemps qu’elle en fut capable, à chaque fois que l’occasion s’en présenta, elle courut, courut, courut. 10 La terre surpeuplée § Centre du Kenya, Afrique de l’Est, 127 000 ans avant notre ère I Galet était penché sur un plant d’igname qu’il avait trouvé. C’était un garçonnet de huit ans, nu à l’exception des traces d’ocre qu’arboraient son torse cylindrique et son grand visage. Il arracha quelques brins d’herbe à la base de la plante. C’était un endroit pour les ignames, pas pour l’herbe, et il valait mieux que cela reste ainsi. Des gens étaient déjà venus ici, pour déterrer ces tubercules. Il y était peut-être déjà venu lui-même. À huit ans, il avait parcouru chaque parcelle du territoire de son peuple, et il croyait se rappeler cet endroit, ici, entre ces parois de grès érodées. Il prit son bâton à fouir. C’était un solide bâton fiché dans une pierre grossièrement évidée. Malgré le poids de l’instrument, il le souleva sans peine et utilisa la masse de la pierre pour enfoncer la pointe du bâton dans le sol dur. Galet était un bloc de muscles compact, bâti autour d’un robuste squelette. Si Loin, sa très lointaine grand-mère, depuis longtemps disparue, ressemblait à une coureuse de fond, Galet rappelait un jeune lanceur de poids. Il avait un visage ouvert, aux traits grossiers, barré par une épaisse arcade sourcilière. Il avait un énorme nez, et deux grands sinus donnaient à son visage un aspect étrangement boursouflé. Ses dents étaient de courts piliers d’émail. Son crâne, qui deviendrait considérablement plus gros que celui de Loin, hébergeait un vaste cerveau, complexe – en fait, comparable en taille à celui de l’homme moderne, mais positionné beaucoup plus directement en arrière de son visage. À sa naissance, le corps de Galet était mince et rond, ce qui avait éveillé chez sa mère une image étrange : celle d’un galet poli par le courant. Les gens n’auraient pas de nom avant très longtemps – il n’y avait que douze personnes dans le groupe de Galet, et elles n’avaient pas besoin de noms. Cela dit, la maman de ce petit garçon regarderait souvent les cailloux luisants dans les cours d’eau en repensant au bébé qu’elle avait tenu dans ses bras. Galet, donc. À cette époque, il y avait beaucoup de types de robustes comme Galet, dans toute l’Europe et l’Asie occidentale. On donnerait un jour à ceux qui habitaient l’Europe le nom de Neandertal. Mais, exactement comme à l’époque de Loin, la plupart de ces nouvelles espèces ne seraient jamais découvertes, et encore moins comprises, classifiées ou rapportées à l’arbre généalogique des hominidés. Pourtant, le peuple de Galet était un puissant peuple. À huit ans, Galet effectuait les travaux essentiels à la survie de sa famille, mais n’était pas encore de taille à participer aux chasses des adultes. Cela dit, il pouvait toujours déterrer les ignames avec les meilleurs d’entre eux. Une brise lui apporta une délicieuse odeur de feu de bois, l’odeur de sa maison. Il redoubla d’énergie pour finir son travail. Il avait déjà réussi à ouvrir la terre. Il plongea les mains dans le sol sec et commença à déterrer un gros tubercule qui donnait l’impression de plonger très loin dans le sol, jusqu’à deux mètres de profondeur au moins. Il reprit son bâton à fouir. De la terre sèche et des cailloux volèrent dans tous les sens, se collant à ses jambes luisantes de sueur. Il savait comment s’y prendre, avec les ignames. Une fois le tubercule extrait, il en couperait la chair comestible au ras de la tige et la replanterait, afin qu’elle repousse. En creusant, il aidait également l’igname d’une façon plus subtile. Il aérait et allégeait le sol, favorisant par là même la repousse. Sa mère serait contente qu’il rapporte à la maison trois ou quatre gros tubercules prêts à jeter sur le feu. Les ignames servaient à bien d’autres choses qu’à se nourrir. On pouvait les utiliser pour empoisonner les oiseaux et les poissons. On pouvait s’enduire la tête de leur jus pour tuer les poux qui y grouillaient… C’est alors qu’il entendit un craquement. Surpris, Galet récupéra son bâton à fouir. Il se pencha en avant en protégeant ses yeux de la vive clarté du soleil, essayant de voir ce qu’il y avait au fond du trou. Un insecte fouisseur ? Mais il ne vit rien qu’un bout de quelque chose de brun-roux, semblable à du grès. Il se pencha, gratta maladroitement avec ses doigts, attrapa la chose et la tira vers lui. Un dôme aux bords irréguliers, assez petit pour tenir dans la paume de sa main. Quand il le leva devant son visage, deux orbites vides le regardèrent. C’était un crâne. Un crâne d’enfant. Ce n’était pas particulièrement horrible. Des enfants mouraient sans arrêt. La vie était difficile, et cet endroit était sans pitié pour les faibles et les mauviettes. Mais tous les enfants qui étaient morts au cours de la courte vie de Galet avaient été mis en terre près des huttes, comme tous les autres morts, enterrés pour empêcher les charognards de persécuter les vivants. Cet enfant était probablement mort depuis longtemps. Peut-être que son peuple l’avait enterré là avant la naissance de Galet, à l’endroit où les ignames poussaient maintenant. Ce crâne était étrangement beau et fin. Galet le souleva dans sa main. Son arcade sourcilière était une épaisse crête osseuse, d’où partait un front fuyant. Galet passa la main sur son propre crâne, palpa le renflement presque bulbeux de son front. En regardant mieux, il vit que le petit crâne portait des marques de dents : des trous précis, probablement faits par des dents de félidé. L’enfant mort avait dû être abandonné sur la plaine. Galet ne pouvait pas savoir qu’il tenait les restes du Morveux, le frère de Loin, qui avait vécu et était mort à cet endroit. Le Morveux avait succombé à sa vitaminose, alors qu’il était encore tout petit, et qu’il n’y avait aucun moyen de le sauver. Il n’aurait tiré qu’un piètre réconfort de savoir qu’un jour, alors que sa brève vie était oubliée depuis plus d’un million d’années, sa petite tête se retrouverait nichée dans la main d’un arrière-arrière-arrière-petit-neveu. Et le Morveux n’aurait pas reconnu grand-chose du paysage ou il avait jadis joué. L’infrastructure géologique de la vallée du Rift – le plateau, les roches, les montagnes volcaniques, l’immense trouée de la vallée proprement dite – n’avait quasiment pas changé. Mais depuis l’époque de Loin, c’était devenu un endroit sec, presque désert. Des bosquets épars d’acacias, de monzo et de laurier sauvage avaient remplacé les fourrés plus denses et les poches de forêt du passé. Même les prairies étaient subtilement différentes : elles disparaissaient par endroits sous une poignée d’espèces résistantes au feu. Les gigantesques communautés d’animaux du passé avaient implosé. Dans cette cuvette poussiéreuse, on ne voyait plus un éléphant, plus une antilope, plus une girafe. C’était comme si la vie avait fait naufrage, ensevelie à jamais. Loin aurait été stupéfaite de l’appauvrissement de cet endroit. Mais les pauvres restes du Morveux avaient laissé une trace dans le monde : un rien d’humidité piégé dans ce crâne enfoui avait aidé l’igname à pousser. Sans accorder plus d’intérêt à sa trouvaille, Galet referma le poing, réduisant le petit crâne en poussière qu’il laissa retomber dans le trou. Il récupéra son bâton à fouir ; il avait encore des racines à déterrer. C’est alors qu’il aperçut les étrangers. Il se cacha derrière un rocher, en retenant son souffle. Il vit tout de suite que c’étaient des chasseurs. Ils suivaient d’ailleurs une vieille piste d’éléphants. Les éléphants allaient vers l’eau, et là où il y avait de l’eau il y avait de nombreux animaux, notamment des créatures de taille moyenne, tel le cerf, qui était la proie préférée des chasseurs. Ils étaient quatre, trois hommes et une femme, tous adultes. Les chasseurs marchaient penchés en avant, en faisant de grands pas. Leur démarche, qui n’avait pas l’allure coulée de Loin, n’était ni élégante, ni rapide, mais elle respirait la puissance. Les chasseurs avaient le visage sombre, caché derrière une épaisse barbe, et la femme avait noué ses longs cheveux sur sa nuque à l’aide d’un lacet de cuir. Contrairement à Galet, ils portaient des vêtements : des lambeaux de peau sans couture, attachés autour du corps avec des lacets de cuir ou des lanières d’écorce tressée. Galet voyait des marques de dents sur les vêtements : les peaux étaient traitées en les mâchant et en les étirant avec les dents, et une fonction majeure de la grosse crête osseuse du front de Galet était de servir de point d’ancrage aux puissantes mâchoires nécessaires pour effectuer un travail aussi dur. Et ils avaient des armes : de minces javelots de bois, et des lances affûtées, plus courtes et plus lourdes – en fait, des morceaux de bois dur, avec une pierre fixée au bout à l’aide de résine et de liens de cuir. C’étaient des armes de géant, qu’un homme aurait eu du mal à soulever et bien plus à agiter avec fureur. C’était un peuple de robustes, comme le peuple de Galet. Mais Galet voyait des marques ocre sur leurs visages, leurs mains et leurs bras. Alors que les décorations de Galet se limitaient à des lignes verticales – des barres, des rayures et des stries –, ces gens portaient une sorte de quadrillage maladroit esquissé par de gros doigts. Des étrangers. Ça se voyait à leurs marques. Et les étrangers, c’étaient toujours des ennuis en perspective. C’était une loi aussi invariable que le lever du soleil le matin, les changements de phase de la lune. Galet attendit que les nouveaux venus aient disparu derrière un maigre bouquet d’acacias. Puis, aussi silencieusement que son corps massif le lui permettait, il repartit chez lui en courant. Les ignames qu’il avait déterrés étaient restés par terre, avec son bâton à fouir. Galet habitait une sorte de village : quatre grandes huttes vaguement disposées autour d’une clairière. Cependant, ce n’était pas vraiment un village, parce que le peuple de Galet vivait comme aucun être humain ne vivrait jamais. Galet s’arrêta, haletant, au milieu des huttes. Il n’y avait personne de visible. Près de l’entrée de l’une des cabanes, un feu achevait de se consumer. Le sol damé était jonché d’os, de débris végétaux, d’outils, de matelas d’herbe et de feuilles, de plateaux faits d’écorce, de chevilles, de coins, de petits bouts de cuir. Il y avait même une lance, cassée. Un véritable dépotoir. Les huttes étaient rondes, rudimentaires, laides, mais pratiques. Elles avaient été faites avec de gros arbustes enfoncés dans le sol. Les arbustes avaient été repliés, leurs sommets entrelacés. Les intervalles entre les arbustes avaient été comblés avec du rotin fendu, des feuilles, des bouquets de jonc et des lambeaux d’écorce. C’était une sorte de tissage que Capo aurait reconnu, parce que, cinq millions d’années auparavant, il avait fait son nid dans les arbres un peu de la même façon : toutes les innovations faites par nécessité reprenaient ce qui avait déjà existé. Les huttes étaient anciennes. Le peuple vivait ici depuis plusieurs générations. La terre, sous les pieds de Galet, s’était mêlée aux os de ses ancêtres. Ces robustes se sentaient en sécurité à cet endroit. C’était chez eux, leur territoire. Mais voilà que Galet sentait que tout pouvait changer. Il leva la tête vers le ciel vidé de toute couleur. — U-lu-lu-lu-lu ! U-lu-lu-lu-lu ! C’était un cri d’alarme, un cri de douleur, le premier cri que tous les enfants apprenaient après le cri qui voulait dire « manger ». Très vite, les siens sortirent en courant des huttes, revinrent des environs où ils étaient allés à la chasse ou à la cueillette. Ils se massèrent autour de Galet, inquiets. Ils étaient douze : trois hommes, quatre femmes, trois grands enfants – dont Galet – et deux bébés dans les bras de leurs mères apeurées. Il essaya de leur dire ce qu’il avait vu. Il indiqua l’endroit où il avait vu les étrangers, et fit quelques pas en courant d’un côté puis de l’autre. — Autres ! Autres, autres, chasseurs ! Il esquissa un numéro élaboré en gesticulant, en prenant des poses, en bombant le torse pour marcher comme un puissant chasseur, mima même la manière dont les autres leur fracasseraient la tête avec leurs gros poings. Son auditoire s’impatientait. Puis chacun finit par se détourner, comme impatient de reprendre son activité, de se remettre à chercher de la nourriture, à dormir, ou à manger. Mais un homme observa plus attentivement le petit jeu de Galet. C’était un homme trapu, encore plus puissamment bâti que les autres. Il avait été défiguré par un accident survenu dans son enfance, qui avait fracassé le cartilage de son gros nez charnu. Cet homme, Camus, était le père de Galet. Galet n’avait pas beaucoup de vocabulaire. Son langage n’était qu’un enchaînement de mots concrets, sans grammaire ni syntaxe. Un million d’années après Loin, parler n’était encore fondamentalement qu’un talent de société, surtout utilisé pour colporter des potins. Pour transmettre des détails ou des informations complexes, on était obligé de se répéter, d’employer d’interminables périphrases, de mimer, de gesticuler, de jouer la comédie. Or, Galet devait convaincre son auditoire. Les adultes avaient du mal à accepter ce qu’il cherchait à leur dire. Ils n’arrivaient pas à visualiser les étrangers. Il se pouvait que Galet mente ou exagère : après tout, ce n’était guère qu’un enfant. La seule façon qu’ils avaient de juger de sa sincérité, c’était par la passion et l’énergie qu’il mettait dans sa démonstration. C’était toujours comme ça. Pour se faire entendre, on était obligé de crier. Galet finit par laisser tomber. Il s’accroupit par terre, à bout de souffle. Il avait fait de son mieux. Camus s’agenouilla à côté de lui. Il croyait son fils : son numéro l’avait trop épuisé pour que ce soit un mensonge. Il lui posa la main sur la tête. Rassuré, Galet effleura le bras de son père et la série de cicatrices, longues et droites, sur son avant-bras. Ces marques n’étaient pas des morsures d’animaux. Camus se les était faites avec le tranchant d’une lame de pierre. Quand il serait plus grand, Galet savait qu’il s’infligerait ces mêmes automutilations, sans rien dire et en souriant : cela faisait partie de ce qu’était son père, partie de sa force, et Galet trouvait rassurant de caresser ses cicatrices. L’un après l’autre, les adultes les rejoignirent. Il y eut un moment d’acceptation silencieuse. Camus se releva. Aucune parole ne fut prononcée. Tout le monde savait ce qui devait être fait. Les adultes et les plus grands enfants commencèrent à faire le tour du campement et à réunir les armes. Le campement n’était pas vraiment un endroit ordonné. Armes et outils restaient là où on les avait utilisés pour la dernière fois, au milieu des monceaux de nourriture, de détritus et de cendres. En dépit de l’urgence, les gens se déplaçaient mollement, comme s’ils se refusaient encore à accepter la vérité. Tout en rassemblant ses affaires, Poussière, la mère de Galet, tentait d’apaiser son bébé qui braillait. Ses cheveux épars, prématurément gris, étaient toujours pleins d’une poussière sèche, aromatique. C’était une affectation excentrique. À vingt-cinq ans, elle vieillissait vite, et elle marchait en traînant la patte, en souvenir d’une vieille blessure de chasse qui n’avait pas guéri comme il aurait fallu. Depuis, Poussière avait dû travailler deux fois plus dur, et la fatigue se lisait dans son dos rond et sur son visage marqué par les soucis. Mais elle avait l’esprit clair et incroyablement imaginatif. Elle pensait déjà aux temps difficiles qui les attendaient. En regardant son visage, Galet s’en voulut d’avoir fait peser sur elle ce nouveau fardeau… Il y eut un soupir étouffé, un éclair. Galet se retourna. Comme en rêve, il vit voler une lance de bois. Elle avait été taillée dans un beau bois dur, et elle était plus renflée près de la pointe, effilée à l’autre bout, profilée comme un engin de mort. Puis ce fut comme si le temps reprenait son cours. La lance atteignit Camus dans le dos. Il fut projeté à terre, la lance fichée entre les omoplates. Il eut un soubresaut, ses boyaux relâchèrent un flot de merde, puis une mare rouge sombre s’étala sous lui, détrempant le sol. L’espace d’un battement de cœur, Galet ne voulut pas comprendre. Pour lui, c’était comme si une montagne s’était soudain effondrée, un lac évaporé – Camus ne pouvait pas être parti si vite. Mais Galet avait souvent vu la mort au cours de sa courte vie. Et il sentait déjà la puanteur de la merde et du sang : une odeur de viande, pas d’être humain. Un étranger, trapu, puissant, s’avança entre les huttes. Il portait des peaux de bête, et il avait une lance à la main. Son visage était orné d’un quadrillage de lignes ocre. C’était lui qui avait tué Camus, avec sa lance. Et Galet vit dans la main de l’étranger le bâton à fouir qu’il avait abandonné, un peu auparavant. Cela voulait dire qu’ils l’avaient vu, près des ignames. Ils l’avaient suivi. C’était lui, Galet, qui les avait amenés ici. Fou de rage, de colère et de culpabilité, il se jeta en avant. Et tomba à plat ventre. Sa mère l’avait saisi par la taille. Elle traînait peut-être la patte, mais elle était encore plus forte que lui, et elle lui lança un regard noir, en jacassant : — Stupide ! Stupide ! Un court instant, Galet recouvra ses esprits. Nu, sans armes, il se serait fait tuer sur-le-champ. Un homme jaillit du cœur du campement. Il était nu et brandissait une lance. C’était l’oncle de Galet. Il se rua sur le tueur de son frère. L’étranger esquiva son premier assaut, mais ne put empêcher son assaillant de l’agripper. Les deux hommes roulèrent à terre, chacun essayant de porter le coup fatal. Bientôt, ils disparurent dans un nuage de poussière et de sang. Ils étaient tous deux immenses, musclés, et mettaient l’un et l’autre toutes leurs forces dans la bataille. C’était comme un combat entre deux ours. Alors, d’autres chasseurs surgirent du couvert des falaises rocheuses et des arbres. Des hommes et des femmes, armés de pieux et de haches. Ils étaient crasseux, maigres, et ils avaient le regard farouche. Ils étaient venus chasser Galet et son groupe comme s’il s’était agi d’un troupeau d’antilopes sans méfiance. Galet lisait le désespoir dans leurs yeux. Ces nouveaux arrivants n’étaient ni des nomades ni des envahisseurs-nés – pas plus que le peuple de Galet. Seule une terrible catastrophe avait pu les forcer à cette action désespérée, les faire venir dans cette nouvelle et étrange terre, pour y déclarer cette guerre soudaine. Maintenant qu’ils étaient là, ils se battraient jusqu’à la mort parce qu’ils n’avaient pas le choix. Il y eut un hurlement. Le chasseur qui s’était battu avec son oncle était maintenant debout. Un de ses bras pendait, ensanglanté, cassé, mais il souriait, la bouche réduite à une bouillie de sang et de dents brisées. L’oncle de Galet gisait à ses pieds, la poitrine ouverte. Déjà, le peuple de Galet avait perdu deux de ses trois hommes adultes, Camus et son frère. Ils n’avaient aucune chance de s’en tirer. Ils prirent leurs jambes à leur cou. Ils n’essayèrent même pas d’attraper quoi que ce soit – outils ou nourriture. Le troisième homme fut abattu. Les chasseurs s’emparèrent de deux des femmes, ainsi que d’une fille plus jeune que Galet. Les femmes furent jetées face contre terre et les hommes leur écartèrent les cuisses en se bousculant pour passer en premier. Les survivants s’enfuirent, toujours plus loin, jusqu’à ce que les poursuivants abandonnent la poursuite. Galet regarda derrière lui. Les chasseurs farfouillaient dans le campement, l’endroit qui avait été celui de ses ancêtres pendant des temps immémoriaux. Galet se rendit compte qu’ils n’étaient plus que cinq. Deux femmes, dont sa mère, Galet lui-même, une petite fille et l’un des bébés – qui n’était pas la sœur de Galet. Rien que cinq. Le visage dur. Poussière se tourna vers Galet. Elle lui mit la main sur l’épaule. — Homme, dit-elle gravement. Toi. Il vit avec horreur que c’était vrai. Il était le plus vieux des mâles restants. Et pour cause : des cinq, seul le bébé qui braillait dans la poussière à ses pieds était un mâle. Poussière prit l’orphelin dans ses bras et le serra sur sa poitrine. Puis elle tourna résolument le dos au campement et partit à grands pas vers le nord, sa démarche claudicante laissant des traces inégales dans la poussière. Elle ne se retourna pas, pas une seule fois. Abasourdi, terrifié, Galet la suivit. II Le pléistocène, cet âge de glace, était une ère de turbulences climatiques brutales. Sécheresses, inondations et tempêtes étaient monnaie courante. En ce temps-là, il y avait tous les dix ans un désastre climatique comme il ne s’en produisait d’habitude qu’un par siècle. C’était une époque de bouleversements intenses, une époque tumultueuse. Ce nouvel environnement devait mettre ses habitants à rude épreuve. Pour faire face à ce chaos, beaucoup de créatures privilégièrent l’intelligence – pas seulement les hominidés, mais aussi les carnivores et les ongulés, pour ne parler que de ceux-là… La taille du cerveau du mammifère moyen devait doubler au cours des deux millions d’années du pléistocène. La famille de l’espèce d’hominidés à laquelle appartenait Galet avait vu le jour en Afrique, comme beaucoup d’autres. Plus intelligents, plus forts que le peuple de Loin, ils étaient sortis d’Afrique en suivant une longue courbe qui les avait menés vers l’Europe, au sud de la limite des glaces, puis en Asie, jusqu’en Inde. Ils avaient adapté leur technologie, leur façon de vivre – et, avec le temps, même leur corps – aux conditions disparates qu’ils avaient rencontrées. Ce faisant, ils avaient repoussé les espèces d’hominidés les plus primitives. Les graciles et élégants marcheurs, comme Loin, survivaient encore dans l’est de l’Asie, mais en Afrique ils ne subsistaient plus que dans quelques poches. En Europe, ils avaient complètement disparu. Quant aux pithèques, les dernières espèces avaient succombé depuis longtemps, prises en tenaille entre les chimpanzés et le nouveau peuple des savanes. Cependant, l’éventail des hominidés était assez refermé. Il n’y avait encore personne dans les territoires glacés du Nord, personne en Australie, personne dans les Amériques – absolument personne. Mais le Vieux Monde était de plus en plus peuplé. Pendant ce temps-là, la terre s’appauvrissait toujours davantage. De nouveau, il y avait eu des extinctions, et cette fois les gens y étaient pour beaucoup. Sous la pression du climat, de nombreuses espèces d’animaux de grande taille, qui se reproduisaient lentement, s’étaient retrouvées de plus en plus dépendantes des points d’eau. Elles étaient donc devenues des cibles faciles pour les prédateurs hominidés, toujours plus rusés, qui, à la recherche des proies les moins dangereuses, sélectionnaient les vieux, les faibles et, détail crucial, les jeunes. Les espèces les plus grandes et les moins versatiles furent éliminées les premières. En Afrique, la vaste et antique famille des pachydermes s’était éteinte, à l’exception des vrais éléphants. Et de nombreuses variétés de girafes, de cochons et d’hippopotames avaient à leur tour été avalées par le trou noir de l’extinction. Et puis il y avait eu le feu. La maîtrise du feu, quelques générations à peine avant l’époque de Galet, avait été l’un des événements les plus importants de l’évolution des hominidés. Le feu offrait bien des avantages : chaleur, lumière, protection contre les carnivores. Il pouvait être utilisé pour durcir le bois, ou pour rendre digestes beaucoup de plantes ou d’animaux. Il n’était pas encore utilisé pour le débroussaillage à grande échelle, ou l’enrichissement des sols ; ça viendrait plus tard. Cela dit, l’utilisation répétée du feu avait eu un impact profond sur la végétation, les plantes capables de survivre au feu étant favorisées aux dépens de leurs cousines moins hardies. La véritable agriculture ne viendrait que beaucoup plus tard, mais les hominidés sélectionnaient déjà les espèces de plantes qu’ils préféraient – ainsi, Galet ôtait-il les mauvaises herbes de son carré d’ignames. Ce genre de petites actions, répétées quotidiennement pendant des centaines de milliers d’années, avaient eu de profondes conséquences. Jadis, le paysage avait été façonné par le piétinement des éléphants : Loin et son espèce n’avaient joué qu’un rôle marginal. Ce n’était plus le cas. Ce paysage avait été façonné par l’homme. Maintenant, c’était comme si ces arbres résistants au feu et ces mangeurs d’herbes perdus dans l’aridité du paysage étaient en quelque sorte naturels, et avaient été là depuis toujours, depuis le commencement des temps. C’était comme ça depuis si longtemps que personne sur Terre ne se rappelait que les choses avaient pu être un jour différentes. Phoque avait trouvé une araignée morte sur la plage. Il crapahuta sur le sable et la rapporta à Galet avec un grand sourire. — Toile, araignée, pêcher, araignée. Galet tapota gentiment la tête de Phoque. La vitalité du gamin était comme un rayon de soleil, dont il regrettait de ne pouvoir sentir la chaleur. Phoque repartit en courant vers la touffe d’herbe des dunes où il avait trouvé l’araignée. La toile était construite sur un éventail de solides lignes radiales sur lesquelles l’araignée avait déposé une spirale continue de fil gluant. Délicatement, très délicatement, tenant un petit bâton dans ses gros doigts, le gamin souleva la spirale de son armature, de rayon en rayon, tortilla sa badine de manière à récolter une masse pendouillante de matière collante. Puis il se précipita vers une flaque abandonnée par la marée descendante, au creux de roches battues par les flots. Il plongea son bâton dans l’eau, laissant la masse collante flotter à la surface. Par l’appât alléché, un petit poisson se trouva attrapé. Il essaya de se libérer, mais à chaque bouchée ses mâchoires se refermaient un peu plus sur la toile. Il finit par être collé au bâton et fut aisément tiré hors de l’eau. Phoque se le fourra tout droit dans le bec, avec un sourire de triomphe. Puis il enfonça sa canne à pêche improvisée dans la glande à soie de l’araignée morte et la replongea dans l’eau. Phoque, qui avait quitté son campement natal dans les bras de Poussière, onze ans plus tôt, avait maintenant douze ans – sept ans de moins que Galet. Ses premières années, des années d’errance, avaient été très différentes de celles de Galet. Mais Phoque n’avait pas l’air perturbé par cette expérience. Peut-être qu’il s’était habitué à ces migrations, comme les grands ruminants qui suivaient les saisons. Et il avait pris goût à l’océan. Il était trop lourd pour nager – ils l’étaient tous –, mais quand Galet le voyait patauger dans les flaques d’eau du rivage, il lui rappelait l’un de ces mammifères marins qui aimaient tant jouer. À dix-neuf ans, Galet était en pleine maturité, aussi trapu et puissant que son défunt père. Mais, onze ans après le traumatisme de l’attaque où Camus avait trouvé la mort, Galet n’avait rien de la joyeuse inventivité de Phoque. Il était épuisé. Son corps était marqué par les cicatrices qu’il s’était faites lors de chasses farouches, tentées en désespoir de cause. Un cheval sauvage lui était rentré dedans, lui cassant une côte, qui ne s’était jamais bien ressoudée ; tout le restant de sa vie, il éprouverait une vague douleur à chaque inspiration. En outre, ayant dû se battre un peu plus souvent qu’à son tour, il portait les traces de blessures infligées par d’autres hommes. Contraint de grandir trop vite, il s’était refermé sur lui-même. Il cachait ses pensées derrière une barbe plus dense et plus touffue chaque année, et ses yeux semblaient s’enfoncer sous son énorme arcade sourcilière. Et, comme son père, il portait sur les bras de longues cicatrices irrégulières. Avec un soupir, Galet se replongea mornement dans l’inspection des filets et des appâts qu’il avait disposés dans l’eau plus profonde. Cette plage couverte de galets était protégée de la haute mer par un bras de terre, et un filet d’eau douce descendant de la falaise traversait la plage. La Méditerranée, sur la côte nord de l’Afrique. Au sud, le sol montait par une série de falaises. C’était là que la famille de Galet avait fini par s’installer, sur les dunes herbeuses qui dominaient la ligne des hautes eaux, dans une cabane construite avec des arbustes et du bois flotté. C’est en jouant avec les araignées et leur toile que Phoque avait inventé sa petite technique de pêche en miniature. D’ailleurs, sur ce triste rivage, ils avaient tous été obligés d’apprendre très vite à se servir de la mer. Les premiers jours, il y avait eu pas mal d’éclaboussures, quand les chasseurs habitués à courir après les antilopes s’étaient jetés dans l’eau en espérant harponner des poissons et des dauphins qui s’enfuyaient d’un coup de nageoire. Ils étaient tous aussi affamés que désespérés. Puis, en regardant faire les araignées, en voyant comment les oiseaux ou les petits animaux se faisaient parfois prendre dans des broussailles au feuillage collant ou dans des lianes, ils avaient fini par avoir une idée. Petit à petit, ils avaient élaboré un système de filets, de pièges et de collets, fabriqués avec de l’écorce et des bouts de cuir. Leurs premières tentatives avaient plus souvent échoué que réussi. Mais ils avaient lentement acquis une certaine habileté, en utilisant les lianes et les cordes naturelles, et en apprenant à tisser, à réparer et à nouer les fibres. Et ça marchait. Les bons jours, ils arrivaient à attraper des poissons, des pieuvres et des tortues. Plus on descendait dans l’eau, meilleure était la prise. De toute façon, il fallait bien que ça marche. Sinon, ils seraient morts de faim. L’ironie de la chose, c’était que la terre, au sud, derrière ces falaises côtières, était riche. Une mosaïque de bois, de prairies, de mares d’eau fraîche et salée. Et il y avait toutes sortes d’animaux par-delà les marécages, sur les plateaux : des cerfs, des chevaux, des rhinocéros, et beaucoup de petits herbivores. Il arrivait même que les animaux descendent sur la plage, en quête de sel. Sans les autres, cette plage aurait pu être un paradis pour Galet et les siens. Mais cet endroit n’était pas désert, et c’était là tout le problème. Le regard de Galet fut attiré par une île, loin sur l’horizon. Malgré le manteau de brume bleutée dont elle était drapée, Galet voyait bien qu’elle regorgeait de richesses. L’île était couverte d’une végétation luxuriante, qui cascadait du haut des rochers jusque dans la mer. Et il y avait des gens, là-bas. Quand il faisait beau, il voyait de pâles silhouettes fugitives : des graciles, minces et élancés, qui couraient sur la plage et en haut des collines… Là-bas, se disait-il, ils seraient en sécurité, sa famille et lui. Sur une île comme ça, un bout de terre à eux, ils pourraient vivre jusqu’à la fin des temps sans être dérangés par les étrangers. S’ils pouvaient y arriver, ils pourraient peut-être combattre ces graciles et s’emparer de leur terre. S’ils pouvaient y arriver. Mais les gens ne nageaient pas comme des dauphins, et ils ne marchaient pas sur l’eau comme des insectes. C’était impossible, à tout jamais. Alors, ils restaient là, coincés. Ils n’avaient jamais prévu d’aller si loin. Ils avaient juste été obligés de continuer à avancer, à avancer toujours, année après année. L’espèce de Galet était sédentaire par nature ; dans un monde surpeuplé, ces robustes avaient depuis longtemps perdu la manie des voyages de l’époque de Loin. Le fait de se retrouver bloqués sur cette terre étrangère leur avait imposé un formidable stress : pour Galet, c’était comme si cette grande équipée n’avait été qu’une longue et lente dépression, une éternité de folie et de désorientation. Au cours du voyage, les enfants avaient grandi. Galet était devenu un homme, des réfugiés d’un désastre ou d’un autre s’étaient joints à eux, grossissant leurs rangs. Et la tribu s’était agrandie d’une autre façon encore : Galet était devenu papa. Il s’était apparié avec Verte, la petite bonne femme tristounette qui avait fui le campement avec eux. Mais, alors qu’ils traversaient une région particulièrement hostile, leur enfant était mort. Et pour couronner le tout, ils n’avaient trouvé nulle part où vivre. Parce que le monde était plein de gens. Avant l’attaque, il y avait douze personnes dans la famille au sens large de Galet. Ils étaient autosuffisants, ils ne pratiquaient pas le troc, ils ne s’éloignaient jamais à plus d’une journée de marche. Mais ils avaient toujours su que d’autres groupes, pareils au leur, vivaient non loin de là, quelque part dans le paysage, aussi immobiles que des arbres. En tout, il y avait plus de quarante tribus dans le clan élargi dont le « village » de Galet faisait partie, près de mille personnes. Parfois, il y avait des échanges : des jeunes d’un « village » allaient chercher des compagnes dans un autre. Il y avait aussi des conflits lorsque deux groupes se retrouvaient en concurrence pour un riche territoire de cueillette, ou pour une proie. Mais ce genre d’incident se réglait généralement par un concours d’engueulades, une bagarre sans vainqueur, et dans les cas extrêmes par un coup de lance dans la jambe, une blessure qui était devenue une sorte de punition rituelle. Et chacun de ces groupes d’un millier de têtes, du plus petit bébé à la plus endurcie des vieilles peaux de trente-cinq ans, arborait les rayures verticales caractéristiques, rouges ou noires, que Galet portait encore sur le visage. Loin aurait été stupéfaite de voir ce qu’avait donné son innocent jeu avec les bouts d’ocre. Ce qui avait commencé comme un stratagème sexuel à peine conscient était devenu, au fil d’une immense période de temps, une sorte de célébration informelle de la fécondité. Les femmes, et même certains hommes, se marquaient les jambes de la couleur caractéristique de la fertilité. Lentement, des esprits cotonneux et des doigts malhabiles avaient expérimenté d’autres sortes de marques, de nouveaux symboles. Et maintenant, ce marquage rudimentaire avait un but. Les marques verticales de Galet étaient une sorte d’uniforme, qui établissait une frontière entre son peuple et les autres. On n’avait pas besoin de se souvenir de chaque individu du groupe, ainsi que Capo avait dû le faire quand il avait mené les siens, on n’avait plus besoin de reconnaître les visages ; les symboles suffisaient. Ils unifiaient les groupes. D’une certaine façon, les symboles étaient devenus ce pour quoi ils combattaient. Ces rayures rudimentaires et ces marques corporelles signaient la naissance de l’art – mais aussi celle des nations, et celle de la guerre. Les symboles rendaient possibles des conflits qui transcendaient la mort même de ceux qui les avaient initiés. C’est pour ça que les esprits hominidés créaient des symboles de plus en plus perfectionnés au fil des générations. Partout sur ce territoire, il y avait des clans comme celui-ci, des clans de la même taille à peu près, composés d’individus sédentaires, qui restaient à l’endroit où ils avaient vu le jour, où leurs parents et leurs grands-parents avaient vécu et étaient morts. Ils ne se comprenaient pas entre eux – en réalité, beaucoup de ces communautés ne pouvaient même plus se reproduire entre elles tellement elles étaient restées longtemps isolées. Et elles resteraient là, jusqu’à ce qu’elles soient chassées par une catastrophe naturelle – changement de climat, inondation –, ou par d’autres tribus. Et c’est bien pour cela que les clans s’étaient constitués, au départ : pour tenir les autres à l’écart. Cela avait été terriblement dur, pour Galet et les siens. Finalement, après onze années, ils étaient arrivés à cet endroit, cette plage, où ils avaient bien dû interrompre leur voyage, parce que la terre s’arrêtait là. C’est alors que Galet entendit un cri funèbre, vers le haut de la plage : — Hé, hé ! Aider ! Aider ! Galet se redressa et regarda en direction du cri. Il vit deux silhouettes massives qui s’approchaient en titubant de la hutte. Mains et Hyène, l’un caractérisé par ses énormes mains puissantes, l’autre par son rire de charognard lorsqu’il chassait. Ces deux hommes s’étaient joints au groupe de Galet au cours de sa longue odyssée. Ils venaient de se battre. Hyène s’appuyait lourdement sur les puissantes épaules de son compagnon, et de l’endroit où il se trouvait Galet entendait les halètements sifflants d’Hyène. Poussière sortit de la hutte. La mère de Galet, qui avait presque quarante ans, était arrivée émaciée et pliée en deux par les efforts que son corps avait fournis pendant la longue marche, et ses cheveux clairsemés étaient tout blancs. Mais elle avait encore une vitalité farouche. Elle commença à remonter la plage vers Hyène et Mains en criant : — Blessé ! Blessé ! Hyène s’effondra sur la plage, une lame de pierre plantée dans le dos. Mains s’efforça de le relever. En marmonnant lugubrement, Galet traversa la plage pour rejoindre sa mère. Le temps qu’ils ramènent Hyène à la hutte, la lumière commençait à baisser. Les gens allaient et venaient autour de la hutte, procédant aux préparatifs du soir. Les hommes et les femmes avaient d’immenses épaules musculeuses, qui faisaient des bosses sous leurs hardes de cuir. Même leurs mains étaient énormes, leurs doigts gros et spatulés. Ils avaient une charpente massive, capable de supporter de lourdes charges, et de grosses articulations noueuses. C’étaient des gens trapus, solides, qui paraissaient sortis de la terre elle-même. Il fallait bien qu’ils soient forts. Dans un environnement aussi rude, ils devaient travailler très dur toute leur vie, remplaçant par la force brutale et un travail ininterrompu l’intelligence qu’ils n’avaient pas. Rares étaient ceux qui arrivaient à la fin de leur vie sans ressentir de vieilles douleurs et souffrir de maladies dégénératives des os. Et plus rares encore ceux qui dépassaient la quarantaine. La blessure d’Hyène était banale. Même le fait qu’il avait été manifestement poignardé dans le dos par un hominidé d’un groupe rival, venu de l’autre côté des falaises, ne suscita guère l’intérêt. La vie était dure. Les blessures étaient chose courante. Dans la misérable petite hutte basse, il n’y avait pas d’autre lumière que celle du feu et du maigre jour qui filtrait par les trous des murs tressés. L’organisation était rudimentaire. À l’arrière de la hutte s’empilaient les reliefs des repas : des os et des coquilles. Des outils, certains cassés ou à moitié finis, étaient restés là où on les avait lâchés, comme les détritus – restes de nourriture, bouts de cuir, de bois, de pierre, peaux non travaillées. Par terre, on pouvait voir les reliefs des mets dont se composait le régime alimentaire du groupe – bananes, dattes, racines, tubercules, et beaucoup d’ignames. Les adultes déposaient leurs excréments au-dehors, pour garder les mouches à l’écart, mais les jeunes ne connaissaient pas encore cette astuce, et le sol était jonché de cacas d’enfants à moitié enterrés. Il n’y avait même pas d’endroit précis pour faire le feu. Les vestiges des anciens feux étaient visibles partout, dans la hutte et au-dehors, sous la forme de cercles de galets et de sable noircis. Quand le vent changeait ou qu’une partie de la hutte s’effondrait, ils se contentaient de déplacer les braises du feu de la veille vers un nouvel endroit, où ils recommençaient. L’homme moderne aurait trouvé la hutte sombre, basse, étouffante, bordélique, épouvantablement puante : la puanteur des années passées à vivre là. Pour Galet, c’était comme ça, comme ça depuis toujours. Il y avait en fait deux feux cette nuit-là. Mains rallumait le feu qui avait couvé toute la journée. Il avait fait le tour du campement en ramassant tous les petits bouts de bois sec, et il érigeait délicatement une pyramide de bûches et de petit bois pour faire un feu plus intense, et plus chaud. Il avait dépecé la tête et les pattes d’un bébé rhinocéros, dont il faisait maintenant éclater les os à moelle sur les flammes. Vers l’arrière de la hutte, Poussière et Verte s’affairaient autour d’un second feu, en compagnie de Phoque, de Cri et de quelques enfants. Ils entrechoquèrent rapidement plusieurs pierres pour faire des couteaux et des outils, avec lesquels ils prépareraient la nourriture qu’ils avaient trouvée pendant la journée, dans un rayon de quelques centaines de mètres autour de la hutte. Au menu, des fruits de mer, et même un rat. Bientôt, tandis qu’ils cuisinaient, un panache de fumée tourbillonna sous le toit tressé de la hutte. Tout cela se déroulait sur un fond sonore de grognements, de murmures, de rots et de pets. On n’entendait quasiment pas un mot. Cri était une autre survivante. C’était la fille, plus jeune que Galet, qui avait fui l’invasion de leur ancien campement. Elle ne s’était pas vraiment remise de cette expérience. Elle avait toujours été souffreteuse et pleurnicharde. Maintenant, à dix-sept ans, c’était une vraie femme. Galet, comme Mains et Hyène, s’était accouplé avec elle plusieurs fois. Mais elle n’était pas encore tombée enceinte, et son corps osseux et d’une constitution relativement chétive n’avait donné aucun plaisir à Galet. L’organisation économique de la tribu était particulière. En général, les hommes et les femmes partaient en quête de nourriture chacun de leur côté, et ils ne prenaient pas leurs repas ensemble. Les femmes, qui avaient rapporté des végétaux, des fruits de mer et du petit gibier, cuisinaient au-dessus de leur feu, à l’aide d’outils faits de bric et de broc. Les hommes, qui étaient allés chasser plus loin, avaient dévoré leur proie sur place, rapportant les restes éventuels pour les partager. La dégustation des os à moelle était réservée aux chasseurs, qui les faisaient éclater à la chaleur du feu. La plupart du temps, c’étaient les femmes qui rapportaient l’essentiel de la nourriture, et d’une certaine façon c’était grâce à elles que les hommes pouvaient partir à la chasse. La chasse, comme toujours, ne servait pas seulement à assurer la subsistance – mais aussi à démontrer sa force et sa virilité. En cela, les gens n’avaient pas beaucoup évolué depuis l’époque de Loin. Cela dit, d’autres choses avaient changé. Les outils de pierre que les femmes utilisaient pour préparer la nourriture étaient massifs, mais leur surface et leurs bords avaient l’air mal finis par rapport aux exquises hachettes que Hache arrivait à faire, plus d’un million d’années auparavant. Dans bien des cas, si belle qu’elle soit, une hachette n’était pas beaucoup plus utile qu’un simple éclat à large bord. L’époque était difficile, les hommes et les femmes n’avaient plus de temps à perdre à faire de jolis instruments : seule comptait l’efficacité. À cause de cela, l’ancien critère de sélection que constituait la réalisation d’une belle hachette perdit de son importance. Il en avait résulté une libération mentale. Bien que dans certains coins de la planète les fabricants de hachettes fassent toujours leur cour avec des présents de pierre, la poigne mortelle de la sélection sexuelle ne s’exerçant plus, il y avait eu une explosion d’inventivité et de diversité. Petit à petit, on découvrit une nouvelle façon de fabriquer les outils. Un noyau de pierre était préparé de telle sorte qu’il suffisait d’un seul coup pour en détacher un large éclat de la forme désirée, que l’on pouvait ensuite retoucher et finir. Les éclats étaient dotés, sur leur pourtour, d’un bord le plus fin possible, parfois d’une seule molécule d’épaisseur. Avec une habileté suffisante, on pouvait faire ainsi toute une variété d’instruments : des haches, bien sûr, mais aussi des pointes de lance, des tranchoirs, des grattoirs, des assommoirs. C’était un moyen de fabrication beaucoup plus efficace, même si les outils avaient l’air plus rudimentaires. Mais cette nouvelle méthode impliquait beaucoup plus d’étapes cognitives que l’ancienne. Il fallait pouvoir trouver les bons matériaux – toutes les pierres ne convenaient pas –, et il fallait pouvoir se représenter non seulement la hache qui était dans la pierre, mais les lames qui se détacheraient du cœur. Quand ils eurent fini de manger, les gens s’attelèrent à d’autres tâches. Verte prépara un bout de cuir d’antilope, en le mâchant et en l’étirant avec ses dents. Elle était très douée pour le travail des peaux d’animaux, et ses dents, réduites à l’état de chicots, témoignaient des années passées à travailler. Les petits enfants commençaient à somnoler. Ils formèrent un vague cercle et s’épouillèrent mutuellement, peignant leurs cheveux emmêlés avec leurs petits doigts. Mains essaya de s’occuper d’Hyène. Il souleva l’emplâtre pour inspecter la blessure, la renifla, remit l’emplâtre en place. Poussière, épuisée comme elle l’était souvent ces derniers jours, s’était déjà allongée près du feu. Mais elle ne dormait pas, et elle avait les yeux brillants. Galet comprit. Camus, son « mari », lui manquait. Les gens avaient payé cher l’accroissement du cerveau de leurs enfants. Galet était né désespérément vulnérable, une grande partie de son développement cérébral étant encore à venir. Une longue période de croissance et d’apprentissage l’attendait avant qu’il puisse se débrouiller tout seul. Le soutien des grand-mères ne suffisait plus. Il avait fallu inventer une nouvelle façon de vivre. Les parents devaient se serrer les coudes pour le bien de leurs enfants. Ce n’était pas la monogamie, mais on s’en rapprochait. Les pères avaient appris qu’il était essentiel de rester présents s’ils voulaient que leur héritage génétique soit transmis aux générations suivantes. Mais l’ovulation des femmes était invisible, et elles étaient presque continuellement sexuellement réceptives. C’était un piège. Pour qu’un homme s’investisse dans l’éducation d’un enfant, il devait être sûr que l’enfant était vraiment le sien – et comme il n’y avait pas moyen de savoir quand sa partenaire était fertile, la seule solution était de rester dans le coin. Et ce n’était pas qu’une question d’instinct. Comme ils vivaient tous les uns sur les autres, les couples préféraient copuler en privé, dans la mesure du possible. Le sexe était devenu un ciment social qui liait les couples. La sélection impitoyable du pléistocène avait façonné tout ce qui fonderait l’humanité. Même l’amour était un sous-produit de l’évolution. L’amour, et le chagrin. Mais le façonnage n’était pas terminé. Les bavardages décousus dans cette hutte rudimentaire n’étaient que des potins. La fabrication des outils, la recherche de nourriture, et d’autres activités essentielles, étaient encore séparées de la conscience, dans ces esprits vastes mais néanmoins compartimentés. Et ils continuaient à s’épouiller comme des singes. Ce n’étaient pas des êtres humains. Galet se sentait irritable. Il ne tenait pas en place, il se sentait à l’étroit. Ronchon, il faucha une tranche de ventre de rhinocéros à Phoque, qui protesta hautement : — Moi ! Moi ! Puis Galet alla s’asseoir tout seul dans l’embrasure de la porte, face à la mer. Non loin de là, il voyait le coin de terre embroussaillé où certains des siens étaient occupés à enlever les algues de leurs plantations de pois, de haricots-kilomètres et d’ignames. Au-delà, au nord et à l’ouest, le soleil couchant baignait de rouge son visage. C’était un magnifique coucher de soleil de l’ère glaciaire. Les glaciers qui creusaient d’immenses vallées dans les continents au nord projetaient de grandes quantités de poussière dans l’atmosphère ; la lumière du soleil était réfractée par de vastes nuages de roche pulvérisée. Galet avait l’impression d’être prisonnier, comme l’un des petits poissons collés aux boules de toile d’araignée de Phoque. À peine conscient de ce qu’il était en train de faire, il chercha quelque chose à tâtons par terre. Ayant trouve une pierre aiguisée, il l’appuya sur son bras droit, à un endroit qui n’était pas encore lardé de cicatrices, et enfonça le tranchant dans sa chair, savourant la délicieuse morsure de la pierre. Il regretta que son père ne soit pas là, ils auraient pu se couper ensemble. Mais il y avait toujours la pierre, et la souffrance, presque réconfortante, quand il laboura son épiderme. Il fit glisser la lame de pierre le long de son bras, sentant la chaleur de son propre sang. Il eut un frémissement de douleur, mais il adorait sa froide certitude, sachant qu’il pourrait arrêter à tout moment – et sachant qu’il ne le ferait pas. Isolé, déprimé, sa vie comme bloquée, Galet s’était retourné contre lui-même, et un comportement qui permettait jadis à de jeunes gens de comparer leurs forces d’une façon relativement inoffensive était devenu solitaire et autodestructeur. L’espèce de Galet n’était pas humaine, et pourtant elle connaissait l’amour, le chagrin – et l’addiction. Dans les ténèbres, derrière lui, sa mère le regardait. Ses yeux enfoncés sous ses arcades sourcilières osseuses s’embrumèrent. Galet fut réveillé dans la lumière grise annonciatrice de l’aube – mais ni par la lumière, ni par le froid. Une langue lui léchait le pied. C’était presque réconfortant, et cela s’insinua dans ses mauvais rêves. Il se réveilla suffisamment pour se demander ce qui le léchait. Tout à coup, il ouvrit les yeux. Un loup, hirsute, musculeux, se dressait devant lui, se découpant sur l’aube blême. Galet poussa un jappement et se releva à grand-peine. Le loup poussa un gémissement, surpris. Puis il s’éloigna précipitamment de quelques pas, se retourna et gronda. Une femme était debout à côté du loup. Elle faisait au moins une main de plus que Galet. Mince, les hanches et les épaules étroites, de petits seins haut perchés, un long cou et de longues jambes élégantes, comme une cigogne. Son corps était tout en muscles : Galet voyait les renflements de ses bras et de ses jambes. On eût dit une enfant, une enfant grandie trop vite, aux traits non encore formés. Mais ce n’était pas une enfant. Il le voyait à ses seins, aux touffes de poils sous ses bras, aux fines rides qui s’étaient formées autour de ses yeux et de sa bouche. Le peuple de graciles de l’île était bâti de la sorte – en dessous du menton, en tout cas. Parce que, au-dessus du menton, Galet n’avait jamais rien vu qui ressemblât à cette femme. Elle avait un petit menton pointu. Ses dents étaient blanches, régulières, intactes, comme des dents d’enfant ; ou comme si elle ne les avait jamais utilisées pour travailler les peaux d’animaux. Son visage semblait aplati, elle avait un petit nez épaté. Ses cheveux noirs, frisés, étaient coupés très court. Et la crête au-dessus de ses yeux… eh bien, il n’y avait pas de crête. Son front montait doucement, tout droit ; après quoi son crâne s’arrondissait, comme un rocher. Rien à voir avec la forme en carapace de tortue de son propre crâne. Elle était humaine – anatomiquement, c’était une femme moderne. Elle aurait pu sortir d’un tunnel temporel en provenance de la foule babillarde du terminal de Darwin, à l’époque de Joan Useb. Et si tel avait été le cas, elle n’aurait pas causé un choc plus grand à ce pauvre Galet avec son arcade sourcilière proéminente. Elle dévisageait Galet et les siens – Mains, Cri et les autres –, qui étaient venus voir ce qui se passait. Elle dit quelque chose d’incompréhensible, et tendit un harpon vers Galet, la pointe en avant. Galet la regardait en ouvrant de grands yeux, pétrifié. Le bois du harpon était encoché au bout, et dans l’encoche, fixée par de la résine et un mince tendon, il y avait une pointe sculptée. C’était un fin cylindre qui ne faisait pas plus d’un doigt de large au centre. Sur l’un des côtés, des barbillons avaient été sculptés minutieusement, dans la direction opposée à celle dans laquelle le harpon devait être projeté. Sa surface n’était pas grossièrement finie, comme celle de ses propres outils – celui-ci avait l’air aussi lisse que la peau. Il vit alors que son harpon n’était pas son seul artefact. Elle portait autour de la taille un lambeau de peau traitée, et autour du cou une chose qui ressemblait à un filet, fait peut-être avec des tiges de plantes grimpantes. À l’intérieur se trouvait une collection de pierres ouvragées. On aurait dit du silex. Le silex était une bonne pierre, facile à travailler, et il en avait souvent trouvé pendant sa traversée de l’Afrique. Mais il n’y avait pas de silex sur cette plage. Alors, comment était-il arrivé ici ? Galet était de plus en plus perplexe. Puis son attention fut attirée à nouveau vers la pointe du harpon. Il était fait d’os. Le peuple de Galet utilisait des petits bouts d’os cassés en guise de grattoir ou de maillet pour parachever les fins bords de leurs outils de pierre. Mais ils n’avaient jamais essayé de travailler l’os lui-même. L’os était un matériau ingrat, difficile à utiliser, du genre qui se fend de manière parfaitement imprévisible. En tout cas, il n’avait jamais rien vu d’aussi régulier, d’aussi bien fini, d’aussi ingénieux. Dans l’avenir, cette femme serait toujours associée à ce merveilleux artefact. Pour lui, elle resterait Harpon. Sans réfléchir, poussé par une curiosité irrépressible, il tendit ses gros doigts vers la pointe du harpon. — Ha ! fit la femme en reculant, la main crispée sur son arme. À côté d’elle, le loup montra les dents et gronda en regardant Galet. La tension monta d’un cran. Mains avait ramassé de grosses pierres sur la plage. Galet leva les bras. — Non non non… Il dut se démener, gesticuler, jacasser, pour convaincre Mains de ne pas utiliser ses pierres. Il ne savait même pas très bien pourquoi il faisait cela. Il aurait dû se joindre à Mains pour la chasser. Les étrangers n’apportaient que des ennuis. Mais le loup et la femme ne lui avaient pas fait de mal. Et elle regardait son bas-ventre. Il baissa les yeux. Il bandait comme un taureau. Soudain, il eut conscience de la pulsation qui battait dans sa gorge, la chaleur de son visage, la moiteur de ses paumes. Avec Verte et Cri, le sexe était banal, généralement agréable. Mais cette femme-enfant, là, avec son vilain visage aplati et son corps pareil à son harpon ? S’il s’était allongé sur elle, il l’aurait probablement écrasée. Il n’avait pas ressenti pareille excitation depuis sa première fois, quand Verte était venue le chevaucher, une nuit. Le loup gronda. La femme, Harpon, grattouilla la tête de la bête. — Ha, ha… dit-elle doucement. Elle regardait toujours Galet, et on voyait ses dents. Elle lui souriait. Soudain, il se sentit honteux, comme s’il était un garçon qui ne pouvait pas se contrôler. Il se retourna et courut vers la mer. Quand il y eut assez d’eau, il se laissa tomber, la tête la première. Là, assis sur le fond, la bouche étroitement fermée, il saisit son sexe et se branla. Il éjacula très vite, un cordon de matière blanche visqueuse s’enroulant dans l’eau. Il donna un coup de talon et se redressa, cherchant sa respiration. Son cœur battait toujours la chamade, mais il était moins tendu. Il sortit de l’eau à grands pas. Les entailles qu’il s’était faites au bras, la veille au soir, saignaient toujours, et un sang rouge, dilué par l’eau salée, coulait le long de ses doigts. La femme était partie. Mais il voyait la trace de ses pas – de petits pieds, des talons délicats – qui retournait vers l’endroit d’où elle venait, probablement derrière le cap. Les empreintes griffues du chien suivaient celles de la femme. Mains et Cri s’approchèrent de lui. Cri le regardait d’un air incertain. Mains s’écria : — Étranger étranger loup étranger ! Furieux, il jeta ses cailloux par terre. Il ne comprenait pas la réaction de Galet, ni pourquoi il n’avait pas tout de suite chassé, ou tué, l’étrangère. Tout à coup, Galet comprit pourquoi il n’aimait pas la vie. — Ha, ha ! lança-t-il rageusement. Il tourna le dos aux siens et partit sur les pas de la jeune femme. Cri courut après lui. — Non non problème ! Hutte manger hutte. Elle lui attrapa la main, la colla sur son ventre et essaya de la glisser vers son entrejambe. Il la repoussa, et elle tomba à terre, où elle resta étalée, le regardant s’éloigner d’un air désolé. III Il suivit les traces le long de la plage. Ses larges empreintes couvraient celles de Harpon, les effaçant. Le rivage disparaissait sous les moules, les bernacles et les détritus marins : des algues, des méduses échouées, des os de seiche par centaines. Il fut bientôt en nage, à bout de souffle. Il ressentait une vague douleur dans les hanches et les genoux, une douleur avant-coureuse des problèmes d’articulations dont il souffrirait en vieillissant. Il se calma, son instinct reprit le dessus. Il se rappela qu’il était tout nu, et tout seul. Il fouilla la plage du regard à la recherche d’un gros caillou à bords tranchants, qui tiendrait bien dans la main, et continua à marcher en longeant l’eau au plus près. Le sable, à cet endroit, formait une boue molle, détrempée, qui collait à ses pieds, mais au moins personne ne viendrait de ce côté-là. La piste bien nette allait tout droit dans le sable plus sec, accompagnée par les traces du loup. Finalement, elle remonta vers le haut de la plage, et plus loin, à l’ombre d’un bosquet de palmiers, il vit une hutte. Il resta planté là pendant un long moment, à observer. Il n’y avait personne. Il s’approcha prudemment. Au-dessus de la ligne des hautes eaux, la hutte avait été construite à partir d’une charpente d’arbustes enfoncés dans le sol, et dont le sommet avait été entrecroisé… Non, il vit qu’ils n’avaient pas été tissés, mais attachés. Attachés entre eux, avec des petits bouts de tendons. Sur cette charpente, des branches d’arbre et des fougères avaient été placées et maintenues en place. Des outils et des débris divers, impossibles à identifier de l’endroit où il se trouvait, étaient dispersés devant la hutte. Celle-ci n’avait rien de spécial. Elle était un peu plus grande que la sienne – peut-être assez grande pour vingt personnes, voire plus –, mais c’était apparemment la seule différence. Ses pieds écrasaient doucement les débris qui entouraient le sol piétiné menant à l’entrée ronde de la hutte. Il entra, les yeux écarquillés. Il y avait une forte odeur de cendres. Une chaude lumière diffuse baignait l’intérieur de la hutte. Une ouverture avait été pratiquée dans un mur, et une fine peau de bête, presque translucide, avait été tendue devant afin d’empêcher le vent d’entrer, mais pas la lumière. Il inspecta brièvement la peau, à la recherche de marques de dents, n’en trouva aucune. Comment pouvait-on affiner à ce point la peau sans utiliser ses dents ? Il regarda autour de lui. Il y avait des crottes par terre : du caca d’enfant, et des excréments qui ressemblaient à ceux du loup ou de l’hyène. Il y avait plein de débris de nourriture, surtout des coquilles et des arêtes de poisson. Mais il vit aussi des os d’animaux grossièrement découpés et rongés, auxquels adhéraient encore des bribes de viande. C’étaient surtout des os de petits animaux, peut-être de cochons ou de petits cerfs, mais même cela suscita en lui une vague envie. À sa connaissance, le peuple féroce de l’intérieur gardait pour lui les produits de la forêt et des prairies. Il s’assit en tailleur et regarda autour de lui, ses yeux s’adaptant graduellement à la pénombre. Il vit les vestiges d’un feu, une simple tache noire, circulaire, sur le sol. Les cendres étaient encore chaudes. Il y avait même des braises. Il tâta prudemment le bord. Son doigt s’enfonça dans la cendre. Il vit qu’une fosse avait été creusée dans le sol, comme ces trous où l’on mettait les morts. Mais la fosse était destinée à contenir le feu. La couche de cendres était si épaisse que le feu avait dû brûler pendant beaucoup, beaucoup de jours et de nuits pour donner une telle épaisseur. Et un petit muret de pierre avait été monté du côté de la fosse tourné vers l’entrée, là où le vent était le plus fort. C’était un foyer, l’un des premiers vrais foyers jamais construits au monde. Galet n’avait jamais rien vu de tel. Le sol était couvert de plaques d’une substance brune. Il en tâta une, avec circonspection. De l’écorce. Mais une écorce minutieusement décollée de l’arbre, et façonnée, il ne savait comment, tissée et traitée de manière à obtenir cette couverture agréable au toucher. Quand il souleva le tapis d’écorce, il vit un trou dans le sol, au fond duquel il y avait à manger : des ignames. Il trouva un tas d’outils. Une grosse pile d’éclats indiquait que c’était l’endroit où l’on fabriquait habituellement les outils de pierre. Il fouilla distraitement dans les instruments. Certains n’étaient qu’à moitié terminés, mais il y en avait une variété stupéfiante : il vit des haches, des hachoirs, des pics, des marteaux, des couteaux, des racloirs, des perçoirs – et tout un tas d’autres objets de pierre qu’il ne connaissait pas. Puis il vit ce qui ressemblait à une hache ordinaire. Une tête de pierre fixée à un manche de bois, mais la tête était attachée par un bout de liane si serré qu’il ne put la faire bouger. Il avait vu des lianes étrangler d’autres plantes. C’était comme si quelqu’un avait déposé cette tête de hache et son manche au milieu d’un lierre grimpant, et attendu que la plante ait enserré les deux éléments, les liant plus étroitement que des doigts humains n’y parviendraient jamais. À côté, il y avait une sorte de filet pareil à celui qu’il avait vu au cou de Harpon, sur la plage. C’était un sac contenant des outils de pierre et d’os. Il le souleva, pour voir, et le jeta sur son épaule, comme il avait vu Harpon le faire. La tribu de Galet ne faisait pas de sacs. Ils ne portaient que ce qu’ils pouvaient tenir dans leurs mains ou passer sur leurs épaules. Il tira un peu sur le filet. Peut-être des lianes, ou bien des tiges de plantes rampantes. Mais les fibres avaient été étroitement tressées en une corde solide, plus fine que n’importe quelle liane. Il laissa tomber le sac, déconcerté. C’était comme sa hutte, et en même temps pas du tout. D’abord, c’était bizarre de voir que tout était… séparé. Chez lui, il mangeait et faisait ses outils quand ça lui prenait, où ça lui prenait. L’espace n’était pas divisé. Ici, on aurait dit qu’il y avait un endroit pour manger, un autre pour dormir, un autre pour le feu, un autre encore pour travailler et fabriquer des outils… C’était perturbant. Et… — Ko ko ko ! Un homme venait d’arriver. Sa silhouette se découpait sur la lumière de l’entrée. Il était grand et mince comme Harpon, et il avait le même crâne en forme d’obus. Son maigre visage trahissait sa peur. Il leva une lance. Un flot d’adrénaline envahit Galet. Il se releva précipitamment et jaugea son adversaire. L’homme, vêtu de peaux attachées ensemble, était sec comme un coup de trique, et ses muscles étaient beaucoup moins gros que ceux de Galet. Il ne ferait pas le poids face à la force brute de Galet. Et cette arme n’était qu’une lance de bois durci ; un objet léger, taillé pour être lancé, pas pour servir d’arme de corps à corps. Galet lui tordrait le cou sans difficulté. L’homme, terrifié, avait toutefois l’air déterminé. — Ko, ko, ko ! cria-t-il encore une fois. Il fit un pas en avant. Galet gronda, bandant ses muscles, prêt à recevoir le coup. — Ya, ya. Harpon. Elle retint le bras de l’homme. Il essaya de se dégager, puis ils commencèrent à discuter. C’était une conversation comme il aurait pu s’en tenir dans la hutte de Galet : une succession de mots qu’il ne reconnaissait pas, sans structure ni syntaxe, l’emphase étant fournie par la répétition, le volume, et pas mal de gesticulations. Cela prit un long moment, comme toutes ces discussions. Mais l’homme finit par battre en retraite. Il foudroya Galet du regard, cracha par terre, sortit. Harpon entre précautionneusement dans la hutte. Elle s’assit sur le sol damé sans quitter Galet des yeux ; des yeux qui brillaient dans la pénombre. Lentement, Galet s’assit devant elle. Au bout d’un moment, Harpon glissa la main sous une couverture d’écorce et ramassa une poignée de fruits de baobab, qu’elle tendit délicatement à Galet. Il les prit après une hésitation. Pendant de longs battements de cœur, ils restèrent assis là, en silence – ces deux représentants de sous-espèces humaines n’avaient en commun ni une parole, ni un geste. Au moins n’essayaient-ils pas de s’entre-tuer. Par la suite, Galet se sentit de plus en plus mal à l’aise chez les siens. Le peuple élancé semblait l’avoir accepté. Le grand homme qui l’avait trouvé dans la hutte – Ko-Ko, parce que pour Galet il serait toujours celui qui lui avait crié « Ko, ko ! », « Va-t’en ! » – ne lui fit jamais tout à fait confiance. Mais Harpon semblait l’apprécier. Ils fabriquèrent des outils ensemble, elle faisant la démonstration de l’habileté de ses doigts délicats, lui de son immense force. Ils regardaient tous les deux, par-delà la mer, l’île luxuriante qui fascinait toujours Galet. Et ils essayèrent de débroussailler leurs vocabulaires. Ce n’était pas facile. Il y avait beaucoup de mots, notamment des termes pour les directions, comme « Ouest », dont les ancêtres de Galet n’avaient jamais eu besoin. Il alla même à la chasse avec elle. Ces nouveaux venus préféraient s’en prendre aux proies déjà mortes ou pratiquer l’embuscade. Du fait de leur constitution élancée, mais faible, ils utilisaient la ruse plutôt que la force brute pour abattre leurs proies, et leurs armes de prédilection étaient des armes de jet, et non de corps à corps. Ils finirent par apprécier la puissante contribution de Galet lors des dernières étapes de la mise à mort, quand la proie devait être achevée dans un contact direct. En attendant, les deux tribus amorcèrent un nouveau type de relations. Elles ne se battaient ni ne s’ignoraient, ce qui était à l’époque les deux seuls modes d’échange existant entre les peuples. À la place, ils faisaient du troc. Contre des fruits de mer et certains artefacts, comme ses puissantes lances, le peuple de Galet commença à recevoir des outils d’os, de la viande et de la moelle d’animaux de l’intérieur des terres, des peaux et des produits exotiques – comme le miel. En dépit des avantages évidents de cette nouvelle relation, bien des individus de la tribu de Galet se sentaient mal à l’aise. Mains et Phoque avaient exploré avec curiosité les possibilités offertes par les nouveaux outils. Poussière, qui vieillissait vite, semblait plongée dans l’apathie. Mais Cri était d’une hostilité farouche à l’égard du nouveau peuple – et particulièrement de Harpon. C’étaient pas des façons. Après tout, c’était un peuple immensément conservateur, des gens qui ne déménageaient que quand une ère glaciaire les y obligeait. Mais ça ne les empêchait pas d’échanger, parce que les bénéfices étaient indéniables. Harpon avait réussi à empêcher Ko-Ko de tuer Galet parce que, pour ces gens, un étranger n’était pas forcément une menace. C’était une tournure d’esprit nécessaire, si l’on voulait faire des échanges. Pour les hominidés, c’était une toute nouvelle façon de penser. Seulement, l’espèce de Harpon n’avait que cinq mille ans. Il était une fois une tribu, pas très différente de celle de Galet, qui avait vécu sur une plage, pas très différente de celle-ci, sur la côte est de l’Afrique du Sud. Sur cette plage se dressaient de grosses roches sédimentaires, de couleur fauve. La végétation était propre à cette partie du monde, une flore antique, qui rappelait celle de l’époque de Vagabonde, dominée par les buissons et les arbres couverts de grosses fleurs piquantes. C’était un endroit très agréable à vivre. La mer était très généreuse, elle offrait des moules, des bernacles, des poissons, des oiseaux de mer à profusion. En certains endroits, la forêt descendait jusque sur la plage, avec sa cacophonie de cris de singes et d’oiseaux, et dans l’herbe des clairières le gibier abondait : les rhinocéros noirs, les springboks, les cochons sauvages, les éléphants, ainsi que des buffles à longues cornes et des chevaux géants. Et c’est là, près de la mer, que les ancêtres de Harpon s’étaient établis. Ils y avaient vécu pendant d’innombrables générations, et leurs os reposaient en couches épaisses dans le sable. Ils exploraient l’intérieur des terres à partir de ce camp de base, sans jamais s’en écarter de plus de quelques kilomètres. Et puis le climat s’était dégradé, avec une soudaineté dévastatrice. Le niveau de l’océan avait monté, inondant leur foyer ancestral. Exactement comme le groupe de Galet, ils avaient été obligés de fuir et, comme le peuple de Galet, ils n’avaient trouvé nulle part où aller dans ce continent surpeuplé. Chaque pas qu’ils faisaient loin des terres qu’ils avaient connues leur apportait de nouvelles surprises, de nouveaux ennuis. Beaucoup d’entre eux étaient morts. Beaucoup d’enfants mouraient peu après la naissance, dans les bras de leur mère affamée. Finalement, désespérés, ils n’avaient eu d’autre choix que de suivre la rive d’un fleuve. Ils étaient arrivés à son embouchure, où la mangrove était épaisse. Ils avaient pu rester là, parce que c’était un endroit dont personne ne voulait. Le sol disparaissait presque entièrement sous une eau brune, huileuse, hantée par les crocodiles. Humide, fétide, malsain, c’était un royaume de lézards, de serpents et d’insectes, dont beaucoup, même les fourmis processionnaires, semblaient conspirer pour les chasser. Cela dit, il y avait à manger : des racines, des pousses et des tiges de nénuphars. Même les fruits des mangroves étaient bons, quand on mourait de faim. Mais il n’y avait presque pas de viande. Et il n’y avait aucune pierre, nulle part, pour faire des outils. C’était comme s’ils essayaient de vivre sur un grand paillasson de végétation détrempée. Échouée loin de son environnement, cette tribu aurait pu disparaître en l’espace d’une génération – si elle ne s’était pas adaptée. Tout avait démarré de manière innocente. Une femme, une lointaine grand-mère de Harpon, s’était aventurée loin en amont du fleuve, en terrain sec. Là, sur les plaines inondables et les marécages saisonniers, le sol tourbeux, bien irrigué, foisonnait de plantes annuelles, des herbes, des légumes, des vignes vierges, des lis et des marantes. Après quelques années passées à vivre dans les marécages, elle savait parfaitement déterrer la nourriture, à mains nues ou à l’aide d’outils de bois rudimentaires, dans un terrain détrempé, peu prometteur. Elle s’était déjà rempli la panse, et elle ramassait des tas de racines pour les rapporter à ses enfants. C’est alors qu’elle tomba sur l’étranger. L’homme, d’un autre groupe, installé plus en amont, utilisait un couteau de basalte pour dépecer un lapin. Ils se regardèrent, l’un tenant de la viande, l’autre des racines. Ils auraient pu s’enfuir en courant, ou essayer de s’entre-tuer. Ils n’en firent rien. Ils firent du troc : de la viande contre des racines. Et ils repartirent, chacun de son côté. Quelques jours plus tard, plusieurs femmes revinrent au même endroit. L’homme y était déjà. En fronçant les sourcils, avec méfiance, chacun parlant une langue incompréhensible pour l’autre, ils firent d’autres échanges – cette fois des fruits de mer et des bernacles de l’embouchure du fleuve contre quelques couteaux de basalte. C’est comme ça que tout avait commencé. Le peuple des marais, ne pouvant trouver tout ce dont il avait besoin pour survivre dans le bout de territoire dont il avait hérité, échangeait les produits de la mer, des marais et des plaines inondables contre de la viande, des peaux, des pierres et des fruits. Au bout de quelques générations, la tribu émigra et connut un nouveau genre de vie. Elle devint une tribu de nomades, qui suivait les grandes autoroutes naturelles, les côtes et les cours d’eau. Partout où ils allaient, ils faisaient du troc. Au fur et à mesure qu’ils se déplaçaient et se déployaient, alors que le groupe se fissurait, de vagues réseaux de troc se formèrent. Il fut bientôt possible de trouver des petits bouts de pierre façonnée à des centaines de kilomètres de l’endroit où ils avaient été ramassés, et des coquillages très loin à l’intérieur du continent. Cela dit, cette vie était un défi permanent. Faire du troc imposait d’établir une carte du monde d’un genre différent. Les autres peuples n’étaient plus seulement des éléments figés du paysage, comme les pierres et les arbres. Il fallait garder une trace de qui vivait où, de ce qu’il avait à offrir, de son degré de bienveillance – et de son honnêteté. Le peuple des marais subit une formidable pression l’incitant à devenir plus intelligent, très vite. Le dessin de leur tête s’était radicalement modifié. Leur crâne s’était élargi pour permettre de loger un plus gros cerveau. Et le changement de régime alimentaire et de mode de vie avait eu un effet drastique sur leur visage. Comme ils n’avaient plus besoin de mâcher de la nourriture crue, coriace, ni de traiter le cuir, leurs dents étaient moins solidement enracinées, et la rangée de dents supérieure avait reculé. Leurs muscles masticateurs s’étaient atrophiés, leur mâchoire inférieure était restée proéminente, leur visage avait basculé vers l’arrière, de sorte que ces hominidés avaient perdu la dernière trace de leur ancien museau simiesque. Un museau plus petit et un front renflé avaient fourni de nouveaux points d’ancrage aux muscles de leur face, et leur vieille arcade sourcilière proéminente avait disparu. Entre-temps, comme ils devenaient plus intelligents, ils n’avaient plus besoin d’être aussi forts. Ils avaient perdu beaucoup de la robustesse de leurs ancêtres immédiats, et recouvré une partie de la grâce déliée du peuple de Loin. La première impression de Galet, qui avait trouvé quelque chose d’enfantin à Harpon, n’était pas un effet du hasard. Par rapport à leurs ancêtres, ces nouveaux individus ressemblaient un peu, avec leur visage et leurs os fins, à des enfants dont la croissance se serait interrompue. Une fois de plus, sous la pression farouche de la sélection, les gènes avaient opté pour des variations qui pouvaient être obtenues rapidement : ajuster les différents taux de croissance de la charpente osseuse était relativement facile. Tous ces changements s’étaient pour l’essentiel produits en quelques millénaires seulement. Harpon était désormais anatomiquement presque identique à une femme de l’époque de Joan Useb, y compris par la forme du crâne et la physiologie générale du cerveau. Et c’était le troc, une nouvelle façon de traiter avec les autres, qui avait fait d’eux ce qu’ils étaient. Mais même Harpon n’était pas encore humaine. Sa vie était un peu plus inventive, un peu mieux organisée. Son espèce construisait des foyers, par exemple. Pourtant ses outils étaient à peine plus perfectionnés que ceux de Galet et de ses ancêtres. Sa langue était le même babillage informe. L’essentiel de sa façon de vivre, notamment sa sexualité, lui avait été transmis tel quel par les peuples qui l’avaient précédée. Il y avait encore des barrières rigides dans son esprit, un manque de connexion dans le câblage neural de son cerveau. La monotonie, la routine, la ritualisation, le manque d’art et de langage – la pauvreté, l’ennui et la vacuité de cette vie – auraient vite rendu folle une contemporaine de Joan Useb, égarée à cette époque. Et, forme humaine ou non, ce type de peuple n’était pas si courant que ça. Parti de son marécage du sud-est de l’Afrique, il s’était répandu sur tout le continent, mais son mode de vie demeurait marginal. Difficile de faire du troc, quand personne ne vous ressemblait. Même à l’époque, la survie des nouveaux nomades était hasardeuse, et les groupes qu’on trouvait le plus sur tout le continent ne survivraient pas. Les enfants de Harpon étaient voués à traverser ce goulot d’étranglement, mais leurs gènes porteraient toujours l’empreinte de cet étroit passage. À l’avenir, les multitudes qui germeraient à partir de cette graine peu prometteuse seraient virtuellement identiques : génétiquement parlant, tous les hommes étaient cousins. Au cours d’une chasse, les relations de Galet et de Harpon prirent un nouveau tournant. Un jour, Galet se retrouva dans une cache, sous le vent, derrière un troupeau de chevaux géants qui paissaient paisiblement. La cache n’était qu’un vague toit en pente fait d’un entrelacs de branches recouvert de feuilles de palmier et d’herbes. Dissimulé dessous, une lance à la main, Galet observait le gros animal boitillant qu’il avait pris pour cible. Harpon était à côté de lui. Il était tendu, bouillonnant d’adrénaline, la chaleur du jour et l’odeur de sueur des chevaux lui montaient à la tête. Soudain, il sentit Harpon lui caresser le visage. Il se retourna. La peau de Harpon luisait dans les ombres vertes. Elle suivit du doigt les bandes ocre, verticales, qu’il avait toujours sur le visage. Puis ses doigts fins coururent sur son bras, sur les longues entailles qu’il s’était infligées. Chaque contact de ses doigts était excitant, comme s’ils étaient de glace, ou de feu. Il lui caressa le bras. Son poing enserrait facilement son poignet, fin comme une patte d’oiseau. Il aurait pu lui casser le bras d’un seul geste. Soudain, ce fut comme le jour où il l’avait vue sur la plage. Il avait la bouche sèche, la gorge serrée. Il ne comprenait pas son désir, le désir qui ne l’avait jamais quitté depuis ce jour-là. Il pensait aux superbes outils qu’elle faisait, à l’aisance avec laquelle elle marchait, à la nourriture qu’elle avait apportée à son peuple – et à ce harpon, l’exquise pointe de harpon, tellement extraordinaire. Il y avait en elle quelque chose que son corps désirait, désirait plus que tout. Il se coucha sur le dos. Dans l’ombre frémissante de l’abri, elle le chevaucha, souriante. IV Chaque noyau de silex était un cimetière en miniature. Dans ce lieu que la mer avait quitté depuis longtemps, les coques de crustacés s’étaient entassées, formant des sédiments, et les minuscules aiguilles vitreuses qui avaient jadis constitué les squelettes des éponges étaient devenues ces blocs de silex incrustés dans les veines de calcaire. Galet avait toujours aimé le contact du silex. Il retourna dans sa main la roche cassante, lisse, en éprouva la structure. Les tailleurs de silex en arrivaient à connaître toutes les subtiles propriétés de la pierre. Plus un silex avait été exposé aux éléments, plus il était vraisemblable qu’il recelât des fractures provoquées par le gel ou par les chocs répétés des courants océaniques ou fluviaux. Mais ce silex-là n’avait pas la patine d’une pierre exposée. Il était propre et frais. Il avait été récemment extrait de sa matrice de craie par l’effondrement d’une falaise. On ne pouvait pas trouver ce genre de silex dans la région, pas à portée des vieilles routes migratoires du peuple. Galet avait manqué de bons silex, au cours des longues années passées sur cette plage, avant que Harpon n’entre dans sa vie. Ces temps-ci, il n’était jamais plus content que quand il travaillait la pierre – ou plutôt, il n’était jamais moins mécontent. Sept ans avaient passé, depuis sa première rencontre avec Harpon. À vingt-six ans, son corps était déjà sur le déclin, usé, couvert de cicatrices dues aux nombreuses épreuves rencontrées au cours d’une vie qui continuait à être très difficile, malgré la coopération entre son peuple et les nouveaux arrivants. En étreignant Harpon, il avait étreint la nouveauté et les changements qu’elle apportait. Mais ces changements eux-mêmes étaient devenus trop étranges. Galet avait un esprit immensément conservateur, et avec l’âge il appréciait de plus en plus ces moments de solitude avec la pierre, ces moments où il pouvait se retirer dans les vastes cavernes de son esprit. Ce moment de paix ne dura pas. — Haï, haï, haï ! Haï, haï, haï ! Son fils et sa fille arrivaient, Soleil Couchant, tout en rondeur, et Lisse, toute fluette. Ils couraient sur la plage en bredouillant le patois qui avait résulté de la fusion entre la langue de Harpon et celle de Galet. — Viens, viens, viens nous rejoindre ! Les enfants, nus, la peau encroûtée de sel et de sueur, voulaient qu’il vienne avec eux s’occuper des rondins que Ko-Ko et les autres poussaient dans la mer. Il feignit de ne pas les entendre, jusqu’à ce qu’ils soient presque sur lui. Alors il se jeta sur eux en rugissant, et ils roulèrent tous les trois dans le sable en jouant à se battre. Galet finit par céder. Oubliant son silex, il se releva et suivit ses enfants le long de la plage en traînant la patte. C’était un matin éclatant, le soleil brillait, l’air sentait le sel et l’iode. Les enfants filèrent devant lui en courant, il les suivit en claudiquant. Lisse dépassa rapidement son frère et Galet s’emplit brièvement de leur joyeuse énergie juvénile. Il ne serait jamais chez lui à cet endroit, mais il comprenait qu’on puisse l’apprécier. Ko-Ko, Mains et Phoque fabriquaient une sorte de radeau. Harpon était là, les mains posées sur un petit ventre déjà rond. Elle lança à Galet un grand sourire en le voyant approcher. Les hommes avaient coupé deux solides palmiers des forêts de l’intérieur, les avaient dépouillés de leurs branches et attachés ensemble avec des lianes et des cordes végétales. Mains et Phoque traînèrent cette construction primitive sur le sable, jusqu’à l’eau. Il y avait beaucoup de ahanements et de bavardages : « Pousse, pousse, pousse ! » « Recule, recule, non, recule, recule ! » « Haï, haï ! »… Galet joignit ses efforts à ceux de Mains et de Phoque. Même à trois ils eurent du mal, et Galet se mit bientôt à transpirer comme les autres, les jambes piquées par le sable brûlant. Ko-Ko essayait bien de leur donner un coup de main, mais pour ce qui était de la force brute, le robuste peuple de Galet était sans rival. Et ils étaient aidés, et gênés à la fois, par les deux enfants et par le loup de Harpon, qui courait autour d’eux en aboyant. Le loup, capturé tout petit, n’était pas farouche. C’était juste le début d’une relation qui durerait plus longtemps que n’importe quelle autre ; une relation entre l’homme et l’animal, qui contribuerait en fin de compte à façonner les deux espèces. Galet était toujours déterminé à aller dans l’île. Un jour, alors qu’il était en train de ruminer de sombres pensées sur la plage, il avait regardé de jeunes graciles jouer dans l’eau avec des bouts de bois flotté – et une connexion s’était établie dans son cerveau. Dans la mangrove, les ancêtres de Harpon, qui ne nageaient pas mieux que Galet, avaient bien dû trouver des moyens pour traverser les eaux infestées de crocodiles. Après pas mal de tentatives – où chaque échec était sanctionné par une blessure grave ou la mort –, ils avaient pensé à utiliser les arbres de la mangrove. On pouvait se tenir sur ces rondins en s’aplatissant dessus et en pagayant avec les mains. Malgré toutes leurs pérégrinations, les jeunes graciles n’avaient pas oublié cette façon de faire ; c’était ce que les gamins tentaient de reproduire, avec leur bout de bois flotté. Galet avait alors entrevu une façon d’aller dans l’île. Mais c’était une chose, de pagayer à plat ventre sur un rondin dans les eaux calmes d’un marécage, et c’en était une autre de dompter la surface agitée d’un bras de mer. Après quelques échecs spectaculaires, l’esprit inventif de Ko-Ko avait imaginé d’attacher deux rondins ensemble. Comme ça, au moins, on aurait un peu plus de stabilité. Mais ces radeaux miniatures avaient encore une fâcheuse tendance à se retourner. Ils réussirent finalement à mettre leurs rondins à l’eau. Ils flottaient et offraient une surface stable. Ko-Ko et Mains se lancèrent, en soulevant de grandes gerbes d’eau. Ils s’allongèrent sur les rondins, les jambes éployées derrière eux. Ils commencèrent à pagayer avec les mains et s’écartèrent lentement du rivage. Mais les vagues, qui faisaient monter et descendre les rondins, finirent par les retourner, envoyant les deux hommes à l’eau. Puis les liens qui réunissaient les rondins se détachèrent. Mains revint en titubant, crachant et ronchonnant. Avec l’aide de Ko-Ko, ils tirèrent les rondins hors de l’eau et les remontèrent sur la plage. Galet savait qu’il n’y avait pas de danger parce que l’eau était suffisamment peu profonde pour qu’ils puissent marcher jusqu’à la plage ; mais, plus loin, elle devenait très vite plus profonde, et c’était cette profondeur qu’ils devraient traverser s’ils voulaient aller jusqu’à l’île. Alors ils continuèrent à travailler et à essayer différentes combinaisons, encore et toujours. Beaucoup de choses avaient changé dans la vie de Galet pendant ces sept années. Petit à petit, tous ceux qui étaient venus avec lui du village de Camus avaient disparu. Hyène ne s’était jamais remis de ce coup de poignard. Ils avaient dû le mettre en terre. Et peu après, ils avaient dû y mettre également Poussière. Au fil du temps, la mère de Galet semblait s’être prise d’amitié pour Harpon, cette étrangère si particulière qui couchait avec son fils. Puis la vieillesse et ses fatigues avaient eu raison de sa volonté. Mais si des vies s’étaient terminées, d’autres avaient commencé. Bien qu’à peu près du même âge – six et sept ans –, les deux enfants de Galet étaient très différents. Soleil Couchant était le plus jeune. Le gamin de six ans était le résultat d’une nuit passée à contrecœur avec Cri, qui avait continué à le poursuivre longtemps après qu’il se fut lié avec Harpon. Soleil Couchant était trapu, rond, une boule de muscles et d’énergie, et ses cheveux, au-dessus d’une épaisse arcade sourcilière qui cachait ses yeux, avaient conservé la couleur rouge surprenante qu’ils avaient à sa naissance, le rouge des couchers de soleil de l’ère glaciaire. Soleil Couchant n’avait apporté aucune joie à la pauvre Cri. Elle était morte en lui donnant le jour, manifestant jusqu’à son dernier souffle son opposition à la présence du nouveau peuple parmi eux. L’autre enfant de Galet, Lisse, était la fille qu’il avait eue avec Harpon. Elle avait un peu de la robustesse de son père, mais elle tenait beaucoup plus de sa mère. Elle était déjà plus grande que Soleil Couchant. Chaque fois qu’il la voyait, Galet était frappé par son visage plat, et par la quasi-absence d’arcade sourcilière au-dessus de ses yeux clairs. Galet n’avait pas été surpris qu’un enfant naisse de ses rapports avec Harpon. D’ailleurs, elle en attendait encore un. Les différences entre Harpon et la souche ancestrale n’étaient pas importantes au point d’interdire aux deux races de se reproduire entre elles : leurs enfants hybrides ne seraient pas inféconds. C’est ainsi que les gènes modifiés de Harpon, son nouveau schéma corporel et son mode de vie inédit avaient commencé à se propager chez les robustes. Les liens de la destinée génétique seraient transmis aux générations futures par l’intermédiaire de Lisse, enfant d’un robuste et d’une presque humaine. Pendant tout le reste de cet interminable après-midi, ils s’échinèrent à essayer de faire flotter leur radeau, encouragés par la détermination de Galet. C’était frustrant. Ils n’avaient aucun moyen de discuter de leurs idées, et même les individus du nouveau peuple n’étaient pas particulièrement inventifs en matière de technologie, parce que le cloisonnement de leur esprit divisé en compartiments hautement spécialisés ne leur permettait pas d’avoir pleinement conscience de leurs actes. Ils n’étaient pas capables de mener une réflexion à son terme. C’était un peu comme d’essayer de faire acquérir à son corps un nouveau talent, comme de monter à bicyclette ; l’effort conscient ne servait à rien. Par ailleurs, le travail n’était pas coordonné, et il ne progressait que quand quelqu’un était assez passionné pour stimuler les autres. Soudain, Ko-Ko trouva une solution. Il s’engagea dans l’eau. — Ya, ya ! Avec de grands cris et des gestes frénétiques, il obligea les nageurs à se cramponner au bout d’un unique rondin et à se laisser flotter. Puis il alla lui-même à l’autre bout en nageant vigoureusement, pour guider le rondin loin des vaguelettes nerveuses qui s’écrasaient sur le rivage, jusqu’aux eaux plus calmes du large. Galet l’observa, stupéfait. Ça marchait. Au lieu de s’allonger sur le rondin, ces non-nageurs l’utilisaient comme flotteur pour s’aider à nager. Les aventuriers furent bientôt si loin du rivage que les observateurs ne voyaient plus qu’une rangée de têtes qui montaient et descendaient, et le pointillé noir du rondin entre elles. En s’accrochant au rondin et en pagayant de toutes leurs forces, même les robustes, trop lourds pour nager, pourraient traverser l’eau – alors même qu’ils n’avaient plus pied. Il était évident pour tout le monde qu’ils avaient enfin trouvé un moyen de traverser le détroit qui avait nargué Galet pendant tant d’années. Galet poussa des hurlements de triomphe. Ses enfants coururent vers lui. Il prit Lisse dans ses bras et la fit tourner au-dessus de sa tête, dans la lumière dorée, pendant que Soleil Couchant se cramponnait à ses jambes, quémandant son attention. Le petit commando toucha terre sur un croissant de sable jonché de coquillages, niché entre des parois rocheuses érodées. Ils sortirent de l’eau en titubant et se dressèrent sur la plage, haletants. Galet s’assura aussitôt que tout son petit monde, les robustes et les graciles, avait réussi à atteindre le rivage. Il n’aurait jamais imaginé que la traversée pût être aussi pénible. Il n’oublierait jamais cette terrible sensation d’être suspendu au-dessus des profondeurs bleu nuit où nageaient des créatures inconnues. Enfin, maintenant c’était fini. Ko-Ko était déjà à l’ouvrage. Donnant l’exemple, il traînait les rondins sur la plage. Les guerriers – une douzaine de robustes et autant de graciles – commencèrent à déballer le matériel. Ils avaient transporté certaines des armes sur leur dos, ou dans des filets, tandis que les longues lances des graciles, par exemple, avaient été attachées directement aux rondins. Harpon se frotta le ventre en regardant la mer, puis elle effleura les bandes ocre, verticales, du visage de Galet, comme la première fois qu’ils avaient fait l’amour. Elle portait à présent les mêmes marques féroces que lui, comme tous les autres, graciles et robustes. Il lui sourit, et elle lui sourit en retour. Unis par leurs symboles, deux espèces d’hominidés se préparaient à faire la guerre à une troisième. Une femme poussa un cri. Galet et Harpon firent volte-face. Une lourde roche basaltique était tombée sur la plage, clouant au sol la jambe d’une gracile. Quand ils retirèrent la roche, ils découvrirent que son pied était une pulpe sanglante. Elle poussait des gémissements, des larmes striant les bandes ocre de ses joues. Quelques chasseurs piaillèrent, en indiquant les falaises : « Haï, haï ! » Galet regarda vers le haut en se protégeant les yeux. Quelque chose bougeait au sommet de la falaise : une tête, des épaules étroites. Galet comprit que le rocher n’était pas tombé par hasard, il avait été poussé ou lancé. Cela avait donc commencé. Il prit sa lance, courut à l’assaut de la plage en poussant un rugissement de défi, son peuple derrière lui. Quelques centaines de mètres plus loin, cette plage s’ouvrait sur une étendue dégagée de dunes et de prairies. Sur ce terrain, Galet vit un groupe d’hominidés pareils à des spectres. Il y avait plus d’une vingtaine d’hommes, de femmes, d’enfants et de bébés, massés autour de la carcasse d’un élan. Quand ils virent Galet, ils se redressèrent et tournèrent de tous côtés des regards affolés. Galet se rua vers eux en hurlant. Certains des hominidés s’enfuirent à toute allure – quelques hommes, et des femmes tenant des enfants dans leurs bras. Les autres attendirent l’ennemi de pied ferme. Ils ramassèrent des cailloux et les lancèrent sur les intrus, comme s’ils chassaient des hyènes en maraude. Ces gens étaient grands, minces, nus. Leur corps était plus ou moins semblable à celui de Harpon, mais leur tête était très différente : ils avaient des traits grossiers, et leur visage allongé comme celui des rats était barré par une épaisse arcade sourcilière, coiffée par un crâne en poêle à frire. Une des dernières variétés d’Homo erectus. Ce groupe s’était aventuré dans cette île quand une vague de froid avait suffisamment abaissé le niveau de la mer pour la relier au continent. Quand la mer était remontée, ils avaient survécu, alors que le reste de leur espèce disparaissait, parce que personne n’avait réussi à trouver le moyen de traverser la mer agitée du détroit pour leur prendre leur île. Du moins jusqu’à maintenant. Un mâle, plus trapu que les autres, empoigna une énorme et lourde hache et courut sus à Mains. Le robuste rugit en le voyant approcher, serra son pieu dans ses poings. Rapide comme l’éclair, le mâle esquiva le coup et abattit sa hache sur la nuque de Mains. Un flot de sang jaillit à gros bouillons et Mains tomba, la tête la première, dans la boue. Il ne cessa pas le combat pour autant. Il réussit à se retourner sur le dos, son sang détrempant la terre, et tenta de lever son pieu. Le gros mâle se dressa au-dessus de lui, brandissant sa hache. Galet, hors de lui, lui enfonça de toutes ses forces son propre pieu dans le dos. Avec cette arme, il était capable de transpercer la peau et la cage thoracique d’un jeune éléphant. La lourde pointe de son pieu traversa la peau, les côtes et le cœur du gros mâle, que Galet souleva très haut, tel un poisson harponné. L’hominidé à l’agonie s’agitait dans tous les sens, le sang jaillissant de sa bouche et de son dos, et un flot rouge, collant, dévala le long du pieu et des bras de Galet. Galet s’agenouilla à côté de Mains. Il était inerte, ses membres musculeux étalés sur la terre. Galet fut envahi de chagrin : encore un compagnon de parti. Il se releva, les mains et les bras couverts de sang, à l’affût du prochain combat. De toute part, les spectres s’enfuyaient en courant. Les graciles leur jetèrent des lances de bois durci, qui retombèrent en pluie sur eux. Galet eut un frisson, se réjouissant fugitivement de ne pas être celui que les graciles poursuivaient avec cette joie funeste. Puis il récupéra son propre pieu et rejoignit en courant ses alliés, abandonnant aux hyènes le corps de Mains. Le meurtre systématique d’un groupe par un autre était commun chez de nombreuses espèces sociales et carnivores – les fourmis, les loups, les lions, les singes. En cela, le comportement du peuple n’était, comme en de nombreux autres domaines, qu’un prolongement de racines animales plus profondes. Mais parmi les loups, les singes, les pithèques, et même les marcheurs, ce genre de campagne s’était révélé inefficace. Sans armes dignes de ce nom, la victoire n’était assurée que si l’adversaire était écrasé sous le nombre. La guerre entre deux groupes concurrents de trente ou quarante pithèques pouvait durer de très nombreuses années. Même au cours du long règne des robustes sédentaires, il y avait eu peu de massacres à grande échelle. Les étrangers isolés étaient tués, mais on ne se faisait pas la guerre pour le Lebensraum. De l’espace, il y en avait à revendre. Maintenant que le modèle génétique incarné par le peuple nomade de Harpon devenait de plus en plus commun, les choses commençaient à changer. L’espèce de Harpon disposait d’armes à longue portée, précises, et dans les têtes s’agitaient des pensées de plus en plus ordonnées, systématiques. Elle pouvait massacrer l’ennemi avec une efficacité sans précédent. Toutefois, il y avait un revers à la médaille. Déclarer la guerre à d’autres groupes obligeait les hominidés à se rassembler en bandes de plus en plus nombreuses, ce qui impliquait toutes sortes de complications sociales. Les tueries façonnaient aussi les tueurs : si l’amour évoluait, la haine faisait de même. Après avoir nettoyé le nid, particulièrement dense, Ko-Ko et les autres organisèrent un genre de fête. Ils traînèrent les corps des femmes, des enfants et des hommes du nid vers un espace dégagé, où ils les entassèrent. Il y en avait trente ou quarante, tous éventrés, la poitrine ouverte, le crâne écrabouillé. Ensuite, ils lancèrent des branches enflammées sur les cadavres pour y mettre le feu. Tous se mirent à danser autour du brasier en poussant des cris et des hurlements. Les chasseurs graciles ramenèrent quelques prisonniers. Il y avait une mère et son enfant, un garçonnet maigrichon, assez petit pour être porté dans les bras de sa mère. Les chasseurs les avaient acculés près d’une falaise, où ils avaient essayé de se cacher. Les graciles et les robustes les encerclèrent, en beuglant et en braillant, et des épieux furent brandis devant le visage de la mère. Galet trouva que la mère avait l’air abrutie. Peut-être lisait-il une sorte de culpabilité sur son visage prognathe. Elle avait survécu alors que tous les siens étaient tombés, autour d’elle, tous sauf son petit enfant, et elle était incapable de ressentir quoi que ce fût. Ko-Ko s’avança. D’un seul coup, habilement porté, il enfonça la pointe de sa lance dans la poitrine de la femme. Un fluide noir jaillit de sa peau. Elle eut un spasme. Il y eut cette si familière odeur de merde, et elle s’écroula. L’enfant était toujours vivant. Il gémissait en se cramponnant à sa mère, essayant de mordiller son sein trempé de sang. Alors, tout comme la maman chasma avait autrefois poussé ses petits vers Éléphant, incapable de se défendre, aujourd’hui, Harpon, promenant fièrement devant elle son ventre rond, poussa Lisse vers le petit enfant. La fille de Galet tenait une hache de pierre. Avec son petit corps délié, si pareil à celui de sa mère, elle avait l’air fiévreuse, avide. Elle souleva la hache au-dessus du crâne plat du petit enfant. Galet, qui n’avait jamais reculé devant aucun massacre, eut soudain très envie de se trouver loin, très loin d’ici, assis sur une plage, sous un grand coucher de soleil, ou à déterrer des ignames pour les rapporter à la maison, à sa mère. Le lendemain matin, le feu avait cessé de brûler, les hominidés avaient été réduits à des squelettes émaciés, leurs corps noircis, ratatinés, recroquevillés dans la position fœtale. Ko-Ko et Lisse marchaient entre les restes fumants, les fracassant avec l’arrière de leur lourd pieu. 11 Le peuple de Mère § Sahara, Afrique du Nord, 60 000 ans avant notre ère I Mère marchait seule, petite silhouette droite et mince se découpant sur un paysage plat comme un dessus-de-table. Le sable brûlant lui piquait les pieds. Elle arriva à un bouquet de cactus. Elle s’accroupit, coupa une tige de la taille d’un concombre, en mâchonna la chair humide. Elle ne portait rien à l’exception d’un bout de peau d’élan autour de la taille. Elle avait pour unique possession une pierre façonnée. Son visage était complètement humain, son front lisse et droit, son menton bien dessiné ; mais elle avait la bouche en cul de poule, et les yeux enfoncés. Elle regardait autour d’elle avec méfiance. La savane était aride, sinistre. Le vide plat et sans ombre s’étendait à perte de vue, se dissolvant dans une brume de chaleur spectrale qui obscurcissait l’espace d’un horizon à l’autre. Le vide était parfois rompu par un buisson résistant à la sécheresse, ou par les restes d’un taillis piétiné par les éléphants. On ne voyait même pas de crottes d’animaux. Les grands herbivores se faisaient rares, et les blattes avaient eu tout le temps d’effectuer leur travail de nettoyage. Elle repartit avec son bout de cactus. Elle arriva au bord du lac – plus exactement à l’endroit où se trouvait la rive, l’année précédente, ou peut-être l’année encore avant. Maintenant le sol était sec. C’était une patine de boue noire craquelée par la chaleur, si dure qu’elle ne cédait pas sous son poids. Çà et là des herbes tenaces, d’un jaune presque blanc, se cramponnaient à la vie. Elle mit ses mains en visière sur ses yeux. L’eau était toujours là, mais elle avait beaucoup reculé. Ce n’était qu’un lointain miroitement. Et pourtant, de là où elle était, elle sentait l’infecte puanteur de l’eau croupie. De l’autre côté du lac, elle apercevait des éléphants, des formes noires qui se déplaçaient comme des nuages à travers la brume de chaleur, et des animaux se vautrant dans la boue – peut-être des phacochères. À la surface grumeleuse du lac, elle distingua des oiseaux qui avaient fait leur nid au centre de l’eau, à l’abri du féroce appétit des prédateurs terrestres. Mère eut un sourire. Les oiseaux étaient bien là où elle l’espérait. Elle se détourna et s’éloigna de l’auréole boueuse, stérile, du lac. À trente ans, Mère était aussi svelte et se tenait aussi droite qu’au temps de sa jeunesse. Mais son ventre portait les stigmates de la naissance de son unique enfant, son fils, et ses seins pendaient sur sa poitrine comme des outres vides. Elle avait les fesses rebondies, signe de l’adaptation aux longues périodes de sécheresse qui lui avait permis d’emmagasiner l’eau dans ses graisses. Ses membres arboraient des muscles tendineux, et elle n’avait pas le ventre gonflé par la malnutrition qui était la marque de beaucoup des siens. Elle était manifestement douée pour les choses de la vie. Mais elle n’avait jamais été heureuse, pour autant qu’elle s’en souvenait. Ni dans son enfance de petite fille maladroite, qui avait mis longtemps à apprendre à parler, longtemps à s’intégrer ; ni plus tard, quand son fils était né, en bonne santé, et avait poussé son premier cri. Elle en avait trop vu. Cette sécheresse, par exemple. Les nuages étaient partis, le soleil cognait toute la journée. La terre se desséchait, l’eau s’évaporait, les animaux mouraient, et tout le monde avait faim. Si le peuple avait faim, c’était donc à cause des nuages. Mais elle n’arrivait pas à comprendre ce qui avait pu faire partir les nuages. Pas encore. Parce qu’elle était douée pour ça : pour voir les schémas, les connexions, les réseaux de causes et d’effets qui l’intriguaient et la déconcertaient tant. Mais ce talent pour repérer des liens de cause à effet ne lui apportait aucun réconfort. C’était plutôt une sorte de soupçon permanent, qui l’aidait à vivre, parfois – comme aujourd’hui. Elle arriva à un baobab et examina ses branches tordues. Elle savait ce qu’elle voulait faire. Un boomerang, une arme de jet de forme incurvée. Elle inspecta les branches et les racines aériennes à la recherche d’un endroit où le grain du bois et la direction dans laquelle il avait poussé correspondaient à la forme finale de l’arme telle qu’elle la voyait dans sa tête. Elle trouva une branche mince qui ferait l’affaire. D’un coup sec, elle la cassa au ras du tronc. Puis elle s’assit dans la maigre ombre du baobab, prit son outil de pierre, dépouilla la branche de son écorce et commença à tailler le bois. Elle tournait et retournait sa lame de pierre dans sa main pour utiliser les bords adéquats. Cet outil – qui tenait à la fois de la hache, du couteau et du racloir – était son outil de prédilection. Comme il fallait emporter avec soi les instruments qu’on ne pouvait pas faire sur place, elle avait fabriqué celui-ci de telle sorte qu’il puisse remplir plusieurs fonctions, et elle l’avait retouché déjà plusieurs fois. Elle arriva bientôt à produire un bâton légèrement incurvé et d’une trentaine de centimètres de longueur. L’une de ses faces était plate, l’autre arrondie. Avec une pratique issue d’une longue expérience, elle soupesa le boomerang dans sa main, pour en apprécier l’équilibre, et retira rapidement un léger excédent de poids. Puis elle quitta l’ombre du baobab et repartit vers la frange boueuse du lac. Elle retrouva l’endroit où elle avait mis de côté, quelques jours auparavant, un filet de fibres d’écorce tressées. Personne n’y avait touché. Elle le secoua pour le dépoussiérer et le débarrasser des blattes qui avaient commencé à ronger les fibres sèches. Elle suspendit le filet entre deux baobabs noueux, disposés face au lac. En fait, elle avait choisi cet endroit à cause des baobabs. Puis elle repartit vers le lac, jusqu’à ce qu’elle se retrouve en diagonale par rapport à la position du filet. Elle prit son arme de jet, la leva en tirant la langue, répétant le mouvement qu’elle voulait effectuer. Elle n’aurait droit qu’à un seul essai, et il fallait que ce soit le bon… Une douleur battit à ses tempes, comme le tonnerre dans les montagnes, au loin. Elle perdit l’équilibre et grimaça, ennuyée. La douleur en elle-même était banale, mais c’était un signe avant-coureur, préoccupant, d’autres douleurs à venir. La migraine était une punition implacable, dont elle souffrait fréquemment, et il n’y avait rien à faire. Il n’y avait pas de remède, évidemment. Cela n’avait même pas de nom. Mais elle savait qu’elle devait procéder à sa tâche avant que la souffrance l’en empêche. Sinon, elle aurait faim ce jour-là, et son fils aussi. Ignorant les élancements dans sa tête, elle se remit en position, leva son bâton, le lança avec force et précision. Il partit en tournoyant, décrivant une élégante parabole très haut dans l’air au-dessus du lac, la lame de bois produisant un doux sifflement. Les oiseaux nichés au milieu du lac s’ébrouèrent et caquetèrent, agacés, mais quand le bâton fondit sur eux, ils s’envolèrent, paniqués, dans un grand fracas d’ailes disgracieuses, s’éloignant aussi vite que possible. Ceux qui volaient le plus bas se jetèrent droit dans le filet de Mère. Souriante, elle alla en courant récupérer ses prises, de l’autre côté du lac. Connexions. Mère lançait le boomerang, qui effrayait les oiseaux, qui volaient dans le filet, parce que Mère l’avait placé là. C’était un excellent exemple de la façon dont la pensée de Mère enchaînait les causes et les effets. À chaque pas, son mal de tête empirait. Son cerveau cognait contre son crâne trop vaste, et le bref plaisir qu’elle avait retiré de cette chasse réussie s’estompa, comme toujours. Le peuple de Mère vivait dans un camp près d’un ancien chenal asséché qui s’engouffrait dans une gorge. Entre les parois rocheuses avaient été montés des abris : de simples toits en pente, des draps de peau ou de rotin tressé posés sur des cadres rudimentaires. Il n’y avait pas à cet endroit de huttes permanentes, comme dans le campement depuis longtemps disparu de Galet. La terre n’était pas assez riche pour ça. C’était le foyer temporaire de chasseurs-cueilleurs nomades obligés de suivre les déplacements de leurs sources de nourriture. La tribu était là depuis un mois. L’endroit n’était pas dépourvu d’avantages. Un cours d’eau, de bonnes pierres pour faire des outils, et quelques bosquets, non loin de là, qui regorgeaient de bois pour le feu, d’écorces, de feuilles, de lianes et de vrilles pour faire des tissus, des filets, et autres outils et artefacts. De plus, l’endroit se prêtait bien aux embuscades, pour piéger les animaux qui s’aventuraient stupidement vers la gorge. Mais la région n’était pas très productive. Le campement était pauvre, et ses habitants, sous-alimentés, étaient apathiques. Ils ne tarderaient probablement pas à repartir. Mère rentra chez elle en titubant, trois oiseaux lacustres jetés par-dessus son épaule, accrochés à des lanières de cuir. La douleur dans sa tête était devenue aiguë. Toutes les surfaces semblaient trop brillantes, et comme revêtues d’étranges couleurs. L’augmentation de la taille du cerveau humain, au cours du millénaire qui avait précédé la naissance de Harpon – la lointaine ancêtre de Mère –, avait été spectaculaire. Ce recâblage hâtif s’était accompagné d’avantages inattendus, comme la faculté de Mère à comprendre le monde ; mais il avait aussi des inconvénients, comme la migraine qui la tenaillait. — Hé, hé ! Pieu danger pieu ! Elle regarda vaguement autour d’elle. Deux jeunes la dévisageaient. Ils portaient des peaux de bêtes maintenues par des lanières de tendon. Ils avaient tous les deux à la main des lances de bois rudimentaires à la pointe durcie. Ils s’amusaient à les lancer sur une peau de bœuf passée par-dessus la branche d’un arbre. Mère, distraite par la douleur et les étranges éclairs de lumière, avait failli se faire transpercer. Elle dut attendre que les lanceurs de javelot aient terminé leur concours. Aucun des deux jeunes gens n’était particulièrement habile, d’où, probablement, leur vêture minable. Seule l’une des lances avait percé la peau de bœuf, pour se ficher dans l’arbre ; les autres étaient tombées par terre. Mais elle vit quand même que l’un des chasseurs lançait ses javelots avec beaucoup de force. Il tenait son arme plus loin que la normale et utilisait la longueur de son bras musculeux pour avoir un peu plus de force. Grand pour son âge, d’une minceur de liane, il rappelait à Mère une jeune pousse aspirée par la lumière du soleil. Arbuste lança son javelot, qui siffla dans l’air en vibrant légèrement. Le mouvement de la lance avait quelque chose de bizarre, mais alors qu’elle la suivait des yeux, sa tête lui fit encore plus mal. Quand les lanceurs eurent fini, elle repartit en titubant, avide de retrouver l’obscurité de l’abri qu’elle partageait avec son fils. Une femme massive de quarante-cinq ans était assise dans la hutte de Mère. Elle avait les cheveux grisonnants, hirsutes, et généralement la face pincée, amère. Cette femme, Aigre, réduisait une racine en poudre à l’aide d’un pilon. Elle regarda Mère d’un air hostile – comme d’habitude. — Manger, manger ? Mère agita vaguement la main. Elle n’avait rien à fiche d’Aigre. — Oiseaux, dit-elle. Aigre posa son pilon, sa racine, et sortit voir les oiseaux que Mère avait accrochés devant la hutte. Aigre était la tante de Mère. Elle s’était aigrie quand une maladie inconnue avait emporté son deuxième enfant, quelques jours après sa naissance. Elle volerait probablement les oiseaux, ne laissant à Mère et à Silence qu’une parcelle de ce que Mère avait rapporté. Mais Mère, la tête réduite à une boule de douleur, se sentait trop lasse pour s’en préoccuper. Elle essaya de se concentrer sur son fils. Il était assis, le dos appuyé sur le mur en pente de l’abri, les genoux sous le menton. C’était un enfant de huit ans, maladif, d’une extrême maigreur, particulièrement petit pour son âge. Il jouait par terre avec deux brindilles, poussant l’une avec l’autre. Mère s’assit à côté de lui et lui passa la main dans les cheveux. Il leva vers elle des yeux ensommeillés. Il était souvent comme ça – silencieux, replié sur lui-même, l’attendant. Il tenait de son père, un chasseur courtaud, pas très doué, qui s’était accouplé sans amour avec Mère une seule fois et avait réussi, lors de cet unique accouplement, à l’engrosser. Mère avait du sexe une expérience plus que limitée, et pas très agréable. Elle n’avait rencontré aucun homme assez fort, ou assez gentil, pour supporter l’intensité de son regard, ses obsessions, ses colères subites et ses fréquents replis sur elle-même quand elle avait trop mal à la tête. Sa grande malchance était que l’homme qui avait fini par la mettre enceinte était vite parti avec une autre, et qu’il était tout aussi vite tombé, abattu par la hache d’un rival. L’enfant s’appelait Silence, parce que c’était ce qui le définissait le mieux. De la même façon, comme il semblait parfois qu’elle n’existât pas aux yeux des autres, sauf à ceux de son fils, elle était Mère. Elle n’avait pas grand-chose à lui donner, mais au moins n’avait-il pas le ventre boursouflé comme tant d’autres petits, en cette période de disette. Finalement, le gamin s’allongea à côté d’elle et se roula en boule, le pouce dans la bouche. Elle s’étendit elle-même sur sa paillasse. Elle savait qu’il ne servait à rien d’essayer de combattre la douleur. Elle avait toujours été solitaire, même enfant. Elle n’arrivait pas à participer aux jeux des autres, qui se couraient après, se bagarraient, ou papotaient ensemble. Elle n’avait pas non plus partagé leurs expériences sexuelles, au cours de son adolescence. Les autres savaient comment se comporter, ce qu’il fallait faire, comment rire et pleurer – comment s’intégrer. Mais c’était un mystère qu’elle ne pourrait jamais percer. Son inventivité incessante dans une culture aussi sclérosée, son habitude d’essayer de comprendre pourquoi les choses arrivaient, comment elles marchaient, tout cela ne faisait rien pour la rendre populaire. Au fil du temps, elle en était arrivée à soupçonner que les autres parlaient d’elle dès qu’elle avait le dos tourné, qu’ils complotaient contre elle, qu’ils faisaient, pour la rendre malheureuse, des plans qui la dépassaient. Bien sûr, cela ne l’aidait pas à s’entendre avec ses compagnons. Mais elle avait des réconforts. Son mal de tête ne passait pas. Mais c’était durant ses maux de tête qu’elle voyait les formes. Les plus simples étaient des étoiles – sauf que ce n’étaient pas des étoiles, parce qu’elles explosaient en flammes évanescentes avant de disparaître. Elle avait beau essayer de les suivre du regard, dans l’espoir de voir arriver la prochaine, les étoiles se déplaçaient avec ses yeux, dansant comme des roseaux au bord d’un lac. Et puis il y avait d’autres formes : des zigzags, des spirales, des quadrillages, des courbes qui revenaient sur elles-mêmes, des lignes parallèles. Même dans l’obscurité la plus profonde, même quand la douleur l’aveuglait, elle voyait les étranges formes brillantes. Et quand la douleur disparaissait, leur souvenir demeurait. Mais alors qu’elle faisait des efforts pour se détendre, elle repensa au long bras d’Arbuste, à sa façon de lancer le javelot, et au petit Silence qui poussait l’une de ses brindilles avec l’autre, d’avant en arrière, d’avant en arrière… Connexions. Arbuste essaya à nouveau. Sans cacher son irritation, il engagea la lance dans l’encoche du bâton que Mère lui avait donné. Puis, tenant le bâton dans sa main droite, il plaça la lance sur son épaule en s’aidant de la main gauche, pointe vers l’avant. Il fit quelques pas hésitants, détendit son bras droit vers l’avant – et la lance fila vers le haut, sa pointe noircie volant vers le ciel, avant de retomber et de se ficher en terre. Arbuste laissa tomber le bâton ouvragé, et le piétina. — Stupide, stupide ! Mère, tout aussi frustrée, lui flanqua une tape sur l’arrière de la tête. — Stupide, toi ! Pourquoi n’arrivait-il pas à comprendre ce qu’elle voulait ? Elle ramassa la lance et le bâton, les fourra dans les mains d’Arbuste, referma ses doigts dessus pour qu’il recommence. Elle avait travaillé à cette expérience toute la matinée. Après cette féroce migraine, Mère s’était réveillée avec une nouvelle vision dans la tête, un mélange particulier du jeu de bâtonnets de Silence et du long bras lanceur, au puissant effet de levier, d’Arbuste. Ignorant son fils, elle s’était précipitée vers le plus proche bosquet. Elle avait rapidement fabriqué ce qu’elle avait en tête. Un bâton moussu, court, avec une encoche à un bout. Si elle plaçait la lance sur son bâton crochu et essayait de le projeter vers l’avant… Oui, c’était bien ce qu’elle avait imaginé. Le bâton était comme une extension de son bras, ce qui l’allongeait encore plus que celui d’Arbuste, et l’encoche était comme un doigt qui retenait la lance. Il y avait très peu d’individus sur la planète capables de penser de cette façon, d’établir une analogie entre un bâton et une main, un objet et une partie du corps. Mère en faisait partie. Comme toujours, quand elle s’attelait à un projet, elle s’y immergeait complètement, regrettant de devoir perdre du temps à manger, boire, dormir, aller chercher à manger – regrettant même les rares moments qu’elle passait avec son fils. Dans ses instants de lucidité, elle se rendait bien compte qu’elle négligeait Silence. Mais sa tante, Aigre, était là pour s’occuper de lui. C’est à ça que servaient les parentes âgées : à partager le fardeau de l’éducation des enfants. Au fond d’elle-même, pourtant, Mère se méfiait d’Aigre. Quelque chose s’était aigri en elle quand elle avait perdu son deuxième enfant ; elle avait une fille, mais elle s’intéressait à Silence d’une façon malsaine. Mère n’avait pas le temps d’y réfléchir, pas tant qu’elle serait obsédée par le propulseur de lance. Ils poursuivirent leurs essais, Arbuste et elle, tandis que le soleil montait dans le ciel et que le jeune homme devenait de plus en plus insupportable. Il avait trop chaud, trop soif, il n’avait même pas commencé son travail de la journée. Et chaque fois, il manquait son coup. Au bout d’un certain temps, Mère entrevit la nature du problème. Ce n’était pas la technique qui était en cause. Arbuste ne comprenait pas le principe de ce qu’elle essayait de lui expliquer : ce n’était pas sa main qui devait lancer, mais le bâton. Et tant qu’il n’aurait pas compris ça, il n’arriverait pas à se servir du propulseur de lance. L’esprit d’Arbuste était rigidement compartimenté, presque aussi rigidement que celui de Galet, son lointain grand-père. Il bénéficiait d’une excellente intelligence sociale ; par sa façon de manœuvrer, de former des coalitions, de faire la cour et de trahir, il aurait pu en remontrer à Machiavel. Mais il n’appliquait pas cette intelligence à ses autres activités, comme la fabrication des outils. À croire qu’un esprit différent prenait le relais à ces moments-là, un esprit guère plus évolué que celui de Loin. Il n’en allait pas tout à fait de même pour Mère, et c’était la source de son étrangeté, et de son génie. Elle lui prit le propulseur des mains, plaça la lance dans son encoche, fit mine de lancer. — Mains, lancer, non, dit-elle. Puis elle mima le bâton propulsant la lance. — Bâton, lancer. Oui, oui. Bâton. Lancer. Lance. Bâton lancer lance. Bâton lancer lance… Bâton lancer lance. Ce n’était pas une phrase formidable. Mais elle avait une structure rudimentaire – sujet, verbe, complément –, et elle avait surtout l’honneur d’être l’une des premières phrases jamais prononcées dans un langage humain, où que ce soit dans le monde. À force de l’entendre répéter inlassablement son message, Arbuste finit par l’intégrer. Il eut un grand sourire et lui prit la lance et le propulseur des mains. — Bâton lancer lance ! Bâton lancer lance ! Il plaça promptement la lance dans l’encoche, prit son élan, positionna la lance par-dessus son épaule et déploya toute la force de son bras. Le premier lancer fut assez médiocre : il se termina bien avant le palmier que Mère avait désigné comme cible. Mais Arbuste avait compris comment faire. Tout excité, bredouillant, il courut chercher la lance. Avec une obstination qui s’accorda brièvement à celle de Mère, il recommença, de façon obsessionnelle. Mère avait eu l’idée de ce propulseur de lance grâce à sa faculté à envisager les problèmes sous plusieurs angles. C’était un instrument, oui, mais c’était aussi une sorte de doigt par la façon dont il tenait la lance – et c’était même une sorte de personne, dans la mesure où le propulseur de lance pouvait faire quelque chose : lancer la lance à votre place. Quand on était capable d’envisager un objet sous plusieurs angles, alors on pouvait imaginer de lui faire faire toutes sortes de choses. Pour Mère, la conscience devenait un outil qui servait à autre chose qu’au mensonge. Arbuste n’aurait probablement jamais eu cette vision tout seul. Mais, une fois qu’elle eut réussi à se faire comprendre de lui, il saisit rapidement le principe ; après tout, leurs esprits n’étaient pas très différents. Quand Arbuste projetait le propulseur vers l’avant, la grande force qui s’appliquait alors à la lance la faisait ployer : la lance, en fléchissant, semblait de fait bondir vers l’avant, comme une gazelle échappant à un piège. L’esprit de Mère bouillonnait de satisfaction et de spéculation. — Malade. Ce mot, plat, vilain, trancha net son euphorie. Aigre, la tante, était plantée devant l’abri de Mère. Elle tendit le doigt vers l’intérieur. Mère courut vers son abri. En entrant, elle fut envahie par la puanteur âcre du vomi. Silence était plié en deux, les mains cramponnées sur son ventre distendu. Il tremblait, le visage luisant de sueur, la peau livide. Il nageait dans la merde et le vomi. Plantée dans la vive clarté du jour, Aigre souriait d’une oreille à l’autre, le regard mauvais. Silence mit un mois à mourir. Mère en fut quasiment anéantie. Sa compréhension instinctive de la causalité l’avait trahie. Dans cette situation d’extrême urgence, rien ne marchait plus. Il y avait des maladies qu’on pouvait soigner. Quand on prenait un membre cassé, qu’on le remettait en place et qu’on l’attachait, la plupart du temps il se réparait aussi bien que s’il n’avait jamais été cassé. Quand on frottait des feuilles d’oseille sur une piqûre d’insecte, on pouvait en ôter le poison. Mais elle n’avait rien pu faire pour empêcher cet étrange dépérissement, pour lequel il n’y avait même pas de mot. Elle lui avait apporté les choses qu’il aimait, un nœud de bois, des petits bouts de pyrite, et même une étrange pierre spiralée qui était en fait une ammonite fossilisée vieille de trois cents millions d’années. Silence se contentait de les toucher du bout du doigt, les yeux dans le vague. Ou pire, il les ignorait complètement. Le jour vint où il ne put même pas se lever de sa paillasse. Elle le serra dans ses bras en entonnant une chanson sans paroles, comme quand il était bébé. Sa tête retombait mollement. Elle essaya de lui mettre de la nourriture dans la bouche, mais il avait les lèvres bleues, et la bouche froide. Elle essaya même de presser ses lèvres glacées sur son sein, mais elle n’avait pas de lait. Les autres arrivèrent. Elle se bagarra avec eux, convaincue que si elle essayait seulement un peu plus longtemps, si elle le voulait un peu plus, alors il sourirait à nouveau, il chercherait ses pyrites, se relèverait et courrait dans la lumière. Mère s’était affaiblie pendant la maladie de son enfant, et les autres le lui enlevèrent des bras sans difficulté. Les hommes creusèrent un trou dans le sol, hors du campement. Le petit corps raidi du garçon y fut placé, et la fosse fut rapidement comblée, ne laissant qu’une plaque de terre retournée. C’était fonctionnel, et pourtant c’était bien une sorte de cérémonie. Les gens mettaient les corps dans le sol depuis trois cent mille ans. Ça avait jadis été une façon nécessaire de se débarrasser des ordures : quand on pouvait espérer vieillir et mourir à l’endroit où on était né, il valait mieux le tenir propre. Maintenant, ces gens étaient des nomades. Le peuple de Mère repartirait bientôt. Ils auraient pu abandonner le corps de l’enfant et laisser les charognards s’en occuper, et les chiens, les oiseaux et les insectes ; quelle différence ? Pourtant, ils continuaient à enterrer les morts, comme toujours. Pour eux, c’était ce qu’il fallait faire. Aucune parole ne fut prononcée, aucune marque laissée, et les autres se dispersèrent rapidement. La mort était aussi absolue qu’elle l’avait toujours été, aussi loin que remontait la lignée des hominidés et des primates : la mort était un terminus, la fin de l’existence, et ceux qui étaient partis avaient aussi peu de signification que la rosée évaporée, leur identité même se perdant au fil des générations. Mais ce n’était pas comme ça pour Mère. Oh non. Les jours qui suivirent cette fin brutale et ce sinistre enterrement, elle revint interminablement vers le carré de terre qui recelait les ossements de son fils. Même après que le sol retourné avait repris sa couleur d’origine et l’herbe recommencé à pousser dessus, elle se souvenait avec précision de l’endroit où se trouvaient les bords irréguliers du trou, et elle imaginait comment Silence devait reposer, là, sous la terre. Il n’y avait pas de raison pour qu’il s’en aille. C’était ce qui la torturait. Si elle l’avait vu tomber, se noyer, se faire piétiner par des troupeaux, alors elle aurait vu pourquoi il était mort, et elle aurait peut-être pu l’accepter. Évidemment, elle avait vu des maladies frapper de nombreux membres de la tribu. Elle avait regardé beaucoup de gens mourir pour des raisons que personne ne pouvait nommer, et encore bien moins soigner. Mais ça ne faisait qu’aggraver les choses : si quelqu’un devait mourir, pourquoi Silence ? Et si c’était le hasard qui l’avait tué – si quelqu’un d’aussi proche de vous pouvait vous être pris de façon aussi arbitraire –, alors ça pouvait lui arriver à elle également, n’importe où, n’importe quand. C’était inacceptable. Tout avait une cause. Et donc, la mort de Silence devait avoir une cause, elle aussi. Toute seule, livrée à ses obsessions, elle se replia sur elle-même. II Peu après l’époque de Galet et de Harpon, il y eut ce qu’on appelle une interglaciation, une période de climat tempéré s’intercalant entre plusieurs millénaires d’ères glaciaires. Les calottes glaciaires hypertrophiées fondirent, le niveau des mers monta, inondant les basses terres et déformant les lignes de côte. Douze mille ans après la mort de Galet, ce dernier long été prit fin. Un terrible refroidissement se produisit. La glace recommença à avancer, aspirant l’humidité de l’atmosphère. C’était comme si la planète avait pris une profonde inspiration, asséchant l’air. Les forêts rétrécirent, les prairies s’étendirent, et la désertification s’intensifia, une fois de plus. Le Sahara, à l’abri de la prodigieuse ombre pluviométrique de l’Himalaya, n’était pas encore un désert. De grands lacs de faible profondeur occupaient l’intérieur – des lacs, au Sahara ! Ces étendues d’eau subissaient l’influence des marées, et s’asséchaient parfois complètement. Mais, quand elles étaient à leur plus haut, elles regorgeaient de poissons, de crocodiles et d’hippopotames. Autour de l’eau se réunissaient des autruches, des zèbres, des rhinocéros, des éléphants, des girafes, des buffles, diverses antilopes, ainsi que des animaux qu’un observateur moderne n’aurait pas trouvés très africains, tels les bœufs, les moutons de Barbarie, les chèvres ou les ânes. Et là où il y avait de l’eau, il y avait du gibier, et donc des hommes. C’était dans cet environnement que le peuple de Mère avait vu le jour. Un endroit à la marge de tout, où la vie s’étalait en couches minces. Il fallait travailler dur pour survivre. La densité de la population y était remarquablement faible. L’être humain n’avait pas encore quitté l’Afrique. En Europe et dans toute l’Asie, il n’y avait que des robustes à front proéminent, ou, en certains endroits, des formes d’hominidés beaucoup plus anciennes, comme les marcheurs graciles. L’Amérique et l’Australie restaient vides d’hominidés. Même l’Afrique n’était pas très peuplée. La sorte de nomadisme, basé sur le troc, qui avait vu le jour avec Harpon et son espèce, n’avait pas été sans inconvénients. Depuis que les hominidés étaient sortis des forêts, ils étaient vulnérables au trypanosome, le parasite qui provoquait la maladie du sommeil et que transmettaient les nuages de mouches tsé-tsé qui suivaient les troupeaux d’ongulés de la savane. Maintenant, ces maladies se répandaient. Les réseaux de troc, s’ils favorisaient l’échange de marchandises, d’innovations culturelles et de gènes, favorisaient aussi la transmission de bactéries pathogènes. Et culturellement, il ne se passait pas grand-chose. Galet aurait reconnu presque tout ce qu’il y avait dans le campement de Mère. Les gens taillaient toujours des noyaux de silex soigneusement sélectionnés, ils continuaient à s’habiller de hardes, cousues par des bouts de tendon ou de cuir. Même le langage était resté à l’état de babillage informe, des enfilades de mots concrets servant à désigner des choses, des sentiments, des actions, mais en aucun cas à même de transmettre des informations complexes. En soixante-dix mille ans, ces gens – des êtres humains avec un corps et même un cerveau aussi modernes que ceux de n’importe quel citoyen du XXIe siècle – n’avaient quasiment pas fait de progrès techniques ou technologiques. C’était une époque d’une inertie stupéfiante, une stase sidérante. Après tout ce temps, l’homme n’était qu’un animal comme les autres, obéissant aux lois de la nature, et qui utilisait des outils, tout comme les castors ou les oiseaux satins. Une sorte de superchimpanzé. Petit à petit, l’homme perdait son combat pour la survie. Il lui manquait quelque chose. Mère passait des heures à marcher toute seule dans la poussière brûlante. Pourquoi vivre dans un monde où Silence n’était plus ? Et puis, finalement, elle sortit de sa nuit intérieure. Elle recommença à aller chercher à boire et à manger : il le fallait bien, sans cela elle serait morte. À cette époque, l’État-providence n’avait pas encore été inventé. On prenait soin des faibles, des blessés et des vieux, mais on n’avait pas de temps à perdre avec ceux qui ne voulaient pas s’en sortir. Elle avait toujours été une chasseuse-cueilleuse habile, au regard perçant. Grâce aux instruments qu’elle inventait, modifiait ou improvisait, elle était plus efficace que certains individus plus jeunes et plus forts qu’elle. Elle reprit rapidement le dessus. Mais le trouble qu’elle avait dans la tête ne se dissipa pas. Elle ne sut jamais très bien ce qui l’incita à faire des marques dans la roche. Ce n’était même pas conscient. Elle était assise près d’un abri sous une roche, un grattoir de basalte à la main ; elle préparait une peau de chèvre. C’est alors qu’elle vit deux lignes en zigzag, parallèles l’une à l’autre, nettement incisées dans la roche gréseuse, tendre comme du beurre. Au début, les marques l’intriguèrent. Et puis elle remarqua des grains de sable épars, sous les marques. Le lien causal s’établit comme toujours, et elle comprit. C’était elle qui avait utilisé le grattoir, sans réfléchir ; c’était le grattoir qui avait laissé ces marques. C’était donc elle qui avait fait les marques. Ce qui éveilla son intérêt, c’était qu’elles ressemblaient aux lignes qu’elle avait dans la tête. Lâchant le bout de cuir qu’elle travaillait, elle s’agenouilla devant la roche. Elle se sentait étrangement excitée. Elle retourna le grattoir émoussé, offrant son tranchant affûté à la pierre, et traça une ligne. Elle réussit à faire une jolie spirale, qui tournait autour du vide. Le tracé n’était pas aussi net et brillant que les formes qu’elle avait dans la tête ; il était un peu maladroit, d’une profondeur irrégulière, ses courbes grossières et pleines d’angles. Elle essaya de nouveau. Elle avait toujours été douée pour faire des outils de pierre, de bois ou d’os. Cette fois, la spirale fut un peu plus régulière, un peu plus proche de l’idéal qu’elle avait derrière les yeux. Alors elle recommença, et recommença encore, jusqu’à ce que la masse de roche comme tant d’autres soit couverte de spirales, de boucles, de tourbillons et d’autres motifs. Ça ressemblait exactement à ce qu’elle voyait quand elle fermait les paupières. Il lui paraissait miraculeux d’arriver à reproduire hors de sa tête les formes qu’elle voyait à l’intérieur. Plus tard, elle eut l’idée d’essayer l’ocre. Comme à l’époque de Galet, les gens se servaient toujours du minerai de fer rouge en guise de crayon pour tracer sur leur peau les marques tribales. Mère essaya de dessiner avec cette chose molle et s’aperçut que ça marchait beaucoup mieux qu’avec son grattoir. Et l’on pouvait également l’appliquer à d’autres surfaces. Bientôt, ses bras, ses jambes, les bouts de peaux d’animaux qu’elle portait ou tendait sur son abri, ses outils et ses grattoirs de pierre, d’os et de bois, furent tous couverts de boucles, de tourbillons et de zigzags. C’est de la fleur que jaillit l’étincelle qui devait déclencher le stade suivant de son développement si particulier. C’était une sorte de tournesol : pas très spectaculaire, aux graines ni comestibles, ni toxiques, bref, sans grand intérêt. Mais ses pétales entouraient une jolie spirale jaune qui s’incurvait vers un cœur noir. Elle se jeta sur la fleur en poussant un cri comme si elle l’avait reconnue. Après ça, elle commença à voir ses formes partout : dans les spirales des coquillages et des pommes de pin, dans la structure des nids d’abeilles, et même dans les spectaculaires zigzags des éclairs qui tombaient du ciel pendant les orages. C’était comme si le sombre contenu de son crâne cartographiait le monde du dehors. Ce fut une fille qui fut la première à l’imiter. Mère la vit passer, un lapin sur l’épaule – et une spirale rouge sur la joue, enroulée sous l’œil. Ensuite, ce fut Arbuste, qui arborait des lignes ondulées sur ses longs bras. Après cela, elle commença à voir apparaître partout des lignes et des boucles, comme si la moindre surface et le corps de chacun des habitants du campement avaient été contaminés. Quand elle inventait un nouveau dessin, un lacis ou un enchevêtrement de courbes, il était rapidement copié, et même amélioré, surtout par les jeunes. C’était étrangement satisfaisant. Maintenant, les gens ne l’évitaient plus. Ils la copiaient. Par un étrange retournement de situation, elle était devenue une sorte de meneuse. Mais Aigre appréciait beaucoup moins le nouveau statut de Mère. Elle gardait ses distances avec elle. En réalité, c’était à peine si les deux femmes s’étaient adressé la parole depuis la mort du petit garçon. Et pourtant, aucun des dessins, ni les siens ni ceux des autres, n’approchait la perfection géométrique étincelante des formes qui lui passaient silencieusement par la tête. Au point qu’elle en arriva presque à souhaiter le retour de la douleur, afin qu’elle puisse les revoir. Parfois, ses changements d’humeur l’effrayaient. Qu’est-ce que ça voulait dire ? Instinctivement, elle cherchait des connexions ; c’était dans sa nature. Mais quelles connexions pouvait-il y avoir entre un éclair de lumière dans son œil et un orage phénoménal dans le ciel ? L’orage provoquait-il la lumière dans sa tête, ou était-ce le contraire ? La vie continuait, on continuait à respirer, comme toujours, à aller chercher à manger, le soleil et la lune continuaient leur ballet, le corps continuait à vieillir, lentement… Et alors que les mois passaient, Mère s’absorbait de plus en plus dans l’étrangeté de ses visions. Elle voyait des connexions partout. Pour elle, le monde était quadrillé par les causes comme par les fils d’une immense toile d’araignée. Elle avait l’impression de se dissoudre, que sa conscience d’elle-même se dissipait. Et dans toutes ses errances intérieures, elle se cramponnait au souvenir de son fils, un souvenir qui était comme une douleur sans fin, comme le moignon d’un membre amputé. Petit à petit, Mère eut l’impression que la mort de Silence était le point central vers lequel convergeaient toutes les pistes causales. Il y eut une sorte de consensus non formulé : il fallait lever le camp. La tribu se préparait à repartir. Mère suivit le mouvement. Arbuste et les autres eurent l’air soulagés. Certains avaient pensé qu’elle insisterait pour rester à côté du trou dans le sol où étaient enfouis les os de son fils. Après un long voyage, ils arrivèrent à un nouveau campement, près d’un lac aux rives boueuses. Ils tendirent leurs peaux sur des cadres, préparèrent les paillasses. La sécheresse continuait, la vie était toujours aussi difficile, les enfants et les vieux souffraient. Un jour, Arbuste rapporta à Mère la tête d’un autruchon. Il l’avait tué d’un coup de lance en pleine tête et lui avait ensuite tranché le cou. Atteindre à cinquante ou soixante-dix mètres de distance la minuscule tête d’un oiseau en pleine course était un véritable exploit. Après des mois et des mois d’entraînement, Arbuste et les autres jeunes chasseurs avaient appris à utiliser le propulseur pour lancer leurs armes sur des distances inouïes, avec une précision stupéfiante. Mère avait fait une formidable invention. Avec une confiance croissante, les chasseurs avaient commencé à s’aventurer plus loin dans la savane, et bientôt les animaux des plaines apprendraient à les redouter. C’était comme si les chasseurs avaient soudain reçu des fusils. Ce jour-là, Arbuste bouillonnait du souvenir de sa chasse. Devant la femme qui lui avait montré pour la première fois comment utiliser le propulseur, il mima comment il avait projeté la lance, comment elle s’était incurvée et redressée, comment elle avait volé avec précision vers sa cible. — Oiseau, vite, vite, dit-il en piétinant le sol. Courir, vite, ajouta-t-il en pointant le doigt vers sa poitrine. Moi, moi. Cacher. Rocher. Oiseau vite, vite. Lance… Il fit mine de surgir de derrière un rocher invisible et de lancer à nouveau le javelot qui lui avait valu ce triomphe. À cette époque, Mère n’avait pas de temps à perdre avec les autres. Elle était de plus en plus absorbée par ses nouvelles visions. Mais elle tolérait Arbuste, car il était ce qui ressemblait le plus pour elle à un ami. Distraitement, elle écouta son babillage. — Vent porter odeur. Odeur arriver autruche. Autruche courir. Maintenant, ici. Rester, rester, cacher. Vent porter odeur. Autruche ici, vent là, vent porter odeur loin… Il parlait une sorte de petit-nègre. Un langage simple, uniquement composé de noms, de verbes et d’adjectifs, sans accords. Pour souligner telle ou telle partie de son discours, on faisait encore un grand usage de la répétition et des mimiques. Et comme le langage n’était pas vraiment structuré, cela donnait une linguistique où tout était permis : il n’y avait pas deux personnes, même si elles avaient été élevées comme frère et sœur, qui parlaient de la même façon ce qui ne facilitait pas la communication. Et pourtant, Arbuste faisait maintenant parfois des phrases. Il avait pris cette habitude auprès de Mère. Chaque phrase était composée sur le modèle « sujet, verbe, complément ». Le proto-langage du peuple se développait rapidement autour de cet embryon de structure. Ce peuple de babillards avait déjà dû inventer les pronoms – toi, moi, lui, elle – et différentes façons d’exprimer les actions et leur issue : j’ai tué, je tue, je n’ai pas tué… Ils arrivaient à exprimer des comparatifs et des négations, à explorer des alternatives. Ce n’était pas encore un langage complet. Il n’était même pas aussi riche que du créole. Mais c’était un début, et ça allait vite. Et d’une certaine façon, cette structure basique de la phrase, Mère l’avait découverte – et non pas inventée. Sa logique centrale reflétait sa façon d’être au monde – dans un monde d’objets dotés de propriétés –, qui reflétait à son tour une architecture neurale plus profonde, commune à la plupart des mammifères. Si les lions ou les éléphants avaient pu parler, ils auraient aussi parlé comme ça. Cette charpente serait commune à presque toutes les myriades de langues humaines qui se succéderaient au cours des millénaires à venir, et elle constituerait un standard universel qui refléterait la causalité du monde et la perception que l’homme en avait. Mais il avait fallu le sombre génie de Mère pour donner une expression à cette architecture profonde et pour inspirer la superstructure linguistique qui en découlerait rapidement. Et maintenant, le moment était venu de franchir une nouvelle étape. Arbuste dit quelque chose qui retint l’attention de Mère. — Lance tuer oiseau, dit-il avec excitation. Lance tuer oiseau, lance tuer oiseau… Elle fronça les sourcils. — Non, non. Il s’arrêta au beau milieu de son discours. Absorbé par son numéro, il semblait avoir oublié qu’elle était là. — Lance tuer oiseau. Il mimait le vol de la lance, il prit même la tête coupée de l’autruchon, décrivit avec sa main tendue une courbe qui allait vers la tête, exactement comme sa lance l’avait fait, nettement et sans bavure. — Non ! aboya-t-elle. Elle se leva et lui prit la main. — Toi lever main. Elle lui flanqua le propulseur dans le creux de la main. — Main pousser bâton. Bâton pousser lance. Lance tuer oiseau. Il recula, interloqué. — Lance tuer oiseau. (N’est-ce pas ce que je viens de dire ?) Irritée, elle répéta : — Toi lever main… Lance tuer oiseau. Toi tuer oiseau. Il y avait un enchaînement de cause à effet, mais l’intention résidait en un seul maillon de la chaîne : la tête d’Arbuste. Elle le voyait clairement. C’était lui qui avait tué l’oiseau, et non la lance. Elle lui flanqua une claque derrière la tête. C’est là que l’oiseau est mort, crétin. Dans ta tête. Le reste n’est que détails. Ils discutèrent encore un moment, mais Arbuste n’y comprenait plus rien ; son plaisir simple de garçon qui avait tué un oiseau se dissipait, maintenant que ses vantardises avaient dégénéré en cette étrange discussion philosophique. Puis un éclair de douleur traversa les tempes de Mère, aussi aigu et soudain que la lance de bois durci d’Arbuste transperçant la tête de ce pauvre autruchon impuissant. Elle tomba à genoux, les poings crispés sur les tempes. Tout à coup, dans cet instant de douleur, elle entrevit une nouvelle vérité. Elle vit la lance filer dans l’air, comme l’éclair dans sa tête, puis transpercer le crâne de l’oiseau et éteindre sa vie. Elle savait que c’était Arbuste qui avait projeté la lance. Il avait voulu la mort de l’oiseau, et tout ce qui avait suivi était sans importance. Et si elle n’avait pas vu Arbuste lancer l’arme ? Et s’il avait été caché derrière un rocher, un arbre ? Aurait-elle cru que la lance était la cause ultime – que la lance elle-même avait eu l’intention de tuer l’oiseau ? Non, bien sûr que non. Même si elle ne pouvait voir l’ensemble de la chaîne de cause à effet, elle devait bien exister. Si elle avait vu voler la lance, alors elle aurait su que quelqu’un l’avait envoyée. Sa façon si particulière de voir le monde, comme une toile d’araignée de causes s’étendant d’un bout à l’autre de la Terre, et du passé au futur, s’ancra plus profondément en elle. Si un autruchon mourait, c’est qu’un chasseur l’avait voulu. Et si une personne mourait, une autre était à blâmer. C’était aussi simple que ça. Elle vit tout cela dans un éclair, le comprit profondément, à un niveau intuitif, au-delà des mots, alors que de nouvelles connexions s’établissaient dans sa conscience complexe, en développement rapide. La logique était claire, s’imposait d’elle-même. Bouleversante. Réconfortante. Et elle sut comment elle devait agir en fonction de cette nouvelle vision. Elle se rendit compte qu’Arbuste était à genoux devant elle, et lui tenait l’épaule. — Mal ? Tête ? Eau. Dormir. Ici… Il lui prit le bras, pour l’aider à se redresser. Mais cet éclair de douleur était venu et reparti en un instant, tel un météore laissant dans son esprit un sillage de connexions fracassées puis reformées. Elle se leva et passa devant lui, retournant à grands pas vers le campement. Elle avait quelqu’un à voir, quelque chose à faire. Aigre était dans l’abri, un grossier appentis de feuilles de palmier sous lequel elle dormait pendant les chaleurs du jour. Mère se dressa au-dessus d’elle. Elle tenait dans ses bras une grosse pierre, la plus grosse qu’elle pouvait porter ; elle la serrait sur sa poitrine, comme elle avait jadis serré Silence. Mère n’avait jamais oublié le jour où Silence était tombé malade. Ce jour-là, tout avait changé pour elle. C’était comme si la terre avait tourné autour d’elle, comme si les nuages et les roches avaient changé de place. Et elle n’avait pas oublié le demi-sourire d’Aigre. J’ai perdu mon enfant à moi, disait ce sourire, je suis contente que tu perdes le tien. Tout lui apparaissait clairement, à présent. La mort de Silence n’avait pas été un hasard. Rien n’arrivait par hasard dans l’univers de Mère : plus maintenant. Tout était relié ; tout avait un sens. Elle était la première théoricienne de la théorie de la conspiration. Et la première personne qu’elle incriminait était sa plus proche parente encore en vie. Mère ne savait pas comment Aigre avait commis son crime. Elle avait pu le commettre par le regard, la parole, le contact – un moyen subtil, une arme invisible qui avait abattu le garçon aussi implacablement qu’une lance de bois sculpté –, mais le comment importait peu. Tout ce qui comptait, c’était que Mère savait maintenant qui était à blâmer. Elle leva le bloc de pierre. Au dernier moment, Aigre se réveilla, dérangée par le mouvement de Mère. Et elle vit le bloc de pierre tomber sur sa figure. Son monde s’arrêta, aussi complètement et soudainement anéanti que la Terre du crétacé l’avait été par la Queue du Diable. Le cerveau hominidé, dopé par un plus grand besoin d’intelligence et par un nouveau régime riche en graisses, s’était rapidement développé. Il était plus complexe que tous les ordinateurs que l’homme construirait jamais. La tête de Mère contenait cent milliards de neurones – ces interrupteurs biochimiques interactifs –, soit autant que d’étoiles dans la galaxie. Mais chacun de ces interrupteurs pouvait se positionner de cent mille façons différentes, et cet échafaudage complexe baignait dans un fluide composé de plus d’un millier de substances chimiques, qui variaient en fonction du temps, des saisons, de l’humeur, du régime alimentaire, de l’âge et de cent autres facteurs – et qui affectaient toutes le fonctionnement des interrupteurs. Avant Mère, les gens avaient l’esprit compartimenté, et leur modeste conscience se bornait à gérer leurs relations sociales, tandis que des modules spécialisés s’occupaient de fonctions comme la fabrication des outils, la compréhension de l’environnement, ainsi que des fonctions physiologiques plus basiques – telles que la respiration. Les différentes fonctions du cerveau s’étaient développées indépendamment les unes des autres, comme des sous-routines distinctes que n’unifiait aucun programme central. Enfin, tout cela se faisait un peu au petit bonheur la chance. Et cet ordinateur biochimique d’une incroyable complexité était enclin aux mutations. La différence physique entre le cerveau de Mère et celui des personnes qui l’entouraient était modeste ; elle résultait d’une mutation mineure, un infime changement dans la chimie de la graisse de son cerveau, un léger recâblage du circuit neuronal constitutif de sa conscience. C’était suffisant pour lui conférer une nouvelle flexibilité de pensée, une passerelle entre les différents compartiments de son intelligence – et une perception prodigieusement différente. Mais le recâblage d’un ordinateur organique si extraordinairement compliqué avait évidemment ses contreparties, et toutes n’étaient pas désirables. Ce n’était pas qu’une migraine. Mère souffrait de ce que l’on aurait pu diagnostiquer comme une sorte de schizophrénie. Les symptômes en avaient été déclenchés par la mort de son fils. En ce premier épanouissement de créativité humaine, Mère préfigurait déjà beaucoup des souffrances des futurs génies qui illumineraient, ou obscurciraient, l’histoire humaine au cours des générations futures. Même s’il n’y avait pas de police, à cette époque, les assassins n’étaient pas les bienvenus dans une aussi petite communauté, si étroitement imbriquée. Aussi vint-on la chercher. Elle était déjà partie. Toute seule, elle traversa la savane et retourna à l’emplacement de leur dernier campement. Le carré de terre était maintenant tellement recouvert d’herbes, il avait tellement changé, qu’elle était probablement la seule à pouvoir le retrouver. Elle dégagea les mauvaises herbes et les broussailles. Puis elle prit un bâton à fouir et, comme Galet cherchant des ignames il y avait si longtemps, elle se mit à creuser la terre. À un mètre de profondeur, des ossements blanchis apparurent. Le premier fragment qu’elle retrouva était une côte. Dans la vive clarté du soleil, elle brillait comme de l’ivoire, complètement débarrassée de la chair et du sang. Mère fut frappée par la terrible efficacité des vers. Mais ce n’étaient pas les côtes qu’elle voulait. Elle laissa tomber l’os, se mit à fouiller la terre avec ses mains. Elle savait où chercher. Elle se souvenait de chaque détail de ce terrible jour où Silence avait été mis dans ce carré de terre, comment il était tombé la tête en arrière et les membres ballants, ses pauvre petites jambes encore couvertes de merde. Enfin, elle referma les mains sur le crâne de son fils. Elle le souleva dans l’air, ses orbites vides tournées vers elle. Un lambeau de cartilage pourri maintenait encore la mâchoire en place, mais il céda, et la mâchoire s’ouvrit, comme si l’enfant décharné essayait de lui dire quelque chose. Puis le sourire ne cessa de grandir, grotesquement, un gros ver sortit en se tortillant de l’endroit où la langue aurait dû se trouver, et la mâchoire retomba dans la terre. Ça n’avait pas d’importance. Il n’avait plus besoin de mâchoire. Qu’est-ce que c’était que quelques dents ? Elle cracha sur le crâne et le nettoya avec la paume de ses mains. Elle le berça dans ses bras en chantonnant. Quand elle retourna au lac, la tribu l’attendait. Ils étaient tous là, sauf les plus jeunes enfants et leurs mères. Quelques adultes brandissaient des armes – des couteaux de pierre, des lances de bois –, comme si Mère était un éléphant enragé s’apprêtant à les charger. Mais il y avait, dans le groupe, autant d’indécis que d’individus franchement hostiles. Arbuste, par exemple, son propulseur accroché dans le dos par une longueur de tendon, regardait de ses yeux pâles, embrumés, la femme qui lui avait tant appris. Beaucoup portaient même sur leur peau ou leurs vêtements les marques qu’elle leur avait inspirées. Aigre n’avait laissé derrière elle qu’une fille de treize ans. Elle avait toujours été un peu rondouillarde, et ça ne s’était pas arrangé maintenant qu’elle devenait une femme ; elle avait déjà de gros seins pendouillants. Et sa peau avait une étrange couleur brun jaunâtre, comme du miel, héritage d’une rencontre de hasard avec une bande de nomades du Nord, quelques générations auparavant. Cette fille, Miel, la cousine de Mère, la regardait avec une colère impuissante, son visage sale strié de larmes. Ils étaient tous indécis, hostiles, tristes, compatissants ou troublés. En voyant le doute qui les habitait, Mère éprouva une sorte de chaleur intérieure. Sans un cri, sans violence, sans même un seul geste, elle avait pris le contrôle de la situation. Elle brandit le crâne de façon à tourner ses orbites aveugles vers les autres. Ils eurent un mouvement de recul, étouffèrent un hoquet de surprise, mais ils avaient pour la plupart l’air plus déconcertés qu’effrayés. À quoi pouvait bien servir un vieux crâne ? C’est alors qu’une fille se détourna, comme si le crâne la regardait d’un air accusateur. C’était une gamine de quatorze ans, maigrelette, au regard de braise. Cette fille, Yeux, arborait sur le haut des bras une spirale tracée à l’ocre particulièrement élaborée. Mère grava son visage dans sa mémoire. Un homme s’avança. Un gigantesque gaillard au tempérament farouche, comme un taureau acculé. Taureau tendit le doigt vers l’abri d’Aigre. — Mort, dit-il. Puis il pointa sa hache vers Mère. — Toi. Tête, caillou. Pourquoi ? Malgré le contrôle qu’elle estimait avoir de la situation, Mère savait que sa vie dépendait de ce qu’elle allait dire. Si elle était chassée du campement, elle ne pourrait espérer survivre longtemps. Elle était confiante. Elle regarda le crâne et eut un sourire. Puis elle indiqua l’abri d’Aigre. — Elle tuer garçon. Elle tuer lui. Les yeux noirs de Taureau s’étrécirent. S’il s’avérait qu’Aigre avait tué le garçon, alors le geste de Mère se justifiait. On pouvait comprendre que n’importe quelle mère, ou même père, cherchât à venger le meurtre de son enfant. C’est alors que Miel s’avança. — Comment, comment, comment ? Dans ses efforts pour se faire comprendre, son gros ventre était agité de soubresauts. Elle mima un coup de couteau, puis un geste d’étranglement. — Pas tuer. Pas toucher. Comment, comment, comment ? Garçon malade. Garçon mourir. Comment, comment ? Comment peut-on penser que ma mère aurait pu faire une chose pareille ? Mère leva son visage vers le soleil, qui voguait à travers un dôme de ciel blafard, sans un nuage. — Chaud, dit-elle en s’essuyant le front. Soleil chaud. Soleil pas toucher. Elle pas toucher. Elle tuer. L’action à distance. Le soleil n’a pas besoin de toucher votre peau pour vous réchauffer. Et Aigre n’a pas eu besoin de toucher mon fils pour le tuer. Leur visage exprimait maintenant de la crainte. Il y avait quantité de tueurs invisibles, incompréhensibles, dans leur vie. Mais l’idée qu’une personne puisse commander à ces forces était nouvelle, terrifiante. Mère s’obligea à sourire. — Pas peur. Elle morte. Pas peur maintenant. Je l’ai tuée pour vous. J’ai tué le démon. Faites-moi confiance. Elle leva le crâne et le caressa. — Lui parler moi. Et c’est bien ce qui s’était passé. Taureau regardait Mère avec méchanceté. Il grondait et tapait du pied, pointait sa hache vers la poitrine de Mère. — Garçon mort. Pas parler. Garçon mort. Elle eut un sourire. Elle nicha le crâne au creux de son bras, comme la tête d’un bébé, et pendant qu’ils la regardaient, la croyant à moitié, elle sentit grandir son pouvoir. Pourtant, Miel ne pouvait pas accepter cela. En pleurant, en bredouillant des syllabes incompréhensibles, elle se jeta sur Mère. Les femmes la retinrent. Mère retourna vers son abri. Les gens s’écartèrent sur son passage, en ouvrant de grands yeux. III La sécheresse s’intensifia. Les jours se succédaient, toujours plus chauds. Et il n’y avait toujours pas un nuage à l’horizon. La terre s’asséchait très vite, les cours d’eau se réduisaient à de minces filets brunâtres. Même les plantes crevaient. On pouvait encore, avec de la force et de l’ingéniosité, déterrer leurs racines, mais les chasseurs devaient aller de plus en plus loin chercher du gibier, leurs pieds soulevant une épaisse poussière sur le sol recuit. C’étaient des hommes qui vivaient au grand air, avec la terre, le ciel, l’air. Ils étaient sensibles aux changements du monde qui les entourait. Et ils surent tout de suite que cette sécheresse était catastrophique. Cela dit, ironiquement, la sécheresse leur procura un avantage à court terme. Après trente jours sans une goutte de pluie, le groupe leva le camp et partit en direction du plus grand lac de la région, une vaste étendue d’eau stagnante qui avait résisté à toutes les saisons sèches, même les plus rudes. Là, ils retrouvèrent les herbivores – éléphants, bœufs, antilopes, buffles, chevaux. Affolés par la faim et la soif, les animaux se massaient autour du lac en se bousculant pour arriver jusqu’à l’eau, et leurs pattes avaient changé la berge en un marécage boueux, piétiné, où plus rien ne poussait. Certains commençaient déjà à mourir : les vieux, les très jeunes, les faibles, ceux qui avaient le moins de réserve pour survivre à cette période difficile. Les hommes s’installèrent, attentifs, parmi les autres charognards. Il y avait plusieurs groupes humains à cet endroit, et même d’autres espèces d’hominidés, comme les lymphatiques à gros front qu’on apercevait parfois dans le lointain. Mais c’était un très grand lac ; et ils n’avaient pas besoin de se frotter les uns aux autres ni d’entrer en conflit. Pendant un moment, la vie fut facile. Ils n’avaient même pas besoin de chasser ; ils n’avaient qu’à se baisser pour ramasser les herbivores tombés dans la boue. La compétition avec les autres carnivores n’était pas très intense, parce qu’il y avait amplement de quoi manger pour tout le monde. On n’avait pas besoin de prendre tout l’animal : il y avait plus de viande sur un éléphant, par exemple, qu’on n’en pourrait manger avant qu’il ne se gâte. Alors on prenait les morceaux de choix : la trompe, les délicieuses pattes riches en graisse, le foie, le cœur, la moelle des os, et on laissait les reliefs aux charognards à l’estomac moins délicat. Il arrivait parfois qu’on attrape un animal qui était trop faible pour résister. L’animal, épargné, devenait de fait un garde-manger sur pattes. Ainsi, les animaux tombaient et leur viande était consommée, leurs os dispersés, piétinés par leurs compagnons survivants, tant et si bien que les rives boueuses du lac, qui allait en se réduisant, étaient fleuries d’os d’un blanc brillant. La sécheresse n’était pas encore un désastre pour Mère et son peuple. Pas encore. Elle avait suivi le groupe près du lac. Si remarquable que fût sa trajectoire intérieure, il fallait bien qu’elle mange pour rester en vie, et la seule façon d’y arriver était de rester avec les autres. Et la vie commença à devenir subtilement plus facile pour elle. Rien ne poussait dans cette cuvette boueuse, et alors que la sécheresse se prolongeait, que les éléphants et les autres ruminants démolissaient les arbres environnants dans un rayon qui allait en s’élargissant, il fallait aller toujours plus loin pour ramasser les matières premières nécessaires pour les feux, les paillasses et les abris. Mère trouva de l’aide pour cette corvée. Yeux, la fille au regard brûlant qui avait été tellement impressionnée par les orbites vides de Silence, apportait du bois à Mère, ses petits bras osseux chargés de branches sèches. Mère acceptait cela sans commentaires. Plus tard, elle laissa Yeux s’asseoir et la regarder faire ses marques dans la poussière. Au bout d’un moment, timidement, Yeux fit comme elle. Un jeune homme avait toujours été proche d’Yeux. C’était un grand garçon aux longs doigts, qui avait une étrange prédilection pour les insectes. Ce garçon, Mange-Fourmis, se moquait de Mère et essayait d’éloigner Yeux d’elle. Mais Yeux tenait bon. Mère finit par prendre un long poteau fait avec un arbuste, l’enfonça dans le sol et y ficha le crâne de Silence. Lorsque Mange-Fourmis revint fureter autour d’Yeux, la fois suivante, il tomba droit sur le regard vide de Silence et il détala, la queue entre les jambes. Par la suite, le crâne veillant sur elle jour et nuit, le pouvoir et l’autorité de Mère semblèrent grandir. Bientôt, Yeux ne fut plus la seule à lui apporter du bois et de la nourriture. Plusieurs des femmes s’y mirent aussi. Et si elle s’approchait du bord de l’eau, même les hommes s’écartaient, à contrecœur, et la laissaient prendre le meilleur morceau de la dernière victime de la sécheresse. Tout ça grâce à Silence, évidemment. C’était son fils qui l’aidait, à sa façon subtile, toujours aussi silencieuse. En remerciement, elle disposa ses jouets favoris à la base du poteau : les bouts de pyrite, le nœud de bois tordu. Elle prit même l’habitude de lui laisser de la nourriture – de la viande de bébé éléphant, bien cuite et mâchée par elle-même, comme il l’aimait quand il était tout petit. Tous les matins, la viande avait disparu. Elle n’était pas idiote. Elle savait bien que Silence n’était pas vivant au sens physique, brutal, du terme. Mais il n’était pas mort. Il vivait d’une autre façon, plus subtile, plus diffuse. Peut-être qu’il était dans la paillasse où elle s’abandonnait au sommeil. Peut-être qu’il agissait dans le cœur des gens qui lui donnaient à manger. Peu importait comment il était là. Il lui suffisait de savoir que la mort n’était qu’une étape, comme la naissance, comme l’apparition des poils sur le corps, comme le tassement qui accompagnait la vieillesse. Il ne fallait pas en avoir peur. La douleur qu’elle avait éprouvée était partie. Lorsqu’elle était allongée sur sa paillasse, toute seule dans le noir, elle se sentait aussi proche de Silence que quand il était un tout petit bébé blotti contre son sein. Elle était certainement schizophrène. Peut-être n’avait-elle plus toute sa tête ; c’était impossible à dire ; il n’y avait au monde qu’une poignée de gens comme Mère, il n’y avait que quelques têtes emplies d’une telle lumière, et toute comparaison aurait été vaine. Mais, folle ou non, elle était plus heureuse qu’elle ne l’avait été depuis bien longtemps. Et même en cette période de sécheresse, elle reprenait du poil de la bête. Du point de vue de la stricte survie, elle s’en sortait mieux que ses compagnons. Sa folie – si folie il y avait – était adaptative. Un jour, Yeux vint la voir avec quelque chose de nouveau. Yeux avait commencé à faire de nouvelles sortes de dessins sur un bout de peau d’éléphant bien aplati. Au début, ils étaient très rudimentaires. Ce n’étaient que des gribouillis d’ocre et de suie sur une peau poussiéreuse. Mais elle avait persévéré, s’efforçant de reproduire, en ocre, sur son bout de peau, ce qu’elle voyait dans sa tête. En la regardant, Mère avait l’impression de se reconnaître, de reconnaître les premiers temps difficiles où elle s’était efforcée de faire sortir l’étrange contenu de sa tête. Et puis, elle comprit ce que Yeux essayait de faire. Sur cette peau d’éléphant, Yeux dessinait un cheval. C’était un dessin fruste, presque infantile. Le tracé était médiocre, l’anatomie difforme, mais ce n’était pas une forme abstraite, comme les lignes parallèles et les spirales de Mère. C’était bel et bien un cheval : il y avait la tête gracile, le cou effilé, le trouble des sabots au-dessous. Pour Mère, ce fut comme un autre coup de tonnerre. Un moment où les connexions s’établissaient et où sa tête se reconfigurait à nouveau. Elle poussa une exclamation, se jeta à terre, fouillant le sol à la recherche de ses propres bouts d’ocre et de charbon de bois. Surprise, Yeux se recroquevilla sur elle-même, craignant d’avoir fait quelque chose de mal. Mais Mère se contenta de prendre un bout de peau et commença à griffonner – comme Yeux. Elle sentit les premiers picotements lumineux prémonitoires de la douleur dans sa tête. Mais elle continua quand même à travailler. Bientôt, Yeux et Mère avaient recouvert toutes les surfaces autour d’elles, les roches, les os, les peaux et même la poussière sèche, d’images hâtivement tracées de gazelles bondissantes, d’immenses girafes, d’éléphants, de chevaux et d’élans. Quand ils virent ce que Mère et Yeux avaient fait, les autres, aussitôt fascinés, essayèrent de les imiter. Peu à peu, la nouvelle imagerie se répandit, et, dans toute la petite communauté, des animaux ocre se mirent à bondir, et des lances noires de suie à voler. C’était comme si une nouvelle couche de vie était entrée dans le monde, une surface d’esprit qui changeait tout à son contact. Pour Mère, ce fut une nouvelle source de pouvoir. Quand elle s’était aperçue que les formes qu’elle voyait dans sa tête avaient des correspondances dans le monde extérieur, elle avait commencé à comprendre qu’elle était au carrefour d’un réseau global de causalités et de commandes, comme si l’univers de gens et d’animaux, de roches et de ciel, n’était qu’une carte de ce qui se trouvait dans sa propre imagination. Et maintenant, avec la nouvelle technique d’Yeux, il y avait une nouvelle façon d’exprimer ce contrôle, ces connexions. Quand elle prenait le cheval dans sa tête et le transférait, figé, sur une roche ou un bout de peau, c’était comme si elle le possédait pour toujours – peu importait que l’animal s’enfuie en courant dans les plaines desséchées. Beaucoup de gens avaient peur des nouvelles images, et de ceux ou celles qui les faisaient. Mère elle-même avait acquis trop de pouvoir pour qu’on le lui disputât ; rares étaient ceux qui osaient affronter le regard vide du crâne fiché sur son poteau. Mais Yeux, sa plus proche acolyte, était une cible facile. Un jour, elle arriva chez Mère en pleurant. Elle était en haillons, couverte de boue, les dessins élaborés qu’elle avait faits sur sa peau étaient brouillés comme si on avait cherché à les effacer. Le langage d’Yeux était encore pauvre, et Mère dut écouter beaucoup de sabir et observer tout un tas de gesticulations avant de comprendre ce qui s’était passé. C’était Mange-Fourmis, le garçon qui tournait autour de la gamine. Il lui avait à nouveau couru après. Comme elle lui avait fait comprendre qu’elle n’avait pas de désir pour lui, il s’était montré un peu trop insistant. Elle avait continué à résister. Alors, il l’avait entraînée jusqu’au lac et l’avait flanquée dans l’eau boueuse, essayant de détruire les marques de sa peau. Yeux scruta Mère comme si elle en attendait du réconfort, une étreinte, comme si elle était une enfant malheureuse. Mère se contenta de rester assise devant elle, le visage dur. Puis elle alla chercher sous sa paillasse un fin racloir de pierre. Elle dit à la fille de poser la tête sur ses genoux, puis elle lui enfonça la pierre dans la joue. Yeux poussa un cri, fit un bond en arrière, affolée ; elle porta la main à sa joue et regarda avec horreur ses doigts poisseux de sang. Mère réussit par des mots doux à la convaincre de revenir, la fit s’allonger de nouveau, et lui entailla encore la joue, un peu plus bas que la première fois. Yeux se débattit un petit peu, mais elle se laissa faire. Puis, alors que la douleur se diffusait dans tout son corps, elle s’abandonna. Quand Mère eut fini avec son poinçon, elle essuya le sang et prit un bout d’ocre, qu’elle passa sur les blessures. Yeux piaula en sentant la matière pulvérulente, salée, attaquer sa peau lacérée. Alors, Mère lui prit la main. — Venir, dit-elle. Eau. Elle traîna la fille récalcitrante jusqu’au lac. Elles se frayèrent un chemin entre les herbivores nonchalants, soulevant des gerbes d’eau, leurs orteils s’enfonçant dans la vase visqueuse du fond, jusqu’à ce qu’elles aient de l’eau aux genoux. Elles restèrent immobiles, attendant que les rides s’estompent, et que l’eau boueuse redevienne lisse comme un miroir. Mère dit alors à Yeux d’observer son reflet. Yeux vit qu’une spirale rouge vif partait de son œil et descendait sur sa joue. Du sang perlait encore du tatouage rudimentaire. Quand elle se passa de l’eau sur le visage, le sang s’effaça, mais la spirale resta. Yeux ouvrit la bouche et fit un grand sourire, qui réveilla sa douleur – mais elle comprenait maintenant ce que Mère avait fait. Le tatouage était une technique que Mère avait essayée sur elle-même. C’était pénible, évidemment, mais c’était la douleur – la douleur qu’elle avait dans la tête, la douleur d’avoir perdu Silence – qui avait donné naissance aux grandes transformations de sa vie. La douleur devait être accueillie, célébrée. Quel meilleur moyen de faire sienne cette enfant ? La main dans la main, elles repartirent vers le rivage. Les jours se suivaient, et la sécheresse persistait, implacable. Le lac devint une mare nauséabonde au centre d’une cuvette de boue craquelée. L’eau était souillée par les déjections et les cadavres d’animaux – mais on était bien obligé de la boire. On n’avait pas le choix. Et beaucoup, dans la tribu, souffraient de diarrhées et d’autres maladies. Et les animaux continuaient à mourir. Il n’y avait plus beaucoup de viande fraîche, maintenant, et il fallait affronter la rude compétition des loups, des hyènes et des félidés. De la même façon, les graciles et les fronts osseux commencèrent à se dévisager sombrement. Dans la tribu de Mère, la première victime fut une petite fille. Son corps avait été vidé par la diarrhée. Sa mère gémit sur le petit cadavre et le remit à ses sœurs, qui l’emportèrent pour le mettre en terre. Mais la terre était sèche, damée, et tous étaient si faibles qu’ils avaient du mal à la creuser. Le lendemain, il y eut un autre mort, un vieillard. Et le jour d’après, deux autres enfants. C’est alors, tandis qu’ils commençaient à mourir, que les membres de la tribu vinrent trouver Mère. Ils s’approchèrent de sa paillasse, sous le regard luisant du crâne de Silence. Ils s’assirent sur le sol poussiéreux, en regardant Mère, Yeux ou les animaux et les dessins géométriques qu’elles avaient tracés partout. Ils étaient de plus en plus nombreux à copier les habitudes de Mère, à tracer des spirales, des gerbes d’étoiles et des lignes ondulées sur leur visage et leurs bras. Et ils regardaient les orbites vides de Silence, comme s’ils y cherchaient une sagesse. Le problème était pourquoi ? Mère avait réussi à leur dire pourquoi son fils était mort, d’une maladie invisible que personne d’autre qu’elle n’avait seulement réussi à nommer ; elle avait pu désigner et punir Aigre, la femme qui avait causé cette mort. Si quelqu’un savait pourquoi cette sécheresse les affligeait, c’était sûrement Mère. Mère étudia cette congrégation informelle, son esprit travaillant sans relâche, idées et interconnexions se bousculant dans sa tête. La sécheresse avait une cause, évidemment. Derrière toutes les causes il y avait une intention, un esprit, visible ou non. Et s’il y avait un esprit, on pouvait négocier avec lui. Après tout, les siens avaient déjà pratiqué le troc. Ils étaient des négociateurs instinctifs depuis soixante-dix mille ans. Mais comment négocier avec la pluie ? Que lui donner en échange ? Et, superposés sur toutes ses songeries, il y avait ses soupçons. À qui faire confiance ? Qui parlait d’elle derrière son dos ? Même en cet instant, alors qu’ils la regardaient, les yeux levés sur elle, avec une sorte de vague espoir, ne cherchaient-ils pas à communiquer entre eux ? À se faire passer des messages secrets, avec des gestes, des regards, des traces de doigt dans la poussière ? La réponse lui apparut enfin. Taureau, le grand gaillard colérique qui l’avait défiée après la mort d’Aigre, vint rejoindre sa congrégation informelle. Il était affaibli par la diarrhée. Mère se leva brusquement et s’approcha de lui, Arbuste sur les talons. Taureau, malade, diminué, était piteusement assis par terre avec les autres. Mère lui mit la main sur la tête, doucement, il leva les yeux, sans comprendre, et elle lui sourit. Puis elle lui fit signe de la suivre. Taureau se leva, maladroitement, titubant, comme pris de vertige. Il laissa Arbuste le conduire vers la paillasse de Mère, où elle lui fit signe de s’allonger. Elle prit une lance de bois au bout noirci, durci par l’usage et trempé de sang. Elle se tourna vers le peuple, et dit : — Ciel. Pluie. Ciel faire pluie. Terre boire pluie. Elle jeta un coup d’œil au ciel sans nuages. — Ciel pas faire pluie. Colère, colère. Terre boire beaucoup pluie. Soif, soif. Nourrir terre. Et d’un seul mouvement fluide elle plongea la lance dans la poitrine de Taureau. Il eut un spasme, sa main se crispa sur la lance, le sang jaillit de sa bouche ouverte, sa vessie se vida sur la paillasse. Mère appuya sur la lance de toutes ses forces et sentit qu’elle déchirait les fragiles organes internes. Taureau retomba sur la paillasse, agité de secousses frénétiques. Puis il cessa de bouger. Mère retira la lance avec un sourire. Un flot de sang arrosa le sol. Il y eut un grand silence. Même Arbuste et Yeux la contemplaient, bouche bée. Mère se pencha et prit une poignée de terre poisseuse de sang. — Regarder ! Poussière boire. Terre boire. Et elle fourra la poussière trempée de sang dans la boîte crânienne de son enfant, tachant de rouge sa mâchoire supérieure. — Pluie venir, dit-elle doucement. Pluie venir. Puis elle parcourut des yeux ses sujets ébahis. Un par un, tous baissèrent la tête, ployant sous la force de son regard. Miel, la fille d’Aigre, rompit le charme. Avec un cri de désespoir, elle ramassa une poignée de cailloux et la jeta sur Mère. Les cailloux s’écrasèrent bruyamment par terre, puis Miel courut vers le lac. Mère la regarda s’éloigner, d’un air mauvais. Dans son cœur, Mère croyait à tout ce qu’elle avait dit, à tout ce qu’elle avait fait. Que le sacrifice du pauvre Taureau – celui qui s’était le plus ouvertement opposé à elle – serve un but politique ne perturbait pas sa croyance en elle-même, ni en ses actes. En tuant Taureau elle avait fait d’une pierre deux coups : servir ses intérêts et amadouer la pluie. Oui, c’était comme ça. Laissant à Arbuste le soin de s’occuper du corps, elle repartit sous son abri. Malgré le sacrifice, la pluie ne vint pas. Les jours de sécheresse se succédaient. Tous attendaient, mais pas un nuage ne venait tacher le bleu du ciel. Peu à peu, ils commencèrent à s’agiter. Miel, surtout, se moquait de plus en plus ouvertement de Mère, d’Yeux, d’Arbuste, et de ceux qui suivaient Mère. Mère se contentait d’attendre, sereine. Elle était convaincue d’avoir raison. C’était juste que la mort de Taureau n’avait pas constitué un apaisement suffisant pour le ciel et la terre. Il s’agissait tout simplement de trouver la bonne monnaie d’échange. Et voilà tout. Elle n’avait besoin que de patience, même si sa propre chair pendouillait sur ses os. Un jour, Mange-Fourmis vint la trouver, flanqué d’Yeux. Ils avaient beau mourir de faim, Mère comprit tout de suite qu’ils voulaient s’accoupler. Mange-Fourmis ne se moquait plus, à présent. Il était suppliant. Et il fallait voir de l’amour, ou de la pitié, dans sa démarche, parce que le tatouage que Mère avait gravé avec ses moyens rudimentaires sur le visage d’Yeux s’était infecté au contact des eaux stagnantes du lac. Sa forme spiralée disparaissait sous une masse de chair boursouflée, purulente, qui couvrait une moitié du visage de la fille. Pourtant, Mère se renfrogna. Cette union n’était pas une bonne chose. Elle se leva, retira la main d’Yeux de celle de Mange-Fourmis, qui n’en pouvait mais. Puis elle traîna la fille au milieu du campement, jusqu’à ce qu’elle trouve Arbuste. Il était couché sur le dos, à regarder voler les mouches dans un ciel vide. Mère poussa Yeux dans la poussière à côté d’Arbuste. Il leva les yeux vers Mère, se demandant ce qu’elle lui voulait. — Toi. Toi. Baiser. Maintenant, dit Mère. Arbuste regarda la jeune fille, essayant manifestement de masquer sa répugnance. Ils avaient passé beaucoup de temps ensemble, avec Mère, mais il n’avait jamais marqué aucun intérêt sexuel pour Yeux, même avant que son visage soit si vilainement défiguré, et elle non plus ne lui en avait jamais témoigné. Toutefois, Mère voyait qu’il était bien qu’ils s’accouplent. Mange-Fourmis n’était pas celui qu’il fallait ; Arbuste était bien. Parce que Arbuste comprenait. Elle resta plantée au-dessus d’eux, jusqu’à ce que la main d’Arbuste se fût posée sur les petits seins de la fille. Un bon mois après la mort de Taureau, le peuple fut réveillé par un gémissement sauvage, strident. C’était Mère. Stupéfaits, la plupart des habitants, déjà effrayés par cette femme dérangeante qui vivait parmi eux, s’approchèrent en courant pour voir quelle nouvelle bizarrerie allait encore s’abattre sur eux. Mère était agenouillée à côté du poteau qui avait supporté le crâne de son enfant : le crâne était tombé par terre, où il gisait en mille morceaux. Mère manipulait les fragments, en gémissant comme si l’enfant était mort une seconde fois. Yeux et Arbuste restaient sur le qui-vive, se demandant ce que Mère attendait d’eux. Mère, recueillant les pitoyables bouts de crâne dans sa main gauche, foudroya le peuple du regard, puis sa main droite se tendit. — Toi ! Les gens tressaillirent. Des têtes se tournèrent dans la direction indiquée par son bras : Miel. — Ici. Venir, venir ici ! Les bajoues pendouillantes de Miel tressautèrent de terreur. Elle essaya de battre en retraite, mais on l’en empêcha. Puis Arbuste s’avança, prit la fille par le poignet, la traîna vers Mère. Mère lui jeta les fragments de crâne à la figure. — Toi ! Toi lancer pierre. Toi casser garçon. — Non, non, je… — Toi arrêter pluie ! lança Mère d’une voix terrible. Miel poussa un gémissement, aussi terrifiée que si Mère avait dit la vérité, et un filet d’urine ruissela sur ses cuisses. Cette fois, Mère n’eut même pas besoin de la mettre à mort elle-même. La pluie ne tomba pas ce jour-là. Ni le lendemain. Ni le jour d’après. Mais le troisième jour après le sacrifice de Miel, des coups de tonnerre ébranlèrent le ciel sec. Les gens rentrèrent la tête dans les épaules, un vieux réflexe qui remontait à l’époque où Purga allait se réfugier dans son terrier. Et puis, enfin, la pluie arriva, se déversant du ciel comme s’il avait éclaté. Les gens se mirent à courir, en riant. Ils se couchaient sur le dos, la bouche ouverte, offerts à la pluie qui tombait du ciel, ils se roulaient dans la boue, s’en lançaient des poignées. Les enfants se bagarraient, les bébés pleuraient, et il y eut une grande frénésie d’accouplements, une réaction instinctive, sensuelle, à la fin de la sécheresse, au renouveau de la vie. Mère s’assit à côté de sa paillasse trempée de sang et regarda tout cela en souriant. Comme toujours, elle réfléchissait à plusieurs niveaux simultanément. Le sacrifice de Miel était encore une astuce politique. Miel n’était pas une adversaire calculatrice, mais elle symbolisait l’opposition ; avec sa disparition, il serait plus facile pour Mère de consolider son pouvoir. En même temps, il était clair que le sacrifice était nécessaire. Le ciel et la terre étaient apaisés ; les premiers dieux de l’humanité s’étaient laissé attendrir, et permettaient à leurs enfants de vivre. À un autre niveau de calcul, Mère savait très bien que, quoi qu’elle ait pu faire, l’orage aurait éclaté de toute façon. Si la pluie n’était pas venue après le sacrifice de Miel, elle était prête à continuer, sacrifiant les siens l’un après l’autre – elle aurait enfoncé sa lance dans le cœur d’Yeux, s’il l’avait fallu. Elle savait toutes ces choses en même temps ; elle croyait en beaucoup de choses contradictoires. C’était l’essence de son génie. Elle sourit, la pluie coulant sur son visage. IV C’était une après-midi magnifique. Arbuste marchait lentement sur l’herbe de la berge. Il portait en tout et pour tout un pagne de peau, une lance était passée sur son dos et dans sa main il serrait un filet contenant quelques figurines et outils d’os – mais pas d’outils de pierre ; au besoin, il pourrait toujours en fabriquer sur place, et ce serait plus facile que de les transporter. Quinze ans avaient passé depuis la mort de Taureau et de Miel, depuis ces jours où Mère avait pris de facto la tête du groupe. Arbuste avait maintenant une trentaine d’années, il s’était légèrement enrobé, son visage s’était durci, ses cheveux clairsemés commençaient à grisonner. Il lui était impossible de cacher les tatouages qui lui couvraient les bras et le visage, mais il avait pris soin de se passer de la terre et de la boue sur la peau pour les atténuer. Les tatouages se révélaient décidément trop inquiétants pour les étrangers, et la barrière de méfiance était déjà suffisamment élevée. Il ressemblait à un chasseur, parti au fil du vent, en avant de ses troupes, peut-être à la recherche de gens avec lesquels faire du troc. Mais il n’était pas tout seul ; ses compagnons surveillaient ses arrières, cachés dans les feuillages le long de la rivière. Son aspect constituait un mensonge élaboré. Il ne vadrouillait pas au hasard. Il était en mission de reconnaissance. Le premier à le repérer fut un enfant : une petite fille potelée, qui jouait au bord de la rivière avec des galets. Elle avait peut-être cinq ans, et elle était toute nue, hormis un collier de perles autour du cou. Elle leva les yeux, surprise. Il lui sourit, en ouvrant de grands yeux vides. Elle poussa un cri et dévala la berge en courant, comme il s’y attendait. Il la suivit sans précipitation. Les premiers signes de présence humaine apparurent bientôt. Le sol boueux était criblé d’empreintes, et il vit des filets de pêche tendus en travers du cours d’eau. Au détour d’une courbe de la rivière se trouvait le campement proprement dit : quelques huttes, d’où montaient des panaches de fumée. Il comprit tout de suite que ce n’était pas un campement temporaire. Les cabanes, vaguement coniques, avaient été construites sur de solides rondins profondément enfoncés dans le sol. Ce peuple de la rivière était là depuis un bon moment et avait manifestement l’intention de rester. D’un coup d’œil, il comprit pourquoi. La végétation des berges était piétinée et il voyait des pierres briller dans l’eau. C’était un gué, qui permettait aux troupeaux, dans leur migration, de traverser la rivière. Les gens n’avaient qu’à attendre ici l’arrivée des animaux. De fait, il aperçut derrière les huttes un grand tas d’os, apparemment d’antilopes, de bœufs, et même d’éléphants. Les huttes l’intriguaient. Il n’y avait aucune ouverture dans les murs, à l’exception d’un trou au sommet de chaque cône pour laisser passer la fumée, et la lumière ne pouvait pas y entrer. Qui aurait voulu vivre dans des ténèbres pareilles ? Deux adultes se précipitèrent en courant vers lui – deux femmes. Elles portaient des lances de bois et des haches de pierre banales, étaient vêtues de peaux, comme lui. Leur visage était ostensiblement couvert de dessins terrifiants, tracés à l’ocre, et elles avaient toutes les deux un morceau de pierre passé en travers du nez. L’une des femmes pointa sa lance vers la poitrine d’Arbuste. — Fu, fu ! Ne hai, ne, fu !… Il ne reconnaissait aucun des mots, mais il sentait que ce charabia était comme le sabir qu’il parlait quand il était petit, sans la richesse qui s’était peu à peu fait jour dans le langage du peuple de Mère. Ce serait un jeu d’enfant. Il se fabriqua un sourire. Puis, doucement, il fit glisser son sac de son épaule et le laissa tomber à terre, où il s’ouvrit. Sans quitter les femmes du regard, il montra un coquillage sculpté. Il le posa par terre devant elles et recula, les mains écartées, manifestement vides. Je suis un étranger, oui. Mais je ne suis pas une menace. Je veux faire du troc. Et voilà ce que j’ai. Regardez comme c’est joli… Les femmes étaient organisées. L’une garda son arme pointée vers la poitrine d’Arbuste, l’autre se pencha pour inspecter le coquillage. Ce dernier avait vu la mer pour la dernière fois une dizaine d’années plus tôt, et avait fait depuis des centaines de kilomètres dans l’intérieur des terres par l’intermédiaire de chaînes de troc, aussi longues que ténues. Il s’ornait maintenant d’un très joli dessin de tête d’éléphant, gravé par l’un des meilleurs artisans du peuple de Mère, une jeune fille aux longs doigts délicats. Lorsque la femme reconnut le faciès de l’éléphant, elle étouffa un petit cri, comme une enfant. Elle prit le coquillage, se le colla sur la poitrine. Après cela, les femmes firent signe à Arbuste de les suivre vers le campement. Il marchait avec aisance, sans se retourner, certain que ses compagnons resteraient cachés. Dans le campement du peuple de la rivière, il fit sensation. Les gens le regardèrent passer, comme s’ils n’avaient jamais rien vu de pareil, en lorgnant avec avidité le coquillage sculpté. Deux enfants, dont la petite fille qui avait sonné l’alarme, le talonnèrent, fouineurs, curieux. On le conduisit dans l’une des huttes. C’était une salle commune typique, avec une fosse à feu élaborée, des paillasses pour dormir, de la nourriture, des outils et des peaux en tas. On avait l’impression qu’une douzaine de personnes vivaient là, enfants compris. Mais la famille était absente, et n’avait laissé que quelques hommes barbus, au moins aussi vieux que lui, et les femmes qui l’avaient mené là. Le sol de terre battue était jonché des reliefs habituels des occupations humaines – os, éclats de pierre, fruits, racines grignotées. Les hommes étaient assis devant les braises rougeoyantes du foyer. Ils avaient tous d’énormes os passés dans le nez. L’un des hommes lui fit signe. — Hora ! Ce mot ne lui était pas familier, mais on ne pouvait se tromper sur son sens. Arbuste s’assit de l’autre côté du feu. On lui offrit à manger une racine cuite et à boire un liquide épais. Il posa ses trésors en jetant des regards avides partout dans la hutte. Le foyer était élaboré, beaucoup plus que les simples trous dans le sol qu’on faisait dans le village de Mère. Et il y avait pas loin un trou tapissé de peaux, plein d’eau et de gros galets plats de la rivière. Il comprit immédiatement comment l’eau pouvait être chauffée en y laissant tomber des pierres prises dans le feu. Il y avait une structure de briques, d’argile et de paille, dont il se demanda à quoi elle pouvait bien servir : il n’avait jamais vu de four. Et quelques artefacts inhabituels, comme des paniers habilement tressés, et un bol fait d’une chose qu’il prit d’abord pour du bois, mais qui étai : en fait une sorte d’étrange argile durcie. Mais le plus stupéfiant, c’étaient les lampes. Ce n’étaient que des bols de glaise pleins de graisse animale, avec des brindilles de genièvre en guise de mèche. Elles brûlaient vaillamment, remplissant la hutte d’une vive lumière jaune. Il voyait à présent pourquoi ces huttes n’avaient pas besoin de fenêtres, et son cerveau s’emballa quand il se rendit compte qu’avec ces lampes on pouvait avoir de la lumière quand on voulait, même dans les profondeurs de la nuit, même quand il n’y avait pas de feu. Il était évident que ces gens étaient très en avance sur son peuple, en matière de fabrication d’outils. Mais leur art était beaucoup plus limité, même si plusieurs d’entre eux portaient des colliers de perles comme celui qu’il avait repéré au cou de la petite fille, des perles qui se révélèrent faites d’ivoire d’éléphant. Il ne fut donc pas étonné quand les anciens ouvrirent de grands yeux devant la variété des objets qu’il étala devant eux. Des figurines d’animaux et d’hommes en ivoire et en os, des dessins, abstraits et figuratifs, gravés en relief dans des coquilles et des petits bouts de grès, et même l’une des sculptures les plus extraordinaires que Mère avait faites, une créature avec un corps humain et une tête de loup. C’était une réaction qu’il avait souvent observée. L’art du peuple de Mère avait fait d’énormes progrès au cours des quelques décennies qui avaient suivi les premiers tâtonnements de Mère. L’homme était enfin prêt, avec son gros cerveau et ses doigts déliés ; il avait suffi que quelqu’un en ait l’idée – d’ailleurs, le vaste cerveau de ce peuple de la rivière était prêt pour l’art, lui aussi. C’était comme si Mère avait planté un grain de poussière dans une solution sursaturée et qu’un cristal s’était immédiatement formé. Arbuste n’avait pas d’autre moyen de communiquer avec ce peuple de la rivière que les gestes et des sortes de charades. Mais les paramètres de la discussion furent bientôt établis. Il y aurait des échanges. Les objets d’art d’Arbuste contre les outils et les artefacts avancés de ces étrangers sédentaires. Quand il repartit, le lendemain vers midi, rejoindre ses compagnons dissimulés aux alentours, il avait un plein sac d’échantillons. Et il avait minutieusement mémorisé l’emplacement de chaque four et de chaque foyer. Il avait fait tout ça pour Mère, exactement comme il avait mené tant d’autres missions similaires. Mais Mère n’était pas là, à son côté, pour partager le travail et les risques. Dans son cœur, il trouva non sans surprise une sombre particule de ressentiment. Mère était assise en tailleur près de l’entrée de son abri, les mains posées sur les genoux, le visage au soleil, le dos tourné vers les braises du feu de la nuit passée. Elle se faisait vieille. Elle avait beaucoup maigri, et elle semblait avoir du mal à se réchauffer. Là, dans l’instant, elle se sentait bien. Étrangement satisfaite. Chaque centimètre carré de sa peau était couvert de tatouages. Même la plante de ses pieds était ornée d’un motif en toile d’araignée. Elle portait, comme presque toujours, une peau de bête qui cachait la plupart de ses dessins. Mais sa peau grouillait de couleurs et de mouvements, de gerbes d’étoiles, de lances et d’animaux bondissants. Sur un pilier de bois, à côté d’elle, était posé le crâne de son enfant mort depuis longtemps, recollé avec une gomme faite à base de résine. Elle regardait les gens vaquer à leurs activités quotidiennes. Ils lui jetaient parfois un coup d’œil, lui adressaient éventuellement un hochement de tête respectueux, ou bien ils se détournaient précipitamment, évitant son regard et celui de son fils sans yeux, mais dans tous les cas leur trajectoire était détournée, comme celle de planètes fuyant l’attraction d’un immense trou noir. Après tout, c’était Mère qui parlait aux morts, Mère qui intercédait avec la terre, le ciel et le soleil. Sans Mère, la pluie ne tomberait plus, l’herbe ne pousserait pas, les animaux n’approcheraient jamais. Même assise ici, sans rien dire, elle était la personne la plus importante de la communauté. Le dernier camp était une tempête de couleurs et de formes. C’était comme si Mère avait petit à petit emmené toute sa troupe dans sa tête, dans son imagination zébrée d’éclairs – et en un certain sens, c’était exactement ça. Les formes d’animaux, d’hommes, de lances, de haches – et les êtres étranges qui étaient des mélanges d’hommes, d’animaux, d’arbres et d’armes – bondissaient de chaque surface, de chacune des roches sélectionnées pour leur facilité à se laisser travailler, et des peaux traitées, tendues sur tous les abris. Entremêlées à ces formes figuratives se trouvaient les formes abstraites qui avaient toujours caractérisé le domaine de Mère, les spirales, les constellations, les toiles d’araignée et les zigzags. Ces symboles étaient investis de multiples significations. Le dessin d’un élan pouvait représenter l’animal lui-même, la connaissance que les gens avaient de son comportement, la chasse nécessaire pour l’abattre, la fabrication de l’outil, les préparatifs de la chasse, et la traque – ou quelque chose d’encore plus subtil, la beauté de l’animal, ou simplement la richesse et la joie de vivre. Les barrières mentales étaient enfin tombées dans l’esprit de Mère et de ceux qui la suivaient. La conscience ne se limitait plus aux relations avec les autres, pendant que les mains, la jambe et la bouche travaillaient indépendamment de toute pensée ; la conscience n’était plus réservée à deviner les intentions des autres. Maintenant, Mère pouvait penser à un animal comme à une personne, à un outil comme à un homme avec qui il fallait négocier. Tout se passait comme si le monde était peuplé de nouvelles sortes de gens – comme si les outils, les fleuves et les animaux, et même le soleil et la lune, étaient des êtres avec lesquels on devait traiter et se comprendre, comme avec n’importe qui. Après des millénaires de stase, la conscience était devenue un puissant outil polyvalent, réfléchi dans une formidable explosion artistique, une profusion d’objets d’art qui étaient autant de miroirs d’une nouvelle sorte d’esprit. Pour le peuple au front haut, c’était une époque de fermentation intellectuelle. Et Mère n’était pas le seul catalyseur. Il y avait beaucoup d’autres femmes comme elle, dispersées dans la communauté humaine. Chacune de ces prophétesses de choc, si elle n’était pas rapidement tuée par ses compagnons timorés, servait comme Mère d’alambic à une nouvelle façon de penser, à un nouveau mode de vie – initiant un changement explosif dans la façon dont les gens entraient en interaction avec le monde. Ce nouveau type d’esprit avait été favorisé par l’instabilité climatique. Le pléistocène, dont l’environnement était sujet à de violents changements, constituerait le filtre le plus impitoyable de tous les temps : seuls des individus exceptionnels, comme Mère, pouvaient survivre à ces rigueurs exceptionnelles, et transmettre leur patrimoine génétique. Et non seulement les médiocres s’amélioraient, mais encore les « Mère » se banalisaient – de même que les technologues visionnaires qui avaient donné au peuple de la rivière ses instruments perfectionnés. Il était indispensable pour l’espèce que l’esprit soit capable de produire, de temps à autre, des génies. Il se pouvait qu’ils croupissent dans la boue, mais il leur arrivait aussi de modifier le cours de la destinée humaine avec leurs inventions. Et quand de telles innovations se produisaient, les vastes cerveaux de leurs compagnons étaient prêts à les accueillir. C’était comme s’ils les attendaient. Cela faisait déjà soixante-dix mille ans que l’homme avait le matériel nécessaire. Mère et ses pareilles ne faisaient qu’écrire le logiciel. Cette nouvelle façon de penser le monde apportait déjà au peuple de Mère des récompenses sans précédent. En dehors de ses ornements, le dernier campement de Mère était le ramassis habituel d’appentis, mais il était particulièrement vaste et hébergeait deux fois plus de gens qu’avant l’éveil de Mère. Et il y avait longtemps que personne n’avait plus les joues creusées et le ventre distendu par la faim. Les méthodes de Mère marchaient. Mère vit Habile, assise toute seule à l’ombre d’un baobab géant. Habile était une fille de quatorze ans, qui travaillait minutieusement à une nouvelle sculpture, en réduisant délicatement un morceau d’ivoire. Elle était assise en tailleur et avait étendu un bout de cuir sur ses cuisses ; Mère, qui avait encore une bonne vue, voyait briller les petits chutes d’ivoire par terre autour d’elle. C’était Habile qui avait gravé la délicate tête d’éléphant sur le coquillage qu’Arbuste avait donné au peuple de la rivière. Habile portait sur la joue le tatouage en forme de spirale qui était devenu l’emblème de ceux qui avaient le privilège de compter parmi les proches de Mère : l’insigne de la prêtrise. Mais Habile était de la seconde génération. Elle était la fille d’Yeux, morte depuis longtemps, emportée par l’infection de ce premier tatouage rudimentaire. Habile avait été marquée de l’insigne spiralé alors qu’elle tétait encore sa mère ; ce qui se voyait au fait que le tatouage était distendu et presque effacé par la croissance – et c’était une grande marque d’honneur. Elle grandissait vite. Bientôt, Mère savait qu’elle devrait lui trouver un partenaire, exactement comme elle avait sélectionné les partenaires de sa mère, Yeux. Mère avait plusieurs candidats en tête, des garçons, des jeunes hommes, tous membres de sa prêtrise ; elle se fiait à son instinct pour faire le bon choix, le moment venu… Une ombre passa sur elle. Une femme approchait, d’un pas hésitant, le regard fixé sur le sol poussiéreux. Elle était jeune, mais elle marchait le dos rond. Elle avait apporté un gigot de daim ; elle posa son offrande par terre, à côté de Mère. — Bobo, dit faiblement la femme, tête basse. Bobo dos. Marcher tête haute, dos bobo. Porter bébé, dos bobo. Mère savait qu’elle avait à peine une vingtaine d’années. Mais cette fille avait des problèmes de dos depuis qu’elle s’était stupidement bagarrée avec son frère – beaucoup plus vieux, beaucoup plus gros –, des années auparavant. Mère faisait la sourde oreille à presque toutes les requêtes de ce genre. Il n’aurait pas été bon qu’on la voie accorder les miracles à la demande, qu’ils marchent ou non. Mais ce jour-là, bien réchauffée par le soleil et ayant pris plaisir à regarder travailler la géniale petite Habile, Mère se sentait d’humeur expansive. Elle claqua des doigts, faisant signe à la fille d’enlever ses peaux de bêtes et de s’agenouiller, le dos tourné vers elle. La fille s’exécuta promptement et se pencha, toute nue, devant Mère. Mère prit une poignée de cendres froides sur le feu éteint. Elle cracha dedans pour en faire une pâte légère, qu’elle présenta devant les yeux de Silence pour qu’il la regarde. Puis elle frotta les cendres sur le dos de la fille, en marmonnant un drôle de charabia. La fille frémit lorsque les cendres touchèrent sa peau, comme si elles étaient encore brûlantes. Lorsqu’elle eut fini, Mère flanqua une tape sur les fesses de la fille et lui dit de se relever. — Être forte, dit-elle en lui agitant le doigt sous le nez. Pas penser mal. Pas dire mal. Si le traitement marchait, Mère en retirerait tout le crédit. Et s’il ne marchait pas, la fille s’en voudrait de ne pas être à la hauteur. Dans tous les cas, le prestige de Mère en serait accru. La fille hocha nerveusement la tête. Mère la laissa partir, satisfaite. Elle prit la viande et la rentra dans sa cabane. Quelqu’un la ferait cuire et la mettrait de côté pour elle, plus tard. Elle avait bien gagné sa journée. Le fruste traitement que Mère avait administré à sa patiente avait procuré à celle-ci un véritable soulagement. Ce n’était rien de plus que ce que l’on appellerait par la suite l’effet placebo : parce qu’elle croyait au pouvoir du traitement, la fille se sentait déjà mieux. Mais le fait que l’effet placebo agisse sur l’esprit de la fille plutôt que sur son corps ne le rendait pas moins réel, ou moins utile. Maintenant, elle pourrait mieux s’occuper de ses enfants, qui auraient donc une meilleure chance de survie que dans une famille dont la mère était incroyante et dont les symptômes ne pouvaient pas être soulagés par un placebo. Il était donc plus que probable que les enfants de cette jeune femme aient à leur tour des enfants qui hériteraient de la propension de leur grand-mère à croire. Il en allait de même pour les chasseurs. Ils avaient commencé à dessiner des images sur les roches et les murs de leurs abris. Ils chasseraient ces proies, leur ficheraient leur lance dans le cœur ou dans la tête, et expliqueraient même à ces animaux qu’ils devaient leur prendre la vie pour le bénéfice de la tribu. Grâce à ces rituels, la peur des chasseurs était anesthésiée. Ils étaient souvent blessés ou tués à cause de leur témérité, mais leur taux de réussite était élevé, plus élevé que celui des chasseurs qui ne croyaient pas à l’utilité d’expliquer aux animaux pourquoi il fallait les tuer. Les hommes émergents étaient encore des animaux, sous le joug de la loi naturelle. Aucune innovation dans leur façon de vivre n’aurait pu s’enraciner si elle ne leur avait conféré de meilleures chances de survivre. La faculté de croire en des choses qui n’étaient pas vraies était un outil puissant. Et Mère faisait, à demi consciemment, de son mieux pour aider cette propension à la foi à s’enraciner et à se répandre. En formant des couples parmi ses adeptes, elle se livrait à ses propres expériences génétiques. Il en résulterait très vite, en l’espace d’une douzaine de générations, une divergence entre deux espèces de personnes – entre les croyants et ceux qui étaient incapables de croire. Cette divergence donnerait lieu à des différences marquées dans la chimie du cerveau et l’organisation. Mère donnait le coup d’envoi à une peste mentale qui se répandrait comme une nappe d’huile dans toute la population. Et pendant ce temps-là, dans le monde au-delà de la zone d’expansion humaine, dans le nord de l’Europe et en Extrême-Orient, les plus anciens hominidés – les robustes au crâne de scarabée et les marcheurs graciles – continuaient à faire leurs outils rudimentaires, et même ces hachettes qui leur servaient à tomber les filles. Ils vivaient leur simple vie comme ils l’avaient toujours fait. Plus tard, Mère revit la fille. Elle marchait mieux, elle se tenait plus droite. Elle sourit, fit même un signe de la main à Mère, qui s’autorisa à lui répondre. À la fin de la journée, Arbuste revint de son expédition le long de la rivière. Il était couvert de poussière, il crevait de chaud et il avait soif. Parmi les objets qu’il avait rapportés, il en sélectionna un pour le montrer à Mère. C’était une lampe, faite de cette argile miraculeuse, durcie au feu. Il alluma sa mèche d’écorce et la plaça dans la hutte de Mère, illuminant le sombre intérieur alors que le jour déclinait. Mère opina du chef. Il nous la faut. En phrases laconiques, ils commencèrent à échafauder un plan. Mère remarqua néanmoins qu’il y avait quelque chose d’étrange dans le comportement d’Arbuste. Il était son plus proche lieutenant depuis la mort d’Yeux, et toujours particulièrement respectueux envers elle. Cela dit, elle détectait une certaine brusquerie dans ses manières. Mais la lumière crépitante de la petite lampe chassa ces pensées de sa tête. Arbuste emmena ses meilleurs chasseurs en reconnaissance autour du campement du peuple de la rivière. Il leur avait expliqué sa tactique. Il traça des cartes rudimentaires dans la poussière, disposa des pierres pour représenter les abris et les gens. Savoir utiliser les symboles servait à bien des choses. Ces chasseurs avaient toujours coordonné leurs attaques, comme les loups, les grands félins et les raptors des temps anciens. Mais jamais ces animaux n’avaient aussi minutieusement mis au point leur tactique que ces astucieux hominidés. La fine équipe s’approcha du camp de base du peuple de la rivière, sans rencontrer beaucoup de gibier. Les proies avaient déjà appris à craindre la redoutable intelligence de ces nouveaux chasseurs, munis d’armes à longue portée. Déjà, certains cochons et certaines antilopes de la forêt, exterminés par les humains, commençaient à se faire rares. Ce n’était, bien évidemment, qu’un écho des temps à venir. Cela dit, pour l’instant, Arbuste et son groupe chassaient l’homme, pas l’animal. Ils attaquèrent par surprise, ne laissant pas la moindre chance au peuple de la rivière. Ce n’étaient pas les armes qui donnaient l’avantage aux assaillants, ce n’était pas non plus le nombre, c’était leur comportement. Le peuple de Mère combattait avec une sorte de folie expiatrice. Ses sujets continuaient à se battre alors même que leurs compagnons tombaient morts autour d’eux, alors même qu’ils avaient reçu une blessure qui aurait dû les réduire à l’impuissance – et qui semblait devoir les conduire à la mort. Ils se battaient comme s’ils étaient convaincus qu’ils ne pouvaient pas mourir – et, de fait, ce n’était pas loin d’être la vérité. L’enfant de Mère n’avait-il pas survécu à la mort, s’infiltrant dans les pierres, la terre, l’eau et le ciel, pour vivre avec le peuple invisible qui contrôlait le temps, l’herbe, les animaux ? Et de même qu’ils arrivaient à croire que les choses, les armes, les animaux ou le ciel étaient d’une certaine façon des gens, il ne leur était pas si difficile de penser que certaines personnes n’étaient que des choses. L’antique compartimentation s’était délitée. En attaquant le peuple de la rivière, ce n’étaient pas des hommes, des gens comme eux, qu’ils tuaient. C’étaient des objets, des animaux, quelque chose qui était moins qu’eux-mêmes. Le peuple de la rivière, malgré l’avance technologique que lui conférait l’usage du feu et de l’argile, n’était pas habité par la même foi que le peuple de Mère. C’était une arme contre laquelle on ne pouvait pas lutter. Et ce petit mais vicieux conflit préfigurait un modèle qui se répéterait encore et encore au cours des longues et sanglantes ères à venir. Quand ce fut fini, Arbuste arpenta les vestiges du campement. Il avait fait massacrer la majeure partie du peuple de la rivière, les jeunes et les vieux, les forts comme les faibles. Il souhaitait épargner certains des enfants, et les plus jeunes femmes. Les enfants seraient marqués et entraînés à respecter Mère et ses acolytes. Les femmes seraient livrées à ses combattants. Si elles tombaient enceintes, elles ne seraient pas autorisées à garder leur bébé, à moins qu’elles ne soient elles-mêmes devenues des acolytes. Il avait aussi identifié certains de ceux qui comprenaient quelque chose aux fours, aux lampes et aux autres merveilles de cet endroit, et ils seraient épargnés s’ils se montraient coopératifs. Arbuste voulait que sa tribu acquière la technologie du peuple de la rivière. Ce fut une nouvelle opération réussie, qui contribuerait à la croissance à long terme de la communauté de Mère. Lorsqu’on lui montra le village du peuple de la rivière. Mère fut satisfaite et accepta l’hommage d’Arbuste. Mais, à nouveau, elle vit son froncement de sourcils. Peut-être commençait-il à en avoir assez d’obéir à ses ordres, se dit-elle. Peut-être était-ce de l’insatisfaction ? Il faudrait qu’elle y réfléchisse, et qu’elle y remédie. En fait, il était trop tard pour ce genre de calcul. Alors même qu’elle examinait sa dernière conquête, elle avait commencé à mourir. Mère ne comprit jamais le cancer qui la dévorait de l’intérieur. Mais elle le sentait : une masse dans son ventre. Elle imaginait parfois que c’était Silence qui revenait d’entre les morts, se préparant à une nouvelle naissance. La douleur dans sa tête revint, plus forte que jamais. Les éclairs de lumière se remirent à crépiter derrière ses yeux, des zigzags, des motifs et des constellations crevant comme des blessures purulentes. Il arriva un moment où elle ne pouvait plus rien faire, sinon rester étendue sous son abri, à regarder ses lampes à base de graisse d’animal fumer autour d’elle, à écouter les voix qui résonnaient dans son vaste crâne. Arbuste vint enfin la visiter. C’est à peine si elle le discernait à travers le brouillard d’éclairs, mais il y avait quelque chose qu’elle devait lui dire. Elle lui prit le bras dans sa main pareille à une serre. — Écouter, dit-elle. — Toi dormir, dit-il d’une voix douce, câline, comme s’il parlait à un enfant. — Non, non, insista-t-elle de sa voix réduite à un rauque murmure. Pas, toi. Moi, moi. Elle leva son doigt et se tapota la tête et la poitrine. — Moi, moi. Mère. Dans sa langue, c’était un doux vocable : « Ja-ahn. » Une autre connexion s’était établie. Elle avait maintenant un symbole, même pour elle : Mère. Elle était la première personne de toute l’histoire de l’humanité à avoir un nom. Elle mourait seule, sans descendance, et pourtant elle pensait être la mère de tous. — Ja-ahn, murmura Arbuste. Ja-ahn. Il lui sourit. Il comprenait. Il se pencha sur elle, plaqua sa bouche sur ses lèvres. Et lui pinça le nez. Alors que se poursuivait ce terrible baiser, alors que ses poumons affaiblis cherchaient de l’air, l’obscurité s’approfondit rapidement. Elle avait soupçonné tout le monde dans le groupe, à un moment ou à un autre, de lui vouloir du mal. Tout le monde, sauf Arbuste, le premier de tous ses acolytes. Comme c’est bizarre, se dit-elle. Des créatures qui avaient une compréhension innée de la causalité ne pouvaient peut-être pas faire autrement que de croire que chaque événement avait une cause, une intention – une pensée malveillante dans la tête de quelqu’un, ou la volonté bienveillante d’un dieu dans le ciel. Quand on était assez futé pour faire des outils avec des matériaux divers et variés, on finissait toujours par croire à des dieux – la fin ultime de toute chose. Ce n’était pas gratuit, évidemment. Dans l’avenir, pour servir leurs nouveaux dieux et leurs chamans, les hommes devraient beaucoup sacrifier : du temps, de l’argent, et même leur droit à avoir des enfants. Ils seraient même parfois amenés à faire don de leur vie. La récompense était qu’ils n’auraient plus jamais peur de mourir. Et c’est ainsi qu’en cet instant Mère n’avait pas peur. Les lumières dans sa tête s’éteignirent enfin, les images s’estompèrent, et même la douleur. 12 Le continent radeau I § Péninsule indonésienne, Asie du Sud-Est, 52 000 ans avant notre ère Les deux frères s’éloignaient de la rive en pirogue. — Attention, attention… À ma gauche. Ça va, c’est bon. Maintenant, si on va vers la droite je pense qu’on devrait arriver à passer par ce chenal… Ejan était assis à l’arrière de la pirogue d’écorce, son frère Torr à l’avant. gés respectivement de vingt et vingt-deux ans, ils étaient tous les deux petits, minces, noueux, ils avaient la peau foncée, de la couleur des noix, et les cheveux noirs, drus. Ils manœuvraient leur pirogue dans les chenaux pleins de roseaux, encombrés de troncs d’arbre et de débris de l’inondation. La rive était bordée de fromagers, de tecks, d’acajous, de karayas et de grands palétuviers. Une gigantesque toile d’araignée formait au-dessus de la forêt un rideau translucide qui piégeait la lumière et assombrissait la verdure. Mais la chaleur pesait sur le fleuve comme un immense couvercle, et l’air était trempé de lumière. Ejan transpirait déjà à grosses gouttes. L’air était si dense et si lourd qu’il avait l’impression de se noyer à chaque inspiration. Il eût été difficile de croire qu’on était au beau milieu de la dernière glaciation, et que là-bas, dans l’hémisphère nord, les cerfs géants arpentaient des calottes glaciaires de plusieurs kilomètres d’épaisseur. Ils sortirent enfin du couvert des arbres. Mais ils furent consternés de voir à quel point le fleuve était encombré. Il y avait tout un trafic de pirogues d’écorce et de troncs évidés. Certaines familles utilisaient deux ou trois pirogues attachées ensemble, de façon à améliorer leur stabilité. Entre ces flottilles majestueuses louvoyaient quelques embarcations plus rudimentaires, des radeaux de palétuvier, de bambou, de roseau. Des gens péchaient, aussi, sans bateau ni radeau. Une femme pataugeait non loin du rivage avec deux bâtons qu’elle refermait sur les poissons assez imprudents pour s’approcher d’elle. Des fillettes se tenaient dans l’eau jusqu’à mi-corps, plongeant une série de filets dans le fleuve, pendant que leurs camarades convergeaient vers elles en soulevant des gerbes d’eau pour rabattre les poissons dans leurs filets. Cela représentait une grande divergence de technologie par rapport aux simples flotteurs de rondins utilisés jadis par le peuple de Harpon. Appâtés par les richesses disponibles le long des côtes des fleuves et des estuaires, des esprits humains inventifs, fébriles, avaient mis au point tout un éventail de moyens de travailler dans l’eau. Les frères manœuvrèrent à travers ce grouillement de population. — Il y a du monde aujourd’hui, grommela Ejan. On aura de la chance si on réussit à manger, ce soir. Si j’étais un poisson, il y a longtemps que je serais parti. — Alors espérons que le poisson est encore plus stupide que toi. D’un revers de sa pagaie, Ejan aspergea son frère. Il y eut un cri, plus loin, vers l’aval du fleuve. Les frères se retournèrent et regardèrent, la main en visière au-dessus des yeux. Dans le nuage trouble des insectes baignés par le soleil qui planait au-dessus de l’eau, ils distinguèrent un radeau fait de bois de palétuvier. Trois hommes étaient plantés sur cette plate-forme, minces ombres dans l’air humide. Ejan voyait leur équipement, leurs armes et leurs peaux, accrochés au radeau. — Nos frères ! dit Ejan d’une voix vibrante d’excitation. Non sans risque, il se leva sur la pirogue, comptant sur Torr pour maintenir l’équilibre de leur petite embarcation, et il agita vigoureusement la main. Voyant cela, les frères répondirent en sautant sur leur radeau, le faisant osciller. Ce jour-là, les trois garçons allaient sortir dans l’océan sur ce radeau, tentant la traversée vers le grand continent au sud. Ejan s’assit, l’inquiétude contrebalançant son exaltation, qui s’était évaporée lorsqu’il avait repéré ses frères. — Je continue à dire que ce radeau est trop fragile, murmura-t-il. Torr pagayait toujours stoïquement. — Osa et les autres savent ce qu’ils font. — Mais les courants de l’océan, la façon dont la marée monte… — On a sacrifié un singe pour Ja’an hier soir, lui rappela Torr. Son âme est avec eux. Mais, songea Ejan, mal à l’aise, c’est moi qui porte l’ancien nom de la Femme Sage, pas eux. — Peut-être que j’aurais dû partir avec eux. — C’est trop tard, répondit Torr d’un ton égal. Et c’était vrai. Ejan voyait que les trois frères s’étaient éloignés et pagayaient avec régularité vers l’embouchure du fleuve. — Allez, Ejan, fit Torr. Viens, on pêche. Lorsqu’ils furent arrivés à une zone d’eau profonde, dégagée, les frères prirent leur filet de lin tissé et le glissèrent dans l’eau. Ils s’écartèrent à la nage pour le déployer, et Ejan passa son gros orteil dans la lisière inférieure du filet pour l’ouvrir vers le bas. Ils avaient dressé une barrière d’une quinzaine de mètres de longueur, tendue en travers du courant. Les frères commencèrent à nager vers l’avant, balayant l’eau. Le courant languide, boueux, grouillant d’une vie verte, réchauffait la peau d’Ejan. Au bout d’une quinzaine de mètres, ils nagèrent l’un vers l’autre, refermant le filet. Leur prise ne fut pas importante ce jour-là – le poisson avait bel et bien été effrayé –, mais il y avait quelques gros spécimens, qu’ils jetèrent dans la pirogue. Ils prirent bien soin de relâcher les plus petits, presque tous des jeunes, personne ne mangeant de menu fretin quand il suffisait d’attendre quelques mois pour faire une plus belle prise. Ils tendirent bien le filet, se préparèrent à remonter le fleuve. C’est alors qu’un cri retentit sur le rivage, un cri terrifiant. Ejan se tourna vers Torr. — Mère. Il faut rentrer. Ils jetèrent leur filet sur une souche d’arbre, où ils savaient pouvoir le récupérer plus tard. Ils retournèrent à la pirogue et repartirent dans les débris qui dérivaient le long de la berge. En arrivant au campement, ils trouvèrent leurs sœurs en train d’essayer de réconforter leur mère désespérée. Les trois frères n’étaient même pas arrivés hors de vue du rivage, quand le mascaret avait disloqué leur frêle esquif. Ils avaient tous trois disparu, noyés. Osa, Born et Iner n’accrocheraient plus jamais leur pirogue à celle d’Ejan. Ejan repoussa ses sœurs pour s’approcher de sa mère et lui mit la main sur l’épaule. — Je ferai cette traversée, dit-il, pour Osa et les autres. Et je ne mourrai pas. Sa mère, les cheveux gris ébouriffés, les yeux pleins de larmes, se contenta de gémir plus fort. Ejan était un lointain descendant d’Yeux et de Habile, les acolytes de la Mère originelle. Après Mère, les progrès de l’humanité ne furent plus bridés par le rythme millénaire de l’évolution biologique. Le langage et la culture évoluaient à la vitesse de la pensée, se nourrissant d’eux-mêmes, devenant toujours plus complexes. Peu après la mort de Mère, un nouvel exode hors d’Afrique avait commencé, un vaste déploiement de gens dans toutes les directions. Le peuple d’Ejan était allé vers l’est. Sur les pas des marcheurs de la race de Loin, ils avaient longé le sud de l’Eurasie, suivant les lignes de côte et les archipels. Il y avait maintenant des gens tout le long d’une large bande qui allait de l’Indonésie et de l’Indochine jusqu’en Afrique, en passant par l’Inde et le Moyen-Orient. Et alors que les populations se répandaient lentement, une poussée colonisatrice était graduellement partie de ces plages, remontant les cours d’eau pour s’enfoncer à l’intérieur du continent. Ejan et Torr étaient le produit de la plus pure souche de ces aventuriers qui avaient poursuivi leur migration le long des rivages, génération après génération. Pour exploiter les richesses des fleuves, des estuaires, des bandes côtières et des îles du large, ces peuples avaient peu à peu perfectionné leurs techniques de pèche et de construction des bateaux. Mais ils se trouvaient maintenant dans une impasse. Sur cet archipel, à l’extrême sud-ouest du continent asiatique, ils étaient allés aussi loin que possible ; il n’y avait plus de terre devant eux, et l’endroit commençait à être surpeuplé. Or, on pouvait aller plus loin ; tout le monde le savait. La dernière glaciation n’avait pas encore atteint son point culminant, mais le niveau de la mer avait déjà baissé de plusieurs centaines de mètres. Lors de la reconfiguration de la côte qui en avait résulté, les îles de Java et de Sumatra s’étaient rapprochées de l’Asie du Sud-Est pour former une plate-forme, et une grande partie de l’Indonésie était devenue une longue péninsule. De la même façon, l’Australie, la Tasmanie et la Nouvelle-Guinée s’étaient réunies pour former une seule et formidable masse. Dans cette géographie unique, et qui ne devait pas perdurer, il y avait des endroits où le continent asiatique n’était séparé de l’ensemble formé par l’Australie, la Papouasie-Nouvelle-Guinée et la Tasmanie que par une centaine de kilomètres. Tout le monde savait qu’il y avait un continent au sud. Des marins courageux ou malchanceux, que le courant avait éloignés de la côte et des îles du large, l’avaient aperçu. Personne ne connaissait son étendue réelle, mais, au fil des générations, les récits de voyageurs s’étaient suffisamment accumulés pour que tout le monde soit sûr que ce n’était pas une île de plus : c’était un nouveau territoire, immense, vert, riche, avec une longue côte luxuriante. Y arriver serait un sacré exploit. Les gens étaient venus jusqu’ici en faisant des sauts de puce, d’île en île, traversant des mers relativement calmes, d’un bout de terre à un autre, tous clairement visibles de l’un à l’autre. Mais aller de leur dernier bout de terre à la grande île du Sud – en quittant complètement la terre de vue –, cela constituait un défi d’une tout autre ampleur… Cela dit, découvrir un nouveau monde n’exigeait que le courage de tenter la traversée. Le courage, l’astuce – et la chance. Ejan passa plusieurs jours à sélectionner son arbre. Torr à son côté, il parcourut la lisière de la forêt, étudiant les sterculias et les palmiers. Il se plantait sous les arbres, jaugeant la rectitude de leur tronc, tapotant l’écorce avec son poing pour détecter les éventuels défauts internes. Finalement, il porta son dévolu sur un grand et magnifique palmier – au tronc comme un pilier massif, impeccable. Mais l’arbre était loin du village de sa famille, et il n’y avait pas de fleuve à proximité ; il ne pourrait même pas le rapporter en le faisant flotter. Torr envisagea un instant de s’en plaindre, mais quand il vit l’expression déterminée du petit visage d’Ejan, il préféra s’abstenir. Les frères commencèrent par abattre le palmier avec leur hache de pierre. Puis ils dépouillèrent promptement le tronc de son écorce. Le bois exposé était parfait, lisse et dur, comme l’espérait Ejan. Ils retournèrent au campement pour réquisitionner des volontaires afin de les aider à transporter le tronc. Si tout le monde était plein de compassion pour la perte de leurs trois frères, personne n’était particulièrement enthousiasmé par la perspective d’un transport aussi long et difficile à travers la forêt. Pour finir, seuls les membres de la famille – Ejan, Torr et leurs trois sœurs – retournèrent au palmier abattu. Quand il eut réussi à rapporter le palmier au campement, Ejan se mit immédiatement au travail. Copeau après copeau, il évida le tronc, prenant bien soin de laisser la moelle intacte à la proue et à la poupe. Il employa des haches et des herminettes de pierre – vite émoussées, mais tout aussi vite refaites. Torr l’aida beaucoup pendant les premiers jours, puis il fat repris par d’autres occupations. En tant qu’aîné des enfants, beaucoup de responsabilités pesaient maintenant sur lui, et il se consacrait aux tâches quotidiennes de la maisonnée, pour assurer la survie des siens. Après quelques jours, Rocha, la plus jeune sœur d’Ejan, lui apporta un petit filet plein de dattes. Il les posa à l’arrière de son embarcation et se mit à les enfourner distraitement tout en s’affairant. À quinze ans, Rocha était une petite fille silencieuse, mince, très brune de peau, au regard intense, calme. Elle fit le tour du tronc pour inspecter le travail de son frère. Le tronc était maintenant évidé sur presque toute sa longueur. La large base du tronc serait la proue, où Ejan ménageait une plate-forme qui permettrait à un harponneur de se tenir à l’affût du poisson. Un banc plus petit, à la poupe, accueillerait l’homme de barre. C’était une chose incroyable que de voir un bateau émerger du bois. Mais le creux qu’Ejan était en train d’ouvrir dans le tronc était encore d’une profondeur dérisoire, atterrante, et le tout était brut et manquait de finition. Rocha poussa un soupir. — Tu travailles si dur, mon frère. Osa, lui, nous fabriquait un radeau en un jour, deux au plus. Ejan se redressa. Il essuya la sueur de son front avec son bras nu, et laissa tomber sa hache ébréchée : une de plus. — Mais le radeau d’Osa l’a tué. L’océan entre nous et la terre du Sud n’a rien à voir avec les eaux indolentes du fleuve. Aucun radeau ne sera jamais assez solide. Il caressa doucement le creux du bateau. — Avec cette pirogue, je serai comme un oisillon dans le nid maternel. Et mes affaires aussi. Même si je chavire, je n’aurai rien à craindre, parce que le bateau sera facile à retourner. Regarde. Il tapa du poing sur la coque. — Ce tronc est très dur au-dehors, mais la pulpe en est particulièrement légère. Sa flottabilité est telle que je ne pourrai jamais couler. C’est la meilleure façon de faire la traversée, crois-moi. Rocha passa sa petite main le long du creux formé dans le bois. — Torr dit que pour faire une pirogue, il faut prendre de l’écorce. Les pirogues d’écorce sont faciles à faire. Il m’a montré. Tu peux prendre une feuille d’écorce que tu maintiens ouverte avec des boules d’argile à l’avant et à l’arrière, ou bien tu couds des lanières ensemble et… — Et tu passes tout le temps de la traversée à écoper, et avant d’être arrivé à la moitié de ton voyage, tu coules. Écoute, sœurette, moi je n’ai pas besoin de coudre ma coque. Et elle ne pourra pas se déchirer ; ma pirogue à moi ne fuira pas. — Mais Torr dit que… — Il dit beaucoup de choses ! lança Ejan. Il ferait mieux de bosser. J’ai fini les dattes, allez, sœurette, laisse-moi maintenant. Et il se remit au travail, grattant assidûment son tronc d’arbre. Rocha ne s’en alla pas. Elle grimpa comme un chat dans le creux encore à peine ébauché du bateau. — Si ce que je te dis ne te sert à rien, alors, frérot, peut-être que mes mains, elles, te seront utiles. Donne-moi un grattoir. Étonné, il esquissa un sourire et lui tendit une herminette. À partir de là, le travail progressa de plus belle. Quand la pirogue fut grossièrement esquissée, Ejan amincit les parois intérieures, de sorte qu’il y ait assez de place pour deux personnes et leur matériel. De petits feux furent prudemment allumés à l’intérieur et hors de la pirogue pour sécher et durcir le bois. Quand le frère et la sœur mirent la pirogue à l’eau pour la première fois, ce fut un grand jour. Ejan se plaça à la proue et Rocha à la poupe. Rocha était encore une navigatrice inexpérimentée, et l’embarcation cylindrique avait une fâcheuse tendance à se renverser à la moindre occasion. Mais elle était tout aussi facile à remettre à l’endroit. Rocha apprit à appliquer son propre sens de l’équilibre à l’ensemble de la pirogue, de façon à ce qu’Ejan et elle-même arrivent à maintenir la pirogue à flot avec un minimum d’efforts. Bientôt – du moins sur les eaux tranquilles du fleuve –, ils réussirent à maintenir la pirogue en équilibre sans plus y prendre garde, et avec leurs pagaies ils atteignaient une vitesse satisfaisante. Après les premiers essais sur le fleuve, Ejan passa encore plusieurs jours à travailler sa pirogue. Par endroits, le bois s’était craquelé et fissuré en séchant. Il calfata les trous avec de la cire et de l’argile, il enduisit les parois intérieures et extérieures de résine, pour l’empêcher de se fissurer à nouveau. Lorsque ce fut fini, il estima que l’embarcation était prête pour son premier essai en mer. Rocha demanda l’autorisation de l’accompagner. Mais il n’était pas chaud. Elle avait vite appris, mais elle était encore jeune, inexpérimentée, et pas aussi forte qu’elle le deviendrait par la suite. En fin de compte, bien sûr, il accéda à sa demande. Jeune ou non, sa vie lui appartenait et elle pouvait en disposer comme elle le souhaitait. C’était l’usage, chez ce peuple de chasseurs-cueilleurs, et il en serait toujours ainsi : leur culture, qui leur enseignait à compter les uns sur les autres, était génératrice de respect mutuel. Finalement, pour la première fois, la pirogue quitta la large embouchure du fleuve et s’engagea dans l’océan. Ejan avait lesté la pirogue avec des pierres pour simuler le chargement d’eau et de nourriture qu’ils devraient emporter pour la véritable traversée, dont il estimait la durée à une journée environ. À leur passage, des pêcheurs sur des radeaux et des pirogues se levèrent et poussèrent des cris, agitant harpons et filets de pêche, des enfants coururent le long de la rive en hurlant. Ejan était rouge de fierté. Au début, tout se passa bien. Même quand ils furent hors de l’estuaire, l’eau resta placide. Rocha commentait avec effusion la facilité avec laquelle l’océan se laissait naviguer, ajoutant qu’il ne leur faudrait pas longtemps pour effectuer la traversée. Ejan ne disait rien. Il voyait que l’eau autour de la proue de la pirogue était légèrement teintée de brun, jonchée de petit bouts de feuilles et d’autres débris. Ils étaient encore dans le courant du fleuve qui se déversait dans la mer. S’il avait goûté l’eau, il l’aurait probablement trouvée douce. C’était comme s’ils n’avaient pas encore quitté le fleuve. Et comme il le craignait, lorsqu’ils affrontèrent les vrais courants de l’océan, l’eau devint soudain beaucoup plus turbulente et de mauvaises vagues se ruèrent sur eux. La rudimentaire pirogue cylindrique roulait bord sur bord, et ils recevaient des paquets d’eau de mer. Avec une coordination issue de la pratique, ils s’inclinaient d’un côté puis de l’autre pour redresser leur bateau, et ils furent bientôt haletants et glacés jusqu’aux os. Mais, sitôt redressée, la pirogue chavirait de nouveau. Alors que le roulis s’accentuait, les attaches de leur chargement se rompirent, et Ejan vit disparaître au fond de l’océan les cailloux qu’il avait placés dans l’embarcation. Quand le bateau se stabilisa enfin, il vit que Rocha était tombée à l’eau, mais elle remonta rapidement à la surface en crachotant et en hoquetant. Il savait que l’expérience était terminée. Il jeta le reste des cailloux par-dessus bord, pagaya rapidement pour rejoindre sa sœur et la tira de l’eau. Ils regagnèrent l’embouchure du fleuve. À leur retour au campement, on leur réserva un accueil mitigé. Torr les aida à tirer la pirogue hors de l’eau, mais ne leur dit pas grand-chose. Leur mère était simplement introuvable. Les hardis aventuriers étaient restés suffisamment près du rivage pour que tout le monde les vît faire les marioles, rappelant à leur pauvre mère ce qui était arrivé à leurs frères, Osa, Born et Iner. Mais Ejan n’était pas du genre à baisser les bras. Il savait que la traversée en pirogue était possible ; ce n’était qu’une question d’habileté et d’endurance – et il savait que, si déterminée qu’elle puisse être, la pauvre Rocha n’avait pas encore ces qualités. S’il voulait atteindre la terre du Sud, il lui fallait un compagnon plus costaud. C’est pourquoi il approcha Torr. Torr travaillait le plus souvent possible à une nouvelle pirogue de sa propre conception, une construction élaborée d’écorce cousue. Mais il passait maintenant le plus clair de son temps à chasser et à chercher à manger. Il avait le dos cassé à force de se pencher sur les buissons et les racines, et une grande entaille au niveau des côtes, infligée par un sanglier, n’en finissait pas de guérir. Ejan trouva que son frère avait beaucoup vieilli. Il reconnaissait chez Torr ce solide sens des responsabilités bien terrien qu’il tenait du grand-père dont il portait le nom. — Viens avec moi, lui dit Ejan. Ce sera une grande aventure. — Tenter la traversée n’est pas… nécessaire, dit gauchement Torr. Il y a beaucoup à faire ici. Ejan, les choses sont difficiles pour nous, maintenant. Nous sommes si peu nombreux. Ce n’est plus comme avant. Il s’obligea à sourire, mais son regard était sans joie. — Tu nous imagines, tous les deux sur le fleuve, dans ta magnifique pirogue. Les filles n’en pourraient plus ! Et je plains le crocodile qui essaierait de se faire les dents sur ta coque… — Je n’ai pas construit cette pirogue pour le fleuve, répondit Ejan d’un ton égal. Je l’ai faite pour l’océan. Tu le sais bien. Et c’est pour aller sur le continent sud que nos frères ont donné leur vie. Torr se rembrunit. — Tu penses trop à nos frères. Ils sont partis, complètement partis. Leurs âmes sont avec Ja’an, jusqu’à ce qu’elles reviennent dans le cœur de nouveaux enfants. J’ai essayé de t’aider, Ejan. Je t’ai aidé à rapporter ton rondin. J’espérais que ce travail te nettoierait la tête de tes rêves de folie. Mais c’en est arrivé au point où tu serais prêt à laisser l’océan te tuer, comme nos frères. — Je n’ai pas l’intention de mourir, répondit Ejan, avec une colère grandissante. — Et Rocha ? lança Torr. Tu veux qu’elle meure, elle aussi ? Pour l’amour de ton rêve ? Ejan secoua la tête, décontenancé. — Si Osa était encore vivant, il viendrait avec moi. Deux pirogues valent mieux qu’une, fit-il en flanquant une tape sur la coque cousue de la nouvelle pirogue de Torr. Si c’était la pirogue d’Osa, il l’attacherait à la mienne, et nous traverserions l’océan bord à bord, jusqu’à… — Jusqu’à ce que vous vous noyiez tous les deux ! s’écria Torr. Je ne suis pas Osa. Et ce n’est pas sa pirogue ! Ejan lut une grande colère, et aussi beaucoup de frustration, sur le visage de son frère ; et, à sa grande surprise, de la peur. — Ejan, si nous te perdons… — Viens avec moi, répéta Ejan. Attache ta pirogue à la mienne. Nous défierons l’océan ensemble. Torr secoua la tête avec raideur, évitant le regard d’Ejan. Ejan, la mort dans l’âme, s’apprêta à repartir. — Attends, dit doucement Torr. Je ne partirai pas avec toi. Mais prends ma pirogue. Elle fera la traversée à côté de la tienne. Mon corps sera là, à déterrer des racines, mais, ajouta-t-il avec un sourire pensif, mon âme sera avec toi dans la pirogue. — Frère… — Contente-toi de revenir. La pirogue de Torr donna à Ejan une nouvelle idée. Cette seconde pirogue, chargée de nourriture et d’autres marchandises, n’aurait pas d’équipage. Cela voulait dire qu’elle ne serait pas aussi lourde que celle d’Ejan, et accoupler les pirogues bord à bord ne leur conférerait pas une meilleure stabilité. Après avoir un peu réfléchi et beaucoup essayé, Ejan attacha la solide pirogue d’écorce de Torr à la sienne avec deux longues traverses de bois. Grâce à ce système – deux pirogues reliées par un cadre de bois –, on aurait pu dire qu’il avait obtenu une sorte de radeau, à partir des pirogues. Au fur et à mesure qu’il affinait son concept, il était de plus en plus excité. Peut-être que de cette façon il pourrait combiner le meilleur du radeau et de la pirogue. Les rameurs et leur matériel seraient à l’abri dans le corps évidé de la pirogue, et non exposés comme à la surface d’un radeau, et en même temps, la seconde pirogue leur procurerait la stabilité d’un radeau. Rocha l’aida à sortir ce nouvel engin pour l’essayer dans le fleuve et faire un tour dans l’océan. Le système à double coque se révéla plus difficile à manœuvrer qu’une simple pirogue, mais il était beaucoup plus stable. Ils s’éloignèrent plus au large que lors de leur première tentative avec la pirogue évidée, et pourtant ils ne chavirèrent pas une seule fois. Comme ils n’avaient pas besoin de s’échiner constamment à maintenir l’embarcation à flot, leur voyage fut beaucoup moins fatigant. Ejan eut enfin l’impression que c’était bon. Il essaya une dernière fois de dissuader Rocha de venir avec lui. Mais il vit dans ses yeux une sorte de résolution : elle était absolument déterminée à affronter cet important défi. Comme Ejan, son nom lui venait du passé ; peut-être que quelque part, dans la lignée des Rocha qui l’avaient précédée, il y avait un autre grand voyageur. Ils chargèrent les pirogues d’eau, de provisions – des racines et de la viande séchée –, de coquillages et de peaux pour écoper, d’armes et d’outils. Ils prirent même un fagot de bois sec pour faire du feu. Il fallait être paré à toute éventualité. Ils n’avaient pas idée de ce qu’ils trouveraient sur ce rivage vert, au sud. Pas la moindre idée. Cette fois-ci, quand ils repartirent, ce ne fut pas la fête. Les gens se détournèrent, vaquant à leurs occupations. Même Torr n’était pas là pour regarder la double pirogue glisser hors de l’estuaire. Ejan ne pouvait s’empêcher de se sentir oppressé par leur réprobation, tout en se laissant bercer doucement par son embarcation, qui s’engageait sur les abysses marins. Cette modeste expédition allait marquer le début d’une grande aventure. Ejan avait inventé un nouveau type d’embarcation, qui fut repris un peu partout dans la péninsule. En certains endroits, le concept de pirogue double dû à Ejan évolua pour donner naissance à cette inévitable flotte de pirogues à balancier de la deuxième génération. Dans certains cas, cela tenait plutôt du radeau avec un trou au milieu. Ailleurs, des gens essayèrent même de fixer des troncs de palmier de part et d’autre du plat-bord pour améliorer la manœuvrabilité. Quelles que fussent ses origines disparates, la pirogue à balancier fut la solution au problème de l’instabilité qui confinait jusque-là les pirogues aux cours d’eau. Et au fil des générations, les descendants de ces gens se répandraient hors d’Australasie dans l’océan Indien et en Océanie, grâce à leurs pirogues à balancier. Ils iraient aussi loin vers l’ouest que Madagascar et la côte africaine ; vers l’est, ils traverseraient le Pacifique, jusqu’à l’île de Pâques ; au nord, ils iraient jusqu’à Taiwan, au large de la côte de Chine ; et au sud jusqu’en Nouvelle-Zélande, emmenant leur langue et leur culture avec eux. C’était une migration épique : en réalité, elle prendrait des dizaines de milliers d’années. En fin de compte, les enfants de ce peuple des fleuves effectueraient un périple de plus de deux cent soixante degrés autour de la planète. Leur lisse traversée du détroit jusqu’à la nouvelle terre fut si facile qu’elle en perdit presque tout caractère héroïque. Ejan et Rocha suivirent un rivage inconnu. Ils arrivèrent enfin à un endroit où ils virent un courant – d’eau fraîche, apparemment – sortir du fouillis végétal de l’intérieur des terres. Ils tournèrent leur embarcation vers le rivage et pagayèrent de toutes leurs forces, jusqu’à ce qu’ils sentent la proue des pirogues racler le fond de l’eau. Ils étaient arrivés sur une plage bordée par d’épaisses forêts luxuriantes. — Moi d’abord, moi d’abord ! cria Rocha. Elle bondit hors de la pirogue – ou plutôt, elle essaya ; après plusieurs jours en mer, ses jambes se dérobèrent sous son poids, elle glissa et tomba à la renverse dans l’eau, en riant aux éclats. Ce ne fut pas un débarquement des plus dignes. Personne ne fit de discours, personne ne hissa de drapeau. Et il n’y aurait pas non plus de monument à cet endroit ; en réalité, d’ici trente mille ans, ce rivage où l’homme avait pour la première fois mis le pied serait recouvert par la montée des eaux. Ce n’en était pas moins un moment extraordinaire. Parce que Rocha avait été le premier hominidé à atteindre l’Australie, la première à prendre pied sur le continent. Ejan descendit plus prudemment de son embarcation. Puis, l’eau chaude du rivage leur montant aux genoux, ils tirèrent leur pirogue pour la mettre à l’abri. Rocha courut vers le fleuve d’eau douce. Elle y plongea la tête la première, en avala plusieurs gorgées, se frotta la peau sous toutes ses coutures. — Argh, ce sel ! On en a partout… Avec l’exubérance de la jeunesse, elle remonta le cours d’eau et entra dans la forêt, à la recherche de fruits frais. Ejan but longuement l’eau douce, fraîche, y plongea la tête pendant plusieurs longs battements de cœur. Puis, les jambes tremblantes, il remonta vers le haut de la plage. Il reconnaissait les palétuviers, les palmiers. Pour un peu, il se serait cru chez lui. Il se demanda quelle taille cette nouvelle île pouvait bien faire. Et il se demanda s’il n’y aurait pas, après tout, des habitants qui… Rocha poussa un petit cri. Il courut la rejoindre. Dans la dense végétation, quelque chose bougeait. C’était massif, et en même temps cela se déplaçait presque sans bruit. Cela avait un terrible calme reptilien, qui réveilla des peurs primales, profondément enfouies dans leur cœur. Et puis, cela sortit en glissant du sous-bois. Un serpent. Ejan le vit tout de suite : un serpent d’une taille inconnue jusque-là. Il faisait au moins un pas de diamètre, et sept ou huit pas de long. Le frère et la sœur se cramponnèrent l’un à l’autre et sortirent en courant de la forêt pour regagner la plage. — Une grosse bête, chuchota Rocha. Nous sommes arrivés dans un pays peuplé de puissantes bêtes. Ils se regardèrent dans les yeux, haletants, transpirants. Et puis ils se mirent à rire, leur peur se changeant en exaltation. Ils retournèrent en clopinant vers leur pirogue, pour y prendre du bois et faire du feu, le premier feu que l’homme ait jamais fait sur cette immense terre. Mais pas le dernier. II § Nord-ouest de l’Australie, 51 000 ans avant notre ère Sur une langue de terre rocailleuse, Jana était en train de pêcher des moules. Il était nu, à l’exception d’une ceinture où était accroché le filet contenant le fruit de sa pêche. Il avait la peau brun foncé, et ses cheveux ondulés étaient relevés sur sa tête. À vingt et un ans, il était grand, mince, fort, et en très bonne santé – en dehors d’une jambe légèrement plus faible que l’autre, souvenir d’une atteinte de poliomyélite infantile. Il releva la tête. Il était en sueur. À l’ouest, le soleil descendait dans l’océan. En s’abritant les yeux, il arrivait à distinguer les pirogues à balancier, et les silhouettes qui se découpaient comme autant de squelettes sur l’océan miroitant : des gens, sur l’eau. C’était la fin du jour, les sacs accrochés à la ceinture de Jana pesaient lourd. Ça suffisait. Il fit demi-tour et repartit lentement le long de la langue de terre. Il boitait légèrement. Partout sur la côte, il y avait des gens qui rentraient chez eux, attirés comme des papillons de nuit par les plumets de fumée qui montaient déjà dans le ciel. Il y avait beaucoup de gens par ici, regroupés dans leurs denses petites communautés, vivant des ressources de la mer et des fleuves. Cela faisait déjà une cinquantaine de générations que les premiers êtres humains avaient mis le pied en Australie. Ejan et Rocha étaient rentrés chez eux en racontant ce qu’ils avaient trouvé, et d’autres les avaient suivis. Et leurs descendants, qui restaient largement attachés à leur économie basée sur le rivage marin et les berges des fleuves, s’étaient répandus sur toute la côte de l’immense Australie, et, en remontant les fleuves, jusque dans le cœur rouge du continent. Mais Ejan et Rocha avaient été les premiers. Leurs esprits étaient encore transmis de génération en génération – Jana lui-même portait le nom et hébergeait l’âme d’Ejan en personne –, et les chamans, le soir auprès des feux, narraient toujours l’histoire de leur voyage, de la façon dont ils avaient traversé l’eau dans un bateau à l’intérieur garni de plumes de mouettes, et comment ils avaient combattu des serpents géants et d’autres monstres à leur arrivée. Jana rentra chez lui. Sa famille vivait dans un regroupement d’appentis, à l’abri d’une falaise gréseuse très érodée. Le sol était jonché des détritus d’un peuple de marins : des pirogues, des balanciers et des radeaux avaient été tirés sur la plage pour la nuit. Une douzaine de harpons étaient appuyés les uns contres les autres, formant une sorte de tipi, et des filets, à moitié terminés ou en cours de réparation, étaient entassés çà et là. Dans un espace dégagé, au centre du village, brûlait un grand feu de bûches d’eucalyptus. Dans les cahutes, de plus petits feux crépitaient dans des foyers entourés de galets. Des pierres à cuire avaient été placées dans les brasiers, et les hommes, les femmes et les plus grands enfants écaillaient et vidaient les poissons. Les plus petits couraient partout, faisant des bêtises et du bruit comme le font toujours les enfants, tissant autour d’eux un lien de bonne humeur. Jana ne voyait pas Agema. Les mains crispées sur ses filets, il s’approcha du plus grand des appentis. Agema partageait le sien avec une flopée de frères et sœurs, et avec leurs parents – des cousins au second degré des parents de Jana. Il reprit son souffle dans l’obscurité de l’entrée, rassembla son courage et entra dans la cahute. L’intérieur grouillait d’activités et d’un riche mélange d’odeurs, feu, viande, nouveau-nés, lait, transpiration. Il la vit enfin. Elle nettoyait un bébé, une petite fille aux cheveux tout emmêlés et au visage couvert de morve. Jana lui montra son filet, où des moules brillaient. — Je t’ai apporté ça, dit-il. Agema le regarda. Sa bouche esquissait un sourire, mais elle détourna les yeux. La gamine le regarda aussi, les yeux écarquillés. — Il n’y a rien de meilleur, à ce qu’on dit. Peut-être qu’on pourrait… C’est alors qu’un coup pied jailli de l’obscurité atteignit sa jambe atrophiée. Elle se déroba aussitôt sous son poids, et il tomba sur le sol. Les moules voltigèrent dans tous les sens. Il y eut un éclat de rire général. Une main forte l’attrapa sous le bras et l’aida à se relever. — Si tu veux l’impressionner, évite de marcher, avec ta jambe… Tu ferais mieux de sauter, comme un kangourou… Jana, le visage écarlate, ne pouvait détacher son regard des grands et beaux yeux d’Osu, le frère d’Agema. Ses autres frères et sœurs faisaient bloc autour de lui. Jana essaya de maîtriser sa colère : — Tu m’as fait un croche-pied, dit-il. Voyant l’authentique colère qui brillait dans les yeux de Jana, Osu réprima son sourire. — Pardon, je ne voulais pas… dit-il gentiment. Sa courtoisie ne fit qu’aggraver les choses. Jana se pencha pour ramasser les moules. — Laisse-moi t’aider, dit Osu. — Je n’ai pas besoin de ton aide ! lança Jana. C’est pour… — Pour ma sœur ? Osu regarda la jeune fille et Jana intercepta un clin d’œil. Un autre des frères, Salo, incroyablement grand, incroyablement beau, s’avança. — Écoute, mon pote, si tu veux l’impressionner, voilà ce qu’il faut que tu rapportes à la maison. Et il montra à Jana une coquille de moule d’une taille impossible. Elle était si grosse qu’il devait la tenir à deux mains. Jana n’avait jamais vu une moule de cette taille, et il avait passé sa vie à ramasser des coquillages. En réalité, aucun être vivant n’avait jamais vu un monstre pareil. — Où as-tu trouvé ça ? — Sur la plage, dans un vieux tas d’algues sèches, fit-il avec un vague hochement de tête. Je pensais en faire un bol. — Des moules géantes, hein ? fit Osu avec un sourire. Ejan et Rocha devaient bien manger, à leur époque. Enfin, tout ça a disparu, bien sûr… Rapporte-nous-en une comme ça, petit kangourou, et Agema écartera les cuisses plus vite qu’une moule mise sur le feu n’ouvre sa coquille. Il y eut d’autres rires. Jana vit qu’Agema se cachait le visage, mais ses épaules tressaillaient. Il fut à nouveau envahi par une colère irrépressible, et il comprit qu’il avait intérêt à sortir d’ici avant de se comporter comme un enfant, en se mettant en colère – ou, pire, en flanquant une gifle à l’un de ses frères, si exaspérants. Il récupéra ses moules et sortit, avec toute la dignité dont il était capable. Mais, en partant, il entendit la voix doucement moqueuse d’Osu : — Il paraît qu’il a la bite aussi tordue que la jambe… Jana dormit très mal, cette nuit-là. Lorsqu’il se réveilla, il savait ce qu’il avait à faire. Il se leva avant l’aube. Il rassembla ses cordes, ses lances durcies au feu, son arc, ses flèches, ses pierres à feu, et quitta le campement. Il s’enfonça dans la forêt, à l’intérieur des terres, en suivant le fleuve. Alors qu’il marchait sans faire de bruit sur le tapis de végétation en décomposition, il dérangea une famille de créatures furtives pareilles à des rongeurs. Du genre kangourou. Elles le regardèrent avec de grands yeux pleins de reproche, avant de détaler. C’est à peine s’il les remarqua, tout à ses pensées. La forêt clairsemée qui bordait la rive était principalement composée d’eucalyptus, dont les troncs étaient festonnés de bandes d’écorce à demi détachées. Comme la majeure partie de la flore australienne, ces arbres étranges étaient de lointains descendants de la végétation du Gondwana, qui s’étaient retrouvés isolés là quand ce continent-radeau s’était séparé des autres terres du Sud. Et dans les eaux du fleuve, à l’ombre des arbres, croisaient d’autres reliques des temps anciens : des crocodiles, échoués ici comme les eucalyptus. Contrairement aux arbres et comme leurs cousins de partout ailleurs, ils avaient défié le temps, inchangés. Il arriva à une clairière. Une famille de créatures à quatre pattes, grosses comme des rhinocéros, traversait la clairière. Ils avaient de petites oreilles, un minuscule trognon de queue, et ils marchaient les quatre pieds bien à plat sur le sol, comme des ours. Ils dévastaient tout dans la forêt : leurs dents inférieures, pareilles à des défenses, grattaient inlassablement la terre à la recherche des buissons résistants à la salinité dont ils raffolaient. Ces herbivores marsupiaux étaient des diprotodontes, des sortes de wombats géants. Il y avait beaucoup d’espèces de kangourous à cet endroit. Certains des plus petits cherchaient l’herbe et les plantes qui poussaient au ras du sol. Mais les plus gros étaient encore plus grands que Jana ; ces géants avaient tellement grandi qu’ils pouvaient attraper le feuillage des arbres. En cherchant leur nourriture, les kangourous se soulevaient en s’aidant de leurs pattes de devant, de leur queue et de leurs puissantes pattes de derrière, qui constituaient un moyen de locomotion unique, lent et étrangement gracieux, en dépit de leur taille. Soudain, un rugissement se fit entendre dans la forêt, de l’autre côté de la clairière. Les kangourous, petits et grands, détalèrent en bondissant, de leur extraordinaire démarche élastique. La créature à l’origine du rugissement s’avança nonchalamment dans la clairière. On aurait dit un lion, mais il n’était apparenté à aucun félidé. C’était un thylacoleo : un marsupial, comme les diprotodontes et les kangourous ; mais celui-ci était un prédateur carnivore déguisé en lion par son rôle et des circonstances identiques. Ce pseudo-félin se déplaçait avec une furtivité soyeuse, jaugeant les proies de ses yeux froids. Sans le quitter des yeux, Jana longea prudemment la lisière de la clairière. Alors que le reste du monde était dominé par les mammifères placentaires, l’Australie était devenue un laboratoire d’adaptation marsupiale à l’échelle du continent. Il y avait des kangourous carnivores qui chassaient en meute féroce, dont tous les membres étaient étroitement liés. Il y avait de drôles de créatures comme on n’en trouvait nulle part ailleurs : d’énormes parents de l’ornithorynque, des tortues géantes de la taille d’une Renault Espace, des crocodiles terrestres. Et dans les forêts marchaient d’immenses lézards moniteurs – lointains cousins du dragon de Komodo asiatique, en beaucoup plus gros –, étrange legs du crétacé, des monstres carnivores d’une tonne, assez gros pour ne faire qu’une bouchée d’un kangourou ou d’un être humain. Jana continua sa route, perdu dans ses pensées. Jana et Agema se connaissaient depuis toujours ; dans cette petite communauté, tout le monde connaissait tout le monde. Mais ce n’était que depuis l’année dernière, quand elle avait eu dix-sept ans, qu’il s’était soudain senti attiré par elle. Il n’aurait su dire ce qui lui plaisait tellement en elle. Elle n’était pas grande, pas très bien faite, ses seins resteraient toujours petits, ses hanches et ses fesses trop larges, son visage était rond comme une lune de chair, son nez petit et son sourire à l’envers. Mais elle avait quelque chose de serein, comme le calme de la mer quand votre pirogue était loin de la terre, un calme où se dissimulaient profondeurs et richesses. Il ne lui en avait quasiment pas parlé. En réalité, c’est à peine s’il lui parlait, depuis un an – depuis qu’il la voyait sous ce nouveau jour. Ce qui lui faisait vraiment mal, c’était qu’Osu et ses autres idiots braillards de frères avaient raison de se moquer de lui, d’insister sur sa claudication, sur le fait qu’il ne ferait jamais un bon mari pour Agema. Ils essayaient de protéger leur sœur d’une pitoyable union. Pourtant, il savait que sa mauvaise jambe n’était pas un vrai handicap, qu’elle ne l’empêcherait pas de gagner sa vie, d’aider Agema à élever les enfants qu’il voulait tellement avoir avec elle ; mais il fallait qu’il arrive à les en convaincre, sa famille et elle. Et ce n’était pas en ramassant des moules sur les rochers, comme un gamin, qu’il y arriverait. Il fallait qu’il aille à la chasse, un point c’est tout. Il fallait qu’il aille plus loin et qu’il rapporte à la maison du gros gibier – et il fallait qu’il le fasse seul, afin de prouver à Agema et aux autres qu’il était aussi fort, aussi plein de ressources et aussi capable que n’importe qui. La nourriture des villageois venait principalement de la chasse aux petites créatures, ou de ce qu’ils trouvaient dans la mer, le fleuve et la bande de forêt qui longeait la côte : des choses évidentes, sans danger, peu spectaculaires. Chasser de plus grosses proies était plus ou moins le privilège des mâles, un jeu risqué qui procurait aux hommes et aux garçons une occasion de faire l’étalage de leurs prouesses, comme toujours. Et c’est à ce jeu immémorial que Jana allait se livrer maintenant. Évidemment, il n’était pas assez idiot pour entreprendre tout seul quoi que ce soit de trop ambitieux. Les plus gros animaux ne pouvaient être abattus que lors d’une chasse organisée. Mais il y avait une proie qu’un chasseur solitaire pouvait rapporter à la maison… Chemin faisant, il s’enfonça de plus en plus dans la forêt. Il finit par arriver à une autre clairière. Et là, il repéra ce qu’il cherchait. Il avait trouvé un nid de feuillage grossièrement assemblé, où une douzaine d’œufs avaient été soigneusement disposés. Ce qui rendait le nid extraordinaire était sa taille – Jana aurait probablement pu s’y coucher –, et certains des œufs étaient aussi gros que sa tête. Si Purga avait pu voir cette formidable construction, elle aurait cru que les dinosaures étaient bel et bien revenus. Jana tendit son piège avec habileté. Il partit en repérage autour de la clairière, jusqu’à ce qu’il ait avisé les traces des énormes pattes palmées de la maman oiseau. Il suivit un peu les traces dans la forêt, tendit ses cordes entre deux arbres en travers de la piste, puis il prit ses épieux et les enfonça dans le sol. Le moment était venu de faire du feu… Il eut vite fait de rassembler du bois sec. Pour obtenir une flamme, il fit tourner à l’aide d’un archet un bout de bois dans le creux d’une petite bûche. Il nourrit la première braise avec des brindilles. Quand les flammes montèrent, il plaça des branches dans le brasier, puis les jeta autour de lui dans la forêt. Là où les torches tombaient, les flammes jaillissaient comme des fleurs de mort. Des oiseaux prirent leur envol en poussant des cris, fuyant les colonnes de fumée, des petits kangourous rabougris détalèrent entre ses pieds, en ouvrant des yeux affolés. Le temps qu’il regagne la clairière, les flammes avaient commencé à s’étendre et les poches de feu séparées se rejoignaient. Finalement, une énorme forme à deux pattes sortit à grand bruit de la forêt. Ses plumes noires étaient tout ébouriffées, sa tête noire dressée en haut d’un cou interminable, et ses pattes musclées faisaient trembler le sol quand elle courait. Un genyornis, un immense oiseau aptère deux fois plus gros qu’un émeu – en réalité, l’un des plus gros oiseaux qui vivraient jamais à la surface de la Terre. Jana vit que cette maman oiseau était terrifiée ; elle avait le regard affolé, et son bec étonnamment petit était grand ouvert. C’est alors que les énormes pattes de la bête se prirent dans les cordes qu’il avait tendues. Elle tomba de tout son long et s’empala bel et bien sur la lance de Jana. Elle ne mourut pas sur le coup. Prise au piège, l’extrémité de la lance sanglante dépassant de son dos, la femelle genyornis battait inutilement de ses pauvres petites ailes. Une vague conscience profondément enfouie devait regretter que ses lointains ancêtres aient renoncé à voler. Et voilà que se jetait sur elle un hominidé bondissant et hurlant ! Une hache s’abattit. Les flammes s’étendaient. Jana devait se dépêcher de découper sa proie et de ficher le camp. Il y avait eu de grands feux en Australie avant l’arrivée de l’homme, évidemment. Ils se produisaient essentiellement au moment de la mousson, quand il y avait beaucoup d’éclairs. Certaines espèces de plantes résistantes au feu s’étaient développées en réaction. Mais elles n’étaient ni répandues, ni dominantes. Or les choses étaient en train de changer. Partout où ils allaient, les gens brûlaient la terre pour encourager la croissance des plantes comestibles et pour chasser le gibier. La végétation avait déjà commencé à s’adapter. Les herbes, aussi hardies et prévalantes que partout ailleurs, pouvaient s’embraser et pourtant survivre. Les eucalyptus candélabres avaient bel et bien évolué pour transmettre les flammes ; des fragments d’écorce se détachaient et, portés par le vent, transmettaient de nouveaux brasiers à des kilomètres de distance. Chaque hiver il y avait beaucoup, beaucoup de perdants. Les plantes ligneuses, plus sensibles au feu, ne pouvaient pas lutter dans ces terribles conditions. Les cyprès, jadis une espèce dominante, devenaient rares. Certaines plantes vivrières se raréfiaient aussi, et plusieurs espèces de buissons porteurs de fruits étaient en voie de disparition. Et alors que leur habitat brûlait, les communautés animales implosaient. Les gens s’étaient dispersés, génération après génération, le long des côtes et des fleuves, à partir de l’endroit où Ejan avait débarqué. C’était comme si une grande vague de feu et de fumée se répandait depuis la frange nord-ouest de l’Australie dans le cœur rouge du continent. Et devant ce front de destruction, les antiques formes de vie mouraient. La disparition des moules géantes n’avait été que la première d’une longue série d’extinctions. Lorsque Jana quitta la forêt, le feu faisait toujours rage, s’étendant rapidement. Des colonnes de fumée montaient dans le ciel. Indifférent, il ne se retourna pas. Il ne pouvait évidemment pas rapporter tout l’oiseau chez lui. Mais le but n’était pas vraiment de ramener de la nourriture. Quand Jana rentra au camp avec la tête du genyornis plantée au bout de sa lance, il fut accueilli par des acclamations, les claques amicales d’Osu et des autres – et par la timide acceptation de son cadeau par Agema. III § Nouvelles-Galles-du-Sud, Australie, 47 000 ans avant notre ère La pirogue d’écorce flottait, immobile, sur l’eau boueuse du lac. Jo’on et sa femme Leda étaient en train de pêcher. Jo’on se tenait debout dans l’embarcation, sa lance à la main, guettant le poisson. La lance était munie d’une pointe en os de wallaby, affûtée et trempée dans la résine. Leda avait fait sa ligne avec de la fibre d’écorce martelée, et elle y avait accroché un hameçon fait avec un bout de coquille. Mais les hameçons étaient cassants, la ligne peu solide, et le rôle de Leda était d’attirer aussi doucement que possible le poisson qui aurait mordu à l’hameçon, afin que Jo’on le transperce de sa lance. Jo’on avait quarante ans et rien que la peau sur les os, mais son visage ridé respirait la bonne humeur, même s’il portait les stigmates d’une vie de labeur. Et il était fier de son bateau. La pirogue avait été faite en découpant sur le tronc d’un eucalyptus un long ovale d’écorce, dont il avait ligaturé les extrémités pour en faire la proue et la poupe. Le plat-bord était renforcé par un bâton cousu avec de la fibre végétale, de plus petits bâtons servant d’extenseurs. Les fentes et les fuites étaient calfatées avec de l’argile et de la résine. Cela dit, la barque n’était pas très stable. Plongée dans l’eau, elle fléchissait à chaque vaguelette et fuyait de toute part. Étanche ou non, avec un peu de savoir-faire on pouvait toutefois manœuvrer cette pirogue même quand l’eau était agitée. Et si sa finition était rudimentaire, sa principale beauté résidait dans sa simplicité ; Jo’on l’avait fabriquée en une journée. Les ancêtres de Jo’on, depuis l’arrivée d’Ejan, avaient traversé l’Australie en ligne droite, du nord-ouest jusqu’à ce coin au sud-est, traversant le cœur rouge du continent. Mais ils n’avaient jamais perdu le coup de main et ils savaient toujours faire de beaux bateaux. La pirogue de Jo’on embarquait même un petit feu qui brûlait sur une plaque d’argile humide placée au fond de la coque, pour faire cuire les poissons qu’ils prenaient. C’est-à-dire qu’ils auraient pu, s’ils en avaient pris. En fait, Jo’on s’en fichait. Il aurait pu rester ici toute la journée dans le silence séduisant de son bateau, que les poissons viennent le voir ou non. Même les crocodiles qui passaient, les yeux brillants, ne pouvaient troubler sa sérénité. C’était mieux que d’être au campement, près du rivage, où les gamins couraient partout, où les hommes passaient leur temps à se vanter et les femmes à piler des racines. Sans parler des jappements des dingos. À son avis, ces chiens à moitié sauvages étaient plus une nuisance qu’autre chose, même s’ils contribuaient parfois à rabattre le gibier… Leda perdit patience. Avec un reniflement de dégoût, elle lança sa ligne à l’eau. — Crétins de poissons ! Jo’on s’assit devant elle. — Écoute, Leda. Les poissons sont timides aujourd’hui. Tu n’aurais pas dû lancer ta ligne comme ça. Il va falloir qu’on… — Et crétin de saleté de bateau qui fuit de partout ! fit-elle en tapant du pied dans la mare d’eau qui s’accumulait au fond du bateau, éclaboussant son mari. Il poussa un soupir, récupéra un bol de bois taillé, commença à écoper. Il tint sa langue, attendant qu’elle se calme. Elle avait sur la tête des entrailles de poisson, qui rôtissaient lentement au soleil, et une huile malodorante suintait sur son corps et ses cheveux. L’huile chassait les moustiques dont le lac était infesté à cette époque de l’année. Elle fronçait le nez, pinçait les lèvres. Elle n’avait qu’un an de moins que Jo’on, mais en vieillissant elle était devenue une grosse dame nerveuse qui s’énervait facilement. Elle était surtout devenue vraiment laide, se dit-il. Et pourtant, il savait qu’il ne la quitterait jamais. Il se rappelait, comme si c’était hier, le jour où il avait dû lui arracher son dernier enfant au moment même de l’accouchement – il lui avait fracassé le crâne avec une pierre, avait jeté le corps dans le feu –, et le jour, quelques mois plus tard, où il avait dû la faire avorter en lui tapant sur le ventre, obligeant le bébé à pointer le bout de son nez un peu trop tôt… Elle avait compris pourquoi il avait dû lui enlever les enfants. Le peuple était en marche, et elle était déjà encombrée d’un marmot à peine sevré. Elle ne pouvait se permettre d’être à nouveau enceinte. Elle savait tout cela. Elle n’avait même pas eu le temps de former des liens étroits avec ses enfants disparus. Ils lui avaient été enlevés trop tôt pour ça. Et pourtant, ces incidents avaient modifié sa personnalité, se gravant à jamais en elle, telle la boue craquelée du fond d’un lac asséché. Et elle en voulait à Jo’on des souffrances endurées. — Il faut qu’on fasse mieux que ça, répliqua-t-elle. — Hmm, fit-il en se frottant le menton. Une ligne plus grosse ? Ou peut-être… — Je ne parle pas de la grosseur de la ligne, espèce de crotte de crocodile ! Regarde plutôt ça, fit-elle en levant la lance de son mari. T’es qu’un imbécile. Tu pêches avec ta pointe d’os alors qu’Alli se sert d’un harpon à pointe de silex. Pas étonnant que ses enfants soient obèses ! Il ferma les yeux, retint un soupir. Alli, Alli, Alli : il y avait des jours où il avait l’impression de n’entendre que cela, le nom de son beau-frère, tellement plus malin que lui, sans parler de sa beauté, et qui avait si bien réussi dans la vie. — T’aurais dû lui demander d’être le père de tes enfants, ronchonna-t-il. — Qu’est-ce que t’as dit ? aboya-t-elle, comme un dingo. — Laisse tomber. Leda, sois raisonnable. Nous n’avons plus de silex… — Alors va en chercher. Va sur la côte, faire du troc. Il résista à la tentation de discuter. Après tout, abstraction faite des insultes, sa suggestion n’était pas mauvaise ; la route d’une centaine de kilomètres qui menait à la mer était bien damée, et surtout bien longue… — C’est bon. Je vais demander à Alli de venir avec moi… — Non, dit-elle. Et elle détourna les yeux. — Et pourquoi pas ? fit-il en fronçant les sourcils. Tu lui as parlé pas plus tard qu’hier, à ton frère, avant la danse. Qu’est-ce que tu lui as dit ? Elle pinça les lèvres plus que jamais. — On s’est engueulés. — Engueulés ? À propos de quoi ? demanda-t-il, de plus en plus irrité. À mon sujet ? Tu lui as encore dit du mal de moi ? — Oui, siffla-t-elle. Oui, si tu veux tout savoir. Alors si tu ne veux pas être la risée de tout le monde, tu as intérêt à te tenir à carreau. Vas-y tout seul. — Mais quand même, un voyage pareil… — Vas-y tout seul ! Elle pêcha une pagaie au fond de la pirogue. — Bon, on rentre. Il n’avait pas d’autre solution, en fin de compte, que de se préparer à une marche solitaire jusqu’à la côte. Mais, avant de partir, il découvrit de quoi il retournait. Quand Leda s’était engueulée avec Alli, ce n’était pas parce qu’elle avait dit du mal de lui, mais parce qu’elle avait pris sa défense contre les sarcasmes de son frère. Il ne dit rien à Leda avant de partir, mais il garda pour lui ce petit bout de vérité qui lui faisait chaud au cœur. Quand il se mit en route, deux des dingos le suivirent hors du campement. Il leur jeta des cailloux jusqu’à ce qu’ils battent en retraite en montrant les dents. Loin du lac, il entra dans le silence. Le sol était rouge et plat, jonché de touffes de spinifex d’un blanc spectral. Rien ne bougeait en dehors de la petite tache d’ombre sous ses pieds. Il n’y avait personne à perte de vue, d’un horizon à l’autre. L’Australie serait toujours un endroit à nul autre pareil. Après cinq mille ans d’occupation humaine, il y avait moins de trois cent mille personnes sur tout le continent – un habitant pour vingt-cinq mille kilomètres carrés –, pour la plupart concentrées le long des côtes, des fleuves et des lacs. Et dans le grand cœur rouge du continent, au sein de l’ancien et immense désert de calcaire et de buissons résistants à la salinité, il y avait moins de vingt mille habitants. Les hommes, bien qu’éparpillés, avaient étendu leur culture à toute l’Australie. Elle se manifestait sous la forme d’un fin réseau de foyers, de détritus, de coquillages, et d’images tracées sur les roches écarlates. Et Jo’on était assez confiant, même tout seul, même avec sa carcasse de quadragénaire craquant de partout, pour s’aventurer tout nu sur la poussière rouge avec pour seules armes sa lance et son woomera. Il était confiant parce que la sagesse de sa famille imprégnait le paysage. Il suivait la piste sinueuse du serpent ancestral : le premier de tous les serpents, celui qui, disait-on, avait accueilli Ejan quand il avait débarqué de l’Ouest pour la première fois avec son bateau. Chaque centimètre de la piste était riche d’histoires, qu’il se chantait à lui-même en marchant. L’histoire était une codification de tout ce que le peuple savait de la Terre : une carte-histoire, précise et très complète. Les détails les plus importants concernaient les points d’eau. Un conte était attaché à chaque catégorie de trous d’eau, et à toute une variété d’anfractuosités dans la roche, de citernes, de creux dans les arbres et de pièges à rosée. La première source à laquelle il s’arrêta était en fait un lent suintement. Son histoire particulière disait que, au temps jadis, on voyait souvent d’immenses kangourous réunis ici, si fascinés par l’eau qu’ils faisaient des proies faciles. Maintenant les kangourous étaient partis, ne laissant, en guise de gardien, que les restes massacrés d’un eucalyptus. Et ainsi de suite. Pour Jo’on, la terre regorgeait de vibrants détails, comme si elle avait été truffée de pancartes et de panneaux indicateurs – alors même qu’il n’était venu par ici qu’une seule fois dans sa vie. Ce genre d’histoire n’était que le début du Temps des Rêves. Les contes dureraient tant que les descendants de Jo’on garderaient leur culture indépendante, vivante, en mutation, toujours plus élaborée – et conservant toujours un noyau de vérité. Il serait toujours possible d’utiliser l’histoire du serpent ancestral pour trouver l’eau et la nourriture. Et peu importait la distance à laquelle les gens s’aventuraient, à quelle profondeur dans le temps ils s’enfonçaient, il serait toujours possible de suivre les pistes du Temps des Rêves à travers le paysage, jusqu’au nord-ouest, à l’endroit où Ejan et sa sœur avaient posé le pied pour la première fois. Et pourtant, malgré cette sagesse orale, Jo’on ne pouvait pas savoir que ce pays était plus vide, beaucoup plus vide que lorsque son lointain ancêtre avait débarqué. Au bout d’une journée de marche, il arriva, comme prévu, à un bout de forêt. Là, il avait l’intention de chasser un peu pour enrichir, avant d’arriver sur la côte, la réserve de nourriture qu’il avait l’intention d’échanger. Il s’avança sans bruit entre les arbres. Il trouva bientôt un trésor : du miel sauvage, dans une ruche accrochée à un gommier. Comme il mettait en miettes la ruche, un serpent noir s’approcha, mais il réussit à l’attraper par la queue et le cogna comme un fouet sur une branche pour lui fracasser la tête. Son grand triomphe de ce soir-là fut de repérer un goanna, une sorte de varan, de deux bons pieds de long. En le voyant, le goanna prit peur et se cacha dans un rondin évidé. Mais Jo’on était patient. Il s’était figé dans la plus parfaite immobilité sitôt que le goanna l’avait aperçu. Et il était resté là, sans bouger un cil, alors que le soleil disparaissait à l’ouest et que le sol devenait d’un rouge encore plus éclatant. Il vit la langue du goanna darder prudemment hors du rondin. Tout le monde savait que les goannas flairaient l’air pour savoir s’il y avait des prédateurs ou des proies dans les parages. Jo’on était aussi immobile qu’un rocher ; et il n’y avait pas de vent pour porter son odeur jusqu’au goanna. Pour finir, comme prévu, le lent et patient cerveau du goanna oublia que Jo’on était là. L’animal sortit de sa cachette… et la lance de Jo’on le cloua au sol d’un seul coup. Au pied d’un eucalyptus, Jo’on fit un feu avec un bâton à feu. Il dépouilla et vida rapidement le goanna, ramollit sa chair à la chaleur des flammes, fit un repas délectable. Au-dessus de lui, les flammèches montaient dans l’obscurité. Quand il se réveilla, à l’aube, le feu avait diminué, mais il brûlait toujours. Jo’on bâilla, s’étira, fit ses besoins, mangea encore quelques bouchées du goanna. Puis il fit une torche à partir du bois mort, l’alluma à son feu et commença à marcher dans la forêt, en brûlant tout ce qui se trouvait sur son passage. Il recherchait plus particulièrement les arbres creux qui brûleraient bien, et mettait le feu aux broussailles qui se trouvaient à leur pied. Après tout ce temps, la stratégie de base des chasseurs de la forêt n’avait pas changé : ils se servaient du feu pour rabattre le gibier. Des opossums, des lézards, des rats marsupiaux chassés par la fumée jaillirent de l’intérieur des troncs. Des petites créatures, mais il réussit à en assommer quelques-unes et il ajouta leurs modestes cadavres à la pile qu’il avait accumulée près de son premier foyer. Pour impressionner les peuples de pêcheurs de la côte, il lui fallait de plus grosses prises. Alors il commença à rôder plus loin dans la forêt, allumant d’autres broussailles et d’autres arbres. Graduellement, les flammes s’étendirent et fusionnèrent, s’organisant, s’alimentant mutuellement, générant des courants d’air et des vents qui les nourrissaient à leur tour et intensifiaient encore les feux. Bientôt, les incendies isolés se fondirent en un unique feu de brousse, un mur de flammes tortillantes qui avançait plus vite qu’un homme en pleine course. À ce moment-là, Jo’on était sorti de la forêt et, alors que les cimes des arbres prenaient feu et explosaient comme s’ils étaient faits de magnésium, il se tenait prêt à se servir de son propulseur. Les animaux commencèrent enfin à se précipiter hors de la poche de forêt en feu. Il y avait là des kangourous, des opossums, des lézards et beaucoup d’autres marsupiaux, tous affolés. Ils couraient en tous sens – certains aveuglés, hébétés, foncèrent droit vers Jo’on. Il ignora les petites créatures, trop rapides, mais voici qu’arrivaient deux plus gros animaux, deux kangourous rouges qui venaient vers lui en bondissant, à une vitesse extraordinaire. Il prit sa lance, l’encocha dans le propulseur de son grand-père et attendit : il n’aurait droit qu’à un essai. Au dernier moment, les kangourous le virent et changèrent de direction. Sa lance se perdit dans la fumée. Hurlant de frustration, il courut récupérer son arme. Il maudit copieusement l’obstination de Leda et sa propre stupidité, replaça sa lance dans le woomera et se prépara de nouveau à attendre. Mais il savait que sa meilleure chance s’était enfuie. Il savait que son pitoyable tas d’opossums et de lézards devrait faire l’affaire, parce qu’il n’y aurait plus de gros animaux. Le goanna que Jo’on avait tué était un parent des lézards géants carnivores qui occupaient jadis le cœur rouge de ce continent. La pauvre bête n’était qu’un avorton à côté de ses immenses ancêtres ; les géants avaient tous disparu, projetés dans le trou noir de l’extinction par la chasse et les incendies de forêt. Les kangourous rouges qu’il avait essayé de piéger étaient de la même façon des échos rabougris de plus puissants ancêtres. Tous les gros avaient été tués. Ceux qui survivaient maintenant étaient les petites créatures, rapides à la course comme à la reproduction, capables d’échapper aux feux et aux lances des chasseurs. Depuis l’arrivée d’Ejan, cinquante-cinq espèces de grands animaux vertébrés avaient été englouties par les ténèbres. D’un bout à l’autre du continent, en fait, toutes les créatures plus grosses que l’être humain avaient disparu. Jo’on vit enfin la mer. Il avait atteint la côte est de l’Australie, non loin de ce que l’on appellerait un jour le port de Sydney. La lumière de cet endroit, tellement plus vive que celle de l’intérieur des terres, l’éblouissait. Il avait le nez plein d’odeurs de sel, d’algues et de poissons, et les oreilles cassées par le grondement perpétuel de la mer. Après sa marche à travers le cœur rouge et poussiéreux, il n’était pas habitué à ces clameurs sensorielles. En descendant vers le rivage, il distingua des gens qui travaillaient sur la mer à bord de pirogues et de radeaux. Dans la vive clarté de l’océan, il ne voyait que de minces silhouettes verticales, s’affairant avec leurs lignes, leurs filets et leurs pieux. Ces gens ne s’éloignaient pas de la côte et leur principale ressource alimentaire était le poisson, raison pour laquelle ils étaient très friands de viande de l’intérieur des terres. Jo’on s’approcha, les mains vides en dehors de ses bribes de viande, hurlant des salutations dans les rares mots de leur langue qu’il connaissait. Les premiers indigènes qu’il rencontra étaient des femmes, avec des enfants accrochés au sein. Elles engloutissaient méthodiquement une pile d’huîtres. Elles le regardèrent sans curiosité. Alors qu’il allait vers elles, il se rendit compte qu’il marchait sur les coquilles d’huîtres ouvertes, et que la couche allait en s’épaississant au fur et à mesure qu’il s’approchait d’elles. Pour finir, il vit avec stupéfaction qu’il se déplaçait sur une pyramide de coquilles plus haute que lui, résidu de siècles de collectes ininterrompues. La pyramide se trouvait devant l’une des innombrables grottes de grès qui bordaient les rivages de ce port. Certaines des entrées de ces grottes étaient fermées par des plaques rudimentaires d’écorce tressée. Dans l’ombre de la plus proche caverne, des enfants jouaient dans les tas de vieilles coquilles. Les femmes ne lui témoignèrent quasiment aucun intérêt. Il poursuivit son chemin. Finalement, une vieille femme sortit en boitillant de l’une des grottes. Elle avait les cheveux gris, sa peau nue ressemblait à un sac vide. Elle dit quelque chose d’incompréhensible, jeta à ses marchandises un regard dédaigneux et lui fit signe d’entrer dans la grotte. Le sol était jonché d’éclats de silex, de tas de coquilles, de pointes d’os, de miettes de charbon de bois. Lorsque ses pieds déplaçaient ces détritus, il voyait au-dessous d’autres couches d’ordures, plus profondes – et même des étrons humains, desséchés et inodores. Ces pêcheurs, comme son propre peuple, n’étaient pas des fées du logis. Ils se contentaient de déménager quand un campement était devenu invivable, comptant sur les forces invisibles de la nature pour déblayer les ordures à leur place. Il aperçut une pile de silex au fond de la grotte, un trésor impressionnant. On disait qu’il y avait des grottes, sur une autre côte au sud, où l’on pouvait décrocher ce genre de silex des parois. Mais les gens de l’intérieur, comme Jo’on, ne comprenaient pas grand-chose à la provenance de ces précieuses pierres et devaient négocier avec ceux qui s’y connaissaient mieux. Les pêcheurs se montrèrent assez hospitaliers, songeant sans doute à leurs futurs échanges. Ils lui donnèrent à boire et à manger, puis ils essayèrent de parler ensemble de ce qu’il avait pu remarquer lors de son voyage, et de discuter des changements du paysage qu’il avait pu constater. Ces pêcheurs ne se montraient pas impatients de négocier. Ils prirent son ocre et ses pauvres morceaux de viande. Pour eux, il était clair que cela ne valait pas plus d’une poignée de silex. Enfin, ce serait mieux que rien, se dit-il sombrement. Les pêcheurs l’invitèrent à rester pour la nuit. Il s’allongea sur une paillasse d’algues séchées. Elle puait le sel et le moisi. Il se retrouva en train de regarder à la lumière des feux mourants les peintures sur la voûte de la grotte, des images tracées au charbon de bois, à l’ocre et à l’aide d’une teinture rouge qui se révéla venir d’une créature de la mer. Il y avait des images éclatantes de wombats, de kangourous et d’émeus ; le peuple qui les chassait planait au-dessus des animaux en fuite. Mais ces images – et là il regarda plus attentivement – étaient superposées à d’autres images encore plus étranges : des images d’oiseaux géants, de lézards, et même de kangourous plus grands que les êtres humains qui les pourchassaient. Ces images devaient être plus vieilles que celles qu’il avait d’abord aperçues, se dit-il, parce qu’elles étaient en dessous. Il était troublé par ce qu’elles montraient. Il supposa qu’elles ne voulaient rien dire. Ou peut-être qu’elles avaient été dessinées par un enfant. Il se trompait, évidemment. Par un étrange tour du destin, la génération de Jo’on avait déjà oublié ce qui avait été perdu. Jo’on s’allongea et ferma les yeux en attendant le sommeil, s’efforçant d’ignorer les bruits de copulation d’un couple dans un coin. Il se demanda ce que dirait Leda quand il reviendrait avec sa pauvre poignée de silex. En attendant, au-dessus de sa tête, les antiques oiseaux disparus, les kangourous géants et les serpents, les diprotodontes et les goannas dansaient leur danse funèbre à la lueur du feu. 13 Dernier contact § Ouest de la France, 31 000 ans avant notre ère I Le mammouth sculpté caché dans sa main, Jahna s’approcha de la fille tête-d’os. La morne créature, crasseuse, en haillons, était assise sur la terre gelée, ne faisant rien de ses dix doigts. Elle leva les yeux sur Jahna, étonnée, vaguement effrayée. Jahna s’accroupit et la regarda droit dans les yeux : deux globes noirs, cachés sous le grand front osseux qui lui valait son nom. Jahna avait douze ans, le même âge, en l’occurrence, que cette femelle tête-d’os. Mais leurs similarités s’arrêtaient là. Alors que Jahna était grande, blonde, fine et aussi souple qu’une jeune pousse, la tête-d’os était grasse et courtaude – forte, peut-être, mais aussi massive et laide qu’un rocher. Et alors que Jahna portait des vêtements ajustés de cuir cousu et de plantes à fibre, des mocassins rembourrés de paille, une capuche bordée de fourrure et un bonnet tissé, la tête-d’os était fagotée de simples lambeaux de cuir usé, sales, attachés par des bouts de tendon. — Regarde, tête-d’os, dit Jahna en levant le poing. Regarde. Mammouth ! Elle ouvrit la main, révélant le petit fétiche. La tête-d’os piaula et recula craintivement, ce qui fit rire Jahna. On pouvait presque voir tourner les lents rouages de l’esprit de la femelle. Les têtes-d’os ne pouvaient pas se rentrer dans le crâne qu’un morceau d’ivoire pouvait ressembler à un mammouth. Pour eux, un objet ne pouvait être qu’une seule chose à la fois. Ils étaient stupides. C’est alors que Millo arriva en courant. Le frère de Jahna était un gamin de huit ans, un bruyant petit paquet d’énergie accoutré d’un informe surcot en peau de phoque. Il avait aux pieds des peaux de mouette retournées, les plumes à l’intérieur, ce qui lui tenait bien chaud aux pieds. La voyant faire, il prit le mammouth de la main de Jahna. — À moi ! À moi ! Regarde, tête-d’os. Regarde ! Mammouth ! Il fourra le petit objet sous le nez de la tête-d’os. Un flot d’urine coula entre les jambes de la femelle, et Millo couina de plaisir. — Jahna, Millo ! Ils se retournèrent. C’était leur père, Arbre, grand et fort, les bras nus malgré la fraîcheur de ce début de printemps. Il arrivait à grands pas, avec aux pieds ses bottes de peau de mammouth qu’il aimait tant. Il avait l’air très content, complètement excité. À son arrivée, les jeunes oublièrent leur jeu et coururent vers lui. Millo se cramponna à ses jambes comme d’habitude, et Arbre se pencha pour embrasser les enfants. Jahna sentit l’haleine de poisson fumé de son père. Il les salua solennellement, en rappelant l’origine de leur nom : — Ma fille, ma mère. Mon fils, mon grand-père. Puis il prit Millo par la taille et s’amusa à lui faire des chatouilles ; le gamin gloussa en se tortillant pour lui échapper. — Cette nuit, j’ai rêvé de phoques et de narvals, dit Arbre. J’ai parlé au chaman, et le chaman a lancé ses osselets. C’est un bon rêve, fit-il en hochant la tête. Mon rêve est la vérité. Nous irons bientôt en mer chasser le phoque et pêcher. Millo fit des bonds de joie, tout excité. — Je veux faire du traîneau ! Arbre regarda Jahna d’un air interrogateur. — Et toi, Jahna ? Tu veux venir ? Jahna quitta l’étreinte de son père, réfléchit un instant. Son père ne lui demandait pas son avis pour la flatter. Dans cette communauté de chasseurs, les enfants étaient traités avec respect dès leur naissance. Jahna portait le nom, et donc l’âme, de la propre mère d’Arbre, et sa sagesse vivait en elle. De la même façon, le petit Millo portait l’âme du grand-père d’Arbre. Les gens n’étaient pas immortels – mais leur âme l’était, et donc leur savoir. Évidemment, le nom de Jahna était doublement spécial. Parce que ce n’était pas seulement le nom de la grand-mère de Jahna, mais aussi celui de sa grand-mère avant elle : c’était un nom dont les racines plongeaient trente mille ans en arrière. Et, quel que fût le nom qu’on leur donnait, comment voulait-on que des enfants grandissent et deviennent adultes si on ne les traitait pas en adultes ? Alors, Arbre attendit patiemment. L’avis de Jahna ne prévaudrait pas forcément, mais son raisonnement serait écouté et pris en compte. Elle jeta un coup d’œil au ciel, flaira le vent, scruta le fin chapelet de nuages ; elle tâta le sol gelé du bout du pied, pour voir s’il risquait de dégeler de façon significative ce jour-là. Elle éprouvait en fait un étrange malaise. L’enthousiasme de son père étant communicatif, elle chassa de son esprit cette ébauche de doute. — C’est raisonnable, dit-elle gravement. Nous irons en mer. Millo poussa un cri de joie et sauta sur le dos de son père. — Le traîneau ! Le traîneau ! Ils retournèrent tous les trois vers le village. Pendant leur échange, ils avaient ignoré la femelle tête-d’os, accroupie toute tremblante sur la terre gelée, les cuisses trempées d’urine. Au village, les préparatifs de la chasse étaient déjà bien avancés. Contrairement aux affreux taudis des têtes-d’os, leurs habitations formaient un quadrillage ordonné de huttes en forme de dôme. Chaque hutte avait été érigée sur une charpente de jeunes épicéas, rapportés de la forêt. Des peaux et des mottes d’herbes de la toundra avaient ensuite été disposées sur cette carcasse, et une porte, des fenêtres et un trou de cheminée avaient été ménagés dans les parois. Le sol des cabanes était plus ou moins bien pavé avec des galets de la rivière. Même une partie du terrain entre les huttes avait été empierrée, pour que les gens ne s’enfoncent pas dans la boue lorsque le fragile sol de la toundra dégelait. Les huttes étaient bardées d’énormes os de mammouth et de cornes de mégalocéros. Ces carapaces servaient à protéger les huttes de la furie des vents d’hiver, et à s’assurer la protection des animaux : les animaux savaient que les hommes ne prenaient leur vie que quand ils y étaient obligés, et en échange ils conféraient leur grande force aux abris des hommes. Autour de ces huttes d’ossements, il y avait une frénésie d’activité et d’attente joyeuse. Une chasseuse – Olith, la tante de Jahna, une femme immense – réparait son pantalon de peau de cerf à l’aide d’une fine aiguille d’os. D’autres chasseurs, dans un petit enclos à ciel ouvert qui servait d’atelier, fabriquaient des filets, des paniers et des harpons barbelés d’os et d’ivoire ; ailleurs, des tisserands travaillaient des fibres végétales sur des métiers à tisser. Beaucoup de vêtements étaient faits de peaux d’animaux, chaudes et solides, mais certains articles de luxe étaient faits en tissu : des jupes, des bandeaux, des serre-tête, des écharpes, des ceintures. Cette pratique du tissage remontait à des dizaines de milliers d’années et avait été encouragée par le besoin de trouver un remplacement aux tendons d’animaux avec lesquels on liait ensemble les éléments servant aux radeaux et aux pirogues. Tout le monde portait des bijoux, des pendentifs, des colliers et des vêtements brodés de perles. Et chaque surface, chaque outil d’os, de bois, de pierre ou d’ivoire, était décoré d’images d’hommes, d’oiseaux, de plantes ou d’animaux : il y avait des lions, des rhinocéros laineux, des mammouths, des rennes, des chevaux, des bovidés sauvages, des ours, des bouquetins, ainsi qu’un léopard, et même une chouette. Les images n’étaient pas réalistes – les animaux sautaient et bondissaient, leur tête et leurs pattes se perdaient parfois dans un trouble mouvement –, mais ils étaient rendus avec une grande précision de détail, par des gens qui avaient appris, au fil des générations, à connaître aussi intimement qu’ils se connaissaient eux-mêmes les animaux dont dépendait leur vie. Tout ce qui était ainsi façonné était riche de sens, car chaque élément faisait partie de l’immense histoire qui permettait aux gens de se comprendre et de comprendre le monde où ils vivaient. Rien n’était restreint à un seul et unique sens, un seul et unique but ; l’omniprésence de l’art était un témoignage de la nouvelle tournure d’esprit de l’homme. Bien sûr, les fantômes de l’antique cloisonnement planaient encore, comme ils le feraient toujours. Un vieil homme s’échinait à expliquer à une fillette comment utiliser sa lame de silex pour sculpter son bout de défense de mammouth. En fin de compte, il trouva plus facile de lui prendre l’outil des mains et de lui montrer, laissant faire ses mains comme si son corps agissait indépendamment de lui. Quand on regardait ces gens vaquer à leurs tâches, on ne pouvait s’empêcher de les trouver remarquablement sains : grands, les membres déliés, le visage intense, la peau claire et lisse, l’air sûrs d’eux. Mais on ne voyait pas beaucoup d’enfants. Jahna passa devant la hutte du chaman. Le grand bonhomme, un peu effrayant, n’avait pas encore mis le nez dehors. Il devait continuer à dormir, pour se remettre des fatigues d’une longue nuit passée comme d’habitude à s’ouvrir en chantant et en dansant un chemin vers le monde de la transe. Devant sa hutte était dispersée une poignée d’omoplates cassées de cerf et de cheval. Certaines avaient été montées sur des bâtons fendus et présentées au feu. D’un coup d’œil, Jahna déchiffra les destins racontés dans les marques de suie –, ce serait indubitablement une bonne journée pour chasser en mer. Bien que leur langage fût extrêmement développé, les gens aspiraient à communiquer avec des dieux mystérieux et lointains, retombant de fait sous le joug d’antiques instincts. La communication quand on n’avait pas de langage, ou très peu, comme du temps de Galet, devait être simple, exagérée, répétitive, sans équivoque – c’est-à-dire ritualisée. Et de même que Galet avait jadis essayé de convaincre son père qu’il disait la vérité à propos des étrangers qu’il avait vus arriver, le chaman s’efforçait à présent de se faire entendre de dieux indifférents, et d’en obtenir une réponse. Ce n’était pas facile. Personne ne pouvait lui en vouloir de faire la grasse matinée. Millo et Jahna arrivèrent à la hutte qu’ils partageaient avec leur père, leur mère, leur petite sœur et leurs tantes. Mesni, leur mère, était là, dans l’ombre. Elle faisait fumer de la viande de mégalocéros, volée à un lion quelques jours plus tôt. — Mesni, Mesni ! Millo courut vers sa mère et se cramponna à ses jambes. — Mesni, on va à la mer ! Tu viens ? — Pas aujourd’hui, fit sa mère en étreignant son fils, souriante. Aujourd’hui, c’est à moi de m’occuper de la viande. Ta pauvre, pauvre mère, tu n’as pas pitié d’elle ? — Bon ben, salut ! lâcha Millo en tournant les talons. Il quitta la hutte en courant. Mesni poussa un soupir, fit mine de se sentir offensée et reprit son patient travail. Le gros de la carcasse du mégalocéros avait été mis en réserve dans une fosse creusée dans le permafrost. À l’aide d’un couteau de pierre, Mesni découpait la viande en tranches fines comme du papier qu’elle accrochait sur un cadre de bois près du foyer. D’ici quelques jours, les tranches seraient impeccablement conservées ; c’était une source de protéines qui pouvait être gardée plusieurs mois. Jahna fronça le nez en sentant la viande. Il y avait à peine un mois que le printemps s’était suffisamment radouci pour leur permettre de retourner à la cueillette et à la chasse, et de rapporter à la maison de la viande fraîche. Ils venaient de passer un long hiver à manger les restes séchés de la saison précédente, et Jahna en avait plus qu’assez de ces trucs fades et durs comme du cuir. Elle caressa le dos de sa mère. — Ne t’inquiète pas, je resterai avec toi, et on fera fumer la viande toute la journée pendant que Millo fera du traîneau. — Comme si tu n’avais que ça à faire ! En tout cas, c’est très gentil à toi de me le proposer. Tiens, fit Mesni en donnant à Jahna un paquet emballé dans de la peau. Ne laisse pas ton père affamer ses pauvres têtes-d’os. Tu sais comment il est, avec son attelage. Et je ne veux pas lui confier ça. Elle donna à Jahna une poignée d’eulachons séchés. C’étaient des espèces de sardines, si grasses qu’on pouvait les poser sur la queue et les faire brûler comme des chandelles. On pouvait aussi les faire bouillir pour en extraire l’huile, qu’on utilisait alors en guise de sauce, de médicament, ou même de produit pour éloigner les moustiques. Plus simplement, on pouvait aussi n’en faire qu’une bouchée. La chair du poisson était si grasse qu’elle vous sustentait pour un long moment. Un kit de survie, en quelque sorte. Jahna prit solennellement le paquet de poissons et le fourra dans un repli de son surcot. On venait de lui confier une grande responsabilité, mais l’âme de sa grand-mère, qui gonflait son cœur, lui donnait suffisamment de confiance en elle pour pouvoir l’accepter. Elle embrassa sa mère. — Je m’occuperai bien de tout le monde, promit-elle. — Je sais. Maintenant, va aider aux préparatifs. Va. Jahna prit son harpon préféré et sortit de la hutte. Le groupe de chasseurs chargea rapidement le traîneau de filets, de harpons, de lignes de pêche, de sacs de couchage en peau de renne, et d’autres provisions. Le traîneau était une chose robuste, solide, qui avait déjà dix ans, un cadre de bois fixé sur de longs patins en ivoire de mammouth. Les courroies étaient faites de solides peaux de phoque, et les rênes qui permettaient de guider les têtes-d’os étaient en cuir de mammouth. Le traîneau ne pouvait servir qu’au début du printemps et au début de l’automne, quand le sol était gelé ou couvert de neige ; à la fin du printemps et en été, le sol était trop boueux pour l’attelage. Dans un monde où on n’avait pas encore inventé la roue et où le cheval n’était pas encore domestiqué, ce traîneau de bois et d’ivoire était le nec plus ultra en matière de moyen de transport. En attendant, Arbre s’était avancé dans le camp des têtes-d’os, à la recherche de coureurs. Le camp était un taudis à la lisière du village humain. Les huttes et les abris étaient aussi grossiers et difformes que les têtes-d’os. Les masures étaient juste posées sur la toundra comme de gros étrons, autour desquels des adultes et de hideux enfants se traînaient lamentablement. Ici, comme dans tous les endroits du Vieux Monde où l’on trouvait encore des têtes-d’os, ces derniers fabriquaient leurs outils rudimentaires et leurs vilaines cabanes exactement comme un demi-million d’années auparavant, à l’époque de Galet et même bien avant. Dans cette immensité de temps et d’espace, alors que l’humanité avait connu une formidable explosion culturelle, l’industrie des têtes-d’os n’avait pas subi le moindre changement significatif. D’un petit coup du manche de son fouet, Arbre sélectionna deux jeunes têtes-d’os à l’air costaud. Ces étalons le suivirent passivement et se laissèrent harnacher au traîneau. Le traîneau fut bientôt chargé. Arbre les effleura de son fouet, et les têtes-d’os commencèrent à tirer. La première traction, pour libérer les patins de la terre durcie, exigea un peu d’effort. Les têtes-d’os étaient de gros balourds aux jambes arquées, charpentés pour les travaux de force et non pour la vitesse. Mais, bientôt, les deux étalons firent siffler le traîneau à une allure un peu supérieure à celle de la marche. Les chasseurs suivaient, en poussant des cris d’encouragement et de joie. Au son étrange des flûtes d’os, le groupe parcourut des kilomètres de toundra. Arbre était assis sur les paquets entassés sur le traîneau, son fouet de peau tannée prêt à claquer sur le dos des étalons. Millo se tenait à côté de son père, les cheveux au vent. On était dans le nord de la France. Le groupe de chasseurs, qui allait vers la côte de l’océan Atlantique, au sud-ouest, devait longer ce qui serait un jour Paris. La zone boisée – là où commençaient à pousser des arbres dignes de ce nom – passait à plusieurs kilomètres au sud. Et un peu plus au nord s’étendait la limite de la calotte glaciaire. On entendait parfois le vent hurler sur la glace, un air froid venu du pôle lui-même, un vent lourd, incessant, cruel, qui avait créé un grand désert immaculé au pied des glaciers. La terre était une mosaïque bleu et blanc, éclaboussée de vert précoce. Les patins du traîneau sifflaient en passant sur les arbres nanifiés : des saules et des bouleaux rabougris, des forêts en miniature cramponnées au sol, couchées par les vents. C’était un monde plat, un glacis d’humus porteur de vie étalé sur une couche plus profonde de permafrost. Le paysage était semé de lacs miroitants, encore gelés, dont la glace épaisse, bleue, ne fondrait pas de tout l’été. Les mares, les lacs et les marécages de l’été se réduisaient à des lentilles fugitives d’eau fondue, disséminées sur le permafrost. Mais le printemps arrivait. Çà et là, l’herbe poussait déjà, et des écureuils couraient sur le sol, à la recherche de nourriture. La toundra était un endroit étonnamment fertile. On y trouvait une grande variété d’herbes, de joncs, de petits buissons et de plantes herbacées – différentes espèces de pois, de marguerites et de boutons d’or. La végétation poussait vite et abondamment, partout où elle pouvait, et les brèves floraisons des plantes avaient lieu à des moments différents, de sorte que les animaux qui vivaient là trouvaient à manger pendant de longues périodes. Ce méli-mélo de végétation, complexe, varié, faisait vivre une vaste population d’herbivores. En Europe de l’Est et en Asie, il y avait des hippopotames, des moutons et des chèvres sauvages, et toutes sortes de cerfs, de daims et de chevreuils, de sangliers, d’ânes, de loups, d’hyènes et de chacals. Plus à l’ouest, en Europe, on trouvait des rhinocéros, des bisons, des sangliers, des moutons, des bovidés, des chevaux, des rennes, des bouquetins, des cerfs et des daims, des antilopes, des bœufs musqués, et beaucoup, beaucoup de carnivores, dont des ours des cavernes, des lions, des hyènes, des renards arctiques et des loups… Et – comme le vit Jahna –, plus au sud, sur les plaines encore enneigées, des mammouths. Il y en avait d’immenses troupeaux, qui marchaient majestueusement, sans se presser – une muraille de mammouths qui joignait un horizon à l’autre. Ce n’étaient pas de vrais migrateurs, mais ils avaient passé l’hiver à l’abri de vallées plus au sud, où le relief du terrain les incitait à se regrouper, par centaines de milliers. Leur pelage était d’un brun profond, presque noir, mais, alors qu’ils marchaient, les franges de poils qui pendaient de leur trompe et de leurs flancs flottaient et ondoyaient, jetant des reflets d’or dans le timide soleil printanier. Ils ressemblaient à des rochers, de gros rochers couverts de fourrure. À l’occasion, lorsque l’un d’entre eux levait la tête, on voyait surgir une trompe ou des défenses enroulées sur elles-mêmes, et retentissait alors un coup de trompette strident, à nul autre pareil. Les mammouths laineux étaient les héritiers de la famille des antiques éléphants qui avaient le mieux réussi. On en voyait sur toute la ceinture de toundra qui entourait le pôle de la planète, formant un gigantesque troupeau dont le nombre dépassait, et de loin, celui de toutes les autres espèces de proboscidiens qui avaient jamais vécu sur Terre. La chasse ne serait jamais plus facile pour l’homme que dans ces plaines, où d’aussi grosses proies parcouraient d’immenses étendues à ciel ouvert. Mais les temps avaient déjà commencé à changer ; bientôt la glace se retirerait, une fois de plus. Et déjà, qu’il s’en rende compte ou non, l’homme avait commencé à marquer de son empreinte la vie et la terre, exactement comme en Australie. La densité de la population n’était pas très élevée, la vie semblait dure. Mais, d’une certaine façon, l’homme vivait là les plus belles heures de toute son histoire. En cours de route, les chasseurs se montraient les caractéristiques principales du paysage, les reliefs et les éperons, les rivières et les lacs. Tout portait un nom, même les plus lointaine collines, et l’on s’écoutait avec respect, confirmant et partageant les connaissances. Dans cette frange de terre en marge de tout, la précision de l’information était primordiale : connaître la terre c’était prospérer, ne pas la connaître revenait à mourir de faim ; et les experts étaient encore plus importants que les chefs. Ils se racontaient également des histoires, sur les animaux qu’ils apercevaient – comment ils vivaient, ce qu’ils pensaient, ce qu’ils croyaient. L’anthropomorphisme, qui attribuait aux animaux une personnalité et un caractère, constituait un outil précieux pour le chasseur. Un mammouth, ou un oiseau, n’envisageait pas ses déplacements et sa quête de nourriture comme un être humain, évidemment, mais imaginer qu’il le faisait était une excellente façon de prévoir le comportement de l’animal. Et c’est ainsi que tout en avançant ils parlaient, ils parlaient, ils parlaient. Cette terre était la maison de Jahna, et c’était celle d’Arbre et de sa mère, Jahna, avant lui. Elle appartenait à son peuple – mais pas comme une propriété dont on pouvait disposer ; elle n’était pas plus à eux que leur propre corps. Les ancêtres de Jahna avaient toujours vécu là, depuis un nombre de générations qui se perdait dans le brouillard infini du temps, jusqu’à une époque où, disait-on, les êtres humains étaient sortis du feu comme par un tour de magie. Jahna n’aurait pas imaginé pouvoir vivre ailleurs. Exactement au milieu de la journée, le groupe s’arrêta. Le vent avait accumulé de la neige dans le creux d’une falaise de grès. Arbre dégagea rapidement la neige avec ses bras et déterra une grande tranche de peau de narval à laquelle adhérait encore de la graisse. La viande était là depuis l’automne dernier. Elle avait été en partie dévorée par les renards, les mouettes et les corbeaux. Mais Arbre en découpa de grandes tranches avec un fin couteau de pierre et les distribua aux chasseurs. La viande coriace, en partie décomposée, était un régal. Elle avait un nom bien à elle, qui voulait dire quelque chose comme « viande de mort ». On l’avait cachée là, comme une réserve de secours, au cas où un groupe de chasseurs nomades se serait trouvé isolé. Les deux têtes-d’os, haletants, qui avaient manifestement mal aux hanches et à leurs vilains genoux cagneux, furent autorisés à se reposer un peu et à mastiquer des bouts de viande. Les chasseurs commencèrent à commenter les prophéties du chaman. Le petit Millo pépia : — J’ai fait un rêve. J’ai rêvé que j’étais une grande mouette. J’ai rêvé que je tombais dans la mer. Elle était froide. Un grand poisson venait et me mangeait. Il faisait tout noir. Et puis, et puis… Les chasseurs écoutaient avec gravité, en hochant la tête. Les rêves étaient importants. Chaque jour, les gens étaient confrontés à des décisions à prendre concernant le temps qu’il allait faire, le genre de nourriture qu’il fallait rapporter, le genre d’animal qu’il fallait chasser. Il était essentiel de faire les bons choix ; une succession de mauvaises décisions, et la famille pouvait rapidement mourir de faim. Mais ils avaient la tête pleine de connaissances spécifiques, sur la Terre, les saisons, les plantes, le comportement des animaux – des connaissances acquises au fil des temps, un concentré d’expérience distillé par des myriades de générations. Par-dessus tout ça, il y avait une masse d’informations quotidiennes à absorber, sur le temps et les traces des animaux. Cette masse de données pratiques, en renouvellement permanent, devait être retraitée pour permettre une prise de décision ferme et rapide. La pensée des chasseurs était par conséquent beaucoup plus intuitive que systématique et déductive. Les rêves, qui donnaient à l’inconscient le moyen de trier et d’explorer toutes les données disponibles, composaient une partie cruciale de ce processus. Et grâce à leurs chants, leurs danses, leurs transes et leurs rituels, les chamans faisaient les plus intenses de tous les rêves. La convergence entre les visions et prophéties du chaman et les rêves d’Arbre et de Millo était rassurante, une information précieuse pour guider les chasseurs. Elle prouvait que leurs intuitions profondes de la nature du monde s’accordaient entre elles. Et pourtant, se disait Jahna, Arbre avait l’air troublé. Alors qu’il réveillait les têtes-d’os d’un coup de pied, Jahna s’approcha de son père. — Père ? Tu fais une drôle de tête. Il lui jeta un regard, les sourcils froncés. — C’est le rêve de Millo. L’eau, le froid, le noir… Oui, il se peut qu’il ait parlé de la chasse dans la mer, d’attraper du poisson. Mais… Il releva la tête, prit le vent. — Millo a l’odorat plus fin que toi ou moi, ma fille. Peut-être qu’il a senti quelque chose que nous ne sentons pas… Mais le sort en est jeté : il faut aller à la mer. D’une bonne claque sur les fesses de l’un des têtes-d’os, il fit repartir le traîneau sur le sol gelé. Millo, perché sur un tas de sacs de couchage, poussait des petits cris de joie. En arrivant à la côte, Arbre libéra les deux têtes-d’os et les laissa fourrager sur le sol glacé. Ils n’auraient pas l’énergie de s’enfuir, ni même l’intelligence d’imaginer une évasion. L’océan était gelé. À cette époque de l’année, seule la frange côtière était en partie libérée des glaces. La glace était rompue par paquets, et l’on voyait d’énormes canaux d’eau noire partir de la pointe d’un cap. Les chasseurs connaissaient les banquises qui se formaient chaque année à cet endroit, à cause de la forme de la côte – c’était pour cette raison qu’ils étaient venus là. Les chasseurs se précipitèrent sur la glace. Un harpon d’os dans leurs mains gantées, Jahna et Millo se hâtèrent en tête des autres, dans l’espoir d’arriver les premiers aux phoques. Jahna se retrouva au beau milieu de montagnes en miniature, des monticules de glace de quatre ou cinq mètres de hauteur. Une douce brise charriait des cristaux de glace, des mouettes tournaient dans le ciel, à la recherche de poissons. La mer s’enflait, faisant craquer et gémir son manteau de glace ; l’air était plein de vacarme. Mais la banquise tenait bon : les marées et les orages d’automne avaient empilé autour du cap d’immenses plaques de glace fracturée. Arbre et un certain nombre d’autres chasseurs se hélaient avec excitation de part et d’autre d’un trou d’eau. Un narval était remonté à la surface pour respirer, et les chasseurs pouvaient espérer faire une prise sensationnelle. Millo, criaillant comme une mouette, se précipita dans le labyrinthe de glace. Jahna le suivit en courant. Ils arrivèrent à un endroit où l’eau était recouverte d’une récente croûte de glace grisâtre, percée de trous circulaires, d’un pas ou deux de diamètre. Millo et Jahna regardèrent dans l’un des trous. Là, dans les eaux glacées, la vie grouillait. Jahna ne voyait pas le plancton minuscule dont les eaux étaient pleines, mais elle discernait les petits poissons et les espèces de crevettes qui mangeaient le plancton. En ces temps de vent et de froid, la poussière arrachée à la terre était soufflée loin vers la mer, y déposant des sels de fer ; et le fer, dont l’océan manquait toujours, faisait germer la vie. Millo prit sa sœur par le bras et lui indiqua, un peu plus loin sur la banquise, près d’une ouverture plus large, des masses brunâtres de chair molle allongées sur la glace informe. Des phoques, totalement détendus, à la fourrure scintillante de givre. Les phoques étaient toujours attirés vers ces ouvertures, par où ils pouvaient respirer ou remonter se prélasser au soleil. Jahna était tout excitée par cette aubaine. Avec mille précautions, en faisant le moins de bruit possible, Jahna et Millo s’avancèrent sur la glace. Quand l’un des phoques redressait la tête, ils se figeaient et s’accroupissaient sur la glace, jusqu’à ce que sa méfiance s’endorme à nouveau. Sur ces entrefaites, le vent se mit à gémir. Jahna s’en réjouit. Elle se fichait pas mal du temps, pour le moment ; elle n’avait d’yeux et d’oreilles que pour les phoques. Le vent masquerait le craquement de leurs pas sur la banquise. Ils étaient presque arrivés, au point de toucher les phoques les plus proches. Ils levèrent leur harpon. Subitement, le vent se mit à mugir comme un animal blessé. Les phoques s’agitèrent, surpris. Ils regardèrent autour d’eux, poussèrent des cris rauques et avec une grâce liquide plongèrent prestement dans l’eau glacée. Millo hurla de dépit, lança quand même son harpon – qui glissa bêtement dans l’ouverture et disparut. Jahna avait levé la tête. Un mur de neige chassé par le vent fonçait sur eux, changeant le monde en blanc. Jahna prit son frère par la main et l’entraîna à l’abri d’un immense bloc de glace. Ils se blottirent l’un contre l’autre, les genoux remontés sur la poitrine. Le vent hurlait par les creux et les failles de la glace, si fort qu’ils ne s’entendaient pas parler – ni même réfléchir. Une blanche nuit de neige s’abattit sur eux. Ils ne voyaient plus rien que du blanc – ni mer, ni horizon, ni ciel. C’était comme s’ils avaient été projetés dans un œuf, se dit-elle, un œuf parfait, qui les isolait du monde. Bientôt la neige colla à leurs fourrures, s’accumulant contre le mur de glace. Jahna savait qu’il y avait un risque que la neige envahisse leur abri, et elle essaya de déblayer les couches de cristaux blancs, acérés. La tempête redoublait de violence. Et à chaque battement de cœur s’accroissait le risque d’être séparés à jamais d’Arbre et des autres. Millo perdit patience. Il repoussa sa sœur et se releva, mais le vent furieux manqua le renverser. Jahna voulut l’obliger à se rasseoir. — Non ! hurla-t-il dans le vent en se débattant. Si on reste ici, on va mourir ! — C’est si on part qu’on va mourir ! répondit-elle en hurlant de même. Regarde la neige ! Écoute le vent ! Réfléchis, de quel côté est la terre ? Il se retourna légèrement, son petit visage rond piqueté par le givre. — Nous avons déjà fait une grave erreur, dit-elle. Nous n’avons pas vu venir la tempête. Qu’est-ce que ton âme te dit de faire ? Que te dit Millo, ton arrière-grand-père ?… Elle aurait probablement pu l’obliger, par la force, à rester, mais ç’aurait été une nouvelle erreur. Elle devait le convaincre de se tenir tranquille. Parce que s’il décidait de partir… Après tout, c’était son droit. Il se calma enfin. Les larmes gelant sur ses joues, il se laissa retomber sur la glace et se blottit plus étroitement contre sa sœur. Elle le prit dans ses bras, tandis qu’il pleurait. Elle continuait à évacuer tant bien que mal la neige qui tombait sur eux. Le soir, alors que leur bulle de blancheur se changeait en grisaille, puis en noir, et que la tempête faisait toujours rage, elle commença à se sentir de plus en plus fatiguée, affamée, assoiffée. Finalement, elle ne put repousser plus longtemps le sommeil. Je vais dormir juste un petit peu, et je me réveillerai avant que la neige ne devienne trop épaisse… Elle rêva qu’elle se balançait, comme quand elle était bébé, dans les bras de son père. À son réveil, la tête de son frère pesait sur ses genoux. L’orage s’était tu. Elle était dans le noir ; il faisait chaud, chaud et noir. Et elle se sentait à l’abri. Elle ferma les yeux, s’allongea. Se reposer encore un moment ne pouvait pas lui faire de mal. Soudain, Millo happa l’air, comme s’il étouffait. Elle se rappela son rêve, un rêve d’eau noire et de noyade. Elle était peut-être dans son rêve… Le noir ! En proie à une soudaine panique, Jahna repoussa Millo. Levant les bras, elle sentit une épaisse couche de neige au-dessus d’elle. Elle fit un effort, se remit debout, passa péniblement la tête à travers le toit de neige. Elle se retrouva dans une lumière éblouissante. Elle fut saisie par la soudaine richesse de l’air propre et glacé. Le ciel était un dôme d’un bleu parfait, où le soleil voguait. Elle regarda autour d’elle. Des blocs de glace fracassés étaient incrustés dans la banquise bleu-gris, saupoudrée de givre et de neige. Elle ne reconnaissait rien. Elle avait de la neige jusqu’à la taille. Elle avait eu de la chance de se réveiller, elle le savait ; le manteau de neige leur avait tenu chaud, mais avait failli les étouffer. Elle écarta la neige en dessous d’elle, jusqu’à ce qu’elle ait trouvé les épaules de Millo. Elle le tira dans l’air glacé. Il cligna rapidement des yeux dans la vive lumière, se frotta les paupières. Sous lui, la neige était d’un jaune pisseux. — Ça va ? Elle lui enleva la neige du visage et des cheveux, lui ôta ses moufles, fit bouger ses doigts. — Tu sens tes doigts de pied ? — J’ai soif, dit-il plaintivement. — Je sais. — Je veux Arbre. Je veux Mesni. — Je sais… Jahna s’en voulait. Imprudent, très imprudent, de s’être endormie comme ça… Et c’était une imprudence qui aurait pu leur coûter la vie. — Retournons vers la terre ferme. — D’accord. Elle lui remit ses moufles et le prit par la main. Ils contournèrent le bloc de glace qui les avait protégés et repartirent par où ils étaient venus, la veille. Il n’y avait plus de terre ferme. C’est-à-dire qu’elle la voyait, mais c’était un rivage bas, érodé, couvert par une mince couche de neige vierge. — Où il est, Arbre ? gémit Millo. Jahna mit un peu de temps à accepter ce qu’elle voyait. La tempête de printemps avait tout changé. Et elle ne connaissait pas aussi bien la terre que son père. Pourtant, elle voyait que cette côte n’était pas celle qu’ils avaient quittée. Donne-moi ta force, Jahna, mère de mon père. — Je crois que la banquise a dû se détacher pendant la tempête. Cette nuit, nous avons dérivé sur la mer, dit-elle en repensant à ces rêves où son père la berçait doucement. C’est comme ça qu’on s’est retrouvés là… — Je ne reconnais pas cet endroit, fit Millo en indiquant la côte. — Nous avons dû beaucoup dériver… — Eh ben, fit Millo d’un ton décidé, il faut qu’on aille par là. Qu’on retourne vers la terre ferme. Hein, Jahna ? — Tout à fait. C’est par là qu’il faut aller. — Alors, allons-y, dit-il en lui prenant la main. C’est par là. Fais gaffe où tu mets les pieds. Elle se laissa guider par lui. Ils marchèrent le long de la côte couverte de neige. Tout était silencieux. Rien ne bougeait, en dehors, parfois, d’un renard arctique, d’une mouette dépenaillée, d’un hibou. Le silence était si profond qu’il en était inquiétant. La neige était très épaisse, même sur le rivage, et ils avaient du mal à marcher – surtout Millo, avec ses petites jambes. Ils n’avaient aucune idée de l’endroit où ils étaient, aucune idée de la distance qu’ils avaient pu parcourir sur leur morceau de banquise. Ils ne savaient même pas s’ils revenaient vers l’endroit d’où ils étaient partis. Dans une certaine mesure, ils avaient eu de la chance, se dit Jahna en frémissant à cette pensée, de la chance que l’iceberg ne les ait pas simplement entraînés vers la haute mer, auquel cas c’était la mort certaine. Ils tombèrent sur un cours d’eau suffisamment rapide pour ne pas avoir été pris par la glace. Ils se penchèrent pour boire, les coudes dans la neige, la vapeur de leur souffle s’élevant devant eux. Jahna était soulagée. S’ils n’avaient pas trouvé d’eau fraîche, ils auraient été obligés de manger de la neige, ce qui aurait étanché leur soif, certes, mais aurait éteint le feu qui brûlait dans leur corps, or comme tout le monde le savait, à ce moment-là, c’était la mort assurée. Donc, de l’eau. Mais il n’y avait rien à manger, rien du tout. Ils repartirent en longeant la côte, n’ayant pas franchement envie de s’enfoncer dans le silence de l’intérieur des terres, où il y avait beaucoup de dangers – à commencer par d’autres hommes. En tant que primate dont le corps avait été conçu pour les tropiques et qui s’efforçait de survivre aux changements aussi radicaux que rapides du pléistocène, l’homme avait mis à profit les caractéristiques héritées des créatures muettes des forêts et avait noué de nouveaux liens de fraternité et de coopération. Les clans éparpillés dans l’Eurasie et l’Afrique vivaient presque complètement isolés les uns des autres. À vrai dire, c’était un isolement d’une profondeur inouïe. À cinquante kilomètres du lieu de naissance de Jahna vivaient des gens qui parlaient une langue plus éloignée de la sienne que le finnois ne le serait du chinois. À l’époque de Loin, et même de Galet, il y avait eu une certaine uniformité transcontinentale ; maintenant, il pouvait y avoir des différences significatives d’une vallée à l’autre. Les hommes étaient capables d’un tel altruisme qu’on pouvait se faire estropier et même mourir pour en sauver un autre – et pourtant, ils étaient xénophobes à l’extrême et n’hésitaient pas à se livrer aux pires massacres. Mais en terrain hostile, quand on manquait de nourriture, il valait mieux se serrer les coudes, faire preuve de générosité au sein du groupe et repousser les étrangers susceptibles de voler ses maigres ressources. Même le génocide n’était pas sans logique. Si les enfants tombaient sur des étrangers, Jahna aurait peut-être la vie sauve – à condition de pouvoir leur servir de jouet sexuel. Elle n’avait plus qu’à espérer se retrouver enceinte, et se gagner la loyauté de l’un des hommes. Mais elle serait toujours considérée comme une moins que rien, et ne ferait jamais vraiment partie de la tribu. Millo, quant à lui, serait purement et simplement tué, peut-être après un peu de sport. Elle savait que c’était comme ça. Cela s’était déjà produit dans son propre peuple. Alors que les enfants avançaient toujours, péniblement, ils commencèrent à avoir des crampes d’estomac. Ils n’avaient rien emporté à manger avec eux, même pas les eulachons. Ils traversèrent une petite crête rocheuse. Dans un creux poussait un bouquet d’épicéas. Les arbres ratatinés n’étaient pas plus grands que Jahna, mais, abrités par la roche, au moins avaient-ils réussi à pousser au-dessus du sol. Soudain, Jahna attrapa Millo et le colla par terre, sans cérémonie. Prudemment, ils pointèrent la tête au-dessus de la crête. Sur une mare gelée, de l’autre côté de l’éperon rocheux, déambulaient quelques lagopèdes. Les oiseaux becquetaient la glace et enfonçaient leur bec dans les fissures. Ils étaient d’un blanc éclatant sur le bleu-gris métallique de la glace. Ces oiseaux, migrateurs précoces, ne se voyaient pas sur la neige, mais ils tranchaient vivement sur les verts et les bruns de la fin du printemps. — Allez, dit-elle. Ils se retournèrent et se laissèrent glisser vers le bas de la crête, regagnant le petit bosquet d’épicéas. Jahna choisit un jeune arbre souple. Avec un silex taillé qu’elle avait dans la poche, elle le coupa rapidement, à une largeur de main au-dessus de la neige, élagua toute la verdure, ne laissant qu’une longueur de tronc pas plus haute qu’elle. Puis, avec l’aide de Millo, elle fit une encoche dans le tronc, y inséra un coin et en détacha sans mal une mince bande souple. Elle commença aussitôt à la travailler. Pendant ce temps, Millo ôta l’écorce du reste du tronc. Il la divisa en fibres, les tressa pour en faire une sorte de corde. L’arc était si rudimentaire que des bouts de corde pendouillaient à l’endroit où ils avaient été noués à la hâte. Ce n’était pas parfait, se dit-elle, mais ça ferait l’affaire. Elle se dépêcha de fabriquer des flèches avec ce qui restait du tronc. Il n’y avait pas de feu pour durcir la pointe, évidemment – et, plus ennuyeux, pas de plumes pour les équilibrer. Alors, elle improvisa ; elle fit des fentes dans ses flèches et y ficha des bouts d’écorce. Ils travaillèrent aussi vite que possible. Mais, le temps qu’ils finissent, le soleil avait déjà commencé à descendre sur l’horizon. Elle glissa de nouveau la tête par-dessus la crête, son arc à la main. Les oiseaux étaient toujours là. Elle visa, tira sur la corde, la lâcha. La première flèche partit si loin que les oiseaux ne la remarquèrent même pas. La deuxième ne servit qu’à les effrayer, et les oiseaux s’envolèrent, en poussant des cris indignés, leurs ailes brillantes battant l’air. Elle décocha sa dernière flèche au hasard – il était toujours beaucoup plus difficile de tirer sur une cible mouvante –, et l’un des oiseaux se ramassa sur lui-même et tomba du ciel. Poussant des hurlements, le frère et la sœur dévalèrent la crête et coururent jusqu’au lac gelé. L’oiseau gisait étendu sur la glace, du sang sur ses plumes en désordre. Les enfants savaient qu’ils n’avaient pas intérêt à se ruer sur la glace. Millo dénicha une longue branche d’épicéa. Ils s’allongèrent à plat ventre sur la terre ferme, au bord de la glace, et ramenèrent l’oiseau vers le rivage avec la branche. Mort, l’oiseau avait l’air vilain, disgracieux. Jahna recueillit sa tête dans ses mains en coupe. Elle prit un peu de neige, la laissa fondre dans la paume de sa main et fit couler quelques gouttes d’eau dans le bec de l’oiseau, lui donnant à boire une dernière fois. — Merci, dit-elle. Il était important de rendre ce genre de dernier hommage aux animaux et aux plantes. Il y avait abondance de biens en ce monde, pourvu qu’on ne le bouleverse pas trop. Cette petite cérémonie achevée, Jahna pluma prestement l’oiseau, lui ouvrit le ventre et l’écorcha. Elle replia la peau et la fourra dans sa poche : demain, elle pourrait fabriquer de meilleures flèches, avec les plumes que lui avait données le lagopède. Ils mangèrent la chair crue, le sang ruisselant sur leurs joues et rougissant la neige en tombant. Quel triomphe ! Mais Jahna n’eut guère le temps de se réjouir. La lumière déclinait rapidement, et il faisait de plus en plus froid. S’ils ne s’abritaient pas, c’était la mort. Son arc sur le dos, mâchant encore sa dernière bouchée, Jahna entraîna Millo vers l’intérieur des terres. Ils arrivèrent bientôt à une vaste étendue de neige. Vers le centre de la plaine, ils en avaient presque jusqu’aux genoux. Ça suffirait. Elle fit des blocs avec la neige. Rude tâche ; elle n’avait aucun outil, que ses mains et ses lames de pierre, et les couches supérieures de la neige étaient pulvérulentes et ne tenaient pas. Mais, dessous, la neige était compacte, plus facile à travailler. Elle commença à empiler les blocs, formant un petit cercle autour d’elle – que Millo l’aida à compléter. Bientôt, ils érigèrent un mur circulaire de blocs de neige autour d’une fosse de plus en plus profonde. Ils orientèrent délicatement leur rangée de blocs en spirale vers l’intérieur, de façon à obtenir un dôme bien net. Jahna ménagea une ouverture dans la paroi et Millo lissa la surface du dôme, au-dedans comme au-dehors. La maison de neige était petite, construite de bric et de broc, mais elle ferait l’affaire. Il n’y avait désormais presque plus de lumière, et les cris des premiers loups résonnaient déjà sur la plaine. Ils s’empressèrent d’entrer dans leur petit igloo. Nous sommes bien plus à l’abri que la nuit dernière, pensa Jahna alors qu’ils se blottissaient l’un contre l’autre pour se tenir chaud. Mais demain, il nous faudra trouver à manger. Et il faudrait faire du feu. II Les chasseurs revinrent de leur expédition. Chacun rentra dans sa famille, mais personne ne leur exprima de gratitude pour les prises qu’ils rapportaient. Ces gens n’avaient pas de mots pour s’il vous plaît, ou merci ; chez ces peuples de chasseurs-cueilleurs, où il n’y avait pas d’inégalités sociales, ce genre de délicatesse n’existait pas. La nourriture était simplement partagée, en fonction des besoins de chacun. De Jahna et Millo on parla beaucoup, à voix basse. Mesni, la mère de Millo et de Jahna, faisait manifestement un effort pour ne pas craquer. Elle vaquait aux tâches quotidiennes, s’occupant de son bébé, vidant les poissons, préparant la moisson de l’océan qu’Arbre avait glanée. Mais, parfois, elle posait son couteau ou ses bols, et se laissait aller à son désespoir. Il lui arriva même de pleurer. Elle devint folle de chagrin : c’est du moins ce qu’Arbre se dit. Ces gens s’enorgueillissaient de leur capacité à contrôler leurs émotions et à rester toujours d’humeur égale. Exprimer sa colère ou son désespoir, c’était se comporter comme un petit enfant qui faisait un caprice. Quant à Arbre, il se replia sur lui-même. Il faisait le tour du village et des environs – et s’efforçait, malgré sa honte et son chagrin, de ne rien montrer de sa douleur. Il ne pouvait rien pour Mesni. Il savait qu’elle devait faire son deuil, reprendre le dessus et recouvrer son équanimité. En vérité, la perte était terrible pour l’ensemble de la communauté. D’abord, ils n’étaient pas très nombreux. Ce petit village d’une vingtaine de personnes se composait plus ou moins de trois grandes familles. Il faisait partie d’un clan plus étendu qui se réunissait chaque printemps sur la rive d’un fleuve, au sud, pour une grande fête où l’on procédait à des échanges de marchandises, de partenaires et d’histoires. Mais, bien que l’on y vînt de partout, il n’y avait jamais plus d’un millier de personnes à la fête : la toundra ne pouvait permettre à une plus forte densité de population de survivre. Bien plus tard, les archéologues trouveraient les artefacts laissés derrière eux par des peuples comme celui d’Arbre, et se demanderaient si certains n’étaient pas des fétiches de fertilité. Ce n’était pas le cas. La fertilité ne posait jamais de problème pour le peuple d’Arbre. C’était même le contraire : le problème consistait plutôt à réguler les naissances. Ces chasseurs-cueilleurs savaient qu’ils ne devaient pas épuiser la capacité alimentaire de la terre et qu’ils devaient se tenir prêts à partir, en cas d’inondation, d’incendie, de gel ou de sécheresse. C’est pourquoi ils faisaient très attention au nombre d’enfants qu’ils élevaient. Ils espaçaient les naissances de trois ou quatre ans. Et ils ne manquaient pas de moyens pour cela, comme l’abstinence ou les caresses bucco-génitales – entre autres. Ainsi, Mesni avait donné le sein à Jahna et Millo jusqu’à un âge avancé, pour éviter de redevenir fertile. Et, comme toujours, la mort fauchait beaucoup de nouveau-nés. On pouvait compter sur les maladies, les accidents, et même les prédateurs, pour prélever une bonne partie des plus faibles. Si nécessaire – bien qu’Arbre fût reconnaissant du fait qu’il y avait échappé lui-même –, en cas de naissance d’un enfant en bonne santé pour lequel il n’y avait vraiment pas de place, on pouvait toujours donner un petit coup de main à la mort… Tant qu’il se plierait aux règles de ce rude paysage au bout du bout du monde, le peuple d’Arbre mangerait à sa faim et aurait beaucoup de temps libre. Et dans cette société, où tous se respectaient et où l’absence de hiérarchie était la norme, les individus jouissaient d’une grande santé de corps et d’esprit. Arbre habitait un Éden à moitié gelé, marécageux – mais il y avait un prix à payer, et il fallait se résoudre à perdre quelques petites vies, soufflées comme autant de chandelles par le froid et la nuit glacée. Mais Millo et Jahna ne rentraient pas dans ces terribles calculs. Ils étaient tous les deux à un âge où leurs parents pouvaient largement les assumer. Ils avaient survécu aux dangers de la petite enfance. Ils poussaient bien, ils étaient intelligents. Jahna serait bientôt pubère, Arbre s’attendait déjà à accueillir son premier petit-enfant. Et voilà que tout cet investissement d’amour et d’énergie lui avait été retiré par un caprice du printemps, et du fait de son impardonnable imprévoyance. Préoccupé, Arbre s’était éloigné du campement. Il approchait du taudis des têtes-d’os. Les têtes-d’os levèrent sur lui un morne regard. Certains se délectaient de lambeaux de peau de narval. L’une des femelles avait un nourrisson pendu à sa mamelle famélique ; elle tourna le dos à Arbre, courba l’échine. Les têtes-d’os n’avaient par leur place sur cette terre qui était celle des êtres humains. En vérité, ils seraient morts de faim sans la mansuétude – et les déchets – des hommes. Les têtes-d’os, ni des animaux ni des hommes, n’étaient pas dignes de respect. Ils n’avaient même pas de nom. Mais ils pouvaient être utiles. Arbre s’approcha d’une femelle plus jeune que les autres. En fait, c’était celle que Jahna avait embêtée peu avant leur désastreuse expédition en mer. Elle braqua sur lui un œil bovin, son crâne ridiculement plat maculé de terre. Il savait qu’elle avait le même âge que Jahna, mais elle était plus développée que sa fille ; la croissance des têtes-d’os était plus rapide, leur vie plus rude, et ils mouraient plus jeunes. Elle était assise par terre, vêtue d’un sac de peau informe, et jouait avec une vieille breloque cassée. Les têtes-d’os semblaient avoir assez de cervelle pour être fascinés par les objets des hommes, et en même temps ils n’en avaient pas assez pour s’en fabriquer eux-mêmes : on pouvait obtenir ce qu’on voulait d’un tête-d’os en échange d’une perle d’ivoire de mammouth ou d’un harpon en os sculpté. Sans trop savoir ce qu’il faisait, Arbre se pencha et arracha le sac qui enveloppait le corps de la femelle. En dehors de son visage allongé et de sa tête aplatie, elle n’était pas trop mal, se dit-il ; elle n’avait pas encore le corps massif, pareil à celui d’un ours, des adultes. Il s’aperçut qu’il avait une érection. Il s’agenouilla, prit la femelle par les chevilles, la retourna sur le dos. Elle se laissa faire docilement, écarta les cuisses. Bien sûr, ce n’était pas la première fois qu’elle y avait droit. Tâtant sa chair tiède, il s’aperçut que son anus et son entrejambe étaient colmatés par la crasse. Il la récura avec le doigt. Puis il la pénétra sauvagement. Pendant un bref et océanique instant, il oublia le moment désastreux où la tempête s’était abattue sur eux, et où il s’était rendu compte qu’il avait perdu Jahna et Millo sur la banquise. Mais ce moment passa rapidement. En se retirant de la fille, il éprouva un spasme de dégoût, profond, qui lui retourna l’estomac. Il utilisa un bout de vêtement pour se nettoyer. La fille, toujours nue, leva les mains, l’implorant en silence. Il avait un pendentif sur la poitrine : une dent d’ours des cavernes. Il l’arracha de son cou, cassant le lacet de peau de cerf, et le jeta par terre. La tête-d’os le récupéra et le leva devant son visage, le tournant dans tous les sens, les yeux perdus dans d’insondables mystères. Un filet de sang perlait de ses cuisses meurtries. Jahna et Millo suivaient toujours la côte, dans l’espoir d’arriver au cap où ils avaient vu leur père et les autres pour la dernière fois. La nuit, ils se fabriquaient un igloo, quand il y avait de la neige, ou ils dormaient sous un toit de branches. La situation n’était pas facile, mais l’arc de Jahna et les bons réflexes de Millo leur permirent d’attraper de petits animaux et quelques oiseaux. Ils arrivaient à se nourrir et même à s’abriter, non sans mal. Millo passa une très mauvaise nuit après avoir imprudemment mangé un poisson mal vidé. Pis que tout, ils n’arrivaient pas à faire du feu. Ils avaient beau essayer tous les soirs de frotter des bouts de bois et d’entrechoquer des cailloux, ça ne marchait pas. C’était très embêtant. À force de manger de la viande crue, Jahna avait mal aux dents et à l’estomac, et, au cœur de la nuit, elle pensait qu’elle n’arriverait plus jamais à se réchauffer. Les enfants avançaient toujours ; ils n’avaient pas le choix. Mais ils maigrissaient, ils étaient un peu plus fatigués chaque jour, leurs vêtements commençaient à s’user. Ils mouraient à petit feu. Jahna le savait. Ils étaient peut-être guidés par les esprits des anciens qui les habitaient, mais ils ne savaient pas encore tout ce qu’il aurait fallu savoir pour espérer survivre. Ils arrivèrent à un endroit où la forêt remontait vers le nord, de sorte qu’ils durent traverser une zone arborée. Les arbres épars, des pins et des épicéas aux branches enchevêtrées, étaient étiques et sans feuilles. Ils avaient l’air étrangement frêles. Le sentier que suivaient les enfants, frayé par les cerfs et les chèvres, était couvert d’un lit de mousse. Il serpentait entre les arbres, traversant à l’occasion une clairière. Alors que la lumière déclinait, mettant fin à une autre pauvre journée, les ombres des arbres s’allongèrent, obscurcissant les sous-bois. Cinq millions d’années séparaient Jahna et Millo de Capo – le dernier de leurs ancêtres à avoir vécu en forêt –, et pour les enfants la forêt était un lieu plein de monstres et de démons. Ils se dépêchaient, la peur au ventre. Ils finirent par sortir de la forêt. Ils se retrouvèrent dans une prairie semée de plaques de neige. L’herbe jaunie se mêlait à l’horizon au sommet d’une falaise abrupte, au pied de laquelle une mer agitée faisait grincer et gémir la glace, comme toujours. Mais les enfants en étaient séparés par un mur de chair et de cornes. Un troupeau de mégalocéros, ces créatures que l’on appellerait plus tard élans d’Irlande. Ils se déplaçaient lourdement, broutant les pousses d’herbe qui crevaient les plaques de neige éparses. À la tête du troupeau se trouvait un grand mâle. Il toisa les enfants de toute sa hauteur. Il avait une bosse charnue sur le dos, une masse de graisse qui lui permettait de traverser les périodes difficiles ; en ce début de printemps, la bosse était à plat. Et ses bois, deux fois plus grands qu’un être humain, étaient de lourdes sculptures qui ressemblaient étrangement aux mains ouvertes d’un géant griffant le ciel de ses doigts. Ce seul troupeau, composé de plusieurs milliers de têtes, s’étendait à perte de vue sous le regard des enfants. Comme beaucoup d’herbivores géants de cette époque étonnamment riche, les mégalocéros vivaient en immenses masses migratrices qui se déplaçaient à travers le Vieux Monde, d’Angleterre jusqu’en Chine en passant par la Sibérie. Et ce gigantesque troupeau venait vers Jahna et Millo. C’était une impressionnante barrière de bois s’entre choquant, d’estomacs grondants, qui avançait lentement. L’air puait le musc et les excréments. Les enfants devaient s’écarter sur-le-champ. Jahna vit tout de suite que ce n’était pas en courant vers l’intérieur des terres qu’ils échapperaient au troupeau ; il était trop grand, trop étendu pour ça. Les élans n’entreraient certainement pas très loin dans la forêt, mais ils allaient obliger les enfants à battre en retraite dans les ténèbres de plus en plus profondes, et c’était un endroit où Jahna n’avait vraiment pas envie de retourner. Impulsivement, elle attrapa la main de son frère. — Viens. La falaise ! Ils coururent sur l’herbe gelée. La falaise descendait abruptement vers une bande de terre. Les enfants la dévalèrent à toute vitesse. L’arc que Jahna avait sur le dos se prit dans des pierres du sol, ce qui la ralentit un peu. Mais ils finirent par y arriver. Ils se blottirent sur une étroite corniche, et scrutèrent l’océan de fourrure brune qui se déployait lentement au sommet de la falaise. L’énorme mâle les fixait, placide. Puis il se détourna, sa lourde tête courbée sous le fardeau de ses bois. Ces bois étaient particulièrement lourds, comme des haltères tenus à bout de bras, et le cou de l’élan avait été revu et corrigé pour supporter cette masse : il avait développé des vertèbres énormes et des muscles pareils à des câbles. Les bois servaient aux bagarres et aux parades nuptiales ; c’était un sacré spectacle quand deux de ces monstres se rentraient dedans de plein fouet, tête baissée. Mais ces bois devaient signer leur arrêt de mort. Quand les glaces se retireraient et que leur habitat se réduirait, la sélection exercerait une pression en faveur des tailles corporelles plus petites. Alors que les autres espèces adopteraient une taille adéquate, les mégalocéros se révéleraient incapables de renoncer à leurs complexes parades nuptiales. Ils étaient devenus trop spécialisés, leurs formidables bois étaient trop dispendieux, et ils n’arriveraient jamais à faire face au changement. Jahna crut voir une forme pâle, basse sur pattes, massive, qui suivait les traces des élans en glissant sur la neige comme un fantôme bodybuildé. Peut-être un lion des cavernes. Elle frémit. — Et maintenant ? souffla Millo. On ne peut pas rester là. — Non. Jahna regarda alentour. Elle vit que leur corniche menait vers le bas de la falaise, vers une ouverture située non loin de là. — Par là, dit-elle. Je crois qu’il y a une grotte. Il eut un bref hochement de tête. Il passa devant elle en s’aplatissant contre la paroi de craie et descendit l’étroite corniche. Mais elle voyait bien qu’il avait plus peur qu’il ne voulait bien le montrer. La périlleuse descente terminée, ils se réfugièrent précipitamment dans l’anfractuosité de la roche et s’allongèrent, pantelants, sur le sol de pierre. La caverne, creusée dans la craie, s’enfonçait dans le noir. Le sol était jonché de guano et de coquilles brisées. Elle devait servir de nichoir à des oiseaux, peut-être des mouettes. Il y avait des taches noires çà et là sur le sol – ce n’étaient pas des foyers, mais on avait manifestement fait du feu. — Regarde, dit Millo d’une voix émerveillée. Des moules. Il avait raison. Les petits coquillages formaient une pile entourée par des éclats de silex. Une étincelle de curiosité leur fit se demander comment ces moules avaient bien pu arriver ici. Mais la faim fut la plus forte, et ils se jetèrent dessus. Ils essayèrent frénétiquement de les ouvrir avec leurs doigts et leurs lames de pierre, en vain. — Greuh ! Ils se retournèrent brusquement. La voix rauque sortait des ténèbres du fond de la grotte. Une silhouette s’avança. C’était un homme trapu, couvert d’un lambeau de quelque chose qui ressemblait à de la peau de renne… Non, rectifia mentalement Jahna, pas un homme. Il avait un gros nez proéminent, des pattes trapues, puissantes, des mains énormes. Un tête-d’os, un gigantesque mâle. Il les regardait d’un air menaçant. Les enfants eurent un mouvement de recul et se cramponnèrent l’un à l’autre. Il n’avait pas de nom. Chez lui, on ne se donnait pas de nom. Quand il pensait à lui, il pensait « Vieil Homme ». Parce qu’il était vieux, vieux pour les siens : il avait près de quarante ans. Et il y avait trente ans qu’il vivait seul. Il somnolait au fond de sa grotte, dans la lueur réconfortante des torches fuligineuses qu’il entretenait. Il avait passé le début de la matinée à ramasser des coquillages à marée basse, sur la plage, au pied des falaises. À la tombée du jour, il se serait réveillé, de toute façon ; le soir était le moment de la journée qu’il préférait. Il avait été réveillé en sursaut, par le bruit et l’agitation à l’entrée de la grotte. Pensant que c’étaient peut-être des mouettes qui en voulaient à sa pitance – ou, pire, un renard arctique –, il s’était traîné vers la lumière. Ce n’étaient ni des mouettes, ni un renard. C’étaient deux enfants. Ils étaient grands et d’une maigreur grotesque, avec des membres pareils à des brindilles et des épaules étroites. Ils avaient le visage plat, comme si d’un énorme coup de poing on leur avait rentré le nez dans le visage, leur menton était proéminent, leur tête faisait une bosse sur le dessus ; on aurait dit un gros champignon comiquement renflé. Des graciles. Encore des graciles. Il se sentit bien las, et perçut un écho de la solitude qui avait jadis infesté chacun de ses réveils et empoisonné tous ses rêves. Sans réfléchir, il avança vers les enfants, ses énormes mains tendues devant lui. Il aurait pu leur écraser le crâne d’une seule pression, ou les fracasser l’un contre l’autre comme des œufs d’oiseaux, et tout eût été dit. Les os de plus d’un voleur gracile jonchaient les galets de la plage, sous la caverne ; et il y en aurait d’autres avant qu’il ne soit trop vieux pour défendre son dernier refuge. Les enfants poussèrent de petits cris, se cramponnèrent l’un à l’autre, coururent vers l’une des parois de la grotte. Mais le plus grand, en fait la plus grande, car c’était une fille, poussa le plus petit derrière elle. Elle était terrifiée, il le voyait bien, mais elle essayait de défendre son frère. Et elle ne s’en laissait pas imposer. Le petit garçon avait si peur qu’il faisait pipi sous lui, mais la fille gardait son calme. Elle fouilla dans son vêtement, en sortit quelque chose qui dansait au bout d’un lacet passé autour de son cou. — Tête-d’os, homme tête-d’os ! Laisse-nous tranquilles et je te donnerai ça. Jolie, jolie magie, homme tête-d’os ! Les yeux profondément enfoncés de Vieil Homme se mirent à briller. Le pendentif était un cristal de quartz, un petit obélisque transparent ; il avait été poli comme un miroir, et l’une des faces, minutieusement sculptée, arborait un dessin qui attirait l’œil et embrumait l’esprit. La fille faisait osciller l’amulette en essayant de capter le regard du tête-d’os. — Regarde, tête-d’os, joli, joli… dit-elle en s’avançant vers lui. Vieil Homme riva son regard dans les yeux bleus de Jahna, qui l’observait avec cet air si troublant et si direct des graciles : un regard de prédateur. Il tendit la main vers l’amulette, essaya de l’attraper. Mais il la rata et l’envoya s’écraser contre la paroi, derrière la fille. Celle-ci poussa un jappement, parce que le lacet de cuir lui avait brûlé le cou. Vieil Homme tendit à nouveau la main. Tout pouvait être terminé en moins d’un battement de cœur. Mais les enfants se remirent à baragouiner, dans leur langage rapide, compliqué : — Fais-le partir ! Oh, fais-le partir ! — Tout va bien, Millo ! N’aie pas peur ! Ton arrière-grand-père est en toi. Il va t’aider… Vieil Homme laissa retomber ses mains le long de son corps. Il regarda les moules qu’ils avaient essayé de prendre. Les coquilles étaient éraflées et ébréchées – l’une d’elles portait d’ailleurs des marques de dents –, mais aucune n’était ouverte. Les enfants étaient impuissants, encore plus que la plupart de ceux de leur espèce. Ils n’arrivaient même pas à lui voler ses moules. Cela faisait longtemps qu’il n’avait pas entendu quelque bruit que ce soit dans sa caverne, en dehors de sa propre voix et des affreux cris des mouettes ou des jappements des renards. Sans trop savoir pourquoi, il retourna vers le fond de la grotte, où il entreposait sa viande, ses outils et une réserve de bois. Il revint avec une brassée de pommes de pin, rapportées de la forêt en haut de la falaise, et les déposa près de l’entrée de la grotte. Puis il alla chercher l’une de ses torches, une branche de pin enrobée de résine et de peau de phoque bien grasse. La torche brûlait d’un feu régulier en produisant beaucoup de fumée et durait toute la journée. Il posa la torche par terre et commença à entasser du bois dessus. Les enfants, toujours collés à la paroi, le regardaient en ouvrant de grands yeux. Le gamin tendit le doigt vers le sol. — Regarde. Où est sa fosse à feu ? Il fait n’importe quoi… La fille lui plaqua la main sur la bouche. Lorsque le feu eut pris, Vieil Homme donna un coup de pied, exposant les bûches rougeoyantes qui s’y trouvaient. Puis il ramassa une poignée de moules et les jeta dans le feu. Les coquilles s’ouvrirent presque tout de suite. Il les pêcha avec un bâton, préleva avec son gros doigt leur succulent contenu salé, moule après moule. Le gamin se tortilla et parvint à en placer une : — Tu sens ça ? J’ai faim ! — Ne bouge pas, tu m’entends, ne bouge pas ! Quand Vieil Homme eut son content de moules, il souleva une fesse, lâcha un pet bien gras et se releva péniblement. Il clopina jusqu’à l’entrée de sa grotte, où il s’assit, une jambe repliée sous lui, l’autre tendue devant lui, son vêtement de peau drapé sur ses cuisses et son bas-ventre. Il ramassa un silex qu’il avait laissé là quelques jours auparavant. Et, se servant d’un galet de granit en guise de marteau, il commença rapidement à façonner un objet avec le silex. Bientôt, les éclats commencèrent à s’accumuler autour de ses jambes. Il avait vu des dauphins, ce matin-là. Il y avait de grandes chances que l’une de ces grosses créatures fuselées s’échoue sur le rivage un jour prochain, et il fallait qu’il soit prêt, qu’il ait les bons outils. Il ne faisait pas vraiment de projet, il ne pensait pas comme un gracile – mais une intuition profonde de son environnement dictait ses actes et ses choix. Tout en laissant ses mains travailler, taillant dans cette masse compacte de fossiles du crétacé, comme les mains de ses ancêtres le faisaient depuis deux cent cinquante mille ans, il tourna son regard vers l’ouest, où le soleil commençait à se coucher sur l’Atlantique, changeant la mer en une mare de feu. Derrière lui, Jahna et Millo rampèrent discrètement vers le feu, y jetèrent d’autres moules, qu’ils engloutirent voracement. Les jours passèrent, le printemps arriva rapidement. La glace des lacs fondit. Des cascades qui avaient pris en glace se remirent à bouillonner et à couler. Même la banquise se fendit. C’était l’époque du grand rassemblement, une fête longuement attendue, un des meilleurs moments de l’année, même si la réunion se trouvait à plusieurs jours de marche dans la toundra. Tout le monde ne pouvait pas y aller : les très jeunes, les vieux et les malades ne pouvaient pas faire le voyage, et il fallait laisser quelques adultes pour s’occuper d’eux. Cette année, pour la première fois depuis bien longtemps, Arbre et Mesni n’avaient plus d’enfants pour les retenir à la maison. Leur petite dernière était encore un nourrisson, facile à transporter, qui pouvait faire le voyage avec eux. Arbre n’aurait jamais voulu cela ; bien sûr que non. Mais il pensait qu’il fallait faire contre mauvaise fortune bon cœur, et il insista pour que Mesni l’accompagne à la réunion. Mesni préférait rester à la maison. Elle s’éloignait de lui, enfermée dans sa noire tristesse. Alors, Arbre décida de partir avec Olith, la sœur de Mesni, la tante de ses enfants. Olith avait un grand garçon, dont le père était mort d’une mauvaise toux deux hivers auparavant, la laissant toute seule. Le groupe partit dans la toundra. Pendant ce bref intermède de chaleur et de lumière, la toundra grouillait de vie, saxifrages, fleurs, herbes et lichens. Des nuages d’insectes vrombissaient dans l’air humide au-dessus des mares, s’accouplant frénétiquement. De grandes volées d’oies, de canards et d’échassiers venaient manger et se reposer sur les petits lacs de la toundra. Olith, prenant Arbre par le bras, lui indiquait les malards, les cygnes, les oies des neiges, les plongeons, les grèbes huppés, et les grues qui décrivaient de grands cercles au-dessus d’eux, emplissant le ciel de leurs appels. À cet endroit où les arbres étaient très bas, les oiseaux faisaient leur nid au ras du sol. Quand les humains se rapprochaient trop du nid d’un labbe, deux oiseaux plongeaient vers eux, en caquetant férocement. Bien que la plupart des herbivores migrateurs ne soient pas encore revenus, les chasseurs repéraient des troupeaux de cerfs et de mammouths qui glissaient sur le paysage comme les ombres des nuages. Pourtant, c’était très étrange, se disait Arbre. S’ils avaient creusé à quelques longueurs de bras seulement, n’importe où sous ce tapis de couleurs et de mouvements foisonnants, ils auraient trouvé de la glace, un sol gelé ou rien ne pouvait vivre. — Il y a trop longtemps que je ne suis pas venu par ici, dit-il. J’avais oublié à quoi ça ressemblait. Olith se rapprocha de lui et lui serra le bras. — Je sais ce que tu ressens. — Chaque brin d’herbe, chaque saxifrage dansant dans le vent, est une torture, une beauté que je ne mérite pas. Il était vaguement conscient du parfum de l’huile végétale qu’elle passait dans ses cheveux coupés court. Elle ne ressemblait pas à Mesni, sa sœur ; Olith était plus grande, elle avait plus d’énergie, et ses seins étaient plus lourds. — Les enfants ne sont pas partis, lui rappela Olith. Leur âme renaîtra la prochaine fois que vous aurez des enfants. Ils n’étaient pas assez vieux pour avoir acquis une sagesse propre. Mais ils étaient porteurs de l’âme de leurs grands-parents, et ils apporteront leur joie de vivre… — Je n’ai pas couché avec Mesni depuis la dernière fois que nous avons vu Jahna et Millo, dit-il avec raideur. Mesni n’est plus… pareille. — Cela fait pourtant longtemps, murmura Olith, manifestement surprise. — Pas assez pour Mesni, apparemment, répondit Arbre avec un haussement d’épaules. Et ça ne fera peut-être jamais assez longtemps. Je n’aurai plus d’enfants avec Mesni, dit-il en regardant Olith dans les yeux. Je ne pense pas qu’elle ait envie d’en ravoir un jour. Olith détourna le regard et baissa la tête. Il se rendit compte, avec surprise, que c’était un mouvement à la fois de sympathie et de séduction. Cette nuit-là, dans le froid vif de la toundra, sous un abri de fortune fait de branches de pin, ils firent l’amour pour la première fois. Comme lorsqu’il avait pris la jeune tête-d’os, Arbre oublia sa culpabilité, les doutes qui le tenaillaient sans relâche. Olith comptait beaucoup plus pour lui que n’importe quelle tête-d’os, évidemment. Mais après, quand il la tint dans ses bras, il sentit la glace se refermer sur son cœur, comme si au milieu du printemps il était encore perdu dans les profondeurs de l’hiver. Après quatre jours de bonne marche, Arbre et Olith arrivèrent au fleuve. Des centaines de gens étaient déjà rassemblés le long du rivage. Ils avaient construit des abris, des râteliers à lances et à arcs, et l’on voyait même la carcasse d’un grand mégalocéros. Les gens s’étaient peint le visage avec des traînées exubérantes de teintures végétales et d’ocre. Les dessins avaient une base commune qui traduisait l’unité du clan élargi, tout en étant en même temps élaborés et différents, afin de célébrer l’identité et la force de chacune des tribus. Il n’y aurait personne pour les compter, mais ils seraient peut-être cinq cents à la réunion. C’est-à-dire près de la moitié de la population de la planète parlant une langue se rapprochant, même vaguement, de celle d’Arbre. Le groupe d’Arbre et d’Olith se dispersa. Beaucoup cherchaient un ou une partenaire : peut-être pour une rapide culbute de printemps, peut-être dans une perspective à plus long terme. Cette réunion de quelques jours était la seule chance qu’ils avaient de rencontrer quelqu’un de nouveau, ou de vérifier si le gamin ou la gamine étique de l’année précédente avait commencé à pousser comme espéré. Arbre repéra une femme appelée Delà. Ronde et grasse, avec un rire tonitruant, c’était une excellente chasseuse de gros gibier. Dans sa jeunesse, c’était une beauté avec qui Arbre avait couché plus d’une fois. Il vit qu’elle avait, typiquement, érigé un grand abri flamboyant fait de peaux tendues gaiement ornées de dessins d’animaux bondissants. Arbre et Olith longèrent la rive. Delà serra Arbre sur sa poitrine et lui flanqua une bonne claque dans le dos, puis leur servit du thé d’écorce et des fruits. Delà ne quittait pas Olith des yeux, se demandant manifestement ce qu’était devenue Mesni, mais elle ne dit rien. Un grand feu flamboyait déjà à même le sol devant l’abri, et quelqu’un y jetait des poignées de graisse de poisson, le faisant crépiter et crachoter. C’était la tribu de Delà qui avait apporté le mégalocéros. De jeunes femmes costaudes découpaient la carcasse de l’élan, et une odeur de sang et d’entrailles flottait dans l’air. Arbre et Olith s’assirent avec Delà devant un petit feu. Delà demanda à Arbre des nouvelles de la chasse de l’année, et il lui en donna. Ils parlèrent de la façon dont l’année avait commencé, dont les animaux se comportaient, des dégâts que la tempête d’hiver avait occasionnés, de la hauteur à laquelle les poissons sautaient, de ce nouveau procédé que quelqu’un avait inventé pour traiter la corde de l’arc, lui permettant de tenir plus longtemps avant de céder, de l’idée qu’un autre avait eue de tremper les défenses de mammouth dans l’urine afin de les redresser. L’objet de cette réunion était d’échanger des informations, autant que de la nourriture, des biens, ou des partenaires. Les orateurs n’exagéraient pas leur succès ni ne minimisaient leurs échecs. Ils parlaient de leur mieux, avec force détails et en termes précis, et toutes les questions étaient les bienvenues. La précision était plus importante que la vantardise. Pour ces gens dont la survie dépendait de la culture et de la connaissance, l’information était la chose la plus importante au monde. Pour finir, cependant, Delà passa enfin au sujet qui la fascinait manifestement : — Et Mesni, commença-t-elle prudemment, elle est restée à la maison, avec les enfants ? Jahna doit être grande maintenant ? — Non, répondit doucement Arbre, sentant la main d’Olith se poser sur la sienne. Delà l’écouta en silence raconter comment il avait perdu ses enfants dans le blizzard. Quand il eut fini, Delà prit une gorgée de thé, le regard dans le vide. Arbre avait l’impression étrange qu’elle savait quelque chose mais ne le disait pas. Pour briser ce silence, Delà leur raconta les histoires de sa terre : — … et les deux frères, perdus dans la neige, finirent par tomber. L’un mourut. L’autre se releva. Il pleura son frère, et puis il vit un renard, creusant sous un tronc, sa robe blanche sur le blanc de la neige. Le renard s’éloigna. Mais le frère savait qu’un renard revient toujours chercher ce qu’il a enterré. Alors il tendit un collet, et attendit. Quand le renard revint, le frère le prit. Mais avant qu’il ait eu le temps de le tuer, le renard chanta pour lui. C’était une lamentation pour le frère perdu, et ça faisait ainsi… Comme les contes du Temps des Rêves de Jo’on, bien que constitués d’un mélange de mythe et de réalité, ces histoires et ces chants étaient longs, spécifiques, chargés de faits. C’était une culture orale. Comme ces gens n’avaient pas d’écriture pour enregistrer les données factuelles, la mémoire était tout. Si les rêves et les transes chamaniques étaient un moyen d’intégrer beaucoup d’informations permettant de faciliter la prise de décision intuitive, les chants et les histoires permettaient avant tout d’enregistrer cette information. Chose remarquable, le récit de Delà était évolutif. Alors que l’histoire passait d’une personne à l’autre, les erreurs et les enjolivements en modifiaient constamment la teneur. La plupart des changements portaient sur des détails sans importance, des éléments qui ne modifiaient pas l’ensemble. Le cœur de l’histoire – son atmosphère, ses rebondissements, sa morale – demeurait plus ou moins le même. Mais pas toujours : parfois, une modification majeure se produisait, qu’elle soit voulue par un orateur ou accidentelle, et si ce nouvel élément améliorait l’histoire, il était conservé. Les histoires, comme d’autres aspects de la culture du peuple, avaient démarré une évolution propre, qui se déroulait dans les arènes des nouveaux et vastes esprits humains. Mais le récit de Delà n’était pas qu’un simple conte, pas seulement un aide-mémoire. Par cette histoire, par le fait de parler de sa terre et par l’acceptation de ses auditeurs, elle revendiquait une sorte de titre. On ne pouvait affirmer ses droits sur cette terre qu’en la connaissant suffisamment bien pour pouvoir la raconter honnêtement. Il n’y avait pas de contrats écrits à cette époque, pas d’actes notariés, pas de tribunaux ; la seule façon pour Delà de revendiquer ses droits sur cette terre résidait dans la relation orateur/auditeur, réaffirmée lors de ce genre de réunion. Il y eut un crépitement féroce, un grand rugissement de joie, venu du bord du fleuve. Les premières côtelettes de mégalocéros étaient jetées sur le feu. Bientôt, l’odeur alléchante de la viande rôtie emplit l’air. Les festivités nocturnes commençaient. On mangea, on dansa, on cria beaucoup. À la fin de la soirée, Arbre fut surpris de voir Delà s’approcher de lui. — Maintenant, tu vas m’écouter, Arbre. Je suis ton amie. On a fait l’amour, dans le temps. — On l’a même fait deux fois, dit-il avec un sourire nostalgique. — D’accord, va pour deux fois. Ce que j’ai à te dire, je vais te le dire par amitié et pas pour te blesser. — Et qu’est-ce que tu as à me dire ? demanda-t-il en se renfrognant. — Il y a un conte, comme ça, dit-elle dans un soupir. Je l’ai entendu ici, il n’y a pas deux jours ; c’est un groupe du Sud qui le racontait. Ils disent que sur un bout de terre où il ne pousse rien, près de la côte, un tête-d’os croupit dans une grotte à flanc de falaise. Tu vois ? Et dans cette grotte, à ce qu’on dit d’après ce qu’aurait vu un chasseur, vivent deux enfants. Il ne comprenait pas. — Deux jeunes têtes-d’os ? — Non. Pas des têtes-d’os. Deux vraies personnes. Le chasseur, tout à sa proie, les a vues de loin. D’après ce chasseur, l’un des enfants serait une fille, grande comme ça à peu près, fit-elle en tendant la main à l’horizontale, et l’autre… — Un garçon, souffla Arbre. Un petit garçon. — Je te demande pardon. Ne m’en veux pas de t’avoir raconté ça, conclut Delà. Arbre comprenait. Delà se rendait bien compte qu’il avait fait son deuil. Et voilà qu’elle venait souffler sur les braises de l’espoir qui avaient refroidi dans son cœur meurtri. — Demain, dit-il avec raideur. Demain, tu m’emmèneras voir ce chasseur. Ensuite… — D’accord. Pas ce soir. Plus tard, au cœur de la nuit, Olith fit l’amour avec Arbre, mais il semblait absent. — Le matin sera bientôt là, murmura-t-elle. Et tu pourras y aller… — Je sais, dit-il. Olith, viens avec moi. Elle réfléchit brièvement, puis hocha la tête. Il ne serait pas raisonnable de le laisser voyager seul. Elle l’entendit grincer des dents. Elle lui effleura la mâchoire, sentit ses muscles tendus. — Qu’y a-t-il ? — S’il y a un tête-d’os, s’il leur a fait du mal… — Écoute, n’exagère pas, dit-elle d’une voix douce. Laisse à ton corps une chance de récupérer. Dors, maintenant. Arbre n’arriva pas à fermer l’œil. III Le tête-d’os retourna à la grotte. Jahna vit qu’il portait sur l’épaule un phoque, un animal entier, un gros mâle, très lourd. Il y avait des semaines qu’ils étaient dans cette grotte à flanc de falaise, et sa force la surprenait toujours. Millo arriva en courant, sa défroque de tête-d’os volant autour de lui. — Un phoque ! Un phoque ! On va se régaler, ce soir ! Il attrapa les jambes pareilles à des troncs d’arbre du tête-d’os. Exactement comme il se cramponnait à celles de son père. Jahna chassa cette pensée intempestive de son esprit : elle n’avait pas sa place ici. Il fallait qu’elle soit forte. Le tête-d’os, qui transpirait à cause de l’effort que lui avait coûté le transport de cette énorme masse le long du chemin qui montait de la plage, baissa les yeux sur le petit garçon. Il émit une succession de sons gutturaux et de grognements, un charabia qui ne voulait rien dire… ou du moins, Jahna ne pensait pas qu’il voulût dire quoi que ce soit. Elle se demandait parfois s’il connaissait des mots – des mots de tête-d’os, quelle drôle d’idée ! –, des mots inconnus d’elle. Elle s’avança et indiqua le fond de la grotte. — Mets le phoque là-bas, ordonna-t-elle. On va le découper tout de suite. Regarde, j’ai déjà fait le feu. En effet. Quelques jours auparavant, elle avait creusé un trou qui servait de fosse à feu, et elle avait balayé les vilaines traces de suie qui maculaient le sol. Elle avait également sorti tout le fourbi de la grotte, un sacré fatras : il y avait des restes de nourriture, des bouts de peau, des outils, mélangés avec toutes sortes de détritus. Maintenant ça paraissait presque, disons, habitable. Enfin, pour des vraies personnes. Parce qu’il ne lui venait pas à l’idée de se demander ce que « habitable » pouvait bien vouloir dire pour l’énorme créature qui n’était en fin de compte qu’un tête-d’os. En attendant, le tête-d’os n’avait pas l’air content. Il était imprévisible. Il grommela, lâcha le phoque et partit en soufflant, couvert de sueur, de crasse, la peau incrustée de sel marin, vers le fond de la grotte, pour y piquer un roupillon. Jahna et Millo entreprirent de fendre la carcasse du phoque. Il avait été tué par un coup de lance en plein cœur qui avait fait un gros vilain trou, et Jahna frémit en imaginant le combat qui avait dû précéder ce coup mortel. Avec leurs lames de pierre tranchante, les petites mains des enfants réussirent à écorcher et à désosser le gros mammifère. Déjà, les premières tranches de viande du ventre du phoque furent mises à cuire. Le tête-d’os, comme à son habitude, se réveilla quand le repas fut prêt. Les enfants mangeaient leur viande bien cuite ; le tête-d’os, lui, préférait la sienne crue, ou presque. Il attrapa un gros steak sur le feu, alla s’asseoir dans son coin préféré, près de l’entrée, et dévora sa viande à belles dents en regardant le soleil se coucher. Il mangeait beaucoup de viande, pratiquement deux fois plus qu’Arbre. Il faut dire qu’il travaillait dur tout le temps. C’était une scène étrangement domestique. Et c’était comme ça, depuis des semaines, depuis que Jahna et Millo avaient fait irruption ici. D’une certaine façon, ce n’était pas trop mal. Vieil Homme avait toujours souffert de la solitude. Il était d’une espèce particulièrement grégaire, mais il ne souffrait pas que de la solitude. Son esprit était de la vieille sorte compartimentée. Presque tout ce qui se passait dans son crâne caverneux était pratiquement inconscient ; d’une certaine façon, c’étaient ses mains qui fabriquaient ses outils de silex, pas lui. Il ne devenait vraiment vivant, intensément conscient, que quand il était avec des gens ; c’était comme si, sans les autres, il se trouvait dans un rêve, seulement à moitié conscient. Pour le peuple de Vieil Homme, les autres étaient ce qu’il y avait de plus animé, de plus brillant, dans le paysage. Sans personne autour de lui, le monde de Vieil Homme était terne, sans vie, statique. C’est pourquoi il avait accepté les enfants graciles, avec leurs babillages et leur manière de se mêler de tout ; c’est pour ça aussi qu’il les avait nourris, et même vêtus. Et pourquoi il affronterait bientôt la mort. — Regarde, Millo, chuchota Jahna. Elle s’assura que le tête-d’os ne pouvait pas la voir, écarta un peu de terre et dégagea une collection d’os noircis. Millo étouffa un hoquet. Il ramassa un crâne : une face saillante, avec un épais renflement osseux au-dessus du vide des orbites. Il était petit, plus petit que la tête de Millo ; ça devait être un enfant. — Où t’as trouvé ça ? — Dans la cendre, murmura-t-elle. Devant la grotte, quand j’ai tout nettoyé. Millo lâcha le crâne, qui claqua sur les autres os. Le tête-d’os regarda vaguement dans leur direction. — Ça fait peur, murmura Millo. Peut-être qu’il l’a tué, le tête-d’os ? Peut-être qu’il mange les enfants ? — Non, idiot, fit Jahna. Voyant que son frère avait vraiment peur, elle le prit par les épaules. — Il s’est probablement contenté de l’enterrer à sa mort. Millo tremblait maintenant de tous ses membres. Elle n’avait pas voulu l’effrayer. Elle repoussa le crâne hors de sa vue et, pour le calmer, commença à lui raconter une histoire : — Maintenant, tu vas m’écouter. Il y a longtemps, très longtemps, les gens étaient comme les morts. Le monde était tout noir et leurs yeux n’y voyaient pas. Ils vivaient dans un campement comme maintenant, et ils faisaient les choses qu’ils font maintenant. Mais tout était noir, pas réel, comme des ombres. Un jour, un jeune homme arriva au campement. Il était comme les morts, mais il était bizarre – différent. Il aimait pêcher et chasser. Mais il allait toujours plus loin dans la mer que tous les autres. Les gens se demandaient pourquoi… Alors qu’elle déroulait son histoire, Millo s’appuya contre elle et finit par s’endormir tandis que le soleil disparaissait dans l’océan. Même le gros tête-d’os somnolait. Appuyé contre une paroi, il rotait doucement, tout bas ; peut-être qu’il l’écoutait, lui aussi. Son histoire était un mythe de la création, une légende qui avait déjà plus de vingt mille ans. Ce genre de conte, qui racontait que le groupe de Jahna était le summum de la création, que leur façon de vivre était la seule façon de vivre et que tous les autres étaient des sous-hommes, disait aux gens de s’intéresser passionnément à eux-mêmes, à leurs proches et à quelques précieux idéaux. Et d’exclure les autres personnes. Notamment les non-gens, comme l’espèce de Vieil Homme. — … un jour ils virent que le jeune homme était avec un lion de mer. Il nageait dans les vagues avec lui. Et il lui faisait l’amour. Furieux, le peuple chassa le jeune homme et captura le lion de mer. Mais, quand ils le dépecèrent, ils trouvèrent un poisson à l’intérieur, dans son ventre. C’était un poisson plat. (Elle voulait dire un eulachon.) Le poisson avait été engendré par le jeune homme. Ce n’était ni une personne, ni un poisson, mais quelque chose d’autre. Alors les gens le jetèrent sur leur feu. Sa tête s’enflamma aussitôt, et une vive lumière les aveugla. Ensuite, le garçon-poisson s’envola dans le ciel. Le ciel était tout noir, évidemment. Enfin, il chercha l’endroit où se cachait la lumière, parce que le garçon-poisson croyait pouvoir attirer la lumière vers le monde de la nuit. Alors… Alors son père entra dans la grotte. Vieil Homme était un homme de Neandertal. Son espèce avait résisté, en Europe, aux sauvages allées et venues des ères glaciaires qui s’étaient succédé pendant un quart de million d’années. À sa façon, l’espèce des robustes avait magnifiquement réussi. Elle avait trouvé un moyen de vivre dans le plus marginal des environnements, à la frange du monde, où le climat non seulement était rude, mais encore pouvait varier traîtreusement vite, où les ressources végétales et animales étaient maigres, avec une fâcheuse tendance à fluctuer sans prévenir. Pendant longtemps, ils avaient même réussi à résister aux enfants de Mère. Au cours des périodes de réchauffement, les nouveaux hommes étaient remontés en Europe par le sud. Mais avec leur carcasse massive, leurs gros sinus qui réchauffaient l’air qu’ils inspiraient et leur capacité à digérer n’importe quelle viande, les robustes étaient plus à même de supporter le froid que les modernes. Et leur corpulence d’ours faisait d’eux de formidables machines à tuer : de rudes adversaires pour les humains, suprématie technologique ou non. Puis, quand le froid s’intensifia à nouveau, les modernes redescendirent vers le sud, et les robustes purent repeupler leurs anciens territoires. C’était arrivé un nombre incalculable de fois. Dans l’Europe du Sud et le Moyen-Orient, il y avait des grottes et d’autres endroits où des couches de détritus humains étaient recouvertes par des déchets de l’homme de Neandertal, qui disparaissaient à leur tour sous des restes humains. Au cours du dernier dégel, les modernes s’étaient de nouveau intéressés à l’Europe et à l’Asie. Ils avaient avancé culturellement et technologiquement. Cette fois, les robustes n’avaient pu résister. Peu à peu, ils furent éliminés de la majeure partie de l’Asie et repoussés dans leurs froides forêts d’Europe. Vieil Homme avait dix ans quand des chasseurs graciles étaient tombés pour la première fois sur le campement de son peuple. Le campement était sur la berge d’un fleuve, tourné vers le sud, à quelques kilomètres en arrière de la falaise, bien placé à proximité des pistes des troupeaux de puissants herbivores qui déferlaient sur le paysage. Ils vivaient là comme ils avaient toujours vécu, attendant que les saisons fassent revenir les troupeaux à leur porte. La rive du fleuve était un bon endroit. Jusqu’à l’arrivée des graciles. Ce ne fut pas une guerre. L’engagement devait être beaucoup plus complexe, sordide et sournois que ça. Au début, il y avait même eu une sorte d’échange, les graciles troquant les produits de la mer contre la viande des animaux géants que les robustes réussissaient à tuer avec leur grande force et leurs pieux. Mais les graciles donnaient l’impression d’en vouloir toujours plus. Et tandis qu’ils parcouraient en rugissant le territoire avec leurs drôles de lances toutes fines et les bouts de bois qui les envoyaient très loin, les chasseurs graciles étaient par trop efficaces. Bientôt, les animaux commencèrent à se méfier et changèrent leurs habitudes. Ils ne suivirent plus leurs anciennes traces, ils ne vinrent plus boire aux lacs, aux mares et aux rivières, et les robustes durent aller beaucoup plus loin chercher des proies qui leur tombaient quasiment toutes cuites dans le bec autrefois. Pendant ce temps, pour le peuple de Vieil Homme, le contact avec les graciles s’était inévitablement accru. Il y avait eu des relations sexuelles, consenties ou non. Il y avait eu des combats. Quand on se battait au corps à corps avec un gracile, on pouvait lui casser la colonne vertébrale ou fracasser sa grosse tête d’un seul coup de poing. Mais les graciles ne s’approchaient pas. Ils se battaient à distance, avec leurs lances qu’ils envoyaient si puissamment et leurs flèches qui volaient. Et il était impossible de riposter : après dix mille ans de vie au côté des graciles, les descendants de Galet n’avaient pas réussi à copier même la plus rudimentaire de leurs innovations. De plus, quand les graciles se mettaient à courir dans tous les sens, en hurlant à la façon des oiseaux, avec leurs vêtements et leurs peintures de guerre, ils allaient si vite qu’on les voyait flous comme si le monde était trop lent, trop statique. On avait même du mal à les voir. Et on ne pouvait pas combattre ce qu’on ne voyait pas. Finalement, un jour, les graciles avaient décidé qu’ils voulaient pour eux l’endroit où vivait le peuple de Vieil Homme : la berge du fleuve. Ce ne fut guère difficile. Ils tuèrent la plupart des mâles, et quelques femelles. Ils repoussèrent les survivants, les laissant se débrouiller comme ils pouvaient. Le temps que Vieil Homme revienne d’une expédition en solitaire le long du fleuve, les graciles avaient brûlé les huttes et nettoyé les cavernes, les endroits où les ossements des grand-mères de Vieil Homme étaient entassés sur des centaines de générations d’épaisseur. Après ça, les robustes errèrent sans but, créatures sédentaires forcées au nomadisme. Si elles essayaient de fonder un nouveau camp, les graciles le démolissaient aussitôt. La plupart moururent de faim. Finalement, inévitablement, l’homme de Neandertal fut attiré vers les campements des graciles. Même à cette époque, il y avait encore beaucoup de robustes, mais ils étaient comme les têtes-d’os à la traîne du campement de Jahna, ils vivaient comme des rats sur un tas d’ordure, et encore, tant que les graciles voulaient bien d’eux. Il était évident qu’ils étaient déjà tous condamnés. Tous, sauf Vieil Homme. Vieil Homme était resté à l’écart des sinistres endroits des graciles. Il n’était pas le dernier de son espèce. Mais il était le dernier à vivre comme ses ancêtres, avant l’arrivée des modernes. Il était le dernier à vivre libre. À la mort de Mère, soixante mille ans avant la naissance du Christ, il y avait encore de nombreuses espèces différentes d’hominidés par le monde. Il y avait eu le peuple quasi humain de Mère, dans certaines parties de l’Afrique. En Europe et dans l’ouest de l’Asie vivaient des tribus de robustes, comme Galet, comme l’homme de Neandertal. Dans l’est de l’Asie, il y avait encore des bandes de marcheurs graciles à petit cerveau, du type Homo erectus. La vieille complexité hominidée s’était maintenue avec beaucoup de variantes, de sous-espèces, et même d’hybrides des différents types. Au moment de la révolution initiée à la génération de Mère, lors de la grande expansion qui avait suivi, tout cela changea. Ce ne fut pas un génocide ; ça n’avait pas été planifié. Plutôt une question d’écologie : différentes formes d’êtres humains étaient en concurrence pour les mêmes ressources. Partout dans le monde, il y avait eu une vague d’extinctions – des extinctions humaines –, une vague de derniers contacts, d’adieux sans regret, alors que les espèces d’hominidés disparaissaient dans les ténèbres les unes après les autres. Pendant un moment, les derniers marcheurs avaient survécu, isolés dans des îles d’Indonésie, vivant encore plus ou moins comme Loin il y avait si longtemps. Mais quand le niveau de la mer avait à nouveau baissé, révélant pour la énième fois les ponts de terre, et que les modernes avaient pu effectuer la traversée, eh bien, pour les marcheurs, après une longue et statique histoire qui s’étendait sur quelque deux millions d’années, les jeux étaient faits. L’issue était inévitable. Bientôt, il n’y aurait plus sur Terre qu’une seule espèce d’hommes. Après avoir perdu sa famille, Vieil Homme avait fui les graciles, allant toujours plus loin vers l’ouest. Mais là, dans cette grotte au bord de la mer, Vieil Homme avait atteint le rivage le plus occidental d’Europe, la frange de l’Atlantique. L’océan était une barrière infranchissable. Il n’avait plus nulle part où aller. La rencontre de Jahna et de Vieil Homme était le dernier contact de deux peuples. Arbre, couvert de poussière, se détachant sur le soleil couchant, était en sueur. Olith, la tante de Jahna, se tenait à ses côtés. Arbre ouvrit de grands yeux en voyant ce qui se passait dans la grotte. Pour Jahna, c’était comme émerger d’un long cauchemar. Elle lâcha le bout de peau qu’elle travaillait, traversa en courant une caverne qui lui parut soudain crasseuse et encombrée d’objets et se jeta dans les bras de son père. Là, elle pleura comme un tout petit enfant, pendant que son père caressait doucement son étrange vêture de tête-d’os. Le tête-d’os s’éveilla. Les ombres des deux adultes, projetées par le soleil couchant, passèrent sur lui. Il leva la main pour se protéger les yeux, puis, encore englué de sommeil, le ventre plein de viande, il se leva tant bien que mal en grognant. Arbre poussa les enfants vers Olith, qui les serra contre elle. Puis il leva un gourdin au-dessus du crâne du tête-d’os encore embrumé. Jahna poussa un cri : — Non ! Elle quitta l’étreinte d’Olith, attrapa la main de son père. Arbre baissa les yeux vers elle et elle se rendit compte qu’elle avait une décision à prendre. L’espace d’un battement de cœur, elle se rappela les moules, les phoques, les feux qu’elle avait faits. Elle regarda le vilain front bosselé du tête-d’os, lâcha le bras de son père. Arbre laissa retomber son bras. Ce fut un rude coup. Le tête-d’os tomba en avant. Mais les têtes-d’os avaient le crâne dur. Jahna eut l’impression que Vieil Homme aurait pu se relever et se défendre quand même. Mais il n’en fit rien. Il resta à quatre pattes sur le sol crasseux de sa grotte. Il fallut quatre ou cinq coups pour qu’Arbre réussisse à lui fendre le crâne. Bien avant le dernier, Jahna s’était ruée au-dehors. Ils restèrent dans la grotte une nuit de plus, le corps du tête-d’os étendu sur le sol, reposant dans une mare de sang. Au matin, ils enveloppèrent la presque totalité de ce qui restait de la viande de phoque et se préparèrent au voyage du retour. Avant de partir, Jahna insista pour creuser un trou dans le sol, large mais peu profond. Elle enfouit dans le trou les restes de l’enfant qu’elle avait trouvé, et la grosse carcasse du tête-d’os. Puis elle remit la terre dans le trou, la tassa avec les pieds. Peu après leur départ, les mouettes revinrent. Elles becquetèrent un peu de viande de phoque, et la mare de sang séché qui se trouvait à l’entrée de la grotte, face à la mer. 14 L’essaimage § Anatolie, Turquie, 9 600 ans avant notre ère I Les deux filles mâchaient leurs épis de maïs, allongées côte à côte. — Donc, tu préfères Tori à Jaypee, dit Sion. Juna avait seize ans, un an de moins que sa sœur. Elle repoussa de devant ses yeux ses cheveux d’un blond clair, étonnamment lumineux. — Ça se pourrait, répondit-elle évasivement. Je crois surtout qu’il m’aime plus que Jaypee. — Mais tu avais dit que Tori était un nabot, et que tu aimais bien la façon dont les cheveux de Jaypee ondoyaient quand il courait, et ses grosses cuisses, et… — Je sais ce que j’ai dit, fit Juna, mal à l’aise. Mais Tori a une plus forte… — Bite ? — Personnalité, lâcha Juna. Le rire perlé de Sion roula dans le silence. Un chien, qui somnolait à l’ombre de la cahute des hommes, daigna soulever une paupière pour voir d’où venait cette cacophonie, puis se rendormit. Les filles étaient assises dans la poussière, au beau milieu du village. La place était dominée par la grosse forme avachie de la cahute des hommes, une construction branlante de bois mal équarri et de roseaux. Les cabanes des femmes formaient de petits satellites autour de cette fruste bâtisse. Des ronflements rocailleux émanant de la cahute des hommes signalaient aux filles que le chaman dormait encore, cuvant sa rude nuit passée à boire de la bière et à avoir des visions. Personne ne bougeait : ni les chiens, ni les adultes. La plupart des hommes étaient à la chasse, et les femmes somnolaient dans leur cabane avec les tout petits. Il n’y avait même pas d’enfants dans les parages. Sion saupoudra un peu plus d’aneth sur son épi. L’huile aromatique dégagée par l’aneth était en fait un moyen de défense développé par la plante avant la mort des dinosaures afin de rendre ses feuilles trop glissantes pour les pattes des insectes désireux de la mordiller ou d’y forer des galeries ; le fruit de cette antique course aux armements évolutive rehaussait maintenant la saveur du casse-croûte de Sion. — Tu veux rire ! s’esclaffa Sion. Écoute Juna, je t’aime de tout mon cœur, mais tu es la personne la plus superficielle que je connaisse. Depuis quand est-ce que ce qui t’intéresse chez les garçons c’est leur personnalité ? Juna devint rouge comme une pivoine. — Toi, tu me caches quelque chose… Sion étudia le visage de Juna avec l’attention scrupuleuse d’un chasseur fixant sa proie. Puis : — Vous l’avez fait ! — Non ! lança Juna. Sion n’en était pas totalement convaincue. — Jamais je n’aurais cru que Tori l’aurait fait avec quelqu’un. En dehors d’Acta, évidemment. Acta était l’un des hommes les plus âgés et, accessoirement, l’un des plus gros. Pourtant, il continuait à faire étalage de sa force en prenant systématiquement la tête de la chasse, ce qui lui permettait de faire valoir ses droits sur les garçons et les jeunes hommes. — Je sais que Tori commence à en avoir marre de se faire mettre par la queue puante d’Acta, c’est en tout cas ce que m’a dit Jaypee ! Bientôt, il voudra le faire avec une femme. Mais pas tout de suite… Juna n’arrivait pas à soutenir le regard de sa sœur, parce que la vérité c’était qu’elle avait déjà couché avec Tori, exactement comme celle-ci le soupçonnait. Ça s’était passé dans les fourrés avec un Tori auquel la bière avait donné du cœur au ventre. Elle ne savait pas pourquoi elle l’avait laissé faire. Elle n’était même pas sûre d’avoir bien fait. Elle mourait d’envie de tout raconter à sa sœur, le fait qu’elle avait arrêté de saigner, la nouvelle vie qu’elle sentait bouger en elle, mais comment lui en parler ? Les temps étaient durs – les temps étaient toujours durs –, et ce n’était vraiment, pas le moment de se faire faire un bébé par un bon à rien. Elle ne l’avait même pas encore dit à Tori. Elle ne l’avait même pas dit à sa mère, Pepule – enceinte, elle aussi. — Sion, je… Une main se posa sur son bras, lourde et chaude, suivie d’un souffle chargé d’épices inconnues. — Salut, les filles. Qu’est-ce qu’on mijote ? Juna eut un mouvement de recul et retira son bras. Cahl, le gars qui faisait la bière. Un grand gaillard, encore plus gros qu’Acta, et il portait des vêtements étrangement moulants : un pantalon et une veste ajustés, de grosses chaussures de cuir, le tout surmonté d’un chapeau de paille. Il ployait le dos sous le poids d’une outre pleine de bière ; le liquide clapota lorsqu’il s’accroupit à côté des deux filles. Son visage était grêlé comme la poussière du village après la pluie, ses dents étaient de vilains chicots marron. Mais son sourire, lorsqu’il dévisageait Juna, avait une intensité carnassière. Sion lui jeta un œil noir. — Et si tu allais voir chez toi si j’y suis ? On ne t’a pas corné. Il eut un bref froncement de sourcils, cherchant ce qu’elle avait bien pu vouloir dire. Il parlait une autre langue que la leur. On pensait généralement que le peuple de Cahl venait de quelque part, loin vers l’est, et qu’il avait apporté son propre langage avec lui. — Oh, dit-il enfin, des tas de gens me cornent par ici. Y en a même qui me cornent vraiment beaucoup. Tu serais surprise de ce que les gens me donnent en échange de ce que je peux leur offrir… Et il eut à nouveau ce sourire lubrique, qui dévoila une rangée de dents pourries. — Peut-être qu’on devrait aller dans un coin regarder ce qu’on peut se donner en échange, toi et moi, dit-il à Juna. — Bas les pattes ! répliqua Juna d’une voix mal assurée. Cahl ne la quittait pas des yeux. Il avait un regard de serpent, dur, intense. Elle entendit avec soulagement le bruit des pas des hommes qui revenaient, le sable crissant sous leurs pieds nus. Des plaques de poussière étaient collées sur leur corps, et ils avaient l’air épuisés. Juna vit qu’encore une fois la douzaine d’hommes rentrait les mains vides, en dehors de quelques rats et lapins. Le gibier se faisait rare. Le vieil Acta avait passé son gros bras autour des épaules de Tori. Juna ne voulait pas croiser son regard, et pourtant elle aurait bien voulu savoir ce qu’il pensait. Comment réagirait-il si elle lui disait ce que leur batifolage avait engendré ? Cahl s’éloigna des filles, souleva son outre au-dessus de sa tête. — Bienvenue aux chasseurs ! Acta s’approcha de lui. Il tirait la langue comme un chien, et on aurait dit que l’outre contenait le seul liquide qu’il y eût à boire au monde. — Cahl, mon ami ! J’espérais bien te trouver là. Tu es un meilleur chaman que ce vieux fou dans sa cabane ! Sion hoqueta, choquée par cette désinvolture blasphématoire. Cahl tendit l’outre à Acta. — On dirait que tu en as besoin. Acta la prit et l’approcha de lui. Mais une étincelle de ruse fit briller ses petits yeux de vieux cochon profondément enfoncés dans leurs orbites. — Qu’est-ce que tu veux, en échange ? Regarde-nous, on n’a déjà pas beaucoup de viande… Mais… — Mais, reprit Cahl d’un ton égal, tu boiras ma bière quand même. Pas vrai ? Et il soutint le regard d’Acta jusqu’à lui faire baisser les yeux. Certains des hommes marmonnèrent, mal à l’aise devant cette preuve de faiblesse. Mais ce que Cahl avait dit n’était que trop évident. — On en reparlera plus tard, dit-il en flanquant une tape aimable sur l’épaule d’Acta. Va te reposer à l’ombre. Quant à moi… — Prends-la, marmonna Acta en saisissant l’outre. Amuse-toi bien. Il se traîna vers la cabane des hommes. Les autres chasseurs laissèrent tomber leur modeste butin devant les cabanes des femmes et suivirent Acta, espérant goûter à la bière. Bientôt, Juna entendit les grommellements du chaman, que l’odeur aigre de la bière ressuscitait toujours. Cahl revint vers les filles en secouant la tête. — Chez moi, on ne tolérerait jamais un rustre et un dépravé pareil. Sion tiqua en entendant cette nouvelle insulte. — Les garçons vivent avec les hommes, dans la cabane des hommes. C’est un lieu de sagesse, où les garçons apprennent à devenir des hommes. Et chaque homme a une petite maison pour sa femme, ses filles et ses bébés. C’est comme ça qu’on vit et c’est comme ça qu’on a toujours vécu. — Chez toi, peut-être, mais pas chez moi, répondit brutalement Cahl. Ce qui attisa la curiosité de Juna. La seule chose que tout le monde savait à propos de ces gens, en dehors du fait qu’ils étaient merveilleusement doués pour faire la bière, c’est qu’ils étaient très, très nombreux. Certaines femmes murmuraient qu’on ne tuait jamais les bébés chez ces étrangers – pas un seul, jamais. Et c’est pour cela qu’ils étaient si nombreux, même si personne ne savait vraiment comment au juste ils s’y prenaient pour nourrir tout le monde. Peut-être y avait-il toujours, dans leurs vallées et dans leurs prairies, de grands troupeaux d’animaux, comme ici, autrefois, au temps des mythes ? — Qui ? demanda doucement Sion. — Comment ça, « qui » ? — Acta a dit « Prends-la ». Qui ? — Qui ? Mais sa femme, répondit Cahl. Pepule… Ah. Je vois ce qui t’intéresse… Acta n’est pas ton père, mais Pepule est ta mère, c’est ça ? Il eut un large sourire, braqua sur Juna un regard aussi dur que la pierre. — Ça mettra toujours un peu de piment. Je la grimperai en pensant à toi, petite. — Pepule est enceinte, dit froidement Sion. — Je sais, fit-il avec une nouvelle grimace. C’est comme ça que je les aime. J’adore ces gros ventres. Une fois encore, son regard calculateur se fixa sur Juna. Puis il prit un peu de poudre de maïs de son mortier et s’éloigna vers la cabane de Pepule. Mécontente, vaguement inquiète, Juna laissa les hommes s’imbiber. Elle s’aventura dans la campagne avec sa grand-mère, Sheb. Celle-ci, qui avait près de soixante ans, marchait très lentement, mais toute sa vie elle avait échappé aux blessures, aux maladies graves, et elle était restée assez ingambe. Ils vivaient sur un haut plateau. La terre était plate, sèche, sans relief. La végétation s’accrochait au sol, ses racines s’enfonçant profondément sous terre, à la recherche de l’eau. Il y avait des ruisseaux et des rivières, mais ce n’étaient que des filets qui suintaient entre de hautes rives ; on aurait dit les reliques des grands fleuves du temps jadis, aujourd’hui presque à sec. Toutes nues, les deux femmes allaient de-ci de-là, portant des longueurs de corde et de petites lances à pointe de pierre, plaçant et vérifiant des collets destinés au petit gibier qui constituait l’ordinaire de la tribu. Elles auraient été stupéfaites si elles avaient pu voir les puissants troupeaux d’herbivores géants que Jahna et son peuple avaient jadis suivis, même si leurs contes populaires évoquaient les riches heures du passé. — Pourquoi les hommes boivent-ils de la bière ? s’énerva Juna. Ça les rend laids et bêtes. Et ça les oblige à aller trouver ce serpent de Cahl. S’ils veulent boire de la bière, pourquoi ne la fabriquent-ils pas eux-mêmes ? Ils seraient tout aussi bêtes, mais au moins on n’aurait pas Cahl dans les pattes. Sheb poussa un gros soupir. — Ce n’est pas si simple. Nous ne savons pas faire la bière. Personne ne sait, même pas le chaman. C’est un secret que le peuple de Cahl garde précieusement. — Les hommes qui n’ont plus toute leur tête ne peuvent pas chasser. Ils ne pensent qu’à la bière, ils ne voient que ça. Sheb acquiesça. — Ce n’est pas moi qui te dirai le contraire, mon enfant. Mon père ne buvait jamais de bière – personne ne savait ce que c’était à l’époque – et c’était un bon chasseur… Tiens, regarde, il y a un lapin pas loin. Juna examina attentivement les petites crottes de lapin et les écrasa entre ses doigts pour en vérifier la fraîcheur. Elle avait vraiment très envie de parler de Tori. Mais Sheb suivait sa pensée : — Je me rappelle, quand j’avais ton âge, une fois il avait plu comme si le ciel s’était ouvert au-dessus de nos têtes, pendant des jours et des jours d’affilée. Le sol s’était changé en boue, on en avait tous jusqu’aux genoux. Et la vallée, là, était inondée. Ce n’était pas le filet d’eau boueuse qu’on voit aujourd’hui. Il y en avait jusqu’en haut. Tu vois à quelle hauteur la berge a été mordue par les eaux ? En effet, en regardant bien, Juna arrivait à voir que la rive avait été érodée bien plus haut que le niveau actuel de l’eau. Bon, et alors ? Distraitement, Juna se frotta le ventre. Les histoires de sa grand-mère, ses histoires de pluie diluvienne, de terre changée en boue, du bourgeonnement explosif de vie qui avait suivi, étaient comme les visions fantastiques du chaman. Elles ne voulaient jamais rien dire. Pour elle, qu’étaient la pluie, les fleuves, à côté de la chose qui grossissait dans ses entrailles ? Sa grand-mère lui flanqua une tape sur la tête. Juna sursauta. Sheb lui faisait les gros yeux, ce qui creusait encore ses rides. — Tu ferais mieux de m’écouter, petite idiote. Je me rappelle comment c’était, la dernière fois que les pluies sont venues. Je me rappelle ce que nous avons dû faire pour nous en sortir. Comment nous avons gagné les hauteurs. Comment nous avons passé la rivière à gué. Tout. Il se peut que je ne vive pas assez longtemps pour voir les pluies revenir – mais toi, peut-être. Et tout ce qui te permettra de survivre, c’est ce que je te dis aujourd’hui… Juna savait qu’elle n’avait pas tort. Les vieillards jouissaient d’une grande considération : Juna se rappelait comment Sheb s’était occupée de sa propre mère, peu avant sa mort. Comment elle mâchait sa nourriture pour la ramollir avant de la recracher dans un bol. Dans cette société qui ne connaissait pas l’écriture, les vieillards étaient des bibliothèques de sagesse et d’expérience. Maintenant, Sheb était déterminée à ce que sa petite-fille l’écoute. Mais, ce jour-là, Juna n’était pas d’humeur pour une leçon d’histoire. Elle essaya de lui tenir tête, dans une attitude de défi et de ressentiment, puis, sous le regard farouche de Sheb, elle courba l’échine. — Oh, Sheb… Elle éclata en sanglots, de grosses larmes roulant sur ses joues. Elle posa la tête sur l’épaule de Sheb, laissant ses pleurs disparaître dans la poussière du sol. — Dis-moi, qu’est-ce qui ne va pas ? Sheb écouta gravement ce qu’elle avait à dire. Elle lui posa des questions précises : qui était le père, comment l’avait-il approchée, à moins que ce ne soit elle qui l’ait approché ? Pourquoi avait-elle décidé d’avoir un enfant maintenant ? Tout cela n’était qu’un enfantillage, et elle en était très mécontente. En réponse aux questions torturées de Juna – « Sheb, qu’est-ce qu’il faut que je fasse ? » –, Sheb ne dit rien, pour le moment du moins. Mais Juna crut voir son avenir s’incarner dans les rides dures et tristes de sa grand-mère. Et puis un gémissement plaintif se fit entendre, du côté du village. Juna prit sa grand-mère par le bras et l’aida à rentrer à la maison. Pepule, mère de Juna et fille de Sheb, accouchait prématurément. De retour au campement, Juna vit que Cahl, l’homme à la bière, repartait vers l’est, regagnant son mystérieux chez-lui. Un sac de provisions à l’épaule, il ignorait les cris de douleur de la parturiente avec qui il avait couché pas plus tard que ce matin-là, et Juna foudroya d’un regard vainement hostile l’homme en train de s’éloigner. Dans la cahute de Pepule, Sion et les autres femmes du clan s’étaient réunies. Juna se précipita vers Pepule. Elle tourna ses yeux larmoyants, noyés de souffrance, vers sa fille, se cramponna à sa main. Juna vit un bleu énorme, de la forme d’une main, sur l’épaule de sa mère. Comme d’habitude, les femmes avaient dressé un cadre de bois auquel Pepule se tenait accrochée, accroupie. Pendant ce temps, les autres humectaient la terre en dessous d’elle, pour la ramollir, et creusaient un vague trou à côté. L’air sentait le sang et le vomi. Juna avait déjà assisté et participé à bien des accouchements ; mais maintenant qu’elle portait son propre petit fardeau, elle partageait la peine de la parturiente comme jamais. Au moins, l’accouchement fut rapide. Le bébé tomba sans difficultés dans les bras de l’une des sœurs de Pepule, qui, d’un mouvement rapide, assuré, coupa le cordon ombilical et le noua avec un bout de tendon. Puis elle essuya le bébé avec une peau. Enfin, les vieilles femmes, dont Sheb, se massèrent autour du bébé, l’examinèrent de près, lui tapotèrent le visage et les membres. Juna ressentit une joie soudaine, inattendue. — C’est un garçon ! dit-elle à Pepule. Il a l’air parfait… Sa mère lui rendit son regard, le visage vide. Puis elle se détourna. Les femmes qui entouraient le bébé marmonnaient entre elles ; certaines jetaient même à Juna des regards réprobateurs. C’est alors que Juna vit ce qu’elles faisaient. Elles avaient posé le bébé par terre, où il respirait faiblement. Il avait des petites mèches de cheveux blonds collées sur le crâne par les fluides du ventre de sa mère. La sœur de Pepule prit un bâton et poussa le bébé dans le trou que les femmes avaient creusé, comme elle se serait débarrassée d’un bout de viande avariée. Puis les femmes entreprirent de reboucher le trou. La terre tombait sur le visage ahuri de l’enfant. — Non ! s’écria Juna en se précipitant. Sheb la prit par les épaules avec une force inattendue et la repoussa en arrière. — Il le faut. Juna se débattit. — Mais il est en bonne santé ! — C’est en bonne santé, rectifia Sheba. Il, c’est pour les gens. Ce bébé n’est pas encore une personne et ne le sera jamais. — Mais Pepule… — Regarde-la. Regarde, Juna. Elle n’a pas mal, elle n’a pas de chagrin. C’est mieux comme ça. Elle ne ressent rien encore pour le bébé. C’est pas pour ces quelques battements de cœur durant lesquels la décision doit être prise. S’il avait dû vivre, devenir lui, alors le lien se serait renforcé, évidemment. Mais le lien n’existe pas encore, et maintenant, il n’existera jamais… Et ainsi de suite. Pepule toussait. Elle avait l’air épuisée – Juna pensa à Cahl, qui avait couché avec elle quelques heures auparavant, et elle se demanda quelle saleté il lui avait collée. Sheb lui parlait toujours. Pour finir, Juna baissa la tête. — Le bébé est en bonne santé, pourtant, murmura-t-elle. Il va si bien. Sheb poussa un profond soupir. — Mais, mon enfant, ne vois-tu pas ? Nous ne pouvons pas le nourrir, peu importe qu’il soit en bonne santé. Ce n’est pas le moment d’avoir un enfant, pas pour Pepule en tout cas. — Et moi ? demanda tout bas Juna en relevant la tête. Que va-t-il m’arriver ? Qu’arrivera-t-il à mon bébé ? Le regard de Sheb s’embruma. Juna se détourna et sortit en courant de la cabane, loin de la puanteur de merde, de sang et de lait inutile. Les deux sœurs parlaient à voix basse, assises dans un coin de la petite cabane qu’elles s’étaient construite quand elles étaient enfants. Juna avait tout raconté à Sion. — Il faut que je parte, dit-elle. C’est tout. Je l’ai su à l’instant où ils ont poussé le bébé dans ce trou. Pepule est forte, elle a de l’expérience, alors que moi je ne suis qu’une enfant. Et Acta, malgré tous ses défauts, la soutient quand même. Tori ne sait même pas que mon bébé est aussi le sien. Si son bébé à elle a été mis dans un trou, qu’est-ce que tu veux qu’il arrive au mien ? Dans la pénombre poussiéreuse, Sion secoua la tête. — Il ne faut pas parler comme ça. Sheb avait raison. Ce n’était pas une personne. Ça n’avait pas encore de nom. — Elles l’ont tué. — Non. Elles ne pouvaient pas laisser vivre ça. Parce que si on laissait vivre tous les bébés, il n’y aurait pas assez à manger, et ce serait notre mort assurée. Tu sais que c’est vrai. On n’y peut rien. C’était une ancienne sagesse qui leur était assénée depuis leur naissance, un écho de dizaines de milliers d’années de présence humaine. Jo’on et Leda avaient eu à y faire face. De même que le peuple d’Arbre. C’était le prix à payer. Mais, à chaque génération, certains trouvaient que c’était cher payé. — Je m’en fiche, dit Juna. Sion prit la main de sa sœur. — Tu ne peux pas partir. Tu dois mettre ton bébé au monde ici. Laisse faire les femmes. Et si elles décident que ce n’est pas le moment… — Mais je ne suis pas comme Pepule, se lamenta Juna. Je ne pourrai pas y renoncer. Je le sais, c’est tout. Elle devinait à peine le visage de sa sœur, dans la pénombre. — Qu’est-ce qui ne va pas chez moi ? Pourquoi ne suis-je pas aussi forte que notre mère ? J’ai l’impression d’aimer déjà mon bébé, autant que Pepule nous aime, toi et moi. Je sais que si elles me l’enlèvent, alors elles feraient aussi bien de me mettre moi aussi dans le trou, parce que je n’y survivrai pas… — Ne parle pas comme ça, dit Sion. — Je m’en irai demain matin, dit Juna en essayant de paraître forte. Je prendrai une lance. C’est tout ce dont j’ai besoin. — Où iras-tu ? Tu ne pourras pas vivre toute seule – et encore moins avec un bébé dans le ventre. Partout où tu iras, on te chassera à coups de pierre. Tu le sais. Nous ferions pareil. Il devait pourtant bien exister un endroit, se dit Juna, où les gens étaient différents, où – peut-être – on n’assassinait pas les bébés, d’où on ne la chasserait peut-être pas. — Viens avec moi, Sion, je t’en supplie. Sion, les yeux soudain vides de toute larme, eut un mouvement de recul. — Certainement pas. Si tu veux mourir, je… je respecte ta décision. Mais je ne mourrai pas avec toi. — Alors, tout est dit. N’emportant qu’une lance et un propulseur, uniquement vêtue d’une tunique de peau de chèvre tannée, elle marchait à grands pas. Et malgré cette grosseur inhabituelle dans son ventre, elle couvrait de longues distances. Le sol était tellement sec que les empreintes de Cahl étaient parfaitement nettes. Çà et là, elle repérait des traces de son passage – des taches de pisse à moitié sèche sur les roches, un étron parfaitement tourné. Pister les buveurs de bière, apparemment, n’était pas trop difficile. Même si loin du village, si loin que les chasseurs n’y allaient jamais, la contrée était vide. Après l’époque de Jahna, la glace avait battu en retraite une fois de plus, se retirant vers son camp de base, en Arctique. Les forêts de pins étaient remontées plus au nord, couvrant de vert l’antique toundra. Et partout dans le Vieux Monde les hommes avaient essaimé, quittant les refuges où ils avaient survécu au long hiver, les îlots de chaleur relative des Balkans, d’Ukraine et d’Espagne. Leurs enfants avaient vite commencé à repeupler les immenses plaines vides d’Europe et d’Asie. Mais les choses n’étaient pas comme la dernière fois où la glace s’était retirée. En Australie, depuis les premiers pas d’Ejan, il avait fallu à peu près cinq mille ans pour que s’accomplisse le grand effacement de la mégafaune, les kangourous, les reptiles et les oiseaux géants. Maintenant, partout où il y avait des hommes, des schémas similaires se mettaient en place. En Amérique du Nord, il y avait eu des paresseux gros comme des rhinocéros, des chameaux géants, des bisons avec des cornes acérées plus longues qu’un homme aux bras étendus. Ces massives créatures étaient la proie de jaguars aux muscles surdéveloppés, de tigres à dents de sabre, de loups immenses aux yeux rouges, à la dentition capable de broyer la cage thoracique d’un homme adulte, et de terribles ours au nez de boxeur. Les prairies américaines devaient ressembler à ce que serait plus tard la plaine du Serengeti, en Afrique. Quand les premiers hommes migrèrent d’Asie en Alaska, cette étonnante mosaïque implosa de nouveau. Soixante-dix pour cent des plus grosses espèces d’animaux disparurent en quelques siècles. Même les chevaux indigènes périclitèrent. Beaucoup des créatures survivantes – tels le bœuf musqué, le bison, l’élan, l’orignal – étaient, comme les gens, venues d’Asie et avaient appris depuis longtemps à survivre dans un environnement dominé par l’homme. De même, en Amérique du Sud, à partir du moment où l’homme traversa le pont de terre du Panama, quatre-vingts pour cent des plus grosses espèces d’animaux furent rayées de la surface de la Terre. Le phénomène se reproduisit dans les plaines d’Eurasie. Même les mammouths disparurent, dissipés comme une brume par le soleil. Les dégâts n’étaient pas toujours à l’échelle du territoire occupé. En Nouvelle-Zélande, où il n’y avait pas de mammifères à l’exception des chauves-souris, l’évolution avait, comme par jeu, attribué le rôle des mammifères à d’autres créatures, surtout des oiseaux. À la place des lapins, il y avait des oies aptères, à la place des souris de petits oiseaux chanteurs, à la place des léopards des aigles géants, et dix-sept espèces de moas – ces oiseaux géants sans ailes, de drôles d’aviens, qui remplissaient le rôle des cervidés. Cette faune unique en son genre, qui semblait venir d’une autre planète, fut effacée en quelques centaines d’années de colonisation humaine – et pas toujours par les hommes eux-mêmes, mais par les créatures qui étaient venues avec eux, et surtout par les rats, qui dévastèrent les nids des oiseaux nichant au sol. Tous ces animaux avaient souffert des changements rapides du climat à la fin de la glaciation. Mais la plupart de ces antiques lignées avaient survécu à beaucoup de changements similaires antérieurs. La différence, cette fois, c’était la présence de l’homme. Ce ne fut pas une guerre éclair. L’homme était souvent un piètre chasseur, et le gros gibier ne contribuait que marginalement à son régime alimentaire. Beaucoup de communautés, comme la tribu de Jahna, croyaient en fait n’effectuer que de maigres prélèvements sur les animaux. Mais en pressurant les populations animales à une époque où elles étaient plus vulnérables, en tuant indifféremment les jeunes, en perturbant leur habitat, en interrompant leur chaîne alimentaire en des points cruciaux, l’homme fit d’immenses ravages. Une diversité un peu comparable à celle du vieux pléistocène ne se maintint qu’en Afrique, où les animaux avaient évolué parallèlement aux hommes, et avaient eu le temps de s’adapter à leur présence. L’Éden gelé d’Arbre avait depuis longtemps disparu. Il s’était réduit comme une peau de chagrin, laissant un monde vide, retentissant d’échos où l’homme marchait comme hébété, oubliant rapidement qu’il avait seulement existé de grosses bêtes exotiques et différentes espèces d’hominidés. Les hommes vivaient encore de chasse et de cueillette, évidemment. Mais il était beaucoup plus difficile de chasser le cerf et le sanglier dans les forêts que de tendre des embuscades aux rennes qui traversaient les fleuves de la steppe. Après les extinctions, la vie s’appauvrit par rapport à celle du passé, la nourriture fut de moins bonne qualité, et les hommes eurent moins de temps libre. En réalité, dans le monde entier, la civilisation s’appauvrit, se simplifia. Et pourtant, au fond d’eux-mêmes, les hommes savaient que quelque chose ne tournait pas rond. Et ils avaient à faire face à une nouvelle pression. Juna n’était partie que depuis une demi-journée quand elle rattrapa Cahl. Il était affalé à l’ombre d’une falaise, en train de mâchouiller une racine. La viande et les objets de coquilles et d’os qu’il avait pris à la tribu étaient étalés dans la poussière, autour de lui. Il la regarda approcher, ses yeux brillant dans l’ombre. — Eh bien, dit-il d’une voix soyeuse, petite tête d’or… Elle ne comprenait pas ce mot, « or ». Elle ralentit en approchant, déconcertée par la fixité de son regard. Il se leva tant bien que mal. Son gros ventre tendait sa chemise de peau. — On dirait un petit lapin terrorisé, dit-il. Dis donc, je remarque que c’est toi qui as fait tout ce chemin pour me retrouver, et pas le contraire ! Je suis peut-être répugnant, mais tu ne t’enfuis pas en courant. Alors, qu’est-ce que tu fiches ici ? Elle resta interdite, à le regarder. Elle avait la tête comme une crêpe, comme si une pierre lui était tombée dessus, la clouant sur place. Elle avait répété plusieurs fois cette rencontre, se voyant prendre l’initiative, poser ses conditions, mais ça ne ressemblait pas du tout à ce qu’elle avait imaginé. — Tu ne réponds pas ? Je vais te dire pourquoi. Tu veux quelque chose. Il s’approcha d’elle, la déshabillant du regard. — C’est comme ça que je gagne ma vie. Tout le monde a besoin de quelque chose. Et si j’arrive à trouver quoi, je peux tirer ce que je veux des gens. Elle s’obligea à parler : — Comme Acta, qui veut de la bière ? Il eut un grand sourire. — Je vois qu’on se comprend. Alors, tout comme Acta, tu veux quelque chose de moi. Mais tu ne l’auras pas, petite fille, pas tant que tu n’auras pas compris ce que moi je veux de toi. Il tourna autour d’elle, lui caressa les fesses. — T’es un peu maigrichonne pour mon goût. Très maigrichonne. À force de courir après les chèvres, j’imagine. Il bâilla à s’en décrocher la mâchoire, s’étira, et son regard se perdit dans le lointain. — Franchement, gamine, je me suis déjà usé la queue à tringler ta grosse mère… Impulsivement, elle remonta sa chemise, dévoilant son nombril. Surpris, il passa la main sur sa peau, palpant son ventre rebondi. La chair de ses paumes était étrangement douce, sans cals. — Bien, dit-il en respirant plus fort. Je savais que t’étais pas comme les autres. Je dois avoir un sacré instinct. Toi, ma petite, on dirait que t’as pigé. Mon étrange goût pour les truies enceintes. Mon petit faible… Il se frotta le menton. — Mais je ne sais toujours pas ce que toi tu veux. Je ne peux pas croire que ça soit la pensée excitante de mon gros ventre sur ton dos… — Le bébé, bredouilla-t-elle. Elles l’ont tué. — Quel bébé ? … Ah, celui de ta mère ! Elles l’ont pas laissée garder son lardon, c’est ça ? C’est ce que vous faites, espèces de bêtes, je le sais bien. Vous tuez vos petits. Y en a qui disent même que vous dévorez leur tendre petit corps. (Il continuait à l’examiner, d’un œil calculateur.) Je crois que je comprends. Si tu as ton bébé, elles vont te le prendre. Et c’est pour ça que tu es venue courir après un vieux salopard comme moi – pour sauver ton bébé. Son expression s’altéra un bref instant, et elle crut lire de la sympathie sur son visage. — On dit… murmura-t-elle. — Oui ? — On dit que chez vous on ne tue pas les bébés. — Il y a tout ce qu’on veut à manger, répondit-il avec un haussement d’épaules. On n’a pas besoin de passer toute la journée à courir après les lapins, comme vous. C’est pour ça qu’on n’a pas besoin de tuer nos enfants. Elle se demanda comment un tel miracle était possible. La tribu de Cahl devait certainement avoir un sacré chaman. Cette brève lumière sur le visage de Cahl avait déjà disparu, remplacée par une sorte de rapacité désespérée. Il s’approcha d’elle et l’attrapa par un sein, qu’il pinça fortement ; elle s’obligea à ne pas crier. — Si tu viens avec moi, ça risque d’être dur pour toi. La façon dont nous vivons… (il fit un geste de la main pour désigner la vaste plaine) est différente de tout cela. Plus que tu ne peux l’imaginer. Et il faudra que tu fasses tout ce que je dis. C’est comme ça, chez nous. Elle sentait son haleine. Elle ferma les yeux, éclipsant son visage grêlé comme la lune. C’était maintenant ou jamais, elle le savait. Elle pouvait encore faire demi-tour, rentrer chez elle en courant. Mais son bébé serait condamné. Quand Acta et Pepule sauraient qu’elle était enceinte, ils pourraient même essayer de le lui faire passer en lui tapant sur le ventre. — Je ferai ce que vous voudrez, dit-elle dans un souffle. Que pourrait-il y avoir de pire ? — Très bien, dit-il, en respirant par petites bouffées brûlantes. Maintenant, au boulot. À genoux ! Et c’est ainsi que tout commença, dans la boue. Elle était contente qu’aucune des personnes qui comptaient pour elle ne puisse la voir. II Il lui donna son paquet de viande, son sac de racines à moitié rongées et son outre de bière – maintenant vide – à porter. Il lui dit que c’était comme ça, chez lui. Ce n’était pas lourd – la viande n’était que la maigre prise de petit gibier faite la veille par les hommes –, mais Juna trouvait tout drôle de devoir marcher derrière Cahl avec un tas de viande sur l’épaule pendant qu’il cavalait devant en brandissant maladroitement sa lance à elle. Ils quittèrent bientôt les lieux qui lui étaient familiers. C’était très effrayant de penser qu’elle entrait dans un territoire où aucun de ses ancêtres n’avait probablement jamais mis le pied ; des tabous profonds, inspirés par sa crainte bien fondée de mourir de la main des étrangers, luttaient contre son désir de continuer. Et pourtant, elle continuait, parce qu’elle n’avait pas le choix. Ils durent passer une nuit à la belle étoile. Il la mena vers l’abri d’une falaise, une simple anfractuosité dans la roche, où il avait manifestement déjà dormi, parce que l’endroit était jonché de ses horribles déjections. Il ne la laissa ni manger de la viande, ni chasser. Il n’avait pas assez confiance en elle pour la laisser s’éloigner. Mais il lui donna un peu des infectes petites racines qu’il lui faisait porter. Lorsque la nuit tomba, il la grimpa une nouvelle fois. En comparaison de ce brutal accouplement, l’étreinte juvénile de Tori semblait pleine de tendresse. À son grand soulagement, Cahl en eut vite terminé – il avait déjà eu sa dose ce jour-là –, et quand il se dégagea il s’endormit rapidement. Elle massa ses cuisses endolories, seule avec ses pensées. Le lendemain matin, ils entreprirent la descente du haut plateau desséché qui menait vers une large vallée. Là, l’herbe était plus verte, plus grasse, et Juna voyait le lacet bleu et vert d’une rivière paresseuse, bordée d’un dense ruban d’arbres. Ce serait un bon endroit pour vivre, se dit-elle, meilleur que les terres arides d’en haut, et le gibier devait abonder. Mais, alors qu’ils continuaient à descendre, elle n’eut que des visions fugitives de lapins, de souris et d’oiseaux. Aucun signe de déjections de plus gros animaux, pas la moindre trace caractéristique. Elle distingua enfin une large cicatrice brune près de la rive du fleuve. Des panaches de fumée montaient vers le ciel, et elle aperçut des mouvements, de pâles tortillements, comme des asticots sur une plaie. Mais les asticots étaient des gens, des tas de gens, réduits par la distance. Peu à peu, elle comprit. C’était une ville : un vaste campement. Elle était abasourdie. Elle n’avait jamais vu une communauté humaine de cette taille. Une crainte viscérale s’installa en elle alors qu’ils s’y dirigeaient. Avant même d’arriver à la colonie, ils tombèrent sur des gens. Tout le monde semblait petit, basané, vêtu de hardes crasseuses. Les hommes, les femmes et les enfants travaillaient tous la terre. Juna n’avait jamais rien vu de tel. À un endroit, ils étaient pliés en deux, grattant vaguement le sol nu avec des instruments faits d’une pierre attachée à un manche de bois. Un peu plus loin, il y avait une prairie pleine d’herbe – rien que de l’herbe –, et les gens tiraient sur les tiges d’herbe, ramassant le grain dans des paniers et des corbeilles. Certains levèrent les yeux sur son passage, laissant paraître une morne curiosité. Cahl vit qu’elle ouvrait de grands yeux. — Ce sont des champs, dit-il. C’est comme ça que nous nourrissons nos enfants. Tu vois ? On nettoie le sol, on plante des graines. On tue les mauvaises herbes pendant que les cultures poussent. Et on récolte la moisson. Elle avait du mal à comprendre ; il y avait trop de mots qu’elle ne connaissait pas. — Où est votre chaman ? Il partit d’un grand rire. — Peut-être que nous sommes tous des chamans. Ils passèrent le long d’une autre zone à ciel ouvert – un autre « champ », comme disait Cahl –, où des chèvres étaient encloses derrière une barrière de pieux de bois et de ronces. En voyant approcher Cahl et Juna, les chèvres coururent en bêlant vers la barrière, tête basse. Juna vit tout de suite qu’elles avaient faim. Elles avaient fini toute l’herbe de leur enclos, et elles avaient hâte d’être libérées, pour aller chercher à manger dans les vallées et dans les collines. Juna ne voyait pas pourquoi les gens les gardaient emprisonnées comme ça. Ils arrivèrent au fond de la vallée. L’herbe se raréfiait, laissant la place à de la boue retournée, pleine de déjections humaines – de la merde et de la pisse, qu’on avait jetées là. Autant vivre sur un gigantesque tas de fumier, se dit-elle. Ils entrèrent enfin dans le campement proprement dit. Les cabanes étaient très solides, construites en dur avec une charpente de troncs d’arbre enfoncés dans le sol, colmatée par de la boue mélangée à de la paille. Il y avait des trous dans le toit, et de beaucoup de ces trous de la fumée montait, même maintenant, au milieu de la journée. Les cabanes n’étaient que des cabanes. Mais il y en avait beaucoup, beaucoup, tellement qu’elle n’arrivait pas à les compter. Et il y avait des gens partout. Ils étaient vêtus, comme Cahl, des mêmes drôles de vêtements ajustés qui couvraient tout. Ils étaient tous plus petits qu’elle, les hommes comme les femmes, et leur peau basanée était grêlée et marquée de cicatrices. La plupart des femmes transportaient d’énormes fardeaux. Là, une petite vieille était pliée en deux sous un grand sac attaché à son front et qui donnait l’impression d’être plus lourd qu’elle. Par comparaison, les hommes paraissaient transporter peu de choses en dehors de ce qu’ils tenaient à la main. Elle n’avait jamais vu autant de monde dans sa vie, et encore moins entassé au même endroit. Malgré ce qu’elle avait vu des champs, elle n’avait encore aucune idée de la façon dont une telle concentration de gens pouvait se nourrir ; ils devaient sûrement chasser tout le gibier, dévorer toute la végétation comestible alentour. Et, pourtant, elle voyait des carcasses dépecées entassées devant une hutte, des paniers de grains devant une autre. Et il y avait beaucoup d’enfants. Plusieurs suivirent Juna en tripotant sa tunique et en regardant, bouche bée, ses cheveux « d’or ». Cela au moins était vrai : il y avait vraiment plus d’enfants ici que sa propre communauté ne pourrait jamais se permettre d’en élever. Mais beaucoup de ces enfants avaient des membres tordus, la peau grêlée, de vilaines dents. Certains étaient squelettiques et arboraient l’affreux ventre distendu de la malnutrition. Les hommes s’attroupèrent autour de Cahl et de Juna, baragouinant dans une langue incompréhensible. Ils semblaient féliciter Cahl, comme si c’était un chasseur qui rapportait une belle proie. Quand les hommes la lorgnaient avec un mauvais sourire, elle voyait qu’ils avaient les dents gâtées, comme Cahl. Soudain, elle craqua. Il y avait trop de gens. Elle recula brusquement, mais ils la suivirent, refermant plus étroitement leur cercle autour d’elle, et les enfants tirèrent sur ses mèches blondes en criant. Prise de panique, elle n’arrivait plus à respirer. Elle aurait donné n’importe quoi pour un peu de verdure, mais il n’y en avait pas. Rien que la merde marron du tas de fumier qu’était cet endroit. Le monde se mit à tourner autour d’elle. Elle tomba, lâchant malgré elle la viande de Cahl dans la gadoue. Elle entendit le cri de colère de Cahl. Les enfants et les adultes faisaient un grand raffut autour d’elle, la regardant en riant. Petit à petit, bien malgré elle, elle reprit conscience. Elle avait été emmenée dans l’une des cabanes. Elle était allongée par terre et voyait la lumière du jour percer à travers les trous et les fentes du toit. Cahl s’activait sur elle en soufflant comme un phoque. Elle ne sentait rien, que son haleine qui puait la bière. Il y avait un grouillement de personnes dans la cabane, et dans l’obscurité on jacassait dans une langue qu’elle ne comprenait pas. Il y avait une tripotée d’enfants, de tous les âges. Elle se demanda s’ils étaient tous de Cahl. Une femme se rapprocha. Elle n’était pas plus grande que les autres, n’avait que la peau sur les os, un visage émacié, tout ridé, encadré par deux tristes rideaux de cheveux noirs. Elle tenait un bol contenant un liquide quelconque. Elle avait l’air plus vieille que Juna… Les grosses pattes de Cahl se refermèrent durement sur la mâchoire de Juna. — Regarde-moi, espèce de truie. Moi, pas elle. Et il continua de la besogner, plus brutalement que jamais. À l’aube, la femme aux cheveux noirs – qui s’appelait Gwerei – vint réveiller Juna d’un coup de pied au derrière. Juna descendit de la paillasse crasseuse qu’on lui avait donnée, en essayant de ne pas tourner de l’œil tellement l’air empestait, sueur et pets mélangés. La femme tendit le doigt vers le trou à feu en engueulant Juna dans sa langue incompréhensible. Puis, irritée parce que Juna ne comprenait rien à ce qu’elle disait, elle sortit de la cabane à grands pas. Elle revint très vite avec une grosse bûche, qui devait durer toute la journée, et la mit sur le feu. Chassant les enfants, elle découvrit une fosse dans le sol, qui contenait un magma de formes blanches, rebondies. Au début, Juna crut que c’étaient des champignons. La femme mordit dans l’une des boules, en détacha d’autres et les lança par poignées aux enfants qui poussaient de grands cris. Elle jeta un bout du truc blanc à Juna, qui y goûta prudemment. C’était fade, sans goût ; autant mâcher du bois. Et c’était granuleux, il y avait des petits bouts durs qui crissaient sous les dents. Mais elle n’avait rien mangé depuis leur dernier arrêt, avec Cahl, sur le haut plateau, et elle avait des crampes d’estomac. Alors elle dévora la nourriture aussi avidement que les enfants. C’était sa première bouchée de pain. Elle mettrait des jours à apprendre ce mot. Pendant qu’ils mangeaient, Cahl ronflait sur sa paillasse. Juna trouvait bizarre qu’il ait choisi d’habiter chez les femmes, mais il ne semblait pas y avoir de huttes pour les hommes dans le coin. Leur « repas » terminé, Gwerei l’emmena hors de la ville, vers le haut de la vallée et les espaces dégagés qui s’y trouvaient. Elles marchaient en silence, n’ayant pas de vocabulaire commun : Juna était enfermée dans une bulle d’incompréhension, et en même temps soulagée de quitter la grande fourmilière qu’était la ville. Elles furent bientôt rejointes par d’autres femmes, des adolescents et quelques hommes. Ils suivaient des ornières formées par d’innombrables pieds dans le sol. Certaines des femmes regardaient Juna avec curiosité, et les hommes aussi, avec comme une idée derrière la tête, mais ils avaient déjà l’air épuisés alors que la journée commençait à peine. Elle se demanda où ils allaient. Personne n’avait d’armes ni de lances, de collets ou de pièges. Ils ne cherchaient même pas les traces d’animaux, leurs déjections, tout ce qui pouvait indiquer que des bêtes étaient passées par là. Ils ne regardaient même pas autour d’eux la contrée qu’ils habitaient. Elle arriva enfin aux espaces dégagés qu’elle avait aperçus la veille. Les champs. Gwerei la conduisit dans l’un de ces champs où des gens étaient déjà au travail. Gwerei lui tendit un instrument et commença à lui baragouiner sous le nez, en faisant des mimiques : les poings serrés, feignant de creuser le vide. Juna regarda l’outil. On aurait dit une hache, avec une tête de pierre attachée à un manche de bois par un lien fait de tendons englués dans la résine. Mais elle était énorme, trop lourde pour être utilisée à la façon d’une hache, et avec sa lame de pierre incurvée elle ne devait pas être pratique à utiliser, même en guise de lance. Comme Gwerei lui gueulait dessus avec une hargne croissante, Juna se contenta de lui rendre son regard. Pour finir, Gwerei dut lui montrer. Elle se pencha sur la terre, tenant l’outil à deux mains, et enfonça profondément la lame dans le sol. Puis elle commença à reculer, les jambes raides, toujours penchée en avant, traînant la lame dans la terre, y ouvrant un sillon de la largeur de la main. Juna vit que les autres faisaient pareil, tirant leur hache incurvée dans le sol. Elle se rappela avoir vu des gens le faire la veille. C’était une tâche si simple qu’un enfant aurait pu l’accomplir, pourvu qu’il ait assez de force. Mais c’était pénible. Après avoir gravé des sillons de quelques pas seulement, ils étaient tous à grommeler, le visage croûté de sueur et de terre. Juna n’avait toujours aucune idée de la raison pour laquelle ils faisaient tout cela. Mais elle prit l’instrument de la main de Gwerei et enfonça la lame dans le sol. Puis elle se pencha, comme elle l’avait fait, et tira sur le manche, jusqu’à ce qu’elle ait gratté un sillon identique à celui de Gwerei. Une femme applaudit ironiquement. Juna rendit l’instrument à Gwerei. — C’est fait, dit-elle dans sa propre langue. Et maintenant ? La réponse fut on ne peut plus claire. Elle devait le refaire, un peu plus loin, et recommencer encore après. D’ailleurs, tous ceux qui étaient là n’avaient rien d’autre à faire que tracer ces marques dans le sol. Toute la journée ? Quel intérêt y avait-il à gratter la boue, plutôt que de chasser de la façon la plus simple, en posant des collets ? Ces gens n’avaient-ils donc pas de cervelle, pas d’esprit ? Enfin, ça faisait peut-être partie de la magie à laquelle les chamans de cet endroit avaient recours pour produire l’abondance de nourriture qui leur permettait de se grouper dans ces grands marigots grouillants d’asticots et de pondre des enfants partout. Enfin, se rappela-t-elle, elle était une étrangère sur cette terre étrange, et c’était à elle d’apprendre les coutumes de Gwerei, pas le contraire. Alors elle s’astreignit à sa tâche fastidieuse, répétitive. Mais avant que le soleil ait beaucoup monté dans le ciel, elle avait hâte d’être enfin débarrassée de cette corvée, de courir sur la plaine. Après avoir passé la journée à contraindre son corps – cette machine magnifiquement conçue pour marcher, courir, lancer – à supporter ce travail difficile, répétitif, les douleurs devinrent tellement fortes qu’elle n’avait qu’une envie : s’arrêter. Le lendemain, on l’emmena à un autre champ, et on lui fit faire le même travail de labour. Et ce fut pareil le jour d’après. Et le jour d’après. C’était de l’agriculture, primitive, mais de l’agriculture quand même. Ce nouveau mode de vie n’avait jamais été planifié. Il avait juste pris racine, au jour le jour. En remontant à l’époque de Galet, avant même l’émergence de l’homme proprement dit, les gens cueillaient les plantes sauvages qu’ils appréciaient et éliminaient celles qui faisaient concurrence à leurs ressources alimentaires. La domestication des animaux avait commencé de la même façon, par accident. Les chiens avaient appris à chasser avec les hommes, et avaient été récompensés pour cela. Appâtées par les détritus qu’ils laissaient derrière eux, les chèvres avaient appris à suivre les groupes d’hommes, et ceux-ci avaient à leur tour appris à utiliser les chèvres, pour leur viande et pour leur lait. Pendant des centaines de milliers d’années s’était effectuée une sélection inconsciente d’espèces végétales et animales utiles à l’homme. Et voilà que c’était devenu conscient. Tout avait commencé dans une vallée, non loin de là. Pendant des siècles, l’homme y avait vécu dans un climat en réchauffement, profitant d’un abondant régime de fruits, de noix, de céréales et de gibier. Puis il y avait eu une soudaine vague de froid et de sécheresse. Les forêts avaient reculé. Les sources de nourriture s’étaient taries. Alors, les hommes avaient concentré leurs efforts sur leurs céréales préférées – celles qui avaient de grosses graines faciles à débarrasser de leur enveloppe et des tiges résistantes – et avaient essayé de les faire pousser aux dépens des plantes qu’ils aimaient moins. Les pois avaient été une de leurs premières réussites. Les cosses de pois sauvages explosaient, dispersant leurs graines sur le sol, où elles germaient. Les gens préféraient les espèces mutantes, dont les cosses ne s’ouvraient pas toutes seules, parce qu’elles étaient plus faciles à cueillir. Dans la nature, ces espèces de pois ne germaient pas, mais elles s’épanouirent quand l’homme s’en occupa. Des variétés similaires de lentilles, de lin et de pavot, qui ne se ressemaient pas toutes seules, étaient également très appréciées. Ainsi, en répandant les graines de ses plantes préférées et en éliminant celles qu’il n’aimait pas, l’homme avait entrepris un travail de sélection. Très vite, les plantes s’adaptèrent. En l’espace d’un siècle, des céréales à plus gros grain, comme le seigle, apparurent. Certaines plantes étaient privilégiées pour leurs grosses graines, comme le tournesol, d’autres, au contraire, pour la petitesse de leurs graines, comme la banane – qui ne donnait que des fruits et pas de graine. Certains gènes qui auraient jadis été mortels étaient maintenant favorisés, comme ceux des pois dont la cosse restait fermée. Les premiers planteurs de seigle ne s’installèrent pas immédiatement. Pendant un moment, ils continuèrent de ramasser les plantes sauvages en même temps que leurs maigres récoltes. Les nouveaux champs servirent de garde-manger, une garantie contre la famine en cas d’époque difficile : comme pour toutes les innovations, l’agriculture était issue des pratiques qui l’avaient précédée. Mais ce nouveau mode de culture s’était révélé tellement efficace que l’homme y consacra bientôt sa vie. L’essentiel de ce qui poussait dans la nature était immangeable ; les neuf dixièmes de ce que cultivait un paysan pouvaient être mangés. C’est pour cela que ces gens pouvaient se permettre d’avoir autant de bébés ; c’était cela qui alimentait la grande fourmilière qu’était la ville. C’était le plus grand bouleversement jamais connu par l’humanité depuis que l’Homo erectus était sorti de sa forêt pour s’établir dans la savane. Par rapport à cette révolution, les progrès de l’avenir, même le génie génétique, ne seraient que broutilles. Il n’y aurait plus jamais de changements aussi significatifs, tant que l’homme habiterait cette planète. Mais la révolution agricole ne faisait pas de la Terre un paradis. L’agriculture, c’était du boulot : une corvée interminable, qui vous cassait le dos, jour après jour. Pour débarrasser la terre de tout sauf de ce qu’ils voulaient y voir pousser, les hommes devaient faire par eux-mêmes tout le travail que la nature avait jadis effectué pour eux : aérer le sol, combattre la vermine, fertiliser, arracher les mauvaises herbes. L’agriculture impliquait le sacrifice de vies entières, de talents divers et variés, du plaisir de courir, de la liberté d’être ce qu’on voulait être – tout cela était sacrifié au travail de la terre. En plus, la nourriture si difficilement arrachée à la terre n’était même pas riche. Alors que les anciens chasseurs-cueilleurs jouissaient d’un régime varié comportant des quantités adéquates de sels minéraux, de protéines et de vitamines, la subsistance des paysans reposait essentiellement sur les féculents : ils avaient pour ainsi dire échangé une précieuse nourriture, de haute qualité, contre une alimentation abondante mais de qualité inférieure. En conséquence de quoi, notamment à cause de ce travail pénible, ils étaient devenus beaucoup moins sains que leurs ancêtres. Ils avaient de moins bonnes dents, ils souffraient d’anémie. Les femmes avaient les coudes usés par l’incessant travail de la terre. Les hommes souffraient d’une tension sociale exacerbée, qui suscitait force meurtres et bagarres. Par rapport à leurs grands ancêtres en bonne santé, ces hommes se rabougrissaient bel et bien. Et puis, il y avait les morts. Il est vrai que les mères de cet endroit n’étaient pas obligées de sacrifier leurs bébés. En réalité, les femmes étaient même encouragées à avoir des enfants le plus tôt possible, parce que les enfants constituaient une réponse à la demande permanente de main-d’œuvre dans les champs : à trente ans, la plupart des femmes étaient épuisées par la corvée interminable qui consistait à élever et éduquer des enfants sevrés. Mais, de même qu’il y avait beaucoup de naissances, il y avait beaucoup de décès. Juna le comprit rapidement. La maladie, qui était rare dans la tribu de Juna, était fréquente ici, dans cet endroit crasseux, surpeuplé. On la voyait ramper partout : les gens éternuaient et toussaient, grattaient leurs plaies suintantes, contaminaient de leurs diarrhées les réserves d’eau de leurs voisins. Et des myriades de fléaux fauchaient en priorité les plus faibles, les plus vieux et les plus jeunes. Beaucoup, beaucoup d’enfants mouraient, bien plus que dans la tribu de Juna. Il y avait à peine une poignée de personnes de l’âge de sa grand-mère. Juna se demandait ce qui arrivait à toute la sagesse perdue quand les vieux mouraient si tôt, pour rien. Les jours passaient, identiques, absurdes. Le travail était routinier. Tout dans cet endroit était routinier, c’était toujours pareil, jour après jour. Cahl continuait à la grimper, presque toutes les nuits. Mais il semblait manquer de vigueur. Des fois, il la prenait avec brutalité, la collant à même le sol, déchirant sa tunique, ou la retournant pour la mettre face contre terre et la prendre par-derrière. On aurait dit qu’il avait besoin de se mettre en condition, pour s’exciter. Mais quand il avait bu trop de bière, sa bite pendait lamentablement. Elle comprit qu’il était faible. Il avait du pouvoir sur elle, mais elle n’avait pas peur de lui. À la fin, quand il la prenait, c’était encore la routine. Cela faisait partie du décor de son existence. Cependant, elle était soulagée : elle ne pourrait pas tomber enceinte de lui, pas tant que l’enfant de Tori continuerait à pousser en elle. Un jour, alors qu’elle se démenait pour tirer sa hache de pierre dans le sol sec, caillouteux, des moutons tombèrent du haut d’une falaise, en bêlant bruyamment. Toujours à l’affût d’un prétexte pour faire une pause, les travailleurs des champs se relevèrent pour voir ce qui se passait. Ils regardèrent en rigolant les moutons basculer de l’autre côté de la falaise tandis qu’ils se poussaient les uns les autres en farfouillant la terre à la recherche d’herbe. Et puis il y eut un aboiement frénétique. Un chien arriva en courant, poursuivi par un gamin brandissant un bâton. Alors que les travailleurs s’esclaffaient, tapaient dans leurs mains et sifflaient, le gamin et le chien commencèrent à pourchasser les moutons avec une incompétence comique. Gwerei était à côté de Juna. Elle regarda son visage déconcerté. Puis, non sans gentillesse, elle indiqua les moutons : — Owis Kludhi. Elle lui indiqua les moutons du doigt, l’un après l’autre. — Oynos. Dwo. Treyes. Owis. Et elle donna un coup de coude à Juna, pour la faire réagir. Juna, le dos cassé, les cheveux crasseux, avait eu sa dose d’étrangeté. — Je ne comprendrai jamais. Mais Gwerei, étonnamment, ne perdit pas patience : — Owis. Kludhi. Owis. Elle commença à parler à Juna, mais beaucoup plus lentement et clairement que d’habitude – et en employant, à la grande surprise de Juna, un ou deux mots de la langue de cette dernière, probablement appris auprès de Cahl. Elle essayait de dire quelque chose à Juna, quelque chose de très important. Juna l’écouta alors attentivement. Il lui fallut un certain temps. Petit à petit, elle assembla les éléments de ce que Gwerei essayait de lui dire. « Apprendre la langue. Écouter et apprendre. Parce que c’est la seule façon pour toi de te sortir des griffes de Cahl. Écoute, maintenant…» Elle hocha la tête à regret. — Owis, répéta-t-elle. Mouton. Owis. Un, deux, trois… Et c’est ainsi que Juna apprit ses premiers mots de la langue de Gwerei et de Cahl, ces fermiers des origines : ses premiers mots de ce qu’on appellerait un jour le proto-indo-européen. Alors que les semaines passaient, son ventre s’arrondissait. Il finit par l’empêcher de travailler aux champs, la vidant de ses forces. Les autres travailleurs observaient cela, et certains grommelaient, même si la plupart des femmes semblaient pardonner à Juna ce ralentissement. Mais elle était inquiète. Que ferait Cahl, après la naissance de l’enfant ? La trouverait-il toujours aussi attirante, sans son gros ventre ? S’il la virait, elle ne serait pas plus avancée que si elle avait simplement couru sa chance sur le haut plateau – en plus mauvaise posture, peut-être, après ces mois de mauvais régime alimentaire et de travail éreintant, dans cet endroit qu’elle ne connaissait ni ne comprenait. L’inquiétude devint une torture qui lui rongeait l’esprit, exactement comme l’enfant qui grossissait dans son ventre semblait ronger les forces de son corps. C’est alors que l’étranger au collier de lumière arriva en ville. C’était le soir. Elle revenait des champs, comme d’habitude, à pas traînants, fourbue, couverte de boue et de terre. Cahl allait à la cabane du brasseur de bière. Juna avait aperçu les grandes cuves de bois dans la cabane, où l’on brassait des herbes et d’autres substances non identifiables pour faire une mauvaise bibine. La bière semblait avoir peu d’effet sur Cahl et les siens, sauf quand ils en consommaient de grandes quantités. Ce n’était rien en tout cas par rapport à ce qu’elle faisait à Acta et aux autres. Pas étonnant que ce soit une marchandise de troc si utile pour Cahl : elle ne lui coûtait pas cher, et elle était inestimable pour Acta. Mais ce soir-là, Cahl était avec un homme – grand, aussi grand que Juna, voire aussi grand que certains des hommes de sa tribu. Son visage était rasé de près, ses longs cheveux noirs retenus sur sa nuque. Il avait l’air jeune. Il n’était sûrement pas beaucoup plus vieux qu’elle. Il avait les yeux clairs, vifs, et il portait des peaux extraordinairement douces, des peaux très travaillées, soigneusement cousues et décorées d’animaux dansants rouges, bleus et noirs. Juna fut terrifiée par la seule pensée des heures de travail qu’avaient dû exiger ces vêtements. Ce qui attira surtout son regard, c’était le collier qu’il portait autour du cou. Une simple chaîne de coquilles percées. Dans le coquillage du milieu, sous son menton, était serti un bout de métal brillant, d’un jaune vif, qui reflétait la lumière du soleil couchant. Cahl la regardait. Il laissa le jeune homme aller vers la cabane du brasseur. Dans sa propre langue, il lui dit d’une voix suave : — Il te plaît, pas vrai ? T’aimes l’or autour de son cou ? Tu crois que tu préférerais sa petite queue à la mienne ? Il s’appelle Keram. Ça va te faire une belle jambe. Il vient de Cata Huuk. Tu ne sais pas où c’est, je parie ! Et tu ne le sauras jamais, ah ! Il lui mit la main entre les jambes. — Garde ça au chaud pour moi. Puis il lui flanqua une bourrade et s’éloigna. Elle avait à peine remarqué ce dernier geste. Keram. Cata Huuk. Elle se répétait ces noms étranges, encore et encore. Parce qu’elle pensait que – l’espace d’un instant, juste avant de tourner le dos pour aller voir le brasseur – le jeune homme l’avait regardée et que ses yeux s’étaient écarquillés, comme s’il l’avait reconnue. Trois mois passèrent, avant que Keram ne revienne de Cata Huuk. En réalité, il avait repoussé sa visite. Comme il était le plus jeune fils du Potus, il écopait régulièrement des pires corvées, et la collecte des tributs de ces villes reculées était à peu près ce qu’il y avait de plus pénible. — Et cet endroit, dit-il à son ami Muti, est le pire de tous. Regarde-moi ça… La ville au bord du fleuve n’était qu’un ramassis de huttes couleur de merde, battues par les pluies au point d’en être informes, et au-dessus desquelles stagnait une fumée puante. — Et tu sais comment ils appellent cet endroit ? Keer. Ce mot voulait dire « cœur » dans la langue des deux jeunes gens, la langue que l’on parlait dans une large ceinture de colonisation qui s’étendait de cet endroit jusque très loin vers l’est. Muti eut un grand sourire. — Keer. Ça me plaît. Ce serait donc le cœur du monde ? Moi je trouve que ça ressemble plutôt à son trou du cul ! Les deux jeunes gens s’esclaffèrent, faisant doucement tinter leurs colliers de coquillages et leurs pépites d’or. Cahl s’approcha d’eux, joignit son rire aux leurs. Mais son rire était forcé, et ses petits yeux de cochon filaient de l’un à l’autre. Les soldats massés derrière Keram se déplacèrent légèrement pour montrer qu’ils étaient sur leurs gardes, inclinant même la pointe de leur pique. — Maître Keram, dit Cahl, quel plaisir de vous revoir. Que vous êtes beau, regardez comme vos vêtements brillent au soleil ! Mais je ne crois pas avoir l’honneur… dit-il en se tournant vers Muti. Muti se présenta : — Je suis un cousin de Keram. Un cousin, et un allié. Keram s’amusa secrètement des calculs qu’il lisait dans les yeux de Cahl, alors que celui-ci ajoutait le nom et la position de Muti à la carte mentale qu’il tentait d’établir des structures du pouvoir à Cata Huuk. Cahl les emmena en ville tout en les flattant outrageusement. — Venez, venez. Votre tribut est prêt, bien sûr. Tout est dans ma cabane. J’ai à manger et de la bière pour vous, rien que des produits frais. Vous voulez passer la nuit ici ? — Nous avons beaucoup d’autres endroits à visiter… commença Keram. — Mais vous n’allez pas repartir comme ça, et vos hommes aussi doivent profiter de notre hospitalité ! Nous avons des filles, des vierges, qui n’attendent que vous. Il regarda Muti, lui fit un clin d’œil. — Ou des garçons, ajouta-t-il. Tout ce que vous voudrez. Vous êtes nos invités pour aussi longtemps que vous voudrez rester parmi nous… Alors qu’ils marchaient en regardant bien où ils mettaient les pieds, dans les ruelles boueuses, gorgées de merde, Muti se pencha vers Keram. — Quelle grosse limace répugnante, lui souffla-t-il à l’oreille. — Ce n’est qu’un opportuniste. Il n’est même pas le chef de cette petite bande de culs-terreux. Et il a des faiblesses intéressantes, particulièrement pour les grosses femmes. Elles doivent lui rappeler les truies qui sont sans aucun doute ses maîtresses préférées. Mais il peut servir. Il est facile à manipuler. — Viendra-t-il un jour à Cata Huuk ? — À ton avis, cousin ? demanda Keram en reniflant. Ils approchaient de la cahute de Cahl, l’une des plus prestigieuses de la ville mais juste un tas de boue de plus aux yeux des jeunes gens. — Tu ne veux pas qu’on reste un peu ? demanda Keram à Muti avec un mouvement du menton en direction des quatre gardes. J’ai l’habitude de laisser les chiens gambader hors de la niche pendant quelque temps. Et la servilité de Cahl s’étend jusqu’à nous offrir les perles de cette auge à cochons. Ici, dans ce trou à merde, elles sont tellement désespérées que ça les rend… intéressantes. C’est marrant, d’une certaine façon, même si c’est assez épuisant. Cela dit, prépare-toi à te salir un peu… — Qu’est-ce que c’est que ça ? le coupa Muti. Une fille venait de sortir de la cabane de Cahl. Elle ne ressemblait pas du tout aux femmes basanées et courtaudes de la ville. Bien que maigrichonne et crasseuse, elle était grande – aussi grande que Keram, en fait –, mince, ses cheveux blonds jetaient des reflets dorés d’une beauté stupéfiante. Elle semblait avoir seize ou dix-sept ans. Cahl parut outré par l’audace de la fille. Il lui flanqua son gros poing sur la tempe, l’étalant dans la boue. — Qu’est-ce que tu fiches ? Retourne dans la cabane ! Je m’occuperai de toi plus tard. Il s’apprêtait à flanquer un coup de pied à la fille, qui gisait, impuissante, à terre, mais Muti lui attrapa prestement le bras et le lui tordit dans le dos. Cahl poussa un cri, mais se soumit aussitôt. Keram prit la fille par la main et l’aida à se relever. Un bleu commençait à apparaître sur sa tempe. Il vit alors qu’elle avait les jambes tuméfiées. Elle tremblait, mais elle se tenait droite et soutint son regard. — Comment t’appelles-tu ? demanda-t-il. — Messire, ne lui parlez pas, lâcha Cahl. Muti affermit sa prise sur le bras du marchand. — Aïe ! — Juna, répondit-elle avec un accent à couper au couteau, mais qui ne l’empêchait pas de se faire comprendre. Je m’appelle Juna. Je viens de Cata Huuk, dit-elle fièrement. Je suis comme vous. Keram éclata de rire, mais son rire mourut sur ses lèvres alors qu’il la regardait plus attentivement : sa haute taille, sa grâce, son état physique relativement satisfaisant n’étaient assurément pas ceux d’une fille de Keer. — Si tu viens de la ville, comment t’es-tu retrouvée là ? demanda-t-il gentiment. — J’ai été enlevée quand j’étais enfant. Ces gens, les gens de Keer. Ils m’ont élevée avec les chiens et les loups, c’est pour ça que je ne parle pas comme vous. Mais… — Elle ment, siffla Cahl. Elle ne sait même pas ce qu’est Cata Huuk. C’est une barbare des tribus de l’Ouest, le peuple d’animaux avec qui je suis obligé de traiter. Sa mère est une grosse truie qui vend son corps pour de la bière. Ne… — Je ne devrais pas être là, reprit Juna, impavide, les yeux rivés à ceux de Keram. Emmenez-moi avec vous. Keram et Muti se regardèrent, incertains. Furieux, Cahl s’arracha à la poigne de Muti. — Vous voulez coucher avec elle ? C’est ça ? Il déchira la vilaine tunique de Juna, dévoilant son ventre rebondi. — Regardez ! Cette truie est pleine de porcelets. Vous voulez baiser ça ? Keram se renfrogna. — L’enfant, c’est celui de Cahl ? Elle se mit à trembler plus fort. — Non. Mais mon ventre l’excite, et il se sert de moi. C’est l’enfant d’un homme de Cata Huuk. Il est venu ici. Il s’est servi de moi, lui aussi. Il ne m’a pas dit son nom. Il m’a promis de… — Elle ment ! fulmina Cahl. Elle était déjà enceinte quand je l’ai dénichée ! — Je ne suis pas faite pour cet endroit, poursuivit Juna en regardant la ville avec une moue dégoûtée. Mon enfant n’est pas fait pour cet endroit. Mon enfant est fait pour Cata Huuk. Keram jeta un nouveau coup d’œil à Muti, qui haussa les épaules. Keram eut un grand sourire. — Je ne sais pas si tu dis vrai ou non, Juna. Mais tu es une drôle de fille, et ton histoire amusera mon père… — Non ! Vous ne pouvez pas l’emmener ! fit Cahl, s’emportant de nouveau. Les gardes firent un pas vers lui. Keram hocha la tête en direction de Muti. — Procède à la collecte du tribut. Toi, Juna, tu as des affaires à emporter ? Des amis dont tu voudrais prendre congé ? Elle sembla s’interroger sur la signification de ses paroles, comme si elle n’était pas très sûre de ce qu’étaient des « affaires ». — Rien du tout. Quant aux amis… je n’ai que Gwerei. Keram haussa les épaules. Ce nom ne lui disait rien. — Prépare-toi. Nous allons bientôt repartir. Il claqua des mains, chacun se mit en mouvement. Cahl, qu’un garde tenait toujours en respect, se mit à les implorer : — Emmenez-moi ! Oh, emmenez-moi… III Il y avait trois jours de marche jusqu’à la mystérieuse ville de Keram, Cata Huuk. Ce que Keram appelait le « tribut », des céréales et de la viande, avait été rapidement collecté. Juna n’avait aucune idée de la raison pour laquelle ces villageois dénués de tout pouvaient bien accepter de céder une partie si importante de leurs provisions à ces étrangers. On ne leur donnait même pas de bière en échange. Mais ce n’était pas le moment de s’inquiéter de ce genre de problème. Le discours qu’elle avait répété si longtemps, depuis la première fois qu’elle avait vu Keram, avait marché. Le mieux qu’elle pouvait faire était de se taire et de les suivre, où qu’ils aillent. Le petit groupe forma une vague colonne, qui se mit en marche, Keram et Muti à sa tête. Leurs quatre gardes trapus les suivaient, les deux premiers ployant sous le poids du tribut, les deux autres prêts à pourfendre l’ennemi, quel qu’il soit. Juna, qui ne portait que la lance avec laquelle elle était arrivée, s’approcha de l’un des gardes, s’attendant à ce qu’on lui donne sa part de fardeau. Keram l’en empêcha : — Laisse-les faire leur travail. — Dans la ville de Cahl, c’est ce qu’on m’aurait fait faire, dit-elle. — Peut-être, ma fille, mais je ne suis pas Cahl. C’est notre façon de faire. Tu dois faire comme nous. — J’ai été enlevée, quand j’étais enfant… — Je me souviens de ce que tu m’as raconté, fit Keram en haussant plaisamment les sourcils. Je ne suis pas sûr d’en croire un seul mot. Maintenant, écoute-moi. À Cata Huuk, la parole du Potus a force de loi. Je suis le fils du Potus. Tu dois m’obéir. Tu ne dois pas poser de questions. Compris ? Dans la tribu de Juna, les gens étaient égaux entre eux, comme chez la plupart des chasseurs-cueilleurs ; et donc, elle ne comprenait pas. Mais elle hocha la tête, sans piper mot. Les deux jeunes hommes, qui ne portaient rien, marchaient allègrement en tête de la colonne, de même que Juna, malgré son gros ventre et les quatre mois passés à mal manger et à travailler dur. Les gardes soufflaient et geignaient, parce qu’ils avaient mal aux pieds. Juna fut soulagée de se retrouver hors de la sordide bourgade et à nouveau dans la campagne, très soulagée de marcher enfin, plutôt que de se casser le dos sur un champ poussiéreux – même si, alors qu’ils allaient toujours plus à l’est, elle entrait dans une contrée de plus en plus éloignée de l’endroit où elle et ses ancêtres avaient toujours vécu. Ils s’arrêtaient toutes les nuits dans de petites villes ni plus ni moins impressionnantes que celle de Cahl. Les gardes étaient soûlés de bière et de filles. Keram et Muti passaient tranquillement leurs nuits à l’écart, dans cabanes. Ils autorisèrent Juna à rester avec eux, roulée en boule dans un coin. Aucun d’eux ne la toucha. Peut-être à cause de sa grossesse. Peut-être tout simplement parce qu’ils se méfiaient d’elle. D’un côté, elle était heureuse de ne plus avoir à subir les crasseux hommages de Cahl et se réjouissait de ne pas être obligée de donner son corps à qui que ce soit. Cela dit, une petite voix lui murmurait qu’elle pourrait bien le regretter. Elle ne comprenait pas vraiment à quoi ressemblerait cet endroit, ce Cata Huuk. Mais elle pressentait que sa meilleure chance d’y survivre était de se lier à Keram ou à Muti. Alors, elle fit en sorte, chaque soir et chaque matin, quand elle enlevait sa tunique, de leur montrer son corps ; elle se rendait bien compte de la façon dont le regard de Keram la suivait quand il croyait qu’elle ne le voyait pas. Comme ils continuaient leur route, ils traversèrent de plus en plus de champs et de villes. Il n’y avait pas trace de forêts, sinon sous la forme de souches et d’arbres auxquels on avait mis le feu. À vrai dire, hormis les roches et quelques marécages, la nature n’avait rien de sauvage. Il n’y avait que des champs, et des terres jadis labourées, qui étaient maintenant abandonnées, inutiles, épuisées. Il leur fut bientôt impossible d’avancer sans tomber dans les pas de quelqu’un d’autre. Juna était angoissée de voir à quel point ce grouillement de population avait remodelé le monde. Ils arrivèrent enfin en vue de Cata Huuk. La première chose que vit Juna, ce fut un mur de briques de boue et de paille : une grande enceinte circulaire, qui devait être aussi haute que trois hommes debout sur les épaules l’un de l’autre, hérissée de piques. Autour de cette muraille, il y avait un cercle de pauvres cabanes et d’appentis de boue et de branchages. Le mur était si impressionnant qu’il semblait couper le paysage en deux. Le groupe de Keram suivit le large sentier dégagé, plein d’empreintes, qui menait à la ville. Alors qu’ils approchaient du mur, des gens sortirent des huttes comme des guêpes d’une ruche, poussant des cris et tirant sur la robe de Keram, lui présentant de la viande, des fruits, des sucreries, des morceaux de bois et de pierre sculptés. Juna se tassa sur elle-même. Keram lui assura qu’il n’y avait pas de quoi s’inquiéter. Ces gens essayaient simplement de leur vendre des trucs ; c’était un marché. Ces mots ne voulaient rien dire pour elle. Une énorme porte de bois était encastrée dans la muraille. Keram poussa un grand cri. Un homme, en haut du mur, fit un signe et le portail s’ouvrit de l’intérieur. Le groupe entra dans la ville. Juna pénétra dans ce monde étrange et se rendit compte qu’elle tremblait. La première chose qui la frappa, ce fut les huttes. Il y en avait beaucoup, des dizaines de dizaines, groupées par paquets dans l’espace de plusieurs kilomètres de largeur enclos dans les murs. La plupart n’étaient pas plus belles que la tanière de Cahl, c’étaient de simples tas de boue et de bois. Mais certaines, notamment au centre de la ville, avaient plus d’allure. Des structures branlantes, à deux ou trois étages, aux façades recouvertes d’herbes jaunes tissées qui brillaient au soleil. Les groupes de huttes étaient traversés par des allées qui partaient dans tous les sens, comme une toile d’araignée. De gros nuages de fumée grise planaient çà et là. Les eaux usées couraient dans des rigoles creusées au centre de chaque rue, et des nuages de mouches bourdonnaient dans le sillage des eaux croupies. Et ça grouillait de monde, les hommes marchant côte à côte, les enfants courant en criant, les femmes croulant sous les charges portées à même le dos ou sur la tête. Il y avait des foules d’animaux, des chèvres, des moutons, des chiens, en masses aussi serrées que les gens. Le bruit était stupéfiant, comme une clameur ininterrompue. Les odeurs – d’excréments, d’animaux, de feux, de graisse – étaient renversantes. Cata Huuk. Avec ses dix mille habitants entassés dans ses murs, c’était l’une des premières villes du monde. Keer n’était rien en comparaison. Keram la regarda en souriant. — Ça va ? — Quel dieu farceur a fait cet entassement de personnes ? — Ce n’est pas un dieu. Ce sont les gens, Juna. Beaucoup, beaucoup de gens. N’oublie jamais ça. Si bizarre que tout ça puisse te paraître, c’est l’œuvre de gens comme toi et moi. Et puis, fit-il avec une feinte ingénuité, c’est là que tu es née. C’est chez toi. — Mais je n’ai fait qu’y naître, dit-elle sans trop de conviction. J’ai peur, je n’y peux rien. — Je suis là, murmura-t-il. Non sans arrière-pensée, elle glissa sa main dans la sienne. Elle croisa le regard de Muti ; il avait un sourire entendu. Ils suivirent une avenue qui menait vers le centre. Là, Juna fut vraiment épatée. Des structures hautes de trois étages se dressaient comme des géants au-dessus du reste de la cité. Ces bâtiments entouraient une cour carrée plantée d’herbe et de fleurs. Des hommes armés de piques barbelées se tenaient à chaque porte, sur le qui-vive. Des femmes se déplaçaient avec des récipients pleins d’eau dont elles aspergeaient les pelouses. Muti fit un sourire à Juna. — Mais qu’est-ce qu’elle regarde ainsi, avec ses grands yeux ? Qu’est-ce qu’il y a de si bizarre, maintenant ? — L’herbe. Pourquoi est-ce qu’elles jettent de l’eau dessus ? Elle chercha à exprimer sa pensée. — La pluie tombe. L’herbe pousse. Muti secoua la tête. — Pas assez régulièrement, pour le Potus. Je crois qu’il aimerait commander au temps lui-même. Ils entrèrent dans le plus grand des bâtiments. C’était la première fois de sa vie que Juna se retrouvait dans un endroit clos d’aussi vastes dimensions. Des escaliers et des échelles reliaient les étages supérieurs, pareils à des mezzanines. Il avait beau faire très clair au-dehors, des quantités de torches brûlaient en fumant sur tous les murs, bannissant les ombres et baignant le palais d’une lumière jaune. Des gens vêtus de vêtements brillants allaient d’un étage à l’autre, et certains firent signe à Keram et Muti au passage. Juna avait l’impression de regarder dans les branches d’un grand arbre. Même le sol était extraordinaire, fait de tranches de bois, si lisse qu’il en était glissant – car on l’avait enduit de graisse ou d’huile pour le faire briller. Ils arrivèrent au centre même du bâtiment, qui était occupé par une plate-forme surélevée où trônait, sur un bloc de bois magnifiquement sculpté, l’homme le plus gros que Juna eût jamais vu. Il avait des seins encore plus volumineux que ceux d’une nourrice. Son ventre, luisant d’huile, était pareil à la lune. Et sa tête était une boule de chair complètement dépourvue de poils ; il avait le crâne, la barbe, les moustaches et même les sourcils rasés. Il était nu jusqu’à la taille et portait un pantalon finement brodé. Cette grosse créature était le Potus, le Puissant. L’un des premiers rois de l’humanité. Il parlait à un homme étique, cadavérique, debout à côté de lui, qui égrenait avec une intense concentration des longueurs de cordelette à nœuds. Keram et Muti attendirent patiemment que le Potus daigne se tourner vers eux. — Qu’est-ce qu’ils font, avec cette ficelle ? murmura Juna. — Les comptes, murmura Muti en réponse. Ils enregistrent le produit de la ville et des fermes. Euh… Combien de moutons et de chèvres, combien de sacs de grain on peut espérer de la prochaine moisson, combien de nouveau-nés, combien de morts… (Il sourit en la voyant ouvrir de grands yeux.) Eh oui, c’est sur ces bouts de ficelle que se racontent nos histoires, Juna. C’est comme ça que ça marche, à Cata Huuk. Keram le poussa du coude. L’homme à la ficelle s’était retiré. L’énorme tête du Potus était tournée vers eux. Keram et Muti s’inclinèrent aussitôt. Juna resta plantée là, les yeux écarquillés, jusqu’à ce que Keram l’oblige à se courber. — Laisse-la, dit le Potus, d’une voix pareille au lit d’une rivière caillouteuse. Les yeux rivés sur Juna, il lui fit signe d’approcher. Après un instant d’hésitation, Juna s’avança. Il se pencha vers elle, et les senteurs animales de l’huile dont la peau du Potus était enduite lui chatouillèrent les narines. Il lui tira les cheveux, si fort qu’elle poussa un cri. — Où as-tu trouvé ça ? Keram expliqua rapidement ce qui s’était passé à Keer. — Potus, elle dit qu’elle est née ici… ici, à Cata Huuk. Elle dit qu’elle a été enlevée quand elle était bébé. Et… — Déshabille-toi ! lança le Potus à Juna. Elle le regarda, révulsée par son odeur, n’obéit pas. Muti, d’un geste brusque, lui arracha sa tunique de peau. Le Potus hocha la tête d’un air appréciateur, comme devant une belle prise. — Jolie poitrine. Bonne taille, de l’allure – et un marmot dans le ventre, à ce que je vois. Tu la crois, Keram ? Je n’ai jamais entendu parler d’un enfant qu’on aurait enlevé… quoi, il y a quinze ou seize ans ? — Moi non plus, dit Keram. — On dit que les barbares à l’ouest de nos champs sont comme ça. Grands, l’air en bonne santé, malgré leur mode de vie ahurissant. — Si c’est une barbare, elle est futée, poursuivit prudemment Keram. Je me suis dit que son histoire vous amuserait. — C’est la vérité ! dit Juna. Le Potus eut un rire tonitruant. — Ça parle ! — Elle parle bien. Elle est maligne, messire, avec… — Danse pour moi, fille ! Juna le regarda en ouvrant de grands yeux, muette, et le Potus dit, avec un calme implacable : — Danse pour moi, ou je te fais jeter hors d’ici dans la seconde. Juna ne comprenait pas grand-chose à ce qui se passait. Mais elle sentait que sa vie dépendait de la façon dont elle allait réagir. Alors elle dansa. Elle n’avait pas oublié les danses que sa sœur Sion et elle faisaient quand elles étaient petites, et les danses auxquelles elle avait participé étant adulte, en suivant les cabrioles du chaman. Au bout d’un moment, le Potus eut un sourire. Puis Keram, Muti et lui se mirent à taper dans leurs mains au rythme de ses pieds nus qui claquaient sur le sol de bois ciré. Toute nue, perdue dans toute cette étrangeté, elle dansa et dansa encore. Depuis le début, Juna avait vu très clairement que si elle voulait rester en bonne santé, bien nourrie et délivrée de l’épuisante et répétitive torture du travail, elle devait se tenir aussi près que possible du Potus. Elle fit tout son possible pour se rendre intéressante. Elle fouilla dans sa mémoire à la recherche de talents et de compétences : qui, banals chez les siens, seraient susceptibles d’émerveiller les habitants de cette ruche. Elle organisait des courses de fond qu’elle gagnait avec une aisance stupéfiante, bien qu’elle fût enceinte jusqu’aux yeux. Elle fabriqua des propulseurs de lance et fit la démonstration de son habileté, en atteignant des cibles si petites et si éloignées que la plupart des courtisans du Potus ne les voyaient même pas. Elle prit des cailloux, des bouts de bois et des coquillages et, ayant confectionné ses propres outils, en fit des lames et des ornements sculptés – ouvrages qui parurent charmants et miraculeux à ces gens tellement éloignés des ressources de la terre. Son bébé naquit. C’était un garçon mince, qui ressemblerait peut-être, en grandissant, à Tori, son père maintenant perdu. Dès qu’elle put, elle lui apprit de son mieux à courir, à danser et à lancer. Et quand enfin elle réussit à attirer Keram dans son lit, quand il lui eut pardonné les mensonges qu’elle lui avait racontés pour le convaincre de l’emmener jusque-là, quand, un an plus tard, portant son collier de coquillage incrusté d’or, elle donna naissance à son enfant, elle sentit que sa place au cœur de ce nid de gens était assurée. Quant à la ville, Juna ne mit pas longtemps à voir le vrai visage de cette ruche bourdonnante. C’était un endroit hiérarchisé, dirigé d’une main de fer. La plupart des habitants travaillaient comme des esclaves toute la journée pour nourrir le Potus, ses femmes, ses fils, ses filles et ses parents, ainsi que ses serviteurs – sans oublier la prêtrise, ce mystérieux réseau de mystiques pareils à des chamans qui semblaient mener encore plus grande vie que le Potus en personne. C’était ainsi, et c’était bien. Avec la domestication des plantes, la terre était devenue beaucoup plus productive. Les limitations naturelles qui avaient régulé le rythme des naissances avaient soudain disparu. La population humaine avait explosé. Soudain, les gens ne se reproduisaient plus comme des primates. Ils se multipliaient comme des bactéries. La nouvelle densité de population permettait l’émergence de nouvelles sortes de communautés, de villes, de cités, d’importants centres de population alimentés par un flux régulier de nourriture et de matières premières venant de la campagne. Jamais auparavant les foules n’avaient été si vastes, les relations humaines aussi complexes. Les cités, inévitablement, en furent ébranlées, donnant naissance à une nouvelle forme d’organisation sociale. Dans des communautés comme celle de Juna, la prise de décision était collective, et le gouvernement informel, parce que tout le monde connaissait tout le monde. Les liens de fraternité suffisaient à résoudre la plupart des conflits. Dans les groupes légèrement plus importants, il fallait bien que des individus concentrent le pouvoir, pour que les choses se fassent. Maintenant, on ne pouvait plus faire participer tout le monde à toutes les décisions. Si chaque famille avait dû faire pousser et récolter sa propre nourriture, fabriquer ses propres outils et ses vêtements, et faire du troc avec chacun de ses voisins, ça n’aurait pas marché. Les jours passant, les gens devaient s’attendre à rencontrer de parfaits étrangers et à s’entendre avec eux, plutôt que de les chasser ou de les tuer, comme au bon vieux temps. Les antiques inhibitions de la fraternité ne suffisaient plus : un ordre, d’une forme ou d’une autre, devenait nécessaire. Un commandement centralisé s’affirma rapidement. Le pouvoir et les ressources étaient de plus en plus concentrés entre les mains d’une élite. Des chefs et des rois émergèrent, monopolisant l’information, les prises de décision, le pouvoir. Une nouvelle sorte d’économie redistributive vit le jour. Naquirent alors une organisation politique, un progrès technologique de plus en plus rapide, un système d’archivage, une bureaucratie, des impôts : une explosion de moyens de plus en plus sophistiqués par lesquels les êtres humains entraient en relation les uns avec les autres. Et, pour la première fois dans l’histoire des hominidés, il y eut des gens qui n’avaient pas besoin de travailler pour manger. Pendant trente mille ans, il y avait eu des religions, des arts, de la musique, des contes, des guerres. Et voilà que les nouvelles sociétés pouvaient s’offrir des spécialistes : des gens qui ne faisaient rien que peindre ou perfectionner des mélodies sur des flûtes de bois ou d’os, ou spéculer sur la nature d’un dieu qui aurait fait don du feu et de l’agriculture à une humanité qui n’en valait pas forcément la peine. De cette tradition finirait par émerger une bonne part de la beauté et de la grandeur implicites du potentiel humain. Mais il en ressortirait aussi des armées professionnelles, des mercenaires, dont les soldats de Keram étaient l’avant-garde. Et presque partout, depuis le début, les nouvelles communautés étaient dominées par des hommes : des hommes en lutte pour le pouvoir, dans des sociétés où les femmes étaient plus ou moins traitées comme une marchandise. Du temps des chasseurs-cueilleurs, l’être humain s’était brièvement affranchi de l’antique joug de la hiérarchie masculine propre aux primates. L’égalité et le respect mutuel n’étaient pas un luxe : les communautés de chasseurs-cueilleurs étaient par essence égalitaires, parce que partager la nourriture et la connaissance était évidemment de l’intérêt de tous. Mais cette époque était en train de disparaître. À la recherche d’une nouvelle façon d’organiser leur grouillement, les êtres humains retrouvaient le confort d’un passé où ils agissaient sans réfléchir. Les concentrations urbaines se révélèrent être une façon tout à fait nouvelle de vivre. Aucun hominidé, aucun primate en vérité, n’avait jamais vécu dans des entassements aussi denses. En fait, c’était un recul vers une forme beaucoup plus ancienne. Les nouvelles cités avaient moins de points communs avec les communautés de chasseurs-cueilleurs de leur proche passé qu’avec les colonies de chimpanzés des forêts. Juna vécut en sécurité pendant presque quatre ans. Et puis, une nuit, Keram la réveilla : — Viens. Prends les enfants. Il faut partir. Juna se releva, les yeux embués de sommeil. Ils avaient donné une réception, la veille, et Juna avait bu plus que sa ration d’hydromel. Il n’y avait que là où l’on cultivait la terre qu’on pouvait faire des boissons alcoolisées, parce que leur fabrication exigeait des céréales issues de l’agriculture – c’était l’un des avantages majeurs des fermiers sur les chasseurs, qui avaient pris l’habitude de boire de la bière mais ne la fabriquaient pas eux-mêmes. Quant à Juna, c’était un luxe auquel elle avait encore à se faire. Elle regarda autour d’elle, essayant de se réveiller et de recouvrer ses esprits. La chambre était plongée dans l’obscurité, cependant il y avait de la lumière de l’autre côté de la fenêtre. Mais ce n’était pas la lumière du jour, c’était celle du feu. C’est alors qu’elle entendit les cris. Elle sortit du lit et enfila une tenue à la fois simple et pratique. Elle alla chercher les enfants dans la pièce voisine. Ses deux petits garçons ronchonnèrent quand elle les réveilla, mais ils se rendormirent bientôt dans ses bras. Elle revint vers Keram, qui fourrait des armes et des objets dans un grand sac. — Je suis prête, dit-elle. Il la regarda. Elle l’attendait, les enfants serrés sur son cœur. Il courut vers elle et pressa ses lèvres sur les siennes. — Par les couilles du Potus, s’il en a encore, tu sais que je t’aime, toi ! Elle n’arrivait pas à comprendre ce qu’il voulait dire. — S’il en a encore ? — C’est une bien mauvaise nuit pour Cata Huuk, dit-il avec une grimace. Et pour nous, sauf si nous avons de la chance. Il fit volte-face et se dirigea vers la porte, son sac sur l’épaule. — Dépêchons. Nous sortirons de la ville par-derrière… Ils sortirent de chez eux. Elle voyait à présent d’où venait l’incendie. Le grand palais jaune du Potus était en feu, des flammes et des étincelles montaient haut dans le ciel. Juna entendit des hurlements venant du palais et aperçut des gens qui couraient dans tous les sens. Les rues étaient noires de monde. Les gens grouillaient comme des rats affamés, maigres, sales, vêtus d’oripeaux ou de lambeaux de fibres végétales. Juna avait l’impression que leurs cris entremêlés n’étaient pas humains : on aurait dit des grondements de tonnerre, le vacarme d’un orage, ou quelque autre élément déchaîné. Serrant ses enfants contre elle, elle essaya de calmer sa peur. — C’est la faim, dit-elle. — Oui. La famine : encore un mot que Juna avait dû apprendre. La nielle avait contaminé les principales cultures céréalières des fermes de la région. Personne n’y comprenait rien ; personne n’y pouvait quoi que ce soit. On n’avait pu faire les récoltes, et la famine s’était répandue rapidement. Les premiers signes de troubles avaient été la mise à mort des agents chargés de collecter les tributs et tout ce qui revenait de droit au Potus. Et maintenant, on en était là. Le peuple de Juna se nourrissait de divers types de plantes ; la nielle n’aurait jamais pu toutes les détruire, mais elle avait anéanti l’intégralité d’une récolte vitale pour la population de Cata Huuk. La famine : encore un de ces cadeaux ambigus offerts par ce nouveau type de vie. La famille s’éloigna en rasant les murs. Ils évitèrent les artères principales, se frayèrent un chemin en zigzaguant dans la ville en direction d’une poterne sur l’arrière. — Il y a un nouveau campement à l’ouest d’ici, non loin de la côte, dit Keram. Les terres agricoles sont riches, là-bas, et les ressources de la mer sont abondantes. C’est à quelques jours de voyage, mais… — On y arrivera, dit-elle d’une voix ferme. — Il faudra bien, fit-il en hochant la tête. Ils atteignirent enfin le portail, grand ouvert. Muti les y attendait. Tous les trois, avec les enfants, ils s’échappèrent dans la nuit. Chemin faisant, partout ils voyaient des terres transformées par des fermiers et des bâtisseurs de cités. Même la terre que Juna avait traversée autrefois, quand elle avait fui sa patrie avec Cahl, était plus que méconnaissable, tellement l’expansion avait été rapide. Elle s’était produite parce que les terres agricoles s’étaient vite trouvées surpeuplées. Les fils et les filles voulaient posséder leur propre lopin de terre, et le cultiver comme leurs parents avant eux. Ce qui arriva rapidement. Le savoir des fermiers n’était pas attaché à un carré de terre précis, comme celui des chasseurs-cueilleurs. Ils pensaient de façon systématique : ils savaient façonner la terre à leur gré – n’importe quelle terre. Pour les fermiers, la colonisation était facile. C’est ainsi que, à partir des premières humbles fermes arrachées à la terre de l’est de l’Anatolie, la grande expansion commença. Une sorte de lente guerre, qui avait pour enjeu la terre elle-même et sa transformation pour répondre aux besoins de la masse croissante de ventres humains. Cette expansion devait dépasser géographiquement la diffusion de l’Homo erectus et des générations antérieures d’êtres humains, et elle se poursuivrait à une vitesse stupéfiante. Seulement l’expansion ne se produisait pas dans le vide, mais sur une terre déjà occupée par les anciennes communautés de chasseurs-cueilleurs. Le partage n’était évidemment pas possible. C’était un conflit entre deux visions radicalement différentes. Les chasseurs voyaient leur terre comme un endroit auquel ils étaient attachés, comme les arbres qui poussaient dessus. Pour les fermiers, c’était une ressource qu’on possédait, qu’on vendait, qu’on achetait, qu’on subdivisait : la terre était une propriété, pas un endroit. Il ne pouvait y avoir qu’une issue. Les chasseurs-cueilleurs furent tout bonnement submergés par le nombre : dix fermiers mal nourris venaient sans peine à bout d’un chasseur en bonne santé. Après trois jours de voyage, ils arrivèrent à une sorte de campement de masures, un ramassis d’abris et d’appentis. Juna regarda autour d’elle, tendue, pressée de reprendre la route. — Pourquoi sommes-nous venus ici ? Il faut qu’on reparte avant la nuit. Keram posa gentiment la main sur son bras. — Je pensais que tu voudrais t’arrêter ici, Juna. Tu ne reconnais pas cet endroit ? — Tu devrais, pourtant, fit une voix de femme, étrangement familière. Juna se retourna. Une femme s’avançait vers elle en traînant la patte, la tête couverte d’une peau mitée. Juna sentit les idées se bousculer dans son crâne. Les paroles résonnaient étrangement à ses oreilles, oui – parce qu’elles avaient été prononcées dans sa langue natale, une langue qu’elle n’avait plus entendu parler depuis le jour où elle avait suivi Cahl hors de son village. C’est alors que Juna vit le visage de la femme. Sion, sa sœur aînée. Elle fut envahie par une nostalgie indescriptible. — Oh, Sion… Elle s’approcha d’elle, les bras tendus. Mais Sion recula. — Non ! Ne t’approche pas ! fit-elle en grimaçant. La maladie ne m’a pas tuée, comme elle en a tué tant d’autres, mais j’en suis peut-être encore porteuse. — Sion… Qui… — Qui est mort ? fit Sion avec un rire amer. Tu ferais mieux de demander qui a survécu. Juna regarda autour d’elle. — Est-ce vraiment l’endroit où nous vivions ? Je ne reconnais rien. Sion eut un reniflement. — Les hommes boivent de la bière et de l’hydromel. Les femmes travaillent dans les fermes de Keer. Personne ne chasse plus, maintenant, Juna. Les animaux ont été repoussés pour laisser la place aux champs. Nous nous en sortons tout juste. Quelquefois, nous chantons nos vieilles chansons aux fermiers. Ils nous donnent plus de bière. — Qui est le chaman, maintenant ? — Les chamans ne sont plus autorisés. Le dernier s’est tué en buvant, le gros imbécile. Ça ne change rien, fit-elle avec un haussement d’épaules. Rien de ce que le chaman pourrait nous dire ne nous aiderait, maintenant. Ce n’est pas le chaman qui sait comment l’orge pousse. Personne ne le sait, que les fermiers, et leurs maîtres de la ville, avec leurs petits bouts de ficelle et leurs yeux plissés tournés vers le ciel… La maladie était la syphilis. L’humanité avait toujours été victime de maladies : la lèpre, la leishmaniose, la fièvre jaune faisaient partie des plus anciennes. Nombre d’entre elles étaient causées par des microbes qui vivaient dans le sol, ou dans les populations animales – comme la fièvre jaune, qui était transmise par les singes d’Afrique. Mais les gens avaient eu le temps, tout le temps à l’échelle de l’évolution, de s’adapter à la plupart de ces maladies et de ces parasites. La densification des communautés avait provoqué l’apparition de nouvelles épidémies, des maladies de la surpopulation, comme la syphilis, la rubéole, la variole et la grippe. Contrairement aux anciennes maladies, les microbes responsables de ces infections ne pouvaient survivre que dans les organismes humains vivants. Les épidémies de ce genre n’auraient pas pu évoluer chez l’homme, tant que la population n’était pas assez dense et assez mobile pour leur permettre de se répandre. Armées pour contaminer les foules, elles venaient elles-mêmes d’autres foules. Des foules d’animaux, des troupeaux de créatures très socialisées auprès desquels vivaient les gens, des animaux chez qui les maladies étaient depuis longtemps endémiques. La tuberculose, la rougeole et la variole avaient été transmises aux humains par les animaux, la grippe par les cochons, la malaria par les oiseaux. Pendant ce temps-là, avec la prolifération des entrepôts à grains, les vecteurs de maladies infectieuses – les rats, les souris, les puces et les poux – contaminèrent des populations d’une densité sans précédent. Pourtant, les individus qui survivaient développaient une sorte de résistance, bien qu’imparfaite et non dénuée d’effets secondaires dévastateurs. Le mécanisme d’adaptation de l’être humain opérait trop lentement pour lisser les déficiences. En effet, les chasseurs-cueilleurs qui se trouvaient à la limite des terres agricoles en expansion n’avaient pas cette résistance, imparfaite ou non. Ils furent anéantis, alors même que leurs terres étaient envahies par leurs voisins fermiers. Cette transition de l’ancien mode de vie au nouveau fut un moment crucial de l’histoire humaine. Un choix inconscient, collectif, dut s’effectuer, entre la limitation des populations afin de s’adapter aux ressources disponibles – comme l’avaient fait les chasseurs-cueilleurs du passé – ou l’accroissement de la production de nourriture pour alimenter une population toujours plus nombreuse. Une fois ce choix effectué, l’expansion des fermiers ne pouvait que s’accélérer. Par conséquent, le peuple qui suivait l’ancienne façon de vivre ne pouvait survivre que dans les environnements les plus marginaux, à la limite des déserts, sur les pics des montagnes, dans les jungles les plus denses. Des endroits que les fermiers ne pourraient jamais apprivoiser. C’est ce qui se produirait en Afrique, où les fermiers bantu brandissant des armes de fer se répandraient dans le Sahara occidental, submergeant des peuples comme les Pygmées et les Khoisan, les ancêtres de Joan Useb – qui finiraient par gagner à pied la côte est de l’Afrique du Sud. C’est ce qui se produirait en Chine, où des fermiers du Nord, aidés par la mosaïque géographique du pays, descendraient vers le sud pour repeupler et homogénéiser la majeure partie de l’Asie du Sud-Est, chassant les populations existantes devant eux, provoquant des invasions secondaires qui atteindraient la Thaïlande et la Birmanie. Et le vaste corridor de terre qui couvrait l’Eurasie d’est en ouest se révélerait particulièrement conducteur d’expansions. Les fermiers se répandraient facilement le long des parallèles, s’installant dans des endroits où le climat et la durée du jour étaient les mêmes que chez eux et conviendraient donc à leurs cultures et à leurs animaux. Avec leur bétail, leurs chèvres, leurs cochons et leurs moutons, leur blé et leur orge à haut rendement – et leur multitude –, les descendants des fermiers de Cata Huuk construiraient un puissant dominion de blé et de riz. Les pyramides d’Égypte seraient construites par des travailleurs nourris par des récoltes de céréales dont les ancêtres avaient poussé en Asie du Sud-Est. Ils emmèneraient avec eux leur langage indo-européen, qui se diviserait à son tour, muterait et proliférerait, donnant naissance au latin, à l’allemand, au sanskrit, à l’hindi, au russe, au gaélique, à l’anglais, à l’espagnol, au français et au gallois. Pour finir, ils coloniseraient une immense bande qui s’étendrait de la côte atlantique au Turkestan, et de la Scandinavie au nord de l’Afrique. Un jour, ils traverseraient même les océans dans des bateaux de bois et de fer. Partout, sur cette immense étendue de terres cultivées, des cités pulluleraient, des empires s’épanouiraient et mourraient à foison. Et partout où les fermiers iraient, ils emporteraient leurs maladies avec eux, vicieuse écume sur une vague de langage, de civilisation et de guerres. — Ma sœur, viens avec nous, dit impulsivement Juna. Sion considéra Keram et Muti, et éclata de rire. — Impossible. Avec une expression torturée, elle regarda les enfants de Juna qui dormaient dans les bras de Muti et de Keram. Puis elle murmura : — Adieu. Et elle retourna en courant vers les cabanes. Juna ouvrit la bouche. Mais, se dit-elle, ce seraient les dernières paroles que je prononcerais jamais dans ma langue natale, parce que je ne reviendrai jamais ici. Jamais. Alors, elle ne dit rien. Elle détourna le visage et, avec ses enfants, elle reprit sa marche forcée vers l’ouest et la nouvelle ville sur la côte. 15 Lumière sur le déclin § Rome, 482 après J.-C. I Le soleil brillait de tous ses feux sur Rome, et l’air de l’Italie semblait liquide aux hommes habitués au climat plus frais de la Gaule. Partout planaient les terribles puanteurs de la ville : les feux, la nourriture, et surtout les égouts. Quand Honorius l’emmena au Forum, Athalaric essaya de ne pas paraître trop impressionné. Le vieil Honorius avançait en clopinant, drapé dans sa toge élimée. — Je n’avais pas prévu qu’il y aurait tant de soleil. C’est sa force qui a dû façonner mes ancêtres, les emplir de vigueur… Oh, comme j’avais hâte de voir cet endroit. C’est la Voie sacrée, évidemment. Voici le Temple de Castor et Pollux, et le Temple de César divinisé, et l’Arche d’Auguste, juste à côté… Le vieillard émacié se plaça à l’ombre d’une statue de bronze représentant un cavalier, dont le socle à lui seul se dressait à dix ou douze fois la hauteur d’Athalaric. Honorius s’appuya contre le marbre. — Auguste, dit-il d’une voix sifflante, affirme que lorsqu’il a trouvé Rome c’était une cité de brique, et qu’en partant il a laissé une cité de marbre. Le marbre blanc, vois-tu, vient de Luna, au nord, et les marbres de couleur viennent d’Afrique, de Grèce et d’Asie Mineure, des destinations alors moins exotiques qu’aujourd’hui… Athalaric écoutait son mentor, sans rien montrer de ses émotions. C’était le cœur de Rome. C’était là que s’effectuaient les affaires de la ville, même à l’époque de la République. Les chefs et les empereurs, en remontant aussi loin que Jules César et Pompée, avaient cherché le prestige en embellissant cet antique endroit, qui était devenu un labyrinthe de temples, d’allées processionnelles, d’arcs de triomphe, de basiliques, de salles du conseil, de rostres et de places. Les résidences impériales, sur la colline du Palatin, dominaient encore tout cela, symbole de sévérité et de pouvoir. Maintenant, bien sûr, les empereurs avaient disparu, comme les républicains avant eux. Ce jour-là, Athalaric avait décidé de mettre sa plus belle cuirasse, sa boucle de ceinture de bronze ornée d’une fine résille d’or et d’argent, et la fibule d’or décorée de filigranes d’argent et de grenats qui fermait sa cape. Ces bijoux barbares, si méprisés par les Romains, semblaient cependant faire la joie de leur farouche soleil d’Italie, même ici, dans l’antique cœur de leur capitale. Et pour se rappeler d’où il venait, Athalaric portait autour du cou la plaque d’étain martelé de son père qui signifiait qu’il avait été un esclave. Il était fier de ses origines et de ce qu’il pourrait devenir. Et pourtant, et pourtant… Et pourtant, les dimensions, l’échelle de tout cela, pour ses yeux habitués aux petites villes de la Gaule, étaient stupéfiantes, vertigineuses. Rome était surtout une ville de bois, de caillasse et de briques de boue ; sa couleur dominante était le rouge vif, celui des toits de tuile qui recouvraient tellement de bâtiments résidentiels. La population avait depuis longtemps débordé les fortifications de l’antique cité, y compris les murailles les plus récentes, érigées sous la menace des invasions barbares deux siècles auparavant. On disait à une époque qu’un million de gens vivaient dans cette cité qui avait régné sur un empire de cent millions d’individus. Aujourd’hui, son temps était compté – les faubourgs brûlés, abandonnés, en témoignaient –, mais, même en ces temps difficiles, on ne pouvait qu’être abasourdi par le nombre, la quantité, caractéristique de cet endroit. On y trouvait deux cirques, deux amphithéâtres, onze bains publics, trente-six arches, près de deux mille palais et un millier de bassins et de fontaines alimentés par l’eau du Tibre, amenée par pas moins de dix-neuf aqueducs. Et là, au cœur de cette mer de tuiles rouges abritant une population grouillante, Athalaric se retrouvait dans une immense île de marbre, un marbre dont on ne s’était pas seulement servi pour les colonnes et les statues, mais aussi pour revêtir les murs et daller les sols. Et, bien que les grands espaces du forum fussent envahis d’éventaires de marché, Athalaric croyait percevoir une profonde tristesse. La cité ne vivait même plus aujourd’hui sous la règle romaine. L’Italie était maintenant gouvernée par un Germain de la tribu des Hérules, installé là par des troupes de germains rebelles, un dénommé Odoacre, qui avait fait de Ravenne, une ville du Nord perdue dans les marais, sa capitale. Rome, elle, avait été mise à sac déjà deux fois. Athalaric, mû par une douce cruauté qui l’intriguait lui-même, commença à indiquer les traces du saccage : — Regardez tous ces socles vides. Les statues ont été volées. Ces colonnes tombées à terre que personne n’a jamais relevées… On a même dérobé le marbre des murs des temples ! Rome se meurt, Honorius. — Bien sûr qu’elle se meurt, répliqua Honorius. Il se déplaça pour rester à l’ombre du socle. — Bien sûr que la cité se meurt. Je me meurs. Il leva une main tavelée. — Comme toi, jeune Athalaric, en dépit de ton arrogance. Et pourtant, je suis encore fort. Je suis bien ici, n’est-ce pas ? — Oui, vous êtes bien ici, fit plus gentiment Athalaric. Et Rome aussi. — Est-ce que tu crois vraiment que tout est condamné à péricliter, Athalaric ? Que toutes les formes de vie dégénèrent à chaque génération ? demanda Honorius en secouant la tête. Ce formidable endroit n’a pu être construit que par des hommes dotés d’un cœur et d’un esprit puissants, des hommes qu’on ne trouverait plus à notre époque de chamailleries et de dissensions – des hommes qui se sont à l’évidence tragiquement éteints. Et maintenant, il nous revient de nous conduire comme se sont conduits nos prédécesseurs, ceux qui ont construit cet endroit, plutôt que comme ceux qui voudraient le détruire. Athalaric fut ému par ces paroles. Mais elles l’excluaient subtilement. Athalaric savait qu’il était un bon élève, et qu’Honorius le respectait pour son esprit. Athalaric avait des raisons d’éprouver à l’égard du vieil homme comme un devoir de protection – et même de l’amour. Sans cela, il ne l’aurait pas accompagné dans cette folle équipée à travers l’Europe, à la recherche de vieux ossements. Et pourtant, Athalaric était également conscient qu’il y avait des barrières dans le cœur d’Honorius ; des barrières aussi solides et inébranlables que les grands murs de marbre blanc qui les entouraient. C’étaient les ancêtres d’Honorius qui avaient construit ce prodigieux endroit, pas ceux d’Athalaric. Il aurait beau faire, pour Honorius il serait toujours le fils d’un esclave – et un barbare, par-dessus le marché. Un homme s’approcha d’eux. Il portait une toge aussi belle que celle d’Honorius était râpée, mais il avait la peau olivâtre. Honorius s’écarta du socle et se redressa. Athalaric releva sa cape afin de faire voir l’arme passée à sa ceinture. Les mains cachées dans un pli de sa toge, l’homme les jaugea froidement du regard. — Je vous ai attendus, dit-il dans un latin clair mais fortement accentué. — On se connaît ? demanda Honorius. Le nouveau venu haussa les sourcils, toisa la toge d’Honorius, tachée par le voyage, et les breloques clinquantes d’Athalaric. — Rome sera toujours Rome, messieurs. Les voyageurs des provinces sont généralement faciles à reconnaître. Honorius, je suis celui que vous cherchez. Vous pouvez m’appeler Papak. — Un nom sassanide. Un nom célèbre. — Vous êtes très cultivé, dit Papak avec un sourire. Tandis que Papak interrogeait Honorius sur les épreuves de leur voyage, Athalaric l’examina à son tour. Son nom, à lui seul, en disait long : Papak était évidemment un Perse, du grand et puissant État qui se trouvait au-delà des frontières orientales de ce qui restait de l’Empire. Pourtant, il était vêtu comme un Romain, et rien n’indiquait ses origines en dehors de la couleur de sa peau et de son nom. Presque certainement un criminel, se dit Athalaric. À cette époque de chaos, ceux qui travaillaient dans l’ombre prospéraient, se nourrissant de l’avidité, de la misère et de la peur. Il interrompit Papak, qui parlait de la pluie et du beau temps : — Pardonnez ma pauvre éducation, dit-il d’une voix melliflue. Si je connais bien mon histoire perse, Papak était un bandit qui vola la couronne du chef à qui il avait juré allégeance… Papak se tourna doucement vers lui. — Pas un bandit, monsieur. Un prêtre rebelle. Un homme de principes, oui. Papak n’a pas eu la vie facile ; il a dû faire des choix ; il a eu une carrière honorable. C’est un nom honoré, que je suis fier de porter. Voulez-vous comparer nos lignages ? Vos ancêtres germains chassaient le sanglier dans les forêts du Nord… — Messieurs, coupa Honorius, nous ferions peut-être mieux d’en venir au fait. — Oui, lâcha Athalaric. Les ossements, monsieur. Nous sommes venus rencontrer votre Scythe, et voir ses ossements de héros. Honorius posa une main apaisante sur son bras. Mais Athalaric sentait qu’il attendait intensément la réponse de Papak. Le Perse poussa un soupir, écarta théâtralement les mains. — Je vous avais promis que mon Scythe vous rencontrerait ici, à Rome. Mais le Scythe est toujours à gratter ses déserts de l’Orient. C’est pourquoi il n’est pas facile de travailler avec lui… Cela dit, bien sûr, c’est ce qui nous le rend tellement utile, poursuivit Papak en frottant son nez charnu d’un air navré. En ces temps de malheur, venir de l’Est n’est pas aussi sûr qu’autrefois, et le Scythe préfère rester chez lui… Au grand agacement d’Athalaric, la fable fonctionna. — Il en a toujours été ainsi, dit Honorius d’un ton compatissant. Il a toujours été plus facile de traiter avec les fermiers. On peut toujours faire la guerre à ceux qui possèdent la terre ; quand on passe un marché, tout le monde comprend le sens de la transaction. Alors que les nomades constituent un défi beaucoup plus sérieux. Comment faire la conquête d’un homme, s’il ne comprend pas la signification de cette expression ? — Nous avions un accord ! lança Athalaric. Nous avons entamé une longue correspondance avec vous quand nous avons reçu votre catalogue de curiosités. Nous avons traversé toute l’Europe pour rencontrer cet homme, à grands frais et non sans périls. Nous vous avons déjà versé la moitié de la somme convenue, je me permets de vous le rappeler. Et maintenant, vous nous faites faux bond ! Athalaric fut impressionné malgré lui par l’expression d’orgueil blessé de Papak – les narines écartées, le rouge profond dont ses joues se paraient. — Ma réputation court d’un bout à l’autre du continent. Même en ces temps difficiles il y a beaucoup d’amateurs, comme vous, monsieur Honorius, d’ossements des héros et des bêtes du temps jadis. Ici, dans l’ancien Empire, c’est même une tradition millénaire. Si le bruit devait se répandre que je suis un escroc… Honorius grommela des paroles apaisantes : — Athalaric, je t’en prie. Je suis sûr que notre nouvel ami ne cherche pas à nous tromper… — Je trouve simplement remarquable, reprit lourdement Athalaric, que dès notre première rencontre, vos promesses s’évaporent comme la rosée du matin. — Je ne reviendrai pas sur ma parole, dit Papak avec grandiloquence. Le Scythe est quelqu’un… de difficile. Je ne peux pas me contenter de le livrer comme une simple amphore de vin, à mon grand regret. — Et donc ? gronda Athalaric. — Je vous propose un compromis… — Là, tu vois, Athalaric, fit Honorius d’un ton plein d’espoir. Je savais que tout finirait par s’arranger, avec un peu de patience et de confiance. Papak poussa un soupir. — Je crains que ça ne vous oblige à d’autres voyages. — Et d’autres dépenses, probablement ? demanda Athalaric d’un ton sarcastique. — Le Scythe veut vous rencontrer dans une lointaine cité : l’antique Pétra. — Ah, fit Honorius. Et ce fut comme si un peu de vie s’échappait de lui. Athalaric savait que Pétra se trouvait en Jordanie, un territoire qui était encore sous le protectorat de l’empereur Zeno de Constantinople. En des temps pareils, c’était comme de devoir se rendre sur une autre planète. Athalaric prit Honorius par le bras. — Maître, ça suffit. Ce sont des vieux trucs de boutiquier. Il essaye seulement de faire monter les enchères… — Quand j’étais enfant, murmura Honorius, mon père tenait une boutique sur le devant de notre villa. Nous vendions du fromage, des œufs et d’autres produits de la campagne, et nous achetions et revendions des objets rares de tout l’Empire et au-delà. C’est comme ça que m’est venu le goût des antiquités, et mon flair en affaires. Je suis vieux, mais pas encore idiot, Athalaric. Je suis sûr que Papak a senti ce qu’il pourrait tirer de la situation, mais je ne pense pas pour autant qu’il mente sur le fond. Athalaric perdit patience : — Nous avons du pain sur la planche, chez nous. Et nous faire traverser l’océan pour une poignée de vieux os pourris… Honorius s’était tourné vers Papak. — Pétra, dit-il. Un nom presque aussi célèbre que celui de Rome. Ça me fera quelques aventures pittoresques à raconter à mes petits-enfants, quand je reviendrai à Burdigala. Maintenant, monsieur, je suppose que nous devons commencer à parler des modalités du voyage… Un large sourire fendit la face de Papak. Athalaric le regarda dans les yeux, comme pour jauger sa sincérité. Il fallut à Honorius et à Athalaric bien des semaines pour parvenir en Jordanie. Ce temps fut surtout perdu à régler les problèmes de paperasse posés par l’Empire d’Orient. Tous les fonctionnaires qu’ils rencontrèrent se méfiaient profondément des étrangers venant des décombres de l’Empire d’Occident – et même de quelqu’un comme Honorius, un homme dont le père avait bel et bien été sénateur de Rome. Le travail d’Athalaric consistait justement à s’occuper d’Honorius. Le vieil homme avait jadis eu un fils, un ami d’enfance d’Athalaric. Mais un jour, alors qu’Honorius emmenait sa famille, ainsi qu’Athalaric, à une fête religieuse à Tolosa, au sud de la Gaule, ils avaient été attaqués par des bandits. Athalaric, qui n’était encore qu’un gamin, n’avait jamais oublié son sentiment d’impuissance quand il avait vu les bandits rosser Honorius, violer ses filles et tuer si nonchalamment le brave petit garçon qui venait au secours de ses sœurs. Alors, citoyen romain ! Où sont tes légions ? Tes aigles, tes empereurs ? Quelque chose s’était cassé dans le cœur d’Honorius, en ce sombre jour. C’était comme s’il avait décidé de se détacher d’un monde où les fils de sénateur avaient besoin du parrainage de nobles Goths et où des bandits ravageaient librement l’intérieur de ce qui avait été les provinces romaines. Bien qu’il n’ait jamais négligé ses devoirs familiaux et civiques, Honorius s’était de plus en plus absorbé dans l’étude des reliques du passé, des artefacts mystérieux et des ossements qui parlaient d’un monde disparu, habité par des monstres et des géants. Entre-temps, la loyauté d’Athalaric envers le vieil Honorius n’avait fait que grandir. Il avait pour ainsi dire pris la place de ce fils perdu, et il avait été content, et à vrai dire pas plus surpris que ça, quand son propre père avait accepté qu’il devienne l’enfant adoptif d’Honorius aux yeux de la loi. L’histoire du vieillard était une enfilade de petites tragédies de ce genre, induites par les forces implacables du formidable destin en train de transformer l’Europe. La puissante structure économique, militaire et politique échafaudée par les Romains avait déjà un millier d’années. Jadis, elle s’était étendue sur toute l’Europe, l’Afrique du Nord et l’Asie : les soldats romains avaient affronté les habitants de l’Écosse en Occident et les Chinois en Orient. L’Empire avait tiré profit de cette expansion, qui avait apporté la gloire à plusieurs générations de généraux ambitieux, la fortune à des négociants – et fourni une source inépuisable d’esclaves. Quand l’expansion n’avait plus été possible, le système s’était effondré de lui-même. On était arrivé au point où chaque denarius collecté par les impôts était englouti dans l’Administration et l’armée. L’Empire était devenu de plus en plus complexe et bureaucratique – et donc de plus en plus coûteux à entretenir –, les inégalités de revenus se faisaient de plus en plus effrayantes. À l’époque de Néron, au premier siècle, toute la contrée du Rhin à l’Euphrate était entre les mains de deux mille individus disposant d’une richesse obscène. L’évasion fiscale pratiquée par les riches devint endémique, le coût croissant du maintien de l’Empire retomba de plus en plus lourdement sur les pauvres. La vieille classe moyenne, jadis l’épine dorsale de l’Empire, périclita, saignée à mort par les impôts, repoussée dans le néant par le haut comme par le bas. L’Empire s’était consumé de l’intérieur. Ce n’était pas la première fois qu’une telle chose se produisait. La grande expansion indo-européenne avait vu naître beaucoup de civilisations, grandes et petites. Et d’impressionnantes cités gisaient déjà, enfouies, oubliées, dans les poussières de l’Histoire. Bien que cet empire tentaculaire soit né en Occident, l’Orient avait fini par devenir son centre de gravité. L’Égypte produisait trois fois plus de blé que les plus riches provinces africaines de l’Occident, et alors que les longues frontières de l’Ouest subissaient les attaques des Germains, des Huns et des autres peuplades avides de terre, l’Orient connaissait une immense famine. Le pillage permanent des ressources de l’Est par l’Ouest avait généré des tensions économiques et politiques croissantes. Finalement, quatre-vingts ans avant la venue d’Honorius à Rome, la séparation des deux moitiés du vieil Empire était devenue permanente. L’effondrement de l’Occident fut alors rapide. Constantinople continuait de vivre sous la loi romaine, la langue officielle de l’État était toujours le latin. Mais, ainsi que s’en aperçut Athalaric, sa bureaucratie était pesante, compliquée à l’extrême et, en même temps, de plus en plus orientale. À l’évidence, les relations nouées par Constantinople avec les mystérieuses nations qui s’étendaient au-delà de la Perse, jusque dans le cœur invisible de l’Asie, influençaient son destin. Pour finir, les problèmes de paperasse d’Honorius et d’Athalaric s’arrangèrent, alors même que leurs réserves d’or diminuaient dangereusement. Ils se joignirent à un bateau de pèlerins, principalement issus de la petite aristocratie romaine des contrées de l’Ouest, qui se rendaient en Terre sainte. Après quoi, ils s’enfoncèrent dans l’intérieur des terres, à dos de cheval et de chameau. Alors que les journées de voyage se suivaient et qu’Honorius était de plus en plus fébrile et épuisé, Athalaric regrettait toujours plus amèrement de ne pas avoir réussi à convaincre son mentor de faire demi-tour. Pétra était une cité bâtie dans la roche. — C’est extraordinaire ! s’exclama Honorius. Il mit rapidement pied à terre et s’avança à grands pas vers les gigantesques constructions. — Tout à fait extraordinaire ! Athalaric descendit péniblement de cheval. Il jeta un coup d’œil à Papak et aux porteurs, occupés à rassembler les montures, et suivit son mentor. La chaleur était intense et Athalaric ne se sentait pas du tout protégé de l’air sec, poussiéreux, par les amples tenues indigènes d’un blanc éclatant que Papak leur avait fournies. Des tombeaux et des temples gigantesques jaillissaient d’une steppe tellement aride qu’on aurait dit un désert. Et c’était pourtant une cité grouillante de monde. Un système élaboré de canaux, de tuyaux et de citernes collectait et conservait l’eau destinée aux vergers, aux champs et à la ville proprement dite. À côté de ces monuments cyclopéens, l’homme avait l’air nanifié – comme réduit par le temps. — Jadis, tu vois, cet endroit était le centre du monde, dit Honorius d’un ton rêveur. Il y a eu une guerre de suprématie entre l’Assyrie, Babylone, la Perse et l’Égypte, parce que, du temps des Nabatéens, Pétra contrôlait le commerce entre l’Europe, l’Afrique et l’Orient. C’était une position extraordinairement puissante. Et sous la domination romaine, Pétra s’est enrichie énormément. Athalaric hocha la tête. — Alors pourquoi est-ce que c’est Rome qui a dominé le monde ? Et pourquoi pas Pétra ? — Je pense que tu as la réponse autour de toi, répondit Honorius. Regarde. Athalaric ne voyait rien, que quelques arbres qui se cramponnaient à la vie, entre les buissons et de maigres herbes. Un gamin aux grands yeux gardait des chèvres qui mâchouillaient les branches basses. — Autrefois, c’était une forêt de chênes et de pistachiers, poursuivit Honorius. Enfin, c’est ce que racontent les historiens. Mais les arbres furent abattus pour construire des maisons et pour faire du plâtre pour les murs. Maintenant les chèvres mangent ce qui reste, et le sol, à force d’avoir été trop cultivé, s’est asséché et s’envole en poussière. Et quand la terre s’appauvrit, quand l’eau disparaît, la population n’a d’autre choix que de s’enfuir ou de mourir de faim. Si Pétra n’avait pas déjà été là, jamais un arrière-pays aussi pauvre n’aurait pu lui permettre d’exister. D’ici quelques siècles, elle sera complètement abandonnée. Athalaric se sentit envahi par un sentiment oppressant de gâchis. — À quoi bon ces magnifiques entassements de pierres ? À quoi bon toutes ces vies dévorées par leur construction, si leurs habitants sont condamnés à dépérir, et si tout est voué à tomber en ruine ? — Si ça se trouve, dit sombrement Honorius, un jour Rome elle-même sera un endroit plein de coquilles vides, de monuments effondrés, hanté par des gens crasseux qui guideront leurs chèvres le long de la Voie sacrée sans rien comprendre aux puissantes ruines autour d’eux… — Mais si les cités grandissent et tombent en décadence, l’homme peut toujours être le maître de sa destinée, murmura Papak qui s’était approché d’eux et les écoutait intensément. D’ailleurs en voici la preuve, je crois. Un homme, venu de la cité, s’avançait vers eux. Remarquablement grand, il portait des vêtements noirs, étroitement ajustés. Un turban rouge enroulé autour de sa tête lui recouvrait une partie de la figure. La poussière semblait danser autour de ses pieds. Il fit à Athalaric une impression étrange, comme s’il venait d’une autre époque. — Votre Scythe, je présume, murmura Honorius. — En effet, dit Papak. Honorius se redressa et porta la main au pli de sa toge. Athalaric éprouva une étincelle d’orgueil mêlée d’une pointe d’envie, ou peut-être d’infériorité. Si imposant que fût cet étranger, Honorius était un citoyen romain qui ne craignait aucun homme sur cette terre. Le Scythe déroula le pan de tissu qui lui couvrait le visage et la tête, et en secoua la poussière. Il avait le nez busqué et un visage boucané, comme taillé à la serpe. Athalaric constata avec surprise qu’il avait les cheveux blonds, presque aussi clairs que ceux d’un Saxon. Honorius se pencha à l’oreille de Papak. — Saluez-le, et assurez-le de nos meilleures intentions… Papak l’interrompit : — Ces hommes du désert n’ont que faire des salamalecs, monsieur. Ce qu’il veut, c’est voir votre or. Athalaric poussa un grognement. — Nous aurions fait tout ce chemin pour nous laisser insulter par un cloporte ! — Je t’en prie, Athalaric, fit Honorius, l’air blessé. L’argent, s’il te plaît. En foudroyant le Scythe du regard, Athalaric écarta un pan de son vêtement, révélant une bourse rebondie. Il jeta une pièce d’or au Scythe, qui la mordit. — Très bien, chuchota Honorius. Alors, les ossements, c’est vrai ? Montrez-les-moi, monsieur. Je veux les voir… Ses paroles n’avaient pas besoin d’être traduites. Le Scythe tira un paquet de chiffons d’une poche profonde et commença à le défaire avec soin, tout en prononçant quelques mots dans sa langue liquide. — Il dit que c’est un vrai trésor, murmura Papak. Il dit qu’ils viennent d’au-delà du désert au sable d’or, où les os des griffons… — Je sais ce que c’est qu’un griffon, dit Honorius avec raideur. Je me fiche bien des griffons. — … d’au-delà de la terre des Perses, d’au-delà de la terre des Guptas. C’est difficile à traduire, dit Papak d’une voix tendue. Son rapport à la terre n’est pas le même que le nôtre, et ses descriptions tirent en longueur et sont trop précises. Enfin – en bon commerçant, se dit cyniquement Athalaric –, le Scythe sentit qu’il était temps d’ouvrir le paquet. Un crâne apparut. Honorius étouffa un hoquet et se retint pour ne pas se jeter sur la relique. — C’est un homme. Mais pas comme nous… Au cours de son éducation, Athalaric avait vu des quantités de crânes humains. Le visage plat et la mâchoire de ce crâne étaient très humains, en vérité. Mais son arcade sourcilière, particulièrement proéminente, et la petite taille de la boîte crânienne, si petite qu’il aurait pu la prendre d’une main, n’avaient rien d’humain. — Il y a longtemps que j’espérais étudier une telle relique, dit Honorius d’une voix étranglée. Est-il vrai, comme l’écrivit Titus Lucretius Carus, que les premiers hommes pouvaient vivre n’importe où, même s’ils n’avaient ni feu, ni vêtements, qu’ils se déplaçaient en meute, comme des bêtes, et dormaient par terre, ou dans des fourrés, qu’ils pouvaient manger n’importe quoi et n’étaient presque jamais malades ? Oh, il faut que vous veniez à Rome, monsieur le Scythe. Il faut que vous veniez en Gaule ! Parce qu’il y a une grotte, là-bas, une grotte au bord de l’océan, où j’ai vu, j’ai vu… Le Scythe, peut-être absorbé par la pensée de l’or qui était encore hors de sa portée, ne l’écoutait pas. Il tenait le fragment comme un trophée. Le crâne d’Homo erectus, poli par un million d’années, brillait au soleil. II À l’insistance d’Honorius, le Scythe finit par accepter de venir à Rome. Son truchement étant plus ou moins nécessaire, Papak les accompagna, de même que, autre sujet de consternation pour Athalaric, deux des porteurs auxquels ils avaient eu recours dans le désert. Athalaric s’en prit à Papak au cours de la traversée de retour vers l’Italie : — Vous n’en voulez qu’à l’or du vieux. Je sais comment vous êtes, vous, les Perses. Papak répondit d’un ton calme : — Nous sommes pareils, tous les deux. Je prends son argent, vous lui pompez la cervelle. Quelle différence ? Les jeunes se sont toujours nourris de la richesse des vieux, de toute façon, n’est-ce pas ? — J’ai fait le serment de le ramener à la maison sain et sauf. Et c’est ce que je ferai, en dépit de vos manigances. — Je ne veux aucun mal à Honorius, répondit Papak avec un petit rire. Je lui ai donné ce qu’il voulait, non ? ajouta-t-il en indiquant le grand Scythe imperturbable. Mais le comportement du Scythe, qui observait froidement cet échange, disait clairement à Athalaric que celui-ci n’était l’homme de personne, même pour un court moment. Pourtant, la curiosité d’Athalaric s’éveilla quand ce nomade du désert arriva dans la plus grande cité du monde. Dans les faubourgs de Rome, ils passèrent une nuit dans une villa louée par Honorius. C’était une demeure typique de la période impériale, située sur une petite hauteur à la limite de la cité proprement dite. Sa conception trahissait des influences grecques et étrusques. La demeure se composait d’une série de chambres à coucher disposées sur trois des côtés d’un atrium. À l’arrière se trouvaient une salle à manger, des bureaux et des dépendances. Deux pièces donnant sur la rue avaient été transformées en boutiques. Honorius dit à Athalaric que ce type de maison était assez courant du temps de l’Empire ; et il lui reparla de cette boutique que sa famille avait jadis possédée. Tout comme la ville, qu’elle dominait, la villa avait connu des jours meilleurs. Des planches étaient clouées sur les façades des petites boutiques. Le fond de l’impluvium, le bassin au centre de l’atrium, avait été grossièrement fendu, apparemment pour atteindre les canalisations de plomb qui avaient autrefois collecté l’eau de pluie. Honorius frémit en voyant ces dégradations. — L’endroit a beaucoup perdu de sa valeur, lors des pillages. Trop difficile à défendre, vous comprenez. Trop loin de la ville. C’est comme ça que j’ai pu la louer pour une bouchée de pain. Cette nuit-là, dans cette grandeur défunte, ils partagèrent un repas. Même la mosaïque de la salle à manger était défoncée ; il semblait que des voleurs avaient trié et emporté tous les morceaux ornés de feuille d’or. La nourriture elle-même traduisait les influences paneurasiennes qui avaient suivi l’expansion des communautés de fermiers. Ils mangèrent des plats à base de riz et de blé qui venaient à l’origine d’Anatolie, mais agrémentés de coings du Caucase, de millet d’Asie centrale, de concombres, de graines de sésame et de citrons d’Inde, d’abricots et de pêches de Chine. Ce menu transcontinental était un miracle quotidien que ne remarquaient même plus ceux qui le mangeaient. Le lendemain, ils emmenèrent le Scythe dans la vieille ville. Ils marchèrent jusqu’au mont Palatin, au Capitole, au Forum. Le Scythe promenait autour de lui son regard perçant d’homme du désert, jaugeant tout, estimant tout. Il était vêtu de sa tenue noire du désert et portait son chèche rouge autour de la tête ; ça ne devait pas être agréable, dans l’air lourd de Rome, mais ça ne semblait pas le déranger. — Il n’a pas l’air très impressionné, murmura Athalaric à l’oreille de Papak. Le Scythe lâcha alors quelque chose dans sa vieille langue élégante, et Papak traduisit aussitôt ses paroles : — Il dit qu’il comprend maintenant pourquoi les Romains venaient chercher des esclaves, de l’or et de la nourriture chez lui. Honorius parut satisfait. — Un sauvage, peut-être, mais pas un idiot. Et il n’est pas intimidé, pas même par la puissante Rome. Tant mieux pour lui. Loin de la zone des monuments, au centre de Rome, se trouvait un réseau étroitement imbriqué de ruelles ténébreuses, résultat de plus de mille années de constructions réglementées. De nombreuses résidences dressaient au-dessus d’eux la masse branlante de leurs cinq ou six étages. Elles avaient été érigées par des propriétaires déterminés à tirer le meilleur parti possible de la moindre parcelle de si précieux terrains. Dans ces rues non pavées, jonchées d’ordures, en voyant tous ces bâtiments construits si près les uns des autres qu’ils se touchaient presque au-dessus de leurs têtes, Athalaric eut l’impression de parcourir un vaste réseau d’égouts, comme celui des fameux cloacae qui reliaient Rome au Tibre. Les gens dans les rues portaient tous un masque sur la bouche et le nez, une gaze trempée dans de l’huile ou des épices. Il y avait eu une récente épidémie de variole. La maladie était une menace permanente : les gens parlaient toujours de la grande peste d’Antonin, qui avait lourdement sévi, trois cents ans plus tôt. Mille ans après la mort de Juna, les progrès médicaux avaient à peine freiné la marche des grandes épidémies. D’immenses routes commerciales avaient rapproché les populations d’Europe, du nord de l’Afrique et de l’Asie en un seul et même vaste bouillon de culture où proliféraient les microbes, et l’accroissement constant de la population des villes – où il n’y avait que peu ou pas de système sanitaire – avait exacerbé les problèmes. Pendant toute la période de la Rome impériale, il avait été nécessaire d’encourager une immigration constante de paysans en bonne santé dans les villes pour remplacer les morts. En fait, la population des villes ne se renouvellerait pas d’elle-même avant le vingtième siècle. Cet endroit grouillant, où les gens s’entassaient comme des fourmis et non comme des primates, était une conséquence pathologique de la révolution agraire. Ce fut presque un soulagement quand ils arrivèrent à un endroit qui avait été incendié au cours de l’un des pillages des barbares. Les saccages avaient eu lieu des dizaines d’années auparavant, mais on n’avait jamais reconstruit sur les ruines et les cendres. Au moins, là, parmi les gravats, Athalaric voyait le ciel, un ciel qui n’était pas obstrué par des balcons noirs de crasse. Honorius dit au Perse : — Demandez-lui ce qu’il pense, maintenant. Le Scythe se retourna, observa cet entassement d’habitations. Il murmura quelque chose, que Papak traduisit : — C’est drôle que votre peuple décide de vivre dans des falaises, comme les mouettes. Athalaric avait perçu une pointe de mépris dans la voix du Scythe. Quand ils regagnèrent leur villa, Athalaric se rendit compte que la bourse qu’il portait à la ceinture avait été fendue et vidée. Il s’en voulait, autant qu’il en voulait au voleur – comment pouvait-il espérer veiller sur Honorius s’il n’était pas capable de surveiller sa propre bourse ? –, mais il savait qu’il devait se réjouir que le bandit invisible ne lui ait pas ouvert le ventre, pour lui prendre la vie en même temps que son or. Le lendemain, Honorius annonça qu’il emmenait le groupe à la campagne, pour voir ce qu’il appelait le Musée d’Auguste. Ils s’entassèrent dans des carrioles qui s’engagèrent en cahotant sur des routes empierrées, envahies par les mauvaises herbes, traversant les fermes qui se trouvaient à la périphérie de la ville. Ils arrivèrent à ce qui avait jadis dû être une luxueuse petite ville, réservée à une élite. Un mur d’adobe entourait une poignée de villas et des masures plus rudimentaires, qui avaient dû héberger les esclaves. L’endroit était manifestement abandonné. Le mur d’enceinte avait été abattu, les maisons pillées et brûlées. Honorius, qui tenait une carte griffonnée dans la main, les guida à l’intérieur de ce domaine, en tournant la carte dans tous les sens sans cesser de marmonner. La végétation avait endommagé les mosaïques et le dallage des sols, du lierre grimpait sur les murs noircis par le feu. Ça avait dû être l’horreur à cet endroit, se dit Athalaric, quand la force de l’Empire millénaire avait finalement cédé, et que les habitants avaient perdu sa protection. Mais la présence de cette nouvelle végétation, au milieu des décombres, était étrangement rassurante. Il était même réconfortant d’imaginer que d’ici quelques siècles, quand la verdure reviendrait, il ne resterait rien de cet endroit que des bosses sur le sol, et des pierres aux formes étranges qui pourraient casser le soc de la charrue d’un paysan qui n’y comprendrait mais. Honorius les conduisit vers une petite construction au centre du domaine. Peut-être un temple, mais il n’était plus que ruines et cendres, comme le reste. Les porteurs durent écarter un rideau de lierre et de plantes grimpantes. Honorius se mit à farfouiller par terre. Finalement, avec un cri de triomphe, il trouva un os, une omoplate de la taille d’une assiette. — Je le savais ! Les barbares ont pris tout ce qui était d’or, tout ce qui était d’argent, mais ils n’avaient aucune idée des véritables trésors de cet endroit… En voyant la trouvaille spectaculaire d’Honorius, les autres se mirent à gratter la terre et la végétation avec l’enthousiasme des prospecteurs. Même ces gros nigauds de porteurs semblaient soudain animés d’une curiosité intellectuelle, peut-être pour la première fois de leur vie. Très vite, ils déterrèrent tous d’énormes os, des défenses, et même des crânes difformes. Ce fut un moment d’exaltation extraordinaire. — C’était jadis un musée d’ossements fondé par l’empereur Auguste lui-même ! expliqua Honorius. Le biographe Suétone nous dit qu’il avait d’abord été installé sur l’île de Capri. Par la suite, l’un des successeurs d’Auguste rapporta les plus belles pièces à cet endroit. Certains des os se sont effrités, comme celui-ci, il est évident qu’ils sont très anciens et qu’ils ont été très mal traités… Puis Honorius dénicha une lourde dalle de grès rouge, dans laquelle étaient incrustés d’étranges objets blancs. Elle faisait la taille d’un couvercle de cercueil et était beaucoup trop lourde pour lui. Les porteurs durent l’aider à la soulever. — Monsieur le Scythe, je suis certain que vous reconnaîtrez ce joli personnage… Le Scythe eut un sourire. Athalaric et les autres s’approchèrent. Les objets blancs, pris dans la matrice rouge, étaient des os : les restes du squelette d’une créature prisonnière de la roche. La créature devait être de la taille d’Athalaric, elle avait de grandes pattes de derrière, des côtes nettement dessinées encore attachées à la colonne vertébrale, et de petits bras courts repliés sur la poitrine. Elle avait une longue queue, un peu comme celle d’un crocodile, se dit Athalaric. Mais sa caractéristique la plus surprenante était sa tête. Le crâne était massif, avec une grande crête osseuse et une énorme et puissante mâchoire surplombée par une sorte de bec d’oiseau. Deux orbites vides les considéraient par-delà l’abîme du temps. Honorius les regardait, les yeux larmoyants, brillants d’excitation. — Alors, Athalaric ? — Je n’ai jamais rien vu de pareil, dit Athalaric dans un souffle. Mais… — Mais tu sais ce que c’est… Ça devait être un griffon : le monstre légendaire des déserts orientaux, quatre pattes, et une tête pareille à celle d’un grand oiseau. Il y avait des représentations de griffons partout sur les murs depuis un millier d’années. C’est alors que le Scythe se mit à parler, rapidement, de sa langue liquide, et Papak semblait avoir du mal à le traduire au fur et à mesure : — Il dit que son père et le père de son père avant lui prospectaient les déserts de l’Est à la recherche de l’or qui coule des montagnes. Et les griffons gardent l’or. Il a vu leurs os partout, dépassant des rochers, exactement comme ça… — Exactement comme Hérodote les a décrits, dit Honorius. — Demandez-lui s’il en a vu un vivant, suggéra Athalaric. — Non, répondit Papak traduisant la réponse du Scythe. Mais il a souvent vu leurs œufs. Ils pondent leurs œufs dans des nids, comme les oiseaux, mais par terre. — Comment la bête est-elle entrée dans la roche ? demanda Athalaric. — Rappelle-toi Prométhée, répondit Honorius avec un sourire. — Prométhée ? — Pour le punir d’avoir apporté le feu aux hommes, les anciens dieux l’avaient enchaîné à un rocher dans les déserts de l’Est, un endroit gardé par des griffons, « les chiens muets de Zeus, aux museaux aigus ». Eschyle raconte que des glissements de terrain et la pluie ont enfoui son corps dans la terre, où il est resté pris au piège pendant des millénaires, jusqu’à ce que l’érosion le rende à la lumière… Et ça, c’est une bête prométhéenne, Athalaric ! Ils continuèrent à parler, tout en fouillant parmi les ossements – tous aussi étranges, gigantesques, difformes et méconnaissables les uns que les autres. La plupart étaient en fait des restes de rhinocéros, de girafes, d’éléphants, de lions et de chalicothères : les énormes mammifères du pléistocène, ramenés à la surface par les bouleversements tectoniques de cet endroit, lorsque l’Afrique, en remontant lentement vers le nord, avait percuté l’Eurasie. Ce qui s’était passé en Australie, et ailleurs dans le monde, avait eu lieu ici ; les gens avaient oublié ce qu’ils avaient perdu, et il ne subsistait plus de ces géants que des souvenirs déformés. Et tandis que les hommes discutaient et essayaient de dégager les fossiles, le crâne du protocératops – un dinosaure piégé dans une tempête de sable quelques siècles seulement avant la naissance de Purga – les contemplait avec le calme aveugle de l’éternité. — On trouve tout cela chez Hésiode, Homère et bien d’autres, mais ces récits leur avaient été transmis oralement par des générations de conteurs… Bien avant l’existence de l’homme moderne, la Terre était vide. Puis le sol primordial accoucha d’une myriade de Titans. Les Titans étaient comme les hommes, mais gigantesques. Prométhée était l’un d’eux. Cronos amena ses frères, les Titans, à tuer leur père. Mais de son sang naquit la génération suivante, les Géants. En ce temps-là, peu après l’émergence de la vie elle-même, il y avait beaucoup de sang et de chaos, et des générations de géants et de monstres proliférèrent… Ils étaient assis dans l’atrium dévasté de la villa. Si tard dans la soirée, il faisait encore lourd et chaud, mais le vin, le bourdonnement des insectes et l’étonnante luxuriance de la verdure dont se parait l’atrium en faisaient un endroit presque accueillant. Ici, dans ce lieu en ruine, un verre de vin après l’autre, Honorius essayait de convaincre l’homme du désert de continuer ce voyage dans le temps avec lui : loin avant le déclin de l’Empire, à l’ouest, au bord de l’océan du monde. Alors, il lui racontait des histoires de la naissance et de la mort des dieux. Une nouvelle génération avait passé, et d’autres formes de vie avaient évolué. Les Titans Cronos et Rhéa avaient donné naissance aux futurs dieux de l’Olympe, dont le Jupiter des Romains. Pour finir, Jupiter mena les nouveaux dieux à forme humaine contre une coalition de vieux Titans, de Géants et de monstres. Cela avait été une guerre pour la suprématie du cosmos même. — La Terre fut brisée, murmura Honorius. Des îles émergèrent des profondeurs. Des montagnes tombèrent dans la mer. Les fleuves s’asséchèrent ou changèrent de cours, inondant les terres. Et les os des monstres furent enfouis à l’endroit où ils étaient tombés… « Maintenant, poursuivit Honorius, les philosophes des sciences naturelles se sont dressés contre les mythes – ils recherchent des causes naturelles qui se conforment aux lois naturelles –, et ils ont peut-être raison. Mais il y a des moments où ils exagèrent. Aristote prétend que les créatures se reproduisent toujours identiques à elles-mêmes, et que les formes de vie sont fixées jusqu’à la fin des temps. Je voudrais bien qu’il nous explique les os géants que nous avons déterrés ! Aristote n’avait jamais dû voir un os de sa vie ! La chose incrustée dans la roche de ce musée était peut-être un griffon, mais peut-être pas. En tout cas, il est clair que ces os sont anciens ! Combien de temps cela peut-il prendre pour que le sable se change en roche ? « Il faut voir ce que cachent les histoires. Écouter l’essence de ce que nous racontent les mythes : la Terre était peuplée par différentes créatures dans le passé – des espèces qui parfois se reproduisaient égales à elles-mêmes, et d’autres fois donnaient naissance à des hybrides et à des monstres radicalement différents de leurs parents. C’est exactement ce que nous montrent les ossements ! Et peu importent les faits, rien ne dit que les mythes ne contiennent pas une parcelle de vérité ! Ils sont en effet le produit d’un bon millier d’années d’études de la Terre, de quête de sens. Et pourtant, et pourtant… Athalaric posa la main sur le bras de son ami. — Calmez-vous, Honorius. Vous parlez bien. Vous n’avez pas besoin de crier… Honorius, emporté par sa passion, poursuivit : — Je prétends que nous ne pouvons ignorer les mythes. Ce sont peut-être des souvenirs, les meilleurs souvenirs que nous ayons, des grands cataclysmes et des époques extraordinaires du passé auxquels auraient assisté des hommes qui ne comprenaient probablement pas grand-chose à ce qu’ils voyaient, des hommes qui n’étaient peut-être eux-mêmes que des demi-hommes. Oui, des demi-hommes ! insista-t-il en apercevant le froncement de sourcils d’Athalaric. Honorius montra le crâne que le Scythe lui avait donné, avec sa face humaine et sa tête de singe. — C’est un être humain, et en même temps ce n’est pas un être humain, murmura-t-il. C’est le plus grand de tous les mystères. Qu’y avait-il avant nous ? Qu’est-ce qui pourrait bien répondre à une telle question, sinon les ossements ? Monsieur le Scythe, vous me dites que cette calotte crânienne vient de l’est… Papak traduisit. — Le Scythe ne peut pas dire d’où elle vient. Elle est passée par bien des mains, en voyageant vers l’ouest, jusqu’à vous. — Et à chaque transaction, murmura Athalaric d’un ton presque affable, nul doute que le prix a augmenté. Papak haussa ses fins sourcils. — On dit qu’au pays où les gens ont la peau pâle et les yeux étroits, loin vers l’est, ce genre d’ossements est fréquent. Les os sont pilés pour faire des remèdes et des philtres, et pour enrichir les terres. Honorius se pencha en avant. — C’est comme ça que nous savons maintenant que dans l’Est vivait jadis une race d’hommes à forme humaine mais au petit cerveau. Des hommes-animaux, dit-il d’une voix tremblante. Et si je vous disais que plus loin à l’ouest, au bout du monde, il y avait autrefois une race de pré-humains – des hommes avec un corps d’ours et un front pareil au casque des centurions ? Athalaric était stupéfait ; Honorius ne lui avait jamais rien dit de tout ça. Le Scythe se mit à parler. Ses voyelles fluides et ses consonnes douces faisaient comme un chant, à peine troublé par les traductions maladroites de Papak, un chant du désert qui s’élevait dans le soir humide de l’Italie. — Il dit qu’il y avait jadis beaucoup de sortes de gens. Ils ont tous disparu maintenant, ces gens, mais dans les déserts et dans les montagnes, ils continuent à exister dans les histoires et dans les chants. Nous avons oublié, dit-il. Jadis, le monde était plein d’hommes et d’animaux différents. Nous avons oublié… — Oui ! s’écria Honorius. Et soudain, il se leva, le visage empourpré. — Oui, oui ! Nous avons presque tout oublié, en dehors de quelques traces déformées, préservées dans les mythes. C’est une tragédie, une torture de solitude. Enfin, vous et moi, monsieur le Scythe, nous avons presque oublié comment nous parler. Et pourtant vous comprenez, comme moi, que nous flottons tels des marins sur un radeau, ballottés sur une grande mer de temps inexploré. Venez avec moi ! Il faut que je vous montre les os que j’ai trouvés. Oh, venez avec moi ! III Athalaric et Honorius venaient de Burdigala, une ville du royaume des Goths, vieux de trente ans seulement, qui s’étendait maintenant sur la plupart des ex-provinces romaines de Gaule et d’Espagne. Pour rentrer chez eux, ils furent obligés de retraverser la mosaïque de territoires qui avait émergé quand la domination romaine s’était délitée partout en Europe de l’Ouest. Les relations entre Rome et les tribus germaines tempétueuses du Nord avaient longtemps été problématiques, les Germains exerçant une rude pression sur la longue frontière nord, vulnérable, du vieil Empire. Pendant des siècles, l’Empire avait utilisé certains Germains comme mercenaires, arguant du fait qu’ils étaient alliés dans le combat qui les opposait à leurs ennemis communs, de l’autre côté de la frontière. C’est ainsi que l’Empire était devenu une sorte de coquille, peuplée et contrôlée non par les Romains mais par les pugnaces Germains, Goths et Vandales. Alors que les tensions aux frontières s’accroissaient – résultat indirect de la puissante expansion des Huns venus d’Asie –, les dernières bribes de contrôle romain s’étaient étiolées. Les gouverneurs et leurs fonctionnaires avaient disparu, et les derniers soldats romains qu’on avait laissés croupir à leur poste, mal payés, sous-équipés et démoralisés, n’avaient pu empêcher le désordre de s’installer. L’Empire d’Occident était tombé, presque sans qu’on s’en aperçoive. De nouvelles nations émergèrent des décombres politiques, les esclaves devinrent des rois. Et c’est ainsi que, quittant le royaume d’Odoacre, qui couvrait l’Italie et ce qui restait des vieilles provinces de Rhétie et de Norique, au nord, Athalaric et Honorius avaient traversé le royaume des Burgondes, qui comprenait presque tout l’arrière-pays, du Rhône à l’est de la Gaule, et le royaume des Soissons, dans le nord de la France, avant de regagner enfin leur royaume des Goths, à l’ouest. Athalaric avait craint que son excursion dans le cœur vacillant du vieil Empire ne le laisse meurtri par la relative médiocrité de son propre peuple. Mais quand il rentra enfin chez lui, il s’aperçut que c’était le contraire. Après la grandeur décadente de Rome, Burdigala semblait, effectivement, petite, provinciale, primitive et même laide. Mais Burdigala était en expansion. De vastes nouveaux projets étaient visibles tout autour de la zone portuaire, le port lui-même était bondé de navires. Rome était magnifique, mais Rome était morte. C’était ça l’avenir, son avenir, et il était en marche. Théodoric, l’oncle d’Athalaric, était un lointain cousin d’Euric, le roi goth de la Gaule et de l’Espagne. Théodoric, qui nourrissait de grandes ambitions pour sa famille, avait établi une sorte de cour satellite dans une vieille et très grande villa romaine à l’extérieur de Burdigala. Quand il entendit parler des visiteurs exotiques qu’Honorius et Athalaric avaient ramenés, il insista pour les recevoir, et il commença immédiatement à lancer une série de réceptions pour exhiber les visiteurs et narrer les hauts faits et les voyages de son neveu. En ces occasions, Théodoric devait non seulement distraire les membres de la nouvelle noblesse gothique, mais aussi ceux de l’aristocratie romaine locale. Si l’Empire n’avait plus aucun pouvoir politique, sa culture millénaire perdurait. Les nouveaux dirigeants germains se montraient tout prêts à apprendre ce que les Romains avaient à leur enseigner. Euric, le roi des Goths, avait fait rédiger les lois de son royaume en latin, par des juristes romains – c’était ce corpus de lois qu’Athalaric avait reçu l’ordre d’étudier avec Honorius. Entre-temps, la vieille aristocratie terrienne de l’Empire continuait à vivre aux côtés des nouveaux venus. Beaucoup de ses représentants, qui avaient des siècles d’acquis derrière eux, demeuraient riches et puissants, encore maintenant. Même après avoir visité Rome, Athalaric trouvait paradoxal de voir ces rejetons en toge des vieilles familles, dont nombre se cramponnaient encore à leurs titres impériaux, se pavaner au milieu des nobles barbares, vêtus de cuir, et glisser avec aisance dans des pièces dont les fresques et les mosaïques raffinées avaient été recouvertes par les images plus grossières d’un peuple de guerriers, de cavaliers casqués, bardés de lances et de boucliers. On pourrait dire – Honorius disait – qu’avec leur avidité systématique, répétée au fil des siècles, ces délicates créatures avaient détruit l’Empire même qui les avait créées. Mais, pour ces aristocrates, le remplacement de la vaste superstructure impériale par le nouveau salmigondis de chefs goths et burgondes n’avait pas significativement modifié leur petite vie dorée. En réalité, pour certains d’entre eux, l’effondrement de l’Empire semblait plutôt avoir ouvert de nouvelles opportunités commerciales. Le Scythe se révéla être un hôte de marque très décevant pour Théodoric. L’homme du désert semblait révolté par l’atrium, les jardins et les salles raffinées de la villa. Il préférait passer son temps dans la pièce que Théodoric avait mise à sa disposition. Il ignora le lit et le reste de l’ameublement de la pièce. Il étendit sur le sol la couverture roulée qu’il trimballait partout avec lui et se fabriqua une sorte de tente avec ses draps. C’était comme s’il avait apporté son désert en Gaule. Si le Scythe était une déception sociale, Papak, en revanche, fit un tabac, ainsi que s’y attendait aigrement Athalaric. Le Perse se déplaçait d’un mouvement beaucoup plus coulé parmi les invités de Théodoric, les barbares comme les citoyens, répandant partout une bouffée d’exotisme. Il flirta outrageusement avec les femmes, captiva les hommes avec ses récits des périls particuliers de l’Orient. Tout le monde était sous le charme. Son jeu d’échecs, particulièrement, suscita un réel enthousiasme. C’était un jeu, dit-il, récemment inventé pour amuser la cour de Perse. Personne, en Gaule, n’en avait entendu parler, et Papak fit fabriquer pour Théodoric un échiquier, des pions et des pièces par un des artisans de son hôte. On jouait sur une grille de six cases sur six cases, où se déplaçaient et s’affrontaient des pièces en forme de chevaux et de guerriers. Les règles étaient simples, mais la stratégie était d’une profondeur abyssale. Les Goths – qui se glorifiaient encore de leur savoir-faire guerrier alors que la plupart d’entre eux n’avaient pas vu un cheval de près depuis au moins vingt ans – se régalaient du combat sublimé offert par le nouveau jeu. Leurs premiers tournois furent des affaires rapides et sanglantes. Sous la tutelle pleine de tact de Papak, certains parmi les nouveaux initiés saisirent rapidement les subtilités du jeu, et les combats devinrent plus longs et plus intéressants. Quant à Honorius lui-même, il était irrité que les jeux de salon d’un Perse soient tellement plus attrayants que ses vieilles histoires d’os. Enfin, se disait Athalaric avec une tendresse agacée, le vieil homme n’avait jamais été très rompu aux finesses sociales, et encore moins aux intrigues de la cour. Honorius insistait pour s’en tenir aux parties de backgammon – les Saxons l’appelaient « jeu de Plato » – qu’il disputait avec ses vieux comparses de l’ancienne aristocratie terrienne. Après quelques jours, Théodoric fit venir son neveu dans ses appartements particuliers. Athalaric fut surpris d’y trouver Galla. Galla était la femme de l’un des principaux citoyens de la communauté. Elle était grande, les cheveux noirs et le nez aquilin, héritage de ses ancêtres romains. À quarante ans, elle avait une vingtaine d’années de moins que son mari, et tout le monde savait que c’était elle qui portait la culotte à la maison. Théodoric se caressa la barbe et prit son neveu par le bras. — Athalaric, on va avoir besoin de ton aide, dit-il gravement. — Vous avez un travail pour moi ? — Pas exactement. On a un travail pour Honorius, et on voudrait que tu le persuades de l’accepter… Alors que Théodoric parlait, Athalaric sentait peser sur lui le regard calculateur de Galla, qui observait la scène la bouche entrouverte. Chez ces derniers Romains, il se murmurait que les barbares étaient une race plus jeune et plus vigoureuse. Galla, en se frottant à ces hommes qui pour elle ne valaient guère mieux que des sauvages, cherchait peut-être un partenaire avec lequel pratiquer cet exercice physique qui lui manquait dans son propre mariage avec un citoyen nettement en bout de course. Mais Athalaric, qui avait à peine cinq ans de plus que les jumeaux de Galla, n’avait aucune envie d’être le jouet d’une aristocrate décadente. Il lui rendit froidement son regard, le visage impassible. Cette subtile transaction s’effectua complètement à l’insu de Théodoric. — Athalaric, commença Galla d’une voix fruitée, il y a trente ans à peine, pour autant que je me le rappelle, le royaume d’Euric était encore une colonie fédérée au sein de l’Empire. Les choses ont changé très vite. Mais il y a des barrières rigides entre nos peuples : le mariage, la loi, et même l’Église. Théodoric poussa un soupir sépulcral. — Elle a raison, Athalaric. Les tensions sont nombreuses dans notre jeune société. Athalaric savait que c’était vrai. Les nouveaux dirigeants barbares vivaient selon leurs lois ancestrales, qu’ils considéraient comme faisant partie de leur identité, alors que leurs sujets s’en tenaient à la loi romaine qui n’était, pour eux, qu’un ensemble de règles universelles. Les différends entre les deux systèmes étaient fréquents. Et en attendant, les mariages mixtes étaient interdits. Bien que les deux parties fussent chrétiennes, les Goths suivaient l’enseignement d’Arius et se heurtaient à l’hostilité de leurs sujets, pour la plupart catholiques, et ainsi de suite. Tout cela constituait une barrière à l’assimilation que les Romains de l’Empire avaient pratiquée avec tant de succès pendant plusieurs siècles – assimilation qui avait favorisé la stabilité et la longévité sociales. Si cet endroit avait encore été sous la loi romaine, alors Théodoric aurait eu de très grandes chances de devenir un citoyen romain à part entière. Mais il serait à jamais interdit aux enfants de Galla d’être acceptés comme égaux par les Goths, et le véritable pouvoir leur serait à jamais refusé. Athalaric écouta gravement tout cela. — C’est difficile, mais Honorius ne m’a rien appris, sinon qu’il faut laisser le temps au temps, et que tout finira bien par s’arranger. Peut-être que ces barrières finiront par disparaître. Théodoric hocha la tête. — C’est ce que je pense aussi. Je t’ai envoyé étudier dans une école romaine, et plus tard avec Honorius. Mon propre père n’aurait jamais permis une chose pareille, dit-il avec un ricanement. Il ne croyait pas à l’école ! « Si tu commences à avoir peur de la férule de ton professeur maintenant, tu n’apprendras jamais à regarder une épée ou un javelot sans frémir…» Pour lui, nous étions des guerriers avant tout. Enfin, les temps ont changé ; c’est une nouvelle génération… — Et heureusement ! le coupa Galla. L’Empire ne reviendra jamais. Mais je crois vraiment qu’un jour, de l’union de nos peuples, ici comme dans tout le continent, un nouveau sang jaillira, de nouvelles sortes de forces et de visions. Athalaric haussa les sourcils. Quelque chose dans sa voix lui rappelait malencontreusement Papak, et il se demanda ce qu’elle essayait de fourguer à son oncle. — Mais entre-temps, dit-il sèchement, avant que ce jour merveilleux n’arrive… — Entre-temps, je m’en fais pour mes enfants. — Pourquoi ? Ils sont en danger ? — Eh bien, en réalité, oui, fit Galla, laissant transparaître son irritation. Vous êtes resté au loin trop longtemps, jeune homme. Ou bien vous êtes resté trop longtemps le nez dans les tablettes d’Honorius. — Il y a eu des agressions, expliqua Théodoric. Des dégradations, des incendies volontaires, des vols… — Dirigés contre les Romains ? — Hélas, soupira Théodoric. Moi qui me rappelle comment c’était, autrefois, je voudrais préserver ce que l’Empire avait de meilleur – la stabilité, la paix, l’éducation, un système législatif équitable. Mais les jeunes ne veulent rien savoir de tout ça. Comme leurs ancêtres avant eux, qui menaient une vie simple dans les plaines du Nord, ils détestent ce qu’ils savent de l’Empire : le pouvoir sur la contrée et les gens, les richesses dont ils sont exclus. — Et c’est pour ça qu’ils veulent punir ceux qui restent, avança Athalaric. — Le pourquoi de leur comportement importe peu, coupa Galla. Ce qui compte, c’est ce qu’il faut faire pour mettre fin à leurs agissements. — J’ai levé une milice. Les désordres peuvent être matés, mais ils renaîtront plus tard, plus loin. Ce qu’il nous faudrait, c’est une solution à long terme. Nous devons rétablir l’équilibre. C’est tout de même fort que j’en arrive à me dire qu’il faudrait ressusciter Rome, conclut Théodoric avec un sourire. — Comment ? fit Athalaric dans un reniflement. Les doter d’une légion ? Ramener Auguste à la vie ? — Oh, c’est plus simple que ça, dit Galla imperturbablement. Il nous faut un évêque. C’est alors qu’Athalaric commença à comprendre. — Rappelez-vous, reprit Galla, c’est le pape Léon qui a persuadé Attila lui-même de tourner bride devant les portes de Rome. — D’où la raison de ma présence ici… Vous voudriez qu’Honorius devienne évêque. Et vous avez besoin de moi pour le convaincre d’accepter. Théodoric hocha la tête, satisfait. — Je vous l’avais dit, Galla, que ce gamin était perspicace. Athalaric secoua la tête. — Il n’acceptera jamais. Honorius n’est pas… un homme du monde. Il s’intéresse à ses vieilles carcasses, pas au pouvoir. — Mais il y a pénurie de candidats, Athalaric, répondit Théodoric. Pardonnez-moi, madame, mais un trop grand nombre de nobles romains ont fait la preuve de leur bêtise – de leur arrogance, de leur avidité, de leur morgue… — Notamment mon mari, fit Galla d’un ton égal. Il n’y a pas d’offense à énoncer une simple vérité, messire. — Je ne vois qu’Honorius pour susciter un vrai respect, reprit Théodoric. Peut-être justement parce qu’il n’est pas un homme du monde. Sans cela, ajouta-t-il en regardant fixement Athalaric, je ne t’aurais jamais confié à lui. Galla se pencha en avant. — Je comprends vos réticences, Athalaric, mais vous ne voulez pas essayer quand même ? — Je veux bien essayer, fit Athalaric avec un haussement d’épaules. Mais… Galla tendit brusquement la main et lui empoigna le bras. — Tant qu’il vivra, Honorius sera le seul candidat à ce poste ; personne d’autre ne peut remplir ce rôle. Tant qu’il vivra. J’espère que vous ferez tout pour le convaincre, Athalaric. Soudain, Athalaric perçut le pouvoir que recelait cette femme : le pouvoir d’un ancien empire, le pouvoir d’une mère en colère, qui se sentait menacée. Il se dégagea de son étreinte, troublé par son intensité. Honorius se préparait à accomplir la dernière étape du voyage épique qu’il avait entrepris lorsqu’il avait rencontré le Scythe à la lisière des déserts d’Orient. Une petite caravane se forma, comme auparavant, autour d’Honorius, d’Athalaric, de Papak et du Scythe. Mais, à présent, une partie de la milice de Théodoric les escortait – loin de la ville, la campagne n’était pas sûre –, ainsi qu’une poignée de jeunes Goths curieux, et même quelques membres des vieilles familles romaines. Ils firent donc route vers l’ouest. Le hasard voulut qu’ils refassent presque le chemin suivi par le groupe de chasseurs d’Arbre, trente mille ans plus tôt. Mais la glace s’était depuis longtemps retirée vers ses bastions du Nord – il y avait si longtemps, en fait, que les hommes avaient oublié qu’elle était jamais descendue aussi loin au sud. Arbre n’aurait pas reconnu cette terre riche, tempérée. Et il aurait été stupéfié par la densité de la population qui vivait là, tout comme Athalaric aurait été sidéré s’il avait pu voir les fleuves de mammouths couler sur une contrée vide d’hommes. Ils arrivèrent enfin au bout de la terre, à une falaise de craie. Érodée par le temps, la falaise dominait les flots agités de l’Atlantique. Le plateau herbeux du sommet était battu par les vents. Rien n’y poussait, en dehors de quelques touffes d’herbes jonchées de crottes de lapin. Alors que les porteurs déballaient le matériel des chariots, le Scythe s’approcha du bord de la falaise. Le vent jouait dans ses étranges cheveux blonds, qui voletaient autour de son front. Athalaric trouva que c’était un spectacle étonnant. Cet homme, qui avait scruté l’océan de sable de l’Est, était maintenant arrivé à la frange occidentale du monde. Il salua mentalement la vision d’Honorius ; quoi que le Scythe pût penser des ossements énigmatiques d’Honorius, le vieil homme avait réussi à créer un moment remarquable. Les membres du groupe étaient épuisés par le long voyage depuis Burdigala, mais Honorius était impatient de conclure son équipée. Il ne leur autorisa qu’une brève halte pour boire, manger, soulager leur vessie et leurs intestins. Puis, en bondissant comme un jeune homme, il les conduisit vers la paroi de la falaise. Le reste du groupe le suivit, à l’exception – remarqua Athalaric – des deux porteurs de Papak, qui ne s’intéressaient apparemment qu’à tendre des collets pour les lapins qui infestaient le sommet de la falaise. Tout en cheminant, Athalaric essaya de raisonner Honorius en lui reparlant de l’offre qui lui avait été faite. Ce n’était pas dénué de sens. Alors que la vieille administration civile de l’Empire avait périclité, l’Église, elle, avait perduré, se révélant un bastion de pouvoir, et ses évêques avaient acquis statut et puissance. Très souvent, ces hommes d’église venaient de l’aristocratie terrienne de l’Empire, qui avait le savoir, l’expérience de l’administration acquise à la tête de grands domaines, et une tradition de gouvernement à l’échelon local : leur théologie était peut-être branlante, mais cela importait moins que la ruse et l’expérience. Dans les périodes de trouble, ces religieux érudits s’étaient révélés capables de protéger la population romaine en plaidant pour la protection des villes, en organisant les défenses, et même en menant les hommes au combat. Comme Athalaric s’y attendait, Honorius refusa à nouveau la proposition. — L’Église veut nous avaler tous ? fulmina-t-il. Son ombre doit-elle recouvrir le monde entier, tout ce que nous avons mis un millier d’années à construire ? Athalaric poussa un soupir. Il n’avait pas idée de ce que le vieil homme pouvait bien vouloir dire, mais la seule façon de se faire entendre d’Honorius c’était de parler comme lui. — Honorius, par pitié, cela n’a rien à faire avec l’Histoire, même pas avec la théologie. Ce n’est qu’une question de pouvoir temporel, et de devoir civique. — De devoir civique ? Qu’est-ce que c’est que ça ? Il pécha dans un sac son crâne, l’antique crâne humain que le Scythe lui avait donné, et le brandit furieusement. — Voici une créature à demi humaine et à demi animale. Et pourtant, il est évident qu’elle est comme nous. Et alors, que sommes-nous ? Un quart animal ? Un dixième ? Le Grec Galien a prouvé, il y a deux siècles, que l’homme n’était qu’une sorte de singe. Sortirons-nous jamais de l’ombre de la bête ? Que voudrait dire « devoir civique » pour un singe, sinon un numéro de singe ?! En hésitant, Athalaric prit le vieil homme par le bras. — Mais même si c’est vrai, même si nous sommes gouvernés par l’héritage d’un passé animal, c’est à nous de nous comporter comme si ce n’était pas le cas… Honorius eut un sourire amer. — Vraiment ? Mais tout ce que nous construisons passe, Athalaric. Nous le voyons bien. De mon vivant, un empire millénaire s’est effondré plus vite que le mortier des murailles de sa capitale. Si tout passe sauf notre nature de brute, quel espoir nous reste-t-il ? Même les croyances se ratatinent, comme des raisins oubliés sur la vigne. Athalaric comprenait ; c’était un sujet qu’Honorius avait ressassé mille fois. Au cours des derniers siècles de l’Empire, les critères de l’éducation et de l’érudition avaient chuté. Dans les têtes embrumées des masses abêties par une médiocre alimentation et les spectacles barbares des cirques, l’antique rationalisme des Grecs et les valeurs sur lesquelles Rome avait été fondée avaient cédé la place au mysticisme et à la superstition. Honorius avait expliqué à son élève que c’était comme si toute une civilisation avait perdu la tête. Les gens ne savaient plus réfléchir, et bientôt ils oublieraient même qu’ils avaient oublié. Pour Honorius, le christianisme ne faisait qu’exacerber le problème. — Tu sais, il n’y a pas plus d’un siècle et demi, alors que le dogme du christianisme s’enracinait, saint Augustin nous avait déjà prévenus que la croyance dans les vieux mythes allait en s’estompant. Avec la perte des mythes, c’est tout un enseignement millénaire qui disparaît. Fais-moi confiance, les dogmes monolithiques de l’Église étoufferont tout questionnement de la raison pendant dix siècles de plus… La lumière décline, Athalaric. — Alors il faut que vous acceptiez cet évêché ! insista Athalaric. Protégez les monastères. Fondez les vôtres, s’il le faut ! Et dans leurs bibliothèques, leurs scriptoria, arrangez-vous pour que les moines préservent et fassent des copies des grands textes avant qu’ils ne disparaissent tous ! — Je sais à quoi ressemblent ces monastères ! cracha Honorius. Faire recopier les grandes œuvres du passé comme s’il s’agissait de recettes de magie par des crétins à la tête pleine de Dieu… beurk ! Je préfère encore les brûler de mes propres mains. Athalaric réprima un soupir. — Vous savez, Augustin a trouvé du réconfort dans la foi. Il croyait que l’Empire avait été créé par Dieu pour répandre le message du Christ, alors comment pourrait-Il le laisser s’effondrer ? Mais il croyait aussi que le but de l’histoire appartenait à Dieu et pas aux hommes… En fait, la chute de Rome importe peu. Honorius lui adressa un sourire crispé. — Bon, si tu avais été un diplomate, tu me ferais sans nul doute remarquer que ce pauvre Augustin est mort au moment même où les Vandales ont envahi l’Afrique du Nord. Et tu me dirais que s’il avait consacré plus d’attention aux affaires du monde qu’aux affaires spirituelles, il aurait peut-être vécu un peu plus vieux et aurait étudié un peu plus. C’est ça que tu devrais me dire, si tu voulais me persuader d’accepter ton putain d’évêché. — Ah, je vois que votre humeur s’améliore, et je m’en réjouis, fit sèchement Athalaric. Honorius lui tapota la main. — Tu es un excellent ami, Athalaric. Je n’en mérite pas d’aussi bon. Mais je n’accepterai pas le cadeau de ton oncle. Dieu et la politique ne sont pas pour moi ; laisse-moi à mes os et à mes divagations… Regarde, nous y sommes presque ! Ils avaient atteint le bord de la falaise. À la grande frustration d’Honorius, le sentier dont il se souvenait était envahi par les mauvaises herbes. Ce n’était plus qu’une égratignure sur la face croulante de la falaise, peut-être faite par des chèvres ou des moutons. Les hommes de la milice se servirent de leurs lances pour dégager les broussailles. — Il y a bien des années que je ne suis pas venu par ici, souffla Honorius. — Ah, vous étiez jeune alors, beaucoup plus jeune que maintenant, dit gravement Athalaric. Faites attention, ça descend sacrément ! — Que m’importe la difficulté, Athalaric ? Si le chemin est envahi par les herbes, c’est que personne ne l’a emprunté depuis la dernière fois où je suis venu, et que les ossements que j’ai trouvés n’ont pas été dérangés. À part ça, le reste m’importe peu. Regarde, le Scythe a déjà commencé à descendre, et je veux voir sa réaction… Viens, suis-moi. Le groupe descendit à la queue leu leu, très prudemment, le raidillon abrupt. Honorius insista pour marcher seul – le sentier permettait à peine à deux personnes d’avancer côte a côte –, mais Athalaric passa devant, afin de pouvoir au moins retenir le vieil homme s’il tombait. Ils arrivèrent à une grotte creusée par l’érosion dans la face de craie tendre. Ils se dispersèrent, les hommes de la milice sondant les parois et le sol avec leurs pieux. Athalaric avançait très prudemment. Près de l’entrée, le sol était presque entièrement blanc de guano et jonché de coquilles d’œufs. Les parois étaient lisses comme du beurre, comme si beaucoup de créatures, ou de gens, étaient venus là auparavant. Athalaric détecta une forte odeur animale, peut-être un renard. Elle était éventée. En dehors des oiseaux de mer, il était évident que rien n’avait vécu ici depuis très longtemps. Mais c’était là que le jeune Honorius avait fait sa précieuse trouvaille. Honorius fit le tour de la grotte en clopinant, regardant les fragments anonymes, épars sur le sol, écartant du pied des feuilles mortes et des fragments d’algues sèches. Il trouva bientôt ce qu’il cherchait. Il s’agenouilla, dégagea prudemment les débris avec ses doigts. — C’est exactement comme je l’ai trouvé et laissé, parce que je n’ai pas voulu déranger ces os. Les autres se massèrent autour de lui. Athalaric remarqua distraitement que l’un des jeunes Romains, un homme de l’entourage de Galla, s’approchait particulièrement près d’Honorius. Mais il ne semblait pas y avoir d’agressivité de sa part, que de l’avidité. Tout le monde fut très impressionné quand Honorius souleva délicatement son trésor ostéologique de la terre. Athalaric vit immédiatement que c’était un squelette humain, le squelette d’un homme qui avait dû être particulièrement trapu, avec des gros membres, de longs doigts et un crâne difforme – en fait, cassé par-derrière, peut-être par un coup. Les os reposaient sur une litière de coquillages et d’éclats de silex. Honorius leur montrait certains points précis de sa trouvaille. — Vous voyez, là… On voit où il a mangé des moules. Les coquilles sont brûlées ; peut-être qu’il les a jetées sur le feu pour qu’elles s’ouvrent. Et je crois que ces éclats de silex sont ceux d’un outil qu’il a taillé. Il était manifestement humain, mais pas comme nous. Regardez bien ce crâne, monsieur le Scythe. Cette arcade sourcilière proéminente, le ressaut de ses pommettes pareilles à des corniches – avez-vous jamais rien vu de tel ? Il jeta un coup d’œil à Athalaric, ses yeux brillant d’excitation. — C’est comme si nous avions fait un saut dans le temps, de plusieurs siècles dans le passé. Le Scythe se pencha pour inspecter le crâne. Et c’est alors que cela se produisit. Le jeune Romain qui se trouvait derrière Honorius fit un pas en avant. Athalaric vit un éclair, entendit un craquement sourd. Du sang jaillit. Les jambes d’Honorius se dérobèrent sous son poids. Les gens, sidérés, s’écartèrent précipitamment. Papak piaula comme un cochon. Le Scythe rattrapa Honorius alors qu’il tombait et le déposa doucement à terre. Athalaric vit qu’il avait eu l’arrière de la tête fracassé. Il se jeta sur le jeune homme qui s’était tenu derrière Honorius, l’empoigna par la tunique. — C’est toi, je t’ai vu. C’est toi. Pourquoi ? C’était un Romain, comme toi, un des tiens… — C’était un accident, dit le jeune homme d’un ton égal. — Menteur ! fit Athalaric en lui flanquant un tel coup que le sang gicla de son nez. Pour qui tu travailles ? Galla ? Athalaric s’apprêtait à le frapper à nouveau, mais de robustes bras le prirent par la taille et le tirèrent en arrière. En se débattant, Athalaric parcourut les autres du regard. — Lâchez-moi, vous avez vu ce qui s’est passé, non ? C’est un meurtrier ! Ses supplications n’éveillèrent que des regards vides. C’est alors qu’Athalaric comprit. Tout était prévu. Seuls Papak, terrifié, et, supposa Athalaric, le Scythe avaient été tenus à l’écart du complot – et lui aussi, bien sûr, Athalaric le barbare, trop peu au fait des mœurs d’une puissante civilisation pour imaginer un stratagème aussi sordide. En refusant l’évêché, Honorius était devenu un obstacle pour les Goths et les Romains. Ceux qui avaient tramé cette conspiration stupide, perverse, se fichaient pas mal des formidables ossements d’Honorius ; ils n’avaient vu dans cette excursion vers ce lointain rivage qu’une occasion à saisir. Peut-être le corps du pauvre Honorius serait-il jeté à la mer, afin d’éviter un examen inopportun à Burdigala. Athalaric se débattit et se rapprocha d’Honorius. Le vieil homme, sa pauvre tête écrasée, niché dans les bras ruisselants de sang du Scythe, respirait encore. Il avait les yeux clos. — Maître ? Vous m’entendez ? Chose remarquable, les paupières d’Honorius palpitèrent. — Athalaric ? Ses yeux roulèrent vaguement dans leurs orbites. — Je l’ai entendu. Un immense craquement, comme si ma tête était une pomme dans laquelle mordait un méchant garçon… — Ne dites rien. — Tu as vu les os ? — Oui. — C’était un homme de l’aube, n’est-ce pas ? À la grande surprise d’Athalaric, le Scythe parla un latin lourdement accentué, mais compréhensible : — Un homme de l’aube. — Oui, soupira Honorius, en se cramponnant à la main d’Athalaric, si fort qu’il lui fit mal. Athalaric prit conscience du cercle silencieux qui s’était formé autour de lui. Les hommes de l’Est, les Goths, les Romains, tous sauf le Scythe et le Perse, étaient complices de ce meurtre. Honorius lâcha la main d’Athalaric, puis, dans un dernier frémissement, le vieil homme mourut. Le Scythe déposa doucement le corps d’Honorius sur les os qu’il avait découverts – les os du Neandertal, les os d’une créature appelée « Vieil Homme » – et la mare de sang s’enfonça lentement dans le sol crayeux. Le vent changea. Une brise marine chargée de sel s’engouffra dans la grotte. 16 Un rivage luxuriant § Darwin, Territoire du Nord, Australie, 2031 après J.-C. I À Rabaul, les événements se succédèrent avec une logique implacable, comme si la grande montagne volcanique et les poches de magma enfouies dans ses entrailles étaient une sorte d’immense machine géologique. Une première faille s’ouvrit dans le sol. Un vaste nuage de cendres monta dans un ciel noir de fumée, et des roches rouges, en fusion, jaillirent comme un geyser. Sous le panache de lave bouillonnait une masse de magma de cinq kilomètres de profondeur, et la pression exercée sur la fine croûte du volcan se révéla trop forte. À Darwin, les secousses empirèrent. C’était la fin du premier jour de la conférence. Les intervenants, revenant de dîner, s’installèrent au bar de l’hôtel. Assise dans un canapé, les pieds sur un pouf, Joan regardait de petits groupes de gens tremper leurs lèvres dans leur verre, allumer leur cigarette de marijuana et avaler leurs pilules, le tout en parlant avec animation. Les conférenciers étaient des caricatures d’universitaires, se dit Joan avec une tendresse exaspérée. Ils étaient habillés de toutes les façons possibles et imaginables, depuis les vestes d’un orange éclatant portées sur un pantalon vert vif, qui semblaient avoir la faveur des Européens d’Allemagne et du Bénélux, jusqu’aux sandales, tee-shirt et short du petit contingent de Californiens, en passant par quelques costumes ethniques arborés avec ostentation. Les universitaires avaient tendance à afficher une indifférence étudiée quant à leur tenue vestimentaire, mais dans leurs choix « inconscients » ils révélaient en réalité beaucoup plus de leur personnalité que les victimes de la mode, habillées de façon moins ostentatoire – les Alison Scott dont le monde était plein, par exemple. Quant au bar, c’était une tranche typique de la civilisation moderne, de la société de consommation, se dit Joan en voyant les murs intelligents bombarder de logos publicitaires, de dépêches d’agence et d’images de compétitions sportives un public qui ne s’entendait plus parler tellement il y avait de vacarme. Même les dessous de verre posés sur la table basse devant elle passaient en boucle des spots pour des marques de bière. Elle avait l’impression d’être immergée dans un bain de bruits assourdissants. C’était l’environnement dans lequel elle avait passé toute sa vie, hormis le calme évanoui des champs de fouilles de sa mère. Mais après cet intermède sinistre sur le tarmac de l’aéroport – le gémissement des réacteurs, les coups de feu dans le lointain, la grise réalité mécanique –, elle se sentait curieusement étrangère à tout ça. Ce morne rugissement continu avait quelque chose de réconfortant, et pourtant, à sa façon semblait-il irréversible, il lui vidait la tête de toute pensée. À présent, les images de plus en plus catastrophiques de l’éruption du Rabaul couvraient les murs du bar, chassant les actualités politiques ou sportives, et même une transmission en direct de la sonde martienne de Ian Maughan. Alice Sigurdardottir tendit un soda à Joan. — Ce jeune barman australien est un vrai canon, dit-elle. Ses dents et ses cheveux sont vraiment top. Si j’avais quarante ans de moins, j’hésiterais pas… — Tu crois que les gens ont peur ? demanda Joan en prenant une gorgée de soda. — De quoi ? De l’éruption ? Des terroristes ?… Ils ont peur et ils sont en même temps très excités. Mais ça pourrait changer. — Ouais. Écoute, Alice, fit Joan en se penchant vers elle. On ne nous a pas vraiment dit pourquoi la police a imposé un couvre-feu… Officiellement, les fumées du Rabaul, mélangées à celles des feux de forêt, un peu plus loin, composaient un cocktail légèrement toxique… Alice hocha la tête et les rides de son visage se creusèrent. — Laisse-moi deviner. Les quart-mondistes ? — Ils ont placé des bombes bactériologiques tout autour de l’hôtel. Enfin, c’est ce qu’il se dit. Le visage d’Alice afficha un dégoût exquis. — Seigneur ! C’est 2001 qui recommence. Elle sentit que Joan ne savait quoi penser. — Écoute, on ne va pas renoncer à cause de ces trous du cul. Il faut qu’on aille au bout de la conférence. — Nous sommes déjà sous pression, fit Joan en parcourant la pièce du regard. Il a fallu beaucoup de courage à la plupart des participants pour venir jusqu’ici. Nous sommes en danger depuis notre arrivée à l’aéroport. Si les gens ont vent de cette menace bactériologique… Peut-être que l’ambiance est trop bizarre, vois-tu, pour qu’on refasse le monde ce soir… Alice posa sa main sur celle de Joan ; sa paume était sèche et calleuse. — Et ça ne va pas aller en s’arrangeant. Quant à « refaire le monde », c’est bien de cela qu’il s’agit, justement. Elle tendit la main et prit le soda de Joan. — Debout, tout de suite. — Oh, Alice, fit Joan en riant. — Allez, debout ! Joan imagina Alice en train de taquiner l’un de ses timides étudiants, spécialisés dans l’étude des chimpanzés ou des babouins, en lui parlant des sombres dangers du bush. Mais elle s’exécuta. Elle enleva ses chaussures. Et avec l’aide d’Alice, elle grimpa sur l’une des tables basses. Elle avait vraiment l’impression de se ridiculiser. Sa conférence étant attaquée au sens propre du terme, comment pouvait-elle seulement penser qu’elle allait se dresser sur ses pattes de derrière et faire un speech à un public composé de gens comme elle sur la façon de sauver la planète ? Et pourtant, elle était bien là, et tous se tournaient vers elle. Elle tapa dans ses mains pour obtenir le silence. — Mesdames et messieurs, je vous prie de… de m’excuser, commença-t-elle en bafouillant. Mais je réclame toute votre attention, s’il vous plaît. Nous avons travaillé dur toute la journée, mais je crains de ne pouvoir vous lâcher comme ça… « Nous sommes ici pour parler de l’impact de l’homme sur le monde, au regard du contexte plus général de notre émergence dans l’évolution. Nous formons ici un groupe unique, interdisciplinaire, international, influent. Il est probable que personne au monde n’en sait plus que nous tous ici ce soir sur les raisons et la façon dont nous nous sommes fourrés dans ce merdier. Nous avons donc l’occasion – peut-être unique, probablement la dernière – de faire un peu plus que nous contenter d’en parler… « J’avais une autre idée derrière la tête, lorsque je vous ai demandé de venir. Je voudrais faire de cette soirée une session supplémentaire, unique en son genre. Si les choses se passent comme je l’espère, ce sera une session qui pourrait initier une toute nouvelle tendance. Un nouvel espoir. Elle se sentait confuse de ce langage aussi peu scientifique que possible, et elle remarqua les moues dubitatives et les haussements de sourcils de ses auditeurs. — Remplissez vos verres, vos flacons et vos tubes, trouvez un coin où vous asseoir, on va commencer… Et c’est ainsi, dans ce bar d’hôtel anonyme, alors que les participants à la conférence s’asseyaient sur des chaises qu’ils étaient allés chercher un peu partout, sur des tabourets et même sur les tables basses, qu’elle commença à leur parler de l’extinction de masse. — Même les paléontologues comme moi comprennent la coopération et la complexité, commença Joan avec un sourire. Papa Darwin lui-même, vers la fin de L’Origine des espèces, énonce une métaphore qui résume l’ensemble… Se sentant complètement idiote, elle tira un bout de papier de sa poche, et lut : — « Il est intéressant d’observer un rivage luxuriant, recouvert de nombreuses plantes de différentes espèces, où des oiseaux chantent dans les buissons, où divers insectes volettent en tous sens, où des vers rampent dans la terre humide, et de se dire que ces formes élaborées, si différentes les unes des autres, et qui dépendent les unes des autres d’une façon si complexe, ont toutes été produites par les lois qui agissent autour de nous…» Elle remit le papier dans sa poche. — Mais en ce moment précis, le rivage luxuriant a des problèmes. Vous n’avez pas besoin que je vous les énumère… Nous sommes à n’en pas douter au beau milieu d’une extinction de masse. Les données sont atterrantes. Nous aurons vu, de notre vivant, disparaître les derniers éléphants sauvages des savanes et des forêts. Plus d’éléphants ! Comment pourrons-nous jamais expliquer cela à nos petits-enfants ? Nous avons déjà perdu un quart des espèces qui vivaient en l’an 2000. Si nous continuons à ce rythme, nous aurons détruit avant la fin du siècle les deux tiers des espèces qui existaient en 1900. La gravité de la situation la classe déjà parmi les six plus grandes catastrophes de l’histoire de la Terre. « En attendant, le changement climatique provoqué par l’homme s’est déjà révélé beaucoup plus grave que tout ce qu’avaient prévu les savants, à l’exception notoire de quelques-uns. Les principales villes côtières d’Afrique, du Caire à Lagos, ont été partiellement ou totalement inondées, forçant des dizaines de millions de gens à l’exode. Le Bangladesh est presque entièrement sous les eaux. Sans les milliards de dollars investis dans la construction de barrages, la Floride serait un archipel à l’heure qu’il est. Et ainsi de suite. « Et tout ça, c’est de notre faute. Nous sommes devenus trop envahissants. Environ cinq pour cent des gens qui ont jamais vécu sur la planète sont actuellement vivants, alors que ce ratio n’atteint qu’un pour mille pour toutes les autres espèces. Conclusion : nous sommes en train de dépeupler la Terre. « Mais la question se pose encore maintenant : est-ce que c’est vraiment grave ? Même si on perd de jolis mammifères et des tas d’insectes dont tout le monde se fiche éperdument, cela a-t-il une quelconque importance ? Après tout, nous sommes encore là. « Oui, nous sommes encore là. Mais l’écosystème est une sorte d’immense machine de support-vie. Elle repose sur les interactions entre espèces, à toutes les échelles de la vie, des plus humbles filaments des champignons, qui permettent aux racines des plantes de survivre, aux cycles globaux universels de l’eau, de l’oxygène et du gaz carbonique. Le rivage luxuriant de Darwin, et comment ! Pourquoi la machine ne se détraque-t-elle pas ? Nous n’en savons rien. Quels sont ses composants les plus importants ? Nous n’en savons rien. Quels éléments pouvons-nous en soustraire sans risque ? Nous n’en savons rien non plus. Même si nous pouvions identifier et sauver les espèces indispensables à notre survie, nous ne saurions pas de quelles espèces elles-mêmes dépendent. Une chose est sûre : si nous continuons sur notre lancée, nous allons bientôt trouver les limites de résistance. « Il se peut que j’aie un a priori. Mais je pense que si nous devions mourir par suite de notre propre bêtise, là, ce serait grave. Parce que nous apportons au monde une chose qu’aucune autre créature ne lui a apportée au cours de sa longue histoire : un but conscient. En réfléchissant, nous pouvons trouver un moyen d’en sortir. « Alors ma question est : consciemment, de manière réfléchie, qu’allons-nous faire ? Elle marqua une pause, pleine de passion, indécise, debout sur sa table basse. Des gens hochaient la tête. D’autres avaient l’air de s’ennuyer ferme. Alison Scott fut la première à se lever, dépliant lentement ses grandes jambes. Joan retint son souffle. — Tu ne nous apprends rien de nouveau, Joan. La lente agonie de la biosphère, bah, que c’est banal ! Quel cliché ! Et je me dois de te faire remarquer que ce que nous avons fait était en réalité inévitable. Nous sommes des animaux, nous continuons à nous comporter comme des animaux, et c’est ce que nous ferons toujours. (Il y eut un grondement réprobateur dans l’assemblée.) D’autres animaux se sont entre-dévorés jusqu’à l’extinction, poursuivit-elle. Au XXe siècle, on a réintroduit le caribou dans une petite île de la mer de Béring. Une population initiale de vingt-neuf têtes est montée à six mille en vingt ans. Mais ils mangeaient des lichens à croissance lente, qui n’ont pas eu le temps de se remettre de cette prédation intensive… — Les caribous se fichent pas mal de l’écologie ! cria quelqu’un. — Nous n’avons jamais changé au cours de l’Histoire, reprit Scott, imperturbable. L’exemple des îles de Polynésie est bien connu. La ville de Pétra, au Moyen-Orient… Comme l’espérait Joan, l’auditoire s’atomisa illico en petits groupes de discussion : — … les gens du passé qui n’ont pas réussi à gérer leurs ressources n’étaient coupables que de ne pas avoir réussi à résoudre un problème écologique complexe… — … gérons déjà des flux d’énergie et de masses à une échelle comparable à celle des processus naturels. Maintenant, il faut que nous utilisions ces pouvoirs consciencieusement… — … mais le risque d’empiéter sur les fondamentaux d’une planète surpeuplée… — … toutes ces mesures technologiques seraient elles-mêmes fort coûteuses en énergie, et ne feraient qu’aggraver le problème du réchauffement de la planète… — … notre civilisation n’a pas de plan d’ensemble. Comment entendez-vous régler les problèmes financiers, culturels, éthiques, juridiques, politiques, qu’impliquent vos propositions ?… — … passé ma vie à écouter ce genre de conneries technocratiques. Qu’est-ce que c’est encore que ça ? Un énième truc de la NASA pour récolter de l’argent ?… — … que je l’emmerde, moi, l’écosystème. Qui a besoin de crapauds cornus ? Moi, je suis partant pour une simplification drastique. Tout ce qu’il faut, c’est aspirer le C02, réinjecter de l’oxygène et réguler la température. Je vois vraiment pas ce qu’il y a de… — … si je comprends bien, madame, vous voudriez vivre dans le monde de Blade Runner… Joan dut intervenir pour calmer le jeu : — Mesdames, messieurs, écoutez-moi, je vous prie… Ce qu’il nous faudrait, c’est une volonté commune, une mobilisation générale comme nous n’en avons jamais vu. Mais peut-être que nous n’avons pas encore trouvé la solution idéale. — Justement, dit Alison Scott en se relevant. Elle posa les mains sur les cheveux brillants, bleus et verts, de ses deux filles. — Le génie génétique à grande échelle est un rêve défunt du XXe siècle. La solution n’est pas là, dehors. C’est en nous qu’elle se trouve. Une hostilité grandissante accueillit cette déclaration. — Elle veut parler de bébés-éprouvette, comme ses deux petits monstres ! lâcha quelqu’un. — Je parle d’évolution ! rétorqua Scott. C’est ce qui arrive à une espèce, quand son environnement change. Tout au long de notre histoire, nous avons prouvé que nous étions une espèce remarquablement adaptable. Une femme se leva, noire, la soixantaine. Joan la connaissait : Evelyn Smith, l’une des plus brillantes biologistes évolutionnaires de son époque. — Il y a des dizaines de milliers d’années que la sélection naturelle n’agit pas sur les populations humaines, lâcha-t-elle froidement. Ceux qui prétendent le contraire prouvent qu’ils ne comprennent rien aux mécanismes fondamentaux. Nous combattons les processus de sélection qui sont à la base de l’évolution : nos armes ont éliminé les prédateurs, le développement a vaincu la famine, etc. Mais tout changera si la catastrophe qui nous pend au nez se produit. Dans ce cas, la sélection repartira de plus belle. D’ailleurs, c’est le sujet de ma conférence… Quelques protestations fusèrent, les gens recommencèrent à discuter entre eux : — C’est quoi, « la catastrophe qui nous pend au nez » ?… — … malgré tout son clinquant, notre société montre des symptômes de déréliction : inégalités croissantes, rendement déclinant de l’expansion économique, critères de l’éducation et du travail intellectuel partant à vau-l’eau… — … que la mort spirituelle est au bout. Même nous, les Américains, nous ne faisons que bavasser devant des totems – le drapeau, la Constitution, la démocratie – alors que nous abandonnons le pouvoir sur nos vies aux conglomérats, et que nous nous soûlons d’alcool et de mysticismes de pacotille. On a déjà vu ça. Le parallèle avec Rome est particulièrement… — … tous dans la même galère, d’un bout à l’autre de la planète. Si tout fout le camp, ça sera pour de bon, et on ne pourra rien y changer… — … pessimisme absurde, nous avons réussi de grandes choses dans le passé… — … tous les gisements et brûlé tout le charbon et le pétrole facile d’accès ; si nous nous écroulons, nous n’aurons plus rien à partir de quoi rebâtir… — Ce que je veux dire, fît obstinément Smith, c’est que nous n’avons peut-être plus beaucoup de temps devant nous. Ces paroles, prononcées d’une voix rauque, firent brièvement taire tout le monde. Joan sauta sur l’occasion : — Alors, dit-elle sèchement, j’imagine que si nous ne voulons pas revenir à l’époque où nous n’étions qu’une espèce animale parmi tant d’autres, il faut que nous reprenions ce merdier en main. Et je crois que nous avons un moyen d’y arriver. Elle se caressa distraitement le ventre, avec un sourire. — Un nouveau moyen. Mais un moyen que nous connaissons bien, depuis toujours… Un moyen de primate. Et elle commença à leur exposer sa vision. La civilisation humaine, selon Joan, avait été un moyen de s’adapter destiné à aider l’homme à survivre aux farouches changements de climat du pléistocène. Maintenant, par une sauvage ironie millénaire, cette civilisation était en train de régresser, provoquant des dégâts environnementaux encore plus drastiques. La civilisation, jadis si douée pour s’adapter, en était maintenant incapable. Il fallait réagir, et vite. — La vie n’est pas qu’une question de compétition, poursuivit-elle. C’est aussi une question de coopération. D’interdépendance. Et ça a toujours été le cas. Les premières cellules dépendaient de la coopération de bactéries plus simples. Il en allait de même pour les premiers systèmes écologiques, les stromatolites. Maintenant, nos vies sont tellement interdépendantes qu’il va bien falloir qu’elles se développent à l’avenir selon un projet commun… — Vous voulez parler de la globalisation. Et vous représentez quel conglomérat ? lâcha un participant. — Nous voilà revenus à Gaïa et à toute la ribambelle de déesses de la Terre, c’est ça ? surenchérit un autre. — Notre société globale, dit Joan, est maintenant tellement structurée qu’elle devient une sorte de holon : une entité unique, composite. Nous devons apprendre à nous voir de cette façon. Nous devons rebâtir, à partir de l’autre moitié de nos natures de primates, la partie qui n’est pas fondée sur la compétition et la xénophobie. Les primates coopèrent beaucoup plus qu’ils ne rivalisent entre eux. Les chimpanzés, les lémuriens sont comme ça ; les pithèques, l’Homo erectus et l’homme de Neandertal ont dû être comme ça ; en tout cas, c’est comme ça que nous sommes. L’interdépendance humaine est issue de notre histoire la plus profonde. Maintenant, sans que personne l’ait vraiment voulu, nous avons pris d’assaut la biosphère – et nous devons apprendre à la gérer ensemble. Alison Scott se leva une nouvelle fois. — Qu’est-ce que tu veux exactement, Joan ? — Un manifeste. Une déclaration. Une lettre signée de nous tous, adressée aux Nations unies. Nous devons initier un mouvement, démarrer quelque chose de nouveau. Nous devons montrer le chemin d’un avenir possible. Si nous ne le faisons pas, qui le fera ? — Hourra ! On va sauver le monde ! — Elle a raison. Gaïa ne sera pas notre mère, mais notre fille… — Qu’est-ce qui vous fait penser que des politiques voudront écouter une poignée de savants ? Ils ne l’ont jamais fait. Autant pisser dans un violon… — Ils nous écouteront si nous sommes assez convaincants, dit Evelyn Smith. Alice Sigurdardottir prit la parole : — Confucius a dit : « Ceux qui disent que ce n’est pas possible doivent laisser la place à ceux qui agissent. » Elle leva son petit poing fermé, dans une posture révolutionnaire. — Nous sommes encore des primates, et même plus que jamais. Pas vrai ? En dépit de quelques cris d’oiseaux, Joan crut discerner une réaction plus chaleureuse dans les visages qui l’entouraient. Ça va marcher, se dit-elle. Ce n’est qu’un début, mais ça va marcher. On peut encore tout arranger. Elle caressa son ventre. En réalité, elle avait raison : ça aurait pu marcher. Les pressions politiques et économiques auraient pu, de fait, induire une réceptivité plus forte que jamais chez ceux qui concentraient le pouvoir entre leurs mains. Les idées de Joan Useb auraient pu, de fait, montrer comment concilier les interconnexions offertes par la technologie et l’instinct de coopération profondément inscrit chez les primates. Et cela aurait même pu aller au-delà de la simple gestion de l’écologie. Après tout, aucune espèce n’avait eu, en quatre milliards d’années de vie sur Terre, le potentiel de s’unir à ce point. Avec le temps, l’approche de Joan aurait pu inspirer une percée cognitive aussi importante que celle qu’avait effectuée la génération de Mère. L’homme était devenu assez intelligent pour saccager sa planète. Maintenant, qu’on lui donne juste un petit peu plus de temps, et il pourrait se révéler assez intelligent pour la sauver. Juste un petit peu plus de temps. C’est alors que les lumières s’éteignirent. Il y eut des explosions, comme de gigantesques bruits de pas. Des gens poussèrent des hurlements, s’éparpillèrent en courant. Au même moment, dans tout Rabaul, les tremblements de terre s’étaient faits encore plus menaçants. Ils finirent par fendre le fond marin qui recouvrait la chambre magmatique du Rabaul. Le magma monta à la surface par les canaux, dont certains faisaient trois cents mètres de largeur. L’eau de l’océan qui s’engouffra dans ces galeries se changea instantanément en vapeur. Parallèlement, les autres gaz, le dioxyde de carbone et les composés sulfurés, furent dissous dans le magma par les pressions phénoménales des profondeurs – comme le C02 dans une bouteille de soda. Et voilà que la bouteille explosait et que les gaz sortaient en bouillonnant. Dans les chambres magmatiques, la pression monta de façon exponentielle. II L’éclairage de secours s’alluma, baignant la pièce d’une lueur froide. Le faux plafond de polystyrène avait volé en éclats, qui retombaient en pluie sur la foule paniquée. Joan vit Alison Scott empoigner ses deux filles et se blottir avec elles dans un coin. Le faux plafond, noir et crasseux, était plein de câbles et de conduits de ventilation. Des cordes de nylon descendirent dans l’air chargé de poussière de polystyrène. Des formes vêtues de noir qui se déplaçaient comme des araignées se laissèrent glisser sur le sol jonché de débris. Elles portaient des combinaisons ajustées, des cagoules de commando en polypropylène et des lunettes aux verres métallisés. Joan en compta cinq, six, sept… Des hommes, des femmes ? Elle n’aurait su le dire. Tous équipés de petites armes automatiques. Alice Sigurdardottir la tira par le bras pour l’obliger à descendre de la table. Mais elle résista, bien consciente d’être encore au centre de tout ; elle avait l’impression presque irrationnelle que les choses iraient en s’aggravant si elle succombait au chaos. L’un des intrus avait l’air d’être le chef. Dans le bar, les autres se regroupèrent autour de lui alors qu’il examinait la situation. Il, elle ? Non, il, se dit Joan. Le chef d’un tel groupe ne pouvait être qu’un homme. Deux des intrus restèrent avec lui, les quatre autres se précipitèrent vers les portes. Dos au mur, ils braquèrent leurs armes sur les conférenciers, qui se regroupèrent comme des moutons au centre de la pièce. Il n’y avait là qu’un seul membre du personnel de l’hôtel : le barman, le jeune Australien qui avait tapé dans l’œil d’Alice. Il était mince, avec des cheveux noirs, ondulés – au moins en partie aborigène, se dit Joan –, et il portait un nœud papillon et un gilet à paillettes. Avec un grand courage, il s’avança, les bras ouverts. — Écoutez, commença-t-il, je ne sais pas ce que vous voulez, mais si vous pouviez me laisser téléphoner à… Une des armes émit un bruit sourd, qui rappela étrangement la toux d’un léopard. Le garçon tomba à terre en se tortillant. Il y eut soudain une puanteur de merde, une odeur que Joan n’avait pas sentie depuis l’Afrique. Les conférenciers hurlèrent, reculèrent ou se figèrent, chacun cherchant à sa façon à se faire oublier du reste du monde. Et derrière tout cela, bizarrement, les images défilaient toujours sur les murs intelligents, des images incongrues du volcan de Nouvelle-Guinée et des robots-usines de Mars, des spots publicitaires pour de la bière, des drogues et des gadgets technologiques. Comme s’y attendait Joan, ayant effectué son meurtre symbolique, le chef s’approcha d’elle. Il tenait son arme sur le côté, le canon probablement encore brûlant. Son viseur était cousu directement sur sa cagoule. Cela ne manquait pas d’un certain style, c’était presque chic. Avant qu’il ait eu le temps de dire un mot, elle lança : — Vous avez peur de montrer votre figure ? Il eut un rire et ôta sa cagoule. C’était bien un « il », elle avait vu juste. Un Blanc aux yeux marron, le crâne rasé. Il avait peut-être vingt-cinq ans, sûrement pas beaucoup plus que le barman qu’il venait de descendre. Il la toisa, tentant de mesurer sa détermination. Ses coéquipiers enlevèrent aussi leur cagoule de commando. Ils avaient tous le crâne ostensiblement rasé. Il y avait quatre hommes, dont le chef, et trois femmes. — Vous êtes Pickersgill ? demanda Joan. Le chef éclata de rire. — Pickersgill n’existe pas. L’État policier totalitaire court après une chimère. Pickersgill est une vaste farce, très utile au demeurant. Il parlait l’anglais avec l’accent américain du Middle West, avec une désinence légèrement exotique ; c’était la forme d’anglais dominante de cette époque. Ce gamin pouvait venir de n’importe où. — Alors, qui êtes-vous ? — Moi, je m’appelle Elisha. — Et qu’est-ce que vous voulez, Elisha ? demanda prudemment Joan. — Ce n’est pas vous qui tenez les rênes, dit le gamin. Je vais vous dire ce que nous avons fait, docteur Joan Useb. Nous avons fait exploser les bombes bactériologiques. Joan en eut la chair de poule. — Vous êtes tous contaminés par la variole. Nous sommes tous contaminés. Sans traitement, d’ici quelques jours, nous serons tous morts. Si nous obtenons ce que nous voulons, nous survivrons peut-être tous. Mais nous sommes préparés à mourir pour ce en quoi nous croyons. Et vous ? Joan réfléchit. Puis : — Vous voulez la table ? Il fit quelques pas devant la table basse, en réfléchissant. Cette absurde petite table était le cœur du pouvoir dans le bar : bien sûr qu’il la voulait. — Oui. Descendez. Alice aida Joan à descendre. Elisha sauta agilement sur l’estrade improvisée de Joan et commença à aboyer des ordres à ses comparses dans une langue qui ressemblait à du suédois. — Comportement primate classique, murmura Alice. Hiérarchie dominée par les mâles. Paranoïa. Xénophobie à tendance schizophrène. Voilà ce que recouvre ce tombereau de conneries. — Mais ce n’est qu’en faisant gaffe à ce tombereau de conneries qu’on arrivera peut-être à s’en sortir… La voix de Joan fut couverte par un énorme bruit de battement d’aile, comme si un gigantesque ptérosaure s’apprêtait à se poser sur le toit de l’hôtel. Un hélicoptère, bien sûr, suspendu dans les airs. Une voix amplifiée par un haut-parleur fit vibrer les murs : la police. Les terroristes tirèrent plusieurs rafales vers le ciel, achevant d’émietter le plafond. Les conférenciers rentrèrent la tête dans les épaules en poussant des hurlements, ajoutant à la confusion que les tueurs espéraient justement créer, se dit Joan, les mains plaquées sur les oreilles. Lorsque la police cessa d’essayer de communiquer, les armes se turent. Joan se releva avec précaution, en s’époussetant. Elle était étrangement calme. Elle considéra Elisha, toujours perché sur son estrade, le visage empourpré, la respiration haletante, l’arme à l’épaule. — Vous n’avez aucune chance d’obtenir quoi que ce soit si vous refusez de parlementer. — Mais je n’ai aucun besoin de parler à la police, ou à leurs négociateurs, qui ne sont là que pour nous embrouiller. Pas tant que vous serez là, en mon pouvoir – vous, la tête autoproclamée de la nouvelle globalisation, de ce… holon. Alice poussa un soupir. — Pourquoi est-ce que j’ai l’impression qu’un mot aussi innocent va soudain servir à désigner un nouveau démon ? — Nous avons écouté votre magnifique discours, depuis le faux plafond… — Vous ne comprenez… commença Joan. Absolument rien. Mauvaise idée, se dit-elle, avant de continuer : — Je vous en prie, de quoi avez-vous à vous plaindre ? Il lui jeta un œil noir. Puis il descendit de la table. — Vous allez m’écouter, dit-il plus calmement. Je vous ai entendue parler de l’organisme dans lequel nous devrions bientôt nous fondre. Très bien. Mais n’importe quel organisme doit avoir une frontière. Et ceux qui sont de l’autre côté de la frontière ? Docteur Joan Useb, les trois cents personnes les plus riches de la planète possèdent autant que les trois milliards d’êtres humains les plus pauvres. Hors des bastions de l’élite, des régions pauvres sont réellement réduites en esclavage, des gens exploités pour leur travail et leur corps – ou des parties de leur corps. Comment faire comprendre leur misère à votre système nerveux global ? Elle réfléchit à toute allure. Tout ce qu’il disait paraissait avoir été appris par cœur. Ce qui n’était pas surprenant : c’était son grand moment, son quart d’heure de célébrité ; quoi qu’elle fasse, elle devait en tenir compte. Était-ce un étudiant ? Si c’était un colonialiste culturel attardé qui se payait un trip de culpabilité, elle pourrait peut-être trouver des failles dans son raisonnement. Mais c’était aussi un meurtrier, se rappela-t-elle aussitôt. Et il avait tué avec une réelle désinvolture, sans hésiter un seul instant. Elle se demanda à quoi il marchait. — Excusez-moi, fit une nouvelle voix. C’était Alison Scott. Elle était plantée devant Elisha, ses deux gamines terrifiées à ses côtés, les lumières vacillantes des murs arrachant à leurs cheveux bleus et verts d’absurdes reflets. Joan ressentit dans le bas-ventre un élancement douloureux, assez fort pour lui arracher un cri étouffé. Elle eut l’impression que les choses échappaient à tout contrôle. Elle se rendit compte que Bex la regardait d’un œil réprobateur. — Bex, ça va ? — Vous disiez que nous n’avions rien à craindre du Rabaul. Vous disiez que rien n’arriverait pendant notre séjour. Vous disiez que nous serions en sûreté. — Je regrette, vraiment… Alison, asseyez-vous, je vous en prie. Vous ne pouvez rien faire, ici. Scott l’ignora : — Écoutez, qui que vous soyez, quoi que vous vouliez, nous crevons de chaud, nous sommes fatigués, nous avons soif, nous commençons déjà à nous sentir mal… — Ridicule, fit Elisha d’un ton égal. C’est psychosomatique. Vous êtes une hystérique. Scott montra les dents. — Votre psychanalyse de bazar, vous pouvez vous la mettre où je pense ! J’exige que… — Vous exigez, vous exigez, bla, bla, bla… Il s’approcha de Scott. Elle ne bougea pas, serrant étroitement ses filles contre elle. Elisha passa la main dans les cheveux turquoise de Bex, les tira gentiment, les frotta entre ses doigts. — Enrichissement génétique, dit-il. — Laissez-la, siffla Scott. — Elles sont belles, on dirait des poupées. Il fit glisser sa main des cheveux de Bex à son épaule, referma ses doigts sur un petit sein. Bex poussa un jappement. Scott la blottit contre elle. — Elle n’a que quatorze ans… — Vous savez ce qu’ils font, docteur Useb, ces généticiens ? fit le tueur en se tournant vers Joan. Ils fichent un chromosome complet en plus dans leurs gamins, un chromosome supplémentaire plein de gènes désirables. Mais en dehors des cheveux et des dents, vous savez ce que fait ce chromosome supplémentaire ? Il empêche ces enfants parfaits de se reproduire avec nous, les Homo sapiens à l’ancienne, non améliorés. Quelle plus formidable barrière de l’exclusion pourrait-on imaginer ? Aujourd’hui, les riches vont jusqu’à se positionner en tant qu’espèce différente. Distraitement, comme s’il cueillait un fruit de sa branche, il arracha Bex à l’étreinte de sa mère. L’une des terroristes retint Scott. Elisha déchira le chemisier de la jeune fille, exposant son soutien-gorge de dentelle. Bex ferma les yeux ; elle murmurait quelque chose, une chanson, ou un poème. — Elisha, par pitié… Joan éprouva une vive douleur dans le ventre, sentit un liquide couler entre ses jambes. Elle se plia en deux. Oh non, seigneur, pas maintenant. Pas maintenant ! Soudain, elle vit Alice près d’elle. — Pas de panique. Assieds-toi. Les images des murs étaient en train de changer. Joan y voyait trouble, mais elle eut l’impression qu’il y avait beaucoup plus d’orange, de noir et de gris. Alice souriait, un sourire sans joie, comme celui d’une tête de mort. — C’est encore le Rabaul. Quel timing ! Elisha avait pris la fille par les poignets et relevait ses bras au-dessus de sa tête. — Allons, Elisha, dit Joan rapidement. Vous n’êtes pas venu là pour ça, si ? — Ah non ? — Si tout ce que vous voulez faire c’est baiser, prenez-moi, fit Scott d’un ton sinistre. — Pour quoi faire ? répliqua Elisha. Ce n’est pas l’acte qui compte, mais le symbole, vous comprenez ? C’est la première fois depuis l’extinction de l’homme de Neandertal qu’il y a deux espèces humaines distinctes dans le monde. (Il baissa les yeux sur la fille.) Est-ce que c’est du viol quand c’est fait entre deux espèces différentes ? Les portes explosèrent. Il y eut des cris, des cavalcades, des crépitements d’armes à feu. Des petites boules noires furent projetées dans la pièce et éclatèrent. Une fumée blanche se répandit dans l’air. Joan chercha les terroristes du regard, essaya de les compter. Deux d’entre eux étaient tombés dès que les portes avaient explosé. Deux autres couraient en tirant des rafales de mitraillette. Ils tombèrent sous ses yeux, comme des marionnettes dont on aurait coupé les fils. La plupart des conférenciers étaient couchés par terre ou s’étaient réfugiés sous les meubles. Deux, trois, quatre avaient l’air d’être blessés : elle vit des formes inertes dans la fumée, des éclaboussures de sang rouge dans la grisaille générale. Une nouvelle onde de douleur parcourut son abdomen. Elisha se planta devant elle. Il souriait. Il tenait un cordon noir, qui partait de sa ceinture. Au moins, il avait lâché Bex. La fille recula dans les bras de sa mère. — Elisha, vous n’avez pas besoin de mourir… Son sourire s’élargit. — Partout sur la planète, cinq cents des nôtres sont sur le point de faire la même chose que moi. Alice tendit vaguement la main vers lui. — Ne faites pas ça, pour l’amour du ciel… — Vous ne serez pas blessée, dit-il en remettant sa cagoule. Je mourrai comme j’ai vécu. Sans visage. — Elisha ! s’écria Joan. Il tira sur le cordon comme s’il démarrait un moteur à essence. Il y eut un éclair autour de sa taille, une ceinture de lumière évanescente. Puis la partie supérieure de son corps bascula vers l’arrière. Alors que les deux morceaux de ce qu’il avait été tombaient à terre, tranchés net, il y eut une puanteur de sang, la puanteur acide des sucs gastriques. — Mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu, répétait Alice, cramponnée à Joan. La fumée s’épaississait, masquant tout, et Joan se mit à tousser comme une fumeuse au long cours. C’est alors que la douleur revint, envahissant son abdomen et refluant vers son dos. Joan s’accrocha à Alice. — Il ne t’était jamais passé par la tête que le suicide collectif n’était pas un métier d’avenir ?! — Pour l’amour du ciel… Joan… — Je veux dire, le suicide individuel peut parfois se justifier, d’un point de vue biologique. Parfois, le suicide d’un individu permet au groupe de survivre. Mais comment expliquer, d’un point de vue biologique, le suicide de tout un groupe ? Certes, il faut bien agir conformément à ses croyances, mais il y a des limites. Autrement, ça ne durerait pas. Cela dit, il arrive que ça déraille… — Nous sommes dingues. C’est ce que tu essayes de dire ? Nous sommes tous dingues. Je suis d’accord. — Madame, venez avec moi s’il vous plaît. Une ombre, devant elle. Une sorte de soldat en combinaison spatiale se pencha sur elle. La douleur la traversa de nouveau, éteignant toute pensée organisée. Elle s’effondra dans les bras d’Alice Sigurdardottir. Elle entendit une explosion. Elle pensa que c’était encore une autre intervention de la police ou de l’armée. Elle se trompait. C’était le Rabaul. Quand la mer s’était engouffrée dans la chambre magmatique, l’explosion était devenue inévitable. Des bombes de lave en fusion montèrent dans le ciel, à une altitude de cinquante kilomètres, à une vitesse supérieure à celle du son. La lave se divisa en fragments solidifiés, d’une taille allant de la particule de cendre au bloc d’un mètre, auxquels étaient mêlées des roches de la montagne fracassée. Ces blocs de roche avaient été projetés bien au-dessus des nuages les plus hauts, bien au-dessus des avions et des dirigeables, bien au-dessus de la couche d’ozone, des fragments du Rabaul se mélangeant aux météorites, brûlant brièvement d’une lumière éclatante. Le ciel était noir de cailloux. Au niveau du sol, l’onde de choc rayonna à une vitesse supérieure à deux fois la vitesse du son à partir de la caldeira fracassée. On n’entendit rien jusqu’à ce qu’elle frappe, aplatissant tout sur son passage, les maisons, les temples, les arbres, les ponts. Lorsqu’elle passait, l’énergie se perdait dans l’air, le comprimant et l’élevant à des températures incroyables. Tout ce qui pouvait brûler s’embrasa. Les gens virent arriver l’onde de choc, mais ils ne l’entendirent pas. De toute façon, ils n’auraient pas eu le temps de fuir. Ils se transformèrent en torches humaines et disparurent, comme des aiguilles de pin dans un feu de joie. Et ce n’étaient que les hors-d’œuvre. Des soldats en combinaison spatiale emmenèrent Joan comme un paquet hors du bar plein de fumée, hors de l’hôtel, et la déposèrent dehors. Elle fut placée sur un brancard qui fut emporté à toute allure. Autour d’elle, ce n’était qu’un blizzard de mouvements, de gens courant en tous sens, de voitures démarrant en trombe, d’hélicoptères sillonnant l’air entre le tarmac et le ciel orange. Ils l’engouffrèrent à l’arrière d’un van. Une ambulance ? La civière glissa dans le véhicule, le long d’une sorte d’étroite couchette. Il y avait un matériel rudimentaire sur les parois, rien qui bourdonne ou qui fasse bip, rien à voir avec le matériel des séries médicales auxquelles elle était accro, jadis. Elle leva la main, l’agita dans l’air. — Alice ? Alice lui prit la main. — Je suis là, Joan. — Je me sens comme un amphibien, Alice. Je nage dans le sang et la pisse, mais je respire l’air de la civilisation. Pourtant, je ne me sens appartenir à aucun de ces deux mondes… Le visage d’Alice apparut au-dessus d’elle, les traits tirés, hagards, effrayés. — Quoi ? Qu’est-ce que tu racontes ? — Quelle heure est-il ? — Joan. Économise ta salive. Crois-moi, j’ai vécu ça, tu vas en avoir besoin. — C’est le jour ou la nuit ? Je ne sais plus. On ne voit rien, dans le ciel. — J’ai cassé ma montre. Je crois que c’est la nuit. Quelqu’un s’occupait de ses jambes – découpait ses vêtements ? L’ambulance démarra brusquement et elle entendit le gémissement lointain d’une sirène, comme un animal perdu dans la brume. Elle ne voyait que le plafond dénudé du véhicule, peint d’une couleur sinistre, ces petits bouts de matériel auquel elle ne comprenait rien, et le visage tendu d’Alice. — Écoute, Alice… — Je suis là. — Je ne t’ai jamais raconté la véritable histoire de ma famille. — Attends, Joan… — Si je ne m’en sors pas, fit-elle d’une voix sèche, je veux que tu dises à ma fille d’où elle vient. Alice hocha sobrement la tête. — Vous êtes arrivés en Amérique en tant qu’esclaves. — Mon arrière-grand-père a reconstitué notre histoire. Nous venons de ce qui est maintenant la Namibie, pas loin de Windhoek. Nous étions des San, ce qu’on appelait des « bushmen ». On a failli être rayés de la carte par les Bantous, et à l’époque coloniale on nous exterminait comme de la vermine. Mais nous avons gardé une certaine identité culturelle. — Joan… — Alice, les études sur la fréquence des gènes montrent que l’ADN de la lignée féminine chez les San est plus diversifié que chez n’importe quelle autre lignée au monde. Ça implique que les gènes san ont traîné en Afrique du Sud beaucoup plus longtemps que n’importe quels autres gènes, partout ailleurs sur Terre. Les descendants des San sont à peu près les plus proches descendants de notre ancêtre commune, notre Ève mitochondriale. Alice eut un hochement de tête. — Je comprends. Ça fait de ton enfant l’un des plus jeunes représentants de la planète, et en même temps l’un des plus vieux. Je te promets de le lui dire, fit-elle en lui prenant la main. La douleur revenait par vagues, maintenant. Elle avait l’impression que son esprit se dissolvait ; elle devait faire un effort pour réfléchir. — Tu sais, les naissances humaines normales sont statistiquement plus nombreuses la nuit. Une ancienne caractéristique des primates. Il vaut mieux mettre son enfant au monde dans la sécurité du nid, dans les arbres. — Joan… — Laisse-moi parler, merde ! Parler calme la douleur. — Les drogues calment la douleur. — Ouch ! Cette douleur-là était différente. Y a-t-il une sage-femme, dans ce putain de véhicule ? — Ce sont tous de très bons infirmiers. Tu n’as rien à craindre. — Je crois que ma fille a hâte de voir l’intérieur de cette ambulance de merde. — Bon, t’as suivi les cours. Respire. Pousse. Elle commença à faire le petit chien, ouf, ouf, ouf… Alice jetait des coups d’œil vers son entrejambe. — Tout va très bien. — Même si j’ai le bassin d’une australopithèque. — Tu es vraiment une chieuse, Joan Useb. — Tu peux le dire ! — Elle arrive, elle arrive ! Les os du crâne et les articulations du bébé Homo sapiens étaient souples, capables de se déformer sous la pression subie lors du passage par la filière pelvigénitale. Et il pouvait supporter la privation d’oxygène jusqu’au moment de l’expulsion. Les derniers instants précédant la naissance constituaient la transformation physique la plus extrême qu’il subirait jusqu’à l’heure de sa mort. Mais le corps du bébé nageait dans les opiacés et les analgésiques naturels. Il n’éprouva pas de réelle souffrance, juste une continuation du long rêve utérin dans lequel son identité, son moi, s’était graduellement constituée. Un infirmier en combinaison spatiale prit l’enfant de Joan, lui souffla dans les narines et lui donna une tape sur les fesses. Un vagissement de bon augure retentit dans l’ambulance. Le petit bout de chair sanguinolent fut aussitôt enveloppé dans une couverture et tendu à Joan. Joan, épuisée, émerveillée, caressa la joue de sa fille. L’enfant tourna la tête et remua les lèvres, cherchant quelque chose à téter. Alice la regardait en souriant, transpirant et épuisée elle aussi, avec la fierté de n’importe quelle tante. — Seigneur, regarde-la ! Elle communique déjà avec nous, à sa façon. Elle est déjà humaine. — Je crois qu’elle a envie de téter. Mais je n’ai pas encore de lait, n’est-ce pas ? — Laisse-la téter quand même, conseilla Alice. Ça stimulera la sécrétion d’ocytocine de ton organisme. C’est alors que Joan se rappela les cours d’accouchement sans douleur. — Ce qui provoquera la contraction de mon utérus, réduira le saignement et facilitera l’expulsion du placenta… — Vous en faites pas pour ça, dit une combinaison spatiale. On vous a déjà injecté quelque chose. Joan laissa l’enfant lui lécher le sein. — Regarde ça. Elle cherche à attraper. Et elle fait des mouvements avec ses pieds, comme pour marcher. Je sens ses petits pieds… — Si tu avais la poitrine velue, elle pourrait probablement supporter son propre poids, et peut-être ramper sur toi. Et si tu bougeais très vite, elle se cramponnerait encore plus fermement. — Au cas où j’aurais envie de bondir dans les arbres… Regarde, elle s’endort ! — Encore vingt minutes et elle te tire la langue ! Joan avait l’impression de flotter, comme si rien n’était réel – sauf le petit bout de chou qu’elle avait dans les bras. — Je sais que tout ça est inné. Je sais que je suis en train d’être reprogrammée pour ne pas balancer par la fenêtre cette horreur visqueuse. Et pourtant, et pourtant… Alice posa la main sur l’épaule de Joan. — Et pourtant, c’est ce à quoi ta vie te destinait, seulement tu ne le savais pas. — Oui. Il y eut un bip. Alice sortit un téléphone de sa poche. Le cadran était illuminé d’images vives, brillantes, fluctuantes. Une combinaison spatiale murmura à Joan : — Nous arrivons à l’hôpital. N’ayez pas peur. L’entrée est sécurisée. Joan serra son bébé dans ses bras. — Et c’est ainsi que Lucy, après être passée par un long tunnel noir, va entrer dans un autre. La combinaison spatiale hésita : — Lucy ? — C’est un nom tout trouvé pour une petite primate, non ? Alice se força à sourire. — Joan, tu n’es pas la seule à avoir accouché, ce soir. — Hein ? — Le robot de Ian Maughan, sur Mars… il a réussi à construire une réplique de lui-même parfaitement viable… Il s’est reproduit ! Et d’après son message, le papa est très heureux ! — Ce n’était que ça, ton texto ? — Tu sais comment ils sont. Le reste du monde peut partir en couilles, tant que leur dernier gadget continue de marcher… Oh ! Ces putains de quart-mondistes ont tué la chimère d’Alison Scott. J’imagine que pour eux c’était une abomination. Je me demande ce qu’elle en pensait. — Je suppose qu’elle n’aspirait qu’à vivre en paix, comme tout le monde. Joan baissa les yeux sur son nouveau-né. Un monde venait de commencer, quelques battements de cœur plus tôt. Alors qu’un autre était en train de finir. — C’est pas passé loin, hein, Alice ? La conférence, le manifeste, ça aurait pu marcher, pas vrai ? — Oui, je le crois. — Nous avons manqué de temps, c’est tout. — Oui. De temps et de chance. Mais il ne faut pas perdre espoir, Joan. — Non. Il ne faut jamais perdre espoir. L’ambulance s’arrêta dans un grand bruit de ferraille. Les portes s’ouvrirent à la volée, un air plus froid s’engouffra à l’intérieur. D’autres combinaisons spatiales grouillèrent autour d’elles, repoussant Alice, essayant de mettre Joan sur un chariot. Ils tentèrent de lui prendre son bébé, mais elle refusa de le lâcher. Les géologues savaient depuis un moment déjà qu’il y avait trop longtemps que la Terre n’avait pas connu d’incident volcanique majeur. L’éruption du Rabaul en 2031 n’était pas la pire que le monde ait connue, pas même depuis qu’on tenait la chronique des éruptions volcaniques. Pourtant, elle avait été bien plus importante que celle du Pinatubo, aux Philippines, en 1991 – éruption qui avait fait baisser la température moyenne de la Terre d’un demi-degré. Elle était pire, même, que l’explosion du Tambora, en Indonésie, en 1815, qui avait provoqué « l’année sans été » en Amérique et en Europe. Le Rabaul était le plus grand événement volcanique depuis le VIe siècle après Jésus-Christ, et l’un des plus cataclysmiques des cinq mille dernières années. Le Rabaul, c’était vraiment quelque chose… Les changements climatiques n’étaient pas toujours lents ou proportionnels à leur cause. La Terre était encline à des modifications aussi soudaines que drastiques, de climat et d’écologie, basculant d’un état stable à l’autre. Les perturbations, même modestes, pouvaient être magnifiées. Le Rabaul était une perturbation de ce genre. Et elle ne serait pas modeste. Ce n’était pas seulement la faute du Rabaul. Le volcan n’avait été que la goutte d’eau qui avait fait déborder le vase. L’extraordinaire pullulement de l’humanité avait tendu la situation au point de rupture. Ce n’était même pas la malchance. Si ce n’avait pas été le Rabaul, ç’aurait été un autre volcan, un tremblement de terre, un astéroïde, ou un autre putain de truc. Mais alors que les systèmes naturels de la planète rendaient l’âme les uns après les autres, l’homme découvrait en fin de compte qu’il n’était qu’un animal imbriqué dans un écosystème. Et comme celui-ci mourait, l’homme en faisait autant. Pendant ce temps, sur Mars, les robots continuaient leur labeur. Ils changeaient patiemment la lumière du maigre soleil, la poussière rouge et le gaz carbonique de l’atmosphère en usines, lesquelles produisaient à leur tour des copies des robots eux-mêmes, avec leurs pattes articulées, les capteurs solaires de leur carapace, leur petit cerveau de silicone. Les robots transmettaient des nouvelles de leurs activités à leurs géniteurs, sur Terre. Ils ne recevaient pas de réponse, mais n’en poursuivaient pas moins le travail. Sous le ciel orange mécanique de Mars, les générations se succédèrent à toute allure. Évidemment, aucune réplication biologique ou mécanique ne serait jamais parfaite, certaines variantes marchaient mieux que d’autres. Les robots étaient en réalité programmés pour apprendre – pour conserver ce qui marchait, et éliminer ce qui ne marchait pas. Les faibles mouraient. Les forts survivaient. Et transmettaient leurs nouvelles caractéristiques à la génération métallique suivante. C’est ainsi que la variation et la sélection avaient commencé à opérer. Et les robots continuèrent à trimer, jusqu’à ce que les anciens fonds marins et les canyons étincellent littéralement, couverts de carapaces d’insectes métalliques. TROISIÈME PARTIE Les descendants 17 Les longues ombres sur le sol § Date et lieu inconnus I Se réveiller d’un froid sommeil n’avait rien à voir avec se réveiller dans son lit, à côté de sa femme. Cela ressemblait plus à émerger d’une immersion prolongée dans une cuve de mélasse mortifère. C’est alors que quelque chose apparut dans la brume, un cercle de plus en plus large de lumière centré sur un visage flou. Le visage était celui d’Ahmed, le C.B. – le commandant de bord –, et non celui du C.P. – le chef de patrouille. Ce fut le premier signe pour Snowy que quelque chose n’allait pas. Ahmed demandait, pour la centième fois peut-être : — Ça va ? Tout va bien ? Avant de recevoir ses injections, Snowy avait répété la façon dont il lui faudrait répondre au signal du réveil. Il sourit, dressa le médius de la main droite. — Tout atterrissage dont on se sort est un atterrissage réussi. Il avait la voix râpeuse et la bouche aussi sèche que le désert. — Attends d’essayer de marcher, tête de nœud, dit Ahmed d’un ton sinistre. — Où est le Gueulard ? Il parlait de Robert Madd, le C.P. de l’unité, qui s’était retrouvé affublé du surnom le moins commun dans toute la Royal Navy. — On verra ça plus tard, dit Ahmed. Il s’éloigna, laissant Snowy face aux parois de métal de la Fosse. Il lança une ration de survie sur le lit. — Sors de là. Viens m’aider avec les autres. Snowy – Robert Wayne Snow, trente et un ans – était lieutenant dans la British Royal Navy, et c’était une raison suffisante pour obéir à cet ordre étrange. Il se releva tant bien que mal. La Fosse était un cylindre de métal sombre dont les parois étaient entièrement nues, à l’exception de quelques capteurs et instruments divers. La lumière venait de néons à basse tension qui projetaient une lueur malsaine sur toute chose. Les instruments étaient tous morts et les écrans étaient vides. On se serait cru dans un bidon d’huile. Et la Fosse était pleine de couchettes, une vingtaine, superposées. Des carapaces en plastique recouvraient les lits. Ahmed arpentait la pièce, ouvrait les carapaces les unes après les autres et en refermait la plupart. Snowy était nu comme un ver, mais il n’avait pas froid. Il ramassa sa ration de survie. Un emballage transparent, scellé sous vide, qui contenait de la banane séchée, du chocolat et d’autres friandises. Il le déchira à l’aide des seuls outils à sa disposition : ses dents. Le sachet claqua et se remplit d’air en sifflant. Il le vida sur son lit et se fourra un morceau de banane dans la bouche. Il était aussi épuisé que s’il avait couru un marathon. Il avait été plongé en cryosomnie à deux reprises déjà, aux fins d’évaluation et d’entraînement, mais jamais plus d’une semaine. L’une des particularités de ce procédé était qu’on n’avait jamais froid mais qu’on se réveillait avec une faim de loup : ça venait du fait que le corps consumait lentement ses réserves afin de rester en vie ; enfin, c’était ce que racontaient les toubibs. Il y avait quelque chose de bizarre, dans sa couchette. Il voyait bien l’endroit où il avait été allongé – son corps y avait laissé une empreinte des plus nettes, comme dans l’abominable scène du lit de la mère morte dans Psychose. Il tapota le matelas. Il était dur et bosselé. Surtout, quand il les toucha, ses draps s’effritèrent comme des bandelettes de momie. Il éprouva une angoisse de plus en plus profonde. Ahmed aidait une fille d’une des couchettes supérieures. Elle s’appelait June, mais tout le monde préférait l’appeler Moon. Elle était plutôt mignonne, avec ou sans vêtements ; mais là, toute nue, elle avait l’air fragile, voire malade, et Snowy éprouva aussitôt le besoin de l’aider alors qu’elle descendait maladroitement de sa couchette, tiquant lorsque sa peau nue entra en contact avec le métal. Moon une fois réveillée, Snowy commença à reprendre ses esprits. Il glissa une main sous sa couchette à la recherche de ses vêtements… … le sol était de travers. Il se redressa, espérant que ses idées allaient se remettre en place. Mais le sol nu paraissait toujours de guingois. Les lignes verticales des montants des couchettes semblaient avoir été tracées par un ivrogne. C’est pas bon, ça, se dit-il. Quoi que ce fût, ce qui avait fait basculer cette Fosse d’une centaine de tonnes ne pouvait pas avoir grand-chose de rassurant. Il fouilla à nouveau sous son lit. La boîte en carton qui contenait ses vêtements n’y était plus. Ses vêtements étaient bien là, mais en tas. Et quand il les ramassa, le tissu s’effrita, exactement comme les draps de son lit. — Laisse tomber ! lui cria Ahmed, qui l’avait regardé faire. Va plutôt chercher ta combinaison. On dirait qu’elles ont tenu. — Tenu ? — Grâce au plastique, je suppose. Snowy s’exécuta. Il apparut que ses bottes étaient intactes, elles aussi, ayant été faites dans une sorte de matériau artificiel imputrescible, mais il n’avait plus de chaussettes, pas l’ombre d’une. Ce qui était un vrai problème. Snowy aida Moon à s’alimenter pendant qu’Ahmed continuait sa patrouille. Les décongelés s’assemblèrent en cercle, assis sur la rangée inférieure des couchettes. Ils n’étaient que cinq. Cinq sur la vingtaine de personnes qui s’étaient trouvées là. Snowy, Ahmed, Sidewise, la fille appelée Moon et un jeune pilote nommé Bonner. Ils restèrent un moment sans rien dire, le temps d’engloutir un peu de banane, de chocolat, et de vider quelques bonbonnes d’eau. Snowy savait que c’était une bonne idée. Quand on se retrouvait paumé dans une situation inédite, c’était toujours bien de prendre un peu le temps de s’asseoir, d’écouter, de réfléchir, de se faire à la nouvelle situation. Snowy avait pressé Ahmed de questions au sujet du C.P. Ahmed le lui avait montré : le corps de Madd le Gueulard était tout ratatiné et recroquevillé sur lui-même, littéralement momifié. De la peau racornie sur des os. Les autres – quatorze en tout – étaient dans le même état. Sidewise, comme il fallait s’y attendre, ne put s’empêcher de faire des commentaires. Sidewise était un officier de la RAF, chargé des opérations. C’était un homme tendu, au regard intense. Il avait gagné son surnom à cause de l’habitude qu’il avait de faire des mouvements de côté, comme les crabes, quand il se retrouvait sur la piste de danse. Pour le moment, il se contentait de regarder tour à tour chacun des membres du petit groupe. — Putain de bordel ! dit-il à Snowy. Chapeau pour la marge d’erreur ! — Ta gueule ! cracha Ahmed. — Alors, quel était le tally, aujourd’hui ? demanda Bonner. Tally – tally-ho – désignait dans le jargon du métier le signal du réveil. — Il n’y en a pas eu, répondit Ahmed, abruptement. — S’il n’y a pas eu de tally, qu’est-ce qui nous a réveillés ? Ahmed eut un haussement d’épaules. — Peut-être que la Fosse dispose d’une sorte de réveil automatique. Ou alors peut-être que quelque chose s’est détraqué, et c’est ce qui nous a réveillés. Bonner était un jeune gars d’allure avenante, même si l’une des épidémies de peste génétique l’avait rendu imberbe des pieds à la tête. Il passa une main sur son crâne lisse. Il avait un accent vaguement gallois. — On est peut-être allés un peu trop loin. La Fosse était censée servir à cryoniser des graines, des embryons d’animaux et d’autres trucs. C’était une garantie contre l’extinction de masse. Ça n’avait jamais été prévu pour les êtres humains… — En tout cas, pas des êtres humains comme toi, Bonner, répondit Snowy. C’est peut-être tes pets qui ont fait sauter les joints. Ce semblant d’humour graveleux parut détendre le groupe, ainsi que Snowy l’avait espéré. — Cette Fosse a peut-être été conçue à l’origine pour les embryons d’éléphant ou ce que vous voulez, mais elle était évaluée par et pour des hommes. Nous avons tous assisté à des conférences sur les consignes de sécurité et sur la fiabilité des systèmes. — D’accord, répondit Sidewise. Mais il est dans la nature des systèmes de se planter, si bien conçus et construits qu’ils soient. Ce n’est qu’une question de temps. Cela les plongea tous dans un silence sépulcral. Puis Sidewise dit : — Est-ce que quelqu’un a une idée de la date ? La plupart des instruments de la Fosse ne marchaient plus. Mais il y avait une horloge mécanique de secours qui fonctionnait grâce à un réseau de racines géothermiques profondément enfoncées dans le sol. Avant de plonger dans leur sommeil glacé, on leur avait montré la façon dont l’horloge fonctionnait – les rouages de diamant qui ne gripperaient jamais, et les cadrans qui mesuraient la durée impensable de cinquante ans. C’était un grossier stratagème psychologique destiné à les rassurer : peu importait ce qui pouvait se passer à la surface, peu importait ce qui pouvait arriver à l’extérieur, ou merder dans la Fosse, de toute façon, ils auraient l’heure. Et Snowy, tout comme les autres, pouvait voir que leur horloge n’avait plus assez de chiffres pour donner la date et l’heure. Snowy pensa à sa femme, Clara. Elle était enceinte quand il avait sombré dans le sommeil glacé. Cinquante ans ? L’enfant avait dû naître, grandir. Il devait avoir des enfants, à présent. Peut-être même des petits-enfants. Non. Il chassa cette pensée. Cela n’avait aucun sens ; on ne pouvait pas vivre une vie d’homme avec un trou de cinquante ans pile au milieu. Sidewise discourait toujours : — … au moins cinquante ans. Combien de temps pensez-vous qu’il a fallu au corps du Gueulard pour se momifier comme ça, pour que tous nos vêtements moisissent ? C’était bien ça, le problème, avec Sidewise, se dit Snowy. Il n’avait jamais peur de dire tout haut ce que les autres pensaient tout bas. — Ça suffit ! lança Ahmed. C’était un petit bonhomme trapu, massif. — Le Gueulard est mort. C’est moi le plus ancien, ici. C’est moi le responsable. Il les dévisagea tous un à un. — Y a quelqu’un qu’est pas content ? Moon et Bonner semblaient plongés dans leurs pensées. Quant à Sidewise, il avait un sourire étrange, comme s’il avait compris quelque chose qu’il gardait pour lui-même. Snowy haussa les épaules. Il savait qu’Ahmed avait servi comme chef de quart, l’équivalent dans la Navy d’un sergent-major. Snowy considérait qu’il était compétent, étrangement réfléchi, mais qu’il manquait d’expérience. Soit dit en passant, il n’était pas assez populaire pour avoir mérité un surnom. Mais il n’y avait personne de mieux qualifié ici que lui, indépendamment du rang. — Chef, m’est avis que c’est très bien comme ça. Ahmed lui jeta un regard reconnaissant. — Très bien. Écoutez, on n’a pas eu de tally. En fait, on n’a eu aucun contact avec l’extérieur. Je ne peux même pas vous dire depuis combien de temps on n’a pas eu de contact de quelque espèce que ce soit. Il y a trop de systèmes en rade. — Alors, on ne sait absolument pas ce qui s’est passé dehors ? demanda Moon. — Dis-nous ce qu’il faut faire ! lança sèchement Snowy. — Voici ce que je propose : il faut sortir. On n’a pas besoin d’équipement de protection. Il y a suffisamment de capteurs externes en état de marche pour nous dire que c’est inutile. Tant mieux, se dit Snowy. Il n’aurait pas aimé avoir à se reposer sur sa combinaison NBC pour se protéger si elle avait subi les mêmes féroces effets du vieillissement que ses autres vêtements. Ahmed tira une malle en fer de sous une des couchettes. À l’intérieur il y avait des pistolets, des Walther PPK, empaquetés dans des sacs en plastique remplis d’huile. — J’en ai déjà vérifié un. On pourra essayer de tirer avec, dehors. Il les leur distribua. Snowy ouvrit le sac, nettoya le pistolet à l’aide de petits bouts de draps en charpie et glissa cette masse rassurante à sa ceinture. Il passa en revue le reste de son kit de survie : casque, gilets de sauvetage, vestes de combat – le barda d’un pilote. Les composants en plastique semblaient plus ou moins intacts, mais les vêtements et le caoutchouc étaient pourris. Il prit ce qu’il pensait pouvoir lui servir. Il regretta de devoir laisser derrière lui son casque, son vénérable casque d’aviateur de la Seconde Guerre mondiale, bien qu’il fût repeint aux couleurs bleues des Nations unies. De toute façon, il se doutait bien que le jour où il volerait à nouveau n’arriverait pas de sitôt. Ils se rassemblèrent devant la sortie. La porte qui menait au sas était lourde, ronde, étanche, et fonctionnait à l’aide d’un volant, comme les écoutilles d’un sous-marin. Ahmed entreprit d’en briser les sceaux. Ils avaient tous une trouille bleue, constata Snowy, et aucune envie de le montrer aux autres. — Qu’est-ce qu’on va trouver, tu crois ? murmura Sidewise. Les Russes ? Les Chinois ? Des cratères de bombe ? Des enfants à deux têtes ? Ou bien un paquet de gusses avec des masques de gorille, comme dans La Planète des singes ? — Ta gueule, Side, espèce de connard. D’un geste décidé, Ahmed tourna le volant. Le dernier sceau se brisa avec un craquement et la porte s’ouvrit, laissant pénétrer un flot de lumière verte. La cryobiologie se pratiquait en fait depuis fort longtemps. L’idée était que, très en dessous du point de congélation de l’eau, les molécules ralentissaient la course frénétique qui permettait aux réactions chimiques de s’effectuer. Ainsi, les globules rouges pouvaient être stockés pendant une dizaine d’années, voire plus. On pouvait congeler, dégeler et réutiliser les cornées, les tissus organiques, et même les tissus nerveux. On pouvait même congeler des embryons. Bien sûr, le froid était autant un ennemi qu’un allié ; les cristaux de glace en se dilatant avaient la détestable habitude de détruire la paroi des cellules. Aussi les toubibs truffaient-ils les tissus d’agents cryoprotecteurs tels le glycérol et le diméthylsulfoxyde. Cela dit, congeler et ramener à la vie un organisme adulte complexe – par exemple les cent kilos de bidoche d’un pilote de la Royal Navy à la langue bien pendue – était un vrai défi. Dans l’organisme de Snowy, il y avait différents types de cellules dont chacune nécessitait un profil différent de congélation-décongélation. Finalement, il avait suffi, pour résoudre le problème, d’une minuscule astuce de génie génétique. Les cellules de Snowy avaient reçu la capacité de produire un antigel naturel – en fait, des glycoprotéines (un truc emprunté à certaines espèces de poissons polaires) –, de sorte que le processus de congélation était régulé au niveau cellulaire proprement dit. Apparemment, ça avait marché. Snowy s’était sorti du processus vivant et en bon état de fonctionnement. Une demi-heure après, c’était à peine s’il ressentait encore quoi que ce soit. Bien sûr, on attendait de lui qu’il en sorte apte au combat. Officiellement, son unité était sous le commandement de la FOR-PRONU – la Force de protection de l’ONU. Mais tout le monde savait que ce n’était qu’une couverture. L’opération avait été baptisée « Semer des dents de dragon ». Après le Rabaul, alors que le conflit avait gagné en intensité, de nouveaux moyens de dissuasion avaient été mis au point. L’idée était qu’il n’aurait servi à rien, pour un agresseur quelconque, d’envahir un pays qu’il savait parsemé de petites unités de personnels militaires hautement entraînés, frais et dispos, parfaitement armés et prêts à le combattre. De ces dents éparpillées, le dragon renaîtrait. Du moins en théorie. Il y avait un revers à la médaille. Le processus de cryogénisation présentait un risque de lésion irréversible ou de mort – mais ce risque était faible, on était loin des soixante-quinze pour cent… En plus, on ne savait jamais où l’on serait déployé ; la congélation avait eu lieu dans d’immenses dépôts et les sujets avaient été transportés et déposés, tous inconscients, dans des sites tenus secrets, à l’intérieur du pays, voire à l’étranger. La seule chose que Snowy savait, c’était que son unité de pilotes de la Navy ne serait pas séparée, ce qui l’avait rassuré. En outre, il y avait pire comme affectation ; le service ne durait que deux ans. Et ça valait toujours mieux que de se retrouver à bord d’un porte-avions et expédié dans l’une des fournaises océaniques telles que l’Adriatique, la Baltique ou la mer de Chine du Sud. En gros, c’était une affectation comme une autre. Snowy s’était rapidement porté volontaire, même si cela impliquait de se retrouver loin de sa femme. Il avait espéré sortir du trou sain et sauf, beaucoup plus riche grâce aux arriérés de solde qu’il n’aurait pas été en mesure de dépenser. Bien sûr, il y avait toujours la sinistre possibilité d’avoir à se battre. Mais c’était ce pour quoi il avait été entraîné. Et même alors, il s’attendait à se retrouver au beau milieu d’un conflit high-tech et à bénéficier d’une chaîne de commandement où tout fonctionnait plus ou moins, et où il y aurait quelque chose à bord de quoi voler. C’était d’ailleurs la raison pour laquelle les premiers personnels disséminés çà et là avaient été des pilotes. Il ne s’était pas attendu à devoir ouvrir une porte sur l’extérieur sans en avoir reçu l’ordre de ses supérieurs et sans rien savoir de ce qui l’attendait au-dehors – sans même savoir où il était. Et c’était pourtant ce à quoi il était confronté. Snowy franchit la porte le premier. De l’autre côté du sas, il y avait un escalier en béton. Le puits menait à un rectangle de lumière verte particulièrement vive : des feuilles masquant un ciel blanc-bleu. Une forêt ? Là où les pièces métalliques avaient rouillé, le béton de l’escalier était taché de brun. Et quand Snowy s’appuya de tout son poids un peu trop près de l’un des bords, le béton s’effrita carrément. Les marches disparaissaient presque entièrement sous un enchevêtrement de mousse, de feuilles, de débris de toutes sortes. Snowy s’épuisa à essayer de dégager ce fatras, mais se rendit rapidement compte que la végétation était enracinée là, sous une couche de feuilles pourries répandue sur le béton. Ignorant ce magma, il grimpa les marches et se fraya un chemin hors du puits. Pour finir, il se retrouva sur un tapis de feuilles. Il avait du mal à respirer. Évidemment, la cryogénisation l’avait affecté bien plus qu’il ne l’avait cru. Les autres le suivirent un par un, chassant les feuilles mortes, la mousse et la végétation en décomposition qui s’accrochaient à leurs vêtements. La forêt était essentiellement composée de grands arbres aux branches basses, alourdies par de larges feuilles. Peut-être des chênes. Une bouffée d’air chaud caressa le visage de Snowy. On se serait cru à la fin du printemps, ou au début de l’été. L’air sentait le frais, la forêt, le vert et la mousse. La Fosse était située au niveau du sol, à moitié cachée par un grand disque de béton, mais ce couvercle était de guingois et craquelé, envahi par la végétation. Le petit sac à dos noir d’Ahmed contenait un émetteur-récepteur radio à manivelle qui, comme les pistolets, avait été stocké dans l’huile. Il déploya l’antenne, tourna la manivelle, commença à arpenter la petite clairière en long et en large. Moon et Bonner avaient tous les deux l’air effrayés : deux jeunes paumés dans des ténèbres de verdure. Sidewise se tenait à côté de Snowy. Tristement, il donna un coup de pied dans la carapace de béton. — C’est fou que la réserve d’énergie ait duré aussi longtemps. — On se croirait à Tchernobyl… commenta Snowy. — Je ne crois pas que Tchernobyl pose encore le moindre problème. — Hein ? Qu’est-ce que tu dis ? — Snow, d’après toi, on est restés combien de temps, coincés au fond de ce trou ? Snowy croisa les bras et dit : — Je ne sais pas. Dans les cinquante ans, non ? Sidewise poussa un grognement. — Regarde autour de toi, mon pote. Ces arbres sont des chênes. Regarde ça. Il conduisit Snowy jusqu’à un arbre couché sur le sol. Le tronc avait cédé à un mètre de hauteur environ. Il était quasiment recouvert de végétation, et de gros champignons plats comme des assiettes dépassaient de la souche, tels des disques enfoncés dans le bois. — Snowy, dit Sidewise. Tu es au beau milieu d’une forêt en pleine maturité. Ces arbres sont vieux. Celui-ci est si vieux qu’il est tombé sans qu’on ait besoin de l’abattre. Ouvre les yeux, Snowy. Est-ce que tu te rappelles ces cours de bio, à l’instruction ? Qu’est-ce qui se passe quand on laisse la forêt se réapproprier une clairière ? L’herbe et les plantes étaient les premières à coloniser l’espace vide. Une année suffisait pour que de jeunes conifères, des bouleaux et d’autres arbres à feuilles décidues germent à partir des graines tombées à terre, ou reprennent à partir des souches. Dès que le sol était protégé du givre, les pins et les châtaigniers pouvaient prendre racine. Puis, les conditions changeant, différentes espèces entraient en compétition pour la lumière et l’espace. Au bout d’une cinquantaine d’années, la forêt reprenant de la vigueur et devenant de plus en plus touffue, les herbes laissaient place à une végétation de sous-bois, comme les ronces et les mousses. C’est à ce moment-là, seulement, que les chênes revenaient. Snowy n’avait pas vraiment fait attention à ce genre de choses, que ce soit à l’école, au cours de son instruction ou après. L’écologie était vraiment trop déprimante. Ce n’était qu’une énumération de créatures mortes. Cela dit, combien de temps… ? Sidewise donna un coup de pied dans le tronc à terre. — Regarde ces bryophytes, ces mousses et ces hépatites trilobées, ces lichens, ces champignons, ces insectes fouisseurs… Tu sais, à notre époque, un spectacle comme ce tronc mort était aussi rare qu’un loup des… — À notre époque ? Ahmed avait fini de faire le tour de la clairière. — Rien. Pas un seul bip, sur aucune fréquence. On n’a même pas le GPS. — Peut-être que la radio ne marche plus, dit Moon. Ahmed appuya sur un bouton vert, sur le côté de l’appareil. — L’autotest a l’air de fonctionner. — Bon, dit Bonner. Qu’est-ce qu’on fait ? Ahmed se redressa. — Pour commencer, on fait ce qu’il faut pour rester en vie, on sort de cette putain de forêt, et on trouve quelqu’un à qui faire notre rapport. Snowy approuva : — On va par où ? — Les cartes ! s’exclama Bonner. Leur entraînement reprenant le dessus, ils se dépêchèrent de retourner vers la Fosse. Il y avait à l’extérieur des Fosses des coffres théoriquement à l’épreuve du temps contenant des cartes, au cas où un groupe se serait réveillé dans une situation comme celle-ci, c’est-à-dire livré à lui-même, sans directives ni moyens de s’orienter. Les cartes étaient censées être accompagnées d’instructions spécifiques. Snowy savait qu’ils auraient tous été rassurés de trouver quelque chose qui leur dirait enfin quoi faire, ou leur fournirait un indice de ce qui avait bien pu se passer. Malgré tous leurs efforts, ils ne trouvèrent rien. Il n’y avait pas la moindre trace des coffres censés contenir les cartes – qu’une surface de béton pourri, rongée par les mousses et les herbes. Sidewise participa aux recherches, mais Snowy voyait bien qu’il ne mettait pas de cœur à l’ouvrage : il avait déjà compris que les cartes avaient disparu. Snowy commença à le regarder avec un peu d’appréhension, il semblait en savoir nettement plus long qu’eux ; et Snowy n’avait pas vraiment envie de comprendre ce que Sidewise semblait déjà savoir. Ils renoncèrent à mettre la main sur les cartes. Mais Ahmed n’avait pas l’intention de baisser les bras. Il fallait bien faire quelque chose, et Snowy l’admira pour ça. Ahmed huma l’air, regarda de tous côtés, tendit le doigt. — Le terrain semble monter, par ici. C’est donc dans cette direction que nous irons. Avec un peu de chance, nous finirons bien par sortir de ces bois, d’accord ? Sa proposition fut accueillie par des haussements d’épaules et quelques hochements de tête. II Il n’y avait pas grand-chose à récupérer, dans la Fosse. Juste ce qu’ils grappillèrent sur les morts : toutes les armes et munitions qu’ils purent rafler, quelques vêtements de rechange, des rations. Ils se firent des sacs à dos avec les combinaisons en trop et les bourrèrent de matériel. Ils partirent dans la direction qu’Ahmed avait choisie. Le soleil descendait vers l’horizon, sur leur gauche, ce qui voulait dire, pensa Snowy, qu’ils allaient plus ou moins vers le nord. Sauf si ça aussi était parti en couilles, au fil du temps passé dans la Fosse. Il aperçut des arbres qui pouvaient être des sycomores, des érables ou des conifères – mais la forêt était principalement composée de grands chênes. Il y avait tout un tas d’oiseaux – surtout des étourneaux, apparemment. Snowy fut surpris de voir une volée d’ailes jaunes et vertes passer devant le soleil. Parfois, ils voyaient des animaux : des lapins, des écureuils, de petites biches effarouchées, et même une sorte de loup – qui leur fit mettre le doigt sur la gâchette. Après peut-être une heure, ils arrivèrent à un trou rond dans le sol, manifestement creusé par l’homme. Il était plein de débris. Cette trace de présence humaine les troubla. Ils s’en approchèrent, en profitèrent pour boire quelques gorgées d’eau des petites gourdes qu’ils transportaient. — T’as vu ces oiseaux verts ? demanda Snowy à Sidewise. On aurait dit des… — Des perruches, oui. Descendant d’oiseaux domestiques qui se seraient échappés ? Pourquoi pas, après tout ? Ce sont probablement des perroquets ou des cacatoès. D’ailleurs, certaines de ces biches m’avaient l’air d’être des daguets. Probablement échappés d’un zoo. Même ces arbres semblent avoir été importés. Regarde ce chêne de Turquie, là-bas. Rappelle-toi ce qu’on nous a appris : une fois qu’on a commencé à perturber l’équilibre de la nature et à importer des espèces, on ne revient jamais en arrière, à ce qui existait autrefois. — Et il y avait un loup, insista Snowy. — T’es bien sûr que c’était un loup ? demanda sèchement Sidewise. Est-ce qu’il n’avait pas l’air un peu trop rapide et court sur pattes pour être un loup ? Tout bien considéré, Sidewise avait raison. La bête avait l’air un peu trop furtive, un peu basse sur pattes. On aurait plutôt dit un rongeur… — Bon, d’accord, monsieur J’ai-deux-cerveaux, intervint Bonner. Et que penses-tu de ce trou dans le sol ? Apparemment, quelqu’un a retiré une souche d’arbre, là. Ça a l’air d’avoir été fait exprès. — Possible, dit froidement Sidewise. Mais les trous dans le sol durent longtemps. On trouve encore des trous creusés par des chasseurs-cueilleurs, il y a plus de dix mille ans. Tout ce que ça nous dit pour le moment, c’est qu’il n’y a pas eu de période glaciaire depuis. Ahmed le foudroya du regard. — On peut vraiment compter sur toi pour nous remonter le moral ! — Et mon moral à moi, qu’est-ce que tu en fais ? rétorqua Sidewise. Tu crois que ça m’amuse de faire semblant de ne pas voir ce qui pourtant crève les yeux, là, partout ? Il y eut un moment de silence tendu. Pendant une minute, Snowy réfléchit au passé de Sidewise, un passé dont il n’avait jamais voulu parler : le garçon un peu trop brillant à l’école, curieux de tout, constamment rabaissé par ses camarades. — Allons-y, grommela Bonner. Ahmed hocha la tête et ouvrit la marche. Ils arrivèrent bientôt à ce qui ressemblait à une piste. Ce n’était rien d’autre, en fait, qu’un chemin de terre sinueux, presque invisible, zigzagant et tortueux. Mais là, la végétation était un peu moins dense, et Snowy sentit que la consistance du sol sous ses pieds n’était plus tout à fait la même. C’était donc une piste – faite par l’homme, pas par des animaux, sinon le sol n’aurait pas été aussi damé… Ils ne firent aucun commentaire. Personne ne voulait voir ce petit morceau d’espoir foutu en l’air par un des laïus de Sidewise. Ils suivirent la piste, marchant à la queue leu leu, accélérant le pas lorsque le sentier montait. Snowy se sentait épuisé, démoralisé. Il se rendit compte qu’il ne pensait ni à sa femme, ni à ses copains restés à la maison, ni à cette vie qui paraissait avoir disparu à tout jamais. Tout était trop étrange. Et sans savoir pourquoi, il regrettait le petit confort de sa couchette de cryogénisation, sa carapace protectrice, ses machines bourdonnantes. Là, dehors, il se sentait dangereusement exposé. Son PPK ne lui apportait pas de réel réconfort. Une fois que l’obscurité serait tombée sur cet endroit si bizarrement transformé, il avait bien conscience qu’ils seraient tous terriblement vulnérables. On a tout intérêt à trouver des réponses avant la nuit, se dit-il. Après une nouvelle heure de marche, la forêt s’éclaircit, et Snowy sortit avec soulagement du couvert des arbres. Mais il n’y avait pas grand-chose à voir pour autant. Ils se trouvaient sur le flanc d’une grande et large colline dont le sommet disparaissait dans le lointain. Le sol était crayeux, recouvert d’une mince couche meuble, érodée. Peu de choses poussaient là, en dehors de quelques bruyères parsemant les épaulements de roche nue. Le ciel était dégagé, hormis un chapelet de nuages effilés, très haut. Le soleil, bas sur l’horizon, jetait de longues ombres sur le sol. Il était si bas que Snowy crut que l’heure du couchant était arrivée, avec sa lumière cendreuse comme lors de l’éruption du Rabaul. Mais il n’y avait aucune lueur rouge dans le ciel, et le soleil brillait, blanc et lumineux. Les cendres étaient-elles toutes retombées ? — Des traces ! Des traces de véhicule ! cria Moon. En bondissant sur place d’excitation, elle montrait du doigt un endroit en contrebas de la pente, sur leur droite. Ils coururent dans cette direction, leur paquetage improvisé rebondissant sur leur dos. Elle avait raison. Il était impossible de s’y méprendre. Des traces faites par une sorte de véhicule tout-terrain partaient en biais le long de la pente. Ils se sentirent soudain ragaillardis. Bonner affichait un large sourire. — Il y a donc quelqu’un dans le coin ! Dieu merci ! — Très bien, dit Ahmed. Nous avons le choix : on peut continuer à monter, histoire de trouver un point de vue. Ou bien on peut suivre ces traces qui descendent la colline et trouver une route. Continuer à monter aurait été certainement ce qu’il y avait de plus malin à faire, se dit Snowy. Mais, étant donné les circonstances, aucun d’entre eux ne voulait négliger ces traces de présence humaine. Aussi commencèrent-ils à descendre la colline en suivant les cicatrices jumelles. Sidewise marchait à côté de Snowy. — C’est n’importe quoi, marmonna-t-il. — Side… — Écoute. Ce sont des traces de véhicule, d’accord ; mais elles sont transformées en ornières. Regarde par là : elles ont creusé le sol jusqu’à la roche. Snow, dans un endroit comme celui-ci, au-dessus de la ligne des arbres, ça peut prendre des siècles pour qu’une couche de terre et de végétation arrive à reprendre le terrain après en avoir été chassée. Des siècles. Snowy le regarda gravement. Dans la lumière déclinante, le fin visage de Sidewise semblait gris. — Pourtant, on dirait que ces traces ont été faites hier, comme si un véhicule venait de passer. — Laisse-moi te répéter qu’elles peuvent dater de n’importe quand – de quand exactement, j’en sais foutre rien. Il avait tout du gars qui mourait d’envie d’en griller une. Après avoir longuement serpenté à flanc de colline, les traces les menèrent dans une large vallée qui accueillait le sillon argenté d’un fleuve. La piste quittait la terre meuble pour aller vers ce qui était de toute évidence une route. Elle suivait la vallée, à flanc de coteau, en formant un décrochement bien net de terrain plat. Le groupe s’engagea sur la route, soulagé. Ils la suivirent vers le bas de la vallée, toujours de bonne humeur malgré leur fatigue. Snowy voyait bien que la route était en très mauvais état. Elle était plus que défoncée. On devinait toujours l’asphalte – lambeaux noirs sur le vert –, mais elle était vieille et commençait à se craqueler et à se fendiller. Des plantes et des champignons en avaient depuis longtemps crevé la surface, et ils devaient souvent contourner des bosquets de bouleaux et de jeunes trembles. Snowy avait moins l’impression de suivre une route que de faire une randonnée sur un éperon couvert d’une végétation clairsemée. Sidewise cheminait de nouveau à ses côtés. — Alors, qu’est-ce que t’en penses ? Où sommes-nous ? On leur avait inculqué des rudiments de géographie d’Europe et d’Amérique du Nord. — Ce n’est pas une vallée glaciaire, répondit Snowy, comme à contrecœur. Alors, si on est en Europe, ça ne peut pas être trop au nord. Le sud de l’Angleterre ? La France, peut-être. — Ça fait bien trop longtemps que personne n’a entretenu cette route. Et regarde par ici. Il lui montra une ligne tracée sur le flanc de la vallée, au loin, et qui n’était que de la roche nue. — Je ne vois pas ce que tu veux dire… — Tu vois comme elle part horizontalement ? Je crois que cette vallée était inondée, autrefois. Il y avait un barrage. À la surface de l’eau se produit une érosion importante – et tu as des marques horizontales, comme ça. Parce que, quand on ouvre et qu’on referme les vannes, le niveau de l’eau fluctue très vite. — Et il est où, ton barrage ? — On va bientôt y arriver, répondit Sidewise d’un ton sinistre. Ce qui fut le cas, une heure de marche plus tard. Il était là, juste derrière un mamelon, dans la vallée. Un embranchement de la route descendait vers le barrage. Il devait jadis passer dessus pour mener de l’autre côté de la vallée. Sauf que le barrage avait disparu. Snowy distinguait les fondations qui partaient encore du rivage, très érodées et envahies par la végétation. De la partie centrale du grand mur courbe, des vannes et des machines qui avaient autrefois dompté le fleuve, il ne restait rien sinon un renflement incurvé au fond de la vallée, une sorte de déversoir que le courant franchissait sans être perturbé, ou si peu. — Peut-être qu’on l’a fait sauter, dit Moon. — Rien n’est éternel, répondit Sidewise en secouant la tête. Il y a toujours des craquelures et des faiblesses par lesquelles l’eau peut s’infiltrer. Si on n’y veille pas, les fuites peuvent s’aggraver, et puis… Il se tut un instant. — Ce n’est qu’une question de temps, conclut-il amèrement. — Putain de bordel ! grogna Bonner. Putain de bordel de merde ! Snowy se dit que l’inévitable vérité commençait à leur apparaître à tous. Sidewise n’avait même plus besoin de l’ouvrir. Ahmed fit quelques pas, observa le fond de la vallée. Il était pilote, comme eux tous. Il avait de bons yeux. Il tendit le doigt. — J’ai l’impression qu’il y a une ville, par ici. Possible, se dit Snowy. Comme une éclaboussure de gris-vert. Il ne voyait aucun mouvement, pas le moindre reflet sur des vitres ou des pare-brise de voitures, pas de filet de fumée, pas une lumière, mais il n’y avait nulle part ailleurs où aller. Avant de quitter les hauteurs, Ahmed tira en l’air deux fusées de détresse qu’il avait récupérées dans la Fosse. Il n’y eut aucune réponse. Ils suivirent Ahmed tandis qu’il faisait de fières et braves enjambées le long de la route envahie par les mauvaises herbes qui descendait vers la ville. Le soir commençait à tomber. En approchant de la ville, ils ne virent aucune lumière. C’était un puits de ténèbres et de silence. Par endroits, les rives du fleuve étaient redevenues marécageuses, avec çà et là quelques talus verdâtres qui indiquaient probablement l’emplacement d’anciens bâtiments. Partout ailleurs, les rives étaient bordées de gracieux et vieux saules – des saules qui avaient l’air très vieux, se dit Snowy, malgré lui. Et la plaine inondable qui se trouvait derrière était couverte d’une forêt de peupliers et de frênes. Plus loin encore, il voyait que la forêt montait à l’assaut des collines basses. Bien avant d’avoir atteint le centre de la ville, ils durent abandonner la vieille route délabrée, alors qu’elle s’enfonçait dans le fleuve, de plus en plus large. Un peu plus loin, Snowy parvint à distinguer, dans les profondeurs de l’eau, des formes, des contours de choses englouties. — Quand on construit au bord d’un fleuve, dit Moon d’une voix lente et réfléchie, on construit sur les deux rives, n’est-ce pas ? Et puis, quand on abandonne la ville, le niveau de l’eau commence à monter parce qu’on ne pompe plus les infiltrations du sol, et tout se retrouve inondé. Personne ne fit de commentaire. Ils continuèrent à marcher, longeant le fleuve et ses rives marécageuses. Ils arrivèrent enfin à la ville proprement dite. Il y avait des rues, à cet endroit, ça se voyait bien. Un vague quadrillage plaqué sur des collines basses. La chaussée était aussi dévastée que celle de la route qui les avait menés jusqu’ici. Les bâtiments n’étaient plus qu’une succession de buttes et de monticules drapés de vert, qui leur arrivaient généralement à la taille. L’endroit tout entier ressemblait à un cimetière laissé à l’abandon. Snowy pensait qu’ils auraient pu passer, dans la forêt, le long d’un de ces tas de gravats recouverts de verdure et penser que ce n’était qu’une autre caractéristique du paysage parmi tant d’autres, le produit du travail aveugle de la nature. Même la végétation ressemblait à celle de la contrée qui entourait la ville. Seule la disposition des reliefs indiquait qu’il y avait eu là des constructions humaines, le fruit d’une intelligence. Par endroits, cependant, des fragments plus solides dépassaient de la verdure omniprésente. Il y avait ainsi une colline circulaire plus haute que les autres, mais aussi verte que le reste. Snowy se demanda si ça ne pouvait pas être une forteresse, les fondations d’une de ces places fortes des Normands, érigées pour affermir leur occupation de l’Angleterre au XIe siècle. Étrange, elle aurait donc perduré là où tout le reste avait été englouti ? Ils tombèrent sur un alignement de colonnes, réduites à l’état de chicots, qui donnaient l’impression d’avoir été taillées dans le marbre. Peut-être la colonnade grandiose d’une banque ou d’une mairie. Et puis il y avait une statue, couchée sur le dos. Le visage mangé par le lichen, érodée au point d’en être méconnaissable. Elle regardait le ciel à travers un océan végétal. Snowy vit que la statue avait été carbonisée. Il l’inspecta, à la recherche d’une date qu’il ne trouva pas. En écartant les feuilles qui recouvraient d’autres monticules anonymes, il mit au jour de nouvelles traces de cendres et d’incendies. L’endroit avait donc brûlé avant de tomber en ruine. Snowy avait les pieds sur une tragédie, sur une horreur indicible. Il se demanda à quelle profondeur il aurait fallu creuser pour trouver des ossements. Ils arrivèrent à un espace relativement dégagé. Sans doute une place. Peut-être un marché. Ahmed ordonna une halte. Ils posèrent leur paquetage, burent un peu d’eau, regardèrent autour d’eux. Dans les ombres qui allaient en s’allongeant, la ville en ruine avait quelque chose d’inquiétant, quelque chose qui n’était ni tout à fait naturel, ni tout à fait humain, ni tout à fait une chose, ni tout à fait une autre. Une sorte de rat fila sous le pied de Snowy. Ses griffes firent un petit bruit sec sur l’asphalte fracassé. Il disparut dans la verdure luxuriante. On aurait dit un campagnol. En le suivant du regard, Snowy distingua la forme dressée, méfiante, d’un lièvre, qui se retourna et détala à une vitesse stupéfiante. — Des rats et des lapins, murmura-t-il à l’oreille de Sidewise. Je m’attendais plutôt à des chats et des chiens… Sidewise haussa les épaules. Il avait le visage en sueur, couvert de crasse. — Les gens ont disparu, c’est ça ? La civilisation s’est effondrée, et le reste à l’avenant. Les chats et les chiens, domestiqués et dorlotés à l’extrême, ont perdu toute diversité génétique. Sans nous, ils étaient fichus. — J’aurais pourtant cru que les chats survivraient. Même les chatons aimaient partir en chasse. — Les chats sauvages étaient de parfaites machines à tuer. Mais la variété domestique avait des dents, des mâchoires et un cerveau plus petits que leurs ancêtres sauvages, parce que les vieilles dames les préféraient ainsi. Sidewise fit un clin d’œil. — J’ai toujours pensé que les chats faisaient semblant. Ils n’étaient pas si coriaces. Au fond, c’étaient que des emmerdeurs. — Où sont passées les voitures ? demanda Moon. Je veux dire, on voit des bâtiments, ou ce qu’il en reste. Mais les voitures ? — Sous la verdure, on trouverait bien quelques plaques de rouille ou des bouts de plastique… Sidewise regarda Ahmed d’un œil noir. — Bon, tu vas encore m’engueuler parce que je vous sape le moral ? Je ne fais qu’énoncer une évidence. — D’accord, mais on n’a pas besoin de ça tout de suite, répondit Ahmed avec une équanimité que Snowy ne put s’empêcher d’admirer. C’est ce que nous devons faire maintenant qui est évident. Snowy hocha la tête. — Il faut qu’on trouve un abri. Bonner grimpa jusqu’à une petite éminence qui avait probablement dû être un muret. Puis il tendit le doigt dans la direction approximative de l’ouest. — Par là. Je vois des murs. Je veux dire, des murs toujours debout. Quelque chose qui n’a pas encore été recouvert par toute cette merde… Snowy se releva, une lueur d’espoir irraisonné dans les yeux. C’était une église, apparemment. Une église du Moyen ge. Il en distinguait les hautes fenêtres étroites, le grand porche. Mais les portes et le toit avaient disparu depuis longtemps, laissant le bâtiment ouvert à tous les vents. Il éprouva de la déception – et en même temps une pointe d’admiration. Sidewise semblait partager son sentiment. — Quand on construit quelque chose, il faut le construire en pierre. — Où crois-tu que nous soyons ? En Angleterre, en France ? Sidewise haussa les épaules. — Tu sais, les églises et moi… Ahmed ramassa son paquetage. — Bon, y a pas de toit, alors il va falloir qu’on construise un appentis. Bonner, Snowy, venez avec moi, on va chercher du bois. Il va falloir aussi qu’on fasse du feu. Moon, Sidewise, vous vous en occupez. Il regarda leurs visages ronds et brillants comme des pièces dans le soir tombant. Ce serait la première fois qu’ils se sépareraient depuis leur réveil, et même Snowy éprouvait un soupçon d’inquiétude. — Ne vous éloignez pas trop, dit doucement Ahmed. Nous sommes tout seuls ici. Il n’y a apparemment personne pour nous aider. Mais tout ira bien tant que nous ferons attention. Si quelque chose ne va pas, n’importe quoi, criez ou tirez un coup de feu. Les autres viendront en courant. Compris ? Ils hochèrent la tête en marmonnant. Puis ils s’éloignèrent dans l’obscurité grandissante, pour se mettre à la tâche. L’intérieur de l’église était également envahi par la végétation. Dans un coin, il y avait un monticule qui avait jadis pu être un autel, mais il n’y avait plus signe de bancs, de crucifix, de missels ou de cierges. Le toit était ouvert au ciel, sans trace des poutres qui avaient jadis uni ces murs à la fois minces et solides. Sous leur appentis, sur des matelas de broussailles, avec des feuilles en guise de couverture, ils passeraient une nuit correcte. Ils avaient tous suivi de nombreux entraînements à la survie ; en comparaison, ce n’était pas si terrible. Ils se contentèrent d’avaler leurs rations, mâchonnant des bananes et de la viande séchées. Ils ne mangèrent aucun des fruits de la forêt. Un peu par superstition, se dit Snowy, comme s’ils voulaient se cramponner le plus longtemps possible à ce qui restait du passé avant de se lancer dans cet étrange présent. Mais ce n’était pas plus mal, rien ne pressait. Ahmed faisait preuve d’une bonne dose de psychologie en les laissant faire – de toute façon, ça n’aurait rien changé sur le long terme. Ils étaient tous très fatigués par cette marche de plusieurs kilomètres effectuée juste au sortir de la Fosse. Snowy se demanda comment ils s’en seraient tirés s’ils avaient dû combattre ; cette stratégie n’aurait peut-être pas aussi bien fonctionné que les états-majors l’avaient prévu. Et ils avaient tous des problèmes avec leurs pieds : des ampoules, crevées ou non. À cause du manque de chaussettes. Snowy commença à s’inquiéter du fait qu’ils allaient épuiser très vite leur réserve de pommade. Il faudrait y remédier, dès le lendemain. Enfin, c’était réconfortant de s’abriter dans cette relique de construction humaine. D’une certaine façon, ils étaient encore dans le berceau de la civilisation qui leur avait donné le jour. Cela dit, ils entretiendraient leur feu toute la nuit. Snowy se rendit compte avec soulagement qu’il était trop fatigué pour réfléchir. Pourtant, il dormit mal cette nuit-là. Il n’arrêta pas de se tourner dans tous les sens. Il faisait chaud – bien trop chaud – pour un printemps anglais ; mais le climat avait peut-être changé, à cause du réchauffement global ou quelque chose comme ça. Le ciel, encadré par le toit éventré, grouillait d’étoiles, masquées en partie par les nuages. Il y avait un maigre croissant de lune, trop fin pour faire pâlir les étoiles, une lune qui, pour autant qu’il pouvait en juger, avait gardé ce même visage patient qui avait veillé sur son enfance. Au cours d’un entraînement dans le désert, il avait fait un peu d’astronomie, pour apprendre à se repérer. Il localisa les constellations. Ça, c’était Cassiopée, mais la forme familière en W était prolongée par une sixième étoile. Une jeune étoile brûlante, peut-être, née après leur entrée dans la Fosse. Que c’était étrange… — Je ne vois pas Mars, murmura Sidewise dans le noir. Snowy fut surpris : il croyait que Sidewise dormait. — Comment ça ? Sidewise tendit le doigt vers le ciel, son bras se découpant en ombre chinoise sur les étoiles. — Vénus, Jupiter, Saturne… enfin, je crois. Mais où est Mars ? — Peut-être déjà couchée ? — Peut-être. Ou peut-être que quelque chose lui est arrivé ? — En tout cas ça pue, pas vrai, Side ? Sidewise ne répondit pas. — Un jour, j’ai vu des ruines romaines, murmura Snowy. Le mur d’Hadrien. C’était pareil. Envahi par la végétation. Même le mortier avait pourri. — Ce n’était pas pareil, chuchota Sidewise. Rome n’était pas le monde entier. Nous, nous avions une civilisation globale, un monde plein de gens. Où tout était lié. — Que crois-tu qu’il se soit passé ? — Je ne sais pas. Ce putain de volcan, peut-être. La famine, des épidémies. Des réfugiés partout. Et puis la guerre pour corser le tout, j’imagine. Je suis content de ne pas avoir vu ça. — Fermez-la, vous deux, souffla Ahmed. Snowy s’assit. Il jeta un coup d’œil par une ouverture sans vitrail de l’église. Il n’y voyait rien, hormis un mur de ténèbres, sans un poil de lumière à l’horizon. Peut-être qu’il faisait noir comme ça partout. Peut-être que leur feu était la seule lumière de toute l’Angleterre – de toute cette satanée planète. C’était une idée stupéfiante, incroyable, inacceptable. Sidewise arrivait peut-être à l’appréhender, mais lui, Snowy, sûrement pas. Une sorte d’animal poussa un cri dans la nuit. Snowy remit un peu de bois sur le feu et s’enfouit plus profondément dans son monticule de feuilles. Sidewise avait raison. Mars manquait à l’appel. Les sondes-robots autoréplicantes de Ian Maughan avaient survécu. Le programme était la première étape de la colonisation humaine de la planète. La mission des robots autoréplicants était de construire, pour les astronautes humains, des bâtiments, des véhicules et des ordinateurs, d’assembler l’air et l’eau, et même de leur préparer de quoi manger. Mais les hommes n’étaient jamais venus. Puis leurs ordres avaient cessé d’arriver. Ce qui n’était pas un problème pour les robots autoréplicants. Et pourquoi aurait-ce dû en être un ? Tant qu’on ne leur donnait pas de contrordre, leur seul but était de se reproduire. Rien d’autre ne comptait, même pas l’étrange silence du monde bleu dans le ciel. Et pour se reproduire, ils s’étaient reproduits ! Beaucoup de modifications avaient été tentées, adoptées puis abandonnées. Il n’avait pas fallu longtemps pour qu’une génération radicalement meilleure voie le jour. Les réplicants avaient commencé à intégrer dans leur structure les unités industrielles qui les fabriquaient. Les nouveaux modèles ressemblaient à des tracteurs d’une tonne, sans pilote, qui arpentaient la poussière rouge, indifférente. Ces nouveaux robots avaient mis une année à s’autorépliquer – un temps de reproduction beaucoup plus bref qu’avant, parce qu’ils avaient accès à toutes les ressources. Au bout d’un an, chacun de ces nouveaux réplicants s’était répliqué à son tour. Un an plus tard, les deux étaient devenus quatre. L’année d’après, ils étaient huit, et ainsi de suite… C’était une croissance exponentielle. L’issue était prévisible. Au bout d’un siècle, il y avait des robots-usines partout sur Mars, du pôle à l’équateur, du sommet d’Olympus Mons aux profondeurs du cratère d’Hellas. Certains s’étaient disputé les matières premières, se livrant à des guerres mécaniques, logiques, lentes. D’autres avaient commencé à forer, à exploiter les matériaux de la croûte martienne. Quand on creusait un peu, il y avait encore plein de ressources disponibles – pour un moment, du moins. Les mines étaient devenues de plus en plus profondes. Par endroits, la croûte s’était effondrée, mais les robots avaient continué à creuser. Mars était un monde dur, froid, principalement fait de roches. Parfait pour creuser. Mais au fur et à mesure qu’ils descendaient plus profondément, se heurtant à de nouvelles conditions, les réplicants avaient dû apprendre à s’adapter. Ce dont ils étaient capables, évidemment. L’exploitation du manteau proposait pourtant certains défis techniques. Le démantèlement du noyau n’était pas sans risques, non plus. Mars pesait cent milliards de milliards de fois le poids d’un tracteur réplicant. Mais ce n’était pas grand-chose par comparaison avec la règle du doublement à chaque génération. Même si, en raison des conflits incessants, le rythme de croissance était plus lent qu’il n’aurait pu l’être. En quelques centaines de générations à peine, Mars avait… disparu, à peu près totalement métamorphosée en masses étincelantes de réplicants. Lorsque toute la planète avait été transformée en robots et copies de robots, l’essaim de réplicants avait mis au point des voiles solaires, des moteurs à fusion, et même des réacteurs à antimatière rudimentaires, et s’était répandu dans l’espace à la recherche d’autres matériaux. Le lendemain, en rôdant dans la campagne autour de la ville, Snowy repéra des oiseaux, des écureuils, des souris, des lapins et des rats. Une fois, il crut voir une chèvre. Elle s’enfuit en le voyant approcher. Pas grand-chose d’autre à signaler. Il n’y avait presque pas d’oiseaux. La nature était silencieuse, comme si toutes les créatures vivantes avaient été raflées et emmenées ailleurs. Certains des rats étaient énormes. Il y avait même des rats-loups, comme celui qu’il croyait avoir aperçu. En tout cas, quoi que ce fût, ils fuyaient à son approche. Sidewise leur dit que les rongeurs avaient toujours été en compétition avec les primates. Même à l’apogée de leur civilisation technologique, les hommes avaient dû se contenter d’empêcher les rats de se promener sous leur nez, et de leur voler leur nourriture. Maintenant qu’il n’y avait plus personne, les rats prospéraient. Cela dit, la chasse était facile. Snowy tendit quelques collets, pour voir. Et les collets marchèrent. Les lièvres et les campagnols semblaient peu farouches – encore un mauvais signe, quand on y réfléchissait, parce que ça voulait dire qu’il y avait un moment qu’ils n’avaient pas vu d’êtres humains. À la fin de la deuxième journée, Ahmed les fit asseoir en cercle dans les ruines de l’église, sur des blocs de pierre érodée. Snowy percevait de subtils changements dans leur groupe. Moon marchait les yeux baissés, en évitant le regard de tout le monde. Bonner, Ahmed et Sidewise se regardaient du coin de l’œil, considéraient Snowy d’un air calculateur. Ahmed brandit un paquet de rations de survie, vide. — Nous ne pouvons pas rester ici. Nous devons mettre au point un plan. Bonner secoua la tête. — Le plus important, c’est de trouver des gens… — Inutile de se voiler la face plus longtemps, le coupa Sidewise. Il n’y a plus de gens – personne pour nous aider, en tout cas. Nous n’avons pas vu âme qui vive. Nous n’avons vu aucun signe de présence humaine récente dans le secteur. — Pas trace du passage d’un avion dans le ciel, fit Ahmed en tendant le doigt vers le haut. Rien à la radio, sur aucune fréquence, pas de satellites. Il y a quelque chose qui a vraiment merdé… Moon eut un rire sans joie. — Redis-nous ça. — Nous ne savons pas ce qui s’est passé. Vers la fin, ça a dû être vraiment chaotique. On ne nous a jamais réveillés. Je suppose qu’on a fini par nous oublier. Et nous nous sommes réveillés. Par hasard. Snowy s’obligea à poser la question : — Combien de temps penses-tu qu’on a dormi, Side ? Sidewise se frotta le nez. — Difficile à dire. Avec un almanach astronomique, je pense que nous pourrions le déduire, d’après la position des étoiles. Mais comme nous n’en avons pas, il faut nous contenter du vieillissement des forêts de chêne. Bonner hurla presque : — Ce que tu peux être chiant ! Combien de putains d’années, espèce de sale bâtard ?! Cinquante ? Soixante… — Au moins… mille ans, répondit Sidewise d’une voix étranglée. Peut-être plus… Sûrement plus, en réalité. Il y eut un long silence, le temps de mesurer la portée de ses paroles. Snowy ferma les yeux. Il se voyait plonger d’un avion de transport de troupes dans le noir. Au moins mille ans. Et pourtant, cela ne changeait pas grand-chose de plus, par rapport au gouffre de cinquante ans qu’il avait cru le séparer de sa femme. Ça changeait peut-être même moins les choses, parce que c’était tout simplement inimaginable. — Tu parles d’un avenir, rouspéta Bonner. Pas de voitures à réaction, pas de vaisseaux spatiaux, pas de villes sur la Lune. Que de la merde ! — Nous devons partir du principe qu’il n’y a plus personne, dit Ahmed. Que nous sommes tout seuls. Nous devons réfléchir, nous organiser en partant de ces bases-là… — La civilisation s’est effondrée, reprit Sidewise. Tout le monde est mort, et nous sommes coincés mille ans dans le futur. Qu’est-ce que tu veux organiser, à partir de là ? — L’eau du fleuve est probablement potable, dit Snowy. Toutes les usines doivent être fermées depuis des siècles. Ahmed hocha la tête avec reconnaissance. — Très bien. Voilà au moins quelque chose de positif. On peut pêcher, on peut chasser ; on pourra s’y mettre dès demain. Sidewise, et si tu tirais de ton gros cerveau quelque chose d’utile, comme un moyen de pêcher par exemple ? Réfléchis à la façon dont nous pourrions fabriquer des cannes à pêche ou des filets, je sais pas moi… Snowy, fais pareil pour la chasse. Et après, il faudra qu’on trouve un endroit où vivre. Peut-être une ferme. Réfléchissez à la façon de déblayer le terrain, de planter du blé. En quelle saison pensez-vous qu’on soit ? demanda-t-il en regardant le ciel. Au début de l’été ? Il sera trop tard pour récolter quoi que ce soit cette année, mais au printemps prochain on… — Et où tu veux trouver du blé ? lâcha Sidewise. Tu sais ce qui se passe quand on abandonne du blé ou du maïs sans le récolter ? Les épis tombent par terre et pourrissent. Le blé cultivé a besoin de l’homme pour survivre, et si tu oublies de traire les vaches pendant quelques jours, elles meurent, le pis explosé, et alors… — T’emballe pas, dit Snowy… — Tout ce que je veux dire, c’est que si vous voulez monter une ferme, vous devrez repartir de zéro. Tout le bordel, l’agriculture et l’élevage. Vous devrez repartir des animaux et des plantes sauvages… — « Nous », Side, pas « vous », fit Ahmed en hochant la tête avec raideur. Nous sommes tous dans le même bateau, il me semble. Bon, c’est ce qu’on va faire. En attendant, on va vivre de la terre, de chasse et de cueillette. D’autres l’ont fait avant nous. Moon tripota le tissu de sa combinaison. — Ces trucs-là ne dureront pas toujours. Il faut qu’on trouve un moyen de faire du tissu. Et quand on sera à court de munitions, ça nous fera une belle jambe d’avoir des pistolets… — On pourrait peut-être fabriquer nos propres munitions, dit Bonner. — Ouais, pense plutôt à te faire une hache de pierre, mon pote, fit Sidewise en riant. — Je n’ai aucune idée de la façon dont on fabrique une foutue hache de pierre, grommela Bonner. — Maintenant que tu le dis, moi non plus, fit Sidewise d’un air songeur. Et tu sais quoi ? Je parie qu’on trouvera pas de livres pour nous l’expliquer… Toute cette sagesse péniblement acquise depuis l’époque où nous étions des Homo erectus déambulant à poil en Afrique… Il n’y a plus rien. — Eh ben, on n’a plus qu’à tout recommencer, dit fermement Ahmed. — Pourquoi ? fit Bonner en le regardant fixement. — Pour nos enfants, répondit Ahmed en regardant le ciel. — Quatre Adam pour une Ève, fit simplement remarquer Sidewise. Il y eut un nouveau silence, particulièrement intense. Moon était raide comme une statue, le regard fixe. Snowy vit que sa main n’était pas loin de son PPK. Ahmed se leva. — Ne pensons pas au futur. Pensons plutôt à nous remplir le ventre. Allez, on y va, dit-il en tapant dans ses mains. Ils se dispersèrent. Un croissant de lune pareil à une rognure d’ongle les surplombait, haut dans le ciel. — Alors, dit Sidewise à Snowy tandis qu’ils s’éloignaient. Comment tu trouves la vie dans le futur ? — J’ai hâte que ça se termine, mon pote, répondit amèrement Snowy. Sacrément hâte. III Snowy essayait de faire du feu, à environ cinq kilomètres du camp de base. Il se trouvait dans ce qui avait jadis dû être un champ. On voyait encore les vestiges d’un mur de pierres sèches entourant un vaste rectangle. Mais au bout de mille ans, ça ressemblait beaucoup à n’importe quel coin de campagne envahi par les mauvaises herbes, les broussailles et les arbustes à feuilles caduques. Il s’était construit une planche à feu, de la longueur de l’avant-bras, avec un creux dans la partie plate. Il avait un fuseau, un bâton pointu, une pierre qui tenait bien dans la main en guise d’embout, et un archet, une branche de sapin, tendue à l’aide d’un lacet de plastique. Un morceau d’écorce placé sous le creux servait de plateau pour recueillir les braises qu’il ferait. Tout près, il avait fait un petit tas de feuilles, d’écorces et d’herbes sèches à donner en pâture aux flammes. Il prit appui sur son genou droit et posa le bout du pied gauche à plat sur la planche à feu. Il fit une boucle avec le lacet de l’archet, passa son fuseau dedans. Il graissa l’encoche avec un peu de cérumen, plaça le bout arrondi du fuseau dans le creux de sa planche à feu et maintint le bout pointu à l’aide de l’embout. Puis, en pressant doucement sur l’embout, il fit aller et venir l’archet, faisant tourner le fuseau avec une pression et une vitesse croissantes, attendant la fumée et les braises. Snowy savait qu’il avait l’air d’avoir vieilli. Il avait les cheveux longs, maintenant, et il les retenait en queue-de-cheval sur sa nuque, avec un bout de fil de fer. Sa barbe avait poussé, elle aussi, bien qu’il la taillât tous les deux jours avec un couteau. Il avait la peau comme du cuir, ridée autour des yeux et de la bouche. Ben oui, j’ai vieilli, se dit-il. Vieilli de mille ans. Normal que ça se voie… Difficile de croire qu’un mois seulement avait passé depuis qu’ils étaient sortis de la Fosse. Ils n’avaient pas encore besoin de faire ce genre de choses, de faire du feu à partir de rien. Ils avaient encore plein de boîtes d’allumettes, et une tripotée de réchauffeurs de rations sans flamme Hot Pack – une petite source de chaleur chimique qu’on utilisait souvent dans l’armée. Mais Snowy prévoyait le jour où ils ne pourraient plus compter sur ce qu’ils avaient récupéré dans la Fosse. D’une certaine façon, il « trichait », évidemment. Il avait utilisé son couteau multilames, ce superbe bijou millénaire de l’armée suisse, pour fabriquer son archet et sa planche à feu ; plus tard, il devrait s’essayer à fabriquer des couteaux de pierre. Mais chaque chose en son temps. Ce vieux champ était près d’un bras de la vaste forêt de chênes qui, d’après ce qu’ils avaient pu voir, dominait le paysage de cette Angleterre post-humaine. À supposer que ce soit bien l’Angleterre. Il se trouvait sur une légère pente. À l’ouest, vers le bas de la colline, un lac s’était formé. Snowy voyait des traces de murets de pierre, qui disparaissaient sous les eaux placides. Le lac était envahi de roseaux, de nénuphars et d’algues, et à sa surface il voyait le lustre grisâtre, malsain, d’une invasion de lentilles d’eau. Sidewise disait que c’était à cause de l’eutrophisation : encore aujourd’hui, les engrais artificiels, surtout phosphatés, suintaient de la terre dans le lac, stimulant excessivement l’écologie miniature. Snowy n’arrivait pas à croire que les saloperies que des fermiers morts depuis des lustres avaient déversées dans leurs terres pouvaient encore empoisonner l’environnement, et pourtant… C’était un paysage étrangement vide. Le silence était partout. On n’entendait pas un chant d’oiseau. Certaines créatures s’étaient probablement multipliées de façon anarchique quand les humains avaient cessé de les chasser, les empêchant de proliférer : les lièvres, les lapins, les faisans. Les gros mammifères se reproduisaient tellement lentement que la reprise avait dû prendre davantage de temps, mais il semblait y avoir différentes espèces de cerfs, et Snowy avait entrevu des sangliers dans la forêt. Il n’avait pas vu de gros prédateurs. Même les renards semblaient rares. Il n’y avait pas d’oiseaux de proie non plus, en dehors de quelques étourneaux à l’air agressif. Sidewise disait que lorsque leur chaîne alimentaire s’était effondrée, les prédateurs supérieurs spécialisés avaient dû s’éteindre. En Afrique, même s’ils n’avaient pas fini en ragoût pour les derniers humains, il n’y avait probablement plus de fauves non plus, disait-il. Peut-être, songea Snowy. Cela dit, il s’interrogeait sur le sort des rats. Une sorte d’équilibre finirait bien par revenir, de toute façon. Les variations, l’adaptation et la sélection naturelle y veilleraient ; les rôles ancestraux finiraient bien par être assurés, d’une façon ou d’une autre. En tout cas, ça ne ressemblerait sûrement pas à l’écologie précédente. En outre, disait Sidewise, puisque les espèces de mammifères moyens ne duraient pas plus de quelques millions d’années, il faudrait plusieurs millions d’années – dix, vingt peut-être, vingt millions d’années – pour que se reconstitue un monde d’une richesse comparable à celle qu’ils avaient connue. Alors, même si l’humanité reprenait le dessus et durait, disons cinq millions d’années, elle ne verrait rien du monde où Snowy avait grandi. Snowy n’était pas écolo pour trois sous, c’était le moins qu’on puisse dire. Pourtant, il y avait quelque chose de profondément dérangeant là-dedans. C’était vraiment bizarre, d’avoir assisté à ça. En attendant, il n’y avait toujours pas de fumée, ces foutues braises ne prenaient pas. Il continua à faire aller et venir son archet. Le gros problème, quand on faisait du feu, c’est que ça laissait trop de temps pour réfléchir. Ses amis lui manquaient, la camaraderie de la vie militaire. Son travail lui manquait, même dans ce qu’il avait eu de plus routinier – peut-être même surtout la routine : c’était elle qui donnait à sa vie un sens qu’elle n’avait plus maintenant. Le bruit lui manquait, il s’en rendait compte, bien que ce soit plus difficile de dire précisément quoi : la télévision, Internet, la musique, les films, les pubs, les jingles, les nouvelles… La chose dans ce nouveau monde qui finirait par le rendre dingue, il voyait ça d’ici, c’était le silence, l’immense silence inhumain, végétal. Il en avait la chair de poule rien que d’imaginer à quoi ça avait dû ressembler dans les derniers jours, quand toutes les machines s’étaient arrêtées. Quand les enseignes au néon et les écrans cathodiques avaient cessé de clignoter et s’étaient éteints, un à un, pour toujours. Et puis Clara lui manquait, bien sûr. Il n’avait jamais connu son enfant, il ne l’avait jamais vu. Les premiers jours, il s’était senti tenaillé par des accès de culpabilité : la culpabilité d’être toujours vivant, lui, alors que tant d’autres avaient disparu dans les ténèbres, la culpabilité de n’avoir rien pu faire pour Clara, la culpabilité de continuer à manger, à respirer, à pisser, à chier, à mater en douce le cul de Moon, alors que tous ceux qu’il avait connus étaient morts. Heureusement, ce sentiment aussi s’estompait. Il avait toujours eu la chance de manquer d’imagination, comme le lui avait fait une fois remarquer Sidewise. Maintenant, peut-être que c’était encore plus que ça. À la lumière de cette nouvelle époque, on aurait dit que c’était son ancienne vie, dans l’Angleterre surpeuplée, enténébrée, du XXIe siècle, qui était un rêve. Et qui se dissipait dans tout ce vert… Il y eut un frôlement dans les buissons, une douzaine de pas derrière lui. Il se retourna doucement, sans faire de bruit. Une tige d’herbe, ployant sous les graines, s’agita gracieusement. Il avait tendu un collet par là. Y avait-il quelque chose, là, dans les feuilles ? Il posa son archet et son fuseau. Il se releva, s’étira, marcha mine de rien vers l’endroit où quelque chose avait bougé. Il s’empara de son arc, prit une flèche dans son carquois en peau de lapin et l’encocha précautionneusement. Plus rien ne bougeait dans les feuilles, mais quand il fut presque arrivé à l’endroit vers lequel il se dirigeait, il y eut un mouvement rapide et quelque chose fila devant lui. Il aperçut une peau pâle, mouchetée de brun, avec de longs membres. Un renard ? Mais c’était gros, plus gros que tout ce qu’il avait vu jusque-là. Sans hésiter davantage, il courut après la créature, la rattrapa, lui flanqua un coup de pied dans le derrière et s’arrêta net, son arc prêt à tirer. Elle roula sur le dos en criant comme un chat, les mains sur la figure… … il abaissa son arc. Des mains. Ça avait des mains, des mains humaines, ou de singe. Le cœur battant, il lâcha son arc. Il s’agenouilla au-dessus de la créature, lui coinça le torse, lui agrippa les poignets. Elle était maigre, élancée, mais très forte ; il n’eut pas trop de toutes ses forces pour l’obliger à écarter les mains de son visage. Alors, la créature lui cracha dessus. Son visage n’avait rien de simiesque. Il était indéniablement humain. Et même féminin. Pendant de longues secondes, Snowy resta là, stupéfait, à califourchon sur la fille. Elle était nue et sa peau claire disparaissait sous un pelage brun-roux, clairsemé. Ses cheveux étaient plus foncés, une toison de boucles crasseuses qui donnaient l’impression de n’avoir jamais été coupées. Elle n’était pas grande, mais elle avait des seins, indéniablement, comme des petits sacs pendouillants, avec des tétons durs, visibles entre les poils. Sous le triangle de fourrure plus sombre de son pubis, il y avait une trace de ce qui pouvait être du sang menstruel. Et elle avait des vergetures. Cerise sur le gâteau, elle puait comme une cage à singe. Mais son visage n’était pas celui d’un singe. Sa bouche et son nez étaient petits, bien dessinés, et elle avait un menton en V, avec une fossette marquée. Au-dessus de ses yeux bleus, son front était lisse. Peut-être un peu plus bas que le sien ? Malgré son ventre velu, elle avait l’air humaine. Mais ses yeux étaient… embrumés. Effrayés. Stupéfaits. La gorge serrée, il lui demanda : — Vous parlez anglais ? Elle poussa des cris stridents et se débattit. Soudain, Snowy eut une érection, façon manche à balai. Putain de merde ! se dit-il. Il descendit précipitamment de la fille, reprit son arc et son couteau. La fille n’arrivait pas à se lever. Elle avait la cheville prise dans son collet. Elle s’assit tant bien que mal sur la terre noire, humide, et se pencha sur son pied. Elle se balançait d’avant en arrière, en chantonnant. Le spasme de désir de Snowy s’estompa, aussi vite qu’il était venu. Les mouvements affolés de la fille rappelaient trop ceux d’un chimpanzé, même si son corps lui avait paru d’une troublante féminité, quand il était sur elle (Clara, pardonne-moi, mais ça fait si longtemps…). Les traces de merde sur ses jambes, la flaque d’excréments, à l’endroit où elle avait été allongée, achevèrent de le révulser. Il trouva, dans une poche de sa combinaison de vol, ce qui restait d’une ration de survie. Elle contenait encore une poignée de fruits secs, un bout de bœuf séché, quelques pétales de banane déshydratés. Il en prit une poignée, la lui tendit. Elle eut un mouvement de recul et s’éloigna de lui autant que le permettait le collet. Il fit mine de se mettre un ou deux pétales de banane dans la bouche et de les déguster avec un ravissement exagéré. — Mmm, miam, miam, délicieux… Mais elle ne voulut pas prendre la nourriture de sa main. D’ailleurs, aucun cerf, aucun lapin ne l’aurait fait, se dit-il. Alors, il posa les flocons par terre, recula. Elle prit quelques-uns des pétales et les enfourna. Elle mâcha et remâcha les bouts de banane, comme pour en extraire la dernière bribe de saveur, et finit par les avaler. Elle n’avait jamais dû goûter quelque chose d’aussi sucré, songea-t-il. Ou alors, c’est seulement qu’elle mourait de faim. Il avait tendu le piège quelques jours plus tôt. Elle pouvait être là depuis quarante-huit heures. Toute cette merde et cette pisse, la façon dont la fourrure de ses jambes était feutrée et tachée semblaient abonder dans ce sens. Pendant qu’elle mangeait, il regarda le collet dans lequel elle s’était pris le pied. C’était un simple nœud coulant, prévu pour les lapins et les lièvres. Dans ses efforts pour se libérer, elle l’avait resserré. Il avait fonctionné comme prévu, et s’était si profondément enfoncé dans la chair de sa jambe qu’il avait fait de sa cheville un sinistre magma sanglant. Il crut voir le blanc de l’os au fond de la blessure. Et maintenant ? Il pouvait l’assommer et la ramener au camp de base. Mais ce n’était pas un animal de proie, comme un lapin ou un lièvre ; ce n’était pas une prise intéressante, comme l’énorme perroquet qui ne savait presque plus voler que Sidewise avait capturé tandis qu’il déambulait au bord d’une mare d’eau croupie. C’était une personne, peu importait de quoi elle avait l’air. Et, se rappela-t-il, ses vergetures lui disaient qu’elle avait au moins un enfant, qui l’attendait quelque part. — Ai-je donc fait tout ce chemin, parcouru un millier de putains d’années, pour faire de ta vie le gâchis que j’ai fait de la mienne ? Ça, sûrement pas, marmonna-t-il. Pardonne-moi. Et sans plus hésiter, il lui sauta dessus. Ce fut encore un sombre corps à corps. Il la retourna, la plaqua au sol, lui coinçant les bras sous son buste, et s’assit sur ses reins. Avec son couteau suisse, il coupa le collet et le retira de la plaie sanglante ouverte dans sa chair. Puis il utilisa un peu de ses précieuses réserves de fluide antiseptique pour la nettoyer, enlevant la terre, le sang et le pus. Il dut, pour cela, arracher les mèches de poils fauves de sa plaie ; après quoi, il appliqua dessus un spray et de la pommade cicatrisante. Elle garderait peut-être tout ça assez longtemps pour que la blessure se referme. Elle déguerpit dans les hautes herbes au moment même où il la relâcha. Il entrevit une silhouette verticale, debout sur deux pattes, qui, en dépit d’un léger boitillement, détalait vers les arbres. C’était déjà la fin de l’après-midi. Ils n’étaient pas censés rester seuls dans le noir, loin de la base : ordre d’Ahmed. Il aurait bien suivi la fille dans les verts mystères de l’épaisse forêt. Mais il savait qu’il ne fallait pas. À regret, il ramassa son fourbi et repartit vers le camp de base. Snowy fut le dernier à rejoindre le groupe, ce soir-là. Ils avaient décidé de s’installer près d’un lac, à quelques kilomètres de la ville en ruine. L’endroit se trouvait au pied d’une colline en forme de cône, apparemment artificielle, peut-être un tertre funéraire de l’ge de fer, ou peut-être simplement un terril d’une sorte ou d’une autre. Ahmed les réunit autour de la souche d’un arbre abattu, sur laquelle il trônait lui-même, un peu pompeusement. Snowy aurait voulu parler aux autres de sa rencontre, de ce qu’il avait trouvé. Mais ce n’était pas le bon moment. Alors, il s’installa dans l’herbe. Depuis quelques semaines, Moon était de plus en plus renfermée ; elle était assise en tailleur devant Ahmed, les yeux baissés, mais elle était le centre de tout, de toutes les manœuvres, comme toujours. Avec son air rêveur et détaché, Sidewise n’en était pas moins en face d’elle ; et Snowy voyait bien comment son regard s’égarait sur la courbe de ses hanches, les centimètres de mollet visibles au-dessus de ses bottes. Ahmed lui-même était dressé sur son perchoir comme si Moon était à lui. Bonner était celui dont le désir était le plus évident. Il était visiblement mal à l’aise, tous les muscles noués. Il avait de la boue sur la figure – une sorte de camouflage utilisé pour chasser. Snowy lui trouva quelque chose d’animal, comme s’il avait oublié quasiment tout ce qu’on lui avait appris à l’armée. Le groupe était en train de se fissurer, comprit Snowy. Ils s’éloignaient les uns des autres. D’immenses failles étaient en train de se creuser et de rompre tout ce qui pouvait les unir. Il ne restait pratiquement plus rien du petit groupe de pilotes de la Navy qui s’étaient blottis dans l’église en ruine, la première nuit, et y avaient grignoté leurs rations. Ils pourraient s’entre-tuer pour Moon, si Moon ne les tuait pas la première. En plus, Ahmed, leur chef, ne semblait pas conscient de tout cela. En fait, il n’arrêtait pas de sourire. — J’ai pensé à l’avenir, dit-il. Sidewise étouffa un gémissement. — Je veux dire, l’avenir à long terme, reprit Ahmed. Au-delà des quelques mois, des années à venir, même. Quelle que soit la façon dont nous passerons le prochain hiver, les temps seront durs pour nos enfants. Au mot « enfants », Snowy jeta un coup d’œil à Moon. Elle regardait ses mains, ses doigts entrecroisés. Ahmed dit que pendant la période industrielle – notamment au cours des quelques dernières décennies de folie –, l’humanité avait épuisé toutes ses réserves accessibles de combustible fossile : le charbon, le pétrole, le gaz. — Les réserves sont probablement déjà en train de se reconstituer. C’est même certain. Mais c’est incroyablement long. Tout ce que nous avons brûlé en quelques siècles a mis près de quatre cent cinquante millions d’années à se former. Cela dit, il y aura toujours du combustible pour nos descendants. La tourbe. La tourbe est ce qu’on obtient quand les mousses, les sphaignes et autres végétaux des marécages se décomposent dans les terrains privés d’oxygène. D’accord ? D’ailleurs, dans certains endroits du monde, des gens continuaient à ramasser la tourbe pour se chauffer, jusqu’au milieu du XXe siècle. — En Irlande, dit Sidewise, en Scandinavie. Mais pas ici. — Ben, on ira en Irlande ou en Scandinavie. Ou peut-être qu’on en trouvera ici. Les conditions ont beaucoup changé depuis qu’on nous a plongés en cryosomnie. Et puis, s’il n’y en a pas ici, on trouvera bien autre chose. On a hérité d’un monde carbonisé. Mais on a toujours notre tête, notre intelligence, dit-il en se tapotant le front. — Nom de Dieu ! explosa Sidewise. Ahmed, t’as toujours pas compris ? On est une poignée de naufragés, c’est ça, des naufragés du temps ! Putain de bordel de merde, mec, on n’a qu’un seul utérus pour nous tous ! — Et c’est le mien, dit Moon sans lever les yeux. Mon utérus. Espèce de phallocrate de merde. — Du minerai de fer, poursuivit Ahmed d’un ton égal. Ils le regardèrent tous en ouvrant de grands yeux. — L’oxyde de fer se forme dans les tourbières et les marécages, reprit Ahmed. Quand l’eau du sous-sol, riche en fer, entre en contact avec l’air… et ben, ça rouille. D’accord, Sidewise ? Les Vikings l’utilisaient déjà. Alors pourquoi pas nous… Tandis que la pseudo-discussion continuait, le regard de Snowy se perdit dans les ombres vertes des bois tout proches. Sidewise a raison, se dit-il. Nous sommes là par accident. Une sorte d’écho. Nous allons nous séparer, nous serons engloutis par le vert comme tous les bâtiments en ruine, et puis nous disparaîtrons, ajoutant nos os aux milliards déjà enfouis dans le sol. Et ça n’aura aucune importance. S’il ne l’avait pas déjà su viscéralement, il en était convaincu maintenant, maintenant qu’il avait rencontré la fille singe. Elle est l’avenir, se dit-il. Elle, avec son brillant regard de lionne, son petit corps nu, sa vivacité, sa force – et son absence de langage. Plus tard, comme chacun s’en allait de son côté, Snowy prit Sidewise à part et lui parla de la femme sauvage. Sidewise demanda tout de suite : — Tu l’as baisée ? Snowy fronça les sourcils, de dégoût. — Non. J’en ai eu envie… j’avais une sacrée trique, mais quand je l’ai vraiment regardée, j’ai pas pu. Sidewise lui flanqua une claque sur l’épaule. — Ta virilité n’est pas en cause, mon vieux. Weena n’est probablement pas l’espèce qu’il te faut, c’est tout. — Weena ? — Une vieille référence littéraire(1). Laisse tomber. Écoute, El Présidente aura beau dire, il faut qu’on en sache davantage sur ces créatures. Y a sacrément plus important à faire que de ramasser de la tourbe. Il faut qu’on sache comment ils s’en sortent, par ici. Parce que c’est comme ça qu’il faudra qu’on vive, nous aussi… Va retrouver ta chérie, Snowy, et demande-lui si elle a pas une copine… Quelques jours plus tard, avant d’avoir eu le temps de mettre en œuvre son plan de refondation de la civilisation, Ahmed tomba malade. Il se retira sous son appentis et dut se contenter pour survivre de ce que les autres lui apportaient. Selon Sidewise, c’était un empoisonnement au mercure, à cause de la décharge auprès de laquelle ils avaient établi leur campement. On utilisait le mercure depuis des siècles pour fabriquer des tas de choses, des chapeaux, des miroirs, des insecticides, des traitements contre la syphilis. Le sol en était probablement saturé, et aujourd’hui encore, mille ans plus tard, il suintait toujours, par tous les pores de la terre, dans le lac, où il remontait petit à petit la chaîne alimentaire pour atteindre sa concentration maximale dans la chair des poissons et de ceux qui les mangeaient. Sidewise semblait trouver très drôle qu’Ahmed, le grand stratège, celui qui de leur petit groupe s’était le plus longtemps et le plus fermement cramponné aux rêves expansionnistes du défunt XXIe siècle, que lui, entre tous, succombe à un poison hérité de cet âge destructeur. Snowy s’en fichait pas mal. Il y avait des choses beaucoup plus intéressantes dans le monde que tout ce qu’Ahmed pouvait dire ou faire. Comme Weena, et le peuple velu de la forêt. Snowy et Sidewise décidèrent de construire une sorte de cachette, une hutte recouverte d’herbes et de feuillages, non loin de l’endroit où Snowy avait rencontré pour la première fois la fille-singe que Sidewise avait baptisée Weena. Snowy jeta un coup d’œil à Sidewise, qui était allongé dans l’ombre de la hutte. Dans la chaleur lourde de cet été si peu anglais, ils avaient pris l’habitude de se promener seulement vêtus d’un short, d’un ceinturon et d’une paire de bottes. La peau brune de Sidewise, généreusement tartinée de terre, constituait un aussi bon camouflage que tout ce que l’homme aurait pu inventer. Cinq ou six semaines seulement après être sortis de la Fosse, ils étaient méconnaissables. — Là, souffla Sidewise. Des silhouettes brun-gris, deux, trois, quatre, se matérialisèrent hors des ombres, à l’orée de la forêt. Elles firent prudemment quelques pas à découvert. Elles étaient nues, minces, marchaient sur leurs pattes de derrière et tenaient quelque chose à la main – probablement un marteau ou un couteau de pierre, rudimentaires. Debout en un vague cercle, dos à dos, elles regardaient autour d’elles, avec de petits mouvements saccadés de la tête. Sidewise, égal à lui-même, avait bien entendu élaboré un scénario sur l’origine de ce petit peuple velu. « Des enfants des égouts, avait-il dit. Quand les cités se sont effondrées, qui avait le plus de chance de survivre ? Les gamins crasseux qui vivaient déjà dans les caniveaux et les égouts et bouffaient des ordures. Pour certains d’entre eux, il se peut même que des années aient passé avant qu’ils remarquent que quelque chose avait changé…» Les créatures velues se mirent à courir à travers l’herbe de la prairie vers une forme avachie, tombée à terre. Un cerf, un gros mâle que Snowy et Sidewise avaient abattu à la fronde et laissé là, dans l’espoir d’attirer les créatures hors de la forêt. Celles-ci convergèrent vers la carcasse et commencèrent à flanquer des coups sur les articulations des pattes de derrière. Elles s’affairaient dans un silence intense, l’une d’elles restant toujours debout, montant la garde. — Tu vois ce qu’ils font ? murmura Snowy. Ils prennent les pattes, tu vois ? — Rapide et pratique, commenta Sidewise. C’est le morceau de boucherie le plus facile à emporter. On coupe une patte, et on retourne en courant dans la forêt avant que quelque chose avec de grandes dents ne vienne vous le disputer. Même s’ils ne parlent pas, ils agissent de manière concertée. Tu vois comme ils se relaient pour monter la garde ? Ils chassent en meute. En tout cas, ce sont des charognards. Snowy se demanda pourquoi ces créatures étaient tellement méfiantes, si, comme le pensait Sidewise, il n’y avait pas de grands prédateurs dans les environs. — Ils ont l’air humains, mais ils n’agissent pas comme des êtres humains, murmura Snowy. Tu vois ce que je veux dire ? Ils regardent autour d’eux comme des chats ou des oiseaux plutôt que comme une patrouille organisée. Sidewise émit un grommellement. — Ces enfants des égouts ne devaient pas avoir de culture, ils ne devaient rien savoir du tout. Ils ne connaissaient que les égouts. C’est peut-être pour ça qu’ils ont arrêté de parler. Peut-être que dans les égouts le silence était plus important que le langage. — Ils n’auraient plus de langage ? — Ça t’étonne ? On voit tout le temps des oiseaux qui perdent la faculté de voler. On ne devient pas intelligent comme ça. Même un petit cerveau comme le tien, Snow, a besoin d’énergie pour fonctionner. Une énergie fournie par ton organisme. Peut-être que dans ce monde-ci, être intelligent est moins utile que, disons, courir vite, ou voir loin. Il n’a probablement pas fallu grand-chose pour perdre le langage, ni même pour que la conscience s’étiole. Du coup, le cerveau s’atrophie. Dans cent mille ans, ces gens ressembleront à des australopithèques. Snowy secoua la tête. — Moi qui m’étais toujours dit que les hommes du futur auraient une grosse tête et une toute petite bite. Sidewise le regarda dans l’ombre de l’appentis. — Ça ne nous a pas rapporté tant que ça d’être intelligents, dit-il amèrement. Il regarda les créatures velues en se frottant la barbe. — Ça fait réfléchir, de les regarder. C’est allé drôlement vite, hein ? Il y a eu un moment où il y avait des cerveaux pour comprendre, pour changer les choses, pour bâtir. Et tout cela a disparu, évaporé, et voilà à quoi on est ramené : à une existence brute, immédiate. À vivre comme des bêtes, comme n’importe quelle espèce animale. Ils regardèrent encore un peu les créatures nues, velues, arracher les pattes du cerf abattu, s’entraidant et se chamaillant tour à tour avant de le traîner à l’abri de la forêt. Ensuite, ils retournèrent au camp de base. Pour découvrir que Bonner mettait tout sens dessus dessous. Moon avait disparu. — Putain, mais où est-ce qu’elle a pu passer ?! Moon s’était fabriqué son propre petit appentis, plus solide et plus discret que celui des autres. Snowy s’était toujours dit que si elle avait pu y mettre une porte blindée, elle l’aurait fait. Elle avait tout emporté – le sac à dos qu’elle s’était fabriqué avec une combinaison en rab, ses outils, ses vêtements, le peigne de bois qu’elle s’était bricolé, sa précieuse réserve de tampons lavables. Bonner était en train de réduire sa cabane en miettes. Seulement vêtu d’un short en lambeaux, avec ses muscles noueux, ses cheveux hirsutes, son visage et sa poitrine couverts de boue, il ne restait pas grand-chose, pensa Snowy, du jeune pilote effarouché qu’il se rappelait avoir pris sous son aile lorsqu’ils s’étaient rencontrés pour la première fois, lors d’une mission sur un porte-avions, dans l’Adriatique. Ahmed sortit de sa propre cabane, enroulé dans une couverture de survie métallisée. — Qu’est-ce qui se passe ? — Elle s’est tirée. La garce, elle s’est tirée ! fulmina Bonner. Sidewise s’approcha d’eux. — On le voit bien, qu’elle n’est plus là, espèce d’abruti… Bonner lui flanqua un coup violent. Sidewise tenta d’esquiver, mais, touché à la tempe, se retrouva légèrement sonné. Snowy attrapa Bonner et lui fit une clé au bras. — Pour l’amour du ciel, Bonner, calme-toi ! — Monsieur J’ai-deux-cerveaux se la tapait. Il n’a pas arrêté de se l’envoyer ! Ahmed avait l’air complètement désemparé, et il y avait de quoi, se dit Snowy. Moon partie, leur dernier espoir de procréer s’était envolé lui aussi. Tout ses plans grandioses avaient vécu avant même d’avoir été mis en œuvre. — Mais pourquoi est-elle partie ? dit-il d’un ton geignard. Pourquoi toute seule ? Pourquoi ? — Pourquoi tout ça, de toute façon, répliqua Snowy. On va tous crever ici. Ça pouvait pas marcher, mon commandant. Toute la tourbe du monde n’y aurait rien changé. Sidewise esquissa un sourire. — Je ne pense pas que ce soit le sort de l’humanité qui préoccupe Bonner pour le moment. Pas vrai, Bonner ? Tout ce qu’il voit, c’est que la seule chatte du monde a disparu, et qu’il y a pas touché… Bonner poussa un rugissement et balança à nouveau le poing, mais cette fois Snowy réussit à le retenir. Ahmed regagna son abri en traînant la patte et en toussant. Quand un calme relatif fut revenu, Snowy retourna au râtelier où était entreposée une rangée de lapins dépecés et commença à préparer à manger. Le premier lapin empalé sur sa broche n’était pas encore cuit que Bonner avait fini son paquetage. Il était planté, dans le soir qui tombait, devant Sidewise et Snowy. — Je fous le camp, dit-il. Sidewise hocha la tête. — Tu vas chercher Moon ? — À ton avis, dugland ? — Eh bien, à mon avis, elle sait ce qu’elle fait. T’auras du mal à la pister. — Je m’en sortirai ! lança Bonner hargneusement. — La nuit porte conseil, fit Snowy pour l’inciter à se calmer. Tu devrais manger quelque chose avant de partir. Sinon tu vas avoir des problèmes. Mais la zone du cerveau de Bonner qui lui servait à réfléchir semblait s’être fait la malle avec Moon. Il les regarda furieusement à travers son masque de boue, tous ses muscles tendus. Puis il s’éloigna à grands pas, son baluchon improvisé rebondissant sur son dos. Sidewise mit un autre lapin sur le feu. — C’est la dernière fois qu’on le voit. — Tu crois qu’il va retrouver Moon ? — Pas si elle le voit venir, répondit Sidewise d’un ton songeur. Et s’il essaye de l’obliger à quoi que ce soit, elle le tuera. C’est une coriace. Le premier lapin était presque cuit. Snowy le retira du feu, enleva les morceaux de viande de la broche et les posa sur leurs assiettes de bois. Tous les soirs, il divisait leur nourriture en cinq parts. Ce soir-là, Bonner et Moon étant partis, il la divisa en trois. Sidewise et lui regardèrent les trois portions pendant un moment. Ahmed s’était retiré sous son abri. Les absents ont toujours tort. Snowy prit la troisième assiette et, avec la lame de son couteau, en répartit le contenu entre eux deux. — Si Ahmed se rétablit, il pourra se débrouiller. Sinon, on ne pourra rien faire pour lui. Ils mangèrent en silence pendant un moment. — Je m’en irai demain, dit enfin Snowy. Sidewise ne répondit rien. — Et toi ? poursuivit Snowy. Que vas-tu faire ? — Je crois que j’aimerais bien voyager un peu, répondit Sidewise. Aller voir les villes. Londres. Paris, si j’arrive à traverser la Manche. Comprendre un peu mieux ce qui s’est passé. Il ne doit pas rester grand-chose. Mais ça doit faire comme l’Empire romain, il doit bien y avoir quelques ruines… — Personne d’autre ne verra plus ces choses-là, dit Snowy. — C’est vrai. Snowy dit, d’un ton hésitant : — Et après ? Je veux dire, quand on sera plus vieux, moins forts… — Je ne pense pas que le problème soit là, répondit laconiquement Sidewise. Le problème, ce sera de décider comment on veut tirer notre révérence. De s’arranger pour pouvoir au moins contrôler ça. — Quand on aura vu tout ce qu’on voulait voir… — Ça ou autre chose, dit Sidewise avec un sourire. Peut-être qu’à Paris il restera quelques vitres à briser. Du cognac de mille ans d’âge. Je m’en réjouis à l’avance. — De toute façon, dit prudemment Snowy, y aura personne pour le raconter. — Ça, on le sait depuis le début, répondit sèchement Sidewise. Depuis qu’on est sortis de la Fosse, dans cette vieille forêt de chênes. C’était déjà évident. — Pour toi, peut-être, répondit Snowy. Sidewise se tapota le côté de la tête, là où Bonner lui avait fait un beau bleu. — C’est à cause de mon gros cerveau. Il n’arrête pas de me faire comprendre des choses, toutes plus inutiles les unes que les autres. Sans que ça fasse la moindre différence. Écoute, on va faire un pacte. On va choisir un point de rendez-vous. Et on dit qu’on y reviendra tous les ans. On n’y arrivera peut-être pas à chaque fois, mais on pourra toujours laisser un message, quelque chose. Ils choisirent un endroit : Stonehenge, sur les hauteurs de la plaine de Salisbury. Même en ces jours funestes, on ne pouvait pas le rater. Ils choisirent une date : le solstice d’été, facile à repérer, grâce à la méthode que leur avait inculquée Ahmed, et qui permettait de ne pas perdre le fil du temps. C’était une bonne idée. D’une certaine manière, Snowy trouvait assez réconfortant de se dire que, compte tenu des circonstances, son avenir ne partait pas complètement à la dérive. À la fin du repas, la nuit était tombée. Il ne faisait pas froid, mais Snowy alla se chercher une couverture rudimentaire d’écorce tissée et se la mit sur les épaules. — Hey, Side. C’est vrai ? — Quoi donc ? — Ce que disait Bonner. Moon, tu te l’es faite ? — Tu parles que je me la suis faite ! — Tu nous as bien eus, mon salaud. Je m’en serais jamais douté. Mais pourquoi toi ? — Pulsions ataviques, mec. Je crois qu’elle était attirée par mon cerveau, plus brillant que la moyenne. Snowy rumina quelques instants. — Alors, avoir un gros cerveau sert au moins à une chose… — Oh oui. Ça a toujours été utile, pour ça. Surtout pour ça. Tout le reste, c’est de la connerie. — Putain de cachottier… IV Snowy s’en retourna voir le peuple des singes. Il ne vivait pas comme eux. Il tendait des collets pour piéger les animaux de la taille des sangliers et des petits cerfs, se servait de son couteau pour découper ses proies, faisait du feu et s’abritait sous des cabanes de branches. Mais là où ils allaient, il allait aussi. Ils parcouraient des distances incroyables, dans les grandes forêts qui couvraient le sud de l’Angleterre, des forêts qui dissimulaient des ruines de villes, de cathédrales, de monuments et de parcs. Il s’inquiétait quand il perdait Weena de vue, se rassérénait quand il la retrouvait. Peu à peu, il se familiarisa avec chacun des membres du petit groupe. Il leur donna des noms : Grand-Père, Minus, Doc… Il suivait les événements de leur vie, leurs triomphes et leurs tragédies, comme s’il assistait à une mini série télé. Il s’aperçut rapidement qu’ils avaient peur des rats, surtout des gros, les rats-loups, qui semblaient chasser en meute. Il se demanda ce qu’ils pouvaient bien penser de lui. Ils avaient manifestement conscience de sa présence, mais il ne se mélangeait pas à eux, il ne s’occupait pas de leurs affaires. Alors ils le laissaient vivre, sans faire vraiment attention à lui. Il était comme un fantôme, se dit-il. Un fantôme d’un passé évanoui, revenu hanter les nouveaux habitants de la planète. Au bout de quelques mois, alors que le long, long été de cette fin des temps s’achevait, ils arrivèrent à une plage. Snowy se dit que ça devait être la rive du Sussex, sur la côte sud de l’Angleterre. Les velus partirent en quête de nourriture à la lisière de la forêt, ignorant Snowy comme d’habitude. Il alla se promener le long de la plage. La forêt descendait jusqu’à la mer, comme sur l’île tropicale de Robinson Crusoé. On ne se serait pas du tout cru en Angleterre. Il trouva un endroit où s’asseoir, regarda les vagues lécher le rivage. Il prit une poignée de sable. Il était fin et doré, coulait facilement entre ses doigts, mais il y avait des grains noirs dedans, et des petits bouts orange, verts et bleus. Les petits grains de couleur devaient être du plastique et le noir ressemblait à de la suie – la suie du Rabaul, le volcan meurtrier, ou des incendies qui avaient ravagé le monde quand tout avait dégénéré. Tout est parti, se dit-il, stupéfait. Complètement parti. Le sable en était la preuve. Les roches lunaires, les cathédrales, les stades de foot, les bibliothèques, les musées, les tableaux, les autoroutes, les villes et les bidonvilles. Shakespeare, Mozart et Einstein, Bouddha, Mahomet et Jésus, les lions, les éléphants, les chevaux et les gorilles, et tout le reste de la ménagerie – tout avait été broyé, réduit en poussière, dispersé et mélangé à ce sable plein de suie qui coulait entre ses doigts. Les velus s’en allaient. Leurs formes minces glissaient silencieusement dans les profondeurs de la forêt. Il se leva, frotta ses paumes l’une contre l’autre pour en ôter le sable, remit son sac sur son dos et partit derrière eux. 18 Le royaume des rats § Afrique de l’Est, 30 millions d’années après notre ère I L’astéroïde s’appelait jadis Eros. Eros avait sa propre géographie en miniature. Sa surface était criblée de cratères d’impact, couverte de débris et de fragments épars, d’étranges mares de poussière bleutée, très fine, chargée électriquement par un soleil qui ne se couchait jamais. L’astéroïde était trois fois plus long que large. On aurait dit l’île de Manhattan projetée dans l’espace. Eros était aussi vieux que la Queue du Diable. Comme la comète de Chicxulub, c’était un vestige de la formation du système solaire. Mais, contrairement à la comète, l’astéroïde s’était bien condensé, dans la mécanique du système solaire, à l’intérieur de l’orbite de Jupiter. Tout au début, il y avait eu une période de destruction de masse, alors que les jeunes astéroïdes entraient en collision et se fracassaient les uns contre les autres. La plupart avaient été réduits en nuages de poussière, engloutis par la gigantesque Jupiter, ou projetés à l’intérieur du système solaire, surpeuplé et dangereux. Les survivants, dans leurs essaims clairsemés, suivaient sagement leur orbite autour d’un soleil de plus en plus brillant. Et puis la poigne fantôme de la gravité avait fait entrer les orbites des astéroïdes en résonance, comme les cordes pincées d’une guitare. Elle sortit à contrecœur dans la lumière éclatante. Elle avait encore fait un mauvais rêve. Elle avait la tête embrumée, les membres engourdis. À travers le toit rudimentaire de son nid dans les arbres, elle voyait le vert frémissant du dais, plus haut, et des rognures de ciel tropical d’un bleu éclatant. Comme la paillasse sous son corps, le toit n’était qu’un assemblage de fortune, rameaux et feuilles, formé en hâte au cours de la dernière heure précédant la tombée de la nuit, et destiné à être bientôt abandonné. Elle était couchée sur le dos, le bras droit replié sous la tête en guise d’oreiller, les genoux relevés sur le ventre. Son corps nu était couvert d’un fin duvet doré. À quinze ans, elle était dans la fleur de l’âge. Les vergetures de son ventre et ses petites mamelles montraient qu’elle avait déjà eu au moins un enfant. Ses yeux encore englués de sommeil étaient grands, noirs, attentifs : autant de signes d’une lente réadaptation à la vie nocturne. Son front étroit était surmonté par une petite boîte crânienne couverte d’une toison noire, ondulée. Si confortable que soit son nid, elle ne dormait jamais que d’un œil. Ses rêves étaient toujours troublés par l’énormité du vide en dessous d’elle, où elle risquait de tomber. La cime des arbres étant le seul endroit où son peuple pouvait vivre en sécurité, c’était idiot, mais c’était comme ça. Son peuple mettrait encore beaucoup de temps à se réacclimater à son retour dans les arbres. Le fait que son seul enfant à ce jour ait été aspiré par le gouffre en dessous du nid n’arrangeait pas les choses, il avait perdu prise sur sa fourrure trempée de pluie, et son petit corps était tombé dans l’abîme de verdure. Elle n’en avait jamais parlé à personne. En fait, personne ne parlait plus jamais de rien. L’époque où on parlait interminablement de tout et de rien était depuis longtemps révolue, le larynx et les capacités cognitives propres aux peuples dotés de parole ayant disparu, ne servant à rien pour la vie dans les arbres. Elle n’avait même pas de nom. Mais peut-être que quelque chose en elle conservait des souvenirs profondément enfouis des jours lointains, disparus. Appelons-la « Souvenir ». Elle entendit un bruissement dans la verdure au-dessous d’elle, une pluie de pelures de fruit jetées à travers les feuilles, et les premiers hurlements des mâles. Elle se mit à plat ventre et enfouit son visage dans le matelas de brindilles. Elle distinguait à peine la colonie proprement dite, une masse pendulaire sertie dans les couches plus profondes de la canopée, semblable à un sous-marin de bois qui aurait réussi à se nicher dans la verdure des hauteurs. Partout dans la colonie des silhouettes minces déambulaient, travaillaient, se chamaillaient. Les affaires du jour redémarraient. Et malheur aux retardataires. Souvenir se leva et ouvrit son nid, tel un oiseau sortant de sa coquille. Sa petite tête pointant un bon mètre au-dessus de la branche, elle regarda le monde autour d’elle – son monde. C’était une mer de vie verte. La partie supérieure de la canopée formait un toit très haut au-dessus d’elle. Au nord, à l’ouest et à l’est, par-delà les arbres, Souvenir distinguait une étendue bleue, miroitante. Les reflets de l’océan l’avaient toujours intriguée. Et bien qu’elle n’arrivât pas à distinguer la rive sud, elle se disait à juste raison que l’océan était là-bas aussi, formant une grande ceinture autour de la terre : elle savait qu’elle vivait sur une grande île. Mais l’océan était quelque chose d’incompréhensible pour elle, et trop loin pour qu’elle s’en soucie. Cette poche de forêt particulièrement dense avait jailli d’une gorge profondément taillée dans la pierre. Abrité par des parois de roche dure, alimenté par des cours d’eau qui couraient au fond de la gorge, c’était un endroit vibrant, surpeuplé, grouillant de vie, bien qu’il y ait çà et là des taches dégagées, entourant des borametz et leurs plantes associées – de nouvelles espèces végétales. La gorge elle-même n’était pas naturelle. Elle avait été creusée à la dynamite dans l’antique lit de roche, il y avait très longtemps, par les bâtisseurs de routes humains. L’érosion avait fait le reste : quand les fossés de drainage et les canalisations souterraines n’avaient plus été entretenus, les pentes s’étaient effondrées. Cela dit, un géologue patient aurait pu détecter une fine couche noire dans le grès qui s’était lentement accumulé au fond de la gorge. La couche sombre était du bitume métamorphosé, une strate encore jonchée çà et là de fragments des véhicules qui l’avaient jadis empruntée. Si longtemps après, on reconnaissait les traces du passage de l’homme. Une ombre caressa fugitivement les feuilles qui frémissaient autour d’elle ; une ombre rapide, silencieuse, projetée par le soleil encore bas sur l’horizon. Souvenir rentra précipitamment se mettre à couvert. C’était un oiseau, évidemment. Les prédateurs de la canopée étaient déjà à l’œuvre, et il valait mieux ne pas trop se montrer. Avec un dernier coup d’œil à ce qui restait de son nid, plein de ses poils et de ses déjections, voué à l’oubli, elle commença à descendre de l’arbre. Alors que la journée tropicale avançait, les autres s’étaient déjà dispersés dans les arbres, minces et graciles, entamant l’incessante quête du jour, à la recherche de fruits, d’insectes cachés sous l’écorce et d’eau piégée par le feuillage. Souvenir, mal réveillée, restait en arrière et regardait autour d’elle. Il y avait des mâles et des femelles, dont certaines portaient un enfant accroché à leur pelage. Les mâles paradaient à qui mieux mieux, hurlant, bondissant agressivement dans tous les sens : au moins une chose qui n’avait pas changé au fil des siècles. La structure de la société des primates était toujours la même, une structure hiérarchisée mâle, flamboyante, imposée à un réseau de clans de patientes femelles. Dans les strates intermédiaires de la canopée, les frondaisons des petits arbres étaient traversées par les troncs de leurs frères les plus grands. Dans cet entresol végétal, Souvenir et ses pareils étaient relativement à l’abri des menaces du ciel et de la terre. Et c’est là, au cœur des minces troncs des grands arbres, qu’ils avaient construit leur colonie. C’était une boule d’une dizaine de mètres de diamètre. Son épaisse paroi était constituée de feuilles mortes et de rameaux, sommairement assemblés entre eux. Les feuilles avaient été mâchées pour être ramollies, puis enfoncées dans les interstices de la structure calée dans les robustes branches de l’arbre. Elle avait été construite par les nombreuses générations de post-humains qui s’y étaient succédé, et qui y vivaient toujours – à en juger par le filet de merde et de pisse qui suintait du fond de la colonie et coulait le long du tronc de l’arbre. Cette boule de salive et de végétation était la construction la plus perfectionnée dont les descendants de l’homme étaient encore capables. Mais c’était le fruit de l’instinct plus que de la raison, aussi vide de plan conscient qu’un nid d’oiseau ou une termitière. Souvenir voyait de petits visages regarder timidement au-dehors par les trous de la paroi rudimentaire. Elle se rappela les moments passés avec son enfant à l’abri des murs suintants et puants de la colonie. Elle servait avant tout à protéger des prédateurs nocturnes les plus vulnérables de ses sujets : les jeunes, les vieillards et les malades. Seuls les plus petits enfants et leurs mères étaient autorisés à rester à l’intérieur dans la journée, pendant que les autres se risquaient au-dehors pour aller chercher à manger. C’est alors que des rayons de soleil, trouant le dais de verdure, firent scintiller les parois de la colonie. Dans les feuilles et les rameaux compactés étaient incrustées des pierres brillantes ramassées sur le sol de la forêt. Il y avait même des petits bouts de verre. Le verre était un matériau instable : au fil de millions d’années, des petits cristaux se formaient à l’intérieur, et il s’opacifiait. Ces éclats de verre avaient néanmoins conservé leur forme : c’étaient des fragments de pare-brise, de feux arrière ou de bouteilles, qui avaient été retrouvés et ramassés pour orner les parois de ce bâtiment informe. On aurait pu penser que c’était de la décoration, mais ces morceaux de verre, ces pierres brillantes et autres vestiges de bâtiments étaient là dans un but défensif. Leurs reflets faisaient encore peur aux prédateurs de cette époque post-humaine. Ils demeuraient hantés par un instinct profondément enfoui, développé sous le règne des tueurs les plus dangereux qui aient jamais arpenté la Terre. C’est ainsi que Souvenir et les siens singeaient les structures de leurs ancêtres, sans pouvoir seulement imaginer ce qu’ils imitaient. Jadis, évidemment, les arbres avaient été le domaine des primates, où ils allaient et venaient sans crainte des prédateurs. Mais les singes n’avaient pas eu besoin de forteresse de feuilles et de brindilles. Les temps avaient bien changé. Alors que Souvenir s’attardait, un jeune mâle la regarda en sifflant. La fourrure de son dos arborait une curieuse tache blanche, en forme de lapin. Elle savait ce qu’il pensait : il craignait qu’elle ne soit intéressée par la plaque d’écorce sur laquelle il s’activait avec sa mère et ses frères. Bien que l’esprit de Souvenir fût moins développé que celui de ses ancêtres, elle était encore capable d’imaginer ce que pensaient les autres et ce qu’ils envisageaient de faire. Mais le groupe de Tache-Blanche n’était pas en position de force ce jour-là. Depuis la dernière fois où Souvenir l’avait vu, le fils aîné était parti. Peut-être à la recherche d’une autre colonie, suspendue quelque part dans les vertes profondeurs de la forêt. À moins, bien sûr, qu’il ne soit mort. À leur façon de laisser une place pour un gros mâle qui ne venait jamais, ou de jeter des coups d’œil par-dessus leur épaule sans regarder personne en particulier, les membres de la famille montraient qu’ils avaient toujours conscience de son absence. Mais, bientôt, leur mémoire cicatriserait, et le frère disparaîtrait dans les brumes de l’oubli, comme tous les enfants de l’homme depuis la construction de la dernière pierre tombale. Souvenir elle-même ne saurait jamais ce qu’était devenu l’autre fils. L’ère de l’information était depuis longtemps révolue. Personne ne disait plus rien à personne. Tout ce qu’elle savait avec certitude, c’était ce qu’elle voyait de ses propres yeux. Cela dit, pour Souvenir, c’était une opportunité. Elle pourrait probablement disputer à ce groupe affaibli une place sur son arbre. Mais elle avait mal dormi et elle se sentait amoindrie, agitée, comme toujours depuis la perte de son enfant. Il y avait plus d’un an qu’il était mort, mais la douleur était encore si aiguë, si vive dans son esprit kaléidoscopique, déstructuré, que cela aurait pu dater d’hier. Comme tous les siens, Souvenir n’était pas du genre à réfléchir, c’était une créature impulsive ; et aujourd’hui elle n’était pas d’humeur à se bagarrer avec ce groupe querelleur pour le privilège d’une place sur un perchoir déjà encombré, pour peler un bout d’écorce à la recherche de larves. Elle se détourna et s’aventura dans le magma de branches. Alors qu’elle se balançait, rampait et sautait dans la ramure, elle commença à se sentir mieux. L’exercice lui échauffa les muscles, et elle se sentit enfin parfaitement réveillée. Elle oublia même, brièvement, la perte de son enfant. Elle était encore jeune – son espèce vivait souvent vingt-cinq ou trente ans. Depuis le jour où l’un de ses lointains ancêtres avait rampé, ahuri, hors d’un égout, dans le jour verdissant, son corps – à défaut des cryptes les plus profondes de son esprit – avait eu tout le temps de s’adapter à son nouveau mode de vie. C’est ainsi que, tout en se déplaçant aussi vite que l’éclair dans les arbres, elle éprouva une sorte de joie. Et pourquoi pas ? Bien des choses avaient disparu, mais ça ne faisait aucune différence pour elle. Elle vivait là, maintenant, un de ces brefs moments de lumière, et il fallait le chérir. Alors qu’elle montait à travers le dense crépuscule de la canopée, elle retroussa les lèvres, montra les dents, rit tout haut. C’était un réflexe que les enfants de l’homme n’avaient jamais perdu, bien que trente millions d’étés se fussent succédé sur la face meurtrie de la Terre. La forêt tropicale de Souvenir faisait partie d’une vaste ceinture qui entourait la planète, une ceinture seulement interrompue par les océans et les montagnes. Les forêts étaient luxuriantes. Il leur avait fallu des milliers d’années pour se remettre du féroce abattage perpétré par l’homme, mais elles avaient retrouvé un peu de leur richesse d’antan. Néanmoins, le monde convalescent, envahi par la forêt, laissait peu de place aux descendants de l’humanité, et les ancêtres de Souvenir avaient dû quitter le sol et remonter dans le ventre vert de la canopée. Il y avait déjà des primates à cet endroit-là, des singes dont les ancêtres avaient échappé à l’appétit des derniers hommes, des survivants de la grande extinction. Au début, les post-humains étaient plus maladroits que les singes. Mais ils étaient encore relativement intelligents – et surtout désespérés. Il ne leur avait pas fallu longtemps pour achever le massacre que leurs prédécesseurs n’avaient pas réussi à mener à bien. Après quoi, ils avaient recommencé à proliférer. Mais ils étaient toujours le jouet des pressions qui les avaient poussés à abandonner le sol. Souvenir ne savait rien de tout cela. Et pourtant, elle était porteuse d’une mémoire moléculaire, un héritage génétique ininterrompu qui remontait très, très loin dans le passé, jusqu’au peuple disparu qui avait tracé cette puissante autoroute dans la roche – et encore plus loin, à l’époque où des créatures qui n’étaient pas très différentes d’elle s’étaient aventurées autour d’arbres pas très différents de celui-ci. Elle s’arrêta devant une branche qui ployait sous de gros fruits rouges. Elle s’assit à califourchon, en prenant bien soin de rester dos au tronc, et commença à se goinfrer, épluchant les fruits et dévorant leur chair juteuse, laissant les écorces vides tomber dans le noir en dessous. Elle mangeait avec de petits mouvements rapides, furtifs, son regard parcourant craintivement les ombres. Malgré sa vigilance, elle fut surprise lorsque le premier morceau de pelure lui tomba sur l’arrière de la tête. Se collant au tronc, elle leva les yeux. Les branches au-dessus d’elle étaient apparemment couvertes de fruits secs : gros, sombres, pendouillants. Mais ces « fruits » avaient des bras, des jambes, des têtes et des yeux brillants, et des mains habiles qui lui jetaient des bouts d’écorces et de pelures. Ils s’étaient probablement planqués en la voyant approcher et avaient tout aussi silencieusement convergé vers elle. Ils lui jetaient même des étrons tout chauds. C’est alors que le babillage commença. C’était un bavardage fait de hurlements dépourvus de signification, qui lui remplissait la tête, la désorientant – et c’était bien le but. Elle se rencogna dans la fourche de l’arbre, les mains plaquées sur les oreilles. Les babillards étaient des cousins de l’espèce de Souvenir. Ils avaient été humains, eux aussi, autrefois. Mais les babillards vivaient autrement. Ils chassaient en meute. Tous, depuis les jeunes à peine sevrés jusqu’au sommet de la hiérarchie, agissaient de concert, méthodiquement, instinctivement, pour abattre leur proie ou combattre un prédateur. Et cette stratégie était efficace : Souvenir avait vu plus d’un des siens tomber sous les coups de cette armée du haut des arbres. En dépit de leurs modes de vie différents, quelques millions d’années auparavant les deux espèces auraient encore pu s’apparier – mais leurs enfants auraient été stériles. Maintenant, c’était impossible. Il y avait eu « spéciation », une parmi tant d’autres. Pour les babillards, Souvenir n’était pas de la famille ; ce n’était qu’une menace potentielle – ou mieux, un repas. Elle était prise au piège. On aurait dit qu’il y avait un babillard sur chaque branche. Elle ne pouvait pas leur échapper et se mettre à l’abri, dans un autre arbre. Elle n’avait qu’une façon de quitter ce tronc nu : traverser le sol, à découvert. Elle n’hésita pas. Dégringolant le long du tronc, se laissant tomber sur de longues distances, se fiant à ses réflexes pour s’agripper aux branches et ralentir sa chute, elle fila vers l’obscurité plus profonde du sous-bois. Les babillards commencèrent par la suivre, faisant pleuvoir sur elle une grêle d’épluchures et de crottes, qui ricochaient sur l’écorce. Ils se déployèrent dans l’arbre dont ils l’avaient chassée en jacassant et en poussant des cris, tout à la joie de ce minuscule triomphe. Elle arriva enfin au bas du tronc. Elle voulut atteindre un autre arbre éloigné de quelques centaines de mètres, suffisamment loin des babillards pour lui procurer un passage sûr vers la canopée. Elle s’avança, dressée sur ses pattes de derrière, les yeux grands ouverts, tous les sens en alerte. Souvenir avait des hanches étroites et de longues jambes, reliques des jours où les singes des savanes, qui vivaient à terre, marchaient sur leurs pattes postérieures. Elle se tenait plus droite qu’aucun chimpanzé ne l’avait jamais fait, les jambes légèrement fléchies, la tête penchée en avant. Elle avait des épaules étroites, des bras longs et forts, de grands pieds munis de pouces opposables – tout ce qu’il fallait pour grimper, s’accrocher, sauter. La vie dans les arbres avait remodelé son espèce : la sélection avait à nouveau puisé dans les anciens dessins, très modifiés, dont Souvenir et les siens n’avaient jamais abandonné les canons. Elle n’était pas très à l’aise, là, sur le sol. Quand elle levait les yeux, elle voyait des nappes de feuillage, des arbres qui se disputaient la lumière, l’empêchant presque complètement de passer. C’était comme si le regard plongeait dans un autre monde, une cité tridimensionnelle, crépusculaire. Par contraste, le plancher de la forêt était un endroit humide et sombre. Des broussailles, des fourrés, des herbes, des champignons poussaient dans l’interminable pénombre. Une pluie lente, continuelle, de feuilles et de débris tombait des vertes galeries supérieures et formait sur le sol un tapis pourrissant que réduisaient inlassablement les fourmis et les termites, dont les monticules s’élevaient un peu partout, pareils à des monuments érodés. Elle arriva à un gigantesque champignon. Elle s’arrêta, commença à se fourrer sa chair blanche, savoureuse, dans la bouche. Elle n’avait pas beaucoup mangé ce jour-là, et elle s’était beaucoup dépensée pour échapper aux babillards. Derrière un bosquet de jeunes sapins, quelque chose bougea dans l’obscurité : d’énormes formes, qui grommelaient et reniflaient la terre. Souvenir se cacha derrière le champignon. Les créatures émergèrent de l’ombre, à peine visibles dans le crépuscule gris-vert. Elles avaient un corps massif, velu, une grosse tête lourde et une trompe courte qui frôlait le sol. Elles cueillaient les feuilles et les fruits des branches basses. Elles faisaient deux mètres de haut au garrot et ressemblaient à des éléphants des forêts, sans défenses. Les petites oreilles pointues et les drôles de queues recourbées de ces fouisseuses trahissaient leurs origines. C’étaient des cochons, les descendants de l’une des rares espèces domestiquées par l’homme qui avaient survécu à la grande destruction, désormais métamorphosés en cette forme plus performante. En fait, les derniers vrais éléphants avaient disparu avec l’homme. Des créatures velues, plus grosses, se frayèrent lourdement un chemin vers Souvenir. Elles rappelaient également les pachydermes, et étaient de la taille et de la forme des cochons. Mais alors que les cochons avaient une trompe mais pas de défenses, ces animaux n’avaient pas de trompe mais des cornes incurvées qu’ils poussaient devant eux et qui remplissaient le même office que jadis les défenses d’éléphant : fouir le sol et déterrer racines et tubercules. Plus sournois et agressifs que les cochons, ces animaux descendaient d’une autre espèce généraliste rescapée des fermes humaines : les chèvres. Les deux espèces fouisseuses, les cochons et les chèvres pachydermiques, s’affairaient sur le sol maigre, assez différentes pour cohabiter au même endroit, s’ignorant superbement l’une l’autre. Souvenir se recroquevilla sur elle-même, attendant l’occasion d’échapper à ces descendants abâtardis des animaux de la ferme. C’est alors qu’un souffle chaud lui caressa la nuque et qu’elle sentit une odeur de viande en putréfaction. Elle se jeta immédiatement en avant. Ignorant les cochons et les chèvres-éléphants, elle courut vers un tronc d’arbre et y grimpa frénétiquement, en s’accrochant aux aspérités de l’écorce. Elle n’hésita pas un instant, même pas le temps de regarder derrière elle ce qui avait failli l’attraper. Elle en eut malgré tout un aperçu. C’était une créature de la taille d’un léopard, avec des yeux rouges, de grands membres, des pattes préhensiles et de puissantes incisives : un rat. Elle prit ses jambes à son cou, mais le rat la suivit. Afin de poursuivre des proies qui grimpaient aux arbres, l’espèce des rats-léopards avait appris à grimper aussi. Le rat-léopard avait des griffes, des pouces opposables pour s’accrocher aux branches, des pattes souples qui lui permettaient de se balancer dans les arbres, et même une queue préhensile. Il ne grimpait pas aussi bien que les meilleurs des primates, comme Souvenir. Pas encore. Mais il n’avait pas besoin d’être aussi bon que les meilleurs. Il lui suffisait d’être meilleur que les plus mauvais – les faibles, les malades, les malchanceux. C’est ainsi que Souvenir grimpa de plus en plus haut dans la pâle lueur verte du sommet des arbres. Sa poitrine lui faisait mal à éclater, elle avait les bras en feu, mais elle ignorait la douleur. Elle fut bientôt aveuglée par la lumière. Elle arrivait dans les couches supérieures de la canopée. Mais elle grimpait toujours, parce qu’elle n’avait pas le choix. Et puis elle se retrouva en plein ciel. Elle était si soudainement sortie de la verdure qu’elle manqua tomber. Elle se cramponna à une branche étroite qui se balançait de façon inquiétante, éclaboussée de feuilles, vertes et luxuriantes, qui se gorgeaient de lumière. Elle était perchée tout en haut des plus hautes branches d’un arbre géant. La canopée formait une couverture de verdure qui s’étendait jusqu’à l’océan. Mais Souvenir distinguait les épaulements rocheux de la gorge où poussait son épaisse poche de forêt, l’antique chaussée goudronnée de ses ancêtres. Elle n’avait plus nulle part où aller. Haletante, épuisée, les muscles agités de frémissements, elle ne pouvait que se cramponner à cette mince branche. Le soleil était écrasant, trop chaud. Contrairement à ses lointains ancêtres, elle n’était pas faite pour les espaces dégagés : son espèce avait perdu la faculté de transpirer. Le rat ne l’avait pas suivie. Elle crut entrevoir ses yeux étincelants, bordés de rouge, avant qu’il redescende dans l’obscurité de la forêt. L’espace d’un battement de cœur, elle exulta. Elle bascula la tête et poussa un jappement de joie. Qui la trahit. Elle sentit d’abord un courant d’air. Puis il y eut un friselis presque métallique de plumes, et une ombre plongea sur elle. Des serres s’enfoncèrent dans ses épaules. La douleur fut atroce – et alla en s’aggravant alors qu’elle était soulevée dans les airs, sa chair lacérée supportant tout son poids. Elle volait. Elle vit le paysage tournoyer en dessous d’elle : un paysage volcanique érodé, semé de lambeaux de forêt, de prairies vertes, de bouquets bruns de borametz, bordé par une ceinture de mer étincelante. Dans le monde de Souvenir, il y avait des prédateurs féroces, en haut, en bas et tout autour, des gueules rouges à l’affût du moindre faux pas. En échappant à un danger, elle s’était jetée dans les griffes d’un autre. L’oiseau était une sorte de croisement d’aigle et de chouette. Il avait un féroce bec jaune, et deux petits yeux ronds placés sur l’avant de sa tête facilitaient ses incursions dans la pénombre du dais de la forêt. Mais ce n’était ni une chouette, ni un aigle. Ce tueur féroce descendait en réalité du pinson, l’un des nombreux survivants généralistes de l’extinction humaine. Le pinson l’emmenait vers un amas de surrections volcaniques, le noyau érodé d’anciens volcans. Le sol jonché de débris était couvert d’une herbe verte tachée de brun par des bosquets de borametz. Et, blottis dans ces hautes corniches, des nids : des nids pleins de becs béants, roses. Souvenir savait ce qui arriverait si le pinson réussissait à la déposer dans son nid. Elle commença à crier et à s’agiter, à donner des coups de poing dans les pattes et le ventre de l’oiseau. Elle se débattit si bien que sa chair prisonnière se déchira : un flot de sang coula sur ses poils, mais elle ignora la douleur fulgurante qui la traversait. Le pinson poussa des caquètements furieux et battit des ailes – bâches de plumes graisseuses qui lui frappèrent la tête et le dos. Elle sentait l’odeur de fer rouillé de son bec encroûté de sang. Mais elle constituait un gros morceau de viande, même pour cet oiseau géant. Alors qu’ils luttaient, ils tombèrent en tourbillonnant vers le sol, l’hominidée et l’oiseau enlacés dans leur combat maladroit dans les airs. Finalement, elle planta ses dents dans la chair souple qui se trouvait au-dessus de la griffe écailleuse de l’oiseau. Le volatile poussa un cri, eut un spasme, ouvrit ses serres… … elle tomba dans un silence soudain. Le seul bruit était celui de sa respiration hoquetante, et des gifles de l’air soufflant en bourrasques. Elle voyait toujours l’oiseau, ombre tournoyant au-dessus d’elle, avalée par le ciel. Elle chercha à se rattraper à des branches ou à des pierres, mais il n’y avait rien à quoi s’accrocher. Étrangement, alors qu’elle était plongée dans ce cauchemar de chute qu’elle avait fait si souvent, elle n’avait plus peur. Elle tombait, inerte, attendant la suite. Elle s’écrasa sur un arbre. Le feuillage et les branches la griffèrent cruellement mais ralentirent sa chute, et elle heurta enfin le sol herbeux. Meurtrie, pleine de plaies et de bosses, le souffle coupé, elle resta immobile l’espace de quelques battements de cœur, incapable de bouger. La chute d’un homme aurait été plus brutale. À qui la faute, si cette succession de calamités s’était, abattue sur elle ? Le rat, l’oiseau de proie, un ennemi qui lui aurait jeté un sort, un dieu malveillant ? Pourquoi tout cela ? Pourquoi moi ? Mais Souvenir ne se posa pas ce genre de question. Pour elle, la vie n’était pas quelque chose qu’on contrôlait. La vie était une succession d’épisodes. Chaotique. Sans but. À cette époque, c’était comme ça. On ne vivait pas longtemps. On n’avait pas l’occasion d’imprimer sa marque sur le monde autour de soi. C’est à peine si on comprenait ce qui se passait. On ne pensait qu’à l’instant présent : un souffle après l’autre, un repas après l’autre, un prédateur après l’autre. Une chose après l’autre. Lorsqu’elle eut repris sa respiration, elle se mit à quatre pattes et détala dans l’ombre de l’arbre qui avait amorti sa chute. II L’époque de Souvenir aurait pu s’appeler l’Ère Atlantique. Après la chute de l’homme, la danse chtonienne des continents s’était poursuivie. Le grand océan, qui était né sous la forme d’une faille dans la Pangée plus de deux cents millions d’années auparavant, continuait à s’élargir alors qu’un nouveau fond marin entrait en éruption permanente le long de la ligne de crête qui marquait le milieu de l’océan. Les Amériques avaient dérivé vers l’ouest, et l’Amérique du Sud s’était séparée de l’Amérique du Nord pour reprendre sa carrière interrompue de continent insulaire. Entre-temps, l’amas de continents entourant l’Asie avait dérivé vers l’est, de telle sorte que le Pacifique se refermait peu à peu. L’Alaska avait rejoint l’Asie, reconstituant le pont du détroit de Béring, qui n’avait cessé d’apparaître et de disparaître au gré des ères glaciaires. Il y avait eu de formidables collisions au ralenti. L’Australie avait migré vers le nord, percutant le sud de l’Asie, et l’Afrique était rentrée dans l’Europe du Sud. C’était comme si les continents se massaient dans l’hémisphère nord, laissant le sud à l’abandon, en dehors de l’Antarctique solitaire, voué aux glaces éternelles. Mais l’Afrique proprement dite s’était morcelée, alors que la formidable blessure constituant l’ancienne vallée du Rift s’approfondissait. À l’endroit où les continents se rencontraient, de nouvelles chaînes de montagnes s’érigeaient. À la place de la Méditerranée, il y avait maintenant une formidable chaîne de montagnes qui allait jusqu’à l’est, vers l’Himalaya. C’étaient les derniers soubresauts du Téthys. Rome tout entière avait disparu : les os des empereurs, comme ceux des philosophes, avaient été broyés, mélangés, et s’étaient engloutis dans les profondeurs de la Terre elle-même. Mais alors que les montagnes s’élevaient, d’autres s’évaporaient comme la rosée. L’Himalaya avait disparu, réduit à l’état de chicots par l’érosion, ouvrant de nouvelles routes de migration entre l’Inde et l’Asie. Rien de ce que l’humanité avait fait au cours de son bref et sanglant règne n’avait eu la moindre influence sur ce patient réalignement géographique. En attendant, la Terre, livrée à elle-même, avait déployé une variété de mécanismes de guérison physiques, chimiques, biologiques et géologiques, afin de se remettre des interventions dévastatrices de ses locataires humains. Les polluants de l’air s’étaient décomposés et dispersés sous l’action du soleil. Les tourbières avaient absorbé la plupart des déchets métalliques. La végétation avait repris possession des paysages abandonnés, les racines avaient brisé le béton et l’asphalte, comblant les fossés et les canaux. L’érosion provoquée par le vent et l’eau avait entraîné l’effondrement final des dernières structures, que le sable s’empressa d’engloutir. Et pendant tout ce temps, le processus inlassable d’évolution et de sélection avait œuvré pour remplir un monde vide. Dans le ciel, le soleil montait toujours. Malgré tout ce qu’avait déjà vécu Souvenir, il n’était pas encore midi. Elle était échouée sur une plaine herbeuse, avec des collines volcaniques violettes dans le lointain, quelques bouquets d’arbres, des buissons épars et une zone brune de borametz – la nouvelle espèce d’arbre. Ici, à l’ombre de ces collines pourpres, les chutes de pluie étaient rares et erratiques. Le sol était généralement sec et, compte tenu des conditions, les arbres n’avaient pas le temps de pousser et les herbes poursuivaient leur domination ancestrale… enfin, presque. Même les communautés végétales évoluaient. Les herbes avaient désormais de nouveaux concurrents : les bosquets de borametz. L’arbre qui l’avait empêchée de s’écraser ne portait pas de fruits, était tout desséché et se cramponnait péniblement à la vie sur le sol sec de cette étendue d’herbe. Il n’y avait rien à manger à cet endroit, rien que des scorpions et des blattes, qui grouillaient sous les roches, et des insectes qui craquaient sous la dent. Elle distinguait dans le lointain une ceinture de forêt nichée au pied des collines mauves qui vacillaient dans la brume de chaleur. Elle comprit vaguement que si elle pouvait les atteindre elle serait en sûreté. Elle pourrait trouver à manger, et même des membres de son espèce. Mais la forêt était vraiment loin. Les ancêtres de Souvenir auraient aisément traversé cette étendue de savane à ciel ouvert. Pas elle. Souvenir avait trop de difficultés à marcher. Et comme Capo, ce grand singe du temps jadis, son espèce avait retrouvé son pelage d’antan et ne savait plus transpirer. Alors elle resta assise là, la tête vide de projets, attendant qu’il se passe quelque chose. Soudain, une petite tête mince s’abattit du ciel éclatant de blancheur. Souvenir recula, apeurée, contre le tronc de l’arbre, et poussa de petits cris inarticulés. Elle vit des yeux ronds, noirs, écarquillés de surprise, dans un faciès étroit, couvert de fourrure, et deux longues oreilles qui retombaient le long d’un cou élégant. C’était une tête de lapin, mais son propriétaire était aussi gros et grand qu’une gazelle. Le lapin-gazelle décida à l’évidence que la bipède recroquevillée contre l’arbre ne constituait pas une menace pour lui. Il entreprit de paître l’herbe maigre qui poussait dans l’ombre de l’arbre. Souvenir s’avança prudemment. Elle vit alors que son visiteur faisait partie d’un troupeau éparpillé sur la plaine, occupé à brouter patiemment l’herbe. C’étaient de grandes bêtes, certaines deux fois plus grandes qu’elle. Minces, gracieuses, elles ressemblaient à des gazelles mais elles descendaient manifestement du lapin, ainsi que le montraient clairement leurs longues oreilles et leur bout de queue blanc. Les pattes de ces animaux ressemblaient aussi à celles des gazelles. Leurs pattes de devant étaient raides et ils pouvaient les bloquer pour supporter sans effort leur poids. Les articulations de leurs pattes postérieures, tournées vers l’arrière, étaient en fait des chevilles. Le bout de la patte était une sorte de sabot prolongé qui prenait appui sur le sol sur deux orteils ongulés, et le genou se trouvait près du torse, caché dans la fourrure. Leurs pattes de derrière étaient fléchies dans l’attitude du sprinter au départ, ces lapins-gazelles étant constamment prêts à fuir, ce qui était la tâche cruciale de leur existence. Tandis qu’ils broutaient, les plus jeunes vadrouillant entre les pattes de leurs parents, le troupeau restait compact et à chaque instant l’un au moins des adultes surveillait les alentours. La raison de ce manège devint vite apparente. L’un des plus gros mâles sursauta, se raidit et détala. Le reste du troupeau le suivit aussitôt, dans un nuage de vitesse et de poussière. Une mince forme noire surgit d’une cachette dans les rochers. Encore un rat. Mais sa forme s’inspirait de celle du guépard. Le rat-guépard disparut dans la poussière, à la poursuite du troupeau de lapins. Le calme revint. Pendant un moment, rien ne bougea plus dans la plaine couverte d’herbe, rien en dehors du vacillement de l’air. Le soleil commença à redescendre lentement, mais la chaleur ne diminua pas, et Souvenir sentit la soif la tenailler. Elle sortit de sa cachette. Son visage très humain, avec son nez droit, sa petite bouche et son petit menton, se crispa dans la lumière aveuglante de l’après-midi. Elle se redressa de toute sa petite taille et huma l’air. Elle entendit un mugissement, un bruit de défenses entrechoquées, qui semblait venir de l’est. Et il y avait une odeur d’eau. Elle partit en courant dans cette direction. Elle se déplaçait par saccades, en se précipitant d’une tache d’ombre à l’autre, souvent à quatre pattes. Cette fille de l’humanité courait comme un chimpanzé. Elle finit par atteindre le sommet d’une petite colline de grès érodé, dominant un lac. Il était alimenté par des cours d’eau qui descendaient en serpentant de collines plus éloignées, mais elle voyait bien qu’il était envahi par les roseaux et entouré par une large bande de terre brune, boueuse. Elle trouva un acacia sous lequel s’abriter et jeta un coup d’œil alentour, à la recherche d’un moyen d’arriver jusqu’à l’eau. À cet endroit, comme d’habitude, les herbivores s’étaient rassemblés pour boire. Il y avait encore des lapins, et des créatures furtives qui ressemblaient à des gazelles, comme celles qu’elle avait déjà vues. Mais il y avait aussi de véritables mastodontes, pareils à des bisons, aux pieds desquels de petites créatures sautaient et bondissaient. Après la disparition de l’homme, les lapins, qui étaient très communs et se reproduisaient vite, s’étaient répandus partout et rapidement adaptés. Mais toutes les nouvelles espèces n’avaient pas renoncé à leurs antiques habitudes. Il y avait toujours de petits farfouilleurs, surtout dans les forêts, où d’humbles bêtes sautaient et bondissaient comme l’avaient toujours fait leurs ancêtres. Pendant ce temps-là, des phacochères reniflaient et ronflaient dans la frange boueuse du lac qui avait à peu près résisté au passage du temps. Quand elle n’était pas obligée de s’adapter, la nature était conservatrice. Et Souvenir distinguait d’énormes créatures lentes qui marchaient sereinement au bord de l’eau. Elles étaient apparentées aux chèvres qu’elle avait rencontrées dans la forêt, mais elles étaient gigantesques, dotées de pattes comme des troncs d’arbre et de cornes incurvées pareilles aux défenses des mammouths. Elles n’avaient pas de trompe – aucun de ces ruminants n’avait mis au point cette particularité anatomique –, mais, comme les girafes, elles avaient un long cou qui leur permettait d’atteindre les succulentes feuilles des branches basses, ou l’eau du lac. Un troupeau d’autres descendants de la chèvre avait investi le lac. Comme plantés dans l’eau, ils avaient des pieds palmés, qui leur évitaient de s’enfoncer dans la vase et le sable mou, et une sorte de gros bec qu’ils utilisaient pour fouiller les algues du bord des lacs. Suçant paisiblement la végétation lacustre, ces chèvres avaient repris le rôle des hadrosaures, ces dinosaures à bec de canard depuis longtemps disparus. Et, de même que les hadrosaures étaient de tous les dinosaures le groupe qui s’était le plus diversifié avant l’impact de la comète, cette antique stratégie – la diversification – était de nouveau en action. On trouvait déjà autour des points d’eau du monde entier de nombreuses espèces de chèvres à bec de canard, qui se distinguaient par de subtiles différences dans la taille, la forme du bec et les préférences alimentaires. Bien évidemment, à la périphérie de cette scène d’abreuvage relativement pacifique, des prédateurs observaient intensément, comme toujours, les herbivores en train de se désaltérer. Un spectateur nonchalant aurait pu croire que les animaux exterminés par l’homme avaient été ressuscités. Mais, dans cette nouvelle savane africaine, les rôles traditionnels avaient été repris par de nouveaux acteurs : des descendants des créatures qui avaient le mieux survécu à toutes les tentatives humaines d’extermination puis à la disparition de l’homme : les vermines, surtout les vermines généralistes – les étourneaux, les pinsons, les lapins –, et les rongeurs, tels les rats et les souris. Il y avait donc des lapins métamorphosés en gazelles et des rats mâtinés de guépard. Seuls les détails avaient changé : les lapins se tortillaient nerveusement, les rats avaient détourné dans un genre intense et coriace la grâce languide des chats. Il y eut une soudaine frénésie d’activité, un choc d’os se brisant. Deux des grands éléphants-chèvres, des mâles, avaient commencé à se battre. Ils remuaient la tête dans tous les sens, au bout de leur long cou de girafe, et entrechoquaient comme des épées baroques les cornes élégamment enroulées devant leur mufle. Perturbée par le combat, Souvenir se rencogna plus profondément dans l’ombre de son acacia. Alors que les herbivores commençaient à vibrionner autour d’elle, elle se sentit en danger. Cet arbre, feuilles et tronc compris, pouvait être fracassé et dévoré en quelques battements de cils. Profitant de l’aubaine, une meute d’attentifs prédateurs surgit à découvert. Minces et sournois comme des renards, faisant de longues enjambées puissantes sur leurs pattes à gros coussinets, on eût dit des rats. Travaillant de concert, ils se déplaçaient en V, de façon à isoler un vieil éléphant-chèvre du reste du troupeau. Ses énormes défenses écaillées, ébréchées par une vie passée à se battre, le gros mâle poussa un mugissement de colère et de peur et se mit à courir. Les rats se lancèrent à sa poursuite. Ces dérivés du rat avaient quelque chose du chien. Les incisives caractéristiques des rongeurs avaient été subtilement modifiées : ces dents conçues à l’origine pour broyer les graines et les insectes étaient devenues des lames affûtées. Et ils se déplaçaient en meutes encore plus compactes que celles des chiens, avec quelque chose de liquide et de visqueux. À l’instar d’une meute de chiens, leur stratégie de base consistait à épuiser leur proie. Bientôt, l’éléphant-chèvre et ses poursuivants disparurent hors de vue. Les autres se remirent à boire et à se bagarrer. Parfois, certains tournaient la tête vers l’endroit où leur vieux compagnon s’était trouvé, comme s’ils se rappelaient son absence. Souvenir profita de l’occasion pour ramper hors de son abri. L’eau était sale et couverte d’écume, mais elle l’écopa avec sa main et la laissa filtrer dans sa bouche. Ses paumes et ses doigts se couvrirent de mucus vert. Dans l’eau, deux yeux jaunes l’observaient distraitement. Un crocodile, évidemment. Ces anciens survivants avaient échappé à l’apocalypse humaine comme à tant d’autres auparavant : en tirant leur pitance des terres à l’agonie, en se réfugiant dans la boue en cas de sécheresse. Et même actuellement, aucun animal, aucun cochon, aucun lapin, aucun primate, nul poisson, oiseau, reptile ou amphibien – pas même les rongeurs – n’avait réussi à déloger les crocodiles de leur royaume liquide. Souvenir frissonna et s’éloigna du bord de l’eau. Un nouveau prédateur s’avança à grands pas vers la rive. Souvenir retourna précipitamment se mettre à l’abri, en se dissimulant derrière les énormes corps impassibles d’un troupeau de chèvres à bec de canard. Ce prédateur était encore une sorte de rongeur. Plus exactement une espèce de souris. Il ne ressemblait ni à un chat ni à un chien. Arrivé au bord de l’eau, il se souleva sur ses grosses pattes de derrière. Les herbivores s’écartèrent craintivement. Mais la souris-raptor ne s’intéressait absolument pas aux créatures qui s’agitaient autour d’elle. Avec une hautaine indifférence, elle plongea son féroce museau dans l’eau pour la goûter. Puis elle recula vers la terre ferme, où elle arracha un peu d’herbe avec ses pattes graciles, comme par curiosité. Avec ses petites pattes de devant, sa forte queue lui permettant de garder l’équilibre, et les machines de muscles et d’os d’une puissance impressionnante qu’étaient ses pattes postérieures, la souris-raptor rappelait les dinosaures carnivores du crétacé. Ses incisives étaient devenues de cruels sabres affûtés, dont elle flanquait des coups en avançant la tête. C’était un requin terrestre, comme le tyrannosaure, un concept corporel redécouvert dans toute son efficacité dévastatrice. Et pourtant, cette créature arrogante avait conservé les petites oreilles et la fourrure brune des minuscules rongeurs dont elle descendait. La souris-raptor parut satisfaite de l’eau et de l’herbe. L’animal poussa un couinement, cracha et tapota le sol avec sa queue – et, dans le lointain, il y eut en réponse une série de cris et de martèlements. Une cohorte de souris-raptors s’approcha du lac, humant l’air, et se déploya sur une étendue d’herbe. Quelques jeunes couraient autour des pattes des adultes, se chamaillant et se mordillant pour jouer, avec l’éternelle curiosité des prédateurs. Quand elles furent regroupées, les souris-raptors adultes se retournèrent, ouvrirent tout grand leur gueule et poussèrent une série de gémissements synchronisés. Comme en réaction, un troupeau d’une autre sorte d’animaux se traîna vers l’eau. C’étaient de gros animaux, aussi gros que les éléphants-chèvres, qui avançaient nerveusement blottis les uns contre les autres en se donnant de violents coups d’épaule. Tout en se déplaçant vers l’eau, apparemment guidés par les souris-raptors, ils pâturaient hâtivement l’herbe sous leurs pieds. Leur corps était recouvert d’une fourrure clairsemée. Une crête se dressait sur leur tête, et la forme de leur crâne permettait l’accrochage des terribles muscles des joues qui actionnaient leur immense mâchoire inférieure. À vrai dire, leur tête ressemblait assez à celle des robustes pithèques. Sur leur crâne massif étaient plaquées de solides oreilles veinées, sortes de grands ailerons en forme d’éventail conçus pour évacuer au-dehors l’excès de chaleur de leur énorme corps. Leur masse était supportée par de formidables pattes de derrière, pareilles aux étranges pattes, articulées dans le mauvais sens, des lapins-gazelles : des pattes faites pour la fuite. Ces animaux éléphantesques étaient laids au-delà de toute expression. Pourtant, ils ne descendaient ni de la chèvre, ni du cochon ; leurs yeux regardaient vers l’avant – d’énormes yeux noirs, étonnés et craintifs, qui scrutaient le monde sous de lourdes arcades sourcilières. Ils marchaient à quatre pattes en s’appuyant sur le dos de leurs mains repliées, dans une posture qu’on appelait jadis « knuckle-walking » (« marche sur les deuxièmes phalanges des doigts »). Comme Souvenir, leurs ancêtres étaient humains. Souvenir attendit que les gros animaux hébétés se rassemblent pour boire, en se disputant brutalement, leurs oreilles battant l’air fraîchissant de l’après-midi. Et puis elle s’éloigna. Il avait fallu des millions d’années pour que la vie achève son grand réassort. À cette époque, au nord de la forêt tropicale de Souvenir, un ruban de prairies et de bois tempérés faisait le tour de la Terre, s’étendant de l’Europe-Afrique jusqu’en Amérique du Nord en passant par l’Asie. Sur cette bande de terrain, d’autres sortes de lapins furetaient dans la fraîcheur du feuillage, pendant que des créatures comme les hérissons et les cochons fouinaient dans les fourrés. Dans les arbres, il y avait des oiseaux et des écureuils, et beaucoup, beaucoup de chauves-souris. Ces groupes de mammifères de toutes sortes avaient continué à proliférer et à diverger ; maintenant, il y en avait qui volaient la nuit, et qui avaient complètement perdu leurs yeux, et d’autres qui avaient appris à disputer aux oiseaux les riches trouvailles de la journée. Encore plus au nord, il y avait des forêts de conifères, des arbres à feuilles persistantes dont les aiguilles étaient toujours prêtes à profiter de la maigre ration de lumière solaire. Les animaux fureteurs vivaient en été de jeunes brindilles et d’aiguilles, et le reste de l’année d’écorces, de mousses et de lichens. Beaucoup étaient des chèvres. Les formes d’hadrosaures à bec de canard étaient particulièrement répandues. Au nombre de leurs prédateurs se trouvaient des rats et des souris de toutes les formes, mais il y avait aussi des écureuils carnivores et d’énormes oiseaux de proie qui semblaient essayer d’émuler les ptérosaures des cieux riches en oxygène du crétacé. Sur les marches nord des continents, une ceinture de toundra s’était formée. Là, les descendants des cochons et des chèvres paissaient le maigre feuillage de l’été, se blottissant les uns contre les autres pour passer l’hiver. Comme les mammouths disparus, certaines de ces créatures étaient devenues énormes, pour mieux conserver leur chaleur, au point de se transformer en grosses boules de chair. Dans la toundra, les incisives des rats prédateurs s’étaient développées en de gigantesques poignards, idéaux pour transpercer ces énormes couches de graisse et de fourrure. Ils ressemblaient un peu aux félins à dents de sabre du passé. Il y avait même des populations de chauves-souris migratrices qui avaient appris à subsister grâce aux vastes nuages d’insectes qui se formaient au cours du bref printemps de la toundra. Évidemment, aucune de ces nouvelles espèces ne serait jamais baptisée par l’homme. Il y avait une différence cruciale entre cette ultime résurgence de la vie et celle qui avait surgi après le grand traumatisme de Chicxulub. Les rongeurs avaient attendu dix millions d’années après l’impact de la comète pour évoluer. Cette fois, lorsque l’heure de la relève était venue, les rongeurs étaient partout. Les rongeurs faisaient de formidables rivaux. Ils naissaient avec des incisives prêtes à mordre, des dents aux racines profondément enfoncées dans de puissantes mâchoires : à une certaine époque, les rats arrivaient à ronger le béton. Leurs dents leur permettaient de se repaître d’une nourriture si dure et si coriace qu’elle était inaccessible aux autres mammifères. En outre, les rongeurs avaient une faculté de prolifération et d’adaptation supérieure. Ils vivaient vite et se reproduisaient précocement. Même parmi les espèces géantes comme le rat-guépard, les femelles avaient une durée de gestation brève et donnaient naissance à de grandes portées. La plupart de leurs petits mourraient tôt, mais chacun de ces bébés morts alimenterait le processus d’adaptation et de sélection naturelle. Comme il y avait de vastes espaces inoccupés, les rongeurs évoluèrent rapidement. Ils avaient été les grands gagnants du formidable sursaut de vie qui avait suivi la disparition de l’homme. À ce moment-là, sur la terre ferme au moins, la planète pouvait être décrite comme le royaume des rats. Tout ça ne laissait pas beaucoup de place aux descendants des hommes. Repoussés par des rongeurs de plus en plus féroces et dominateurs, les post-humains avaient renoncé à la stratégie basée sur la supériorité de l’intelligence qui leur avait valu tant de réussites et de déboires. Ils avaient battu en retraite, à la recherche de niches où ils seraient à l’abri et de tactiques de défense. Certains étaient devenus de petits coureurs timides qui se reproduisaient vite. Une vraie vermine. D’autres s’enfouissaient sous terre. Le peuple de Souvenir était remonté dans ses arbres ancestraux, mais à présent les rats envahissaient même cet ancien refuge. Les humains pachydermiques avaient essayé une autre approche : devenir si gros que leur taille même les protégeait. Mais ça n’avait pas complètement réussi. On le voyait au dessin de leurs pattes de derrière, qui rappelaient celles des gazelles. Les éléphants ne pouvaient pas courir très vite, mais ils n’en avaient pas besoin ; à leur époque, il n’y avait pas de prédateurs capables d’attaquer un proboscidien adulte. Face à la puissance des familles de rongeurs prédateurs, les éléphants post-humains avaient dû conserver la faculté de fuir. Mais même ça n’avait pas suffi. Les souris-raptors étaient des créatures sociales. Leur sociabilité était profondément enracinée en elles et remontait à la structure de colonie des marmottes et des chiens de prairie qui vivaient dans des « villes » hiérarchisées de millions d’individus. Ces animaux partaient en éclaireur, à la recherche de proies ou d’eau, ils montaient la garde les uns pour les autres, ils pratiquaient la chasse collective. Ils communiquaient : les adultes s’appelaient continuellement à l’aide de cris, de piaulements et de coups frappés sur le sol avec leur puissante queue qui envoyait des vibrations à longue portée dans la terre. Pour les post-humains, la sociabilité de ces raptors en faisait des prédateurs tout simplement trop efficaces. Les populations de grands herbivores diminuèrent régulièrement. Mais ce n’était pas bon non plus pour les raptors, et c’est pourquoi, avec le temps, les pachydermes et les souris-raptors avaient mis au point une sorte de symbiose. Les souris-raptors avaient appris à protéger les troupeaux de pachydermes à l’esprit lent. Leur présence dissuadait les autres prédateurs. Par leur comportement et leurs signaux, elles pouvaient avertir les pachydermes des dangers, comme les incendies. Elles pouvaient même les guider vers l’eau et les verts pâturages. Tout ce que les raptors demandaient en échange était de prélever leur quota de viande. Les pachydermes acceptaient passivement tout cela. Ils n’avaient pas le choix. Et avec le temps – beaucoup de temps –, la sélection les avait conduits à s’adapter à ces nouvelles conditions. Si les raptors mettaient en fuite les autres prédateurs à votre place, à quoi bon courir ? Et s’ils pensaient pour vous, à quoi bon réfléchir ? Comme leur corps, leur esprit s’était alourdi, rechignant à penser. C’étaient des espèces de poulets d’élevage, dont le cerveau avait été sacrifié au profit de viscères plus longs et d’un système digestif plus performant. Ce n’était pas si mal, une fois qu’on s’y était fait. Sous la direction instinctive des souris-raptors, leur nombre avait même augmenté. C’était supportable. Il suffisait de détourner le regard quand c’était sa mère, sa petite sœur ou son enfant qui était emporté. Ce n’était pas une si mauvaise vie, d’être élevé par les rongeurs. La lumière commença à décliner. Souvenir trouva un autre bouquet d’acacias et grimpa précautionneusement dans les branches du plus grand. Elle devrait s’en contenter. Au moins, elle n’était plus au ras du sol. Alors que la lumière mourait, les étoiles apparurent – mais c’était un ciel très encombré. Le soleil, dans sa course infinie à travers la galaxie, traversait une écharpe de brume et de poussières interstellaires d’une étendue de plusieurs années-lumière. Les astronomes humains l’avaient vue venir. C’était l’avant-garde d’une puissante bulle soufflée dans l’éther par l’explosion d’une antique supernova, et qui hébergeait en son cœur une pépinière d’étoiles. Le nouveau ciel était spectaculaire, plein de jeunes étoiles chaudes, brillantes. Mais il n’y avait personne sur Terre pour y comprendre quoi que ce soit. Souvenir passa une nuit sans dormir à écouter les grincements, les tapotements et les rugissement des prédateurs, tandis que des constellations qui n’auraient jamais de nom dérivaient au-dessus d’elle. III La première petite centaine d’astéroïdes que les astronomes avaient découverts tournaient sagement sur une orbite qui passait entre Mars et Jupiter, à une distance raisonnable de la Terre. Ces cailloux de l’espace étaient une bizarrerie, rien d’autre qu’un problème théorique pour étudiants concernant les origines du système solaire. Cela avait été un choc quand Eros avait été repéré. On s’était aperçu qu’Eros voguait dans l’orbite de Mars – en fait, quand il était au plus près de la Terre, il se trouvait à moins d’un quart de la distance la plus proche à laquelle orbitait Mars. Par la suite, on avait repéré d’autres astéroïdes qui traversaient bel et bien l’orbite de la Terre, ce qui en faisait de parfaits candidats pour une collision. Eros, ce premier vagabond de l’espace, n’avait jamais été oublié. À l’époque où les gens se préoccupaient de ce genre de choses, l’astéroïde était devenu une sorte de héros silencieux, d’une renommée supérieure à celle des autres. Au début du XXIe siècle, Eros avait été la cible de la première sonde spatiale jamais envoyée en orbite autour d’un astéroïde. La sonde s’appelait NEAR, pour « Near Earth Asteroid Rendez-vous(2) ». La sonde devait achever sa mission par un atterrissage en douceur sur l’antique surface d’Eros. Les premiers astronomes avaient donné à l’astéroïde le nom romantique du dieu grec de l’amour. Il y avait eu beaucoup de débats sur la façon dont la sonde NEAR avait « embrassé » le rocher cible, et les médias avaient été, comme prévu, très excités par le fait que le contact s’était produit quelques jours seulement avant la Saint-Valentin. En fait, compte tenu des circonstances, le nom de l’astéroïde n’aurait pu être plus mal choisi. On avait longtemps cru qu’Eros, avec son orbite excentrée qui le ramenait interminablement à couper l’orbite de Mars, ne risquait pas d’entrer en collision avec la Terre. En réalité, il paraissait beaucoup plus enclin à s’écraser sur Mars. Sauf que Mars n’était plus là. Et au fil du temps, alors qu’il réagissait aux subtiles incitations de l’attraction gravitationnelle de la planète, de la rotation du soleil et de ses propres instabilités dynamiques intrinsèques, l’orbite de l’astéroïde évolua. Un million d’années après la disparition de l’humanité, Eros avait mis le cap sur la Terre – très près, suffisamment près pour en être visible à l’œil nu, s’il y avait eu quelqu’un pour regarder. Vingt-neuf millions d’années plus tard, il se rapprochait toujours. Au sommet de son acacia, Souvenir se grattait. Elle fouillait dans sa fourrure, chassant les tiques et les insectes qui se repaissaient du sang humain ou pondaient leurs œufs sous la peau, ce qui la démangeait encore plus. Mais il y avait des endroits qu’elle ne pouvait pas atteindre, comme le bas de son dos, et naturellement c’était là que les insectes proliféraient. Cela lui rappelait encore douloureusement à quel point elle était seule. Alors que le langage déclinait, l’habitude de l’épouillage était revenue, jouant son ancien rôle de ciment social – rôle qu’il n’avait jamais perdu, de toute façon. Mais Souvenir ne s’était pas fait épouiller depuis la dernière fois qu’elle avait dormi. Quand elle s’était blottie avec sa mère, dans son nid. Elle attendit dans son perchoir, assoiffée, affamée, morte de chaleur, triste et solitaire, en proie à d’affreuses démangeaisons, que le soleil soit de nouveau très haut dans le ciel. Alors, enfin, elle descendit. Le peuple éléphant et ses gardiens rongeurs étaient partis. Rien ne bougeait sur la prairie déserte, poussiéreuse. Le silence était aussi lourd que la chaleur. Dans la brume, elle voyait une tache sombre à l’est – un troupeau de chèvres, de cochons éléphantesques, ou même d’hominidés ? À l’ouest, il y eut une petite poche de mouvements, un éclair de fourrure marron. Peut-être un rat prédateur, avec ses bébés. Au nord, à l’endroit où se dressaient les montagnes violettes, elle voyait une éclaboussure de verdure. Elle n’avait qu’une envie : filer vers le réconfort de la forêt. Nue, les mains vides, elle entreprit de traverser la plaine, se penchant de temps à autre pour laisser reposer une partie de son poids sur ses jointures. C’était une petite silhouette traversant un immense paysage dénudé, sans autre compagnie que l’ombre sous ses pieds. Elle ne trouva pas d’eau, rien à manger en dehors de quelques poignées d’herbes éparses. Elle continua péniblement, assoiffée. Le silence pesait de plus en plus lourdement. Ce fut bientôt comme s’il n’y avait rien d’autre dans sa vie que cette marche, comme si ses souvenirs d’une vie de famille et de verdure étaient aussi dépourvus de sens que ses rêves de chute. Elle descendit une pente douce menant à une vaste cuvette de terre, de plusieurs kilomètres de largeur. Elle hésita devant cette immense dépression. Une vallée s’inscrivait au cœur de la cuvette – une vallée ouverte autrefois par un fleuve –, mais même à cette distance elle pouvait voir que la vallée était asséchée. La végétation était différente de celle de la plaine qui la dominait. Il n’y avait pas d’arbres à cet endroit, peu de broussailles, et seulement quelques touffes d’herbe verte. Tout ce qu’elle voyait, c’était un frémissement de feuilles violettes. Se méfier de tout était la base même de la survie. Mais cette cuvette se trouvait au beau milieu de sa route, et la séparait de la pente boisée, encore éloignée. Elle voyait qu’il n’y avait pas d’animaux à cet endroit, pas d’herbivores, pas de prédateurs en maraude. Alors, elle repartit, méfiante, tous ses sens en éveil. En fait, la ceinture violette n’était qu’un épais tapis de fleurs, dont certaines lui arrivaient à la taille, qui poussaient entre des herbes pâles, piquantes. Elle continua à marcher, se retrouva entourée de violet. Mais il n’y avait toujours pas d’eau. Une ville s’était jadis dressée là. À ce jour encore, bien longtemps après sa disparition, le sol était tellement pollué que seules les plantes capables de pousser sur du métal survivaient – comme ces fleurs de cuivre aux pétales violets, qui dansaient dans la brise. Pour finir, les fleurs violettes se raréfièrent. Au cœur même de cet étrange endroit, elle parvint à la rive d’un ancien cours d’eau. Le lit du fleuve était à sec, parcouru par un flot de poussière : d’anciens glissements de terrain avaient depuis longtemps détourné le fleuve qui avait foré ce chenal. Souvenir descendit tant bien que mal la rive érodée et essaya de creuser dans le substrat poussiéreux, mais il n’y avait pas une goutte d’humidité à cet endroit non plus. Peu après qu’elle fut ressortie de la cuvette, un autre obstacle se dressa devant elle. Des arbres. Des arbres convulsés, cramponnés au sol, des termitières, des petites fourmilières, dispersés comme des statues sur cette plaine sèche et sans vie en dehors d’eux. Ce n’était pas une forêt – elle n’était pas assez boisée –, on aurait plutôt dit un verger avec ses arbres bien espacés, entourés par leurs petits jardins de termitières et de fourmilières. C’étaient des borametz, la nouvelle espèce d’arbre. Le verger provoqua un malaise instinctif chez Souvenir. Quelque chose en elle savait que ce n’était pas le genre de paysage où avaient évolué les hominidés. Mais ce paysage désolé, d’arbres et de termitières, était encore une barrière dressée sur son chemin, et qui s’étendait à gauche et à droite, aussi loin que portait son regard. Et, alors que le soleil amorçait sa rapide descente vers l’horizon, la soif et la faim la tenaillèrent de plus belle. Elle avança quand même, à tout hasard. Quelque chose lui chatouilla le pied, elle poussa un jappement et fit un bond en arrière. Elle avait marché sur une double colonne de fourmis qui allait et venait d’une fourmilière – elle voyait les trous dans le sol –, le long d’une piste qui conduisait aux racines de l’un des arbres. Elle s’accroupit et ramassa les fourmis dans ses mains en coupe. Elle recueillit plus de poussière que d’insectes, mais réussit à se fourrer quelques fourmis dans la bouche et dégusta les friandises croustillantes. Les fourmis lui passaient sur les pieds, avançant obstinément en colonne, indifférentes au triste sort de leurs compagnes. L’arbre qui était la destination de ces fourmis n’était pas spectaculaire : bas et trapu, avec un tronc noueux, épais, des branches couvertes de petites feuilles rondes, et de larges racines qui s’étendaient sur le sol avant de s’y enfoncer comme des doigts crochus. Souvenir s’approcha du borametz et l’inspecta d’un œil dubitatif. Ses branches basses ne portaient aucun fruit. Il y avait ce qui ressemblait à des grappes de noix à coque dure, poussant à la base du tronc, tout près des racines. Mais il y avait très peu de noix. Moins d’une douzaine. Quand elle essaya de les cueillir, elles se révélèrent trop solidement attachées pour ses doigts, et les coquilles trop dures pour ses dents. Elle se rabattit sur quelques feuilles, les mâcha, pour voir. Elles étaient sèches et amères. Elle renonça, lâchant les dernières feuilles, et repartit vers une source de nourriture plus prometteuse. La dernière termitière, un grand cône de boue durcie, était aussi grande qu’elle. Elle retourna chercher une brindille sur l’arbre. Elle avait un peu péché le termite autrefois, même si elle n’était pas aussi experte que l’avait été Capo. Elle n’était même pas aussi douée que les chimpanzés de l’époque humaine. Mais elle arriverait peut-être à dénicher assez de friandises grouillantes pour soulager sa faim… Elle vit du coin de l’œil une gueule en mouvement, avec des incisives tranchantes comme des lames, fauchant l’air. Un rat. Elle fit un bond, tenta d’agripper les branches du borametz. Les branches étaient fines, entrelacées et difficiles à saisir. Mais elle se fraya un chemin entre elles, faute d’une meilleure cachette. C’était une souris-raptor, l’un des membres de la colonie qui cornaquait les hommes-éléphants vers le lac. Furieux, le raptor se redressa sur ses énormes pattes de derrière en poussant des piaulements stridents et lacéra les feuilles basses de ses incisives ensanglantées, tout en flanquant des coups de son crâne massif dans le tronc du borametz. Ce jeune raptor, fort agité et constamment aux aguets, n’avait jamais chassé ce genre de proie auparavant. Il avait trouvé très amusant, jusque-là, de traquer Souvenir. Mais à présent il avait assez joué, et il se demandait quel goût elle pouvait bien avoir. L’écorce noueuse du borametz lui raclait péniblement la peau. Le raptor ne pouvait pas grimper dans les branches. Mais les coups de boutoir de son énorme tête ébranlaient l’arbre du faîte aux racines, et Souvenir savait qu’elle tomberait bientôt tel un fruit mûr. Paniquant, elle se tortilla dans les branches en essayant de s’éloigner du raptor. Or les branches du borametz étaient fragiles et cassaient comme du verre. Ces arbres avaient évolué ainsi pour décourager les oiseaux, les chauves-souris et les mammifères grimpeurs d’y faire leur nid. Soudain, la branche sur laquelle elle était couchée céda. Elle tomba dans le vide et heurta le sol – mais la terre s’effondra sous son poids et l’engloutit dans un nuage de poussière. Choquée, elle dégringola de toute la longueur de son corps, et se fit mal en atterrissant. Elle resta sur le dos, le souffle coupé. Elle vit au-dessus d’elle une tache de ciel et la tête du raptor, encadrées par un toit de terre éventré, aux bords déchiquetés. Puis la terre céda de nouveau sous elle. Elle tomba encore une fois et se retrouva, à moitié assommée, au niveau inférieur. Des débris lui tombèrent sur la figure ; elle en avait plein la bouche, les narines et les yeux. Il y avait une odeur de lait, de lait mêlé d’urine et d’excréments. Quelque chose grouilla sur son ventre. Quelque chose de petit, mais de lourd, chaud et lisse. Elle l’attrapa sans le voir. Ses mains se refermèrent sur un torse nu, glissant, humide. Des bras et des jambes se débattirent faiblement. Elle avait l’impression de tenir un bébé sans poils. L’une des petites mains de la chose lui pinça la poitrine, des griffes s’enfoncèrent dans sa peau. Elle poussa un cri et rejeta la créature au loin. Elle l’entendit heurter le sol avec un choc sourd et s’éloigner subrepticement dans le noir. Elle les entendait glisser autour d’elle dans l’obscurité, elle entendait leurs griffes crisser sur la terre… et c’est alors qu’elle les vit, dans la lumière indistincte. Le peuple taupe. C’est à cela qu’ils ressemblaient. Leur peau flasque, charnue, faisait des plis autour de leur cou et de leur corps. Ils avaient le crâne chauve, la peau rose de leur tête était ridée, et ils n’avaient ni cils ni sourcils. Ils avaient de petites oreilles vestigiales, un nez allongé en un long museau. Ils avaient même des moustaches, mais pas d’yeux : à la place, des couches de peau couvraient les orbites où s’étaient jadis trouvé leurs yeux. Ils avaient un torse, une tête, des bras et des jambes humains. Mais ils étaient tout petits, pas plus gros que les enfants de l’espèce de Souvenir – et pourtant, il y avait beaucoup d’adultes parmi eux. Elle voyait des seins et des pénis dûment constitués sur ces petits corps. Aveugles ou non, ils reculaient devant la lumière. Ils s’égaillèrent, fuyant dans des galeries souterraines. Les ongles de leurs mains étaient des griffes en forme de pelle, conçues pour creuser. Un coup de ces griffes lui avait laissé de profondes entailles dans l’épaule. Elle était dans un nid grouillant de créatures fouisseuses. Elle poussa un hurlement d’horreur : ces post-humains difformes lui inspiraient une révulsion qu’elle ne comprenait pas. Alors, elle se redressa dans le puits de lumière… … et se retrouva nez à nez avec la souris-raptor, qui poussa un sifflement et s’apprêta à bondir. Souvenir se jeta dans une galerie vide. Les parois étaient de terre compacte, lissées par le passage d’innombrables corps, et elle se retrouva plongée dans une puanteur d’urine et de lait. Les galeries avaient été creusées par le peuple taupe à l’échelle de leur petit corps mince, fureteur, et elles étaient trop petites pour Souvenir. Elle devait ramper sur le ventre, se traîner en prenant appui sur ses bras et ses jambes, et elle eut bientôt les coudes meurtris. C’était un cauchemar d’emprisonnement. Mais il y avait de la lumière. D’étroites cheminées remontaient en zigzaguant vers la surface. Elles étaient conçues pour laisser passer l’air tout en empêchant les prédateurs d’entrer, et elles laissaient filtrer suffisamment de jour pour que Souvenir pût se faire une idée, même vague, du genre d’endroit qu’elle traversait. Des souterrains tentaculaires, un réseau complexe de tunnels. Elle entendait des échos tout autour d’elle. Des salles, des galeries et des alcôves se ramifiaient à l’infini. Elle entrevoyait à l’occasion des hommes-taupes – une patte ou un dos battant furtivement en retraite, ou des orbites lisses qui braquaient sur elle un regard aveugle. Elle n’était plus que peur et terreur. Mais elle n’avait pas le choix. Elle devait continuer. Soudain, elle tomba à travers une mince paroi, dans une salle grouillante de créatures. Elle fut aussitôt recouverte de bébés, qui la mordirent et la griffèrent. Cette vaste chambre était pleine d’enfants – versions miniatures des adultes qu’elle avait vus. Elle fut submergée par une puanteur renversante de merde, de lait et de vomi. En se débattant, elle repoussa les bébés. Presque tous étaient des femelles. Leur petit corps doux et chaud était d’une certaine façon encore plus répugnant que celui des adultes. Elle fit demi-tour et essaya de remonter dans le tunnel d’où elle était tombée. Mais des adultes se jetaient déjà par le trou. Ces nouveaux venus ne fuyaient pas comme ceux qu’elle avait vus jusque-là. Ces hommes-taupes étaient des soldats, venus protéger la pouponnière contre l’intruse. Le premier des soldats sauta sur elle, ses griffes fouisseuses tendues vers l’avant. Souvenir leva les bras pour se protéger la gorge. Sous la masse molle de la créature-taupe, elle tomba à la renverse, dans un pullulement d’enfants. Le soldat était une femelle adulte. Mais ses seins étaient aussi petits que ceux d’une enfant, et ses parties génitales atrophiées. Elle était stérile. Néanmoins, elle se tortillait, mordait, grattait et se débattait aussi férocement que si ses propres enfants avaient été en danger. Souvenir aurait pu succomber sous l’assaut de la soldate, mais elle lui flanqua un coup de talon juste sous le sternum. La petite créature partit en vol plané et retomba sur celles qui arrivaient derrière elle, et tout ce petit monde se retrouva par terre, formant un amas confus de pattes griffues. Souvenir se précipita vers une galerie qu’elle distinguait vaguement de l’autre côté de la salle. Elle se mit à quatre pattes et crapahuta à travers les nouveau-nés criaillants. Les soldâtes la poursuivaient. Elle s’engagea frénétiquement dans les galeries, choisissant les embranchements au hasard. Elle ne savait plus si elle montait ou s’enfonçait sous terre. Pour l’instant, rien d’autre n’avait d’importance. Il fallait fuir. Une autre paroi s’effondra sous son poids. Elle tomba, atterrit sur un gros tas de cailloux. Non, pas des cailloux – des noix, de grosses et lourdes noix. Des noix de borametz. Dégringolant un peu plus bas, elle se retrouva au pied d’une pyramide de graines et de racines. Cette gigantesque salle regorgeait de nourriture… … et de soldâtes, qui s’approchaient d’elle en suivant son odeur. Elle bondit vers l’extrémité de la salle, se tapit contre la paroi, derrière un monticule de grosses graines. Elle leur lança des noix de toutes ses forces. Elle ne pouvait rater ses cibles, et elle fut récompensée par le craquement des lourdes coques sur les têtes aveugles. Il y eut des gémissements et une grande confusion alors que les soldates de la première ligne reculaient et se heurtaient aux suivantes en essayant d’esquiver les projectiles lancés par cette démone. Mais toutes les soldâtes ne fuirent pas. Plusieurs restèrent à l’embouchure de la galerie, sifflant et crachant hargneusement. Souvenir, épuisée, fourbue, s’en fichait pas mal. Elle ne pouvait pas sortir – mais les soldâtes ne pouvaient pas entrer non plus. Elle arrêta de les bombarder de noix. Une odeur humide lui chatouilla les narines. Une mince racine d’arbre traversait la paroi de terre, derrière elle. Elle avait, sans le vouloir, cassé la racine, d’où suintait une sève aqueuse. Elle porta la racine à ses lèvres et commença à aspirer une sève sucrée, qui coula dans sa gorge parcheminée. Puis elle trouva des tubercules sous la pile de noix. Dans l’obscurité presque complète, elle savoura leur douce chair, qui apaisa sa faim. Elle s’allongea, en serrant contre elle de grosses noix. Bientôt, le sifflement des soldâtes impuissantes ne fut pas plus dérangeant que le bruit d’un orage lointain. À bout de force, choquée, perdue, Souvenir finit par fermer l’œil. Elle fut réveillée par des mouvements. Des grattements, des glissements. Elle passa prudemment la tête au-dessus de la barrière de noix. Des hommes-taupes se déplaçaient dans la pièce, mais elle ne vit pas de soldâtes. Elles semblaient l’avoir oubliée. Les autres faisaient la chaîne afin d’emporter les noix hors de la pièce, vers l’entrée de la galerie. Elle n’avait pas idée de ce qu’ils fabriquaient. Elle n’avait même pas la faculté intellectuelle de se poser la question. Tout ce qui comptait, c’était qu’ils ne constituaient pas une menace immédiate pour elle. Elle s’affala à nouveau dans son nid improvisé et, en mâchonnant un bout de rhizome, elle s’endormit. Le mode de vie souterrain du peuple taupe constituait une réponse à l’aridité de l’endroit – à l’aridité, et aux farouches prédateurs habituels. Sous terre, on était à l’abri des rats. Évidemment, tout cela avait un prix. Les hommes-taupes s’étaient ratatinés, génération après génération, pour mieux s’adapter à la complexité croissante de leurs terriers, et, avec le temps, leur corps s’était adapté à la vie dans les galeries : ils avaient perdu leurs yeux devenus inutiles, leurs ongles s’étaient transformés en griffes en forme de pelle, leurs poils avait disparu, sauf les vibrisses et les moustaches, qui dépassaient d’un museau allongé afin de les aider à mieux s’orienter dans le noir. L’aridité avait encouragé la coopération. Le peuple taupe vivait des richesses du sous-sol : les racines et les tubercules. Avec la sécheresse, les tubercules grossissaient et poussaient plus espacés les uns des autres, parce que, ainsi, ils résistaient mieux au manque d’eau. Ces ressources étaient si éparpillées qu’un homme-taupe isolé, fouissant au hasard, risquait fort de mourir de faim. Un groupe solidaire avait plus de chances de survivre en envoyant creuser dans toutes les directions de nombreux membres de la colonie et en mettant leurs trouvailles en commun. Les sociétés post-humaines étaient toutes grégaires, chacune à sa façon. Ainsi, ces hommes-taupes avaient poussé la socialisation à l’extrême. Ils en étaient arrivés à vivre comme des insectes sociaux, comme les fourmis, les abeilles ou les termites. Ou peut-être comme les rats-taupes à la peau nue, ces rongeurs qui vivaient dans des sortes de fourmilières et qui avaient jadis infesté la Somalie, le Kenya et l’Éthiopie. C’était une fourmilière. Il n’y avait pas ici d’esprit conscient à l’œuvre. D’ailleurs, la conscience n’était pas nécessaire. L’organisation générale de la colonie naissait de la somme des interactions de ses membres. La plupart des habitants de la fourmilière étaient des femelles, mais seules quelques-unes étaient fertiles. Ces « reines » avaient produit les enfants sur lesquels Souvenir était tombée, dans la pouponnière. Les autres femelles étaient stériles ; à vrai dire, elles ne devenaient jamais pubères, et leur vie était consacrée à s’occuper non de leurs propres enfants, mais de ceux de leurs sœurs et cousines. Du point de vue génétique, c’était logique, évidemment. Autrement, cela ne se serait jamais produit. La colonie était une vaste famille, liée par la consanguinité. En assurant la préservation de la colonie, on assurait la transmission de son patrimoine génétique, même si ce n’était pas directement, par sa propre descendance. En fait, la seule façon de transmettre ses gènes était d’être stérile. Et ce n’était pas le seul sacrifice. Il n’y avait pas que le corps des individus de cette colonie qui s’était rabougri : leur cerveau, lui aussi, s’était atrophié. Ils n’avaient pas besoin de cerveau. La fourmilière s’occupait d’eux, un peu comme les souris-raptors prenaient soin du peuple éléphant qu’elles élevaient. Pas la peine de gaspiller son énergie corporelle à alimenter un cerveau inutile. Avec le temps, le peuple taupe renonça même au plus précieux des héritages de tous les mammifères : le sang chaud. Comme ils s’aventuraient rarement hors de leur taupinière, les hommes-taupes n’avaient pas besoin d’une machinerie métabolique aussi coûteuse – d’ailleurs, un éclaireur à sang froid était moins gourmand en nourriture qu’un éclaireur à sang chaud. Les sentiments n’entraient pas dans ces considérations. Les années passant, la taille des hommes-taupes diminuerait encore ; ils deviendraient trop petits pour rester des mammifères à sang chaud. D’ici quelques millions d’années, les hommes-taupes grouilleraient comme de petits lézards, entrant en compétition avec les reptiles et les amphibiens qui occupaient depuis toujours la micro-écologie. En attendant, les hommes-taupes arpentaient leurs galeries souterraines, les moustaches frémissantes, craintifs et ignorants. Mais, dans leur sommeil, leurs yeux résiduels, couverts de chair, remuaient rapidement alors qu’ils faisaient des rêves étranges où ils couraient au soleil à travers des plaines immenses. Souvenir perdit le fil du temps. Plongée dans la chaleur suffocante de la salle, elle dormait, mangeait des racines et des tubercules, aspirait l’eau des racines de l’arbre. Le peuple taupe la laissait tranquille. Elle resta là plusieurs jours, sans penser, sans envie de faire quoi que ce soit sinon manger, pisser, chier, dormir. Puis quelque chose la dérangea. Elle se réveilla, ouvrit un œil encore embué de sommeil. Dans la lumière crépusculaire, diffuse, elle vit que les hommes-taupes pénétraient dans la salle par un étroit passage creusé dans la voûte. Ils s’avançaient en une colonne titubante, la peau flasque de leurs corps livides se plissant, alors qu’ils se pressaient les uns contre les autres, les moustaches frémissantes, leurs mains griffues grattant la terre. Bien qu’elle eût toujours à l’esprit la souris-raptor et les autres dangers de la surface, Souvenir se rendit compte que celle-ci lui manquait. Elle avait envie de lumière, d’air frais – et de verdure. Elle attendit que le peuple taupe ait fini de passer. Puis elle escalada les montagnes de noix et s’insinua dans l’étroite galerie ouverte dans le plafond. C’était une sorte de cheminée qui montait vers une fente de ciel violacé, presque noir. Cette vision la galvanisa et elle se faufila dans le passage étroit, irrégulier, raclant la terre avec les mains et les pieds, les coudes et les genoux, forçant sa poitrine et ses hanches à s’immiscer dans des failles qui semblaient beaucoup trop petites pour elles. Pour finir, elle sortit la tête de sous la terre. Elle avala de grandes goulées d’air frais et se sentit aussitôt revigorée. Mais il faisait froid. Les formes convulsées des borametz se découpaient en ombres chinoises sur un ciel plein d’étoiles. C’était la nuit, le moment que préférait le peuple taupe pour s’aventurer à la surface. Non sans peine, elle extirpa un bras, puis l’autre, de leur gangue de terre, s’assura une prise avec les mains et, avec la force des créatures arboricoles, elle se hissa vers le haut, tirant son corps hors de la cheminée comme un bouchon d’une bouteille. Il y avait des hommes-taupes tout autour d’elle. Ils couraient sur leurs pattes de derrière en prenant appui sur les jointures de leurs mains, reniflant, se tortillant et se répandant partout. Mais leurs mouvements étaient coordonnés. Ils se déplaçaient en colonnes qui serpentaient entre les termitières et les fourmilières, allant d’un borametz à l’autre. Ils cueillaient les noix qui poussaient en grappes au pied des arbres, des noix parfois aussi grosses que leur tête. Mais ils ne semblaient pas vouloir les ouvrir, ni en retirer la chair. Ils ne les emportaient même pas dans leurs réserves souterraines. En réalité, Souvenir se rendit compte qu’ils remontaient les noix des chambres souterraines. Ils les emportaient une par une, à la limite de la plantation de borametz. Là, des ouvriers creusaient la terre, écartant l’herbe clairsemée pour faire de petits trous, où ils laissaient tomber les noix avant de les recouvrir. Chaque borametz était le centre d’une communauté symbiotique d’insectes et d’animaux. La symbiose entre les plantes et les autres organismes était un phénomène déjà ancien : les plantes à fleurs et les insectes sociaux avaient bel et bien évolué de concert, les uns servant les besoins des autres. D’ailleurs, les insectes sociaux – les fourmis et les termites – avaient été les premiers cooptés par les nouvelles espèces d’arbres dans le cadre de leur stratégie de reproduction. Chaque symbiose était une sorte de marché. Les symbiotes, insectes ou mammifères, enlevaient les graines des borametz de leurs racines – mais ils ne les mangeaient pas. Ils les entreposaient. Et quand les conditions étaient favorables, ils les transportaient vers l’endroit approprié pour les planter, généralement à la lisière d’un bosquet, où il y aurait peu de compétition avec les arbres ou les herbes déjà présents. Et c’est ainsi que la plantation s’étendait. En échange de leurs efforts, les symbiotes étaient récompensés en nature par l’eau remontée – même dans les zones les plus arides –, à partir des nappes phréatiques, par les racines exceptionnellement profondes des borametz. Les hommes-taupes n’avaient pas eu de mal, avec leur société coopérative, leur cerveau et leurs mains de primates, encore agiles, à émuler les termites et les fourmis, et à s’occuper eux-mêmes des borametz. En fait, leur taille leur permettait de déplacer de plus lourdes charges que les insectes, et le développement de nouvelles espèces de borametz à grosses graines en avait résulté. Pour les borametz, c’était une question d’efficacité. Ils dépensaient moins d’énergie que leurs concurrents pour produire de nouvelles pousses. Cette stratégie de reproduction leur permettait de s’épanouir là où les autres espèces ne le pouvaient pas. Peu à peu, alors que leurs symbiotes déplaçaient leurs graines des plantations vers les prairies, l’espèce des borametz gagna du terrain. Plus de cinquante millions d’années après le triomphe de l’herbe, les arbres avaient trouvé une parade. Les borametz incarnaient la première révolution végétale depuis l’émergence des plantes à fleurs, peu avant la catastrophe de Chicxulub. Au cours des ères à venir – tout comme la première apparition des plantes, qui avait permis aux animaux de quitter la mer, comme l’évolution des plantes à fleurs, et comme l’émergence des herbes –, cette nouvelle révolution végétale aurait un profond impact sur toutes les formes de vie. Alors qu’elle était assise par terre, encore haletante, et qu’elle observait les agissements stupéfiants du peuple taupe, Souvenir entendit un bruit de pas léger et familier, suivi d’un affreux sifflement. Tout doucement, elle tourna la tête, essayant de se faire aussi discrète que possible. C’était la jeune souris-raptor – celle qui s’était écartée du troupeau d’hommes-éléphants et l’avait poursuivie jusque-là. Elle était dressée au-dessus d’une colonne d’hommes-taupes qui allaient et venaient d’un arbre à une nouvelle plantation, aveugles à la menace dressée au-dessus d’eux. C’était comme si le raptor prenait une petite revanche. Rares étaient les rongeurs capables d’ouvrir les dures coques des noix de borametz. Alors que ceux-ci se répandaient, les espèces mangeuses de graines dont ce raptor était issu – de même que les oiseaux et autres affidés – seraient bientôt menacées par la raréfaction de la nourriture et la diminution des zones habitables, et, dans certains cas, elles s’éteindraient carrément. Le raptor fit un choix. Il se pencha, s’équilibrant avec sa longue queue, et utilisa ses délicates griffes de devant pour cueillir par surprise une femme-taupe. Le raptor la retourna et caressa son ventre doux, presque tendrement. La femme-taupe se débattit faiblement. C’était la première fois qu’elle se retrouvait séparée de sa colonie et coupée de ses subtiles pressions sociales. C’était comme émerger soudain d’un océan de lait et de sang. Elle était véritablement terrifiée, pour la première et la dernière fois de sa vie. Puis la tête du raptor s’abattit. Le flot de ses compagnons continuait de couler, à peine troublé, entre les pattes de son tueur. Le souris-raptor se retourna en agitant ses petites oreilles, planta son regard sur Souvenir. Sans hésiter, Souvenir plongea droit dans le trou ouvert à ses pieds. Elle resta quelques jours de plus dans la salle qui faisait office de garde-manger. Mais elle n’arrivait plus à retrouver cette touffeur languide qui l’avait enveloppée auparavant. Pour finir, ce fut la folie du peuple taupe qui l’obligea à sortir. La saison avait été particulièrement sèche, même pour cette zone aride : le peuple taupe avait de plus en plus de mal à trouver les racines et les tubercules qui assuraient sa subsistance. Les réserves diminuaient à vue d’œil. Il fallut commencer à les remplacer par d’autres végétaux, comme les feuilles violettes des fleurs de cuivre. Mais ce régime de substitution était toxique. Peu à peu, des poisons s’accumulèrent dans les veines du peuple taupe. Et tout partit à vau-l’eau. Souvenir fut de nouveau réveillée par l’irruption des hommes-taupes dans la réserve, désormais presque vide. Cette fois, ils ne surgirent pas des cheminées en colonnes bien ordonnées. Au lieu de cela, ils firent irruption par tous les côtés à la fois et fracassèrent le toit dans leur empressement à regagner la surface. Souvenir, en prenant bien garde à éviter leurs griffes meurtrières, les suivit prudemment. Elle émergea dans la lumière du jour. Elle était cernée par les hommes-taupes. Ils étaient très, très nombreux, courant partout sur le sol, formant un tapis grouillant de chairs à nu. Ils emplissaient l’air de leur odeur de lait aigre, du frôlement de leurs peaux. Ils étaient beaucoup trop nombreux pour n’être issus que d’une seule colonie : beaucoup de « fourmilières » se déversaient au-dehors, tandis que leur population, à moitié intoxiquée, succombait à une explosion de folie. Les prédateurs ne tardèrent pas à manifester leur intérêt. Alors que dans le ciel tournoyaient des oiseaux de proie, Souvenir vit filer devant elle un rat-guépard, suivi d’une meute de post-souris à l’aspect canin. Pour ces carnivores, cette profusion de petits paquets de viande jaillissant du sol était une véritable providence. Tout cela était une conséquence de la raréfaction de la nourriture. Les hommes-taupes, chassés par la faim, évacuaient tous en même temps leurs colonies. Mais, intoxiqués comme ils l’étaient, ils étaient incapables de se protéger du danger. Beaucoup d’entre eux mourraient ce jour-là, dévorés par les prédateurs. À long terme, cela ne changerait rien pour les colonies. Elles conserveraient suffisamment de reproducteurs pour survivre. Et la réduction du nombre n’était pas forcément une mauvaise chose, en cette période de semi-sécheresse. Le peuple taupe se reproduisait rapidement, et dès que les réserves de nourriture se seraient reconstituées, les taupinières et les chambres vides se rempliraient à nouveau. Les gènes se perpétueraient : c’était tout ce qui comptait. Même cette folie passagère faisait partie d’un plus grand dessein. Mais beaucoup de petites vies s’éteindraient ce jour-là. Les prédateurs se repaissaient. L’air s’emplissait du craquement des os et des cartilages, des couinements des mourants, de l’odeur métallique du sang ; alors Souvenir quitta ce théâtre de folie et de mort, et reprit son voyage longtemps interrompu vers les lointaines collines violettes. IV Souvenir parvint enfin à une baie immense, un endroit où l’océan entrait dans la terre. Elle descendit des falaises de grès. Cette zone s’était jadis trouvée sous la mer, et des sédiments s’étaient déposés au fil de millions d’années. Un jour, le sol s’était soulevé et, dans l’ancien lit de la mer, les fleuves et les rivières avaient creusé d’énormes tranchées, révélant de profondes strates, si denses que dans certaines, prises en sandwich entre d’épaisses couches de grès, étaient incrustées des traces de navires naufragés et de cités disparues. Souvenir arriva au rivage proprement dit. Elle trotta le long de la partie supérieure de la plage, en restant dans l’ombre des rochers et des broussailles. Le sable lui faisait mal aux pieds et aux jointures des mains, s’immisçait dans sa fourrure. C’était une jeune plage, et les grains de sable étaient encore tranchants, trop neufs pour avoir été polis par le courant. Elle arriva à un cours d’eau qui sourdait entre les roches, sur la plage. À l’endroit où l’eau se perdait dans le sable, un petit bouquet d’arbres se cramponnait à la vie. Elle se pencha et lapa avidement de grandes goulées d’eau fraîche. Puis elle entra dans le cours d’eau et frotta sa fourrure pour la débarrasser du sable, des puces et des tiques. Cela fait, elle rampa dans l’ombre des arbres. Il n’y avait pas de fruits, mais le sol, humide et frais, jonché de feuilles, hébergeait de nombreux insectes affairés qu’elle se fourra dans la bouche. Devant elle, la mer clapotait doucement. L’eau miroitait au soleil, haut dans le ciel. La mer ne voulait rien dire pour elle, mais son scintillement lointain l’avait toujours attirée, et elle trouvait étrangement agréable d’être là. En réalité, l’océan avait sauvé son espèce. Fracassée par des forces tectoniques, la vallée du Rift africain avait fini par former une vraie déchirure dans la texture même du continent. La mer l’avait envahie, et toute l’Afrique de l’Est s’était détachée, dérivant dans ce qui était l’océan Indien, pour vivre son propre destin. L’immense processus avait été d’une lenteur chtonienne, et c’est à peine si les créatures éphémères qui vivaient sur la nouvelle île l’avaient remarqué. Pourtant, pour Souvenir et son espèce, cela avait été déterminant. Après la chute de l’humanité, quelques poches de survivants avaient subsisté sur la planète. Presque partout, la concurrence avec les rongeurs avait été trop féroce. Mais ici, sur ce fragment arraché à l’Afrique, un accident géologique avait sauvé les post-humains, leur laissant le temps de trouver des moyens de survivre à la concurrence impitoyable des rongeurs. Cet endroit, l’Afrique de l’Est, avait jadis été le berceau de l’humanité. C’était maintenant son dernier refuge. Il y avait quelque chose dans l’eau. Prudemment, Souvenir se recroquevilla dans l’ombre. Une grande forme noire, profilée et puissante, nageait avec détermination. Cela sembla basculer sur le côté, et un aileron qui ressemblait un peu à une aile d’oiseau émergea dans l’air. Souvenir vit sortir de l’eau une tête bulbeuse, au large bec pareil à un tamis. Un geyser, jailli de deux narines placées en haut du bec, étincela à la lumière du soleil, monta vers le ciel avec un bruit d’avion. Puis le corps s’incurva et replongea sous la surface. Souvenir entrevit un dernier petit bout de queue, et la créature disparut, son immense masse ne laissant qu’une onde imperceptible sur l’eau. Dans le sillage de cette « baleine », trois, quatre, puis cinq autres corps fuselés, puissants, bondirent dans les airs. Ils décrivirent des arcs gracieux, replongèrent dans la mer, puis ressortirent, bondirent à nouveau, et recommencèrent, inlassablement. Leur corps était profilé comme celui des poissons, mais ces animaux pareils aux dauphins n’étaient évidemment pas des poissons. Leur bec, en forme de longue pince orange, rappelait celui des oiseaux. Les « dauphins » étaient suivis de plus petits poissons, qui bondissaient pareillement et bourdonnaient au-dessus de l’océan. Eux étaient de vrais poissons. Leurs écailles luisantes brillaient au soleil, leurs nageoires, pareilles à des ailes, papillonnaient sur leurs flancs dorés alors qu’ils effectuaient leurs brèves envolées au-dessus de l’eau. La « baleine » n’était pas une vraie baleine. Les « dauphins » n’étaient pas de vrais dauphins. Ces grands mammifères marins avaient précédé l’humanité dans le trou noir de l’extinction. Ces créatures descendaient des oiseaux : et plus précisément des cormorans des îles Galapagos, qui, chassés du continent sud-américain par des vents contraires, avaient échoué là, renoncé à voler et entrepris d’exploiter les richesses de la mer. Les ailes de leurs descendants étaient devenues des nageoires, leurs pieds des barbillons, leur bec une variété d’instruments spécialisés – des pinces, des fanons – servant à extraire la nourriture de la mer. Certaines de ces espèces de « dauphins » avaient même repris les dents de leurs ancêtres reptiliens : le modèle génétique des dents était resté enfoui dans le génome des oiseaux pendant deux cents millions d’années, attendant de s’exprimer à nouveau, le moment venu. Sur une échelle de temps imperceptible pour un être humain, l’adaptation et la sélection étaient néanmoins capables, pourvu qu’on leur laisse une trentaine de millions d’années, de métamorphoser un cormoran en baleine, en dauphin, ou en phoque. Curieusement, tous les oiseaux nageurs que voyait Souvenir étaient des héritiers indirects de Joan Useb. Sous les yeux de Souvenir, une créature pareille à un dauphin fit un bond hors de l’eau au beau milieu du nuage de poissons volants. Les poissons s’éparpillèrent, leurs ailerons bourdonnants, mais le « dauphin » referma son bec sur un, deux puis trois d’entre eux, avant de replonger. Le soleil amorçait sa longue descente vers l’horizon. Souvenir se leva, épousseta le sable de son pelage et reprit sa marche prudente, à quatre pattes, le long de la côte. Alors, quelque chose dans l’air attira son regard. Elle leva les yeux, craignant que ce ne fût encore un oiseau de proie. C’était une lumière, comme celle d’une étoile, mais il faisait encore trop jour, et ça ne pouvait pas être une étoile… Et debout, là, sur la plage, elle la vit glisser sur le toit du ciel. La lumière dans le ciel était Eros. NEAR, l’humble sonde depuis longtemps morte, avait passé trente millions d’années à nager dans l’espace au-delà de Mars, avec son compagnon astéroïde. Sa surface était maintenant complètement érodée, et ses parois métalliques réduites à l’épaisseur d’une feuille de papier par une incessante succession d’impacts microscopiques. Si une main de velours l’avait effleurée, elle serait tombée en poussière. Mais NEAR, dernier vestige de l’humanité, avait tenu bon. Si Eros avait poursuivi sa danse excentrique autour du soleil, peut-être que NEAR aurait survécu. Mais il était dit qu’elle n’aurait pas cette chance. Heureusement, l’entrée de l’astéroïde dans l’atmosphère terrestre serait rapide. La fragile sonde, retournant vers la planète où elle avait été fabriquée, devait être vaporisée en quelques fractions de secondes avant la disparition du corps avec lequel elle avait eu rendez-vous, trente millions d’années auparavant. Les laboratoires de l’évolution terrestre avaient été secoués de nombreuses fois par des interventions monstrueuses venues de l’extérieur ; et il allait bientôt s’en produire une autre. Sur la brillante scène d’où Souvenir regardait tout cela, un rideau tomberait. Souvenir elle-même survivrait, de même que ses futurs enfants. Une fois encore, le grand œuvre recommencerait : une fois encore, le processus d’adaptation et de sélection façonnerait les descendants des survivants afin qu’ils occupent les systèmes écologiques en miettes. Mais la vie n’était pas adaptable à l’infini. Sur la Terre de Souvenir, parmi les nouvelles espèces, il y avait beaucoup d’innovations. Et pourtant, toutes étaient des variations sur des thèmes anciens. Tous les animaux étaient conçus à partir de l’ancien schéma corporel tétrapode, hérité de l’époque où pour la première fois un poisson avait respiré hors de l’eau. En tant que vertébrés, tous faisaient partie d’un seul et unique phylum – l’immense empire de la vie. Le premier triomphe de la vie pluricellulaire avait été ce qu’on appelait l’explosion cambrienne, cinq cents millions d’années avant l’apparition de l’homme. Dans un jaillissement d’innovations génétiques, cent phylums avaient vu le jour : chacun formait un groupe significatif d’espèces, représentant une conception de schéma corporel majeure. Tous les vertébrés faisaient partie du phylum des chordates. Le phylum des arthropodes, le groupe le plus important, comprenait des créatures comme les insectes, les mille-pattes, les araignées et les crabes. Et ainsi de suite. Trente phylums avaient survécu au premier grand remue-ménage de la vie. Depuis, maintes espèces avaient émergé et disparu, et la vie avait connu des désastres et des guérisons, majeurs et sans cesse répétés. Mais aucun nouveau phylum n’avait émergé, pas un seul, même après la spectaculaire extinction dont la Pangée avait été le théâtre, le plus grand génocide de tous les temps. Même à l’époque de cet antique événement, la capacité d’innovation de la vie était très limitée. Le matériau de la vie était élastique, le processus aveugle de variation et de sélection était inventif. Mais pas à l’infini. Et avec le temps, il l’était de moins en moins. C’était une question d’ADN. Au fur et à mesure que le temps passait, le logiciel moléculaire qui commandait au développement des créatures avait évolué lui aussi, devenant moins touffu, plus rigide, moins libre. C’était comme si chaque génome avait été indéfiniment redessiné, les défauts et les scories élagués, la cohérence de l’ensemble s’améliorant chaque fois – la possibilité de variations importantes se réduisant de même. Extraordinairement ancienne, peu encline au changement à cause de la nature de plus en plus complexe et autocentrée de ses génomes, la vie n’était plus capable de grandes innovations. Même l’ADN avait vieilli. Cette formidable incapacité à innover était un désastre. Et la vie avait déjà encaissé beaucoup de coups de boutoir. La lumière dans le ciel était étrange. Mais le cerveau de Souvenir calcula rapidement que ce n’était pas une menace. Ce en quoi elle se trompait. Purga, qui avait regardé de la même façon la Queue du Diable glisser silencieusement au-dessus de sa tête, aurait pu le lui dire. Avant que le soleil se soit couché, elle parvint enfin à ce qui avait été son but tout au long de ces derniers jours : une forêt, au creux des collines volcaniques. Souvenir regarda le faîte des grands arbres devant elle, les frondaisons qui montaient à l’assaut du ciel. Elle crut y voir grimper de minces formes, elle aperçut de vagues taches sombres, peut-être des nids. Ce n’était pas son peuple, mais c’étaient des gens. Peut-être étaient-ils comme elle ? Elle fit un bond et grimpa dans le réconfort du dais de verdure. Quelque chose passa en voletant auprès de sa tête. Un poisson volant, échappé de la mer. Il entra dans la canopée, battit gravement des ailerons et se posa, non sans maladresse, sur un nid, en respirant péniblement avec ses poumons primitifs. 19 Un très lointain futur § Montana, centre de la Nouvelle Pangée, 500 millions d’années après notre ère I Ultima, monticule de fourrure orangée sur un sol couleur de rouille, creusait distraitement la terre, dans l’espoir de trouver un scorpion ou une blatte. C’était une plaine, plate et sèche, de sable et de roches rouge cramoisi. On aurait dit que la terre avait été écorchée vive par un immense couteau, et le manteau de roche, lissé par le vent, brillait comme du cuivre. Il y avait jadis eu des montagnes, à l’ouest, des cônes gris violacé, qui soulageaient les regards lassés par tant de platitude. Mais il y avait longtemps que le vent avait abattu les montagnes, éparpillant de grands éventails de roches sur la plaine, des roches que l’érosion avait à son tour réduites en poussière et dont il ne restait aucune trace. Plus d’un demi-milliard d’années après la disparition du dernier véritable être humain, un nouveau supercontinent avait vu le jour. C’était un monde de déserts, aussi rouge que l’ancien cœur de l’Australie, une sorte d’immense bouclier plaqué sur la face bleue de la Terre. Sur cette Nouvelle Pangée, il n’y avait pas de barrières, pas de lacs, pas de chaînes de montagnes. À cette époque, peu importait où le vent vous poussait, du pôle à l’équateur, d’est en ouest. Partout, c’était pareil. Tout n’était que poussière. Même l’air était chargé de particules rouges en suspension, soulevées par les sempiternelles tempêtes de sable, faisant du ciel un dôme couleur d’ivresse. Cela ressemblait plus à Mars qu’à la Terre. Le soleil était un disque vorace, crachant un flot de lumière et de chaleur, beaucoup plus brillant qu’autrefois. Un observateur humain se serait recroquevillé sous ce feu du ciel. Sous cette lumière implacable, la chaleur pesait lourdement sur toute chose, en tout temps. Il n’y avait pas un bruit, en dehors du vent et des grattements des rares créatures encore vivantes, et rien ne permettait de dire que cette planète rouge n’avait pas toujours été ainsi. La terre pleurait de solitude, c’était un immense endroit vibrant de silence, une scène sans acteurs. Loin dans les profondeurs de la poussière où Ultima creusait, enfoui sous un demi-milliard d’années de sédiments, sous le sel et le grès de la Nouvelle Pangée, se trouvait l’endroit jadis appelé Montana. Ultima était au-dessus de Hell Creek, où les os de la mère de Joan Useb avaient fini par rejoindre ceux des dinosaures et des mammifères archaïques dans la strate qu’elle fouillait assidûment. Ultima n’avait aucun moyen de connaître sa place particulière dans l’histoire, et encore moins de la comprendre. En l’occurrence, elle était l’une des dernières de son espèce. Ultima rentra chez elle. Sa maison était un trou creusé dans la roche. Elle lui offrait un abri contre le vent. C’est là qu’Ultima et les siens vivaient, tant bien que mal. Le trou semblait artificiel. Son sol était lisse, ses parois en gradins abrupts. En fait, le trou était une carrière profondément creusée dans la roche par des êtres humains, un demi-milliard d’années plus tôt. Et après tout ce temps, alors même que les montagnes étaient venues et reparties, la carrière était restée presque intacte – hommage muet aux travaux de l’homme. Les arbres poussaient sur le sol de la fosse, majestueux et solitaires, comme des sentinelles, entourés par leurs colonies de termites satellites. C’étaient de vilains arbres rabougris, qui défiaient le temps. Il ne vivait pas grand-chose d’autre à cet endroit, en dehors de quelques individus, d’autres symbiotes des arbres, et beaucoup, beaucoup de petites créatures qui grouillaient çà et là, dans la poussière. Ultima descendait dans le trou quand le vent changea et commença à souffler de l’ouest, de la mer intérieure. Peu à peu, l’humidité s’installa. Enfin, sur les vestiges de montagnes, à l’ouest, de lourds nuages noirs commencèrent à s’accumuler. Ultima scruta le ciel. Il n’avait jamais plu à cet endroit, pour autant qu’elle s’en souvenait. La plupart des nuages qui venaient de l’océan crevaient bien avant d’arriver dans les profondeurs du supercontinent. Il fallait un sacré orage, en effet, pour franchir l’immensité des plaines arides, un monstre comme on n’en voyait qu’une fois dans sa vie. Et c’était ce qui approchait maintenant. On le sentait dans l’air, on sentait que quelque chose n’allait pas. Les gens se ruèrent vers leur Arbre, grimpèrent dans ses branches accueillantes. Ils se précipitaient, oui – et pourtant, ils se déplaçaient encore avec une lenteur languide, comme s’ils nageaient dans la chaleur dense de l’air. À dix ans, Ultima ressemblait un peu à un petit singe. Elle avait de longs membres, un torse étroit, de petites épaules : même à présent, chez ces lointains descendants de l’homme, le schéma corporel de base des primates avait perduré. Son corps mince était couvert d’une fourrure épaisse, rouge vif, aussi rouge que le sable. Elle avait une petite tête, avec un large front et un visage mobile, expressif – très humain, à vrai dire. De petites membranes de peau, un peu comme des paupières, pouvaient couvrir les oreilles, le nez, l’anus et le vagin pour piéger la précieuse humidité. Son front était hypertrophié, presque comme si l’évolution avait à nouveau doté son espèce du grand front de l’époque humaine, mais derrière ce front il n’y avait qu’un os spongieux, un réseau de sinus qui fonctionnait comme un système de climatisation, pour lui rafraîchir le cerveau. Bien qu’elle fût adulte, son corps ressemblait à celui d’un enfant. Ultima était une femelle parfaitement fonctionnelle – les gens se reproduisaient encore –, mais il n’y avait plus de mâles, et le sexe ne voulait plus rien dire. Elle n’avait pas de seins, même plus de tétons vestigiaux. À cette époque, on n’avait plus besoin de téter sa mère, de même qu’on n’avait plus besoin de la structure élaborée d’un gros cerveau. L’Arbre s’en occupait pour vous. Elle n’était plus une bipède non plus. C’était évident, alors qu’elle se rapprochait de l’Arbre : ses bras et ses jambes étaient faits pour grimper et se balancer, ses pieds pour attraper, pas pour marcher debout. Cette expérience de locomotion particulière avait été radicalement enterrée depuis longtemps. Par rapport à ses ancêtres, elle était, comme tous les siens, lente et léthargique. Arrivée à l’Arbre, Ultima chercha sa fille. Le cocon de feuilles du bébé se trouvait coincé entre deux branches basses. La petite fille, au front bombé couvert de petits poils orange, était nichée dans un doux duvet blanc. Alors que la sève de l’arbre coulait à l’intérieur du pâle cordon de la racine ombilicale qui lui plongeait dans l’estomac, l’enfant s’étira et gazouilla, son petit pouce fermement cramponné à sa bouche, rêvant de rêves végétaux. Quelque chose n’allait pas. Ultima n’était pas capable d’analyses en profondeur, mais elle avait un instinct infaillible. Elle tapota la fourrure rouge, feutrée, du ventre de l’enfant, lissa la doublure cotonneuse du cocon. La petite fille miaula et se retourna dans son sommeil, les paupières closes. Ultima avait beau faire, rien ne chassait son malaise. Indécise, elle referma les parois du cocon en les tapotant. Le vent se leva dans un grand soupir. Ultima grimpa dans les branches supérieures de l’arbre. Elle remit précipitamment son propre cocon en place autour de son corps, scellant les feuilles épaisses, rugueuses, pareilles aux plaques d’une carapace de cuir. Les autres faisaient de même, chacun se blottissant dans les branches accueillantes, si bien que c’était comme si l’Arbre s’était soudain couvert d’énormes fruits noirs. Les nuages filaient au-dessus d’eux, arrêtant la brûlure d’un soleil trop chaud. Ultima ouvrit de grands yeux. La curiosité ne servait plus guère à cette époque où les choses changeaient si peu dans le monde, sur d’immenses étendues de temps et d’espace. Mais aujourd’hui c’était différent. L’air n’avait jamais été aussi humide et lourd. Elle n’avait jamais vu de nuages aussi noirs bouillonner et rouler de la sorte. Au dernier moment, avant que l’orage n’éclate, elle entrevit quelque chose de nouveau. Posée sur la plaine usée par le temps, il y avait une sphère, deux fois plus grosse qu’elle. Elle n’était pas bleue comme le crépuscule, ni rouge comme le sol, ni couleur de sable et de terre, comme la plupart des créatures du monde. C’était un trouble mélange de violet et de noir, les couleurs de la nuit. Par ce jour étrange entre tous les jours, c’était quelque chose de vraiment extraordinaire. Elle en resta bouche bée, incapable de comprendre. Elle sentait que cette nouvelle chose n’était pas de son monde. Ce en quoi elle avait raison. C’est alors qu’un éclair déchira le ciel. Elle poussa un miaulement et enfouit son visage dans les feuilles, qui se refermèrent hermétiquement autour d’elle. La chaleur de la nuit s’emplit d’une réconfortante humidité. Mais quand la racine ombilicale se présenta juste en dessous de son nombril, à la recherche de l’orifice valvulaire de son estomac, elle la repoussa. Elle était là pour s’abriter, elle n’avait rien à donner à l’Arbre aujourd’hui. C’est alors que l’orage éclata. Une muraille de poussière rouge arrivait de l’ouest, poussée par le vent. Les plantes sèches furent pulvérisées, même les arbres épars, inébranlables, furent secoués, leurs branches arrachées. Les symbiotes furent tirés de leur cocon, terrifiés. Les premières gouttes de pluie frappèrent comme des balles, prémices d’une pluie diluvienne, si forte qu’elle éroda la surface dure comme la roche des antiques termitières. Il n’y avait rien pour absorber l’eau, pas d’herbe pour retenir le sol pulvérulent. En quelques minutes, l’eau remplit tous les goulets et les lits des fleuves à sec. Une immense vague de boue se déversa dans la carrière. L’eau bouillonna autour des racines des Arbres, une eau turbulente, teinte en rouge par la boue. La pluie cessa, aussi rapidement qu’elle avait commencé. Les nuages s’éloignèrent, gagnant le cœur du supercontinent. Les flots se retirèrent, s’enfonçant dans le sol parcheminé. Il n’y avait pas eu un orage pareil depuis deux générations. Rien dans la petite vie d’Ultima ne l’avait préparée à une averse aussi catastrophique. Mais l’Arbre, à sa façon végétale, lente, comprenait. Dans son cocon, Ultima, choquée, sentait le cuir de l’Arbre palpiter autour d’elle. Elle serait bien restée là, recroquevillée dans l’obscurité humide, plutôt que d’affronter ce qui l’attendait au-dehors. Mais elle ne pouvait s’empêcher d’éprouver un profond malaise, qui la rendait nerveuse. L’Arbre voulait qu’elle s’en aille, qu’elle reprenne le travail. Elle colla son dos à la paroi du cocon et poussa. Les feuilles s’ouvrirent avec un bruit de succion. Elle dégringola de l’Arbre et se retrouva dans la boue. Tout autour d’elle, les symbiotes tombaient de l’Arbre. Ils faisaient quelques pas, hagards, sur les jointures de leurs mains. Un truc cramoisi leur collait aux pattes : une boue lourde, visqueuse, bizarre. Le soleil, implacable, avait recommencé à briller. La boue séchait déjà, l’eau fuyant dans l’atmosphère, la terre durcissant à toute vitesse. Mais pendant de brèves minutes, le sol fut un essaim, une cacophonie de bruits et de mouvements. Des radicelles, des feuilles et même quelques fleurs jaillirent hors de la boue et se mirent à pousser à vue d’œil, germant à partir de semences qui avaient dormi là pendant plus d’un siècle. Bientôt, leurs sacs de graines explosèrent. Comme de petites batteries d’artillerie, ils tirèrent leurs projectiles dans l’air. Des cycles entiers de reproduction se déroulèrent en quelques minutes. Des insectes sortirent de leurs cachettes enkystées dans le sol et commencèrent à tournoyer et à copuler dans l’air, au-dessus des mares fugitives. Le sol aussi grouillait de fourmis, de scorpions, de cafards, de blattes et d’une multitude de nouvelles formes d’insectes. Beaucoup de fourmis étaient des mangeuses de feuilles. Ultima les voyait aller et venir, par colonnes entières, entre les plantes en bourgeons, transportant des petits bouts de verdure pour leur nid. Et il y avait beaucoup, beaucoup de lézards. Ces minuscules chasseurs étaient difficiles à voir, tant leur peau rougeâtre se fondait sur le rouge du sol. Certains n’avaient pas de stratégie plus élaborée que de rester assis la gueule ouverte près des colonnes de fourmis, attendant que des insectes imprudents s’y engouffrent. Une petite plante trapue, qui ressemblait à un cactus, une boule de peau cireuse et de piquants défensifs, extirpa ses racines supérieures du sol, abandonnant un système radiculaire profond, extensif. Sur ses racines flageolantes, pareilles à des pattes maladroites, la plante ambulante trottina vers l’eau qui coulait encore sur le sol, s’enfonça dans la boue avec une sorte de soupir. Aussitôt, les muscles végétaux qui lui avaient permis d’effectuer son court voyage, désormais inutiles, commencèrent à se dissoudre, et de nouvelles racines s’insinuèrent dans le sol humide. Autour du trou, les symbiotes dévorèrent tout ce qui venait d’apparaître : les plantes, les reptiles, les amphibiens, les insectes. C’étaient surtout des adultes. Les enfants étaient rares en ces temps difficiles ; l’Arbre y veillait. Ultima, dont c’était le premier orage, regardait tout cela en ouvrant de grands yeux. Une sorte de crapaud surgit des profondeurs de la terre. Il se dirigea en bondissant et en se déhanchant vers la plus proche des mares éphémères, sauta dans l’eau et commença à coasser bruyamment, appelant les femelles qui émergeaient derrière lui. Bientôt, la mare fut une frénésie éclaboussante de copulations amphibiennes. Ultima attrapa l’un des crapauds. C’était un petit sac d’eau gluant dont elle ne fit qu’une bouchée. Elle sentit fugitivement sa fraîcheur, son cœur qui battait contre sa langue, comme pour exprimer sa déception qu’un siècle d’attente dans une gangue de boue durcie se termine aussi ignominieusement. Elle le mâcha, et un délicieux flot d’eau mêlée de sang lui emplit la bouche d’une saveur salée. Les mares commençaient déjà à sécher. L’eau s’infiltrait en sifflant dans le sol avide. Des œufs de grenouille avaient éclos, et des têtards, qui se métamorphosaient à toute allure, se repaissaient d’algues, de petites crevettes – et les uns des autres. Ils suivirent en toute hâte leurs parents hors de l’eau et furent dévorés par une horde de petits lézards pris de frénésie. Bientôt les jeunes grenouilles s’enfoncèrent dans le sol, se construisant des cellules tapissées de mucus, où elles attendraient des dizaines d’années le prochain orage, s’atrophiant, leur peau durcissant, leur métabolisme ralentissant, en état d’animation suspendue. Les symbiotes quittèrent ce festin en titubant. Certains transportaient les lourdes graines de l’Arbre, d’énormes cosses aussi grosses que leur tête. Comme pour les grenouilles, cette étrange journée était pour l’Arbre l’occasion du siècle. Et s’il voulait que ses graines soient enfouies par ses armées de symbiotes, il ne fallait pas mollir. Ultima vit Cactus pourchasser un petit lézard à la queue bien grasse. Cactus était née à peu près en même temps qu’Ultima. Elles avaient grandi et découvert le monde ensemble, partageant tout, se faisant concurrence, se chamaillant. Cactus était petite et ronde – ce qui était plutôt rare parmi les siens, généralement chétifs et dotés de grands membres pour mieux évacuer leur chaleur corporelle –, et elle ne manquait pas de piquant… comme un cactus. Cactus était une sorte de camarade, peut-être même une sœur, mais ce n’était pas l’amie d’Ultima. Il fallait pouvoir comprendre le point de vue de l’autre pour le dire « son ami », et cette faculté avait depuis longtemps disparu. On n’avait pas d’amis, à cette époque – pas d’amis, en dehors de l’Arbre. Ultima aurait bien suivi Cactus. Mais elle fut distraite. Soudain, elle eut envie de sel. C’était un message de l’Arbre, un message qu’il avait imprimé dans les substances organiques dont il l’avait alimentée pendant qu’elle était dans le cocon. L’Arbre avait besoin de sel. Et c’était à elle de le trouver. Elle se rappela qu’il y avait un banc de sel, à quelques centaines de mètres de là. Elle était irrésistiblement attirée vers cet endroit. Mais par là, il y avait la sphère, cette boule étrange, noir et violet, qui planait silencieusement sur le paysage grouillant. Elle hésita, partagée entre plusieurs pulsions contradictoires. Cette sphère, ce n’était pas normal. La grande marée de l’intelligence humaine avait depuis longtemps reflué, mais les symbiotes avaient conservé une bonne compréhension de la Terre, de sa géographie, de ses ressources : savoir chercher sa nourriture efficacement était un don vital pour qui voulait survivre dans ce paysage désespérément aride. Ultima savait très bien que la sphère n’aurait jamais dû être là… et en plus, sur le chemin qui menait au sel. Malgré son malaise, elle se mit en route. La langue de sel se trouvait quasiment sous la sphère. Elle vit que la boue avait giclé sur sa surface étrangement luisante. Elle essaya d’ignorer la sphère et commença à patauger dans la terre collante. Il n’y avait pas de pénurie de sel. Cent millions d’années plus tôt, alors que les continents exécutaient la danse qui devait mener à l’assemblage de cette Nouvelle Pangée, une mer intérieure s’était formée sur la majeure partie de l’Amérique du Nord. Elle s’était retrouvée emprisonnée dans les terres, ne laissant que quelques lacs d’eau salée, épars. Mais cette mer à l’agonie avait abandonné derrière elle de vastes dépôts de sel, une plaine étincelante qui s’étendait sur des centaines de kilomètres. Le lit de sel avait été recouvert par des débris apportés par les vestiges des montagnes qui s’érodaient à toute vitesse. Il était maintenant enfoui sous des mètres de sable couleur de rouille, mais il était toujours là. Rapidement, elle fit un trou de la profondeur de son bras et remonta des poignées de terre entrelardée de gris clair : du sel. Elle mâcha la terre, faisant fondre les cristaux de sel sur sa langue, recracha le sable. Ayant absorbé le sel qui serait plus tard transfusé à l’Arbre, Ultima fut libérée de sa pulsion et reprit conscience de la sphère. Elle s’était déplacée et flottait maintenant un doigt au-dessus du sol. Ultima s’approcha de la sphère en marchant sur ses pattes de derrière et sur ses jointures, une vague lueur de curiosité dans l’œil. Elle n’avait pas vraiment peur. Il y avait parfois quelques nouveautés dans le désert de son monde. De même qu’il n’y avait pas beaucoup de menaces. Dans un paysage plat comme un dessus-de-table, les prédateurs avaient du mal à prendre par surprise même les victimes les plus lentes et les plus bornées. Du bout du doigt, elle effleura la surface de la sphère. Elle n’était ni chaude ni froide. Elle était lisse, plus lisse que tout ce qu’elle avait jamais touché. Les poils de sa main se redressèrent, comme chargés d’électricité. Elle sentait quelque chose, une odeur étrange, quelque chose comme la quintessence du désert, une odeur électrique, calcinée, brûlée, sèche. L’odeur de métal provenait en fait d’une trop grande exposition au vide : un legs de l’espace. Une fois rassasiés, les symbiotes retournèrent vers l’Arbre, grimpèrent un à un à dans les branches et se réfugièrent dans leur cocon. Ultima referma les feuilles cireuses autour d’elle. La racine s’insinua aussitôt dans son estomac, tel un nouveau cordon ombilical. Comme ses fluides chargés de sel se mettaient à circuler dans l’Arbre, Ultima fut récompensée par un sentiment apaisant, de sécurité, de paix. Tout allait bien. Cette humeur était induite par les substances chimiques injectées dans son corps alors qu’elle troquait son sang contre la sève de l’arbre, mais elle n’en était pas moins réconfortante. C’était sa récompense immédiate pour avoir nourri l’Arbre, exactement comme sa récompense à long terme était la vie elle-même. L’Arbre ne prenait pas sans donner. Les post-humains et l’Arbre ne se parasitaient pas mutuellement. C’était une vraie symbiose. Quelque chose continuait de la turlupiner. Ultima ne savait pas pourquoi, mais elle se sentait mal à l’aise. Alors même que la sève chaude l’emplissait d’une torpeur verte, elle n’arrêtait pas de penser à la façon dont son enfant gisait dans son cocon, le pouce dans la bouche, sa racine ombilicale déroulée sur son ventre. Quelque chose ne tournait pas rond. Elle le sentait de façon viscérale. La sève s’insinua plus profondément dans ses entrailles, les produits soporifiques l’envahirent. L’injection drastique signifiait que l’Arbre voulait qu’elle reste là, bien en sûreté, dans son cocon. Mais elle était toujours tenaillée par l’impression que quelque chose n’allait pas. Elle arracha la racine ombilicale de son ventre, poussa très fort avec ses épaules et ses jambes. Le cocon s’ouvrit et elle tomba par terre. Pendant un court moment, elle fut submergée par la lumière et la chaleur. Il faisait encore très clair, mais le soleil était bas sur l’horizon. Dans le cocon, le temps coulait à un autre rythme qu’à l’extérieur – un rythme choisi par l’Arbre. Le sol était dur, couvert de poussière. À part quelques cratères formés par les gouttes de pluie, on aurait dit qu’il n’y avait jamais eu d’orage. Il n’y avait personne alentour. Tous les cocons étaient fermés – tous, sauf un : Cactus la regardait, sa petite tête dépassant de son propre cocon entrouvert. Avec une moue joyeuse. Cactus s’extirpa des feuilles qui l’entouraient et se laissa choir en souplesse sur le sol, à côté d’Ultima. L’angoisse d’Ultima ne cessait de croître. Elle se précipita vers une branche basse, au pied de l’arbre, pour retrouver le cocon de son bébé. Mais il était hermétiquement fermé et ne s’ouvrit pas, malgré ses efforts. Comme si c’était un jeu, Cactus la rejoignit. À deux, elles enfoncèrent leurs doigts dans la couture, entre les feuilles scellées, tirèrent, poussèrent, en grognant. Il fut un temps où l’on aurait eu l’idée d’utiliser un instrument pour ouvrir la cosse. Mais ce n’était plus le cas. Il y avait bien longtemps qu’on ne fabriquait plus d’outils. Les artefacts humains avaient pourri depuis plusieurs millions d’années, et en dehors de quelques noyaux de silex datant de l’époque des pithèques, il ne restait plus rien. Ultima et Cactus n’avaient même plus la faculté de résoudre les problèmes inhabituels, parce que dans leur monde plat elles rencontraient peu de nouveautés. À la fin, elles réussirent quand même à forcer le cocon, qui s’ouvrit avec un bruit de succion. Le bébé d’Ultima était là, enveloppé de matière cotonneuse. Mais Ultima vit tout de suite que cette espèce de duvet s’était épaissi. Il s’était refermé sur le visage du bébé, qui en avait dans la bouche, le nez, les oreilles. Cactus tiqua, prit un air dégoûté. Elles savaient ce que cela voulait dire. Elles avaient déjà vu ça. L’Arbre était en train de tuer le bébé d’Ultima. Une Nouvelle Pangée. Cent millions d’années après que Souvenir eut rejoint sa tombe anonyme, les Amériques avaient recommencé à dériver vers l’est. Alors que l’Atlantique se refermait, l’Afrique remontait au-dessus de l’équateur, repoussant l’Eurasie plus au nord. Pendant ce temps, l’Antarctique dérivait lui aussi vers le nord, heurtant l’Australie – et ce nouvel assemblage avait commencé à entrer en collision avec l’est de l’Eurasie. C’est ainsi que le nouveau supercontinent était né. L’Afrique était la plaine centrale du nouvel assemblage, les Amériques faisant pression sur sa façade ouest, l’Eurasie sur le nord, l’Australie et l’Antarctique au sud et à l’est. À l’intérieur des terres, loin de l’effet modérateur des océans, de rudes conditions s’établirent – des étés d’une chaleur et d’une aridité farouches, des hivers d’un froid meurtrier. Toutes les barrières migratoires avaient été abattues. Il y avait eu une brutale ruée de plantes et d’animaux, dans toutes les directions. C’était un écho terrifiant du grand mélange global que les êtres humains avaient imposé pendant les quelques milliers d’années où ils avaient dominé la planète. Mais, comme la fois précédente, un monde uni signifiait un monde en réduction. Il y avait eu une rapide vague d’extinctions. Avec le temps, les choses ne firent qu’empirer. Sitôt créé, le nouveau supercontinent commença à vieillir. Les collisions tectoniques avaient vomi de nouvelles montagnes, et alors qu’elles s’érodaient, leurs débris enrichissaient les plaines de nutriments chimiques – comme le phosphore. Mais il ne devait plus y avoir aucun nouvel événement producteur de montagnes, plus aucun surgissement. Et quand les dernières montagnes furent usées, la pluie et les eaux souterraines, filtrant à travers le sol, délavèrent les derniers nutriments. Ceux-ci disparus, rien ne les remplaça. De nouveaux grès rouges furent déposés, rouges comme la rouille, rouges comme les stériles déserts martiens d’antan – tout cela criait l’absence de vie, l’érosion, le vent, le froid, le chaud. Le supercontinent devint une vaste plaine cramoisie qui s’étendait sur des milliers de kilomètres, dont les seuls reliefs étaient les chicots usés des dernières montagnes. Parallèlement, l’abaissement du niveau de la mer exposait les plateaux continentaux. En s’asséchant, ils commencèrent rapidement à se corroder, fixant l’oxygène de l’air. Sur la terre ferme, de nombreux animaux s’asphyxièrent, tout simplement, et dans les océans, alors que le gradient de température entre les pôles et l’équateur diminuait, les courants océaniques ralentirent. Les eaux commencèrent à stagner. Sur terre, dans les mers, les espèces s’étiolaient comme les feuilles d’un arbre en automne. Dans un monde en dessiccation, les jeux familiers de la compétition entre les prédateurs et leurs proies n’assumaient plus leur rôle. Le monde n’avait plus la force d’entretenir des chaînes et des pyramides alimentaires complexes. La vie s’était repliée sur des stratégies beaucoup plus élémentaires. La coopération était aussi vieille que la vie proprement dite. Même les cellules du corps d’Ultima résultaient de la fusion de formes plus primitives. Les bactéries les plus anciennes étaient des créatures simples, vivant du soufre et de la chaleur infernale de la terre originelle. Pour celles-ci, l’émergence des cyanobactéries – qui furent les premières à réaliser la photosynthèse en utilisant le soleil pour changer le gaz carbonique en oxygène et en hydrates de carbone – était un désastre, car l’oxygène actif était un poison mortel. Les survivants s’en sortirent en coopérant. Une mangeuse de soufre fusionnait avec une autre forme primitive, qui nageait librement. Plus tard, une bactérie qui respirait l’oxygène fut incorporée au mélange. L’entité tripartite – aimant le soufre, nageant, respirant l’oxygène – acquit la faculté de se reproduire par division cellulaire et d’engloutir des particules de nourriture. Lors d’une quatrième absorption, certaines de ces formes de vie à la complexité croissante engloutirent des bactéries photosynthétiques vert vif. Il en résulta des algues vertes, qui nageaient, les ancêtres de toutes les plantes cellulaires. Tout au long de l’évolution de la vie, la coopération n’avait fait que s’accroître – il y avait même des échanges de matériel génétique. Les êtres humains, et leurs descendants – dont Ultima –, étaient de véritables colonies d’êtres coopérants, depuis les bactéries que leurs viscères utilisaient pour transformer les aliments, jusqu’aux mitochondries absorbées des millénaires auparavant, et qui faisaient fonctionner leurs cellules même. On en était là. L’intuition de Joan Useb, des millions d’années auparavant, se vérifiait : d’une façon ou d’une autre, l’avenir de l’homme était la coopération, entre individus et avec les créatures qui les entouraient. Mais elle n’aurait jamais prévu ça, la forme ultime de cette coopération. L’Arbre, le lointain descendant des borametz de l’époque de Souvenir, avait poussé à l’extrême la notion de coopération et de partage. Maintenant, l’Arbre ne pouvait plus survivre sans les termites et les autres insectes qui apportaient les nutriments à ses racines profondes, ni sans ces mammifères velus, aux grands yeux brillants, qui lui fournissaient eau, nourriture et sel, et qui plantaient ses graines. Même ses feuilles, à strictement parler, appartenaient à une autre plante, qui poussait sur lui et se nourrissait de sa sève. De la même façon, les symbiotes post-humains n’auraient pu survivre sans l’Arbre. Ses feuilles coriaces les protégeaient des prédateurs, des rigueurs du climat, et même des orages centenaires. La sève était délivrée par les racines ombilicales, exactement comme l’Arbre ingurgitait ses nutriments, par les mêmes conduits : les jeunes n’étaient pas nourris au sein, mais pouponnés par l’Arbre, nourris par ses cordons végétaux. La sève, pompant les eaux souterraines profondes, leur permettait de survivre aux sécheresses supercontinentales les plus rudes –, et, étant chargée de substances chimiques bénéfiques, elle guérissait leurs blessures et leurs maladies. L’Arbre jouait même un rôle dans la reproduction humaine. Le sexe existait toujours, mais c’était une sexualité homosexuelle, parce qu’il n’y avait plus qu’un genre, à présent. Le sexe ne représentait guère plus qu’un lien social, n’apportant qu’un peu de plaisir et de réconfort. Les post-humains n’en avaient plus besoin pour se reproduire et mêler leurs gènes. L’Arbre y pourvoyait. Il charriait les fluides corporels d’un « parent » dans sa sève, les faisait circuler dans sa puissante masse, les mélangeait et les livrait à un autre. Cela dit, les post-humains enfantaient encore. Ultima elle-même avait donné naissance à l’enfant qui gisait maintenant dans son berceau de feuilles. Cet héritage, le lien entre la mère et l’enfant, s’était révélé trop crucial pour être abandonné. Mais on ne nourrissait plus son enfant, ni au sein ni autrement. Tout ce que l’enfant demandait, c’étaient des soins et de l’amour. Mais on ne l’élevait plus. L’Arbre s’occupait de tout ça, à l’aide de sa machinerie organique, dans ses cocons végétaux. Évidemment, il y avait encore une sorte de sélection. Seuls les individus qui coopéraient efficacement avec l’Arbre et entre eux étaient adoptés et autorisés à contribuer à la circulation du fleuve de matériel génétique. Les malades, les faibles, les difformes étaient expulsés avec une rigueur toute végétale. Une convergence aussi étroite entre les biologies végétale et animale aurait pu paraître improbable. Mais, avec le temps, l’adaptation et la sélection pouvaient changer un poisson asthmatique, doté de poumons et de quatre ailerons, en un dinosaure, un être humain, un cheval, un éléphant ou une chauve-souris, et même le retransformer en baleine, c’est-à-dire à nouveau en une sorte de poisson. Par comparaison, relier des gens et des arbres par un cordon ombilical relevait d’un exercice d’ingénierie relativement simple. On trouvait dans les mythes de l’humanité disparue une sorte de prémonition de ce nouvel arrangement. Il était déjà question dans les légendes du Moyen ge de l’Agneau de Tartarie et du borametz, cet arbre dont le fruit était censé contenir de petits agneaux. Toutes les légendes de l’humanité étaient à présent oubliées, mais le conte du borametz, avec son mélange d’animal et de végétal, éveillait d’étranges échos en ces temps éloignés. Bien sûr, il y avait un prix à payer, comme toujours. Leur symbiose complexe avec l’arbre avait imposé une sorte de stase aux post-humains. Avec le temps, le corps d’Ultima s’était adapté pour résister à la chaleur et à l’aridité, il s’était simplifié, avait gagné en efficacité. À partir du moment où le lien crucial s’était établi, l’Arbre et l’individu s’étaient si bien habitués l’un à l’autre qu’ils ne pouvaient plus évoluer rapidement. Depuis que les cordons sinueux avaient commencé à se frayer un chemin dans les ventres post-humains, depuis qu’Ultima et les siens s’étaient pour la première fois blottis dans les feuilles protectrices des borametz, deux cents millions d’années avaient passé sans changements. Et pourtant, maintenant encore, après tout ce temps, les liens symbiotiques étaient faibles par rapport aux forces plus anciennes. À sa façon végétale, lente, l’Arbre avait conclu que pour le moment les post-humains ne pouvaient se permettre d’avoir un autre bébé. L’enfant d’Ultima était réabsorbé, sa substance retournait dans l’Arbre. Ce n’était pas nouveau : quand les temps étaient durs, il valait mieux sacrifier les jeunes, vulnérables, pour maintenir en vie les sujets adultes qui pourraient toujours se reproduire plus tard. Mais cette enfant était presque assez vieille pour se nourrir elle-même. Encore un tout petit peu de temps, et elle aurait conquis son indépendance. Et c’était le bébé d’Ultima : son premier bébé, peut-être son dernier. D’antiques pulsions entrèrent en conflit. Ce combat d’un instinct contre l’autre était un échec de l’adaptation. C’était un calcul primordial, une ancienne histoire qui se répétait éternellement depuis l’époque de Purga, de Juna, et d’un nombre incalculable de grand-mères à jamais disparues dans les ténèbres. Pour Ultima, ici, en cette fin des temps, le dilemme était aussi cruel que s’il venait d’être forgé dans les feux de l’enfer. Il fut résolu en quelques battements de cœur. Tout compte fait, le lien entre la mère et l’enfant était plus fort que le lien qui unissait les symbiotes. Elle plongea les mains dans la matière cotonneuse et tira son enfant du cocon, elle ôta la racine ombilicale de son ventre, et les lambeaux de fibre blanche de sa gorge et de son nez. L’enfant ouvrit la bouche avec un bruit humide, tourna la tête d’un côté, puis de l’autre… Cactus l’observait, stupéfaite. Ultima lui rendit son regard, haletante, bouche bée. Que faire ? Debout, là, son bébé dans les bras – défiant l’Arbre même qui lui avait donné la vie –, Ultima était abandonnée à son propre sort, sans le secours ni de son instinct, ni de son expérience. Mais l’Arbre avait essayé de tuer son bébé. Elle n’avait pas le choix. Elle fit un pas en arrière, un autre, et encore un autre. Puis elle se mit à courir, dépassa l’endroit où elle avait déterré le sel – la sphère avait maintenant disparu, s’était même estompée de sa mémoire. Elle courait toujours, son bébé serré sur sa poitrine. Arrivée aux parois de la carrière, elle les gravit à la vitesse de l’éclair. Elle jeta un dernier coup d’œil dans la fosse. Le sol était jonché des formes trapues, silencieuses, des borametz. Et voilà que Cactus arrivait en courant derrière elle, avec un sourire de défi. II La terre était nue. Seuls subsistaient quelques arbres rabougris, des buissons à l’écorce pierreuse et aux feuilles réduites à des aiguilles, et des petites cactées, dures comme du gravier, aux longs piquants empoisonnés. Ces plantes étaient des petites boules agressives qui défendaient leur eau. Ultima et Cactus savaient qu’il valait mieux ne pas trop titiller des choses aussi dangereuses, sauf en cas de nécessité. Il fallait faire attention où on mettait les pieds et les mains. Il y avait des trous dans le désert cramoisi. Des choses rouge vif, qui ressemblaient un peu à des fleurs, à peine visibles sur le sol vermillon, mais avec un puits de ténèbres au centre. Des amphibiens et des lézards stupides, et même parfois quelques mammifères, tombaient par mégarde dans ces pièges béants – et n’en ressortaient jamais, parce que ces fosses étaient des bouches à l’affût de leurs proies. Ces gueules mortelles appartenaient à des créatures qui vivaient dans d’étroits terriers. Des rongeurs sans poils, sans yeux, aux pattes réduites à des moignons pareils à des nageoires fouisseuses, équipées de griffes pour creuser le sable. Ils faisaient partie des derniers représentants des lignées de rongeurs qui avaient jadis régné sur la planète. Cette époque de terres à nu, où les abris étaient rares, ne favorisait pas les gros prédateurs, et les survivants avaient été obligés de mettre au point de nouvelles stratégies. Ils avaient depuis longtemps renoncé à l’activité frénétique et à la sociabilité de leurs ancêtres. Ces gueules-de-rats passaient leur vie enfouies dans le sol, à attendre que quelque chose leur tombe dans le bec. À l’abri des rigueurs du climat, ne sortant de leur trou que pour s’accoupler, les gueules-de-rats avaient un métabolisme ralenti et un minuscule cerveau. Ils n’attendaient pas grand-chose de la vie, et à leur façon ils étaient heureux. Pour des créatures aussi futées qu’Ultima et Cactus, les gueules-de-rats n’étaient pas difficiles à éviter. Les deux comparses avançaient côte à côte. Elles arrivèrent à une petite ravine, presque obstruée par le gravier et les pierres charriés par l’orage. Un filet d’eau courait encore au fond. Ultima et Cactus s’accroupirent. Ultima protégea son bébé, et elles plongèrent leur visage dans l’eau, où elles burent avec avidité. Ultima trouva de la verdure dans un coin humide. Une sorte de feuille sombre, légèrement gaufrée, qui poussait collée au sol. C’était une espèce très ancienne, trop primitive pour avoir les moyens de monter vers la lumière ; en fait, une descendante de l’hépatique trilobée, que le temps avait laissée quasi inchangée, une copie à peine revue et corrigée de l’une des premières plantes qui aient jamais colonisé la Terre – une Terre qui, à l’époque, n’était pas très différente de cet endroit hostile. La roue du temps avait fait un tour, et l’hépatique avait trouvé un endroit où s’épanouir. Intriguée, Ultima cueillit la feuille sur la roche à laquelle elle était accrochée, la mâcha. Elle était dure comme du cuir, collante. Elle embrassa son bébé sur les lèvres, laissant quelques fragments de la feuille filtrer dans sa bouche. Le bébé les mâchonna en faisant un drôle de bruit, roula des yeux. Près de l’un des petits cactus pareils à des pierres, Ultima repéra une blatte à dos argenté qui poussait péniblement le long d’une crevasse miniature une boulette de crotte séchée. Ultima s’apprêta à l’attraper. Mais, alors que la blatte passait dans l’ombre du cactus, une minuscule forme rouge jaillit de l’obscurité. C’était un lézard, plus petit que le petit doigt d’Ultima, et sa tête était d’une taille bien inférieure à celle de la blatte. Cela n’empêcha pas le bestiau de donner un coup de griffes au derrière de la blatte en vadrouille. Ultima entendit un minuscule craquement : la blatte agita ses pattes et ses antennes, mais ne put s’échapper. Le lézard, dont l’énergique assaut avait fait mouche, déploya les fanons pareils à des voiles de son cou et de ses pattes. Les fanons de ventilation doublaient sa taille au repos, mais sa couleur rouge lui procurait un excellent camouflage sur la poussière de la Pangée. Protégé de la surchauffe, il se prépara à entamer le lent et voluptueux processus consistant à aspirer l’intérieur salé de la blatte. Raté ! Un petit oiseau noir sorti de nulle part arriva en courant sur la scène. Il ne volait pas, mais on voyait, cachés sous sa peau, les moignons de ses ailes vestigiales. Sans hésitation, et avec une précision mortelle, l’oiseau plongea sur le lézard avec son bec jaune hérissé de petites dents. Le lézard lâcha la blatte et essaya de se faufiler sous le cactus tout en repliant ses fanons. Trop tard. L’oiseau l’avait attrapé par une patte et le ramena dans la lumière en le secouant dans tous les sens. La blatte, mal en point, s’éloignait en traînant sa carapace quand elle fut happée par Cactus, qui n’en fit qu’une bouchée. Il y avait plein d’oiseaux dans les parages ; cette antique lignée était beaucoup trop adaptable pour ne pas trouver sa place, même dans ce monde rude, méconnaissable. Pourtant, à cette époque, rares étaient les oiseaux qui volaient encore. Pourquoi voler, quand il n’y avait plus rien vers quoi voler, nulle part où aller qui ne ressemblât exactement à cet endroit ? Les oiseaux ne se donnaient plus la peine de quitter le sol, et dans le grand ratatinement général ils avaient adopté bien des formes. En attendant, dérangés par l’attaque de l’oiseau, d’autres lézards surgirent de sous le cactus. Ils étaient très nombreux, tous plus petits que le lézard à fanons attrapé par l’oiseau, plus petits même que l’ongle d’Ultima. Ils étaient si petits que les gravillons et les minuscules irrégularités du terrain étaient pour eux des collines et des vallées. Ils détalaient dans toutes les directions, arrachés à leur sieste, à la recherche d’un abri entre les pierres et les cailloux. Ultima les regardait, fascinée. Alors que la Pangée achevait de s’assécher, les plus grosses espèces avaient disparu. Dans le vide stérile du supercontinent, une créature de la taille d’Ultima ne pouvait se cacher nulle part, une gazelle ou un lion encore moins. À grande échelle, l’ancien jeu du prédateur et de la proie n’existait plus. À plus petite échelle, en revanche, une nouvelle écologie proliférait. Sous les pieds d’Ultima, il y avait des trous dans les pierres, des crevasses dans le sable, des creux dans les troncs des borametz, des nœuds dans les réseaux de racines. Même dans ce paysage on ne peut plus plat, la topographie permettait de se cacher des prédateurs, d’attendre sa proie bien embusqué, ou simplement de se terrer afin d’échapper à tout le monde – quand on était assez petit. Mais si, à la plus petite échelle, le monde était encore riche d’opportunités, c’était un monde dont étaient généralement exclues les créatures à sang chaud. Celles-ci devaient garder leur chaleur corporelle. Or il y avait une limite à la vitesse à laquelle on pouvait laisser battre son pouls, et à la quantité de fourrure et de graisse dont on pouvait s’enrober avant de devenir une petite boule de poils, incapable de se mouvoir. Les derniers représentants atrophiés du peuple taupe, dont le petit cœur tambourinait héroïquement, faisaient un centimètre de haut. Un centimètre, dans ces temps ultimes, c’était énorme. Il y avait encore de la place à revendre à plus petite échelle, une multitude de façons de vivre. Toutes ces niches étaient occupées par les insectes, les reptiles et les amphibiens. Les créatures à sang froid, petites et osseuses, se protégeaient de la chaleur du soleil et du froid de la nuit sous des pierres, à l’ombre des arbres et des cactées. Dans une poignée de terre, on pouvait maintenant trouver de petits descendants parfaitement formés de grenouilles et de salamandres, de serpents – et même de ces incroyables surviveurs, les crocodiles. Il y avait de petits poissons à poumons, de petites créatures argentées qui s’étaient adaptées à la terre à toute vitesse quand les mers intérieures s’étaient asséchées. Ce continent, le plus large des continents, était dominé par les plus petits des animaux. Sans l’Arbre, de gros mammifères à sang chaud comme le peuple de post-humains d’Ultima n’auraient jamais pu survivre aussi longtemps. Ces résidus de temps plus faciles paraissaient déplacés dans cet environnement limite. Alors que la Terre se réchauffait implacablement et que le dessèchement se poursuivait, même les communautés liées à l’Arbre périclitaient et mouraient les unes après les autres. Et pourtant, elles étaient là : Ultima était là, le dernier maillon d’une chaîne qui reliait cent millions de grand-mères, qui s’étaient transformées et métamorphosées, avaient aimé et péri, une chaîne qui remontait jusqu’à Purga et bien avant elle, dans un passé informe, encore plus profond. Ultima et Cactus observaient les petits grouillements dans la poussière. Elles poussèrent un cri modulé et se jetèrent sur les lézards en mouvement. La plupart étaient trop petits pour se laisser attraper – quand elles refermaient leurs mains dessus, ils s’échappaient entre leurs doigts –, et même quand Ultima réussit à s’en fourrer un dans la bouche, il s’avéra beaucoup trop petit pour valoir le coup. Mais elles n’avaient pas besoin de manger les lézards. C’était pour jouer. Même à cette époque, on pouvait s’amuser. Dans le silence de la Nouvelle Pangée, leurs cris et leurs hurlements se réverbéraient sur les roches nues, à perte de vue. Elles étaient les seules grosses créatures à bouger. Le soleil se coucha très vite. L’air avait été lavé de sa poussière par l’orage. Dès que le soleil effleura l’horizon, l’obscurité balaya la terre plate, la moindre crête, la plus petite dune, le plus infime gravillon, projetant une ombre de plusieurs dizaines de mètres de longueur. Le ciel passa rapidement du bleu au violet, puis au noir à son zénith. C’était comme un coucher de soleil sur la lune. Ultima et Cactus se blottirent l’une contre l’autre, le bébé entre elles. C’était la première fois qu’Ultima dormait hors de l’étreinte végétale de l’Arbre. Les ombres étaient comme des doigts crochus, qui se tendaient vers elles. Pourtant, alors que la température chutait, Ultima commença à s’adapter au désert. En réalité, sa peau était chaude au toucher. Dans la journée, son corps emmagasinait la chaleur dans la graisse de ses tissus. Au contact de l’air plus frais de la nuit, son corps renvoyait beaucoup de sa chaleur dans l’environnement. Sans cette technique de régulation thermique, elle aurait dû évacuer sa chaleur en transpirant, gâchant une eau précieuse. Cactus et Ultima respiraient profondément et lentement, de façon à extraire un maximum d’oxygène de chaque bouffée d’air, tout en perdant un minimum d’eau. Au même moment, le corps d’Ultima fabriquait de l’eau à partir des hydrates de carbone de la nourriture qu’elle avait ingérée. Elle finirait la nuit avec plus d’eau dans le corps qu’au début. Et pourtant, malgré cette remarquable ingénierie physiologique, les deux post-humaines ne pouvaient pas faire grand-chose de plus que de passer la nuit assises là, à respirer lentement, sombrant dans une sorte de trouble demi-rêve, tandis que le fonctionnement de leur corps se ralentissait drastiquement. Pendant ce temps, au-dessus d’elles, un ciel stupéfiant se déployait. Ultima contemplait le spectacle grandiose de la galaxie. Les énormes bras en spirale étaient des galeries scintillantes qui embrasaient tout le ciel, piquetées des têtes d’épingle de jeunes étoiles bleu saphir et de nébuleuses rouge rubis. Au centre du disque se trouvait le noyau galactique, un amas d’étoiles jaune orangé, la teinte d’un œuf sur le plat : la lumière avait mis vingt-cinq mille ans à venir sur Terre, en partant de ce noyau surpeuplé. À l’époque humaine, le soleil se trouvait dans l’énorme disque plat de la Voie lactée, de sorte que l’homme n’en avait qu’une vue en coupe. La splendeur de la galaxie était atténuée par les nuages de poussière dont le disque était saturé. À présent, le soleil, suivant sa lente orbite autour du noyau, était sorti du plan de la galaxie. Par rapport au saupoudrage de quelques dizaines de milliers de points lumineux qui avait caractérisé le ciel de l’homme, c’était comme si une ville autrefois invisible avait allumé ses lumières. Ultima rentra la tête dans les épaules. Une griffe osseuse monta dans le ciel. La Lune, évidemment, une vieille lune, réduite cette nuit-là à un étroit croissant. La même face patiente qui scrutait la Terre depuis bien avant la naissance de l’homme n’avait presque pas changé au cours de ce demi-milliard d’années. Et pourtant, ce mince croissant de lune brillait plus vivement sur le nouveau supercontinent qu’il ne l’avait jamais fait sur les terres plus tempérés de jadis – puisque la Lune reflétait la lumière du soleil, et que celui-ci était plus flamboyant que jamais. Si elle avait su où regarder, Ultima aurait pu distinguer une vague tache dans le ciel, hors du disque de la galaxie, facilement visible par les nuits les plus claires. Cette tache éloignée était la galaxie connue sous le nom d’Andromède, qui faisait deux fois la taille de sa voisine. Elle était encore à un million d’années-lumière de la Voie lactée, mais, du vivant de l’homme, elle était deux fois plus éloignée, ce qui ne l’empêchait pas d’être visible à l’œil nu. Dans un demi-milliard d’années, Andromède et la galaxie allaient se rencontrer. Les deux grands systèmes solaires se traverseraient comme des nuages, et les collisions directes entre étoiles seraient rares. Mais il y aurait un immense surgissement d’étoiles en formation, une explosion d’énergie qui inonderait de radiations dures les disques des deux galaxies. Ce serait un feu d’artifice aussi mortel que spectaculaire. À ce moment-là, il ne resterait pas grand-chose de vivant sur Terre pour s’émouvoir de cette catastrophe. En effet, l’embrasement du soleil était le dernier événement cataclysmique que connaîtrait la vie sur Terre. Le matin vint, et avec lui son cortège de torpeur. Les lézards et les insectes en vadrouille disparurent dans les failles et les interstices où ils passeraient la journée, en attendant les riches heures du soir. Le bébé se mit à geindre. Sa fourrure était collée par plaques, et l’orifice où la racine ombilicale aurait dû s’enfoncer avait l’air enflammé. Elle continua à pleurnicher, en tournant sa petite tête bulbeuse d’un côté et de l’autre, jusqu’à ce qu’Ultima mâche quelques feuilles d’hépatique et les lui fourre dans la bouche. Cactus enlevait, en marmonnant, la terre et les fèces sèches de sa fourrure. Ce matin-là, il ne paraissait pas si judicieux que cela d’être dehors, au milieu de nulle part, si loin de chez soi. Mais, en sentant son bébé sur sa poitrine, Ultima comprit qu’elle devait éviter l’Arbre. En rester à l’écart, ou perdre son bébé. Elle se cramponnait à ce fait irréductible. Ultima et Cactus s’aventurèrent au hasard dans le désert, s’éloignant plus ou moins de la carrière. Comme la veille, elles mangèrent ce qu’elles purent – elles ne trouvèrent pas d’eau –, et elles évitèrent les gueules-de-rats et autres dangers. Un peu après midi, quand le soleil eut commencé à redescendre dans le ciel, Ultima se retrouva tout à coup face à la sphère. Elle avait oublié son existence. Il ne lui vint pas à l’esprit de se demander comment un objet aussi immense avait pu arriver ici, en partant de là-bas, dans la carrière. Une fois qu’elle eut compris que la sphère ne se mangeait pas, Cactus ne lui témoigna plus aucun intérêt. Elle passa son chemin, en grommelant, et continua d’enlever la terre cramoisie de sa fourrure. Son bébé endormi dans les bras, Ultima s’approcha de la masse d’un noir violacé. Elle la renifla, et, cette fois-ci, la toucha du bout de la langue. Elle remarqua à nouveau cette étrange odeur électrique, un peu excitante. Elle s’attarda, vaguement intriguée, mais la sphère n’avait rien à lui apporter. Soudain, Cactus poussa un hurlement et se roula par terre, prise de convulsions. Ultima fit volte-face et s’accroupit. Cactus avait la jambe gauche prisonnière, du sang jaillissait de son pied. Ultima entendit un craquement d’os, comme si la pauvre Cactus avait mis la patte dans une grande gueule. Sauf qu’on ne voyait pas de gueule. Pas de dents, pas de griffes. Apparemment, rien ne tenait Cactus. Mais des estafilades apparaissaient sur sa poitrine et ses flancs, ruisselant d’un sang étonnamment rouge, comme sorti de nulle part. Elle continuait à se débattre. Elle donnait des coups de poing, de pied, essayait de mordre tout en criant. Et ses coups portaient – Ultima entendait des bruits de chair martelée, et d’étranges taches livides, violettes et bleues, se dessinèrent dans l’air, au-dessus de Cactus. Après quoi, le sang lui-même commença à faire apparaître son agresseur, par plaques écarlates. Ultima distingua un long torse cylindrique, des pattes courtes, un grand bec claquant. Cactus était en train de perdre la bataille. Ses jambes et son torse étaient prisonniers sous la masse chatoyante. Elle se tourna vers Ultima, tendit la main. Ultima était partagée. Tout aurait été différent si elle avait pu imaginer ce que ressentait Cactus, la peur mortelle qui l’envahissait. Mais Ultima ne pouvait pas le savoir, l’empathie avait disparu dans la dégénérescence de l’humanité, avec tant d’autres choses. Elle hésita, trop longtemps. La masse floue se redressa et se laissa retomber sur Cactus. Un flot de sang plus épais, plus riche, jaillit de la gueule de la post-humaine, impuissante. Ultima recouvra ses esprits. Avec un couinement de terreur, elle se retourna et prit ses jambes à son cou, serrant d’un bras son bébé sur sa poitrine, ses pieds et sa main libre claquant sur le sol poussiéreux. Elle courut jusqu’à une crête de roche rouge érodée. Elle se jeta par terre et regarda derrière elle. Cactus ne bougeait plus. Ultima ne voyait rien de la grande chose transparente qui l’avait détruite. Mais de nouvelles créatures avaient émergé, apparemment de nulle part. On aurait dit des sortes de grenouilles plates, avec une épaisse peau d’amphibien, des pattes griffues, aplaties comme des nageoires, et une large bouche aux dents pareilles à des aiguilles, faites pour déchirer et égorger. Les premières avaient déjà ouvert la poitrine de Cactus et se repaissaient de ses organes encore chauds. Le prédateur invisible avait achevé son travail. Il gisait, épuisé, dans une mare de sang de Cactus. Il était trop las, même pour se nourrir, et il se contenta des débris sanguinolents que lui apportaient ses frères avides. On voyait la viande réduite en lambeaux par ses dents acérées descendre dans son gosier et son estomac, où les processus digestifs commençaient déjà à l’absorber et à la transformer. Alors que le monde se vidait et s’érodait jusqu’à devenir aussi plat qu’une table de billard, le manque d’abri s’était révélé meurtrier. Dans ce paysage, une salamandre d’une tonne n’aurait pas pu se cacher, même si elle avait été peinte du même rouge que les roches. C’est pourquoi la plupart des gros animaux avaient rapidement disparu, battus à plate couture par leurs plus petits cousins. Mais ces créatures avaient adopté une nouvelle stratégie : le camouflage ultime. La reconfiguration avait pris des dizaines de millions d’années. L’invisibilité – ou du moins la transparence – avait été une stratégie adoptée par certains poissons primitifs. La plupart des substances biochimiques de l’organisme avaient des substituts transparents. Par exemple, il avait fallu trouver un substitut à l’hémoglobine, la protéine rouge vif des cellules sanguines qui fixait l’oxygène pour transporter cette substance vitale dans le corps. Bien sûr, aucune créature terrestre ne serait jamais véritablement invisible. Pourtant, en ces temps arides, tous les animaux étaient essentiellement des sacs d’eau. Quand on était réellement immergé dans l’eau – le milieu où ces poissons depuis longtemps éteints avaient jadis nagé –, on pouvait approcher de quelque chose qui ressemblait à la véritable invisibilité. Mais la lumière ne traversait pas de la même façon l’air et l’eau ; dans l’air, l’être terrestre « invisible » était réellement un gros sac d’eau posé dans la poussière. Cela dit, ça marchait assez bien. Tant qu’on ne bougeait pas, on était difficile à repérer – on ne donnait à voir qu’un brouillard, une légère distorsion, qui pouvait facilement passer pour une brume de chaleur. On pouvait se plaquer contre une paroi rocheuse, faire en sorte de ne présenter que ses angles les moins visibles aux proies éventuelles. On pouvait même avoir de la fourrure, transparente comme de la fibre optique, qui transmettait des éléments de la couleur du fond afin de mieux tromper les passants. Cependant, rares étaient les espèces qui avaient adopté ce stratagème, parce que l’invisibilité vous empoisonnait la vie. Tout ce qui était invisible était aveugle, évidemment. Une rétine transparente ne pouvait réfléchir la lumière. Et par-dessus le marché, la biochimie de la créature, limitée par l’utilisation de substances transparentes, était beaucoup moins efficace. Quant aux organes internes, ils étaient vulnérables aux agressions de la lumière, de la chaleur, des rayons ultraviolets du soleil, et des rayons cosmiques qui frappaient la planète depuis toujours, malgré son bouclier magnétique. Ces organes étaient transparents, mais pas assez pour les radiations nocives. Le tueur de Cactus se mourait déjà, rongé par les cancers qui se développaient à toute allure dans ses entrailles transparentes. En outre, c’était un néotène. Il mourrait sans avoir atteint la puberté. Aucun être invisible n’avait jamais vécu assez longtemps pour faire des petits. Du reste, leur matériel génétique endommagé par les radiations était incapable de produire un rejeton viable. Malades, réduites à l’impuissance depuis leur naissance, ces infortunées créatures commençaient à mourir avant d’être sorties de l’œuf. Mais ça n’avait pas d’importance, pas du point de vue des gènes ; le genre, lui, se portait bien. L’espèce des amphibiens avait fait un compromis : la plupart des jeunes naissaient identiques à leurs parents. Seul un petit sur dix, environ, était invisible. Comme les ouvrières stériles d’une ruche, les invisibles vivaient une vie brève et pénible, et mouraient jeunes. Cela n’avait qu’un seul but : nourrir la famille. À travers elle, l’héritage génétique invisible se perpétuerait. C’était une stratégie fort coûteuse. Mais il valait mieux sacrifier un dixième de chaque génération, voué à une brève vie d’agonie, plutôt que s’éteindre. Évidemment, la présence de nourriture dans son estomac et de déchets dans son gros intestin rendait l’invisible facile à repérer. De sorte que, lorsque sa famille aurait faim à nouveau, elle attendrait pour manger que son système ait évacué tous les déchets, afin qu’il redevienne aussi transparent que possible. Et puis elle le remettrait au travail, sous le soleil mortel, en espérant qu’il lui rapporterait un nouveau repas avant de mourir. La sphère avait attentivement examiné ces événements. La sphère était vivante, et en même temps elle ne l’était pas. C’était un artefact, et en même temps ce n’était pas ça non plus. La sphère ne se donnait pas de nom, et n’en donnait pas à son espèce. Cela dit, elle était consciente. Elle faisait partie d’une grande ceinture de colonisation qui parcourait le bras de la galaxie, écumant les étoiles. La sphère était venue ici, sur ce monde désolé, en quête de réponses. Ses souvenirs remontaient très loin. Chez les siens, l’identité était une chose fluide, divisée, partagée, qu’on se transmettait par le biais de composants et de schémas. La sphère pouvait se remémorer le passé, sur des milliers de générations… Mais c’était une mémoire dont la trace se perdait dans le brouillard. Ces hordes autoréplicantes avaient oublié d’où elles venaient. À sa façon, la sphère avait envie de savoir. Comment cet essaim de robots qui hantait les étoiles avait-il vu le jour ? Y avait-il eu une forme d’émergence mécanique spontanée, des rouages et des circuits s’assemblant sur un astéroïde métallique ? Ou y avait-il eu un Grand Architecte – un Autre, qui avait amené à la vie les géniteurs de ces hordes grouillantes ? Pendant un million d’années, la sphère avait étudié la distribution des réplicants à travers la galaxie. Cela n’avait pas été facile, parce que le disque avait fait deux tours sur lui-même depuis que son espèce avait émergé, et les étoiles avaient changé de place, disséminant les colonies de robots d’un bout à l’autre du ciel. Des modèles mathématiques avaient été échafaudés pour remonter le cours du temps, revenir à la source du processus, pour remettre les étoiles à l’endroit où elles avaient dû se trouver jadis, pour cartographier l’expansion à demi oubliée des réplicants. Finalement, la sphère avait désigné ce système, ce monde – parmi une poignée d’autres –, comme étant le point d’origine probable. Elle avait trouvé un monde de chimie organique, des créatures intéressantes à leur façon. Mais c’était un monde mourant, brûlé par son soleil, où les formes de vie étaient cantonnées aux franges d’un continent désertique. Il n’y avait aucun signe d’intelligence organisée. Cependant, la sphère constata que, çà et là, les antiques roches du supercontinent avaient été délibérément marquées par de profondes entailles, failles et puits de mine. Jadis, il y avait eu de l’intelligence à cet endroit – certainement. Dans ce cas, elle avait abandonné ces malheureuses créatures rampantes. La sphère représentait un nouveau genre de vie. Et pourtant, c’était comme un enfant cherchant mélancoliquement son père perdu. Les dernières traces du plan originel des robots martiens, assemblés dans des laboratoires de Californie et de Nouvelle-Angleterre par des ingénieurs et des informaticiens de la NASA depuis longtemps disparus, avaient elles-mêmes disparu. D’une certaine façon, il n’était guère surprenant que le plus grand et le plus étrange de tous les héritages de l’humanité ait vu le jour complètement par accident – et que les êtres ainsi créés aient été si vite abandonnés à leur destin. Il n’y avait rien de plus à apprendre ici. Avec l’équivalent d’un soupir, la sphère rejoignit les étoiles. Le petit monde s’évanouit dans son sillage. Ultima resta blottie dans la poussière, le temps que les jeunes prédateurs aient fini de se nourrir. Puis elle s’éloigna tant bien que mal, serrant son bébé, sans même remarquer que la sphère n’était plus là. III Ultima repartit vers l’ouest, s’éloignant toujours davantage du bosquet de borametz. La nuit, elle se rencognait avec son bébé dans des interstices entre les roches, essayant de reproduire le douillet cocon de l’Arbre. Elle mangeait tout ce qu’elle trouvait – des crapauds à moitié desséchés, des grenouilles enterrées dans la boue, des lézards, des scorpions, de la chair et des racines de cactus. Elle donnait à son enfant de petites bouchées de viande et de végétaux mâchés. L’enfant recrachait ces choses, trop difficiles à avaler. Sa racine ombilicale lui manquait, et elle passait son temps à miauler et à geindre. Ultima marchait, marchait, marchait. Elle n’avait pas de stratégie précise, sinon continuer à marcher, et éloigner son enfant des griffes chimiques de l’Arbre. Ensuite, elle verrait bien. Si sa pensée avait été assez évoluée, elle aurait pu espérer trouver d’autres personnes comme elle, un endroit où rester – peut-être même une communauté vivant indépendamment des Arbres. Cela aurait été un espoir futile, car il n’y avait plus de telles communautés, où que ce soit sur Terre. Elle ne le savait pas, mais elle n’avait nulle part où aller. La pente commença à grimper lentement. Ultima se retrouva en train de gravir des moraines de gravier et de sable. Après une demi-journée de marche, elle arriva à des collines basses, mamelonnées. Elle voyait que ces mesas érodées s’étendaient, au nord et au sud, à perte de vue sur des kilomètres et des kilomètres, jusqu’à l’horizon chargé de poussière et probablement au-delà. Elle marchait à travers ce qui restait d’une chaîne de montagnes jadis gigantesques, crachée par l’ancienne collision des continents. Mais les vents chargés de poussière de la Nouvelle Pangée avaient depuis longtemps abrasé ces montagnes pour les réduire à ces bosses insignifiantes. Quand elle regardait derrière elle, elle voyait ses propres empreintes ponctuées par les marques de ses jointures, et les traces plus embrouillées aux endroits où elle s’était arrêtée pour donner à manger à son bébé, évacuer ses déchets, dormir. C’étaient les seuls signes de vie dans ces collines silencieuses. Deux jours lui furent nécessaires pour traverser les montagnes. Puis le terrain recommença à descendre. Dans la plaine, il y avait un peu plus de végétation. Des arbres aux branches convulsées couvertes d’épines et de touffes de feuilles piquantes, qui ressemblaient un peu à des pommes de pin. Leurs racines abritaient quelques souris bondissantes – de hardis rongeurs survivants, de féroces outres pleines d’eau – et beaucoup, beaucoup de lézards et d’insectes. Ultima pourchassait de petites choses comme les geckos et les iguanes, dont elle mâchonnait la chair. Sur ce sol plus meuble, elle devait faire attention, se méfier des gueules-de-rats enfouies dans le sol et des prédateurs invisibles dont la masse frémissante aurait pu se tenir en embuscade. Alors que la pente descendait toujours, la vue s’ouvrit à l’ouest. Elle aperçut une grande plaine. Par-delà une sorte de frange côtière, la terre était blanche, d’une blancheur d’ossement, un ruban qui courait tout du long, jusqu’à l’horizon d’une rectitude géométrique, tranchant comme un couteau. Une petite brise gémissante lui caressait le visage, lui apportant des senteurs de sel. Aussi loin que portait le regard, rien ne bougeait. Elle était arrivée à un lambeau de la vieille mer intérieure mourante. Il y avait encore de l’eau, là-bas – il fallait très, très longtemps à une mer pour se vider –, mais c’était une écharpe d’eau étrécie, tellement salée qu’elle n’hébergeait presque pas de vie, et entourée par cette bordure blanche de bancs de sel, offerts au ciel, qui barraient l’horizon. Enfouissant le visage de son bébé dans la fourrure de sa poitrine, Ultima continua à descendre obstinément. Elle arriva au bord de la plaque de sel. De gigantesques bandes parallèles signalaient les rives autrefois léchées par la mer. Elle recueillit un peu de sable salé, le goûta du bout de la langue. Elle le recracha aussitôt. C’était trop amer. À cet endroit poussaient des plantes qui toléraient le sel : de petits buissons jaunes, épineux, qui ressemblaient au houx, aux poiriers sauvages et aux euphorbes qui s’étaient jadis cramponnés au sol du désert de Californie, en Amérique du Nord. Elle prit une feuille de houx, pour voir, essaya de la mâcher. Elle aussi était trop sèche. Frustrée, Ultima jeta le reste du rameau au loin, sur la plaque de sel. C’est alors qu’elle vit les empreintes. Intriguée, elle plaça ses propres pieds dans les creux du sol. Il y avait eu des orteils à cet endroit, et là, une traînée qui pouvait avoir été faite par une main. Les empreintes ne pouvaient pas être récentes. La boue était aussi dure que la pierre, et on n’y laissait pas de trace. Les empreintes s’engageaient droit comme une flèche dans l’étendue salée, s’éloignant vers l’horizon vide. Elle fit un pas ou deux en suivant ces traces. Le sel était dur, rugueux et brûlant, et quand il entrait dans les coupures et les écorchures de ses pieds et de ses mains, ça la piquait très fort. Les empreintes ne revenaient pas sur elles-mêmes. Celui qui les avait laissées n’avait pas fait demi-tour. Peut-être le marcheur avait-il l’intention d’atteindre l’océan proprement dit, en traversant toute l’Amérique du Nord : après tout, il n’y avait plus de barrière pour l’en empêcher, maintenant. Elle savait qu’elle ne pourrait pas le suivre, pas dans le ventre de cette mer morte. Et quand bien même, ça n’aurait rien changé. C’était la Nouvelle Pangée. Où qu’elle aille, elle aurait trouvé le même sol cramoisi, la même chaleur dévorante. Elle resta sur la plage désolée, silencieuse, jusqu’à la fin de la journée. En descendant vers l’horizon, le soleil surchauffé devint énorme. Les bords de son disque frémirent, et sa lumière crue baigna la plaine de sel d’un rose délavé. Ce devait être le dernier voyage digne de ce nom jamais entrepris par un membre de cette longue et ancienne lignée de voyageurs. Mais le voyage était fini. Il se terminait là, sur cette plage parcheminée, morte. Les enfants de l’humanité ne partiraient plus jamais à l’aventure. Alors que la lumière diminuait, elle se détourna et commença à remonter la pente, sans un regard en arrière. Des années après la mort d’Ultima, la Terre commencerait à tourner de plus en plus lentement sur elle-même, sa valse avec une lune de plus en plus lointaine s’épuisant graduellement. Le soleil brûlait, toujours plus intensément, obéissant à sa propre logique hydrogène. Le soleil était une fournaise. Son cœur était obstrué par des cendres d’hélium, et les couches environnantes s’effondraient vers l’intérieur : le soleil maigrissait à vue d’œil. À cause de cet effondrement, sa température s’élevait. Lentement – d’un pour cent, environ, tous les cent millions d’années –, mais inéluctablement. Pendant la majeure partie de l’histoire de la Terre, la vie avait réussi à se protéger de ce réchauffement régulier. La planète vivante utilisait son « système sanguin » – les fleuves, les océans, l’atmosphère, les mouvements tectoniques, et les interactions de milliards de milliards d’organismes – pour éliminer ses déchets et envoyer les nutriments où il fallait. La température était régulée par le gaz carbonique, un gaz de serre vital et la matière première de la photosynthèse des plantes. C’était une boucle de rétroaction. Plus il faisait chaud, plus le gaz carbonique était absorbé par la croûte terrestre, et moins il y avait d’effet de serre, de sorte que la température diminuait. Ce thermostat avait contrôlé la température de la Terre pendant des millénaires. Mais plus le soleil se réchauffait, plus les roches piégeaient le gaz carbonique, et moins il en restait pour les plantes. Finalement, cinquante millions d’années après la petite vie d’Ultima, la photosynthèse donna des signes de défaillance. Les plantes se ratatinèrent : les herbes, les fleurs, les fougères s’éteignirent – entraînant dans la mort les créatures qui vivaient d’elles. De gigantesques empires vivants implosèrent. Il y eut un dernier rongeur, puis un dernier mammifère, un dernier reptile. Et après que les plantes eurent disparu, ce fut au tour des champignons, des moisissures, des ciliés et des algues. C’était comme si l’évolution, sur la fin, s’était inversée, comme si la vie avait renoncé à une complexité si chèrement acquise. Pour finir, sous un soleil meurtrier, seules les bactéries extrémophiles pouvaient survivre. Beaucoup étaient issues, avec peu de modifications, des premières formes de vie, les simples mangeuses de méthane qui existaient avant que l’oxygène, ce poison, ne se répande dans l’atmosphère. Elles retrouvaient le bon vieux temps d’avant la photosynthèse : les plaines arides du dernier supercontinent furent brièvement striées de couleurs éclatantes, arrogantes, des violets et des rouges drapés comme des tentures sur les roches érodées. Mais la chaleur était de plus en plus insupportable. L’eau s’évapora jusqu’à ce que des océans entiers se retrouvent en suspension dans l’atmosphère. Finalement, même les grands nuages se perdirent dans la stratosphère, la couche supérieure de l’atmosphère. Là, sous l’assaut des rayons ultraviolets du soleil, les molécules d’eau se rompirent en hydrogène et oxygène. L’hydrogène se dissipa dans l’espace – et avec lui l’eau qui aurait pu se reformer. C’était comme si une valve s’était ouverte. L’eau de la Terre s’enfuit rapidement dans le vide intersidéral. Quand toute l’eau eut disparu, il commença à faire si chaud que les roches recuites laissèrent échapper leur dioxyde de carbone. Sous l’air aussi lourd qu’un océan, les fonds marins asséchés devinrent assez brûlants pour fondre le plomb. Même les thermophiles dépérirent. Ce fut la dernière de toutes les extinctions. Sur le sol rocailleux aussi brûlant que la plaque d’un four, les bactéries avaient laissé derrière elles des spores desséchées. Dans ces coques durcies, virtuellement indestructibles, les bactéries dormantes traversèrent le temps. Il y avait encore des convulsions, alors que les astéroïdes et les comètes tombaient sporadiquement sur la croûte terrestre, provoquant de nouveaux Chicxulub ; mais il n’y avait plus personne pour les voir. Il n’y avait plus rien à tuer non plus, bien sûr. Et tandis que le sol s’infléchissait et rebondissait, d’énormes quantités de roches étaient projetées dans l’espace. Une partie de ce matériau, arrachée à la frange de chaque zone d’impact, n’était pas calcinée – et donc arrivait dans l’espace sans avoir été stérilisée. C’est ainsi que les spores des bactéries quittèrent la planète. Elles dérivèrent loin de la Terre et, propulsées par la douce et constante pression des vents solaires, elles créèrent un vaste nuage diffus autour du soleil. Enkystées dans leurs spores, les bactéries étaient à peu près immortelles. Et c’étaient de hardies voyageuses interstellaires. Les bactéries avaient recouvert leurs brins d’ADN de petites protéines qui renforçaient la forme hélicoïdale et résistaient aux attaques chimiques. Et quand une spore germait, elle pouvait mobiliser des enzymes spécialisées pour réparer les éventuels dégâts subis par l’ADN. Elle pouvait même réparer les dégâts provoqués par les radiations. Le soleil poursuivait sa ronde interminable autour du cœur de la galaxie, avec ses planètes, ses comètes, ses nuages de spores et tout le toutim. Finalement, le soleil s’aventura dans un nuage moléculaire dense, où des étoiles étaient nées. À cet endroit, le ciel était surpeuplé de jeunes étoiles flamboyantes, qui se côtoyaient au sein d’un grand essaim. Le soleil, brûlant maintenant d’une chaleur farouche, entouré de ses planètes calcinées, était comme une vieille femme aigrie entrant dans une nursery. Il arrivait, parfois, que l’une des spores spatiales tombe sur un grain de poussière interstellaire riche de molécules organiques et de glace d’eau. Frappé par les radiations d’une supernova toute proche, un fragment du nuage stellaire s’effondra. Un nouveau soleil était né, un nouveau système de planètes, de géantes gazeuses et de mondes rocheux. Des comètes tombèrent sur la surface des nouvelles planètes rocailleuses, exactement comme la Terre avait été ensemencée par un impact, dans un très, très lointain passé. Certaines de ces comètes charriaient des bactéries terrestres. Très peu. Mais il n’en fallait pas plus. Le soleil vieillissait toujours. Il enfla à des proportions monstrueuses, devint d’un rouge éclatant. La Terre frôla le bord diffus du soleil à l’agonie, comme une mouche voletant autour d’un éléphant. L’étoile géante, mourante, brûlait tout ce qui passait à sa portée. Dans son dernier paroxysme, le soleil embrasa l’enveloppe de gaz et de poussière qu’il entraînait autour de lui. Le système solaire devint une nébuleuse planétaire, une sphère frémissante de couleurs fabuleuses, visibles à des années-lumière. Ces spasmes flamboyants marquèrent la fin dernière de la Terre, mais vue de la nouvelle planète d’une nouvelle étoile, la nébuleuse n’était qu’un jeu de lumières dans le ciel. Ce qui comptait, c’était l’ici et le maintenant, les océans et les terres où de nouveaux écosystèmes s’assemblaient, où les formes changeantes des créatures épousaient les variations de leur environnement, où l’adaptation et la sélection œuvraient aveuglément, complexifiant, configurant. La vie avait toujours été une question de chance. Et voilà qu’elle avait trouvé des moyens de survivre à la dernière extinction. Dans les nouveaux océans, sur d’étranges continents, l’évolution avait redémarré. Elle n’avait plus rien à voir avec l’humanité. Épuisée, couverte de poussière, d’écorchures, de bleus et de bosses, son bébé niché dans ses bras, Ultima se traîna jusqu’au centre de l’ancienne carrière. Le sol semblait martelé par un soleil à son zénith, tel un gros poing éblouissant. À première vue, rien ne permettait de penser que quelque chose était encore vivant sur ce monde désertique. Rien du tout. Elle s’approcha de l’Arbre. Elle vit les grosses formes repliées, pendouillantes, des siens dans leurs cocons, inertes et noirs. L’Arbre était toujours là, silencieux et immobile. Il ne lui adressait ni reproche ni pardon pour sa petite trahison. Elle savait ce qu’elle avait à faire. Elle trouva une boule de feuilles repliées. Précautionneusement, elle l’ouvrit, y formant une sorte de berceau improvisé. Puis elle déposa délicatement son bébé à l’intérieur. Le bébé gargouilla et s’agita. Il était bien, ici, dans son nid de feuilles ; il était content de retrouver l’Arbre. Déjà, Ultima voyait que la racine ombilicale s’insinuait dans son orifice stomacal. Des pousses blanches sortaient des pores des feuilles, se tendaient vers la bouche, le nez, les oreilles et les yeux de l’enfant. Elle ne souffrirait pas. Ultima avait au moins cette assurance et ce réconfort. Elle caressa une dernière fois la joue de sa petite fille. Puis, sans regret, elle replia les feuilles et les scella. Elle grimpa dans l’Arbre et alla se nicher dans son cocon préféré. Elle referma soigneusement les grandes feuilles cireuses autour d’elle. Elle resterait là, en attendant des jours meilleurs : des jours miraculeusement plus frais et plus humides, des jours où il serait peut-être possible pour l’Arbre de libérer Ultima de son étreinte protectrice, de la renvoyer à nouveau dans le monde – et même, peut-être, de semer dans son ventre une nouvelle génération… Seulement voilà, il n’y aurait jamais d’autre fécondation, jamais d’autre naissance, jamais d’autre enfant condamné. L’un après l’autre, les cocons se ratatineraient, et leurs occupants, prisonniers de la verdure, seraient réabsorbés dans la masse du borametz. Jusqu’au jour, inéluctable, où le borametz lui-même succomberait à son tour, vieux de plusieurs milliers d’années, coriace et fier jusqu’à son dernier souffle. Une chaîne moléculaire étincelante, partie de Purga, avait traversé des générations de créatures qui avaient grimpé, bondi, appris à marcher et à arpenter le sol d’un monde différent, des créatures qui étaient redevenues petites et sans conscience, étaient remontées dans les arbres – cette chaîne, donc, était enfin rompue : la dernière des petites-filles de Purga s’était retrouvée face à un désastre qu’elle était incapable de surmonter. Ultima était la dernière de toutes les mères. Et elle n’avait même pas réussi à sauver sa propre fille. Mais elle était en paix. Elle caressa la racine ombilicale et la guida vers son ventre. Les substances anesthésiantes et curatives de l’Arbre apaisèrent son corps meurtri, refermèrent ses petites blessures. Et alors que les médicaments et les psychotropes végétaux chassaient le souvenir aigu et douloureux de la perte de son bébé, elle fut emplie par un bien-être vert qui semblait éternel. Ce qui n’est, après tout, pas une mauvaise façon de finir une aussi longue histoire. Épilogue On avait signalé une autre bande d’enfants sauvages, cette fois sur l’île de Bartholomé. Alors, Joan et Lucy avaient chargé dans leur engin à batterie solaire les filets, les tasers et les fusils à seringue hypodermique, et du coup, elles étaient là, à se traîner près du rivage du Pacifique. Le plat soleil équatorial, se réfléchissant sur l’eau, venait frapper la peau grêlée de Joan. Elle avait cinquante-deux ans maintenant, mais avait l’air beaucoup plus vieille, à cause des dégâts occasionnés à sa peau, sans parler de ses cheveux, par la dégradation de l’environnement depuis le Rabaul. Comme Lucy avait rencontré très peu de gens vraiment vieux au cours de sa courte vie, elle manquait d’éléments de comparaison ; pour elle, Joan n’était que Joan, sa mère, sa plus proche compagne. Le soleil brillait. Quelques nuages filandreux s’égrenaient très haut dans le ciel. Le soleil frappait dur les grandes voiles solaires étalées au-dessus de la tête de Lucy. Elles avaient pourtant emporté leur combinaison de travail, un poncho, et toutes les cinq minutes, les deux femmes jetaient un coup d’œil au ciel, craignant une pluie qui aurait pu faire tomber sur elles encore un peu de la poussière toxique, parfois radioactive, en suspension dans l’altitude, de ce qui avait été autrefois des champs, des villes et des gens, et qui maintenant emmaillotait la Terre comme un sombre linceul. Et, comme toujours, Joan Useb parlait, parlait, parlait : – … toujours eu un faible pour les Anglais, tu sais, Dieu ait pitié de leur âme. Au temps de leur splendeur, ils ne se sont pas toujours bien comportés, évidemment. Mais, même sans ça, l’histoire humaine des Galapagos n’a pas toujours été très heureuse : des fermiers norvégiens, raides dingues, des camps de prisonniers équatoriens, tous décimant le gibier à toute allure. Même les Américains ont utilisé les îles comme zone de bombardement. Alors que tout ce que les rosbifs ont fait aux Galapagos fut d’y envoyer Darwin pendant cinq semaines ; et ils en sont repartis avec une seule chose : la théorie de l’évolution… Le bavardage de Joan lui entrait par une oreille et ressortait par l’autre. Les échos aléatoires d’un monde que Lucy n’avait pas connu. Des pétrels tournoyaient au-dessus d’elles, suivant leur engin comme ils avaient suivi les bateaux de pêche ou de tourisme qui avaient jadis sillonné ces eaux. C’étaient de gros oiseaux noirs, gauches, qui rappelaient toujours à Lucy les ptérosaures des livres et des publications pâlissantes de sa mère. Dans l’eau, elle crut voir un lion de mer, peut-être attiré par le bourdonnement du moteur électrique de leur engin. Ces adorables mammifères se faisaient rares, désormais. Ils avaient été empoisonnés par les déversements toxiques charriés par les paresseux courants océaniques. Les Galapagos étaient un tas de cônes volcaniques qui avaient surgi quelques millions d’années auparavant dans le Pacifique, à cet endroit de l’équateur, à des milliers de kilomètres de l’Amérique du Sud. Certaines de ces îles n’étaient qu’un amas de roches volcaniques, entassées les unes sur les autres. Mais d’autres avaient connu une évolution géologique particulière. Sur l’île de Bartholomé, par exemple, la surface plus tendre des vieux cônes s’était usée, et l’intérieur était devenu d’un rouge cramoisi lorsque le fer qu’il contenait avait rouillé. Et puis une nouvelle coulée de lave s’était répandue autour de ces anciennes formations, et ces champs de bombes volcaniques, de pylônes et de cônes, figuraient une mer lunaire gris anthracite qui léchait les pieds de ces vieux et irréductibles monuments. Mais il y avait de la vie, ici, sur ces nouvelles îles encore informes. Bien sûr, qu’il y en avait ! Une rognure de cette vie qui avait jadis régné sur la Terre. Lucy vit un maigre oiseau planté sur un petit promontoire : un cormoran aptère, décharné, noir, une chose faite de plumes graisseuses et de moignons d’ailes inutiles. Planté tout seul sur ce bout de roche volcanique, il scrutait la mer, patient et immobile, pareil à la vie sauvage de cet endroit dépourvu de prédateurs, comme s’il attendait quelque chose. — … vraiment laids, murmurait Joan. Ces îles, les oiseaux, les animaux. Ils sont merveilleux, bien sûr, mais tellement laids… Les îles ont toujours été de formidables laboratoires pour l’évolution. L’isolement. Le vide. Peuplées par une poignée d’espèces, arrivées en radeau ou par la voie des airs, et qui ensuite occupent toutes les niches disponibles. Comme ce cormoran. Trois millions d’années, et voilà ce que ça donne : quelque chose à mi-chemin du pélican et du pingouin. Encore quelques millions d’années, et ses ailes inutiles seront redevenues de véritables nageoires, les plumes seront vraiment imperméables, et je me demande ce qui se passera après… Pas étonnant que ce soit là que les yeux de Darwin se sont ouverts. On voit la sélection en marche. — Maman… — Enfin, tu comprends tout ça. Elle fit une grimace et son visage abîmé se convulsa. — Tu sais, le destin des vieux est de devenir pareils à leurs parents ; c’est exactement comme ça que ma mère me parlait. Elle ne pouvait rien me dire sans que ça tourne au sermon… Elles débarquèrent sur une petite plage. L’embarcation s’échoua d’elle-même, et Lucy sauta à terre, écrasant le sable noir sous ses sandales. Elle se retourna pour aider sa mère à descendre, puis elles déchargèrent rapidement leur matériel des soutes de l’engin. Alors que Joan commençait à mettre les pièges en place, Lucy prit deux des fusils à seringue hypodermique et partit en reconnaissance le long de la plage. La plage était un endroit inquiétant. Le sable de lave noire était jonché de roches tout aussi noires. Même la mer semblait noire. Comme une mer de pétrole. C’était à cause du fond marin, noir lui aussi. Dans le lointain, elle reconnaissait la mangrove, des arbres capables d’exploiter le sel de l’eau, une éclaboussure de vert sur le rouge et le noir minéraux. Puis elle tomba sur des iguanes marins, alignés là comme de grosses sculptures d’un mètre de long, leurs têtes et museaux inexpressifs tournés vers le soleil. Ils étaient eux aussi noirs, si noirs et si immobiles qu’il fallait y regarder à deux fois pour s’apercevoir qu’ils étaient vivants, que ce n’étaient pas d’étranges concrétions de lave. Échoués là, sur le laboratoire de Darwin, après avoir dérivé sur la mer avec les tortues, les ancêtres de ces iguanes avaient jadis été des créatures des terres arides, qui grimpaient dans les arbres. Ils s’étaient peu à peu adaptés, vivant des algues qu’ils trouvaient dans la mer. Mais ils recrachaient l’eau – et l’air était plein de leurs hoquets et des petits geysers qui sortaient de leur gueule et brillaient dans la lumière – et s’en remettaient au soleil pour cuire le maigre repas qu’ils venaient d’ingurgiter. Lucy épaula son fusil. S’il y avait des bandes d’enfants sauvages dans le coin, il valait mieux être sur ses gardes. Au cours de la ruée vers les derniers bateaux qui retournaient vers le continent, des gamins avaient été abandonnés là par des parents affolés. Les plus faibles étaient morts les premiers, et leurs os avaient jonché les plages et les roches comme les carcasses des lions de mer, des iguanes et des albatros. Certains avaient survécu. En réalité, ces « gamins » étaient bien mal nommés, car ils étaient restés là assez longtemps pour donner naissance à une seconde génération : des enfants qui avaient grandi sans jamais connaître autre chose que ces tas de cailloux dénudés, l’infinité de l’océan – en fait, des gamins encore plus démunis de mots et de culture que leurs parents. Des sauvageons, sans outils, dotés d’un langage rudimentaire, et cependant encore humains, qu’on aurait pu débarbouiller et rééduquer. Et qui auraient pu vous mordre la jambe jusqu’au sang. Les pièges de Joan étaient on ne peut plus simples : des filets et des collets dissimulés, avec en guise d’appâts des bouts de nourriture épicée, odorante. Quand elle eut fini de les installer, Lucy et sa mère se planquèrent à l’ombre d’un éperon rocheux – fait de lave craquelée –, en attendant que les enfants sauvages pointent le bout de leur nez. Depuis le Rabaul, la vie avait été dure pour Joan et sa fille ; cela dit, elle avait été dure pour tout le monde. Quand Joan avait vu anéanti son grand projet de globalisation de l’empathie, elle s’était jetée à corps perdu dans le travail. Sa fille à la remorque, elle s’était réfugiée là, aux Galapagos, où Lucy ne cessait d’ouvrir de grands yeux. Paradoxalement, ces îles vulnérables avaient été relativement préservées de la grande catastrophe globale. Dix-sept mille personnes avaient jadis vécu là – surtout des émigrants venus de l’Équateur, sur le continent. Avant le Rabaul, il y avait eu sans cesse des frictions entre les besoins de cette population croissante, revancharde, et cette vie sauvage à nulle autre pareille, en principe protégée par la législation équatorienne sur les parcs nationaux. Mais les îles avaient toujours dépendu du continent pour leur survie. Quand tout avait foutu le camp, après le Rabaul, quand les navires avaient cessé de venir, la majeure partie de la population était retournée chez elle comme une volée de moineaux. C’est ainsi que les îles, généralement dépeuplées – de gens, et de leurs cortèges de rats, de chèvres, d’ordures, de déchets, de carburants –, avaient, à leur modeste échelle, recommencé à prospérer. Joan, Lucy et une poignée d’autres, dont Alice Sigurdardottir – qui devait y mourir –, s’étaient installés dans les ruines de ce qui avait jadis été la station scientifique Charles Darwin, sur l’île Santa Cruz. Là, avec les derniers habitants, ils s’étaient consacrés à protéger les créatures qui avaient tellement intrigué Darwin, faisant tout ce qui était en leur pouvoir pour leur éviter l’extinction. Les communications s’étaient prolongées un moment. Et puis les bombes électromagnétiques, larguées au pic de la confusion provoquée par les guerres multipolaires, avaient endommagé l’ionosphère. Et quand les derniers satellites avaient été détruits, ç’avait été la fin de la télévision, et même de la radio. Joan s’était longtemps astreinte à explorer les ondes, tant que leur matériel avait duré et qu’ils avaient encore du courant. Mais il y avait des années qu’ils n’avaient plus rien entendu. Il n’y avait donc plus de radio. Plus de sillages d’avion dans le ciel, plus de navires à l’horizon. Il n’y avait plus de monde extérieur, dans tous les sens du terme. Ils commençaient à s’habituer à l’isolement. Il ne fallait jamais oublier que quand quelque chose s’usait, c’était pour toujours. Mais les réserves d’instruments, de piles électriques, de torches, de papier, et même de boîtes de conserve, laissées derrière eux par ces milliers de gens, permettraient à leur petite communauté de moins d’une centaine de personnes de survivre toute leur vie, et même un peu plus. C’était peut-être la fin du monde – mais pas ici, pas encore. L’humanité n’avait pas disparu ; bien sûr que non. Le drame final qui se jouait sur toute la planète durerait encore bien des années, et même des décennies. Mais parfois, quand Joan pensait au très long terme, elle se rendait compte qu’elle ne voyait pas d’avenir à Lucy, qui n’avait encore que dix-huit ans, ni à ses enfants à venir. Alors, la plupart du temps, elle évitait d’y penser. Et qu’aurait-elle pu faire, de toute façon ? Aux pieds de Lucy, les crabes se faufilaient entre les pierres, d’un rouge brillant sur la surface noire, avec leurs yeux bleu ciel pédonculés. — Maman ? — Oui, ma chérie ? — Tu ne te demandes jamais si nous faisons bien ce qu’il faut pour ces enfants ? Je veux dire, et si les grands-parents de ces iguanes marins avaient dit : « Non, vous ne pouvez pas manger cette infâme merde marine, remontez plutôt dans les arbres, c’est de là que vous venez » ? Joan ferma les yeux. — Tu veux dire que nous devrions laisser évoluer ces gamins, comme les iguanes ? — Ben, peut-être. — Pour que les descendants d’une poignée de ces gamins s’adaptent, il faudrait que la plupart de ceux qui sont encore en vie maintenant meurent. Je crains que nous, les humains, n’ayons pas l’estomac de regarder cela se produire les bras croisés. Mais si un jour arrive où nous ne pouvons plus les aider, alors papa Darwin prendra le relais. Et pour s’adapter, ils s’adapteront, tu peux compter sur eux, fit Joan en haussant les épaules. Sauf que le résultat ne nous ressemblera peut-être pas beaucoup. Pour survivre ici, les cormorans ont dû perdre leurs ailes, pourtant le plus beau de tous les dons. Je me demande ce qu’on nous reprendrait… Enfin, je ne suis peut-être pas très objective. N’est-il pas merveilleux de se dire que, aussi cruelle que puisse nous paraître l’évolution, il pourrait en sortir un jour quelque chose de nouveau, et de meilleur que nous, d’une certaine manière ? Lucy eut un frisson, malgré la chaleur. — Ça fout la trouille. Joan tapota la jambe de sa fille. — La peur est une bonne chose. Ça prouve que tu commences à faire preuve d’imagination et à comprendre ce que nous sommes et comment nous sommes arrivés ici… Il y a des moments où même moi j’ai peur… Lucy se tordit les mains. — Maman, écoute, je trouve qu’il n’y a quand même pas beaucoup de place pour Dieu dans ta façon de voir le monde… Joan eut un petit mouvement de recul. — Ah. Je savais que ça finirait bien par arriver, ça ! Alors, tu as découvert le vieux pépère à barbe blanche là-haut dans le ciel… — C’est toi qui m’as toujours encouragée à lire, rétorqua Lucy sur la défensive. C’est juste que j’ai du mal à croire que Dieu ne soit qu’une construction anthropomorphique. Ou que le monde ne soit qu’une… qu’une grande machine à pondre nos petites vies, à fabriquer nos enfants comme une poignée d’algues dans un cristallisoir… — Eh bien, il y a peut-être encore de la place pour un dieu. Mais quel genre de dieu passerait son temps à intervenir ? L’histoire n’est-elle pas assez merveilleuse comme ça, sans dieu ? Pense à tes grand-mères. Tu as plein d’ancêtres à chaque génération, mais seulement une grand-mère maternelle. Représente-toi cette chaîne moléculaire d’hérédités qui remonte de chacun de nous jusque dans le passé le plus profond, à perte de vue. Tu as dix millions de grand-mères, Lucy. Dix millions, depuis que cette comète a rayé les dinosaures de la carte et donné leur chance à ces premiers petits primates qui ressemblaient à des rats. Imagine si elles étaient toutes alignées, côte à côte, ta grand-mère maternelle à côté de sa propre mère, et ainsi de suite… Les visages humains en premier, bien sûr. Parmi ces visages il y aurait eu les disciples de Mère, les ancêtres de la population africaine dont descendait Joan. Et si Lucy avait pu remonter la lignée de son père européen, elle aurait trouvé, parmi cette succession de visages, Juna de Cata Huuk, et un peu plus loin encore Jahna, la fille qui avait rencontré Vieil Homme, le dernier des Neandertal, toutes ces femmes descendant elles-mêmes du groupe de Mère. — Seulement, reprit Joan, on constate des changements subtils, d’une génération à la précédente. De l’une à l’autre, les yeux perdent cette lueur d’intelligence. Des implosions : un front plus étroit, un corps ratatiné, un visage simiesque, et même ce grand bouleversement anatomique qui redessine les créatures arboricoles à grands yeux – et encore avant, les corps rétrécissent et se rabougrissent, les yeux deviennent de plus en plus grands, les esprits plus rudimentaires… Le dernier ancêtre commun de l’homme et d’une autre espèce d’hominidés, l’homme de Neandertal, était à un quart de million d’années dans le passé. Encore plus loin, la chaîne étincelante conduisait à Loin et à son beau peuple de bipèdes, puis aux pithèques, jusqu’à la forêt de Capo et, encore plus loin, jusqu’à Purga, qui furetait entre les pattes des dinosaures, à la lueur d’une comète. — Et pourtant, fit Joan, chacun de ces dix millions d’animaux, presque tous dénués d’intelligence, juxtaposés comme les images d’un film, est ton ancêtre. Mais tu n’en as rencontré aucun, Lucy, et tu ne les rencontreras jamais. Même pas ma mère, ta grand-mère, parce qu’ils ont tous disparu : tous partis, complètement partis, prisonniers du sol… « La voici, immobile, à bout de forces/Elle n’entend ni ne voit/Perdue dans la course diurne de la Terre/Au beau milieu des pierres, des rochers et des arbres…» Lucy dit sèchement : — C’est de Wordsworth, n’est-ce pas ? Encore un mort… — Malheureusement, le monde est plein de morts. De toute façon, c’est notre histoire. Et lorsque j’entrevois le grand mécanisme dont nous sommes tous issus, je me dis que l’absolu est là, à portée de la main. Et ce dieu-là me suffit. Évidemment, ajouta Joan avec un soupir, c’est à toi de te faire ta propre idée – et c’est ce qu’il y a de plus amusant, au fond. — Maman, tu as été heureuse ? Joan fronça les sourcils d’une drôle de façon. — C’est la première fois que tu me poses cette question. Lucy resta silencieuse, peu disposée à la laisser s’en tirer par cette pirouette. Joan prit le temps d’y réfléchir. Comme tous ses ancêtres, Joan émergeait des profondeurs du temps. Mais, contrairement à la plupart d’entre eux, elle avait réussi à scruter les sombres abysses qui entouraient sa vie. Elle avait réussi à savoir que ses ancêtres ne ressemblaient à rien de son monde, et que ceux qui lui succéderaient ne lui ressembleraient pas non plus. Mais elle savait que la vie continuerait – peut-être pas sa vie, peut-être pas cette vie – tant que la Terre durerait, et sans doute même au-delà. Et qui aurait pu dire que ce n’était pas assez ? — Oui, dit-elle à sa fille en la serrant contre elle. Oui, chérie. J’ai été heureuse… Lucy lui fit signe de se taire. Et Joan entendit à son tour : des pleurs nostalgiques, étouffés, frémissants. Elles firent le tour du rocher. Une petite fille avait été prise dans le filet. Pas plus de cinq ans, toute nue, les cheveux feutrés, elle pleurait parce qu’elle n’arrivait pas à attraper l’assiette de légumes épicés que Joan avait posée là. Joan et Lucy se montrèrent. La petite fille se recroquevilla sur elle-même. Prudemment, les mains ouvertes, à pas mesurés et en prononçant des paroles d’apaisement, elles s’approchèrent de l’enfant sauvage. Elles attendirent qu’elle se calme, puis, tendrement, elles la libérèrent des mailles du filet. N’y a-t-il pas de la grandeur dans cette façon d’envisager la vie ?… Dans le fait que… une quantité infinie de belles et admirables formes, sorties d’un commencement si simple, n’ont pas cessé de se développer et se développent encore… CHARLES DARWIN, De l’origine des espèces au moyen de la sélection naturelle Postface Ceci est un roman. J’ai essayé de romancer la grande histoire de l’évolution humaine, en aucun cas d’écrire une thèse ; j’espère que mon histoire est plausible, mais il vaut mieux ne pas lire ce livre comme un essai. Mon histoire est essentiellement basée sur les reconstitutions hypothétiques du passé établies par des experts dans leur domaine. Dans bien des cas, j’ai choisi l’idée qui me paraissait la plus plausible ou la plus excitante parmi plusieurs possibilités. Mais une partie est basée sur mes propres spéculations échevelées. Je dois beaucoup à Eric Brown, qui a bien voulu relire mon manuscrit. Au professeur Jack Cohen et à Ian Stewart, de la Warwick University, qui n’ont pas compté leur temps pour me prodiguer moult conseils éclairés afin de combler mes lacunes de profane. Je dois aussi beaucoup à Simon Spanton, qui m’a soutenu et encouragé au-delà de tout ce que l’on peut attendre d’un éditeur. S’il reste des erreurs, elles me sont imputables. Stephen Baxter, Great Missenden, mai 2002 1 Allusion au personnage de femme-enfant de la fin des temps dans La Machine à explorer le temps, de H.G. Wells. (N.d.T.) 2 « Rendez-vous avec un astéroïde proche de la Terre ». NEAR a été lancée le 17 février 1996. (N.d.T.)