PREMIÈRE PARTIE 2041 1 Août 2041 Gordo Alonzo et Thandie Jones avaient fait venir un hélicoptère en urgence afin de ramener vers la côte escarpée du Colorado toute l’équipe de la Troisième Arche. Toute l’équipe, sauf Grâce Gray, qui restait sur place. Le bras fermement maintenu par Gordo Alonzo, Grâce regardait l’hélico descendre vers Cripple Creek en envoyant valdinguer les plus fragiles des abris de fortune qui en noircissaient les ruelles. Avant de se transformer en piège à touristes, la ville avait jadis été une ville minière. Maintenant, en ces temps de déluge où la mer recouvrait la quasi-totalité des États-Unis et venait lécher les contreforts des Rocheuses, des réfugiés campaient dans les rues, les parkings et les cours désaffectées des stations-service désormais inutiles. Un bidonville de tentes et de cabanes faites de bric et de broc s’étendait loin autour du cœur de l’ancienne ville minière. Les gens n’avaient pas du tout l’air effrayés par l’approche de l’appareil. Ils se contentaient de dégager le terrain, en traînant derrière eux leurs couvertures et leurs bouts de carton. Thandie conduisit vers l’hélicoptère l’équipe de la Troisième Arche : Lily Brooke, Nathan Lammockson, et Hammond, son fils, qui était aussi le mari de Grâce – un être amorphe et plein de ressentiment. Grâce restait en arrière avec Gordo Alonzo pour rejoindre le Projet Nemrod, dans la Première Arche, sans savoir en quoi il consistait. Hammond monta dans l’hélicoptère sans un regard pour sa femme. Quant à Gordo, il lui parlait d’un ton résolu : — Tu sais, certains coins de ce monde englouti sont retournés à l’âge de pierre. Mais là on est dans la zone d’influence du NORAD. C’est l’un des rares endroits au monde où on a encore l’habitude de voir des hélicoptères. C’est pour ça que les gens n’en ont pas peur. Et, tu peux me faire confiance, il y a bien plus bizarre ici que des hélicos. Tu verras… À sa façon, peut-être essayait-il de la rassurer. Gordon James Alonzo était un ancien astronaute. À plus de soixante-dix ans, il avait perdu tous ses cheveux mais se tenait aussi droit, ses yeux bleus brillaient d’un éclat aussi vif et il avait l’air aussi en forme et impressionnant que dix ans plus tôt, quand il était arrivé au campement de la Ville en Marche en compagnie de Thandie Jones. À l’époque, Grâce avait à peine seize ans et Gordo servait sous l’uniforme de l’armée de Terre des États-Unis. Il portait aujourd’hui la combinaison bleue de l’armée de l’Air. Mais, à vrai dire, rien de tout cela n’avait d’importance pour Grâce. Il était une relique d’un âge qu’elle n’avait jamais connu, un personnage d’un autre monde, pareil aux milliardaires de l’Arche de Nathan. Grâce avait passé presque toute sa vie sur la route avec la Ville en Marche, quinze ans à marcher avec sa maison sur le dos, comme un escargot ou un crabe. Quant à ce qui lui était arrivé avant ses cinq ans, à l’époque où elle vivait dans la prison dorée où la maintenait la famille saoudienne de son père, tout ça se perdait dans le brouillard et lui semblait aussi irréel que les années qui venaient de s’écouler, période qu’elle avait vécue dans une autre espèce de prison, à bord du paquebot de Nathan. Et voilà que des étrangers la confiaient encore à d’autres étrangers… Il n’y avait que la marche de vraie, se disait-elle parfois. Le passé, l’avenir, le gigantesque cataclysme qui s’abattait sur l’humanité… Rien de tout cela n’existait quand sa vie se réduisait à mettre un pied devant l’autre, jour après jour, kilomètre après kilomètre. Elle aurait pu se contenter de partir à pied, là, maintenant. S’en aller sans rien d’autre que les vêtements qu’elle avait sur le dos, comme au temps de la Ville en Marche. Mais il y avait le bébé qui grandissait en elle, un bébé qu’elle n’avait pas voulu, le bébé d’un « mari » abhorré, mais son bébé quand même. Elle n’avait pas envie d’affronter cette grossesse toute seule. — Ils décollent, dit Gordo. Le vent produit par les pales de l’hélicoptère lui gifla le visage. Lily Brooke se pencha par la porte et baissa les yeux vers Grâce. Puis elle articula ce qui ressemblait à un « Pardon ». Enfin, Thandie la tira en arrière dans la carlingue, et l’appareil s’éleva lentement dans les airs. — Ça va ? Grâce s’en voulait d’avoir fait preuve de faiblesse et reprochait à Lily de l’avoir manipulée puis abandonnée. — À votre avis ? répondit-elle sèchement. Gordo haussa les épaules. — Ils t’ont laissée en arrière pour te donner une chance d’embarquer à bord de la Première Arche. Une chance de connaître une vie meilleure que celle qui les attend eux, surtout s’il est vrai que leur bateau a été envoyé par le fond… — Je ne sais même pas ce que c’est que la Première Arche. — Tu verras… — Je ne les reverrai plus jamais… — Je ne pense pas. — Une fois de plus, je me retrouve seule avec des étrangers. Il poussa un soupir, bascula sa casquette sur l’arrière de son crâne et se gratta la tête. — C’est notre lot à tous. Toute la Terre est foutue, ma petite. Mais au moins, ici, on s’est fixé un but. Il regarda autour de lui. La poussière soulevée par l’hélicoptère finissait de retomber et les sans-abri regagnaient le terrain abandonné, comme de l’eau remplissant une ornière. Dans quelques minutes, rien ne permettrait de savoir qu’un hélicoptère s’était posé là. — Enfin, c’est comme ça. Allez, suis-moi, on va te sortir d’ici. Il lui lâcha le bras et rebroussa chemin, retraversant la ville en direction des voitures qui les attendaient. Elle le suivit. Elle n’avait pas le choix. 2 Ils montèrent à bord d’une jeep, et leur convoi s’éloigna dans un doux ronronnement de moteurs électriques. C’était la même petite flotte de véhicules, portant les macarons de la Sécurité du territoire et de l’Armée des États-Unis, qui avait amené ici l’équipage de l’Arche. Leur convoi s’étiola rapidement ; la majeure partie des véhicules le quitta jusqu’à ce qu’il ne compte plus que deux jeeps, dont celle de Gordo. Ils continuèrent sans ralentir vers le nord, laissant la ville derrière eux, longeant les contreforts du Pikes Peak. Gordo s’assit à côté de Grâce, derrière la jeune femme en uniforme qui conduisait leur jeep. Il tendit le doigt vers un point, sur l’horizon. La route – une piste de bonne qualité – serpentait à travers les montagnes. — On en a pour quelques heures. C’est une région de montagnes. Les Rocheuses. On est sur l’ancienne autoroute d’État qui rejoint l’US-24 à Divide, d’où on prendra vers l’ouest, jusqu’à Hartsel, puis de nouveau vers le nord en direction de Fairplay. Une fois là, on ne sera plus qu’à quelques kilomètres d’Alma, qui est juste au sud de Hoosier Pass. — Alma ? C’est là qu’on va ? — Ce n’est qu’une petite ville minière. Ou, du moins, ça l’était. Je ne sais pas si ces mots-là ont le moindre sens pour toi. — On n’a jamais marché par ici… — Tu veux dire, avec ton armée de migrants ? — La Ville en Marche. On avait de vieilles cartes. Mais à bord de la Troisième Arche il y avait des cartes informatiques. Mises à jour. Les ordinateurs du vaisseau établissaient des cartes où se lisaient les conséquences d’une inondation atteignant maintenant mille huit cents mètres au-dessus de l’ancien niveau de la mer, ainsi que des cartes de l’archipel qui était tout ce qui restait des anciens États des Rocheuses. — L’inondation a commencé à peu près quand je suis née. Je n’ai aucun souvenir de ce pays tel qu’il était autrefois. Il fallait toujours expliquer ça aux personnes âgées, qui ne pouvaient chasser de leur tête les images d’un passé révolu. Ils arrivèrent à Divide, qui se révéla n’être qu’une petite bourgade comme tant d’autres. Quoi qu’elle ait pu être avant l’inondation, elle était désormais aussi envahie par les « P-D », les Populations Déplacées, que partout ailleurs. La route était bordée des deux côtés par du grillage à lapins. Au passage du petit convoi, des gens sortirent de leurs tentes et abris pour les regarder passer. Grâce vit que les soldats de la jeep, devant eux, tripotaient leurs armes. Les deux jeeps filèrent à toute allure vers l’ouest et franchirent Ute Pass, dont Gordo lui apprit l’altitude : plus de neuf mille pieds. Apparemment, pour Gordo l’astronaute, tout n’était que pieds, pouces et miles. Gary Boyle, le scientifique qui avait élevé Grâce, lui avait appris à mesurer son monde en mètres et kilomètres. Les montagnes étaient brunes, dégarnies. Il n’avait pas neigé ici depuis plusieurs années. Alors qu’ils traversaient une petite communauté appelée Florissant, Gordo évoqua la présence, dans les environs, d’un gisement de fossiles. On y avait découvert une profusion de séquoias pétrifiés vieux de trente-cinq millions d’années. Mais aujourd’hui, dit-il, on y trouvait plus de gens que de fossiles. Soudain, à Wilkerson Pass, la perspective s’ouvrit sur une prairie d’altitude appelée South Park, et ce fut comme si la route décollait vers le ciel. — Bon Dieu ! s’exclama Gordo, mate-moi un peu ce paysage ! C’est vraiment dingue de penser que tout ça pourrait disparaître sous un kilomètre de cette putain d’eau de mer ! Si je me suis tellement démené pour le Projet Nemrod, c’est pour essayer de sauver quelque chose de tout ça, en sauver au moins la substance. Ça sera toujours mieux que d’avoir le cul sur un radeau de merde ballotté par les flots ! Grâce le dévisagea. La conductrice garda les yeux rivés sur la route comme si elle n’avait rien entendu de son coup de gueule. Gordo reprit son calme et eut un rire d’autodérision. — Désolé. Je dois te faire penser à un foutu guide pour touristes, hein ? — Je ne suis même pas sûre de savoir ce qu’est un touriste, dit-elle avec un froncement de sourcils. — Pas de problème. On m’a dit que tu étais une princesse. — Quand elle était en captivité, ma mère a été violée par un prince saoudien. Est-ce que ça compte ? Si oui, alors je suis encore une princesse. Et vous, vous étiez astronaute… Il hocha pensivement la tête. — Faut croire que je le suis encore, si on suit ta logique. Je suis allé une fois dans l’espace, à bord de l’ISS. — À bord de quoi ? — La station spatiale, dit-il en pointant le doigt vers le ciel. Mais après ça, le déluge a fait foirer ma carrière. N’empêche que, même cloué au sol, j’ai trouvé quelque chose d’intéressant à faire. — Sauf que moi, je n’en ai rien à faire. Et je ne vous ai rien demandé. — Peut-être. Mais nous non plus, on ne t’a pas demandé de venir. Écoute, il y a un processus de sélection chargé de trier les candidats au projet en fonction de certains critères. Comme l’a dit Thandie à Cripple Creek : tu fais une bien meilleure candidate au Projet Nemrod que ton mari. Tu as prouvé que tu savais te débrouiller par toi-même. Je le sais, je l’ai vu. Quel âge as-tu ? — Vingt-six. — Eh bien, si tu es retenue, tu seras l’une des plus vieilles de l’équipage. Appartiens-tu à une religion ? — Dans la Ville en Marche il y avait des prêtres, des rabbins, des imams… — Je ne te parle pas de la Ville en Marche. Je te parle de toi. — Non. Je n’ai pas de religion. — Tant mieux. Les ingénieurs sociaux voudraient faire de l’équipage une société laïque. D’après eux, ça diminuerait les risques de ségrégation et de conflits. Enfin, moi ce que j’en dis… Au fait, Thandie avait raison : les sélectionneurs aiment bien les femmes enceintes. Une femme enceinte à bord c’est deux paquets de gènes pour le prix d’un. Faudrait vraiment qu’ils soient difficiles pour pas te prendre. — C’est Lily Brooke qui a manigancé tout ça, dit Grâce, sentant l’amertume bouillonner en elle. Elle avait tout compris au moment où Lily l’avait remise entre les mains de Gordo. Ces mois, ces années passés à bord de la Troisième Arche, tout cela s’éclairait d’un jour nouveau pour elle. C’était le fruit des magouilles de Lily. — C’est elle qui m’a jetée dans les bras de Hammond, pour m’assurer les bonnes grâces de Nathan. D’ailleurs, je suis sûre qu’elle a tout fait pour que je tombe enceinte au bon moment, pour que je corresponde mieux à vos critères… — Et tout ça parce que… — Lily était en captivité avec ma mère. À Barcelone, en Espagne. C’est là que je suis née, dans une cave où ma mère était menottée à un radiateur. C’est à cause de ça que Lily se sent redevable envers moi. — Tu n’as pas l’air de lui en être très reconnaissante… — Tout ce qu’elle a fait c’est me manipuler. Qui pourrait avoir envie de ça ? Il eut un mouvement de la main. — Rien de tout ça n’a plus d’importance. Tu ne reverras jamais Lily. Et je me fiche de savoir comment tu t’es retrouvée ici. Tu y es, un point c’est tout. La seule question, désormais, c’est où vas-tu aller maintenant. — Et si je décide de ne pas participer à votre projet ? — Alors, répondit Gordo d’un ton funeste, vous devrez partir, ton gosse et toi. On ne peut pas vous nourrir. 3 Ils traversèrent une dernière ville, Fairplay, où les vieilles bâtisses en bois jadis utilisées par les mineurs avaient été transformées en un musée en plein air, maintenant colonisé par les réfugiés. Gordo dit que le musée était naguère beaucoup plus important, mais qu’il avait souffert de la pénurie de bois à brûler. Ils roulèrent ensuite le long d’une route bien entretenue en suivant les pancartes indiquant Hoosier Pass, et ils finirent par arriver à Alma. C’était un endroit dominé par un gigantesque pic appelé le mont Bross, aux flancs couverts d’une forêt de pins balafrée de coupes claires. Alma regroupait à l’origine une poignée de bâtiments trapus se regardant en chiens de faïence par-dessus une unique route bordée de panneaux rouillés de limitation de vitesse. Mais aux anciennes bâtisses s’étaient agrégées des installations plus récentes et plus vastes, des blocs de verre et de béton brut. Les voitures quittèrent la route, prirent une piste de terre battue et s’arrêtèrent devant une construction anonyme. Un slogan était peint avec soin sur une massive porte d’acier : « MAINTENANT, RIEN DE CE QU’ILS PROJETTERONT DE FAIRE NE LEUR SERA INACCESSIBLE. GENÈSE 11, 6. » Curieusement, une balançoire d’acier et de plastique aux couleurs vives se dressait devant la porte. Leur conductrice descendit de la jeep, ouvrit la portière de Gordo et le salua avec raideur. Gordo avait l’oreille collée à un téléphone portable. — Allo, Holle ? Content de te trouver… Dis-moi, tu pourrais me rejoindre à l’entrée ? Il y a quelqu’un que je voudrais te présenter. Il rangea son téléphone. — Ça ne paie pas de mine, hein ? Pourtant on a récupéré pas mal de matériel des anciens sites de la Nasa, à Houston. Les consoles, les ordinateurs, le matériel de communication, et tout ce qu’il faut pour s’entraîner. Il y a même un petit réacteur nucléaire. On a rapporté tout ça jusqu’ici, à Alma, une petite ville de mineurs. Tu veux savoir pourquoi ? Parce que Alma, du haut de ses dix mille trois cent soixante et un pieds au-dessus de l’ancien niveau de l’océan, est la plus haut perchée des villes américaines dignes de ce nom. La conductrice, qui n’était guère plus âgée que Grâce, dit : — Sauf votre respect, monsieur, ce n’est pas tout à fait exact. Ma mère est née dans la région et elle dit que Winter Park est située plus haut qu’Alma… Gordo écarta l’argument d’un geste dédaigneux. — Tout ce que Winter Park a de plus haut qu’Alma ce sont des tire-fesses, Cooper. Alors qu’ils aillent se faire voir ! — Pardon, monsieur. — Crois-le ou non, Grâce, mais il y a des moments où les gouvernements arrivent à faire simple. Les décisionnaires voulaient que ces installations tiennent le coup le plus longtemps possible, même si le déluge atteignait des proportions catastrophiques. Alors, où construire ? Eh ben, ils ont cherché dans le Livre des records la ville la plus haute d’Amérique. Et voilà pourquoi une part importante du projet fédéral le plus coûteux depuis l’évacuation de Denver a été déversée sur cette minable petite ville de montagne d’à peine deux cents âmes. Tu vois, je vis là-bas – dans le cube qui se trouve juste derrière l’église en pierre. Certains d’entre nous vont y prier, le dimanche. — Quelles installations ? C’est quoi cet endroit ? La porte s’ouvrit. Une jeune femme apparut, mince, pas très grande, pâle, les cheveux roux coupés court, presque ras. Elle portait une combinaison rouge et bleu vif, aux poches bourrées de téléphones et autres gadgets. Elle était jeune – vingt et un, vingt-deux ans. Elle regarda Grâce d’un air méfiant en plissant les yeux à cause du soleil. — Grâce, je te présente Holle Groundwater, l’une de nos Candidates les plus prometteuses. Non pas que ça veuille dire grand-chose. Holle, voici Grâce Gray – et Gray Junior, ajouta-t-il maladroitement en tendant le doigt vers le ventre de Grâce. Elle est là pour la sélection. Tu pourrais peut-être lui expliquer comment ça marche ? — Pas de problème. Holle adressa un sourire à Grâce et lui tendit la main. Mais Grâce voyait bien que son sourire était forcé. — Vous n’êtes pas contente de me voir, dit-elle de but en blanc. Les fins sourcils de Holle se haussèrent au-dessus de ses yeux bleu outremer. — C’est juste que la compétition pour les places est déjà assez rude. Et on n’est plus qu’à quelques mois du départ. On n’a vraiment pas besoin de concurrents supplémentaires. Elle parlait avec un accent doux, tramant, probablement anglais, avec lequel Grâce n’était pas familiarisée. Et puis elle eut un sourire. — Bien sûr, vous n’y êtes pour rien. — Des places ? Des places pour quoi ? On ne lui répondit pas. À l’évidence, le secret était de rigueur. Holle était bien nourrie, elle paraissait sérieuse et compétente. Grâce se rappela comment elle était à son âge, encore sur la route, la peau des pieds dure comme de la corne, pas un gramme de graisse sur le corps, et tout ce qu’elle possédait fourré dans un vieux sac à dos. Gordo perçut-il la tension qu’il y avait entre elles ? Il ôta sa casquette et passa sa main sur son crâne rasé. — Écoute, Grâce. Il va falloir que tu prouves de quoi tu es capable. Je vais te donner une mission. Il se trouve qu’en ce moment on a un crime sur les bras. — Quelle sorte de crime ? — Un meurtre, répondit simplement Gordo. Choquée, Grâce parcourut du regard le bâtiment, le verset de la Bible, puis le visage intense et intelligent de Holle. — Je ne connais rien aux enquêtes criminelles. On avait des flics dans la Ville en Marche, et sur l’Arche, Nathan avait des gardes… — Tu pourrais commencer par discuter avec Holle, puisqu’elle est là. Demande-lui comment tout a commencé pour elle. Je veux dire, tu fais partie du programme depuis que tu as six ans, pas vrai, ma petite ? — D’après mon père, répondit Holle en souriant, ça remonte même à ma conception. — Ce sera un bon moyen pour toi de comprendre ce qu’on fabrique ici, poursuivit Gordo en esquissant une grimace. Ouaip. Résous cette enquête et gagne ta place. D’une pierre deux coups. C’est pas souvent que j’ai des idées, mais quand j’en ai elles valent vraiment le détour. Bon, maintenant, j’ai du pain sur la planche, à commencer par la récupération du stock de graines qui a coulé avec le vaisseau de Nathan Lammockson. Mais avant de partir… Gordo tira d’une poche de son uniforme un porte-clés où pendouillait une babiole. — Je donne ça à tout ce qui porte un uniforme ou à tous ceux dont je pense qu’ils ont besoin d’inspiration. C’est ce à quoi on travaille. Il fourra l’objet dans la main de Grâce. Elle regarda ce que c’était : une sphère translucide, bleutée, d’un centimètre de diamètre environ, dans laquelle étaient incluses deux échardes argentées reliées par un fil. — C’est quoi ? — Demande à Holle. À plus tard, Groundwater. Il s’éloigna à grands pas vers les véhicules, et Grâce se retrouva une fois de plus abandonnée avec une étrangère. — Par ici… Grâce, c’est ça ? Holle la conduisit vers le bâtiment. L’intérieur était un dédale de couloirs, de bureaux et de salles d’ordinateurs où bourdonnait un système d’air conditionné. Grâce trouva que ça ressemblait aux installations de la Troisième Arche de Lammockson, avec sa passerelle de commandement et sa salle des machines. Les deux femmes suivirent un couloir sans rencontrer personne jusqu’à ce qu’elles tombent sur une paroi de verre qui donnait sur une vaste salle située en contrebas, de sorte que le regard plongeait sur des rangées de fauteuils, de micros et d’ordinateurs. Des gens étaient assis devant des écrans où défilaient du texte et des images. Le mur face à elles disparaissait sous deux immenses écrans. L’un d’eux affichait une carte du monde – les anciens contours des continents surlignés en bleu et les terres émergées figurées en vert vif – sur laquelle étaient tracées des routes. Sur le second écran, des cercles concentriques entouraient une tête d’épingle très brillante. Chacun des cercles passait au travers d’une boule plus ou moins grosse sur laquelle était inscrit un nom. Le programme éducatif pour les débutants mis au point par Gary avait toujours privilégié les sciences. Grâce comprit qu’elle regardait une représentation du système solaire. Holle l’observait avec curiosité. Ses maigres biens disparus à jamais, engoncée dans les vêtements qu’elle avait enfilés à la hâte ce matin-là en quittant l’Arche, Grâce ne se sentait vraiment pas à sa place dans cette caverne bourrée de technologie. — Voici le cœur de notre activité, dit Holle. — C’est quoi cet endroit ? — Le Contrôle de mission. Nous sommes en train de procéder à une simulation… — Et ça ? fit Grâce en levant le globe attaché à son porte-clés. — C’est notre vaisseau spatial. Holle lui sourit, la rivalité laissant place à une pointe d’humanité. — Allez, venez. On dirait que vous n’avez pas volé un café. Je vais vous dire comment Harry Smith s’est fait tuer. Et puis je vous raconterai comment tout a commencé, ici. DEUXIÈME PARTIE 2025-2041 4 Juin 2025 Il pleuvait sur Denver. Un déluge qui tombait sans discontinuer depuis un ciel bas et gris. La pluie crépitait sur les ailes de l’avion qui amenait Patrick Groundwater et Holle, sa fille de six ans ; elle faisait briller les pistes et détourait les toits des bâtiments de l’aéroport international vers lequel il portait l’enfant dans ses bras, et où le suivaient discrètement Alice Sylvan et son équipe de sécurité ; elle mitraillait les toits des voitures qui leur firent traverser des kilomètres de banlieue interminable, envahie de réfugiés et de campements de fortune, pour les emmener dans le centre-ville. Des panneaux de signalisation rouillés dominaient des autoroutes que seuls empruntaient dorénavant les véhicules de police, les convois officiels et une poignée de voitures particulières. À l’ouest, la crête des montagnes était absolument invisible. Patrick était déjà venu à Denver, il y avait longtemps ; il était adolescent et il allait faire du ski à Aspen. C’était avant le tournant du millénaire – peut-être une quinzaine d’années avant le début du déluge. Il se rappelait avoir été souvent à bout de souffle, et aujourd’hui l’air lui faisait l’impression d’être tout aussi raréfié. À l’époque, hormis lors de quelques tempêtes aussi marrantes à regarder qu’impressionnantes, il ne pleuvait jamais. Rien à voir avec ces formidables averses ininterrompues. Mais c’était autrefois. Depuis, la mer était montée de deux cents mètres par rapport à son niveau habituel, l’air était devenu humide et chaud, et il n’y avait pas moyen de fuir la pluie, même dans cette ville située à un mile d’altitude. Enfin, Thandie Jones en parlerait demain à Patrick et aux autres nababs de LaRei. Ce n’étaient pas les discours de Thandie qui dévieraient la moindre goutte de pluie de la tête de sa fille. Mais à Denver, il espérait rencontrer des gens déterminés à y remédier. À l’hôtel, ils furent accueillis par des porteurs souriants en bottes de caoutchouc et brandissant des parapluies. Patrick trouva réconfortante cette première impression du Brown Palace. Situé sur un étrange terrain de forme triangulaire au confluent de deux systèmes différents de quadrillage urbain, il évoquait bizarrement un paquebot taillé dans le grès et le granit rouge. À l’intérieur, un atrium haut de huit étages. Pendant qu’Alice procédait aux formalités d’enregistrement, Holle s’amusa à courir sur le sol brillant. Elle montrait du doigt les colonnes d’onyx dorées et levait son petit visage pour regarder, en ouvrant de grands yeux, les balustrades en fer forgé et l’immense bannière étoilée qui pendait d’un vitrail, au plafond, très haut au-dessus d’eux. Dans un monde en train de sombrer lentement, on pouvait toujours compter sur le Brown, ce monument de l’ère victorienne semblable à une cathédrale, pour rester solide comme le roc, rassurant, là où les constructions plus récentes de verre et de béton armé s’étaient effondrées. De plus, il n’était qu’à quelques centaines de mètres des bâtiments administratifs de Denver où ils devaient rencontrer, le lendemain matin, Nathan Lammockson et les autres membres du groupe de LaRei. La suite attribuée à Patrick comportait tout ce qu’il fallait pour faire le bonheur de Holle : un minibar réservé aux enfants, un sac rempli de jouets et de livres et plusieurs écrans diffusant des programmes de divertissement. On y trouvait aussi divers rappels à l’ordre invitant à ne pas gaspiller l’eau. À Denver, le climat avait toujours été très dépendant de la pluviosité des Rocheuses. Il avait beau faire plus humide dans l’ensemble, l’irrégularité pluviométrique et l’augmentation de la population compliquaient l’accès à l’eau potable. Un écran de télé était réglé en permanence sur une chaîne d’info diffusée par les Rocky Mountain News – un ancien journal en papier qui était mort et avait ressuscité sous la forme d’une chaîne de télé. Au-dessus d’un ruban où défilaient toutes sortes d’informations plus ou moins désespérantes, la chaîne diffusait des images du dernier désastre en date : une sorte de mini-guerre civile avait éclaté autour d’Alice Springs, en Australie, entre les habitants et le gouvernement fédéral qui avait imaginé d’y reloger les réfugiés chassés des régions inondées de Victoria, de Nouvelles-Galles du Sud et d’Australie du Sud. Holle s’amusait avec ses nouveaux jouets devant la télé. Elle paraissait imperméable aux horreurs bombardées par l’écran ; de la même façon que les diverses catastrophes qui s’abattaient sur le monde avaient paru irréelles au petit Patrick qui avait grandi dans un vingtième siècle oublié depuis longtemps. Il avait décidé qu’il valait mieux ne pas cacher la vérité à Holle. Sa vie risquait fort d’être façonnée par les calamités. Il aimait croire que Linda aurait appuyé cette décision, mais il ne le saurait jamais. Ce soir-là, il emmena Holle dîner dans l’un des restaurants chics de l’hôtel. Les serveurs la traitèrent comme une reine, la couvrirent de compliments et de mots gentils en lui apportant une paella pour enfants. Patrick l’avait commandée spécialement pour elle, c’était une sorte de nourriture de réconfort, un plat que sa mère lui préparait. Ensuite, de retour dans leur chambre, il joua aux cartes avec elle, la laissa regarder deux épisodes de Friends, et puis il lui fit la lecture jusqu’à ce qu’elle s’endorme. Après quoi il ouvrit son ordinateur portable et regarda ses e-mails. Les grands projets immobiliers des Grandes Plaines avançaient bien, mais des réfugiés mécontents d’avoir été installés là les avaient rebaptisés hargneusement « Friedmanburgs ». Il le signala à ses responsables de la communication pour leur demander conseil. Patrick était également impliqué dans l’exploitation intensive des gisements à ciel ouvert des sables bitumineux d’Athabasca, dans l’Alberta. Le pétrole, le charbon, le gaz et les schistes bitumineux étaient déjà exploités de cette façon dans le Colorado et sur toute la côte occidentale. Mais le gisement d’Alberta était d’une tout autre dimension. En théorie, il était sous la coupe du gouvernement canadien relocalisé à Edmonton, mais c’était de la poudre aux yeux. Le gouvernement américain de Denver avait bien l’intention d’extraire autant de centaines de milliards de barils de pétrole que possible des schistes bitumineux avant que la mer n’arrive, c’est-à-dire qu’ils n’avaient qu’une poignée d’années devant eux si les plus pessimistes des experts disaient vrai. Le but du gouvernement était de sécuriser ses intérêts à court terme, de manière à avoir une marge de manœuvre suffisante pour reprendre la main le jour tant attendu où les eaux reflueraient. Les dégâts déjà causés aux équilibres écologiques, à l’environnement et à tout le reste étaient énormes. Mais des hommes riches et haut placés, comme Patrick Groundwater, étaient en train de devenir encore plus riches. Patrick n’aurait jamais imaginé se retrouver un jour à assumer un tel rôle. Mais il fallait bien que quelqu’un le fasse. Et il s’efforçait de remplir consciencieusement ce qu’il considérait comme son devoir. Ainsi allait le monde. Un doux bruit de respiration lui apprit que Holle dormait à poings fermés. Il s’assura qu’elle allait bien, remonta un peu la couverture sur ses épaules et vérifia que son Angel était éteint. Puis il se remit au travail. Le lendemain, Holle le réveilla, comme d’habitude, à 6 heures du matin. À son immense soulagement, il ne pleuvait plus. Le soleil estival essayait de percer l’énorme couche de nuages. À 8 heures, ils avaient fini le petit déjeuner qu’ils avaient fait monter dans leur chambre. Malgré les protestations d’Alice Sylvan, il décida qu’ils sortiraient faire un tour. Ils avaient quelques heures devant eux avant leur rendez-vous avec Nathan Lammockson, à la bibliothèque municipale. Holle avait passé le plus clair de ses premières années dans des communautés entourées de murs. Voir enfin de plus près une ville digne de ce nom serait pour elle une expérience enrichissante. Il fourra dans un sac un nécessaire complet pour enfant – lingettes, livres, jouets, sans oublier une bouteille d’eau et l’Angel de sa fille. Holle enfila une robe d’été. Le temps de lui appliquer de l’écran total sur le visage et les bras, puis de la coiffer d’un chapeau rose, ils étaient prêts à partir. Encadrés par l’équipe d’Alice, ils se mêlèrent à la foule matinale qui grouillait sur Tremont Place et partirent en direction du centre commercial de la 16e Rue. La peinture des bâtiments était écaillée et les vitrines brisées, les espaces verts avaient été reconvertis en potagers où poussaient des pommes de terre et des haricots ; quant aux arbres, ils avaient été depuis longtemps abattus pour servir de bois de chauffage. Il y avait peu de voitures dans les larges avenues – on y voyait davantage de chars ou de blindés –, mais les rues étaient remplies de piétons, de vélos et de rickshaws, qui se croisaient à des carrefours dont les feux de signalisation avaient depuis longtemps disparu. Le centre commercial proprement dit, autrefois interdit aux voitures, était un couloir rectiligne encadré de boutiques et bordé de souches d’arbres. Des rails de tramway achevaient d’y rouiller. Les trams n’y amenaient plus les clients depuis longtemps. D’imposants véhicules de la police municipale ou de la police d’État passaient lentement sur la chaussée, aboyant de temps à autre des instructions au mégaphone. Patrick était frappé par la quantité de militaires et de vigiles qu’il voyait. Il se demandait s’ils ne se servaient pas du centre commercial pour canaliser les gens qui allaient du quartier des affaires jusqu’au cœur de la ville. Ils n’eurent aucun mal à circuler car il n’y avait que très peu de sans-abri, parfois des familles avec enfants. Ils campaient à l’entrée des bâtiments, sous des tas de couvertures et des cartons. Des flics et des agents de la Sécurité du territoire vérifiaient les papiers et les marqueurs d’identité biométriques des « P-D », qui n’opposaient pas de résistance, afin de s’assurer qu’aucun clandestin ne s’était introduit dans la ville au cours de la nuit. Des travailleurs sociaux distribuaient des bols de haricots, de riz et d’eau chaude. Certaines boutiques étaient encore ouvertes. Les magasins d’alimentation et les restaurants vendaient presque exclusivement des produits locaux. Dans les vitrines des autres magasins, on voyait toutes sortes d’appareils électroniques, de vêtements, d’accessoires, de chaussures, d’imperméables, et même des livres, rafistolés ou remis à neuf, souvent après avoir été arrachés aux entrailles des villes inondées. Patrick se sentit rasséréné par la présence de ces boutiques. Pour lui, elles signifiaient qu’il se trouvait dans une ville qui tournait rond – rien à voir avec le chaos dans lequel avait sombré ce qui restait du pays. Mais si quelque chose du Denver originel avait réussi à perdurer jusqu’au début du vingt et unième siècle, une survivance des anciens comptoirs d’échange de l’époque du Far West, rien n’avait survécu au grand coup de gomme donné par l’arrivée des réfugiés. Ils poursuivirent leur route sans rien acheter. Ils arrivèrent à California Street, et coupèrent vers la 14e Rue et le Centre de conférences du Colorado. Il avait été réaffecté à l’accueil des réfugiés, et de longues files serpentaient dans les rues alentour. De loin, les « P-D » ressemblaient, comme toujours, à de gros amas gris et miséreux. L’heure du rendez-vous approchait. Guidés par Alice, ils descendirent la 14e Rue vers le parc du Centre civique. Lorsqu’ils voulurent traverser Colfax Avenue, la principale artère qui traversait la ville d’est en ouest, ils durent franchir un barrage, car le Centre civique était entouré par des bataillons de policiers et de militaires. Patrick conduisit sa fille de l’autre côté des immenses bâtiments qui bordaient le parc : l’Hôtel des Monnaies, la façade incurvée de la mairie, et la bibliothèque municipale où Thandie Jones devait tenir sa conférence. Le Musée d’art était particulièrement impressionnant. Holle n’arrivait pas à détacher son regard de ses formes géométriques angulaires. On aurait dit des tentatives d’origami abandonnées par un géant. Hélas, ses plaques d’acier étaient striées de rouille et corrodées, ses fenêtres étaient condamnées par des planches et ses panneaux d’affichage muets. Toutes les grandes villes de la Terre avaient été figées par le déluge aux alentours de 2015. Seule exception à la règle : les bâtiments construits pour venir en aide aux réfugiés, quand le déluge ne les avait pas déjà noyés… Mais ça remontait à dix ans, et les édifices comme le musée, laissés à l’abandon ou réquisitionnés en vue d’usages pour lesquels ils n’avaient pas été conçus, trahissaient leur âge. En tant que nœud de communication et de transit crucial, et plus grande ville à des milliers de kilomètres à la ronde, Denver n’avait pas attendu le déluge pour être un centre fédéral de premier plan. Depuis que la capitale y avait été transférée, après l’inondation de Washington six ans auparavant, tous les terrains qui entouraient la ville avaient été réquisitionnés par les grands ministères. La présidente Vasquez elle-même, la première présidente à enchaîner trois mandats depuis Roosevelt, s’était installée dans la demeure du gouverneur. Mais Patrick savait que la plupart des décisions politiques se prenaient dans un endroit beaucoup plus sûr, un ancien centre de commandement de l’Agence Fédérale des Situations d’Urgence, un bunker de deux étages rénové et réhabilité pour les circonstances. Il s’y trouvait même des ambassades, dont certaines de pays inondés, dont les drapeaux pendaient mollement dans l’air matinal. Patrick eut, en les voyant, l’impression de reliques pitoyables. Ce qui n’empêchait pas le Centre civique de vous donner l’impression d’être dans une grande capitale, un peu dans le genre de ce bon vieux Washington dont Patrick se souvenait encore. Des gens en complet-veston couraient dans tous les sens, beaucoup parlant dans le vide ou avec cet air absent caractéristique des utilisateurs d’Angel. Sans doute des lobbyistes, des fonctionnaires ou des bureaucrates en tout genre, peut-être même des membres du Congrès ou des sénateurs, se dit Patrick. Il savait que d’immenses ressources financières avaient été déversées ici. On sentait l’énergie et la volonté concentrées dans cette ville ; c’était un nouveau refuge pour l’esprit américain, l’endroit d’où tout recommencerait. La présidente elle-même était à Denver. Si on n’était pas en sécurité ici, alors où l’était-on ? Un petit ballet d’hélicoptères passa en rase-mottes dans un grand vacarme de pales. Holle poussa des piaulements et bondit sur place, excitée. Holle adora le Capitole de l’État du Colorado, un bâtiment de dix-sept étages avec des colonnes grecques, une rotonde, et surmonté d’un dôme doré qui étincelait dans le soleil liquide du matin. Elle gravit quatre à quatre les marches de pierre en les comptant jusqu’à la dix-huitième. La marche était gravée et elle déchiffra l’inscription suivante : — « Un mile au-dessus du niveau de la mer. » C’est ça, papa ? — C’est parfait, ma chérie. Un mile, tout à fait. Ici. Une voix gronda derrière eux : — Enfin, un mile moins six cents pieds à peu près… Ils auraient dû s’arranger pour que cette inscription monte en même temps que le niveau de la mer. Hé, George, on devrait mettre AxysCorp sur le coup, tu ne crois pas ? Un type courtaud d’une cinquantaine d’années descendait les marches vers eux. Ses cheveux grisonnants étaient coupés presque ras, et son gros nez ainsi que son double menton étaient luisants de sueur. Il avait un accent anglais – peut-être de Londres ou alors de l’Essex. Il était suivi par deux autres types : un grand Noir, à fière allure, et un autre plus petit, nerveux. — Patrick Groundwater, vieille canaille ! Ravi de vous revoir ! Nathan Lammockson, conclut-il en lui tendant la main. 5 Holle était plantée au milieu d’un cercle de quatre hommes et se tordait le cou pour les regarder. Nathan présenta ses compagnons : — George Camden, un de mes bras droits d’AxysCorp. Camden, le Noir, mince, l’air assuré et compétent, rendit son regard à Patrick sans ciller. Il portait la combinaison bleue AxysCorp avec son fameux logo, la Terre nichée dans une main en coupe, incrusté sur la poitrine. Comme l’Alice de Patrick, il restait en retrait, silencieux et attentif. — Et voici Jerzy Glemp. Glemp, râblé, les cheveux gras et noirs piquetés de gris, affublé de grosses lunettes démodées perchées sur un nez étroit, était nerveux, tendu, et avait la peau moite. Il était sanglé dans un vieux costume trois pièces. — Monsieur Groundwater, je suis ravi de faire votre connaissance. Il avait un accent d’Europe de l’Est, peut-être russe, à couper au couteau. Quand il souriait, ses joues mal rasées se plissaient. — Nathan m’a parlé de vous. Il m’a dit que vous faisiez partie de ceux qui s’étaient inquiétés de l’accueil réservé au rapport du GIEC en 2018, à New York. 2018, l’année où Thandie Jones, cette tête brûlée d’océanographe, avait présenté ses conclusions sur l’état du monde au Groupe d’experts Intergouvernemental sur l’Évolution du Climat, conclusions accueillies avec un scepticisme que Patrick considérait comme injustifié de la part des savants, après quoi elle avait dû faire face aux critiques et aux fins de non-recevoir des responsables politiques au cours des mois et des années qui suivirent. — Oui, j’étais là. C’est là que nous nous sommes rencontrés pour la première fois, pas vrai Nathan ? Nathan eut un sourire crispé et flanqua une bonne tape sur l’épaule de Patrick. — C’est après cette réunion que je me suis arrangé pour qu’il intègre LaRei illico. Et, bon sang de bois ! j’avais tout de suite vu que c’était un homme de ressources, avec une vision – le genre d’homme qui ne s’en laisse pas conter, qui voit clair à travers les rideaux de fumée et ne se laisse pas abuser par de faux espoirs, qui pense à long terme et agit en conséquence. J’avais raison, pas vrai, Patrick ? C’est juste après cette réunion que vous avez commencé à acheter toutes ces terres dans les Plaines, et vous avez bigrement bien fait. Mais moi ce que je veux maintenant, ce que nous voulons tous, c’est franchir l’étape suivante. Ce qu’il nous faut, c’est prendre une nouvelle, une toute nouvelle direction. — Et donc, maintenant, vous êtes basé au Pérou ? — Ouais. On aurait pu croire que je me serais habitué au soleil… Il essuya la sueur de son front charnu. — Je me demande comment je n’ai pas encore fondu. On en arrive à regretter la pluie. Même s’il pleut dans les Andes comme à Manchester. — Monsieur Groundwater, vous êtes d’origine écossaise, c’est ça ? demanda Jerzy Glemp. — Je n’ai donc pas perdu l’accent ? En fait, Glemp s’était contenté de lire le dossier que Nathan avait sur lui. — Je suis d’une vieille famille des Orcades. Je suis né et j’ai grandi là-bas. On y a emmené Holle une fois. On l’a laissée crapahuter du côté du Cercle de Brodgar, pour qu’elle puisse dire qu’elle avait mis les pieds dans les traces de ses ancêtres. Elle n’avait que six mois. Maintenant, l’endroit a disparu sous les eaux, jusqu’à la dernière île… Ce qui fait de nous des déracinés. — Comme quasiment tout le monde, dit Glemp. Et votre femme… — Elle était de la région, répondit Patrick. Elle est morte il y a un an, d’un cancer. Non, ça va…, fit-il, comme ils prenaient l’air gêné. Holle le sait. Holle leva les yeux vers Glemp. — Et lui d’où il vient ? Glemp eut un petit rire. — On ne s’occupe pas assez de toi, c’est ça ? Elle tient de vous, dit-il à Patrick. Et elle a votre délicieux accent. Moi, je suis d’origine polonaise. — C’est où ça ? Patrick essaya de lui expliquer, mais Glemp l’interrompit : — Ce n’est plus nulle part désormais. Sous la mer. Un endroit où les poissons vont jouer. — Vous êtes drôle. — Mmm, merci ! En ce moment, tu sais, on fait tout ce qu’on peut pour que tes enfants, quand tu seras grande, aient un endroit où jouer. — À la place des poissons ? — À la place des poissons. Exactement. — Vous êtes vraiment marrant. — Il travaille pour Eschatology Inc., dit Nathan à Patrick. Il est souvent comme ça. Mais vous vous y ferez. Enfin, espérons qu’il ne se trompe pas. La bibliothèque municipale était un carambolage d’ères géologiques, un bloc de grès et de verre des années 1950 cimenté à un cube de briques rouges des années 1990 : encore une construction qui vieillissait mal et qui n’avait pas été entretenue depuis au moins dix ans. Pour entrer, ils durent franchir un nouveau barrage de sécurité, beaucoup plus strict que les cordons de policiers et de militaires qu’ils avaient rencontrés jusqu’ici. Cette fois, il dépendait de LaRei. Un grand espace situé au rez-de-chaussée de la bibliothèque avait été transformé en salle de conférences grâce à une cinquantaine de chaises pliantes placées devant une estrade. Une installation toute simple, songea Patrick, comme pour discuter des détails d’un planning lors d’une réunion municipale. Sauf que les silhouettes sombres d’Alice, de Camden, de gardes du corps et de plusieurs gorilles occupaient la dernière rangée de chaises. Une vingtaine d’autres sièges pliants étaient également occupés, par des hommes et des femmes dont Patrick reconnut immédiatement la plupart pour les avoir vus à la télé, à des congrès, ou pour les avoir rencontrés personnellement. Il y avait ici des gens qui auraient pu se payer les services d’une dizaine de Patrick, voire d’une dizaine de Nathan Lammockson. C’était LaRei, un club secret hyper-sélect fondé quelques années avant le déluge afin de procurer à ceux qui les recherchaient les meilleures écoles, les lieux de vacances les plus chics ou des produits de luxe – montres et bijoux – fabuleusement coûteux ; un club qui était devenu une sorte de réseau survivaliste pour super-riches. LaRei, où même un compte en banque d’un milliard de dollars ne vous permettait pas d’entrer. Sans le parrainage de Nathan, Patrick n’aurait jamais pu mettre les pieds dans cet endroit. De l’autre côté de la salle, juste en face de l’estrade, se tenait une femme d’une quarantaine d’années, une Noire, mince. Elle portait une combinaison défraîchie dont la couleur avait jadis pu être du bleu AxysCorp. Elle installait une grosse boule de cristal, un système de projection en 3-D où s’affichait une représentation de la Terre tournant sur elle-même. Patrick reconnut Thandie Jones. L’attention de Holle fut attirée par le joli globe terrestre qui projetait des reflets bleutés sur les lambris de bois vernis de la bibliothèque et les rangées de livres des étagères. Mais elle s’en lassa vite, comme l’avait prévu Patrick. Il la laissa s’asseoir par terre pour explorer le contenu du paquetage qu’il lui avait préparé. Elle en sortit des livres et son Angel. Lorsqu’elle l’alluma, quelques mesures de musique trottèrent dans la tête de Patrick avant qu’elle ait eu le temps de le régler. Apparemment, « Graceland », de Paul Simon, avait ses faveurs du moment. Aujourd’hui, plus personne ne composait de musique. Mais pour Holle ça ne changeait rien ; elle se formait son propre goût et butinait dans la discothèque personnelle de Patrick, qui pour elle était aussi nouvelle que si elle avait été composée la veille. Puis elle prit conscience de la présence d’une autre enfant, assise à l’autre bout de la pièce, une petite fille blonde qui avait à peu près son âge. Elles se regardèrent comme si les adultes qui les entouraient étaient aussi éloignés et inconsistants que des nuages. 6 Un homme blanc d’une soixantaine d’années, ventripotent et chauve, au visage rond et pâle, se posta devant Thandie. — Prête à commencer, docteur Jones ? Il se tourna vers l’assistance. — Je pense que vous me connaissez tous. Je suis Edward Kenzie, président de LaRei. Il parlait avec un pur accent de Chicago. Il n’utilisait pas de micro, mais il y avait si peu de monde et la bibliothèque était si vide et silencieuse que Patrick n’eut aucun mal à l’entendre. — Vous ne connaissez probablement pas Kelly, ma petite fille, fit-il en indiquant la blondinette qui jouait avec Holle. D’une certaine façon, elle incarne la raison pour laquelle nous sommes réunis aujourd’hui. Patrick remarqua qu’il avait de gros doigts boudinés jaunis par la nicotine, vision étrange, vestige d’une vie révolue. — Bon nombre d’entre nous, poursuivit Kenzie, ont entendu le docteur Jones s’adresser au GIEC il y a sept ans. Eh bien, en bon habitant de Chicago que je suis, j’ai suivi toute sa carrière depuis lors. J’ai lu chacun des rapports et des articles qu’elle a écrits, et je peux vous assurer que tout ce qu’elle avait annoncé s’est réalisé, à peu de chose près ; de même que beaucoup d’entre nous avaient malheureusement raison quand ils prévoyaient que nos gouvernements ne feraient rien. Si nous lui avons demandé de s’adresser à nous aujourd’hui, c’est en quelque sorte pour qu’elle donne une version réactualisée de son discours au GIEC. Ensuite, lorsque nous saurons à quoi nous en tenir, je vous proposerai une sorte de feuille de route. Docteur Jones… Il se rassit, les bras croisés, le regard intense. Thandie parcourut la pièce du regard. Elle avait l’air coriace et expérimenté des scientifiques de terrain. — Merci. Je m’appelle Thandie Jones. Je suis océanographe et climatologue. Administrativement, je suis rattachée à la NOAA[1], l’agence météorologique nationale. Il se trouve qu’elle dispose d’un bureau à Boulder, dans le Colorado, c’est-à-dire encore au-dessus du niveau de l’eau. J’ai assisté en personne, à Londres en 2016, à l’un des événements spectaculaires par lesquels le déluge a démarré. Depuis, j’ai aussi assisté à plusieurs des catastrophes hydrologiques qui ont suivi – dont beaucoup étaient sans précédent dans notre histoire… Elle leur parla d’une communauté mondiale de spécialistes du climat et d’autres disciplines qui observaient ces événements en perpétuelle et rapide évolution. Ils se débrouillaient encore pour publier des articles, pour se réunir en séminaires, et ils arrivaient à poursuivre ce qui s’apparentait plus ou moins à une démarche scientifique. Mais la plupart devaient se contenter d’enregistrer chacune des énormes convulsions de la Terre au moment où elle se produisait, et d’essayer d’en déduire les conséquences. — Je suis payée pour modéliser les océans et le climat afin d’aider le gouvernement de Denver à planifier l’avenir. Et je suis célèbre, comme je crois que vous le savez déjà, pour ma théorie sur les causes de cette inondation à l’échelle planétaire, et comment ça va finir. Elle se tourna vers sa boule de cristal – une Terre en 3-D tournant sur elle-même, une illusion d’optique produite par plusieurs projecteurs et toutes sortes d’écrans, de lentilles et de miroirs en rotation. Patrick se rappela qu’elle avait déjà utilisé un dispositif similaire en 2018 et se demanda si c’était le même matériel. Probablement. — Voici la Terre telle que nous la connaissions en 2012, avant le début du déluge. C’était une représentation d’un monde sans nuages, où les formes brunâtres si familières des continents se détachaient sur le bleu des océans. — Et voici où nous vivons désormais, fit-elle en appuyant sur un bouton. Les mers brillèrent et s’élevèrent, et les terres fondirent. L’eau ne fit qu’une bouchée de la Chine et se répandit en Europe du Nord, loin jusqu’en Russie ; en Amérique du Sud elle engloutit une bonne partie de l’Amazonie. Le regard de Patrick était rivé sur la Grande-Bretagne, où une bonne partie du sud de l’Angleterre avait disparu alors que le reste du pays se réduisait à un chapelet d’îlots. En Amérique du Nord, la mer avait impitoyablement dévoré la Floride et balayé l’intérieur des terres pour recouvrir les États de la côte Est tout en haut jusqu’au Maine et les États du golfe du Mexique aussi loin au nord que le Kentucky. À l’ouest, l’océan avait envahi toutes les vallées de Californie. De grandes villes avaient cessé de vivre, abandonnées : New York, Boston, La Nouvelle-Orléans, et même Washington. La disparition d’une aussi grande surface des États-Unis à l’est des Ozarks avait provoqué d’importants déplacements de population. L’Amérique était si incroyablement jeune, songea Patrick. Il y avait à peine plus de deux siècles que les colons européens avaient traversé le continent, et guère moins que la conquête du Far West avait commencé, en quête de terre et d’or. Et voilà qu’une autre vaste migration vers l’ouest était en train de se produire. Thandie poursuivit : — Je n’ai pas besoin de détailler devant vous le désastre économique qui a suivi, ni la terrible tragédie humaine que cela a représenté. Il y a quelques mois à peine, j’ai visité un immense camp de réfugiés, non loin d’Amarillo, au Texas. Mais ce que je veux dire, c’est que cela prouve à quel point mes modèles étaient justes. Quand je me suis adressée au GIEC en 2018, le déluge avait provoqué une montée des eaux de treize mètres, en moyenne, au-dessus de l’ancien niveau de la mer. À l’époque, le consensus scientifique était que la montée des eaux ne dépasserait pas quatre-vingts mètres environ, parce que c’était la limite maximale que pouvait provoquer la fonte totale des glaces des pôles. Eh bien, exactement comme mes modèles l’avaient prédit, l’eau s’est d’ores et déjà élevée de deux cents mètres environ. Le niveau de l’eau monte à présent d’une trentaine de mètres par an, mais il augmente de manière exponentielle. Malgré les dénégations de la communauté scientifique et des gouvernements, il est évident que le pire est à venir. En ce qui concerne les causes de cette élévation, nous avons continué à accumuler les données ; et chaque nouvel élément est venu confirmer ma première tentative de modélisation, en 2018. Thandie avait prouvé que l’élévation du niveau de la mer était due non à la fonte des glaces mais à des rejets de mers souterraines, de réserves d’eau cachées dans les profondeurs de la Terre. Elle leur montra des images d’exploration des fonds marins qui faisaient apparaître de gigantesques fontaines sous-marines en activité et différents lieux où de l’eau chaude chargée de minéraux se frayait un chemin hors du substrat terrestre, en remontant des profondeurs des roches. Personne ne savait expliquer pourquoi ces réservoirs des profondeurs avaient choisi de se déverser maintenant dans les océans. Ce n’était pas la première fois que la Terre connaissait des changements climatiques aussi brusques. Peut-être ne s’agissait-il que d’une de ces transitions dramatiques, mais naturelles. À moins que ce ne soit la faute de l’homme. — Mais au fond, peu importent les causes, poursuivit Thandie. Et il serait vain de chercher des responsables. Quels qu’ils soient, notre problème ce sont les conséquences. Or, pour le moment, nous n’avons pas la moindre idée de ce qu’elles seront exactement. Jusque-là, nous avons toujours eu des précédents pour nous guider. Au Crétacé, par exemple, quand les dinosaures gambadaient sur Terre, le climat était plus chaud, plus humide, et le niveau des mers beaucoup plus élevé. Mais nous sommes en train de dépasser ces précédents. Les mers monteront bientôt plus haut qu’à aucune autre époque depuis la formation des continents, il y a plus de deux milliards d’années. « Je suis bien consciente que le gouvernement fédéral et nombre d’agences continuent d’échafauder des plans basés sur le recul des eaux, et des projets de reconstruction. Par exemple, divers ministères travaillent actuellement à des projets détaillant point par point la recolonisation de régions actuellement inondées. Mais je dois vous dire que je ne vois aucune raison pour que les inondations s’arrêtent, à plus ou moins long terme. À vrai dire, nous avons du mal à fixer une limite supérieure à l’élévation du niveau de la mer. Le plus probable, à mon avis, c’est que les poches souterraines que nous avons découvertes vont libérer toute l’eau qu’elles contiennent, et nous allons nous retrouver avec des océans qui occuperont cinq fois plus de volume qu’en 2010. Mais toutes les surfaces émergées de la Terre auront disparu bien avant. Après cette déclaration abrupte, elle laissa planer un silence. Edward Kenzie hocha la tête. — Bon, docteur Jones, que nous proposez-vous de faire ? — Je vois trois possibilités, dit-elle avec un haussement d’épaules. On peut vivre au-dessus de l’eau. Ou en dessous. Ou encore, carrément ailleurs que sur la Terre. À cette dernière proposition, Patrick hocha la tête. — Au fait, reprit Thandie, j’ai oublié de vous dire que vous n’avez que quinze ans devant vous pour arrêter votre choix et échafauder un plan. — Pourquoi quinze ans ? — Parce que dans quinze ans Denver sera sous l’eau. Elle parcourut du regard la vieille bibliothèque, les grains de poussière qui dansaient dans l’air immobile. — L’eau arrivera jusqu’ici. Je dirais que, quoi que vous décidiez de faire, il n’y a pas un instant à perdre. Des questions ? Après un quart d’heure de questions prouvant que les membres de LaRei étaient plutôt bien informés, la conférence prit fin. Thandie commença à remballer son matériel. — Encore une question, dit Patrick. Docteur Jones, quels sont vos propres projets d’avenir ? — Continuer à observer, répondit-elle avec un sourire. Personne avant nous n’a jamais eu l’occasion d’observer ce qui est en train de se passer. Et personne n’y assistera plus jamais. Je ne peux pas avoir d’enfants. Le futur ne m’intéresse pas vraiment. Mais le présent, voilà ce qui me passionne. 7 Edward Kenzie se leva encore une fois. — Et voilà, mesdames et messieurs. Je crois que vous aurez du mal à trouver un tableau plus précis de la situation. On dirait que ça recommence comme à New York en 2018, pas vrai ? Maintenant, nous arrivons au point clé de la réunion. Depuis New York, à cause de l’incompétence et de l’aveuglement de nos gouvernements, et de leur talent pour esquiver les affaires importantes, nous avons déjà perdu sept ans. Les moyens que le gouvernement fédéral a investis pour faire face à la pire des éventualités, une élévation continue du niveau des océans, sont minimes à côté des sommes dilapidées dans les projets fantaisistes de reconstruction et de recolonisation auxquels le docteur Jones a fait allusion. Quoi qu’il en soit, en ce qui me concerne, je ne vais pas rester assis les bras croisés à rêvasser pendant que la montée des eaux anéantit toutes mes richesses, mes possessions, et noie ma famille comme des rats. Certains d’entre nous ont décidé de prendre le problème à bras-le-corps. Ces paroles furent accueillies par un grondement approbateur. Kenzie leva les mains. — Avec l’aide de Nathan Lammockson et de quelques autres, j’ai fait venir ici des spécialistes d’horizons divers. Vous pourrez vous adresser à eux afin d’amorcer votre réflexion sur ce que vous déciderez de faire. Ce qu’il nous faut, ce sont des solutions concrètes aux pires des problèmes qui pourraient se poser. J’espère que de cette réunion sortiront un certain nombre de projets – différents modèles d’arches, si vous préférez. Des projets susceptibles d’avancer plus ou moins indépendamment les uns des autres. Ça paraît être le moyen de maximiser nos chances de succès. C’est le début d’un programme d’ensemble, et pas seulement d’un projet isolé. « Mais il va nous falloir redoubler de précautions. N’oubliez pas : la Terre est en train de couler. Si vous dites au monde que vous construisez une arche, tous les « P-D » se battront pour monter à bord avec leur famille. Il les parcourut d’un regard calculateur, le visage sombre. — J’espère que nous continuerons à nous serrer les coudes pendant les prochaines années. Mais nous devrons faire preuve de discrétion, ne parler de nos secrets à personne – même pas entre nous. Nous devrons nous contenter de ne connaître que le strict nécessaire sur ce que fait notre interlocuteur direct, comme dans les cellules terroristes. Ça n’a peut-être pas l’air très américain. Mais ces enculés de terroristes nous ont assez fait souffrir, depuis 2001, avec leur kyrielle d’attaques. Du reste, nous avons des leçons à prendre de ce côté-là, vous ne croyez pas ? Il était clair qu’il avait minutieusement préparé sa déclaration. Et Patrick ne pouvait s’empêcher de trouver que ses propos n’étaient pas dénués de bon sens. Il avait constaté par lui-même combien chacune des tentatives du gouvernement fédéral pour réagir à la crise avait été aussitôt réduite à néant par l’ampleur même de la catastrophe. Ce n’était peut-être pas très démocratique, mais le secret était probablement la seule façon de procéder. Il faudrait sacrifier le plus grand nombre pour en sauver quelques-uns. À la fin de la réunion, Patrick dut tapoter l’épaule de Holle pour qu’elle éteigne son Angel. Elle regarda autour d’elle, à la recherche de la Terre tournoyante de Thandie, et parut déçue qu’elle l’ait éteinte. Devant la bibliothèque, Jerzy Glemp s’approcha de Patrick et l’éloigna des groupes qui commençaient à discuter entre eux. — Je vous ai vu hocher la tête, murmura-t-il d’une voix de conspirateur. — Vraiment ? — Lorsque le docteur Jones a présenté ses conclusions. Quand elle a dit que notre seule chance de survie était de quitter la Terre, fit-il en levant les yeux vers le ciel. — Disons qu’elle a fait vibrer la corde sensible. — C’est d’une logique imparable, n’est-ce pas ? Cette Terre est condamnée ; ça, au moins, c’est évident. D’ici cent ans, ce ne sera plus qu’un monde pour les poissons. Tout comme la Pologne, qui a déjà disparu. Le seul espoir de l’humanité, c’est de trouver un nouvel endroit où vivre, parmi toutes ces planètes et étoiles. — Vous pensez à une sorte de vaisseau spatial ? — Évidemment. Regardez les autres, fit-il avec un coup d’œil alentour. Nathan Lammockson parle de construire de puissants vaisseaux qui vogueraient sur les océans, comme Noé. D’autres rêvent de sous-marins et de colonies sous-marines. Nous savons tous les deux, monsieur Groundwater, que l’espace est notre seule chance de survie. Et vous et moi, monsieur Groundwater, ici et maintenant, par cette conversation même, nous posons la première pierre d’un projet qui sauvera l’humanité. J’ai les compétences. J’ai fait des études d’astronautique à Poznan, avant le début du déluge. J’ai participé à des missions spatiales européennes, j’ai soutenu une thèse de doctorat sur les travaux de Tsiolkovski. Avec vos moyens et ma vision – oui, nous construirons un vaisseau spatial, une arche qui voguera dans l’espace. Patrick avait l’impression qu’on le poussait sur des rails. — Je crois que vous êtes en train de me manipuler, docteur Glemp. Vous êtes vraiment sûr que je partage votre rêve ? — Je le sais, répondit Glemp en regardant Holle. J’ai interrogé Nathan à votre sujet. Votre fille est née en 2019. Elle a dû être conçue peu après que vous avez entendu le docteur Thandie Jones évoquer la fin du monde devant le GIEC. Elle a été conçue dans l’espoir. Patrick se sentit rougir. Mais ce drôle de petit homme avait raison. Après que Linda et lui eurent écouté Thandie, et constaté la réaction décourageante du public – et plus tard, lorsqu’ils durent fuir devant la tempête subite qui s’était abattue sur Manhattan –, ils étaient rentrés chez eux, à Newburgh, dans le New Jersey, en même temps que d’autres réfugiés de New York, puis ils avaient dîné, ouvert une bouteille de vin et s’étaient débarrassés de leurs contraceptifs. Holle avait bel et bien été conçue dans l’espoir, par défi envers la noirceur de ce que l’avenir semblait alors leur réserver. Son nom avait même été choisi en fonction du rôle qu’ils avaient imaginé, Linda et lui, que leur fille pourrait avoir à jouer. — Allons, venez, dit Jerzy Glemp. Nous avons du pain sur la planche. Allons déjeuner. Vous pourrez m’offrir à boire, puis nous commencerons à envisager un moyen de sauver l’humanité, et de quelle manière dépenser votre argent au passage. Il le conduisit dans la rue. Patrick ramassa une Holle tout ensommeillée et le suivit, en se demandant dans quoi il était en train de mettre les pieds. 8 Le lendemain matin, un coursier apporta au Brown Palace un message manuscrit adressé à Patrick Groundwater : « Personnel – Confidentiel – À ne pas divulguer. » Le coursier était un jeune de quatorze ans, en combinaison AxysCorp anonyme. Dans un monde plein de réfugiés affamés, on n’avait pas besoin d’être riche pour s’offrir les services d’un messager. Ce qui n’empêchait que, dans un monde d’où le papier avait quasiment disparu, c’était une façon de procéder plutôt inhabituelle. Patrick demanda à Alice Sylvan de donner un pourboire au jeune garçon et de le renvoyer. Ensuite, pendant que Holle prenait dans le grand salon de leur suite le petit déjeuner qu’ils avaient fait monter, Patrick, conformément à l’esprit de ce message, s’enferma aux toilettes et l’ouvrit dans un coin qu’il pensait à l’abri des caméras de surveillance. Le message était d’Edward Kenzie. C’était une invitation manuscrite, comme l’enveloppe, à le rejoindre à 10 heures, le jour même, au campus d’Auraria « pour assister au lancement d’un nouveau projet ». Se sentant vaguement idiot, Patrick déchira la note en mille morceaux qu’il jeta dans les toilettes. Puis il retourna dans le salon, s’octroya une nouvelle tasse de café et aida Holle à se préparer pour la journée. C’était une matinée ensoleillée, avec juste quelques nuages épars. La chaleur et la lumière redonnaient le moral à tout le monde, et Holle gambada le long du chemin. Ils traversèrent la ville en coupant vers le sud-ouest par Larimer Street et prirent le pont au-dessus du Cherry Creek, vers le campus. Alice Sylvan, une matraque dans la main gauche, la droite sur le holster de son pistolet, regarda en souriant Holle scruter le lit cimenté de la rivière. De l’endroit où ils se trouvaient, Patrick voyait les contreforts des Rocheuses à l’ouest, et les échardes de quartz du petit centre-ville de Denver, à l’est. Ils arrivèrent au campus. Patrick, qui était allé à Yale et à Oxford, se dit qu’Auraria, que se partageaient trois facultés, devait naguère ressembler à un décor de cinéma représentant un campus traditionnel, avec ses bâtiments de brique rouge et ses larges avenues verdoyantes sillonnant des hectares de parkings. Certains des bâtiments universitaires étaient encore en activité. Dans une capitale fédérale, on avait toujours besoin de diplômés. Mais de nombreux bâtiments avaient été transformés en locaux d’habitation, et les terrains de sport en terres à cultiver. La note donnait rendez-vous à Patrick et à son groupe à la médiathèque du campus. C’était un bloc de verre avec des volets en acier peints en blanc. Ils furent accueillis à l’entrée par un homme en costume sombre, dont la veste dissimulait mal la bosse faite par son arme. Il les passa au détecteur – y compris Holle et le sac à dos qui contenait ses jouets et ses jus d’orange – et les conduisit dans un bâtiment climatisé. L’intérieur était vaste et baigné de lumière. Les niveaux étaient reliés entre eux par une dentelle d’escaliers. Quelques pas dans un couloir et ils arrivèrent dans une petite salle de réunion. Autour d’une table équipée d’écrans tactiles incorporés étaient assis Edward Kenzie, Jerzy Glemp, et un jeune homme mince, peut-être chinois, que Patrick ne reconnut pas. Alice alla s’asseoir près de la porte, à côté de deux autres gardes du corps. Dans l’air planaient des odeurs de café émanant d’un percolateur placé sur une table, dans un coin, et Patrick crut discerner une vague odeur de tabac froid. Dans un autre coin de la pièce, deux gamins, à peu près de l’âge de Holle, s’amusaient avec des jouets en plastique. Patrick reconnut Kelly, la fille d’Edward Kenzie, aux magnifiques cheveux blonds, qui avait assisté à la réunion de la veille. L’autre était un joli petit garçon aux épais cheveux noirs. Un jeune homme souriant, assis par terre avec les enfants, les regardait jouer. Patrick lâcha la main de Holle et la laissa s’approcher d’eux prudemment. Kenzie s’avança vers Patrick et lui tendit une tasse de café. — Edward, fit Patrick. Alors, vous avez décidé de suivre Jerzy, vous aussi ? Kenzie lança : — Franchement, j’ai d’autres fers au feu, rétorqua-t-il. Mais après ce que Thandie Jones a dit, c’est pas comme si on avait le choix, pas vrai ? Il faut qu’on quitte cette planète en train de sombrer. D’ailleurs, c’est grâce aux contacts de Glemp au sein d’Eschatology Inc. que cette réunion a pu avoir lieu. — J’espère que vous ne m’en voulez pas d’avoir amené ma fille ? — Elle est la bienvenue, intervint Jerzy Glemp. J’ai moi-même amené mon petit garçon, Zane. Dis bonjour, Zane ! Le petit garçon aux épais cheveux noirs et aux traits slaves n’avait qu’une vague ressemblance avec Glemp. Il gratifia Patrick d’un timide hochement de tête. — Bien sûr que nos enfants doivent être avec nous, dit Jerzy. Ils sont en âge de comprendre au moins en partie ce qui se dira ici. Et puis d’ailleurs, ce projet ne tient que pour eux, et par eux. En 2040, nous aurons besoin d’équipages. Des « équipages ». Ce mot donna des frissons à Patrick. Jerzy Glemp se frotta les mains. Il avait l’air excité, ravi, comme s’il avait attendu ce moment toute sa vie. Et c’était peut-être le cas, se dit Patrick. — Bon, on commence ? 9 Les portes furent fermées, les murs passés au détecteur. — Voilà. C’est aussi hermétiquement fermé que le cul d’une souris, dit Kenzie. Il tapota sur un écran pour lancer l’enregistrement. — Comme vous le voyez, nous avons ici plusieurs écrans vierges. Grâce à eux, nous disposons d’un accès sécurisé aux serveurs de l’Université, à d’autres plus éloignés si nécessaire, ainsi qu’aux bases de données et aux sources dont nous pourrions avoir besoin pour trouver les réponses aux questions que nous allons nous poser. Bon, je vous propose d’ouvrir la séance. Et vous pourriez commencer, Jerzy, par nous dire qui est ce gentleman que vous avez fait venir. Glemp hocha la tête et le mince jeune homme fit un pas en avant. — Je m’appelle Liu Zheng. Je suis chinois. J’ai vingt-neuf ans. Je suis ingénieur. — Je suis tombé sur lui au centre de tri des « P-D » du Centre Pepsi, ici même, à Denver, fit Jerzy Glemp avec une lueur de satisfaction. C’est stupéfiant les talents qu’on peut extraire de ce fleuve de personnes déplacées. On y trouve tout ce qu’on veut. Edward hocha la tête. — Et quel est le talent si précieux que vous possédez, monsieur Liu ? — Mon père a suivi l’entraînement de taïkonaute, répondit le Chinois, imperturbable. Pour voler dans l’espace. Je conçois des vaisseaux spatiaux. Il y eut un long silence. — Mais que s’agit-il de construire au juste, ici ? demanda Patrick. — Un moyen d’envoyer une population viable hors de la Terre, répondit Liu Zheng. — Une arche, répondit Jerzy Glemp. — La Première Arche, rien de moins, bon sang ! répondit Kenzie. J’ai veillé à ce que nous nous assurions ce petit honneur auprès de Nathan Lammockson et de ces autres enfoirés. Vous avez vu Le Choc des mondes ? demanda-t-il en flanquant une claque sur l’épaule de Patrick. Allons-y, avançons. Jerzy Glemp, quelle est la première question que nous devons nous poser ? — Où irons-nous ? répondit Glemp avec un sourire. L’homme qui était assis par terre en tailleur portait un pantalon et un pull noirs. Il était peut-être plus jeune que son père, mais Holle n’en était pas sûre. Il lui sourit : — Je m’appelle Harry. Harry Smith. Je suis professeur, mais aujourd’hui, ce n’est pas un jour d’école ! Je suis juste là pour m’assurer qu’on va tous bien s’entendre. Tu t’appelles Holle, hein ? Regarde, voici Kelly, et Zane. Les deux autres enfants la dévisagèrent avec méfiance. Kelly était la petite fille qu’elle avait rencontrée la veille dans l’autre endroit plein de livres, la grande pièce poussiéreuse avec la dame à la boule de cristal. Le garçon, Zane, semblait un peu plus jeune que Holle, et il avait une épaisse chevelure noire et aussi de grands yeux. Il avait l’air timide, mais elle le trouvait plutôt sympathique. On aurait dit une poupée. — Regarde, on a de jolis jouets, dit Harry. Tu peux jouer avec nous. Tu vois le fort ? Ces gens-là sont des chevaliers. Tu vois, ils ont des chevaux. Kelly et Zane jouaient avec une espèce de château fort et des personnages en plastique qu’ils disposaient à l’intérieur. Le fort avait des tours circulaires, des murs qu’on fixait sur une base, un pont-levis qu’on pouvait abaisser, et des petits bâtiments à l’intérieur. Mais le fort avait l’air tordu. Il y avait des espaces entre les panneaux des murs, et Holle voyait bien que le pont-levis était coincé. Peut-être qu’il n’avait pas été assemblé correctement. Elle ne s’en approcha pas, pas encore. Kelly ne lâchait pas les petits personnages avec lesquels elle jouait, et Zane l’imitait. Holle ne leur inspirait pas encore assez confiance. Pas assez pour partager, du moins. — Tu as tes jouets à toi ? lui demanda Harry. Tu as quoi dans ton sac ? — Ma Tablet et mon Angel. Elle les sortit de son sac, écartant la boîte de lingettes et les bouteilles de jus de fruits. — Ouaouh, c’est cool. Holle le regarda. — Vous avez dit « cool ». — C’est comme ça que j’ai appris à dire, faut croire. Je suis américain. Tu es anglaise, pas vrai ? — Écossaise. Cool. Cool, cool, cool ! Les autres enfants se mirent à rire. Impulsivement, elle tendit son Angel à Harry. — Vous voulez écouter ? Il y a de bonnes chansons, dedans. — Hé, merci, Holle, c’est vraiment gentil. Il prit le lourd gadget noir dans sa main et passa en revue, du bout du pouce, le menu des morceaux. — Oh, tu as « Phone ». Je l’ai toujours aimé, celui-là. Il appuya sur le bouton de sélection et dodelina de la tête en écoutant la musique, murmurant les paroles : « J’t’aime plus qu’mon phone / T’es mon Angel, t’es ma télé… » Zane et Kelly regardaient Holle sans rien faire, cramponnés à leurs figurines en plastique. — J’ai une Tablet, dit Holle, en la leur montrant. — Moi aussi, j’en ai une, répondit Kelly. — Elle a une webcam. — La mienne aussi. — On pourrait filmer le fort, les personnages. On pourrait les faire attaquer, comme à la guerre, et les filmer. Ça les enthousiasma, et Kelly prit immédiatement la direction des opérations. — Dis donc, Zane, je pourrais commander l’armée à l’intérieur, et toi l’armée du dehors. Il eut l’air dubitatif. — Pourquoi je serais pas à l’intérieur ? Elle eut un reniflement. — Parce que si t’es dehors t’es une « P-D », et que je ne veux pas être comme ça. Harry souriait, écoutant toujours la chanson. — Une « P-D » est une personne déplacée, Kelly. Un Américain devenu réfugié. Les mots que tu as utilisés ne sont pas gentils. Mais ça marche, Zane. Regarde, ce sol brillant pourrait être la mer, le déluge. Et tu pourrais faire un radeau avec la boîte dans laquelle était rangé le fort, d’accord ? Zane commença à se livrer à toutes sortes d’évolutions avec la boîte, la faisant aller et venir sur le parquet ciré, avec ses personnages à l’intérieur. Kelly fit défiler ses petits bonshommes et bonnes femmes devant le fort, lançant des ordres, les préparant à repousser les hordes de réfugiés chassés par le déluge. Maintenant qu’elle avait été acceptée dans le cercle, Holle reposa sa Tablet et jeta son dévolu sur le fort lui-même. Les pièces en plastique se fixaient dans des encoches à la base. Elle vit qu’elle avait raison : les tours, de chaque côté de la porte, avaient été enfoncées dans les mauvais logements. Il suffisait de les intervertir pour que la porte fonctionne mieux. Mais déloger les tours de leurs bases exigerait un effort. Elle regarda Harry pour voir si elle pourrait lui demander un coup de main, mais il était occupé avec Zane. Le petit garçon s’était accroupi pour pousser sur le plancher son radeau fait avec le couvercle de la boîte en carton, et Harry était tellement penché sur lui que son ventre touchait le dos de Zane, dont il ébouriffait l’épaisse tignasse. Ça paraissait bizarre, et elle n’aima pas voir ça. Alors elle détourna son regard vers les autres adultes. Ils étaient assis autour de la table où ils buvaient du café en parlant sur un ton sépulcral. Son père lui tournait le dos, mais il n’était pas loin. La question de Glemp plana un moment dans le vide. Liu Zheng reprit la parole en premier. — Si vous permettez… Il tapota un écran vierge, fit apparaître un clavier et commença à taper des têtes de chapitre. — Je propose que nous définissions deux grandes catégories de destinations. Première catégorie, le système solaire. Seconde catégorie, plus loin. Patrick se sentait déjà largué. — Quoi, plus loin ? Qu’y a-t-il au-delà du système solaire ? Les étoiles ? Vous parlez d’aller dans les étoiles ? — Seulement si nous n’avons pas le choix, fit Jerzy avec un sourire. — Première catégorie, poursuivit Liu en tapotant méthodiquement des intitulés. On peut lister diverses sous-catégories de destinations. En orbite terrestre : on pourrait imaginer une colonie permanente, un peu dans le genre de la Station spatiale internationale. Ou une colonie du même genre dans l’espace, au-delà de l’orbite terrestre. Ou bien on pourrait définir comme destination une planète, ou une lune, à coloniser : les lunes de la Terre ou de Mars paraissent être les choix les plus évidents, ou la lune de glace d’une planète géante. Europa, par exemple. Ou on pourrait envisager d’exploiter un astéroïde, ou une comète. Jerzy Glemp hocha la tête, les yeux dans le vague. — Toute une liste de vieux rêves. Les cylindres de O’Neill. Des dômes sur la Lune et sur Mars. La glace des comètes, soufflée à l’intérieur d’énormes bulles où des gens nagent dans les airs. Liu Zheng dit doucement : — Nous ne sommes pas doués pour construire des systèmes de support vie en vase clos, c’est-à-dire fonctionnant sans déperditions. Or, dans ce scénario, nous devons partir du principe qu’il ne faudra pas compter sur des approvisionnements en provenance de la Terre… — Parce qu’il n’y aura plus de putain de Terre, dit Kenzie. Il regarda à nouveau en direction des enfants. Patrick hocha la tête. Il tapota son propre écran, et inséra des croix rouges en face de certaines des catégories de Liu. — Donc, pas de stations spatiales ni de colonies dans l’espace. Ce qu’il nous faut, c’est un endroit dont nous pourrons exploiter les ressources. — Le plus proche est la Lune, poursuivit Kenzie. Nous y sommes allés, nous savons que là-bas ça pourrait marcher. Glemp secoua la tête. — Il y a eu des études sur la façon dont on pourrait extraire des métaux, des minéraux, et même de l’oxygène de la Lune. Mais elle constitue un environnement particulièrement hostile : quatorze jours de soleil non filtré suivis de quatorze jours de nuit, aucune protection contre les éruptions solaires ou les rayons cosmiques. Et, point crucial, sur la Lune il n’y a que des traces d’eau. La mission Apollo l’a prouvé. Or l’eau est une ressource indispensable à la vie humaine. Trouvez de l’eau et vous aurez résolu la plupart de vos problèmes. — Les astéroïdes et les comètes sont une possibilité, reprit Liu. Certains sont faits de roche, d’autres de glace d’eau et de substances volatiles. Il y en a qui sont riches en composés organiques. Les lunes de glace de Jupiter et de Saturne sont des boules d’eau gelée. Dans le cas d’un astéroïde, on parlerait plus d’un arrimage que d’un atterrissage. La gravité étant très faible… — Évitons les salades à la Buck Rogers. Tout ce que nous avons jamais fait dans l’espace, en fin de compte, c’est envoyer quelques types sur la Lune pour quelques jours à chaque fois, d’accord ? Ça, et les envoyer vers des stations spatiales en orbite autour de la Terre, qui recevaient leurs vivres et leur matériel de la Terre. Alors privilégions les options à notre portée, les missions que nous savons pouvoir réussir. Quel est le problème avec Mars ? Il y a de l’eau sur Mars, que je sache ? Toutes ces ridicules petites sondes que la Nasa y a envoyées ont trouvé des traces d’eau. — Bien sûr, confirma Liu Zheng. Il y a probablement des aquifères, et sûrement du permafrost. Nous pourrions nous poser près des calottes polaires, où l’eau affleure en surface. Mars a d’autres ressources, comme les composés carbonés – l’air est surtout composé de dioxyde de carbone. — Mars n’est pas un paradis, fit Glemp. L’atmosphère est trop raréfiée pour qu’on puisse s’y promener sans combinaison pressurisée. Elle n’offre même pas une protection suffisante contre les rayons ultraviolets du soleil – résultat : on pense que les couches superficielles du sol sont bel et bien stérilisées. — D’accord, grommela Kenzie. Mais si c’est ça ou nager au beau milieu des astéroïdes, alors Mars est un truc que je peux admettre. Patrick leva le doigt. — Mais nous, et notre équipage, nous vivrions sous des dômes ? Y aurait-il des fermes sous ces dômes ? Et si les dômes s’usent, ou s’effondrent ? Combien en faudrait-il pour être en sécurité ? Je veux dire, je suppose que vous parlez d’y vivre pendant des décennies, des siècles, voire même pour toujours… Glemp hocha la tête. — Une colonie martienne sous dôme devrait renfermer tout le nécessaire pour entretenir une civilisation humaine à haut degré de technicité, ce qui impliquerait des fermes, des systèmes hydrologiques, de recyclage de l’air et d’extraction des ressources, et des usines de traitement. Cette colonie aurait accès à des ressources locales extérieures, mais en dehors de ça, elle ressemblerait grosso modo à un habitat dérivant dans l’espace. Un système clos, limité, éternellement sous la menace d’une catastrophe majeure, complexe. On peut toujours imaginer faire fonctionner un tel système pendant quelques années, mais combien au juste ? Ils continuèrent à parler, chacun évoquant des exemples de continuité technologique qui avaient fait leurs preuves dans le temps, comme les terres que les Hollandais avaient gagnées sur la mer plusieurs siècles auparavant. Mais Glemp avait marqué un point, songea Patrick. Il était irréaliste d’espérer faire fonctionner une machine aussi complexe qu’une station spatiale, ou une écosphère sous dôme, plus de quelques générations. — Ce dont l’être humain a besoin, c’est de place, dit Glemp. Un monde comme la Terre, suffisamment vaste pour offrir une infinité de ressources. Si Mars ressemblait à la Terre… — Mais Mars n’est pas comme la Terre, coupa Kenzie. D’ici quelques années, même la Terre ne sera plus comme la Terre. Alors, que voulez-vous dire, Jerzy ? Que nous devrions nous débrouiller pour faire de Mars une autre Terre ? — Le mot que vous cherchez, reprit Jerzy Glemp avec un sourire, c’est « terraformation ». Rendre un monde pareil à la Terre. Ils développèrent ce sujet. Là encore, il existait des études menées par des chercheurs, du temps de la Nasa ou avant, sur les moyens de transformer Mars en une petite sœur de la Terre, avec une atmosphère assez dense pour qu’elle soit respirable, un océan qui s’accumulerait dans le grand bassin d’Hellas, et des pins qui escaladeraient les flancs d’Olympus Mons. Or ils se rendirent rapidement compte que pour construire un tel nouveau monde, il leur faudrait importer la plupart des éléments volatils, pour reprendre les termes de Jerzy, dont Mars était dépourvue. Il avait même été envisagé, pour y remédier, de détourner des comètes et de les faire s’écraser sur Mars… Cette fois, c’est Patrick qui coupa court à la discussion. — Vous décrivez un programme d’ingénierie qui engloberait tout le système solaire et prendrait des siècles. — Des millénaires, probablement, marmonna Glemp. Kenzie frappa du poing sur la table. — Il serait plus facile de terraformer la Terre. — Ça a été envisagé, fit Jerzy Glemp d’un ton énigmatique. Demandez aux Russes. Kenzie secoua la tête. — Évitons d’évoquer ce genre de truc. Patrick avait entendu parler des mystérieux agissements des Russes dans l’espace. Durant l’été de l’année précédente, en 2024, lorsque Moscou avait été abandonnée, il y avait eu une brève frénésie de tirs de missiles intercontinentaux depuis le cœur de la Russie. Les analystes des services secrets américains avaient déclenché l’alerte. Mais les missiles étaient partis dans l’espace, sans retomber sur terre. Certains analystes pensaient que les Russes s’étaient contentés de se débarrasser de leur stock d’armes avant que le déluge ne les atteigne. D’autres avaient échafaudé diverses théories de la conspiration, plus sophistiquées et exotiques les unes que les autres. Mais si quelqu’un au sein de l’administration américaine – ou simplement dans cette pièce – connaissait la vérité, il ne crut pas utile d’en faire part à Patrick. Kenzie s’enfonça dans son fauteuil et noua ses doigts boudinés derrière sa tête. — On est coincés, non ? Alors d’accord, il nous faut une nouvelle Terre. Mais il n’y en a pas d’autre dans le système solaire. Nous sommes à court de solutions. Liu Zheng répondit patiemment : — La première catégorie est une impasse. Il reste la seconde catégorie. — Les étoiles, fit Jerzy Glemp avec un grand sourire. Kenzie repoussa son fauteuil. — Bon Dieu, avant qu’on passe à ça, j’ai besoin d’une cigarette. Je sais, je sais. Mais j’ai arrêté d’arrêter après que le déluge m’a bouffé mes cinq cents premiers hectares de terre sur le front de mer. Hé, Joe, vous pourriez nous dégoter du café ? Kenzie sortit fumer pendant que les autres s’activaient autour du nouvel arrivage de café. Patrick profita de la pause pour s’approcher de Liu Zheng, qui était debout tout seul et attendait poliment son café. — Vous êtes bien loin de chez vous, là, dit Patrick pour engager la conversation. — Comme la plupart d’entre nous, répondit Liu, avec un sourire. — Comment êtes-vous arrivé aux États-Unis ? — Quand le déluge a commencé, ma famille et moi avons été chassés de chez nous, à Shanghai. J’avais vingt ans. Nous vivions dans une colonie de réfugiés dans le Zhejiang. J’ai réussi à finir mes études. Puis il y a eu la conscription. — La conscription ? — À cause de la guerre qui se préparait avec les Russes et les Indiens, pour les hauts plateaux d’Asie centrale. Je n’avais pas envie de me battre pour quelque chose d’aussi idiot, un vrai gâchis. Ma famille a payé mon passage en Amérique. J’ai eu la chance, grâce aux tests d’aptitude qu’ils font passer dans les centres de tri, d’attirer l’attention du docteur Glemp. — Vous êtes plus qu’un bien de consommation, mon cher. Plus qu’un éventail de compétences. — Vraiment ? Aucun de nous n’est rien sans terre, monsieur Groundwater. Un endroit où se tenir, où s’allonger. Si vous avez ça, et moi pas, vous pouvez faire de moi ce que vous voulez. C’est comme ça ici, c’était comme ça chez moi. — Eh bien, peut-être, répondit Patrick. Mais il sentait brûler en lui une nouvelle détermination : Holle ne connaîtrait pas ce sort. — Et vous avez une femme, chez vous, des enfants ? — Une femme, répondit Liu. Quand j’ai fui, j’ai dû l’abandonner. Sa famille n’a pas voulu la laisser partir avec moi. Je ne suis pas sûr qu’elle en aurait eu envie, de toute façon. Fuir est une honte. — Vraiment ? Plus honteux que de rester assis sur place en attendant le déluge ? — En Chine, c’est différent, monsieur Groundwater. Nous avons une continuité culturelle qui remonte à ce que vous appelez l’âge du Bronze. Nos ancêtres, nous-mêmes, avons survécu à bien des calamités, des incendies, des inondations, des épidémies, des invasions. L’essence de la Chine a toujours survécu. Beaucoup n’arrivent pas à croire que ce ne sera pas le cas cette fois, que le déluge est bel et bien un point final. — Mais vous, si. — Je suis ingénieur, pas climatologue. Mais j’en sais suffisamment en matière de science pour croire que oui, c’est la fin de la Chine, et du monde ; donc je suis là. Kenzie fit irruption dans la pièce. Comme ils reprenaient leur place autour de la table, Patrick demanda à Liu : — Vous espérez toujours faire venir votre femme ici, un jour ? — C’est un rêve. Mais la retrouver dans le grand chaos du déluge, même si elle survit, et la ramener ici… Monsieur Groundwater, il serait peut-être plus facile de partir dans les étoiles. 10 Liu ouvrit la discussion sur sa « seconde catégorie ». Il afficha des graphiques, des tableaux, et des vues d’artistes de mondes exotiques. — Comme beaucoup d’autres programmes, dit-il, l’étape « recherche de planète » a été plus ou moins interrompue par le déluge. C’est-à-dire tout ce qui reposait sur l’utilisation de techniques télescopiques et photographiques avancées, comme les télescopes spatiaux, pour détecter et étudier les planètes des autres étoiles. Cela dit, plusieurs centaines d’« exoplanètes » ont été découvertes avant le début des inondations, et on en a encore trouvé d’autres depuis. Et parmi celles-là, plusieurs dizaines ressemblent à la Terre. Elles ont une masse comparable et, semble-t-il, des océans d’eau… — Il y a de la vie sur certaines d’entre elles, fit Jerzy Glemp avec un grand sourire. Nous le savons grâce à leurs signatures atmosphériques – de l’oxygène, du méthane – et à des enregistrements spectroscopiques faisant état d’une activité chimique de photosynthèse. — On a trouvé de la vie sur d’autres planètes ? s’étonna Patrick. Je l’ignorais. — Ces derniers temps, on a plutôt donné la priorité aux problèmes domestiques, répondit sèchement Kenzie. — Quelle ironie, fit Jerzy Glemp. Nous découvrons qu’il y a de la vie ailleurs que sur la Terre au moment même où la vie sur Terre est menacée. — Disons que ces mondes sont comparables à la Terre dans la mesure où ils en sont plus proches que de Mars, reprit Liu. Cela dit… — Cela dit, poursuivit Kenzie, si l’une de ces choses flottait dans les parages de notre système solaire, on y enverrait nos gosses illico. Pas vrai ? Alors, à quelle distance sont ces mondes ? — Eh bien, fit Jerzy Glemp en haussant les épaules, c’est là que le bât blesse. Le système stellaire le plus proche est celui d’Alpha du Centaure – à quatre années-lumière. C’est une distance difficile à imaginer. Ça fait environ quarante trillions de kilomètres. Cent millions de fois la distance de la Terre à la Lune. Kenzie écarta cette donnée d’un geste. — Et le monde comparable à la Terre le plus proche ? À quelle distance se trouve-t-il ? — Le candidat le plus raisonnable, répondit Liu, se trouve à seize années-lumière d’ici. — Ah bon, c’est tout ? D’accord. Et comment s’y rend-on ? D’après la conversation qu’on vient d’avoir au sujet des dômes sur Mars, j’imagine, les gars, que pour vous une mission spatiale autonome n’est pas envisageable sur plus de quelques années. Une dizaine, grand maximum. C’est ça l’ordre de grandeur, si j’ai bien compris ? Alors, jusqu’où va-t-on dans les étoiles en dix ans ? Je suppose que les fusées chimiques, la navette et les Saturn sont exclus. S’il a fallu trois jours à Apollo pour atteindre la Lune… — Alors il ne faudrait pas plus de trois millions d’années pour atteindre la Terre II ! conclut Patrick avec un sourire. — Une autre solution consisterait à utiliser l’électricité pour projeter des ions, des atomes chargés, par les tuyères d’éjection. Une vitesse d’éjection beaucoup plus élevée donnerait une meilleure performance… Mais Liu exhuma très vite une étude ébouriffante selon laquelle même une fusée ionique aurait besoin de l’équivalent de cent millions de supertankers de carburant pour atteindre Alpha du Centaure en un siècle, à quelque chose près. — Et donc, les moteurs nucléaires, poursuivit Glemp. La Nasa a lancé dans les années 1960 un programme de recherche au sol sur le moteur à fission. La technologie étudiée reposait sur l’éjection à grande vitesse d’hydrogène réchauffé par un réacteur nucléaire… C’était le programme Nerva, qui avait donné de bons résultats. Mais une fois encore, en parcourant leurs archives de recherches scientifiques, ils se rendirent rapidement compte que l’énergie requise pour une mission interstellaire de la durée nécessaire était impossible à obtenir. Ils trouvèrent des informations intéressantes, dont une étude de la Nasa sur des petits moteurs nucléaires chargés d’alimenter toute une génération de sondes conçues pour explorer les lunes de Jupiter, mais ces sondes n’avaient jamais été construites. Glemp et Liu marquèrent ces documents pour les étudier plus à loisir ultérieurement. — En fait, intervint Glemp, on n’a pas du tout besoin d’énergie pour aller dans les étoiles. Il suffit d’utiliser une voile solaire… Une voile de plusieurs kilomètres d’envergure, constituée d’une substance ultralégère et résiliente, qui recueillerait la douce et constante pression de la lumière solaire, des photons émis par le soleil rebondissant contre une surface miroir. — Il ne faudrait que quelques siècles à un vaisseau de ce genre pour arriver dans les étoiles. — C’est trop long ! lança Kenzie. Là, les gars, nous nous égarons. Il repoussa son fauteuil et commença à faire les cent pas dans la pièce. Il marqua une légère pause en passant près des enfants, que Harry filmait patiemment en train d’assiéger ou de défendre leur forteresse de plastique. — Le capitaine Kirk n’avait pas ce genre de problèmes. Nous aurions bien besoin d’un moteur à distorsion… Tous se mirent à rire, à l’exception de Liu. Patrick se demanda si c’était parce qu’il n’avait jamais entendu parler de Star Trek. Mais le Chinois dit : — Ça, ce serait la solution, évidemment. La propulsion supraluminique. — Sauf que ça n’existe pas, dit Kenzie. — Ça ne peut pas exister, répondit fermement Jerzy Glemp. D’après Einstein, rien ne peut aller plus vite que la lumière dans l’espace-temps de notre univers. — C’est vrai, confirma Liu. Mais l’espace-temps n’est pas un cadre infrangible. Il n’est que la base de la relativité générale. Au tout début de l’univers, l’espace-temps lui-même a subi une énorme expansion. Pendant la phase connue sous le nom d’inflation, cette expansion a bel et bien été plus rapide que la lumière. Patrick était perdu, mais Jerzy Glemp restait attentif : — Que suggérez-vous ? Que nous embarquions à bord d’une bulle d’espace-temps en inflation ? — Je ne sais pas, répondit Liu Zheng. Mais je me souviens vaguement d’une étude sur laquelle je suis tombé il y a un certain nombre d’années… Vous me permettez de vérifier ? Kenzie acquiesça d’un geste, et Liu commença à parcourir sur son écran des pages et des pages d’études et de références. — Écoutez, fit Kenzie, nous devrions peut-être nous écarter un instant du cœur du problème. Après tout, nous parlons de lancer un programme spatial ici, dans le Colorado. Quel que soit le moyen qui nous permettra de voyager dans les étoiles, nous aurons besoin d’installations de lancement pour nous positionner en orbite. C’est-à-dire, pour commencer : des portiques, des fosses de lancement, des usines de production d’oxygène liquide, des centres de communication, un contrôle de mission, tout le bazar de Cap Canaveral. Jerzy, il faut qu’on se trouve des ingénieurs spatiaux. Et de vrais astronautes pour entraîner nos bonshommes. On devrait pouvoir dégoter ça. — Il y a belle lurette que Cap Canaveral est sous les eaux, objecta Patrick. Il a sombré avec la Floride. Mais il y avait une installation de lancement de secours dans l’ouest. — Vandenberg, acquiesça Kenzie. Dirigée par l’armée de l’Air. Ça doit être inondé aussi, mais peut-être depuis moins longtemps. Si nous devons récupérer du matériel de l’un ou de l’autre de ces endroits, Vandenberg serait le meilleur choix. — Mais ça représente un investissement colossal, reprit Patrick. Un nouveau programme spatial en bonne et due forme ! En cette période de crise, comment pensez-vous obtenir le soutien du gouvernement ? — Il y a toujours une défense nationale, répondit Kenzie avec un sourire. Vous savez, l’une des conséquences du déluge a été de mettre à genoux nos forces militaires. Bon, d’accord, les missiles balistiques nucléaires ont été sortis de leurs silos inondés, dans le Kansas. Mais l’infrastructure elle-même a été touchée. Le QG du NORAD de Cheyenne Mountain est toujours opérationnel, pas très loin d’ici. Mais tout ce qu’on y faisait, c’était recueillir des données et émettre des alertes à l’intention de Raven Rock, le centre de contrôle du Pentagone désormais submergé, qui se trouvait à la frontière de la Pennsylvanie et du Maryland. Sans parler de nos satellites, qui tombent en pièces les uns après les autres. Même nos systèmes radar de défense avancée sont perdus maintenant que les bases du Royaume-Uni et du Canada sont sous les eaux. Et des rumeurs de guerre nous viennent de Chine, de Russie et d’Inde. Et si ces gens-là s’avisaient de venir trouver ici, aux États-Unis, un peu de lebensraum ? Que ferions-nous ? Je pense qu’on devrait réussir à convaincre le gouvernement fédéral qu’il est important d’installer une base de lancement spatial ici, sur les hauts plateaux, pour qu’on puisse lancer des satellites de reconnaissance ou riposter en cas de frappe sur notre territoire. — Ce n’est pas un peu cynique ? Kenzie esquissa un sourire. — Le programme spatial a toujours été supporté par les programmes militaires. Pour atteindre l’orbite terrestre, les premiers astronautes étaient propulsés par de bons vieux missiles balistiques. Et de toute façon, c’est pour la bonne cause, non ? Joe, notez-moi ça : débrouillez-vous pour m’organiser un rendez-vous avec la présidente dès que nous aurons une liste de courses qui tienne la route… — Je l’ai, souffla doucement Liu. Il lut : — « La propulsion à distorsion, ou le voyage supraluminique dans les conditions de la théorie de la relativité générale. » Un article de 1994. Je ne suis pas un spécialiste de la relativité, mais je reconnais que l’idée tient debout. Ce n’est qu’un concept théorique, mais il y a un certain nombre de références… Jerzy afficha rapidement un exemplaire de l’article et le parcourut. — Bon sang, Liu ! Surfer sur une vague d’espace-temps filant plus vite que la lumière… Mais c’est ça ! — Sauf qu’il n’y a aucun détail concernant l’ingénierie. Et les besoins énergétiques seraient colossaux. — Mais nous avons le concept, fit Jerzy en regardant Kenzie avec un sourire. Nous devrions nous mettre tout de suite au travail. Kenzie les parcourut du regard, la bouche entrouverte. — Si ce n’est pas qu’un tas de conneries, c’est d’accord. Dites-moi de quoi vous avez besoin pour commencer. Jerzy réfléchit. — Des mathématiciens. Des physiciens. Des informaticiens. Tous ceux qui ont été en contact avec les études précédentes, comme le vieux programme de Physique avancée des propulseurs de la Nasa, dans les années 1990. Au fait, si nous envisageons sérieusement un vol spatial de longue durée, nous aurons besoin d’experts en systèmes de support vie, de biologistes, de médecins, de sociologues, d’anthropologues… — Ainsi que d’une Intelligence Artificielle suffisamment développée pour pouvoir manipuler des nombres imaginaires. — Une quoi ? — Nous allons construire une bulle de distorsion. C’est une métrique conceptuelle… Il esquissa une bulle avec ses mains. — Un fragment d’espace-temps, conçu pour répondre à nos besoins. Sa réalisation exigera un système informatique capable de résoudre les équations de la relativité einsteinienne. — Faites-moi une liste. Patrick, se sentant à nouveau dépassé, secoua la tête. — Non, mais c’est sérieux ? Nous allons vraiment construire un système de propulsion supraluminique ? — Par rapport à la terraformation d’une planète, c’est une option relativement simple, fit Jerzy en haussant les épaules. Et je ne vous parle pas d’essayer de faire voler un vaisseau spatial pendant des centaines ou des milliers d’années. — D’accord. Alors nous avons une base de travail. Je déclare la réunion terminée ! Kenzie abattit sa paume sur la table et leva sa tasse de café froid pour proposer un toast. — À la Première Arche, née aujourd’hui. Joe, notez-moi le jour et l’heure. La réunion terminée, Patrick alla récupérer Holle. Les gamins regardaient sur la Tablet de Holle le film qu’ils venaient de tourner. Le professeur, Harry, câlinait Zane. Il s’écarta avec un sourire en voyant approcher Patrick. Holle courut vers son père et se cramponna à ses genoux. — Papa ! Tu as vu ce qu’on a fait ? — Le fort et tout le reste ? Un peu. On était occupés, là-bas. Mais tu me montreras ça tout à l’heure. Elle leva les yeux vers lui, son petit visage rond soudain très grave. — Et toi, Papa, tu as passé une bonne matinée ? C’était une question que Linda lui posait toujours. Il ébouriffa les cheveux de sa fille et répondit : — Oui, je crois. J’espère. On est restés bloqués un moment. Tu sais ce que je dis toujours, mon poussin. Si la réponse n’est pas celle qu’on veut, c’est peut-être qu’on ne pose pas la bonne question. Mais je crois qu’à la fin on a posé la bonne question. — Ça, c’est bien. On va manger, maintenant ? — Oui, on va manger. Sortons d’ici. 11 Janvier 2031 Son premier jour à l’Académie – le tout début du trimestre – et Holle était en retard. Elle avait voulu couper par le parc pour rejoindre l’Académie, qui occupait les locaux de l’ancien Musée des sciences naturelles situé sur le côté est du parc. Mais le parc était devenu un méli-mélo de fermes et de camps de réfugiés, et des émeutes avaient eu lieu pendant la nuit – des « P-D » en cours de tri s’étaient rebellés parce qu’on les avait obligés à travailler dans les champs de biocarburant. Son père disait toujours qu’il était complètement idiot de demander à des mères avec des bébés affamés de s’occuper de cultures non vivrières. Ce matin-là, donc, le parc était fermé. Holle, onze ans et toute seule, avait dû faire un détour par le sud puis la 17e Avenue, et franchir des cordons de policiers de Denver et de la Sécurité du territoire, ainsi que leurs conseillers de l’Agence Fédérale des Situations d’Urgence et autres bureaux d’aide aux sans-abri et aux Personnes Déplacées. Ce n’était pas une promenade agréable. Il avait neigé, moins que d’habitude en janvier à en croire les résidents de longue date, mais suffisamment pour abandonner une couche de neige dans les champs et de la gadoue dans les caniveaux, qu’elle essayait de contourner. Et ça sentait mauvais. Elle faisait bien attention à ne pas ouvrir la bouche afin d’éviter d’avaler la fumée et les gaz lacrymogènes. C’était vraiment n’importe quoi. Son père lui avait dit qu’en dépit des rejets volcaniques, l’air était moins pollué que lorsqu’il avait son âge. Mais pas ce matin. Il y avait des jours où les choses conspiraient pour vous compliquer la vie. Denver était moins marrante qu’elle n’en avait l’air quand ils étaient arrivés, six ans plus tôt. La ville se dégradait jour après jour. Ses rues étaient de plus en plus encombrées de « P-D » et de tout ce qui venait avec – notamment des maladies comme la tuberculose, alors que les capacités de production d’antibiotiques s’effondraient. La ville elle-même était en cours de transformation, en prévision des rigueurs de l’avenir. On prolongeait les digues anti-inondation et les collecteurs d’eaux pluviales. Partout où c’était possible, les surfaces bétonnées étaient arrachées afin de mettre au jour des surfaces de terre cultivable et, surtout, de permettre à l’eau de s’infiltrer dans le sol. Pour ne rien arranger, l’année précédente, la ville avait été frappée par un nombre record de tornades, encore une conséquence du réchauffement global induit par le déluge. Les grandes sirènes du centre-ville retentissaient sans discontinuer, et c’était terrifiant. Les bâtiments n’étaient plus entretenus. Dévastés, sans vitres, ils étaient à peine habitables. Même quand on sortait de la ville – son père l’emmenait parfois dans les friches qui entouraient l’agglomération de plus en plus étendue de Denver –, on ne pouvait pas y échapper. On ne voyait rien que des « P-D » qui remontaient des États inondés de l’Est et qui se posaient là où c’était possible. Quand on ne leur proposait pas d’abris, ils construisaient des cabanes en briques de terre crue, comme les pionniers, cent cinquante ans auparavant, et commençaient à planter des pommes de terre et à élever des cochons. Holle regrettait parfois la communauté sécurisée de l’État de New York où elle avait grandi, avec ses appartements et ses piscines impeccables, son grand mur blanchi à la chaux qui tenait le reste du monde à l’écart – et sans inondations, sans tornades et sans « P-D ». Elle fut soulagée d’arriver à Colorado Boulevard, et de couper vers le musée. Le musée était un grand bâtiment de brique et de verre maintenant encrassé par les ans, posé sur une petite colline d’où l’on avait vue sur le parc, à l’ouest, le centre-ville et les Rocheuses, juste derrière. De ses hauteurs, le parc ressemblait à un village médiéval plein de cahutes et de tanières, où des panaches de fumée montaient de feux de bouse. Mais le musée, qui le dominait, était fortifié. Elle dut montrer son passe de Candidate et se soumettre à trois contrôles biométriques avant d’être autorisée à entrer par la porte principale. Le temps de franchir les barrages, tout le monde était déjà entré – tout le monde sauf Zane Glemp, qui l’attendait à la porte. — Je suis désolée, dit-elle, à bout de souffle. — Ce n’est pas à moi qu’il faut présenter des excuses. Allez, viens. Il la précéda à l’intérieur du bâtiment, leurs pas résonnant dans le couloir où l’on vendait autrefois des billets, puis dans l’escalier, derrière la boutique du musée désormais fermée. C’était un vaste espace ouvert, lumineux. Au-dessus d’eux, les squelettes poussiéreux des dinosaures marins qui barbotaient au Crétacé dans la mer, désormais disparue, du Colorado, continuaient de nager. Dans le vide. Elle éprouva un sursaut d’affection pour Zane. C’était un petit gamin osseux de dix ans – un an de moins qu’elle. Mais il avait l’intelligence de son père, et il avait été autorisé à entrer à l’Académie deux bons trimestres avant elle. Le premier matin, il lui avait promis de l’attendre pour lui faire visiter les lieux, et il tenait sa promesse alors qu’il risquait de se mettre en retard lui-même. — Merci de m’avoir attendue. — J’étais déjà sur place. C’était vrai. Il avait sa propre chambre à l’Académie, où il dormait quand son père n’était pas là. — Ce n’est pas de ma faute si je suis en retard. Il y a eu une émeute dans le parc, et j’ai… — Ne te fatigue pas. Ici il n’y a pas d’excuses. — C’est bien dit, monsieur Glemp. À côté de l’ascenseur, Harry Smith poussait un petit chariot plein de livres. Il s’avança vers eux et croisa les bras. — Alors, Groundwater, en retard pour votre premier jour ? Ce n’est vraiment pas un bon début. Il se montrait aussi sévère qu’un professeur devait l’être, rien de plus, ce qui était plutôt rassurant pour Holle qui essayait de prendre ses marques. Mais il était debout très près d’eux. Il y avait chez lui quelque chose qui la mettait mal à l’aise. — Ça ne se reproduira pas. — Bonne réponse, fit-il en hochant la tête. — J’ai fait mes devoirs, dit-elle en sortant sa Tablet de son sac. Elle voulut lui montrer son étude du désastre écologique qui frappait les Rocheuses : la ligne des arbres était descendue tellement bas que les anciennes zones de broussailles et de forêts de montagne, avec leurs cactus et leurs pins ponderosa, étaient en train de rapetisser. Des zones écologiques entières disparaissaient. Mais il écarta ça d’un geste. — Vous êtes tous les deux en retard pour le cours du docteur Zheng, je crois ? Interro surprise. Zane manifesta son inquiétude en se dandinant d’un pied sur l’autre. — On ne devrait pas plutôt aller en classe ? Une interro ne fera que nous mettre encore plus en retard. — Eh bien, vous n’aurez qu’à mettre les bouchées doubles. Bon, alors, cette nuit, les responsables de l’Arche ont annoncé qu’ils avaient finalement pris une décision concernant l’emplacement du centre de lancement spatial : ce sera Gunnison, dans le Colorado. Alors, pourquoi cet endroit ? Holle jeta un coup d’œil à Zane. — Je ne suis pas au courant pour Gunnison. J’ai écouté les nouvelles. Mais ce n’était pas dans le bulletin que j’ai vu… — Bien sûr que non, coupa Harry. Vous savez aussi bien que moi que le projet est top secret. Cela dit, comme il est difficile de cacher un centre spatial, il y aura une annonce officielle plus tard. Mais vos pères à tous les deux sont au cœur du projet. Tout comme vous. Vous devriez savoir tout ce qu’ils savent. Il fouilla dans les livres empilés sur le chariot, y prit un atlas et le lança à Holle. C’était un gros et lourd volume d’avant le déluge, et elle faillit le laisser échapper. — Alors, pourquoi Gunnison ? Trouvez-moi ça. Vous avez cinq minutes. Sans ça, une autre question. Et il s’éloigna en tirant son chariot. Les deux enfants s’agenouillèrent par terre et ouvrirent l’atlas en cherchant la bonne carte. — Quel enfoiré, murmura Holle. — C’est notre éducateur référent, répondit Zane. Il est chargé de notre développement personnel, alors que les professeurs spécialisés… Ah, voilà. Le Colorado. Ils examinèrent la carte, une étendue jaune et vert sillonnée de routes marquées en orange et bleu. Denver y apparaissait sous la forme d’un noyau de développement où se croisaient les principales autoroutes. La carte datait d’avant le déluge, mais la côte de la grande mer intérieure qui avait envahi l’est des États-Unis et qui allait maintenant jusqu’à une ligne qui descendait des Dakotas jusqu’au golfe du Mexique était encore trop à l’est pour apparaître sur la carte. Zane la regarda d’un air suspicieux. — Bon, d’abord, pourquoi est-ce qu’on construirait un centre spatial au Colorado ? — Parce que le gouvernement voudrait qu’il soit tout à côté de Denver, pour des questions de sécurité. Son père lui avait déjà parlé de ce genre de chose. Au fur et à mesure que le déluge dévorait les terres émergées, coupant les routes et les voies ferrées, un nombre sans cesse croissant de gens venaient grossir les hordes de réfugiés qui allaient et venaient sur les hauts plateaux. Le contrôle politique du gouvernement allait en s’affaiblissant. Les bulletins d’information se faisaient de plus en plus souvent l’écho des tensions suscitées par les velléités séparatistes de l’État mormon, dans l’Utah ; il y avait même des rumeurs de guerre. — Quelque part dans le Colorado, mais où ? — Assez haut pour qu’il ne soit pas inondé avant 2040. — Ça laisse encore beaucoup d’options. Elle réfléchit à l’endroit où se trouvait Cap Canaveral – sur la côte Atlantique, la côte Est des États-Unis. Pourquoi là ? Pour des raisons de sécurité, se rappela-t-elle. On lançait toujours les fusées vers l’est, pour profiter de la vitesse de rotation de la Terre. Le lancement depuis Canaveral présentait l’avantage qu’en cas d’échec la fusée, en partant vers l’est, tomberait dans la mer, sans risque pour les populations. Le même principe s’appliquait sûrement dans ce cas. — Regarde, dit-elle en indiquant un point sur la carte avec son doigt. Gunnison. Deux mille trois cents mètres au-dessus de l’ancien niveau de la mer. En 2040, ce sera près de la côte Est des terres encore émergées. Un endroit sûr pour procéder à un lancement vers l’est. Et quoi d’autre ? Elle sortit sa Tablet de son sac et l’interrogea rapidement. — La ville occupe le fond d’une vallée, alors il y a beaucoup de terrain plat. Il y a un aéroport pas loin, et donc des moyens de transport. Ce réservoir, la Mesa Bleue, peut fournir de l’eau. Et c’est une ville universitaire, ce qui veut dire que la main-d’œuvre est déjà sur place… Harry Smith s’approcha d’eux. — En réalité, ça ne vous a pris que quatre minutes. Oui, c’est pour ça que le plus moderne, et probablement dernier, site de lancement spatial se trouvera à Gunnison, dans le Colorado. Il y a vingt ans, on ne l’aurait jamais cru. Bonne déduction, mademoiselle Groundwater. C’est bien, vous pouvez y aller. Ils se relevèrent, lui rendirent son atlas et coururent vers l’escalier. — Au fait, mademoiselle Groundwater – ne soyez plus en retard. La prochaine fois, vous pourriez trouver quelqu’un assis à votre place. 12 Lorsqu’ils rejoignirent leur classe, tout au fond d’une vaste salle vide appelée « Frontière du monde sauvage », au premier étage du musée, Liu Zheng était en plein cours. Il était debout devant un tableau blanc interactif, où il dessinait des graphiques qu’il effaçait aussitôt tout en faisant défiler des équations annotées. — Le principe de la bulle de distorsion d’Alcubierre est simple, dit-il. En théorie, du moins. Prenez une région isolée de l’espace-temps. La région en question était représentée sur ses schémas par un cercle en deux dimensions, mais il figura une sphère avec ses mains fermées. — Votre vaisseau spatial se trouve dans cette zone-ci… Il s’adressait à une douzaine d’enfants assis en face de lui. De l’âge de Holle, ils prenaient des notes sur leur Tablet ou leur ordi nomade en chuchotant par petits groupes de deux ou trois. Zane conduisit Holle vers une table vide. C’est à peine si les élèves lui jetèrent un coup d’œil au passage avant de détourner le regard. Holle reconnut quelques-uns des enfants qui étaient là, notamment Kelly Kenzie, une amie – ou était-ce une rivale ? – depuis qu’elles étaient toutes petites. Kelly était plongée dans une conversation passionnée avec un garçon aux cheveux roux qui paraissait plus âgé qu’elle. Il y avait Cora Robles et Susan Frasier qui travaillaient blotties l’une contre l’autre, deux jolies petites gamines lumineuses. Et puis aussi Thomas Windrup et Elle Strekalov, qui étaient depuis l’école primaire assis si près l’un de l’autre qu’on aurait dit un frère et une sœur siamois. Elle était beaucoup plus belle que Thomas, et dans la classe tout le monde se demandait ce qu’ils faisaient ensemble. La classe était très bruyante, et parmi ceux qui faisaient le plus de chahut, il y avait Joe Antoniadi et Mike Wetherbee. Joe, un Italo-Américain dont les parents avaient fui New York, était un garçon amical, chaleureux, qui se laissait facilement impressionner. Même quand Zheng était en train de parler, Mike racontait des blagues avec son fort accent australien, et faisait rire Joe. Les parents de Mike étaient des réfugiés qui venaient d’un continent presque complètement abandonné. Ils arrivèrent à leur table. Zane avait un portable et Holle prit sa Tablet dans son sac. Si les autres élèves avaient à peine fait attention à Holle, Liu Zheng ne parut même pas remarquer sa présence. Il continua son cours : — Alors, comment voyager dans les étoiles ? Eh bien, en manipulant la métrique de l’espace-temps. Faites en sorte que l’espace-temps soit en expansion derrière vous, un peu comme au début de l’expansion de l’univers, et que l’espace-temps se contracte devant vous, comme à proximité d’un trou noir. De cette façon, votre bulle d’espace-temps sera poussée d’un côté et tirée de l’autre, propulsée vers l’avant à travers l’univers. Et vous vous déplacerez sur une vague d’espace-temps. — Comme si on surfait ! — Oui, monsieur Meisel. Sauf que personnellement je n’ai jamais fait de surf. Holle croyait comprendre. Le vaisseau spatial serait inclus dans l’espace-temps comme un insecte dans un bloc de verre. Ce n’était pas le vaisseau à proprement parler qui se déplaçait, mais plutôt la bulle d’espace-temps dans laquelle il se trouvait. — C’est le principe de la bulle de distorsion. L’espace-temps transporté doit être assez vaste pour vous maintenir à l’écart des zones de courbure accentuée associées à la bulle de distorsion même – qui se manifesterait, évidemment, sous la forme de champs gravifiques importants. Mais quid du voyage supraluminique ? Einstein nous dit qu’il est impossible de dépasser la vitesse de la lumière mesurée par rapport à des points de repère locaux, fit-il en insistant sur ces termes. L’astuce consiste à transporter ces points de repère avec nous. Le vaisseau proprement dit est immobile par rapport à la bulle d’espace-temps qui l’entoure. C’est la bulle même qui se déplace à plusieurs multiples de la vitesse de la lumière, selon les besoins. Vous n’allez pas plus vite que la lumière, vous la transportez avec vous… Zane était déjà occupé à consulter des notes sur son portable. Holle téléchargeait le contenu du tableau sur sa Tablet et se contentait de prendre des notes en marge des schémas et des équations de Liu. Tout autour d’elle, les élèves discutaient, argumentaient, plaisantaient et parcouraient ce qui ressemblait à des pages sans aucun rapport avec le sujet. Ce n’était pas l’atmosphère studieuse, calme, à laquelle l’avaient habituée les écoles primaires de Denver. — La bulle de distorsion en tant que moyen de transport est dotée de propriétés paradoxales. Comme le vaisseau serait stationnaire par rapport aux points de repère locaux, on n’y constaterait aucun des effets associés à la relativité restreinte : pas de dilatation du temps, pas de contraction de Lorentz-Fitzgerald. Les pendules, à bord du vaisseau, resteraient synchronisées avec celles du point de départ, et bien sûr avec celles de la destination. Et il n’y aurait pas d’effets inertiels. — Qu’est-ce que ça veut dire ? chuchota Holle. — On ne sentirait pas l’accélération, répondit Zane. Le vaisseau serait immobile par rapport à l’espace-temps dans lequel il serait inclus. Autrement dit, tu ne t’aplatirais pas sur le mur du fond du cockpit une fois la propulsion de distorsion enclenchée. — Cela dit, ce n’est pas si simple que ça à piloter, à cause du risque de dépassement des signaux envoyés vers l’avant pour contrôler la bulle. C’est pourquoi, dans le cas des missions habitées, nous pensons qu’il serait plus sage de télécharger les paramètres de formation, de propagation, de dissipation, etc., de la bulle à partir d’une station de commande à distance, juste avant le lancement. L’équipage du vaisseau spatial qui se trouverait dans la bulle se limiterait plus ou moins à des passagers. Joe et Mike partirent d’un éclat de rire à cause d’une blague que l’un ou l’autre avait faite. Holle se pencha vers Zane. — C’est toujours comme ça ? — Comme quoi ? — Ce chahut. Tout le monde bavarde. Il haussa les épaules. — Il n’y a pas de règles. Ils se contentent de mettre du matériel à notre disposition, et ils s’attendent à ce qu’on en tire le maximum. — Et si ça ne te convient pas, fit le garçon qui se trouvait à côté de Kelly en se retournant vers elle, tu peux toujours retourner au jardin d’enfants jouer avec des briques en plastique. Il y aura toujours quelqu’un pour prendre ta place. Don Meisel, fit-il avec un sourire. Et toi, t’es qui, d’abord ? Holle lui dit son nom et s’aperçut qu’elle rougissait. Kelly, qui avait un an de plus qu’elle, devenait une grande blonde sûre d’elle, pas une beauté fatale, mais une meneuse. Quant au garçon, Don, que Holle rencontrait pour la première fois, il semblait lui aussi un peu plus âgé qu’elle. Avec ses yeux bleus, ses cheveux roux, d’un ton plus chaud que le blond auburn de Holle, il avait l’air bien dans sa peau, vivant, du genre à n’avoir peur de rien. — C’est ton premier jour ? demanda Don. — Oui, fit Holle. C’est génial. — Ça, c’est sûr. Et ton accent, il est irlandais ? — Écossais. — Tu touches ta bille en relativité ? Son père l’avait fait réviser. — Ça va. — La relativité restreinte, c’est du gâteau, intervint Kelly. Pas plus sorcier que le théorème de Pythagore. Et tu es à l’aise avec les symboles de Christoffel ? — Les quoi ? Kelly et Don se contentèrent de rigoler et lui tournèrent le dos. — Ils te taquinent, dit Zane. Ils parlent du calcul tensoriel. L’expression mathématique de la relativité générale. Ce qu’on utilise pour décrire la façon dont l’espace-temps s’incurve autour d’une bulle de distorsion… Il lui montra quelques-unes des équations de Liu. Elle reconnut les dérivées, mais certains symboles étaient hérissés d’exposants et d’indices. — Ça, lui montra Zane, c’est un tenseur. Une espèce de généralisation multidimensionnelle d’un vecteur, une grandeur caractérisée par une intensité et une direction… — J’ai onze ans, dit-elle. Mon père me bourre le crâne depuis que j’ai six ans, et que j’ai été intégrée au Projet de Première Arche. Mais comment veux-tu que je connaisse les tensions… — Les tenseurs ? fit-il en fronçant les sourcils. En fait, Liu est un bon professeur. Même s’il ne te regarde jamais dans les yeux. Et si tu n’apprends pas… — Je serai fichue dehors. Je sais. — Mais je vais t’aider. — Merci, dit-elle du fond du cœur. Et ces deux-là ? Kelly et Don. Ils vont se faire fiche dehors ? Zane se contenta de ciller et ne répondit pas. Ce n’était pas le genre de chose auquel il prêtait attention. — Kelly était toujours la première, à l’école primaire, reprit Holle. Peut-être qu’ils vont s’entraider pour aller le plus haut possible. — À moins qu’ils se rétament et qu’ils crament ensemble. Le cours n’alla pas en se simplifiant. — Après cinq ans d’études intensives, nous avons maintenant une bien meilleure appréhension de la façon de créer une bulle de distorsion, disait Liu Zheng. Il remplissait son tableau de nouvelles sortes de schémas, affichant des feuillets et des cylindres. — L’expansion ou la contraction de l’espace-temps reflètent localement une modification de la constante cosmologique oméga d’Einstein qui, comme vous le savez, décrit l’énergie du vide, que l’on peut comparer à un champ d’antigravité qui imprégnerait l’espace-temps – le moteur de l’expansion universelle. « Nous croyons maintenant que notre univers a une petite extension dans les dimensions supérieures – c’est-à-dire au-delà des dimensions spatiales et de la dimension temporelle que nous connaissons. Mais ces dimensions supplémentaires sont petites. Notre univers est comme un tuyau d’arrosage enroulé autour des dimensions supplémentaires. La constante cosmologique est inversement proportionnelle au rayon caractéristique de ce tuyau à la puissance quatre. Inversement. Donc, plus le rayon du tuyau est petit, plus la constante est grande, et plus grande est l’expansion. Par conséquent, il suffit de changer localement ce rayon pour ajuster la constante cosmologique, et donc contrôler l’expansion de l’espace-temps à son gré. Pour faire une bulle d’espace-temps, il suffit de pincer le tuyau. « Mais comment pincer ce tuyau ? Au premier abord, ça semble impliquer de sortir du plan à trois dimensions de l’univers proprement dit… Il bifurqua cette fois vers la théorie des cordes, qui décrivait l’espace comme composé, non de particules ponctuelles telles que les électrons, les quarks et les neutrinos, mais de cordes. De minuscules filaments dont les vibrations caractéristiques déterminaient les propriétés – la masse et la charge – de la « particule » qu’elles définissaient. Holle avait entendu parler de ces théories. C’était comme si l’univers n’avait été qu’une symphonie jouée sur de tout petits violons. Cependant, disait Liu, les cordes pouvaient interagir avec cet enroulement de dimensions supplémentaires d’espace-temps. Elles pouvaient notamment s’enrouler autour des dimensions supplémentaires comme des toiles d’araignées impalpables autour du tuyau. C’était ce qui permettait aux dimensions de ne pas se déliter. Et cela voulait dire… — On peut pincer le tuyau…, fit Holle, laissant vagabonder son imagination. Liu se tourna vers elle. — Et comment vous y prendriez-vous, mademoiselle Groundwater ? — Avec un ac… accé… réteur de particules, répondit-elle, butant sur le mot. — Un accélérateur de particules ? — Oui. Avec un accélérateur, on manipule la matière dans ce qu’elle a de plus infinitésimal. Ce qui permettrait de tirer sur ces toutes petites cordes. Tous les regards étaient braqués sur elle. Don et Kelly s’étaient retournés, Don avec amusement, Kelly avec quelque chose qui ressemblait davantage à de l’animosité. — Pardon, dit-elle. Je pensais tout haut. — Vous n’avez pas à vous excuser, dit Liu. Vous avez raison : c’est ce que nous avons l’intention de faire. Nous installons un collisionneur de hadrons en dehors de la ville, grâce à des composants récupérés sur des accélérateurs aux États-Unis et ailleurs. Cela dit, nous avons encore des années de travail devant nous avant d’espérer seulement procéder à la vérification de notre théorie sur le terrain ; les énergies requises sont monstrueuses… Il esquissa un geste en direction du tableau. — Et vous voyez comment le concept de base est exprimé dans mes équations ? — Non, répondit-elle franchement. Kelly partit d’un rire. — Ben tiens ! Mais Liu restait imperturbable. — Ce n’est pas grave. L’intuition, c’est le principal. Mais bien que nous ayons une idée de la façon de créer la bulle de distorsion, nous avons un problème fondamental. Le besoin en énergie est littéralement astronomique. Une bulle de distorsion est un artefact permettant de courber l’espace-temps qui n’est pas sans rapport avec les trous noirs. Maintenant, imaginez que nous construisions une bulle d’une centaine de mètres de diamètre. Elle serait assez grande pour contenir un vaisseau spatial d’une taille respectable, n’est-ce pas ? Eh bien, donnez-moi une estimation, un ordre de grandeur de l’énergie-masse requise. Les élèves se penchèrent sur leurs ordis. Kelly marmonna : — Le rayon d’un trou noir est deux fois la masse multipliée par la constante gravitationnelle, divisée par le carré de la vitesse de la lumière… — Dix puissance vingt-neuf kilos, annonça Venus Jenning. C’était une petite Noire dont les parents, originaires de l’Utah, avaient fui la révolte des Mormons. Pour autant que Holle puisse en juger, elle avait calculé ce chiffre de tête. Tout en travaillant, elle lisait un livre broché, jaunissant, sous son bureau. Un vulgaire roman de science-fiction. — Traduction ? rétorqua Liu. Que veut dire ce nombre ? — Un dixième de la masse du soleil, répondit Kelly. La réalisation d’une bulle de distorsion de cette taille exigerait la conversion en énergie d’un dixième de toute la masse du soleil. — Ce qui n’est pas franchement réalisable, commenta Liu. Ça fait des années que nous travaillons là-dessus, et c’est toujours notre principal problème. Nous ne disposons pas de suffisamment d’énergie pour construire une bulle de distorsion de la taille nécessaire. Il barra d’une grande croix rouge les équations et les diagrammes inscrits sur son tableau. Holle se surprit de nouveau à penser tout haut. — Si la réponse n’est pas celle qu’on veut, c’est peut-être qu’on ne pose pas la bonne question. Liu se tourna à nouveau vers elle. — Désolée, dit-elle. C’est un truc que mon père dit toujours. — Alors, quelle est la bonne question ? — Peut-être : « Quelle est la taille de la bulle de distorsion qu’on peut créer ? », fit Zane, tout bas. Liu réfléchit un instant. — D’accord. Partons de là. Quel est l’artefact contrôlable par l’homme qui dégage le plus d’énergie ? — Les explosions nucléaires, répondit Thomas Windrup. Thermonucléaires, en réalité. — Exact, acquiesça Liu. Et quelle a été l’explosion la plus puissante ? Ce qui les amena à se pencher à nouveau sur leurs ordis et à chuchoter des questions à leurs moteurs de recherche. C’est Susan Frasier qui trouva la réponse. — Le 30 octobre 1961. Un essai soviétique. Cinquante-sept mégatonnes, à Novaya Zemlya, Nouvelle-Zemble, dit-elle avec un sourire chaleureux, toujours ravie de rendre service. — Exactement. Et si cette énergie-masse était appliquée à la création d’un trou noir ? Il leur fallut une minute pour trouver comment convertir en joules l’énergie mesurée en équivalent de tonnes de TNT. Ce coup-ci, Kelly réussit à être la première à trouver la réponse. — Son rayon serait de dix puissance moins vingt-sept mètres. — C’est-à-dire ?… demanda Liu. — Traduction, reprit Don, dix puissance huit fois la longueur de Planck, la plus petite dimension possible. Mais ça ne fait que le millième du rayon d’un neutrino d’un méga-électronvolt ! On ne pourrait même pas y faire entrer un neutrino, alors un vaisseau spatial !… Il y eut une vague de rires, et Zane rougit. Mais Liu resta planté là sans rien dire, ses yeux regardant en tous sens comme s’il pourchassait une idée fugitive. — Allez, le cours est fini. Et il sortit brusquement. En marmonnant, les élèves commencèrent à ranger leurs affaires. — Regarde ce que tu as fait, dit Don à Holle. Liu est toujours comme ça quand il a une idée. Tu as intérêt à espérer que c’en est une bonne, ou il va t’arracher la tête pour lui avoir fait perdre son temps. Allez, viens. Je vais te montrer où acheter un coca. 13 Ce soir-là, Holle fut contente de rentrer chez elle. Son père louait un appartement dans l’immeuble de la Tattered Cover Book Store, une librairie d’occasion qui était l’un des commerces les plus florissants de Denver, car personne n’imprimait plus de nouveaux livres. Elle laissa tomber son sac dans l’entrée, alla se chercher un verre d’eau puis fila dans le grand salon où la télé murale, branchée sur Rocky Mountain News, crachait un flot d’infos en continu. Patrick ne l’avait pas entendue rentrer. Il avait enlevé ses chaussures et il était assis par terre, en chaussettes noires, le col de la chemise déboutonné, adossé au canapé, un bras passé sur un coussin, l’autre tenant un verre de liqueur de maïs, les pieds croisés devant lui. Un petit coup d’œil à l’énorme multiécran suffit à Holle pour voir que les nouvelles étaient toutes désastreuses. À Denver, la police se préparait à affronter une nouvelle nuit d’émeutes provoquées par les travailleurs agricoles itinérants du parc municipal. Ailleurs, il y avait un échange de notes diplomatiques avec l’Utah : à Salt Lake City, les chefs mormons refusaient désormais de payer les taxes fédérales. La présidente Vasquez s’apprêtait à faire une déclaration sur le sujet. La mer, qui remontait la vallée du Tennessee à partir de l’Alabama, provoquait de nouvelles évacuations dramatiques ; ce qui donnait lieu au flot habituel d’images de gens trempés, grelottants, crapahutant sur des autoroutes battues par la pluie. Le gouvernement envisageait d’envoyer l’armée dans les Friedmanburgs, les nouvelles cités en ébullition des Grandes Plaines, parce que leurs habitants se révoltaient contre les riches, ces exploiteurs qui possédaient la terre et avaient financé une bonne partie de tout ce qui s’y était développé. Holle savait que son père était concerné par le sujet. Quant aux derniers satellites d’observation encore opérationnels, ils avaient détecté ce qui ressemblait à des explosions nucléaires au Tibet, où l’Inde, la Chine et la Russie étaient à couteaux tirés. En attendant, les tsunamis, les tremblements de terre et les éruptions volcaniques continuaient à secouer une Terre ployant de plus en plus sous le poids de l’eau qui envahissait ses continents. Ils étaient figurés sur une carte où l’on voyait que quarante pour cent environ des anciennes terres émergées étaient désormais sous l’eau, ce qui avait provoqué le déplacement de quatre milliards de personnes. Holle détestait les infos. C’était autant d’explosions d’horreur, de misère et de conflits qui ébranlaient la bulle de sécurité où elle avait grandi – un endroit très particulier, ainsi qu’elle commençait à le comprendre. Même s’il y avait encore quelques savants pour évoquer la fin prochaine du déluge et le recul des eaux, ils semblaient de plus en plus à court d’arguments. Patrick ne réagissait jamais aux faibles espoirs qu’ils soulevaient. — Papa, on ne pourrait pas plutôt regarder Friends ? Patrick sursauta. Il ne s’était pas rendu compte que sa fille était là. — Oh, coucou mon cœur. Il changea de chaîne, et les écrans affichèrent une visioconférence. Holle reconnut un Nathan Lammockson bronzé, Edward Kenzie et quelques autres. Leurs grosses voix profondes grondaient. Patrick leva le bras pour lui faire de la place. Elle s’assit sur le tapis, à côté de son père et se nicha contre lui. Il était chaud, fatigué, et en sueur. Son odeur était immensément sécurisante. — Désolé, dit-il. Je crois bien que j’ai séché… J’aurais dû participer à cette visioconférence. Pour Friends, ce sera pour plus tard. Peut-être. De toute façon, ça passe en boucle, jour et nuit. Holle avait grandi avec les vieilles séries d’avant le déluge. Elles étaient rassurantes, situées dans un monde aussi irréel pour elle que celui des contes de fées. — Quel est le sujet de cette conférence ? — Une étude astronomique menée à partir d’un observatoire, au Chili. D’un lieu en altitude, appelé La Silla. C’est en Amérique du Sud, tu sais ? Il appartenait aux Européens, mais maintenant c’est Nathan Lammockson, qui est basé au Pérou, qui s’en occupe pour nous. Même s’il ne sait pas trop ce qu’on fait là-haut au juste… — On cherche des planètes, j’imagine. — Oui, en gros c’est ça. Un endroit où l’Arche pourrait aller. Et puis, quand le nouveau centre spatial sera opérationnel, on lancera une mission de cache-étoile… — De quoi ? — Je ne suis pas sûr d’avoir tout compris, mais c’est intéressant. Ça consiste à envoyer dans l’espace une sorte de très grande feuille, qui tourne sur elle-même pour assurer sa stabilité. Un peu comme une fleur, avec des pétales. Et puis on a un télescope conventionnel – dans notre cas, ce sera Hubble –, situé à quelques milliers de kilomètres plus loin. Le cache-étoile est censé bloquer la lumière de l’étoile vers laquelle le télescope est braqué, afin de pouvoir observer les planètes. Ça devrait nous permettre d’imager les continents des planètes de type terrestre, même celles qui sont situées à trente ou quarante années-lumière. C’est un projet dont le chef de file est un astronome de l’Université de Boulder, dans le Colorado – c’est comme ça qu’on est tombés dessus. — Et c’est ce que tu appelles un moment de détente, regarder les infos ? C’est toujours terrifiant. — Je sais. — Je me dis parfois que tout le monde a peur. C’était vrai : les gens avaient peur du déluge, qui était encore loin, et ils avaient peur des vagues de « P-D », à cause de la crasse, des maladies et de la famine qu’ils apportaient, de l’espace qu’ils occupaient. De toute façon, tout le monde avait peur de tout le monde, parce qu’on savait très bien qu’un jour viendrait où il n’y aurait plus assez de place pour tous les gens. Holle elle-même se serait sentie beaucoup plus tranquille si Alice Sylvan, qu’elle avait fini par considérer, en grandissant, comme une espèce de tante honoraire, ne s’était pas fait tirer dessus, en plein centre-ville, par un tireur embusqué. — Je sais, je sais, fit Patrick en lui ébouriffant les cheveux. Mais faire l’autruche ne réglera pas le problème. Alors, c’était comment à l’Académie ? — Papa, c’était horrible. Les autres enfants sont aussi brillants que bruyants, et la compétition est atroce. Le seul qui soit gentil, c’est Zane. — Zane. Il doit être content que tu sois là. — Je ne suis pas comme lui, lâcha-t-elle. Et je ne suis pas non plus comme Kelly Kenzie. Je ne suis ni grande, ni jolie, ni sûre de moi. Et ne me dis pas que c’est sans importance, parce que si, c’est important. Je sais comment on appelle les élèves. Les Candidats. Il faut être vraiment spéciale pour être une Candidate, une star. Moi je suis comme Joey, dans Friends. Il eut un rire et vida son verre. — D’accord. Mais écoute, c’est mon argent qui finance l’Académie. Elle fait partie d’un consortium, de même qu’un tas d’autres initiatives privées liées à la Première Arche. Mais l’Académie n’est pas une boîte à bac pour gosses de riches. Si on ne s’était pas dit que tu méritais d’y être parce que tu es douée, tu n’y serais pas – peu importe de qui tu pouvais bien être la fille. Tu mérites d’y être, ma puce. Mais si tu trouves que c’est trop dur, tu n’as qu’à rester à la maison, conclut-il en lui plantant un baiser sur la tête. — Oh non, je ne laisserai pas tomber. Il y eut un « ping » du côté de la télévision, et un Liu Zheng en gros plan apparut sur l’écran. — Liu ? fit Patrick. Que puis-je faire pour vous ? Liu eut un sourire. Une expression beaucoup plus humaine que toutes celles qu’il avait arborées pendant son cours. — En réalité, c’est à Holle que je voulais parler. Mademoiselle Groundwater, je crois que vous êtes extrêmement douée pour poser les bonnes questions. — Quelles bonnes questions ? Vous voulez parler de celle qui portait sur la taille de la bulle de distorsion ? Mais la réponse était une bulle si riquiqui que tout le monde a rigolé. — Maintenant, écoutez-moi bien, poursuivit Liu sur un ton grave. Nous parlons d’ingénierie de l’espace-temps, d’ingénierie dans des dimensions multiples. Tout ce que nous croyons savoir, toutes nos intuitions sont probablement erronées. Inspiré par cette discussion, j’ai repensé à un article sur lequel j’étais tombé lors de recherches antérieures. Des spéculations vieilles d’une trentaine d’années, faites en Belgique, par un chercheur. Vous avez votre Tablet avec vous ? Essayez de suivre mon raisonnement… Et, oubliant la présence de Patrick, il retrouva son étrange manière de faire cours, lointaine, détachée. Le grand écran mural se couvrait de graphiques et d’équations. Holle laissa les tenseurs planer autour d’elle, comme des feuilles mortes, et essaya de suivre le fil de son raisonnement. — Une bulle de distorsion, disait Liu, est un petit univers en soi. Un univers qui serait relié au nôtre, un peu comme une cloque qui se formerait à la surface d’un ballon d’enfant, à l’endroit d’un défaut. La paroi de la bulle, euh, entoure ce tout petit univers. Mais « entourer » est un mot à trois dimensions, qui ne convient pas pour décrire la réalité d’une dimension supérieure. La bulle est en réalité le goulet du défaut qui relie l’espace-temps mère à sa fille. Autrement dit, elle peut être beaucoup plus petite que l’univers fille lui-même. — Plus petite que le vaisseau ! — Exactement. La bulle de distorsion peut être aussi petite qu’on veut. Trop petite, à vrai dire, ajouta-t-il en souriant de plus belle, pour tenir ne serait-ce que dans un unique neutrino. Et ce n’est pas le seul avantage. La partie de la bulle de distorsion en contact avec l’extérieur nous posait des problèmes. Même des grains de poussière, frappant l’avant de la bulle de distorsion, subiraient des pressions énormes. Ça pourrait endommager le vaisseau, voire provoquer une fuite d’énergie au niveau du champ de distorsion. Or cette nouvelle approche géométrique réduirait énormément ce risque. — Mon Dieu, fit Patrick. Je comprends peut-être cinq pour cent de ce que vous avez dit. Mais ce que je sais, c’est que le problème de l’énergie-masse était le principal obstacle à la conception… — Nous sommes encore à des années d’un début de programme, coupa fermement Liu. Mais il se pourrait que ce soit la percée conceptuelle qui nous manquait. Patrick serra sa fille contre lui. — Et tout ça grâce à ma petite fille ! — Oh, papa… — Ce n’est évidemment pas le cas, reprit Liu avec une gravité inattendue. Maîtrise-t-elle les mathématiques relativistes nécessaires pour décrire complètement cette nouvelle solution ? Bien sûr que non. Sa contribution se borne à une question pertinente, qui a amené une réponse susceptible de conduire, en fin de compte, à une solution. À vrai dire, la contribution de Zane Glemp est plus importante. C’est un travail d’équipe. À l’Académie de l’Arche, nous ne sommes à l’affût d’aucun individu remarquable en particulier. Ce que nous voulons, Holle Groundwater, c’est bâtir une équipe. Un équipage. Aujourd’hui, vous avez montré que vous aviez peut-être le potentiel nécessaire pour intégrer cette équipe. Peut-être. C’était une bonne première journée. Maintenant, je vous conseille de bien dormir, et de faire en sorte d’arriver à l’heure demain. Son image s’effaça. Elle fut remplacée par l’image muette des têtes de Lammockson, de Kenzie et des autres en train de discuter. — Eh ben, fit Patrick en lâchant Holle et en se relevant avec raideur. Je n’aurai pas volé un autre verre, et quelque chose à manger, dans cet ordre. Sacrée journée ! Un vaisseau spatial de la taille d’un neutrino… — Non, papa, rectifia-t-elle en lui emboîtant le pas. Un couloir d’une taille inférieure à celle du neutrino, donnant sur un univers de poche contenant un vaisseau spatial. — Bon, d’accord. C’est toi qui épluches les patates ? 14 Mai 2032 Le jour où le gouvernement s’empara du projet commença comme tous les autres jours à l’Académie. Holle n’aurait jamais cru que c’était le dernier jour de son ancienne vie, la fin de l’ancien régime, et le début de quelque chose de nouveau. Magnus Howe aimait faire ses cours d’éthique au premier étage du vieux musée, dans la grande salle consacrée à la civilisation des Indiens d’Amérique du Nord, avec ses dioramas et ses artefacts présentés derrière des vitres de verre, dans des couloirs en courbe. Il était bon, disait-il, qu’ils fussent ici, parce que ça les mettait en corrélation avec le lointain passé de ce paysage. Holle pensa qu’il voulait leur rappeler les autres civilisations humaines qui avaient été rayées de la carte par d’anciens désastres – dans le cas des Amérindiens, un déluge d’avidité et d’ignorance. Une douzaine d’étudiants de la classe d’âge de Holle – douze à quatorze ans – étaient assis en rond sur le parquet ciré, autour de Howe, lui-même assis sur l’unique chaise de la pièce. Ils portaient presque tous leur magnifique tenue de Candidat flambant neuve : un solide uniforme en Lycra, d’une seule pièce, bleu roi avec des manches rouges et des bandes rouges sur les côtés. Comme d’habitude, tout le monde faisait un peu de tout en même temps, formant de petits groupes pour discuter d’un devoir ou bossant tel ou tel sujet sur leurs ordinateurs portables et autres tablettes tactiles. Venus Argent se promenait parmi les étagères de livres pour y faire son choix – la salle faisant également office de bibliothèque de l’Académie. Certains élèves avaient le regard absent de ceux dont l’esprit était captivé par leur Angel. Thomas Windrup et Elle Strekalov partageaient le même Angel. Tous deux âgés de treize ans, se tenant par la main, ils se balançaient doucement à l’unisson. La classe discutait de la question suivante : pourquoi les Candidats, et leurs familles, qui étaient d’origine chrétienne n’avaient-ils pas eu le droit de fêter Pâques ? — Ça a été dur pour mon père, dit Holle. Une pause ne nous aurait pas fait de mal. Un programme ambitieux venait d’être mis en place : il s’agissait de produire au sol une importante quantité d’antimatière, le carburant et pour ainsi dire la clé de la propulsion interstellaire. Sans compter qu’une série de fusées Ares devaient partir de Gunnison pour lancer les modules de l’Arche en direction de la Station spatiale. Laquelle devait être remise en état pour servir d’atelier de construction. Et ils n’avaient que huit ans devant eux pour accomplir tout cela. Et comme ils allaient d’échec en échec, une pression de plus en plus forte retombait sur les épaules de leurs aînés, dont son père. — Pâques est un jour férié, c’est vrai, répondit Magnus Howe. Mais quid de la théologie ? Wilson Argent fit un bruit de pet avec la bouche. — La théologie n’a rien à voir là-dedans. Ce n’est que de la politique. La présidente Vasquez a déclaré la guerre aux Mormons. Et puis il y a ces cinglés de la Nouvelle Alliance, pour qui Dieu noie les pécheurs. Par réaction, nous nous laïcisons. Sombre, carré, costaud, Wilson était une recrue récente issue des camps de réfugiés. Il avait été sélectionné pour ses redoutables capacités et son caractère trempé. Holle avait l’impression qu’il remettait en question l’autorité que Don et Kelly avaient sur la classe. — Vous obligez les gens à faire un choix, dit Kelly Kenzie. Des gens de qualité nous ont quittés parce que leurs parents avaient choisi une autre voie : Dieu plutôt que votre processus de sélection. — Oui, enfin, ce n’est pas « mon » processus, rectifia Howe. La théorie des ingénieurs sociaux est que… — Ce n’est pas la théorie qui compte, argumenta Venus Jenning. Elle feuilletait un vieux livre de poche. C’était une grande fille mince, calme, discrète, et qui – peut-être à cause de son prénom – était fascinée par l’astronomie. Elle adorait la science-fiction, toutes ces images d’avenirs disparus. — Hé, regardez ça ! s’exclama-t-elle. Elle tenait un livre intitulé Une porte sur l’été, de Robert Heinlein. — Dans ce livre aussi Denver devient la capitale nationale. Après la guerre des Six Semaines, en 1970 ! — Vous vouliez nous parler de théorie et de pratique, mademoiselle Jenning ? fit Howe d’un ton égal. — Ah oui, bien sûr. Pardon. Écoutez, à cause des interdits religieux, nous avons perdu des juifs, des hindous, des musulmans. Barry Eastman, Yuri Petrov, Miranda Nikolski ! C’était notre meilleure mathématicienne. Elle avait un an de moins que moi, et c’est elle qui m’a enseigné la navigation interstellaire ! Vous ne pouvez pas vous permettre de perdre des gens comme ça. Même Zane a failli partir. L’attention du groupe se focalisa sur Zane Glemp. À douze ans, cela faisait trois ans qu’il était à l’Académie, et c’était encore l’un des plus timides de la classe. Il riva son regard sur le parquet. — Zane ? fit Magnus Howe, pour le faire réagir. — Oui, c’est vrai. Les ancêtres de mon père étaient juifs. Nous ne sommes pas pratiquants. Mais mon père n’était pas emballé par l’idée de renoncer complètement à nos traditions. Et puis je pense qu’il n’appréciait pas trop le fait que les ingénieurs sociaux se mêlent de son projet. — Jerzy Glemp était là depuis le début, releva Don Meisel. Mais quelle que soit l’importance des idées qu’il a pu y mettre, ce n’est pas « son » projet. C’est un projet financé par l’argent de mon père, et du tien – et du tien, et du tien, fit-il en montrant du doigt les enfants des nababs qui se trouvaient dans la pièce : Kelly, Susan Frasier, Venus Jenning, Cora Robles, Joe Antoniadi, Holle. Cora, une petite fille riche qui avait grandi en se faisant sans arrêt critiquer à cause de la fortune de ses parents, se contenta de rire joliment. — Alors, Zane ? Pourquoi es-tu encore ici ? insista Magnus Howe. — Je suppose que l’Arche était plus importante que le reste, répondit Zane avec un haussement d’épaules. Ça ne sert à rien d’avoir la foi quand votre famille a disparu. Et puis monsieur Smith nous a rendu quelques visites. Il a vraiment insisté pour que mon père me laisse continuer le projet. Un étrange silence suivit cette déclaration. Harry Smith, leur éducateur référent, avait une grande importance dans leur vie à tous. Grand, affable, complexe, il était très investi dans sa mission. Il passait beaucoup de temps avec les Candidats en dehors de ses heures de travail. Il s’était même mis à s’habiller comme eux, avec une version de leur superbe uniforme en Lycra. Et il avait une façon de vous regarder, l’œil lourd, dur, comme s’il vous mettait parfois au défi. C’est surtout Zane Glemp qu’il regardait comme ça. Rien d’étonnant donc à ce qu’il ait insisté auprès du père de Zane pour qu’il le laisse dans le projet. Holle était sûre que c’était à ça que les autres pensaient en ce moment. Mais personne n’en parla. De toute façon, personne ne parlait jamais de quoi que ce soit. L’Académie était un endroit où la compétition faisait rage, et les administrateurs de l’Académie étaient toujours à la recherche d’un prétexte pour vous en exclure. Tout le monde évitait scrupuleusement les ennuis. Si Harry Smith posait problème à Zane, c’était à Zane de régler ça. Et si Magnus Howe avait conscience de ce qui se passait dans la tête de ses élèves, il ne le montra pas. — Revenons à nos moutons. Pourquoi, d’après vous, essayons-nous d’exclure la religion de ce projet ? — Pour éviter les conflits, répondit Wilson. Un vaisseau spatial est trop petit pour les djihads, les croisades ou les pogroms. On pourrait peut-être imaginer un équipage entièrement chrétien, juif ou musulman… — Ou mormon, intervint Don Meisel. Venus hocha la tête. Sa propre famille, qui était originaire de l’Utah, n’était pas mormone. — Ou mormon, bien sûr. Mais une sélection d’une seule religion serait par trop restreinte. Et sûrement divisée, politiquement. — Et les polythéismes ? demanda Susan Frasier. Comme la religion hindoue, par exemple, ou les anciennes religions païennes. Quand on a une multitude de dieux, et pas seulement un, ça incite à la flexibilité, ça porte à la tolérance. — Ça avait bien marché avec les Romains, acquiesça Miriam Brownlee. Leur panthéon était assez vaste pour absorber les dieux de toutes leurs provinces… — Ils se sont cassé les dents sur Jehovah ! nota Mike Wetherbee. Sa blague fit rire Miriam. Texane, mince, elle s’était rapprochée de Mike parce que la médecine et la biologie les fascinaient tous les deux. — Mais un groupe partageant la même religion peut aussi éclater, fit remarquer Elle Strekalov. Pensez aux rivalités qui opposent les sunnites et les chiites, les catholiques et les protestants… La conversation s’anima. Les Candidats, de plus en plus intéressés, abandonnèrent leurs autres activités et firent tourner des programmes d’analyse des logiques sociodynamiques afin d’étudier la manière dont les différentes configurations sociales et religieuses pourraient cohabiter dans l’environnement clos d’un vaisseau spatial – des équipages purement chrétiens, musulmans ou bouddhistes, ou bien puisant dans un grenier rempli de dieux querelleurs. Magnus Howe les laissa examiner ces différentes options pendant un certain temps. Brun, passionné, il était assez jeune – moins de trente ans. La rumeur prétendait qu’il avait autrefois étudié en vue de devenir jésuite. De fait, c’était un assez bon professeur, compte tenu de l’aridité de son sujet, et il était suffisamment jeune pour partager le pur plaisir que ses élèves prenaient à apprendre, à accroître leurs connaissances. Holle ne se joignit pas à eux. Sa sphère d’intérêt concernait l’ingénierie du vaisseau plutôt que son équipage. Mais assise là, parmi ce groupe d’enfants avides, intelligents, elle ressentait leur chaleureuse gravité. L’idée que beaucoup d’entre eux seraient vraisemblablement éliminés bien avant que l’Arche parvienne à décoller avait quelque chose d’attristant. Magnus frappa dans ses mains pour attirer leur attention. Il jeta un coup d’œil à son ordi, où il suivait leurs improvisations. — Je peux vous dire que de très bonnes choses ressortent de notre discussion. Revenez demain avec une présentation de vos conclusions. Il ne donna pas plus de détails sur leur devoir. C’était, comme toujours, aux élèves de définir convenablement leur but, d’organiser leur travail, de trouver comment le présenter et qui le ferait. — Pour le moment, nous allons revenir à la décision qui a été prise d’exclure de l’équipage tous ceux qui ont des convictions religieuses arrêtées. — Et les athées convaincus ? demanda Wilson. — Les athées convaincus aussi. — Ça va être difficile à mettre en application, remarqua Don Meisel. Vous savez à quel point les gens s’obstinent à vouloir faire entrer leurs enfants dans l’Arche. Si pour y parvenir ils doivent dissimuler leurs convictions religieuses pendant quelques années, ils le feront. — Ils se feraient repérer, objecta Zane Glemp. Il indiqua les caméras fixées dans les coins du plafond, qui les observaient silencieusement, comme toujours. Holle fronça les sourcils. — Et même si on arrive à exclure les religions, comment exclure le sentiment religieux ? Ils s’emparèrent de ce nouveau sujet. Susan Frasier, petite, rondelette, généreuse et populaire, prit alors la parole : — La question se pose, en effet. Peut-être que la tendance à penser en termes de religion est programmée chez l’être humain. Ça pourrait être une conséquence de son besoin de voir le monde qui l’entoure comme un enchaînement de causes et d’effets. — N’oublie pas la théorie de l’esprit, dit Miriam Brownlee. — Nous emporterons tout ça avec nous dans l’espace, dit Holle. Peu importe ce que nous laisserons derrière nous, nous emporterons l’essence de notre humanité. Magnus Howe hocha la tête. — Ça, c’est une bonne contribution. Vous parlez tous de manière abstraite, sauf Holle, de la façon dont « l’équipage » réagirait à la présence ou à l’absence de divers stimuli. Holle est la seule à dire « nous ». Elle seule semble avoir compris, aujourd’hui, que vous ne planchez pas sur le comportement d’une poignée de cobayes soumis à une expérience de psychologie. C’est de vous qu’il s’agit – de ceux d’entre vous, en tout cas, qui réussiront à franchir toutes les épreuves qui les séparent de l’Arche. Comment réagirez-vous ? Regardez en vous. Ce qui les fit taire, brièvement. Et puis Susan Frasier dit : — La Terre. Je pense que même si je m’en éloignais à des années-lumière, je continuerais toujours de regarder en arrière, vers la Terre. Comme vers ma mère. — Oui, approuva Magnus Howe en hochant vigoureusement la tête. La Terre, la planète qui a façonné son stock de vie pendant quatre milliards d’années avant notre naissance à nous ici présents dans cette pièce. Il est certain qu’aucun de vous ne lui fermera jamais son cœur ni son esprit. — Mais la Terre nous a trahis, dit Wilson Argent. Elle a beau être notre mère, là, elle est en train de nous noyer. — Ce n’est pas une trahison, objecta Susan. Pas forcément. Ce n’est qu’un changement, une évolution des conditions de vie sur Terre. Une transition d’un état climatique vers un autre. — La leçon d’aujourd’hui est censée porter sur le rejet de la religion, dit Howe. Il ne serait pas approprié de commencer à déifier la Terre même. La Terre est assurément un organisme auto-organisateur, mais ce n’est pas une entité consciente. Cela dit, il existe une école de pensée qui prône l’acceptation de la sagesse avec laquelle la Terre ajuste, inconsciemment, ses cycles biologiques et physiques. Don Meisel sauta sur l’argument : — C’est le discours des Subsistants. Êtes-vous un Subsistant, monsieur Howe ? La tension devint aussitôt perceptible. La philosophie aux contours flous qu’on désignait sous l’intitulé de « pensée subsistante » était issue d’une citation de la Bible : « Un âge s’en va, un autre vient, et la terre subsiste toujours » (L’Ecclésiaste 1, 4). Elle était née d’une certaine forme d’épuisement, vingt ans après que le déluge eut commencé d’interférer avec les affaires humaines. Peut-être, argumentaient certains, l’humanité devrait-elle simplement s’abandonner à son destin. Le gouvernement fédéral, pour qui ces idées représentaient une incitation à ne pas payer ses impôts, les combattait avec vigueur. Sans compter que l’Académie voyait d’un très mauvais œil les propos des Subsistants. Elle considérait que ce genre de pensées était susceptible de saboter le projet aussi sûrement que les actions terroristes des « P-D ». L’interrogation de Don n’était pas à prendre à la légère ; Howe pouvait perdre son boulot. Mais Howe se contenta de sourire. — La question est : qu’y a-t-il actuellement dans votre cœur, et qu’y aura-t-il dans l’avenir, lorsque la Terre ne sera plus pour vous qu’un souvenir ? Voyez-vous… Son téléphone sonna. Pendant les cours, les téléphones étaient censés être paramétrés pour ne laisser passer que les appels ultra-prioritaires. Howe fronça les sourcils et prit son téléphone dans sa poche. C’est alors que le téléphone de Kelly Kenzie vibra. Puis celui de Don. Et de Wilson. Les écrans des ordis se mirent aussi à clignoter. Pour finir, le téléphone de Holle bipa. Un simple texto de son père apparut : elle devait se rendre immédiatement au bâtiment du Capitole, où la présidente Vasquez allait prendre la parole. 15 La foule massée autour de l’obélisque impeccable du monument des Vétérans, devant les marches du Capitole d’État, était moins importante que Holle ne s’y attendait. Quelques centaines de personnes à peine. Probablement triées sur le volet. Mais la plupart des gens qui étaient au cœur du projet d’Arche semblaient être là. La présidente Vasquez était déjà sur place lorsque les Candidats arrivèrent. C’était une femme costaude, vêtue d’un tailleur bleu marine. Elle se tenait debout derrière un pupitre simplement orné du sceau de la présidence. Elle était entourée de militaires, de policiers, de fonctionnaires municipaux et d’officiers de sécurité en uniforme. Elle jetait des coups d’œil à sa montre tout en parlant à un homme en uniforme bleu de l’armée de l’Air. Le visage grave, bronzé, l’allure sportive, il pouvait avoir une soixantaine d’années. Le temps était maussade, couvert, mais il faisait chaud et lourd. Ce n’était pas une journée d’été typique du Colorado, comme disaient les gens de l’ancien temps, mais il n’y avait plus de journées typiques. Avec ses façades de pierre blanche striées par des années de pluies sales, le Capitole n’avait pas fière allure. De chaque côté, deux poteaux supportaient un grand drapeau américain ballotté par les bourrasques de vent. Holle jeta un coup d’œil vers le parc, que des grillages séparaient des bâtiments gouvernementaux. Les dalles de marbre des trottoirs avaient été descellées pour dégager la terre en dessous, et des résidents en haillons s’activaient sur des rangées de patates. Comme le disaient les recommandations officielles du gouvernement : les pommes de terre étaient la Nourriture du Déluge. Debout dans la foule, Holle se sentait mal à l’aise dans son uniforme aux couleurs vives. Elle n’arrivait pas à oublier les regards chargés de ressentiment de ceux qui l’entouraient. Les Candidats étaient devenus des célébrités, même pour leurs compagnons de travail. Des centaines de gens travaillaient sur les divers aspects du projet, comme les énormes chantiers de construction de Gunnison. Mais rares étaient ceux qui savaient que le véritable but était de construire un vaisseau spatial ; même s’il était évident que les Candidats étaient préparés en vue d’une grande aventure. Peu de gens, à Denver, menaient des vies exaltantes, et beaucoup de personnes aimaient suivre les activités des Candidats, leurs hauts et leurs bas, comme s’ils étaient les personnages d’une émission de téléréalité. Certains des Candidats se prêtaient au jeu. Kelly et Don comparaient le nombre de visites sur leurs blogs. Mais le revers de la médaille, c’étaient la jalousie et le ressentiment. Holle reconnaissait beaucoup des visages qui l’entouraient, y compris ceux des nababs, hommes ou femmes, de LaRei. Certains étaient des parents d’élèves de l’Académie. Les parents – surtout des hommes, des pères – formaient de petits groupes où l’on se parlait d’un ton grave. Les Candidats s’étaient aperçus qu’ils provenaient, pour la plupart, de familles sans mères. C’était le cas de Holle, de Kelly, de Zane. Peut-être n’y avait-il que les pères pour rêver d’envoyer leur progéniture dans l’espace. Edward Kenzie, le père de Kelly, n’était pas là. Holle avait entendu dire qu’il passait beaucoup de temps dans le parc de Yellowstone, sur un projet d’Arche différent – la Deuxième Arche, peut-être. Mais si Kelly était au courant de quelque chose, elle n’en parlait jamais. Le secret était partout, endémique. Le père de Holle la retrouva. Il la serra rapidement sur son cœur. — Salut, ma puce. Il avait l’air fatigué et tendu. Mais il avait toujours l’air fatigué et tendu, alors… — Une idée de ce qui se prépare, papa ? — Je sors juste d’une réunion, et je t’ai appelée. — S’il se passait quelque chose, tu devrais être au courant. Patrick secoua la tête. Il y eut un mouvement vers l’estrade. — On ne devrait pas tarder à être fixés. Soudain, le moment devint exceptionnel, un moment à marquer d’une pierre blanche. Holle sentit son estomac se nouer. Comme tous les Candidats, conscients qu’ils pouvaient se faire virer à chaque instant, elle vivait toujours dans l’angoisse et n’aimait pas les surprises. Un assistant en tenue militaire monta sur l’estrade. — Mesdames, messieurs, commença-t-il simplement. La présidente des États-Unis. Linda Vasquez s’avança, mit son téléphone dans sa poche et jeta un coup d’œil à sa montre. Elle regarda l’officier debout à sa droite. — Le périmètre est sécurisé, Gordo ? Je peux parler librement ? — Affirmatif, madame. — Parfait. Elle parcourut l’assistance du regard. C’était une grande femme solidement charpentée. Pour Holle, c’était une femme puissante, et sans âge. Cela faisait presque quatre mandats entiers qu’elle était présidente – trois ans de plus que toute la vie de Holle. D’après les rumeurs, elle prévoyait de se présenter pour un cinquième mandat aux élections qui devaient avoir lieu à l’automne. Holle avait du mal à imaginer quelqu’un d’autre à sa place. Dans sa voix, elle reconnaissait l’accent tramant des taudis d’Alphabet City, à New York, où la présidente avait grandi, et qui avaient disparu sous les eaux au cours de son premier mandat. — Je présume que vous savez qui je suis. Et quand je vous regarde, je sais qui vous êtes. Vous êtes la Première Arche, n’est-ce pas ? Vous êtes le groupe qui a bel et bien l’intention de quitter cet endroit, le Colorado, à bord d’un vaisseau spatial. Et c’est pour cette raison que mon administration a toujours été heureuse de vous soutenir. C’est un but remarquable, merveilleux. Une source d’espoir, et aussi de synergies. La nation aura besoin d’un centre de lancement spatial dans l’éventualité d’un futur programme de reconquête digne de ce nom. « Mais au moment même où je vous parle, la situation évolue. Au cas où vous ne l’auriez pas remarqué, le déluge ne nous laisse pas de répit. Rien qu’au cours de l’année passée, l’eau a encore monté de soixante-dix mètres ! Et cette élévation se traduit par une perte accrue de territoire au fur et à mesure que l’eau s’immisce à l’intérieur des terres, sur tous les continents. « Parfois, fit-elle en secouant la tête, quand je me lève le matin et que je regarde mon agenda, j’ai le plus grand mal à croire qu’il reste tant de choses à faire. Holle n’en revenait pas d’entendre la présidente leur parler de cette façon. — Il faut pourtant bien que nous nous en occupions, le mieux possible. Je passe mon temps à réexaminer et à revoir mes priorités. Et alors que le déluge se fait chaque jour plus menaçant, les solutions qui passaient autrefois pour extravagantes, réservées aux pires des éventualités, deviennent petit à petit plus envisageables, et même vitales. Parce que ces options extrêmes seront peut-être tout ce qui nous restera en fin de compte. « Ce qui me ramène à la Première Arche. De façon inattendue, elle asséna un coup de poing sur le pupitre, provoquant dans les haut-parleurs un écho violent qui fit sursauter Holle. — Et ce qui s’est passé ici n’est tout simplement pas acceptable. Organisation anarchique, manque de direction, gâchis, luttes intestines et confusion généralisée étouffent ce projet. Vous avez disposé de sept ans depuis la réunion qui en a donné le coup d’envoi. Oui ou non ? Sept ans ! On me dit que vous n’avez réussi à mettre sur pied un projet réalisable que depuis deux ans – j’ai dit « réalisable ». Mon conseiller scientifique me dit que, dans ce cas précis, il s’agit enfin d’un projet qui n’entre pas en conflit avec les lois de la physique. Et vous n’avez même pas réussi à lancer depuis Gunnison ne serait-ce qu’un feu d’artifice. Sept ans ! La Seconde Guerre mondiale a été gagnée en quatre ans. — Six, murmura Patrick à l’oreille de Holle, avec son léger accent écossais. Paniquant un court instant, Holle fut convaincue que la présidente allait purement et simplement annuler le projet d’Arche. Mais Vasquez annonça : — Tout ça va changer. À partir de maintenant, l’administration civile de la Première Arche prend fin. Par décret présidentiel, je réquisitionne aujourd’hui ce projet, son personnel et toutes ses ressources. Dorénavant, c’est l’armée de l’Air qui prend en charge la Première Arche. Des consultants de la Nasa et d’autres agences seront rattachés au projet en fonction des besoins, mais toujours sous le commandement de l’armée de l’Air. Si vous regardez les informations, vous savez que ce n’est pas la première fois que mon administration agit de la sorte. J’ai pris des mesures drastiques similaires l’an dernier, lorsque j’ai envoyé l’armée et la Garde nationale dans les Friedmanburgs des Grandes Plaines. Ce sera du donnant-donnant. Je veillerai à ce que vous disposiez des moyens nécessaires à l’avancement de vos travaux, même si un autre enfoiré se dresse ici devant vous pour vous parler, l’année prochaine, après les élections. Laissez-moi lancer ce projet en y mettant une touche personnelle. La Première Arche est un nom un peu sec, non ? Les chiffres ne m’ont jamais fait battre le cœur. À partir de maintenant, vous êtes le « Projet Nemrod ». Vous découvrirez bientôt pourquoi. Vasquez prit un mouchoir dans sa poche et se tamponna le front. L’espace d’un instant, elle eut l’air d’une vieille femme lasse. Personne ne disait rien. Il n’y avait pas un bruit en dehors de la brise qui chantait doucement dans les câbles des drapeaux jumeaux. — Vous vous demandez peut-être pourquoi je ne mets pas tout simplement fin à ce projet. Certains s’agitent dans les coulisses pour que nous investissions davantage de moyens dans des projets de rétablissement, au lieu d’options de dernier recours comme celle-ci. Même parmi les pessimistes, il y en a qui disent que je devrais consacrer ce qui reste de notre infrastructure à des activités plus concrètes, comme la construction de radeaux. Je continue de croire que nous sommes capables de faire mieux. Elle s’interrompit et parcourut son public du regard. Holle éprouva un étrange frémissement quand elle eut l’impression que la présidente la regardait dans les yeux. — Je ne suis pas John Kennedy, poursuivit Vasquez. Si vous voulez entendre le discours qu’il a fait le 25 mai 1961, allez le rechercher. Mais la tâche que je vous confie aujourd’hui est similaire. Vous avez un défi à relever, qui est immensément plus difficile que de voler vers la Lune, et en même temps infiniment plus important. Votre vaisseau spatial doit être prêt à voler en 2040, sinon c’est notre avenir qui est compromis. Je pense que c’est tout. Travaillez bien. Et elle descendit de l’estrade. Un intense brouhaha parcourut la foule. Holle vit des pontes de LaRei s’approcher à grands pas de Jerzy Glemp. — Jerzy, espèce de salaud ! Vous nous avez vendus ! Tout le putain de fric que j’ai injecté là-dedans… C’est mon foutu vaisseau, bon sang !… Jerzy battit en retraite, les mains levées dans une attitude défensive. Patrick murmura : — C’est donc Jerzy qui a orchestré cette expropriation. Je ne peux pas dire que je suis surpris. Les moyens, le leadership nous faisaient défaut. Mais je me demande ce qu’il a obtenu en échange. Il s’est fait de sacrés ennemis, aujourd’hui. Holle se fichait pas mal de la politique. Elle tira sur la manche de Patrick. — Dis donc, papa, c’était historique, non ? Ouaouh, la présidente ! Bon, et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ? — On ne devrait pas tarder à le savoir. Il n’avait l’air ni excité, ni enthousiasmé. Juste plus fatigué que jamais. C’est alors que leurs téléphones sonnèrent. 16 Holle était rappelée à l’Académie. Le temps qu’elle y arrive, les étudiants étaient en rang dans le grand atrium du nord, au rez-de-chaussée du musée. C’était un espace ouvert, haut de trois étages, aux murs de brique et surmonté d’une verrière, naguère occupé par la cafétéria du musée. Face à eux se dressait, debout sur une marche, le grand gaillard d’une soixantaine d’années en uniforme bleu de l’armée de l’Air qui se tenait à côté de la présidente, sur l’estrade. Il était entouré d’un certain nombre de collaborateurs, dont deux jeunes gens, également en uniforme, que Holle ne connaissait pas. Ils avaient une posture militaire : jambes légèrement écartées et mains dans le dos. Le personnel de l’Académie était aligné, l’air tendu, le long d’un mur, devant un tableau blanc. L’officier commença à parler tandis que les retardataires continuaient d’arriver. — Je m’appelle Gordon James Alonzo. Gordo, pour les amis. Pour vous, je suis le Colonel. Si vous voulez savoir qui je suis et connaître mes états de service, vous n’avez qu’à me googliser. C’est toujours comme ça que vous dites, « googliser », bande de petits cons ? Peu importe. Vous découvrirez que j’ai suivi la formation de l’armée de l’Air, et que j’ai piloté la navette pour la Nasa. Et maintenant, à la demande de la présidente, j’ai remis l’uniforme bleu de l’armée de l’Air, et je suis en charge de ce putain de foutoir de projet spatial. Ce qui implique de faire de ce jardin d’enfants quelque chose qui ressemble à une Académie capable d’entraîner un équipage. Il parcourut du regard les Candidats, dont certains n’avaient pas plus de onze ans. — Ne comptez pas sur moi pour prendre des gants avec vous. Je suis sûr que vous êtes encore plus mal embouchés que moi. De toute façon, si vos bulletins de notes veulent dire quelque chose, la plupart d’entre vous ne seront pas là assez longtemps pour que ma grossièreté leur pose problème. « J’ai regardé le programme des cours que vous avez suivis ici ce matin. Sociologie ! Éthique ! Bon Dieu ! Vous voulez que je vous dise une chose ? fit-il en parcourant les professeurs du regard. Des conneries pour vendus de Subsistants. Ça n’a plus sa place ici. C’est clair ? À partir de maintenant, les choses vont changer. Votre entraînement, pour ceux d’entre vous qui survivront au massacre, sera globalement recentré sur les différents aspects du projet auquel vous vous consacrez – les systèmes du vaisseau : propulsion, communications, contrôle de l’environnement, support vie, G & N, c’est-à-dire guidage et navigation, combinaisons pressurisées, intégration du poste de pilotage. Sans oublier la relativité générale et tout le bordel. Et aussi tout ce qui concerne ce projet au sens large, la localisation de planètes, les systèmes de récupération, la planification de mission, les programmes d’entraînement. Si vous êtes intelligents, vous vous choisirez une spécialisation et vous vous investirez dedans. Rendez-vous indispensables au programme – indispensables pour moi. N’essayez pas de vous planquer. Si vous faites ça, vous serez virés. « Tout devra servir à quelque chose. Même votre temps libre devra porter sur les aspects matériels de la mission. Plus de putain de softball. Ben, notez-moi ça, fit-il en se tournant vers un de ses aides. Il nous faut une centrifugeuse, ici. Et nous aurons besoin de simulateurs, enfin, d’un truc permettant d’apprendre à piloter. Et pourquoi pas un « Vomit Cornet[2] » ? En tout cas on devrait au moins bricoler un simulateur d’apesanteur. Et ainsi de suite. Des questions ? fit-il en regardant les Candidats. Il y eut un long silence stupéfait. Et puis Holle se surprit à lever la main. — Colonel… pourquoi le « Projet Nemrod » ? Il plissa les yeux. — Question appropriée. Je suppose que vous n’avez pas de cours d’instruction religieuse, ici. La Genèse 10, versets 8 à 10 : « Koush engendra Nemrod. Il fut le premier héros sur la terre… Les capitales de son royaume furent Babel, Erek, Akkad… » Tout ça quelques générations à peine après le Déluge de Noé, et Nemrod était déjà roi de Babel. Vous connaissez l’histoire de la tour de Babel, j’espère ? Chapitre 11, verset 4 : « Allons ! dirent-ils, bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet touche le ciel. » Wilson Argent leva la main. — Mon Colonel, cela veut-il dire que vous comparez la Première Arche à Babel ? Dieu les a punis quand ils ont bâti la tour. — En effet. Mais pourquoi ? Genèse 11, 6 : « Maintenant, rien de ce qu’ils projetteront de faire ne leur sera inaccessible ! » Dieu avait peur de nous. Et c’est pourquoi nous nous sommes donné le nom de Nemrod. — Ouaouh, fit Wilson. Vous défiez Dieu, monsieur ? — Et pourquoi pas, bordel ? C’était l’idée de la présidente. Il jeta un coup d’œil aux membres de l’équipe de direction alignés devant le tableau blanc, et tendit le doigt vers Harry Smith, qui tiqua. — Vous ! Écrivez ça au tableau. Oui, tout de suite ! « Rien de ce qu’ils projetteront de faire ne leur sera inaccessible. » Harry trouva un stylet et écrivit ces paroles, qui furent affichées en caractères gras par le logiciel de reconnaissance graphique du tableau. Alonzo mit les mains sur ses hanches. — Quant à vous, petits trous du cul pourris gâtés, je veux qu’il soit clair tout de suite que les choses vont changer. C’est le fric de papa qui vous a fait entrer ici. Il ne vous y fera pas rester. Pour ça, il faudra que vous fassiez la preuve que vous êtes plus doués que la concurrence. Et la compétition démarre tout de suite. Avancez un peu, vous deux, fit-il en regardant par-dessus son épaule. Les deux jeunes qui étaient debout derrière lui s’avancèrent, l’air mal à l’aise. L’un d’eux portait la tenue bleue de l’armée de l’Air, l’autre une espèce d’uniforme de la police. Ils se mirent au garde-à-vous, raides comme des piquets. Alonzo lorgna les étudiants. — Vous, les gosses de ce palais pour tantouzes, vous ne savez pas la moitié de ce qui se passe au-dehors, dans le vrai monde. Eh bien, ces deux-là ne sont pas plus vieux que la plupart d’entre vous, mais ils ont vu du pays. Mel Belbruno, ici présent, est ce que j’ai été, un jeune chiot de l’armée de l’Air. Mais il est dans un corps de cadets depuis qu’il a dix ans, et il a fait ses classes avec ce qui reste de la Nasa. C’est un vrai cadet de l’espace en chair et en os, et c’est exactement le genre d’élève qui devrait travailler sur cette mission. « Et voici Matt Weiss. Matt est dans un corps de cadets du Département de la police de Denver. Vous voulez savoir où il s’est fait les dents ? Sur le front, sur la côte de ce qui reste de l’Amérique, une côte qui recule chaque jour un peu plus. Matt était là-bas pour aider ses aînés de la police de Denver à faire le tri entre les enfants qui auraient le droit de rester sur la terre ferme et ceux qui ne l’auraient pas, et à faire appliquer ces décisions. Lequel d’entre vous a une expérience comparable à ça ? Kelly Kenzie leva la main. — Colonel Alonzo, je ne nie pas la validité de vos propos. Mais il n’y a pas de place ici dans le programme. Nous nous entraînons tout spécialement pour cette mission depuis des années. Si ces deux-là doivent nous rejoindre… — Bien vu, blondasse. Il va falloir que je fasse du nettoyage, dit-il avec une brutalité glacée. Son regard parcourut leurs rangs. Holle vit certains d’entre eux se recroqueviller comme sous un rayon laser. Elle s’obligea à tenir bon. Alonzo regarda Kelly, qui lui avait posé la question. Et puis il tendit le doigt vers Don Meisel, debout à côté d’elle. — Toi, le rouquin, fais tes valises. À partir de maintenant, tu prends la place de Matt au Département de la police de Denver. — Moi ? fit Don, tout tremblant. Mais vous ne savez rien de moi. Vous ne connaissez même pas mon nom ! Et je n’ai rien dit… — C’est exact. Au moins, la gamine qui est à côté de toi a eu les couilles de parler. Comme Don ne bougeait pas, il reprit avec un calme terrifiant : — Tu es encore là ? Don se détourna et s’éloigna. Il passa devant Holle, le visage rouge, les yeux brûlants de colère et d’humiliation. — Demain matin, reprit Alonzo, je sélectionnerai le deuxième éjecté. Maintenant, retournez au boulot. Il tourna les talons et s’en alla. Holle n’éprouvait qu’une horreur glacée. Depuis qu’elle avait intégré le groupe, Don Meisel avait toujours été l’un de ses leaders naturels. Elle s’était même dit qu’il pourrait devenir capitaine. Et voilà qu’il avait été éjecté, d’un simple claquement de doigts. Si Don Meisel pouvait perdre sa place d’une façon aussi arbitraire, de qui serait-ce le tour demain ? 17 Moins d’une demi-heure après le discours de Gordo Alonzo, Don Meisel fut conduit à la porte du quartier général de la police de Denver, sur Delaware Street. Il entra dans une salle pleine de flics qui vibrionnaient, en uniformes miteux ou en civil, certains hurlant dans le vide ou écoutant distraitement leur Angel. Beaucoup tenaient des gobelets de café en carton dont l’odeur planait dans l’air. De lourdes portes blindées, toutes fermées, menaient vers les profondeurs du bâtiment. L’éclairage était dispensé par des halogènes anémiques, les murs étaient peints d’un jaune boueux. Le vacarme et la lumière glauque lui donnaient l’impression qu’il entrait dans une caverne. En fait, tout ça paraissait complètement irréel. Don n’arrivait pas à croire qu’il était là. Un homme, un gros Latino, était assis sur une chaise en plastique, les mains menottées devant lui. Son nez paraissait aplati et ses narines étaient bouchées par des mèches de papier absorbant imbibées de sang. Il regarda Don dans son bel uniforme de Candidat et renifla, exhibant une bouche pleine de chicots. Don rentra machinalement la tête dans les épaules. Une femme flic en uniforme s’approcha de lui. Elle avait une cinquantaine d’années et une grosse tignasse grisonnante coiffée en chignon derrière la tête. Son visage ressemblait à un masque. Des rides creusaient de profonds sillons autour de sa bouche et de son petit nez. Elle avait des cernes noirs de fatigue. Une petite cicatrice barrait sa joue droite, peut-être à cause d’une blessure infligée par un poing américain. Elle portait une Tablet et une planche à pince. — C’est toi, Don Meisel, de l’Académie ? demanda-t-elle sans le regarder. Il ne répondit pas. Ce qui l’obligea à lever les yeux sur lui. — Don Meisel ? répéta-t-elle fermement. — Oui. — Oui, madame, rectifia-t-elle en le regardant plus attentivement, se concentrant sur son visage. Une forte tête, hein ? Tu vas vite découvrir qu’ici ça ne marchera pas. De toute façon, Meisel, ici on ne veut pas de toi. — Je n’ai pas non plus envie d’y être. — Alors on est pareils. On se vomit autant les uns que les autres. Écoute, fit-elle avec une pointe d’humour dans le regard. Je vais te briefer une fois pour toutes sur ce que ta vie va être à partir de maintenant. Après ça, tu seras livré à toi-même. D’accord ? Il hocha la tête avec raideur. — Je peux comprendre ce que tu ressens. Vraiment, je comprends. Fichu à la porte de ton nid douillet, du merveilleux programme exorbitant qu’ils concoctent là-bas. Jeté dans l’arène, ici, sur Delaware. C’est l’impression que ça te fait, pas vrai ? Et je sais ce que tu crois que ta vie va devenir, à partir de maintenant. Ramener l’ordre dans des émeutes de la faim ou des échauffourées provoquées par des « P-D » tuberculeux. « Mais ce n’est pas seulement ça. C’est encore une ville, elle est encore habitée par des citoyens américains qui sont encore victimes de voyous, d’escrocs, de maquereaux, de dealers et tout ce qui s’ensuit. Et nous sommes encore de vrais flics. Je parle de faire la police comme toujours, à l’ancienne, une police dont les problèmes n’ont fait que s’accroître alors que les vagues de réfugiés se déversaient sur notre ville. Elle le regarda au fond des yeux d’un air de défi. — Tu crois que tu pourrais trouver une satisfaction dans ce genre de travail ? D’après ce que j’ai pu voir dans le dossier que l’Académie nous a envoyé, tu es un garçon futé. Il est encore possible de faire carrière ici, dans la police. Concentre-toi sur ton boulot et on verra comment tu te débrouilles. Don ne répondit pas. — Très bien, Meisel. Ta formation démarre immédiatement. Dans le couloir, à gauche, demande l’agent Bundy. Je lui ai demandé de te trouver une couchette ici, pour tes premiers jours, ainsi qu’un équipier. Il te dira où te procurer une plaque de cadet et un uniforme. Il faut absolument que tu retires cette défroque de Spider Man. — Merci, dit-il. Madame. — Oh, Meisel. Bundy pourra également te renseigner, pour ton logement. — Je n’ai pas besoin de logement. — Oh si, tu vas en avoir besoin, fit-elle avec un soupir. Tu n’es plus entretenu par l’Académie. Écoute, ce n’est pas si terrible. Dans le temps, il fallait habiter Denver pour être flic ici. Maintenant, c’est le contraire : si tu es flic, tu as le droit d’habiter ici. Un cadet comme toi a le droit à un quart de place dans un dortoir. Bundy te donnera les papiers. Allez, allez, file ! Don s’enfonça avec raideur dans le bâtiment, ignorant les regards et les sourires des flics qu’il croisait. 18 Septembre 2036 Dans le camp d’isolement, le débat d’idées matinal opposait Zane, qui devait défendre le dernier modèle de conception de l’Arche, et Mel Belbruno, qui plaidait en faveur des techniques d’ingénierie plus éprouvées apportées au projet par les vétérans de la Nasa, de l’armée de l’Air et de la Marine. Les Candidats se trouvaient dans le Centre culturel de Cortez, un petit musée que l’Université du Colorado avait jadis géré dans cette petite ville à l’extrême sud-ouest de l’État, à cinq cents kilomètres environ de Denver. Entre les murs de ce bâtiment vieux d’une centaine d’années, les Candidats, dans leurs si peu discrètes combinaisons rouge et bleu, se détachaient sur le fond terne. Zane était sur l’estrade, face à Mel, et l’écoutait avec attention. Mel, bien que Candidat à part entière, était imperceptiblement tenu à l’écart par les autres depuis le jour où il avait été imposé au projet par Gordo Alonzo, quatre ans auparavant. Mais Zane savait que Mel n’était pas un imbécile, et il avait des alliés puissants. — Avec l’Arche, dit Mel avec conviction, vous avez affaire à une seule et unique machine, suffisamment grosse et sophistiquée pour entretenir la vie humaine, et qui devra fonctionner de manière optimale pendant des années, voire des dizaines d’années. Dans l’armée et l’aérospatiale, c’est quelque chose qu’on fait depuis longtemps. Regardez les B-52, que nous continuons à faire voler depuis plus de cinquante ans. Ou la navette spatiale, qui, depuis ses premiers essais jusqu’à son dernier vol opérationnel, a tenu le coup plus de trente ans, et qui, malgré ses problèmes, demeure la plus sûre quant au nombre de victimes rapporté aux heures de vol. — Mauvais exemple, rétorqua Wilson Argent. Les missions des B-52 duraient des heures, celles des navettes parfois quelques semaines, et de toute façon vous aviez des équipes au sol pour en assurer la maintenance. — Ce que je veux dire, c’est qu’il existe des précédents en matière de technologies maintenues en état opérationnel sur de longues périodes – parfois sur plusieurs générations, voire des siècles. Nous pourrions les étudier afin d’en déduire les caractéristiques qui leur ont permis de durer. La recherche de la persistance dans le temps, par exemple, comme pour les cathédrales européennes du Moyen ge… Cette remarque lui valut quelques rires étouffés. — Tu es vraiment sérieux quand tu dis qu’une cathédrale est une technologie ? Les aqueducs seraient un meilleur exemple : un système d’ingénierie conçu pour « faire » quelque chose. Les Romains ont construit des aqueducs qui étaient encore utilisés dans le sud de l’Europe quand le déluge les a détruits. — D’accord, convint Mel. Argument accepté. Mais qu’est-ce qui a maintenu les aqueducs en état de marche ? Il est important de s’assurer que votre machine remplisse un but précis, quelque chose qui en vaille vraiment la peine. Il faut la concevoir à partir d’une base parfaitement fiable, et qui ne tombera jamais en panne, ou quasiment. Et il ne faut jamais perdre de vue qu’elle doit être facile à entretenir, et penser à la redondance et à la robustesse de ses composants. Tout ça ne joue pas en faveur de certains des mécanismes les plus sophistiqués que vous avez imaginés, les gars. La nanotechnologie. Les machines autoréplicantes. Les IA autonomes, un vaisseau capable de se piloter tout seul. Autant de choses que nous ne savons pas faire. Plusieurs décennies de missions spatiales nous ont appris qu’il fallait se limiter à ce qui avait fait ses preuves en vol, et qui n’était pas plus compliqué que nécessaire. Pas de technologies sophistiquées, qui n’ont pas fait leurs preuves. Pas de tours de magie. Ce qui était, évidemment, une remise en cause des travaux de Zane et de son père, et de tous les efforts de mise au point du moteur à distorsion. Mais plus indirectement, ça pointait du doigt une faille dans la philosophie qui sous-tendait l’ensemble du projet. En ce moment même, des pilotes d’essai travaillaient sur Nemrod. Quand on était un jeune pilote ambitieux, dans l’Amérique de l’an 2036, il n’y avait qu’un seul vrai truc à faire, un seul endroit où être : Nemrod. Il y avait même eu un tir d’essai d’une fusée Ares, effectué depuis le pas de tir flambant neuf de Gunnison ; un spectacle étonnant, exaltant, bien qu’ayant eu lieu au milieu de clôtures contre lesquelles des « P-D » hargneux collaient leur visage. Cela dit, comme en réaction à tous ces travaux reposant sur des techniques simplistes et éprouvées, les chercheurs continuaient d’élucubrer tout un paquet d’autres projets plus fantaisistes les uns que les autres. Et si le projet avait pris, dès le départ, la mauvaise direction ? Envoyer dans l’espace des êtres humains, autrement dit des sacs de flotte, impliquait nécessairement qu’une bonne partie de la masse du vaisseau serait occupée par de la tuyauterie. Mais il y avait peut-être des façons d’en alléger le poids. Kelly plaidait souvent en faveur d’une solution consistant à ne faire monter à bord que des femmes et des seaux de sperme congelé. Ou mieux, se contenter de zygotes congelés et faire élever la première génération de colons par des machines. Toutes ces solutions avaient fini par être écartées, en partie parce qu’elles étaient quasi irréalisables, techniquement parlant, et en partie parce qu’elles comportaient quelque chose qui empêchait ceux qui étaient chargés de construire le vaisseau de s’impliquer. L’Arche était le fruit de rêves aussi bien que de logique ; mieux valait faire partir un seul enfant vivant qu’un million de génies congelés. En attendant, le débat se poursuivait, et quand Mel aurait fini, Zane devrait faire valoir que même le concept de base reposait sur au moins un miracle technologique : la bulle de distorsion. Tout en écoutant Mel parler, Zane entendait les meilleurs de la classe murmurer entre eux : Kelly Kenzie, la grande et sémillante vedette du Corps des Candidats ; Wilson Argent, bravache, impatient, autoritaire ; Venus Jenning, tranchante, intense ; Holle Groundwater, réservée, brillante, loyale, et que Wilson avait surnommée « la Souris » ; jusqu’à la douce et maternelle Susan Frasier. Zane en avait assez entendu pour savoir ce qui se passait. Kelly et certains autres projetaient une sortie, aujourd’hui, au Jour 50 de leur dernier exercice d’isolement. Le noyau qui s’était formé, depuis des années, autour de Kelly, dominait toujours le groupe. Autrefois, Don Meisel en aurait fait partie. Mais ce jour-là, à l’écart comme il l’était, il restait assis loin des autres, dans sa tenue grisâtre de la police de Denver. Ce n’était pas la première fois que Don se voyait relevé de son service pour être envoyé dans le groupe dont il avait été arbitrairement exclu, afin d’y assurer un minimum de sécurité sans en rompre la dynamique – ce qu’aurait fait un étranger. Chaque fois que leurs jolies têtes se rapprochaient ainsi, Zane éprouvait un sentiment de panique. Il avait toujours été exclu de ce genre de discussion. Oh, bien sûr, Holle continuait à s’occuper de lui, comme depuis son premier jour à l’Académie, quand il s’était occupé d’elle. Mais ça ne suffisait pas à l’intégrer au sein de ce réseau de jeunes de seize à dix-huit ans, brillants, séduisants, en constante compétition. D’ailleurs, Zane n’était pas plus à l’aise dans le monde extérieur. Son père était beaucoup trop pris par les nombreux aspects politiques du projet et par les problèmes liés à son propre travail sur la production d’antimatière pour prêter attention à l’angoisse existentielle de son adolescent de fils – sauf en de rares occasions, quand il le prenait à partie parce qu’il sentait chez lui une défaillance. Zane avait ses tuteurs, à commencer par Harry Smith ; mais il avait douloureusement conscience des raisons profondes pour lesquelles Harry s’intéressait à lui. Le pire, c’était la nuit, quand il était couché dans son lit, dans l’un des grands dortoirs, et qu’il entendait des gloussements, des bruits de pieds nus et de lèvres s’ouvrant doucement. Zane avait tout le temps peur. Il avait l’impression que sa personnalité n’était qu’une défroque faite de mensonges et de postures, et qui risquait à tout moment de se déchirer comme un rideau pourri pour révéler la sombre et triste vérité : il n’était qu’un bon à rien, sans intérêt pour qui que ce soit. Peut-être tous les jeunes de seize ans éprouvaient-ils ça à un moment ou à un autre, y compris quand le monde n’était pas menacé de disparition. Mais si Holle, Kelly ou Wilson avaient ce genre de doutes, ils ne les laissaient jamais transparaître, pas une seconde – à sa connaissance en tout cas. Zane restait seul avec ses doutes, son mal-être, ses angoisses. Mel avait fini d’exposer ses arguments, et c’était maintenant au tour de Zane de prendre la parole. Il posa son ordi sur ses genoux, ouvrit des fichiers de notes, afficha divers schémas, et se concentra sur ce qu’il était supposé dire. — J’ai bien entendu tes arguments, Mel, mais il n’en demeure pas moins que… (Aïe ! Il avait l’impression d’entendre parler son père, ce vieillard de cinquante ans, et il s’en voulait d’être comme ça, mais c’était plus fort que lui)… il n’en demeure pas moins que nous allons être obligés de faire appel à au moins une nouvelle technologie : la propulsion d’Alcubierre. Nous n’avons, jusqu’à présent, jamais créé de bulle de distorsion, mais nous pensons en être tout près. Il tapota son écran et téléchargea sur leurs ordinateurs des images qu’il avait prises dans les dossiers de son père. On y voyait les progrès accomplis dans la construction d’un accélérateur de particules, dans la banlieue de Denver. — Pour construire ce truc, nous nous sommes servis de matériel récupéré sur le Grand Collisionneur de hadrons du Cern, en Suisse, et sur le Fermilab, à Chicago. Des plongeurs étaient descendus à plusieurs centaines de mètres de profondeur au fond de la mer, qui se trouvait être encore récemment les plaines du Middle West, afin d’en remonter des accélérateurs à protons, des aimants supraconducteurs, des émetteurs de rayons X ainsi que des câbles et des tonnes de métaux de qualité nucléaire. — Nous utilisons une nouvelle technologie, des accélérateurs de plasma, afin d’obtenir un rendement comparable à celui du HLC du Cern avec une machine beaucoup plus petite. Mais contrairement aux collisionneurs d’avant le déluge, ce qui nous intéresse, ce n’est pas l’étude des choses bizarres produites par les collisions de protons à grande vitesse ; nous ne faisons pas de la physique, nous essayons seulement de produire de l’antimatière. Nous accélérons des protons jusqu’à un poil de la vitesse de la lumière et nous les faisons se rentrer dedans, six cents millions de collisions à la seconde. Il en résulte une gerbe d’antiprotons qui sont à leur tour emmagasinés dans ce que nous appelons la Source d’Antiprotons, une bouteille magnétique… Lorsque matière et antimatière entraient en contact, elles s’annihilaient joyeusement. Seuls des champs magnétiques permettaient de garder ces formes jumelles de la matière chacune de leur côté. Mais l’antimatière en valait la peine. Les réactions de fusion normales ne transformaient que quelques pour cent de la masse disponible en énergie ; les réactions matière / antimatière changeaient tout. Résultat : la source d’énergie connue la plus compacte était la matière / antimatière, qui produisait à partir d’un gramme autant d’énergie que la bombe d’Hiroshima, comme Jerzy aimait à le dire à son fils. Mais la production d’antimatière n’était qu’une étape du processus. Après en avoir créé et entreposé suffisamment, on l’utiliserait pour provoquer les collisions à très haute énergie nécessaires à la création d’un point unique d’une densité telle que l’étoffe fondamentale de la matière et de l’énergie entrerait en vibration, ce qui la contracterait, compressant le goulet étroit, hyperdimensionnel, de l’espace-temps jusqu’à ce qu’il explose en faisant naître une bulle de distorsion. Zane parla alors des techniques de pincement que son père devait concevoir, et comment il s’était efforcé d’en contenir les coûts. Personne ne l’écoutait. On était pourtant « censé » écouter. Ici, à Cortez, coupés du monde, avec leurs téléphones et leurs connexions Internet bloquées, ils devaient se nourrir en cultivant un petit jardin intérieur, maintenir en état de marche le système de recyclage de l’air qui imitait le support vie environnemental du vaisseau, déterminer et se répartir les autres tâches essentielles – et, plus important encore, s’apprendre mutuellement des choses. Ces exercices d’isolement avaient pour objectif d’aider les Candidats à développer leur capacité à supporter l’isolement encore plus important d’un vol longue durée dans l’espace. Autrement dit, il valait mieux écouter. Bon, Don Meisel l’observait depuis son perchoir à l’arrière de la salle, et Mel Belbruno prenait frénétiquement des notes. Mais chez les autres, une décision semblait avoir été prise, et quelque chose s’échangeait entre les meneurs, dans leurs regards, leurs hochements de tête et leurs sourires furtifs. Et voici que, telle une brise caressant un champ de blé, certains d’entre eux décroisèrent leurs jambes et se levèrent. — On sort, annonça Kelly Kenzie. Cinquante jours sans soleil, ça suffit. Vous pouvez venir si vous voulez. Elle l’annonça à ceux qui étaient en dehors du groupe, à Mel et à Zane. Mais elle regarda Don d’un air de défi. — Et comment comptez-vous vous y prendre ? demanda Don en croisant les bras, sans se lever. — On a trouvé la sortie que tu as bloquée. — Elle est de l’autre côté de la boutique, fit Holle avec un rire. Mon père dit que, dans ce genre d’endroit, ils vous font toujours traverser toute la boutique pour ressortir. — Vous n’avez pas peur que ça vous coûte des points au niveau de l’exercice ? — Pas forcément, répondit Kelly. Les initiatives sont toujours récompensées. Je pense que Gordo Alonzo serait déçu si on n’essayait pas de sortir. — Mes ordres consistent à assurer votre sécurité, dit Don. Pas à vous empêcher de vous couvrir de pipi. Faites ce que vous voulez, conclut-il d’un air indifférent. Zane trouvait que depuis que Don avait été réaffecté au Département de police, il était devenu super-doué pour dissimuler ses émotions, sans compter qu’il ne parlait jamais au groupe de ses expériences, de ce qu’il avait vu et fait. — Allez, on y va, dit Kelly en souriant. Ils s’entassèrent donc tous dans ce qui restait de la petite boutique du musée, avec ses étagères vides et ses vieilles étiquettes. Wilson avait trouvé comment passer à travers le faux panneau servant à dissimuler la porte principale de la boutique. Et il se servit d’un taser modifié pour neutraliser le verrou magnétique qui la maintenait fermée. Alors que la porte s’ouvrait, une alarme retentit, et ils eurent un rire nerveux. Mais il y avait au-dehors du soleil, une rue et un carré de ciel bleu. C’était irrésistible. Ils se précipitèrent vers l’extérieur, franchirent la porte en se bousculant et en gloussant dans leurs uniformes éclatants. Zane aussi était content d’être dehors, de sentir le soleil sur son visage, et d’inspirer profondément un air frais, qui n’avait pas été recyclé. — Tu as l’air heureux, dit Holle en souriant. Elle passa son bras sous le sien. — Je me sens toujours plus réel au-dehors. — Je vois ce que tu veux dire. Mais à bord du vaisseau, on sera enfermés pendant des années, pas des semaines. Il m’arrive de me demander comment on fera pour tenir le coup… Oh, mon téléphone, fit-elle en plongeant la main dans sa poche. Tous leurs téléphones sonnaient. Les matériaux du musée avaient été tapissés de conducteurs qui en faisaient une cage de Faraday, bloquant les transmissions. Cora Robles, qui de tous les Candidats était celle qui avait maintenant le plus de fans – du moins c’est ce qu’elle racontait –, ne perdit pas une seule seconde : elle pianotait déjà sur sa Tablet, répondant à plusieurs semaines de messages. Zane, se sentant vaguement coupable, éteignit son propre portable sans regarder l’écran. Il se rendit compte qu’on les regardait. La ville de Cortez était un petit bled, dont la principale activité avait été autrefois les ranchs, les fermes et l’hébergement des touristes venus voir les montagnes, les vallées fluviales et les hauts plateaux où des gens avaient vécu pendant des milliers d’années. Maintenant la ville était submergée par les « P-D » et leurs abris, tentes et cabanes de carton et de tôle rouillée, qui occupaient les trottoirs et absolument tous les espaces disponibles. Il y avait des gens partout, debout sur le seuil de leurs cahutes, passant la tête par le rabat de leurs tentes, arpentant les trottoirs et les rues où pas un véhicule ne circulait, certains tirant d’anciens chariots de supermarché, en regardant les Candidats. Mais ceux-ci, concentrés sur leurs téléphones portables et leurs Tablets, faisaient à peine attention aux gens qui les dévisageaient. Une petite fille s’approcha des Candidats. Elle devait avoir environ neuf ans et était vêtue d’un tee-shirt d’adulte miteux, qu’un vieux morceau de fil électrique maintenait autour de sa taille. Don la regarda avec méfiance, la main sur la poignée de la matraque passée à sa ceinture. Elle tendit le doigt vers Kelly : — Je te connais ! Tu es Kelly Kenzie. Après avoir jeté un regard dédaigneux à Cora, Kelly sourit à la petite fille et lui demanda : — Comment le sais-tu ? — Mon papa travaille à Gunnison. Il a un ordinateur qui permet de savoir ce que vous faites, de lire vos blogs et tout ça. J’aime bien vous regarder, dit-elle avec un sourire. J’aime bien les jolies couleurs que vous portez. Je ne vis pas ici. — À Cortez, tu veux dire ? Alors, où ? — Mesa Verde. Au Palais de la Falaise. Zane n’en revenait pas. Il avait vu le Palais de la Falaise – son père l’y avait emmené une fois –, des habitats creusés dans la roche par les ancêtres des Indiens Pueblos. Cet endroit ancestral, unique au monde, hébergeait maintenant cette petite fille en haillons. — On est beaucoup, poursuivit-elle d’un ton neutre. On a la télé et tout ce qu’il faut. Elle s’approcha de Kelly et lui tendit un précieux petit bout de papier et un morceau de charbon de bois pour écrire. — Je peux avoir votre autographe ? 19 La question était : que faire de leur liberté ? Ils passèrent quelques minutes à consulter les moteurs de recherche. Puis ils décidèrent d’aller à l’Espace Hawkins, à quelques kilomètres de là. Cet espace culturel d’une quarantaine d’hectares avait été préservé par les pères de la cité, qui avaient très vite décidé que même les enfants de réfugiés avaient besoin d’un endroit où courir et jouer au ballon. Ils partirent donc, Kelly et Wilson ouvrant la marche, en suivant les cartes interactives qui les emmenèrent vers le sud, via North Market Street, puis West Main, et enfin vers la gauche, sur South Chestnut. La plupart des Candidats avaient les yeux fixés sur leur écran plutôt que sur la ville autour d’eux, dévorant infos, mails, ragots et rumeurs. — Ils étudient toujours cette explosion dans le Nuage d’Oort, dit Venus Jenning. Un télescope d’observation de l’espace profond, dédié au repérage d’exoplanètes, avait surpris par hasard un éclair au sein du halo de comètes qui dérivait loin au-delà de l’orbite des planètes, froides et dépourvues de lumière. Par la suite, une poignée de sondes avaient signalé des traces anormalement élevées de particules et de radiations à haute énergie. — Alors, ils sont sûrs qu’il s’agit d’une explosion nucléaire ? demanda Zane. — En tout cas, c’est l’explication qui colle le mieux avec les données, répondit Venus en haussant les épaules. Quelqu’un a envoyé là-bas une bombe atomique, ou un tas de bombes atomiques, et les a fait exploser. Mais qui ? Les Chinois, les Russes… — Ça pourrait être les Américains, lâcha Wilson. Tout notre projet est secret. — D’accord, convint Venus. Mais pour quoi faire ? Le monde entier est en train de couler. Pourquoi faire sauter une comète à orbite longue ? Quel intérêt ? Aucun d’entre eux n’avait de réponse. — Merde ! s’exclama Mike Wetherbee. Le comité en charge des profils d’âge vient de publier ses recommandations. Ça c’était beaucoup plus intéressant. C’était quelque chose qui les affecterait tous. Ils se groupèrent autour de lui pour regarder, et commencèrent à afficher les données sur leurs propres écrans. Les ingénieurs sociaux avaient mis au point diverses méthodes permettant de donner à l’équipage, dont le nombre de membres était désormais fixé à quatre-vingts, la meilleure probabilité de stabilité sociale tout en optimisant la diversité génétique. Ainsi, il avait été depuis longtemps décidé que les familles ne seraient pas acceptées, parce qu’il fallait éviter d’embarquer un trop grand nombre de gènes semblables. À bord de l’Arche, il n’y aurait ni parents, ni frères et sœurs ; chaque membre d’équipage, aussi distinct que possible de tous les autres, monterait seul à bord de l’Arche. Mais quel âge devait avoir l’équipage ? Une distribution échelonnée des âges, similaire à celle du monde qu’ils laisseraient derrière eux, paraissait être le choix qui s’imposait. Mais une telle distribution laisserait à un individu donné un trop petit nombre de compagnes ou de compagnons de son âge. C’est pourquoi les ingénieurs sociaux venaient de décider, en vue de maximiser les possibilités d’accouplement et d’assurer la diversité génétique du groupe, qu’il fallait que tout le monde à bord ait à peu près le même âge : l’ensemble de l’équipage appartiendrait à une seule et même « classe d’âge », pour reprendre le terme des démographes. L’idée était de patienter plusieurs années avant d’avoir des enfants – peut-être même d’attendre d’être arrivé sur la planète de destination – et de donner naissance à ce moment-là à un grand groupe d’enfants, tous à peu près du même âge, qui suivraient leurs parents sur la pyramide des âges avec un décalage de vingt, vingt-cinq ou trente ans. Ainsi, lorsqu’ils seraient eux-mêmes en âge d’avoir des enfants, ils pourraient choisir leur partenaire au sein d’un éventail aussi large que possible. C’est ce qui était prévu. Au fur et à mesure qu’ils en prenaient conscience, de nombreux Candidats paraissaient troublés – Susan Frasier, par exemple, qui parlait souvent de ses neveux et nièces et de son désir d’avoir elle aussi des enfants, et plutôt tôt que tard. Holle avait l’air consternée. — Mon Dieu, quel voyage ça promet d’être. Rien que nous autres, pas d’adultes, pas d’enfants, et comme ça pour toujours… — C’est au-dessus de tes forces, Souris ? fit Wilson avec un sourire. Tu préfères laisser tomber et rester ici pour apprendre à tes bébés à nager ? — Fais pas chier, rétorqua Holle avec son accent écossais. Zane garda ses réflexions pour lui. Personnellement, il se fichait pas mal d’avoir des enfants ou non ; sauf que s’il intégrait l’équipage, son devoir serait de transmettre ses gènes. Mais cette histoire de classe d’âge l’inquiétait. Il faisait partie des plus jeunes du groupe. Et s’il était exclu uniquement parce que son anniversaire tombait du mauvais côté d’une limite décrétée de façon arbitraire ? Encore un sujet de préoccupation, encore une inquiétude irraisonnée, à laquelle il ne pouvait rien. Il perçut, du coin de l’œil, un clignotement. Il se retourna. Ça s’était produit au nord, comme si la foudre avait frappé quelque chose au loin, ou que le soleil s’était reflété sur une vitre qu’on bougeait. Les autres hésitèrent, distraits par l’éclair, ou par des reflets sur l’écran de leurs téléphones. Et puis leurs mobiles se mirent de nouveau à sonner tous en même temps. Zane pécha le sien dans sa poche. Holle posa sa main sur celle de Zane. Elle avait son propre appareil collé à l’oreille. — Attends, Zane. Ne réponds pas. Cette peur latente lui mordit l’estomac encore plus profondément. — Qu’est-ce qui se passe ? — Harry Smith arrive. Il va te le dire. Elle regarda autour d’elle et repoussa une mèche de cheveux qui traînait sur ses yeux. — Il faut qu’on te ramène au Centre. Don, aide-moi. — Bien sûr. Don s’approcha, rapide et efficace. Zane se retrouva bientôt escorté dans la rue par Don et Holle, tous deux plus grands que lui. Les autres le regardaient avec compassion. Tout le monde semblait être au courant de ce qui se passait, sauf lui. Même la gentillesse un peu brusque avec laquelle Holle et Don le traitaient avait quelque chose d’humiliant. C’était comme si ses pires craintes se réalisaient. — Que se passe-t-il ? Il est arrivé quelque chose à mon père ? — Attends Harry, répondit Holle. Elle n’arrivait pas à le regarder en face. Et puis il entendit un grondement, comme un coup de tonnerre dans le lointain, quelque part au nord. 20 Lorsqu’ils revinrent au Centre culturel, Harry Smith les attendait, en pantalon et pull noirs. Il avait maintenant plus de quarante ans, et c’était un grand gaillard, fort, à l’allure déterminée, à l’expression ombrageuse. Zane avait à peine fait deux pas dans la pièce que Harry le prit par les épaules et l’entraîna à l’écart des autres, vers un bureau. Harry et Zane durent passer pas mal de temps au téléphone ou à regarder la télé et les ordinateurs pour faire le tri parmi les nouvelles qui arrivaient de Denver, et pour que la réalité émerge enfin dans la conscience engourdie de Zane. Et pendant ce temps-là, il n’arrêtait pas de penser à une petite phrase : « Un gramme d’antimatière produirait autant d’énergie que la bombe d’Hiroshima… » L’accident s’était produit au site du collisionneur de son père, à Byers. L’un des pièges à antiprotons, une bouteille magnétique, présentait un défaut. La quantité d’antimatière qui s’était échappée était très inférieure au « gramme d’Hiroshima », mais elle avait suffi à dévaster plusieurs pâtés de maisons, à détruire l’installation du collisionneur, à tuer une douzaine d’employés et à en blesser beaucoup plus. L’explosion était l’éclair que Zane avait entrevu ; il l’avait même entendue, le son ayant mis quelques secondes à traverser les airs pour rattraper l’éclair lumineux. Les sauveteurs ne mirent que quelques minutes à retrouver Jerzy Glemp, qui travaillait sur place à ce moment-là. Assis avec Harry dans le Centre culturel, suivant le déroulement des opérations sur leurs écrans d’ordinateur, loin de la scène, beaucoup trop loin, Zane regarda les secouristes emmener à l’hôpital le corps brisé de son père. Alors commença la longue attente pour avoir de ses nouvelles. Au bout de deux heures, Zane était à bout de forces et incapable de se contrôler. Une nouvelle fois, Harry passa son bras autour des épaules de Zane, qui résista. Mais Harry était fort. Et il était réconfortant de poser son visage contre la chaleur noire du pull de Harry. Ensuite, Zane laissa Harry le conduire vers l’infirmerie que les élèves avaient improvisée dans l’un des bureaux, une petite chambre avec deux lits, un endroit où il pourrait bénéficier de plus d’intimité que dans les grands dortoirs – un endroit où, juste pour cette nuit, Zane pourrait pleurer, dormir et être seul. Harry lui apporta de la nourriture et des boissons chaudes. Il ne mangea pas grand-chose. Quand il enleva ses chaussures et s’allongea sur le lit de camp, il sentit ses yeux se fermer, ses pensées s’échapper. Il n’était que 7 heures du soir. Il trouvait complètement idiot d’avoir envie de dormir, et pourtant, c’était le cas. Il se roula en boule, les genoux relevés sur la poitrine. Il eut conscience que Harry remontait une couverture légère sur lui, fermait les rideaux et éteignait la lumière. Il fit un rêve, un rêve dans lequel il était très jeune et son père une grande silhouette dressée au-dessus de lui. Il se trouvait dans sa chambre, dans le bâtiment de l’Académie, le vieux musée de Denver où il se sentait plus en sécurité que n’importe où ailleurs, avec ses livres, ses jouets, ses ordinateurs et son téléphone, à attendre l’heure si précieuse où son père rentrerait du travail et pourrait jouer avec lui, s’il n’était pas d’humeur à le punir. Il ne savait pas combien de temps il avait dormi. Quand il se réveilla, la chambre était plongée dans le noir. Il y avait quelqu’un d’autre sur le lit, allongé sur la couverture, les jambes repliées contre les siennes, un bras pesant, réconfortant, posé sur ses hanches. Quelqu’un de lourd. — Papa ? Mais, bien sûr, ce n’était pas son père. — Tout va bien, murmura Harry. Je voulais juste m’assurer que tu allais bien. Je tiens à toi, tu sais. Zane sentit sur sa nuque la chaleur du souffle de Harry tandis qu’il parlait. — Mon père… — Ils en sauront plus demain matin. Le bras de l’homme remonta le long de la hanche de Zane, sa main appuya sur la poitrine de Zane, plaquant son corps contre celui de Harry. Zane avait l’impression de ne plus pouvoir bouger, d’être piégé, comme dans l’un de ces rêves où l’on est paralysé. Harry chuchota. — Pauvre petit… — Pourquoi ? Je suis un pauvre petit ? — Eh bien, il se passe tellement de choses en ce moment. Ton père ne s’en sortira peut-être pas. Et même s’il s’en sort, il est fort probable que le projet soit modifié. Des gens sont morts, Zane. Sa main se déplaça, et caressa avec tendresse et fermeté la poitrine et le ventre de Zane à travers sa chemise. — Impossible de savoir s’il y aura une place pour toi après tout ça. Personne ne peut le savoir, pas encore. Cette peur noire se mit à bouillonner en lui. — Je n’y avais pas pensé… Harry le fit taire. — Je sais, je sais. Il tira sur la couverture et ils se retrouvèrent tous les deux en dessous. Alors qu’ils étaient allongés dans le lit, Zane sentait tout le corps de Harry à travers ses vêtements. Harry changea de position, fourra son bras gauche sous le corps de Zane et glissa sa main sous sa chemise. Les doigts de l’homme explorèrent sa poitrine et son ventre, puis descendirent vers son bas-ventre. — Chut. Ne t’inquiète pas. — Mais mon père… — Tu sais qu’il est en conflit avec Edward Kenzie. Je pense qu’Edward n’a jamais pardonné à Jerzy d’avoir aidé la présidente à faire main basse sur le projet. Ce qu’Edward veut, c’est que Kelly monte à bord de ce vaisseau. Et maintenant, ce n’est plus en son pouvoir. C’est pour ça qu’il en veut à ton père. Et qu’il t’en veut à toi. Tout cela était murmuré à l’oreille de Zane. La bouche de Harry était maintenant si proche de Zane que celui-ci pouvait sentir sur sa nuque le doux crissement de la barbe naissante de son tuteur. Qui continuait à parler, sans s’arrêter. — Sans compter cette étrange démographie de l’équipage qu’ils sont en train de mettre au point. Que des gens du même âge. Quand j’ai vu ça, j’ai tout de suite pensé à toi, Zane. Ton âge ne cadre pas avec celui de l’équipage. Ça fait beaucoup de choses qui jouent contre toi, non ? À présent, ses paroles étaient plus dures, et son haleine chaude, persuasive, soufflait contre le cou de Zane. Harry tendit le bras et saisit la main droite de Zane dans la sienne. Zane résista, une seconde. Mais Harry était tellement plus fort, et il ramena sa main derrière le dos de Zane, entre leurs corps. — Mais moi, je suis là. Il força la main de Zane à descendre vers le bas. Zane sentit un nid de poils, de la chaleur, une érection, la douceur de la peau. Harry lui fit refermer les doigts sur son sexe et commença à avancer son bassin, lentement. — Je te défendrai, dit-il. Je te protégerai. Sans moi – sans moi – les autres se débarrasseront de toi. Mais je suis là, et je veillerai toujours… Ce ne fut pas long. Ses paroles s’achevèrent sur un hoquet étouffé et un spasme de tout le corps. Harry lui lâcha la main et Zane ramena son bras devant lui. Dans sa paume, il y avait de la semence, chaude, poisseuse. Il s’essuya sur le drap. Pendant de longues minutes, Harry resta là sans bouger, son bras gauche toujours passé sous le corps de Zane. Puis il retira son bras et embrassa Zane dans le cou. — Dors, maintenant. Zane sentit le lit bouger alors que Harry se relevait, puis il y eut un froissement de tissu tandis qu’il rajustait ses vêtements avant de s’en aller. Zane se sentait complètement perdu, seul dans le noir. Les draps, à l’endroit où Harry avait été allongé, étaient froissés et poisseux, tout comme l’arrière du pantalon de Zane. Il sortit du lit, ôta son pantalon et le jeta par terre. Puis il prit la couverture de l’autre lit, s’enroula dedans et alla se blottir dans un coin de la pièce, face à la porte. Il resta assis là, sans dormir, jusqu’au matin. 21 Trois jours après l’accident, Gordon James Alonzo diligenta une enquête préliminaire au sein même du Capitole de Denver. À sa grande surprise, Holle fut convoquée, tout comme Kelly Kenzie et Mel Belbruno. La traversée de la ville à pied, escortée par Don Meisel, fut sinistre. La ville était désormais entourée par des anneaux concentriques de périmètre défensif, et découpée, à l’intérieur, en zones de contrôle. Il y avait des barrages entre Auraria, LoDo et le Centre des affaires. Le Centre civique était une forteresse. Don était sur ses gardes, en alerte. On craignait que les Candidats ne constituent une cible. Holle trouvait que l’ambiance était partout en train de changer. La montée des eaux avait maintenant dépassé le point le plus bas du Colorado, un endroit appelé Holly, dans la vallée de l’Arkansas. C’était une étape symbolique. L’eau arrivait, et avec elle de plus en plus de réfugiés. Invesco Field, Coors Field et le Pepsi Center étaient désormais plus des prisons que des centres de production. Une épidémie de mildiou avait frappé les cultures de pommes de terre, aggravant terriblement la situation alimentaire, et l’accident de Byers venait encore exacerber la tension. Comme le déluge se poursuivait, jour après jour, les eaux semblaient engloutir tout espoir, toute chance de voir cette gigantesque convulsion cesser un jour. Pour la première fois, l’idée que c’était vraiment la fin du monde commençait à être prise au sérieux, intégrée psychiquement. C’était ce qui sous-tendait tout ce stress, pensait Holle. Et le désarroi était perceptible partout dans le centre-ville de plus en plus délabré. Magnus Howe les accueillit au Capitole d’État. Une fois qu’ils eurent franchi les barrières de sécurité, il les escorta vers une salle de réunion et leur montra leurs places à une grande table de conférence. Holle regarda autour d’elle avec circonspection. Gordo présidait, assis en bout de table. Derrière lui, un grand tableau blanc interactif et plusieurs écrans affichaient l’état d’avancement des divers aspects du projet. Des tablettes tactiles étaient encastrées dans le dessus de la table, devant chacun des participants. Les huiles du gouvernement, de la Nasa et de l’armée de l’Air occupaient un des côtés de la table. Face à eux étaient assis les pontes de l’ancien commandement civil du projet, parmi lesquels se trouvaient les pères de Holle et de Kelly. Liu Zheng et d’autres membres de l’équipe technique avaient l’air sonnés et impatients. Derrière plusieurs des chefs venus assister au débat étaient assises des équipes d’assistants, le dos contre le mur. La pièce se remplissait. Le père de Holle croisa le regard de sa fille et lui sourit. Ils ne s’étaient pas parlé en tête à tête depuis l’accident. Tout le monde avait passé son temps à courir dans tous les sens, à se démener pour surmonter les conséquences de l’accident, à se préparer pour des réunions telles que celle-ci, et à se creuser la tête pour trouver un moyen de s’en sortir et de continuer. Mais Holle savait que c’était parce que Patrick et Edward avaient insisté que les Candidats étaient représentés à cette réunion cruciale. Il était fort probable qu’ils n’auraient pas grand-chose à dire, mais d’une certaine façon tout ce remue-ménage avait lieu pour eux ; ils se devaient d’être là. — Même si, comme l’avait dit Kelly sur un ton funèbre, c’était seulement pour s’entendre dire que le spectacle était terminé. L’air était déjà surchauffé. La clim était capricieuse, même ici, au Capitole. Tout tombait en morceaux. Des carafes d’eau étaient placées sur la table, luisantes de buée. Holle mourait d’envie de s’en verser un verre, mais n’osa pas. Hormis le bruit des chaises raclant le sol ou une quinte de toux par-ci par-là, les participants arrivaient dans un parfait silence. À part les Candidats et un ou deux assistants, tout le monde avait l’air vieilli. Finalement, il ne resta plus qu’une place de libre autour de la table, et il y eut une pause tendue. Puis un aide de camp de l’armée de l’Air ouvrit les portes et les maintint en position ouverte, tandis qu’une infirmière en combinaison orange vif entrait en poussant un fauteuil roulant dans lequel Jerzy Glemp était assis. Son corps disparaissait sous une couverture verte. Il avait un bandeau sur un œil. Comme on l’installait à sa place, autour de la table, Patrick se pencha vers lui. — Jerzy, vous ne devriez pas être là. Les docteurs ne voulaient pas que vous sortiez. — Balivernes. Je n’aurais… Il fut interrompu par une quinte de toux qui lui secoua tout le corps, et Holle vit la douleur que chacun de ses mouvements lui causait. L’infirmière se pencha avec un masque à oxygène, mais Jerzy secoua imperceptiblement la tête, et elle battit en retraite. — Je n’aurais pas manqué ça pour un empire. Jerzy regarda autour de lui. Son œil intact étincelait. Il repéra Holle. — Comment va mon garçon ? Ils ne m’ont pas permis de le voir. — Nous avons pensé que ça valait mieux, dit Magnus Howe. — C’est à mademoiselle Groundwater que j’ai posé la question. — Zane va bien, répondit Holle. Mais… Elle pensait à Zane tel qu’il avait été dans les heures suivant l’accident, Zane qui n’avait adressé la parole quasiment à personne, Zane qui ne quittait pas les coins sombres, les ombres, Zane replié sur lui-même. — Il travaille, dit-elle enfin. Il travaille bien. — Ah. C’est tout ce qui compte, n’est-ce pas ? Dites-lui que j’irai le voir dès que possible. — Comptez sur moi. — Bien, tout le monde est là, fit Gordo Alonzo en tapotant sur le dessus de la table avec un gros et vieux stylo à plume. Holle se demanda vaguement où il trouvait l’encre. — J’ai rendez-vous tout à l’heure avec la présidente Vasquez, et il va falloir que je lui fasse part de mes recommandations concernant l’avenir du Projet Nemrod. J’avoue que ma conviction profonde c’est qu’il vaudrait mieux mettre fin tout de suite à cette réunion et faire quelque chose de plus productif. Parce que, si vous voulez tout savoir, je crois que je sais déjà quel genre de recommandations je vais faire, quoi que vous puissiez dire aujourd’hui. Mettre la clé sous la porte et arrêter tout ce bordel… — Vous n’en avez pas le pouvoir, l’interrompit vivement Patrick. En termes de commandement et de structure hiérarchique… Gordo éclata de rire. — Vous n’avez pas encore compris, les gars ? Structure de commandement ! Là, c’est moi et personne d’autre, mon pote. En pétant, votre bouteille magnétique a tout détruit avec elle. — Que faites-vous de l’espoir, colonel Alonzo ? intervint Kenzie. Du but ? Que voulez-vous que l’administration fasse, à la place ? Qu’elle donne aux gars de la Sécurité du territoire de plus grosses matraques avec lesquelles taper sur les réfugiés ? — Quoi qu’on fasse, mon pote, reprit Gordo, la mer va tous nous recouvrir d’ici quelques années, peut-être même avant. Je ne suis pas sûr que donner de faux espoirs ne soit pas un plus gros péché que de ne donner aucun espoir. Il se tourna vers ses tableaux et schémas. — Bon, revenons aux fondamentaux. Dites-moi comment vous pensez faire voler cette mission à la con en 2040. C’est-à-dire, je me permets de vous le rappeler, dans moins de quatre ans. Qui veut commencer ? fit-il en parcourant la salle du regard. Edward Kenzie reprit la parole. — Les fondamentaux sont simples. Nous devons construire en orbite un vaisseau avec un équipage d’au moins quatre-vingts personnes. Il se leva avec raideur. Avec l’âge, il prenait de plus en plus de ventre, et d’après Kelly il souffrait beaucoup de la goutte. Il s’approcha d’un des écrans muraux et tourna des pages virtuelles jusqu’au calendrier de construction. — En partant de zéro, nous avons construit un centre de lancement à Gunnison, dans le Colorado. Puis il tapota le tableau blanc et y afficha une image : un portique de lancement, des entrepôts autour, des montagnes dans le lointain. Il se laissa lourdement tomber dans un fauteuil auprès du tableau. — Prévue à l’origine pour faire décoller les fusées Ares I et V, la technologie qui devait servir à remmener des êtres humains vers la Lune et vers Mars n’a en fait jamais servi. Nous avons dû construire toute une infrastructure de transports. Des raffineries et des entrepôts de carburant… — Et patati et patata, fit Gordo. Jusqu’à présent, vous n’avez lancé qu’un seul oiseau à partir de là, c’est ça ? Un seul bazar, une fusée Ares I, non habitée, en orbite. Combien de lancements pensez-vous qu’il va vous falloir pour assembler votre « vaisseau spatial en orbite » ? C’est Liu Zheng qui répondit à sa question. Il tapota sur un écran tactile et des graphiques s’affichèrent sur le tableau blanc. — Quinze lancements, monsieur. Cinq lanceurs lourds Saturn V, de la classe des anciennes fusées Ares V, non habitées, et dix Ares I habitées, transportant chacune huit ou dix membres d’équipage. Jusque-là, le plan était de réoccuper l’ISS, la station spatiale abandonnée, et de l’utiliser comme hangar de construction pour… Gordo lui fit signe de se taire. — Votre date butoir pour l’achèvement d’une installation de montage en orbite est toujours 2040, c’est ça ? Vous n’avez effectué qu’un lancement au cours des quatre dernières années. Vous pensez vraiment que vous allez en effectuer quinze au cours des quatre prochaines années ? Quinze lancements, sans tests, sans échecs, alors que vous n’avez pas encore lancé une seule Ares V depuis Gunnison à l’heure qu’il est ? Et vous allez réoccuper l’ISS, une station qui a passé ces seize dernières années dans la naphtaline ! Mon Dieu, à la Nasa, rien que ça aurait déjà demandé des années de travail à plusieurs équipes d’astronautes bien entraînés. Et ici, ça figure comme une étape importante de votre programme alors que vous n’avez pas un fifrelin pour ça – rien du tout. Qui c’est qui va faire ça ? La petite souris ? Patrick posa ses doigts les uns contre les autres. — Nous en sommes à un stade où notre programme devrait s’accélérer, puisque les étapes importantes de la mission… — Foutaises, répéta simplement Gordo. Ce n’est pas le premier projet foireux dans lequel je me suis retrouvé impliqué, monsieur Groundwater, et j’en reconnais tous les symptômes. Je les ai déjà tous vus. On s’est plantés, rien de ce qui était prévu n’a été respecté, mais l’avenir s’annonce radieux ! Et vous remarquerez que je n’ai pas encore abordé le problème de la production d’antimatière. Rappelez-moi : combien vous en faudra-t-il pour votre vaisseau spatial ? Liu Zheng répondit : — Nous pensons qu’il nous en faudrait un demi-kilo. Ça peut paraître modeste, mais la densité d’énergie est telle que… — C’est ça, c’est ça. Voyons un peu vos installations de production. Gordo tapota le tableau et afficha des images en direct du désastre de Byers, dans la banlieue de Denver. Le site de l’accélérateur était un cratère d’où dépassaient des bouts de murs et un entrelacs de câbles d’acier blindés. Des panaches de fumée montaient d’une douzaine de foyers d’incendie, et des sauveteurs en combinaison orange s’activaient entre des monticules de gravats. À un endroit, un camp de réfugiés était réduit à un patchwork de tentes de toile aplaties. À la limite de la zone du désastre, des manifestants en haillons faisaient face à un cordon de policiers, de soldats et d’agents de la Sécurité du territoire. — La voilà, votre unité de production d’antimatière, poursuivit Gordo. Un trou dans le sol. Qui aurait coûté moins cher à fabriquer en larguant une putain de bombe atomique. Je vais vous dire quelque chose. Je me fous de ce que vous pourrez encore sortir de ce désastre, je ne crois pas que la présidente Vasquez puisse considérer comme acceptable que la production de cette saloperie reprenne au milieu du Colorado. — Alors, on est foutus, commenta Jerzy Glemp, en tortillant son corps massacré sous sa couverture. Foutus. La bulle de distorsion est au cœur du projet, Colonel. Sans ça, on ne peut pas voler. Et sans antimatière, nous ne pouvons pas créer de bulle de distorsion. — Je suis au courant, rétorqua Gordo. Tout comme je suis parfaitement au courant des raccourcis que vous avez pris, docteur Glemp, pour construire et faire fonctionner votre si précieux briseur d’atomes. Glemp s’agita. — Je ne vois pas ce que vous voulez dire. — Tu parles ! J’ai regardé votre dossier. Tous les ouvreurs de parapluie de votre organisation ont gardé une trace de toutes les fois où vous êtes allé les trouver pour ne pas effectuer un essai, pour court-circuiter une mesure de sécurité ou brûler les étapes en prenant des risques inconsidérés. Si on était au tribunal, j’aurais de quoi vous faire condamner cent fois. — Vous êtes gonflé de me demander d’aller vite et en même temps de m’accuser de négligence pour avoir essayé de tenir les délais. — Il n’a jamais été à votre portée, poursuivit Gordo. Ce rêve de vol dans les étoiles. C’est la vérité, pas vrai, docteur Glemp ? Vous l’avez toujours su, bien mieux que les autres, et pourtant vous avez remué ciel et terre, aussi loin et aussi vite que vous pouviez, sans vous préoccuper des risques… Edward Kenzie se leva à nouveau : — Colonel, ça va faire quatre ans que la présidente Vasquez nous a parlé de Nemrod, dans son discours à la Kennedy. Dès ce moment-là, vous étiez impliqué, tout comme vous l’êtes encore maintenant, et jusqu’au cou. Mais aucun des problèmes auxquels nous avons été confrontés depuis n’est de votre faute, c’est ce que vous nous dites ? C’est comme ça que vous voulez jouer le coup, Colonel ? fit-il en pointant un gros doigt vers lui. En rejetant toute la faute sur nous ? — Je voudrais dire…, commença Jerzy en se débattant. Oh, la barbe ! Laissez-moi parler ! Sa voix se brisa en une quinte de toux qui le laissa tout tremblant. Edward essaya de reprendre la parole, puis Patrick et les autres firent de même, et Gordo tenta, en gueulant, de les faire taire. La salle était pleine de vieux schnocks en train de se crier dessus. Holle était abattue. Abasourdie, vidée. Elle n’aurait jamais imaginé que le projet était à ce point en retard sur le programme, ni que de tels risques avaient été pris pour accélérer le mouvement. « Et tout ça pour moi. » Quelque chose de l’insistance avec laquelle Gordo avait asséné ses dates faisait son chemin dans sa tête. Pour elle, le déluge avait toujours été lointain, un événement qui ne concernait que les autres. Elle avait maintenant l’impression que le monde s’écroulait sous ses pieds. Dans quatre ans, quand les eaux envahiraient cette pièce même, elle n’aurait que vingt et un ans. Tout à coup, ce n’était plus une version à venir et abstraite d’elle-même qui allait être obligée de s’occuper de tout ça. C’était bien elle qui devrait affronter le futur, et si l’Arche n’était pas au rendez-vous, c’était elle qui devrait vivre le cauchemar ultime, voir disparaître sous les eaux le sol même sur lequel elle se tenait. Elle fut prise d’une sorte de vertige, une angoisse profonde lui noua les tripes. Elle jeta un coup d’œil à son père en regrettant de ne pas être plus près de lui. Kelly la regardait. — Hé, du calme. On va s’en sortir. On peut encore le faire, ce vol. Alors elle se retourna pour écouter leurs disputes, sereine, confiante, forte. L’espace d’un instant, toute rivalité écartée, Holle vit pourquoi Kelly était tellement populaire auprès du public qui suivait les progrès des Candidats, leur vie quotidienne. Gordo croisa les bras et le silence se fit dans la pièce. — Nous sommes à un tournant. La façon dont vous avez conduit ce projet a entraîné des retards et finalement la catastrophe. Jamais je ne soutiendrai le genre de programme de lancement que vous avez mis au point. Depuis le début, c’est une putain de blague, et ça l’est encore plus maintenant. À moins que vous ne trouviez une nouvelle façon d’aller de l’avant, et tout de suite, l’Arche ne décollera jamais. Alors, qui veut la parole, maintenant ? Liu Zheng dit : — Holle Groundwater. 22 — Comment ? fit Holle. Liu avait l’air très calme. Il eut même un sourire. — Mademoiselle Groundwater, un jour, dans mon cours, nous avons planché sur un problème de conception qui paraissait, à l’époque, insurmontable. — Je… — La taille de la bulle de distorsion. — Oui, je me rappelle. — C’est alors que vous avez posé une question. Vous n’avez pas proposé de solution ; mais votre question a été le point de départ d’une série de réflexions qui a fini par mener à une solution. C’était une bonne question. C’est peut-être là votre talent. Et maintenant, fit-il en élargissant son sourire de façon encourageante, ce serait peut-être le moment de reposer cette question. — Bon sang, Liu, à quoi vous jouez ? lança Patrick. À quoi ça rime de mettre une telle pression sur une gamine de dix-sept ans ? — Ça va, papa, dit Holle. Sauf que non, ça n’allait pas. Pas du tout, même. Ils la regardaient tous en ouvrant de grands yeux, son père avec angoisse et fierté, Liu avec intensité, Edward Kenzie d’un air déconcerté – et Kelly avec une envie non dissimulée. Elle sentait son cœur battre à se rompre, le sang se ruer dans ses artères. Elle craignit de s’évanouir. Qu’est-ce qu’elle fichait ici ? Parle. Dis ce qu’il faut. Sinon, d’ici à cinq ans, soit tu seras morte, soit tu crèveras de faim sur un radeau fait de bouts de plastique. — C’est juste un truc que mon père a l’habitude de dire. Si la réponse n’est pas celle qu’on veut, c’est peut-être qu’on ne pose pas la bonne question. Liu Zheng ferma les yeux et dit très vite : — Oui. Bon. D’accord. Nous sommes confrontés à deux obstacles apparemment insurmontables. D’abord, l’antimatière. Nous ne pouvons pas en fabriquer suffisamment. Alors, quelle autre solution avons-nous ? Jerzy grommela : — Si on ne peut pas la fabriquer, allons la chercher. Puisons-la quelque part. — C’est ça, répondit Liu en hochant la tête. La question est : « Où, et comment ? » Deuxième problème, les tirs multiples. Nous n’avons pas le temps de lancer l’Arche en quinze morceaux. Vous avez sûrement raison à ce sujet, Colonel. Autrement dit, nous allons être obligés d’envoyer là-haut l’Arche tout entière en un seul paquet, au moyen d’un lancement unique. Quatre-vingts personnes avec tout ce dont elles auront besoin pour vivre, sans oublier ce qui est nécessaire au système de propulsion du vaisseau. Tout ça devra être lancé d’un bloc. Comment placer autant de choses en orbite, en un seul tir ? Il ouvrit de grands yeux et commença à pianoter sur le clavier encastré dans la table, devant lui. Jerzy souriait, ce qui provoquait des plis bizarres sous son œil aveugle. — Je vois ce que vous voulez dire. Ce sont les bonnes questions. Et je crois savoir où on pourrait extraire de l’antimatière. Gordo ne put retenir un sourire. — Vous avez répété votre numéro ? Espèce de vieux saltimbanque. — Je suis plus jeune que vous, Colonel. — Alors, où ? — Sur Jupiter et Io, répondit Jerzy. Jupiter, un monde monstrueux d’une masse équivalente à trois cents fois celle de la Terre, tellement vaste que c’était presque une étoile. Et Io, l’une de ses lunes, que son orbite faisait passer si près de sa parente hypertrophiée que les forces d’attraction la maintenaient dans un perpétuel état volcanique. En tournant dans le puissant champ magnétique de Jupiter, Io créait un « tube de flux », un courant électrique qui la reliait à la stratosphère de Jupiter, attirant les particules chargées en électricité et les faisant s’entrechoquer dans l’atmosphère de Jupiter. Kelly, qui avait rapidement parcouru les données récupérées sur l’écran placé devant elle, vit très vite de quoi il retournait. — Le tube de flux est un collisionneur de particules naturel. — Ce qui en fait, poursuivit Jerzy, une source naturelle de particules d’antimatière. Évidemment, dans la nature, ces particules disparaissent très vite au contact de la matière, mais on pense que certaines d’entre elles vont se perdre dans les ceintures qui entourent Jupiter, semblables aux ceintures de Van Allen entourant la Terre. Et si on pouvait les récolter… — Comment ? lança Gordo. — Ça pourrait se faire avec une espèce de cuillère magnétique supraconductrice, avança Liu. Un vaisseau avec des voiles magnétiques qui tamiseraient le tube de flux et filtreraient les antiprotons. La quantité d’antimatière qui s’y trouve est très faible – ce genre de phénomène n’en crée que trois ou quatre tonnes à l’heure dans tout le système solaire –, mais il ne nous en faut pas une énorme quantité… La discussion se poursuivit sur cette lancée. Les savants, sautant sur cette idée, explorèrent à l’aide de leurs ordinateurs la quantité de ressources disponibles. Même Kelly et Mel se joignirent à eux, ravis que la violente dispute qui avait suivi l’accident soit terminée. Holle se contentait de regarder, stupéfaite. Elle essayait de suivre les méandres des conversations. Les grandes lignes d’une nouvelle stratégie étaient en train d’émerger des spéculations survoltées. L’environnement de Jupiter, saturé de radiations, était du genre mortel pour l’être humain. L’audacieux statoréacteur qui écumerait les environs de Io pour y récolter des antiprotons ne serait donc pas habité. Mais rien n’interdisait de le contrôler depuis un engin habité qui tournerait lentement, sur une orbite éloignée, autour de Jupiter. Ce qui voulait dire passer des années enfermés dans une boîte de conserve, des années dans un endroit saturé d’énergies surpuissantes, mortelles, où le soleil serait réduit à une vague lueur, des années à attendre rien que pour récolter l’antimatière nécessaire pour commencer la mission proprement dite. Ça lui paraissait horrible, repoussant, totalement inhumain. Et pourtant, alors que les savants discutaient entre eux, et que Gordo les laissait faire, c’était le consensus qui émergeait. Mais d’abord, comment faire pour atteindre Jupiter ? En guise de réponse, Liu Zheng projeta une vidéo sur le grand écran blanc, à l’autre bout de la salle. Elle ne durait que trente secondes, et elle tournait en boucle. Floue, granuleuse, pixellisée à force d’avoir été changée plusieurs fois de format, on y voyait un vieil homme assis dans un fauteuil à bascule. Il tenait une espèce de maquette dans ses bras. On aurait dit un obus d’artillerie, d’un mètre de long à peu près et d’une trentaine de centimètres de diamètre. Le vieil homme décrivait les caractéristiques de son gadget. Sa tête, pareille à une balle, était constituée de fibres de verre et percée de trous aux endroits où, apparemment, des capteurs avaient jadis été fixés. Sa base était une plaque d’aluminium incurvée, qui évoquait un plat à tarte ou une antenne de réception de satellite. L’antenne était reliée au corps principal par un système de ressorts, une espèce de suspension. — Voilà comment nous pourrions procéder au lancement, dit Liu. Jerzy Glemp eut un ricanement. — Avec une fusée à la Jules Verne ? — Ça n’a rien à voir avec Jules Verne, répondit Liu. Mais c’est bien une fusée – ou du moins un modèle de démonstration. Elle était propulsée par des explosifs, poursuivit-il en figeant l’image. Il fallait faire sauter une charge sous la plaque de poussée, que vous voyez là. La plaque était projetée dans le système de suspension, qui poussait à son tour le corps principal vers l’avant. Alors vous déclenchiez une autre charge, puis une autre. Il mima tout cela avec ses mains, sa main gauche en coupe capturant les détonations imaginaires, le dos de sa main repoussant son poing droit vers le haut. — Boum, boum, boum. Les charges de cette maquette avaient la taille d’une balle de golf. Gordo se couvrit le visage avec ses mains énormes. — Et merde, j’ai entendu parler de ça ! Mon père m’a montré un vieux film rayé de ce truc qui se propulsait dans les airs en faisant tchouc-chouc… Comment ça s’appelait, déjà ? Edward Kenzie intervint : — Vous voulez dire que ça permettrait de lancer notre Arche ? De quel genre d’explosion parlons-nous ? — Thermonucléaire, répondit laconiquement Liu. — Dieu du ciel, fit Kenzie, et il regarda sa fille, horrifié. Vous envisagez sérieusement de mettre une bombe nucléaire sous le dernier espoir de l’humanité ? — Pas qu’une bombe, répondit Liu, imperturbable. Tout un tas. Un chapelet de bombes, qui exploseraient les unes après les autres après avoir été placées derrière la plaque poussoir, et qui… — Le Projet Orion, lança Gordo. À l’aide de cet indice, les autres commencèrent à fouiner dans les archives électroniques. Holle découvrit rapidement qu’Orion avait été testé de 1957 à 1965 par General Atomic, une filiale d’une société qui construisait aussi des sous-marins nucléaires, et les missiles balistiques Atlas. C’était une époque où les nouvelles technologies à base d’explosions thermonucléaires, version terrestre de l’énergie solaire, autorisaient les rêves les plus fous. Un « Plan de prospective », allant jusqu’au bout de cette idée, prédisait qu’il serait possible d’envoyer des hommes sur Saturne en 1970. Elle transféra ce rapport sur le tableau blanc. — C’est vraiment sérieux, fit Kelly, stupéfaite. Ils avaient le soutien de Los Alamos, Livermore et Sandia, les trois plus grands labos de recherches militaires. Et regardez tous ces articles techniques : « Étude du problème d’absorption de l’onde de choc », « Déviation aléatoire de la trajectoire due au mauvais placement de la charge ». Et certains de ces travaux sont encore classés « Secret Défense » ! — Et ça aurait marché ? demanda Gordo. — Et comment ! répondit Mel Belbruno. Je veux dire, et comment, Colonel. Même si, d’après ce que je vois, ils n’ont jamais complètement réglé tous les détails techniques. Mais le concept était sans faille, c’est sûr. Et ils ont fait voler quelques modèles de démonstration avec des explosifs conventionnels. — Alors, pourquoi n’étions-nous pas sur Saturne en 1970 ? — Parce que, répondit Liu Zheng, pour aller sur Saturne, il faut d’abord quitter la Terre. Au cours des années 1960, une vague croissante d’opposition aux armes nucléaires avait fait considérer avec suspicion le Projet Orion. La goutte qui avait fait déborder le vase avait été une présentation mal inspirée faite devant le président Kennedy d’un modèle de vaisseau de guerre spatial, basé sur la technologie Orion, truffé de missiles nucléaires. Kennedy avait été écœuré. — Et tout le concept avait été mis dans la naphtaline. Mais il n’avait pas été complètement abandonné, dit Liu. Vous découvrirez que la Nasa lui avait trouvé un successeur, appelé « Propulseur Spatial Magnétoplasmadynamique », qui n’a plus qu’un rapport éloigné avec un système d’armement. — À mon avis, c’est le genre de truc qu’il faut toujours garder sous le coude, dit Gordo. Au cas où il faudrait faire décoller quelque chose de lourd, et de toute urgence, depuis la Terre. Il me semble me souvenir d’un roman que j’ai lu quand j’étais petit, fit-il en se frottant les yeux. Les extraterrestres attaquaient, et on utilisait Orion pour atteindre leur vaisseau mère. Footfall, ou un truc dans ce goût-là. Dommage que notre adversaire actuel ne soit pas une saleté d’extraterrestre. Des tanks marins, des krakens ou des tritons. Par comparaison, ce serait du gâteau. — Il y a, ou du moins il y avait, une unité de production d’armes nucléaires pas loin de Denver, dit Jerzy Glemp. À Rocky Flats. — Comment se fait-il que je ne sois pas surpris que vous sachiez ça ? fit Gordo en riant. Mais si la présidente Vasquez ne veut pas entendre parler d’une nouvelle unité de production d’antimatière au milieu de Denver, comment voulez-vous que je lui fasse accepter l’idée de construire un bordel de vaisseau spatial à partir de bombes atomiques ? — Sans parler des retombées, fit sérieusement Patrick. Si un engin pareil est lancé à partir de ce qui reste des États-Unis… Il n’y a plus un seul endroit dépeuplé, en tout cas pas au Colorado. — Monsieur Groundwater, si nous lançons en 2040, 2041 ou 2042, ça n’aura plus d’importance, fit Jerzy avec gravité. Et ceux qui resteront en arrière auront d’autres soucis, je le crains. L’infirmière qui s’occupait de Jerzy avait suivi leur discussion. Jamais Holle n’avait vu un visage refléter une telle stupéfaction, un tel choc, alors qu’ils parlaient de vaisseaux spatiaux propulsés par le feu nucléaire. Elle se demanda s’ils n’étaient pas tous devenus fous. 23 Holle avait grandi avec le déluge. Elle n’avait aucun souvenir de la vie d’avant, de ce qu’était la politique d’alors. Ce qui ne l’empêcha pas d’être tout de même surprise par la rapidité avec laquelle la présidente Vasquez prit sa décision. Deux jours, pas un de plus, après la réunion organisée par Gordo, Vasquez fit une déclaration à la télé et sur le Net. Une fois tournée la page des enterrements et des commémorations qui allaient avec, elle annonça que le Projet Nemrod continuait. S’il était humainement possible de le faire, alors l’Arche prendrait son essor. C’était sa promesse à l’équipage et à ceux qui s’occupaient du projet. Et elle promit aussi que l’accident de Byers ne se reproduirait pas, que la sécurité du public passerait avant tout. (« Jusqu’au moment du lancement », murmura cyniquement Kelly Kenzie.) Mais tout cela avait un coût. Apparemment, la présidente avait dû faire de très importantes concessions pour gagner à sa cause les opposants au Projet Nemrod qui se trouvaient au sein de sa propre administration. Elle – Vasquez – ne se représenterait pas aux élections, à l’automne de cette année-là. Ç’aurait été son sixième mandat. Elle laisserait la place à son vice-président et soutiendrait sa candidature. Quant à Jerzy Glemp, il fut exclu du projet qu’il avait lancé et forcé de répondre aux accusations concernant sa responsabilité dans l’accident de Byers. À l’Académie, Holle accueillit avec indifférence les réactions des étudiants, les hurlements de joie qu’ils poussèrent en apprenant cette nouvelle, la façon dont Harry Smith se fraya un chemin dans la foule pour s’approcher d’un Zane Glemp abasourdi. Tout ce à quoi elle réussissait à penser, c’est que le projet continuait, que l’Arche serait construite. Et qu’elle pourrait encore monter à bord. 24 Décembre 2038 Après une dernière nuit au centre d’entraînement de Boulder, ils furent entassés dans le gros bus roulant au biocarburant qui devait les emmener dans le désert pour la simulation d’écrasement de la navette : Holle, Kelly, Susan, Venus, Mel, Zane, Matt et Don, le flic de Denver, qui était là dans son rôle intermittent de porte-flingue non officiel. Le bus était un véhicule automatique, capable de se rendre tout seul au terrain d’entraînement, ce qui n’empêcha pas Don de s’installer à l’avant, au volant. Kelly s’assit à côté de lui. Holle se dirigea vers l’arrière du bus, où Mel l’attendait. Elle remonta l’allée centrale, mal à l’aise dans sa combinaison pressurisée orange vif. Ils avaient déjà passé trois jours dans ces scaphandres, au centre d’entraînement de l’ancien Centre National pour la Recherche Atmosphérique, avec tout l’attirail requis : casque, masque et lunettes. On dirait des toubibs en route pour une zone contaminée par la peste, se dit-elle vaguement. Même Don s’était porté volontaire pour vivre en scaphandre pendant la durée de l’exercice, alors qu’il n’était pas obligé de revêtir un tel accoutrement. Alors qu’elle s’asseyait, Mel eut un sourire et lui prit la main. Son visage était presque invisible derrière son masque à gaz et ses lunettes en plastique éraflées, et sa chaleur corporelle ne traversait pas son gant. La porte massive se ferma avec un chuintement de vérins hydrauliques. Le bus quitta le parking du CNRA, flanqué par deux blindés légers. Comme la plupart des véhicules du gouvernement, le gros bus était revêtu de plaques de blindage capables de résister à un petit obus d’artillerie, et les vitres à l’épreuve des balles étaient si épaisses qu’elles donnaient au paysage une teinte bleutée. Le petit convoi prit la direction de Table Mesa Drive, tourna à gauche sur Broadway, emprunta l’ancienne route 93, et longea le centre de tri des réfugiés établi sur le campus de l’Université du Colorado. Non loin du centre commercial de Pearl Street, Holle vit des panaches de fumée monter des feux de camp vers le ciel. Elle avait dix-neuf ans, et il lui arrivait de regretter de ne pas avoir vu ce genre de villes telles qu’elles étaient avant sa naissance, telles qu’elle les voyait dans Friends ou Frasier. Ils tournèrent à nouveau à gauche dans Arapahoe Avenue, et prirent vers la sortie de la ville, à l’ouest. Des barrières en fil de fer barbelé, déjà à moitié rouillées, bordaient les routes principales. C’était le seul moyen d’empêcher les artères principales, sur lesquelles il n’y avait plus beaucoup de circulation, d’être envahies par les bidonvilles et les tentes des réfugiés – ce qui aurait paralysé la ville. Le long de la route, Holle vit des gens se presser contre les barrières, des rangées de visages d’enfants vêtus de haillons couleur de boue ou du même gris que le ciel nuageux de décembre. Kelly Kenzie trouva le culot d’agiter une main gantée. Les Candidats étaient encore des célébrités. Quelques enfants lui rendirent son salut, mais les adultes les regardaient comme si, dans leurs scaphandres, les Candidats étaient des visiteurs d’une autre planète. Certains brandissaient des pancartes improvisées, un unique nom écrit sur des bouts de carton, de plastique ou de chiffon : VASQUEZ. Après son retrait de la course électorale de 2036, l’ex-présidente Vasquez était devenue la championne déclarée des damnés de la nation. Depuis qu’elle avait été assassinée à son domicile, huit jours plus tôt, les théories de la conspiration proliféraient. Il y avait eu récemment un nouvel afflux de « P-D ». Quand l’élévation du niveau de la mer avait atteint mille deux cents mètres, le déluge avait enfin commencé à mordre sérieusement sur le Colorado lui-même. Les eaux étaient allées jusqu’à Burlington, sur l’I-70, et Lamar, sur l’I-50, et le cours inférieur des grands fleuves, la South Platte et l’Arkansas, était maintenant en crue. Les aquifères étaient empoisonnés par le sel, de même que, disait-on, certains arbres et cultures, à Denver. Des foules entières étaient déplacées dans la panique ; il fallait reloger les « P-D » des communautés de brique crue des Plaines vers les hauteurs, plus pauvres, de Monument Ridge ou des Rocheuses. Ceux qui réussissaient à franchir les corridors officiels se ruaient vers le sanctuaire des villes. Et pendant ce temps-là, certains des collaborateurs du Projet Nemrod s’en allaient. Prenant les devants, ils demandaient un emplacement sur des terres plus élevées. La conséquence, c’était cette multitude de visages, tous anonymes, et toujours plus nombreux. Quand vous écoutiez leurs voix, vous pouviez entendre des accents d’un peu partout aux États-Unis et même d’ailleurs, d’Amérique du Sud, d’Europe, des gens du monde entier, chassés par le déluge et venus s’échouer sur ces froides barrières. Holle n’oubliait pas que si le destin ne l’avait pas favorisée, si son père n’avait pas fait, dans sa vie, des choix intelligents ou récompensés par la chance, elle aurait pu se retrouver de l’autre côté de ces barrières. Elle fut soulagée lorsqu’ils sortirent des limites de la vieille ville et que la pression des visages s’atténua. Ils suivirent Canyon Boulevard, une piste tortueuse et bordée de pierres qui s’engageait dans les montagnes. Au bout d’une dizaine de kilomètres, ils arrivèrent à une communauté appelée Boulder Falls, où une cascade tombait de vingt mètres sur les roches. Même là, les camps de « P-D » envahissaient tout jusqu’aux barrières en fil de fer barbelé qui protégeaient la route. Don fit remarquer bruyamment que certains « P-D » avaient été obligés de s’installer si près de la chute d’eau qu’ils étaient éclaboussés jour et nuit. Ce qui le faisait rire, et lui valut une réplique cinglante de la part de Kelly. Don parlait rarement de son travail, mais Holle savait qu’il avait été réaffecté de la police urbaine au contrôle des frontières et au tri des réfugiés. Elle se demandait l’effet que ça pouvait avoir sur son mental. Mais il ne se montrait jamais amer, alors même qu’il était amené à passer beaucoup de temps avec le corps des Candidats dont il avait été exclu. Le bus et son escorte traversèrent la ville sans s’arrêter. Le canyon déboucha sur une vaste plaine. Ils se dirigeaient vers la ville de Nederland. De là, ils continueraient vers la zone montagneuse d’Indian Peaks Wilderness. Holle essayait de se concentrer sur la campagne au-dehors et d’oublier les frottements de son scaphandre. Le but de la simulation était de les habituer aux conditions dans lesquelles ils seraient peut-être obligés de vivre et de travailler pendant les premiers mois suivant leur arrivée sur la Terre II. Leur destination, qui restait encore à définir, devrait être semblable à la Terre, sinon ils n’auraient aucune raison d’y aller. En tout cas, il faudrait qu’elle le soit suffisamment pour pouvoir s’y promener sans scaphandre pressurisé. Mais une combinaison étanche serait certainement indispensable, pour le cas où l’atmosphère serait trop riche, ou trop pauvre en oxygène, voire contaminée par on ne sait quels poisons, ou même par des toxines susceptibles de s’attaquer à un système étranger. Mais Holle détestait sa combinaison. Probablement fabriquée par AxysCorp, dans sa base ultramodeme des Andes avant qu’elle ne soit envahie par les rebelles, la combinaison était faite d’un matériau intelligent conçu pour permettre à la peau de transpirer normalement tout en filtrant les saletés de l’atmosphère. Son masque buccal générait un humidificateur ainsi qu’un analgésique léger destinés à soulager le frottement avec la peau. Des poches sur sa poitrine et ses épaules contenaient des vivres, de l’eau fraîche et des produits destinés aux filtres du scaphandre. Ses lunettes étaient autonettoyantes et antibuée, ce qui était génial tant qu’elles ne tombaient pas en panne. Engoncée dans sa combinaison, elle était censée pouvoir survivre vingt-quatre heures sans ravitaillement, et indéfiniment avec – la limite basse prévue par le fabricant étant d’un mois. Elle comprenait la nécessité d’apprendre à vivre et à travailler dans ces conditions. Mais au bout de quelques heures dans ce truc-là, comme ses articulations la brûlaient et que tout ça se remplissait de sa propre puanteur, elle avait invariablement l’impression d’être une sorte d’asticot, pâle et desséché. Les jours de simulation, c’était pire parce qu’il fallait en plus supporter la présence irritante de capteurs médicaux fixés à même votre peau, ainsi que celle, exaspérante, de caméras miniatures placées sur votre casque et vos épaules – et même à l’intérieur de votre casque, ce qui permettait de surveiller votre visage en continu. La plupart des Candidats ne voyaient aucun inconvénient à être enfermés, ou même surveillés en permanence. Ils parlaient calmement, tout en lissant d’un air absent les plis de leur combinaison. Depuis qu’ils avaient rejoint le programme, ils avaient tous grandi dans des environnements confinés, bourrés de machines – autant dire que la plupart d’entre eux n’avaient connu que ça presque toute leur vie. Mais Holle espérait que la Terre II serait assez accueillante pour qu’elle puisse enlever ses gants et ses bottes, tremper ses pieds dans l’eau courante, plonger ses doigts dans une terre étrangère, peut-être même sentir le vent sur ses joues nues. Ils traversèrent Nederland, un vieux camp de mineurs qui était d’abord devenu un piège à touristes de luxe, avant de se transformer, comme partout ailleurs, en camp et centre de tri pour Personnes Déplacées. Ils prirent vers Brainard Lake, à l’ouest. Là, ils eurent une vue dégagée sur les montagnes des Wilderness, et les Candidats se penchèrent vers les petites vitres du bus pour l’admirer. Le panorama était d’autant plus spectaculaire qu’il était rare de voir un paysage où il n’y avait pas d’êtres humains ; ces flancs rocailleux étaient trop pentus pour permettre, même aux plus désespérés des réfugiés, de s’y accrocher. Mais les montagnes étaient sans vie, en dehors de rares arbres recroquevillés ; la modification du climat les avait rendues inviables. On était en décembre, et il n’y avait pas de neige, sauf sur les sommets les plus élevés. Il y avait des années qu’on n’avait pas vu de neige à Denver. Alors qu’ils roulaient en direction du site de la simulation, Holle vit de la fumée monter dans l’air. Une fumée noire, huileuse. Puis ils s’approchèrent enfin de ce qui ressemblait aux débris d’un naufrage, étalés sur une plaine caillouteuse. 25 Le bus s’arrêta et les portes s’ouvrirent en chuintant. Les Candidats sortirent et posèrent le pied sur le sol rocailleux. À part Don, qui transportait un sac de toile, ils n’avaient rien d’autre que les scaphandres dont ils étaient revêtus. Les portes du bus se refermèrent et il repartit, suivi par les autres véhicules. Holle se demanda où étaient les caméras de surveillance. Ils seraient observés en permanence, par sécurité, et les secours ne seraient jamais très loin. Les Candidats regardèrent autour d’eux les débris qui jonchaient le sol, les panneaux de plastique et de métal tordu, le méli-mélo de câbles et de tuyaux. Des caisses de matériel, renforcées pour résister aux chocs, étaient disséminées un peu partout. Quelqu’un avait allumé un feu où des résidus de plastique fondaient en crachotant, et d’où montait la colonne de fumée noire. Plus inquiétant, des mannequins revêtus de combinaisons pressurisées avaient été disposés par terre, leurs membres de plastique tordus selon des angles impossibles. À en juger par leur taille, il y avait certainement des enfants parmi eux, des gosses de sept ou huit ans, peut-être. Il y avait aussi quelques sacs orange vif, des sortes de fourre-tout, en fait des abris pour bébés. Inclure les enfants dans ce genre d’exercice constituait une nouveauté, qui avait ébranlé tout le monde, mais correspondait aux dernières recommandations des ingénieurs sociaux en matière de reproduction et de démographie. Don tira une attelle en plastique de son sac, et fit signe à Zane. — Bonne nouvelle, mon pote, tu es une victime. Résigné, Zane s’appuya d’une main sur le dos de Don pour glisser sa jambe dans l’attelle, qui gonfla rapidement. Don recula, laissant Zane par terre, sa jambe « blessée » tendue devant lui, et s’adressa au groupe : — Très bien. Votre navette s’est écrasée, ici, sur la Terre II. Vous voyez votre matériel éparpillé autour de vous. Vous êtes loin des autres navettes, les transmissions sont H. S. ; aucun secours à espérer avant longtemps. La pression atmosphérique est normale, la gravité forte, mais l’air est irrespirable : acide. Gardez vos scaphandres hermétiquement fermés. Comme vous pouvez le constater, il y a eu des victimes, Zane, ici, a une jambe cassée, et il y a même des morts. Quant à vous autres, je suis censé vous dire d’improviser diverses blessures, et de bien garder en tête à quel point vous vous sentirez anéantis après le crash. À ces mots, Kelly hocha la tête. — Ça se tient. Toujours prête à passer à l’action, elle se pencha sur l’un des mannequins, préleva à l’aide d’un couteau une bande de tissu sur la jambe de sa combinaison et se la noua autour des épaules en guise d’écharpe, improvisant un bras cassé. — C’est tout ce que je sais, reprit Don. Je ne suis plus là. L’exercice commence immédiatement. — Vérification de l’intégrité des scaphandres, dit aussitôt Kelly. Formez des équipes de deux ! Ils n’avaient pas besoin qu’elle le leur dise ; la priorité absolue était de garder en vie ceux qui avaient survécu. Ils formèrent rapidement des paires, Holle avec Mel, Kelly avec Matt. Susan et Venus se penchèrent sur Zane, allongé par terre. Holle procéda à une rapide inspection visuelle du scaphandre de Mel, à la recherche de dommages apparents, et vérifia son affichage pectoral. Par souci de vraisemblance, elle appliqua sur une déchirure inexistante située derrière le cou de Mel un peu de mastic pris dans un tube qu’elle avait dans sa poche de jambe, puis réactiva les composants du filtre à air de Mel en versant par une fente située sur le devant de sa combinaison le contenu d’un sachet prélevé dans son sac dorsal. Mel fit de même pour elle ; il improvisa la réparation de ce qu’il soupçonnait être une légère fuite de la combinaison de Holle en ligaturant l’un de ses bras juste en dessous du coude. Debout là, le bras en écharpe, Kelly regarda autour d’elle pour s’assurer qu’ils s’étaient bien tous occupés les uns des autres. Dans ce genre de situation, elle assumait naturellement le rôle de chef. — Bon, puisque personne d’autre ne va mourir dans les dix prochaines secondes, Matt, tu veux bien t’occuper de ce feu ? Et maintenant, les blessés. Susan, tu veux venir voir ce qu’on peut faire pour Zane ? Je vois un kit de premiers secours, ici, sous ce tas de couvertures. Vous autres, jetez un coup d’œil aux victimes qui se trouvent dans l’épave. Et faites gaffe aux blessures que vous avez pu vous faire. — Oui, maman, dit Venus Jenning, et tous se mirent à rire. Holle s’aventura dans l’« épave » de la navette. Elle devait éviter les poches d’incendie, et elle eut un mouvement de recul en apercevant les bords tranchants qui semblaient avoir été artistiquement disposés par les concepteurs de l’exercice afin de s’attaquer aux bras ou aux jambes des imprudents. Alors que les Candidats s’immergeaient dans ce qui était le dernier en date d’une longue série d’exercices testant leur ingéniosité, Holle entendit des bavardages et des rires étouffés. Elle Strekalov, quant à elle, trouvait ce genre d’expérience étonnamment désagréable. Elle se disait parfois qu’elle souffrait d’un excès d’imagination. Elle envisageait trop bien qu’une scène pareille se produise dès les premières secondes de leur arrivée sur une Terre II hostile, sous un ciel étranger, menaçant, où ils seraient tous gravement choqués, où ceux qu’ils aimeraient seraient tués, et où la mort pourrait frapper d’une seconde à l’autre, à cause d’une seule et unique imprudence. Il ne resterait plus rien alors de cet excès de confiance, plus rien de ces rires sous cape. Elle trouva le cadavre d’une femme, face contre terre, empalée sur un morceau de métal qui lui était entré dans le ventre. Holle vérifia les moniteurs du scaphandre de la femme, qui étaient presque tous actifs mais ne révélaient aucun signe vital. Elle retira son gant protecteur, de sorte que sa main n’était plus protégée que par son gant intérieur, aussi délicat et fin qu’une seconde peau équipée de capteurs au bout des doigts. Elle plongea les doigts dans une déchirure au niveau du cou du scaphandre de la femme ; elle ne trouva pas de pouls. Puis elle lui ôta son gant et essaya de lui prendre le pouls au poignet. Elle recula, essaya de la faire rouler sur le dos. Le « corps » était plus lourd qu’elle ne l’aurait cru, peut-être lesté pour simuler la gravité, censée être plus forte. Elle glissa les mains sous le torse de la victime, cambra le dos et essaya à nouveau. Cette fois, elle réussit à la retourner, mais dut faire un bond en arrière pour éviter que le bout de métal sur lequel le mannequin était empalé ne lui retombe dessus. Le bout de carlingue tordu s’était enfoncé droit dans un ventre rond de femme enceinte. — Oh bon sang ! L’espace d’une seconde, elle sentit sa gorge se contracter et un liquide acide lui remonter dans l’arrière-gorge. Elle déglutit péniblement. Elle prit un couteau dans sa poche et ouvrit le scaphandre au niveau du ventre de la femme enceinte. Puis elle posa la paume de son gant ensanglanté sur le vêtement de dessous de la victime et utilisa les capteurs de ses doigts en guise de stéthoscope. — Ça va ? lui demanda Kelly, debout à côté d’elle. — Ouais. J’ai eu une seconde de flottement. — Ceux qui imaginent ces simulations sont de sacrés enfoirés, pas vrai ? Ils essaient toujours de nous piéger. Mais personne n’a envie de dégueuler dans ces masques faciaux. Je le sais ; j’ai rendu mon petit déjeuner, hier matin, au CNRA. — Ah bon ? Qu’est-ce qui t’est arrivé ? Kelly haussa les épaules. — Un truc que j’ai mangé, je suppose. Ils ne devraient pas mettre des femmes enceintes dans ces simulations ; il n’y en aura pas quand nous atterrirons sur la planète. Kelly s’en tenait strictement au plan prévu, quel qu’il soit. C’était une force ou une faiblesse, selon les circonstances. — Pas de grossesses, à condition que tout le monde obéisse aux règles, rectifia Holle. — D’accord, d’accord. J’ai l’impression d’entendre Harry. Il faut qu’on se prépare à toutes les éventualités. Tu as trouvé un battement de cœur ? — Non. Et Holle fut soulagée de ne pas avoir à se soumettre à l’horrible procédure qui consistait à transporter le corps dans un abri gonflable et à y pratiquer une césarienne en urgence. — Alors tu ferais mieux de venir m’aider à m’occuper de ce gamin, là-bas. C’est à cause de mon bras, tu sais, il ne manquerait plus que je casse ce foutu truc… Elle conduisit Holle vers une autre « victime », un mannequin de la taille d’un enfant. Leurs exercices incluaient désormais des enfants parce que les ingénieurs sociaux avaient soudain décrété que les femmes enceintes au moment du lancement seraient admises à bord de l’Arche. Leur but était d’augmenter la diversité génétique pour un coût additionnel modeste, lors du décollage, en termes de volume, de poids et de support vie ; les accouchements pourraient être pratiqués pendant le trajet jusqu’à Jupiter avec l’aide à distance de médecins restés sur Terre. Au final, s’ils suivaient strictement le plan de mission, ils auraient un petit groupe d’enfants de sept ou huit ans sur les bras à leur arrivée sur la Terre II. Ce nouveau règlement drastique, sorti de nulle part alors qu’ils étaient à quelques années à peine de la date du lancement, avait conduit les Candidats à se livrer à toutes sortes de spéculations et à une compétition sexuelle débridée. Le mannequin d’enfant gisait sur une entretoise de la coque. Il avait certainement la colonne vertébrale brisée, et le haut de son corps disparaissait sous un monceau de débris. — Les concepteurs de la simulation ont vraiment mis le paquet pour ce pauvre gamin, nota Kelly. Ils devraient permettre à de vrais gosses de huit ans de participer à ces simulations. Ils ne seront pas tous tués lors du crash. — Qui accepterait de nous prêter ses enfants ? fit Holle en rigolant. Elle s’accroupit auprès du « garçon ». Il avait la poitrine en mille morceaux, et son bassin ne valait pas mieux. Elle commença le rituel sinistre consistant à chercher des signes vitaux. Au bout d’un certain temps, ils avaient ausculté tous les corps. Les cadavres furent extraits de l’épave, allongés par terre à quelques mètres du lieu principal de la catastrophe, et recouverts d’un bout de carlingue. Cette fois, c’est Mel qui prit l’initiative. Il regarda le ciel autour de lui, un ciel où rien ne se détachait, pareil à un couvercle. — Si le temps s’écoule sur la Terre II au même rythme que sur la Terre, c’est la fin de l’après-midi. Nous devrions penser à nous abriter. Demain matin, nous pourrons déshabiller les corps et nous occuper de leur dépouille. Un volontaire pour rendre un dernier hommage aux morts ? — Je m’en occupe, proposa doucement Susan Frasier. — Je propose de rester dans les parages de l’épave, fit Kelly après un regard circulaire. Nous y sommes à l’abri du vent, et nous ne serons pas obligés de déplacer le matériel – l’eau, le système de recyclage de l’air, les caisses de nourriture. Matt, tu as réussi à éteindre le feu ? — Oui. Pas d’écoulements toxiques, pas de fuite de carburant. Nous sommes en sécurité, ici. Mel acquiesça. — Alors nous allons installer les abris. Je prends la tête d’un groupe. Venus, tu veux bien t’occuper de l’autre ? — Pas de problème. La règle, à terre comme dans l’espace, était d’abord d’assurer la sécurité, grâce à des mesures redondantes. C’est pourquoi, alors qu’un seul des grands abris gonflables que transportait la navette aurait largement suffi à héberger la pitoyable poignée de « survivants » de cet accident simulé, les Candidats prirent soin d’en installer deux. Ils les disposèrent côte à côte dans l’épave factice, et tirèrent les poignées afin de les gonfler et de leur faire prendre la forme de vastes dômes angulaires. Les abris étaient orange vif, comme leurs combinaisons pressurisées. Ils étaient constitués d’une couche de Kevlar résistant à toute épreuve qui enveloppait une coque étanche. Les abris furent rapidement raccordés à des alimentations électriques, des filtres à air et des systèmes de recyclage de l’eau, tous récupérés dans l’épave, et après avoir vérifié qu’ils étaient en bon état de fonctionnement. Mel décréta qu’il fallait enfoncer des pitons dans le sol rocailleux, et fixer des tendeurs, au cas où il y aurait du vent. Mais les niveaux de radiations et d’ultraviolets simulés par ses capteurs indiquaient qu’ils n’avaient pas besoin de protection supplémentaire contre les radiations, d’une couche de terre sur les coques de tissu, par exemple. Il décida ensuite que, pour préserver le moral des naufragés, les abris seraient matériellement reliés par des panneaux de moindre épaisseur, fermés par un zip, conduisant à un sas de connexion situé entre eux deux. Le site du crash vérifié et les abris sécurisés, les membres de l’équipage entrèrent à l’intérieur, et s’y entassèrent avec des paquets de nourriture et de vêtements de rechange. Don les rejoignit, rompant sans vergogne les règles de la simulation. Les deux couples, Mel et Holle, Don et Kelly, prirent Alpha, ainsi que Mel avait appelé son dôme, tandis que Zane, Venus, Susan et Matt prenaient Bêta. À cause de la fausse fracture que Zane avait à la jambe, ils durent l’introduire dans l’abri par le sas. Holle et Mel rampèrent joyeusement dans le leur, perdant bientôt la trace de Kelly et Don. L’intérieur était vaste, spacieux, un chef-d’œuvre d’architecture repliable. Des panneaux gonflables divisaient l’espace en différents secteurs en forme de part de tarte. Dans le pilier central était installée une salle de douche. Il y avait même une cuisinette et un endroit où faire quelques expériences et étudier l’environnement de la planète où ils allaient devoir finir leur vie. Mais tout ça pouvait attendre. Un peu au hasard, Holle et Mel s’approprièrent l’un des secteurs en part de tarte. Au centre de l’abri, le toit en pente était juste assez haut pour qu’ils puissent se tenir debout. La lumière provenait de fenêtres dotées d’un épais double vitrage, et d’un pan de mur lumineux. Ils jetèrent par terre leurs paquets de couvertures et de vêtements, et se regardèrent. Dans un bruit de Velcro qu’on arrache, Mel enleva son casque et retira ses grosses lunettes protectrices. Elles lui laissèrent sur le visage des traces rouges qui rappelaient les yeux du panda. Puis il enleva le masque qui lui fermait la bouche ; il se détacha de sa peau avec un bruit de succion. — Bon sang, que ça fait du bien ! s’exclama-t-il en passant la main sur son crâne aux cheveux ras. — Tu pues. — Et toi, tu vas quitter cette combinaison en me faisant un strip-tease d’enfer, en prenant bien ton temps. — Espèce de pervers ! Elle empoigna le panneau pectoral de Mel et tira dessus ; il se détacha en douceur. Ensuite, elle lui ôta le haut de sa combinaison en le passant par-dessus sa tête. Il s’occupa alors de sa tenue à elle, défaisant les fermetures à glissière, ouvrant les boucles, les fermoirs et les caches étanches en Velcro. Ils étaient entraînés à quitter leur combinaison rapidement, en cas de besoin, et il ne leur fallut qu’une poignée de secondes pour se retrouver nus. Il était déjà en érection quand il tendit les bras vers elle. Elle poussa un piaulement, sauta sur lui et passa ses bras autour de son cou. D’une poussée, il entra en elle, soutenant ses fesses avec ses mains. Puis il fit quelques pas, en fléchissant les jambes, laissant la gravité les rapprocher. Enfin, leurs lèvres se scellèrent dans un baiser et ils tombèrent ensemble à terre. Comme pour tant d’autres choses de leur vie, ils avaient assidûment répété leurs scènes d’amour, et ils étaient doués. Elle connaissait Mel depuis qu’ils avaient treize ans, quand Gordo Alonzo l’avait imposé au groupe de Candidats en même temps que Matt Weiss. Mais ils n’étaient pas ensemble depuis très longtemps, quelques mois à peine. Holle n’arrivait toujours pas à identifier avec certitude les raisons pour lesquelles c’était Mel, et pas un autre, qui avait émergé du tourbillon de relations brèves et intenses qui avait parcouru le groupe de Candidats comme un feu de brousse quand ils avaient quinze, seize, dix-sept ans. Leur relation n’avait jamais eu la clarté de l’évidence, comme c’était le cas pour Thomas et Elle, qui étaient ensemble depuis qu’ils étaient tout gamins, ou pour Mike Wetherbee et Miriam Brownlee, que leur travail avait rapprochés. Par ailleurs, Holle n’était pas une collectionneuse frénétique, comme Cora Robles qui avait commencé par ce pauvre, loyal et infortuné Joe Antoniadi, et s’en était ensuite allée butiner la plupart des mâles célibataires du groupe. Holle avait même eu une brève expérience avec Kelly Kenzie, quand elles s’étaient retrouvées isolées toutes les deux lors d’un exercice d’entraînement dans le désert, sur le plateau Uncompahgre – expérience qu’elles avaient appréciée l’une et l’autre, mais qu’elles avaient décidé de ne pas renouveler. C’était peut-être parce que Mel venait de l’extérieur – il avait vécu les douze premières années de sa vie avec l’armée de l’Air pour seule famille, dans un environnement très différent de celui dans lequel Holle avait grandi depuis l’âge de six ans. Peut-être y avait-il en elle le besoin de s’enraciner ? Ce qui était paradoxal chez une femme qui allait vraisemblablement passer la majeure partie de sa vie à dériver dans les étoiles. Ils s’allongèrent sous un tas de couvertures et burent un peu de jus de fruits. Et puis ils remirent ça. Cette fois, Holle se retrouva dessus. Elle avait mis au point une variante de la position de yoga appelée « le chat » – à quatre pattes, et cambrée en arrière – qui le rendait dingue. Quand ils eurent terminé, ils enfilèrent des combinaisons AxysCorp flambant neuves, prirent quelques paquets de rations alimentaires et allèrent retrouver les autres. Comme Holle l’avait prévu, Kelly et Don les attendaient devant le sas transparent, le goulet étroit qui reliait les deux abris. Zane et Venus étaient dans Bêta, de l’autre côté, bien visibles à travers les parois translucides du sas. Zane était assis sur une chaise longue, sa jambe « cassée » tendue devant lui. Il partageait une ration de nourriture chaude avec Venus. Il n’y avait aucun signe de Matt ou de Susan. Il était évident que Kelly et Don avaient mis ce moment à profit de la même façon que Holle et Mel. Ils étaient assis, collés l’un contre l’autre, enroulés dans des couvertures, et partageaient quelques gorgées d’une flasque en plastique, que Kelly leva vers Holle. — Whisky pur malt. Je l’avais planqué dans mon scaphandre. Ses cheveux blonds retombaient librement sur son cou. Elle avait l’œil léthargique, un demi-sourire sur les lèvres, et la courbe de son dos nu était visible à l’endroit où la couverture était entrebâillée. Holle lui lança un sourire. — T’as ce que j’appelle le regard de celle qui vient de baiser… — Tu es bien placée pour le savoir. Zane et Venus dévoraient leur pitance, les yeux baissés, et Holle regretta sa remarque. Chaque fois qu’il était question de sexe parmi les Candidats, Zane, Venus et Matt restaient en retrait, ou disparaissaient complètement. Pour autant qu’on le sache, aucun des trois n’avait eu de relation avec qui que ce soit de l’Académie. Holle en avait parlé, à voix basse, avec Kelly, un soir. Zane et Venus étaient tous les deux très proches de Harry Smith. Et peut-être que Matt aussi. Kelly lui avait dit abruptement qu’elle pensait que Harry était le chef d’une espèce de harem, d’hommes et de femmes. Holle la soupçonnait d’avoir vu juste. Mais aucun des membres du « harem » ne parlait. À eux de livrer leurs propres combats. — Alors, où sont Matt et Susan ? demanda Mel. — Matt est dans son coin, tout seul, répondit Venus. Il travaille, je crois. Kelly fronça les sourcils. — Il passe trop de temps tout seul. Ça va lui faire perdre des points. Dans l’Arche, surpeuplée, il ne serait pas possible de s’isoler ; on était censé frayer avec les autres. — Et Susan est sortie, dit platement Zane, la bouche pleine. — Sortie ? Où ça ? Et merde ! fit Don. Pas pour retrouver Pablo ? Pablo était un gamin, un peu plus jeune que Susan, qui venait d’un des grands camps de réfugiés des environs de Denver. — Elle devrait se tenir à l’écart de cette espèce de « P-D ». Kelly tendit la main hors de sa couverture et flanqua une claque sur le gros bras musclé de Don. — Arrête d’utiliser ce terme, c’est répugnant. — Bah, le président Peery l’emploie bien, rétorqua Venus en regardant Don d’un air provocateur. C’est comme ça que disent tous tes potes de la police de Denver, pas vrai, Don ? — Et alors ? Ce n’est qu’un mot. — Tu traînes toujours avec les adeptes de la Nouvelle Alliance ? — Ça ne te regarde pas, rétorqua Don. La Nouvelle Alliance était un réseau quasi religieux dont la philosophie justifiait la survie personnelle. Elle avait émergé des cercles de nababs, bien à l’abri dans leurs communautés gardées comme des forteresses, et leur immense vaisseau qui parcourait les océans. Contrairement à Vasquez, qui l’avait précédé, le président Peery partageait leur foi, et y faisait souvent allusion dans ses discours, pour justifier le traitement que son régime infligeait aux réfugiés. Le père de Holle disait qu’à son avis les gens cherchaient des justifications théologiques à la cruauté dont ils étaient bien obligés de faire preuve étant donné les circonstances, et que Peery les leur procurait. Pour un gars comme Don, ça pouvait être un réconfort. Mais Venus dit : — Tout ce que racontent ces adeptes de la Nouvelle Alliance me donne envie de gerber. Don ingurgita une gorgée d’alcool, imperturbable. — Tout ce que tu as entendu, peut-être. Tu veux m’accompagner pour une de mes patrouilles, un jour ? — Ferme-la, coupa sèchement Zane. On n’a pas de temps à perdre à se disputer. On vient de nous envoyer un exercice pour demain. Il avait un portable à ses pieds. — Je vous transfère les détails. — Quel genre d’exercice ? gémit Mel. — Ils nous font procéder à une analyse complète d’Orion, le système de lancement. On doit passer en revue toutes les décisions d’ingénierie prises jusqu’à maintenant. On doit revenir avec un rapport rétrospectif sur tout : l’utilisation du polyéthylène par comparaison avec l’aluminium pour recouvrir la plaque de poussée, le système absorbeur de chocs à deux temps, les instabilités non linéaires qu’on obtient quand le flux de plasma d’une explosion nucléaire se mêle aux produits d’ablation turbulents abandonnés par l’explosion précédente, comment réussir à s’affranchir des systèmes d’IA pour se conformer à la capacité des puces aux normes militaires, durcies aux radiations, que nous devrons utiliser… — Mais quel rapport avec la simulation ? l’interrompit Kelly en fronçant les sourcils. L’Orion aura été mise au rebut depuis des années quand on arrivera sur la Terre II. — C’est vrai. Mais dès qu’on aura posé le pied sur la Terre II, il faudra qu’on se lance dans des recherches scientifiques. Sur la façon de rester en vie, pour commencer. Oh, et puis ils nous ont donné une balançoire. Une heure par jour, pour chacun d’entre nous, obligatoire, dans nos scaphandres pressurisés. Nouveaux gémissements. Mais il s’avérait que la balançoire – guère plus élaborée qu’un jouet d’enfant – permettait de très bien simuler ce que l’équipage aurait à vivre lors du vol d’Orion. Une accélération toutes les quelques secondes, chacune un peu plus forte que la précédente, alors que les bombes exploseraient les unes après les autres sous la plaque de poussée – accélération, vol linéaire, accélération, vol linéaire, exactement comme quand on fait de la balançoire. Kelly ramena rapidement la conversation sur le sujet qui les occupait tous depuis que les ingénieurs sociaux l’avaient abordé : quid des femmes enceintes de quelques mois qui seraient acceptées dans l’équipage ? Compétitive et logique comme elle l’était, elle y avait plus intensément réfléchi que tous les autres. — Vous ne voyez pas les conséquences pour nous ? Réfléchissez un peu. Vous vous entraînez, vous voyez approcher le jour du lancement, et deux ou trois mois avant, vous prenez un mec au hasard et vous vous faites mettre en cloque. Vous croyez augmenter vos chances. Vous croyez que vous serez juste à point pour le jour du lancement. Enfin, ça c’est ce que vous vous dites. Et puis il y a du retard. Six mois, disons, rien de mortel. Mais c’est là que vous êtes fichue, parce que le jour où l’Arche décollera, vous aurez le ventre comme un ballon, ou pire : un môme sur les bras. Alors vous pourrez dire adieu à tout ça, et vous inscrire aux cours de natation. — Tu parles de donner le jour à un enfant, fit Venus. Du lien entre la mère et l’enfant. L’aspect le plus primitif de notre humanité. Comment peux-tu être aussi calculatrice ? — Parce que c’est le genre de situation dans lequel les ingénieurs sociaux nous ont foutus, répondit férocement Kelly. Tu as intérêt à prendre ça au sérieux, parce que si tu ne le fais pas, une connasse ambitieuse, là-dehors, jouera le coup mieux que toi et te prendra ton siège. — Les ingénieurs sociaux peuvent toujours parler, nous ne sommes pas obligées de danser comme des marionnettes… Il y eut un cri. Venus se tut aussitôt. On aurait dit un chant d’oiseau, étouffé par les épaisses couches de tissu de l’abri. — Humain, dit Don. — Susan, dit Holle. Don bondit sur ses pieds, montrant ses jambes et son dos. — On y va ! Zane se débattit avec l’attelle gonflable qui lui emprisonnait la jambe. — Attends… Les protocoles de la simulation… Don avait un pistolet à la main. Il avait dû le planquer sous sa couverture. — Rien à foutre. Il courut vers l’un des murs et tira sur une poignée de secours ; le pan de mur se défit aussitôt. Holle aperçut les montagnes, et le ciel morne de cette soirée précoce. Juste devant, il y avait des gens, et un panache de fumée. Don se précipita au-dehors, sa couverture nouée autour de la taille, son pistolet à la main. 26 Enroulés dans leurs couvertures, les Candidats émergèrent des bulles orange jumelées. À part Don, ils n’étaient pas armés. Holle essaya de comprendre ce qui se passait. Toute une rangée de gens, en haillons, s’avançait prudemment en direction de leurs abris. Ils étaient armés. Mais uniquement, pour autant que Holle puisse en juger, de torches, de couteaux et d’espèces de machettes. Que des adultes, mais il n’y avait pas assez de lumière pour qu’elle voie quel âge ils pouvaient avoir. Elle ne pouvait même pas dire si c’étaient des hommes ou des femmes. Elle se demanda comment ils avaient fait pour franchir le cordon de sécurité. Ce qu’ils voulaient était évident. Les Candidats avaient des abris de bonne qualité, des vêtements chauds et des couvertures, de l’eau pure, de quoi manger – largement de quoi transformer leur vie. Susan était au centre de la rangée. Sa combinaison était baissée jusqu’à sa taille, et on voyait ses sous-vêtements et son soutien-gorge blanc. Ils avaient dû la surprendre alors qu’elle était avec Pablo. Elle avait les mains attachées dans le dos, et la tête ramenée en arrière par une femme qui la tenait par les cheveux. Susan semblait avoir gardé son calme, et elle n’était pas blessée. Don se planta devant eux, tenant son pistolet à deux mains. Sa couverture était tombée, révélant son corps nu, pâle. Il ne dit rien. Les autres se massèrent derrière lui. — Je suis désolée, cria Susan. Ils m’ont suivie. Ils nous sont tombés dessus quand j’ai retrouvé Pablo. Je crois qu’il va bien… Ils l’ont frappé… — Il est en vie, dit la femme qui la tenait. Elle avait un fort accent californien, une voix jeune. Elle devait être à peine plus âgée que Susan. — Nous ne sommes pas des tueurs. Nous avons faim, c’est tout. — N’approchez pas, dit Don. Ils s’arrêtèrent. La femme qui était derrière Susan fit un pas en avant, juste un seul. — Tout ce que nous voulons… Don tira. La tête de la femme explosa – une fleur écarlate. Elle se tortilla, tomba à terre. Sa main resta accrochée dans les cheveux de Susan, qui s’affala sur elle en hurlant. Les autres brigands, choqués, se figèrent l’espace d’un battement de cœur, puis de deux. Don profita de ce répit pour décimer leurs rangs, un tir, puis un deuxième, un troisième, une seule cartouche pour chaque victime. Ils tombaient, leur sang rouge vermeil se répandant sur le sol. Il s’apprêtait à en descendre un quatrième, lorsqu’ils s’enfuirent en courant. Ce fut la débandade. Don tira une quatrième cartouche, une cinquième, mais ils étaient déjà hors de portée. Don parla alors dans son poignet nu ; il devait avoir un implant radio. Holle fut la première à recouvrer ses esprits. Elle courut vers Susan, qui pleurait et avait l’épaule et le sein droits couverts de sang et de quelque chose de plus clair, un peu comme de la chair, avec des petits bouts d’os. Elle essayait vainement de remettre sa combinaison. Holle l’aida à passer ses bras dans les manches. Enroulée dans sa couverture, Kelly se dressa devant Don. — Tu les as tués ! s’écria-t-elle. Sans une hésitation ! — Saloperies de P-D, répondit-il platement. Il respirait fort, mais en dehors de ça, il était parfaitement calme. Holle constata avec stupéfaction qu’il bandait. Kelly le regardait en ouvrant de grands yeux. — Il y a vraiment des moments où je ne sais pas qui tu es. Et puis, brusquement, elle se prit le ventre à deux mains et se mit à pleurer. Elle se plia en deux, la couverture révélant ses épaules, ses cheveux blonds retombant sur son visage. Venus se précipita vers elle. — Kelly ? Kelly, mon chou ? Qu’est-ce qu’il y a ? Kelly frémit et vomit, une bile liquide jaillissant de sa bouche en fils sinueux. Elle releva les yeux vers Venus, Holle, puis Don, tout nu, son pistolet à la main. — Et merde ! Elle s’essuya la bouche du dos de la main. — Je crois que je suis enceinte. 27 Septembre 2039 Lorsque l’évacuation finale de l’Académie fut décidée, les Candidats reçurent l’ordre de se rassembler dans la coquille évidée de l’ancienne salle de projection Imax du musée. En entrant dans la salle, Holle regarda frénétiquement autour d’elle. C’était un vrai chaos grouillant de flics, de soldats de l’armée de l’Air et de drones de la Sécurité du territoire. Les gradins étaient noirs de gens venus avec leurs affaires emballées en toute hâte. Les Candidats, aussi colorés que des oiseaux exotiques, tranchaient sur le terne kaki militaire. Elle repéra Kelly, debout près de la sortie, des paquets empilés à ses pieds. Don Meisel était à côté d’elle, avec son armure de la police, une lourde arme automatique dans les bras. Comme Holle, Kelly portait sur la poitrine une étiquette numérotée « B-6 ». C’était le numéro du bus blindé qu’ils devaient prendre pour quitter Denver. Kelly portait son bébé, Dexter, qui venait d’avoir deux mois, dans un porte-bébé rouge vif, contre la poitrine. Elle le faisait sauter doucement, en lui parlant tout bas, pendant que son père regardait aux alentours, sur la défensive. Ils n’avaient que vingt et un ans, mais le fait d’être parents les faisait paraître plus vieux que leur âge. Holle se fraya un chemin dans la foule, son propre sac sur le dos, et portant le reste des affaires de Kelly – des couches, les vêtements du bébé – dans de grands sacs en toile. Quand elle l’eut rejointe, elle laissa tomber les sacs aux pieds de Kelly. Tout le monde criait en même temps, et elle devait hurler pour se faire entendre. — Je crois que cette fois il y a tout. — Merci, Holle. Tu es une vraie amie. — J’ai eu un mal fou à arriver ici. Pourquoi ont-ils changé le point de rendez-vous pour nous faire venir à l’Imax ? — Pas le choix, dit Don. Y a de gros problèmes à l’entrée principale. Il y a trop de monde ; ils veulent tous vous toucher, les Candidats. Nous ne pouvions pas garantir votre sécurité. On a été obligés de faire comme ça. Ce n’était pas rassurant. L’évacuation de l’Académie avait lieu alors que la ville était elle-même en plein chaos, parce qu’on l’évacuait également. Mel était déjà parti. Il avait été envoyé reconnaître la nouvelle installation des Candidats, à Gunnison. Elle aurait aimé qu’il soit là, pour qu’ils puissent se soutenir mutuellement, comme Kelly et Don. — Plus vite nous serons à bord de ce bus, et en direction de la 285, mieux ça vaudra. — Affirmatif, dit Don. — Tu as des nouvelles du test de distorsion ? demanda Kelly. — Pas encore. Dans le chaos de l’abandon de Denver, le Projet Nemrod suivait obstinément son cours. Ce jour-là était programmé un test non habité de la technologie de bulle de distorsion. Un grain d’antimatière avait été logé dans le nez d’une fusée Ares, afin de créer une bulle en orbite terrestre. La bulle devait être propulsée à une vitesse supraluminique, mais pas avant d’avoir été repérée par des observateurs au sol, et par des instruments dans l’espace. Holle n’arrivait pas à chasser de son esprit cette étape cruciale, même si ce n’était vraiment pas le plus gros des problèmes qu’elle avait en ce moment. Edward Kenzie et Patrick Groundwater arrivèrent précipitamment. Ils portaient tous les deux des combinaisons AxysCorp arborant le même numéro de bus – « B-6 » – que Kelly et Holle. — Grâce au ciel ! fit Patrick en prenant Holle par ses bras et en l’embrassant. Elle se dit que, chaque fois qu’elle le revoyait, il avait l’air plus tendu, plus fatigué et plus gris. — Ça va ? — Ça va. C’est juste que c’est une journée de travail, et que tu n’es pas en costume, dit-elle avec un rire forcé. Du coup tout ça paraît tellement réel. — Oh, c’est bien réel, grommela Edward Kenzie. Et ça l’est de plus en plus, à chaque seconde. Il était ventripotent, déterminé, et en colère, se dit Holle. En colère parce que le déluge ne reculait pas, ou en colère à cause des hordes grouillantes qui mettaient sa fille, son petit-fils et son projet en danger. Il écoutait quelque chose dans une oreillette. — Ils chargent notre bus. La Garde nationale a réussi à conserver le contrôle de cette issue, mais ils ont perdu celui de l’entrée principale. Il y a une espèce de bataille rangée autour de l’entrée de l’ancien groupe scolaire. Je n’aurais jamais cru qu’on puisse en arriver là. — Eh oui, c’est le déluge, soupira Patrick. Il nous atteindra tous, quoi qu’on fasse. La porte s’ouvrit enfin. C’était une grande et lourde porte blindée, qui avait été installée à la place de l’ancienne entrée de la salle de cinéma. Ils ramassèrent leurs affaires et formèrent une ligne qui avançait à petits pas. Pour la première fois de la journée, Holle entrevit la lueur du jour. Puis elle entendit des cris. Elle se retourna pour un dernier coup d’œil à la salle de cinéma. Une forêt de câbles et de poulies pendaient du plafond. C’était là que les Candidats avaient été suspendus pendant les simulations d’apesanteur, là qu’ils avaient assemblé les différentes parties de l’engin spatial et s’étaient déplacés dans une direction ou une autre grâce à des pistolets à réaction. Elle se rappela comment ils avaient volé comme des oiseaux, en riant, pendant que leurs instructeurs les regardaient en souriant, rivés à terre. Aujourd’hui, elle quittait ce havre de paix et ne jouerait plus jamais à de tels jeux. Elle se détourna et sortit dans la lumière du jour. 28 Dehors, le ciel était dégagé, d’une nuance délicate de bleu qu’ont certains œufs d’oiseaux ; c’était une de ces magnifiques matinées d’automne dont ceux qui avaient connu le Colorado, autrefois, disaient qu’on n’en voyait quasiment plus. À l’ouest, les Rocheuses, sereines comme toujours, montaient à l’assaut du ciel, bien au-dessus de la mêlée humaine. Mais Holle fut choquée par une muraille de bruit et une odeur suffocante de brûlé. Il y avait des tas de gens partout, qui s’attaquaient à des rangées de flics et de Gardes nationaux. La foule se massait autour de l’entrée principale, sur Colorado Boulevard. Les Candidats devaient être transférés vers le sud du Colorado, et Holle voyait que la route – un corridor bordé de palissades et de barbelés – était sécurisée par des hommes en armes stationnés tous les deux ou trois mètres. Des files d’autobus les attendaient, alourdis par leur blindage, les vitres scellées par des plaques à l’épreuve des balles, et des armes dépassant par endroits. Son bus était là, marqué d’un « B-6 » maladroitement tracé sur l’acier non peint des flancs. Les Candidats furent conduits au croisement de Colorado Boulevard et de la 17e Avenue par un corridor grillagé, puis de là jusqu’aux bus. Et c’est alors qu’apparurent, de l’autre côté du grillage, à un mètre à peine de Holle, ce que Don appelait des « hostiles ». C’étaient surtout des jeunes hommes, même s’il se trouvait parmi eux une poignée de femmes, d’enfants et de personnes âgées. Certains, écrasés par l’énorme masse de gens qui se trouvait derrière eux, étaient plaqués contre le grillage, si fortement que les losanges de fil de fer s’enfonçaient dans la chair de leur visage et de leurs mains. Quand ils reconnurent les Candidats, il y eut une huée générale ; la foule pressa plus fortement, et la barrière commença à flancher. Les soldats tirèrent des coups de semonce en l’air. Kelly réprima un tressaillement. — Oh, mon Dieu ! — Avance et tais-toi, murmura Don tout en ôtant le cran de sûreté de son arme automatique. — Un enchaînement d’erreurs stratégiques, grommela Edward Kenzie. Vous êtes trop près du parc municipal et de ses camps de « P-D ». Sans compter, les gars, qu’on aurait dû vous faire sortir de là bien avant le jour de l’évacuation. — Il n’y a pas que des réfugiés, objecta Holle. Regardez ce type, il a un uniforme de policier. — C’est la fin, dit Don d’un ton sinistre. Il n’y a tout simplement pas assez de place pour tout le monde dans les nouveaux grands camps fortifiés des Rocheuses. Et même si hier vous étiez flic, employé fédéral, docteur ou avocat, si vous aviez tiré le mauvais numéro à la loterie des pâtés de maisons, au lieu d’être de ce côté-ci de la barrière, vous seriez maintenant de l’autre côté. Un « P-D » de merde, comme les autres. Holle connaissait les grandes lignes du plan, ce que la ville avait prévu de faire lors de la crise finale. Les experts prétendaient que les eaux mettraient bien encore un an avant d’atteindre les marches du Capitole et la fameuse marque du « mile d’altitude », mais Holle avait entendu dire que depuis les gratte-ciel du centre-ville, d’où on dominait toute la ville et d’où on pouvait voir, à l’ouest, les pics dénudés des contreforts des Rocheuses, on distinguait déjà, à l’est, un vacillement bleu-gris : l’océan qui avait inondé l’Amérique. Et comme les États de l’Est continuaient de s’effondrer, Denver, la plus grande ville à mille kilomètres à la ronde et le siège du gouvernement fédéral depuis près de vingt ans, était devenue l’égout où se déversaient les réfugiés. Holle avait vu des images satellite des grandes voies de circulation changées en files d’un brun boueux par d’interminables colonnes de réfugiés, des adultes croulant sous le poids d’enfants et de vieillards, tirant des charrettes ou poussant des brouettes. Chaque pixel était un être humain. Le président Peery et son administration s’étaient déjà enfuis, personne ne savait très bien où – peut-être dans le grand bunker de la guerre froide enfoui dans les profondeurs de Cheyenne Mountain. Le gros des habitants de la cité, ceux qui avaient gagné à la loterie et accepté de partir, étaient convoyés vers l’ouest, vers les nouvelles places fortes des Rocheuses, des villes de tentes et de panneaux en plastique installées sur les ultimes hauteurs. La principale route d’évacuation officielle partait du sud de cet endroit, empruntait la 6e Avenue, devenue l’US-6, puis la rocade vers l’I-70, et l’ouest. Mais Holle et les autres participants au Projet Nemrod étaient envoyés vers le sud, le long du Colorado Boulevard qui traversait Glendale jusqu’à Englewood avant de bifurquer vers l’I-285, et le sud-ouest. Là, ils devaient être répartis entre le complexe du Contrôle de mission, à Alma, et le centre de tir de Gunnison. Ces deux centres avaient été bien approvisionnés et fortifiés. C’était ce que le gouvernement pouvait faire de mieux compte tenu de l’urgence, alors que sa capitale même était envahie et qu’il perdait absolument tout contrôle sur les gens et sur les ressources. Tel était le plan. Mais Holle devait encore prendre place à bord du bus. — Tu vois cette colonne de fumée, là-bas ? dit Kenzie d’un ton âpre. C’est le Capitole d’État, qui est en train de disparaître sous les flammes. Ces gens me rendent malade. Ils devraient construire des putains de radeaux. Pas s’en prendre aux flics, balancer des trucs ou gueuler sur une bande de gamins. Le bébé de Kelly se mit à pleurer. Et la barrière s’effondra. Holle vit le reflet des cisailles. L’immense pression de la foule fit le reste. Des centaines de corps en haillons se déversèrent en avant. Les soldats, réagissant aux ordres qui leur étaient criés, reculèrent et tirèrent sur la horde grouillante. Il y eut du sang et de plus en plus de cris. Mais le danger ne venait pas de ceux qui avaient donné l’assaut en premier ; ceux-là étaient tombés à terre. Il venait de ceux qui suivaient, qui étaient toujours debout et qui enjambaient les cadavres, armés de couteaux, de massues et de machettes. Holle n’eut de tout cela qu’une vision brouillée, tellement c’était allé vite. Elle était plantée là, sans bouger, choquée, se cramponnant à son sac. Et puis il y eut un grand bruit derrière elle, tandis que les autres passagers se rapprochaient, menés par Don et un autre militaire. — Montez dans les bus ! Dans les bus ! Lâchez tout votre bordel, montez dans les bus, c’est tout ! Holle se débattit pour rester debout, avancer. Dans la bousculade, son sac à dos lui fut arraché. Elle ne savait pas où était son père. Les « P-D » se rapprochaient. Les Candidats étaient maintenant obligés de se battre, à coups de pied et de poing. Elle vit Wilson Argent, dans son costume éclatant, balancer son poing dans le visage d’un réfugié qui essayait de l’entraîner hors de la file. Heureusement, elle n’était plus très loin des bus. Le premier s’en allait déjà, vitres et portières fermées. Il s’éloignait implacablement, des gens cramponnés à ses portières et d’autres montés sur son toit blindé. Elle n’était plus qu’à quelques mètres du B-6, mais une masse de gens l’en séparait encore. — Holle ! Par ici ! C’était son père. Elle vit, par-dessus les têtes de la foule qui se débattait, qu’il avait réussi à atteindre le bus. Il était cramponné d’une main à une poignée et tendait l’autre vers elle. — Holle ! Prends ma main ! Allez… Holle se précipita dans la foule, joua des pieds et des mains, bouscula tout le monde. Si elle parvenait à atteindre son père, elle serait peut-être sauvée. Elle tendit la main. Celle de son père était à cinquante centimètres de la sienne. Kelly poussa un cri, sur sa gauche. — Lâchez-moi ! Deux « P-D » s’étaient cramponnés à elle. Elle leur flanqua un coup de poing, mais comme elle serrait son enfant dans son porte-bébé sur sa poitrine, ça ne changea pas grand-chose. Holle ne réfléchit même pas. Elle se précipita dans la foule grouillante. La force d’inertie la propulsa jusqu’à Kelly, qui se libéra. Holle eut la satisfaction de sentir son poing atterrir en pleine poire d’un réfugié – un homme sans âge, au visage ensanglanté, couvert de crasse mais – détail surprenant – rasé de près. Mais il ne tomba pas. Il la prit par les épaules et l’entraîna brutalement hors de la mêlée. C’est alors que d’autres mains attrapèrent ses bras, ses jambes, et que quelqu’un réussit même à saisir une poignée de ses cheveux courts. Elle fut entraînée dans un chaos de corps et de jambes gesticulant. On l’emmenait loin du bus, loin de son père. Elle se débattit, paniquée. On lui donna des coups de poing, de pied. Personne ne réagit lorsqu’elle hurla, parce que tout le monde hurlait en même temps. Et puis on la lâcha et elle se retrouva par terre, encore environnée par la foule. Un visage se pencha sur elle, un visage d’homme, rasé de près. L’homme qu’elle avait frappé. — Je suis désolé ! cria-t-il. Désolé ! C’est pour ma fille. Essayez de comprendre… Elle sentit des mains sur son cou, sur sa taille, tandis que ses vêtements lui étaient arrachés. Une douleur aveuglante lui traversa la tête. 29 — Vous devriez mettre ça. Un souffle d’air sur son visage. Quelque chose de dur et plein de bosses sous son dos. Des impressions fragmentaires. Elle sentit de l’eau couler sur ses lèvres, sale, croupie. Quelqu’un lui faisait-il une farce ? C’était peut-être Wilson, ou Kelly ? Mais elle n’était pas dans le dortoir. Elle secoua la tête, essaya d’échapper au filet d’eau, gémit. Elle avait mal à la tête. Elle ouvrit les yeux. Vit un carré de ciel bleu, entre les murs de deux grands bâtiments. L’eau qui tombait sur son visage venait d’un tuyau qui débordait, très haut sur le mur, au-dessus d’elle. Dégoûtée, elle roula sur elle-même. À chaque mouvement, des éclairs lui poignardaient les yeux. Elle était assise dans la crasse, sur des pavés. Et elle était en sous-vêtements. — Et merde ! Elle se cacha la poitrine et le bas-ventre avec les bras. — Je vous ai dit de mettre ça. Elle se retourna. Quelqu’un était assis dans l’ombre, appuyé contre un mur. Il avait les pieds nus, un jean troué, un blouson avec un logo tellement passé qu’il en était presque invisible. Ses cheveux formaient une tignasse noire, et il avait un soupçon de barbe. Il ne devait pas avoir plus de dix-sept ou dix-huit ans. Il avait l’air fasciné par sa poitrine. — Arrêtez de me regarder. — C’est pas ma faute si vous avez les nichons à l’air. Je vous le répète, vous devriez mettre ça. Ce devait être un Latino à en juger par son léger accent. Elle aperçut un tas de vêtements crasseux posé à côté d’elle, une espèce de combinaison, un tee-shirt. Ils puaient. — Ce ne sont pas mes vêtements. — Je sais. C’est le type qui vous a amenée ici qui les a laissés. Il a dit que c’était à sa fille. Que vous comprendriez. Elle le regarda fixement. — Et mes vêtements ? Ils sont où ? — Il les a pris. Le type avec la fille. Un chouette truc rouge et bleu. C’est ça ? Il me semblait bien vous reconnaître. Vous êtes une Candidate. Qu’est-ce que ça fait d’être célèbre ? Elle entendait des cris, des coups de sifflet, un bruit de radio, quelque part non loin de là. Des chiens aboyaient. Elle regarda le tas de vêtements répugnants sans comprendre. — Ce type… cet homme. Qu’est-ce qu’il essayait de faire ? De faire passer sa fille pour une Candidate ? Qui espérait-il abuser ? Nous nous connaissons. Nos familles, nos profs… Même vous, vous nous connaissez. — C’est vrai. Mais c’est un peu la panique, aujourd’hui, vous ne trouvez pas ? Y a des tas de gens qui vont se retrouver là où ils n’auraient jamais dû aller. On ne peut pas en vouloir à un père d’essayer. Et il ne vous a pas fait beaucoup de mal. Il vous a laissé vos bottes. En effet, constata-t-elle. Elle avait encore ses bottes en plastique bleu aux pieds, au bout de ses jambes nues. — D’ailleurs, poursuivit le jeune Latino, moi aussi je vous les ai laissées. Ce qu’il y a, c’est que le bleu n’est pas ma couleur. Il eut un rire caquetant, et elle vit qu’il lui manquait plusieurs dents. — Allez, maintenant, mettez vos fringues. — Ce ne sont pas les miennes. — Ben vous raconterez ça aux flics quand ils feront leur descente, hein ? Ils fouillent tout le quartier, pâté de maisons par pâté de maisons. Il se leva avec raideur, s’essuya le nez sur le dos de sa main. — Quels flics ? Où suis-je ? — Au coin de Garfield et d’East Colfax. À quelques rues seulement du parc municipal, où se trouvait le musée. Elle se leva, ignorant le martèlement qu’elle avait dans la tête. Elle entendait les sifflets, les chiens qui se rapprochaient. Si elle arrivait à parler aux flics, peut-être qu’elle pourrait se faire escorter vers les siens, et ce cauchemar prendrait fin. Le jeune la regarda à nouveau. Elle ne pouvait pas rester plantée là, en culotte et soutien-gorge. Elle attrapa les vêtements sales, crasseux, et les enfila. Et lui lança : — Je vais jouer dans le film porno que vous tournerez dans votre tête ce soir, pas vrai ? — J’aurais pu vous piquer vos bottes, répondit-il avec un haussement d’épaules. Vous étiez dans les vapes. J’aurais pu vous faire du mal. Vous auriez pu tomber sur bien pire que moi. Les aboiements et les coups de sifflet étaient de plus en plus proches. Il se tourna vers l’extrémité nord de la rue. — Ils viennent par ici, on dirait. Écoutez, dites-leur que vous savez faire du béton. — Hein ? Que je leur dise quoi ? — N’oubliez pas. Waouh, les voilà. Un bataillon de militaires, probablement de la Garde nationale, déboucha en marchant au pas au coin nord du pâté de maisons. Ils portaient des blindages pectoraux ainsi que des casques, qui leur cachaient le visage. Holle n’en croyait pas ses yeux. Ils étaient équipés d’une sorte de filet de pêche, tendu au bout de deux perches et qui couvrait toute la largeur de la rue. Elle entendit un bruit de moteur dans son dos. Elle se retourna et vit un camion, un grand camion comme dans les fermes, apparaître au coin sud du pâté de maisons. D’autres soldats sautèrent du camion et se mirent en rang devant le véhicule. Ils portaient des matraques et des armes à feu, et avaient des chiens qui aboyaient et montraient des dents inquiétantes. Les unités de l’extrémité nord commencèrent à avancer le long du pâté de maisons. Holle et le jeune type regardèrent, debout au milieu de la rue, les soldats enfoncer les portes des maisons, de chaque côté, et gueuler aux occupants de sortir. Holle entendit des cris de protestation, des aboiements, des coups de feu – et même une détonation assourdie qui devait être une grenade. Les gens sortaient lentement des maisons. Des réfugiés en haillons, sans doute des squatters, mais également des vieux, un jeune couple avec un gamin d’une dizaine d’années, qui avaient l’air d’être les occupants légitimes. Certains emportaient leurs affaires, d’autres sortaient les mains vides, désorientés. Ils n’étaient pas très nombreux, une vingtaine, peut-être. Holle devina que les autres étaient déjà partis, pour essayer de s’agréger à l’exil officiel, vers l’ouest. Une famille dut être sortie de force d’une des maisons. Une fille, une ado, se cramponnait à son chien, un corniaud pelé. Les animaux familiers n’avaient pas le droit d’être évacués. C’était peut-être pour ça que la famille avait refusé de partir. Un soldat finit par attraper le chien et le balança contre le mur. Le père de la gamine la retint alors qu’elle éclatait en sanglots, folle de rage. Et le filet continuait de balayer la rue, pas à pas, aussi inexorable que le déluge lui-même, les repoussant tous vers le camion dont le moteur tournait. Holle se fraya un chemin parmi les civils à l’air morne, en direction du filet. Aucun des hommes n’avait l’air d’être un officier. Elle ne voyait pas leurs visages, ni leurs yeux derrière les visières. — Hé, vous pouvez m’aider ? Je ne devrais pas être ici. Il y eut de gros rires. Les soldats ne ralentirent pas, et elle dut reculer. — Aucun d’entre nous ne devrait être là, ma petite. Qu’est-ce que vous allez faire ? — Je suis une Candidate. — C’est ça, t’en as bien l’air. — Je devrais être dans un des bus qui vont à Gunnison. Il est peut-être encore temps. Je suis Holle Groundwater. Mon père est Patrick Groundwater, le… — Ouais, et moi, j’suis le néné gauche de Kelly Kenzie. Tu vas monter dans ce satané camion, comme tout le monde. Holle regarda autour d’elle. Elle vit que les gens chassés de chez eux montaient docilement à l’arrière du camion. Ça ne pouvait pas être vrai. Pour tous ces gens, d’accord. Mais pas pour elle ! — Je suis une Candidate ! Oh, écoutez-moi, espèces d’imbéciles… Une matraque sortit de nulle part, brandie par une main gantée, et l’atteignit en plein visage. Elle se retrouva projetée à terre. L’espace d’une seconde, peut-être, elle perdit à nouveau conscience. La file se referma sur elle, le lourd filet traînant par terre. Elle essaya de bouger, n’y arriva pas. Un coup de pied dans les seins lui fit dégager le chemin, roulant comme une bûche pourrie. Quelqu’un la tirait en arrière. — Allez, debout. Voilà… Appuyée sur un bras étranger, elle parvint à se lever et réussit à s’éloigner, en titubant, de la ligne qui avançait, d’un mètre, puis deux. Elle était presque arrivée au camion, à présent. — Ça va, mon chou ? La personne qui l’avait aidée était une femme d’une soixantaine d’années, solide, avec une masse de cheveux gris. Elle était emmitouflée dans un gros manteau, avait un sac à dos et de grosses chaussures aux pieds. Elle, au moins, s’était préparée en prévision de ce jour-là. — Si ça va ? Je…, fit Holle. — Je sais. Aucun de nous ne va bien, maintenant, hein ? Et aujourd’hui, on en est là. La femme monta sur un marchepied, puis dans le camion. Elle tendit la main vers Holle et l’aida à son tour. — Je vivais déjà ici avec mon mari, avant le déluge, vous savez. C’était notre première maison, mais on n’avait jamais pensé y rester. Un endroit plus joli, dans la banlieue, dès qu’on aurait pu se l’offrir. C’était notre rêve. Eh bien, ça n’est jamais arrivé, vous voyez ? Mais je ne me plains pas, et Herb non plus, il ne se plaignait pas, avant de nous quitter, en 2035. La tuberculose. On s’en est mieux sortis que bien d’autres dans ce monde de souffrance, hein ? D’autres civils montèrent à bord, et les soldats entourèrent le camion. Holle chercha le jeune Latino du regard. Il était encore dans la rue, cerné par des soldats. — Qu’est-ce que vous faites ? lui cria-t-elle. Il fit un pas en avant, en tremblant. Il avait une jambe plus faible que l’autre et il boitait bas. — Je ne peux pas marcher, je ne peux pas travailler. J’ai jamais pu. Traitement spécial pour moi. N’oubliez pas ce que je vous ai dit. Le moteur du camion s’anima en toussant et il s’éloigna avec une secousse. En regardant en arrière, Holle vit que les soldats se préparaient à répéter l’opération de balayage dans le pâté de maisons suivant, avec leur filet, leurs chiens et un autre camion vide. Et le jeune Latino fut emmené, quelque part dans les ombres. Debout avec les autres à l’arrière du camion brinquebalant, la légère puanteur des vapeurs de biocarburant lui montant à la tête, Holle fut entraînée non vers le sud-ouest, en direction de l’I-285 et de Gunnison, mais à l’opposé. Ils suivirent East Colfax, puis obliquèrent vers le nord, via Quebec Street et l’I-70, la principale voie de circulation qui conduisait à l’est. Quelques rues plus loin, ils rejoignirent un convoi plus important, surtout des camions transportant des civils, et quelques-uns chargés de soldats et de matériel. Partout, Holle voyait des troupes en pleine action, la Garde nationale, l’armée, la Sécurité du territoire et la police, cornaquer vers l’ouest des flots ordonnés de civils, rassembler ceux qui n’avaient pas le doit de partir, comme ses propres compagnons, ou donner l’assaut à des poches de résistance. À un endroit, elle vit des chasse-neige. On les avait descendus des routes de montagne, où il ne neigeait plus, pour repousser les gens dans les rues. Dans les quartiers abandonnés, on allumait des feux, on déposait des mines. À Sandown, près de la voie de chemin de fer, elle vit la forme trapue d’un char d’assaut. Mary Green, la vieille femme qui l’avait aidée, croyait savoir ce que mijotait le gouvernement. — Là, ils ont abandonné Denver, et tout le monde est parti vers l’ouest. Alors la ville ne peut plus servir qu’à une seule chose : bloquer les fleuves de réfugiés qui vont venir de l’est, et qui, sans ça, vont nous courir après et tout envahir, comme des sauterelles. — Alors, ils mettent des mines ? Ils tuent les gens ? — Bah, ils n’ont rien à faire ici, hein ? fit madame Green d’un ton raisonnable. D’où qu’ils viennent, ici, ce n’est pas chez eux ; ça ne l’a jamais été. Nous n’aurions pas dû être obligés de bouger, pas avant des mois, sans tout ça. Moi je dis, ils auraient dû rester chez eux et se construire des radeaux. — Où allons-nous ? — Ça, mon chou, je pense qu’on ne va pas tarder à le savoir. Le camion arriva à la bretelle d’accès de l’I-70 et prit vers l’est. Des camions militaires circulaient sur la seule voie encore ouverte. Sur les autres voies, d’autres flux de marcheurs se dirigeaient obstinément vers l’ouest, encadrés par des camions et des voitures de la police et de l’armée. Ils arrivèrent au croisement de l’I-70 et de la 470, le périphérique de Denver. Mais l’intersection avait été dynamitée, les ponts routiers démolis, les chaussées obstruées avec des gravats. La 470, sur laquelle aucun véhicule ne circulait, était bordée des deux côtés par une barrière de barbelés flanquée de miradors équipés de mitrailleuses. Derrière la barrière, Holle voyait d’autres rangées de barbelés, et des silhouettes qui se déplaçaient sur fond de ciel, à l’est. Elle entendit des cris dans le lointain. Les camions s’arrêtèrent et on les fit descendre. — Aidez-moi, mon chou, je suis tout engourdie à force d’être restée aussi longtemps debout. On les fit descendre des camions et mettre en rang, puis on les dirigea vers un enclos construit avec des pans de béton et des poutrelles, jeté en travers de l’autoroute, un peu comme un péage. Après une rapide inspection, on les répartit sur quatre colonnes. Les gens s’avançaient comme des moutons, se soumettant au verdict qui leur tombait dessus. Holle et Mary Green se mirent en rang, comme tout le monde. — Madame Green, pourquoi n’êtes-vous pas partie vers l’ouest avec les autres ? — Nous avons tous un rôle à jouer. Vous n’avez pas entendu le dernier discours du président ? Vous devez marcher, vous savez, marcher jusqu’aux Rocheuses. Et là, vous devez aider à construire de nouvelles villes et tout ce qui s’ensuit. Je ne peux absolument pas faire ça, pas à mon âge. Mais je ne pouvais pas non plus rester assise chez moi, alors me voilà, je fais ce que je peux pour protéger les autres. Le président a promis de nous aider une fois que la crise serait passée. — Protéger les autres ? Comment ? — Il y a plus d’une façon de faire la guerre. Mary Green la regardait, la poussière de la route collée à son visage enduit d’écran total, et sa voix devint atone. — Vous ne savez rien de tout ça, n’est-ce pas ? Vous êtes peut-être vraiment une Candidate. J’ai toujours pensé qu’on ne leur apprenait rien de très utile, à ces Candidats. Je ne sais pas ce qu’ils avaient prévu pour vous, personne ne le sait. Mais à quoi bon survivre si vous ignorez tout de ce qui compte ? Ils s’approchèrent des bureaux. En tendant l’oreille, Holle eut l’impression de comprendre comment se déroulaient les brefs entretiens. Chaque personne était interrogée par un policier et une sorte de docteur. On prenait votre nom, on vous demandait ce que vous saviez faire, on vérifiait rapidement si vous étiez en bonne santé. Il n’y avait pas d’identification biométrique, rétinienne ou autre. Si vous aviez de quelconques papiers, vous les montriez. Les très vieux, les très jeunes, les handicapés, étaient emmenés le long d’un cours d’eau, vers un ensemble de cabanes le long de la route. Le « traitement spécial », peut-être. Les relativement jeunes et en bonne santé étaient divisés en deux groupes. Le premier était conduit vers un complexe où Holle voyait qu’on leur donnait des armes – juste des massues, des piques et des couteaux, pas d’armes à feu –, avant de leur faire subir un entraînement au combat rudimentaire. Le second groupe était cornaqué de l’autre côté de l’autoroute, vers les fortifications improvisées. Une équipe de construction ? Madame Green passa avant Holle, et fut jugée trop vieille pour les travaux de construction ou le combat. Elle fut donc envoyée vers la quatrième file – la « Brigade d’Honneur », comme l’appelait le policier. On lui fournit même un badge. Elle se retourna et regarda Holle avec un grand sourire. — Regardez, j’ai un badge ! Avec le drapeau américain ! — Faites attention à vous, madame Green. — Je crois qu’il est trop tard pour ça, mon chou. Bonne chance. Holle s’approcha du bureau. Le flic la regarda. Il avait une quarantaine d’années, et une cicatrice violacée sur une joue. Il portait un uniforme, mais pas de badge, aucune identification. — Nom ? — Holle Groundwater. Il se contenta de rigoler. — Ça fait quatre aujourd’hui. Vous avez des papiers ? — Non. — Avancez pour l’examen médical. Elle envisagea de résister, de faire valoir ses droits. Elle était entourée de gens armés de matraques et d’armes à feu. Elle s’écarta d’un mètre vers la gauche, où la femme qui ressemblait à un docteur et n’avait pas plus de trente ans lui sourit. Elle releva la manche de Holle, lui prit le pouls, la tension, lui préleva une goutte de sang à l’aide d’une épingle, et la fit souffler dans un sac. Le flic continuait de parler. — Je suppose que vous allez me dire que vous avez été laissée en arrière pendant que tous vos copains s’envolaient avec Air Force One, c’est ça ? Holle réfléchit un instant. — Non, répondit-elle. — Alors, qu’est-ce que vous savez faire ? — Je sais faire du béton. — Pas possible ? fit-il en riant, puis il la regarda plus sérieusement. Et vous avez appris ça où ? — La dernière fois, sur les remparts autour de l’Académie. Du Musée d’histoire naturelle, je veux dire. Dans le parc, vous savez ? Je voyais les Candidats tous les jours, dit-elle en s’obligeant à sourire. Des sacrés petits culs cousus. On ne peut pas m’en vouloir d’avoir essayé. — Ça va. Il cocha une case sur sa liste, d’un air un peu dubitatif. — Et maintenant, vous voulez bien me dire votre nom ? — Je ne sais pas. Je ne voudrais pas que certaines personnes apprennent que je suis là. Il cocha une autre case. — C’est bon, Jane Smith. C’est vous que ça regarde. Troisième file, derrière moi. Elle vit avec soulagement que c’était la file qu’elle avait plus ou moins identifiée comme étant celle du chantier de construction. La plupart de ceux qui s’y trouvaient étaient des jeunes gens. Certains avaient même des casques de chantier et des outils. Elle jeta quelques coups d’œil en biais, mais personne ne la rappela. Elle devina qu’elle n’était pas la seule fausse ouvrière, maçonne ou électricienne de la file. Elle avança en traînant les pieds comme les autres. 30 L’équipe du chantier de construction quitta l’échangeur et suivit la 470 vers le sud, sur un kilomètre à peu près. Holle entrevit le méli-mélo de fortifications qui se trouvaient au-delà du périmètre de la route, plus loin vers l’est. Une large bande de propriétés avait été démolie ou écrasée au bulldozer, laissant dans le paysage une cicatrice d’une centaine de mètres de profondeur. Cette zone dégagée était occupée par des rangées de barbelés et d’énormes blocs de béton disposés en lignes brisées en guise de pièges à chars d’assaut. Il y avait des gens partout, certains en uniforme, debout ou assis par groupes silencieux, et d’autres qui marchaient avec détermination. L’ouvrage d’art le plus impressionnant était une tranchée, assez grande pour contenir des engins de forage, dont le bord le plus proche descendait abruptement, et l’autre bord était incliné en pente douce. Des groupes de soldats armés de mitrailleuses et des tireurs d’élite étaient répartis tout le long de la tranchée. Holle comprenait l’idée : ceux qui viendraient de l’est tomberaient assez facilement dedans et seraient exposés aux tirs jusqu’en bas de la pente, mais ils auraient fort à faire pour remonter le versant escarpé, à l’ouest, exposé aux mitrailleuses. On aurait dit des travaux de terrassement de l’âge du Fer. Ils arrivèrent ensuite à un endroit surélevé, et Holle put voir plus loin vers l’est, le long de l’ancienne I-70, derrière la limite des fortifications. La route était pleine de gens à perte de vue, un fleuve gris d’humanité qui s’écoulait le long de l’autoroute vers Denver, se déversait sur les bas-côtés, se massait sous les panneaux routiers mangés par la rouille. C’était l’armée d’invasion que tous ces travaux défensifs étaient censés repousser. Elle entendit les détonations lointaines d’armes à feu, des bruits de grenades. — Alors, c’est toi qui sais faire du béton, dit un homme, dans son dos. J’étais derrière toi dans la file. Elle se retourna. Il portait une combinaison AxysCorp rapiécée. Il pouvait avoir une cinquantaine d’années, mais avait l’air aussi solide qu’un fermier, avec ses grosses mains incrustées de crasse. — Alors quoi, vous allez me dénoncer ? lança-t-elle d’un ton de défi. — Ça risque pas. La construction, c’est pas mon fort. Il regarda ses grosses pattes. — Mais je dirigeais une petite exploitation, sur la rive est du Back Squirrel Creek. Je sais me servir de mes mains. Je peux creuser un fossé ou planter une barrière, je crois. En tout cas, je préfère être ici plutôt que dans les unités de combat, ou la Brigade d’Honneur. — Qu’est-ce que c’est que la Brigade d’Honneur ? — Regarde. Il lui montra des groupes de gens qui se contentaient de rester assis, juste derrière les fortifications, sur l’autoroute. — S’ils parviennent à franchir le grillage, nos amis « P-D » devront se frayer un chemin par la force à travers ça. Tu te vois démolir à la machette un gamin handicapé dans son fauteuil roulant ? C’est un bouclier humain. Une vieille tactique perfectionnée par Saddam Hussein. Enfin, je suppose que tu n’en as jamais entendu parler. — Ça marchera jamais, intervint quelqu’un, un grand gaillard avec un casque de chantier. Si ces « P-D » réussissent à traverser la Garde nationale, c’est pas ça qui va les arrêter. — Mais ce ne sont pas des monstres, dit gentiment le fermier. Ils sont comme nous. C’est des Américains. — Je vais vous dire ce que je ferais. J’empoignerais les gars de devant, je leur donnerais un fusil et je les ferais se retourner dans l’autre sens. Ça marcherait. Je les laisserais s’entre-tuer. Salauds de « P-D ». — J’ai l’impression que je t’ai retrouvée juste à temps ! Holle fit demi-tour. Kelly était debout derrière elle, en combinaison vert olive, terne, un fusil dans une main, un téléphone vissé à l’oreille. Holle éprouva un sentiment étrange, un mélange d’émotions fortes et d’une pointe de déception. Elle se rendit compte que le fermier s’éloignait en la regardant. Elle serra Kelly sur son cœur. — Tu es venue me chercher ! — Tu m’avais bien porté ces sacs de couches, répondit Kelly. Allez, viens. Mel nous attend avec une jeep derrière le centre de tri. On peut encore rattraper les bus, mais il va falloir qu’on coupe à travers champs. Ils remontèrent précipitamment la file. Kelly avait un passe qu’elle brandissait sous le nez des flics et des soldats. Holle jeta un coup d’œil en arrière, cherchant à voir le fermier ou Mme Green, parmi les boucliers humains, mais elle ne vit ni l’un ni l’autre. Il était difficile de croire à quel point elle s’était sentie perdue, à peine quelques secondes auparavant. — Comment tu m’as retrouvée ? — Ça n’a pas été facile, répondit Kelly en hurlant. Tu serais surprise de savoir combien de Holle Groundwater se sont présentées ici aujourd’hui. Mais tu as fait le bon choix en te faisant affecter au chantier de construction. Si tu avais été envoyée sur le front, à cette putain de Première Guerre mondiale qu’ils sont en train de s’organiser, je n’aurais pas pu arriver jusqu’à toi. Cela dit, j’aurais bien voulu te voir préparer du béton… Ha ! Tiens, à propos… Ça a marché. — Quoi donc ? — Le test de distorsion. On l’a vu. Ou plutôt Venus et les chercheurs de planètes stationnés à Alma l’ont vu. La distorsion optique – la lentille gravitationnelle, quand elle est passée devant la Lune –, on ne pouvait pas s’y tromper. Ils ont envoyé les images vers les bus. — Mon Dieu… Holle leva les yeux vers le ciel en essayant d’imaginer le miracle relativiste qui s’était produit au-dessus de sa tête, tout ça le même jour que les horreurs urbaines qu’elle avait traversées. Ça n’avait pas l’air de coller, comme s’il était impossible que ces deux choses soient toutes les deux vraies. L’une ou l’autre devait être fausse. Un tir en rafale crépita. Kelly la plaqua à terre. Holle tomba lourdement, réveillant de vieilles douleurs. C’est alors qu’une bombe explosa. Une détonation énorme, renversante. Le sol trembla, un vent brûlant les enveloppa. Holle se retrouva couverte de poussière, un terrible bruit de cloches dans les oreilles. Kelly s’ébroua et aida Holle à se relever. Tout le monde n’avait pas été aussi rapide que Kelly. Tout autour d’elles, des gens gisaient à terre. Leurs lèvres bougeaient, mais Holle n’entendait pas leurs voix. Son attention était attirée par une lueur métallique, sur sa droite, le long de la file qui longeait l’autoroute de l’est. L’attaque sur l’échangeur paraissait avoir été le signal donnant à l’armée des « P-D » l’ordre d’avancer. Ils se frayaient un chemin à travers l’armée de conscription de Denver, un essaim de grisaille qui se déversait à travers les lignes brunes, ponctué par des reflets de couteaux et de machettes se levant et retombant dans le soleil du matin, et les fumées montant des armes à feu. Kelly la tirait par la manche et lui hurlait en pleine figure pour attirer son attention. Elle avait le visage couvert de poussière, un filet de sang coulait au coin de sa bouche et elle avait les cheveux tout emmêlés. Holle n’entendait rien de ce qu’elle lui disait. Un mur de poussière suivait la 470, s’éloignant de l’intersection où la bombe avait éclaté, chassant les gens comme du bétail. Elles se retournèrent et se mirent à courir. 31 Août 2041 À Alma, l’intérieur du bâtiment était un dédale de couloirs, de bureaux et de salles d’ordinateurs où bourdonnait un système d’air conditionné. Grâce Gray trouva que ça ressemblait aux installations de la Troisième Arche de Lammockson, avec sa passerelle de commandement et sa salle des machines. Grâce suivit Holle Groundwater dans un couloir où elles ne rencontrèrent personne jusqu’à ce qu’elles tombent sur une paroi de verre qui donnait sur une vaste salle située en contrebas, de sorte que le regard plongeait sur des rangées de fauteuils, de micros et d’ordinateurs. Des gens étaient assis devant des écrans où défilaient du texte et des images. Le mur face à elles disparaissait sous deux immenses écrans. L’un d’eux affichait une carte du monde – les anciens contours des continents surlignés en bleu et les terres émergées figurées en vert vif – sur laquelle étaient tracées des routes. Sur le second écran, des cercles concentriques entouraient une tête d’épingle très brillante. Chacun des cercles passait au travers d’une boule plus ou moins grosse sur laquelle était inscrit un nom. Le programme éducatif pour les débutants mis au point par Gary avait toujours privilégié les sciences. Grâce comprit qu’elle regardait une représentation du système solaire. Holle l’observait avec curiosité. Ses maigres biens disparus à jamais, engoncée dans les vêtements qu’elle avait enfilés à la hâte ce matin-là en quittant l’Arche, Grâce ne se sentait vraiment pas à sa place dans cette caverne bourrée de technologie. — Voici le cœur de notre activité, dit Holle. — C’est quoi cet endroit ? — Le Contrôle de mission. Nous sommes en train de procéder à une simulation… — Et ça ? fit Grâce en levant le globe attaché à son porte-clés. — C’est notre vaisseau spatial. Holle lui sourit, la rivalité laissant place à une pointe d’humanité. — Allez, venez. On dirait que vous n’avez pas volé un café. Je vais vous dire comment Harry Smith s’est fait tuer. Et puis je vous raconterai comment tout a commencé, ici. Le restaurant, un cube Spartiate, rappelait un des postes d’alimentation de la Troisième Arche. Holle alla chercher des cafés pendant que Grâce s’asseyait à une table au dessus plastifié et regardait autour d’elle. On allait se chercher à manger dans de grandes marmites et sur des plateaux, puis on se servait à boire à des distributeurs. Il y avait des piles entières de nourriture. Le plat de base était une espèce de chili fait avec ce qui ressemblait à de la vraie viande, pas le poisson ou les algues retraités que Grâce avait mangés ces dernières années à bord de la Troisième Arche. L’odeur lui ouvrit l’appétit. Elle n’avait rien mangé depuis qu’elle avait quitté la Troisième Arche, il y avait plusieurs heures – des heures qui paraissaient des jours ; et son vieil instinct de Marcheuse lui disait qu’on devait manger tout ce qu’on pouvait, quand on pouvait. Mais elle avait un nœud dans l’estomac, et elle se demandait si la nourriture ne serait pas trop riche pour elle. Les murs étaient nus, sans peinture. Tout était fonctionnel, sans aucun élément décoratif. L’un des murs disparaissait presque sous une énorme horloge, qui égrenait un compte à rebours : 124 JOURS 6 HEURES 12 MINUTES 14 SECONDES 124 JOURS 6 HEURES 12 MINUTES 13 SECONDES 124 JOURS 6 HEURES 12 MINUTES 12 SECONDES Et encore ce slogan, celui qu’elle avait vu sur la porte d’entrée : « Maintenant, rien de ce qu’ils projetteront de faire ne leur sera inaccessible. Genèse 11, 6. » Sous l’horloge et le slogan, une grande carte animée affichait l’archipel d’Amérique du Nord. Grâce avait vu le même genre d’écran à bord de la Troisième Arche, sauf que l’image obtenue par les processeurs du vaisseau n’était pas d’aussi bonne qualité. Assise là, dans le Colorado, elle était en fait sur la plus grande île d’un seul tenant encore existante. Une île dominée par les Rocheuses, avec des péninsules qui étaient les vieilles terres surélevées des États voisins, l’Idaho et le Wyoming au nord, le Nevada, l’Arizona et le Nouveau-Mexique au sud et à l’ouest. Sur l’océan, à l’est, faussement dépourvu de caractéristiques tel qu’il apparaissait sur la carte du restaurant, le vaisseau à bord duquel elle avait passé six années de sa vie pouvait être en feu ou en train de sombrer, les gens avec qui elle avait vécu pouvaient être, en cet instant précis, en train de se battre et de mourir. Elle ne savait pas trop quoi en penser. D’abord, ce n’était pas elle qui avait choisi d’embarquer sur ce vaisseau ; pas plus qu’elle n’avait décidé de le quitter pour venir ici aujourd’hui. Rien de tout ça n’avait de sens. Il y avait le déluge, qui montait à l’assaut des derniers vestiges de l’Amérique. Et puis il y avait elle, avec son bébé qui grandissait dans son ventre. Gordo Alonzo avait raison quand il lui avait dit que la façon dont elle était arrivée là ne comptait pas, que seule comptait sa propre survie, et celle de son bébé. Holle lui apporta un café dans une tasse éraflée. Grâce prit une gorgée de café. Elle n’en avait jamais goûté d’aussi bon. — Alors comme ça j’enquête sur un meurtre. Dites-moi qui est mort, demanda-t-elle abruptement. Holle posa les coudes sur la table, croisa les doigts et la regarda bien en face. — Un dénommé Harry Smith. Un de nos éducateurs. — Il enseignait quoi ? — Il avait un rôle d’encadrement général. Développement personnel. C’était une sorte de guide. — Comment est-il mort ? — Il y a eu un accident à Gunnison. Le centre de tir. Un test de l’unité de propulsion a mal tourné. Tout a explosé. Grâce devrait se renseigner pour savoir ce qu’était une « unité de propulsion ». — Et donc ce Smith s’est fait tuer dans l’explosion ? Pourquoi pense-t-on que c’était un meurtre ? — Parce que l’unité a été sabotée. Le test avait lieu avec des explosifs conventionnels, non nucléaires. Mais les produits de l’explosion étaient supposés avoir la même forme que ceux d’une unité de propulsion Orion à l’échelle un. Elle mima une forme cylindrique avec ses mains. — Ça permet d’obtenir une concentration de produits de vaporisation axiale, qui favorise le transfert d’impulsion vers la plaque de poussée… — Qui a deviné que l’installation avait été sabotée ? — Zane Glemp. C’est l’un des nôtres, l’un des Candidats. Il a un domaine d’étude spécifique – enfin, comme nous tous. Nous étudions les différents aspects de la mise au point du projet, et nous suivons leur avancement. Le domaine de Zane portait sur les unités de propulsion. — Bon. Donc, Smith a été assassiné. Et qui, d’après vous, aurait pu le tuer ? Holle eut l’air choquée. — Pourquoi me posez-vous une question pareille ? Un flic ne ferait pas ça. — Justement, je ne suis pas flic. Grâce observa Holle. Si elle devait survivre ici, ce serait en travaillant avec des créatures exotiques, étrangères, comme cette femme-enfant, cette Holle Groundwater. — Écoutez, Holle, vous avez grandi dans une nation où les choses fonctionnaient, les États-Unis, avec une continuité dans les institutions, et des lois qui remontaient aux jours d’avant le déluge. Pour moi, il n’y a rien eu de tout ça. Entre cinq et vingt ans, j’ai vécu dans une communauté de réfugiés migrants. Les seules lois que nous avions étaient celles que nous avions établies et que nous appliquions nous-mêmes. Je ne suis ni un flic ni une employée du gouvernement. Gordo Alonzo veut que j’élucide ce meurtre. Très bien. Mais je n’ai ni procédures ni règles. Je me contenterai d’arriver à la vérité aussi vite que je pourrai – et si j’échoue, je passerai la main. Holle hocha la tête, intéressée. — Disons que ça tient debout, d’une certaine façon. À bord de l’Arche, nous formerons une communauté autogouvernée. Il nous faudra bien mettre au point des moyens de résoudre ce genre de problèmes. Peut-être que Gordo se sert de vous pour avoir un exemple d’une façon de procéder. Grâce se sentit légèrement écœurée. — Quelqu’un est mort, et vous en parlez comme si c’était une espèce d’entraînement, un test ? Holle eut l’air un peu gênée, puis – chassez le naturel, il revient au galop – elle fit de nouveau preuve d’une certaine morgue. — Nous avons été formés pour ça toute notre vie, moi depuis que j’ai six ans. Comment voudriez-vous que je réagisse ? D’ailleurs, vous vous apercevrez peut-être que certains d’entre nous ont un champ d’expérience plus large que vous ne semblez le penser. Et si c’était spécialement à votre intention que Gordo avait prévu d’utiliser cette affaire comme test de sélection ? — C’est possible. Sauf que je n’ai pas décidé si j’allais jouer le jeu. Alors, je vous repose ma question : à votre avis, qui a tué Harry Smith ? — Une de ces trois personnes, tous trois des Candidats : Zane Glemp, Venus Jenning, Matt Weiss. — Je voudrais quelque chose pour prendre des notes. — Je vais vous procurer une Tablet. — Vous dites que ce Zane a découvert que l’unité de propulsion avait été sabotée. Mais il se pourrait que ce soit du bluff, il aurait pu faire le coup lui-même. Et les autres ? — Ils étaient tous les trois très proches de Harry. Plus proches que nous autres. — Proches ? Il y avait quelque chose de bizarre dans la façon dont Holle avait répondu, un sous-entendu. — Il était question de sexe entre eux ? — Je crois. Mais je n’en suis pas certaine. — Et ils sont encore tous les trois qualifiés pour faire partie de l’équipage ? Holle secoua la tête. — Pas Zane. Il a été viré il y a un mois. Vous comprenez, nous ne sommes plus qu’à quelques mois de la fenêtre de tir, maintenant. C’est notre dernière date de lancement prévue. Nous avons eu pas mal de retard. Initialement, il était prévu que nous partions l’an dernier. Enfin, bref, les événements se précipitent. Holle regarda Grâce du coin de l’œil. — Tout à coup, des tas de gens se retrouvent sur les rangs pour intégrer l’équipage, parmi lesquels des individus dont nous n’avons jamais entendu parler. Comme vous. Mais il n’y a que quatre-vingts places. Chaque fois que quelqu’un monte à bord, quelqu’un d’autre doit descendre. Ça peut même être l’un de nous, qui appartenons au noyau central s’entraînant pour ça depuis l’enfance. — C’est dur. — Ça oui. Même Kelly Kenzie a été éjectée, parce qu’elle a eu un bébé. Mais elle continue à suivre le programme de formation, par solidarité avec nous… Vous la rencontrerez. Le truc, c’est qu’ils passent leur temps à nous évaluer, à la recherche du moindre prétexte pour nous éliminer. Zane a subi un test psychologique et on a trouvé qu’il n’était pas assez équilibré sur le plan émotionnel. Pour ne rien vous cacher, c’est un avis de Harry qui lui a coûté sa place. Zane l’a mal pris. Son père était le principal initiateur de ce programme. Mais il y a eu une catastrophe, en 2036. Jerzy a été blessé. Il s’est retrouvé évincé du programme, puis il est mort deux ans plus tard. Alors vous voyez pourquoi c’était dur, pour Zane, d’être exclu du groupe de sélection final. Il voulait lui aussi faire partie de ce que son père nous a légué. — Autrement dit, ce Zane pourrait avoir un mobile. Et les moyens, s’il travaillait sur l’unité de propulsion. — C’est vrai, mais Matt Weiss aussi. En fait, Zane est plutôt spécialisé dans le générateur de distorsion. Je suis sûr que Venus aurait pu bidouiller le test de l’imité de propulsion si elle avait voulu, peut-être avec l’aide de quelqu’un. N’importe lequel d’entre nous aurait pu le faire. Nous connaissons tous les systèmes du vaisseau. Même si chacun de nous a sa spécialité. — Et quelle est la vôtre ? — Les systèmes internes du vaisseau. Le support vie, l’alimentation énergétique. La plomberie, fit-elle avec un sourire d’autodérision. En ce moment, ma tâche consiste à installer des postes de HeadSpace. Les systèmes de réalité virtuelle, donnés par la compagnie même qui les a fabriqués. Les ingénieurs sociaux prétendent qu’ils nous aideront à garder le moral, mais ils sont très exigeants, en termes de ressources informatiques. — Et… quel est le troisième nom ? Venus ? — C’est une chercheuse de planètes. Elle cherche notre destination. Mais, comme je vous disais, nous sommes tous multitâches. N’importe lequel des trois aurait pu déclencher la charge, je crois. — Il va falloir que je leur parle. — Venus et Zane sont ici, à Alma. Matt est à Gunnison. — Je croyais que Zane avait été écarté du projet. — Il travaille toujours avec l’équipe de soutien au sol. C’est comme ça, c’est dans notre nature. Écoutez, si vous attendez ici, servez-vous tout ce que vous voudrez comme café, ou à manger, et je vous enverrai Zane ou Venus. Et puis je vous organiserai un moyen d’aller à Gunnison, si vous voulez. — J’apprécie votre aide. Holle eut un grand sourire. — Si c’est moi que Gordo Alonzo soumet à un test, j’ai bien l’intention de le réussir. Et elle s’éloigna d’un pas assuré, dans son uniforme aux couleurs vives. 32 Une fois seule, Grâce alla se resservir un café et regarda la pendule murale et son décompte oppressant : 124 JOURS 5 HEURES 55 MINUTES 1 SECONDE 124 JOURS 5 HEURES 55 MINUTES 0 SECONDE 124 JOURS 5 HEURES 54 MINUTES 59 SECONDES Jusqu’à présent, ce qu’elle avait vu du Projet Nemrod lui faisait plutôt horreur. Toute cette ingénierie, ces vieux schnocks arrogants, comme ce Gordo Alonzo, qui paraissaient tout régenter, ces gosses pourris gâtés, comme cette Holle Groundwater, qui avaient grandi choyés dans cet environnement pendant que Grâce et tant d’autres marchaient, travaillaient, crevaient de faim et se noyaient. Son instinct continuait à lui dire de se tirer d’ici. Sauf que les options étaient on ne peut plus restreintes ; ça paraissait être la Première Arche ou rien. Une fille entra dans le restaurant, une Noire, à peu près du même âge que Holle. Une autre Candidate, à en juger par son uniforme bariolé. Elle s’approcha de Grâce et posa sur la table une Tablet, un stylo et un bloc-notes. — C’est pour vous. Je m’appelle Venus Jenning. Holle m’a dit que vous vouliez me voir. C’est à propos de Harry ? — Je le crains, oui. — Vous voulez un autre café ? Grâce refusa d’un mouvement de tête. La fille alla se chercher un café au distributeur. Grâce regarda la Tablet, le papier. La Tablet était une antiquité, éraflée par des années d’usage, et incroyablement mastoc. Sans doute du matériel militaire. Le papier était brillant, presque nacré, et portait en relief le logo d’AxysCorp : la Terre dans une main en coupe. Ça, elle connaissait ; il avait été fabriqué à partir de coquillages, sur la Troisième Arche. Elle prit le stylo et écrivit quatre noms. Harry Smith. Zane Glemp. Venus Jenning. Matt Weiss. Venus s’assit en face de Grâce. — Ce n’est pas moi qui l’ai tué, dit-elle abruptement. Elle regardait Grâce bien en face, sans détourner le regard. Grâce fut impressionnée par sa force de caractère, son intelligence, sa détermination, mais aussi sa retenue. — C’est Holle qui vous a parlé de moi, c’est ça ? — Il faut bien que je commence quelque part. Vous, les Candidats, vos professeurs, toute cette étrange petite famille que vous formez, vous êtes des étrangers pour moi. N’en veuillez pas à Holle si vous pensez qu’elle a eu tort. — Je ne lui en veux pas. Vous deviez lui poser cette question, il fallait bien qu’elle y réponde. Mais elle ne sait rien. Elle ne sait que ce qu’elle a pu voir, de l’extérieur. Je ne lui ai jamais rien dit à ce sujet, ni à elle ni à personne d’autre. J’espérais que tout ça mourrait avec Harry, fit-elle avec un rictus. Mais quand j’ai compris que c’était un meurtre, j’ai su que tout allait éclater au grand jour. Donc, allez-y, posez-moi vos questions. — Avez-vous eu des relations sexuelles avec lui ? — Oui, j’ai eu des relations sexuelles avec lui. Écoutez, c’était mon tuteur. C’était notre tuteur à tous, dès l’instant où nous arrivions dans le programme. J’avais onze ans quand je l’ai rejoint. Je n’étais pas heureuse. Ma famille, la vie que j’avais dans l’Utah me manquaient. Ma maison me manquait. Les autres, eux, ça faisait des années qu’ils étaient dans le programme – Holle, Kelly Kenzie, tous ceux-là. Mais moi, j’étais une intruse. — Harry vous a réconfortée. — Un peu comme un psy. C’était son boulot. Au début, il n’y a eu que ça. Je l’aimais bien. J’avais confiance en lui. Et puis, après deux ou trois ans, ça a commencé à changer. — Changer ? Comment ? — Il s’est mis à me parler de la façon dont la sélection finale allait s’effectuer. Vous savez qu’il n’y a que quatre-vingts places à bord de l’Arche. Or nous étions beaucoup plus de quatre-vingts. Il y avait régulièrement des changements de politique, et un bon nombre d’entre nous s’en allaient. « Harry m’a parlé de mes origines raciales, de la couleur de ma peau. Il m’a dit que les ingénieurs sociaux étaient préoccupés par les divisions ethniques. Qu’ils envisageaient de ne prendre que des Blancs, pour former l’équipage. Harry disait que cette politique était le résultat des manigances d’un certain nombre de partisans de la suprématie blanche qui noyautaient le projet. Mais il disait aussi que ça pouvait se justifier, en termes de stabilité de l’équipage, et donc qu’il était possible que ça se passe ainsi. Tout ça était confidentiel, disait-il. Je ne devais en parler à personne. Comme vous le voyez, mes chances d’intégrer l’équipage paraissaient compromises. Mais Harry disait qu’il allait me protéger. — En échange de relations sexuelles. — Ce n’était pas aussi simple que ça, dit-elle. Ses traits trahissaient sa colère, et son irritation. — Il était loin d’être idiot. À mon avis, je n’étais pas la première à qui il faisait le coup. Mais je pense que tout ce qu’il voulait en échange, c’était du respect. De la loyauté. De l’affection. De l’amour, si vous voulez. Et un bon professeur peut avoir tout ça. — Alors, quand est-ce devenu sexuel ? — Au cours d’une excursion, à la Monarch Pass. J’avais quinze ans. Ç’avait été une rude journée. C’était à l’époque où l’Utah et le gouvernement fédéral, à Denver, se combattaient encore, sporadiquement. L’Utah venait de monter une expédition dans le Nord, et on ne parlait que de représailles. Vous comprenez, j’avais peur pour ma famille, à Salt Lake City. Ce n’étaient pas des Mormons, mais certains d’entre eux se trouvaient dans la zone de guerre. Et j’avais peur pour moi aussi. Pas seulement parce que je craignais de me faire éjecter du programme ; mais parce que je pensais que je risquais d’être envoyée en camp de travail, ou en prison. — C’est là que Harry est venu vous voir. — J’avais une tente pour deux personnes. Je la partageais avec Cora Robles, mais elle s’était absentée, à cause d’un exercice de nuit. Je dormais. Il a ouvert mon sac de couchage et s’est glissé à l’intérieur, derrière mon dos. Vous voulez des détails ? — Je… — Il m’a obligée à le masturber. J’ai dû passer la main derrière mon dos, pour ça. C’est tout, fit-elle avec un haussement d’épaules. Quand il est parti, je me suis essuyée. J’ai toujours pensé que Cora s’était doutée de quelque chose. Peut-être qu’elle voyait clair dans son jeu. Je n’en serais pas étonnée. J’avais hâte d’être au lendemain matin pour pouvoir prendre ma douche. Ce fut une expérience vraiment traumatisante. Pas tant à cause du sexe – je n’étais plus vierge. Mais parce que ça m’obligeait à reconsidérer tout ce qu’il avait fait pour moi. — Ensuite, ça a continué ? — Je n’avais pas vraiment le choix. Il avait un réel ascendant sur moi. Pour ne rien vous cacher, j’avais vraiment l’impression de me battre pour ma survie. Quant au sexe, je m’en fichais. Il me dégoûtait, c’était tout. D’ailleurs, nous n’avons jamais fait l’amour pour de vrai ; il ne m’a jamais pénétrée. Il aimait me toucher, et que je me serve de mes mains ou de ma bouche. Je crois qu’il préférait les garçons, si vous voulez tout savoir. Il se servait de moi comme d’un garçon. Ce qui lui plaisait, c’était probablement la sensation de pouvoir que ça lui procurait. — Ça a duré jusqu’à sa mort ? — Oh là, non ! Je dirais que ça a duré deux ans. Et puis j’ai découvert la vérité sur la politique de sélection ethnique des ingénieurs sociaux. — À savoir ?… — Qu’il n’y en a pas. Leur credo, c’est la diversité génétique. Pour la première génération et les suivantes. Il y a plus à parier qu’ils opteront pour un équipage arc-en-ciel que tout blanc. En réalité, je me suis rendu compte qu’il y avait bien un lobby, en faveur non pas d’un équipage blanc, mais d’un équipage complètement afro-américain, parce que la diversité est plus grande parmi les Africains que n’importe où ailleurs, l’humanité étant originaire d’Afrique. Autrement dit, Harry m’avait menti depuis le début. « Si vous voulez tout savoir, quand j’ai appris ça, je lui ai flanqué mon pied dans les couilles. À l’évocation de ce souvenir, son regard se durcit. — J’étais assez grande, à ce moment-là, pour savoir que j’avais autant de pouvoir sur lui qu’il en avait sur moi. Avoir la chance de participer au projet était une chose très convoitée, même si vous n’étiez pas Candidat. Harry n’avait aucune envie de se retrouver dans la peau d’un réfugié. Il aimait son petit confort, ce cher Harry. Mais son petit confort avec moi, c’était terminé. À la fin, vous savez, il s’est mis à pleurer. Et pas seulement à cause de mon coup de pied. Il m’a demandé pourquoi je ne l’aimais plus. Peut-être qu’il croyait vraiment que je l’aimais. Ou bien il se mentait à lui-même. En réalité, je me fous pas mal de ce qui pouvait bien se passer dans sa tête. — Avez-vous tué Harry Smith ? — Non, répondit-elle platement. Pourquoi j’aurais fait ça ? — Il vous a violée. Il vous a menti. Il a abusé du pouvoir qu’il avait sur vous. — Écoutez, il y a des tas de gens qui ont trop de pouvoir ici-bas. Ce n’est pas à vous que je vais apprendre ça. Harry, avec ses petites magouilles crasseuses, pathétiques, n’était pas pire que bien d’autres. Et à la fin, c’est moi qui ai repris le contrôle. Il était sorti de ma vie longtemps avant sa mort, dit-elle très calmement. Croyez-le ou non. Je ne peux pas le prouver. Vous avez d’autres questions ? 33 Holle vint chercher Grâce au restaurant et la remmena au-dehors, où un petit convoi de véhicules blindés attendait. — Plusieurs convois font chaque jour la navette entre Gunnison et ici. Celui-ci est le prochain à partir. Zane Glemp était également là, un peu plus jeune que Holle et Venus, mince, pâle, le regard intense sous sa tignasse noire. Il n’était pas habillé de l’uniforme des Candidats, mais de toute façon on avait l’impression, en le regardant, qu’il ne lui serait jamais allé. Il transportait un ordinateur portable. Comme du travail l’attendait à Gunnison, Holle avait suggéré à Grâce de faire le trajet avec lui, pour qu’ils discutent en cours de route. Et c’est comme ça que Grâce se retrouva seule avec Zane dans un véhicule autopropulsé doté de vitres blindées, d’un système de recyclage de l’air, et pris en sandwich entre deux gros camions hérissés d’armes. Les véhicules démarrèrent sur les chapeaux de roue, si brutalement que Grâce se retrouva plaquée contre le dossier de son siège. Elle se cramponna à une poignée. — Ça va ? lui demanda Zane, qui avait ouvert son portable. — C’est juste que je n’ai pas l’habitude de la vitesse. J’ai passé quasiment toute ma vie à marcher, sauf ces six dernières années, où j’étais sur un paquebot. En matière d’accélération, je ne connais pratiquement que celle des canots à moteur. Il afficha une carte sur l’écran de son portable. — Voici notre trajet. C’était un parcours de cent cinquante kilomètres environ, dans un paysage de montagnes, qui partait de Hoosier Pass pour aller vers le sud, traversait Buena Vista, Poncha Springs, puis bifurquait vers l’ouest en passant par Monarch pour atteindre Gunnison. — Ce sont des routes de montagne, mais elles sont très bonnes. L’armée les a refaites et protégées par des barrières. En terrain découvert, il vaut mieux aller vite, même si ça secoue pas mal. Attendez… Il lui montra comment resserrer les courroies de son harnais. — Pourquoi vaut-il mieux aller vite ? Pour toute réponse, il tendit le doigt vers la vitre. De l’autre côté de l’épaisse clôture de barbelés qui bordait la route, la campagne était pleine de gens qui sortaient de leurs tentes ou de leurs abris pour regarder passer le convoi. Par endroits, ils essayaient de cultiver la terre. Ils avaient creusé des sillons dans le sol aride, qui formaient des parcelles jalousement gardées. Ailleurs, ils se contentaient de rester assis en silence, à côté de la route. Des enfants suivaient le défilé d’un regard absent. — On essuie parfois des tirs au jugé, dit Zane. Ou bien ils essaient de bloquer la route. La route entre Gunnison et Alma est bordée de tours de guet. En cas de problème, des unités plus lourdes peuvent nous rejoindre depuis l’un ou l’autre des terminus, des Twin Lakes, ou encore de Monarch. — Il y a tellement de gens… C’est comme s’il en pleuvait. — Eh bien, le Colorado est un grand pays, mais ça fait longtemps que nous manquons de place. D’ailleurs, la mer n’est plus très loin de Gunnison. Quand le vent souffle dans la bonne direction, on peut la sentir. Les ingénieurs s’inquiètent de la corrosion que le sel pourrait occasionner au vaisseau spatial et aux ponts roulants. Mais ils avaient le même problème à Cap Canaveral. Le visage de Zane était étrangement inexpressif, comme s’il n’était pas vraiment là, à côté d’elle. — Vous êtes venue pour me poser des questions au sujet de Harry Smith. — Oui. À l’évidence, Zane avait une personnalité plus complexe que celle de Holle ou de Venus. Grâce se demandait par quel biais l’atteindre. — Il a été tué par une unité de propulsion, dit-elle. — Une simulation, oui. — Tout ça est nouveau pour moi. Je ne sais pas ce que c’est qu’une unité de propulsion. Il afficha sur son portable un schéma en coupe d’un objet en forme de vase, avec un corps rond et un col évasé, posé sur un socle cylindrique. Le haut était fermé par une plaque. — Vous savez que le lanceur Orion est propulsé par une série d’explosions nucléaires. Elle se raidit. Elle l’ignorait. Dans quelle galère s’était-elle encore fourrée ? — Continuez. — Il s’agit de canaliser chaque explosion de façon que l’énergie dégagée ne se disperse pas dans toutes les directions, mais soit orientée vers la plaque de poussée du vaisseau, dit-il en accompagnant ses explications de gestes des deux mains. Cette plaque ressemble un peu à une grosse cymbale, qui serait posée sur l’embouchure de l’unité de propulsion, ici. Quand la bombe explose, son énergie est d’abord canalisée par l’étui antiradiation, une coque d’uranium qui entoure la charge. Ensuite, elle est transférée par ce remplissage d’oxyde de béryllium dans ce goulet, qui la concentre sur la dalle de propulsion – ce couvercle de tungstène, en haut. Évidemment, tout ça se passe très vite, à l’échelle des atomes. Ça dure juste ce qu’il faut pour canaliser l’énergie de la bombe. La dalle de tungstène se transforme en vapeur qui vient heurter la plaque de poussée. « Les premiers ingénieurs en physique nucléaire ont découvert des choses très intéressantes sur la façon dont les objets se vaporisaient sous l’impact d’une charge nucléaire. Un objet en forme de crêpe, comme notre plaque de tungstène, se vaporisera en un nuage de plasma de la forme d’un cigare. C’est parce que le centre se vaporise en premier et entraîne le reste, en quelque sorte. Inversement, si vous prenez un objet en forme de cigare, il se vaporisera en un nuage de la forme d’une crêpe, parce que l’énergie le parcourt de bas en haut. Ce qui nous intéresse, c’est d’avoir un nuage en forme de cigare parce que le transfert de moment est concentré sur une toute petite zone. Tout ça se calcule très facilement avec des logiciels servant à fabriquer les bombes. On s’est servi de vieux protocoles datant des années 1950 auxquels on a ajouté d’autres algorithmes, grâce aux moyens modernes. C’est la raison pour laquelle ce système… — C’est quelque chose comme ça qui a tué Harry Smith ? Zane hésita. Il était évident qu’il se sentait plus à l’aise avec la technique. — Harry encadrait certains des Candidats chargés de l’essai. Il s’agissait de tester une détonation utilisant des explosifs conventionnels, afin de valider certains principes. Quelqu’un a placé une charge dix fois plus puissante que celle requise. À cause de la forme qu’on avait donnée à cette explosion, elle a fait sauter le bunker qui la contenait. Ça a tué Harry, et un autre homme. — Et vous pensez que c’était intentionnel ? — Aucun doute. Quelqu’un a fait ça pour tuer Harry. Je suis sûr que l’autre victime est morte par accident. — Sauf que ce n’était pas un accident. — Non. — Y a-t-il beaucoup de personnes impliquées dans le projet qui auraient pu faire ça ? Zane haussa les épaules. — Une poignée d’ingénieurs de terrain. Mais aucun ne connaissait bien Harry, qui est la clé du problème, non ? Parmi les Candidats, sans aide extérieure, Matt Weiss et moi-même. Avec de l’aide, quasiment tous les autres ; ils savent comment ça marche. — Venus Jenning, peut-être. — Elle aurait eu besoin d’un coup de main, pour les finitions. — Ce qui ne laisse plus que Matt et vous. — Faut croire. — Venus m’a parlé de ses relations avec Harry. Zane blêmit. — Et vous voudriez que moi aussi je vous raconte mon histoire ? — Je sais que c’est difficile. Dites-moi seulement comment ça a commencé. C’était en 2036, le jour de l’accident qui avait failli coûter la vie à son père. — J’étais vraiment au plus mal. Une occasion à ne pas louper. Il lui parla un peu de leur première relation sexuelle, qui ressemblait beaucoup à ce que Harry avait fait à Venus, la première fois. Ça avait tout d’une technique éprouvée. Mais Zane lui en parla de manière étrange, en décrivant ce qui s’était passé avec des verbes à la forme passive, d’une façon totalement impersonnelle. — Il vous a dit qu’il vous aimait ? — Cette déclaration a été faite. — Il vous a demandé si vous l’aimiez ? — La question s’est posée. — Et vous l’aimiez ? — Il y avait un problème à régler. Grâce le regarda attentivement. Ce n’était pas la première fois qu’elle voyait quelqu’un de brisé ; c’était le monde qui voulait ça. Mais Zane était exceptionnel. — Vous croyez que l’un des autres l’aimait ? — Matt l’aimait, je crois. Matt Weiss. Il me l’a dit, une fois. Il avait trop bu. — Vous avez demandé de l’aide à quelqu’un ? Avez-vous raconté à qui que ce soit ce qui se passait ? — Il a demandé à son père, répondit-il bizarrement. Avant de se corriger : — J’en ai parlé à mon père. — Et alors ? — Il a dit que quelqu’un qui voulait entrer dans l’Arche devait pouvoir régler ce genre de problème tout seul. Il a dit que ceux qui étaient victimes de ce genre de chose étaient des moins que rien, qu’ils étaient souillés. Elle insista pour avoir des détails, et il répondit de la même façon, abstraite, impersonnelle. La relation de Zane avec Harry n’avait pas pris fin de façon brutale ; il n’y avait pas eu de révélation de mensonge, pas de coup d’éclat, pas de rejet, comme avec Venus. Zane n’avait jamais repris le contrôle. La relation sexuelle s’était poursuivie. Ce qui n’avait pas empêché une dernière crise. — Harry a dit qu’il vous protégerait. Mais, pour finir, il a échoué, n’est-ce pas ? Vous n’avez pas été sélectionné. — Il y a eu un test psychologique. Zane Glemp est techniquement apte, mais émotionnellement inapte. C’est ce que les docteurs ont dit. — Donc, finalement, Harry n’a pas rempli sa part du marché. Tout ce sexe, ces approches sournoises, la colère de votre père – la honte que vous avez dû ressentir. Et en dépit de tout ça, il ne vous a pas assuré la seule chose que vous vouliez, une place parmi l’équipage. — Peut-être que c’était impossible depuis le début. Son influence a toujours été plus négative que positive, du genre barrer la route à quelqu’un en faisant un mauvais rapport plutôt que lui assurer une place. — Alors, il vous a menti. Et vous le détestiez pour ça, insista-t-elle pour lui mettre la pression. Vous le détestiez parce qu’il vous avait fait chanter, parce qu’il ne vous avait pas permis de monter à bord de l’Arche. Vous aviez les moyens et le mobile pour le tuer. — Il n’y avait pas de haine. Il n’y avait rien. Le meurtre n’était pas nécessaire. Son instinct la portait à le croire. Zane était une victime, pas un coupable ; contrairement à Venus, et contrairement, évidemment, au meurtrier, il n’était pas en mesure de reprendre le contrôle. — Si ce n’est pas vous qui l’avez tué, alors qui ? J’ai l’impression que ça ne laisse que Matt. — Je ne sais pas. — Mais la logique voudrait… — La logique ? Pour la première fois, il se tourna pour lui faire face. Son regard était étonnamment doux, plein d’âme. — Si vous voulez raisonner logiquement, demandez-vous ce que voulait Matt. Et, bien sûr, ce que Harry voulait. Ça y est, nous y sommes. Gunnison. La voiture ralentissait. Curieuse, Grâce jeta un coup d’œil par les vitres. Il n’y avait plus un nuage dans le ciel, d’un bleu profond. Avec ses maisons revêtues de bardeaux et entourées de pins derrière lesquels les Rocheuses barraient l’horizon, la vieille ville avait dû être un bel endroit. Mais elle était envahie par le Projet Nemrod, et croulait sous les bâtiments industriels, les constructions flambant neuves en préfabriqué, les ponts roulants, les rails de chemin de fer, les pipelines qui enjambaient ses routes et les immenses réservoirs croûtés de givre malgré la chaleur d’août. Grâce crut reconnaître un portique de lancement, mince, élancé, d’où pendaient des tuyaux de carburant. La voiture s’arrêta devant un immense bâtiment, probablement une usine, un bloc rectangulaire d’une trentaine de mètres de largeur et trois fois plus long. Un capharnaüm de réservoirs cylindriques et d’immenses ressorts à boudin était contenu dans une ébauche d’échafaudage. — Alors, où est votre vaisseau spatial ? Elle s’attendait à voir quelque chose qui ressemblait aux navettes spatiales en forme de papillon de nuit dont Gary Boyle lui montrait toujours les photos. Il eut un sourire et lui indiqua le grand bâtiment industriel. — C’est ça. 34 Alors que la mort de Harry Smith semblait avoir laissé Venus Jenning et Zane Glemp indifférents, Matt Weiss en avait eu le cœur brisé. Grâce s’entretint avec lui dans une petite salle de conférences, au sous-sol d’un des bâtiments du centre de lancement. C’était une pièce sinistre, aux murs de plâtre nus et au sol de béton. En dépit d’une climatisation assourdissante, la pièce était mal aérée, sentait le renfermé, et il y régnait une chaleur insoutenable. Les nouveaux locaux du projet n’avaient rien de luxueux. Grâce prit encore du café. La journée avait déjà été sacrément longue. Elle ne savait même pas où elle allait dormir, cette nuit-là. Elle essaya de focaliser son attention sur le jeune homme assis devant elle. Matt Weiss était à peu près du même âge que les autres – Zane avait vingt et un ans, Holle et Venus vingt-deux –, mais il était plus costaud. Son large visage, son nez épaté et ses lèvres épaisses lui donnaient un air robuste. Ses cheveux étaient coupés presque à ras, comme chez les militaires. Il ne portait pas la tenue habituelle, rouge et bleu, des Candidats ; il travaillait sur un gros projet d’ingénierie et il était en jean et veste à manches courtes. Ses bras nus, très musclés, étaient maculés de cambouis, mais il avait les mains et le visage propres, et ses chaussures laissaient des traces noires par terre. Il gardait les yeux baissés sur ses mains, croisées sur ses cuisses. Il donnait l’impression d’être sur le point d’éclater en sanglots. — Je savais qu’il y avait un problème avec le sexe, si vous voyez ce que je veux dire. Je n’avais jamais été comme ça. J’avais eu des petites amies, avant d’entrer à l’Académie. J’étais un cadet de la police de Denver. Quand je suis arrivé ici, et que j’ai découvert à quel point la compétition était rude, et combien il était facile de se faire virer, j’ai commencé à flipper. Il avait un fort accent texan. — Vous aviez peur d’être renvoyé. Il leva les yeux. — Je ne sais pas ce que vous avez vu. Mes parents sont morts dans des émeutes de la faim, à Dallas, quand j’étais gosse. Ensuite, chez les flics, je me suis retrouvé en première ligne, même en tant que cadet. Il n’y a jamais trop de flics. Je n’étais encore qu’un gamin. Une fois, dans le Nebraska, les gens des radeaux ont essayé de forcer les barrages. On avait des boucliers antiémeutes, et on se tenait par les bras pour avancer sur cette vieille route, comme un bulldozer. Puis on les a repoussés à l’eau. Il y avait des mamans qui nous brandissaient leurs bébés sous le nez. Tout le monde hurlait. — Je comprends… — Il n’y a pas eu une seconde, depuis que j’ai eu douze ans, où je n’ai pas eu peur de me planter, d’une façon ou d’une autre, et de me retrouver de l’autre côté. Avec les « P-D ». Je veux dire, quelle différence entre eux et moi ? On est tous américains, tous des gens. — Et Harry Smith vous a dit qu’il vous éviterait d’être renvoyé. Grâce avait maintenant une idée assez claire du mode opératoire de Harry. Il avait le chic pour mettre le doigt sur la faille de ses élèves, leur point vulnérable, et pour les séduire en leur promettant fidélité, sécurité, avant de leur faire subir l’étrange chorégraphie de sa première visite nocturne. Après quoi, comme aux autres, il avait dit à Matt qu’il l’aimait. — Et je l’aimais moi aussi, dit Matt d’un ton de défi en s’essuyant le nez sur le dos de sa grosse main. Ça vous étonne ? Il me protégeait, comme un père, ou un frère. On aime les gens qui nous protègent. L’amour, ça marche comme ça. Il m’a amené à lui sucer la bite. Je parie que la moitié de ces putains de Candidats sucent des queues pour rester dans le programme, et personne n’en a rien à foutre, alors ? Il continua à parler de sa relation avec Harry, qui s’était poursuivie jusqu’au moment où il s’était fait tuer. Et il parla de l’accident. Il parla des détails techniques, de la façon dont la bombe qui devait servir au test avait été sabotée, de la charge additionnelle qui avait été placée. Après que Zane eut, le premier, découvert le sabotage, Matt avait aidé l’équipe d’enquêteurs à reconstituer les événements. Oui, il aurait pu faire le coup. Non, ce n’était pas lui qui l’avait fait. — Demandez à Zane, dit-il froidement. Je l’aimais, Harry. Je l’aimais vraiment. Contrairement à Zane. — Placer la charge, dit-elle. La bombe qui a tué Harry. Est-ce que c’était compliqué à faire ? Je veux dire, est-ce que ça aurait pu se faire sur un coup de tête, très vite, au moment où ça se présentait ? Ou bien est-ce que ça aurait exigé une longue préparation ? Il hésita. — Ça aurait pu aller vite. À condition de savoir ce qu’on fait, d’être au bon endroit, et d’avoir accès au matériel nécessaire. Ça n’aurait pas pris beaucoup de temps. Demandez à Zane. Lorsqu’elle eut fini, elle demanda à Matt de la raccompagner au-dehors. Gordo Alonzo était venu d’Alma et l’attendait. Il lui fit un signe de tête, les yeux dissimulés derrière d’énormes lunettes noires. Ils traversèrent les quelques centaines de mètres qui les séparaient de l’immense structure étincelante, inachevée, de la fusée Orion. Le portique était surmonté d’une pyramide noire, faite avec des tuiles brillantes. Un sifflement montait des profondeurs de la structure, et elle voyait des gerbes d’étincelles – des soudeurs, peut-être. La fusée était si massive qu’elle paraissait faite plutôt pour s’enfoncer dans la Terre que pour en décoller. Elle était soigneusement gardée, par des patrouilles de soldats armés jusqu’aux dents qui faisaient des rondes le long d’une clôture de barbelés, ou qui marchaient dans les entrailles mêmes du portique. Une fois au pied de l’énorme hangar où l’on construisait le vaisseau, Gordo Alonzo tira un cigare d’un étui de métal. Puis, après réflexion, il en proposa un à Grâce. — Non merci. Ceux de ma génération n’ont pas eu l’occasion de prendre cette habitude. J’imagine que ça doit être une denrée rare. — Nan. J’en ai une tonne dans une chambre froide, dans un bunker de Cheyenne. Cuvée 1960, spécial guerre froide. Il se le fourra dans le bec sans l’allumer. — Alors, dit-il sèchement. Vous tenez notre meurtrier ? — Matt Weiss, répondit-elle. Il tiqua, haussa les sourcils. Enleva sa casquette et essuya son crâne luisant de sueur. — Vous m’étonnez. J’aurais plutôt misé sur Zane Glemp. Cette petite fouine s’est fait virer de l’équipage, après tout. — Zane est une victime, pas un tueur. Il n’aurait jamais pu le faire. Et Venus n’avait pas besoin de le faire. Elle avait déjà flanqué une tannée à Harry, à sa façon. Ne reste plus que Matt. — D’accord. Mais des trois, Matt Weiss était manifestement celui qui tenait le plus à Harry, même si c’était un peu tordu. En plus, Matt avait été sélectionné dans l’équipage, ce qui fait que Harry avait tenu sa promesse. Alors, pourquoi le tuer ? — Par jalousie. Matt était persuadé d’aimer Harry, il devait jalouser Zane, Venus, et peut-être d’autres encore – j’ignore si Harry n’a pas fait d’autres victimes. Gordo secoua la tête. — S’il en a fait, en tout cas, personne n’en a parlé. — Il faut voir les choses du point de vue d’un amant jaloux. Harry envoie Matt dans l’espace. Mais il garde Zane au sol, auprès de lui. — Merde alors. Si je comprends bien, Matt aurait interprété sa sélection dans l’équipage comme une sorte de rejet de la part de Harry ? — À mon avis, oui. Mais il s’est bien gardé de le faire savoir. Vos gamins, là, donnent l’impression d’avoir appris à dissimuler leurs émotions. Et quand Harry est venu assister à ce test d’explosion… — Matt a sauté sur l’occasion de se venger. — Ouais. Il a reconnu lui-même qu’il n’était pas difficile de placer une charge mortelle si on s’y connaissait un peu. — Eh bien, que je sois… Gordo retira le cigare de sa bouche, le coupa et l’alluma. — Évidemment, vous n’avez pas l’ombre d’une preuve de tout ça. — Non. Mais je pense que si vous le bousculez un peu, il finira par avouer. Je n’ai pas voulu le faire… — On va s’en occuper. — Et la place de Matt dans l’équipage ? — Eh bien, il est foutu dehors, fit Gordo avec un sourire. Ironie du sort, c’est lui qui permet à Zane de revenir. C’est le meilleur remplaçant. Matt Weiss a merdé de toutes les façons possibles. Mademoiselle Gray, vous avez eu une sacrée journée. Mais je pense que vous avez réussi le test auquel je vous avais soumis. Il la regarda dans le blanc des yeux. — Va falloir qu’on vous trouve une de ces combinaisons tellement sexy. — Je ne suis pas très sûre d’avoir envie d’être une de vos Candidates. — D’accord. Je comprends. D’ailleurs, même si ça vous disait, vous n’y arriveriez pas forcément ; je n’ai pas besoin de vous dire à quel point la sélection est difficile. Sans compter que rien ne prouve que tout ce bazar va réussir à s’envoler, fit-il en agitant son cigare en direction de la fusée Orion. Mais écoutez, mademoiselle Gray. Moi aussi j’ai été assigné à ce foutu projet contre ma volonté. Je pensais que j’avais mieux à faire des dernières années de mon existence que de m’occuper de tout ce merdier, d’une meute de morveux et d’un projet à la con. Mais faut bien se rendre à l’évidence. Le déluge a noyé tous nos espoirs de nous en sortir, tout ce que nous avions pu prévoir d’autre. Tout à coup, le Projet Nemrod est la seule chose positive qui nous reste, notre seule chance de transmettre à l’avenir un souvenir de ce que nous avons été. « C’est pour ça que je me suis remué les couilles pour essayer de faire marcher ce truc. Que j’ai fait s’entrechoquer les gros crânes de ces têtes d’œuf pour qu’ils accouchent d’un projet qui tienne la route, d’un vaisseau qu’on peut construire et tester, et qui volera. Pour ça que je me suis crevé le cul pour faire de ce tas de gamins un équipage. Parce que c’est tout ce qu’ils sont – des gamins. Ils ne savent même pas de quoi on les a sauvés. Je pense qu’ils ont besoin de vous, de gens comme vous. Je me souviens de la première fois où je vous ai vue, dans votre ville de travailleurs migrants. Vous aviez seize ans, et vous aviez recousu le bide de je ne sais quel vieux avec du fil à coudre. — C’était Michael Thurley. Et c’était du fil à pêche. Elle vit se dessiner un sourire autour du cigare de Gordo, et aperçut son propre reflet dans les lentilles jumelles de ses lunettes. Elle avait les mains sur le ventre, les traits tirés, fatigués, et ses cheveux avaient l’air sale. — Alors, qu’est-ce que vous en dites ? Vous partez dans les étoiles avec nous ? 35 Novembre 2041 Holle se réveilla dans un lit vide. Avant même d’avoir commencé à bouger, elle avait senti le froid causé par la couette repoussée. Sept jours. Ce fut sa première pensée. Plus que sept jours avant le lancement, après une vie entière d’entraînement, d’amitié et de rivalités, de triomphes et de malheurs, de miracles et de tragédies. Mais d’abord, il fallait vivre cette journée. Elle ouvrit lentement les yeux. La pièce était emplie d’une lumière grise, la lumière d’une de ces mornes matinées de novembre. Depuis plusieurs semaines déjà, il faisait un temps horrible, déprimant. Elle s’allongea sur le dos. Elle était toute courbaturée. Son corps se souvenait des heures qu’elle avait passées dans la centrifugeuse, la veille. Elle en était sortie trop épuisée pour faire l’amour avec Mel. Après avoir rampé jusque dans la chambre qu’ils partageaient dans l’hôtel de l’équipage, à Gunnison, ils avaient passé une heure à se masser les uns les autres, à essayer de défaire les nœuds de souffrance de leurs corps, avant de succomber au sommeil. Mel était debout devant la fenêtre, seulement vêtu d’un boxer. Son corps se découpait en ombre chinoise sur la grisaille du ciel, et elle voyait les contours nets de sa taille, ses bras musclés. Après ces mois d’entraînement intensif, ils étaient tous en superforme. — Mel ? Reviens te coucher. Il ne bougea pas. Elle sortit du lit, mit une couverture sur ses épaules, et s’approcha de la fenêtre. Ils étaient au dixième étage de la résidence, un bloc de béton construit à la va-vite pour héberger les Candidats, mais aussi les ingénieurs, les responsables de projet, les instructeurs et tout le personnel de soutien logistique, beaucoup plus nombreux que l’équipage. Tout en bas, elle voyait les triples barrages, les fossés, les miradors et les maîtres-chiens qui les muraient dans ce refuge, à l’écart d’un monde qui partait en morceaux. Plus loin au-dehors, alors que le ciel s’éclaircissait sur sa droite, elle vit la magnifique vallée de Gunnison, protégée par la masse des Rocheuses. Son regard fut attiré par la rampe de lancement de la fusée Orion, un immense bloc illuminé par des projecteurs. Elle était à dix kilomètres du vaisseau, mais elle distinguait l’amas des bâtiments de soutien qui l’entouraient, des édifices de béton fonctionnels, moches, entre lesquels serpentaient des routes luisantes de gravier. C’était la Zone, comme ils l’appelaient, le centre de lancement qui s’étendait sur deux kilomètres et au cœur duquel se dressait le monstrueux vaisseau spatial. La vieille ville de Gunnison se trouvait à l’est de ce site. Tout cela était protégé par un périmètre de sécurité plus vaste encore, englobant ce que les programmateurs militaires appelaient l’Hinterland, une concentration d’installations industrielles large de seize kilomètres. Des véhicules y circulaient dans tous les sens, et les lumières des convois ressemblaient à des colliers de pierres précieuses. Quand elle collait son oreille à la vitre, elle entendait le grondement d’immenses machines. Le travail se poursuivait vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept, et c’était comme ça depuis des mois. Mel n’avait d’yeux que pour l’Arche. — Regarde-moi cet oiseau. Holle passa les bras autour de sa taille. — Et il est tout à nous. — Ou du moins il le sera dans une semaine. Mel n’était pas du genre à se lever comme ça. Généralement, il dormait comme une bûche ; il était dans l’armée depuis assez longtemps pour avoir appris à dormir où et dès qu’il le pouvait. — Ça va, ce matin ? demanda-t-elle. — Oui. Enfin, je pense. C’est juste la tension qui monte, je crois. — Ces foutus comptes à rebours qu’on voit partout. — Mais il y a autre chose. Tu ne sens rien ? — Quoi donc ? — L’euphorie, répondit-il. Je crois que c’est le mot. Cette impression d’être le centre du monde. On est jeunes, en pleine forme, prêts à partir faire ce pour quoi on nous a entraînés toute notre vie. Je ne vois pas comment je pourrais me sentir mieux qu’aujourd’hui. Gordo Alonzo a parlé de ce qu’éprouvait l’équipage des navettes, juste avant de s’envoler. Faut croire qu’il y a des choses qui ne changeront jamais. Il avait raison. Tout était exacerbé, comme si tout devenait plus vrai – même là, la chaleur de Mel contre sa joue, la rugosité de la moquette sous ses pieds, les lumières clignotantes du paysage industriel qui ne dormait jamais, droit devant elle. — Ouais. C’est l’adrénaline. Ça nous booste. Je dormirai probablement pendant une semaine quand on sera à bord de ce sacré vaisseau. Il se retourna et la prit dans ses bras. Son visage était dans l’ombre. Il se pencha vers elle. — Tu ne regrettes rien ? — Comme quoi ? — Tu ne regrettes pas qu’on n’ait pas essayé de te faire tomber enceinte ? C’est ce qu’avaient fait beaucoup de Candidates, qui s’étaient fait engrosser au cours des dernières semaines. Certaines y étaient arrivées, comme Susan Frasier, qui portait l’enfant de son petit ami de longue date, Pablo Mason, un « P-D » qui s’était révélé être un mathématicien prodige ; Susan avait réussi à convaincre Gordo de le faire admettre dans l’équipe au sol du projet. Mais il y en avait d’autres qui avaient fini par avoir trop de nausées pour pouvoir mener leur formation à bien, et qui s’étaient exclues d’elles-mêmes. — Ça aurait pu améliorer tes chances. — Non, répondit fermement Holle. On en a déjà parlé. Si elle était tombée enceinte de lui, alors les gènes de Mel seraient devenus redondants. — Je n’avais pas envie de te voir rester là. Des enfants, on pourra en avoir sur la Terre II. — Pas avant huit ans. Elle haussa les épaules. — Je peux attendre. Un panneau mural se mit à lancer des éclairs et à sonner doucement. Ils s’écartèrent l’un de l’autre. — Allô ! répondit Holle. Le visage boucané d’Alonzo apparut sur l’écran. — … enregistrement en boucle. La sélection finale de l’équipage commencera à 8 heures… Autrement dit, dans une heure. — Si vous vous estimez susceptible d’être sélectionné, rendez-vous au centre de l’équipage. Et ne soyez pas en retard. Vous aurez beau vous appeler Neil Armstrong, si vous n’êtes pas là, vous serez viré. J’espère que c’est clair. N’apportez que le strict nécessaire. Il baissa les yeux sur un papier. — C’est tout. L’image vacilla, et le message repartit depuis le début. — Ceci est un enregistrement en boucle. La sélection finale de l’équipage commencera à 8 heures… Mel et Holle se regardèrent l’espace d’une seconde. Personne ne les avait prévenus. — Allez, on se bouge, dit-il. — Ouais. Mel courut sous la douche. Holle prit leurs sous-vêtements dans les placards ainsi que leurs tenues de Candidats, rouge et bleu. — Qu’est-ce que tu crois que ça veut dire : « N’apportez que le strict nécessaire » ? — Qu’on ne reviendra pas, s’écria Mel, depuis la douche. — Et merde ! Pourtant, elle aurait dû s’attendre à quelque chose comme ça. La partie était presque terminée, pensa-t-elle. Elle attrapa des sacs à dos et commença à piller la pièce, en prenant ce qui lui était le plus précieux – livres, journaux intimes, clés USB, photos, les lettres de son père, son Angel. Tout ce qu’elle trouvait impossible de laisser derrière elle. Elle entendit le grondement de lourds engins, même à travers les épaisses vitres. En regardant vers le bas, elle vit les bus blindés s’arrêter devant le bâtiment, prêts à les emmener vers le centre de tir. Elle jeta un coup d’œil à une horloge. 7 h 05. Elle balança des trucs au petit bonheur dans ses paquetages. — Bon, tu t’actives sous cette putain de douche ? 36 Deux haies de photographes, retenues par des rangées de soldats, attendaient les Candidats pour les saluer au moment où ils sortiraient du bâtiment, par deux ou trois, serrant leur paquetage dans leurs bras, leurs uniformes criards se détachant sur les tristes tenues militaires. Des flashs et des projecteurs illuminèrent leur visage. Il y eut même quelques applaudissements. Kelly, qui n’en loupait pas une, leur jeta de sa main gantée une poignée de porte-clés de l’Arche. Les gens se jetèrent dessus. Aveuglée par les flashs, Holle entrevit une foule plus sombre en train de les observer derrière ces gens qui leur voulaient du bien. Le bus, un véhicule blindé comme un char d’assaut, avec des chenillettes et des vitres minuscules, quitta le bâtiment à 7 h 30 précises. Il rejoignit un convoi qui franchit à vive allure la grille de sécurité du complexe, emprunta brièvement une route bordée de militaires dont les silhouettes se découpaient sur la lumière incertaine du petit matin, et se dirigea vers Gunnison. Ils ralentirent à un barrage à l’entrée de l’Hinterland, une vaste étendue circulaire de seize kilomètres de diamètre, ceinturée de clôtures, de fossés et de miradors, et au centre de laquelle se trouvait Gunnison. D’autres spectateurs attendaient là, certains les acclamèrent, mais la plupart se contentèrent de les regarder. Les mesures de sécurité étaient draconiennes, implacables. Même une fois à l’intérieur de l’Hinterland, ils roulèrent à vive allure sur une route bordée de barbelés et de troupes armées. Derrière la palissade qui longeait la route, des ouvriers trimaient, creusaient des trous et des fossés dans les espaces dégagés, et plantaient de vilains œufs de métal dans le sol. Holle comprit qu’ils posaient des mines ; ils semaient la mort dans le sol, probablement sur toute l’étendue de l’Hinterland. Peut-être même la route qu’ils empruntaient serait-elle minée juste après leur passage. Nul ne devait les y suivre. Voilà ce que ces préparatifs voulaient dire. Elle eut l’impression de grandes portes se refermant dans son dos les unes après les autres, avec un claquement sinistre. À un kilomètre de l’Arche, ils durent s’arrêter devant une autre barrière de sécurité – celle qui entourait la Zone, le saint des saints où se trouvaient les installations de lancement proprement dites, et tous les bâtiments de soutien. Cette fois, des soldats montèrent à bord des bus pour vérifier leurs papiers d’identité et leurs données biométriques, puis les bus repartirent, avec à leur bord des soldats armés jusqu’aux dents. Il était 7 h 55 quand les bus s’arrêtèrent devant les grandes portes du Hilton des Candidats. Holle avait passé tellement de temps dans cet immense centre d’entraînement, au cours des deux dernières années, qu’elle en était arrivée à s’y sentir comme chez elle. C’est là que, d’ici à quelques jours, ils subiraient les derniers préparatifs pour le lancement. En attendant, alors que les Candidats descendaient de leurs bus en bavardant nerveusement dans leurs costumes criards, elle n’avait qu’une seule envie : entrer à l’intérieur pour respecter le délai fixé par Gordo. Mais même là les procédures de sécurité étaient rigoureuses, et ils durent se mettre en rang pour subir un nouveau contrôle d’identité avant d’être autorisés à entrer. Il faisait de plus en plus clair. En attendant son tour, Holle regarda autour d’elle. C’était incroyable de se dire que toute cette installation de lancement était sortie de terre en quelques années à peine, y compris les usines, les réservoirs de carburant, les installations d’intégration, d’assemblage et de test, tout le bâtiment d’entraînement et de préparation de l’équipage, les centres de contrôle. Et au cœur de cette installation se trouvait le vaisseau lui-même, éclairé par des projecteurs, dominant les énormes bâtiments environnants. Une intense activité entourait les rampes qui montaient du sol jusqu’aux portes des soutes jumelles de la coque. Hole savait qu’on était en train d’y charger la crypte de Svalbard. C’était une réserve d’environ deux milliards de graines, constituée une quarantaine d’années plus tôt dans les profondeurs d’une montagne, sur une île de Norvège – des graines qui permettraient de créer un nouveau monde, sur la Terre II, une fois celle-ci sélectionnée et atteinte. La rumeur voulait que cette réserve de graines ait été le prix payé par le mécène de Grâce Gray, Nathan Lammockson, pour la faire monter à bord de l’Arche. Des banques de zygotes étaient déjà entreposées dans les profondeurs de la soute – des embryons congelés d’animaux, de chiens, de chats, de chevaux, de vaches, de moutons, de porcs, toute une variété de poissons et un éventail complet de créatures sélectionnées parmi la riche tapisserie vivante de la Terre – mais pas forcément deux par deux. Holle savait que des trésors tout aussi précieux mais moins tangibles devaient être également chargés ce jour-là, à l’aide de fibre optique et de faisceaux cohérents : des millions de livres, en remontant aux premières inscriptions sumériennes, de la musique sous forme d’enregistrements et de partitions, les archives de la Bibliothèque du Congrès, et même les gigantesques banques de données génétiques établies par les Mormons – des cryptes numériques enfermant toute la sagesse et la mémoire collective de l’humanité venaient remplir les banques mémorielles de l’Arche, protégées contre les radiations. Et pendant que le chargement se poursuivait, des grues picoraient l’immense structure comme des oiseaux, des projecteurs brillaient, des chalumeaux lançaient des étincelles et de la vapeur jaillissait des valves en sifflant, crachant des nuages d’un blanc intense dans la lumière des spots. On prétendait que les ingénieurs ne s’arrêteraient de s’activer sur le vaisseau qu’au moment où il décollerait. Mais il était impossible de croire qu’une telle chose était capable de s’envoler. Tout comme il était impossible de croire que, de tout ce qui se trouvait dans le champ de vision de Holle, seule l’Arche survivrait à la microseconde suivant la toute première des détonations thermonucléaires qui la projetteraient dans l’espace. Mel et Holle franchirent les derniers portillons de sécurité à 7 h 58, et suivirent au pas de course les indications d’une pancarte pointée vers la grande salle de réception du Hilton. Gordo Alonzo était debout sur l’estrade, devant un dispositif de plastique et de verre qui ressemblait à un système de tirage du loto. Edward Kenzie était là lui aussi, de même que Liu Zheng, Magnus Howe et d’autres instructeurs. Holle ne vit son père nulle part. La salle, devant la scène, débarrassée de son fouillis habituel de chaises et de bureaux, grouillait de Candidats vibrionnant dans leurs beaux uniformes aux couleurs vives. Mel et Holle se frayèrent un chemin dans la foule, à la recherche de leurs amis. Il y avait aussi pas mal d’étrangers, des jeunes qui devaient avoir à peu près l’âge de Holle, certains en uniforme de l’armée, de la Sécurité du territoire, de la police ou de la Garde nationale, et d’autres en civil, en combinaison AxysCorp ou même simplement en jean. Elle repéra Grâce Gray debout toute seule. Elle n’avait pas l’air concernée par tout ça. De tous ceux qui se trouvaient là, ce devait être l’une des plus âgées, et sous ses vêtements amples on voyait bien qu’elle était enceinte. Ils trouvèrent bientôt Kelly, comme toujours entourée d’élèves de leur classe : Susan, flanquée de Pablo, Venus Jenning, Wilson Argent, Thomas et Elle, Mike, Miriam, Cora Robles, qui était enceinte jusqu’aux yeux et avait tout de même trouvé le temps de se maquiller, et Zane Glemp, qui avait l’air d’être le moins nerveux de tous. Don Meisel était là lui aussi, avec son uniforme de la police de Denver, son gilet pare-balles et son bouclier, debout avec Kelly, la mère de son enfant. Holle eut un pincement au cœur en pensant à Kelly, qui avait renoncé à sa chance d’embarquer à bord de l’Arche quand elle avait décidé de mener sa grossesse à terme. Son petit Dexter avait maintenant deux ans. Elle était restée dans le programme, s’entraînant avec les autres pour leur apporter son expérience, ses compétences, et elle était encore là, au côté de ses anciens camarades, jusqu’au bout. Holle tira Kelly par la manche. — Tu es venue pour nous dire au revoir ? Où est Dexter, aujourd’hui ? Kelly se contenta de porter ses doigts à ses lèvres avec un sourire. Holle jeta un coup d’œil autour d’elle. — On est bien plus de quatre-vingts, ici. Je suppose que ça veut dire que le programme de recrutement a toujours concerné bien plus de monde qu’on ne croyait. — Ouais. Et il se trouve que je sais qu’il y a eu pas mal de modifications de dernière minute. Des gamins de militaires et de politiciens qu’on nous a imposés. Heureusement que le président Peery est un veuf sans enfants, sans quoi on aurait une douzaine de ses marmots sur les bras. Holle fronça les sourcils. — Alors, combien d’entre nous ont réussi à rester dans la course ? Les grandes portes au fond de la salle se refermèrent. Il y eut un effet de larsen, et sur l’estrade Gordo Alonzo tapota son micro du bout du doigt. Kelly soupira. — Je suppose qu’on ne va pas tarder à le savoir. Gordo Alonzo s’éclaircit la gorge. — Parfait. Bienvenue à la dernière épreuve de sélection de l’équipage de la Première Arche, le point culminant du Projet Nemrod. Ça risque d’être franchement mélodramatique, mais nous n’avons pas trouvé de meilleure façon de procéder. « Bien, écoutez-moi. Je connais mon meilleur équipage. J’ai les quatre-vingts finalistes dans la tête, là, fit-il en ses tapotant le front. Ça tient compte des talents, de la diversité, et de tous ces foutus trucs, et même des magouilles de ces derniers jours. Mais on ne peut pas se contenter de lire une liste. Il se trouve que tous ceux qui étaient qualifiés n’ont même pas réussi à entrer dans cette pièce. Et certains de ceux qui sont là pourraient ne pas avoir envie de partir, maintenant que nous arrivons au moment décisif. Après tout, c’est un voyage sans retour. « Alors nous allons nous soumettre à un processus de décision. Nous avons un super logiciel qui va, à chaque étape, établir la liste du meilleur équipage possible à partir des candidats – avec un petit « c » – éligibles restants. C’est ce système expert qui procédera aux ultimes décisions vous concernant. Compris ? « Parfait, première étape. Je veux que tous ceux d’entre vous qui ne font pas partie du personnel navigant reculent vers le fond de la salle. Ça veut dire aussi papa, maman, et le chéri ou la chérie que vous laisserez derrière vous. Il les parcourut du regard. — Et ça veut dire vous aussi, si tout compte fait vous n’avez plus envie de partir, même si vous pensez pouvoir être du voyage, tant pis pour le temps que vous aurez passé à vous entraîner, ou pour celui qui vous a payé un siège à bord de cette barcasse. C’est votre décision. Reculez maintenant. Il y eut un mouvement dans la foule, des gens s’approchant et d’autres s’éloignant. Venus, Wilson, Mel, Zane et les autres s’avancèrent vers Alonzo. Susan Frasier embrassa Pablo – et, à la grande horreur de Holle, recula avec lui, cramponnée à son bras. Holle lui prit les mains. — Susan, qu’est-ce que tu fous ? Tu t’es entraînée pour ça, toute ta vie. Tu t’es même fait mettre enceinte pour accroître tes chances. Susan se contenta de lui dédier un immense sourire océanique, et regarda Holle, les yeux pleins de larmes. — Ce n’est tout simplement pas ce dont j’ai envie, Holle. Je crois que je ne l’ai jamais voulu. D’abord, j’avais de plus en plus de mal à me voir quitter Pablo, et je ne veux pas non plus de ce genre d’avenir pour mon bébé, pas toute une vie dans une boîte de conserve. Elle inspira profondément, et ses joues s’empourprèrent. — Je veux dire, même s’il grandit sur un radeau, au moins il aura le soleil, le ciel et la mer… Il n’aura rien de tout ça à bord de l’Arche. Et toi non plus. Je crois que sans ça je mourrais. Holle fut horrifiée à l’idée que cette femme saine, équilibrée, ne ferait pas partie des quatre-vingts. — On a besoin de toi. J’ai besoin de toi. Susan, je t’en prie. Susan secoua la tête, faisant rouler ses larmes sur ses joues. — Je ne peux pas. Désolée. Pablo sourit à Holle, et entraîna Susan. Déconcertée, Holle se tourna vers Kelly et Don. C’est là qu’elle se rendit compte qu’elle assistait à un nouvel adieu, parce que Kelly ne pouvait pas aller plus loin. Mais Don l’embrassait sur la bouche, de toute la force de son âme. Lorsqu’il s’écarta, il avait les yeux humides, alors que ceux de Kelly étaient secs, brillants. — Et voilà, nous y sommes, dit Don d’une voix étouffée. Kelly posa la main sur sa joue. — C’était tellement injuste, la façon dont tu as été éliminé, à cause d’un caprice de Gordo, dès le premier jour. Mais tu n’as jamais été amer. Quelle force incroyable. Je garderai ce souvenir de toi. — Bon Dieu, Kelly… — Je vous reverrai avant le lancement, dit Kelly. Tous les deux. Et Dexter. On a encore le temps. Elle parcourut du regard la file qui se formait sur l’estrade, à côté d’Alonzo et de sa machine de tirage. — Bon, il faut que j’y aille. Don hocha la tête. — Allez, vas-y. Il donna l’impression de vouloir ajouter quelque chose, mais il tourna les talons et s’éloigna vers le fond de la salle, tout raide dans son uniforme de flic. Kelly resta debout avec Holle et la prit par la main. — Allez, viens. Allons voir si on a gagné le gros lot. Mais Holle, sidérée, retira sa main. — Kelly, enfin, qu’est-ce que tu fais ? Kelly se raidit. — T’as vraiment besoin d’explications ? Écoute, il y a quelques mois, Alonzo m’a demandé si je voulais que mon nom soit remis sur les rôles. J’ai eu le temps de réfléchir. J’en ai parlé à Don. J’ai dit oui. Holle n’arrivait tout simplement pas à la comprendre. — Tu as dit oui ? Mais ça veut dire que tu vas être obligée d’abandonner Dexter. — Il a son père. Et mon père s’occupera d’eux. Il survivra. — Mais tu es sa mère, bredouilla Holle. — Je ne serai pas la première mère de ce monde à la dérive à laisser un gamin derrière elle, rétorqua violemment Kelly. J’aurais cru que toi, au moins, tu comprendrais. Bon sang, on a grandi ensemble, on a tout fait ensemble dans cette putain d’Académie. Mais t’es vraiment qu’une petite souris en fait, hein ? Ce n’est même pas une question de survie. C’est la mission. Holle, ils m’ont proposé le rôle de commandant de la phase trans-Jupiter ! C’est une mission en soi. Et ça me placera en première position pour devenir capitaine de la phase interstellaire. Enfin, Holle, comment tu voulais que je refuse ça ? Je suis faite pour piloter l’Arche. Je suis née pour ça. Je me suis entraînée toute ma vie pour ça. Il n’existe rien d’autre pour moi. — Même pas ton petit garçon ? Kelly se contenta de répéter : — Je croyais que tu comprendrais. Allez. Elle se retourna et la mena à travers la foule de plus en plus clairsemée qui les séparait de l’estrade et de la machine de tirage d’Alonzo. 37 Ils étaient appelés par groupes de huit ou dix, et Gordo leur expliquait le processus. Holle regarda comment Grâce Gray s’y prenait. Elle posa la main sur un contact de la machine, qui tourna sur elle-même et éjecta un disque, une sorte de pièce, que Gordo lui tendit avec un sourire. Grâce la prit sans la regarder et laissa place au suivant. Holle et Kelly rejoignirent Mel, Venus, Wilson et Zane dans la file qui avançait lentement. Parmi les candidats se trouvait un garçon en uniforme militaire qui lui allait mal. Il avait l’air emprunté, comme s’il n’avait rien à faire ici, et évitait le contact visuel. Holle, qui ne le connaissait pas, eut l’impression que les Candidats proprement dits, ceux qui étaient en uniforme, ne constituaient pas plus de la moitié des personnes de la file, la moitié d’une foule de gens qui pensaient tous avoir droit à une place à bord de l’Arche. Mel revint vers Holle. Elle lui prit la main et la serra très fort. Il la regarda droit dans les yeux. — Ça va ? Elle secoua la tête et pinça les lèvres. Kelly murmura à Wilson : — Putain, c’est qui ce gamin en tenue militaire ? Je suis sûre que c’est la première fois qu’il porte cet uniforme. — À ce qu’on raconte, chuchota Wilson, ce serait le fils du général Morell. Tu sais, le type chargé du périmètre de sécurité de la Zone. Il nous a briefés, une fois… — Eh bien, quel que soit celui qui l’a pistonné, il n’a aucune chance de monter à bord de notre vaisseau. Kelly avait le visage dur, le regard concentré, toutes les fibres de son être étaient focalisées sur le processus de sélection. Elle n’eut pas un regard pour Don. Zane était indifférent à tout ça. Dans son uniforme en Lycra voyant, qui n’était pas fait pour son corps mince, il semblait détaché de tout, à peine conscient de ce qui se passait autour de lui. Comme s’il ne se rendait pas compte de l’importance de cet instant, où sa vie pouvait basculer d’un côté ou de l’autre. Ils n’étaient plus très loin de la machine de tirage, et il y avait de moins en moins de monde devant eux. Ils faisaient partie du prochain groupe de dix qui allait s’approcher et s’aligner devant Gordo Alonzo. Holle remarqua deux hommes en armes, l’un derrière Gordo, l’autre à côté de la machine, qui les observaient en silence. Derrière eux, des personnes plus âgées comme Edward Kenzie et Liu Zheng attendaient avec raideur. Holle jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Toujours aucun signe de son père. Gordo vint se placer devant eux, dans son uniforme chiffonné. Il croisa les mains. — Parfait, les gars, maintenant on ne rigole plus. En vous tenant là, vous déclarez vouloir servir à bord de l’Arche. C’est compris ? Maintenant, on va voir si vous êtes sélectionnés. « Vous allez vous avancer, à tour de rôle. Vous allez mettre votre main droite sur cette plaque, dit-il en leur montrant comment faire. Si la machine veut vérifier votre identité, vous sentirez une petite piqûre au niveau du pouce, ce sera un prélèvement sanguin. Compris ? Si vous êtes sur la liste, vous recevrez un jeton. Il leva un disque de métal doré. — Comme celui-ci. Numéroté de un à quatre-vingts. Ne le perdez pas. Je sais, ça peut paraître simpliste, mais une fois que vous aurez votre jeton, votre place à bord de l’Arche sera assurée, quoi qu’il arrive, même si on se fait pirater, même si le système s’effondre, ou autre chose. Maintenant, si vous n’avez pas de jeton, c’est que vous n’avez pas été sélectionné, et on vous demandera de passer votre chemin. Le soldat armé à côté de lui se raidit imperceptiblement et crispa la main sur son fusil. — Qui veut commencer ? Zane s’avança. Il posa sa main sur la plaque, comme indiqué. La machine tourna et cracha un jeton. Gordo le tendit à Zane, qui referma sa main dessus sans le regarder et s’éloigna. Tout aussi simplement, Wilson et Venus réussirent l’épreuve. Venus tremblait ; elle parut infiniment soulagée quand ce fut terminé, et serra son jeton sur sa poitrine. Kelly, qui était la suivante, s’avança avec confiance. Lorsque Gordo lui tendit son jeton, elle le leva au-dessus de sa tête et poussa un hurlement de triomphe comme si elle avait remporté une médaille olympique. Son père, Edward, frappa dans ses mains couvertes de taches de vieillesse. Holle n’en revenait pas du comportement de Kelly. Le garçon en tenue militaire, Morell, fut le prochain à passer. Il tremblait comme une feuille. Gordo dut lui montrer où poser sa paume ; le gamin s’essuya la main sur la jambe de son pantalon et la tendit nerveusement. Mais la machine lui remit un jeton ; il le prit et s’éloigna précipitamment. — Putain, c’est pas croyable, dit Mel. Allez chérie, à toi, fit-il en tapotant l’épaule de Holle. On se revoit de l’autre côté. Holle s’avança, toute seule. Elle fut soudain gagnée par la nervosité, le cœur battant, la tête vide. Elle sentait autour d’elle la présence de Gordo, qui l’observait, du garde planté à côté de lui, de Kelly et des autres Candidats qui avaient réussi et qui l’attendaient, et de Mel, dans son dos. C’était comme l’avait dit Kelly. Toute sa vie, elle s’était préparée pour cette mission. Elle ne saurait jamais tout ce qu’elle avait sacrifié pour en arriver là, le genre d’enfance qu’elle aurait pu avoir si elle n’avait pas fait ça. Et voilà à quoi tout ça se résumait : à une décision prise par un système expert intangible mis au point par Gordo et les ingénieurs sociaux. Mais hésiter ne servait à rien. Elle appliqua sa main sur la plaque. Elle était luisante de la sueur des autres. La machine tourna. Un jeton tomba dans la fente, avec un bruit métallique. Elle se contenta de le regarder pendant une longue seconde comme si elle avait du mal à y croire. Et puis Gordo le lui tendit, et elle le serra très fort dans sa main en rejoignant Kelly et les autres. Personne ne lui flanqua une tape dans le dos, personne ne la serra dans ses bras – personne n’eut un sourire, sauf Kelly. Ce n’était pas vraiment le moment. Le petit Morell était là lui aussi, tout tremblant, probablement plus épouvanté d’avoir réussi que s’il avait échoué. Mel s’approcha de la machine. Il posa sa main sur la plaque. La machine tourna, mais il n’en émergea aucun jeton. Mel fronça les sourcils, regarda la machine. Il allait reposer sa main sur la plaque, mais le garde s’avança. Gordo lui mit sa main sur l’épaule. — Désolé, fiston. Mel resta debout, là, tout raide, l’espace d’une longue seconde. Puis il hocha la tête, tourna les talons et s’éloigna sans jeter un coup d’œil en arrière vers Holle. Holle n’arrivait pas à y croire. — Il doit y avoir une erreur. Kelly dit : — Il fallait bien que quelqu’un cède sa place au petit soldat de papa. Sale coup. — Non ! Holle plongea en avant. Kelly n’eut que le temps de la prendre par le bras et de la ramener en arrière. 38 L’équipage victorieux – les quatre-vingts sélectionnés – fut conduit par Gordo et son staff hors de la salle, dans un petit amphithéâtre. Gordo monta sur l’estrade, où avait été installé un podium sur le devant duquel figurait un sceau bleu. À l’arrière était ménagé un compartiment vitré qui hébergeait des spectateurs. Les candidats – non, « l’équipage », pensa Holle – s’assirent sur les gradins, emplissant à peine un quart de la salle. Ils étaient si peu nombreux que c’en était effrayant. Et elle estima que soixante pour cent à peine portaient l’uniforme des Candidats officiels. Kelly et Wilson escortèrent Holle jusqu’à un siège et s’assirent à côté d’elle, pour s’assurer qu’elle resterait tranquille. Kelly n’arrivait pas à cacher son enthousiasme. Wilson affichait un air grave, empreint de détermination. Holle n’arrivait pas à croire que Mel n’était pas là, à côté d’elle. Elle se sentait comme en pilotage automatique, incapable de décider par elle-même, incapable d’imaginer un avenir sans Mel. Elle ne savait même pas si elle pourrait le revoir, à moins d’envoyer promener tout ça. Autour d’elle, tout le monde se leva. Elle regarda vers la scène et vit que le président Peery s’avançait vers le podium. Pat Peery était un petit homme trapu, au crâne chauve et au visage large. Il portait un costume bleu nuit avec des pin’s sur les revers : un drapeau américain à gauche, et son logo personnel, la Terre entière, à droite. Une cohorte d’hommes et de femmes en costume sombre le suivirent sur scène, sans doute des agents de la sécurité mais aussi des assistants. C’était la première fois que Holle le voyait en chair et en os. Il ressemblait plus à un comédien qu’à un président, se dit-elle ; un de ces comiques dont les chaînes d’info déversaient les sketchs sur les restrictions de nourriture, les « P-D » et les épidémies à longueur de nuit pour distraire les insomniaques. Peery écarta les mains devant lui. — Je vous en prie, asseyez-vous. J’imagine ce que vous devez ressentir, après l’espèce de tirage au sort qui vient d’avoir lieu. Ça doit vous faire un drôle d’effet au creux de l’estomac, pas vrai ? fit-il en se tapotant la panse. Je n’ai pas envie que vous tombiez dans les pommes à cause de moi. Le public s’assit, et Holle sentit l’atmosphère se détendre. Il y eut même quelques rires. — Et voilà, reprit Peery. Voilà neuf ans tout juste que la présidente Vasquez a pris l’initiative de ce projet, et vous êtes là, nos quatre-vingts, notre équipage. Mais avant que vous vous prépariez à décoller, j’ai pensé qu’il fallait que je vous parle, pour vous rappeler d’où vous venez, où vous allez, et pourquoi. C’est une période extraordinairement difficile, pour tout le monde, fit-il en écartant à nouveau les mains. Mais ça, vous le savez. Sans quoi, vous ne vous apprêteriez pas à vous asseoir sur une bombe atomique pour partir dans les étoiles. Et ç’aura aussi été une période extraordinairement difficile pour présider aux destinées de ce grand pays. Il se peut que vous ne soyez pas d’accord avec toutes les décisions que j’ai prises pendant mon mandat, avec tout ce que j’ai ordonné. Mais je puis vous assurer que chacune des résolutions que j’ai adoptées n’avait d’autre objet que d’assurer la survie d’une partie de notre nation au-delà de ce terrible terminus historique – la survie de son cœur, et de son âme. Tous les choix que j’ai effectués, je les ai effectués sous l’œil de Dieu. « Il n’y avait pas d’autre choix possible. D’une certaine façon, on pourrait résumer toute l’histoire de notre nation à une espèce de mission – j’emploie ce terme dans son sens le plus noble, le plus digne d’éloges. Je me suis affranchi des mesures prises par la présidente Vasquez en vue de laïciser l’État. Et je puis dire, à ce sujet, que je n’ai jamais essayé d’intervenir dans la sélection de l’équipage de l’Arche ; les choses étaient allées trop loin. Mais si vous avez entendu mes paroles au cours de ces cinq dernières années, vous finirez par comprendre que j’ai remis Dieu au cœur du destin de notre nation. « En agissant de la sorte, je pense avoir préservé votre grand projet. J’ai fait valoir, au cours de ces derniers jours, que vous, votre Arche, étiez une expression pure et noble de la mission qui avait conduit nos fondateurs sur ce continent – son expression, à une époque où se produit une crise finale qu’ils n’auraient jamais pu prévoir. C’est comme cela que j’ai pu convaincre la nation de vous soutenir. Et j’ai aussi ordonné la poursuite d’une seconde mission, une deuxième Arche, un projet visant à construire un sanctuaire sur la Terre même. Je sais que c’est la première fois que vous en entendez parler – ils n’ont jamais entendu parler de vous. Telle est l’époque où nous vivons. « Afin d’assurer la protection et le financement de ces grands projets, j’ai dû prendre des mesures que beaucoup d’entre vous auraient trouvées dures à avaler. Que j’ai moi-même trouvées dures à avaler. Je vais prendre un exemple qui vous a affectés directement, ici même, aujourd’hui, à Gunnison. « Si nous vous avons amenés ici, dans la Zone, si tôt et sans prévenir, c’est pour éviter que les P-D, les saboteurs et autres dingues aient la moindre chance de faire sauter l’Arche, de jeter leurs bébés par-dessus les palissades, ou de perturber la mission d’une manière ou d’une autre. Nous vous avons fait enfermer avant qu’ils comprennent ce qui se passait. « Mais la vérité toute crue, la voici. Pour assurer la loyauté de mes généraux, des cadres supérieurs de l’armée, j’ai dû garantir à leurs enfants des places à bord de l’Arche. Ça n’a pas été fait de façon arbitraire : ces enfants devaient répondre à des critères élémentaires de santé, de diversité génétique, de compétence et tout ce qui s’ensuit. En échange de quoi, ces hommes, ces cadres supérieurs, vont protéger leurs propres enfants. Et ils auront du boulot, croyez-moi. En attendant, le processus auquel certains d’entre vous ont consacré leur vie entière a été bouleversé au dernier moment. Vous me détesterez peut-être pour cela. Je ne peux pas vous en vouloir. Mais si je ne l’avais pas fait, je ne sais pas si j’aurais pu garantir votre sécurité pendant les sept jours qui restent avant votre départ. J’espère que vous comprendrez, et que vous me pardonnerez. « Bon, assez parlé. Il vous reste encore beaucoup de travail à accomplir, et très peu de temps pour le faire. Rappelez-vous simplement que toute la génération de vos parents et moi-même, nous vous avons donné tout ce que nous pouvions pour vous permettre de réussir votre incroyable voyage. Certains d’entre nous y ont même laissé leur âme. Souvenez-vous de nous, sur la Terre II. Il jeta un coup d’œil à sa montre et à ses assistants. — Je crois que c’est tout. Il quitta le podium. Tout le monde se leva. Alors que le président et son équipe se retiraient, Edward Kenzie et Patrick Groundwater entrèrent sur scène par une porte latérale. Ils se précipitèrent vers Gordo Alonzo, qui s’entretenait gravement avec Liu Zheng. Patrick regarda autour de lui, scruta le public avec angoisse, et puis il repéra Holle et lui adressa un signe pressant. Holle ignora Kelly et les autres. Elle attrapa son paquetage et descendit précipitamment les marches pour se ruer vers la scène. — Papa, oh, papa… — Chérie. Patrick la serra très fort dans ses bras, sur son cœur. Il était brûlant et en sueur. Il n’était pas rasé, comme s’il avait travaillé toute la nuit. — J’ai cru que je ne te reverrais plus jamais. — Ne dis pas de bêtises. Patrick fit un pas en arrière et eut un sourire las. — Je ne pouvais pas intervenir avant le président. Un sacré discours. Gordo grommela. — Pat Peery et son baratin habituel. Pour lui, ce qui compte ce n’est pas le projet, mais les statues que vous allez ériger en sa mémoire, sur la Terre II. Enfin, fit-il en secouant la tête, il sait se salir les mains. Même quand il s’agit de faire passer ce putain de truc pour une fichue mission sacrée. Question d’époque, j’imagine. Mais Holle se fichait pas mal de Peery. — Papa. Tu es au courant – pour Mel ? — Je suis désolé, mon chou. Tu sais que je ne peux rien y changer. Quand tu fais entrer vingt outsiders au dernier moment, il faut bien leur faire de la place. — Je ne partirai pas sans Mel. Patrick lui caressa la joue comme quand elle était petite. — Toute ta vie t’a conduite à ça. Il faut que tu partes. Fais-le pour moi. — De toute façon, murmura Edward Kenzie d’un ton méprisant, vous êtes là. Je ne vous vois pas rendre votre jeton à Gordo. Patrick se tourna vers lui. — Edward, espèce d’enfoiré… — Ça ne peut pas attendre ? lança Gordo. Holle, on a une urgence sur les bras, et on a besoin de toi. — Vous pouvez toujours courir, rétorqua Holle en le foudroyant du regard. Gordo poussa un soupir et se frotta le visage avec les mains. — Oh bon Dieu, ces gosses ! Écoute, fais comme si tu étais encore membre de ce putain d’équipage pour une heure seulement, d’accord ? C’est alors que Liu Zheng intervint : — De tous les Candidats, il ne veut parler qu’avec vous. — Qui ça ? — Matt Weiss. Il vous attend. Déconcertée, elle les suivit, sous le regard de Kelly et des autres. 39 Matt se trouvait dans une cellule des plus rudimentaires, la cave d’un bâtiment aux murs de béton brut, rugueux. Il disposait d’un lavabo, d’une étagère et de quelques livres, d’une couchette, d’une télé et de toilettes chimiques. Mais il n’y avait pas de fenêtre, et donc pas de lumière naturelle. Quand Gordo ouvrit la porte, Matt était assis sur son lit. Liu et Gordo suivirent Holle à l’intérieur ; Patrick resta dehors. Matt se leva et détourna le regard, apparemment gêné. Il portait une combinaison en matériaux recyclés. — Je ne m’attendais pas à te voir, dit-il à Holle. Je sais, j’avais dit que je te parlerais si tu venais, mais… Elle s’obligea à sourire. — Je ne m’attendais pas à me retrouver ici. Elle ne savait toujours pas ce qu’on attendait d’elle. Elle s’assit sur la couchette, et Matt se rassit à côté d’elle. Liu Zheng s’empara de la seule chaise de la pièce, une chose en plastique au dossier raide, et Gordo s’adossa au mur, les bras croisés. — Désolé, ça pue ici, dit Matt. J’ai droit à une douche tous les trois jours. C’est riquiqui, tu comprends. — D’ici quelques semaines, toute l’Arche puera probablement autant. — Peut-être. Enfin, je ne le saurai jamais, hein ? Je parie que tu ne savais pas qu’il y avait une prison sur le site du lancement. — Ça ne m’étonne pas, répondit-elle avec un haussement d’épaules. Tout cet endroit ressemble à une prison, maintenant. Ça grouille de flics, de soldats et de Gardes nationaux. Tu es enfermé ici depuis… — Depuis que j’ai avoué avoir tué Harry, ouais. — Il y aura un procès ? demanda-t-elle avec un coup d’œil à Gordo. — On est plutôt bousculés, répondit Gordo. On a d’autres priorités que d’organiser un procès. — Je ne veux pas de procès, dit fermement Matt. À quoi bon ? De toute façon ça ne changerait rien à ce qui m’attend. — D’accord, fit Holle en baissant la tête. Bon, et maintenant ? Je suppose qu’ils vont t’éloigner d’ici. La cellule se trouvait à quatre cents mètres à peine du pas de tir de l’Orion. Liu Zheng se pencha en avant. — C’est justement de ça qu’il faut qu’on parle, Matt. Nous avons besoin de volontaires. — De volontaires ? — Écoutez…, fit Liu en indiquant vaguement la direction de l’Arche. Vous savez que lorsque cet engin décollera, il détruira tout sur plusieurs centaines de mètres à la ronde. La Zone sera rasée. Et la majeure partie de l’Hinterland… — Je sais, je sais. Rien de ce qui se trouve à proximité de l’Orion ne survivra. Et alors ? — Quelqu’un doit se trouver « à proximité », répondit Gordo. Jusqu’au dernier moment, quand ce canon commencera à tirer ses obus thermonucléaires sur la plaque de poussée. — Matt, soupira Liu Zheng. L’Arche est un engin expérimental. Nous serons encore en train de la construire quand elle s’envolera. Ça ressemble à une sale blague, et pourtant c’est vrai. Nous croulons encore maintenant sous les modifications à effectuer, dont certaines concernent la conception même. Nous n’aurons pas le temps de les faire toutes, et encore moins de les tester. Vous savez que le contrôle de tir s’effectuera depuis un bunker, à Pikes Peak. Mais l’assistance et le contrôle à distance ont leurs limites. Dans les toutes dernières heures, alors que nous procéderons au compte à rebours, nous nous attendons à ce qu’il se produise beaucoup de problèmes, d’incidents. Nous pourrons en anticiper un certain nombre, mais certainement pas tous. — Il y aura une équipe, poursuivit Liu. Des gens qui resteront jusqu’à la dernière minute, jusqu’à ce qu’il soit trop tard pour échapper à l’explosion. Vous devez comprendre… Ils risquent de se retrouver à crapahuter dans les entrailles de l’Orion pour y colmater des fuites au moment même où les bombes atomiques commenceront à exploser. — Une équipe suicide, dit lentement Matt. Et vous voulez que j’en fasse partie. Holle avait du mal à respirer. Elle n’aurait jamais pu imaginer qu’une journée déjà aussi rude puisse continuer ainsi. — D’après tes tests d’aptitude, dit Gordo, tu étais plutôt doué en maths, en physique et en ingénierie nucléaire. Tu étais l’un des meilleurs mécaniciens du corps des Candidats. Ne laisse pas passer cette chance, mon gars. La chance de faire quelque chose pour le projet auquel tu as consacré ta vie. Liu Zheng tendit la main pour la poser sur son épaule. — Je serai là, moi aussi, dit-il. Avec vous. C’est moi qui dirigerai les opérations. C’est mon projet, après tout, fit-il avec un sourire. Ce sera glorieux. Quel honneur ! Quel spectacle, quand l’oiseau s’envolera, gravé sur vos rétines… — Juste avant que mon cerveau se mette à frire. — Tout te sera pardonné, dit Gordo. Par le président en personne. Et même par écrit si ça te chante. On a besoin de toi, mon gars. Holle a besoin de toi. — Vous êtes en train de le manipuler, lança Holle. Vous le condamnez à mort ! Matt la regarda. — Tu seras à bord ? Gordo et Liu regardèrent Holle. Elle comprenait maintenant pourquoi ils l’avaient amenée ici. Ayant presque honte d’elle-même, elle répondit : — Oui, Matt. Oui, je serai à bord. Matt hocha la tête. Il se redressa et serra la main de Liu. — Donnez-moi une clé à molette et je suis votre homme, chef. C’était plus que Holle ne pouvait en supporter. Elle courut vers la porte, qui s’ouvrit pour la laisser sortir, et tomba dans les bras de son père. Lorsqu’ils la ramenèrent vers la voiture, elle sentit une odeur de brûlé. De l’horizon tout entier montait une vilaine fumée noire. Le président Peery avait ordonné qu’on mette le feu à une tranchée de plus de six kilomètres de long qui entourait toute la Zone, et qui était pleine de précieux pétrole. La tranchée brûlerait jusqu’à ce que les moteurs de l’Arche l’anéantissent en s’envolant. 40 Décembre 2041 La sirène retentissait dans les couloirs. Sa pulsation revenait toutes les secondes et un dixième, pensa Holle encore endormie, afin de simuler le rythme auquel les charges thermonucléaires exploseraient sous la plaque de poussée pour propulser l’Arche, et donc elle, dans l’espace. La sirène. Elle s’assit en sursaut dans son lit. La couette glissa sur son buste nu. Sur le mur de sa chambre, un panneau rouge lumineux clignotait. D’après l’horloge murale, il était un peu plus de 18 heures. Elle dormait depuis midi, après avoir passé trente-six heures d’affilée dans les simulateurs. — Marche ! L’écran s’alluma, et le visage de Gordo apparut. — … ci le centre de contrôle de Pikes Peak. Ramenez votre cul à l’Arche, tout de suite ! Le tir est programmé pour 20 h 00 ! Tremblement de l’image. — Ici le centre de contrôle de Pikes Peak. Ramenez votre cul… Elle bondit hors de son lit, traversa la chambre en courant et flanqua une claque sur le panneau interactif. — Gordo, c’est Holle ! L’enregistrement s’interrompit, révélant une image en direct de Gordo Alonzo, cravate dénouée, sur fond d’agitation fébrile au centre de contrôle de tir. Gordo resta impassible, et son regard ne s’égara pas un instant de manière équivoque sur son corps nu. — Bonsoir, mademoiselle Groundwater. — Gordo, que se passe-t-il ? Le lancement était prévu pour 8 heures, demain matin… — Plus maintenant, répliqua-t-il d’un ton bourru. Morell dit qu’il ne pourra pas tenir le front plus de quelques heures. — Nous ne sommes pas prêts, dit-elle, déconcertée. — Faudra l’être. — Il y a encore des civils, ici, au Hilton. Mel est là, quelque part. Mon père… — Va falloir qu’ils déguerpissent fissa. Il appuya sur un bouton, hors de l’écran. — Non, Argent. Ce n’est pas un putain d’exercice. Tu me ramènes illico ton petit cul au pas de tir ! Il appuya de nouveau sur le bouton, et sa main se rapprocha de son nœud de cravate desserré. — Monsieur le président. Oui, monsieur, ici le centre de contrôle de Pikes Peak. Après le message du général Morell, on a accéléré le programme. Je suis certain qu’on… Oui, monsieur, je comprends. Excusez-moi une seconde. Il donna l’impression de regarder Holle en face. — Vous tous, petits crétins de l’équipage, qui m’écoutez parler au président au lieu de ramener votre cul au vaisseau, magnez-vous ou vous aurez tout le temps de le regretter. Oui, monsieur, je vous en prie, je vous écoute… — Stop ! L’écran s’éteignit. Abasourdie, elle se retourna. S’attendant plus ou moins à quelque chose dans ce goût-là, elle avait déjà préparé ses affaires. Sa combinaison de vol était posée sur une chaise, un vêtement de dessous, lâche, bardé de capteurs médicaux et de terminaux de communication, et une solide combinaison AxysCorp, bleu vif, massive, munie d’airbags antichoc, d’un système de réfrigération et d’un panneau tactile contrôlant le recyclage des déchets, tout cela intégré. Et elle avait presque fini d’emballer dans une petite pochette les rares objets personnels qu’elle avait le droit d’emporter à bord de l’Arche, ses clés USB, ses Angels, ses photos – une mèche de cheveux de Mel. Ce fut rapide. Elle fit très vite le tour de la chambre et de la salle de bains pour y prendre les derniers objets, sa brosse à dents, sa boîte de serviettes périodiques. Elle entendait des cris, des moteurs qui tournaient, des pas précipités, le hurlement continu de la sirène, et des bruits étouffés semblables à des coups de feu. Les mains tremblantes, elle ajusta sa combinaison de vol. Elle n’arrivait pas à croire que c’était arrivé, que le moment était venu, qu’elle allait franchir le Rubicon. Elle avait envie de faire pipi. Elle pourrait faire pipi dans l’Arche. Elle chercha ses bottes. De l’autre côté de la fenêtre, des flashs de lumière rouge crépitaient selon un rythme atomique, menaçant. La sortie, au rez-de-chaussée, grouillait de membres de l’équipage, de personnel au sol, de militaires en armes, qui faisaient monter l’équipage dans les bus blindés chargés de les mener vers l’Arche. Un mur en verre avait été installé au milieu de la pièce. Depuis plusieurs jours déjà, les personnes non indispensables au projet étaient évincées des zones fréquentées par les membres de l’équipage, afin de tenir ces derniers à l’abri des parasites. Mel n’était pas là. Mais parmi la poignée d’amants, d’enfants et de parents debout, désespérés, de l’autre côté de la barrière, Holle vit son père. Elle courut vers lui. Elle laissa tomber son paquetage et plaqua ses mains sur le mur de verre ; il mit les siennes de l’autre côté. — Papa, oh, papa… Je voudrais casser cette foutue vitre. Il eut un sourire forcé. — Ce n’est pas une bonne idée. — J’ai essayé de leur demander de te laisser passer pour le dernier soir. Je voulais te faire une paella. — Je la ferai moi-même en ton honneur, ne t’en fais pas. De toute façon, on se parlera par liaison radio. Tu ne te débarrasseras pas si facilement de ton vieux père. — Mel n’est pas là. Il avait dit qu’il viendrait. — Ce n’est pas facile pour lui, chérie. Je lui parlerai. Je m’occuperai de lui. Quelqu’un donna un coup de sifflet, le dernier appel pour l’embarquement des bus. — Papa… — Je vais te dire une dernière chose, mon amour. Une chose que je ne t’avais jamais dite. Ta mère et moi étions là lorsque Thandie Jones a dit au GIEC, à New York, que ce monde était foutu. Tu as été conçue juste après. Conçue dans l’espoir. Mais je ne t’ai jamais dit pourquoi nous t’avions appelée Holle. Dans les Orcades, ma grand-mère me racontait de vieilles légendes norvégiennes… Nous t’avons donné le nom de l’ancienne déesse norvégienne de la vie après la mort – Holle, Hel, Hulda. Holle est la déesse de la transformation. J’ai toujours espéré que tu remplirais cette promesse, d’une façon ou d’une autre, dit-il, de grosses larmes roulant sur ses joues. Et te voilà ici, et maintenant tu fais partie de ce qui va survivre de tout ce monde. C’était plus qu’elle n’en pouvait supporter. — Ce sont des jours de miracle et de merveille, n’est-ce pas, papa ? Il s’arracha à la paroi de verre. — Ne pleure pas, mon bébé, fit-il d’une voix étouffée. Kelly Kenzie s’approcha en courant et l’attrapa par le bras. — Qu’est-ce que tu fous encore là, bon sang ! Viens ! Ce putain de bus part maintenant ! Holle se laissa entraîner. Lorsqu’elle regarda en arrière, Patrick s’était délibérément perdu dans la foule. Ils s’entassèrent dans le bus blindé. Le véhicule s’éloigna avant que Holle ait eu le temps de s’asseoir, avant que la porte soit complètement fermée. Tout le monde titubait dans l’allée, les paquetages traînaient par terre, et les combinaisons étaient à moitié fermées. Rien à voir avec l’embarquement bien ordonné qu’ils avaient répété. Holle réussit à s’asseoir, mais le siège était trop petit pour elle, engoncée qu’elle était dans les épaisseurs de son scaphandre. Mauvaise conception, pensa-t-elle. Faire une note au comité de suivi d’intégration. Bah, ce bus serait désintégré d’ici quelques heures, avec ses sièges inadaptés et tout le reste. Elle sentit monter en elle un gloussement hystérique. Elle regarda par la vitre. Une fumée brune, graisseuse, montait des fosses où le pétrole brûlait, depuis six jours maintenant. Un rugissement sourd atteignit un crescendo et s’abattit sur eux, leur faisant rentrer la tête dans les épaules. Deux avions de chasse passèrent en hurlant dans le ciel, tous feux allumés, brûlant encore un peu plus de ce kérosène si précieux pour la nation et dont les réserves allaient en s’amenuisant. Elle se demanda quelle menace ils avaient été envoyés combattre. Le bus s’arrêta avec une secousse. La conductrice ouvrit les portes, se leva et leur fit de grands gestes avec les bras. — Allez, dehors, dehors ! Plus vite que ça ! C’était une femme entre deux âges, en tenue militaire NBC – une combinaison conçue pour la protéger des radiations, de la contamination bactériologique et chimique. Holle comprenait qu’elle soit pressée ; si elle ne réussissait pas à faire demi-tour avec son bus et à quitter la zone de tir avant le lancement, combinaison NBC ou non, elle était cuite. Holle descendit du bus en serrant son paquetage. L’Arche se dressait au-dessus d’elle, étincelante dans le bain de lumière jaillissant des puissants projecteurs à ses pieds. Des camions-citernes étaient stationnés à la base du vaisseau, leurs tuyaux serpentant dans sa superstructure, pendant que tout en haut des valves laissaient échapper des nuées de vapeur blanche. Pas le moment de réfléchir. Kelly se mit à courir, et Holle la suivit avec son paquetage. Elles parvinrent au pied de la passerelle, où le personnel au sol et les soldats, tous en combinaison NBC, vérifiaient les jetons d’embarquement et leur faisaient subir un ultime contrôle de sécurité, un test rétinien. Le tout dernier. Kelly et Holle s’y soumirent puis se joignirent à la file qui gravissait la passerelle, vers la gueule du vaisseau. C’est alors qu’une pensée frappa Holle. — Hé, dit-elle, haletante. C’est la dernière fois que je mets les pieds sur Terre… Kelly s’échinait à gravir les grandes et hautes marches comme un athlète à l’entraînement. — Tu te disperses, Groundwater. Holle se précipita derrière elle. — On ne revivra jamais ça. Je ne peux pas croire que ça se passe comme ça. — T’as des années pour le croire. Allez, grouille ! La file ralentit en approchant de l’écoutille, à une vingtaine de mètres au-dessus du niveau du sol. Les membres de l’équipage jouaient des coudes pour essayer de monter à bord. De là où elle était, Holle voyait toute la Zone, où régnait une agitation frénétique, jusqu’au rideau de fumée qui montait du pétrole enflammé, et le terrain au-delà. Les lumières de Gunnison brillaient dans les ténèbres de cette soirée de décembre. Des panaches de poussière et de fumée s’élevaient au-dessus de l’Hinterland. Derrière le sifflement des valves géantes de l’Arche, elle entendait des coups de feu, des crépitements d’armes lourdes. Il lui sembla même discerner des cris, dans le lointain. L’Arche était au centre d’une zone de guerre. Comment croire que tout ce qu’elle voyait allait être détruit lors de la mise à feu des extraordinaires moteurs de l’Arche ? Mais par-delà la zone où l’homme avait posé sa marque, les Rocheuses dressaient leur énorme masse sombre, impassible, sur le ciel. Elles résisteraient même au lancement de l’Orion. Holle se demanda s’il y aurait des montagnes sur la Terre II. En approchant de l’écoutille, elle inspira profondément une dernière bouffée d’air de la Terre, mais ça sentait l’essence, l’ammoniaque du liquide de refroidissement des pistons, et une odeur plus âpre, métallique : celle des multiples coques de l’Arche. C’est alors qu’elle entendit des cris, tout en bas. Elle jeta un coup d’œil en arrière. La barrière de sécurité, au pied de la passerelle, commençait à céder. Certains des militaires s’étaient apparemment mutinés et attaquaient les flics et l’équipe au sol pour tenter de monter à bord. Tout foutait le camp, pensa-t-elle. D’autres avions passèrent en rase-mottes dans un vacarme impressionnant. Elle rentra la tête dans les épaules et se précipita à l’intérieur du vaisseau. 41 — La fuite est là, fit Liu Zheng en dépliant un grand plan. Du bout de son doigt ganté, il montra à Matt une canalisation qui menait à un réservoir secondaire de liquide de refroidissement. Ils étaient tous les deux en combinaison NBC légère, et obligés de crier pour couvrir les sifflements de vapeur, les rugissements des moteurs des bus et des camions qui grondaient au pied de l’Arche, les appels impérieux, et l’inquiétant crépitement des armes à feu. — Vous voyez, juste au-dessus de ce joint torique. — Pourquoi les systèmes automatisés ne règlent-ils pas le problème ? — Ils ont gelé, répondit Liu. Un enchaînement d’avaries. La merde, quoi. Ce sont des choses qui arrivent. Et c’est pour ça qu’on est là. Il faut réparer la fuite. Sans liquide de refroidissement, si l’un de ces pistons de suspension surchauffe et lâche en vol, l’Arche tombera du ciel. Vous avez vos outils ? Matt passa un sac sur ses épaules. — Bon. Prenez l’ascenseur trois. C’est votre heure de gloire, monsieur Weiss, fit Liu avec un sourire. Il fourra les schémas techniques dans le sac de Matt. — Allez, allez ! Matt courut vers l’une des douze cages d’ascenseur qui permettaient d’accéder aux parties techniques de l’Arche. Il claqua la grille derrière lui et tira sur la poignée de l’homme mort, qui fit s’élever la cabine dans les sombres entrailles du vaisseau. Il monta à toute vitesse le long des flancs incurvés de l’une des coques qui hébergeaient l’équipage. Un mur de matériau isolant blanc défila devant lui, truffé de trappes de visite, de notices d’avertissement, de valves, de commutateurs et de Tablets, repérés par des pochoirs placés la tête en bas, et destinés aux astronautes qui marcheraient dans l’espace dans l’avenir extraordinaire où le vaisseau serait démantelé dans l’orbite de Jupiter, et réassemblé pour le vol interstellaire. Il se sentait la tête vide, comme en proie à un sentiment d’irréalité. Il n’avait pas beaucoup dormi au cours de la semaine passée. Depuis sa libération, huit jours plus tôt, il s’était employé à mémoriser chaque détail des systèmes auxquels il serait affecté. Il se disait qu’il aurait tout le temps de rattraper son retard de sommeil quand il serait mort. Mais évidemment, comme le lancement de l’Arche avait été avancé, il avait d’un seul coup perdu douze heures de sa vie. Ce qui représentait quand même un sacré pourcentage quand on n’avait plus qu’une journée devant soi. Il regarda en l’air, à la recherche de la conduite défectueuse. L’intérieur de l’Arche était aussi brillamment éclairé que l’extérieur. C’était une masse étincelante de métal, de tuyaux et d’énormes réservoirs reliés entre eux par des tubes et des câbles, contenue dans les puissants étais de la structure. Il voyait des caméras pivoter dans tous les sens. Il y avait aussi un robot d’entretien, qui escaladait la paroi de l’une des vastes coques où logeait l’équipage. C’était une espèce d’araignée munie d’une caméra en guise de tête, de pieds à ventouses qui lui permettaient de gravir des parois verticales, et d’un bras articulé terminé par un ensemble d’outils digne d’un couteau suisse. Continuant à monter, il baissa les yeux le long de la coque et aperçut, tout en bas, derrière l’entrelacs de réservoirs et de tuyaux, la masse impassible de la plaque de poussée proprement dite. C’était une plaque convexe d’acier durci, une pièce d’ingénierie remarquable en elle-même, de quarante mètres de diamètre et de seulement dix centimètres d’épaisseur. Les bombes qui devaient exploser dessous étaient cinq fois plus puissantes que la bombe d’Hiroshima, et seraient mises en place le plus simplement du monde, à l’aide d’un canon placé au beau milieu de la plaque de poussée et qui les tirerait vers le bas, en succession rapide, toutes les secondes et un dixième. L’impulsion produite par chaque explosion viendrait frapper la plaque de poussée, transférant le moment mais se dispersant trop vite pour l’endommager, la plaque étant en outre protégée de l’ablation par un film d’huile graphitique constamment renouvelé. La poussée produite par chaque propulsion serait absorbée par un système d’amortisseurs, d’immenses pistons qui montaient au-dessus de sa tête, dotés d’une course de onze mètres et d’une action double d’un type particulier, car ils devaient protéger les parties vulnérables du vaisseau du rebond en cas de tir raté. Après être partis de zéro pour étudier les problèmes techniques posés par l’Arche, ses concepteurs avaient fini par se rapprocher de ce qui avait été le modèle standard du Projet Orion pendant quasiment toute la guerre froide : un monstre de quatre mille tonnes dont la masse était répartie de façon égale entre la plaque de poussée, la structure du vaisseau, les bombes et mille tonnes de charge utile. Par comparaison, le lanceur Saturn V qui avait lancé la capsule Apollo vers la Lune, propulsée par l’énergie chimique seule, pesait en tout et pour tout trois mille tonnes, dont quarante tonnes seulement de charge utile. Même à présent, il était difficile de se représenter ce que c’était. Quand le vaisseau volerait, cet endroit serait le théâtre d’une immense activité d’ingénierie, le pourtour de la plaque de poussée illuminé par des éclairs de feu atomique aveuglant et ces pistons frémissant à chaque coup de boutoir. Matt releva les yeux. Il approchait des immenses réservoirs de liquide de refroidissement et d’huile graphitique suspendus dans leur nacelle, et du complexe réseau de conduites qui les reliaient. La fuite se trouvait quelque part par là. En vol, le refroidissement des pistons après chaque poussée était assuré par un composé ammoniaqué. Le gaz comprimé à haute température résultant permettait ensuite d’actionner les pompes qui crachaient un film d’huile antiabrasion sur la plaque de poussée avant la prochaine détonation, et pour chasser l’unité de propulsion suivante hors de son magasin. Les ingénieurs adoraient utiliser les produits d’une poussée pour préparer la suivante. C’était un processus qui fleurait bon l’efficacité thermodynamique. Mais cette complexité était source de nombreuses avaries. La lumière mourut dans sa cage d’ascenseur, et la cabine s’arrêta avec une secousse. — Et merde ! Matt pressa la poignée de l’homme mort et secoua la porte de la cage. Mais le courant qui l’alimentait en même temps que les poulies servant à l’entraîner était coupé. Matt brancha le micro qu’il avait à la gorge. — Liu, ici Matt. Alors que la liaison s’établissait, Matt entendit Liu Zheng mettre fin à une autre conversation. — Allez-y. — Je n’ai plus de courant dans l’ascenseur trois. — Attendez… Je vois. Il n’y a plus du tout de courant de ce côté-là. Un générateur est tombé en rideau. Et merde ! fit Liu, l’air désespérément tendu. C’était ce qu’ils craignaient par-dessus tout, une chaîne d’avaries, un problème en provoquant un autre. — Vous êtes toujours sur cette fuite de liquide de refroidissement ? Vous l’avez réparée ? — Négatif. Matt résista à la tentation de rétorquer vertement. Comment aurait-il pu la réparer, alors qu’il n’était parti que depuis quelques minutes ? Liu jonglait avec une centaine de choses en même temps, toutes aussi urgentes que celle de Matt. Pour Liu, cette dernière heure de sa vie devait semblait durer un siècle. — Je n’ai pas fini de monter. — Nous ne pourrons pas rétablir le courant avant… Je n’en ai aucune idée. Matt, vous pouvez improviser ? Oui, Mary, qu’y a-t-il ? Matt coupa la communication. « Improviser » ! Eh bien, il n’avait pas le choix, et il y avait des échelles d’accès fixées partout sur le vaisseau. Il arrima sa trousse à outils sur son dos et ouvrit la grille grâce à la commande manuelle. L’échelle la plus proche était juste à côté de la cage d’ascenseur. Il clipsa sur le montant l’un des mousquetons de sécurité reliés à sa ceinture, se cramponna à la rambarde, tendit un pied et le posa sur le barreau le plus proche. Il tirailla sur le harnais de sécurité pour le tester, puis leva les yeux vers la cathédrale de métal étincelant dressée au-dessus de lui, et commença à grimper. Des caméras de surveillance pivotèrent sur son passage pour le suivre. 42 Après avoir quitté la passerelle, Holle suivit Kelly sur un plancher de grillage d’acier puis dans une pièce vivement éclairée, avant de s’agréger à une file qui attendait d’accéder aux ponts supérieurs. Holle regarda vers le haut, à travers des strates de caillebotis métalliques. La coque qui devait héberger l’équipage était un cylindre vertical. En fait, elle était inspirée des gros réservoirs de carburant des lanceurs Ares V, un reliquat du processus de décision chaotique qui avait caractérisé tout le projet. Quand il avait été décidé de renoncer aux réacteurs des fusées Ares pour s’envoler avec Orion, les ingénieurs s’étaient démenés pour trouver une nouvelle utilité aux composants de la technologie Ares abandonnée. La coque était divisée en ponts par des panneaux de caillebotis qui pouvaient être désassemblés pour élargir l’espace intérieur. Pour le moment, les ponts étaient occupés par des couchettes d’accélération escamotables. Une barre, semblable à celle des pompiers, passait au centre du plancher métallique. Les membres d’équipage grimpaient les uns derrière les autres en s’accrochant aux barreaux métalliques fixés sur la barre. Elles arrivèrent à cette échelle centrale. Kelly monta la première, suivie de Holle, dans les hauteurs de la coque. L’architecture intérieure de la coque s’inspirait des caractéristiques de la station spatiale qui avaient prouvé leur efficacité – les schémas en couleur, les bandes lumineuses permettant de s’orienter en apesanteur, ainsi qu’une ribambelle de placards, de postes de travail et de consoles escamotables. Il y avait des plaques de Velcro et des poignées partout, en prévision de l’apesanteur. Tout ce qui était vraiment important pour le moment se trouvait sur les ponts jumeaux situés dans le nez de chaque coque habitée ; et tous les écrans des postes de travail montraient le visage impassible, rassurant, de Gordo Alonzo, derrière lequel était affichée une image floue du centre de contrôle de tir de Pikes Peak flanquée d’une horloge égrenant le compte à rebours. La voix de Gordo était couverte par le vacarme. C’était le bordel sur chacun des ponts. Il y avait des gens allongés sur les couchettes, occupés à resserrer leurs harnais et à brancher des liaisons de communication et de récupération des déchets. Mais Holle en voyait d’autres qui se disputaient des sièges, se brandissant des jetons sous le nez. Comme elle, la plupart des gens portaient la combinaison de vol standard, mais certains n’en avaient pas. Et beaucoup lui étaient inconnus. Elle appela Kelly. — Où est la sécurité ? Comment ces gens ont-ils réussi à monter à bord ? — Aucune importance, répondit Kelly juste au-dessus d’elle en continuant à grimper à l’échelle avec la même détermination qu’elle avait mise à gravir la passerelle. Il ne faut plus compter sur la sécurité, Holle. Pas ici. C’est à nous de jouer, maintenant. On réglera ça dans l’espace. C’est ton pont, c’est ça ? — Oui. Kelly devait aller sur la passerelle de commandement. — Bon voyage, Kel. Kelly lui sourit en retour, heureuse, sûre d’elle. — J’ai attendu ça toute ma vie. Tu parles que ce sera un bon voyage ! On se revoit de l’autre côté de la Lune. Elle continua de monter et sortit du champ de vision de Holle, qui descendait de l’échelle. Elle trouva assez facilement sa couchette, qui était inoccupée, tout comme celle juste à côté. Chaque couchette portait un numéro correspondant à celui du jeton d’embarquement. C’était une simple couche de plastique et de mousse escamotable, mais elle avait été moulée sur la forme de son corps, et elle s’y était habituée pendant l’entraînement. Elle s’y installa avec soulagement et fourra son paquetage dans l’espace juste en dessous. Elle aperçut Théo Morell, le fils du général. Il portait une combinaison trop grande pour lui et essayait de descendre la barre de pompier à contre-courant de tous les autres. Holle l’appela. — Théo. Hé, Théo ! Il se retourna, désorienté à cause du bruit. Puis il la repéra et s’approcha en hésitant. — Holle ? — Tu t’es perdu ? — Il y a quelqu’un dans ma couchette, dit-il misérablement. Sur le pont 9. Une fille. Je lui ai montré mon jeton, le numéro qu’il y avait dessus, mais elle m’a répondu… — Laisse tomber. Elle regarda son visage angoissé. Elle aurait dû le détester ; il avait pris la place de Mel. — Tu n’as qu’à prendre celle-ci, à côté de la mienne. — Mais elle ne correspond pas à mon numéro. Il fouilla dans sa poche. — Mon jeton est le… — C’est un peu le bazar. Tu n’as qu’à t’asseoir, t’attacher, et si quelqu’un qui a le numéro de cette couchette arrive… Eh bien, on verra le moment venu. Allez, mets ton paquetage là-dessous. Tu l’as bien avec toi, hein ? — Je l’ai perdu, dit-il. Il m’a été arraché quand j’étais sur la barre. — Bon Dieu ! Théo, tu es un vrai phénomène. Enfin, tu as des années pour le retrouver, avant qu’on arrive sur la Terre II. Prie pour qu’il ne tombe pas sur la tête de quelqu’un au moment du décollage. Allez, assieds-toi et boucle ton harnais. D’abord avec hésitation, puis avec soulagement, il lui obéit et s’installa. Ils étaient allongés sur le dos, comme chez le dentiste, les yeux rivés sur le pont du dessus. Quelque part dans les hauteurs, deux personnes se chamaillaient à propos d’une couchette, et le ton montait. 43 Don Meisel attrapa Mel par le bras et l’entraîna hors de la file qui attendait de prendre le bus pour quitter la Zone. Don était en tenue de combat. Il portait un épais gilet pare-balles et une arme automatique. Sous son casque, son visage était tartiné de crème noire qui avait ruisselé au niveau du front et sous les yeux à cause de la sueur. — Prêt pour un peu d’action ? — Tu plaisantes ? Ça fait des années que je n’ai pas tiré un coup de feu. — On a besoin de tout le monde. Même si vous, les pilotes, n’avez jamais réussi à tirer droit. Allez, fit-il en se mettant à courir vers l’imposante cabine d’un gros camion militaire vert bouteille. Mel dut laisser passer devant lui un bus qui fonça dans un grand bruit de moteur vers le corridor sécurisé partant du Hilton des Candidats, loin de la zone d’explosion. Puis il suivit Don, ne sachant que faire d’autre. — Alors, demanda Don en s’éloignant au petit trot, tu as vu partir Holle ? — Je me suis dégonflé, admit Mel. La voir à travers une vitre… Ça aurait changé quoi ? — T’as raison, répondit Don en courant. Mieux vaut plonger les mains dans le cambouis. — Et là, qu’est-ce qui se passe ? — Ça chauffe partout dans le périmètre. Tiens… Il y avait un tas de cuirasses et d’armements à côté du camion. Don tendit à Mel une armure, un casque de la police, et un fusil. — Ils arrivent surtout de l’ouest, en ce moment. Nous pensons que c’est une faction de Subsistants. Mais c’est difficile à dire. C’est un vrai bordel. Tout le monde est mélangé, les « P-D », ainsi que des dissidents de la police, de l’armée et de la Garde nationale. Ça court dans tous les sens. T’as fini de t’équiper ? Tout le monde à bord ! Il aida Mel à grimper à l’arrière du camion. Une vingtaine d’hommes en tenue de combat s’y trouvaient déjà entassés : des policiers, des Gardes nationaux et des soldats de l’armée régulière. Un officier remonta le hayon et le fixa en position fermée. Ils partirent vers l’ouest dans un grand bruit de moteur, soulevant un panache de poussière dans le crépuscule. Le camion traversa un champ de mines en suivant une piste de chiffons blancs attachés à des piquets. Don regardait droit devant lui, si fixement que Mel était incapable de deviner ses pensées. — Alors ? lui demanda Mel. T’es moins en colère contre tout ça ? Le lancement et le reste ? Don se fabriqua un sourire et rajusta sa jugulaire. — Je gère ça comme je peux. On aurait tous les deux préféré envoyer Dexter, mais ils n’acceptent pas les enfants de deux ans. Kelly est partie pour nous deux, pour vivre sur un nouveau monde, ce que nous ne pourrons jamais faire. Quant à moi, Dieu seul sait ce que l’avenir me réserve. Il y a même eu une époque, figure-toi, où j’avais un plan de carrière. Je travaillais en ville, dans une unité du CAP, sous les ordres d’un officier appelé Bundy. Un type bien. — Le CAP ? — « Crimes Against Persons », la brigade traitant des homicides. Ça, c’était vraiment un boulot de flic. Et j’y étais bon. Je pensais intégrer les Enquêtes spéciales. Je faisais ça pour compenser, tu comprends ; pour compenser mon éviction de l’Académie. Mais on n’arrêtait pas de faire appel à nous pour tenir une barricade ou mater une émeute de la faim dans un de ces camps de « P-D ». Maintenant, tout ça est plus ou moins en train de tomber à l’eau, et mes plans de carrière avec. Mais il y a encore du boulot à faire, dit-il en regardant Mel. Si tu veux, je n’aurais qu’un mot à dire et… Voilà, on y est. Le camion s’arrêta dans un grondement de moteur. L’officier rabattit le hayon et les hommes descendirent. Il y eut des coups de feu, une odeur de brûlé, un nuage de fumée. Don fit signe à Mel de ne pas s’éloigner de lui. Ils traversèrent un terrain accidenté, les fondations dévastées d’un bâtiment. Les coups de feu, les cris, les hurlements s’amplifièrent. C’est à bord de l’Arche que je devrais être en ce moment même, pensa Mel. Pas ici. Ils arrivèrent à un réseau de tranchées dans lequel ils se laissèrent tomber au signal de l’officier, et avancèrent en file indienne, Mel marchant dans les pas de Don. La tranchée avait été creusée avec soin. Elle était gainée de feuilles de plastique et serpentait selon un tracé conçu pour réduire les dommages au cas où une grenade aurait explosé, ce qui aurait dévasté une tranchée en ligne droite. La défense du site de lancement de l’Arche, en ce jour ultime, avait exigé de longs mois, des années de planification. Le tir des deux canons d’un système d’arme lourde se fit entendre, à l’ouest. Mel vit se découper en ombre chinoise sur le crépuscule la silhouette caractéristique d’un Chinook. L’hélicoptère s’éleva, énorme et laid, porté par ses deux rotors, effectua un passage au ras du sol, les armes situées dans son nez crachant des balles en direction des tranchées. — Pas l’un des nôtres ! hurla Don. Dans un vacarme assourdissant, deux autres avions filèrent du nord au sud en survolant le Chinook. Mel, qui était issu de l’armée de l’Air, était à peu près sûr que c’étaient des F-35, des Lightnings. Tout le monde rentra la tête dans les épaules. Le bruit des avions, énorme, oppressant, était terrifiant. Mais il n’y eut pas de tirs ; les Lightnings devaient être à court de munitions. — Bon Dieu ! Où est-ce qu’ils ont bien pu trouver un Chinook ? hurla Mel. — Une faction séditieuse de l’armée de Terre, ou de l’armée de l’Air. À moins que ce soient les Mormons. Je t’ai dit que c’était le bordel… Il y eut une détonation sourde. — Un mortier ! — À terre ! L’obus siffla au-dessus d’eux. Mel sentit la main de Don se poser sur sa nuque et lui plaquer la tête sur une feuille de plastique déchirée. L’obus les survola, explosa, et le sol se mit à trembler. Mel se releva prudemment. — Quelqu’un s’est dégoté un mortier. — Ouais, souffla Don. Et maintenant, ils sont à portée de tir. L’officier qui les commandait tendit le doigt. — Toi, toi et vous deux, dézinguez-moi ce putain de mortier. Les autres, suivez-moi. — À nous de jouer, fit Don. Les deux autres que l’officier avait choisis avaient déjà rampé hors de la tranchée et filaient vers l’ouest, dans la direction d’où venait l’obus de mortier. Don se tortilla pour sortir et les suivit. Mel lui emboîta le pas sans réfléchir. Il franchit le périmètre et plongea à terre, rampant après les trois autres, essayant de ne pas se faire semer, crapahutant dans la boue, vers un nid de mortier. C’est pour toi que je fais ça, Holle. Tout ça, c’est pour toi. Lorsqu’il arriva à la fosse d’où tirait le mortier, les autres donnaient déjà l’assaut. Mel entendit exploser une grenade, des hurlements, puis un gargouillis sanglant. Le temps qu’il rejoigne ses compagnons, Don descendait déjà dans la fosse. Le mortier, une antiquité apparemment, était détruit. Mais il y avait un tas d’obus qui paraissaient récupérables. Don et les autres étaient en train de les trier. Ça sentait le sang et le cochon brûlé, comme dans une boucherie. Mel vit qu’il y avait deux personnes dans la fosse. Un homme avait été coupé en deux par la grenade qui avait détruit le mortier ; ses jambes étaient réduites à des lambeaux sanglants. Mais il tenait un pistolet à la main, et du sang coulait sur sa poitrine. De toute évidence, il avait résisté aux assaillants. L’autre personne qui se trouvait dans la fosse était une femme. Couverte de sang, elle portait les restes d’une robe déchiquetée. Mel vit, sidéré, qu’elle tenait un bébé. L’enfant, qui ne devait pas avoir plus de quelques mois, était emmailloté dans une couverture crasseuse. Il était réveillé, mais paraissait trop sonné pour pleurer. Quand la mère vit Mel, elle tituba dans sa direction en lui tendant le bébé. — Pitié… L’un des soldats l’abattit d’une seule balle, l’étendant sur le sol dévasté, le dos en charpie à l’endroit où la balle était ressortie. Un bruit de moteur retentit au-dessus d’eux. — Couchez-vous ! hurla Don. Mel se jeta à plat ventre. Il tira le bébé des bras de sa mère, essaya de le nicher sous son armure, et abaissa la visière de son casque. Le vacarme s’accentua, et ils furent inondés de lumière. Il risqua un coup d’œil vers le haut. Le Chinook était juste au-dessus d’eux, à peine discernable au-dessus de la lumière aveuglante de son projecteur. Mel crut voir des silhouettes penchées par une écoutille, qui pointaient vers eux une arme ressemblant à un bazooka. Un avion arriva dans un hurlement, un F-35, qui ne devait pas être à plus de cinquante mètres au-dessus du sol. Le Chinook abandonna les tranchées. Il remonta, piqua du nez et partit vers l’est, droit vers le centre de la Zone – et l’Arche, qui devait être sa cible ultime. Le F-35 poursuivit sa trajectoire. Mel s’attendait à ce qu’il tire au canon, ou un missile air-air, ou qu’il s’échappe. Mais il ne fit rien de tout ça. Plus de munitions, se rappela-t-il. L’avion éperonna l’hélicoptère. L’explosion ébranla le sol et remplit le ciel de lumière. Mel se tapit dans la boue, serrant le bébé contre lui, attendant qu’un enfer de débris leur tombe dessus. Le bébé se mit à pleurer. 44 Wilson, Kelly et Venus étaient allongés côte à côte dans leurs couchettes d’accélération, sur la passerelle de commandement de la coque habitée B, baptisée Seba. — Une minute, dit Venus. Wilson ne pouvait s’empêcher de parler. — Dieu du ciel… Faut vraiment être dingues. Une putain de bombe atomique est sur le point d’exploser juste sous mon cul… — Trop tard pour battre en retraite maintenant…, fit Kelly avec un sourire. — Ça va être la pire journée que Gunnison ait jamais connue depuis qu’Alien et le Predator se sont foutus sur la gueule, ajouta Venus. — Hein ? — Laisse tomber. Tous les voyants sont au vert. Professionnelle comme toujours, elle vérifiait les écrans placés devant eux. L’Arche était le fruit de procédés hautement technologiques, ce qui ne l’empêchait pas d’être extrêmement simple et de ne comporter qu’un petit nombre d’instruments. En dehors des écrans de maintenance où s’affichaient la composition de l’air qui circulait dans les coques pressurisées et l’accélération à laquelle l’équipage serait exposé, des cadrans indiquaient la fréquence des détonations de propulsion, les niveaux dans les réservoirs d’huile antiabrasive et de liquide de refroidissement, et la pression dans les conduites de vapeur. Les commandes étaient tout aussi simples : une commande manuelle du rythme de l’unité de propulsion, une poignée en T et une manette pour ajuster l’assiette de la fusée. Elles ne devaient servir qu’en tout dernier recours, en cas de défaillance des systèmes automatiques. Cela dit, Wilson savait que personne n’avait survécu aux exercices au cours desquels avait été simulée une catastrophe nécessitant leur utilisation. À présent, en ces toutes dernières secondes, alors que les unités de propulsion nucléaire logées dans les magasins de chargement étaient alignées dans les embouchures des mécanismes de distribution et que le liquide de refroidissement commençait à irriguer les grands pistons, Wilson sentait frémir la bête. Il jeta un coup d’œil aux moniteurs où l’on voyait les membres de l’équipage allongés sur leurs couchettes, dans les entrailles de la coque. Les voyants de couleur ambre qui annonçaient que le lancement était imminent se mirent à clignoter, et un message enregistré retentit à tous les niveaux. Mais les gens se battaient encore pour leurs couchettes. — Vingt secondes, annonça Kelly d’un ton neutre. Wilson sentit son anus se contracter. — Oh putain ! Oh, putain… — Ça y est, c’est réparé ! hurla Matt. Les échos de sa voix rebondirent sur les parois métalliques. — Quinze secondes, rappela Liu Zheng, depuis le sol. — Je sais. J’entends couler le liquide de refroidissement. Matt jeta un coup d’œil aux puissantes parois métalliques qui l’entouraient comme s’il n’était qu’un grain de poussière. — Je n’arrive pas à croire que je suis là, à écouter ça. — Dix… Neuf… Je suppose que nous n’avons pas besoin de compte à rebours. — Non. Ma tâche est terminée, c’est ça ? — Pour ça oui, Matt. Bon travail. — Où êtes-vous ? — Juste sous la plaque de poussée. Où voudriez-vous que je sois ? — Si ça tourne mal, Liu, vous serez le premier à le savoir. Il y eut un puissant jet de vapeur, un claquement. Probablement la première bombe en train de filer le long du canon. Au dernier moment, Matt éprouva comme un coup de poignard de terreur. — Liu, je crois… Il vit l’explosion déferler sur la plaque de poussée. Il la « vit ». Et puis… Un poing gigantesque heurta le dos de sa couchette. Holle entendit des cris étouffés, tout autour d’elle, et un immense gémissement, comme si le vaisseau tout entier se disloquait. Et pourtant, je ne suis pas morte, pensa-t-elle. Elle ne se trouvait qu’à une trentaine de mètres au-dessus du nuage de plasma produit par une charge nucléaire de cinq kilotonnes, et d’une plaque de poussée qui venait de subir une poussée vers le haut de mille g, mille fois la gravité terrestre. Visiblement, le système amortisseur avait bien fonctionné, et les énormes pistons avaient absorbé le choc. Sinon, elle serait déjà morte, le vaisseau pulvérisé par la plaque de mille tonnes qui, projetée vers le haut par cette première explosion, aurait fracassé la gigantesque structure de l’Arche. La gravité se réduisit, lui procurant une vague nausée. Fin de la première explosion. Est-ce que ça n’avait duré qu’une seconde ? C’est alors qu’une autre lui succéda, une deuxième poussée, un peu plus douce, et qui la plaqua à nouveau sur sa couchette. La pression se relâcha encore une fois. Et puis la poussée reprit. Et ça recommença. Ça marchait. Elle entendit des gens qui hurlaient, applaudissaient. Elle se laissa aller sur sa couchette, ferma les yeux et essaya d’imaginer qu’elle était sur une balançoire d’enfant dans les locaux d’entraînement de Gunnison, et qu’elle se balançait paisiblement d’avant en arrière. Ce n’était pas si terrible que ça, un g à peine d’accélération, juste de quoi vous enfoncer les yeux dans les orbites. Une séance d’entraînement facile. Plutôt chouette de s’envoler dans l’espace sur une bombe atomique. Sauf que les installations de lancement, ainsi que tous ceux de l’équipe au sol qui n’avaient pas réussi à quitter la Zone, avaient déjà disparu ; la pauvre ville de Gunnison avait été aplatie, comme Hiroshima. Le voyage n’avait même pas commencé. C’est alors qu’elle sentit le vaisseau se mettre à tanguer, puis rouler d’un bord sur l’autre, la secouant dans sa couchette confortable. L’Arche était équipée de puissants réacteurs auxiliaires, des stabilisateurs conçus pour ajuster sa trajectoire au moment de la poussée brutale des bombes nucléaires. Roulis, tangage, roulis, tangage… Elle fut projetée en avant contre son harnais, comme si le vaisseau était entré de plein fouet dans un mur de briques. Les applaudissements laissèrent place à des hurlements. « Unité défectueuse ». Ils avaient simulé ça. Elle regarda autour d’elle. Morell avait l’air terrifié. — Une unité de propulsion défectueuse, Théo ! cria-t-elle. Une seule unité, sur des centaines. C’est tout. L’insertion d’un système aussi complexe qu’une bombe thermonucléaire à l’intérieur du nuage de plasma en expansion provoqué, une seconde plus tôt, par la bombe précédente – à condition qu’elle explose – était toujours une manœuvre délicate. Mais si la prochaine foirait aussi, et la suivante, ils retomberaient dans leur propre nuage radioactif… Une nouvelle poussée. Bon Dieu ! Ça ne faisait donc qu’une seconde, à nouveau ? Le temps était élastique. Et une nouvelle poussée. Et encore une. Ils avancèrent pendant quelques secondes comme en pointillés, par secousses longitudinales, alors que la masse de l’Arche absorbait la détonation manquée. Et puis les va-et-vient de l’accélération reprirent leur mouvement de balancier régulier. Elle sentit que la main de Théo cherchait la sienne, s’y agrippait. Elle la saisit et la serra fortement, en regrettant que Mel ne soit pas là, ni son père. Roulis, tangage, roulis, tangage, la pulsation un peu plus lente que les battements de son cœur apaisé, roulis, tangage, et la carcasse de l’Arche gémissait en s’élevant comme un ange noir, au-dessus des cendres de son site de lancement. Quelque chose lui éclaboussa le visage. De l’urine, qui dégoulinait du pont juste au-dessus. Roulis, tangage. 45 Thandie Jones était debout dans la salle de contrôle de Pikes Peak, admirant un spectacle qu’elle pensait ne jamais revoir, une scène qu’elle croyait à jamais disparue, comme tant de choses du monde d’avant le déluge : un complexe de lancement, des rangées de techniciens parlant d’un ton grave et mesuré dans leurs micros en contrôlant la trajectoire d’un vaisseau spatial s’élevant au-dessus de la Terre. Mais quel vaisseau spatial !… Gordo lui tapota l’épaule. — Regardez. Nous avons des images de ce qui s’est passé peu avant la première explosion. Les images avaient été prises par une caméra placée juste au-dessous de la plaque de poussée. — Vous voyez ça ? fit Gordo en tendant le doigt, le regard intense. Ce nuage de vapeur correspond à l’insertion de la charge. Ça, c’est l’unité de propulsion proprement dite… Un objet en forme de vase tombait d’un trou pratiqué dans le grand toit métallique situé juste au-dessus. — L’huile antiabrasive se répand sur la plaque. Et boum, détonation de la bombe. Fin de la séquence, et de la caméra. Thandie avait travaillé avec Gordo Alonzo pour la première fois vingt-quatre ans plus tôt, lorsqu’ils avaient plongé en sous-marin, une véritable pièce de musée, à la recherche de preuves de l’existence de mers souterraines. À présent, alors qu’elle s’était rappelée à son attention à cause de Grâce Gray, il l’avait invitée à assister au point culminant du projet. Elle n’aurait jamais imaginé, après toutes ces années, se retrouver debout à côté de Gordo dans une telle situation. Sans compter qu’elle n’avait jamais aimé ce type. Il y eut une série de cris étouffés. Des images prises par un avion volant à la limite de la zone d’explosion étaient téléchargées sur les écrans. Thandie se retourna pour regarder. Un cratère de plusieurs kilomètres de diamètre était apparu dans la terre brûlée. Au-dessus de lui grossissait la boule caractéristique d’une explosion nucléaire, un nuage en forme de champignon. Mais – chose stupéfiante – la tramée des réacteurs d’un vaisseau spatial s’élevait au-dessus de ce nuage, propulsé par d’autres détonations, une succession d’autres boules de feu. Bientôt, la lueur aveuglante du plasma émis par la fusée qui s’élevait surpassa celle du champignon atomique au sol, et illumina ce qui restait de la Terre et de la mer qui la rongeait, tel un soleil mortel lancé à l’assaut du ciel. — Mon Dieu, Gordo, qu’est-ce que j’ai provoqué ? J’aurais peut-être mieux fait de la boucler. — Faut toujours que vous vous attribuiez tout le mérite, gronda-t-il. Hein, lécheuse de foufounes ? TROISIÈME PARTIE 2042-2044 46 Février 2042 Wilson Argent sortit avec soulagement du sas étanche et se retrouva de l’autre côté de la coque, dans l’obscurité. Soulagé de quitter la minuscule pièce où il était resté des heures à se préparer en respirant l’oxygène pur, à basse pression, qui emplissait son scaphandre. Il était temps qu’il sorte, quarante jours après le décollage, de l’environnement exigu et bruyant de Seba et de Halivah, les coques jumelles de l’Arche, cette serre chaude en proie à la compétition et à l’indocilité. Cela dit, il était encore dans les entrailles du vaisseau, dans les profondeurs de la tour de lancement d’Orion, aussi grande qu’une usine, et ce qu’il voyait de l’espace était obstrué par des poutrelles, des réservoirs et des ombres. Les seuls bruits qu’il entendait étaient le bourdonnement des pompes de son pack dorsal, le crépitement des parasites dans son casque Snoopy, et sa propre respiration. L’extrémité du bras télémanipulateur – officiellement, l’Unité Mobile d’Entretien – l’attendait de l’autre côté de l’écoutille, exactement comme prévu par les procédures de sortie extravéhiculaire. On aurait dit le bras maladroit d’un robot, hérissé de caméras, de systèmes d’accrochage et de douilles de fixation pour les instruments, enveloppé dans un tissu isolant, blanc, qui brillait sous les spots. Wilson se retourna sur lui-même, saisit les bords de l’écoutille de ses mains gantées et se lança, pieds en avant, vers l’embout de verrouillage du bras. Son câble de liaison en Kevlar se déroula derrière lui. Ses énormes gants étaient intelligemment conçus, car ils lui permettaient de plier les doigts sans problème, mais il avait les jambes raides, engoncées dans ce qui ressemblait à une sorte de tuyau gonflable. Son Unité de Mobilité Extravéhiculaire – sa combinaison pressurisée, étanche – disposait d’un système de refroidissement. Elle lui offrait même une certaine protection contre les micrométéorites et les radiations, mais dedans, il se sentait à peu près aussi souple qu’une poupée de plastique. Cela dit, il n’avait pas prévu de marcher sur la Lune ce jour-là ; il s’apprêtait à effectuer une inspection visuelle de la plaque de poussée, et la plupart des mouvements qu’il avait à effectuer devaient être contrôlés par le bras. Il avait bien visé, et ses pieds se posèrent en douceur sur le bout du bras. Il entendit un raclement distant, alors que des fixations se fermaient sur les semelles de ses bottes. Un rail pivota pour venir à sa rencontre, et il saisit une sorte de guidon, comme s’il conduisait un scooter. Il boucla un harnais autour du montant du guidon. Une sécurité supplémentaire : si le bras tombait complètement en panne, il pourrait toujours le remonter à la force des poignets. Il était prêt. — Wilson à coupole, dit-il d’une voix qui lui parut curieusement étouffée par son casque. Interface avec le bras réalisée. Paré pour l’intervention. Je m’apprête à libérer le câble d’attelage avec la coque. — Bien reçu, Wilson, répondit Venus, depuis la coupole. Tes constantes sont un peu élevées. Tu respires trop fort, ton rythme cardiaque est un peu supérieur à la normale. Attends quelques secondes. Il se dit qu’elle avait sûrement raison, mais elle aurait pu se dispenser de le crier sur les toits. Il savait que de nombreux membres de l’équipage devaient suivre ses évolutions sur le réseau interne ; sans compter le public qu’il avait sur Terre, grâce à la liaison continue en direct. — Venus, je sais ce que je fais. Nous avons répété cette manœuvre pendant des heures, au Hilton. Je pourrais faire tout ça en dormant. — C’est bien ce qui m’inquiète. Prends le temps de souffler, bois un peu d’eau et réinitialise ton SAFER. — La barbe. Mais en tant que capcom ce jour-là, grosso modo, c’était elle le chef. Il but un peu d’eau de la poche intégrée à son casque. Ensuite, il appuya sur le bouton qu’il avait à la ceinture. Son SAFER, son système de propulsion arrière, lui flanqua un petit coup dans le dos, et il sentit le bras articulé osciller et frémir pour absorber l’impulsion. Le SAFER[3] était un mini-réacteur à azote comprimé qui lui permettrait de retourner vers l’Arche si la mission tournait au fiasco et qu’il était complètement coupé de la coque. Comme le bras et la combinaison, c’était une relique des divers systèmes jadis conçus pour la Station spatiale internationale. Il attendit que les vibrations du bras s’amortissent. C’était elle le chef. Après plusieurs années passées à se spécialiser dans les systèmes externes du vaisseau, il était persuadé de savoir bien mieux que Venus comment mener cette inspection de routine extravéhiculaire, dont le principe était déjà programmé alors que l’Arche n’était encore qu’un bout de papier sur une table à dessin, à Denver. Mais il était inutile de s’en prendre à Venus. Elle n’était qu’un maillon de la chaîne de commandement qui passait par la commandante de bord officielle de l’Arche, Kelly Kenzie, pour remonter jusqu’à Gordo Alonzo, confortablement installé au Contrôle de mission d’Alma, où la direction de l’expédition avait été transférée de Pikes Peak après l’extinction du moteur Orion. Cette chaîne de commandement resterait en place pendant les deux prochaines années, le temps qu’ils accomplissent leur mission dans l’orbite de Jupiter et se propulsent vers les étoiles dans une bulle de distorsion. À partir de là, il serait impossible d’entrer en contact avec l’Arche supraluminique ; de toute façon, une fois Alma envahie par les eaux, elle ne pourrait plus émettre, et l’Arche serait livrée à elle-même. Même avant cela, la distance constituait déjà un problème en soi. La Terre étant à cinq minutes-lumière, Gordo ne pouvait superviser directement la sortie extravéhiculaire. Venus n’était pas en cause à titre personnel : sans l’éloignement, Gordo le tannerait exactement de la même façon. Sans compter que Wilson devait bien admettre qu’il se sentait nettement mieux après s’être reposé quelques secondes. — Wilson à coupole. C’est bon. Venus. Je suis prêt. — Garde les mains à l’intérieur du véhicule. — Bien reçu. Lors des simulations à Gunnison, cette phrase revenait régulièrement dans la bouche de leurs tuteurs, pour la plupart des vétérans grisonnants du programme spatial d’avant le déluge. Comme tous les parcs d’attraction de la Terre avaient déjà fermé lors de la naissance de Wilson et de Venus, aucun des Candidats ne voyait très bien ce qu’elle signifiait. Mais ils avaient l’impression que la répéter maintenant leur porterait bonheur. Le bras fut pris d’une saccade, Wilson sentit la poussée des fluides hydrauliques, et il fut balancé en douceur à l’écart de la coque. Il monta à travers un enchevêtrement de poutrelles, de tuyaux et de câbles. Il avait l’impression d’aller très vite et de passer dangereusement près de grosses poutres et de réservoirs. Le bras tremblait et vibrait plus qu’il ne s’y était accoutumé lors des simulations, mais il est vrai qu’il représentait une lourde masse supportée à l’extrémité d’une longue structure articulée. Il se concentra sur sa respiration et veilla à rester rigoureusement impassible. Il ne tenait pas à ce que des images de son visage terrifié et aux yeux exorbités tournent en boucle sur les écrans de la coque, puis sur Terre. En quelques secondes à peine, il se retrouva à distance de la superstructure d’Orion. Le bras le souleva hors de l’ombre. Le soleil apparut, telle une lanterne suspendue au-delà de la proue du vaisseau, et sa visière se teinta aussitôt, filtrant une grande partie de la lumière. Quelque part autour se trouvaient les étoiles, la Terre, la Lune et les planètes, mais il ne voyait rien d’autre que le soleil. Alors qu’il continuait de monter, il eut une vue parfaite de l’Arche dans son ensemble – le premier être humain à la voir à l’œil nu depuis le décollage, se rappela-t-il avec une pointe d’orgueil, même si des drones étaient sortis l’inspecter depuis que la propulsion de l’Orion avait été coupée. Les coques jumelles du vaisseau – appelées Seba et Halivah en hommage aux frères du Nemrod de la Bible, tous trois arrière-petits-fils de Noé – étaient encore reliées à la plateforme de lancement. À leurs flancs étaient accrochés quatre papillons blancs lumineux, les navettes qui les emmèneraient un jour vers la surface de la Terre II. Une constellation de lumières artificielles éparpillées sur toute la structure entrelacée de l’Arche éclaboussait les points saillants de métal poli. Il trouva le spectacle extraordinairement beau, dérivant comme ça dans l’espace interplanétaire, et en même temps étrange : cela ressemblait moins à un vaisseau spatial qu’à une grosse usine déracinée on ne sait comment et projetée dans la lumière. Tout ça serait démantelé et reconstruit sur Jupiter, lorsque l’Orion serait déconnectée et l’Arche préparée pour sa croisière interstellaire. Mais avant cela, l’Orion devrait être mise à feu une dernière fois pour ralentir l’Arche avant son entrée dans l’atmosphère de Jupiter. C’est pourquoi Wilson devait procéder à cette inspection de la plaque de poussée. Il y avait eu deux ratés de mise à feu des unités de propulsion au cours de la séquence de lancement, la première quelques secondes seulement après le décollage. Il fallait vérifier que la secousse longitudinale à laquelle les explosions ratées avaient soumis le vaisseau n’avait pas eu de conséquences fâcheuses, et que les éventuels dégâts causés à la plaque de poussée par une bombe mal placée n’étaient pas trop graves. Quand il regardait vers le bas, entre ses pieds, il distinguait les lumières rouges de la coupole depuis laquelle Venus suivait ses évolutions. Encore un vestige de la Station spatiale : c’était une ampoule de verre hexagonale, aux écoutilles rentrées vers l’intérieur, fixée sur la paroi de Seba. La coupole était le domaine de Venus. Pendant une bonne partie de la mission, c’est de là qu’elle mènerait ses expériences d’astronomie, sans compter le pilotage, la navigation et les fonctions de contrôle dont elle serait responsable. Spontanément, il agita la main et distingua un mouvement dans la coupole, une ombre dans la quasi-obscurité qui préservait la vision nocturne de ses occupants. — On te voit, Wilson. — Coupole, je vous vois aussi. Vous avez l’air super ! — Et le vaisseau, de quoi a-t-il l’air ? — De là où je suis, je ne vois aucun dégât. Aucun signe de fuite des réservoirs. La majeure partie de l’eau à bord de l’Arche était emmagasinée dans des réservoirs incurvés, qui formaient comme une seconde peau autour des coques ; l’eau entourait les habitacles, leur fournissant une protection supplémentaire contre les radiations cosmiques. — Le gicleur des fusées d’attitude présente des traces de brûlure. Il y a peut-être aussi des épaufrures sur le revêtement thermique de l’ogive. — Les compteurs Geiger ne font apparaître aucune retombée des bombes de l’Orion à l’endroit où tu es, Wilson. Seulement des rayonnements cosmiques. — C’est rassurant, dit-il sèchement. Le bras l’envoya un peu plus loin en fléchissant ses nombreuses articulations. Il dépassa les immenses colonnes des pistons absorbeurs de chocs et s’approcha de la base du vaisseau. Il distinguait parfaitement à présent le disque de la plaque de poussée, qui brillait dans l’intense lumière du soleil. — Je vois la plaque. Je vais bientôt entrer dans l’ombre. — Bien reçu, Wilson. Ne prends pas de risques. — T’inquiète. Alors que le bord bien net de la plaque approchait, il serra plus fort ses poignées de scooter tout en s’efforçant de garder une expression détachée et de respirer régulièrement. — C’est parti…, fit-il d’une voix qui résonna à ses propres oreilles comme un piaulement. Et merde… Le bras descendit sous la plaque, faisant obstacle à la lumière du soleil, et il se retrouva dans l’ombre. Sa visière ne réagit pas tout de suite au changement de luminosité, l’abandonnant dans les ténèbres. Le bras s’immobilisa, de lentes vibrations le parcourant sur toute sa longueur. Il se sentait très loin, très fragile, au bout de cette étrange nacelle élévatrice. Puis sa visière s’éclaircit enfin, et les lampes du bras articulé illuminèrent le gong d’acier qui s’étendait devant lui. — J’y suis, dit-il. Je vois la plaque. Il tendit la main. — J’en suis si près que je pourrais presque la toucher. — Bien reçu, Wilson. Du calme, maintenant. Fais une pause. Laisse ta vue s’adapter. Tous tes systèmes sont verts, de même que ceux de tes consommables. Tu pourrais rester là douze heures s’il fallait. Tu as tout ton temps. — Bien reçu. Il prit soin de ralentir sa respiration. Il se retourna pour regarder, dans la direction d’où il venait, la Terre et la Lune suspendues dans l’espace, maintenant visibles depuis que la plaque de poussée masquait le soleil. Elles lui apparaissaient sous la forme de deux demi-disques séparés l’un de l’autre par la largeur de la Lune vue de la Terre. Il leva le pouce. D’un doigt, il pouvait cacher ces deux mondes jumeaux. Les premiers jours, quand ils regardaient leur planète mère s’éloigner dans l’espace, ils avaient tous été frappés de constater combien il y restait peu de terres émergées. Même le Colorado, qui leur paraissait si grand quand ils y vivaient, n’était plus qu’un éparpillement d’îles marécageuses, menacées par des tempêtes laiteuses, immenses, quasi permanentes, qui sillonnaient le monde océanique, très loin en bas. Mais de là où il était, il ne voyait aucun détail. Ils avaient déjà parcouru tant de chemin… Le bref lancement explosif d’Orion les avait projetés directement loin de la Terre, sans pause en orbite. Ils continueraient sur leur lancée jusqu’à Jupiter en procédant à quelques ajustements de trajectoire mineurs. Ils ralentiraient en sortant du puits gravifique du soleil, mais, pour le moment, ils voyageaient à une vitesse stupéfiante : quatre-vingt-cinq mille pieds à la seconde, selon les unités astronautiques de Gordo, c’est-à-dire cinquante-huit mille miles à l’heure, soit vingt-six kilomètres à la seconde. Autrement dit, plus de deux fois plus vite qu’aucun être humain n’avait jamais voyagé, le précédent record appartenant à un équipage d’Apollo. Même à une telle vitesse, le voyage leur prendrait un an. Au cours des quarante jours qui venaient de s’écouler, ils avaient déjà parcouru près de quatre-vingt-dix millions de kilomètres – plus de deux cents fois la distance de la Terre à la Lune, près du dixième de la distance qui les séparait de Jupiter, des ordres de grandeur qui traduisaient un éloignement de la Terre bien supérieur à celui d’aucun être humain avant eux. Même la lumière mettait un temps non négligeable à parcourir une telle distance. Il était incroyable de se dire que l’image qu’ils voyaient de la Terre était déjà vieille de cinq minutes. Lentement, sous ses yeux, les étoiles silencieuses apparurent, remplissant le ciel sans soleil qui s’étendait derrière la Terre brillante. — Coupole à Wilson. Ça va, dehors, mon grand ? — Ouais. J’admirais juste la vue. — Prêt à passer à l’action ? — Affirmatif. — Le bras va te déplacer vers le secteur 1-A de la plaque… Le bras eut une secousse et se remit en mouvement, le rapprochant de la plaque de poussée. Avec un soupir, il se détourna de la Terre. 47 Grâce Gray trouva Kelly Kenzie à son poste, sur le quatrième pont de Seba, quelques minutes avant le début de la réunion du conseil d’équipage. Grâce était remontée du pont 5 grâce à l’un des câbles qui avaient été tendus entre les ponts pour faciliter les déplacements pendant ce trajet en apesanteur. Elle se retourna sur elle-même pour arriver les jambes en avant, et envoya tournoyer dans les airs la Tablet qu’elle avait apportée. Kelly la rattrapa au vol et l’examina. Elle était assise à côté de Holle Groundwater et de Zane Glemp, les jambes enroulées autour de la barre de son tabouret en forme de T. Des Tablets et des blocs-notes étaient étalés devant elle sur la table, maintenus en place par des carrés de Velcro, mais quelques stylets flottaient en l’air. Kelly semblait stressée, comme si elle n’avait pas dormi. Grâce savait qu’elle avait trouvé ces deux premiers mois de commandement de la mission jusqu’à Jupiter plus difficiles qu’elle ne s’y était attendue. Il faut dire qu’elle était confrontée à des problèmes que personne n’avait prévus. Holle sourit à Grâce et lui servit un café. Ce qui consistait à injecter le liquide d’une flasque dans un pot muni d’une embouchure, comme les gobelets des bébés. — Merci. Grâce goûta le café avec circonspection. Il était plutôt mauvais, et il y avait fort à parier qu’il le serait davantage encore quand, d’ici à quelques années, les ingrédients lyophilisés et compactés commenceraient à manquer. Elle s’installa, le dos plaqué contre un mur. Kelly fit courir son pouce sur la Tablet, prenant connaissance du rapport de Grâce, marmonnant un juron de temps à autre. — C’est le recensement complet ? — J’ai parlé à tout le monde, dans les deux coques, répondit Grâce. J’ai vérifié les jetons d’embarquement, quand ils en avaient un, et les données biométriques. J’ai même fait vérifier leurs noms, et examiné avec Gordo, au sol, leurs déclarations concernant leurs compétences et leur héritage génétique. — Tu n’as pas eu de problèmes pour obtenir ces données ? demanda Holle. Grâce haussa les épaules. — Ça s’est bien passé. Je pense que le fait que je n’appartiens à aucune faction a joué en ma faveur. Je leur inspirais la même méfiance à tous. Holle regarda le ventre de Grâce. — Tu en es à neuf mois de grossesse, mais tu t’es mieux habituée à l’apesanteur que certains de nous, les Candidats. La vie dans l’espace est un vrai cauchemar, tu ne trouves pas ? Toutes ces petites choses. On ne peut pas faire sa toilette ni se doucher comme sur la terre ferme. On ne peut même pas se brosser les dents sans se prendre du dentifrice dans l’œil… Grâce eut un sourire prudent. Holle était probablement la plus ouverte des Candidates, et elle s’était toujours montrée amicale avec « Grâce la pistonnée » depuis que Gordo la lui avait collée sur les bras, l’année précédente. Mais pour Grâce, même Holle ressemblait à une enfant gâtée. Les Candidats n’arrêtaient pas de se plaindre de leur sort, et compatissaient rarement aux malheurs de ces millions, peut-être même encore ces milliards de gens qui souffraient sur la Terre envahie par les eaux. — Je ne trouve pas ça si terrible. Le mal de l’espace n’est pas pire que les nausées matinales. Et l’apesanteur m’aide à porter ce gros bidon, dit-elle en se tapotant le ventre. Enfin, je trouve. Cela dit, il y avait des effets secondaires. Son corps émettait parfois d’inquiétants gargouillis, comme s’il cherchait à compenser l’absence de cette pesanteur à laquelle tous les autres bébés, depuis Caïn et Abel, étaient soumis. Enfin, au moins, elle ne serait pas la première à mettre son enfant au monde dans l’espace ; deux des Candidates, enceintes lors de l’embarquement, avaient accouché sans problème entre les mains expertes, quoique débordées, de Doc Wetherbee. La diversité génétique de l’équipage s’était donc déjà enrichie. — Ah, les voilà, dit Kelly. Les gars, c’est le moment de mettre vos armures. Grâce jeta un coup d’œil autour d’elle. Des gens convergeaient vers le poste de Kelly, descendaient par la barre de pompier à travers les ponts, ou franchissaient en nageant le tunnel de connexion depuis la deuxième coque. Les meilleurs alliés de Kelly étaient déjà auprès d’elle : Zane, Holle ; et Venus, qui communiquait par l’intermédiaire d’un écran depuis la coupole, où elle supervisait la sortie dans l’espace de Wilson Argent. D’autres Candidats arrivèrent : Joe Antoniadi, qui ouvrait de grands yeux, comme toujours, comme s’il passait son temps à découvrir le monde, Thomas Windrup et Elle Strekalov, cramponnés l’un à l’autre, Cora Robles, qui semblait à la fois être en rogne et s’ennuyer, comme une fêtarde à cinq minutes-lumière de la boîte de nuit la plus proche. Doc Wetherbee arriva à son tour comme un ouragan, avec sa Tablet. C’est alors qu’apparurent certains des « pistonnés », ainsi que les Candidats appelaient dédaigneusement ceux qui, comme Grâce, avaient été imposés à l’équipage par des groupes d’intérêt particuliers, vers la fin du processus de sélection. Théo Morell avait l’air encore plus tendu que d’habitude. Se présentèrent enfin certains « clandestins », comme on appelait de façon encore plus insultante les éléments dissidents des forces de sécurité, censés garder le vaisseau et qui s’étaient introduits de force à bord au dernier moment. Grâce connaissait désormais leurs noms. Il y avait les frères Shaughnessy, ainsi que Jeb Holden et Dan Xavi, deux ex-« P-D » à l’air coriace. Les clandestins étaient représentés, de façon informelle, par Masayo Saito, un jeune lieutenant américano-japonais qui était également l’aîné des militaires. Masayo prétendait ne pas se trouver ici de son propre chef, mais avoir été entraîné par les autres. De fait, Grâce le croyait ; elle avait vu des photos de la femme et du bébé qu’il avait laissés sur Terre, et ne reverrait, selon toute vraisemblance, plus jamais. Après l’arrêt des moteurs de l’Orion, lorsque les clandestins avaient commencé à se déplacer librement dans le vaisseau et le tunnel de connexion reliant les deux coques, Grâce avait été sidérée de les voir, dans les restes crasseux, tachés de sang, de leurs tenues militaires. Elle ne reconnaissait même pas la moitié des pistonnés. Tant de gens qu’elle n’avait jamais vus avaient réussi à s’introduire à bord… Et presque tous étaient plus jeunes que Grâce, qui avait vingt-six ans. Ce qui n’était guère surprenant, la plupart des militaires qu’on envoyait au front étant jeunes. L’espace commençait à se remplir. Les membres de l’équipage se massèrent autour de la table de Kelly, trouvèrent de quoi s’accrocher au mur ou au plafond, ou se suspendirent telles des chauves-souris et commencèrent à fiche le bazar en se passant des cafés entre eux. Un remue-ménage permanent s’entendait dans les ponts supérieurs et inférieurs, et se voyait facilement à travers les caillebotis de métal. La coque ne faisait que huit mètres de diamètre, d’une paroi incurvée à l’autre. Sans compter qu’une partie du volume disponible était occupée par les étagères qui épousaient la courbure des murs – des étagères destinées au matériel et aux réserves qui devaient permettre au vaisseau de fonctionner pour une durée prévue de dix ans. Grâce en savait assez sur la façon dont la coque avait été conçue pour reconnaître que c’était un miracle de gestion de l’espace. Il n’y avait tout simplement pas assez de cette bon Dieu de place ! Elle avait parfois l’impression de vivre dans un immense escalier plein de monde, ou en prison. Alors que des pieds bottés s’agitaient devant son visage, Grâce se recroquevilla sur elle-même et rêva qu’elle marchait dans des plaines désertes. Enfin, ils furent réunis, et Kelly tapota avec un stylet sur une table pour réclamer le silence. — Bien, je déclare ouvert le conseil du vaisseau, tenu ce jour, 14 février 2042, sous la présidence de Kelly Kenzie. — Joyeuse Saint-Valentin, cocotte ! cria l’un des gars de Masayo, déclenchant une salve de rires. Kelly l’ignora et resta impassible. — La réunion est retransmise vers Alma, pour commentaires et supervision ultérieurs. Nous commençons par les rapports de section. Zane, à toi l’honneur… Zane dirigeait, en tout cas sur le papier, une équipe chargée de l’ingénierie la plus exotique. Il signala que la fusée de propulsion Orion avait été coupée et parfaitement sécurisée. Aucun défaut majeur n’avait été rapporté ; et si les vérifications en cours, comme celles entreprises par Wilson, le confirmaient, il ne voyait pas pourquoi la propulsion ne leur rendrait pas de bons et loyaux services quand ils arriveraient sur Jupiter. — Il devrait nous rester un certain nombre de bombes atomiques, dit-il. Alors, les réacteurs Prométhée pourraient prendre le relais. C’étaient des moteurs ultramodernes, dont la technologie était inspirée de celle de l’Orbiteur des Lunes de Glace de Jupiter, un vaisseau non habité. Quand ils entreraient en action, ils soulageraient les piles à combustible. Les composants de la bulle de distorsion, qui étaient pour le moment entreposés dans les sections inférieures de la coque et devaient être assemblés dans l’orbite de Jupiter, ne semblaient pas avoir souffert lors du décollage. Venus les appela depuis sa coupole pour leur dire que son projet de recherche de planète était en cours d’expérimentation. L’idée était de procéder à des observations complémentaires de celles qui avaient été effectuées par les télescopes en orbite terrestre, comme Hubble, et les derniers instruments basés sur Terre, au Chili notamment. Le travail le plus utile serait fait au cours des mois qu’ils passeraient dans l’orbite de Jupiter, à une distance fixe de la Terre. C’est là que le travail consistant à sélectionner la destination de l’Arche commencerait pour de bon. En attendant, Venus avait aussi la responsabilité de la GN&C, un sigle de la Nasa qui signifiait Guidage, Navigation et Contrôle. Elle leur communiqua les résultats de la dernière mise à feu des moteurs verniers servant à corriger leur trajectoire, ce qui donnait, en termes de précision sur les trois axes : — Moins un, plus un, plus un. On aura du mal à faire mieux. — D’accord. Holle ? Holle Groundwater dirigeait une équipe responsable des fonctions les plus prosaïques du vaisseau, mais elle débita certains des sigles les plus ronflants. « Comms », Grâce comprenait assez facilement. Le « RTEE », c’était le Réseau de Transport d’Énergie Électrique. Le « SSVCE », le Système de Support de Vie et de Contrôle de l’Environnement, c’est-à-dire l’ensemble des systèmes experts chargés du nettoyage de l’air et du recyclage de l’eau dont dépendait leur vie à tous. L’objectif était ambitieux. Il y aurait toujours des fuites et des déchets, mais leur but était de faire en sorte que les réseaux d’air, d’eau et autres éléments essentiels gardent leur étanchéité le plus longtemps possible. Pour le moment, Holle faisait effectuer à son équipe une série complexe d’expérimentations et de tests portant sur les systèmes de vol. Ces tâches comprenaient la création d’un jardin hydroponique sur le pont inférieur de Seba. Jusque-là, dit-elle, les choses se passaient bien. Les pistonnés et les clandestins écoutaient sans mot dire. Tous les responsables de section étaient évidemment des Candidats, qui avaient été entraînés pour la mission. Ce qui, à soi seul, était un sujet de division dans l’équipage. Doc Wetherbee fut le dernier à faire son rapport. Il n’avait que vingt-quatre ans et était lui aussi un Candidat. En plus de son cursus de base, il avait pratiqué la médecine générale à Denver, aux urgences de l’hôpital, et dans les équipes de triage des camps de « P-D » et autres centres de traitement. Un œil rivé sur sa Tablet, il parcourut un bref rapport sur la santé générale de l’équipage : trois membres seulement souffraient encore du mal de l’espace ; deux avaient un problème de déshydratation ; une femme qui s’était cassé la jambe au cours du décollage, quand sa couchette s’était effondrée, se remettait, ainsi qu’un clandestin qui s’était cassé une phalange en tabassant un Candidat. En réalité, l’infirmerie manquait moins de matériel et de produits médicaux qu’on ne le craignait. — Nos deux jeunes mamans et leurs bébés vont bien, conclut-il. Ce qui m’amène à poser une question. Y a-t-il un docteur dans la salle ? En dehors de moi-même. Ce qui provoqua un certain émoi. Le point culminant de la réunion approchait. Wetherbee était furieux, et c’était compréhensible, à cause des circonstances de l’embarquement : parmi ceux qui n’avaient pas réussi à monter à bord se trouvait Miriam Brownlee, diplômée en psychiatre et chirurgie, et petite amie de Wetherbee. — Grâce, tu as fini ton recensement, dit Kelly en lui rendant sa Tablet. Tu veux nous en parler ? Grâce attrapa sa Tablet. — D’accord. Vous savez tous que l’embarquement, le jour du lancement, s’est passé dans le plus grand désordre. À la demande de Kelly, j’ai simplement vérifié qui se trouve actuellement à bord de ce vaisseau – qui vous êtes, quels sont vos compétences, vos antécédents familiaux, médicaux et tout ce qui s’ensuit. Je vous ai tous interrogés, et je vous ai aussi demandé de confirmer ce que vos camarades m’avaient dit. « Voici le résumé des conclusions. Je téléchargerai les détails vers la base de données du vaisseau si le conseil est d’accord. L’équipage prévu devait être composé de quatre-vingts adultes. Il y a actuellement soixante-dix-huit adultes à bord. C’est ce que le premier décompte nous a appris, le premier jour. — Autrement dit, commenta Kelly, à cause de la mutinerie, nous avons quitté la Terre avec deux couchettes vides. Continue. — Sur les soixante-dix-huit, quarante-neuf sont d’ex-Candidats. Sur les vingt-neuf restants, vingt et un ont été ajoutés en toute dernière minute, avec l’accord formel de l’équipe de commandement au sol dirigée par Gordo Alonzo. Je fais partie de ceux-là. Ce qui nous laisse huit personnes qui sont montées à bord au dernier moment, avant qu’on relève la passerelle. — N’hésitez pas à le dire, intervint Masayo Saito. Nous savons tous comment vous nous appelez. Les clandestins. — Concernant le personnel médical, poursuivit Grâce sans se démonter, l’équipe prévue à l’origine comportait trois médecins, spécialisés dans la chirurgie, la psychiatrie, la pédiatrie et autres disciplines. — Et d’après votre étude minutieuse, demanda Wetherbee, le nombre de médecins qualifiés ayant réussi à monter à bord est de… — Un, Mike. Vous. Pas de chance, j’imagine. Je suis désolée. Il eut un rire amer. — Enfin, vous n’y pouvez rien. — Quel merdier, dit Kelly. Et quoi d’autre, Grâce ? Des compétences en médecine d’urgence ? — Là, nous nous en sortons mieux. Tous les Candidats ont suivi une formation convenable de secouristes. De même que Masayo et certains de ses gars. — Pas trop tôt, fit Masayo. Finalement, vous avez besoin de nous. — N’empêche, dit Kelly, que nous dépendons complètement de Doc Wetherbee, ici présent. Gordo Alonzo va faire tout ce qui est en son pouvoir pour nous permettre de l’épauler. Écoute, Mike, je ne voudrais pas te mettre la pression, tu n’as vraiment pas besoin de ça, mais tu pourrais peut-être travailler avec Grâce et trouver ceux qui te semblent les plus prometteurs dans le domaine paramédical. Mettez au point une espèce de programme de formation. Pour le moment, nous bénéficions d’une assistance au sol ; je pense que ça devrait nous aider, pour tout ce qui ne relève pas de la chirurgie ou des traumatismes. — Mais à partir du moment où nous passerons en vitesse de distorsion, poursuivit froidement Zane, nous perdrons le contact avec le sol. Et quand les vagues se refermeront sur Alma… — Je suis au courant, Zane, coupa Kelly. Nous avons le temps de trouver des solutions avant. Grâce, quid de la diversité génétique ? Les ingénieurs sociaux essayaient de s’en tenir à leurs paramètres de sélection, même avec les pistonnés. — Pour avoir la réponse complète, il faudra procéder à des analyses ADN, répondit Grâce. Mais il n’y a qu’une femme parmi les militaires. Et en plus deux d’entre eux sont frères, les Shaughnessy. — Frères ! s’étrangla Mike Wetherbee. Seigneur ! Même ça nous l’avons foiré. — Ça va être comme ça tout du long jusqu’à Jupiter ? demanda pesamment Masayo. — Je ne vous aime pas, pas plus que je n’aime la façon dont vous vous êtes introduits à bord, répondit Kelly en croisant les bras. Mais nous sommes tous dans le même bateau, jusqu’à la fin de nos jours. Et il n’y a pas de place pour les passagers, Masayo. — Parfait, répondit Masayo. Nous ne demandons qu’à travailler. — Très bien. Holle ? Holle parcourut le groupe du regard en souriant, comme si elle appréciait vraiment cette réunion. La tension s’allégea sensiblement. Grâce admira l’élégance avec laquelle elle exerçait ses compétences. — Il est urgent d’établir des procédures de maintenance. Nous sommes soixante-dix-huit, entassés dans un petit volume. — Oui, et en ce qui me concerne, je trouve que c’est un sacrément petit espace, reprit Masayo. De quelle place disposons-nous au juste ? Holle tapota sur sa propre Tablet, à la recherche des chiffres précis. — Vous savez que les deux coques sont dérivées des réservoirs de carburant de fusées Ares – elles-mêmes issues du réservoir externe de l’ancienne navette spatiale. Chacune est un cylindre de huit mètres de diamètre environ, et de cinquante mètres de longueur. Une partie de ce diamètre est occupée par les réservoirs d’eau, sous la coque, les entrepôts de matériel, et ainsi de suite. Ce qui nous laisse environ quatre mille sept cents mètres cubes d’espace vital, dans les coques habitables. Soit à peu près trois fois le volume de la cabine pressurisée d’un Boeing 747. À peu près cinq fois le volume pressurisé de la Station spatiale… — Mais avec un équipage treize fois plus nombreux, dit Kelly. — En réalité, nous ne disposons pas actuellement de l’espace maximal, parce que les composants du générateur de distorsion sont logés dans le tiers inférieur de chaque coque. « Il va falloir que nous fassions des efforts pour que ce petit volume reste habitable. Masayo, nous allons vous briefer, vous et vos gars, sur les bases du vol spatial. Par exemple, tout ce qui tombe par terre quand on est soumis à la pesanteur, comme la poussière, eh bien ça ne tombe plus en microgravité. L’air que nous respirons est rempli de cochonneries – il est même plein de petits bouts de nous. Si nous voulons éviter qu’il y ait des algues et des moisissures sur les parois, nous serons obligés de les nettoyer tous les jours. Nous aurons aussi des piles à combustible à purger, des batteries à charger, des déchets liquides à collecter, des fûts de nettoyage de CO2 à changer, de l’eau potable à chlorer, et ainsi de suite. Nous devrons établir des roulements. J’en enverrai une proposition à la base de données du vaisseau dès qu’elle sera prête. Masayo croisa les bras. — Vous voulez faire de nous des hommes de ménage. C’est ce que vous dites. Kelly se pencha en avant. — Si vous avez des compétences plus utiles pour ce vaisseau interstellaire, faites-le-moi savoir, ici et maintenant. À plus long terme, et avec l’aide du sol, nous essaierons de tirer le meilleur parti des compétences et des expériences de chacun. Mais pour le moment, oui, vous ferez le nettoyage. Et moi aussi, comme nous tous. Holle, quand tu établiras tes tableaux de service, mets-nous, le lieutenant Saito et moi, en tête de liste pour la corvée de nettoyage des murs, dans la première équipe. Holle hocha la tête. Kelly parcourut l’assemblée du regard, disposée autour de la table ou bien planant, selon des angles divers et variés, au-dessus d’elle. — Bon, je pense que cette réunion a été productive. Mais ce n’est qu’un début. Il va falloir que nous apprenions à vivre les uns avec les autres. Et à travailler les uns pour les autres, pour le bien de ce vaisseau. Même si nous ne sommes pas d’accord sur le reste, j’espère que nous pourrons au moins nous accorder sur ce point. Autre chose à l’ordre du jour ? Non ? Eh bien, la séance est levée. Mais alors que les participants à la réunion se dispersaient, Kelly fit signe à Holle et à Grâce de rester. Une fois que Masayo et ses garçons furent hors de portée de voix, elle murmura : — Et les armes ? Cette bande de soldats a dû monter à bord armée. Grâce, tu as une idée de l’endroit où ils ont pu planquer leurs flingues ? Grâce secoua la tête. — Je n’ai pas pensé à le leur demander. Il faudra que tu parles avec Masayo. Kelly parut regarder ailleurs. — Non, dit-elle. Je ne peux pas me permettre de provoquer la confrontation sur ce point. Holle, je voudrais que tu rassembles quelques personnes. Au moins deux pour chacun des clandestins. Montez une opération commando. Plaquez-les au sol et piquez-leur ces putains d’armes. Faites appel à des gens sur lesquels vous savez pouvoir compter. Wilson, par exemple. Holle eut l’air dubitatif. — Ça risque de poser des problèmes à plus long terme. — Laissez geindre Masayo. Je préfère ça plutôt que de savoir que des armes se baladent à l’intérieur des coques pressurisées. Allez-y. Elle regarda une horloge. Elle était réglée sur l’heure d’Alma, comme toutes les horloges du vaisseau. — Il faut que j’aille voir comment se passe la sortie extravéhiculaire de Wilson. 48 Le moment de la journée que Grâce Gray préférait, à bord de l’Arche, c’était quand elle prenait fin. Le Contrôle de mission, à Alma, imposait les trois-huit à l’équipage des coques jumelles : Seba dormait pendant la première période, Halivah pendant la deuxième, et tout le monde était réveillé pour la troisième. De cette façon, la moitié au moins de l’équipage était toujours debout et sur le pont, ce qui augmentait les chances de survie de l’Arche en cas de catastrophe inopinée. Mais il n’y avait aucune intimité ni dans l’une ni dans l’autre des coques, sauf à l’intérieur des toilettes, même s’il avait été prévu de partitionner les grands volumes durant la longue phase de vol interstellaire. Ça voulait dire qu’il fallait apprendre à dormir comme dans un gigantesque dortoir, avec du monde au-dessus et au-dessous de soi, qui gémissait et ronflait bruyamment dans des couchettes visibles à travers le caillebotis des ponts, où l’on voyait des silhouettes fantomatiques passer dans un sens et dans l’autre, aussi légères et silencieuses que des bulles. Et pourtant, Grâce avait appris à savourer les moments où elle s’attachait vaguement sur sa couchette, dans un cocon de sac de couchage et de couverture. C’était la microgravité dans ce qu’elle avait de plus agréable, loin des petits tracas de la journée où l’on dérivait dans les ordures des autres, les nuages d’objets épars, les vis, les débris de plastique et les bouts de mastic, autant de signes de la précipitation avec laquelle le vaisseau avait été construit. Dans sa couchette, on flottait, comme dans le lit le plus confortable de la Terre. Dès le début de la période de sommeil, les caméras omniprésentes, montées sur des supports muraux, se détournaient. La Terre n’avait pas besoin de vous regarder dormir, ni le Contrôle de mission, ni le grand public qui, sans cela, leur assurait Gordo, aurait suivi le moindre de leurs mouvements comme si le vaisseau était une émission de téléréalité destinée à les distraire de la terrible réalité du déluge. L’audimat était très élevé, leur disait Gordo. Grâce pensait que cette surveillance inhibait les conflits à bord du vaisseau. Elle n’avait donc rien contre, ce qui ne l’empêchait pas d’apprécier le moment où les yeux électroniques se détournaient. Ensuite, Kelly Kenzie faisait sa dernière ronde, pour s’assurer personnellement que tout allait bien. Grâce y voyait la preuve d’un instinct très sûr, car, en faisant cela, elle consolidait le lien avec son équipage. Peut-être que ça compenserait la brutalité de certains de ses actes, comme le raid sur les caches d’armes qu’elle avait prévu de faire. Sur son passage, Kelly demandait aux systèmes du vaisseau de baisser les lumières dans la coque et de n’y laisser que les éclairages de sécurité. Et c’est ainsi que l’habitacle s’assombrissait, section par section, dans son sillage. Un jour, alors que Grâce était dans la Ville en Marche – elle avait peut-être douze ou treize ans –, les travailleurs itinérants étaient restés six mois sur un projet de construction près d’Abilene, au Texas. L’un de ses compagnons, un Anglais appelé Michael Thurley, avait été élevé dans la religion catholique ; il avait découvert une jolie petite église dans la ville, et il avait pris l’habitude d’aller à la messe. Grâce l’y avait accompagné plusieurs fois. Elle aimait particulièrement la fin du service, quand un enfant de chœur passait dans l’église pour éteindre les cierges. La procession silencieuse de Kelly était comme ça, tous les soirs ; c’était comme s’ils étaient des enfants endormis dans une grande église où l’on aurait soufflé les cierges les uns après les autres. Grâce s’endormait en pensant à ces jours-là, à Michael et à Gary Boyle, à leurs tentes, à leurs objets portables, à toute leur marche, et à l’église au Texas où les lumières s’éteignaient les unes après les autres. Elle fut réveillée par une douleur fulgurante dans le ventre, et une soudaine sensation humide et chaude entre ses jambes. Elle avait perdu les eaux. Il était 3 heures du matin, heure d’Alma. 49 Juin 2043 Gordo Alonzo, dont les paroles avaient dû parcourir le gouffre de quarante-cinq minutes-lumière qui les séparait de Jupiter, annonça qu’il allait rendre le verdict du tribunal interservice suite au comportement déplorable de Jack Shaughnessy envers un membre de l’équipage senior, sur la passerelle de commandement de Halivah. Masayo Saito n’avait pas quitté Seba depuis qu’ils avaient atteint Jupiter et que les coques avaient été séparées, et le tunnel de connexion supprimé. Mais là, pour assister à la séance de Gordo à Halivah, il allait être obligé d’effectuer la traversée en combinaison spatiale, comme les astronautes. Ils traversaient toujours à deux, et Holle s’était portée volontaire pour l’accompagner. Elle voyait là une opportunité d’établir une passerelle métaphorique avec Masayo alors qu’ils franchiraient l’espace entre les coques. Masayo était arrivé avant elle à la chambre de prérespiration, une pièce située sous un dôme, à la pointe du nez de Seba. Afin d’éviter l’embolie gazeuse, il fallait prérespirer pendant des heures pour se préparer à l’atmosphère d’oxygène pur à basse pression des scaphandres pressurisés. Masayo ne lui dit pas grand-chose lorsqu’elle entra. Il était déjà en scaphandre, sauf le casque et les gants ; il était assis, les jambes enroulées autour de la tige d’un tabouret en forme de T, et il travaillait sur sa Tablet à la répartition des tâches de l’équipage. Elle comprit que c’était un moyen de lutter contre la nervosité. Sans compter que toute l’affaire Windrup-Shaughnessy avait ravivé les tensions entre les clandestins et les Candidats. Il était impossible de garder un secret à bord de l’Arche, c’était une leçon qu’ils avaient apprise dès leurs premiers jours dans l’atmosphère toujours inflammable d’un vaisseau surpeuplé. Même si vos confidences n’étaient pas colportées par les ragots de l’équipage, il y avait toutes les chances pour que, sur Terre, un fan d’une vedette de l’équipage comme Kelly ou Cora, accro aux images en direct, envoie à son héroïne un mail rapportant tous vos commentaires. Holle espérait pouvoir parler à Masayo dans l’intimité de l’espace, et était prête à attendre pour cela. Elle aussi avait apporté de quoi s’occuper pendant toutes ces heures ; et c’était plus intéressant que les corvées de nettoyage de Masayo. Après sept mois en orbite autour de Jupiter, Venus Jenning avait publié les premiers résultats de sa recherche de planète. L’étude de Venus partait des données collectées au cours de plus de quarante ans de recherches effectuées par les instruments basés sur Terre et les télescopes spatiaux chercheurs de planètes, auxquelles venaient s’ajouter les observations effectuées par les appareils déployés à partir de l’Arche. Deux télescopes, un sur Terre et l’autre sur Jupiter, pouvaient plus ou moins fonctionner comme les composants d’un unique instrument de près d’un milliard de kilomètres de diamètre – d’où une bien plus grande précision. Partant du principe que les meilleures données concernant les exoplanètes les plus proches seraient obtenues quand l’Arche aurait rejoint Jupiter, aucune décision quant à la destination de l’Arche n’avait été prise avant le lancement. Mais, conformément au plan de mission originel, la phase actuelle de vol orbital autour de Jupiter devrait prendre fin dans neuf mois – à condition qu’ils aient terminé la reconfiguration de l’Arche, la construction du générateur de distorsion, et la récolte d’antimatière d’Io. Ils devaient prendre une décision avant de quitter Jupiter, parce qu’un voyage en distorsion, impossible à contrôler depuis l’intérieur du vaisseau spatial, consistait à pointer et à tirer ; une fois qu’ils seraient partis, les dés seraient jetés. Ils avaient donc neuf mois devant eux pour prendre une décision. Des centaines d’exoplanètes avaient été répertoriées. La difficulté consistait à en choisir une. Le soleil était une étoile de classe G, une naine jaune, avec une durée de vie stable de plusieurs milliards d’années. Mais les étoiles de classe G étaient relativement rares ; elles ne constituaient qu’un trentième de la population de la Galaxie, qui comptait des centaines de milliards d’étoiles. Les plus communes – les deux tiers – étaient des naines rouges, petites, froides, très économes de l’hydrogène qui leur tenait lieu de carburant, et qui vivaient très longtemps, des centaines de fois plus longtemps que les naines jaunes comme le soleil. C’était ce que les astronomes appelaient les étoiles de classe M. Le voyage interstellaire était prévu pour une durée de sept ans. À l’intérieur de sa bulle de distorsion, l’Arche pourrait atteindre des vitesses allant jusqu’à trois fois la vitesse de la lumière, ce qui fixait à une vingtaine d’années-lumière la limite du voyage. À l’intérieur de ce rayon, il y avait environ soixante-dix systèmes stellaires, pour la plupart à étoiles multiples. Mais parmi ces soixante-dix systèmes, cinq seulement possédaient des étoiles de classe G, le soleil non compris. L’étoile de cette classe la plus proche était Alpha du Centaure A, dix pour cent plus massive que le soleil, l’aînée du système stellaire triple se trouvant à quatre années-lumière seulement de Sol. On avait depuis longtemps conclu qu’on n’y trouverait aucun monde ressemblant, même de loin, à la Terre : il n’y avait que des géantes gazeuses en orbite lointaine, baptisées « Jupiter froides », et des essaims d’astéroïdes qui pouvaient être les vestiges de formations planétaires avortées. Après Alpha du Centaure, l’étoile de classe G la plus proche était Tau Ceti, dans la constellation de la Baleine, à près de douze années-lumière de Sol. Mais on n’y avait pas trouvé non plus de candidates intéressantes. Celles qui se rapprochaient le plus de la Terre – des planètes ayant la masse adéquate, une orbite stable, située à la bonne distance de leur étoile, afin qu’elles ne soient ni trop chaudes ni trop froides – avaient en fait été trouvées en orbite autour de « mauvaises » étoiles, soit plus, soit moins brillantes que Sol, voire autour de certaines des nombreuses candidates de classe M. Les discussions, alimentées par toutes ces données, allaient bon train à bord de l’Arche comme sur Terre, à Alma. Une faction importante, menée par Gordo Alonzo, soutenait que les étoiles de classe G devaient avoir la priorité, et tant pis si les conditions de la planète ne reflétaient pas exactement celles de la Terre. Un autre courant, dont Venus elle-même était la porte-parole, privilégiait le monde par rapport au type d’étoile. C’était un débat passionné. Après tout, l’enjeu était la future Terre II, le nouveau foyer de l’humanité. Mais quand la question se transformait en « Voulez-vous que vos descendants grandissent sous un soleil de la mauvaise couleur ? », Holle avait l’impression que la controverse tournait au débat quasi théologique. Pour compliquer encore les choses, Venus avait découvert par hasard une gigantesque comète nageant hors de la nuit trans-jupitérienne, et qui suivait apparemment une trajectoire de collision avec la Terre. Cette nouvelle et soudaine menace, ajoutée à la calamité du déluge, avait quelque chose d’insupportable. C’était une monstrueuse coïncidence. — La preuve de l’existence du diable, avait grommelé Gordo Alonzo. Sinon de Dieu. D’après le rapport de Venus, d’autres données et analyses montraient désormais que la comète passerait tout près de la Terre, mais ne la heurterait pas ; elle fournirait d’ici à quelques années, quand elle traverserait le système solaire, un spectacle dramatique, mais rien de plus. Holle crut que cet étrange incident avait brièvement rapproché les chercheurs de planètes qui se querellaient à bord de l’Arche et sur Terre. Mais ils avaient très vite recommencé à se disputer. La montre de Masayo sonna. Holle referma le rapport. Masayo, qui était déjà en scaphandre, aida Holle à revêtir les nombreuses couches de sa combinaison, le sous-vêtement étroitement ajusté, à refroidissement liquide, la combinaison pressurisée, puis le revêtement extérieur antimicrométéorites, d’un blanc éclatant. Pour cela, Masayo dut se tenir tout près de Holle, qui était en petite tenue. Le contact entre les sexes n’était pas évident à bord d’un vaisseau où, à cause du chaos qui avait accompagné l’embarquement, il y avait nettement plus d’hommes que de femmes. Dans les coques, où l’intimité était impossible, il n’était pas difficile de garder les yeux rivés sur ses voisins, de jour comme de nuit, et d’échafauder toutes sortes de fantasmes. C’était d’ailleurs ce qui avait été à la base de l’agression qui avait valu tellement d’ennuis à Jack Shaughnessy. Mais Masayo fut rapide, professionnel, et ne témoigna aucun intérêt particulier pour Holle ; il fit ce qu’il fallait, un point c’est tout. Elle attacha autour de sa jambe le bracelet d’identification personnel – un code de couleur et un numéro d’équipage – qui permettrait de la reconnaître sur les images lorsqu’ils seraient sortis du vaisseau. Pour faire bonne mesure, elle se colla sur la poitrine un disque « EVA 1 » – pour « Extravehicular Activity », sortie extravéhiculaire –, et apposa sur celle de Masayo un disque « EVA 2 ». Après quoi ils ajustèrent le casque muni de moyens télécom qui leur donnait de faux airs de Snoopy, s’aidèrent mutuellement à enfiler leurs gants, et vérifièrent leurs consoles d’affichage pectorales. Lorsqu’ils eurent terminé, Holle leva le pouce vers la caméra de surveillance et appela Zane, l’officier de service ce jour-là. — Zane, ici EVA 1. EVA 1 et EVA 2 prêts à sortir. La voix de Zane crépita dans ses écouteurs. — Bien reçu, Holle. Laisse-moi procéder aux vérifications du sas. Ils attendirent, debout sur place. Zane avait l’air absent, comme toujours. Peut-être était-il absorbé par ses propres projets – l’assemblage du système de distorsion le sollicitait déjà assez comme ça. Mais Holle avait l’impression qu’il s’enfonçait de plus en plus dans les ténèbres de sa propre tête. Il restait allongé sur sa couchette, ou il planait en apesanteur, suspendu à un crochet comme un scaphandre vide. Elle avait essayé de convaincre Mike Wetherbee de l’examiner, mais le docteur avait protesté qu’il n’était pas psychiatre. Il était déjà lui-même profondément déprimé par l’absence de Miriam, et de toute façon il ne s’occupait pas des cas psychiatriques. Holle, qui souffrait encore elle-même de la séparation d’avec Mel, le comprenait parfaitement. Mike avait essayé de persuader Zane de parler à des spécialistes sur Terre, par liaison radio, mais le délai imposé par l’éloignement avait réduit à néant tout espoir d’empathie. Cela dit, aujourd’hui, Zane était à ce qu’il faisait. Quelques minutes plus tard, un voyant au-dessus du sas passa du rouge au vert. Holle se tourna vers Masayo. — Vous voulez y aller en premier ? — Quoi, un marine comme moi ? À vous l’honneur, je vous en prie. — C’est votre toute première sortie extravéhiculaire, non ? — Merci de me le rappeler. — Contentez-vous de ne pas dégueuler dans votre scaphandre. Il n’y en a que cinq à ma taille, et c’est l’un d’eux. Bon, on y va. Elle tira sur une poignée et la porte coulissa, révélant le sas étincelant et une petite vitre où se voyait le noir de l’espace. 50 Ils émergèrent du sas dans la lumière du soleil, à la fois crue et blafarde. Holle et Masayo, aussi légers qu’une plume, se tenaient debout sur le nez de Seba, une tour de cinquante mètres de haut, gainée d’isolant. Les deux coques étaient réunies par un attelage constitué d’un triple câble d’acier qui partait à la verticale du nez de chaque coque, et qui brillait à la plate lumière du soleil. Holle montra à Masayo comment fixer aux câbles le mousqueton qu’il avait à la ceinture. Elle se pencha en arrière et remonta le câble qui traversait le cercle incomplet du générateur de distorsion, juste au-dessus de sa tête. De l’autre côté, la seconde coque, Halivah, était suspendue dans le ciel, le nez tourné vers le bas, à deux cents mètres de distance. C’était une extraordinaire sculpture de métal baignée par la pâle clarté. Elle regarda Masayo. Il avait l’air mal à l’aise dans son scaphandre rigide, le visage dissimulé derrière une visière dorée. — Prêt ? demanda-t-elle. — Quand faut y aller… Holle actionna un interrupteur. Les treuils du scaphandre entrèrent en action, et ils s’élevèrent en douceur, dans le silence, les jambes pendantes, gravissant le câble sans effort, Holle précédant Masayo. — La traversée prendra quelques minutes. — Plutôt lent, marmonna-t-il. — C’est par sécurité. Vous êtes pressé ? Je peux toujours débrayer le régulateur… — Oh bon sang, non. — Allez, ça va, profitez de la balade. Regardez autour de vous. Prenez vos repères. Le soleil est par là. Elle tendit le doigt vers le soleil, cinq fois plus loin que vu de la Terre, et dont la lumière curieusement blême projetait des ombres d’une étrange netteté. Sa clarté n’était plus assez vive pour faire pâlir les étoiles qui emplissaient le ciel autour d’eux, plus foisonnantes, plus éclatantes que depuis n’importe quel sommet de la Terre. — Regardez, on voit la tour de lancement… L’Orion dériva le long des coques reliées par le câble, sa coiffe pyramidale thermorésistante encore en place, la plaque de poussée toujours étincelante. Sans ses énormes coques, on aurait dit que la bête avait perdu ses entrailles, et son puissant moteur thermonucléaire était bien silencieux. Elle faisait maintenant office de ce pour quoi elle avait été conçue, de plateforme de construction. Des astronautes évoluant dans l’espace – des Candidats qui avaient été entraînés pour ça – assemblaient le système de distorsion au point médian de l’attelage entre les coques. Autour d’eux, Holle voyait dériver les deux plateformes servant de support aux télescopes de Venus, à la recherche de la Terre II. Elles voguaient toutes les deux loin des vibrations et des lumières des coques. Il était inutile de chercher le collecteur d’antimatière ; il se livrait à sa périlleuse tâche à quinze millions de kilomètres, entre Io et Jupiter. Tous ces artefacts étaient éparpillés dans l’obscurité, mais ils étincelaient de lumière, d’humanité, comme une petite ville en orbite autour de Jupiter. Masayo regardait autour de lui, l’air emprunté, les mains cramponnées au harnais accroché à son ceinturon. — Et là, dit-elle, c’est Jupiter. Elle tendit le doigt du côté opposé au soleil. Jupiter était un disque brun doré, visiblement aplati, le seul objet de l’univers, à l’exception du chantier de l’Arche, suffisamment vaste pour ne pas être réduit à un point. — Plutôt décevant, dit Masayo. C’était une réaction fréquente au sein de l’équipage. — Ah bon, vous trouvez ? — Elle n’est pas plus grosse que la Lune vue de la Terre. Il leva le pouce et le positionna de manière à occulter la planète. — Le roi des mondes ! On m’a dit que sa masse était équivalente à celle de toutes les autres planètes réunies. C’est vrai ? — Ouais. Plus de trois cents fois la Terre. — Mais ce n’est qu’une boule de gaz. Je vois bien ces grands bancs de nuages, bon, et alors ? Même la Grande Tache Rouge est couleur de boue. — Vous devriez parler avec Joe Antoniadi. Joe s’était spécialisé en climatologie, entre autres disciplines, et il passait de longues heures dans la coupole, à étudier Jupiter, un super-laboratoire de climatologie. La Grande Tache Rouge était en réalité un système orageux permanent, qui tourbillonnait depuis plusieurs siècles autour des bancs de nuages de Jupiter. On établissait des parallèles troublants entre elle et certaines des nouvelles et gigantesques hypertornades qui ravageaient l’équateur, sur Terre. Mais ce n’était pas pour Jupiter qu’ils étaient là ; c’était pour les produits de sa magnétosphère. — Vous devriez prendre du recul, lieutenant. Pourquoi en sommes-nous si loin ? Pourquoi ne nous rapprochons-nous pas de son orbite, à quelques centaines de kilomètres seulement au-dessus des nuages, comme on aurait fait autour de la Terre ? — À cause des radiations ? — C’est ça. Jupiter est un environnement à fort rayonnement. Celui qui travaillerait à la surface recevrait plus de trois mille rems par jour – la dose mortelle est de cinq cents rems environ. Elle se pencha en arrière, retenue par son harnais, et agita les bras dans son scaphandre. — Et croyez-moi, si vous pouviez voir le champ magnétique de la planète, vous ne trouveriez plus Jupiter si petite que ça. Il est dix fois plus puissant que celui de la Terre, il recèle vingt mille fois plus d’énergie, et il est très étendu ; jusque deux fois plus loin que l’endroit où nous sommes. Il piège les particules chargées émises par le soleil. — D’où la létalité des radiations environnantes. — Exact. Mais ce qui nous intéresse, c’est l’interaction entre les champs magnétiques de Io et de Jupiter. Grâce aux télescopes de Venus, Holle avait vu les puissantes aurores qui illuminaient la face obscure de Jupiter, et elle avait entendu le crépitement des ondes radio émises par ses gaz torturés. Le tube de flux de Io, un système de plasma à haute énergie, était une usine à antimatière naturelle. — Un sacré environnement de travail…, fit Masayo. Ils étaient maintenant arrivés au point médian de l’attelage, et Holle ralentit, puis stoppa leur progression. De là, la grande bande du générateur de fusion était visible. C’était pour l’essentiel un petit accélérateur de particules qui entourait l’attelage. Des rayons pareils à ceux d’une roue de bicyclette reliaient l’anneau à un moyeu situé au centre de l’attelage. Sur l’anneau proprement dit, elle vit une étincelle de soudure. Deux ouvriers en scaphandre se déplaçaient patiemment autour d’un panneau qu’ils venaient d’installer. — Pourquoi nous sommes-nous arrêtés ? demanda Masayo, mal à l’aise. — Tendez le doigt vers le soleil. Allez, faites ce que je vous dis. — Il est par-là. Il tendit à nouveau le doigt, un doigt énorme dans son gros gant. — Mince alors, c’est dingue ! Le soleil s’était clairement déplacé dans leur ciel, tout comme Jupiter et les étoiles. — Mais on tourne ! Il se cramponna au câble. — Pas de panique. Seba, d’où nous venons, est juste en dessous, fit-elle en tendant le doigt. Le bas est par-là. L’autre côté, c’est en haut. D’accord ? Il se força à se détendre, en marmonnant. — En haut, en bas. En haut, en bas. — Très bien. On finira par faire de vous un astronaute. Nous tournons lentement sur nous-mêmes. Il faut une heure pour effectuer une rotation complète. Pas assez pour que la force centripète soit sensible à l’intérieur des coques, mais suffisamment pour maintenir l’attelage sous tension. Plus tard, on tournera plus vite. Une fois la construction du système de distorsion achevée, les moteurs verniers seraient utilisés pour mettre l’ensemble en rotation, les coques jumelles tournant autour du point médian de l’attelage comme deux patineurs qui tournoieraient sur la glace en se tenant par la main. La rotation complète, d’une durée de trente secondes, simulerait une gravité de quarante-quatre pour cent de g environ dans les sas situés à l’intérieur des nez – mais comme la force centripète augmentait au fur et à mesure qu’on se rapprochait du centre, la gravité augmenterait elle aussi, pour atteindre près de soixante-six pour cent à la base de chaque coque. Ensuite, il suffirait de lancer une bulle de distorsion autour de cet improbable assemblage pour le couper de l’univers et le projeter à travers la Galaxie à plusieurs fois la vitesse de la lumière. — Bon, on peut y aller maintenant ? demanda Masayo, tendu. — Une minute. C’était le moment ou jamais. Elle prit une sorte de rallonge électrique dans une de ses poches, brancha l’une des extrémités à sa console pectorale, et l’autre à celle de Masayo. Il baissa les yeux dessus. — C’est quoi ? — Une liaison directe scaphandre à scaphandre. Qui shunte le signal radio. — Oh. Personne ne peut nous entendre, c’est ça ? — C’est l’idée. — Et de quoi voulez-vous qu’on parle ? Elle réfléchit. — Je me suis simplement dit que ce serait bien qu’on parle un peu tous les deux. Je veux dire, nous sommes à bord de cette Arche depuis plus de cinq cents jours, maintenant. — Cinq cent quarante-huit. Paul Shaughnessy raye les jours sur le mur de sa couchette, comme s’il était en prison. D’ailleurs, il a fait de la taule, une fois. — Tiens, tiens… J’ignorais ça. — Et alors, ça change quoi de savoir que le frère du type qui a tabassé Thomas Windrup est un ancien taulard ? — Écoutez, je ne cherche pas à vous asticoter. Vous êtes vraiment susceptible. — C’est une accusation ? Vous savez que toutes sortes de charges pèsent contre nous, les clandestins, de l’insubordination à la mutinerie, en passant par la violation de propriété fédérale. Les parents de certains des Candidats restés en rade nous poursuivent devant les tribunaux civils. Un coup de bol que cette Arche ne puisse pas faire demi-tour et rentrer à la maison ; je serais en taule moi aussi. Elle dit prudemment : — J’ai toujours entendu dire que vous n’aviez jamais voulu venir ici, pour commencer. Que vous aviez plus ou moins été pris dans le mouvement. — Eh bien, fit-il en hésitant, c’est vrai. J’étais lieutenant, je vous rappelle. Les types m’ont forcé à gravir cette foutue passerelle sous la menace d’un pistolet. Je pensais avoir le temps de les convaincre de rebrousser chemin, ou de les désarmer, et de nous faire tous redescendre de l’Arche. Et puis, après le décollage, je me suis dit qu’il valait mieux faire preuve de solidarité avec eux. Comme ça au moins j’avais une chance de maintenir l’ordre parmi eux. Bon, je dois reconnaître que je n’y suis pas très bien arrivé avec Jack. Mais il faut comprendre leur point de vue, aussi. Écoutez, Holle, sur Terre, on était en première ligne. On n’était pas n’importe qui, et on avait des armes. Ici, on nous fait racler la merde sur les murs. — Les pistonnés nous adressent les mêmes reproches, si vous voulez savoir, admit-elle. C’est peut-être notre faute, à nous, les Candidats. Je sais bien que nous pouvons être très méprisants. — Eh bien, alléluia ! Une Candidate consciente d’elle-même. Sans oublier que nous prendre nos armes n’a rien arrangé. Quand les hommes avaient découvert la disparition de leurs armes, ç’avait été l’émeute, une quasi-mutinerie. — Mes gars venaient de milieux difficiles, des camps de « P-D » ou des communautés de brigands, surtout. Leurs armes sont leur identité. Quand Kelly a fait ça, c’est comme si elle leur avait coupé les couilles. — Elle estimait que c’était nécessaire. Qu’il était plus risqué d’avoir des armes à bord que de froisser des ego. — Et vous êtes d’accord avec ça ? Holle réfléchit un instant. Kelly avait vingt-cinq ans, à peine un an de plus qu’elle-même. Elle était très jeune pour prendre ce genre de décision. Et pourtant, elle l’avait fait. — Oui. Rétrospectivement, je l’approuve. Ça ne me serait pas venu à l’esprit, sur le coup. Je pense que je suis moins clairvoyante qu’elle, ou que je n’ai pas son esprit de décision. Mais je suis d’accord, oui. Et compte tenu de ce qui s’est passé entre Shaughnessy et Windrup, il valait peut-être mieux qu’ils ne soient armés ni l’un ni l’autre. Ils restèrent là un moment, alors que le soleil, Jupiter et l’Arche tournaient majestueusement autour d’eux. Elle dit enfin : — J’ai l’impression que nous avons percé quelques abcès… Mais il faudra qu’on ait une autre conversation. — D’accord. Mais pas là. OK ? — D’accord. Elle débrancha la connexion entre leurs scaphandres, la rangea, et tendit la main vers la ceinture de Masayo. — Vous êtes prêt ? — Pour quoi ? — Ça. Elle effleura une commande, et son système d’accrochage le fit pivoter autour d’un point fixe situé au niveau de sa ceinture. Le « bas » était maintenant pour lui Halivah, sa destination, et non plus Seba. — Et merde ! — Le scaphandre ! Attention au scaphandre ! 51 Le temps d’arriver au sas de Halivah, la transmission de Gordo Alonzo depuis Alma avait commencé. Kelly, Venus, Wilson et les autres étaient assis sur des tabourets en T devant un grand écran mural. Une poignée d’autres membres de l’équipage, des Candidats, des pistonnés et des clandestins, étaient également présents, dans toutes les positions possibles autour du groupe central. Jack Shaughnessy était menotté à son frère Paul. Jack avait le nez cassé et un énorme coquard autour de l’œil droit. On disait que ce n’était pas Thomas Windrup qui le lui avait fait, mais Elle Strekalov, la partenaire de Windrup – la fille envers qui Jack avait eu le geste déplacé qui avait mis le feu aux poudres. Thomas lui-même se trouvait encore dans la minuscule infirmerie de Mike Wetherbee, où il se remettait d’un poumon perforé. Comme le délai de quarante-cinq minutes qui séparait leurs communications le mettait à l’abri des interruptions, Alonzo pontifiait sur l’un de ses sujets de prédilection : le moral de l’équipage. — Les gars, faut que vous organisiez davantage de fêtes. Votre Journée Polyakov, en février, c’était une bonne idée. Lors du quatre cent trente-huitième jour de la mission, les membres de l’équipage de l’Arche avaient battu le record de durée pour un séjour dans l’espace, précédemment établi en 1995 par un Russe appelé Valeri Polyakov. — Le problème, c’est que je vois pas ce que vous pourriez fêter d’autre avant le jour huit zéro quatre, quand vous battrez le record de ce vieux Sergei Krikalev, l’homme qui a passé le plus de temps dans l’espace… Holle regarda l’écran. Gordo, assis à un bureau, était vivement éclairé ; mais d’autres silhouettes se tenaient dans l’ombre, derrière lui. Elle était à peu près sûre de reconnaître Thandie Jones et Edward Kenzie. Si son père était là, elle ne le voyait pas. Elle regardait l’écran, buvait chacun de ses pixels, frustrée. Quelque chose se posa doucement sur son cou. Elle porta la main à sa nuque et trouva une vis, qui s’était détachée de quelque part. Elle leva les yeux : une pluie de poussière retombait délicatement sur les gens, et sur les frères menottés. À cause de la lente rotation, toutes les saletés qu’ils avaient accumulées depuis l’extinction du moteur flottaient dans l’air. À travers les strates de caillebotis des ponts, elle voyait que l’activité de la coque se poursuivait, comme toujours. Des gens jouaient au frisbee en apesanteur dans le grand espace dégagé, une petite fille gazouillait tandis que sa mère la faisait tournoyer en l’air. Des superimages pour l’émission en direct, se dit-elle. Les bébés de l’Arche avaient maintenant à peu près un an. Ça faisait vraiment bizarre de se dire qu’il y avait déjà des êtres humains qui ne connaissaient rien d’autre de l’univers que l’intérieur de cette coquille – sauf que, pour cette génération d’enfants, ce ne serait pas bizarre du tout. Le bébé riait de bon cœur en tournant lentement sur lui-même, en agitant ses petits bras et ses petites jambes. — C’est certain, un bon moral est le moyen de vous empêcher de vous jeter les uns sur les autres, comme dans l’affaire Windrup-Shaughnessy… Gordo, avec ses gros sabots, arrivait au principal motif de son allocution ; Holle se concentra sur ce qu’il disait. Gordo mit ses lunettes et baissa les yeux sur ses notes. — Bon, nous avons étudié avec attention les preuves que vous avez envoyées. « Nous » étant la direction de ce programme. Nous avons aussi consulté le général Joe Morell, qui commandait l’unité à laquelle appartenait Jack Shaughnessy avant de déserter. C’est pourquoi je compte sur lui et sur vous pour accepter notre verdict comme étant mûrement réfléchi et ayant pleine autorité militaire. Il retira ses lunettes et parut considérer son auditoire, depuis l’écran. — Maintenant, écoutez. Je ne suis pas un homme de loi, je ne parlerai donc pas comme un homme de loi. C’est une triste affaire, très triste en vérité. Enfermés comme vous l’êtes, jeunes et coincés ensemble dans ces boîtes de conserve, vous devrez forcément faire face à des tensions, des jalousies. C’est humain. Mais il faut que vous appreniez à vous contenir – à vous respecter les uns les autres. Shaughnessy, cette jeune femme ne vous devait rien d’autre, en échange de vos avances non sollicitées, qu’un « non » poli. C’est ce que vous avez reçu. Mais vous ne pouviez pas en rester là. Il a fallu que vous vous en preniez à Windrup. Pensez au mal que vous avez fait à la mission dans son ensemble, ainsi qu’à Thomas Windrup – un équipage qui est déjà en sous-effectif n’a pas besoin que l’un de ses membres se retrouve à l’hôpital. « Tout ça pour dire que, sur Terre, vous auriez eu droit à un séjour derrière les barreaux pour ce que vous avez fait. Mais il n’y a pas de geôle dans un vaisseau spatial. Le commandant Kenzie ne peut pas se permettre de se priver de votre collaboration – et elle ne dispose assurément pas des moyens et des ressources nécessaires pour vous enfermer dans un foutu placard, où vous passeriez votre temps à ne rien branler. C’est pourquoi nous avons essayé d’imaginer une solution satisfaisante, et voilà ce que nous recommandons. « Shaughnessy, vous venez de doubler votre charge de travail. À partir de maintenant, jusqu’à ce que le docteur Wetherbee déclare que Thomas Windrup est apte à reprendre son poste, c’est vous qui ferez son travail à sa place. Vous le remplacerez au mieux de vos compétences techniques. Et si ça vous dépasse, j’espère qu’un officier délégué par le commandant vous trouvera une autre occupation. Ceci, en plus de vos corvées personnelles. Et si ça ne vous laisse même plus le temps d’aller chier, ne comptez pas sur moi pour vous plaindre. C’est clair ? Pour finir, vous porterez une étiquette afin que tout l’équipage sache qui vous êtes et ce que vous avez fait. Il leur jeta un œil noir depuis l’écran. — C’est comme ça et pas autrement. La loi s’appliquera aussi rigoureusement à bord de ce foutu vaisseau que sur Terre. La seule différence, c’est que la punition doit être proportionnée au crime et à l’environnement dans lequel vous êtes coincés. Je vous donne une minute pour y réfléchir, et voir si vous avez des questions. Il se détourna et s’octroya un gobelet d’eau. Le groupe était totalement silencieux. Kelly dériva vers le haut et se retourna pour les regarder tous, devant, au-dessus et au-dessous d’elle. — Bon, le verdict a été rendu, dit-elle. L’acceptez-vous ? Et toi, Elle, qu’en penses-tu ? Puis elle se tourna vers Masayo et les Shaughnessy. — Et vous ? Vous effectuerez votre peine ? Et vous garderez vos pattes dans vos poches, à l’avenir ? Jack Shaughnessy avait l’air très abattu. Son frère avait une attitude plus provocante. — Y portera pas d’étiquette. — Oh que si, fit fermement Masayo. Vous avez entendu ce que cet homme a dit, Paul. Laissez-le purger sa peine. Paul secoua la tête, et déclara forfait. Holle eut l’impression que la tension retombait sensiblement. Elle descendit en planant pour rejoindre Kelly, devant l’écran où Gordo parlait à quelqu’un hors champ. — On dirait que ça a marché. Ils ont l’air d’accepter. — Ouais, murmura Kelly. Mais que ferons-nous s’il se produit un truc dans ce genre-là quand nous serons en distorsion, et que nous n’aurons pas un panel de vieux sbires et de généraux pour nous dire comment gérer la situation ? Sur l’écran, Gordo Alonzo eut une toux théâtrale. — Une dernière chose. Au sujet de la comète que vous avez observée quand vous avez testé votre dispositif de recherche planétaire. La Tueuse de Dinosaures II, le Retour. Ou pas, à ce qu’il paraîtrait. J’ai des informations la concernant. Apparemment, ce n’est pas une coïncidence si ce truc a surgi des ténèbres pile en même temps que le déluge. Il regarda la caméra. — Je ne sais pas si Zane Glemp est là. Sinon, vous lui montrerez cet enregistrement plus tard. C’est lié au témoignage d’un de vos instructeurs, Magnus Howe – un truc qu’il se rappelait que Jerzy Glemp lui avait dit avant sa mort… Pendant les premières années du déluge, Glemp avait travaillé pour le gouvernement russe. La Russie, durement et rapidement frappée par le déluge, avait perdu des surfaces importantes de son territoire. Alors que d’énormes populations de réfugiés se dirigeaient vers le sud et l’est, et que la guerre pour les hauts plateaux d’Asie centrale paraissait inévitable avec la Chine et l’Inde, le gouvernement civil s’était démené pour garder le cap malgré les généraux va-t-en-guerre. — Certains militaires préconisaient d’utiliser leurs armes atomiques restantes dans une guerre généralisée contre la Chine et l’Occident, tant que c’était encore possible. Leur hypothèse désespérée était que les Russes pourraient survivre dans un monde vide, même s’il était radioactif. Gordo grommela quelque chose et regarda ses notes. — À mon avis, ce qu’ils ont fini par faire avec toutes ces bombes atomiques a été conçu par un petit malin qui n’avait pas très envie que les généraux aggravent encore une situation déjà difficile. « En 2024 – l’année où Moscou a été submergée –, un élément significatif de la force de frappe nucléaire intercontinentale russe, en grande partie héritée de l’ancien régime soviétique, a été lancé, non en direction d’un quelconque endroit à la surface du globe, mais dans l’espace. Le président Peery a eu l’amabilité de m’autoriser à consulter d’anciennes archives de la CIA pour confirmer les dires de Glemp. L’affaire a provoqué pas mal d’inquiétude, vous vous en doutez. Mais on s’est vite rendu compte que les fusées ne visaient pas le territoire, les possessions ou des alliés des États-Unis. Évidemment, tout leur arsenal n’avait pas pu être redirigé de cette façon. « Plus de dix ans passent ; on se retrouve en 2036, avec une observation anormale faite par un télescope, au Chili, qui recherchait des planètes dans l’espace profond. Ce gros œil a repéré un éclair dans une région vide du ciel. Un certain temps après, nos sondes interplanétaires encore indemnes détectaient une trace de radiation anormale. Il regarda plus intensément encore la caméra. — Vous voyez où je veux en venir. C’étaient les charges nucléaires russes, ou du moins celles qui étaient arrivées jusque-là, qui avaient toutes explosé en même temps. Un sacré bang. « Et nous voici en 2043 – cette année. Et vous, les gars, vous détectez une comète qui se précipite vers le soleil, quasiment sur une trajectoire de collision avec la Terre. « Vous voyez sûrement la relation entre ces trois événements. Nous pensons que les Russes ont essayé de dévier vers la Terre un gigantesque noyau cométaire. Ils ont bel et bien essayé de provoquer un impact. « Ce qui n’était pas totalement dingue. Aux tout premiers jours de la Terre, de gigantesques océans étaient régulièrement vaporisés par les roches en fusion du cœur de la planète, où l’eau était restée prisonnière pendant la formation du monde. À l’époque, le ciel était encore plein d’une multitude de grosses pierres. La Terre s’en prenait une, et tout le putain d’océan était expulsé. Ça s’est produit à plusieurs reprises. Et chaque fois l’océan se remplissait à nouveau, à cause des dégazages, ou peut-être aussi parce que les impacts cométaires étaient moins importants. « Vous voyez l’idée. Il se peut que ces dingues de Russes aient cru pouvoir lutter contre la montée des eaux en nous faisant dégringoler sur la tête une comète qui aurait volatilisé l’océan global, comme au bon vieux temps des derniers bombardements. Peut-être qu’ils espéraient bel et bien sauver le monde. D’accord, ils auraient fait de la Terre un désert inhabitable, dépourvu d’air et d’eau, et uniquement peuplé de vieux docteurs Folamour russes croûteux tapis dans des bunkers, mais ça, ce n’était qu’un regrettable détail. « Mes savants me disent que tenter de dévier une planète est un truc plutôt risqué. Il est remarquable qu’ils y soient quasiment arrivés. Grâce au ciel, ils ont finalement échoué. « Et voilà, fin de l’histoire. Et maintenant, quoi d’autre ? Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule à son équipe de conseillers. 52 Mars 2044 Peu après l’aube, le détachement de Gardes nationaux auquel appartenait Mel fut chassé de ses quartiers, un magasin de vins et spiritueux abandonné, infesté de rats, dans le centre-ville d’Alma. Réagissant aux ordres braillés par leurs sergents, ils formèrent les rangs dans la morne lumière du matin – quelques dizaines d’hommes et de femmes plus ou moins alignés. Ensuite, ils s’engagèrent dans Main Street, quittèrent le complexe de Buckskin et remontèrent vers le nord et la périphérie à travers les ruines maintes fois pillées de la ville. La chaussée était fissurée, défoncée par le passage des tanks et autres énormes véhicules blindés. La marche n’était pas trop pénible, mais il fallait faire attention à ne pas se tordre les chevilles dans un nid-de-poule. Les mauvaises herbes pullulaient, vertes et vigoureuses. Elles saisissaient leur chance d’exister, dans ce bref intermède entre la fin du règne de l’homme et l’arrivée du déluge. L’air était chargé des fumées puantes de la nuit. Ces temps-ci, les « P-D » brûlaient leur merde, leurs excréments séchés et compressés. Il y avait belle lurette que les collines avaient été dépouillées de leurs arbres. Et derrière tout ça planait une légère odeur de sel, d’ozone ; l’odeur de l’océan global qui faisait irruption jusqu’ici, dans les hauteurs des Rocheuses. Les soldats croulaient sous leur paquetage. Cette mission devait durer plusieurs jours. Combien au juste ? On ne le leur avait pas dit. Tout en marchant, ils vérifiaient leurs vieilles armes – surtout des kalachnikovs AK-47, probablement fabriquées avant le déluge, dont beaucoup avaient été reprises à des groupes de survivalistes au cours d’un raid dans les hauteurs, deux ans auparavant. La troupe était un mélange hétéroclite de vétérans, qui avaient une véritable expérience du combat, de bleus à l’air sain, sélectionnés parmi les flux de réfugiés, et d’individus au passé plus compliqué, comme Mel, qui avait d’abord été un cadet de l’armée de l’Air américaine, puis avait été récupéré par le corps des Candidats de l’Arche, avant de se voir abandonné au sol à la dernière minute. Malgré leurs haillons, ils constituaient probablement l’une des unités militaires les plus disciplinées de la planète. Mais ils marchaient en grommelant, leurs voix montant dans l’air immobile. Tout le monde passait son temps à ronchonner, à propos de la bouffe, qui était dégueulasse, des toilettes de leur cantonnement, qui étaient cassées, et de l’état de leurs tenues de combat, récupérées on ne sait où. Mel Belbruno se sentait aussi mal à l’aise que tous les autres. Ses bottes étaient un problème majeur. Elles étaient déformées par un séjour prolongé dans l’eau de mer effectué aux pieds de leur précédent et infortuné propriétaire. Mel les avait rembourrées avec des couches de chaussettes crasseuses. Mais ce matin-là, il ne pensait qu’aux funestes perspectives de cette nouvelle mission. Alma était entourée par un système de fortifications concentriques. Le meilleur endroit où effectuer son service était l’intérieur du complexe de Buckskin Street, au cœur de la vieille ville, une forteresse improvisée sur un triangle de terre où se croisaient trois routes : South Main Street, South Pine et Buckskin Street, qui descendait du ravin à l’ouest. Le Contrôle de mission de l’Arche avait été relocalisé au centre de cette zone fortifiée. Hors du complexe, il ne restait pas grand-chose de la vieille ville minière si pittoresque, qui prétendait être la plus haute d’Amérique. Elle avait été pas mal saccagée par des équipes d’ouvriers, d’abord pour fournir les matériaux des fortifications, ensuite pour construire des radeaux, de grosses structures flottantes composées de fûts de pétrole, de feuilles de plastique et de bâches, qui étaient pour le moment exposées à tous les regards, en terrain découvert, prêtes pour l’évacuation finale. Si vous ne réussissiez pas à vous faire affecter à l’intérieur du complexe proprement dit, alors le mieux était encore de partir en patrouille dans l’Hinterland, comme disaient les commandants, une vaste zone – large de plusieurs kilomètres – entourant Alma, un patchwork de terres en altitude et de vallées inondées. Les terres naguère colonisées par les pins avaient été dépouillées et changées en fermes, un millier de fermes minuscules, arrachées au malheureux sol. Les cultures s’étendaient jusqu’au sommet du mont Bross, le point le plus élevé de la région, où l’on travaillait le sol pauvre à la force des poignets, parce qu’il n’y avait plus d’essence pour faire marcher les tracteurs ou tirer les charrues. Il n’y avait même plus de chevaux. Mel avait entendu une fois Patrick Groundwater dire que les Américains étaient contraints de redécouvrir des méthodes de subsistance agraires jadis utilisées dans l’Europe médiévale. Aujourd’hui, c’était la première fois que Mel était envoyé encore plus loin, derrière l’Hinterland, vers l’un des camps de traitement des « P-D » qui fermaient les vallées et ravins conduisant à Alma. Il ne savait pas ce qui l’attendait au camp, au bout de la route 9. Il essayait de ne pas écouter les horreurs des vétérans, qui racontaient les trucs qu’ils avaient vus et dû faire ; mais leurs paroles vous tournaient dans la tête, ce qui était le but recherché. Il aurait bien voulu ne pas avoir à s’occuper de ça, de ce soulèvement. Pas aujourd’hui. Il leva les yeux vers le ciel brouillasseux, encombré de nuages, en se demandant où était Jupiter – Jupiter où l’équipage de l’Arche avait pratiquement achevé sa halte de quinze mois. Dans moins de vingt-quatre heures débuterait la prochaine phase de la mission de l’Arche ; le vaisseau allait s’entourer d’une bulle de distorsion et se précipiter vers les étoiles. Il n’avait aucune envie d’être loin du Contrôle de mission et des informations relatant les stupéfiants événements qui allaient se dérouler dans le ciel, alors que dans quelques heures à peine Holle ne serait plus dans le même système solaire que lui. Mais il n’avait pas le choix. En mars 2044, alors que le déluge global frisait les trois kilomètres au-dessus de l’ancien niveau de la mer, peu de gens avaient encore le choix. Au camp de traitement, l’unité fut détournée vers une ville de tentes, leur cantonnement pour les prochaines nuits. Une autre imité de jeunes gens à l’air épuisés, exsangues, s’apprêtait à redescendre vers le sud. Ils étaient silencieux, abattus. Don Meisel attendait sur le côté de la route. C’était maintenant un lieutenant de la police de Denver en uniforme relativement propre et neuf. Lorsqu’il repéra Mel, il l’appela. Il avait une profonde cicatrice sur la joue droite, une blessure mal nettoyée et recousue par un amateur, et ses yeux disparaissaient derrière de grosses lunettes. Ses cheveux roux étaient tachés de gris. À vingt-six ans, Don n’avait qu’un an de plus que Mel ; mais Mel trouvait qu’il faisait beaucoup plus vieux. Il s’obligea à sourire. — Je voudrais pouvoir te dire que je suis content de te voir. — Ouais. Mais compte tenu des circonstances… L’Arche… — Ça roulait, la dernière fois que j’en ai entendu parler. Ce qui remontait à la veille au soir, quand Patrick Groundwater l’avait appelé au casernement. — On ne peut plus rien y faire maintenant. À partir d’aujourd’hui, ton unité va travailler avec la mienne, fit Don avec un regard circulaire. Écoute, le premier jour, c’est le pire. Je suis passé par là – ne l’oublie pas. Si un con comme moi y arrive, tu peux sûrement le faire. Va enlever tes bottes pendant quelques minutes. Il devrait y avoir quelque chose de chaud à manger. Don porta les doigts à son oreillette et hocha la tête, l’air déjà ailleurs. — Je te retrouve plus tard. Il s’éloigna à grands pas. Mel suivit ses compagnons dans la ville de toile, où les hommes avaient déjà commencé à se disputer les couchettes encore chaudes du corps de leurs précédents occupants. Il avait une demi-heure de répit. Assez pour attraper quelque chose à manger et à boire, aller aux chiottes, masser des pieds endoloris pour avoir marché depuis Alma dans des bottes qui ne leur allaient pas. Malgré les récriminations, le rata n’était pas si mauvais, un genre de civet de lapin. Côté bouffe, les flics et les troufions s’en sortaient un peu mieux que les autres – probablement mieux, même, que les ingénieurs et les chercheurs du Contrôle de mission ; raison pour laquelle les « P-D » les plus en forme ambitionnaient de rejoindre un détachement militaire. Ensuite ils durent se remettre en rang, et marchèrent sur quelques centaines de mètres le long de la route qui menait vers le centre de traitement des réfugiés, au nord. 53 Comme ils arrivaient à proximité du périmètre de sécurité, Mel essaya de comprendre ce qu’il voyait. Il approchait d’une barrière, un ouvrage fait de barbelés, de tours de guet et de remblais qui s’étendait tout le long de l’ancienne autoroute. La barrière montait très loin de chaque côté, vers les collines, sur le sol brun, nu, traversant les vagues rectangles des nouvelles et misérables fermes. L’autoroute proprement dite était enjambée par un solide portique de béton et d’acier, hérissé de miradors et de projecteurs. La barrière était gardée par des soldats de la Garde nationale, de la Sécurité du territoire ou par des policiers, qu’on voyait défiler le long des barbelés, ou assis dans les tours. C’était la frontière du territoire, dont Alma occupait le centre, qui se trouvait sous la protection du gouvernement fédéral, et dont le Colonel Gordo Alonzo, le plus âgé des chefs encore en vie du Projet Nemrod, avait été nommé gouverneur militaire par le président en personne. La frontière entre l’ordre et le gouvernement, à l’intérieur, et le chaos à l’extérieur. Selon certaines rumeurs, c’était quasiment la dernière enclave significative placée sous le contrôle du gouvernement fédéral, en dehors de certains biens situés en mer, tels que les vaisseaux et les sous-marins que la Marine possédait encore. Mais peu de gens étaient en mesure de dire si c’était vrai ou non. Le centre de traitement des réfugiés avait été installé à l’endroit où la palissade traversait l’autoroute. Deux bâtiments, des blocs de béton brut dressés en retrait de la barrière, étaient reliés au portail par une espèce de corridor bordé de chaque côté par des barbelés et des murs de plus de trois mètres de haut le long desquels patrouillaient des soldats armés. Une petite installation industrielle y avait été construite, une sorte d’usine chimique avec des réservoirs, des fûts et des pipelines luisants. Une pancarte, au-dessus du portail, disait : ALMA CO. CENTRE DE RÉPIT PROPRIÉTÉ DU GOUVERNEMENT FÉDÉRAL À sa grande surprise, Mel remarqua que la porte de cette unité était garnie de fleurs, qui poussaient dans des pots accrochés à des suspensions métalliques. Près du portail d’entrée, Mel vit une rangée de tables derrière lesquelles se trouvaient des soldats et des civils munis d’ordinateurs portables et d’organiseurs électroniques. Ils interrogeaient les « P-D » individuellement. Une file avait été organisée, une queue qui s’étendait bien au-delà du portail même. Des gens dépenaillés, crasseux, étiques, suivaient un dédale de barrières métalliques. Plus loin au-dehors, des soldats, par deux, s’efforçaient de mettre les gens en ligne. Plus loin encore, Mel vit d’autres gens, une multitude de gens, assis ou debout dans la poussière. Par ce simple coup d’œil, il avait dû en voir des milliers. — Oh putain, murmura-t-il à Don, debout à côté de lui. Si cette foule s’énerve… — Il ne faut pas penser comme ça, répondit Don dans un souffle. Notre boulot, c’est de faire en sorte que ça n’arrive pas. Il se retourna vers l’unité qu’il commandait ce jour-là, ses vétérans et les bleus de Mel, venus d’Alma. — Bon, écoutez-moi. On va vous répartir en escouades de deux, trois ou quatre, en mélangeant les vétérans et les bleus. Aujourd’hui, vous allez faire le tour des différentes tâches qu’on effectue ici, de façon à en avoir une idée générale. Pour vous entraîner, pigé ? Puis, dès demain, vous recevrez votre affectation permanente. Je vais vous répéter ce que je viens de dire à mon pote, que voici, ajouta-t-il avec un sourire féroce. Le premier jour est le pire. Mais si j’y suis arrivé, vous pouvez le faire. Tâchez de ne pas oublier à quel point ce travail est important. C’est ici que nous devons tenir bon – pas à l’arrière, dans le complexe de Buckskin Street, ni dans les misérables fermes de l’Hinterland. Le plus important, c’est la façon dont vous ferez votre boulot, ici. Allez, rompez les rangs et mettez-vous par petits groupes ; la compagnie B a reçu les noms des recrues qu’elle doit encadrer. La troupe se divisa, les soldats allant de-ci de-là, les nouveaux arrivants cherchant les vétérans qui devraient les cornaquer au cours de cette première journée. Don fit de nouveau signe à Mel d’approcher. — Aujourd’hui, on est tous les deux, mon pote. Il jeta un regard indulgent aux nouvelles recrues. — Il n’est pas rare que certains craquent dès le premier jour. Enfin, ça n’arrivera peut-être pas avec eux. Ils m’ont l’air assez solides. Allez, viens. On a des trucs à régler. Don conduisit Mel vers le tronçon d’autoroute qui menait au portail. Il montra un sauf-conduit à un garde, passa devant les tables et se dirigea vers une espèce d’allée qui longeait les longues files de « P-D ». Des hommes armés jusqu’aux dents patrouillaient partout. Mel leva les yeux vers les tours de guet qui les dominaient, où des soldats surveillaient la foule à la jumelle. Il observa les employés qui traitaient les dossiers. Il y avait parmi eux des médecins ou des infirmières ; en tout cas, ils portaient sur la manche de leur uniforme un brassard avec une croix rouge bien visible. Ils posaient des questions basiques aux « P-D » qui se trouvaient devant eux. — C’est du chiqué, dit Mel. Ça m’étonnerait qu’Alma accepte encore des réfugiés. — C’est ce qu’on dirait, murmura Don. Mais ne saute pas trop vite aux conclusions. Contente-toi de regarder, d’écouter et d’apprendre. Et garde ton arme à portée de main. Les deux hommes quittèrent le vaste périmètre délimité par la palissade, et marchèrent le long de l’autoroute en mauvais état ; la chaussée était relativement dégagée, mais bordée des deux côtés par une foule de « P-D » qui attendaient de rejoindre les files menant au système de traitement. Ils n’étaient pas les seuls soldats à se trouver ici ; mais, hors de la palissade, Mel se sentait exposé, déraisonnablement nerveux. Au-delà de la foule qui faisait la queue, ils parvinrent à une espèce de bidonville, plus ou moins divisé en quartiers, chacun de la taille d’un ancien pâté de maisons. Des caniveaux avaient été créés dans le sol de chaque zone, des tranchées qui menaient à des égouts creusés sur les bas-côtés de la route. Il y avait quelques tentes, et çà et là se dressaient des vestiges de bâtiments. Ailleurs, les « P-D » s’étaient construit des abris de fortune à l’aide de briques de terre et des débris qu’ils avaient pu récupérer. Ce n’était encore que le milieu de la matinée. De la fumée montait des feux de camp, et des récipients avaient été sortis pour recueillir l’eau de pluie d’un ciel de plus en plus nuageux. Des bébés criaient, une multitude de voix minuscules. Il y avait même des enfants qui s’amusaient avec des jouets tout abîmés ou des ballons de foot dégonflés ; mais aucun ne courait, et dans leurs haillons crasseux, ils étaient d’une maigreur si impressionnante qu’on voyait saillir leurs os du crâne et de la face sous la peau. Certains avaient le gros ventre symptomatique de la malnutrition. Mel vit des agents du protectorat d’Alma, identifiables à leurs solides combinaisons AxysCorp, aux couleurs encore assez fraîches. Ils traversèrent le campement, accompagnés d’hommes lourdement armés. Certains portaient un brassard de médecin. Ils parlaient patiemment aux « P-D » et leur distribuaient des prospectus. C’est ce qui surprit le plus Mel. — Où ont-ils trouvé le papier ? Don sortit de sa poche un bout de papier plié et le tendit à Mel. Les deux côtés étaient presque entièrement recouverts de texte en petits caractères, et la seule note de couleur était une minuscule bannière étoilée, bleu, blanc, rouge, dans un coin. Il s’agissait d’un manuel sur la façon de construire une charrue conçue pour être tirée par des hommes. — Tu ne trouves pas qu’au toucher on dirait du papier glacé ? Il est fait avec des coquillages. — Je ne savais pas que le gouvernement continuait de porter assistance à ces camps de réfugiés, aussi loin. — Il ne le fait pas. On pourrait dire qu’il les supervise. Qu’il les conseille. Mais il ne leur porte pas assistance. Regarde autour de toi : les tranchées d’évacuation, les taudis ; tout ça a été bâti par les réfugiés eux-mêmes, avec les moyens du bord, et à mains nues si nécessaire. Ces feuillets qu’on leur distribue – des conseils sur la façon de cultiver ou de chasser –, c’est pour les inciter à se débrouiller sans apport matériel du centre. Même les médecins donnent plus de conseils que de médicaments. Nous n’en avons tout simplement plus les moyens. Il regarda autour de lui de manière à s’assurer que ses propos ne risquaient pas d’être entendus par les « P-D ». — On n’y fait même plus la police. On les encourage à établir leurs propres structures de sécurité, placées sous l’autorité d’Alma. On leur donne des badges en papier – ça ne coûte pas cher. Généralement, ça aboutit assez vite à la domination d’un chef de guerre ; mais on s’en fiche, tant qu’il maintient l’ordre. Oh, et on fait toujours fermer les bordels. Gordo dit que là on combat la nature humaine, mais les commandants en ont fait une priorité, alors on essaie de l’appliquer. — Tout ça n’est qu’une illusion, bredouilla Mel. Ils croient être sous la protection du gouvernement, alors qu’en fait… — Ça les tient tranquilles. Endormis. Ça marche parce que les gens ont envie de croire qu’ils sont en sécurité, qu’on s’occupe de leur bien-être, comme on l’a fait toute leur vie, du moins pour les plus âgés, qui se rappellent comment c’était avant le déluge. En gros, c’est plutôt calme, par ici. Il pointa le doigt vers le nord, où la route s’incurvait dans les collines pelées. — Il y en a d’autres par là-bas, des milliers. On organise des expéditions punitives, on mine les routes pour essayer de les tenir à distance. Mais il faudrait d’abord qu’ils traversent cette zone de colonisation avant de nous tomber dessus. Il y a des camps comme ça tout autour d’Alma, comme un anneau. Mel comprit tout. — Vous vous servez de ces gens pour faire écran. C’est un bouclier humain. Don le regarda sévèrement. — Écoute, les eaux n’arrêtent pas de monter ; la mer s’insinue dans les vallées ; la Platte, la Blue River et toutes les autres ne charrient plus qu’une eau chaude, mousseuse, salée, empoisonnée par les ordures des villes qui se trouvent au-dessous et les cadavres qui flottent à la surface comme des bouchons. Je l’ai vu de mes propres yeux. On est en train de perdre des endroits comme Leadville, Hartsel et Grant. Ça pousse les gens en avant, comme du bétail. « Tout le monde sait qu’il y a une enclave à Alma. Alors ils arrivent à la recherche d’un sanctuaire, une vague après l’autre. On ne sait pas combien ils sont là-bas, dans les collines autour d’Alma. Certains parlent d’un million. Il est impossible de s’occuper de tout ce monde-là. On ne pourrait même pas en prendre en charge un pour cent. Et on ne peut plus fuir, comme lorsqu’on a évacué Denver. Tout ce qu’on peut faire, c’est les tenir à distance jusqu’à ce que le Contrôle de mission ait fini son boulot. Et pour lutter contre cette marée de « P-D », il a bien fallu trouver le moyen de mettre toutes nos ressources en jeu. Et notre principale ressource, ce sont les « P-D » eux-mêmes. Mel regarda Don, son visage crasseux, inexpressif derrière le masque de sa cicatrice, ses lunettes et sa barbe de trois jours. Le garçon qu’il avait connu à l’Académie avait totalement disparu. — Alors on va gagner, hein ? — Si tu veux la vérité, je n’en suis pas sûr, répondit Don d’un ton sinistre. Il regarda le ciel nuageux. — Je ne sais pas qui a eu l’idée de faire coïncider le départ en distorsion avec l’éclipse lunaire, mais, à mon avis, c’est vraiment une idée à la con. Quand la Lune va devenir rouge, tous les dingues qui sont là vont se mettre à brailler, même s’ils n’ont jamais rien entendu de précis au sujet de l’Arche. Enfin, tout ce qu’on nous demande, c’est de tenir bon pendant vingt-quatre heures. Et maintenant, penses-tu que ça valait le coup – tout ce que tu as vu aujourd’hui –, si ça donne à l’Arche toutes ses chances de partir vers les étoiles ? — Holle et Kelly sont à bord. Elles comptent sur nous. Oui, ça valait le coup. — D’accord, gamin. Je crois que tu es prêt à voir le reste. — Quel « reste » ? En guise de réponse, Don lui fit retraverser le bidonville jusqu’au portail sécurisé, et la file patiente des postulants. 54 Au centre de traitement des réfugiés, Mel et Don assistèrent à l’entretien qu’une femme sympathique faisait subir à un vieux couple d’une bonne soixantaine d’années. Ils s’appelaient Phyllis et Joe Couperstein. Ils avaient des enfants, et peut-être aussi une petite-fille ou un petit-fils ; ils ne savaient plus trop. Cela faisait tellement d’années qu’ils n’avaient pas eu de nouvelles d’eux. Ils avaient les pieds enflés et ensanglantés. Ils étaient partis d’Omaha à pied, il y avait des années. Ils n’étaient pas très sûrs, en fait, de savoir où ils étaient maintenant ; ils s’étaient contentés de suivre la foule, d’un bout de terre en altitude à un autre, acceptant n’importe quel boulot, quand ils en trouvaient. La femme travaillait autrefois dans le génie civil, et l’homme avait été cuisinier, un vrai chef ; mais on n’avait plus besoin de tout ça, maintenant. Il y avait encore un an ou deux, ils pouvaient travailler dans les champs ; mais maintenant, à cause de l’arthrite et d’une alerte cardiaque chez l’homme, ce n’était plus possible. La fonctionnaire d’Alma compatissait. Alma avait tous les cuisiniers et les ingénieurs civils nécessaires. Et puis, leur dit-elle aussi gentiment que possible, il était fort possible que leurs compétences soient un peu dépassées. Mais on pourrait peut-être revoir leur cas, s’ils voulaient bien attendre un peu – quelques jours, ou quelques semaines – dans une zone de rétention… — C’est-à-dire un autre coin du bidonville, souffla Don. On ne les rappellera jamais, mais ils attendront patiemment. Les Couperstein n’avaient même pas l’air déçus. Ils étaient seulement très fatigués d’avoir fait la queue pendant des heures. Ils ne demandèrent rien de précis ; ils s’attardèrent un moment devant la femme qui leur souriait. La fonctionnaire se fit plus douce. Elle leur tendit un bout de papier. Elle leur dit qu’ils lui donnaient l’impression d’avoir besoin de souffler un peu. De faire une halte, d’avoir quelque part où se poser, où faire un brin de toilette et laver leurs vêtements, où prendre un bon repas, un endroit tranquille où dormir une nuit. La ville avait les moyens de leur offrir ça, à titre purement gracieux. Qu’en pensaient-ils ? Les Couperstein regardèrent le ticket, se regardèrent, regardèrent la longue file qui s’étirait derrière eux. Ils eurent un sourire. Ça paraissait merveilleux. — C’est à nous de jouer, murmura Don. Il s’avança. — Monsieur et madame Couperstein, c’est ça ? Suivez-moi. Don les escorta de l’autre côté de la barrière de sécurité. — Oui, vous devez me donner votre papier. Il le tendit à Mel. Il était tout sale à force d’avoir été manipulé, plein de marques de doigts, très usé. — Non, vous n’avez plus besoin de me montrer vos papiers d’identité… Par ici. Viens, Mel. Mel rendit le bout de papier à la femme derrière son bureau. Elle y jeta un vague regard et le fourra dans un tiroir. Elle s’occupait déjà du postulant suivant. Mel se dépêcha de rattraper Don et le vieux couple. Ils remontaient l’allée bordée de barbelés qui menait au Centre de répit. De là, le vilain bâtiment en béton et son installation industrielle étaient invisibles ; avec sa porte d’entrée recouverte de plastique, sa pancarte et ses fleurs, l’endroit avait l’air attrayant, accueillant. Mel constata qu’on avait même étalé du gravier sur l’allée. C’est comme une promenade au parc, se dirent les Couperstein en approchant lentement de la porte, main dans la main, comme s’ils savouraient ces quelques secondes. À la porte, Don tapa un code d’accès sur un clavier et se soumit à un examen rétinien. De lourdes serrures firent entendre un claquement, et la porte s’ouvrit. De l’autre côté, Mel entrevit un couloir, une lumière tamisée. Il y avait une musique d’ambiance, agréable, presque sans mélodie. Et par-dessus tout ça, un lointain murmure de voix – des voix douces, comme endormies. Il s’attendait à ce qu’un membre du personnel vienne à leur rencontre, une infirmière en uniforme blanc, impeccable, mais personne ne vint. Sur un ton désolé, Don ordonna à Mel de fouiller le couple avant qu’ils aillent plus loin. Il ne trouva pas d’arme, même pas un couteau de cuisine. — Monsieur et madame Couperstein, vous pouvez y aller, dit Don. Vous trouverez une salle de bains, une machine à café, une salle de lecture avec des livres… Il y a d’autres personnes en train d’attendre là-bas. Quelqu’un va bientôt venir vous chercher. M. Couperstein hésita une seconde. Une expression complexe passa sur son visage sale, noueux, et il secoua la poussière de ses cheveux gris à la coupe approximative. Mais Mme Couperstein eut un soupir. C’est parfait, merci. C’était exactement comme à l’hôtel, celui où ils étaient descendus, une fois, à Aspen, quand ils étaient allés skier. On avait peine à croire, à les regarder, qu’ils aient pu être assez jeunes pour faire ça. Elle enleva ses chaussures déchirées et franchit la porte. Ses pieds laissèrent des traces sanglantes sur le sol. La porte se referma en coulissant doucement derrière eux. Don recula et jeta un coup d’œil à sa montre. — Plus qu’une demi-heure avant le prochain nettoyage. On va rester dans le coin. Viens. Il le précéda jusqu’au poste de traitement. Au cours des trente minutes suivantes, ils assistèrent à deux autres propositions de séjour au Centre de répit. L’une à un homme qui poussait une vieille femme dans un fauteuil roulant incroyablement délabré ; il devait avoir une cinquantaine d’années, elle quatre-vingts, et elle souffrait de démence sénile. Une odeur pestilentielle montait de sous sa couverture crasseuse. L’autre fut faite à un jeune père accompagné d’une petite fille d’environ trois ans, un sac d’os avec une tête trop lourde qu’elle n’arrivait pas à tenir droite. La mère s’était enfuie le matin même, emportant leurs paquetages et le peu de nourriture qu’il leur restait. Oui, l’homme n’aspirait qu’à prendre un peu de repos. Mel et Don escortèrent le fils et sa mère, le jeune père et sa fille, vers le Centre de répit, où ils entrèrent avec le même soulagement que les Couperstein un moment plus tôt. Don regarda à nouveau sa montre. — Une heure de l’après-midi. Presque l’heure. Un officier de la Sécurité du territoire donna un coup de sifflet. Les soldats et les flics arrivèrent au trot pour former un vague cercle autour du centre ; Don les rejoignit en entraînant Mel. Un ingénieur approcha, montra ses papiers à l’officier. Il vérifia que la porte du Centre était fermée à clé et tapota sur une Tablet. — Tiens-toi prêt à faire usage de ton arme, murmura Don à Mel en soulevant lui-même son AK-47. L’ingénieur appuya sur une dernière touche de sa Tablet et recula. Mel entendit un bruit de pistons, le sifflement d’un gaz. Puis il sentit une odeur étrange, qui lui disait vaguement quelque chose. Comme une odeur d’amande. Le soleil perça à travers les nuages. Ça semblait complètement irréel. — Je suppose, dit Mel, que les tuyaux de gaz passent par-dessous. — Sinon ce serait trop évident. — Pourquoi ce périmètre ? — Parfois les patients du Centre de répit changent d’avis, à la dernière minute. Ils essaient de s’enfuir. — Alors on leur tire dessus. — Si on ne les empêchait pas de sortir, on aurait un sacré problème de sécurité. Sans compter le risque pour la santé. Je sais ce que tu penses, fit Don en lui jetant un coup d’œil. Ils nous ont fait un cours sur les nazis, à l’Académie, pas vrai ? Nous ne sommes pas des nazis, Mel. Dis-toi bien ça. Ici, il s’agit du gouvernement américain, qui fait tout ce qu’il peut pour son peuple. C’est tout ce qu’on peut leur offrir. — Ils croient venir ici pour faire une pause. Pas pour mourir… — Non. Ils savent, d’une certaine façon, même s’ils ne veulent pas se l’avouer. Enfin, je comprends. Je sais ce que ça fait. Plus que quelques minutes. Mel y voyait clair, à présent. C’était l’essence même du moteur qui les avait protégés, l’Arche et lui, pendant des années, un moteur qui carburait à la chair et au sang, et aux faux espoirs. Il eut l’impression d’une éternité avant que le sifflement du gaz s’arrête. Puis un homme en combinaison NBC bleu ciel s’approcha, et un soldat se détacha de la file de soldats, tenant d’autres combinaisons. Mel prit la sienne, comme sonné. — Et maintenant ? demanda-t-il à Don. — Nettoyage, répondit Don. Il posa son arme par terre et enfila la combinaison en commençant par les jambes. — Simple mesure de précaution. Le gaz a déjà été pompé. — Je ne peux pas. — Tu dois le faire. C’est ton devoir. Un boulot qu’on ne peut pas déléguer aux « P-D ». Viens, mon vieux, aide-moi à remonter la fermeture de ce putain de truc. Le reste de la journée de Mel se passa de cette façon, jusqu’à ce que sa garde prenne fin, aux alentours de 8 heures du soir. Don le raccompagna au village de tentes, et l’aida à trouver sa couchette, ses affaires. Mel avait l’impression que son esprit était aux abonnés absents. Les autres couchettes autour de la sienne étaient occupées par des soldats endormis, des hommes et des femmes. La plupart ne s’étaient même pas déshabillés, leurs bottes étaient par terre, sous leur couchette. Des gradés circulaient silencieusement entre les rangées, prononçant quelques paroles d’apaisement quand un soldat s’agitait. Mel but un peu d’eau, et se rendit compte qu’il n’avait pas faim. — Pas de problème, dit Don. Dors, va. C’est surtout de ça que tu as besoin. Dormir. Il avait une flasque, une tasse en plastique. Il versa dans la tasse un liquide doré. — Bois ça. Mel en prit une gorgée. C’était fort, parfumé, et quand il l’avala, il eut l’impression de recevoir un coup derrière la tête. — Ouaouh !… — Ce qui se fait de mieux à Alma, dit Don avec le sourire. En plus, il y a quelque chose dedans, une poudre fournie par les toubibs. Ça t’aidera à dormir. — Mais je n’ai pas envie de dormir. Il est trop tôt. 8 heures… — C’est un ordre, dit gentiment Don. Vas-y, finis ça. Et allonge-toi. Dors tout de suite, les souvenirs n’auront pas le temps de s’incruster et tu ne te sentiras pas trop mal demain matin. La culpabilité, tu comprends. Mel hésita. Mais il était trop épuisé pour discuter. Il s’assit sur sa couchette, ôta ses lourdes bottes. Il avait les pieds qui puaient à force de transpirer toute la journée dans les épaisseurs de chaussettes. Il roula sur sa couchette et remonta la couverture sur lui. — Où est-ce qu’on a appris ces procédures ? C’est peut-être comme ça que les nazis faisaient marcher leurs escadrons de la mort. — Je n’en sais rien, répondit Don d’un ton funèbre. Mais sinon, j’imagine qu’on a dû le réinventer tout seuls. — Holle… l’Arche. Je ne voudrais pas rater ça. — Je te réveillerai. Don jeta un coup d’œil vers le toit de la tente. — Holle et Kelly ne sauront jamais la chance qu’elles ont d’être parties si loin de tout ça. — N’oublie pas de me réveiller, murmura Mel. — Promis. Dors, maintenant. Quand Don réveilla Mel, au cœur de la nuit, ce fut au milieu des hurlements, et d’une odeur de brûlé. 55 C’était la panique, même à l’intérieur du complexe de Buckskin Street où militaires et civils cavalaient dans tous les sens. Tout en courant, Patrick Groundwater jeta un coup d’œil à sa montre. Les pans de son manteau flottaient autour de lui. Il aurait déjà dû se trouver au Contrôle de mission. La mise à feu de la bulle de distorsion devait avoir lieu dans quelques minutes à peine – ou plutôt, dans l’orbite de la lointaine Jupiter, elle avait déjà eu lieu, ou non, et sa fille unique était en route pour les étoiles, ou non. Toutes les informations concernant cet incroyable événement étaient en train de traverser le système solaire, se traînant à une vitesse légèrement inférieure à celle de la lumière, sans considération aucune pour les battements angoissés d’un cœur d’homme. Il leva les yeux, mais le ciel disparaissait sous un amoncellement de nuages, et les colonnes de fumée qui montaient ne faisaient que l’obscurcir davantage. Si l’éclipse de Lune avait commencé, il ne pouvait pas la voir. Il avait cinquante-neuf ans. Il ne pouvait pas courir plus vite. Et merde, merde, merde… Le temps d’arriver au Contrôle de mission, ça sentait encore plus le brûlé, et il entendait des coups de feu. Il tomba sur des soldats, qui avaient entouré le bâtiment. Malgré l’urgence de la situation, il dut montrer ses papiers d’identité et soumettre sa rétine à un test au laser. Tandis qu’il cherchait ses papiers, il entendit un grand battement, comme celui d’ailes immenses, qui descendait vers lui. Il rentra la tête dans les épaules. Certains des soldats qui l’entouraient perdirent leur sang-froid et levèrent leurs armes. C’était un Chinook, peut-être le dernier au monde encore en état de voler. Ses moteurs jumeaux rugissaient au-dessus de la ville abîmée, et ses projecteurs envoyaient de grands rayons de lumière poussiéreuse tandis qu’il venait appuyer les opérations au sol. Lorsque Patrick réussit enfin à pénétrer à l’intérieur du centre de Contrôle de mission, Gordo Alonzo était en train de faire un discours. Il était debout sur une table, à un bout de la salle, devant les rangées de consoles où chatoyaient des écrans. Derrière lui, sur une carte du système solaire, miroitait la traînée noire de l’orbite de l’Arche, pareille à une signature informe. Thandie Jones était debout à côté de lui, énigmatique. Alonzo disait : — Dans les générations à venir, au cours des longs siècles qui se dérouleront sur la Terre II, ce que nous avons accompli ensemble, ici même, à Gunnison et à Denver, ne sera jamais oublié. On se souviendra de vous. Vous savez, Alma, la ville, a été baptisée ainsi en hommage à la fille du type qui tenait l’épicerie quand la ville a rejoint l’Union, en 1873. Mais on m’a dit que aima voulait également dire « âme », en espagnol. Et c’est ce que vous avez été ici – l’âme de la mission la plus grandiose de l’histoire humaine… Patrick parcourut la salle du regard. Les techniciens étaient encore à leur poste, et les données défilaient sur les écrans sous la forme de graphiques et de torrents de chiffres. Mais à moins d’un échec catastrophique, et quoi que fassent ces gens, le destin de l’Arche était scellé, elle effectuerait son vol stupéfiant de vingt et une années-lumière vers une étoile située dans la constellation du Fleuve. Le vaisseau était parti – ou non. Il regarda à nouveau sa montre. On n’en avait pas encore la confirmation. Edward Kenzie s’approcha de lui, en proie à une vive agitation. Même en cet instant, il était en costume-cravate. Mais les pans de sa chemise dépassaient de son pantalon, et il avait les cheveux en bataille. — Patrick, grâce au ciel, vous êtes là ! — Gordo Alonzo ne peut pas s’empêcher de faire des discours. — En tout cas, grâce à lui, ces gens restent calmes. Parce que, en cas de désastre, là-haut, il faudra qu’on garde ces techniciens le plus longtemps possible sur leur chaise. — C’est-à-dire combien de temps ? — Regardez, fit Kenzie d’un ton sombre. Il tendit une Tablet à Patrick. L’écran affichait une carte de la zone, leurs propres soldats en vert, et le déploiement des forces hostiles en rouge – le rouge de la colère. Le front extérieur avait été enfoncé au nord et au sud, aux extrémités de la route 9, ainsi qu’à l’ouest, jusqu’à Buckskin Gulch. Des éléments de la foule convergeaient depuis ces trois directions et encerclaient déjà le triangle vert vif du complexe de Buckskin Street, et le joyau jaune brillant du Contrôle de mission proprement dit. — Et merde ! s’exclama Patrick. Ça a l’air organisé. — Précisément. Des agitateurs du mouvement des Subsistants, d’après ce qu’on m’a dit. Des caches d’armes et des radios. J’ai entendu les militaires dire que c’était une erreur de programmer le lancement au moment de l’éclipse de lune. Ils avaient raison. Gordo avait fini son discours. Soixante-treize ans, et il sauta à bas de la table à la manière d’un athlète avec une pointe d’arrogance, sous les applaudissements des contrôleurs. Mais un crépitement d’armes à feu, nettement audible à travers les murs du bâtiment, noya les acclamations. Thandie Jones à la remorque, Gordo s’approcha à grandes enjambées de Patrick et Edward. — Les gars, vous avez vu un Chinook, dehors ? C’est notre ticket pour foutre le camp d’ici. Patrick se sentait étrangement trahi. — Mais le projet n’est pas fini… Nous ne savons même pas si la bulle de distorsion… — Vous savez, Gordo, dit Kenzie, j’ai toujours pensé que vous seriez le dernier à quitter le navire. — Ça, c’est pour cette putain de Marine, dit Gordo. De toute façon, on a fait tout ce qu’on pouvait. On a gardé les lampes allumées à Alma, Colorado –, on n’a pas laissé ces gosses partir tout seuls, dans le noir. Mais là, notre boulot est terminé. — Sans compter qu’il a vraiment reçu des ordres, intervint Thandie Jones. C’était la fin de tout, et elle était là, se dit Patrick. Comme elle avait été là au tout début, quand elle avait parlé devant le GIEC, alors qu’un autre désastre frappait New York, à une époque où Holle, l’astronaute interstellaire, n’avait même pas été conçue. — Le président Peery a ordonné que la continuité de la nation soit préservée. Conformément à la loi de Succession présidentielle, l’ordre est le suivant : le vice-président, le speaker de la Chambre des représentants, le président pro tempore du Sénat, le secrétaire d’État et les autres membres du Cabinet… — Et enfin moi, dit Gordo, en tant que gouverneur de ce foutu sommet de montagne fortifié. Peery veut qu’on se disperse et qu’on se mette à l’abri. — À l’abri ? releva Kenzie, affolé. Où ça ? — Partout où ce sera possible. — Dans notre cas, l’USS New Jersey, intervint Thandie. Dont je suis un membre d’équipage non officiel. Et j’ai ordre de veiller à ce que Gordo traîne son cul à bord. — Il y a peut-être, aussi, la Deuxième Arche, qui…, commença Kenzie. Il fut interrompu par un choc sourd, comme si quelqu’un venait de claquer une porte immense. Le bâtiment fut ébranlé et des bouts de plâtre tombèrent du plafond, tandis que les écrans se couvraient de zébrures et se mettaient à clignoter. De la fumée commença à se déverser par le système de climatisation. Des soldats entourèrent Gordo. — Il faut y aller, dit-il. Suivez-moi. Thandie Jones et Edward Kenzie lui emboîtèrent le pas. Patrick serait bien resté au Contrôle de mission, pour attendre les nouvelles de l’Arche, mais de toute façon les écrans s’éteignaient les uns après les autres. Alors, quand Edward le saisit par le bras, il se laissa entraîner. Les militaires formèrent un « coin volant », comme au football américain, et se frayèrent un chemin dans la foule. Les portes principales s’ouvrirent brutalement et ils se retrouvèrent à l’air libre, environnés par des tourbillons de fumée. Patrick fut brièvement submergé par les hurlements, les coups de feu, l’air saturé de fumée, et un nouveau vacarme, intense, qui parut ébranler le sol même. Il vit une ligne de soldats, à moins de cinquante mètres de lui, tenter de tenir sa position contre une meute de « P-D » qui beuglaient, lançaient des gravats et agitaient des machettes étincelantes. Au-dessus de leurs têtes, suspendu en l’air, le Chinook attendait. Un de ses occupants leur lança une échelle de corde par une trappe. Deux soldats s’élancèrent pour attraper le bas de l’échelle. Le cœur de Patrick se mit à battre de plus belle lorsqu’il reconnut Don Meisel et Mel Belbruno, le petit ami de sa fille. Mais Mel avait le visage dur, les traits tirés, le regard vide. Ils se précipitèrent vers l’échelle. — Ça ne va pas être joli, gueula Thandie. — J’espère seulement qu’aucun de ces foutus connards n’a de missile sol-air, grommela Gordo. Une femme s’échappa de la mêlée et se jeta sur l’échelle. Elle était jeune, vingt ou vingt et un ans, tout au plus. Elle était vêtue de haillons et portait un enfant contre sa poitrine, dans une espèce de porte-bébé improvisé. Don et Mel se jetèrent sur elle. Elle commença à se débattre. — Laissez-moi monter dans ce truc ! Le bébé s’agitait en hurlant. Patrick se rendit compte que Don et Mel hésitaient à la neutraliser, de peur de faire mal à l’enfant. Gordo s’approcha, un couteau à la main. D’un geste brusque, il sectionna les sangles du porte-bébé, arracha le bébé aux bras de sa mère et le jeta dans la foule. La femme cessa aussitôt de se battre pour lui courir après. — Je verrai le visage de cette femme sur mon lit de mort, dit Gordo. Il remit son couteau dans un fourreau, sur sa manche. Don ne perdit pas de temps. Il présenta l’échelle à Gordo. — Monsieur, il n’y a que quatre places à bord de l’hélico. On ne peut pas emmener tout le monde. Thandie poussa Gordo en avant. — Vous, vous montez, Colonel. Les ordres, je vous rappelle. — Avec vous, répliqua Gordo en lui attrapant la main. Edward Kenzie tira Patrick par le bras. — Venez, Patrick, nous sommes dans le coup depuis le début. Sans notre fric, l’Arche n’aurait jamais été construite. Et c’est nos gosses qui sont à bord. On nous le doit bien. Mais Patrick retira son bras. L’hélicoptère piqua du nez et se cabra. Un sniper devait être en train de régler son tir, et une balle heurta la carlingue. — Monsieur, fit Don, l’appareil s’en va dans une seconde ! Edward Kenzie était sur l’échelle. — Groundwater ! appela-t-il en direction du sol. Qu’est-ce que vous foutez ? — Pas moi, Edward. Nous avons fait notre temps. Et comme l’hélico s’élevait, Patrick plongea en avant et poussa Mel contre l’échelle. Mel s’y cramponna pour ne pas tomber, et fut aussitôt emporté en l’air, soulevé du sol comme un ange. Patrick vit sa bouche grande ouverte, il avait l’air choqué. — Ça, c’est pour Holle, dit Patrick d’un ton sombre. Don Meisel se contenta de rire. — Juste à temps, monsieur Groundwater. Une femme en uniforme se dressa devant Don, le visage dur, une touffe de cheveux gris dépassant de son casque. — Monsieur, nous avons perdu la position. Certains d’entre nous vont essayer de se replier en terrain surélevé. Don hocha la tête. — Restez près de moi, monsieur, dit-il à Patrick. — Je ne suis pas un soldat, fiston. Don lui lança un AK-47 dans les bras. — Maintenant, si. Le Chinook s’était envolé, son bourdonnement s’estompait dans le ciel, ses feux de position formant une constellation mourante. Et au-dessus de la tête de Patrick, le ciel se dégageait, révélant la lumière sanglante de l’éclipse. 56 Quand l’éclipse de Lune fut totale, quand l’ombre de la Terre eut entièrement recouvert son disque, l’éclaboussant d’un rouge sang fascinant, Lily Brooke entendit un hoquet étouffé parcourir la communauté des radeaux, un murmure d’admiration mêlée de crainte, des voix d’enfants qui disaient : « Regarde ! » dans une variété de langues. Et dans le ciel privé de la lumière de la Lune, une moisson d’étoiles apparut, dominée par Jupiter, la reine des planètes. Lily essaya d’imaginer la vision que devait offrir, depuis la Lune, l’océan palpitant de la Terre reflétant la lueur sanglante de l’éclipse, ininterrompu d’un pôle à l’autre, seulement ponctué par les derniers sommets montagneux visibles et par un saupoudrage de radeaux, de bateaux, d’îlots de détritus, et de tous ces gens le visage levé vers le ciel. Elle était assise à côté de Nathan Lammockson, sur le bout de bâche en plastique récupéré de la Troisième Arche qu’ils avaient étendu sur le sol d’algin collant du radeau. Elle avait essayé d’installer Nathan aussi confortablement que possible avec un tas de couvertures. Depuis quelques années, il avait de l’arthrite, ce qu’il mettait sur le compte de l’humidité. Nathan, se balançant doucement, continuait à pérorer comme il l’avait toujours fait, exposant de nouvelles visions de l’avenir : — La Terre nous a engendrés et façonnés avec son rude amour. Cette nouvelle ère aqueuse, l’hydrocène, n’est qu’un nouveau façonnage à la dure, et nous y survivrons, plus intelligents, et plus forts que jamais. Nous sommes les enfants de l’hydrocène. Tiens, c’est bon, ça… Il regarda autour de lui comme s’il cherchait quelqu’un pour noter cette déclaration. — Foutus chimpanzés ! Ces gamins, je veux dire. Nager, ils ne savent faire que ça… Il ferma les yeux comme s’il s’endormait en parlant, tout en continuant à se balancer légèrement. Il faisait ses soixante-treize ans, tout à coup. — Nathan, vous devriez peut-être vous allonger… — Nager, ils ne savent faire que ça… Une lumière flamboya dans le ciel. Lily leva les yeux, pensant que c’était la fin de l’éclipse, que le soleil éclairait à nouveau, sans obstacle, la face de la Lune. Mais le disque lunaire, encore complètement éclipsé, était aussi rond et brun qu’auparavant. « Jupiter ». Jupiter s’embrasait. Une tête d’épingle lumineuse, comme toujours, mais beaucoup plus vive. Suffisamment pour projeter des ombres incroyablement nettes sur les algues luisantes du radeau. Et puis la lumière diminua, comme si elle reculait dans le lointain. Et bientôt Jupiter retrouva sa luminosité habituelle. L’Arche, pensa-t-elle aussitôt. Grâce. Qu’est-ce que ça pouvait être d’autre ? Et puis une mince faucille blanche apparut sur le bord de la Lune, et le soleil éclaboussa les cratères lunaires. Aveuglée, Lily perdit Jupiter de vue. Elle ne saurait jamais. — Je vous ai amenés ici, hein ? Je vous ai gardés en vie. — Oui, Nathan. Elle lui passa une couverture autour des épaules sans qu’il cesse de se balancer et de débiter sa litanie sur l’évolution, la destinée et les enfants, un vieil homme arthritique plié en deux par la douleur. — Oui, vous avez réussi. Et si c’était l’Arche ? se dit-elle. L’équipage avait peut-être calculé cet étrange départ en sachant que la plupart des yeux, de ce côté de la Terre plongé dans la nuit, seraient levés vers le ciel, vers le spectacle offert par l’éclipse. Un sacré timing, se dit-elle. Un sacré exploit. Et une sacrée façon de dire adieu. — Je vous ai maintenus en vie. Il faut que nous nous adaptions. Les chimp… les enfants, je veux dire, il faut qu’ils apprennent… QUATRIÈME PARTIE 2044-2052 57 Septembre 2044 Une heure avant le « parlement » de Kelly, Holle, sur un coup de tête, essaya d’entrer dans la coupole. Elle voulait parler avec Venus de l’entretien qu’elle comptait avoir avec Zane. Mais Thomas Windrup était assis dans le sas ; il travaillait sur son ordinateur à un problème de conversion de données, et faisait plus ou moins office de cerbère. Mince et sombre, l’air plus adulte depuis que Jack Shaughnessy l’avait gratifié d’un superbe nez cassé, il vérifia une liste de rendez-vous. — Oh, pour l’amour du ciel ! Laisse-moi entrer, c’est tout, dit Holle. J’en ai pour deux minutes. — C’est que nous on bosse, là-dedans, rétorqua Thomas, avec le fort accent d’Omaha que toutes leurs années d’Académie n’avaient pas réussi à gommer. Et puis il y a l’adaptation au noir. — Et tu crois que je vais faire quoi ? Te braquer une lampe dans les yeux ? Laisse-moi passer, ou je coupe l’arrivée d’eau de votre machine à café. C’est alors que Venus arriva, les yeux brillants dans le noir. Derrière elle, dans l’obscurité monacale de la coupole, Holle distinguait Elle Strekalov. Et derrière elles deux, le ciel constellé d’étoiles. — Ça, Holle, ce n’est franchement pas drôle, dit Venus. Ici, dans ce trou, ça constitue un pouvoir exorbitant. Même si Kelly Kenzie veut croire que nous formons une grande famille heureuse. C’est bon, Thomas, laisse-la entrer. Thomas s’écarta avec un sourire contraint. Holle entra dans la coupole et s’assit sur une chaise pivotante, à côté de Venus – en apesanteur. Maintenant que les coques avaient été mises en rotation, à cet endroit, près du nez de Seba, la gravité était moitié moins forte que sur Terre. Quand on posait ses fesses sur un siège, on avait l’impression de s’asseoir dans du duvet ; et cette ampoule transparente greffée sur le flanc de Seba s’était transformée en un dôme fixé latéralement sur une paroi verticale, séparée en niveaux horizontaux par des caillebotis métalliques. Venus et son équipe travaillaient sur des écrans à faible luminosité et avec des lampes rouges, destinés à protéger leur vue adaptée à l’obscurité. Les pupilles dilatées de Venus lui donnaient l’air halluciné d’une camée. Holle regarda par la vitre incurvée, vers l’obscurité profonde et le champ d’étoiles vives, éclatantes. On ne remarquait quasiment pas que la lumière était déformée par son passage à travers la bulle de distorsion, à moins de regarder dans l’axe de déplacement de la bulle. En fait, les étoiles ressemblaient plus ou moins à celles du ciel du Colorado. Mais au fur et à mesure que ses yeux s’accoutumaient à l’obscurité, elle eut l’impression qu’une multitude d’autres étoiles émergeaient du velours de l’espace, strate après strate, et venaient se superposer à celles qui lui étaient déjà familières, sur Terre. Cet immense panorama pivotait sur lui-même, les étoiles de l’univers tournant autour de l’Arche toutes les trente secondes. Venus ne lui proposa pas de café. Venus était toujours radine, avec son café. Ou alors c’était pour la punir de les avoir menacés de couper l’eau. — Alors, demanda enfin Venus. Quoi de neuf, côté plomberie ? — Dans les délais, et en dessous du budget. — Et comment tes brigands de frangins s’en sortent-ils ? — Les Shaughnessy, pas trop mal. Tant qu’il s’agit de choses simples – de gros trucs qu’on peut voir et bidouiller, comme les générateurs d’oxygène et les récupérateurs d’eau. Mais ils ont du mal à voir le schéma d’ensemble, ou même à comprendre pourquoi ils devraient le voir. — Ben oui, c’est pas des « marines » pour rien…, fit Venus avec un geste dédaigneux de la main. — Ils valent mieux que ça. Enfin, j’espère ! Venus hocha la tête tout en continuant de fixer Holle avec ses grands yeux étranges. — Je vais te dire une chose, Holle. Tu es celle en qui j’ai le plus confiance pour s’occuper de sous-systèmes aussi importants que ceux-là. Ça risque d’être crucial, quand les choses vont se compliquer, plus tard. Holle n’aimait pas ce genre de discours apocalyptique, que tenaient Venus, Wilson et quelques autres. — Eh bien, tâchons de faire en sorte qu’elles ne se compliquent pas. — Ouais. Alors, tu es montée regarder un peu les étoiles ? Tu peux me dire dans quelle direction on va ? Ce n’était pas qu’une simple question. Holle pivota sur son siège. Elle regarda par la vitre, le long du flanc de la coque, une paroi verticale, incurvée, recouverte de matériau isolant, parsemée de poignées, de platines de fixation pour les instruments, et criblée d’impacts de micrométéorites. Elle voyait le grand anneau de l’accélérateur de particules du générateur de distorsion au-dessus d’elle. Juste derrière, elle aperçut Halivah, un cylindre suspendu dans le ciel, tête en bas, et l’attelage pareil à un fil étincelant qui couplait les coques jumelles. Tout cela était rehaussé par la clarté des étoiles et les lumières du vaisseau. Les coques tournaient autour du point médian de l’attelage et leur orientation n’avait rien à voir avec le cap que suivait l’Arche. Ce qui n’empêchait pas Holle de savoir se repérer. — Cherche Orion… Elle parcourut le ciel du regard, et ne mit pas longtemps à débusquer la fière silhouette du chasseur, doté de sa ceinture d’étoiles caractéristique. — Et Eridan est dans le prolongement, sur la droite. C’était dans la constellation du Fleuve, à dix années-lumière de plus, que se trouvait l’étoile de classe G vers laquelle ils se dirigeaient. — Bravo, dit Venus. Faut croire que nos cours d’astronomie à l’œil nu portent leurs fruits – toutes ces expéditions d’observation dans les montagnes. Tu te souviens comme Magnus Howe nous engueulait quand on en avait marre d’attendre une trouée dans les nuages ? Il a eu de la chance. Il y a eu une éclaircie quand l’air a été nettoyé de la pollution humaine, et avant que le climat de l’océan global n’y mette son grain de sel, avec tous ces nuages et ces tempêtes. On n’avait pas eu une aussi bonne visibilité depuis l’âge de Pierre. Le résultat a été une génération d’astronomes qui observaient le ciel à l’œil nu. Grâce Gray s’en souvient. Alors que nous on est nés juste un peu trop tard. Holle, dont le fort n’avait jamais été la physique de distorsion, avait toujours été un peu surprise que l’univers extérieur soit visible de l’intérieur de la bulle de distorsion. Or ils le voyaient bel et bien, même si l’image était déformée. Une bulle de distorsion était un patchwork d’univers dont la cohésion était assurée par une fine couche d’espace-temps, mouvante et profondément altérée. Cette altération était symptomatique d’un fort champ gravifique, or la trajectoire d’un rayon lumineux pouvait être infléchie par la gravité – c’était d’ailleurs comme ça que la relativité d’Einstein avait été validée la première fois, quand on avait constaté, au cours d’une éclipse solaire, que la lumière des étoiles était incurvée par la gravité du soleil. Ainsi donc, la bulle de distorsion agissait comme une lentille déformante qui entourait le vaisseau ; une lentille de gravité qui déviait la lumière des étoiles parvenant à l’Arche. C’était à l’avant et à l’arrière du vaisseau que l’on constatait les distorsions les plus fortes. À l’avant, vers le point de destination, l’espace semblait tout chiffonné, comme une couverture roulée en boule. Dans le sillage du vaisseau, en direction de la Terre et du soleil, c’était une autre histoire, bien plus étrange. Le soleil se trouvait dans la constellation d’Ophiuchus, le Serpentaire, situé dans le ciel à l’opposé d’Orion et d’Eridan. Mais, dans cette direction, il n’y avait que les ténèbres, un disque boueux, vaseux, entouré par de vagues étoiles. Le vaisseau allait tout simplement plus vite que les photons provenant du soleil et de ses planètes. — Si on pouvait voir le système solaire…, dit Holle. — Imagine un disque de la taille de la Lune vue depuis la Terre. L’angle qu’il formerait dans ton champ de vision. De là où nous sommes, ce disque minuscule couvrirait un volume d’espace dix fois plus large que l’orbite de Neptune. Au bout de six mois, nous avons parcouru près d’une année-lumière et demie – c’est-à-dire le tiers de la distance qui nous séparerait d’Alpha du Centaure si nous étions allés dans sa direction. Mais actuellement, nous sommes encore dans le système solaire ; nous approchons de sa limite extérieure, et sommes sur le point de sortir du nuage d’Oort. C’était une enveloppe plus ou moins sphérique où évoluaient des planétoïdes de glace et des noyaux cométaires inertes, qui décrivaient des orbites de plusieurs millions d’années, et qui étaient pourtant réunis par la gravité du soleil – tout comme la Terre. Lorsque la bulle de distorsion s’était formée pour la première fois autour du vaisseau tournoyant, ils avaient franchi des étapes stupéfiantes, se succédant à un rythme hallucinant. Même avec la puissante poussée de la fusée de propulsion Orion, il leur avait fallu une année entière pour arriver à Jupiter. En propulsion supraluminique, ils avaient, franchi les orbites des planètes extérieures dès les premières heures, et n’avaient pas mis longtemps à dépasser la limite que Voyager I – le vaisseau qui était allé le plus loin dans l’espace avant l’Arche – avait mis des décennies à atteindre. Il était impossible d’imaginer que, vu du dehors, le vaisseau, avec ses membres d’équipage, tous leurs rêves, leurs ambitions et leurs conflits, aurait été pratiquement invisible, car la bulle de distorsion, réduite à un grain de poussière trop petit pour être vu au microscope, fuyait hors du système solaire comme une balle de fusil. — Alors, fit Venus, tu as parlé à Zane ? — J’attends le bon moment. Peut-être après le parlement. Au moins, ça l’éloignera un instant de son travail. Venus fit la grimace. — À ta place, j’attendrais un peu plus avant de choisir un partenaire pour la vie. Tu ne t’es toujours pas remise de la perte de Mel, c’est évident. Regarde s’il n’y a personne d’autre à bord susceptible de te plaire. — J’ai bien regardé, fit gravement Holle. Crois-moi. Venus haussa les épaules. — À toi de voir, c’est ton problème. Holle regrettait souvent de ne pas pouvoir en parler avec son père. Ou même avec Mel. Mais personne, sur Terre, ne pouvait plus parler avec l’Arche depuis qu’ils étaient passés en vitesse de distorsion. Peut-être, se dit Holle, valait-il mieux que ce disque d’espace distordu masque le soleil et la Terre. C’était comme si tout ce qui avait été avant la distorsion n’avait pour ainsi dire jamais existé, comme si toute la réalité avait été contenue dans les mondes jumeaux des coques. Venus quitta son siège. — Le moment est venu d’aller écouter Kelly nous parler boutique. Allez, viens, plus vite ce sera fait, plus vite on pourra se remettre au boulot. 58 Holle et Venus repassèrent par le petit sas entre la coupole et Seba. Elles émergèrent à l’intérieur de la coque, sur une passerelle fixée à la paroi intérieure incurvée, peinte en vert. Elles étaient près du nez, et Holle regarda vers le bas à travers un enchevêtrement de ponts, de cloisons et de matériels. L’éclairage, qui était vif, venait d’un ensemble de lampes à arc qui, pendant la « journée » de bord – toujours réglée sur l’heure d’Alma –, projetaient une lumière comparable à celle du soleil. Holle avait l’impression de se trouver dans un grand bâtiment non cloisonné, un peu comme le Musée d’histoire naturelle de Denver. C’était le monde de Holle, ou du moins la moitié. Le point visible le plus éloigné – la base incurvée de la coque, en dessous des ponts – n’était qu’à une quarantaine de mètres. Et la paroi opposée de la coque n’était qu’à huit ou dix modestes pas. Il y avait des gens partout, ce jour-là. Un brouhaha ininterrompu de voix, dans lequel surnageait parfois un cri d’enfant. La plupart des membres d’équipage étaient venus à Seba à cause du parlement, mais certains étaient restés à Halivah, conformément au règlement du bord. Ce parlement était spécial. Il marquait la fin des six mois au cours desquels l’équipage avait sorti le générateur de distorsion des soutes jumelles et reconfiguré l’intérieur des coques. Kelly tenait son parlement sur le huitième des quinze ponts de la coque, en partant du haut. Holle et Venus descendirent à travers une sorte de toile d’araignée formée d’échelles et de passerelles légères. Les coques avaient servi d’habitacles en apesanteur pendant le trajet vers Jupiter et les années qu’ils y étaient restés ; ils avaient rangé tout ce qu’il était possible de ranger, et rendu l’intérieur des coques disponible pour les manœuvres en gravité zéro de l’équipage, leurs jeux de frisbee et le sumo en microgravité. L’intérieur avait été réaménagé en vue du long voyage en gravité continue. Des ponts avaient été jetés en travers de la coque pour permettre de la traverser, et des cloisons dressées afin d’aménager des coins où travailler, dormir, avoir un peu d’intimité. C’était une conception ingénieuse : le matériel devenu inutile après une mission était réutilisé pour la suivante. Les passerelles et les échelles avaient été construites avec les cadres des couchettes d’accélération. Les ingénieurs sociaux, dans leurs bureaux de Denver et de Gunnison, s’étaient inspirés de la dynamique des groupes de chasseurs-cueilleurs, la forme la plus ancienne de société, pour concevoir l’intérieur du vaisseau. Il y avait donc un « village » à chaque pont, et un « clan » pour unir chaque coque. Évidemment, les ingénieurs sociaux n’étaient pas obligés d’y vivre. Comme elles continuaient à descendre, les ombres vertes s’épaissirent. Les coques avaient été conçues pour offrir à l’équipage un maximum de stimuli visuels. Dans Seba, le design ambitionnait de reproduire sur chaque pont un des milieux naturels régnant sur Terre. Les niveaux inférieurs, où la gravité était la plus forte, étaient censés évoquer la forêt tropicale. La peinture verte y était donc plus sombre qu’aux niveaux intermédiaires, ceux des prairies ou des forêts tempérées. Les niveaux supérieurs figuraient des montagnes, et leur peinture reprenait les tons pâles des mousses et des lichens. De véritables plantes étaient nichées dans le décor peint, des choses vivantes de la Terre, qui poussaient dans des tubes de métal soudés aux parois. Des plantes, des herbes et même des arbres nains. C’était un truc destiné à soutenir le moral de l’équipage, qui devait s’en occuper. Et ça marchait ; lorsqu’une unité de filtrage bouchée avait coupé le système de récupération pendant vingt-quatre heures, et que l’équipage avait dû rationner son eau potable, il n’avait pas laissé mourir les petites plantes. Le temps qu’elles arrivent au huitième pont, Kelly s’apprêtait à ouvrir la séance de son parlement. Elle était assise à la table qu’elle utilisait régulièrement comme poste de commandement, flanquée des Candidats que Gordo Alonzo avait toujours considérés comme ses officiers supérieurs : Wilson Argent et Mike Wetherbee, le docteur. Holle et Venus prirent place, et Holle parcourut l’équipage du regard. Zane était debout à côté du bureau de Kelly, l’air absent. Masayo Saito était assis légèrement en retrait, sur la défensive. Wilson avait beaucoup changé depuis qu’ils avaient quitté Jupiter, se dit Holle. Pour commencer, il faisait de la musculation. Ils étaient tous censés faire de l’exercice, pour que la faible gravité ne nuise pas à leur physiologie, à plus ou moins long terme. Mais Wilson passait de longues heures à arpenter les tapis de course et à soulever des poids sur le pont inférieur de Seba, celui où la gravité était la plus forte. Selon certaines rumeurs, il couchait avec Kelly Kenzie ; mais Holle n’en avait aucune preuve, et rien dans leur attitude ne le laissait paraître. Le reste de l’équipage était debout autour de la table, assis sur le pont ou sur des chaises, et se tortillait pour mieux voir. Il n’y avait pas beaucoup de place ; tout le monde s’entassait dans les espaces cloisonnés. Holle repéra Grâce Gray. Elle dorlotait une Helen maintenant âgée de deux ans et demi. Les boucles blondes de l’enfant endormie brillaient à la lumière du faux soleil. Joe Antoniadi était debout à côté de Sue Turco, la seule clandestine, déjà enceinte de lui. Jack et Paul Shaughnessy, les frères clandestins, étaient également là, côte à côte. Holle vit que Jack portait sa ceinture d’outils avec une sorte de fierté. Elle en ressentit une étrange satisfaction ; peut-être que son flingue lui manquait moins, maintenant. Tout le monde étant réuni, Holle fut de nouveau frappée par leur jeunesse à tous – Grâce, à vingt-neuf ans, était pratiquement la plus âgée ; le plus jeune, en dehors de la poignée de gamins nés en vol, était Théo Morell, dix-neuf ans. Même l’irruption des clandestins et des pistonnés n’avait pas beaucoup changé cette donnée de base. Holle avait l’impression que si un véritable adulte était entré là, à ce moment précis, quelqu’un comme Gordo Alonzo, ils se seraient tous aussitôt mis au garde-à-vous. Mais Gordo n’entrerait plus jamais dans la pièce ; ils étaient livrés à eux-mêmes. Kelly sauta sur sa table pour que tout le monde puisse la voir. Avec un demi-g de gravité, c’était un saut facile. — Bienvenue, commença-t-elle. Vous savez pourquoi j’ai convoqué ce parlement. C’est une journée spéciale. Elle marque la fin de la première phase de notre vol vers 82 Eridani, et, espérons-le, la Terre II. Nous avons finalement réussi à modifier et à faire voguer ce vaisseau, la bulle de distorsion est stable et nous propulse vers les étoiles. Nous pouvons maintenant laisser le passé derrière nous, et regarder vers l’avant. « Il est temps de réfléchir à la structure de commandement au sein du vaisseau. « Tant que nous gravitions autour de Jupiter, Gordo Alonzo et les responsables du Projet Nemrod étaient nos supérieurs hiérarchiques, dans la chaîne de commandement. Mais nous n’avons plus à présent de supérieurs hiérarchiques à l’extérieur de l’Arche. Nous devons trouver un nouveau mode de fonctionnement. « Ceci n’est pas un bâtiment de guerre ; c’est notre maison. Je ne crois donc pas qu’une hiérarchie de style militaire soit appropriée. C’est pourquoi j’ai aimé la suggestion de Grâce de baptiser « parlement » ces discussions à l’initiative du conseil, en hommage, Grâce, à la façon dont Nathan Lammockson dirigeait la Troisième Arche, c’est ça ? Grâce hocha la tête. — Un parlement est un endroit où l’on parle. Quant à la direction – eh bien, nous avons besoin d’un chef, de quelqu’un pour arbitrer nos décisions, nos disputes. Avant de passer sur distorsion, Gordo m’avait nommée capitaine, pour la traversée interstellaire. C’était un honneur, et j’en suis fière. Mais je n’ai pas besoin, et ne devrais pas être investie, de l’autorité absolue que détient le commandant d’un vaisseau en mer. Je propose que vous me considériez maintenant comme votre « porte-parole » – c’est-à-dire que mon seul vrai privilège sera d’être la première à parler lors de ces séances, et chacun de vous, lorsqu’il prendra la parole, devra s’adresser à moi. D’accord ? Sans donner à quiconque l’occasion de répondre, elle poursuivit. — Par ailleurs, à propos des lois régissant notre vie : nous disposons d’un manuel, un recueil de lois établi par les ingénieurs sociaux à Denver. Mais ils ne sont pas là, de même que ne sont pas là non plus quasiment la moitié des Candidats auxquels il était censé s’appliquer. Nous pouvons l’utiliser comme base, mais je propose que nous établissions à la place ce que nous appelons déjà la « Loi du Vaisseau ». Des règles de fer concernant la sécurité et l’entretien du vaisseau et de ses systèmes ; à partir de ces règles que nous acceptons tous pourra émerger un ensemble de lois, au fur et à mesure de nos besoins, et au cas par cas. Pour moi, une loi dont on n’a pas besoin est une mauvaise loi. Établissons-les nous-mêmes. Je précise que je fais ces recommandations après avoir consulté mes officiers supérieurs, ici présents. Ce sont des propositions collégiales. « Par ailleurs… À ce second « par ailleurs », Holle discerna un léger mouvement de foule, les premiers signes d’impatience. — Par ailleurs, je tiens à ce que personne, ni moi ni quelqu’un d’autre, n’impose ses décisions à l’équipage – à vous. Le vaisseau est trop petit pour ça. Je veux gouverner par consensus. Mais pas à la majorité, qui laisse toujours de côté une minorité. Je veux que nous nous efforcions de fonctionner à l’unanimité. En cas de controverse, nous parlerons aussi longtemps qu’il faudra. Dieu sait que nous aurons le temps de discuter, avant d’atteindre 82 Eridani… — Super, murmura Théo Morell. On pourra parler, parler, parler tout le long du chemin jusqu’aux étoiles. J’imagine ce que mon père aurait pensé de ça. Holle se garda bien d’oser seulement un sourire dans une telle assemblée. Elle se demandait combien de temps ces belles idées dureraient. Venus, assise juste derrière Kelly, avait le visage inexpressif ; et Wilson regardait l’équipage dans une attitude de défi assez simiesque. Holle soupçonnait Venus, Wilson et peut-être d’autres de jouer un jeu à long terme dans l’arène politique de plus en plus complexe de l’Arche. Elle avait grandi, à l’Académie, parmi ces individus extrêmement doués et dotés d’un fort esprit de compétition, et elle savait que c’était inévitable. C’étaient des jeux qu’elle-même évitait. Mais son petit doigt lui disait que, quelle que soit la structure de pouvoir et de commandement qui émergerait au cours des mois et des années à venir, elle n’aurait pas grand-chose à voir avec les visions utopiques de Kelly. Elle essaya de se concentrer sur le discours de Kelly. Une partie paraissait bien pensée. Kelly avait pas mal réfléchi au concept de liberté dans l’environnement de l’Arche. La nécessité de maintenir des systèmes communs essentiels s’accompagnerait inévitablement d’une tendance à la centralisation du pouvoir. Et dans un espace aussi confiné, il était impossible d’échapper à la tyrannie, impossible de fuir – or l’Arche était si fragile qu’aucune rébellion ne pourrait être tolérée. Autrement dit, les mécanismes habituels par lesquels la tyrannie pouvait être combattue sur Terre n’étaient pas envisageables ici. — Il se pourrait que ce soit encore vrai lorsque nous arriverons sur la Terre II, poursuivait Kelly. Parce que même là-bas nous vivrons dans des abris étanches. Au début, en tout cas. Nous dépendrons de systèmes qu’il faudra partager, même pour l’air que nous respirons. Ce que nous devons trouver, c’est un moyen de nous conformer aux lois basiques de préservation de la vie qui domineront toujours notre existence, sans sombrer dans la tyrannie. C’est une toute nouvelle expérience en matière de relations humaines – notre expérience. Et la façon dont nous vivrons ces relations, si nous nous en sortons bien, pourrait servir de modèle pour les générations à venir. Elle dit cela en souriant et en ouvrant les bras, dans une attitude que les gens accueillirent plutôt avec froideur. C’était du Kelly tout craché. Elle était formidablement capable, cohérente, énergique. Un chef-né, d’une certaine façon. Mais pendant toutes les années où elles avaient grandi ensemble, Holle avait toujours eu conscience du fait que Kelly était avant tout motivée par une ambition intense, dévorante – une ambition qui, comme le savaient beaucoup de gens, l’avait poussée à abandonner un enfant derrière elle, sur Terre. Les gens avaient du mal à cerner Kelly Kenzie. Maintenant, au lieu d’être inspirés par ses discours visionnaires, ils avaient plutôt tendance à s’en détourner. C’est alors que les discussions s’amorcèrent. Il y eut des questions sur la mise en commun de certains biens, et sur l’éducation collective des enfants. Quelqu’un suggéra de calquer leur nouvelle société sur les anciens kibboutz d’Israël. Kelly répondait avec conviction. L’atmosphère commença à ressembler à celle de l’Académie du bon vieux temps, quand un enseignant leur lançait un sujet brûlant, comme un os à ronger. Les officiers supérieurs de Kelly restaient patiemment assis à leur table, Venus jetant de discrets coups d’œil à sa montre. Mais d’autres, à la frange de la foule, se mirent à filer discrètement. Lorsque Zane tourna les talons et s’éclipsa, sans avoir dit un mot, Holle fit à Kelly un geste d’excuse et s’esquiva pour le suivre. Pour elle, le vrai boulot de la journée allait débuter. Les battements de son cœur s’accélérèrent. 59 Elle suivit Zane vers sa petite cabine, à l’écart. Ce n’était pas vraiment loin. Il parut surpris de la voir, et évita son regard. Mais il ne protesta pas quand elle lui demanda si elle pouvait entrer et lui parler. Elle se demanda avec une nervosité croissante comment elle allait aborder le sujet dont elle voulait discuter. Mais elle fut distraite par sa cabine. Ce n’était qu’une boîte, entourée de cloisons. Tous les autres avaient personnalisé leur cabine, chacun à sa façon. Dans sa petite pièce, Holle avait des affaires personnelles, des vêtements, des images de son père et de sa mère, son Angel. Ceux qui avaient un enfant, comme Grâce Gray, se retrouvaient avec un petit décorateur personnel à la maison. Il n’y avait rien de tout ça dans la cabine de Zane, que des meubles fonctionnels, un lit, deux chaises, un placard. Il y avait du matériel professionnel, un poste de travail sophistiqué, de précieux tirages papier de manuels sur la relativité, la vitesse de distorsion et l’ingénierie spatiale. Mais en dehors de quelques vêtements en tas par terre, c’était tout. C’était un endroit où Zane existait plus qu’il ne vivait. Elle s’assit sur une chaise qu’elle dut d’abord débarrasser d’une pile de chaussettes. Zane s’assit au bord du lit, les mains croisées sur les genoux. Incertaine de l’état d’esprit dans lequel il se trouvait, mal à l’aise à cause de l’endroit où il vivait, elle se demandait de plus en plus si ce qu’elle s’apprêtait à faire était bien raisonnable. Puis, submergée par un trop-plein de gêne et de nervosité, elle se jeta à l’eau. — Voilà, Zane, commença-t-elle. Sa tête pivota vers elle. — J’ai réfléchi. Écoute, tu connais la nature de la mission – le dessein social. L’équipage a été sélectionné de façon à offrir la plus grande diversité génétique possible. Afin que, lorsqu’on aura des enfants, ils aient les meilleures chances d’éviter la consanguinité. Ça nous a été dit et répété à l’Académie. Mais ça veut dire que nous avons tous une obligation. Nous devons devenir parents. Notre devoir est de faire en sorte que tous nos gènes soient mis dans le pot commun des colons de la Terre II. — Pourquoi tu me parles de ça ? Elle se mordilla la lèvre. Il fallait vraiment lui mettre les points sur les i… Elle commençait à se dire qu’il y avait quelque chose qui clochait, là. Quelque chose d’autre que sa propre nervosité. Mais elle insista. — Zane, tu as vu des gens se mettre ensemble, surtout depuis Jupiter. La rumeur voudrait que Kelly et Wilson soient en couple, maintenant. Il fronça les sourcils. — Wilson. L’ingénieur des systèmes externes. — Ouais, répondit-elle, troublée par sa réponse. Ce Wilson-là, Wilson Argent, avec qui tu as grandi… La vérité, Zane, c’est que j’ai laissé Mel derrière moi, sur Terre. Enfin, tu le sais. Et je ne me vois pas tomber amoureuse de quelqu’un d’autre dans ce tas de ferraille. Et franchement, je ne te vois pas te mettre avec qui que ce soit non plus. Il avait l’air complètement à côté de ses pompes. Elle s’en faisait pour lui, et fut prise d’un élan d’affection. Elle s’approcha de lui, s’agenouilla par terre, lui prit les mains. — Zane, on n’est peut-être pas des âmes sœurs. Mais on se connaît depuis presque toujours. On a travaillé ensemble, pour le même objectif. Et on s’est toujours entraidés. Je me souviens de la façon dont tu m’avais attendue, lors de mon premier jour à l’Académie, et des ennuis que ça t’avait valus. Je me demandais si… Je veux dire, ça peut attendre encore un peu, en tout cas l’arrivée sur la Terre II. Mais peut-être qu’on devrait penser à avoir des enfants, ensemble. Toi et moi. Voilà. Alors, qu’est-ce que tu en dis ? Il leva la tête et pour la première fois la regarda dans les yeux. — Tu crois à la bulle de distorsion ? Elle s’accroupit en face de lui. — Qu’est-ce que tu dis ? — Est-ce que tu y crois ? Il jeta un coup d’œil à son poste de travail, se mit à rire et dit très vite : — Je veux dire, j’ai étudié la théorie. Mais c’est impossible ! Si ça marchait, ça violerait les principes fondamentaux de la physique. En dehors des problèmes évidents de causalité et de violation de toutes les conditions sur l’énergie faible, forte et dominante, le tenseur énergie-contrainte du vide du champ scalaire quantifié d’un espace-temps d’Alcubierre divergerait si le vaisseau dépassait la vitesse de la lumière. Il divergerait ! Ce qui conduirait à la formation d’un horizon qui… qui… Sa voix s’étrangla, et il se tut comme s’il était à court de mots. — Je pourrais te montrer les équations. — Zane ? Je ne comprends pas ce que tu racontes. La distorsion marche – on vole. Tu as contribué à l’élaboration des solutions, avec Liu Zheng et les autres, et c’est comme ça qu’on est arrivés ici… Comme elle lui tenait les mains, et que les manches de la combinaison de Zane étaient remontées sur ses avant-bras, elle y repéra des marques, de petites cicatrices en forme de croix. Elle les effleura tout doucement. Il y en avait d’anciennes, d’autres plus récentes. On aurait dit qu’il s’était enfoncé dans les bras le bout d’un tournevis cruciforme. — Je ne peux pas avoir d’enfants avec toi, fit-il en riant. Mais c’était un rire affreux, sépulcral. Elle releva les yeux. — Et pourquoi pas ? — Je suis souillé. Il faut que tu le saches. — Souillé ? — Tout est dans le journal. Il retira ses mains et tapota sur le clavier de son poste de travail. Une espèce de journal apparut, un mélange de texte et de brefs vidéoclips, la tête de Zane lui-même en train de parler. — Il raconte tout, là. — Qui ça ? — Zane. Dans l’un de ces clips, il dit qu’il va se tuer. Des sortes de lettres de suicide. — Il… Zane, c’est toi. C’est pour ça que tu te fais mal ? — Que veux-tu dire ? Elle prit son bras droit, le retourna fermement, et lui montra les marques de tournevis. — Là. Et là. Il haussa les épaules. — Je ne me rappelle pas avoir fait ça. Je ne devais pas être là. — Alors, où étais-tu ? — Je fais semblant, vous savez, dit-il abruptement en se remettant à rire. C’est la vérité. Il la regarda. — Je ne sais pas qui vous êtes. Aucun d’entre vous. Je vous écoute parler, je note les noms que vous vous donnez, je vérifie les prénoms et tout ce qui s’ensuit sur le système. Je prends des notes et j’essaie de me rappeler. C’est comme ça depuis Jupiter. — Alors, de quoi te souviens-tu ? demanda-t-elle en le regardant. — Je me suis réveillé, répondit-il. — Réveillé ? Alors ce fut un déluge de paroles. Il était évident qu’il n’avait parlé de ça avec personne d’autre. — J’étais dans un scaphandre pressurisé. Je flottais dans l’espace. J’étais dans le générateur de distorsion. Le collisionneur. Il était avec moi. — Qui ça ? — L’ingénieur des systèmes externes. — Wilson ? — Oui. Il y avait un chatoiement autour de moi, un effet visuel. Les étoiles. Wilson m’a attrapé et il a commencé à me donner des tapes dans le dos. Avec ses grosses mains gantées. Il a dit qu’on l’avait fait, qu’on y était arrivés, que j’y étais arrivé. Holle se rappela. Elle était dans Seba, et elle regardait la scène, le 13 mars 2044, le jour où le générateur de distorsion avait été activé pour la première fois. — Je ne savais pas ce que j’avais fait, chuchota Zane. — Zane, tu as démarré la distorsion. C’est pour ça que tu avais fait tout ce travail. — Wilson m’a emmené faire une visite d’inspection du tore du collisionneur. Je me suis contenté de le suivre. Quand je suis revenu à l’intérieur, tout le monde souriait, me regardait en hochant la tête, me serrait la main, et moi je me suis contenté de sourire et de hocher la tête en retour. Je ne savais même pas leurs noms. Quand je suis arrivé à un poste de travail, j’ai vérifié la relativité. Ça, je comprenais, c’était tellement élémentaire. Et j’ai étudié le générateur de distorsion, comme on l’appelle. Il ne peut pas marcher ! — Tu ne te souviens de rien avant le jour de la distorsion ? — Et j’ai des blancs. — Des blancs ? — D’autres moments, depuis ça, dont je ne me souviens pas. C’est comme si je me réveillais à nouveau. Sauf que je ne dors pas beaucoup, dit-il en se frottant le visage. Elle lui sourit et se recula. Il fallait qu’elle aille voir Mike Wetherbee, se dit-elle. Qu’elle lui dise que leur seul ingénieur de distorsion était probablement schizoïde. Et tant pis pour son projet de bébés. — Tu vas m’attendre ici, Zane. Tu veux bien me promettre ça ? Il faut qu’on continue à parler. Elle le laissa assis sur son lit, tourna les talons et prit la fuite. 60 Décembre 2046 Holle fut réveillée par le doux chuchotement émanant du casque audio qui lui donnait de faux airs de Snoopy, pour le moment posé sur le petit placard à côté de son lit. Les systèmes incorporés aux combinaisons avaient été adaptés par les officiers supérieurs de l’équipage de façon à servir de canaux de communication clandestins en période de crise. Dans le noir, elle attrapa le casque et le tira vers son oreiller. — Groundwater. — Holle ? Wilson. J’aurais besoin d’aide, ici. — Où ça ? Dans Halivah ? Elle dormait à moitié. Elle avait du mal à mettre de l’ordre dans ses idées. — Lumière ! Une douce lueur emplit la pièce. Elle jeta un coup d’œil à sa montre. 4 heures du matin. Pas encore l’aube, ni à Seba, ni à Halivah, nulle part dans aucune des coques jumelles de l’Arche. Elle s’appuya sur son coude. — Allez, Wilson, raconte. Qu’est-ce qui se passe ? — On a perdu un enfant. — Hein ? Un enfant ? — Meg Robles. Meg, quatre ans, bientôt cinq, était l’un des premiers bébés nés à bord de l’Arche. Sa mère, Cora Robles, était enceinte au moment du décollage. — Wilson, comment est-ce qu’on peut perdre un enfant ?… Oh, et puis non, laisse tomber. — On le cherche. Mais le môme n’est que la moitié de mon problème. « Mon » problème, nota Holle. Wilson avait beau être le partenaire de Kelly, il n’en avait pas moins une façon bien à lui de traiter Halivah comme son fief. — La mère ? — Théo n’arrive pas à la faire sortir de HeadSpace, et il se demande comment elle réagira s’il débranche la prise. — Et tu m’appelles parce que ?… — Holle, j’ai besoin de ton intuition féminine sur ce coup-là. — Va te faire foutre, Wilson. Mais il savait qu’elle ne pourrait pas refuser son appel à l’aide ; elle ne savait pas dire non. — D’accord. Accorde-moi deux minutes. — Entendu. Toujours en tenue de nuit, elle sortit de sa cabine dans le vert doux, frais, qui était la couleur nocturne de Seba, et se dirigea vers le bloc de douches communes du pont. Il n’y avait personne en vue, personne ne bougeait sur les ponts, ni en bas, ni en haut. Elle prit note mentalement de vérifier que celui, quel qu’il soit, qui était censé être de quart cette nuit-là n’était pas dans une cabine de HeadSpace ou en train de roupiller dans un coin. Quand la coque était déserte comme ça, elle paraissait étrangement plus vaste, plus grandiose. Un peu comme une église. On prenait davantage conscience des sons, des odeurs, notamment celle d’électricité et de métal qui ne vous permettait jamais d’oublier que vous étiez dans les entrailles d’une grosse machine – sans compter l’odeur fétide qui imprégnait tout, une puanteur d’égout qui était la signature de la trentaine de personnes qui vivaient dans cette boîte de conserve depuis déjà près de cinq ans, depuis le lancement de Gunnison. Le bloc de sanitaires faisait partie d’une structure en forme de piliers qui se répétait d’un bout à l’autre de la coque dans le sens de la longueur ; les lavabos, les douches et les toilettes de chaque niveau étaient reliés au même système d’alimentation et d’évacuation de l’eau. Elle alla aux toilettes et se passa de l’eau sur le visage. Elle éprouva une certaine satisfaction en constatant le bon fonctionnement de son système, en sentant la fraîcheur de l’eau sur son visage, et même en entendant le bourdonnement des pompes, des ventilateurs et des filtres. Tout ça c’était grâce à elle et à ses apprentis, et elle se fichait pas mal que, dans cette ambiance de querelles politiques, de chamailleries et de crises quotidiennes, personne n’ait l’air de s’en rendre compte. Elle regagna sa cabine et enfila des sous-vêtements, une combinaison et des bottes. Ensuite, elle gravit la série d’échelles d’acier qui menait au nez de la coque puis au sas qui donnait sur l’attelage de liaison avec Halivah. Les caméras montées sur les parois pivotèrent, suivant son passage de leur œil dépourvu de curiosité. La peinture n’avait pas été refaite. C’était toujours le même vert gazon que celui qui avait été appliqué au sol, sauf qu’au bout de cinq ans la peinture s’écaillait. Et il n’y avait encore aucun signe de l’imminence de la fête des mille jours. Kelly, sur les conseils de Gordo Alonzo, avait une propension à organiser une fête au moindre prétexte, la célébration d’une étape clé de la mission, ou bien un simple anniversaire. Compte tenu de la pénurie de matériaux de base, comme le papier et le tissu, les penchants artistiques de l’équipage s’exprimaient plutôt sous des formes éphémères : récitation de poèmes, musique, danse. Le jour de la fête, le millième depuis le lancement de la distorsion dans l’orbite de Jupiter, la coque serait brièvement envahie par tout un carnaval. Mais pour l’heure, les entreprises artistiques de l’équipage dormaient dans leur tête, en eux. Arrivée dans le nez de la coque, elle enleva ses bottes, mit son casque de Snoopy sur sa tête et enfila l’un des trois scaphandres de transit rangés là, suspendus à la paroi comme des cocons. Il se referma facilement. Les joints et les fermetures étaient bien lubrifiés, mais il puait le vieux pet. Elle effectua les vérifications d’intégrité habituelles. Puis elle entra dans le sas et attendit que les pompes absorbent le si précieux air de la petite chambre. Ces scaphandres pressurisés simplifiés étaient une innovation de Wilson, qui en avait eu marre du temps que l’équipage mettait à passer d’une coque à l’autre, en marchant dans l’espace. Le changement le plus important concernait l’air de la combinaison, qui était un mélange azote-oxygène à peu près à la même pression que celui de la coque. La pression supérieure rigidifiait le scaphandre, ce qui rendait les mouvements à peu près impossibles une fois qu’on l’avait enfilé. Mais ça n’avait pas d’importance quand il ne s’agissait que de traverser l’espace séparant les deux coques. Surtout, la haute pression supprimait le besoin de prérespirer pendant des heures avant l’EVA. L’écoutille s’ouvrit. Elle sortit dans l’espace et se retrouva debout sur le nez de la coque. Sous ses pieds bottés, le matériau isolant était moelleux, usé par des années dans l’espace, criblé de petits trous créés par l’impact de micrométéorites, recuit par les radiations solaires et légèrement teinté en jaune par les composés sulfureux émis par Io. Mais les couleurs de la bannière étoilée étaient toujours aussi éclatantes sous les lumières du vaisseau, et de là où elle se trouvait, elle voyait les lettres U, N et I noires, bien nettes, des mots UNITED STATES peints sur le flanc de la coque, l’identité d’une nation noyée affichée à l’intention des étoiles. Elle s’amarra au treuil, commença à s’élever dans la gravité qui allait en s’affaiblissant et traversa l’anneau de l’accélérateur. Contrairement à certains membres de l’équipage, elle n’était pas impressionnée par le transit proprement dit, ni par les sensations particulières liées à la gravité, qui devenait proche de zéro et remontait à partir du point médian, alors qu’elle amorçait sa descente vers Halivah. Mais elle était toujours déconcertée par la vision étrange de ces énormes masses de métal suspendues dans le ciel ; une partie animale d’elle-même était toujours convaincue que tout ça allait finir par s’écraser. Quelques minutes à peine après avoir quitté Seba, ses pieds bottés descendaient vers le nez de Halivah. — Bienvenue à bord, murmura Wilson sur le canal audio. Je suis au sixième. — Bien reçu. À tout de suite. 61 Halivah s’éveillait, à la fin d’une nouvelle nuit dans l’espace, mais les lumières étaient aussi crépusculaires que dans Seba. La routine prévue par le Contrôle de mission, à terre, qui voulait que les deux coques soient sur deux cycles nocturnes différents, afin qu’une moitié au moins de l’équipage soit toujours réveillée et opérationnelle, avait été rapidement abandonnée, à cause des tensions qu’elle provoquait entre les membres de deux équipes à des états d’éveil différents. Il y avait même eu une vague dispute pour savoir quelle coque aurait l’honneur d’être à l’heure d’Alma, et laquelle serait désynchronisée de huit heures. Les deux coques obéissaient maintenant au même rythme circadien, et à l’heure d’Alma. Et tout le monde faisait à tour de rôle partie de la petite équipe de quart dans chacune des coques. Pourtant, l’atmosphère de cette coque était radicalement différente. La peinture prévue par les ingénieurs sociaux, un environnement urbain qui contrastait avec celui, bucolique, de Seba, avait été méticuleusement grattée pour révéler les textures brutes des surfaces artificielles d’en dessous, le plastique, le métal, le verre. Même le caillebotis métallique du sol était à nu. Ce choix avait été fait collectivement par les habitants de Halivah. Une manière pour eux de revendiquer leur propre posture artistique – ils avaient choisi de vivre dans la froide réalité métallique de leur environnement plutôt que d’essayer de la masquer avec les couleurs d’une planète qu’aucun d’eux ne reverrait jamais. Holle était suffisamment ingénieur pour apprécier la beauté brute du résultat. Mais certaines surfaces disparaissaient sous les travaux artistiques à base de peinture, de crayon et de fusain. Au cinquième niveau, Holle s’arrêta devant une fresque mettant en scène une maison baignée de lumière, entourée par un ciel noir, menaçant – et un coup frappé sur la porte était représenté par des arcs de peinture jaune. L’œuvre était signée : HALIV. CERCLE DE RÊVES 4. — Psst ! Le murmure provenait de sous ses pieds. Elle jeta un coup d’œil à travers le grillage métallique et vit Wilson au niveau inférieur. Il portait un slip et un maillot de corps qui mettait en valeur sa poitrine musclée. — Tu aimes la peinture ? — Pas trop. C’est bien fait, mais le sujet crève les yeux, tu ne trouves pas ? C’était l’un des rêves, ou cauchemars, que l’équipage faisait le plus fréquemment. Ils étaient – peut-être – les derniers êtres humains encore en vie, ils fuyaient dans l’espace dans ces coques de métal. Et si quelqu’un frappait à la porte ? — Je déteste ces putains de cercles de rêves, grommela Wilson. Ils ne font que recycler des conneries morbides de ce genre. Ils se donnent mutuellement à bouffer leur propre merde mentale. — C’est possible, Wilson. Mais il y a des jours où on n’a rien d’autre à faire que de décrasser les murs. Les gens ont besoin de stimuli qui les sortent de leur propre tête. Wilson n’était pas impressionné. — Ce n’est qu’une de ces satanées lubies. Les cercles ne sont apparus qu’à partir du moment où on a commencé à rationner l’accès aux cabines de HeadSpace. Et à propos de HeadSpace… — Allons voir Théo. — D’accord. Holle suivit Wilson quelques ponts plus bas. Ils traversèrent des villages de cabines subtilement différents de ceux de Seba, l’équipage jouant avec les cloisons et modifiant peu à peu l’endroit en fonction de ses goûts. — J’en déduis que vous n’avez pas retrouvé la petite Meg, dit Holle. — Non. J’ai lancé l’équipe de nuit à sa recherche, et quand tout le monde sera réveillé, on fouillera tout de fond en comble. On sera probablement obligés de démonter entièrement ce putain de vaisseau. — Ces gamins ont grandi là. Je ne serais pas étonnée qu’ils connaissent ces coques mieux que nous. — Ouais. Pauvres petits mômes. Salut, Théo. Théo Morell les attendait devant une petite cabine, le box de HeadSpace du pont 11. Il était adossé à une cloison, les bras croisés, une Tablet accrochée à la ceinture. — Je vois que tu as amené des renforts. — Je me suis dit qu’il valait peut-être mieux avoir une femme avec nous, au cas où Cora péterait à nouveau les plombs. — Ça, aucun doute, fit Théo d’un ton dégagé. Elle pète toujours les plombs. Wilson jeta un coup d’œil à la cabine. Une lumière rouge brillait au-dessus de la porte. — Elle y est, en ce moment ? — Ouais. Elle y a passé la nuit. Toute seule. Elle n’emmène même pas sa fille. Tu veux voir ? Théo souleva son ordi et appuya sur une touche. Sur le mur, un écran s’illumina, montrant une petite fille en train de jouer dans un patio baigné par le soleil. Elle était devant un appartement qui dominait une mer étincelante. Des avatars vaguement exécutés partageaient l’espace avec elle. Le patio était vaste, la mer une plaine miroitante qui se fondait à l’horizon dans un ciel bleu. Les données de base de la scène étaient évidentes : de l’espace, de la place pour courir, pour jouer, sans personne, sans subir la pression de ces gens tout autour, et sans aucune responsabilité d’adulte. Un copyright daté de 2018 disait que le scénario, qui s’inspirait plus ou moins du site de Sorrente, en Italie, avait été conçu par Maria Sullivan, une utilisatrice de HeadSpace de Manchester, en Angleterre, pour lui servir d’espace personnel, et que la corporation en avait fait don au Projet Nemrod. Holle se demanda ce qui était arrivé à Maria Sullivan. — Et Cora est la petite fille ? — T’as tout pigé. Écoute, j’ai essayé de la faire sortir de là, j’ai usé de toutes les tactiques que m’a recommandées Wilson. Comme de tenter de négocier : Encore une demi-heure et tu sors. Rien ne marche. Pas avec elle. Croyez-moi, vous appeler à la rescousse était la seule solution. — Fais-moi grâce de tes justifications, trancha Wilson. Coupe ce truc et c’est tout. Théo leva sa Tablet et posa son pouce sur une touche. — Vous êtes prêts ? — Fais-le, c’est tout. Théo appuya sur la touche et recula. La lumière au-dessus de la porte passa du rouge au vert. Presque aussitôt, la porte de la cabine s’ouvrit à la volée. Cora Robles en sortit en titubant, retirant un masque sensoriel de son visage. Elle portait une combinaison noire moulante, des gants avec des capteurs digitaux simulateurs de contact, et elle traînait derrière elle un gros câble qui sortait de la cabine. Elle foudroya Théo du regard. — C’est toi qui m’as déconnectée ? Je n’avais pas fini ! Il recula d’un pas. — Écoute, Cora, je te l’ai demandé plusieurs fois… — Donne-moi cette console ! — Non, Cora. — Reconnecte-moi, espèce de petit con ! Elle se jeta sur Théo en levant ses poings gantés. Holle plongea en avant et s’interposa. Elle prit quelques coups de poing sur la poitrine, puis réussit à ceinturer Cora. Celle-ci agita les bras, essaya d’atteindre Théo, mais elle avait beau être en colère, elle n’était pas très forte, et ils réussirent à la retenir sans trop de mal. Holle sentait, à travers sa combinaison moulante, à quel point elle était maigre. Elle n’avait que la peau sur les os, ses hanches et ses omoplates saillaient. Soit elle avait sauté des repas, soit elle avait échangé ses rations contre des crédits de HeadSpace. Wilson tira sur le câble qui reliait Cora à la cabine, pour l’éloigner de Holle. Cora glissa et tomba à la renverse, sur le grillage métallique. Elle resta là, pantelante, le visage convulsé. Holle était choquée par l’état de Cora, et s’en voulait de ne pas en avoir pris conscience plus tôt. Elle avait grandi avec cette femme. Cora avait toujours été belle, brillante. Elle adorait flirter, faire la fête, elle débordait de vie. C’était comme si toute cette énergie s’était retournée contre elle, dans l’espace confiné de l’Arche. Holle s’agenouilla à côté d’elle. — Écoute, Cora, je suis désolée qu’on ait dû faire ça. Il fallait que tu sortes de là. Ta petite fille a disparu. Comme Cora avait laissé le père de Meg sur Terre, elle était la première responsable de l’enfant. — Elle le sait, lâcha Wilson. On a téléchargé la nouvelle dans la cabine. Ça n’a rien changé. Les fantasmes qu’elle réalise dans son HeadSpace lui importent plus que sa propre fille. — Et elle n’a plus de crédits, fit Théo en la regardant avec un sourire. Wilson ne semblait guère apprécier son attitude. — Qu’est-ce qui te fait rigoler ? C’est toi le pistonné qui es en charge de ce putain de système. C’est toi qui devrais gérer les emmerdes de ce genre. Théo leva les mains dans un geste défensif. — La dernière fois que j’ai essayé de sortir Cora de là, elle m’a accusé d’avoir essayé de la violer. On risque pas de m’y reprendre. C’est une Candidate, après tout, l’une des vôtres. Maintenant, moi, je veux des témoins. Quand il était devenu évident qu’il allait falloir limiter l’accès aux cabines de HeadSpace, Holle avait eu l’idée de confier à Théo la gestion du rationnement. Il s’en était assez bien sorti, en mettant au point un système de crédits conservés dans l’espace public des bases de données de l’Arche. Mais Théo avait pris un peu trop d’assurance. Il y avait peut-être du vrai dans les rumeurs selon lesquelles il aurait échangé des crédits de HeadSpace contre d’autres trucs, qu’il devenait une espèce de pousse-au-crime pour les gens accros comme Cora. Holle ne voulait pas le croire. Théo n’avait encore que vingt et un ans, mais il avait beaucoup évolué depuis le lancement, pensait-elle. Seulement ce n’était pas toujours dans le bon sens. Elle se retourna et prit Cora par les épaules. — Allez. Relève-toi, et viens retirer cette stupide combinaison. J’ai l’impression que ça ne te ferait pas de mal de boire, de manger et de dormir, et pas forcément dans cet ordre. Et puis il va falloir aussi que tu nous aides à trouver où Meg a bien pu se fourrer… Elle l’entraîna. Wilson s’en alla en fulminant et en jetant un regard noir à Théo. 62 Quand Holle regagna Seba, Kelly avait déjà commencé sa journée à la table du pont 8, où elle tenait la série habituelle de ses réunions. Elle s’assit à la table avec un café et attendit son tour de parole pour lui faire son rapport sur ce qui se passait dans Halivah, avec Meg. Kelly avait l’air fourbue. Elle manquait de sommeil. La fête des mille jours, qui obligeait toutes les factions, amicales ou rivales, de l’Arche à travailler ensemble sur un même événement, donnait à Kelly et à son staff d’officiers supérieurs encore plus de peine que d’habitude. Mais pour le moment, Kelly et Masayo Saito écoutaient Elle Strekalov se plaindre du nouveau règlement de procréation que Kelly se proposait d’instituer. Une mère passa avec un petit enfant qui n’avait même pas deux ans. Kelly tendit le doigt avec emphase. — Regardez-moi ça ! Sue Turco avec la morveuse qu’elle a eue avec Joe Antoniadi. Comment l’ont-ils appelée ? Steel ? Et il paraît qu’elle en a déjà un autre en route. Vous connaissez la règle de base : nous ne sommes pas censés enfanter avant d’arriver sur la Terre II. Nous n’avons plus que quatre ou cinq ans à attendre. Les seuls enfants qu’il devrait y avoir à bord de ce vaisseau sont ceux qui y sont montés dans le ventre de leur mère, comme Helen Gray. Mais il y a sans arrêt de nouvelles grossesses. Les gens ont des bébés parce qu’ils en veulent. — D’après le doc Wetherbee, intervint Masayo, la procréation est une réaction naturelle après un traumatisme. C’est pour ça que le taux de natalité grimpe en flèche après les guerres. Le déluge, le lancement, la séparation d’avec tout ce que nous avons connu… C’était sûrement assez traumatisant. — À moins que ce soit juste l’ennui, suggéra Holle. — Quelle que soit la raison pour laquelle ils le font, ce n’est pas notre politique, ce n’est pas ce que voulait la règle de diversité génétique maximale des ingénieurs sociaux, ce n’est pas ce que dit la Loi du Vaisseau ! Kelly souligna ses paroles en martelant le dessus de la table avec la paume de sa main. — Mais ça n’a rien à voir avec mon problème, l’interrompit impatiemment Elle Strekalov. Mon problème, c’est cette histoire de loi concernant le second enfant. — Que se passe-t-il, Elle ? demanda Holle, qui arrivait dans la conversation. Elle la regarda en souriant, l’air épuisée. — C’est Jack Shaughnessy. La nouvelle règle de Kelly a amené Jack à venir de nouveau « me renifler le derrière ». C’est comme ça que Thomas présente les choses. Je ne veux pas entendre parler de Jack, pas plus maintenant qu’avant. Mais Thomas n’y croit pas. Il pense que la politique de Kelly ouvre la voie à Jack. Kelly secoua la tête. — Ce n’est pas « ma » politique ; pour le moment, ce n’est que la recommandation du groupe de réflexion auquel j’ai demandé de plancher sur le problème. Écoutez, nous avons un conflit entre deux obligations. Nous devons essayer d’assurer la diversité génétique maximale de la prochaine génération. Et en même temps, à cause de la présence des pistonnés et des clandestins, nous avons un déséquilibre des sexes à bord de l’Arche… Il y avait plus d’hommes que de femmes. Trois couples homosexuels, deux masculins et un féminin, rétablissaient un peu l’équilibre, mais posaient un autre problème, car il n’était pas question que les gays ne contribuent pas à la richesse génétique de la prochaine génération ; heureusement, les ingénieurs sociaux leur avaient laissé des instructions sur la manière de gérer ça. Mais les directives ne disaient rien quant au cœur du problème : le déséquilibre. — J’ai le droit de choisir celui avec qui je vais partager ma vie ! déclara Elle avec vigueur. — En effet, répondit patiemment Kelly. Mais les hommes en surplus ont des droits, eux aussi. Et, en tant que groupe, nous avons l’obligation de préserver pour l’avenir un réservoir génétique aussi vaste que possible. — Autrement dit, je suis supposée écarter les cuisses pour un clandestin ? — Voilà qui est élégamment dit, fit Holle en éclatant de rire. — L’insémination artificielle est possible, répondit Kelly. Tu n’aurais pas besoin de coucher avec qui que ce soit. — Il y a des moments, intervint doucement Masayo, où j’ai du mal à croire que nous ayons de telles conversations. — Mais j’aurais toujours un môme de clandestin dans le ventre, reprit Elle. C’est comme ça que Thomas verra les choses, c’est sûr. — Nous avons constamment ce genre de problème, Elle, tu le sais, fit Kelly qui commençait à perdre patience. Ton droit à contrôler ton propre corps est en opposition avec les droits et les devoirs du groupe dans son ensemble. La proposition stipule que chacune des femmes devrait choisir un second partenaire parmi les hommes, que nous devrions toutes avoir des enfants de plus d’un homme. Si tu ne peux pas choisir, il y aura un vote… Holle vit Elle froncer les sourcils et dire : — Truqué, comme tous les votes à bord de cette boîte de conserve depuis le jour du lancement. — Il n’y aura pas de tripatouillage. Il faut regarder la situation en face, Elle. Toutes les femmes, tous les hommes seront obligés d’en passer par là. Nous devrons faire la différence entre les partenaires de vie et les partenaires de procréation. Le choix des premiers t’incombera complètement, et la mission n’a pas à s’en mêler. Mais, en ce qui concerne les seconds, l’équipage entier aura son mot à dire pour accomplir notre obligation, au sens large. C’est la seule façon pour un équipage aussi restreint de préserver la diversité génétique. Nous sommes dans une situation unique qui… — Ça suffit, j’en ai assez entendu, coupa Elle en se levant brusquement. Sa chaise tomba mollement sous l’effet d’une gravité réduite de moitié. — Tu nous ressers toujours le même baratin superéthique, Kelly. Tu ne t’intéresses jamais à l’être humain qui est en face de toi. Fort bien, moi je vais parler à Venus, dans la coupole. Elle ne te laissera pas continuer dans cette voie-là. Et peut-être qu’elle fera quelque chose pour tenir Thomas et Jack à l’écart l’un de l’autre avant qu’ils s’entre-tuent. Elle s’éloigna d’un air furieux. Kelly soupira et aspira l’eau d’un gobelet muni d’un couvercle. — Oh bon sang, bon sang… — J’irai dire deux mots à Jack Shaughnessy, dit Holle. Sans faire d’histoires. Pour essayer de l’empêcher d’approcher de Elle. — Rien de ce que j’ai vu ne permet de dire qu’il a toujours des vues sur elle. Cette bagarre avec Thomas semblait avoir convaincu Jack que Elle ne voulait rien avoir à faire avec lui. Toute cette histoire n’est probablement que le résultat de la paranoïa de Thomas. Fais attention, Holle, un mot de travers et tu pourrais aggraver les choses. — Ce n’est pas la dernière fois que ce genre de problème va se poser, dit Masayo. — Je sais, acquiesça Kelly. On va y avoir droit jusqu’à la Terre II. Mais qu’est-ce qu’on y peut ? C’est la nature de la mission. Ce serait moitié moins compliqué si l’équipage était uniquement composé des Candidats prévus au départ, avec un nombre égal d’hommes et de femmes, qui auraient suivi des cours sur ce que tout ça implique. Masayo leva les yeux au ciel. Kelly demanda à Holle : — Et l’enfant perdue de Halivah ? — Wilson a dit qu’il nous appellerait s’il y avait du nouveau. — Foutus mômes, dit Kelly. Ils sont vraiment bizarres. Je t’ai dit que j’en avais vu attraper des araignées et des mouches pour les apprivoiser ? Tu ne le croirais pas. On aurait pu penser qu’ils deviendraient dingues, à grandir dans une boîte de conserve comme ça. Enfin, je suppose que c’est parce qu’ils n’ont jamais rien connu d’autre. Et Cora ? Holle résuma les événements, comment ils avaient dû, Wilson et elle, la sortir de force de la cabine. — J’ai demandé à Doc Wetherbee de l’examiner. Je crois qu’elle ne mangeait même plus normalement. — Son problème, ce n’est pas la nourriture, dit Kelly. C’est qu’elle est accro au HeadSpace. On a supprimé l’alcool et toutes les drogues auxquelles on avait pu penser, et on fabrique encore des drogués. Il y a toujours un putain de truc. Qu’est-ce que tu penses de Théo ? demanda-t-elle en regardant Holle avec intensité. Tu crois qu’il deale les crédits de HeadSpace, comme le prétend Wilson ? — Je crois que c’est possible, répondit prudemment Holle. Mais Théo est un naïf. Ou, du moins, il l’était quand il est arrivé à bord. Il se peut qu’il ne comprenne pas ce qu’il fait, les implications morales, l’effet sur les autres. — Et il n’a rien trouvé de mieux que de monter un trafic de drogue ? Dieu bénisse la nature humaine, fit Masayo en riant. Kelly secoua la tête. — Vous savez, j’ai fait des recherches sur les prisons, dans les bases de données. On y trouve des gens qui marquent leur territoire, qui déclenchent des bagarres pour de la nourriture, qui s’échangent le récit de leurs rêves par manque de stimulation, et qui incitent à la consommation de drogues. Exactement comme ici. C’est tout ce que nous avons réussi à bâtir, une prison entre les étoiles ? — La mère de Grâce Gray a été gardée en otage pendant des années à Barcelone, dit Masayo Saito. Enchaînée à des radiateurs dans des caves. Grâce elle-même est le fruit d’un viol, commis par un des geôliers de sa mère, et elle est née en captivité. Une histoire incroyable. Et pourtant, sommes-nous tous des otages à bord de cette Arche ? Otages des ambitions des concepteurs de cette mission ? — Il me semble que c’étaient aussi nos ambitions, répondit Holle. — Dieu seul le sait, fit Holle. — Il y a des moments où je pense que c’est le problème, reprit Kelly. Dieu, je veux dire. Les ingénieurs sociaux se sont toujours efforcés de tenir Dieu à l’écart de nos vies. L’Arche est une mission produite par un État foncièrement laïc, qui essayait d’être l’inverse de l’État mormon de l’Utah, contre lequel il était en guerre. Et malgré les pistonnés et les clandestins, ils ont réussi, de ce point de vue, non ? Beaucoup de gens à bord de l’Arche ont une religion, mais nous ne sommes pas une communauté religieuse. Il y a des moments où je le regrette, où je regrette que nous n’ayons pas une mission commune, ordonnée par un dieu ou un autre. Un monastère serait sûrement un meilleur modèle social qu’une prison. Masayo secoua la tête. — Trop tard pour ça, Kelly. Je crois qu’on a laissé Dieu derrière nous, sur Terre. — Il faut que j’y aille, dit Holle en se levant. Doc Wetherbee a dit qu’il voulait qu’on parle de la thérapie de Zane. — Oui, c’est aussi une priorité. Et tiens-moi au courant, pour l’enfant perdue. Bon, Masayo, la suite du programme ?… 63 Mike Wetherbee invita Holle, Venus et Grâce dans la petite cabine qu’il appelait sa clinique, avec ses couchettes, son odeur d’antiseptique persistante et ses armoires d’instruments médicaux permettant de tout soigner, des problèmes oculaires aux maux de dents. Il leur montra sur un moniteur l’enregistrement de la dernière séance de la thérapie que Zane avait entreprise avec lui depuis plus de deux ans. Sur l’écran, Zane et Wetherbee parlaient tranquillement, en faisant une partie d’échecs infinis. — Ça, c’est le remplissage, murmura Wetherbee. « Qu’est-ce que tu as fait de beau aujourd’hui », et ainsi de suite. Il lui faut une éternité pour se lâcher. C’est surtout moi qui fais la conversation. Et je déteste cette saloperie de jeu. — Contentons-nous de regarder, murmura Grâce. Elle était perchée au bord d’une des couchettes réservées aux patients. Les échecs infinis étaient une invention de Zane. On y jouait avec des pièces normales, sur un échiquier normal, sauf que les joueurs devaient imaginer que l’échiquier s’enroulait sur lui-même, de sorte que le bord droit rejoignait le bord gauche et que le haut rejoignait le bas. Ainsi, en appliquant les règles habituelles, une pièce pouvait se déplacer vers la droite, quitter le bord de son monde, et réapparaître à gauche. On avait ainsi l’illusion de l’infini sur un échiquier fini, disait Zane. Il aimait produire des schémas informatiques montrant comment l’échiquier enroulé était l’équivalent topologique d’un tore, d’un beignet. La reine devenait particulièrement puissante ; face à une diagonale, une colonne ou une rangée vide, elle pouvait franchir théoriquement un nombre infini de cases d’un seul mouvement. Zane et d’autres joueurs confirmés se creusaient la tête pour mettre au point des variantes aux règles et aux séquences de jeu habituelles. Par exemple, les blancs avaient un avantage immédiat, dès le premier mouvement. Votre reine pouvait reculer, s’enrouler autour du monde, avaler la reine de l’adversaire et se faire prendre par le roi ennemi. Vos tours, en reculant jusqu’au dernier rang des pièces de votre adversaire, pouvaient faire beaucoup de dégâts avant de tomber. L’analyse de fin de partie était moins affectée, la partie étant tellement ouverte, de toute façon. Le jeu était une métaphore psychologique évidente de la liberté après laquelle ils couraient tous dans ce monde clos, mais il était atrocement difficile d’y jouer. — Ce salopard me bat à chaque fois, murmura Mike Wetherbee. — Tu es particulièrement patient, dit Grâce. — Ah ça, oui, fit amèrement Wetherbee. Quand il est dans cette phase, il est tellement déprimé, tellement passif. Il se contente de rester assis là, à ruminer son désespoir. Il vous pompe littéralement, comme un trou noir. Holle savait que Wetherbee n’était pas à l’aise avec le programme de thérapie, même s’il avait fini par en accepter la responsabilité, Zane étant vraiment indispensable à la mission. C’était pour ça qu’il avait impliqué d’autres personnes dans le traitement : Holle, qui avait été la première à lui signaler le cas de Zane, Venus, qui avait elle aussi été victime d’abus sexuels de la part de Harry Smith, ce qui avait probablement servi de déclencheur au problème de Zane, et Grâce Gray, qui avait parlé à Zane, sur Terre, après le meurtre de Harry. Grâce commençait à être l’une des assistantes paramédicales les plus compétentes de Wetherbee. Elle avait acquis beaucoup d’expérience sur le terrain au cours des années qu’elle avait passées avec la ville de travailleurs en marche des Grandes Plaines. Holle pensait qu’ils faisaient une bonne équipe, émotionnellement solide, même s’ils n’avaient pas l’expérience de ce genre de cas. Mais, en réalité, Wetherbee se contentait de répartir le fardeau autour de lui. Il avait une mentalité que Holle avait souvent vue chez les médecins et les étudiants en médecine, sur Terre. Efficace, séduisant, compétent, pas de partenaire régulière, mais une série de relations parmi les femmes de l’équipage – qui n’aurait eu envie de s’attacher, et d’attacher à ses enfants, le seul docteur du bord ? Mais il ne donnait jamais l’impression d’éprouver la culpabilité des survivants, ou de s’intéresser au sort de son monde natal, inondé. Et il conservait une espèce de distance avec ses patients qui amenait parfois à se demander pourquoi il avait un jour décidé de faire médecine. Mike se pencha et effleura l’écran pour monter le volume. — On parlait du jeu d’échecs. Et puis, tout à coup, il s’est mis à parler de son père. Regardez, c’est comme si on avait actionné un interrupteur. Holle vit Zane se redresser et regarder autour de lui, un peu comme s’il venait d’entrer dans la pièce. — Docteur Wetherbee ? — Oui, Zane, je suis là. — On est à la clinique. On joue aux échecs. Il regarda l’échiquier. — Je vous mets échec au roi en deux coups, fit-il en souriant. Tout, dans sa personne, paraissait plus lumineux, se dit Holle, comme s’il était quelqu’un d’autre. — Deux coups ? Je ne vois pas… Mais ça ne me surprend pas. — Je joue aux échecs avec mon père. — Vous remarquez le temps ? Il parle au présent, murmura Wetherbee à l’intention des femmes. — Je ne bats jamais mon père. Il détesterait ça. — Tu le laissais, je veux dire, tu le laisses gagner ? — Oh non. Il détesterait penser qu’il est faible. Et il détesterait que je fasse du sentiment. Le jeu est tout, gagner… — Vous voyez le conflit, commenta Wetherbee. Je crois qu’il laissait le père gagner, et puis qu’il oblitérait tout. Le vieux n’arrêtait pas d’élever des barrières que le gamin ne pouvait pas franchir. Écoutez ce qu’il dit maintenant. — J’ai essayé de parler de Harry Smith à papa, dit Zane, sur l’écran. — De ce dont nous avons causé ? Des attouchements, de tout ça ? — Oui. J’ai essayé à plusieurs reprises. La première fois, papa n’a pas voulu écouter, tout simplement. La deuxième fois, il m’a tapé dessus. Il a dit que je mentais, que Harry Smith était un homme de valeur, qu’il le connaissait bien. Et il a dit que j’étais souillé, dégueulasse. Il a dit que je ferais mieux de la boucler. Il a dit que si je racontais ces mensonges à qui que ce soit, ça ne causerait de problème qu’à moi, il me ferait éjecter de l’Arche, les « P-D » me violeraient et me tueraient, et s’ils ne le faisaient pas, le déluge me noierait. — Mais maintenant, tout ça, c’est fini. Tu es à bord de l’Arche. Tu es en sécurité. Zane eut un sourire interrogateur. — Voyons, je suis encore un Candidat, docteur Wetherbee. Ce n’est pas du tout la même chose. — C’est comme s’il était bloqué dans le passé, dit Venus. Il ne sait pas qu’il est à bord de l’Arche. — Quelque chose comme ça, parfois… Écoutez. Sur l’écran, Wetherbee demanda : — Si tu es pris à bord de l’Arche, comment penses-tu que tout ça t’affectera ? Cette affaire avec Harry Smith et ton père ? Zane fronça les sourcils. — Je n’y pense guère. Le lancement n’aura pas lieu avant des années. — Tu auras un devoir, insista Wetherbee. Tu ne seras pas seulement là-bas en tant que personne, mais aussi en tant que dépositaire de gènes. Tu devras contribuer à la diversité génétique. — Ce qui m’intéresse, ce sont les moteurs, la théorie du champ de distorsion… — Oui, mais c’est un point clé de la mission, son aspect humain. Il faudra que tu aies des enfants, à bord de l’Arche, ou sur la Terre II. C’est le but. Comment trouves-tu ça ? — Dégueulasse. — Ça, c’est ce que ton père disait. Mais ce n’est pas forcément vrai. — Dégueulasse ! Dégueulasse ! Zane balaya l’échiquier avec son bras, envoyant promener les pièces. Et puis il s’effondra. Wetherbee mit sur pause. — Tu l’as poussé dans ses retranchements, dit Grâce. — Je sais, je sais, soupira Wetherbee en massant son visage pâle, faisant crisser sa barbe naissante. Mais quand il m’a fourni l’ouverture à propos de son père, je me suis dit que je ne pouvais pas manquer cette occasion. Je pense que la relation au père est la clé de ce désastre. « Réfléchissez à la contradiction qu’il tente de résoudre : son père a fait peser sur lui non seulement la souffrance et la culpabilité liées à l’abus sexuel, mais aussi sa volonté, son ambition, et peut-être même sa propre honte de ce qu’était devenu son fils. Autrement dit, Zane est souillé à cause de ce que lui a fait Harry Smith. Il ne peut donc pas avoir d’enfants. Mais d’un autre côté, s’il ne peut contribuer au capital génétique, alors il ne devrait pas être à bord de l’Arche. Il aurait dû rester sur Terre, entre les mains des monstres que son père décrivait. Il s’agit là d’un choix primitif, entre la vie et la mort. Je ne vois pas comment il aurait pu être soumis à plus forte pression. Peut-être que, tout au fond de lui, il a toujours fui ce problème, enfoui la contradiction. C’est ce qui transparaît de ces trous de mémoire, de l’automutilation. Et puis… — Et puis j’ai provoqué la crise, poursuivit Holle. Le jour où j’ai évoqué l’idée d’avoir un enfant avec lui. — C’est l’une des plus gentilles choses que tu pouvais faire pour un homme comme Zane, dit Grâce. Tu ne pouvais pas savoir ce qui se passait dans sa tête. Il ne le savait pas lui-même. — Même moi, je ne le sais pas encore, reprit Wetherbee, après des années de thérapie malhabile. Enfin, je pense qu’il souffre d’une espèce de trouble dissociatif. Une dissociation de l’identité provoquée par les contradictions qu’il ne peut résoudre, la souffrance qu’il doit refouler. Ça explique les trous de mémoire, les changements apparents d’identité, la façon dont il paraît se « réveiller », ne sachant pas où il se trouve, ni quel jour on est. — Tu veux dire que notre unique ingénieur de distorsion est Jekyll et Hyde ? avança Venus. — Alors, qu’est-ce qu’on fait ? demanda Holle. — J’ai un accès limité à l’IRM, répondit-il avec un haussement d’épaules. Je lui ai fait passer une série d’examens, mais je n’ai détecté aucune anomalie physique dans ses fonctions cérébrales, en dépit de ses problèmes apparents de personnalité. Pour moi, la seule solution c’est la thérapie – pour le comprendre pleinement, lui et les traumatismes qu’il a subis. Et pour trouver un moyen de le guérir. L’hypnose est souvent utilisée dans ces cas-là. Je n’ai jamais hypnotisé qui que ce soit de ma vie, mais il y a dans les bases de données des méthodes que je devrais pouvoir adapter. Ça risque de prendre des années, ajouta-t-il en faisant la grimace. Et encore, si ça marche… — Je suppose qu’on n’a pas vraiment le choix, dit Holle. Merci, Mike. Je sais que tu n’as pas signé pour ça. — Ah ça non, répondit Wetherbee avec aigreur. Mais Zane non plus, ajouta-t-il avec un sourire. Comme ils se levaient, il remplaça l’écran par un programme informatique. Qui attira l’attention de Venus. — Qu’est-ce que c’est ? — J’essaie d’apprendre à l’IA du vaisseau à jouer aux échecs infinis. Si on me soufflait un ou deux trucs à l’oreille, je crois que j’aurais mes chances face à Zane… Le lendemain matin, à l’aube, Holle fut réveillée par deux appels. Le premier était de Wilson Argent, à Halivah. Ils avaient retrouvé la petite fille, Meg Robles. — Elle s’était enfermée dans un scaphandre pressurisé. Qui aurait cru qu’une gamine de quatre ans pourrait faire ça ? Elle était coincée dedans et n’a pas réussi à en ressortir. Elle comprit, au ton de sa voix. — Elle est morte. — Malheureusement, oui. Premier décès depuis le lancement. Et premier enfant mort. — J’arrive tout de suite. — Non, on gère. On s’occupe de Cora. Mais préviens Kelly. — Bien sûr. Peu après, Mike Wetherbee l’appela. — J’ai reçu un mail portant l’identifiant de Zane. Mais il était en anglais approximatif, et il demandait à me voir. Il réclamait mon aide. — Et alors ? — Alors, il est signé Jerry. Holle, il n’y a pas de Jerry à bord. Et en regardant les écrans de contrôle, j’ai vu que Zane était seul dans sa chambre quand il me l’a envoyé. 64 Mai 2048 Le hurlement guttural des sirènes couvrait presque l’alerte vocale : INCENDIE À BORD, SEBA, PONT 10 ! INCENDIE À BORD, SEBA, PONT 10 !… Holle cherchait un moyen de remplacer un élément défaillant du circuit d’oxygène primaire. Elle s’efforçait d’imaginer un système simplifié, plus facile à produire par l’atelier aux capacités limitées de l’Arche. Elle écoutait sur son Angel Paul Simon chanter « Darling Lorraine » en boucle. C’était un des airs préférés de son père parce que, disait-il, il lui rappelait sa relation avec la mère de Holle. Elle rêvassait aux saisons de la Terre, à l’automne. Il lui fallut une seconde pour reprendre ses esprits. Elle éteignit l’Angel et attrapa son casque Snoopy. — Groundwater, équipe de quart, que se passe-t-il ? La voix de Masayo Saito lui répondit. — Holle, il faut que tu descendes, on a un problème. C’est alors qu’elle sentit la fumée. C’était peut-être ce qui avait déclenché son rêve éveillé de feuilles mortes. Ensuite elle vit la fumée s’insinuer sous la porte de sa cabine. Elle enfonça son casque sur sa tête et fouilla dans un placard à la recherche d’un masque facial. La voix de Kelly Kenzie se mit à brailler dans les haut-parleurs. — Ici Kelly. Ceci est une alerte réelle et sérieuse ! Équipage de Seba, aux postes d’incendie ! Nous avons répété l’exercice assez souvent, vous connaissez la manœuvre. Halivah, scellez toutes les issues et préparez-vous pour les opérations de soutien. Tous ceux qui sont en transit vers Seba, retournez à Halivah. Bougez-vous, tout le monde ! Holle sortit de sa cabine et se retrouva plongée dans le chaos. Elle eut l’impression de surplomber un volcan. L’incendie s’était déclaré quelques ponts plus bas. Une lueur éclatante brillait à travers le plancher de caillebotis. L’air chaud et la fumée montaient à travers toute la hauteur de la coque, s’accumulaient dans les ponts supérieurs et sous le dôme du toit. Les gens couraient, poussaient des cris. Holle entendait le sifflement des extincteurs et des sprinklers, autant de précieux éléments volatils utilisés pour combattre l’incendie. Et par-dessus tout ça, il y avait le vacarme de la sirène, et la voix de Kelly Kenzie qui hurlait des ordres que les parois métalliques se renvoyaient. Holle vit Grâce Gray, à l’autre bout de la coque. Elle grimpait tant bien que mal les échelles entre les ponts, la petite Helen, maintenant âgée de six ans, accrochée sur son dos, et la petite Steel Antoniadi, trois ans, sous un bras. Elle fuyait évidemment le feu, en dessous. Mais la fumée s’accumulait au-dessus, et certains membres d’équipage redescendaient du dôme en toussant. La coque se transformait en piège. Grâce prit rapidement une décision. Elle s’engouffra dans une cabine et referma la porte derrière elle. En coinçant des serviettes mouillées dans les interstices, elle pourrait en réchapper, avec les deux gamines. Mais Holle n’était pas responsable que de Grâce et sa fille. L’espace de quelques battements de cœur, elle resta plantée là, devant sa porte, se demandant quoi faire. Quatre ans après avoir quitté Jupiter, cette petite coque fragile et sa jumelle Halivah étaient les seuls refuges qu’ils auraient pour parcourir les douze longues années-lumière qui les séparaient encore de la Terre II. Un incendie échappant à tout contrôle était leur pire cauchemar. Holle était officier supérieur, mieux entraînée pour gérer la situation que la plupart des autres membres de l’équipage. Elle sentait bien qu’elle devait réagir très vite. Mais pour faire quoi ? — Holle ! Paul Shaughnessy arriva en dévalant une échelle. Il avait revêtu la couche extérieure d’un scaphandre pressurisé, et en portait une autre, comme une mue drapée sur son dos. Il se conformait à l’entraînement qu’elle lui avait fait subir ; les combinaisons étaient plus ou moins ignifugées, et leur réserve d’oxygène permettrait à leurs porteurs de continuer à travailler même si l’air devenait toxique. Il semblait crispé, égaré, désespéré. Il lui tendit la deuxième combinaison. Elle l’enfila par les pieds. — Paul, ça va ? Tu sais comment ça a démarré ? — C’était Jack. J’étais en haut, dans le nez. Mon frère était en bas, au 10, dans la zone de maintenance. Il réparait une déchirure de sa combinaison. Et elle a explosé ! J’ai tout vu, sur un écran. Ça a fait une boule de feu qui s’est propagée partout. Elle secoua la tête. — C’est absurde. Les combinaisons disposaient d’une réserve d’oxygène pur, si bien qu’il y avait toujours un risque d’incendie. Mais les joints de sécurité auraient dû empêcher ce genre d’accident. — C’est ce que j’ai vu. Il faut que je descende retrouver Jack. Masayo est en bas. — Vas-y. Il faut que je parle à Kelly et à Venus. Il hocha la tête, referma sa visière et descendit dans la fournaise. Holle referma sa propre visière. — Venus, tu es là ? — Groundwater ? Jenning. On est dans la coupole. — Très bien, ne bougez pas. Préparez-vous à déclencher les mesures de détachement de la coupole, pour la faire voler vers Halivah. — On y travaille. C’est la procédure standard. Holle imaginait le calme crépuscule de la coupole, les étoiles silencieuses qui tournoyaient autour, les écrans reflétant les images de dévastation de la coque. — Vous voyez ce qui se passe ici ? — La plupart des caméras sont encore opérationnelles, mais il y a des coupures d’image, et de la friture sur les lignes audio. Les ponts 9 à 11 sont détruits. Le caillebotis métallique est en train de fondre et il goutte dans les cultures hydroponiques du 14. Les mesures que nous avons prises ne servent quasiment à rien. Le feu s’est communiqué à l’arrière des panneaux d’instruments. Ça n’aurait jamais dû se produire. Victimes inconnues. On n’y voit tout simplement pas assez. La voix amplifiée de Kelly s’interrompit brusquement, laissant place à une cacophonie de hurlements, au rugissement du feu. — Et la température de la coque ? — En hausse, Holle. Je ne me fie pas trop aux relevés, mais… — Compris. Le plus grand danger était que le feu traverse toute la coque et perce le compartiment pressurisé. Il y avait une procédure de dernier recours pour empêcher la catastrophe finale, une mesure désespérée. Holle commençait à penser qu’ils n’avaient pas le choix. Elle prit son micro. — Kelly, tu me reçois ? — On a perdu le contact avec elle, annonça Venus. — Venus, j’envisage de couper l’attelage. — Kelly est injoignable. J’approuve ta décision. Fais-le. Holle commença à gravir une échelle pour s’éloigner du feu, et monta dans la fumée en train de s’accumuler. — Vous pouvez gérer la suite à partir de là ? Avertissez Halivah. Lancez les alarmes internes, préparez la microgravité. Occupez-vous du contrôle d’attitude… — On est déjà dessus, Holle. Ça va aller. Ça va bien se passer. On s’est entraînés en prévision de ça. Holle ne répondit pas et grimpa plus vite. Son scaphandre lui paraissait lourd et rigide, et ses mains se fatiguaient vite à essayer d’attraper les barreaux métalliques tellement ses gants étaient raides. Venus avait raison. Oui, ils s’étaient exercés au sol et par la suite, simulant des situations presque aussi graves que celle-ci. Mais toutes ces années d’entraînement n’avaient pas prévenu le déclenchement de l’incendie, ni empêché la situation de devenir aussi mortelle. Elle arriva au dôme de la coque. Elle effectua un rétablissement maladroit, se glissa sur l’une des passerelles qui couraient sous le dôme et assujettit un harnais de sécurité à un rail. Elle attendit un instant, à bout de souffle. La fumée était plus épaisse à cet endroit, obstruant pratiquement toute visibilité. Elle essuya la suie de sa visière avec sa main gantée. Elle trouva le panneau qui recouvrait la poignée de découplage de l’attelage. Elle composa un code de sécurité et souleva le capot. La poignée proprement dite était entourée de messages d’avertissement écrits en lettres énormes. Elle passa facilement ses doigts gantés autour de la poignée. — Holle, la situation devient critique ! appela Venus. Vas-y ! Holle abaissa la poignée. À une jonction de l’attelage entre les coques, près du point médian, une petite charge explosive sauta silencieusement dans le vide. Un petit nuage de débris se dispersa rapidement. Depuis Jupiter, les deux coques tournaient à l’intérieur du générateur de distorsion, autour du point médian, effectuant une orbite toutes les trente secondes. L’attelage qui les reliait était maintenant rompu, et les coques s’écartèrent, le câble sectionné s’enroulant mollement, libéré d’une tension de plusieurs tonnes. Quand les particules de débris atteignirent la paroi de la bulle de distorsion, elles lancèrent de brefs éclairs, leur substance déchirée par des marées farouches. Ce fut comme si toute la coque tombait en chute libre, telle une cabine d’ascenseur. Holle dérapa sur la passerelle et se cramponna à la rambarde avec une pointe de panique, alors qu’elle était bien accrochée. Elle jeta un coup d’œil de l’autre côté de la passerelle, vers l’enfer au-dessous. Dans les divers ponts, plongés en gravité zéro, planaient des nuages d’objets divers et variés, débris de nourriture, meubles, ordinateurs, vêtements, outils, et même des vis et des écrous vagabonds. Tout ce qui n’était pas fixé d’une façon ou d’une autre était soudain devenu mobile. Mais le vrai problème, c’était le feu. Holle crut voir une différence immédiate dans la façon dont la fumée bouillonnait, et peut-être que les flammes léchaient un peu moins avidement les ponts et les racks d’instruments. C’était l’idée. En coupant l’attelage, Holle avait éliminé la gravité artificielle à l’intérieur de la coque ; sans gravité, il n’y avait plus de convection ; l’air chaud ne pouvait plus monter, et le processus qui entretenait les flammes, le courant d’air ascendant qui alimentait le feu en oxygène, s’était interrompu. Cependant, le feu n’était pas encore éteint. Les incendies en apesanteur présentaient de nombreux dangers, sans compter qu’ils pouvaient couver pendant des jours, voire des semaines. Mais, au moins, comme le feu mourrait de lui-même sous l’effet de sa propre combustion, ils avaient plus de chances de réussir à sauver la coque. Le ton de l’alarme changea, et la voix de Venus retentit depuis la coupole. — Préparez-vous à l’allumage des moteurs verniers. Avis à tous : préparez-vous à l’allumage des moteurs verniers. C’était l’étape suivante. Les deux coques, libérées de l’attelage, avaient été éjectées du centre. Mais il ne fallait surtout pas qu’elles s’en éloignent trop, sous peine de s’anéantir en touchant la paroi de la bulle de distorsion. Des fusées auxiliaires devaient donc être mises à feu pour rapprocher les coques du centre de la bulle et mettre fin à une rotation résiduelle. Les coques pourraient être rapprochées ensuite, l’attelage refixé et l’ensemble remis en rotation. À condition que les verniers s’allument, rectifia mentalement Holle. S’ils n’avaient pas été endommagés par les flammes, eux ou leurs systèmes de commande. S’il restait assez de carburant pour rapprocher les coques et en réinitialiser la rotation. Si, si, si… Holle avait toujours dans la tête une image de la longue chaîne d’événements qui devaient se produire exactement comme prévu si elle voulait arpenter un jour le sol de la Terre II. Pour le moment, elle sentait cette chaîne se distendre et ses maillons les plus faibles près de lâcher. Un petit paquet flotta vers elle en se tortillant bizarrement. Holle vit que c’était un bébé qui dérivait dans le vide. Un bébé de quelques mois à peine, dans ses couches. Il agitait ses bras et ses jambes nus. Les yeux et la bouche grands ouverts, il paraissait adorer l’expérience de vol en apesanteur. Et puis un choc ébranla la coque, comme si d’énormes poings martelaient la paroi extérieure. C’étaient les verniers qui lançaient de violentes impulsions. Holle, suspendue à sa rambarde, sentit les secousses provoquées par les mises à feu. Le bébé heurta la surface métallique d’un pont et rebondit, les membres battant l’air. Il prit peur et se mit à pleurer. Holle se détacha de la passerelle et descendit en planant comme un ange pour refermer sur lui les manches roussies de sa combinaison. 65 Juin 2048 Le matin du jour où la sentence de Thomas Windrup devait être rendue, Holle se réveilla dans une pièce qui ne lui était pas familière, aux odeurs bizarres et aux étranges couleurs métalliques. Ce n’était pas sa cabine, pas Seba, pas la coque qu’elle avait fini par considérer comme son foyer. Depuis l’incendie, qui remontait à plusieurs semaines, elle partageait avec Paul Shaughnessy une petite cabine improvisée à Halivah dans un des placards normalement réservés à l’entretien. Paul et elle y dormaient à tour de rôle, dans la même couchette. Elle ne s’y était pas encore habituée. Il ne lui fallut pas longtemps pour s’habiller. Paul était devant la cabine, avec leurs scaphandres pressurisés. Il attendit qu’elle ait fini d’utiliser les sanitaires. Puis elle le conduisit vers le sas du nez de la coque, où ils s’équipèrent rapidement. Holle n’essaya pas de faire la conversation avec lui. Ce jour-là, il regagnait Seba pour assister à la condamnation de l’homme qui avait essayé de tuer son frère en sabotant sa combinaison. Il avait eu le plus grand mal à contenir sa colère depuis l’incident, et mieux valait lui fiche la paix. Ils durent se soumettre au cycle de dépressurisation du sas, et sortirent dans le noir. Ils attachèrent leur harnais au câble qui reliait maintenant les deux coques. Ce n’était pas l’attelage normal, et il n’était pas rigide ; ce n’était qu’un guide de deux cents mètres de long, tendu entre les deux coques, le long duquel ils se déplacèrent à la force des poignets, jusqu’à Seba. Ce mode de « propulsion » était pénible, mais économe en carburant. Les coques dérivaient, à une distance constante l’une de l’autre, mais pas côte à côte, ni même parallèles ; la pointe de Halivah était relevée par rapport à Seba, et les deux coques évoquaient des épaves échouées au fond de l’océan toujours plus profond de la Terre. D’autres longueurs de câble reliaient Halivah au générateur de distorsion, de telle sorte que les différentes parties de l’Arche étaient comme prises dans une espèce de toile d’araignée éclairée par des lumières fixées sur ses rayons. Et au-delà des coques brillaient les étoiles silencieuses. Une fois à bord de Seba, Holle et Paul descendirent du nez de la coque jusqu’au pont 10 en se cramponnant à des poignées. Kelly avait ordonné que le jugement de Thomas Windrup soit rendu à l’endroit même où son sabotage avait provoqué l’incendie désastreux. Sans rotation, il n’y avait pas de gravité dans l’habitacle, et les gens planaient un peu partout, passant d’une poignée à l’autre. Les enfants, qui étaient tous trop jeunes pour se rappeler le vol en apesanteur qui les avait conduits à Jupiter, adoraient ça. Voler, rouler sur soi-même et jouer au chat avec les enfants, tout cela faisait maintenant partie des petites aventures quotidiennes. Mais la coque sentait encore la fumée et le plastique brûlé. Au pont 10, Kelly attendait devant une petite cabine dont la porte était fermée. Malgré des semaines de nettoyage, il n’y avait pas de meubles à cet endroit, ni même de caillebotis assez intact pour y fixer du mobilier. Mais des cordes avaient été tendues en travers du pont, d’une paroi noircie à une autre, pour permettre aux gens massés là de s’accrocher. D’autres s’étaient trouvé un coin où ils pouvaient se cramponner à des aspérités de la paroi. Apparemment, Holle était le dernier officier supérieur arrivé. Elle vit Wilson, Venus, Mike Wetherbee, Masayo Saito. Même Zane était là, et Holle se demanda laquelle de ses multiples personnalités s’était pointée à la réunion. Doc Wetherbee évitait minutieusement de croiser le regard de qui que ce soit. Wilson, qui était encore l’amant de Kelly, portait les marques du rude travail qu’il avait récemment fourni ; il était en short et maillot de corps, et ses membres musclés étaient maculés de suie. Jack Shaughnessy n’était pas là. Il avait été gravement brûlé aux bras et à la poitrine, et il était probablement encore trop faible pour que Doc Wetherbee le laisse sortir. Thomas Windrup n’était pas là non plus, pour entendre la sentence qu’on allait lui infliger. Venus avait l’air sur ses gardes. Thomas Windrup, qui était un de ses collègues de la GN&C – la navigation – et de l’astronomie, était un de « ses » hommes. Kelly, légèrement à l’écart de la foule, vérifiait ses notes sur sa Tablet. Elle portait une combinaison crasseuse. Elle avait rasé ses cheveux blonds, la fumée et la suie avaient creusé les rides autour de ses yeux et de sa bouche, et elle faisait bien plus que ses trente ans. Ses presque sept années passées à la direction des opérations l’avaient endurcie, se dit Holle. Elle y voyait vite, clair et loin, et elle n’hésitait plus à trancher dans le vif. Elle avait assez bien fait son boulot. Mais tout le mal qu’elle s’était donné, y compris sa quête constante d’unanimité, les heures de discussion, ne l’avait pas rendue populaire. Et Holle se disait parfois qu’avec le stress elle finirait par y laisser sa peau. Kelly parcourut du regard l’équipage silencieux. — Bien, commença-t-elle. Je suppose que tous ceux qui voulaient venir sont arrivés. J’ai ordonné à tout le monde de faire relâche, sauf ceux qui sont de quart. Vous pourrez suivre la séance en direct sur le système vidéo, ou regarder l’enregistrement qui en sera fait. Nous transmettrons également les fichiers à la Terre. « Aujourd’hui, je veux tirer un trait sur l’incendie. La rénovation de Seba prendra des années – nous y travaillerons encore en arrivant sur la Terre II, d’ici à trois ans. Mais nous avons déjà bien avancé. Nous avons enterré nos morts. Quatre membres de l’équipage – un Candidat, un pistonné, un clandestin et un bébé né à bord – avaient été asphyxiés par la fumée. Quatre corps nus avaient été envoyés hors de la coque pour être atomisés au contact avec la bulle de distorsion, désintégrés par son énergie farouche. Nus, parce qu’ils ne pouvaient se dispenser des précieux matériaux que constituaient un cercueil, un drapeau, ou même des vêtements. — Nous avons bien étudié les failles de notre organisation qui ont permis à l’incident de dégénérer, après le départ du feu. Les failles de nos routines de maintenance, en particulier. Le principal facteur déclenchant est une accumulation de poussière et autres détritus inflammables derrière les racks de matériel, aux points de contact avec la paroi de la coque. Chaque rack aurait dû être sorti de son logement, et l’emplacement nettoyé, une fois par semaine, voire plus dans certaines zones. Certains donnent l’impression de ne pas avoir bougé depuis Jupiter. L’enquête impitoyable de Kelly n’avait débouché sur aucune mise en accusation de Holle et de son équipe d’entretien des systèmes internes. Le problème provenait de l’équipage proprement dit et de son laxisme, qui était allé en s’aggravant année après année en ce qui concernait le nettoyage quotidien, habituel, des petits espaces qu’ils devaient tous habiter. Doc Wetherbee s’en était longtemps plaint, et il y avait eu des distributions de coups de pied aux fesses après un épisode d’intoxications alimentaires provoquées par un manque d’hygiène dans la cambuse de Halivah. Mais la propagation de l’incendie était une conséquence bien plus grave. — Nous nous efforçons de remédier à tout cela, dès maintenant. Mais ceux qui n’ont pas scrupuleusement respecté nos routines de nettoyage vont devoir vivre avec une partie de la responsabilité de ce qui est arrivé à Péri, Anne, Nicholas et au petit Sasha. « Cela dit, un seul d’entre nous est à l’origine de cet incendie catastrophique. Un seul d’entre nous supporte le fardeau de la faute. Thomas Windrup a avoué, dès que l’incendie a été circonscrit. Et vous savez que nous avons également établi sa culpabilité de notre côté en examinant les bandes de surveillance. Il n’y a aucun doute. C’est lui l’incendiaire, comme il l’a revendiqué. Il voulait tuer Jack Shaughnessy. Il a bien failli tous nous tuer. D’une certaine façon, se disait Holle, on aurait pu dire que c’était un crime passionnel. Ici, à bord de l’Arche, où l’équipage était coincé, et au – lent – fil des ans, l’obsession, le désir et le soupçon avaient, d’une certaine façon, fermenté. Thomas n’avait jamais voulu croire que Jack Shaughnessy ne courait plus après Elle. Pour lui, Jack attendait son heure, le moment où ils arriveraient sur la Terre II, pour faire valoir ses droits sur Elle, en vertu de la nouvelle Loi du Vaisseau sur les pères multiples. À bord de l’Arche, on n’avait aucun moyen d’échapper à ses ennemis. Pas plus qu’à ses amis. À force de tomber sur Jack dans tous les coins du vaisseau, Thomas était devenu dingue – en tout cas suffisamment pour vouloir le tuer. Mais Thomas disait et répétait qu’il n’avait voulu nuire à personne d’autre. Il savait que Jack devait réparer la combinaison pressurisée qu’il avait l’habitude de porter. Thomas l’avait bricolée de telle sorte que l’ouverture d’une certaine valve d’arrivée d’oxygène provoque une étincelle qui enflammerait le jet d’oxygène, et la combinaison proprement dite. Il avait versé un solvant inflammable sur la doublure intérieure. Il avait passé pas mal de temps à préparer tout ça dans le noir, pour échapper au regard omniprésent des caméras de sécurité. Il espérait que les flammes élimineraient toute trace de son intervention, de sa culpabilité. Mais son plan avait échoué. Le scaphandre avait explosé, pris feu, trop violemment. Jack n’avait pas été tué. Il avait été projeté en arrière, gravement brûlé, mais pas au point d’en mourir ; quant à l’incendie qui en avait résulté, il s’était rapidement propagé au-delà de la combinaison. — Mais nous sommes là pour régler la question de la sentence. C’est le crime le plus grave que nous ayons eu à déplorer à bord de l’Arche depuis notre départ de la Terre – beaucoup plus grave que tout ce que je pensais avoir à gérer. J’y ai longtemps et beaucoup réfléchi. Je suis parvenue à une décision, dit-elle en les parcourant du regard, le visage sévère. Décision que j’ai appliquée avec l’aide de Masayo, que voici, et du Doc Wetherbee. Vous savez que j’ai toujours essayé d’obtenir un consensus, l’unanimité chaque fois que c’était possible. Mais je me suis dit que, dans ce cas précis, la décision était trop difficile, ses conséquences trop graves, pour être débattues au grand jour. Cette décision n’incombe qu’à moi seule. J’en assume toute la responsabilité. « Je vous demande d’essayer de comprendre mon raisonnement. Thomas a tenté de commettre un assassinat. Sur Terre, à l’époque où le gouvernement de Denver était encore opérationnel, il aurait été jeté en prison, ou envoyé dans un groupe de travail d’intérêt général. Il aurait construit des digues ou des camps de traitement des réfugiés jusqu’à la fin de ses jours. Et s’il avait réussi à tuer Jack Shaughnessy, ça lui aurait peut-être valu une condamnation à mort. Alors qu’allons-nous faire de lui, ici ? Les Candidats se rappellent certainement que nous avons déjà débattu de ce genre de problèmes, d’abord à l’Académie, puis lors de notre voyage vers Jupiter, sous les auspices de Gunnison. Nous avons également un précédent, le verdict de Gordo Alonzo lorsque Jack Shaughnessy avait agressé Thomas, en 2043. Jack avait été condamné à effectuer une double charge de travail. Elle jeta un coup d’œil à Venus. — Ainsi que Venus n’a pas cessé de me le rappeler, Thomas est son meilleur astronome. Nous avons besoin de lui dans la coupole, pour chercher la Terre II. Nous ne pouvons même pas l’isoler socialement, parce que nous avons besoin de ses gènes. Mais ce crime, qui aurait pu tous nous tuer, est grave. Je pense qu’il est important de marquer le coup. Alors, que faire ? « J’ai procédé à des recherches dans les archives. Ce n’est pas la première fois qu’une société se retrouve confrontée à ce genre de défi – l’obligation de statuer sur le sort d’individus coupables de méfaits dans un contexte de manque de ressources. En Angleterre au Moyen ge ou en Europe occidentale, par exemple. On y avait mis au point des châtiments avec lesquels le criminel était obligé de vivre jusqu’à la fin de ses jours – ce qui en faisait un avertissement pour les autres, mais ne l’empêchait pas de travailler. Et donc… Tu peux l’amener, maintenant, dit-elle en se tournant vers Masayo. Masayo a l’air extrêmement mal à l’aise, se dit Holle. Il se hala jusqu’à la porte de la cabine qui se trouvait derrière Kelly ; mais avant de l’ouvrir, il bomba le torse, les bras croisés, et parcourut l’assistance du regard. — Je ne veux pas que ça dégénère. Dans l’intérêt de tous, j’exige que ça se passe dans le calme, quoi que vous en pensiez. C’est entendu ? Venus avait l’air furieuse. Wilson paraissait glacé, attentif. Zane semblait amusé. Masayo ouvrit la porte de la cabine. L’intérieur était plongé dans le noir. — Sors de là. En s’arc-boutant au cadre de la porte pour garder son équilibre, il tendit le bras dans la cabine. Thomas Windrup émergea dans la lumière. Il se cramponna au bras de Masayo et évita le regard de tout le monde. Il avait encore le visage tuméfié, à cause de la raclée que Paul et quelques clandestins de ses amis lui avaient filée après avoir réussi à lui mettre le grappin dessus. Holle trouva qu’il avait l’air plus pâle, plus malade ; il avait écopé de bien pire qu’une raclée. — Fais-leur voir, ordonna Kelly. L’air penaud, Thomas leva une jambe. Sa botte pendouilla, flottant librement dans l’air, et la jambe de son pantalon se tortilla, vide. Il y eut des hoquets de surprise, des jurons étouffés. Zane Glemp éclata de rire. — Merde alors ! fit Venus. Vous lui avez coupé le pied ! — Ça ne changera rien du tout en apesanteur, commenta Kelly. Évidemment, dans des conditions de gravité plus forte, il sera handicapé, dans l’Arche et sur la Terre II. Mais le docteur est en train de lui fabriquer une béquille, et peut-être même un pied artificiel. Vraiment, ça ne changera rien au travail qu’il fait pour toi, Venus… Venus se tourna vers Wetherbee. — C’est toi qui as fait ça ? Toi, un médecin ? Tu l’as mutilé ! Holle n’avait jamais vu Mike Wetherbee plus malheureux qu’en cet instant. — Je comprends ta réaction. Tout le monde sait que Thomas est l’un de tes gars. De toute façon, c’était un ordre direct. Et qui voulais-tu qui le fasse ? J’aurais dû lui lâcher Paul Shaughnessy dessus, armé d’une tronçonneuse ? — Tu n’as pas à lui faire de reproches, dit Kelly en planant vers le bas pour s’interposer entre Venus et Wetherbee. La décision, la responsabilité, sont entièrement les miennes. Venus inspira profondément. — Je n’aurais jamais cru que j’en viendrais à te dire ça un jour, Kelly. Tu sais que je t’admire, que j’admire ce que tu as fait pour nous. Tu as réussi à maintenir la cohésion du groupe pendant des années difficiles, surtout depuis que nous avons perdu le contact avec la Terre. Mais je ne peux pas accepter ton point de vue sur cette mutilation grotesque. Tu as estropié un membre de l’équipage en bonne santé. Tu as impliqué le docteur, et même Masayo, dont tu as fait un homme de main. « Kelly, tu dois ton poste de porte-parole à un consensus. Eh bien, je n’adhère plus à ce consensus. Il y eut un silence de mort. Holle savait pertinemment qu’il y avait toujours eu pas mal de grosses disputes en coulisses, quand Kelly essayait de parvenir à une décision. Mais c’était la première fois qu’un officier supérieur, comme Venus, défiait publiquement Kelly. — Tu veux ma place, Venus ? rétorqua Kelly. — Je n’ai pas dit ça. Ce que je dis, c’est qu’il faut que tu te démettes. Et quand tu ne seras plus là, on agira en conséquence. — T’es juste en pétard parce que j’ai eu le culot de toucher à ton petit fief. Eh bien, je n’ai pas à répondre au défi d’une seule… — Venus a raison, intervint Wilson. Il était assis sur un tabouret à microgravité, les jambes enroulées autour de la barre du T. Il se redressa et vint se planter devant Kelly. — Wilson ? fit Kelly, les yeux ronds. Qu’est-ce qui te prend ? — Kelly, tu as fait un boulot formidable. Mais il y a un moment que ça part en vrille. Ne pas faire respecter les protocoles d’entretien… On ne serait pas dans ce merdier, sans ça. Et ce qui est sûr, c’est que là tu as sacrément déconné, fit-il avec un geste en direction de Thomas. On ne peut pas continuer comme ça. Tu dois laisser quelqu’un d’autre reprendre ce fardeau, qui te pèse tant. — Ah oui, et qui ça ? Toi ? Mais il ne s’inclina pas. Le visage de Kelly se convulsa. Elle avait les yeux rouges, comme si elle allait se mettre à pleurer : — T’es qu’un enfoiré, Wilson. Tu m’as trahie. C’est vous qui avez tramé tout ça ? Vous avez mijoté ça entre vous, derrière mon dos ? Wilson écarta les mains. — Nous ne sommes que deux membres de l’équipage qui exprimons un avis. — Parfait. Eh bien, si c’est ce que vous voulez, je démissionne. Elle carra les épaules, croisa les bras, et se laissa dériver entre Masayo et Thomas. Il y eut un long silence. Personne ne bougea. Holle se rendit compte que Kelly n’avait pas seulement renoncé à son poste de porte-parole. Elle avait également laissé tomber la présidence de cette réunion. Étant naturellement encline à rester dans l’ombre, Holle n’aimait pas se retrouver sous les feux de la rampe, surtout dans une atmosphère aussi électrique. Mais elle était toujours aiguillonnée par le devoir, le devoir. S’il ne se trouvait personne d’autre pour pelleter la merde, elle le ferait. Et même parfois, au sens propre du terme. Elle se hissa à l’endroit que Kelly venait d’abandonner. — Il faut que nous avancions. Pas d’objection à ce que je dirige la réunion à partir de maintenant ? Il y eut un grommellement approbateur. Surtout, Kelly, Venus et Wilson hochèrent la tête. Mais Wilson eut un rictus. — C’est tout toi, ça, Groundwater. Pourquoi n’essaierais-tu pas de voir plus loin ? Petite souris sans envergure ! Holle l’ignora. — Finissons-en le plus vite possible. Il nous faut un nouveau porte-parole. On pourrait savoir qui se présente ? Levez la main si vous voulez postuler. Le bras de Kelly se leva. Venus leva la main, l’air grave. Et puis, lentement, comme à contrecœur, comme si son bras était tiré par une ficelle, Wilson leva la main droite. Kelly lui jeta un regard de pur mépris. Holle y alla doucement. — Très bien. Kelly Kenzie, Venus Jenning, Wilson Argent se déclarent intéressés. Mais tout l’équipage n’est pas là. Elle jeta un coup d’œil vers la caméra la plus proche. — Grâce, tu es dans la coupole ? Grâce Gray était de quart, ce jour-là. Sa voix retentit par le système d’annonce. — Je suis là, Holle. On te voit. Helen, dit bonjour. Holle eut un sourire. — Je préférerais être avec vous, dit-elle d’un ton attristé. Grâce, je voudrais que tu envoies un message partout, dans Seba et Halivah. Que ceux qui veulent être candidats à ce poste se pointent maintenant. Elle leva les yeux vers la caméra. — Les gars, tout le monde, que ce soit bien clair. C’est maintenant ou jamais. Si votre voisin dort, réveillez-le. Il ne faut pas qu’il laisse passer l’occasion. Je vous laisse un quart d’heure pour réagir. Tout le monde est d’accord ? Elle les parcourut à nouveau du regard. Il n’y eut pas d’objection. Ce furent les quinze minutes les plus longues de la vie de Holle, en tout cas depuis qu’elle attendait, sur le pas de tir de Gunnison, qu’une bombe atomique lui explose sous les fesses. Sur le pont 10, tout le monde resta sans bouger, dans un silence de pierre tombale. Au bout du quart d’heure, il n’y avait pas d’autres candidats, au grand soulagement de Holle. — Parfait, dit-elle. Bon, je suggère de passer au choix proprement dit. Comment voulez-vous que nous procédions ? À main levée ? Grâce, si tu peux suivre ce qui se passe à Halivah… — Non, objecta Wilson, d’une voix forte et claire. C’est une décision trop importante pour qu’on fasse ça par-dessus la jambe. Ce n’est pas comme lorsque nous avons quitté Jupiter, et que nous n’avions pas de divergences sérieuses en matière de politique, ni de différends personnels. Maintenant, nous devons en discuter. — Alors que proposes-tu ? — Je propose que nous prenions notre temps. Une semaine, disons. À quoi bon nous précipiter ? Pendant ce temps-là, Holle pourra faire office de porte-parole. Et ça nous permettra de débattre de la voie que nous voulons suivre en tant qu’équipage, en tant que communauté. Et puis nous pourrons organiser de vraies élections. Ni Venus ni Kelly n’avaient l’air très satisfaites, mais aucune des deux n’émit d’objection à haute voix. — D’accord. Et à la fin de la semaine, qu’est-ce qu’on fera ? On se réunira pour voter par acclamation ? — Certainement pas. Nous organiserons un scrutin à bulletins secrets. On trouvera bien un moyen de faire ça. Je propose un scrutin à deux tours – le troisième candidat éliminé, on n’aura plus qu’à choisir entre les deux premiers… — À bulletins secrets ? s’indigna Kelly. Tu préconises vraiment un tel gâchis ? Wilson la regarda fixement, puis jeta un regard lourd de sens à Masayo. — C’est le seul moyen de prévenir toute tentative d’intimidation. Il emporta le morceau. Et quand le groupe le plus large se dispersa en discutant avec animation, Holle retint Kelly, Venus et Wilson afin de tracer les grandes lignes du programme de la semaine à venir, pendant que Grâce les regardait de loin, comme pour porter témoignage. Kelly et Wilson restèrent à l’écart l’un de l’autre, n’échangeant même pas un regard. Et puis, quand ce fut fini, immensément soulagée, Holle fila se réfugier dans le calme et le silence de sa cabine. Là, elle commença à reprendre le boulot de Kelly tout en se demandant comment elle allait s’en sortir pour gérer ça en plus de ses propres responsabilités. Mais Wilson Argent vint frapper à sa porte. — Il faut qu’on parle. J’ai besoin de ta voix – pour notre bien à tous. 66 — Mets-toi à l’aise, dit Wetherbee. À peine retenu par une sangle au niveau de la taille, Zane était allongé sur un canapé pliant, dans la clinique de Halivah – celle de Seba étant toujours inutilisable. — Vous savez, Doc, c’est difficile de ne pas se sentir à l’aise quand on est en apesanteur, répondit-il. Wetherbee ravala son irritation. C’était l’alter – la personnalité partielle –, qu’il avait provisoirement baptisé Zane 3, la relique passive, ténébreuse, dépressive, que les autres alters laissaient derrière eux quand ils s’en allaient, avec leurs divers fardeaux de culpabilité et de responsabilité. Mais même Zane 3 était un petit malin. — Tu sais ce qu’on va faire, la procédure d’hypnose ? demanda Wetherbee d’un ton posé. — Aucun problème. Ça a déjà marché, pour nous. Vous savez peut-être qu’on me considérait comme facile à hypnotiser, à l’Académie. — En effet. Et de fait, Wetherbee avait appris que la propension à se soumettre aux ordres hypnotiques était une caractéristique des individus souffrant du même type de désordre que Zane. — Bien, commençons. Inspire profondément, lentement. Laisse la tension s’évacuer de tes bras, de tes mains, de tes pieds. Détends tes épaules, ton cou. Laisse flotter ta tête. Tu tombes doucement, tu tombes en toi-même. Tu descends toujours plus profondément, tu es de plus en plus détendu. Tu es à l’Académie, dans ta cabine, le bâtiment de l’ancien musée, à Denver… Avec son père à côté de lui, bien avant le début des catastrophiques abus sexuels que Harry Smith lui ferait subir, et alors que le déluge n’était encore qu’une menace lointaine, le Musée d’histoire naturelle de Denver était l’endroit où Zane s’était senti le plus en sécurité de toute sa vie. Et Wetherbee le ramenait à ce moment et en ce lieu précis pour commencer son analyse dans un endroit sécurisant. — Qu’est-ce que tu vois ? — Ma Tablet, mes livres, mes affaires. Mes combinaisons AxysCorp. On est censés partir en randonnée, demain. — D’accord. Maintenant, regarde autour de toi, Zane. Tu vois cette porte spéciale dont nous avons parlé ? La porte en plus, celle qui mène dans l’autre pièce. — Je la vois. Elle est ouverte. — Bon. C’est bien. Jusque-là, la « porte » avait toujours été fermée, et parfois verrouillée. — Tu vois ce qui se passe de l’autre côté ? Que vois-tu ? — Des gens. — Combien sont-ils ? Qui sont-ils ? — Il y a un garçon, et une espèce de jeune homme, et un homme plus vieux. — C’est bien. Tu crois que l’un d’eux voudrait me parler ? — Le vieux, je crois. Il sourit et il hoche la tête. — Tu peux me le décrire ? — Il fait à peu près ma taille. Il est un peu enrobé. Il a des lunettes, et les cheveux blancs. Wetherbee était à peu près sûr que c’était l’alter appelé Jerry. La description collait bien au père de Zane, comme son nom – « Jerry » pour « Jerzy ». Zane était un petit malin, mais pas toujours très inventif dans le choix de ses alters. — Tu es d’accord pour le laisser me parler ? Il suffit que tu te mettes un peu en retrait. — On a déjà fait ça. — Oui, en effet. Tu seras toujours dans ta cabine, l’endroit où tu es en sécurité. Et tu sais que si, à un moment quelconque, ça ne te convient pas, il te suffira de revenir. Alors l’homme ressortira, et la porte se refermera, tout simplement. — D’accord. Zane 3 avait l’air plus passif que réellement convaincu. Il était tellement malléable, il manquait tellement de motivation qu’il était extraordinairement difficile de ne pas se montrer directif avec lui. — Merci, Zane. On se reparlera plus tard. Wetherbee savait qu’il avait quelques minutes à attendre avant que l’alter communique avec lui. Il murmura à la caméra, au-dessus de sa tête : — Journal médical de Wetherbee, 30 juin 2048. Avec Zane Glemp. Je crois avoir eu un échange avec l’alter que j’appelle Zane 3, qui s’est présenté en premier. Je m’attends à parler d’ici quelques instants avec l’alter connu sous le nom de Jerry, l’homme âgé. Pour mémoire, je signale que j’ai répété, pour la dernière fois il y a trois jours, l’entretien clinique structuré recommandé par le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux de l’association psychiatrique américaine, édition de 2015. Je confirme mon diagnostic de trouble de la personnalité multiple… — Bonjour, docteur Wetherbee. Zane souriait, les yeux grands ouverts. Il regardait autour de lui avec curiosité. Même son attitude corporelle avait changé. Il avait l’air alerte, curieux, confiant. Il n’était plus du tout passif. Il avait un vague accent d’Europe centrale. — Bonjour. À qui suis-je en train de parler ? — Eh bien, c’est Jerry. Mais je pense que vous l’aviez deviné. Comment allez-vous ? — Très bien. — Et comment se déroule la fausse mission ? Vous êtes toujours satisfait de votre hôtel à Las Vegas ? Jerry se moquait ouvertement de Zane 3, qui était persuadé que toute cette mission était fausse, une arnaque montée de toutes pièces sur Terre. — Le seau à champagne apporté par le room service manque de glace. Jerry éclata de rire. Il aimait qu’on joue le jeu avec lui, qu’on le traite d’égal à égal. — Vous avez été très occupé, Jerry, fit Wetherbee en lui tendant sa Tablet. Apparemment, c’est vous qui êtes en charge de la campagne de Wilson Argent. — Il faut croire, en effet. C’est pour ça que j’existe, vous savez, pour travailler. Zane m’a créé parce qu’il a besoin de compétences en organisation. C’est ce que j’apporte. J’apparais pour prendre les choses en main quand il est dépassé et n’arrive pas à faire face. Mais la vie de Zane est passablement étriquée. J’ai le temps de faire d’autres choses. Il lança un coup d’œil à Wetherbee. — Wilson sait que je ne suis qu’un alter. Oh, il ne le dit pas comme ça… Quand il pose à Zane une question qui s’adresse à moi, et que Zane ne se souvient pas de la conversation que nous avions eue, Wilson se contente de sourire, il se met en retrait et il attend que je revienne lui parler. Il ne connaît rien à la médecine, mais il a une compréhension intuitive des gens, je crois. Même de nous ! ajouta-t-il en riant. — Ça fera peut-être de lui un bon porte-parole. — Eh bien, c’est ce que je pense, répondit « Jerry ». Vous avez décidé pour qui vous alliez voter, Doc ? — Je réfléchis encore. Je suis impressionné que vous ayez rédigé un manifeste. Il le fit défiler sur l’ordi. — Là, vous prenez de court les autres candidats. — Il n’y a pas de mal à être professionnel. Nous avons beaucoup réfléchi à nos propositions, surtout à la Déclaration des Droits. — C’est ce que je vois. C’était un document, encore en cours de rédaction, qui garantirait à l’équipage ce que Wilson appelait les droits humains fondamentaux. Lesquels comprenaient le droit aux ressources vitales, comme l’air et l’eau – des droits qu’on n’aurait même pas énoncés sur Terre, mais, à bord d’un vaisseau comme celui-ci, où chaque centimètre cube d’air était nécessairement fourni par une machine entretenue par quelqu’un d’autre, rien n’était acquis. — En dehors de nos droits, vous mentionnez aussi nos devoirs. Maintenir les systèmes du vaisseau, ne pas menacer son intégrité. Je vois que vous prévoyez d’introduire un système de crédits. — Hé oui, fit-il avec un sourire. C’est une de mes idées. Nous avons besoin de motivations basiques. Travaillez mieux et vous accumulerez des richesses, vous pourrez acheter des choses aux autres, et votre statut s’améliorera. La simple nature humaine. Nous devons nous éloigner du vague magma socialiste pondu par Kelly. Ce n’est pas un kibboutz. Nous sommes tous américains, pour l’amour du ciel. — Pas moi. — Bah, la plupart d’entre nous. Sans vouloir vous offenser. Oh, certains éléments de la Loi du Vaisseau pourront rester. Après tout, elle est elle-même en grande partie inspirée par des précédents, et, pour l’essentiel, elle va dans notre sens. Mais nous avons besoin de clarifier un peu le reste. — Comme, ainsi que vous le spécifiez ici, le droit d’épouser qui on veut, d’avoir des bébés avec qui on veut. — Oui. Nous rendons à toutes les femmes le droit de contrôler leur propre corps, leur ventre. — Mais ça entre en contradiction avec ce que les ingénieurs sociaux recommandaient pour la mixité génétique maximale. Qui était une exigence de base de la mission. — Les ingénieurs sociaux ne sont pas ici, répondit fermement Jerry. Alors que nous, si. Et aucune politique ne tiendra le coup si elle est rejetée par les gens, si futés qu’aient pu être les types, depuis longtemps noyés, qui l’ont concoctée. Ce que je crois, et ce que Wilson croit, c’est que nous devrions placer notre confiance dans la sagesse collective de l’équipage – notre sagesse. — Vous proposez aussi une réforme de l’éducation. — Absolument. Le cursus que nous avons mis au point jusque-là pour les enfants était basé sur des trucs vasouillards de l’Académie. De l’éthique, Dieu du ciel ! Philosophie. Théologie comparée. Bla-bla-bla. Dieu merci, aucun des gamins n’est assez grand pour avoir été irrémédiablement perverti par ces conneries. Nous devrions nous en tenir à ce qu’ils auront besoin de savoir pour survivre. — Comme « Ne pas foutre en l’air le système de support vie » ? Vous limitez même l’enseignement scientifique qu’ils recevront. D’habitude, à l’école, on récompense la curiosité, l’initiative, la faculté d’apprentissage. — Toute cette mission est une question d’équilibres. La curiosité attendra que nous soyons installés en toute sécurité sur la Terre II et que nous puissions nous payer le luxe de nous demander ce qu’il y a derrière la prochaine colline. — Hmm. Expérience intéressante. Zane eut un sourire. — Avec le temps, l’essence de notre nature humaine reprendra ses droits. Mais ce n’est pas pour tout de suite. Pour le moment, nous devons considérer que nous sommes en guerre avec un environnement qui nous tuera si nous baissons la garde, et à la moindre faute d’inattention. Voilà le message que nous devons enfoncer dans le crâne des enfants. — Vous affirmez que nous avons des droits à l’accès à l’air et à l’eau. Mais c’est accorder beaucoup de pouvoir aux fonctions centrales qui gèrent ces ressources. — C’est certain. C’est pourquoi Wilson fait la cour à Holle Groundwater, pour la gagner à sa cause, comme vous le savez sûrement déjà. Parce que c’est elle, et ses gars, qui détiennent ce genre de pouvoir. Wetherbee aborda le point le plus controversé de la législation proposée. — Vous voudriez mettre fin à la surveillance à l’intérieur de l’habitacle, à l’enregistrement systématique de ce qui s’y passe. — À moins que ce soit dans un but précis, oui. Les êtres humains ont droit au respect de leur intimité, spirituelle et corporelle. Nous avons besoin de faire confiance aux nôtres, docteur. — Thomas Windrup… — Était un cas isolé. Et d’ailleurs, la surveillance ne l’a pas empêché d’agir. Elle a juste permis d’établir sa culpabilité alors qu’il avait déjà commis le crime, été arrêté et avait avoué. Évidemment, ajouta-t-il en riant, Zane 3 est persuadé que si nous arrêtons l’émission de téléréalité, les contrôleurs de Las Vegas vont débarquer et mettre fin à la mission, ou nous infliger une punition. — Vous savez qu’il y a vraiment débat sur la question. L’équipage n’aura aucun moyen de vous surveiller « vous », je veux dire Wilson et son équipe. — Oh, ce n’est que du chipotage théorique. — Théorique ? Peut-être. Wetherbee porta ses doigts à ses lèvres, se demandant jusqu’où il devait pousser cette discussion. C’était pour Zane qu’il s’en faisait, pas pour Wilson et son manifeste. Son but à long terme était la réunification des diverses personnalités de Zane. Mais, pour y arriver, il devait comprendre chacune d’elles, et travailler avec elles. — Kelly Kenzie qualifie ça ouvertement de coup d’État, dit-il prudemment. — Ben voyons, répondit Zane en riant, et il fit un clin d’œil à Wetherbee. Écoutez, Doc – je pense que nous pouvons parler librement, vous et moi. Après tout, quel que soit le vainqueur, vendredi, vous n’êtes pas menacé. Il y a toutes sortes de façons d’envisager ça. Les ingénieurs sociaux ont essayé d’organiser notre petite communauté, à bord de ce vaisseau, sur le modèle des sociétés de chasseurs-cueilleurs. Là, il y a des chefs en puissance, dont la qualité la plus importante est le prestige – la compétence. C’est tout Kelly, ça, non ? Alors que Wilson voit plus loin, il pense à des temps plus difficiles – comme ceux que nous vivons actuellement, où nous avons bien failli être anéantis par notre ennemi permanent, l’environnement. En des temps pareils, nous avons besoin d’une espèce de chef plus basique. — Basique, à quel point de vue ? — Eh bien, Wilson a toujours été plus grand que Kelly. Il fait de la musculation depuis des années. Et c’est un homme… — Le fait que ce soit un homme fort le qualifie pour être un chef ? Vous plaisantez ? Zane sourit à nouveau. — Il faut penser à ce qui rassure les gens. Et il y a la question du timing. C’est l’année où le déluge va gagner la partie… Ils n’avaient plus de nouvelles de la Terre depuis la distorsion, mais ils avaient tous suivi les hypothèses de progression du déluge à l’aide de simulations basées sur les meilleurs modèles scientifiques à leur disposition. Cette année-là et la suivante verraient disparaître des continents entiers. En janvier, l’Europe aurait complètement disparu lorsque son point culminant, le mont Elbrouz, situé dans le Caucase, serait recouvert. En mai, ce serait au tour de l’Afrique, quand le Kilimandjaro se retrouverait sous l’eau. Quant aux États-Unis, ils auraient été complètement submergés, à part quelques montagnes en Alaska. L’année suivante, l’Amérique du Sud, et même les Andes, seraient englouties. Il ne resterait absolument plus rien de l’hémisphère occidental, plus un seul sommet émergé. — Wilson a toujours pensé qu’il y aurait des problèmes, cette année entre toutes. L’année où les survivants seraient vraiment en proie à la culpabilité. Ce que les gens veulent par-dessus tout, c’est la stabilité. Et c’est ce que Wilson apportera. Les gens seront enchantés de l’avoir comme chef, croyez-moi. Son sourire vacilla. — Je crois que Zane 3 commence à s’impatienter. Je ferais peut-être mieux de repartir ? — Si ça ne vous ennuie pas. — C’est toujours stimulant de parler avec vous, docteur Wetherbee. — Pour moi aussi. Merci, Jerry… Zane, tu es là ? Zane s’affaissa sur la couchette, et son visage se tordit comme s’il était sur le point de se mettre à pleurer. — Docteur Wetherbee ? — Tu te souviens de quelque chose ? — Je ne crois pas. Je crois vous avoir vu… Je ne me rappelle pas. — Ça s’est très bien passé. Ferme la porte et enferme-toi dans ta pièce, maintenant. Ça y est ? — Oui. — Très bien. Tu vas revenir dans la clinique avec moi. Voilà, tu reviendras quand j’aurai compté à l’envers à partir de cinq. Cinq, quatre, trois… 67 Juillet 2048 Ils organisèrent le scrutin avec du papier obtenu en sacrifiant un manuel d’ingénierie sociale portant sur les meilleures politiques de reproduction. Holle veilla à la régularité des opérations de vote, avec des observateurs provenant des principales factions de l’équipage. Elle alla jusqu’à demander à la petite Helen Gray et à Steel Antoniadi, respectivement âgées de six et trois ans, d’aider à rassembler et à compter les bulletins de vote, afin que la nouvelle génération née à bord du vaisseau soit associée au résultat. À l’issue du premier tour, Venus arriva en troisième position et fut éliminée. Et au deuxième tour, Wilson arriva devant Kelly avec les deux tiers des voix, contre un tiers pour Kelly. Au grand soulagement de Holle, personne ne contesta le résultat. 68 Septembre 2049 — Je crois qu’on a un problème. C’est tout ce que Venus daigna dire à Holle, sans élever le ton, sur le canal radio des officiers, via son casque Snoopy. Holle se rendit donc dans la coupole et prit un siège, en attendant dans l’obscurité bourdonnante que Venus et Cora Robles achèvent une procédure complexe de compression de fichiers, les données passant et repassant d’un écran à l’autre en colonnes de nombres, en courbes tournoyantes et en affichages multidimensionnels fascinants. Dans la coupole, on était habitué aux longs silences. Venus Jenning était comme ça. La coupole était un îlot de calme, avec ses effluves de plastique, de métal et d’électronique. Il y flottait même une odeur de propre, de moquette neuve, et on y entendait le léger bourdonnement du système de conditionnement d’air. C’était comme d’être assis dans le cœur d’un ordinateur. De l’autre côté des parois de verre, il n’y avait que l’infinie patience des étoiles. Assis là, on pouvait oublier jusqu’à l’existence des coques, leur chaos, leur décrépitude, la tension perpétuelle sur laquelle régnaient Wilson et ses acolytes, pleins de morgue et vaguement menaçants. Holle admettait volontiers que la coupole était un refuge pour elle, et il était évident que c’en était un aussi pour ceux qui y travaillaient. Les collaborateurs de Venus en avaient tous bavé, d’une façon ou d’une autre. C’étaient tous des Candidats, ils avaient tous une trentaine d’années, c’est-à-dire à peu près l’âge de Venus et de Holle : Cora Robles, qui avait perdu un enfant, Thomas Windrup, mutilé par la dernière mesure que Kelly avait prise en tant que porte-parole, et Elle Strekalov, traumatisée par l’éternelle querelle qui opposait Thomas et Jack Shaughnessy. Même Venus était plus renfermée depuis les pénibles événements survenus quatorze mois auparavant, et que Kelly continuait de qualifier de « coup d’État contre elle ». Venus avait toujours suspecté Wilson de l’avoir manipulée, pour qu’elle soit la première à se dresser contre Kelly. Elle se sentait trahie. Elle reconnaissait que Wilson avait apporté une certaine stabilité qui manquait avec Kelly ; mais elle faisait toujours remarquer que le seul article qui avait été discrètement retiré du projet de constitution de Wilson, après son accession au pouvoir, était celui qui limitait à quatre ans la durée du mandat des porte-parole. En attendant, l’étrange relation dans laquelle Wilson et Venus étaient installés paraissait assez stable. Holle espérait qu’il en serait ainsi pendant les quelques années qui les séparaient de la Terre II. Or c’était pour parler de la Terre II et des dernières données que Venus avait recueillies à ce sujet que Holle était convoquée aujourd’hui. Vint enfin le moment où les astronomes purent s’accorder ce qui s’apparentait à une pause. Ils se calèrent sur leur dossier, s’étirèrent et respirèrent un bon coup comme s’ils remontaient à la surface. Cora sourit à Holle et s’engouffra dans le sas pour regagner Seba. Venus et Holle restèrent seules. Venus appuya sur la touche d’un ordinateur portable et Holle entendit un bruit de serrures qui se verrouillaient. — Tu nous as enfermées, nota Holle, surprise. — T’as tout compris. Venus sortit une flasque du bas de son poste de travail. — Tu veux un café ? — Ce serait un honneur. Venus remplit deux tasses. Holle plongea les lèvres dans la sienne avec reconnaissance. Le fait que les systèmes de traitement continuent à produire un liquide chaud, dont le goût ressemblait encore à du vrai café près de huit ans après le lancement de Gunnison, était l’un des petits miracles de l’Arche. — Ah, Venus, tu as toujours eu le meilleur café à bord… Elle sourit, le visage vaguement éclairé par la lueur de son écran. — Faut bien donner aux gens une raison de venir nous voir. Au fait, quand cette écoutille est verrouillée, la liaison en direct avec le reste du vaisseau est coupée. Comme ça, on est un peu chez nous. — Tu es coupée même de Wilson ? fit Holle en ouvrant de grands yeux. — Oh, la liaison avec notre chef suprême n’est pas interrompue, fit-elle avec un clin d’œil à Holle. Ce qui ne veut pas dire qu’il reçoit toujours la vérité toute nue. — Tu manipules la connexion ? — Wilson a besoin de nous, il a besoin de ce que nous faisons. Tant que je ne constitue pas une menace directe pour lui, je pense qu’il m’autorise à garder mes petits secrets. C’était un exemple de la technique de survie élémentaire à bord de l’Arche : conquérir une bribe de pouvoir et s’y cramponner. — Alors, tu as un « petit secret », aujourd’hui ? Venus hocha la tête. — J’en parlerai à Wilson quand je serai prête. Nous avons besoin de plus d’informations pour étayer le dossier. Mais… — Tu as dit qu’il y avait un problème. — Avec la Terre II, confirma Venus. Holle, je crois que notre destination pose problème. J’ai besoin que tu m’aides à trouver un moyen de gérer ça. — Et merde ! Venus eut un sourire fugace. — Ouais, comme tu dis. Elle tourna un écran vers Holle. — On a des images de la Terre II. Encore rudimentaires, mais… — Hein ? Des images ! fit Holle, stupéfaite. Et tu les as gardées pour toi ? — Jusque-là, oui. — Tout d’un coup, je me fais l’impression d’être Christophe Colomb. — Dis plutôt l’équipage d’Apollo VIII, rectifia Venus. Tu te souviens que Gordo prétendait les avoir tous rencontrés, Borman, Lovell et Anders ? Les premiers à avoir quitté l’orbite terrestre, les premiers à avoir vu le monde entier d’un seul coup d’œil… Son doigt se posa sur une touche. — Laisse-moi te montrer comment nous avons obtenu ces données. Après leur passage en distorsion, Venus et son équipe avaient continué à utiliser l’Arche comme une plateforme de télescope mobile pour inspecter les étoiles proches et leurs planètes, augmentant ainsi le spectre et la qualité des recherches naguère effectuées depuis la Terre et l’Arche elle-même, lorsqu’elle était en orbite autour de Jupiter. Holle trouvait remarquable qu’il soit possible d’effectuer un travail aussi précis depuis l’intérieur d’une bulle de distorsion, alors que les télescopes devaient regarder par-delà une couche d’espace-temps repliée sur elle-même. C’est qu’il n’était pas difficile d’analyser la lumière qui traversait la lentille ; il suffisait de retracer le chemin suivi par les rayons dans la forêt d’équations relativistes qui décrivaient la distorsion d’Alcubierre. Même à présent qu’ils se trouvaient au milieu des étoiles, la faible lumière d’une planète, reflet d’une infime partie du rayonnement lumineux de son « étoile mère », restait difficile à détecter. C’est pourquoi les télescopes de Venus cherchaient les infimes baisses de luminosité d’une étoile quand une planète transitait devant son disque – procédé qui ne fonctionnait que si son orbite se trouvait dans l’axe de l’Arche. Ils étaient également à l’affût des variations de mouvement révélatrices de la présence de masses planétaires en orbite autour d’une étoile. Mais la technique que Holle trouvait la plus astucieuse consistait à observer la même étoile à l’aide de deux télescopes situés à une certaine distance l’un de l’autre. La lumière était une onde. Or les ondes, une fois combinées, interféraient les unes avec les autres, pour s’additionner ou pour se neutraliser. Les signaux des deux télescopes étaient recombinés de telle sorte que les ondes correspondantes à celles de l’étoile observée s’annulaient ; l’étoile étant ainsi rendue invisible, les planètes – dont la luminosité n’excédait jamais le millionième environ de celle de l’étoile – devenaient repérables. Grâce à ce genre de techniques, une planète pouvait être observée de près, sa masse et sa gravité estimées. Son spectre lumineux était analysé pour y rechercher des traces d’eau et de constituants atmosphériques, tels que le méthane et l’oxygène. Avant que l’Arche quitte Jupiter, ces signatures « terrestres » avaient été identifiées sur une planète de 82 Eridani, une étoile pas si différente que ça du soleil. — Mais, continua Venus, nous ne passons pas tout notre temps à observer la Terre II. Nous avons continué à chercher le plus loin possible, dans une sphère de cent années-lumière de rayon que nous avons essayé de cartographier de manière aussi complète que possible. Pourquoi nous en priver ? Même si nous arrivons sur la Terre II, il faudra pas mal de temps avant que quiconque puisse se remettre à observer les planètes, et ce ne sera certainement pas à partir d’une plateforme comme celle-ci. Il y a des limites à la détectabilité, un seuil de bruit astrophysique à partir duquel on ne voit rien. Mais nous disposons d’une sensibilité largement suffisante pour détecter les planètes de type terrestre situées à une distance de leur soleil comparable à celle de la Terre et du Soleil, grâce à des oscillations de la vélocité stellaire d’un centimètre à la seconde à peu près. Et nous en établissons un catalogue, notre legs aux générations futures. Elle eut un grand sourire, et la Venus avec qui Holle avait grandi réapparut derrière la gravité de la trentenaire. — Et puis, que veux-tu qu’on fasse d’autre toute la journée ? Surtout si c’est ça ou bien frotter les murs… — Comme je te comprends ! — Alors, prête pour la Terre II ? — Vas-y, épate-moi ! L’écran, devant Holle, afficha un disque – un monde – presque plein, à l’exception d’un croissant d’ombre, du côté gauche. La partie éclairée – l’hémisphère droit, plongé dans la lumière de 82 Eridani, si semblable à celle du soleil de la Terre – était dominée par un bouclier d’océan gris, miroitant. Holle vit, sur la courbe de droite, une tache de lumière éblouissante émise par l’étoile qu’on ne voyait pas. Et dans cet hémisphère éclairé, il y avait un tourbillon de nuages, une espèce de grand système orageux. Ailleurs, Holle vit un continent ; d’abord une mince bande de terre grise ceinturant la planète, puis une autre masse de terre juste en dessous et une sorte d’archipel au-dessus. L’image était floue, un artefact produit par les télescopes. Les détails plus petits que les continents n’étaient pas visibles. Venus la regardait en souriant. — Même Wilson n’a pas vu ça. Holle secoua la tête. — On dirait un effet spécial, dans un jeu de HeadSpace. Et donc ça ressemble à la Terre. Pas de calottes polaires ? — Non, bien que la température en surface soit proche de celle de la Terre. Cela dit, il y a eu des périodes de la préhistoire où il n’y avait pas de glace sur Terre. — Et ce sont les vraies couleurs ? Les étendues de terre sont un peu plus sombres que sur la Terre, peut-être. — En effet, acquiesça Venus. Elles ne sont pas aussi vertes que celles de la Terre. 82 Eridani est une étoile de classe G5 plutôt qu’une G2 comme Sol, et la lumière diffère. On soupçonne la lumière de produire à la surface un autre type de processus chimique. — Mais il y a de la vie. — Oh oui, c’est ce que nous pensons. Avec cette atmosphère composée d’oxygène et d’azote, il ne peut pas ne pas y avoir de vie. Holle examina les masses éparses. Les formes de ces étranges continents deviendraient-elles aussi familières aux enfants de l’Arche que l’Afrique, l’Amérique et l’Asie l’avaient été pour ses propres parents et grands-parents, avant que le déluge les recouvre ? — Venus, ça me paraît pas mal du tout, à moi. Quel est le problème ? — Regarde cette séquence. Sur la Terre II, la journée est plus longue que sur la Terre. Elle fait une trentaine d’heures. Ces images ont été prises à deux heures d’intervalle. C’était une animation grossière et floue, qui montrait le monde en train de tourner sur un axe horizontal. La longue masse terrestre du centre se déplaça vers le bas, et l’autre continent disparut, sous le ventre du monde. La ceinture d’ombre ne bougeait pas. Le soleil était hors de vue, quelque part sur sa droite… Tout à coup, Holle comprit. — Oh, c’est comme Uranus. L’axe est renversé, il est orienté vers le soleil… — Incliné de près de quatre-vingt-dix degrés. Alors que pour la Terre, c’est quoi ? Vingt-trois degrés et des poussières ? En réalité, nous pensons que ça rappelle plutôt Mars, dont l’axe fait des allers et retours sur des périodes de plusieurs centaines de milliers d’années. La Terre est stabilisée par la Lune ; Mars n’a pas une lune assez grosse, et la Terre II non plus. Le basculement paraît être soumis à des effets de marée par deux grosses planètes joviennes qui se trouvent plus loin. — Et c’est pour ça qu’il n’y a pas de glace. — Exactement. Un pôle est écrasé de soleil pendant la moitié de l’année, tandis que l’autre est dans l’ombre. Et vice versa. — Et comment c’est possible, ça ? — Ça grouille de planètes et de systèmes planétaires, Holle. Nous avons au moins appris ça – le ciel en est plein. Mais les processus de formation des planètes sont chaotiques. Elles s’agrègent à partir de nuages de poussière et de glace, puis elles subissent tout un éventail d’impacts – qui vont de collisions de grains de poussière se rentrant les uns dans les autres jusqu’au télescopage avec des masses grosses comme des planètes. Et ce n’est pas tout. Il y a des migrations. Les étoiles voient le jour dans des nurseries surpeuplées, et le nuage résiduel est soufflé assez vite par la lumière des bébés étoiles du voisinage. Mais avant ça, la friction causée par l’effet de marée avec le nuage peut envoyer des mondes de la masse de Jupiter dériver vers l’intérieur, à travers le système, dispersant les mondes plus petits comme une volée d’oiseaux. Tout ça pour dire que le hasard joue un rôle important dans ce processus. Voilà probablement pourquoi nous n’avons découvert que si peu de « Terres » sur de jolies orbites circulaires bien stables, juste à la bonne distance de leur étoile. Et si en plus tu commences à chipoter, à imposer des critères concernant le genre d’étoile que tu veux, alors ça te laisse encore moins de choix. Holle se frotta le nez. — Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai l’impression que tu veux m’impliquer dans un débat… Venus soupira. — À vrai dire, ce débat était clos alors qu’on n’avait pas encore quitté Jupiter. Holle, nous avons trouvé des Terres en orbite autour d’autres espèces d’étoiles, pas du tout comme Sol. Des naines rouges de classe M, par exemple. Si tu es en orbite assez proche, tu as des températures raisonnables. Certaines de ces Terres de classe M font de meilleures candidates que la Terre II – même d’après ce que nous en savions dans les parages de Jupiter. Mais il y avait une faction du Contrôle de mission qui ne voulait pas entendre parler d’autre chose que d’un soleil jaune. — Je me souviens, dit Holle. J’ai essayé de ne pas m’en mêler. Gordo Alonzo a fini par taper du pied, pas vrai ? — Ouais. « Je n’enverrai pas cet équipage vers une putain de planète Krypton ! » En gros, on a parié que cette candidate, parmi toutes celles du petit nombre que nous nous apprêtions à considérer, ferait l’affaire. Eh bien, on a perdu. Nous effectuons des modélisations de la surface de la Terre II. Il y a des systèmes climatiques complexes qui n’ont rien à voir avec ceux de la Terre. Il est évident que des formes de vie simples peuvent y survivre. Mais… — Mais ce n’est pas un monde fait pour des êtres humains. — Je ne sais pas. J’espère que si. Je crains que non. Venus poussa un profond soupir et interrompit la séquence d’images. — Conclusion : un seul paramètre astronomique, dans ce cas, le basculement axial, peut foutre en l’air un monde, en tout cas pour l’homme. Et c’est peut-être pour ça que nous n’avons repéré de signe de vie intelligente nulle part à sa surface. — Vous en avez cherché ? demanda Holle en ouvrant de grands yeux. — Bien sûr qu’on en a cherché. Tu ne l’aurais pas fait, toi ? Nous avons cherché dans la direction vers laquelle nous allons, et dans le centre de la Galaxie, aussi, où se trouvent la plupart des étoiles. Nous n’avons rien vu, Holle, aucun signe d’infrastructures en orbite autour des planètes – pas de sphères de Dyson, pas d’anneaux-mondes, aucun signe que qui que ce soit ait fricoté avec l’évolution des étoiles. Et rien dans les ondes radio, pas un poil de quoi que ce soit qui ressemble à quelque chose d’organisé. C’est une grande Galaxie vide. Vide, en dehors de nous. Et ça, c’est flippant. Sa voix s’était réduite à un mince filet, et les pupilles de ses yeux adaptés à l’obscurité s’étaient dilatées à la faible lueur de son écran, tandis qu’elle scrutait les étoiles. En la regardant, Holle se demanda quel genre d’effets à long terme la contemplation d’un univers silencieux pouvait avoir sur Venus et son équipe. Ce qui était sûr, c’était que l’Arche n’avait pas besoin d’autres dingues. — Venus, je crois que nous devrions commencer à en parler aux gens. Des doutes que tu as au sujet de la Terre II. Plus vite nous en étudierons les conséquences, mieux ça vaudra. — C’est sûr, grommela Venus. Commence par Wilson. De toute façon, il écoute aux portes. Mais n’en parle pas à l’équipage pour l’instant. Pas besoin de susciter des réactions négatives. — Merci pour le café. Euh, tu pourrais déverrouiller l’écoutille ? 69 Holle décida d’attendre un peu avant de parler à Wilson des découvertes de Venus. Elle avait besoin de réfléchir. Elle regagna Seba et descendit jusqu’au pont 10 où elle devait retrouver Doc Wetherbee et Grâce Gray pour qu’ils l’informent des progrès de la thérapie de Zane Glemp. Wetherbee leur apprit que Zane participait aujourd’hui à un cercle de rêves, et qu’il avait bien l’intention d’y assister. En sortant du sas de la coupole, Holle tomba sur Grâce et elles traversèrent le pont pour se rendre à l’escalier qui descendait. Dans l’espace ouvert au centre du pont, Grâce tira précipitamment Holle en arrière pour lui éviter d’être percutée par le petit corps dur d’un gamin qui dévalait le long de la barre de pompier. — Ouiii ! — Oh bon Dieu ! haleta Holle. Il a failli m’avoir, cette fois. — Oui. Ils vont plus vite tous les jours. Ils se défient les uns les autres pour voir jusqu’où ils pourront descendre sans se raccrocher à la barre. Elles arrivèrent aux échelles et commencèrent à descendre. — J’ai réussi à convaincre Wilson de mettre un filet autour du trou, au pont 14. Au moins, ça leur évitera de s’écraser dans les cultures hydroponiques. — Ces petits cons deviennent dingues. Derrière Holle, Grâce se fendit d’un grand sourire. — Difficile de les contrôler vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept, Holle. Je veux dire, mon Helen a sept ans, maintenant. — Il m’arrive de les écouter parler. Même leur langage est différent du nôtre. Ils jouent à des jeux compliqués de chat, et ils doivent avoir cinquante mots pour « j’t’ai eu ! ». — Exact. Mais aucun mot pour « ciel » ou « mer ». Elles arrivèrent au pont 10. Plus d’un an après l’incendie, le pont était encore presque en ruine, avec ses parois noircies et ses racks d’instruments calcinés. On avait bricolé une espèce de plancher pour remplacer le caillebotis, qui avait fondu. Dans l’ensemble, la coque ne s’était jamais remise et avait un air déglingué, usé. Le cercle de rêves venait de commencer. Un collecteur de cotisations demandait aux rêveurs de coller leur pouce sur l’écran d’une Tablet pour payer. Wilson avait instauré une nouvelle unité de crédit, qui était collectée électroniquement et stockée dans la mémoire du vaisseau ; on était payé pour son travail, et en échange on devait payer pour tout, sauf pour l’air et l’eau. On devait même payer pour partager ses rêves sur un pont incendié. Et une partie des paiements allait droit dans le pot commun, contrôlé par Wilson. Zane se trouvait parmi les rêveurs. Il avait l’air timide, renfermé. Holle se demanda quel était l’alter dominant, ce jour-là. Grâce continuait à parler des enfants. — Il ne faut pas s’étonner que ces gamins s’adaptent à l’endroit où ils sont élevés. Sur la Troisième Arche, nous faisions des échanges avec les communautés des radeaux. Du commerce, tu vois. Il nous arrivait de tomber sur des gosses plus vieux que Helen qui avaient passé toute leur vie en mer, qui n’avaient jamais vu une terre émergée… Ils étaient heureux, ou, du moins, rien ne les empêchait de l’être. Où qu’on naisse, on pense que c’est normal – que c’est le monde entier, qu’on n’aura jamais besoin d’autre chose. — Mais ils sont tellement différents de nous. — Comme nous sommes différents de la génération de nos parents. C’est inévitable. Et je suppose que les prochains enfants, les colons de la Terre II, seront encore différents. — Si on y arrive. — Pardon ? — Oh, rien. Ah, voilà Mike. Mike Wetherbee descendait des ponts supérieurs. Il avait l’air fourbu, comme toujours ; ses cheveux commençaient à grisonner, et il paraissait prématurément vieilli. Il avait un kit médical d’urgence à la ceinture et une petite caméra. Il était là pour filmer la participation de Zane au cercle de rêves. On ne voyait plus jamais de caméra, ces temps-ci, sauf dans les cas particuliers de ce genre. Alors que Wetherbee prenait place à côté de Holle et de Grâce, les rêveurs commencèrent à écouter Théo Morell, qui prit la parole en premier. — J’étais piégé dans ce tunnel. Comme si j’étais coincé derrière un rack de matériel, vous comprenez ? J’étais tout seul, les autres étaient morts – non, en fait, ils n’avaient jamais existé. J’étais tout seul, j’étais enfermé et je ne pouvais pas respirer. Et puis quelqu’un a commencé à cogner sur la paroi extérieure de la coque, et je me suis mis à crier et à hurler, mais ma voix n’éveillait que des échos. Et puis je me suis tortillé pour en sortir, et j’ai vu une espèce de lumière… Les autres écoutaient, fascinés. La douzaine de rêveurs était un échantillonnage des diverses factions de l’Arche. Des Candidats, des pistonnés et des clandestins. Holle remarqua qu’une fille prenait des notes sur une Tablet, pour se souvenir de ce qui se disait. Zane se contentait de se balancer d’avant en arrière, et il se plantait un jouet en plastique dans le bras, un tournevis d’enfant. Holle se dit qu’il était paradoxal que Théo Morell soit le premier à partager son rêve. Il restait le roi du HeadSpace, mais depuis que Wilson avait restreint l’accès aux cabines tout simplement en faisant payer très cher le droit de connexion, les cercles de rêves, qui étaient moins chers, étaient florissants. Mike Wetherbee murmura : — Le rêve de l’Arche classique. Enfermement, claustrophobie, la peur de ce qu’il y a dehors, mais l’espoir de la libération. — Pour moi, ça ressemble à un souvenir de sa naissance, murmura Grâce. Comme s’il se débattait pour sortir d’un vagin géant. — Ouais, il y a de ça aussi, sourit Wetherbee. Dans les rêves, il est toujours question de sexe. — Pas de gamins, aujourd’hui, murmura Holle. Généralement, quelques enfants participaient aux séances de ce genre. Les transcriptions montraient comment les gamins racontaient les visions qui bouillonnaient dans leur tête, de la Terre, des fantasmes de la planète pour laquelle ils étaient nés, mais qu’ils ne verraient jamais. Holle les trouvait fascinants, mais terriblement tristes. — Non, confirma Wetherbee. Mais les gamins adorent Zane. On pourrait croire qu’ils auraient peur de lui. Ils le trouvent marrant, ou je ne sais quoi, à cause de toutes ces personnes qui s’expriment par sa bouche. C’est nouveau, dans un environnement qui manque de nouveauté. — Et à quoi ressemblent ses rêves ? demanda Grâce, tout bas. — Ça dépend de l’alter qui parle, répondit Wetherbee. Je pense que là, c’est Zane 1, le plus jeune. Vous voyez, il joue à se faire du mal avec ce tournevis en plastique. Je le lui ai donné pour le dissuader de le faire pour de bon. Au moins, il ne peut pas s’entamer la peau avec. Zane 1 a des rêves d’angoisse, très sexuels. Ceux de Zane 3 sont les plus troublants, des fantasmes élaborés tournant autour de fleuves, de serpents et de chasseurs, dans lesquels rien n’est réel et chaque chose se dissout quand on la regarde de près. Grâce secoua la tête. — Tu penses avoir fait le tour de tous ses alters, maintenant ? Wetherbee parut chagriné. — Au bout de trois ans, j’espère bien. Je continue à croire qu’il souffre de dissociation de la personnalité – des personnalités multiples à l’intérieur d’une seule tête. Ces alters sont créés à des moments de tension ou de souffrance extrême. « Celui-ci en particulier, Zane 1, a été créé alors que Zane avait dix-sept ans à peu près, et qu’il était abusé sexuellement par Harry Smith. Zane n’a pas supporté la souffrance résultante, la honte, le mensonge, la réaction brutale de son père. Et il a créé Zane 1, qui a servi de réceptacle à sa souffrance. C’est un mécanisme de défense, vous comprenez. « La deuxième grande crise, pour Zane, est survenue quand il avait vingt-quatre ans, et que nous nous apprêtions à passer en distorsion, dans les parages de Jupiter. Cette crise a provoqué deux dissociations, je crois. Il se sentait déjà coupable d’être à bord de l’Arche parce qu’il était trop « dégueulasse » pour permettre à ses gènes de contribuer à notre patrimoine génétique. Zane 2 était le réceptacle de cette honte et de ces remords. À cette époque, il se dit qu’il n’a pas été à la hauteur de ses devoirs, à un moment clé – ce qui, quand on y réfléchit, est la croix de toute sa vie. Alors il a créé une autre entité, Jerry, un homme plus âgé, plus calme, loin de toutes les crises adolescentes. Jerry sort, généralement la nuit, quand Zane dort, pour assumer les tâches qui incombent à Zane. Quand il se réveille, Zane constate que tout a été fait et préparé. Mais il n’a aucun souvenir de l’avoir fait, aucune trace physique des événements, à part peut-être un manque de sommeil. Jerry est le plus sain des alters, si tant est qu’on puisse employer ce mot. Un sacré numéro, en réalité. Il y a peut-être eu d’autres personnalités, d’autres alters créés à d’autres moments de crise – le lancement à partir de la Terre, par exemple. Je n’en suis pas sûr. « Tous ces alters privent Zane d’une énorme partie de ce qui lui permet de fonctionner. L’alter restant est celui que j’appelle Zane 3. C’est une coquille vide. Il n’a pas vraiment de souvenirs de sa vie avant Jupiter. C’est comme s’il s’était réveillé, pleinement formé, au moment de notre passage en distorsion. Et il n’a aucune connaissance du travail qu’il a fait à bord du vaisseau ; tout ça c’est Jerry, vous comprenez. Dans une certaine mesure, Zane 3 est le plus dingue. Je pense qu’il croit sincèrement ne même pas être à bord d’un vaisseau. — Bon, fit Grâce. Et dans tout ça, où est Zane ? Wetherbee haussa les épaules. — Ils font tous partie de lui. Je pense que Zane 3 sert de point central, en quelque sorte, mais il n’est pas le chef. — Ça paraît fantastique. — Je sais. Beaucoup d’experts croyaient que la dissociation de personnalité était toujours iatrogène – c’est-à-dire un produit du diagnostic proprement dit, une espèce de fantasme concocté entre le médecin et son patient, peut-être inconsciemment. Je connais des médecins qui auraient adoré avoir un cas de personnalités dissociées sur les bras. Ils auraient pu écrire un bouquin dessus. — Mais pas toi, fit Holle. — Oh non. Je ne suis pas assez malin pour avoir concocté tout ça, crois-moi. — Alors, quel est le pronostic ? demanda Grâce. Et qu’est-ce que tu peux faire pour lui ? — Il y a des moyens de rassembler les diverses personnalités en une seule. Mais nous parlons d’années de thérapie, là. Je pense que je laisserai tomber après 2051, quand nous aurons atteint la Terre II. Après, nous n’aurons plus besoin de Zane, l’ingénieur de distorsion. En réalité, il est opérationnel, à sa façon étrange, fracturée. Je ne pense pas pouvoir prendre le risque de mettre ça en danger. Quand j’aurai une vraie clinique sur la Terre II, alors peut-être que j’aurai le temps de réparer Zane. — De ses différents alters, demanda Holle, quel est celui que tu aimes le moins ? — Bonne question. Celui-ci, répondit Wetherbee en indiquant Zane. Les alters sont coincés à l’âge où ils ont été créés. Zane 1 aura dix-sept ans pour toujours. Et il revit le viol, la souffrance qu’il a subie de façon répétée. C’est sa fonction : prendre ces souvenirs à Zane. Mais ça veut dire qu’il est piégé dans un éternel présent, comme un enregistrement qui tournerait en boucle. Zane 1 est en enfer. Ils se turent et regardèrent Zane assis au milieu des rêveurs, qui s’enfonçait inlassablement son tournevis pour enfant dans le bras, encore et encore. Et voilà l’équipage qui devrait affronter les défis terribles et inconnus de la Terre II, pensa Holle. Comment pouvaient-ils espérer y arriver ? 70 Décembre 2051 Tout le monde se rassembla dans Halivah pour écouter le rapport de Venus sur la Terre II – tout le monde sauf une équipe de quart, restée à bord de Seba. Mais Holle savait que ses membres devaient être scotchés au système de communication. Pour sa présentation, Venus utilisa une boule de cristal, un système d’affichage en 3-D qu’ils n’avaient pas déballé depuis leur départ de la Terre. Le dispositif bourdonnait et étincelait alors que ses panneaux tournaient sur eux-mêmes, trop vite pour que l’œil puisse les suivre. Holle savait que c’était un cadeau de Thandie Jones à l’Arche. C’était le matériel dont elle s’était jadis servie pour son exposé devant les membres de LaRei, à Denver, alors que Holle et Kelly jouaient par terre, dans un coin, et avant cela à New York, pour sa présentation au GIEC. Holle s’était trouvé une place sur une passerelle, à côté de Kelly Kenzie. Venus avait enlevé les caillebotis de trois ponts pour créer une sorte d’auditorium au cœur de la coque, afin que tout le monde puisse voir et entendre. Plus de quatre-vingts personnes, enfants et bébés compris, accrochés aux passerelles et aux échelles, attendaient le début du spectacle. Jamais on n’avait eu une telle impression de foule, parcourue par un brouhaha de voix excitées. Holle repéra çà et là quelques visages familiers, ceux des gens avec lesquels elle avait partagé tant de choses, parfois – pour certains d’entre eux – depuis leur enfance, à Denver. Il y avait Mike Wetherbee, debout à côté de Zane Glemp, son patient le plus insaisissable et en même temps le plus précieux, Théo Morell, le roi à moitié corrompu des cabines de HeadSpace, et les frères Shaughnessy, deux rudes travailleurs. Jack avait baissé la visière de sa casquette sur son visage couvert de cicatrices et de brûlures. Il y avait aussi Thomas Windrup et Elle Strekalov, toujours ensemble malgré tout ce qu’ils avaient traversé ; et Masayo Saito, ex-lieutenant dans l’armée qui, propulsé à une position impossible et inattendue, s’était révélé un modérateur sage et courageux. Il y avait aussi la pauvre Cora Robles, l’ombre de la brillante fille qu’elle avait été – elle ne s’était jamais remise de la mort de sa petite fille –, qui était à nouveau enceinte. Helen Gray, neuf ans, était debout à côté de sa mère sur une passerelle, de l’autre côté de la coque. Elle s’amusait à chanter des comptines avec la petite Steel Antoniadi, en faisant des gestes avec les doigts. Helen croisa le regard de Holle et agita la main. Elle avait le teint très anglais de sa mère, et devenait une très jolie petite fille. Holle fut frappée par le fait qu’elle n’avait jamais dû voir autant de personnes de sa vie en même temps, dans le même espace. Mais Helen – comme les autres enfants – n’avait d’yeux que pour le jouet étincelant de Venus. Holle éprouvait un sentiment d’exaltation et de communauté. Après tous ces triomphes et ces tragédies, leurs forces et leurs faiblesses, ils étaient là, à dix ans et plus de vingt années-lumière de Gunnison. Ils avaient atteint 82 Eridani. Et ils avaient tous vu, de leurs yeux vu, le trophée, la Terre II. Venus avait laissé entrer tous les membres de l’équipage dans sa précieuse coupole, par petits groupes, pour regarder l’énorme monde qui tournait à quelques centaines de kilomètres sous le ventre de l’Arche. Ils avaient vu ses océans crevassés, ses nuages épars, ses masses de terre rouillée. Ils avaient enfin un sentiment d’unité ; ensemble, ils avaient obtenu un grand triomphe. Mais la Terre II n’était pas ce qu’ils espéraient. Et ce jour-là, six mois après l’arrivée de l’Arche dans le système de 82 Eridani, ils avaient de graves décisions à prendre. Holle se demanda quelle part de cette merveilleuse unité survivrait à cette journée. Wilson Argent traversa le pont à grands pas, et les conversations se turent. Il parcourut du regard les membres d’équipage, sur les ponts, les passerelles, ou cramponnés aux échelles. C’était un grand gaillard qui en imposait. Trois ans après avoir pris la succession de Kelly, son pouvoir sur l’équipage était absolu, et il était considéré avec un mélange d’admiration, de crainte et de respect. Aujourd’hui, il avait proposé une discussion ouverte sur la plus grande décision qu’ils devaient prendre depuis qu’ils avaient quitté la Terre. Une décision qui concernait l’avenir de la mission, de l’Arche. Même lui ne pouvait imposer son point de vue là-dessus. Et donc cette journée, cette décision marquaient un moment de relative vulnérabilité pour lui. Holle ne put s’empêcher de jeter un coup d’œil à Kelly. Elle avait une expression figée, dure. Holle reconnut son visage « ambitieux », celui qu’elle avait lorsqu’elle avait annoncé qu’elle laissait son enfant derrière elle pour conserver sa place à bord de l’Arche. Depuis que Wilson l’avait virée, il lui avait toujours fichu la paix. Mais, dans le meilleur des cas, ils étaient comme deux armées en guerre qui se seraient accordé une trêve. Ce jour-là, Kelly donnait l’impression de mijoter quelque chose, et Holle se sentit comme poignardée par un profond malaise. — Vous savez tous pourquoi nous sommes là. La voix de Wilson, légèrement amplifiée, retentit dans toute la coque. — Nous avons réussi le premier vol interstellaire de l’humanité, nous avons atteint la Terre II, et nous avons tous fait une sacrée fête. Mais le travail n’est pas fini – pas tant que nous n’aurons pas pris pied sur la terre ferme, bêché le sol et semé nos premières récoltes. Maintenant, Venus va vous résumer ce que nous avons appris jusque-là au sujet de cette planète. Ensuite, nous déciderons, en tant que groupe, ce que nous devons faire. C’était du pur Wilson, direct, abrupt. Il fit un signe de tête à Venus et recula vers la bande de clandestins et de pistonnés qui s’étaient mis à graviter autour de lui et formaient sa cour. Venus s’avança. Tout le monde la regardait, dans l’expectative. Elle tapota sur sa Tablet. La boule de cristal s’illumina, et une image de la Terre II apparut. C’était une sphère de plus d’un mètre de diamètre, qui tournait lentement sur un axe horizontal. Elle était lumineuse, détaillée, et ses bleus, ses gris, ses bruns et ses blancs éclairaient le visage des membres de l’équipage. Venus resta un moment silencieuse, pour les laisser encaisser. Les derniers murmures se turent. Holle se rappela les premières images floues de la nouvelle planète, des images prises à quelques années-lumière de distance et reconstituées avec un soin extraordinaire par les technologies de recherche planétaire de Venus. Cette nouvelle cartographie était aussi détaillée que les images de la Terre vue de l’espace qu’il lui avait été donné de voir. La planète n’était plus une entité abstraite ; maintenant, après tous ces mois passés en orbite, c’était un monde déjà plein de noms humains. Ils avaient appelé, à titre provisoire, « pôle Nord » le pôle tourné vers le soleil ; un observateur qui se serait trouvé au-dessus de ce pôle aurait dit que le monde tournait dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. Soumis pendant des mois sans interruption à la chaleur de 82 Eridani, le pôle était tapissé de nuages, et des tempêtes s’enroulaient visiblement autour d’un énorme tourbillon central. Aux latitudes inférieures, Holle distinguait les masses continentales avec lesquelles les passagers de l’Arche avaient déjà eu le temps de se familiariser. Une grande bande de terre qui s’étendait du nord au sud, traversant l’équateur, était « la Ceinture », une sorte de Norvège d’avant le déluge, avec des fjords profondément découpés sur des milliers de kilomètres de ligne de côte. La moitié nord de la Ceinture était actuellement dépourvue de glace, mais sa moitié sud, qui s’étirait jusqu’au royaume des ombres, était prise dans les glaces, et des plaques de neige remontaient vers le nord jusqu’à l’équateur. Déployé à travers une bonne partie de l’hémisphère est se trouvait le continent plus ou moins circulaire qu’ils appelaient « le Frisbee », une masse de rouille rouge interrompue par le bleu intense des lacs et crénelée de montagnes érodées. Son centre était dominé par une énorme structure, une montagne de plusieurs centaines de kilomètres de diamètre à la base, et dont le sommet était occupé par une caldeira morcelée. La montagne ressemblait tellement à Olympus Mons, sur Mars, qu’ils n’avaient pu faire autrement que de lui donner le même nom. Elle dominait le profil général du continent, où elle faisait comme une large bosse de faible hauteur, et le surnom de « Frisbee » s’était imposé de lui-même. À l’ouest de la Ceinture s’étendait un archipel, un vaste groupe d’îles parfois aussi grandes que la Grande-Bretagne ou la Nouvelle-Zélande, qu’ils appelaient « le Semis ». Au pôle Sud, il y avait un autre continent, appelé « le Cap ». Mais il était actuellement plongé dans le noir, et enfoui sous des centaines de mètres de neige hivernale. L’océan de ce monde n’avait pas encore de nom ; Holle se disait qu’il serait temps de baptiser les mers quand ils seraient prêts à voguer dessus. Les caractéristiques les plus excitantes étaient les plaques violettes, sur les côtes des continents et les rives des lacs : de la « vie », la vie indigène de la Terre II, des sortes de plantes qui utilisaient la lumière de 82 Eridani pour changer le gaz carbonique en oxygène, grâce à leur photosynthèse à nulle autre pareille. Venus commença sans préambule. — Vous avez tous eu accès aux rapports complets qui se trouvent dans la banque de données du vaisseau. Aujourd’hui, je me contenterai de résumer les principales découvertes. « Voilà six mois que nous sommes dans ce système. Nous avons étudié l’atmosphère, le sol et les océans au spectroscope, sur toutes les longueurs d’onde. Nous nous sommes servis de nos radars pour explorer les sous-sols et cartographier les fonds marins. Nous avons aussi largué une série de sondes pénétrantes, afin de prélever quelques échantillons du sol proprement dit. C’étaient des atterrisseurs, de minces missiles construits pour résister aux impacts violents et s’enfouir de quelques mètres sous la surface, munis de caméras qui fournissaient des images rapprochées pendant les étapes finales de la descente, et équipés de sismomètres, de magnétomètres, de capteurs chimiques et thermiques. — Et voilà les bonnes nouvelles, dit Venus. Il est évident que nous avons un monde dont la masse est à peu près adéquate, qui est doté d’un assortiment adéquat de composés volatils, dont l’orbite circulaire est stable et qui est situé à une distance adéquate de son soleil, ce qui permet l’existence d’océans d’eau liquide stables à sa surface. « Adéquat » veut dire « comparable à la Terre ». « Fondamentalement, cette planète est habitable. Si vous vous y posez avec une des navettes et que vous sortez vous y promener, vous trouverez que la gravité est de quatre-vingts pour cent de g. La Terre II est moins massive que la Terre, et son rayon un peu plus faible. En ce moment, c’est à peu près le milieu de l’été dans l’hémisphère nord. Si vous vous tenez debout au pôle, vous verrez le soleil décrire un petit cercle au zénith, juste au-dessus de votre tête. À l’équateur, le soleil tourne autour de l’horizon, sous lequel il plonge peut-être pendant quelques heures par jour, en fonction de l’endroit exact où vous vous trouvez. Il fait froid, le sol est recouvert de neige, mais ce n’est pas pire qu’un jour d’hiver dans les zones tempérées de la Terre. « Là où le soleil brille, vous pourrez marcher sans autre protection qu’un bon manteau, de bonnes bottes, un masque facial. Et en ce qui concerne les radiations solaires, pas de problème pour la peau ; il y a une bonne couche d’ozone. Vous aurez besoin de protection contre les radiations cosmiques ; le champ magnétique de la planète est beaucoup plus faible que celui de la Terre. L’air devrait être respirable. À la base, c’est un mélange oxygène-ozone, dans les mêmes proportions à peu près que celles de l’atmosphère terrestre. Au début, vous porterez un masque facial, au cas où il y aurait des traces de toxines d’origine géologique ou biologique. « Nous savons qu’il y a de la vie, en bas. Une vie au niveau microbien, et même, semble-t-il, ayant atteint le stade des organismes pluricellulaires simples, un peu comme les stromatolithes. D’où la présence d’oxygène dans l’air. Il est peu probable que ce soit nocif pour nous, il y a peu de risque que notre biochimie extraplanétaire interagisse de façon significative avec tout ça, mais il faudra nous en assurer. Nous pensons qu’une fois que nous aurons créé un humus terrestre, une flore comparable à celle de la Terre pourra s’enraciner. Nos cultures pousseront, nos animaux, lorsque nous les incuberons, pourront se nourrir. Nos enfants pourront courir et jouer dehors. Ce qui lui valut des applaudissements épars. Mais il n’y avait pas de joie sur son visage. — Tout cela, nous avons pu le déduire des observations faites à partir de la Terre et de Jupiter, poursuivit-elle. Mais tout ce que nous avons pu voir depuis le système solaire, c’est une tache floue, avec des indices de masse, d’orbite, de composition atmosphérique. C’est tout. Sur cette base, tout cela paraissait prometteur. Mais il s’avère que la Terre II n’est pas une sœur aussi proche que cela de la Terre I. « C’est un monde beaucoup moins actif que la Terre, sur le plan géologique. Ça se voit aux chaînes de montagnes érodées, au paysage aplati. Les sismomètres des pénétrateurs ont détecté quelques tremblements de terre. Et nous n’avons observé aucun signe de dérive continentale, aucune formation tectonique active de crêtes océaniques, aucune zone de subduction à la limite des plaques – pas de plaques entrant en collision pour créer du volcanisme et soulever des chaînes de montagnes, comme sur Terre. « Ici, le déplacement tectonique a quasiment cessé. Il n’est pas absent, mais il est clair qu’il se produit à un rythme beaucoup plus réduit que sur Terre. Et le résultat est la géologie que nous observons. Le Frisbee n’est pas très différent de l’Australie, ancienne, stable, tellement vieille que ses volcans sont usés, ses roches tombées en poussière et rougies par la rouille. Le grand volcan au cœur du Frisbee a la forme d’un bouclier, comme Hawaï, sur Terre, et exactement comme Olympus Mons, sur Mars – nous l’avons bien nommé. Il a été créé par un jaillissement de magma, un geyser de matière en fusion en provenance du manteau de la planète, comme une fontaine. Olympus a été constitué par ce jaillissement pendant une très longue période – des centaines de millions d’années, peut-être. Pendant des périodes similaires, sur Terre, les continents ont glissé continûment de l’équateur aux pôles. « Est-ce que c’est important ? Nous pensons que oui, en termes d’habitabilité au long cours de la planète. Sur la Terre, la tectonique des plaques joue un rôle crucial dans l’immense cycle géologique et biologique qui permet à Gaia d’être Gaia. Ce monde-ci, avec ses processus tectoniques très réduits, ne peut entretenir une telle charge vitale. « Pourquoi la Terre II se révèle-t-elle beaucoup moins active que la Terre ? D’abord, la Terre II est sensiblement plus petite que la Terre. Comme Mars, elle a dû perdre une plus grande proportion de la chaleur intérieure liée à sa formation, et une plus grande partie de ses composants radioactifs ont dû se dégrader. Autrement dit, le grand moteur calorifique interne qui propulse les plaques tectoniques s’est enrayé. Deuxièmement, nous pensons que la Terre II est en réalité un monde plus ancien que la Terre, d’un milliard d’années au moins ; ce qui a déclenché la formation de la planète dans ce système s’est produit beaucoup plus tôt que chez nous. — Alors, il y a un milliard d’années, intervint Wilson, ce monde aurait davantage ressemblé à la Terre ? — Oui. Avec une biosphère plus riche. Je pense que nous pouvons nous attendre à trouver des traces d’une complexité passée, qui s’est perdue à mesure que la planète s’épuisait. C’est peut-être pour ça que nous ne voyons pas de traces d’intelligences existantes. Kelly sauta sur ce terme. — « Existantes » ? Cela veut-il dire que vous avez trouvé des traces de cultures non existantes ? Holle se sentit déraisonnablement excitée. Pour toute réponse, Venus pianota sur sa Tablet. Le monde tournoyant disparut en un clin d’œil pour laisser place à une image de l’une des plus grandes îles du Semis, comme vue d’un avion volant en rase-mottes. Elle avait dû être montagneuse, dans le passé ; elle ne laissait apparaître aujourd’hui que des moignons de montagnes usées. — Nous appelons cet endroit la Petite Jamaïque, fit Venus en indiquant des reliefs sur une plaine près de la mer. Vous voyez ça ? Il y avait des cercles à peine visibles, des traces de structures en ligne droite. — Nous ne savons pas ce que c’est. Il faut que vous vous rappeliez que chaque hiver cette île est recouverte de neige compacte. Toutes les traces des structures de surface, des constructions, des villes, auraient été détruites depuis longtemps. Il se pourrait, à notre avis, que ce soient les vestiges d’une carrière. Ce genre de chose peut survivre jusqu’à un milliard d’années. Mais ça peut également avoir été autre chose, une ville, par exemple. Il y a d’autres signes d’intelligence. Nous n’avons trouvé aucun indice de dépôts de carbone profondément enfouis. S’il y a eu sur ce monde du pétrole, du charbon ou un équivalent, ils ont depuis longtemps disparu. Aucun signe de veines riches en minéraux près de la surface. Il n’y a pas non plus beaucoup d’astéroïdes dans ce système. Wilson croisa les bras. — Je ne comprends pas. Ça veut dire quoi, tout ça ? — Que quelqu’un a épuisé les ressources aisément exploitables – pétrole, minéraux faciles à extraire, et même ressources des astéroïdes. Elles ont disparu, ou se sont épuisées. Nous pourrons en trouver des preuves directes quand nous commencerons à procéder à des recherches archéologiques à la surface. Il y a beaucoup de sable à tamiser, dit-elle en haussant les épaules. — Mon Dieu, murmura Holle. — Je sais, fit Kelly. Ce n’est pas très bon pour nous. Mais n’est-ce pas merveilleux ? L’espace d’un instant, ce fut comme si elles étaient redevenues des Candidates, fascinées par un point d’enseignement digne d’étonnement. Sauf qu’ils n’étaient plus à l’Académie, maintenant. — Et l’inclinaison ? demanda quelqu’un. Je pensais que c’était le gros problème. Venus s’autorisa un sourire attristé. — Je gardais ça pour la fin. Elle afficha une nouvelle image en 3-D. On y voyait la Terre II et son soleil, 82 Eridani. La représentation n’était pas à l’échelle, la planète et son étoile ressemblaient à deux ampoules, et l’orbite de la planète était un cercle jaune lumineux autour du soleil. L’axe de rotation de la planète était figuré sous la forme d’une écharde brillante enfoncée dans la masse et pointée presque droit vers le soleil. — Quand la planète tourne autour du soleil, l’axe conserve la même inclinaison – comme pour la Terre. Vous voyez les conséquences. Elle appuya sur une touche et la planète fila autour de son étoile, son axe restant pointé dans la même direction. L’année de la Terre II avait à peu près la même durée que celle de la Terre. Au bout de six mois, le pôle Nord était plongé dans le noir et le pôle Sud était éclairé. — L’inclinaison de la Terre, l’angle de son axe, est d’environ vingt-trois degrés, alors que sur la Terre II il est de quatre-vingt-dix degrés. La vie sur Terre a évolué pour faire face à une saisonnalité modérée. Ici, vous avez la saisonnalité la plus accentuée que l’on puisse imaginer. « En dehors d’une bande équatoriale, il n’y a pas un endroit de cette planète qui ne connaisse des mois de ténèbres perpétuelles suivis de mois de lumière éternelle. En dehors de l’équateur, on doit traverser une période d’une chaleur et d’une aridité extrêmes, suivie par des mois d’un froid arctique – nous estimons que la température de surface tombe à une centaine de degrés en dessous de zéro sur la majeure partie de l’hémisphère tourné vers l’espace, et on doit y trouver une sacrée couverture de neige et de glace. Habiter l’équateur constituerait aussi un défi, parce que même au cœur de l’été, dans l’un ou l’autre des hémisphères, le soleil reste bas sur l’horizon, le gain de chaleur est minimal et le climat venteux. Venus rétablit l’image de la planète, le monde basculé, avec ses continents à l’air habitables. Elle accéléra alors l’image pour lui faire simuler le cycle des saisons. Les continents se couvraient de glace, qui ne disparaissait que pour les laisser desséchés, d’un rouge brique. — Nous ne pourrons survivre à ça, dit-elle. Oh, nous pourrions peut-être nous adapter à un extrême ou à l’autre. Mais pas à ces successions, année après année, d’aridité cuisante et de froid antarctique. Nos plantes, nos animaux ne pourront pas non plus s’y habituer. Le seul endroit peut-être habitable serait à l’équateur, mais il n’y a que très peu de terre équatoriale, quelques îles et une tranche de la Ceinture… Nous avons manqué de chance. Nous ne pouvions pas voir l’axe de rotation depuis la Terre. Nous ne pouvions pas prévoir ces caractéristiques. Elle se tut. Son public, dans un silence seulement rompu par les tortillements des enfants, observait sombrement le cycle des saisons sur son simulacre de planète. Théo Morell étonna Holle en lâchant, d’en haut : — Tu dis que ça n’était pas visible depuis la Terre. D’accord. Mais tu as dû prendre conscience de certains de ces problèmes, et particulièrement celui de l’inclinaison axiale, d’assez loin. Tu as passé les dix dernières années dans ta coupole à observer. — Oui. Je… — Quand as-tu su que la Terre II serait un fiasco ? Venus jeta un coup d’œil à Wilson, qui haussa les épaules et détourna le regard. — Il y a deux ans à peu près. Les données ont commencé à se préciser à ce moment-là – nous avions des intuitions. Il y a deux ans, j’en ai été assez sûre pour en parler à Wilson, par exemple. Holle se dit qu’en évoquant Wilson, elle se plaçait sous sa protection. Mais l’atmosphère dans la salle changeait, passait du choc et de la déception à une espèce de colère. — Et tu as gardé le secret ! hurla Théo. Tu n’as parlé de tes « intuitions » à personne ! Wilson intervint. — C’était tout ce que nous avions, des intuitions. Nous devions avoir confirmation de tout ça. Et puis, d’ailleurs, ce n’était pas comme si on pouvait changer de cap. Vous savez qu’on ne peut pas contrôler une bulle de distorsion de l’intérieur. Le moment est venu de nous occuper du problème, et c’est pour ça que nous sommes ici, pour tout mettre sur la table. Il se tourna vers Venus. — Tu as toujours la parole. Que préconises-tu ? Elle leva les yeux, le visage tendu. — Nous ne pouvons pas vivre ici, sur la Terre II. Le voyage n’est pas terminé. Nous devons repartir. Désolée, mais c’est comme ça. Il y eut un moment de silence consterné. Et puis les gens se mirent à crier, à tendre le doigt vers Venus qui restait debout, là, dans une attitude de défi, à côté de son simulacre de planète, en regrettant sûrement de ne pas être dans le sanctuaire de sa coupole. « Nous devons repartir », avait dit Venus. Mais, se demanda Holle, excitée, terrifiée, pour aller où ? 71 Wilson s’avança au centre de la scène et beugla : — Vos gueules ! Je vous rappelle que je suis votre porte-parole, alors je vous demande de vous taire ! Ce qui lui valut quelques rires ironiques, et détendit légèrement l’atmosphère. — Vous parlerez chacun à votre tour. Elle, fit-il en pointant le doigt vers Elle Strekalov, qui était debout sur une passerelle. Tu as travaillé avec Venus sur ce truc. Que peux-tu nous dire ? — Je dis que je ne suis pas d’accord, répondit-elle. Et aussitôt, Holle se demanda si Wilson lui avait donné la parole en premier parce qu’il savait qu’elle désavouerait Venus. — On pourrait peut-être tenter le coup, ici. Venus, tu dis toi-même qu’on pourrait quand même coloniser les quelques terres qui se trouvent à l’équateur. Et puis, sinon, on pourrait toujours envisager des chapelets de radeaux… — Des radeaux ? brailla Paul Shaughnessy. Si on voulait vivre sur des putains de radeaux, on n’avait qu’à rester sur Terre ! — Dommage que vous ne l’ayez pas fait, les clandestins ! rétorqua quelqu’un sur le même ton. Et une rumeur rageuse parcourut l’assistance, les tensions habituelles remontant à la surface. — Pas tous en même temps ! grogna Wilson. Allez, Elle, continue. — Bon, d’accord, pas de radeaux. Il faut qu’on descende voir comment s’en sort la vie indigène, parce qu’elle survit, ça se voit d’ici. Les arbres, par exemple. Comme la glace fond tous les ans, le sol ne peut pas être gelé sur une grande profondeur. Disons deux ou trois mètres. On peut très bien imaginer des arbres à longues racines, qui puiseraient l’eau et les éléments nutritifs sous la surface gelée. Des aiguilles à la place des feuilles, comme les conifères et les arbres à feuilles persistantes. Une forme de transpiration adaptée aux mois de sécheresse. On pourrait modifier génétiquement des arbres d’origine terrestre pour qu’ils vivent comme ça, insista-t-elle. Quant aux animaux, leur caractéristique principale est la mobilité. On pourrait mettre au point, à partir de nos souches génétiques, des troupeaux migrateurs. La Ceinture, en particulier, est un corridor nord-sud que les troupeaux pourraient utiliser pour fuir les zones arides et le gel, et se rendre là où le climat est tempéré en un mois donné. — Et les gens ? brailla Masayo. On sera aussi obligés de migrer ? — Non, dit-elle d’un ton de défi. On pourrait chercher des abris pour l’hiver et l’été, survivre aux périodes extrêmes. Dans des grottes, peut-être. — Des grottes ? fit Paul Shaughnessy. D’abord des radeaux, et maintenant des grottes ! Elle poursuivit. — Écoutez, cette planète n’est pas inhabitable. Il y a des endroits où la période de végétation est plus longue que sur Terre – même si ça veut dire qu’il faut attendre plus longtemps la saison suivante. Avec le temps, à l’aide d’un programme d’ingénierie génétique, de culture à l’échelle d’un continent, de construction ou d’adaptation d’abris convenables, et peut-être, pour finir, un certain degré de terraformation… — Même si c’était possible, intervint Venus, nous n’aurions jamais les moyens de faire tout ça. Nous devrons nous battre pour notre survie dès le premier jour où nous nous poserons. — Quelqu’un d’autre ? demanda Wilson. Holle agita la main. — Venus, tu as dit que nous ne pouvions pas rester ici, que nous devions repartir. Mais pour aller où ? — Merci, Holle, fit Venus avec un sourire. Écoutez, pendant le vol interstellaire, nous avons étendu l’observation du ciel profond commencée sur Terre, à la recherche de planètes habitables, aussi loin que portaient nos instruments. Nous pensions que c’était l’un des grands legs que nous pouvions faire à la génération future. Et c’est comme ça que nous avons trouvé ça… Cette autre destination. Dans un geste grandiose, elle claqua les doigts. La grande image de la Terre II s’effaça, révélant une morne étoile rouge, et une planète qui tournait autour, avec ses océans étincelants, gris-noir dans la lumière écarlate. La lueur sanglante de l’étoile emplit l’auditorium improvisé. — La Terre III, annonça Venus. Ou, en tout cas, ce qui pourrait en tenir lieu. Ce qu’on peut atteindre de mieux, compte tenu de nos analyses. Et nettement plus habitable que la Terre II. J’ai téléchargé tout ce qui la concerne dans la base de données. — Foutaises ! décréta Wilson. C’est une Krypton ! Gordo s’était toujours juré de ne pas nous envoyer vers une Krypton. Tu ne fais que relancer un débat vieux de dix ans. — C’est vrai, répondit obstinément Venus. Ce n’est pas une clone de la Terre. Oui, nous avons déjà eu ces discussions à Gunnison. Mais regardez ! La plupart des étoiles de la Galaxie ne sont pas comme Sol – les deux tiers sont des classes M, comme cette bête-là. Si on peut arriver à vivre ici, on pourra vivre n’importe où. — C’est que des conneries ! lança quelqu’un. Et la discussion tourna au champ de foire, avec cris furieux et doigts accusateurs. Holle, quant à elle, était ébranlée par les arguments de Venus. Mais, évidemment, il y avait un fait crucial dont Venus n’avait pas encore parlé. Grâce Gray leva la main. — Venus, de quelle étoile s’agit-il ? — Elle se trouve dans la constellation du Lièvre, ou Lepus, qui est visible de la Terre, près d’Orion. Pas visible à l’œil nu ; elle n’a pas de nom, juste un numéro de catalogue. — Et elle est loin ? Venus inspira un bon coup. — Elle est plus loin, plus loin que la Terre. À quatre-vingt-dix années-lumière d’ici. Et à trois fois la vitesse de la lumière, ça voulait dire encore trente ans de voyage. Nouvel accès de fureur. — Encore trente ans dans cette boîte de conserve puante ? Tout à coup, Kelly s’avança vers le bord de la passerelle sur laquelle se trouvait Holle. Rien qu’en voyant la façon dont elle se déplaçait, Holle sentit son cœur chavirer. C’était le moment qu’elle attendait. Et elle n’allait pas le laisser passer. Wilson n’avait pas l’air ravi, mais, d’un mouvement de tête, il lui donna la parole. — Bon, je propose qu’on coupe court à tout ça, dit-elle. Cette histoire de Terre III n’est qu’une diversion, une chimère. La solution est évidente. Si nous devons fournir plus d’efforts pour survivre ici que si nous étions restés sur Terre, nous n’aurions jamais dû venir, ça ne valait pas le coup. — Et donc…, relança Wilson. — Et donc nous devrions rentrer. Elle parcourut la foule du regard, comme si elle mettait n’importe qui au défi de la faire taire. — On ne va pas voyager jusqu’à la fin des temps. On rentre chez nous, sur Terre. — Impossible, objecta Venus. Pour retrouver quoi ? L’année prochaine, l’Everest sera noyé. — On fera avec ce qu’on trouvera. L’Arche a été conçue pour nous permettre d’y vivre quinze ans, plus ou moins. Je suis sûre qu’on devrait pouvoir étendre ça pour effectuer les sept années de voyage à vitesse supraluminique nécessaires pour rentrer. Zane, on a assez d’antimatière pour recréer la bulle de distorsion, non ? On peut rentrer chez nous. Il le faut ! On a fait ce qu’on a pu, on est arrivés jusqu’ici, ça n’a pas marché. Ce n’est pas un endroit pour nous, ni pour nos enfants. Ramenons-les chez nous ; on verra bien ce qu’on pourra construire sur Terre. Ce fut une cacophonie d’arguments furibonds. Holle, complètement choquée, essaya de voir clair dans l’âme de Kelly, à travers ce visage dur, ambitieux. Wilson regarda Kelly en face, l’air rageur. — Ça ne sort pas de nulle part, tout ça, hein ? Depuis combien de temps tu prépares ton coup ? Elle lui répondit en souriant, avec un regard assassin. — Et toi, Wilson, combien de temps as-tu passé à planifier mon renversement, alors qu’on partageait le même lit ? Ne me juge pas à l’aune de tes propres critères. Elle tourna les talons et fut aussitôt entourée par une meute de supporters qui parlaient tous en même temps. Wilson, les bras croisés, une intense frustration creusant ses traits, n’avait pas le choix. Il dut laisser se poursuivre le débat, dont les hurlements retentirent sur les parois dépouillées de la coque. 72 Wilson finit par lever la séance. L’Arche n’allait pas se piloter toute seule pendant qu’ils s’engueulaient, et il y avait des enfants à nourrir. Réfléchissant à toute allure, il divisa l’équipage en groupes de recherche chargés d’étudier plus en détail les diverses options. Qu’impliquerait la survie sur la Terre II ? Pourraient-ils vraiment se construire un foyer sur la Terre III de Venus ? Le vaisseau et son équipage seraient-ils capables de supporter un voyage encore plus long pour arriver jusque là-bas ? Et si le vaisseau survivait aux sept ans de voyage pour retourner sur Terre, que feraient-ils en arrivant dans un monde océanique ? Il dit qu’il réunirait à nouveau l’assemblée le lendemain matin, dès le premier quart. Peut-être alors arriveraient-ils à décider de leur avenir de manière plus réfléchie. Holle s’assura que tout ce qui relevait de sa responsabilité était assumé, que rien ne se casserait ou ne prendrait feu pendant le quart de nuit. Puis elle attrapa quelque chose à manger et passa d’un groupe à l’autre dans Halivah, où ça parlait et discutait dans tous les coins, certains se disputant au-dessus d’une Tablet, ou téléchargeant des données piochées dans les archives du vaisseau. Quelques-uns retournèrent vers Seba, mais la plupart restèrent dans Halivah. Les heures avaient beau passer, l’intensité lumineuse des lampes à arc baisser pour la nuit, les conversations continuèrent, murmure qui emplissait la coque. Holle sentait que les gens réagissaient de façon émotionnelle, et non pas sur une base scientifique, par rapport à des faits. Certains avaient juste hâte de rentrer chez eux. Masayo Saito, à qui son enfant manquait, était de ceux-là. Holle soupçonnait les Shaughnessy, ainsi qu’un certain nombre de clandestins et de pistonnés qui n’avaient jamais pensé intégrer l’équipage d’un vaisseau interstellaire, d’éprouver la même chose. Kelly avait peut-être aussi au fond du cœur le désir de renouer avec l’enfant qu’elle avait laissé derrière elle. Mais Holle était à peu près sûre que le simple désir de se venger de Wilson faisait également partie de ses motivations. D’autres, ne supportant pas l’idée de rester plus longtemps à l’intérieur de ces boîtes de conserve, n’avaient qu’une envie : en sortir – terminer le voyage, se poser là, si rudes que puissent se révéler les rivages de la Terre II. C’est ce que les gens qui avaient des enfants avaient tendance à penser ; ils ne voulaient pas les condamner à vivre dans une prison volante. Et puis il y avait ceux qui étaient fascinés par la rhétorique visionnaire de Venus. Pourquoi ne pas se lancer à l’assaut de toute la Galaxie, au lieu de succomber au piège épuisant, et peut-être mortel, de la Terre II ? C’était de ce côté-là que penchait le cœur de Holle. Mais à l’idée de vivre trente ans de plus dans ces coques de métal, le cœur lui manquait. Elle avait trente-deux ans. Elle essayait d’imaginer ce que ce serait d’être encore enfermée à soixante ans, et n’y arrivait pas. Et puis il y avait la brutalité politique de l’Arche, où ils macéraient déjà depuis dix ans, Kelly et Wilson séparant les gens comme de la limaille de fer attirée par les pôles opposés d’un aimant. Comme beaucoup d’autres cette nuit-là, Holle ne dormit pas. Ça n’empêcha pas les heures de filer à toute allure, les discussions de rester ouvertes, jusqu’au moment où Wilson les rassembla à nouveau dans l’auditorium improvisé du pont 8. La boule de cristal de Thandie resta inerte ce matin-là, petit miracle de technologie inanimé. Sous les lumières éclatantes des lampes à arc, les gens avaient l’air crevés, harassés, résignés. Wilson les regarda, les mains sur les hanches. Holle trouvait qu’il avait géré la situation aussi bien que possible. Il avait laissé aux uns et aux autres le temps de se calmer un peu. Et maintenant, ce matin-là, l’univers semblait un endroit plus froid, plus rationnel. Wilson n’était pas un commandant exempt de défauts, mais il faisait preuve d’une compréhension animale de la nature humaine. — Je ne veux pas perdre de temps là-dessus, commença-t-il. Essayons de prendre une décision, adoptons-la tous et mettons-la en action. Tout le monde est d’accord ? Bon. Sauf erreur de ma part, nous avons trois options sur la table. Un : rester ici, coloniser la Terre II. Deux : retourner sur Terre avec l’Arche. Trois : aller vers la Terre III de Venus, dans le Lièvre. C’est bien ça ? Alors, nous allons choisir. Nous allons commencer à main levée, et puisse Dieu nous donner une large majorité pour l’une de ces options. Il regarda sur un moniteur. — Hé les gars, sur Seba, vous me voyez ? Bon, alors… Levez la main pour la Terre II… La Terre… Et la Terre III. Une onde d’amusement parcourut l’équipage, de l’humour noir. Les trois options recevaient à peu près le même nombre de voix. — Plan B, annonça alors Wilson. On va former des groupes. On obtiendra alors un décompte précis, et on verra bien où on ira à partir de là. Ceux qui veulent rester sur la Terre II, descendez ici et rassemblez-vous par là. La Terre, à ma gauche. La Terre III, à ma droite… Des sirènes d’alarme retentirent dans la tête de Holle. Si Wilson traduisait leurs divergences d’opinion en une séparation physique, elle craignait fort que le groupe ne puisse plus jamais se ressouder. Mais il était trop tard. Elle ne pouvait faire autrement que se déplacer pour exprimer son propre choix. Elle rejoignit ceux qui, menés par Venus, voulaient aller vers la Terre III. Wilson lui-même prit cette direction. Grâce Gray les rejoignit, avec Helen et Théo Morell. Et Zane, ce qui n’étonna pas Holle, et Doc Wetherbee, ce qui la surprit. — Alors, Zane, dit Holle, tu restes avec ta propulsion ? — Il n’y a pas que ça. Il avait une lueur dans le regard, une espèce de calcul tordu. Holle pensa qu’ils avaient affaire à Zane 3, la coquille amnésique qui restait quand ses autres alters l’avaient abandonné. — Quoi, alors ? — Il n’y a rien en dehors du vaisseau. Rien ! Si les autres sortent, ils cesseront d’exister. Je n’ai pas le choix, il faut que je reste à bord. Wetherbee lança à Holle un sourire sinistre. — Mon patient est une star, une étoile à lui tout seul, comment pourrais-je l’abandonner ? Venus se planta devant Wilson. — Je ne pensais pas que tu te joindrais à nous après ce que tu as dit des « Krypton ». Wilson eut un sourire qui dévoila ses dents. — Un calcul égoïste de base. Regarde autour de toi. Ici, dans ce vaisseau, je suis un grand personnage. Sur une planète, je ne serais plus rien. Je ne veux pas devenir fermier. Et si je rentre sur Terre, on me collera certainement un procès. Non, je m’en tiens à ce que j’ai. Holle regard autour d’elle pour voir comment les autres groupes se formaient. Sans surprise, la faction « Terre » était conduite par Kelly Kenzie. Masayo Saito était avec elle, ainsi qu’un certain nombre d’autres clandestins, dont les Shaughnessy. Les tenants de la colonisation de la Terre II comprenaient Elle et son partenaire, Thomas Windrup, ainsi que Cora Robles, la future mère. Holle calcula rapidement que le groupe de Venus et de la Terre III comptait une bonne quarantaine d’adultes avec leurs enfants, ce qui en faisait le groupe le plus large. Le groupe de Kelly et de la Terre comptait une petite vingtaine de personnes, et le camp de la Terre II une quinzaine à peu près. Lorsque la répartition fut terminée, Wilson s’avança. — Bon, et maintenant ? Il me semble que la stratégie évidente consiste à éliminer l’option qui vient en troisième position. Et donc, d’après le décompte… — N’importe quoi ! lança Kelly Kenzie. Elle s’avança et vint se planter devant Wilson. — Je vois très bien où ça mène, tout ça. Il n’est pas question que je m’en remette à toi et à tes manipulations. Plus maintenant, pas pour ça. — Ah bon ? Alors, parce que tu le demandes, on fout tout le processus à la poubelle ? Tu déconnes complètement, Kelly. Ça n’a rien à voir avec la Terre, tout ça, c’est à cause de moi, hein ? Toi et moi. Gordo Alonzo dirait que c’est une mutinerie. — Gordo n’est pas là. Et tu peux appeler ça comme tu veux, je m’en fous. Ils se parlaient nez à nez. Holle vit les séides de Wilson, des jeunes au visage dur, prendre position autour de la salle. Tout à coup, la crise était ouverte. Et Zane s’avança au centre du pont. Il marchait d’un pas ferme, et il était bel et bien souriant. — Et merde…, murmura Doc Wetherbee à l’oreille de Holle. J’espère que c’est Jerry. Wilson foudroya Zane du regard. — Tu as quelque chose à dire, le cinglé ? Zane promena son regard sur l’assistance, attirant peu à peu l’attention générale sur lui. — J’ai toujours su que ça finirait comme ça. L’indécision. Nous ne sommes qu’une bande de mômes. Nous ne nous mettrons jamais d’accord sur quoi que ce soit. Et pendant que vous passiez la nuit à vous demander comment faire pousser des arbres sur la Terre II, je me suis penché sur les aspects techniques de la solution la plus évidente. — Et quelle est-elle ? — Que nous nous divisions, répondit vivement Zane. — C’est dingue, dit aussitôt Wilson. Zane lui planta hardiment un doigt sur la poitrine. — Non. C’est juste que tu ne veux pas voir diviser ton royaume en trois. Techniquement, c’est tout à fait possible. Nos systèmes sont massivement redondants. Nous pouvons séparer les Arches, une pour la Terre, une pour les étoiles. Nous pouvons utiliser les pièces de rechange pour construire un générateur de propulsion distinct ! Et nous avons quatre navettes permettant de gagner la surface d’une planète depuis l’espace. Nous pourrions déposer les colons sur la Terre II avec l’une d’elles, en garder une pour le retour vers la Terre, et deux que nous pourrions utiliser pour la Terre III. Ça prendrait du temps et ça exigerait des efforts, mais c’est faisable… Sa proposition souleva aussitôt des objections, surtout parce qu’elle impliquait de renoncer à toute stratégie de redondance – il n’y aurait plus de pièces de rechange, si elles étaient utilisées pour construire un autre vaisseau. Et les projets de diversité génétique des ingénieurs sociaux tomberaient à l’eau ; Holle ne savait même pas si quarante personnes suffiraient à établir une colonie viable, sans consanguinité mortelle. Son instinct lui disait que c’était une mauvaise idée, que trois petits groupes seraient beaucoup plus vulnérables qu’un seul. Mais elle vit aussi que la proposition de Zane était accueillie par une approbation immédiate. S’ils se séparaient, Kelly échapperait à Wilson. Thomas Windrup serait libéré de Jack Shaughnessy et de ses cicatrices. Leur avenir, et peut-être l’avenir de toute l’humanité, allait être déterminé par le fait qu’après une décennie passée à bord de l’Arche, ils ne se supportaient plus. Mike Wetherbee grommela : — Vous vous rendez compte de ce qui arrive ? C’est le plus dingue du vaisseau qui vient de déterminer notre putain d’avenir à tous. Et il a fait ça en changeant chacun d’entre nous en une espèce de miroir de son propre moi fracturé. Bon sang ! Ce n’est pas lui qui devrait suivre une thérapie, c’est nous. 73 Novembre 2052 Il fallut près d’une année pour mettre la Séparation en pratique. Ils démontèrent le générateur de distorsion, sous la direction irrégulière de Zane Glemp, et utilisèrent les pièces de rechange pour en reconstruire deux copies identiques. Kelly et Wilson se sautèrent à la gorge pour savoir quel sous-groupe allait prendre quelle coque ; il fut décidé que le plus juste était que l’équipage de Kelly, dont le voyage de retour vers la Terre était le plus court, prenne Seba, la coque ravagée par le feu, tandis que Wilson prendrait Halivah. Cette décision semblait logique, mais Holle se demandait dans quelle mesure les vues politiques de tel ou tel n’avaient pas encore joué leur rôle. Et ils équipèrent une unique navette pour faire descendre l’équipage de Elle vers la Terre II, avec une certaine quantité d’outils et de matières premières, et un stock de graines prélevé sur les réserves constituées par Nathan Lammockson en vue de ce projet, il y avait si longtemps. Puis vint le temps des adieux, d’abord aux colons de la Terre II. Wilson organisa une cérémonie, au cours de laquelle chacun des colons reçut un petit globe d’acier inoxydable représentant leur nouvelle planète, confectionné dans l’atelier de l’Arche. Holle eut le plus grand mal à dire au revoir aux Candidats Cora, Thomas et Elle, avec qui elle avait grandi et partagé une même mission toute sa vie, et avec qui elle s’attendait à vieillir. Maintenant, elle ne les reverrait plus jamais. Les deux coques étaient encore réunies par l’attelage et continuaient de tourner autour de leur centre de gravité commun, au-dessus de l’océan d’acier de la Terre II, quand la navette de la colonie fut lancée. Tous ceux qui étaient encore à bord de l’Arche suivirent la trajectoire du petit vaisseau alors qu’il pénétrait dans l’atmosphère à la fois épaisse et légère du nouveau monde, puis créait une traînée brillante de plasma incandescent qui plongeait vers sa zone d’atterrissage, sur la Ceinture. Vint ensuite le moment de la répartition finale entre les coques jumelles, Seba et Halivah, le dernier transfert de matériel, les dernières poignées de main. Holle détestait voir partir les Shaughnessy, avec qui elle avait travaillé en étroite collaboration depuis le lancement, à Gunnison. Mais ils voulaient rentrer chez eux. Et puis, pour la deuxième fois depuis leur départ de Jupiter, l’attelage fut rompu par sa guillotine explosive, et les coques s’écartèrent. Seba devait être la première des deux coques à créer sa bulle de distorsion. Holle l’observa avec curiosité, depuis la coupole de Halivah, Venus à côté d’elle. L’événement se produisit alors que Seba passait devant le disque de la Terre II, du point de vue de Holle. Une section entière de la planète, un disque grossier, sembla se froisser comme écrasé par un poing invisible, les couleurs de la terre et de la mer parurent dégouliner comme de la peinture fraîche. Et puis elle rebondit, et Seba disparut. C’est alors seulement que Wilson se rendit compte que Kelly Kenzie avait kidnappé Mike Wetherbee, le seul docteur, et l’avait remmené vers la Terre. Wilson ne décoléra pas pendant plusieurs jours. CINQUIÈME PARTIE 2059 74 Juillet 2059 C’est Boris Caistor, le jeune Boris de treize ans avec ses yeux perçants, qui remarqua le premier la nouvelle lumière dans le ciel, une étincelle qui voguait dans la nuit noire, derrière les bancs de nuages. — Thea l’a vue aussi, dit-il à Thandie Jones. Elle dit qu’elle distingue une forme. Une chose longue et fine comme une écharde. Thandie, assise sur un radeau qui se balançait au beau milieu de l’océan, leva les yeux vers les nuages et fronça les sourcils. — Plutôt deux échardes tête-bêche, reliées par un fil… — Nan. Une seule. Évidemment, il se peut qu’elle mente. Thea passe son temps à mentir, ou à raconter des histoires, en tout cas. Une fois, elle a dit qu’elle avait vu une baleine qui… — Ça suffit ! Thandie était à peu près sûre que Boris ne comprenait pas ce qu’il avait vu, pas vraiment, pas plus qu’il ne comprenait ce que ça pouvait vouloir dire. Pis encore, elle était également sûre qu’il s’en fichait complètement. Thandie avait succédé à Lily Brooke, et tenté de poursuivre une espèce de programme éducatif pour les enfants du radeau. Mais elle ne réussissait qu’à leur apprendre un peu d’astronomie. Le ciel étoilé, changeant, était tout ce qu’il y avait à voir dans le coin, tout ce qui intéressait ces enfants en dehors de la nourriture, jouer dans l’eau ou reluquer les jolis corps des uns et des autres. Thandie craignait que le cerveau de Boris ne se dissolve, comme celui de tous les gosses de sa génération. Mais le gamin était loyal, et il avait toujours été gentil avec Thandie, sa tante d’adoption. Elle l’avait vu pour la première fois dans un essaim de radeaux, au-dessus des derniers vestiges de l’Everest submergé ; il se prêtait aux caprices d’une autre vieille dame, son arrière-grand-tante Lily Brooke. Boris était également vif et observateur ; et bien que la visibilité fût toujours aussi mauvaise sur ce nouveau monde océanique tempétueux, il avait réussi à reconnaître que la nouvelle lumière qui venait d’apparaître dans le ciel avait quelque chose de spécial, et que c’était peut-être ce que Thandie lui avait dit qu’elle s’attendait à voir depuis déjà un an. Si Boris l’avait remarquée, d’autres aussi avaient dû l’apercevoir. Thandie sortit donc l’un de ses précieux ordis nomades des couches de plastique qui les protégeaient de l’humidité, et laissa les capteurs solaires alimenter la batterie interne. Elle envoya l’image qu’avait vue Boris au feu de camp, et formula diverses requêtes pour savoir s’il y avait eu d’autres observations, notamment de cette chose la première fois qu’elle était apparue dans l’orbite terrestre. Mais elle avait besoin de la voir de ses propres yeux, et peut-être aussi de se faire une idée de ses éléments orbitaux. Après ça, elle se posta pour passer une nuit, voire deux ou trois, bref aussi longtemps qu’il le faudrait, sur le pont du radeau dans son vieux siège baquet pliant qui en avait vu de toutes les couleurs, les jambes enroulées dans une couverture, à attendre que le ciel s’éclaircisse. Elle n’arrêtait pas de somnoler et de se réveiller. À soixante-trois ans, et après une vie plutôt rude, elle avait la chance de jouir d’une assez bonne santé, mais l’humidité lui pesait, et elle passait le plus clair de son temps à dormir. Selon les critères de ceux qui survivaient depuis plus de vingt ans sur un océan ravagé par la Tache et les tempêtes qui l’accompagnaient, c’était un grand radeau. Il était construit sur des pontons faits avec des barils et des fûts de plastique recouverts de bâches glissantes, attachées avec du câble orange. Autrefois, il était renforcé par un matériau obtenu à partir d’algues génétiquement modifiées, un produit AxysCorp. C’était un substrat autoréparable, alimenté par la lumière solaire et des nutriments tirés de la mer. Cette substance miraculeuse – grâce à laquelle Nathan Lammockson espérait sauver une humanité submergée par les flots – souffrait d’un défaut génétique majeur. Elle avait fini par noircir et se désagréger, après quoi la communauté du radeau de Thandie en avait été réduite à récupérer des pièces de rechange sur les épaves d’autres radeaux moins chanceux, constitués eux aussi des ordures recyclées de la civilisation noyée qui se trouvait sous la quille de leurs embarcations. Sur cette base était posée une espèce de bidonville flottant, construit de plaques de plastique et de tôle ondulée, protégée contre les intempéries et l’air salé de la mer. Les gens se nourrissaient de poissons et d’autres créatures marines, d’œufs d’oiseaux et d’algues retraitées. Ils buvaient de l’eau de pluie recueillie dans des seaux. Il y avait une ferme, ou ce qui en tenait lieu, au milieu du radeau, un tas de terre extraite des flancs des collines des Andes où le radeau avait été construit. Les vieux y bichonnaient avec amour des cultures étiques. Il y avait même des poulets dans une grande cage en plastique attachée contre un mur. Un petit groupe d’éoliennes dressées au-dessus de la ferme leur procurait de l’énergie. Et il y avait aussi des panneaux solaires vert vif AxysCorp, autonettoyants et autoréparables, comme s’ils avaient eux-mêmes été vivants. Entretenir tout ça était un combat de chaque instant, parce que l’eau de mer empoisonnait le sol pour toujours, faisait dépérir les plantes, corrodait le matériel électrique et les pièces métalliques. Les jeunes générations mettaient la main à la pâte, non sans rechigner. Ces gamins se moquaient bien des fermes. Même la lumière artificielle, ils s’en fichaient. Ils fabriquaient des lampes à huile de poisson, mais les utilisaient très peu. Si le ciel était dégagé, il y avait le clair de lune, la lumière des étoiles et les créatures luminescentes qui vivaient dans la mer. Et puis, qui avait besoin de lumière, la nuit ? On n’en avait pas besoin pour dormir, ni pour baiser. Ainsi, pendant que les derniers des vétérans nés sur la terre ferme se démenaient pour maintenir tout ce bazar en état, les jeunes, Boris et ceux de sa génération, plongeaient hors du radeau dans l’océan infini. Thandie était tolérée. Les gens la laissaient tranquille, avec ses obsessions, sa science, ses gadgets et ses théories. Le radeau était plein de gamins, et de parents qui s’occupaient d’eux, les nourrissaient, les faisaient jouer, leur cousaient des vêtements à partir de reliques mille fois portées – sauf que, dans la chaleur perpétuelle, beaucoup d’enfants vivaient nus, et même certains des plus jeunes adultes. Les courants de leurs vies coulaient autour de Thandie comme si elle était un monument dans un déluge, la statue d’une héroïne depuis longtemps oubliée… Sur ses genoux protégés par sa couverture, son ordi nomade bipa doucement. Elle s’était remise à somnoler. C’était la cinquième nuit. Le ciel était un couvercle de nuages noirs. Elle pécha son petit ordinateur et, en pestant, fouilla dans ses vêtements à la recherche de ses vieilles lunettes. C’était un message d’Elena Artemova, une ex-amante de Thandie, dont elle était maintenant séparée par l’âge, l’océan, et un mélange d’indifférence et de lassitude. Elena était sur un autre grand radeau, qui flottait au-dessus du cadavre noyé de Rio de Janeiro. Informée de la nouvelle lumière dans le ciel, elle était tombée sur une observation qu’avait faite par hasard un radeau au-dessus de Los Angeles. — Ainsi donc, le vaisseau qui revient apparaît d’abord dans les deux de l’Amérique du Nord, écrivait Elena dans un mail. Pas par hasard, je parierais… Thandie étudia avidement l’observation, une brève séquence vidéo granuleuse prise à l’aide d’un télescope embarqué sur un radeau. Ensuite elle attendit que Boris émerge de l’eau, ruisselant, treize ans, les muscles comme du bois, le ventre plat, la bouche luisante d’huile de poisson, le sexe ramolli par des coïts sous-marins enthousiastes. Elle le fit asseoir à côté d’elle et lui décrivit la séquence d’images. — Tu vois, là, ça montre l’arrivée de l’objet que tu as vu, le nouveau satellite brillant. Ça a été pris par un télescope braqué pile au bon endroit du ciel, là où il est apparu. Je savais bien que quelqu’un l’avait forcément repéré. Maintenant attends… Regarde l’horloge… Paf ! Un éclair brillant apparut au milieu du champ d’étoiles, un peu à droite – le vaisseau proprement dit. Un frémissement de lumière s’en échappa, partant en ligne droite vers la gauche, s’estompant, comme si le vaisseau avait envoyé un message lumineux vers l’endroit d’où il venait. — Tu vois ? fit triomphalement Thandie tout en regardant Boris. Tu comprends ce que c’est, ce que cet observateur a vu ? — Non, répondit platement Boris. Il ne tenait pas en place, son attention dérivant d’un objet à un autre. Ces gamins étaient pratiquement incapables de se concentrer. Thandie refoula son agacement. — C’est un vaisseau qui voyageait plus vite que la lumière. Il est visible pendant son voyage ; sa bulle de distorsion émet de l’énergie, une cascade de radiations exotiques qui se replient parfois sur elles-mêmes dans le spectre visible. Mais il va plus vite que sa propre image. Le vaisseau arrive d’abord, puis sa lumière doit le rattraper, tous les photons qu’il a émis en cours de route, et qui n’arrivent qu’à la vitesse de la lumière. Les images les plus anciennes arrivent en dernier, et on obtient cet effet, comme si le vaisseau reculait au lieu d’avancer… Elle passa et repassa la petite séquence. — C’est la signature de l’arrivée d’un vaisseau plus rapide que la lumière, Boris, un vaisseau supraluminique. C’est l’Arche, la Première Arche. Je savais bien qu’ils reviendraient… Il plissa le front, tentative comique d’un gamin de treize ans qui feignait l’intérêt. Enfin, au moins, il faisait preuve de politesse. — Alors, qu’est-ce que tu veux y faire ? — Déploie la balise radio. Regarde si les batteries ont conservé un minimum de charge. On va les ramener à la maison. 75 Zane entra en flottant dans le cabinet de Holle. C’était un homme de trente-neuf ans, râblé, costaud, assuré, précis dans ses mouvements en microgravité. Il s’agrippa au divan et s’y fit descendre pour s’attacher une vague courroie autour de la taille. — Ah, souffla-t-il. Après plus d’une dizaine d’années de thérapie, j’ai l’impression que ce vieux canapé fait partie de moi. Holle l’attendait avec Théo Morell, qui fixait les caméras sur leurs supports muraux pour filmer la séance. Holle s’assit dans son fauteuil, face au canapé, sa Tablet sur les genoux. — J’en déduis que je parle à Jerry. — J’ai fini ce que j’avais à faire avant de venir ici. La bulle de distorsion fonctionne, au fait ; tous les paramètres sont conformes. Elle nous conduit vers la Terre III. Je me suis dit que j’allais rester dans les parages pour, hum, piloter Zane 3 ici, si je puis dire. Il sait ce que vous avez l’intention de faire aujourd’hui, il y pense sans arrêt. Ça le rend nerveux, il faut que vous le sachiez. Il a peur de perdre un peu de lui-même dans le processus d’intégration. Il est bien conscient d’être populaire auprès de l’équipage, des plus jeunes surtout. Ce qui lui donne un certain poids. Et c’est précisément l’une des raisons pour lesquelles vous insistez pour que le processus ait lieu, non ? dit-il en regardant Holle. Je sais que certains ont émis des réserves quant à l’influence que Zane a sur les plus jeunes. Il n’y avait aucune raison de mentir à ce sujet. — Wilson a exprimé certaines préoccupations. Zane renifla. — Wilson a ses propres « préoccupations » au sujet des jeunes, comme nous le savons tous. — Mais ce n’est pas pour ça que nous avons décidé d’amorcer le processus. Jerry, si nous ne pensions pas que vous êtes prêt, nous ne le tenterions pas. Vous êtes très important pour nous, évidemment. Vos besoins passent avant tout. — Très bien. La question est : et vous, êtes-vous prête ? Il n’y a que sept ans que vous avez succédé à Mike ! — Lâchez-moi un peu, fit plaisamment Holle. J’ai dû me former à la psychiatrie à partir de zéro. Ce n’est pas facile, Jerry. En réalité, je pense que nous n’aurions jamais pu aller aussi loin sans vous. C’était vrai. L’alter appelé Jerry avait été une sorte de compagnon de travail pour Holle, Théo et Grâce, lorsqu’ils avaient parcouru tous les livres et les revues de psychiatrie, les systèmes experts entreposés dans la base de données du vaisseau, et les notes incomplètes de Mike Wetherbee sur son cas. — Et vous êtes content de subir le processus ? — Une intégration même partielle nous renforcera tous, j’en suis sûr. Et puis moi, je ne me sens pas menacé aujourd’hui ; je ne m’attends pas à ressentir un quelconque changement. Dans le programme qu’ils avaient établi, une suite d’étapes sans calendrier précis, Jerry serait le dernier des alters à être intégré. Théo se pencha en avant. — Jerry, vous savez que si nous avons décidé d’amorcer le processus aujourd’hui, c’est aussi pour une autre raison. C’est parce que, si tout s’est déroulé conformément au programme, Seba doit en ce moment être sur le point de rejoindre la Terre. Et s’ils y sont arrivés, c’est entièrement grâce à vous. C’est vous qui avez programmé la bulle de distorsion. Vous les avez saisis au vol et vous les avez renvoyés à la maison, fit Théo en mimant le lancer d’un ballon de basket. — J’en suis bien conscient, évidemment, fit Zane avec un sourire. Si tout s’est bien passé, c’est un triomphe important. « Si ». Mais nous ne le saurons jamais, n’est-ce pas ? Holle mit la main sur le bras de Théo. — Je pense que ça suffit. On était très contents de vous parler, Jerry. — C’est toujours un plaisir, Holle. — Zane 3 est-il là ? Vous pourriez peut-être le laisser s’approcher. — Momentanément. Zane ferma les yeux et s’allongea sur le divan. Pendant un instant, il donna l’impression de s’être endormi. Et puis il bougea, comme s’il ne tenait plus en place. Son visage s’adoucit, ses lèvres esquissèrent une sorte de moue. Il rouvrit les yeux et parcourut le cabinet du regard. — Oh bordel, je suis encore ici ! — Salut. Je parle à Zane, là ? — Tu sais très bien qui je suis. — Est-ce que tu sais pourquoi tu es là aujourd’hui ? — Tu vas tenter cette putain de prétendue procédure de réintégration. — Est-ce que ça te fait plaisir ? Il eut un rire amer, rentré. — Qu’est-ce que ça change, que ça me plaise ou non ? — Seba devrait arriver à proximité de la Terre, en ce moment, dit Théo. Tu devrais être fier, non ? — Ils sont sortis de la coque, répondit Zane. Kelly et les autres. Soit ils sont morts, soit ils sont dans une cage, quelque part. Nous ne les reverrons jamais. Il regarda Théo dans les yeux, jusqu’à ce que Théo détourne le regard. — Dois-je en déduire que tu es d’accord pour te soumettre au processus ? demanda Holle. — Oui, oui. Finissons-en. Il se rallongea, et ferma les paupières de toutes ses forces. Holle entama le lent processus consistant à le plonger dans une transe hypnotique. — Détends-toi. Tu sens la tension, l’énergie, s’évacuer de tes doigts, de tes orteils, comme un liquide. Tu plonges de plus en plus profondément en toi-même… Les mots déclencheurs que Wetherbee avait utilisés pour hypnotiser Zane faisaient toujours effet, rapidement. Comme toujours depuis sept ans, Holle se sentait vidée par le simple fait de se trouver dans la même pièce que Zane 3. Sa passivité, sa dépression, son apitoiement sur lui-même lui pompaient toutes ses forces. D’après ses notes, Mike Wetherbee éprouvait souvent la même chose, mais c’était une piètre consolation. Après la Séparation, et l’enlèvement de Mike Wetherbee, Wilson avait dû trouver des volontaires pour assumer les différentes tâches médicales qui incombaient auparavant à Wetherbee. Grâce Gray, grave, réservée, mais avec un grand sens des responsabilités, avait pris l’initiative, et faisait de son mieux pour se former elle-même au poste de médecin de bord. Holle, quant à elle, s’était proposée pour s’occuper du cas complexe de Zane. Elle avait assisté à certaines séances de Wetherbee, savait plus ou moins en quoi consistait le travail, et sentait bien qu’il fallait le poursuivre pour sauver Zane. Wilson lui-même avait suggéré que Théo l’assiste. Wilson, qui jonglait avec ce qui restait de son équipage depuis ce qu’il appelait la mutinerie de Kelly, pensait que Théo avait besoin d’endosser d’autres responsabilités que de surveiller les cabines de HeadSpace. Non sans une certaine réticence au départ, Théo s’en était bien sorti. Il s’était jeté dans les études à corps perdu. D’une certaine façon, son expérience des systèmes virtuels l’aidait, parce Zane vivait en quelque sorte dans sa propre réalité virtuelle défectueuse. Plus elle apprenait à le connaître, plus Holle voyait combien l’éducation de Théo avait été limitée. À tort ou à raison, son père, qu’il appelait toujours « le général », avait décrété que le seul avenir possible pour Théo dans un monde en train de se noyer était d’embrasser la carrière militaire, et il l’avait empêché de voir au-delà. En d’autres temps, s’il en avait eu l’occasion, ses dons, sa personnalité auraient pu évoluer d’une tout autre façon. Enfin, ce qui était vrai pour Théo l’était probablement pour elle aussi. Aucun d’eux ne le saurait jamais. Le fait de se retrouver avec Zane 3 lui fit comprendre à quel point elle était fatiguée. Sept ans s’étaient écoulés depuis la Séparation, et la charge de travail que lui imposait le bon fonctionnement de la coque lui pesait de plus en plus. Elle avait très peu de temps libre, ne pouvait quasiment jamais se reposer sur des systèmes de secours ou automatiques. La résolution du moindre problème exigeait toujours des trésors d’ingéniosité, y compris le simple fait de fabriquer, dans l’atelier, une pièce de rechange, qui ne valait jamais l’originale. L’idée que ce voyage pourrait encore durer vingt-deux ans l’anéantissait. Elle était constamment fatiguée. Mais elle devait laisser tout ça en dehors de son cabinet et se concentrer sur Zane. Et, au fond, il valait peut-être mieux qu’elle ait deux fardeaux plutôt qu’un, pour s’occuper l’esprit. Une fois Zane correctement plongé en transe, ils s’assurèrent que le matériel d’enregistrement fonctionnait, et Holle nota sur son journal la date et l’heure. — Très bien, Zane. Nous allons essayer de t’aider à accueillir l’alter que nous appelons Zane 1. Théo jeta un coup d’œil à ses notes, sur sa Tablet. — Il a dix-sept ans. C’est sur lui que pèse la honte que tu as éprouvée quand Harry Smith a abusé de toi, à l’Académie. C’est à ça qu’il sert, pour ça qu’il a été créé. Pour t’aider à surmonter ça. — Ça, c’est toi qui le dis, répondit rageusement Zane. — Tu es à l’endroit où tu te sens à l’abri ? — Je suis dans le musée. Dans ma chambre. — Qu’est-ce que tu vois ? — La porte est ouverte. — Et de l’autre côté de la porte, que vois-tu ? demanda Holle. — Un garçon. Il a peur. — Je sais. Eh bien, tu peux l’aider, Zane. Tu peux aller le chercher et le ramener dans la chambre avec toi ? — Je ne sais pas. Zane se tortilla un peu sur le canapé. — Tu pourras le renvoyer quand tu voudras. Zane resta un moment allongé sans rien dire, puis il bougea. — Il est là ? — Oui, debout à côté de moi. Il est plus petit que moi. Maigrichon. On dirait qu’il tremble. — Je peux lui parler ? Zane esquissa un haussement d’épaules, et quand il reprit la parole, ce fut d’une voix un peu plus aiguë. — Je n’y vois rien. Il fait noir. Il faisait toujours noir quand Harry Smith venait voir Zane. — Tu sais qui je suis ? — Le docteur Wetherbee ? C’était chaque fois la même chose. — Non. Je suis Holle. Le docteur Wetherbee m’a demandé de lui donner un coup de main. Tu te rappelles, on en a déjà parlé ? — Oui. — Et tu te souviens de ce qu’on a prévu de faire aujourd’hui ? — Tu as dit que tu allais essayer de me faire réintégrer Zane 3. — Tu en penses quoi ? — Je ne sais pas ce que ça veut dire. Il se frotta les bras, qui étaient criblés de petites cicatrices dues aux blessures qu’il réussissait encore à s’infliger de temps à autre. — Je suis sale. Je voudrais d’abord aller me laver. Zane ne voudra pas de moi. — Mais non. Tu es propre. Propre à l’intérieur de toi. Zane le sait parfaitement, Zane 3. Et il veut t’accueillir parce qu’il a besoin de se rappeler ce dont tu te souviens. Alors, c’est une bonne chose, non ? — Je vais disparaître, si je rentre en lui. — Non. Tu seras toujours là, tout ce qui fait de toi quelqu’un d’unique. C’est juste que tu seras dans Zane 3, pas en dehors. Je ne t’oublierai pas. Zane ouvrit tout à coup les yeux et regarda Holle bien en face, le visage convulsé. — Promets-le-moi. Holle n’avait jamais aidé Zane, Venus ou Matt quand les abus sexuels s’étaient produits, alors que tous les Candidats se doutaient de ce que faisait Harry Smith. Pendant des années, elle avait fermé les yeux, craignant de se mettre en péril. Et maintenant, en entendant cet appel à l’aide, comme s’il émanait du gamin que Zane avait été à l’époque, mais exprimé de la grosse voix d’un homme de trente-neuf ans, son cœur se fendit. — C’est promis. Peut-être que tu pourrais reculer et me laisser reparler à Zane 3. Après une autre pause, elle vit l’alter Zane 3 refaire surface. — Alors, quoi, maintenant ? Comment est-ce qu’on procède dans les faits ? Comment est-ce que je le reprends en moi ? Holle jeta un coup d’œil à Théo. La littérature et les études de cas ne disaient rien de précis sur la manière dont cette opération particulière devait être effectuée. Théo se pencha en avant. — Tu le vois ? Que fait-il ? — Il pleure, répondit Zane d’un ton légèrement dégoûté. — Bien, prends-le dans tes bras, répondit Théo. Serre-le contre toi. Essaie de l’empêcher de pleurer. — D’accord, répondit Zane sur un ton réticent. Cependant, le haut de ses bras tressaillit, une esquisse de mouvement. — Je le tiens. Il va tremper ma chemise. Il a arrêté de pleurer. Je… Allez, tout va bien. — Que se passe-t-il ? demanda Holle. — C’est comme si une ombre me tombait dessus. Je… Oh, je le vois encore, mais il est dans ma tête, maintenant. À l’intérieur de mes paupières ! — N’aie pas peur, fit Holle d’un ton apaisant. Tout se passe comme prévu. Tout va bien. Tu entends sa voix ? Est-ce que tu peux entendre ce qu’il pense ? — Je l’entends, je le vois. Oh mon Dieu ! Je vois ses souvenirs. C’est comme du porno sur HeadSpace. Est-ce que c’est à moi que c’est arrivé ? Je me rappelle, maintenant, je me rappelle, la première fois, Harry me réconfortait à cause de l’accident avec l’antimatière, il a passé son gros bras lourd autour de moi… Oh, merde ! — C’est bien, Zane, tu t’en sors très bien. — Et ce pauvre gosse a dû se trimbaler tout ce merdier, pendant toutes ces années ? — C’est pour toi qu’il l’a fait, Zane. Je vais compter à l’envers, en partant de cinq, et quand tu te réveilleras, tu seras ici, avec Théo et moi, dans le cabinet médical. D’accord ? Cinq. Quatre… À son réveil, Zane était légèrement différent. Plus angoissé. Plus furieux. Holle lui demanda : — Comment ça va ? Tu veux quelque chose ? Un peu d’eau ? — Je n’ai pas soif. Je vais bien. Sauf qu’il n’avait pas l’air bien du tout. Il semblait désorienté. Il se cacha les yeux derrière les mains. — Tout est trop lumineux. Oh, et bruyant. Mais le seul bruit dans la pièce était le bourdonnement incessant des pompes et des ventilateurs du système de support vie. — J’entends mon cœur battre. — De quoi te rappelles-tu ? demanda doucement Holle. — Dont je ne me souvenais pas avant ? Des années d’abus sexuels systématiques de la part de ce connard de Smith. Et, rétrospectivement, des années de drague qui les ont précédées. Il ouvrit brusquement les yeux. Tout à coup, il était sarcastique et en colère. — À moins que ce ne soit vous qui m’ayez mis ces conneries dans la tête. Rien, dans toute cette expérience, n’est réel. Pourquoi ces souvenirs seraient-ils plus réels ? Holle se sentait à bout de ressources. — Zane, on voulait juste… — Bon, c’est tout ? Je peux y aller ? 76 Cinq jours après l’arrivée de Seba en orbite terrestre, Masayo demanda à Kelly de le rejoindre dans la cabine de pilotage de la navette. Elle sortit en vol plané du sas de Seba. Mike Wetherbee et Masayo l’attendaient, attachés sur les couchettes de pilotage jumelles, dans le nez de la navette. Kelly embrassa rapidement Masayo et flotta derrière les deux hommes pour jeter un coup d’œil par-dessus leurs épaules. Pendant de longues minutes, ils regardèrent en silence de l’autre côté des grands hublots de la cabine de pilotage. Et là, planant au-dessus d’eux de l’autre côté des vitres, se trouvait la Terre elle-même. Même au bout de cinq jours, ils avaient du mal à croire qu’ils étaient bien là ; qu’après un vol de sept ans ils étaient revenus de la Terre II, de retour chez eux. Et pourtant, c’était on ne peut plus vrai. Le monde était un bouclier de nuages pâteux, si proche que sa courbure était à peine visible. Droit devant, vers l’horizon, Kelly voyait les majestueux bancs de nuages, dans toute leur gloire tridimensionnelle, des tempêtes à l’échelle de continents entiers, couronnées par de monstrueux cumulo-nimbus. Seba approchait de la courbe jour / nuit, la frontière floue qui séparait la zone éclairée de la zone plongée dans l’obscurité, et le soleil, qui se trouvait derrière la coque, projetait les ombres de ces terribles nuées d’orage sur les bancs de nuages en dessous. En attendant, les écrans des consoles crépitaient et affichaient des images de la Terre, ainsi que des données océanographiques, climatologiques, atmosphériques, et toutes sortes d’informations, compilées par des instruments conçus pour inspecter un nouveau monde, et dont les yeux électroniques étaient maintenant tournés vers l’ancien. — Comment va Eddie ? demanda Masayo. — Très bien. Il pète les plombs. Tu sais comment il est avant de faire sa sieste. Eddie, le deuxième enfant de Kelly, qu’elle avait eu avec Masayo Saito, avait été conçu et était né en microgravité. À quatre ans, c’était une boule d’énergie à l’état pur. Eddie était l’un des quatre enfants nés au cours du vol qui les avait ramenés de la Terre II, ce qui avait porté l’équipage à vingt-trois membres. Dans une coque conçue pour un équipage d’une quarantaine de membres, les enfants avaient toute la place de jouer. — Jack Shaughnessy est avec lui. Il dit qu’il le mettra au lit quand il se sera calmé. — Bon, fit Masayo en souriant, son large visage baigné par la clarté de la Terre. Kelly éprouva un élan d’affection pour lui. Masayo, qui avait maintenant quarante et un ans, avait troqué sa bonne bouille de gamin contre un cou de taureau et un début de calvitie. Comme tous les membres de l’équipage après dix-huit ans passés dans l’Arche, il était maigre, trop pâle, et les rides, au coin de ses yeux, étaient soulignées d’ombres. Mais son visage reflétait son éternel optimisme, et le commandement bon enfant qui lui avait naguère valu la loyauté des Shaughnessy et des autres clandestins dépenaillés lui valait maintenant l’amour du fils qu’il avait eu avec Kelly. Kelly aimait-elle Masayo ? Et lui, l’aimait-il ? Elle avait depuis longtemps décidé qu’il n’y avait pas de réponse à ces questions. Ils ne se seraient jamais rapprochés et ne seraient jamais restés ensemble sans les circonstances exceptionnelles de la mission. Mais c’était leur cadre de vie, celui dans lequel n’importe quelle relation devait s’épanouir. Ce qui était sûr, c’est qu’elle pensait qu’il était bon pour elle. Mike Wetherbee portait sur Kelly ce regard clinique qui donnait toujours plus ou moins l’impression de juger les autres. — Jack est assez fiable, dit-il comme pour l’asticoter. On peut lui faire confiance. Enfin, je crois. Mike paraissait, en surface, avoir surmonté le fait d’avoir été enlevé de Halivah, sept ans plus tôt, après avoir été drogué et ligoté. Mais il ne manquait jamais une occasion de mettre la pression sur Kelly, surtout à propos de ses enfants, titillant la souffrance sourde, l’horrible souvenir d’avoir abandonné un enfant. Mike n’avait pas suivi de cours de psychiatrie ; ce qu’il savait, il l’avait appris après le lancement, en traitant ses patients, Zane en particulier. Apparemment, il était devenu expérimenté, à en juger par la lente et subtile torture qu’il infligeait à Kelly. Mais ce jour-là, le passé n’intéressait pas Kelly ; elle était entièrement concentrée sur le présent, et elle l’ignora. — Alors, qu’est-ce qu’on a appris ? — Rien de bon, grommela Masayo. Si on s’attendait à ce que la Terre guérisse, d’une manière ou d’une autre, on va être déçus. Il fit défiler les images et les données sur un écran, devant lui. — Il n’y a aucune terre émergée, absolument aucune. Mais d’après le radar, l’eau n’est pas aussi profonde qu’on aurait pu le penser. Elle s’est stabilisée à une quinzaine de kilomètres au-dessus du niveau d’origine, alors que, d’après les modèles fournis par les océanographes juste avant notre départ, il était prévu qu’elle monte jusqu’à vingt-cinq kilomètres. — Quinze kilomètres, seulement ? grimaça Mike Wetherbee. — Eh oui, répondit Masayo avec un sourire. Comment on annonce la nouvelle à l’équipage ? Quelle nouvelle vous voulez en premier ? La bonne ou la mauvaise ? Alors il leur montra un schéma du système climatique de la planète. — Le climat est moins complexe maintenant qu’il n’y a plus de continents en travers de sa route, plus de Sahara, plus d’Himalaya. Regardez plutôt. Dans chaque hémisphère, la chaleur du soleil créait trois grandes ceintures de convexion parallèles à l’équateur, qui transportaient la chaleur vers les pôles, plus froids. Ces cycles terrifiants créaient une sorte de vortex de vents stables qui sillonnaient la planète en rotation. C’était le schéma en vigueur depuis des milliards d’années, et son existence déterminait encore en grande partie les scénarios climatiques de la planète. En attendant, dans l’océan, la toile d’araignée des courants s’était grandement simplifiée depuis que les continents, à plusieurs kilomètres de profondeur sous les eaux, n’offraient plus d’obstacles significatifs à leur circulation. Même les immenses gyres – ces zones mortes de l’océan où s’étaient accumulées les ordures de l’humanité que les communautés de radeaux, à bout de ressources, étaient venues piller – étaient maintenant dispersés. Un système rudimentaire de circulation atmosphérique, de puissants courants océaniques suivant des schémas simples, pas une trace de terre ou même de glace polaire où que ce soit dans le monde : c’était une Terre réduite à ses éléments fondamentaux, comme un modèle d’enseignement climatologique, se dit Kelly. Rien que la physique de base d’une planète en rotation. Ce qui n’empêchait pas ce monde océan de ne pas être uniforme ; il avait ses spécificités. Masayo afficha une image d’une énorme tempête qui rôdait aux latitudes inférieures de l’hémisphère nord, une spirale laiteuse aussi grande qu’un continent, qui libérait continuellement des tempêtes filles, autant de tourbillons furieux à part entière. — Pour autant que nous le sachions, ce serait la même tempête que celle qu’ils appelaient la Tache, il y a dix-huit ans, dit-il. Peut-être que quelqu’un, en bas, pourra nous le confirmer. Elle provoque des vents de près de trois cents kilomètres à l’heure. C’est-à-dire à peu près Mach 0,25 – le quart de la vitesse du son. Ça doit faire des ravages sur ces radeaux d’ordures. — Alors mieux vaut amerrir assez loin, murmura Kelly. Mais où ? — Aucun endroit ne paraît faire l’affaire, dit Masayo. Pas de terre, à l’évidence. Rien qu’un semis de radeaux. On voit parfois leurs lumières, la nuit. Et il y en a qui n’ont même pas de lumières. Ils ont tendance à se regrouper au-dessus des anciennes plateformes continentales, et plus particulièrement au-dessus des grandes agglomérations urbaines. — On a capté des signaux radio, dit Mike. La plupart ne nous étaient pas destinés. — « La plupart » ? — C’est que du bavardage. Des gens qui posent des questions au sujet de parents et d’enfants perdus, ou qui échangent des nouvelles sur les tempêtes et les zones de pêche. Quelques personnes font encore des observations climatiques, commentent les changements en cours. Ils peuvent communiquer par le réseau de satellites survivants. Je soupçonne certains d’entre eux d’essayer de faire rebondir des signaux sur la Lune… — Mike, repasse la bande, tu veux ? Tu as dit que « la plupart » ne nous étaient pas destinés. — C’est pour ça qu’on t’a fait venir, Kelly, répondit-il en souriant. Il y a une demi-heure, on a capté ça, d’un radeau au-dessus de l’Amérique du Nord. Il tapota son écran et un haut-parleur débita un message crépitant, en boucle : « … savais bien que vous reviendriez. J’attends que vous vous montriez depuis un an, depuis le temps de retour théorique le plus proche. La Terre II n’est pas si terrible, hein ? Enfin, si vous avez besoin d’un guide indigène, descendez par ici et cherchez-moi. Vous n’aurez qu’à remonter à la source de ce signal… C’était Thandie Jones, quelque part au-dessus du Wyoming, sur Panthalassa, l’océan global. Ici Thandie. J’appelle la Première Arche. Je vous vois ! Je savais bien que vous reviendriez… » 77 Dans le calme crépusculaire, bourdonnant, de la coupole, la coque de Halivah et les étoiles silencieuses déployées par-delà les vitres, Grâce Gray admirait les images magnifiques, spectaculaires, de systèmes stellaires jeunes d’un million d’années ou moins encore qui émergeaient de leur nuage interstellaire, et elle se donnait beaucoup de mal pour comprendre ce que sa fille, Helen, dix-sept ans, grave et sérieuse, lui racontait : — C’est comme si on assemblait l’album de naissance d’un système solaire, photo après photo. Tu vois comment la jeune étoile, après avoir implosé hors du nuage proprement dit, commence à interagir avec ce qui reste du nuage. Un disque central effondré tranche le plus grand nuage en deux… Le nuage dissocié, éclairé de l’intérieur par l’étoile invisible, rappelait à Grâce un jouet d’enfant, un yo-yo où le système planétaire en formation se serait trouvé quelque part entre les deux disques, à l’endroit où la ficelle aurait dû s’enrouler. Des jaillissements terribles surgissaient des pôles de l’étoile, à angle droit par rapport au yo-yo. Et Helen continuait de parler de lignes de glace et de planètes joviennes en migration, de photoévaporation et de la façon dont la lumière stellaire pouvait dépouiller le manteau d’une planète comme Jupiter, révélant un Neptune ou un Uranus. Elles étaient seules avec Venus, dans la coupole. Mais Venus, concentrée sur son propre travail, avec ses écouteurs et ses lunettes virtuelles, était en quelque sorte absente. Helen est belle, se dit Grâce en regardant sa fille, qui se détachait en ombre chinoise sur le champ d’étoile. Belle comme elle ne l’avait jamais été, même à dix-sept ans, quand tout le monde est beau, et alors qu’elle possédait le même teint que sa fille. Le père de Helen, Hammond Lammockson, le fils de Nathan, était petit, trapu, râblé comme son père. Grâce ne voyait pas ce que Helen lui devait ; un peu de sa détermination, peut-être. À moins que ce ne soit une expression du sang royal saoudien. Ou que ça ne vienne de la microgravité à laquelle ils étaient tous soumis depuis les sept dernières années, depuis que la Séparation avait rendu impossible la gravité artificielle due à la rotation. Helen n’avait alors que dix ans. Tous les enfants qui avaient grandi depuis étaient minces et graciles – mais, contre toute attente, ils n’étaient pas grands. Ou alors peut-être qu’elle ressemblait à la propre mère de Grâce, dont elle portait le nom, et dont Grâce ne gardait aucun souvenir. Quoi qu’il en soit, Helen avait gagné le gros lot à la loterie génétique. Venus Jenning l’avait naguère qualifiée de « talentueuse » – l’une des enfants de la jeune génération considérés comme assez brillants pour bénéficier d’une éducation intensive. Grâce s’en doutait depuis longtemps, même à l’époque où Helen avait essayé de lui enseigner les règles du jeu d’échecs infinis de Zane. Et elle n’était jamais aussi belle que lorsqu’elle était concentrée sur ses études. Elle se rendit compte que Helen avait cessé de parler. — Je t’ai larguée ? — Pas tout à fait. — Écoute, tu veux un café avant que je te montre autre chose ? Venus releva ses lunettes sur ses cheveux grisonnants. — Quelqu’un a parlé de café ? — Il y en a peut-être dans la flasque. — Il doit être éventé, depuis le temps. Tu ne voudrais pas aller nous en chercher du frais ? — Je vois, fit Helen, son regard passant de l’une à l’autre. Vous voulez vous parler sans que je sois dans le coin, c’est ça ? En souriant, Grâce remit une mèche blonde vagabonde dans le nœud de cheveux que sa fille portait sur la nuque. — Eh bien, j’étais venue voir Venus, mon chou. — Je crois que je sais ce que vous voulez vous raconter. Helen, qui avait les jambes enroulées autour de la tige d’un tabouret en T, se leva et plana dans l’air. Avec la précision d’un poisson, elle plongea et prit la flasque de café sur son support, à côté de Venus. — Je vous laisse dix minutes, et puis j’aurai d’autres choses à te montrer, maman. Marché conclu ? — Marché conclu, fit Grâce, en souriant. Lorsqu’elle eut quitté le sas en flottant, Venus se tourna vers Grâce. — Tu es venue me parler de Wilson, c’est ça ? — Ouais. Et de Steel Antoniadi. Il est allé trop loin avec cette fille. On ne parle que de ça dans la coque. J’irai voir Holle, après. Peut-être que tu devrais venir. Si on lui parle, toutes les trois… — Entendu. Venus bâilla et s’étira. Elle n’était pas attachée, et le simple fait de cambrer le dos la fit décoller de sa chaise. — Je ne vois pas comment on pourrait fermer les yeux là-dessus. Quand même, ça devient de plus en plus pénible d’avoir à s’occuper de ce genre de conneries. Elle regarda les étoiles. — Je préfère vraiment me perdre là-dedans. Et je me félicite que ce soit Wilson le porte-parole, et pas moi. Helen est vraiment un de nos meilleurs sujets, tu sais. Tu ne m’en veux pas de te l’avoir enlevée pour faire des études ? — Non. En réalité, elle passe moins de temps ici qu’à s’entraîner à piloter la navette. Je suis contente qu’elle puisse faire tout ça. Mais ça râle pas mal à cause de tes élèves et de leurs privilèges. Il faut rendre justice à Wilson, il prend ton parti ; il insiste toujours sur la nécessité du repérage planétaire et des fonctions de navigation. — Oui. Nous aussi. Mais qu’est-ce qu’il pense de mon programme de recherche fondamentale ? La physique fondamentale, la cosmologie… — Je ne lui en ai jamais parlé. Venus reporta à nouveau son regard vers les étoiles. — Je me dis simplement qu’on ne devrait pas se contenter, tu vois, de nettoyer les parois et de déboucher les chiottes. Quand on y réfléchit, c’est une occasion unique. Même si tout se déroule comme prévu, les gamins de Helen seront de simples agriculteurs à la surface de la Terre III. Cette génération, celle de Helen, est la seule depuis Adam à avoir grandi dans les étoiles, loin de la présence dominante d’une planète. Qui sait quelle influence ça aura sur leur esprit ? On peut dire que c’est une sacrée expérience, Grâce. Et puis il y a des enfants vraiment brillants, réellement curieux, à qui on interdit d’explorer quoi que ce soit de peur qu’ils ne cassent le vaisseau. Alors j’essaie de canaliser leur curiosité avec ça, là, dehors. Elle retomba dans le silence, comme ça lui arrivait souvent, et replongea dans l’univers privé de sa propre tête. Grâce insista, la taquinant gentiment. — Et ça donne quelque chose d’utile ? — J’ai l’impression d’entendre Holle, la reine de la plomberie, fit Venus en riant. Diable, qui peut le savoir ? Regarde le générateur de distorsion de Zane. On a réussi à construire un moteur issu de la théorie de l’unification de la physique alors même qu’on n’avait pas encore unifié la physique. C’est comme si on l’avait construit par accident. Peut-être que la génération de Helen trouvera quelque chose à côté de quoi la propulsion de Zane ressemblera à une machine à vapeur. Et là, on rigolera bien. Mais, se dit Grâce, cette chasse aux planètes, cette théorisation scientifique à outrance, n’avaient rien à voir avec les réalités humaines, complexes, qui se déroulaient entre les parois délabrées de l’Arche. Le sas se rouvrit et Helen reparut, flottant habilement en l’air tout en portant deux flasques et une pile de gobelets. Elle avait l’air parfaitement chez elle dans l’observatoire en microgravité, et son visage rayonnait d’intelligence. Jamais elle n’avait autant ressemblé à une extraterrestre. Grâce se sentit envahie d’un amour infini, inconditionnel. 78 La navette de l’Arche était une étincelle qui tombait du ciel en plein midi. Il y avait des années que Thandie n’avait pas vu une chose pareille. En descendant, l’étincelle devint une navette, grosse et blanche. Elle effectua un passage au-dessus du radeau, qu’elle salua en bougeant les ailes, puis poursuivit sa descente et amorça un amerrissage prudent sur le ventre qui souleva une énorme gerbe d’eau. Il ne s’était jamais rien produit d’aussi excitant dans la vie de la plupart des habitants du radeau. Les enfants faisaient des bonds et tapaient des mains. Certains de leurs aînés, comme Manco et Ana, les parents de Boris, étaient plus craintifs. Peut-être craignaient-ils que cette irruption technologique vienne perturber la vie calme, relativement sûre, qu’ils avaient réussi à se fabriquer. La navette s’arrêta à quelques centaines de mètres seulement du radeau, une précision impressionnante après un voyage de quarante-deux années-lumière. Sur l’eau, le vaisseau avait l’air assez inoffensif. Les vagues de l’océan le soulevaient doucement, et l’on voyait le dessus de sa coque, recouvert d’un isolant calciné par endroits, où l’on devinait, à travers des traces de peinture presque effacées, la bannière étoilée et les mots « United States ». Mais Thandie, conformément aux instructions reçues par liaison radio avec Kelly Kenzie depuis la cabine de pilotage, veilla à ce que personne n’approche de l’appareil pendant plusieurs heures. Le bouclier noir qui couvrait le ventre de la navette était encore extrêmement chaud à cause de la friction avec l’atmosphère, et l’équipage était occupé à purger les systèmes de commande d’attitude et les piles à combustible de toutes sortes de gaz et produits toxiques. Il fallut attendre la fin de la journée pour que l’écoutille de la navette s’ouvre enfin. Les enfants du radeau, dont certains n’avaient que quatre ou cinq ans, plongèrent dans l’eau et s’approchèrent en éclaboussant tout autour d’eux, en traînant des câbles en plastique. Un visage livide émergea de l’écoutille du vaisseau, une silhouette filiforme qui se dressa d’un air hésitant, en combinaison bleue. Des paquets furent lancés dans l’océan, où ils s’épanouirent pour devenir des canots de sauvetage orange vif, provoquant des petits cris de délices parmi les enfants. L’équipage entreprit de décharger la navette. D’abord le matériel, puis leurs enfants les plus jeunes, quatre petits revêtus d’énormes gilets de sauvetage. Enfin, les adultes et les enfants les plus grands sortirent, dix-neuf en tout, qui descendirent les quelques marches de la navette. Les enfants du radeau, nus, à la peau brune, aidèrent les créatures osseuses, pâles, venues de l’espace, à monter dans leurs propres canots. Thandie trouvait que ça ressemblait vraiment à une rencontre entre deux espèces différentes. Les enfants du radeau vibrionnèrent autour de la navette, à la recherche de souvenirs. Les canots de sauvetage traversèrent les flots pour se rapprocher du radeau. Deux ou trois de leurs occupants se penchèrent par-dessus bord pour vomir, malades comme des chiens. Un petit garçon de la navette geignait : « Laissez-moi remonter ! Oh, laissez-moi remonter ! » Une fois parvenus à proximité du radeau, il fallut encore aider les membres de l’équipage de la navette à franchir la courte distance qui séparait leurs canots de sauvetage indociles de l’embarcation, plus stable. Ils avaient tous du mal à se tenir debout, particulièrement les enfants qui haletaient bruyamment et respiraient avec difficulté tant l’air ici était épais. Thandie avait pris ses dispositions pour que les vingt-trois arrivants soient hébergés dans un entrepôt évacué en hâte, où ils purent s’allonger sur des matelas faits avec des couvertures rembourrées d’algues séchées. Elle leur rendit plusieurs fois visite au cours de cette première nuit, pendant que Manco et Ana s’occupaient d’organiser les efforts que faisaient les habitants du radeau pour que leurs étranges visiteurs se sentent à l’aise, leur apportant des tasses d’eau de pluie et des bols de soupe de poisson. On se serait cru dans une salle d’hôpital : la puanteur du vomi et des excréments était renversante. Les enfants du radeau venaient jeter des coups d’œil, fascinés, craintifs, mais ils étaient repoussés par l’odeur. Thandie ne savait pas encore ce qui leur était arrivé, ni pourquoi une moitié d’Arche seulement – et même beaucoup moins qu’une moitié d’équipage – était rentrée à la maison. Le lendemain matin, Kelly demanda à sortir, avec deux de ses compagnons. On les fit asseoir sur une rangée de canapés récupérés dans la navette, pour qu’ils puissent parler avec Thandie. Thandie était assise devant ses invités, à même le radeau, dans la position du lotus, le dos droit, les jambes croisées, les mains posées sur les genoux. Les voyageurs de l’espace étaient assis en plein air, sur leurs paillasses, emmitouflés dans des couvertures. Ils étaient d’une pâleur fantomatique. Ils acceptèrent tous avec soulagement les infusions d’algues chaudes que Manco leur apporta. La mer était agitée, et ils avaient l’air de rentrer la tête dans les épaules comme s’ils avaient peur du ciel où bouillonnaient de gros nuages gris. Une poignée d’enfants des radeaux tourbillonnaient autour d’eux et les regardaient en ouvrant de grands yeux. Thandie ne fit pas attention à eux ; elle était certaine qu’ils retourneraient bientôt nager, oubliant complètement les astronautes revenus sur Terre. Thandie se souvenait de Kelly Kenzie comme d’une des Candidates les plus prometteuses. Quand elle était partie dans l’espace, ce n’était qu’une fille de vingt ans. Celle qui était revenue était une femme de quarante et un ans, trop mince, trop pâle, aux cheveux blonds striés de gris. Elle était encore belle, mais son visage trahissait le poids des ans, les choix qu’elle avait faits. Thandie comprit que l’un des enfants de la navette était à elle. Les autres adultes étaient deux hommes : un Candidat dont Thandie se souvenait vaguement, nommé Mike Wetherbee, et un type costaud de quarante et un ans appelé Masayo Saito, qu’elle ne reconnaissait pas. Kelly le présenta comme son partenaire, le père de son enfant, et lui dit qu’il avait une formation militaire. Thandie tourna la tête vers la droite, inspira, tourna la tête vers la gauche, expira, reprit la position centrale, inspira. — Pardonnez ma routine d’étirement de vieille dame. Alors, comment vous sentez-vous, ce matin ? Kelly grommela. — Mike, que voici, est docteur. Mike Wetherbee se frotta la poitrine. Il semblait avoir du mal à respirer, lui aussi. — Je m’attendais à ce que nous ayons des problèmes liés à la gravité, dit-il. Des os cassants, des problèmes d’hydratation, tout ça. Vous comprenez, nous avons des enfants, et notamment le petit Eddie de Kelly, qui sont nés en apesanteur. Je m’attendais aussi à ce que nous soyons victimes de virus, de parasites, aussi nous ai-je fait des injections d’antibiotiques et d’antihistaminiques avant l’atterrissage de la navette. Mais je n’avais pas prévu que nous serions aussi essoufflés. Il parlait avec un fort accent australien, que toutes ces années n’avaient pas atténué. — Je pense que j’aurais dû vous prévenir. L’air est plus lourd qu’avant – la pression atmosphérique est plus importante qu’à l’époque de l’ancien niveau de l’eau –, et la teneur en oxygène a diminué. Kelly hocha prudemment la tête, comme si sa tête était trop lourde pour son cou. — Nous avons fait des relevés spectrométriques, en orbite, mais je n’y avais pas cru. — Le monde n’est plus aussi fécond qu’avant. Enfin, il ne l’est pas encore. Quand le déluge est arrivé, nous avons connu des phénomènes d’extinction sur la terre ferme, évidemment, mais dans la mer aussi. Plus aucun nutriment n’y coulait depuis la terre. C’est toute la productivité de la biosphère qui a chuté brutalement, et l’oxygène de l’atmosphère avec. Le taux était tombé à seize pour cent, d’après certains membres du feu de camp, c’est-à-dire qu’il aurait diminué de cinq pour cent. L’équivalent de trois mille mètres d’altitude avant le déluge. — Génial, fit Mike Wetherbee. On a inondé le monde, et moi j’ai l’impression d’avoir escaladé une montagne. — Et le pire, c’est que l’air est plus chaud qu’avant. Vous haletez pour essayer de vous rafraîchir, et vous manquez encore plus d’oxygène. — Plus chaud, fit Masayo Saito. Il semblait avoir encore plus de mal à respirer que les autres, et s’exprimait par phrases brèves, saccadées. — Gaz de serre ? — Oui. Toutes ces forêts tropicales submergées, pourrissantes. Cela dit, le déluge semble enfin ralentir. Il paraît tendre vers une asymptote à près de dix-huit kilomètres au-dessus du niveau de 2012. La Terre aura donc un océan à peu près cinq fois plus volumineux que celui qu’elle avait avant le déluge ; un volume correspondant à celui que j’avais calculé dans certaines de mes simulations de libération des mers souterraines, comme je les appelle. Vous voyez que je suis encore obsédée par les priorités scientifiques. Kelly eut un sourire. — J’ai travaillé avec des gens comme Liu Zheng, à l’Académie. Je comprends. — Ouais. J’ai survécu pour prononcer le plus puissant des « Je vous l’avais dit » de l’histoire. Tu parles d’une consolation ! Il se pourrait qu’un nouvel équilibre climatique émerge de ce nouvel espace paramétré. Il y a un modèle qui circule au foyer ; on appelle ça le modèle de Boyle. Ce vieux bourreau de travail aurait aimé savoir qu’il a été immortalisé. Mais comme aucun d’entre eux n’avait entendu parler de Gary Boyle, ni du feu de camp, une communauté vaguement interconnectée de climatologues et d’océanographes vieillissants, cela lui valut des regards atones. — Dans le Monde de Boyle, le taux de gaz carbonique sera très élevé, et le taux d’oxygène très faible. La chaleur extrême provoquera des tempêtes encore plus violentes, qui pourraient mélanger les couches de l’océan, et donc susciter la vie, et en particulier la photosynthèse du plancton… — Qui capterait le gaz carbonique, fit Kelly. — Oui. Vous voyez que ça créerait une boucle de rétroaction fermée, source de stabilité. Aux températures élevées, l’érosion sous-marine du calcaire entre en jeu elle aussi. Mais tout ça est très controversé. Personne n’a plus les moyens informatiques nécessaires pour tester ce genre de modèle. Et même si le Monde de Boyle voyait le jour, il se pourrait que les êtres humains ne puissent pas y vivre ; qu’il y fasse trop chaud. Masayo promena son regard sur le radeau et indiqua une clayette sur laquelle séchaient des poissons. — Il est évident que l’océan n’est pas improductif. Et ça ce sont des œufs de mouette ? — Bien que l’océan manque d’éléments nutritifs, maintenant qu’il n’y a plus de surpêche et que nous ne déversons plus de polluants dans la mer, on constate une sorte d’effet rebond parmi certaines espèces des profondeurs. C’est comme si la Terre poussait un « ouf » de soulagement. Les oiseaux ont souffert, évidemment. Plus de terres, plus d’endroits où nicher. Mais on dirait que certaines mouettes réussissent à survivre. Nous pensons qu’elles nichent sur des détritus flottants. — Nous n’avons pas vu beaucoup de rassemblements de radeaux, nota Kelly. Ils étaient surtout au-dessus des plus grandes villes. Et même là, ils étaient assez épars. — On vient pour les ordures, répondit platement Thandie. Même après toutes ces années. Les fuites toxiques chassent les poissons, mais, à l’inverse, ils sont attirés par les remontées de nutriments. Elle ne précisa pas de quelle sorte de nutriments il s’agissait, mais Mike Wetherbee se mit à considérer les poissons séchés d’un œil plus soupçonneux. — Nous restons en contact, nous nous parlons par radio, nous nous informons mutuellement et nous faisons des échanges d’enfants. Nous redoutons la consanguinité, exactement comme les ingénieurs sociaux de votre Académie. Le gamin là-bas, fit-elle en tendant le doigt, en train de réparer les câbles de ce coin du radeau – il s’appelle Boris. Il a treize ans. J’ai rejoint ce radeau il y a sept ans ; j’étais venue voir une femme appelée Lily Brooke, pour qu’on regarde disparaître l’Everest toutes les deux. Lily était liée à Boris – je crois que c’était son arrière-grand-tante. Vous avez peut-être entendu parler de Lily ? C’était une amie de Grâce Gray. Elle s’est débrouillée pour faire embarquer Grâce dans la Première Arche. — Grâce est à bord de Halivah, dit Kelly. L’autre coque, la coque qui n’est pas revenue sur Terre. — Elle était enceinte quand elle a intégré l’équipage. — Son bébé est né avant que nous atteignions Jupiter. Une fille appelée Helen. Elle doit être grande, maintenant. Elle doit avoir dix-sept ans. Thandie hocha la tête. — Ça fait plaisir à entendre. Lily et Grâce, ça remonte… Lily s’était juré de sauver la vie de Grâce. De la sauver du déluge. Je crois qu’elle a réussi. — Grâce ne m’a jamais parlé d’elle, dit Kelly. Lily était morte peu après l’Everest. Elle avait fait tout ce qui était en son pouvoir pour Grâce. Thandie était heureuse qu’elle n’ait jamais appris cette lente revanche de Grâce. Il y avait des gens qui ne vous pardonnaient jamais de leur avoir sauvé la vie. — Après l’Everest, Manco et Ana, le petit-neveu de Lily et sa femme, m’ont prise avec eux. Exactement comme ils vont tous vous prendre, maintenant. Ce sont des gens fondamentalement généreux. Kelly regardait les enfants, dont la plupart, comme Thandie s’y attendait, avaient fini par se lasser et étaient repartis vers leur terrain de jeux éternel – la mer. — On dirait des… extraterrestres. Mais pas plus que nous ne le sommes pour eux, en fait. Enfin, j’imagine. — Ils ont grandi en ne connaissant rien d’autre que ça, dit Thandie. Le radeau et l’océan. Certains d’entre eux savaient à peine marcher quand ils ont sauté dans l’eau. Il y en a qui savent à peine parler. Je ne dirais pas qu’ils sont préverbaux ; ils donnent plutôt l’impression d’inventer un langage à eux, fait de mots, de gestes, d’attitudes corporelles qu’ils peuvent utiliser sous l’eau. Pour finir, certains d’entre eux disparaissent. Au sens propre du terme : ils passent par-dessus bord et on ne les revoit plus. Peut-être que ce sont les requins qui les attrapent ; c’est ce que les parents redoutent. Moi, je me demande si ce n’est pas plutôt qu’ils ont trouvé un endroit à eux, où vivre. Peut-être sur les gros radeaux naturels, avec les mouettes, des trucs faits de bois flotté et de guano. Je leur souhaite bonne chance. Mike Wetherbee dit : — J’ai l’impression que dans le genre fossé des générations on n’a jamais fait mieux. — En tout cas, c’est comme ça. D’ici cinq cents ans, il est probable que leurs petits-enfants auront les pieds palmés. Mais j’espère qu’ils se souviendront de leur humanité, qu’ils garderont le souvenir de l’histoire qui les a portés, la civilisation que leurs ancêtres avaient construite. J’essaie d’enseigner l’astronomie à Boris… Les enfants étaient gentils avec Thandie, mais ils ne lui prêtaient qu’une oreille distraite. Elle s’en accommodait, elle s’était résignée à n’être pas écoutée, ce qui était le cas depuis quarante ans, sinon plus, depuis qu’elle avait vu inonder Londres et New York, et puis l’immense, la stupéfiante transgression marine qui s’était produite alors que les terres continentales qui s’abaissaient étaient recouvertes par de soudaines et gigantesques langues d’eau, et que la civilisation humaine se dissolvait en fuyant. Le déluge était tout simplement trop énorme ; on ne pouvait rien espérer d’autre que de l’observer. En réalité, c’était un privilège d’avoir vécu cette période de transition, et, après tout, aucun de ces enfants et petits-enfants n’était l’un des siens. Leur avenir n’était pas un enjeu pour elle. Le présent lui suffisait. Et le passé… Ils la regardaient avec curiosité. Elle avait dérivé dans les profondeurs océaniques de sa propre tête, elle s’était endormie, assise dans la position du lotus. — Désolée, dit-elle. La narcolepsie des vieilles dames. — Et je vous demande pardon de vous avoir regardée comme je l’ai fait, dit Mike Wetherbee. Il y a longtemps qu’aucun de nous n’a vu quelqu’un de « vieux ». Excusez-moi. — Vous avez parlé d’une chose appelée la Séparation. Racontez-moi ça. Kelly jeta un coup d’œil à Masayo et Mike. Elle haussa les épaules et raconta une version ramassée de son histoire, des disputes qui avaient culminé quand ils avaient atteint la Terre II, et de la division en trois qui avait suivi. Kelly avait l’air nerveuse, comme si elle craignait de devoir répéter tout ça à une espèce de tribunal. Thandie se demanda quelles autres versions de cette saga elle aurait entendues si Wilson Argent ou Holle Groundwater avaient pu parler. Lorsqu’elle eut fini, Thandie hocha la tête. — Je m’étais toujours dit qu’il se pourrait bien que vous rentriez. Je n’avais jamais été d’accord avec la philosophie sous-tendant le Projet Nemrod, qui consistait à partir dans l’espace. La Terre était devenue étrangère, mais pas autant qu’une planète complètement différente. Je n’aurais jamais imaginé que vous vous sépareriez en trois groupes, ce qui est probablement ce que vous pouviez faire de plus stupide, du point de vue de l’ingénierie. Gordo Alonzo aurait sauté au plafond. Mais quand même… trois routes, trois destinées. Je me demande comment ça va finir. — Eh bien, la Terre II est à vingt et une années-lumière, dit Masayo. Quels que soient les signaux qu’ils aient pu envoyer, nous les avons devancés. Il se pourrait que nous ayons de leurs nouvelles d’ici quatorze ans, mais nous n’aurons pas de nouvelles de la Terre III avant au moins un siècle. Étrange pensée, conclut-il en fronçant les sourcils. Thandie se rappela qu’il était, au départ, un militaire qui avait dû apprendre à gérer des concepts très étranges. — Masayo, vous avez choisi de revenir sur Terre. Pourquoi ? — J’ai un enfant, d’une relation précédente, dit maladroitement Masayo. Sur Terre, je veux dire. Je n’ai jamais eu l’intention de l’abandonner. Si je me suis retrouvé sur l’Arche, ce fut par accident, au départ. — Moi aussi, j’ai un enfant, dit Kelly. Je pense que c’est ce qui m’a fait rentrer. — Ça, et ton ambition, lança Mike Wetherbee. Ton satané orgueil. Kelly aurait bien rétorqué, mais Thandie leva la main. — Ce sont de vieilles disputes. Vous feriez mieux de les laisser derrière vous. Dans l’espace. Elle parcourut du regard les eaux du Panthalassa, l’océan global auquel ils avaient donné un nom forgé par l’un des pionniers de l’étude de la dérive des continents. — Je ne sais pas à quoi vous vous attendiez. C’est tout ce que nous avons à vous donner. C’est là que vous allez passer le restant de vos jours… — Nous sommes à la recherche d’autre chose, dit Kelly. Nous avons écouté, alors que nous étions en orbite. J’espérais que nous établirions le contact, mais nous n’avons rien entendu. Thandie hocha la tête. Elle s’attendait à ça. — Vous espériez avoir des nouvelles de la Deuxième Arche. — C’était le projet de mon père. Il se pourrait même qu’il soit encore vivant, lança Kelly, sans trop réfléchir. C’est beaucoup demander. Il aurait plus de quatre-vingt-dix ans, mais… — Je n’ai jamais entendu dire qu’il était mort. Et je n’ai pas non plus entendu dire que la Deuxième Arche avait échoué. Il y a des années qu’on ne s’est pas parlé, mais ça ne veut pas dire qu’ils ne sont plus là. Je peux m’arranger pour organiser le contact, si vous voulez. En tout cas, je pourrais essayer. Kelly ouvrit de grands yeux. — Et y aller ? — Ça, ça dépend de l’équipage de la Deuxième Arche. Nous n’avons pas les moyens de vous y emmener. Elle regarda attentivement Kelly et les autres, qui avaient l’air hésitant. — Vous êtes certains de vouloir courir après le passé ? Le visage de Kelly se durcit. — J’apprécierais que vous transmettiez le message plutôt que de me psychanalyser. Son agressivité parut ennuyer Masayo. Mike Wetherbee se contenta de sourire. Une fois de plus, Thandie inclina la tête et posa les mains sur ses genoux pliés. — Maman ? C’était le petit Eddie Saito, qui venait vers Kelly en marchant maladroitement. Il n’avait que quatre ans et titubait comme un faon nouveau-né, se dit Thandie, qui était probablement la seule personne à bord de ce radeau à savoir encore à quoi ressemblait un faon. — J’ai joué avec les enfants. Je peux aller nager ? Kelly l’ignora. — Alors, où est la Deuxième Arche ? Mike Wetherbee eut un mauvais sourire. — Toutes ces années, et ton précieux papa ne te l’a jamais dit ? Vous aviez une drôle de relation. — Dites-le-moi, Thandie. Thandie pointa le doigt vers le bas. — Yellowstone. Eddie tirailla la manche de Kelly. — Maman ? Je peux aller nager ? 79 Holle, qui allait voir Wilson pour lui parler de sa relation avec Steel, retrouva Grâce dans le cône supérieur de Halivah, et elles attendirent que Venus les rejoigne. Elles plongèrent le regard dans les entrailles de l’habitacle. Dans la microgravité post-Séparation, la plupart des cloisons du pont avaient été à nouveau enlevées, pour libérer le vaste espace intérieur de la coque. La longue barre de pompier descendait comme toujours le long de l’axe longitudinal, autour duquel les cabines étaient attachées par des câbles et des tendeurs, selon des angles divers et variés. C’était le milieu de la journée de travail. Des gens planaient partout, vaquant à leurs occupations. Il y avait un brouhaha de voix, de bruits divers ; le fait d’avoir enlevé les ponts avait fait de la coque une chambre d’écho. Non loin du pont 5, Holle vit un cercle de rêves, surtout des jeunes. Zane Glemp était là lui aussi, en train de parler, tenant son public en haleine. Vers le pont 8, la moitié du caillebotis avait été laissée en place pour servir de base à la cabine de Wilson, un grand échafaudage de cloisons et de couvertures, un palais de détritus. Tout le volume était baigné par la fausse lumière solaire des lampes à arc fixées sur les parois, qui faisait briller la poussière en suspension dans l’air. Il n’était pas difficile de distinguer les différentes générations. Comme Holle et Grâce elles-mêmes, la plupart des gens appartenaient encore à la génération qui était montée à bord du vaisseau sur Terre, dix-huit longues années auparavant. Maintenant vieillissants – ils allaient presque tous sur leurs quarante ans ou venaient de les avoir –, ils évoluaient avec efficacité, mais sans élégance. Et puis il y avait les adolescents, comme Helen Gray, qui était née après le lancement de Gunnison ; ils avaient passé leur adolescence en microgravité et leurs mouvements avaient une grâce inconsciente. Cependant, la plupart d’entre eux ne ressemblaient guère à Helen. Ils portaient des vêtements basiques qui leur laissaient les bras et les jambes nus, leur peau était ornée de tatouages assortis aux graffitis des murs, des marquages que les adultes ne pouvaient pas comprendre et qui témoignaient de leur allégeance à telle ou telle tribu. Ils se déplaçaient en bandes, comme les poissons exotiques d’un aquarium, ignorant les adultes et s’observant avec suspicion. Holle n’ignorait pas que la majeure partie de ces gamins n’assistait jamais à des cours dignes de ce nom. Le fait qu’ils soient à ce point déconnectés du vaisseau et de sa mission la préoccupait ; après tout, ils constituaient la prochaine génération de l’équipage. Wilson prétendait ne pas s’en inquiéter. Lorsqu’il avait quelque chose à leur dire, il leur envoyait ses gros bras, des clandestins formant une bande plus importante et plus coriace que les autres. D’un autre côté, Wilson avait une façon bien à lui de traiter avec ces jeunes, et c’était la raison pour laquelle Holle et Grâce allaient le voir maintenant. Enfin, il y avait les plus jeunes de tous, les gamins de moins de sept ans, qui étaient nés et avaient grandi en apesanteur. N’ayant jamais rien connu d’autre, ils filaient dans l’air comme des fusées, sans la moindre crainte. Un groupe d’enfants escaladait une paroi, pour la nettoyer. Ils avaient des tampons à la main et des bouteilles d’eau sur leur petit dos. Dans le vacarme général, Holle les entendait seriner la petite chanson sans queue ni tête qu’ils fredonnaient tout en s’activant : « Ch’t’aime pis qu’mon fun / T’es mon machin, t’y m’as capté / Ch’t’aime pis qu’mon fun / Ch’t’ai dans ma posse t’y tchates pour moi… » Ils la chantaient en boucle, les bribes de paroles se superposant, et frottaient les parois au rythme de leur musiquette. Holle avait toujours pensé qu’ils formaient un bataillon d’êtres filiformes, étonnamment petits de taille, et pâles comme les vers aveugles qui peuplaient jadis les profondeurs des océans sans lumière. Puis, dans un moment de silence relatif, la voix grêle de Zane monta du cercle de rêves. — Les docteurs, sauf que ce ne sont pas vraiment des docteurs, ce qu’ils reconnaissent eux-mêmes, disent que « je » n’existe pas. « Je » ne suis que le résultat de la relation entre ces fragments de personnes qui vivent à l’intérieur de ma tête, et qui n’existent pas non plus. C’est peut-être vrai de nous tous. Peut-être qu’aucun de nous n’existe, sauf dans la relation qu’il a avec les autres. Peut-être que si nous sortions de cette coque un par un, nous cesserions tous d’exister, seuls dans le noir. Et quand le dernier d’entre nous serait seul, quand il ne resterait plus qu’une seule personne dans la coque – peut-être que lui, ou elle, disparaîtrait aussi, qu’il cesserait juste d’exister comme ça… Pas de doute, c’était bien Zane 3 ; Holle reconnaissait le contenu de son discours, ses maniérismes. Mais c’était un Zane 3 plus mordant, plus fort et plus en colère, bien plus déterminé. Probablement renforcé par la réintégration de la souffrance de Zane 1. — Tu sais que Wilson s’inquiète de ce que Zane raconte, murmura Grâce. Zane nie l’existence de quoi que ce soit hors de la coque, et il dit qu’il ne se rappelle rien de ce qui se serait produit avant le début de la distorsion, autour de Jupiter. Pour la plupart, ces gamins n’ont jamais mis le nez hors de la coque, et ce voyage est tout ce dont ils se souviennent. Il dit ce qu’ils veulent entendre à un niveau profond, je pense. — Ce n’est qu’un moyen de passer le temps. Les cabines de HeadSpace coûtent trop cher, alors ils échangent leurs rêves. Zane n’est qu’un raconteur d’histoires. Un peu effrayant, mais sans plus. — Tu en es sûre ? Ça fait des années qu’il multiplie toutes sortes d’explications pour étayer ses théories. Par exemple, il dit que la propulsion de distorsion est impossible ; qu’il peut le prouver à l’aide des principes premiers. — Mais n’importe lequel de ces mômes peut monter dans la coupole et regarder les étoiles. Comment explique-t-il ça ? — C’est une simulation, d’ailleurs truffée de défauts qui crèvent les yeux. Comme la lentille provoquée par le champ de distorsion : ce n’est que la projection d’un champ d’étoiles flouté. — Et les autres « défauts qui crèvent les yeux » ? — Des rapprochements bizarres. Nous sommes censés fuir un déluge, et la Terre II était dans une constellation appelée le Fleuve. Le Fleuve, le Déluge ? Nous nous orientons dans le paysage étoilé en cherchant Orion, or nous prétendons avoir été lancés depuis la Terre par un propulseur également appelé Orion. Zane prétend que ces similitudes dans les noms sont symptomatiques d’une conception élaborée par-dessus la jambe. À moins que ce soient des indices introduits par un concepteur de simulation subversif pour nous aider à comprendre la réalité de notre situation. — Ce ne sont que des coïncidences ! — Dans le monde de Zane, il n’y a pas de coïncidences. Il n’y a que des conspirations. Et ce n’est pas tout. Pour trouver l’endroit d’où nous venons, il faut regarder vers Ophiuchus, le Serpentaire. Cette partie du ciel est dans l’angle mort, alors on ne peut pas voir Sol, le berceau de l’humanité. Mais pourquoi le Serpentaire ? Zane a regardé dans les bases de données, et il a trouvé une allusion à l’Ouroboros, un mythe de l’Égypte ancienne, un serpent qui se dévore interminablement la queue. Et donc, selon Zane, ce que nous voyons derrière nous n’est pas une sorte de cône de distorsion mais la bouche de l’Ouroboros qui dévore inlassablement notre fausse réalité, tandis qu’une réalité nouvelle s’élabore en permanence devant nous, donnant l’illusion du mouvement. — Mon Dieu… Je n’avais pas idée que ça allait aussi loin. — Il y a des moments où je me surprends à le croire moi aussi, fit Grâce en levant les yeux au ciel. Après dix-huit ans dans cette boîte de conserve, la Terre commence à ressembler à un vague souvenir, irréel. Et si je n’avais pas encore mal aux pieds d’avoir passé toutes ces années à arpenter les Plaines… Holle secoua la tête. — Que nous soyons enterrés dans une cage en plein désert du Nevada ou non, il y a toujours des problèmes de plomberie. C’est à ça que je me cramponne. Tiens, voilà Venus. Allons voir Wilson et réglons ce truc entre Steel et lui. Dans sa cabine, Wilson ne portait qu’un short crasseux, un blouson et des chaussettes, et il se prélassait, vaguement attaché sur un tas de couvertures. Il commençait à prendre du ventre, et il avait la peau graisseuse. Deux de ses potes étaient avec lui, des clandestins appelés Jeb Holden et Dan Xavi. Deux anciens « P-D » qui s’étaient recyclés dans les services de sécurité et qui s’étaient introduits de force dans l’Arche au moment du décollage. C’étaient maintenant des quadragénaires trop gros qui traînaient dans les coins de la cabine, ne disant rien, en faisant encore moins, se contentant de regarder les femmes d’un air vaguement intimidant. Il n’y avait aucun signe de Steel, la pomme de discorde. Wilson savait pourquoi elles étaient là. Holle prit la parole en premier, concentrée mais nerveuse, s’efforçant d’aborder le problème avec diplomatie. Depuis la Séparation, pour autant que Holle le sache, Wilson n’avait jamais remplacé Kelly par une partenaire à long terme. Mais il avait eu des aventures avec un peu tout l’équipage féminin. Et il avait engendré un certain nombre d’enfants, aussi. Tout ça avec le consentement des femmes impliquées. Les ingénieurs sociaux basés dans le Colorado l’auraient approuvé de répandre ses gènes un peu partout. Et puis Steel Antoniadi lui avait tapé dans l’œil au cours d’une fête de la danse. Elle devait son nom – qui voulait dire « Acier » en anglais – à la couleur des murs de cette coque dépouillée. En grandissant, elle était devenue sombre, sinueuse, d’une grâce inconsciente en microgravité, exotique dans sa tunique et avec ses tatouages, mais elle avait à peine quatorze ans. Sa mère, une clandestine appelée Sue Turco, s’en laissait trop imposer par Wilson pour mettre le holà. Mais son père, Joe Antoniadi, un ex-Candidat, s’en était plaint auprès des autres anciens, à commencer par Holle, sa patronne. Wilson coupa court aux explications de Holle. — Va te faire foutre, Holle. Je n’oblige cette gamine à rien. — Ce n’est pas la question, Wilson… — Regarde-moi. Je suis l’homme le plus puissant du vaisseau. Et c’est comme ça depuis dix ans. Et je suis riche, aussi ! Millionnaire en crédits. Mais je ne peux rien acheter avec. Alors, que veux-tu que je retire de tout ça ? Je vais te le dire. Ce que le vaisseau a de plus doux à offrir. Je veux parler de la chair fraîche, Holle. Jeune, tout juste en fleurs, et souple comme une liane après avoir passé sa vie à nager en apesanteur. Voilà ce que je peux retirer de tout ça – ou du moins c’est ce que j’ai décidé quand j’ai vu Steel faire cette danse tourbillonnante dans le vide. — Les enfants sont justement la raison d’être de cette mission, lança Venus avec véhémence. Ce ne sont pas des biens de consommation que tu peux t’offrir, comme tu dis. Et après, Wilson ? Tu vas commencer à rafler les écoliers pour les donner en pâture à tes hommes de main ? Je n’arrive pas à croire que le garçon avec qui j’ai grandi soit devenu ça. Wilson se contenta d’éclater de rire. L’un de ses acolytes lâcha un pet, qui fit un bruit liquide. — Wilson, je te préviens, tu vas au-devant de gros ennuis, dit Holle. On n’est pas dans un village féodal. En fin de compte, tu as besoin du consentement général pour gouverner. Et là, tu vas trop loin. Wilson jeta un coup d’œil à Jeb et à Dan, qui lui renvoyèrent un sourire. — J’en tiendrai compte. Et à part ça, mesdames, que puis-je faire pour vous ? 80 Août 2059 Une grande excitation salua l’arrivée du sous-marin de la Deuxième Arche, ce matin-là. Kelly regarda ses compagnons voyageurs de l’espace se masser au bord du radeau, en attendant que le sous-marin fasse surface. Par rapport à l’équipage du radeau, sain, robuste, à la peau brunie, tannée, et aux muscles fermes de nageurs, les occupants de Seba semblaient spectraux, des fantômes aux membres trop longs, à la tête trop grosse. Leur excitation ennuya un peu Kelly. Ils avaient passé presque toute leur vie dans un environnement hautement technologique, et leur attention se laissait trop facilement distraire du radeau déglingué, fait avec des détritus, sur lequel ils allaient pourtant être obligés de vivre jusqu’à la fin de leurs jours. Cela dit, c’était Kelly elle-même qui avait interrogé Thandie Jones au sujet de la Deuxième Arche lors de leur première vraie conversation. Il se mit à pleuvoir tout doucement alors qu’ils attendaient. Les gouttes sifflaient sur l’océan. Le ciel conservait les lambeaux d’une aube rouge, et l’air charriait une faible odeur de soufre. Thandie renifla : — Temps volcanique. La pluie précipite des particules de cendre… Il y eut des acclamations sporadiques quand le sous-marin fit surface. Des gamins nus, à la peau bronzée, nagèrent dans sa direction. Kelly distingua une coque profilée, en forme de navire, une tourelle avec un périscope, des mâts d’antennes, et une fière bannière étoilée peinte sur le côté. Le sous-marin se rapprocha suffisamment du radeau pour que ses occupants lancent des échelles sur le submersible, afin de permettre le passage de l’un à l’autre à pied sec. Les gamins des radeaux couraient dans tous les sens sur les échelles, sans crainte, jouaient dans l’eau qui cascadait de la coque du sous-marin. Deux membres de l’équipage du sous-marin firent leur apparition, un homme et une femme. Ils étaient jeunes, une vingtaine d’années peut-être. Ils portaient des combinaisons bleues plutôt propres, des bottes, et ils avaient les cheveux coupés très court, comme dans l’armée. Costauds, mais pâles, ils ressemblaient plus aux habitants de Seba qu’à ceux des radeaux, se dit Kelly. Ils empruntèrent les échelles avec une relative aisance. Les petits gamins se jetèrent sur eux et se mirent à leur tirailler les mains, les bas de pantalon. Thandie Jones s’approcha d’eux avec raideur, Kelly sur ses talons. Le jeune homme était à peu près de la taille de Kelly, il avait les cheveux blonds, les yeux bleu pâle. Des écussons étaient cousus sur sa combinaison, un drapeau américain et un badge de mission, comme les écussons d’astronaute que Gordo Alonzo montrait aux Candidats. Celui-ci était formé d’un triangle debout sur la pointe contenant une part de tarte de la Terre vue en coupe, avec une bande d’océan bouillonnant et l’inscription DEUXIÈME ARCHE en caractères gras sur un ciel schématique. Kelly ne pouvait en détacher son regard. Cet écusson était le premier indice matériel qu’elle voyait de l’existence de la Deuxième Arche, et la preuve que son père lui avait caché son existence en lui mentant soit par omission, soit ouvertement. — Mademoiselle Kenzie, commença le jeune homme. Elle le regarda, bouche bée, et répondit, déconcertée : — Appelez-moi Kelly. — Bienvenue à la maison. Je n’arrive pas à imaginer tout ce que vous avez fait, tout ce que vous avez vu. Kelly lui trouvait un accent étrange, guindé, pas tout à fait américain. Il semblait avoir du mal à la regarder en face. — J’aimerais bien voir votre vaisseau. — Certainement pas, renifla Mike. Croyez-moi, après dix-huit ans, ce sont des chiottes volantes. Mieux vaudrait le brûler. Puis il lui tendit la main et dit : — Mike Wetherbee. — Je sais qui vous êtes, docteur Wetherbee. Nous avons lu le journal de bord que vous avez téléchargé vers l’Arche. Vous êtes tous des héros, pour nous. C’est un honneur. Il serra la main de Mike, puis de Masayo, et se pencha pour regarder Eddie, qui lui rendit son sourire. — Et toi aussi, je te connais. — C’est le groupe qui voudrait voir l’Arche, annonça Thandie. Kelly, Mike, Masayo, le petit Eddie, et moi. Vous aurez assez de place pour nous, dans votre baignoire ? — Ce n’est pas le Trieste, mais nous faisons de notre mieux. Il se tourna vers Kelly, lui jeta un coup d’œil et détourna le regard. — Vous venez de si loin, vous avez parcouru plus de quarante années-lumière. Et là, la Deuxième Arche n’est plus qu’à douze kilomètres d’ici… Douze kilomètres de profondeur. Vous êtes prêts ? — Aidez-moi à franchir cette échelle et je suis à vous, dit Kelly. C’est très généreux de votre part. Je ne connais même pas votre nom. Il la regarda avec une étrange intensité. — Vous ne me reconnaissez pas. — Je suis désolée… Il rougit. — Je suis votre fils. Dexter. Votre premier fils. C’était complètement inattendu. Kelly eut l’impression d’avoir reçu un coup de poing. Eddie poussa un petit cri, et elle se rendit compte qu’elle lui serrait la main trop fort. Elle le lâcha aussitôt. — Ma collègue s’appelle Lisa Burdock. Dexter paraissait vouloir en dire davantage. Mais il tourna les talons et s’éloigna, sur l’échelle, vers le sous-marin. Mike Wetherbee avait un grand sourire. — Le fils que tu as abandonné pour partir dans les étoiles. Eh ben dis donc… — Ferme ta putain de gueule, toubib. Accablée par la gravité, désarçonnée, Kelly se rendit compte qu’elle était sur le point de s’effondrer sur place. Eh bien ça n’arriverait pas. Elle tapota Eddie sur la tête, lui reprit la main et s’avança. — Quelqu’un m’aide à franchir cette échelle ? La pluie se mit à tomber plus fort, se transforma en averse. Pour entrer dans le sous-marin, Kelly dut se faufiler par le kiosque dans un puits étroit avec des poignées fixées à la paroi, qui descendait à une profondeur inattendue. Ça sentait le métal, l’électricité, l’essence et l’urine. Elle se retrouva dans un compartiment sphérique de quelques mètres de diamètre, avec un simple poste de pilotage devant une rangée d’écrans. De l’autre côté des épaisses vitres encastrées dans la coque, on voyait une eau bleue, boueuse. Des caillebotis métalliques avaient été disposés au niveau du sol, formant un plancher plat. Le volume au-dessous servait d’espace d’entreposage pour le matériel et les réservoirs d’air. Lisa Burdock installa des couchettes pliantes. Kelly s’assit sur l’une d’elles avec soulagement, dissimulant la faiblesse de ses jambes, de son dos, de son cou. Dexter commença à leur distribuer des couvertures et de gros manteaux molletonnés. Il faisait pourtant très chaud dans la sphère exiguë. Il fallut porter Eddie pour le faire descendre, le passer de main en main, parce que l’espace entre les poignées était trop grand pour lui. Mais une fois en bas, dans la chambre sphérique, il parut s’illuminer. Dès qu’ils furent tous allongés sur les couchettes, Dexter referma l’écoutille avec un claquement. L’eau emplit les ballasts en gargouillant, et ils plongèrent aussitôt. Kelly ressentit au creux de l’estomac une impression de chute vertigineuse. La conception du sous-marin était bien inspirée de celle du Trieste, un engin de plongée profonde classique qui avait atteint les profondeurs extrêmes de l’océan il y avait près d’un siècle. Au tout début du déluge, Thandie Jones avait effectué de nombreuses plongées exploratoires dans un Trieste reconstruit, dont Nathan Lammockson avait exhumé les composants de divers musées. Et maintenant, ce nouveau submersible faisait partie d’une flotte de navettes capables de plonger vers le fond de l’océan. — Il a été construit à Jackson, dans le Wyoming, dit Dexter. Très loin de l’océan, à ce moment-là. Mais il a pris la mer en 2043, quand le déluge l’a rattrapé. Il tapa du poing sur la paroi métallique. — C’est notre coque épaisse. Le reste du volume est surtout occupé par les ballasts, qui sont pleins d’essence, à peu près incompressible même aux profondeurs extrêmes. Des réservoirs d’air conventionnels seraient tout de suite écrasés, mais nous en avons aussi pour la navigation à faible profondeur. Nous avons des trémies pleines de roches que nous pouvons larguer si nous voulons remonter rapidement, mais dans ces cas-là, généralement, nous abandonnons la mission et nous réintégrons l’Arche. Nous avons plus de chances d’y trouver de l’aide qu’en surface. — Vous avez du café dans cette baignoire ? demanda Thandie. Masayo avait vaguement sanglé Eddie sur une couchette, mais le gamin se détacha rapidement et commença à ramper par terre et à passer les doigts dans les trous du caillebotis. Dexter le regardait avec curiosité. — Il est rare que nous embarquions des gamins aussi petits dans ces navettes, comme vous l’imaginez sûrement. On dirait qu’il se sent comme chez lui. — Il est né dans une boîte, répondit Mike Wetherbee. C’est à ça qu’il est habitué. À la sécurité des espaces clos. Et à l’odeur de renfermé, particulière, réconfortante, de l’air recyclé, ajouta-t-il en inspirant profondément. Après cela, ils ne trouvèrent plus grand-chose à se dire. Dexter leur fit passer des cafés. Quelques minutes plus tard, derrière les hublots, l’océan s’obscurcit. Thandie avait dit à Kelly que la lumière de la surface ne pénétrait qu’à une centaine de mètres de profondeur. Kelly entendait la coque claquer et grincer, comme si elle s’ajustait à la pression croissante de l’eau. C’était bizarre : elle avait passé deux décennies dans des coques conçues pour retenir l’air, l’empêcher de fuir dans le vide, et voilà que la situation était inversée ; elle se retrouvait dans une autre coque entourée d’eau qui se refermait sur elle comme un poing. Elle regarda ses compagnons. Thandie était allongée sur sa couchette, les yeux fermés, une couverture remontée jusqu’au menton. Mike Wetherbee semblait s’intéresser à l’ingénierie. Masayo surveillait Eddie, qui était assis par terre et jouait joyeusement avec le caillebotis. Lisa Burdock était assise face aux passagers, et ne disait rien. Kelly se rendit compte, en fait, que la fille n’avait pas dit un seul mot. C’était à l’évidence une créature de la Deuxième Arche. Elle avait peut-être été élevée toute sa vie dans un seul but, ce qui expliquait qu’elle ait du mal à s’intéresser à autre chose – même pas à des voyageurs de retour des étoiles. Kelly se demandait si la Candidate qu’elle avait été ne s’était pas montrée tout aussi monomaniaque. Dexter restait concentré sur ses commandes. C’était son boulot, mais Kelly était quasiment persuadée que le fait de s’absorber dans sa tâche lui fournissait un bon prétexte pour ne pas engager la conversation avec elle, ni même avec Masayo, et Eddie, son demi-frère. Elle se sentait à la fois coupable et soulagée. Il lui faudrait certainement pas mal de temps pour digérer cette situation. Elle avait toujours dit qu’une des raisons pour lesquelles elle voulait revenir sur Terre était l’enfant qu’elle avait laissé derrière elle, mais, dans son cœur, elle s’était dit qu’elle ne le reverrait jamais. Il ne lui était pas venu à l’esprit que si son père avait construit la Deuxième Arche pour lui tenir lieu de refuge, il était fort probable qu’il y emmène son petit-fils. Elle se rendait compte à présent qu’elle n’avait même pas imaginé que Dexter grandirait. Dans sa tête, il avait toujours été le petit garçon de deux ans qu’elle avait embrassé un certain matin pour lui dire au revoir avant de courir prendre le bus pour Gunnison, le laissant découvrir à son réveil qu’elle était partie. C’était comme si Dexter était mort plutôt qu’elle l’ait abandonné. Et voilà qu’elle était enfermée avec lui, condamnée aux confrontations et réconciliations qui l’attendaient. Au fur et à mesure de la plongée, la température de l’air descendait régulièrement. Dexter essuyait la condensation sur les consoles avec sa manche. Les adultes se blottirent dans les gros manteaux que Lisa et Dexter leur avaient distribués. Eddie prétendit qu’il n’en avait pas besoin, mais Masayo enroula une couverture autour de ses frêles épaules. Un peu plus tard, le gamin parut se calmer. Masayo le prit sur ses genoux, l’emmitoufla dans son propre manteau, et il s’assoupit. Dans le froid humide, harassant, et le calme bourdonnant, réconfortant, du sous-marin, malgré les kilomètres d’océan qui s’entassaient sur sa tête, Kelly se sentait étrangement en sécurité. Ça lui rappelait l’Arche. Elle s’endormit, peut-être. Elle fut réveillée en sursaut par un ronflement de moteurs et une secousse. Lisa indiqua un des petits hublots, derrière lequel des lumières bougeaient dans le noir. Kelly quitta sa couchette, se sentant glacée, raide, et se pencha pour regarder à travers les épaisseurs de verre. Elle vit des sphères disposées sur le fond de l’océan, arrimées par des câbles et illuminées par des projecteurs, comme une installation industrielle. Les sphères étaient en contact les unes avec les autres, et embrassaient l’interface circulaire qui les reliait. Leurs coques arboraient le drapeau américain, l’inscription ÉTATS-UNIS et le logo triangulaire de l’Arche. Un autre sous-marin identique au leur planait au-dessus, amarré par des câbles. Ils flottaient au-dessus de ce qui ressemblait à une route, et d’une vague masse qui avait pu être, jadis, une espèce de véhicule. Mais le limon recouvrait tout comme une neige boueuse, et d’étranges poissons et crabes se frayaient un chemin sur le revêtement fracturé, rose pâle et blanc, que révélaient les phares du sous-marin, et où se voyait une barrière grillagée dressée à perte de vue, entre ce qui ressemblait à des miradors. Dexter appuya sur une touche. Un visage humain, large, bosselé, apparut sur un écran, et une voix rauque se fit entendre : — Navette 3, permission d’abordage accordée. Et vous, les passagers, vous êtes maintenant à douze mille quatre cents mètres de profondeur, plus loin sous les vagues qu’à n’importe quel endroit de l’océan d’avant le déluge. Bienvenue à la Deuxième Arche. Kelly le regarda, pétrifiée. — Papa ? Le regard d’Edward Kenzie se durcit. — C’est toi, Kelly ? Je savais que tu merderais. On se verra quand tu passeras la régularisation. Ici l’Arche, je coupe. L’écran vacilla et devint tout bleu. 81 La « régularisation » se révéla être un processus interminable. Tous ceux qui avaient été « en haut », y compris l’équipage de la navette, durent se soumettre à une égalisation de pression, ce qui consistait à rester quelques heures assis dans un sas pendant que des médecins leur faisaient des prises de sang, effectuaient des prélèvements de tissus à l’intérieur de leurs narines et les soumettaient à une batterie d’examens médicaux de routine. Dexter disait que c’était pour éviter de faire entrer dans l’Arche des microbes étrangers. Le sas proprement dit ressemblait plus ou moins à celui de la Première Arche avec ses surfaces de métal éraflées, ses poignées de porte polies par des années d’utilisation, le verre un peu rayé de ses imposantes portes. Comme la Première Arche, c’était aussi une vieille machine. De l’autre côté du sas s’étendait une succession de corridors aux parois métalliques. C’est là que Mel Belbruno les attendait. Il était au garde-à-vous lorsque l’écoutille s’ouvrit. Mais quand il vit Kelly, il rompit la position et courut la serrer dans ses bras. — Mon Dieu ! Je n’aurais jamais pensé te revoir un jour. — Eh bien, ce n’était pas prévu. Elle le tint à bout de bras. Il s’était empâté en vieillissant, et son crâne s’était dégarni. Mais au-dessus de son cou épaissi, c’était toujours le même visage familier, légèrement anxieux. Il portait une combinaison, comme les autres, mais élégante. Le pli de son pantalon donnait l’impression d’avoir été repassé. — Tu as l’air en forme, Mel. On dirait que tu as toujours été fait pour porter l’uniforme. — On a tous lu ton journal de bord. Quelle incroyable aventure. Je t’ai toujours enviée. Les choses que tu as vues, les endroits où tu es allée… — On te racontera, pour Holle. On prendra le temps. — J’apprécierais. — Elle s’en est bien sortie, Mel. Très bien. Et elle n’a trouvé personne d’autre. Ou, du moins, pas jusqu’à la Séparation. Il n’y a jamais eu que toi. Il hocha la tête, les lèvres pincées. — Mel, mon père… — Il est en train de dormir. Il a quatre-vingt-quatorze ans. — Je sais quel âge a mon père, coupa-t-elle. Il tiqua. — Désolé. Écoute, il a envie de te voir, mais il a besoin de beaucoup se reposer. Je vais m’occuper de toi pendant un moment. Tu veux te reposer, dormir, manger un morceau ? — Rien que de me tenir debout là, je suis épuisée. Si tu veux bien que je m’appuie sur toi, tu pourrais nous faire visiter ? — Bien sûr. Il parcourut du regard le groupe, y compris Eddie, qui tenait la main de son père. — Alors, voici Eddie ? On a une salle de jeu, pour les enfants. — Vous avez des enfants, ici ? — On est là pour un bout de temps. Usa, tu pourrais peut-être emmener Eddie… — Non, fit Kelly. Désolée, Mel, mais j’ai une meilleure idée. Dexter, si tu l’emmenais ? Dexter se dressa devant elle. — Et pourquoi de vrais-je faire ça ? — Parce que c’est ton demi-frère. — Grand-père m’avait prévenu, fit-il, le regard atone. Tu es une manipulatrice. Il baissa les yeux sur Eddie, qui, pour des raisons personnelles, insondables, lui sourit. — Enfin, j’imagine qu’il n’y est pour rien. Allez, gamin, viens. On va veiller à ce que les autres gamins ne jouent pas trop brutalement. Quelque chose me dit que tu es nettement plus fragile qu’eux… — Je vous accompagne, dit Masayo. Eddie prit la main de Dexter. — Je m’appelle Eddie. Et toi, comment tu t’appelles ? — Dexter. Je m’appelle Dexter. Ils s’éloignèrent, suivis par Masayo. — Ah, les familles, ricana Mike Wetherbee. — Tu es prête ? demanda Mel. Il laissa Kelly le prendre par le bras et ils s’engagèrent dans le couloir. Mike, Thandie et Lisa leur emboîtèrent le pas. Mel marchait tout doucement, comme s’ils étaient des visiteurs de marque, très vieux et très fragiles. Ils gravirent un escalier métallique et suivirent un couloir qui longeait le pourtour de l’une des grandes sphères que comprenait l’habitat – des sphères, leur apprit Mel, que leurs habitants appelaient des « réservoirs ». La lumière projetée par des tubes fluorescents était vive, crue. Les portes qui donnaient sur le corridor portaient des indications de locaux techniques : « conditionnement d’air », « filtration de l’eau », « traitement de la biomasse », « isolement médical », « énergie géothermique ». C’était bien sûr dans ce réservoir qu’étaient installées les fonctions techniques cruciales. Ils traversèrent une chambre de décompression blindée qui, leur signala Mel, servait également de refuge en cas d’urgence – c’est-à-dire de rupture de pression. — Ce que nous appelons des abris anticycloniques, ce qui n’est absolument pas le cas, mais c’est un des termes utilisés dans le cadre du programme spatial que Gordo nous a légués. Les autres réservoirs sont plus ouverts que celui-ci. Il y a de vastes espaces communs, une salle à manger, un amphithéâtre. Et des ateliers, une grande installation hydroponique – même si nous vivons surtout des produits de la mer –, et d’importantes installations de recherche, des labos de biologie, surtout. Notre énergie est d’origine géothermique, l’énergie de la Terre elle-même. — Vous êtes combien ? demanda Mike. — Une centaine à peu près, dont une trentaine de jeunes de moins de dix-huit ans. Nous formons une communauté de la même taille que la Première Arche, avec le même volume habitable par personne que celui dont vous disposiez. Sauf qu’en apesanteur, j’imagine que vous pouviez mieux profiter de l’espace. Nous sommes une colonie humaine habitant les abysses. La paroi extérieure, légèrement concave, était percée de fenêtres épaisses encastrées dans des cadres étanches. Kelly supposa qu’elles devaient être renforcées contre les ruptures. Ils s’arrêtèrent devant un des hublots et regardèrent au-dehors. L’éclairage extérieur ne portait pas très loin dans l’obscurité. Kelly vit des lampes à arc éblouissantes, les parois d’autres réservoirs. Quelques-unes des créatures qui ressemblaient à des crabes couraient dans le limon, et un poisson passa, osseux, angulaire. Kelly dut se rappeler qu’elle était à douze kilomètres de profondeur, celle des fosses océaniques avant le début du déluge. Quelque chose d’autre bougeait dans la gadoue : un robot, pareil à une table basse, avec des pattes articulées, un boîtier de prise de vues et un bras manipulateur. Il ressemblait à une version en miniature d’un de ceux de la Première Arche. Il rampa hors de vue comme s’il avait quelque chose d’urgent à faire. — L’eau continue à monter, dit-elle. Ces coques ont forcément une résistance limitée à la pression. — Même à cette profondeur, répondit Thandie, elles supportent déjà une tonne au centimètre carré. Mais elles ont été conçues avec une marge importante. Elles devraient résister à une profondeur de cent kilomètres, le maximum théoriquement possible. En réalité, il semblerait que le déluge doive se stabiliser à dix-huit mille mètres au-dessus de l’ancien niveau, bien en deçà de la limite supérieure. Et comme, au départ, cette zone était à deux mille mètres d’altitude, ça ne devrait pas poser de problème. — Pourquoi la limite maximale est-elle de cent kilomètres ? demanda Mike. — Au-dessus de cette limite, la pression est telle que l’eau se solidifie, formant une espèce de glace. Aucun monde avec une gravité similaire à celle de la Terre ne pourrait avoir un océan plus profond que ça, bien que la profondeur précise à laquelle l’eau gèle dépende de la température de surface et du brassage thermique… — Quand nous sommes descendus ici, reprit Mel, on n’était pas certains que le niveau des eaux se stabiliserait à dix-huit kilomètres. Nous nous demandions si nous ne finirions pas ensevelis dans des glaces exotiques. Kelly scruta l’obscurité du regard. — Cet endroit était à deux mille mètres d’altitude avant le déluge… Où sommes-nous ? — Dans le Wyoming, répondit Mel. — Dans le parc de Yellowstone, pour être précis, poursuivit Thandie. Tu étais venue ici, avant, Kelly ? Les geysers, les flaques de boue et les soufrières, les parkings, les pins et les touristes massés autour du geyser d’Old Faithful. Quand tu es née, il n’y avait plus de touristes dans le monde, mais tu aurais pu venir ici dans le cadre de ton entraînement. Non ? Mel, qui était debout à côté de Kelly, regarda au-dehors. — Edward Kenzie et Gordo Alonzo m’ont amené ici en 2044, quand nous avons dû abandonner Alma. Je ne connaissais même pas l’existence de cet endroit, alors qu’Ed y avait consacré tant d’années de sa vie. — Moi non plus, dit Kelly, un peu amère. — La Deuxième Arche avait aussi été prévue pour servir de refuge en dernier recours au président des États-Unis et à son administration. Le président Peery n’y est jamais arrivé. Je crois qu’il y a longtemps qu’on n’a plus de communications officielles avec quelque gouvernement que ce soit. Je ne sais même plus qui est le président, aujourd’hui. Il semblerait que nous soyons plus ou moins livrés à nous-mêmes. Thandie reprit : — Je sais qu’un consortium de LaRei en a commencé la construction dans les années 2020, en même temps qu’il se mettait à travailler sérieusement à la Première Arche, bien avant que les eaux du déluge ne montent jusqu’ici. Ils utilisaient les terrains du vieil Observatoire du volcan de Yellowstone. Ils ont construit ces réservoirs en plein air, et ils ont attendu que les eaux les engloutissent. Les navettes sous-marines ont été construites à Jackson, et ils les ont aussi laissé emporter par le courant. — Le déluge est arrivé en 2043, poursuivit Mel. À ce moment-là, les « P-D » avaient trouvé cet endroit et commencé à l’assiéger. Ça n’a même pas cessé quand l’eau est montée ; les « P-D » se sont contentés de construire des radeaux et de continuer. Quand je suis venu ici, en 2044, lors de l’évacuation d’Alma, les grands dômes venaient à peine d’être recouverts par l’eau. Des hélicoptères nous y ont hélitreuillés par des trappes dans les toits. Les premières semaines ont été terrifiantes, Kelly. Même quand l’eau a commencé à monter au-dessus de nous, les « P-D » pouvaient toujours plonger pour nous attaquer. Ils utilisaient des mines magnétiques et ils ont réussi à détruire l’un des dômes. C’est lors de cet incident que Gordo Alonzo s’est fait tuer. Mais, à ce moment-là, l’eau montait de trois cents mètres par an. Un mètre par jour. On a regardé ces « P-D » se faire emporter par la mer, monter et disparaître hors de notre vue, jusqu’à ce qu’ils soient trop haut au-dessus de nous pour nous emmerder. Et puis il s’est mis à faire de plus en plus noir, jusqu’à ce qu’au bout de trois mois le soleil disparaisse complètement ; c’était une époque incroyable. Kelly s’efforçait de rester impassible. — Et Don Meisel ? Il la regarda, surpris. — Il est resté à Alma jusqu’à la fin. Il protégeait le Contrôle de mission. C’est là que je l’ai vu pour la dernière fois. Je m’en suis sorti, pas lui. Tu ne savais pas ? — Personne ne me l’a dit. Mike Wetherbee l’observait, attendant qu’elle craque. Elle s’obligea à sourire. — Et pourquoi Yellowstone ? Qu’y a-t-il ici ? — La moitié des systèmes géothermiques du monde se trouvent dans ce parc, répondit Thandie. Les deux tiers des geysers, en réalité. Je pense que ton père et ses conseillers rêvaient de survivre ici, dans les profondeurs, grâce à la géothermie et aux évents des fumeurs noirs. Ensuite, j’ai commencé, avec d’autres, à militer en faveur d’une importante installation de monitoring sismique. — Qu’est-ce que c’est, les fumeurs noirs ? demanda Mike en fronçant les sourcils. — Des geysers sous-marins, répondit Thandie. De l’eau chaude qui s’échappe des profondeurs et finit par construire des cheminées, des espèces de monticules de suie. On en trouve dans les fosses océaniques, à proximité des dorsales. Et ils attirent la vie, les bactéries extrémophiles – des organismes qui aiment la chaleur, la salinité et les pressions extrêmes – dont se nourrissent les crabes, les poissons et les vers. Toute une chaîne alimentaire entretenue par la chaleur interne de la Terre, et absolument indépendante de la lumière solaire, qui manque un peu ici, comme tu l’as sûrement remarqué. L’idée d’Ed Kenzie, c’était que des gens pourraient peut-être vivre ici. Après tout, on a accès aux fonds marins et aux ressources qui s’y trouvent, qui auraient été inaccessibles depuis un radeau, à la surface de l’océan. On pouvait extraire des métaux, du pétrole, des choses comme ça. — Et la sismologie ? demanda Kelly. Yellowstone était une région géologiquement active parce qu’elle se trouvait directement sur une chambre magmatique, un point chaud, une fontaine de roche en fusion qui remontait du plus profond de la Terre. — En réalité, il y a un supervolcan, ici, dit Thandie. Il a fait éruption plusieurs fois dans le passé – la dernière fois, c’était il y a plus de six cent mille ans. Certains d’entre nous ont une théorie selon laquelle le poids de l’eau sur la terre pourrait déclencher une nouvelle éruption, qui est en retard, pour ne rien vous cacher. C’est pour ça que nous voulions une station, ici. Même avant que les eaux n’arrivent, il y avait des preuves d’activité, par exemple, l’Old Faithful s’est éteint en 2039. « Ils ont aussi fait appel à la tomographie sismique pour étudier les flux de roche en fusion dans les profondeurs du manteau. On travaille toujours sur l’hypothèse selon laquelle toute cette eau souterraine a ressurgi, juste maintenant. Il se peut que ça ait un rapport avec l’activité humaine, mais pas forcément. C’est peut-être à cause de la configuration des continents. Ils glissent, tu comprends, comme des radeaux de granit qui dérivent sur le manteau, et toutes les quelques centaines de millions d’années, ils se rassemblent et forment des supercontinents géants. C’est ce qu’on appelle les cycles chélogéniques. Les supercontinents sont comme d’immenses couvercles qui bloquent le flux de chaleur de la Terre, de la même façon que Yellowstone piège la chaleur de la chambre magmatique. La chaleur finit par provoquer la fracture du supercontinent, et les fragments dérivent en tournoyant sur eux-mêmes. Le dernier supercontinent, la Pangée, s’est dissocié il y a deux cent cinquante millions d’années, et le prochain événement de formation devrait se produire d’ici à deux cent cinquante millions d’années. Nous sommes donc au point médian, et peut-être que les courants du manteau s’ajustent d’une façon ou d’une autre à ce moment unique. Il se peut que ça n’ait absolument aucun rapport avec nous. Kelly vit que Thandie était ailleurs. Elle parlait toute seule, perdue dans un brouillard de spéculation, à jamais indémontrable. Mel regardait par la vitre. — C’était incroyable, de regarder les formes de vie aller et venir. Je veux dire, dans le parc, avant, il y avait des grizzlis, des loups, des troupeaux de bisons, des élans, et de vastes forêts. En voyant l’eau se refermer sur nous, nous savions qu’ils se noyaient tous. Que dit la Genèse, à propos du déluge de Noé ? « Tous ceux qui respiraient l’air par une haleine de vie, tous ceux qui vivaient sur la terre ferme moururent. » Et puis nous avons été recolonisés par toutes les étranges créatures qui vivent grâce aux éléments chimiques des fumeurs. Des crabes, des crevettes et des vers géants, des concombres de mer, des xénophyophores – des organismes unicellulaires de la taille de la main. Des choses incroyables. — Mais même chez les créatures des abysses il y a eu un phénomène d’extinction, reprit Thandie. Les fosses marines étaient si profondément séparées, physiquement, les unes des autres, que chacune avait son propre biome. Quand le déluge est arrivé, les espèces se sont mélangées, elles sont entrées en compétition, et certaines ont disparu. — Il y a là des créatures qui forent le bois, dit Mel. Des palourdes, des vers, des crustacés. Elles vivaient de la chute du bois des continents dans les fonds marins. Et maintenant elles ont toute une forêt submergée à dévorer. Cet endroit est un vrai paradis pour ces bestioles-là. Kelly surprit le regard de Mike. Enterrés dans leurs réservoirs d’acier, au fond de l’océan, Mel et les siens étaient devenus complètement introvertis, tournés vers eux-mêmes. Ils paraissaient bizarres, même à des voyageurs des étoiles qui avaient passé dix-huit ans dans un baril de pétrole reconverti. Kelly effleura le bras de Mel. — Je pourrais peut-être voir mon père, maintenant ? Il parut revenir à lui, comme s’il sortait d’un rêve. — Désolé. Oui. Je vais t’emmener voir s’il est réveillé. Ils continuèrent à longer la paroi incurvée du réservoir sphérique, passant devant une succession de hublots qui révélaient les ténèbres infinies de l’océan. 82 Edward Kenzie rencontra sa fille dans un abri anticyclonique, une pièce blindée située au cœur de l’un des habitacles. À en juger par les murs lambrissés de bois et la grande table de pin triangulaire qui en occupait le centre, l’abri servait de salle de réunion. Il y avait même une épaisse moquette où était imprimée la part de tarte de Terre qui était le symbole de la Deuxième Arche. La lourde masse d’Edward Kenzie était coincée dans un fauteuil roulant, et sa tête complètement chauve était couverte de taches brunes. Il était sanglé dans un costume trois pièces et un nœud de cravate lui serrait étroitement le cou. Il permit à Kelly de lui embrasser la joue, et regarda son deuxième petit-fils, Eddie, avec une indifférence marquée, rigoureusement dépourvue de joie. Sa masse imposante, dans ce fauteuil, effraya Eddie. Il se mit à pleurer et se cramponna à son père, Masayo, qu’Edward ignora parce que c’était l’un des passagers clandestins de la Première Arche. Voilà pour les affaires de famille. Après ça, tout le monde fut prié de sortir, sauf Kelly, Edward et Dexter. Ils prirent place, chacun au milieu d’un des trois côtés de la table. Il y eut un long silence, puis : — J’ai l’impression de passer en jugement, dit Kelly. — Ha ! lança Edward. C’est tout toi, ça. Parler la première et prendre le contrôle, hein ? Eh bien, ce n’est pas un jugement. Je vais te dire qui on devrait juger : ton espèce de petit ami et les autres clandestins qui ont volé aux Candidats la place qui leur revenait de plein droit à bord de la Première Arche. — Masayo n’a jamais voulu ça. De toute façon, ce qui est fait est fait, et même toi, papa, quelque amertume que tu puisses éprouver, tu ne peux rien y changer. — De l’amertume ? Parce que tu crois que c’est de ça qu’il s’agit ? — Par où veux-tu commencer ? Par la façon dont je t’ai trahi, Dexter, en quittant la Terre ? Ou par la façon dont je t’ai trahi toi, papa, en revenant ? fit-elle en les foudroyant du regard. Dexter était rouge de colère, une colère assez bizarre. Kelly comprit qu’il avait dû fantasmer cette entrevue au cours de laquelle il pourrait enfin s’expliquer avec la mère qui l’avait abandonné. Et maintenant qu’elle était là, il n’arrivait pas à trouver les mots. — Il a perdu son père aussi, tu sais, dit Edward. Don Meisel est mort à Alma, après… — Je sais ! Je sais ! — Ce gosse a eu de la chance que je sois là pour le sauver, tu ne crois pas ? — Oh, je t’en prie, espèce de vieil escroc, épargne-moi tes sermons ! Tu sais que si je ne m’étais pas portée volontaire pour faire partie de ceux qui seraient tirés au sort, tu m’aurais ordonné de le faire. Tout ce qui comptait pour toi, c’était la mission. Il n’y a jamais rien eu d’autre. J’étais la meilleure Candidate qu’ils avaient. Je suis arrivée première à tous les tests d’évaluation, pendant des années. En vol, j’ai été une commandante compétente. J’ai même eu des liaisons, j’étais prête à avoir d’autres enfants et à remplir mon devoir envers le réservoir génétique. — Ouais, tu as toujours eu ton fan-club, superstar. Eh bien, ton heure de gloire, pour autant que tu en aies eu une, appartient désormais au passé. Regarde-toi, là, sans point de chute, sans rien du tout, qu’un morveux braillard dont le père est un renégat. Alors parlons un peu de la mission. Qu’est-ce qui a cloché ? — Tu as lu les livres de bord. Tu sais ce qui s’est passé. J’ai fait ce que j’avais à faire. — Foutaises ! — C’est la vérité. À mon avis, la Terre II n’était pas une option viable. Et continuer pendant trente ans dans l’espoir de trouver un autre monde n’était pas une option viable non plus. La seule solution, c’était de revenir. Edward abattit son poing osseux sur la table. — Je te le redis, tout ça n’est qu’un ramassis de foutaises ! Je te connais, ma petite. Je t’ai élevée comme on oblige une tomate de serre à pousser. Je connais tes forces et tes faiblesses. Oui, tu étais de loin la meilleure Candidate, tu l’as toujours été. Tu avais une tête bien faite, des capacités athlétiques, un don de meneuse d’hommes, du charisme. Bon Dieu ! Tu avais même un corps formidable et le visage qui allait avec. Mais tu avais un défaut, un énorme défaut : ton foutu orgueil. Tu ne pouvais pas accepter d’être destituée par Wilson Argent. Ce genre de chose ne pouvait pas arriver à Kelly Kenzie ! Alors, au lieu de mettre tes dons au service d’un autre, tu as foutu en l’air une mission de je ne sais combien de milliards de dollars, faisant merder, du même coup, le meilleur espoir de survie à long terme de l’humanité. Et ne me ressors pas ton baratin sur le bien de l’équipage, la viabilité de la mission, ou l’envie de revoir ton pauvre petit bébé perdu, ça ne marchera pas avec moi ! Il hurlait, maintenant, de sa voix stridente, le corps immobile. — Tu aurais préféré envoyer ton équipage en enfer plutôt que de suivre Wilson ou je ne sais qui vers le paradis. Et tu es retombée sur Terre, comme Satan. — C’est toi qui m’as faite telle que je suis, papa, avec ton ambition démesurée et tes mensonges. Tu ne m’avais même pas dit que cet endroit existait ! Mes défauts sont tes défauts ! — Et moi, Kelly, est-ce toi qui m’as fait ? demanda Dexter. Kelly ressentit comme un coup de poignard la honte d’avoir brièvement oublié, dans la chaleur de la confrontation avec son père, la présence de Dexter. — Bon Dieu ! souffla Edward. Regarde-nous, tous les trois, coincés dans une boîte en ferraille, au fond de cette putain de mer, à nous engueuler comme du poisson pourri. Quelle famille. La porte s’ouvrit. Masayo était planté sur le seuil, l’air de s’excuser, et tenant Eddie par la main. Thandie était à côté de lui. Masayo dit : — Je suis désolé. Sa maman lui manquait. Je pense qu’il a un petit peu peur. — Viens ici, mon chéri, fit Kelly en tendant les bras. Eddie courut vers elle, et avec l’aide de Masayo, qui le souleva légèrement, elle l’assit sur ses genoux. Edward regardait tout ça, son lourd visage de crapaud indéchiffrable, l’air épuisé par son explosion de colère. — Enfin, dit-il, tu as tout de même eu le bon sens de rentrer à la maison, vers l’endroit le plus sûr qui soit. — Sûr ? releva Kelly. — Évidemment. Le dernier refuge. C’est la raison d’être de cet endroit. La Terre a déjà connu des moments difficiles, à en croire les surdoués comme Thandie Jones. Aux premiers temps de sa formation, quand elle était criblée par des impacts de corps aussi gros que la Lune, la vie se réfugiait toujours dans les endroits les plus sûrs. Dedans, et en bas. Tu sais qu’il y a des formes de vie, ici dans les profondeurs de la croûte terrestre. Elles mangent la silice des roches et elles réussissent à exister grâce aux suintements minéraux et à la chaleur qui sont là depuis le commencement des temps. Et voilà, nous sommes là nous aussi, survivant tant bien que mal, grâce aux poissons et aux fumeurs noirs. « Mais cette Arche n’est pas un terminus. À long terme, nous suivrons la vie dans ses retraites plus profondes. Je parle de fusionner l’ADN humain avec celui des extrémophiles. D’envoyer des organismes procaryotes combinés à la substance de l’humanité dans la biosphère profonde, chaude, et peut-être même au-delà. Ce sera comme les grandes fusions endosymbiotiques du passé, au cours desquelles nous avons intégré des organelles comme les mitochondries dans la substance de nos cellules. L’essence de l’humanité se fondant dans la Terre, où un nouvel événement génétique aura lieu, dans un Éden brûlant. Au cœur de la Terre, il y a un noyau de fer de la taille de la Lune. Peut-être que nos descendants construiront des villes à la surface de ce monde intérieur… Il s’interrompit, les yeux larmoyants. Il tira un mouchoir, se tamponna les yeux, se moucha, toussa, sa grosse masse faisant trembler le fauteuil roulant. — C’est ça, la grande vision, dit-il avant de se taire pour de bon. Et il commença à ronfler. — Le sous-marin est prêt à te remmener quand tu voudras, murmura Thandie. — On devrait attendre que grand-père se réveille, dit Dexter. — Oui. Eddie commençait à s’endormir lui aussi. Il se tortillait sur les genoux de Kelly, essayant d’appuyer confortablement sa tête sur son ventre. Son poids, alourdi par l’attraction terrestre, était énorme, et précieux. — Oui, on va attendre. Kelly se demanda où pouvaient bien être Holle, Wilson et Venus en cet instant. SIXIÈME PARTIE 2068-2081 83 Mai 2068 Steel Antoniadi attendait Max Baker près des cultures hydroponiques, tout en bas de Halivah, aussi bas que la barre pouvait le mener, loin de Wilson et de ses gros bras. Il n’y avait personne. Rien ne bougeait, à part les choses vertes qui poussaient dans leurs bacs. Elle leva les yeux vers le haut de la barre, au sommet de la coque. Elle pouvait voir jusqu’au nid de Wilson, dans le dôme. Au milieu de la journée, il y avait pas mal de lumière. Les lampes à arc brillaient, baignant l’habitacle dans une lumière chaleureuse ; les gens allaient et venaient, des vieux, des enfants et des bébés qui flottaient en gazouillant. Un groupe de travail avait enlevé les racks de matériel du pont 6 et grattait les murs en suivant une spirale. C’était l’univers de Steel. Elle cherchait ses semblables, des jeunes nés à bord du vaisseau, et les endroits où ils se retrouvaient, leurs territoires marqués par des signatures graffitées sur les murs. Pour elle, ils se détachaient sur le fond sinistre de la coque comme des étoiles sur l’obscurité. Parfois, l’un de ces jeunes vous lorgnait d’en haut, braquant sur vous son regard pareil à un rayon laser. Tout, chez eux, voulait dire quelque chose, la façon dont ils se regroupaient, dont ils se tenaient, leur manière de rire. Autant de subtilités qui échappaient à ceux qui avaient quelques années de plus que Steel. Max Baker descendit vers elle en vol plané. Mince et souple, il était bon en vol et en profitait pour frimer devant elle, évitant les poignées et les cordes auxquelles se raccrocher, laissant la friction de l’air le ralentir. Il avait quinze ans et elle vingt-trois. Il fit des cabrioles et se posa en douceur sur un tabouret en T, à côté d’elle. — J’les ai, dit-il sans préambule. Elle jeta un rapide coup d’œil alentour. Wilson disait qu’il avait enlevé les caméras, mais tout le monde savait qu’il y en avait encore, et même des espions. Mais Wilson ne surveillait pas la ferme d’hydroponiques parce que très peu d’enfants de l’espace y travaillaient, et que ce qu’il aimait observer, c’étaient les enfants de l’espace, surtout les plus jeunes. Ce qui ne l’empêcha pas de chuchoter : — Les caps. Tu en as assez ? — Ouais. Magasin extérieur. Il parlait des charges explosives qui servaient à faire sauter les écoutilles en cas d’évacuation d’urgence, ou à séparer les navettes de la coque principale. — Planquées ? — Ouais. « Il » ne les verra pas, fit-il avec un regard vers le haut et le nid de Wilson, dans le dôme. — Tu es sûr de vouloir faire ça ? Il la regarda pensivement, des sentiments conflictuels se succédant sur son visage. Elle voyait bien qu’il essayait de faire le grand devant elle. Enfin, ils sortaient ensemble. Ils étaient si peu nombreux dans la coque que tout le monde avait plus ou moins fricoté avec tout le monde, à des degrés de friction qui allaient de « meilleurs potes » à « papa-maman ». Toutes les gradations de l’amitié à l’amour avaient un nom. Il y avait encore plus de noms pour les différentes sortes d’ennemis. Avec Max, elle était allée jusqu’aux papouilles, et puis ils avaient fait marche arrière. Il était trop jeune, ou elle était trop vieille. Quand elle était avec lui, ça lui rappelait quand elle était avec Wilson, mais à l’envers, parce que, avec Max, c’était elle la vieille. Ce qui ne l’empêchait pas de l’aimer bien, et d’avoir de l’estime pour lui. Elle ne voulait pas qu’il se fasse tuer, ce qui pouvait très bien arriver s’ils mettaient leur plan à exécution. Mais il haussa les épaules. — Il a Terese. Wilson. Il la baise à froid. C’est pas bien. Mais elle savait que même cette expression créée à bord du vaisseau, « baiser à froid », ne correspondait pas à ce que Wilson faisait à la jumelle de Max. Il utilisait Terese exactement comme il l’avait utilisée elle, jusqu’à ce qu’elle soit trop vieille pour satisfaire ses appétits, les os trop longs, les seins trop gros. C’était un terme que Max utilisait par commodité, un mensonge qu’il se racontait à lui-même. Telles étaient les motivations de Max. Ses motivations à elle étaient plus profondes. — Allez, on va le faire, mettre fin aux mensonges, dit-elle en le prenant par le bras. Il hocha la tête, la colère le disputant à la peur sur son visage. — Alors, quand ? — Tu verras bien. 84 Juin 2068 Un coup de feu dans la nuit. Holle se redressa d’un bond sur sa couchette, sa couverture flottant autour d’elle dans le noir. Un coup de feu. Un coup de tonnerre, bref, percutant. Caractéristique. Elle avait suffisamment entendu tirer pendant les dernières années sur Terre, mais jamais depuis les événements chaotiques qui avaient accompagné le lancement. Elle s’était toujours dit que les armes qui avaient été confisquées aux clandestins il y avait tant d’années avaient forcément été cachées quelque part. Par Wilson, probablement. Il était bien du genre à prévoir un coup pareil longtemps à l’avance, même à l’époque. Un coup de feu dans une coque pressurisée. Elle s’obligea à rester immobile, à humer l’air, à guetter le claquement de ses tympans, le moindre souffle – n’importe quel signe révélateur du percement de la coque, d’une fuite de cet air dont son équipe et elle entretenaient le recyclage toute la journée, jour après jour, l’air qui les maintenait en vie, dont chaque molécule était passée un milliard de fois dans des poumons humains. La coque intérieure était revêtue de composés autoréparables, et devait théoriquement supporter un impact de balle. Mais était-il vraisemblable qu’un unique coup de feu soit tiré aujourd’hui ? Et puis elle entendit des cris, comme une sorte de chant : — On – s’casse ! On – s’casse ! Elle ferma les yeux l’espace d’une fraction de seconde. Elle avait toujours su que ce jour viendrait. Elle avait quarante-neuf ans et, affaiblie par l’enfermement, l’apesanteur, elle se sentait – et avait probablement l’air – plus vieille que son âge. Elle n’avait pas envie de faire face à une révolte des jeunes, aussi inévitable fut-elle. Peut-être qu’elle pourrait simplement rester terrée là, se rouler en boule sous ses couvertures et écouter son Angel en pensant à son père, en attendant que Wilson et ses gros bras règlent le problème. Mais elle ne pouvait pas se cacher. Quelqu’un avait tiré avec une arme à feu dans la coque pressurisée – « sa » coque. Il fallait arrêter ça. Elle bougea, attrapa sa combinaison, ses bottes, s’habilla à toute vitesse. Elle s’enfonça son casque Snoopy sur la tête et essaya d’entrer en contact avec Wilson, avec Venus, n’importe qui. Mais il n’y avait même pas le crépitement des parasites. Steel Antoniadi tenait le pistolet. Quand Helen Gray émergea de sa cabine, les horloges affichaient 04 : 00. Les grands panneaux de lampes à arc diffusaient une lueur orangée tout juste suffisante pour permettre à l’équipage de quart de ne pas être dans le noir complet. Et Steel brandissait un pistolet. Elle était dans l’ombre, mais la lumière orangée se reflétait dans ses yeux et sur le canon métallique de l’arme. La preuve qu’un coup de feu avait déjà été tiré était un trou dans le rembourrage qui entourait la barre de pompier. C’était une vision incroyable. Helen, vingt-six ans, n’avait jamais vu une arme à feu de sa vie, en dehors des images d’archives et des simulations de HeadSpace. Et voilà que Steel, l’une de ses plus vieilles amies, cramponnée d’une main à un câble, tenait la vilaine chose noire au-dessus de sa tête. Et elle hurlait en rythme : — On – s’casse ! On – s’casse ! C’est l’heure, c’est notre heure, l’heure ou jamais ! Helen leva les yeux. Derrière la barre de pompier et son enfilade de cabines déglinguées, une paroi d’acier découpait la partie supérieure de Halivah. Wilson, ses hommes de main et leurs gitons occupaient maintenant les quatre ponts supérieurs, séparés de ceux qu’ils gouvernaient par des strates de caillebotis métalliques. Il faisait noir, là-haut, une masse d’ombre, et il n’y avait aucun mouvement, aucun signe que la clique de Wilson allait descendre rétablir l’ordre. Mais d’autres membres de l’équipage arrivaient et se massaient déjà autour de Steel – les plus jeunes, la génération des enfants de l’espace. Helen vit que le plus jeune était Max Baker, quinze ans, le frère de la dernière conquête de Wilson. Steel, quant à elle, était probablement la plus âgée, du haut de ses vingt-trois ans. Une femme, Magda Murphy, monta vers eux en vol plané, un bébé dans les bras, grognon, fatigué, un enfant de l’espace de la seconde génération. Seule Steel avait une arme à feu, mais les autres brandissaient des clés anglaises et à molette, des couteaux, des bouts de tuyaux. À en juger par leurs tatouages et la couleur de leurs cheveux, ils appartenaient à des bandes ou des gangs différents, réunis pour ce moment paroxystique. Steel éclata de rire alors qu’ils se massaient autour d’elle. Lorsqu’elle ouvrait la bouche, on voyait les trous entre ses dents, une conséquence de la rouste que Wilson lui avait flanquée quand il l’avait finalement fichue hors de son lit. Il était clair que Steel avait calculé son coup. Prévu ce moment, tramé cette rébellion de loqueteux, uni ces factions rivales, à l’insu de tous, et même de Helen, qui croyait savoir à peu près tout ce qui se passait à bord. Helen était encore engourdie de sommeil et se sentait vaseuse dans le noir. Il fallait mettre un terme à cette folie avant qu’il y ait des blessés – ou pire. Elle s’avança. — Steel ! siffla-t-elle. Mais putain, tu fais quoi ? — Je mets fin à tout ça, répondit Steel, assez fort pour que tous les autres l’entendent. Je mets fin à cette farce ! Elle était hors d’elle, déchaînée, faisait des mouvements désordonnés. Helen eut envie de lui saisir le bras, puis regarda l’arme et se ravisa. — Quelle farce ? — On gâche notre vie dans cette boîte de conserve, notre vie tout entière. Quelle que soit cette mission, quel que soit son objet, nous ne sommes que des prisonniers. Elle fit un geste en direction de la femme avec le bébé. — Maintenant on a des enfants à nous, des bébés qui sont nés dans cette cage. Est-ce qu’on veut que nos enfants soient éduqués de la même manière que nous ? Est-ce qu’on veut qu’ils soient punis parce qu’ils sont intelligents ? Il y eut un grondement approbateur, et certains membres de l’équipage levèrent leur arme. Helen comprenait sa colère. Elle faisait elle-même partie de la génération du milieu, une génération pour qui le vaisseau s’était révélé être une prison. Elle aurait près de quarante ans quand l’Arche arriverait sur la Terre III – si elle y arrivait jamais. Elle serait vieille ! Sa vie à moitié finie, sa jeunesse envolée. Mais elle comprenait aussi que maintenant qu’ils étaient en vol, ils n’avaient pas le choix, ils étaient obligés de continuer. C’était la dure, l’inhumaine vérité. Et c’est là qu’elle prit Steel par le bras. — Steel, pour l’amour du ciel, tu vas tous nous faire tuer. Nous sommes dans un vaisseau spatial à soixante-dix années-lumière de la Terre. Et il n’est pas assez grand pour une révolution ! Steel se dégagea. — Tu as gobé leurs mensonges, dit-elle froidement. Toi, et tous ces imbéciles qui se sont laissé bourrer le crâne avec les conneries de Venus Jenning. Retourne dans ta coupole, avec tes télescopes et tes leçons, tu trahis tes semblables… — Mais quels mensonges ? Tu ne peux pas parler des calembredaines de Zane ? — Des calembredaines, hein ? Tu te prends pour une savante, pas vrai ? Qu’est-ce qui est le plus vraisemblable, que nous soyons dans un vaisseau spatial projeté entre les étoiles, ou dans un réservoir de HeadSpace quelque part à Denver, Alma ou Gunnison ? Ils sont là, dehors, planqués derrière des vitres, et ils nous observent de la même façon que nous regardons pousser les plantes dans les bacs – ils observent nos vies inutiles et ils se foutent de nous. Et quand nos enfants vont commencer à grandir, les plus jolis, les plus intelligents seront récupérés par les hommes de Wilson. Emmenés dans son palais de merde. Et on devrait tolérer ça ? Vraiment ? Et voilà, se dit Helen, c’était ça le vrai problème, que Steel s’en rende compte ou non. Elle était en train de se venger de Wilson, de la façon dont il l’avait traitée. Mais quels que soient les vrais motifs de Steel, elle avait mis le doigt sur un point sensible. Et les slogans erratiques reprirent : — On – s’casse ! On – s’casse ! L’équipage était très remonté, chauffé à blanc, il hurlait, agitait ses armes improvisées, outils et bouts de tuyaux. Helen battit en retraite, les tripes nouées par la trouille. Et alors que Steel levait son pistolet pour lui ordonner de la suivre, la foule commença à faire mouvement et à monter vers la passerelle de commandement. Helen regarda autour d’elle. Elle crut voir sa mère, à l’autre extrémité de la coque, près des cultures hydroponiques, tout en bas. Elle opéra un rétablissement dans l’air et s’élança vers elle. Avec un bourdonnement audible, les grands panneaux lumineux s’éclairèrent comme en plein jour, et la coque s’emplit de lumière. Sur la « passerelle de Wilson », comme il l’appelait, Théo Morell avait tiré sur la grande poignée d’urgence, allumant les lampes à arc. Cramponné à la barre de pompier, il se laissa glisser jusqu’à terre, dégagea les couvertures et les matelas qui se trouvaient sur son chemin et essaya de regarder ce qui se passait à travers les couches de caillebotis. La « passerelle », dans le nez de la coque, était une sorte de vaste pièce coiffée par un dôme. Sur les parois étaient drapés des couvertures et des tapis, bricolés par l’équipage à partir d’uniformes usés. Wilson et ses proches avaient leurs propres cabines privées, arrimées au sol et à des attaches murales. Venus avait jadis comparé ça à la yourte de Gengis Khan. Sur un rack fixé à la barre de pompier se trouvaient les reliefs du festin de la veille, des assiettes encore collantes des restes d’un risotto aux champignons et une bouteille de vin de riz, vide. Des vêtements abandonnés n’importe comment planaient dans l’air, la porte des toilettes privées était ouverte, et il en émanait une odeur fétide. D’ordinaire, le bordel aurait dû être nettoyé par des domestiques, un détachement de l’équipage qui serait monté par les trappes ménagées dans le plancher avant que Wilson se réveille et commence sa journée. Mais – Théo regarda sa montre, il n’était qu’un peu plus de 4 heures du matin – personne ne viendrait faire le ménage cette nuit-là. Personne ne dormirait plus, d’ailleurs. Alors que le vacarme s’amplifiait, les hommes de Wilson commencèrent à émerger de leurs cabines. Ils étaient quatre en plus de Théo et de Wilson, que des hommes, tous de l’âge de Wilson à peu près, quarante-neuf ans, et que des clandestins. Ils étaient tout nus, ou ne portaient qu’un short, comme Théo. D’autres visages apparurent par les ouvertures des cabines, derrière eux, petits, effrayés, un garçon et une fille, tous les deux âgés d’environ quatorze ans. Théo n’était pas sûr de leurs noms. Jeb Holden se rapprocha de Théo. — Qu’est-ce que tu fous, troufion ? Pourquoi tu as allumé les putains de lumières ? — T’as pas entendu le coup de feu, ducon ? — Quel coup de feu ? Théo entendit un brouhaha de voix furibardes, la rengaine mi-chantée, mi-hurlée, au loin : — On – s’casse ! On – s’casse ! Pas si loin que ça, maintenant. Il tenta de voir ce qui se passait à travers le caillebotis, entrevit une espèce de meute qui grimpait à la barre de pompier, autour des cabines branlantes, vers la barrière. Steel Antoniadi en avait pris la tête. Il y avait des mômes dans le groupe. Et Max Baker était à côté de Steel. Théo savait que sa sœur jumelle était dans le lit de Wilson en ce moment même. — On – s’casse ! On – s’casse ! — C’est quoi, ce bordel ? lança Jeb. — C’est que des gamins, répondit Théo, pas très à l’aise. — Des gamins avec des putains d’armes. Steel a un flingue. Jeb s’allongea sur le sol et gueula à travers le grillage métallique, ses postillons se collant au métal : — Steel, espèce de sale pute ! Tout ça parce que Wilson t’a refilée au Porc, c’est ça ? Steel, raclure de chiottes, pose tout de suite ce flingue ! Jeb, dont la famille était originaire de l’Iowa, était lui-même né sur un radeau ; mais il avait réussi à se rapatrier sur la terre ferme quand il avait quatorze ans, et il avait intégré une milice locale pour repousser ceux qui auraient pu le suivre. Et puis la chance avait voulu qu’il se trouve au bon endroit au bon moment pour usurper une place sur l’Arche lors du lancement de Gunnison. Steel et les autres n’étaient plus qu’à quelques mètres sous le plancher, maintenant. Elle pointa son arme vers la cloison. — La partie est finie, Jeb, espèce de salaud. Ouvre le plancher, ou ça va mal finir pour toi. — Ah ouais ? Il rigola et lui cracha dessus, mais la majeure partie du glaviot resta collée au grillage. À la façon dont il se cramponnait au caillebotis, les doigts passés dans les trous, Théo vit qu’il n’en menait pas large. — Traînée ! Traînée de merde ! Il s’écarta du caillebotis et regarda autour de lui. Les autres, et notamment Dan Xavi, que les gitons appelaient « le Porc », enfilaient leur pantalon. — Où est Wilson ? — Ici, fit Wilson en sortant de sa propre cabine. Théo le regarda, stupéfait. Wilson portait déjà un sous-vêtement climatisé et il enfilait les lourdes couches supérieures d’une combinaison pressurisée. Derrière lui, Terese Baker, quinze ans, pauvre chose osseuse, était enroulée dans une couverture et regardait autour d’elle en ouvrant de grands yeux. — Et merde ! fit Wilson. Je ne rentre plus dans mon scaphandre. Je me suis fait trop de lard. Il se mit à rire. — Chef, fit Jeb, la mâchoire pendante, où tu vas ? — Vers la navette. Pour laisser passer l’orage. C’est ce qu’il y a de mieux à faire. Leur enlever leur cible, leur bouc émissaire. C’est évident, non ? Je voyais venir le coup. Pas toi, bien sûr. Ben tu m’appelleras quand tu auras repris le contrôle de la situation. Jeb serra les poings. — Et comment tu veux qu’on fasse ça, putain ? Wilson retourna dans sa cabine et revint avec un coffre en acier fermé. — Cinq sept quatre, c’est ouvert ! lança-t-il. La serrure s’ouvrit dans un cliquetis, révélant des armes de poing. — Je les garde depuis qu’on les a récupérées, après le décollage. Mais il n’y a pas beaucoup de munitions. Et il manque un flingue. Probablement fauché par cette putain de Steel. Elle était plus futée qu’elle n’en avait l’air. Il poussa la boîte vers Jeb. Les armes se déversèrent au-dehors et tournèrent sur elles-mêmes en vol plané. — Occupe-toi de ça. Évite les effusions de sang. Rappelle-toi qu’on a besoin de ces enculés pour faire marcher le vaisseau. Mais fais un exemple avec Steel. Il avait réussi à boucler son scaphandre, enfilé son casque sur sa tête, la visière ouverte. De sa main gantée, il écarta une sorte de carpette de la cloison, révélant un sas. Il tapota sur un clavier et la porte intérieure du sas s’ouvrit. De l’autre côté, Théo vit l’intérieur dépouillé d’une des deux navettes, où les lumières s’allumèrent. — On – s’casse ! On – s’casse ! Wilson s’arrêta à l’entrée du sas et regarda autour de lui. — Cette fois, je crois que ça y est. Il jeta un coup d’œil en arrière à Terese, qui le regardait les yeux écarquillés. — Oh, et puis merde… Il l’attrapa par le bras, la poussa dans le sas et dans la navette, un méli-mélo de membres nus. Puis il la suivit, la tête la première, se tortillant un peu pour réussir à franchir le sas, jusqu’à ce que ses bottes disparaissent. La porte se referma, et une lumière rouge s’alluma. — J’peux pas l’croire ! fit Jeb. Il s’est cassé ! Il aurait pu nous prendre avec lui, le fumier… — Pas possible, à moins de vouloir perdre la coque pour de bon, rétorqua Théo. Tenez… Il cueillit les armes qui tournoyaient dans l’air et les distribua à la ronde, à Jeb et aux autres. Il mit un chargeur dans son propre pistolet. — Je n’ai pas idée de ce qu’ils mijotent. Peut-être qu’ils veulent nous enfumer. — Allons flanquer une balle dans la tête de cette salope de Steel. Théo essayait de réfléchir. — Ouais. Ça pourrait calmer les autres. Mais on ne peut pas se permettre de tirer des balles à travers la coque. Si on se répartissait sur le pourtour, on pourrait se laisser tomber par les écoutilles, disons trois en même temps, et tirer sur Steel… Il y eut un rugissement, un coup de tonnerre. Théo fut aveuglé par un éclair éblouissant, et puis il y eut un nuage de fumée. Le sol s’ouvrit comme une fleur, des panneaux de métal furent projetés dans toute la passerelle. Dan Xavi reçut en pleine poitrine un panneau qui l’envoya valser en arrière. Théo entendit des hurlements, pareils à des cris d’enfant, mais étouffés. Il avait les oreilles qui tintaient. Il était abasourdi ; il dériva, incapable de bouger la tête, les jambes. Et puis ils surgirent par la barrière enfoncée, Steel, Max avec sa clé à molette, et les autres. Des mains avides empoignèrent Théo, lui arrachèrent son arme des mains et l’entraînèrent vers le bas. 85 Venus était suspendue dans l’espace, au milieu des étoiles silencieuses, dans la chaleur de son impeccable scaphandre pressurisé, ses bottes sanglées au bras articulé de l’UME, l’Unité Mobile d’Entretien. Elle procédait aux travaux de maintenance de routine sur le revêtement isolant qui, bien que vieillissant, criblé et usé, protégeait toujours la coque. Elle préférait limiter ses sorties dans l’espace au quart de nuit. Pendant la journée, quand Wilson et ses sbires étaient réveillés et actifs, mieux valait être à l’intérieur de la coque et sur ses gardes. Elle pensait parfois que le vrai rôle des officiers supérieurs comme elle était de faire tampon entre Wilson et les autres. Elle ordonna au bras de la soulever et de l’éloigner du vaisseau. En s’élevant ainsi, elle eut une bonne vue du champ d’étoiles qui dérivait lentement autour du vaisseau, et des platines des télescopes, fidèles compagnons qui planaient encore autour de la coque. Même à soixante-dix années-lumière de la Terre, vingt-sept ans après le départ de Gunnison, les constellations n’avaient pas radicalement changé. Mais quand on savait où regarder, on pouvait se rendre compte qu’on était en mouvement : le léger bleuissement des étoiles devant la coque et, évidemment, cet étrange disque de vide qui les poursuivait inlassablement, et auquel Zane donnait le nom inquiétant de « gueule d’Ouroboros ». Elle observa le vaisseau qui s’étendait au-dessous d’elle. Son regard parcourut le bras articulé sur toute sa longueur, de la semelle de ses bottes jusqu’à la lourde rotule qui le reliait à la coque. Elle étudia la vilaine masse trapue de la coque, son revêtement, ses plateformes de capteurs, ses sas, le drapeau américain de plus en plus effacé sur son flanc, les deux navettes restantes pareilles à des papillons de nuit épinglés sur le côté, et la coupole, son propre domaine, qui brillait comme un joyau près de la base. Elle aimait faire ce genre d’inspection à l’œil nu, de temps en temps, juste pour s’assurer que rien d’évident n’avait échappé aux systèmes automatiques. Ce qui pouvait arriver, surtout en cas d’avaries en série, comme la fuite d’un fluide quelconque à l’endroit précis où les capteurs de pression étaient en rideau. Plus la mission durait, plus les systèmes vieillissaient – ils avaient depuis bien longtemps dépassé le délai prévu par les concepteurs de l’Arche – et plus ce genre de situations a priori improbable risquait de se produire. Elle avait pris cette habitude au cours des séances d’entraînement avec Gordo Alonzo, qui était un astronaute aguerri. Comme il le disait toujours, ça ne faisait jamais de mal de faire le tour de la bagnole et de flanquer des coups de pied dans les pneus… Elle vit une espèce d’ondulation autour du ventre d’une des navettes – la navette A, près du nez émoussé de la coque. Elle avait déjà vu ça plusieurs fois, dans les simulations. C’était le signe que des verrous étaient en train de s’ouvrir. La lumière de la navette se reflétait dessus au fur et à mesure qu’ils se libéraient. Puis la navette frémit, et, avec une espèce de secousse, comme si elle avait du mal à se détacher d’un système d’amarrage qui n’aurait pas été désactivé depuis des dizaines d’années, elle s’arracha et s’éloigna de l’Arche. De petites fusées directionnelles crachèrent des jets de cristaux qui se dispersèrent dans le noir. Tout cela dans le silence absolu. Choquée, Venus Jenning activa, avec sa langue, l’interrupteur de son intercom. — Halivah, ici Jenning. Quelqu’un vient de faire décoller une navette. Contrôle, que se passe-t-il là-dedans ? Si c’était un exercice, elle aurait dû en entendre parler. Enfin, merde ! Elle était dehors ! Si la navette avait heurté le bras manipulateur, ç’aurait pu être un désastre. Mais quel genre d’exercice exigerait un désamarrage ? Un tel gâchis de carburant ? Ils en avaient déjà assez perdu à cause des fuites ! Pas de réponse. Elle essaya de se rappeler qui pouvait être de quart, cette nuit-là. Plus inquiétant encore, elle n’entendait même pas le crépitement habituel de l’électricité statique. Il y avait un système de secours. Elle tira sur une prise fixée à sa ceinture et la connecta au bras manipulateur. C’était un circuit de communication alternatif qui passait par la liaison de contrôle cybernétique du bras. — Halivah, ici Jenning. Un connard vient de larguer une navette. L’un de vous sait-il que je suis là, dehors ? Halivah, ici… — Venus ? — Holle ? Au nom du… — Dieu merci, tu as appelé ! Écoute, c’est vraiment le bordel, ici. Steel Antoniadi, et certains des jeunes – ils ont complètement perdu la tête. Ils s’en sont pris à Wilson. — Et merde ! Elle avait toujours su que ça arriverait ; il avait fallu que ça se produise alors qu’elle était hors de l’Arche et incapable d’intervenir. C’était bien sa chance… — Je rentre. Elle tendit la main vers le contrôle manuel du bras manipulateur. — Non. Non, Venus. Reste où tu es ! Il se pourrait qu’on ait besoin de toi. Je… Et la ligne fut coupée. Venus activa l’interrupteur de l’intercom avec sa langue, titilla le jack dans sa prise, sur le bras manipulateur. — Holle ? Holle ! Holle enleva son casque. — Et merde ! Ils ont aussi coupé la liaison par fibre. Ils savent ce qu’ils font. — Tu en as peut-être assez dit, répondit Grâce. — « On s’casse, on s’casse » ? Helen, tu es sûre que c’est ce qu’ils chantaient ? — Oui ! lança Helen. — Je pense qu’ils sortent par le nez, murmura Grâce en regardant vers le haut. Helen, Grâce et Holle se serrèrent les unes contre les autres sur le pont 14, juste au-dessus des bancs d’hydroponiques. C’était la base de la coque, aussi éloignée que possible de la passerelle. Vers le haut, Holle voyait le pont éventré, envahi par un nuage de fumée noire. Des morceaux de plancher pulvérisés tournoyaient un peu partout. Certains membres d’équipage étaient encore dans leurs cabines attachées à la barre, et regardaient dehors avec stupéfaction. D’autres s’éloignaient du nez et de son chaos en nageant, ils fuyaient devant la fumée. Les gens lançaient des avertissements, et elle pensa à des cris de mouettes, un étrange fragment de souvenir refaisant surface dans la confusion. Holle se demanda combien de gens avaient été assourdis par la terrible détonation des charges explosives avec lesquelles Steel avait fait sauter la barricade de Wilson. Le bruit semblait encore se réverbérer entre les parois de la coque ravagée. — Je me demande où ils ont trouvé les explosifs, marmonna-t-elle. Peut-être les boulons explosifs des écoutilles d’amarrage, les trucs qui servent pour les séparations d’urgence. Mais comment ont-ils réussi à les introduire dans la coque sans déclencher les alarmes ? Et où… — Les voilà ! cria Grâce. L’espèce de petite guerre qui s’était déroulée dans le nez de la coque était à l’évidence terminée. Steel et son groupe émergeaient de la fumée et redescendaient en s’accrochant à des câbles pendants et aux poignées fixées sur les parois. Leurs vêtements étaient en lambeaux. Ils étaient maculés de traces noires, certains avaient l’air blessés. Mais l’arme que Steel tenait à la main était bien visible. Elle la faisait tournoyer d’un air triomphant. Et ils avaient des prisonniers, des hommes qu’ils tenaient par les bras, les jambes et les cheveux. Holle essaya de les compter. Nus, ensanglantés, ils se ressemblaient tous. Ils devaient être six, là-haut, Wilson et ses cinq « conseillers », ses cinq larbins les plus proches. Elle en compta trois. L’un d’eux pouvait être Théo ; aucun ne ressemblait à Wilson. Ils n’opposaient aucune résistance. Steel semblait les conduire vers un certain rack de matériel, sur le pont 7 ou 8. Quelques rebelles étaient partis devant pour déplacer le rack et dégager la paroi incurvée qui se trouvait derrière. Holle eut l’impression que du boulot avait été effectué sur cette section cachée de la paroi, derrière le rack. Deux des acolytes de Steel commencèrent à dégager un revêtement grillagé et à ôter les vis des panneaux. Holle comprit tout de suite, et sut que Helen avait bien deviné ce qu’ils avaient l’intention de faire. Elle ne l’avait pas crue. — Non, souffla-t-elle. Il n’y a pas de réservoir d’eau derrière cette section. Juste le fuselage. Non, non… L’un des hommes qu’ils avaient capturés se mit à se débattre, à hurler. Peut-être avait-il lui aussi compris ce qui se passait. Ça pouvait être Dan Xavi, celui que les gosses maltraités appelaient « le Porc ». Il réussit presque à leur échapper, mais les rebelles lui tombèrent dessus, se jetèrent sur lui comme des mouches sur une plaie suppurante. Quelqu’un le prit par le cou, un autre lui attrapa le bras et fit une espèce de cabriole qui le lui tordit. Son bras se rompit avec un claquement sec. Des poings s’écrasèrent sur sa bouche, son nez, ses yeux, et les cris de Xavi furent étouffés par un gargouillis. — Ils ont complètement perdu les pédales, dit Grâce. Ils vont le tuer. — Il n’a aucune importance, dit Holle. Elle regardait toujours les rebelles enlever patiemment les vis du panneau mural. — C’est notre faute. Ma génération. Wilson, espèce de connard, tu ne pouvais pas te contrôler. Et toi, Zane, espèce de dingue, regarde ce que tu as fait ! D’accord, d’accord… Elle fit un effort sur elle-même pour se calmer, pour réfléchir. Ils n’avaient peut-être que quelques secondes devant eux. — Il faut qu’on dise aux gens de se mettre à l’abri. Un endroit étanche… — La coupole, dit Helen. Les navettes… — Pas la navette A. Venus a dit que quelqu’un l’avait lancée, elle est partie. Wilson, peut-être. La navette B, et la coupole. Dis à tout le monde d’aller dans l’une ou dans l’autre. Tous ceux qui veulent bien y aller. Mais elle eut beau dire, les rebelles refusèrent de la suivre. — Et Zane. Va chercher Zane. Ne l’oublie pas ! Allez, allez ! Grâce jeta un coup d’œil désespéré à Helen. Holle vit une vie entière d’amour et d’angoisse impuissante dans cette unique expression. Et puis elles se dispersèrent toutes les trois, s’élançant vers des petits groupes de gens désespérés. Les rebelles poussèrent Jeb Holden et Théo Morell vers la cloison incurvée, de l’autre côté du rack qu’ils avaient enlevé. Théo vit alors ce qu’ils faisaient : ils dévissaient une sorte de panneau temporaire. Jeb pleurait sans discontinuer, projetant des larmes et de la morve autour de lui chaque fois qu’il secouait la tête. Quant à Dan Xavi, Théo vit qu’il était déjà mort. Les rebelles maculés de sang planaient autour de son corps convulsé. Et ils ouvraient la coque. Théo essaya d’échapper à ceux qui le maintenaient. C’était plus fort que lui. Mais ils se contentèrent de le maintenir encore plus fermement, et un salopard lui balança un coup de son pied nu dans les côtes. Il aurait au moins appris ça, ce jour-là : cette nouvelle génération qui avait grandi en microgravité était infiniment plus douée que les hommes de Wilson pour se battre en apesanteur. On aurait dit qu’ils savaient d’instinct comment utiliser leur corps ; comment pivoter dans l’air, quand attraper quelque chose pour se repousser afin de pouvoir vous flanquer un coup de pied, de poing, de boule ou d’épaule. Il renonça à se débattre et secoua la tête pour s’éclaircir les idées. Réfléchis, Théo ! Si tu ne réfléchis pas aujourd’hui, tu ne le feras certainement pas demain. — Et voilà, Théo Morell ! dit Steel. Tu vois ce qu’on a fait. Ce qu’on s’apprête à faire. Aujourd’hui, c’est le grand jour. C’est aujourd’hui qu’on va dévoiler le mensonge. C’est aujourd’hui qu’on va sortir de cette putain de simulation, et puis… — Et puis quoi ? Même si vous avez raison – qu’est-ce que tu crois que tu vas faire, Steel ? Prendre Denver d’assaut ? Construire un radeau ? Oh mon Dieu ! C’est complètement dingue. Il y eut une étincelle de doute dans les yeux de Steel. Peut-être n’avait-elle pas poussé son raisonnement jusque-là, peut-être n’était-elle pas allée plus loin que ce spasme de rébellion et de vengeance qu’elle avait fantasmé. Mais elle était entraînée par son élan. — Au moins tout ça sera terminé, dit-elle. Les mensonges, les vies gâchées. — Je me rappelle l’inondation de Denver, dit Jeb Holden, et il toussa, crachant du sang et de la morve. Je me souviens de Gunnison et d’Alma. Je me rappelle comment je me suis bagarré pour monter à bord de ce vaisseau. Je me suis cassé le poing en fracassant la gueule d’un putain de candidat. Je me souviens du lancement, de toutes ces putains de bombes. C’était vrai ! Bon Dieu, espèces de stupides gamins, vous ne voulez pas écouter… Max Baker le fit taire d’un coup de sa lourde clé à molette sur la tête. Jeb s’affaissa, inanimé. Ils avaient retiré la dernière vis. Théo vit que la plaque n’était plus maintenue en place que par la pression de l’air à l’intérieur de la coque. Depuis le lancement, ils avaient tous – les clandestins comme les pistonnés – été entraînés pour faire face à un accident de dépressurisation. Théo savait qu’un trou de la taille de cette plaque, d’un mètre carré environ, viderait la coque de son air en quelques secondes – vingt secondes pour que la pression se réduise à un dixième de sa valeur normale, vingt autres secondes pour qu’elle diminue encore d’un facteur dix. Steel le regarda bien en face. La façon dont il allait réagir semblait avoir autant d’importance pour elle que tout le reste. — Tu es prêt, Théo Morell ? Prêt à affronter tes contrôleurs ? Il essaya de trouver quelque chose à dire, pour arrêter tout ça, pour l’amener, peut-être, à réfléchir. — Tu as gagné, bon sang. Tu as battu Wilson. Ça ne te suffit pas ? On peut toujours rafistoler le vaisseau. On peut parler de la façon dont on va continuer, vivre ensemble… Steel se contenta de rire. Max prit un pied-de-biche et le glissa sous la plaque dévissée. Il assura sa prise, s’arc-bouta, prêt à appuyer de tout son poids pour la détacher. Théo les regardait, Steel et son visage tuméfié, Max Baker, qui n’avait que quinze ans, Magda Murphy, qui tenait encore son bébé dans ses bras. Encore quelques secondes et ils seraient peut-être tous morts. — Steel, pour l’amour de Dieu, je le jure, je le jure sur ma vie, sur la tête de ma mère… Personne ne vous a menti. Pas là-dessus. Le vaisseau est réel. Si vous enlevez cette trappe, on est tous morts. Steel s’apprêtait à dire quelque chose. Mais d’un rugissement Max coupa court à la discussion, une vie entière d’enfermement et de frustration libérée dans ce seul cri, et il pesa de tout son poids sur le pied-de-biche. La plaque se détacha. La dépressurisation fut une explosion, un coup de tonnerre assourdissant. Théo vit la plaque détachée tournoyer comme une feuille morte et voler au-dehors, par le trou dans la paroi. Il ressentit une déchirure dans ses poumons, une douleur incroyable dans ses oreilles, comme si on lui enfonçait des échardes de fer dans la tête, et il se rappela qu’il fallait ouvrir grand la bouche dans ces cas-là. Les gens grouillaient autour de lui, mais leurs cris étaient arrachés par le vent hurlant. Il se tourna vers le trou dans le mur, un trou dans le monde, et un vent furieux se mit à souffler dans son dos. Il voyait les étoiles, à l’œil nu. Il lui restait une chance, encore maintenant, s’il arrivait à se cramponner jusqu’à ce que l’air soit parti, que le vent cesse, et s’il pouvait trouver une combinaison pressurisée avant de perdre connaissance… Mais des mains l’empoignèrent fermement, lui plaquèrent les bras contre le corps et le poussèrent au-dehors, violemment. Il tournoya lentement. Il vit la paroi extérieure du vaisseau avec son revêtement isolant criblé d’impacts, et le trou brillamment éclairé, carré, net, qui s’éloignait de lui. Soudain, il fut de l’autre côté de la paroi – hors de la coque, nu comme un ver. Une espèce de combat se déroulait, des gens grimpaient les uns sur les autres pour rester à l’intérieur de la coque. Mais ils étaient tous entraînés à sa suite, au-dehors. Théo vit un enfant se tortiller, impuissant, dans le vide. Il avait froid. Il n’y voyait plus rien. La douleur dans sa poitrine était atroce, déchirante, brûlante. Il pensa à sa mère. Quelque chose éclata dans sa tête. Le souffle de la dépressurisation mourait déjà. L’air raréfié larguait sa vapeur d’eau en un brouillard qui perlait à la lueur des lampes à arc. Holle restait la bouche grande ouverte. Les gaz, dans son ventre, se dilatèrent d’une façon atroce avant de s’échapper en un pet explosif. Elle savait qu’elle n’avait que quelques secondes de conscience devant elle – dix secondes, peut-être, moins compte tenu du fait qu’elle gaspillait son oxygène en une frénésie d’action alimentée par l’adrénaline. Elle regarda autour d’elle. Elle s’était jetée au milieu des rebelles et, avant même que la coque ne cède, elle avait commencé à les pousser vers le sas de la navette B. Et maintenant, ceux qui restaient dérivaient en se convulsant, incapables de bouger. De l’écume se forma sur leur bouche et leur nez, leur chair s’enfla alors que l’eau se vaporisait dans leur sang et leurs tissus. Ils pouvaient encore survivre, même maintenant. Mais Holle ne pouvait pas tous les sauver. Encore un. Elle vit Magda Murphy, qui dérivait loin des murs, des poignées. Elle avait la bouche ouverte, comme on leur avait appris à le faire pour ce type d’urgence. Elle s’efforçait de rattraper son bébé, qui avait dû lui échapper et qui était hors d’atteinte. Chose étonnante, la petite était toujours vivante, apparemment consciente. Holle la vit replier ses petits doigts. Holle pouvait atteindre Magda ou le bébé. Pas les deux. L’instant du choix. Magda pourrait avoir d’autres enfants. Elle l’empoigna, l’arracha au vide. Magda se débattit faiblement, tendit la main vers son enfant. La vision brouillée, la chair percluse de souffrance, Holle se hala vers le sas de la navette, entraînant la femme avec elle. Plus jamais ça, se promit Holle. Plus jamais ça. 86 Depuis son perchoir sur le bras manipulateur, Venus vit le panneau se détacher et s’éloigner en tournoyant sur lui-même, puis des détritus divers et variés, un brouillard de vapeur, et enfin des corps qui se tortillaient comme des poissons jetés sur la terre ferme. Elle était heureuse d’être trop loin pour voir de qui il s’agissait, surtout si c’étaient des enfants. Tout cela, elle le voyait de l’intérieur de son scaphandre bien chaud, immergée dans sa propre odeur animale, avec à ses oreilles le bourdonnement des ventilateurs de son support vie. Elle envisagea de voler à leur secours, peut-être en se détachant du bras et en utilisant son réacteur dorsal pour plonger parmi les gens qui tournoyaient là-bas, et les ramener de force vers la lumière, de l’autre côté du trou. Mais ce serait inutile. Même s’ils n’étaient pas encore morts, il n’y avait plus d’air dans la coque, et elle n’aurait jamais le temps de tous les mettre à l’abri. À moins de se condamner à mort elle-même. Mieux valait attendre, avant d’utiliser le bras articulé pour descendre dans la coque et voir qui elle pouvait encore sauver. S’il y avait quelqu’un à sauver. Une pensée, choquante, la traversa : et si personne n’avait survécu, personne sauf elle ? Elle se retrouverait peut-être bientôt en train de crapahuter dans une coque devenue une tombe sans air, seule, à soixante-dix années-lumière de la Terre. Elle surprit une étincelle de lumière, du coin de l’œil. C’était la navette, dont les moteurs d’attitude lançaient des éclairs. Elle éprouva un sursaut immédiat de soulagement. Évidemment qu’elle n’était pas seule. Au moins, quelqu’un avait survécu dans la navette. Il devait maintenant manœuvrer pour revenir s’arrimer à son point d’amarrage. Et puis elle constata avec horreur que les verniers éloignaient la navette de la coque. Les moteurs s’allumèrent, une fois, deux fois, les produits de combustion jaillirent par salves de leurs petits réacteurs en brèves giclées. Mais chaque minuscule poussée l’envoyait dans la mauvaise direction ; la navette accélérait dans le sens opposé à la coque, vers les étoiles. Non, pas vers les étoiles ; vers la bulle de distorsion. Alors elle comprit. La navette avait été sabotée, les circuits de commande inversés. Sabotée délibérément, pour envoyer celui ou celle qui se cachait à l’intérieur droit vers la bulle. Le pilote de l’engin reçut enfin le message. Une nouvelle constellation de pulsations brilla autour de la navette, de ses moignons d’ailes. Pour aller vers le bas, il fallait faire comme si on voulait aller vers le haut… Mais il était trop tard ; la navette avait déjà acquis une inertie fatale. Une silhouette en scaphandre sortit du sas en se tortillant. Une fois hors de la navette, d’une poussée de son réacteur dorsal, l’individu se propulsa vers l’avant. Elle reconnut la combinaison aux plaques d’identité apposées sur les jambes. C’était celle de Wilson Argent. L’onde de distorsion mit de longues secondes à détruire la coque de la navette, comme une main invisible écrasant un avion en papier. Quand la cabine pressurisée céda, son atmosphère en jaillit sous la forme d’une pluie de cristaux de glace. Un unique corps dériva dans l’espace, nu, frêle, avant de s’abîmer dans la barrière de distorsion et de se transformer en comète sanglante. 87 — Ça va aller, mon chou. Il n’y en a plus pour longtemps, on va s’en sortir, tout ira bien, prends ma main… — Oh mon Dieu et merde pourquoi fallait-il que ça arrive pourquoi aujourd’hui pourquoi maintenant je ne peux pas croire que ça m’arrive à moi… — Je veux mon Billy-Bob ! Papa, je veux mon Billy-Bob ! Pourquoi t’as pas voulu que j’aille le chercher… Holle ne pouvait rien faire tant que cette navette serait bourrée comme ça. Elle estimait qu’ils étaient une quarantaine entassés là-dedans, quarante personnes que Helen Gray et elle-même avaient poussées à l’intérieur, dans l’espace restreint, à usage unique, de cet atterrisseur prévu pour emmener un maximum de vingt-cinq passagers avec un minimum de bagages. Elle ne pouvait pas bouger le petit doigt à cause des gens qui l’entouraient, un magma humain collé contre son dos, son ventre, et qui lui immobilisait les bras et les jambes, tous ces dos, ces corps plaqués autour de sa tête. Une foule en trois dimensions, des gens entassés les uns contre les autres dans tous les sens. Sur ces quarante personnes, beaucoup, dix ou quinze, avaient été sérieusement blessées. Les gens avaient les membres, les mains, les pieds, le visage affreusement enflés. Un petit garçon répétait inlassablement, en hurlant, qu’il était aveugle. Une femme toussait, secouée par des convulsions déchirantes, crachant des jets de sang, les poumons manifestement perforés ; les gens qui l’entouraient essayaient de la pousser vers une paroi afin de l’empêcher de couvrir les autres de son sang, de sa morve et de ses sanies. Un écran sur la console de commande de la navette transmettait l’image, prise par une caméra du sas, de Venus, silhouette d’un autre monde dans une combinaison spatiale d’un blanc éclatant, à l’intérieur de la coque, dans un environnement de cabines, de paquets de rations alimentaires, de cartons de boissons et de jouets qui planaient dans tous les sens. Elle s’efforçait de rendre à nouveau Halivah habitable. Ils avaient de la chance que Venus ait été à l’abri du danger. Holle nota mentalement : à partir de maintenant, il devrait toujours y avoir quelqu’un en combinaison pressurisée, qu’un claquement de visière préserverait dans son propre support vie. Tant qu’elle serait bloquée ici, Holle devrait se contenter de prendre sur elle. Elle essaya d’ignorer les pleurs et les râles d’agonie. — Si je mets la main sur l’ordure qui a trouvé amusant d’enlever une putain de plaque de la coque, je lui arrache ce qui lui reste de poumons avec mes propres mains… — Ça va aller. Il est évanoui, c’est tout. Je ne m’en étais pas rendu compte, il ne peut pas tomber dans cette foule. Il s’est juste évanoui. Dès que nous serons sortis de là, il se remettra. — Non, tu te trompes. Il est mort. Jay est mort ! Regarde-le ! — Je n’y vois plus ! Papa, pourquoi est-ce que je n’y vois plus ? On frappa des coups sur l’écoutille de la navette. Holle repéra Venus à travers l’épaisse vitre, engoncée dans sa rigide combinaison pressurisée, en train de manœuvrer la poignée. L’écoutille s’ouvrit. Holle sentit ses tympans claquer et elle eut très peur à l’idée que l’air allait s’échapper, mais la chute de pression fut faible. Les gens qui étaient auprès de l’écoutille commencèrent aussitôt à sortir, avec des soupirs de soulagement. Une fois dehors, ils se retournèrent et aidèrent Venus à extirper les suivants. Il y eut bientôt une nuée de corps qui dérivaient hors de la trappe, par deux ou trois. Dès qu’elle put bouger, Holle joua des coudes pour s’extraire de la masse. Ce fut un immense soulagement que de se retrouver dans l’espace relativement ouvert de la coque, de pouvoir s’étirer, respirer un air qui sentait le propre, bien qu’un peu métallique, un air qui provenait tout droit des réservoirs de secours. Elle parcourut les environs du regard. Venus avait reculé près de la barre de pompier, où elle s’était amarrée avec un filin. Elle retirait sa combinaison pressurisée. Helen Gray était auprès de l’écoutille de la navette et supervisait l’évacuation. Holle parcourut l’habitacle du regard et vit qu’une évacuation similaire se produisait dans le sas d’accès à la coupole. Encore un groupe de gens blessés, amochés, qui se frayaient un chemin vers l’air libre. Grâce Gray examinait ceux qui en émergeaient et répartissait les blessés en douceur. Un bébé passa en vol plané. Tout nu, la peau tellement enflée qu’il faisait le double de sa taille, apparemment mort. Holle ne le reconnut pas, n’aurait su dire si c’était le bébé de Magda, celui qu’elle n’avait pas réussi à sauver. L’espace d’une seconde, elle se figea, en proie au doute et à la culpabilité, et à une sorte de gêne hideuse qui pesait sur ses épaules. — Holle ! Venus, qui ne portait plus que la sous-couche de sa combinaison, celle qui servait au refroidissement, la regardait attentivement. Venus, qui la connaissait depuis qu’elle était toute petite, Venus, de l’Académie. Holle se rapprocha d’elle et se stabilisa en attrapant une poignée. — Ça va ? Venus éclata de rire. — Moi ? Et comment ! Pour moi, ce n’était qu’un petit tour en combinaison de plus. Mais qu’est-ce qui s’est passé, ici ? — Les enfants de l’espace se sont rebellés. — Ils ont fait un trou dans la coque. Un miracle que vous n’ayez pas tous été tués. Qu’est-ce que c’était ? Une espèce de pacte suicidaire ? — Non, répondit Helen Gray. Elle les avait rejointes en planant depuis le sas de la navette. — Je pense qu’ils voulaient creuser un tunnel. — Hein ? Un tunnel ? — Pour s’évader de la simulation… C’était une des idées de Zane. — On aurait dû prêter un peu plus d’attention à ses conneries. Putain de Zane. Enfin, on a assez parlé de ce problème à Wilson, il ne nous a pas écoutées, et ça lui a coûté la vie. — Peut-être pas, fit Venus. J’ai vu la navette A se séparer de la coque. Elle s’était bel et bien désolidarisée. C’était juste avant que la coque pressurisée explose. Holle secoua la tête. — Du Wilson tout craché. Il avait probablement prévu le coup depuis des années. Venus leur fit part de ses suspicions de sabotage. — La navette a été détruite. Mais je pense que Wilson a pu survivre : je l’ai vu s’échapper, ou en tout cas quelqu’un qui portait sa combinaison. Si son réacteur dorsal a tenu le coup, il a probablement déjà regagné l’un des sas. Mais Holle ne l’écoutait que d’une oreille. — Tu dis que la navette a été détruite. L’une de leurs deux navettes, anéantie, juste comme ça. Tout ça par la faute de Wilson, de son incompétence, de sa lâcheté et de son égoïsme. — Il va falloir qu’on réfléchisse à la façon de pouvoir s’en passer, poursuivit Venus, gravement. Le cadavre du bébé dériva dans le champ de vision de Holle, propulsé par une brise dans le nouvel air neuf. La perte de la navette n’aurait rigoureusement aucune importance s’ils n’arrivaient pas à survivre à cette journée. — Holle ? fit Helen en posant la main sur son bras. Je crois que ma mère est débordée. Je vais lui donner un coup de main. — Je viens avec toi, fit Holle en hochant la tête. Venus, tu peux t’occuper du reste ? L’espace d’une seconde, Venus soutint son regard. Holle y lut du défi. Tout à coup, ce fut un moment clé, le début d’un nouveau chapitre. Pour qui se prenait Holle, pour donner ainsi des ordres ? Mais Venus préféra rendre les armes. — Bien sûr. Quel « reste » ? — Réunir une équipe de travail. Il faut rétablir les systèmes de base. S’assurer de l’intégrité de la coque autour de cet endroit. La violence de la décompression a pu provoquer des défaillances ailleurs. Et vérifier le support vie, le système de contrôle de l’environnement, les cultures hydroponiques… — En principe, elles n’auraient pas dû souffrir, répondit Helen. Les plantes peuvent supporter une heure de vide ; la dépressurisation n’a duré que quelques minutes. — Tant mieux. Mais vérifie quand même. Quoi d’autre ? — Et le positionnement ? fit Venus. On vient d’avoir l’équivalent d’une fusée crachant de ce côté de la coque. Les systèmes de guidage, de navigation et de contrôle devraient avoir compensé, mais je ne sais pas si les verniers sont intervenus pour nous remettre sur la trajectoire. — S’ils l’ont fait, je n’ai rien entendu. Vérifie, hein ? Nous ne voulons pas dériver dans la bulle de distorsion. — Nous devrions mettre quelqu’un en faction pour accueillir Wilson s’il revient. Holle haussa les épaules. — Menotte-le à une poutrelle, quelque part. On s’occupera de lui plus tard. Venus, si autre chose te vient à l’esprit, occupe-t’en, hein ? — Je vais enfiler quelque chose et je m’y mets, répondit-elle, toujours en sous-vêtement. — D’accord. Oh, et… Venus ?… Elle s’approcha d’elle pour lui murmurer à l’oreille : — Réunis une équipe et faites le tour de la coque. Ramassez les cadavres. Ces corps flottants. Poussez-les quelque part, qu’on ne les voie plus. Sur la passerelle de Wilson, peut-être. Et faites l’inventaire des survivants. Allez, viens, Helen. On va aider ta mère. 88 Dans la coupole, les gens avaient été encore plus tassés que dans la navette B. Ils en ressortaient haletants, en se massant les côtes. Un homme et une femme tenaient un petit garçon inerte dont ils martelaient désespérément la poitrine tout en lui soufflant de l’air dans la bouche. Zane faisait partie de ce flot de survivants. Il avait l’air terrifié, penaud. Holle se sentit envahie d’une colère sauvage. Elle se demanda lequel de ses alters s’était pointé pour l’aider à surmonter la crise qu’il avait beaucoup contribué à provoquer. Jeb Holden, l’un des plus proches acolytes de Wilson, était là lui aussi. C’était un butor, à présent nu comme un ver et maculé de sang. Il s’écarta, manifestement à la recherche d’une couverture, de quelque chose pour se couvrir. Grâce, qui était accrochée à une poignée, s’efforçait d’obtenir de ceux qui n’avaient pas l’air blessés qu’ils l’aident à trier les autres, à les regrouper en fonction de la gravité de leur état. Le devant de sa combinaison était éclaboussé de sang et de petits bouts de matière grisâtre. Des fragments de poumon, pensa Holle. Grâce ne baissait pas les bras, mais elle avait l’air groggy. Holle devait toujours se rappeler que Grâce n’était pas médecin, même si elle s’efforçait depuis seize ans – depuis la Séparation – de combler le vide laissé par Mike Wetherbee. Holle prit Helen par la main et elles plongèrent vers Grâce. — Grâce, on est là. Dis-nous ce qu’on peut faire pour t’aider. Grâce lui jeta un regard vague. — Ils étaient une vingtaine dans la coupole. Vingt ! J’ai cru qu’on allait tous crever là-dedans. J’estime qu’il y a douze blessés sérieux. Holle hocha la tête. — D’accord. On était une quarantaine dans la navette B, et il y a beaucoup d’éclopés… Elle n’avait pas besoin de faire les calculs. Depuis la Séparation, l’effectif de l’équipage avait augmenté – il y avait eu quelques décès, mais davantage de naissances –, une augmentation anarchique qui aurait horrifié les ingénieurs sociaux de Denver. Une soixantaine d’individus avaient été sauvés dans la navette et dans la coupole, ce qui voulait dire que la dépressurisation avait coûté plusieurs vies. Elle parcourut la coque du regard, et sa première estimation fut qu’un tiers des survivants avaient besoin de soins. Un tiers de l’équipage d’un vaisseau à moitié démantibulé était handicapé. Un pas après l’autre, Holle. — Bon, et les blessés ? — Certains ont été écrasés dans la cohue. D’autres souffrent des suites logiques d’une exposition au vide. Des cas d’hypoxie – il se pourrait qu’on constate des dégâts cérébraux. Il y a des cas de cécité passagère occasionnée par des troubles neurologiques. Quelques embolies gazeuses provoquées par des bulles dans le système circulatoire. Je suggère d’utiliser la coupole comme chambre hyperbare pour les soulager de leurs symptômes. — Fais-le. — Ceux qui souffrent d’aéroembolisme – le gonflement causé par la vaporisation de l’eau dans les tissus – devraient aller mieux d’ici à quelques heures. Dans l’ensemble, c’est moins grave qu’il n’y paraît. Des lésions internes dues aux gaz piégés dans le système digestif. Des tympans endommagés. Tous ceux qui souffraient de congestion ou de problèmes inflammatoires ont dû déguster. Il y a aussi des blessures provoquées par l’explosion de la cloison de Wilson. Des lésions dues au souffle, des brûlures, des fractures, des surdités… — Tu dois avoir des cas d’œdème pulmonaire. — Deux dans ce groupe, acquiesça Grâce. — Ouais, confirma Helen. Il y en a davantage dans le groupe de la navette. Les membres de l’équipage et tous les enfants nés à bord du vaisseau, avant même d’apprendre à marcher, avaient été entraînés à ouvrir grand la bouche en cas de dépressurisation. Si on essayait de retenir son souffle, les gaz qui se dilataient dans les poumons déchiraient les délicats tissus pulmonaires et les capillaires, après quoi l’air piégé était chassé des poumons dans la cage thoracique. À partir de là, il entrait directement dans le système circulatoire en passant par les brèches des vaisseaux sanguins. Il en résultait d’énormes bulles d’air qui se déplaçaient dans le corps et se logeaient dans le cœur, le cerveau. Malheureusement, malgré plusieurs heures d’entraînement, il y avait des gens qui n’obéissaient qu’à leur instinct et retenaient leur souffle quand la crise survenait. — On va avoir beaucoup de cas de bronchectasie, dit Grâce. Des lésions pulmonaires. Qui ouvrent la porte à toutes sortes d’infections, jusqu’à la fin des jours du patient. Je suis inquiète pour notre stock d’antibiotiques. — On trouvera bien une solution. — Il y a des cas plus graves, fit Grâce d’un ton sinistre. Pour lesquels je ne vois pas quoi faire. Je doute que même un médecin dûment formé pourrait… — Ça va, coupa Holle. On va s’en occuper. Helen, rameute des infirmiers volontaires. Tu sais à qui demander. Pendant que Helen s’éloignait d’une poussée, Holle parla tout bas à Grâce : — Il faut qu’on mette sur pied une espèce de triage, en fonction des priorités, dit-elle, pensant tout haut. Trois cas : d’abord, ceux qui s’en remettront mais ont besoin de soins immédiats. Les brûlés, ceux qui souffrent d’embolie gazeuse. En deux, ceux qui se rétabliront tout seuls, avec le temps, et requièrent un minimum de soins. Les victimes de gonflement, les cas de cécité temporaire dont tu parlais. Grâce détourna le regard. — Et en trois… — Ceux qui ne s’en sortiront pas. Les poumons explosés. On les mettra quelque part. Pff, on n’aura qu’à les mettre dans la navette, à l’écart des autres. — Qu’est-ce qu’on leur dit ? — Des mensonges. On demandera à Helen ou à l’un des volontaires de réunir les amants, les parents. — Je ne peux pas faire ça. — Pas de problème. Tu n’es pas obligée. Je resterai avec toi. Tu n’auras qu’à m’indiquer à quelle catégorie appartient chaque patient. Je m’occuperai du reste. Elle écouta les paroles qui sortaient de sa propre bouche. Arriverait-elle vraiment à faire ce genre de chose ? Enfin, il le fallait bien, et donc, elle y arriverait. — Holle, encore une chose. Steel Antoniadi. Elle s’en est tirée. Elle est toujours dans la coupole. Tout le monde sait qu’elle était à la tête de la rébellion. Je me suis dit qu’il valait mieux qu’elle reste à l’écart. — Tu as bien fait. Je vais en parler à Venus, lui dire de la mettre en sûreté quelque part… On lui tapota l’épaule. — Holle. Elle se retourna. Le coup de poing sur la bouche fut assez fort pour l’envoyer valdinguer en l’air. Quelqu’un l’intercepta, et elle attrapa une poignée. Elle secoua la tête pour s’éclaircir les idées. C’était Magda Murphy. Elle avait les bras et les mains enflés ; ce coup de poing avait dû lui faire un mal d’enfer. Elle atterrit contre un rack d’instruments, devant une paroi, rebondit dans l’air et se propulsa à l’aide de ses pieds bottés vers Holle. Grâce Gray réussit à s’interposer. Elle attrapa Magda par la taille et elles dérivèrent ensemble, emportées par l’élan de Grâce. Magda pointa le doigt vers Holle et hurla : — Vous avez laissé mourir mon bébé ! Vous avez laissé mourir ma petite fille ! Il vous suffisait de tendre le bras… Elle se débattit, mais Grâce la tenait bien. Magda s’épuisa, et, à bout de forces, s’écroula en sanglotant. — Jamais, Groundwater ! Jamais je ne vous pardonnerai de m’avoir sauvée moi au lieu d’elle. 89 Trois jours après la dépressurisation, alors que dans la coque la situation commençait à se stabiliser, Holle mena Grâce et Venus vers la cabine qui avait été assignée à Wilson, sur la barre de pompier aux alentours du pont 8. Il était enfermé là depuis qu’il était sorti du sas, dans sa combinaison pressurisée, après avoir laissé la navette A et Terese Baker partir seules pour leur rendez-vous avec la bulle de distorsion. Holle entra sans cérémonie. Les autres la suivirent. Holle se cala dans un coin de la cabine et laissa ses yeux s’habituer à l’obscurité. Wilson se contenta de regarder les femmes entrer. Il portait un tee-shirt crasseux, usé, et un short. Il flottait dans l’air de la cabine exiguë, entre un sac de couchage déroulé, une éponge au bout d’un manche et un paquet de rations alimentaires. Ses jambes musclées étaient remontées sur sa poitrine et il tenait ses pieds nus avec ses grandes mains. Le tee-shirt arborait une espèce de logo, un slogan presque complètement effacé, une relique de la Terre d’avant le déluge. Bizarrement, Holle se surprit à regretter de ne pas pouvoir le déchiffrer. Il y était question d’un événement sportif ou de la tournée d’un groupe de rock depuis longtemps oublié. Rien n’indiquait que Wilson faisait quoi que ce soit là-dedans, pas de Tablet, pas de livres. Il n’y avait même pas de lampe allumée : la seule lumière était celle des grandes lampes à arc de l’habitacle, qui s’infiltrait par les fentes des cloisons. Il avait la peau huileuse, et il puait la sueur aigre. Elle se demanda depuis combien de temps il ne s’était pas lavé, dans l’une des douches à microgravité qu’elle avait fini par refaire marcher. Mais il avait l’air en bonne santé. C’était le seul survivant, en dehors de Venus, à n’avoir pas subi la dépressurisation. Wilson et Venus avaient travaillé avec Holle depuis l’époque désormais révolue où ils avaient été des Candidats. Maintenant, ils avaient tous près de cinquante ans. Ils s’étaient empâtés, ils avaient un visage dur, les cheveux grisonnants, des rides, l’âme amochée par les horreurs fastidieuses de cette moitié de vie passée à bord de l’Arche. Jamais elle n’aurait imaginé qu’ils finiraient ainsi. Et c’était Wilson qui avait l’air le plus confiant, le plus stable. Il sourit même à Holle. Grâce Gray paraissait profondément mal à l’aise. — Bon, allons-y, commença Holle. On ne peut pas nous entendre, cette conversation n’est pas enregistrée. Ce que nous dirons aujourd’hui restera entre nous quatre, et personne d’autre. — Et qu’est-ce qu’on a de si spécial, « nous quatre » ? lança Wilson. — C’est nous qui avons le pouvoir à bord de ce vaisseau. Venus, pour la quête de planètes et le guidage, Grâce qui est notre médecin… Wilson la ramena à nouveau : — Et toi, Holle ? Tu es la reine de la plomberie, c’est ça ? Et moi ? Quel est mon pouvoir dans ton nouveau monde ? — Tu es notre unique spécialiste des systèmes extérieurs de la coque. Et tu es aussi notre seul pilote de navette à avoir été entraîné sur Terre. Tu as donc une valeur, Wilson. — Et c’est pour cette raison que je n’ai pas été balancé par-dessus bord, c’est ça ? — Nous n’avons pas abordé la question des sanctions te concernant. Pas encore…, murmura Venus. Mais Holle l’interrompit : — En effet, Wilson. C’est à tout ça que tu dois d’être encore en vie. Wilson jeta un coup d’œil à une Venus fulminante, une Grâce de plus en plus en retrait. Puis il se concentra sur Holle, percevant que c’était elle qui menait le mouvement. — J’étais compétent, dit-il froidement. J’ai dirigé cette foutue coque pendant vingt ans. — Mais tu t’es complètement coupé de l’équipage. Tu n’as pas vu venir la rébellion de Steel et tu n’as pas pris les mesures qui s’imposaient quand elle a éclaté. Comme compétence, ça se pose là ! — Bon, si ça ce n’est pas un procès, qu’est-ce que c’est ? — Je crois que c’est un coup d’État, répondit Venus, en regardant Holle. Ils restèrent silencieux pendant un moment, attendant que Holle prenne la parole. Le moment était donc arrivé. Elle inspira profondément, le cœur battant à se rompre. Elle espérait qu’aucun d’eux ne voyait combien elle se sentait peu sûre d’elle. Mais ils la connaissaient sûrement trop bien pour ça. Elle savait à quoi elle s’engageait en se mettant en avant de la sorte. Elle avait vu comment Don Meisel s’était durci quand il avait été banni de l’Académie et envoyé sur le front. Elle se rappelait ce qu’elle avait vu elle-même le jour où elle s’était retrouvée séparée de son père, quand ils avaient dû évacuer l’Académie, lors de l’inondation de Denver. Elle se souvenait des cauchemars qui réveillaient Mel, la nuit. Elle avait grandi avec le déluge, mais elle avait toujours été protégée de ses pires effets – la violence de ses conséquences humaines, la cruauté, l’arbitraire de la vie et de la mort. Mais maintenant, tout ce qui avait jamais contribué à la protéger avait cessé d’être, y compris le commandement brutal de Wilson. C’était à elle de s’y coller. Elle se remémora les raisons pour lesquelles elle le faisait. Le bébé de Magda. Ces longues minutes dans la navette bondée. Plus jamais, plus jamais ça, quoi qu’il puisse lui en coûter. Les autres attendaient qu’elle prenne la parole. — Je prends le relais, dit-elle. C’est aussi simple que ça. Je me fous de savoir comment tu appelles ça. Pas de processus électoral, pas de scrutin, pas de mains levées. Elle les parcourut du regard. — Qui d’autre pourrait le faire ? Toi, Wilson ? L’équipage te détruirait comme il a déchiqueté Dan Xavi. Toi, Venus ? Wilson l’a déjà emporté sur toi ; tu ne pourrais plus reprendre l’ascendant sur lui. Venus la regardait comme si elle ne la reconnaissait pas, et lui demanda : — Et si je m’opposais à toi, tu me couperais l’arrivée d’air ? — C’est toute la question, Holle, fit Wilson, pour lancer un coup de sonde. D’accord, c’est toi qui contrôles l’air et l’eau. La seule façon dont tu peux utiliser ce pouvoir est d’empêcher l’équipage de satisfaire ses fondamentaux. Y es-tu résolue ? Ça viole les principes de base de la Loi du Vaisseau élaborée sous le commandement de Kelly, et la Déclaration des Droits que j’ai signée en 2049. — En effet. Mais tout ce qui importe, maintenant, c’est de survivre. Nous avons encore treize ans à tenir avant d’arriver sur la Terre III. Treize ans, Wilson ! Nous ne pouvons pas nous permettre une autre révolte comme celle de Steel. Et nous ne pouvons pas nous permettre qu’un autre autocrate suffisant comme toi pompe nos ressources et corrompe les jeunes. — Et donc, à la place, on t’a toi, dit Venus. Wilson eut un nouveau rire. — Je te félicite, Holle. Depuis combien de temps mijotes-tu ça ? Depuis le début, depuis le lancement ? Ou même avant, quand nous avons dû choisir dans quel domaine de l’Arche nous allions nous spécialiser ? Qui nous dit que ce n’est pas à ce moment-là que tu as vu dans le contrôle du support vie la voie vers le pouvoir suprême ? — Je mijote ça depuis que je me suis retrouvée suspendue dans le vide, dans cette putain de coque. Voilà depuis quand. — Et tu couperais l’air si tu y étais obligée. — S’il le fallait pour sauver la majorité, oui. Elle les regarda l’un après l’autre, les obligeant à croiser son regard. — Bon, à moins que vous n’ayez quelque chose à ajouter, le sujet est clos. Aucun d’eux ne discuta. Grâce n’avait pas dit un mot. Mais Wilson souriait toujours. — Eh bien, dites donc. La petite Holle inoffensive. La souris qui rugissait. Et maintenant, qu’est-ce qu’il y a au programme ? — La survie, répondit aussitôt Holle. Venus eut un hochement de tête prudent. — Vas-y. — Depuis l’accident, nous avons sécurisé le vaisseau et les systèmes de base. Maintenant, nous avons besoin d’une révision générale et d’une remise en état de la proue à la poupe. Il faut réparer ce qui a été endommagé lors de la dépressurisation. Et je veux intégrer des systèmes de sécurité supplémentaires pour parer aux avaries majeures, notamment les éventuelles ruptures d’intégrité de la coque. La conception redondante a été mise à mal après la Séparation. Il faut renforcer le vaisseau. Par exemple, y a-t-il un moyen de mettre au point des cloisons intérieures pour nous protéger contre les fuites d’air ? Il faut aussi qu’on instaure un système où, à tour de rôle, il y aurait toujours quelqu’un dans les refuges, la navette et la coupole, prêt à intervenir avec le matériel nécessaire. Et puis aussi au moins un membre de l’équipage, voire deux, en combinaison partiellement pressurisée. Je veux relever d’un cran l’entraînement de l’équipage en cas de dépressurisation et autres types d’avarie, comme l’incendie et la coupure d’énergie. Wilson, nous allons nous pencher là-dessus tous les deux, essayer de mettre au point une stratégie. — D’accord. Mais je te rappelle que c’est un sabotage qui a provoqué la coupure. Quoi que tu fasses, la redondance ne te protégera pas contre ça. — D’accord. Mais peut-être que le rétablissement des systèmes de surveillance y arrivera. Venus, je veux que tu étudies ça avec Grâce. — Pourquoi nous ? demanda Venus en fronçant les sourcils. — Parce que toi, Venus, tu as les compétences techniques requises, et que Grâce connaît chacun des membres de l’équipage aussi bien qu’elle nous connaît nous. Elle est leur médecin. Je veux choper les rebelles avant qu’ils aient l’occasion de passer à l’action. Grâce, si tu remarques des schémas comportementaux bizarres, des absences injustifiées des équipes de travail ou d’autres anomalies, tu viens me trouver. Grâce avait l’air profondément malheureuse. Elle n’avait pas ouvert la bouche depuis le début de cette réunion informelle. — Si j’étais vraiment médecin, je dirais que ça viole le secret médical, dit-elle enfin. — Eh bien, tu n’es pas vraiment docteur, et donc ça ne pose aucun problème. Oh, et fais quelque chose à propos de Zane. — Comme quoi ? Le guérir ? — Non. Ça, c’est sans espoir. Laisse tomber la thérapie, contente-toi de le surveiller. Nous avons besoin de ses compétences. Mais tiens-le à l’écart de l’équipage. Des plus jeunes enfants nés à bord, en tout cas. — Et comment veux-tu que je m’y prenne ? Tu veux que je le mette en cage ? — Si c’est nécessaire. — Bon, autre chose ? demanda Wilson. — Nous manquons de ressources. Nous en avons perdu beaucoup pendant la catastrophe – la dépressurisation, l’explosion, l’incendie sur ta passerelle. Nous devions déjà faire attention ; après la Séparation, notre circuit de recyclage a été divisé par deux. Maintenant, nous ne pouvons plus nous permettre de perdre quoi que ce soit. À partir de maintenant, il est absolument impératif d’arriver à un taux de cent pour cent. Et ça commence avec ce que nous allons faire de ceux qui sont morts pendant la dépressurisation. — On a déjà enterré des morts, répondit Wilson. Par-dessus bord, direction la bulle de distorsion, et pouf ! Il en parlait avec désinvolture, mais c’était lors de ces « enterrements dans l’espace » qu’il déployait le mieux son autorité. Les cadavres étaient expédiés hors des sas avec tout le cérémonial requis, accompagné par la voix de Wilson qui déclamait la vieille formule de la Marine des États-Unis : « Nous confions maintenant ce corps aux profondeurs… » — C’est vrai, convint Holle. Mais la situation a changé. Nous avons toujours encouragé les gens à recycler les morts grâce au système de support vie. — Balancer ceux qu’on a aimés dans les chaudières, morceau par morceau, fit Wilson avec un sourire funèbre. — Tu sais combien l’ont fait jusqu’ici ? Moins de vingt pour cent. — Je n’ai pas envie de me bagarrer pour ça, fit Wilson en haussant les épaules. — Eh bien, maintenant, nous sommes obligés de récupérer la moindre goutte d’eau, toutes les bribes de matière organique, et ça comprend les cadavres. Nous devons mettre au point une variante de la procédure funéraire de Wilson pour honorer ceux qui abandonnent leur corps aux chaudières. Bien faire comprendre que la plus grande contribution qu’on puisse faire à l’Arche est de la maintenir en état de marche pour les survivants. — Faisons en sorte que les gens soient demandeurs, suggéra Venus. Avant leur mort. Que ce soit enregistré dans la base de données. Ça évitera les conflits après la mort. — Bonne idée. Grâce, il faudrait peut-être que tu travailles à un programme éducatif visant à rendre moins tabou le fait de consommer les restes des morts. — Pour les enfants nés à bord, ça ne devrait pas être difficile, répondit Grâce. Ils ont grandi en sachant que chaque gorgée d’eau qu’ils avalent est déjà passée des milliards de fois dans la vessie des autres. Ils n’ont pas les mêmes réticences que les membres de l’équipage plus âgés. C’est plutôt à nous que ça posera problème. Je m’en occupe. — Il faudra réfléchir aux refuzniks, dit Wilson. Il y en aura toujours quelques-uns. — Ils n’auront pas le choix, dit platement Holle. Bon. Maintenant, reste le problème de la façon dont on va punir les actions qui ont provoqué l’explosion. — Ah, fit Wilson en bombant le torse, les bras croisés. C’est donc bien un procès, finalement. Holle secoua la tête. — Non. Écoute, Wilson, tu es indispensable. Mais tu vas devoir survivre à bord de ce vaisseau, et c’est un sacrément petit vaisseau. Je ne vais pas te faire de procès, tu ne seras pas officiellement puni, je ne te critiquerai même pas en public. Mais il faut que tu trouves toi-même comment faire pénitence. Trouve un moyen de t’excuser auprès des jeunes à qui tu as fait du mal, et de leurs familles. À toi de voir. — Eh bien, voilà qui est pragmatique, commenta Wilson en hochant la tête. — Si nous ne punissons pas Wilson, alors qui ? demanda Grâce. — Steel Antoniadi, je dirais, fit Venus. Holle acquiesça. — Absolument. Pour le crime de rébellion qui a bien failli tous nous tuer. Nous devons faire un exemple avec elle. Wilson sourit à nouveau. — Pourquoi ne pas dire franchement les choses ? Tu vas l’exécuter. Grâce eut un rire nerveux, mais Holle resta impassible. Venus étouffa un cri de surprise. — Tu plaisantes ? Holle, cette gamine a été violée par cette espèce de gorille, et Zane lui avait bourré le crâne avec ses conneries. Quelle chance avait-elle ? Son crime, c’est notre faute, celui de notre génération. — Et pour l’exécuter…, fit Grâce. Dans la Ville en Marche, il y avait des crimes, il y avait des viols et des meurtres. Mais nous refusions la peine capitale, nos maires l’avaient bannie. Nous étions une trop petite société pour ça. Chacun de nous aurait été trop proche du bourreau, chacun serait devenu un meurtrier. Et par rapport à cet équipage, nous étions une vraie foule. Tout le monde en porterait le poids. — D’accord, dit Holle. — D’ailleurs, Holle, intervint Venus, tu as dit que nous ne pouvions plus nous permettre de perdre qui que ce soit. Steel est l’une des plus brillantes de sa génération. Regarde comment elle s’y est prise, pour la rébellion : elle a fait preuve de vision, de capacité de direction, de programmation et même de dons quasi militaires. Elle a réussi à unifier toutes ces bandes d’ados. Et elle est allée jusqu’au bout. Elle a coupé les communications, y compris les liaisons de secours. Elle a saboté la navette. Tout ça dans le plus grand secret… — Je n’ai pas besoin de meneurs d’hommes, coupa Holle. Pas parmi les enfants du vaisseau. Je ne veux pas de vision, d’idéalisme, de curiosité ou d’initiative. Je n’ai pas besoin de courage. Tout ce que je demande, c’est de l’obéissance. C’est tout ce que je peux me permettre jusqu’à ce que nous arrivions sur la Terre III, jusqu’au jour où nous pourrons enfin ouvrir les dômes et laisser les gosses se promener à l’air libre. Oui, c’est la meilleure de sa génération, et c’est pour ça qu’elle constitue un danger. Il faut que nous fassions un exemple en lui donnant le maximum de publicité. En réalité, c’est le but visé. Mais en fin de compte, oui, elle doit mourir. Grâce, je compte sur toi pour nous conseiller une façon de procéder, rapide et sans douleur. Wilson gonfla les joues. — Waouh, tu as vraiment pensé à tout, hein ? — Je ne sais pas quoi dire, fit Venus en secouant la tête. — Eh bien, ne dis rien. Accepte mon verdict, c’est tout. — Je ne peux pas croire que nous ayons cette conversation. Je te connais presque depuis ma naissance, Holle. Et maintenant tu imposes un régime de surveillance absolue appuyé par un pouvoir totalitaire. C’est vraiment toi, ça ? Holle se tourna vers elle. — Tu te rappelles tous ces débats théoriques qu’on avait à l’Académie ? Sur le conflit inhérent aux situations de ce genre, entre les droits de l’homme et la nécessité de protéger la vie avant tout ? La vérité c’est que, quel que soit le système choisi, on finissait toujours par échouer. La seule façon d’espérer survivre maintenant, c’est d’imposer un commandement absolu, centralisé. Et le seul droit qui reste à l’équipage, c’est le droit à une chance de survivre au voyage. — Holle a peut-être raison, murmura Grâce. Ce n’est pas notre faute. Personne ne devrait être obligé de supporter un voyage pareil. Personne ne devrait condamner une génération d’enfants à grandir en cage. — C’était nécessaire, dit Venus. Ou, du moins, c’est ce que pensaient les programmateurs de la mission. Et peut-être, pensa Holle en se cramponnant aux paroles de Grâce, peut-être que l’équipage réussirait à lui pardonner. — Eh bien, reprit Grâce, c’était… intéressant. Bon, autre chose ? — Pas pour le moment, répondit Holle. Mettons-nous au travail. Sans un mot de plus, et apparemment soulagée, Grâce fila par l’écoutille avec une élégance naturelle, acquise au fil de plusieurs dizaines d’années en apesanteur. Wilson s’apprêtait à la suivre. — Je dois admettre que moi non plus je n’avais jamais perçu cette facette de ta personnalité, Holle. Dommage que tu ne l’aies pas montrée plus tôt. Nous aurions fait une sacrée équipe. Lorsqu’il fut parti, Venus s’attarda un moment. — Je suppose que les autres n’ont pas vu le problème qui se posait à plus long terme ? — Quel problème ? — La perte de la navette A. Je n’ai pas de solution à ça. Et toi ? — Non, souffla Holle. Non, moi non plus. Venus hocha la tête. — Enfin, il y a encore du chemin avant d’atteindre la Terre III. Nous avons le temps d’y réfléchir. Quant au reste… Elle regarda Holle pendant de longues secondes, comme si c’était la première fois qu’elle la voyait. — Oh, et puis au diable tout ça ! Elle quitta la cabine et suivit les autres en vol plané. Holle resta seule dans la cabine de Wilson. Elle était assise, immobile. Et puis elle se replia sur elle-même et ramena ses genoux sur sa poitrine. Elle n’osait pas pleurer de peur que les autres la surprennent. 90 Mai 2078 Helen Gray apporta un cadeau à Zane. Vaguement emballé dans une feuille de mousse isolante, c’était un bloc d’urine congelée, sculpté avec soin, et qui représentait un buste, une tête humaine. L’artiste avait voulu en faire un hommage aux morts, pour commémorer la décennie écoulée depuis la Rébellion de la Dépressurisation de Steel Antoniadi. Dans la pénombre de sa cabine, Zane la soupesa, la prit par les joues entre ses mains raidies, maculées de taches brunes. La lueur de l’unique lampe de la cabine éclairait le bloc de glace, faisant ressortir sa couleur d’or sombre, les bulles et les traînées d’autres liquides visibles à l’intérieur. — J’aime bien la façon dont la lumière joue dans la glace de pisse, quand on sait l’orienter, dit sèchement Zane. Helen décida provisoirement que c’était Zane 3, l’amnésique résolu qui n’avait aucun souvenir précédant son réveil, lors du lancement depuis Jupiter. Elle était contente que Zane 3 soit de sortie, ce jour-là. Il était souvent d’humeur sombre, et bien que Zane fût un paria depuis dix ans, depuis que ses théories de la conspiration avaient inspiré la Dépressurisation, Zane 3 était une personne à part entière, avec sa propre façon de voir les choses, alors que Jerry était compétent mais creux, un cuistre arrogant. D’après Holle et Grâce, qui avaient depuis longtemps renoncé à toute tentative d’intégration, certains indices permettaient de penser que d’autres alters tournaient maintenant dans la tête de Zane, des alters apparus à l’occasion de différentes crises afin d’alléger le fardeau de désespoir de la personnalité centrale, et qui portaient les noms de Léonard, Robert et Christopher. La seule source d’intérêt, à bord de l’Arche, c’étaient les autres. Zane 3 n’était peut-être qu’un fragment d’un esprit en cours de désintégration, mais il restait l’un des individus les plus intéressants du vaisseau. — C’est bien fait, dit-il en tournant la tête d’urine entre ses mains. Si ce n’est que les traits sont exagérés. Les traits caractéristiques, les grands yeux, la bouche, le nez. On dirait une tête de marionnette. — Bella a utilisé d’autres fluides corporels pour faire ressortir les structures internes. Tu vois, ce filet de sang… — Pas très précis sur le plan anatomique. — C’est complètement fantaisiste. C’est censé représenter l’esprit, pas le corps. — Oui. On voit bien l’expression qu’elle a essayé de saisir. La curiosité, le doute, peut-être. Quel âge elle a, cette Bella ? — Dix-huit ans. Bella Mayweather faisait partie de la génération arrivée à l’âge adulte pendant la décennie qui avait suivi la Dépressurisation. Elle n’avait que huit ans au moment de la rébellion, ne conservait que de vagues souvenirs cauchemardesques des événements proprement dits, et avait grandi dans le mélange d’amour et de sévérité qui caractérisait le commandement de Holle Groundwater. — Dix-huit ans, répéta Zane en tournant et retournant la tête entre ses mains. L’art des enfants du vaisseau me fascinera toujours. C’est comme leur culture, le langage qu’ils donnent l’impression de mettre au point. Leur façon de se réunir comme des oiseaux en microgravité. Tu sais, s’il y a une chose que j’ai apprise pendant ce vol vers nulle part, c’est à quel point l’esprit humain est résilient. On ne cesse jamais d’avancer, une décennie après l’autre, et chaque nouvelle année est plus pénible que la précédente, chaque nouvelle génération de gamins grandit dans des conditions plus insupportables que les précédentes. Et maintenant, nous n’avons plus rien à leur donner, plus aucune matière première pour leur art. Mais ça ne les empêche pas de réussir à s’exprimer quand même. Leurs sculptures de pisse gelée, leurs fresques de sang et de mucus sur les parois du vaisseau, ces tatouages sophistiqués qu’ils arborent, leurs chants sans fin. Un art éphémère, bien sûr. — Oui. Même cette tête devra finir dans les trémies, d’ici à quelques jours. On en sauvegardera l’image dans les archives, évidemment, mais… Mais même la base de données numériques de Halivah, sauvegardée sur des puces de diamant durci par irradiation, commençait à montrer ses limites. La moitié de la capacité avait été laissée à Seba lors de la Séparation, et le reste avait été conçu pour enregistrer les données d’un voyage d’une dizaine d’années tout au plus. Et comme Holle avait besoin de place, notamment parce qu’elle avait ordonné que soient remises en service les cabines de HeadSpace, la mémoire institutionnelle de la base de données avait été « rationalisée », et des pans entiers effacés. — C’est le genre de résonance thématique qui étaye mes prétendues théories de la conspiration, dit Zane. On voit les mêmes thèmes s’exprimer de façon répétée à des niveaux différents de notre petit monde, qui est à l’évidence artificiel, d’une conception délibérément maladroite. C’est pour ça que nous sommes tous piégés ensemble dans cette coque comme des pensées vagabondes sous un crâne, exactement comme nous sommes piégés dans ma tête, mes alters et moi. Maintenant, c’est la mémoire électronique de l’Arche qui est effacée, mégabit par mégabit, rayon de bibliothèque par rayon de bibliothèque. Est-ce que l’Arche va se réveiller un jour en se demandant ce qu’elle est, exactement comme moi au début du voyage ? Peut-être qu’il n’y a personne ici, rien que moi, dit-il tout à coup. Il la regarda, et poursuivit : — Peut-être que tu n’es qu’un autre alter, qui a surgi pour me sauver de la solitude. Peut-être que je suis tout seul dans ce réservoir vide, pendant que des observateurs me regardent devenir inexorablement dingue. Helen frémit. Comme dans tant d’autres visions de Zane, ses dernières spéculations, cette dernière hypothèse bizarre en particulier, comportaient un fond de vérité. Après tout, bien qu’à trente-six ans elle soit parmi les plus âgés des enfants nés à bord, elle ne se rappelait pas la Terre en tant que telle. Intellectuellement, elle croyait que les étoiles étaient réelles, qu’il y avait vraiment eu un déluge qui avait noyé une civilisation planétaire, et que dans trois ans seulement ils arriveraient sur la Terre III. Mais, pour elle, c’était une question de foi. Et il y avait des gens comme Steel Antoniadi qui étaient nés, avaient vécu et étaient morts à bord de l’Arche sans avoir jamais rien connu que la coque. Quelle différence, pour eux, que ce soit vrai ou non ? Écouter les théories de Zane s’apparentait à écouter une histoire d’horreur, ça lui procurait une sorte de frisson agréable. Mais, depuis la Dépressurisation, écouter Zane était interdit par la Loi du Vaisseau. — C’est pour ça que les gamins n’ont pas le droit de venir te voir, si tu parles comme ça. — Ah, les enfants. Je suis toujours le croquemitaine du vaisseau, hein ? Mais nos séances de partage de rêves me manquent. Il regarda le ventre de Helen. Sa combinaison n’arrivait pas à dissimuler un léger renflement. — Tu en as mis un autre en route, toi aussi ? Elle eut un sourire. — On y est arrivés juste avant la date limite. Holle veut un moratoire sur les naissances jusqu’à l’arrivée sur la Terre III. Elle ne veut pas qu’on atterrisse avec des nouveau-nés à bord. — Un peu paranoïaque, mais ça ne manque pas de bon sens. Une petite sœur pour Mario ? — Un petit frère, en réalité. — Un autre garçon pour Jeb. Ça lui fera plaisir. — Je suppose, dit-elle, indifférente. Jeb Holden, l’un des ex-sbires de Wilson, n’était pas celui qu’elle avait retenu en premier pour être le père de ses enfants – et elle savait que, s’il avait eu le choix, lui non plus ne l’aurait sûrement pas choisie. Après tout, il avait à peu près l’âge de Zane, près de soixante ans, beaucoup plus que Helen. Mais Holle avait encouragé tout le monde à pondre des bébés, suivant une logique démographique bien à elle. Les dix années qui avaient suivi la Dépressurisation avaient produit une nouvelle récolte d’enfants, une seconde génération de gosses nés à bord. Helen avait dû faire comme tout le monde. « Je te rappelle, lui avait dit Grâce avec un sourire contraint, que je n’ai pas eu le choix de ton père non plus ; et ma mère n’avait pas choisi non plus l’homme qui m’a engendrée. » Puis elle avait serré sa fille contre son cœur. « Enfin, on ne nous a pas mal réussies quand même, hein ? » — Jeb n’est pas si mal, dit alors Helen à Zane. Il était issu d’une bonne famille, je crois. Mario tient son nom du père de Jeb, un paysan qui avait été tué dans une guerre éclair de « P-D ». C’est comme ça que Jeb s’est retrouvé à lutter pour sa survie à bord d’un radeau. Wilson avait eu une mauvaise influence sur lui. — Et comment tu vas appeler la nouvelle recrue ? Comment s’appelait ton père, déjà ? Hammond ? Helen eut un sourire. — Ma mère ne veut pas en entendre parler. Nous pensons l’appeler Cent. Parce que, quand il naîtra, on sera juste à cent années-lumière de la Terre. Il poussa un gémissement. — Ces noms de gamins nés à bord, alors ! Je n’arrive pas à m’y faire. Elle dériva vers la porte. — Il faut que j’y aille. Tu peux garder le buste pendant quelques jours. Ne le laisse pas fondre. — Tu peux compter sur moi. Zane regarda la sculpture dans les yeux comme s’il y cherchait des réponses. Helen éprouva l’étrange envie de le serrer dans ses bras. Mais, avec Zane, on ne savait jamais trop qui on embrassait. — On tient beaucoup à toi, tu sais. — Ah oui, vraiment ? — C’est toujours toi le spécialiste du générateur de distorsion. On a besoin de toi. — Non, dit-il. Allons, tu le sais aussi bien que moi, distorsion ou non, notre vol vers la Terre III a été programmé depuis le lancement. — Mais si la distorsion flanchait en cours de trajet… Il éclata de rire. — Si ça arrivait, on serait probablement tués en un instant. Non, j’ai cessé d’être utile au moment où la bulle de distorsion s’est matérialisée dans l’orbite de la Terre II. — Tu m’es précieux, si tu veux qu’on dise ça comme ça. J’aime nos conversations. — Tu es très gentille. Mais quand tes enfants grandiront, quand vous arriverez sur la Terre III et que vous amorcerez le grand projet de construction d’un nouveau monde… Il parut revenir à lui. — Je vais bien. Retourne voir ton petit garçon. Allez, allez ! 91 — Les ruines de la Terre II auraient dû nous mettre la puce à l’oreille, dit doucement Venus. Je veux dire, réfléchissez : dans le premier monde où l’on arrive, sur la première exoplanète jamais visitée par des êtres humains, on trouve quoi ? Des ruines, des vestiges d’une civilisation depuis longtemps disparue. En vertu du « principe de médiocrité », il n’y a pas de coïncidence ; quoi qu’on découvre, il faut s’attendre à ce que ce soit la norme. Autrement dit, si on trouve un monde avec des ruines, on en trouvera d’autres… Venus, Holle et Grâce faisaient salon dans la coupole. Venus parlait tout bas, et les autres l’imitaient. Tout se passait comme si, même après toutes ces années, il convenait de parler bas dans la douce lumière crépusculaire de la coupole. Mais Venus était toujours aussi radine avec le café, et Holle essayait de résister à la tentation de lui demander une autre tasse. Elles étaient blotties les unes contre les autres, leurs trois visages faiblement éclairés par la lumière atténuée des écrans, tandis que les étoiles semblaient suspendues comme des lanternes devant les vastes baies. Elles avaient toutes les trois une bonne soixantaine d’années, et, avec la masse grise de leurs cheveux coupés n’importe comment, leurs visages ridés et leurs corps massifs, raides, elles n’avaient plus rien à voir avec les filles au corps souple et au visage lisse qui étaient montées à bord de l’Arche il y a bien longtemps. Holle savait que, d’elles trois, c’était elle qui avait le plus vieilli. Tout le long du trajet depuis Jupiter, Venus et son parterre mouvant d’astronomes et de physiciens amateurs avaient étudié l’univers au sein duquel ils voyageaient en profitant d’un point de vue unique dans l’histoire de l’humanité. Après avoir passé au crible près de quarante années de données, Venus était parvenue à certaines conclusions, et elle avait échafaudé une théorie de la vie dans l’univers fondée sur des bases plus solides que celles de n’importe quel astronome cloué sur Terre. — Il est remarquable que l’humanité ait découvert de la vie dans l’univers grâce à l’analyse des données recueillies lors de notre recherche de planètes, au moment précis où le déluge détruisait notre civilisation. Quelle tragédie ! Mais tout ce que nous avons mis en évidence, ce sont des changements atmosphériques, comme l’injection d’oxygène et de méthane ou des minuscules traces de ce qui ressemblait à des éléments chimiques photosynthétiques. Pas besoin d’intelligence pour produire de telles signatures. Et pourtant l’intelligence était ce que nous rêvions surtout de trouver. « Malgré des décennies d’observation avant le déluge, et une surveillance encore plus attentive depuis l’Arche au cours des années qui se sont écoulées après notre lancement, nous n’avons rien trouvé. Nous n’avons rien entendu, pas le moindre petit cri. J’ajoute que nous n’étions pas seulement à l’affut de signaux radio et optiques, mais aussi de lumières urbaines, de gaz industriels et d’indices d’objets plus exotiques : des enveloppes infrarouges de sphères de Dyson, des trous de ver, et même des bulles de distorsion comme la nôtre. « Malgré tout, nous voyons des indices de “leur” passage. En tout cas, c’est ce qu’on croit. Même s’il n’y a pas vraiment de vestiges, de traces évidentes. Vous vous rappelez que le système de la Terre II était dépourvu d’astéroïdes ? Nous avons remarqué d’autres absences, des anisotropies – des différences de concentration de matières premières cruciales entre un côté du ciel et l’autre. Même le système solaire présentait des déficiences étranges, de néon et d’hélium, par exemple, que nous n’avons jamais réussi à expliquer avec nos modèles de création planétaire. — Tu veux dire quoi ? demanda Holle. Que quelqu’un est venu, a utilisé tout ce qui pouvait l’être et est reparti ? — C’est exactement ce que je veux dire. Et pourquoi est-ce qu’on trouve ça ? Eh bien, je pense que c’est parce que la Galaxie est ancienne… Quand la Galaxie s’était formée à partir d’un immense nuage tournoyant de poussière, de gaz et de glace contenu dans une grande poche de matière noire, les premières étoiles s’étaient cristallisées, comme du givre. — Dans le nuage primordial, il n’y avait pratiquement que de l’hydrogène et de l’hélium, les éléments qui avaient émergé du Big Bang. Ces premières étoiles, principalement regroupées au centre de la Galaxie, étaient des monstres. Elles avaient rapidement subi plusieurs réactions de fusion en chaîne puis explosé en supernovae, recrachant des métaux, du carbone, de l’oxygène et les autres éléments lourds nécessaires à la vie – une vie comparable à la nôtre, du moins. Les supernovae avaient à leur tour déclenché une vague de création d’étoiles dans les régions éloignées du noyau, et ces secondes étoiles avaient été enrichies par les produits des premières. Elle mima, avec ses mains, une cage qui se dilatait lentement. — Et donc on a cette zone d’activité intense au cœur de la Galaxie, autour, une vague de formation d’étoiles qui se répand, puis des métaux et d’autres éléments lourds qui naissent sur le front de l’onde de choc. La vague de formation d’étoiles a fini par atteindre la région du soleil il y a peut-être cinq milliards d’années, et c’est là que la Terre s’est formée, et nous avec. « Mais Sol se trouve dans la banlieue éloignée, et il est né tard. Le pic de création d’étoiles de la Galaxie avait eu lieu des milliards d’années plus tôt. La plupart des étoiles capables de donner naissance à des planètes dotées d’une vie complexe sont plus vieilles que notre soleil, plus vieilles de deux milliards d’années en moyenne. C’est la moitié de la durée de vie de la Terre – peut-être quatre fois plus de temps qu’il ne s’en est écoulé depuis l’émergence sur Terre de la vie multicellulaire. — Et tu crois que c’est pour ça que nous ne voyons pas de signes d’intelligence ? demanda Grâce. Venus haussa les épaules. — Nous sommes arrivés en retard à la fête. Comme les pistonnés de l’Arche. « Ils » ont probablement émergé des milliards d’années avant nous. Qu’arrive-t-il à une civilisation après des milliards d’années ? Le plus vraisemblable est qu’elle s’éteigne, non ? À moins qu’elle n’émigre. Moi, je serais allée vers le cœur de la Galaxie. C’est là que ça se passe, là que sont les amas d’étoiles, l’énergie. Elle jeta un coup d’œil par-delà la baie vitrée. — L’énergie des étoiles est faible, ici ; un millionième seulement de l’énergie solaire que reçoit la Terre. C’est pour ça que l’Arche n’est pas équipée de panneaux solaires. Dans le noyau, nous aurions pu naviguer grâce à la lumière des étoiles, laper toute cette énergie gratuite tombée du ciel. Ça doit être comme une ville, là-bas. Chaud, surpeuplé, dangereux. En tout cas, au bout d’un milliard d’années, ils ne nous ressemblent pas du tout, et ils ne sont pas là. — Alors, où ça mène, tout ça ? demanda Grâce. — À la solitude, répondit fermement Venus. Si nous nous attendions en débarquant ici à intégrer une civilisation galactique foisonnante, eh bien c’est loupé, ça n’arrivera pas. Il semblerait que nous soyons très jeunes dans une galaxie très ancienne. Nous sommes comme des enfants qui marchent sur la pointe des pieds dans une maison en ruine. Ou un cimetière. « Va, traverse les airs, monte jusqu’en haut des cieux, et atteste que là où tu t’élèves il n’y a pas de dieux. » C’est de Sénèque – Médée. — Tu as toujours aimé faire de l’esbroufe, hein, Venus ? fit Holle. — Désolée, répondit Venus avec un sourire. — Je me demande parfois ce qu’on en a à foutre, dit Grâce. Je veux dire, pourquoi est-ce qu’on a tellement envie de trouver des êtres intelligents dans d’autres mondes ? Gary Boyle disait toujours que nous sommes seuls à cause de notre histoire évolutionniste. Nos ancêtres étaient des hominidés, une espèce unique dans un monde plein d’autres espèces d’hominidés. Il y a beaucoup d’espèces de dauphins et de baleines. Eux, ils ne sont pas seuls. Alors que tous nos cousins ont disparu, nous les avons distancés dans la course à l’évolution. Nous ne sommes pas si évolués que ça, et pourtant nous sommes la seule espèce intelligente de notre monde. Nous sommes seuls, mais nous ne savons pas pourquoi. — Bon, eh bien, si c’est comme ça, il ne tient qu’à nous de ne pas échouer, fit Holle après réflexion. À bord de l’Arche, je veux dire. Si la Terre disparaît, si la Terre II est un échec, alors nous sommes peut-être l’unique réservoir d’intelligence évoluée qui reste dans la Galaxie. — Sacrée responsabilité, murmura Grâce. — D’autant que nous sommes cons comme des balais, commenta Venus. Franchement, nous ne sommes même pas fichus de tenir le coup quelques années dans cette boîte de conserve sans nous entr’égorger. Elles restèrent un moment silencieuses, et Holle se demanda à nouveau avec aigreur si Venus allait jamais leur proposer de refaire le plein de café. — Vous savez, dit-elle enfin, je me dis parfois que nous sommes terriblement mal équipés, nous, les Candidats. Nous avons passé toute notre vie à nous entraîner pour cette mission, mais nous sommes restés immatures. Par exemple, nous n’avons même pas lu un seul livre – je veux parler des livres qui comptent. Tu te souviens, Venus ? J’aimais l’histoire, les histoires d’un passé lointain. Tu aimais la bonne vieille science-fiction qui parlait des futurs disparus. Nous n’avons jamais vraiment fait partie du monde qui nous entourait, même pas à travers la fiction. — Personne n’a écrit de romans sur le déluge, souligna Venus. Ils étaient carrément trop occupés. Mais surtout, Holle, toi et moi, on n’a jamais eu d’enfants, ni avant de quitter la Terre, ni depuis. — C’est vrai, concéda Holle avec un haussement d’épaules. Je me dis souvent que je ne me suis jamais remise de Mel. Et puis il y a eu cette étrange histoire avec Zane. Après ça, j’ai toujours eu l’impression d’avoir trop à faire. — Ouais. Quant à moi, mes étudiants sont mes enfants. — Tout ça, ce sont des prétextes, dit gentiment Grâce. Vous étiez des Candidates. Vous avez été élevées en sachant que votre devoir serait d’avoir des enfants, de transmettre vos gènes. Mais vous ne l’avez pas fait. À un certain niveau, vous avez toutes les deux délibérément choisi de ne pas le faire, pour une raison ou une autre. — Peut-être que j’ai eu peur, dit Holle. Peur de prendre ce genre d’engagement. — D’avoir des enfants et de savoir que tu ne pourrais pas les sauver. — Quelque chose dans ce goût-là. Venus répondit froidement : — Je me demande, Holle, si tu pourrais faire le boulot que tu fais maintenant si un de tes enfants devait être affecté par tes décisions. Vivre dans ton empire liquide. — Je ne sais pas, répondit honnêtement Holle. Je pense que Kelly Kenzie aurait pu le faire. Elle a toujours été la meilleure d’entre nous, non ? Avant la Séparation, elle s’était acoquinée avec… avec… — Masayo Saito. — Oui. Elle avait l’intention d’avoir des enfants avec lui. Et peut-être qu’elle en a eu depuis. S’il n’y avait pas eu la Séparation, elle aurait peut-être eu des enfants avec Wilson. Dans tous les cas, elle se serait quand même retrouvée mère, je crois. — Et elle aurait mieux tenu Wilson à l’œil. — Oui. Elle aurait fait un meilleur boulot que n’importe laquelle d’entre nous. — La plus belle fille du monde… On fait de notre mieux, dit Grâce à Holle. Kelly n’est plus là ; et depuis longtemps. Tout ce qu’on peut faire, c’est continuer jusqu’au bout… Une alarme retentit, un faible bourdonnement, l’un des écrans de Venus devint rouge et se mit à flasher. Elle se retourna et appuya sur une touche. — Et merde ! Holle se pencha en avant. — Qu’est-ce que c’est ? — Un message de suicide. De Zane. Il dit qu’il ne veut pas être un… attendez, « une sangsue qui se nourrit de précieuses ressources ». Grâce secoua la tête. — C’est Zane 3. Il a déjà fait le coup, et les autres alters avaient eu le dessus. — C’est signé par un comité : Jerry, Zane 2, Zane 3, un dénommé Léonard, un certain Christopher, et… Grâce déboucla sa ceinture et descendit de sa couchette. Venus ouvrait déjà l’écoutille du sas. 92 Helen Gray était assise sur le sable chaud, piquant. La plage, avec ses dunes et ses traces de vagues, s’étendait à perte de vue. Elle regardait une plaine quasiment infinie, une mer qui se jetait vers un horizon affûté comme une lame de rasoir. Le ciel était un dôme bleu, avec au milieu, juste en face d’elle, une étoile – non, le mot était « un soleil » –, un disque de lumière comme celle des lampes à arc de la coque. Il lui réchauffait le visage, il l’éblouissait, il semait des reflets sur la mer et projetait l’ombre de l’enfant qui jouait devant elle. Mario, quatre ans, vêtu d’un vieux tee-shirt d’adulte trop grand pour lui, pataugeait dans les vagues. Il poussait des cris perçants chaque fois que l’eau lui léchait les pieds. Il avait l’air chez lui. Mais quand il marchait le long de la plage, il crapahutait comme un bébé, maladroitement. On devait marcher dans ces simulations planétaires, telle était la règle édictée par Holle. Les enfants devraient marcher sur la Terre III, et c’était un moyen d’apprendre à le faire. La combinaison de HeadSpace les y obligeait. Mais la simulation ne pouvait reproduire les effets de la gravité. Autrement dit, l’expérience n’était pas complète. Un peu plus loin sur la plage était assis un autre parent, Max Baker, avec un autre enfant, Diamond, cinq ans, le petit garçon qu’il avait eu avec Magda Murphy. Max parlait continuellement à son fils, l’encourageait à courir, à soulever de grandes gerbes d’eau. Helen aimait quand Max était comme ça. Il avait dû faire un gros effort sur lui-même pour surmonter la mort de sa sœur jumelle pendant la Dépressurisation, tout comme Magda, la perte de son bébé. Jeb et Helen, Max et Magda étaient plus des parents que des amants, mais ils semblaient avoir trouvé une consolation dans la compagnie l’un de l’autre. Magda avait même eu un deuxième enfant avec Max, une petite Sapphire d’un an. Peut-être, plus tard, Diamond et Mario pourraient-ils jouer ensemble. Ce HeadSpace était vraiment détaillé. Les vagues à la surface de la mer, l’écume à l’endroit où elles se brisaient, générées par de simples routines fractales, étaient assez convaincantes. C’est du moins ce que Grâce avait dit à Helen. Pas un grain de sable qui ne projette une ombre. Elle sentait même le sable sous ses jambes nues. Il était granuleux, piquant – encore du traitement fractal. Mais pour un œil exercé, il n’était pas difficile de repérer les failles de la simulation. Le ciel n’était qu’un assemblage de panneaux immenses, délimités par des lignes droites, chacun d’une nuance différente de bleu. Grâce, qui s’était bel et bien promenée sur de vraies plages sur Terre, remarquait l’absence de nuages dans le ciel, d’algues et de méduses dans l’eau et de bois flottés sur le sable – sans oublier, avait-elle ajouté sèchement, les radeaux de « P-D », à perte de vue. La technologie des cabines de HeadSpace commençait à dater, et la capacité de traitement consacrée à ces simulations était limitée. Mais engoncés dans leurs combinaisons virtuelles, chacun dans sa cabine de HeadSpace, avec un même ciel virtuel au-dessus de leur tête, les enfants pouvaient courir, s’éclabousser et jouer à se bagarrer dans l’eau. Tout ça, c’était l’idée de Holle. Elle avait aussi remis en vigueur les compétitions sportives, comme la lutte et le sumo, de jeunes corps arc-boutés les uns contre les autres en apesanteur. Ces programmes étaient conçus pour développer la musculature et renforcer la charpente osseuse afin de leur permettre de supporter la gravité de la Terre III. Holle ne voulait pas que les membres de l’équipage se retrouvent à quatre pattes comme des bébés, décontenancés, terrifiés par une caractéristique aussi élémentaire qu’un ciel à perte de vue. Ça paraissait marcher. Mario jouait sans s’inquiéter du fait qu’on ne pouvait pas éteindre le soleil ou couper le vent. Mais il y avait des moments où Helen se demandait si quelque chose de très particulier n’était pas en train de se perdre alors que la mission approchait de son terminus, une culture née d’une absence de possibilités, au fil de quarante années passées dans les coins sombres du vaisseau, avec son art, son langage et son style éphémères. Les tribus d’enfants à demi nus, couverts de tatouages sophistiqués, avaient dû apprendre le mot « ciel » ; pour ça, il avait fallu les traîner dans des cabines de HeadSpace et leur montrer de quoi il s’agissait. Mais les enfants nés dans l’espace avaient inventé quarante nouveaux mots pour dire « amour ». Sans compter que Helen détestait les simulations. Elle aussi faisait partie des enfants du vaisseau, et peut-être qu’il était trop tard pour qu’elle s’adapte à une planète à ciel ouvert. Mais l’atterrissage se profilait à l’horizon comme la date de sa propre exécution – même si elle se réjouissait à l’avance du défi consistant à piloter une navette pour descendre vers le nouveau monde. Alors, pendant que le petit Mario profitait du temps qui lui avait été imparti pour jouer, Helen endurait le soleil sur ses bras nus, et l’absence de la limite réconfortante des parois de métal éraflées. Et pour se rassurer elle se raccrochait à de minuscules défauts, comme le découpage du ciel en panneaux de différents bleus : rien de tout ça n’était réel, il ne lui arriverait rien de mal. Elle fut soulagée quand le temps fut écoulé et qu’elle dut rappeler Mario pour qu’il sorte de l’eau. 93 Février 2079 Une fois, juste une seule fois, alors que Venus dérivait dans l’obscurité de la coupole, elle capta un étrange signal. Il paraissait cohérent, comme un rayon laser à micro-ondes. À l’aide de ses télescopes spatiaux, elle le triangula et détermina que la source ne se trouvait pas dans les parages. Puis elle le passa à travers des filtres pour le transformer en signal audio. Il retentissait, froid et clair, comme un coup de trompette, très loin dans la nuit galactique. Si c’était un signal, il n’était pas humain. Elle continua d’écouter pendant deux ans, jusqu’à la Terre III. Elle ne l’entendit plus jamais. Elle n’en dit mot ni à Holle ni aux autres. 94 Juillet 2081 Venus sortit la vieille boule de cristal de Thandie de son placard et l’installa au milieu de la coque, sur un support fixé à la barre de pompier. Holle dériva à côté d’elle, se retenant vaguement à la barre, deux femmes solides, compétentes, d’une soixantaine d’années, épaule contre épaule. Helen Gray, cramponnée à un étai qui avait naguère supporté une cloison du pont, regarda l’équipage prendre place autour de la coque. Après toutes ces années passées en apesanteur, les gens s’accrochaient à des poignées ou à des cordages, dans tous les sens, sans se soucier de leur orientation. Ils formaient une coquille de visages, tournés vers Venus. À l’exception de l’équipage qui était de garde dans la navette et la coupole, tout le monde était là, chacun avait suspendu ses activités de la journée, et un brouhaha de conversations emplissait l’habitacle. Helen repéra sa mère. Aujourd’hui, Grâce avait son petit-fils avec elle : Cent, deux ans ; le petit garçon paraissait fasciné par la boule de cristal tournoyante. Jeb aussi était là, avec son fils de sept ans, Mario, sur les épaules. Près d’eux se trouvait le meilleur ami de Mario, Diamond Murphy Baker, qui avait un an de plus que Mario et était accompagné de ses propres parents, Magda et Max, et de la petite Sapphire. Helen était frappée par le nombre d’enfants nés à bord du vaisseau. Mais les survivants de l’équipage originel, les rares à se souvenir encore de la Terre, étaient là eux aussi : Venus et Holle, des sexagénaires endurcies par le travail, ainsi que Cora Robles, maintenant une grand-mère comblée. Wilson Argent planait près du point culminant de la coque, entre les parois calcinées de ce qui avait jadis été son palais. À plus de soixante ans, c’était encore un grand gaillard, aux cheveux maintenant blancs. Mais il était seul encore aujourd’hui, les gens avaient souvent peur de lui. Si seulement Zane avait été là, se dit tout à coup Helen. C’est à peine si elle avait pensé à lui depuis son suicide, trois ans auparavant. Malgré ses nombreux problèmes, il avait toujours fait ce qu’on lui demandait. Quand ils en seraient à élever des statues sur la Terre III, Helen se promit qu’il y en aurait une pour Zane Glemp, alters y compris. Venus sembla enfin prête. Elle ne réclama pas le silence et se contenta de jeter un regard circulaire. Elle a toujours eu une sorte d’autorité naturelle, se dit Helen. Toutes les voix se turent, sauf celles, pépiantes, de quelques enfants. Venus effleura sa boule de cristal. Les écrans se mirent à tournoyer, devinrent invisibles et révélèrent une sphère blanc rosé, lumineuse, une étoile pas plus grosse qu’un pois, avec une unique planète visible, un côté éclairé par l’étoile, l’autre plongé dans le noir. L’intensité des grandes lampes à arc de la coque diminua. Soudain, cette séance ressembla beaucoup à celle où Venus avait fait son rapport sur la Terre II, le jour où Kelly avait défié Wilson, provoquant la Séparation. Ça faisait tellement longtemps. Helen n’avait que neuf ans – et voilà que, d’ici à un an, elle en aurait quarante –, mais elle se rappelait le drame avec précision. Il était pratiquement impossible de reconnaître, dans la coque actuelle, cette épave durement éprouvée, à moitié incendiée, le vaisseau étincelant, bien propre, de cette époque. Là, ça tenait plus de la grotte, avec ses murs charbonneux, ses racks de matériel usé et ses panneaux couverts de graffitis tribaux. Cela dit, les plantes vertes poussaient toujours dans leurs bacs hydroponiques, au pont inférieur, et les pompes et les ventilateurs bourdonnants recyclaient toujours l’eau et l’air à travers les niveaux de la coque. Tout comme l’équipage épuisé, Halivah avait fait son boulot. — Eh bien, commença Venus, nous y sommes. Il y eut un tonnerre d’applaudissements spontanés. Helen vit le petit Cent applaudir joyeusement une chose qu’il ne pouvait pas comprendre, la main de sa grand-mère sur son épaule pour l’empêcher de dériver dans l’espace. Venus se tourna vers son dispositif d’affichage. — Voici votre nouveau soleil, une étoile de classe M. Ces images ont été assemblées à l’aide d’observations réalisées à partir de la coupole et des télescopes spatiaux en apesanteur. La caméra zooma sur l’étoile, dont la taille passa de celle d’un petit pois à celle d’un ballon de basket. — Cette étoile est une naine rouge, une banale étoile de la constellation du Lièvre, même pas visible à l’œil nu depuis la Terre. Nous sommes à cent onze années-lumière de la Terre, et pourtant cette étoile n’est pas très différente de Proxima du Centaure – l’étoile la plus proche de Sol, le soleil de la Terre. Elle fait deux fois la masse de Proxima, et le cinquième de la masse de Sol. Elle est petite, à peu près le quart du diamètre de Sol. À vrai dire, ce soleil tiendrait tout entier à l’intérieur du système Terre-Lune, l’un de ses bords effleurant la Terre, l’autre la Lune. Il est du type stellaire M6. Elle indiqua des serpents de lumière jaunâtre qui rampaient à la surface de l’étoile et montaient selon des arcs très accentués. — Vous pouvez voir qu’il est actif. Nous pouvons nous attendre à des tempêtes solaires – beaucoup d’aurores. En fait, il était beaucoup plus actif quand il était jeune, mais il s’est bien calmé. Ainsi, sa lumière est dépourvue de composants ultraviolets significatifs, contrairement au soleil. Ce sera un soleil sûr, stable – et il survivra cent fois plus longtemps que Sol. — Et il est blanc ! s’écria quelqu’un. — Oui, acquiesça Venus avec un grand sourire. Son spectre culmine dans l’infrarouge, mais il y a assez de lumière dans le reste de son spectre pour que, de près, il sature les récepteurs de vos yeux et vous paraisse blanc. — Au temps pour Gordo et sa Krypton ! lança Wilson. — Et voilà la Terre III. La caméra effectua un travelling arrière, ramenant dans le champ la planète pas plus grosse qu’une tête d’épingle, et zooma dessus. Tous avaient eu l’occasion d’entrevoir le nouveau monde à travers les vitres de la coupole, et de découvrir un panorama de lacs, de montagnes et de mers sous la coque en orbite. Mais c’était la première fois qu’ils pouvaient l’inspecter dans sa globalité. Il y eut d’autres applaudissements, plus mesurés cette fois, pensa Helen. Car la Terre III ne ressemblait absolument pas à la Terre. Il y avait un océan au point subsolaire, juste à la verticale du soleil de classe M. Plus loin, on distinguait des continents, des formes fractales se détachant sur le fond de l’océan, ridées par des chaînes de montagnes et incisées par des vallées fluviales. Mais, contrairement aux continents gris-vert de la Terre vue de l’espace, ceux-ci étaient d’un noir étrange. Et on avait l’impression que la surface de la planète était striée : des cercles concentriques de textures différentes allaient en s’éloignant de ce point subsolaire océanique, si bien que l’hémisphère tourné vers le soleil ressemblait aux cibles que les enfants utilisaient lors de leurs tournois de tir à l’arc en apesanteur. Le tout était obscurci par une épaisse couche d’atmosphère, avec des bancs de nuages en altitude et du brouillard à l’horizon. Le côté de la planète plongé dans l’ombre, sa face nocturne, était complètement noir, en dehors du crépitement des éclairs. Aux antipodes du point subsolaire, Helen distingua le pâle reflet de la glace, éclairée par la faible lueur des étoiles lointaines. Dans sa quête de chaleur, la Terre III orbitait si près de son étoile parente que les marées avaient depuis longtemps pétri sa rotation, de sorte que sa journée était égale à son année, et qu’elle présentait toujours la même face au soleil. Un côté était éclairé en permanence tandis que l’autre était plongé dans les ténèbres éternelles, en dehors de la lumière des étoiles. Mais même le côté exposé à la lumière était tellement froid que des glaciers drapaient le sommet des montagnes équatoriales. Elle était peut-être habitable. Elle n’était pas comme la Terre. Telle était la vérité fondamentale que Helen avait assimilée la première fois qu’elle avait examiné ces images, alors que Venus commençait à décrire le nouveau monde. — La Terre III, poursuivit Venus, est la planète la plus proche de son soleil, mais il y a d’autres planètes dans le système, d’autres Terres et super-Terres. Pas aussi faciles à coloniser que la Terre III, mais elles seront là pour nos descendants – de nouveaux foyers les attendent dans le ciel, dans un lointain avenir. « Nous cherchions des planètes dans les parages habitables des étoiles, c’est-à-dire dont le rayon orbital permet d’avoir de l’eau liquide en surface, et c’est ce que nous avons trouvé ici. Vous pouvez voir les océans. Mais ce soleil M est beaucoup plus faible que Sol, de sorte que la Terre III doit être plus proche de son parent, à cent millions de kilomètres seulement – beaucoup moins que l’orbite de Mercure. L’année est différente, évidemment. L’année de la Terre III ne dure que quinze de nos jours. Les étoiles défileront très vite dans le ciel. Mais il n’y a pas de « jour », et il n’y a pas de saisons. De la surface, vous ne verrez jamais le soleil se déplacer ; il restera toujours à la même position dans le ciel. Et il est froid. Même au point subsolaire, vous ne recevrez que soixante pour cent environ de l’énergie rayonnante que vous auriez pu recevoir du soleil, sur Terre. Et depuis la face plongée dans la nuit, vous ne verrez jamais le soleil. Il y a une calotte glaciaire au point le plus à l’ombre – là, dit-elle en le leur indiquant. Il fait très froid à cet endroit. « Vous vous demandez peut-être pourquoi l’air ne gèle pas du côté de l’ombre. Eh bien, ça ne se passe pas comme ça ; l’atmosphère est dense, pleine de gaz à effet de serre injectés par les volcans, une couverture qui transporte la chaleur autour du monde. Et puis vous avez la chaleur intérieure de la planète, qui est plus importante que celle de la Terre. Le climat est stable. C’est juste qu’il est différent. « En outre, la Terre III est plus grosse que la Terre – c’est même sa principale caractéristique. C’est une exoplanète du genre que les chasseurs de monde appellent une super-Terre. Sa masse est à peu près deux fois celle de la Terre, et la gravité y est peut-être plus forte de vingt-cinq pour cent. Ça vous paraîtra difficile, mais vous vous musclerez vite, et vos enfants, qui deviendront plus costauds que vous en grandissant, ne s’en rendront même pas compte. « Le fait que la masse planétaire soit plus importante est une bonne chose, et c’est l’une des raisons qui nous ont fait sélectionner ce monde. Une masse plus importante implique davantage de chaleur intérieure, une croûte plus mince, des plaques tectoniques, un cœur de fer tournoyant. Ce cœur produit une magnétosphère saine, ce qui offre une bonne protection contre les radiations en provenance des éruptions solaires du soleil M et des rayons cosmiques. Vous constatez par vous-mêmes les preuves de la tectonique des plaques : beaucoup de montagnes en formation, et des volcans actifs. Vous voyez, fit-elle en indiquant l’horizon, la couche de poussières et de cendres qui monte, ici ? De la fumée volcanique. La tectonique des plaques permet à un monde de rester jeune. La bonne nouvelle, c’est que ce monde, étant plus massif, conservera sa chaleur intérieure plus longtemps que la Terre. La Terre III restera jeune longtemps après que la Terre elle-même se sera figée et changée en une version plus grande de Mars. « Et puis, il y a de la vie, en bas. Nous l’avons déduit des études spectroscopiques de l’atmosphère que nous avons déjà effectuées, à des années-lumière d’ici. Il y a de la photosynthèse dans les océans. Sur les continents, vous voyez des bandes de végétation différentes qui s’éloignent du point subsolaire, pour s’adapter aux différents degrés de luminosité. Nous pensons même avoir vu de la vie dans la bande crépusculaire, tout le long de la courbe jour/nuit, sur le pourtour de la face éclairée. Il peut s’agir d’arbres, qui s’efforcent de capturer la moindre bribe de lumière avec leurs feuilles. Ce sera à vous de le découvrir, un jour. Elle regarda autour d’elle, une femme exubérante, sérieuse, s’assurant qu’ils comprenaient bien la nature du cadeau qu’elle leur présentait. — Donc, vous avez un soleil qui durera beaucoup plus longtemps que Sol, une Terre qui restera jeune, et d’autres mondes à explorer. Nous n’aurions pas pu trouver un meilleur refuge pour vos enfants, pour l’humanité, même en pensant à un très lointain avenir. « Voici l’Arche. Après un voyage de quarante années, voilà votre Ararat. Elle recula. Mais le silence lui répondit, et les regards étaient atones. Peut-être le monde qu’elle leur présentait était-il tout simplement trop étrange ? Ensuite Holle s’avança, le visage tendu, déterminé, les yeux cernés. Tout le monde était silencieux, frappé de mutisme, en dehors de quelques enfants qui se tortillaient. Même le petit Cent paraissait faire attention. L’expression grave de Holle porta la tension à un paroxysme. Tout à coup, Helen se rendit compte qu’elle n’avait pas idée de ce que Holle s’apprêtait à dire. — Merci, Venus, dit-elle. Ça, c’était pour les bonnes nouvelles. Maintenant, il faut que nous parlions de l’atterrissage. Nous avons un problème. 95 — La plupart d’entre vous ne se rappellent même pas comment était l’Arche au moment de son lancement. Il y avait deux coques, Seba et Halivah. Et nous avions quatre navettes, capables d’emmener vingt-cinq personnes chacune vers la planète cible. Nous étions quatre-vingts lorsque nous avons quitté la Terre, un peu moins que la limite prévue par les concepteurs de la mission. Nous pensions que les navettes suffiraient largement, même en comptant quelques naissances en cours de route. « Mais les événements ne se sont pas déroulés comme prévu. Vous savez tous ce qui s’est passé. Nous sommes arrivés à proximité de la Terre II il y trente ans, et nous nous sommes séparés. Seba est repartie vers la Terre, en emportant l’une des navettes. Nous en avons utilisé une autre pour faire atterrir les colons qui ont décidé de s’installer sur la Terre II. Ce qui en laissait deux pour nous déposer sur la Terre III. Mais nous en avons perdu une autre en cours de route, lors de la Dépressurisation. Quelques-uns des plus âgés jetèrent un coup d’œil à Wilson, qui était accroché en une attitude de défi dans la partie supérieure de la coque. — Et donc, poursuivit Holle, nous sommes arrivés ici, avec une seule navette. À la base, cette navette n’est qu’un atterrisseur de vingt-cinq places et rien d’autre ; elle a été conçue pour effectuer un seul et unique voyage, une descente vers la surface. Elle a été construite comme ça, pour peser moins lourd. Elle ne pourra pas redécoller pour retourner vers la coque… Helen sentit croître son angoisse. Elle savait depuis la Dépressurisation – et c’était l’une de ses conséquences – qu’ils auraient un problème avec la capacité de la navette. Mais, à l’époque, l’atterrissage ne devait pas avoir lieu avant des années. Holle, coriace, autocrate, avait toujours gardé secrètes beaucoup de ses réflexions et de ses décisions. Helen lui faisait confiance pour trouver une solution à temps. Elle se disait à présent que cette confiance avait été mal placée. — Je suis désolée, dit platement Holle. Nous avons tourné et retourné le problème dans tous les sens pour essayer d’improviser une autre façon de descendre vers la surface de la planète. Le problème, c’est la forte gravité, la densité de l’atmosphère. Lorsque le vaisseau larguera son énergie orbitale, au moment de la rentrée, la charge frictionnelle sera terrible. La navette est conçue pour y résister ; son bouclier thermique a été prévu en conséquence. Rien de ce que nous pourrions bricoler n’aurait cette capacité, même de loin. Elle s’interrompit, et ce fut le silence, en dehors du murmure d’un bébé endormi. — Il faut que vous compreniez bien. Nous vous avons amenés ici. Nous avons fait tout ce chemin, et certains d’entre vous marcheront sur la Terre III. Mais je ne peux pas nous faire tous descendre à sa surface. — Et les autres ? cria quelqu’un. — Je resterai avec vous, dit aussitôt Holle. — Tu resteras avec nous pour crever ? C’est ça que tu proposes ? — Personne ne va crever, fit Venus en se rapprochant de Holle pour être à ses côtés. Nous ne quitterons pas le vaisseau, c’est tout. Nous continuerons. Le vaisseau est encore fonctionnel, il a de l’eau, de l’air, de l’énergie. Et nous pouvons toujours utiliser le générateur de distorsion… — Zane est mort. — Nous n’avons pas besoin de lui pour activer la bulle de distorsion, répondit Holle en s’obligeant à sourire. Nous pouvons aller partout où nous voulons. Max Baker se propulsa vers l’avant. — Certains vont descendre vers la surface, les autres resteront ici. Vingt-cinq d’entre nous vont atterrir, je suppose. Mais qui, Holle ? Comment allons-nous choisir ? Il va y avoir une loterie ? — Non, dit fermement Holle. Nous ne pouvons pas nous payer ce luxe. Nous devons faire ça bien. Je déciderai. J’ai déjà décidé. Un murmure collectif parcourut la coque. Holle s’en tenait toujours à ses décisions et les faisait appliquer dans les moindres détails. Tous ceux qui étaient assez vieux pour comprendre ce qui se disait savaient que leur sort était déjà décidé. L’expression de Holle s’adoucit. — Et tu te trompes sur un autre point, Max. Le nombre n’est pas de vingt-cinq. Vingt-cinq, ça ne suffit pas. Je me suis penchée à nouveau sur les documents originaux du Projet Nemrod. Vingt-cinq individus, ça ne permet pas une diversité génétique suffisante pour former une colonie humaine viable. Nous avons trouvé un moyen d’en emmener plus que ça. Nous pensons pouvoir en transporter une quarantaine. Il se pourrait que ça reste insuffisant, mais c’est le mieux qu’on puisse faire. — Comment ? répliqua Max. — Nous allons réaménager l’intérieur de la navette. Installer de nouvelles couchettes… Max, nous allons prendre des enfants. Voilà comment nous allons en faire tenir quarante. Ce sera un vaisseau plein d’enfants, avec trois adultes pour gérer l’atterrissage et les aider pendant les premières années. Elle parcourut l’assistance du regard. — C’est pour ça que je vous ai encouragés à avoir des enfants ces dernières années. Franchement, j’ai toujours redouté que nous soyons obligés d’en arriver là, si nous ne trouvions pas une solution miracle au problème de la navette, et nous n’en avons pas trouvé. Helen sentit la tension monter dans la coque alors qu’ils assimilaient la logique élémentaire de Holle. — J’ai dressé une liste d’enfants de deux à quinze ans, poursuivit-elle. Trente-sept enfants, la plupart de dix ans et moins. Pas de frères et sœurs, pour maximiser la diversité. Ni de relation avec les adultes. Il n’y aura pas de mères, de pères, de frères ni de sœurs. Exactement comme lors de notre départ de la Terre, en fait, dit-elle en parcourant l’assistance du regard. Quant à vous, les plus grands, je vous ai soigneusement sélectionnés. Ce ne sera pas facile pour vous. Vous devrez aider les adultes et vous occuper des plus petits tout en fondant la colonie. La navette est pleine de matériel pour vous aider à passer les premiers mois : des habitats gonflables, des rations alimentaires lyophilisées. Mais ce sera difficile. Il faudra dégager le sol et… Max la défia à nouveau. — Vous envoyez de tout petits enfants loin de leurs parents. C’est inhumain. — Bien sûr que c’est inhumain, dit Holle sans se laisser démonter. Tout, dans cette mission, est inhumain. Magda s’avança. — Vous n’avez pas d’enfants. Vous n’êtes vous-même qu’à moitié vivante. C’est pour ça que vous inventez des trucs aussi cruels. Holle accusa le coup et inspira profondément. — Je suis désolée que ça en arrive là, Magda. J’annoncerai la liste plus tard. Je veux d’abord parler individuellement aux parents. Mais écoute : ta Sapphire est sur la liste. C’est la plus jeune de l’équipage de la navette. Elle sera la plus jeune habitante de ce nouveau monde. Réfléchis… — Espèce de salope criminelle, vous ne m’enlèverez pas un autre bébé ! Magda bondit de la paroi. Il y eut une éruption de cris, de colère, des gens la rattrapèrent. Holle attendit près de la barre que le tumulte s’apaise. Et puis, d’une voix amplifiée qui retentit comme un coup de tonnerre, elle annonça clairement : — Les adultes. Le silence se réinstalla, seulement troublé par les sanglots désespérés de Magda et le cri lointain d’un enfant mécontent, alors que l’attention se concentrait à nouveau sur Holle. — Ces trois adultes devront être le noyau des premiers jours, des premières semaines, des premiers mois – un noyau de savoir-faire et d’autorité, jusqu’à ce que les plus grands enfants puissent prendre le relais. Je les ai sélectionnés pour leurs compétences indispensables et, à une exception près, leur expérience de la Terre. Je ne veux pas que les occupants de cette navette se retrouvent transformés en glaçons lorsqu’ils franchiront l’écoutille et prendront pied sur la planète. « Donc, tout d’abord : Jeb Holden. Je sais que vous ne l’appréciez pas tous. Mais il a une expérience de fermier. Il a vu un sacré paquet de choses sur Terre, en tant que réfugié puis propriétaire terrien. Personne d’autre, à bord, n’a une expérience aussi vaste. Et donc, Jeb descend. Choquée, Helen chercha Jeb du regard. Il avait fait descendre Mario de ses épaules et regardait son fils, ayant tout de suite compris ce qu’impliquait la décision de Holle. Pas de parents, avait dit Holle. Si Jeb était envoyé sur la planète, Mario et Cent resteraient à bord du vaisseau. Jeb avait l’air foudroyé. C’était un bon père, malgré tous ses défauts ; ce serait terriblement difficile pour lui. Mais au moins, elle garderait ses enfants auprès d’elle, pensa Helen avec une pointe de soulagement égoïste, sauvage. Au moins, elle resterait ici, à bord de l’Arche, avec Cent et Mario. — Ensuite, reprit Holle, nous avons besoin de quelqu’un pour piloter la navette. Si les quelques minutes de la descente se passent mal, rien d’autre n’aura d’importance. Et bien que nous ayons essayé de former des remplaçants, nous n’avons qu’un pilote expérimenté. C’est Wilson Argent. Wilson parut absolument sidéré. Il y eut des cris de protestation. Max se tourna à nouveau vers Holle. — C’est le type qui a violé ma sœur et l’a laissée mourir ! C’est le type qui a pris la putain de navette pour sauver sa peau, et qui est à l’origine de tout ce bordel. Et voilà que vous lui donnez cette planète, à lui et à cette brute de Jeb… — C’est le seul pilote, Max. C’est tout ce qui compte. La justice n’a rigoureusement rien à voir avec tout ça. Wilson dériva dans les ruines de son palais. — Je suis désolé, dit-il d’une voix à peine audible. — Pour finir, continua Holle. J’ai choisi un enfant du vaisseau, un représentant de la génération du milieu. Quelqu’un qui sera capable d’empathie avec ce que les plus jeunes vont avoir à traverser pour s’adapter à la vie hors du vaisseau, et en même temps quelqu’un d’assez mûr pour offrir une perspective, servir de guide. Une personne qui a une formation de pilote, pour assister Wilson. Elle a des liens familiaux avec l’un ou l’autre des membres de l’équipage, mais pas génétiques. Peut-être que ça contribuera à stabiliser la situation au tout début. Et c’est quelqu’un que vous respectez, je le sais. « J’envoie avec vous Helen Gray. Tout le monde se retourna pour regarder Helen. Pendant l’espace d’un interminable battement de cœur, elle ne réussit pas à intégrer ce que Holle avait dit, ce que ça impliquait. Et puis elle se précipita à travers la coque, à la recherche de ses enfants. 96 Août 2081 Helen et Jeb passèrent une ultime soirée avec les enfants, une fin de journée normale en ce tout dernier jour de tâches diverses et variées, et d’école. Le dîner, la toilette, un match de basket compliqué, en apesanteur, entre Mario et son père, et, pour le petit Cent, une histoire que sa mère lui lut sur sa Tablet. Helen pensait que Mario, sept ans, savait ce qui allait se passer. Si c’était le cas, il se montrait courageux, à cause de son petit frère. Même Cent n’était pas tout à fait lui-même, ce soir-là. Mais il joua avec plaisir, et gloussa quand on le chatouilla lorsque ce fut l’heure d’aller au lit. Ensuite ils s’entassèrent tous dans le grand sac de couchage parental, suspendu à l’intérieur de leur cabine accrochée à la barre de pompier, et Jeb et Helen tinrent leurs enfants dans leurs bras jusqu’à ce qu’ils s’endorment. Quand ils les lâchèrent tout doucement, Mario bougea. Il ouvrit ses grands yeux et regarda son père, qui enfilait son tee-shirt et son short. Il chuchota : — C’est moi le responsable, maintenant, papa ? — C’est toi le responsable, mon grand. Mario se contenta de sourire. — Je m’occuperai de Cent. Helen ne put en supporter davantage. Elle sortit de la cabine pour se retrouver dans le doux éclairage nocturne de la coque. Sa mère l’attendait au-dehors. Grâce avait l’air vieille, décharnée. Elle serra sa fille dans ses bras. — Je vais les rejoindre dans leur sac de couchage, murmura-t-elle. Comme ça, il y aura quelqu’un avec eux quand ils se réveilleront. — Merci, dit Jeb d’une voix étranglée. — Ça va te faire drôle, maman, dit Helen. Grâce haussa les épaules. — J’ai été otage. Puis j’ai été une princesse. Et puis j’ai été une « P-D », une marcheuse. Et puis j’ai été matelot, et puis astronaute, et puis docteur. Maintenant, je vais être grand-mère à plein temps. Je m’adapterai. Elle relâcha sa fille. — On s’est dit tout ce qu’on pouvait se dire. Maintenant, vas-y. C’est l’heure. Elle entra dans la cabine. Helen ne pleurait pas ; elle avait l’impression d’avoir déjà versé toutes les larmes qu’il y avait à verser au cours du mois qui avait suivi l’annonce de Holle, au sujet de la séparation de l’équipage. Mais elle était incapable de parler. Passivement, elle se laissa prendre par le bras et guider par Jeb à travers la coque silencieuse. Devant l’écoutille ouverte qui menait à la navette B, les quarante membres de l’équipage se harnachaient. Les plus grands enfants, les yeux écarquillés, l’air résigné, aidaient les plus jeunes, encore endormis, à s’habiller. Les combinaisons pressurisées légères qu’ils devaient porter pendant la descente n’étaient que de fines couches de polyéthylène, suffisantes pour les protéger en cas de dépressurisation de la cabine. Elles avaient été entreposées pendant quarante ans dans un placard, et – chose inhabituelle à bord de cette vieille coque de noix décrépite – elles sentaient le neuf. Elles arboraient même sur la poitrine le logo d’AxysCorp, la Terre dans la main en coupe. Ils ne manquaient pas de combinaisons grâce à celles de rechange, mais ils avaient dû les recouper pour les adapter à la taille des enfants, ou même les transformer en de simples sacs pour les plus petits. Le lancement de la navette avait été programmé pendant le quart de nuit, pour que les enfants, abrutis de sommeil, soient peut-être plus dociles. Peut-être pourraient-ils être embarqués à bord de la navette et envoyés vers le nouveau monde avant d’être totalement réveillés et de comprendre qu’ils avaient perdu leurs parents pour toujours. Helen, la tête vide, trouva sa combinaison, la secoua et l’enfila. Venus et Holle s’approchèrent. Holle avait l’air affreusement triste, Venus franchement envieuse. — Wilson est déjà à bord. Il vérifie les systèmes, dit Holle. Je… Tiens. Elle donna à Helen une petite sphère en acier inoxydable. C’était un globe qui représentait la Terre III, produit par les ateliers de l’Arche. — On avait fait la même chose pour la Terre II, je ne sais pas si tu te souviens. On en a mis dans les paquetages des enfants pour qu’ils les trouvent. Je tenais à te donner le tien moi-même. Impulsivement, elle serra Helen contre elle. — Je suis désolée d’avoir eu à t’imposer ça. Helen la repoussa. — Tu ne seras jamais assez désolée, répliqua-t-elle férocement. Holle se contenta d’encaisser, comme elle avait encaissé tout ce qu’elle avait dû faire dans l’intérêt de l’équipage, de la mission, depuis le jour où elle avait succédé à Wilson. Peut-être qu’en fin de compte c’était ça le rôle de Holle, se dit Helen, pas du tout celui de meneuse d’hommes, mais celui de réceptacle à toute la culpabilité engendrée par ce qu’il avait fallu faire pour permettre aux autres de survivre. Cela dit, Helen éprouva un sursaut de haine aussi violent qu’un coup de poignard. Venus s’approcha et admira les écussons de la combinaison de Helen. — N’oublie pas qu’il va faire sacrément froid, là en bas. Les prochaines générations ne s’en rendront même pas compte, mais vous si. Couvrez-vous bien avant d’ouvrir cette écoutille. Elle recula d’un pas, les yeux embués de larmes. — Oh, bon sang, ce que tu vas me manquer. Tu étais la meilleure de mes élèves. Transmets tes connaissances aux enfants. Pas question de retomber au Néolithique après avoir fait tout ce chemin. — Compte sur moi. Et toi. Venus, que vas-tu devenir maintenant ? Elle jeta un coup d’œil à Holle. — Eh bien, on a une sorte de plan. Dès qu’on aura capté la balise qui nous dira que vous êtes bien arrivés en bas, on enverra des messages par laser à micro-ondes vers la Terre et la Terre II. Et d’ici à une centaine d’années, ceux qui les capteront auront la bonne nouvelle. « Ensuite, on a le projet d’explorer le système de ce soleil de classe M. Des petits sauts de distorsion, de planète en planète, fit-elle en claquant les doigts, clac, clac. Zane aurait adoré calculer ça. On vous enverra les résultats, les cartes de la surface, les structures internes, tout ce qu’on trouvera. Veillez à ce que le récepteur radio reste opérationnel. Ce sera un héritage pour la génération suivante, quand ils seront prêts à repartir en exploration, d’accord ? — Et ensuite ? Venus écarta les bras. — Ensuite, le ciel est à nous. On va continuer à explorer. Peut-être qu’on trouvera une Terre IV, une Terre V, une Terre VI. On vous enverra les infos par laser, pour vous tenir au courant. À moins qu’on revienne plus vite que la lumière et qu’on vous le dise nous-mêmes. Allez, fit-elle d’une voix soudain rauque. Vas-y avant qu’ils ne referment cette putain de trappe et qu’ils t’abandonnent ici. La plupart des enfants étaient déjà à bord. Jeb se faufila par l’écoutille. Il n’y avait pas de raison de rester. Helen opéra un rétablissement en apesanteur et se laissa glisser à son tour, les pieds en avant. La combinaison pressurisée produisait un drôle d’effet. Elle était trop propre, et faisait du bruit à chacun de ses mouvements. Une fois à l’intérieur de la navette, elle regarda en arrière. La dernière chose qu’elle vit de l’Arche fut le visage de Holle, crispé par le remords et la souffrance. Et puis Venus referma l’écoutille. 97 L’agencement intérieur du petit engin était simple. La cabine exiguë, tubulaire, était bourrée de rangées de sièges improvisés à l’aide de matériel de l’Arche et logés entre les vingt-cinq couchettes prévues à l’origine. Deux sièges se détachaient fièrement de tous les autres, dans le nez, devant un tableau de bord rudimentaire et des vitres panoramiques éraflées. Wilson était déjà installé dans celui de gauche et effectuait les vérifications des systèmes. Helen se fraya un chemin vers le siège de droite. Il lui tendit un de ces casques de communication qu’ils appelaient leurs casques Snoopy, et elle l’enfila. La navette était à l’origine un planeur automatisé, dont l’ordinateur avait été programmé avec les caractéristiques de l’atmosphère et des profils gravifiques de la Terre III. Il était assez sophistiqué pour éviter les obstacles aussi évidents que les océans, les champs de pierres et les congères. En fait, il était même capable de se piloter tout seul jusqu’au sol. Mais sur les tables à dessin des concepteurs de Denver, maintenant engloutie, on s’était dit qu’il vaudrait mieux que des êtres humains soient aux commandes de ce premier atterrissage en chute libre sur un monde rigoureusement extraterrestre. Wilson prendrait donc les commandes à quelques centaines de mètres d’altitude : c’était la raison pour laquelle cet homme de soixante-deux ans, méprisé de tous, était à bord de la navette, alors que les enfants de Helen étaient restés à bord de l’Arche. Helen était ce qui se rapprochait le plus d’un copilote. Mais elle n’avait jamais volé, même en tant que passagère, dans une atmosphère ; elle espérait de tout son cœur qu’on n’aurait pas besoin des compétences rudimentaires qu’elle avait acquises au cours de son entraînement et lors de ses séances de simulation avec Wilson, dans les cabines de HeadSpace, le mois dernier. Tout en bouclant son harnais, elle jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Les gamins étaient engoncés dans leurs combinaisons pressurisées orange. Les quelques plus grands, ceux de quatorze et quinze ans, étaient répartis parmi les autres. Ceux de dix ans avaient l’air effrayés, mais les tout petits dormaient presque tous dans l’atmosphère chaude, bourdonnante, de la navette. Helen vit la petite Sapphire Murphy Baker, quatre ans, la plus jeune, qui tenait la main d’un gamin de huit ans. Jeb, assis au fond, était censé surveiller les enfants et se tenir prêt à intervenir en cas de crise. En voyant que Helen le regardait, il agita la main. Elle essaya de sourire, mais son visage n’était que désespoir. Et voilà comment ils allaient coloniser un nouveau monde, avec une troupe d’enfants et trois adultes, une soute contenant un réacteur nucléaire, un stock de graines, des outils, deux modules d’habitation gonflables, et des cœurs brisés. — On doit être dingues, murmura Helen. — Les dingues, ce sont ceux qui nous ont fait quitter la Terre. Bon, fit Wilson en la regardant, tu es prête ? — Comme jamais. Il fit basculer un gros interrupteur manuel. — Eh bien, ça y est. J’ai lancé le pilote automatique. Maintenant, ce bébé va voler tout seul jusqu’en bas. Enfin, presque. Voilà le premier événement de la mission. Trois, deux, un… Bruits métalliques des fixations, rugissements des réacteurs de positionnement, tout autour de la navette. Helen sentit son estomac se contracter. Certains des enfants endormis remuèrent et poussèrent des gémissements. — On se sépare de l’Arche. Ça y est, on vole en solo. Mieux vaut s’habituer à cette accélération. On va pas mal la ressentir ce matin. — En solo, tout de suite, et jusqu’à la fin de nos jours… Waouh ! Elle éprouva un léger vertige, et son oreille interne lui dit qu’ils pivotaient autour de leur axe longitudinal. — C’est la rotation d’inspection. Pour permettre à Halivah de vérifier que les tuiles du bouclier thermique ne se sont pas détachées au cours des quarante dernières années. Un haut-parleur crépitant leur retransmit la voix de Venus Jenning. — Navette B, ici Halivah. Wilson, vous êtes parés pour la descente. — Bien reçu. Merci, Venus. La rotation s’interrompit. Helen regarda par le hublot. Ils étaient quelque part au-dessus de la face de la planète plongée dans la nuit. Ils volaient à contresens, la tête dans les étoiles, et le nouveau monde se déployait en dessous d’eux, tout noir, à l’exception d’un embrasement violacé d’orages et d’une lueur rouge terne qui semblait provenir de l’immense caldeira d’un volcan. Ils étaient supposés réintégrer l’atmosphère via l’hémisphère nocturne. Ensuite, leur trajectoire d’entrée leur ferait épouser la courbure de la planète, et ils se poseraient sur le côté éclairé. Wilson jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. — Ça va, tout le monde ? Prochain événement, la mise à feu des rétrofusées. Ça va vous faire l’effet d’un coup de pied au cul. Pas de quoi s’inquiéter. Trois, deux, un… La cabine s’emplit de bruit, un rugissement guttural, crépitant, comme un immense incendie. Ça leur fit bel et bien l’effet d’un coup de pied dans l’arrière-train. Helen le sentit dans le bas de sa colonne vertébrale, son cou et ses jambes alors qu’elle était plaquée sur sa couchette rembourrée. La navette sembla se redresser comme si elle se tenait sur la queue, puis ce fut comme si elle était couchée sur le dos. Le rétrosystème était un pack moteur fixé à l’arrière de la navette, conçu pour réduire la vitesse qui maintenait le vaisseau en orbite au côté de l’Arche, et lui permettre de tomber dans l’atmosphère de la Terre III. Après être resté endormi pendant quarante ans, il venait de s’allumer pour son unique combustion. Wilson annonça le compte à rebours : — Trois, deux, un… Le rétrosystème s’interrompit aussi brutalement qu’il était entré en action, et Helen fut renvoyée en avant. La plupart des enfants étaient réveillés, maintenant. Le rugissement de la fusée disparu, ils furent plongés dans un silence qui s’emplissait de pleurs d’enfants. Autre bruit métallique, suivi d’un claquement comme si quelqu’un avait donné un coup de pied sur la coque. Wilson annonça : — Rétropack largué. L’une des fixations a heurté la carlingue. Je vérifie les moteurs. J’ai neuf zéros sur les trois axes. Parfait. Helen vit qu’il arborait un immense sourire. Le simple fait de voler l’emplissait de joie. — Nous quittons l’orbite, fillette, en route pour la Terre III ! La navette n’était maintenant plus propulsée que par ses petits réacteurs de positionnement, qui crachaient de petits jets, une série de pops et de bangs. La navette oscilla autour de son axe vertical jusqu’à ce que son nez pointe dans la direction de la descente. Au cours de la manœuvre, Helen eut un bref aperçu de l’Arche, une coque bosselée, criblée de marques d’impact, son système de distorsion fait de bric et de broc fixé à son nez. Elle avait l’air vraiment déglinguée. Helen se tordit le cou pour la suivre pendant qu’elle traversait son hublot, mais elle disparut rapidement hors de sa vue, balayée par la rotation de la navette. Puis la navette releva le nez pour descendre sur le ventre. Elle avait été conçue sur le modèle des anciennes navettes spatiales de la Nasa : le gros bouclier thermique qu’elle avait sur le ventre entrerait dans l’atmosphère en premier. — Profite bien de l’apesanteur, murmura Wilson. Tu n’en as plus pour longtemps, maintenant. — Et des étoiles, ajouta Helen. Ça va être dur de faire de l’astronomie en bas. — On trouvera bien un moyen… Bingo ! Un nouveau cadran s’alluma sur le tableau de bord, devant lui, rouge vif, légendé « 0.05 g ». — Et voilà. Décélération. Et merde ! On est vachement plus haut que si on était rentrés dans l’atmosphère terrestre. L’air est drôlement épais. Helen éprouva le premier tiraillement de décélération dans les tripes, une sorte de frémissement alors que les premiers lambeaux d’atmosphère frôlaient la coque, puis une traction plus régulière qui l’enfonça dans son siège. Il y avait maintenant une faible lueur derrière la vitre, comme les premiers vacillements des lampes à arc de Halivah, le matin. C’était l’air de la Terre III, le premier contact humain direct avec la planète, de l’air transformé en plasma, ses atomes mêmes pulvérisés par leur passage. La lueur se transforma rapidement, devint une espèce de tunnel de couleurs, lavande, bleu-vert, violet, qui montait très haut au-dessus de la navette. Des étincelles volèrent autour du vaisseau, flamboyèrent, puis moururent. — Le revêtement isolant. Wilson devait hurler pour se faire entendre ; la navette commençait à vibrer, toutes les fixations tremblaient. — Il brûle et il emporte notre chaleur avec. C’est normal, je suppose. Quelle belle lumière, ajouta-t-il avec un sourire froid. Helen n’essaya même pas de répondre. Dehors, la lueur devint plus intense, et le poids s’accumulait sur elle par secousses, par charges soudaines, excédant sûrement déjà la gravité terrestre. Elle entendait les enfants pleurer. Ça va aller mieux, se disait-elle, ce sera plus facile que ça. Mais cette sensation de poids ne quitterait plus jamais ses épaules. Elle était condamnée à descendre, liée à la planète sans aucun moyen de retour. Elle ne reverrait jamais la coque, ne prendrait plus jamais ses enfants dans ses bras, ne reverrait peut-être plus jamais les étoiles. Sa vue se brouilla, les larmes lui montèrent aux yeux pour la première fois ce matin-là. Le poids allait croissant, la lumière au-dehors se faisait de plus en plus intense, les couleurs se fondaient en un flash blanc, emplissant la cabine d’une lueur gris argenté, étincelante. L’expérience était rigoureusement irréelle. Elle ne voyait rien d’autre que cette lumière céleste, et n’avait aucune impression de chute, rien que ce poids monstrueux, frémissant. Wilson poussa un grand « whoooop ! ». — Ça, c’est ce que j’appelle voler ! On doit illuminer cette putain de planète comme une comète ! Et puis, subitement, ça se calma. Le poids sur ses épaules, bien qu’encore lourd, était maintenant régulier. La lueur plasmatique s’estompa, ses dernières bribes se dissipant comme une fumée incandescente, révélant un ciel rose pâle jonché de nuages brunâtres. Helen se rendit compte que les nuages étaient au-dessus d’elle. La navette frémit. Wilson actionna un joystick, devant lui, pour voir. — Les aérosurfaces fonctionnent. Ce truc est en train de voler ! Dieu tout-puissant, je commence à croire qu’il n’est pas impossible qu’on s’en sorte. Tu te rends compte qu’on est dans l’atmosphère, dit-il en jetant un coup d’œil à Helen. On ne tombe pas, on plane. On vole. Et cette sensation d’être tirée vers l’avant que tu éprouves, ce n’est pas la décélération… — La gravité. Il eut un grand sourire. — Une gravité planétaire cent pour cent authentique, qui tire sur tes os pour la première fois depuis que tu es sortie du ventre de ta mère. C’était moins pénible que le pic de la décélération, mais elle se sentait malgré tout tellement lourde que c’était à peine si elle arrivait à respirer. Un haut-parleur crachouilla : — Halivah à navette B. Ici Halivah. Navette B, est-ce que vous m’entendez ? Navette B, ici Halivah… Wilson bascula un interrupteur. — Nous sommes sortis de la nappe de plasma. Mon Dieu, Venus, quel vol ! — On vous a vus. En réalité, on vous voit. Je vous laisse piloter votre engin. Dites-nous quand vos patins seront posés sur le sol. Halivah, à vous. — Bien reçu. On va voir ce que ça donne. Wilson poussa la manette vers l’avant, et le nez de la navette plongea vers le bas. Le monde bascula vers le haut et se révéla à Helen pour la première fois. Le sol, en dessous, était noir. Ils étaient encore tellement haut que la courbe de l’horizon était visible. Le ciel était un dégradé de rouge sombre, profond, mais il s’éclaircissait lorsqu’elle regardait vers l’horizon, devant eux. Et c’est alors qu’elle vit un arc de feu, un immense soleil qui montait au-dessus de la courbe du monde, le soleil de classe M qui illuminait cette super-Terre. Près de l’horizon, elle vit une chaîne de montagnes dont les pics captaient la lumière et brillaient telle une enfilade de lanternes dans le noir. Elle se rappela ce que Venus avait dit : il se pouvait que des organismes pareils à des arbres émergent de l’ombre de la ligne jour / nuit pour capturer cette lumière fugace. La navette plongea presque à angle droit dans l’air qui allait en s’épaississant. L’atmosphère dense, orageuse, de ce monde était turbulente. Les événements de la descente se succédaient rapidement à présent. Le monde s’aplatit progressivement pour devenir un paysage. Le soleil hissait d’un air las sa masse au-dessus de l’horizon, énorme, distordu en une ellipse aplatie par un effet atmosphérique. Il était blanc, légèrement teinté de rose, pas si rouge que ça en fait. Le petit vaisseau survola les montagnes avec leurs sommets illuminés, et ils franchirent la ligne jour / nuit immuable. Comme ils entraient dans la zone éclairée, un écran s’alluma sur le tableau de bord et afficha une carte animée basée sur les observations effectuées depuis l’Arche, en orbite. Helen baissa les yeux : le sol était rocheux, un bouclier continental comme froissé, avec des montagnes et d’énormes crevasses. Une grande partie était recouverte d’une couche de glace ancienne, sale, qui brillait d’un éclat rose à la lumière rasante du soleil. Elle avait étudié des simulations du paysage de la Terre vue d’en haut, des enregistrements effectués avant le déluge ; ce qu’elle voyait ici lui rappelait un survol en rase-mottes du Bouclier canadien. Elle prit mentalement note de faire part de cette impression à Venus. — Et merde ! fit Wilson. Il prit les commandes, la main gauche sur le manche de translation, la droite sur le manche d’attitude, et les tira vers lui, prenant le relais des automatismes. La navette obéit docilement et s’inclina sur la droite. Helen regardait droit devant eux. Un grand volcan, qui ressemblait beaucoup à l’Olympus Mons de la Terre II mais en plus compact et visiblement actif, se dressait devant eux. Elle voyait des panaches de gaz noir monter des caldeiras multiples, complexes, du sommet. — Pas question de traverser une colonne d’air chaud et visqueux, ou d’entrer dans la paroi du volcan, fit Wilson, même si je fais confiance à la navette pour nous éviter ça. La navette fila le long de la paroi du volcan. Helen regarda en bas et vit des taches complètement noires, comme des plaques en plastique, accrochées à de vieilles coulées de lave. — D’autres montagnes droit devant, marmonna Wilson, le regard fixe, les irrégularités de sa peau hérissée d’une barbe naissante soulignées par la lueur rasante du soleil. Les montagnes approchantes étaient une chaîne en dents de scie, sur plusieurs rangées, juste devant eux, un système géologique de plusieurs centaines de kilomètres de largeur. Dans le champ de vision de Helen, elles se découpaient en ombres chinoises. Elle compara ce qu’elle voyait à la carte animée affichée sur le tableau de bord, qui faisait apparaître une ligne rouge en pointillés et une navette en animation qui volait au-dessus d’une masse déchiquetée. — Elles sont juste à l’endroit prévu, Wilson. — Parfait. Et nous aussi. Auquel cas nous ne devrions pas tarder à arriver à notre zone d’atterrissage. Les montagnes défilèrent sous le ventre de l’appareil. Leurs flancs étaient sculptés par des glaciers étincelants, qui brillaient comme des diamants roses. Les rangées parallèles s’estompèrent, commencèrent à se dissoudre, devenant des collines, elles-mêmes jeunes et aux bords tranchants. Et puis, devant eux, apparut une plaine dénudée, jonchée de pierres, derrière laquelle s’étendait une plaque de glace : un lac gelé. La navette piqua vers le lac, sa destination. — En plein dans le mille, dit Wilson. Ce lac est la chose ressemblant le plus à une piste d’atterrissage naturelle qu’on ait pu repérer. J’espère que tout le monde est encore attaché. Helen jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Le soleil bas sur l’horizon entrait en plein dans la cabine, baignant le visage des enfants de son étrange lueur rosée – étrange pour l’instant, mais peut-être que d’ici à quelques années ils s’y seraient habitués. Les enfants avaient tous l’air avachis, à cause de la gravité, mais la plupart étaient apparemment réveillés. Certains pleuraient, d’autres donnaient l’impression d’avoir fait sous eux, ou d’avoir vomi. Helen s’obligea à sourire. — Il n’y en a plus pour longtemps, maintenant. Accro-chez-vous… La navette plongea. Helen étouffa un cri apeuré. Elle avait cru qu’ils tombaient. — Désolé, marmonna Wilson. Un trou d’air. Cette foutue atmosphère est aussi épaisse qu’on le pensait, mais moins homogène, plus turbulente. Une vraie Cocotte-Minute. Et voilà, on aborde la séquence de descente finale. Il tapota un interrupteur, crispa les mains sur les commandes. Il partageait maintenant la conduite de la navette avec le pilote automatique, mais demeurait prioritaire. Un claquement sous leurs pieds, puis un souffle d’air rugissant. — Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Helen, alarmée. Une pompe qui a cédé ? Wilson se contenta de rire sans quitter des yeux le paysage qui se déroulait de l’autre côté de la vitre. — Le train d’atterrissage vient de sortir. Et ce n’est pas une pompe qui a lâché, c’est le vent, ma poule. C’est parti. On descend vite, maintenant… Il se tut et observa le paysage qui fuyait sous le ventre de la navette, surveillant les moniteurs qui affichaient la vitesse, l’altitude et le taux de descente. La navette eut un nouveau frémissement alors que les bords d’attaque des ailes fendaient l’air épais. Ils dépassèrent une dernière chaîne de collines. Helen vit qu’ils se trouvaient maintenant en dessous de leurs sommets les plus hauts. Puis le rivage du lac gelé fila sous leur nez, sa berge marquée par des bandes parallèles dans la glace, comme si le lac avait fondu et regelé de façon répétée. Une preuve des étés volcaniques : Venus l’avait prévenue que, de temps en temps, une éruption assez importante rejetterait dans l’air une telle quantité de gaz carbonique que la température globale monterait, peut-être pendant des années. Elle regretta que Venus ne soit pas là pour en parler avec elle, et lui tenir la main. La navette vibra encore, descendit davantage. Ils survolaient maintenant le lac en rase-mottes. À la lumière du soleil, Helen voyait les détails, des rochers, des morceaux de glace disséminés à la surface, qui filaient sous le nez de la navette. — Rien n’est jamais aussi lisse que ça en a l’air vu de l’espace, murmura Wilson. Tant que nous éviterons ces blocs épars avec les patins, ça ira. On va descendre en douceur, maintenant. Une centaine de mètres d’altitude. Quatre-vingts. Soixante. Ouah… Il tira sur la commande de translation, et la navette s’inclina brusquement sur la droite. Helen vit qu’un champ de blocs de glace se trouvait juste sur leur trajectoire. Après avoir dirigé la navette vers une piste plus dégagée, Wilson relâcha les commandes et laissa le pilote automatique remettre l’appareil à l’horizontale. — C’était juste… Helen indiqua un point droit devant eux. — Nous ne sommes pas loin du rivage. Derrière lequel se dressaient d’autres collines rocailleuses, jonchées de cailloux et de rochers, tavelées de cette étrange couleur noire. Wilson eut un grand sourire. — Peut-être, mais nous n’aurons droit qu’à un passage, fillette. Espérons que nous aurons assez de place. Un moniteur sonna ; l’altimètre indiquait qu’ils n’étaient qu’à dix mètres au-dessus du sol. — C’est parti… Il appuya doucement sur le manche. Le lac monta à leur rencontre. Les patins heurtèrent la glace. La navette vibra et remonta. Helen se cramponna à sa couchette. La navette redescendit, rebondit, puis Helen entendit un grincement métallique alors que les patins mordaient la plaque de glace. Il y eut un autre choc sourd, et Helen fut projetée contre son harnais comme si une grande main avait attrapé l’appareil par la queue. — Parachutes ouverts ! annonça Wilson. Waouh ! Ça c’est du rodéo ! Les parachutes se déployant dans l’air épais, la navette ralentit rapidement. Les quelques derniers mètres furent saccadés, alors que les patins rebondissaient sur chaque pierre et chaque bloc de glace se trouvant sur leur chemin. Puis la navette pivota de quelques degrés et glissa latéralement sur une douzaine de mètres encore avant de s’arrêter. Wilson appuya sur un bouton. — Parachutes largués. Première chose à faire : récupérer la soie, nous en aurons besoin par la suite… Il avait l’air sonné. Il tapota sur son micro. — Halivah, navette B. Nous nous sommes posés, en un seul morceau. Ouais ! On a atterri, répéta-t-il plus doucement. Puis il regarda Helen. — Bon, et maintenant ? 98 La rampe de sortie de la navette consistait en une simple section de la carlingue, doublée à l’intérieur de tôle ondulée antidérapante, qui basculait vers le sol. Helen, Jeb et Wilson se tinrent debout face à la porte fermée. Ils portaient de gros manteaux, vert vif, des gants, des casques, et des masques faciaux reliés à des filtres et à des bouteilles d’air. Quelques-uns des plus grands enfants étaient avec eux, vêtus de manteaux et de masques, mais les autres attendaient dans la cabine principale. Jeb, maladroit et haletant, portait la petite Sapphire Murphy Baker dans ses bras. Le visage de la petite fille disparaissait presque complètement derrière son masque. Ils se tenaient tous à des rambardes, afin de s’aider à supporter leur nouveau poids. Jeb et Wilson avaient grandi en étant soumis à la gravité terrestre ; Helen n’avait connu que la très faible gravité de la coque pendant trente ans, depuis la Séparation, et la pesanteur de 1,25 g lui paraissait tellement forte qu’elle en était écrasante. Mais elle restait debout, déterminée. — Alors, fit Wilson, d’une voix étouffée par son masque. Tout le monde est prêt ? — Vas-y, murmura Helen. Wilson actionna un levier. Avec un sifflement de pistons hydrauliques, l’écoutille s’abaissa gracieusement vers le sol. Un air froid, tranchant, envahit l’habitacle de la navette, et une lueur rose pâle remplaça l’éclairage artificiel. Wilson regarda autour de lui. — C’est bon, personne n’est mort ? Prêts pour la sortie extravéhiculaire ? — Une sortie extravéhiculaire qui n’aura jamais de fin, Wilson, dit Helen en s’obligeant à sourire. — J’imagine que non, en effet. Il les mena au-dehors. Ils descendirent tous prudemment la rampe – prudemment, parce que c’était leur première rencontre avec ce nouveau monde ; prudemment, parce que Helen n’était même plus sûre de savoir encore marcher. Dans les bras de Jeb, la petite Sapphire regardait autour d’elle en ouvrant de grands yeux. Le soleil était juste en face d’eux, immense dans le ciel d’un rose brunâtre. Il était peut-être quarante fois plus gros que le disque solaire vu de la Terre, mais on pouvait regarder sa pâle lumière sans ciller. Les collines s’élevaient au bord du lac, striées de tramées noires, leur versant à l’ombre couvert de givre. Des formes qui évoquaient des moignons d’arbres, sombres et trapus, dépassaient des flancs des collines. Helen était saisie d’une peur profonde, viscérale, à l’idée de s’aventurer ainsi hors de l’abri de la navette, de se retrouver à ciel ouvert, dans l’infini, et de ne pas être, pour la première fois de sa vie, à l’intérieur d’une coque. Ça n’avait rien à voir avec les simulations de HeadSpace, se dit-elle ; en vérité, ils n’avaient pas vraiment été préparés à ça. Pourtant, elle continuait d’avancer, un pied devant l’autre, de descendre la rampe derrière Wilson. C’était ce pour quoi elle était faite, se dit-elle. Les enfants étaient jeunes ; ils s’adapteraient. Ils s’arrêtèrent avant d’arriver en bas de la rampe. — Je crois que je vois de l’eau, là, fit Jeb en tendant le doigt. Vous voyez, dans la vallée, entre ces collines ? On dirait une rivière, qui alimente le lac. — Je ne vois pas, répondit Helen. Elle avait du mal à voir à mi-distance. C’est qu’elle n’avait jamais eu à regarder que des choses qui se trouvaient à l’intérieur de la coque, ou bien à l’infini, mais rien entre les deux. Peut-être que sa vue s’adapterait. — On pourra toujours se rapprocher du point subsolaire si on veut, dit Wilson. La navette a été conçue pour pouvoir être démontée et se transformer en habitats ou en luges. On pourrait essayer d’arriver à l’océan. Ce n’est pas loin, cinquante kilomètres. Helen, qui débarquait pour la première fois sur une planète, n’avait pas envie de passer pour une idiote. — Tu crois que ces grandes choses sont des arbres ? — Si c’est le cas, leurs feuilles sont d’un noir de jais, répondit Jeb. Tout comme cette espèce d’herbe, à leur pied. — Eh bien, ce serait logique, fit Helen. La lumière de ce soleil de classe M est différente de celle de la Terre. Elle culmine dans l’infrarouge. La photosynthèse, à cet endroit, doit, pour être efficace, absorber toute la largeur du spectre qu’elle peut consommer. C’est pour ça que ça a l’air noir. Jeb, le fils de fermier, demanda : — Donc tu crois qu’on pourra vraiment cultiver des plantes, ici ? Ça paraît tellement bizarre. — Pour ça oui, fit Wilson en agitant une main gantée. Un monde pareil présente toutes sortes d’avantages à long terme. Ce soleil ne bougera jamais de sa place dans le ciel. — Ici, c’est toujours le matin, murmura Helen. — Le matin perpétuel. On pourrait ériger des miroirs pour concentrer la lumière. Plus tard, quand on sera capables de quitter la planète, on pourrait positionner dans le ciel des chapelets de miroirs orbitaux pour concentrer la lumière sur nos fermes, et même commencer à éclairer la face plongée dans le noir et faire fondre cette fichue calotte glaciaire. Helen eut un sourire derrière son masque. — Un pas à la fois, Wilson. — Je crois que ça sent le soufre, dit Jeb. — C’est l’air volcanique, dit Wilson. Helen fit encore un pas, vers le pied de la rampe. Elle avait tracé un sillon peu profond dans la glace, qui était granuleuse, jonchée de petites pierres et d’une cendre fine, peut-être d’origine volcanique. Sur une impulsion, Jeb s’agenouilla, prudemment, et posa la petite Sapphire sur la rampe. Sapphire, la benjamine de l’équipage, trop jeune pour savoir qu’elle n’avait pas encore appris à marcher, essaya de se lever, et tomba sur les fesses. Elle roula sur elle-même, se mit à quatre pattes et commença à avancer comme elle put, mais avec détermination. — Regardez ! fit Wilson en leur montrant le ciel. Helen se redressa. Une étoile brillante comme un rubis traversait le grand ciel rouge en direction du soleil de classe M. C’était Halivah, la seule lune de la Terre III. Et sous les yeux de Helen qui forçait sa vue, le ciel fit une sorte de moue, et l’Arche disparut. FIN Postface Au cours des dernières décennies, notre façon d’envisager le voyage interstellaire et les endroits où un tel voyage pourrait nous conduire a beaucoup évolué – voir, par exemple, Interstellar Travel and Multi-Generational Space Ships, de Yoji Kondo (Apogee Books, 2003), sur le voyage interstellaire et les vaisseaux multigénérationnels. L’auteur y fournit notamment une nouvelle étude sur la taille des populations humaines viables. Voir aussi Centauri Dreams, de Paul Gilster (Copernicus Books, 2004), qui est une étude récente des technologies envisageables de voyage interstellaire. La théorie et la technologie de la « propulsion de distorsion », inspirée de l’article fondateur de Miguel Alcubierre (Classical and Quantum Gravity, vol. 11, L73-L77, 1994), sont développées par une communauté de chercheurs qui se sont réunis pour un séminaire auquel j’ai assisté, à la British Interplanetary Society, le 15 novembre 2007, dont le Journal of the British Interplanetary Society a publié un compte rendu dans son volume 61, n° 9, de septembre 2008. La revue contient un article de Obousy et al. (p. 364-69), qui évoque la possibilité de manipuler des dimensions supérieures afin de dilater l’espace-temps. L’idée de réduire l’énergie requise en rétrécissant la « bulle de distorsion » est une extrapolation d’un article de C. Van den Broeck (Classical and Quantum Gravity, vol. 16, p. 3973-9, 1999). Pour les références sur les effets optiques d’un champ de distorsion, voir l’article de C. Clark et al. (Classical and Quantum Gravity, vol. 16, p. 3965-72, 1999), et le mémoire de D. Weiskopf (« The Visualisation of Four-dimensional Spacetimes », Université de Tübingen, 2001). Cela dit, les obstacles théoriques et technologiques à la création d’un vaisseau spatial propulsé par distorsion restent immenses. Le rêve hallucinant, hérité de la guerre froide, de voyage interplanétaire propulsé par des armes nucléaires est documenté dans Project Orion de George Dyson (Holt, 2002). Le Département de l’énergie des États-Unis se penche sur des conceptions révolutionnaires d’« accélérateurs de plasma » à haute énergie (lire New Scientist, 3 janvier 2009). La description fournie ici des possibilités de vie intelligente dans l’univers découle en partie de mes participations au séminaire « Sound of Silence » organisé par l’Université de l’État d’Arizona en février 2008, et au colloque « À la recherche des signatures de la vie » organisé par l’IAA (Académie Internationale d’Astronautique) à Paris, en septembre 2008. On trouve un dossier récent sur les « exoplanètes », les mondes récemment découverts appartenant à d’autres étoiles, dans The New Worlds de Casoli et Encrenaz (Springer-Praxis, 2007). L’argument selon lequel la plupart des étoiles de la Galaxie qui auraient donné naissance à une vie complexe seraient plus vieilles que notre soleil a été développé par Lineweaver et al. (Icarus, vol. 151, p. 307-13, 2001). Le concept de télescope « starshade » (« cache-étoiles ») a été imaginé par Cash (Nature, vol. 442, p. 51-3, 2006). La dynamique des sociétés humaines extraterrestres est explorée, par exemple, dans « An Essay on Extraterrestrial Liberty » de Charles Cockell (Journal of the British Interplanetary Society, vol. 61, p. 255-75, 2008). Les citations de la Bible sont tirées de la Bible du roi Jacques[4]. Les éventuelles erreurs et inexactitudes ne seraient imputables qu’à moi. Stephen Baxter, Northumberland, avril 2009 * * * [1] National Oceanic and Atmospheric Administration, la météo américaine. (N.d.T.) [2] Surnom de l’avion-cargo Cornet de la Nasa transformé, pour les vols balistiques, en simulateur d’apesanteur… qui provoque des effets similaires au mal de mer, obligeant même les plus fringants amateurs de sensations fortes à user du petit sac adéquat. (N.d.T.) [3] Simplified Aid For EVA Rescue, c’est-à-dire Système d’aide simplifiée en cas de sauvetage lors des activités extravéhiculaires. (N.d.T.) [4] Les citations françaises sont tirées de la Traduction œcuménique de la Bible (TOB), Éditions du Cerf, 1975-1976. (N.d.T.)