LE TEMPLE DU PASSÉ PREMIÈRE PARTIE 1 Une plainte, et puis cet appel : — Massir! Une plainte encore, dans la nuit lourde, étroite, comme bornée de métal. Et puis l'appel rauque : — Massir! Chaud! Massir avait trop chaud. Qui l'appelait? Il ouvrit les yeux, ne vit rien. Rien que l'obscurité. Il fit un geste pour se lever et gémit à son tour, tordu par la douleur qui lui fouillait la poitrine, lui taraudait la nuque. Il replongea dans l'inconscience, fit un voyage pénible dans un pays de velours noir, traversé d'éclairs et de phantasmes. Il se sentit rapetisser, atteindre la taille d'un enfant, d'un bébé couché dans son berceau. Le moteur du berceau devait cafouiller, car au lieu de dodeliner en douceur, il le balançait avec une amplitude cruelle. De haut en bas, de bas en haut, vertigineux! Les dents serrées, le cœur aux lèvres, Massir crispa ses doigts sur le bord de sa couche, de toutes ses forces. Une souffrance nouvelle l'éveilla, le ramenant à l'âge d'homme, à la réalité. Il s'était déchiré la main sur du métal coupant. Le balancement s'arrêta. Massir ne fut plus qu'un cœur battant à coups sourds, qu'une respira-lion prudente, tâtant doucement les limites de la souffrance dans sa poitrine aux côtes brisées... — Massir! Il n'osa répondre. La voix reprit sa plainte, très proche. Bizarrement, Massir eut envie de rire tant la plainte était forcée, volontairement mélodramatique, lui semblait-il. Il sut où il était, il sut ce que l'on attendait de lui. Attentifs, dans une pièce voisine, les examinateurs souhaitaient que ses nerfs le trahissent. Mais il ne marchait pas! Il serait pilote, par les dieux, il le serait! Et l'on pourrait varier à l'infini les tests, les souffrances, les hallucinations, il ne marcherait pas! Il leur prouverait qu'il avait un moral inattaquable, dur comme l'acier; qu'il était réfractaire à la démence intersidérale ! — Massir!... Dieux, que j'ai mal! « Cause toujours », pensa Massir. La sueur inonda son visage. Les examinateurs y allaient quand même un peu fort! Ils lui déchiraient la poitrine. C'était leur plaisir de chercher à tirer une plainte, une seule, d'un type ligoté sans défense, livré à leurs amusements de sadiques. Mais il ne fallait pas broncher, sous peine de se voir annoncer avec une fausse pitié que, n'ayant pas supporté les épreuves, on n'était pas reconnu apte aux longues navigations. Ce serait une véritable condamnation à la médiocrité. On l'affecterait pour la vie à une ligne régulière et sans gloire. Terre-Lune, ou à la rigueur Terre-Mars ! Pourquoi pas pilote d'omnibus aérien. Plutôt crever! On n'a pas mariné dix ans dans l'algèbre des cours supérieurs pour lâcher la rampe au dernier moment! — Massir! Massir sourit dans l'ombre. Il décida d'arrêter les frais. Il allait réclamer la relève. C'était la seule réaction acceptable qu'on attendît de sa part. Sans bouger, il parla d'une voix calme : — Allô, dit-il. Depuis cinq minutes environ, hallucinations et courbatures! Passez au pilote 2! Cap... cap... Le cap, par les dieux, il avait oublié le cap! Des chiffres se bousculèrent dans sa cervelle. Cette fois, il était bon pour la réforme! — Oh, Massir, tu es fou! dit la voix. Une plainte encore. Cette fois, Massir se demanda si la voix n'avait pas raison. Etait-il fou? la voix reprit : — Tu n'es pas au Centre, tu es dans la... oh, c'est incroyable ce que j'ai mal!... Massir, nous sommes dans la F. 1313! Massir, tu m'entends? Précautionneusement, lentement Massir se pencha de côté, se dressa sur un coude. Sa tête heurta une poutrelle métallique. Il faillit hurler. — Dieu, tu es vivant, au moins ! Fou, mais vivant ! dit la voix. Massir reconnut la voix, celle de Fato, le navigateur de son équipe. Cette fois, il comprit. Les souvenirs lui revinrent, précis. Il était pilote depuis sept ans; l'école était loin, très loin derrière lui! Il se sentit heureux, malgré la souffrance. Il chassa le cauchemar; il était bien pilote. Pilote de la F. 1313. — Je ne suis pas fou! dit-il. J'ai un peu perdu les pédales, mais c'est fini. Que s'est-il passé, Fato? Le navigateur tardait à répondre, Massir l'entendit haleter. — Où as-tu mal? dit-il. — J'ai... mal. Fais... quelque chose! Massir tâtonna gauchement de la main, cherchant le commutateur. Il ne le trouva pas tout de suite, car l'objet paraissait avoir changé de place et se trouvait beaucoup plus en arrière, à un mètre de sa couchette. Il pressa le bouton sans obtenir la moindre lumière. Rien qu'un claquement sec. Chose étrange, ce bruit dissipa les dernières brumes de son esprit. Jusque-là, il dormait encore tout éveillé, acceptant comme on accepte en rêve tout l'étrange de la situation. Il se mit debout, s'adossant à la cloison. — Nous avons eu un accident! dit-il niaisement. Pas de réponse. — Fato! cria-t-il, nous avons... nous sommes tombés, n'est-ce pas? Où sommes-nous?... Fato, tu n'as plus mal?... Tu dors?... Fato, réponds-moi ! De nouveau, il suait à grosses gouttes, les yeux écarquillés dans le noir, le front moite appuyé au métal de la cloison, la main pressée sur sa poitrine douloureuse. — Fato! Il avança dans l'ombre, rencontra des obstacles imprévus, il traversa toute la cabine et palpa la couchette du navigateur. Vide! Fato ! Ses mains touchèrent l'autre cloison, il buta encore sur un tas de linges mous, voulut se baisser, réprima un cri sous le coup de tenaille de la douleur. Très droit, il s’accroupit et toucha le visage de Fato. Il sentit les cheveux, le nez, les dents froides de Fato sous ses doigts. Il ne sentit pas l'haleine régulière de son camarade, effrayé, il le secoua. — Fato! Il comprit que Fato ne répondrait jamais plus. Jusque-là, les gémissements de son camarade lui avaient caché d'autres bruits : un fond sonore de gargouillements et de plaintes métalliques. Il eut l'impression d'entendre toute la fusée gémir à son tour, blessée à mort. Sous la cloison, des tuyauteries gloussaient par saccades. Quelque part vibraient des tôles torturées par la torsion. Un liquide s'égouttait, sonnant un glas discret sur une surface creuse. Quel liquide? De l'eau, du carburant, du fluide isotherme, du... Vingt ou trente canalisations différentes lui passèrent dans l'esprit. On s'habitue vite à considérer son appareil comme un être de chair. Massir s'imagina que la fusée agonisait, perdant ses fluides comme un homme perd son sang et sa lymphe, sa bile et tous ses sucs, par cent blessures. Quelque chose sifflait dans les profondeurs de l'appareil. Un gaz s'échappait. Lequel? L'air? Massir eut peur. On ne pouvait laisser crever la fusée, bon sang! C'eût été se condamner soi-même! Et les autres? Qu'est-ce qu'ils fichaient, les autres? Etaient-ils tous morts? La fusée était-elle le sarcophage de trente cadavres? Il appela. — Ho, les gars! Sa voix se perdit en échos très courts, torturés par une acoustique baroque. Il marcha prudemment vers la porte, la trouva coincée par un obstacle lourd, inébranlable. Il frappa du poing, appela encore... ' Il comprit bientôt qu'il ne pouvait compter que sur lui-même et chercha de la lumière. De la lumière avant tout! Cette impuissance d'aveugle était la première chose à vaincre. A quatre pattes, explorant le plancher pouce à pouce, il perdit un bon quart d'heure avant de toucher sa lampe. Celle-ci avait roulé sous sa couchette. Il pressa le bouton et faillit crier de rage. La lampe ne marchait plus. Se contraignant au calme, il dévissa le boîtier, laissa glisser un index le long d'un fil, sentit la cassure, la perdit, recommença dix fois son manège, sueur aux tempes. Enfin, son doigt poussa le fil et rétablit le contact. 11 s'efforça de garder la main crispée dans sa position et balaya la cabine d'un pinceau lumineux. Les placards avaient vomi des caisses d'instruments et de livres sur le sol. Un choc puissant avait gondolé le plancher métallique. Concave, celui-ci semblait courbé comme un hamac sous le poids des débris entassés au milieu de la pièce. Tache blafarde, le visage de Fato ricanait vers le plafond. Le navigateur avait une poutrelle couchée sur le ventre. Ses mains mortes se crispaient sur le métal comme pour l'arracher. La couchette de Massir faisait un angle bizarre avec la cloison. Ses montants faussés l'avaient décalée. Elle bloquait la porte. La main tordue par une crampe, mais nouée en bonne position sur la lampe, Massir enjamba le capharnaüm répandu entre lui et la cabine d'hygiène. Il avait soif. Il entra et ramassa un gobelet. Il ouvrit un robinet du lavabo. Celui-ci hoqueta deux ou trois lois sans résultat. Massir mit son doigt sous l'embouchure; le robinet fit ventouse sur sa peau. L'eau refluait dans les tuyaux pour aller se perdre il ne savait où. Il essaya la douche et, déçu, jeta le gobelet par terre. Son geste de colère lui coûta un élancement dans la poitrine ; il lâcha la lampe et se retrouva dans l'obscurité. Désespéré, il s'assit sur le bord du bac-douche et resta un long moment sans bouger, à guetter les spasmes, les borborygmes et les râles d'agonie du grand appareil. 11 ferma les yeux et se mit à frissonner. La sueur trempait ses sous-vêtements. 11 ne sut s'il s'endormait dans son inconfort... Dm bruits précis le sortirent de son hébétude. Des raclements furtifs paraissaient venir de la coursive, puis des chocs réguliers, comme des pas. Puis un juron! Une bouffée d'espoir envahit Massir. — Qui est là? dit-il. A son étonnement, sa voix enrouée ne fut qu'un murmure. Il se passa la langue sur les lèvres et répéta, plus fort : — Qui est là? — Ho! C'est vous, lieutenant? dit une voix juvénile. Ici, Jolt, le stagiaire! Massir se leva d'un bond et gémit. — Ca ne va pas? reprit la voix. Vous avez quelque chose de cassé? Où êtes-vous? Massir reprit son souffle. ^— De quel lieutenant parlez-vous? dit-il d'un ton pâteux. Si c'est de Fato, il est mort. Je suis Massir! Un petit silence, et puis : — Heureux de vous trouver vivant, capitaine! Vous êtes bloqué... — Dans ma cabine, oui! Pas moyen d'ouvrir cette porte. Elle est coincée par ma couchette... Je crois que j'ai des côtes brisées. — On va tâcher d'arranger ça, dit le jeune médecin stagiaire. Massir fit un effort pour ne pas tousser. Il demanda : — Et vous, Jolt? — Des égratignures et un poignet foulé ! Qu'est-ce qui est arrivé? — Je n'en sais rien, je dormais. Et les autres? — Eh bien... jusqu'à présent... La voix se cassa. — Eh bien? dit Massir. — Tous morts... Mais je n'ai pas visité tout l'appareil. Je suis bien heureux de vous avoir trouvé. Je... — Ecoutez, Jolt. Avez-vous de la lumière? — J'ai une lampe. — Vous êtes verni. Pourriez-vous essayer de découper ma porte au chalumeau? Tout en parlant, Massir s'était rapproché de la porte, dilaté par l'immense joie d'avoir un interlocuteur. — Un chalumeau? Je ne sais pas. Je vais essayer d'en trouver un aux ateliers, si je peux les atteindre. — Bonne chance, petit gars! — Reposez-vous, capitaine, et faites-moi confiance! Les pas s'éloignèrent dans la coursive. Massir tâtonna pour trouver sa couchette. Il s'étendit avec un soupir, essaya de se rappeler ses dernières heures de conscience. Il avait passé les commandes au second pilote à l'heure sidérale B 15. Enfin, il les lui avait passées platoniquement. Disons que l'autre l'avait relayé à la surveillance du pilote automatique. La fusée quittait l'orbite de la planète 8 et s'évadait du système A 1. Vitesse de croisière. Ils devaient atteindre A 2 en un mois. Epuisé, Massir s'était endormi et... oui, maintenant, il s'en souvenait! Un cauchemar très court, une sensation de chute libre et puis... Et puis plus rien! Ce réveil douloureux dans l'obscurité, avec les appels du navigateur moribond! Massir tourna la tête vers l'endroit où gisait le cadavre. Il se rappela le visage joyeux de Fato, aux escales; le visage soucieux de Fato, le front penché sur les cartes; le visage amical de Fato, quand il parlait longuement avec lui avant de s'endormir... 2 Ce fut long, très long! Mais quand une étroite déchirure fendit la porte de métal, Massir trouva du réconfort à voir le sourire de Jolt. Celui-ci paraissait avoir vieilli en quelques heures. La fatigue sculptait ses traits au clair de la lampe. Il avait la tête bandée, les joues salies de barbe naissante. La sueur avait tracé des sillons dans la poussière de son front. Par la fente de la porte, il passa un flacon à Massir, puis déposa un sandwich sur sa couchette. L'appétit coupé par les révélations de Jolt, Massir posait au stagiaire des questions sans réponses possibles. — J'ai entendu crier, disait Jolt, mais comment voulez-vous savoir qui! Je peux presque affirmer qu'ils sont plusieurs. J'ai essayé de passer par la coursive centrale, mais celle-ci est... Il appliqua ses deux mains l'une contre l'autre. — ... aplatie. — L'échelle? dit Massir. Jolt haussa les épaules. — L'échelle descend dans le liquide. Le carburant inonde tout l'étage inférieur. Tout le réservoir 4 a dû s'y déverser. Je crois même que le niveau monte encore. Je me suis enfui avant d'être asphyxié. Mais tranquillisez-vous, la porte est bien étanche. J'ai serré le volant de toutes mes forces. Massir réfléchit. — Ils doivent être dans la salle de détente. — Ou au dortoir central! — Non, dit Massir. Si la coursive est endommagée comme vous l'avez vu, le dortoir en a pris un coup terrible. Ils ne peuvent pas non plus se trouver dans les soutes puisque le carburant a tout envahi. Ils sont dans la salle de détente. — En ce cas, dit Jolt, il n'y a que deux moyens de les atteindre : Tout découper au chalumeau sur vingt mètres de cloisons endommagées, ou plonger en scaphandre dans le carburant. Or, nous n'avons pas de réserves suffisantes pour alimenter le chalumeau, et d'ailleurs ça demanderait des semaines de travail. Quant aux scaphandres... — Il faudrait passer très vite, coupa Massir. Le carburant rongerait les joints en un quart d'heure. Jolt ouvrit la bouche pour objecter quelque chose, puis il parut changer d'avis et reprit le chalumeau. — II faut d'abord vous tirer d'ici, déclara-t-il. Il remit son masque. Un éclair silencieux parut jaillir de ses mains gantées. L'ardent pinceau mordit l'alliage de la porte. Celle-ci rougit peu à peu, éclairant la cabine d'une lueur infernale. Massir s'était rallongé sur sa couchette. Il ne pouvait aider son libérateur en rien. Il ne pouvait qu'attendre. Et son impuissance lui pesait. Tout à l'heure, il avait dû renoncer à tirer sur son lit le cadavre de Fato. Ses côtes brisées lui interdisaient tout effort. Bercé par le chuintement du chalumeau, il s'endormit et rêva de Néïde. — •"* Néïde était sur sa terrasse, à Tlante, capitale de la Terre, capitale de tous les mondes connus. Néïde était belle, comme toujours. L'incarnation même de la beauté. Debout dans sa longue et translucide tunique, elle contemplait sous elle les toits d'or de Tlante, la boucle du fleuve et puis la mer nimbée de brume matinale. Une ironie imperceptible corrigeait la tristesse de ses yeux verts, relevait à peine la moue de ses lèvres, féminisait la trop grande perfection de son visage. Soudain, le ciel vibra. Néïde leva les yeux et sourit comme une petite fille. Elle éleva les mains. Ses voiles flottèrent autour d'elle, révélant sa silhouette souple et nerveuse. Elle marcha vers un homme grand et large qui, s'étant posé sur le toit, dégrafait les sangles de son appareil dorsal. L'homme rit à grandes dents blanches, en plissant un peu ses yeux dans le soleil. Des boucles brunes jouaient sur son front, maintenues par un petit cercle d'or. 11 bascula Néïde dans ses bras nus et l'éleva en l'air, comme s'il voulait l'offrir aux dieux. Puis il la tint serrée contre sa poitrine et l'embrassa. Massir fut atrocement jaloux de ce géant aux yeux bleus. Puis il le reconnut. C'était lui-même, Massir! Plus jeune de dix ans! ? "i -:- Il fit un geste et s'éveilla en sursaut, noué par la souffrance. Au même instant, la porte craquait de toutes ses tôles. Massir tourna la tête et vit que la fente s'était agrandie. Il demanda : — Que faites-vous, Jolt? Le stagiaire passa une lampe par l'ouverture, puis son visage souriant. — Ça vient, capitaine, annonça-t-il. Mais plus question de chalumeau, la batterie est morte. Je termine le boulot à la main. Il brandissait une espèce de bâton massif. — Qu'est-ce que c'est? dit Massir. — J'ai dévissé un pied de table. Ça fait un levier épatant. Encore cinq minutes et je peux passer. — Nous pouvons... corrigea Massir. Le stagiaire secoua la tête. — Non, capitaine. Pas vous. Avec vos fractures, il n'est pas question de vous laisser faire cette gymnastique. Laissez-vous soigner avant. Massir s'assit lentement et posa les pieds par terre. — Je vais vous aider. Votre poignet doit vous gêner. — A peine! Je ne m'en sers pas, j'appuie avec mon avant-bras. Restez donc tranquille, capitaine. Jolt rentra la tête dans la coursive. On l'entendit gémir d'effort. La tôle se déchira un peu plus. Un grand accroc jeta un triangle de lumière dans la cabine. La main de Jolt palpa les bords de l'ouverture. — Cette fois, ça va, dit-il. Je vais aplatir tout ça pour ne pas me couper au passage. Il commença de cogner comme un sourd sur le métal. Massir serra les dents sans avouer que le bruit ravivait la douleur de sa nuque. Il supporta stoïquement le vacarme. Un peu plus tard, Jolt garnit avec des paquets d'adhésif les bords déchiquetés du trou. Puis il sauta dans la pièce et, lampe au poing, s'approcha de Massir. — Ne bougez pas, dit-il. Laissez-moi voir ça. Adroit, il dénuda la poitrine du blessé sans lui faire de mal. Puis il l'interrogea : — Vous vous êtes réveillé couché sur le dos? — Oui. — Ça vaut mieux! Quoique... enfin, on va voir! Où avez-vous mal? Massir se caressa prudemment les flancs, indiqua deux ou trois points. Jolt lui appuya doucement le doigt sur la poitrine. 11 pressa plus fort, progressivement. — Aïe! dit Massir. Oui, c'est celle-là! — Vous avez de la veine! C'est une fracture externe. Les autres sont probablement du même genre. — Les poumons? — Ne craignez rien pour eux... les fractures sont externes, vous dis-je. Et là? — Aïe! — Bon, respirez doucement, maintenant... encore... Il localisa rapidement trois fractures et, après un sourire, s'éloigna vers la coursive. — Je reviens. Mon fourbi est sens dessus dessous, mais il n'y a pas trop de casse. Je ramène ce qu'il faut. -:- Dix minutes plus tard, il ouvrait une grande boîte au chevet de son malade. Il commença par lui fixer d'humides ventouses munies d'électrodes et donna le courant d'une pile. Les ions bénéfiques neutralisèrent la douleur en quelques instants. Massir cessa de souffrir. Jolt changea d'appareil, fixa quelques ventouses ici et là. — Gonflez vos poumons au maximum, ordonna-t-il. Ne les dégonflez pas avant que j'aie compté jusqu'à trente. Allez-y! Un, deux, trois, quatre... Massir obéit. L'oreille attentive de Jolt discerna la crépitation des os. Ce courant porteur d'ions déposa peu à peu des particules métalliques autour des fractures, puis des couches plus épaisses et concentriques. Quand Jolt approcha du chiffre trente, il arrêta de compter. — Très lentement, dit-il, vous pouvez respirer. Restez comme ça pendant un quart d'heure et vous serez sur pied. Je vous démétalliserai dans quelques semaines. Si vous parlez, allez-y doucement. Et ne toussez pas! — Et ma tête? dit Massir. — Ne bougez pas. Ne faites pas d'efforts, je vais voir. Il releva précautionneusement la nuque de Massir et se contenta d'une rapide anesthésie galvanique. Vous avez seulement pris un bon coup. Rien de cassé ! Massir lui lança un regard intrigué. Et vous, mon vieux, qu'est ce que vous avez autour du crâne? Ce n'est pas le crâne, c'est l'oreille qui est à moitié arrachée. J'ai perdu pas mal de sang, mais après avoir bu un bon coup et m'être fait une transfusion, ça va beaucoup mieux. Soudain, toute la fusée craqua tandis qu'un géant bruit d'eau bouillante ricochait en échos sur les tôles. — Ne bougez pas! s'exclama Jolt. Qu'est-ce que c'est encore ! L'inquiétude et la clarté sale de la lampe lui faisaient un visage sinistre. — Quoi qu'il arrive, essayez de ne pas bouger, répétât-il pour la nième fois. Ils eurent tous deux l'impression d'une chute lente, impondérable, au sein d'un monde visqueux. Jolt avait serré son poing valide sur un montant de la couchette. Chacun put voir l'angoisse dans le regard de l'autre. Néanmoins, ils s'adressèrent un petit sourire crâneur. — Je me demande ce qui nous attend, souffla Massir. Nous ne savons strictement rien de notre situation. Ils restèrent un long moment immobiles, à guetter l'inconnu. Peu à peu, Jolt se pencha en avant pour tenir debout, Massir se sentit glisser de la couchette. La fusée s'inclinait doucement sur le flanc. Fébrile, le stagiaire regarda sa montre et coupa le courant de la pile. Il décolla les électrodes. — Vous pouvez y aller franchement, dit-il au pilote, ça tiendra le coup maintenant. Massir s'assit en équilibre instable et rajusta ses vêtements. La disparition de ses souffrances lui fit un grand bien moral. En dépit d'une certaine lassitude, un sentiment de puissance recouvrée l'inonda. « A nous deux! » pensa-t-il. A nous deux, qui? C'était vague. Il s'adressait au sort, à l'adversité. Dieu ou diable, il faudrait compter avec Massir, avec la force de Massir, avec la volonté de Massir! Il se leva et marcha vers la cabine d'hygiène. — Que faites-vous? demanda Jolt. — Je récupère ma lampe! Eclairez-moi un peu, s'il vous plaît. Jolt le suivit. Il était presque aussi grand que le pilote, mais paraissait fluet en comparaison. Massir poussa du pied les débris jonchant la cabine, s'empara d'un tournevis et répara sa lampe en deux minutes. Il se l'accrocha sur la poitrine. Puis il se baissa sur le corps de Fato, bascula la poutrelle d'un revers de bras et porta son camarade sur sa couchette. Il rabattit un drap sur le visage du mort et serra des sangles pour l'empêcher de glisser. Il regarda Jolt et lui trouva l'air surpris. — Je sais bien que ça ne sert à rien, dit-il avec défi, mais ça me gênait de le voir par terre! — Il faudra bientôt le mettre ailleurs, remarqua le stagiaire. Il va empester d'ici peu. — Il faudra tous les mettre ailleurs, dit brièvement Massir en passant ses larges épaules dans l'ouverture de la porte. Il sauta de l'autre côté et gémit, une main sur le flanc. — Ce n'est rien, dit Jolt en le rejoignant. L'anesthésie perd son effet, mais n'ayez pas peur pour vos côtes. Elles sont plus solides qu'avant. Sur le sol en pente de la coursive, ils marchèrent vers la queue de l'appareil. Au passage, ils enjambèrent trois cadavres disloqués, méconnaissables. — Avez-vous essayé de voir dehors? s'informa le pilote. — Non, dit Jolt, je ne pouvais pas. En tant que médecin, je n'ai pas de clés d'écrans. Massir entra dans la cabine de queue. Il tira une clé de son gousset et ouvrit les quatre écrans. — Il y a peu de chances de voir quoi que ce soit, murmura-t-il. Sans courant... — Peut-être qu'une pile fonctionne encore. Massir pressa le bouton du premier écran. Rien! Le plastique garda sa teinte argentée, aveugle. Second écran : rien non plus. Troisième : ri..., mais si! L'écran devint noir d'un seul coup. Un noir d'encre. Celui-ci fonctionnait, mais ça ne les avançait guère. — Nous sommes dans un coin où il fait nuit, dit Jolt. — Ouais, gloussa Massir en pressant son front sur le plastique pour essayer de distinguer quelque chose. Puis il haussa les épaules et ouvrit le dernier écran. Même chose. C'était noir. Il rabaissa lentement le volet mais son geste fut coupé par Jolt. — Arrêtez! — Quoi? — Regardez! Le stagiaire désignait quelque chose sur la vitre : une petite tache, un rien. Ils se penchèrent, retenant leur souffle. -— Ça bouge, dit Massir. Qu'est-ce que c'est? — Une petite bête. Un... Un mollusque, on dirait. — Par les dieux! Où que nous soyons, il y a de la vie, dans ce coin! — Ce n'est pas plus rassurant. — Ça dépend, dit Massir. En principe, j'aime mieux ça. J'aime mieux me défendre contre de la bestiole que contre les pièges d'une planète glacée. Dans notre situation... Il chancela soudain, se rattrapa d'une main à la rambarde tandis que Jolt pirouettait à l'autre bout de la pièce. La fusée s'agitait comme un géant grelot, ballottant de la ferraille et de la chair morte à tous les étages... 3 Quand tout s'arrêta, Massir lâcha la rambarde et sauta debout sur la cloison opposée, devenue plancher par le retournement de l'appareil. Il eut l'impression d'être une mouche sur un mur. Il s'approcha de Jolt, qui se relevait en claquant des dents, et lui mit la main sur l'épaule. Le stagiaire se moqua de lui-même : — Je... n'ai pas peur, bégaya-t-il, je... j'en suis sûr. Mais c'est... Lui qui tremble, lui... mon corps. Pas moyen de... c'est ridicule! — Je sais, dit Massir. Il ne faut pas en avoir honte. Un corps est quelquefois plus difficile à maîtriser qu'une fusée. Le pilote mit la main à sa poche. — A moi de jouer les médecins, sourit-il en tirant un tube. Il glissa paternellement deux granules entre les dents de Jolt. — Avalez, dit-il. Je connais ce genre d'ennuis et j'ai toujours ce qu'il faut sur moi. Jolt obéit. Peu à peu, ses tremblements s'espacèrent. 11 put enfin s'exprimer normalement. — C'est aussi bête et incoercible que le hoquet, soupira-t-il en jetant les yeux autour de lui. Puis il ouvrit la bouche et tendit le doigt vers un écran. Massir se retourna brusquement. L'écran s'ouvrait au milieu du sol oblique. Il n'était pas vide... Une matière rosâtre l'obturait. On eût juré qu'un mauvais plaisant situé à l'extérieur l'avait colmaté de linges humides. Les deux hommes s'agenouillèrent, braquant leurs lampes sur la vitre. De près, la matière apparut spongieuse, grouillante d'animalcules semblables au mollusque aperçu plus tôt. De petites bulles gazeuses couraient ici et là, s'assemblaient en baves irisées, issues des bestioles ou de l'étrange matière, on ne savait pas. — Qu'est-ce? dit Jolt. — Ça peut être n'importe quoi, coupa Massir. On dirait de la cervelle écrasée travaillée par des asticots. Ça me dégoûte! D'un air décidé, il rabattit le couvercle et ferma l'écran. Il se leva. — Je me moque de savoir ce que c'est, dit-il, en fermant un à un tous les écrans. Nous avons voulu voir, nous avons vu. Et après? Croyez-vous que la vue soit le mode d'investigation le plus important? Moi pas ! Faisons des prises extérieures, analysons-les. Vérifions le milieu, la pression, la radioactivité, que sais-je encore! Nos appareils ont plus d'intelligence que nos sens. — Si les appareils sont à notre portée, dit Jolt. Or, ils sont dans l'autre moitié de l'appareil. Et vingt ou trente mètres d'obstacles nous en séparent. — D'accord, mon vieux. C'est bien pourquoi la première chose à faire est d'aller retrouver les copains. Pour repasser dans la coursive, ils durent se faire la courte échelle, la porte se trouvant au plafond. S'aidant aux rambardes, ils se hissèrent plus haut à la force du poignet. Massir dut peiner pour soutenir le stagiaire handicapé par sa foulure. Mais l'incomplète verticalité du couloir favorisa leur ascension. Ils atteignirent le pré-sas, aux placards bourrés de scaphandres, et s'y reposèrent un moment. — C'est bizarre, le moral, haleta Massir en se massant le côté. J'ai presque aussi mal que tout à l'heure, mais comme je sais que vous avez rajusté les morceaux, j'y vais carrément. Du regard, il quêtait un avis du médecin. Celui-ci acheva de le rassurer d'un hochement de tête. — Et votre poignet? s'informa le pilote. — Ça va. — Je veux dire : pourquoi ne l'avez-vous pas soigné? Jolt eut un geste évasif. _ Ce n'est pas la même chose, dit-il. C'est moins grave, mais beaucoup plus délicat qu'une côte brisée. Massir souffla encore un peu. Puis il désigna ses pieds. — Je m'aperçois seulement que j'ai les pieds nus. Vous devriez faire comme moi et retirer vos chaussures. Elles vous appesantissent et c'est tout. — Vous avez raison, dit Jolt en débouclant les courroies... Je me demande pourquoi l'autogravité ne fonctionne plus. Certains écrans fonctionnent normalement et si les piles... Massir balaya de la main toutes ces préoccupations. — On verra ca plus tard, coupa-t-il. Je m'efforce de chasser de ma tête le plus de pensées possible. Procédons par ordre et allons... Un grésillement l'interrompit. Cœur battant, ils levèrent le nez vers l'interphone. — Ho, du pré-sas! dit une voix nette. — Ho! dit Massir... Enfin, vous... — Par les dieux, coupa la voix, j'ai eu du mal à vous dénicher. Comment ça va, dans votre coin? —? Ici, capitaine Massir et stagiaire Jolt, dit le pilote. Les autres sont morts! Et chez vous? La voix bafouilla quelque chose puis, très rapide : — Quartier-maître Raol à vos... à vos ordres, capitaine! Je suis avec Otrel, le géologue. Il a l'air complètement cinglé. J'ai dû le ligoter. Pas d'autres survivants. A moins qu'un type ne soit bloqué dans la coursive gauche, mais j'en serais surpris. — Le commandant? s'enquit Massir. — Tout ce qu'il a de plus... désarticulé. La voix butait sur certains mots et manifestait un optimisme intempestif. Massir ne fit pas de commentaires : — Etes-vous blessé, Raol? — Rien de rien, capitaine. Juste quelques bosses. Mais je crois qu'Otrel a une patte cassée. Son genou plie à l'envers. Et vous? — Poignet foulé pour Jolt, heu... rien pour moi. Dites-moi, Raol, et la cabine de commandement? — Ratatinée. — Les instruments? — De la ferraille. J'ai eu toutes les peines du monde à récupérer des bouts... bouts d'ordure pour réparer Tinter, mais il ne porte pas partout. — Les prises extérieures? — Les...? Ah, oui! Alors là, je ne peux rien vous dire, elles sont de l'autre côté d'une porte bloquée. Dites-moi, capitaine, où sommes-nous? Massir jeta un regard rapide au stagiaire. — Aucune idée, mon vieux! Je sais seulement que nous sommes dans une drôle de mélasse. Avez-vous de quoi boire et manger? La réponse tarda un peu. — Ben, si on veut. Je me ravitaille à la clinique. Mal-tosine en granulés pour le solide, alcool à quatre-vingt-quinze pour le liquide. C'est d'ailleurs pour ça que, que... — Que vous bafouillez, coupa Massir. — Heu, oui. Il était difficile de se montrer sévère dans ces circonstances. Néanmoins, Massir ordonna : — Arrêtez les frais, hein, Raol ! Vous n'avez pas trouvé autre chose à boire? — Si, si, capitaine. Du plasma. Mais c'est trop salé, ça me... oh zut! L'interphone craqua, on entendit un hurlement, puis la voix du quartier-maître, plus faible. — Pardon, capitaine, mais c'est mon cinglé qui arrache les fils avec ses dents; je ne sais pas si... Le son mourut brusquement. Massir se tourna vers Jolt. — J'avais encore bien des choses à lui demander, dit-il. En recoupant ses renseignements avec les nôtres, nous pourrions faire un plan des dommages internes de l'appareil et agir en conséquence. Il y a peut-être moyen de les joindre sans plonger dans le carburant. — Il a déjà réparé Tinter une fois, dit Jolt. Quand il aura neutralisé Otrel, il recommencera. Massir s'approcha de l'ouverture donnant sur la coursive. Il resta un moment penché en avant, pensif. Puis il s'agenouilla pour descendre. Jolt s'étonna : — Vous me laissez seul, capitaine? — Restez là, dit le pilote. Il faut quelqu'un près de Tinter. En attendant, je vais choisir une cabine hermétique et y rassembler tous les cadavres. Il descendit dans la coursive comme dans un puits et ouvrit une porte. Deux corps martyrisés mêlaient leurs os et leur chair à des ferrailles sans nom. Massir les traîna jusqu'à la porte et les bascula hors de la cabine. Ils s'écrasèrent au fond, rejoignant trois autres cadavres. L'inclinaison de la coursive facilitait cette funèbre voirie. Massir passa dans une autre pièce et la trouva vide. Il continua son exploration. Un quart d'heure plus tard, il avait jeté neuf compagnons à l'arrière de la fusée. Il descendit et, renonçant à transformer en morgue la cabine de queue, choisit une chambre latérale pour cet usage. Il y poussa les corps l'un après l'autre. Certains visages étaient reconnaissables. Mentalement, Massir s'excusait auprès des morts. Son imagination créait un dialogue avec chacun d'eux : « Feul, vieux copain, je suis obligé de te jeter là-dedans. Tu ne m'en veux pas, j'espère! — Je comprends, capitaine. — Et toi, es-tu le matelot Pocal ou bien Rams, le chimiste? — Je suis Rams, voyez mon grade sur ma manche. — Pardonnez-moi, Rams, je dois vous mettre avec les autres. Je vous aimais bien, mais vous êtes mort ! » Pour son ami Fato, il montra plus d'égards encore. 11 alla le chercher en dernier et, s'abstenant de le précipiter en bas, le descendit lentement sur son épaule, à grands efforts. Il le coucha au fond et se pencha sur lui. Il posa la main sur sa joue froide, dans un geste caressant qu'il aurait trouvé ridicule du vivant du navigateur. — Adieu, Fato, dit-il à mi-voix. La souffrance finale avait bizarrement figé un rictus sur les traits du mort. Massir crut y discerner une raillerie tendre. Une irritation factice lui rendit l'usage d'un certain argot de camaraderie : — Tu te fous de moi et de ma sentimentalité, soufflât-il. Tu abuses de la situation, hein? Si tu vivais, je t'enverrais un marron pour la peine! Il leva le poing et, très doucement, donna un coup affectueux sur l'épaule raidie. Craignant le ridicule, il leva les yeux pour surveiller la porte du pré-sas, d'où Jolt aurait pu le voir. Rassuré, il se pencha pour un baiser rapide au front de Fato. Puis il le bascula sur les autres et referma la porte en mâchant une boule d'amertume. Dans l'au-delà, le navigateur devait se tordre de rire. Massir sourit en retour. Il regarda la porte close et pensa : « Tu as tort, mon petit ami. Je peux te l'avouer, nous n'avons pas beaucoup de chances d'en sortir. Si je te rejoins bientôt, là où tu es, tu peux te préparer à une explication sévère. Demande aux dieux d'installer un ring et entraîne-toi! » -:- Il remonta dans le pré-sas et trouva Jolt inquiet. — Toujours rien! annonça le stagiaire. Massir se gratta la joue. — Otrel a peut-être rendu Tinter inutilisable. — Je ne crois pas qu'il ait pu faire autre chose que d'arracher quelques fils. D'après Raol, il était ligoté. Massir jeta un regard vague autour de lui. — Tout à l'heure, dit-il, vous avez entendu des cris. Où étiez-vous? — Dans la cuisine, ou plutôt juste au-dessus, dans la réserve. C'est l'extrême limite. Il n'est pas possible d'avancer plus loin. J'ai condamné le réfectoire. — Restez là, dit Massir. Je vais les appeler. C'est bien le diable si je n'arrive pas à communiquer avec eux. Il ressortit et grimpa jusqu'à la cuisine. Evitant la pâte d'ordures dégorgée du broyeur, il passa dans la réserve et appliqua son oreille sur la dernière porte. Silence total. — Ho! hurla-t-il. Il cria plusieurs fois sans percevoir de réponse. Il ramassa une boîte de conserve et cogna sur le métal de la cloison. Toujours en vain. Il jeta la boîte et alla retrouver Jolt. — J'y vais, dit-il en ouvrant un placard à scaphandre. Jolt n'osa protester. Massir se dévêtit, ne gardant qu'un slip. Pour passer ses membres dans la lourde combinaison articulée, il se fit aider par le stagiaire et vissa enfin son casque tandis que son compagnon vérifiait le magnétisme des joints. — Suivez-moi, demanda-t-il, vous refermerez derrière moi. Quand la dernière porte claqua sur lui, il eut soudain très froid dans son scaphandre et poussa l'auto-chauffage. Lourdement, il traversa le réfectoire en se servant des tables et des sièges soudés au sol vertical. Il atteignit la porte opposée et, en équilibre sur le dossier du dernier banc, appuya sa tête casquée contre le vantail métallique. Caisse de résonance, le casque accueillit les échos de liquides ballottements. Massir promena autour de lui le faisceau de sa lampe frontale. Il réfléchissait. La fusée s'était retournée. Le carburant devait donc peser directement sur la porte. L'ouvrir, c'était recevoir une vague lourde qui l'enverrait bouler de l'autre côté. Il avisa les portes latérales et choisissant celle de droite, s'en approcha en suivant une rangée de sièges. Cette porte donnait sur un petit escalier menant au mess des officiers. Il le savait. Il écouta et, ne décelant rien d'inquiétant, tourna le volant de fermeture. Il trouva l'escalier. En situation normale, celui-ci montait. Mais la position de la fusée avait inversé son usage. Massir le descendit en posant ses semelles sur la tranche et non sur le plat des marches. En bas, la porte du mess était restée ouverte. Il allait l'atteindre quand tout se mit à vibrer autour de lui, comme sous l'effet d'un séisme. Un craquement de tôles disjointes et torturées par des pressions inconnues, un bruit de géante ébullition et, les jambes fauchées par un torrent de liquide verdâtre, Massir tournoya dans le mess inondé sans avoir eu le temps de saisir la rambarde. La lueur de sa lampe balayait à toute vitesse des détails impossibles à reconnaître. Il eut l'impression d'être aspiré par un tourbillon. Son casque racla une surface sonore. Il se sentit choir dans un gouffre. 4 Sa chute ralentit peu à peu. Il brassa autour de lui : aucun doute, il était toujours dans un élément liquide. Mais sa lampe n'éclairait qu'une espèce de brouillard sale. Il crut baigner dans une eau de vaisselle et, tournant un bouton à son casque, modifia la longueur d'onde du faisceau lumineux. Le liquide s'éclaircit. Il se vit toucher le fond d'une caverne immense, au sol mou comme un matelas. Il s'y laissa rouler par un faible contre-remous, dévala une pente douce puis, crispant ses doigts dans une sorte d'herbe, s'assit et leva les yeux. A vingt mètres au-dessus de lui, la moitié antérieure de la fusée paraissait fixée à la paroi. Massir en éprouva un choc. Tout s'était passé si vite qu'il n'avait pas eu le temps d'une pensée. Il n'avait pas eu conscience de sortir de l'appareil. Sur le moment, il crut la fusée coupée en deux, mais il comprit presque aussitôt que l'autre moitié se masquait derrière un repli de terrain. Il remarqua sur la coque la déchirure par où il était tombé. Plus haut, issues d'un orifice invisible, des bulles d'air échappées montaient en dansant vers la voûte de la caverne. Le plafond était trop éloigné pour qu'on pût en distinguer les détails. Massir estima au jugé que la grotte avait bien cinquante mètres de haut sur cent de large. Quant à la longueur ovalisant l'ensemble, perdue dans le flou du liquide, il était impossible de s'en faire une idée. Comment avaient-ils pu tomber là-dedans? Etait-ce le fond d'un lac? Le fond d'une mer? Et sur quel monde? Massir baissa les yeux. Les herbes, les algues plutôt, ondulaient paresseusement au gré des courants indécis. 11 en saisit une poignée, tira..., le sol élastique obéissant à la traction se gonfla légèrement. Mais Massir dut donner toute sa force pour arracher les plantes. Etroitement solidaires de leur base, elles ne cédèrent qu'en déchirant un lambeau superficiel ressemblant à une peau. Pas de prolongements, pas de racines! Mais la couche sous-jacente était identique à ces bourrelets de chiffons mouillés que Massir avait vus à travers l'écran, dans la cabine de queue. De la blessure du sol, des centaines de petits mollusques sortaient en rampant, se collaient aux gantelets du scaphandre, remontaient gauchement le long des bras et des cuisses métalliques. Mal à l'aise, Massir se leva mais, déséquilibré par la densité du liquide, il posa maladroitement le pied dans la déchirure et enfonça jusqu'au genou. Il sentit sa semelle crever quelque chose avec un crissement désagréable, comme une ferraille émoussée perce une membrane. Un liquide brun monta du trou, chassant des myriades de mollusques. Le sol eut une secousse, comme un géant tapis tiré par une main inconnue. Puis il ondula. Toute la grotte se déforma par saccades. Le vallonnement maintenant la fusée en équilibre s'aplatit, fit place à un creux. Massir vit l'énorme appareil reprendre une position horizontale, faire plusieurs lents tonneaux, arriver sur lui. Crainte d'être écrasé, il fit de grands efforts pour libérer sa jambe prise au piège. Elle sortit avec un bruit flasque... et ce fut encore l'enfer, le grand remue-ménage, un séisme à la fois brutal et mou, qui fit tournoyer l'étroit univers contenant l'appareil et son pilote... Repos! Massir retomba lentement vers le fond, vers un creux où s'était nichée la fusée. A quatre pattes, il se posa sur la coque de l'engin. Il en éprouva un sentiment de sécurité relative et resta un moment immobile, à reprendre ses esprits. En lui germait une idée ahurissante, que sa raison refusait de toutes ses forces, mais que les faits s'obstinaient à lui imposer! Il se coucha sur la coque et pencha la tête, scrutant de longues éraflures aux bords déchiquetés, sur le sol qui montait en pente à sa gauche. Des pans de membranes porteuses d'algues découvraient un entrelacs de tuyaux crevés. De ces tuyaux montait le liquide brun dont il avait déjà provoqué le flux quelques instants plus tôt. Des paquets de mollusques s'agglutinaient aux orifices, en couches de plus en plus épaisses, comme pour boucher les fuites. Et peu à peu, les plaies se colmataient, se cicatrisaient. Inconsciemment, dans son monologue intérieur, Massir employait déjà les mots plaies, cicatrices... Et ces mots propulsaient irrésistiblement son raisonnement vers une conclusion logique. Il était dans quelque chose de vivant! Son subconscient le lui soufflait depuis un quart d'heure. Maintenant, il savait! Le sol? Une peau, ou plutôt une muqueuse! Les algues? des villosités ! Le liquide brun? du sang ou quelque chose d'approchant. Les tuyaux, les mollusques? des vaisseaux et des cellules libres! La caverne? un... estomac, pourquoi pas ! Il fallait donc remplacer le mot « liquide » par le mot « suc ». Par « secousse », il fallait entendre « spasme », et par « déformation » « contraction musculaire ». La fusée avait été gobée par un monstre! Au passage, une dent gigantesque avait, pour ainsi dire, cassé les reins de l'appareil. Et celui-ci s'en était vengé en déchirant les muqueuses digestives de la bête, provoquant ainsi des souffrances et, sans doute, des hoquets à son tortionnaire. L'idée d'un monstre mange-tout pris de hoquet égaya la surface consciente de Massir. Quoiqu’atterré, le pilote sentit monter en lui un rire formidable... coupé net par une nouvelle menace. Ils étaient dix, vingt, cinquante! De la taille d'un bras! Brusquement issus des profondeurs, de bizarres serpents à tête-ventouse l'assaillirent, se collèrent au scaphandre en de flasques baisers. Ils cherchaient à sucer le métal, abandonnaient, recommençaient à une place différente, s'obstinaient devant l'échec. Ecœuré, Massir se cramponna aux échelons de la coque. L'intérieur du scaphandre résonna de multiples embrassades grotesques. Les bêtes s'attaquaient aussi à l'appareil. Elles se collaient goulûment sur la surface lisse et dure, leurs bouches rondes s'aplatissaient comme un débouche-évier de caoutchouc sur l'obstacle à vaincre, puis elles tiraient en frétillant à toute vitesse. En vain ! D'un geste de bras, Massir essaya de les éloigner, comme on chasse un vol d'oiseaux trop familiers. Mais l'une d'elles posa sa ventouse en plein milieu de la vitre du scaphandre. Et le pilote put contempler, de tout près et contre son gré, le fond d'une gorge rosâtre, animée à vide de hideuses contractions péristaltiques sadiquement éclairées par la lampe. Il saisit à plein gantelet un cou vibrant de muscles et arracha la bête, provoquant un monstrueux baiser de nourrice sur la vitre étoilée de mucus. Le dégoût le rendit grossier : — Quelle saloperie! dit-il à haute voix, tandis que l'animal se tordait à son poing en roulant des yeux à facettes, étrangement révulsés. Ce regard chaviré aux flancs d'un appel de lèvres avides avait quelque chose de révoltant, d'obscène. Massir eut l'impression d'être désiré par une bande de harpies hystériques. La colère lui serra les doigts sur la gorge de la bête prisonnière. L'affreuse bouche se retroussa en corolle. Un tissu fibreux crissa dans le poing de métal, tandis que la queue se nouait au bras du scaphandre. Massir progressa d'échelon en échelon, les yeux fermés, sous une pluie d'osculations affectueuses et voraces. Il s'était fixé un but : la déchirure de la coque. Mais avant de l'atteindre, il tomba dans une cavité brusquement ouverte sous ses genoux. Il ouvrit les yeux. Il se vit dans le sas fortuitement ouvert par la catastrophe. Il ne fallait plus compter sur la fermeture magnétique. Massir poussa la porte et serra le volant de sûreté à la main, le plus fort possible, emprisonnant avec lui deux serpents suceurs en plus du cadavre qu'il n'avait pas lâché. Du gantelet, il tambourina sur la seconde porte et appuya son casque sur la tôle pour entendre une réponse à ses appels. - Dans le pré-sas, Jolt pâlit. II est affolant de se savoir sur une planète étrangère et d'entendre frapper à la porte extérieure! Les coups redoublaient, suivis de bruits mous et flasques, comme... des baisers! Jolt appliqua son oreille sur la tôle. S'accusant intérieurement d'idiotie, il cria : — Qui est là? La réponse fut lointaine, amenuisée par l'écran de métal : — Massir! Jolt eut une seconde d'ahurissement. Il répéta sa question. — C'est moi, Massir! répondit la voix. Je suis sorti par une déchirure de la coque. — Ça alors! marmonna Jolt. Puis, plus fort : — J'ouvre! — Non, non, ne vous affolez pas, Jolt! Essayez le compresseur pour chasser le liquide! — Le liquide? — Oui. Nous sommes au fond de je ne sais quoi, nous baignons dans la flotte. Le stagiaire réprima un juron et se précipita aux commandes. Il poussa une manette, à tout hasard, et attendit une minute. — Ça ne marche pas! cria-t-il. — Tant pis ! Fermez la porte du pré-sas et revêtez un scaphandre. Je suis avec des animaux dangereux! Le cœur de Jolt battit plus vite. — Très dangereux? — Je ne sais pas au juste. En tout cas, ils ne peuvent rien contre un scaphandre. — Ce bruit de succions, ça vient d'eux? — C'est ça! Ils bécotent tout ce qu'ils rencontrent. — D'accord, je m'habille, dit Jolt en ouvrant un placard. Il enfila les lourdes bottes, les cuissards de métal, le corselet... Il fut prêt en vingt minutes et ouvrit la porte. Il fut repoussé en arrière par une forte pression et alla s'effondrer dans un coin tandis que Massir roulait à ses pieds avec des serpents frétillant dans un liquide bouillant. En une seconde, un brouillard vert transforma le pré-sas en bain de vapeur. Jolt sursauta quand le gantelet de Massir lui frappa l'épaule. Le pilote appuya son casque contre celui du stagiaire. — Eh bien? fit-il. Qu'est-ce que vous en dites? — Des... des serpents, ânonna Jolt. — Oui. Et ce liquide qui s'évapore à la température moyenne, qu'en pensez-vous? Vous n'avez pas froid? — Si, dit Jolt en claquant des dents. Il poussa son chauffage. Le pilote, au contraire, baissait le sien. — Il fait moins froid que dehors, dit Massir. -— Du chlore! —? Quoi, du chlore? — Ce gaz verdâtre! Massir se tut un moment. Il n'y avait pas pensé. Et pourtant, oui, le chlore avait tout à fait cette couleur. Jolt était peut-être tombé juste. Cela aurait expliqué le froid régnant à l'extérieur de la fusée, le chlore se liquéfiant à •— 38°. Et des animaux pouvaient vivre là-dedans! Massir se pencha en avant. Il poussa du pied un serpent à l'agonie, tué par son changement de milieu. La bête n'était plus animée que de frémissements pénibles. Massir reposa son casque contre celui du stagiaire. — Où avons-nous la tête! dit-il. L'interphone de l'appareil est détraqué, mais pas les scaphandres ! Mettez le contact. Jolt obéit. Sa voix sonna dans les écouteurs du pilote. — Si nous y avions pensé plus tôt, vous auriez pu me tenir au courant de votre équipée à mesure des événements, capitaine. La fusée a fait des sauts de carpe. Je me demande comment je ne suis pas brisé en petits morceaux. Que se passe-t-il dehors? Massir pinça les lèvres, derrière sa vitre. Il dit lentement : — C'est pire et plus ahurissant que tout ce que vous pourriez imaginer, Jolt. Mais débarrassons-nous d'abord de ce chlore, si chlore il y a. — Ça ne sera pas commode, nous n'avons rien sous la main, dans le pré-sas. Massir leva les yeux, puis il se mit debout et tâtonna au plafond. — Je crois que si! dit-il en se cramponnant à une canalisation. Il avait le plan de la fusée en tête, commençait à se faire une idée des dommages et de leurs localisations. S'il ne se trompait pas, la canalisation d'eau qui passait là devait fonctionner. Il se pendit par les mains et rua de toutes ses forces. Le poids du scaphandre s'ajoutait à celui du pilote. Le tuyau se tordit peu à peu, lâcha d'un seul coup. Un jet d'eau inonda la cabine. -— Mais, capitaine! protesta Jolt. Vous nous fabriquez là de l'acide chlorhydrique. — Qu'importe, sourit Massir sous la pluie bienfaisante. S'il est suffisamment dilué, je doute qu'il soit bien gênant. Je sais que j'ajoute au gâchis, mais nous ne sommes plus à cela près. Et puis, nous pourrons le neutraliser plus tard. Pour accélérer la réaction, il augmenta l'intensité de sa lampe en demandant à Jolt d'en faire autant. Les vapeurs disparurent peu à peu. Ils baignèrent dans un liquide jaunâtre. — Et l'eau? insista le stagiaire. Qu'allons-nous faire de l'eau? — La laisser couler dans la coursive. Je fermerai le robinet en sortant. Soixante mètres cubes d'eau répandus sur cent mètres carrés ne font pas une catastrophe. Nous verrons cela plus tard. Et avouez que j'ai trouvé un moyen pratique de nous oxygéner un peu. Nous allons jouir d'une atmosphère de haute montagne! — Par les dieux, s'exclama Jolt, j'avais complètement oublié cette question-là! : Quand Massir ouvrit la porte de la coursive, un torrent d'eau sale gifla le quartier-maître. Celui-ci poussa un cri en tombant à la renverse. Sans perdre une minute, Massir bondit, le saisit sous les bras et le porta sous la douche de la canalisation crevée. Le patient se débattit comme un beau diable en poussant des exclamations coupées de hoquets. Massir le remit d'aplomb sur ses jambes et lui fit un sourire rassurant à travers son casque. Raol tituba et alla s'appuyer à la cloison. Il regarda l'eau qui lui ballottait aux genoux. — Comment...? fit-il. Massir avait dévissé son casque. L'odeur le prit à la gorge. — De l'eau de chlore, expliqua-t-il en toussant. Avec une bonne partie d'acide! Vous auriez pu en pâtir, mon vieux. J'ai surtout pensé à vos yeux. Comment êtes-vous venu ici? Ahuri, Raol regardait tour à tour le pilote et le stagiaire. Je suis passé par le conduit de ventilation et la cuisine, dit-il. La voie est libre... Vous m'avez fait peur, capitaine. Je me suis cru attaqué par un habitant de cette planète. Il reporta les yeux sur le liquide qui baissait à vue d'œil, bu par les étages inférieurs. — Pourquoi cette eau? Puis, avisant les scaphandres : — Vous êtes sortis. La fusée est dans... — Dans du chlore liquide! Coupa Massir en achevant de retirer son scaphandre. On vous expliquera tout à l'heure. Jolt n'est pas très au courant non plus, je suis sorti seul. De son côté, le stagiaire retirait ses bottes en toussant à fendre l'âme. Le liquide avait complètement disparu, la tuyauterie crevée aspergeait le sol lisse. Massir ouvrit un placard étanche et passa une combinaison. Puis il sortit dans la coursive et alla fermer un robinet. — Heureux que l'appareil soit à l'horizontale, dit-il. Souhaitons que ça dure! Les deux autres le suivirent. — Qu'est-ce que c'est que ça? hurla Raol, convulsé devant un serpent. — C'est mort, n'ayez pas peur. Mais n'y touchez pas à mains nues, on ne sait pas de quoi c'est fait. Il entra dans une cabine, arracha un drap et noua la bête dans l'étoffe. — Il faudra m'examiner ça, Jolt... Eh bien, que faites-vous? Le stagiaire grattait les bottes vides de Massir avec un canif. Il recueillait quelque chose dans son mouchoir. — Les mollusques, dit-il. Et puis, ça! Il tendit son mouchoir ouvert, l'air dégoûté. Massir s'approcha et dit : — Un fragment de muqueuse digestive. — Comment? Massir secoua la tête : — Tout à l'heure, je vous dirai. Gardez ça précieusement. Il se tourna vers le quartier-maître : — Vous n'êtes plus ivre, Raol? — Non, capitaine. Toutes ces histoires dissiperaient même un delirium tremens! — Vous ne paraissez pas avoir souffert des gymnastiques de l'appareil, sourit Massir. — C'est parce qu'il y a un dieu pour les ivrognes, capitaine. Je me suis cramponné comme j'ai pu. — Qu'avez-vous fait d'Otrel? Le visage de Raol se tendit. — Il est mort, écrasé par la chute d'un électrocadre. Massir soupira : — Guidez-nous vers l'avant, Raol. Je veux voir tout ça d'un peu plus près. Les trois hommes se mirent en marche. Tout en suivant le quartier-maître, Massir s'adressait à Jolt. — En principe, l'avant de la fusée est plus solide que l'arrière. Et nous aurons à notre disposition tous les appareils, avec quelques chances de les remettre en état. — Je crois que vous avez raison, capitaine, dit Raol, mais il manque à l'avant une chose primordiale : la nourriture. — Nous allons y transporter le plus de conserves possible par le conduit de ventilation. Et aussi, pièce par pièce, tous les scaphandres. Je crains qu'à la longue, la fusée ne se scinde en deux morceaux. Ils entrèrent dans la cuisine. Raol leur montra l'orifice du conduit sous l'échelle métallique menant à la réserve. Ils s'y glissèrent l'un après l'autre et rampèrent vers l'avant. Soudain, la fusée s'inclina légèrement de côté. On entendit des glissades de débris. Le conduit se tordit peu à peu. — Vite, hurla Massir, plus vite! Sortons de là. Suivant Raol, il passa un coude du conduit dont l'angle s'accentuait à vue d'œil. A quatre pattes, le stagiaire se précipita derrière lui. Raol et Massir sautèrent dans la salle de détente et se retournèrent pour aider Jolt. Celui-ci, le visage crispé par l'effort, tendit ses mains aux deux autres en disant : — Coincé à la taille! Ils le prirent par les poignets et le tirèrent. Le stagiaire risquait fort d'être cassé en deux par la torsion du conduit. Ils l'arrachèrent brutalement à sa fâcheuse position et roulèrent tous les trois pêle-mêle à l'autre bout de la salle. Jolt poussa un grand cri tandis qu'un tonnerre de métal froissé retentissait dans toute la fusée. La salle resta inclinée en oblique vers l'avant droit. Raol se releva le premier en disant : — J'ai l'impression que la route de la nourriture est coupée. Massir restait penché sur le stagiaire évanoui. Il lui palpait les genoux, puis les jambes. — Chevilles brisées, dit-il. Aidez-moi à le porter. Mais le quartier-maître restait immobile, épaules voûtées, tête penchée vers le sol. — Eh bien quoi, Raol? dit Massir. Raol eut une espèce de sanglot. — On ne s'en tirera jamais, capitaine, jamais, jamais! J'aime mieux... D'un bond, Massir fut sur lui et lui appliqua une gifle magistrale qui le déséquilibra. Puis il le releva en le tirant par son col de combinaison et le tint debout devant lui. — Quartier-maître, dit-il d'une voix dure. Je n'ai pas pour habitude de gifler mes hommes. Et d'ailleurs, ces violences sont interdites par les règlements. Considérez que je ne vous ai pas giflé. Mon acte était une thérapeutique préventive contre une crise de nerfs. Vous avez compris ? L'autre balbutia. Sa joue virait à l'écarlate, ses yeux larmoyaient. — Vous m'avez compris? répéta le pilote. — Oui, capitaine, souffla Raol. Massir le lâcha. — A chaque crise de nerfs ou accès de pessimisme de votre part, dit-il, je me verrai dans l'obligation de vous appliquer la même thérapeutique. Il se pencha vers le stagiaire inerte. — Veuillez m'aider, Raol. Ils allongèrent le stagiaire sur une table de la clinique. Après avoir fixé sa lampe au plafond à l'aide de rubans adhésifs, Massir ouvrit plusieurs placards et finit par dénicher une boîte d'ionophorèse semblable à celle qui lui avait ressoudé les côtes. Il examina les électrodes et, se rappelant les détails du traitement, ne tâtonna pas trop pour anesthésier les jambes du blessé. Celui-ci s'éveillait. Massir lui sourit. — Avouez que je ne me débrouille pas mal! dit-il. Jolt lui rendit son sourire. — Vous êtes très doué, capitaine! — N'est-ce pas? Demandez à Raol, je l'ai soigné aussi. Avec succès. — Ah? Il a quelque chose de cassé? Le quartier-maître prit un air penaud. — Eh bien, Raol, dit Massir, ne faites pas cette tête, mon vieux! Raol s'adressa au médecin. — Mon moral a flanché. Le capitaine me l'a redressé d'une magnifique taloche, dit-il en se frottant la joue. J'ai cru valser dans une constellation inconnue. — Attention, coupa Massir, il y a des sujets tabous! Le rire du stagiaire fit diversion : — Le capitaine a été plus doux pour moi, il m'a donné des pilules. — Traitement de faveur! reprocha le quartier-maître. — Dites donc, vous deux! fit Massir. C'est le dernier salon où l'on cause, ici. Jolt, si vous me disiez quoi faire, maintenant? Le stagiaire regarda ses chevilles gonflées. — Radio indispensable, capitaine. — Est-ce que ça presse? — Oh non, du moment que je n'ai plus mal. — Je peux vous laisser les électrodes en place? — Oui, pourquoi? — Parce que, malgré l'intérêt de votre cas, nous avons des tas de choses très urgentes à faire. — Mes chevilles peuvent attendre quelques heures. — Bien, dit Massir en déroulant les fils et en posant la boîte à portée de main du médecin. Vous allez tâcher de vous débrouiller tout seul. Raol, passez-moi des sangles. Il serra le plus de courroies possible autour des épaules et de la taille du stagiaire. Puis il gâcha des mètres et des mètres d'adhésif pour fixer la boîte à la table. — Nous allons vous laisser un moment, expliqua-t-il. Si la fusée éprouve encore le besoin de danser le quadrille, attaché comme vous l'êtes, vous ne risquerez pas grand-chose. Vous avez le beau rôle. Reposez-vous pendant que nous travaillons. Au fait, qu'avez-vous fait de votre mouchoir et des échantillons qu'il contient? — Dans ma poche, dit Jolt. Massir s'en empara et les fourra dans un tiroir. Soudain, il se laissa tomber sur un siège. — C'est à mon tour de flancher, dit-il. Je suis rompu. Jolt désigna un placard. — Raol, dit-il, dans le casier supérieur, vous trouverez des flacons de couleur bleue marqués RX. Faites une distribution générale, c'est ma tournée. Nous avons tous besoin d'un doping. Chacun vida son flacon. Au bout de quelques minutes, une vigueur nouvelle les envahit. Une question brûlait les lèvres de Jolt. — Capitaine, dit-il, que se passe-t-il dehors? — Fantastique! dit Massir. Mais je n'ai pas le temps d'en dire plus. Le temps presse. Il regarda les placards. — Y a-t-il des lampes, ici? — Sans doute, dans ce tiroir. Le pilote trouva ce qu'il cherchait et se fixa une nouvelle lampe au front. Il entraîna Raol. — A tout à l'heure, jeta-t-il au blessé. - Dopés, les deux hommes abattirent un travail monstre pendant dix heures d'affilée. Ils s'imposèrent le port d'un casque et de sangles toujours prêtes à s'accrocher n'importe où. Mais la fusée resta tranquille. Ils tassèrent tous les cadavres accessibles dans une cabine hermétique. Ils vérifièrent et mirent en marche une installation de secours pour purifier l'atmosphère, fermèrent les portes étanches sur les compartiments dangereux ou peu sûrs, triplèrent les attaches de tous les objets mobiles risquant de se déplacer. Ensuite, armés d'un outil prévu pour ce genre de travail, ils dilatèrent à la manivelle le conduit d'aération déformé menant à la cuisine, et se hâtèrent d'emmagasiner le plus de nourriture et de boisson possible dans la partie antérieure de la fusée. Massir faillit oublier quelque chose. Mais il se souvint au dernier moment de rapporter un serpent suceur à l'avant, aux fins d'examen. Enfin, condamnant la dernière issue, ils soudèrent un épais panneau de métal sur l'orifice du conduit. — Je me sens plus tranquille, dit Massir en se frottant les mains. Allons voir Jolt. Celui-ci les accueillit avec joie. Il s'était ennuyé à mourir. On radiographia ses chevilles. Les fractures étaient moins graves qu'on aurait pu le supposer. Pendant une demi-heure, le stagiaire guida les soins qu'on lui prodiguait. Quand ce fut fini, Raol et Massir choisirent deux couchettes et s'allongèrent. Ils se passèrent plusieurs sangles de sécurité autour du corps. Il y eut un temps de silence. Puis, calmement, Massir raconta tout ce qu'il savait. Il choisit des mots froids, incolores. Son récit fut morne comme un rapport, mais il sentit l'angoisse figer ses compagnons à mesure qu'il parlait. Chose étrange, toutefois, l'énormité de cette angoisse avait une qualité anesthésiante. L'invraisemblance des faits dépassait l'imagination, comme un tir trop long manque la cible. Et la peur était là, noire et massive, mais rendue impotente par sa propre démesure. Le cœur des rescapés n'en battait pas plus vite. Il n'y eut qu'un commentaire : le silence. Un silence aussi noir et vaste que la peur, aussi tranquille. Massir parla de nouveau. Car bientôt, rassemblant sa masse sur des points précis, la peur pourrait inventer des tortures secrètes, serrer les gorges, tordre les nerfs, cravacher des images de panique. Il fallait prendre les devants, injecter un sérum dans le moral de ses compagnons, prévenir une crise. Avec des mots. — Enfin, dit-il, nous avons fait la part du feu. Nous sommes dans la partie la plus stable et la plus solide de la fusée. Je réserve une surprise à ce monstre. Dormons... Les lampes s'éteignirent l'une après l'autre. Massir ferma les yeux. « Il fera jour demain » pensa-t-il... Mais non, il ne ferait pas jour! Et le mot demain n'avait plus de sens. -:- Affaiblis par la distance, des bruits de baisers inondaient la coque d'une tendresse répugnante. Massir s'endormit, bercé par un imperceptible roulis. - ? DEUXIÈME PARTIE 1 Jolt et Raol travaillaient au laboratoire. Massir était seul dans la cabine radio. Le remplacement d'un cristal de silicium et trois fils rafistolés venaient de rétablir le contact. Massir avait entendu la voix des hommes, faible et coupée de parasites. Cette voix disait : « ... considérée comme perdue... F. 1313... perdue-recherches abandonnées... F. 1313... abandonnées... » Le dernier maillon avait lâché. Massir se sentit seul, plus seul que ses compagnons auxquels il cacherait la vérité, gardant sur lui tout le poids d'une cruelle certitude. Il soupira, vérifia la série de piles assurant le fonctionnement de l'appareil, et, d'un coup de pouce, remit en marche le fil sans fin où était enregistré son appel : « F. 1313 accidentée — Impossible préciser position — instruments hors d'usage — trois survivants — F. 1313 accidentée... » Dérisoires et fragiles, ces petits bouts de phrases s'envolaient sur les ondes, cherchaient leur chemin dans les orages cosmiques, rebondissaient d'astres morts en planètes peuplées de monstres sourds, avec une chance petite, minuscule, de faire vibrer le tympan de métal d'un récepteur. Ainsi les naufragés d'autrefois jetaient-ils des bouteilles à la mer. Des bouteilles que l'on retrouvait deux ou trois siècles plus tard, sinon jamais. Il jeta un dernier regard sur les croisillons et les nœuds de sangles immobilisant les appareils. Puis il alla retrouver les autres. Jolt exultait. Il désignait l'écran de l'analy-synthétiseur. — Qu'en dites-vous, capitaine? — Comprends pas, dit Massir. Lumineux, l'écran montrait un invraisemblable fouillis de formules chimiques reliées par des chaînes d'une extrême complexité. Raol avait un air respectueux et égaré. Il n'en revenait pas de s'être montré utile à quelque chose dans ce domaine. — Félicitez Raol, dit le stagiaire. Il a remis en état une bonne partie de l'an-syn. — Oh, vous savez, s'excusa le quartier-maître confus, un transfo est un transfo et un fil est un fil. J'ai réparé ça sans rien y comprendre. _ Mais ça marche! dit Jolt d'une voix vibrante. Massir toussota : — Ça nous mène à quoi? — Fantastique ! tonna le stagiaire. Une vie basée sur le chlore et la silice! Massir sourit discrètement. La bonne humeur du médecin faisait plaisir à voir. La passion de la découverte avait en lui balayé l'inquiétude. — Ceci est de l'hémoglobine, déclara Jolt en montrant l'écran. — Quoi? Massir n'était ni chimiste, ni médecin, mais une formule truffée de Si 03 H et de chlorures effarouchait ses vagues notions de biologie. Jolt eut un rire d'enfant. — Comprenez-moi, capitaine. Je suis parti de l'hypothèse que ce liquide brun tachant la muqueuse était... du sang, du sang de ce monstre. J'ai isolé un corps extrêmement complexe, comme vous voyez; mais si vous ne vous hypnotisez pas sur ces copules d'acide silicique, si vous les remplacez en imagination par un simple trait, vous trouverez une frappante identité de structure avec un composé polypyrrolique, comme Thème ou la chlorophylle. Ceci est, si j'ose dire, un pigment respiratoire correspondant à notre hémoglobine, mais où le palladium tient la place du fer, la silice celle du carbone... — Arrêtez, dit le pilote en se bouchant les oreilles, vous allez me rendre complètement fou. Pigment respiratoire, dites-vous? Qu'est-ce qu'il « respire »? — Du chlore, tout simplement! — Tout simplement! répéta Massir, ironique. Et du chlore liquide, par-dessus le marché! Qu'allons-nous faire de cette belle découverte? — Des tas de choses! explosa Jolt. Si nous trouvons un corps pour former un composé stable avec ce pigment, nous pouvons tuer le monstre par asphyxie progressive. Si je réussis à former un noyau tricyclique et un cycle pipéridique en me basant sur la morphine, je l'endors. — Il me semble que vous allez un peu vite, coupa Massir. Il est déjà extraordinaire que ce pigment soit à peu près calqué sur l'hémoglobine. Vous en déduisez tout un métabolisme. Ne bâtissez-vous pas sur des nuages? — J'ai trouvé d'autres analogies. J'ai repéré dans les serpents suceurs de troublantes chaînes pseudo-peptidiques. Mon instinct me commande d'essayer la fabrication... — Stop ! dit Massir, où allez-vous trouver les éléments nécessaires? Si vous avez l'intention de sacrifier les transistors de la fusée pour obtenir du silicium, je m'y oppose, je vous avertis! Jolt éclata de rire : — Mais non, capitaine, qu'allez-vous chercher là. Nous avons tout ce qu'il nous faut. Il ne sera pas difficile d'employer les serpents suceurs comme matière première, puisque leur métabolisme est le même que celui du monstre. Je les tasserai en morceaux dans le mélangeur de Tan-syn. — Il n'est pas fait pour une production industrielle; il va chauffer. — Bien sûr, c'est un dur travail. Mais Raol a posé des disjoncteurs supplémentaires. Le quartier-maître interrompit la conversation : — Dites-moi, toubib! — Quoi donc? demanda Jolt. — Je... j'avais pensé... Est-ce que vous pourriez fabriquer un vermifuge? — Vermifuge? — Oui, ces espèces de serpents-là, ça m'a tout l'air de parasites du monstre. Et comme j'ai horreur des reptiles!... Jolt sourit à Massir amusé. — Nous y penserons, dit-il. Le pilote revint à des préoccupations plus sérieuses. — Quelque chose nous manque. Pour agir sur ce monstre avec vos méthodes, il importe d'en connaître l'anatomie et les dimensions. Jolt leva un doigt en l'air. — J'y ai pensé, dit-il. — Il faudra donc passer les scaphandres et faire une série d'explorations dangereuses de ce corps gigantesque, truffé de pièges et de spasmes d'une violence sismique. Je vous avoue que ça ne me dit rien du tout. J'y suis déjà passé. Sans répondre, Jolt s'était levé. Il ouvrait un placard. Il en tira un bidon plombé. Il le présenta au pilote. Celui-ci leva un sourcil interrogateur. — J'y ai pensé, répéta le stagiaire. Ce bidon contient un sulfure d'étain. — Et alors? — Le soufre de ce sulfure est « marqué », c'est du radio-soufre. Il faudra l'injecter dans un vaisseau du monstre. Il voyagera dans tout le réseau circulatoire, puis, j'imagine, diffusera peu à peu dans les liquides interstitiels. Nous pourrons suivre son voyage sur une série d'écrans enregistreurs diversement orientés. Le traceur nous y dessinera peu à peu les contours généraux de l'animal. — Pourquoi, du sulfure d'étain? — Parce que le « plasma circulatoire » de ce monstre, si j'ose dire, en est très riche. Et parce que le soufre est l'un des principaux constituants des chaînes pseudo-peptidiques dont je parlais tout à l'heure. Il y remplace l'oxygène. Ils gardèrent un moment de silence, bientôt rompu par le quartier-maître. — J'avoue que je ne comprends rien à tout ça, dit-il avec timidité. Si j'étais tout seul, je sais bien ce que je ferais. Je mettrais un scaphandre et j'essayerais de sortir de cette saleté par la bouche ou par... — Allons, allons, Raol, ricana Massir, ne soyez pas grossier. D'ailleurs, rien ne nous dit que ce monstre a une bouche. Nous sommes en plein mystère. — Il a bien fallu que la fusée entre là-dedans par un orifice quelconque! protesta Raol. Il a peut-être pris la fusée pour un suppositoire. — Ou une pilule! dit Jolt en riant. — Il existe une autre possibilité, dit Massir. Nous avons peut-être pénétré en lui à une vitesse folle, comme une balle d'arme à feu. — Si c'est le cas... Raol s'interrompit brusquement, ses yeux s'arrondirent. — Quoi? dit le pilote. — Nous l'avons peut-être tué, murmura le quartier-maître. Les soubresauts de l'autre jour étaient peut-être des spasmes d'agonie. Avez-vous remarqué qu'il n'a pas bougé depuis au moins soixante heures? — Nous en serions ravis, mais... — Non! dit Massir avec force. Ses deux compagnons le regardèrent, étonnés de sa brutale interruption. — Non, répéta le pilote, je ne vois aucune raison de souhaiter la mort du monstre! — Je ne comprends pas, capitaine. — Je vais vous expliquer. Nous aurions les plus grandes difficultés à sortir la fusée d'un gigantesque cadavre, enfoui sous je ne sais quelles profondeurs de chlore liquide. Il y a quelques heures, je suis sorti sans vous le dire pour vérifier la coque de l'appareil : elle est intacte, ou du moins elle n'a pas subi de dommages supplémentaires, donc elle ne peut-être digérée par le monstre. — Je ne sais pas où vous voulez en venir, dit le stagiaire, mais je vous mets en garde, capitaine. Je n'ai pas encore la certitude que nous soyons dans une partie active du tube digestif. — Si, dit Massir. J'ai vu de mes yeux des cadavres de serpents à demi digérés. Ces serpents ne sont pas des parasites du monstre, mais des proies. Ils ont vécu dans le chlore tant que le monstre n'y a pas libéré de sucs digestifs. — Vous êtes sorti? s'étonna Raol. Massir opina : — J'ai remis en état le sas avant gauche... Mais je reviens à mon sujet. Si la fusée n'est pas digestible, elle constitue un corps étranger que l'organisme va chercher à éliminer par un moyen quelconque. — Par régurgitation. — Peut-être. Quoi qu'il en soit, nous avons tout à espérer de la vie de ce monstre et de ses réflexes. S'il nous a avalés par erreur, attendons qu'il nous recrache. — Je crois que vous avez raison, dit Jolt après un temps de réflexion. — Ce n'est pas tout, continua le pilote. Savez-vous quelle est la température extérieure?... Moins quinze! Et le chlore est liquide! Comme le chlore bout à moins 38, cela prouve que nous sommes sous une pression fantastique. Vraisemblablement sous des kilomètres, au fond d'une mer. — Et si la gravité de cette planète... — Ne dites pas de bêtises, coupa Massir. Nous marchons avec autant de facilité que sur terre. Nos sensations remplacent approximativement les appareils de mesure hors d'usage. J'éprouve même une petite sensation de légèreté. Jolt attira un papier à lui pour y jeter quelques chiffres. Il murmura : — Admettons que la gravité soit celle de la Terre, il nous sera facile de calculer la profondeur... — Mais non, dit Massir. Ne perdez pas votre temps à ça. Votre ignorance de la gravité exacte va tout fausser. Et puis, vous ignorez la masse atomique de ce chlore. — Vous pensez qu'il s'agirait d'un isotope? — Je ne pense rien, dit le pilote. Mais tout est possible... tout. Et n'oubliez pas que nous sommes hébergés par un organisme vivant. La température de moins quinze est prise dans un estomac. A l'extérieur, il fait peut-être moins cinquante. Il y a autre chose : Il est difficile d'estimer si la fusée devrait flotter dans le chlore, étant donné son état, mais il me semble que les scaphandres, eux, le devraient. Or, j'ai coulé par le fond plus vite que si j'avais été dans l'eau. Vous voyez qu'on ne peut s'appuyer sur aucune notion reconnue. Massir considéra ses compagnons. La lueur sale de la lampe et le reflet de l'écran lumineux découpaient des méplats sur leur visage. Leurs yeux cernés, leur barbe naissante et leurs combinaisons froissées commençaient à les transformer en clochards. Le port obligatoire du casque ajoutait une note grotesque à leur aspect. « Dès que nous aurons une minute, pensa le pilote, je les obligerai à se raser et à changer de vêtements. Le moral se ressent de ces négligences. » Il se passa la main sur le menton et sentit une râpe de poils durs. Lui aussi devrait... — Nous ignorons trop de choses, dit Jolt. Vous m'avez fait toucher du doigt notre impuissance... — Ne dites pas ça, tonna Massir. Je vous ai mis les yeux en face des trous. Je vous ai montré les voies sans issues, les recherches inutiles à entreprendre. Cela doit vous rabattre sur la seule voie raisonnable. Vous avez fort bien commencé, Jolt, dit-il en désignant l'an-syn. Continuez dans ce sens-là. Quand nous serons plus renseignés sur la bête, nous pourrons agir. J'ai quelques idées en tête à ce sujet. Le quartier-maître toussa pour s'éclaircir la gorge. Il demanda : — Croyez-vous qu'il soit mort, ce monstre? — Non, dit le pilote. Peut-être dort-il. S'il était mort, la température aurait baissé. A mon avis, il digère ses serpents. Dehors, le sol est couvert d'une pâte épaisse d'animaux en décomposition. C'est assez écœurant. Lentement, très lentement, la fusée s'inclina sur la droite, puis revint à sa position première, la dépassa, oscilla vers la gauche, comme un vaisseau bercé par un roulis presque insensible. Les trois hommes s'empressèrent de passer les crochets de leurs sangles aux rambardes. Jolt coupa le courant de l'an-syn. Ils se regardèrent, l'œil inquiet. Mais le mouvement pendulaire paraissait lancé pour longtemps. — Ne nous endormons pas, dit Massir. Poursuivez le travail comme si de rien n'était. Sans un mot, Jolt ouvrit un placard et en tira le cadavre disséqué du serpent-suceur. Il l'étala sur une table et commença à régler un microscope. Massir eut une mimique satisfaite et sortit de la pièce. Il avança dans la coursive, sans omettre d'assurer sa sécurité en laissant coulisser ses crochets de ceinture le long des rambardes. A chaque détour, il les changeait de barre l'un après l'autre. Perte de temps minime et nécessaire contre les effets d'un spasme imprévu. Le monstre s'était arraché aux vases abyssales. Il nageait en mer libre, en souplesse, presque sans remuer les pales cornées qui lui bordaient les flancs comme les rangées d'avirons d'une trirème. Une onde toujours recommencée abaissait les pales l'une après l'autre, puis courait jusqu'à la queue, propulsant d'un mouvement régulier le long corps dans la nuit froide. Le monstre avait appris à éviter les mouvements qui réveillaient en lui une pesanteur cruelle. Il avait renoncé aux convulsions affolées qui, loin d'apaiser ses souffrances, les exaltait jusqu'à un paroxysme insupportable. Il vivait en infirme, au ralenti. Mais son cerveau gourd n'établissait aucun lien entre ses malaises et la proie brillante et lisse qu'il avait engloutie. Bouche close et sans appétit, il traversa un banc de suceurs, les bousculant au passage comme une boule un jeu de quilles. Stupides, quatre ou cinq serpents se collèrent à sa tête camuse. Il accrut placidement sa vitesse et la force du courant les arracha. La fraîcheur et la longue caresse du chlore liquide animèrent ses flancs d'un frisson de plaisir. Il força l'allure, profitant des derniers courants d'automne encore épargnés par le froid. Le froid terrible qui, bientôt, figerait toute la planète en un bloc de roches tourmentées. Une sensation de faiblesse générale lui dicta de chercher des zones moins denses. Progressivement, il remonta. Dilaté par le changement de pression, son corps enfla comme un ballon. Il surgit bientôt à la bouillante surface de l'océan, émergea dans le brouillard atmosphérique. Vivant curseur sur l'échelle des densités, il flotta comme un ludion à l'indécise et fluctuante frontière liquido-gazeuse. Sur son dos, une longue arête se dressa, tendant comme une voile la membrane perméable et très vascularisée qui lui servait de branchies. Car son organisme ne pouvait catalyser qu'un chlore détendu, aux molécules très lâches. Le liquide des profondeurs n'était qu'aire de courses et de chasses, non fluide comburant. Et, tel un cétacé, le monstre devait faire surface au moins une fois par saison pour respirer, pour gonfler ses réserves de chlorures d'une extrême et instable complexité. La bête n'avait pas d'yeux, pas d'oreilles. Pourtant, elle percevait les couleurs, les contours et les distances avec des organes spéciaux. De longs poils-antennes et des écrans-radars jouaient d'émissions continues qui palpaient au loin le relief des îles de carbone et la qualité de la lumière nimbant les plages. Et, même complétée par l'ouïe, la vision rudimentaire des hommes aurait fait piètre figure à côté d'un sens aussi puissant, aussi fin, aussi riche de détails. Brodant sur le rythme puissant des vagues martelant les falaises, chaque grain de sable ajoutait sa note personnelle au chœur des bulles crevantes, aux gerbes irisées des ressacs, aux longues moires et aux glissandos des courants. Son et couleur ne signifiaient rien, ou si peu. Les teintes chantaient, les bruits éblouissants dansaient un lumineux ballet dans la tête du monstre. Doté d'un organe similaire, un homme aurait, d'un seul regard à la mouvante toison d'un arbre éventé, distingué le reflet de chaque feuille et sa chanson personnelle, le brake de la moindre brindille, le détail infime des grincements du bois sous l'effet de multiples torsions, la dureté tactile de l'écorce et la spongieuse tendresse de l'aubier, le flux lent de la sève et d'innombrables et subtiles dissonances de ton, d'image et de parfum, piments d'une symphonie fastueuse assaillant tous les sens, tous les nerfs et toutes les paresthésies à la fois. Un homme en eût tiré d'inoubliables jouissances; à la fois nobles et charnelles. Mais le monstre à l'âme à peine consciente, aux sens blasés, n'en ressentait qu'une vague impression de confort physiologique. Il consommait de la splendeur avec la placidité d'un pourceau vautré dans les perles. Repu de chlore gazeux, son pigment respiratoire, par le jeu d'une masse moléculaire accrue agissant sur certains centres, provoqua l'abaissement graduel de sa membrane dorsale. Puis, gêné par d'activés combustions internes, le monstre chercha la fraîcheur délicieuse des grands fonds. Il plongea lentement, quitta la couche effervescente de la surface, sombra dans un bain de reflets chatoyants, se perdit dans la nuit, toujours plus bas, escorté de bulles dansantes arrachées une à une par la caresse lourde des profondeurs. De ses gantelets, Jolt palpa la muqueuse digestive. Il sentit rouler dans ses mains le long tuyau vibrant comme un serpent sous une couverture. Il fit signe à ses compagnons. — J'ai trouvé un vaisseau, dit-il. Massir avança, la seringue géante sur l'épaule. Il dirigea lentement la pointe creuse vers l'endroit indiqué par le stagiaire. Jolt guida la pénétration du métal. Lentement, la pointe disparut dans les chairs. — J'y vais? demanda Raol. Au signe de Jolt, le quartier-maître placé derrière Massir enfonça le piston. Et trente litres de sulfure d'étain se mêlèrent progressivement au plasma de la bête. Quand la seringue fut vide, les trois hommes se regardèrent. Un sourire détendit les traits fatigués de Raol derrière sa vitre. Massir montrait un visage luisant de sueur, caressé par l'ombre oscillante de son essuie-glace intérieur. Une fièvre allumait les yeux caves de Jolt. Le stagiaire posa ses mains de chaque côté de l'aiguille. Les deux autres firent quelques pas en arrière. La pointe reparut, luisante. — Rentrons vite, dit Massir. L'un suivant l'autre, ils revinrent vers le sas, maladroits et trébuchants. La porte claqua sur eux. A peine décortiqués de leurs scaphandres, ils se précipitèrent vers les écrans. Guidés par le radio-soufre, les traceurs avaient commencé de dessiner le géant système circulatoire. Une anatomie extraordinaire prenait forme peu à peu devant les trois hommes médusés. — Ça marche! s'exclama Jolt d'une voix vibrante et contenue. Le soufre faisait tache d'huile dans un tissu lâche et bourré de capillaires, puis il surgissait le long d'un tronc veineux plus important qui se ramifiait à toute vitesse. On eût dit la croissance accélérée d'une plante. Bientôt, l'écran principal montra l'image lumineuse d'un poisson affublé d'un goitre et d'une queue ondulante et démesurée. Massir tourna un regard étonné vers le stagiaire : — Mais l'image est mobile! dit-il d'une voix incrédule. — Bien sûr, capitaine. Le traceur dépose sur l'écran une pellicule d'ions. Ces ions fluctuent directement sous l'influence de radio soufre en mouvement. Je crois que nous pouvons perfectionner le système. Voyez-vous, la lumière est bleue. Je vais m'atteler à la tâche et trouver un moyen de varier les teintes suivant les tissus. Nous fixerons des silicates dans le squelette et des sulfates dans les cellules musculaires. Nous aurons ainsi une image polychrome. — Qu'est-ce que c'est? dit le quartier-maître en pointant son doigt sur une tache sombre. — La fusée! s'exclama Jolt. La fusée fait écran! Bon sang, regardez cela capitaine. Nous sommes en panne au milieu de ce goitre. La bête porte son estomac comme une poche attachée sous son menton. Mais voyez, l'œsophage fait une courbe en arrière. Il est relativement étroit. Cela explique l'impossibilité où se trouve le monstre de nous recracher. Je me demande même comment il a pu nous avaler. Un très fin réseau de lignes entrelacées dessinait nettement les moindres organes du monstre. La courbure de son œsophage ressemblait à un tuyau de métal spiralé. — Je ne comprends pas, dit Raol. Si la l'usée arrête le rayonnement au passage, les écrans ne devraient pas fonctionner. — Jolt vous a déjà expliqué cela tout à l'heure, bougonna Massir. Les écrans primaires tapissent l'estomac comme des affiches, ils ne sont pas dans la fusée. Seuls les secondaires sont à l'intérieur. Et la longueur d'onde est changée des uns aux autres. — Ouais... fit le quartier-maître mal convaincu. Mais il y a autre chose que je ne comprends pas. D'où nous sommes placés, nous ne devrions avoir qu'une vue oblique... — Je vous ai dit tout à l'heure que le secondaire principal faisait une synthèse de tous les angles des autres. — Mince, dit Raol après un moment de silence, je ne vous savais pas si calé! Au milieu de l'image, un cœur monstrueux battait à longs intervalles. Plus haut, une résille serrée montrait des connections avec le cœur et des caractéristiques telles que Jolt ne s'y trompa pas. Il s'agissait là d'un poumon. Le stagiaire s'étonna de ses dimensions. Il ignorait encore le rôle de « réservoir » de cet organe. Quand il fut rassasié du spectacle, Massir poussa un gros soupir d'impatience. — Parlons bien, dit-il. Cette expérience est passionnante, je n'en disconviens pas. Mais ne perdons pas de vue qu'il faut sortir du pétrin... Il s'agit donc d'une espèce de poisson. Je le craignais. Mon petit Jolt, vous allez me faire muter cette merveille en batracien ou en reptile. — Comment? sursauta le médecin. — Vous devez pouvoir faire ça, insista Massir. Vous nous avez déjà donné des preuves de vos capacités. Vous allez pousser un peu l'étude du monstre. Quand vous en saurez assez, vous changerez progressivement son métabolisme pour l'obliger à grimper sur la terre ferme, si j'ose dire. J'espère que des continents émergent de cette mer de chlore. Jolt avait voûté les épaules. Il avait l'air écrasé par la confiance du pilote. Il balbutia. — Vous voulez dire que je dois lui faire pousser des pattes... — Faites-lui pousser des ailes si vous voulez, des roues ou des échasses, je n'y vois pas d'inconvénients, pourvu qu'il remonte à l'atmosphère. Nous n'avons aucune chance dans ces profondeurs. Une fois émergés, nous y verrons plus clair. A ce moment, je n'hésiterai pas à sacrifier la bête pour en sortir. J'imagine que ce ne sera pas bien difficile. Quand j'aurai les pieds sur un sol ferme, votre rôle sera terminé, vous n'aurez plus à vous occuper que de nos petites avitaminoses. Moi, je pourrai penser au décollage. J'ai la ferme intention de mourir sur la terre, et non dans ce coin perdu... Qu'en dites-vous? Jolt eut un pâle sourire. Il haussa les épaules. — Je suis un peu gêné pour l'avouer, dit-il enfin. Je pense que si, dans ces circonstances, et de par mon métier, je suis le cerveau, vous, capitaine, vous êtes la volonté. Encore faudrait-il que la volonté ne surmenât pas le cerveau. Vous me demandez une chose inouïe. Les mutations ont lieu (et rarement) d'une génération à l'autre. Vous exigez la métamorphose d'un être à l'ontogénie achevée. — Primo, nous n'en savons rien. Cette espèce de têtard peut devenir grenouille. Dans ce cas, vous vous contenterez d'accélérer les choses. Secundo, le biologiste Paolten nous a réussi la métamorphose d'une carpe parfaitement adulte en une espèce de crocodile, sautant ainsi au moins un étage phylogénique. Il est vrai que ce crocodile artificiel était asexué. Mais je me fiche pas mal de la postérité du monstre qui nous a gobés. Quelle était la méthode de Paolten? Le stagiaire hésita. — Je l'ai su, dit-il avec lenteur. Il partait du principe que chaque individu vivant assez longtemps poursuivrait une évolution en principe achevée. Qu'un singe vivant des milliers d'années deviendrait fatalement un homme sans être obligé de passer le flambeau à de successives générations. — Un homme ou autre chose! — Certes. N'entrons pas dans les détails. — Et alors? Au point de vue pratique? Bouche bée, le quartier-maître buvait les paroles de Jolt. — Il employait le conditionnel, dit celui-ci. Chaque singe deviendrait un homme à la longue « si » sa vie était prolongée et si son état physiologique était maintenu à un âge relativement tendre. — Qu'appelez-vous âge tendre? — Pour l'homme, quinze ans. Pour la carpe, dix-huit mois. Mais pour ce monstre... Il eut un geste exprimant toutes sortes d'incertitudes. — Bien, dit Massir. Vous nous avez exposé les conditions dans lesquelles la méthode devait être appliquée. Mais la méthode elle-même? Perdu dans ses pensées, le stagiaire parut s'éveiller d'un songe : — Hein? — La méthode? répéta le pilote. — Ah oui... Paolten avait appliqué un traitement mutagène à base de parachlorophénol, à doses minimes et espacées. Il le complétait par des applications de rayons gamma sur les glandes à sécrétion interne... — Allez-y, Jolt, coupa Massir. Faites-nous un cycle hexa carboné... — Hexasilicoxalique, corrigea le stagiaire. Il y a peut-être de quoi faire bondir un chimiste traditionnel. Je me demande si c'est possible. Je n'ai que de rudimentaires notions de chimie, vous savez! — C'est possible! affirma le pilote. Faites-nous un cycle hexa... machin. Je m'occupe des rayons gamma. — Avec Tan-syn, on peut des miracles. Je vais essayer mais cela va demander des mois. — Nous pouvons tenir deux ans enfermés dans la fusée. Le quartier-maître s'enroua, toussa pour s'éclaircir la gorge : — Capitaine, demanda-t-il d'une voix respectueuse, vous voulez dire que nous allons faire courir ce poisson comme un lapin? — Comme un zèbre! tonna Massir. 3 Quand vint le dégel, des sensations confuses arrachèrent peu à peu le monstre à sa torpeur hibernale : Longs cris fêlés de la banquise de chlore, éclaboussement d'une lumière neuve sur les falaises des îles, tiédeur progressive de la surface où frétillaient déjà des bancs de suceurs affamés par le jeûne. Une onde musculaire parcourut impatiemment sa queue prisonnière d'une gangue solide. Son cœur battit plus vite. Ses nageoires cherchèrent la liberté. Peu à peu, son multiple effort dégagea une chaleur fatale aux cristaux qui l'environnaient. Il se mut bientôt dans un gigantesque bocal aux dimensions élargies. Quelques heures d'obstination lui ouvrirent un chemin vers les couches supérieures. Il bouscula les derniers obstacles et s'ébroua dans le liquide. Tout à la joie de filer droit devant lui, il parcourut des kilomètres avant d'être brusquement assailli par une étrange fatigue. Il fut pris d'étouffements et déplia désespérément sa membrane respiratoire. Il monta plus haut, luttant contre sa faiblesse, émergea dans une demi-conscience et se laissa ballotter au gré des vagues. Il vécut une longue dolence, tantôt à peine sensible et à demi travestie en jouissance, tantôt exacerbée. Une force étrange modelait son corps, travaillait ses moindres organes, ramollissait son squelette pour l'étirer ici, le nouer ailleurs, forgeant ainsi un être neuf. Avide de gaz, sa membrane se plissa en mille circonvolutions cornées qui la maintinrent rigide comme une crête. Son dos recuit par la lumière creva de pustules qui lubrifièrent sa peau. Il maigrit, épuisé par le jeûne et par son séjour en surface. Ses nageoires, jusque-là noyées par la rondeur de ses flancs, prirent une importance nouvelle. Allongées par l'effort inconscient qu'il fournissait pour maintenir son équilibre, elles s'étendirent de part et d'autre comme des balanciers, se durcirent de muscles agglutinés en paquets autour de travées osseuses, construites à toute vitesse par son plasma porteur de silicates. Le monstre eut soif, sensation jusqu'alors inconnue. Il ouvrit sa bouche molle et but des tonnes de liquide qui, par les labyrinthes de son anatomie, renouvelèrent la fraîcheur de son milieu interne, éliminèrent peu à peu les toxines et les déchets produits par sa métamorphose. Epuisé, il s'endormit, tandis que la nature effectuait les dernières retouches, pigmentant d'or et de bleu sa peau flasque... Il flotta comme un navire, se laissa doucement charrier par les courants vers les plages. — Il n'est pas mort? s'inquiéta Raol. — Vous voyez bien que le cœur bat toujours, dit Jolt. — Ça ne prouve peut-être pas grand-chose, risqua Massir. Quand j'étais gosse, je faisais battre des cœurs de grenouilles dans un verre d'eau salée. — Rassurez-vous, capitaine. Je ne pense pas que la nature, aidée par nos pratiques, il est vrai, ait consacré tant d'efforts à cette métamorphose pour aboutir bêtement à la mort. Massir montra l'écran horizontal. — Je ne suis pas biologiste, déclara-t-il, mais la dynamique me connaît. Je veux bien être pendu s'il marche avec ça! Son doigt se tendait vers les six membres de la bête. Il précisa : — Ses pattes sont beaucoup trop courtes. Et si vous examinez bien les rapports des muscles avec l'ossature, vous verrez qu'ils constituent des leviers très défavorables. De plus, son ventre va traîner par terre. C'est un être bâtard que nous avons fait là, ni aquatique ni... — Et les phoques? coupa Jolt. — Quoi les phoques? Ils sont beaucoup moins mal bâtis que cette horreur. Mais après tout, le principal est qu'il se traîne un peu sur la terre ferme et qu'il nous y crache. J'espère que vous saurez le faire cracher, Jolt! — Disons vomir. Vous me demandez beaucoup, capitaine. Et nous ne savons pas encore s'il daignera sortir de l'océan. Massir porta un doigt à son front : — Vous me faites penser à quelque chose, que dis-je, à une foule de choses. Qu'est devenu notre petit observatoire dans tout ça? Les trois hommes se regardèrent. Soudain, Raol bondit vers un placard et l'ouvrit, démasquant ainsi l'écran spécial qui leur permettait d'observer l'extérieur. Cet écran était réglé sur une plaque réceptrice. Jolt et Massir avaient profité de l'hiver et de la vie ralentie du monstre pour remonter par les vaisseaux crâniens et fixer cette plaque sur l'os frontal. D'une main impatiente, Raol pressa un bouton. L'écran resta opaque. Massir jura. Jolt jeta un regard inquiet sur le grand écran anatomique. Une tache sombre noircissait l'image de la bête, devant l'os frontal. — Elle n'a pas bougé, dit le stagiaire. — Certes. Mais dans quel état est-elle? Jolt hésita, scrutant l'image. — Oh, vous savez, la métamorphose n'a rien changé à cet endroit-là, je ne pense pas que la plaque ait beaucoup souffert. — Qu'elle ait beaucoup souffert ou pas, il faut aller la réparer, dit le pilote. Par où allons-nous passer? — Bien sûr, il faudra faire attention. Mais après tout, nous avons déjà réussi une fois ce tour de force. — Vous en parlez à votre aise, Jolt. La circulation et toutes les fonctions du monstre étaient très ralenties par l'hiver. Le stagiaire s'arma d'une baguette et désigna la fusée sur l'écran. — Nous sommes là. Pas de difficultés pour sortir de l'appareil digestif. Il n'a guère changé lui non plus. La fistule gastrique s'ouvre toujours dans un conjonctif très lâche... - :- Ils sortirent du sas et se laissèrent glisser au flanc de la fusée. Ils réglèrent leurs lampes. Trois faisceaux lumineux percèrent les profondeurs liquides. Jolt leva la tête vers l'appareil. — Ça tient toujours, dit-il. Par des câbles faisant office de catgut, la fusée était solidement fixée dans un repli de la muqueuse. Jolt compta ses pas. Il atteignit un clapet de plastique obturant la fistule. Il ouvrit pour sauter à pieds joints dans une masse élastique. Ses deux compagnons le suivirent et refermèrent derrière eux. Armé d'une espèce de sabre que Raol lui avait confectionné, Jolt tailla sa route sans prendre d'extraordinaires précautions. Il se contentait d'éviter les nerfs, véritables câbles à haute tension, et les vaisseaux importants. Sans s'occuper des centaines de mollusques alourdissant leurs bottes, les trois hommes cheminèrent le long d'une veine ressemblant à un pipe-line. Ils avançaient facilement à travers des fibres fragiles, comme dans une cave bourrée de toiles d'araignées. De temps en temps, Jolt s'arrêtait un moment pour réfléchir et consultait un plan qu'il tenait à la main. — Savez-vous à quoi vous me faites penser? dit Massir en riant. A un Maye égaré dans le métro de Tlante! Jolt sourit. Il toucha la veine géante qui se ramifiait à cet endroit. — Nous sommes à la station brachio-céphalique, si j'ose dire. Il est temps de changer de ligne. Mais faites attention, il y a là un plexus extrêmement connecté qui n'existait pas la dernière fois. Si vous y touchez, c'est la mort. Ils enjambèrent prudemment des écheveaux de filaments noirs et progressèrent le long d'une veine un peu moins grosse. Ils rampèrent à plat ventre sur les circonvolutions du vaisseau. De tout leur corps allongé, ils tâtaient le pouls du monstre. Toutes les minutes, un flux fantastique résonnait dans les scaphandres. Et c'était une sensation inouïe de serrer contre soi cette vie géante. Bientôt, la veine se ramifia encore et forma des deltas vermiculés à l'extrême sur un sol dur. — Nous y sommes, dit Jolt. Nous marchons sur le frontal. La plaque n'est plus très loin. Ils la trouvèrent à une vingtaine de mètres de là, soulevée en son milieu par une apophyse nouvelle qui tendait en même temps la peau du crâne comme une toile de tente. Les trois hommes bouleversèrent autour d'eux les toiles d'araignées conjonctives du derme. Massir examina la plaque. Elle avait subi des torsions fatales à son fonctionnement. Les réseaux devaient être brisés en mille points. Il haussa les épaules et fit signe au quartier-maître. Celui-ci lui tendit un rouleau neuf. Massir l'étala précautionneusement au flanc de l'apophyse, comme on colle une affiche sur un mur. Il fouilla sa poche cuissarde et en tira une pile. Il glissa l'objet dans une cavité cylindrique attenante à la plaque et tripota quelques fils. Sans ménager le matériel, il posa une seconde plaque sur l'autre versant de l'apophyse. — Nous aurons deux yeux, dit-il... Ça passera, Jolt? Le stagiaire finissait de sonder l'épiderme frontal. Il eut un hochement de tête rassurant. — Deux mètres! annonça-t-il. Massir balaya d'un geste méprisant cette épaisseur négligeable. — Redescendons! — Dites-moi, demanda le quartier-maître, si l'on me circulait sous la peau, j'ai l'impression que ça me ferait un mal de chien. Elle est dure, cette bête-là! — Nous avons soin de ne jamais frôler la moindre fibre nerveuse, expliqua Jolt. Rien d'étonnant à cela. Deux heures plus tard, ils avaient regagné la fusée et admiraient le paysage de la surface sur les écrans. Modifiées par les infrarouges, les teintes de la mer et des îles prenaient un aspect infernal. Des vagues pourpres léchaient interminablement des plages de braise. L'or du ciel ruisselait sur les falaises comme du métal en fusion. — Gentil petit coin! ironisa le quartier-maître. — Aspect trompeur, dit Massir. Un froid polaire règne sur cette planète. Après un quart d'heure de curiosité, Jolt revint aux écrans anatomiques. Il sursauta. — Hé! fit-il, le monstre bouge. Lentement, les pattes courtaudes exécutaient de maladroits moulinets. Les yeux de Massir volèrent plusieurs fois d'un écran à l'autre. — Nous nous rapprochons d'une plage, dit-il. Je parie que... mais oui, regardez, Jolt! Le ventre de la bête s'aplatissait à vue d'œil. — Il se traîne sur les hauts-fonds, exulta le pilote. La cabine fut secouée d'un léger séisme. — Accrochez-vous! Sa marche sera moins douce que sa nage. Ils passèrent rapidement les crochets de leurs sangles aux rambardes. La force des secousses augmenta. Le ressac ébranlait sans ménagement la grosse carcasse de la bête. Massir capta le regard inquiet du stagiaire. Il le rassura. — Les écrans tiendront, affirma-t-il. Ça marche! Il va sortir de la mer. Nous sommes des as. Le plancher s'inclina brusquement. Les trois hommes se sentirent pendus par la taille, puis retombèrent en arrière. Mal jugulé, le casque de Raol tomba sur le sol. Il essaya de la ramener vers lui en tendant la jambe. Mais l'objet roula hors d'atteinte. La cabine fit plusieurs lents tonneaux. Un bruit d'écrasement vint de la pièce voisine. Quelque chose avait lâché... 4 Poussée par une lame plus forte que les autres, le monstre perdit l'équilibre. Il roula de côté, se sentit bousculé par le flot jusqu'au milieu de la plage. Abruti par des gerbes de sensations nouvelles, il resta vautré dans le sable humide. Jamais le tonnerre et les coups de bélier des lames sur les rocs n'avaient été si proches de ses sens éblouis, ni l'avide succion de la mer sur les bancs de graviers et de coquillages. Il jouit obscurément des caresses d'un fluide plus léger sur sa peau nue. Une pulvérulente tiédeur lui chauffait les entrailles. Et la pression confortable de son ventre lui donnait une conscience moins vague de son propre corps. Il sentit avec force et précision l'étendue horizontale de la plage et la verticalité des dures falaises. Cet univers était moins fuyant que l'autre. Plus tangible et plus sûr. Il favorisait des ébauches de perceptions, promettait l'éveil très lointain d'une intelligence rudimentaire. Mais, des vagues lui claquant encore au bas de l'échine, le monstre avança. Inconsciemment, il griffa des six pattes, se haussa de quelques mètres, resta un moment immobile, poursuivit sa lourde marche en avant, coupée de haltes hésitantes. Derrière lui, son ventre laissait une trace profonde, flanquée des lourdes empreintes de ses pattes. Sa piste sinua de la mer aux falaises. Par endroits, elle miroitait d'animalcules dérangés de leur sommeil ensablé. Sa tête cornée buta stupidement sur le mur de roc cernant la plage. Hypnotisé par ce dur contact, il resta un moment sans bouger puis, obstinément, poussa devant lui. L'obstacle résistait. Des aspérités blessèrent les lèvres du monstre. Gêné, il obliqua son effort, tourna et suivit la falaise sur toute sa longueur. Il rencontra des éboulis, lutta un peu pour s'en dégager, s'endormit brusquement le nez dans les graviers. Massir et Jolt décrochèrent leurs sangles. Massir s'approcha de Raol qui pendait comme un pantin à la rambarde, le crâne éclaté. Il se pencha sur le mort. — Aidez-moi, Jolt, dit-il en saisissant le cadavre sous les aisselles. Le stagiaire prit les jambes. Alourdis par le poids de leur camarade, ils clopinèrent sans un mot le long des coursives. Ils déposèrent le corps devant la porte de la cabine la plus éloignée. Massir leva les yeux sur le jeune médecin. — Il n'y a vraiment rien à faire? dit-il. Jolt arrondit les yeux, puis il branla la tête et souffla : — Vraiment rien. Massir haussa les épaules : — Je suis idiot. On attend toujours des miracles de la médecine. J'allais vous demander une résurrection. — Pas avec le crâne écrasé, dit le stagiaire d'une voix sourde. Massir ouvrit la porte de métal et dit : — Il aura une chambre pour lui seul. Pas question de le mettre avec les autres. L'odeur du charnier doit être épouvantable. Elle se répandrait dans toute la fusée. Ils allongèrent le cadavre sur une couchette, le sanglèrent. Massir ferma la porte à clé. Puis avec une espèce de rage, il jeta cette clé à l'autre bout de la coursive. Jolt détourna les yeux et reprit lentement le chemin du laboratoire. Le pilote le suivit. Jolt examina les dégâts. L'émetteur s'était détaché. Il avait rebondi d'une cloison à l'autre, arrachant ses fils, écrasant ses organes délicats. La petite phrase répétée depuis six mois s'était tue pour toujours : F.1313 accidentée... « A quoi bon? » pensa Massir en baissant la tête. Puis il redressa la taille, chassa le découragement. — Nous verrons cela plus tard, dit-il à haute voix. Ils passèrent dans la pièce voisine, ramenèrent leur attention sur les écrans. L'image lumineuse du monstre était parfaitement immobile. Seul le cœur se contractait puissamment, à longs intervalles. — Et maintenant? émit le stagiaire. Massir scruta les écrans « extérieurs ». Il regarda la plage, les rocs éboulés, l'étendue frissonnante de la mer. — Tuons-le, dit-il. J'ai bien réfléchi. Nous ne pouvons courir d'autres risques en le laissant vivre. Je sais bien que nous aurons un mal de chien à sortir la fusée du cadavre, mais il faut espérer que la décomposition nous facilitera les choses. Et s'il lui prenait fantaisie de nous recracher à la mer! Et s'il s'acharnait sur la fusée après l'avoir régurgitée! — Peut-être avez-vous raison, dit Jolt d'une voix éteinte. Massir lui jeta un regard circonspect : — Vous avez des réserves à formuler. Jolt hésita : — Non capitaine, pas du tout. C'est seulement... — Quoi? — Je me demande si la plage constitue un terrain d'envol idéal. Massir serra les mâchoires. Le stagiaire l'irritait. — Vous permettrez que j'en juge seul! dit-il. Qu'est-ce qui vous chiffonne? Parlez donc! Je suis sûr que vous me cachez d'autres raisons. Jolt eut un sourire désarmant. _ Pardonnez-moi, capitaine. J'avoue que je cherche des motifs boiteux pour sauver le monstre. — Vous aimez les bêtes? gouailla le pilote. _ J'aime celle-ci. Elle est un peu mon œuvre. Mais ne tenez pas compte de mes sentiments. — Je serais complètement fou si j'en tenais compte, dit Massir d'une voix aigre. Il essaya de vexer son compagnon, trouva une réflexion cruelle : — Rassurez-vous, mon petit. Depuis longtemps, je me dis que la métamorphose du monstre est une chose tout à fait normale. Comme je vous disais il y a quelques mois, ce têtard est devenu grenouille. Je ne crois pas que votre intervention y soit pour quelque chose. Vous pouvez ravaler vos inhibitions paternelles. Jolt devint écarlate. — Pour des raisons que vous ne comprendriez pas parce que vous n'êtes pas biologiste, je suis sûr du contraire et je... Il s'interrompit, tira un carnet de sa poche et s'assit, les larmes aux yeux. Il commença d'écrire quelque chose sur une feuille détachée. — Oui? dit Massir menaçant, un sourire de mépris aux lèvres. Jolt ne répondit pas. La pointe de son crayon voltigeait sur la feuille blanche, accumulait les phrases. Massir n'y tint plus. Sa paume s'abattit sur l'épaule du jeune homme. Il le mit debout. Le crayon tomba sur le sol. Tremblant et raide, plus rouge que jamais, Jolt claqua militairement les talons. Il tendit la feuille à son supérieur. Massir relâcha son étreinte et saisit le bout de papier. Jolt en profita pour se dégager, salua et sortit de la pièce, muet comme une carpe. Massir lut ceci : « Capitaine, Raol est mort. Il va nous être difficile de vivre à deux. Ce phénomène est bien connu. Nous allons mutuellement nous taper sur les nerfs pendant des mois. C'est une réaction parfaitement normale, animale, dirais-je. Et pourtant, nous nous aimons bien. Il faut absolument surmonter ces poussées de nervosité, ou bien tout cela finira mal. Pour ma part, je vous obéirai toujours avec une discipline qui... » Le dernier mot se terminait sur un trait griffant le papier, trace de la brutalité du pilote. Une bouffée de colère colora les joues de Massir. Ce freluquet lui donnait une leçon de self-control. Il froissa le papier dans sa main et le jeta en boule. Il resta immobile un bon moment. Puis, peu à peu, il reprit son calme et sourit. Il toussa, essayant de mettre le plus de douceur possible dans sa voix : — Jolt, cria-t-il, nous avons eu pas mal d'émotions ces temps-ci; que diriez-vous d'un verre pour nous remettre les idées en place? Le stagiaire entra, une bouteille à la main. — J'avais eu la même idée, capitaine. Puis il pâlit, le regard collé à l'écran extérieur : — La marée monte! dit-il. ... Quand les premières vagues frôlèrent les flancs du monstre, sa peau s'anima d'un frisson. L'une de ses pattes postérieures s'étira dans le sable. Il bâilla au moment où une vague plus forte arrivait sur lui par le travers. Sa bouche distendue avala de force quelques tonnes de chlore liquide. Il en fut désagréablement surpris et se haussa péniblement parmi les éboulis. Après quelques mètres, il posa deux pattes sur un roc branlant. Tout son poids porta sur cet appui instable. Quand le roc bascula, il perdit l'équilibre et roula vers la mer, qui l'accueillit dans un plouf triomphal. Une subite fraîcheur fouetta ses réactions. Ses pattes s'animèrent de mouvements désordonnés. D'abord effrayé par la tyrannie de l'océan contrariant sa volonté, il réussit à se retourner sur le ventre et se laissa ballotter avec un certain plaisir. Puis, une nostalgie confuse l'assaillit. Nostalgie de sensations oubliées. Il s'ébroua lourdement dans les vagues et mit le cap sur le large. Il eut faim et plongea en profondeur. Sa bouche ouverte comme un chalut engloutit quelques centaines de suceurs. Il nagea le plus vite possible, chercha d'autres bancs, les trouva, emplit sa panse de proies faciles. Il fut à plusieurs kilomètres des îles en un instant. Mais au bout d'une heure de plongée, une angoisse le poussa vers la surface. Déjà, la lassitude engourdissait ses membres. Il eut envie de retrouver la terre ferme et sa stabilité reposante. Il dériva un moment, laissa les vents de chlore se jouer dans les mille circonvolutions de sa membrane, reprit des forces. Une nage dolente le ramena lentement vers les îles. De temps en temps, l'extrémité de ses pattes frôlait l'appui fuyant des hauts-fonds. Il s'empêtra dans un dédale de récifs et faillit s'y ouvrir le ventre, retourna en mer libre, revint, chercha sa route. Il toucha les falaises, mais les plages avaient disparu sous la marée. Il s'épuisa aux flancs abrupts d'une île, griffa les rocs, retomba dans les vagues. Il tournoya au hasard dans les courants qui le drossèrent peu à peu vers la côte. Le jusant l'abandonna dans une flaque fumante, comme une bête morte, comme une épave drapée de varechs, environnée de nuages d'insectes. Autour de lui, se découvrait peu à peu une grève immense et boueuse, bourrelée d'entonnoirs créés par les remous, salie de traînées multicolores. L'endroit grouillait d'oiseaux criards qui cherchaient leur nourriture dans les débris rejetés par la mer. Ils progressaient par bonds; leur vol trop lourd les engluait au sol. Leurs ailes maladroites ne soutenaient que des décollages avortés. Quelques-uns, cependant, réussissaient à planer quelques mètres en se lançant d'une éminence. Ils se livraient d'aveugles combats pour une parcelle de charogne. Des odeurs pestilentielles montaient des vases. Plus haut, quelques dunes nourrissaient des plantes bleuâtres, défendues par des épines en forme de poignards. Puis c'étaient les marais, à l'infini, parfois dominés d'un arbre droit comme un cierge et terminé par une espèce de plumeau luminescent. Ce décor dispensait des rêves ahurissants au monstre endormi. 5 — Il faut qu'il sorte de cette flaque, dit le pilote. Elle s'assèche à vue d'œil, mais la marée viendra la remplir dans quelques heures. Pourriez-vous le réveiller, Jolt? — Je veux bien. Mais imaginez qu'il lui prenne fantaisie de retourner au bain! — C'est un risque à courir, mais je crois ce risque minime. Il a le nez tourné vers les dunes. Il avancera droit devant lui. — Soit, acquiesça le stagiaire. Mais nous n'avons pas de temps à perdre. J'ai depuis longtemps trouvé sur le papier une formule d'excitant nerveux. Lan-syn peut m'en fabriquer vingt litres en deux heures. Je pense que cette quantité suffira. Mais où trouver l'azote? — Il vous en faut? — C'est indispensable. Notre air... — Ah non! explosa Massir. Nous n'allons pas détériorer notre milieu vital. Je sais où trouver cet azote. Jolt attendit la suite. Massir eut un geste gêné. — A la morgue, dit-il. L'ammoniac et ses dérivés constituent les produits terminaux de toute putréfaction. Vous en tirerez facilement votre azote. Jolt rougit violemment. Massir le regarda dans les yeux. — Je sais, dit-il. Notre religion nous interdit d'utiliser les cadavres humains pour quoi que ce soit. Et nous sommes si imprégnés de complexes datant de l'enfance que nous éprouvons un sentiment de culpabilité devant ce sacrilège. Mais enfin quoi, Jolt! Vous êtes un scientifique. Vous connaissez comme moi les raisons profondes de ces tabous. Jolt baissait les yeux. Massir insista : — Je respecte les principes de notre religion. J'ai dit les principes ! Mais tous ces petits détails d'hygiène imposés aux anciens âges ne nous concernent pas. Sur terre, je les respecterais aussi, pour donner l'exemple à la plèbe et aux peuples barbares. Ma parole, je verrais l'un de mes esclaves Maye ou Aigupt revenir à ses pratiques nécrophages, je le tuerais de ma main ou je le livrerais aux prêtres. Mais... — Ne cherchez pas à me convaincre, coupa Jolt. Je sais que vous avez parfaitement raison. Je suis sans doute encore trop jeune pour avoir votre liberté d'esprit. Mais je ferai ce que vous voudrez. — Bravo, dit Massir. Il m'aurait répugné de vous donner un ordre choquant vos convictions. Pour vous rassurer tout à fait, j'ajouterai que je suis le plus gradé de nous deux, donc le prêtre suppléant à ce bord. Et rappelez-vous la légende sacrée du dieu Roms qui avait surpris dans le désert un soldat buvant le sang d'un camarade mort à ses côtés. « Soldat, lui dit-il, si tu sais ce que tu fais, tu es bienheureux et n'as rien à craindre. Mais si tu ne le sais pas, malheur à toi, car tu as forfait à la loi et il vaudrait mieux que tu fusses mort de soif! » Eh bien, nous savons ce que nous faisons, Jolt. Nous prenons l'azote où il est, c'est tout. Je doute que le dieu Roms vienne pour cela nous tirer par les pieds. L'an-syn paraissait ronronner d'aise. Par le long tube menant à la morgue, il aspirait des masses de gaz putrides, faisait son choix, les dissociait en éléments simples. L'aiguille indiquant la quantité d'azote approchait lentement du maximum. Jolt attendit encore quelques minutes. Quand l'aiguille toucha le point rouge, il abaissa une manette. L'appareil se tut. Le stagiaire consulta un papier et enfonça une vingtaine de boutons recopiant la formule compliquée du corps à obtenir. Il remit le courant. Des lampes clignotèrent. L'an-syn ronronna sur un ton plus grave. Jolt régla un curseur bloquant la production à vingt litres. Il alla retrouver Massir qui traçait des plans dans la pièce voisine. Le pilote leva les yeux de son travail. — Ça marche? s'informat’il.Jolt acquiesça. — Moi aussi, dit Massir en montrant ses papiers. Une fois sortis de cette situation idiote qui nous paralyse depuis si longtemps, il sera simple d'achever ce que le hasard a commencé. Nous couperons la fusée en deux. Le travail est à moitié fait. Il faudra ensuite changer les couronnes de tuyères et créer un nouvel équilibre en ajoutant deux ailettes ici et là. Mes calculs sont très rassurants. Nous avons neuf chances sur dix d'en sortir. — Tant mieux, capitaine. Un éclair de gaieté passa dans les yeux du pilote. — Ce que j'aime chez vous, Jolt, c'est votre calme et votre sens de la réflexion juste... « Tant mieux! » On dirait que je vous annonce du beau temps pour demain. Il se leva et lui frappa l'épaule. — Une fois rentrés, dit-il, vous ne resterez pas longtemps stagiaire. Après une telle équipée, ils sont capables de vous nommer Chef de recherches. Quant à moi, par les dieux, ils me feront amiral. Qu'en dites-vous? Jolt ne répondit pas. Il prêtait l'oreille à autre chose. — Excusez-moi, dit-il. — Quoi? — Nom d'un chien, dit Jolt en se précipitant vers le laboratoire, l'an-syn s'est arrêté. -:- Ils vérifièrent toutes les connexions de l'appareil avant de s'apercevoir qu'il s'agissait d'une panne générale. Quelques minutes de recherches leur apprirent la vérité. Les piles centrales étaient mortes. Massir jura comme un palefrenier. — Nous sommes propres! Ces choses-là n'arrivent jamais pourtant! Il est vrai que nous aurions dû rallier la base depuis des mois. Jolt leva les yeux vers les lampes individuelles fixées au plafond. — En mettant toutes les piles en série, risqua-t-il... — Nous pourrions faire fonctionner l'an-syn, d'accord! dit Massir. Mais il y a plus urgent. Avez-vous pensé au chauffage? Il fait moins trente, dehors. Et le renouvellement d'oxygène, y avez-vous pensé? Si nous ne trouvons pas de solution, nous n'avons plus qu'à faire nos prières. La dépense d'énergie nécessaire au chauffage et à l'oxygène épuisera les piles individuelles en quinze jours. Jolt jeta un regard de regret aux écrans morts. Mais son visage s'illumina soudain. — Les nerfs! dit-il. Massir le regarda comme s'il avait perdu la raison. — Quoi, les nerfs? — Les nerfs du monstre, capitaine. Nous devons pouvoir en tirer de l'énergie. Massir garda le silence un instant. — Grâce aux dieux, dit-il enfin. Dans ces épreuves, ils m'ont donné la compagnie d'un petit génie. Avez-vous une idée de la nature du courant? — Pendant l'hiver, avoua Jolt, j'ai disposé des shunts un peu partout, par curiosité. Ils sont continuellement parcourus par un courant alternatif à très haute fréquence. En cas d'excitation, le courant devient continu. Mais ceci ne constitue pas une difficulté majeure. Nous avons tout l'appareillage nécessaire. — Aux scaphandres ! lança Massir comme on lance un cri de guerre. ? i 5 Le croyant mort, des centaines d'oiseaux picoraient la tête et les flancs du monstre endormi. Son réveil les mit en fuite. A regret, ils voletèrent à l'écart et se disputèrent des proies plus menues, à grands renforts de coups de bec et de cris aigus. Encore une fois, le monstre eut envie d'un bain. Son sommeil et sa digestion avaient réparé ses forces. Il se tourna lourdement vers la mer loin retirée. Mais une étrange paralysie affectait son côté droit. Les muscles de ses pattes répondaient mal à son obscure volonté. La dérivation de certains nerfs au profit de la fusée en était la cause. Peu à peu, influencée par cette dissymétrie d'efficacité, sa route s'incurva. Il effectua un large cercle, pataugea dans le sable humide et remonta vers les dunes. Il fit marche arrière, reprit sa course oblique et buta pour la deuxième fois sur la sécheresse des collines de sable. Il resta un bon quart d'heure sans bouger, puis s'obstina. Son troisième essai tourna plus court encore. Un effort borné le porta jusqu'à une molle levée de terrain qu'il franchit pour s'effondrer dans les marécages... Il y resta. Une sensation de confort idéal le retint dans ces lieux qui n'étaient ni la mer ni le sol ferme. Pas de vagues pour l'épuiser, ni ce contact trop plat qui écrasait son ventre, mais la pression équilibrée des vases autour de sa masse trop pesante pour ses jambes. Il ouvrit sa bouche dans un liquide lourd de proies glissantes, avala quelques tonnes d'une boue délicieuse, brouta des paquets d'algues. Plongé dans un milieu fait pour lui, il ne souffrit presque plus de l'impotence de son côté droit. La nature lui offrait à domicile toutes les commodités. Il n'avait plus besoin de se traîner en courses fatigantes. Et les grands espaces de l'océan n'étaient plus nécessaires à ses besoins d'humidité. Béat, il étira ses membres dans la tiédeur fangeuse. 11 se vautra comme dans un lit. Très haut, un soleil bleuâtre créait un halo dans les brumes de chlore. Une lumière à la fois blafarde et riche de nuances nimbait la flamme des arbres cierges et se perdait en franges à la surface des marécages. Pendant un bon quart d'heure, Massir tempêta contre le mauvais sort. Il accusa Jolt de n'avoir pas arrêté la bête en terrain solide. — Et maintenant, dit-il, elle ne sortira plus de ces marécages. Elle a l'air de s'y plaire. Il faut trouver autre chose, bon sang. Mais notre premier souci doit être de monter un dispositif presse-bouton capable de la tuer d'un seul coup. Une fois parés de ce côté, nous chercherons un moyen de la faire revenir dans les dunes. Il s'interrompit brusquement, étonné du silence de son camarade. Jolt était assis sur une couchette, le visage rouge. Il paraissait suffoquer. — Ça ne va pas? demanda Massir d'une voix plus douce. — Rien, ce n'est... rien du tout, haleta le stagiaire. Il dégrafait son col de combinaison, comme s'il avait trop chaud. — Vous êtes malade? dit le pilote en s'approchant. — Claustrophobie, lança brièvement Jolt. Je... n'en peux plus de me sentir enfermé là-dedans. Tuons-le, capitaine, tout de suite! — Allons, allons, bougonna Massir en lui prenant la main. Calmez-vous, mon vieux. Nous sommes déjà remontés du fond de la mer, c'est un progrès. Nous réussirons bientôt. Il le força à s'allonger. Jolt parut se calmer peu à peu. — C'est idiot, dit-il. Purement mental. Si la fusée volait dans l'espace, je n'éprouverais pas cette angoisse. Et pourtant je n'aurais pas plus de place à ma disposition. C'est d'être dans ce monstre, depuis des mois. Je ne le supporterai plus longtemps. Il avala péniblement sa salive et ajouta: — Ce n'est pas la première fois... Mais je vous l'ai toujours caché. Tout à l'heure, quand j'ai vu le monstre retourner à l'eau, j'ai eu un choc. Et les étouffements m'ont pris. J'avais l'impression que tout était perdu. — Pas du tout, explosa le pilote. Nous pouvons encore faire beaucoup de choses. Nous devrions le faire muter, encore une fois, le transformer en lézard, en kangourou, en... — Trop long! coupa Jolt, et trop hasardeux! Massir se frappa le front. — Nous le ferons sortir en commandant directement ses nerfs moteurs. Voyez déjà l'effet tournant obtenu par la dérivation galvanique d'un seul nerf. Nous ne l'avons pas fait exprès, mais c'est une chose à perfectionner. Le médecin parut intéressé. — Oui, dit-il. Cela doit être possible. — N'est-ce pas? exulta le pilote en voyant son ami oublier ses malaises. Vous avez déjà fait mieux que ça, mon vieux. Pour vous, ce ne sera qu'un bricolage biologique de plus. Le dernier. Si nous pouvons mener ce monstre aussi facilement qu'un camion, nous sommes sauvés ! Jolt se releva. Il examina le réseau nerveux du monstre, étalé en arborescences jaunâtres sur l'écran. — Passionnant, dit-il. Il faut constituer un stock d'énergie, si j'ose dire, pour le redistribuer à notre guise. J'envisage... Il réfléchit un instant, s'empara d'un papier et y jeta quelques chiffres. Il reprit. — C'est encore une idée de génie, capitaine. Massir eut un rire confiant : — Je finirai par me persuader que nous sommes des types extraordinaires! . ? Depuis des semaines déjà, le monstre béat vivait dans une euphorie voisine de l'extase. Il bougeait à peine. Il ouvrait seulement la bouche quand il avait faim. Et sa bouche prenait au piège des proies faciles. Quand la chaleur l'incommodait, il se laissait glisser plus bas dans la boue. Et si les fonds étalent trop frais, il émergeait lentement, comme un dragon drapé d'algues fumantes. Deux ou trois fois, d'obscures fantaisies l'avaient poussé plus loin, A gestes gourds de ses six membres, il avait parcouru des bras d'humidité reliant des fondrières à des cloaques, de tièdes paludes à des chaînes d'étangs. Il s'était délicieusement perdu dans un labyrinthe de jouissances, aux saveurs toujours nouvelles. -> La tête dans les herbes du bord, le corps dans la vase, il digérait paisiblement. Un élancement dans les cuisses le tira de sa somnolence. Il s'étira. L'un de ses membres eut un spasme et griffa la berge. Un réflexe poussa deux autres pattes en avant, puis deux autres encore. Sa tête avança de cinq bons mètres hors des herbes. Il voulut reculer, mais ses doigts s'accrochaient déjà solidement hors du marécage et le tiraient plus loin. Peu à peu, une stupeur lourde s'installa en lui tandis que son corps s'arrachait à la succion des vases. Il parcourut vingt mètres encore sans songer à lutter. Il se révolta d'un seul coup. Mais au lieu de contrarier sa marche, ses efforts l'accélérèrent d'une façon désordonnée. Balourd, il tangua sur ses membres raides comme sur de courtes échasses et gravit un tertre arrondi. "Il — Stop! hurla Massir. Sanglé sur son siège, Jolt bloqua les commandes et enfonça du talon la pédale rétablissant un courant alternatif dans les nerfs du monstre. Une violente secousse ébranla la fusée. Les sangles de Massir cassèrent. Il roula sur le sol et se releva indemne. Un large sourire illumina son visage en sueur, sous le casque. — Cette fois!... dit-il. Jolt sourit à son tour : — Tuons-le, maintenant! Massir leva la main. — Attendez! Il alla consulter un cadran et dit d'une voix lente : — Nous avons stocké assez d'énergie pour quinze mois. C'est notre dernière chance. Une fois le monstre mort, nous n'aurons plus de courant. La petite gymnastique que nous venons de lui imposer a réduit de moitié les réserves. Il resta un instant silencieux. Puis, comme à regret, il tira une manette. A vingt mètres de là, un sas bourré de poison s'ouvrit, déversa des litres d'un liquide rouge dans l'estomac du monstre. Jolt scrutait l'écran anatomique. Il vit le cœur puiser d'une façon anormale, une fois, deux fois... Ils attendirent pendant dix minutes la troisième pulsation. En vain. Massir soupira bruyamment. — Enfin! dit-il. Jolt déboucha ses sangles. Inconsciemment, il parla bas, comme dans une chambre mortuaire. — C'est fini, souffla-t-il stupidement. Il regretta la bête énorme qui avait été si longtemps leur prison, leur compagne de misère et leur sauvegarde. Sans elle, ils seraient irrémédiablement restés au fond d'une mer de chlore. — C'était un brave monstre, dit Massir avec un attendrissement tempéré d'ironie. Et maintenant, une nouvelle tâche nous attend. Plus facile, je pense. Nous sommes toujours des naufragés, mais nous ne sommes plus en perdition. ! TROISIÈME PARTIE 1 Le squelette du monstre se dressait sur le tertre comme une cathédrale en ruine. Les vents de chlore jouaient de l'orgue entre ses côtes incurvées, soufflaient en échos dissonants par les sinus de son crâne. Quelques drapeaux de membrane flottaient aux angles de son épine dorsale. Les chairs avaient très vite disparu, liquéfiées par une putréfaction accélérée. Surgissant des marais d'alentour, les arbres-cierges veillaient la dépouille. La fusée, libérée peu à peu de l'étreinte des tissus morts, avait glissé de côté, s'était calée dans un repli de terrain l'empêchant de dévaler jusqu'aux étangs. En scaphandres légers, les deux hommes s'affairaient sur la coque, vibrateur au poing. Ils découpaient les tôles suivant un tracé calculé par Massir. Ils conversaient. — Et vos œufs? demanda le pilote. — Ils ont encore grossi. De véritables melons. Je suis sûr que le monstre les a pondus dans sa dernière course. Il est impossible d'en trouver ailleurs que sur ses traces. Le stagiaire jeta un regard vague sur la profonde tranchée menant des marais au tertre. — Et que va-t-il en sortir, à votre avis? demanda le pilote; des poissons ou des batraciens? — Comment savoir! Ils travaillèrent encore un quart d'heure en silence. Soudain, Massir fit taire son vibrateur. — Arrêtons un peu, dit-il. Le métal chauffe. Allons voir vos œufs! Ils posèrent leurs instruments et se laissèrent glisser jusqu'au sol. — Ceux qui sont restés à l'air, si j'ose dire, sont perdus. Ils se sont racornis comme des fruits secs. Seuls prospèrent ceux qui baignent dans les mares. Ils pataugèrent en terrain spongieux. — Voyez, dit Jolt en montrant quelque chose. Il shoota dans un œuf mort comme dans un ballon. Sa botte resta souillée de macules verdâtres. De dix mètres en dix mètres, les lourdes pattes du monstre avaient laissé des empreintes profondes, changées en mares par les infiltrations. Jolt plongea ses gants dans la première mare rencontrée. Il en tira une boule gélatineuse et translucide, une sorte de grain de raisin gros comme la tête. Il le brandit à deux mains dans la lumière du jour pour en mirer l'intérieur. Au centre de la sphère molle flottait un germe enroulé sur lui-même. — Eh bien? dit Massir. Avant de répondre, Jolt déposa précautionneusement l'œuf où il l'avait pris. Il se releva en s'essuyant les gants sur les cuisses. — Cela ressemble vaguement à un embryon de poisson, déclara-t-il. Mais cela ne veut rien dire si l'ontogénie n'est pas achevée. Un embryon de têtard est également pisciforme. Tous les êtres organisés terriens récapitulent toutes les phases d'une ancestrale phylogénie. L'œuf humain n'est qu'un protozoaire, une amibe. Ensuite, nous sommes des oursins, puis des batraciens... Il m'est impossible de préciser où s'arrêtera le développement de ces embryons. Mais je crois qu'ils sont voués au dilemme poisson ou batracien. Pour autant que ces mots signifient quelque chose ici. — Savez-vous ce que je pense? dit Massir en revenant lentement vers le tertre. Jolt eut une mimique d'ignorance. — C'est nous qui avons fécondé le monstre. Le traitement mutagène lui a donné un choc parthénogénétique. — C'est possible, admit le stagiaire. A moins que la bête ait fréquenté des congénères avant de nous rencontrer, mais... Il eut un geste d'impuissance et conclut : — Qu'importe! Ce qui m'intéresse, c'est de savoir si cette mutation provoquée est transmissible. — Je sais que c'est dommage pour vous, dit Massir, mais il m'intéresse davantage de sortir d'ici. Vos brillantes observations nous prendraient un temps tel, si je vous laissais faire, que vous n'auriez aucune chance d'en faire profiter la science terrienne. — Quand me rendrez-vous mes microscopes et mes dossiers? demanda Jolt comme un enfant réclamant un jouet. Massir eut un rire léger. — Quand nous volerons dans l'espace, dit-il. Rassurez-vous, tout est sous clé, en sûreté. Vos photographies de l'écran physiologique, vos échantillons de tissus, vos coupes, vos œufs en bocal, vos conserves de je ne sais quoi. Quand je serai installé aux commandes, vous pourrez vous amuser avec tout ça tant que vous voudrez. Pour l'instant, j'ai besoin de main-d'œuvre... Sans prévenir, il envoya Jolt rouler dans la boue d'un coup d'épaule et s'étendit à son tour. — Chut! souffla-t-il. ^ Ahuri, Jolt eut l'impression qu'on lui soufflait dans l'oreille et secoua la tête pour décoller son audiophone. Allongé à quelques pas de lui, le pilote désignait le tertre. Jolt regarda. Il distingua la masse découpée du grand squelette surgissant des brumes, devina la forme oblongue de la fusée... — Coupez votre lampe, par les dieux! jura la voix de Massir dans l'audiophone. Le stagiaire obéit sans comprendre. Il ne vit plus rien qu'un mur de brouillard, se sentit perdu dans un cocon jaunâtre et gigantesque. Une ombre colossale tomba comme la nuit sur les deux hommes. — Que se passe-t-il? souffla Jolt. Sa cécité lui tapait sur les nerfs. Il faillit hurler quand Massir lui toucha l'épaule. — On nous rend visite, dit le pilote à voix basse. Vous n'avez rien vu? _. Rien. — Une espèce de... Un barrissement de métal lui coupa la parole, suivi de plusieurs coups sourds comme l'explosion de bombes dans la terre. Les explosions se rapprochèrent. Une gerbe de liquide sale rejaillit sur les deux hommes allongés. Un vent violent fit gronder des vagues de chlore dans les marais. Le jour reparut avec le silence. Massir essuya sa vitre avec une poignée d'herbe. Il ralluma sa lampe. Entre eux et le tertre, l'humide prairie était crevée d'entonnoirs, comme après un bombardement. Massir tendit le doigt : — Ses traces, dit-il. Charmante petite bête! Ça ressemblait à un cératosaure et ça s'est envolé comme un oiseau. Hébété, le stagiaire se dressa lentement, tenant écartés du corps ses bras dégoulinants de boue. — Ça s'est envolé, répéta-t-il stupidement en écho. — Oui, dit Massir. D'où cette ombre colossale. Ses ailes avaient bien cent mètres d'envergure. Et ce vent! Les marécages ourlaient encore des vagues sur les plages de vases. Les roseaux de silice tintaient les uns contre les autres. La flamme des arbres-cierges ondulait comme celle d'une bougie dans un courant d'air. — J'espère que nous n'aurons pas trop souvent droit à ce petit intermède, dit Jolt en claquant des dents. Ils remontèrent le tertre. La fusée n'avait pas été touchée. Ils se remirent au travail sans un mot, conscients de lutter contre le temps; car sur cette planète étrangère, un accident pouvait anéantir leurs espoirs d'une minute à l'autre. [ 2 Les œufs du monstre vinrent à éclosion au bout de quelques jours. Ils enflèrent d'abord, puis éclatèrent comme des bulles de savon, libérant ainsi des poissons en tout point semblables au monstre avant sa métamorphose, mais de taille plus réduite. Jolt eut toutes les peines du monde à empêcher le pilote de les détruire un par un. De mauvaise grâce, Massir leur accorda un sursis. — Songez, disait-il avec quelque raison, que cet endroit peut devenir le repaire de centaines de monstres identiques au premier. Ce serait intenable. Le stagiaire l'emporta de justesse en disant : — Vous allez en tuer quelques centaines. Mais songez-vous à tous ceux qui sont inaccessibles au milieu des marais? Des milliers peut-être. Inutile de gaspiller notre temps et nos munitions à un travail incomplet. Massir se rendit à ces raisons. Provisoirement. Mais il jetait de temps à autre un regard courroucé sur les mares grouillantes. La suite le rassura. Ces monstres grossirent, en effet, mais il leur aurait fallu l'espace de la mer pour survivre. Peu à peu, leur taille les rendit impotents. A l'étroit dans chaque mare, une dizaine d'animaux gros comme des dauphins s'étouffèrent bientôt les uns aux autres. Dans les marais, ils atteignirent la taille d'une baleine avant de mourir pour les mêmes raisons. Le monstre-mère avait eu trois cents mètres de long ! Massir chanta victoire et Jolt s'attrista devant les dépouilles environnées d'oiseaux charognards. La mutation n'était pas héréditaire. Ou peut-être aurait-il fallu laisser aux animaux le temps de grossir encore pour l'affirmer. Mais quelque chose avait échappé aux deux hommes. Moins absorbé par des tâches serviles, mis en alerte par une biologie très différente de la biologie terrienne, Jolt aurait pu noter des faits troublants. Son attention ne s'était attachée qu'aux œufs pondus dans le chlore liquide. Il avait conclu un peu trop vite à la mort des œufs restés sur la terre ferme. Ceux-ci s'étaient apparemment flétris. Ils avaient pris la couleur du sol, s'étaient à demi enfoncés dans la boue herbeuse. On ne les remarquait plus. Ils vivaient cependant. Un jour, mille têtes chafouines surgirent du sol. Le matin, Jolt revêtait un scaphandre et sortait de bonne heure. Absorbé toute la journée par un travail de manœuvre, il aimait à errer seul aux environs, malgré les conseils de prudence. Ces courtes promenades étaient indispensables à son équilibre. Il passait tous les jours au moins un quart d'heure à collecter des coquillages et des insectes. Ou bien il restait assis sur le tertre et contemplait le paysage morne où les carcasses de monstres achevaient de pourrir. Plusieurs fois déjà, il avait rencontré une espèce de petits lézards rouges, grands comme la main et affublés d'une crête dorsale aux teintes changeantes. Alourdi par ses bottes, il n'avait jamais réussi à en attraper. Les petits animaux couraient hors d'atteinte sur leurs six pattes rapides. Et même lorsqu'il croyait les surprendre à coup sûr par une approche prudente, Jolt les voyait disparaître en un clin d'œil par bonds acrobatiques. Un jour, le stagiaire se penchait pour cueillir une plante qu'il n'avait jamais vue, quand la boue creva d'une grosse bulle, juste à l'endroit où il allait porter la main. Etonné, Jolt vit bouger quelque chose au fond de l'entonnoir aux bords flasques. Il se pencha davantage et vit un lézard émerger lentement. Il le saisit entre deux doigts et le tira dehors. Quoique plus petit, l'animal appartenait de toute évidence à l'espèce dont la rapidité narguait toujours ses efforts. Même teinte rouge, même crête, et six pattes agiles qui, peu à peu dégourdies, s'agitaient désespérément. Sans lâcher l'animalcule, Jolt fouilla la boue de l'autre main et mit au jour les débris d'un œuf racorni. Il eut un choc. C'était l'un des œufs qu'il avait crus morts. La découverte était sensationnelle. Ainsi, les œufs éclos dans l'eau donnaient des monstres semblables au gigantesque poisson primitif. Mais les œufs qui s'ouvraient au voisinage du chlore gazeux donnaient des lézards. Les petites bêtes agiles étaient les sœurs de ces gros cadavres encombrant les marécages. En somme, la progéniture du monstre constituait une régression si elle naissait dans le liquide, une progression quand elle voyait le jour sur le sol ferme. Car l'anatomie apparente des lézards présentait de nets progrès évolutifs sur leur mère gigantesque. Ils avaient une silhouette plus élancée, n'étaient plus handicapés par ce goitre malcommode qui gênait la marche de l'autre. Et leur souplesse contrastait avec l'allure empesée du gros batracien. Fébrile, Jolt chercha d'autres œufs. Il ne trouva que des débris spongieux dont les hôtes s'étaient déjà libérés. Il ramena son attention sur sa prise et eut un geste de déception. Absorbé par ses pensées, il n'avait pas senti l'animal glisser de son gant. Il n'avait plus dans la main qu'une queue brisée, héroïquement abandonnée par le fugitif. Le lézard s'était comporté comme certains reptiles terriens. Jolt se demanda si un nouvel appendice repousserait à l'animal. — Eh bien, Jolt, dit la voix de Massir dans l'audio-phone de son casque, il est temps de s'y remettre! Le stagiaire tourna la tête et vit le pilote descendre l'échelle du sas, des outils sur l'épaule. Jolt mit la petite queue dans sa poche et revint à la fusée. — C'est le dernier acte, dit gaiement Massir. Encore quelques couronnes de tuyères à mettre en place et nous pourrons décoller. La liberté approche, mon vieux. Je la vois pour dans un mois. Jolt chassa les lézards de ses pensées. Il résolut d'en parler au pilote un peu plus tard. Il déchargea son compagnon de la moitié des outils et ils marchèrent ensemble vers la queue de la fusée. Pendant une heure, ils travaillèrent en silence. L'appareil était depuis longtemps coupé en deux. Les deux hommes démontaient une grosse partie du matériel de la portion sacrifiée pour la remonter sur l'autre. Jolt faisait ce que Massir lui ordonnait. Il ne comprenait pas toujours les raisons du pilote et s'émerveillait de ses connaissances techniques. Repartir avec une moitié de fusée lui semblait une gageure. Deux ou trois fois, il s'était ouvert à Massir de ces inquiétudes. Mais la belle confiance de son compagnon balayait ses doutes. Et le vacarme du travail manuel avait un effet à la fois tonique et anesthésiant. Le cri aigu des perceuses déchirait l'angoisse. Le « chut » impératif des compresseurs imposait silence aux appréhensions. Et les doutes cédaient à la bousculade sonore du martèlement automatique. Jolt découvrait ainsi une originale thérapeutique du tintamarre et de l'effort contre les psychoses. Ce travail cacophonique avait chassé les cauchemars et les étouffements qui troublaient ses nuits de naguère. Perdu dans des réflexions confuses, il œuvrait comme un robot. Il avait renoncé à compter le nombre d'écrous géants posés dans la matinée. Le deux centième, peut-être, tournait à toute allure devant lui tandis que le vilebrequin lui faisait vibrer les muscles des bras... Un arrêt grincé, une secousse dans les gants : au suivant! Il se retourna pour prendre une autre pièce et resta les bras ballants. La pile d'écrous y était passée tout entière. A quelques mètres de là, la soudeuse de Massir cessa de gémir. Le pilote jeta un regard d'amitié au stagiaire. — Je vous guettais du coin de l'œil, dit Massir. Vous étiez si absorbé que vous n'en revenez pas d'avoir fini. Jolt sourit à son tour. — Je suis complètement abruti, dit-il. Massir étira sa grande carcasse dans le brouillard. Il bâilla sans pudeur : un rugissement indiscret déchira l'oreille de Jolt. — Nous pouvons nous arrêter un instant, dit Massir. Avant de continuer, j'ai un petit problème à résoudre pour la mise en place du réacteur d'appoint. Jolt s'assit dans l'herbe, frisée comme une toison. — Réacteur d'appoint... dit-il avec lenteur. Il y a longtemps que je n'ai entendu ces mots-là. Je n'y connais rien en fusées, mais il me semble que c'est un vieux système, non? —? Certes, approuva le pilote. Mais le moyen de faire autrement? Ce sera un peu comme d'affubler un croiseur moderne d'une toile et d'un gouvernail. Mais ça marche quand même, vous savez. A condition de connaître la voile. Tranquillisez-vous, je suis un type de la vieille école. Il n'y a pas toujours eu des F.1313. J'ai eu la chance de piloter des T. 10 et des vieux coucous comme les SAG. Ça ne vous rappelle rien? Jolt eut un geste vague : — Trop jeune! — C'était tout un art, de naviguer à cette époque. On n'avait pas les giros, les écrans mobiles et tous ces machins qui alourdissent les vaisseaux d'aujourd'hui. Vous verrez que je n'ai pas oublié cet art, Jolt. Nous allons naviguer comme au bon vieux temps. Jolt se demanda quel âge pouvait bien avoir le pilote. 11 n'avait presque pas de rides, mais ses cheveux grisonnaient légèrement aux tempes et donnaient du poids à sa personnalité. Le stagiaire se sentit écrasé par la force qui émanait de Massir, de sa façon de parler, de l'assurance tranquille de ses gestes. Le pilote appartenait à ce type d'hommes qui ne vieillissent pas de trente à quatre-vingts ans. Le genre indestructible. Jolt ne pouvait pas savoir que Massir vivrait encore pendant des millénaires. Non, cela, aucun des deux hommes ne s'en doutait à cet instant. Massir lui-même ignorait qu'il prononcerait ses dernières paroles quelque dix mille ans plus tard. Le stagiaire fut tiré de ses réflexions par un grouillement sur la cuisse. Il se leva d'un bond et mit la main à sa poche. Il en tira la queue du lézard, sous l'œil surpris du pilote. — Qu'est-ce que c'est? demanda Massir. Jolt ne répondit pas tout de suite. Il était aussi étonné que son compagnon. En effet, la queue n'était plus... seule ! Deux pattes griffues s'agitaient aux bords de la cassure. ?— Ça. par exemple! dit-il. Jolt ignorait si le lézard qui lui avait échappé sentait sa queue repousser. Mais il devait l'admettre : la queue brisée reconstituait un nouveau lézard rouge, d'arrière en avant! ! Massir avait rendu au stagiaire la clé de son paradis scientifique. — Je n'ai plus besoin de vous, lui avait-il annoncé. Amusez-vous avec vos bestioles. Je ne vous demanderai qu'un coup de main de temps en temps. Au début, Massir s'était méfié de cette invasion de lézards, prolifiques à l'extrême. Il avait sans succès essayé de les exterminer, craignant une évolution dangereuse. Mais la race avait paru se fixer définitivement en un type d'animal inoffensif. Et comme toute tentative de destruction s'était soldée par un échec, sinon par une recrudescence de vitalité de l'espèce, le pilote avait oublié ses projets meurtriers. Jolt nageait dans les joies de la découverte. Il classait, étiquetait, pesait des fluides, disséquait des menus organes. Il moissonnait en terrain vierge et bâtissait à lui seul une science nouvelle. Les tentatives génocides du pilote avaient eu des effets surprenants. Des lézards mutilés, certains mouraient. Mais la plupart se reformaient d'une façon anarchique. Certaines queues brisées avaient donné naissance à des animaux étranges. Dans le vivarium qu'il avait installé sous la carcasse du monstre-ancêtre, Jolt avait vu se recréer des corps entiers à partir d'un simple doigt griffu. Mais souvent, le flux obscur de la vie s'arrêtait trop tôt ou trop tard. Et certains individus n'étaient que petits monstres à deux membres qui se traînaient péniblement avant de mourir de faim. D'autres, au contraire, s'allongeaient à vue d'œil tandis que la nature les dotait toutes les heures d'une nouvelle paire de pattes avant de modeler une tête au bout d'un corps démesuré. Tous ces phénomènes choquaient la logique du stagiaire. Et il s'acharnait à en découvrir le secret. C'était vouloir résoudre un problème à mille inconnues. Les œufs, cependant, donnaient toujours des lézards normaux, grands comme la main, à crête bariolée. Contrairement à l'ancêtre, ils avaient des yeux à facettes. Ils grouillaient autour du tertre surplombant les prairies et les marécages de chlore. Certains jours, le paysage en était rouge. Mais les oiseaux des plages voisines venaient en faire un carnage et régularisaient ainsi leur multiplication. Peu à peu, l'immense progéniture du monstre s'était habituée au voisinage des deux hommes. Chose étrange, ils recherchaient même leur présence. Et Jolt ne pouvait errer dans la campagne sans être entouré, suivi, cajolé par des dizaines de lézards qui se frottaient à ses jambes comme des animaux familiers. Mais si le stagiaire en éprouvait une certaine émotion, se disant qu'en somme il était leur père scientifique, Massir s'en irritait parfois et, après avoir distribué quelques caresses, les chassait à grands moulinets. Quoiqu’absorbé par ses recherches biologiques, Jolt leur avait fait subir quelques tests psychologiques. Il affirmait que leur intelligence surpassait celle du chien. Il ignorait qu'elle devait par la suite approcher celle de l'homme. Car si leur anatomie paraissait fixée, leur esprit évoluait encore. Plus averti, le stagiaire eût remarqué une légère modification d'angle crânien chez les nouveau-nés. Tandis que l'homme n'avait que peu à peu surpassé ses simiesques ancêtres, les lézards s'écartaient rapidement de leur type primitif. Et de nouvelles couvées s'ajoutaient chaque jour aux précédentes. Un matin, Massir appela le stagiaire qui s'absorbait dans l'étude d'un tissu. — Regardez! Un muret d'un mètre de haut coupait toutes les langues de terre et tous les isthmes menant aux dunes. On voyait les lézards s'affairer aux points où s'achevait la construction. Par dizaines, ils roulaient des boules de terre humide, les hissaient au faîte du rempart, les tassaient à coups de queue. — Pourquoi font-ils cela? demanda le pilote. — Je ne sais pas, dit Jolt. L'important est qu'ils le fassent. Dans un but de protection, sans doute. Il réfléchit un instant et ajouta : — Je sais qu'une éclosion exceptionnelle doit avoir lieu aujourd'hui. Les prairies sont criblées de nids. Peut-être veulent-ils protéger leur progéniture contre les oiseaux de la plage. Et de fait, les oiseaux carnivores apparaissaient par groupes au sommet des dunes. Avertis par l'instinct, ils guignaient de l'œil le territoire des lézards rouges. Ceux-ci parurent s'apercevoir de cette convoitise naissante. Ils accentuèrent leur effort, charriant des brindilles et des cailloux, colmatant les brèches. Des foules de petits travailleurs se faisaient la courte échelle pour achever l'ouvrage, digne en proportion de la muraille de Chine ou de la Grande Pyramide. Les deux hommes ne pouvaient quitter le spectacle des yeux. Jolt s'étonnait surtout de l'habileté de ces milliers de pattes diligentes. Il avait toujours ignoré qu'elles fussent préhensiles. Quand les œufs commencèrent d'éclore, les oiseaux pillards descendirent des dunes, par bonds glissés, à grands renforts de battements d'ailes. Ils butèrent sur l'à-pic du muret défensif et s'épuisèrent en sauts maladroits. Leurs cris parvinrent jusqu'à la plage. Attirés, des bandes de congénères se hissèrent en piaillant par-dessus les molles collines de sable. Ils furent en foule au pied des remparts. Emportés par un certain élan, quelques-uns réussirent à franchir l'obstacle. Et l'on vit une chose extraordinaire. Pour la première fois, les lézards faisaient face. Au lieu de chercher un salut individuel en se terrant dans leurs trous, ils se jetèrent en masse sur les envahisseurs, les saisirent par les pattes, les firent basculer, les couvrirent d'une étouffante cohue. Plus forts sur un point, une vingtaine d'oiseaux pénétrèrent dans l'enceinte pour commencer leur carnage habituel. Sans s'être consultés, Jolt et Massir dévalèrent le tertre et se lancèrent dans la mêlée. Ils rejetèrent un à un les intrus par-dessus le mur et consolidèrent celui-ci en tassant la terre du plat de leurs mains gantées. — Faites comme moi, dit Massir. Il cassa des branchettes aux buissons d'alentour et commença de les piquer au sommet du mur, en une longue rangée légèrement inclinée vers l'extérieur. Jolt l'imita. Au bout de quelques minutes de travail, Massir leva les yeux. — Par les dieux! cria-t-il. — Quoi? dit Jolt. Massir lui montra les lézards. Ceux-ci se pendaient en grappes aux buissons, cassaient les branches sous leur poids, couraient aux fortifications et les plantaient comme ils avaient vu faire aux deux Terriens. — Inouï! dit Jolt. — Ils comprennent vite. Je ne regrette pas de les avoir aidés. Ils le méritent vraiment. Croyez-vous qu'on puisse leur apprendre les mathématiques? Ils pourraient nous finir la fusée! Jolt éclata de rire. Vers le soir, épuisés et contents, les deux hommes se tinrent debout sur le tertre. La pelle à la main, ils contemplaient leur travail. Une double enceinte, çà et là renforcée de fascines, isolait des dunes le territoire des marais. Jamais les prairies n'avaient été si rouges de lézards. Une multitude de bestioles tournaient autour du tertre. Toutes avaient les yeux fixés sur les Terriens. — Que veulent-ils? chuchota Massir. — Ne riez pas de ce que je vais dire, annonça Jolt. Je crois qu'ils nous remercient. Je... — Dites! — C'est difficile à exprimer. Je sais bien qu'ils sont muets, mais j'ai l'impression d'être envahi par une puissante harmonie, par un hymne qui devrait frapper un sixième sens. Je sens que nous sommes acclamés. Massir ne rit pas. — Je ressens exactement la même chose, dit-il. - A deux lieues à la ronde, les lézards avaient fondé des cités de jonc tressé, de branches et de terre battue. La cité-mère s'étendait en cercle autour du tertre surmonté de la carcasse de l'ancêtre. Parfois, des foules accouraient de très loin et restaient des heures en contemplation devant le travail des Terriens. Et ces exodes ressemblaient à des pèlerinages. Jolt et Massir abattaient beaucoup d'arbres-cierges, matériau à la fois très dur et très léger. Ils les couchaient côte à côte dans une tranchée en pente devant servir de rampe de lancement à la fusée. Retenue par des câbles, celle-ci devait glisser lentement jusqu'au pied du tertre et rester en position oblique, le nez pointé vers le ciel. Un soir, Massir pensa : « Il n'y a pratiquement plus d'arbres de dimensions convenables dans ce coin. Demain, nous devrons aller en abattre une dizaine à trois kilomètres d'ici. Le plus dur sera de les transporter. » Le lendemain, il trouva cinq troncs frais coupés au bas du tertre. Les cinq autres arrivèrent l'un après l'autre dans la journée, par flottage dans les marécages, halés par des milliers de lézards. — Si vous aviez parlé à haute voix, lui dit Jolt, je pourrais supposer qu'ils ont appris notre langage à force de l'entendre. Mais vous avez « pensé », et ils ont compris cette pensée avec une précision stupéfiante. Dix arbres! Sauraient-ils compter, par-dessus le marché? — Voyez, dit Massir en se penchant sur un tronc. Je me demande avec quoi ils ont coupé cela. Ils n'ont pas de dents. Nous devons admettre qu'ils possèdent des outils. A son grand étonnement, plusieurs lézards montèrent sur sa botte, et se haussant le long de sa jambe, brandirent des cristaux de quartz. — Je crois, dit Jolt avec une certaine émotion, que nous avons créé une race maîtresse. Ce serait la troisième, après les hommes et les srrebs de Vénus. Je me demande s'ils savent que nous allons partir. — Taisez-vous, dit précipitamment Massir. Ils seraient capables de nous retenir par... Non! ne pensons pas à ça! Travaillons, mon vieux, en essayant de ne pas penser °au départ... Nous restons, vous comprenez? Mettez-vous bien dans la tête que nous restons! Il y a des amitiés dangereuses, conclut-il en secouant doucement les lézards de sa botte. Il regarda la foule écarlate des reptiles. Il leur accorda une pensée de gratitude pour le service rendu. La foule ondula d'allégresse. « Je crois qu'ils sentent tout, pensa Massir. Il faut leur cacher qu'ils commencent à m effrayer un peu. Ils nous aiment trop! » Sous des milliers de regards de chiens fidèles, les deux hommes basculèrent un tronc sur leurs épaules et gravirent la pente. & Le tronc leur parut plus lourd à mesure qu'ils montaient. Massir sentit Jolt trébucher derrière lui. — Tenez bon, cria-t-il. C'est purement mental. Cet arbre est aussi léger que les autres et... et nous restons sur cette planète, Jolt; rappelez-vous. Nous restons! Jolt glissa sur un genou. Il concentra sa pensée sur des images de long séjour parmi les lézards. Sous son casque il transpirait à grosses gouttes. Il parla, essayant de chasser par la parole mille pensées parasites et dangereuses : — Nous regarderons la fusée partir seule, dit-il à Massir. Nous la mettrons en position de départ et elle bondira vers le ciel tandis que nous agiterons nos mouchoirs, n'est-ce pas? — C'est ça! appuya Massir. Excellente méthode. Par les dieux, Jolt, je la vois déjà s'envoler, nous laisser pour toujours parmi nos petits lézards. Ils nous feront une grande fête, ce jour-là. Ils iront nous couper du bois pour construire une cabane. Nous leur apprendrons la menuiserie et bien d'autres choses encore. Ils firent quelque pas en avant; le tronc leur parut moins lourd. Ils le posèrent dans la tranchée. — La fusée va glisser là-dessus d'une façon merveilleuse, dit Jolt. Elle va sauter en l'air pour ne jamais revenir. Allons chercher d'autres troncs et dépêchons-nous. Plus vite le travail sera terminé, plus nous aurons de temps à consacrer aux lézards. Ils redescendirent vers les billes de bois. — Je me demande pourquoi ils les ont apportées, souffla Jolt. Je suppose qu'ils hésitent entre le désir de nous rendre service et la peur de nous perdre. Ils hésitent aussi dans l'interprétation de nos pensées... — Bon, dit Massir, ne pensez pas trop. Travaillons. La fusée peut partir ce soir sans espoir de retour. Nous mènerons alors une vie idyllique au milieu des animaux. Cette planète est délicieuse, n'est-ce pas? Je ne veux plus jamais revoir la Terre et les voyages spatiaux me font peur. Soudain, les arbres-cierges leur parurent d'une légèreté incroyable. De toutes les impulsions mentales additionnées, les lézards leur facilitaient la tâche. — Ça marche, dit Massir. Enfoncez les coins de bois entre les troncs. Je me sens assez fort pour les porter tout seul. Et je veux être pendu si j'y comprends quelque chose. Ils abattirent sans fatigue un travail gigantesque, graissèrent la glissière en y déversant des bidons d'huile, fixèrent les câbles de part et d'autre de la fusée et les entourèrent en rappel autour de plusieurs souches d'arbres-cierges devant absorber une grosse partie de l'effort. Quand tout fut prêt, ils se regardèrent avec satisfaction. — Ce soir, capitaine? demanda le stagiaire. — Tout de suite ! répondit Massir. Vous vous rappelez la manœuvre, hein? — Nous l'avons assez souvent répétée. Ils se placèrent à mi-pente et s'enroulèrent l'extrémité des câbles autour de la taille. — Calez bien vos talons dans le sol, ordonna Massir. Serrez le câble de la main gauche. Penchez-vous de tout votre poids en arrière. Attention pour la corde, je compte jusqu'à trois. De chaque côté de la glissière, les deux hommes calquaient leurs mouvements l'un sur l'autre. Massir compta : — Un, deux... A trois, ils tirèrent d'un coup sec les cordes débloquant les cales. Le poids de la fusée leur scia les reins. — Attention, répéta Massir les mains nouées sur son câble. Je compte encore. A trois, nous laissons filer cinquante centimètres. Par à-coups, la fusée descendit la pente. Elle glissa lentement dans un lit fait à sa mesure. Absorbé par l'effort, Jolt ne remarquait pas un détail lourd de conséquences. Au-dessus de lui, les spires formées par le câble autour d'une souche remontaient lentement vers le bord libre. L'une d'elles pouvait se libérer d'un seul coup. L'œil à tout, Massir s'en aperçut. L'inquiétude lui donna une bouffée de chaleur, sous son casque. — Stop! hurla-t-il. En quelques mots rapides, il avertit son camarade et réfléchit à toute vitesse pour trouver une solution. Cependant, un sentiment de culpabilité troublait ses réflexions. Il aurait dû prévoir une gorge de sécurité dans les souches. — Attention, je compte... un mètre à la fois! — Attendez, dit Jolt. Si la fusée n'est retenue que d'un seul côté, elle va obliquer légèrement et frotter... — Je sais! Je compte même un peu là-dessus pour alléger mon effort. Dépêchons-nous, mon vieux! Suant et souffrant, le corps tendu, Massir remonta un peu et cala ses talons dans un trou. — Allez-y, cria-t-il. Jolt lâcha son câble et se précipita vers la fusée. Il monta dans la glissière. Mais ses bottes dérapèrent sur l'huile et il perdit pied. Il fit un spectaculaire et involontaire numéro de toboggan jusqu'en bas. — Vite ! hurla Massir. Je ne sais pas combien de temps je pourrai tenir! Jolt remontait la pente à toute vitesse. — Tant pis, dit Massir. Enroulez votre câble plus bas sur la souche et reprenez la pose! Haletant, Jolt obéit. Mais ses gants dégouttaient d'huile et le câble fuyait ses doigts. Il commit l'imprudence de l'enrouler plusieurs fois autour de ses poignets. Il s'arc-bouta en arrière en criant : — Ça y est, capitaine. Nous sommes deux, maintenant! Ce disant, il posait ses semelles grasses de lubrifiant sur un caillou rond. Massir se sentit un peu soulagé. Il relâcha sa vigilance. Mais le stagiaire dérapa d'un seul coup et, entraîné par les bras, fut projeté contre une souche par la traction du câble. Surpris, Massir n'eut pas le temps de réagir et vit la fusée arriver sur lui en tanguant dans la glissière. Il ne put que lâcher le câble et se jeter à plat ventre, tandis que la fusée bondissait hors de la rampe et roulait jusqu'en bas dans un bruit de tonnerre. — Jolt! cria le pilote en se relevant. Il courut au stagiaire lié à une souche comme à un poteau de torture. Avant de casser, le câble s'était entortillé autour de lui et l'avait déchiqueté en vingt endroits. Devant ce corps supplicié où des lambeaux de scaphandre s'incrustaient dans les chairs, le pilote eut une nausée, vite réprimée. Il serra les poings et baissa la tête. C'était en quelque sorte une façon virile d'éclater en sanglots. A pas lourds, il descendit le tertre et alla examiner la fusée. Le carburant fuyait par une déchirure de la coque. Affolé, Massir se coucha sur l'ouverture pour arrêter cette hémorragie fatale à ses projets. Il sentit le liquide lui couler le long des jambes, jeta autour de lui des regards désespérés, avisa une autre cassure par où le carburant coulait encore plus et bouillonnait sur le sol. Frénétique, il tassa de la terre dans les fentes, réussit à aveugler à peu près une issue, courut à l'autre et se coucha encore sur le métal froid, embrassant la fusée comme un être aimé qu'il est dur de voir mourir. Mais déjà, la première déchirure recrachait les mottes de terre et vomissait en torrents. Alors, le pilote resta allongé sur la coque, au risque de voir le carburant dissoudre les joints de son scaphandre. Il eut plusieurs sanglots sans larmes... Il ne craignait pas la mort. Mais cette suite de victoires et de déceptions, durant depuis des mois pour aboutir à un échec définitif, avait cassé sa résistance nerveuse. Effrayés, les lézards avaient disparu dans leurs trous. ! Un puissant ressort moral vivait en Massir. L'adversité pouvait le faire vaciller, non l'abattre. Massir était un chêne. Il en avait la carrure et la force. Mais quand soufflait la tempête, ce chêne devenait roseau. <11 resta des heures assis sur le sol, le regard vague, la tête entre les paumes. Il resta longtemps vide de pensées. Et quand des bouts de phrases se reformèrent dans sa tête, ce furent des mots très simples, un étrange poème intérieur qui par son insignifiance et sa souplesse même, résistait aux vents du malheur : « Je suis une chiffe molle, chiffe molle, chiffe molle... Tout m'est égal puisque je suis bien assis... Ce scaphandre est confortable. Je n'ai plus d'efforts à fournir et c'est bien agréable. L'herbe est frisée... c'est drôle. J'ai eu peu soif, mais la fatigue de me lever m'empêche d'aller boire. J'irai tout à l'heure... » Au bout d'un long temps, il se leva paresseusement et fit le tour de la fusée. Il atteignit un sas et ne réussit pas à l'ouvrir. Il se rassit dans l'herbe, s'hypnotisa sur sa couleur, assista longuement aux efforts d'un petit insecte charriant une brindille, bâilla, chercha mollement l'autre sas. Celui-ci s'ouvrit. S'il avait résisté, Massir se serait encore assis, très calme. Mais il put entrer dans la fusée. Indifférent, blasé par d'autres catastrophes, il arpenta l'appareil dans toute sa longueur. Tout était sens dessus dessous. Massir enregistra le désordre sans étonnement et sans révolte. Il enleva son scaphandre. Il chercha de quoi boire. Il but. Il trouva une couchette à peu près confortable. Il s'étendit de tout son long. Sa main pendait hors du lit et frôlait le plancher. Ses doigts touchèrent quelque chose. Il regarda l'objet et reconnut un tube de somnifère. Il en prit une forte dose. Il sombra dans l'oubli. Il s'éveilla dans l'obscurité, resta longtemps immobile. Il tâtonna autour de lui, trouva son casque, en alluma la lampe. Le casque à la main, il chercha d'autres lampes et les rassembla dans un endroit d'accès facile. Puis il examina les dégâts un par un. L'an-syn fonctionnait encore. Les réserves d'énergie paraissaient intactes. Massir supputa l'avenir. Sans passion, comme un indifférent spectateur de son propre sort. Ses vérifications lui donnèrent une assurance : il pourrait vivre encore deux ans. Une partie de l'énergie nécessaire à l'envol de la fusée lui restait en héritage. Il réfléchit avec détachement et décida d'économiser le plus possible. Pour éliminer toute perte par induction, il coupa les dérivations électriques inutiles à son séjour solitaire. Il s'organisa pour vivre dans une seule cabine, le plus près possible du sas utilisable, mit à sa portée tout ce dont il pouvait avoir besoin. Il régla le régénérateur d'oxygène pour les besoins d'un seul homme. Cette précaution lui rappela Jolt. Il s'excusa mentalement auprès du mort, passa un scaphandre et se munit d'une pelle. Il sortit et grimpa la pente. Les lézards rouges grouillaient autour de lui. Il fendit leur foule sans la voir. Il ne s'aperçut pas qu'elle tournait avec une régularité quasi rituelle autour du cadavre de Jolt. A gestes las et réguliers, il enterra profondément son compagnon à la place même où il avait trouvé la mort. Inconsciemment, il retrouva les gestes de son enfance éduquée par les prêtres. Quand la tombe fut recouverte, il resta un bon moment debout devant elle, les bras étendus. Et peu à peu, sa quiétude artificielle devint réelle. Un calme profond, une parfaite tranquillité d'âme s'installa en lui. Des ondes mystérieuses et bénéfiques lavèrent son esprit de toute angoisse. Quand il sortit d'une espèce d'engourdissement, il s'aperçut que les lézards s'étaient immobilisés autour de lui. Dressés sur leurs pattes arrière, ils calquaient leur attitude sur la sienne et étendaient leurs autres membres parallèlement à leur corps. Ils ne lâchaient pas Massir des yeux. Massis se demanda s'il leur devait ce confort mental, voisin de l'extase religieuse. • Il passa deux jours encore à parfaire son organisation. Puis il réfléchit sérieusement, pour la première fois depuis l'accident. « Voyons, se dit-il. Je peux réparer la fusée, j'en suis sûr. La question du carburant perdu est plus délicate, mais avec l'an-syn et avec du temps, tout espoir n'est pas perdu... Mais voilà bien le point faible : le temps! J'ai tout, je dis bien tout, pour mener à bien et seul un travail gigantesque. Tout sauf le temps! Ou plutôt, non : tout sauf une réserve d'énergie suffisante pour me faire vivre pendant le temps nécessaire. Energie d'abord! « J'ai examiné le problème sous toutes ses faces. A la rigueur, je peux trouver une nouvelle source d'énergie. Mais cela nécessiterait des installations compliquées qui me demanderaient... du temps. C'est un cercle vicieux et je n'en sortirai pas. « Pourquoi l'énergie? Pour trois choses : manger, boire et surtout respirer. Comment réduire mes dépenses, c'est-à-dire mon activité? Si je dors le plus possible, je durerai davantage. Mais pourquoi durer dans ces conditions? Le sommeil est une mort provisoire. Autant mourir tout de suite. Non! » Il abandonna le projet d'une nouvelle tentative d'envol. Il se fixa deux buts : prévenir de sa situation les hommes de sa race; durer le plus possible pour leur laisser le temps de le sauver. Il se jeta farouchement dans le travail pour réparer l'émetteur. Huit jours plus tard, une petite phrase fragile courut de-ci de-là dans l'espace immense, cherchant une oreille humaine avec une persévérance discrète et inépuisable : « F. 1313 accidentée — un survivant — impossible préciser position — F.1313 accidentée — un survivant... « Impossible préciser position. » En effet, l'épaisse atmosphère de chlore avait toujours interdit la moindre observation. Et quand Massir pensait encore pouvoir échapper à l'étreinte de cette planète, il comptait faire le point dans l'espace. « Et maintenant, dormons! » décida Massir. Bourré de drogue, il vécut des semaines de somnolence, mangeant, buvant, respirant à peine et vautré dans une attente torpide. Il dut enfin s'éveiller, après avoir épuisé tous les tubes de somnifère. Un peu effrayé de sa solitude, il brisa sans le consulter le calendrier automatique. Il s'abstint de calculer les réserves. Il ne voulait pas savoir si la mort était proche. La mort le prendrait par surprise, c'était préférable à la longue angoisse de guetter les jours succédant aux i ours Il réfléchit encore. « J'ai dormi, se dit-il. Soit, j'ai économisé l'énergie au bénéfice de l'émetteur. Mais ne puis-je faire mieux? Toute minute de ma vie vole l'émetteur d'une parcelle? d'énergie. Toute minute d'émission me vole une parcelle de vie. Devrais-je... » Il se leva d'un bond. Du choc de confuses pensées venait de naître la lumière! Il savait ce qu'il allait faire. Frénétique, il courut aux compteurs, regrettant brusquement d'avoir brisé le calendrier. De ses calculs, il déduisit qu'il avait dormi quinze jours. Il en fut soulagé, s'étant cru plus proche du terme fatal. Il haussa les épaules et se taxa de lâcheté. Il avait voulu ignorer l'approche de sa fin. Quelle sottise! L'ignorance ne payait jamais. Il allait agir en homme, en toute conscience. Il se perdit dans les chiffres et trouva que l'émetteur pourrait fonctionner cent ans sans interruption s'il lui consacrait toute l'énergie de reste. Il fallait donc mourir? Non pas. Il avait un projet fantastique. Cette planète était jeune encore, sans doute promise à des bouleversements géologiques. Il fallait trouver un endroit sûr. Massir pensa à des fortifications, à des cages solides pour l'isoler des dangers extérieurs. Des images d'acropole et de herses défensives lui passèrent dans la tête. Il eut un regard de pitié pour les fragiles murs de terre des lézards. « Acropole ! » Il leva les yeux vers le tertre. « Cage ! » Il avisa la carcasse du monstre et ses côtes solides ressemblant aux colonnes d'un temple. Voilà où il fallait s'installer ! Déjà la fusée brisée pourrissait aux bords des cassures. Peu à peu, les vents de chlore dissoudraient les cloisons, formeraient des acides pour ronger les joints internes, les conduits, les organes délicats. Dans peu d'années, la fusée ne serait plus qu'un petit gisement de chlorures bariolés, bientôt mêlés à la terre, peut-être emportés par une marée d'équinoxe. L'océan n'était pas loin et bien des cataclysmes pouvaient en résulter. Les yeux de Massir revinrent au tertre. Il eût préféré une montagne. Sans doute en existait-il; mais où? Un long voyage était hors de question. Il se contenterait du tertre. Le squelette du monstre lui rappela quelque chose de désagréable : l'autre monstre. Cette espèce de cératosaure volant qui n'avait fait qu'une incursion mais pouvait fort bien revenir. Lui ou un autre; ou plusieurs-Enceinte colossale, le squelette du monstre mort le défendrait contre les monstres vivants. Courageusement, Massir marcha vers la fusée et se coupa les ponts. Il arracha des fils, démonta des gaines, sortit de l'appareil d'étranges et précieuses boîtes, riches d'une vie secrète : les boîtes d'énergie. Il les tira de la fusée comme on tire les pépins d'un fruit pourri, pour sauver le plus précieux, les promesses d'avenir. Une à une, péniblement, il les hissa au sommet du tertre, sous la carcasse gigantesque. Il les mit en série; puis il monta l'émetteur et le brancha sur elles. Il fallait protéger l'ensemble. Massir fouilla les soutes indemnes et trouva ce qu'il voulait. Il regrimpa la pente, vivant Hercule, une énorme bonbonne sur l'épaule. Il orienta cette bonbonne en bonne position et pressa du pied une gâchette de métal. Un jet poudreux, une brume colloïde jaillit de l'orifice, revêtit le dispositif d'une neige bleuâtre qui, peu à peu, se solidifia en une gangue transparente et solide autour des piles et de l'émetteur, comme un bloc de glace. 108 Ce mortier était prévu pour d'autres usages, notamment pour la conservation d'échantillons rares collectés à travers les mondes. « Et voilà, pensa Massir. L'émetteur fonctionnera cent ans. C'est plus que suffisant. Quant à moi... » Il haussa les épaules et revint à la fusée. Il ne pouvait faire un pas sans être suivi ou fêté par mille lézards. Il devait regarder où mettre les pieds pour ne pas blesser ses petits compagnons. Il se rappela leurs étranges pouvoirs. — Vous devriez m'aider! leur lança-t-il. Puis il éprouva un choc en s'apercevant qu'il portait depuis des heures des charges invraisemblables. Il sut que les lézards l'avaient soutenu dans cet effort gigantesque, qu'ils avaient allégé pour lui des poids qui l'eussent normalement écrasé. Il les remercia en silence. Il monta toutes les bonbonnes de la soute sous le squelette du monstre, les disposa en éventail devant balayer une large surface. Un système de cordelettes se nouant en une corde unique lui permettrait de vider tout le mortier disponible par une simple traction. Il avait fini. Tout était prêt pour ce qu'il voulait faire. Une pile presque épuisée renouvelait l'oxygène et la chaleur du pré-sas. Il résolut de ne vivre qu'en scaphandre jusqu'au terme. Le pré-sas servirait seulement de cabine de déshabillage s'il désirait se laver ou se nourrir. Il n'y séjournerait plus. Il appartenait désormais à la vie du dehors. Il compta les piles de scaphandre : douze. Soit à peu près vingt-quatre jours de vie normale devant lui. L'esprit tranquille, il décida d'en faire des vacances. Il erra parmi les lézards, les aida dans leurs petits travaux de réfection des murailles, leur apprit quelques petites choses. Par exemple, il leur apprit la roue, cette toute première invention de l'homme. Méprisant la solution facile de leur donner des roues toutes faites, il leur montra comment tailler le bois en rondelles, comment fixer un essieu, construire un chariot. Il leur fit aussi de petits moulins à vent. Et comme ils naviguaient déjà sur de grossiers radeaux, il leur fit des voiles avec des feuilles solides. Ces jeux le ramenaient aux plaisirs de l'enfance. Il se sentit très heureux, dégagé de tout souci d'avenir. Mais le temps passait vite. Et quand sa main ne trouva plus qu'une pile au fond de sa poche, une angoisse passagère l'étreignit. -:- Massir se purgea. Il jeûna. Pour tromper sa faim, il engloutit des masses de fibres non nutritives qui ne servaient que de support cellulosique aux dosages culinaires habituels. Il mit dans sa bouche deux comprimés somnifères qu'il avait retrouvés dans un coin, mais il se garda de les croquer tout de suite. Lentement, comme à regret, il gravit le tertre pour la dernière fois. Il eut un moment d'hésitation, mais un regard au compteur du scaphandre lui apprit qu'il ne pouvait plus reculer. Il s'allongea près de l'émetteur, au milieu des bonbonnes braquées sur lui. D'une main ferme, il tira la corde. Un nuage de vapeur l'enveloppa, lui cacha le monde. Sa main tenait ouvertes les dix bonbonnes crachantes. Peu à peu, il vit son linceul de neige s'éclaircir, laisser passer la faible lumière du jour. Bientôt, il se vit reposant au milieu d'un bloc de verre compact : la résine se polymérisait. Et quand il voulut lâcher la corde, ses doigts crispés restèrent prisonniers de leur position. Il était définitivement muré dans le cristal, comme une relique. -:- ? De très loin, à travers l'espace-temps, un souvenir vint bercer ses dernières heures : le visage de Neïde, les yeux de Neïde, le sourire, les mains, le corps de Neïde. Il s'aperçut qu'il n'avait pas pensé à elle depuis des semaines. Absorbé par des tâches vitales, immédiates, il n'avait pas évoqué une seule fois cet amour lointain. Il discerna un reproche câlin dans les yeux du phantasme. Il eut un sourire d'excuse. Ses traits s'adoucirent, modelés par une tendresse oubliée, au fond de son sarcophage de Verre. Sous dix tonnes de roc transparent, il se sentit très proche de Neïde. Son attitude de gisant lui rappela Neïde morte. Il entendit le chœur des prêtres et les lamentations des parents. Ses sens recréaient les parfums funéraires et la qualité des teintes mornes, de rigueur dans les maisons endeuillées. Cette mort avait décidé de sa vocation. Il s'était jeté dans les mathématiques et dans l'espace comme on se jette à l'eau. Il eut un peu froid : la pile baissait. Après, ce serait l'oxygène. Il ne pouvait plus attendre. Bientôt, le froid du dehors allait l'envahir, le geler pour longtemps, pour toujours peut-être. Il avala les deux comprimés, perdit lentement conscience. Il murmura : — Je viens, Neïde. Il ferma les yeux. A ses pieds, inaudible et obstinée, une petite phrase s'envolait par saccades : « F.1313 accidentée — un survivant... » Affolés, les lézards couraient en tous sens sur le dôme de verre. Mais Massir ne pouvait plus les voir. Dans l'émetteur stagnaient quelques molécules étrangères. Un fil minuscule s'oxyda. Le courant cessa d'y passer. La petite phrase se tut pendant des millénaires. Un jour, un séisme ébranla le tertre. Une bobine de l'émetteur vibra et déroula un peu de fil; celui-ci s'allongea de quelques centièmes de millimètres et toucha la cassure. La petite phrase ressuscita. QUATRIÈME PARTIE 1 Gil se pencha sur les plaques. Il les examina une à une, avant de les classer avec une patience de collectionneur. — Alors? fit Cari. — Pour moi, ça va, dit Gil avec calme. Demande à la base. ;;;;<: Cari jeta un coup d'œil à l'écran. L'énorme boule vaporeuse ressemblait plus à une pelote de laine angora qu'à une planète. Cari se mit les écouteurs aux oreilles et donna quatre ou cinq fois l'indicatif avant d'entendre une réponse. Il parla : — Allô, la base! Est-ce vous, John? — Non, dit une voix caverneuse, c'est le grand serpent de l'espace. Un rugissement suivit, puis un éclat de rire. Cari n'avait pas le sens de l'humour. A sa décharge, il faut avouer que l'humour de John était un peu rudimentaire. — Soyons sérieux, dit Cari en haussant une épaule. Dites aux Vieux que Gil est d'accord pour y aller. Nous n'attendons plus qu'un ordre. — O. K. mon frère. Je parlerai au Grand Sachem. Il est fort, il est rusé, il a la sagesse de l'ours gris... Cari, exaspéré, lança une grossièreté. Le mot souilla des kilomètres d'espace avant d'arriver jusqu'à John, sur la planète 8. — Ho! fit John d'un ton affecté, je ne vous parle plus, grossier personnage. Quand Cari eut le commandant en direct, il lui parla pendant dix minutes. Le commandant posa quelques questions précises. Il dit enfin : — Allez-y. Je vous envie, mon vieux. Il n'est pas toujours agréable d'être à l'arrière quand on a gardé une âme de vingt ans. Enfin, place aux jeunes! Et bonne chance ! Tout l'équipage frémissait d'impatience. Ils allaient enfin éclaircir le mystère de la planète 9. Depuis dix ans déjà, elle intriguait les hommes. Tous les mondes d'Alpha Double avaient été explorés sauf celui-là. Des préséances techniques avaient toujours retardé ce petit voyage. La planète 9 effrayait et passionnait à la fois. En effet, on était à peu près certain qu'elle ne cachait aucune civilisation avancée. Et pourtant, elle émettait régulièrement quelque chose ressemblant à un message. Et quel message! Quoiqu’exprimé dans une langue inconnue, il paraissait articulé par une bouche humaine. C'était toujours la même phrase fluide, coupée en trois par des tops. Et chacun la connaissait par cœur sans pouvoir lui donner une signification. Quand l'appareil se posa sur une plaine immense, la vibration des réacteurs cessa de lanciner l'atmosphère de son subtil point d'orgue et tout le monde sut qu'on était arrivé. Le médecin du bord distribua des calmants pour atténuer l'énervement des hommes pendant les vérifications primaires, qui duraient environ une heure. Enfin, vingt individus furent choisis parmi les volontaires de débarquement (ils l'étaient tous). Cari sortit avec eux, ainsi que Lopez, Historien-sociologue. Tous étaient armés, sauf Lopez. Celui-ci obéissait au vœu de ne jamais porter une arme, depuis que la peur lui avait fait massacrer trois inoffensives Pouas d'Obéron qu'il croyait menaçantes.Ils descendirent un par un l'échelle métallique et se hélèrent, déjà perdus dans le brouillard de chlore. Indiscipliné, un jeune de dix-huit ans s'était écarté à vingt mètres des autres. Dans la brume, il crut reconnaître un camarade et s'approcha de lui.La voix de Cari retentit dans ses écouteurs : — Réglez vos lampes à 18! Il obéit et se tourna vers son voisin. Il émit un cri étranglé... Debout en face de lui, un grand lézard le considérait avec curiosité. Le jeune homme ne fit pas un geste, figé par l'effroi. — Qui a crié? dit Cari. Mais déjà, des dizaines de silhouettes sautillantes entouraient les hommes. A reculons, l'aventureux jeune homme replia sur ses camarades. — Formez-vous en cercle, dit Cari, et braquez vos armes. Mais ne tirez pas, surtout! Ayez seulement le doigt sur le cran de sûreté. Lentement, une ronde se forma parmi les lézards. Ils se mirent à tourner autour des hommes. — C'est une danse de guerre? demanda quelqu'un. Cari ordonna le silence. Il se tourna vers Lopez. — Qu'en pensez-vous? — Rien pour l'instant ! déclara brièvement le sociologue. Puis, d'une voix posée, en détachant bien les syllabes, il récita la phrase mystérieuse, émise depuis si longtemps par cette planète. La ronde tourna plus vite. Une vague mentale submergea les Terriens. Une vague de tendresse respectueuse. Tout le monde la sentit sans pouvoir la définir. — Je... hésita Lopez. — Oui? - Race télépathe! — Aïe, je n'aime pas ça. Croyez-vous qu'ils cherchent à nous bluffer? J'ai l'impression qu'ils... — Qu'ils nous aiment! compléta Lopez. Moi aussi. Je les crois sincères. En fait, Lopez n'en savait rien. Les excellentes dispositions des lézards pouvaient être une ruse dangereuse, un piège hypocrite. Mais un vieux complexe dé culpabilité travaillait le sociologue et il était toujours prêt à se fier aux êtres nouveaux. Quelqu'un condensa l'impression générale en une formule familière : — Ils sont sympas! Cari coupa son interphone de campagne et régla le curseur vers la fusée. Il mit Gil au courant et demanda encore vingt hommes. La petite troupe s'arrondit. Cependant, d'autres lézards arrivaient. Il en venait des foules par une petite vallée située sur la droite. Cari laissa dix hommes à la porte du sas. Il entraîna les autres vers la vallée. Les lézards les accompagnèrent. Des flux d'approbation amicale fusaient de la foule. Ils sautaient un peu comme des kangourous, dont ils avaient d'ailleurs approximativement la taille. Un lézard un peu plus rouge que les autres attira l'attention de Lopez. L'animal tenait quelque chose dans sa patte. Lopez cria : — Attendez un peu! -Puis 11 s'approcha du lézard et tendit la main vers l'objet. Il pensa fortement : « Donne, donne-moi ça! » La bête parut hésiter un instant, puis elle plaça' doucement la chose dans la main du sociologue. C'était un bâton enchâssant à mi-hampe un espèce de cristal tranchant. — Ma parole! s'exclama Lopez. On dirait... une hache paléolithique. Je crois que nous pouvons y aller franchement, dit-il à Cari. Leur civilisation est trop primitive pour présenter un danger. Cari eut un geste de doute. — Et la télépathie? Le sociologue secoua la tête. — Ne craignez rien. S'ils sont télépathes, ils sentent que nous sommes animés de bons sentiments. Et comme l'offensivité des sauvages ne vient souvent que de la peur... Je répète que je les crois sincères. Ils me paraissent trop primitifs pour feindre à ce point. Je ne discerne aucune faille dans leur sympathie. Et puis, après tout, duplicité ou non, cela se terminerait toujours par des coups de hache qui n'entameraient même pas nos scaphandres. Poussons l'expérience à fond. Il rendit l'arme au lézard et ajouta : — Il est seul à en avoir une. Les hommes du paléolithique se seraient montrés beaucoup plus méfiants. Et croyez-vous que l'un d'eux m'eût confié son joujou avec une telle bonne grâce? — Peut-être. — J'en doute! Il m'en aurait donné un coup sur le crâne ! Cari sourit discrètement, à l'abri de sa mentonnière. Un masochisme racial soufflait toujours à Lopez un verdict sévère pour l'Homo sapiens, « cette brute conquérante », disait-il. Au détour d'une colline, une ville surgit aux yeux des Terriens. Une ville de bois, selon les apparences. Avec des palissades de pieux, des ponts jetés sur une rivière de chlore et d'innombrables moulins au-dessus des toits. Les Terriens chancelèrent brusquement sous une immense clameur de bienvenue. Une clameur muette qui bouleversa en eux des facultés latentes et non entraînées. Des gerbes d'amour et de respect religieux fusaient de toute part. 2 Mille questions tourbillonnaient dans la tête dé Lopez. Des haches de pierre et des moulins? Anachronisme! Mais plusieurs expériences antérieures lui avaient appris à classer les civilisations extra-terrestres sans idées préconçues. Dans un halo de sensations nouvelles, ses sens enregistraient des images précises : chariots chargés de denrées énigmatiques. Cordes faisant grincer des poulies en haut des tours. Ornements géométriques à la proue des navires, dont les roues à aubes clapotaient sur le fleuve, mues par dix lézards à la fois. Et soudain, il vit l'acropole! C'est du moins le mot qui lui vint spontanément à l'esprit devant cette hauteur abrupte et protégée d'une triple enceinte de pieux. Elle dominait la ville et dressait les colonnes d'un temple bizarre sur l'horizon verdâtre. Déjà, Cari lui désignait le monument. — J'ai vu, dit Lopez. Mais Cari montrait aussi la boîte métallique qu'il portait sanglée sur le ventre. — Ça vient de là! dit-il. Assommé de surprises, Lopez ne comprit pas tout de suite — Quoi donc? — Les émissions, parbleu! Ce n'était pas la peine de se donner tant de mal pour atterrir à proximité si vous les avez déjà oubliées! Une large route montait en lacets vers le temple Sur cette route, trois chars grondaient à la rencontre des hommes. Des chars à roues pleines tirés par des attelages d oiseaux coureurs. La foule rougeâtre s'ouvrait sur leur passage. Quand les hommes voulurent s'écarter à leur tour les chars stoppèrent, des lézards-cochers cassant l'élan des oiseaux par le brusque serrage d'un nœud coulant. Les oiseaux géants tombaient l'un après l'autre sur les genoux en agitant d'une façon ridicule leurs moignons d ailes. Puis ils secouaient tristement la tête, gênés par le fourreau de cuir entravant leur bec. Sautant des chars, des lézards vêtus d'écorces de couleurs se prosternèrent devant les Terriens étonnés. Ma parole ! dit Carl, nous sommes accueillis comme le Messie ! Méfiez-vous des interprétations trop humaines, conseilla Lopez. Rien ne dit que cette attitude corresponde pour eux à une prosternation. Aviez-vous remarque leurs vêtements? Les autres sont nus. -Je ne crois pas qu’il s’agisse de vêtements proprement dits. Je pencherais pour des ornements sacerdotaux. Lopez sourit. — Vous avez de l'idée, pour un militaire, dit-il. Les chars effectuaient un demi-tour. D'un geste expressif, un lézard aux membres cerclés d'anneaux bariolés invitait les hommes à monter. — Encore une fois, je n'aime pas ça, dit Cari. Je ne doute pas qu’ils ne nous fassent un grand honneur. Mais certaines peuplades croient vous combler d'égards en vous sacrifiant sur leurs autels. 118 — Ne soyez pas ridicules, protesta le sociologue. Ils ne sont pas armés. La curiosité et la prudence luttèrent dans l'esprit de Cari. — Soit, dit-il de mauvaise grâce, mais je me demande ce que nous allons trouver là-haut. — Nous sommes venus pour cela. — Allez-y, dit Cari à ses hommes. Bloquez toujours vos crans de sûreté mais gardez l'arme au poing! Tandis que les chars s'ébranlaient en grinçant, Cari se mit en relation avec la fusée. Il conta les événements dans un style dépouillé, presque télégraphique. — Envoyez la sphère! conclut-il avant de se cramponner aux ridelles, secoué par des cahots invraisemblables. Les chars prenaient les virages en épingle avec une hardiesse faisant honneur aux cochers. Ils parvinrent au sommet et sautèrent sur le sol au moment où la sphère venue de la fusée commençait de planer au-dessus d'eux. Cari leva les yeux vers l'engin. — Je me sens plus tranquille, dit-il. Nous sommes couverts. Dix monhélics de combat pouvaient surgir de la sphère au moindre appel. Cœur battant, Lopez considérait la volée de cinquante marches menant au temple. Etait-ce un temple? — On dirait... balbutia-t-il. — Un squelette de baleine, compléta Cari. Une baleine qui aurait plus d'un kilomètre de long! Cari croyait plaisanter, mais son hypothèse fut un trait de lumière pour Lopez. Il ouvrit la bouche mais resta sans voix, trop ébahi pour articuler un son. En rêve, il grimpa les marches et se trouva sous la voûte avant d'avoir vaincu sa stupeur. Ils furent dans une salle à ciel ouvert. Une fresque ornait les murs. — Ça! dit Cari abasourdi. Le squelette du monstre était reproduit en couleurs vives à un bout de la fresque, mais un dessin ahurissant... — Incroyable! murmura Lopez. Un homme! Un homme en scaphandre était peint aux côtés du monstre-cathédrale. Puis, c'étaient des boules contenant de petits germes, puis on voyait plus loin les germes préciser leurs formes, devenir des espèces de larves ressemblant à s'y méprendre au monstre lui-même, ou du moins à sa structure générale, puis les boules étaient représentées ouvertes comme des œufs à terme et libéraient des... des lézards! — C'est toute la phylogénie des lézards que nous voyons là, dit Lopez. C'est l'histoire de leur race. Et cette race commence par une... baleine et... Nous rêvons, Cari! Cari éclata d'un rire nerveux. — Comment savoir si nous rêvons, dit-il, avec ces maudits scaphandres, nous ne pouvons pas nous pincer. — C'est impossible, gémit l'historien. Ce n'est pas un homme, mais un être à quatre membres dont le hasard... Nous sommes les premiers sur cette planète! Les soldats chuchotaient entre eux en examinant les fresques. Les lézards leur firent signe d'avancer plus loin. Ils entrèrent dans une seconde salle où les attendaient d'autres fresques représentant l'homme tenant des oiseaux à la main, comme s'il luttait contre des volailles. Plus loin, l'être mystérieux caressait des lézards, se penchait sur le sol pour y planter de petits moulins, paraissait tailler des roues avec un canif et se livrait à mille petits jeux de poupée avec des lézards. Ceux-ci étaient minuscules et lui grimpaient le long des bottes. — Ce sont des bébés lézards, dit Cari. — Je ne crois pas, dit Lopez en jetant un regard aux prêtres qui lui venaient à la poitrine. Les primitifs représentent toujours les personnages qu'ils révèrent (chefs, rois ou dieux) d'une taille supérieure à la normale. Ils leur donnent ainsi de grandes dimensions « morales ». Ils passèrent dans une troisième salle. — Ho, ho, fit Cari, je crois que nous sommes dans le Saint des saints! La salle était immense. Les arches osseuses constituant la voûte lui donnaient une majesté solennelle. Au milieu s'élevait une espèce d'autel en coupole recouvert d'un voile. — Bon sang, dit Cari en regardant les écrans de sa boîte. Jamais l'émission n'a été si forte. Je la passe en phonie, écoutez! Il tourna un bouton. Une voix humaine, monotone et précise, psalmodia la phrase-mystère avec ampleur. Les hommes se regardèrent, pâles derrière leurs vitres. Cependant, «les lézards dévoilaient l'autel : une masse ronde et transparente où l'on discernait quelque chose de vague, comme déformé par une loupe géante. Emus comme jamais, les hommes se firent la courte échelle pour grimper sur l'autel glissant. Des tonnes de silence parurent suspendre le cours du temps quand Lopez et Cari se penchèrent à quatre pattes sur le gigantesque cristal. Gisant sur le dos dans un scaphandre étincelant, paupières closes derrière sa vitre, ils virent un homme, oui, un homme de six mètres de long! 3 Trois semaines avaient passé. La colline sacrée grouillait d'hommes en scaphandre. Des fusées venues de la base les avaient déversés par centaines. L'acropole avait pris l'aspect d'un vaste camp. Loin de souffrir de cette invasion, les lézards paraissaient exulter. Dans la nuit des siècles, les hommes avaient-ils été annoncés par d'obscures prophéties? Lopez en doutait. — Ils nous accueillent bien parce que nous ressemblons étrangement à leur dieu, affirmait-il. Puis il se perdait en hypothèses sur l'origine de la momie géante. Les spécialistes eurent du mal à trouver un moyen d'entamer le bloc de cristal sacré. On finit par déceler la matière dont il était fait : résine d'une formule très longue et très complexe, pratiquement inattaquable par les acides les plus forts. Les moyens mécaniques étaient sans effet sur elle. Vingt autres méthodes auraient certes pu en venir à bout, mais non sans risques pour la relique. Ils mirent au point un projecteur capable de dissocier les molécules. Et l'ouverture du sépulcre fut décidée. La masse fondait à vue d'œil. Elle coulait en ruisseaux entre les jambes des savants attentifs. Peu à peu, le scaphandre du géant émergeait de sa gangue. Lopez, sans s'en ouvrir à personne par crainte du ridicule, avait secrètement pensé que la grande taille du mort n'était qu'un effet d'optique due à des qualités particulières de la résine. Mais il n'en était rien. L'inconnu avait réellement des dimensions surprenantes. Son visage aux traits réguliers paraissait sourire d'une manière imperceptible. Et c'était bien le visage d'un homme, mais qu'allait-on trouver dans le scaphandre? Quel corps avait-il? Il eût été bien extraordinaire qu'il ressemblât aux hommes sur toute la ligne. Déjà, les spécialistes s'affairaient sur l'étrange appareil émetteur, entièrement dégagé. Massir rêva qu'il était étendu sur une plage ensoleillée. Une douce lumière pesa sur ses paupières. La tiédeur envahit ses membres. La chaleur dégagée par le projecteur fit donner ses dernières ressources à la pile de son scaphandre. Il respira un air chargé d'ozone. Des cris de surprise frappèrent ses oreilles. Des enfants devaient jouer sur la plage, sans doute. Et Neïde reposait à son côté. Il imagina le corps de Neïde allongé sur un peignoir noir et or, ses cheveux mouillés d'eau de mer serpentant sur ses épaules nues. Il étendit la main de côté pour la toucher, mais il sentit ses muscles alourdis par le scaphandre. Il ouvrit brusquement les yeux et leva la tête en criant : — Neïde! Dans un brouillard rouge, il ne vit qu'une dizaine de nains reculer avec effroi. Des nains en scaphandre! Egaré, très faible, il se dressa sur un coude. Il prononça quelques paroles sans suite, fut pris d'un étouffement brutal et retomba sur le dos. — Faites quelque chose! cria Lopez en secouant un médecin par l'épaule. Celui-ci secoua tristement la tête. — Si nous avions pu nous douter! regretta-t-il. Nous l'avons cru mort... et... Il en pleurait presque. — Ne peut-on rien faire? insista l'historien. Le médecin donna des ordres. Mais il fallut une bonne demi-heure pour soulever Massir sur un brancard improvisé. On le hissa dans la soute d'un appareil avec une grue, comme une vulgaire marchandise. Et l'on perdit encore deux heures à l'extraire d'un scaphandre dont on ignorait la méthode d'ouverture. Il fallut découper le casque et les jambières au chalumeau. — Qu'allez-vous faire? trépigna encore Lopez. Le médecin lui mit une main consolante sur l'épaule. — L'autopsie, dit-il. -:- Nu, le corps musclé de Massir reposait directement sur le sol. Un drap était jeté sur les plaies dues à l'autopsie. Le médecin terminait un court exposé. — Thrombose de l'oreillette droite. Je suis désolé, Messieurs. Les trois quarts des accidents de l'hibernation ont lieu au cours du réchauffement. Celui-ci a été trop brutal à cause du projecteur... Un colonel posa une question inachevée, mais qui brûlait toutes les lèvres : — Etait-ce...? — C'était un homme. Seule sa taille le différencie de nous. Mais ce n'est pas un monstre acromégalique, de ceux qu'on exhibe dans les cirques. Il était absolument normal et... Excusez-moi, dit-il en baissant la tête. Je suis très affecté. Quand je pense à la perte immense que nous vaut ce stupide accident! Il eut un geste vers l'historien. — Lopez vous en parlera mieux que moi. Il a une révélation extraordinaire à vous communiquer. Dites-leur ce que vous savez, mon vieux! Assis sur une caisse, Lopez parut sortir d'un songe Il se leva comme un homme ivre. A voir ses traits tirés, ses yeux rougis, on eût juré qu'il venait de perdre un membre de sa famille. F Il montra des papiers qu'il avait à la main. — J ai toutes les preuves, dit-il. J'ai trouvé tout cela dans les poches du mort : des cartes, des papiers personnels couverts d’une écriture inconnue, des…, enfin bien d’autres choses dont je vous donnerai le détail plus tard. Il tripota les papiers d'un air chagrin. — Cet homme portait sur la poitrine un tatouage représentant un cercle et un serpent ^rouage Le colonel faillit dire « et alors? » mais il se tut devant La conviction de Lopez qui leur jetait les faits d'une façon Désordonnée. -Il était Terrien comme nous. 11 avait sur lui des cartes de la Terre ou les continents ont à peu près la même forme qu'aujourd'hui, sauf... Messieurs, cet homme appartenait à une civilisation plus avancée que la notre, il aurait pu nous confier des secrets fantastiques! Il venait de la Terre, je l'ai déjà dit. Son écriture présente certaines analogies avec l'écriture égyptienne et même certains caractères Mayas. -Vous vous exaltez, Lopez coupa le colonel incrédule. Une sainte colère anima l'historien — Vraiment? dit-il. Demandez aux spécialistes l'âge de ce scaphandre, demandez aux médecins le Il en étouffait. — Vous ayez devant vous le dernier représentant de la race qui a civilisé les premiers Egyptiens et les Mayas d Amérique; qui vivait sur ce continent aujourd'hui disparu… Ce disant, il frappait du doigt Carte brusquement déployée a bout de bras. — ... disparu sous l'Atlantique. La Terre tournait alors dans un autre sens, comme en font foi ces cartes du ciel « inversées » vous entendez, colonel, « inversées », mais rigoureusement exactes, dit-il d'un ton vibrant. Cette race voyageait dans l'espace et apprenait aux Anciens les premiers rudiments d'architecture qui les ont menés aux pyramides, alors que nos ancêtres n'étaient encore que des singes barbus. Cette race fut gommée par un cataclysme avant d'avoir transmis toute sa science aux peuplades qu'elle enseignait. Il se découvrit et regarda les autres avec une espèce de sévérité solennelle. — Saluez, Messieurs, saluez un homme vieux de plus de dix mille ans. Impressionnés, tous se découvrirent l'un après l'autre Même le colonel, qui se souvint trop tard que le salut n était pas réglementaire dans l'armée. — Ce géant, dit Lopez, ce géant était... Tout le monde le fixait, attendant son dernier mot. II dit à voix presque basse, sur un ton de religieuse déférence : — ... un Atlante!