Les heroes de la Médecine Sherwin Nuland Table Of Contents Introduction LE TOTEM DE LA MÉDECINE Hippocrate LE PARADOXE DE PERGAME Galien LE GENTIL CHIRURGIEN Ambroise Paré « L'histoire de la médecine est en fait l'histoire de l'humanité elle-même, avec ses vicissitudes, ses élans courageux vers la vérité et la perfection, et ses échecs pathétiques. C'est un grandiose sujet de spectacle dramatique, et pas seulement la matière de livres et de livres ; c'est une théorie de personnages, et pas seulement une succession de théories ; et c'est autant une exposition sur la bêtise humaine que le nerf, la moelle mêmes de l'histoire de la civilisation. Comme disait Matthew Arnold à propos des Actes des saints : toute la vie humaine est là. » Fielding Garrison, 1913. Introduction « Le bon médecin connaît ses malades à fond ; c'est une connaissance qui s'acquiert chèrement : que de dépenses de temps, de sympathie, de compréhension n'exige-t-elle pas ! Mais ainsi s'instaure ce lien personnel qui est la plus belle récompense que procure l'exercice de la médecine. L'une des principales qualités requises du praticien est l'amour de l'humanité : le secret de soigner est dans le fait même de prendre soin des autres. » Dr Francis Weld peabody, cours aux étudiants en médecine de Harvard, 1927. Ce livre a été écrit dans une bibliothèque. Parmi toutes les bibliothèques de tous les établissements d'enseignement du monde, aucune n'est vraiment comme celle-ci. Il me plaît de penser que c'est ma bibliothèque, bien que je la partage avec des centaines d'hommes et de femmes qui souvent, tout en allant de l'avant, ne peuvent eux non plus résister à l'envie de regarder en arrière. Jusqu'ici, aucun de nous n'a été changé en colonne de sel... Cette grande salle tapissée de livres où je me sens chez moi est un sanctuaire où se conservent le savoir et la mémoire de l'art de guérir. C'est un musée, une galerie de portraits, une mine de vieux livres de médecine, un havre de paix au milieu du tourbillon des techniques modernes. Pour ceux d'entre nous qui ont le privilège de soigner ou de mener les recherches qui rendent ces soins possibles, la Bibliothèque d'histoire de la médecine de l'université Yale a toujours été une retraite où les tracas quotidiens s'évanouissent, une source nourrissante qui régénère et fait retrouver le but. Pas un seul laboratoire, pas un seul service de notre centre médical n'est à plus de quelques minutes à pied de cette salle de lecture, de son haut plafond, de ses galeries qui s'étagent — et de ses précieux rayons. Elle est à exactement deux longueurs de terrain de football du bloc opératoire où je passe la plupart de mes journées. Il y a trente ans, j'aurais pu franchir cette distance en vingt-cinq secondes... Mais même aujourd'hui, il ne me faut jamais plus de trois minutes, escaliers compris, pour « être transporté ailleurs, dans l'espace et dans le temps », comme disait un des fondateurs de cette bibliothèque. Et cela grâce à la vision de ces trois hommes qui, dans les années trente, décidèrent de créer un paradis du bibliophile en réunissant leurs vastes collections personnelles dans un lieu aisément accessible à quiconque s'intéresse à l'histoire de la médecine. Ces « Trinitaires » — surnom qu'ils se donnèrent après avoir formé ce projet — étaient : John Fulton, l'un des chercheurs les plus féconds d'Amérique en neurophysiologie, homme dont l'énergie débordante a réalisé maint projet concernant la médecine, aussi bien comme science que comme humanisme ; Harvey Cushing, qui venait de prendre sa retraite à Yale après avoir dirigé le service de chirurgie de l'hôpital Peter Bent Brigham de Harvard et y avoir créé la spécialité de la neurochirurgie ; et le médecin et bibliographe suisse Arnold Klebs — celui qui parlait de transports dans le temps et l'espace. Depuis les cérémonies d'inauguration, en 1941, la bibliothèque fondée par les trois amis a acquis une importance qui dépasse, de loin, leurs vues les plus optimistes. La Yale Medical Historical Library est devenue l'un de ces rares endroits dans le monde où commence pour le médecin homme de lettres un voyage vers le passé, que rien n'interrompra. Lord Macaulay a dit : « L'historien par excellence est celui dont l'œuvre reflète et montre en miniature le caractère et l'esprit d'une époque » ; si l'on accepte ce critère, alors cette bibliothèque, ma bibliothèque, est l'historien par excellence de la culture médicale d'Occident, comme aucun homme en chair et en os ne pourrait l'être. Elle est l'évidence sensible, visible, de cette idée de Macaulay, qu'écrire l'histoire, « c'est être poète et philosophe ». J'ai choisi de retracer l'histoire de la médecine en racontant la vie de ses grands découvreurs : aussi pourrait-on parler de biographie de la médecine, encore que le mot « autobiographie » conviendrait mieux à mon propos. En arrivant aux derniers chapitres, je me suis aperçu, en effet, que ce que je cherchais à décrire, au fond, dans ce livre, c'est le processus par lequel chaque médecin en arrive à ses hypothèses de base, aux théories que nous partageons tous et qui nous dictent notre conception de la maladie. Dans ce sens, l'histoire de la médecine est donc l'histoire de ma vie professionnelle. Quand je suis au chevet d'un malade et que j'essaie de reconstruire la séquence d'événements pathologiques qui a terrassé son organisme, j'applique une méthode de raisonnement qui est née en Grèce il y a vingt-cinq siècles. Chaque fois que je reconstitue l'évolution d'une maladie jusqu'au point où elle se présente à moi, je récapitule par là même le développement des théories sur lesquelles se fonde la médecine moderne. Toujours je recommence à nouveau, par la même question-concept : qu'est-ce qui constitue au juste un écart par rapport à la santé ? Et j'obéis ensuite au principe selon lequel la maladie ne peut être vaincue que si moi, le médecin, je comprends, je « vois » ses causes chez ce patient-là, son site d'origine, les ravages internes qu'elle provoque et son évolution probable. Alors seulement, je peux formuler un diagnostic, prescrire un traitement et prévoir une issue. Tous les aspects de cette démarche ont été établis par les Grecs de l'époque d'Hippocrate, le père de la médecine. Après quoi, les générations successives de médecins se sont efforcées, avec un succès croissant, de trouver les moyens de parfaire cette démarche. L'histoire de la médecine est l'histoire de ces efforts. Un immense pas en avant est accompli au XVIe siècle quand, pour la première fois, on acquiert une connaissance réelle des structures internes du corps humain (anatomie). Au XVIIIe on commence à comprendre la façon dont ces structures sont altérées par la maladie. Puis, la pratique de la dissection aidant, on élabore une méthode d'examen permettant de relier chaque symptôme, chaque signe externe au dérèglement de tel ou tel organe. Et tandis que l'invention d'instruments de diagnostic, comme le stéthoscope, rend de plus en plus précise l'identification des sièges des maladies, on s'avise, grâce aux progrès de l'industrie optique, que les organes tombent malades parce que les cellules qui les composent sont elles-mêmes affectées. Restait à savoir : par quoi ? Et c'est à cette question que s'est consacrée dès lors la recherche médicale. Voilà où en étaient les choses vers le milieu du XIXe siècle. Les progrès accomplis par la médecine dans cette direction, au cours des décennies suivantes, assujettirent de plus en plus l'art de guérir à l'étude objective des organes, des tissus, des cellules, et, partant, aux méthodes de la science pure. Et inévitablement, les médecins, obligés de se concentrer sur de tels objets d'étude et d'obéir aux exigences de la science, en vinrent parfois à perdre de vue l'ensemble, c'est-à-dire le malade lui-même. Pourtant, le fait d'accorder une importance primordiale à l'individualité de chacun n'est nullement incompatible avec une médecine scientifique. Bien au contraire, la masse d'informations recueillies au cours de ces dernières années, sur les processus de déclenchement des maladies chez les bien portants, fait apparaître clairement toute la complexité des facteurs qui entrent en jeu. Maintenant, on se soucie bien moins que par le passé de trouver des causes uniques ; on est amené de plus en plus à rechercher et apprécier chacun des très nombreux éléments qui participent à la maladie de chaque patient, pris individuellement. La maladie résulte d'une série de détraquements en nous ; mais d'un individu à un autre, cela ne se passe probablement jamais de la même façon. Si vous et moi avons une angine, par exemple, il ne reste pas moins que votre gorge et la mienne ont des « antécédents » différents, et que si maintenant toutes deux sont pleines de streptocoques, chacune a eu ses raisons de céder à l'invasion de ces microbes. W. Jeffrey Fessel, qui est à la fois un praticien et un philosophe, voire un prophète de la théorie médicale, a exprimé avec une grande lucidité cette nouvelle manière d'envisager la maladie : « Dans la plupart des cas, la maladie n'est pas l'issue inévitable d'un événement unique, se produisant à un moment donné ; en général, elle est le résultat probable de nombreux événements, chacun affectant en son temps l'organisme, et chacun occasionnant sa propre séquence de réactions biologiques. C'est l'accumulation de tous ces événements qui transforme de simples malaises en une véritable maladie (...). « Bien que la réaction ultime, celle des tissus, celle qui a une expression clinique, soit souvent la même chez diverses personnes — d'où l'idée qu'on a affaire à une maladie uniforme et, par conséquent, existant comme une entité en soi —, toutefois chacune de ces personnes a probablement une maladie unique et distincte, puisque, selon toute probabilité, personne d'autre n'a les mêmes combinaisons et permutations d'antécédents. En ce sens, chaque maladie consiste en une multiplicité de maladies ; en ce sens aussi, il n'y a pas de maladies, il y a uniquement des malades. » C'est une déclaration qu'Hippocrate aurait faite sienne, et à laquelle tous ses dignes successeurs auraient souscrit, ou souscriront. Ainsi Jeffrey Fessel et moi, comme tous les praticiens confrontés à la tâche de diagnostiquer, soigner, pronostiquer, sommes les héritiers de la même tradition — celle que nous ont léguée les grands médecins évoqués dans les chapitres suivants. C'est pourquoi ce livre est l'autobiographie que n'importe lequel d'entre nous aurait pu écrire. Bien sûr, je l'ai écrit à ma manière, qui est certainement critiquable. Mais sur trois points, je demande qu'on m'entende avant de me condamner. Tout d'abord — et ceci est une prière qu'est amené à formuler quiconque écrit l'histoire sous forme de biographies —, je prie le lecteur de ne pas s'insurger contre le choix de célébrités que je présente. Je sais que quelques autres astres, aussi lumineux, sinon plus lumineux, brillent aussi au firmament de la médecine ; qu'ils auraient aussi bien illustré mon propos ; et que certains méritent, objectivement, plus d'hommages que plusieurs de mes « sujets ». En fait, il m'a semblé que la meilleure façon, pour moi, de raconter mon histoire, était de m'en tenir à ceux qui me passionnaient le plus. On pourra aussi me reprocher d'avoir introduit des anecdotes et des épisodes pittoresques dont la pertinence échappera peut-être aux historiens professionnels qui ont étudié la vie de mes héros. Sur ce point, j'invoquerai encore une fois Macaulay, qui disait: «Le parfait historien (...) ne considère aucune anecdote, aucun détail de mœurs, aucun adage familial comme indigne de son intérêt, s'il n'est point indigne d'illustrer l'opération des lois, de la religion, et de l'éducation, et de marquer le progrès de l'esprit humain. » Cependant, quel que soit le réconfort que je tire de ces paroles, elles ne s'appliquent pas vraiment à l'historien imparfait que je suis. D'ailleurs, mes motifs sont moins purs, ils relèvent de ce qui est peut-être une conception très personnelle de l'historiographie, ainsi que d'une de mes raisons cachées de la pratiquer : je suis un voyeur, et un vilain rapporteur qui plus est. J'aime observer à la dérobée la vie des docteurs célèbres, et après j'écris, pour que tout le monde sache ce que j'ai vu. Enfin, dernier point, un confrère dont j'apprécie hautement les avis me signale un aspect qui peut effectivement être perçu comme un vrai défaut : à savoir, une tendance à abuser du superlatif et du sifflement admiratif. Comme si je craignais de ne pas assez couvrir de fleurs mes héros, tant j'ai l'air impressionné par leurs exploits. Cette observation de mon ami est tout à fait juste. Mais je ne m'en excuserai pas, car je suis réellement impressionné, et même souvent stupéfié par tout ce qu'ont réussi à accomplir ces hommes de génie. Comme l'a dit l'éminent (je confirme : éminent) professeur de médecine William Osier, c'est pour «l'influx qui se transmet de caractère à caractère » que nous étudions l'histoire, et pas seulement pour les événements eux-mêmes. Le fait est que pour ma part, j'ai un regain d'optimisme concernant l'avenir de notre civilisation, depuis que je me suis plongé dans les vies de mes grands hommes. A une époque où le réalisme semble consister à ne prévoir pour l'humanité que de tristes lendemains, je trouve des raisons d'espérer dans cette « théorie de personnages ». Leur respect religieux de la vie, leur désir passionné de découvrir les secrets de la nature, leur aptitude à se sacrifier pour le progrès sont, je crois, des caractéristiques inhérentes à notre espèce, aussi consternantes que soient les tragédies de masse qu'elle s'est infligées en ce siècle. J'irais même plus loin : je suis convaincu que l'esprit humain est un caractère biologiquement déterminé — qu'il y a un gène ou des gènes qui lui correspondent, aussi certainement qu'un gène ou des gènes dictent la couleur de nos yeux ou la longueur de nos doigts. Que ce caractère soit l'œuvre de Dieu ou le produit du hasard, le fait est qu'il se reproduit en nous avec la même constance, la même prévisibilité que le lever et le coucher du soleil. Ce n'est pas notre intelligence, ni même notre forme physique, qui est le critère de notre humanité ; si l'homme est l'animal le plus accompli de cette planète, c'est à cause de cette force motivante et civilisante de l'esprit humain qui réside en nous. C'est lui qui nous rend capables de penser et d'agir courageusement, et de communiquer ce courage à nos compagnons. Je prédis qu'il deviendra un jour objet de recherche scientifique et de vérification expérimentale. Ces recherches commenceront probablement dans les « sciences humaines », mais elles finiront par déboucher dans le royaume de la quantification et de l'analyse. Je ne crois pas un seul instant que des esprits capables de résoudre les mystères de l'ADN ne sauront jamais élucider ce qu'encore aujourd'hui on n'hésite pas à appeler le miracle de la nature humaine. Comme dit Goethe, il n'y a pas de miracles ; il y a seulement les mystères de la nature, qui attendent d'être résolus. La base biologique de l'esprit humain une fois comprise, nous pourrons expliquer des qualités telles que l'altruisme ou la capacité innée de soigner, et de guérir. On a certes observé des aptitudes analogues dans d'autres espèces, mais elles n'y sont jamais aussi incroyablement développées que dans la nôtre. Elles forment l'infrastructure de nombreux rapports proprement humains. C'est là qu'est le fondement éternel de la relation entre le médecin et le patient. Eternel, je dis bien, car je ne pense pas qu'il disparaisse jamais. Contraire lient à tant de prophètes pessimistes, j'ai foi dans l'avenir de 1 art médiéval, ne serait-ce que parce qu'il est un aspect de cette qualité biologique que j'ai appelée l'esprit humain. Il y a plus d'un demi-siècle, le Dr Francis Weld Peabody fit cours à ses étudiants de Harvard sur les dangers de la tendance qu'a la médecine comme science à empiéter sur la médecine comme art. « La science et l'art ne sont pas antagonistes, dit-il, ils sont le supplément l'un de l'autre. » Et il conclut son cours par les trois phrases célèbres que je cite au début de cette introduction. Depuis, elles ont été répétées des milliers de fois devant d'innombrables groupes d'étudiants — car on ne saurait révéler plus clairement ce qui fait qu'on est un bon médecin, et la plus grande récompense qu'on y trouve. S.B.N., New Haven, janvier 1988. Chapitre I LE TOTEM DE LA MÉDECINE Hippocrate Il y a des gens qui ne croient pas que le Christ du Nouveau Testament ait existé. Ils contestent les actes qu'on lui attribue et doutent que les paraboles de l'Ecriture aient été jamais dites. De semblables soupçons pèsent sur bien d'autres fondateurs de religions ou de sectes. Les preuves apparemment les plus irréfutables ne convainquent pas toujours les penseurs. Qu'on adhère au rationalisme ou à la religion, on trouvera toujours quelqu'un qui vous prouve que la réalité est ailleurs. Le fondamentaliste profond voit une certitude ne requérant nulle documentation. Il voit la gloire de Dieu briller dans l'histoire et illuminer ces domaines mêmes, qui aux yeux des sceptiques, ne sont que ténèbres vides. Ainsi, tant que nous aurons des successeurs sur cette terre, les débats continueront entre ceux qui cherchent la vérité, les uns avec un petit v, les autres avec un grand. Sur un plan strictement pratique, il est d'ailleurs absolument inutile de savoir lequel des deux partis a raison. Percer les brumes qui entourent l'origine des religions modernes est bien moins important que de comprendre ce qu'elles sont devenues, et quelle influence elles exercent chacune sur l'histoire du monde et sa vision éthique. Mais le plus instructif, peut-être, serait de savoir l'impact collectif qu'elles ont sur la pensée de nos contemporains. Même chose, plus ou moins, pour Hippocrate, ce médecin grec qu'on appelle « le Père de la Médecine ». On croit connaître quelques faits de sa vie qui ne relèvent pas de la légende, et avoir de justes raisons de lui vouer cette vénération que nous ont enseignée les gardiens des traditions médicales. Pour le reste, rien n'est certain, en dehors de l'existence de sa sainte écriture. La tradition est un maître convaincant, même quand ce qu'elle enseigne est erroné. Elle nous dit que tous les textes hippocratiques sont l'œuvre d'un seul auteur; elle dit la même chose du Pentateuque, la première partie de la Bible ; et pourtant, dans un cas comme dans l'autre, il suffit de lire attentivement pour voir que ce n'est pas possible. De même que ces cinq premiers livres bibliques, les écrits d'« Hippocrate » semblent avoir été composés sur une longue période de temps par des auteurs différents, qui ont fixé, pour la postérité, une tradition orale de croyance et de pratiques. Gravure française du XVIIIe siècle : Hippocrate, tel qu'on se l'est toujours représenté. C'est l'image universellement acceptée — bien que rien n'indique qu'il fût vraiment ainsi. (Avec l'aimable autorisation de la Bibliothèque d'histoire de la médecine de Yale.) Ces écrits, qui forment le Corpus hippocraticum, contiennent — bien que dans une moindre mesure que la Bible à laquelle nous les comparons — certaines vérités éternelles et des pages d'une sublime littérature. L'ensemble est uni par une théologie, et c'est cette théologie, plutôt que l'auteur, qui le rend « hippocratique ». L'objet de la Bible, comme de la collection hippocratique, est la relation de l'homme à une puissance extérieure à lui. Mais dans le texte grec, cette puissance est la Nature ; Dieu et d'autres forces surnaturelles en sont exclus. C'est cet appel à écarter résolument toute éventualité d'une influence divine ou mystique sur les causes et le traitement de la maladie qui fut la grande contribution de l'école d'Hippocrate. Ce fut, pour reprendre la formule du médecin et historien suisse Erwin Ackerknecht, « la Déclaration d'Indépendance de la Médecine ». Nulle part, dans tout le Corpus hippocratique, on ne trouvera la moindre allusion à des causes qui dépasseraient l'entendement humain. Tout ensemble de symptômes a une cause ou des causes spécifiques, et le traitement doit tendre à corriger les circonstances de leur apparition — et pas seulement les effets de leur présence. Autrement dit, les circonstances dans lesquelles on est tombé malade doivent être considérées comme un facteur aussi important que les manifestations mêmes de la maladie. Les Grecs furent les premiers à croire que la vie de l'univers obéit à des règles rationnelles, raisonnables. Ils nous ont donné le concept de causalité et ont ainsi jeté les bases de la science. Avant Aristote, il y avait eu Hippocrate : le Corpus est le reliquaire des traités scientifiques les plus anciens qui nous soient parvenus. Qu'Hippocrate soit ou non l'auteur de ces documents fondamentaux, le fait est qu'il a réellement existé et fut, semble-t-il, un médecin très célèbre en son temps. Mais avant de relater le peu que l'on sait de sa vie, il est nécessaire d'évoquer brièvement ses prédécesseurs mythiques et ses confrères contemporains, et en particulier l'ensemble de croyances et de pratiques qui constituaient le culte d'Asclépios. Après l'époque d'Homère, le pouvoir de guérir, qu'on attribuait à l'origine à plusieurs dieux principaux : Apollon, Artémis et Athéna, passe peu à peu aux mains d'une divinité mineure, Asclépios (l'Esculape des Romains), fils d'Apollon et de la nymphe Coronis. Le mythe d'Asclépios est polymorphe : il est le produit, comme la civilisation grecque elle-même, de la confluence de traditions remontant à des civilisations antérieures. On attribuait à Asclépios de nombreuses guérisons miraculeuses, obtenues en général grâce aux visions qu'avaient en rêve les malades hébergés dans les temples qui lui étaient dédiés. Les sanctuaires d’Asclépios s'élevaient dans ce genre de lieu que toutes les civilisations ont reconnu comme « idéal » pour se refaire une santé : ils se situaient souvent sur un flanc de colline caressé par la brise, non loin de clairs ruisseaux ou de sources d'eaux pures à haute teneur en sels minéraux. L'air salubre, le plaisant spectacle des bois environnants, les beaux jardins et la présence spirituellement enrichissante des prêtres en longue robe, tout s'associait pour créer une atmosphère rassurante qui, en quelque sorte, invitait la santé à revenir dans le corps du pèlerin terrassé par le mal. Mais bien sûr, comme on venait là pour implorer le secours d'une divinité, c'étaient aussi des lieux où l'on priait, où l'on sacrifiait des animaux, où l'on gravait des tablettes votives. On appliquait comme onguent sur les membres blessés des serpents sacrés, qui s'y enroulaient, ondulant lentement et léchant les plaies, tandis que retentissait le chœur des prêtres entonnant des incantations solennelles ou des formules magiques. Ou bien — autre aspect de cette « théothérapie » — un prêtre entouré de ses suppliants pendus à ses lèvres narrait les miracles accomplis par Asclépios ou ses filles, Hygie et Panacée. Le dieu lui-même était là, sous forme d'effigie, tenant un long bâton autour duquel s'enroulait le serpent sacré — symbole magique qui est resté l'attribut de la médecine scientifique moderne. Toute la cure reposait sur le rêve envoyé par le dieu, dans lequel Asclépios révélait au malade endormi, soit directement soit symboliquement, les moyens de la guérison. Une fois préparé par les cérémonies mystiques et l'atmosphère éthérée du sanctuaire, le malade passait plusieurs nuits dans le temple lui-même, jusqu'à ce que la vision se produisît. Les prêtres en donnaient alors une interprétation s'accordant avec les moyens de traitement dont ils disposaient : diète, exercice, saignée, purge, ou encore ce qu'on appellerait aujourd'hui thérapie de récréation ou thérapie musicale. Parfois, le remède indiqué par l'oracle consistait purement et simplement à ordonner au malade de guérir à l'instant — sans doute pour faire jouer le pouvoir de la suggestion. Si le traitement était efficace, le mérite en revenait à Asclépios et ses ministres, qui acceptaient les prières et l'argent de leurs patients avec une égale piété. Dans le cas contraire, toute la faute retombait sur le client. En somme, le système asclépien — malgré ses aspects rationnels, ses temples-sanatoriums, etc. — relevait d'une conception totalement théurgique de la maladie : la maladie est provoquée par des forces surnaturelles inconnaissables, c'est donc de celles-ci que doit provenir la guérison. Pendant des siècles, les historiens ont pensé que la médecine hippocratique plongeait ses racines dans le culte d'Esculape, et ont vu dans les prêtres de ce culte les prédécesseurs et les maîtres d'Hippocrate et de son école. La vérité est tout autre : la doctrine hippocratique est née et s'est développée en opposition aux préceptes de la conception surnaturelle. Le nouvel enseignement était rationnel, empirique, et fondé sur le principe que toute maladie peut être traitée par des moyens naturels et connaissables. La confusion, chez les historiens, s'explique probablement par le fait que de célèbres médecins de l'époque (dont le père d'Hippocrate) s'intitulaient Asclépiades, sans être pour autant des adeptes du culte d'Asclépios. D'Hippocrate lui-même, nous ne connaissons avec certitude que la date et le lieu de naissance : vers 460 avant J.-C. dans l'île de Cos (à quelques encablures des côtes méridionales d'Asie Mineure). Cette certitude, nous la tenons de Platon, qui le connut, a fait de lui un des personnages de son Protagoras et l'évoque encore dans Le Phèdre. De tous les autres contemporains d'Hippocrate, aucun autre renseignement le concernant ne nous est parvenu. Heureusement, leur postérité en savait beaucoup plus sur son compte. C'est elle qui nous apprend, par exemple, qu'il était né d'Héraclide, un de ces Asclépiades qui se transmettaient de père en fils leurs secrets de médecins, et que, par lui, il descendait à la dix-neuvième génération d'Asclépios lui-même... A ce sujet, nos archéologues ont mis au jour des traces du culte d'Asclépios — tel que nous l'avons décrit plus haut — sur l'île natale du père de la médecine, Cos. Elles semblent indiquer que ce culte s'y établit au plus tôt en 350 avant J.-C. Hippocrate était déjà mort depuis une dizaine d'années au moins, vers 360, selon les auteurs qui le disent centenaire, et sur le continent — en Grèce — selon toutes les traditions. La première biographie complète que nous ayons de lui est l'œuvre d'un certain Soranus d'Ephèse, qui vivait au IIe siècle après J.-C., soit cinq cents ans après Hippocrate; il s'agit d'une hagiographie, tellement élogieuse qu'un grand point d'interrogation plane sur toutes les informations qu'elle donne, même quand elles sont tout à fait plausibles. Néanmoins, c'est la source obligée de notre brève esquisse. Selon Soranus, donc, Hippocrate fut initié à la médecine par son père Héraclide. Comme tous les médecins de son époque, il voyagea énormément, pratiquant son art dans les villes voisines et dans les îles de la mer Egée. Il donnait aussi des cours de médecine et de chirurgie pendant ces voyages, — moyennant salaire, semble-t-il. Le bruit se répandit des guérisons remarquables qu'il savait obtenir et des honneurs dont on le comblait. Sa renommée s'étendit à toute la Grèce, où partout on recherchait ses services. Il existe plusieurs statues et bustes d'Hippocrate — du moins identifiés comme tels par les spécialistes : ils montrent un homme assez âgé, à l'air noble et sage, avec une grande barbe et le crâne chauve, et un visage intelligent dénotant une fine sensibilité. C'était un membre très respecté de la célèbre Académie de médecine de Cos. Il serait mort à Larissa en Thessalie, à un âge très avancé. Il fut le contemporain de Platon, comme on a vu, ainsi que de Socrate, Périclès, Euripide, Eschyle, Sophocle, Aristophane, Hérodote, le père de l'histoire ; et il disparut quelque dix ans avant la naissance d'Alexandre le Grand, alors qu'Aristote était un jeune homme. Cette période fut marquée par une de ces étonnantes explosions d'énergie mentale qui, de temps en temps, font irruption dans le cours de la civilisation occidentale, renouvelant ses modes de penser et d'agir et ses formes d'expression. C'est avec les médecins hippocratiques que la médecine telle que nous la connaissons commence à se développer. Libérée de la superstition et de la nécromancie, se consacrant à l'observation systématique des processus vitaux déréglés, et liée à un code éthique qui établit que le premier devoir du médecin est celui qu'il a envers son patient, elle se donne le canevas sur lequel la pensée médicale continue de broder jusqu'aujourd'hui. L'école de Cos avait une grande rivale, dont le centre était juste en face de l'île, à Cnide, sur le golfe Céramique. Les Cnidiens pratiquaient une forme de médecine qui, à certains égards, était plus proche de 1? nôtre, car pour eux, la donnée première était non pas le malade mais la maladie. Les médecins de Cnide, comme ceux d'aujourd'hui, étaient des « réductionnistes », des coupeurs de cheveux en quatre qui s'appliquaient à classer les processus pathologiques et à formuler des diagnostics parfaits. Ils cherchaient à connaître les troubles organiques locaux spécifiques à l'origine des symptômes qu'ils rangeaient en catégories extrêmement fines. Mais alors, demandera-t-on, pourquoi est-ce la doctrine hippocratique qui a servi de fondement à la médecine moderne ? Le fait est que dans la Grèce antique, l'approche cnidienne souffrait d'une faiblesse essentielle : pour s'imposer, elle aurait eu besoin d'une connaissance de l'anatomie et de la fonction des organes bien plus précise que celle qu'on pouvait acquérir à l'époque. La dissection du corps humain était interdite ; pour des raisons religieuses, on procédait à l'inhumation aussitôt après la mort. D'ailleurs, dans cette civilisation, le cadavre inspirait une horreur sacrée même au médecin le plus endurci. Malgré tout, les Grecs possédaient certaines notions d'anatomie humaine que ne suffit pas à expliquer le fait qu'ils pratiquaient la dissection animale — ni le fait, tout aussi constant, que les guerres offraient mainte occasion de voir ce que les preux guerriers ont dans le ventre. On est donc obligé de supposer que dès cette époque, des individus hardis effectuèrent furtivement, à la hâte, quelques autopsies au moins partielles. Mais on n'en trouvera pas la moindre preuve dans tout le Corpus hippocratique. D'autre part, eût-on disposé de la masse d'informations nécessaire, qu'il eût encore fallu mener à bien des milliers d'études méticuleuses, pour comprendre comment telle ou telle évolution morbide, dans tel ou tel organe, se manifeste par tels ou tels symptômes. Et cela même acquis, quel profit aurait-on retiré des services de médecins qui, tout en connaissant parfaitement les processus pathologiques, n'avaient pas les moyens de les soigner ? La spécificité du diagnostic, sans spécificité correspondante du traitement (chose exclue, bien évidemment, à une époque scientifiquement aussi primitive), ne change rien à rien pour le patient. Mais la philosophie cnidienne a fini par devenir réalité, avec l'avènement de la médecine moderne, quand on s'est mis peu à peu à comprendre les bases physiques et biochimiques des mécanismes de la maladie et qu'alors, on a pu faire avancer à grands pas les techniques de traitement. Les prodromes de cette marche triomphale ne sont apparus qu'à la fin de la Renaissance ; le médecin enidien entra dans l'arène bien avant son temps. Etant donné les limitations de la science grecque, l'école de Cos eut bien plus de succès. Le médecin hippocratique envisageait la maladie dans tout le contexte de la vie du patient, et ses efforts tendaient à restaurer les conditions naturelles et les défenses de l'individu malade, et à rétablir le juste rapport entre cet individu et son environnement. Assurément, ces médecins (et leurs patients) subissaient les conséquences de la grande erreur de leur système, qui était de regrouper des états cliniques différents sous une même rubrique, et donc de les confondre — et cela, par suite de leur tendance à classer chaque maladie d'après son principal symptôme, la fièvre par exemple. Cependant, en mettant l'accent non pas sur la formulation du diagnostic mais sur le patient et son milieu et en faisant de lui, en quelque sorte, un membre de sa propre équipe thérapeutique, ils remportaient des victoires qui restaient hors de la portée de leurs rivaux. On peut reconnaître ici le germe de ce qu'on a appelé bien plus tard la médecine holistique, du moins de la médecine holistique sans le fatras d'idées saugrenues dont on l'a encombrée ces derniers temps. («Holistique» — du grec holos, «entier» — se dit d'une conception selon laquelle l'ensemble considéré a une réalité qui dépasse la somme des parties qui le composent et est indépendante de celles-ci. Dans le paragraphe précédent, j'ai aussi employé pour la première fois l'adjectif« clinique ». Si son sens va de soi pour tout médecin, je précise cependant qu'en tant qu'adjectif, ce mot, lui aussi d'origine grecque — klinê, « lit » —, qualifie tout ce qui a trait à l'observation directe des manifestations de la maladie au chevet des malades. Puisque nous sommes dans l'étymologie, signalons aussi que « patient » a gardé en médecine son premier sens, latin, de « souffrant » et que la racine de clinique, s'incliner, clin d'œil, etc., a aussi donné, par de tout autres détours, « client ».) C'est donc l'approche fondamentalement holistique et clinique d'Hippocrate qui fut le flambeau de la médecine grecque, qui la fit sortir du marais de la théurgie et de la sorcellerie. Hélas ! cette clarté ne dura qu'un demi-millénaire ; après la chute de Rome, elle se brouilla, on ne la comprit plus ; et pendant le millénaire qui suivit, on se servit du nom d'Hippocrate pour imposer des aberrations et étouffer l'esprit de curiosité et de recherche qui avait fait la gloire de son école. Même après la Renaissance, les tenants des restes putréfiés de l'hippocratisme ont continué de bombarder les forces de plus en plus compactes des dissecteurs et des chimistes, qui cherchaient des réponses dans les organes, puis dans les tissus, puis dans la structure même de la cellule. La dernière escarmouche de la guerre des Coaques et des Cnidiens a eu lieu il y a deux cents ans à peine, quand l'ensemble du monde scientifique a pris position en faveur de la pathologie organique spécifique. Le microscope a alors remplacé l'œil observateur du clinicien, et la molécule le patient. Et les « réductionnistes » se sont emparés de la place, y apportant les principes de la science médicale moderne. Le Corpus hippocratique qui, déformé (et même perdu à un moment), servit à soutenir les formulations des successeurs de l'école de Cos, durant les longs siècles qui vont de l'époque romaine au « réductionnisme », représente, selon les autorités en la matière, les vestiges d'une ancienne bibliothèque médicale fondée par cette école. Que de telles bibliothèques existaient ne fait aucun doute, encore qu'à l'exception de celle de l'île de Cos, il n'en soit rien resté. On peut raisonnablement supposer qu'elles contenaient toutes sortes de textes : ouvrages des Asclépiades et d'autres grands médecins, comptes rendus cliniques, cours, manuels et guides pratiques, essais traitant de la médecine ou de sa philosophie ; bref, une masse de documents très hétéroclites, comme dans toute bibliothèque de médecine, puisqu'il s'agit d'y réunir tout ce qui peut contenir des matériaux utiles pour l'étude des maladies. Cette description s'applique tout à fait à la Collection hippocratique : elle comprend environ soixante-dix textes, tous écrits en dialecte ionien, mais présentant un vaste assortiment de thèmes, de formes, de styles, et se contredisant même, parfois, sur des points de doctrine. Selon toute probabilité, le Corpus tout entier fut recueilli par une bibliothèque de la basse antiquité, peut-être par la plus grande, celle d'Alexandrie, où on l'attribua en bloc à un grand homme dont le nom était déjà célèbre entre tous. Le fait est que, selon l'avis unanime des érudits, certains de ces textes se distinguent de l'ensemble par la clarté de leur pensée, le message de haute moralité qu'ils transmettent et l'objectivité scientifique de leur démarche. A cela s'ajoutent certaines constantes stylistiques. Les philologues du passé, même les plus convaincus de la nature hybride de l'ensemble du Corpus, ont donc longtemps pensé que ce groupe de traités n'avait qu'un seul auteur, et méritait d'être appelé « Les œuvres authentiques d'Hippocrate ». Bien que l'authenticité de ce sous-ensemble soit elle-même remise en question aujourd'hui, cette distinction n'en est pas moins utile, car elle réunit en un tout séparé les documents qui contiennent les plus importantes contributions de la pensée médicale grecque. C'est essentiellement pour ces ouvrages précis que nous retenons le nom d'Hippocrate et que nous vénérons en lui le père de la médecine. Les disciples des grands chefs, qu'ils soient de l'espèce divine ou politique, s'accrochent aux déclarations les plus concises et vigoureuses de leur maître ; ils en font des amulettes philosophiques. Ces « amulettes », pour les tenants de la tradition coaque, c'étaient les Aphorismes d'Hippocrate. La première de ces maximes de médecine est la phrase la plus souvent citée de la médecine antique, et même de toute la médecine — de l'Art, comme aimaient à l'appeler les Grecs : « La vie est brève, l'Art est long, l'occasion fugitive, l'expérience trompeuse, le jugement difficile. » Y a-t-il jamais eu meilleure description des obstacles que rencontre tout homme qui aspire à guérir ses semblables ? Que ce soit un métier trop long et trop ardu pour qu'on puisse le dominer en une seule vie d'homme, tous ceux qui s'y sont essayés le savent. Mais je ne crois pas que tout le monde se rende compte, même parmi les médecins, à quel point il est rare d'avoir vraiment l'occasion d'étudier les malades et leurs maux, avec un soin suffisant pour en déduire des observations qui ajoutent réellement quelque chose à notre connaissance de l'homme. D'autre part, si l'on parle souvent de la valeur de l'expérience, nous savons tous que rien n'est trompeur comme la collection de souvenirs accumulée par chacun, même quand elle est « traitée » avec toute l'objectivité clinique dont est capable un médecin chevronné. Les mesures et les analyses quantitatives des phénomènes cliniques, activités qu'on honore des noms pompeux de statistique et de biométrique, sont elles-mêmes trompeuses. Si elles ne l'étaient pas, les chiffres des uns et des autres concorderaient toujours — ce qui n'est pas souvent le cas. Que l'on s'en remette à la mémoire, aux données ou à l'interprétation, l'expérience nous induit trop souvent en erreur. Enfin, il y a le jugement. Nous l'enseignons à nos étudiants, mais comprenons-nous nous-mêmes ce que c'est ? Après trente ans d'exercice, je ne suis même pas capable de définir ce mot, encore moins de reconnaître si lé «jugement » est là, dans mes pensées, au moment où j'examine un malade. J'essaie de faire ce qui semble «juste » ; mais parfois, ce qui apparaît comme la démarche à suivre pour ce patient-ci, aujourd'hui, est exactement à l'opposé de celle qui m'a semblé indiquée, hier, pour un autre patient, présentant pourtant apparemment le même problème. Si même les statistiques fournissent des réponses floues, le jugement ne doit-il pas être encore plus chancelant ? S'il était infaillible, les médecins ne seraient jamais en désaccord. Comme les statistiques qui se contredisent, le jugement d'un médecin s'oppose souvent à celui d'un autre ; et rien ne garantit qu'un traitement réussira plutôt qu'un autre. Nous voilà donc revenus au premier aphorisme d'Hippocrate : le jugement est difficile, difficile à apprendre, à appliquer, même à reconnaître ; la médecine a peu de certitudes — les Anciens ne se trompaient pas en l'appelant l'Art. Le principe fondamental du médecin hippocratique était que la nature tend à maintenir un état de stabilité ; constamment ses forces travaillent à préserver l'harmonie entre les éléments constitutifs de l'organisme. Quand cet équilibre existe, nous sommes en bonne santé. Mais qu'il vienne à se rompre, que, pour une raison ou une autre, il y ait trop d'un de ces éléments, et ce sera la maladie, chaque maladie particulière dépendant de la substance qui a pris le dessus sur les autres. La tâche du médecin est d'aider la nature à rétablir l'équilibre. Chaque maladie ayant un cours naturel qui lui est propre, le médecin doit l'étudier et le connaître au point de pouvoir prédire la marche des événements et déterminer si, et à quel moment précis, il doit intervenir, en donnant des soins qui favorisent l'œuvre de la nature. Le concept d'équilibre harmonieux des forces naturelles n'est pas une création originale des hippocratiques. Bien avant eux, des écoles de médecins virent dans la maladie le produit d'un déséquilibre entre les quatre « humeurs » : le sang, la bile jaune, la bile noire et le flegme. On pensait que ces quatre liquides organiques fondamentaux sont constamment renouvelés par l'alimentation ; et que le sang a son origine dans le cœur, la bile dans le foie, l'atrabile (bile noire) dans la rate et le flegme (ou lymphe, ou pituite) dans le cerveau. Cette théorie était très séduisante pour les Grecs, car elle satisfaisait leur exigence d'objectivité : ces humeurs, on pouvait les voir dans de nombreuses circonstances, c'étaient des substances tangibles, dont l'existence ne faisait aucun doute. L'atrabile, certes, pose un petit problème, mais on pense qu'elle correspondait aux selles noires provoquées par les saignements gastro-intestinaux, ou à ces vomissures à l'aspect de marc de café qu'on observe dans diverses affections cliniques. Ces humeurs circulaient et se mélangeaient à l'intérieur du corps, toujours selon les Grecs, et cela grâce à l'action du « chaud inné » — forme d'énergie engendrée par le cœur, et qui elle-même engendre les humeurs à partir des aliments consommés et assure leur équilibre. Le « chaud inné » était donc l'élément essentiel de l'ensemble homme. Il participait du pouvoir thérapeutique de la nature, de cette force qui travaillait non seulement à entretenir l'équilibre, mais à le rétablir si nécessaire. Les humeurs entretenaient un rapport direct avec les quatre « éléments » : feu, air, terre et eau ; et avec les quatre « qualités » : chaud, sec, froid, humide. Ainsi le sang représentait dans le corps le chaud-humide, la bile le chaud-sec, l'atrabile le froid-sec et le flegme le froid-humide. Le rôle respectif de ces qualités expliquait l'influence que les saisons ont sur l'organisme. Il était évident, par exemple, que le flegme, l'humeur froide-humide, augmente en hiver. Le printemps grec étant chaud et humide, cette saison était celle de la montée du sang. La bile prédominait pendant la chaleur sèche de l'été, et l'automne, froid et sec, favorisait l'humeur noire. Vomissements de bile, dysenteries, saignements de nez, catarrhes, jaunisses et fièvres de toute nature abondent dans les descriptions cliniques des hippocratiques : chacune de ces manifestations pouvait être reliée à une ou plusieurs humeurs, et à la saison où elle est la plus fréquente. Cela s'appliquait particulièrement bien à certaines maladies infectieuses qui revenaient régulièrement à certaines périodes de l'année. Ainsi la santé de l'homme dépendait non seulement des humeurs en lui, mais aussi de la vie du cosmos dont il fait partie. Avec ce système, on expliquait par exemple qu'un temps « anormal pour la saison » détraque les variations régulières des humeurs ; ou bien que les habitants de tel ou tel endroit sont sujets plus que d'autres à telles ou telles maladies, selon les vents dominants, les propriétés de l'eau qu'ils boivent, l'exposition au soleil, l'orientation de leur ville par rapport aux points cardinaux, etc. Evidemment, on redoutait beaucoup les brusques écarts de température et d'hygrométrie, qui affectent soudain l'équilibre humoral ; et l'on établissait un rapport direct et fondamental entre cet équilibre et la manière de s'alimenter. Le médecin hippocratique avait encore à tenir compte de bien d'autres facteurs pour mener à bien son travail. Le plus important, sans doute, était le tempérament de son patient, c'est-à-dire le dosage des quatre humeurs qu'il avait reçu de la nature et qui se manifestait dans son caractère et sa personnalité. C'est alors que nos langues et nos littératures se sont enrichies de la capacité de décrire les gens comme sanguins, bilieux, mélancoliques ou flegmatiques. Cela dit, il fallait chercher, au-delà des symptômes les plus évidents, des signes plus précis du déséquilibre humoral particulier qui provoquait une maladie donnée. A cette fin, on mit au point des méthodes très élaborées d'examen médical, qui multipliaient et affinaient à l'extrême les capacités perceptives des cinq sens. A cet égard les observations cliniques que nous a léguées l'école d'Hippocrate sont souvent d'une lecture fascinante, avec leur notation des moindres changements affectant la température, le teint, le faciès, la respiration, la posture, la peau, les cheveux, les ongles, la forme de l'abdomen, et qui encore aujourd'hui sont ceux que l'on cherche à identifier au cours d'une consultation méticuleuse. Vingt-cinq siècles avant l'ouverture des laboratoires d'analyse, les hippocratiques goûtaient le sang et l'urine, et n'hésitaient pas à en faire de même pour les sécrétions de la peau, le cérumen, le mucus nasal, les larmes, les expectorations et le pus. Ils humaient les selles et prenaient bonne note du degré de viscosité de la peau. Rien de ce qui sortait de l'organisme malade n'était écarté comme indigne d'attention. Ce qui est tout à fait remarquable, encore ici, c'est la qualité empirique de ce mode de diagnostic. Comme toute la théorie humorale, il reposait entièrement sur des phénomènes observables. C'était quelque chose de nouveau en médecine. Jusqu'alors, on ne formulait de diagnostic que d'après les symptômes les plus patents ; ou bien on ne s'efforçait même pas de déterminer les maladies, ni à fortiori leurs causes premières, puisque le traitement dépendait d'une intervention surnaturelle. Or, il y avait dans la méthode hippocratique une cohérence tout aussi stupéfiante, certainement, aux yeux du disciple qui, l'ayant acceptée et comprise, voyait tout découler de la théorie de base et s'agencer selon cette théorie. Assurément, cette théorie dérivait elle-même d'une interprétation erronée des événements observés à son origine, mais dans son propre cadre de prémisses, elle restait un système rationnel, fascinant pour les esprits logiques. Bien plus, encourageant l'observation, elle prépara la médecine à se servir des moyens de la science. La méthode hippocratique, fondée entièrement sur l'expérience observée, fut le précurseur de la méthode expérimentale (qui, elle, provoque aussi l'expérience). La médecine hippocratique, déjà, enregistrait scrupuleusement les données en se gardant bien de rien inférer de phénomènes qu'elle ne pouvait identifier. Déjà elle s'enseignait, comme on enseignerait un jour la médecine scientifique, au moyen de comptes rendus de « cas », et de cours de clinique au chevet des malades. Sa philosophie elle-même est restée la philosophie sous-jacente à l'attitude compréhensive et rationnelle, avec laquelle le médecin à formation scientifique d'aujourd'hui considère les problèmes et les souffrances des malades. Selon cette conception, la maladie est en quelque sorte un combat entre la nature et ce que j'appellerais les causes morbides. Le rôle du médecin est d'observer cette lutte d'assez près non seulement pour déterminer quand il convient d'intervenir, mais aussi pour reconnaître que, dans la plupart des cas, le mieux est de doser au minimum cette intervention — ou de ne pas intervenir du tout. Rappelons que « maladie » n'est pas synonyme de cancer ! Le médecin hippocratique comprenait que la puissance qu'il appelait Nature est une force formative, constructive et curative ; le corps humain tend à se guérir. Ce n'est que dans des circonstances exceptionnelles que les causes morbides l'emportent sur cette disposition naturelle de l'organisme à rétablir les rythmes équilibrants de la santé. Le principe directeur du praticien d'aujourd'hui reste celui que les sages de la médecine grecque léguèrent à son intention. Il est répété sous des formes différentes dans tout le Corpus ; c'est le traité « Des épidémies » (I, ii) qui l'exprime avec le plus de concision : « Aider, ou du moins ne pas nuire. » Pour des raisons qui apparaîtront dans les chapitres suivants, ce précepte fondamental nous a été transmis dans sa traduction latine : Primo non nocere — « Avant tout, ne pas nuire ». Mais comment la nature accomplit-elle son œuvre curative, et comment le médecin peut-il l'aider ? Considérant que la maladie est causée par l'excès d'une des quatre humeurs, le médecin hippocratique expliquait la guérison, en bonne logique, comme l'effet de l'expulsion de cet excès hors du corps du malade. Et ce résultat était obtenu, naturellement, par l'action de la force motrice des humeurs, le « chaud inné », qui faisait mûrir ou cuire l'excès nocif jusqu'à lui donner une forme éliminable. Ce processus était appelé pepsis, ou coction, et il produisait des déchets reconnaissables, tels que flegme, pus, diarrhée, excréments sanguinolents, écoulement nasal, expectoration de mucosités épaisses. Si la coction se faisait bien, si elle aboutissait à l'évacuation de toute la matière nocive, le patient guérissait ; sinon, il mourait. Quand cette expulsion était rapide et violente, on parlait de guérison par crise ; au contraire, on appelait lysis une disparition progressive et lente de la maladie. Tout ce processus était une guerre, entre la maladie et les forces défensives innées du patient. Le médecin grec n'avait guère de moyens pharmaceutiques ou physiques à sa disposition, pour aider l'opération de la nature. Il déterminait si la coction se faisait, en examinant les divers déchets émis par le corps, et il cherchait à prévoir l'issue : crise, lysis, ou mort. C'était un impératif de l'école d'Hippocrate qu'il fallait passer maître dans l'art du pronostic. En fait, c'était surtout un impératif de l'époque : dans une société qui ne contrôlait pas du tout la profession, le médecin pourvu d'une véritable formation avait besoin d'un moyen clair de se distinguer des charlatans. Dans l'Antiquité, d'autre part, la plupart des médecins voyageaient beaucoup, allant de ville en ville proposer leurs services, à la façon des artisans itinérants. Il fallait donc établir rapidement sa réputation ; et comment mieux y parvenir, comment mieux étonner l'opinion tout en gagnant la confiance des malades, sinon en formulant des pronostics, autrement dit, des prédictions, dont l'exactitude était bientôt vérifiée ? Le médecin hippocratique passait par une école où Ton attachait la plus haute importance à l'étude du cours des maladies. Dans ce domaine, qui est celui de l'évolution des syndromes cliniques, il était, autant que le permettait la science de son époque, un remarquable expert. Il savait que certains symptômes se présentent souvent en groupe — formant ce qu'on appelle un syndrome — et qu'il y a des enchaînements réguliers d'états maladifs, donc, que l'un étant donné, on peut prévoir l'apparition des autres. Ainsi il était bien préparé à pronostiquer et y était encouragé par l'éthique de son école. C'est un fait reconnu aujourd'hui que le médecin qui inspire la confiance sert non seulement son intérêt, mais aussi celui du patient. Cette confiance est même un facteur fondamental de l'art de guérir. Comme le dit notre auteur grec : « Quelques malades, sentant que leur mal est loin d'être sans danger, recouvrent la santé en se fiant à l'humanité du médecin. » La vérité de cet aphorisme d'Hippocrate est bien illustrée par l'histoire du cas suivant, qui n'a absolument rien d'unique, d'ailleurs ; tout clinicien ayant de l'expérience pourrait en raconter plusieurs du même genre. Il y a vingt-cinq ans, j'eus à soigner le père William Sloane Coffin, personnage « charismatique » (comme on disait en cette époque bouillonnante de la présidence Kennedy), qui était alors l'aumônier de Yale. Après une campagne particulièrement mouvementée en faveur des droits civils, Bill Coffin était rentré à New Haven fiévreux avec une vilaine toux et épuisé par un séjour dans une crasseuse geôle du Mississippi. Il était pourtant connu pour sa remarquable résistance physique et morale, mais au bout de quelques jours, les symptômes ayant empiré, il accepta de mauvaise grâce d'être admis à l'hôpital de Yale-New Haven. Il avait les bronches encombrées de collections de pus grouillant de staphylocoques — autrement dit, une grave forme de pneumonie. L'issue resta incertaine pendant plusieurs jours : la température ne descendait pas en dessous de 39°, et la « cause morbide » résistait à l’offensive combinée des spécialistes des maladies infectieuses avec leurs antibiotiques, et de votre serviteur avec ses aiguilles et ses tubes pour drainer le pus. Finalement, il apparut que seule une opération, difficile et risquée, pouvait sauver le malade. Celui-ci donna son accord, et je fixai cette intervention au lendemain matin, un mercredi. Or, dans la soirée du mardi, la fièvre s'évanouit brusquement, comme si quelques coction et crise miraculeuses avaient eu lieu au dernier moment, juste avant la périlleuse épreuve chirurgicale. On annula l'opération, et le révérend se remit rapidement. Qu'est-ce qui avait bien pu redonner soudain une telle vigueur au système immunitaire de notre patient ? C'était un mystère, qu'aucun de nous ne pensait pouvoir jamais expliquer... Cinq ans plus tard, j'assistai à un mariage célébré par le père Coffin. Je ne l'avais plus vu depuis sa guérison. Il respirait la santé. Pendant la fête, je le pris à part pour lui demander ce qui, à son avis, s'était passé ce fameux mardi soir. M'attendant à entendre le récit de quelque profonde expérience religieuse, je fus pris au dépourvu par sa réponse. «J'ai fait cela, dit-il, très sérieux, pour Bizzozero. » Je n'en croyais pas mes oreilles : en effet, dans le brouhaha général, j'avais compris « Belzébuth » !... Ayant répété ma question, j'entendis distinctement, cette fois : « Bizzozero. » Mon imagination se mit à travailler dans un tout autre sens, je me demandai si ce n'était pas là une prononciation originale, propre au révérend, du nom de quelque célèbre gourou hindou (autre mode de cette grisante époque). Puis je me souvins : Bizzozero était l'interne qu'on avait mis sur son « cas ». C'était un jeune homme doué, et plein de compassion et de dévouement. Il ne s'était pas contenté d'appliquer soigneusement les divers traitements essayés, il avait passé des heures en conversation avec son malade, lui administrant la médecine dont ses poumons, dont tout l'être de Bill Coffin avait le plus besoin : la révélation radieuse qu'il y avait là, à son chevet, un homme pour qui le véritable enjeu était d'arracher un compagnon à la vallée des ombres, et non pas seulement de traiter un cas intéressant. Voilà ce que disait à sa façon le père Coffin, quand il précisa : «J'ai fait cela pour Bizzozero ; je ne pouvais pas lui faire un coup pareil. » Mourir aurait été une injustice envers un médecin qui donnait tant de lui-même. Ainsi, alors que nous allions d'échec en échec, le jeune Bizzozero avait accompli un miracle — parce qu'il savait mieux que ses maîtres ce que signifie chercher à guérir. Ce mariage, où j'avais retrouvé notre ancien aumônier, ne dura que quelques années. Mais la leçon que j'ai reçue à cette occasion s'est inscrite en moi pour toujours. Les médecins hippocratiques, donc, comprenaient des choses que nous, des millénaires plus tard, nous commençons tout juste à étudier et à faire entrer dans nos calculs. Après un siècle de recherche des causes spécifiques (selon l'idée qu'à telle maladie correspond telle cause), même les savants de laboratoire ressentent la nécessité de nouvelles explications, de nouveaux facteurs. Nous découvrirons cette « autre chose » qui doit être là pour que les pneumocoques produisent une pneumonie, ou les cigarettes un cancer du poumon. Les causes n'agissent que dans un contexte, autrement dit seulement si de multiples conditions sont déjà réunies. Cela vaut pour toutes les causes, y compris les causes de maladies. Mais c'est cette réalité à laquelle la recherche médicale a fini par tourner le dos, par amour de la spécificité du diagnostic et du traitement ; et la plupart des chapitres de ce livre racontent cet acharnement à ne creuser qu'en direction des causes, qui a été une étape essentielle dans la conquête de l'ignorance médicale. La prochaine étape — vers la connaissance — sera la formulation d'un modèle tenant compte du fait que la maladie est due à la combinaison d'ensembles entiers de désordres fonctionnels ; et il est tout à fait probable qu'on s'apercevra alors que certains sont dans l'esprit. Ainsi les dernières années de ce siècle annoncent une phase tout à fait nouvelle dans la vieille rivalité entre Cnidiens et Coaques, puisqu'il semble s'avérer que les deux systèmes sont en fait compatibles. Plus on avance, aussi bien dans le traitement des maladies que dans la science de la santé, plus on constate que les deux vieux antagonistes se soutiennent mutuellement, et ont de moins en moins de raisons de se battre. Le patient, et chacune de ses cellules, ne s'en porteront que mieux. Les médecins qu'on accuse d'indifférence envers les besoins affectifs de leurs patients pourront se consoler en pensant que leurs lointains prédécesseurs hippocratiques avaient déjà à essuyer ce reproche. Peut-être que le détachement professionnel est particulièrement caractéristique de notre époque technologique, mais il est certain que l'insensibilité des docteurs suscitait autant de conversations indignées sur les chemins de Cos que dans les immeubles en copropriété de New York. C'était surtout l'accent mis sur le pronostic qui attirait au médecin grec ce genre de critique. Encore aujourd'hui, des historiens (extérieurs à la médecine, en général) le décrivent comme un observateur, notant, avec une impassibilité de greffier, le comportement de la nature ; et ils affirment qu'il s'intéressait plus au progrès de la maladie qu'au sort de son patient. Mais cela implique une dureté, une absence d'humanité que démentent les principaux traités du Corpus et le célèbre Serment. Le fait est que si le médecin hippocratique était habile à interpréter les signes et qu'on pouvait le croire quand il conseillait à son patient de se mettre en paix avec les dieux et avec ses proches sur terre ; le fait est, dis-je, que bien souvent, il n'avait guère de moyens thérapeutiques à offrir à ce patient. Mais dans l'ensemble, ces remèdes — purgatifs, émétiques (vomitifs), bains, fomentations (cataplasmes et compresses chaudes), saignées, vins, boissons douces, calme et repos, etc. — devinrent les principales armes de la médecine et le restèrent pendant près de vingt-cinq siècles. Evidemment, on n'attendait qu'une seule chose de la plupart de ces remèdes : qu'ils aident la nature à expulser du corps l'excès d'humeur. Sauf pour quelques préparations à base de plantes et quelques autres drogues, les auteurs du Corpus n'auraient pas eu de peine à décrire la panoplie d'un médecin de Paris ou de Philadelphie au début du XIXe siècle — ce qui en dit long, à la fois sur la valeur de l'apport des anciens Grecs et sur les conséquences, pour la science, de l'état d'esprit qui s'imposa par la suite en leur nom. S'il était un domaine redoutable pour les hippocratiques, avec leur philosophie de l'évidence objective, c'était bien la chirurgie. On peut professer de belles théories tant que les maladies naissent dans des organes internes invisibles et exercent leurs principaux effets par l'intermédiaire silencieux de la circulation. Mais quand le « problème » se pose à la surface du corps et que n'importe qui peut le voir, la situation exige une action qui est forcément, elle aussi, visible et qui doit être incontestablement réussie. En chirurgie, on a tôt fait de découvrir qu'un procédé est inefficace. Aussi, pour la chirurgie, les hippocratiques abandonnèrent les sentiers paisibles de la philosophie et descendirent se battre bravement dans l'arène. Et souvent, ils gagnaient. Car c'était la pratique qui comptait avant tout pour les Grecs : sachant tout ce que l'expérience a d'instructif, ils ne se leurraient pas, ils ne cherchaient pas à nier leurs échecs, sachant ce que l'étude de l'expérience peut avoir d'instructif. Ainsi ils élaborèrent un corps de techniques qui était bien moins sujet aux déformations de leurs futurs interprètes que le reste de leur thérapeutique. Et comme tout lecteur d'aujourd'hui peut s'en rendre compte, il n'y a aucune vérité cachée à chercher dans aucun des enseignements chirurgicaux de l'école d'Hippocrate. Ce sont des recommandations claires, utiles, dont les auteurs étaient manifestement des praticiens d'une grande adresse et d'une grande sagesse. Comme on peut l'imaginer, les Grecs soignaient toutes sortes de traumas. Ils connaissaient les principes de la réduction des fractures, posaient des éclisses, avaient compris la nécessité de scier les extrémités osseuses jaillies des fractures ouvertes. Ils faisaient écouler le sang et le pus de la poitrine, étaient habiles à évacuer les fluides de l'abdomen, perçaient les abcès au foie et aux reins, et obtenaient un taux élevé de guérison dans le traitement des hémorroïdes et des fistules, grâce aux mêmes principes qu'on applique encore aujourd'hui. Enfin, ils excellaient dans la chirurgie crânienne. Ils avaient des règles judicieuses pour déterminer quelles sortes de chocs exigeaient la trépanation, c'est-à-dire la perforation du crâne. Ils avaient compris qu'une pression qu'on laisse s'exercer trop longtemps sur le cerveau a des effets désastreux et, à la différence de leurs prédécesseurs égyptiens, ils recommandaient d'ouvrir aussitôt si le traumatisme interne semblait grave. Ici encore, ils se montraient des maîtres du pronostic. Ces textes de chirurgie sont émaillés de sains conseils sur la nécessité d'acquérir une grande habileté manuelle. Le chirurgien d'aujourd'hui, avec sa certitude que la méticuleuse technologie de son bloc opératoire est un produit du XXe siècle, fera bien de noter la valeur accordée par ses ancêtres hippocratiques au métier, à l'apprentissage de la technique. Ils reconnaissaient, comme le fait tout interne, que ce ne sont pas des dons innés, et qu'ils ne peuvent être acquis que par la recherche constante de l'inaccessible perfection. Même un grand maître de l'enseignement de la chirurgie aurait de la peine à améliorer en quoi que ce soit ce conseil donné par Hippocrate il y a deux mille cinq cents ans : « Exerce-toi à pratiquer toutes les opérations avec chaque main, et avec toutes deux ensemble, car elles sont semblables ; et que ton but soit la compétence, l'efficacité, la rapidité, l'absence de douleur et la grâce. » Certains passages, même dans les écrits cliniques du Corpus, jettent une vive lumière sur la philosophie hippocratique. Rares dans certains traités, omniprésents dans d'autres, ce sont les principes éthiques du médecin grec. Nous sommes ici aux véritables origines de la déontologie médicale occidentale, qui a émergé de nos jours au confluent de trois courants : un mélange de commandements judéo-chrétiens, les enseignements des grands moralistes, et l'héritage de l'école hippocratique. Tous se sont si intimement fondus qu'il est difficile de distinguer la source de tel ou tel principe. Cela dit, c'est la contribution des Grecs à ce code moral qui pose un problème. Pour les deux autres courants, on voit les facteurs qui ont joué : le monothéisme, avec son Dieu tout vertu et amour auquel le croyant s'efforce de s'identifier; ou les points de vue des philosophes nous disant, par exemple, que nous n'existons que comme partie d'un tout, que nous avons par conséquent des devoirs, etc. Il y a donc, certainement, de nombreuses façons de montrer comment les principes religieux et philosophiques sont entrés dans la conscience des médecins. Mais, avec tout le respect dû à ceux qui croient en la bonté naturelle de l'homme, le « pourquoi » de l'éthique médicale grecque reste obscur. Pourquoi, exactement, les médecins hippocratiques exerçaient-ils leur art d'une manière qui non seulement était irréprochable sur le plan éthique, mais a servi de modèle à presque cent générations après eux ? Qu'est-ce qui motivait leur haute moralité et leur profonde humanité ? Pourquoi, alors qu'il y avait tant de charlatans ne pensant qu'à remplir leur bourse, prêchaient-ils que les devoirs envers le patient transcendent toute autre considération ? A une époque où aucune autorité externe ne réglementait la profession, pourquoi observaient-ils, dans les communautés païennes où ils séjournaient, des règles de conduite qui, à nos yeux de modernes, ne peuvent être inspirées que par les plus hautes croyances religieuses et philosophiques ? Bref, pour résumer les choses crûment, qu'est-ce que ça leur rapportait ? A l'époque, n'importe qui pouvait s'intituler médecin et exercer la médecine. Aussi nocive que fût l'activité d'un prétendu guérisseur, il n'avait rien à craindre des lois. Les Grecs eux-mêmes ne savaient pas comment était venue à se créer cette situation, que le Corpus décrit dans le court traité « De la loi » : « La médecine est de tous les arts le plus relevé, mais à cause de l'ignorance fréquente de ceux qui l'exercent, elle est souvent rabaissée au-dessous de tous les autres. Voici, ce me semble, le principal motif de ce préjugé : c'est que la médecine est la seule profession dont le mauvais exercice n'est puni dans les cités que par l'ignominie; mais l'ignominie ne blesse point les gens dont elle compose, pour ainsi dire, la nature, car ces gens-là ressemblent exactement aux figurants qu'on introduit dans les tragédies : comme ceux-ci ont le maintien, l'habit et le masque d'un acteur, mais ne sont pas acteurs, de même il est beaucoup de médecins de nom, et fort peu par les œuvres. » Selon l'humaniste Ludwig Edelstein, ce serait un facteur purement pratique qui aurait catalysé le développement de l'éthique médicale grecque : ce code de devoirs professionnels donnait, en effet, au médecin hippocratique une place à part, dans la foule des charlatans qui lui faisaient concurrence. Il aurait « donc » eu la même fonction que la règle qui prescrivait de pronostiquer : prouver au patient et à sa famille qu'ils avaient affaire à un médecin d'un autre ordre que les imposteurs qui n'en voulaient qu'à leur argent. Comme le dit Edelstein, c'était « une éthique de la réussite extérieure plutôt que de l'intention intérieure ». Autrement dit, le médecin hippocratique ne se distinguait par son excellence que pour accroître sa réputation et sa clientèle... Notons quand même que pour cela, il se fit observateur attentif et peintre fidèle des maladies, thérapeute avisé et maître du pronostic, et fonda un code éthique qui caractérise toute médecine authentique, depuis que l'art de guérir s'est dégagé de ses sources pragmatiques. C'est ce point essentiel que relève l'historien allemand Markwart Michler : « Cette éthique a beau être encore, dans un sens strictement philosophique, très éloignée d'un système théorique des principes moraux de la médecine, elle n'en est pas moins comparable à cette aretê qu'Aristote attribuera par la suite aux actes moralement nobles de l'homme d'État. Une telle praxis kalê, dans le contexte spécifique de la médecine, augmente l’ "aide" que celle-ci apporte et la rend égale à la lettre du Serment, selon laquelle le médecin doit prescrire ce qui est à l'avantage du malade ; ce qui en fait le noyau d'une philosophie morale qui contribuera à établir l’humanitas du médecin grec. » Voilà des arguments convaincants et certainement valables. Mais le fait que l'éthique médicale grecque a surgi sur un fond de nécessités pragmatiques ne signifie nullement que de hauts principes moraux n'aient pas été un motif aussi fort et déterminant. On ne peut lire les textes hippocratiques, qu'ils traitent de thérapeutique ou des règles de conduite du médecin, sans reconnaître le sentiment de la justice, le sens du devoir et de l'honneur qui en émanent. Il y a une loi morale universellement valable, qui consiste dans le fait qu'on sent, tout simplement, que la bonne façon d'agir est celle-ci et non celle-là ; c'est cette loi qui imprègne la philosophie des hippocratiques. Ainsi Hippocrate devient le médecin idéal, et par conséquent idéalisé. Dans tous les siècles, on s'est référé à ses principes comme à la plus haute expression de l'éthique médicale et de la pureté intellectuelle. Et dans la société occidentale, il a pris l'aspect d'une icône. Par lui, on fait de la médecine l'égale de la religion et de l'humanisme — ne lit-on pas dans ses Préceptes : « Où est l'amour de l'humanité, là est aussi l'amour de l'Art » ? Nous en arrivons donc au célèbre Serment. Le profane qui le connaît par ouï-dire et les docteurs qui en ont depuis longtemps oublié « les paroles » sont unis dans leur certitude que tous les maux de la médecine moderne seraient évacués par coction et lysis si seulement on revenait à ce qu'ils se figurent être son clair code de vertu. Ceux qui critiquent la médecine en brandissant ce document sans l'avoir jamais lu pensent sans doute que vu son noble titre, il ne peut contenir qu'une révélation éthique universelle. Les chercheurs de perfections perdues invoquent des chimères, comme la pureté morale des premiers qui prêtèrent le Serment, ou l'Atlantide ! Toutefois, le fait que cette lunette à regarder dans le temps soit équipée de lentilles roses ne doit pas nous amener à conclure qu'il est futile de se pencher sur le passé et de tâcher de soumettre à un nouvel examen certaines vertus plus simples d'une époque plus simple. Une déc mcc morale cohérente n'est pas un but moins digne d'être poursuivi du seul fait qu'elle dépasse le comportement humain ordinaire. Les Grecs le comprenaient, et, comme nous, ils essayaient de faire ce qu'on attendait d'eux, avec — je le soupçonne — ni plus ni moins de succès que nous. Le Serment, donc, se divise en deux parties : la première est l'engagement ; la seconde, le code déontologique. Comme pour tous les textes classiques, les érudits ont débattu l'origine, les interprétations, les intentions de chacune de ces parties, et on ne voit pas pourquoi ils ne continueraient pas de le faire. Les uns reconnaissent dans le Serment une expression de la morale ascétique des pythagoriciens, les autres n'attribuent à cette secte qu'une faible influence, voire aucune, sur la médecine hippocratique. Les prohibitions concernant l'avortement, l'opération de la taille (extraction des calculs formés dans la vessie) et le suicide contribuent également à la confusion, puisqu'elles défient toutes trois la pratique médicale courante de l'époque — y compris celle d'hippocratiques connus. De plus, pour ce qui est de la chirurgie, le Serment est en contradiction avec certains passages du Corpus. La seule façon de traiter de tels débats, dans un ouvrage comme le nôtre, est de les éviter; aussi me contenterai-je de prendre ce texte au pied de la lettre, et d'essayer de développer un point de vue, plutôt que de présenter une controverse qui, apparemment, n'apporte aucune réponse irréfutable aux questions qu'elle soulève. Je jure par Apollon, médecin, par Esculape, par Hygie et Panacée, par tous les dieux et toutes les déesses, les prenant à témoin que je remplirai, suivant mes forces et ma capacité, le serment et l'engagement suivants : Je mettrai mon maître de médecine au même rang que les auteurs de mes jours, je partagerai avec lui mon avoir et, le cas échéant, je pourvoirai à ses besoins ; je tiendrai ses enfants pour des frères et, s'ils désirent apprendre la médecine, je la leur enseignerai sans salaire ni engagement. Je ferai part des préceptes, des leçons orales et du reste de l'enseignement à mes fils, à ceux de mon maître, et aux disciples liés par un engagement, et un serment suivant la loi médicale, mais à nul autre. Je dirigerai le régime des malades à leur avantage, suivant mes forces et mon jugement, et je m'abstiendrai de tout mal et de toute injustice. Je ne remettrai à personne du poison, si on m'en demande, ni ne prendrai l'initiative d'une pareille suggestion ; semblablement je ne remettrai à aucune femme un pessaire abortif Je passerai ma vie et j'exercerai mon art dans l'innocence et la pureté. Je ne pratiquerai pas l'opération de la taille, je la laisserai aux gens qui s'en occupent. Dans quelque maison que j'entre, j'y entrerai pour l'utilité des malades, me préservant de tout méfait volontaire et corrupteur, et surtout de la séduction des femmes et des garçons libres ou esclaves. Quoi que je voie ou entende dans la société pendant l'exercice ou même hors de l'exercice de ma profession, je tairai ce qui n'a jamais besoin d'être divulgué, regardant la discrétion comme un devoir en pareil cas. Si je remplis ce serment sans l'enfreindre, qu'il me soit donné de jouir heureusement de la vie et de ma profession, honoré à jamais parmi les hommes ; si je le viole et que je me parjure, puissé-je avoir un sort contraire. (Trad. Baillière, 1844.) La première section du Serment expose les règles fondamentales d'une corporation. Pour le jeune carabin d'aujourd'hui, rien n'est terrifiant et exaltant en même temps comme la découverte que, dès le premier jour de cours, ses maîtres ont commencé à le traiter comme un confrère, à qui il faut communiquer une masse énorme de connaissances, d'ordre technique et scientifique autant que philosophique et subjectif. Le paragraphe qui ouvre le Serment, en effet, proclame l'obligation, pour tous les membres de la profession, de se communiquer l'un à l'autre ces connaissances et de les transmettre aux jeunes gens les plus qualifiés pour les recevoir. L'enseignement de la médecine est, et reste, un des premiers devoirs du médecin. La seconde partie n'est en fait rien d'autre qu'un condensé des enseignements éthiques dont le Corpus tout entier est imprégné. Certains traités hippocratiques (« De la loi », « De la bienséance », « Du médecin » et les « Préceptes ») sont même spécialement consacrés à la conduite morale du médecin ; mais d'autres règles sont formulées par-ci par-là dans les autres textes, et la prestation de serment signifiait qu'on s'engageait à les respecter toutes. Elle avait lieu, selon les uns, au début, selon les autres, à la fin de l'initiation ; mais l'important, c'est qu'on ne vous permettait pas de toucher aux malades tant qu'Apollon n'avait pas entendu votre promesse solennelle. Il est tout aussi important de noter que le Serment n'est pas une profession de foi religieuse. Certes, il prend à témoin nommément Apollon et la famille d'Esculape, et la première et la dernière phrase sont le produit de croyances religieuses ou mystiques propres aux Grecs ; mais ni ici, ni nulle part ailleurs dans le Corpus, les dieux ne sont invoqués comme auteurs des maladies ou auxiliaires du traitement. La séparation de la science et de la religion est complète. La prohibition de l'avortement, dans le Serment, a donné lieu à quantité de spéculations érudites. L'avortement était courant chez les Grecs ; des philosophes comme Platon et Aristote l'envisageaient même comme une possibilité de choix souhaitable dans un Etat idéal. Restait la question de savoir jusqu'à quand, dans le cours de la grossesse, on pouvait le pratiquer sans danger, et sans risquer de tuer un conceptus qui fût déjà un être humain. Ceux qui pensent que cet éternel dilemme moral sera résolu par la philosophie, la science ou la bonne volonté du XXe siècle tardif seraient bien avisés de se pencher sur l'histoire sociale de la Grèce antique. Ils y retrouveront des arguments familiers. Aristote préconise l'avortement avant l'éveil de la « vie animale », mais même les néonatologistes d'aujourd'hui restent incapables de résoudre cette question délicate. Pour les platoniciens et les stoïciens le meilleur moment était carrément celui de la naissance ; pour les pythagoriciens, celui de la conception. En d'autres termes, les pythagoriciens condamnaient l'avortement, et c'était le point de vue minoritaire. Pourquoi Hippocrate et ses disciples Font-ils adopté ? Pourquoi, avec leur sens du devoir envers le bien-être de ceux ou celles qui sollicitaient leur aide, refusaient-ils d'interrompre une grossesse ? Le pourquoi est à trouver, je pense, dans le principe général du Primo non nocere qui inspirait implicitement tous leurs traitements. Le médecin hippocratique n'était pas un partisan de l'intervention ; il ne voulait que faciliter la volonté de la Nature. A une époque où l'antisepsie n'existait pas, l'avortement devait entraîner très souvent des complications et souvent la mort. Prendre le risque de causer un tort à une personne bien portante n'était certes pas dans la manière hippocratique. Une femme morte d'avortement, c'était une femme assassinée — issue condamnable, moralement, et désastreuse pour cette réputation à laquelle le médecin hippocratique tenait tant. L'avortement était une action hasardeuse qui violait donc à la fois ses principes éthiques et ses principes pragmatiques. Selon toute probabilité, ce sont aussi ces deux considérations fondamentales du Père de la Médecine qui expliquent l'interdiction faite à ses disciples d'aider quelque malade que ce soit à mettre fin à ses jours. Du point de vue pragmatique, le suicide signifiait que le traitement avait échoué ; et du point de vue moral, c'était la destruction d'une vie humaine. Là encore, les hippocratiques se distinguaient radicalement de leurs contemporains qui admettaient fort bien qu'on se donnât la mort, en général par le poison, pour échapper à des souffrances intolérables ou au déshonneur. Quant à « l'opération de la taille », des commentateurs plus tardifs nous ont laissé des descriptions horribles des procédés employés, en ces temps anciens, pour extraire les pierres ou les calculs de la vessie par des incisions pratiquées tant bien que mal entre les jambes écartelées des patients poussant des hurlements déchirants (on disposait pour tout anesthésique de la papavérine ou de la mandragore). Beaucoup mouraient après, ou même pendant l'opération. D'autres en gardaient des fistules d'où suintait constamment une urine infectée et fétide. On conçoit que de telles interventions, qui relevaient plus de la boucherie que de la chirurgie, fussent inadmissibles pour l'éthique hippocratique. Il valait mieux les « laisser à ceux qui s'en occupent », des artisans itinérants, appelés tailleurs ou lithotomistes, qui pratiquaient cette forme de torture médicale. Les disciples d'Hippocrate, d'ailleurs, n'hésitaient pas, si nécessaire, à requérir l'aide de leurs confrères. Cela était tout à fait dans l'esprit de la fraternité professionnelle célébrée par le Serment. On lit même dans le Corpus : « Il n'y a aucune disgrâce, si un médecin, embarrassé en quelque occasion auprès d'un malade, réclame la venue d'autres médecins avec qui il consultera sur le cas actuel et qui s'associeront à lui pour trouver le secours. » Enfin le Serment atteint le sommet de sa philosophie de la moralité personnelle dans ces phrases splendides qui imposent au médecin l'obligation de ne pas tirer avantage de la position privilégiée que lui donne sa profession. La retenue sexuelle et la discrétion (le secret médical, comme nous disons) sont ainsi présentées au novice comme des devoirs aussi contraignants que celui de soigner ou celui d'enseigner. Le traité « Du médecin » développe un corollaire de ces principes de conduite : « Quant au moral, non seulement il sera discret, mais il observera une grande régularité dans sa vie ; cela fait le plus grand bien à la réputation ; ses mœurs seront honnêtes et, avec cela, il sera pour tous grave et humain. Se mettre en avant et se prodiguer excite le mépris, quand même ce serait tout à fait utile. « Quant à l'extérieur, il aura la physionomie réfléchie, sans âpreté ; autrement, il paraîtrait arrogant et dur ; d'un autre côté, celui qui se laisse aller au rire et à une gaieté excessive est considéré comme vulgaire ; et cela, il faut s'en préserver soigneusement. » La psychanalyse appliquée à l'histoire de la civilisation nous dit que les racines des croyances religieuses se trouvent dans la pratique du totémisme. Le scénario est grosso modo le suivant : les membres d'une société primitive trouvent une grande figure qui les inspire et les conduit hors du marais de l'ignorance, ou de l'esclavage, ou de la peur ; ils confèrent alors à ce chef les qualités d'un dieu-roi. Une fois qu'il a été ainsi sacré ou intronisé, certains membres, jeunes, de cette société font de leur mieux pour le détruire, afin d'hériter de son pouvoir. Ce meurtre étant accompli, le chef défunt est élevé au rang de déité suprême du culte. On crée des mythes concernant sa vie, on lui attribue parfois une Ecriture sainte, et la gloire de l'immortalité auréole sa mémoire. On adore en lui la quintessence des vertus de la tribu. Il se peut, d'ailleurs, étant donné le caractère légendaire de ces traditions, que le personnage devenu totem n'ait pas du tout été un chef, voire qu'il n'ait même pas existé. Selon les théoriciens qui se réfèrent à Freud, les tenants de Moïse et du Christ sont passés, tout comme les païens, par ces stades primitifs de l'évolution des religions. A maints égards, tout cela rappelle le destin posthume d'Hippocrate. Il ne manque que le meurtre. Hippocrate est notre totem médical. Comme pour les autres fondateurs de religions, il importe peu, du point de vue pratique, de savoir s'il vécut ou non ; ou si les actes et les écrits qu'on lui attribue sont bien de lui. Ce n'est pas à l’homme que nous rendons un culte, mais à l'excellence de son héritage et de l'influence philosophique qu'il a exercée sur la postérité. Une culture qui fixe sa conduite morale d'après les Dix Commandements est ainsi en accord avec une culture qui vit selon les paroles du Père de b Médecine : Je passerai ma vie et j’exercerai mon art dans l’innocence et la pureté. Chapitre II LE PARADOXE DE PERGAME Galien Toute nature n'est qu'art, inconnu de toi ; Tout hasard, sens que tu ne vois ; Toute discorde, harmonie incomprise ; Tout mal partiel, universel bien ; Et, dépit d'orgueil, en dépit de l’errante raison La vérité est claire : Tout ce qui est, est Bien. Alexander pope, Essai sur l'homme (1733-1734). Cette croyance en une prédestination bonne qu'exprimait en 1734 le grand poète anglais fut quinze siècles durant le fondement de la pensée médicale. Aux yeux sceptiques du scientifique moderne, cette idée que tout est ordonné à l'avance en vue d'un Bien plus grand est une absurdité. Le fait qu'elle ait tenu tête si longtemps aux assauts du rationalisme semble rétrospectivement dépasser l'entendement. Mais à l'époque où Pope composait son chef-d'œuvre, le dernier et puissant assaut contre cette métaphysique de la providence qui, depuis l'époque de l'empire romain, était la clé de voûte de la médecine, avait à peine commencé. Ce dogme, inculqué aux médecins du Moyen Age et de la Renaissance, ce dogme si contraire au progrès scientifique, était l'héritage d'un grand homme : le médecin grec du iie siècle Galien de Pergame. La théobiologie de Galien est tissée de contradictions, comme le fut sa carrière : sa foi en un Créateur surnaturel démentait la parfaite objectivité de ses contributions de chercheur ; les débordements souvent odieux de sa conduite frappaient de ridicule la sérénité philosophique qu'il affichait ; il fut à la fois l'initiateur de la méthode expérimentale en médecine et le principal obstacle à son développement ultérieur pendant les quinze cents ans qui suivirent ; si la médecine moderne ne peut concevoir une science des maladies qui ne se fonde pas sur des connaissances anatomiques exactes, c'est à lui que nous le devons, mais c'est le prestige de son enseignement qui a empêché toute recherche en anatomie jusqu'au XVIe siècle ; il fut, de toute l'Antiquité, le champion le plus éloquent de l'observation directe et de l'expérimentation, mais il y mêlait des conjectures philosophiques et théologiques qui faussaient l'interprétation de ce qu'il voyait. Il a exercé sur la médecine la meilleure des influences, et la pire. Le spécialiste de science et de philosophie antiques reconnaîtra dans cette sommaire description de Galien certains éléments de la pensée de la période classique. On a comparé ses modes de raisonnement et de recherche à ceux d'Aristote, et, comme Aristote, Galien semble parfois ne faire de brillantes observations que pour en tirer de fausses conclusions. Dans le cas de Galien, cet aspect fut bien plus désastreux, et pourtant la médecine ne s'est pas donné plus grand maître en ses vingt-cinq siècles d'évolution. Il est le suprême paradoxe de l'histoire de la médecine. « Dieu », « le Créateur », et « la Nature » figurent très souvent dans ses écrits ; il est donc nécessaire de comprendre ce qu'il entendait par là. Galien vivait à l'époque du premier essor du christianisme; il savait fort bien quels attributs aussi bien le judaïsme que la nouvelle religion prêtaient à leur Etre suprême ; et dans plusieurs de ses ouvrages il consacre des pages entières à marquer ce qui l'oppose aux croyances judéo-chrétiennes. Son propre théisme est issu d'une tout autre tradition, pour laquelle la foi sans esprit critique est un obstacle à la découverte de la vérité. C'est la tradition de Socrate, de Platon, d'Aristote. C'est la même tradition qui a permis aux médecins hippocratiques de rompre avec les doctrines et les thérapeutiques mystiques du culte d'Esculape. C'est une tradition qui n'aime pas les miracles et les révélations divines. Bref c'est une tradition on ne peut plus contraire, on ne peut plus allergique aux théologies juive et chrétienne. Le seul dogme qu'ont en commun ces trois héritages est la croyance en un Être suprême. Pour les Juifs et les chrétiens du IIe siècle, Dieu a créé le monde, ses plantes et ses animaux à partir de rien. Après quoi, il a continué de parfaire sa création en accomplissant des miracles périodiques, de première ou d'infime grandeur. Il a parlé à ses créatures, partagé les eaux, guéri les incurables, envoyé des fléaux sur ceux qui rejetaient sa Parole ou persécutaient ses Élus, et, selon les chrétiens, envoyé un Messie pour racheter le genre humain. Selon les Juifs, il a du moins promis qu'il le ferait un jour. Que ces événements eussent eu lieu ou dussent avoir lieu, il n'y avait pas à en douter : la foi niait à priori qu'on pût s'apercevoir qu'en fait, ils ne s'étaient jamais produits et n'étaient que le résultat de malentendus ou des mythes. Enfin il y avait la croyance à la résurrection des morts : à la fin des temps, les corps se relèveraient de la putréfaction et de la poussière des tombes. De tous les articles de la foi judéo-chrétienne, c'était ce dernier que le génie gréco-romain avait le plus de mal à avaler. Comme l'écrit le médecin romain et païen du Ier siècle Aulus Celse : « Car quelle sorte de corps, ayant une fois subi une destruction complète, peut revenir à sa nature première et à cette organisation même dont il fut libéré ? N'ayant nulle réponse à cela, ils trouvent un refuge ridicule dans l'idée qu'à Dieu tout est possible. Or Dieu n'est capable de rien d'ignoble, il ne veut pas de choses contraires à la nature ; si l'on pousse la dépravation au point de désirer ce qui est dégoûtant, Dieu ne saura le produire ; on ne doit pas croire que cela se fera à l'instant. » C'est cette idée qu' « à Dieu tout est possible » que les Grecs contestaient. Dans une large mesure, leurs philosophes avaient fini par substituer au panthéon classique la suprématie d'un Etre suprême unique — mais ne jouissant pas des pouvoirs illimités d'un Jéhovah. Cet Être ne pouvait créer ex nihilo, ni s'opposer dans son action aux lois immuables de la Nature. Dans l'univers d'Aristote et de Galien, tous les événements obéissent à des lois naturelles auxquelles la divinité elle-même ne peut se soustraire. Notre devoir à l'égard de l'Etre suprême est donc de découvrir ces lois en exerçant notre faculté critique, et de ne pas nous en remettre en tout à la foi. La foi a-critique, fondement de l'orthodoxie chrétienne et juive, est, selon Galien, l'ennemie de la connaissance ; la croyance en une révélation divine est une ombre entre l'entendement et la vérité. Adorer le Créateur, ce n'est pas se répandre en prières et sacrifices ; c'est expérimenter, observer, afin de reconnaître ses voies et d'amener sa perfection en toutes choses. Dans le principal ouvrage d'anatomie qui nous reste de lui, De l'utilité des parties du corps humain, Galien qualifie le texte qu'il compose de « discours sacré », d'« hymne vrai à la louange de notre Créateur ». Et il poursuit : «Je pense, en effet, que la piété véritable consiste non à immoler des hécatombes sans nombre, non à brûler mille encens, mille parfums, mais à connaître d'abord et ensuite à apprendre à mes semblables combien grandes sont la sagesse, la puissance et la bonté du Créateur (...). S'il a su trouver en nous les dispositions les plus parfaites, c'est le comble de la sagesse; s'il a fait tout comme il l'a voulu, c'est la preuve d'une puissance invincible... » Les médecins hippocratiques avaient rejeté les forces surnaturelles afin de découvrir les voies de la Nature ; Galien étudia la Nature afin de découvrir les voies supérieures et parfaites de son Créateur, excluant toute métaphysique et tout miracle. C'est un credo digne d'un savant des temps modernes. La thèse de Galien fut attaquée, évidemment. Des auteurs juifs, en particulier, cherchèrent à la réfuter, d'autant plus que Galien critique le récit de la Création et le Pentateuque de Moïse, selon lesquels le pouvoir de Dieu est illimité. Son contradicteur le plus éloquent fut, mille ans après lui, le grand philosophe et médecin juif Maïmonide de Cordoue qui, s'il déplorait la théologie de Galien, ne l'en vénérait pas moins comme la principale source des connaissances médicales. Dans ses Aphorismes sur la médecine, Maïmonide déclare que Dieu est effectivement tout-puissant, autrement dit capable d'agir contre les lois de la nature ; et il demande seulement à tout incrédule témoin du moindre miracle de le reconnaître pour tel, car si un événement de ce genre, ne fût-ce qu'un seul, s'est produit, il s'ensuit que Dieu peut tout accomplir. « La perception d'un seul miracle est, pour celui qui le perçoit, une preuve absolue de la création du monde. » Pour Maïmonide, le pouvoir de Dieu n'est limité que par son incapacité de faire le mal. Là, les deux théologies se rejoignent, même si les Grecs utilisaient, au lieu du mot « Dieu », le terme de « démiurge », c'est-à-dire « artisan ». Dans ce sens précis, l'Etre suprême des Grecs, des chrétiens et des Juifs incarne la seule caractéristique qui soit la pierre angulaire du monothéisme : Dieu est bonté ; nous devons découvrir ses voies pour pouvoir être comme lui. Ainsi que le fait remarquer le médiéviste Richard Walzer d'Oxford, dans sa brève monographie Galen on Jews and Christians, cette idée, chez les Grecs, remonte au Timée de Platon où il est écrit : « Le Démiurge était bon ; or, en qui est bon, aucune envie n'entre jamais à l'égard d'aucun être ; étant exempt d'un tel sentiment, il voulut que toutes choses, autant que possible, devinssent à peu près comme lui. » Tel était le Dieu de Galien : d'un côté il était une incitation à une recherche qui démontrât la perfection de son œuvre ; de l'autre la croyance en la perfection de sa création, donc en la perfection des structures et fonctions du créé, rendait toute recherche superflue, une fois reconnus ces faits fondamentaux. Ainsi la première, et la plus persistante des contributions contradictoires de Galien fut celle-ci : il employa l'expérience et l'observation pour connaître la Nature, mais laissa un corps de connaissances que lui-même puis ses successeurs décrétèrent définitif. Toute recherche devenait donc inutile. Cela dura quinze cents ans, et pendant tout ce temps, étudier la médecine signifia étudier Galien. Son respect religieux pour les procédés d'observation impartiaux d'Hippocrate non seulement fondait sa méthodologie, mais lui servait aussi à exalter sa propre image. Il voulait s'imposer comme le grand interprète de la sainte écriture hippocratique, et il y a réussi. Il se vantait d'être le premier à avoir rendu les enseignements d'Hippocrate clairs et, partant, utilisables. Comme Trajan, qui pava les routes militaires de l'empire, Galien (c'est lui qui invoque cette analogie) avait transformé en allées aisément praticables les âpres sentiers du Corpus. Et le fait qu'on a vu effectivement en lui l'héritier de l'école de Cos n'est pas dû seulement au grand souci d'objectivité qui anime ses études, mais aussi à son habileté à se faire valoir. Ainsi il devint pour des générations et des générations le Grand Véhicule de la philosophie hippocratique. A l'époque de Galien, cette tradition avait éclaté dans plusieurs directions, fondées chacune sur une forme ou une autre de spéculation ; et diverses sectes médico-philosophiques rivales étaient apparues. Toutes s'unissaient dans la dénonciation du mysticisme, mais dans la pratique, l'esprit rationnel de l'école coaque se perdait — tandis que la figure d'Hippocrate médecin se chargeait de plus en plus de légende. Théories et systèmes se multiplièrent au détriment de l'expérience ; à quelques notables exceptions près, les descriptions précises des hippocratiques firent place aux hypothèses, aux conjectures, aux affirmations gratuites. A la fin, même les causes surnaturelles recouvrèrent une part de leur ancienne fascination. Le jeune apprenti-médecin du iie siècle de notre ère découvrait donc, en commençant ses études, une multiplicité déroutante de doctrines. Il est possible que le morcellement de la philosophie grecque — avec ses stoïciens, ses néoplatoniciens, ses pythagoriciens, ses péripatéticiens, ses épicuriens, et j'en passe — ait servi de modèle à la prolifération des sectes médicales : dogmatiques, méthodistes, empiriques, pneumatiques, éclectiques... Leurs querelles intestines, et néanmoins tout à fait publiques, les conduisaient à élaborer, chacune autour de ses positions, des constructions doctrinales de plus en plus labyrinthiques. La situation était mûre pour l'entrée en scène d'un penseur logique qui extrairait la part de vérité de chaque système, pour ramener la médecine dans le droit chemin de l'observation directe. Ce rôle, ce fut celui de Galien. « Galien ? C'est lui qui a tout fait démarrer, non ? » Cette simple réflexion, faite par un confrère peu avant que je m'attaque à la rédaction de ce livre, résume on ne peut mieux la contribution de Galien à l'histoire de la médecine. Galien, en effet, est le premier à avoir affirmé que pour comprendre les maladies, et donc soigner efficacement les malades, il est nécessaire d'avoir une connaissance précise de la structure du corps humain (ce qu'on appelle l'anatomie) et de la façon dont fonctionne chacune de ses parties chez les bien portants et chez les malades (ce qu'on appelle la physiologie). Jusqu'à une époque très récente, ces deux lignes de recherche sont effectivement restées « tout » pour la médecine ; et tous ses progrès ont résulté d'un approfondissement de nos connaissances en anatomie et en physiologie. Pour nous, ces principes sont d'une telle évidence qu'il semble inconcevable qu'on ne les ait pas toujours admis. On peut en dire autant de la circulation du sang, du rôle de pompe joué par le cœur ou du fait que nous pensons avec notre cerveau. Ces choses aussi sont si faciles à prouver que nous n'arrivons pas à imaginer une époque où elles étaient ignorées même des esprits les plus lucides. Mais la conception qu'on a de la maladie dans une société donnée est le reflet de la culture de cette société, et non de son intelligence. L'Occidental d'aujourd'hui préfère expliquer les phénomènes naturels par les moyens de la science, ce qui veut dire non seulement observer, mais expérimenter, enregistrer les données et rejeter systématiquement tout ce qui n'est pas vérifiable par les cinq sens. Le développement de la méthode scientifique est un mouvement qui dure depuis vingt-cinq siècles ; la médecine n'y est entrée de plain-pied que lorsque Galien a commencé à écrire. Les prédécesseurs de Galien se contentaient des très vagues notions d'anatomie qu'ils possédaient, et tenaient toute recherche dans ce domaine pour superflue. Galien reconnut qu'il était absurde de persister dans une telle ignorance, et il consacra sa vie à disséquer, expérimenter et montrer les formes et le fonctionnement des produits parfaits de la création divine. Croyant comme Aristote que « la Nature ne fait rien sans intention », il s'attacha à démontrer que chaque structure a une fonction spécifique, dont la nécessité est la raison d'être. Ainsi, de tous ses nombreux écrits, le plus célèbre es -il le De usu partium, ou De l'utilité des parties du corps humain. Conçus pour démontrer que « Dieu a révélé sa bonté en pourvoyant sagement à la félicité de toutes ses créatures », les travaux anatomiques et physiologiques de Galien ont révélé surtout une nouvelle conception du corps et des raisons qui le font tomber malade. Galien a autant de droits qu'Hippocrate au titre de « Père de la Médecine ». Dans le nord-ouest de l'Asie Mineure, à une quinzaine de milles de la mer Egée par la verdoyante vallée du Caïcos, brillait la prospère cité de Pergame, grouillante petite communauté de culture hellénistique et de droit romain. La bibliothèque de Pergame menaçant d'éclipser celle d'Alexandrie, les Ptolémées, pour arrêter son développement, interdirent l'exportation de papyrus. Mais les lettrés de Pergame eurent alors l'idée d'apprêter la peau d'animal pour l'écriture : ce fut la charta pergamena, d'où vient le mot « parchemin ». Si ce matériau se prêtait beaucoup moins que le papyrus (d'où « papier ») à la forme du rouleau, en revanche il était plus solide, et l'on pouvait le découper en feuillets plats et relier ces feuillets ensemble. Ainsi c'est à Pergame — ruines imposantes dans l'actuelle petite ville turque de Bergama — que sont nés le parchemin, le livre et, en l'an de grâce 130, Galien. A cette époque, ce qui valait à Pergame valait dans tout l'empire des Romains, vainqueurs des Grecs : on ne pouvait être un lettré, un homme de culture, sans posséder parfaitement le grec, la littérature et la philosophie grecques. Toutes les œuvres scientifiques de l'époque étaient écrites en grec, puisque toute la science de l'époque se fondait sur la pensée hellénique ; à Rome même, on s'inclinait devant cette supériorité culturelle des Hellènes, qui pour Galien fut toujours une évidence. Vers la fin de sa vie, il écrit avec son franc-parler coutumier : « Vous négligez la langue grecque, si plaisante et si bien faite pour exprimer les plus profonds sentiments, cette langue où abondent la grâce et la beauté ? Vous lui préférez des parlers aussi inconvenants que laids ? Il vaut bien mieux apprendre une seule langue, quand celle-ci est la plus parfaite, que d'acquérir six cents idiomes vils (...). Vous ne voulez pas, Seigneur, apprendre le langage des Hellènes, eh bien ! soyez un barbare, si c'est ce que vous voulez être ! » C'est donc dans une atmosphère totalement grecque que Galien naquit, le 22 septembre 130; son père était le célèbre architecte Nikon, homme richissime et très cultivé. Le nom donné à l'enfant, galenos (que nous avons déformé en « galien »), signifiait en grec calme et serein — qualités que son père Nikon possédait, paraît-il, au plus haut degré: «J'eus le bonheur, écrit Galien, d'avoir un père qui était parfaitement calme, juste, sensible et dévoué ; ma mère, au contraire, était d'un naturel si irascible que parfois elle mordait ses servantes. Sans cesse elle cherchait querelle à mon père et l'accablait de ses piailleries, comme Xanthippe faisait avec Socrate, (...) les pires contrariétés n'auraient pu troubler mon père, tandis qu'elle, au moindre désagrément, étouffait de colère. » La vérité oblige à dire que chez leur illustre fils, c'est l'hérédité maternelle qui prévalut, dans ses aspects les plus détestables. Jusqu'à quatorze ans, Galien eut pour professeur son propre père qui lui enseigna les lettres, la grammaire, l'arithmétique, la géométrie et les rudiments de la philosophie, et l'initia d'autre part à l'administration du vaste et riche domaine familial. Quand il eut quinze ans, Nikon lui fit fréquenter — et ce pendant trois ans — les principales écoles philosophiques de l'époque, non pas pour qu'il en choisît une mais, bien au contraire, pour qu'il acquît l'indépendance d'esprit et la capacité de penser par lui-même. Galien cite souvent dans ses œuvres ce principe paternel, et il l'appliquait : toute sa vie, il suivit sa propre voie, en marquant soigneusement ce qui le distinguait de toute secte médicale ou philosophique. Or Nikon, qui pensait destiner son fils au service de l'Etat (c'est-à-dire de l'empire romain), fit un rêve inspiré par Esculape et qui concernait la carrière de Galien. On s'inclina devant l'ordre divin, et peu après le jeune homme commença ses études de médecine. Cette irruption de l'irrationnel dans une éducation aussi sage et raisonnable ne fut que la première des nombreuses contradictions qui allaient caractériser la vie de Galien. Il croyait aux rêves : à vingt-sept ans, c'est un rêve qui lui dit de s'ouvrir une artère de la main pour se guérir d'un abcès à l'abdomen ; à trente-huit ans, c'est à la suite d'un autre rêve qu'il décida de ne pas accompagner à la guerre l'empereur Marc Aurèle ; et c'est encore un rêve qui, à quarante-trois ans, l'incita à terminer un traité, qu'il avait laissé inachevé, sur l'anatomie et la physiologie de l'œil. Et à plusieurs reprises il appliqua des traitements dont il avait eu la révélation pendant le sommeil. Lui qui niait farouchement les miracles ne perdit jamais une foi enfantine dans les pouvoirs d’Esculape. Un des plus grands sanctuaires du dieu se trouvait à Pergame ; les mystères qui s'y déroulaient firent sans doute une forte impression sur Nikon et Galien — malgré les réfutations d'Hippocrate. Galien partageait, d'ailleurs, la croyance selon laquelle le père de la médecine avait été lui-même élevé au rang des dieux, et il le vénérait comme tel, en attendant de le rencontrer peut-être un jour dans le séjour bienheureux des immortels. Apparemment, ce culte ne lui a jamais semblé incompatible avec la négation des miracles ; s'il avait soupçonné qu'il y avait là une incohérence, il ne l'aurait certainement pas étalée comme il le fait quand il écrit sur ces questions. Galien commença son apprentissage de la médecine à dix-sept ans. Il l'étudia à Pergame pendant quatre ans ; puis, Nikon étant mort, il quitta sa ville natale, peut-être pour fuir l'humeur bilieuse de sa mère, et fréquenta d'autres centres de l'enseignement médical, principalement ceux de Smyrne et de Corinthe. Et en 152, il débarqua dans la grande métropole d'Alexandrie, où il passa cinq années très fructueuses. Si l'œuvre expérimentale de Galien est absolument unique, toutefois il ne put découvrir et décrire des structures anatomiques inconnues jusque-là que parce qu'il héritait d'une tradition remontant aux savants hellénistiques de la grande période d'Alexandrie. Au IIIe siècle avant notre ère, par exemple, Hérophile et Erasistrate avaient pratiqué la dissection de cadavres humains, et peut-être même de condamnés vivants. Bientôt la conquête romaine avait mis fin à cette grande liberté de la recherche, et les quelques anatomistes sérieux avaient été forcés de revenir à l'étude des animaux. Mais les résultats des recherches faites à l'époque précédente avaient été conservés à Alexandrie, et Galien y apprit certainement beaucoup de choses sur la structure du corps humain. Il put aussi y étudier le premier véritable traité d'anatomie, ouvrage en vingt volumes écrit au Ier siècle par le Romain Marinus et aujourd'hui perdu ; Galien s'y est très souvent référé, avec un respect étonnant de sa part. Depuis son départ de Pergame, Galien était dans une situation tout à fait comparable à celle de l'actuel étudiant de troisième cycle qui, tout en continuant de recevoir un enseignement, a déjà commencé à mener ses propres recherches et à écrire. Il avait exercé sous la direction des médecins les plus en vue, il avait bénéficié de la meilleure formation médicale possible à l'époque, et il était passé maître dans la théorie et la pratique hippocratiques, aussi morcelé que fût alors l'héritage de l'école de Cos. Au iie siècle, on continuait — comme on continuerait de le faire pendant des siècles — à rechercher les causes des maladies dans les facteurs mis en avant par cette école : climat, situation géographique, métier, alimentation, tempérament, et leurs effets sur la balance humorale. On examinait minutieusement le corps du patient et tout ce qui en sortait, comme l'avaient enseigné les hippocratiques. Les thérapeutiques étaient devenues plus « agressives », comme on dit aujourd'hui, que cinq siècles auparavant, et la pharmacie s'était enrichie de nombreuses drogues végétales ou animales — sans que cela ait apporté, manifestement, aucune amélioration au sort des malades. Quant à la théorie, les Grecs étaient vitalistes : ils pensaient que les êtres vivants, à la différence des objets inanimés, sont dotés d'une essence spirituelle, qui est le principe de vie. Le vitalisme est une conception tenace : même la biologie moléculaire moderne ne s'en est pas complètement débarrassée. Les Grecs supposaient donc la présence un peu partout dans l'univers d'un esprit n'ayant ni substance ni forme, et qu'ils appelaient pneuma. Selon cette idée, nous sommes environnés d'un pneuma cosmique qui, comme l'air, est aspiré dans les poumons, d'où il passe dans la partie gauche du cœur, puis dans les artères, dont les pulsations sont l'effet de sa dilatation périodique ; on pensait donc que les artères véhiculent le pneuma, et non pas le sang. Celui-ci circulait uniquement dans les veines, pour apporter une nourriture plus terrestre aux diverses parties du corps. Dans la formulation grecque, les éléments essentiels de l'organisme humain sont les quatre humeurs, engendrées par le processus de la digestion, le chaud inné produit par le cœur, et le pneuma venu de l'extérieur. Quand, en 158, Galien retourna à Pergame, il connaissait évidemment toutes les subtilités de ce système, mais surtout il était déjà connu comme l'auteur de plusieurs traités de physiologie et d'anatomie. Et en bon élève des hippocratiques, il n'avait pas négligé la chirurgie. Il avait appris à remettre en place les articulations disloquées, à réduire les fractures et à soigner les traumatismes crâniens à l'aide du trépan. A l'époque on savait parfaitement bander ou recoudre les chairs lacérées, ligaturer les vaisseaux, et l'on excisait au couteau ou au fer rouge les tumeurs externes, les kystes et les polypes. On faisait écouler les collections liquides de la poitrine et de l'abdomen, on incisait et suturait les hernies ; et Ton extrayait couramment les calculs de la vessie, nonobstant le Serment d'Hippocrate et les hurlements des victimes. Galien, outre les talents qu'il avait acquis, avait des accointances au temple d'Esculade de Pergame ; son grand prêtre, ainsi qu'il en avait le pouvoir, le fit nommer médecin-chirurgien des gladiateurs du cirque, fonction dont Galien s'acquitta si bien que tous les ans, tant qu'il resta à Pergame, on le confirma dans cette charge. Pour notre jeune médecin, c'était une occasion unique d'étudier l'anatomie in vivo, ainsi que les altérations fonctionnelles qu'entraînent les types de blessures les plus variés. Ces combats de cirque à coups d'armes tranchantes, les plaies béantes, énormes, étaient une forme de vivisection humaine, impossible dans toute autre circonstance. Les battements du cœur, la pulsation puissante des grands vaisseaux sanguins internes et les ondulations serpentines des entrailles, on pouvait certes les observer chez les animaux ; mais pour le médecin qui cherche à découvrir les secrets du corps humain, rien ne vaut ce corps lui-même. En 162 cependant, Galien était arrivé à la conclusion que Pergame ne pouvait plus rien lui offrir ; il lui fallait une arène plus vaste, à la mesure de ses ambitions, de son génie, de ses capacités. Une guerre ayant éclaté entre Pergame et ses voisins galates, il partit pour Rome. Il avait trente-deux ans quand il commença sa carrière dans la cité impériale. Pome était alors une métropole prospère d'un million d'habitants, dont quelque deux mille médecins de diverses obédiences. A côté des cinq grandes sectes — dogmatiques, méthodiques, empiriques, pneumatistes et éclectiques — étaient apparus des groupes secondaires associant plusieurs doctrines, comme les thessalo-méthodiques, les pneumatistes érasistratiens, les éclectiques pneumatistes, etc. Il y avait aussi quelque cent cinquante sages-femmes qui non seulement s'occupaient des accouchements mais des maladies des femmes en général ; une centaine de prêtres-thérapeutes, et au moins une centaine de praticiens esclaves, attachés au service des grandes familles romaines. Parmi ces derniers, beaucoup étaient des Juifs faits prisonniers après l'écrasement de la révolte de Bar-Kochba en 132. La fortune sourit à Galien dès le début. Les circonstances lui permirent de révéler rapidement et à plusieurs reprises ses talents de diagnostiqueur, et il fut bientôt un médecin très recherché de la plus haute société. Son excellente formation littéraire et philosophique lui valut des amitiés précieuses. Les philosophes, en particulier, l'accueillirent comme un des leurs. Enfin, il fit des démonstrations publiques d'anatomie qui eurent un succès fou, absolument inattendu. Une telle célébrité suscita bien des jalousies. Le monde de la médecine romaine, avec ses sectes, mais aussi avec les énormes différences de niveau professionnel qui existaient entre ses membres, était un panier de crabes. Les rivalités entre disciples d'Esculape s'étalaient sur la place publique en discours haineux, insultants, orduriers : tout était bon pour ridiculiser l'adversaire. Galien, non content de les dominer, le disait, et avec une rare arrogance. Le mépris qu'il avait pour ses détracteurs et leurs sectes était souvent justifié, mais l'acharnement qu'il mettait à les poursuivre et les rouler dans la boue, l'impudence avec laquelle il se vantait de ses succès n'étaient pas du meilleur goût, et, en tout cas, étaient fort mal goûtés. Il se fit tant d'ennemis qu'à la fin, malgré la faveur et les appuis dont il jouissait auprès des riches et des puissants, sa vie même fut en danger : deux ans après son arrivée, il disparut soudain de Rome et retourna à Pergame. On a dit aussi que Galien redoutait l'approche de la peste qui ravageait les régions orientales de l'empire. Accusation difficile à prouver, car il semble que la terrible maladie avait depuis longtemps gagné Rome au moment de son départ. Une chose est certaine : aucun honneur ne revient au médecin qui abandonne son poste en temps d'épidémie et l'histoire n'a jamais pardonné cette fuite à Galien... Mais ses protecteurs romains lui firent fête, en le voyant revenir un an plus tard. C'était l'empereur lui-même, Marc Aurèle, qui l'avait rappelé. Marc Aurèle, se préparant à marcher contre les Marcomans, qui envahissaient les provinces du nord, requit pour son armée le célèbre médecin. Galien, étant citoyen romain, obéit et rejoignit l'expédition à Aquilée, pendant l'hiver 168-169. Une nouvelle épidémie de peste, cependant, obligea l'empereur à revenir dans la capitale, où il ramena Galien. C'est alors qu'on s'apprêtait à repartir en campagne qu'Esculape révéla en rêve à notre héros que lui, il devait rester. Il s'avéra bientôt que le jeune Commode, l'héritier impérial, ne pouvait se passer des soins de Galien. Sur ces entrefaites le médecin de la cour mourut, et Galien fut nommé à cette charge, ce qui était un très grand honneur. Désormais, il n'avait plus à craindre la vengeance de ses rivaux. De 169 à la mort de Marc Aurèle, en 180, il put s'adonner en toute liberté et avec beaucoup de moyens à ses recherches scientifiques ; et il ne manquait pas d'aides pour préparer ses manuscrits. Par la suite, il resta en faveur, bien qu'on ne soit guère fixé sur ses rapports avec Commode et les empereurs qui lui succédèrent. On ignore aussi où il passa ses dernières années, s'il resta à Rome ou retourna à Pergame ; on sait seulement qu'il mourut en 201. Tout au long de sa carrière, Galien a joué deux rôles publics tout à fait différents. Parfois il pose au sage socratique, chante le sublime altruisme de la médecine et proclame que le meilleur médecin est aussi un philosophe — formule dont il a fait le titre d'un petit traité. Dans ses écrits il invoque souvent la noble figure de son père, qui lui enseignait, comme il est dit dans les dialogues de Platon, qu' « aussi désirables que soient toutes les sciences, plus désirables encore sont les vertus de sagesse, justice, force d'âme et mesure, vertus exaltées par tous, y compris ceux-là mêmes qui ne les ont pas ». Mais Galien était bien le premier de « ceux-là » : il était vaniteux, irascible, querelleur, intolérant et prompt à l'offense. Bref tout l'opposé de ce dieu sans envie ni jalousie qu'il proposait comme modèle de la sagesse. Quant à l'emploi de l'argent et à la valeur de la gloire, il semble qu'il ait obéi, là encore, à deux règles très différentes, selon qu'il écrivait ou qu'il agissait. Vers la fin de sa vie, il écrit : « Les principes reçus de mon père guident ma conduite jusqu'à ce jour. Je ne suis adepte d'aucune secte, bien que je les aie toutes étudiées avec la même application et le même intérêt ; et comme mon père, je passe ma vie sans rien craindre de ce qui peut arriver chaque jour. Mon père m'a appris à ne faire aucun cas de l'opinion et des louanges, et à rechercher la seule vérité (...) Il soutenait aussi que la fin première de la propriété personnelle est de nous mettre à l'abri de la faim, du froid et de la soif; et que s'il reste quelque chose en sus du nécessaire, il faut le consacrer à de bonnes œuvres. » Et de se dépeindre « partageant son vêtement avec celui-ci, nourrissant et soignant gracieusement celui-là, réglant les dettes d'un troisième »... Plutôt la pauvreté que la perte de la dignité ! Qu'une bonne partie des revenus de Galien ait fini dans la bourse des nombreux copistes qu'il engageait pour ses publications, cela est certain, comme le fait que la bibliothèque qu'il avait acquise valait une fortune. L'histoire n'a pas retenu ses actions charitables, mais il n'y a pas de raison de douter de ce qu'il avance à ce sujet. Cela dit, même s'il choisit effectivement de mener une existence simple de célibataire, Galien eut toute sa vie durant de gros revenus. Il avait hérité de la rente confortable du vaste domaine paternel et avait pour clients les malades les plus riches de l'époque. Il pouvait toujours afficher un mépris souverain de l'argent et dénoncer ceux qui font un vil commerce d'un « Art aussi noble » (que la médecine). Il y a toujours eu des cyniques pour faire remarquer qu'il y a au moins une certitude dans la vie des philosophes : celle de se remplir le ventre à mesure qu'il se vide. Quant à n'avoir fait « aucun cas de l'opinion et des louanges », cela est en contradiction on ne peut plus criante avec les écrits mêmes de Galien : aucun autre auteur dans l'histoire des sciences n'a montré une telle suffisance, une telle prétention, un tel besoin de prouver qu'il est le meilleur et le seul dans le juste. Ce qui ne l'empêche pas de prêcher ailleurs un superbe dédain pour la gloire et les acclamations du public, ou encore un détachement tout philosophique. Ces critiques, aussi justes qu'elles soient, ne diminuent en rien la grandeur de l'œuvre accomplie par Galien. Les traits de caractère les plus déplorables ne sont nullement incompatibles avec une grande intelligence. Tel était le cas de Galien de Pergame. Lutteur arrogant, querelleur et souvent hypocrite, il était doué d'une clarté et d'une envergure intellectuelles qui lui permettaient de regarder sans œillères les phénomènes et de voir la vérité là où les autres imaginaient. Ce n'était pas rien que de rejeter toutes les notions préconçues auxquelles on se raccrochait dans les diverses sectes, et de retrouver un regard neuf. Ainsi la doctrine de Galien se forma, s'imposa et substitua à une approche philosophique de la maladie une approche expérimentale. Hippocrate avait enseigné à ses confrères l'idée que la médecine est un art (rappelons une fois pour toutes que dans cette formule dont beaucoup se repaissent, « art » a son vieux sens de technique particulière à une activité ; c'est d'ailleurs la traduction du mot grec tekhnê) ; Galien leur montra que c'est un art qui peut se fonder sur les vérités de la science. Les hippocratiques avaient pratiqué et prôné l'observation objective comme la première règle de la médecine clinique ; Galien l'appliqua à la recherche. Que cette règle ait été complètement ignorée après sa mort est peut-être le plus grand des paradoxes galéniens : en effet, c'est la force même de son influence posthume qui pendant quinze siècles a inhibé toute pensée libre, toute expérimentation dans le domaine médical. Le renouveau de la recherche aux xvie et xviie siècles fut le fait d'hommes qui avaient oublié quel évangile l'avait déjà prêchée. Le système développé par Galien se fondait sur la pratique de la dissection en anatomie, de l'expérience en physiologie, et de l'observation en clinique. Quand il se trompait, c'était parce qu'il était un homme de son temps : un Grec pour qui les spéculations philosophiques et les exercices de logique avaient autant de valeur que l'observation impartiale. Le savant qui croit que toute structure, toute fonction est prédéterminée par une Intelligence Supérieure ne se doute pas qu'il fausse ses conclusions en les encadrant dans une téléologie — c'est-à-dire en interprétant ce qu'il voit comme la preuve de l'accomplissement d'un grand dessein dans la nature. Ils ne se sent pas incohérent, quand il comble les lacunes entre les choses connues avec des choses qu'il invente — pourvu que le résultat révèle la perfection du plan divin. Cet hommage ainsi rendu à l'œuvre divine, Galien le tenait pour la meilleure part de sa propre et humble œuvre d'homme ; c'était en fait sa plus grande faiblesse. Homme de son temps comme nous l'avons dit, il ne lui venait tout simplement pas à l'idée que lorsqu'il s'agissait d'expliquer la structure et le fonctionnement du corps humain, ses facultés raisonnantes, aussi puissantes qu'elles fussent, ne pouvaient remplacer ses sens. A ses yeux, une hypothèse valait un fait brut, et une conjecture bien faite emportait autant la conviction qu'une expérience. Peut-être sommes-nous trop durs envers Galien ? La spéculation n'est-elle pas partie intégrante de toute science ? Et surtout de ce fascinant interfluve de science et d'art qu'est la médecine, où l'envie de soigner devance si souvent la simple possibilité de voir ? Les chercheurs d'aujourd'hui ne disent plus « spéculation », ils disent « théorie » ! Hâtons-nous d'ajouter — ceci pour rendre justice à nos collègues scientifiques — que leurs théories s'élèvent sur un fondement factuel solide ; mais pourquoi ? Parce que depuis Galien, dix-huit siècles ont passé, et les chercheurs d'aujourd'hui disposent de bien meilleurs moyens d'établir leurs « faits », et de beaucoup plus de gens pour les aider à les chercher. Vues comme théories élaborées à partir des rares faits connus à l'époque, les spéculations de Galien ne semblent-elles pas, somme toute, excusables ? On peut se dire, cependant, qu'un expérimentateur aussi doué que lui aurait pu perdre moins de temps à philosopher ; c'est là que les voies de Galien se séparent de celles de la science moderne. Le chercheur moderne est principalement un expérimentateur et un observateur ; il ne cède au besoin de théoriser que lorsque celui-ci est imposé par une abondance de faits allant dans le même sens. Galien, au contraire, n'avait que quelques points de repère certains à sa disposition ; mais il croyait savoir quelle courbe devait passer par eux et les expliquer. La grandeur de Galien est dans la qualité, l'intelligence des procédés expérimentaux qu'il inventa pour établir la position de ces points ; son échec est dans la rareté des points ainsi acquis, dans les tracés par lesquels il crut devoir les joindre et dans les extrapolations qu'il ajouta à sa courbe. En d'autres termes : alors que le chercheur actuel est fasciné par les menues découvertes que lui apporte son travail quotidien et se méfie des spéculations, des théories et des certitudes définitives, Galien, lui, possédait la Vérité éternelle : ses expériences, aussi bien conçues qu'elles fussent, étaient d'abord conçues pour la montrer, cette vérité, et leurs résultats interprétés pour la démontrer. Il y avait une autre grande faiblesse dans l'œuvre de Galien, et dont il était dans une certaine mesure conscient : son anatomie n'était qu'anatomie animale. Galien n'a jamais vu disséquer un corps humain. Une fois, au bord d'une route, il tomba sur le cadavre d'un brigand, déchiqueté par les oiseaux. Une autre fois, il trouva un corps en pleine putréfaction sur la rive d'un fleuve. Que pouvait-il retirer de telles découvertes ? Il avait une connaissance précise du squelette humain depuis son séjour à Alexandrie, mais pour le reste, tout ce qu'il savait et apprenait lui venait de la dissection d'animaux de toute espèce, morts ou vivants. Son sujet favori était le macaque, étant donné sa grande ressemblance avec l'être humain et ses dimensions, qui permettaient de l'étudier entièrement avant le début de la décomposition. En général il tuait ses sujets par immersion, pour modifier le moins possible les structures. Il les dépouillait lui-même, au lieu de laisser ce travail à ses aides, ce qui lui permit de découvrir les muscles du peaucier qui avaient échappé à l'attention des rares autres disséqueurs de l'Antiquité. Galien expose son credo, avec sa vantardise habituelle, dans le deuxième livre de De usu partium : « Ici s'impose une observation d'ordre général concernant tout mon traité ; je la fais une fois pour toutes ; ce que j'expose ici, ce sont les parties internes telles qu'elles se révèlent à la dissection. Personne avant moi n'a fait cela avec aucune exactitude. Par conséquent, quiconque désire connaître l'œuvre de la Nature doit se fier non aux livres d'anatomie mais à ses propres yeux, et donc venir me voir, ou bien consulter un de mes associés, ou bien encore s'exercer à pratiquer soi-même tout seul des exercices de dissection ; tant qu'on se contente de lire, on sera enclin à croire plutôt les anatomistes qui m'ont précédé, car ils sont bien plus nombreux. » Or (et il faudra revenir sur ce point dans les chapitres suivants) c'est justement parce qu'André Vésale, au XVIe siècle, et William Harvey, au XVIIe, ne se contentaient pas de lire mais ne se fiaient qu'à leurs propres yeux, qu'ils pratiquèrent eux-mêmes la dissection et l'expérimentation et purent démontrer les grandes erreurs commises par Galien. L'édifice de la médecine galénique commença alors à s'ébouler. Mais ce qu'il en reste aujourd'hui est à jamais inébranlable. Quand Galien se conformait à son credo, c'était un savant incomparable. Voici par exemple comment il prouva que les artères contiennent du sang — démonstration qui est la plus importante de ses contributions à la science médicale. Jusqu'à lui, en effet, on soutenait que les artères servaient à transporter le « pneuma » dans le corps. On avait certes observé les jets de sang qui sortent d'une artère sectionnée ; mais pour expliquer ce phénomène sans remettre en question la théorie, on supposait l'existence de nombreux points de communication entre veines et artères, par lesquels le sang se déversait dans celles-ci dès qu'elles étaient ouvertes. Galien, prenant un animal vivant, isola un segment d'artère en liant celle-ci en deux points assez rapprochés pour qu'on pût démontrer que, le long de ce segment du moins, il n'y avait aucune de ces communications directes (tout à fait imaginaires) entre veines et artères. Il tailla entre les deux points : le sang qui sortit ne pouvait provenir que de l'artère elle-même. Il utilisa un procédé analogue pour montrer que les pulsations artérielles ont leur origine dans le cœur et ne sont pas causées par les dilatations périodiques du pneuma, comme le croyaient ses contemporains. Opérant sur un chien vivant, il fit une ligature à la grosse artère d'une de ses pattes, ce qui fit disparaître le pouls dans le segment d'artère situé en aval, bien qu'il restât rempli de sang. Il défit la ligature, l'artère recommença à battre ; Galien en déduisit que ce phénomène est provoqué en amont, par le cœur lui-même. Pour démontrer que le cœur, comme les artères, ne contient pas que du pneuma, il inséra une fine canule dans le ventricule gauche d'un animal vivant : il en jaillit du sang rouge. Mais à ce point, le philosophe grec en Galien reprend le dessus, et il se lance dans de longs raisonnements pour prouver que le liquide rouge plus clair et apparemment plus ténu qui se trouve dans la partie gauche du cœur et dans les artères est du sang qui transporte le fameux pneuma. Si, dit-il, la paroi du ventricule gauche du cœur est toujours plus épaisse que la droite (ce qu'il a constaté avec son génie de l'observation), c'est pour (et là, nous passons au finalisme et à la pure spéculation) maintenir l'équilibre central et la position verticale du cœur, le sang mêlé de pneuma du ventricule gauche étant plus léger que le sang noir et visqueux d'aspect contenu dans la partie droite. Galien avait étudié la pulsation du cœur sur les animaux et, une fois, avait pu observer un cœur humain en action : celui d'un enfant malade dont le sternum s'était entièrement décomposé. Sa conception générale de la circulation du sang est trop complexe pour que nous 1 exposions ici ; disons seulement qu'il la concevait comme un processus d'irrigation par infiltration, du centre vers la périphérie, plutôt que comme une série circulaire d'événements où le même fluide est purifié, aéré, enrichi et sans cesse renvoyé dans l'organisme. D'autre part, comme il fallait — pour les besoins de la théorie — que le pneuma pénètre d'une façon ou d'une autre dans les veines, Galien supposait que la cloison interventriculaire était poreuse. William Harvey devait démontrer, en 1628, qu'il n'en est rien, et ce fut l'un des plus grands coups portés à l'autorité du médecin grec par les savants du XVIIe et du XVIIIe siècle. Mais passons à un autre chef-d'œuvre de Galien : son étude du rôle du diaphragme et de la paroi thoracique dans la respiration, étude qui consiste en une série d'expériences ingénieuses — le sectionnement de divers nerfs et muscles en particulier — pour découvrir ce qui fait que l'on respire. Ainsi, il fut le premier à avancer que c'est l'augmentation de volume de la cage thoracique, due à l'action du diaphragme et des muscles costaux, qui fait entrer l'air dans les poumons, et non l'inverse. Une expérience qu'il fit pour prouver cette thèse illustre à quel point il pouvait être en avance sur son temps par le perfectionnement de ses méthodes. Il pratiqua, entre deux côtes d'un animal, une petite incision, à laquelle il ajusta l'ouverture d'une vessie desséchée. On put voir alors cette vessie se gonfler pendant l'expiration et se vider pendant l'inspiration, ce qui mettait en évidence le vide partiel créé par l'expansion de la cavité thoracique. C'est ce vide partiel qui aspire l'air dans la trachée et dans les poumons ; que Galien ait réussi à démontrer cela en dit long sur la clarté de sa pensée (quand il s'abstenait de l'encombrer de spéculations philosophiques). On croyait à l'époque que l'urine est produite, non dans les reins, mais dans la vessie. Galien réfuta cette opinion en faisant une ligature, juste à la sortie du rein, aux deux uretères (les canaux qui relient les deux reins à la vessie) : il apparut qu'aussi bien les deux uretères que la vessie restaient vides... Rien de plus simple, dira-t-on ; mais les choses les plus simples ne sont-elles pas les plus difficiles à faire admettre, quand la croyance générale les nie ? On trouvera dans les écrits de Galien bien d'autres exemples semblables d'expériences intelligemment conçues et correctement interprétées. Je me limiterai à évoquer ses travaux remarquables concernant le système nerveux. Ici, les expériences physiologiques de Galien sent un modèle de précision et de rigueur. Nous avons déjà signalé son étude du mécanisme de la respiration : c'est en coupant le nerf phrénique, qui descend par le cou jusqu'au diaphragme, qu'il démontra le rôle de ce muscle dans la respiration ; il fit de même avec les nerfs moteurs des muscles costaux, et sectionna la moelle épinière à divers niveaux, dans le haut du dos, afin de déterminer le rôle de chaque anneau successif de muscles dans le travail d'ensemble qui produit l'expansion de la cavité thoracique. Il remarqua aussi que si l'on incise la moelle épinière de bas en haut, le long de son axe central, aucune paralysie ne se produit ; que donc chaque côté commande ses nerfs indépendamment de l'autre côté ; qu'inversement, tout sectionnement transversal de la moelle, à quelque niveau que ce soit, rend inertes tous les muscles desservis en aval ; qu'enfin, si l'on ne sectionne qu'un côté de la moelle, la paralysie ne concerne que la partie droite ou gauche du corps. Ces études expérimentales étaient confirmées par l'observation clinique des blessés que Galien avait à soigner. Par exemple, comme l'innervation des bras naît dans le cou, les traumas des vertèbres cervicales étaient, pour quelqu'un comme Galien, très instructifs quant aux effets d'une compression de la moelle sur le fonctionnement des bras, et aussi des muscles situés en aval — du diaphragme en particulier. Rien de tout cela n'avait été ne fût-ce que soupçonné avant Galien ; on n'avait jamais utilisé de telles méthodes expérimentales. C'est de la même manière qu'il démontrait à qui voulait bien « venir voir soi-même », selon son invitation maintes fois réitérée, que la voix n'est pas un bruit du cœur (comme ses contemporains l'avaient appris d'Aristote) mais qu'elle est produite par le larynx. Il découvrit les nerfs laryngés, découvrit qu'ils sont récurrents (c'est-à-dire reviennent en arrière au lieu de se ramifier), et expliqua qu'ils contractent le larynx de façon que celui-ci modifie le flux d'air sortant des poumons et ainsi se met à vibrer. Les nerfs ayant leur origine dans le cerveau, il s'ensuivait que la parole vient du cerveau, et non du cœur, aussi séduisante que pût sembler cette proposition. « La voix, dit Galien, rapporte les pensées du cerveau. » Décrivant tout ce qu'il a découvert à ce sujet, Galien foudroie au passage ceux qui substituent à l'observation des faits des assertions gratuites — explications théologiques et conjectures diverses (dont lui-même s'est toujours gardé, bien sûr!). Voici donc un spécimen de sérénité scientifique — à l'intention de ceux qui ont des yeux mais ne veulent pas voir les vérités qu'on leur apporte : « Quand je leur dis cela et ajoute que tout mouvement volontaire est produit par des muscles commandés par des nerfs, qui eux-mêmes viennent du cerveau, ils me traitent de 4'conteur de fables" ; mais leur seul argument est que la trachée est près du cœur. Moi, ce que je dis, je le démontre par la dissection. Ils préfèrent la voie rapide et facile, au chemin long et ardu qui seul conduit au but désiré : la vérité. (...) Jamais personne n'a pu me contredire chaque fois que j'ai démontré l'action des muscles de la respiration et d j la voix. Les muscles meuvent certains organes ; mais les muscles eux-mêmes sont mus par certains nerfs descendant du cerveau : qu'on empêche l'action d'un de ces nerfs par une ligature, aussitôt le muscle où il s'insère deviendra inerte, de même que l'organe qu'il commande. Quiconque aime vraiment la vérité, vienne à moi : pourvu qu'il ait tous ses sens, il verra, sur les animaux eux-mêmes, que l'inspiration est causée par certains organes, muscles et nerfs (...) Et je vous montrerai l'organe de la voix, le larynx, ses muscles moteurs, et leurs nerfs arrivant du cerveau ; et pareillement pour la langue, l'organe de la parole. Je préparerai plusieurs animaux, et je montrerai que tantôt l'une, tantôt l'autre de ces activités est abolie quand tels ou tels nerfs sont divisés. » Les découvertes anatomiques de Galien furent assurément très importantes ; mais on lui doit une contribution encore plus précieuse : la précision, la minutie qu'il a mises à décrire les rapports entre les structures anatomiques qui étaient déjà connues. Il fournit une image tridimensionnelle de l'anatomie, c'est grâce à lui que nous avons commencé à « voir » où se trouvent réellement tel organe, tel tissu, tel vaisseau du patient vivant. Comme tous nos bons professeurs de clinique, il insistait sur l'anatomie topographique : il faut savoir ce qu'il y a sous chaque centimètre carré de peau, c'est la condition minimale pour qu'un examen médical signifie quelque chose. Galien s'est appuyé sur les idées de ses prédécesseurs pour élaborer son schéma conceptuel de la mécanique du corps. Selon ce schéma, les trois organes fondamentaux sont le cœur, le cerveau et le foie — les ingrédients essentiels restant comme auparavant le pneuma, le chaud inné et les quatre humeurs. Se séparant de l'air avec lequel il a été inspiré, le pneuma entre dans le ventricule gauche où il subit une transformation : il devient le « pneuma vital ». Le cœur étant la source du chaud inné, la substance transmise aux artères par le ventricule gauche est du sang qui porte la vie elle-même, puisqu'il est mêlé de pneuma vital et réchauffé par le feu inné. Le pneuma vital qui arrive au cerveau y est converti en « pneuma psychique ». Une élucubration ne venant jamais seule, Galien attribue un rôle de premier plan dans cette opération au « réseau admirable », pelote de vaisseaux sanguins enchevêtrés qu'il a découverte à la base du crâne de ses animaux, et dont les circonvolutions ont, dit-il, pour fonction de ralentir l'arrivée du pneuma, le temps qu'il faut pour que s'amorce sa conversion de pneuma vital en pneuma psychique. Le cerveau étant le régulateur de la pensée, de la sensation et du mouvement, le pneuma psychique est envoyé dans tout l'organisme par l'intermédiaire des nerfs, qui donc sont nécessairement creux. Enfin, le rôle du foie, toujours selon Galien, est de fabriquer le sang à partir de la nourriture digérée qu'il absorbe dans sa partie inférieure, et d'autre part de transformer le pneuma en « pneuma végétatif», autrement dit nourricier. Cette troisième forme de pneuma se mélange au sang qui sort en haut du foie par la veine cave ; celle-ci se ramifie aussitôt, elle est la mère de toutes les autres veines. Ainsi tout s'éclaire : les veines transportent le sang nourricier, les artères le pneuma vital, et les nerfs le pneuma psychique qui apporte aux tissus mouvement et sensibilité. La périphérie est donc parfaitement reliée au centre de la vie et du feu inné. Il y avait dans ce schéma une cohérence rassurante pour les gens du iie siècle, et même pour ceux du xviie. Malheureusement pour la réputation de Galien auprès des modernes, le corps humain n'a ni pneuma, ni humeurs, ni feu inné, aussi certainement qu'il n'a pas de réseau admirable. Galien, lui, savait à quoi sert ce réseau admirable ; il faut dire que, comme il le révèle fièrement dans le paragraphe même de De usu partium où il explique comment il le sait, il avait pour le guider les lumières de la téléologie et de la théologie, autrement puissantes que celles de la science ! « Et je redirai ce que j'ai dit au début de cet ouvrage, à savoir qu'il est impossible à quiconque de découvrir la fonction exacte d'aucune partie, à moins d'avoir une connaissance parfaite de l'action de l'instrument tout entier. » Pour Galien, cette « action de l'instrument tout entier » est de démontrer la perfection de l'œuvre divine. Nous avons peut-être simplifié à l'excès un ensemble d'idées qui, dans leur état originel, sont bien plus complexes et souvent contradictoires. Mais il s'agissait simplement de montrer à quelles extravagances Galien pouvait être conduit par ses spéculations et sa théologie. C'est cette façon de penser qui faisait le désespoir des médecins érudits qui redécouvrirent Galien à l'époque de la Renaissance. Exaspérés par l'énormité de ses erreurs, ils avaient tendance à oublier ses contributions réelles, à oublier aussi qu'il était à l'origine de leurs propres méthodes expérimentales. Galien rangeait les maladies en trois catégories : maladies des humeurs, des tissus, des organes. Ses méthodes de traitement s'apparentent à celles des hippocratiques : évacuer par les mesures appropriées les substances nocives — une humeur surabondante, par exemple —, et combattre les symptômes par des moyens exerçant une influence contraire. Ainsi l'on traitait le rhume (le « refroidissement ») par le chaud, et la pléthore par la saignée. On recourait aussi à la saignée en cas de fièvre, d'inflammation ou de douleur aiguës Et comme les soins devaient être non seulement spécifiques (traitement de la maladie elle-même) mais aussi généraux, on prescrivait des changements de diète, de lieu, de « style de vie » comme on dit aujourd'hui ; et aussi des massages, des exercices corporels et toute sorte de bains, des bains de soleil aux bains de boue. Galien avait hérité de ses maîtres une grande confiance dans l'efficacité de nombreuses préparations pharmaceutiques, simples et composées. Lui-même prescrivait une quantité incroyable de médicaments, d'origine végétale surtout. La polypharmacie était chose commune à son époque, mais il semble que dans ce domaine, Galien se soit surpassé pour faire plaisir à ses patients — ce en quoi il n'a jamais manqué d'héritiers, jusqu'à aujourd'hui. Les drogues employées par Galien provenaient de toutes les provinces de l'empire romain, et même de plus loin encore, comme le fait remarquer l'historien des sciences George Sarton : de son pays, l'Asie Mineure, d'Egypte où il avait étudié, mais aussi d'Afrique du Nord, d'Espagne, de Gaule, de Macédoine, de Syrie et même de l'Inde. Ses écrits contiennent beaucoup de prescriptions fort compliquées, dont une recette où entrent une centaine d'ingrédients. Encore aujourd'hui, en pharmacie, on appelle « galéniques » les remèdes qui ne sont pas d'origine chimique. D'ailleurs, les idées de Galien en matière de maladie et de traitement ont continué d'inspirer la pratique quotidienne des médecins bien longtemps après qu'on eut réfuté les théories sur lesquelles elles se fondent. En fait, un nombre considérable de remèdes préconisés par Galien étaient toujours en usage il y a une cinquantaine d'années — ce qui donne une mesure des progrès accomplis depuis par la médecine. Voici une liste de ces drogues, dressée en 1934 par le spécialiste de Galien Joseph Walsh : « Opium, jusquiame, tanin, craie, gingembre, aloès, scamonnée, coloquinte, casse, rhubarbe, huile de ricin, huile d'olive, eau d'orge, réglisse, térébenthine, scille, sels ammoniacaux, soufre, calamine, sulfate de cuivre, valériane, gentiane, cardamome, cannelle et divers baumes et gommes. On avait aussi des médicaments hydragogues (c'est-à-dire qui vident l'eau par les selles et par les urines), cholagogues (qui facilitent l'évacuation de la bile) comme la scamonnée, expectorants, et une multitude d'autres préparations analogues. La Faculté recommandait les remèdes contre la calvitie, avec une autorité que n'auront jamais tous les coiffeurs réunis ; et l'on avait plus de dépilatoires qu'on n'en vante dans les colonnes publicitaires de nos quotidiens. Et nous-mêmes, nous continuons de recourir — peut-être un peu moins — aux massages, aux pommades, aux bains, aux cataplasmes de moutarde, aux ventouses, et à la saignée. » Il n'y a aucune raison de s'étonner qu'en 1860, Oliver Wendell Holmes ait déclaré devant la Société de médecine du Massachusetts : «Je crois fermement que si toute la matière médicale se trouvait tout d'un coup engloutie au fond des mers, l'humanité ne s'en porterait que mieux — et tant pis pour les poissons ! » Le-précepte d'Hippocrate que Galien honorait entre tous était celui qui a trait au pronostic. Il ressort clairement de ses écrits qu'il lui accordait une grande importance dans le choix du traitement à prescrire, et qu'il y voyait le moyen par excellence de se faire des clients — aspect des choses que les médecins de l'antique Cos ne négligeaient pas plus que ceux de New York ou de Boston. Il semble que ce fut le principal ingrédient des mixtures par lesquelles Galien, en 176, guérit Marc Aurèle d'un mal que, cela dit, il avait correctement diagnostiqué : intempérance. Galien a rapporté cet événement, avec sa concision et sa modestie coutumières : « Il [Marc Aurèle] a dit à Peitholaos : 4'Nous avons un médecin, un seul, et c'est un homme de qualité !" Comme tu sais, il parlait sans cesse de moi et disait que j'étais le premier d'entre les médecins, le seul philosophe parmi les philosophes. C'est qu'il avait eu affaire avec beaucoup qui étaient non seulement cupides, mais querelleurs, bouffis d'orgueil, envieux et méchants. Comme je l'ai dit, je pense n'avoir jamais procédé à un examen plus remarquable que celui-là. » Dans ses études, Galien consignait tout. Avec ses préparateurs, ses scribes, ses aides de toute sorte, Galien animait une vaste affaire — l'équivalent de ce que serait de nos jours le laboratoire d'un grand patron de la recherche, disposant de plus de sa propre maison d'édition et de sa propre imprimerie. Du simple point de vue du volume, sa production est stupéfiante. Ayant commencé à écrire avant vingt ans, il ne cessa de le faire qu'à sa mort, à soixante-dix ans ; et ce qui en reste forme la moitié de toute la littérature médicale en grec ancien qui a été conservée ; si on enlève le Corpus hippocratique, cette proportion passe aux cinq sixièmes ! Ses œuvres occupent vingt-deux in-octavo épais, imprimés en caractères serrés, dans l'édition classique de Kühn, parue entre 1821 et 1833. Aussi bien avant qu'après le maître, il y eut certainement beaucoup d'autres écrivains féconds parmi les médecins grecs ; le fait qu'une part infime seulement de leurs œuvres ait été jugée digne d'être préservée en dit long, a contrario, sur l'estime en laquelle on tenait Galien. La lecture des rares traités de Galien traduits en langue vulgaire procure des plaisirs inattendus, outre ces fanfaronnades et ces attaques mauvaises que nous avons relevées ; car ses textes sont émaillés de souvenirs personnels ou d'observations variées concernant la morale, la philosophie, la religion ou la vie de l'époque. Parmi ces perles, il en est une — que je prise fort — qui semble avoir été écrite pour nous bien plus que pour ses contemporains. Il y est question de la prolixité des auteurs en médecine. Selon Kenneth Warrei, qui dirigeait l'Institut de sciences de la santé de l'université Rockefeller de New York, il paraissait dans le monde, en 1981, vingt mille revues médicales et biomédicales. On peut estimer leur nombre actuel en extrapolant à partir de ces données fournies par Derek de Solla Price, historien des sciences à Yale : « Au cours de ces trois cents et quelque dernières années, la croissance, en quantité, de l'ensemble de la littérature scientifique s'est faite au rythme de six à sept pour cent par an ; ce qui signifie que sa masse double tous les dix ou quinze ans, et qu'à chaque génération de 35-50 ans, elle est multipliée par dix. » Ces statistiques viennent à l'appui de cette réflexion que faisait en 1985 un correspondant du New England Journal of Medicine1 : qu'étant donné la multitude des « débouchés » qui s'offrent, on peut être « assuré que toutes les contributions de valeur ou importantes sont publiées, de même que la plupart des papiers médiocres et une confortable majorité des torchons ». Quiconque lit ne fût-ce que quelques-unes des publications fondamentales de sa spécialité sait que la littérature médicale actuelle contient bien plus de démonstrations d'un seul et même résultat qu'il n'est nécessaire pour le confirmer, bien plus de verbiage que n'en peut supporter la clarté des énoncés, et bien plus de charabia qu'on n'en doit honnêtement tolérer. Et cela ne cesse d'empirer ; mais si ce mal n'a jamais sévi à ce point, il n'en a pas moins des racines vénérables, qu'on peut retrouver jusque dans l'antique civilisation égyptienne. Galien qui se serait insurgé, si on l'avait accusé de donner dans le même travers que tous ceux qui frémissent en voyant leur propre nom imprimé, Galien avait une solution : «C'était une loi dans l'ancienne Egypte que toutes les inventions des métiers fussent jugées par une assemblée d'hommes instruits, puis gravées sur des piliers en des lieux sacrés. Nous devrions avoir une telle assemblée d'hommes justes et aussi bien instruits. Ils examineraient tout ce qui est écrit et ne déposeraient en un lieu public que ce qui apparaît digne d'être lu, mais détruiraient ce qui est sans valeur. Encore mieux serait de ne pas conserver les noms de ces auteurs, comme on faisait dans l'ancienne Egypte. Cela mettrait un frein au désir immodéré de gloire. » Galien était persuadé d'avoir fourni des réponses définitives à de nombreux mystères de la nature, des réponses qui seraient à jamais honorées comme des vérités. Ne cherchez plus, c'est superflu ! Tel est en substance son message à la postérité. « Quiconque aspire à la gloire par les actions, et non par les seuls discours savants, n'aura d'autre peine à se donner que de prendre connaissance de tout ce que j'ai établi par des recherches attentives durant le cours de mon existence. » Pendant toute l'époque des ténèbres et jusqu'au XVIe siècle, on s'est tenu à ses paroles : au lieu de reconnaître qu'il avait jeté les bases de l'investigation scientifique, on avait comme recouvert d'un voile les passages de ses œuvres qui décrivent la méthode expérimentale ; on avait transformé en vérités révélées les réponses qu'il avait données, sans voir les questions qu'il avait aussi posées ; et loin de rejeter ses conjectures contraires à toute raison, on s'y accrochait comme aux vaticinations d'un oracle. Les esprits étaient entièrement asservis à la mémoire de Galien. Cela commença dès le milieu du IVe siècle quand Galien, cent cinquante ans après sa mort, devint la première autorité du monde médical. Hippocrate, par les soins de Galien, avait été élevé au rang d'un dieu ; Galien, au contraire, avait réellement séjourné sur cette terre, pour interpréter et transmettre la doctrine du Père mythique. Il était désormais la référence universelle. La gloire de Rome s'évanouissant, le galénisme établit son centre à Byzance et dans l'Orient, y répandant cette lumière incertaine propre aux demi-sciences, et qui fait naître surtout des ombres. L'empire d'Orient, dont la capitale était Constantinople (l'ancienne Byzance, l'actuelle Istamboul), survécut plus de mille ans à la chute de Rome (476). Ce fut un millénaire de stagnation pour la science, dans cette partie du monde : toutes les énergies étaient absorbées par les conflits religieux et ce genre de discussions que, depuis cette sombre période, on appelle justement « byzantines ». Heureusement, au viiie siècle, avec la naissance de l'islam, apparut une nouvelle civilisation avide de connaissance. Les Arabes traduisirent dans leur langue Galien et Hippocrate, de même qu'Euclide, Ptolémée, Aristote et tant d'autres ; et leur propre science redonna vie à la science grecque qui, pendant des siècles, ne fut connue qu'en arabe. Cela dit, outre que la traduction déforme la pensée, même quand le passage se fait entre cultures bien plus proches l'une de l'autre que la musulmane ne pouvait l'être de l'hellénique, il y avait aussi ce fait que les traducteurs arabes héritaient d'ouvrages déjà déformés, sinon faussés, par des générations de compilateurs et d'épitomateurs. Ainsi le médecin arabe qui se mettait à l'étude de Galien, par exemple, lisait, dans bien des cas, non pas l'original plus ou moins bien traduit, mais ce qu'en avait fait l'une ou l'autre des cliques d'interprètes, ne tenant leur autorité que d'elles-mêmes, qui étaient apparues à Byzance après la mort du maître. Les plus prolifiques de ces chacals littéraires furent Oribase, au ive siècle, Aétius et Alexandre de Tralles au vie, et surtout Paul d'Egine au viie siècle. Les Sept Livres de Paul, qui doivent beaucoup aux écrits de Galien, furent la bible de la profession durant toute la période de la suprématie de la médecine musulmane. A l'époque où il écrivit cet ouvrage, la science médicale était virtuellement au point mort, et elle devait y rester pendant des siècles. Il se proposa de réunir toutes les connaissances acquises dans son Art, sous forme condensée, simplifiée, en un ouvrage unique qui ferait référence. Il atteignit son but, comme on le voit. Ainsi fut-il le grand dépositaire de la médecine grecque et en même temps, malgré ses louables intentions, celui qui contribua le plus à fausser son message. Deux siècles plus tard il fut traduit par les Arabes et devint, comme nous l'avons dit, la bible des médecins musulmans et des médecins juifs du monde arabe. Beaucoup d'entre eux sont célèbres : Rhazès, Ali Abbas, Albucasis (Aboul Kacem), Isaac Judaeus, Maimonide ; mais le plus grand fut Avicenne (Ibn Sînâ), au xie siècle, dont le Canon devint, comme dit Fielding Garrison, « la source de toute autorité au Moyen Age ». Ce sont ces matériaux arabes qui finirent par émerger dans le domaine latin aux xie et xiie siècles. Ce travail commença à l'abbaye du mont Cassin, fondée par saint Benoît. Là, au xie siècle, un moine natif de Carthage, Constantin l'Africain, « Magister Orientis et Occidentis », traduisit en latin de nombreux textes de médecine arabe. L'historien allemand Karl Sudhoff a qualifié l'œuvre de ce Constantin de « symptôme d'un grand processus historique » : la pénétration de la pensée musulmane et juive dans la médecine occidentale, et le retour de celle-ci à ses origines. La possibilité de lire en latin les ouvrages scientifiques helléniques exerça un effet stimulant sur la pensée européenne ; mais, encore une fois, ce n'était pas Galien lui-même que l'on étudiait, mais la version qu'en avaient donnée Paul d'Egine ou d'autres, traduite du grec en arabe, puis de l'arabe en latin. De plus, toute cette littérature était manuscrite, reproduite inlassablement à la main par des scribes qui ne comprenaient pas forcément ce qu'ils copiaient. Dans ces circonstances, les chances d'erreurs, de déformations, de fausses interprétations étaient énormes ; seuls des miracles en série auraient pu faire que la pensée grecque authentique parvînt aux lettrés du Moyen Age. Mais cela finit par arriver en 1453, lorsque Constantinople fut prise par les Turcs et que les lettrés grecs se réfugièrent en Italie, apportant dans leurs bagages les ouvrages originaux des Anciens. Les Européens se mirent à l'étude du grec, lurent Galien et Hippocrate dans le texte et les traduisirent directement en latin. Alors la vraie science médicale se redressa, là où l'avait laissée Galien treize siècles auparavant, et reprit sa marche. Galien — et ceci est le dernier et triste paradoxe qui s'attache à sa figure — fut lui-même victime de ce nouveau progrès : on se servit de sa propre méthode expérimentale, on s'appuya sur les bases que lui-même avait jetées pour abattre son autorité, en ne voyant que ses erreurs et l'image monstrueuse que des siècles d'ignorance avaient donnée de ses enseignements. En 1896, dans l’« Oraison harveyenne » qu'il prononçait devant le Collège royal de médecine, le Dr Joseph Payne, médecin au Saint Thomas Hospital, relevait cette injustice de l'histoire envers Galien : « La découverte de la circulation du sang par Harvey, en 1628, fut le point culminant de ce mouvement, qui commença un siècle et demi auparavant avec le renouveau des classiques grecs et, en particulier, de Galien ; car si Galien n'avait pas insisté, comme il le fait, sur l'importance primordiale de l'anatomie dans tous les domaines de la médecine et de la chirurgie, le renouveau de l'anatomie n'aurait probablement jamais eu lieu. Quelle reconnaissance, quels honneurs Galien a-t-il reçus, pour ce signalé service ? Dans les temps modernes, si l'on excepte quelque éloge furtif, aucun... Quand on le nomme, dans un ouvrage contemporain, voire dans une oraison harveyenne, c'est uniquement pour s'étonner de ses erreurs. On n'a cessé de le comprendre de travers, et même de le présenter sous un faux jour ; cet acharnement a quelque chose d'unique, s'agissant d'une figure intellectuelle d'un tel calibre ; mais sans doute est-ce une réaction aux hommages extravagants qu'on lui rendait autrefois. » Finalement, c'est à Marc Aurèle que nous emprunterons les paroles par lesquelles Galien lui-même aurait aimé se décrire. Des générations de lycéens européens ont amélioré leur grec en lisant les Pensées de l'empereur philosophe — ces Pensées dans lesquelles les humanistes ont vu la plus haute expression morale de l’esprit antique. Leur noble auteur à chaque instant de sa vie ; Galien dans ses meilleurs moments ; tous deux, ces grands penseurs du IIe siècle, ont affirmé et illustré par leur conduite cette parole de ce sublime testament : Je recherche la vérité, qui jamais ne fit e mal à personne. Chapitre III Le Réveil André Vésale et la renaissance de la médecine Quelques écrits ont marqué si profondément le développement de la science que les sujets dont ils traitent, ou du moins le nom de leurs auteurs, sont connus de tous, y compris de gens qui n'ont qu'une idée très vague de ce dont « il peut être question là-dedans ». Le meilleur exemple, peut-être, est L'origine des espèces, de Charles Darwin. Il n'y a qu'un petit nombre d'œuvres qu'on perçoit comme de vrais monuments, et ce sont les produits de génies aussi facilement identifiables que Galilée, Newton, Freud ou Einstein. Cette perception n'est qu'une vision de myopes. Elle ne voit pas qu'il y a d'autres sciences aussi importantes que la physique et la psychologie, même si on en parle moins, et qu'elles aussi ont connu des tournants soudains, à la suite de telle ou telle publication unique, certes moins connue et d'une résonance moins universelle que les contributions de ces figures dominantes. Cette perception populaire est aussi astigmate, en ce qu'elle n'a qu'une image très floue de la façon dont les progrès scientifiques se font dans la réalité. On croit que tout mouvement en avant est dû à des éclairs d'inspiration qui illuminent, qui créent un champ de connaissances jusqu'alors inexistant. Mais aucune grande découverte scientifique ne se produit de cette façon instantanée ; les idées précieuses ne naissent que de précédents tout aussi précieux. C'est pourquoi les écrits même les plus géniaux ne font que « marquer » le développement de la science ; ils ne sauraient le « créer ». Les géants de la science apportent toujours leur cadeau à une humanité déjà prête à le recevoir (même s'il y a parfois des cris et des mouvements divers). Leur venue est toujours annoncée, voire rendue inévitable par des travaux précédents, qui attestent qu'une nouvelle façon de recueillir et d'interpréter l'information est en train d'apparaître. En réalité, elle est apparue, et beaucoup le savent ou le soupçonnent ; mais pour le dire et être entendu, il faut avoir la force de sortir un peu du troupeau. Il y a évidemment peu de tournants dans l'histoire de la science (encore que le phénomène soit moins exceptionnel qu'on ne le croit communément), et ils sont en général séparés par de longs intervalles de temps. A cet égard, 1543 fut une année remarquable car elle vit s'accomplir deux de ces révolutions : l'une en astronomie, l'autre en médecine. La première faite par un très vieux savant, la seconde par un jeune homme ; et tous deux avaient étudié la médecine à la même école : l'université de Padoue. Le vieillard était Nicolas Copernic qui en 1543, alors qu'il avait soixante-dix ans et était peut-être déjà sur son lit de mort, reçut le premier exemplaire imprimé de son De revolutionibus orbium cœlestium, où il est montré que le centre de notre système planétaire est, non pas la terre, mais le soleil. Le jeunot était André Vésale qui, à vingt-huit ans, publiait son De humani corporis fabrica — ouvrage qui fraya les voies à la médecine scientifique moderne, en fournissant la première description rigoureuse de l'anatomie humaine, et une méthode pour l'étudier. Ce livre de Vésale est peut-être le plus bel exemple de ce que peut donner — quand elle se produit — la confluence des sciences, des techniques, des arts et des lettres. C'est une cristallisation de l'esprit vigoureux de la Renaissance, et, sous certains aspects, la plus haute expression de la pensée de cette période inouïe. Il célèbre le retour à la rigueur logique des Grecs et à leur amour de l'observation ; mais il fuit comme la peste leur faible pour les conjectures et les spéculations philosophiques. Il redonne vie à ce que l'Antiquité eut de meilleur — uniquement à cela — jusque dans la langue même du texte, réminiscence du latin tel qu'on savait l'écrire, quand les Romains parlaient latin. La publication de la Fabrique du corps humain fit enfin sortir la médecine des ténèbres des temps moyens dans lesquelles l'avaient plongée les compilateurs, les interprètes et les traduttore-traditore de Galien. Le détachement de la science et la simple raison, voilà ce que communiquait la voix de cet auteur, éduqué dans les classiques, possédant la littérature et la langue des deux cultures antiques, et imprégné de leurs valeurs retrouvées, qui faisaient renaître la science en Europe. Tout en remettant l'accent, comme les Grecs, sur l'étude directe de la nature, la Fabrica dévoilait aussi à tous, pour la première fois dans l'histoire, une partie des secrets de la nature, dans les planches anatomiques, d'une facture parfaite et splendidement annotées, qui illustrent l'ouvrage. Ce sont elles qui firent son succès. Le texte lui-même, malgré sa qualité littéraire, reste le moins lu des classiques de la médecine ; il n'a toujours pas été traduit, excepté quelques fragments, en anglais ou en français La gloire du livre de Vésale continue d'émaner de ses illustrations ; si ce n'est pas Titien (que connut bien Vésale) qui les dessina, ce fut au moins un de ses élèves les plus brillants. Les artistes de la Renaissance étaient intrigués non seulement par la perspective, mais aussi par le mouvement : pourquoi y a-t-il action ? Et comment se font les déplacements qu'elle opère ? Il suffit de regarder une fois un dessin de Léonard de Vinci pour voir le mouvement, l'obsession du mouvement — mécanique ou vivant. La médecine moderne doit beaucoup aux dissections d'André Vésale, mais elle doit peut-être encore plus à Léonard, à Michel-Ange, à Titien, à Raphaël, et à tous ces artistes humanistes qui découvraient le corps humain, vivant, bougeant, fonctionnant, et mettaient tout leur art à le peindre. Le titre même du livre de Vésale indique que l'anatomie qui y est décrite n'est pas statique. Vésale aussi, comme Galien l'avait fait avant lui, traite de l’utilité des parties. C'est ce qu'exprime le choix du mot fabrica qui, dans le latin de la Renaissance, désigne non seulement le lieu où s'accomplit un travail d'ensemble, mais aussi, comme dans le latin classique, l'action même de confectionner, de travailler artistement. Vésale étudie chaque muscle, chaque organe, etc. dans ses rapports cinétiques avec les activités du corps vivant. D'autre part, le livre lui-même, les pages de la Fabrica sont à maints égards le point culminant du travail des artistes. Cette œuvre aurait été impossible si les peintres de l'époque n'avaient été des observateurs de la dissection, s'ils ne l'avaient pratiquée eux-mêmes — de même que les triomphes artistiques de l'école italienne auraient été impensables sans les anatomistes. Mais la Fabrica illustre bien d'autres variétés de travail artistique : celui des typographes par exemple (et pourtant la typographie était bien jeune), ou des auteurs des magnifiques planches, qui reproduisaient l'œuvre du peintre selon une technique qu'on venait juste d'inventer. Bref, c'est un sommet de l'art du livre. La typographie, les illustrations, la façon dont celles-ci sont liées au texte — tous ces facteurs firent de cette publication un tournant, non seulement pour la médecine, mais aussi dans l'histoire de l'enseignement et dans l'histoire de l'imprimerie. Il y eut bien sûr d'autres très belles éditions à l'époque, mais on n'avait encore jamais eu la conception d'un tel livre ; dans le domaine de la transmission des connaissances, la Fabrica est un prototype. Elle est l'ancêtre direct des manuels modernes. L'apparition d'un tel ouvrage avait donc été préparée par les progrès de l'édition et la diffusion des philosophies humanistes Il n'est traduit intégralement (plus de 700 pages) qu'en russe (NdT). qui accompagna la renaissance des sciences. Mais il y eut évidemment une autre condition fondamentale : le développement des universités, surtout en Italie. « Université » : comme le mot l'indique, ce n'est pas si facile à définir. On a commencé par désigner par là une communauté plus ou moins organisée de disciples étudiants et de maîtres enseignants, dans un esprit que l'on fait remonter à l'Académie de Platon (ainsi nommée d'après le jardin d'oliviers d'Akadémos où enseignait le philosophe). La grande bibliothèque d'Alexandrie, fondée au IIIe siècle avant J.-C., fut un noyau intellectuel analogue, mais de moindre résonance. Phénomène étroitement apparenté, aux premiers siècles de notre ère : le développement des écoles rabbiniques dont émanèrent les principes du judaïsme talmudique, et qui engendrèrent les yeshivoth, littéralement « séminaires ». Ceux-ci fleurirent durant tout le Moyen Age ; et l'on peut se demander s'ils n'eurent pas une influence plus directe sur la genèse des universités européennes que les institutions de la Grèce antique, qui, elles, avaient disparu. Quoi qu'il en soit, la première de ces universités européennes fut l'école de Salerne, fondée au IXe siècle, principalement pour l'étude de la médecine. Un indice de l'influence des académies judaïques à l'époque est fourni par le fait que, malgré les persécutions qui faisaient rage, Salerne était un havre de paix intellectuelle pour les enseignants et les étudiants juifs — il est vrai qu'il y avait tant de Juifs arabophones parmi les gardiens de la vieille médecine galénique que les autorités universitaires auraient pu difficilement se passer d'eux. Aux XIe et XIIe siècles, quand on commença à traduire en latin les manuscrits arabes et que l'Europe redécouvrit la culture grecque, les lettrés se rassemblèrent dans diverses villes ; et c'est ainsi que, l'une après l'autre, les grandes universités de la Renaissance firent leur apparition. Bien que très différentes souvent les unes des autres — par leurs statuts, les besoins auxquels elles répondaient, etc. — elles avaient ce trait commun de permettre à des maîtres et des « escholiers » venus de tout le pays, voire dans certains cas de toute l'Europe, d'étudier, chercher, discuter et disputer. Cela semble impliquer l'existence d'une certaine liberté de pensée et d'une sorte de citoyenneté universelle ; mais dans l'ensemble, ce n'était guère le cas. L'Église avait la haute main sur l'enseignement universitaire, dont l'autonomie réelle était encore limitée par les guerres entre États pour les territoires, les luttes religieuses, non moins sanglantes, et les profondes intolérances de l'époque en général. Or la situation était différente en Italie, où la république de Venise, reconnaissant que sa puissance reposait sur l'économie et partant sur la liberté des affaires et des mouvements, protégeait les étrangers séjournant chez elle et encourageait, dans son propre intérêt, leurs entreprises. La liberté intellectuelle qui résulta de cette attitude éclairée a donné des fruits dont la civilisation occidentale bénéficie jusqu'à aujourd'hui. Ces fruits, pour beaucoup, tiennent de Padoue, où, sous le sage gouvernement de Venise, une université bouillonnante de vie attirait des étudiants de toute Europe. Ce fut le berceau de la science de la Renaissance, c'est i qu'elle commença à fleurir. « A une époque où la passion des études, l'amour de la beauté t un désir inextinguible de gloire animaient toutes les œuvres des artistes et des lettrés italiens, écrit l'historien de la médecine Arturo Castiglioni, étudiants et professeurs de toutes les parties de Europe venaient à Padoue, qui était devenue le centre de la recherche scientifique. C'est ici que les astronomes s'attaquaient au secret des étoiles ; les médecins au mystère de la vie ; les mathématiciens aux plus ardus problèmes de géométrie et d'algèbre. Le Polonais Copernic, qui prépara la voie à Galilée ; le Flamand Vésale, précurseur de Harvey et de Malpighi ; et Girolamo Gracastoro, le père italien de la pathologie moderne. » De toute les manifestations de l'humanisme de la Renaissance, a plus frappante a dû être le regain d'intérêt pour l'étude du corps humain. Le christianisme avait exercé une influence contraire à ce genre de recherches. Sa doctrine diminuait l'importance de l'être corporel de l'homme comparée à celle de son âme, et ses maîtres à penser trouvaient pleinement satisfaisants les préceptes finalistes de Galien. Bien que le Créateur de celui-ci fût très différent du Dieu judéo-chrétien, l'Eglise et la Synagogue tenaient toutes deux que le système galénique valait bien mieux )our leurs dogmes que tout travail de recherche objective. Et pourtant, la dissection ne faisait l'objet d'aucune prohibition officielle de la part de l'Eglise. Quand en 1405 l'école de médecine de Bologne inclut dans son cursus studiorum des démonstrations l'anatomie comportant l'ouverture de cadavres, l'archevêque ne souleva pas la moindre objection — l'évêque de Padoue non plus quand la même innovation fut annoncée à l'université de cette ville, en 1429. Dès 1345 d'ailleurs, un médecin, Guido de Vigerano, avait publié en France un traité de dissection. Et en 1482, e pape Sixte IV, qui avait étudié dans les deux universités italiennes, apporta son appui à l'université de Tübingen, en publiant une bulle qui déclarait la dissection humaine chose permise si le clergé local ne s'y opposait pas. Cette prise de position des autorités catholiques ne partait pas l'un intérêt pour la science médicale, mais plutôt du souci d'avoir le bons artistes, peintres et sculpteurs, capables d'édifier de belles églises pour la plus grande gloire de Dieu et de ses ministres sur erre. C'était surtout le cas à l'époque de la Renaissance. C'est ainsi qu'une dizaine d'années après la bulle de Sixte IV, le prieur de l'église du Saint-Esprit de Florence autorisa le jeune Michel-Ange à faire des dissections. Les .artistes se retrouvaient donc aux côtés des étudiants autour des tables de dissection, et maniaient eux-mêmes le scalpel à l'occasion. Les cadavres utilisés étaient en général ceux de condamnés exécutés. Pour les professeurs, ces démonstrations servaient avant tout à illustrer les faits d'anatomie décrits dans les grands textes. Comment cela se passait, on peut le voir d'après un dessin du Fasciculus medicinae de Jean de Ketham, publié à Venise en 1491. Le professeur, perché sur sa chaire, débite le canon galénique en latin ; au-dessous de lui, un simple barbier-chirurgien découpe le cadavre, tandis qu'un démonstrateur, guère plus savant que lui, en montre les parties aux étudiants, peu intéressés semble-t-il. Ces séances de dissection avaient lieu une ou deux fois par an ; et il s'agissait simplement de prouver que les affirmations de Galien étaient vraies. Comme le professeur ne descendait jamais de son trône magistral pour regarder de ses propres yeux comment les choses se présentaient effectivement, et que d'autre part ni le barbier ni le démonstrateur ne savaient vraiment ce qu'ils faisaient, les quelques journées consacrées chaque année à cet exercice étaient une espèce de pensum imposé par les programmes, et dont les avantages étaient plus théoriques que réels. Seuls les artistes avaient un vrai besoin de connaître l'anatomie. Pour les médecins, ils pouvaient se contenter de vagues notions à ce sujet ; ce qu'en avait dit Galien leur suffisait amplement. Il y avait malgré tout quelques anatomistes curieux, qui avaient bien de la peine à faire cadrer ce qu'ils découvraient avec les enseignements du Maître. Les artistes, au contraire, se moquaient éperdument de Galien : ils cherchaient la forma divina de leurs semblables. Andrea Verrocchio, mort en 1448, fut probablement le premier de ces artistes; après lui vinrent Andrea Mantegna et Luca Signorelli, puis les géants : Léonard de Vinci, Albrecht Dürer, Michel-Ange et Raphaël. Freud a décrit Léonard comme un homme qui s'est éveillé trop tôt dans le noir, pendant que tous les autres dormaient encore. S'ils continuèrent de dormir, ce fut au moins autant sa faute que la leur, car Léonard ne réussit pas à faire partager ses connaissances ou sa vision. Celles-ci restèrent dans l'ensemble inaccessibles à ses contemporains, sauf par son art et son unique publication, le Traité de la peinture — qui, d'ailleurs, ne fut édité que bien longtemps après sa mort ; jusque-là, seules quelques personnes en avaient eu le manuscrit entre les mains. Illustration du Fasciculus medicinae de Jean de Ketham, Venise (1491), qui montre comment on enseignait l'anatomie avant Vésale. Le barbier-chirurgien dissèque ; le démonstrateur indique les parties du corps aux étudiants qui s'ennuient ; le professeur, psalmodiant le canon galénique, en latin, ne descend jamais de sa chaire. (Fac-similé. Avec l'aimable permission du professeur Thomas Forbes.) Une bonne partie de ses Carnets est désormais déchiffrée. Non seulement il écrivait ses notes à l'envers, de droite à gauche ; mais il pouvait condenser plusieurs mots en un seul, ou au contraire couper ses mots n'importe où, arbitrairement — tout cela sans aucune raison apparente. Il ne marquait pas la ponctuation, modifiait complètement la forme de certaines lettres et utilisait à l'occasion une sténographie personnelle, tout à fait unique. Si l'on ajoute à ces problèmes son habitude de poursuivre soudain dans un coin de page une pensée qu'il avait abandonnée dans un autre, ou carrément sur un autre feuillet, on a l'impression de contempler une danse de hiéroglyphes à la recherche d'une pierre de Rosette. Enfin, dernière complication (que ceci soit une autre facette de son génie, ou, au contraire, comme on l'a dit, une infirmité de cet esprit extraordinaire), Léonard pouvait exprimer ses pensées par des images plutôt que par des mots. Ainsi certaines des pages parmi les plus importantes de ses carnets sont ornées de séries de dessins à lire, toujours, de droite à gauche. Le résultat de cette écriture-mystère et des réticences vinciennes fut que l'élan qu'il donna à l'étude de l'anatomie fut peu ressenti. Dans le Traité de la peinture, il dit qu'il prépare un grand livre d'anatomie, mais celui-ci ne fut jamais écrit. Il y travailla à l'hiver 1510 avec un jeune anatomiste, Marcantonio délia Torre; malheureusement délia Torre mourut au début de l'année suivante, et le projet n'aboutit jamais. Giorgio Vasari, dans ses Vies des peintres, sculpteurs et architectes dit que délia Torre « illumina l'anatomie qui jusqu'alors était plongée dans les ténèbres d'une ignorance presque complète (...). En cela, il fut splendidement secondé par le talent et le travail de Léonard, qui fit un livre, dessiné à la craie rouge et annoté à la plume, des sujets qu'il disséquait lui-même et dessinait avec la plus grande diligence ». Vasari écrit ailleurs : « Quiconque pourra lire ces notes de Léonard sera émerveillé de voir comment cet esprit divin raisonnait des jointures, des muscles, des nerfs et des veines, avec la plus grande diligence en toutes choses. » Le seul médecin de l'époque qui nous ait laissé un témoignage sur l'oeuvre anatomique de Léonard est Paolo Giovio, qui fut élève de délia Torre. Il écrivit en 1527 : « Pour pouvoir peindre les diverses articulations et les divers muscles, comme ils se tendent et s'étendent selon les lois de la nature, il [Léonard] disséquait dans les écoles de médecine les cadavres de criminels, sans se soucier de ce que ce travail a d'inhumain et dégoûtant. Puis il dessinait des tables, d'une précision extrême, des différentes parties, jusqu'aux plus petites veines et la composition des os, afin que son œuvre, à laquelle il avait consacré tant d'années, fût gravée sur cuivre et publiée pour le bénéfice de l'art. » Il est difficile de savoir dans quelle mesure les travaux de Léonard influencèrent directement les médecins : leur sommeil en fut peut-être troublé, mais il est certain que bien peu s'étaient réveillés quand André Vésale les tira brusquement de leur lit, en 1543. Mon ami le regretté Kenneth Keele, qui était sûrement le plus grand spécialiste d'anatomie vincienne, a appelé Léonard « le fer de lance de la nouvelle anatomie créative », et il écrivait (lui attribuant plus de mérites dans ce domaine qu'on ne lui en reconnaît en général) : « La mort empêcha son expérience avec délia Torre d'aboutir. Mais le mouvement continua, surtout à Florence, où Andrea del Sarto transmit l'anatomie de Léonard à son disciple, Rosso Fiorentino, lequel forma à son tour le projet d'un traité d'anatomie. (...) De nouveau la fusion s'amorça quand Michel-Ange et Realdo Colombo envisagèrent de réaliser ensemble une œuvre d'anatomie. Ces exemples révèlent que Léonard avait brisé le sol durci de la bigoterie et du préjudice sous lequel l'anatomie gisait, inerte, depuis des siècles; qu'il avait stimulé la fusion des arts et de la science dans la représentation anatomique ; et qu'il avait préparé le terrain qui nous a donné le chef-d'œuvre de Vésale et Calcar. En 1543, quand ce livre parut, il ne fut ni perdu ni condamné. » Le fait est que professeurs et artistes, stimulés par l'invention du caractère mobile vers 1450, s'étaient mis à collaborer à la production de textes d'anatomie. Le premier exemple fut le Fasciculus medicinae qui contient d'excellentes gravures sur bois. Plusieurs livres de ce genre parurent au cours des décennies suivantes, jusqu'à ce qu'un jeune Bruxellois publie deux ouvrages coup sur coup, dont les illustrations étaient infiniment supérieures à celles de ses prédécesseurs (mais le texte restait dans la lignée de Galien). Ce Bruxellois était André Vésale, le héros de notre histoire. S'il est un homme qui incarna les tendances à la fois passéistes et novatrices de la Renaissance, ce fut André Vésale, esprit de formation classique, partisan convaincu de la cause de l'exploration scientifique. Le même vent frais du changement qui emportait les grands navigateurs aux quatre coins de la terre commençait à soulever les bannières d'une troupe encore modeste de savants. Les Magellan et les Vasco de Gama s'élançaient à travers les océans par l'ouest et par l'est ; les savants plongeaient leurs regards dans les cieux et jusqu'au tréfonds de la fabrique du corps humain. Né le 31 décembre 1514, Vésale devait devenir le cinquième de la lignée d'illustres médecins que sa famille donna au monde savant et aux maisons princières. Son père, dont il avait reçu le prénom d'André, fut apothicaire des Habsbourg : de Marguerite d'Autriche d'abord, puis de son neveu Charles Quint. La famille habitait Bruxelles, mais elle était originaire de Wesel (d'où leur nom de Vesalius, Vésale) dans le pays de Clèves. L'arrière de la maison où André Vésale naquit et grandit donnait sur une campagne inhabitée et en partie boisée, où s'élevait tout au bout la colline des Pendus. Les corps des suppliciés étaient abandonnés aux éléments et aux oiseaux. Bientôt les chairs déchiquetées révélaient les os et les organes. Ce spectacle macabre, tout le monde pouvait le voir, et le voir souvent ; si l'on habitait près du gibet et qu'on était un enfant curieux, on pouvait même le voir très souvent, et en concevoir une passion précoce pour l'anatomie. Vésale raconte que dès son plus jeune âge, il se mit à disséquer des rats des champs, des taupes, des loirs, et même quelques chiens ou chats perdus qui avaient eu le malheur de croiser son chemin. Pauvres animaux ! Mais aussi pauvre Vésale, quand on pense à l'usage qu'on a fait de ce passage de ses mémoires. « L'intérêt que cet enfant prenait à démembrer et ouvrir des animaux représente un ensemble complexe d'instincts destructeurs primitifs qui, s'il est assez fort, et quand même il serait utilisé à des fins plus hautes, finit par produire des états dépressifs, lesquels, à leur tour, peuvent devenir assez graves pour qu'on puisse les qualifier de pathologiques. » Voilà ce qu'écrivait à propos de Vésale en 1943 un pionnier de la psychohistoire, Gregory Zilboorg. C'est à la même moulinette que Zilboorg passe toute la vie de Vésale, débordant largement les limites de toute discussion sensée pour tomber dans l'analyse gratuite et la niaiserie gloussante. Nous citerons d'autres perles de la même eau, mais aussi le paragraphe récapitulatif pénétrant, et réellement brillant, par lequel l'auteur réussit quand même à se racheter. André reçut chez lui les rudiments du savoir, puis, à quinze ans, quitta Bruxelles pour aller étudier à l'université de Louvain. Quinze ans, cela peut nous sembler bien jeune, mais c'est à cet âge qu'on commençait ses études supérieures, en ces temps plus simples. A Louvain on pouvait obtenir, au bout de trois années d'études, le titre de « Maître es Arts » (dont l’équivalent serait aujourd'hui un baccalauréat supérieur), lequel permettait d'accéder au plus haut niveau des études. Les principales matières au programme étaient le latin et le grec, la philosophie et la rhétorique. Vésale avait déjà été initié par sa mère aux études classiques, et jusqu'à la fin de sa vie il restera fasciné par les cultures de l'Antiquité. (C'est probablement à Louvain aussi qu'il acquit les quelques éléments d'hébreu qu'il possédait.) A dix-huit ans, fidèle à la tradition familiale, il choisit la carrière médicale ; et comme Louvain n'avait pas une école de médecine renommée, il partit pour Paris, en août 1533. Malgré ses curieuses disproportions, ce portrait de la Fabrica, attribué à Jean de Calcar, plaisait beaucoup à Vésale. Il dissèque une main. Photographié par William Carter, d'après l'exemplaire de la Fabrica qui appartenait à Harvey Cashing. (Avec l'aimable autorisation de la Bibliothèque d'histoire de la médecine de Yale.) Contrairement aux universités italiennes, celle de Paris était un fief des éléments les plus conservateurs du monde médical. Vésale y passa sa première année de préparation au « baccalauréat en médecine » à étudier les œuvres d'Hippocrate, Galien, du compilateur Paul d'Egine et de quelques auteurs arabes. La deuxième année était entièrement consacrée à l'anatomie de Galien, enseignée de la même manière soporifique que nous avons vue plus haut ; de plus, le professeur qui occupait alors la chaire d'anatomie, Jacques Dubois, latine Jacobus Sylvius, faisait disséquer non pas des cadavres humains, mais des chiens pour illustrer les écrits de Galien qu'il récitait. Vésale lui-même a écrit que ses années parisiennes ne lui apprirent à peu près rien en anatomie humaine : « A l'exception de huit muscles abdominaux, réduits dans un piteux état et qui n'étaient pas présentés dans l'ordre, personne (...) ne m'a jamais montré un seul muscle, un seul os, encore moins le réseau des nerfs, des veines et des artères. » Mais le jeune Bruxellois, impatient et impulsif comme il était, ne pouvait se résigner à perdre son temps ; lui, il avait quelque expérience de la dissection, et il ne le cachait pas. A la troisième « démonstration » à laquelle il assistait, poussé par ses camarades, il se saisit du scalpel du barbier-chirurgien, et se mit à couper : jamais les étudiants et même les professeurs de Paris n'avaient encore vu une dissection aussi propre, aussi nette. Ce talent, qu'il ne tenait que de lui-même, ne passa pas inaperçu. Un de ses maîtres, Gonthier d'Andernach, qui préparait alors un petit traité d'anatomie galénique non illustré, demanda à Vésale de l'aider. Dans le livre qui fut le fruit de ce travail, Guinterius n'omet pas son jeune assistant : «Jeune homme plein de promesses, écrit-il, possédant de remarquables connaissances en médecine, latin et grec, et fort habile à disséquer. » Vésale, qui ne sut jamais ni louer sur commande, ni minimiser ses propres contributions, montrait moins de respect envers son maître ; il écrivit, quelques années plus tard : «Je le respecte à maints égards, et dans mes écrits publiés, je l'ai honoré comme mon maître ; mais j'aimerais qu'on m'inflige autant de coups que je lui ai vu pratiquer d'incisions sur les corps d'hommes ou de bêtes — excepté à table, dans sa salle à manger. Soit dit sans offense, il me doit — et il n'est certes pas le seul — une bonne part de ce qu'il sait en anatomie, sauf ce qu'on trouve dans les livres de Galien, qui est bien commun. » Les rares occasions qu'il avait de disséquer — des corps d'animaux qui plus est — ne le satisfaisaient pas du tout, évidemment. Il ramassait des ossements dans les tombes en ruine du cimetière des Innocents, et avec des camarades faisait des expéditions hors les murs, au hideux Montfaucon, où se dressaient « les plus beaux gibets du royaume » (c'est là que s'étend aujourd'hui le parc des Buttes-Chaumont). On y avait construit un vaste charnier, surmonté de seize piliers de trente pieds de haut, avec des poutres transversales auxquelles on suspendait les corps de toutes les personnes suppliciées dans les divers quartiers de Paris. Et on les laissait ainsi exposés longtemps avant de les mettre dans la fosse. Des bandes de chiens, des multitudes de corbeaux infestaient l'endroit. Dans ces conditions, l'anatomie sauvage ne pouvait être qu'un sport collectif; on imaginera les rudes batailles qui furent livrées pour un rein, une rate, un foie ! Vésale, qui dirigeait ces assauts, n'aurait jamais pu imaginer, quant à lui, qu'un jour un Zilboorg viendrait se pencher sur son problème et expliquerait que ce faisant, lui, Vésale, révélait qu'il était « dominé par ses pulsions nécro- et coprophiles » et qu'il devait être, de plus, un jeune homme « taciturne, mélancolique, morose, aux réactions imprévisibles et à l'esprit malsain »... Rien, dans tout ce que nous savons de la vie de Vésale, ne justifie un tel portrait. Il est plus facile de reconstituer un vitrail à partir de quelques tessons que de se former une image de la personnalité d'un homme d'après sa façon de recueillir du matériel scientifique, — surtout quand le passage des siècles a fait apparaître de grandes lacunes dans notre information. Et pourtant, malgré tout son babil psychohistorique, Zilboorg, quand il s'en est tenu aux faits vérifiables, a vu et su décrire en quelques phrases ce qu'André Vésale représenta pour le petit monde de la science médicale renaissante : « Il avait pour l'anatomie une passion que n'éprouvèrent jamais ses maîtres Guinterius et Sylvius. A quatorze ans, ses instincts le poussaient à découper des rats et des chats ; mais à dix-sept et dix-huit ans, ils le firent quitter soudain son banc d'étudiant, rejeter les mornes récitations du texte galénique, se dresser devant ses professeurs et des centaines de camarades, arracher le couteau au barbier et entreprendre de disséquer lui-même le cadavre à sa propre manière, hardie et curieuse, minutieuse. Dès lors et pendant une douzaine d'années, il travailla sous l'empire de cette pulsion intense, à laquelle il avait trouvé un si heureux exutoire, en transposant presque complètement ses pulsions primitives, infantiles, sadiques en de nobles activités ; ni le scepticisme de ses amis, ni l'hostilité déclarée de ses collègues et de ses maîtres ne le détournèrent de son objet. Il abordait la vie comme s'il eût conquis la mort elle-même, car c'était dans le corps mort et en décomposition qu'il lisait les mystères du fonctionnement de l'homme vivant. Il semble qu'il fut authentiquement inspiré durant toute cette période, comme possédé par une impulsion unique, tout son être tendu vers la réalisation d'une unique ambition. » Voilà Vésale, tel qu'il fut. Vésale ne devait pas rester assez longtemps à Paris pour s'y faire décerner son premier grade de médecine. Il étudiait depuis trois ans quand la guerre éclata entre la France et Charles Quint, et il fut forcé de retourner chez lui, dans le Saint-Empire. Il s'inscrivit à l'école de médecine de l'université de Louvain en 1536, et dès le printemps de l'année suivante reçut son diplôme de bachelier en médecine. A Louvain, il fit de nouvelles folies pour la cause de l'anatomie : « Me promenant à la recherche d'ossements, écrira-t-il quelques années plus tard, en un de ces lieux, le long des grands chemins, où l'on réunit et expose les corps de tous les suppliciés pour le plus grand profit des écoliers, je tombai sur un cadavre desséché. (...) Les os entièrement à nu, retenus ensemble par les seuls ligaments ; il ne restait des muscles que l'origine et l'insertion. (...) Avec l'aide de Gemma [Gemma Frisius, qui fut un mathématicien et astronome célèbre], je gravis le tas et saisis le fémur qui saillait, et tirai : bientôt suivirent les omoplates avec les bras et les mains. Mais les doigts d'une main manquaient, ainsi que les deux rotules et un pied. Ayant ramené discrètement chez moi d'abord les jambes et les bras, en laissant sur place la tête et le tronc, je restai un soir hors la ville après la fermeture des portes pour obtenir le thorax, lequel était fermement enchaîné. Je n'avais aucune peur d'arracher au cœur de la nuit ce que je désirais tant. (...) Le lendemain je transportai tous ces os chez moi, partie par partie, en passant par une autre porte [de la ville] (...) et je construisis ce squelette articulé qui est conservé à Louvain, en la demeure de mon très cher vieil ami Gilbert Carbon. » Il déclara aux autorités locales qu'il avait rapporté ce trésor de Paris... Peu après, il s'aperçut qu'il avait couru des risques bien inutiles. En effet, le bourgmestre lui-même lui vint en aide quand il demanda si l'on pouvait lui procurer un cadavre pour une dissection — chose qui ne s'était plus faite, à Louvain, depuis dix-huit ans. On peut supposer que les dissections de Vésale ne servaient encore, comme toutes celles pratiquées en médecine à l'époque, qu'à confirmer, entre autres à ses propres yeux, les enseignements de Galien ; cela semble d'autant plus probable qu'il avait présenté, comme thèse de baccalauréat, une paraphrase d'un ouvrage du grand médecin arabe Rhazès. Muni de son diplôme, Vésale partit pour Bâle, où il fit publier une deuxième édition de sa thèse, chez Ruprecht Winter. Bâle, qui venait d'entrer dans la Confédération helvétique (dont l'indépendance n'était encore reconnue que par la France), était alors un des plus grands centres de l'imprimerie. Aussi c'est peut-être là que Vésale eut la première idée du projet qui devait aboutir à son chef-d'œuvre de 1543. A Venise, où il arrive peu après, il se met en quête d'un peintre disposé à exécuter les dessins d'une série d'études anatomiques ; et bientôt, par l'intermédiaire de Titien, semble-t-il, il entre en rapport avec son compatriote Jean de Calcar. Cependant, il fait « sa clinique», à Venise même, et dès décembre 1537 se présente à l'examen de doctorat de l'université de Padoue (qui n'est qu'à une trentaine de kilomètres de Venise). Non seulement il est reçu avec les félicitations du jury, mais on le nomme dès le lendemain professeur de chirurgie, avec un traitement de quarante florins par an. Certes sa chaire n'est pas la plus prestigieuse, et certains membres de la Faculté touchent des salaires plusieurs fois supérieurs au sien ; mais qu'est cela, quand on pense que Vésale n'a alors que vingt-trois ans ! Son enseignement comporte évidemment des leçons d'anatomie. Les hommes éclairés qui dirigeaient l'université de Padoue ne s'opposaient nullement à l'introduction de nouvelles méthodes d'enseignement. Vésale, le jour même de sa nomination, le 6 décembre, inaugura une série de cours d'anatomie, avec dissections de cadavres (anatomie cadavérique), où il remplissait lui-même tous les rôles : chirurgien disséqueur, démonstrateur, et conférencier. C'était une véritable révolution. Pour rendre les choses encore plus claires à ses étudiants ravis par ce nouveau style pédagogique, il avait mis, suspendu à côté de la table, un squelette, et traçait les contours des os sur la peau du cadavre avant d'inciser. Entre les cours, il se mit à préparer de grands croquis montrant les organes et ce qu'on savait de leurs fonctions. Enfin, l'anatomie comparative, avec dissection et parfois vivisection de petits animaux pour montrer la vie des organes, complétait cet enseignement multidimensionnel dans lequel, comme on voit, l'anatomie était intimement liée à la physiologie. Au bout de quelques mois, six planches anatomiques précises, réalisées avec la collaboration de Calcar, et fondées sur ces dissections exécutées sans discontinuer, sont prêtes pour l'impression. Chacune consiste en un dessin, au centre, marqué de lettres (a, b, c, etc.) auxquelles se rapporte le texte explicatif, en marge. Ces Tabulae anatomicae Sex, qui sortent en avril 1538, annoncent déjà la Fabrica. Ce sont des gravures sur bois, de 48 sur 34 centimètres. Trois sont des dessins du squelette, par Calcar ; trois sont de la main même de Vésale et illustrent la circulation du sang : système artériel, système veineux, et système porte. Bien que le texte soit « galéniste » (comme tous les textes de médecine depuis treize siècles), on y remarque que Vésale a déjà pris conscience de certaines erreurs de son grand prédécesseur : ainsi il signale que ses propres observations, concernant certains os, ne concordent pas avec la description de Galien. Mais le plus curieux, à nos yeux, c'est de le voir carrément fausser, lui aussi, ses constatations pour qu'elles cadrent avec l'orthodoxie galénique : par exemple, une de ses planches montre le fameux réseau admirable — ce plexus vasculare que Galien avait découvert à la base du crâne de ses macaques et de ses chiens, mais qui, contrairement à ce qu'il croyait, n'existe pas chez l'homme. C'était donc un ouvrage de transition, en quelque sorte. Quoi qu'il en soit, jamais maître de médecine n'avait publié des moyens d'initiation d'une telle précision et d'une telle qualité. Le mois suivant Vésale faisait faire à l'anatomie un nouveau petit pas en b a s i l e ae- Le frontispice de la Fabrica : manifeste d'une révolution dans l'étude de l'anatomie. (Fac-similé, avec l'aimable permission du professeur Thomas Forbes.) avant (vers le libre examen) en publiant une édition révisée du livre que Gonthier d'Andernach et lui avaient produit il y avait seulement deux ans. Dans ce petit ouvrage, il corrigeait quelques erreurs, relativement mineures, de Galien. Ces deux publications eurent un immense succès, et les cours du jeune professeur, avec sa nouvelle façon d'enseigner l'anatomie, suscitaient un tel enthousiasme que non seulement son amphithéâtre était bondé, mais que le bruit s'en répandit bientôt dans les autres cités d'Italie. Sur l'invitation des étudiants de Bologne, il donna dans cette ville une série de démonstrations d'anatomie qui durèrent plusieurs semaines et accrurent encore sa célébrité. Dans la vie des révolutionnaires vient un moment où il faut oser se déclarer, où le nouveau principe — qui n'était jusqu'alors qu'un rudiment informe — fait soudainement son apparition. Dès lors, la force même des choses pousse son créateur en avant, parfois plus vite et plus loin qu'il ne le voudrait. Si les circonstances sont favorables, si la cause trouve les partisans qu'elle mérite, alors le principe nouvellement énoncé devient mouvement et doctrine, prend vigueur et acquiert une vie autonome. En politique, les vies de révolutionnaires sont souvent brèves et en fin de compte sans effet ; en science au contraire, elles annoncent une nouvelle vision dans l'histoire des idées. C'est durant son séjour à Bologne que, pour Vésale, ce moment de rupture arriva. Il avait été convenu qu'il ferait ses démonstrations conjointement avec un certain Matteo Corti, professeur bolonais et fervent galéniste qui, lui, parlerait en chaire. On n'aurait pu mieux incarner que dans la différence d'attitude de ces deux hommes envers la dissection l'opposition entre le Moyen Age et la Renaissance. Le professeur Corti ne se serait jamais livré à une occupation aussi dégoûtante, puisqu'aussi bien, elle ne servait qu'à confirmer ce qu'on pouvait déjà trouver dans les livres de Galien. Vésale, au contraire, venait de déclarer, pendant ses cours et dans les Tabulae, que le seul texte vrai est « le livre du corps humain qui ne peut mentir » ; que l'indépendance intellectuelle est nécessaire à l'étude de l'anatomie, et que Galien avait fait plusieurs erreurs, comme on pouvait le constater en venant dans son amphithéâtre. A certaines réflexions qu'il a faites, on peut déjà deviner qu'il nourrit de graves doutes sur l'ensemble du système galénique et que, dans son for intérieur, il espère, comme il le dira dans la Fabrica, que ses disciples, « animés de l'amour de la vérité, se déferont de cette attitude [rétrograde], deviendront moins emphatiques, et commenceront à se fier à leur propre vue et à leur propre raison, plutôt qu'aux écrits de Galien. Et que les paradoxes vrais qu'ils obtiendront ainsi, sans se fonder servilement sur les travaux d'autrui, ni sur des kyrielles de références aux autorités, ils s'empresseront de les faire connaître (...) à leurs amis. » Par son scepticisme, par son constant questionnement, il réaffirme en fait le principe le plus haut que Galien lui-même et les hippocratiques ont donné à la science : que le chemin qui mène le plus sûrement à la vérité est celui qui part de ce que Ton constate par ses propres sens. Depuis longtemps, le concert de louanges qui s'élevait vers les anciens Grecs couvrait leur message le plus important : l'appel à la liberté intellectuelle. Vésale, comme Copernic, se préparait à le faire entendre de nouveau. Les démonstrations se tinrent en l'église Saint-François de Bologne. (Encore une fois, on voit que l'Eglise n'était pas hostile à la dissection humaine, tout au contraire.) Pour que tout le monde pût voir (deux cents spectateurs étaient prévus), on avait disposé les sièges en quatre gradins tout autour de la table. Les dissections commencèrent le matin du 15 janvier, après que Corti eut donné cinq cours, autrement dit récité un texte médiéval, corrigé, le cas échéant, par des références à Galien. Pas plus que les autres professeurs de la faculté de Bologne, qui prenaient place sur les bancs à côté des étudiants, il ne s'attendait à ce qui allait se passer. Les étudiants, au contraire, savaient qu'il y aurait du grabuge — c'était bien pour cela qu'ils avaient invité le jeune anatomiste — et le brouhaha qui s'élevait de l'amphithéâtre révélait leur grande excitation. Vésale rie les déçut pas. Au cours des semaines qui suivirent, il découvrit de nouvelles contradictions entre le corps humain et le Corpus galenicus et, pour la première fois, se demanda si elles étaient dues seulement à des erreurs de dissection ou d'interprétation de la part oes Anciens. Ce fut en comparant un squelette humain avec celui d'un singe qu'il remarqua, dans la colonne vertébrale de l'anthropoïde, une structure osseuse tout à fait inexistante chez l'homme ; et que, cette structure étant un dada de Galien, il se mit à soupçonner que peut-être, le Grec n'avait jamais pratiqué la dissection humaine. Des faits analogues apparurent quand il disséqua les six chiens et autres petits animaux qu'on lui fournit pour ses démonstrations : il y avait des « parties de l'homme » qui ne se trouvaient en fait que chez les animaux. La vérité était là, éclatante. Vésale avait eu un tel respect pour Galien qu'il s'était abstenu de communiquer à ses étudiants certaines de ses propres découvertes ; mais à Bologne, il décida d'en finir avec cette duperie. Un matin, il montra à son auditoire l'insertion correcte d'un muscle abdominal ; Corti, indigné, se leva, invoquant l'autorité de Galien. Vésale repartit que chaque fois qu'il était en désaccord avec le texte, lui, Andréas Vesalius, pouvait prouver que Galien avait tort. Les étudiants battirent des mains. Mais une partie de la Faculté sortit dignement de l'amphithéâtre, tournant le dos à l'avenir. Un des écorchés du livre de Vésale. Les lettres renvoient à une table sur la page de regard, ce qui aide à comprendre le texte qui suit. (Fac-similé, avec l'aimable permission du professeur Thomas Forbes.) Galien avait donc appris l'anatomie d'après les animaux ; cette révélation fut accompagnée d'une autre, dont les conséquences étaient encore plus graves : qu'à part Giacomo Berengario da Carpi, professeur d'anatomie bolonais qui disait avoir disséqué des centaines de cadavres (mais les illustrations de son livre publié en 1521 étaient plutôt schématiques), personne n'avait jamais écrit un traité d'anatomie se fondant sur la pratique de la dissection humaine. Tout ce qu'on avait enseigné jusqu'alors en anatomie n'était donc, Vésale en avait maintenant la certitude, que du vent. Rentré à Padoue, il s'attela à son grand œuvre. Vésale disséquait, Calcar dessinait. En tout, les deux jeunes gens relevèrent, examinèrent et décrivirent plus de deux cents inexactitudes dans le texte galénique. Le réseau admirable en particulier, cette perle de la théorie médicale médiévale, fut jeté au fumier. Les deux chercheurs pouvaient compter sur la collaboration des autorités de Padoue qui s'étaient accoutumées à fournir des cadavres de condamnés à l'infatigable professeur brabançon — au point qu'il leur arrivait de surseoir aux exécutions tant que Vésale n'avait pas encore besoin d'un nouveau sujet ! Et Vésale d'autre part, en rédigeant son texte, insistait sur l'importance de vérifier ce qu'il affirmait en pratiquant soi-même la dissection, et, à cet effet, donnait des instructions quant à la manière de procéder pour chaque partie du corps. Il faut, enseigne-t-il, redisséquer inlassablement, cadavre après cadavre, le même organe, pour faire la part des variations individuelles et dégager ce qui est typique. Et il ne faut tenir aucune autorité pour sacro-sainte, même celle de Galien, même celle de Vésale, qui maintenant déclare sans ambages que le Maître a été « trompé par ses singes ». Nous avons vu à quel point Vésale a respecté Galien. Il s'est plongé insatiablement dans les textes grecs originaux, et il en a conçu une admiration sans bornes pour les méthodes de son illustre prédécesseur ; ces lectures ont certainement leur part dans l'enthousiasme avec lequel il poursuivait ses propres recherches. Mais il en a conçu un mépris également sans bornes pour les injures faites à la science grecque par des générations de compilateurs et de traducteurs, et cela il ne peut plus le taire : « Hélas ! après les ravages des invasions gothiques, toutes les sciences, auparavant merveilleusement florissantes et exercées selon les règles, allèrent à vau-l'eau. (...) Les médecins les plus réputés, pleins de répugnance pour le travail manuel (...) commencèrent à se décharger sur des serviteurs des interventions chirurgicales qu'ils jugeaient nécessaire d'opérer sur leurs malades. (...) Le soin d'accommoder les aliments et, ce qui est plus grave, toute l'institution du régime furent abandonnés aux gardes-malades, la composition des médicaments aux apothicaires, les interventions chirurgicales aux barbiers. (...) « Ce déplorable démembrement de l'art de guérir introduisit dans nos écoles le détestable usage de confier aux uns la dissection lu corps humain pendant que les autres [les professeurs] commentent les particularités des organes. Ces derniers, à la façon des geais, parlant de choses qu'ils n'ont jamais vues de près, mais qu'ils ont prises dans les livres et confiées à leur mémoire, plastronnent, juchés sur leur chaire. (...) Ainsi tout est enseigné de travers ; les journées passent en débats oiseux, et dans cette confusion, on présente aux assistants moins de choses qu'un boucher, sur son étal, on pourrait montrer à un médecin. (...)» Le frontispice de la Fabrica proclame la nouvelle méthode d'enseignement, et de manière bien plus éclatante que tout ce qui est écrit à ce sujet dans le livre. Confrontons-le avec la scène peinte par Ketham en 1491 que nous avons décrite : il est évident qu'avec Vésale, il s'est produit un saut qualitatif. Ce frontispice est, comme le disait Max Fisch, philosophe à Chicago, dans un article publié en 1943, pour le quatre centième anniversaire de la Fabrica, « le Manifesté d'une révolution pédagogique ». Le professeur lui-même dissèque le cadavre ouvert (qui, de plus, est l'un les rares corps de femme qu'il réussit à se faire donner), en présence d'une foule compacte d'auditeurs. Il s'agit en effet d'une démonstration publique d'anatomie. A côté, un squelette, pour aider les spectateurs à « se repérer », et de petits animaux prêts à servir de sujets d'étude. Dans l'assistance toutes les «classes d'âge » sont représentées, et on remarque plusieurs hommes d'Eglise. Vers le haut, debout sur les derniers gradins, un jeune artiste, debout, prend un croquis de la scène : c'est Jan Stevens Calcar. J'ai mis une reproduction de ce frontispice dans mon cabinet de consultation chirurgicale, à côté de deux autres chefs-d'œuvre de Calcar : ses « Musclors », autrement dit, jusque naguère, ses écornés, qui montrent la couche musculaire extérieure du corps. Chacune de ces figures bouge : les contours de chaque muscle y sont dessinés en mouvement, en fonction. On voit la fabrica, le travail en train de se faire. Comme pour renforcer le sentiment de ce qui en émane, le fond de ces deux tableaux est un paysage réel. Si on les met côte à côte, dans l'ordre, on voit apparaître la ligne des monts Euganéens tels qu'ils se dessinent au sud-ouest de 3adoue. Nous sommes ici en face de la réalité. L'anatomie est née avec ce livre, et la médecine scientifique moderne aussi. Quant au texte, c'était, pour l'époque, un triomphe de la pédagogie. Même s'il pèche parfois par grandiloquence, Vésale a compris les besoins de ses lecteurs, les étudiants : il s'adresse à eux sur le ton de la conversation et s'emploie à exposer les matières de a façon la plus claire possible. Il est certes d'une lecture plus fastidieuse que les manuels d'aujourd'hui, produits de quatre siècles (depuis la Fabrica) d'application de la loi du moindre effort ; nais par l'élégance de sa rhétorique et la correction grammaticale le son latin, la Fabrica représente un grand pas en avant par rapport aux textes de médecine antérieurs. Comme l'a écrit un grand traducteur de Vésale, T.R. Lind, « son latin est l’un des meilleurs qu'aient pratiqués les penseurs de la Renaissance ». On n'y trouvera ni les grandes affirmations faciles, ni les circonlocutions amphigouriques par lesquelles ses prédécesseurs avaient accoutumé de cacher leur ignorance. A l'occasion Vésale n'hésite pas à illustrer sa description d'anecdotes savoureuses, comme celle du « malin Espagnol » qui, ayant avalé par petits bouts, et récupéré par la suite, le collier d'une prostituée endormie par ses soins, prouva que le pylore est plus large que ne l'enseignait Galien : « Elle le gardait toujours à son cou, même au lit, de peur qu'on ne le volât. L'Espagnol, considérant d'un œil avide ce collier qui pouvait le compenser largement du prix de la putain, s'employa vigoureusement à la faire sombrer dans un heureux sommeil. Sur quoi il dégrafe le bijou, en avale les perles une à une, puis la croix et même le fermoir, pour qu'il ne subsiste aucune trace du vol. Il est donc clair que l'orifice inférieur de l'estomac, encore que moins large que le supérieur, l'est cependant assez pour laisser passer de gros objets. » On n'avait jamais, avant la Fabrica, créé des dessins d'anatomie d'une telle exactitude (et pourvus, qui plus est, de toutes les légendes nécessaires), ni écrit un texte de médecine d'une telle minutie dans les descriptions et dont les parties constituantes fussent aussi heureusement liées les unes aux autres. C'était l'union parfaite du mot e de l'image. Vésale exhorte son lecteur à disséquer lui-même, et donne toutes les instructions en ce sens — et l'on sait, quand on fréquente une école de médecine, à quel point des illustrations excellentes et un texte limpide peuvent transfigurer le charcutage d'un cadavre empestant le formol en une activité intellectuelle aussi passionnante qu'une autre — et pourtant, paradoxalement, le livre de Vésale, avec sa vaste érudition et sa clarté pour ainsi dire tridimensionnelle, permettait de maîtriser l'anatomie sans avoir à suivre son conseil. André Vésale savait que sa Fabrica marquerait un grand tournant dans l'histoire des idées. Le rythme soutenu du formidable travail préliminaire, l'attention quasi maniaque qu'il accorde à tous les détails de la production, le choix judicieux des collaborateurs artistiques et techniques (les imprimeurs), et le contrôle personnel méticuleux auquel il soumet une dernière fois le produit fini, tout cela montre qu'il était conscient de l'immense valeur du cadeau qu'il allait faire au monde scientifique. Conscient aussi que dans ce livre, il n'exposait pas que l'intérieur du corps humain en général : qu'il s'exposait lui-même aux foudres des tenants de l'ignorance et que le moindre défaut oublié pouvait déchaîner les pires attaques contre sa personne. A vingt-huit ans, il mettait enjeu tout son avenir, toute sa vie. Il confia donc ses précieuses illustrations à un graveur sur bois de Venise, car c'était dans cette ville qu'exerçaient les meilleurs graveurs de l'époque. On ignore le nom de cet artiste, mais on peut juger de la qualité de son travail à la fois par les estampes qui en ont été tirées, et par le fait que les planches gravées elles-mêmes étaient encore en bon état quand, le 16 juillet 1944, les Alliés arrosèrent Munich de bombes incendiaires, brûlant la bibliothèque de l'université où ces planches étaient conservées. Les planches furent prêtes en août 1542. Alors on les emballa, on les marqua, on rédigea des instructions méticuleuses quant à leur transport et leur réception, et elles traversèrent toutes les Alpes, à dos de mulet, pour être remises à l'imprimeur Johannes Oporinus à Bâle. Vésale arriva peu après dans cette ville, haut lieu de l'imprimerie comme il le savait par sa propre expérience, et il y resta jusqu'à ce qu'il fût satisfait de l'exactitude et de la marche du travail. Ce point de perfection n'était pas encore atteint quand un citoyen de Bâle, bigame, pensant résoudre une partie de ses problèmes domestiques en assassinant sa première femme, vit son problème définitivement réglé par la justice cantonale. Aussitôt dépendu, on le donna à l'anatomiste de passage, qui en fit une dissection publique, puis reconstruisit le squelette. On peut voir encore aujourd'hui, à l'Institut d'anatomie de l'université de Bâle, des restes de ce souvenir osseux d'une discorde conjugale. L'édition de la Fabrica fut terminée en juin 1543. Dès sa sortie en août l'ouvrage, avec ses 663 pages in-folio, dont onze grandes planches et presque trois cents autres illustrations, fut reconnu comme une révélation de l'art du livre. Devant une œuvre aussi parfaite, même ses pires adversaires ne purent retenir leur admiration. Le texte, comme l'indiquait le titre, De humani corporis fabrica Libri septem, était divisé entre sept livres, dans l'ordre suivant : os, muscles, vaisseaux sanguins, nerfs, organes abdominaux et reproducteurs, organes thoraciques, cerveau. En regard de la page 1, on voyait l'auteur, disséquant la plus complexe des créations mécaniques naturelles, la main humaine. Malgré ses disproportions curieuses et jamais expliquées, on sait que Vésale était content de ce portrait ; et on ne lui en connaît point d'autre avec quelque certitude. Par sa préface, ce livre était dédié à l'empereur Charles Quint, à qui l'auteur offrit un exemplaire. Vésale avait de plus rédigé un résumé de son livre, l’ Epitome, qui parut au même moment que la Fabrica, et qui était, selon le mot de son auteur, un semita, un « sentier », vers l'œuvre majeur. Quinze jours plus tard, cette Epitomé paraissait traduite en allemand, ce qui rendait ce petit miracle de condensation accessible à une foule de gens, en particulier aux barbiers-chirurgiens. Elle était dédicacée au fils de Charles Quint, le futur Philippe II d'Espagne (celui qui monta la malheureuse expédition de l'Invincible Armada). On entendit le message de la Fabrica, et la plupart y crurent ; la prédiction, l'espoir de l'auteur ne tardèrent pas à devenir réalité : des médecins « s'empressèrent de faire savoir à leurs amis » que leur art était en train de changer de base. Mais les conservateurs résistaient farouchement, en se répandant en injures à l'adresse de Vésale. Quelques-uns s'efforcèrent de prouver que Galien ne s'était pas trompé : c'est l'espèce humaine, expliquèrent-ils, qui a tellement dégénéré depuis l'Antiquité classique que son anatomie s'en est trouvée modifiée... Avec de telles armes, il était difficile de contenir l'avancée de la pensée moderne ; on pouvait tout au plus blesser un de ses protagonistes. Ce furent les attaques de son ancien maître parisien, Jacobus Sylvius, qui furent les plus pénibles pour Vésale. Sylvius devenait hystérique quand il était question de Vésale ; sans doute ne pouvait-il supporter qu'on développât des idées nouvelles quand on avait eu l'honneur d'étudier à Paris. Au bout de huit années de dénonciations forcenées, le vieux professeur (il avait alors soixante-treize ans) concentra enfin toute sa rage dans un opuscule intitulé Réfutation des calomnies d'un fou contre les écrits d’Hippocrate et de Galien, qui, comme l'indique son titre élégant, vouait à l'opprobre « l'ordure truffée d'erreurs » de ce « calomniateur insolent et ignorant qui a attaqué traîtreusement ses maîtres ». Vésale, qui lui-même était porté à l'invective, fut abasourdi par la violence furieuse de ce libelle, qui dépassait les bornes de a décence, même pour l'époque. Voici quelques extraits choisis de la conclusion : « Il eût été plus facile de nettoyer les écuries d'Augias que de démasquer les pires mensonges de ce fatras de vols et de plagiats bouffi de calomnies. (...) «J'implore Sa Majesté Impériale [Charles Quint] de châtier sévèrement, comme il le mérite, ce monstre né et élevé dans ses États, cet infâme exemple d'ignorance, ingratitude, arrogance et impiété, de le supprimer pour qu'il ne puisse empoisonner le reste de l'Europe de son souffle pestilentiel. Déjà il a infecté de ses exhalaisons létales certains Français, Allemands et Italiens, mais uniquement ceux qui ignorent tout de l'anatomie et du reste de la médecine. (...) « Loyaux fils d'Esculape, Français, Allemands, Italiens, je vous conjure de vous joindre à moi : aidez-moi, qui suis chargé d'ans et de travaux, à défendre vos maîtres ! Si une nouvelle tête de cette hydre se dresse, détruisez-la sur-le-champ ! Foulez et écrasez cette Chimère monstrueuse, cette abominable engeance de l'ordure et de la vidange, cette chose indigne de votre examen, et rendez-la à Vulcain ! » On notera que Vésale était alors (1551) médecin attitré de Sa Majesté Impériale et qu'il le resta, sans être le moins du monde puni. Cela dit, dès les mois qui suivirent la parution de la Fabrica (1543), Vésale, qui déjà tolérait mal les critiques, se vit en butte non plus à des désaccords, mais à l'intrigue pure et simple. De retour à Padoue, il découvrit que son ancien assistant, Colombo Realdo, qui en son absence faisait cours à ses étudiants, à ceux-là mêmes qui avaient été attirés à l'école de médecine par la personnalité magnétique de Vésale — que ce « cher confrère », donc, dénigrait la Fabrica et ridiculisait publiquement son auteur. Une faction se constitua contre lui ; en fait, elle fit plus de bruit que de mal, mais Vésale en avait assez. Il donna sa dernière démonstration publique d'anatomie en décembre — avec, pour sujet, le cadavre d'« une belle putain (Vesalius dixit) que les étudiants ont pris au cimetière de Saint-Antoine » — et peu après, pour bien marquer son dégoût pour les querelles mesquines où on voulait l'entraîner, il fit un gros tas de tous ses manuscrits, de toutes ses notes, et il y mit le feu. Ses commentaires inestimables des œuvres de Galien, ses notes, ébauches des livres de médecine et de chirurgie qu'il préparait, et sa paraphrase de Rhazès, tout périt dans les flammes. Disons tout de suite qu'à ce moment-là, Vésale avait déjà accepté l'offre que lui faisait Charles Quint d'une charge de médecin à la cour ; il avait décidé d'abandonner l'enseignement et la recherche pour se consacrer à l'exercice effectif de la médecine. Evidemment, cet auto da fe a fait couler beaucoup d'encre et dire bien des bêtises. Zilboorg, pour ne citer que lui, ignorant manifestement les nombreuses amitiés de Vésale, le caractère public de son travail, le plaisir qu'il prenait à voyager pour défendre en personne ses idées et la popularité dont il jouissait auprès des escholiers, écrit : « Ce genre de personnes renfermées changent rarement de vie, mais si elles le font, elles accomplissent cette transition de manière impulsive, brutale, agressive et destructive. » Les auteurs qui expliquent l'acte de Vésale, et sa décision de rompre avec Padoue et le monde des universités en général, par la déception, le dépit poussé au point de se nuire à soi-même, le masochisme primaire ou secondaire, etc., commettent le péché — aussi souvent dénoncé que commis par les historiens — d'appliquer leurs propres valeurs, qui sont celles de leur époque, à des situations très différentes, où les comportements étaient dictés par de tout autres règles. Heureusement, plusieurs spécialistes de Vésale ont l'objectivité historique de reconnaître que ce qui semble un éclat de rage soudaine était en fait une démarche logique, en accord avec la conception que Vésale se faisait de sa propre carrière. Vésale avait toujours voulu être médecin ; à ses yeux, l'étude exacte de l'anatomie n'était qu'un moyen d'améliorer son art. C'est ce qu'il avait dit à vingt-trois ans, dans sa paraphrase de Rhazès, en la dédiant à Nicolas Florenas, son protecteur et ami, qui était médecin impérial. C'est évidemment pour cette dernière raison que Vésale le choisit comme dédicataire. Ensuite, il dédia les Tabulae à l'archiatre impérial, Narcissus Parthenopens, la Fabrica à l'empereur lui-même, et l’Epitomé à son fils Philippe. On voit qu'il avait commencé à poser ses jalons bien avant ses actions apparemment inconsidérées de l'hiver 1543-1544. Vésale était ambitieux ; et il devait se montrer digne de sa famille qui, depuis des générations, donnait des médecins à la cour impériale. Vésale était conscient d'ailleurs de la considération et de la sécurité qui s'attachaient à ce genre de position officielle. Dans la société d'aujourd'hui, les grands savants sont tenus en bien plus haute estime que les praticiens ; mais en cette lointaine époque où la science était à peine en train de renaître, l'emploi de professeur était des plus incertains et des plus mal payés, et les rapports entre collègues étaient bien plus faits d'hostilité et d'envie que de respect mutuel. Quant au reste de la population, c'est-à-dire sa quasi-totalité, elle était illettrée et se fichait comme d'une guigne de la science, des universités et de leurs professeurs. En revanche, les gens de toutes les conditions savaient les honneurs dus au médecin personnel de l'empereur. En d'autres termes, Vésale quitta l'université parce que, tout simplement, il avait trouvé une meilleure place. Ces considérations pragmatiques avaient leur importance, certes, mais elles ne furent pas les seules à guider Vésale. L'exercice de la médecine, en effet, était pour lui le plus sacré des arts. Il l'avait constamment à l'esprit : chaque chapitre de la Fabrica contient des commentaires sur les altérations anatomiques produites par la maladie. Seulement, il considérait qu'il faut connaître l'anatomie avant de prétendre soigner les gens. Beaucoup de grands médecins, après lui, ont suivi le même itinéraire, surtout au XIXe siècle. L'Anatomy de Gray, par exemple, ce manuel qui est resté inégalé pendant des générations, n'était aux yeux de son auteur (qui l'écrivit en 1858) que le billet d'entrée dans l'existence, gratifiante à maints égards, qui s'offrait aux chirurgiens des grands hôpitaux d'enseignement londoniens. Comme l'écrivait un autre éminent chirurgien et chercheur, Harvey Cushing : « Depuis la publication de la Fabrica et presque jusqu'à aujourd'hui, l'étude la plus approfondie de l'anatomie descriptive et topographique a constitué la voie royale de la pratique chirurgicale. Les étudiants diplômés attirés par la chirurgie briguaient la place de prosecteur, et dans beaucoup d'écoles les chaires de chirurgie et d'anatomie n'étaient pas séparées. Vésale fut, pour une large part, à l'origine de cette tendance, et la cour [du Saint Empire] fit preuve d'un jugement éclairé en le nommant, à même pas trente ans, médecin de l'empereur. » C'est ainsi que le plus grand anatomiste de son temps, et de tous les temps, abandonna ses recherches pour entrer au service de l'empereur. Il fut un peu déçu. Il gagnait bien sa vie, il portait de riches habits que n'imprégnait plus en permanence la puanteur des chairs en décomposition ; mais cette vie n'avait rien de passionnant auprès de tout ce qu'il avait connu jusque-là, et elle ne lui apportait guère de satisfactions. L'empereur mangeait trop, buvait trop et n'écoutait jamais ses docteurs ; il avait de l'asthme, il avait la goutte ainsi que toutes sortes de troubles gastrointestinaux causés par son intempérance. Et s'il faisait la sourde oreille à ses médecins, en revanche il accueillait avec intérêt le premier charlatan qui venait à passer par la cour. Tous les médecins ont des patients de ce genre ; mais pour Vésale c'était un grave problème, vu le rang de son client, et le fait que l'essentiel de son métier, désormais, était de maintenir ce personnage impossible au moins dans un semblant de bonne santé — objectif que malgré ses grands talents de clinicien il n'atteignit jamais. Il avait de meilleurs résultats avec les gens de la cour (plusieurs centaines de personnes) dont il avait aussi la charge. D'autre part, les autres médecins impériaux étaient dans l'ensemble des galénistes, farouchement opposés à l'esprit de la Fabrica et ouvertement hostiles à son auteur. Bien que Vésale, aux termes de son engagement, n'eût au-dessus de lui que l'archiatre (le premier médecin en titre), une vieille potiche, il n'avait pas moins à supporter chaque jour au cours de ses visites les commentaires hargneux de ses confrères. Charles Quint aimait bien son jeune docteur, il le voyait toujours avec plaisir, mais le ton qui dominait à la cour était détestable. Voilà ce qu'était cette « meilleure place»; Vésale vit qu'il avait fait une erreur, et il la regretta amèrement. L'empereur guerroyant en permanence, il avait maintes occasions de prouver son habileté de chirurgien, mais cela non plus ne satisfaisait pas ses aspirations intellectuelles. Padoue brillait de plus en plus fort dans son souvenir, bien plus fort que les flammes de l'holocauste de son œuvre. Il a dit sa nostalgie de « ces glorieuses années de travail en paix, chez les divins lettrés de la divine Italie ». Il saisissait toute occasion de revenir à cet âge d'or universitaire. Dès que la cour, qui se déplaçait constamment (comme la cour de France à la même époque), s'arrêtait dans le voisinage d'une école de médecine, il y courait pour disséquer et démontrer. A Augsbourg, où l'empereur résida d'août 1550 à octobre 1551, Vésale révisa les cinq premiers livres de la Fabrica en vue d'une deuxième édition. Puis on se transporta ailleurs, il y eut encore des guerres, et c'est seulement à l'été 1555 que la nouvelle version de l'œuvre fut achevée. Vésale s'était marié en 1544, dès qu'il en avait eu fini avec l'anatomie et que ses fonctions officielles lui avaient donné de quoi entretenir une famille. L'année suivante il eut une fille. Il s'était engagé à servir Charles Quint tant que durerait son règne. Celui-ci abdiqua en 1556; mais Vésale, considérant sans doute qu'un maigre salaire de professeur ne lui permettrait jamais de faire face à ses besoins domestiques, se fit nommer médecin des Hollandais près la cour de Philippe II, roi d'Espagne, qui résidait à Madrid. Ce Philippe II faisait régner l'Inquisition ; l'atmosphère, à la cour, était irrespirable. Aussi, quand le titulaire de la chaire d'anatomie de l'université de Padoue, le célèbre Fallope, mourut, en 1562, Vésale demanda-t-il à Philippe la permission de quitter l'Espagne. Philippe refusa. Peu après, Vésale partit pour Jérusalem en pèlerinage. Que s'était-il passé, et s'était-il passé quelque chose entre-temps ? Selon un de ses contemporains, il accomplit ce pèlerinage en action de grâces, après avoir guéri d'une grave maladie ; selon plusieurs autres (mais leur récit semble apocryphe), il le fit en expiation, ayant ouvert, pour le disséquer, le corps d'une femme déclarée morte, mais dont il s'aperçut que le cœur battait encore faiblement... En tout cas il avait — que celle-ci fût le produit des circonstances ou qu'il l'eût trouvée lui-même — une raison valable pour qu'on le laissât sortir d'Espagne... et passer par Padoue; car il embarqua à Venise pour la Terre sainte, en avril 1564. Peu après (selon ce qu'écrivit en 1568 Pietro Bizzari, dont le témoignage est retenu par les historiens), « les Pregadi [les sénateurs de la Sérénissime République] appelèrent Vésale à la célèbre université de Padoue, et lui offrirent un traitement très honorable, en remplacement de l'éminent Fallope, passé depuis peu à meilleure vie ». Cette nouvelle était parvenue — on peut en être certain — à son bénéficiaire quand il entreprit le voyage de retour, à l'automne 1564; et l'on peut être aussi certain qu'il n'avait nulle intention de remettre les pieds à la cour d'Espagne. Son bateau fut pris dans une formidable tempête et dériva pendant des jours. Presque tout le monde à bord était mort de faim et de soif et avait été jeté à la mer quand les éléments se calmèrent et que les quelques survivants abordèrent dans la petite île de Zante, au large des côtes occidentales du Péloponnèse. Vésale ne resta pas avec les hommes d'équipage ; il partit seul, de son côté, et presque aussitôt tomba victime d'un mal dont la nature n'est pas connue. En quelques jours, selon Bizzari, « il termina misérablement le cours de sa vie dans une pauvre auberge solitaire, sans nulle assistance humaine ». Un orfèvre vénitien, dont le navire avait fait escale dans cette île, apprit par hasard ces événements. « A grand-peine, écrit Bizzari, il obtint des habitants de l'île la permission de l'enterrer ; de ses propres mains il apprêta la tombe et enfouit le corps, pour qu'il ne restât pas en pâture aux animaux sauvages. » On n'a jamais su qui était cet orfèvre, ni retrouvé cette tombe de Vésale. Sic transit gloria Vesali. Vésale, en cinq années de recherches inspirées, a montré et dégagé le passage par où la médecine est entrée dans le monde de la science ; le reste de sa vie ne lui a apporté que frustrations et regrets. L’enfant terrible de l'anatomie n'est pas devenu le chercheur mûr qui aurait tout de suite fait avancer l'art de guérir vers le stade suivant et nécessaire : la découverte que tout symptôme de maladie est causé par une altération spécifique, en général anatomique, de telle ou telle structure, de tels ou tels tissus de l'organisme. De nombreux passages de la Fabrica montrent qu'il serait allé dans cette direction, s'il avait pu se libérer de ses engagements envers la maison d'Autriche. Le destin de Vésale est un des plus tristes qui soient. En tout cas, quoi qu'eût pu devenir son auteur, la Fabrica incarna l'esprit de la Renaissance ; et c'est un chef-d'œuvre d'une telle grandeur que l'énergie créatrice qui l'a réalisé n'a pu provenir que d'une vision utopiste de l'avenir de la science. Un avenir où les savants ne tiendraient compte que de l'évidence sensible, comme l'avait fait Hippocrate, les seules inférences admises étant celles qui découlent logiquement des faits tangibles dûment constatés. Et ces savants ne négligeraient aucune des techniques les plus avancées de leur temps, aucun produit de leur civilisation, pour transmettre le plus clairement possible leurs propres observations et découvertes, afin que d'autres puissent s'en servir pour enrichir la somme des connaissances humaines. Tel fut le rôle de Vésale dans l'histoire de la médecine ; il est impossible de penser à l'homme sans penser aussi à son livre, car tous deux participent de la même essence intellectuelle. C'est une réalité que Walt Whitman connaissait (bien qu'il n'ait sans doute jamais vu un exemplaire de la Fabrica) : Camarade, ceci est plus qu'un livre, Qui y touche, touche à un homme. Chapitre IV LE GENTIL CHIRURGIEN Ambroise Paré La chirurgie, c'est cérébral — quoi que disent, mi-plaisants mi-sérieux, mes confrères internistes 2, qui préféreraient sans doute qu'on nous considère simplement comme d'habiles exécutants de tâches conçues par leurs intelligences supérieures... Ces taquineries un peu lourdes ne peuvent s'expliquer que par une sorte d'envie (sans gravité, comme entre frères), envie non tant du prestige qui s'attache à nos fonctions que de l'évidence, du caractère patent des remèdes que nous autres chirurgiens apportons, et du plaisir personnel sui generis que nous prenons à notre travail. Car il faut dire que notre travail est presque toujours, en fait, un jeu : un défi vital à relever, des miracles à accomplir — avec les doigts, bien sûr, mais d'abord par l'opération de l'esprit qui les guide. Dans l'opération, le moment fort de l'activité chirurgicale, la dextérité a forcément sa part, autant que dans l'exécution d'un tableau. Les mains exécutent un ordre fondé sur une connaissance intime du fonctionnement de ce corps, là, qu'on opère et de ce qui l'a fait flancher. C'est cette connaissance intime de l'évolution pathologique ayant rendu l'intervention nécessaire qui permet au chirurgien de saisir le sens de ce qu'il voit, et ainsi de choisir la conduite la plus appropriée. Les recoins secrets du mal une fois mis à nu, commence un processus de délibération et de décision qui, en fait, est presque instantané, et aboutit à la formulation d'un plan d'action précis, aussitôt réalisé étape par étape. L'opération, par ce qu'elle a de direct dans ses effets sur la vie d'un autre être humain, pourrait être rangée parmi les tâches les plus pratiques, les plus réalistes que l'homme ou la femme peuvent accomplir; mais l'énorme savoir technique qu'exigent les moindres détails de son exécution en fait aussi l'une des plus abstraites. Couper, coudre, nouer, tous ces actes dont l'exactitude semble automatique sont la face visible d'un puissant processus de synthèse intellectuelle et de logique, qui est une des plus hautes expressions de nos facultés cérébrales et psychiques. On ne pourra jamais reprocher aux chirurgiens d'être trop modestes : et pourtant, ils ont tendance à se sous-estimer. Au début du XIXe siècle, le chirurgien anglais Astley Cooper énumérait les qualités requises de ses confrères : « un œil d'aigle, un cœur de lion, une main de femme » ; diplomatiquement, pour ne pas heurter la susceptibilité des autres médecins, il avait omis ce qu'il savait être sa plus importante qualité : l'esprit d'un savant. Cela dit, nous y revenons, l'habileté technique est tout aussi essentielle. Si les mains ne sont pas à la hauteur de la tâche assignée par le cerveau, le chirurgien n'est plus un chirurgien ; s'il n'a pas d'égards pour le corps qu'il opère, il n'est plus médecin. La main qui violente le tissu ne saurait le soigner ; le chirurgien qui se permet d'être brutal ne peut s'attendre que la phase de convalescence postopératoire se passe sans problèmes. On n'a pas toujours tenu compte de ce fait qui semble tellement élémentaire. Il en est fait mention çà et là dans les œuvres d'Hippocrate, de Galien et de leurs disciples ; mais les préceptes qui en découlent n'ont été admis qu'à partir du XVIe siècle, quand l'enseignement d'Ambroise Paré est devenu le modèle de la pratique chirurgicale. Paré a parcouru et montré le sentier irrégulier qui menait à la chirurgie d'aujourd'hui, transmettant ce message de douceur qui reste la plus belle et la plus précieuse partie de son héritage. Paradoxalement, l'idée de traiter les tissus avec douceur est née dans une des situations les plus violentes qui soient : la guerre. Celle-ci a toujours profité à l'art du chirurgien, car les blessures infligées dans les batailles sont variées et complexes, et exigent un remède immédiat. Les principaux conflits du XXe siècle où l'Amérique s'est battue se sont accompagnés de grands progrès dans divers domaines de la chirurgie. Chirurgie intestinale pendant la première guerre mondiale ; chirurgie thoracique pendant la deuxième ; chirurgie vasculaire pendant la guerre de Corée ; et au Vietnam, évacuation rapide des victimes de traumas. Chaque fois qu'il y a une guerre, les services hospitaliers, les techniques de réanimation et l'art chirurgical en général font des progrès spectaculaires ; et la médecine interne aussi. Par les nouveautés qu'elle fait apparaître en médecine, chaque guerre permet peut-être, à long terme, de sauver autant de vies qu'elle en a détruit. Si toute guerre exige de la médecine qu'elle se surpasse, c'est bien sûr parce que chaque guerre apporte de nouveaux progrès dans l'art de la destruction, infligeant des blessures de plus en plus complexes, qu'on ne peut soigner qu'en approfondissant toujours plus notre connaissance du corps humain. Aussi développée que soit la technologie qui permet de soigner, il semble qu'elle ait toujours un pas de retard sur la technologie qui permet d'estropier. En ces temps de menace atomique, on a de la peine à imaginer la terreur que l'apparition des armes à feu répandit dans le monde médiéval. Inventée probablement en Chine vers l'an mille, la poudre noire fut introduite en Occident par les Arabes, qui furent aussi les premiers, semble-t-il, à lui donner une application militaire. On utilise déjà de petits canons dans les batailles du début du XIVe siècle, comme celle de Crécy, en 1346; mais c'est au XVIe siècle seulement, pendant les guerres d'Italie, que l'emploi de l'artillerie se généralise au point de constituer un nouveau grand défi pour l'art de guérir. Les doctes professeurs de robe longue ne surent le relever. Ce fut un humble barbier-chirurgien sans instruction supérieure, Ambroise Paré, qui finit par comprendre ce qu'il fallait faire et fournit une solution. Avant de décrire les circonstances dans lesquelles cette solution lui fut révélée, présentons ce découvreur par une citation de ses propres écrits, qui illustre on ne peut mieux et l'ampleur des problèmes qu'il affrontait et la grandeur de cet homme. « De ceste miserable boutique et magazin de cruauté, sont sortis les mines, contre-mines, les sapes, les pots-à-feu, les traits, les lances et arbalestes à feu, les tonneaux meurtriers, les sachets, les traînées, les fuzées, les fagots bruslans, les cercles, les oranges, les grenades, les pelotes, les pots et carreaux à feu : très miserable invention, par laquelle nous voyons souvent une milliasse de pauvres hommes fricassés sous une mine, ou cazematte : les autres en l'ardeur du combat atteints, voire legierement de quelqu'un de ces engins, brusler cruellement dans leur harnois, sans mesme que les eaux puissent refrener et esteindre la furie d'un tel feu. « Ce n'estoit doncques assez d'avoir armé le fer et le feu contre nous, si mesme pour haster le coup on n'eust quasi comme empenné telles armes, les faisant voler aux despens de nostre vie, appropriant des ailes à la mort, pour accabler l'homme plus soudainement : pour la conservation duquel toutesfois telles choses avoient été premièrement créées. Vrayement quand en moi-mesme j'oy [j'entends] parler des machines desquelles les anciens usoient, fust pour assaillir les hommes en combat et rencontre, comme sont les arcs, dards, arbalestes, frondes ; fust pour forcer les villes, comme sont beliers, chevaux, vignes, tortues, batistes, et autres semblables, me semble que j'oy parler de petits jouets d'enfants, au regard de celles-cy, qui pour en parler proprement et à la vérité, surpassent en figure et cruauté les choses que Ton sçauroit penser les plus cruelles. Que sçauroit-on imaginer en ce monde de plus espouventable et furieux que la foudre et tonnerre ? Et toustefois le tonnerre ordinaire et naturel n'est par maniéré de dire rien, au regard de ces machines infernales : ce qui se pourra aisément comprendre par la comparaison des effets de l'un et de l'autre. (...) « Le tonnerre ordinairement n'a qu'un coup, qu'une foudre, et ne frappe qu'un homme à la fois : mais l'artillerie d'un seul coup peut accabler une centaine d'hommes. La foudre le plus souvent, comme estant chose naturelle, tombe fortuistement, tantost sur un chesne, tantost sur une montagne, tantost sur une tour, et rarement sur l'homme : mais l'artillerie, conduite par la maligne dex-terité de l'homme, n'appete [ne recherche] que l'homme, le mire seul et choisit seul entre une milliasse de choses. La foudre par le bruit de son tonnerre avant-coureur, quelque bonne espace de temps devant, nous advertit de sa tempeste future : mais l'artillerie qui est le comble de tout le mal, en grondant frappe et en frappant gronde, envoyant aussi tost la balle mortelle dans l'estomach, que le son et bruit dedans l'oreille. « C'est donc à bon droit que nous détestons l'auteur d'une si dommageable et pernicieuse invention : comme au contraire devons estimer ceux dignes de grandes louanges, qui ou par paroles taschent à revoquer les princes et roys de la pratique d'une si misérable et funeste machine : ou par effets et escrits s'estudient à donner quelques remedes à ceux qui en auroient esté atteints. » C'est justement dans la conception qu'ils avaient des remèdes appropriés au traitement des plaies que les médecins du XVIe siècle commettaient leur plus grave erreur. Ils croyaient tout à fait à tort, en effet, que les blessures d'armes à feu étaient en quelque sorte empoisonnées par la poudre, et qu'il fallait donc les nettoyer à l'huile bouillante. Ce traitement était un traumatisme atrocement douloureux et il entraînait une destruction de tissus tout aussi intolérable ; mais cette iniquité thérapeutique persistait, puisqu'elle avait pour elle la force d'un dogme : cette prétendue nécessité de détruire le « poison » dans la plaie. Ambroise Paré acceptait ce principe ; on le lui avait inculqué durant son apprentissage de barbier-chirurgien, et il n'avait aucune raison de douter de sa justesse. Il avait donc appris à préparer l’ « huile des anciens », à la faire bouillir, à y ajouter un peu de mélasse ; puis à tremper dedans ses compresses ou ses bandes et à les appliquer aussitôt sur les blessures de balles ou les brûlures d'un soldat se débattant et hurlant. Il avait appris tout cela à l'Hôtel-Dieu de Paris, où il fut, de vingt-deux à vingt-six ans, compagnon chirurgien. Il était trop pauvre encore pour se faire admettre dans la corporation des barbiers-chirurgiens. Mais en 536, il réussit à obtenir une place de chirurgien auprès du maréchal de Montejean, un des lieutenants de François Ier. L'armée de Montejean, ayant repoussé une invasion de la Provence par les troupes de Charles Quint, poursuivit celles-ci en Italie, et c'est ainsi que le jeune Paré se trouva au siège de Turin n 1537. C'était sa première campagne. Il y avait tant de blessés que bientôt, il fut à court d'huile. Heureusement il était ingénieux e nature : il fit une expérience. Au lieu d'appliquer « ladite huile î plus brûlante possible dans les plaies », il prépara une lotion douce et calmante. Ce faisant il révélait aussi un grand courage, car il pouvait être certain d'être renvoyé ou de subir un châtiment encore pire, si ce traitement non orthodoxe échouait. Il décrit ainsi ce qui se passa : « En fin mon huile me manqua, et fus contraint d'appliquer en on lieu un digestif fait de jaune d'oeuf, huile rosat et terebenthine. La nuit je ne peus [pus] bien dormir à mon aise, craignant par faute d'avoir cautérisé, de trouver les blessés où j'avois failli à mettre de ladite huile morts empoisonnés, qui me fit lever de grand matin pour les visiter, où outre mon esperance trouvay eux auxquels j'avois mis le médicament digestif, sentir peu de douleur, et leurs playes sans inflammation ni tumeur, ayans assez bien reposé la nuit : les autres où l'on avoit appliqué ladite huile mouillante, les trouvay febricitans, avec grande douleur et tumeur aux environs de leurs playes. Adonc je me deliberay de ne jamais plus brusler ainsi cruellement les pauvres blessés des harquebuades. » . . « Voilà comme j'appris à traiter les playes faites par harquebuses, non par les livres. » Le jeune chirurgien ne s'attendait visiblement pas à constater in tel contraste entre les deux groupes de soldats. Ses craintes 'évanouirent ; une idée grande, exaltante, s'empara de lui. Le principe de douceur dans le traitement des plaies était né, grâce à une unique expérience cruciale, qui transforma aussi celui qui 'avait tentée, du rebouteux primitif qu'il était en un praticien moderne. Il était appelé à devenir le plus grand chirurgien de son temps ; t malgré tout son dédain pour ce qu'on trouvait dans les livres, il laissa une œuvre écrite qui devait rester la bible de la chirurgie rendant des siècles. C'était dans ses traités, traduits en de nombreuses langues, que les chirurgiens de toute l'Europe apprenaient ton seulement les moindres détails pratiques de leur art, mais aussi ses fondements théoriques. Comme André Vésale son contemporain, Paré reconnut dès le début de sa carrière que les enseignements de ses prédécesseurs contenaient peu de vérités définitives, et que les principes authentiques de son métier étaient Ambroise Paré vers Le milieu de sa vie ; gravure tirée du portrait conservé à l’École de médecine de Paris. (Avec l'aimable autorisation de la Bibliothèque d'histoire de la médecine de Yale.) encore à découvrir, démontrer et décrire. Comme il ne savait pas le latin, Paré consigna ses observations en français. C'était encore une innovation, que lui reprochèrent dédaigneusement les professeurs de la Faculté; il répliqua qu'Hippocrate lui-même écrivait dans sa langue maternelle. L'influence qu'Ambroise Paré, par sa vie, par son œuvre, a eue sur la chirurgie se révèle, en fait, d'une ampleur telle qu'on ne peut la mesurer simplement en termes d'innovations concrètes : on doit la penser comme le triomphe d'une philosophie qui a radicalement modifié le rôle du chirurgien et le rôle de la chirurgie. Paré a créé une nouvelle image du chirurgien — de sa façon d'être, de son mode de penser, de l'héritage qu'il doit transmettre. Seuls Hippocrate et après Paré John Hunter ont été à l'origine d'une mutation comparable de la chirurgie. La chirurgie a certes connu bien d'autres écoles et bien d'autres innovateurs, mais au cours de la longue histoire de la médecine occidentale, elle ne s'est donné que trois fois une nouvelle philosophie, une nouvelle pratique, de nouveaux horizons : avec Hippocrate, avec Paré et avec Hunter. Jusqu'à Ambroise Paré, les barbiers-chirurgiens étaient parmi les plus méprisés des gens de médecine ; ses écrits et ses exploits transformèrent cette situation ; il ne fut plus possible d'ignorer la connaissance que les chirurgiens avaient de la maladie, ni leur aptitude à la traiter. Leur rang social s'éleva, ils acquirent des droits et des privilèges, et des hommes meilleurs furent attirés par ce métier. Les effets très positifs qui en résultèrent, sur le plan éthique et sur celui de la formation professionnelle, rendirent possibles les très grands progrès cliniques des siècles suivants — les chirurgiens étant désormais en mesure de bénéficier du développement rapide des connaissances médicales et d'y contribuer. Paré a écrit beaucoup et bien. Comme il écrivait en français, ses œuvres furent bientôt traduites en anglais, allemand, hollandais et autres langues « vulgaires » utilisées par ses confrères chirurgiens — qui n'étaient pas plus versés dans le latin que lui. Il s'ensuivit non seulement une expansion rapide du savoir chirurgical, mais aussi une diffusion rapide des préceptes éthiques de Paré et de son attitude face aux faits. C'est là, dans sa façon d'évaluer les faits médicaux, que la grandeur de Paré est la plus manifeste et que son influence fut la plus durable. Il procédait à partir de l'œuvre de ses prédécesseurs, dont il avait une connaissance stupéfiante : elle lui servait en quelque sorte de fonds auquel mesurer ses propres observations — fruits d'une vaste expérience des problèmes chirurgicaux. Ces observations, il les considérait avec une objectivité, une distance qui lui permettaient de voir ses propres erreurs et celles de ses collègues. Enfin, il appliquait à ses connaissances et à son expérience une puissance d'analyse et un jugement tout aussi exceptionnels. Le résultat saute aux yeux de tout chirurgien qui lit ses écrits : ses idées concernant diagnostic, technique chirurgicale, traitement et cicatrisation des plaies, prothèses, et pronostic sont d'une justesse incroyable. Des milliers de protocoles d'expérience tenus dans des centaines de laboratoires depuis un siècle confirment ce qu'Ambroise Paré enseignait il y a quatre cents ans en matière de soins chirurgicaux. Dans l'introduction d'une de ses œuvres, il s'engage à ne proposer que des règles que, dit-il, «je prouverai par autorité, raison et expérience ». Et il tient cette promesse ; d'où ses succès. L'autorité, ce sont les œuvres d'Hippocrate, de Galien et des auteurs de chirurgie plus récents — qu'il connaissait toutes sur le bout des doigts. La raison, c'est celle dont il avait été généreusement pourvu à sa naissance. Et quant à l'expérience, elle provenait des guerres acharnées qui ne cessèrent pour ainsi dire pas durant sa vie (1510-1590), faisant de sa carrière une longue série d'aventures sur les champs de bataille. Les guerres d'Italie, de 1495 à 1559, et les guerres de Religion, de 1562 à 1598. On voit que les circonstances étaient assez exceptionnelles ; et il convient d'esquisser tout d'abord le « fond » historique du portrait de Paré qui apparaîtra dans les pages qui suivent. On peut comparer les péripéties de la politique française de l'époque, et la chirurgie au même moment, celles-là à un laboratoire foisonnant de sujets de recherches, celle-ci à un livre de notes quasiment vierge, à remplir d'observations, d'expériences et d'extrapolations. Le XVIe siècle est remarquable, au même titre que le nôtre, à la fois par tout ce qui s'y est accompli de grand, et par toutes les horreurs qui l'ont marqué. Les guerres d'Italie — succession ininterrompue de batailles meurtrières pendant soixante-cinq ans — se terminèrent par une victoire de Philippe II d'Espagne. Le traité de Cateau-Cambrésis, cependant, ne mit pas fin aux luttes de pouvoir et aux tueries. Si Henri II de France, en effet, s'était résolu à faire la r aix avec son très catholique adversaire, c'était, entre autres raisons, pour pouvoir retourner toutes ses forces contre les protestants, de plus en plus puissants dans son propre royaume. Si grand était son désir d'attirer Philippe à sa cause qu'il lui donna sa fille Elisabeth en mariage. Mais il fut blessé en tournoi pendant les fêtes données à l'occasion de cette cérémonie, et en mourut. Au bout d'un an de règne son fils, François II, le rejoignit dans un monde meilleur, et le pouvoir tomba entre les mains de la reine mère, l'Italienne Catherine de Médicis, femme politique rusée et manœuvrière, qui cherchait avant tout à consolider la position de ses autres fils : Charles IX, puis François II, puis Henri III. Le ton montait entre catholiques et protestants. Le 1er mars 1562, le massacre des protestants de Vassy (aux confins de la Lorraine et de la Champagne) par les hommes du duc de Guise donna le signal de la guerre civile et sainte, long cortège d'atrocités, dont la plus tristement célèbre est le massacre de la Saint-Barthélemy — l'extermination de plus de 50 000 protestants dans toute la France à partir de la nuit du 23 août 1572. Ce bain de sang, loin d'amener les huguenots à merci, ne fit que galvaniser leurs énergies. Assassinats, batailles, pestes, trahisons et conversions politiquement opportunes caractérisèrent cette succession de guerres diaboliques, qui ne se terminèrent que trente ans après avoir commencé, quand le chef du parti protestant, Henri IV, fut élevé sur le trône et se convertit au catholicisme. Voyons maintenant dans quelle condition se trouvait la chirurgie française lorsque Paré se mit à l'œuvre. Aux XIVe et XVe siècles, le monde médical parisien était fortement hiérarchisé. Il comprenait trois groupes. Le plus élevé, aussi bien dans l'échelle sociale que dans celle du savoir, était constitué par les médecins, membres de la Faculté. Comme la plupart des docteurs en médecine de l'époque, ils possédaient le latin et le grec, étaient de grands érudits ou passaient pour tels, et soignaient par médicaments et conseils. Forts de leur position et de leur prestige, ils régentaient tous les aspects de la pratique et de l'enseignement, tant en médecine qu'en chirurgie, et affichaient un mépris hautain pour les autres groupes de la hiérarchie médicale. Pour les barbiers surtout, dont la réputation était à peine moins détestable que celles des rebouteux, qui réduisaient les fractures, des « herniers », des « inciseurs » qui « taillaient les gens souffrant de la pierre », et des arracheurs de dents et autres charlatans, qui se produisaient sur les places publiques et dans les foires. Entre les docteurs et les barbiers existait une corporation de prétendus chirurgiens, unique à Paris : la confrérie de Saint-Côme qui, au début du XVIe siècle, se fit accorder certaines prérogatives et prit alors le nom de Collège de Saint-Côme. Ces « frères » étaient connus pour leur arrogance, et leur besoin ridicule d'égaler les professeurs de l'Université, dont ils parvenaient tout juste à singer les rituels : port de la toge (aussi les appelait-on « chirurgiens de robe longue »), remise de diplômes, pompeuses cérémonies, etc. Mais leur grande affaire était de se chamailler, d'un côté avec la Faculté, de l'autre avec les vrais chirurgiens, ces quasi-parias, qu'étaient les barbiers. En effet les frères de Saint-Côme n'étaient pas de vrais chirurgiens. Ils opéraient rarement ; leurs moyens thérapeutiques favoris étaient les drogues, le cautère actuel (application d'un fer brûlant sur les plaies enflammées ou sanglantes) et leurs conseils souverains. Leur confrérie avait pour première fonction de protéger leurs privilèges et leur « territoire » contre les empiétements constants des barbiers. Cette confrérie de Saint-Côme était, selon Joseph Malgaigne (qui au siècle dernier, édita les œuvres complètes de Paré, avec en préface une longue biographie de sa main), « bien moins célèbre par les services rendus à la science que par les luttes séculaires qu'elle eut à soutenir à la fois et contre les barbiers et contre les médecins de Paris ». Encore un mot sur les barbiers eux-mêmes. C'était à eux qu'on laissait depuis des siècles le traitement des blessures et plaies simples. Le médecin prescrivait, par exemple, la saignée ou la cautérisation, mais l'exécution en était confiée au barbier. D'ailleurs, étant donné le dégoût et le dédain des médecins pour les procédures chirurgicales pratiques, la tendance était de les confier toutes aux barbiers — sauf à Paris où existait cette confrérie de Saint-Côme qui sans cesse contestait leur compétence. D'où ces tensions perpétuelles que Malgaigne résume ainsi : « Les barbiers tendaient sans cesse à se rapprocher des chirurgiens et à empiéter sur leur domaine ; les chirurgiens cherchaient à la fois à détruire et à soumettre les barbiers et à se rapprocher des médecins ; et enfin les médecins, occupés d'abord seulement à repousser et à soumettre les chirurgiens, devaient être entraînés plus tard par la force des choses à se servir des barbiers comme auxiliaires. » Requêtes, contre-requêtes, procès, arrêts de justice, ordonnances : pendant deux cents ans on ne cessa de se battre, non seulement pour décider à qui revenait telle ou telle catégorie de clients, mais aussi pour savoir qui avait le droit d'enseigner quoi, à qui, et dans quelle langue. Enfin, au début du XVIe siècle, la Faculté prit plusieurs décisions : elle reconnaissait officiellement l'existence du corps des barbiers-chirurgiens ; ceux-ci devaient suivre à la faculté même des cours d'anatomie et chirurgie ; et l'accord de deux docteurs en médecine était nécessaire pour qu'ils pussent être reçus maîtres-barbiers. Par la suite, on finit même par admettre des barbiers au rang de chirurgiens de Saint-Côme, et des frères de Saint-Côme à celui de docteur régent à la Faculté de médecine. Telle était la situation quand Paré commença sa carrière en 1536. Il naquit en 1510 près de Laval dans le Maine. Son père était menuisier, et l'o i a de fortes raisons de supposer que la famille était protestante, comme nous verrons. Son premier maître fut un chapelain, chez qui on le mit en pension. Puis il entra en apprentissage auprès d'un barbier-chirurgien, et obtint bientôt une place de compagnon-chirurgien à l'Hôtel-Dieu de Paris. Quatre ans plus tard, il partait pour la guerre avec le maréchal de Montejean, et c'est alors, devant les murs de Turin, qu'il fit l'expérience décisive que nous avons décrite. En 1539, Montejean étant mort (semble-t-il d'une «crise de foie », cette traditionnelle maladie fourre-tout des Français), son successeur, connaissant les bons résultats obtenus par Paré et sa popularité, le pria de rester au service de son armée. Mais le jeune chirurgien préféra retourner à Paris où, avec l'argent gagné à la guerre, il put préparer ses examens. En 1541 il est reçu maître barbier-chirurgien. La même année il prend femme, et s'établit près du pont Saint-Michel, sur la rive gauche de la Seine, où il achète un atelier et se met à exercer pour son propre compte. Ses affaires marchaient fort bien. En quelques années il devint propriétaire de plusieurs maisons dans le quartier, ainsi qu'à Meudon — dont, soit dit en passant, Rabelais fut le curé vers la même époque (de 1545 à 1553). Se connurent-ils? Entretinrent-ils de fructueuses relations ? Tout le laisse à penser, puisqu'ils étaient )us deux déjà célèbres, et que Rabelais était aussi docteur en médecine ; mais aucun document écrit ne le prouve. En 1542 il repart pour les champs de bataille, cette fois comme chirurgien du vicomte de Rohan (mais les Rohan avaient rang de rince). Pendant la campagne de Roussillon, le maréchal de Bris-ic fut blessé à l'épaule droite d'un tir de mousquet. Les « plus experts chirurgiens de l'armée », compagnons de Paré, ne pou-aient trouver la balle. Paré pria le maréchal de se mettre dans la position où il était au moment où il avait été touché ; il trouva le projectile, et le retira. Aussi simple, aussi logique que soit cette façon de procéder, Paré fut, semble-t-il (car il n'en est fait men-ion dans aucun traité de médecine ou de chirurgie avant lui), le premier à y penser. Sa renommée ne cesse de croître. Quand il revient à Paris à la fin e ces campagnes (Roussillon, Bretagne, Hainaut et Flandres), il est présenté au célèbre Sylvius, en français Jacques Dubois — ce professeur de la Faculté de Paris qui fut le maître et l'ami d'André Vésale, puis son adversaire le plus acharné. Sylvius incita vivement Paré à consigner par écrit ses expériences concernant le traitement des Mesures. En 1545 Paré publiait, à trente-cinq ans, son premier ouvrage : La méthode de traiter les playes faictes par hacquebutes [arque-»uses] et aultres bastons à feu : et de celles qui sont faictes par fléchés, dardz, semblables : aussi des combustions spécialement faictes par la pouldre à canon. Voici ce qu'il écrivait dans la préface de ce petit livre : aux jeunes chirurgiens de bon vouloir « Mes amys et frères de profession chirurgique, pour satisfaire à otre pétition, me suys efforcé de vous escripre en ce petit traicté, a manière que j'ay suyvie et veu [vu] suyvre aux bons Praticiens chirurgiens, tant les guerres (lesquelles ay fréquentées) qu'ailleurs, en la curation des vulnaires [en soignant les blessures] faictes par bastons à feu et par fléchés, dardz et instruments semblables : aussy des combustions principalement faictes par pouldre à canon : Non comme présumant en moy estre capacité de vous pouvoir enseigner (à qui plustost instruction seroit nécessaire), mais pour en partie satisfaire à votre désir : et aussy pour stimuler quelque plus hault esprit d'escripre de ceste matiere, affin que nouss en puissions tous avoir plus grande notice. Donc ques je vous prie humblement prendre en gré ce petit labeur : lequel si je cognois vous estre agreable, m'esforcerai faire autre chose, selon ue mon petit esprit pourra comprendre. A tant je supplie le createur, frere et amys, heureusement conduire ses œuvres soubz a grace, augmentant toujours nos bonnes affections, de sorte qu'il ne puisse sortir quelque fruict et utilité, au support de l'infirmité de la vie humaine, et à l'honneur de celuy en qui sont cachés tous les tresors de science, qui est le Dieu éternel. » Le vœu de Paré, qui était de simplement transmettre à d'autres les connaissances qu'il avait acquises, fut largement exaucé. On peut mesurer son succès non seulement au grand nombre de traductions qui furent faites de ce livre et des suivants dès l'époque de leur parution, mais aussi à ce simple détail : les exemplaires originaux que nous en avons encore sont, presque tous, en très mauvais état — tant on s'en est servi pendant des générations et des générations de chirurgiens. Deux siècles passèrent, en effet, avant que quelqu'un — John Hunter, un grand original, alors que Paré est un grand brave homme — écrive des traités de chirurgie plus spécifiques, et plus utiles, entre autres sur les blessures par balles: «Jusqu'à John Hunter (1728-1793), écrit Fielding Garrison, la chirurgie fut entièrement française ; Paris était le seul endroit où l'on pouvait étudier sérieusement le sujet. » Gela, grâce à Ambroise Paré, grâce à son influence permanente et universelle. On a beaucoup écrit sur la profonde piété chrétienne d'Ambroise Paré. La dernière phrase de la préface qu'on vient de lire exprime un sentiment religieux, de même que son mot célèbre : « Je le pensay et Dieu le guarist » («Je le pansai, Dieu le guérit ») qu'il répète tant de fois à la fin de ses descriptions cliniques. On jugera mesquin de contester une image si pieuse, mais n'oublions pas que les écrits scientifiques de l'époque étaient souvent ponctués d'hymnes au Créateur et aux puissants protecteurs des arts qui secondaient son œuvre en ce bas monde. La religion imprégnait alors jusqu'aux moindres aspects de l'existence, et l'on voyait partout la main de Dieu. Il y eut quelques grands agnostiques au XVIe siècle ; je ne dis pas athées ; c'eût été acte de folie alors que de faire profession d'athéisme. Ces quelques savants illustres qui se heurtèrent au pouvoir de l'Eglise ne se hasardaient pas à confesser le moindre doute quant à la foi révélée : ils s'efforcèrent seulement de convaincre les évêques que la nouvelle science n'était pas contraire au dogme. L'exemple le plus connu est celui de Galilée (1564-1642). On ne sait pas si Paré était catholique ou protestant ; j'incline à penser que ça lui était égal. Il est presque certain qu'il fut élevé dans l'esprit de la Réforme, comme l'indiquent quelques passages de ses propres écrits ainsi que des allusions faites par d'autres auteurs. Mais il vécut parmi les catholiques. Il était à Paris, quand eut lieu le massacre de la Saint-Barthélémy au cours duquel des hommes très haut placés furent assassinés, parce que huguenots ; Paré fut épargné, dit-on, grâce au roi lui-même, Charles IX, qui l'aurait caché dans sa garde-robe. Le second mariage de Paré, en 1573, fut célébré selon le rite catholique. Enfin les armées dans lesquelles il servit jusqu'à la fin des guerres de Religion étaient les armées catholiques ; cela ne lui a jamais posé, semble-t-il, de problèmes de conscience. Honnête et franc comme il était, on ne peut supposer qu'il eût caché ses origines huguenotes à ses protecteurs catholiques — ni qu'il eût sacrifié sa croyance au désir de s'élever, ou même à celui de pratiquer son métier ; et, qu'on sache, il ne se convertit jamais, ni dans un sens, ni dans un autre, même après la Saint-Barthélemy. Tout indique que pour lui les formes du culte n'avaient pas d'importance. Il croyait en Dieu ; il laissait ses patients aux bons soins de Dieu, mais après avoir fait pour eux tout ce qu'il pouvait. Il était d'abord un humaniste, tourné vers les travaux et les gloires du monde des hommes. Son humanité, sa compassion, son grand cœur transparaissent partout dans ses œuvres. Il n'hésite pas à dire quand il a eu peur, pour sa vie ou pour son nom. Cela aussi est méritoire, et instructif pour le jeune chirurgien d'aujourd'hui. Nous passons des années à apprendre notre métier ; et grâce à cela — c'est un des non-dit les plus précieux de cette formation —, tous, nous avons vu, une ou plusieurs fois, notre professeur, notre maître, incertain, perplexe ou se trompant carrément. Nous étions là quand ceux que nous respectons entre tous ont commis des erreurs, techniques, intellectuelles, ou même morales. Ces souvenirs nous ont marqués ; et ce sont eux qui nous aident à continuer, malgré tout, quand nous avons échoué. Ainsi la philosophie personnelle de Paré est son plus grand héritage : humanité, honnêteté, gentillesse, curiosité, loyauté, et la croyance profondément enracinée que la vie humaine vaut d'être sauvée. C'est tout cela qu'il voulait enseigner à ses contemporains et aux générations de chirurgiens qui viendraient. Il eut la récompense à laquelle il aspirait : être content de soi et respecté des confrères, que lui-même respectait. De plus, il a connu la réussite : il fut chirurgien de quatre rois de France, il s'enrichit, et il domina la chirurgie française. «Je le pansai, Dieu le guérit. » Il faut revenir un instant à ce mot qui résume dans sa simplicité un fait fondamental de l'expérience vécue et décrite par Paré, et de la nôtre : les soins que nous donnons, les opérations que nous faisons amènent le malade ou le patient jusqu'à un certain point sur la voie de la guérison ; au-delà de ce point (que la science repousse de plus en plus loin) entrent enjeu des forces encore inconnues. Qu'on les attribue à la foi salvatrice ou à la nature, le fait est qu'aucun médecin n'aura le front de nier leur réalité. Au moment de la publication de La méthode de traicter les playes..., une brève, très brève période de paix commence pour les peuples de France. François Ier meurt en 1547, son fils Henri II lui succède. Durant ces années, Ambroise Paré reste chez lui : il continue très probablement d'exercer la chirurgie et entreprend des études d'anatomie dont le fruit sera son deuxième ouvrage : Briefve collection de l'administration anatomique. Ce passage de la préface pourrait figurer au début de toute contribution scientifique — si la fierté d'auteur était un sentiment moins répandu : « Toutesfois si quelcun des plus avancez de nostre état, jectant l'œil sur ce livre se mal contente, disant que je ne suys parvenu à la perfection que desiroit, ou que j'ay quelque faulte commis, je le supplie très affectueusement qu'il reduyse en memoire que ne suis divin mais humain. Et en faveur de la republique se mette en debuoyr [devoir] de mieulx faire que moy, ou se contenter de mieulx enseigner les aspirants à notre profession. L'asseurant que tant s'en fault que m'en sente offense, que seroys mary n'estre des premiers a luy rendre grace et partout louer si profitable entreprise. » Paré prépare alors une deuxième édition de son livre sur les blessures par armes à feu. Il termine ce travail juste à temps, en 1552, pour rejoindre les forces du vicomte de Rohan, qui se regroupent en Champagne avec le reste de l'armée pour envahir la Lorraine. Les Trois-Evêchés — Metz, Toul et Verdun — sont enlevés sans difficulté à Charles Quint. Pendant cette campagne, Paré sauve la vie d'un simple soldat, si grièvement blessé que ses camarades avaient déjà creusé sa tombe ; ainsi les hommes du rang virent que le « chirurgien du vicomte » compatissait autant à leur sort qu'à celui de leurs nobles chefs. Lors du siège de Damvillers, Paré fait accomplir à la chirurgie un nouveau grand pas. Dans la deuxième édition de sa Méthode de traicter les playes, il continuait de recommander le cautère pour arrêter l'hémorragie lors des amputations. Mais il pensait déjà très sérieusement à remplacer cette technique par la ligature des gros vaisseaux, comme certains chirurgiens le faisaient pour les blessures ordinaires. Les combats devant Damvillers lui fournirent l'occasion d'un essai. Un officier ayant été blessé à la jambe, il fallut l'amputer ; après quoi, Paré lia les gros vaisseaux du moignon, épargnant ainsi à l'homme l'application du fer rouge dans ses chairs vives. L'expérience réussit. Ce fut un second progrès décisif que répandirent dans toute l'Europe les écrits de Paré, ses disciples et sa renommée croissante. C'est pendant cette campagne que, le bruit de ses exploits étant parvenu jusqu'à Henri II, il est fait « chirurgien ordinaire » du roi — lui qui n'est encore qu'un simple barbier-chirurgien. Irrité par la perte des Trois-Evêchés, l'empereur germanique prend en main la conduite de la guerre et met le siège devant Metz. Dans la ville investie, les soldats blessés meurent comme des mouches, et on appelle Paré à la rescousse — lequel réussit à pénétrer dans Metz sans se faire voir des impériaux, au grand soulagement des officiers français. Commandé par ce stratège génial que fut le duc François de Guise, les Français tiennent bon, et Charles Quint finit par lever le siège en janvier 1553. Ses armées s'en allèrent pataugeant dans la neige profonde ; dans ses écrits, Paré évoque leur pitoyable retraite avec un mélange de compassion et de sarcasme, car la barbarie dont les soldats espagnols avaient fait preuve pendant le siège le révoltait. Le Saint Empire contre-attaqua quelques mois plus tard, cette fois en Picardie. Paré était à peine revenu chez lui que le roi le dépêcha à Hesdin, « où, écrit-il, j'eus beaucoup de besogne taillée : de façon que n'avois repos ny jour, ny nuit, à penser les blessés ». Après quelques jours de combats acharnés, dont Paré nous a laissé une description saisissante de vérité, c'est-à-dire d'horreur, la garnison française se rendit sur la promesse qu'on l'épargnerait ; mais les Espagnols se jetèrent sur leurs prisonniers, les torturèrent et les massacrèrent. La gloire a ses inconvénients : craignant d'être tué si on exigeait de lui une rançon qu'il n'eût pu payer, Paré se déguise en simple soldat de la suite d'un officier blessé. Les soins qu'il donne révèlent son véritable état ; mais il parvient à cacher qu'il est le célèbre chirurgien du roi, et obtient la liberté en guérissant un colonel de l'armée ennemie, qui souffrait d'un ulcère chronique à la jambe. Il alla se remettre à la disposition du roi, qui le laissa retourner à Paris. Il a quarante-quatre ans et est désormais un homme très recherché non seulement des malades mais aussi des confrères. Sa renommée s'est répandue dans toute l'Europe, il est l'ami du roi et il soigne les grands. Les frères de Saint-Côme, faisant litière de leur mépris séculaire pour les barbiers, veulent l'avoir dans leur collège pour augmenter leur propre prestige et, sans lui faire passer l'examen de latin, le reçoivent chirurgien de robe longue le 18 décembre 1554. En 1557, Paré est de nouveau envoyé à la guerre ; il participe à la bataille de Saint-Quentin — grave défaite pour les Français — et, l'année suivante, alors que les guerres d'Italie touchent à leur fin, à celle de Dourdan. Toutes les autres expériences militaires de Paré eurent lieu pendant les guerres de Religion, qui commencèrent peu après et duraient encore à la fin de sa vie. Il resta chirurgien ordinaire sous François II, puis Charles IX qui, après le siège de Rouen, en 1562, en fit son premier chirurgien. Le fait qu'un simple barbier-chirurgien occupait une position si élevée eut une énorme influence sur le cours de la médecine française : la cour elle-même avait donc reconnu que les plus aptes à soigner les blessures et certains autres maux n'étaient ni les docteurs de la Faculté ni les maîtres-chirurgiens de Saint-Côme ; et que le véritable savoir, en ce domaine, était détenu par ceux qui l'avaient acquis en accomplissant depuis des siècles le travail réel de la chirurgie : les humbles « barbiers », naguère si méprisés. En 1564 Paré publie un traité intéressant : les Dix livres de la chirurgie avec le magazine des instruments nécessaires à icelle. Rempli d'illustrations montrant avec une grande clarté les instruments utilisés par l'auteur, cet ouvrage déborde largement le domaine de la chirurgie, puisqu'à côté de chapitres tels que « De l'extraction des fléchés », de caractère strictement chirurgical, on en trouve d'autres comme « Traitement général de la chaude-pisse » (sur les infections des voies urinaires en général) qui relèvent évidemment de la médecine interne. Désormais Paré passe la plupart de son temps à Paris ; il fait des recherches d'anatomie, il écrit ; on ne l'appelle plus que rarement à la guerre. A la mort de Charles IX, en 1574, le nouveau roi, son frère Henri III, confirme les fonctions de premier chirurgien de Paré et, de plus, le fait valet de chambre. Paré vivra assez vieux pour être témoin du moment culminant des guerres de Religion: 1589, le siège de Paris, l'assassinat d'Henri III, et le début de la montée de Henri IV sur le trône. Mais alors que la paix semble enfin en vue, l'illustre chirurgien, qui tant de fois a échappé à un violent trépas, s'éteint sereinement dans son lit, à l'âge de quatre-vingts ans, le 20 décembre 1590. Si les livres de Paré ont fait autorité en chirurgie pendant des générations, cela est dû principalement à la façon dont il les a écrits — très vivante, très saine — en mêlant à la description clinique la relation des événements qui l'ont le plus frappé. Ses principaux ouvrages, en particulier les Œuvres complètes de 1575 et l’ Apologie et traité, écrit une dizaine d'années plus tard, sont aussi riches du point de vue c s la science médicale que de la connaissance de leur auteur. Paré était au sommet de sa carrière quand parut son œuvre maîtresse : Les œuvres complètes d'Ambroise Paré\ conseiller et premier chirurgien du Roy. L'accueil qu'on leur fit révéla l'importance que Paré avait déjà acquise aux yeux des chirurgiens de toute l'Europe : on s'arracha le livre, et il fallut le rééditer quatre fois du vivant de Paré (c'est-à-dire en quinze ans). La demande continua, aussi forte, longtemps après sa mort — jusqu'à la treizième édition, un siècle plus tard, en 1685 (la dernière avant la grande édition de Malgaigne au XIXe siècle — reproduite aujourd'hui en fac-similé). Ces Œuvres complètes furent traduites en anglais en 1634 par Thomas Johnson, apothicaire à Londres. Sa préface au lecteur constitue un témoignage direct de l'influence universelle des travaux de Paré à son époque : «J'ai parcouru l'Allemagne, puis j'ai passé quatre ans aux Pays-Bas, dans la suite des armées espagnoles, soignant de mon mieux les soldats blessés, mais aussi observant attentivement, et avec curiosité, la méthode suivie par les illustres chirurgiens italiens, allemands, et espagnols, qui étaient employés avec moi à l'Infirmerie. Et jamais n'en ai vu aucun s'écarter de la conduite prescrite par Paré dans ce livre. Ceux qui n'entendaient point le français se faisaient traduire à prix d'or des morceaux de ses œuvres, en latin ou autres langages compris d'eux ; et ils les gardaient précieusement et en faisaient grand usage. Ils n'estimaient, n'admiraient, ne choyaient que cette œuvre, la mettaient au-dessus de tous les autres ouvrages de la chirurgie », etc. Le livre de Paré qui fit le plus de bruit est l’ Apologie et traité, publié à l'origine dans la quatrième édition des Œuvres complètes. L'Apologie et traité « contient en quelque sorte une autobiographie s'étendant sur cinquante années de la vie de son auteur, de vingt-cinq à soixante-quinze ans » (Sir Geoffrey Keynes, frère du célèbre économiste). Ce livre, comme nous allons voir, fut le fruit d'une querelle personnelle. Aujourd'hui les injures entre hommes de science ne sont plus de mise. Quand ils publient, l'éditeur censure tout commentaire ou digression d'un goût discutable. Même les discussions de vive voix, dans les congrès ou autres rencontres entre confrères, tendent à être de plus en plus polies. Non, bien sûr, que nous ne nourrissions plus aucune animosité envers nos rivaux ; mais nous la réprimons ; de toute façon, nous nous sentons obligés de le faire. Il fut un temps, au contraire, qui n'est pas si lointain, où la joute oratoire, le duel verbal et écrit, à coups de langue ou de plume, était une forme d'art ou, pour le moins, une forme reconnue d'expression des désaccords, autrement dit de dialogue. Il y a quatre cents ans, ces batailles rhétoriques pouvaient atteindre une dimension, non pas olympienne certes, mais « olympique », comme on l'a vu avec la furieuse attaque de Sylvius contre Vésale — et comme on va le voir avec la polémique qui opposa Paré au doyen de la Faculté, Etienne Gourmelen. Gourmelen était l'auteur d'une Synopsis de chirurgie, en latin. Il la fit traduire en français par un chirurgien de Saint-Côme, et cela parut en 1571. L'auteur autant que le traducteur s'attendaient que la version vulgaire de ce chef-d'œuvre eût un grand succès auprès des collègues. Las ! l'année suivante, Paré publiait ses Cinq livres de chirurgie. Le traité de Gourmelen fut aussitôt oublié (si jamais on l'avait remarqué) et il n'eut jamais besoin d'être réédité. Gourmelen revient à la charge en 1581, avec trois nouveaux livres de chirurgie ; mais il a la stupidité de faire porter son attaque contre une des positions les plus facilement défendables de Paré : la ligature lors des amputations. La riposte de Paré, cette Apologie et traité, fit mordre la poussière à son adversaire, dont la dernière réponse fut un libelle « faible de raisons et riche d'injures » (Malgaigne) qu'il n'osa même pas signer — le faisant paraître sous le nom d'un de ses disciples. L'Apologie et traité est aussi le dernier livre écrit par Paré ; et c'est bien grâce à lui qu'on se souvient encore de Gourmelen... car ce petit ouvrage où Paré évoque avec concision ses expériences et ce qu'il en a retiré est un joyau de la littérature chirurgicale. C'est là que Paré déclare qu'il prouvera « par authorité, raison et expérience ». On entre tout de suite dans le vif du sujet. Comme promis, Paré invoque d'abord la voix de l'autorité. On se demandera comment un simple barbier, qui ne parlait que le français, a pu acquérir une connaissance aussi profonde des auteurs, anciens et modernes, qui presque tous avaient écrit en latin ou en grec. Les historiens expliquent que beaucoup de sources citées par Paré étaient dès son époque disponibles en traduction, mais cela ne suffit pas. Nous savons qu'il était devenu très riche et s'était constitué une vaste bibliothèque. Il est probable qu'il paya des érudits pour se faire traduire des passages d'ouvrages de médecine, et qu'il fit jouer ses nombreuses relations pour obtenir des références. On a de la peine à imaginer comment il aurait pu autrement avoir une connaissance aussi précise de tant d'œuvres : deux cents auteurs environ sont cités dans la bibliographie de ses Œuvres complètes. « Authorité » ayant été entendue, Paré fait soutenir sa cause par la raison — son simple bon sens — puis fournit des illustrations : ses propres expériences. Ce que Paré avait accompli en cinquante années l'avait tellement élevé, et la chirurgie avec lui, qu'il insulte librement le docteur, professeur et doyen de la faculté parisienne. Il tourne en ridicule les procédures opératoires prônées par Gourmelen et ne cesse de l'appeler « mon petit maître » : « Mon petit maistre, écrit-il, qui estoit plus aise en sa maison que moy à la guerre... Vous ne sçavez autre chose que caqueter en une chaire : vols ressemblez à un jeune garçon bas Breton, fessu et matériel », qui disait savoir « bien jouer des orgues (...) » quand « il ne sçavoit autre chose que souffler » (il avait travaillé comme souffleur d'orgues à Paris; rentré chez lui, il se prétendait organiste). «Je feray les opérations de chirurgie, ce que ne sauriez nullement faire, pour n'avoir bougé de vostre étude, et des escholes. (...) Le laboureur a beau parler des saisons, discourir de la façon de cultiver la terre, déduire quelles semences sont propres à chaque terroir : car tout cela n'est rien s'il ne met la main aux outils, et n'accouple ses bœufs et ne les lie à la charrue. » Paré cite Celse (Aulus Cornélius), le médecin encyclopédique du ier siècle : « Morbos non eloquentia, sed remediis curari (...) c'est-à-dire Cornelius Celsius dit les maladies estre guaries non par éloquence, mais par les remèdes bien et deüement [dûment] appliqués. » Le reste de l’ Apologie décrit ces remèdes « bien et dûment appliqués » — depuis la première campagne de Paré en 1537 jusqu'au voyage de Flandres (1569). Au moment de ce voyage, Paré avait déjà établi sa réputation de premier chirurgien de l'époque. La parution d'un livre de lui était un événement ; à part les grandes contributions de Vésale, il n'y avait pas de livre de médecine exerçant une plus grande influence que ceux de Paré. Cette masse de connaissances était présentée avec un tel art narratif qu'il était impossible de faire mieux. Seuls les auteurs de la Bible avaient su décrire des événements formidables avec une telle parfaite simplicité, et enseigner des choses fondamentales avec une telle économie de moyens. La forme dans laquelle Paré a coulé son message a autant marqué le cours ultérieur de la chirurgie que le message lui-même — comme cela s'est vérifié tant de fois d'ailleurs dans l'histoire de la médecine et de toute connaissance. Avant Paré, les barbiers-chirurgiens ne « publiaient » pas et ne lisaient pas non plus les livres des chirurgiens du passé, qui étaient en latin. Les maîtres-barbiers transmettaient leur savoir oralement, par la pratique, en faisant voir. Quant aux chers frères de Saint-Côme (qui, nous l'avons vu, n'étaient pas de vrais chirurgiens), ils écrivaient certes, mais en latin, pour imiter les docteurs. Le grand mérite de Paré est d'avoir écrit simplement la langue qu'il parlait, et ainsi s'être fait comprendre immédiatement par ses compagnons. Sa grande connaissance des classiques, l'excellente formation reçue à l'Hôtel-Dieu, la richesse de son expérience sur les champs de bataille, et le bon sens avec lequel il abordait les problèmes, tout cela lui donnait les qualités requises pour s'instruire, découvrir, inventer et enseigner. Il y ajoutait une clarté presque ingénue de l'expression, qui fait de son style un modèle de la prose didactique. Enfin, à une époque de polémiques savantes, où tous les coups (de plume) étaient permis, il avait de plus la capacité de devancer les objections de ses confraternels rivaux, et de leur clouer le bec. Bref, il faut lire Ambroise Paré ! Énormément de choses dans ses œuvres restent encore aujourd'hui d'un très grand intérêt. Elles éclairent sa pensée et parfois révèlent aussi un savoir-faire chirurgical d'une complexité tout à fait surprenante. Par exemple, lors de la défaite des Français à Hesdin, en 1553, il est appelé à soigner le marquis de Martigues qui a dans la poitrine une énorme plaie béante où entre l'air. Il le panse avec « des tentes [faisceaux de longues charpies] ointes d'un médicament fait de jaune d'œuf et térébenthine de Venise, avec un peu d'huile rosat (...) pour arrester le sang et pour garder que l'air exterieur n'entra dans la poitrine. (...) Les disdites tentes y estoient mises a fin de donner issue au sang répandu dedans le thorax. » De la description de Paré, il ressort qu'il a confectionné une sorte de tampon peu compact, fonctionnant comme une valve (c'est-à-dire dans un seul sens), avant de se mettre à préparer les emplâtres et les bandes qui lui permettraient de stabiliser la poitrine haletante du blessé (que, disons-le, il ne sauva pas). Manifestement, l'observation de nombreuses plaies de ce genre l'avait conduit à certains principes de traitement que les chirurgiens du thorax ne devaient redécouvrir que trois cent cinquante ans plus tard : empêcher l'entrée de l'air par la plaie, diminuer la pression tout en évacuant le sang, et stabiliser la cage thoracique. Fait prisonnier au cours de la même bataille, comme nous l'avons vu, Paré recouvra la liberté pour avoir guéri l'ulcère à la jambe d'un colonel de l'armée impériale. Il y a dans sa relation de cet événement un moment qui fait irrésistiblement penser aux cours que les chirurgiens d'aujourd'hui donnent au chevet de leurs patients (clinique) : c'est lorsque Paré, observant la jambe de l'officier en présence des médecins de l'armée impériale, leur explique simplement ce qu'il voit. Il montra que cet ulcère était « accompagné d'une grosse veine variqueuse qui perpétuellement l'abreuvoit ». Son traitement consista à exciser l'ulcère, à « bander sa jambe, commençant au pied et finissant au genoüil », et prescrire « qu'il se tint à repos sur le lict ». Et la jambe peu à peu guérit. On croirait lire le compte rendu clinique d'un de nos spécialistes de chirurgie vasculaire : il n'y manque que la greffe de tissu ! Et à l'intention de ceux qui penseraient que l'idée de prendre des images « avant » et « après » est née avec les caméras de la chirurgie plastique dernier cri, signalons que Paré avait trouvé un moyen aussi convaincant de démontrer à son patient le progrès de la guérison : «Je pris un papier pour prendre la grandeur de son ulcère, que je lui baillay, et en retins autant par devers moi. » Bientôt il apparut que l'ulcère se refermait... et Paré fut remis en liberté. Dans son chapitre sur les batailles de Flandre, il recommande l'opium et la jusquiame noire pour endormir les blessés. Bien que ce soit son unique allusion à une forme d'anesthésie, il devait la pratiquer fréquemment, comme, du reste, presque tous les chirurgiens de son temps. Même les plus endurcis de ses confrères s'efforçaient de diminuer les atroces souffrances des opérés, au moyen de ces deux drogues, ou de la mandragore ou de l'alcool. On les employait aussi couramment pour soulager le sort des convalescents — ou des mourants. En cette époque d'électronique et d'informatique, la technologie de l'endormissement dispose d'un vaste arsenal. Un fabricant plein d'initiative n'a-t-il pas eu l'idée, récemment, d'enregistrer sur cassettes (brevetées) le bruit de la pluie qui tombe pour faire tomber dans les bras de Morphée même l'esprit le plus agité de pensées ? Que diraient les fonctionnaires de l'office des brevets et inventions, si on leur mettait sous les yeux ces lignes d'Ambroise Paré : « Il faudra faire tomber de l'eau de haut en un bassin, à fin que le petit bruit et murmure qu'elle fera induise le malade à dormir » ? Et il y a bien d'autres joyaux à découvrir dans les écrits de Paré. La tirade citée plus haut (extraite de la préface de la Méthode di traicter les playes par harquebuses), contre la poudre et les armes à feu, a par moments des accents qui rappellent ceux des prophètes de la Bible quand ils stigmatisent les péchés de l'humanité. Par exemple : « La foudre par le bruit de son tonnerre avant-coureur, quelque bonne espace de temps devant, nous advertit de sa tempeste future : mais l'artillerie qui est le comble de tout le mal, en grondant frappe et en frappant gronde, envoyant aussi tost la balle dans l'estomach, que le son et bruit dedans l'oreille. » Ces assonances et allitérations sont certainement voulues : l'auteur ne dit-il pas qu'il veut faire de cette préface un «ornement et grâce de tout ce mien traicté » ? De même, ce procédé si caractéristique de l'Ancien Testament qui consiste à exprimer des correspondances d'idées dans deux versets qui se suivent — ce procédé, on le trouve dans ces deux passages, que je récite sous forme de strophes, pour mieux faire ressortir l'effet : Le tonnerre ordinairement n'a qu'un coup, qu'une foudre, et ne frappe qu'un homme à la fois : Mais l'artillerie d'un seul coup, peut accabler une centaine d'hommes. Et: C'est donc à bon droit que nous détestons l'auteur d'une si dommageable invention : Comme au contraire devons estimer ceux dignes de grandes louanges qui par paroles taschent à revoquer les Princes et Roys de la pratique d'une si miserable et funeste machine. Voilà de la poésie didactique digne de la Bible, composée par un poète de la Renaissance dont le premier maître fut un chapelain, et le premier livre les traductions des antiques rouleaux d'Israël. J'ai fait beaucoup de sauts en avant et en arrière dans ce chapitre, pour qu'on voie toujours dans leur contexte la vie et les contributions d'Ambroise Paré ; son humanité, sa simplicité et son impartialité, au milieu de la cruauté, de l'arrogance et de la superstition générales ; son originalité, son indépendance, sa logique rationnelle, à une époque où dominaient le conservatisme, l'autorité, les « théories » et les élucubrations ; et enfin son profond sens moral, quand le pragmatisme et l'hypocrisie régnaient en maîtres et qu'on massacrait au nom des religions sectaires. Par ses extraordinaires dons d'observation et sa capacité de tirer des conclusions universelles à partir des données de l'expérience, Ambroise Paré annonce les grands cliniciens scientifiques d'une époque nettement postérieure. Mais il reste plus proche des anciens que des modernes en ceci : ce qui l'intéresse au premier chef, ce n'est pas le processus pathologique, mais le malade, le patient, l'autre qui souffre. C'était la vieille conception hippocratique ; le premier objectif de l'activité thérapeutique grecque était de rétablir l'équilibre interne de l'individu vu dans sa totalité. Cette attitude, qui conduisait à de graves erreurs dans l'interprétation des diverses maladies, perdit de plus en plus de sa valeur au bénéfice des études d'anatomie pathologique. Les choses basculèrent à la fin du XVIIIe siècle : la recherche médicale se concentra sur les organes, puis sur les cellules, puis sur les molécules, et l'on eut de plus en plus de peine à voir le patient lui-même, souffrant et appelant à l'aide. C'est à cet intérêt nouveau pour le processus même de la maladie dans ses moindres détails que nous devons les très grands progrès accomplis par la science médicale moderne ; mais aussi ce fait que nous sommes, hélas ! moins capables de comprendre ce que subissent ceux qui souffrent des maux que nous traitons si bien. L'action de Paré n'est pas tant guidée par le désir de résoudre tel ou tel problème de pathologie que par celui de soulager les souffrances de tel malade ou de tel blessé. Cela ressort clairement de tous ses écrits. Il cherchait des méthodes « qui marchaient » et les enseignait à quiconque voulait les apprendre. En cela il ressemblait à ses prédécesseurs. Il écartait leurs suggestions quand elles se démontraient inefficaces et préconisait celles qu'il avait pu confirmer. C'était un géant se tenant sur les épaules d'autres géants — Hippocrate, Galien et Vésale, son contemporain. Il posait fermement le pied là où leur enseignement résistait à l'épreuve de l'expérience, et uniquement là : il ne les invoquait pas quand ils ne pouvaient le soutenir. Ayant ainsi assuré sa démarche, il a vu plus loin qu'aucun chirurgien avant lui, et plus clairement. Chapitre V « NATURE SOIT NOTRE CONSEIL » William Harvey et la découverte de la circulation du sang Le Dr William Harvey était pétri de culture classique. Parlant couramment le grec et le latin, pratiquant depuis son plus jeune âge les grands auteurs de l'antiquité, il n'admettait pas beaucoup de « modernes » dans son panthéon littéraire. Quant aux hommes de lettres de son temps, dont l'Angleterre cultivée du xviie siècle s'arrachait les œuvres, il en parlait en ces termes : « Cet âge, où la foule d'écrivains dénués de goût est aussi nombreuse qu'un essaim de mouches un jour de grande chaleur ; et l'on suffoque dans la puanteur de leurs productions minces et dérisoires. » Dans cette « foule », citons ceux dont les « chiures de mouche » (pour traduire en clair l'allusion de Harvey) continuent encore en plein xxe siècle d'empester l'atmosphère : Jonson, Marlowe, Spenser, Bacon, Donne, Dryden, Milton et Shakespeare... Cette liste n'est certes pas à l'honneur du Dr Harvey ; mais qui lui refusera le pardon ? On n'a jamais exigé des savants qu'ils aient du flair en matière littéraire. D'ailleurs cette critique, comme celles que pourraient susciter ses quelques autres bizarreries, semblera dérisoire auprès de ce que nous lui devons ; car c'est à lui qu'on doit le plus grand don qu'homme ait jamais fait à la science et à l'art de la médecine : la découverte de la circulation du sang. Grâce à cette seule contribution, Harvey a résolu la grande énigme qui empêchait la marche en avant de la médecine, tout en y introduisant, ou plus exactement en y réintroduisant le concept d'expérimentation, et en en faisant le premier moyen de la recherche biologique. A la seule exception de Pasteur, il est le plus honoré de tous les grands découvreurs de l'histoire médicale. Il y a des Sociétés Harvey, des Prix Harvey et des commémorations périodiques en son honneur. L'une des plus hautes distinctions qu'une sommité de la médecine britannique puisse se voir accorder est d'être choisie pour prononcer l'annuelle « Oraison harveyenne » devant le Collège royal des médecins. Selon la froide évaluation du marché, le petit volume dans lequel Harvey exposa sa doctrine, en 1628, est l'ouvrage de médecine le plus précieux jamais écrit : les quelques exemplaires de l'édition princeps qui nous restent étaient cotés récemment à 150 millions de centimes chacun, et cette cote montait en flèche... Nous avons vu dans quelles circonstances littéraires Harvey apporta sa contribution ; voyons maintenant le contexte scientifique et médical. Harvey est né en 1578. La révolution vésalienne en anatomie a eu lieu trente-cinq ans auparavant, en 1543. L'image galéniste du corps humain est rejetée, la réalité de la structure humaine cesse d'être objet de conjectures. Mais en substituant des faits aux erreurs des Anciens, Vésale a aussi, par là même, ébranlé le principe d'autorité et démontré l'importance du doute scientifique, d'une démarche qui consiste à n'accepter que ce qu'on peut prouver en se donnant la peine d'examiner les données fournies par les sens, et à refuser tout le reste. Grâce à Vésale s'est créée une atmosphère dans laquelle on peut oser faire des observations indépendantes, sans être entravé par cet héritage de spéculations erronées qui passait jusque-là pour la somme de la sagesse. C'est ce nouvel esprit qui nourrit la curiosité d'un Galilée, d'un Newton, c'un Boyle et d'autres hommes de talent, moins brillants mais tout aussi déterminés. C'est grâce à cet esprit que la science moderne est née au xviie siècle, entre autres avec William Harvey. Au moment où apparaît Harvey, cependant, le spectre de Galien, s'il s'estompe en anatomie, exerce encore un ascendant absolu sur la physiologie — la compréhension des fonctions des organes. Les médecins du début du xviie siècle continuent de penser, par exemple, que tout le sang est produit — et ce constamment — dans les profondeurs spongieuses du foie, à partir des aliments digérés provenant des intestins. Que, au sortir du foie, le sang « nourricier », rouge foncé, est transporté par les veines dans toutes les parties du corps, où il inonde les tissus qui l'absorbent et le consomment. Il n'y a donc pas circulation, mais une distribution du sang comparable à l'irrigation continuelle d'un terrain : voilà pourquoi le foie doit élaborer du sang en permanence. Passons maintenant au cœur, aux artères et au sang rouge vif. Le cœur droit, selon cette conception ancienne, n'est qu'une annexe du système veineux : il reçoit le sang nourricier dont il envoie une partie dans les poumons (où il est « mangé » en quelque sorte comme dans le reste de l'organisme). Mais une autre partie de ce sang traverse la cloison médiane du cœur, que Ton suppose poreuse, pour pénétrer dans le ventricule gauche. Là, le sang se mélange au « pneuma », ce principe vital spirituel aspiré par les poumons en même temps que l'air, et se réchauffe au contact du « feu inné ». Le résultat est le sang rouge vif que le ventricule gauche envoie dans les artères, et qui a pour fonction d'insuffler la vie elle-même dans l'ensemble du corps. Ce système fantastique, qui — on l'aura reconnu — était celui de Galien, était vérité officielle depuis près de quinze siècles. Le fait qu'il ne s'étayait pas sur la moindre preuve et était même contraire à l'observation ne troublait visiblement personne — ou presque (voir plus bas). Vésale avait certes établi, par ses nombreuses dissections, qu'il n'y avait aucun pore dans le septum (cloison) interventriculaire ; mais son respect pour les baroques constructions de Galien restait tel, malgré ses propres découvertes, qu'au lieu de conclure que le sang ne passe pas et ne peut pas passer d'un ventricule à l'autre, il supposa que ce passage s'effectuait grâce à un processus analogue à la sudation... Quelques auteurs, cependant, avaient compris que le sang, qui, expulsé du cœur droit, s'en va dans les poumons, revient ensuite dans le cœur gauche : qu'il y a donc une circulation du sang, au moins entre le cœur et les poumons — fait qui avait complètement échappé à l'attention du Pergaménien. Mais ces médecins n'avaient pu faire connaître leur découverte à l'ensemble du monde savant. L'un d'eux, le théologien et médecin espagnol Michel Servet, auteur d'une Restitution du christianisme qui prône un retour à l'Evangile, fut poursuivi d'abord par les catholiques; s'étant réfugié à Genève, il fut condamné pour hérésie à l'instigation de Calvin, et périt sur le bûcher en 1553 ; avec lui on brûla toutes ses œuvres, y compris ses écrits sur la petite circulation. L'homme qui était destiné à faire avancer les connaissances médicales assez loin pour qu'elles se trouvent hors de portée des autorités galénistes et ecclésiastiques naquit le 1er avril 1578 à Folkestone, sur la côte du Kent, la côte anglaise du Pas-de-Calais. William Harvey est le premier d'« une semaine de fils », à laquelle il faut ajouter deux filles — tous enfants de Joan et Thomas Harvey, homme d'affaires parti de rien qui commerce avec l'étranger. Ses entreprises sont florissantes, et le jeune William ne manque de rien ; mais contrairement à ses frères, il ne va pas suivre l'exemple paternel. Ceux-ci se firent « marchands de Turquie », comme on disait dans la Cité de Londres pour désigner les hommes qui commerçaient avec l'Orient ; et alors ils veillèrent à ce que leur frère aîné, plus doué pour les travaux purement intellectuels, pût poursuivre tranquillement ses études et ses recherches. Eliab Harvey, qui devint le plus riche du clan, alla même jusqu'à administrer les finances de William, de sorte que celui-ci, de sa vie, n'eut à se soucier de ces contingences qui peuvent détourner de leur voie des hommes moins choyés. A dix ans, le jeune William est mis à l'école royale de Canterbury où les élèves, stipule le règlement, « quoi que fassent, et mesme en jeu, oncque n'useront autre langaige que latin ou grec ». Ainsi, comme son prédécesseur en lutte antigaléniste André Vésale, Harvey est très tôt initié aux rythmes et aux nuances des langues de l'Antiquité. A seize ans, il s'inscrit au Caius College de Cambridge, du nom du docteur en médecine John Caius qui partagea un temps le même logis que Vésale à Padoue. (Le Caius College est encore aujourd'hui l'école de médecine de Cambridge.) Du temps que Harvey le fréquentait, on y disséquait chaque année deux corps de condamnés exécutés ; de sorte que lorsqu'il est reçu bachelier ès arts, en 1597, Harvey a une longue expérience des problèmes que pose l'interprétation des structures anatomiques — surtout quand on les a vues de ses propres yeux. Il va lui aussi à Padoue. Pour les raisons exposées au chapitre III, l'université de Padoue est à l'époque celle où l'on peut le plus librement étudier les quatre grandes disciplines classiques : droit, théologie, médecine et philosophie. C'est un îlot de tolérance pour les lettrés réformés et juifs : quand Pie IV (pape de 1559 à 1565) publie une bulle pour empêcher les non-catholiques d'obtenir des diplômes, Venise remet le pouvoir de décerner tous les titres universitaires aux comtes palatins, le soustrayant ainsi à Rome. L'université de Padoue offrait aussi cet avantage que l'essentiel du pouvoir y était exercé par les étudiants eux-mêmes : ils décidaient jusqu'au recrutement des professeurs. Les étudiants de chaque pays formaient des groupes appelés « Nations » : chacun de ces groupes élisait un conseiller et ces conseillers, de concert avec les recteurs, dirigeaient la vie de l'université. Mais Padoue est alors surtout célèbre pour les grands esprits qui y sont ou y ont été professeurs. Son plus beau fleuron aux yeux de Harvey est Jérôme Fabrice d'Acquapendente, qui a succédé à la chaire d'anatomie à Gabriel Fallope (celui qui a décrit la fonction des conduits délicats, dits trompes de Fallope, par lesquels chaque ovule doit passer pour rejoindre son affectation reproductive). Galilée aussi est là : il enseigne la géométrie, la cosmographie et la théorie des planètes. Mais c'est Fabrice que Harvey révère entre tous. Ses études sur la formation du fœtus à partir d'observations du développement de l'embryon de poulet ont déterminé une bonne part des recherches menées par la suite par le jeune médecin anglais. Mais surtout, Fabrice a découvert les valvules situées à l'intérieur des veines : Harvey a dit vers la fin de sa vie à Robert Boyle que c'est en comprenant le rôle de ces valvules (qui empêchent le sang veineux de refluer vers la périphérie et l'acheminent vers le cœur) qu'il eut soudain l'intuition du mécanisme général de la circulation du sang. La liberté qui règne à Padoue, à l'université comme en ville, a les meilleurs effets sur le jeune Harvey. Il est élu conseiller de la « Nation » anglaise — distinction qui lui donne le privilège de faire peindre ses armes en quelque endroit visible de l'Aula magna, la grande salle de l'université. Encore aujourd'hui, on peut voir deux de ces blasons, dessinés de la main de Harvey, sur le plafond en voûte de la loggia inférieure, au moment où l'on sort de l'ancien amphithéâtre d'anatomie (que Fabrice d'Acquapendente construisit à ses frais). Les Masters and Fellows (principaux et associés) du Caius College de Cambridge les ont restaurés après leur redécouverte en 1893. Ces armes sont identiques à celles qui figurent sur le diplôme de doctorat de Harvey, daté du 25 avril 1602, à Padoue. Ce diplôme est un document fleuri : il énumère, en ces termes hyperboliques de mise à l'époque, les qualités et les privilèges acquis par son propriétaire ; puis il décrit par le menu la cérémonie de la remise du titre : «Johannes Thomas Minadous alors décerna au même noble Guillaume Harvey (qui, dans le plus clair des discours, les avait demandés et acceptés) les insignes et ornements d'usage appartenant à un Docteur ; car lui remit certains livres de philosophie et médecine, d'abord fermés, puis, peu après, ouverts ; lui passa au doigt un anneau d'or, le coiffa du bonnet doctoral, emblème de la Couronne de Vertu, et lui donna le Baiser de Paix avec sa magistrale bénédiction. » Ce diplôme fut accordé par Sigismond de Capilisti, comte palatin, officier non ecclésiastique du Sénat de Venise, et la cérémonie eut lieu en son palais. Harvey retourne en Angleterre. L'anneau, le bonnet, la bénédiction de Minadous, et surtout son diplôme le font admettre au Collège royal des médecins, où il se distingue bientôt par ses activités. La même année, il épouse Elisabeth Browne, fille du Dr Lancelot Browne, médecin de Jacques Icr (et ancien médecin de feu la reine vierge, Elizabeth Irc). Par sa femme, et grâce au Dr Browne, Harvey a désormais un beau-frère prénommé Galien ! On ne sait rien de ce mariage, sinon qu'ils n'eurent pas d'enfants, que Mmc Harvey avait un perroquet apprivoisé et qu'elle partit pour l'au-delà une dizaine d'années avant son mari. On ne sait pas grand-chose d'ailleurs de la vie et du caractère de William Harvey lui-même. Les renseignements les plus détaillés nous ont été transmis par John Aubrey, qui se lia d'amitié avec lui en 1651 ; Harvey avait alors soixante-treize ans, son futur biographe vingt-cinq. Les Brèves vies d'Aubrey évoquent aussi Shakespeare, Milton et Hobbes. Son essai sur Harvey est un fatras d'observations décousues, de jugements, d'on-dit. Alors qu'il n'a connu le célèbre médecin que dans les dernières années de sa vie, il affirme beaucoup de choses concernant la personnalité de Harvey et l'image qu'il laissa de lui durant sa carrière qui sont, en fait, des témoignages de seconde main. De plus, le vieux Harvey se distinguait, semble-t-il (voir son opinion sur la littérature de son temps), par un esprit assez tordu. Sir Geoffrey Keynes, que nous avons déjà cité à propos de l’ Apologie et traité d'Ambroise Paré, et qui est l'auteur d'une étude définitive de l'œuvre de Harvey, dit d'Aubrey : il était « curieux, crédule, brouillon. On admet qu'il fut souvent inexact ; on reconnaît aussi qu'il ne fut jamais infidèle — et cela a une grande importance, quant à la valeur de son reportage. » Dans une lettre à Anthony Wood, historien oxonien du XVIIe siècle, Aubrey s'explique ainsi sur sa façon de concevoir le travail de biographe : «Je vous présente ici la Vérité, d'aussi près que je puis, et aussi religieusement qu'un pénitent devant son confesseur, rien que la vérité ; la vérité simple, nue, en sorte que les parties honteuses mêmes ne sont point voilées et qu'une jeune vierge aurait les joues rouges à maint endroit. Aussi, quand vous aurez lu, ne puis-je que désirer que vous châtriez et semiez des feuilles de vigne ; en autres termes, soyez mon Index expurgatoire. » Cela dit, si Ton excepte quelques rares et très rapides allusions d'autres auteurs du XVIIe siècle, Aubrey est notre seule source concernant Harvey, pour le meilleur et pour le pire. Il nous dit que Harvey « n'était pas grand, mais de la taille la plus basse ; il avait le visage comme une boule, teint olivâtre, et petits yeux tout ronds, brillants d'esprit ; ses cheveux, noirs comme corbeau, étaient devenus tout blancs depuis vingt ans [avant sa mort] ». Cette description correspond parfaitement aux portraits qui ont été faits de Harvey vers le milieu de sa vie. Au moral, il était irascible ; selon Aubrey : « Il était comme tous ses frères, très cholérique ; dans son jeune âge, il portait toujours une dague sur lui (...) et était prêt à dégainer à la moindre occasion. » Cela semble excessif: Harvey devait être, tout simplement, un homme remuant et débordant d'énergie — ce que corrobore une allusion de son ami Lord Arundel, dans une lettre, à « ce petit mouvement perpétuel qui s'appelle Dr Harvey ». D'ailleurs, s'il avait été aussi prompt à engager le fer que l'affirme Aubrey, on peut être certain qu'il n'aurait pas vécu jusqu'à quatre-vingts ans. « C'était un caractère exalté, le travail de sa pensée l'empêchait souvent de dormir ; alors, suivant ce qu'il m'a dit, il se levait et marchait dans sa chambre en chemise jusqu'à ce qu'il eût bien froid, c'est-à-dire eût la chair de poule ; alors se recouchait et tombait dans un profond sommeil. » Donc, un petit bonhomme, noir comme un corbeau, et doué d'un trop-plein d'énergie nerveuse continuel, qui lui donnait peut-être l'allure d'un agité, mais aussi ce formidable cerveau, parfaitement maîtrisé, celui-ci, et qui ne fonctionnait jamais à vide. Tous les ans, depuis trois siècles, c'est la même gageure qui se repropose à l'Orateur harveyen de service : que dire, que dire d'original, de plus, de ce grand homme, qui à la différence de Galien, de Paré, de Vésale et d'autres, ne mêle pas un souvenir personnel, par un élément d'autobiographie à ses écrits ? L'orateur harveyen de 1929, Sir Wilmot Herringham, ne fut certes pas le premier à se plaindre de la difficulté de l'entreprise, mais il l'a exposée avec franchise et une rare justesse — non dans son discours, assurément, mais dans des lettres à son ami d'Amérique Harvey Cushing. La Bibliothèque d'histoire de la médecine de Yale possède une collection complète de ces Oraisons de 1661 à 1975, legs de Cushing lui-même pour la plus grande part. En les consultant, je suis tombé sur des notes manuscrites de Sir Wilmot, insérées dans la plaquette de son discours ; l'une d'elles commence par ce grincement de dents littéraire : Le 13 janvier 1929 Cher Cushing, Vous avez tout à fait raison. Ce diable de petit bonhomme me fait trimer nuit et jour. Ce petit salopard n'écrivait à personne. Du moins, on a conservé très très peu de ses lettres ; rien sur quoi se baser, sinon des observations rapides dans d'autres documents par-ci par-là — autant chercher une aiguille dans une botte de foin ! Quand vint le moment, en octobre, de prononcer ce « foutu laïus », Sir Wilmot Herringham, ayant entre-temps recouvré son self-control, exprima toutes ses frustrations dans une première phrase qui est un modèle de cet understatement pour lequel sa nation est justement célèbre : « Harvey était apparemment, en tout lieu, d'une remarquable discrétion. » On comprendra donc que le reste de cet essai (le nôtre) sur Harvey soit consacré presque entièrement non pas à l'homme, mais à son œuvre, et aux progrès qu'elle a fait faire à la médecine. Peu après avoir été coopté au Collège royal des médecins, en 1607, Harvey est nommé médecin près l'hôpital St. Bartholomew de Londres, distinction qui fait de lui un praticien très recherché. Harvey, en effet, exerça toute sa vie ; c'était, comme on dirait aujourd'hui, un chercheur-clinicien. Il fut médecin attitré de Jacques Ier, puis d^ Charles Ier, ainsi que de nombreux aristocrates, dont le Lord Cl ancelier Francis Bacon. Une remarque ici : c'est à Bacon que les historiens attribuent la première formulation claire de la méthode de raisonnement inductif — donc de ce qu'on aime à appeler « la méthode scientifique » (nous en reparlerons). C'est à Harvey, cependant, qu'on reconnaît le mérite d'avoir été le premier médecin à l'appliquer. Bacon lui-même n'utilisa jamais sa propre théorie ; Harvey au contraire l'utilisa de fait, et rien ne prouve qu'il ait subi l'influence de Bacon. Ils n'avaient guère d'estime l'un pour l'autre, comme penseurs scientifiques. Harvey a dit de son illustre patient : « Il écrit la philosophie [souvent synonyme de « science » à l'époque] en Lord Chancelier ; je le guéris de cela. » Dès ses premières années dans la carrière, Harvey trouve le temps de faire des recherches, en anatomie comme en physiologie ; il acquiert très vite une réputation d'excellent praticien, et on voit déjà en lui le savant qu'il sera. En 1615, si nouveau qu'il soit dans la profession, on lui offre la chaire de Lumley, au Collège des médecins — chaire fondée par John, Lord Lumley en 1582, pour développer l'enseignement de l'anatomie et de la chirurgie. Cette charge devait être confiée à un membre éminent du Collège royal ; elle consistait à donner deux conférences par mois, sur un sujet à traiter en six ans. On était nommé à vie. Harvey l'occupa jusqu'en 1656, jusqu'à soixante-dix ans, puis il y renonça de son propre chef. Il tint donc sa première conférence lumleyenne le matin du mardi 16 avril 1616, une semaine exactement avant la mort de Shakespeare. Pendant deux siècles on s'est résigné à la perte de ses notes de cours, puis on les a retrouvées au British Museum en 1876. Ces manuscrits montrent que les grands thèmes de son oeuvre maîtresse s'étaient formés dans sa pensée bien avant la publication du De motu cordis en 1628. Titre complet: Exercitatio anatomica de motu cordis et sanguinis in animalibus (Etude anatomique du mouvement du cœur et du sang chez les animaux). Des travaux très sérieux, parus au cours des dernières décennies, indiquent que la découverte de la circulation par Harvey serait le produit de deux séries de recherches, effectuées à quelque dix années d'intervalle. Selon cette thèse, dont Jerome Bylebyl, de l'institut John Hopkins d'histoire de la médecine, a donné la présentation la plus claire et la plus convaincante, Harvey s'est d'abord attaqué aux vieux mystères du battement du cœur, du pouls et des rapports entre l'un et l'autre. Les ayant résolus — et ce, semble-t-il, avant de prononcer sa première conférence lumleyenne de 1616 —, il écrivit un traité sur le sujet. Traité qui forme, pense-t-on, la première moitié de De motu cordis : analyse et explication de la physiologie du cœur et des artères, — formant un tout en soi, car Harvey n'établit dans cette première partie aucun rapport avec la circulation, exposée dans les chapitres suivants. Citons Bylebyl : « De motu cordis, et les travaux qui aboutirent à ce livre, se seraient donc faits en deux étapes bien distinctes. A l'origine, Harvey écrivit, semble-t-il, un traité autonome, sur le battement du cœur et le pouls artériel. Puis il modifia ses projets et décida d'y inclure aussi la circulation. Il ajouta au travail précédent les chapitres 8 à 16, rédigea une nouvelle introduction et, de la sorte, fit d'un ouvrage important un chef-d'œuvre impérissable de la littérature scientifique. » Le battement du cœur et sa relation au pouls intriguaient les savants depuis l'époque d'Aristote (au moins). A la fois contraction et contorsion, chaque pulsation cardiaque combine tant de mouvements divers en l'espace d'un clin d'œil que les médecins désespéraient de jamais trouver le secret de ce mécanisme, ou même d'en décrire les principaux moments. Comme dit Harvey au début du premier chapitre de De motu cordis : « Au début, quand j'essayai de découvrir les mouvements et les fonctions du cœur par des expériences sur les animaux, par l'examen direct et non pas par les livres des autres, je trouvais cela d'une si grande difficulté, réellement, que je n'étais pas loin de penser, comme Fracastorius, que le mouvement du cœur n'est compréhensible que par Dieu seul. » Illustration de De motu cordis, qui montre comment les valvules des veines empêchent le sang de refluer. Photographie de William Carter. (Avec l'aimable autorisation de la Bibliothèque d'histoire de la médecine de Yale.) Mais Harvey insiste. Bien décidé à déchiffrer le sens de ces mouvements apparemment sans lien, « passant comme l'éclair », il pratique vivisection sur vivisection, observe et observe Dieu sait combien de fois, et finit par ne prendre pour sujets que des reptiles, animaux à sang froid, surtout les serpents, dont le rythme cardiaque peut être extrêmement lent. Il tire aussi tout le parti possible de ce qu'on peut observer « quand le cœur [de chien ou de cochon] bouge plus lentement à l'approche de la mort. Alors les mouvements s'alanguissent et s'affaiblissent, les pauses deviennent plus longues, si bien qu'il est facile de voir le mouvement réel et comment il se fait ». Ayant passé moi-même des centaines d'heures en laboratoire de chirurgie et physiologie à veiller sur des cœurs de chiens rendant l'âme, je confirme pleinement ce que décrit Harvey : les pauses de plus en plus longues entre les battements, et l'allure presque languissante des dernières pulsations, avant la fibrillation ou l'arrêt. Après de très nombreuses expériences, Harvey arrive à prouver que le cœur, en se contractant énergiquement (phase de ses mouvements qu'on appelle déjà à l'époque systole), envoie le sang qu'il contient dans les grandes artères ; ce faisant — en se contractant — il se projette en avant contre la paroi thoracique qu'il frappe, au moment même où les artères se dilatent sous la pression du sang qui afflue. Ainsi le pouls est synchrone avec la contraction du cœur, tout en étant causé par elle. Cette constatation, qu'on peut reproduire ad libitum, infirma la théorie reçue des Anciens d'une pulsation indépendante des artères, provoquée par le passage du « pneuma vital » expansif. Harvey a prouvé que le battement de l'artère est produit simplement par le battement du cœur. Le sang arrive, de l'organisme, par les veines caves, à l'oreillette droite, passe dans le ventricule droit, qui l'envoie aux poumons par les artères pulmonaires ; il en revient par Les veines pulmonaires à l'oreillette gauche, d'où il passe dans le ventricule gauche, qui l'envoie par l'aorte dans tout l'organisme. (Croquis de Claire Naylon, d'après un dessin de Sharon Cullen, département de chirurgie de l'hôpital de Yale, New Haven.) Une autre série d'expériences lui révèle que les petites cavités supérieures du cœur, les oreillettes, se contractent une fraction de seconde avant les ventricules, les deux grosses pompes du cœur. Et il démontre une chose dont bien peu avant lui avaient eu l'intuition : que les grandes valvules cardiaques empêchent le sang qui sort des ventricules de revenir dans le cœur, de sorte que le flux de sang, dans les artères, se fait toujours vers la périphérie. Dès 1616, l'essentiel du traité original (qui deviendra la première partie du De motu cordis) est clair dans l'esprit de Harvey : au moment où le cœur se détend, entre les battements, il se remplit passivement de sang affluant : 1) de la périphérie par les deux grandes veines qui entrent dans son côté droit (les veines caves) ; 2) des poumons, par les deux grandes veines qui entrent à gauche (les veines pulmonaires). Quand le sang se déverse dans les ventricules après avoir gonflé les oreillettes, celles-ci commencent à se contracter : ce faisant, comme dit Harvey, elles « réveillent le cœur somnolent ». En effet, la contraction auriculaire est aussitôt suivie d'une contraction semblable des ventricules, qui expulsent le sang, à droite (par l'artère pulmonaire) vers les poumons, à gauche (par l'aorte) dans l'ensemble de l'organisme (la « périphérie »). Gela signifie que le seul mouvement actif coordonné du cœur est la contraction, qui part des oreillettes et gagne les ventricules; cette contraction répand le pouls, comme une vague, dans les grands vaisseaux — avec cet effet que « toutes les artères du corps se comportent comme un gant qui se gonfle sous mon souffle ». De plus, Harvey a déjà établi, à ce moment-là, que le circuit à l'intérieur du thorax est le suivant : le sang entre dans le cœur par les veines caves, est envoyé dans les poumons par le ventricule droit, revient au cœur gauche et est alors expulsé par le ventricule gauche dans l'aorte, et par là dans le reste du corps. C'est la thèse qui se dégage des expériences décrites dans les premiers chapitres rédigés : cette thèse explique, sans la moindre faille, les mouvements cardiaques dans leurs rapports aux principaux vaisseaux et aux poumons. Toutes les conclusions formulées par Harvey jusqu'ici découlent d'observations directes (vivisection) des structures cardiaques et vasculaires. On notera d'autre part que toutes ces observations sont de type strictement qualitatif. Enfin, pas un mot encore n'a été dit de la circulation générale, vers l'ensemble du corps. C'est dans la deuxième moitié du De motu cordis que Harvey s'attaque à une question que ses prédécesseurs n'avaient jamais songé à se poser (puisqu'on croyait en connaître déjà la réponse) : par où passe effectivement le sang quand il se dirige vers les tissus ? Harvey parvient à décrire le véritable itinéraire, et il est aidé en cela par quelque chose de nouveau et par quelque chose d'ancien. Le nouveau, il ne le doit qu'à lui : c'est l'idée d'appliquer des mesures quantitatives à la recherche médicale. Dans sa traduction en anglais du De motu cordis (1913), Chaucey Leake observe dans une note (et tout historien sera d'accord avec lui) : « L'introduction de données quantitatives dans les problèmes de physiologie fut le grand apport philosophique de Harvey ; et, manifestement, il en était lui-même conscient, car il ne cessa d'y recourir, avec les effets éloquents que l'on sait. » Les « données quantitatives » de Harvey sont, selon les normes en vigueur aujourd'hui, des plus rudimentaires. Mais au cours de la longue histoire des sciences, personne n'a jamais effectué de mesures d'une plus grande conséquence. Harvey évalue à 2 ou 3 onces (1 once 30 g) la quantité de sang contenue par le ventricule, chez l'homme; le rythme cardiaque normal étant de 72 pulsations par minute, il s'ensuit qu'en une heure, le cœur envoie 2 X 72 X 60 = 8 640 onces, soit environ 250 kg, au minimum, de sang dans l'aorte. (Rudimentaire ou pas, l'estimation de Harvey concorde tout à fait avec les mesures du débit cardiaque obtenues de nos jours, au moyen de techniques autrement «sophistiquées».) Or, 250 kg, c'est plus de trois fois le poids moyen de l'être humain : comment supposer, dès lors, que le sang soit constamment produit à nouveau dans le foie, à partir des aliments digérés, et une fois conduit dans les tissus, y soit entièrement absorbé ? Harvey avait pulvérisé tout cet aspect de la doctrine de Galien. Maintenant, puisque le cœur envoie dans l'aorte une telle masse de sang, et qu'il reçoit celle-ci des veines caves (ainsi que démontré dans la première partie), d'où provient donc le sang des veines caves ? Des autres veines, forcément. Encore fallait-il le prouver, en démontrant que dans les veines, le mouvement du sang est centripète, autrement dit se fait uniquement vers les veines caves et le cœur. C'est ici qu'entre en jeu le « quelque chose d'ancien » : le maître de Harvey, Fabrice d'Acquapendente, avait découvert les valvules des veines, mais il ignorait leur fonction. Fidèle à la thèse de Galien (mouvement centrifuge, à partir du foie, du sang qui va nourrir les tissus), il supposa qu'elles servaient à ralentir le flux sanguin, pour ne pas congestionner la périphérie. Or, il suffit de passer un doigt sur une veine superficielle, gonflée, de l'avant-bras pour faire apparaître que ce vaisseau se remplit à partir de la périphérie. On peut même, par ce procédé, déterminer l'emplacement des valvules, qui font saillie, empêchant le sang de retourner en arrière. Plusieurs dessins de De motu cordis illustrent cette petite expérience que peut pratiquer sur soi tout physiologiste en chambre. Harvey écrit donc, au chapitre VIII : « A toutes ces considérations, à d'autres encore [la structure du cœur, la symétrie des ventricules, etc.] roulées longtemps dans mon esprit, j'ai opposé l'énorme quantité de sang transporté, le peu de temps consacré à ce transport et j'ai remarqué qu'il était impossible aux sucs des aliments ingérés de suffire à cette abondance. Enfin, nous aurions d'une part des veines vidées et totalement épuisées, d'autre part des artères rompues par ce trop grand afflux de sang, si ce sang derechef et par quelques artifices ne retournait aux veines et ne revenait au ventricule droit du cœur. «J'ai commencé dès lors à évoquer une sorte de mouvement circulaire. » Cette explication une fois prise en considération, sa vérité s'imposait d'elle-même. Harvey résume sa théorie de la circulation du sang au chapitre XIV, qui ne contient qu'un paragraphe. Mais quel paragraphe ! « Raisonnement et démonstrations expérimentales ont établi que le sang traverse les poumons et le cœur, chassé par la contraction des ventricules ; qu'il est propulsé et envoyé à tout l'organisme ; qu'il passe par des pores des tissus dans les veines ; qu'il revient par celles-ci en s'écoulant des extrémités vers le centre, des veines de petit calibre vers les plus grosses, de ces dernières dans la veine cave pour aboutir finalement à l'oreillette du cœur. Ce sang s'écoule avec tant d'abondance, avec un tel flux et reflux, lancé en avant par les artères, revenant en arrière par les veines, que les emprunts alimentaires n'y sauraient pourvoir et qu'à cette profusion excessive, la nutrition n'y pourrait satisfaire. Devant ces faits et ces preuves, la conclusion s'impose que le sang est animé chez les animaux d'un mouvement circulaire, et qu'il est dans une agitation et un mouvement perpétuels. A ces phénomènes préside l'action ou plutôt la fonction du cœur : il la remplit par sa pulsation : en un mot, leur cause unique est le mouvement, la contraction du cœur. » Cette dernière phrase mérite une attention particulière. Fini le « pneuma », le « chaud inné » et tout le galimatias galénique ! Le « pneuma » ou esprit vital, dit Harvey ailleurs, est « le commun subterfuge de l'ignorance». Le cœur, une fois sa fonction démythifiée, se révèle un mécanisme simple, franc, une « pompe », selon l'expression de Harvey, qui pousse continuellement le sang le long de son circuit. La théorie harveyenne aurait ravi les plus orthodoxes des médecins hippocratiques, puisque de simples expériences et la simple observation permettent de la vérifier. Mais pour la première fois en recherche médicale, la mesure, le calcul avaient eu aussi leur mot à dire. Il restait cependant un hic dans la nouvelle physiologie de Harvey : il n'avait pu montrer le chemin emprunté par le sang à la périphérie même, quand il passe des plus petites artères aux plus petites veines pour reprendre son voyage vers le cœur. Il supposa donc l'existence (et ce faisant prédit la découverte) de « pores », comme il dit. Sa prédiction s'accomplit. L'année même de la parution de De motu cordis naît l'homme qui, en 1660, découvrira à l'aide du microscope les capillaires, ces kilomètres de canaux extrêmement fins, qui font passer le sang du versant artériel au versant veineux de la circulation. Cinq ans plus tard, ce même très brillant savant, Marcello Malpighi de Bologne, découvrait les globules rouges, ces petits disques qui apportent l'oxygène aux cellules. Harvey mentionne une autre espèce de « pores » dans son ouvrage : ceux qui, selon Galien, permettaient au sang du ventricule droit d'entrer directement dans le ventricule gauche pour s'y mélanger au pneuma. Ces prétendus pores que Vésale n'avait jamais pu découvrir, mais dont l'absence le tourmentait tant qu'il en avait, pour une fois, abjuré ses principes... Harvey fut plus direct : « Ces pores, ils n'existent pas, parbleu ! Comment pourrait-on les démontrer ? » proclame-t-il dans son introduction. Ainsi, tout le «commun subterfuge de l'ignorance», s'agissant des mouvements du cœur et du sang, est dévoilé comme tel et mis au rancart. Avec Vésale, puis avec Harvey, le monde médical commence à émerger du long sommeil où l'avait plongé l'opiat galénique. Comme les autres sciences et la culture en général, la médecine au cours de ce glorieux XVIIe siècle secoue les entraves de l'ignorance et de l'autorité des anciens. Henry Power, l'un des premiers savants et philosophes des temps modernes, exprime parfaitement le caractère de son époque quand il écrit en 1664 : « Voici l'âge où toutes les âmes sont dans une sorte de fermentation, où l'esprit de sagesse et de science se redresse pour s'affranchir de cette masse de scories, de ce dépôt de poussière qui l'a si longtemps enseveli, de ce flegme insipide, de ce caput mortuum de notions creuses qui lui imposent une fixation si contraire à sa nature. Voici l'âge où, je le pense, la philosophie monte comme portée par une marée de vives eaux ; et les péripatéticiens peuvent toujours espérer d'arrêter le flux ou (tel Xerxès) fouetter l'océan de la libre philosophie ! Il me semble déjà voir la vieille ordure emportée au large, et les édifices pourris renversés et engloutis par ce puissant déferlement. Cette époque est appelée à jeter les bases d'une philosophie supérieure, qui ne sera jamais renversée et saura capturer, par moyens empiriques et raisonnables, les phénomènes de nature, en déduisant la cause de chaque chose d'après ces originaux naturels que nous pouvons observer reproduits par art et par la démonstration infaillible de la mécanique. Voilà certes l'unique voie d'une philosophie vraie et définitive. » Le XVIIe siècle fut celui de l'émergence dans tous les domaines : des hommes de génie apparaissent, en quantité jamais vue dans l'histoire du monde d'Occident, pour conduire les sciences et les humanités hors de leur longue nuit. Harvey est presque perdu dans la foule des grands noms dont la simple énumération suffit à évoquer tout ce qui fut accompli en cette centaine d'années. Je ne mentionnerai que les plus illustres — alphabétiquement, à défaut d'un ordre plus original ; qui aurai-je omis ? Je tremble rien que d'y penser : Bacon, Bernin, Bernouilli, Boyle, Brahé, Caravage, Cervantès, Corneille, Dekker, Descartes, Donne, Dryden, Greco, Galilée, Halley, Hais, Hobbes, Hooke, Inigo Jones, Jonson, Kepler, La Fontaine, Leeuwenhoek, Leibniz, Locke, Malpighi, Milton, Monteverdi, Newton, Pascal, Pepys, Racine, Rembrandt, Rubens, Scarlatti, Shakespeare, Spinoza, Velâzquez, Vermeer, Wren. Ces hommes ont illuminé le monde ténébreux dont ils héritaient. Leurs prédécesseurs croyaient savoir ce qui mérite d'être connu et, en ce sens, croyaient tout savoir : à leurs yeux, la sagesse des Anciens était aussi infrangible qu'un roc, et leurs livres aussi sacrés que l'Écriture. Au contraire, ces bâtisseurs du XVIIe siècle sont des hommes nouveaux. Ce sont ces philosophes, ces savants, ces écrivains, ces musiciens, ces artistes dont « les âmes sont dans une sorte de fermentation ». Parmi eux, les penseurs scientifiques recherchent la vérité, que seules l'observation et l'expérience peuvent enseigner par l'évidence des sens. La pierre de touche de cette vérité, c'est qu'elle puisse être démontrée et confirmée par quiconque désire apprendre : elle doit avoir la vertu de convaincre les plus sceptiques. Tous les protagonistes et hérauts de cette «époque qui est appelée à jeter les bases d'une philosophie supérieure » connaissent ces règles fondamentales. Harvey les expose dans une lettre au président et aux membres du Collège royal des médecins — lettre qu'il a mise en préface à son ouvrage sur la circulation. En voici quelques passages marquants : « En me décidant à le publier [cet ouvrage], à lui faire traverser la mer, même après l'avoir perfectionné pendant plusieurs années, je craignais fort d'afficher une trop grande présomption. Mais cette œuvre je vous l'ai présentée, je vous l'ai confirmée par l'autopsie, j'ai répondu à vos doutes et à vos objections, j'ai reçu la critique favorable de notre très distingué président (...) « Car ce sont de vrais philosophes ceux qui ne se croient jamais assez sages, jamais assez pleins de jugement, assez pourvus de sens qu'ils ne donnent place à la vérité, d'où qu'elle vienne et de quiconque elle vienne. Où est-il, celui qui possède une étroitesse d'esprit suffisante pour lui faire croire que les Anciens nous ont livré un art ou une science absolument parfaite en tous ses éléments et qu'ainsi plus rien ne reste pour le zèle et l'activité de leurs successeurs ? « Cependant on avoue communément que l'énorme territoire de nos connaissances ne représente qu'une mince parcelle de nos ignorances. Les philosophes ne sont pas adonnés au culte et à l'esclavage des traditions et des doctrines au point d'en perdre la liberté et ne plus ajouter foi à leurs propres yeux. Ils ne jurent pas fidélité à leur maîtresse Antiquité, au point d'abandonner en public l'amie Vérité et la déserter aux yeux de tous. (...) «J'avoue que je n'apprends ni n'enseigne l'anatomie à l'aide des livres, mais à l'aide des dissections, non d'après les opinions des philosophes, mais d'après le plan de la nature. (...) «Je n'aspire moi aussi qu'à la vérité. J'ai consacré mes soins et mes peines à édifier une œuvre agréable aux hommes de bien, qui convienne aux savants et soit utile à la littérature. « Adieu, mes très excellents Maîtres, « Et soyez favorables à votre Anatomiste, « William HARVEY. » De motu cordis est un petit volume (exactement 14 par 19 cm) de 72 pages qui, du point de vue de l'art de l'imprimerie, n'a absolument rien de remarquable. Il y a quelques années — je visitais la bibliothèque de médecine d'une grande université américaine — j'ai entendu une triste anecdote, qui dit tout sur l'humble apparence de ce chef-d'œuvre : vers la fin des années quarante, le conservateur de cette bibliothèque tomba, chez un bouquiniste de Londres, sur l'un des cinquante-cinq exemplaires restants de l'édition originale. Il le paie l'équivalent de quelques francs d'aujourd'hui, et rapporte triomphalement au pays son trésor, qui devient le joyau de la collection universitaire. Trente ans plus tard, déménagement de la bibliothèque, et le petit livre disparaît. On l'avait glissé, pour ne pas attirer l'attention, dans une pochette de papier quelconque... Sa valeur sur le marché atteignait alors 125 000 dollars (dans les 60 millions de centimes). Sachant que les quelques personnes qui connaissaient la valeur de ce livre pensent que, s'il avait été volé, on le leur aurait rapporté ; et que, donc, il a dû être mis au panier par les déménageurs — évaluer la récompense promise par l'université en échange de sa restitution ! Comme la Fabrica, comme tous les livres qui ont révolutionné la science, la parution de De motu cordis suscita l'approbation chaleureuse des uns, les protestations courroucées des autres. Harvey n'était pas homme à se complaire dans les controverses acrimonieuses. Il conçut de nouvelles expériences à l'appui de certaines de ses thèses, il alla même jusqu'à répondre à quelques-uns de ses critiques ; mais pour le reste, il consacra son énergie débordante à de nouvelles tâches. Dans l'Oraison harveyenne de 1662, Sir Charles Scarburgh rapporte ces paroles de Harvey — dont il fut l'ami et le médecin : « Il importe peu que pour mon propre amusement, je moleste encore une fois la république des lettres. Je ne veux provoquer ni inspirer aucune nouvelle controverse doctrinale. Que mes idées périssent, si elles ne valent rien, et mes expériences aussi si elles sont erronées ou que je les ai mal comprises ! Ce que je fais me contente. Il n'est pas dans ma nature de troubler l'ordre établi. Si je me trompe, car je ne suis qu'un homme, que mes écrits soient ignorés et pourrissent ; si j'ai raison parfois, au moins la race humaine ne dédaignera pas la vérité. » Le plus intéressant, ce ne sont pas les polémiques suscitées par le livre de Harvey ; c'est le fait que la nouvelle théorie ne changea presque rien à la pratique médicale de l'époque — y compris à celle du Dr Harvey lui-même. La plupart des symptômes observés quotidiennement par les médecins n'étaient-ils pas déjà expliqués de manière apparemment tout à fait satisfaisante par la vieille théorie, avec son image du sang qui va, vient, se déplace çà et là tout d'un coup, devient lourd ou léger, etc., selon les circonstances ? Toute une série de facteurs — blessures, changements de température, aliments ingurgités, poisons, émétiques, etc. — pouvaient inciter le sang à quitter subitement une partie du corps ou, au contraire, à confluer tout aussi subitement vers elle. Un excès de sang se manifestait par des signes tels que rougeur, enflure, fièvre, pouls fort, veines dilatées ; une carence de sang produisait au contraire froideur, pouls faible, pâleur, engourdissement, pâmoison, etc. On s'était doté de tout un arsenal de traitements, locaux ou généraux, pour supprimer ces dérèglements du sang: saignées, ventouses, massages, applications de garrots... Il s'agissait toujours de modifier en plus ou en moins la masse de sang se trouvant en un endroit. Les médecins de l'époque jugeaient ces remèdes on ne peut plus efficaces. Harvey lui-même avait constaté, par sa propre expérience, leur efficacité, et il ne les a pas rejetés sous prétexte qu'il avait réfuté la théorie dont ils dérivaient. Il a fallu plus d'un siècle d'études et de progrès pratiques dans la compréhension des maladies, pour que sa théorie commence à servir aux médecins. Cela dit, la publication de De motu cordis semble avoir grandement modifié la clientèle du Dr Harvey, si l'on en croit Aubrey : «Je lui ai ouï dire qu'après la parution de ses Livres sur la circulation du sang, il perdit quasiment son ancienne pratique, car le vulgaire le croyait fêlé de la cervelle. (...) On s'agita beaucoup et à la fin, au bout de vingt ou trente ans, [ce livre] fut reçu dans toutes les Universités du monde ; et ainsi, dit M. Hobbes en son traité De co pores [Harvey] est le seul homme qui a vu sa propre doctrine établie de son vivant... » Le fait est qu'après la sortie de son grand petit livre, Harvey consacre de plus en plus de son temps au roi Charles Ier, et beaucoup moins au commun de ses patients. D'autre part — aussi bien avant qu'après De motu cordis — Harvey étudie aussi un tout autre domaine de la réalité, qui l'intéresse depuis ses années d'études à Padoue : le développement de l'embryon — « la génération », comme on disait. Les passages de De motu cordis qui renvoient à cette question montrent que Harvey y a déjà (1628) consacré de longues recherches, qu'il a même commencé à écrire dessus. D'année en année, il accumule un trésor d'observations, faites à l'œil nu ou à la loupe. Mais ses conclusions, malgré leur justesse générale, seront vite oubliées — car c'est le moment où le microscope est en passe de magnifier des centaines, des milliers (aujourd'hui des millions) de fois le monde de la recherche biologique. Ce livre, De generatione animalium, publié en 1651, reste néanmoins d'un grand intérêt, car il éclaire — l'introduction surtout — l'attitude qu'avait Harvey face aux faits constatés, et qui l'a conduit à la découverte de la circulation. De ces écrits et d'autres ressort la différence de pensée qui, dans tous les domaines de la connaissance, sépare les penseurs du XVIIe siècle de (presque) tous ceux d'avant ; c'est là que gît la méthode scientifique. Les « philosophes » (autrement dit, bien souvent, savants) du xviie siècle s'attachaient au comment ; ils ne cherchaient plus à deviner le pourquoi Harvey lui-même l'a dit : « M'est avis, je l'avoue, que notre premier devoir est de chercher à savoir si la chose est ou n'est pas, avant de s'enquérir pourquoi elle est. » Autrement dit : étudions les faits que nous voyons, ne nous mettons pas en quête de causes ! Le fînalisme est idéologie ; ce n'est pas de la science. Quand on n'a à la bouche que causes premières ou finales, l'objectivité est perdue, et chaque observation n'est faite que pour concorder avec un schéma où tout est déjà écrit. Les médecins hippocratiques ne s'intéressaient pas aux causes: la force de leur système résidait justement dans l'impératif de connaître à l'avance (prognosis), de prévoir la « mosaïque pathologique » qui va résulter des faits recueillis par l'usage des cinq sens. Galien passa outre à cet impératif fondamental, car il ajoutait aux cinq sens ce que lui disait son cœur : les admirables constructions de l'infinie sagesse du Créateur, interprétées par lui, Galien, pour combler les vides de ses connaissances déformées par son propre point de vue. Pour reprendre les mots de Pope, Galien se trompa sur « ce qui est », parce qu'il avait déterminé « ce qui est Bien ». Harvey agissait selon de tout autres règles. Il considérait qu'il n'appartient pas au savant de découvrir le pourquoi des choses, mais uniquement de s'enquérir du comment. L'objet de la science, c'est ce qui est observable et mesurable ; ce qui ne peut être que matière à spéculation métaphysique est à bannir. S'attachant au comment, Harvey fut le premier médecin à utiliser la méthode scientifique — méthode que le physiologiste anglais Sir George Pickering, dans son Oraison harveyenne de 1964, a caractérisée par cette formule poétique et très exacte : « curiosité disciplinée ». Avec Harvey, c'est une véritable coupure qui se produit par rapport au passé ; c'est enfin le saut de la médecine vers la science, après mille cinq cents ans d'immobilisme galéniste. Sir William Osier, ce grand médecin, ce grand maître, ce grand humaniste, déclarait en 1906, devant le Collège des médecins : « Ici, pour la première fois, un problème physiologique fondamental est abordé du côté expérimental, dans un esprit scientifique moderne, par un homme qui soupèse les faits, et ne cherche pas plus loin — et sait laisser la conclusion se dégager naturellement, mais fermement, de l'observation. A l'ère de l’ auditeur — où l'on ne fait qu'entendre — succéda l'âge de l'œil : celle où les hommes veulent voir de leurs propres yeux et trouvent à cela leur contentement. Enfin ce fut l'âge de la main — la main qui pense, conçoit, projette ; la main comme instrument de l'intellect, réintroduite dans le monde savant par une modeste monographie de 72 pages qui est, on peut le dire, l'acte de naissance de la médecine expérimentale. » « Réintroduite », dit Osier, pour rappeler à son auditoire que Galien enseigna et préconisa l'expérimentation, mais que ses disciples médecins l'oublièrent. Ils ne voyaient que le système d'explication universel que le Pergaménien leur avait légué, ils ne jugeaient pas nécessaire d'explorer plus avant ; et pourtant, c'est bien grâce à sa méthode expérimentale que Galien l'avait élaboré, ce système ! « Se fier non pas aux livres d'anatomie, mais à ses propres yeux» ; « s'appliquer à pratiquer soi-même tout seul des exercices de dissection... »: n'est-ce pas Galien qui a écrit cela? Les galénistes étaient traîtres à leur maître ; puis l'on applaudit en Vésale et en Harvey des pourfendeurs de Galien. Or, la vérité oblige à dire qu'ils étaient en fait ses premiers disciples authentiques. Mais plus personne ne savait ce que Galien avait vraiment dit, tant son enseignement avait été abâtardi par des siècles d'interprétation. Galien ne s'est jamais proclamé prophète ; sinon nous pourrions entonner un air connu... Harvey donc réintroduit en médecine la physiologie expérimentale, mais débarrassée de tout fatras finaliste et spéculatif, de sorte qu'à partir de lui, on se contentera de « soupeser les faits » sans « chercher plus loin ». Ce qui est perçu (les « faits ») est l'unique objet de la méthode scientifique. Le chercheur analyse ce qu'il perçoit, y reconnaît une structure et formule une hypothèse pour l'expliquer. Hypothèse qu'il vérifie au moyen d'expériences soigneusement conçues et reproductibles. Or, qu'est-ce qu'une expérience ? Rien d'autre qu'un événement, un ensemble de faits, provoqué, planifié, qui permet au savant de maîtriser les conditions de l'observation. Si des expériences appropriées confirment son hypothèse, le chercheur la présente sous forme de théorie. Le vrai savant — ce type idéal fort rare à notre époque de pragmatisme et de concurrence — n'oublie jamais que personne, au fond, ne sait ce qu'est la vérité, ni ce qui constitue une preuve irréfutable. Aussi n'appelle-t-il pas ses conclusions « vérités » mais, plus modestement, « théories » — mot qui, par son étymologie, renvoie simplement à une manière possible d'envisager quelque chose. Quel que soit le nombre de « preuves » que les ressources de la technique la plus moderne puissent fournir à l'appui d'une théorie, nul n'essaiera de la faire qualifier d'un nom plus fort — si la science est vraiment libre de préoccupations extérieures à son domaine. Aucun chercheur, aussi convaincu qu'il soit, n'osera prétendre que les conclusions qu'il présente sont autre chose qu'une façon utile de considérer la réalité étudiée, une explication du comment, rendue acceptable par les résultats de ses expériences. Seul l'idéologue croit posséder la vérité ; le savant ne connaît que des théories. Harvey a soixante-treize ans quand paraît De generatione anima-liuin. Il semble, d'après ce que Ton sait des circonstances de sa publication, que cet ouvrage était prêt depuis très longtemps ; d'ailleurs, tout indique que Harvey n'entreprit plus aucun travail nouveau et original pendant ses vingt dernières années. En 1648 il quitte Londres et va habiter chez ses frères Eliab et Daniel ; c'est vers cette époque aussi, fort probablement, qu'il cesse d'exercer la médecine. En juillet 1651 il fait don au Collège royal des médecins d'une grosse somme d'argent, pour construire un immeuble destiné à abriter une bibliothèque, un musée et une salle de réunion. Les Fellows, reconnaissants, lui font ériger une statue, et, en 1654, lui offrent la présidence du Collège, honneur que Harvey décline à cause de sa mauvaise santé. Harvey est alors un homme âgé, perclus de maux ; il souffre d'attaques de goutte atroces, qu'il soigne en plongeant le pied dans l'eau froide. Le grand petit chercheur, plein de dynamisme et de fougue, n'est plus ; il ne reste que cette ombre frêle, penchée au-dessus d'un bac qui fuit, tortillant ses orteils douloureux dans le liquide glacial, pour y activer cette circulation qu'il révéla au monde. De temps à autre, des confrères lui écrivent. Certains essaient de réveiller sa « curiosité disciplinée », le pressent d'étudier tel ou tel nouveau problème de physiologie, mais lui, toujours, refuse. A l'un d'eux, il répond, en 1655 : «J'ai trop vécu désormais ; la simple lassitude éteint en moi tout désir de m'attaquer à de nouvelles subtilités. Après de si longs travaux, mon esprit n'aspire qu'à la paix et au repos, et je n'ai nulle envie de m'embarquer dans une entreprise aussi ardue que le serait l'examen des découvertes récentes. » Il coule maintenant des jours tranquilles, dans la société agréable d'amis qui apprécient sa simplicité ; car il ne se donne pas d'airs, il ne pose pas au grand homme. « Ah ! ce cher vieux Dr Harvey ! écrit Aubrey. Je l'ai très bien connu. Il me faisait rester chez lui deux, trois heures à causer. Si c’avait été un homme guindé, fier, raide et distant, comme le sont certains autres docteurs, eh bien ! il n'en aurait jamais su plus long qu'eux. » Aubrey n'est pas la seule personne jeune à tenir compagnie au vieux veuf. «Je me souviens, écrit-il, qu'il avait pour le servir une jolie jeune fille, que je soupçonne qu'il utilisait aussi pour se tenir chaud, comme le roi David. » Le grand âge a ses privilèges... mais ils ne furent probablement pas d'un plus grand secours à Harvey qu'au divin poète d'Israël, dont il est dit : « Cette jeune fille était très belle ; elle soigna le roi et le servit ; mais il ne la connut pas. » Le monarque régnant de la recherche médicale n'avait que le désir de finir ses jours paisiblement. Le 24 avril 1657, il écrit à un confrère: «Je suis non seulement fort avancé en âge mais aussi — avouons-le — un peu las. Disons même que j'ai le droit, me semble-t-il, de solliciter un congé honorable. » Ce souhait fut bientôt exaucé. Deux mois plus tard, le 30 juin, il eut une attaque, dont il mourut en quelques heures. Aux funérailles, John Aubrey tenait un des cordons du poêle. Dans sa préface à De generatione animalium, Harvey a énoncé les principes dont s'inspiraient les nouveaux savants du XVIIe siècle en étudiant les phénomènes de la nature. Ces hommes reconnaissaient leurs dettes envers les Grecs ; mais ils étaient conscients aussi de toutes les lacunes de l'héritage de connaissances que ceux-ci avaient légué, et de toutes les erreurs commises par les auteurs anciens, fussent-ils les plus respectés. « Nature soit notre conseil », tel est le credo des nouveaux savants. Non contents de faire éclater les anciennes contraintes, ils créent une nouvelle attitude envers la science, attitude que personne n'a mieux exprimée que Harvey dans cette préface : l'expérience prouve que la science est, en quelque sorte, l'art d'exploiter le hasard ; cela exige un travail acharné, et pourtant réjouissant, déjà, en soi ; et la joie de la découverte fait oublier tout le labeur qui a précédé. Enfin la science procède par raisonnement inductif : elle établit des principes généraux en partant des faits particuliers — démarche que Harvey décrit sur un ton presque épique : « Nous conférerons avec nos propres yeux, tout en allant du plus bas au plus haut. » La phrase d'Aubrey — que Harvey a vu « sa propre doctrine établie de son vivant » — est tout à fait juste en ce qui concerne sa théorie de la circulation du sang. Si les applications pratiques ne viendraient qi * bien plus tard, on saisit très vite, cependant, dans la « république des lettres », l'importance de sa découverte. Il n'était pas mort qu'on parlait déjà de l’ « immortel » Harvey. Mais il y a dans son enseignement d'autres aspects fondamentaux — comme le montre sa conception de la science elle-même — et ceux-là, il a fallu encore un siècle au moins pour qu'ils soient compris et acceptés par la profession et le monde savant en général. Pourtant il existait, dès le XVIIe siècle, une petite avant-garde de penseurs lucides qui étaient déjà parvenus à ces principes chacun indépendamment des autres — ce qui est le critère presque infaillible de l'apparition d'une vérité. Chacun d'eux aurait pu écrire ces lignes de la préface de De generatione animalium : « Nature soit notre conseil : que le chemin qu'elle trace guide notre marche ; nous conférerons avec nos propres yeux, tout en allant du plus bas au plus haut, et ainsi serons reçus enfin dans son cabinet secret. » Chapitre VI LA NOUVELLE MÉDECINE La conception anatomique de Jean-Baptiste Morgagni Voici une observation clinique du début du xviiie siècle : Un homme de soixante-quatorze ans, de mince ossature et grand amateur de vin, boitille depuis un mois : il essaie manifestement — selon ses serviteurs — de faire porter tout son poids sur la jambe gauche. Mais il ne se plaint de rien, ne dit rien de ce changement. Le vingt-deuxième jour après le début de ce boitillement, il est pris d'un violent mal au ventre ; il prend de la poudre de thériaque (préparation opiacée très utilisée depuis l'Antiquité, la thériaque était en quelque sorte l'aspirine de l'ancienne médecine), et la douleur passe. Douze jours plus tard, vers midi, il commence à sentir, dans le quadrant inférieur droit de l'abdomen, « comme rongements de chiens », dit-il. L'endroit est enflé, et le médecin que notre homme s'est résolu à consulter y sent une masse dure en appuyant la main. Le pouls est rapide, les yeux caves ont une expression étrange, et la langue est sèche. Le patient passe une mauvaise nuit. Le lendemain matin, le pouls est plein et fort. La douleur et le durcissement sous la peau se sont étendus jusqu'au milieu de l'abdomen inférieur et gagnent vers le côté gauche. Le médecin prescrit une saignée de sept onces. On observe que la surface du caillot est jaune, épaisse, malsaine. Le patient a des nausées, mais n'a pas vomi. La seconde nuit est terrible. Quand le jour revient, le pouls est faible. Le malade rend plusieurs fois un liquide aigre ; il n'articule plus et délire par moments. Le lendemain matin, il a des convulsions qui chaque fois durent un quart d'heure. Son pouls est si faible qu'il s'efface au moindre toucher ; les vomissures ont une odeur fécale ; la respiration se fait très pénible. Le soir, le vieillard recouvre inexplicablement une grande lucidité, puis il a un halètement, des convulsions, et meurt. Le lendemain le médecin ouvrit le corps, et, évidemment, trouva ce qu'il cherchait dans le quart inférieur droit du ventre : une masse gangreneuse au commencement du gros intestin, autrement dit à la base du caecum, juste au-dessus des grands muscles de la jambe, dans lesquels un énorme abcès nauséabond pénétrait si profondément que notre médecin ne put l'exciser sans les tailler ; et il en sortit une énorme quantité de pus et de sérum. Il avait donc reconnu le siège des symptômes ; mais pas la cause de toute cette évolution mortelle. Ainsi que ce médecin l'a dit lui-même : « Gomment l'inflammation gagna l'intestin contigu et se produisirent les autres circonstances que j'ai décrites, cela il est tout à fait impossible de le savoir. » Et pourtant, vous avez compris depuis longtemps qu'il s'agissait d'une appendicite. Mais en 1705 à Bologne (où cette autopsie eut lieu), cette maladie n'était pas plus connue que dans le reste du monde. Elle ne serait comprise que cent cinquante ans plus tard. Cette maladie n'avait rien à voir avec les humeurs, le chaud inné, les conditions de vie du patient, ou la saison. C'était un processus pathologique spécifique concernant une région spécifique de l'organisme. Les symptômes apparus chez le patient ne résultaient pas d'un déséquilibre d'ensemble ; ils étaient la conséquence d'un dérèglement très localisé, dans le caecum. L'observation clinique qu'on vient de lire était une des premières d'une longue série de descriptions semblables (sept cents en tout), recueillies par leur auteur — dissecteur — en une cinquantaine d'années. Ces observations, présentées sous la forme de soixante-dix lettres, reprenaient et développaient le point de vue des anciens Cnidiens, selon lequel toute maladie a une origine locale dans le dérèglement de tel ou tel organe. Localiser le mal ! Tel allait être le premier commandement de la nouvelle médecine. Ce matin de 1705, notre jeune dissecteur vient de commencer l'ascension d'une montagne de plus en plus énorme de macchabées, dont un jour, des dizaines d'années plus tard, il redescendra, rapportant au monde médical les clés tant attendues du royaume de la pensée clinique scientifique. L'art de guérir disposera alors d'une nouvelle bible, dont le canon n'exclura pas les découvertes de l'observation et de l'expérimentation. Quand cet anatomiste publia finalement le fruit de ses travaux, en 1761, son livre vint constituer la troisième pierre angulaire (les deux autres étant la Fabrica et De motu cordis) de la pyramide où le corps embaumé de l'ancienne médecine put être enseveli pour toujours. Au moment de l'autopsie citée, ce dissecteur était un assistant de l'illustrissime professeur d'anatomie de l'université de Bologne, Antonio Valsalva ; il s'appelait Jean-Baptiste Morgagni, il avait vingt-trois ans, et son destin était de révolutionner la conception de la nature même de la maladie. De Morgagni, comme de Harvey et de Vésale, on peut dire : c'est comme s'il avait été mis sur terre pour mener à bien une mission, à laquelle le monde médical se préparait et qui n'avait besoin pour s'accomplir que de l'apparition d'un seul esprit unificateur. Cette mission était d'apporter un message. Et ce message était simple : inutile de chercher les causes de maladie dans les brouillards des quatre humeurs ou quelque autre variation de ce genre de théories ; les maladies ne sont pas tel ou tel déséquilibre de l'ensemble de l'être humain-patient, mais des dérangements tout à fait spécifiques de structures précises de l'organisme. Chaque maladie, autrement dit, a son siège dans tel ou tel organe qui s'est détraqué. Et la tâche du médecin est de trouver lequel. Des auteurs ultérieurs ont donné un nom au message de Morgagni : conception anatomique de la maladie — fondement de toute pensée médicale depuis lors. Les symptômes sont, a dit Morgagni, « le cri des organes souffrants ». Maintenant, nous savons que non seulement les organes, mais les tissus, les cellules, même les structures infracellulaires et les molécules peuvent être sièges de maladies. Mais aussi détaillée, aussi infinitésimale que devienne notre connaissance des processus pathologiques, le principe dégagé par Morgagni il y a deux cents ans n'en restera pas moins au cœur même de notre recherche : Ubi est morbus ? Où est le mal ? Question à laquelle tout médecin doit répondre, devant tout malade. Après, on peut parler de traitement. Qu'on m'indique le docteur sorti des écoles de médecine du XXe siècle qui remettrait en question cet énoncé évident : que des altérations anatomiques ou biochimiques distinctes, dans les organes, les tissus et les cellules, sont à la base de toute maladie. Ce qui incombe à la recherche de notre époque, c'est d'identifier les facteurs étiologiques premiers qui provoquent ces altérations. A quoi travaille-t-on, en microbiologie, en génétique, en immunologie, psychologie, santé publique, biologie cellulaire, et tant d'autres sous-spécialités, sinon à déterminer tout ce qui cause le pathologique ? Il semble impossible qu'il y ait eu un temps où le médecin ne voyait pas les liens entre les symptômes et les dérangements pathologiques — où il ne cherchait pas à reconnaître, à son cri, l'organe souffrant. Quand le clinicien d'aujourd'hui interroge et examine le patient, c'est d'abord pour reconstruire la série d'événements anatomiques et physiologiques qui a abouti à l'état de maladie, et par là formuler un diagnostic précis, que l'on peut ensuite étayer sur des analyses des liquides organiques et des tissus, ainsi que sur les diverses techniques de visualisation. Cette attitude face à la maladie est très récente (à l'échelle historique), si récente que c'en est troublant. Elle est à peu près aussi vieille (ou aussi jeune) que les États-Unis, en ce sens que c'est dans la période qui coïncide avec la guerre d'Indépendance (1775-1783), juste avant la Révolution française, que beaucoup de médecins se sont mis à intégrer dans leur pensée la découverte qu'un symptôme est l'expression du mauvais fonctionnement d'un organe, pour telle ou telle raison, évidente ou à déterminer. Jusque-là la pratique médicale était dominée par les « humeurs », « l'esprit » ou d'autres étiologies encore plus mystiques. L'incapacité de comprendre, et partant de soigner vraiment, se dissimulait derrière une terminologie quasi scientifique. Les médecins étaient fort mal préparés à leur métier ; des « théories » telles que la théorie des miasmes, ou du dérèglement des principes vitaux, ou de la malignité morale, mêlées aux vestiges des systèmes hippocratique et galénique, servaient à expliquer presque toutes les maladies. Même des hommes comme Vésale et Harvey, si scientifiques dans leur démarche de chercheurs, continuaient, avec leurs malades, à s'en tenir aux vieilles méthodes de diagnostic et de traitement. L'évidence de la pathologie organique, qu'ils constataient en salle de dissection, modifia radicalement leur compréhension de l'anatomie et de la physiologie ; mais dans leur pratique clinique quotidienne, ils ne pouvaient avoir le courage de s'opposer sur aucun point à l'énorme force d'inertie du système galénique. Depuis des siècles, cependant, il s'était constitué dans certaines universités européennes une « petite tradition » de l'observation rigoureuse et de l’ expérience personnelle méticuleusement enregistrée — en particulier à Padoue où elle avait inspiré toute une lignée de grands savants de la médecine, parmi lesquels Vésale et Harvey. On perçoit comme un écho de leur philosophie dans le credo de Jean-Baptiste Morgagni : « Admirer et suivre non pas l'Antiquité, ni la nouveauté, ni la tradition, mais uniquement la vérité, où qu'elle soit. » En poursuivant la vérité, Morgagni en est venu à produire un de ces monuments littéraires qui marquent les étapes les plus importantes du développement de la science médicale. Gomme c'est le cas de la plupart des ouvrages qui amènent des changements radicaux, le titre de son livre est un résumé du message qu'il contient : « Recherches anatomiques sur le siège et les causes des maladies » (en latin : De sedibus et causis morborum per anatomen indagatis). D'emblée, Morgagni dit à ses confrères : ce n'est pas en spéculant sur les altérations de fluides invisibles que vous comprendrez la maladie : c'est en ouvrant le cadavre lui-même ; l'anatomie est la clé du diagnostic, et les cinq sens du médecin sont la clé de la vérité. Ce n'est pas que ces préceptes n'eussent jamais été énoncés (le dernier, en particulier, remontait aux hip-pocratiques), mais après Morgagni on ne put plus les ignorer. Quand son œuvre fut prête pour la publication, le jeune dissecteur bolonais était devenu le vénérable professeur d'anatomie de 3adoue, et il était vraiment admiré et vénéré, non seulement pour es travaux scientifiques, mais aussi pour la noblesse de son caractère. Pas une seule fois on ne le vit tomber dans des travers comparables, fût-ce de loin, à l'ambition exaltée d'un Vésale ou à la fougueuse impulsivité de Harvey. Au contraire il était d'une sérénité inébranlable et dans ses rapports avec autrui aussi doux qu'absolument digne de confiance. Ses qualités d'homme tout court ne le cédaient en rien à ses qualités d'homme de science ; or 1 fut l'anatomiste le plus respecté de son époque. Dans l'esprit de William Osler, Morgagni faisait certainement partie de ces grandes figures qu'il portait aux nues dans sa mémorable allocution de 1901 à la Bibliothèque médicale de Boston, sur * Les livres et les hommes ». W. Osier, le plus grand professeur de médecine qu'ait eu l'Amérique, fut aussi l'un des meilleurs spécialistes de l'histoire des sciences à la fin du siècle dernier et au début de celui-ci. Dans ce discours de Boston, si souvent cité, il évoque ces hommes qui nous ont laissé non seulement des ouvrages infiniment précieux, mais aussi le souvenir de vies exemplaires : « Ils ne cesseront de nous rappeler qu'aucune autre profession n'a donné lutant d'hommes en qui la supériorité intellectuelle s'allie à la noblesse de caractère. » On voit que même le grand Osier a pu tomber parfois dans la grandiloquence ; cela dit, si hyperbolique que soit cette phrase, elle est juste dans quelques cas : il y a dans l'histoire de la médecine quelques figures sublimes, et Jean-Baptiste Morgagni en est peut-être la plus belle. Les iconoclastes professionnels n'ont jamais gâché leur temps à essayer de salir son image, et les historiens n'ont jamais découvert un nouveau fait de s’on existence qui n'ait ajouté à l'éclat de l'auréole dans laquelle baigne son souvenir. L'une des grandes qualités de Morgagni était assurément la patience. Il a su retarder la publication de sa thèse jusqu'à ce que tout lui eût prouvé qu'elle était inattaquable. Quand ce livre parut enfin, en 1761, il avait soixante-dix-neuf ans. C'est, semble-:-il, le record d'âge absolu de ce domaine de la recherche médicale où abondent, au contraire, les novateurs imberbes. Soit dit en Dassant, Osier épilogue, dans une autre fameuse allocution, sur 'utilité relative des hommes de plus de quarante ans, et l'inutilité absolue des plus de soixante ans ; et il va même jusqu'à considérer qu'il ne serait pas dans l'intérêt de la société de procurer à ces retraités de la science « un départ paisible par le chloroforme » ! Je lois dire que j'eusse préféré voir Osier se chloroformer lui-même, )u même que le vieux Copernic s'administrât cette solution, plutôt que de retarder le progrès de la science clinique en appliquant e flacon fatal aux narines de quelqu'un comme Morgagni. Heureusement, il n'y avait au xviiie siècle ni de gaz mortels indolores ni d'Osier, et Jean-Baptiste Morgagni put, pour le plus grand bénéfice de la postérité, vivre jusqu'à un grand âge, sans être interrompu dans son travail. Il mena une existence toujours réglée, tout entière consacrée à la science, à sa nombreuse famille et aux principes religieux sur lesquels se fondaient à la fois sa quête de la vérité et son propre équilibre spirituel. Quand on lit ce qu'ont écrit sur lui ses contemporains, on retrouve invariablement la même image : un grand érudit, serein, très admiré de ses étudiants, quelle que fût leur « nation », et de ses amis, parmi lesquels Morgagni comptait quelques-uns des plus puissants personnages de l'époque, entre autres le pape Benoît XIV et l'empereur d'Allemagne Joseph II, frère de Marie-Antoinette. Et il eut des relations professionnelles chaleureuses avec de grands savants médecins du XVIIIe siècle : Hermann Boerhaave, de Leyde, Albert de Haller, de Berne, Jean-Frédéric Meckel, de l'Académie des Sciences de Berlin, Richard Mead, de la Société royale de Londres, et d'autres, tous hommes qui s'intéressaient à la fois à la recherche, à l'enseignement et à leurs malades — comme Morgagni. Giovanni-Battista Morgagni naît le 25 février 1682 à Forli, non loin de Bologne, vers le sud-est. A seize ans, il va étudier la médecine et la philosophie dans cette ville, où il devient bientôt le protégé du grand anatomiste Antonio-Maria Valsalva, lui-même disciple de Malpighi. A dix-neuf ans, en 1701, il obtient son diplôme cum lauda et devient l'assistant de Valsalva. Six ans plus tard, il est reçu docteur. Il rontinue d'étudier cependant encore un an et demi, entre 1707 et 1709, avant de revenir à Forli pour exercer. C'est un homme grand, fort et beau, engageant et, comme médecin, très capable ; bientôt, il est la coqueluche de toute la ville. Il épouse une jeune fille de haute naissance, Paola Verzeri, avec laquelle il eut et éleva douze filles et trois garçons ; huit des filles entrèrent au couvent et un des fils dans les ordres. En 1711, l'université de Padoue lui offre la chaire de second professeur de médecine théorique. Il se fait si favorablement remarquer à ce poste que quatre ans plus tard, on lui donne la chaire d'anatomie qui, ayant été déjà occupée par des hommes comme Vésale, Fallope, Fabrice et Spiegel, était devenue la plus prestigieuse de cette université. Morgagni n'a encore que trente-trois ans. Quelques années plus tard, on reconnaît déjà en lui le plus grand anatomiste d'Europe. Des savants de tous les pays vont le voir pour étudier avec lui, et il est élu membre de nombreuses sociétés scientifiques. Pour ne citer que les principales : la Société royale de Londres, l'Académie des Sciences de Paris, l'Académie royale des Sciences de Berlin, et l'Académie impériale des Sciences de Saint-Pétersbourg. Bien que Morgagni ait été principalement, si l'on considère l'ensemble de sa vie, un anatomiste, il le fut parce qu'il se considérait d'abord et avant tout comme un médecin, dont le premier Jean-Baptiste Morgagni. Portrait de lépoque, par le graveur français Jean Renard. (Avec l'aimable autorisation de la Bibliothèque d'histoire de la médecine de Yale.) devoir est de soigner les malades. L'anatomie était pour lui le meilleur instrument disponible pour comprendre la maladie, et donc le moyen de devenir meilleur médecin. Il exerça d'ailleurs tout au long de sa vie, souvent comme médecin consultant, et son avis était recherché par des confrères de toute l'Europe. Beaucoup de ces consultations (Consulti) se firent sous forme de lettre, le patient habitant beaucoup trop loin pour que Morgagni pût se rendre à son chevet. Peu avant sa mort (1771), il donna les notes de ces Consulti à son élève Michele Girardi. Saul Jarcho, qui en a édité et traduit une centaine en anglais, écrit : « Si l'on est fondé à croire que Morgagni concevait l'étude de l'anatomie comme un moyen et non une fin en soi, elle ne fut pas moins l'une des principales composantes de son exceptionnel talent de clinicien. » Et : « Dans quelques cas les Consulti permettent réellement au lecteur de voir le comportement d'un grand praticien face à son malade. Et dans tous les cas, ils nous donnent un excellent tableau de la médecine savante du XVIIIe siècle, sous son meilleur aspect. » N'oublions pas, donc, que Morgagni fut moins un scientifique qu'un médecin clinicien. Dans l'image qu'il donne de lui et dans les motivations qui l'ont incité à étudier ses patients avec autant de sérieux, le but ultime est toujours soigner et guérir. Son profond intérêt pour la médecine clinique et ses expériences de physiologie l'ont conduit à rechercher des explications rationnelles et observables des phénomènes pathologiques, afin de classer les maladies en les décrivant chacune comme une entité distincte. C'est en reprenant la démarche décrite dans De sedibus que les successeurs de Morgagni en sont venus à formuler les principes qui sont à la base de toute la médecine clinique moderne. Comme l'a fait remarquer en 1894 Rudolf Virchow — ce colosse aux mains de fée de l'anatomie pathologique — la médecine n'a atteint son plein développement qu'à partir de la publication de De sedibus. Parlant de l'influence de Morgagni sur l'avant-garde des chercheurs et des enseignants de médecine du XIXe siècle, Virchow dit : « Tous les fruits de ce qu'il avait semé ont été recueillis à Londres et à Paris, à Vienne et à Berlin. On peut donc affirmer qu'à partir de Morgagni, puis des suites données à son œuvre, les vieilles écoles dogmatiques se sont complètement écroulées : avec lui commence la nouvelle médecine. » Les observations assidues et les méthodes rigoureuses du maître padouan ont été le vade-mecum des chercheurs en médecine jusqu'à la fin du XIXe siècle. On n'estimera jamais trop l'ampleur de l'apport de Morgagni. En 1874, un siècle après la publication de De sedibus, W.T. Gairdner, président de la Société de pathologie et de clinique de Glasgow, déclarait devant les sommités du monde médical écossais : « Tous les plus éminents modernes, y compris les hommes de notre propre époque, s'ils disposent certes de nouveaux moyens, de nouveaux appareils, ainsi que des lumières de la physiologie, de I' anatomie histologique et de la chimie organique, (...) n'en sont pas moins tous successeurs et héritiers légitimes des travaux de Morgagni et de sa méthode. (...) Car c'est cette méthode et cet esprit qui distinguent essentiellement le médecin ou le chirurgien moderne (...) de l'homme dont Molière nous a laissé la terrible caricature que l'on sait. (...) Je considère non seulement les anatomo-pathologistes professionnels, qui n'exercent pas, mais aussi et surtout les plus grands médecins et chirurgiens de notre siècle et du précédent comme les successeurs légitimes de Morgagni et les héritiers de sa méthode de travail. (...) Si l'on a pu rendre le diagnostic exact et les conclusions statistiques possibles, c'est grâce à l'application rigoureuse de principes qui proviennent pour la plupart de l'œuvre de Morgagni. » Gairdner parlait de la méthode de Morgagni, laquelle, à la longue, s'est révélée d'une importance encore plus décisive que les observations qu'elle avait permis de faire. Cette méthode, c'était celle de la science : observation, hypothèse, expérience, enregistrement des données, et inductions prudentes fondées sur des études répétées et susceptibles d'être reproduites par d'autres. La base qui la soutient dans l'œuvre de Morgagni est quadruple : à la fois clinique, pathologique, expérimentale et littéraire. Chacun des sept cents cas qu'il décrit contient un compte rendu clinique clair et détaillé, suivi d'un rapport tout aussi précis des découvertes pathologiques faites lors de l'autopsie. A quoi s'ajoutent une relation des expériences effectuées si nécessaire et une présentation de la littérature existante sur le ou les sujets considérés. Tel est le modèle d'une forme d'exercice pédagogique qu'on appelle aujourd'hui la confrontation anatomo-clinique. Chaque semaine, dans les centres hospitaliers universitaires du monde entier et dans les pages du New England Journal of Medicine, on expose une nouvelle « confrontation » — dans laquelle un médecin fait un diagnostic à partir du compte rendu clinique d'un cas ; après quoi on voit si sa conclusion est confirmée ou infirmée par le rapport d'autopsie, d'opération ou de biopsie. Depuis deux siècles et demi, la confrontation anatomo-clinique reste une des méthodes les plus instructives d'enseignement de la médecine. C'est un des dons de Morgagni à la science et à l'humanité. Morgagni ne fut certes pas le premier à rapporter les phénomènes morbides au dérangement de structures spécifiques. En ce sens, son plus célèbre prédécesseur fut Galien lui-même, ce même Galien dont les œuvres ont si longtemps servi à empêcher tout développement de la médecine scientifique. Dans Des endroits affectés, il écrit en effet : « Rares sont les grands symptômes de maladie qui n'indiquent pas l'endroit affecté. D'ailleurs toute altération de fonctions révèle clairement quel endroit est affecté. » Ce n'est pas le moindre des paradoxes galéniens que des énoncés de ce genre aient été oubliés, alors qu'on n'avait retenu et qu'on n'enseignait que ses élucubrations humorales et autres réseaux admirables. Eût-on gardé en mémoire la formulation par le grand médecin grec de la conception anatomique de la maladie, cependant, la force de l'interdit antique, puis musulman, contre la dissection humaine eût empêché toute élucidation de ce précepte perdu de Galien. Les premières autopsies attestées par des documents datent de mille ans après Galien ; mais seules quelques-unes avaient déjà pour but d'établir la cause de la mort. L'Église catholique a autorisé la dissection humaine, en effet, à partir du XIIIe siècle — avec toutes les conséquences heureuses que cela eut par la suite sur l'étude de l'anatomie normale et aussi de la maladie. Le pape Clément VI, pour donner un exemple, non seulement autorisa, mais même ordonna que l'on procédât à l'autopsie de victimes de la peste de Sienne, en 1348. Dès lors on trouve de plus en plus souvent, dans les annales de la médecine, des descriptions de trouvailles pathologiques — toujours interprétées, cependant, en fonction de la théorie des quatre humeurs. Vésale était convaincu de l'importance d'étudier les organes pathologiques. On sait, par ce qui nous reste de ses écrits, qu'il avait l'intention de publier un traité sur le sujet et qu'il accumula de nombreuses notes d'observations anatomo-pathologiques, qui ont été perdues. Dans les écrits de Harvey aussi, on trouve partout des allusions à ses études d'anatomo-pathologie ; il la considérait comme un complément essentiel des examens médicaux pratiqués avant la mort des patients. Cette attitude, tout à fait moderne, s'affirme peu à peu chez les plus grands médecins de ce remarquable XVIIe siècle. Dans une lettre au médecin français Jean Riolan, Harvey écrit : «Je veux faire imprimer mon Anatomie Médicale, ou Anatomie appliquée à la Médecine (...) pour rapporter les nombreuses dissections de personnes mortes de maladie que j'ai faites, et comment leurs organes internes étaient modifiés, en situation, taille, structure, forme, consistance et autres qualités sensibles, par rapport à leurs formes et aspects naturels, tels que les décrivent habituellement les anatomistes. (...) Je n'hésite pas à dire que l'examen d'un seul corps de personne morte de consomption et autre longue maladie rend plus de services à la médecine que la dissection de dix pendus. » Ce projet de Harvey eut le même sort que celui de Vésale : le livre annoncé ne fut jamais publié. Bacon déjà, dans son Accroissement des sciences (1605), recommandait vivement d'autopsier les malades aussitôt morts : « Dans les différences des parties internes, on trouve souvent les causes immédiates de nombreuses maladies », écrit-il, appliquant à la médecine ce principe scientifique général qu'il est le premier à avoir énoncé : que pour connaître une chose, il faut comprendre ses causes et ses antécédents. En 1641, Nicolas Tulp, le professeur de la Leçon d'anatomie de Rembrandt, publiait des Observatione medicae qui contiennent des rapports d'autopsie, et aussi des dessins de pièces d'anatomie pathologique. Mais malgré cette lente montée de la confrontation anatomo-clinique, même les médecins les plus avancés continuaient de penser l'étiologie en termes de déséquilibre humoral. Ainsi, un rapport d'autopsie de 1661 décrit fort bien les ulcères perforés du bas intestin grêle dont est mort le malade ; mais l'auteur du rapport —l'éminent anatomiste danois Thomas Bartholin — ne manque pas d'attribuer tout cela à « un excès d'humeurs biliaires âcres et putrides ». C'est la découverte de la circulation par Harvey qui commence à modifier l'interprétation des trouvailles d'autopsie. Son livre, en montrant à quoi servent effectivement le cœur et les vaisseaux et comment s'accomplit ce travail, incita certains médecins à chercher à expliquer par l'anatomie pourquoi la « machine » peut se détraquer au point d'entraîner la mort. Le cas qui a fait date dans ce domaine est celui du médecin suisse Jean-Jacques Wepfer. Wepfer était un chaud partisan de l'autopsie, comme moyen de comprendre les maladies dont avaient succombé ses patients. Dans ses dernières années il souffrait de douleurs à la poitrine, et avait les jambes enflées et froides, des oppressions qui s'accentuaient quand il se couchait, et le pouls lent et irrégulier — symptômes bien connus, aujourd'hui, d'une insuffisance cardiaque chronique. Peu avant sa mort, en 1695, à l'âge de soixante-quinze ans, il confia à son beau-fils, Jean-Conrad Brunner, le soin d'ouvrir et d'examiner son cadavre. Brunner publia un rapport détaillé de la maladie et de l'autopsie : il avait découvert des liquides dans le thorax et l'abdomen, constaté un agrandissement du cœur et un durcissement de l'aorte et des grandes artères. Et il avait complété sa description par un dessin de ces vaisseaux sanguins, qui est la première illustration jamais donnée de l'artériosclérose. Enfin, effectuant un très beau passage de l'observation clinique aux découvertes pathologiques et vice versa, il attribuait la mort de son beau-père à un collapsus cardiaque consécutif à un ralentissement du courant sanguin. Brunner est un moderne. Dans cet opuscule, il déclare : « Ceux qui s'en tenaient aux croyances des auteurs anciens auraient imputé cette mort à une perte de feu vital. Mais dans notre cas précis, il est clair qu'une telle idée est erronée ; et qu'en effet, le sang entretient la chaleur naturelle du corps. Privées du courant sanguin, les parties extérieures deviennent froides : c'est le symptôme dont le pauvre Wepfer ne cessait de se plaindre. » Ainsi quelques fissures commençaient à apparaître dans l'édifice de la théorie humoriste. Mais ceux qui pratiquaient l'autopsie pour établir les corrélations entre les symptômes et les organes qui les provoquent étaient encore très peu nombreux. Des hommes tout aussi éminents, comme le médecin anglais Thomas Sydenham, rejetaient ce type de recherche, le tenaient pour inutile à priori. Les raisons de leur désaccord avec les dissecteurs sont résumées par le philosophe John Locke, qui était ami de Sydenham, et lui aussi médecin : « On a beau couper à l'intérieur, on ne voit toujours que l'extérieur des choses, on ne fait que découvrir de nouvelles surfaces. (...) La nature accomplit toutes ses opérations dans le corps par parties si infimes et imperceptibles que jamais personne ne pourra, je pense, espérer ou prétendre parvenir à les voir, fût-ce au moyen de lentilles ou d'autres inventions. » Que Locke ait fait de telles « prévisions » n'enlève rien à sa grandeur de philosophe ; elles signifient seulement qu'il était piètre prophète. Cela dit, on procédait encore aux autopsies sans plan préalable ; les confrontations anatomo-cliniques n'étaient ni délibérées ni systématiques ; et la plupart des découvertes étaient faites par hasard et décrites à titre d'anecdotes. Dans ces conditions, les soi-disant esprits forts avaient beau jeu de railler ceux qui commençaient à douter de la véracité des doctrines consacrées par le temps. Le premier véritable « dossier » en faveur de la correspondance des symptômes observés ante mortem et des trouvailles d'autopsie fut présenté en 1679 par Théophile Bonnet de Genève, dans son ouvrage Sepulchretum sive anatomica practica. Le titre complet résume la thèse de l'auteur : Répertoire d'anatomie pratiquée sur cadavres de personnes décédées de maladie, lequel rapporte l'histoire et les observations de toutes les altérations du corps humain et en révèle les causes cachées. En effet, elle [l'anatomie] mérite d'être appelée le fondement de la pathologie réelle et du juste traitement des maladies3 voire l'inspiratrice de la médecine ancienne et moderne. Hélas, Bonnet n'était pas à la hauteur de la tâche formidable qu'il s'était fixée. Il aurait fallu pour la mener à bien un homme de la rigueur, de l'érudition et de la trempe de Morgagni. Ce que fait Bonnet, c'est de recueillir dans la littérature existante presque trois mille cas, dans lesquels la description clinique est reliée aux rapports et aux commentaires d'autopsie. Cette quantité d'exemples atteste l'intérêt que l'on portait de plus en plus aux examens post-mortem. Encore plus révélateur : le fait que 470 auteurs en tout sont cités dans les dix-sept cents pages du texte de Bonnet. Mais le Sepulchretum avait de graves défauts qui en faisaient une œuvre à peu près inutilisable : erreurs de citations, erreurs d'interprétation, observations inexactes. Il était dépourvu, de plus, d'un véritable index, ce qui rendait la recherche d'informations très pénible sinon impossible. Néanmoins, le jeune Morgagni se plonge dans cette « compilation indigeste et incohérente» (comme dira Laennec un siècle plus tard). Et il se convainc de la vérité fondamentale de la conception sous-jacente au Sepulchretum, et partant de la nécessité d'en présenter une version révisée, exacte et utile pour l'ensemble du monde médical. Projet impossible, fou, pour tout autre que ce jeune homme plein d'allant et peu marqué encore par les graves exigences du travail médical universitaire. Morgagni a évoqué, par la suite, sa décision de s'attaquer à la refonte de cet énorme pavé : «Je me souviens que dès lors je ne désespérais pas, en jeune homme qui ose former les projets les plus difficiles et les plus pénibles, de suppléer un jour, si j'en avais le loisir, à ce que le Sepulchretum laisse à désirer d'après ce que j'ai dit, et sous d'autres rapports, surtout celui des tables [index]. J'avais aussi songé à la méthode à suivre pour exécuter ce dessein ; et, qui plus est, j'avais communiqué cette idée à l'Académie célèbre que l'on appelle aujourd'hui Académie des Sciences. » La dernière phrase permet de dater assez précisément le moment où Morgagni se mit à l'œuvre. A sa sortie de l'école de médecine, en 1701, à l'âge de dix-neuf ans, on l'invite à suppléer son professeur, Valsalva, qui était alors à Parme. Sa grande popularité le porte bientôt à la présidence d'une société d'étudiants et de nouveaux diplômés passionnés de science : l’Academia inquietorum. Comme l'indique l'appellation qu'ils se sont donnée, ce sont des jeunes gens qui en ont assez des spéculations de leurs prédécesseurs, et chez qui la fidélité à la médecine des anciens a cédé la place à une vive curiosité pour la recherche des vérités cachées de la nature. C'est cette société qui devient, en 1714, l'Académie des Sciences de Bologne. Morgagni avait donc dans les vingt, vingt et un ans, quand il commença à recueillir les premiers matériaux du futur De sedibus. Peut-être ne voulait-il au départ que réviser le Sepulchretum ; mais le résultat fut une œuvre entièrement originale, fondée sur des descriptions cliniques très sérieuses et qui, dans la plupart des cas, ont pour complément la dissection du patient défunt, par Morgagni lui-même ou par Valsalva. Les observations étaient judicieuses et non encombrées de cette masse de détails insignifiants que des médecins moins doués ne pouvaient distinguer des points saillants de l'évolution d'un processus pathologique. Les interprétations étaient rationnelles ; Morgagni recourait à l'occasion à des expériences de physiologie pour étayer certaines de ses conclusions ; et toute l'œuvre reposait sur un arrière-plan historique étudié à fond. Enfin il apportait à cette œuvre immense ses considérables talents de praticien, sa supériorité absolue d'anatomiste, son ingéniosité d'expérimentateur et son amour du détail. Il fallait d'autre part toute son érudition, toute sa puissance de synthèse et sa force de volonté pour mener à bien cette tâche dont la science médicale, durant cette phase de son développement, attendait la réalisation, et sans laquelle, que les médecins de l'époque en fussent ou non conscients, plus aucun progrès des méthodes diagnostiques et thérapeutiques n'était possible. De sedibus et causis morborum per anatomen indagatis se présente sous la forme de soixante-dix lettres adressées par Morgagni à un jeune homme qu'il connut vers le milieu de sa carrière. Ce jeune homme, « fort porté pour l'étude des sciences, et, particulièrement, de la médecine » (dit l'auteur), exprima le désir de recevoir du maître des lettres, où, dans la manière du Sepulchretums seraient décrits les cas et les observations recueillis par le grand anatomiste. Ce correspondant n'est jamais nommé dans les lettres, et il ne se fit jamais connaître : peut-être n'est-il qu'une fiction. Quoi qu'il en soit, la première de ces lettres est datée de 1741 (Morgagni a alors cinquante-neuf ans), et elles se succèdent pendant des années jusqu'à former cinq livres parfaitement achevés, aux titres suivants : 1) Maladies de la tête ; 2) Maladies du thorax ; 3) Maladies du ventre ; 4) Troubles chirurgicaux et généraux ; 5) Supplément, avec en appendice une série d'index sûrs et de maniement facile. Chacun de ces livres est dédié à un grand médecin étranger : deux d'Allemagne, et un de France, d'Angleterre et de Russie. Observations cliniques, trouvailles d'autopsie, références aux autres auteurs et aux antécédents historiques, descriptions des expériences effectuées pour élucider les processus pathologiques — tout cela est donné dans un style simple et aimable : De sedibus s'adresse à tous les docteurs praticiens, pour les aider à découvrir la cause et l'origine, à l'intérieur de l'organisme, de tous les symptômes qu'ils constatent chez leurs malades. Le lecteur a l’impression d'écouter un grand maître lui révélant, à lui simple lecteur, les observations et les grandes intuitions de toute une vie. Chaque analyse de cas se développe comme une fugue.- Le fond historique est donné, l'évolution de la pensée contemporaine examinée, les autorités citées, discutées, critiquées, et la conclusion peu à peu apparaît, logique, claire, inéluctable. Tous les commentateurs du texte original, en latin, ont été frappés par la qualité littéraire de ces observations de cas, si bien écrites que l'on peut reconstruire chaque symptôme tel qu'il dut être ressenti par le patient et apparaître à ceux qui le soignaient. Morgagni permet à son lecteur d'observer chaque moment de l'autopsie, et aussi de l'accompagner quand il va fouiller dans sa bibliothèque en quête de références. C'est toujours lui, Morgagni, qui s'adresse à la première personne au lecteur qu'il traite non pas en novice mais, de même que l'anonyme jeune homme et les cinq illustres dédicataires, en estimé confrère. De sedibus dépasse infiniment le projet initialement formé par son auteur. Ce qui devait être une révision du Sepulchretum devint un vaste musée littéraire de la médecine clinique, agencé avec un tel ordre que l'on peut sans peine y retrouver tout ce que l'on veut. Un index permet de (re)trouver les faits de pathologie en partant des symptômes cliniques et des maladies, tandis qu'un autre a la fonction opposée : il énumère les découvertes d'autopsie suivies, chacune, du numéro de la page où l'on peut trouver le symptôme clinique qui lui correspondait avant le décès. Le troisième index est une table des matières détaillée, contenant l'argument de chaque lettre. Et le dernier est un index des noms et des matières, intitulé « Noms et passages les plus notables ». De sedibus est un véritable musée portatif de la médecine, et ses index en sont le plus commode des catalogues. Leur fonction est ainsi décrite par l'auteur: « (...) si un médecin ou un anatomiste, remarquant, l'un un symptôme singulier ou autre dans une maladie, l'autre une lésion sur un cadavre, veulent savoir à quelle lésion interne répond le plus ordinairement le symptôme, ou quel symptôme a précédé la lésion dans d'autres cas analogues, ils trouveront sur-le-champ, en jetant les yeux, celui-là sur la première table, celui-ci sur la seconde, l'observation qui rend compte de tous les deux, si je les ai observés tous les deux (...)» La publication de De sedibus sonna le glas de la théorie humorale, en faisant apparaître tout d'un coup une base radicalement nouvelle d'étude et de lecture des maladies. Désormais on considéra le corps humain comme composé d'un ensemble de structures physico-mécaniques fonctionnant de manière coordonnée et sans à-coups — ces structures étant les organes et les groupes d'organes que nous appelons systèmes. Et l'on vit dans toute maladie l'effet sensible de l'arrêt ou du dérèglement d'une partie ou d'une autre de cette machinerie. Les dissections après le décès servirent dès lors à identifier le lieu du dérangement et à étudier l'organe malade qui produisait les symptômes dont le patient se plaignait avant de trépasser. Morgagni — et ceci était encore un mérite à lui reconnaître — ne se lance dans aucune spéculation sur les stimuli sous-jacents qui annoncent le processus de dérèglement. Ce domaine plus fondamental ne sera ouvert qu'au XIXe siècle, avec le développement de disciplines comme la bactériologie et la biochimie. Le propos de Morgagni était de découvrir les sièges de maladies, et d'expliquer, autant que possible, ces manifestations extérieures des dérèglements organiques internes qu'on appelle signes ou symptômes. Comme le comprit clairement la génération de médecins qui lui succéda, son « Index II » était plus qu'une simple liste alphabétique des plaintes exprimées par les patients dans leur rapport avec la pathologie : c'était le paradigme d'un nouvel art du diagnostic, conçu désormais non seulement comme identification de la maladie, mais aussi comme identification de son siège, de son origine dans un organe. Cet index où l'on peut, en se reportant à tel ou tel symptôme, trouver aussitôt sa cause cachée à l'intérieur de l'organisme, devint le modèle normatif de la démarche du médecin qui doit, en écoutant, interrogeant et examinant le patient, reconnaître tous les signes qui conduisent à la situation pathologique interne — l'objet même du travail d'évaluation diagnostique. Les médecins hippocratiques avaient élaboré toute une sémiologie pour pouvoir déterminer la nature du déséquilibre humoral propre à chacun de leurs patients, et formuler leur prognose. Vingt-deux siècles plus tard, leur art oublié allait revivre et s'enrichir : une nouvelle génération de médecins, nourrie de Morgagni et poursuivant son œuvre, était en train de façonner les clés du diagnostic. C'est durant cette période qu'est né l'examen médical tel que nous le connaissons aujourd'hui, avec ses quatre principes cardinaux : inspection, percussion, palpation et auscultation — reposant sur l'utilisation directe ou médiate (à cette époque, uniquement le stéthoscope) des trois sens de la vue, du toucher et de l'ouïe. Nous reviendrons plus longuement dans les chapitres suivants sur les techniques que s'est données depuis lors la science du diagnostic ; l'important, ici, est de rappeler que leur objectif est inscrit dans le précepte de Morgagni : pour identifier « l'organe souffrant », il faut apprendre à interpréter « son cri ». Radiographie, scanner, échographie, prélèvements de sang, urine ou tissus, analyses microbiologiques ou chimiques, etc., toutes ces techniques ont pour fonction de remonter jusqu'à l'origine de la maladie et de déterminer comment elle a évolué jusqu'à l'état où le docteur trouve son patient. Morgagni n'e t donc pas seulement le père de l'anatomo-pathologie — titre que lui décernent tous les historiens. Il est le fondateur de la science moderne du diagnostic. Avec lui, une nouvelle étape est franchie vers la naissance de la médecine scientifique ; avec lui, la conception anatomique prend de si fermes racines qu'un siècle plus tard encore elle reste, selon les paroles prononcées par Virchow en 1894, «la conception de l'avenir... Cet avenir qui comptera ses années à partir de Morgagni. Honneur à lui ! ». Cet honneur lui revient, effectivement. Cela dit, l'esprit de son œuvre est celui de l'époque où il vécut, époque dont on ne saurait trop marquer la distinction par rapport à toutes les autres, époque qui fut celle de la gestation du monde actuel et qui le mit au monde : le siècle des Lumières. Ignorance, tradition, dogme et manque de curiosité avaient été les traits dominants des temps antérieurs au XVIIe siècle et à son rejeton éclairé du XVIIIe. Au contraire l'enfant nouveau-né, le monde moderne, devait mettre en doute toute sagesse reçue jusqu'à la moindre virgule. En médecine, cette sagesse reçue était presque toute fausse. Elle avait tenu pourtant pendant des siècles et des siècles, à cause de la façon dont les êtres humains avaient été habitués à expliquer les phénomènes de la nature. De tout temps, l'esprit humain a été fasciné par les grandes théories, et peu soucieux de vérifier leur fondement dans les faits. Et parfois pour notre malheur, il s'est avéré encore récemment qu'à cet égard nous n'avons guère changé : on choisit quelques observations faciles à faire, on prend une attitude qu'on appelle, en toute subjectivité, objective, et voilà bientôt pondue une de ces généralisations rassurantes pour expliquer comment et pourquoi, quel que soit le point dont on est parti, on en est arrivé au point où l'on est. L'une des règles de ces philosophailleries est que les constructions auxquelles elles aboutissent ne présentent, en général, rien d'alarmant pour la conception du monde à laquelle notre culture, nos expériences et nos gènes nous ont prédisposés. Ce type d'approche peut peut-être livrer quelques pauvres vérités, concernant des phénomènes abstraits comme l'amour et la politique ; en tout cas, elle ne nous apprendra jamais rien sur la nature. Néanmoins, depuis toujours, à chaque génération, quelques individus s'autorisent à voir les choses telles qu'elles sont et à raisonner rationnellement, quelles qu'en soient les conséquences pour les idées qu'eux-mêmes ont reçues. Ces individus-là semblent immunisés contre la propension générale aux chicaneries intellectuelles et aux illusions. La « diffusion des lumières » dans notre espèce amène un nombre de plus en plus grand de ses membres à prendre conscience de cette paresse intellectuelle, de cette atavique tendance humaine à tout expliquer sans regarder, et à regarder sans voir. Beaucoup d'entre nous maintenant reconnaissent que notre histoire, toujours en quête de systèmes de pensée pour expliquer l'univers et l'homme, est le roman d'une chute perpétuelle dans la spéculation. Tant que des systèmes aussi universels que fantaisistes pouvaient servir à voiler l'inexplicable et à faire avaler l'inacceptable, il y eut un certain ordre précaire des choses. Mais depuis les Lumières, les hommes et les femmes qui ont été touchés par elles ont vu à quel point il est néfaste d'ignorer l'évanescence du fil dont est tissé ce voile de dogmes, et de nier que seule la force purifiante, décapante de la vérité peut nous permettre de construire une réalité en accord avec notre bien suprême et les nécessités biologiques de notre corps. Les systèmes de pensée spéculative qui ont fourvoyé la médecine au cours de son histoire furent d'un mysticisme extravagant, ou quasi-rationalistes, ou fondés sur de bizarres principes mécanistes singeant la rigueur des sciences exactes. C'est quand les médecins ont compris qu'ils devaient se fixer des objectifs plus modestes que la médecine a commencé à être aussi une science. Quand on démontra le pouvoir d'un simple résultat reproductible, d'une observation faite simplement, sans référence à quoi que ce soit, de la preuve et du raisonnement par induction, alors ceux qui philosophaient sur les maladies cédèrent la place aux savants ; et l’aube des temps modernes commença à éclairer aussi la médecine. Nous pouvons comprendre — puisque nous-mêmes nous trimbalons tous une masse de notions surannées — que la science, et en particulier la science médicale, ait mis si longtemps à faire son entrée. Quand cela se produisit enfin, ce fut parce que l'humanité elle-même commençait enfin à « s'émanciper de sa minorité intellectuelle volontaire » — pour reprendre la célèbre formule par laquelle Kant répond à la question : « Qu'est-ce que les Lumières ? » Dans tous les domaines de la pensée, c'était une véritable croisade contre toutes les vieilles lunes, et pour l'exercice du libre examen. On ne s'étonnera pas que dans ces conditions, la « philosophie naturelle », comme on disait alors (autrement dit les sciences de la nature), soit passée au premier rang du monde intellectuel. Jean-Baptiste Morgagni, tout bon catholique qu'il était (et qu'il resta en dépit des critiques formulées de toutes parts contre les religions par les agnostiques, les déistes, théistes et autres), respirait lui aussi l'air frais, stimulant, exaltant de cette époque ; et il participa de la manière la plus brillante à cette fête de l'esprit humain, en cristallisant la nouvelle objectivité scientifique qui se répandait parmi ses confrères, et en donnant forme à un système logique qui, dès la génération suivante, permit une quantité de progrès jamais vue en médecine. L'exactitude, la finesse de l'observation que l'on découvre dans ces monographies de Morgagni (car c'est l'appellation qui convient à ses « lettres », malgré la simplicité de leur style) les rendent à maints égards aussi fascinantes pour nous qu'elles devaient l'être pour les lecteurs d'il y a deux siècles. Au lieu de la célèbre «programmeuse de 57 ans, blanche, 3-geste, 2-pare, droitière, etc. » de cette confrontation anatomo-clinique dont je ne nommerai pas l'auteur, Morgagni, lui, a pour sujet « un boucher [qui] depuis quatorze mois avait l'esprit dérangé, pour avoir bu, dit-on, un philtre d'amour, et [qui] mourut au début de 1719 à cause du froid extrême dont il n'avait pas pris soin de se prémunir ». L'autopsie révéla que son cerveau avait subi une sorte de durcissement, ou sclérose — qui correspond à l'une des formes de dégénérescence cérébrale identifiées aujourd'hui. Dans l'observation suivante, on reconnaîtra dès la première phrase la nature précise du cas : « Un prêtre de Vérone, nommé Ferrarini, qui avait été jugé phtisique autrefois à Venise, et qui avait été sujet à la migraine à Padoue, dix années avant l'époque actuelle, à laquelle il avait terminé sa quarante-troisième année, était blond, d'un visage un peu rouge par intervalles, d'une habitude de corps mince, sans être maigre ; et, quoiqu'il parût vif et gai, il était en proie à de grands chagrins qu'il dissimulait ; c'était d'ailleurs un homme porté à la colère. » On ne sera pas surpris d'apprendre, en continuant la lecture, qu'un beau jour le père Ferrarini partit subitement pour l'autre monde, et qu'on découvrit en l'autopsiant qu'il avait succombé à une hémorragie cérébrale — due sans doute à la rupture d'une artère dans le cerveau, conséquence elle-même d'une hypertension. Parfois Morgagni reconstruit si bien et décrit avec tant de vie les circonstances du début d'un mal que tout interne d'aujourd'hui pourrait les récapituler en dormant, d'après sa propre expérience de ce genre de problèmes : « Un homme de la Ligurie, borgne et mendiant, ayant eu une rixe pendant qu'il était ivre avec d'autres mendiants également ivres, en reçut deux coups de bâton, un léger à la main, un autre grave à la tête, de telle sorte qu'il lui sortit du sang par l'oreille sous-jacente. Cependant bientôt la paix s'étant rétablie, il s'assoit au même endroit avec eux auprès du feu, et il se gorge de nouveau d'une grande quantité de vin, comme pour donner un gage de la réconciliation et, peu de temps après, il meurt, dans la même nuit. » Notre interne, en entendant cette parfaite exposition du cas, peut à coup sûr prédire le résultat de l'autopsie : hématome épidural : le pauvre clochard est mort à cause de la pression exercée sur son cortex cérébral par un caillot de sang, qui, à la suite du choc, s'est formé entre la paroi du crâne et l'enveloppe membraneuse du cerveau. « Cas classique ! » conclura tout aussi certainement le jeune interne ; et, en admettant maintenant que l'homme vive encore, il confirmera son diagnostic grâce à l'une des dernières inventions de la technologie médicale, un tomographe transverse (« scanner »), et guérira le mal au moyen d'un simple trépan. Morgagni ne pouvait parvenir aux diagnostics que nous savons formuler aujourd'hui, puisque la plupart des maladies qu'il décrit n'étaient pas classées et n'avaient pas de nom. Sa démarche consiste simplement à décrire ce qu'on a trouvé lors de l'autopsie, et à tenter de montrer en quoi cela peut expliquer les symptômes constatés avant la mort. Mais sa méthode d'analyse est d'une telle clarté que non seulement les internes qui savent tout, mais même les plus croulants de leurs confrères peuvent presque toujours, à partir des informations précises qu'il donne, déduire le diagnostic. Jeu passionnant : que de longues soirées de nos longs hivers de Nouvelle-Angleterre j'ai passées à me réchauffer l'âme au contact du De sedibus ! Attacher ses pensées aux souvenirs et aux artefacts d'époques révolues procure le sentiment d'une sécurité sanctifiée, qui est certainement une des grandes attractions des études historiques. L'historien est le Pelé du lundi matin de toutes les parties jouées par la civilisation. Il a une connaissance qui était inaccessible aux participants des âpres réalités que lui considère et soupèse à loisir. De son douillet sanctuaire, bien défendu par des piles d'archives et de bouquins contre la tourmente des événements contemporains, il nous dira que l'étude d'hier éclaire l'aujourd'hui. Hier est un endroit où l'on n'est pas si mal, certainement. Quand je n'en peux plus, tant je me sens misérablement dépassé par le feu d'artifice quotidien des découvertes, inventions et innovations, toutes plus fondamentales les unes que les autres (on n'arrête pas le progrès, n'est-ce pas — de même que les chirurgiens sont des individus brillants par définition) et qui, de plus, concernent mon domaine — alors, j'envoie le dernier numéro de la revue médicale de service rejoindre la pile gratte-plafond de ses petits camarades, et je prends quelque chose qui ait, disons, au moins cent ans. Sécurisé soudain, ayant recouvré mon aplomb, mon astuce, mon confort, je m'insinue instantanément dans un monde médical qui reste sagement assis et se laisse examiner. Avantageusement pourvu d'un siècle ou deux de science supplémentaire, je vais découvrir des choses que les grands toubibs de jadis ne soupçonnaient pas qu'ils avaient là, sous leur nez diagnostiqueur ; et la chaleur d'autosatisfaction qui gagne alors mon moi me permet d'oublier, au moins un moment, cette ignorance abyssale où me précipite la seule lecture des têtes d'articles de VAmerican Journal of Physiology, ou même parfois (Dieu me pardonne cet aveu) des Annals of Surgery. Morgagni est mon antidote préféré. Chaque fois que je me réfugie dans le passé, il est toujours là, avec une de ses magnifiques « histoires - cliniques, qui me donnent juste les difficultés qu'il faut pour me pavaner, tel un Arsène Lupin du diagnostic. Dans ses 2 400 pages je trouve toute sorte de maladies, dont beaucoup décrites là pour la première fois : pneumonie lobaire, anévrismes, coarctation et syphilis de l'aorte, insuffisance et sténose (rétrécissement) de ses valvules, bloc cardiaque d'Adam-Stokes, sténose pulmonaire orificielle, tétrade de Fallot, rétrécissement mitral, régurgitation mitrale, endocardite, tuberculose pulmonaire, embolie dans l'artère fémorale, néphrite, syphilis du cerveau, cancer de l'estomac et de l'intestin, polypose rectocolique, colite ulcéreuse, maladie de Crohn, fistule recto-vésicale, hernie de Richter, cirrhose du foie, pancréatite, hypertrophie de la prostate — et la liste est loin d'être close. Ce sera pour de futures longues soirées d'hiver ! Morgagni décrit le durcissement et l'obstruction des artères coronaires qui accompagnent les douleurs de l'angine de poitrine, et il est aussi le premier à avoir montré que l'apoplexie est provoquée non par une lésion dans la substance cérébrale, mais par une altération des artères nourricières du cerveau. Chaque description de Morgagni a fait accomplir un pas de géant à la science des maladies. Ses patients, dont parfois il nous donne le nom et dit toujours ce qu'ils étaient dans la vie, semblent se ranimer dans ces pages et proclamer l'inscription sacrée qui orne es murs de tant de salles d'autopsie : Hic est locus ubi mors gaudet succurso vitae (Voici le lieu où la mort se réjouit de venir au secours de la vie). Ce livre recèle bien d'autres pépites — dont certaines que j'hésite (mais un moment seulement) à citer, on va voir pourquoi. On ne pourra jamais accuser le digne Morgagni d'avoir sciemment donné dans le scabreux pour entretenir l'intérêt du lecteur, mais le résultat est le même. Voici donc la première description clinique de la phase ultime d'une maladie héréditaire rare, appelée syndrome de Marfan (du nom du Français qui en publia une étude en 1896), et qui se termine par un éclatement de l'aorte : « Une fille publique, âgée de vingt-huit ans, maigre, se plaignant déjà depuis quelques mois, surtout depuis les quinze derniers jours, d'une certaine lassitude et de dégoût pour la nourriture et presque pour tout, faisait usage d'une quantité d'autant plus grande de vin pur, auquel elle avait toujours été adonnée à l'excès, que les autres aliments qu'elle prenait étaient moins abondants. Un débauché étant allé chez elle, et en étant sorti peu après le visage confus et troublé, comme elle ne paraissait pas deux ou trois heures après, les voisins, qui avaient remarqué ce qui s'était passé, entrèrent et la trouvèrent non seulement morte, mais encore froide et couchée dans son lit dans une telle attitude de corps, qu'on ne pouvait pas douter dans quel acte elle était morte, attendu surtout qu'on voyait le sperme de l'homme qui s'écoulait de ses parties génitales. » On tombe aussi parfois sur des histoires horribles qui mettent à dure épreuve l'imagination — mais toujours décrites sur ce même ton parfait, ni détaché, ni complaisant. En 1704 un homme est admis à l'hôpital des Incurables de Bologne ; un anévrisme de l'aorte (dû dans son cas à la syphilis) saille sous la peau de la poitrine, prêt à éclater : « Et, ce qui était beaucoup plus mauvais, il commençait à transsuder du sang à un certain endroit, de sorte que le sujet s'étant mis en devoir d'enlever les compresses pour faire voir sa maladie, fut sur le point de rompre lui-même la peau réduite à cet endroit à une extrême ténuité, dans l'ignorance où il était du danger qui déjà le menaçait. Mais on remarqua aussitôt la chose, et on l'empêcha de le faire ; on le força à se reposer et à penser sérieusement et avec piété à quitter inévitablement et très prochainement cette vie mortelle. La mort eut lieu le lendemain par une énorme effusion de sang qu'on avait prédite, mais que le malade n'attendait pas aussi tôt. Telle fut cependant sa présence d'esprit, qu'aussitôt qu'il sentit le sang sortir, il se recommanda à Dieu, prit en même temps lui-même de ses mains un bassin qui était auprès du lit, et le plaça au-dessous de la tumeur ouverte comme s'il recevait le sang d'une autre personne, tandis que des domestiques qui étaient très près de là accoururent aussitôt ; mais il expira bientôt entre leurs mains. » Ce malheureux, comme le vieillard terrassé par l'appendicite, la prostituée emportée par le syndrome de Marfan, comme les sept cents autres hommes, femmes, enfants, dont les organes sont décrits dans De sedibus, grâce à Morgagni sont morts pour la science. Des médecins de toute l'Europe et des Amériques étudièrent leur cas à fond et firent leurs les méthodes du Padouan. Les cinq grands professeurs dédicataires de l'ouvrage reconnurent aussitôt sa valeur, de même que la plupart des membres des sociétés savantes auxquelles l'auteur appartenait. Le succès fut tel que trois ans plus tard à peine, on en publia une seconde, puis une troisième édition. Cette année-là (1764), John Morgan, médecin à Philadelphie, rend visite à Morgagni ; De sedibus, écrit-il dans son journal, « est tenu en très haute estime dans toute l'Europe ; la dernière [troisième] édition est déjà épuisée». En 1764 aussi, Samuel Bard, membre fondateur de l'école de médecine et de chirurgie de Columbia, écrit d'Edimbourg à son père que De sedibus est un livre «sur lequel les hommes doctes d'ici semblent fonder de grandes espérances ». Ces espérances furent pleinement exaucées. Dans les pages de cette œuvre, les médecins apprirent que les symptômes de leurs patients indiquent les sièges internes des maladies. Qu'il ne suffit pas d'écouter ce que raconte le patient, de le regarder, de prendre son pouls et d'examiner ses urines. Que les parties souffrantes poussent bien d'autres « cris », plus subtils, qu'il faut s'exercer à percevoir. Après avoir lu De sedibus, les médecins prirent conscience que ce que le patient dit par lui-même ne suffit pas, qu'il faut lui tirer les vers du nez pour obtenir les renseignements importants. Ce moment particulièrement délicat de l'art médical : l'examen physique tel que nous le connaissons, ne remonte pas au savoir-faire irrémédiablement perdu des hippocratiques ; il s'est développé au cours du premier siècle après Morgagni. La palpation s'enrichit de la connaissance précise des structures anatomiques sous-jacentes, et devint perception tridimensionnelle. La percussion — art de sentir les différences de densité des tissus en frappant avec les doigts — avait été décrite dès 1761, année de parution de De sedibus, par le médecin autrichien Auenbrugger ; mais on n'en tint pas compte jusqu'à ce que Corvisart, disciple français de Morgagni, la redécouvrît en 1808. Enfin en 1816, c'est l'invention légendaire du stéthoscope par Laennec — invention qui aiguillonna le monde médical, amenant de nouveaux progrès, encore plus fondamentaux, des techniques d'examen physique diagnostique. Après la publication de son livre, Morgagni, dont la renommée était déjà grande, fut universellement reconnu comme l'autorité suprême en science médicale. Dans son journal, l'écrivain anglais James Boswell raconte une anecdote plaisante. Il était en désaccord, sur une question de biologie, avec Samuel Johnson (autre écrivain) ; celui-ci proposa de faire trancher leur différend par Morgagni, d'écrire à Padoue pour y faire disséquer un scorpion par le grand anatomiste lui-même... Le jeune Boswell, d'ailleurs, au cours de son long voyage sur le continent, rendit visite à Morgagni-. «Bel et excellent vieillard», écrit-il le 27 juin 1765, qui trouve qu'il a consacré trop de ses quatre-vingt-trois années à l'étude: «J'ai passé ma vie parmi les livres et les cadavres», lui dit Morgagni. Boswell n'était pas seulement curieux de voir un homme célèbre ; il voulait aussi avoir un avis autorisé au sujet des constantes attaques de blennorragie que lui procuraient ses fréquents sacrifices à Vénus. Morgagni recommanda la tempérance, un peu d'exercice, et déconseilla les sondes. Il fit aussi cette remarque, d'ordre plus général : « Le médecin se guide d'après la Nature, qui procède pas à pas, jamais par sauts et par bonds. » Mais Boswell ne pouvant, par nature, s'empêcher de sauter et de bondir, ignora les conseils du grand anatomiste et garda sa chaude-pisse. L'année précédente, comme nous l'avons signalé, Morgagni avait reçu la visite du Dr John Morgan, de la faculté de Philadelphie. Celui-ci écrit dans son journal, à la date du 24 juillet 1765 : « Allé présenter mes respects au célèbre Morgagni, pour lequel j'avais une lettre du Dr Serrati de Bologne. Quel accueil ! Quelle politesse chez cet homme qui m'a comblé de bontés avec la meilleure grâce du monde ! Il a maintenant quatre-vingt-deux ans, mais il lit sans lunettes et il est aussi alerte qu'un homme de cinquante. » Morgan relate un moment poignant. Morgagni l'emmène visiter le musée d'anatomie de l'université et lui montre les portraits de ses prédécesseurs. Or parmi ces augustes personnages, Morgan remarque deux belles jeunes filles, dessinées au pastel. Ce sont mes deux dernières filles, répond le vieillard, qui explique à l'Américain que ses huit filles se sont retirées deux par deux dans différents couvents, et que ces deux-là, les plus jeunes, ayant fait vœu de clôture chez les clarisses, il ne les reverra jamais, sinon voilées et derrière une grille. « Avant qu'on les enferme ainsi à vie, la célèbre peintre Rosalba, écrit Morgan, tira leur portrait à l'insu de leur père, puis lui en fit présent. Les autres appartenant à des ordres moins rigoureux et pouvant être vues sans voile, il était moins nécessaire de les portraiturer. » Ainsi, c'était à côté des objets et des souvenirs de toute une vie passée « parmi les livres et les cadavres» que le grand Morgagni gardait l'image à jamais fixée de ses deux filles, Margherita et Luigia Domenica Rosa, telles qu'il les avait vues pour la dernière fois. Six ans après cette visite, le 2 septembre 1770, sa compagne de plus de soixante ans, Paola, mourut. Morgagni, qui avait près de quatre-vingt-neuf ans, ne s'attarda pas longtemps. Comme son maître Valsalva, comme le maître de son maître Malpighi, il succomba à une attaque d'apoplexie — cette maladie que son œuvre a tant contribué à élucider. Il mourut dans la demeure où il avait élevé tous ses enfants, 3003 Via San Massimo à Padoue, où l'on peut toujours voir une plaque portant cette simple inscription : «Ici est mort, le 6 décembre 1771, Giamb. Morgagni qui fonda l'anatomie pathologique. » Huit ans auparavant, les premiers citoyens de sa natale Forli lui avaient dédié un monument d'un tout autre style, sous forme d'un médaillon apposé au palais principal de la petite cité, avec cette inscription : Jo-Ba. Morgagno, nob. forol. / patria / inventis librisque ejus probatissimis / ubique gentium illustrata / decrevit in celeberrimo hoc loco / marmorem / effigiem / adhuc viventis. (A J.B. Morgagni, noble Forlivien, la patrie, illustrée auprès de tous les peuples par ses découvertes et livres avérés, décerna, en ce célèbre lieu, de son vivant, cette effigie de marbre.) Et l'on ajoutait: Comme le croient sincèrement les hommes instruits, Morgagni est le plus grand dans l'histoire du genre humain. Personne ne nous a rapporté ce que dit ou fit Morgagni la première fois qu'il lut ce petit texte. Selon toute vraisemblance, il eut un sourire indulgent en percevant derrière cet éloge outre la mégalomanie provinciale de ses concitoyens ; mais, plein d'égards comme il l'était, il n'en dit rien, salua amicalement l'honorable assemblée, embrassa les uns et les autres, monta dans sa voiture et retourna à Padou disséquer. Chapitre VII « POURQUOI LES FEUILLES CHANGENT DE COULEUR EN AUTOMNE » Chirurgie et science, et John Hunter « On ne peut étudier un phénomène en lui-même ; on ne peut le comprendre que tel qu'il est, lié à toute la nature. » Bacon. Ce précepte de Bacon est un verset de l'évangile de la science. Tous les phénomènes ne font qu'un ; l'œuvre de tout savant, de toute époque et toute discipline, s'unit à toutes les autres. D'où ce lien familial entre tous ceux que démange l'envie de forcer la nature dans ses derniers retranchements, que leurs regards visent l'étoile ou la molécule. Tout homme, toute femme qui a arraché, par force ou par séduction, à mère nature la moindre pierre de vérité de son trésor, aimera la métaphore, créée du temps de Bacon, par William Harvey — « être reçu dans son cabinet secret » : délice de la victoire de la découverte, mais aussi délice de se retrouver aux côtés de tous les curieux de science depuis les présocratiques, et auprès de la Nature elle-même. Tandis que Morgagni concentrait délibérément tout son intérêt sur une facette de ses secrets, un autre de ses fils, tout aussi indiscret, faisait exactement le contraire pour la découvrir. John Hunter tenait tout le royaume de la vie et du vivant pour son domaine d'investigations légitime. Tout ce qui se rapporte à la structure et la fonction animales, de l'instant de la conception jusqu'à celui où s'éteint la flamme vitale. Il voulait tout savoir : comment fonctionne le corps animal, comment il se dérègle, comment il repousse les forces qui sont toujours là, dans l'ombre, prêtes à le détruire. Hunter s'émerveillait sans cesse de tout ; c'était chez lui une faculté qu'on ne peut décrire dans les termes applicables au commun des mortels. Il faut parler de génie, c'est la seule façon de dégager un sens, quel qu'il soit, dans sa vie et ses œuvres — à moins de choisir de se rabattre sur des notions aussi vagues que la prescience, la bonne chance ou l'inspiration divine. Des John Hunter ne se laissent pas enfermer dans les contraintes sociales et intellectuelles qui nous lient. Ils ne correspondent à aucun point de la courbe en cloche des aptitudes humaines. Ils n'ont nul besoin d'écoles ; les procédés normaux d'acquisition de connaissances sont même une entrave à leur développement. Nous ne devons pas tenter de les juger comme nous jugeons nos prochains, nous ne devons pas chercher à découvrir les sources de leur créativité. Estimons-nous contents de pouvoir profiter des instants qu'ils ont passés sur cette terre. John Hunter fut l'artiste de la science médicale ; étranger à toute orthodoxie, il créa ses propres normes, fraya ses propres sentiers, nouveaux sentiers de la médecine dont il indiqua les directions à un cortège de disciples talentueux ; grâce à quoi non seulement l'image du chirurgien, mais celle du médecin en général, fut entièrement transformée ; car il avait la vision de choses que personne d'autre n'avait jamais ne fût-ce qu'imaginées. La force de Hanter est la même que celle qui nourrissait les efforts de Vésale, de Harvey et de Morgagni. Tous quatre repoussent la bouillie de leurs prédécesseurs et se fondent exclusivement sur leurs propres pouvoirs : pouvoir de relier en un vaste ensemble des études exactes, de reconnaître l'important et de le décrire. Distinguer ce qui est significatif de ce qui est secondaire est en effet un don extraordinaire, et ils l'avaient. Pourtant Hunter, s'il a noirci des milliers de pages, n'a jamais produit un De sedibus, ni un De motu cordis ni, encore moins, une Fabrica. Hunter, ce n'est pas un grand bouquin : c'est une vie entière de découverte incessante des mécanismes fondamentaux de la santé et de la maladie. Tantôt il ne fait que de tout petits pas, tantôt il chausse les bottes de sept lieues ; au total, la distance intellectuelle parcourue au cours du voyage scientifique de sa carrière est immense. Son chef-d'œuvre c'est donc lui-même : un homme qui croyait dur comme fer, et toujours avec la même ferveur, que la curiosité et le travail fournissent les réponses à toutes les questions. C'est aux chirurgiens, ses confrères, que devait revenir la plus belle part des filons reconnus par Hunter. Ils virent après lui tout le rôle qu'ils avaient à jouer dans l'élucidation des processus pathologiques. Encore plus important : il fit entrer dans la tête des chirurgiens l'idée qu'il ne fallait plus opérer selon des recettes empiriques, que le chirurgien doit appliquer les méthodes du savant. N'eût-il laissé que cet héritage, il mériterait tous les panégyriques qu'on a faits de lui jusqu'à aujourd'hui. « Hunter trouva la chirurgie art mécanique, il l'a laissée science expérimentale » (Fielding Garrison). L'exemple de Hunter élargit l'horizon scientifique de ses confrères, et ainsi les éleva vers une position sociale dont jouissaient bien peu d'entre eux auparavant. « A lui seul, il a fait de nous des messieurs », a dit un chirurgien. Ainsi la profession attira des hommes de plus en plus instruits, aux motivations de plus en plus hautes ; et ce qu'ils faisaient, à son tour, élevait la position même des chirurgiens, et ainsi de suite. Nous avons déjà décrit cette spirale de l'ascension sociale qu'Ambroise Paré mit lentement en branle ; avec Hunter, elle s'accéléra très nettement. Moins d'un siècle après sa mort, les chirurgiens, ayant fait accomplir à la médecine des progrès considérables, étaient devenus la corporation la plus prestigieuse du monde médical. Hunter a montré que la chirurgie est un métier pour les meilleurs esprits. Il est certain que grâce à son œuvre, beaucoup se firent chirurgiens qui, sinon, se seraient orientés vers la médecine interne ou de tout autres domaines d'activité. Les études faites sur l'évolution du statut des professions laissent souvent à l'arrière-plan deux aspects qui, pourtant, sont des facteurs déterminants d'ascension sociale : l'élévation constante du niveau intellectuel des nouveaux membres du groupe, et le développement de sociétés professionnelles. Le fait qu'un génie comme John Hunter s'illustra dans la chirurgie attira vers celle-ci et vers la médecine en général des hommes plus brillants et plus entreprenants, et par là augmenta le prestige de la profession elle-même. Les étudiants de Hunter — et dans un sens tous les chirurgiens de la fin du xviiie et du début du xixe siècle étaient ses disciples — gardaient de lui une image qui était un appel à aller de l'avant. Il fut l'instigateur d'une foule de découvertes, lesquelles, en retour, confirmèrent la valeur de ses méthodes et accrurent encore sa renommée. Des années plus tard, son disciple préféré devint le plus célèbre. Ce jeune homme auquel il avait écrit : «Je crois que votre solution est juste ; mais à quoi bon croire ? Pourquoi ne pas tenter l'expérience ? » Le jeune bénéficiaire de ce conseil — Edward Jenner — fut marqué à jamais par les leçons de Hunter, et c'est ce qui lui permit d'inventer la vaccination. Le Collège royal des chirurgiens honore la mémoire de Hunter de la même manière que le Collège royal des médecins celle de son premier savant, William Harvey: tous les ans, le 14 février, jour de son anniversaire, on demande à une gloire de la chirurgie britannique de prononcer un éloge de Hunter (« Oraison hunté-rienne»). Au banquet qui suivit la cérémonie de 1963, Sir Stanford Cade avait pour voisins de table deux diplomates étrangers ; ils demandèrent qui était ce Hunter. « Hunter est notre Léonard de Vinci », « Hunter est pour nous ce qu'Ambroise Paré est à la France », répondit Cade, respectivement à l'ambassadeur d'Italie et à celui de France. Comparaisons intéressantes, car Léonard et Paré sont non seulement des hommes dont la vie transcende leur époque, mais aussi tous deux des autodidactes pour une bonne rt, au point qu'ils furent souvent incompris des autorités constituées. Tout aussi juste est cette observation de l'anatomiste édimbourgeois Robert Knox (XIXe siècle) : « Hunter n'était pas le produit de son époque ; bien plus, il se forma en antagonisme direct avec elle. (...) Il fut plus fort que tout et que tous, et laissa dans son musée un monument comparable à cette Cène qui depuis cinq cents ans dit à la postérité que les grands hommes ne sont pas faits par leur époque, que ce sont eux qui font époque. » Dès le début, Hunter montra qu'il n'avait rien à faire des normes de son temps : il ne laissa jamais l'école s'immiscer dans sa propre formation intellectuelle. Tandis que les autres garçons s'étaient laissé pousser dans les labyrinthes du latin, du grec, des mathématiques, notre jeune John vagabondait en toute liberté, découvrait chaque jour de nouvelles merveilles de la nature, dans les campagnes du Lanarkshire, en Ecosse, où il est né en 1728. Jamais sa curiosité d'enfant ne fut réprimée ; jamais il ne dut forcer son intelligence innée dans les cadres rigides qu'exigent les pédagogues. De son plus jeune âge jusqu'à la fin de sa vie il sera fasciné par le prodige des formes biologiques, par toutes les façons dont la nature parvient à les créer et à les préserver. Et toujours, dès le début, il sut que les réponses aux questions qu'il se posait, il ne pouvait pas les trouver dans les livres. On l'a mal compris. Beaucoup ont déclaré qu'il avait gâché sa jeunesse, jusqu'à l'âge de vingt ans. Les Oraisons huntériennes, les biographies de Hunter sont pleines d'affirmations comme celle-ci, faite par son premier et très respectueux disciple, Sir Everard Home, son beau-frère : « On l'envoya au lycée, mais, n'étant pas porté vers les langues et n'ayant guère de discipline personnelle, il négligea ses études ; il passait le plus clair de son temps en distractions champêtres. » Et Stephen Paget, dans sa biographie de Hunter publiée en 1897, dit, lui aussi: «Nous ne trouvons aucun récit d'entreprises précoces, aucun amour enfantin de la nature, aucun signe d'un intellect puissant. (...) Qu'un esprit aussi remarquable, aussi fort, aussi volontaire que celui de John Hunter ne se soit montré, ne se soit fait sentir que lorsque, presque par hasard, il fut attiré vers la science — cela semble vraiment curieux ; car il n'a pas grandi parmi des brutes dans un monde obscur : son père était un homme habile et sage ; sa mère une femme cultivée ; ses deux frères des individus exceptionnellement doués. Il ne manqua donc pas d'occasions d'exercer et de cultiver son esprit, mais il les négligea. Il vivait au milieu des mêmes prodiges du monde organique, des mêmes vérités et utilités de là nature qui, plus tard, le pousseraient à étudier, à chercher sans répit ; et il ne leur prêtait, semble-t-il, aucune attention. Aucune soif de savoir ne s'est éveillée en lui tant qu'il n'a pas subi l'influence d'esprits scientifiques. (...) Son esprit est resté inerte jusqu'au moment où les circonstances l'ont amené devant le travail qui lui convenait et où il a trouvé son bonheur. » Méprise complète, aussi bien de la part de Paget que de Home et de tant d'autres. John Hunter, c'est toute une vie offerte à l'observation passionnée de la nature ; mais si forte, si divine était cette passion qu'il sembla aux autres qu'il avait perdu ses jeunes années à papillonner de rayons de lune en arcs-en-ciel. L'éducation du premier chirurgien scientifique se fit dans une école sans murs, avec des maîtres qui ne se servent ni de mots ni de livres, et n'ont pas de programmes. Sa jeunesse ne fut qu'une longue et perpétuelle visite sur le terrain. Peut-être est-ce la rigidité monastique de leur propre formation scolaire qui a empêché tant de spécialistes de Hunter de voir la signification de cet apparent manque d'intérêt pour les études. Hunter lui-même a écrit : « Enfant, je voulais tout savoir, des nuages, des herbes, et pourquoi les feuilles changent de couleur en automne ; j'observais les fourmis, les abeilles, les têtards et les traîne-bûches ; j'assaillais les grandes personnes de mes pourquoi, et on ne savait jamais quoi me répondre, on trouvait ça futile. » « Il n'en faisait qu'à sa tête », a dit la fille d'un de ses frères, Agnès Baillie. « Il détestait les leçons de lecture, d'écriture, etc. Il aimait bien plus flâner dans les bois, grimper aux arbres, regarder les nids, comparer les œufs : leur nombre, leur taille, leurs dessins et d'autres détails. » Ce n'était pas un quelconque chenapan des Lowlands. Sa curiosité insatiable était déjà celle d'un savant, qui sait que l'observation et l'analyse sont les seuls moyens de découvrir les secrets de la nature. Le don de l'observation s'affine par l'exercice constant qui indique ce que l'on doit chercher, et comment il faut comprendre ce que l'on découvre. Le secret d'analyser est celui de classer ce qu'on observe. Telle fut l'éducation que le jeune Hunter se donna de lui-même : observer et observer jusqu'au point de voir ce qu'on a vraiment devant les yeux ; classer assez bien ce qu'on voit pour qu'une analyse soit possible ; puis chercher quelque principe général. Ce que John Hunter apprenait ainsi, c'était la méthode du raisonnement inductif; mais le but ultime de cette recherche devait être d'utiliser ces principes généraux pour réaliser des observations biologiques singulières. Ainsi l'approche de Hunter était en dernière instance déductive ; partir d'un principe supérieur pour expliquer les phénomènes dans leur spécificité. John Hunter ne pensa durant sa jeunesse qu'à satisfaire sa curiosité : sans le savoir, il s'élevait à un niveau de pensée éminemment scientifique. Les Hunter avaient reçu leur domaine, dans le comté de Lanark, de Robert II d'Ecosse, petit-neveu de Robert Bruce Ier, et chef de la dynastie des Stuarts. Dans ce qui est aujourd'hui l'arrière-pays de Glasgow, la vie était dure pour les petits propriétaires fonciers, et les deux décennies qui précédèrent la naissance de John furent particulièrement austères. Les années avaient été plus mauvaises les unes que les autres, les paysans crevaient de faim, et même les hobereaux avaient de la peine à nourrir leur famille, surtout quand elle comprenait dix rejetons, comme c'était le cas du père de John. Les bonnes années étaient revenues quand le vieux Hunter mourut, à soixante-huit ans, en 1741. L'aîné, William, vingt-trois ans, docteur en médecine, exerçait à Londres. Il était devenu l'un des premiers anatomistes et le premier obstétricien du royaume, quand, sept ans plus tard, son frère John entra dans sa vingt et unième année. William était studieux, exigeant pour lui et pour les autres, et aussi brillant en chaire qu'à la table de dissection. Il était le médecin des personnes de la plus haute condition, des hommes les plus puissants, et il se conduisait, avec aisance, comme un des leurs. Quel contraste avec cet as de pique de frère, courtaud, volcanique, bourru comme un valet d'écurie, qui débarqua dans son salon un beau soir de 1748! John était un bateau-pompe de bonnes intentions, souvent déçues évidemment — le commun des mortels supportant mal de tels déferlements. Il était de ces caractères que ceux qui les admirent assez pour ne pas trop sentir leurs morsures appellent des « petits chiens » — et que tous les autres jugent infréquentables. Il fallait de la patience et de la tolérance pour distinguer à travers ces hérissements écossais la nature chaleureuse et bon enfant du jeune Hunter. Ajoutons à ces dispositions un franc mépris de toute imposture et une honnêteté foncière et à vocation universelle : que peut faire un être qui possède toutes ces qualités à la fois, pour ne pas être entraîné, à l'occasion, dans quelque polémique ? Aussi bien William que John Hunter avaient hérité d'une constitution irascible, querelleuse et combative ; William, manifestement, assimila certains rudiments du self-control ; John, en revanche, s'en fichait. Jusqu'à son dernier jour, il resta aussi mal dégrossi qu'à son premier. Il fallait faire quelque chose cependant, de ce jeune gars plein de morgue. William lui donna un simple emploi de préparateur de dissection dans son école d'anatomie. Or John s'aperçut vite que c'était là, au milieu des « spécimens » (autrement dit macchabées) de son frère aîné, que la nature lui offrait les choses les plus fascinantes qu'il eût jamais vues. Mais auparavant (n'oublions pas qu'il sortait de sa campagne et arrivait dans la capitale du plus grand empire du monde), il devait « semer son avoine sauvage », comme disent joliment les Anglais, en d'autres termes jeter sa gourme — ce qu'il fit, comme il se doit, dans les cafés, estaminets et tous les mauvais lieux de Londres. Au début, dit Drewry Ottley, dans sa biographie de Hunter (1835), « il fréquenta la société des jeunes gens de sa condition, et se mêla à des dissipations vers lesquelles les hommes de son âge et libres de contraintes ne sont que trop portés. Il n'était pas toujours bien avisé dans le choix de ses compagnons, car il lui arrivait de chercher la distraction dans la grossière gaudriole qu'on peut trouver dans les bas-fonds de la société ». Cependant, le souci que ces frasques donnaient à William se changea en admiration devant les talents que le jeune John révélait rapidement en salle de dissection ; et surtout, peut-être, devant la soudaineté nettement plus inattendue avec laquelle ledit John délaissa la vie de bâton de chaise pour s'adonner à son travail. Moins d'un an plus tard, il se met à étudier la chirurgie sous la direction de l'illustre William Cheselden de l'hôpital de Chelsea. Peu après, son frère le nomme prosecteur dans son établissement. En 1751, Cheselden étant mort, John entre comme élève à l'hôpital Saint Bartholomew, où Percival Pott vient de prendre le rôle de premier chirurgien des îles Britanniques. Hunter dissèque et enseigne à l'école de son frère, chaque fois qu'il peut se libérer de ses obligations.de clinicien. Mais ces occasions se font de plus en plus rares : à Saint Bartholomew, on ne laisse pas un instant de répit aux apprentis chirurgiens, et cette formation dure au minimum cinq ans ! John ne veut pas renoncer à sa passion pour la dissection, il quitte donc Saint Bartholomew pour l'hôpital Saint George où l'on est moins exigeant. En juillet 1755 il s'inscrit aussi à Oxford, probablement sur le conseil de son frère William. Cette unique tentative de Hunter pour acquérir les formes de la culture tourna court. « On voulait faire de moi une vieille bonne femme ; ou bien que je me bourre de latin et de grec à l'université ; mais j'écrasais ces projets comme autant d'insectes parasites à mesure qu'ils se présentaient devant moi. » L'année n'était pas finie qu'il était revenu à Londres. Malgré le fiasco de cet essai de parasitage académique du libre esprit de son cadet, William était de plus en plus fier du travail qu'il accomplissait et le pistonnait à tour de bras — mais à juste titre. Nouvelle déception, cependant, quand John obtient une charge d'enseignant d'anatomie : il ignore manifestement les finesses du beau parler, les inépuisables ressources de la grammaire — et même la simple utilité de la communication verbale des idées. Cette carence élocutoire l'a tracassé, ainsi que ses étudiants, durant toute sa vie ; même dans ses dernières années, selon Home, « il prenait toujours trente gouttes de laudanum avant de faire son premier cours ». Il levait rarement les yeux de ses papiers, et, pis encore, beaucoup d'étudiants le prenaient pour un esprit incohérent, car il n'hésitait pas à se contredire d'un cours à l'autre si, entre-temps, ses recherches l'avaient amené à changer d'idée. Le fait est que le nouveau monde conceptuel qu'il découvrait et bâtissait était encore inexprimable en paroles — du moins par lui, dira-t-on, mais alors par qui d'autre ? Et la plupart de ses étudiants, s'attendant d'être nourris à la petite cuiller, trouvaient ses cours indigestes. Il n'y avait jamais plus de trente auditeurs dans son amphithéâtre — là où ces brillants professeurs que furent ses disciples John Abernethy et Astley Cooper, qui enseigneraient ce qu'ils avaient appris de lui, attireraient les foules. Et pourtant John fut le plus grand maître chirurgien de tous les temps. Son exemple, son savoir attirèrent ceux qui devaient devenir les sommités du monde médical européen et américain de la génération suivante. Captivés par sa ferveur et son objectivité philosophique, ils convertirent les chirurgiens de toutes les langues à l'expérience et à la science. En 1756, Hunter est nommé chirurgien résident à Saint George, charge analogue à celle d'interne, qu'il occupera cinq mois. Il doit s'occuper des soins quotidiens des patients des grands patrons, réduire la plupart des fractures et opérer d'autres cas sans gravité. Ce fut une parenthèse ; entre 1756 et 1759 il passa tout le temps que lui laissaient ses < ours et leur préparation à étudier l'anatomie humaine et comparative. C'est alors que Hunter créa sa méthode : comme beaucoup de parties du corps humain sont trop complexes pour qu'on puisse comprendre facilement leur structure et leur fonction, Hunter décida d'étudier d'abord des formes animales plus simples. Il le fit systématiquement. Pour avoir des animaux rares, il se mit de mèche avec les gardiens des fauves de la Tour de Londres, avec les propriétaires de cirques, avec quiconque pouvait lui procurer les dépouilles de drôles de créatures. A l'automne 1760, peut-être pour se soustraire aux miasmes délétères de la salle de dissection, ou à l'autorité fraternelle, il s'enrôla dans l'armée comme chirurgien. A cette époque l'Angleterre s'était encore laissé entraîner dans une guerre, la guerre de Sept Ans, qui, selon l'historien Samuel Eliot Morison, « mériterait vraiment d'être appelée la première guerre mondiale, car le théâtre des opérations occupa autant de place, sur la surface du globe, qu'en 1914-1918 ». Comme d'habitude, les Anglais commencèrent par perdre bataille sur bataille ; à la fin, cependant, ils avaient pris aux Français toute l'Amérique du Nord et les Indes, et rétabli leur suprématie sur les mers. Hunter reçut sa commission le 30 octobre 1760, deux mois après la reddition des Français au Canada. Les hostilités continuèrent néanmoins jusqu'au traité de Paris, en février 1763. Hunter avait fort à faire pour lutter contre les fièvres, dysenteries et autres calamités qui accablent les armées depuis leur existence organisée ; mais c'est alors aussi qu'il découvrit la faune marine. Auparavant il n'avait jamais étudié même les oiseaux de mer, ni les oursins, les anémones, les calmars, les anguilles. Considérant leurs myriades de formes, il se dit qu'on pouvait peut-être classer les espèces animales selon une sorte de série phylogénétique. Ce n'est pas trop de dire que ses études anticipaient sur celles de Darwin. Eût-il vécu plus longtemps, il eût laissé un système de classification qui eût conduit inévitablement à une théorie de l'évolution. Hunter n'appréciait pas du tout ses collèges du service de santé, il en parle comme d'« un ramassis d'insupportables fâcheux » ; parmi eux, cependant, il connut un homme très estimable, Robert Home, chirurgien d'un régiment de cavalerie légère, avec qui il noua une solide amitié. Sa fille Anne devint Mme John Hunter en 1771, et cet Everard Home que nous avons cité il y a quelques pages était le frère de celle-ci. Hunter revint de la guerre chirurgien de plein droit et se mit à exercer à son compte. Ce métier ne passait pas pour lucratif, à cette époque ; on disait, selon un contemporain de Hunter, que le chirurgien « ne commence à gagner son pain qu'au moment où il n'a plus de dents pour le manger»... Mais sa demi-solde, et les quelques revenus qu'il tirait de l'enseignement de l'anatomie permirent à Hunter de surmonter les difficultés des premiers temps. En 1765, il acheta même un terrain dans Earl's Court, qui était alors à deux miles de Londres, dans la campagne, pour y construire une maison et installer une petite ménagerie. Il allait pouvoir s'attaquer sérieusement à l'anatomie comparative — étude qui était, en vérité, celle de l'homme lui-même. A l'époque où il ouvre son cabinet, la chirurgie est encore un art entièrement empirique : on applique les recettes éprouvées par tel ou tel praticien. Ni en chirurgie ni en médecine, on ne conçoit de principes généraux concernant les maladies, voire le fonctionnement normal, sain, de l'organisme. Chirurgie et médecine, l'une plus pratique, l'autre plus théorique, abondent également en sources d'erreurs. Les chirurgiens s'en tiennent aux techniques toutes pragmatiques héritées des grands hommes de la corporation ; les médecins, pour ce qui est de leur philosophie, n'ont toujours pas coupé avec les traditions galéniques. Le De sedibus de Morgagni, nouvellement paru, a certes démontré ce que les dissecteurs peuvent voir des manifestations de la maladie ; néanmoins personne n'établit encore aucun rapport entre les processus déréglés de la maladie et ceux, naturels, de la santé, personne ne sait comment la machine se détraque au point de causer des syndromes spécifiques. Et enfin et surtout on ignore complètement comment opère la « vis curatrix naturae ». Hunter ressent ces manques et les perçoit clairement. Il a compris qu'ils ne peuvent être comblés que par une compréhension adéquate de la physiologie humaine — saine et malade ; et que pour « connaître » l'humain, il faut avoir compris l'animal, dans toutes ses hiérarchies de formes. C'est à cette tâche que, maintenant, il s'attelle. Ce plan de travail d'ensemble, cette stratégie élaborée par Hunter, et dont il commence à appliquer les lignes un beau jour de 1765, Drewry Ottley l'a résumé ainsi: «Cette entreprise dans laquelle s'embarquait Hunter ne visait rien de moins que l'étude des phénomènes de la vie, dans la santé et dans la maladie, à travers tout l'éventail des êtres organisés ; cette entreprise, seul un génie comme le sien pouvait en former le projet ; et devant les difficultés de son exécution, tout autre esprit, moins énergique, moins industrieux, moins épris de science, aurait reculé. » Encore une fois, Hunter fait savoir qu'il a besoin d'animaux, d'animaux rares surtout, et on les lui apporte. Sir John Bland-Sutton, dans son Oraison huntérienne de 1923, évoque le ménage-ménagerie d'Earl's Court : « Dans l'antre de la maison, les léopards et les chacals ; dans l'écurie des buffles, des chevaux étalons, des moutons, chèvres, béliers. On a planté un mûrier pour les vers à soie, et de l'herbe de la Saint-Jean pour les abeilles en quête de pollen. Et il y a la mare aux canards et aux oies, dont les œufs, quand ils ne sont pas consommés au breakfast, font progresser l'embryologie. Il fit des ruches en partie transparentes, découvrit que leur cire est une sécrétion des abeilles, et laissa des notes remarquables sur le rapport des végétaux au gras animal. » En réalité, les animaux les plus sauvages étaient logés dans des dépendances, et les léopards étaient attachés ; mais ce tableau n'en est pas moins exact. C'est là que furent effectuées des expériences et des études fondamentales. C'est là aussi qu'un jour de 1771 arriva la jeune Anne Home, et qu'elle devint Mme Hunter. Qu'est-ce que cette fille jolie, sensible, modeste pouvait trouver dans ce dissecteur animalier petit (aucun témoignage ne lui donne plus de cinq pieds deux pouces), abrupt, au visage tout rond, avec lequel elle vécut le grand moment de sa vie — entourée d'une foule de chaperons à écailles, à plumes et à poils ? Ce fut un mariage heureux. Chacun admirait profondément les dons et les talents de l'autre. Anne fit entrer dans le caractère bourru et vif de son mari la douceur et la prévenance. Elle avait des lettres, c'était une musicienne, et elle avait beaucoup d'amies avec qui parler de ce qui l'intéressait ; certaines de ses poésies furent mises en musique par Haydn. Elle était de ces êtres qu'on avait déjà traités de « femmes savantes » et qu'on commençait à traiter de « bas-bleus » parce qu'elles montraient qu'elles étaient autre chose que du bétail sachant faire des enfants, des petits plats et jouer aux cartes. Trois ans avant son mariage, John Hunter avait repris la maison de son frère dans Jermyn Street. Il y avait établi aussi son cabinet. Il y revint pour vivre avec Anne quand il fallut mettre un terme aux ébats bucoliques de Earl's Court. Plus tard, en 1783, ils laisseraient Jermyn Street pour aller s'installer à Leicester Square ; mais toujours ils gardèrent la grande maison de campagne d'Earl's Court. Ils eurent quatre enfants en quatre ans et bientôt un grand train de maison. William Clift, qui fut le secrétaire de John vers la fin de sa vie, a décrit ce petit monde et il énumère une cinquantaine de noms, y incluant les domestiques et les personnes chargées de soigner les animaux et de préparer les expériences. Tout cela coûtait évidemment fort cher, et pour enrichir d'une pièce sa collection scientifique, John Hunter n'hésitait pas à racler jusqu'à ses derniers liards ; jusqu'à son dernier souffle, il fut l'esclave de l'argent. Une bonne partie de ce qu'il gagnait allait à l'achat de spécimens pour le musée qu'il constitua à Leicester Square. Au moment de sa mort, en 1793, il était devenu le grand homme de l'anatomie comparée ; du monde entier on lui apportait ou on lui amenait des spécimens curieux. Il disséquait tout et gardait des échantillons de tout. Sa collection finit par compter quatorze mille individus, qu'il décrit en dix volumes de notes. Pour son musée, il dépensa en tout 70 000 livres — somme qui équivaudrait aujourd'hui au «budget» d'un ministère de la Culture. Son revenu annuel, dont il consacrait tout le superflu à son musée et à ses recherches, était de 6 000 livres. Les biens qu'il laissa à sa mort ne purent combler ses dettes. Mais en 1765, tout cela était encore dans sa phase initiale. Les grandes expériences venaient tout juste de commencer ; l'une d'elles se fit sur le savant lui-même. En février 1766, Hunter se déchira le tendon d'Achille. On a dit que cela lui était arrivé en dansant ; en fait, l'événement se produisit en pleine nuit, à quatre heures du matin si l'on en croit son propre témoignage : «je sautais sur la pointe des pieds, en veillant bien à ne pas toucher le sol avec les talons... » — peut-être parce qu'il était en train de rédiger un compte rendu d'expérience et avait besoin de se détendre un peu. La suite, en tout cas, est caractéristique de ce don qu'avait Hunter de tirer parti de toute occasion d'observer. Non seulement il décrivit comment son tendon se ressouda de lui-même, mais il entreprit une étude générale de la déchirure de cet organe, en le sectionnant sur plusieurs chiens. Ces animaux furent ensuite tués, à des moments différents, et Hunter put ainsi prouver, pour la première fois, que les tendons se guérissent comme les os, grâce à une substance cicatricielle forte sécrétée par l'organisme. En 1767, Hunter fut reçu à la Royal Society; et pourtant il n'avait encore rien publié ; son premier article complet dans les Actes de cette académie ne parut que cinq ans plus tard. Son frère William, qui avait dix ans de plus que lui et s'était établi à Londres dix ans avant lui, devint son confrère quelques mois plus tard. Rançon de la gloire : Hunter est de plus en plus demandé, et ses journées se font d'une longueur interminable. De six heures à neuf heures, il dissèque, Puis il prend un déjeuner léger et reçoit jusqu'à midi, heure où il commence ses visites ; à moins qu'il ne soit appelé à l'hôpital, où il effectue toutes les opérations exigées par les circonstances. A quatre heures il dîne puis fait un petit somme. Il passe la soirée à donner des cours ou à les préparer ou bien à dicter à son secrétaire le compte rendu de ses recherches. Et à minuit, quand tout le reste de la famille s'est couché, le majordome lui apporte une lampe pleine, pour qu'il puisse continuer d'étudier... Ce tableau rappelle le mot de William Hazlitt : «Les hommes de génie n'excellent pas dans un métier quel qu'il soit parce qu'ils travaillent énormément ; ils travaillent énormément parce qu'ils excellent. » L'année même où il entra à la Royal Society, Hunter n'hésita pas à s'inoculer une maladie vénérienne, pour prouver que syphilis et blennorragie ne sont que deux manifestations d'un seul et même « poison morbide ». En vérité, Hunter ne nomme pas le sujet qu'il décrit dans son traité, mais, à part quelques rares exceptions, tout 7 i monde a toujours pensé qu'il s'agissait de lui-même ; et c'est une des plus célèbres expériences tentées sur soi de l'histoire de la science. Cet épisode a tellement frappé les esprits, il a été répété et enjolivé tant de fois que beaucoup ne retiennent de Hunter que l'image de ce savant poussant l'amour de la science jusqu'à se donner la chaude-pisse et la vérole, et passant ensuite trois ans à analyser ses écoulements et ses pustules. Voici comment les choses se passèrent, selon le Traité de la maladie vénérienne publié par Hunter en 1786. En mai 1767, il trempa une lancette dans du pus gonorrhéique et s'en piqua l'extrémité du pénis. Les symptômes de la blennorragie ne se firent pas attendre et furent suivis de ceux de la syphilis. Il soigna les premières parties touchées au cautère chimique et les symptômes qui apparurent ensuite par des applications locales de mercure, comme on le faisait alors. Ces deux traitements étaient souvent efficaces. Le mercure, sous diverses formes, resta longtemps le grand remède à la syphilis, même après que Paul Ehrlich eut mis au point sa « balle magique», le Salvarsan, en 1910. Il ne fut définitivement supplanté que par la pénicilline, vers le milieu de ce siècle ; auparavant tout carabin attiré par les aventures faciles savait à quoi il s'exposait, selon le vieil adage : une nuit avec Vénus, un an avec Mercure ! Le fait que Hunter avait contracté, grâce à son expérience, à la fois la blennorragie et la syphilis le convainquit qu'il s'agissait effectivement d'une seule maladie, affectant des formes diverses dans les différents tissus. Il ne savait pas que son « donneur » souffrait et de l'une et de l'autre... La conclusion principale de l'expérience était donc fausse ; mais pour le reste, ce fut une grande réussite scientifique. En effet, durant les trois années où les symptômes ne cessèrent de revenir, Hunter fit une série d'observations remarquablement précises, dont le résultat fut la première description exhaustive de l'évolution clinique de la syphilis. Pour des générations, ce livre resta un modèle de recherche en pathologie humaine. Il indiquait clairement à ses lecteurs, qui furent très nombreux (une seconde édition et de multiples traductions du vivant de l'auteur), la démarche à suivre pour étudier une maladie chronique : faire des observations répétées sur un seul et même malade, de l'instant même de l'infection jusqu'au dénouement. A maints égards, la syphilis est elle-même une maladie modèle pour l'étude, car elle peut affecter tous les tissus, et donc permet d'observer comment chaque organe réagit à l'infection. En particulier, elle fournit un paradigme du double processus par lequel l’ inflammation à la fois nuit et guérit. Quand un tissu vivant subit une attaque, qu'elle soit traumatique, microbienne ou chimique, il se produit un ensemble de réactions locales qui forment ce qu'on appelle l'inflammation. En général, c'est l'attaque elle-même qui déclenche certaines modifications dans les vaisseaux sanguins microscopiques de l'endroit concerné, lesquelles aboutissent à un épanchement de protéines plasmatiques, de globules et autres éléments du sang — soit qu'ils filtrent à travers les parois vasculaires, soit que les capillaires, artères et veines aient été effectivement déchirés par l'agent nocif. Dans ces constituants sanguins (l'exsudat inflammatoire), on peut trouver tous les éléments nécessaires au processus de guérison. La fonction, ou du moins la tâche, de cet exsudât est de détruire l'agent en cause, de limiter son extension et de neutraliser ses effets. Si cette contre-attaque réussit, elle met rapidement un terme au processus destructif, et l'inflammation ne subsiste alors que le temps de remettre en état le tissu endommagé. Dans le cas contraire, l'organisme ayant été incapable de repousser l'ennemi dès le premier engagement, la région touchée s'agrandit, et l'inflammation s'intensifie au point de produire une maladie patente. Celle-ci peut rester localisée (ulcère, brûlure, etc.) ; mais elle peut aussi se généraliser, en gagnant les tissus voisins, ou en se répandant par voie sanguine, comme c'est le cas dans de nombreux syndromes d'infection. Quiconque a eu le moindre bobo, la moindre maladie sait que l'inflammation provoque elle-même ses propres symptômes, et ceux-ci entrent dans la Symptomatologie de la maladie. Ces signes certains de la présence de l'inflammation sont le classique quarteron identifié depuis Hippocrate : calor, dolor, rubor (rougeur), tumor (tuméfaction ou gonflement). Cela même qui fait que les symptômes qui nous sont le plus pénibles quand nous tombons malades est souvent l'indice même de la réaction saine et victorieuse de notre corps. Mais parfois, ce peut être exactement l'inverse : tout l'organisme se détraque, ne domine plus l'inflammation, et celle-ci passe avec armes et bagages dans le camp adverse. C'est ainsi que se terminent souvent les maladies mortelles et en particulier ces deux vieux fléaux de l'humanité, la tuberculose et la syphilis. Jusqu'à John Hunter, personne n'avait entrepris une étude sérieuse de l'inflammation. Lui sut en élucider plusieurs aspects fondamentaux et, de plus, par son exemple, incita les chercheurs-cliniciens des générations suivantes à tenir compte de l'importance essentielle de ce phénomène pour la compréhension de la maladie. Ce sont les recherches de toute une vie qui confluent dans son Traité sur le sang, l'inflammation et les plaies d'armes à feu, achevé à la veille de sa mort. On y retrouve toujours la même attention scrupuleuse au détail. Son étude sur l'évolution de la syphilis n'avait été qu'un prélude à ses observations sur le rôle de l'inflammation dans toutes les maladies. « Inflammation », dans l'usage que Hunter fait de ce terme, se rapporte principalement à l'aspect curatif du processus ; c'est l'exemple de son :endon d'Achille élevé à l'universalité. L'intérêt fondamental d'une telle recherche est évident : qu'est-ce qu'une opération chirurgicale, en effet, sinon une lésion provoquée et maîtrisée, effectuée en fonction de schémas de cicatrisation prévisibles ? Aussi ce Traité est-il resté une base de recherche durant tout le XIXe siècle. Et aujourd'hui, si l'on applique les ressources de la technique la plus moderne à l'étude de l'inflammation, on ne continue pas moins d'avancer, dans le monde entier, sur la voie tracée par le grand enfant d'Ecosse. Le traité sur la maladie vénérienne et celui sur l'inflammation sont des prototypes, respectivement, de description anatomo-clinique et de recherche en physiologie. Par eux, Hunter a fait entrer l'art auparavant mécanique de la chirurgie dans la sphère de la médecine scientifique. Avec Hunter, les chirurgiens s'attaquèrent aux mêmes problèmes que leurs confrères internistes. Les techniques opératoires cessèrent de constituer leur unique intérêt ; pour la première fois, ils cherchèrent eux aussi à comprendre comment l'organisme réagit à toutes les formes de maladies. Ils se firent physiologistes et pathologistes, et ainsi furent reconnus comme membres à part entière de la profession médicale. La puissance des descriptions scientifiques de Hunter était telle qu'on les comprit à travers l'obscurité de sa prose. C'était un piètre orateur, comme nous l'avons dit, et il n'apprit guère à s'exprimer plus clairement par écrit. Peut-être parce que dans sa jeunesse, il fréquenta surtout l'école buissonnière... En tout cas, voici comment il explique que l'inflammation est bénéfique à l'organisme tout en pouvant, parfois, retourner son action contre lui : « Dans l'inflammation, il faut voir uniquement un état troublé de telle ou telle partie, qui exige qu'un mode d'action nouveau mais- salutaire les rétablisse en l'état où un mode d'action naturel suffit : donc, sous cet aspect, l'inflammation n'est pas à proprement parler quelque chose de morbide, au contraire c'est une opération salutaire, bien que provoquée par une violence ou par une maladie. Cette même opération peut varier, elle a de grandes variations ; souvent elle s'étend jusqu'aux parties saines, au lieu d'unir, elle a un tout autre effet et donne une tout autre sorte d'évacuation de celles-là ; elle ne les réunit pas, ces parties, derrière un mur de défense, elle les sépare et les expose, et c'est le processus qu'on appelle suppuration et qui varie selon les circonstances. Celle-ci n'est pas moins curative dans les parties saines, mais par une autre voie, ou voie secondaire ; et dans les maladies où elle peut changer le mode d'action morbide, elle mènera pareillement à une cure ; mais qu'elle ne puisse atteindre ce but salutaire, comme dans le cancer, la scrofule, la maladie vénérienne, etc., alors elle est malfaisante. » Samuel Gross, chirurgien à Philadelphie au XIXe siècle, qualifia d'exécrables les innovations syntaxiques de John Hunter. Ce sont les études expérimentales décrites dans ce Traité du sang, de l’inflamrhation et des plaies d'armes à feu, et non pas le style de l'auteur, qui expliquent des éloges comme celui de Fielding Garrison, cité plus haut. Une fois débroussaillé, cet ouvrage apparaît comme une merveille de raisonnement inductif et déductif : les expériences effectuées par l'auteur et ses observations lui ont permis d'induire les principes physiologiques généraux de l'inflammation, dont il déduit alors en retour l'élucidation de maladies et lésions spécifiques, telles qu'ostéomyélite, péritonite, phlébite et traumas. Hunter n'avait pas lu Francis Bacon ; il semble qu'il n'avait pas connaissance de son œuvre et découvrit de lui-même le principe du raisonnement inductif; mais c'est Hunter qui introduisit la logique baconienne en chirurgie et, ce faisant, introduisit la chirurgie dans la science. Cachée au fond d'un de ses essais, « Observations sur la digestion », une phrase démontre la force des liens qui unissent les grandes vérités, et les grands chercheurs de vérités de toutes les générations : que l'on compare cette phrase de Hunter avec celle de Bacon que j'ai citée en tête de ce chapitre : « N'oublions pas qu'en nature, rien n'est seul ; que tout art, toute science ont un rapport avec quelque autre art ou science, et qu'il faut, si ce rapport existe, connaître ces autres choses, pour parvenir à la perfection dans ce qui engage notre attention particulière. » Prolixité en plus, et élégance en moins, Hunter ne dit-il pas la même chose que son prédécesseur ? Plusieurs expériences de John Hunter sont entrées dans la légende. Entre autres, ses études de transplantation de tissus, dont il dit : « La plus extraordinaire de toutes les circonstances concernant l'union est quand on enlève une partie d'un corps et qu'après, on l'unit à une autre partie d'un autre corps. (...) Cette union-là est possible, et cela montre la force de la puissance unissante : car on peut, ayant sectionné les éperons d'un jeune coq, les faire pousser sur sa crête, ou sur celle d'un autre coq ; et de même réunir ses testicules à toute cavité d'animal. Une dent tirée puis mise dans l'alvéole d'une autre personne s'unit à ce nouveau lieu, ce qu'on appelle transplantation. » Hunter implanta une dent humaine au milieu d'une crête de coq ; le résultat, on peut le voir encore aujourd'hui au musée Hunter du Royal College of Surgeons, Lincoln's Inn Fields, à Londres. Autre expérience classique : celle par laquelle il établit le principe de la circulation collatérale. Quand une artère importante est obstruée, de petits vaisseaux vont se développer en amont de l'obstacle pour faire parvenir le sang en aval, de sorte que les tissus alimentés normalement par cette artère continueront de l'être, encore que dans une mesure moindre qu'auparavant. Ces canaux plus petits sont appelés vaisseaux collatéraux. Ils sauvent bien des organes, bien des membres, de la gangrène quand une grande artère est bouchée par l'artériosclérose. Hunter fut le premier à démontrer tout cela par l'expérience, et il s'y prit de la façon suivante. Il se procure un jeune cerf de Richmond Park, et, tandis que les hommes qui l'ont capturé le tiennent fermement, il lui incise le cou, au niveau d'une des deux artères carotides où il interrompt la circulation par une ligature. Aussitôt, le pouls cesse de battre dans le velours de la dague (les dagues étant les petites cornes qui poussent aux jeunes cerfs), et la dague elle-même se refroidit. Bientôt il apparaît clairement qu'elle a cessé de pousser, car elle est nettement plus courte que l'autre. Or, au bout de quinze jours, la chaleur revient et la croissance reprend. L'animal est sacrifié, Hunter injecte un fluide coloré dans son artère carotide et découvre que la circulation a été rétablie grâce à des vaisseaux collatéraux. Grâce à cette découverte, il mit au point une forme d'opération qui lui permit de sauver la jambe, et probablement aussi la vie, de plusieurs personnes souffrant d'un anévrisme de l'artère fémorale. Hunter est aussi le premier à avoir réalisé une insémination artificielle humaine. En 1776, il fut consulté par un homme affecté d'hypospadias, déformation congénitale du pénis, qui l'empêchait de féconder son épouse. A l'aide d'une seringue tiédie, Hunter injecta le sperme du mari dans le col de l'utérus de la dame. Et c'est ainsi que le premier bébé conçu de manière artificielle naquit la même année que la première démocratie des temps modernes ! Ce que Hunter a accompli pour la promotion de la chirurgie, il l'a fait aussi pour l'art dentaire, en produisant deux livres sur les dents qui furent maintes fois réédités et traduits en de nombreuses langues. A l'époque de leur parution, les dentistes avaient aussi peu de prestige que les rebouteux ; leur art se limitait tout au plus à la connaissance de quelques trucs de métier. Certains savaient déjà confectionner des prothèses en bois, en os ou en ivoire, mais les méthodes d'extraction et d'obturation des cavités cariées restaient tout à fait primitives et la plupart des dentistes étaient en fait des charlatans. Dans ces conditions, le simple fait qu'un chirurgien de la stature de Hunter se penchât sur les maux de la bouche eut un énorme retentissement. Dans ses livres, il décrivait la structure et le développement des mâchoires, leurs muscles, leurs mouvements, ainsi que les dents permanentes et leur calcification. Il traitait, entre autres sujets de pathologie dentaire, de la gingivite, de la stomatite, de la pyorrhée, du tic douloureux (névralgies faciales) et du calcul salivaire ; et il fut le premier à indiquer la nécessité d'attaquer la plaque dentaire avant qu'elle ne provoque irritation, écartement des gencives et maladies de l'alvéole. Parfois sa passion de la recherche plaçait Hunter dans des situations dangereuses ou burlesques — ou les deux à la fois, comme dans cet épisode qui eut pour théâtre la ménagerie d'Earl's Court. Un soir, entendant soudain un concert d'aboiements frénétiques, il se précipite dans sa cour, où il trouve ses chiens complètement terrorisés : deux de ses léopards ont brisé leurs chaînes, ils sont là, devant les chiens, toutes canines sorties et émettant ce feulement sourd, de plus en plus puissant, qui précède immédiatement l'attaque. Impulsif comme toujours, Hunter bondit, s'interpose entre les deux félins et les chiens saisit chaque léopard à la nuque d'une main ferme, les traîne tous les deux dans leur cage, referme le verrou et, se rendant compte alors de ce qu'il a fait, tombe raide évanoui ! Il y a aussi la fameuse histoire du Géant irlandais, histoire de détournement de cadavre qui ne fait pas apparaître Hunter sous son meilleur jour et qui, de plus, illustre bien l'amoralisme dont pouvaient faire preuve à l'occasion les savants médecins, et ce jusqu'à une époque très récente. Il y a deux versions de cette farce macabre. La première, ultracélèbre, est celle que donne Drewry Ottley dans sa Vie de John Hunter (1835). La seconde est moins connue mais sans doute plus authentique, puisqu'on la doit à John Clift, qui fut le dernier secrétaire de Hunter. C'est de celle-ci que s'inspire le récit qui suit. Charles Byrne (ou O'Brien), le futur géant, naquit en 1761, de parents de taille tout à fait normale, dans le village de Littlebridge, aux confins des comtés de Tyrone et Derry, dans le nord de l'Irlande. Quand sa croissance s'arrêta, il avait atteint huit pieds deux pouces (deux mètres cinquante). De nos jours, un tel escogriffe s'achèterait un suspensoir et une paire de baskets, et courrait s'entraîner à Madison Square. Mais le basket professionnel n'ayant pas été encore inventé, notre grand enfant d'Irlande entreprit de s'exhiber dans les foires, les théâtres et tout autre lieu où les gens de ses campagnes étaient prêts, par curiosité, à lâcher quelque menue monnaie. Bientôt un jeune débrouillard du village voisin de Coagh, Joe Vance, lui propose ses services d'imprésario. Inventer un nom de théâtre apte à attirer les foules, déterminer où se trouvent ces foules et où les portefeuilles sont plus garnis qu'en Irlande n'est qu'un jeu pour l'esprit inventif de Joe Vance; et c'est ainsi que le 11 avril 1782, le « Géant irlandais » et son agent arrivent à Londres. Quinze jours plus tard, cette petite annonce paraît dans un journal londonien : « Géant irlandais. On le verra, tous les jours de cette semaine, dans son vaste et élégant garni, chez le marchand de cannes, à côté de l'ex-Cox's Museum, Spring Gardens. M. Byrne, l'étonnant Géant irlandais, a le privilège d'être l'homme le plus grand du monde, à vingt et un ans seulement. Il ne reste pas longtemps à Londres, car il entend visiter sous peu le Continent... Entrée tous les jours, dimanches exceptés, de 11 heures à 3 heures ; et de 5 à 8 ; une demi-couronne » L'affaire marche très bien au début. Le pauvre Byrne, ne sachant que faire de tant d'argent, le dépense en beuveries et il est devenu alcoolique invétéré quand, tous les curieux de ce genre de choses l'ayant vu, le reflux commence. Vance le quitte. La canaille le courtise, sachant que rien n'est plus simple que de lui vider les poches quand il atteint le nirvana éthylique. Un morne matin, il se réveille dans un caniveau en crachant le sang. Ses poumons faits pour l'air frais et vigoureux d'Irlande n'ont pas résisté à la crasse de l'atmosphère londonienne. Il est tombé victime du grand fléau de la métropole, la « consomption » (tuberculose), et il le sait. En juin 1783, la mort approche, un peu plus d'un an après l'arrivée de Byrne à Londres. John Hunter, qui a suivi de loin son déclin, car il voit déjà quel magnifique squelette il fera dans sa collection, demande à son homme, Howison, de ne pas quitter le Géant d'une semelle. Tel maître tel valet : Howison ignore les manières discrètes qui permettent de surveiller sans être vu. Byrne a tôt fait d'apprendre que son cadavre sera découpé en morceaux par le célèbre chirurgien, ce qui le plonge dans une terreur de tous les instants. Pour échapper à ce sort, il donne les quelques épargnes que malgré tout il a réussi à faire à des compatriotes et amis, pour se faire immerger en mer du Nord dans l'immense cercueil plombé qu'il a commandé. Hunter parvient à savoir à qui cette commande extraordinaire a été passée. Jamais savant n'a porté nom plus révélateur (à part peut-être Einstein, qui signifie « une pierre »), car Hunter veut dire « chasseur ». Le chasseur et le croque-mort se voient donc dans une brasserie de Londres. Hunter propose cinquante livres. Offre repoussée, car on sait trop qu'il est capable de se saigner aux quatre veines pour obtenir un intéressant spécimen, animal ou humain. De plus, l'entrepreneur de pompes funèbres s'est fait suivre de tout un aréopage de collègues, qui stationnent dans la ruelle et qu'il consulte à chaque nouvelle enchère du célèbre chirurgien. Finalement on s'accorde sur le prix de cinq cents livres, que l'Ecossais, aux poches perpétuellement trouées, dut emprunter à on ne sait qui. Quelques jours plus tard, Byrne part pour un monde meilleur, avec la rassurante certitude que son étonnante enveloppe charnelle sera rendue à la grande mer. L'entrepreneur, ayant empoché ses cinq cents livres, offre ses services d'ordonnateur et accompagne le cortège funèbre jusqu'au mausolée maritime. Le funèbre cortège se dirige de ruelle en ruelle vers le nord de Londres, sous le bon soleil de juin, vers un petit quai, où l'interminable cercueil doit appareiller. (C'est de John Clift que nous tenons tous ces détails.) «Le chemin était long, le temps torride, la bière lourde, les porteurs et l'escorte étaient irlandais. C'était une veillée mortuaire ambulante, et personne n'oubliait de pleurer le défunt quand une auberge apparaissait au moment opportun. » Enfin, on arrive à une maison d'hôte dont la porte est trop étroite pour le cercueil. Déposons-le dans cette grange qu'on fermera à clé, suggère l'entrepreneur. Proposition acceptée. La clé de la grange est ensuite donnée au chef de la garde du corps, lequel, avec ses hommes et les autres pleureurs déjà passablement éméchés, entre se rafraîchir dans la taverne. Aussitôt les complices de l'entrepreneur, cachés dans la paille de la grange avec leurs instruments, dévissent le couvercle, enlèvent le corps, le cachent, et le remplacent par une quantité de pavés d'un poids équivalent. Tout le monde entre-temps s'étant restauré, le chef rouvre la grange, on reprend le long et pesant fardeau, et l'on s'achemine d'un pas incertain vers la mer. Dès que les Irlandais ont disparu, les complices de l'entrepreneur chargent le pauvre Byrne, bien enveloppé, dans une voiture et le remportent à Londres. Il était nuit noire quand l'âme du complot, entendant cette voiture s'arrêter le long de son cabriolet, tira le rideau et vit qu'on ne l'avait pas dupée. L'immense dépouille, complètement raide, fut déposée à son côté. Peu après, l'élégant équipage remisait à Earl's Court. Sans perdre une seconde, car il craignait d'être découvert, le Dr Hunter découpa le cadavre, mit les morceaux à bouillir dans un grand bac spécialement conçu à cet effet, et prépara le squelette. D'où cette teinte anormalement marron des os, que remarquent beaucoup de visiteurs du musée Hunter. Voilà. C'est toujours sur ce ton de comique macabre qu'on raconte cette histoire — et je n'ai pas voulu échapper à la règle. Comique qui naît du contraste entre la terreur de la victime et le sang-froid du médecin guettant, tel un oiseau de proie, son nouveau sujet d'étude. Très drôle pour tout le monde aujourd'hui, aussi bien médecins que profanes, qui ne voient dans tout cela qu'une bonne farce de Halloween5, avec suspense, cercueils et squelettes, bien trop loin de l'expérience ordinaire pour menacer l'image humanitaire désirée du docteur — ou le sentiment général d'être soi-même à l'abri de ce genre de détournement. Mais qu'on change de regard, on verra cette vérité déplaisante : jusqu'à une époque récente, plus d'un chercheur a utilisé sa position de savant pour s'affranchir des lois de son pays, et même des règles morales les plus élémentaires. Pour le fervent chercheur qui est le héros de ce chapitre, le Géant irlandais n'était pas une personne, c'était un échantillon intéressant, une pièce à ajouter à sa collection. Et ses disciples qui, après sa mort, révélèrent ces hauts faits de Hunter, n'y voyaient qu'une raison de plus d'admirer en lui l'idéal du savant, qui méprise les croyances communes et n'hésite pas à berner — et avec quel art ! — les simples mortels, dans l'intérêt supérieur de la science. Cette attitude — dont l'affaire de Charles Byrne n'est qu'un exemple, nous l'avons dit — provoqua régulièrement des scandales au siècle suivant. Les profanes étaient indignés et pris de peur. Les médecins ne savaient sur quel pied danser, car ils ne voyaient pas d'autre moyen de découvrir certaines choses ; mais il fallait une belle arrogance, une grande dureté de cœur, ou du moins un affaiblissement du sens moral pour utiliser des patients sans méfiance comme simples cobayes ou leurs dépouilles comme vulgaires préparations anatomiques. Le temps passant, le monde médical est gagné par les scrupules tandis que la réprobation de la société se renforce et l'on commence à trouver des solutions à ce dilemme. En 1828, Sir Astley Cooper, brillant disciple de Hunter, déclare aux membres d'une commission d'enquête parlementaire qu'il n'est pas un seul de leurs corps qu'il ne pourra se procurer grâce aux déterreurs de cadavres, et ce dans les heures suivant l'enterrement : il est clair qu'il est grand temps d'agir. En Angleterre et ailleurs, on rédige des lois pour réglementer la donation des cadavres par les particuliers et par les autorités. Une atmosphère de coopération s'instaure peu à peu entre la profession et le reste de la société, les deux parties comprenant de mieux en mieux les intérêts de l'autre, et la nécessité de s'unir pour la défense de la santé. On a certes continué de signaler jusqu'en plein XXe siècle des abus commis par des chercheurs en médecine (surtout à l'encontre des minorités et des pauvres), mais il s'agissait désormais d'exceptions. Finalement ce domaine de la médecine a été lui aussi soumis à une déontologie qui impose aux scientifiques le respect du bien-être et de la dignité de leurs sujets d'étude. Et c'est un grand motif de fierté pour la profession que les membres médecins des comités de contrôle des recherches sur l'homme soient les plus sûrs garants de ces mêmes droits des patients, que leurs prédécesseurs d'il y a un siècle violaient allègrement au nom de la science. Si Hunter poursuivait sans relâche ses investigations, il avait aussi de plus en plus de clients. A partir de 1775, il se met à gagner plus de mille livres par an, ce qui lui permet de se procurer tous les spécimens et toute l'aide technique dont il a besoin. Sa clientèle s'élargit encore l'année suivante, quand il est fait chirurgien extraordinaire du roi. A la mort de Percival Pott, en 1788, tout le monde reconnaît en Hunter le premier chirurgien des îles Britanniques. Il est nommé chirurgien général de l'armée et inspecteur général des hôpitaux militaires, fonctions lucratives, mais qui ne sont pas de tout repos. Hunter ne prit jamais aucun plaisir au train-train des soins quotidiens. Il n'hésitait pas à partir n'importe où pour voir un cas intéressant ou aider à mettre au point un traitement délicat, mais il supportait très mal de devoir s'occuper aussi de cas simples, toujours les mêmes ; et il faisait sentir rudement son irritation aux riches Londoniens — et ils étaient légion — qui le consultaient pour des riens. Et pourtant, il avait besoin de cette énorme clientèle pour financer ses recherches, il ne le cachait pas et il agissait en conséquence. Un jour — il sortait pour aller faire une visite —, il dit à son élève William Lynn : « Bon, Lynn, il faut que j'aille gagner cette foutue guinée, sinon demain je peux être sûr qu'elle me manquera. » Et pourtant, il lui arrivait de refuser les honoraires, quand le malade était trop pauvre ou quand le traitement n'avait servi à rien. Comme tous les bons chirurgiens, Hunter considérait que le meilleur outil du praticien doit être son jugement, et surtout le jugement qui limite l'intervention chirurgicale aux seules situations où l'on ne peut rien attendre des traitements non mutilants. En ces temps antérieurs à l'asepsie et l'anesthésie, une telle position n'était pas seulement prudente, c'était celle qui s'imposait — bien que tout le monde ne fût pas d'accord. Hunter a comparé le chirurgien qui opère sans nécessité « à un sauvage qui tente d'obtenir par la force des armes ce qu'un homme civilisé aurait par stratagème ». Quand il emménage avec sa famille au 28 Leicester Square, en 1783, ses revenus ont atteint les cinq mille livres, et ils continuent d'augmenter. Il fait transformer complètement la maison, de façon à avoir tout l'espace nécessaire pour vivre et pour travailler. Les travaux dureront deux ans et coûteront six mille livres — ce qui signifie, avec les dettes qu'il a contractées, que jamais ses gains ne pourront désormais excéder ses dépenses ; mais il juge cet argent bien employé. Les somptueux appartements de la famille touchent au musée, pièce de sept mètres sur dix, éclairée par les verrières du toit et garnie d'une galerie qui en fait tout le tour. Du musée, une porte vitrée de quatre mètres de haut donne accès à la grande salle de réception, de trente-trois mètres sur seize, ornée de tableaux de maîtres et magnifiquement décorée. De là on passe par une autre porte à l'amphithéâtre, aux murs striés d'étagères portant les spécimens avec lesquels Hunter illustre ses cours. A côté, un autre salon, moins vaste, pour les réunions de travail. Une cour, en partie couverte d'une verrière, permet d'accéder par-derrière à une autre maison, propriété de Hunter aussi, située dans Castle Street ; c'est là qu'il héberge certains de ses élèves et a installé ses bureaux, dont un consacré à la fabrication de ses monographies et de ses livres. Hunter était un maître hors pair pour ses élèves privés. Etre tous les jours à ses côtés, le voir résoudre les problèmes cliniques les plus ardus, l'aider à monter ses expériences, bref, observer cet esprit dans ses activités les plus hautes : il ne pouvait y avoir de meilleure initiation à l'art et à la science de la médecine. Hunter demandait à chaque élève cinq cents guinées, en échange d'une formation qui durait cinq ans. Les plus heureux étaient bien sûr ceux qui avaient le privilège de vivre sous son toit. Ce sont eux qui ont le mieux compris leur maître. Par-delà l'obscurité de son langage, ils ont reconnu en lui un oracle de la science à venir et ont transmis son message. Les grands hommes n'étaient pas une espèce inconnue à Leicester Square. Newton y avait habité, à l'angle de la place et de Saint Martin's Street, et William Hogarth était venu y vivre avec sa jeune femme en 1733. Et quand John et Anne Hunter y achetèrent leur propriété, ils savaient très bien (surtout Anne qui aimait les arts) qu'ils allaient avoir pour voisin Sir Joshua Reynolds, qui depuis 1760 demeurait au 47, de l'autre côté de la place. Fatalement, les Hunter se lièrent d'amitié avec sir Joshua et sa sœur. Les confrères (et Reynolds aussi, sans aucun doute) pressaient Hunter de poser pour le grand peintre, mais ils essuyaient toujours le même refus catégorique. Finalement, sur les instances d'un autre ami, le graveur William Sharp, Hunter céda. Pour lui, c'était un supplice. Il comptait chaque instant perdu, c'était un très mauvais sujet. Enfin, après beaucoup de ronchonnements Ayant convaincu John Hunter de poser pour Reynolds, William Sharp lira du portrait cette gravure. A côté du grand naturaliste, des objets qui évoquent sa carrière. (Avec l'aimable permission du professeur Thomas Forbes.) d'un côté et de sueurs créatives de l'autre, Reynolds s'était résigné en terminer rapidement sans chercher à produire autre chose qu'un portrait honnête, quand soudain, un après-midi — ô prodige —, Hunter sembla oublier où il était ; il tomba dans une profonde rêverie, comme s'il communiait avec les sources de son génie, comme s'il écoutait « les chuchotements de l'Infini ». Sans perdre une seconde, Reynolds prit la toile avec la plus grande délicatesse — pour ne pas rompre l'enchantement —, la retourna et traça une nouvelle 'esquisse du visage de Hunter, ravi, en extase. De là il partit retoucher, voire modifier radicalement tout le portrait. Le résultat fut salué comme un chef-d'œuvre lors de son exposition, l'année suivante, à la Royal Academy of Arts. Sur ce tableau, Hunter est entouré de souvenirs de sa carrière : une préparation de vaisseaux sanguins injectés des poumons (sous la cloche de verre), un in-folio ouvert de son manuscrit sur ce qu'il appelait les «séries graduées» de l'anatomie comparative, les membres inférieurs du squelette terni de Charles Byrne, etc. Chaque année, le jour de l'Oraison huntérienne, ce portrait est accroché face à l'auditoire, au-dessus de l'Orateur. Et il est évident que jamais aucun des illustres professeurs invités ne pourra atteindre à l'éloquence muette de cette image de Hunter, perdu dans ses pensées... En 1785, à cinquante-sept ans, Hunter commence à ressentir de violentes douleurs dans la poitrine. Au début, ces attaques ne se produisent que pendant des moments de grande tension ; le temps passant, elles surviennent à de moindres provocations. Fidèle à lui-même, il tire parti de son infirmité, se précipitant vers le premier miroir pour saisir sur sa face les expressions de douleur et de frayeur qui accompagnent l'angine de poitrine. Peu à peu, il apprend à agir plus calmement, à ne pas monter les escaliers quatre à quatre ; mais il ne peut dominer la turbulence de ses pensées, il ne peut « voir les choses de haut ». Pour chaque disciple, pour chaque ami qui adore en lui un être essentiellement bon, il y a cinq hommes qui lui vouent une haine mortelle. Pour chaque personne qu'il a fait revivre par des actions de pure gentillesse, il y en a douze autres qu'il a insultées à mort. Toujours il a méprisé les médiocres, et toujours il voit rouge quand ces médiocres prennent position contre lui. Il ne s'agit pas pour lui d'apprendre à supporter de bon cœur les imbéciles — il faudrait d'abord apprendre à les supporter tout court. De plus, le cœur n'est plus très bon, sous-alimenté qu'il est à cause d'artères coronaires durcies. Hunter sait les dangers qu'il court, mais son âme celte oublie, chaque fois que l'occasion de s'emporter se présente, ce qu'il y a de prophylactique dans le simple fait de « laisser tomber ». Quand arrive son soixante-cinquième anniversaire, Hunter connaît bien sa vieille ennemie angineuse, il sait que c'est devant elle qu'il perdra sa dernière bataille. « Ma vie est à la merci du premier vaurien à qui passe par la tête de m'asticoter ! » dit-il. Ce dernier heurt a lieu dans la salle du conseil de Saint-George, le 16 octobre 1793. Un échange d'idées se développe et dégénère rapidement, à propos de deux jeunes Ecossais dont il a appuyé la candidature à des postes d'internes en chirurgie. Il prend la parole, on le contredit ; aussitôt, pris d'une colère folle, il se précipite hors de la pièce pour tomber sans vie dans les bras d'un confrère qui, par hasard, se trouvait à la porte. Soixante-six ans plus tard, la nation britannique, reconnaissante, s'avisant que ses restes reposaient dans quelque coin « impossible » de la crypte de Saint-Martin-in-the-Fields, près de Trafalgar Square, les transféra en grande pompe à l'abbaye de Westminster. Hunter y repose entre à sa tête Charles Lyell, le premier à avoir proposé, annonçant Darwin, une théorie de l'évolution, et à ses pieds une autre espèce de poète, Ben Jonson. Sur la tombe de Hunter, dans la travée nord, on peut lire cette plaque de cuivre : « Le Collège royal des chirurgiens d'Angleterre a mis cette plaque sur la tombe de Hunter pour rappeler l'admiration de son génie d'interprète de la puissance et de la sagesse divines en œuvre dans les lois de la vie organique, et sa vénération reconnaissante, pour ses services rendus à l'humanité comme fondateur de la chirurgie scientifique. » Personne parmi les nombreux biographes et Orateurs hunté-riens n'a encore exploité ni peut-être soupçonné les richesses cachées sous la montagne d'informations, anecdotes, faits, et indications qui constitue l'héritage Hunter. Même les ouvrages importants restent partiels, sinon partiaux, en ce qu'ils privilégient telle ou telle direction prise par son esprit au détriment de toutes les autres. Reconnaissons que pour décrire, faire voir, faire sentir dans un livre ce que fut John Hunter, il faudrait réunir un florilège de dons et d'aptitudes : il faudrait être un penseur et un intuitif, un lecteur vorace et qui retient, il faudrait être chirurgien, bien sûr, et aussi naturaliste, psychanalyste, historien, philosophe, physiologiste, embryologiste, dentiste, avoir l'esprit critique et être une âme sensible, et enfin savoir unifier tant de facettes dans un style... Jamais chirurgien n'eut sur son art, sa science, sur la qualité des contributions de ses successeurs, une influence aussi magistrale et aussi profonde. Et pourtant, Hunter était, à vrai dire, moins chirurgien que naturaliste. Un de ses biographes récents, William Qvist, a écrit: «John Hunter adorait la Nature, avec une profonde humilité. Il n'était pas seulement un disciple de l'Histoire naturelle : il en était le Grand Prêtre. » Bien plus, il était aussi son petit garçon, qui ne perdit jamais le don de regarder la vie avec les yeux émerveillés de l'enfance, et qui voulait « tout savoir, des nuages et des herbes, et pourquoi les feuilles changent de couleur en automne ». Chapitre VIII « SANS DIAGNOSTIC, IL N'Y A PAS DE TRAITEMENT RATIONNEL » René Laennec, l'inventeur du stéthoscope « Die Frucht der Heilung wächst am Baume der Erkenntnis. Ohne Diagnostik keine vernünftige Therapie. Erst untersuchen, dann urteilen, dann helfen. » « Le fruit de la guérison pousse sur l'arbre de la science. Sans diagnostic, pas de traitement rationnel. D'abord examiner, puis juger, puis aider. » Carl Gerhardt, Wiirzbourg, 1873. Le Corpus hippocratique, déjà, affirme l'utilité d'écouter les sons qui émanent de l'intérieur du corps humain. On lit dans Des maladies : « Si, en appliquant l'oreille contre le côté de la poitrine, vous entendez un bruit semblable à celui du vinaigre qui bout, alors vous saurez qu'elle contient de l'eau, et non pas du pus. » Le clapotis qui se fait entendre quand on secoue le tronc d'un malade (succussion), et qui indique un épanchement d'air et de liquide dans le thorax, est aussi un son caractéristique décrit par les hippocratiques ; de même le célèbre « bruit du cuir neuf », produit par un poumon lésé qui frotte contre la paroi thoracique. Au XVIIe siècle, William Harvey et aussi Robert Hooke décrivent le son du cœur qui bat. Hooke de plus a prévu tout le parti que l'art du diagnostic tirerait un jour de l'étude des bruits produits par la machinerie interne de l'homme. Avec une prescience étonnante, il a même suggéré d'augmenter le pouvoir de l'ouïe, afin de percevoir avec précision les différences entre ces sons et les variations de chacun : « Qui sait s'il ne serait pas possible de connaître les mouvements des parties internes des corps, tant animaux, végétaux que minéraux, d'après le bruit qu'ils font ; de connaître le travail accompli dans les divers ateliers et offices du corps de l'homme, et ainsi de connaître quel instrument ou quelle machine est déréglé ? (...) Et ce n'est pas un petit encouragement que je retire de l'expérience par laquelle j'ai entendu très clairement le battement du cœur humain ; et il est commun d'entendre le mouvement des vents dans les boyaux et autres petits vaisseaux ; on reconnaît facilement la gêne des poumons à la respiration sifflante, la congestion de la tête aux bourdonnements et sifflements, le jeu dans les articulations aux craquements, etc. (...) A moi, il semble que ces mouvements et les autres ne diffèrent qu'en plus ou en moins ; il faut donc, pour qu'ils deviennent perceptibles, soit les augmenter, soit rendre l'organe plus exact et puissant, afin qu'il les perçoive et les distingue tels qu'ils sont (essayer cette idée sur un tympan artificiel) ; je pense que faire ces deux choses n'est pas impossible, mais que dans bien des cas on peut trouver des auxiliaires. » L'art d'examiner les malades a atteint sa forme actuelle grâce à Jean-Baptiste Morgagni. C'est un domaine dans lequel son œuvre devait forcément conduire à de nombreux et riches développements, puisqu'il avait montré, par les sept cents observations cliniques suivies d'autopsie qu'il décrit dans De sedibus, que les symptômes peuvent être rapportés aux organes qui les produisent. Aussi curieux que cela puisse nous paraître, les découvertes de Morgagni furent une révélation pour ses confrères médecins. Le premier moment d'étonnement passé, une longue période suivit au cours de laquelle l'objectif principal des savants médecins fut de chercher des moyens d'identifier du vivant même du malade les altérations organiques. Et c'est toujours le but, bien sûr, de l'examen somatique moderne : regarder, tapoter, écouter et sentir, pour découvrir quel organe est à l'origine de la maladie. La plus grande contribution aux progrès de cet art fut le premier instrument de diagnostic et le plus utile dont aient hérité les médecins : le stéthoscope, produit d'une dimension de l'œuvre de Morgagni que les seuls Français surent découvrir. Avant de retracer l'épopée du stéthoscope, évoquons une histoire bien plus courte mais aussi intéressante : celle des origines d'une autre méthode d'exploration, qui précéda le stéthoscope de près d'un demi-siècle : la percussion. La plupart des patients qui voient le médecin de famille leur tapoter le thorax par-ci par-là se demandent certainement quel genre de renseignement on peut bien obtenir par ce mystérieux procédé. Il faut placer les doigts, rapprochés les uns des autres et allongés, sur certains endroits du tronc et donner de petits coups secs sur le majeur avec son confrère de l'autre main. Le son produit est étouffé ou sonore, selon que la région sous-jacente de la poitrine ou du ventre est pleine ou creuse. Tantôt on a l'impression de taper sur un tambour, tantôt sur une bûche. Pour prendre un exemple plus simple : si l'on veut déterminer combien il reste de bière dans un tonneau, il suffit de frapper celui-ci avec le doigt de bas en haut ; à un certain moment, le son mat est remplacé par une note claire, « ça sonne creux », et l'on a ainsi une idée précise du niveau où est descendue la bière. Rien de surprenant donc que la percussion médicale ait été inventée par un fils d'aubergiste autrichien, le Dr Leopold Auenbrugger. La tradition, qui veut que le jeune Leopold ait fait sa découverte en se livrant à l'intéressante opération que nous venons de décrire dans le chai paternel, est peut-être apocryphe ; ce qu'on sait, c'est qu'il étudia la percussion comme méthode d'exploration clinique après être devenu médecin-chef de l'hôpital de la Sainte-Trinité, à Vienne. Il passa sept ans à éprouver cette technique sur ses patients, en vérifiant ses diagnostics par autopsie et ses hypothèses par des expériences sur des cadavres. Auenbrugger était aussi un musicien, il savait parfaitement ce qu'on entend par résonance, hauteur, timbre, etc. et il appliqua tout ce savoir à ses recherches sur la percussion. Mais, étant d'un naturel modeste et bon, il ne se figura jamais que les autres allaient forcément priser ou ne fût-ce que comprendre sa contribution. «Je sais à quoi je m'expose, dit-il dans la préface de son livre. Le sort des hommes qui ont illustré ou amélioré les arts et les sciences a toujours été d'être en butte à l'envie, à la malveillance, à la haine, au dénigrement et à la calomnie. (...) Ce que j'ai écrit, j'en ai eu la preuve par le témoignage de mes propres sens, au cours d'un travail long, difficile et fastidieux, et en me gardant toujours contre les séductions de l'amour de soi. » Quant à la dernière phrase de cette préface, il faudrait en faire un impératif catégorique de toute littérature scientifique: «Je n'ai pas recherché les fioritures de style ni les effets, n'ayant que le désir de me faire comprendre. » Auenbrugger aurait peut-être accueilli avec plaisir un peu d'envie, de malveillance, de haine, de dénigrement ou de calomnie, car cela aurait trahi un certain intérêt pour son ouvrage. Le monde savant se montra indifférent ou distant. Pour faire avancer ses idées, Auenbrugger se contenta de publier une deuxième édition de son livre deux ans plus tard. A cette époque, d'ailleurs, il s'était démis de ses fonctions à l'hôpital et, à quarante ans, se soucia uniquement de jouir de l'existence qui s'offrait à lui : c'était un médecin réputé à Vienne et favori de l'impératrice, il raffolait de l'opéra et avait, dit-on, une épouse adorable. La technique de la percussion, aussi utile qu'elle soit, est arrivée avant son heure sur la scène de la médecine. L'œuvre de Morgagni n'était pas encore assez connue, la recherche de méthodes d'exploration clinique n'avait pas encore commencé. A cette époque, pour deviner l'état de la poitrine, on ne connaissait que l'observation du pouls et de la respiration. Le livre d'Auenbrugger finit au fond des bibliothèques. Un demi-siècle plus tard, en 1808, un an après la mort de son auteur, Gorvisart le redécouvrit ; il le traduisit en français et fit largement connaître son message, en montrant toutes les applications possibles de la percussion. La grande contribution d'Auenbrugger était passée tellement inaperçue, elle était tellement oubliée que Corvisart aurait pu s'en attribuer le mérite. Il n'en fit rien ; bien au contraire, il déclara : « C'est lui [Auenbrugger], et sa belle invention qui lui appartient de droit, que je veux ramener à la vie. » Jean-Nicolas Corvisart fut une des premières figures de ce qu'on pourrait appeler le siècle d'or de la médecine française. Vers 1800, à Paris, se met à briller une pléiade de médecins qui accordent, pour la première fois depuis l'époque d'Hippocrate, une importance primordiale à l'exactitude du diagnostic, fondé sur l'observation directe et précise des malades. Ce fut la prime enfance de la médecine clinique telle que nous la connaissons aujourd'hui; elle s'éveilla aux souffles printaniers qui arrivaient de l'Italie de Morgagni et dispersaient promptement les vieilles élucubrations concernant les causes des maladies et le diagnostic. Les Français se firent héritiers de Morgagni, en s'attachant avant tout au processus pathologique individuel et en s'efforçant d'appliquer la proposition du grand Padouan : que les signes et les symptômes sont « le cri des organes souffrants ». De tous les pays d'Europe, la France était la mieux préparée à comprendre et à exploiter les récentes découvertes faites en médecine. La Révolution avait fermé les vieux collèges hérités du Moyen Age ; un esprit nouveau se manifestait, alliant la curiosité intellectuelle aux critères de l'observation rapprochée et de l'interprétation impartiale. Dans cette atmosphère, les médecins français du début du XIXe siècle, inspirés par l'exemple d'hommes comme Corvisart, s'attachèrent à établir des rapports entre les symptômes présentés par les malades et ce qu'ils découvraient par l'autopsie. Corvisart n'était pas seulement un grand praticien, il était son propre pathologiste. Il fut le véritable fondateur de l'école française, qui considéra chaque patient dans le cadre d'une vaste étude en trois moments: 1) Reconnaître les modalités par lesquelles certains symptômes apparaissent régulièrement groupés (syndromes), pour produire une maladie spécifique, qui peut être classée dans une catégorie morbide générale ; 2) Identifier les altérations anatomiques qui causent ces symptômes ; 3) Enrichir la description de chaque maladie d'une liste de tous les faits qu'un examen médical attentif permet de constater. En instaurant cette attitude scientifique, Corvisart fut l’ accoucheur6 de la médecine clinique moderne. Des médecins étrangers en visite à cette époque dans les hôpitaux français ont écrit à leurs compatriotes que toute l'école parisienne était devenue « sensualiste ». Qualificatif très élogieux sous la plume de ces hommes, car il signifiait que les Parisiens avaient délaissé les conjectures pour n'étudier que le témoignage de leurs cinq sens, goût et odorat compris. Hypothèses et théories ne tenaient plus la place d'honneur dans l'arsenal diagnostique ; les docteurs troquaient leur vieux sac à malice contre une trousse à outils de plus en plus efficaces. De son grand livre Essai sur les maladies et les lésions organiques du cœur et des gros vaisseaux, Corvisart dit lui-même qu'il est « une œuvre de pure pratique fondée sur l'observation et l'expérience ». Sur le mur de son amphithéâtre il avait fait graver cet avertissement : « Ne fais jamais rien d'important en suivant la pure hypothèse ou la simple opinion. » Comme quelques autres grands noms de l'histoire de la médecine, Vésale entre autres, Corvisart succomba aux flatteries et à l'éclat de la cour; il devint le médecin de Napoléon en 1804, et après la défaite de celui-ci abandonna toute activité médicale. Mais auparavant, son influence rayonnante sur la médecine française avait réuni autour de lui un groupe de brillants disciples. Parmi eux, aucun n'a fait un plus grand honneur à ses confrères et à la France que le jeune Breton maladif René Laennec, avec son invention du stéthoscope qui depuis des générations, dans le monde entier, est devenu le symbole, l'attribut par excellence de la profession médicale. La vie de René-Théophile-Hyacinthe Laennec (1781-1826) s'inscrit dans une des périodes les plus tumultueuses de l'histoire. La France était alors le pays le plus béni et le plus maudit à la fois, et on peut en dire de même de l'existence de son fils Laennec, le génie tuberculeux qui fut le plus grand médecin du début du XIXe siècle. Loin à l'ouest de la péninsule de Bretagne, se trouve la charmante ville de Quimper, nichée entre des collines de bruyères couronnées de forêts. Non loin de sa belle cathédrale, on peut voir la statue de Laennec qu'ont érigée en son honneur les médecins de France. C'est là qu'il naquit, le 17 février 1781, de Michelle et Théophile Laennec. Sa mère mourut, probablement de tuberculose, alors que l'enfant n'avait que six ans. Son père fut toute sa vie un excentrique, qui se prenait pour un poète et tirait les moyens de son existence précaire d'emplois subalternes dans l'administration. A la mort de sa femme, il s'empresse de se libérer du fardeau des trois gosses qu'elle lui laissait : René, son jeune frère Michaud, et la petite Marie-Anne, un an. Il confie celle-ci à une de ses tantes, et les deux garçons à un oncle, qui est curé ; un an plus tard, il les expédie dans la grande ville de Nantes, où un autre oncle, le Dr Guillaume Laennec, les prend en charge. Ce Dr Guillaume Laennec n'est pas n'importe qui. Il a fait ses études médicales d'abord à Paris, puis dans une université d'Allemagne, et a reçu le titre de docteur de la vénérable école de médecine de Montpellier. Fasciné par les découvertes et les méthodes de John Hunter, il se rend aussitôt à Londres où il cherche à se faire admettre comme chirurgien interne à Saint-George. Sa candidature ayant été rejetée, il retourna à Quimper en 1775, et finit par s'établir à Nantes où il révéla de tels talents que moins de deux ans plus tard, il était élu recteur de la Faculté. C'est donc chez l'un des premiers citoyens de Nantes que les deux orphelins sont accueillis en 1788, pour y être éduqués de concert avec leur petit cousin, Christophe. Christophe fut un grand avocat, carrière dans laquelle Michaud lui aussi se serait illustré s'il n'était pas mort à vingt-sept ans. La brillante réussite de ces trois garçons est évidemment due en grande partie à l'exemple de leur père et oncle, qui s'occupa avec enthousiasme, et avec une rare intelligence, de leur formation intellectuelle et morale. Les jeunes Laennec ne furent guère touchés par les événements révolutionnaires jusqu'en 1793, quand éclatèrent les guerres dites de Vendée, mais qui intéressèrent aussi la Bretagne et bien d'autres provinces. C'est au début une révolte de paysans, protestant contre la conscription et les impôts. Le gouvernement républicain réagit violemment, et la Vendée fut l'étincelle qui mit le feu aux poudres dans tout le pays, mécontent des décrets de la Convention nationale et scandalisé par la décapitation de Louis XVI au début de l'année. Les échecs subis par les républicains dans toute la France devant les mouvements de contre-révolution animés dans certains cas par les royalistes, conduisirent la Convention à nommer, à l'été 1793, le terrible Comité de salut public, et le règne de la Terreur commença. En un an, plus de quarante mille «ennemis de la Révolution» furent mis à mort. En juillet 1794 cependant (thermidor, an II), la même Convention renversa Robespierre et les autres extrémistes, et commença à défaire leur œuvre; un an plus tard, en octobre 1795, une nouvelle Constitution plus conservatrice entra en vigueur, avec un gouvernement ayant à sa tête un Directoire de cinq membres. Nantes a été une des villes les plus touchées par la Terreur : trois mille personnes environ furent exécutées. La guillotine a été dressée devant le Bouffay, sur la place où donnent les fenêtres des Laennec. Mais les patriotes, dirigés par le monstrueux Carrier, trouvent ce mode d'exécution trop lent ; ils inventent le bateau à soupape (les « pontons de Carrier », qui permettent de noyer cent personnes à la fois), et instituent ce qu'ils appellent « le mariage républicain », cérémonie qui consistait à garrotter ensemble un homme et une femme nus et à les précipiter dans le fleuve. On procédait aussi à des fusillades en masse. Pour tous ces crimes, Carrier fut lui-même envoyé à l'échafaud par le tribunal révolutionnaire. Bien qu'on s'efforçât de confiner les garçons Laennec à l'arrière de la maison, René vit une cinquantaine de têtes rouler dans le panier de la guillotine. Il est impossible qu'il n'ait pas entendu parler des fusillades et des noyades, et il est probable que, glissé dans la foule, il assista à certaines de ces atrocités. Pendant six semaines, il craignit le pire pour son oncle qui avait été jeté en prison comme suspect. Cela dit, il n'y eut jamais aucune interruption dans les études des trois garçons qui chaque année, remportaient presque tous les prix au collège. Après avoir envisagé un moment une carrière d'ingénieur, René, influencé par l'image lumineuse de son oncle et fasciné lui-même par la nature, s'oriente vers la profession moins prestigieuse de médecin. Au mois de vendémiaire an III (septembre 1794), à l'âge de quatorze ans, il commence ses études à l'école de médecine de Nantes. Son père, ayant épousé une riche veuve dont la famille, de plus, l'avait fait élire juge, lui envoyait de Quimper un peu d'argent, très peu, au compte-gouttes — comme en témoigne leur correspondance, remplie de demandes de subsides réitérées de René. En fait, il continuait de dépendre pour sa subsistance quotidienne de son oncle Guillaume qui restait aussi, bien sûr, son seul père spirituel. C'est alors qu'il étudiait dans les hôpitaux nantais associés à l'école de médecine qu'apparurent les premiers signes de sa fragilité physique. Petit, malingre, il était l'objet des soins vigilants de son oncle, qui, selon la croyance générale à l'époque, le croyait prédisposé par hérédité à la tuberculose (qu'on appelait alors consomption, ou phtisie). Ces soins redoublèrent quand le dernier-né de Guillaume mourut, à vingt mois, « inconsciente victime des temps révolutionnaires » — comme dit Guillaume dans une lettre au père de René. Dans cette même lettre de mai 1796, il exprime l'espoir que René fera de grandes choses dans sa vie, et le consolera ainsi de la perte de son propre fils. Guillaume Laennec espérait que René lui succéderait dans la profession, et serait aussi compétent que lui. Constamment il l'exhortait à s'appliquer à l'étude pour se préparer à affronter les responsabilités qui seraient un jour les siennes. « Notre vocation, disait-il, est comme un paquet de chaînes qu'il faut porter à toute heure du jour et de la nuit. » Théophile Laennec, lui, conseillait vivement à son fils de se faire homme de loi ou d'entrer dans les affaires, professions qui étaient mieux considérées que la médecine. Mais René décide de persévérer dans les études médicales, et il le fait avec cette ardeur et cette ferveur qui le caractérisèrent durant toute sa vie professionnelle et jusqu'à son dernier jour. Il ne se contente pas d'assimiler les quelques connaissances qui, à l'époque, vous font passer pour un clinicien accompli ; il étudie la chimie et la physique, conscient que ces sciences sont nécessaires pour comprendre le fonctionnement du corps humain. Et ce n'est pas tout. Il persuade son vieux grigou de père de lui envoyer une petite rallonge pour prendre des cours de latin et de grec, ainsi que de beaux-arts et de danse. Et il apprend à jouer de la flûte... Il brûle la chandelle de ses forces par les deux bouts ; au printemps 1798, il tombe gravement malade : fièvre, épuisement, difficultés respiratoires. Conformément au précepte de la vieille médecine qu'il faut purger quand le corps semble envahi par un fluide nocif, on le soigne avec des laxatifs ; il mettra des semaines à s'en remettre. Pendant les deux années qui suivent, tandis que la guerre civile continue sporadiquement, René, avec l'appui de son oncle, demande vainement à son père de lui donner de quoi aller à Paris parfaire ses études de médecine. Entre-temps, il marque le pas, reprend sans cesse le même service dans les hôpitaux, acquiert cependant une certaine expérience des soins aux blessés de guerre. Enfin, le 10 novembre 1899, la situation «se débloque», comme on dirait aujourd'hui, aussi bien pour René Laennec que pour l'ensemble de la France. Dans la ville de Nantes, les cloches sonnent à toute volée, les salves retentissent, la population en liesse pousse des hourras vers le ciel : Napoléon Bonaparte a été nommé, la veille, 18 brumaire an VIII, Premier consul. Dans l'enthousiasme du moment, Théophile Laennec, qui a déjà envoyé Michaud à Paris faire son droit, cède aux pressions du jeune aspirant médecin et de son oncle. En avril 1801, avec en poche les six cents francs qu'il a reçus de son père, René Laennec part pour Paris à pied. Il y arrive dix jours plus tard, assez fatigué, mais ravi. Aussitôt installé chez son frère Michaud, qui loue une chambre au Quartier latin, il s'inscrit comme étudiant à la Charité. Parmi tous les grands hôpitaux de Paris, il n'a pas eu de peine à faire son choix : le chef de clinique de la Charité, en effet, est le plus célèbre professeur de médecine de France, Jean-Nicolas Corvisart. Laennec n'aurait pu commencer sa formation professionnelle à un moment plus exceptionnellement heureux. Grâce aux nouvelles philosophies voiturées par la Révolution, tout le système de l'enseignement est lui-même révolutionné de fond en comble, ce dont profitent avant tout les sciences et la médecine. Le fondement de la nouvelle pédagogie médicale est l'hôpital lui-même ; sa méthode est essentiellement clinique, en ce sens que tout tourne autour du patient hospitalisé, vivant ou trépassé. Paris fournissait la situation idéale pour ce genre d'enseignement. Dans les dernières décennies du XVIIIe siècle et les premières du XIXe, y affluaient par milliers des jeunes gens déracinés ou cherchant fortune. La force qui les poussait vers la métropole était la marée montante de la Révolution — française d'abord, industrielle ensuite. L'augmentation de la population, la gêne extrême dans laquelle vivaient beaucoup de ces nouveaux arrivés, le fait qu'ils étaient trop loin de leurs familles pour retourner s'y soigner, tout créa une situation de crise chronique (si je puis dire) : les salles des quarante-huit hôpitaux de la capitale étaient perpétuellement bondées (on avait enregistré 20 341 entrées en 1788) et les anatomistes ne manquaient jamais de sujets... La tragédie humaine sans fin qui se déroulait dans les rues de Paris fut le sinistre terrain nourricier de l'épanouissement étonnant de la médecine française. La Révolution bouleversa aussi les institutions médicales. En 1790, tous les hôpitaux sont déclarés biens nationaux, et en 1801 leur administration est centralisée. La faculté de médecine de Paris, qui avait la haute main sur l'enseignement depuis le Moyen Age, est dissoute, également en 1790; et la formation des médecins, conformément à l'idéologie de la nouvelle République, est laissée à l'initiative individuelle. Quels que soient les mérites de ce système dans d'autres domaines d'activité, dans celui de l'éducation médicale il n'a jamais engendré que le chaos. Bientôt, le pays étant entré en guerre et le manque de médecins se faisant sentir encore plus cruellement qu'auparavant, on fait machine arrière : la Convention crée trois nouvelles écoles de médecine, ou écoles de santé à Paris, Montpellier et Strasbourg. C'est à ce moment aussi qu'on décide que les professeurs ne se feront plus payer par leurs élèves ; ce seront des fonctionnaires, recrutés sur concours (institution tout à fait nouvelle en Occident) ; et ils recevront un salaire simplement honnête, ce qui fait qu'on leur donne aussi le droit d'exercer à titre privé, sans aucune limitation — privilège dont il semble que personne n'a jamais abusé. On crée autant de chaires que de charges de professeurs adjoints ; et chaque établissement aura un doyen, un bibliothécaire et un conservateur des collections anatomiques. Comme on peut l'imaginer, le prestige, le revenu assuré et l'intérêt intellectuel qui s'attachent à cette nouvelle forme de professorat attirent vers elle les hommes les plus éminents de la profession. La plupart des membres des nouvelles facultés (et c'est presque toujours le cas des grandes écoles de médecine à leur naissance) n'ont pas quarante ans ; à la Charité, Corvisart, qui en a quarante-six au moment où Laennec devient son élève, passe pour un vieux sage. Comme c'est autour du patient hospitalisé, et de son cadavre lors de la vérification anatomique, que tourne tout l'enseignement, le nouvel étudiant se retrouve dès le premier jour dans les divers services et dans les salles de dissection. La grande règle qu'on lui inculque est : Peu lire, beaucoup voir, beaucoup faire. Au début du XIXe siècle, c'était la meilleure démarche possible, car ce qu'on pouvait trouver dans les livres de clinique n'était dans l'ensemble qu'un salmigondis de théories sans aucune utilité. L'hôpital de la Charité, qui était situé rue des Saints-Pères (on l'a détruit pour construire à la place la nouvelle faculté de médecine), avait été fondé en 1607 par les frères de la Charité de l'ordre de Saint-Jean-de-Dieu, à l'instigation de Marie de Médicis — dont on ne peut pas dire, donc, qu'elle n'a accompli aucune bonne œuvre. Deux cents ans plus tard, il n'y avait pas un seul autre hôpital au monde où l'on pût mieux apprendre à soigner les maladies du cœur et de la poitrine, et probablement aussi toutes les autres. Dans un livre intitulé The Hospitals and Surgeons of Paris, le médecin américain P. Campbell Stewart donnait la liste suivante des diagnostics les plus fréquemment émis dans les hôpitaux français du début du XIXe siècle (qu'il avait visités) : phtisie, pneumonie, typhoïde, cancer, fièvre éruptive (surtout la petite vérole), fièvre puerpérale, maladie de cœur et maladies des voies urinaires. Si l'hôpital de la Charité était à l'avant-garde des études médicales, il ne l'était pas du tout du point de vue architectural. Aucun progrès, pour ainsi dire, n'ayant été accompli dans les soins donnés aux malades depuis que les frères étaient arrivés d'Italie, on n'avait jamais ressenti le besoin de moderniser son organisation matérielle. C'était un fouillis de bâtiments de forme irrégulière, de styles hétéroclites, séparés par des cours et des jardins où les convalescents pouvaient prendre de l'exercice. Cela dit, comme il s'élevait sur un petit tertre, il avait un bon système d'évacuation des eaux, et possédait même — chose exceptionnelle pour un hôpital — un égout couvert. D'autre part — et ceci était également une rareté — ses salles étaient très grandes, ce qui permettait de laisser un espace d'un mètre entre les lits chez les hommes, et de deux mètres chez les femmes. Sur six malades qui entraient à la Charité, cinq en ressortaient vivants. Au début du XIXe siècle, c'était un taux excellent ; un visiteur anglais de l'époque l'attribue aux « salles spacieuses et bien aérées, et au fait qu'on ne met qu'un seul patient par lit ». Cela, c'était une innovation. Avant l'instauration de la République, il arrivait qu'on entassât jusqu'à six malades des deux sexes entre une même paire de draps. En temps de peste, le malade nouvellement admis avait de bonne chances de se réveiller au matin blême entouré de corps raidis. Pour quiconque n'était pas nécrophile, aller à l'hôpital revenait à avoir un avant-goût de l'enfer. Au moment de l'arrivée de Laennec, donc, une atmosphère d'optimisme prudent s'était substituée à la terreur qui régnait dans les hôpitaux encore vingt ans auparavant. Si les thérapeutiques à la disposition des médecins étaient toujours aussi spéculatives, en revanche les trois cents lits de la Charité hébergeaient des hommes et des femmes qui pouvaient espérer que les soins et les attentions des sœurs de Saint-Vincent-de-Paul les remettraient sur la voie de la santé. En tout, huit mille personnes s'y faisaient admettre chaque année. Dans quelques cas, le patient pouvait même attendre une aide des médecins. Dans l'esprit de Morgagni et de Corvisart, chaque malade est soumis à un nouveau type d'examen ; aussi bien professeurs qu'étudiants sont aux aguets de constatations originales pouvant conduire à un diagnostic. Les visites ont lieu au moins une fois par jour, le patron escorté de ses étudiants et de confrères qui, de plus en plus nombreux, viennent d'Amérique et de toute l'Europe. La salle d'hôpital est devenue le laboratoire de cette jeune médecine diagnostique qui, moins d'un siècle plus tard, produira enfin les premières techniques thérapeutiques réellement efficaces. Comme s'il prévoyait qu'il serait bientôt engagé dans une course contre la mort, Laennec se met à l'étude avec frénésie. Il est de tous les cours, toutes les autopsies, toutes les visites de Corvisart, et ne manquera jamais une seule conférence extraordinaire. Il suit les cours d'anatomie, physiologie, chimie, pharmacie, matière médicale (qu'on appelle maintenant pharmacologie), botanique, médecine légale et histoire de la médecine. Et à ses moments perdus, il va à l'École centrale étudier le grec — pour pouvoir lire Hippocrate dans le texte. Et il trouve encore le temps, et le souffle, de prendre des leçons de flûte ! Laennec était minuscule, comme nous l'avons dit ; il ne faisait pas un mètre soixante, et il n'avait que sa peau pâlichonne sur les os. Mais ce petit bout d'homme était un tourbillon ; comme a écrit un de ses biographes : « Ce n'était qu'un souffle d'air, et il se prenait pour un Hercule. » Comme beaucoup de ses compatriotes bretons, il faisait remonter fièrement ses yeux bleus et ses cheveux châtains à de lointains ancêtres celtiques. Et comme si tous ces traits n'étaient pas assez caractéristiques, son front proéminent et ses pommettes saillantes lui donnaient un de ces visages qu'on n'oublie pas, ne l'eût-on vu qu'une fois. C'était un homme sortant complètement de l'ordinaire, et il en avait l'air. Il y avait à l'époque deux grandes distinctions que pouvait ambitionner un étudiant en médecine parisien. L'une était d'être admis par ses professeurs à la Société d'instruction médicale, où quelques étudiants triés sur le volet se réunissaient pour critiquer le travail clinique et anatomique des uns^ et des autres ; l'autre était de réussir au concours d'entrée à l'École pratique, où l'on dispensait une formation supplémentaire de trois ans, en chimie, dissection et chirurgie opératoire. Laennec obtint ces deux honneurs. Au début de 1802, il publie son premier mémoire: une étude du rétrécissement mitral, c'est-à-dire d'une des valvules du cœur, rétrécissement dû probablement à un rhumatisme aigu. La même année, à quelques mois d'intervalle, il publie deux autres rapports, l'un sur les maladies vénériennes, l'autre sur la péritonite. Cette dernière contribution, écrite par un étudiant de vingt-trois ans, fit époque. On venait de reconnaître que les membranes qui tapissent les cavités de l'organisme jouent un rôle très important dans les maladies. Cette découverte avait été faite à la Charité par un jeune professeur admiré de tous et ami de Laennec, Marie-François-Xavier Bichat. Bichat est mort en juillet 1802, à trente ans, de méningite tuberculeuse. Mais son œuvre se continua dans les recherches de Laennec sur la membrane qui tapisse l'intérieur de l'abdomen, le péritoine ; sur la plèvre, les membranes des articulations et les revêtements extérieurs des organes. Le premier fruit de ces travaux fut cet article sur la péritonite, où pour la première fois est établie la différence radicale qui existe entre les maladies des organes abdominaux et celles des tissus qui les enveloppent et tapissent la cavité où ils se trouvent. Laennec est le premier à décrire, en même temps que les diverses formes de péritonites, les adhésions, les pseudo-membranes et l'épanchement de liquide intra-abdominal provoqué par l'inflammation. Les contributions de Bichat et Laennec, si préliminaires qu'elles fussent, eurent une portée qui dépassa de loin leur utilité immédiate. Elles inaugurèrent une nouvelle phase, plus précisément le passage à un niveau plus profond, vers la compréhension des processus pathologiques. Morgagni avait localisé dans les organes le siège des maladies ; Bichat fit entrer en ligne de compte le fait qu'organes et systèmes d'organes sont constitués de couches de protoplasme — les « tissus » ; maintenant Bichat et Laennec démontraient que la conception de la maladie doit inclure non seulement les organes, mais les tissus qui les composent. Quelques décennies plus tard, grâce au développement de la microscopie médicale, le pathologiste berlinois Rudolf Virchow parviendra au niveau fondamental en établissant que la racine de la maladie est à rechercher dans les cellules elles-mêmes. (Notons que ces grands pas en avant de la pathologie s'accompagnèrent chaque fois d'un déplacement géographique du front le plus avancé de la médecine scientifique : il passe d'Italie en France, puis dans les pays de langue allemande, et enfin s'établira aux Etats-Unis.) Outre son travail sur la péritonite, l'activité incessante de l'étudiant Laennec se manifeste par une série d'études importantes d'anatomie — normale et pathologique. C'est alors qu'il décrit l'enveloppe fibreuse qui contient, tel un sac, la plupart des organes abdominaux. Il a souvent l'occasion d'observer les foies d'alcooliques : il remarque leur aspect granulé et d'un jaune roussâtre. C'est lui qui a créé le mot cirrhose, du grec kirrhos qui désigne cette couleur. L'intention initiale de René avait été simplement d'acquérir à Paris la formation nécessaire pour retourner exercer en Bretagne aux côtés de son oncle Guillaume. Mais la passion de la science commence à le démanger. Ses recherches de pathologie le fascinent ; et le jeune provincial qu'il est a de la peine à résister aux marques d'estime qu'on lui témoigne de tous côtés. Bichat, puis Guillaume Laennec lui-même qui voit qu'en orientant son neveu vers la médecine, il l'a lancé dans une carrière qui ne peut être confinée à Nantes, le pressent de rester à Paris. Dans une lettre à son fils, Théophile dit de Guillaume : « C'est Pygmalion en extase devant son œuvre. » Le jeune Laennec ne se fait pas seulement connaître par ses recherches ; il se couvre aussi de gloire comme étudiant. En 1803, le gouvernement ayant institué des prix pour les étudiants de toutes les écoles spéciales de Paris, il participe aux concours et remporte le premier prix de médecine, et le premier, et unique, prix de chirurgie. Ces récompenses comportent l'attribution d'une somme de six cents francs — qui n'est certes pas mal venue : René est obligé d'emprunter de l'argent à son père pour pouvoir se présenter dignement vêtu à la cérémonie de remise des prix, qui se tient au Louvre. C'est vers cette époque — que la cause de cette gêne soit le surmenage, la pénurie dans laquelle il vit, ou sa faible constitution — qu'il commence à souffrir de temps en temps de difficultés respiratoires, qu'il appelle asthme... mais qui sont en fait, probablement, les premiers signes d'une tuberculose qui couve. Ses propres poumons ne l'intéressent pas ; en revanche, il se consacre de plus en plus à l'étude de ceux d'autrui. En 1803, il ouvre un cours privé d'anatomie pathologique. La meilleure part de ce qu'il enseigne est le résultat de ses propres recherches et de celles d'un confrère, Gaspard-Laurent Bayle. Ses élèves auront le privilège d'être les premiers à voir définir la caractéristique principale du mal qui emportera leur maître et qui fut le grand fléau du siècle : le tubercule. Tuberculum en latin est le diminutif de tuber, « truffe », et aussi « excroissance ». D'où le nom que l'on a donné — bien après Laennec — à cette maladie, à cause des petites bosses, en forme de graine, que l'organisme produit pour se défendre, par ce processus d'inflammation que nous avons expliqué plus haut, contre l'invasion du germe morbide, la Mycobacterium tuberculosis, ou bacille de Koch. Les globules blancs qui affluent dans la région envahie pour détruire les bactéries sont à leur tour absorbés par des cellules plus grandes. Ces cellules changent de forme et de nature, et, à plusieurs, forment un petit tubercule. Celui-ci, microscopique au début, se développe au point de devenir visible à l'œil nu. Laennec dédaignait les microscopes primitifs dont on disposait à son époque ; tout au plus s'aidait-il de loupes pour faire ses observations. Ce qu'il avait découvert, tout médecin voulant s'en donner la peine pouvait donc le voir lui aussi. D'autant plus que ces tubercules, en grossissant, ont tendance à se fondre en des masses beaucoup plus grandes, dont le centre se met à pourrir comme un fromage (dégénérescence caséeuse), ce qui produit ces cavités qu'on observe si souvent aux derniers stades de la maladie. On connaissait depuis plus de cent ans l'existence de ces tubercules, mais on pensait que c'était un phénomène limité aux poumons. Laennec montra qu'il pouvait léser tout organe du corps, et même les os. Grâce à son travail, le vieux diagnostic hippocratique de phtisie fut peu à peu abandonné et remplacé par celui, anatomiquement exact, de tuberculose. Cette substitution terminologique est un manifeste du progrès de la science médicale. Après Corvisart, Bayle et Laennec, la maladie est perçue comme l'effet de causes anatomo-pathologiques. En abandonnant ce mot de « phtisie », qui en grec signifie dépérissement, le monde médical abandonnait aussi le mode de classification des maladies hérité des Grecs, selon les grands symptômes décrits par le patient lui-même ou constatés chez lui par le médecin. En utilisant le terme de tuberculose, on reconnut que la nomenclature pathologique, comme le diagnostic, devait se fonder sur les altérations pathologiques des tissus et des organes. A la fin de l'hiver et au printemps 1804, Laennec passe les examens de dernière année qui lui permettront de préparer le doctorat. Enumérons-les car ils donnent une bonne idée du contenu de l'enseignement fourni par les meilleures écoles de médecine de l'époque : anatomie, physiologie, pathologie interne et nosologie (association significative, qui consacre le classement des maladies en fonction des ( rganes), matière médicale et pharmacie, hygiène et médecine légale, et enfin médecine interne. Après ces examens, Laennec prend un appartement, dans un endroit où passe aujourd'hui le boulevard Saint-Germain. Peut-être son cours privé lui assurait-il déjà un revenu suffisant pour louer quelque chose de plus confortable et de plus bourgeois ; il est plus probable, cependant, qu'il anticipa sur ses gains de futur praticien, tout en se donnant les moyens de recevoir la clientèle la plus huppée. Michaud, nommé secrétaire du préfet de l'Oise, avait quitté Paris ; il avait été remplacé comme camarade de chambre par Christophe, le fils aîné de Guillaume Laennec. René se met à sa thèse, sur la doctrine d'Hippocrate dans ses rapports avec la médecine pratique. Il la défend, le 11 juin 1804, devant un jury de trois professeurs, dont Corvisart. Théophile, toujours aussi opportuniste, exhorte son fils à dédier son travail à quelque ministre. René la dédie à son Pygmalion bien-aimé, l'oncle Guillaume. Il a maintenant atteint la réussite la plus grande à laquelle peut prétendre un étudiant en médecine français. Peu après, on le reçoit à la Société de l'école de médecine, équivalent de la Société royale de médecine d'avant la Révolution. Non seulement il perçoit des indemnités pour sa participation aux réunions de cette société, mais il devient, par là même, rédacteur attitré de l'illustre Journal de médecine, chirurgie et pharmacie, qui avait déjà publié plusieurs articles de lui. Maintenant ses contributions y paraissent régulièrement, ce qui accroît son renom. Dieu sait comment, au milieu de tant d'affaires, Laennec trouve le temps de cultiver un intérêt nouveau pour la Bretagne et sa langue. Une sorte de renaissance bretonne avait alors commencé à Paris, et Laennec en fut l'un des champions. Il se fit envoyer par son père une grammaire bretonne, un dictionnaire et quelques livres, et il se mit à l'étude avec l'ardeur qu'on consacre aux causes perdues. Au bout de quelques mois, il est redevenu bretonnant, comme en témoignent les lettres qu'il envoie à sa famille, et il ne perd aucune occasion de parler avec les nombreux blessés de guerre bretons hospitalisés à Paris, d'écrire des lettres pour eux, etc. Ceux-ci sont heureux de voir ce jeune docteur avec qui ils peuvent converser dans leur dialecte, et dont les soins leur semblent d'autant plus efficaces qu'ils sont articulés dans l'idiome maternel. C'est aussi vers cette époque que Laennec retourne à la foi catholique. Il n'avait pas été élevé dans la religion ; son père n'eut jamais que des rapports très occasionnels avec l'Eglise. René, visiblement, retrouvait dans ses racines bretonnes et religieuses un sentiment d'appartenir à une communauté qui le soutenait, dans sa vie de déraciné à Paris. En politique, il était franchement royaliste ; mais cela était moins lié à son besoin profond de trouver des sources d'autorité et d'approbation. Enfin, donc, il commence à exercer pour son compte. Il s'est déjà distingué par ses talents de praticien, de chirurgien, et de professeur dont les conférences et les visites attirent de plus en plus d'étudiants. Il est entré au comité de rédaction d'une grande revue médicale. C'est un auteur très fécond : outre ses articles, il a déjà écrit près d'un millier de pages d'un traité d'anatomie pathologique, que, cependant, il ne publiera jamais. Il n'a pas seulement décrit la péritonite : la justice oblige à dire qu'il l'a découverte. Il a été le premier à attirer l'attention sur les capsules fibreuses qui enveloppent les organes abdominaux, le premier à démontrer l'existence des tumeurs pigmentaires, ou mélanomes. Et, se fondant sur les observations de plus de deux cents autopsies, il a établi que le tubercule est la lésion fondamentale, pathognomonique (caractéristique d'une unique maladie), de la tuberculose. Grâce à son travail, on comprend enfin que ce que depuis plus de deux millénaires on appelait « phtisie » est en fait la tuberculose des poumons, la réaction de cet organe à un mal qui a le pouvoir de frapper quelque partie du corps que ce soit. Laennec était encore très jeune, son avenir semblait assuré, mais aucun poste hospitalier ne se présentait. Il consacre son énergie bouillonnante à sa clientèle privée, qui est bientôt très nombreuse ; et il attend. Plusieurs chaires se libèrent, à mesure que les anciens professeurs se retirent de la scène ; mais il ne réussit jamais à obtenir un poste, n'est jamais invité à participer à un concours — il faut croire que les grands principes égalitaires du système n'étaient parfois honorés que sur la brèche, et Laennec n'avait pas de protecteur puissant. Il continuait d'écrire, de noter ses observations, mais presque tout son temps allait à ses malades. En 1810 son frère Michaud meurt de tuberculose, comme leur mère ; René, obstinément, continue d'appeler asthme ses difficultés respiratoires, et quand il commence à ressentir aussi des douleurs, il les attribue à l'angine de poitrine... Dans les premiers mois de 1814, les dernières campagnes de Napoléon, qui ont pour théâtre la France elle-même, remplissent les hôpitaux parisiens de blessés, qui apportent avec eux le vieux fléau des armées défaites, le typhus. Laennec étant alors un praticien très renommé, les autorités accèdent à sa demande de regrouper les soldats bretons dans un seul hôpital. On lui donne plusieurs salles à la Salpêtrière, et il s'assure le concours de trois jeunes médecins eux aussi bretons ; il peut ainsi offrir à ses compatriotes un réconfort bien plus essentiel que celui que procurent la matière médicale et la pharmacie. Dans la conclusion d'une lettre à son cousin Christophe, il évoque cette forme la plus efficace de traitement : « Il faut ensuite remonter dans ma salle pour causer avec les malades qui ont le plus besoin de consolation. C'est là le médicament sur lequel je puis le plus compter pour mes Bretons. (...) J'ai été obligé de reprendre mes études celtiques. Vanité à part, je commence à baragouiner joliment. » Pendant plusieurs mois, Laennec passe tous les jours des heures, parfois la journée entière, dans les salles de la Salpêtrière, apportant à ses patients un peu d'air de chez eux, et un peu de souffle de la Grâce. L'évêque de Rennes a envoyé un diacre pour administrer l'extrême-onction aux soldats qui ne parlent pas français ; un prêtre du quartier offre aussi ses services, et Laennec lui remet le texte d'une consolation qu'il a lui-même traduite en breton, en lui demandant de la réciter à ceux qui partent pour l'autre monde. Quand les derniers blessés quittent la Salpêtrière, en juin 1814, Laennec retourne à sa clientèle privée. Pendant deux ans, malgré ses problèmes respiratoires, il va accomplir son travail de clinicien à plein temps, sans répit, comme s'il ne connaissait jamais la fati-que et fût un homme en parfaite santé. En 1816, à trente-cinq ans, et dix ans après sa sortie de l'université, la carrière académique, qui avait paru si certaine, lui semble définitivement hors de portée et il forme le projet de s'installer dans sa Bretagne natale. C'est alors qu'un de ces curieux caprices de la fortune change sa destinée, et par là le cours de la médecine. Il est nommé médecin à l'hôpital Necker. L'ironie de cette histoire réside en ceci qu'il obtient ce poste out à fait par hasard — et non pas parce qu'on aurait reconnu qu'il a plus qu'amplement mérité une nomination de ce genre par es contributions, qui font déjà de lui sans conteste le savant médecin le plus brillant d'Europe. Il se trouve que Laennec a un ami, m certain Becquey, qui vient d'être nommé sous-secrétaire d'État, directeur de l'Assistance publique au ministère de l'Intérieur, jusqu’au même moment, un poste de médecin est vacant à Necker, que c'est cet ami qui a le pouvoir de désigner, sur vingt candi-lats, celui qui le remplira. Au début Laennec hésite à déposer sa candidature. Situé dans in faubourg du Paris d'alors, loin du quartier des écoles, avec cent lits seulement et sans aucune tradition, Necker n'est pas une grande institution, et ne passe même pas pour un bon établissement. Cependant, que ce soit par désespoir ou par politesse envers Becquey, ou encore peut-être, comme l'a suggéré un historien, parce que cet hôpital dispose d'un grand jardin où il pourra >rendre de l'exercice, Laennec se décide finalement à profiter de 'occasion. Il est nommé le 4 septembre 1816. Quelques jours plus tard, l'hôpital Necker est le théâtre de 'événement le plus important du début du XIXe siècle en médecine. Il se produit lors d'un cours ordinaire de clinique. Un étudiant anglais qui a assisté à la mémorable scène, H.B. Granville, sonne la date du 13 septembre. Mais citons sans tarder le récit classique de Laennec lui-même : «Je fus consulté, en 1816, pour une jeune personne qui présentait les symptômes généraux de maladie du cœur et chez laquelle l'application de la main et la percussion donnaient peu de résultats à raison de l'embonpoint. L'âge et le sexe de la malade m'interdisant 'espèce d'examen dont je viens de parler [l'application de l'oreille sur la région précordiale], je vins à me rappeler un phénomène l'acoustique fort connu : si l'on applique l'oreille à l'extrémité l'une poutre, on entend très distinctement un coup d'épingle donné l l'autre bout. J'imaginai que l'on pourrait peut-être tirer parti, dans le cas dont il s'agissait, de cette propriété des corps. Je pris un cahier de papier, j'en formai un rouleau fortement serré dont j'appliquai une extrémité sur la région précordiale, et posant l'oreille à 'autre bout, je fus aussi surpris que satisfait d'entendre les battements du cœur d'une manière beaucoup plus nette et plus distincte |ue je ne l'avais jamais fait par l'application immédiate de l'oreille. «Je présumai dès lors que ce moyen pouvait devenir une méthode utile, et applicable non seulement à l'étude des battements du cœur, mais encore à celle de tous les mouvements qui meuvent produire du bruit dans la cavité de la poitrine, et par conséquent à l'exploration de la respiration, de la voix, du râle, et peut-être même de la fluctuation d'un liquide épanché dans les >lèvres ou le péricarde. Laennec à l'hôpital Meeker, par Chartran. Laennec va ausculter le malade, au moyen du stéthoscope qu'il tient dans la main gauche. (Archives Bettmann.) « Dans cette conviction, je commençai sur-le-champ, à l'hôpital Necker, une suite d'observations que je n'ai pas interrompues depuis. J'ai obtenu pour résultats des signes nouveaux, sûrs, saillants pour la plupart, faciles à saisir, et propres à rendre le diagnostic de presque toutes les maladies des poumons, des plèvres et du cœur, plus certain et plus circonstancié peut-être que les diagnostics chirurgicaux établis à l'aide de la sonde ou de l'introduction du doigt. » Ainsi, en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, le monde de la médecine bascula et s'ouvrit vers une autre direction — grâce à une simple feuille de papier roulée. Ce que Laennec venait d'inventer, ce n'était pas simplement un instrument permettant de mieux percevoir les sons organiques ; c'était aussi un instrument qui allait enseigner aux praticiens la différence entre données strictement objectives et données susceptibles d'être faussées par le patient examiné, ou par les à priori de celui qui examine. Jusqu'à l'introduction du stéthoscope, le diagnostic se fondait presque entièrement sur les symptômes subjectifs, c'est-à-dire sur ce dont se plaint le malade et ce qu'il raconte. Beaucoup de médecins, certes, formés aux nouveaux principes de l'anatomie pathologique, prenaient conscience de la nécessité de trouver des indices plus sûrs des troubles organiques ; mais on avait fait peu de progrès en ce sens. On palpait plus soigneusement, plus profondément, pour sentir la consistance des structures sous-jacentes, et l'on s'efforçait de voir et d'interpréter des évidences négligées autrefois ; mais rien encore ne pouvait combler l'abîme entre ce que ces premiers essais d'examen physique permettaient de prévoir et ce qu'on découvrait ensuite à l'autopsie. On prenait au pied de la lettre les doléances du patient : la douleur n'est-elle pas la douleur ? Et une faiblesse n'est-elle pas une faiblesse ? Si le patient pensait qu'il en était ainsi, il en était donc ainsi. On négligeait, dans l'établissement du diagnostic, les multiples facteurs conscients et inconscients qui entrent en jeu quand le malade décrit son mal. C'était un fait connu que les malades ne disent pas la même chose à tout le monde, qu'ils fournissent des détails différents selon la personne à qui ils s'adressent, mais on minimisait ce phénomène. On n'en tenait compte que dans les cas les plus évidents d'erreur de mémoire ou de description, ou quand on soupçonnait une intention délibérée de tromper. Comme nous l'avons dit, beaucoup de médecins recherchaient ou appelaient de leurs vœux des méthodes diagnostiques plus exactes. Le stéthoscope combla une partie de cette attente et indiqua la voie à suivre. En effet : 1) Il permettait d'obtenir des indices audibles presque aussi sûrs que les données visibles révélées à l'autopsie ; 2) Il démontrait que l'on peut découvrir, dans le fonctionnement interne du corps humain, des faits vérifiables par tout observateur ; et 3) Il révélait par là aux médecins qu'ils peuvent séparer l'évidence objective de leurs cinq sens des sensations subjectives du malade, et du vivant même de celui-ci. Bref, c'était clairement le retour à la méthode d'observation hippocratique, avec toutes les possibilités nouvelles de l'âge moderne. Depuis l'invention de Laennec, l'objectivité est le critère de l'examen clinique et du diagnostic. Pendant presque tout le XIXr-siècle, on s'employa à trouver de nouveaux modes d'exploration clinique, afin de mettre en évidence des données physiques spécifiques, qu'elles se rapportent au sens de l'ouïe, de la vue ou du toucher. La percussion, qu'on avait continué à négliger même après que Corvisart eut exhumé la contribution d'Auenbrugger, suscita enfin l'intérêt qu'elle méritait ; grâce à elle, on put déterminer ce qui est solide et ce qui est rempli de gaz ou de liquide, et ainsi avoir une idée plus précise de l'état des organes malades qu'on ne pouvait encore voir. La palpation devint plus hardie et plus profonde, et en même temps plus douce, plus orientée vers la surface. Cela semble paradoxal mais on connaissait de mieux en mieux les altérations internes causées par les maladies ; ce qui fait que lors de l'examen médical, d'un côté on cherchait à sentir la forme des organes, et de l'autre — bien souvent, tout simplement, de l'autre main — à apprécier les vibrations, les protubérances et les frictions internes, et les subtiles modifications de consistance et de texture. Le paradigme de tous ces progrès fut l'évidence auditive fournie par le stéthoscope. La longueur même de l'instrument (dans sa première forme) créait, entre le malade et le médecin, une distance incitant à l'objectivité. Celui-ci pouvait même fermer les yeux, pour se concentrer totalement sur les sons provenant des recoins invisibles de chaque cavité organique. Laennec se plonge dans cette nouvelle et mortelle musique ; inlassablement, il suit patient après patient, de son lit d'hôpital à la salle d'autopsie, reliant ce qu'il découvre à ce qu'il a entendu. Et des rapports constants apparaissent, qui lui permettent de reconnaître à la simple audition la constriction ou au contraire la dilatation des bronches, les vastes cavités engendrées par la tuberculose, les régions solidifiées par la pneumonie, etc., car chacune de ces altérations rend un son nettement distinct. Désormais il se préoccupe peu (pour le diagnostic du moins) de ce que les malades lui racontent : il n'écoute que ce que lui dit son stéthoscope, et il est bien rare que celui-ci l'induise en erreur. Laennec donne des noms aux messages variés que lui transmettent les poumons : râles, bruits, frémissements et frottements, égo-phonie (chevrotement), pectoriloquie, bronchophonie, etc. Sa perception auditive des symptômes objectifs étant décuplée, un processus parallèle l'amène à remarquer, lors de la dissection, la variété des lésions qui affectent les poumons et le cœur ; et il est ainsi le premier à distinguer et définir des maladies aussi différentes que la bronchectasie (dilatation des bronches), le pneumothorax, la pleurésie hémorragique, l'emphysème, l'abcès du poumon et l'infarctus pulmonaire. Ce sont là des progrès formidables, accomplis grâce à un instrument qui est la simplicité même. Désormais, quand quelqu'un crachait le sang, par exemple, on pouvait à l'aide du stéthoscope et du type de perception et de connaissances développées par Laennec, décider à l'instant si on avait affaire à une pneumonie ou à une cavité tuberculeuse, ou à la formation d'un caillot dans le poumon. Le diagnostic et la classification en furent transformés, et le pouvoir de pronostiquer, si prisé des hippocratiques et, depuis, des médecins de toutes les époques, en fut nettement amélioré. Laennec avait inauguré l'ère moderne de la diagnose scientifique. Aussi instantanée qu'ait été l'invention du stéthoscope, et bien que Laennec lui-même la décrive comme une brusque illumination, elle se préparait depuis longtemps. Il y avait, par exemple, la fameuse formule d'Hippocrate sur le bruit du vinaigre qui bout : Laennec a écrit qu'il ne l'avait pas considérée comme une observation valable, et qu'il l'avait tout à fait oubliée au moment de son invention. Il avait sans doute aussi oublié cette remarque de son compatriote Ambroise Paré : « S'il y a de la matière ou autres humeurs dans le thorax, on entendra un glougloutement, comme celui de bouteille à moitié pleine. » Quoi qu'il en soit, il ne pouvait pas ne pas savoir, d'après sa propre expérience et les écrits de ses contemporains, que certains bruits de poitrine, en particulier ceux dt certaines maladies du cœur, sont perceptibles sans qu'on fasse aucun effort spécial pour les entendre. Son maître Corvisart en parle rapidement dans son livre sur les maladies cardiaques — pour dire qu'il n'y a rien à trouver dans ces bruits ; son ami Bayle, au contraire, appliquait souvent l'oreille contre la poitrine de ses malades, et faisait ainsi, disait-il, des découvertes. Il mourut, lui aussi de phtisie, en 1816. Laennec et lui avaient fait ensemble des recherches sur le tubercule ; et l'on sait que Laennec avait essayé plusieurs fois sa méthode d'écoute. Mais il la trouvait peu commode, et dans environ la moitié des cas, indécente ; de plus, il y avait toujours de fortes chances pour que la peau des patients de la Charité ou de Necker ne fût pas aussi récurée que ses propres oreilles. Cependant, vu l'estime que Laennec avait pour Bayle et les talents qu'il avait montrés, il n'est pas impossible qu'il se soit appliqué, surtout après sa mort, à découvrir une méthode d'écoute plus convenable, moins rapprochée mais aussi riche d'enseignements. Je l'imagine en train de se creuser la tête, par un humide matin d'août 1816, devant son miroir, tout en rasant le fin duvet de son visage hâve. Il existe une très jolie légende sur l'origine du stéthoscope, qu'on ne s'est pas lassé de raconter à toutes les générations de carabins depuis lors ; et c'est peut-être la stricte vérité. Selon cette tradition, Laennec se promène un jour, abîmé dans son problème, quand, se trouvant inopinément dans la cour du Louvre, il tombe sur des enfants occupés à un jeu que lui-même connaît bien, depuis sa propre enfance, en Bretagne, Il consiste à appliquer l'oreille contre le bout d'une longue planche et à deviner les messages codés qu'un autre garnement vous transmet, de l'autre bout, en grattant avec une épingle. Illuminé par cet exemple, le célèbre jeune médecin hèle un fiacre qui vient à passer, arrive à Necker, saisit un cahier dont il fait un tuyau, l'enfonce délicatement sous la rondeur gauche d'une jeune et piquante personne dont le diagnostic lui échappait, et applique son oreille à l'autre bout. Le cas est éclairci, et le stéthoscope est inventé. Cette version des faits a le charme du pur théâtre, outre qu'elle cadre assez bien avec certains détails de la description, peut-être expurgée, donnée par Laennec. Qu'on me le permette encore une fois : il me plaît de penser que les choses se passèrent vraiment ainsi. L'invention du stéthoscope n'est peut-être pas étrangère, non plus, à un autre aspect des nombreux talents de Laennec. N'oublions pas qu'il était musicien. Il avait une connaissance profonde du monde des sons, et une oreille bien plus exercée que l'ensemble de ses confrères : c'est à croire qu'Esculape lui-même le plaça sur terre avec la mission spécifique de développer l'art de l'auscultation ! Dans l'instrument de musique qu'il choisit, la flûte, on retrouve le même principe, d'amplifier et de révéler les nuances d'un souffle... Il avait montré à ses confrères comment on peut entendre « le cri des parties souffrantes ». Dès ce moment, on partit à la recherche, par tous les moyens disponibles, de tous les signes et indices de maladie qui sont indépendants de toute influence, consciente ou inconsciente, du patient ou du médecin. Le premier résultat fut le développement des principes de l'examen somatique ; plus tard, dans le cours du siècle, on put commencer à étudier les modifications chimiques que la maladie apporte aux liq ides et aux tissus organiques ; enfin, en 1895, les rayons X de Röntgen permirent de voir l'intérieur du corps tel qu'il est. C'est le stéthoscope de Laennec qui a montré aux médecins non seulement qu'une activité diagnostique scientifique était possible, mais qu'il fallait chercher dans le monde de la technique les moyens de faire de cette possibilité une réalité. Cette invention se révélant d'une utilité durable, il fallait lui trouver un nom. L'oncle Guillaume suggéra « thoraciscope », mais cela semblait peu élégant et limitatif. Après avoir pensé à plusieurs autres possibilités, Laennec s'arrêta sur « stéthoscope », du grec stêthos, poitrine, et skopos, observateur. Lui-même d'ailleurs disait simplement « le cylindre » ; et les premiers qui s'en servirent après lui l'appelèrent bâton, solomètre, pectoriloque, cornet médical. Terminologie mise à part, se trimbaler avec, au début, était encombrant et voyant. Laennec, qui fabriquait ses propres « cylindres », eut l'idée de les faire en deux parties, qu'on pouvait réunir quand nécessaire. Ainsi, on pouvait les fourrer dans sa poche ou bien les coincer dans son chapeau claque. Les Français restèrent fidèles à la forme du bâton pendant presque tout le XIXe siècle mais les médecins britanniques et d'autres pays d'Europe conçurent, selon le même principe, des objets plus flexibles et plus pratiques. En 1829, Nicholas Comins, de Londres, dit qu'on pouvait, peut-être, ausculter aussi bien avec les deux oreilles. Enfin, en 1855, le Dr George Philip Camman, de New York, réalisa cette idée : un stéthoscope biauriculaire, avec un applicateur d'ébène relié par deux tubes de fil de fer en spirale recouvert de caoutchouc et de tissu aux petits écouteurs, plaqués d'ivoire, insérables dans les conduits auditifs du docteur. Ce fut le prototype du stéthoscope actuel. Et penser que malgré cette louable évolution, même mes camarades féminines de promotion, dans les années cinquante, déclaraient le stéthoscope le symbole phallique de la profession ! Le 15 août 1819 parut l'ouvrage en deux volumes dans lequel Laennec présentait le résultat des études accomplies au moyen du nouvel instrument : De l'auscultation médiate, ou Traité du diagnostic des poumons et du cœur, fondé principalement sur ce nouveau moyen d'exploration. Cette publication avait été précédée d'une série de conférences sur le stéthoscope et les diverses façons de s'en servir. Laennec avait prononcé la première devant l'Académie des Sciences, en février 1818, et au printemps de la même année en avait donné quatre autres à la faculté de médecine. « Auscultation » est encore un terme forgé par lui, d'après le latin auscultare, qui a donné par dérivation populaire «écouter», mais qui à l'origine signifiait « écouter attentivement ». Le choix des mots était parfait, puisque « médiate » indiquait que ce mode d'exploration s'effectuait non pas directement, mais grâce à un moyen : le « cylindre ». Ainsi un nouvel instrument, une nouvelle terminologie, une nouvelle nosologie et une nouvelle philosophie du diagnostic faisaient leur entrée dans le monde médical, sous forme de deux volumes coûtant treize francs. En y mettant trois francs de plus, on devenait l'heureux propriétaire d'un stéthoscope, fabriqué suivant toute apparence par l'auteur lui-même, bien que ce ne fût pas précisé. Comme de juste, les opinions les plus variées furent émises sur cette invention. Le stéthoscope est trop court ! Il est trop long ! Ce n'est qu'un moyen ridicule de se donner des airs ! Ça ne sert qu'à en imposer aux malades. Cela fera fuir les malades. Etc. Une partie des médecins déclara ne percevoir, tout au plus, que quelques-uns des sons décrits par Laennec ; d'autres, entendant au contraire trop de bruit, niaient qu'on puisse y distinguer quoi que ce soit. Il faut dire à la décharge de ces sceptiques que, le temps passant, Laennec et surtout ses disciples enthousiastes se mirent à décrire une quantité de sons tout à fait prodigieuse, et prétendirent tout diagnostiquer par l'auscultation. Des variations de hauteur et de ton imperceptibles, voire inimaginables, pour quiconque n'a jamais eu régulièrement dix sur dix en dictée musicale, étaient déclarées signes pathognomoniques indiscutables de telle ou telle maladie. On émettait des diagnostics décisifs, on créait d'entières catégories nosologiques sur la base d'un soupir ayant agité le tympan d'un professeur... Reconnaissons, au crédit de Laennec, qu'on ne peut lui attribuer directement qu'une infime part de ces élucubrations acoustiques ; il n'empêche que celles-ci retardèrent beaucoup l'adoption de ses idées. Il fallut plus de vingt ans pour qu'on arrivât à une estimation fondée en réalité de la signification des divers symptômes auscultatoires ; et ceci fut l'œuvre, non pas d'un compatriote de Laennec, mais du médecin viennois Joseph Skoda. Cependant les médecins les mieux formés perçurent, dans l'ensemble, malgré les excès auxquels elle donnait lieu, la valeur de la nouvelle méthode. Aux déçus, qui n'entendaient pas tout ce que, croyaient-ils, on leur avait promis, Piorry répondait, dans le Dictionnaire des sciences médicales de 1820: «Si cette méthode n'avait qu'un quart de l'utilité que lui attribue son inventeur, elle serait encore une des plus précieuses découvertes de la médecine. » Cette phrase énonçait la vérité fondamentale au sujet du stéthoscope. En juin 1820, Lejumeau de Kergaradec publia le premier d'une série de cinq articles consacrés à la recension de l’ Auscultation médiate. Il pensait répondre aux détracteurs du stéthoscope dans le dernier essai ; mais finalement il s'épargna cette tâche, la jugeant inutile, eu égard au succès que remportait l'invention de Laennec ; c'est ce qu'il explique dans le cinquième article, paru en août 1821 : tant de médecins utilisent le «cylindre», et avec de tels résultats, qu'il n'est plus nécessaire de le défendre. Cette même a inée, le livre de Laennec est traduit en anglais ; l'année suivante, en allemand. Des comptes rendus paraissent dans des revues américaines, hollandaises, italiennes, russes, espagnoles, polonaises, scandinaves ; cette publicité et le prosélytisme des partisans de Laennec font connaître et finalement accepter ses enseignements dans tout l'Occident. En 1828, un collaborateur du Glasgow Médical Journal peut écrire : « En 1821, ce nouveau mode d'exploration devint un sujet d'intérêt dans notre ville. Au début, que de railleries, de soupçons, et parfois aussi, il est vrai, d'exhibitions purement charlatanesques ! Peu à peu, pourtant, les hommes de médecine se sont convaincus de sa valeur. (...) Ceux qui autrefois se moquaient auraient honte de reconnaître l'ignorance dans laquelle, alors, ils se pavanaient. » Quant à la place de Laennec dans l'histoire, notre auteur n'a pas de doutes : « Personne n'osera nier qu'il a produit, sur les maladies de la poitrine, le traité le plus complet qui ait jamais été écrit dans aucune langue. » La rédaction du Traité avait été pour le pauvre Laennec, dont nous avons déjà plusieurs fois évoqué la faiblesse constitutionnelle, une tâche épuisante. Datis les trois dernières semaines d'écriture fébrile, il refusa d'accepter de nouveaux patients, et confia sa clientèle habituelle à un confrère. La dernière semaine, il ne parut pas à Necker. Après avoir écrit les dernières lignes de son ouvrage, le 6 août 1818, il s'effondra. Après cette date, il ne se dit plus affligé d'« asthme » ; il parle de taedium vitae (on dirait aujourd'hui « dépression nerveuse »). Mais il est impossible d'admettre qu'il n'ait pas reconnu alors les signes certains de cette maladie qu'il connaissait mieux que quiconque, et qui avait déjà emporté autour de lui sa mère, son frère et tant de ses collègues. Il prend de longues vacances en Bretagne, à Kerlouarnec (« le lieu des renards »), petit manoir perdu dans la campagne, qu'il a hérité de sa famille paternelle. Au bout de quelques mois, ses poumons vont mieux, son esprit a recouvré toute sa vigueur. Après avoir rendu visite à son père, puis à l'oncle Guillaume, il retourne travailler à Paris en novembre. Ses confrères ne le trouvent guère mieux que le jour de son départ. Il reste d'une maigreur épouvantable et semble souvent à deux doigts de s'évanouir. De plus, il se retrouve devoir faire face à peu près aux mêmes épreuves qu'il avait quittées trois mois auparavant. Il a toujours une foule de malades à soigner ; quant à l'enseignement, c'est devenu peut-être une tâche encore plus lourde. Et s'il en a terminé avec les affres de la création littéraire, on lui demande maintenant de réviser et de mettre au point son manuscrit. Il réussit à accomplir ce travail, mais non sans de nouveaux retours des difficultés respiratoires et du mal de vivre. A la fin il ne peut plus se dérober devant l'alternative : ou sa carrière, ou la vie. Un mois avant la sortie de son ouvrage, il écrit à l'oncle Guillaume : «Je compte dire adieu à Paris à la fin d'août, au plus tard. Bien des gens à ma place seraient désespérés. (...) Mais je ne suis plus capable, sans danger pour ma vie, du degré de contention d'esprit que demande la préparation d'une leçon et mes nerfs me forceraient d'en laisser, ou d'en faire mal, vingt sur quarante. (...) Je ne me chargerai jamais d'une pareille tâche pour m'en acquitter aussi mal. J'aime beaucoup mieux aller végéter et faire ce que je pourrai de bien à Kerlouarnec et, au fond, pourvu que j'y aie de quoi joindre les deux bouts de l'année, je m'y trouverai très heureux. » Il se démet de ses fonctions à l'hôpital et donne à la bibliothèque de médecine ses spécimens pathologiques et certains de ses livres. Il vend les autres, liquide son avoir domestique et, le 8 octobre 1819, quitte Paris dans le petit cabriolet noir qui si souvent le menait chez se malades. Pendant deux ans, il mène une vie de gentleman farmer, tout en essayant de recouvrer la santé. Quand il ne surveille pas les travaux des champs, il va se promener dans les bois avec ses chiens ou fait de grands tours à cheval, sans jamais se presser. Il soigne ses paysans et quiconque a besoin de ses services, et ainsi peut montrer à ses confrères des environs les stéthoscopes de plus en plus parfaits qu'il fabrique lui-même, sur un tour de menuisier. Et il perfectionne sans cesse son breton. Chaque dimanche, son rosaire en main, il se joint à la procession des pêcheurs et des cultivateurs qui s'acheminent, tête nue, vers l'église. Il est devenu, à tous égards, un petit seigneur de Bretagne. Malgré ses précautions, les forces ne lui reviennent que lentement. Quand, en janvier 1821, il apprend par son cousin Christophe qu'on lui offre presque une chaire à l'École de médecine, il ne fait rien pour l'avoir. L'oncle Guillaume, qui ne sait pas à quel point son neveu est atteint, lui écrit qu'il faut être fou pour ne pas saisir une telle occasion. Une ligne de la réponse de René suffit à décrire son état: «Je suis comme Ajax. Je ne combats vaillamment qu'à la clarté du jour... » Cependant, peu à peu, il prépare son retour. La grande décision est prise à la fin de l'été 1821. Dans les premiers jours d'octobre, il part pour Paris, voyageant par petites étapes et accompagné de son neveu et confrère Mériadec Laennec. Peu après son arrivée à Paris, le 15 novembre, il reprend ses cours de clinique et recommence à donner des consultations. Il ne fait plus de visites à domicile, mais il a tant de clients, et parmi les gens riches, qu'il renfloue bientôt ses caisses. Encore une fois, le premier médecin de France va se voir nommer à un poste de premier plan, grâce à ses relations, par un concours de circonstances tout à fait étrangères à la médecine. En 1816 un décret de Louis XVIII avait aboli les concours; depuis lors, les professeurs étaient désignés administrativement. Le 31 juillet 1822, le ministre Corbières, Breton lui aussi, fit nommer Laennec professeur et lecteur royal au Collège de France. Peu avant le nouvel an académique, des étudiants protestèrent contre le fait que Louis XVIII avait mis son grand aumônier à la tête de l'Université. Le ministère prit prétexte de ces émeutes pour s'attaquer aux professeurs connus pour leurs idées libérales. Un décret du 21 novembre 1822 abolissait la Faculté, ce qui permettait d'engager un nouveau personnel plus favorable aux Bourbons. Laennec, connu pour sa profonde foi catholique et ses sentiments royalistes, fut un des rares à traverser indemne ces événements. On le fit entrer dans le petit comité chargé de réorganiser la Faculté, grâce à quoi il devint le seul professeur de médecine du Collège de France. On l'accabla d'honneurs. En janvier 1823, il fut reçu à l'Académie de Médecine, et en août 1824 on le fit chevalier de la Légion d'honneur (ordre créé par Bonaparte sous le Consulat). Pour faire ses démonstrations cliniques, notre professeur de médecine du Collège de France retourne dans les vénérables édifices de la rue des Saints-Pères où il a passé ses années d'étudiant : à la Charité. Ce fut sa grande époque de professeur ; il enseignait comme on l'avait enseigné lui-même, en reliant les symptômes et l'examen physique du patient à ce qu'on découvrait à l'autopsie. La pathologie, aujourd'hui discipline indépendante, était alors un domaine annexe de la clinique, mais bien plus riche que celle-ci du point de vue de l'enseignement et de la recherche. Par centaines, des aspirants médecins de France et du monde entier affluaient dans les cinq salles dont il avait la direction, pour assister à ses rondes. Paris était alors plus que jamais la grande scène des études médicales, et son protagoniste était René Laennec. Sauf qu'il ne se mettait pas au travail dès six heures du matin, comme les autres pontes parisiens, Laennec donnait son enseignement clinique à peu près dans les formes habituelles. Il commençait sa tournée à dix heures, suivi d'un cortège de jeunes médecins, d'étudiants et de visiteurs étrangers. Tout, sauf les questions aux patients, se faisait en latin. Laennec s'arrêtait au chevet de chaque malade, exposait son cas et montrait comment faire, conformément à ce cas, l'examen physique. Ensuite plusieurs étudiants, français ou étrangers, pouvaient examiner eux-mêmes le patient, puis débattre ce qu'ils avaient observé avec le professeur. Après quoi la savante compagnie r.e retirait dans un amphithéâtre, où Laennec donnait un cours sur les cas qu'on venait de voir. Enfin arrivait le moment crucial : l'autopsie des patients que les étudiants avaient pu observer vivants. C'était le « clou » de la méthode parisienne. Impressionnés et stimulés par ce qu'ils avaient vu, les visiteurs étrangers transplantèrent ce système dans leurs pays respectifs. La nouvelle forme d'enseignement médical, que les historiens ont appelée « médecine d'hôpital », puisque son centre n'était plus l'université, prit particulièrement à Londres, Dublin et Vienne. C'est à cette époque aussi que le point focal des recherches médicales se déplace du malade à la maladie. Jusqu'alors on ne concevait pas que le dérèglement de tel ou tel organe précis puisse abattre l'organisme tout entier : on cherchait toujours la cause dans un déséquilibre général. Reprenant et approfondissant le message de Morgagni, ses héritiers parisiens proclament maintenant urbi et orbi que jamais la médecine ne fera aucun progrès réel, autrement dit ne soignera les gens avec quelque efficacité, si l'on ne substitue pas la spécificité aux généralités, si l'on ne découvre pas l'origine exacte de chaque symptôme, si la vision diagnostique ne se concentre pas sur des objectifs limités, dont on puisse donc illuminer les moindres aspects. La philosophie de Cos doit céder la place à la conception cnidienne. Au moins pour un certain temps. Un jour, en effet, quand nous en saurons beaucoup plus sur les processus de la vie saine et malade, il n'est pas impossible que notre conception de l'étiologie (les causes des maladies) se rapproche de nouveau de celle d'Hippocrate — ou ne se donne un modèle entièrement nouveau. Aujourd'hui déjà, il apparaît, sur la base d'un corpus toujours plus riche d'observations médicales, que chaque maladie, pour se produire, nécessiterait un concours unique, particulier à chaque individu et chaque moment, de circonstances multiples — d'ordre génétique, immunologique, environnemental, psychologique, hormonal, etc. En d'autres termes, le XXIe siècle sera peut-être celui d'une renaissance de l'hippocratisme, fondé cette fois sur la science. Gela ne diminuera jamais le mérite de Laennec et des autres médecins qui, au début du XIXe siècle, se mirent à rechercher des rapports singuliers entre symptômes d'un côté, et altérations organiques de l'autre — à une époque où la médecine était encore, dans la plupart des cas, impuissante. Sans eux, la médecine n'aurait jamais accumulé cette énorme masse de connaissances scientifiques qui va peut-être lui permettre de passer bientôt à un autre niveau. L'adoption du nouveau point de vue ne se fit pas sans hésitation, notamment et peut-être surtout pour des raisons humanitaires. Les lettres des médecins étrangers qui se rendaient alors à Paris sont pleines de réflexions indignées sur la tendance des Français à réduire leurs patients, à peu de chose près, à un simple matériel de recherche et d'enseignement. Les cliniciens parisiens semblaient parfois oublier totalement la personne même du patient, et traite r de la pathologie « en soi », abstraite de son contexte humain. Depuis lors, on s'est amplement habitué, dans la profession, à s'entendre reprocher cette attitude. Contrairement à ce qu'on croit souvent, cette accusation est apparue bien avant les technologies scientifiques d'aujourd'hui, quand on a appliqué à la pratique la conception anatomique de la maladie. Sans cette révolution, on en serait encore aux humeurs et à l'espérance passive — et il n'y aurait pas de médecine scientifique du tout. Mais ce progrès a été payé très cher, en termes de bonté et de simple humanité ; et la profession ne s'en rend compte, dans son ensemble, que depuis peu. Un grand clinicien parisien de la génération qui suit Laennec, Pierre-Charles Louis, commence un de ses livres par une citation de Jean-Jacques Rousseau qui peut aider à comprendre au moins un aspect de cette attitude scientifique, et pourquoi il était si nécessaire d'établir une distance, un vide d'émotions, entre le médecin et son patient : « La vérité est dans les choses, et non dans mon esprit qui les juge. Le moins je mettrai de mien dans ces jugements, plus sûrement j'approcherai de la vérité. » C'était une déclaration d'objectivité : en diagnostic, l'esprit doit se fermer à tout ce qui n'est pas évidence perçue par les cinq sens et susceptible de se reproduire. Selon cette conception, tout ce qui contrarie le détachement scientifique gêne la recherche de la vérité. Le préjugé que créent nécessairement les émotions et les sentiments personnels, aussi bénéfiques que ceux-ci puissent être d'ailleurs, empêche trop souvent de parvenir à un diagnostic exact et, partant, au traitement médical approprié. Tel était le credo des cliniciens-chercheurs français du début du XIXe siècle ; tel est resté le credo de la médecine en tant que science. Assurément — et les médecins sont le mieux placés pour le savoir — la médecine n'est pas qu'une science. Mais c'est précisément la réduction « enidienne » de la maladie à ses effets sur les tissus et les organes qui permettra le mieux d'accomplir le vœu hippocratique : soigner l'être humain malade et non la maladie qui se trouve être apparue chez lui. De tous les groupes d'étudiants étrangers heurtés par l’ « insensibilité » des professeurs parisiens, c'étaient les Américains, avec leur sentiment plus enraciné de l'égalité, de la dignité humaine du plus pauvre, qui mâchaient le moins leurs mots, tout en reconnaissant l'énorme supériorité de l'enseignement parisien : dans les vingt années qui suivirent l'invention de Laennec, ce fut presque un principe aux Etats-Unis que tout étudiant en médecine devait aller compléter sa formation à Paris, aussitôt après avoir obtenu son diplôme. (Le voyage fut grandement facilité à partir de 1817, quand les New-Yorkais établirent les premières lignes transatlantiques régulières ; auparavant, on pouvait attendre des semaines, parfois des mois, que le capitaine du prochain navire en partance jugeât ses cales assez pleines et les vents favorables...) Le plus célèbre de ces jeunes gens qui bravaient l'Océan pour aller voir ce qui se faisait à la Charité fut Oliver Wendell Holmes. Il décrit ainsi les avantages du système français, dans une lettre de juin 1835: « Si l'on me demandait : pourquoi préférez-vous cet intelligent jeune homme qui a étudié sérieusement à Paris à ce vénérable praticien qui a plus de deux fois son âge ? Je répondrais : parce que ce jeune homme a l'expérience. Il a déjà vu plus de cas, peut-être, de chaque maladie donnée ; il les a vues groupées de telle façon qu'elles s'éclairent les unes les autres ; on lui a enseigné à consacrer bien plus d'efforts à leur étude ; il a été instruit jour après jour par des hommes qui ne connaissent d'autre maître que la nature, d'autre doctrine que ses lois, indiquées au chevet des malades pour que ceux qui les voient les reconnaissent, que des étudiants les nient, et qu'on montre ainsi comment les découvrir ; en un an, il a examiné plus de morts, et plus entièrement, que la plupart de nos praticiens en dix ans. L'expérience, au vrai sens du terme, est le produit de l'occasion multipliée par les années. » De retour aux États-Unis, Holmes et ses confrères n'y trouvaient rien de comparable aux possibilités du système français et, de plus, se rendaient compte que le caractère américain lui-même excluait toute importation du « détachement scientifique » parisien. D'un côté, les Américains étaient bien moins esclaves des classes et des castes que les Français (nonobstant les proclamations égalitaires de ceux-ci), ce qui fait qu'on traitait les personnes hospitalisées plutôt en êtres humains que comme du « matériel d'enseignement » pour les professeurs. D'autre part, un fort courant anti-intellectuel animait alors la jeune nation, où les idées démocratiques populistes, qu'exprimait par exemple le président Jackson, tenaient le haut du pavé. Pendant tout le XIXe siècle et jusque dans les premières décennies du XXe, aussi bien l'enseignement de la médecine que la recherche médicale, aux Etats-Unis, restèrent loin à la traîne par rapport à l'Europe. La « médecine d'hôpital » ne commence à exister dans ce pays qu'avec l'ouverture de l'école de médecine de l'université John Hopkins en 1893, quelques années après la création de l'hôpital du même nom. Et même après, il faudra plus de trente ans avant que les nouveaux principes d'enseignement soient acceptés dans tous les États-Unis. Au moment de la première guerre mondiale, les écoles américaines qui offrent aux étudiants de véritables cours de clinique sont encore l'exception. Enfin, les écoles de médecine ayant forgé partout des alliances avec les grands hôpitaux, l'enseignement de la médecine aux États-Unis devint bientôt ce qu'il est aujourd'hui, à savoir le meilleur du monde. Laennec et les autres sommités médicales de son temps, une fois le diagnostic fait , n'avaient pas grand-chose de plus à offrir à leurs patients que ce que leur aurait offert Hippocrate vingt-trois siècles auparavant. Les chirurgiens, il est vrai, étaient déjà beaucoup mieux armés contre de nombreux types de lésions externes. Mais les médecins en étaient toujours à essayer de rétablir « la balance des humeurs », au moyen de purgatifs, de vomitifs, de révulsifs, etc. — encore qu'on eût trouvé des justifications de plus en plus savantes de procéder ainsi. Ces méthodes de traitement, dites empiriques parce que les médecins partaient de leur expérience personnelle pour décider dans quel cas les appliquer, avaient parfois — mais par pur hasard — un effet physiologique salutaire ; par exemple, la saignée en cas d'épanchement dans les poumons dû à l'insuffisance cardiaque. L'efficacité d'un traitement ayant été constatée dans certaines occasions, on le recommandait alors pour les maux qui semblaient voisins, mais qui en fait étaient de nature tout à fait différente. Cette démarche, appliquée à tous les domaines, produisait quantité de méthodes thérapeutiques scientifiquement absurdes, surtout quand elle se fondait sur une explication hippocratique de la cause de la maladie. C'est ainsi que Fouquier, qui fut un des successeurs de Laennec à la Charité, traitait les fièvres avec un sédatif, et les diarrhées graves par l'application de sangsues à l'anus. En plus de ses cliniques à la Charité, Laennec avait ses cours au Collège de France et sa clientèle à soigner, laquelle, vu sa réputation, était devenue énorme. Il continuait aussi de publier dans les revues de médecine ; et bientôt vint le moment de préparer une seconde édition de L'auscultation médiate... On voit que depuis son retour à Paris, Laennec travaillait plus que jamais, ce qui tient du miracle quand on pense que sa maladie, au point où elle en était, devait épuiser toutes ses énergies organiques. En octobre 1822, il invite une dame restée veuve, Jacqueline Argou, à s'installer dans l'appartement qu'il partage avec son neveu Mériadec, afin qu'elle veille aux soins du ménage et ainsi le soulage d'une partie de ses tâches quotidiennes. C'était une cousine éloignée, bonne catholique, et âgée de « quarante-deux ou trois ans », ainsi qu'il l'écrit à Christophe, en ajoutant que, donc, personne ne devrait « trouver à redire ». Hélas ! tout Paris, et pas seulement ses chers confrères, fait bientôt des gorges chaudes des récentes dispositions domestiques de l'inventeur du stéthoscope. Finalement, le 16 décembre 1824, Mmc Argou est promue de la condition de veuve au rang d'épouse, ce qui interdit désormais les potins malveillants ; et dès le printemps suivant, mieux encore, il s'avère que Mme Laennec, à quarante-cinq ans environ, est « en chemin de famille ». Laennec est au comble du bonheur, il se voit déjà père et forme de longs projets d'avenir. Mais la mère tombe gravement malade quelques mois plus tard ; elle s'en remet, mais elle a perdu son enfant. Quand la deuxième édition est mise sous presse, au début d'avril 1826, Laennec est au bord de l'effondrement définitif. Il ne peut plus nier sa maladie. Les douleurs à la poitrine et les accès de fièvre deviennent soudain plus aigus et plus fréquents. Il crache des collections épaisses et purulentes qui n'indiquent que trop bien l'état de ses poumons ; et Mériadec, à l'aide du stéthoscope, décèle une cavité tuberculeuse dans la partie supérieure gauche du thorax. Le 20 avril, Laennec rédige son testament. Il décide de retourner sans tarder dans sa Bretagne, et, dût-il y recouvrer quelques forces et même bénéficier d'un long sursis, de ne jamais revenir à Paris. Le 30 mai il descend pour la dernière fois, à grand-peine, les escaliers de sa maison de Paris. Il s'appuie tout tremblotant au bras de son épouse, et sa pâleur et sa maigreur font peur à voir ; dans son éternel habit noir, on dirait un homme qui descend degré après degré dans sa tombe. Le voyage est atroce; pendant les dix jours qu'il dure, il ne cesse de pleuvoir. Enfin paraissent à ses yeux les collines de Kerlouarnec. Le ciel s'est dégagé, et c'est sous un chaud et réconfortant soleil de juin que Laennec descend de voiture, accueilli par ses paysans et les amis et connaissances des alentours. Il est chez lui, mais beaucoup trop tard. Il sent bien qu'il se meurt et il va consacrer ses dernières semaines à dire adieu au monde. De temps en temps, il fait un tour à la campagne dans une petite voiture poussée par un voisin. Il se rend souvent à la chapelle de Sainte-Croix, près du hameau. Et il jouit d'une courte période de rémission, pendant laquelle il peut faire des promenades dans son domaine en compagnie des amis et des cousins venus le voir une dernière fois. Dans la seconde semaine d'août, la fièvre revient, et il sombre dans le délire. Dans l'après-midi du 13 août, il se réveille et recouvre la lucidité. Il considère sa femme, assise, qui veille à côté de son lit et, en faisant un grand effort, se met sur son séant. Puis, lentement, il enlève sa bague et ses breloques et les dépose sur la table de chevet. « Car, a-t-il la force d'énoncer, il faudrait bientôt qu'un autre me rendît ce service. Je ne veux pas qu'on en ait le chagrin. » Ce furent ses dernières paroles. Deux heures plus tard, René Laennec, le plus éminent médecin du monde, l'inventeur du premier instrument de diagnostic, poussait son dernier soupir, victime de cette peste blanche de la tuberculose dont il avait révélé la véritable nature. Après l'enterrement au petit cimetière près de Kerlouarnec, la famille se rassembla pour entendre lecture du testament. Dans les derniers jours, Laennec y avait ajouté un codicille, par lequel il léguait à Mériadec tout ce qui dans sa bibliothèque avait trait à la médecine. Il avait écrit aussi : «Je lui donne ma montre, mes breloques, ma bague. Je lui donne aussi mon stéthoscope, la meilleure partie de ma succession. » Chapitre IX LA THÉORIE MICROBIENNE AVANT LES MICROBES L'énigme d'Ignace Semmelweis « Le génie était sans prix, bienfaisant, divin, mais il était aussi, à ses heures, capricieux, sinistre, cruel ; en conséquence, les natures dominées par lui étaient tantôt infiniment enviables, tantôt infiniment misérables. » Henry james, Roderick Hudson. Les nombreuses biographies d'Ignace Semmelweis ont enrichi la mythologie : on compare les événements de sa vie à ceux d'une tragédie grecque, précisément d'une de ces tragédies d'Eschyle où le héros est détruit par des dieux maléfiques — autrement dit, par des forces extérieures à lui-même. Je ne nierai pas que ce génie, qui découvrit comment prévenir la fièvre mortelle des accouchées, eut un destin tragique; mais les faits indiquent qu'il s'agit plutôt d'une tragédie dans la manière de Sophocle. Cette vie réunit les éléments essentiels du drame sophocléen : un héros, une vérité, une mission, et un mouvement de folle arrogance qui amène la chute. Semmelweis, ayant découvert une grande vérité, ayant découvert sa mission, créa lui-même son destin fatal. Ce qui l'entraîna vers sa perte, ce fut une tare essentielle de sa propre nature, et non pas, comme une certaine historiographie populaire le raconte depuis des générations, les foudres des dieux déchaînés d'une médecine établie et rétrograde. Ce ne fut pas la faute de Semmelweis, il est vrai, si son génie inspiré et cruel le conduisit à une découverte à laquelle le monde savant n'était pas encore préparé ; si, ce faisant, il viola la grande règle non écrite de la chasse aux secrets de la Nature : qu'une idée ne doit pas être présentée avant que son temps soit venu. On parle de révolutions dans les sciences, mais en fait il s'agit presque toujours du dernier pas en avant, accompli par un chercheur hardi, au terme d'une évolution à laquelle beaucoup d'autres ont contribué avant lui. Et quand même quelques esprits seulement comprendraient, au début, toute la valeur de la nouvelle idée, son acceptation n'en serait pas moins inévitable, car elle est le produit d'un développement logique. Parfois on ne sait pas quoi en faire, parce que les moyens pratiques de l'appliquer n'ont pas encore été inventés ; mais on la garde précieusement jusqu'à ce que son utilité soit évidente. Ce fut le cas de la découverte de la circulation par Harvey, ainsi que, dans une moindre mesure, de l'anatomie de Vésale et des recherches anatomiques de Hunter. Des savants comme Morgagni et Laennec furent encore plus heureux : leurs découvertes étaient largement, presque impatiemment attendues ; beaucoup saisirent instantanément leur importance, et les applications pratiques suivirent aussitôt. Semmelweis n'a pas eu cette chance : il présente une conception de la maladie fondée sur la contagion bactérienne, mais neuf ans avant que Pasteur ait démontré que les bactéries sont la cause de la putréfaction. Il découvre que ce sont les médecins de l'hôpital eux-mêmes qui font passer d'une patiente à l'autre l'infection mortelle de la fièvre puerpérale, et il démontre comment cela se produit, mais presque vingt ans avant qu'on ait la preuve en 1867, grâce à Josepl Lister, que l'infection des plaies, provoquée par des microbes, peut être transmise à d'autres personnes par les mains du médecin. Cela dit, ce n'est pas parce qu'il est venu trop tôt que Semmelweis a sombré ; il n'est pas une victime des convenances temporelles. Comme on le verra bientôt, sa découverte n'est pas tombée du ciel, elle se préparait ; et si son apparition fut prématurée, elle se fit dans un milieu qui pouvait être son incubateur. Semmelweis ne fut pas de ces génies qui s'éveillent « trop tôt dans le noir », comme Léonard de Vinci ; il refusa obstinément de voir que la science était à deux doigts d'accepter ses idées, de lui donner la reconnaissance à laquelle il aspirait, et de sauver toutes les vies qui furent perdues à cause de sa folle intransigeance. Non seulement il était un peu en avance sur son temps : il était aussi trop têtu. Imbu de son bon droit, il ne fit jamais les expériences qui auraient fait avancer sa cause, et il fut incapable de convaincre les chercheurs de laboratoire, les biologistes, de plus en plus nombreux et compétents, qu'il était tombé sur le filon à exploiter. C'est lui qui eût dû être le premier à s'emparer de la découverte de Pasteur pour en faire une pierre angulaire de la médecine. Mais ce bond en avant colossal, qui aboutit à la théorie microbienne des maladies, fut accompli par un homme patient bien moins soucieux de son moi, Joseph Lister. L'histoire de la vie d'Ignace Semmelweis contient donc une moralité, elle présente un exemple à ne pas suivre. Dans la procession de réussites éclatantes qu'est dans l'ensemble notre biographie de la médecine, il est bon de s'arrêter pour considérer un échec ; car la recherche médicale s'est fourvoyée souvent dans des culs-de-sac, et elle compte bien plus de ratés que de héros. Dans cette « exposition de la bêtise humaine » dont parlait Fielding Garrison, l'histoire de Semmelweis a quelque chose de particulièrement poignant, parce qu'ici la bêtise n'est pas due à un manque de talent, mais à une tare du caractère. Après une brève période où tout ce qu'il fit fut juste, encore qu'un peu prématuré, il passa le reste de sa carrière à tout faire de travers. Son livre, au lieu de marquer un grand tournant de l'histoire de la science médicale, n'apparut que comme le point de départ de funestes divagations ; il fut donc voué à l'oubli jusqu'à la fin de son siècle. En 1847, quand la découverte de Semmelweis est rendue publique, le conservatisme le plus extrême règne à l'école de médecine de Vienne, comme du reste dans tout l'empire des Habsbourg, où Vienne est la brillante capitale et la Hongrie une simple province dominée par la culture germanique. Le prince Metternich, premier ministre, mène une politique de répression féroce et ne reconnaît les diverses nationalités de l'empire que dans la mesure où il cherche à les dresser les unes contre les autres. On est à la veille des révolutions de 1848, qui échouèrent sur le plan politique, mais en revanche aboutirent à l'instauration d'une certaine liberté académique. L'université de Vienne, en effet, et surtout son école de médecine, est un foyer révolutionnaire. Les insurrections de 48 trouvèrent de chauds partisans chez les étudiants et les jeunes membres de la Faculté, qui y virent l'occasion de secouer le carcan imposé par la bureaucratie d'Etat. Les vieux docteurs professeurs gâteux, ou simplement les arrivistes incapables, qui ne devaient leur chaire qu'à l'appui de quelque ministre ou autre sous-fifre, et qui étaient donc par principe ennemis de toute nouveauté, non seulement en politique, mais dans la recherche et dans la conception même de la cause des maladies, font front contre le mouvement. Dans cette situation de tensions accumulées jusqu'au paroxysme, la théorie de Semmelweis fit l'effet d'une bombe. Cette théorie, résultat logique des méthodes d'observation et d'analyse préconisées par les jeunes, et de l'enseignement donné par leurs trois chefs de file, offrit un champ de bataille idéal pour le parti de la clarté. Les grandes batailles du XVIIIe et du XIXe siècle s'engagent souvent au lever du soleil. Ce que Semmelweis, des années plus tard, appelle « le lever du soleil puerpéral sur Vienne » donna le signal de cette bataille qui nous occupe, et qui fut fondamentale dans F histoire de l'école de médecine viennoise. C'est une heureuse coïncidence — le fait que trois hommes jeunes, brillants et visionnaires s'y trouvent à travailler et enseigner au même moment — qui fait entrer l'école viennoise dans sa période de gloire. Le premier de ces astres est Karl von Rokitansky, professeur d'anatomo-pathologie, qui soutient que les symptômes cliniques sont le signe extérieur d'altérations internes des organes et des tissus. Cette conception, née de Morgagni, puis recueillie et développée par les Parisiens, n'est pas encore acceptée par tout le monde quand Rokitansky est nommé à la Faculté en 1844. Mais lui, il est arrivé à l'idée que le rôle du dissecteur est non seulement d'identifier le trouble organique, mais de le comprendre comme moment du processus dynamique qu'est la maladie. Inspiré par les Français et par les recherches physiologiques de John Hunter, il cherche à savoir et à décrire comment cette dynamique pathologique finit par produire l'état que constatent le médecin, le professeur de clinique à l'hôpital, ou l'anatomiste. Il ne s'agit plus seulement d'attribuer tel « cri » à tel « organe souffrant » ; il s'agit de remonter plus haut, jusqu'aux premiers moments de l'altération de l'organe, afin de reconstruire et de comprendre tout le cours de la maladie. De plus il veut savoir en quoi et comment cette altération de l'organe altère aussi sa fonction — ce qu'on appelle la Physiopathologie (phycologie pathologique), et qui requiert des observations tellement suivies du développement des maladies que dès lors qu'on s'y adonne, on ne peut plus faire que cela. Ainsi, avec Rokitansky, l'étude de la pathologie devient un domaine à part, une spécialité. A Vienne, le clinicien ne fait plus lui-même les dissections : il va à la salle d'autopsie voir ce que le pathologiste peut lui montrer. Et il en est ainsi depuis lors, dans le monde entier. L'Institut de pathologie de l'université de Vienne était en quelque sorte une « salle de concert médicale », où les « artistes » des différentes branches de la médecine donnaient des « récitals » devant leurs confrères des autres spécialités. Rokitansky donnait chaque année dix-huit cents de ces récitals ; à la fin de sa vie, il en avait donnés trente mille ! Le corps de tout patient qui mourait à l'hôpital général de Vienne (deux mille lits) était remis à son institut. Au cours de sa carrière, Rokitansky fit accomplir de tels progrès à la classification des maladies — l'enrichissant, l'ordonnant, la systématisant — que Rudolf Virchow l'appela « le Linné de l'anatomo-pathologie ». Enfin, Rokitansky fut à la tête du mouvement qui vit l'avant-garde de la médecine européenne se déplacer vers les écoles et les hôpitaux des pays allemands et d'Europe centrale. Le pathologiste Edwin Klebs, qui contribua beaucoup à l'élaboration de la théorie bactérienne des maladies (et qui, soit dit en passant, était le père d'un des trois fondateurs de « ma » bibliothèque), a écrit de Rokitansky : « Il nous a appris à penser, au chevet même du malade, en termes d'anatomie et, lors de l'autopsie, à intégrer chaque phase du processus morbide dans la trame du progrès clinique. » Tel était donc le maître qui initia Semmelweis à la surveillance étroite du malade, qui lui enseigna à faire le partage entre ce qui importe et ce qui est insignifiant, et à «fondre ses observations en un diagnostic unitaire où le clinique s'allie au pathologique. Le deuxième membre de ce triumvirat était le professeur de clinique Josef Skoda. Il est surtout connu pour ses études sur la percussion et l'auscultation. Comme Rokitansky, il s'attachait à établir des relations exactes entre les constatations cliniques et les altérations pathologiques qui en sont la cause. Son approche était assez différente de celle de Laennec et des disciples de celui-ci, elle était centrée sur les propriétés physiques des organes auscultés, et non sur leurs caractéristiques biologiques. D'où un système prêtant beaucoup moins aux exagérations que le français et, partant, plus facile à enseigner aux novices. Rokitansky était aimable, généreux ; Skoda sévère, distant, froid. Il n'avait qu'une passion : la science clinique ; et celle-ci, pour lui, signifiait non pas thérapie, mais uniquement diagnostic. Il affichait un souverain mépris pour les traitements, en général tout à fait inefficaces, qui étaient alors en faveur : « Das ist ja alles eins », avait-il coutume de dire : « Tout ça, c'est du pareil au même. » En revanche, il prônait la prévention, la prophylaxie ; à ses yeux, la seule attitude valable, face à la maladie, était de tenter de l'arrêter avant qu'elle n'exerce ses ravages. Dans ce but, il consacra énormément d'efforts à l'étude de maladies épidémiques telles que la typhoïde et le choléra. On conçoit donc l'enthousiasme avec lequel il accueillera la théorie de Semmelweis. S'il fut un-champion de l'hygiène et de la santé publiques, il n'en reste pas moins que c'est comme diagnostiqueur qu'il a atteint la célébrité. Appliquant aux patients les résultats de ses travaux d'anatomie, qu'il faisait dans la salle d'autopsie aux côtés de Rokitansky, il élabora un mode de raisonnement clinique qui frappa l'imagination du jeune Semmelweis. Aussi bien Skoda que Rokitansky reconnurent dans la découverte de la fièvre puerpérale le fruit logique des nouvelles méthodes de logique scientifique qu'eux-mêmes enseignaient. Erna Lesky, dans son ouvrage extrêmement fouillé sur l'école de médecine de Vienne, affirme que ces deux géants qui devaient soutenir Semmelweis étaient en fait « les pères intellectuels de sa découverte ». Enfin le troisième de ces grands médecins viennois est Ferdinand von Hebra. N'ayant que deux ans de plus que Semmelweis, il fut lui aussi élève de Rokitansky et Skoda, dont il appliqua les principes à la classification et au diagnostic des maladies de la peau. C'est Skoda qui le mit à l'étude de certaines formes de dermatites ; il résulta de ces travaux une nouvelle dermatologie fondée sur l'anatomie pathologique. Hebra et Semmelweis se lièrent d'amitié. Hebra, qui était la délicatesse, la gentillesse mêmes, fut le premier à exposer et à défendre par voie de presse la théorie de son sauvage d'ami. A ses yeux, celle-ci était à ranger sur le même plan que la découverte d'Edward Jenner. Les héros se recrutent surtout, semble-t-il, dans l'aristocratie sociale ou intellectuelle d'un côté, et, de l'autre, parmi les paysans ou les ouvriers endurcis par la misère. Aussi est-ce un héros inhabituel que celui de notre tragédie ; son père était épicier, il était issu de la prudente bourgeoisie. D'autre part, ce héros national hongrois portait, comme on le voit, un nom très peu magyar. Selon György Gortvay et Imre Zoltan, auteurs d'une biographie très documentée publiée en 1968, la plus ancienne mention de la famille de Semmelweis remonte à 1570 et se trouve dans les registres de paroisse du village de Marczfalva. D'origine franque très probablement, ces Semmelweis, comme la plupart des marchands de Buda et de Pest, parlaient un dialecte allemand appelé « souabe de Buda ». Ignaz Philip (Ignâc Fülöp en hongrois), surnommé Natzi par ses proches, n'apprit vraiment le hongrois qu'au lycée. Quand il s'inscrit à l'université de Vienne, en 1837, il est aussi peu à son aise en viennois qu'en allemand littéraire et en hongrois. Il est venu faire son droit, mais un an plus tard, il passe à la médecine ; ce fut peut-être le premier brusque changement de direction de son existence ; en tout cas, ce ne fut pas le dernier — que ces revirements fussent imposés par les circonstances ou délibérément choisis. Dans le registre de l'école de médecine de Vienne, en 1844, peu avant d'obtenir son doctorat, Semmelweis déclare son intention de rentrer au pays. Et pourtant, pour on ne sait quelles raisons, peut-être parce qu'il perdit sa mère juste à ce moment-là, il décida finalement de rester à Vienne. L'imagination de notre nouveau docteur, déjà captivée par les études de Rokitansky, s'embrase devant les travaux de pathologie légale qu'est en train d'accomplir un disciple de celui-ci, Jacob Kolletschka. Semmelweis se porte candidat à un poste d'assistant de son idole ; demande rejetée. On peut imaginer sa déception. Mais Semmelweis a d'autres intérêts : peu après, il sollicite un poste semblable auprès de Skoda. Malheureusement, Skoda a déjà promis cette place à quelqu'un. En juillet 1844, Ignaz décide d'étudier l'obstétrique; Rokitansky lui accorde l'autorisation de disséquer des cadavres de femmes, et bientôt Johann Klein, professeur d'obstétrique, le prend pour assistant. Le fait que Klein était un dur des durs de la vieille garde et frayait avec les bureaucrates du ministère n'enleva rien à l'enthousiasme avec lequel Semmelweis se mit au travail. Ses sujets d'autopsie sont souvent des femmes mortes de fièvre, ou infection, puerpérale et peu à peu, il élabore une théorie personnelle de la Physiopathologie, c'est-à-dire du mode d'apparition et du développement de cette maladie. A l'époque on proposait, selon les écoles, diverses explications de ce mal terrible, dont tant de femmes mouraient dans les premiers jours après l'accouchement. A certaines périodes de l'année, on enregistrait dans les hôpitaux jusqu'à 25 pour 100 de décès parmi les accouchées. La plupart des médecins tenaient la fièvre puerpérale pour une entité morbide spécifique, comme la petite vérole, par exemple ; et que, toujours comme celle-ci, elle était un genre d'épidémie. D'aucuns l'attribuaient à un miasme — ces émanations nocives que, depuis les Grecs, on rangeait parmi les causes de maladie. La théorie d'Ignace Semmelweis devait mettre fin à toutes ces conjectures. Il y fut conduit par une série de fines observations et par son esprit logique clair et incisif, comme le révèle son premier ouvrage, paru onze ans plus tard. Première observation : à l'hôpital général de Vienne, qui était aussi celui de l'université, il y avait, côte à côte, deux services d'obstétrique (maternités), semblables à tous égards, où naissaient chaque année environ 3 500 enfants. Seule différence : dans le service I les femmes étaient accouchées par des médecins et des étudiants ; dans le service II par des sages-femmes. Dans le service I, la fièvre puerpérale emportait chaque année entre six et huit cents femmes ; dans le service II, soixante. Ces chiffres n'étaient pas du tout évidents ; Semmelweis ne put les établir qu'après des recherches très méticuleuses : en effet, les femmes atteintes de fièvre puerpérale, et donc condamnées, étaient en règle générale transférées dans les services non spécialisés de l'hôpital, ce qui faussait complètement les statistiques de la mortalité dans les deux services obstétricaux. Deuxième observation : cette fièvre puerpérale n'avait nullement, en ville, le caractère d'une épidémie. Elle frappait très peu de femmes accouchant chez elles avec l'aide d'un médecin ou d'une sage-femme ; et elle épargnait complètement celles qui accouchaient naturellement chez elles ou dehors — dans la rue, au lavoir, etc. Troisième observation : les statistiques mois par mois montraient que la mortalité n'était aucunement liée aux changements de temps et de saison. Quatrième observation : plus une accouchée avait subi de lésions, au col de l'utérus ou à l'utérus, plus elle était sujette à l'infection. Cinquième observation : dans une salle qu'on venait de rouvrir après l'avoir fermée pendant un certain temps, on ne constatait au début aucun cas d'infection. Ces observations mettaient les « miasmes » hors de cause et montraient, d'autre part, que cette maladie n'est pas endémique. Il fallait donc qu'il y eût dans le service I, et uniquement dans celui-ci, un facteur d'infection encore non observé. Semmelweis en était à ce point de sa recherche quand une grande tragédie se produisit à l'école de médecine : Kolletschka, ce professeur de pathologie légale qu'il idolâtrait, mourut subitement d'infection généralisée après s'être blessé pendant une autopsie. Semmelweis qui, neuf mois plus tôt, venait de perdre aussi son père, fut plongé dans le plus grand désarroi : « Totalement ébranlé, devait-il écrire quatorze ans plus tard, je pensai sans cesse et intensément à ce cas, quand tout à coup une idée me traversa l'esprit : la fièvre puerpérale et la mort du professeur Kolletschka étaient une seule et même chose, parce que toutes deux comportaient pathologiquement les mêmes altérations anatomiques. Or, dans le cas du professeur Kolletschka, c'était l'inoculation de particules de cadavres qui avait provoqué l'altération septique ; la fièvre puerpérale devait donc forcément avoir la même origine. (...) Ces particules étaient apportées dans les salles, tout simplement, sur les mains des étudiants et des médecins. » A l'Allgemeines Krankenhaus, conformément aux principes d'enseignement introduits par Rokitansky, étudiants et professeurs disséquaient chaque jour plusieurs cadavres ; après quoi, souvent sans se laver même superficiellement les mains, on allait soigner les personnes hospitalisées. La fièvre puerpérale n'était donc pas une maladie spécifique, comme la variole ; c'était un ensemble d'altérations pathologiques des organes et tissus dues à la transmission, par le personnel médical lui-même, de « particules de cadavres invisibles, reconnaissables uniquement à leur odeur » — comme l'écrit Semmelweis. Contrairement à la variole, qui ne pouvait être transmise que par un autre cas de variole, l'infection puerpérale pouvait apparaître au contact de toute source purulente, qu'il s'agît d'une mère malade, d'un cadavre putride, d'un furoncle percé ou d'un drap infecté ; de plus, l'observation montrait que c'était l'unique cause possible. Holmes, en Amérique, et plusieurs médecins anglais s'étaient déjà attaqués au problème ; mais pour eux, il s'agissait d'une maladie contagieuse spécifique, transmise par l'air ou d'autres voies. Holmes, qui en 1843 était arrivé tout près de la solution, avait même envisagé l'action d'un «virus». Seul Semmelweis comprit que trois facteurs devaient être réunis : une source de « matière organique putride », un intermédiaire physique qui mît cette matière en contact intime avec la victime, et une plaie ouverte chez celle-ci — dénudation de la muqueuse utérine après l'accouchement, simple coupure au doigt, etc. Pour reprendre la formule de Semmelweis : « La fièvre puerpérale est une maladie transmissible, mais non contagieuse. » Reprenons la comparaison avec la variole : seule cette maladie peut produire un autre cas de variole ; c'est ce qu'on appelle contagion. Au contraire, un abcès dentaire, un utérus infecté, etc., ne peuvent provoquer la variole ; mais leur pus peut être cause d'infection puerpérale. Semmelweis, étant l'assistant de Klein, réussit à obliger étudiants et médecins à se laver soigneusement les mains dans une solution chlorée jusqu'à ce que la peau soit lisse et que l'odeur de cadavre ait disparu. Pendant l'année qui suivit l'introduction de cette simple mesure prophylactique (1848), la mortalité due à la fièvre puerpérale fut, dans le service I, de 1,2 pour 100, dans le service II, de 1,3 pour 100. En avril 1847 — le dernier mois avant l'introduction de cette mesure — elle avait été, dans le service I, de 18,3 pour 100... Plus aucun doute ne subsistait donc sur la cause de la fièvre puerpérale et les moyens de la prévenir. La doctrine était simple, logique, cohérente avec toutes les observations faites par Semmelweis ; et c'était une magnifique application des techniques de recherche et des méthodes logiques enseignées par Rokitansky et Skoda. C'était aussi un triomphe de la conception expérimentale de la clinique, née avec les hippocratiques et rappelée à une nouvelle vie par les Français. Mais la simplicité même de l'explication et du remède découverts par le jeune Semmelweis était sans doute ce qu'il y avait dans sa théorie de plus inacceptable, voire de plus insupportable pour les pontes de l'obstétrique viennoise qui, depuis tant d'années, assistaient impuissants aux déferlements de la mort puerpérale et s'y étaient, dans le fait, résignés — mais non sans remords. L'évidence était enfin là, mais ils ne pouvaient la reconnaître sans prononcer leur propre condamnation. Les jeunes, au contraire, se saisirent de la découverte de Semmelweis : elle pouvait être leur drapeau et leur arme la plus efficace, contre les institutions sclérosées du monde médical et politique autrichien ; et pour la « liberté académique », cette formule dont nous nous rengorgeons tant aujourd'hui et qui est née alors, en 1848, comme le faisait remarquer trente ans après ces événements l'illustre chirurgien viennois, Theodor Billroth. Billroth décrivait ainsi le vieux clan conservateur de la faculté autrichienne : « Cette génération avait été éduquée dans une camisole de force intellectuelle ; on lui avait mis des verres noirs devant les yeux et de l'ouate dans les oreilles. Maintenant les jeunes faisaient des culbutes dans l'herbe; et les vieux, avec leurs corps atrophiés par toute une vie d'oppression étatique, percevaient dans le bruit de ces ébats l'écroulement de leur monde, et ils se croyaient au bord de l'abîme... » Ces « culbutes dans l'herbe », c'était, je pense qu'il convient de le préciser, l'irrésistible ascension de la nouvelle médecine, fondée sur l'anatomie pathologique. Parmi les vieux résistants, le plus farouche fut certainement ce Johann Klein qui était le grand patron de l'obstétrique et le supérieur direct de Semmelweis. Pouvait-il accepter la théorie si simple de son jeune assistant ? C’aurait été reconnaître que ses adversaires, avec leur méthode logique et leur attachement à l'objectivité de l'observation, avaient raison ; c’aurait été reconnaître que lui, le grand manitou de l'obstétrique, était complice de la mort de milliers de jeunes femmes. Devons-nous nous mettre à la place de cet homme vieillissant, assailli soudain par sa conscience, ou le prier de monter au cocotier ? Il ne démordit pas de sa conviction que la fièvre puerpérale était un problème insoluble — fût-ce dans une vulgaire solution chlorée ! — et une fatalité, si l'on avait le malheur de devoir accoucher dans un hôpital. C'était le moment de publier. Semmelweis pourtant n'en fit rien. Hebra, son ami, prit sur lui de révéler la découverte dans une revue médicale de Vienne, en décembre 1847. Rokitansky prit ouvertement parti pour son ancien élève. Hebra revint à la charge en avril 1848 avec un nouvel article, dans la même revue, mais qui, comme le premier, était un point de vue autorisé et non une démonstration scientifique. Skoda aussi défendait publiquement la théorie de Semmelweis ; il fit même à ce sujet une communication remarquée et publiée ensuite devant l'Académie impériale des Sciences. Le mythe créé par les biographes nous montre un Semmelweis isolé et incompris, se battant presque contre tout le monde et succombant finalement sous le poids du nombre et de l'autorité. Ce n'est pas vrai. Les hommes qui, quelques années plus tard, devaient faire la pluie et le beau temps dans le monde médical viennois, étaient avec lui. Il existe un portrait collectif, datant de 1853, du Collegium de la faculté de médecine : sur les quinze Herren Professoren représentés, neuf défendaient — par leurs discours, par écrit, ou tout simplement en l'appliquant — la théorie de Semmelweis. Le rayonnement de Rokitansky était tel qu'il avait été élu l'année précédente recteur de l'université. Sur ce portrait, seul un homme, Anton von Rosas, ami de Johann Klein, représente les adversaires de Semmelweis. (Les cinq autres n'avaient pas pris position.) Grâce aux articles de Hebra et aux déclarations de Rokitansky et de Skoda, d'éminents obstétriciens dans d'autres facultés d'Europe prenaient connaissance de cette découverte encore qu'ils ne fussent pas toujours d'accord. Mais Semmelweis ne faisait rien pöur la défendre publiquement, malgré les exhortations de ses puissants amis. Sans aucun doute, comme l'ont fait remarquer les historiens, il était retenu par son incapacité à s'exprimer dans un allemand correct. De plus, je pense, il devait avoir l'impression d'être un exclu, avec son accent « souabe de Buda », dans cette brillante communauté universitaire viennoise qui, aussi cosmopolite qu'elle fût, n'en était pas moins fondamentalement hostile à certaines espèces d'étrangers. Je n'en veux pour preuve que cette méchante tirade du grand et bon Billroth (écrite trente ans plus tard) qui ne reconnaît de valeur, parmi les Hongrois, qu'aux « purs Magyars». Les Hongrois non magyars, évidemment, étaient juste au-dessus des Juifs hongrois — lesquels, selon les observations purement objectives de Theodor Billroth, « ont la pire réputation parmi les étudiants viennois eux-mêmes ». Le pauvre Semmelweis était un Hongrois avec un nom germanique. Combien de fois n'aura-t-il pas senti qu'on le prenait pour un Juif? Et pourtant Hebra, son ami, était juif, et morave qui plus est, et néanmoins honoré comme un grand médecin par le Tout-Vienne. Semmelweis, vraiment, semble avoir courtisé le rejet. Il est vrai que l'obstétrique n'était pas une spécialité prestigieuse. Il y avait, certes, des chaires d'obstétrique dans les grandes universités, mais c'était une matière facultative. L'accouchement était encore un domaine tenu dans l'ensemble par les sages-femmes. Et n'oublions pas que Semmelweis lui-même se fit obstétricien après avoir été écarté d'autres places qu'il eût préférées, en pathologie puis en médecine générale. Sa théorie faisait de plus en plus de bruit quand le terme de son engagement comme assistant d'obstétrique expira, le 20 mars 1849. Klein, appuyé par ses amis du ministère, refusa de le renouveler, malgré les plaidoyers de Rokitansky, Skoda et Hebra. Semmelweis, de son côté, avait une façon odieuse de défendre ses idées ; à quiconque s'enquérait de sa découverte, il ne cachait pas qu'il était proprement criminel de ne pas se laver les mains dans la solution chlorée avant d'assister une femme en train d'accoucher. Avec son ton messianique, crachant les feux de l'enfer sur la bonne conscience, il était un de ces hérissés de justice que personne n'a envie d'avoir à côté de soi. Plus d'un obstétricien, prêt à considérer équitablement et même favorablement ses idées, fut rebuté par sa façon de vous plonger le museau dans son abreuvoir de vérité antiseptique. Klein résistait à tous les appels, et le temps passait. Sur les instances réitérées du brillant triumvirat, Semmelweis se résolut enfin, trois ans après avoir identifié la cause de la fièvre puerpérale, à en parler devant l'assemblée de ses confrères de la Société de médecine de Vienne, le 15 mai 1850. Parrainé par ses trois amis, il avait été reçu membre de cette société en juillet 1849, quatre mois après avoir été démis de ses fonctions par Klein. Peut-être qu'en mai 1850 il se sentait sûr de lui, Rokitansky ayant été élu président de cette honorable société ; en tout cas, il exprima si bien ses idées qu'à la fin du débat qui s'ensuivit au cours de nouvelles réunions, en juin et en juillet, le recteur de l'université (Rokitansky) put déclarer que le Dr Semmelweis avait remporté la victoire sur toute la ligne. Sa découverte est alors sur le point d'être acceptée par l'ensemble du monde médical, en dépit de sa manière parfois très maladroite de la défendre. Elle a le soutien des nouvelles têtes de la médecine viennoise ; le débat ouvert et les épreuves cliniques et chimiques (en laboratoire) ne peuvent que la vérifier. Or Semmelweis fait à ce moment deux graves erreurs. Primo, il ne publie pas son exposé et ses interventions dans les débats de la Société de médecine, ce qui fait qu'elles ne paraîtront que sous forme abrégée dans les Actes, tandis que les développements de son adversaire, Eduard Lumpe, sont imprimés in extenso. (Semmelweis n'ayant rien publié et ses amis, dans leurs rapports favorables, étant restés dans le vague, comme nous l'avons vu, Lumpe se tient à la vieille thèse des variations apparemment saisonnières de l'incidence de la fièvre puerpérale et, donc, nie que l’ « infection cadavérique » en soit la cause.) Secundo, Semmelweis se sent mortellement insulté quand on lui offre à l'hôpital un poste mineur, qui limitera ses prérogatives d'enseignant. Cinq jours plus tard, sans avoir rien dit à ses amis et partisans de ses projets, sans même leur avoir dit adieu, il quitte Vienne. Rokitansky, Skoda, Hebra et tous les autres en demeurèrent pantois. Ils lui avaient prodigué leurs encouragements, leur soutien, leur amitié. Ils se réjouissaient à la pensée qu'il obtiendrait bientôt à l'école de médecine la haute position qu'il méritait. Rokitansky, des années plus tard, pardonna ; mais Skoda ne fit plus jamais mention de lui dans ses écrits, ni, paraît-il, dans la conversation. On est tenté, quand on considère cette fuite de Semmelweis, d'accuser l'ironie du sort ; de dire, comme tant de biographes, qu'il perdit courage juste au moment où il allait gagner. Mais tout indique que ce fut l'acte presque délibéré qui le mit sur la pente glissante de l'autodestruction ; que la victoire, l'obtention d'une chaire à la sainte école médicale viennoise, ne s'accordait pas au trajet fatal que lui dictait son inconscient ; que son image de soi, de paysan du Danube miteux et toujours exclu, refusait la gloire qu'allait lui apporter le débat public inévitable avec les éminents obstétriciens du reste de l'Europe ; qu'il ne voulait pas faire imprimer son allemand provincial à côté de l'élégante prose de ses confrères ; qu'il retourna en Hongrie comme un enfant court se réfugier dans les jupes de sa mère ; et qu'il se persuada que tout le monde le rejetait, pour justifier cette fuite en arrière vers l'élément maternel et protecteur. Pest n'était pas Vienne: en 1850, ce n'était pas du tout un cratère de l'esprit. A Vienne la révolution de 1848 avait créé une certaine liberté académique ; à Pest elle avait donné aux autorités tout pouvoir de réprimer l'Université. Semmelweis obtient le poste, non rémunéré, de directeur d'obstétrique de l'hôpital Rochus où, grâce à lui, le taux de mortalité des accouchées tombe à 0,85 pour 100. En 1855, il est élu professeur d'obstétrique à l'université — école tellement dominée par les intrigues politiques que le niveau de l'enseignement y était au plus bas. Ignace Semmelweis chevalier solitaire ? Porteur d'une grande vérité censurée par des collègues envieux et rancuniers ? Lisons le petit texte que l'on distribuait à la Faculté le jour de son élection : « Ignac Semmelweis, trente-six ans. (...) Ses découvertes ont été reconnues par l'Académie des Sciences de Vienne, et on le juge capable d'en faire d'autres. » Maintenant, il est professeur en chaire, il a un pouvoir. Il se lance dans de multiples activités : commissions, projets et, par voie de conséquence, conflits également multiples avec collègues et confrères. Il est impétueux, il manque de tact, il a le secret de s'aliéner les personnages puissants de ce monde. En Hongrie personne ne conteste sa « théorie », et tant mieux pour les femmes de Transleithanie ; mais partout ailleurs elle sombre dans l'oubli, non seulement parce qu'on ignore la véritable base du travail de Semmelweis, mais aussi parce qu'en dehors de Vienne, l'opposition est énorme. La légende et le mythe d'Ignace Semmelweis disent que ses détracteurs étaient des crétins des Alpes et d'ailleurs, rétrogrades, voire réactionnaires. Ce n'est pas plus vrai que le reste. Le parti anti-Semmelweis comprenait certes quelques imbéciles, comme tout parti, mais aussi des cliniciens parmi les plus réputés du monde. Même un esprit aussi éclairé et progressiste dans l'ensemble que Rudolf Virchow, le grand pathologiste de Berlin, nia pendant des années la découverte de Semmelweis. C'est comme si, aujourd'hui, une nouvelle théorie de la prévention des maladies cardiaques, proclamée, mais mal décrite et non publiée par un universitaire d'un trou perdu, était contestée par Michael De Bakey, le directeur de la Santé publique Everett Koop, et le président de l'Institut national du cœur... On avait de bonnes raisons de ne pas accepter partout avec enthousiasme la théorie de Semmelweis. Dans les années 1850, il n'y avait qu'à Vienne qu'on pouvait conduire des études anatomo-cliniques et statistiques aussi poussées. Semmelweis, d'autre part, n'ayant pas publié de compte rendu scientifique précis de ses observations et conclusions, seuls ceux qui avaient vu, qui avaient suivi son travail, pouvaient être convaincus de sa justesse. Pour soutenir sa thèse, il avait fait quelques expériences sur des lapins, mais très peu de médecins les connaissaient. De plus, ses amis bien intentionnés, en concentrant tout sur l’ « infection cadavérique », n'avaient présenté qu'une facette de son argumentation. Semmelweis se taisant, ces mêmes amis auraient pu s'efforcer de présenter la totalité de son point de vue pour rendre les choses claires ; mais ne comprenant pas pourquoi Semmelweis les avait abandonnés, ils l'avaient eux aussi abandonné à son sort. Bref, les adversaires de Semmelweis n'avaient aucun moyen de connaître l'ensemble de faits et de raisonnements qui l'avaient amené à sa découverte et à sa théorie. Le parti adverse mettait en avant deux arguments majeurs. Un : on avait beau essayer, on ne parvenait pas à reproduire les résultats obtenus par Semmelweis. Le fait est que dans la plupart des hôpitaux où l'on essayait, soi-disant, le lavage des mains à l'eau chlorée, on ne surveillait pas si les étudiants et les médecins appliquaient réellement cette mesure... Joseph Lister aussi, une génération plus tard, eut à pâtir de cette répugnance pour la propreté, quand il chercha à introduire l'antisepsie dans les hôpitaux britanniques. Le second argument était celui de Lumpe : le caractère apparemment périodique, saisonnier, de la maladie. Semmelweis avait complètement démoli cette thèse par ses multiples observations ; il avait fort bien vu, par exemple, que le nombre de femmes frappées par la fièvre puerpérale montait en flèche quand arrivait un nouveau groupe d'étudiants. Les nouveaux s'enthousiasmaient toujours pour la dissection. Puis le taux de mortalité baissait, à mesure de leur désaffection pour cet aspect de leurs études. Mais cela, personne ne le savait puisqu'il ne publiait rien. D'ailleurs, Semmelweis eût-il rendu publique sa théorie, en eût-il expliqué parfaitement tous les aspects, on ne l'aurait sans doute pas acceptée. Malgré tous les progrès accomplis en anatomie pathologique, en examen somatique, en diagnostic, la médecine occidentale rest lit encore largement tributaire des explications des maladies données par les anciens : miasmes, déséquilibres des humeurs, tempéraments, etc. Presque personne encore, bien qu'on fût à la veille (moins de vingt ans) de l'avènement de la théorie microbienne, ne pouvait comprendre qu'une maladie peut avoir une cause unique et simple. Une conception fondée sur l'action directe de particules invisibles émanant de tissus putrides n'avait guère de précédents. Pour l'accepter, il fallait changer totalement de croyance... Ainsi, à toutes les raisons de l'échec de Semmelweis on doit ajouter le fait qu'il ne fit pas sa découverte au bon moment. Personne ne connaissait encore le rôle des bactéries dans l'infection. Semmelweis exigeait des médecins qu'ils crussent à l'existence de particules nocives qu'on ne pouvait ni voir ni toucher, mais seulement sentir avec le nez. Et pourtant, même cela, les médecins auraient pu l'accepter : tant de fois, dans l'histoire de la médecine clinique, ils ont montré qu'ils étaient prêts à adopter une nouvelle méthode de traitement manifestement efficace, même si elle n'était pas encore prouvée scientifiquement ! Pourvu qu'on ne viole pas le commandement hippocratique : ne pas nuire, on peut faire beaucoup de bien entre le moment où une nouvelle thérapeutique est introduite et celui où elle est entérinée par la science. Beaucoup de médecins se seraient unis avec ferveur à la campagne de Semmelweis, s'il avait su, ou voulu, présenter efficacement sa découverte. Certains, disposant de plus de moyens que lui, se seraient peut-être employés à prouver, en laboratoire, la transmission de la fièvre puerpérale d'animal à animal. Et cela aurait constitué une preuve irréfutable, quand bien même on ignorait encore le rôle des bactéries. Mais les seules recherches tentées dans ce sens furent les expériences ratées de Semmelweis lui-même. A Vienne on ne se souvenait plus de Semmelweis, sinon pour le dénigrer. Rokitansky, Skoda, Hebra auraient pu, dira-t-on, imposer la vérité démontrée par le bouillonnant déserteur... Mais non : chacun d'eux poursuivait ses propres recherches et les jugeait certainement plus importantes que la défense de la théorie de Semmelweis — d'autant plus que personne encore ne se doutait qu'elle était applicable à bien d'autres domaines qu'à l'art des accouchements. A l'Allgemeines Krankenhaus, l'obstétrique était maintenant dirigée par Karl Braun, qui après avoir succédé à Semmelweis comme assistant de Klein était devenu le patron à la mort de celui-ci en 1856. En 1855 Braun écrivit un livre: il y énumérait trente causes possibles de la fièvre puerpérale, dont vingt-huit (environ) se rattachaient à l’ « infection cadavérique » : comme tant d'autres, Braun montrait qu'il n'avait pas compris son adversaire. Car Braun vouait une haine mortelle à Semmelweis, il ne manquait pas une occasion de l'attaquer. Dans un numéro de La Semaine médicale viennoise de 1856, il y a un article d'un Budapestois assistant de Semmelweis, sur la fièvre puerpérale ; il est précédé de ce « chapeau » que tout le monde attribue à Braun : « On pensait que cette théorie de la désinfection chlorée avait sombré depuis longtemps dans sa propre solution ; l'expérience et les données statistiques de toutes les maternités s'élèvent en faux contre les opinions exprimées dans cet article : nos lecteurs ne se laisseront pas séduire par cette théorie, maintenant. » Précisons ceci : après le départ de Semmelweis, le taux de mortalité dans le service obstétrical I remonta à son ancien très haut niveau. Mais Braun, s'il était une tête de mule, n'était pas un assassin : dès qu'il devint le patron du service, il fit appliquer le principe énoncé dans son livre : les particules de cadavres n'étaient pas forcément la cause de la fièvre puerpérale, mais, en tout cas, aucun étudiant dont les mains sentaient la putréfaction n'était autorisé à assister ou examiner une femme en couches. Ainsi, tout en cherchant à occulter la découverte de Semmelweis, Braun appliquait son précepte et sauvait des centaines et des centaines de femmes. Qu'est-ce qui incita, finalement, Semmelweis à se défendre publiquement, et par écrit ? Peut-être avait-il fini par comprendre que ses observations et ses conclusions ne seraient jamais acceptées de par le monde tant que lui-même ne les aurait pas énoncées clairement. Quoi qu'il en soit, huit ans après son retour en Hongrie, il prononça à la Société de médecine de Pest-Buda un discours sur « l'étiologie de la fièvre puerpérale » (étiologie = étude des causes de tout phénomène), et publia cette conférence dans la revue de médecine hongroise Orvosi Hetilap. C'était son premier rapport écrit sur sa découverte. Au cours des deux années suivantes, il écrivit aux grands pontes de l'obstétrique européenne pour leur demander leur avis. Les réponses le satisfaisaient rarement ; dans l'ensemble elles ne firent qu'ajouter aux blessures d'amour-propre qu'il avait déjà reçues à Vienne. Depuis des années il avait tendance à s'identifier à sa découverte : la rejeter, c'était le rejeter; en 1860 cette identification est, semble-t-il, accomplie. Toutes ses frustrations et ses déceptions viennent à la surface dans son livre, publié en août de cette année, L'étiologie, le concept et la prévention de la fièvre puerpérale, son Hauptwerk, autrement dit son magnum opus, autrement dit son œuvre maîtresse, par laquelle il pense amener à raison tous ceux qui nient sa découverte. Cet extrait de l'introduction, plein d'humilité en apparence, est en fait l'expression d'une mégalomanie qui semble tendre vers la folie : «Je suis prédestiné à révéler la vérité qui est dans ce livre. (...) Je ne dois plus penser à mon propre repos, je dois me rappeler les vies qui seront sauvées, selon que moi ou mes adversaires gagneront. (...) Toutes ces heures que j'ai vécues dans l'amertume n'ont pas servi d'avertissement ; je vis encore ; ma conscience m'aidera à souffrir tout ce qui m'attend. » La première partie traite, non sans moult détours et redites, de sa thèse ; dans la seconde, « repos » nonobstant, il développe une longue polémique, où non seulement il répond à ses principaux détracteurs mais les attaque. Le cours de son exposition est fréquemment interrompu par de brefs vomissements d'injures. Frank P. Murphy, qui fut le premier, en 1941, à s'atteler à la traduction en anglais de ce texte tortueux, écrit : « Cette traduction montre pourquoi cette œuvre n'avait pas encore été publiée en anglais. Que de verbiage, que de redites ! L'idée, portée par le flux et le reflux, n'arrive jamais au point logique ; l'auteur est égotiste et belliqueux. Nous avons remarqué les signes de l'aberration mentale de Semmelweis et de sa manie de persécution. Beaucoup ont pensé que ce complexe de persécution était dû à l'accueil hostile fait à son livre, mais le livre lui-même révèle une paranoïa déjà présente. Si Semmelweis avait consacré plus de temps à exposer clairement ses vues et moins à polémiquer, son livre serait deux fois moins long, et deux fois meilleur ! Mais ce ne serait pas Semmelweis... » Dans l'ensemble le monde médical ne montra aucun intérêt pour ce livre. Il faut dire que la partie scientifique de l’Etiologie, extrêmement verbeuse et décousue, décourageait la lecture. Les seules réactions furent donc les contre-attaques rageuses de ceux que l'auteur avait insultés. Semmelweis en conçut une rage encore plus noire, qui le poussa à écrire une série de lettres ouvertes à ses adversaires les plus en vue. A cette époque (1861), il n'est manifestement plus tout à fait maître de lui-même. Voici ce qu'il écrit par exemple à Josef Spaeth, professeur d'obstétrique à l'université de Vienne : « Monsieur le Professeur, vous m'avez convaincu que le soleil puerpéral qui se leva sur Vienne en l'an 1847, et si près de vous, n'a pas éclairé votre esprit. (...) L'arrogance avec laquelle vous étalez votre ignorance de ma doctrine et vos erreurs me contraint à faire la déclaration suivante : Je suis moi-même accablé par la pensée que depuis 1847, des milliers et des milliers de femmes et enfants morts de fièvre puerpérale auraient été sauvés si, au lieu de me taire, j'avais chaque fois qu'il le fallait corrigé les erreurs qu'on répand à propos de cette maladie. (...) Et vous, Monsieur le Professeur, vous avez eu votre part dans ce massacre. Ces meurtres doivent cesser, et pour qu'ils cessent, je monterai la garde, et quiconque se permettra de propager des erreurs dangereuses sur la fièvre puerpérale trouvera en moi un farouche adversaire. Pour mettre un terme à ces assassinats, je n'ai pas d'autre moyen que la dénonciation impitoyable de mes adversaires. » Friedrich Scanzoni, professeur d'obstétrique à Wiirzbourg, médecin très influent, eut droit lui aussi à une missive bien sentie. Certains biographes font de Scanzoni le nécessaire « méchant » du drame de Semmelweis, parce qu'il s'opposa à la Lehre (la doctrine) avec une rare franchise. Mais il n'était ni bête ni méchant ; il se trompait simplement. Malgré ses importantes contributions à l'obstétrique, l'histoire n'a retenu que sa seule grave erreur: sa répugnance initiale à adopter la règle du lavement des mains. Initiale, je répète, car dans la quatrième édition de son cours, écrite bien longtemps après la mort de Semmelweis, il se résolut à faire son éloge, du bout des lèvres, et même admit les principes fondamentaux de sa théorie. « Afin de mettre un terme à ces assassinats, lui écrivait donc Semmelweis, j'ai pris la résolution inébranlable d'attaquer quiconque répand des erreurs à propos de la fièvre puerpérale. (...) L'image de médecin que donne votre doctrine est celle d'un Turc, fataliste, passif, résigné devant cette tragédie qui frappe ses femmes en couches. (...) J'ai consacré bien 103 pages de ma publication à réfuter toutes les erreurs et les fausses apparences qui vous tiennent sous le charme. (...) Je vous instruirai donc publiquement. (...) Si, n'ayant pas réfuté ma théorie, vous continuez d'enseigner à vos élèves la doctrine épidémiologique de la fièvre puerpérale, je déclare devant Dieu et les hommes que vous, Monsieur le Professeur, êtes un assassin ; et l’Histoire de la fièvre puerpérale' ' ne sera pas injuste envers vous en transmettant de vous l'image d'un Néron de la médecine, vous qui fûtes le premier à vous dresser contre ma doctrine salvatrice. » Semmelweis ajoutait, dans une deuxième lettre à Scanzoni : « Monsieur le Professeur a eu raison pendant treize ans, parce que je me suis tu pendant treize ans ; maintenant j'ai renoncé au silence, et c'est moi qui aurai raison, et cela aussi longtemps, certainement, que la femme enfantera. Il ne vous reste qu'à adopter ma doctrine, Monsieur le Professeur, si vous tenez à sauver ce qui reste de votre réputation. Sinon, si vous continuez d'adhérer à la doctrine épidémiologique de la fièvre puerpérale, eh bien ! le progrès des lumières fera disparaître de la face de la terre, avec cette doctrine, votre propre réputation. (...) Monsieur le Professeur, vous avez donné la preuve que même dans une maternité toute neuve, fournie du meilleur équipement, on peut commettre quantité d'homicides, pourvu qu'on ait les talents nécessaires. » En 1862, Semmelweis rédigea une dernière lettre ouverte, contenant des déclarations semblables, qu'il adressa cette fois à tous les professeurs d'obstétrique. Désormais il s'en prenait à tout le monde. Le déclin d'Ignace Semmelweis. La photographie de gauche est de 1857, l'autre de 1861, peu après la parution de l'Etiologie. Il avait quarante-deux ou quarante-trois ans. (Avec l'aimable autorisation du Dr Jozsef Antall, du Musée d'histoire de la médecine Semmelweis de Budapest.) Tandis qu'il anime ce Sturm und Drang médical, sa santé, physique du moins, se délabre, comme le montre l'illustration ci-dessus. En 1862, au moment où il écrit cette lettre finale, on le décrit en proie à des attaques de dépression alternant avec des moments d'exaltation. Il peut encore s'acquitter de ses devoirs professionnels, mais il des trous de mémoire et se comporte parfois de façon bizarre. Enfin, à la mi-juillet, l'évidence s'impose : le professeur d'obstétrique de l'université de Pest est devenu fou. Sa femme, Maria, renonce au bout de quinze jours à le soigner chez eux. Le 31 juillet les Semmelweis, accompagnés de quelques proches, prennent le train de Vienne, où le bon Hebra vient chercher à la gare son vieil ami, depuis si longtemps perdu. On enferme aussitôt Semmelweis dans un asile privé. Le lendemain, on ne permet pas à sa femme de le voir. Quinze jours plus tard, il est mort. Quarante-huit heures plus tard, après une autopsie à l'hôpital général, on l'enterre au cimetière viennois de Schmelz. Pendant vingt-cinq ans, Semmelweis, exilé jusque dans la mort, reposera en terre étrangère. La légende veut — on s'y attendait — que Semmelweis soit mort lui aussi d'une infection généralisée, pour s'être coupé en examinant une de ses dernières patientes, et qu'on ait trouvé lors de l'autopsie exactement les mêmes altérations que chez Kolletschka et les innombrables femmes mortes de fièvre puerpérale. Or, dans les années 1960, on a rendu publics le premier rapport d'autopsie fait par les Autrichiens ainsi que l'examen, les photographies et les radiographies de ses restes, effectués lors de l'exhumation. J'ai examiné tout ce matériel et l'ai montré à plusieurs pathologistes. Tout indique que, comme tant d'autres psychotiques violents à l'époque, Semmel weis fut roué de coups par le personnel de l'asile cherchant à le maîtriser peu après son admission, et qu'il mourut quinze jours plus tard des lésions occasionnées par ce traitement. Il est clair, cela dit, que dans ses dernières années Semmelweis était atteint d'un syndrome cérébral progressif. Sur la base des données dont nous disposons maintenant, le Dr Elias Manuelidis, directeur de neuropathologie à l'école de médecine de Yale, tient pour certain qu'il ne pouvait s'agir de syphilis — la maladie que les biographes de Semmelweis ont toujours diagnostiquée. A maints égards, les descriptions que les contemporains ont données des symptômes de Semmelweis, ses photographies, et les trouvailles d'autopsie, correspondent à une maladie qui en 1865 n'avait pas encore été décrite : la démence présénile d'Alzheimer. Depuis 1978, année où Manuelidis a proposé son diagnostic, on a découvert que la maladie d'Alzheimer frappe surtout, en fait, des personnes âgées — qui ont donc dépassé la période dite présénile. Si on lui a donné ce qualificatif, c'est que les premiers cas décrits par Alzheimer, en 1907, étaient tous des personnes d'âge moyen. Les principaux symptômes de cette maladie sont : agitation, hyperactivité, détérioration de l'intellect, perte du jugement et de la mémoire, et vieillissement soudain du patient vers le milieu de sa vie ; ces symptômes sont progressifs et, au bout de plusieurs années, conduisent le malade à la mort. Tous ces signes correspondent à la détérioration de l'état de Semmelweis, telle qu'on l'a décrite. Si certains caractérisent aussi la syphilis nerveuse, il n'en reste pas moins que les traits les plus marquants du cas de Semmelweis — perte de mémoire, hyperactivité et altération rapide de l'aspect physique — plaident en faveur du diagnostic émis par Manuelidis : maladie d'Alzheimer. Notre illustration montre à quel point il avait vieilli en quatre ans seulement, de 1857 à 1861. Je ne suis pas psychanalyste. Il serait sans aucun doute très instructif de se pencher sur les nombreux événements signifiants, du point de vue psycho dynamique, qui se sont produits à des moments décisifs dans la vie personnelle et familiale de Semmelweis. J'en ai mentionné certains sans m'y arrêter, délibérément : il appartient à d'autres auteurs que moi d'examiner ce genre de facteurs. Je résumerai ma thèse en quelques phrases : tout au long de sa vie, Ignace Semmelweis se juge un exclu disgracieux, qui regarde avec nostalgie la fenêtre illuminée ; à ses propres yeux, il reste un fils d'épicier, arrivé de sa province arriérée, avec son dialecte allemand inélégant, dans la capitale dorée de l'Empire où il sent que les hommes de son espèce sont en butte au mépris, professionnel et mondain. A force de travail et grâce à un brin de génie, il fait une découverte monumentale, et il est cajolé par les hommes les plus brillants de la nouvelle médecine autrichienne. Mais ces hommes savent parler, savent écrire, ils appartiennent à un cercle d'élus où il ne peut imaginer qu'on l'admette, lui qui se sent inapte à écrire et à parler en public. Des hommes plus sûrs d'eux auraient toléré les critiques ; mais Semmelweis voit dans toute attaque contre ses idées une nouvelle preuve qu'on veut le rejeter lui-même ; bientôt sa théorie se fond dans son image de soi. Au moment même où la victoire est à portée de la main, sa propre conviction d'être un étranger gauche et perdant l'emporte. Un petit revers dans sa carrière lui est l'occasion de fuir l'arène inondée de lumière où, le débat se poursuivant et le temps passant, on l'aurait bientôt reconnu pour l'un des premiers cliniciens du monde. Ses amis, ses partisans sont abasourdis. Mais ce qui leur apparaît comme une défection n'a aucune importance pour le petit Natzi, qui ne songe qu'à défendre sa fierté contre tous ceux qui veulent le blesser et ne peut pas se voir grand professeur, victorieux, à Vienne. La fuite à Pest ne résout cependant pas le problème. L'époque est à la magyarisation ; lui-même endosse le costume national et fait ses cours en hongrois, mais là aussi, il peut continuer de se sentir exclu, car le magyar n'est pas sa langue maternelle... Malgré le succès de ses théories à Pest, où tout le monde les applique, il ne peut plus supporter la moindre critique : il y voit chaque fois une nouvelle confirmation de l'inévitabilité de son rejet et de son échec Enfin, dans un transport de folie, oui est partie d'origine organique, partie la conséquence inéluctable du destin tragique qu il s'est presque sciemment fixé, il devient Samson l'Antagoniste, aveugle et furieux, et tente de (aire tomber le temple de la résistance à sa théorie, pour détruire tous ceux en qui il ne voit que des ennemis personnels, dût-il s'immoler lui-même ! A la fin e cet assaut, seul Semmelweis était mort. Le temple de la résistance était toujours là. Sophocle aurait pu écrire cela, avec un chœur de femmes mortes : un grand héros, une grande vérité, une grande mission, et enfin, un transport d'arrogance passionné, fou et fatal. Les dieux — les pontes de l'obstétrique — n'avaient pas résolu sa perte ; la situation de la médecine à l'époque ne la déterminait pas ; c'était le héros qui la cherchait. Chapitre X LA CHIRURGIE SANS DOULEUR Naissance de l'anesthésie générale « S'il ne nous apparaît pas que la découverte ou, comme certains préfèrent l'appeler, l'invention de l'anesthésie générale exigeait des qualités intellectuelles extraordinaires ou des connaissances scientifiques très poussées — et l'on ne peut dire que c'était le cas de Long, Wells ou Morton — elle fut le fruit d'une observation aiguë, d'un esprit d'investigation, de hardiesse, de persévérance, de ressources, qui recherchait les moyens d'améliorer une science utile et l'intérêt de la réalisation pratique plutôt que de la théorie. Autant de traits plus ou moins caractéristiques de l'esprit américain. Que notre pays soit à l'origine de la chirurgie sans douleur n'est pas, à mon avis, un effet du hasard. J'en trouve la preuve dans le fait que non pas un, mais plusieurs Américains étudiaient, chacun de leur côté, ce problème et que le mérite d'en avoir trouvé la solution revient exclusivement à nos compatriotes. » William Henry WELCH, Johns Hopkins Medical School. L'invention de l'anesthésie générale a constitué la première contribution majeure de la médecine américaine. Tous les brillants progrès réalisés au xxf siècle par les Etas-Unis, tous leurs prix Nobel n'effaceront jamais la réussite, il y a près de cent cinquante ans, d'un petit groupe d'Américains. « Groupe » n'est pas exactement le terme adéquat, parce qu'il implique une cohésion des efforts, une idée de collaboration et de rapprochement entre chercheurs ayant les mêmes orientations. Or, aucun lien de réciprocité ne les unissait, loin de là. Les différents acteurs de la pièce intitulée «Naissance de l'anesthésie » n'eurent qu'un seul point commun : ils se livrèrent les uns les autres une lutte interminable et acerbe mêlant prestige et gros sous, dont les échos résonnent encore dans les couloirs du temps après un siècle et demi de controverses. Tenter de savoir à qui attribuer la découverte de l'anesthésie par inhalation est un véritable casse-tête qui risquerait fort de ressembler à une énumération confuse de noms, de dates, de revendications ou de jugements, et ne ferait que confirmer la prédisposition de l'homme à la chicanerie et à la rancœur. J'ai donc préféré choisir une simple étoile pour servir de guide à ce récit : tout le monde, ou presque, s'accordera à reconnaître que l'histoire de l'anesthésie vécut des minutes décisives le 16 octobre 1846, lorsque William Thomas Green Morton fit, au Massachusetts General Hospital, la démonstration de l'efficacité de l'éther. Cet instant précis marque la naissance de l'anesthésie générale, tout ce qui y conduisit en était le prologue, tout ce qui s'y rapportait faisait figure d'accessoire et tout ce qui suivit n'en fut que le développement. Ce chapitre a pour but de rappeler les événements relatifs à ce jour-là : le prologue, les accessoires, l'apogée dramatique et les conséquences directes pour ceux qui y étaient impliqués. Ensuite, multiplication des observations physiologiques et des découvertes pharmaceutiques, la percée technologique et l'amélioration du matériel ont contribué à l'évolution de cette nouvelle spécialité très sophistiquée. La notion de spécialité représente, en fait, un cadre utile permettant d'édifier la structure des progrès médicaux réalisés dans la seconde moitié du XIXe siècle. L'ancien art de guérir se métamorphose en quelque chose de complètement nouveau avec le développement de l'anesthésie, l'avènement de la théorie des germes, la constatation que les tissus sont faits de cellules et l'introduction de la pharmacologie moderne. Chacun de ces domaines était si accaparant que les chercheurs allaient devoir y consacrer tous leurs efforts. A mesure que le siècle avance, les grands médecins se spécialisent soit comme chercheurs soit comme cliniciens, et s'attachent à des problèmes de plus en plus précis. Les plus remarquables cliniciens sont ceux qui savent le mieux se servir d'instruments que d'autres élaborent dans les laboratoires, tandis que les plus remarquables contributions à la recherche médicale pure viennent de médecins familiarisés avec les maladies les plus redoutées de leurs collègues hospitaliers. L'invention de l'anesthésie générale fut la première de ces quatre grandes étapes qui révolutionnèrent la médecine. A la différence des trois autres, elle ne réclamait aucune nouvelle théorie pour être comprise, ni le rejet de vieux axiomes pour être acceptée. L'humanité l'attendait depuis si longtemps qu'elle ne pouvait qu'être accueillie avec enthousiasme. Le terrain avait été préparé des années auparavant, et si quelque étonnement s'attache à l'événement final, c'est parce qu'il ne s'est pas réalisé grâce aux prudents efforts de chercheurs-médecins, mais plutôt sous l'action conjuguée d'une découverte inattendue, d'un vendeur de génie et d'une machination. Le processus par lequel l'anesthésie vit le jour constitue une aberration dans l'histoire de la médecine. Au début du xixe siècle, si désireux qu'ils fussent d'empêcher leurs patients de souffrir atrocement durant une intervention chirurgicale, les médecins ne subodorèrent pas l'existence d'agents inducteurs de sommeil pourtant évidents. Jusqu'au milieu du siècle, aucun médecin, si qualifié fût-il, ne sut accomplir la simple démarche menant directement à la chirurgie sans douleur. Finalement, l'esprit de ressource plutôt que de recherche, l'intuition plutôt que l'hypothèse mirent au jour la pépite si longtemps cachée aux regards de la médecine. Cette découverte fut le fait d'artisans énergiques, pour la plupart des mécaniciens entreprenants, mais certainement pas des savants. Dès son apparition, l'anesthésie générale connaît un départ foudroyant et se propage dans tout le monde civilisé. Elle apparaît comme un acte divin, et pourtant son messie Morton n'a rien d'un saint. A peine l'annonce d'une chirurgie sans douleur imprègne-t-elle la conscience des croyants fervents, que Morton se met en devoir de consolider sa place de premier archange innovateur, alors qu'avec une célérité égale, quatre autres prétendants la lui contestent ou exigent d'en partager, au moins, les dividendes. Les avis des historiens divergent quant à l'importance des contributions apportées par les différents protagonistes de cette saga si pleine de rebondissements. Indiscutablement, tout commence donc ce matin d'octobre 1846 au Massachusetts General Hospital. De là, la découverte se répand avec une rapidité jamais atteinte par un événement scientifique. On est loin du scepticisme qui accueillit les travaux de Vésale, Harvey ou Laennec ; seul domine le soulagement joyeux que les souffrances de la veille sont à jamais bannies. Mais bien avant Morton, et bien avant ce qui sera considéré comme les dernières péripéties précédant la naissance de l'anesthésie, il y a le mystère, l'amour, les enjolivures magiques de la littérature. Car, depuis qu'une lueur de conscience a pour la première fois illuminé l'esprit de l'homme, celui-ci semble avoir recherché un effet opposé, c'est-à-dire soit à produire une inconscience indolore, soit à découvrir un monde imaginaire beaucoup plus attrayant que les réalités souvent ternes de la vie quotidienne. Qu'il s'agisse d'insensibiliser son propre corps ou celui des autres, l'homme a toujours été attiré par les possibilités offertes par le sommeil et ses succédanés. Dans ce récit des premières tentatives connues d'induction du sommeil, fantastique et réel, fiction et document se mêlent intimement. Néanmoins, la trame de cette histoire et la plupart des détails présentés s'appuient fermement sur la réalité : les potions existaient, à peu près telles qu'elles sont décrites ici, et si elles n'ont pas toujours eu les effets annoncés, elles nous ont laissé une série d'images précieuses montrant leur collusion avec l'insensibilité et le monde des rêves, images où l'on voit l'historiographe et le poète se jouer mutuellement la plus séduisante des musiques. Commençons par le poète — le plus grand de tous : Ni pavot, ni mandragore, Ni tous les breuvages assoupissants du monde Ne te rendront jamais par médecine ce doux sommeil Que hier tu possédais. (Othello, acte III, scène iii.) Toutes les sociétés ont, pour des raisons de nécessité pratique, recherché les moyens de parvenir à l'émoussement général des facultés, mais cet objectif n'a été atteint qu'à une période relativement récente grâce à des méthodes faisant appel à l'herboristerie, à la psychologie, ou à une combinaison des deux. Les médecins-botanistes des xviie et xviiie siècles étaient les héritiers d'une tradition aussi vieille que l'humanité, principalement attachée à la recherche de plantes susceptibles d'affecter l'état de conscience. Même si les drogues produisant l'effet désiré durent attendre le développement de la chimie, certains agents narcotiques communément utilisés dans les médicaments actuels étaient déjà connus des guérisseurs grecs et romains. Les antalgiques de l'Antiquité étaient des dérivés du pavot, de la jusquiame, de la mandragore et, bien entendu, de la flore fermentée donnant l'alcool. L'opium, ou larmes de pavot, est un suc obtenu en incisant les capsules de la plante avant sa maturité. Les gouttes de jus laiteux sont recueillies dans une coupe et séchées au soleil ; très répandue depuis l'Antiquité, cette substance a été utilisée par de nombreux et éminents médecins bien des siècles avant le nôtre. Les auteurs de l'Antiquité employaient un terme — que Virgile fit entrer dans la langue parlée — pour qualifier le sommeil provoqué par l'opium : le Lethaeum. Deux mille ans plus tard, Morton reprendra le mot — Letheon — pour désigner l'éther, afin de garder secrète la nature essentiellement chimique de sa formule. Grâce à Celse, nous possédons une description claire de l'emploi des larmes de pavot ainsi que l'une des manières de les préparer. Datant du Ier siècle avant J.-C., les travaux de Celse sont les plus anciens documents de médecine après le Corpus hippocratique. Il s'agit d'une compilation de traités sur la médecine et sur d'autres sujets, rédigés pour l'aristocratie de l'époque. Écrit en latin, dans un merveilleux style, son De mediana en huit volumes fut l'un des ouvrages scientifiques les plus lus à la Renaissance ; il reste une excellente source d'information sur la médecine grecque, car il s'inspire beaucoup d'Hippocrate et de ses disciples. Voici, par exemple, ce qu'écrit Celse : « Ces pilules qui soulagent la douleur en faisant dormir sont appelées anodunos en grec [a signifiant « sans » et oduné, « douleur»]. Il convient de ne les administrer qu'en cas d'urgente nécessité, car ce sont des drogues très puissantes, mauvaises pour l'estomac. Cependant, on peut utiliser celle-ci dont voici la composition : une mesure de larmes de pavot, une de galbanum et deux mesures de myrrhe, de castoréum et de poivre. Il suffit d'avaler une pilule de la taille d'un petit pois. » Plus loin, il décrit une méthode de préparation de ces pilules et les différentes applications de ce médicament : « Prendre une poignée de pavot alors qu'il est suffisamment mûr pour qu'on puisse recueillir ses larmes, placer celles-ci dans une coupe, recouvrir d'eau, et mettre à cuire. Une fois que la préparation est bien cuite, presser le pavot dans la coupe sans l'abîmer, et le mélanger avec une quantité égale de vin de raisin. Laisser bouillir pour qu'il s'épaississe et en faire des pilules de la taille d'un petit pois. « Elles servent à divers usages. Prises toutes seules ou dissoutes dans l'eau, elles provoquent le sommeil. Ajoutées, en petite quantité, au vin de raisin, elles calment le mal de tête. Dissoutes dans du vin, elles apaisent les coliques. Mélangées à de la cire d'abeille et de l'essence de roses légèrement additionnées de safran, elles soignent l'inflammation de la vulve ; dissoutes dans l'eau et appliquées en compresses sur le front, elles empêchent les yeux de couler. « De même, si une vulve douloureuse empêche le sommeil, prendre deux mesures de safran, une d'anis et une de myrrhe, quatre de larmes de pavot, huit de graines de ciguë, mélanger le tout en y ajoutant du vin vieux pour en faire une pâte. De la taille d'une clochette de lupin, la dose à avaler doit être dissoute dans trois verres d'eau. Il est dangereux de l'administrer en cas de fièvre. » Certains ont émis l'hypothèse que le népenthès, « la drogue qui apaise la douleur et la colère, apporte l'oubli de toute maladie », préparée par Hélène, fille de Zeus, dans l’ Odyssée, était de l'opium. Qu'il s'agisse d'opium ou d'un autre antalgique, il est vraisemblable que la référence d'Homère à «de telles drogues sournoises... à usage médical » n'était pas une invention, car il est très probable que même à cette époque, le pavot était utilisé pour soulager la douleur physique ou psychique. L'usage de la mandragore (Mandragora officinarum) date d'avant Homère. Il en est déjà fait mention dans la Bible : Léa qui, avec sa sœur Rachel, partage la couche du patriarche Jacob, semble avoir donné à celle-ci quelques racines de mandragore cueillies par Reuben (fils de Léa) ; en échange, Léa a passé avec leur époux mutuel une nuit de félicité au cours de laquelle Isaac a été conçu. De nombreuses sociétés primitives utilisant cette plante contre l'impuissance et la stérilité, des spécialistes de l'Ancien Testament ont supposé que Léa s'en était servie à ces fins, et avec succès. La vérité est peut-être tout à fait différente, et repose plutôt sur l'effet pharmacologique de la drogue qui, contrairement à sa prétendue action sur la virilité, est réel. Il n'est pas impossible que les faveurs de Jacob aient été achetées contre des narcotiques, situation que l'on rencontre quotidiennement aujourd'hui. Dans la Genèse (30-16), Léa dit en effet à son époux: «C'est à mes côtés que tu viendras, car je t'ai retenu pour les mandragores de mon fils. » La mandragore appartient à l'humble famille de la pomme de terre. Elle se présente sous la forme d'une tige courte, pourvue d'une racine bifurquée en deux branches et d'un petit fruit orange, souvent appelé pomme. L'effet narcotique est dû à un composé chimique, un alcaloïde de la belladone, qui peut être extrait de sa ra ;ine et, dans une moindre mesure, de la pomme. C'est parce que la racine fourchue peut, avec beaucoup d'imagination, ressembler à la moitié inférieure d'un corps humain bien dessiné que l'on a fait de cette plante un philtre d'amour et de fécondité. John Donne fait allusion aux pouvoirs de cette drogue et à ses traits humanoïdes dans une amère tirade sur la futilité de rechercher un amour stable, qu'il illustre en énumérant une série d'autres choses tout aussi impossibles : Sors et attrape une étoile filante, Sois enceinte grâce à une racine de mandragore, Dis-moi où sont toutes les années passées, Ou qui a rendu fourchu le pied du Diable. On trouve dans l’ Histoire naturelle de Pline l'Ancien ce jugement : « Il est banal d'en [le jus de mandragore] faire boire... avant toute amputation, cautérisation ou ponction d'un membre, afin d'émousser les sens et les sensations. Chez certains patients, il suffit de leur faire respirer de la mandragore pour les plonger dans le sommeil durant le temps de l'opération. » Dans les écrits de Dioscoride, datant du ier siècle de notre ère, on peut lire la description suivante : « Mais les [mandragores] mâles, que d'aucuns appellent Norion, ont des feuilles plus grandes, blanches, larges, lisses comme celles de la betterave, et des pommes deux fois plus grosses, d'une couleur tirant sur le safran, d'une odeur sucrée et forte incitant les bergers qui en mangent à dormir... Et en versant une coupe à ceux qui ne peuvent dormir, souffrent beaucoup ou à ceux que l'on doit amputer, on espère ne pas leur faire sentir la douleur... Ils ne ressentent pas la douleur, car ils sont terrassés par un sommeil de plomb ; en effet, les pommes qu'ils ont senties ou mangées, ainsi que leur jus, sont soporifiques. » Chirurgien grec servant dans l'armée de Néron, Dioscoride a écrit un traité de botanique qui fait autorité en ce qui concerne le iersiècle. En fait, jusqu'aux grandes découvertes médicales des xviie et xviiie siècles, les travaux de Dioscoride servirent de base à toute la pharmacopée des pays occidentaux. Son ouvrage De materia medica, source de pratiquement toute la connaissance eh matière de botanique pendant un millénaire et demi, est l'un des classiques de la littérature médicale ; ses diverses traductions magnifiquement illustrées en font aussi un classique de l'histoire de l'art. Bien que la tradition veuille que l'on attribue la paternité du terme « anesthésie » à Oliver Wendell Holmes, c'est en réalité Dioscoride qui l'utilisa le premier. En 1719, le mot fut repris par Quistorp, puis employé au xixe siècle par plusieurs adeptes du mesmérisme, jusqu'à ce que Holmes l'installe durablement en suggérant à William Morton d'appeler ainsi sa nouvelle invention. La jusquiame noire — ou Jusquiamus niger — appartient aussi à la famille des solanacées et a les mêmes alcaloïdes que la belladone, ce qui explique ses propriétés tranquillisantes ou anesthésiques. Reconnue comme très dangereuse, cette drogue a souvent été utilisée pour tuer les chiens et les souris. Dioscoride explique comment elle sert à attraper les oiseaux : on la brûle au pied d'un arbre, les oiseaux endormis par le narcotique tombent à terre, quant à ceux qui sont encore éveillés, ils sont facilement pris et ne reprennent vigueur qu'après instillation de vinaigre dans leurs narines. Il traite aussi de l'utilisation de diverses potions alcooliques pour provoquer l'anesthésie. Par exemple, il recommande de donner une dose de cinquante centilitres de vin épais aux patients que l'on va opérer de calculs ou cautériser. Lorsque aux xvie et xviie siècles l'amputation et autres opérations chirurgicales se répandent, il est fréquent de soûler le patient afin de l'insensibiliser ou de le rendre inconscient. D'autres soporifiques ont des applications moins étendues : suc de morelle, de laitue sauvage, extrait des constituants résineux ou aromatiques du houblon, même non fermenté. Dans le folklore, on associe tellement le houblon à la somnolence qu'on en garnit parfois les oreillers : les guérisseurs le conseillent d'ailleurs aux insomniaques. Au Moyen Age, la méthode la plus populaire d'induction de narcose est « l'éponge somnifère » ou Spongia somnifera. Les historiens en ont trouvé des descriptions dans des manuscrits datant du ixe siècle. Au xiie siècle, Nicolas de Salerne en explique la préparation : on imprègne une éponge de sucs végétaux hypnotiques, de macérations contenant le plus souvent de l'opium, de la jusquiame, du jus de mûres, des graines de laitue, de la ciguë, de la mandragore et du sumac, et on la fait sécher « au soleil pendant les journées les plus chaudes de l'été jusqu'à absorption du liquide ». Au moment de l'emploi, l'éponge est humectée d'eau chaude. Les manuscrits médiévaux conseillant d'appliquer l'éponge sur les narines du sujet, on a longtemps cru qu'il s'agissait d'un procédé d'anesthésie par inhalation, mais il est plus probable que la potion était généralement considérée comme une boisson. L'administration de jus d'aneth ou de vinaigre fort et tiède supprime l'effet narcotique. La littérature de cette époque multiplie les références aux breuvages soporifiques. Ainsi, dans l'un des récits du Décaméron de Boccace, une jambe gangrenée est amputée après absorption d'une telle potion. S'inspirant vraisemblablement de La tragique histoire de Roméo et Juliette — écrite en 1562 par Arthur Brooke — qui décrit longuement la préparation et les effets de l'un de ces narcotiques, Shakespeare prête ces paroles à frère Laurent (Roméo et Juliette, acte IV, scène I) : absorbe cette liqueur distillée ; Alors aussitôt dans toutes tes veines Coulera une humeur froide assoupissante. ... tout s'arrêtera. Aucune chaleur, aucun souffle N*attesteront que tu existes... Ce sera comme la mort Fermant le jour de la vie. Les détails qu'il donne sont si précis que l'on peut supposer qu'il avait lui-même expérimenté cette drogue ou en avait entendu parler par un témoin de première main. On trouve également des allusions aux opiacés de l'époque dans les œuvres de Marlowe, Middleton et Donne. Comme dans tous les autres domaines de la pensée scientifique, le Moyen Age ne fait pas de grands progrès dans la pharmacologie de l'anesthésie. Outre les raisons bien connues de la stagnation intellectuelle de l'époque, deux facteurs spécifiques empêchent toute amélioration des méthodes de narcose. D'une part, l'Eglise proclame que la douleur servant le dessein de Dieu ne doit pas être soulagée, concept qui s'avérera particulièrement influent quelques siècles plus tard lors de la campagne menée par James Simpson pour imposer l'anesthésie en obstétrique. D'autre part, on ignore les dosages, et même la nature des ingrédients actifs, car il est impossible d'unifier les résultats. Par conséquent, les narcotiques sont considérés, à juste titre, comme extrêmement dangereux. Après la Renaissance, les éponges somnifères et autres produits tout aussi aléatoires disparaissent peu à peu ; au xviie siècle, ils appartiennent déjà au passé, seul l'alcool reste encore très prisé. Dans la littérature anglaise, l'une des dernières allusions à une boisson narcotique apparaît dans l'acte IV de la tragédie de Thomas Middleton : Que les femmes se défient des femmes (1657) : J'imiterai la pitié des vieux chirurgiens Envers ce membre perdu, qui, lorsqu'ils manifestent leur art, Endorment le malade, et amputent ensuite la partie malade. Les progrès ultérieurs accomplis en anesthésie générale nécessiteront l'introduction de méthodes basées sur la véritable science. En attendant, la fausse science va faire son apparition sur la scène avec un faux messie prétendant soigner toutes les maladies et apaiser les « cœurs emballés » grâce à une forme d'énergie, le « magnétisme animal. » Ce pseudo-prophète s'appelle Anton Mesmer et sa doctrine, connue sous le nom de mesmérisme, se borne à une forme d'hypnose ; il s'agit là de l'un de ces rapprochements de la médecine avec les périphéries les plus extrêmes de la pensée rationnelle. Les méthodes de Mesmer — au mieux extra-scientifiques et au pire démentes — semblent avoir enthousiasmé non seulement un large éventail de patients crédules, mais aussi quelques chercheurs, par ailleurs sensés, de l’University College Hospital de Londres. Sous l'autorité de John Elliotson, professeur de médecine pratique, il est procédé dans cette université à l'expérimentation d'une opération effectuée sans douleur grâce au mesmérisme. Les praticiens obtiennent des succès inégaux, et la technique sera finalement abandonnée avec l'introduction de l'éther par William Morton. Curieusement, plusieurs auteurs traitant de l'hypnotisme en médecine utilisaient déjà le mot « anesthésie » pour en décrire les effets. (Il ne faudrait pas déduire de ce qui précède que je dédaigne les possibilités de l'hypnose en médecine. Bien que le mesmérisme soit à plusieurs égards ridicule, son héritage doit être pris très au sérieux : des concepts les plus fous peuvent parfois sortir des théories et des instruments utiles. Tel est le cas en ce qui concerne l'hypnose.) La véritable science qui conduira à la naissance de l'anesthésie exige le développement parallèle et parfois superposé de deux champs d'étude: d'une part la chimie et la physique des gaz, d'autre part la physiologie de la respiration. La liste des contributions majeures à ces recherches comprend des noms qui, bien que connus pour leurs travaux dans d'autres domaines de la science, ne viennent généralement pas à l'esprit lorsqu'on parle de médecine clinique ; je veux parler de John Dalton, Joseph Priestley, Antoine Lavoisier, James Watt, Humphry Davy et Michael Faraday. Le précurseur de la première étude moderne de la physique et de la chimie des gaz est Joseph Priestley (1733-1804), théologien non conformiste, dont les apports sont d'autant plus remarquables qu'il ne reçoit que les rudiments de ce qui, dans l'Angleterre du xviiie siècle, passe pour une éducation scientifique. Si sa formation d'autodidacte lui vaut quelques ennuis du côté de la religion, elle ne l'empêchera pas de décrire le protoxyde d'azote en 1772, d'isoler l'oxygène en 1774, et de faire à l'humanité cet incomparable cadeau qu'est l'eau gazeuse artificielle. Une fois les travaux de Priestley sur le gaz connus, et après que Lavoisier a élucidé la nature de l'oxygène et son rôle dans la respiration, des médecins visionnaires entreprennent d'examiner les moyens d'utiliser ces nouvelles connaissances pour soigner les maladies et en particulier la tuberculose ; ils ne peuvent savoir que la science de l'époque n'est pas encore suffisamment avancée pour transformer leurs espoirs en réalité. Le principal architecte de ce mouvement est Thomas Beddoes, dont l'intérêt pour l'inhalation thérapeutique se concrétisa par la fondation en 1798 de l'Institut médica pneumatique à Bristol, en Angleterre. Aiguillonné sans nul doute par la mort imminente de son fils atteint de consomption, le célèbre James Watt fabrique une grande partie de l'appareillage de l'Institut, et Humphry Davy, âgé alors de vingt ans, est nommé directeur des recherches. On a prétendu que la plus importante découverte de Beddoes a été, en fait, d'avoir racheté Davy, lié par contrat à un chirurgien-apothicaire de Penzance et de l'avoir engagé chez lui. Moins d'un an après avoir pris ses fonctions à l'Institut, il décrit les intoxications causées par l'inhalation de protoxyde d'azote, étude qu'il a commencée en 1795 à l'âge de dix-sept ans en faisant les expériences sur lui-même. Non content d'étudier les effets du protoxyde d'azote sur les animaux et sur lui-même, Davy décide d'utiliser pour ses recherches le groupe de sujets le plus hétéroclite qui soit, c'est-à-dire les principaux membres du cercle intellectuel de Bristol, dont Samuel Taylor Coleridge, Robert Southey et Peter Roget. De si brillantes personnalités et ses propres dons d'observation permettent à Davy de rédiger un ouvrage devenu depuis un classique de l'histoire de la science: Recherches chimiques et philosophiques concernant essentiellement le protoxyde d3 azote, ou air nitrique antiphlogistique, et sa respiration. Il a alors vingt-deux ans ; la publication de ce traité en 1800 représente la première contribution importante d'une carrière extraordinairement féconde. Davy a l'art des descriptions claires et vivantes ; c'est de plus un conférencier populaire et un poète amateur plein de talent ; selon Coleridge, «s'il n'avait pas été le premier chimiste, il aurait été le premier poète de son temps ». Bien que l'on puisse mettre sur le compte de l'amitié un compliment aussi bienveillant, l'extrait suivant montre non seulement ses capacités d'observation, mais aussi ses qualités d'écriture. Il s'agit de la description de l'analgésie ressentie après inhalation de protoxyde d'azote que Davy avait expérimentée sur lui-même : «Je souffris un jour de maux de tête dus à une indigestion ; ils disparurent immédiatement après une bonne dose de gaz ; ils revinrent ensuite, mais avec beaucoup moins de violence. Une autre fois, des maux de tête plus légers furent totalement supprimés après deux doses de gaz. «J'ai eu une excellente occasion de vérifier l'action immédiate du gaz dans la suppression d'une douleur physique intense. « En enlevant une malheureuse dent de sagesse, j'ai souffert d'une très forte inflammation de la gencive, accompagnée d'une grande douleur qui m'interdisait tout repos et toute action raisonnée. « Le jour où cette inflammation devint la plus gênante, je respirai trois bonnes doses de protoxyde d'azote. La douleur diminuait toujours après les quatre ou cinq premières bouffées ; comme d'habitude, j'éprouvai pendant quelques minutes une sensation d'excitation, puis de malaise, vite remplacée par une sensation de plaisir. Toutefois, dès que mon esprit retrouva son état normal, il en fut de même de mes organes ; et une fois, j'eus même l'impression que la douleur était plus grande après l'expérience qu'avant. » La possibilité d'utiliser un tel analgésique en chirurgie ne sera pas perdue pour l'ex-apprenti chirurgien. Dans la partie de son traité consacrée aux conclusions, Davy lance une hypothèse : « Le protoxyde d'azote paraît avoir, entre autres propriétés, celle d'abolir la douleur physique. On pourrait l'employer dans les opérations de chirurgie qui ne s'accompagnent pas d'une grande effusion de sang. » La réserve exprimée dans la dernière partie de la phrase s'explique par la conviction de Davy — non confirmée par ses propres observations — que le protoxyde d'azote augmente le flux de la circulation sanguine. Et, en effet, peu de temps après l'utilisation généralisée de l'anesthésie, cette prédiction vraisemblablement née de son intuition se trouvera vérifiée par les chirurgiens, qui encore aujourd'hui se plaignent de l'afflux de sang inondant parfois le champ opératoire lors des rares occasions où ils ont encore recours au protoxyde d'azote. Il semble que cela soit dû au fait que le gaz augmente la pression des veines périphériques. J'ai souvent vu des anesthésistes chevronnés donner à un patient ayant de très fines veines au bras une petite dose du produit à respirer afin de faire gonfler ses vaisseaux avant une injection intraveineuse. Si Davy est certainement le premier à flairer les qualités anesthésiques du protoxyde d'azote, ni lui ni la communauté scientifique de son époque n'en devinent les applications possibles ; d'ailleurs, très vite, il se détourne de l'étude de la pneumatique, démissionnant en 1801 de l'Institut médical pneumatique pour prendre la direction du laboratoire de chimie de la Royal Institution qui venait de se créer à Londres. A dater de ce jour, ses contributions portent uniquement sur la physique et la chimie non médicales. S'il n'avait pas orienté ailleurs son énergie, il aurait certainement fait le pas décisif et serait devenu le père de l'anesthésie par inhalation. La médecine aurait poursuivi son évolution normale, et ce chapitre aurait été beaucoup plus bref, mais aussi bien moins passionnant. En ce qui concerne Beddoes et son honnête tentative de révolutionner les méthodes thérapeutiques, force est de constater qu'il n'en résulta, hélas, rien de positif. Malgré leur brillante intelligence, Watt et Davy ne mettent au jour aucune thérapeutique dans leur laboratoire de Bristol. En 1952, titulaire d'une bourse Bampton et enseignant à l'université de Columbia, James B. Conant se sert de l'histoire de la brève existence de l'Institut médical pneumatique pour illustrer la manière dont l'expérience personnelle et ce qui peut apparaître comme du bon sens peuvent conduire des gens bien intentionnés dans des impasses, si leurs idées trop floues ne peuvent encore être énoncées en termes scientifiques. Comme le remarquera Conant : « Il est heureux qu'il n'y eut pas de mort ; il est sûr que nul ne fut guéri. Pourtant, le Dr Beddoes n'était pas un charlatan. Une personne charitable pourrait même prétendre que c'était un chimiothérapeute de cent cinquante ans en avance sur son temps mais employant les mauvais produits chimiques ! » Les résultats obtenus par Davy dans ses expériences sur le protoxyde d'azote auront d'importantes — bien qu'indirectes — conséquences sur l'histoire de l'anesthésie. Car c'est l'Institut médical pneumatique qui dévoile qu'il s'agit effectivement d'un gaz. Southey décrit ainsi les effets qu'il a sur lui : « une sensation tout à fait nouvelle et très agréable ». Avant d'être ravagé par l'opium, l'imaginatif Coleridge estime qu'inhaler cet agent lui procure « une sensation extrêmement plaisante de chaleur sur tout le corps » et le pousse « à rire au nez de tous ceux qui [le] regardent ». Beddoes et Davy encouragent d'autres visiteurs de l'Institut à l'essayer afin d'enregistrer leurs réactions. Très vite, le protoxyde d'azote, ou, comme on l'appelle bientôt, le gaz hilarant, devient une forme de distraction apparemment inoffensive et souvent amusante, et ces séances d'inhalation connaissent un grand succès chez les étudiants et chez certains éléments de « la société libérée ». Il en est de même du produit concurrent, l'éther, qui fut synthétisé très tôt, dès 1540, bien avant la création de véritables laboratoires. Le mérite en revient à un botaniste prussien de vingt-cinq ans, Valerius Cordus (1515-1544), mort prématurément quatre ans plus tard. Cordus distilla un peu d'« huile amère du vitriol » (acide sulfurique) avec « du vin très âpre » (alcool éthylique) et produisit du « vitriol doux », lequel sous le nom d'éther sulfurique (appelé aujourd'hui éther diéthylique) allait bouleverser le cours de l'histoire de la médecine. Durant les trois siècles suivants, plusieurs autres chercheurs firent la synthèse du « vitriol doux », y compris Robert Boyle en 1680 et même Isaac Newton en 1717. Johannes Frobenius, un chimiste allemand qui a, semble-t-il, travaillé avec Boyle, donnera le nom d'« éther » à ce produit, sans doute à cause de son extrême volatilité qui le fait évaporer dès son contact avec l'air. Enfin, en 1819, John Dalton publie un article circonstancié sur les propriétés physiques et chimiques du composé, intitulé « Étude de l'éther sulfurique ». Ce n'est, semble-t-il, qu'au début du XIXe siècle que des esprits observateurs commencent à remarquer que l'éther est susceptible de provoquer un état de léthargie et de somnolence. Dès 1818, un article paraît dans le Quarterly Journal of Science and the Arts sur les résultats que l'on peut attendre en inhalant ce produit ; l'auteur constate qu'il « a des effets similaires à ceux occasionnés par le protoxyde d'azote ». Bien que non signé, cet article est généralement attribué à Faraday, alors âgé de vingt-six ans. Beddoes et Humphry Davy connaissent également les effets de l'inhalation de l'éther et les ont d'ailleurs expérimentés sur eux-mêmes. Comme pour le protoxyde d'azote, les chercheurs sérieux ne sont pas les seuls à s'intéresser aux effets de l'éther ; comme celles du gaz hilarant, les « éther-parties » deviennent rapidement une façon mondaine de fuir la réalité. Se déplaçant dans des roulottes à cheval, des « professeurs » itinérants s'en vont vanter les charmes de l'intoxication au gaz dans des petites villes d'Europe et d'Amérique : les habitants s'empressent de payer des sommes d'un montant variable pour inhaler un peu de gaz hilarant ou respirer de l'éther à la grande joie de leurs amis présents. Les dollars, livres et francs dépensés pour quelques flacons de protoxyde d'azote constituent une bonne source de profit pour les « chimistes » ambulants qui font la démonstration de la « science des vapeurs » pour l'édification d'un auditoire enthousiaste. Il est probable que des médecins en sont les témoins. Il est, en effet, difficile de croire que l'évidente diminution de la sensibilité qu'ils peuvent constater lors de ces manifestations n'ait pas été associée — au moins chez certains d'entre eux — à son utilisation possible comme anesthésique en chirurgie. Or, aussi curieux que cela puisse paraître, un seul homme comprendra l'importance de ce qu'il voit et saura saisir l'occasion. On peut dire que les études de Crawford Williamson Long (1815-1878) représentent la quintessence de l'enseignement médical tel qu'il existe dans les États du Sud et de l'Ouest des États-Unis. Si tout individu se donnant le titre de médecin doit demander une licence pour exercer dans l'État de son choix, il n'est pas obligatoire de posséder un diplôme de médecine pour l'obtenir. En fait, bon nombre d'entre eux ne l'ont pas. La majorité des candidats se présentant aux examens oraux de qualification organisés par les sociétés médicales de la région doivent y être préparés par ce que l'on appelle le système du tutorat, qui se résume en gros à quatre années de stage auprès d'un médecin chevronné. Si l'étudiant a suivi les cours de l'une des facultés de médecine du pays, il peut faire une année de moins ; seuls,^ les rares titulaires d'un diplôme officiel de médecine délivré aux États-Unis ou en Europe ont le privilège de pouvoir exercer directement. Le système du tutorat s'inspire d'un très ancien principe en vigueur chez les artisans dans tous les pays occidentaux. Contre versement d'une pension annuelle d'une centaine de dollars, l'étudiant devient un membre à part entière de la maison du tuteur et doit, à ce titre, non seulement exécuter les tâches professionnelles d'un assistant médical, mais aussi accomplir quelques corvées domestiques. Durant sa période d'apprentissage, il apprend tout ce que son professeur sait, ce qui, en général, n'est pas considérable, étant donné la médiocre qualité de l'éducation que ce professeur a lui-même reçue et l'état relativement primitif de l'enseignement de la médecine en Amérique. D'ailleurs, prétendre qu'il s'agit d'une profession, c'est prendre la définition de ce noble terme dans un sens très large. Disons que c'est un peu mieux que l'éducation suivie par le fils d'un fermier dans le but de s'élever dans l'échelle sociale, mais sans en attendre d'amélioration financière spectaculaire. Lester King, historien de l'American Medical Association, écrit à propos de la pratique de la médecine de l'époque qu'elle n'est guère qu'« une forme supérieure de commerce ». L'une des nombreuses raisons préludant à la fondation de cette Association en 1848 est précisément d'élever ce « commerce » au statut de profession en rehaussant les normes d'enseignement et d'éthique. En 1835, Crawford Long obtient son diplôme de médecine au Franklin College — aujourd'hui université de Géorgie —, établissement officiellement reconnu depuis cinquante ans. Il enseigne un an dans sa ville natale de Danielsville, avant d'effectuer un stage de quelques mois à Jefferson chez le Dr George R. Grant. Ce bref apprentissage a peut-être été fécond, mais on peut en douter à la lecture de ce commentaire de Daniel Drake, célèbre médecin et pédagogue installé dans la vallée du Mississippi : « Les médecins des États-Unis manifestent une coupable inattention envers les études de leurs élèves, et... c'est l'une des causes qui retardent leurs progrès et empêchent la profession de s'améliorer. Il y a certes beaucoup d'exceptions... surtout dans les grandes villes, mais ce ne sont précisément que des exceptions » (1832). Très vite, Long se rend compte qu'il doit faire des études médicales plus poussées ; il selle son cheval et se met donc en route vers le sud. Après plusieurs semaines de voyage, il arrive à Kensington, Kentucky, où il s'inscrit à la faculté de médecine de Transylvanie qui existe depuis trente-six ans et a un effectif de deux cent soixante-deux étudiants. Mais, bien que d'avant-garde, elle ne répond pas aux exigences de Long; aussi, en 1838, repart-il, vers le nord cette fois ; il entre à l'université de Pennsylvanie, la plus ancienne faculté de médecine américaine regroupant la fine fleur de l'enseignement médical. Selon une biographie rédigée en 1928 par sa fille, Frances Long Taylor, c'est durant ces jours passés à Philadelphie que Long se familiarise avec les séances d'inhalation de gaz hilarant et d'éther ; il n'apprend pas les effets de ces deux gaz en classe, mais de la bouche de conférenciers ambulants qui, sur des tréteaux de foire, donnent des cours publics de chimie illustrés de démonstrations. Poussés par Benjamin Rush, une sommité politique et médicale, plusieurs membres de la faculté de médecine effectuent des travaux sur la pneumatique, délivrant des cours et écrivant des articles sur les propriétés du pro'Dxyde d'azote et de l'éther. Dans ses Elements of Therapeutics and Materia Medica publiés en 1831, Nathaniel Chapman, professeur de physique — théorie et pratique — a d'ailleurs proposé sans doute la meilleure description de l'utilisation clinique préanesthésique de l'éther. Fraîchement diplômé en 1839, Long fréquente les services chirurgicaux de New-York pendant dix-huit mois, comme tant de ses collègues du Nord l'ont fait dans les principaux hôpitaux de France et d'Angleterre. Peu de médecins du Sud sont aussi bien préparés que lui à réaliser des travaux cliniques de qualité, et la tentation de s'installer à Philadelphie est grande. Mais par loyauté envers son père, il revient à Jefferson, Géorgie, où il achète en 1841 la clientèle de son ancien « maître », George Grant. Il a alors vingt-cinq ans. Si nous nous sommes arrêté sur les études médicales de Crawford Long, c'est parce qu'elles caractérisent l'une des voies offertes aux médecins américains de l'époque, même si la grande majorité d'entre eux quittaient cette voie à un moment ou un autre, le plus souvent après leur stage. L'éducation de Long constitue le meilleur de ce que le jeune pays pouvait offrir. Il n'était pas, comme on l'a souvent prétendu, un médecin de campagne ayant eu la chance de se servir de l'éther, mais un médecin aux études très solides, connaissant bien la médecine clinique et les méthodes expérimentales de la science, parfaitement préparé par son éducation et ses goûts scientifiques à soumettre ses intuitions à l'épreuve clinique. Comme le montre la citation au début de ce chapitre, même le redoutable et intelligent William Henry Welch ne semble pas avoir apprécié à quel point Long était un produit de la science de son temps. Le jeune médecin devient rapidement une figure populaire de la communauté de Jefferson, et s'entoure d'amis à l'affût de tout ce qui peut paraître nouveau, intéressant et intellectuellement audacieux. Aussi l'intérêt immédiat que tous manifestent pour le gaz hilarant d'abord et l'éther ensuite n'a-t-il rien d'étonnant. Après avoir pris plusieurs fois de l'éther en compagnie de ses amis, Long aboutit aux mêmes conclusions que Faraday et Davy : quiconque inhale une quantité suffisante de produit « ne ressent pas la moindre douleur» lorsqu'on le frappe ou qu'il tombe par terre. Le 30 mars 1842, Long soumet une proposition attrayante à l'un de ses patients. Le jeune homme, James Venable, doit depuis quelque temps déjà se faire opérer de deux kystes au bas de la nuque, mais repousse toujours l'échéance par peur de la douleur. Sachant que Venable a déjà reniflé de l'éther lors de soirées, Long propose de lui appliquer sur le visage pendant l'intervention une serviette de toilette imbibée du liquide volatil. Bien que sceptique et craintif, le patient accepte à condition qu'on ne lui enlève qu'un kyste. Peu désireux de le voir changer d'avis, Long l'opère le soir même. Venable est tellement impressionné par la simplicité de l'entreprise qu'il se fera ôter le second kyste deux mois plus tard. Après ces succès, Long ampute en juillet l'orteil malade d'un jeune esclave endormi à l'éther. Sept ans plus tard, il rédigera une communication expliquant qu'il a opéré chaque année un ou deux malades. Il signale ces cas à la suite d'une vive controverse à propos de la date — et donc de la paternité — de l'invention de l'anesthésie. Malheureusement pour lui, trois ans se sont écoulés depuis le triomphe de William Morton à Boston. Il a trop attendu. Et même alors, il manifeste une grande réticence dans son exposé, écrit à la demande pressante de ses amis ulcérés de le voir souffrir en silence de l'injustice qui lui est faite. Il ne publiera ses observations qu'à son retour d'Augusta où il a décrit devant ses pairs de l'université de médecine de Géorgie son expérience de l'éther déjà vieille de sept ans. L'esprit de compétition n'habite guère Crawford Long. Au cours des années de diatribes et d'invectives qui suivront, sa conduite exemplaire sera la seule marque de noblesse au milieu de cet écœurant champ de bataille. Le rôle de Long dans la controverse sur l'anesthésie sera décrit un peu plus loin avec davantage de détails. Contentons-nous pour l'heure de souligner que le fait qu'il ait été indubitablement le premier à la pratiquer ne signifie pas qu'il doive être considéré comme le père de la chirurgie sans douleur. Son histoire suit une ligne tangente à Taxe principal de ce récit. Car, contrairement à ce qui se passera pour Morton, nul n'a été encouragé à procéder à une anesthésie générale parce que Long la pratiquait ; ce dernier n'a jamais officiellement annoncé à la médecine qu'un tel miracle était possible. Il faut donc attendre William Thomas Green Morton et ce solennel matin d'automne à Boston. De par ses études et son niveau médical, Long semblait le médecin idéal — même si le lieu ne l'était pas — pour venir à bout de la myopie de ses collègues et inaugurer l'ère nouvelle dé la chirurgie sans douleur. Hélas, il s'arrêta en chemin. S'il avait persisté dans ses recherches cliniques sur l'éther et publié plus tôt sa communication, l'histoire de la naissance de l'anesthésie aurait atteint son point culminant à ce moment-là. On ne s'explique pas bien les raisons de son manque de constance, mais quelles qu'elles soient, elles fournirent, comme dans le cas de Davy, le prétexte à une autre occasion manquée. Bien entendu, Long est loin d'être le seul praticien à comprendre l'action anesthésique des deux gaz, ni le seul amateur de ce type de distractions. Parmi les bonimenteurs les plus habiles, il faut citer Gardner Quincy Colton, un conférencier ambulant au petit bagage médical ; au moment où Long utilise l'éther, il parcourt la Nouvelle-Angleterre en vantant les miracles de l'électricité et les effets du protoxyde d'azote. Le 10 décembre 1844, il arrive à Hartford, Connecticut, et fait aussitôt insérer une publicité dans le journal. Le même soir, un jeune dentiste à la mode, Horace Wells, accompagne son épouse, Elizabeth, à une démonstration de gaz hilarant. Au cours du spectacle, l'un des volontaires se cogne la jambe contre un siège en bois, pendant qu'il se trouve sous l'influence du produit. Or, bien qu'il soit blessé au point de saigner, il ne ressent de douleur qu'après que le protoxyde d'azote a cessé d'agir. Ceci n'échappe pas à Wells qui, dès la fin de la séance, s'empresse de s'entretenir avec Colton, et l'invite à participer à une expérience destinée à vérifier si une extraction de dent peut s'effectuer sans douleur sur un patient préalablement endormi avec ce gaz. Les deux hommes se rendent au cabinet du dentiste où un collègue du nom de Riggs soulage Wells d'une de ses molaires après lui avoir fait respirer quelques bouffées de gaz. A peine réveillé de son petit somme indolore, Wells, qui ne pense qu'aux bénéfices qu'il tirera de ses patients, s'exclame en toute innocence et d'un ton plein de jubilation : « Ah ! Une nouvelle ère est née pour les extractions de dents ! » Que sa joie ait été due au gaz hilarant ou à son incapacité de voir plus loin que ses propres mâchoires, il semble cependant qu'il n'ait pas immédiatement mesuré toutes les conséquences des événements de la soirée. Son aveuglement ne durera pas longtemps. Colton lui apprend à préparer du protoxyde d'azote qu'il utilise en collaboration avec Riggs. Un mois plus tard, il a procédé à quinze extractions de dents sans douleur ; il se croit prêt à remettre sa méthode « entre les mains des personnes appropriées » qui sauront comment effectuer les expériences adéquates et faire le meilleur usage de cette nouvelle découverte. En février 1845, Wells se rend à Boston, alors l'un des grands centres de la recherche médicale aux États-Unis. Désireux d'être introduit auprès des chirurgiens les plus réputés de la ville, il sollicite l'appui de l'un de ses anciens étudiants et ex-associé, William Thomas Green Morton. Celui-ci le présente aux docteurs George Hayward et John Collins Warren. Chirurgien en chef du Massachusetts General Hospital, Warren invite Wells à donner, devant un parterre d'étudiants en médecine de Harvard, une conférence sur les utilisations possibles du protoxyde d'azote en chirurgie, puis à en faire la démonstration en prenant comme sujet un patient qui doit subir une opération de la jambe. Préférant peut-être souffrir quelques minutes plutôt que de remettre sa vie entre les mains d'un inconnu prêt à lui faire sentir des vapeurs mystérieuses, le malade refuse. Quelques jours plus tard, les étudiants sont de nouveau convoqués et il est demandé à l'un d'eux de se porter volontaire pour se faire arracher une dent. Ce qui se passe ensuite a été décrit dans une lettre que Wells a écrite au rédacteur en chef du Hartford Courant le 9 décembre 1846 — soit environ deux ans plus tard — afin de préserver ses droits dans la lutte engagée pour la paternité de l'invention : « Plusieurs médecins et étudiants sont venus assister à l'opération ; le patient était d'ailleurs un étudiant. Malheureusement, le sac contenant le gaz fut retiré trop tôt par erreur, ce qui fait que, lors de l'extraction, le patient ne se trouvait pas complètement sous son influence. Il témoigna qu'il sentait quelque douleur, mais pas autant que dans ce genre d'intervention. Comme il n'y avait aucun autre patient présent pour recommencer l'expérience, et comme de nombreux membres de l'assistance estimaient qu'il s'agissait d'une supercherie (voilà tous les remerciements que je reçus pour avoir proposé gratuitement mes services), j'ai donc quitté la ville le lendemain matin et suis rentré chez moi. » Un caricaturiste suggère des usages nouveaux pour l'anesthésie, dans le charivari (1846). (Avec l'aimable autorisation de la Bibliothèque d'histoire de la médecine de l'université de Yale.) Dire que « de nombreux membres de l'assistance estiment qu'il s'agit d'une supercherie » est très au-dessous de la vérité. En réalité, ce qui s'est vraiment passé sera la première d'une série de catastrophes qui finiront par conduire Horace Wells à la ruine. A la seconde même où il extrayait la dent du volontaire, le jeune homme rejeta la tête en arrière en poussant un cri de douleur. Il est vraisemblable qu'une dose insuffisante de gaz a été effectivement administrée par le dentiste impatient, tendu et en proie au trac, seul sur l'estrade d'un amphithéâtre inconnu, face à des spectateurs sceptiques dont certains comptaient parmi les plus distingués praticiens de Boston. Bien qu'une fois complètement réveillé, le patient ne se soit souvenu que d'une légère douleur, le dommage était fait. Le malheureux Wells bat en retraite sous les huées et les quolibets de l'assistance. Des épithètes qui heurtent ses oreilles, celle de « supercherie » est la plus douce. Il quitte Boston vaincu, humilié et déchu à ses propres yeux. La lettre citée ci-dessus est celle d'un homme ne jouissant déjà plus de toutes ses facultés. L'échec subi au Massachusetts General Hospital aura un effet dévastateur sur l'esprit de Horace Wells. Dès son retour de Boston, il met en vente sa maison et, quelques mois plus tard, il vend sa clientèle au Dr Riggs. Trop déprimé et nerveux pour continuer à pratiquer le délicat métier de dentiste, Wells canalise ses irrégulières explosions d'énergie vers différents projets financiers, avec des succès divers. Les mois s'écoulent, sans qu'il arrive à se débarrasser d'un sentiment d'angoisse à l'idée que ses espoirs sont anéantis. Malgré tout, il garde encore une lueur d'optimisme, persuadé que quelque chose sortira de ses expériences sur le protoxyde d'azote ; si on lui donne une seconde chance, un autre chirurgien reconnaîtra peut-être la valeur de ce que Wells peut apporter à la médecine. Or, voilà qu'il reçoit une lettre de William Morton qui met fin à son rêve : Cher Monsieur et ami, Je vous écris pour vous informer que j'ai découvert une préparation plongeant dans un profond sommeil toute personne qui l'inhale. Le sommeil vient au bout de quelques minutes, et sa durée peut être réglée à volonté. Pendant que le patient se trouve dans cet état, les opérations chirurgicales ou dentaires les plus graves peuvent être pratiquées, sans que le malade éprouve la moindre douleur. J'ai mis cette préparation au point, et je m'occupe à présent de nommer des représentants dans tout le pays ayant qualité pour l'utiliser. Je peux proposer ce droit aussi bien à un individu désireux de l'utiliser dans sa propre clientèle qu'à une ville, un comté ou un État. Le but de ma lettre est de savoir si vous accepteriez de visiter New York ainsi que d'autres villes pour céder ce droit en actions. J'ai moi-même utilisé ce produit dans plus de cent soixante cas d'extractions de dents ; de plus, j'ai été invité à l'administrer à des patients du Massachusetts General Hospital avec succès dans chacun des cas. La lettre est datée du 19 octobre 1846 — trois jours après que Morton eut endormi à l'éther un patient que devait opérer John Collins Warren, marquant ainsi la naissance de l'anesthésie générale. D'un trait de plume, Wells se voit privé des fruits de son travail et offrir un rôle subalterne par le plus ingrat de ses protégés, celui-là même à qui il a parlé de chirurgie sans douleur. Sa tristesse est d'autant plus amère que Morton a écarté de lui non seulement la gloire mais aussi l'argent, car il est clair, d'après cette lettre, que Morton a déjà lancé une active campagne publicitaire destinée à diffuser les droits de son invention. Il est impossible de répondre à cette missive de manière rationnelle. D'ailleurs, le triomphe de Morton est bientôt officialisé dans un article rédigé par un collègue de Warren paru le 18 novembre de la même année dans le Boston Medical and Surgical Journal. Enfin, le 7 décembre, le Hartford Courant célèbre dans la presse locale les succès de Morton. Ulcéré par la reconnaissance publique accordée à son ancien assistant, Wells engage dès le surlendemain une lutte acharnée pour faire reconnaître ses droits ; il commence par écrire à la rédaction du journal une lettre qui se termine par ce pitoyable appel : «Je laisse au public le soin de décider à qui revient l'honneur de cette découverte. » Le prologue du drame est maintenant terminé. Tout ce qui vient d'être décrit sert de toile de fond au dernier acte de l'histoire de l'anesthésie : l'opération couronnée de succès qu'effectuera le 16 octobre 1846 John Collins Warren sur un patient endormi à l'éther par William Morton. Il est difficile de comprendre le bouleversement et l'émotion qu'engendra cet événement en passant sous silence la personnalité de son acte ir principal. Tout ce qui ressort des descriptions que nous ont laissées les familiers de William Morton peut se résumer parfaitement dans cette expression typique du XXe siècle : c'est un jeune homme pressé. Ambitieux dans le bon et le mauvais sens du terme, il travaille beaucoup, prompt à saisir la moindre opportunité, et très conscient des retombées financières qu'il peut retirer de cette invention. Quels que soient les avantages qu'il espère récolter pour l'humanité, il semble avoir été davantage guidé par des visées mercenaires que par l'amour de la science. En fait, il n'a rien d'un savant ; ce n'est qu'un inventeur cherchant à gagner beaucoup d'argent. Bien qu'exerçant la profession de dentiste à Boston, Morton n'a jamais terminé les études commencées en 1840 à l'université de chirurgie dentaire de Baltimore. Mais, désireux d'améliorer ses connaissances techniques, il suit des conférences au Massachusetts Medical College, au cours desquelles il a l'occasion de rencontrer de nombreux membres de l'état-major du Massachusetts General Hospital. Il prend des cours particuliers de chimie avec Charles T. Jackson dont il est même le pensionnaire pendant un bref laps de temps. C'est Morton qui a organisé la fameuse et désastreuse démonstration de protoxyde d'azote faite par Wells à l'invitation de John Collins Warren. En revanche, on ignore si, comme il l'a affirmé plus tard, Warren s'est également livré à des expériences en présence de Morton. En 1844, Morton recherche activement une méthode susceptible de soulager la douleur causée par les extractions de dents. Il a mis au point un nouveau modèle de râtelier qui permet de maintenir les fausses dents en place et se plaque étroitement sur les gencives. A la longue, il offre l'avantage de diminuer considérablement la mauvaise haleine, mais la parfaite adaptation de l'appareil nécessite l'extraction des chicots et des vieilles racines. Cette opération est si douloureuse qu'elle fait fuir les patients de Morton. Comme devait le déclarer sans ambages des années plus tard Richard Henry Dana Jr, un avocat alors célèbre : « Le Dr Morton avait un intérêt pécuniaire direct, qui le soutenait presque quotidiennement, à alléger ou supprimer la douleur lors de ses opérations. » Il semble que toute l'entreprise ait été organisée avec une certaine hâte, non seulement pour que l'affaire soit rapidement réglée, mais aussi pour que Morton demeure le seul bénéficiaire de toutes ses éventuelles retombées financières. Le chimiste Jackson lui a appris deux choses importantes concernant l'éther : d'une part, il lui a décrit les effets sur les étudiants avides de distractions, d'autre part, il a laissé entendre que le liquide appliqué directement sur la gencive d'un patient engourdit la zone entourant la dent à extraire. Suivant ces conseils, le jeune dentiste a utilisé cette méthode pour la première fois en juillet 1844, avant d'envisager la possibilité d'utiliser le produit pour provoquer une diminution plus générale des sensations. Ayant lu dans l'ouvrage de Jonathan Pereira Elements of Materia Medica (1839) que l'inhalation de vapeurs d'éther sulfurique entraîne un émoussement des facultés analogue à celui obtenu par Wells avec le protoxyde d'azote, il décide, sans en avertir Jackson, de rechercher comment s'en servir en toute sécurité. Morton consacre une grande partie de l'été 1846 à procéder à des expériences sur des poissons rouges, des chenilles, des insectes, des vers et même un jeune épagneul. Ensuite, il fait respirer des vapeurs d'éther à deux de ses dentistes-stagiaires, sans en conclure si les résultats sont prévisibles ou satisfaisants. De peur que son idée ne tombe entre les mains d'autrui, toutes ses recherches s'effectuent dans le plus grand secret. Cependant, ce secret l'empêche de progresser, car il lui interdit de demander conseil à des personnes compétentes. Malgré son audace (certains diront sa témérité), il n'a jamais eu une très grande confiance dans ses connaissances scientifiques ; il consulte donc son ancien mentor en chimie, Jackson, qui l'invite à renoncer à l'utilisation commerciale de son produit et à limiter ses recherches à l'éther sulfurique, de façon que ses résultats aient un minimum de consistance. Il est probable que c'est Jackson qui l'encourage à essayer la technique de l'inhalation sur un patient nommé Eben Frost venu consulter Morton le 30 septembre 1846 au soir. La dent est extraite sans douleur ; aussitôt après ce succès, Morton envisage de se livrer à une démonstration publique. Malgré son désir de montrer qu'il a découvert un moyen de pratiquer la chirurgie sans douleur, il est suffisamment pragmatique pour prendre d'abord la précaution de consulter un directeur de brevets. Avant même de penser à son brevet, il prend une seconde précaution : il se met en rapport avec un journal. Morton a beau nier être à l'origine de cet article, il est en effet difficile de croire que quelqu'un d'autre aurait pu rédiger l'annonce suivante publiée dans le Boston Daily Journal le 1er octobre 1846, soit le lendemain de l'opération de Frost : « Hier soir, comme nous en a informé un témoin, une dent cariée a été extraite de la bouche d'un individu sans lui causer la moindre douleur. Le patient avait été placé dans une sorte de sommeil en inhalant une préparation qui fit son effet pendant environ quarante-cinq secondes, juste le temps de procéder à l'extraction. » Le terrain une fois préparé, Morton rend visite à John Collins Warren. Etant donné l'expérience malheureuse qu'a eue ce dernier avec le protoxyde d'azote, le dentiste audacieux fait preuve, en agissant ainsi, soit d'une extrême confiance en lui, soit d'une extrême témérité, et sans doute des deux. Il contrevient aux principes de réserve scientifique, surtout que l'arracheur de dents de vingt-sept ans n'a qu'une infime pratique des effets de l'éther sur un être humain , qu'il en ignore les accidents possibles, et qu'il ne s'est même pas soucié d'imaginer un appareil permettant d'administrer le gaz au patient (Frost avait été endormi pendant quarante-cinq secondes par application sur son visage d'un mouchoir imbibé d'éther). Warren a donc toutes les raisons de rejeter l'affirmation de Morton que l'on peut utiliser l'éther pour des opérations chirurgicales. Mais c'est compter sans la personnalité de John Collins Warren. Cet homme austère, ce médecin très habile et très ambitieux, a appris la technique opératoire auprès de spécialistes comme Sir Astley Cooper et Dupuytren, les plus grands chirurgiens européens de l'époque. Connu pour sa prudence et sa sûreté de jugement, il est aussi célèbre pour sa promptitude à essayer de nouvelles méthodes ; il a également été un pionnier dans certaines techniques orthopédiques et le premier chirurgien d'Amérique à opérer une hernie étranglée. Il est le second professeur de chirurgie de Harvard, ayant succédé en 1815 à son propre père à ce poste. L'un des fondateurs du Massachusetts General Hospital et de l'American Medical Association, il est, lorsque Morton le rencontre, l'un des médecins les plus respectés de la jeune nation. En 1846, Warren a soixante-huit ans et se trouve à un an de la retraite. Son visage taillé au couteau, son air ronchon contredisent le fait qu'au cours d'une vie tout entière consacrée à la chirurgie, il n'a jamais pu s'habituer aux horreurs de la salle d'opération, et même sa profonde foi chrétienne ne protège pas sa conscience des atroces souffrances auxquelles il doit exposer ceux qu'il s'efforce de soigner. Peut-être son destin est-il de jouer le rôle d'intermédiaire grâce auquel, selon les paroles de son ami Oliver Wendell Holmes, « la cruelle extrémité de la souffrance a été plongée dans les eaux de l'oubli, et la très profonde ride de douleur barrant le front effacée à jamais ». Il accepte la proposition de Morton. Le dentiste reçoit une brève missive l'invitant à se rendre à l'hôpital dans les quarante-huit heures afin « d'administrer à un patient sur le point d'être opéré la préparation [qu'il a] inventée pour diminuer la sensibilité à la douleur». Morton s'est montré si discret que même l'opérateur en ignore la composition. Pendant ces deux jours, Morton travaille d'arrache-pied avec un fabricant d'instruments pour mettre au point un appareil d'inhalation qui ne sera prêt qu'à la toute dernière minute, contraignant Morton à arriver avec un quart d'heure de retard en salle d'opération, à l'instant précis où Warren, désespérant de le voir venir, se prépare à commencer l'intervention sans lui. L'amphithéâtre est rempli d'étudiants et de médecins de l'hôpital, dont beaucoup s'attendent à assister de nouveau à l'humiliation d'un de ces dentistes qui prétendent supprimer la douleur. Le patient, Gilbert Abbot, souffre d'une tumeur vasculaire au coin de la mâchoire gauche. Après quelques paroles d'encouragement adressées au jeune homme malingre, Morton lui place l'embout de l'appareil dans la bouche en lui demandant de respirer. Au bout de quelques minutes, Gilbert Abbot s'endort. Morton lève alors les yeux vers Warren et lui dit d'un ton calme : « Monsieur, votre patient est prêt. » Ce qui suit a été parfaitement bien décrit par Warren dans un article qu'il rédigea deux mois plus tard pour le Boston Medical and Surgical Journal : «J'ai aussitôt pratiqué une incision d'environ dix centimètres sur la peau du cou, et j'ai commencé à faire ma dissection au milieu de nerfs et de vaisseaux sanguins importants, sans lire sur le visage du patient la moindre expression de douleur. Peu après, il s'est mis à prononcer des paroles incohérentes, à s'agiter, et ce, jusqu'à la fin de l'opération. Comme, à son réveil, on lui demandait s'il avait beaucoup souffert, il répondit qu'il avait eu l'impression qu'on lui égratignait le cou. » Cette intervention pratiquement indolore a duré vingt-cinq minutes. Quand elle est terminée, John Collins Warren regarde l'auditoire qui, peu auparavant, semblait sceptique, voire cynique ; les personnes présentes chuchotent dans un silence craintif et respectueux, comme si elles savaient qu'elles venaient d'assister à un moment crucial de l'histoire de la médecine. Nul n'a envie de se moquer du présomptueux dentiste qui se tient devant eux. Encore sous le choc, Warren contemple l'assemblée pendant quelques secondes, puis d'une voix calme annonce ainsi la naissance de l'anesthésie : « Messieurs, ce n'est pas de la supercherie. » Plusieurs années plus tard, alors que de très nombreuses opérations ont été pratiquées sous anesthésie, le vieux chirurgien alors à la retraite rassemble ses idées et réfléchit à la réalisation de ce rêve d'une chirurgie sans douleur qui l'a poursuivi sa vie durant. Dans l'amphithéâtre baptisé Dôme de l'Ether, il déclare devant un auditoire attentif: « Une nouvelle ère est née pour le chirurgien. Il peut procéder aux explorations les plus délicates, non seulement sans entendre les atroces hurlements auxquels il avait dû s'habituer, mais parfois alors que son patient se trouve dans un état de parfaite insensibilité et éprouve même du plaisir. « Qui aurait pu imaginer que le contact du bistouri avec la délicate peau du visage pourrait provoquer une sensation de délices sans mélange ? Que manipuler un organe aussi sensible que la vessie pourrait s'accompagner d'un merveilleux rêve ? Que redresser des articulations ankylosées pourrait coexister avec une vision céleste ? « Si Ambroise Paré, Louis, Dessault, Gheselden, Hunter et Cooper étaient témoins de ce que nos yeux voient chaque jour, comme ils voudraient venir nous rejoindre et accomplir une fois encore leurs exploits ! « Et avec quelle fraîche vigueur le chirurgien que je suis, prêt à abandonner son scalpel, le saisit et souhaite recommencer sa carrière sous de nouveaux auspices ! « En tant que philanthropes, nous pouvons être heureux d'avoir apporté notre contribution, si mince soit-elle, en faisant à la pauvre humanité souffrante ce précieux cadeau. « Aussi illimité et gratuit que le soleil de Dieu, ce don est là pour réjouir la terre ; il éveillera la gratitude du présent et des générations futures. L'étudiant qui, venu de pays ou d'âges éloignés, veut visiter ce lieu, le contemplera avec un intérêt accru, lorsqu'il se souviendra que c'est là que s'est déroulée la première démonstration de l'une des plus glorieuses vérités de la science. » Dans les semaines qui suivent ce magnifique succès, Morton persiste dans son refus de dévoiler la nature de son invention. Acclamé par les autorités hospitalières, il ne songe qu'aux brevets, aux bénéfices qu'il pourra en tirer, et aux moyens de s'emparer du marché mondial. Son biographe Nathan P. Rice estimera plus tard dans Procès d'un bienfaiteur public que la part de Morton dans la vente des droits d'utilisation exclusive du gaz uniquement en Amérique aurait rapporté plus de 350 000 dollars pendant la durée normale — quatorze ans — d'un brevet. La lettre du 19 octobre adressée à Warren montre bien ce qu'il avait en tête (et fournit un bon exemple de la tendance du jeune entrepreneur à gonfler les faits et à déformer les événements). Mais deux problèmes surgissent. Le premier est l'intervention de Charles T. Jackson, dont la visite à Morton le 23 octobre va marquer le début d'un conflit qui deviendra si acrimonieux et si acharné qu'il ne se terminera que bien après que les deux protagonistes auront été détruits par cette hargne opiniâtre. Pour simplifier, disons que Jackson réclame une part du gâteau. Le directeur des brevets que Morton a consulté avant l'opération pratiquée sur Gilbert Abbot est R.H. Eddy ; or, il s'avérera qu'il est aussi l'un des fervents admirateurs de Jackson. Après avoir conclu à la possibilité de prendre un brevet sur l'éther, Eddy commence par pousser Morton à abandonner au chimiste un pourcentage des bénéfices possibles. Les deux hommes parviennent à un accord. Le 12 novembre, le brevet n°4848 est délivré au nom de Morton et de Jackson, ce dernier ayant accepté de céder ses droits en échange de royalties de 10 pour 100 sur les bénéfices américains ; un brevet analogue sera pris un peu plus tard pour protéger les ventes à l'étranger. Si nous avons jusque-là présenté Charles Thomas Jackson comme un savant accompli et très respecté — ce qu'il est —, il convient maintenant d'éclairer un autre aspect de son caractère, qui, si on le passait sous silence, ne permettrait pas de comprendre la suite des événements. Jackson est un excentrique brillant, en qui est solidement implantée une graine de folie, laquelle, à l'époque dont il s'agit, a déjà commencé à fleurir. Diplômé de médecine de l'université Harvard en 1829, il a complété ses études en travaillant pendant deux ans dans les hôpitaux parisiens tout en s'intéressant à la biologie et à la chimie analytique. Lors du voyage de retour, il fait la connaissance de Samuel F.B. Morse et lui montre un électro-aimant qu'il rapporte à Boston. En examinant soigneusement l'instrument, Morse conçoit l'idée que l'électricité peut permettre la transmission de l'information sur de longues distances. Une fois en Amérique, Morse se livrera à une série d'expériences qui aboutiront à l'invention du télégraphe. Charles Jackson n'hésitera pas à s'en prétendre l'auteur. Mais ce n'est pas le seul exemple de sa tendance à revendiquer la paternité de quelque découverte scientifique, alors que sa contribution reste souvent involontaire ou se borne à une suggestion. Lorsque le capitaine William Beaumont, chirurgien militaire, décide d'étudier de près le cas d'un trappeur franco-canadien, dont la blessure abdominale consécutive à un coup de fusil a guéri en laissant un trou béant dans son estomac, il demande à Jackson de pratiquer une analyse chimique du suc digestif qui s'écoule de la fistule. Le chirurgien et son patient, Alexis Saint-Martin, se trouvent à Boston à l'époque, et quand l'habile capitaine est envoyé à l'ouest, Jackson tente d'empêcher le départ de son sujet de manière à pouvoir poursuivre les recherches en son propre nom. Afin de dissimuler sa duperie sous un air de nécessité scientifique, il parvient très habilement à réunir les signatures de deux cents membres du Congrès au bas d'une pétition décrivant l'importance de cette analyse pour l'Amérique et l'humanité tout entière. Si le secrétaire d'État à la Guerre n'avait pas rejeté cette pétition, Jackson aurait peut-être réussi à s'attribuer les mérites que nous accordons aujourd'hui à William Beaumont, le premier physiologiste des États-Unis. Enfin, au début de l'année 1846, Jackson est déjà engagé dans un conflit — qu'il finira par perdre — avec Christian Schoenbein à propos de l'invention par ce chimiste allemand de la nitrocellulose. Jackson pénètre donc dans l'arène sur un destrier éprouvé, tenant à la main une lance qui a bien servi. Qu'il ait été désarçonné au cours de chaque tournoi précédent ne fait qu'accroître sa fougue et sa détermination quasi obsessionnelle de remporter cette joute. Le second problème auquel sera confronté Morton est la difficulté — ou plus exactement l'impossibilité — de garder secrète la nature de son gaz. Le fait d'avoir ajouté des composants parfumés n'en déguise guère les caractéristiques aux autres médecins, et nier que l'éther en est l'ingrédient le plus actif ne fera que retarder brièvement la découverte de sa formule. En outre, en achetant un brevet, Morton a compté sans les réactions des médecins du Massachusetts General Hospital et des dentistes. Warren, « freiné, selon se propres paroles, par la nouvelle qu'un brevet exclusif a été pris, et qu'aucune application ne pourra être faite sans l'accord de son propriétaire », décide d'interdire le produit tant que le brevet ne sera pas élargi. Après un moratoire de trois semaines, Morton est bien forcé d'accepter de partager son secret avec l'hôpital, à condition que l'information reste confidentielle. Le 7 novembre, l'anesthésie à l'éther reprend avec la première amputation sans douleur. Deux semaines plus tard, l'inventeur rencontre deux représentants de l'hôpital, Henry Jacob Bigelow et Oliver Wendell Holmes, et donne le nom de Letheon à l'éther sulfurique, dans une ultime tentative de conserver un semblant de secret. Alors âgé de trente-sept ans et futur professeur d'anatomie et de physiologie à la Harvard Medical School, Holmes en personne donne l'imprimatur scientifique de Boston à la nouvelle technique. Même si son principal composant doit rester secret, il faut en effet un nom à cette découverte : Holmes propose celui d'« anesthésie. ». Dans une lettre à Morton, il explique que quel que soit le nom choisi, il « sera répété par les bouches de toutes les races civilisées de l'humanité» (c'est Holmes qui souligne). (Comme nous l'avons mentionné plus haut, le mot « anesthésie » a été utilisé pour la première fois par Dioscoride au premier siècle, puis par quelques tenants du mesmérisme. S'il n'apparaît pas dans le dictionnaire de Samuel Johnson, on le trouve dans un lexique écrit après 1721, ainsi que dans le dictionnaire médical Pan de 1819. Il semble avoir été utilisé dans plusieurs textes de l'époque, et Holmes a pu le rencontrer dans Physiological System of Nosology de John Mason Good, publié en 1823. Si l'on attribue souvent au Dr Holmes la paternité de ce mot, il aurait dû être le premier à reconnaître son origine ancienne.) Cependant, alors même que se déroulent les négociations concernant les droits et le secret, les médecins de Harvard se préparent à annoncer la nouvelle à la communauté scientifique américaine. Le 3 novembre, un résumé des événements est lu devant l'American Academy of Arts and Sciences, et le 9 novembre, une communication très complète est présentée par Jacob Bigelow à une réunion de la Société bostonienne d'avancement de la médecine. Elle paraît ensuite sous forme d'article dans le numéro du 18 novembre du Boston Medical and Surgical Journal, un numéro aujourd'hui très recherché, car il contient la première annonce officielle écrite de la découverte de l'anesthésie générale. Entretemps, Bigelow, qui succédera bientôt à John Collins Warren au titre de meilleur chirurgien de la Nouvelle-Angleterre, a procédé à un certain nombre d'expériences. La nouvelle qu'une grande découverte a été faite se répand rapidement en Europe et de la manière la plus banale qui soit. Très fier de son fils Henry, Jacob Bigelow envoie à un ami de Londres, Francis Boott, une lettre dans laquelle il a glissé une coupure de l'article. Sans perdre une seconde, Boott persuade un dentiste du nom de Robinson, installé à Londres, d'extraire la dent d'une certaine demoiselle Lonsdale : celle-ci est endormie à l'éther. Dès le réveil de la jeune femme, Boott avertit par messager son collègue Robert Liston, habile et audacieux professeur de chirurgie au University College de Londres. Le lendemain étant un samedi, Liston attendra jusqu'au lundi pour entreprendre la première opération chirurgicale sous éther en Europe (19 décembre). Avant de commencer l'intervention — une amputation — la légende veut qu'il ait dit aux étudiants et aux membres de l'assistance : « Aujourd'hui, messieurs, nous allons essayer un truc yankee qui rend les gens insensibles. » Une fois les derniers pansements terminés, le grand chirurgien britannique, membre de cette faculté de médecine qui, à peine huit ans auparavant, s'était moquée de John Elliotson et des mesméristes, proclame à haute et intelligible voix à tous ceux qui pouvaient l'entendre : « Ce truc yankee, messieurs, bat de loin la chimère mesmériste. » Tranquillement assis parmi les spectateurs, se trouve un jeune étudiant en médecine de dix-neuf ans, John Lister, dont nous aurons l'occasion de parler plus loin. Désireux de vérifier une seconde fois l'efficacité de l'éther, Robert Liston l'utilise pour extraire un ongle incarné, selon lui « l'une des plus douloureuses opérations chirurgicales ». Il écrit ensuite à Boott pour le remercier et détaille les « résultats parfaits et tout à fait satisfaisants » obtenus dans les deux cas. Boott communique la lettre accompagnée d'un exemplaire de l'article de Bigelow à Lancet — déjà à cette époque l'une des revues médicales faisant le plus autorité dans le monde — qui les publie le 2 janvier 1847. Trois semaines après, l'éther est utilisé à Vienne dans les hôpitaux généraux et à l'Hôpital chirurgical universitaire d'Erlangen en Allemagne. Le 1er février, l'éminent chirurgien parisien Alfred Velpeau de l'hôpital de la Charité déclare, dans une communication devant l'Académie des Sciences, que son étude expérimentale sur le gaz a démontré sa totale efficacité. Durant l'été 1847, Peter Parker, un médecin-missionnaire diplômé de Yale, commence à faire usage de l'éther en Chine au cours d'une série d'interventions effectuées dans un petit bâtiment qu'il baptise « hôpital de Canton ». Si Morton est porté aux nues et son invention célébrée dans le monde entier, le rusé Jackson ne reste pas inactif, refusant de se contenter des 10 pour 100 des recettes à venir et de miettes de gloire. De même que treize ans plus tôt, il avait essayé dans sa pétition au Congrès de minimiser le rôle de William Beaumont, de même il s'efforce de présenter Morton comme un simple subalterne uniquement chargé des aspects techniques de l'invention. A deux reprises — le 13 novembre et le 1er décembre 1846 — il écrit à un ami très haut placé de Paris, pour revendiquer la paternité de l'invention. Ces lettres de Jackson sont lues devant l'Académie des Sciences le 18 janvier 1847, ce que Morton apprend très vite. Effaré et brusquement conscient de l'habileté de son adversaire, le dentiste entreprend de réunir au plus vite une série de déclarations de témoins rédigées sous la foi du serment. De son côté, Horace Wells, également déterminé à se faire entendre à Paris, s'est rendu dans la capitale pour réclamer la priorité de la découverte auprès de l'Académie de Médecine et de l'Académie des Sciences. On ignore jusqu'à quel point les deux académies ont examiné sa requête, mais l'une et l'autre en publieront des extraits dans leurs procès-verbaux. Il n'est pas venu à l'esprit de l'infortuné Wells d'apporter avec lui des témoignages irréfutables, ce qui fait que lorsqu'il regagne l'Amérique en mars 1847, les perspectives de reconnaissance ne sont guère encourageantes. Dès l'arrivée du bateau à Boston, il s'occupe de réunir des déclarations sous serment et se rend à Hartford dans ce but. Avec le voyage de Wells à Paris et l'accueil apparemment couronné de succès de Jackson par l'Académie des Sciences, Morton comprend qu'il risque fort de perdre l'avantage. Il ne peut évidemment pas prévoir que, dans sa hâte à se faire valoir, Jackson finira, au contraire, par le favoriser. Voici dans quelles circonstances. Désireux de donner à la nouvelle découverte et à son développement historique une base scientifique solide, Edward Everett, président du Harvard College, et John Collins Warren proposent à leurs collègues de l'Académie de Chimie de préparer une communication pour l'Académie américaine des Sciences dont Everett est alors le vice-président. Jackson y voit l'occasion de faire reconnaître ses revendications par les représentants les plus éminents de la communauté scientifique américaine. Il rédige sa requête de telle sorte que non seulement il apparaît comme l'inventeur de l'anesthésie, mais encore il laisse entendre qu'il a le soutien total d'Everett et de Warren et l'approbation officielle de l'Académie. Il en envoie des copies outre-Atlantique à Paris, ainsi qu'au Boston Daily Advertiser qui publiera le texte le 1er mars. Si cela lui vaut d'être mieux considéré à l'étranger, il n'en est pas de même dans sa patrie, loin de là. Offusquée d'avoir été ainsi utilisée, l'Académie des Sciences désavoue cette déclaration, en interdit la lecture lors de réunions et refuse de la faire paraître dans ses Actes. Jackson se trouve soudain entouré d'un nuage de suspicion au sein même du groupe qu'il espérait convaincre. En particulier, le désaveu d'Everett est d'autant plus cinglant que, membre du Congrès, celui-ci s'était laissé persuader, treize ans auparavant, de présenter au secrétaire d'Etat à la Guerre la demande de Jackson concernant Alexis Saint-Martin. A présent, les hostilités ont vraiment commencé. Morton et Jackson consacreront le reste de leur vie, ou presque, à rédiger des réclamations, à adresser des pétitions au Congrès ; leur situation se détériore et, pour finir, ils mourront l'un et l'autre dans des circonstances tragiques. Pourtant, une oasis de bon sens s'instaurera, brièvement il faut le dire, dans ce désert intellectuellement aride de la controverse. Jouissant peut-être d'une position plus sûre après la bévue de son adversaire, Morton publie en septembre 1847 une brochure claire et concise contenant les instructions complètes relatives à l'administration de l'éther. Il prépare également un mémoire qui sera présenté à l'Académie française des Sciences lors de sa réunion du 2 novembre, date à laquelle il a déjà recouvré la faveur dans son pays. La marée qui porte William Morton entraînera la perte d'Horace Wells. A peine une semaine après avoir débarqué en France, ce dernier publie son propre ouvrage sur l'anesthésie, Histoire de l'application du protoxyde d'azote, de l'éther et autres vapeurs, s'appuyant sur les témoignages qu'il a recueillis. Il envoie les originaux des lettres de soutien à Paris, afin qu'il en soit fait mention par les deux académies. Mais ni les lettres, ni le voyage à Paris, ni son livre ne modifieront l'inexorable déclin de sa fortune. En janvier 1848, abandonnant sa femme et son enfant à Hartford sans un sou, rendu fou par l'injustice de son sort, Wells se rend à New York, déterminé à poursuivre ses recherches sur le protoxyde d'azote, l'éther et le chloroforme, nouvel anesthésique introduit en 1847 par James Young Simpson. Le 17 janvier 1848, paraît dans le New York Evening Post Pencart publicitaire suivant : « H. Wells, chirurgien-dentiste, inventeur du Letheon, installé à New York, délivrera des conseils gratuits concernant l'utilisation du chloroforme, du protoxyde d'azote et du Letheon pour l'extraction des dents: de 10 heures à 15 heures, Residence 120 Chambers St., West Broadway. » Quatre jours plus tard, le jour de ses trente-trois ans, l'homme qui a inventé l'anesthésie au protoxyde d'azote se retrouve dans la prison de Tombs. Il est accusé d'avoir jeté de l'acide sulfurique sur des dames de petite vertu arpentant le trottoir de Broadway. Sa dégradation semble complète. Mais le dernier acte et l'épilogue de ce drame ne sont pas encore joués. Le 22 janvier 1848, Horace Wells, devenu toxicomane à la suite de ses diverses expériences sur les anesthésiques, inhale suffisamment de produit pour perdre pratiquement toute lucidité ; il met fin à ses jours en se sectionnant l'artère fémorale gauche avec un rasoir. On trouvera cette lettre dans sa cellule : Dimanche soir, dix-neuf heures Je reprends la plume pour achever ce que j'ai à dire. Grands dieux ! Tout ceci s'est-il vraiment passé ? N'est-ce pas un rêve ? Cette nuit avant minuit, je vais payer ma dette à la nature. Oui, même si je suis libéré demain, je ne pourrai continuer à vivre et être traité de scélérat. Dieu sait que je n'en suis pas un... Oh ! ma chère épouse et mon cher enfant, je vous quitte sans vous laisser de quoi subsister ; j'aimerais pouvoir vivre et travailler pour vous, mais je ne le puis, car si je devais continuer à vivre, je deviendrais fou. Je sens que je le suis déjà. Voici maintenant l'épilogue, d'une macabre ironie : au cours de son séjour si décevant à Paris, Wells s'était lié d'amitié avec un dentiste américain, C. Starr Brewster, qui l'avait aidé à présenter son affaire aux deux académies et à la Société de médecine parisienne. Douze jours après son suicide, la lettre suivante arriva à son domicile et fut ouverte par sa veuve affligée : Cher Monsieur Wells, Je rentre à l'instant d'une réunion de la Société de médecine de Paris, où il a été voté qu'à Horace Wells de Hartford, Connecticut, États-Unis, revenait le mérite d'avoir découvert et mis au point avec succès la première utilisation de vapeurs ou de gaz permettant de pratiquer des opérations chirurgicales sans douleur... Ainsi, martyr de la découverte de l'anesthésie, Horace Wells reçoit une reconnaissance venue trop tard pour lui sauver la vie ou mettre du baume sur son esprit dérangé. Est-ce à cause de la mort de Wells que les autorités du Massachusetts General Hospital se sentent obligées de dissiper toute confusion en préparant une histoire officielle de la controverse, après avoir réexaminé les revendications de tous les participants ? Le rapport, rédigé par Richard Henry Dana Jr, se termine par cette conclusion tout à faire claire : le conseil d'administration de l'hôpital considère que William Morton est le véritable inventeur de l'anesthésie à l'éther. Augmenté du mémoire de Morton adressé à l'Académie des Sciences française, le rapport est rendu public le 18 mars 1848 dans le périodique Littel3s Living Age. Le conseil va même plus loin. Ses membres votent une souscription de mille dollars à titre d'honoraires versés au jeune homme dont ils viennent de décider qu'il est l'un des grands bienfaiteurs de l'humanité. La lettre qui l'en informe se termine par ces mots : « Vous trouverez ci-joint le registre de souscription. Parmi les signataires, vous remarquerez les noms de plus d'une personnalité distinguée ; souvenez-vous également qu'il a été signé par chaque membre de notre conseil d'administration. Nous sommes sûrs que vous saurez apprécier ce premier témoignage, si modeste soit-il, de la gratitude de vos concitoyens. Que vous puissiez ensuite recevoir une récompense nationale adéquate est le vœu sincère que formulent vos dévoués serviteurs. » Naturellement, William Morton partage ce souhait. Bien que les autorités hospitalières soient convaincues de son bon droit, d'autres parties, également intéressées dans l'affaire, restent hésitantes. Pendant un certain temps, l'enjeu ne se limite pas seulement à l'attribution d'honneurs : le Congrès se prépare à décider de voter une loi autorisant le versement d'une bourse de dix mille dollars à quiconque sera reconnu comme le père de l'invention. Les législateurs ne se seraient peut-être pas lancés dans ce projet si plein de bonnes intentions, s'ils avaient pu prévoir la succession de revendications contradictoires qui allaient retarder ce vote pendant des années. En réponse à ce projet, Crawford Long se laisse persuader de publier en décembre 1849 son rapport dans le Southern Medical and Surgical Journal. A la demande expresse de ses amis, il écrit également au sénateur William Crosby Dawson et à Junius Hillyer, représentant de la Géorgie au Congrès, afin de décrire ses recherches. Soucieux de vérifier la revendication de l'un de ses électeurs, Dawson a la malencontreuse idée de solliciter les conseils du célèbre chimiste de Boston, Charles T. Jackson. Lorsque, le 8 mars 1854, Jackson arrive à Athens (Géorgie), il a déjà écrit un ouvrage dans lequel il donne sa propre version de la découverte de l'anesthésie : Etherisation des animaux et de l'homme (1851). Pourtant, quand il étudie les documents de Long, il est convaincu du succès des opérations pratiquées sur James Venable et les autres. Il propose alors à Long de préparer une revendication conjointe et de l'adresser au Congrès : à Jackson reviendra le mérite de la découverte et à Long celui de sa première application clinique ; ils coupent ainsi l'herbe sous le pied des héritiers d'Horace Wells et de William Morton, la bête noire7 de Jackson. Cependant, Long ne voit pas de raison de partager quoi que ce soit, non par entêtement ou cupidité, mais parce qu'il est persuadé de son bon droit. Quoi qu'on ait pu dire de lui, Jackson est trop honnête, au moins dans ce cas, pour falsifier le rapport adressé à Dawson. Bien entendu, il n'est pas nécessaire de souligner que son honnêteté est encouragée par sa haine à l'égard de Morton. Le 5 avril 1854, alors que le Sénat se prépare à présenter son projet de loi, le sénateur Dawson annonce qu'il a reçu une lettre du Dr Jackson déclarant que le Dr Crawford Williamson Long, un inconnu, est le premier à avoir utilisé l'éther. Comme il est stipulé que la récompense doit être remise à Morton, à Jackson ou aux représentants de Wells, c'est-à-dire à celui qui sera jugé comme le plus qualifié par le secrétaire d'État au Trésor, l'introduction du nom de Long plonge les débats dans un abîme dont ils ne se relèveront pas. Après être passée par le Sénat, la nouvelle proposition de loi arrive à la Chambre des représentants pour y être aussitôt enterrée. Ainsi prend ont fin la bataille du Congrès et la participation de Long. William Morton, dont la victoire a un moment paru totale, se tourne alors vers les tribunaux pour essayer de faire valider son brevet. Mais comme il a auparavant révélé la nature du Letheon aux médecins de l'hôpital pour que, à leur demande pressante, il puisse être administré par cet établissement et d'autres institutions charitables, et comme le gouvernement des États-Unis a lui-même contrevenu à la loi en utilisant librement l'éther pendant la guerre du Mexique (1846-1848), ses droits légaux ne sont plus exécutoires. Son monopole ainsi anéanti, certains de ses concessionnaires qui avaient signé avec lui un contrat d'exclusivité entreprennent de le poursuivre. Toutes ces procédures sont futiles pour de nombreuses raisons, en particulier parce que Morton a abandonné la pratique dentaire pour consacrer son énergie — et son argent — à ses revendications. Complètement ruiné, intentant des procès ou lui-même poursuivi, il finit par adresser une requête au Congrès pour obtenir réparation. Déçu de l'échec de ses suppliques au gouvernement, il décide d'intenter un procès en contrefaçon à une fondation charitable, le New York Infirmary. Le verdict rendu en 1863, confirmé ultérieurement par la Cour suprême des États-Unis, n'est pas en sa faveur. Mais le coup fatal sera porté l'année suivante, lorsque l'establishment médical, qui l'avait au début adopté, lui signifie que sa patiente est à bout, que son esprit de chicane dépasse les bornes; le 24 juin 1864, à l'instigation du personnel médical du New York Eye Infirmary, l'American Medical Association le censure, de la manière la plus mordante : « Attendu que ledit Dr Morton, par ses procès en contrefaçon à l’encontre d'institutions médicales charitables concernant un prétendu brevet couvrant tous les agents anesthésiques — non seulement l'éther sulfurique, mais l'état même d'anesthésie, de quelque manière qu'il soit produit — dont il se proclame l'inventeur, par cet acte s'est mis lui-même au ban d'une honorable profession et des véritables travaux effectués pour la cause de la science et de l'humanité. « Il a donc été décidé, que l'American Medical Association proteste par écrit contre toute appropriation par le Dr Morton, sur la base de sa conduite indigne... » La glorieuse marée qui a si récemment porté Morton au pinacle s'est transformée en un maelstrom menaçant de noyer son âme. Un article paru en juin 1868 dans l’ Atlantic Month partisan de Jackson, le met dans une rage insensée. En juillet, après encore un voyage inutile à Washington, il retourne à New York abattu et malade. Il fait une chaleur étouffante. Cédant à une impulsion, il décide d'emmener sa femme Elizabeth faire une promenade en buggy dans Central Park pour trouver un peu de fraîcheur. Leur voiture trotte à une bonne allure le long du lac, lorsque Morton arrête brusquement son cheval, bondit hors de la voiture et plonge la tête dans l'eau chaude. Inquiète de le voir dans cet état, Elizabeth l'abjure de remonter dans le buggy, ce qu'il finit par faire à contrecœur. Ils ont à peine parcouru quelques mètres qu'il saute de nouveau à bas de la voiture, se jette contre une haie toute proche et s'écroule inconscient. Quelques heures plus tard, le malheureux dentiste que William Henry Welch a justement appelé « le moins héroïque de nos grands inventeurs » meurt d'une hémorragie cérébrale. Charles Jackson ne connaît pas un destin plus clément. Déjà instable, il devient de plus en plus agité avec les années. En 1873, cinq ans après la mort de William Morton, le vieux provocateur se rend au cimetière Mount Auburn à Boston, sur la tombe de son ancien ennemi. Elle porte cette épitaphe : william t.g. morton, Inventeur et propagateur de l'anesthésie par inhalation. Grâce à lui, la douleur en chirurgie a pu être écartée et supprimée. Avant lui, la chirurgie n'était que souffrances. Grâce à lui, la science est maîtresse de la douleur. La lecture de ces mots gravés sur la pierre lui fait perdre le peu de raison qui lui restait. Complètement fou, il sera admis à l'asile McLean à Belmont (Massachusetts), où il passera les sept dernières années de sa vie. Il mourra le 28 août 1880, à l'âge de soixante-quinze ans, n'ayant remporté qu'une victoire sur ses rivaux : celle de la longévité. Si aucun des quatre prétendants à la paternité de la découverte n'a eu l'existence facile après le début des controverses, on peut au moins annoncer que la vie de Crawford Long, bien que pénible et laborieuse, ne se terminera pas tragiquement. Il sera en effet le seul à n'avoir pas été détruit par la querelle sur l'anesthésie, et surtout à s'en sortir avec les honneurs. Oubliée dans l'agitation faite par les autres, sa contribution fut redécouverte en 1877 par un gynécologue de la Caroline du Sud, J. Marion Sims, qui rédigea une étude très complète sur lui pour le Virginia Medical Monthly. Cet article apporta un grand soutien moral à Long, épuisé par les soins qu'il apportait à un nombre important de patients indigents dans une zone ravagée par la guerre civile et l'occupation yankee. La mort même de Crawford Long est liée à son abnégation et, d'ailleurs, à l'anesthésie. Le 16 juin 1878, le médecin de campagne âgé de soixante-deux ans venait de mettre au monde un bébé dont la mère avait été endormie à l'éther, lorsqu'il sentit qu'il allait perdre connaissance. Juste avant d'être plongé dans les ténèbres, il passa le nouveau-né à une infirmière avec cet ordre : « Occupez-vous < 'abord de la mère et de l'enfant. » Il s'écroula en travers du lit de la patiente, et succomba quelques heures plus tard à une attaque foudroyante. Au cours des décennies suivantes, Long reçut une reconnaissance posthume sous la forme d'hommages, de plaques, de portraits et de statues. Le plus connu et le plus visité de ces monuments se trouve au Capitole dans le Statuary Hall. Long et Alexander Stephens (son compagnon de chambre au Franklin College et l'une des personnalités politiques les plus en vue du Sud) furent choisis par le Corps législatif du pays pour être les deux fils honorés dont les statues représenteraient les plus hautes réalisations de la Géorgie. Ce fut un bon choix. Ce récit met en évidence la jeunesse de la plupart de ceux qui ont apporté une contribution non négligeable à l'histoire de l'anesthésie par inhalation. Il ne s'agit pas là d'un cas isolé dans les annales de la découverte scientifique, bien au contraire. André Vésale fut nommé professeur d'anatomie à l'université de Padoue le lendemain de l'obtention de son diplôme de docteur en médecine ; à vingt-huit ans, il avait déjà écrit son monumental De Humani Corporis Fabrica et définitivement changé l'attitude des médecins vis-à-vis des preuves scientifiques. Trois siècles plus tard, les découvertes décisives en anesthésie furent réalisées par un groupe d'hommes si jeunes que la plupart venaient à peine de commencer leur carrière. Étant donné le temps nécessaire aujourd'hui pour former un chercheur aux techniques sophistiquées de la recherche, il est peu probable que des jeunes gens d'une vingtaine d'années puissent devenir des autorités scientifiques. Certes, ici ou là, un homme ou une femme dont la formation n'est pas encore complète pourront apporter une contribution importante, mais il s'agira là d'exceptions. Cependant, quelle que soit la durée de la formation, le fait que des esprits jeunes manifestent de la curiosité et de l'ambition signifiera toujours qu'une grande partie du progrès scientifique sera inévitablement due à de jeunes chercheurs au cours de la dizaine d'années qui suit la fin de leurs études. Nos Morton et Davy ont aujourd'hui plutôt la trentaine, mais ce n'est pas plus mal. Si le temps et le bon sens ont modifié la recommandation à demi sérieuse de William Osier de mettre au vert les hommes de quarante ans, le monde de la découverte reste encore essentiellement le monde de la jeunesse, et il en sera toujours ainsi. Néanmoins, nous ne devons pas sous-estimer les vertus de la contemplation et du repos qui sont l'apanage des chercheurs dans les dernières années de leur productivité. L'expérience, la sagesse et la faculté de faire le point sur une vie consacrée à l'évolution des idées apportent une perspective et un point de vue philosophique qui pourront parfois se traduire par une idée susceptible d'ébranler le temple de la science. L'année même où Vésale changeait le cours de la médecine, Nicolas Copernic, alors âgé de soixante-dix ans, publiait De Revolutionibus Orbium Coelestium, et bouleversait complètement le monde. Au lieu de nous interroger sur nos professeurs émérites ou nous attarder avec regret sur les moments les plus excitants, quoique trompeurs, des années les plus brillantes de nos vies professionnelles, nous ferions mieux d'évoquer l'image du vieux Copernic recevant sur son lit de mort le premier exemplaire imprimé de l'un des livres les plus remarquables jamais produits par l'intelligence humaine. Toutes les saisons de la vie sont fécondes ; il n'y a pas d'âge pour la science. Chapitre XI L'UNITÉ FONDAMENTALE DE LA VIE La cellule, le microscope et Rudolf Virchow « Une fois que nous avons admis que la maladie n'est rien d'autre que le processus de la vie dans des conditions altérées, le concept de guérison s'élargit et implique le maintien ou le rétablissement des conditions normales d'existence. » Rudolf Virchow. Métaphysiciens, idéalistes, iatromécaniciens, iatrochimistes, iatrostatisticiens, physiologistes expérimentaux, philosophes naturels, mystiques, magnétiseurs, exorciseurs, galénistes, paracelsistes modernes, pathologistes humoraux, gastricistes, contre-stimulistes, historiens naturels, animistes, vitalistes, théosophistes chrétiens allemands, schoenleiniens, pseudo-schoenleiniens, homéobioticiens, homéopathes, isopathes, homéopathes allopathes, hydropathes, médico-électriciens, phrénologues, broussaisistes, heinrothiens, sachsiens, keiseriens, hégéliens, morisoniens : telle est la liste, dressée en 1840, des différentes écoles de pensée qui fleurissaient en médecine. Chacune présente sa propre explication de ces deux énigmes non encore résolues : pourquoi est-on malade, et quel est le meilleur moyen de guérir ? Les travaux de Morgagni, Bichat, Laennec, etc., ont permis d'identifier et même de classer un grand nombre des altérations visibles que la maladie occasionne dans les tissus et les organes, mais personne ne sait encore expliquer pourquoi ce sont les phénomènes pathologiques qui apparaissent en premier. Chaque école philosophique a élaboré son système ; chaque système, sa théorie. Néanmoins, les dérèglements de la Nature restent enveloppés de mystère. Si certains de ces théoriciens, les exorciseurs et les mystiques par exemple, franchissent allègrement les limites de la raison, d'autres, comme les philosophes naturels et les pathologistes humoraux, bâtissent leur théorie sur des preuves objectivement vérifiables, observées et étudiées par les médecins depuis des millénaires. Les membres de ce dernier groupe sont, en fait, les héritiers de la théorie ancienne des quatre humeurs, reformulée dans un langage quasi scientifique qui recherche la clé de la maladie en postulant l'existence de fluides corporels altérés. Si, au XIXe siècle, les partisans des humeurs peuvent se prévaloir de beaucoup plus de connaissances que leurs innombrables prédécesseurs, ils continuent pourtant à donner une interprétation confuse de ce qu'ils voient, parce qu'ils perpétuent les vieilles erreurs d'interpolation, d'extrapolation et de pronostic. Peut-être sont-ils simplement trop impatients : en l'absence d'explications susceptibles de combler les lacunes de leur savoir, ils veulent comprendre les choses avant que la science n'arrache à la Nature un nombre suffisant de secrets. Les adeptes de la philosophie naturelle, de la pathologie humorale et de nombreuses autres sectes comptent dans leurs rangs les spécialistes les plus brillants de la biologie et de la médecine. Doués, attentifs et purs dans leurs intentions, ils eurent le tort de mettre la charrue avant les bœufs. La confusion tient surtout au fait que chacun essaye de créer un ordre sensé à par ir des innombrables observations que les scientifiques déversent pêle-mêle dans l'entrepôt delà connaissance. Les divers systèmes de pensée énumérés ci-dessus ne sont rien d'autre que des approches différentes de la maladie, approches qui peuvent être utilisées comme des charpentes auxquelles fixer les faits fraîchement acquis. Les tenants de chaque système estimaient que seul le leur permettrait de bâtir l'édifice de la guérison qui ferait de l'entrepôt de la connaissance un élégant manoir dans lequel abriter la science médicale. Cet ouvrage s'est jusqu'à présent borné à localiser les sites de la maladie, ainsi que la manière dont les processus pathologiques évoluent. Il n'a pas été beaucoup question de traitement. Aussi sophistiquée qu'ait pu être la méthode d'auscultation préconisée par Laennec ou la compréhension de l'inflammation et de la lésion par Hunter, ni l'un ni l'autre de ces éminents médecins n'ont pu proposer de traitement efficace aux malades venus les consulter. Lorsqu'ils choisissaient des armes dans leur arsenal thérapeutique, ils recouraient immanquablement à leurs vagues théories sur les humeurs, les flux et les états d'irritabilité. Leurs remèdes se bornaient la plupart du temps à tenter de restaurer, sans le comprendre, un équilibre perturbé. Ils saignaient leurs patients, les purgeaient, les faisaient vomir, leur appliquaient des vésicatoires, comme leurs prédécesseurs l'avaient toujours fait ; ils bouleversaient le métabolisme du malade avec des combinaisons inattendues de plantes dont l'action était peu — ou mal — connue. Ils administraient des stimulants quand ils pensaient que le patient en manquait, et des calmants dans le cas opposé. Bref, sauf quand il s'agissait d'amputation et d'abcès à percer, ils ne savaient pas exactement ce qu'ils faisaient. Leur ignorance s'explique aisément : malgré tous ces systèmes philosophiques, personne, absolument personne, ne connaissait avec certitude l'étiologie des maladies. Les Grecs enseignaient qu'un individu tombait malade à la suite d'une série de dérèglements mettant en cause la nature et le tempérament de l'intéressé, son environnement ainsi qu'une série de stimuli externes. Par conséquent, tout traitement efficace devait veiller à supprimer les stimuli malsains et à restaurer l'équilibre. C'était l'individu dans sa totalité qui devenait malade, et non une partie de son corps, un organe. Par la suite, avec Morgagni, la maladie se définit par l'atteinte d'un organe et, avec Bichat, par celle d'un tissu. Si les théories se concentraient de plus en plus étroitement sur les recoins les plus cachés du patient (et, paradoxalement, s'éloignaient de plus en plus de lui en tant qu'être humain), elles ne réussissaient toujours pas à identifier la véritable cause de l'affection. Pourtant, aussi longtemps que l'on estimait que l'environnement, les habitudes ou les situations personnelles représentaient les facteurs premiers de la maladie, les médecins pouvaient, semblait-il, y remédier. Lorsque, avec Morgagni, on découvrit des sites de moins en moins accessibles, il devint difficile de déterminer le traitement adéquat. Avant qu'un homme puisse être guéri, il fallait remonter aux tout premiers maillons du processus pathologique. Or, faute de moyens, les médecins du milieu du XIXe siècle se trouvaient confrontés à une difficulté fondamentale. Dans quelle structure élémentaire, solide ou fluide, se produisait la première altération ? Comment cette altération provoquait-elle parfois des anomalies visibles que la nouvelle génération d'anatomopathologistes commençait à décrire au détour d'autopsies de plus en plus systématiques ? Ce n'est qu'une fois le site initial identifié que la recherche aurait des chances de trouver une thérapeutique spécifique adaptée à un processus spécifique. C'est à Rudolf Virchow que revient le mérite d'avoir mis en évidence cette plus petite unité de base dans laquelle la maladie prend naissance. Ce grand anatomopathologiste allemand découvrit, en effet, que la cellule était l'unité de base non seulement de la maladie, mais de la santé et de la vie elle-même. Une fois la théorie cellulaire énoncée, il devenait inutile de continuer à spéculer sur les fluides corporels altérés, la surabondance — ou le manque — d'irritabilité, ou les effets de stimuli mal définis. Après Virchow, on s'occupa d'étudier ce qui, dans une cellule, permettait de rester en bonne santé, autrement dit sa physiologie normale. Ensuite seulement pourraient être élucidées les altérations de la cellule malade, sa physiologie pathologique ou physiopathologique. La maladie fut ainsi réduite à une série de désordres biochimiques susceptibles d'être corrigés par des agents thérapeutiques hautement spécifiques, ou par l'extirpation des cellules, tissus ou organes qui étaient les sites de ces phénomènes pathologiques. Fondement de la médecine du XXe siècle la Physiopathologie cellulaire est l'héritage que nous a légué Rudolf Virchow. Paradoxalement, au moment où Virchow traque avec son microscope le siège de la maladie jusque dans son plus petit alvéole, il proclame simultanément que l'homme est le produit de son milieu. Selon lui, l'environnement, le métier, l'hérédité et même la classe sociale jouent un rôle aussi important que les changements pathologiques qu'il décèle dans son microscope. Il se réclame à la fois de la philosophie des Cnidiens et de celle d'Hippocrate. Gomme tous les médecins modernes, il reconnaît que l'on ne peut guérir une maladie sans en comprendre d'abord les mécanismes physiopathologiques. Mais il estime également que l'on ne pourra prévenir la maladie qu'à condition de prendre en compte l'individu dans son entier. La meilleure médecine consiste donc à conjuguer ces deux concepts : prévention et guérison. Rudolf Ludwig Carl Virchow est né le 13 octobre 1821 en Poméranie, pre /ince située au nord-est de la Prusse. Schivelbein, sa ville natale (rebaptisée Swidwin, elle se trouve à une centaine de kilomètres à l'intérieur de la Pologne actuelle), abrite en 1821 l'une des communautés allemandes les plus inféodées aux Junkers, malgré les racines clairement polonaises de quelques-unes de ses familles, dont celle des Virchow. Le père de Rudolf est fermier mais également trésorier de la ville. Il faut espérer qu'il gère l'argent de la municipalité mieux que le sien propre, car des affaires malheureuses le placent souvent dans une situation financière délicate. Rudolf fait ses classes à l'école primaire communale, puis suit des cours particuliers pour entrer au lycée de Cöslin, chef-lieu de district. Agé de treize ans au moment de son arrivée à Cöslin, il connaît déjà le latin ; excellent élève, il termine ses études secondaires, en 1839, premier de sa classe. Son mémoire de fin d'études porte un titre déjà éloquent : « Une vie de peine et de labeur n'est pas un fardeau mais une bénédiction. » Cette maxime semble annoncer son attitude vis-à-vis de sa carrière, mais également l'émergence d'une conscience sociale exaltant le travail manuel. En automne 1839, Rudolf s'inscrit à l'Institut Frédéric-Guillaume, rattaché à l'université de Berlin et chargé de former des médecins-officiers pour l'armée prussienne : pour le jeune provincial sans ressources, il offre l'avantage de dispenser un enseignement gratuit. Mais ce n'est pas là son seul attrait. Dans une Allemagne où la médecine commence à se développer et atteindra bientôt de glorieux sommets, cette faculté compte quelques professeurs remarquables, dont Johannes Müller, le physiologiste le plus éminent d'Europe. Agé de trente-huit ans, biologiste, spécialiste d'anatomie comparée, biochimiste, anatomopathologiste, psychologue et enseignant, Müller a déjà réalisé la plupart des travaux qui feront de lui le fondateur de la recherche médicale en Allemagne. Jamais professeur ne forma autant de médecins de renom. Ses nombreux disciples devinrent les chefs de file de la seconde génération de chercheurs, le plus grand d'entre eux étant Rudolf Virchow. L'Institut Frédéric-Guillaume est, en fait, une académie militaire où l'on enseigne également la médecine. On y mène une vie Spartiate. Empreint d'une rigidité toute prussienne, le programme ne laisse que peu de temps pour d'autres études. En effet, les étudiants doivent avaler soixante heures de cours hebdomadaires, dont quarante-huit passées dans le grand amphithéâtre. Dans une lettre adressée à son père, Rudolf raconte : « On travaille sans interruption de six heures du matin à onze heures du soir, sauf le dimanche, et pourtant les jours et les semaines filent avec une incroyable rapidité. On est si fatigué le soir qu'on a hâte de se coucher pour se lever le matin encore plus las, comme au sortir d'une semi-léthargie. » L'étudiant surmené parvient néanmoins à tirer profit de ses brefs instants de loisir. Il suit des cours de logique, d'histoire et de poésie arabe. Il lit déjà couramment le latin, le grec et l'hébreu, et parle plusieurs langues européennes dont l'italien qu'il a appris durant les vacances précédant son entrée à l'université. La politique comme l'archéologie le passionnent. Après deux ans passés à Berlin, il écrit à son père pour lui annoncer que son ambition est d'acquérir « une connaissance universelle de la nature depuis Dieu tout là-haut jusqu'aux pierres tout en bas ». Son père, Cari Christian Ludwig Virchow, n'approuve guère une quête aussi étendue de la connaissance. Entrepreneur ruiné dont la fortune est soumise aux aléas de sa récolte annuelle de pommes de terre, il attache une extrême importance à ce que son fils soit un étudiant sérieux, ce qui lui permettra ensuite de prétendre à un bon mariage et devenir un médecin de la classe aisée. La respectabilité, la sécurité et le confort bourgeois représentent les récompenses que peut attendre son fils en échange de son dur labeur. Il ignore à quel point la pauvreté des débats intellectuels, le carcan de la routine quotidienne et la banalité des ambitions des étudiants sont étouffants à l'Institut Frédéric-Guillaume. Même s'il avait pu aller les écouter, Cari n'aurait pas compris que la plupart des conférences fussent dépourvues de logique, et que ceux qui les subissaient les apprissent par cœur sans réfléchir. Il n'est pas le genre d'homme à apprécier les précieuses minutes passées en compagnie d'hommes tels que Johannes Müller, qui enseigne à ses étudiants non pas le moyen de gagner de l'argent grâce à la médecine, mais l'excitation que l'on ressent à rechercher les grands principes de la biologie. Bref, Cari Christian Ludwig Virchow ne comprend par son fils. Il reproche au jeune homme de s'estimer supérieur à ses professeurs et trop intelligent pour une carrière ordinaire. En février 1842, Rudolf lui écrit la lettre suivante : Mon cher Père, Vous me trouvez égoïste, c'est possible. Mais vous m'accusez d'avoir une trop haute opinion de moi, ce qui est loin d'être la vérité. La véritable connaissance est consciente de son ignorance ; avec quelle tristesse je me rends compte de mes nombreuses lacunes. C'est la raison pour laquelle je ne peux me tenir tranquille sur aucune branche de la science. J'apprends avec joie, mais je défends mes opinions sans conviction... Trop de choses me concernant restent incertaines et inquiétantes... Mon avenir aussi est précaire. Bien qu'il puisse sembler que la chance m'accompagne, les circonstances me sont pour l'heure défavorables. Elles m'obligent à faire ce que je n'aime pas, et je peux difficilement espérer voir mes vœux les plus chers exaucés. Il en a toujours été ainsi. Vous avez voulu que je devienne un gentilhomme accompli, ce dont, même aujourd'hui, je ne me soucie guère. A chaque vacance scolaire, vous m'avez affirmé que tout mon savoir n'était rien sans cela... Je passe mon temps à écouter, apprendre et répéter des choses sans aucun intérêt ; quant à ce qui me passionne, je n'ai le loisir de m'y intéresser qu'au détriment de ma santé. Néanmoins, je me consacre avec zèle à tout ce qui ne me plaît pas, parce qu'un jour ou l'autre, ce pourra être mon seul moyen d'existence. Je vais me réconcilier avec cette idée, et peut-être même renoncer à mes occupations favorites... Je voudrais vous dire simplement ceci : il y a en moi certainement plus d'orgueil et d'égoïsme qu'il ne sied ; mais aussi plus de rêve et d'imagination, avec peut-être un peu de bon. Cependant, vous vous méprenez si vous croyez que mon orgueil est basé sur mon savoir, alors que je suis parfaitement conscient que je ne sais pas grand-chose ; il est basé sur la certitude que je désire quelque chose de meilleur et de plus noble, que j'éprouve une attirance beaucoup plus grande pour l'exercice intellectuel que bien d'autres de mes semblables. En 1843, juste après avoir soutenu sa thèse de doctorat, Virchow est nommé interne à l'hôpital de la Charité, à Berlin. Si ledit médecin blond et mince accomplit sa tâche sans déplaisir, il sent de plus en plus attiré par les recherches de l'anatomopatologiste Robert Froriep, dans le laboratoire duquel il montre capacité à utiliser le microscope. Froriep étant corédacteur un journal qui publie des comptes rendus sur la recherche médicale à l'étranger, Virchow est bientôt au courant des derniers travaux réalisés en France et en Angleterre, plus en avance sur le plan médical. Rudolf Virchow en compagnie de quelques amis. (Archives Bettmann.) Entre 1843 et 1846, le jeune et enthousiaste chercheur fait deux des trois découvertes majeures que la médecine moderne associe à son nom: la leucémie en 1845, et en 1846 la démonstration du processus par lequel les caillots de sang provoquent la thrombose l'embolie, termes dont il est l'auteur. Sa première contribution coïncide avec celle du physiologiste écossais John Hughes Bennett, mais ce dernier est persuadé que ce qu'il voit dans son microscope est une manifestation de pyémie (ou infection du sang), alors que Wirchow est le premier à en comprendre la véritable nature en l’appelant « sang blanc » ou « leucémie ». Les études de Virchow sur la thrombose et l'embolie contredit une théorie en vogue chez les médecins de la génération précédente. Comme on découvrait très souvent des caillots dans les vaisseaux sanguins lors d'autopsies, l'anatomopathologiste français m Cruveilhier avait élaboré une thèse erronée affirmant que la phlébite, ou inflammation des veines, était le dénominateur commun de toutes les maladies. La phlébite domine toute la pathologie8 devint une devise qu'il avait rendue célèbre. Lorsque Virchow entre dans le laboratoire de Froriep, il est chargé d'étudier la théorie du professeur français. Il commence par établir les critères permettant de distinguer les caillots qui se sont formés du vivant d'un patient de ceux apparus après sa mort. Ses analyses biochimiques, ses observations microscopiques et son travail sur l'animal d'expérience lui permettent de mettre en évidence deux types de caillots obstruants : le thrombus qui se développe dans un vaisseau sanguin sur le site qu'il est en train d'obstruer, et l'embolus-thrombus détaché de son point d'origine et se déplaçant dans le flux sanguin pour aller obstruer un vaisseau à distance. Il résout ainsi un problème qui, depuis Morgagni, a intrigué les pathologistes : l'origine du gros caillot qui oblitère souvent l'une des artères pulmonaires de patients décédés de mort subite. Dans un article publié en janvier 1846, « De l'occlusion des artères pulmonaires », Virchow prouve qu'un tel embolus, parti en général des veines de la jambe ou du pelvis, est la cause de la mort de ces patients. L'embolisme — à savoir qu'un caillot peut parcourir une longue distance et obstruer un vaisseau dans une autre partie du corps — constitue une thèse totalement originale élaborée par le tout jeune anatomopathologiste (vingt-quatre ans). Avant lui, aucun chercheur n'y avait pensé. Gruveilhier est la première idole de la médecine brisée par Rudolf Virchow. La seconde sera Karl von Rokitansky de Vienne, l'un des anatomopathologistes les plus respectés d'Europe. Sûr de lui, Virchow démolit sa thèse avec une telle impétuosité, une minutie si dévastatrice qu'il n'en resta rien. La thèse erronée de Rokitansky reposait sur un raisonnement faux utilisé pour expliquer des observations inexactes. Cependant, s'il se devait de la dénoncer, Virchow porta une attaque si dure que le promulgateur de la théorie, en sortit ridiculisé, tandis que lui-même subissait la désapprobation de tous ses collègues. L'estime dont jouissait le vieux professeur au sein de la communauté médicale européenne diminua, du moins temporairement. Rokitansky eut l'honnêteté de reconnaître son erreur et de renoncer à sa théorie, sauvant ainsi sa réputation et celle de son adversaire. Par la suite, Virchow fera preuve d'une retenue plus grande dans ses attaques. En 1846, Virchow succède à Froriep au poste de prosecteur à l'hôpital de la Charité. L'année suivante, il fait paraître, en collaboration avec son ami Benno Reinhardt, le premier volume d'un journal qui existe encore aujourd'hui sous le nom d'Archives de Virchow. Son titre officiel est tout un programme : Archives d'anatomie pathologique, de physiologie et de médecine clinique. Pour Virchow, la base de la compréhension des maladies réside dans l'étude de la manière dont elle modifie non seulement toute structure normale mais aussi toute fonction normale. Le premier article des Archives suscite de vives controverses chez les médecins allemands. Virchow y affirme que la maladie n'est pas une aberration greffée sur un organisme sain, mais un simple désordre de la santé. Les grands théoriciens de son temps considèrent la maladie comme un état quasi étranger au fonctionnement normal des tissus, naissant à l'intérieur ou à l'extérieur du corps, et menant une action anémiante à la manière d'un parasite suçant toute la force de son hôte involontaire. Selon eux, les tissus pathologiques sont produits de novo à partir d'une substance mère hypothétique qui s'est déréglée. Les structures malades sont donc si différentes des structures saines que l'étude de l'une n'apprend rien sur l'autre : c'est cette formule que Virchow critique dans ce premier article, « Points de vue de la médecine scientifique », où il explique ce qu'il entend par « médecine scientifique » : « La médecine scientifique a pour objet d'étude la modification des conditions présidant à l'existence de corps malades ou d'organes douloureux, l'identification de déviations par rapport à la vie normale et de leurs conditions spécifiques de production, enfin, la découverte des moyens permettant de supprimer ces conditions anormales. Cela présuppose donc de connaître le cours normal des phénomènes de la vie et les conditions qui le rendent possible. D'où il ressort que la base de la médecine scientifique est la physiologie. La médecine scientifique comprend deux branches : la pathologie qui fournit les informations concernant les altérations de la physiologie, et la thérapeutique, qui recherche le moyen de restaurer ou maintenir les conditions normales. La médecine clinique n'est pas une médecine scientifique, même lorsqu'elle est exercée par les praticiens les plus célèbres ; elle n'est que l'application de la médecine scientifique. « Il faut reconnaître que l'heure n'est pas aux théories, mais aux investigations approfondies. (...) La décision finale revient à une science qui n'en est qu'à ses débuts, et semble destinée à remplacer la pathologie générale. Je fais allusion ici à la Physiopathologie. (...) L'anatomie pathologique traite de l'altération des structures ; la Physiopathologie de celle des fonctions. « La Physiopathologie est une science nécessaire. (...) Elle tire ses interrogations en partie de l'anatomie pathologique, en partie de la médecine ; elle obtient ses réponses soit par l'observation au chevet du malade (...) soit par l'expérimentation animale. L'expérimentation est la dernière carte de la science de la Physiopathologie. (...) « Ne nous leurrons pas sur l'état actuel de la médecine. Il est indéniable que nos esprits sont épuisés par les innombrables théories qui sont constamment jetées aux orties et remplacées par d'autres. Toutefois, après quelques avatars supplémentaires, cette agitation prendra fin, et on comprendra alors que seul un travail effectué dans le calme, diligent et régulier, un véritable travail d'observation ou d'expérience a une valeur permanente. La Physiopathologie accomplira alors peu à peu ses promesses, et apparaîtra non pas comme une nouveauté née de quelques cerveaux surchauffés, mais comme le résultat de la coopération de plusieurs chercheurs assidus : la Physiopathologie sera le bastion de la médecine scientifique. » Le jeune chercheur de vingt-six ans annonce ainsi son credo au monde médical. Il expose également le programme auquel il consacrera une partie de sa vie : les altérations de la structure nous éclairent sur celles de la fonction ; pour comprendre et soigner la maladie, il faut saisir de quelle manière le fonctionnement normal devient anormal. La maladie ne pourra donc être vaincue que grâce à la Physiopathologie. L'observation, l'expérimentation, le dur labeur, le renoncement à toute spéculation injustifiée seront les armes intellectuelles utilisées pour mener à bien ce combat, héritées de Vésale, Harvey, Hunter et Laennec. Infatigable étudiant de l'histoire de la médecine, Rudolf Virchow reconnaît sa dette envers chacun d'eux. En Allemagne, les sommités médicales n'apprécient guère de se voir tancer par un jouvenceau qui leur explique qu'en adhérant à différents systèmes, ils se font une conception erronée de la nature de la science. Mais l'assurance suprême de Virchow les incite à l'écouter. Comme il le souligne lui-même dans une lettre à son père : «Je ne me fais aucune illusion. Aujourd'hui, avec un savoir réel et un langage convaincant, on peut faire impression sur tout le monde, y compris sur ceux qui occupent les rangs les plus élevés, car, de la baise au sommet, tout est creux et pourri... Dans toutes les branches, il faut repartir à zéro, et il y a tant à faire que l'on est parfois tenté de céder au désespoir. Si je n'avais pas la preuve tangible que je suis considéré à la Charité comme une autorité scientifique et que l'on croit mes paroles, j'aurais sûrement déjà abandonné. Moi qui travaille depuis si peu de temps et qui suis si ignorant, moi, une autorité ? C'est ridicule ! Et si je connais peu, ceux qui m'interrogent en savent sûrement encore moins. » Il portait un jugement clair sur la situation. Certains de ses collègues se rendirent compte qu'en adhérant à telle ou telle théorie, ils tâtonnaient dans le noir et se disposèrent à écouter cette voix nouvelle qui s'exprimait avec tant de force. Comme elle appartenait à un jeune homme qui, dès ses premières années de recherche, avait fait deux découvertes majeures, ils prêtèrent l'oreille avec un intérêt particulier. En outre, le zèle et la logique incisive avec lesquels Virchow avait réduit à néant la thèse de Rokitansky avaient créé une sorte d'aura autour de lui et faisaient hésiter les plus modestes à le contredire. Virchow commence également à s'intéresser aux rapports entre la maladie et le milieu dans lequel elle se produit, n'hésitant pas, dans certains cas, à critiquer les structures sociales de son époque. Au début de 1848, Berlin apprend l'existence chez les tisserands de Haute-Silésie d'une épidémie de typhus qui, attisée par la famine et l'inertie des autorités locales, coûte la vie à un nombre croissant de paysans appauvris de la région. Dans une lettre à son père, Virchow remarque : « Cette détresse en Silésie est une telle honte pour le gouvernement que toutes ses excuses n'y peuvent rien changer. Rien ne peut atténuer le scandale créé par la mort de milliers de gens. D'un point de vue médical, l'épidémie est si intéressante que j'ai le plus grand désir d'aller me rendre compte sur place. » La presse berlinoise harcèle le souverain prussien, Frédéric-Guillaume IV, pour qu'il prenne des mesures. Finalement, les protestations publiques contraignent le gouvernement à constituer une commission d'enquête sous la direction du conseiller privé à la Santé. Virchow voit son « plus grand désir » exaucé : il est nommé officier-médecin de la commission. Il arrive en Silésie le 20 février 1848 et passe près de trois semaines à étudier les aspects médicaux de la maladie et surtout l'environnement dans lequel l'épidémie a pris naissance. Dans son rapport, il dénonce âprement l'autorité de la Couronne et la manière dont elle traite ses sujets les plus pauvres. Il publie ses critiques dans Archives, ce qui ne lui attire guère la sympathie du gouvernement. Virchow rédige ce rapport alors que sa colère est à son comble. Après une description minutieuse des résultats de l'autopsie pratiquée sur les victimes du typhus, des différents traitements appliqués et des aspects épidémiologiques de la maladie, il abandonne le terrain scientifique pour présenter sa thèse : la mauvaise administration de l'État prussien est la cause essentielle du désastre. En refusant à la Silésie de devenir une province autonome jouissant de libertés démocratiques, en ne lui fournissant pas les routes nécessaires, les moyens d'améliorer son agriculture et de développer son industrie, en ne dispensant pas la même éducation pour tous, le gouvernement a gravement failli à ses devoirs et maintenu les paysans dans un état de dégradation morale, de saleté et d'indolence. « La médecine, écrit-il, est une science sociale ; en tant que science de l'homme, elle a pour devoir de reconnaître ces problèmes comme les siens et de proposer des moyens permettant d'aboutir à une solution. » Il fait d'ailleurs des propositions en ce sens et se montre disposé à consacrer une grande partie de son énergie à essayer de les améliorer : « A la question : comment empêcher que des conditions aussi affreuses se reproduisent à l'avenir ? il existe une réponse simple et directe : la Culture et ses filles, la Liberté et la Prospérité. Toutefois, la solution pratique à ce grand problème social est moins aisée. Sans que nous nous en rendions compte, la médecine nous entraîne dans une sphère sociale où nous nous trouvons confrontés aux grands problèmes de notre temps. Comprenons bien qu'il ne s'agit ici ni du traitement des malades par des plantes médicinales ni de l'adaptation à leur environnement familial. Non, nous parlons de la culture d'un million et demi de nos concitoyens qui ont subi une dégradation physique et morale. » Déjà à la fin du XVIIIe siècle, Pierre Cabanis, médecin et philosophe français, avait remarqué : « La maladie dépend des bévues commises par la société. » Virchow se fait le principal propagateur scientifique de cette théorie en Europe. A maintes reprises, il démontre les rapports existant entre des maladies largement répandues et les inégalités sociales. Non seulement le typhus, mais aussi le choléra, la tuberculose, le scorbut, certaines maladies mentales et même le crétinisme comptent parmi les nombreuses maladies résultant de la répartition inégale des bienfaits de la civilisation. Il ne se lasse pas de répéter que la profession médicale doit faire tout ce qui est en son pouvoir pour abolir les conditions sociales, cause de ces maladies : « Les médecins sont les avocats naturels du pauvre. » Toutefois, le véritable pouvoir se trouve entre les mains des dirigeants. En des termes que ses compatriotes émigrés, Karl Marx et Friedrich Engels, n'auraient pas désavoués (le Manifeste du parti communiste date de 1848), Virchow conclut ainsi son rapport sur la Silésie : « Tout individu a droit à l'existence et à la santé, et il incombe à l'Etat de les lui assurer. » Il rédige un imposant programme à l'intention de ses collègues et un autre, plus exigeant, à l'adresse du gouvernement. Déjà l'un des jeunes généraux engagés en première ligne dans la bataille menée pour la victoire de la science sur la maladie, il s'élève rapidement dans les rangs de ces soldats de la politique sociale qui ont entre les mains la plus puissante des armes : l'élaboration des lois. Il accède à la politique, en plein accord avec ce jugement qu'il énoncera quelques années plus tard : « L'amélioration de la médecine peut éventuellement prolonger la vie, mais l'amélioration des conditions sociales atteindra ce résultat beaucoup mieux et plus rapidement. » Moins d'une semaine après le retour de Silésie de Virchow, des soulèvements populaires — connus sous le nom de Révolutions de 1848 — éclatent à Berlin et dans d'autres villes allemandes. Virchow et des milliers de libéraux élèvent des barricades dans les rues contre les soldats du gouvernement, comme d'ailleurs dans d'autres capitales de l'Europe. La brève victoire des forces de la démocratie permet au jeune et fougueux contestataire de prononcer de violents discours devant un large public de révolutionnaires enthousiastes, ce qui lui vaut d'être élu à la nouvelle Diète prussienne. Faute d'avoir l'âge légal, il ne peut occuper son siège mais crée une tribune presque aussi bruyante que celle à laquelle il est forcé de renoncer : il fonde, en effet, un journal intitulé Réformes médicales, dont il emplit les pages de ses théories scientifiques et politiques. Durant cette période très agitée de sa vie, il met presque délibérément en danger sa carrière. Outre ses discours politiques carrément incendiaires, il semble parfois faire exprès de toucher au vif les sensibilités des autorités conservatrices. Dans un pays d'orthodoxie religieuse où la loyauté envers l'Église est synonyme de loyauté envers la Couronne, il proclame ouvertement son agnosticisme. Il lance des sarcasmes insidieusement anti-Hohenzollern que ses partisans se plaisent à colporter mais qui, lorsqu'ils parviennent aux oreilles des royalistes, provoquent leur rage. En fait, en se moquant du gouvernement dans ses écrits et dans ses discours très largement applaudis, Virchow met les autorités au défi de le révoquer de son poste à l'hôpital de la Charité. Défi relevé. Ses brillantes recherches sur la leucémie, l'embolie et la thrombose ne suffisent pas à le préserver. Il est démis de ses fonctions. Son licenciement ne durera qu'une semaine. Comprenant que les forces de la réaction se sont remises en selle et que son radicalisme risque de mettre fin à ses recherches, Virchow se montre plus pragmatique. Lorsqu'on lui propose de lui restituer son poste à condition qu'il s'engage par écrit à ne plus exprimer publiquement ses opinions politiques, il accepte. Toutefois, les autorités méfiantes s'activent à lui faire quitter Berlin, tout en le laissant poursuivre ses recherches au sein de la communauté médicale allemande. L'occasion idéale se présente un jour sous la forme d'une chaire d'anatomopathologie spécialement créée à cet effet à l'université de Würz bourg. Friedrich Scanzoni, professeur d'obstétrique à cette université et ami de longue date de Virchow, intercède auprès du gouvernement pour la création de ce poste, offrant ainsi au banni un environnement accueillant et chaleureux. Mais avant de quitter Berlin, le nouveau professeur doit régler une affaire extrêmement urgente. N'ayant aucun sens de l'heure, il arrive toujours en retard, ou à la toute dernière minute, à ses rendez-vous, même amoureux. Le jour de son départ pour Wiirz-bourg, il se fiance à Rose, âgée de dix-sept ans, la fille de son ami Carl Mayer. Obstétricien le plus réputé de Berlin, Mayer est un progressiste dont le salon accueille plusieurs fois par semaine des libéraux venus discuter et s'encourager mutuellement. Aux yeux de la timide et dévouée Rose, le jeune et célèbre docteur est un héros destiné à pâtir de son attachement à la démocratie. Parlant de Rose et de leur idylle, Virchow écrit avec une tendresse inhabituelle : « A force d'écouter mes conversations, elle se familiarisa si bien avec mes pensées — puisque c'était pour ainsi dire moi qui l'éduquais — que je ne connais personne capable de me comprendre aussi bien qu'elle. De mon côté, je devins amoureux d'elle. J'ignore quand et comment ; mais un jour je me rendis compte qu'elle avait pris possession de mon cœur. Cela est survenu à un moment très triste. Le 31 du mois de mars, jour de la confirmation de ma petite Rose, je reçus la notification officielle de mon licenciement. «J'estimai alors plus honorable de cacher mes sentiments à son égard. (...) Je gardai donc une attitude réservée, même après ma nomination à Würzbourg. Quand enfin je remarquai que, de jour en jour, Rose était de moins en moins capable de cacher sa tristesse, quand je compris qu'elle souffrait, et de toute évidence à cause de moi, je ne pus me retenir davantage. Le lundi, je vins lui faire mes adieux, mais l'après-midi nous trouva dans les bras l'un de l'autre. Cela s'est passé ainsi. » Comme le laisse prévoir le début de ce récit, Rose considère que son rôle est de seconder le grand homme qu'elle a épousé. Elle ne nourrit aucune ambition pour elle-même, ne désirant qu'une chose, lui aplanir la route. Cette brève description montre, d'ailleurs, qu'il l'avait éduquée dans ce but. Très peu de choses ont été écrites sur elle, si ce n'est qu'apparemment aucun nuage n'est jamais venu assombrir les relations sereines du couple ni troubler la quiétude de la solide demeure dans laquelle leurs trois fils et leurs trois Ailles seront élevés. Lorsque le nouveau professeur de pathologie arrive à Würzbourg, il y trouve une atmosphère calme et agréable très différente de l'agitation berlinoise. Située au milieu des vignobles, sur les collines ondulées de Bavière, la ville universitaire baignée par le Main compte environ cinquante mille habitants. Pendant tout le xixe siècle, sa faculté de médecine renommée attirera nombre de professeurs dont les plus éminents sont, outre Virchow, Scanzoni et Albert von Kölliker, embryologiste et anatomiste. C'est dans cette vénérable institution que Wilhelm Röntgen, professeur de physique, découvrira en 1895 les rayons X. L'arrivée de Virchow intimide probablement certains de ses pairs. La manière brutale dont il a démoli la théorie du vénéré Rokitansky, la façon qu'il a eue de résoudre l'énigme essentielle de la thrombose et de l'embolie, sa découverte de la leucémie, tout cela lui confère une stature universitaire que ne possède aucun de ses nouveaux collègues, sans oublier la réputation qu'il a de plaider éloquemment sa propre cause. Parlant déjà le français, l'italien et le hollandais, il apprend tout seul l'anglais, ce qui lui donne la maîtrise des cinq langues généralement utilisées par la science contemporaine ; en outre, il connaît suffisamment le grec, le latin, l'hébreu et l'arabe pour pouvoir consulter des sources plus anciennes. Enfin, sa réputation politique Ta précédé. Non sans raison, le ministre de Bavière avait d'ailleurs tenté de s'opposer à sa nomination, mais avait été obligé de céder sous la pression insistante de Scanzoni et des hauts fonctionnaires de Berlin. Ces inquiétudes sont vaines. Si Virchow poursuit certaines de ses activités sociales durant sa période bavaroise, il ne se montre ni révolutionnaire ni querelleur. Il a frôlé de trop près le désastre à Berlin pour ne pas se montrer extrêmement prudent à Würzbourg. Il sait que s'il veut réaliser son objectif de réformer tant les aspects scientifiques que sociologiques de la médecine, il doit se ranger. Il commence par laisser sa revue Réformes médicales mourir de sa belle mort. Pendant sept ans, il se consacrera à la science. Rudolf Virchow n'est que l'un de ces nombreux révolutionnaires assagis dont l'enthousiasme a été douché par l'échec final des révolutions de 1848. A travers toute l'Europe, de jeunes idéalistes connaissent soit le découragement, soit le pragmatisme, voire les deux à la fois, et se plongent dans un travail dépourvu de tout lien avec la politique. Agé de vingt ans, Fernand Cohn, l'un des futurs pionniers de la bactériologie, traduit le pessimisme des libéraux dans son journal du 25 septembre 1849 : « L'Allemagne est morte, la France est morte, l'Italie est morte, la Hongrie est morte ; seuls le choléra et la cour martiale sont immortels. Je me suis retiré de ce monde extérieur inamical, je me suis plongé dans mes livres et mes études ; je vois peu de gens, j'apprends beaucoup et ne m'intéresse qu'à la nature. » N'étant plus distrait par la politique, Virchow passe à Wiirzbourg les années les plus fécondes de son existence. Il fait partie d'un petit groupe de chercheurs compétents, auprès desquels il montre rapidement son aptitude à travailler dans l'harmonie, même si, avant de venir les rejoindre, il a critiqué plusieurs d'entre eux. Il occupe la première chaire d'anatomopathologie en Allemagne ; lui et Kölliker, qui l'a précédé d'un an à l'université, attirent un grand nombre d'étudiants. Certains biographes de Virchow prétendent que même s'il n'avait rien produit, la cohorte d'étoiles qu'il forma pendant ces années-là aurait suffi à faire de lui l'un des plus grands professeurs de l'histoire de la médecine. Les étudiants ont bien raison de venir toujours plus nombreux. Non seulement leur professeur est un très grand savant, mais il s'intéresse à des projets propres à fasciner les jeunes médecins venus apprendre la nouvelle médecine scientifique. Cinq ans à peine se sont écoulés depuis qu'il a reçu son diplôme de médecin, et il a déjà bouleversé le programme des études médicales, du moins à Würzbourg. Ce qu'il enseigne se situe à une lieue de ce qu'il a appris dans les amphithéâtres de l'Institut Frédéric-Guillaume. Ses recherches concernent l'inflammation, le cancer, la tuberculose, la fièvre typhoïde, le kyste du foie, les maladies rénales, le choléra, le crétinisme, la dégénérescence amyloïde, ainsi que la structure histologique de la peau, des ongles, des os, du cartilage et des tissus conjonctifs. Il participe à la publication d'une encyclopédie en six volumes intitulée Manuel de pathologie appliquée et de thérapeutique et à un ouvrage de pathologie générale. En 1851, il entreprend avec deux collègues la rédaction d'un Almanach des découvertes et des progrès en médecine, plus connu sous le nom d'Almanach de Virchow, qu'il continuera d'éditer jusqu'à sa mort. Au cours de ses années passées à Wiirzbourg, Virchow met au point certaines des méthodes pédagogiques qu'il utilisera tout au long de sa carrière d'enseignant. La plus originale, qu'il baptise « la table-rail », consiste en une sorte de tapis roulant sur lequel les microscopes de démonstration glissent d'un étudiant à l'autre, de manière que chacun puisse examiner successivement les lames préparées par le professeur. Le grincement des instruments se déplaçant le long de ce système de transmission est fréquemment ponctué par l'injonction favorite de Virchow : « Apprenez à voir microscopiquement. » Apprendre à voir microscopiquement, c'est maîtriser l'instrument grâce auquel la médecine commence à avoir une image agrandie non seulement des processus infiniment petits de la maladie, mais aussi de sa capacité à les corriger. Les améliorations récemment apportées aux lentilles permettent de progresser à pas de géant en médecine. Le prochain chapitre traitera plus en détail de l'importance vitale du progrès technique en matière de microscopie, mais pour l'heure, il suffit de souligner qu'en un siècle et demi, rien n'avait été fait. La plupart du matériel utilisé par Virchow pour ses étudiants sert à démontrer ses idées — en perpétuelle évolution — concernant la structure des tissus humains. C'est à Wiirzbourg qu'il développe sa thèse affirmant que l'unité fondamentale de la vie est la cellule. Le mot «cellule» a été introduit dès 1665 dans le vocabulaire scientifique par le savant Robert Hooke dans son ouvrage Micrographia — rédigé en anglais —, pendant la brève période où tant d'observations ont été faites au moyen de microscopes très rudimentaires. Voici ce qu'il écrivait: «J'ai pris un bon morceau de liège et, avec un canif aussi affûté qu'un rasoir, j'en ai coupé un bout, dont j'ai aplani au maximum la surface, ensuite, j'ai examiné cette coupe très attentivement au microscope et j'ai cru distinguer qu'elle était un peu poreuse. Ces pores ou cellules n'étaient pas très profondes, mais formaient d'innombrables petits alvéoles. » Près de deux cents ans plus tard, on s'apercevra que ces « innombrables petits alvéoles » sont les éléments constitutifs de tout organisme vivant. Après Hooke, de temps à autre un chercheur faisait référence aux cellules, soit en les appelant ainsi, soit en leur donnant le nom de « globules », « vésicules » ou « vessies », mais leur signification resta obscure pendant près d'un siècle et demi, jusqu'aux travaux de Giovanni Battista Amici et de Joseph Jackson Lister qui conduisirent au développement de nouvelles lentilles, lesquelles permirent après 1830 de se livrer à d'innombrables observations. La première découverte vraiment importante revient au botaniste anglais Robert Brown, qui en 1831 remarque la présence constante dans chaque cellule de la plante d'un corpuscule qu'il appelle noyau. Brown publie son observation l'année même où un jeune avocat allemand de vingt-sept ans, Matthias Schleiden, conscient de son incapacité professionnelle, se tire de désespoir une balle dans la tête. Ou bien il rate son but, ou bien il connaît mal l'anatomie, toujours est-il qu'heureusement pour la science aucune partie vitale de son cerveau n'est touchée. Pendant sa convalescence, il se met à étudier la botanique, ce qui est une bonne chose, car il se révèle bien plus à l'aise avec les plantes qu'avec des plaignants ou un pistolet. En 1838, il publie un article qui fera autorité, dans lequel il décrit les expériences étayant sa théorie : tous les tissus des plantes se composent de cellules. Même s'il se trompe en affirmant que chaque cellule se développe spontanément, indépendamment du noyau, il aura, par cet immense pas en avant, jeté les bases de la théorie cellulaire de la vie, et contribué à la fondation d'une nouvelle science : la botanique. L'étape suivante commence autour d'une tasse de café accompagnée d'un cigare. Un soir, après un repas copieux, Schleiden parle longuement de ses recherches à son ami Theodor Schwann, l'un des étudiants préférés de Johannes Müller. Schwann a déjà vu des noyaux cellulaires dans les tissus animaux. Après sa conversation avec Schleiden, il essaye de démontrer que ce qui est vrai en botanique l'est aussi en zoologie. En 1839, il publie un ouvrage au titre très explicite : Recherches microscopiques sur la conformité de structure et de croissance des animaux et des plantes. Schwann se rend compte qu'il touche à un sujet qui fait l'objet de débats passionnés depuis des siècles, non seulement au sein de la communauté scientifique mais également chez les philosophes et les théologiens : il s'attaque en effet aux fondements mêmes de la vie. A la différence de Schleiden, juif, et de Virchow, athée, le zoologiste est un catholique convaincu peu désireux de s'exposer à l'ire de l'Église. Avant de publier son ouvrage, il le soumet à l'approbation de son évêque. Schwann n'étant pas Galilée ni son évêque Paul V, le livre est jugé conforme au dogme. Venant juste après la découverte de Schleiden, il représente la synthèse indispensable de tous les importants progrès réalisés dans l'étude microscopique des cellules depuis 1830. Les informations recueillies par de nombreux chercheurs avaient donné des résultats si confus qu'il devenait très difficile de voir clair dans cette pléthore de découvertes ou d'établir une distinction entre les expériences valables et les observations erronées. Les ouvrages de Schleiden et de Schwann jettent les bases de la théorie cellulaire. Les noms de ces deux savants sont si étroitement liés dans la mémoire des biologistes qu'il est rare de citer l'un sans l'autre ; d'ailleurs, l'euphonie même de leurs noms — Schleiden et Schwann — a constitué pendant un siècle un moyen mnémotechnique pour les jeunes étudiants en biologie. Voici la définition que donne Schwann : « Le développent de cette proposition qu'il existe un principe général pour la production de tous les corps organiques, et que ce principe est la formation de cellules, aussi bien que les conclusions qu'on peut tirer de cette proposition, peut être compris sous le terme de théorie cellulaire. » La cellule elle-même est décrite comme une masse microscopique de protoplasme enfermée à l'intérieur d'une membrane, et dotée d'une vie indépendante. Reste à résoudre le problème de la naissance de la cellule, et c'est là que Schwann s'engage dans une interprétation erronée. Selon lui, la cellule résulte de la concentration d'une substance organique spéciale à laquelle il donne le nom de « cytoblastème ». La génération spontanée — certains êtres organisés naissent spontanément par la seule force de la matière — faisait l'objet de débats houleux depuis le début de la civilisation occidentale. Sans prendre en considération les implications théologiques de cette théorie, Louis Pasteur devait l'écarter définitivement quelques décennies plus tard, mais à l'époque elle constituait un élément important du concept de développement cellulaire énoncé par Schwann. Rudolf Virchow se trouve à l'origine de cette mise à l'écart. L'année de la parution de l'ouvrage de Schwann est aussi celle où Virchow commence ses études de médecine à l'Institut Frédéric-Guillaume. Le passage du tissu à la cellule et l'universalité de la structure cellulaire dans le domaine du vivant ont représenté un fantastique aiguillon pour la recherche de cette époque. Il n'est pratiquement aucun problème médical abordé par Virchow au cours de sa carrière qui ne se rapporte d'une manière ou d'une autre à la cellule. Dans une publication de 1852 traitant de la cellule comme unité de base de la nutrition, non seulement il ne mentionne pas le cytoblastème, mais encore il déclare que ses expériences l'ont conduit à la conviction que toute nouvelle cellule ne peut être produite que par la division en deux d'une cellule antérieure. Deux ans plus tard, il proclame : « Il n'existe aucune vie hors de la succession directe. » Enfin, en 1855, il rédige un article pour ses Archives dans lequel il évoque la pathologie du futur, celle qui traitera des événements se produisant à l'intérieur des cellules, événements qui maintiennent la vie lorsqu'ils fonctionnent bien et provoquent la maladie dans le cas contraire. Ost dans cet article qu'il utilise pour la première fois l'aphorisme qui deviendra le cri de ralliement de tous ses disciples : Omnis cellula a cellula, chaque cellule provient d'une cellule antérieure. Sans équivoque, il affirme dans sa conclusion : « On a beau tourner et retourner le problème, on en revient toujours à la cellule. » La place de premier plan qu'occupe Rudolf Virchow dans le domaine scientifique européen rend inévitable son retour à Berlin. D'autres universités lui ont fait des propositions mais, heureux de travailler dans l'atmosphère idyllique de Wiirzbourg, il les a toutes refusées. La collégialité gemütlich de ses collègues et son éloignement des cactus de la politique apaisent sa pugnacité naturelle. Il a trois enfants et la plus dévouée des épouses. A Wiirzbourg, il a gagné en maturité. Le Rufold Virchow qui en 1856 se voit offrir la chaire de pathologie de Berlin est beaucoup plus sage et mûr que l'impétueux fiancé que la police de cette ville avait essayé de refouler, lorsqu'il y était revenu pour se marier six ans auparavant. Il accepte le poste qui lui est proposé avec tant d'insistance, mais pose cependant comme condition impérative la construction d'un institut d'anatomopathologie dans lequel il pourra poursuivre ses recherches fondamentales et cliniques. Il obtient satisfaction. Dès le bâtiment terminé, Virchow fait une rentrée triomphale à Berlin où on le reconnaît comme la personnalité la plus influente de la médecine allemande. A dater de cet instant, ce qui apparaissait comme un courant de plus en plus marqué durant la décennie précédente se concrétise : saisi par Rudolf Virchow, le flambeau de la médecine passe de la France aux pays germanophones, où il restera jusqu'au début du XXe siècle, avant d'être soufflé par la guerre et finalement conquis par la science américaine. A Berlin, l'une des premières tâches de Virchow est de faire connaître aux médecins de la ville les dernières découvertes réalisées dans le domaine de l'anatomopathologie dont les siennes. Afin de les présenter d'une manière accessible aux praticiens, il les clarifie, les ordonne et les réunit sous la forme de vingt leçons consécutives qu'il délivre deux fois par semaine au nouvel Institut d'anatomopathologie entre février et avril 1858. Il engage un certain Langenhaun à y assister pour les prendre fidèlement en sténographie. Après y avoir apporté, selon ses dires, seulement « quelques légères modifications », il les publie à la fin de l'été sous le titre de La pathologie cellulaire. Comme il l'écrit dans la préface, son intention est « de donner une vue concise d'un sujet très vaste ». L'importance du sujet et l'originalité de la pensée suscitent un si vif intérêt qu'avant un an, il faudra procéder à un deuxième tirage. Le premier paragraphe de la préface à la seconde édition mérite d'être reproduit ici, parce qu'il en dit long sur le savant, son ouvrage et l'accueil reçu dans la communauté médicale mondiale : « Cette tentative de communiquer à un large public médical, et sous une forme cohérente, les résultats de mon expérience qui sont en désaccord avec ce qui est généralement enseigné a eu deux conséquences inattendues : je me suis découvert beaucoup d'amis et de vigoureux adversaires. L'une et l'autre sont certainement très souhaitables ; car mes amis ne trouveront dans ce livre ni règlement arbitraire des questions, ni dogmatisme, ni esprit de système ; quant à mes adversaires, ils seront finalement obligés d'abandonner leurs belles phrases pour se mettre à travailler et étirer par eux-mêmes. Ces deux réactions opposées contribuent à l’impulsion et à l'avancement de la science médicale. » Les contributions de Virchow sont incalculables. Presque un siècle plus tard, Edward Krumbhaar, professeur d'anatomopathologie à l'université de Pennsylvanie et historien distingué dans son domaine, écrit : « Ce livre mérite d'être rangé à côté de la Fabrica de Vésale, du De motu de Harvey et du De sedibus de Morgagni... formant avec eux les quatre plus grands ouvrages de médecine depuis Hippocrate. » En 1902, William Welch, considéré alors comme le doyen de la médecine américaine, écrit que la théorie de la pathologie cellulaire émise par Virchow représente « le plus grand progrès que la médecine ait réalisé depuis ses débuts ». Dans La pathologie cellulaire, Virchow ne fait qu'énoncer les principes sur lesquels s'appuiera la recherche médicale au cours du siècle suivant. D'une déclaration radicale, il débarrasse la médecine de tous les résidus d'humeurs et de mystification qui l'encombrent. S'appuyé sur l'évidence de ses sens (Vésale), faire porter l'accent sur l'expérience (Harvey et Hunter), rechercher les sièges premiers des symptômes (Morgagni), la corrélation méticuleuse entre les manifestations de la maladie et leur base anatomique (Laennec), toutes ces exigences trouvent leur point de convergence dans l'ouvrage de Rudolf Virchow. Ainsi que le remarque dans une prose légèrement ampoulée l'un de ses disciples, le médecin-écrivain Carl Ludwig Schleich : « Il avait un œil d'aigle qui perçait à jour les réactions les plus secrètes de l'organisme malade, et repérait les grises empreintes de la mort et de la maladie sur les champs parsemés de fleurs de la vie... Inlassablement, il traqua le dragon de la maladie jusque dans ses derniers retranchements, et il eut l'incomparable mérite de le suivre dans son ultime retraite, dans les cavernes en mosaïque de l'organisme, les cellules. » Le langage fleuri de Schleich a beau paraître outrancier, il sous-estime l'ampleur de la contribution de Virchow. Ce dernier, en effet, fait plus que traquer le dragon dans ses cavernes ; il découvre que même la structure finie d'une anatomie altérée ne constitue qu'un indice : la véritable cause de la maladie doit être trouvée dans les désordres non de la forme mais de la fonction. Ce n'est pas à quoi la cellule malade ressemble qui compte, mais la manière dont elle agit ; par conséquent, la clé du problème n'est pas la cellule elle-même mais ce qui s'y passe à l'intérieur; ce n'est pas l'anatomopathologie mais la Physiopathologie que les médecins doivent étudier pour résoudre les énigmes fondamentales de la maladie. Ainsi, après La pathologie cellulaire, on commence à étudier au microscope les tissus sains et malades afin d'analyser les événements chimiques et physiques se produisant dans les cellules. La physiologie et la biochimie se développent rapidement. La pharmacologie perd très vite son image de botanique médicale pour jouer son véritable rôle qui est de préparer le terrain au rétablissement de la santé biochimique. Pour la première fois dans la longue histoire des effets destructeurs du cancer, les médecins comprennent que les tumeurs malignes apparaissent à partir de structures normales — la première cellule cancéreuse d'un patient n'est pas un parasite envahissant ou une malformation consécutive au développement embryologique, mais le rejeton d'un parent sain, victime d'une altération quelconque. Que le parent sain ait un parent également sain est une autre hypothèse de Virchow. Chaque cellule a un père, un grand-père, un arrière-grand-père et une lignée directe d'ancêtres qui, si l'on pouvait en remonter les traces, conduirait inexorablement à la boue originelle dans laquelle la vie est apparue il y a des millions d'années. Une cellule se reproduit en se divisant en deux selon un processus appelé mitose ; la génération spontanée n'existe pas, aucun lapin ne sort du chapeau de la nature. Il y a seulement continuité d'une unité cellulaire à sa descendance. Toutes les cellules de tous les êtres vivants sont parentes. Plus d'un professeur de biologie a illustré ainsi cette continuité : chaque fois que nous nous lavons les mains, nous détruisons un nombre incalculable de cellules de la peau et mettons fin à une lignée qui remonte à la préhistoire la plus reculée de notre espèce. Des centaines de milliards de fois par jour, les origines même de la vie passent par les tuyauteries des salles de bain. Mais il y a plus encore. C'est précisément parce que la cellule est le centre de tous les phénomènes hérités de la vie qu'il devient primordial de comprendre ses liens avec l'environnement, c'est-à-dire non seulement avec les autres cellules, mais aussi avec le milieu dans lequel les cellules vivent ensemble. Ce milieu s'appelle le fluide extra-cellulaire. Il commande la nutrition de chaque cellule, tout en lui fournissant simultanément le moyen de rejeter les déchets consécutifs à son fonctionnement. Vingt ans après La pathologie cellulaire, le physiologiste français Claude Bernard introduit le concept du milieu intérieur9 dans lequel baignent les cellules et d'où elles tirent les matériaux nécessaires à la vie, lui renvoyant ensuite les produits finis de leur métabolisme. Ainsi, le cycle de William Harvey est complet : le sang qui circule ravitaille et assainit le fluide extra-cellulaire, lequel est, à la base, un produit filtré de lui-même. Les matériaux apportés par le sang au fluide extra-cellulaire passent dans la cellule en remplacement de ces produits finis dont la cellule n'a plus besoin, ou de ceux qu'elle a produits pour suppléer aux besoins des autres cellules, comme les hormones ou les enzymes digestives. Ce processus s'appelle osmose. Lorsque les philosophes des siècles précédents s'enthousiasmaient sur l'équilibre de la nature et de l'économie animale, ils ignoraient comment définir ces termes inexacts, qu'ils utilisaient pourtant librement. Les travaux de Rudolf Virchow permettent d'en comprendre enfin le sens : l'équilibre parfait de la nature fournit à chaque être vivant les échanges réciproquement nourrissants auxquels chaque cellule participe. Par conséquent, l'animal ou la plante est envisagé comme un organisme complexe fait d'un assemblage de simples microorganismes, les cellules, en équilibre biochimique avec le fluide nourrissant dans lequel elles baignent. Chacune de ces cellules individuelles apporte une contribution très spécifique à la vie de l'animal ou de la plante. Des espèces semblables de cellules accomplissant un même type de travail tendent à se regrouper dans les tissus qui constituent les organes du corps. Un simple organe humain — la rate ou le rein par exemple — a de multiples fonctions, car il possède de nombreux tissus et beaucoup d'espèces de cellules. Considérons une petite portion d'intestin et les différentes couches dont il se compose. On distingue d'abord un revêtement extérieur de tissu protecteur brillant, humide, dont les cellules aplaties permettent aux diverses anses intestinales de glisser les unes contre les autres sans traumatisme dans tous les recoins de la cavité abdominale ; au-dessous de cette assise cellulaire externe se trouve une couche de tissus musculaires aux orientations diverses qui permettent à l'intestin d'onduler et de se contracter de telle sorte qu'il malaxe et mélange la nourriture au suc intestinal afin qu'elle continue son chemin grâce à son péristaltisme ; la couche interne est composée d'un tissu permettant l'absorption ; les cellules de ce tissu, en sécrétant du mucus, permettent aux aliments nutritifs digérés de passer dans la lumière des minuscules capillaires du système circulatoire ; les capillaires pénètrent dans des vaisseaux plus profonds qui traversent une autre couche, laquelle fait office de coussin entre le revêtement absorbant et le tissu musculaire, mais contient de plus des grappes de cellules lymphatiques qui filtrent les déchets et participent aux mécanismes jusque-là non encore bien éclaircis de l'immunité. Mais ce n'est pas tout : le revêtement intérieur est enchâssé de minuscules nids de cellules productrices d'hormones et d'enzymes, et qui sait quoi d'autre. Or, rappelons-le, l'intestin est un organe simple. Que dire du foie ? Il n'est pas difficile de comprendre pourquoi un savant aussi attentif aux problèmes sociologiques que Rudolf Virchow a discerné une analogie entre l'organisme et l'État. Après tout, l'État est composé de nombreux individus différents, groupés en organisations économiques, sociales et politiques qui servent le bien commun de façons distinctes. Si l'organisme peut être gouverné à partir d'un poste central, il ne peut vraiment vivre sans la totalité des vies de chacun de ses membres. Citons à ce propos la première leçon de La pathologie cellulaire : « On voit donc que l'organisme élevé, que l'individu, résulte toujours d'une espèce d'organisation sociale, de la réunion de plusieurs éléments mis en commun : c'est une masse d'existences individuelles dépendant les unes des autres ; mais cette dépendance est d'une nature telle que chaque élément a son activité propre, et même lorsque d'autres parties impriment à l'élément une impulsion, une excitation quelconque, la fonction n'en émane pas moins de l'élément lui-même et ne lui en est pas moins personnelle. » Les grands principes énoncés dans La pathologie cellulaire sont encore en vigueur aujourd'hui. Certes, Virchow a commis des erreurs, les unes inévitables en l'état des connaissances et des techniques de son époque, d'autres dues à un raisonnement erroné qui ne résistera pas aux progrès réalisés dans la recherche. Après avoir définitivement écarté les taxinomistes, il réussit, en s'appuyant sur des méthodes scientifiques, à édifier une charpente solide dont l'assemblage avait échappé à tous ses prédécesseurs. Contemporain de Rudolf Virchow, Gustave Flaubert écrivit un livre qui, comme La pathologie cellulaire, serait considéré comme un phare de la pensée moderne — Madame Bovary, publié un an avant l'ouvrage de Virchow. Ecœuré par le procès pour immoralité qui lui avait été intenté, Gustave Flaubert avait un jour déclaré à un ami : « Ce livre est plus une preuve de patience que de génie, de labeur que de talent. » Moins modeste, mais ayant appris à dissimuler son orgueil, Rudolf Virchow aurait pu en dire autant de La pathologie cellulaire. Bien entendu, ces deux chefs-d'œuvre ne témoignent pas seulement de patience et de labeur, ils sont bourrés de génie et de talent. Virchow possède ces qualités en abondance ; il en fait un large usage et ne les met pas uniquement au service de la recherche. Sa foi dans l'interdépendance des unités de base de l'organisation sociale s'étend à la politique. De retour à Berlin, il retrouve aussi les grognements insistants de sa conscience libérale. Tant de sens confus ont été attribués au mot « humanisme », surtout en Amérique ces dernières années, qu'il est rafraîchissant de s'arrêter sur la définition qu'en donne un esprit aussi précis que Virchow : en constante évolution depuis la Renaissance, et tenant compte des intuitions de la science, l'humanisme est « la connaissance scientifique des relations nombreuses et variées de l'individu doué de pensée vis-à-vis du monde en perpétuel changement ». Une telle définition inclut les cellules, l'âme et le statut social, mais aussi la santé de chaque organe, de la personne, de la société. Il faut certes étudier l'homme avec un microscope, mais aussi avec l'optique macroscopique embrassant sa vision universelle de l'humanité. Virchow décide donc de retourner à la politique. En 1859, il est élu membre du conseil municipal de Berlin, charge qu'il occupera pendant quarante-deux ans. Député à la Diète prussienne en 1862, il participe à la fondation Hu parti allemand du Progrès. De 1880 à 1893, il est membre du Reichstag. Au conseil municipal, ses travaux touchent pour la plupart à des questions de santé publique, et s'attachent surtout à résoudre les terribles problèmes soulevés par le système hospitalier et l'hygiène. La majorité des Berlinois ne disposent dans leurs appartements ni d'eau courante ni d'installations sanitaires. Les rares WC individuels se vident dans des gouttières rejoignant directement les canaux de la ville et les eaux sales de la Spree. Certains disent de Berlin que c'est une ville construite sur un égout. De nombreux touristes étrangers relèvent la puanteur omniprésente ; les narines du jeune Henry Adams récemment arrivé de la propre Boston s'en trouvent particulièrement offusquées. Des années plus tard, il écrira que la capitale allemande est « sale, barbare, et inquiétante à plus d'un titre... La condition de l'Allemagne est un scandale et une atteinte à tout Allemand sérieux ; tous s'efforcent de la réformer de haut en bas ». L'un des réformateurs les plus zélés est précisément le conseiller municipal Rudolf Virchow. Eperonnées par sa vigueur enthousiaste, les autorités adoptent ses programmes d'amélioration du réseau d'égouts, de réorganisation des hôpitaux et de sélection de nouveaux critères d'hygiène pour les écoles publiques. Pendant les quarante années de son mandat, il contribuera aux profonds changements apportés dans tous les domaines de la santé publique. A l'aube du XXe siècle, ses concitoyens vivront dans un environnement bien plus évolué et sain que lorsqu'il a commencé sa tâche en 1859. A sa mort en 1902, le British Medical Journal souligne à juste titre : « Il n'est nullement exagéré de dire que la ville moderne de Berlin est un splendide monument témoignant de son zèle au service de son pays. » Virchow a réalisé pour la physiologie de sa ville ce que l'architecte Christopher Wren a fait pour l'anatomie de Londres. Toutefois, en ce qui concerne la politique proprement dite, Virchow ne laisse pas grand-chose. Gouvernée à partir de 1862 par les Junkers en la personne de Bismarck, l'Allemagne a pour unique objectif le maintien du conservatisme, du chauvinisme et de la suprématie en Europe. Aux yeux de Bismarck, l'Allemagne impériale doit être dirigée par une aristocratie de princes et de hobereaux prussiens. Si, paradoxalement, son règne connaît des progrès sociaux, ce n'est que pour émousser les exigences des progressistes et «couper l'herbe sous le pied des socialistes», selon l'expression même de Bismarck. Tirée du premier discours qu'il prononça après avoir été nommé chancelier, cette simple phrase donne le ton de sa politique : « Les grands problèmes actuels ne peuvent être réglés par des discours et des votes — ce fut la grande erreur de 1848 et 1849 — mais par le fer et le sang. » L'année où Bismarck est choisi pour diriger la Prusse est celle de l'élection de Virchow à la Chambre des députés, ou chambre basse de la Diète prussienne, la chambre haute étant celle des nobles. Née de leurs caractères opposés et d'un concours de circonstances, une antipathie personnelle s'établit entre les deux hommes, qui se prolongera jusqu'en 1890, date à laquelle prend fin la carrière politique de Bismarck. Virchow n'est plus — comme en 1848 — un simple provocateur10, mais une personnalité politique critiquant le régime avec logique et détermination ; il fait du parti allemand du Progrès, dont il est le porte-parole le plus virulent, l'adversaire constant des manœuvres de Bismarck. La crise éclate en 1865. Président de la commission des finances à la Chambre des députés, Virchow rejette la demande de Bismarck d'accroître les effectifs de la marine allemande. Cherchant un prétexte pour se débarrasser une fois pour toutes de son ennemi, Bismarck accuse le chef de l'opposition de l'avoir traité de menteur au cours des débats. Que Bismarck fût un menteur, aucun de ses contemporains n'en a jamais douté, et Virchow n'est certainement pas le premier à le traiter ainsi. Cela n'empêche pas le corpulent et vigoureux Junker d'adresser au frêle professeur à lunettes une lettre le provoquant en duel avec pour témoin le ministre de la Guerre. Habile à l'épée et au pistolet, Bismarck s'abaisse à une vengeance grotesque et peu crédible. Virchow se contente d'en rire, et met les rieurs de son côté en répondant qu'il n'acceptera de se battre en duel qu'à condition que l'arme choisie soit un scalpel. Par ce sarcasme, il entend notifier que sa vie est trop importante pour être stupidement sacrifiée à réparer l'honneur de son adversaire. Le duel n'a donc pas lieu. Cependant, Bismarck finit en 1866 par pousser la Prusse dans une guerre contre l'Autriche ; le succès de cette entreprise renforce son pouvoir et fait éclater l'opposition. L'Allemagne se trouve maintenant bien engagée sur la voie de l'unification, si largement désirée par ses habitants que même les libéraux tombent — pour la plupart — dans les bras du chancelier. Virchow n'incarne plus l'opinion de la majorité ; il n'est plus que le porte-parole d'un petit groupe de penseurs progressistes. Élu au Reichstag en 1880, il ne participe guère aux débats. Si, à la veille du duel avorté de 1865, ses ennemis politiques ont pu douter de son courage physique, sa conduite pendant la guerre franco-allemande de 1870-1871 ne peut prêter le flanc à aucune critique. Avec ses deux fils aînés comme ordonnances, il prend la direction du premier train-hôpital à se rendre sur le front. Il joue un rôle actif dans les soins apportés aux malades, surtout lors des batailles autour de Metz. Privé de ses deux fils atteints du typhus — dont ils guériront —, il poursuit néanmoins sa mission consistant à assurer le traitement et le transport des blessé Très impressionné par le travail des médecins américains pendant la guerre de Sécession, il s'inspirera de leurs plans pour la construction d'hôpitaux militaires. Reconnue officiellement quatre ans plus tôt à la Conférence de Genève de 1866, la Croix-Rouge représente pour Virchow le plus bel exemple du caractère humanitaire de la médecine aveugle à toute idéologie : « La mission de la médecine est, avant tout, de préparer à la paix. Au milieu des horreurs de la guerre, elle — et elle seule — est appelée officiellement à être présente sur le champ de bataille où elle représente l'humanité et la paix parmi les hommes. Sans discrimination, elle tend une main secourable à ses amis et ennemis, soigne les blessures, répare les membres brisés, rafraîchit les lèvres brûlantes. Dans l'air empli de poudre, elle déroule la bannière portant la croix rouge que toutes les nations civilisées reconnaissent aujourd'hui comme le symbole de l'immunité. Elle érige un abri sacré p vur les blessés, les protégeant des attaques, leur assurant compétence et assistance. Chaque fois qu'on a besoin d'elle, ses tentes et ses baraquements se dressent, havres d'amour et de compassion. » Après la guerre, Virchow retourne à la science. Tout en continuant à apporter ses contributions à l'anatomopathologie, il consacre de plus en plus son énergie à l'anthropologie, rédigeant mille cent quatre-vingts publications, dont plusieurs livres. Son goût pour l'anthropologie naît de son incessante quête sur les origines de la vie. Qu'il recherche l'essence de l'homme dans le protoplasme de ses cellules ou dans la structure de son crâne, la quête demeure toujours la même : quelle est cette essence, comment débute-t-elle, par quel chemin arrive-t-elle là où elle se trouve aujourd'hui, que faire pour la maintenir en harmonie avec les hommes et l'environnement ? Eternelles questions auxquelles plus que quiconque Rudolf Virchow a tenté d'apporter des réponses. De l'anthropologie, Virchow passe naturellement à l'ethnologie et à l'archéologie afin de comprendre la nature et les origines des races, des cultures et des anciennes civilisations. Déjà membre actif de nombreuses associations médicales, il participe à la fondation de la Société allemande d'anthropologie, ainsi qu'à celle de la Société berlinoise d'anthropologie, d'ethnologie et de préhistoire, s'occupant de nombreux journaux dans ces disciplines. Il est également l'un des fondateurs du musée d'ethnologie de Berlin. Parmi les conservateurs adjoints qu'il voit défiler entre 1883 et 1886 se trouve un jeune homme, Franz Boas, qui émigrera ensuite aux Etats-Unis et deviendra l'une des sommités de l'anthropologie américaine. Il sera, entre autres, le professeur de Margaret Mead. Virchow se charge de réunir les fonds nécessaires à des expéditions anthropologiques et archéologiques ; il participe d'ailleurs personnellement à plusieurs d'entre elles. Il se trouvait par exemple sur les lieux des fouilles, lorsque Henrich Schliemann découvrit les ruines de l'ancienne Troie. Des collègues accompagnant Virchow ont mentionné les soins médicaux qu'il dispensait à la population pauvre de la région dans laquelle ils travaillaient. C'est au nom de leur amitié que Schliemann, devenu citoyen américain, fera don de ses merveilleuses découvertes au musée d'ethnologie de Berlin. D'autres fouilles se déroulent au Caucase et en Egypte. Chaque fois, Virchow utilise tous les outils de la technique scientifique — alors à ses débuts — pour essayer de résoudre les énigmes que présentent ces découvertes. Quand Wilhelm Röntgen découvre les rayons X en 1895, Virchow, pourtant âgé de soixante-quatorze ans, comprend rapidement ses applications possibles en archéologie. La valeur de ses études, sa position prépondérante au sein de sociétés savantes et de journaux, ses importantes contributions à la théorie du développement du crâne feront de Virchow l'un des maîtres de l'anthropologie allemande. En fait, il occupe une place si considérable dans l'histoire de cette discipline que nombre de ses collègues ignorent qu'il jouit d'un égal statut dans le domaine de la médecine, à moins qu'ils ne prennent simplement le père de la pathologie cellulaire pour un homonyme. Parfois, on associe le nom de Virchow à la théorie de la pureté de la race allemande dont le savant a démontré l'aberration. La théorie pernicieuse d'une descendance directe de quelque Volk allemand a été avancée pour justifier ce qui est considéré comme l'un des crimes les plus horribles de l'histoire de l'humanité. Cette fausse croyance a également entraîné l'exclusion de la communauté germanophone de quelques-unes de ses plus grandes figures. Une partie de la mythologie découlant de cette croyance tient à cette proposition erronée et viciée que nul ne peut être un Allemand au sens culturel du terme s'il n'est pas aussi un Allemand au sens de la pureté biologique. L'étape suivante est de mettre en doute le patriotisme de quiconque n'ayant pas les caractéristiques physiques des guerriers de jadis, grands, blonds, aux yeux bleus. Le fait qu'il existe chez les Allemands une grande variété de taille, de forme et de couleur de peau n'a jamais été pris en considération par les racistes, allemands ou non. Étant donné son ascendance slave, rien d'étonnant que Virchow, l'un de ceux qui ont le plus contribué à la culture de leur pays, ait dénoncé cette offense à l'humanisme et à la réalité scientifique. Ses études détaillées de la structure des crânes d'une tribu exhumés dans la partie septentrionale de l'Europe centrale l'ont convaincu de l'invraisemblance de la présence sur ces lieux de progéniteurs germains. Afin d'en établir la preuve irréfutable, il entreprend en 1876 une étude sur des milliers d'écoliers allemands, afin de déterminer la fréquence des diverses comb'^isons des yeux, de la peau et de la couleur des cheveux. Des chercheurs se livrent à des études similaires en Autriche, en Hollande, en Belgique et en Suisse. Les résultats correspondent à ceux auxquels on pouvait s'attendre, à condition de ne pas faire preuve d'aveuglement. Moins de 32 pour 100 des enfants allemands avaient la couleur supposée de leurs ancêtres teutons putatifs, tandis que plus de 54 pour 100 étaient mélangés. Plus de 14 pour 100 étaient complètement « bruns » : yeux, cheveux et peau. L'enquête sur les enfants juifs allemands s'effectue séparément, et son dépouillement au résultat quasi prévisible conforte publiquement Virchow qui, à plusieurs reprises, s'est catégoriquement élevé contre la marée montante d'antisémitisme en Allemagne. Si le groupe juif recensé comporte une plus grande proportion de « bruns » — 42 pour 100 —, plus de 11 pour 100 ont les cheveux blonds, les yeux bleus et la peau claire du pur Teuton idéalisé, mais imaginaire. Les 47 pour 100 restants présentent le même mélange de nuances que la majorité de leurs condisciples allemands. Les résultats de cette étude paraissent en 1886 dans les Archives de Pathologie, trois ans avant la naissance d'Adolf Hitler. Parmi les nombreuses raisons invoquées par le dictateur pour effacer le souvenir de Virchow figure au premier rang ce recensement ethnique. Virchow se plaît à faire ce genre d'études qui lui permettent de démentir une idée fausse d'autant plus répandue dans le peuple qu'elle semble venir d'une source autorisée ou d'une sagesse reconnue. Pour lui, la première tâche de la science et de la politique est de mettre en évidence les tissus fragiles sur lesquels repose une doctrine sans fondement, puis d'en défaire les fils et de les jeter aux quatre vents. Une fois la théorie erronée mise à mal, il recherche la solution de l'énigme comme un véritable détective, jusqu'à ce qu'il puisse donner une formulation susceptible de s'avérer juste, en accord avec les phénomènes observés et vérifiés par l'expérience. Mais cela ne le satisfait généralement pas. Après avoir mis au point la nouvelle théorie, il devient impératif pour lui de l'annoncer au monde entier avec solennité, afin qu'elle soit acceptée comme une vérité définitive, et surtout qu'il en soit reconnu comme l'unique auteur. A ce propos, on a pu reprocher à Virchow d'avoir toute sa vie fait sa propre promotion. Une fois sa contribution faite, il répugnait à partager les lauriers avec ceux dont les travaux pouvaient d'une manière ou d'une autre ternir l'éclat des siens. Il avait beau avoir poursuivi ses recherches et abouti à des conclusions seul, il y avait toujours quelques chercheurs dont les travaux étaient parallèles aux siens. Sans les aléas du temps et les hasards de la recherche, on aurait sans doute plutôt attribué la paternité de la théorie cellulaire au savant allemand Robert Remak ou à l'Anglais John Goodsir. Simplement, Virchow poursuivit un peu plus loin sa recherche et présenta son argumentation scientifique un peu mieux qu'eux. Comme le remarquait l'un de ses biographes, Erwin Ackerknecht : « Outre le fait que les découvertes de Virchow étaient plus significatives, il savait comme personne les promouvoir avec un zèle inlassable et une terrifiante énergie. » Malgré la popularité dont jouit Virchow en Grande-Bretagne, aujourd'hui encore quelques savants anglais ne lui pardonnent pas de n'avoir pas rendu honneur à Goodsir. En 1958, le professeur A.H.T. Robb-Smith, du Radcliffe Infirmary à Oxford, se sentira obligé d'adresser une lettre à Lancet dans laquelle il souligne que le fameux aphorisme Omnis cellula a cellula a été en réalité utilisé pour la première fois par Raspail en 1825. Dans cette lettre écrite à l'occasion des cérémonies du centenaire de La pathologie cellulaire, il déclare notamment : « S'il est grossier de critiquer la commémoration des réalisations d'un homme éminent... la grande contribution de Virchow au concept de la continuité de la vie cellulaire ne fut pas son originalité de pensée... mais son talent à convaincre ses collègues de la justesse absolue de ses idées. » Bien entendu, le propagandiste ainsi accusé n'aurait pas remporté de tels succès s'il n'avait pas été lui-même pleinement convaincu de la «justesse absolue » de ses vues, conviction renforcée par l'importante documentation qu'il fournissait à l'appui de ses dires. Il ne présente jamais une théorie, même imparfaite ou incomplète, sans preuves circonstanciées. Il n'agit pas ainsi pour s'autoglorifier, mais pour faire reconnaître ses vues. Dans ce but, il n'hésite pas à se produire partout : membre influent de plusieurs sociétés médicales, il participe également à des réunions scientifiques régionales et écrit dans les revues spécialisées. Un même évangélisme scientifique sera propagé par Joseph Lister, médecin beaucoup plus modeste, mais qui comprend aussi bien que son collègue allemand la nécessité de répandre la vérité (voir au chapitre suivant). « Modeste » n'est pas un adjectif que l'on puisse appliquer à Rudolf Virchow. L'impétuosité du jeune agitateur de 1848 a laissé la place à la certitude d'être le pape de la médecine allemande. En 1868, il évalue avec précision l'influence qu'il aura sur les générations futures : « Quand on parlera de l'école allemande, c'est de moi qu'il s'agira. » Un tel homme ne prend pas de gants avec ses étudiants. Volontiers cassant, il est toujours prêt à accabler de sarcasmes un assistant maladroit. Néanmoins, s'ils tremblent parfois en sa présence, tous ceux qui travaillent avec lui savent que c'est, au fond, un brave homme ; sa générosité lui gagne la loyauté de plusieurs générations de jeunes chercheurs ; le succès de nombre d'entre eux est dû en grande partie à ses encouragements et aux méthodes de réflexion qu'il leur a inculquées. Dans son autobiographie intitulée C'était le bon temps, Cari Schleich, assistant de Virchow à la Charité pendant trois ans, décrit de manière très vivante la première rencontre avec son maître, alors âgé de soixante-deux ans. Les nouveaux assistants portaient alors la tenue de rigueur dans ce genre d'occasions : « Nous attendions devant la porte, en habit, cravate blanche, gants et chapeau de soie. (...) La porte s'ouvrit ; Hübner, l'adjoint du maître et son factotum tout-puissant, nous poussa — nous "les apprentis médecins", comme il appelait les candidats — dans la salle et nous restâmes debout devant le potentat : visage de chouette, peau jaunâtre, yeux perçants quoique légèrement voilés derrière des lunettes, cils inexistants, paupières parcheminées et fines comme du papier, nez fermement ciselé dont les narines gracieusement incurvées exprimaient l'orgueil de leur propriétaire, frémissant de façon un peu méprisante lorsqu'il parlait, lèvres pâles, mince barbe grise. Il mangeait un petit pain beurré et, à côté de son assiette, se trouvait une tasse de café au lait. C'était son repas, sa seule nourriture entre le petit déjeuner et le dîner, alors qu'il passait sa journée à donner des cours, recevoir des visites, examiner des candidats, enregistrer les résultats de la salle de dissection, procéder à des mesures anthropologiques, assister à une session du Parlement, etc. Son épouse qui, dans ses manières et sa façon de s'exprimer, avait adopté le rythme de son mari et était entièrement dévouée au grand homme, me confia un jour que Virchow travaillait presque toujours jusqu'à une heure du matin ou plus et ne restait jamais au lit après six heures. Pourtant, durant les six semestres que je passai dans son Institut, il ne manqua pas un jour (sauf en période de vacances ou de déplacements professionnels). » Sans être un ascète, Virchow mène une vie simple, dépourvue d'ostentation. Les innombrables distinctions, honneurs et louanges qu'il reçoit ne modifient en rien son attitude. Il est peut-être un pape, mais c'est aussi un homme comme les autres, sans prétention ni préjugé de classe. A sa mort, le correspondant du Times de Londres écrit : «Il était toujours le même, qu'il serre la main d'une altesse, accepte l'hommage respectueux d'une importante délégation, fasse ses bagages, ou donne une conférence devant un parterre de savants du monde entier, toujours le même petit homme gris, simple, sincère, aimable, effacé, bourré de connaissances, absorbé par son sujet, à la pensée pénétrante et profonde, au discours clair; l'incarnation du savoir précis et du jugement sûr, véritable serviteur de la vérité. » Un de ses étudiants a expliqué que la seule raison pour laquelle Virchow voyageait en seconde lors de ses fréquents déplacements était qu'il n'existait pas de troisième classe. Il aimait à l'occasion boire de la bière et chanter avec ses amis. Ses enfants l'aaoraient, même si les heures qu'il passait avec eux se limitaient aux week-ends et à quelques vacances. Gomme nous l'avons déjà mentionné, son épouse avait créé dans leur foyer un mode de vie adapté à son travail professionnel. Etudiant à Berlin avant d'émigrer en Angleterre, un autre de ses assistants, sir Felix Semon, décrit ainsi la journée classique du savant : « Il se livrait à des expériences de huit à dix, supervisait une classe de microscope de dix à douze, donnait un cours de midi à une heure, se rendait au Reichstag de deux à cinq, au conseil municipal de cinq à six, à un comité quelconque de la Diète prussienne de six à sept, et présidait une réunion de la Société de médecine ou d'anthropologie de Berlin, faisait un discours ou assistait encore à une réunion de sept à neuf. Mais alors, me direz-vous : "Quand prend-il ses repas ? Quand effectue-t-il son énorme travail d'écriture et de réflexion, quand rédige-t-il sa correspondance, mène-t-il une vie de famille ?" Eh bien, tous ceux qui ont eu le privilège de l'approcher se posaient les mêmes questions. » Le rythme insensé que connaît Virchow augmente, apparemment, son énergie au lieu de la diminuer. Il écrit plus de deux mille articles et ouvrages et en fait paraître au moins le double, vérifiant soigneusement chaque mot, attentif à la moindre erreur. En cette fin du XIXe siècle, il est le principal artisan de l'internationalisation croissante de la médecine. Toujours présent aux congrès médicaux mondiaux, il figure également aux colloques de diverses sociétés scientifiques européennes. A quatre-vingts ans, au cours de ses vacances, il fait le tour des centres de recherche, s'ar-rêtant à Londres, Edimbourg, Breslau, en Transylvanie et en Suisse. Lors de son quatre-vingtième anniversaire, célébré de manière somptueuse en présence de sommités venues du monde entier — dont Lord John Lister —, il a prononcé un discours de deux heures. Sans une seule note, il s'est livré à un historique des derniers développements de la médecine et de son propre rôle. Finalement, son indomptable énergie aura raison de lui. Le 4 janvier 1902, en retard à un rendez-vous, il saute d'un tramway et tombe sur la chaussée, Leipziger Strasse, le col du fémur fracturé. Condamné à de longs mois d'immobilité, il perd de sa force physique. Au bout de quelques mois, son ancienne vigueur presque entièrement recouvrée, il part avec son épouse Rose passer l'été à la montagne, dans le Harz, mais fait une nouvelle chute. Cette fois, des complications cardiaques surgissent ; Virchow est transporté à Berlin où il meurt le 5 septembre. Ses funérailles sont l'occasion pour la population de rendre un vibrant hommage au savant. Des milliers de citoyens se pressent sur les trottoirs, tandis que la procession se fraye un chemin par les rues de la ville qui lui doit tant. Guillaume II envoie un télégramme de condoléances à Rose. S'il avait pu se pencher de son siège céleste et regarder notre planète à travers ses lunettes cerclées d'acier, le mécréant aurait sûrement appris avec amusement que le souverain de son pays avait invoqué la Divinité pour venir en aide aux membres de la famille qu'il laissait derrière lui. Le vieillard sceptique, qui faisait autant confiance aux croyances religieuses du Kaiser qu'à sa politique, aurait cependant apprécié la fin prophétique du message adressé à sa veuve : « Puisse le Seigneur vous réconforter dans votre grande tristesse ; peut-être trouverez-vous aussi une consolation dans le fait que ce grand chercheur, médecin, professeur, dont la vie a ouvert de nouvelles perspectives pour la médecine, est pleuré par son souverain et tout le monde intellectuel. » Dans l'une des nombreuses nécrologies publiées dans la presse au cours des jours qui suivirent, on remarquait qu'avec la disparition de Virchow, le peuple allemand avait perdu non pas un grand homme, mais quatre : le chef de l'anatomopathologie, de l'anthropologie, de l'hygiène et du parti libéral. Dans trois de ces quatre domaines, il avait élevé les fondations sur lesquelles ses successeurs bâtirent des édifices plus complets. Seuls ses efforts politiques échouèrent devant l'irrésistible vague nationaliste et réactionnaire qui déferla sur le pays après son unification. Mais les idéaux auxquels Virchow croyait — démocratie, culture, liberté et prospérité — finiront par triompher dans une Europe occidentale qui s'appuie aujourd'hui sur les principes pour lesquels il a tant lutté. Dans une large mesure, la plus importante contribution de Virchow, la théorie cellulaire de la maladie, est autant un concept philosophique que scientifique. Elle touche à la substance même de chacun d'entre nous et à celle de nos rapports avec nos congénères. Virchow a élargi la thèse de l'unité de base de la vie à la structure sociale de l'humanité, et a précisé clairement que si la direction générale pouvait venir d'une partie spécialement désignée de l'organisme, aucune contribution personnelle ne devait être privilégiée par rapport à une autre. Il a enseigné à ses successeurs que les activités se déroulant dans la cellule formaient les processus vitaux de l'existence que l'homme cherchait depuis la plus obscure préhistoire. Son enseignement et celui de Claude Bernard soulignaient l'interdépendance des cellules et de l'environnement. A la suite des travaux de Rudolf Virchow et de Claude Bernard, les chercheurs se mirent à rechercher des facteurs de base encore plus décisifs du processus de la vie. Aujourd'hui, l'étudiant en médecine ne doit plus se contenter d'apprendre l'anatomie, la physiologie, la biochimie et la pathologie. Des cours de biologie cellulaire et moléculaire figurent maintenant aux programmes des facultés de médecine. La membrane entourant l'unité de base, les forces d'énergie l'affectant, les secrets de son travail ainsi que son alimentation sont soumis à des examens extrêmement précis. L'avenir de la médecine expérimentale se trouve entre les mains de généticiens et d'immunologistes, voire de psychobiologistes. Des mathématiciens, des physiciens, des chimistes, des ingénieurs qui n'ont jamais mis les pieds dans un laboratoire de recherche médicale se préoccupent de problèmes susceptibles de faire largement progresser la médecine de demain. Mais il existe d'autres matières que les étudiants en médecine actuels doivent maîtriser — ce qui aurait ravi Virchow : l'épidémiologie, les biostatistiques, la santé publique et les sciences du comportement. Rudolf Virchow s'intéressait autant aux « conditions de l'existence » qu'aux conditions anormales. A son avis, et le temps lui a donné raison, la santé est une question du maintien ou de la restauration de l'équilibre entre les unités de base de la vie et leur environnement, qu'il s'agisse de l'individu ou de l'organisme tout ci tier. C'est Hippocrate doté d'un microscope. Au XIXe siècle, on croyait communément que la science apporterait un jour les moyens permettant d'atteindre au bonheur universel. C'était là faire preuve de naïveté ; les découvertes de la science peuvent se montrer aussi destructrices que revigorantes, aussi asservissantes que libératrices. Ce n'est pas la science qui déterminera l'avenir de notre race, mais l'usage qu'en fera la nature versatile de notre ambivalence. Rudolf Virchow reconnaissait cette ambivalence, sans toutefois désespérer de la voir surmontée grâce à la bonne volonté entre les peuples et les nations. Quand la paix succéda à la guerre franco-allemande, il exprima sa foi dans la capacité des individus et des deux nations à panser leurs plaies et à recouvrer la santé. Si dans ce cas précis l'histoire lui donna tort, son espoir sera peut-être comblé, lorsque vivront les enfants de nos enfants, ou les cellules de nos cellules : « Avec la paix à nouveau revenue, puisse le monde de la science exercer son influence afin de promouvoir pour tous les peuples la réconciliation des esprits et des cœurs, la reconnaissance de notre communauté d'intérêts. Puissent alors tous les citoyens de chacune des deux nations reconnaître que leurs véritables objectifs et l'œuvre de leur vie ne se réaliseront qu'avec le développement de leur pays ; voilà pourquoi le sol doit rester libre de toute invasion étrangère. L'essor des nations passe obligatoirement par une compréhension de l'homme qui élève l'individu bien au-dessus des limites étroites du nationalisme pour lui faire atteindre les royaumes les plus nobles de l'humanité... Fasse qu'il revienne à la science de chérir et de réaliser cette belle devise : Paix sur la Terre. » Chapitre XII « SOIGNER LE TABERNACLE CHARNEL DE L'ESPRIT IMMORTEL » John Lister et la chirurgie antiseptique Lorsqu'en 1821, le roi d'Angleterre George IV décida de se faire opérer d'un kyste disgracieux sur le crâne, il ne s'arrêta pas à considérer qu'il risquait sa vie. A cette époque, une intervention de ce genre s'accompagnait d'un taux de mortalité bien plus élevé que celui de la chirurgie à cœur ouvert aujourd'hui. L'infection postopératoire était en effet très meurtrière. Son spectre hantait la conscience et les rêves de tout chirurgien dont le but était de guérir par le bistouri. Exercer la profession de chirurgien impliquait d'être endurci non seulement aux cris de douleur du patient se débattant sur la table d'opération, mais aussi à la puanteur de la chair en putréfaction souillant l'air des services de chirurgie. Astley Cooper, le praticien choisi par le roi, était terrifié à la perspective de faire une incision sur la tête de son souverain. Parmi les infections qu'il redoutait, le terrible érysipèle le préoccupait le plus. «J'étais contre l'opération, écrivit-il plus tard. J'avais jusque-là toujours opéré avec succès, et je me rendais compte que si cette opération était suivie d'érysipèle, elle détruirait mon bonheur et ternirait ma réputation... J'étais atterré et pris de vertige à l'idée que mon destin dépendait d'un tel acte opératoire. » On sait aujourd'hui que l'érysipèle, inflammation à propagation rapide, est provoqué par les effets toxiques de bactéries en chaîne, les streptocoques. A l'époque de Cooper, une seule chose était sûre à son propos : provoquant dans des délais très brefs une rougeur douloureuse dans les tissus des parties incisées, cette complication était une cause de mortalité fréquente et brutale. Une fois le processus d'infection en route, rien ne pouvait l'arrêter, si ce n'est un incompréhensible retournement de la nature. Personne ne savait ni comment l'érysipèle débutait, ni en empêcher l'apparition, ni établir un barrage efficace contre sa progression foudroyante. Finalement, Cooper rassembla son courage, enleva le kyste et vit son patient avoir des suites opératoires tout à fait normales. Le roi exprima sa gratitude à sa manière, en anoblissant son sauveur. Avec le recul, on aurait tendance à sous-estimer l'immense frayeur que suscitait cette maladie il y a à peine un siècle chaque décennie, le problème de l'infection postopératoire devenait de plus en plus préoccupant. Grâce à l'amélioration des conditions professionnelles, techniques et économiques, les chirurgiens pratiquaient de plus en plus d'interventions, augmentant par là même le risque de complications. L'infection était si banale que les patients et leurs médecins s'attendaient à l'apparition de pus après chaque opération. Rares et inexpliquées étaient les plaies qui guérissaient promptement et proprement. Si un opéré avait de la chance, l'infection restait localisée autour de l'incision. Dans ce cas, un épais liquide inodore et crémeux apparaissait dans les cinq ou six jours suivant l'intervention, puis jaillissait de l'incision pour s'écouler librement par ses lèvres béantes qui se refermaient ensuite peu à peu derrière lui, laissant une cicatrice fraîche. Considéré comme un signe certain de guérison, ce drainage très désiré était, à juste titre, appelé « pus louable ». Par la suite, on découvrira que le pus louable est produit par l'action des staphylocoques, bactéries de forme arrondie, reconnaissables à leur formation en grappes et leur tendance à accomplir localement leur travail purulent. Comparés à d'autres envahisseurs microbiens tapis dans les profondeurs de la plaie, les staphylocoques sont, au XIXe siècle, les amis du chirurgien. En revanche, le streptocoque ne se contente pas de languir dans des mares de purulence localisées, il est difficile de s'en débarrasser par un drainage. Il s'agit en effet d'un microbe d'allure maligne se déplaçant de manière centrifuge comme un feu de broussailles incontrôlé, et envoyant en amont du flux sanguin un poison toxique. Tel un messager de la mort, la toxine s'annonce par une forte fièvre accompagnée de gros frissons. S'il pouvait malgré tout survivre à une invasion de streptocoques, le patient était en revanche condamné à une mort horrible dans le cas de gangrène nosocomiale ou pourriture d'hôpital. Cette infection était le résultat d'une attaque conjuguée de différents microbes, dont certains ont été appelés anaérobies parce qu'ils se développent mieux en l'absence d'oxygène et donc envahissent profondément les tissus de leur hôte impuissant. Son écœurante progression s'effectuait à un rythme beaucoup moins rapide que l'érysipèle, mais cette errance délibérée lui permettait d'assimiler chaque parcelle de tissu touché, le transformant en une croûte grise de nécrose suintante. Elle tuait tout sur son passage, développant une horrible puanteur moite qui, pendant des générations, heurta les narines et imprégna les vêtements des chirurgiens européens et américains. Dans chaque service chirurgical régnait cette affreuse odeur. Pour compliquer les ennuis de certains opérés, n'importe quel micro-organisme — ou caillot le contenant — pouvait pénétrer dans les veines à partir d'une plaie infectée, déclenchant un type d'empoisonnement du sang appelé soit septicémie, soit pyémie. Si l'une de ces deux complications redoutées survenait, les vaisseaux sanguins devenaient les autoroutes de la mort, transportant les bactéries migrantes dans les diverses parties du corps où elles s'installaient, proliféraient et détruisaient les organes en créant des abcès. L'érysipèle, la septicémie et la pyémie touchaient les femmes en couches, victimes de leurs accoucheurs aux mains non lavées. Et comme si tout cela ne suffisait pas, planait le danger toujours présent du tétanos. Plus fréquent à la suite de blessures reçues sur le champ de bataille ou d'accidents survenus au cours de travaux agricoles, le tétanos se développait également chez plus d'une personne opérée dans l'enceinte d'un grand hôpital urbain. Toute lésion du protoplasme favorisait l'introduction de bactéries sans que ces dernières puissent être mises en évidence, si ce n'est par une poignée de prophètes qui prêchaient dans le désert. Semmelweis, Holmes et quelques autres eurent bien recours à la logique pour étayer leurs observations cliniques, mais aucun ne réussit à démontrer que c'était la présence de germes qui provoquait la maladie. Leurs conseils et ceux des rares visionnaires qui écrivirent sur ce sujet dans la première moitié du XIXe siècle ont été prématurément évincés de la recherche scientifique alors en gestation. Ces hommes étaient en avance sur leur temps. Il faudra attendre quelques décennies pour que le monde soit prêt à accueillir leurs théories. Moins d'un an après l'opération du roi George IV, le 27 décembre 1822, naquit à Dole, petite ville située dans l'Est de la France, Louis Pasteur. Si les découvertes de Pasteur changèrent radicalement la médecine en bien des domaines, elles eurent un impact immédiat dans la compréhension des infections postopératoires. Les premiers patients à en bénéficier furent ceux qui devaient subir une amputation grave, intervention très répandue à l'époque. Dans un article paru en 1867, «Hospitalism», sir James Simpson, titulaire de la chaire de médecine à Edimbourg et inventeur de l'anesthésie au chloroforme, fournit des statistiques consternantes. Portant sur plus de deux mille amputations d'un membre effectuées à l'hôpital en Grande-Bretagne, son étude donnait les résultats suivants : sur trois cents cas opérés à l'hôpital, 41 p. 100 de décès, l'infection étant de loin la cause la plus fréquente ; sur deux cents autres cas opérés en dehors de l'hôpital, le taux de mortalité tom-bait à 11 p. 100. Tous les hôpitaux d'Europe, d'ailleurs, connaissaient des taux de mortalité très élevés : Paris, 60 p. 100, Zurich, 46 p. 100, Glasgow, 34 p. 100; il en était de même à Berlin, Munich, Copenhague et d'autres villes du continent européen. On ne faisait pas mieux en Amérique : le Massachusetts General Hospital présentait un taux de mortalité de 26 p. 100 chez les personnes ayant subi une amputation et celui de Pennsylvanie, de 24 p. 100. Simpson remarquait avec raison: «L'homme étendu sur la table d'opération de l'un de nos hôpitaux court plus de risques de mourir que le soldat anglais sur le champ de bataille de Waterloo. » L'une des conséquences de ce carnage fut la création de mouvements de protestation dans plusieurs villes européennes demandant de raser les hôpitaux les plus sordides, ce qui fut fait pour certains d'entre eux. Etant donné les dangers de septicémie, la découverte de l'anesthésie ne pouvait avoir d'effet sur le volume ou la nature de l'intervention à effectuer. La menace d'infection rendait impossible toute opération profonde, sauf dans des cas très rares. Les opérations se limitaient à l'amputation des extrémités et à l'ablation de tumeurs du sein ou de tumeurs externes. Sur 1 924 actes chirurgicaux effectués au Massachusetts General Hospital entre 1847 et 1870, on dénombrait 1 098 amputations, 237 cancers du sein, presque tout le reste étant des interventions bénignes. Le taux d'infection restait élevé dans chacune de ces catégories, le taux de mortalité aussi. Sir Frederic Treves, éminent chirurgien anglais du début du XXe siècle, a fait ses études à Londres au début des années 1870. Vers l'âge de cinquante-cinq ans, il cesse toute clientèle pour se consacrer à une autre activité où il excelle tout autant, celle d'écrire des livres et des essais, dont beaucoup se rapportent à sa vie de chirurgien et de grand voyageur. The Elephant Man est dû à sa plume talentueuse. L'essai dont est tiré l'extrait qui va suivre s'intitule The Old Receiving Room (La vieille antichambre) ; on y lit la description d'une salle d'opération du London Hospital juste avant que les enseignements de Pasteur ne soient pris en considération. « Le traitement était très rude. Le chirurgien ne l'était pas moins. Il avait hérité cette attitude de l'époque où les opérations s'effectuaient sans anesthésiques et où il devait se montrer non seulement rude, fort et rapide, mais aussi indifférent à la douleur. Cette dernière était inéluctable. Elle constituait un caractère regrettable de la maladie. Il fallait l'accepter... « Dans la salle [d'opération] se trouvait un poêle allumé, jour et nuit, hiver comme été. Il fallait, en effet, avoir toujours un feu prêt pour chauffer des fers, utilisés pour arrêter l'hémorragie, comme à l'époque de la reine Elizabeth. Les antiseptiques n'existaient pas encore. La septicémie sévissait dans les chambres de malades. Pratiquement toutes les plaies importantes suppuraient. Le pus faisait l'objet de toutes les conversations, parce qu'il représentait l'élément le plus important du travail du chirurgien. On le classait selon son degré de malignité : le pus "louable" était plutôt considéré comme une bonne chose, dont on pouvait se féliciter ; d'aspect déplaisant, le pus "sanieux" était inquiétant, tandis que le pus "ichoreux" représentait le degré le plus dangereux. « Il ne servait à rien d'être propre. En vérité, la propreté était déplacée et considérée comme une marque de préciosité. Pendant qu'on y était, pourquoi un bourreau ne se ferait-il pas les ongles avant de couper une tête ? Le chirurgien opérait dans une tenue rappelant celle des bouchers d'abattoir, habit en tissu noir, raidi du sang et de la saleté des années. Plus il était détrempé, plus il témoignait de l'habileté du chirurgien. Je commençai ma carrière avec ce type de tenue dont j'étais plutôt fier. On pansait les plaies avec de la "charpie" imbibée d'huile. L'huile et les vêtements étaient carrément septiques. A présent, la charpie n'est même plus bonne à nettoyer un moteur de voiture. « La suppuration quasi générale des plaies faisait régner dans les salles une puanteur difficilement oubliable. Je garde de cette époque des souvenirs d'une incroyable clarté. Il y avait une seule éponge dans la salle d'opération. Plongée dans une bassine d'eau — claire au début — elle servait à laver deux fois par jour toutes les plaies, successivement. Ce faisant, les chances qu'avait un patient de guérir étaient minces. Je me souviens d'une salle commune entièrement décimée par la pourriture d'hôpital. L'étudiant d'aujourd'hui ignore cette maladie. Il ne l'a jamais vue et, Dieu merci, n'en aura jamais l'occasion. On s'étonne souvent que des opérés aient survécu. En réalité, seul un petit nombre s'en tirait. « L'incident suivant illustre bien l'attitude, à l'époque dont je parle, du peuple envers l'hôpital. Le chirurgien dont j'étais l'assistant m'avait demandé d'obtenir d'une mère l'autorisation d'opérer sa fille. Il ne s'agissait pas d'une grosse intervention. J'interrogeai la mère dans l'antichambre. Je lui expliquai l'opération en détail et, je l'espère, d'une manière enjouée et pleine d'optimisme. Quand j'eus fini, je lui demandai si elle acceptait que l'on pratiquât l'intervention. Elle répondit : "Oh ! c'est pas difficile de donner son consentement, mais qui paiera les funérailles ?" » Si le monde fut délivré de toute cette horreur putride et de l'incurie des chirurgiens, il le doit à Joseph Lister qui appliqua la théorie de Pasteur aux salles d'opération et aux services chirurgicaux des hôpitaux européens. Comme pour tant de découvertes médicales dont je raconte l'histoire dans cet ouvrage, les travaux de Lister furent d'abord considérés avec incrédulité par plus d'un de ses collègues qui tournèrent en dérision ses principes et les rejetèrent. Il fallut des décennies pour qu'ils soient complètement acceptés et que, réalisant ainsi le vœu de John Hunter, la science et la chirurgie deviennent des partenaires à part égale. Ironie du sort, lorsqu'on comprit enfin que Lister avait raison, le listerisme était déjà dépassé. Entre-temps en effet, de meilleures solutions avaient été apportées au problème de l'infection. Toutes étaient basées sur la théorie de Lister, elle-même élaborée à partir de la découverte par Pasteur de bactéries en putréfaction dans du vin et de la bière fermentés ; ces germes, Lister les trouva dans les plaies septiques. Trente-cinq ans plus tard, l'ambassadeur des Etats-Unis en Angleterre — l'un des derniers pays à accepter la brillante contribution de Lister — lui rendit au nom de l'humanité tout entière un hommage tardif en l'accueillant en ces termes : « Monsieur, ce n'est pas une Profession, ce n'est pas une Nation, c'est l'Humanité elle-même qui, la tête découverte, vous salue. » J'évoquerai à nouveau les dons littéraires de Frederick Treves ; ayant connu les périodes avant et après Lister, ce chirurgien-écrivain livra un jour ce jugement qui résume les analyses critiques faites à propos des travaux de Lister : « Lister recréa de toutes pièces l'art ancien de guérir ; grâce à lui l'espoir qui avait de tout temps soutenu l'action du chirurgien devint réalité ; il supprima le nuage impénétrable séparant pendant des siècles les grands principes de la réussite pratique; et il rendit possible un traitement jusque-là uniquement présent dans l'imagination des rêveurs. La nature de sa découverte — comme celle des très grands mouvements — fut splendide dans sa simplicité et magnifique dans sa banalité. Pour le chirurgien, il s'agissait d'une "chose indispensable". Avec elle, se profilait la promesse d'un avenir merveilleux ; sans elle, se dessinait le désespoir d'un passé impuissant. » Giovanni Morgagni avait appris aux médecins à rechercher le siège des symptômes de leurs patients à l'intérieur de leurs organes. Utilisant le microscope, Lister leur disait d'en rechercher les causes premières en étudiant, comme Pasteur, le « monde de l'infiniment petit ». Il fut le principal apôtre de ce grand savant français dans le monde anglophone. Toute personne s'intéressant à la vie de Joseph Lister pourrait passer des mois à enquêter sur ce qui a été écrit sur lui par ses collaborateurs sans trouver une seule ligne critiquant son caractère ou mettant en doute sa sainteté. Elle pourrait en conclure que certains détails ont été volontairement passés sous silence, ou encore qu'une telle bonté ne va pas sans une déplaisante suffisance. Il n'en est rien. Lister dégageait une telle impression de force chaleureuse, sereine et douce que des mots comme « dignité », « indulgence », « intégrité », « douceur » et « honneur » reviennent sans cesse sous la plume de ses biographes. Ses adversaires l'admiraient, et même les ennemis les plus acharnés de ses théories ne prononcèrent pas une seule critique contre Thomme lui-même. On peut attribuer sa bonté et sa gentillesse à la foi qui l'habitait, car elle a inspiré plus d'un guide moral au cours des trois derniers siècles. La source doit en être trouvée dans les principes éthiques de la Société religieuse des Amis. Les premiers Amis qui, au milieu du XVIIe siècle, commencèrent à s'organiser dans l'Angleterre puritaine d'Olivier Cromwell, étaient si remplis du sentiment de la puissance spirituelle qu'on disait qu'ils en «tremblaient»; d'où leur nom «quakers» (trembleurs). Comme l'avait énoncé simplement leur fondateur, George Fox, leur mission consistait à « mettre leur espoir en Dieu », et la force productrice qui leur permettait de la mener à bien était la Lumière intérieure, « celle de Dieu en chaque être ». Aucun homme n'est meilleur qu'un autre. Il n'existe ni hiérarchie ni rituel. Pour les Amis, toute pompe et tout orgueil sont inutiles ; ils ne recherchent que la bonté des leurs. L'œuvre de Dieu sur la terre doit être accomplie sur terre, le monde n'a pas été créé pour être à part, mais pour qu'on y vive. Il ne faut renoncer ni aux biens ni aux pouvoirs terrestres, car ils fournissent les moyens de servir. A l'époque de Lister, on reconnaissait un Ami à ses vêtements gris foncé, à son ardente humilité et à sa charité tranquille qui s'attachait aussi bien à dispenser de l'argent que de l'amour. Afin de donner, il fallait d'abord posséder. Au XIXe siècle, les Quakers étaient acharnés au travail et férus d'investissements. Par conséquent, plusieurs membres de la Société s'enrichirent, et parmi eux les parents de Lister. Son père, Joseph Jackson Lister, était un marchand de vins dont l'affaire avait si bien prospéré qu'il put acheter, à l'est de Londres, une belle demeure de style Reine Anne à Upton, alors un village. Entouré de jardins et de champs, Upton House était un véritable manoir, même si ses occupants menaient une vie très simple. C'est là que le 5 avril 1827 naquit Joseph Lister, fils cadet et quatrième enfant de la famille. Appartenir à la Société des Amis affectait alors la vie quotidienne jusque dans ses moindres aspects. Les Quakers refusant de prêter serment ou de souscrire aux 39 Articles de la foi anglicane, les grandes universités leur étaient fermées, ainsi que plusieurs lycées de qualité. Ils ne dansaient ni ne chassaient, ne faisaient pas de musique chez eux, ne s'intéressaient ni au sport ni aux distraction folâtres. Leurs intérêts terrestres se limitaient aux affaires, à l'éducation et au développement de l'intelligence. Rien d'étonnant donc à leur attirance pour les sciences. Autodidactes, les savants quakers se signalèrent par quelques contributions importantes dans cette époque d'amateurisme éclairé. Selon Rickman Godlee, neveu de Lister : « Même parmi les personnes d'origine modeste, il était courant de rencontrer un intellectuel aux connaissances scientifiques poussées officiant derrière son comptoir. » Joseph Jackson Lister, le père de Joseph, se trouvait au nombre de ces intellectuels épris de science. Bien qu'il ait quitté l'école à quatorze ans pour entrer dans la société d'importation de vins de son père, il poursuivit tout seul des études de mathématiques et d'optique, et en apprit suffisamment pour devenir un spécialiste du microscope. L'un de ses meilleurs amis était un jeune médecin du Guy's Hospital, Thomas Hodgkin, dont le nom restera associé à celui de la maladie qu'il décrivit. Les deux Amis entreprirent d'étudier les caractéristiques microscopiques du sang. Les résultats qu'ils publièrent montrent que les globules rouges ont une forme biconcave, et que, dans certaines circonstances, ces corpuscules discoïdes ont tendance à s'empiler les uns sur les autres, comme un tas de pièces, pour former des rouleaux. Outre ces deux contributions non négligeables, Joseph Jackson Lister s'intéressa à un autre problème, touchant cette fois à l'optique. Il découvrit la loi des foyers aplanétiques et mit au point une lentille supprimant les aberrations chromatiques, difficulté technique qui, depuis cent cinquante ans, gênait les spécialistes du microscope. Ces travaux lui valurent d'être élu membre de la Société royale. Jusqu'alors, le microscope n'avait pas répondu aux espérances que la science mettait en lui. Certes, au début du XVIIe siècle, Galilée avait raconté qu'il utilisait son microscope pour voir « des mouches qui semblaient aussi grosses qu'un agneau, étaient toutes couvertes de poils et dotées d'ongles très pointus », mais ce récit n'avait pratiquement impressionné personne. D'ailleurs, le grand astronome était trop occupé à regarder en l'air pour s'intéresser à autre chose, et il semble qu'il ait considéré le microscope comme une source de distraction. Quelques années plus tard, Anton van Leeuwenhoek, grâce à des lentilles plus puissantes de sa fabrication, avait pu voir ce qu'il appelait des animalcules ou bactéries, ensuite, pendant un laps de temps assez bref, plusieurs découvertes s'étaient succédé dont la description des capillaires par Marcello Malpighi en 1660. Cependant, tout au long du XVIIe siècle, des chercheurs, dont John Hunter, estimaient que le microscope restait un instrument dangereusement trompeur. La cause de cette désaffection tenait à la distorsion de l'image produite par un système de grossissement relativement élémentaire. Les aberrations visuelles résultaient de la forme sphérique des lentilles et de leur tendance à décomposer la lumière en un spectre de couleurs, aberrations qui augmentaient à mesure que croissait la puissance des microscopes. L'utilisation de ces lentilles déformantes et du soleil comme seule source de lumière donnait des images dans lesquelles on pouvait voir toutes sortes d'objets qui ne s'y trouvaient pas vraiment. Comprenant de quoi il s'agissait, des observateurs astucieux abandonnèrent les lentilles pour se contenter de simples lunettes. Giovanni Battista Morgagni et ses successeurs ayant établi l'importance de l'anatomopathologie, plusieurs chercheurs s'efforcèrent de trouver le moyen de réduire ces aberrations, afin de pouvoir utiliser avec profit les méthodes de fort grossissement. Après un siècle et demi de désintérêt, quatre ans à peine suffirent pour résoudre les problèmes essentiels. Le premier pas fut fait en 1826, lorsque l'Italien Giovanni Battista Amici inventa la lentille à immersion, en partant du principe que la lumière passant à travers des couches d'indices de réfraction différents réduit les aberrations de la même manière que le fait l'œil de l'homme. Le second, basé sur la découverte d'Amici, fut effectué par Joseph Jackson Lister. En 1900, dans la conférence prononcée au cours des Huxley Lectures, Joseph Lister évoqua son « père dont les travaux permirent d'élever le microscope du rang de jouet scientifique évolué à celui d'un puissant instrument de recherche». Un contemporain considérait le vieux Lister comme « le pilier et la source de toute la microscopie de l'époque ». Au cours de la génération suivante, l'instrument fera enfin la preuve de son utilité grâce à Louis Pasteur, dont les expériences conduiront à celles du propre fils de Joseph Jackson, habitué dès son enfance aux microscopes les plus perfectionnés. Joseph Lister grandit dans un foyer dévoué à Dieu et à la science. Avant de se marier, sa mère enseignait la lecture et l'écriture à l'Acworth Friends School pour filles ; ensuite, elle se consacra à donner les premiers rudiments d'instruction à ses enfants. Dès le début, le jeune Joseph se montre un excellent élève. La nature et, surtout, la médecine, semblent le fasciner. Avant même d'atteindre sa dixième année, il déclare qu'il deviendra chirurgien, décision accueillie avec quelque surprise dans cette famille qui ne compte aucun membre exerçant une profession libérale. Après avoir brillamment terminé sa scolarité chez les Quakers, Joseph s'inscrit à seize ans à l’University College de Londres. Fondée dix-huit ans auparavant, « l'université sans Dieu », comme l'appelaient aussi bien ses amis que ses détracteurs, se propose d'être une véritable Oxbridge pour tous, indépendamment de toute classe sociale ou religion. Joseph Jackson explique à son fils l'importance d'une formation générale avant de se lancer dans la carrière médicale, conseil encore plus valable aujourd'hui qu'en 1844. Le jeune homme s'inscrit donc en licence, et suit des cours pendant trois ans. En 1847, il entreprend ses études de médecine à l’University College. La première année le déçoit. Il a commis l'erreur de prendre pension chez un vieux Quaker dont la maisonnée menée avec rigidité est beaucoup plus sinistre que chez ses parents ; en outre, il étudie avec tant de zèle qu'il lui reste peu de temps pour se reposer ; très vite, il perd son air d'optimiste gaieté. Toujours au cours de cette première année, atteint d'une forme légère de variole, il reprend ses cours avant d'être complètement rétabli, et souffre alors de dépression nerveuse. Après avoir vainement tenté pendant quelques mois de lutter contre cette maladie, il finit, au début de 1848, par quitter provisoirement la faculté et prendre de longues vacances au cours desquelles il se repose et voyage un peu en Irlande. Vers cette époque, son père lui écrit une lettre qu'il aura peut-être l'occasion de citer durant les difficiles années où il s'évertuera à convaincre ses confrères chirurgiens de la validité de la théorie des germes : « Crois-moi, mon cher et bien-aimé fils, à présent tu dois faire preuve d'un esprit pieux et joyeux, ouvert sur les joies, les bontés et les beautés qui nous entourent ; évite de te concentrer sur toi-même, de ne te préoccuper que de sujets sérieux. Rappelle-toi les mises en garde du Dr Hodgkin ; n'oublie pas qu'il s'agit de préserver ta santé mentale et physique. » Déterminé à suivre les conseils de son père, Joseph regagne l'université à la fin de 1848. Il a recouvré la vigueur de son éducation quaker. Il sait ce qu'il va faire. Joseph Jackson ne se contente pas de prodiguer des conseils à son fils et de lui montrer l'exemple, il lui offre aussi un de ses plus beaux microscopes, que le jeune homme utilisera à bon escient. Déjà parfaitement au courant du maniement de cet instrument, Joseph passe une grande partie de son temps libre à poursuivre ses observations et à faire partager ses connaissances. Il présente devant la Hospital Medical Society deux communications de ses propres travaux qui montrent clairement l'orientation que prendra sa carrière : la première s'intitule « Gangrène », la seconde, « Utilisation du microscope en médecine », cette dernière particulièrement intéressante pour ses camarades étant donné l'absence d'enseignement formel de cette discipline à la faculté. Il se livre par ailleurs à une recherche originale sur certains muscles microscopiques, comme l'iris et les muscles horripilateurs qui stimulent la chair de poule. Ce travail extra-universitaire ne l'empêche pas de terminer brillamment ses études en 1852. Lister fait un stage d'un trimestre comme médecin résident, puis de neuf mois comme chirurgien, l'équivalent de notre internat. Il a alors vingt-sept ans. Grâce à l'aisance de ses parents, il n'a pas besoin de s'installer immédiatement. Pendant ses études universitaires, il s'est lié avec William Sharpey, professeur de physiologie, qui lui suggère de fréquenter d'autres cliniques, afin d'élargir sa conception de la chirurgie. Ami de James Syme, professeur à la clinique chirurgicale d'Edimbourg, William Sharpey recommande à son jeune protégé de s'y rendre avant de visiter les autres hôpitaux européens. A peine quelques jours après son arrivée à Edimbourg en septembre 1853, le jeune chirurgien comprend qu'il a trouvé un nouveau père en la personne de son mentor, même si leurs caractères, sans parler de leur physique, sont tout à fait opposés. Mesurant près d'un mètre quatre-vingts, carré d'épaules, le visage avenant, Lister semble beaucoup plus corpulent qu'il ne l'est en réalité. Réservé et modeste, le regard amical, il dégage une impression de générosité tranquille où se mêle une pointe d'humour. Très cultivé, il parle couramment le français et l'allemand. De plus, il est d'une urbanité qui manque au petit professeur combatif et exubérant auprès duquel il est venu étudier. Syme a un visage banal — certains diront même laid — et un peu revêche. Agé de cinquante-quatre ans, il est considéré comme le plus habile chirurgien des îles Britanniques ; son esprit acéré et son assurance en font un adversaire redoutable dans les querelles médicales. Chacun des deux hommes voit en l'autre une partie secrète de sa propre personnalité et voue une secrète admiration à son alter ego ; une profonde amitié se nouera entre eux. Syme communique si bien son enthousiasme à Lister que ce dernier décide de rester à Edimbourg au lieu de repartir comme prévu au bout d'un mois. Alors étudiant, Lawson Tait — Imminent chirurgien de Birmingham qui accédera à la notoriété quelques années plus tard — a laissé la description d'une opération particulièrement risquée effectuée par le professeur dans les années 1850. A la lecture de ce récit, on comprend pourquoi un jeune stagiaire a, sans hésitation, abandonné tous ses projets pour rester avec ce pittoresque praticien : « La salle d'opération du vieil hôpital était bondée ; tous les sièges de l'amphithéâtre, même ceux de la galerie supérieure, étaient occupés. Environ sept à huit cents personnes se préparaient à voir Syme opérer un patient d'un anévrisme de la marge de l'anus. Il était alors en pleine possession de ses moyens, la main et l'œil plus sûrs que jamais, sans nul doute le meilleur chirurgien que j'aie jamais vu. Il pénétra dans l'amphithéâtre suivi de l'habituelle procession d'assistants, de chirurgiens et d'habilleurs, accueilli par des applaudissements assourdis. L'assistance se composait de médecins d'âges divers, toutes spécialités confondues, dont beaucoup étaient venus de très loin — comme Bickersteth de Liverpool — et de jeunes gens — comme moi — qui avaient quinze ans et plus. Le patient fut endormi. Syme boutonna sa redingote jusqu'au cou, retroussa sa manche, je vis un flot de sang, et quelques minutes plus tard, le patient fut replacé sur un brancard, un tonnerre d'applaudissements salua la fin de l'intervention. » Lorsque le professeur lui propose un poste officiel de chirurgien résident, Lister saute sur l'occasion. S'il eut un jour des doutes sur le choix de cette spécialité, son passage chez Syme les a certainement dissipés. Malgré les spectacles horribles et les tragédies se déroulant quotidiennement sous ses yeux, Lister est tombé sous le charme qui saisit chaque chirurgien à l'instant où il lève son bistouri. Jeune étudiant à New Haven, l'auteur de ces lignes l'a ressenti, de même que des dizaines de milliers d'hommes et de femmes dans divers pays et à différentes époques. Ce sentiment est indépendant de ces autres motivations qui poussent les médecins à embrasser cette profession — sacerdoce, besoin de se mettre au service de ses congénères — ou même de la satisfaction intellectuelle que procure cette spécialité. Dans une lettre à son père, Lister l'exprime ainsi : « Si aimer la chirurgie est la preuve qu'on est apte à l'exercer, alors, je suis certainement fait pour être chirurgien ; car vous pouvez difficilement imaginer l'extrême plaisir que j'éprouve chaque jour à vivre dans cette branche si sanglante de la médecine. Ma profession me ravit de plus en plus, et je me demande parfois si cette jouissance durera toujours. Mon seul étonnement est que peu de gens apprécient Syme pour lui-même. » Lister envisage de retourner à Londres à la fin de son internat, en février 1855, mais peu de mois avant la date prévue, l'un des chirurgiens en titre de l'hôpital trouve la mort dans la guerre de Grimée. Lister s'empresse de poser sa candidature au poste vacant; en avril 1855, il est nommé assistant en chirurgie à l’Edinburgh Royal Infirmary et chargé de cours de chirurgie au Collège royal de chirurgie. Au cours de ces deux dernières années, Lister ne s'est pas uniquement consacré à la chirurgie. Familier des Syme, il passe de plus en plus de t jmps avec la fille aînée de son patron, Agnès, sous l'œil approbateur du père qui voit en Joseph Lister le gendre idéal ; en revanche, le père de Joseph, quoique favorablement impressionné par les mérites de la jeune fille, se montre moins empressé car, selon la règle en vigueur à l'époque, tout Quaker se mariant en dehors de sa foi doit ou bien quitter de son plein gré la Société des Amis ou bien en être exclu. Cependant, il finit par accepter la décision de son fils. L'époux d'Agnès devient donc membre de l'Eglise anglicane tout en restant un Ami de cœur sinon de fait, ni meilleur ni pire, mais simplement un peu différent. Les nouveaux mariés effectuent un long périple mi-voyage de noces mi-travail. Après quatre semaines dans la région des Lacs, ils entreprennent de faire le tour de l'Europe continentale. A l'exception de ceux de Paris, que Joseph a déjà visités l'année précédente, ils s'arrêtent dans les hôpitaux et cliniques de presque toutes les villes qu'ils traversent : Padoue et Bologne, puis Vienne où se trouvent les établissements les plus importants de leur circuit. Quatorze ans auparavant, Karl von Rokitansky a dîné un soir à Upton House, aussi le célèbre anatomopathologiste consacre-t-il une partie de son temps à promener le fils de son ancien hôte. Pour des raisons évidentes, cette visite de 1856 a donné lieu à Portrait réalisé le jour des noces de Joseph et Agnès Lister. (Avec l’aimai) autorisation de Mmc David Dowrick et de la famille Lisler.) maintes spéculations quant à l'éventualité de discussions à propos de Semmelweis. On peut en douter pour deux raisons : d'une part, comme Lister l'écrira plus tard, c'est bien après avoir découvert que les germes sont cause d'infection qu'il a eu connaissance des travaux du Hongrois ; d'autre part, même s'il est permis de douter de la parole d'un homme que l'on n'a jamais pris en défaut, on sait parfaitement que presque personne à Vienne ne parlait du père de la fièvre puerpérale, réfugié à Budapest depuis 1850. Il n'existe donc aucune preuve d'une quelconque influence de Semmelweis quant aux travaux de Lister sur l'antisepsie. Après s'être arrêtés à Prague, Berlin, Wiirzbourg et dans d'autres villes allemandes, les jeunes époux regagnent l'Ecosse via Paris et s'installent dans une maison de Ruland Street, à quelques pas du cabinet de consultations de Syme et à un quart d'heure à pied de l'université et de l'hôpital. Les problèmes matériels réglés, Joseph Lister se met alors au travail avec ardeur. A partir de là, il va consacrer une bonne partie de son activité à la pratique de la chirurgie et à la recherche. Chirurgien consultant et premier assistant de Syme, il doit répondre aux urgences à toute heure du jour et de la nuit. Bien que n'ayant lui-même qu'une petite clientèle privée, il passe beaucoup de temps à l'hôpital, remplit ses obligations d'enseignant dont, naturellement, celle de préparer ses cours en allant chercher les organes nécessaires à ses démonstrations dans les abattoirs, pour les petits animaux, dans les rivières ou les champs. Il se tient également au courant de toutes publications en France et en Allemagne sur la physiologie et la chirurgie. Au début, Agnès seconde Joseph dans ses recherches, devient sa secrétaire et la lectrice attentive de ses manuscrits. Ils transforment leur cuisine en un laboratoire dans lequel Joseph, aidé par son épouse, se livre à une série de recherches. Son habileté au microscope lui permet bientôt d'apporter sa contribution à la compréhension de la structure et du fonctionnement des nerfs et des fibres musculaires, de la coagulation du sang, du flux lymphatique. Un autre sujet le passionne de plus en plus : l'inflammation. Il effectue expérience sur expérience dans son laboratoire ; tout est soigneusement noté par son associée, Agnès. Une lettre que Lister envoya à son père peu avant son mariage illustre bien l'attention portée à ces expériences : « Depuis longtemps, je souhaitais assister au processus d'inflammation d'une patte de grenouille, et comme je crois vous l'avoir déjà dit, j'avais l'impression que les tous premiers stades de ce processus n'avaient pas été convenablement décrits. (...) C'est pourquoi, m'étant procuré une grenouille chez Duddington Loch (...) j'ai procédé hier soir à une expérience (...) qui m'a fait passer une nuit merveilleuse. » Parmi les premières expériences de Lister, celles qui auront le plus d'influence sur ses idées touchent aux caillots sanguins et à l'inflammation. Le résultat final de ses recherches l'incite à conclure qu'il n'y a coagulation que si le sang est mis en contact avec un matériau étranger. En d'autres termes, un élément actif entre en jeu. Acceptée aujourd'hui comme axiomatique, cette observation de Lister résolvait l'un des mystères de l'époque : pourquoi le sang reste-il fluide dans les artères et les veines ? Aussi longtemps que le flux sanguin continue d'irriguer un vaisseau intact, aucune coagulation ne peut normalement exister. Si le vaisseau est endommagé ou rompu, ou si le sang entre en contact avec autre chose que la paroi interne de ses vaisseaux, des caillots se forment aussitôt. A la suite de cette observation, Lister en vient à se demander si d'autres désordres physiologiques ne sont pas également provoqués par une intervention étrangère. Il peut aisément le démontrer dans le cas de l'inflammation. Des études du processus inflammatoire lui permettent aussi de se familiariser avec les modifications microscopiques apparaissant dans les tissus infectés en putréfaction. Sa réputation de chercheur et d'enseignant grandit rapidement. Lorsque le professeur de chirurgie de l'université de Glasgow prend sa retraite en 1859, Syme est contacté pour convaincre son gendre d'accepter la chaire ainsi que le poste de chirurgien de l'hôpital. Syme n'a pas à insister beaucoup. En mars 1860, Joseph et Agnès emménagent à Glasgow, ville qui, avec une population légèrement inférieure à quatre cent mille habitants, est deux fois plus grande qu'Edimbourg. Après une session préliminaire en été, l'année universitaire commence vraiment à l'automne. A cette époque, la leçon inaugurale constitue un événement d'une énorme importance ; celle que donne Lister à Glasgow est significative non seulement pour sa prise de fonctions, mais pour sa carrière tout entière. Ce jour-là, tandis que peu avant midi, il se dirige vers la salle de conférences entouré de ses nouveaux collègues, sa jeune femme anxieuse, qui a tant participé au succès de son époux, essaye de tromper sa nervosité en écrivant à sa belle-mère à Upton. Elle commence par décrire l'amphithéâtre dont elle a surveillé avec Joseph les travaux de rénovation. Puis elle en arrive au moment crucial qu'elle ne peut qu'imaginer et auquel sa propre angoisse donne une intensité dramatique : « A présent, il est tout juste midi. Oh ! Qu'il soit béni ! Il porte sa robe pour la première fois depuis que je la lui ai essayée. Près de cinq minutes ont passé ! Il va commencer ! Et maintenant, comment s'en sort-il ? » Son inquiétude était vaine. La nature bonne et chaleureuse de Joseph saute immédiatement aux yeux des étudiants qui écoutent sa leçon comme s'ils l'avaient attendue toute leur vie. Il se livre à quelques petites plaisanteries pour alléger l'atmosphère avant de parler de choses très sérieuses qui, bien que destinées à expliquer ses idées sur la chirurgie, forment l'éthique de sa propre vie professionnelle. Il reprend l'aphorisme d'Ambroise Paré : «Je le pansai, Dieu le guérit. » Selon lui, le médecin doit posséder deux qualités indispensables : « D'abord un cœur aimant et chaleureux ; ensuite, un esprit sincère et sérieux. » On ne possède pas de compte rendu de cette leçon inaugurale, mais il a vraisemblablement exposé ses idées sur la médecine à pe i près de la même manière qu'il le fera environ deux décennies plus tard, le d'une remise de diplôme : « Si nous ne recevions que des récompenses pécuniaires et des honneurs mondains, notre profession n'aurait rien de désirable. Mais en la pratiquant, vous découvrirez qu'elle s'accompagne de privilèges particuliers, qui ne le cèdent en rien à un immense intérêt et au pur plaisir. C'est notre fier devoir de soigner le tabernacle charnel de l'esprit immortel, et notre chemin, si nous le suivons correctement, sera guidé par une vérité sans entraves et un amour non feint. Je vous souhaite bonne chance à tous dans la poursuite de ce noble et saint appel. » « Soigner le tabernacle charnel de l'esprit immortel », c'est à cette tâche quotidienne que Joseph Lister s'emploiera sa vie durant. Chacun de ses actes s'y rattache. Ce n'est pas par esprit de sacrifice que lui et son épouse renoncent aux plaisirs mondains, mais plutôt par exaltation d'avoir reçu les dons nécessaires et l'occasion de servir leur Seigneur tout en servant l'humanité. Il ne s'agit naturellement pas d'un privilège réservé aux Quakers ou à un dévot de cet acabit ; plus d'un athée naît avec cette noblesse d'esprit. Dès sa leçon inaugurale, Lister est adoré de ses étudiants. Ils le nomment président honoraire de leur société de médecine et, à la fin de leur première année universitaire sous son égide, 161 d'entre eux s'associent dans une déclaration proclamant son « immense aptitude à enseigner la chirurgie ». La chirurgie est une discipline si nouvelle que, depuis sa création en 1815 à Glasgow, Lister est le troisième titulaire de cette chaire ; il sera le premier à s'y consacrer à plein temps. Au cours des premières années, ses recherches sur l'inflammation et les caillots sanguins se poursuivent. Il progresse suffisamment pour être invité à prendre la parole en 1863 lors des conférences crooniennes de la Royal Society de Londres. Son sujet : « La coagulation du sang ». Comme tous les chirurgiens, Lister est affecté par le fait que presque toute incision chirurgicale s'infecte. La présence d'un écoulement purulent est tellement générale que la plupart des chirurgiens la considèrent comme faisant partie du cours normal des choses, aussi longtemps que le pus reste « louable ». Lister refuse de partager ce point de vue. Ses études de l'inflammation l’ont convaincu qu'une guérison normale doit s'effectuer sans destruction tissulaire ni infection, et pourtant, la chirurgie reste plongée dans une mer de pus. Or plusieurs personnes ont déjà émis des théories pour expliquer la putréfaction. La thèse qui prévaut est simple à comprendre, d'autant que, vu la technique de l'époque, on ne peut ni la prouver ni l'infirmer: la cause de la putréfaction tient à la présence d'oxygène dans l'air. En pénétrant dans la plaie chirurgicale, celui-ci oxyderait ou décomposerait les molécules de tissu organique instable, détruisant ainsi les tissus qu'il transformerait en pus. Comme il n'existe aucun moyen d'empêcher l'oxygène de pénétrer dans une plaie, l'infection est inévitable. Cette explication est aussi louable que le pus qu'elle est censée justifier, car elle ne donne tort à personne : si le responsable omniprésent est l'oxygène, aucun chirurgien ne peut se reprocher d'être la cause de la septicémie. A l'exception de Semmelweis, méprisé à son époque — et aujourd'hui oublié — et des rares personnes ayant décrit le rôle qu'il a joué dans l'étiologie de la fièvre puerpérale, nul ne semble avoir envisagé l'hypothèse qu'un agent infectieux puisse être introduit dans une plaie par l'équipe chirurgicale. Toutefois, l'hypothèse de la putréfaction causée par l'oxygène ne satisfait guère Lister. Si tel était le cas, la chair saine s'infecterait spontanément, puisque la circulation sanguine normale apporte constamment de l'oxygène aux tissus. En outre, selon ses observations, il est rare qu'une infection du thorax se déclare quand une fracture de côte libère de l'air dans la blessure provoquée par une lésion du poumon. Il doit donc y avoir une autre explication. Lister penche plutôt pour une substance étrangère pénétrant dans la plaie. Cette dernière hypothèse repose sur ses recherches concernant la coagulation sanguine et l'inflammation. Dans chaque cas, la présence d'un agent provoquant une irritation ou une lésion est nécessaire pour mettre en branle le processus. Raisonnant par analogie, il aboutira sans le savoir aux mêmes conclusions que Semmelweis : quelque chose pénètre dans une plaie et cause l'infection. Pour Semmelweis, elle est transmise par les mains des médecins. Lister, lui, pense qu'elle tombe de l'air dans lequel elle est en suspension. Il lui reste à identifier la chose invisible et à trouver le moyen de la détruire. Il nous faut, à présent, nous rendre en France, à Lille, et plus précisément au laboratoire de Louis Pasteur — alors âgé de trente-quatre ans — professeur de chimie et doyen de la faculté des sciences. Remontons à 1856; un industriel en alcool de betterave venu le consulter lui parle d'une mystérieuse catastrophe qui menace de ruiner la profession des bouilleurs de cru : sans cause apparente, le contenu de cuves de fermentation alcoolique s'est abîmé spontanément, produisant une boue gluante aigre et inutilisable. A l'époque, tout le monde croyait que la fermentation était un processus chimique (voilà pourquoi l'industriel inquiet était venu exposer son problème à un chimiste). Après quelques expériences au microscope, Pasteur est convaincu que ce sont des levures qui transforment le sucre en alcool et non pas quelque composé inerte. Dans ces cuves de fermentation gâchées, il identifie non seulement des levures mais un grand nombre de microbes en forme de bâtonnets. Cette série d'observations lui permet de découvrir que la fermentation normale se produisait grâce à l'action des levures, alors que celle d'aigrissement est due à l'action des bactéries. Il vient d'entrer dans ce qu'il appellera plus tard « le monde de l'infiniment petit ». Naturellement, Pasteur n'était pas le premier à explorer ce monde. Déjà dans l'Antiquité, des auteurs avaient émis l'hypothèse qu'on découvrirait un jour un contagium animatum susceptible d'expliquer les maladies. En 1546, un médecin italien, Fracastor, était allé jusqu'à prédire la découverte de ce qu'il appelait des seminaria, germes invisibles à l'œil nu qui transmettaient certaines maladies. Plus d'un siècle après, dans une série de lettres écrites à la Royal Society de Londres, Anton van Leeuwenhoek décrivait les « animalcules » microscopiques qu'il avait découverts dans l'eau, dans les tissus organiques imbibés d'eau et en raclant ses propres dents postérieures ; il identifiait ainsi les bactéries que nous connaissons aujourd'hui sous les noms de streptocoques, bacilles et spirilles. Toutefois, dans les années qui suivirent, personne ne prit la peine de rechercher ces bactéries dans les effluves de la maladie ; personne ne fit le lien entre les seminaria de Fracastor et les animalcules de Leeuwenhoek. Et puis, en l'espace de quelques années, Louis Pasteur établit cette corrélation, et démontre expérimentalement que ces germes n'apparaissent pas de novo selon un processus de génération spontanée, comme tant de gens l'ont cru ; ils sont, au contraire, présents parce qu'ils se sont reproduits à partir des organismes originaux qui les ont introduits dans le tissu que l'on étudie. Il montre également qu'un liquide porté à ébullition sera débarrassé de ses germes et restera pur tant qu'on ne laissera pas de nouveaux germes entrer dans le flacon le contenant. Le 7 décembre 1854, au cours de sa leçon inaugurale, Pasteur prononce cette phrase, devenue depuis une maxime bien connue de tous les chercheurs : « Dans les champs de l'observation, le hasard ne favorise que les esprits préparés11. » Certainement vrai en ce qui concerne la carrière de son auteur, ce jugement s'applique aussi parfaitement à la manière dont Joseph Lister va partir de la découverte par Pasteur de la putréfaction bactérienne pour expliquer l'infection postopératoire. En 1857 et 1859, Pasteur publie les résultats de ses expériences sur la fermentation — qu'il complétera par la suite — dans les Comptes rendus de l'Académie des Sciences, de Paris. A Glasgow, le professeur de chimie Thomas Anderson en prend connaissance en 1865 ; sachant que Lister s'efforce de résoudre le problème de la septicémie, il les lui montre. « L'esprit préparé » de Lister comprend immédiatement que le savant français a démontré la chose que lui recherchait, la cause de décomposition de la matière organique, l'explication parfaite des infections postopératoires. Lister lit et relit ces articles ; aidé d'Agnès, il refait dans son laboratoire toutes les expériences de Pasteur et parvient aux mêmes conclusions : la fermentation et la putréfaction se produisant dans des solutions de sucre et de protéine préalablement stérilisées sont toujours causées par l'introduction de micro-organismes extérieurs. Comme Pasteur, il estime que les particules de poussière bourrées de germes en suspension dans l'air constituent la source première de contamination. Puisqu'on ne peut empêcher l'air d'entrer en contact avec la plaie, il faut trouver un moyen de détruire les bactéries qui s'introduisent constamment dans la partie incisée. « Si la plaie peut être traitée avec une substance qui, sans provoquer de dommages sérieux aux tissus humains, sera capable de tuer les microbes déjà installés, et d'empêcher les autres d'y accéder, il sera possible de prévenir la putréfaction, même si l'oxygène de l'air peut entrer librement. » Voici comment il simplifie ensuite sa démarche: « Lorsque j'ai lu l'article de Pasteur, je me suis dit : 4'De même que nous pouvons détruire les poux sur la tête pleine de lentes d'un enfant, grâce à des applications de poison ne provoquant aucune lésion du cuir chevelu, de même, je crois que nous pouvons appliquer sur les plaies d'un patient des produits toxiques qui détruiront les bactéries sans abîmer les parties molles de ce tissu." » L'étape suivante consiste logiquement à trouver le produit adéquat susceptible de désinfecter les plaies sans causer de dommages irréversibles. Lister choisit l'acide phénique. Les anciens de la communauté voisine de Carlisle utilisent avec succès de petites quantités de cette substance chimique pour détruire les mauvaises odeurs de leurs ordures municipales ; ce faisant, ils rendent inodores les pâturages proches irrigués avec le liquide en question. Conséquence secondaire et imprévue, les parasites protozoaires infectant le bétail qui paît sur ces terres sont détruits. Lister comprend alors que l'acide phénique tue les organismes qui décomposent les ordures et leur donnent cette odeur caractéristique de putréfaction. Le désinfectant adéquat est en passe d'être découvert. Lister décide d'essayer d'abord l'acide phénique dans le traitement des fractures compliquées, dans lesquelles l'extrémité pointue d'une esquille peut apparaître sous la peau contusionnée et lacérée. Elles présentent un taux élevé d'infection, entraînant souvent l'amputation, avec un risque de suppuration au bout de quelques jours. Le 12 août 1865 — soit, ironie du sort, le lendemain de la mort obscure d'Ignace Semmel weis dans un asile d'aliénés à Vienne — un garçon de onze ans, James Greenlees, est renversé par une voiture à cheval. Transporté au Royal Infirmary de Glasgow, on diagnostique une fracture ouverte du tibia avec une plaie d'environ quatre centimètres de long et de deux de large : la blessure idéale, ni trop sale ni trop importante, sur laquelle essayer le nouveau produit. Lister panse la partie blessée avec une bande en coton imbibée d'acide phénique en solution aqueuse. La jambe est ensuite appareillée. Le pansement est changé une première fois au bout de quatre jours, puis à intervalles réguliers jusqu'à ce que Lister estime la guérison complète. Gela prendra six semaines. La première expérience clinique de Lister est couronnée de succès. Au cours des mois suivants, le même traitement sera appliqué à plusieurs patients. En effet, dix autres cas de fractures compliquées se présentent dont huit cicatrisent sans problème. En ce qui concerne les deux derniers malades, le premier, victime d'une gangrène, sera amputé, alors que Lister est en voyage ; le second, au bout de plusieurs semaines sans histoires, perdra abondamment son sang, après qu'un fragment pointu d'os aura lésé une artère. L'antiseptique à l'acide phénique, comme on appelle ce désinfectant, mérite vraiment une étude plus approfondie. Lister s'intérêt se ensuite à l'abcès du psoas, complication très grave de la tuberculose vertébrale qui se traduit par une grande quantité de pus s'amassant à l'arrière de la cavité abdominale, dans l'un des muscles longs. Cet abcès grossit énormément et atteint parfois l'aine. Il convient alors de pratiquer une incision pour le drainer ; il arrive souvent que les micro-organismes de la gangrène nosocomiale, de l'érysipèle, ou autres infectent la plaie ouverte et occasionnent la mort. Lister décide de désinfecter avec de l'acide phénique la peau autour de l'incision et de recouvrir la cavité drainée d'une sorte d'enduit largement imbibé de solution désinfectante. Là aussi, il obtient d'excellents résultats, surtout par rapport aux précédents. Dès qu'il se sent suffisamment sûr de son traitement, Lister applique sa nouvelle méthode aux amputations. Les résultats sont si encourageants qu'en 1867 il publiera une série de cinq articles dans Lancet, annonçant l'invention de l'antisepsie. Le titre, assez long, souligne l'importance du sujet : « L'antisepsie : A propos d'une nouvelle méthode de traitement des fractures compliquées, des abcès, etc. ; suivi d'observations sur les conditions de suppuration ». Au fur et à mesure de ses expériences, Lister modifie sa technique. Chaque innovation est introduite avec un soin minutieux, comme si le rituel importait autant que la théorie elle-même. Pendant une intervention, les plaies sont nettoyées à l'acide phé-nique, ainsi d'ailleurs que les instruments et les mains des opérateurs. Pourtant, Lister continue à venir opérer dans la même tenue que ses collègues qui n'utilisent pas d'antiseptique. Il ôte rarement sa redingote, préférant relever ses manches, puis remonter le col de son vêtement afin de protéger sa chemise blanche amidonnée et ne pas être mouillé par le nuage d'antiseptique qu'il pulvérise. Il plonge ses mains dans le phénol, applique des serviettes imbibées de produit sur la peau autour de l'incision prévue et commence à opérer, s'interrompant fréquemment pour se désinfecter à nouveau les mains, laver la plaie et les instruments. Les soins postopératoires consistent en des pansements réguliers durant lesquels tout ce qui touche l'incision est désinfecté dans une atmosphère rendue lourde par l'aspersion du produit. Vers la fin de 1869, Lister a accumulé suffisamment d'expérience en matière d'amputation pour envisager de publier ses résultats dans Lancet. Reconnaissant qu'ils sont encore trop faibles pour constituer de véritables statistiques, il remarque à juste titre que « si l'on tient compte des détails, les résultats sont très valables eu égard au sujet considéré ». Voici, reproduits tels qu'ils parurent dans le numéro de Lancet du 8 janvier 1870, les chiffres qu'il donne et qui parlent d'eux-mêmes : « Avant la période antiseptique, 16 décès sur 35 cas, soit 1 décès pour 2 cas et demi. « Durant la période antiseptique, 6 décès pour 40 cas, soit 1 décès pour 6 cas et demi. » Ces statistiques ne comprenaient naturellement pas les nombreuses fractures ouvertes traitées à l'antiseptique et si bien soignées que l'amputation avait été évitée. Sans l'acide phénique, elles se seraient infectées pour la plupart, et auraient pu entraîner la mort. L'article précise : « Si l'on avait consigné l'histoire des plaies contuses des mains et des pieds soignées dans mon service au cours des trois dernières années, ainsi que celle des nombreuses fractures multiples non inscrites comme telles dans notre classification, et des luxations compliquées, cela seul aurait suffi à convaincre le plus sceptique des avantages du traitement antiseptique. » La publication de ces résultats marque l'apogée du travail de Lister à Glasgow. Non renouvelable, son mandat de dix ans à l'hôpital prend fin en 1870, et Lister ne souhaite nullement continuer d'enseigner à Glasgow s'il ne peut plus exercer à l'hôpital. Depuis quelques années, il cherche un poste d'une durée plus longue et pose sa candidature chaque fois qu'il le juge nécessaire. Successivement, ceux d'Edimbourg en 1864 puis de l'University College en 1866 lui échappent. Alors qu'il ne reste que quelques mois avant l'expiration de son mandat, son beau-père est victime d'une thrombose cérébrale. Diminué par une hémiplégie, Syme doit renoncer à sa chaire de chirurgie clinique. Un groupe de cent vingt-sept étudiants d'Edimbourg écrit aussitôt à Lister, pour le prier de se porter candidat : « Nous sommes persuadés que si vous êtes nommé à cette chaire, votre caractère affable et votre urbanité attireront très vite vers vous un grand nombre de disciples attachés et dévoués. » Lister est nommé en août 1869 ; en octobre, la famille emménage à nouveau à Edimbourg. Lister a quarante-deux ans. Les plus belles années de sa vie commencent. Si le bon caractère de Lister est connu des étudiants d'Edimbourg, ceux-ci ne semblent pas au courant de ses méthodes d'antisepsie. Certains hôpitaux du continent européen les appliquent déjà, mais en Grande-Bretagne, en dehors de Glasgow, aucun chirurgien n'a été jusqu'ici converti à l'antisepsie ou au principe sur lequel elle se fonde, à savoir que les microbes peuvent être la cause de certaines maladies et décompositions des tissus. Même à cette époque de balbutiements, des débats s'engagent sur la signification de la découverte de bactéries dans les plaies. Pour certains, il s'agit d'envahisseurs secondaires entrant en lice après le début de la putréfaction, et n'étant pas la source de l'infection ; pour d'autres, les germes sont des agents contaminateurs inoffensifs incapables de jouer un rôle dans le processus de l'infection; à leurs yeux, les résultats obtenus par Lister dans le traitement des fractures compliquées et des abcès ou sur la petite quantité d'amputations qu'il pratique ne constituent nullement des preuves irréfutables. Enfin différentes théories, aujourd'hui aux oubliettes (dont la moins farfelue est celle de l'oxydation des tissus déjà mentionnée), tentent d'expliquer la suppuration et la contagion par des mécanismes autres que ces microbes en maraude. Voici comment se présente la situation lorsque les Lister s'installent dans leur nouvelle grande maison, 9 Charlotte Square, à Edimbourg. Pendant les huit années suivantes, alors que le débat sur la théorie des germes fait rage dans tous les centres importants de recherche médicale, Lister devient le savant le plus célèbre et le plus controversé dans le monde. Le développement de sa clientèle privée et la multiplication de ses malades hospitaliers lui permettent d'expérimenter ses techniques sur une grande variété d'opérations, tandis que sa renommée grandissante lui vaut la visite de nombreux étrangers intéressés par ses méthodes. Les Lister installent à nouveau chez eux un laboratoire et se livrent à une série de recherches sur l'infection postopératoire. Ses étudiants ne comprennent pas qu'un chirurgien se passionne pour des tubes à essai et des microscopes. Ils s'inscrivent chez lui parce qu'il est bon, affable et leur apprend à éviter l'infection, mais la théorie ne les intéresse guère. En témoigne d'ailleurs le récit de l'un d'entre eux, J.R. Leeson, venu rendre visite à Lister chez lui, peu après son arrivée à Edimbourg : «J'ai senti aussitôt que je me trouvais en présence d'un homme extraordinaire unissant raffinement, intelligence, bienveillance et douceur ; il semblait incarner les buts les plus élevés ; il émanait de lui une aura divine. (...) « Il me conduisit près des fenêtres le long desquelles était dressée une grande table portant plusieurs rangées de tubes à essai protégés par une sorte d'écran, à demi remplis de divers liquides, et refermés par un bouchon en coton. «Je n'avais jamais vu aussi curieux assemblage, et je ne pouvais imaginer à quoi ils servaient et pourquoi ils étaient fermés ; les tubes à essai que j'avais eu l'occasion de voir jusqu'à présent restaient toujours découverts. «Avec le plus grand soin, il en prit un qu'il plaça devant la lumière et examina avec un extrême contentement ; ça au moins, c'était clair, le contenu en était trouble, moisi. J'essayai, naturellement, de prendre un air entendu et intéressé, mais, en réalité, je n'avais pas la moindre idée de ce dont il s'agissait et je me demandai quels rapports ces tubes pouvaient avoir avec ma visite, ou la chirurgie; je me souviens d'avoir pensé combien il était étrange de voir un chirurgien de son niveau consacrer une partie de son temps à des observations aussi insolites. » A Edimbourg, le nouveau professeur de chirurgie clinique délivre ses cours deux fois par semaine dans le vaste amphithéâtre décrit par Lawson Tait. Il traite de physiologie et de bactériologie — dont il se sert pour ses travaux pratiques — et fait la démonstration de sa méthode d'antisepsie. Ayant découvert la nature de la septicémie, il considère que sa mission est de la prévenir. Comme, selon lui, l'air pullule de micro-organismes, chaque plaie est, par nature, contaminée dès l'instant de l'incision. Résolu à décontaminer tout ce qui entre en contact avec la chair exposée, il utilise des solutions de phénol plus ou moins concentrées, et va même jusqu'à inventer une sorte de pulvérisateur diffusant sur la plaie un fin brouillard du produit pendant l'intervention, sans se soucier des effets que celui-ci peut avoir sur ses poumons ou ceux de ses assistants. Même si Lister en vient à diminuer la concentration de phénol afin d'atténuer les irritations cutanées que ce produit provoque, tout ce qui concerne le listerisme — nom sous lequel cette technique est connue — se complique progressivement et finit par se présenter comme suit : la croûte de sang et de phénol à la surface de la plaie est protégée par une couche de soie imperméable, elle-même recouverte de huit couches de mousseline phéniquée, les deux dernières étant isolées par une feuille de gutta-percha. Le pansement — à l'odeur irritante — est arrosé de résine et de paraffine liquides, et l'ensemble recouvert de taffetas également phéniqué. Lister est persuadé que la moindre variation apportée à cette technique conduit à l'échec. Les résultats sont impressionnants. Au cours des trois dernières années de son séjour à Glasgow, Lister n'avait eu qu'un cas d'érysipèle. Les rares fois où la pourriture d'hôpital s'était manifestée, elle avait pris une forme bénigne. A Edimbourg, ces succès se confirment. Le nombre des plaies infectées demeure bas, le très faible taux de mortalité permet au chirurgien d'oser des interventions de plus en plus délicates ; enfin, ses patients connaissent une convalescence beaucoup plus rapide que les malades opérés par ses confrères dans le même hôpital. Inutile de préciser que la liste des personnes décédées est bien plus courte. Néanmoins, Lister continue à ne pas faire beaucoup d'adeptes. Des volumes entiers ont été écrits pour tenter d'expliquer pourquoi le milieu chirurgical a refusé d'appliquer ses méthodes. Une raison saute aux yeux : il était beaucoup plus facile de ne pas y croire. Imaginez un chirurgien de cinquante ans au sommet de sa carrière, habitué à se pavaner dans son amphithéâtre, vêtu de sa vieille redingote raidie de sang et de pus, et commençant à opérer sans perdre de temps à se laver les mains ; son patient rapidement endormi à l'éther, il pratique son intervention en dix minutes, comme c'est l'usage, et se prépare à effectuer la suivante. Il n'a plus approché un microscope depuis ses études — et même là, très rarement. Un jour, il assiste à une conférence donnée par un professeur entouré d'un assortiment bizarre de flacons, de lentilles et de coupelles ; le professeur lui explique que de petites créatures sont son véritable ennemi et qu'afin de les vaincre, il doit tremper ses mains jusqu' îux poignets dans une solution corrosive, opérer dans une atmosphère acre, interrompre à plusieurs reprises son intervention — nécessairement très rapide à l'époque — pour désinfecter la plaie et tous ses instruments avec un produit chimique, appliquer — selon un rituel précis — un pansement compliqué et à l'odeur irritante, enfin changer les pansements en obéissant à des règles très particulières et impératives pendant la période postopératoire. Imaginez alors le même chirurgien le soir à son club, un verre de porto devant lui, les mains gonflées et abîmées par le liquide corrosif dans lequel elles ont trempé dans la journée. Enfin, imaginez pire encore : que peut ressentir un tel chirurgien en appliquant une théorie qui souligne que, pendant les quinze dernières années de sa carrière, il a tué ses patients en laissant des microbes pénétrer dans leurs plaies au lieu de les détruire ? Pour toutes ces raisons, plus d'un chirurgien connu trouve les prémisses du listerisme inacceptables. Certains, cependant, acceptent d'utiliser cette méthode, suffisamment pour qu'elle les gêne, mais trop négligemment pour qu'elle réussisse : leurs lacunes techniques les vouent à l'échec, et leur fournissent une bonne excuse pour l'abandonner. Lister lui-même n'envisage pas que sa méthode soit mondialement reconnue, il estime qu'il y faudra une génération. En 1874, il écrit sa première lettre à Louis Pasteur, engageant ainsi une correspondance durable avec le savant français. Il le remercie de lui avoir fourni la clé lui ayant permis d'ouvrir la porte derrière laquelle se trouvaient enfermés les secrets de la septicémie postopératoire. En revanche, c'est grâce à Lister que Pasteur comprend que sa propre découverte de microbes alcoolo-résistants peut contribuer à l'étude de la pathologie humaine. Par la suite, ses travaux suivant une ligne parallèle à celle de Lister aboutiront, comme nous l'avons déjà mentionné, à l'identification des agents bactériels spécifiques de certaines infections et, en utilisant une souche atténuée du bacille de l'anthrax, à inoculer les patients pour les immuniser contre cette infection. C'est grâce à cet échange Pasteur-Lister, puis Lister-Pasteur que la théorie des germes de putréfaction finira par être prouvée dans la pratique. Mais l'heure n'était pas encore venue. En Amérique, à la fin des années 1880, les milieux chirurgicaux continuaient à débattre de la validité de la théorie. En 1869, J. Collins Warren — le petit-fils du premier Américain à avoir opéré sous anesthésie — était allé à Glasgow rendre visite à Lister. Il raconta plus tard qu'ayant voulu, à son retour à Boston, propager la méthode antiseptique au Massachusetts General Hospital, la direction l'avait « froidement informé que le traitement à l'acide phénol avait été rejeté ». Une seule et unique expérience menée sans rigueur s'était soldée par un échec et avait entraîné l'interdiction de ce procédé. Sporadiquement, les revues médicales américaines publiaient des articles sur ce sujet. Pour les médecins, la question de savoir si les bactéries étaient la cause des maladies n'avait pas encore reçu de réponse définitive. Outre-Atlantique, la médecine ne voyait pas d'un bon œil la recherche scientifique : tout ce qui sortait d'un laboratoire portait la marque douteuse de l'influence étrangère. Les adversaires de l'antisepsie et de la théorie des germes comptaient d'ailleurs dans leurs rangs certains chirurgiens éminents. Ainsi, le Dr Samuel Gross de Philadelphie, auteur de manuels de chirurgie très appréciés des étudiants de l'époque, restait convaincu que l'antisepsie n'était pas une bonne chose et refusait de l'utiliser. En 1876, dans un article rédigé pour célébrer le centenaire des États-Unis, et où il passait en revue le développement de la médecine, Gross remarquait que ses compatriotes chirurgiens ne croyaient pas au listerisme. Il a été immortalisé par Thomas Eakins dans un tableau célèbre, La clinique Gross, le montrant en train d'opérer, vêtu de la traditionnelle redingote sans la moindre trace d'antisepsie en vue. L'air terrorisé, la mère du malade se tient à quelques centimètres de la main nue de l'opérateur levant un bistouri ensanglanté. Le tableau date de 1875, soit neuf ans après que Lister eut décrit sa méthode dans la revue anglophone la plus lue du monde médical. La clinique Gross, tableau de Thomas Eakins (1875), montrant une opération du plus éminent chirurgien d'Amérique, farouche adversaire de Joseph Lister et du listerisme. (Avec l'aimable autorisation du Jefferson Medical College de l'université Thomas Jefferson, Philadelphie.) L'année même ou Gross écrit son article, Joseph Lister est invité par la Commission médicale du centenaire de Philadelphie à assister à un congrès, dans le cadre de la célébration de cet anniversaire. Le président de cette Commission, un professeur athée de Philadelphie, lui propose courtoisement de prendre la tête de la section de chirurgie, honneur que Lister s'empresse d'accepter, tout heureux de pouvoir développer sa thèse devant des Américains encore réticents. L'accueil qu'il reçoit est de loin plus chaleureux que celui accordé à son exposé de trois heures, durant lequel il essaye de convertir son auditoire. Malgré son éloquence, il ne réussit pas à les convaincre, surtout lorsqu'il procède à la démonstration de sa technique et se lance dans des pansements compliqués. Sa personnalité et sa détermination suscitent plus d'admiration que sa méthode de lutte contre les microbes. Un envoyé du Boston Medical and Surgical Journal sut parfaitement exprimer les sentiments de ses compatriotes médecins : « Il a un visage souriant, toutefois sa bouche ferme et ses yeux brillants trahissent sa forte personnalité. La modestie marque tous ses actes et discours, mais on sent qu'il croit profondément en la chirurgie antiseptique. » En Europe, cependant, la situation est différente. Pour des raisons qui seront abordées un peu plus loin, les chirurgiens du continent européen, en particulier les germanophones, sont davantage préparés que les Américains à admettre que l'infection est causée par des microbes. En effet, une fois la théorie des germes acceptée, l'utilisation d'antiseptiques ou d'une technique équivalente en est la conséquence naturelle. Parmi les pionniers, citons Ritter von Nussbaum, de Munich, qui écrit à Lister : « Nous sommes allés de surprise en surprise... Aucun autre cas de gangrène nosocomiale n'a surgi... Nos résultats se sont constamment améliorés, le temps de la guérison s'est raccourci, la pyémie et l'érysipèle ont complètement disparu. » Traduisant les sentiments de plusieurs disciples de Lister, Nussbaum ajoute : «Je pense qu'après la narcose par chloroforme, votre découverte est la plus importante et la plus attendue de notre Science. Que Dieu vous en récompense et vous accorde une vie longue et heureuse. » Comme cela se produit fréquemment dans l'histoire des sciences, il fallut la tragédie de la guerre pour fournir un cadre dans lequel cette nouvelle technique pût faire ses preuves. Dans le bref mais féroce conflit franco-allemand de 1870-1871, les rares chirurgiens qui pratiquèrent le listerisme connurent un taux de mortalité bien inférieur à celui de la grande majorité de leurs collègues. Successivement chirurgien général des armées du Schleswig-Holstein et du Hanovre, Georg Friedrich Louis Stromeyer vit, en revanche, ses patients décimés : trente-six amputations du genou se soldèrent par trente-six décès dus à des suites opératoires désastreuses. Ces résultats étaient d'autant plus affligeants que Stromeyer était loin d'être incompétent : Fielding Garrison l'appela même « le père de la chirurgie militaire moderne en Allemagne ». Les Français n'avaient pas non plus de quoi pavoiser : sur 13 173 amputations diverses effectuées dans les hôpitaux militaires français — doigts et orteils compris —, 10 006 se terminèrent par la mort. Après la guerre, les chirurgiens allemands, qui ont déjà une formation scientifique, commencent à se rendre à Edimbourg pour étudier l'antisepsie, aussitôt suivis des Français, puis des représentants d'autres pays européens. En 1875, lors du Congrès allemand de chirurgie, plusieurs disciples enthousiastes vantent les mérites du listerisme. Le plus éminent d'entre eux, Ritter von Nussbaum, déclare : « Venez voir les salles de mes services encore récemment ravagées par la mort. Je peux seulement vous dire que mes assistants, mes infirmières et moi-même nageons dans la joie. C'est avec le plus grand empressement que nous acceptons les petits désagréments supplémentaires nécessités par le traitement. » Nussbaum écrira d'ailleurs un petit livre sur l'antisepsie. Traduit en français, italien et grec, il favorisera la propagation rapide du listerisme en Europe continentale. L'un des chirurgiens allemands les plus acquis au père de l'antisepsie est précisément Stromeyer ; il va même jusqu'à composer un poème à sa gloire intitulé : Lister, qu'il traduit dans un anglais maladroit. En voici la première strophe : Avec gratitude, l'humanité te contemple aujourd'hui Pour ce que tu fis en chirurgie. Et la mort s'en repart souvent déconfite En sentant le bienheureux antiseptique. Quelques semaines après le Congrès allemand de Chirurgie, Joseph et Agnès Lister, accompagnés du frère de Joseph et de sa famille, quittent l'Angleterre pour un voyage sur le continent ; ils ont l'intention ( e visiter en particulier les hôpitaux allemands, afin d'évaluer le succès de l'antisepsie. Après avoir traversé la France et l'Italie, ils se rendent à Munich, Leipzig, Berlin, Halle et plusieurs autres villes d'Allemagne. Chaleureusement reçus par Nussbaum à Munich, ils sont invités à une immense et brillante réception — « le banquet de Lister » — réunissant trois cent cinquante professeurs, médecins et étudiants. On entend plusieurs chansons spécialement composées en l'honneur de Lister dont une intitulée : « Le méli-mélo du phénol », dont malheureusement les paroles ont été perdues pour la postérité. Le professeur Karl Thiersch propose de porter un toast à leur hôte et souligne que, comme tant d'autres grandes inventions, l'antisepsie va passer par les trois stades habituels : « D'abord, les gens sourient et hochent la tête en disant : "C'est ridicule" ; ensuite, ils haussent les épaules et susurrent avec mépris : "C'est une vulgaire mystification" ; enfin, ils s'exclament : "Oh, mais c'est déjà vieux, on connaît ça depuis longtemps." » Le numéro du 19 juin 1875 de Lancet décrit la visite en Allemagne d'une manière que ne peuvent comprendre les chirurgiens anglophones encore sceptiques : « La tournée du professeur Lister dans les villes universitaires allemandes entreprise surtout, pensons-nous, pour s'enquérir de la manière dont est appliquée sa méthode antiseptique sur le continent, a pris le caractère d'une marche triomphale. » Un accueil analogue l'attendra quatre ans plus tard, lorsqu'il assistera au Congrès international de Médecine à Amsterdam. Selon le British Medical Journal, il est reçu avec « un enthousiasme indescriptible », une interminable ovation debout et un panégyrique prononcé par le professeur Donders : « Ce n'est pas seulement notre admiration que nous vous offrons, mais notre gratitude et celle des nations auxquelles nous appartenons. » Néanmoins, les compatriotes de Lister et la plupart des Américains en restent toujours au second stade énoncé par Thiersch. Si de plus en plus de jeunes chirurgiens britanniques commencent à accepter l'antisepsie, bon nombre de professeurs plus âgés enseignant dans les hôpitaux du grand Londres continuent de s'y opposer farouchement. Tant qu'ils réagiront ainsi, Lister gardera l'impression d'avoir échoué auprès de ceux qu'il estime le plus. Soudain, en 1877, l'occasion se présente de modifier la situation. L'école de médecine de King's College, à Londres, propose à Joseph Lister la chaire de chirurgie devenue vacante après la mort de son titulaire. Au début, il paraît inconcevable à ses collègues qu'il accepte d'abandonner l'une des plus prestigieuses facultés du monde — ce qui était le cas d'Edimbourg à l'époque — pour travailler dans une institution de rang vraiment inférieur. Non seulement cela implique un certain recul dans sa carrière universitaire, mais encore il lui faudra abandonner une clientèle privée florissante, toutes les facilités de recherches dont il bénéficie au Royal Infirmary et des dizaines d'étudiants dévoués. En outre, il va travailler dans un milieu hostile à son enseignement et jaloux de sa renommée internationale croissante. Lorsqu'ils apprennent que leur professeur bien-aimé envisage sérieusement de partir, ses étudiants lui adressent une pétition regroupant sept cents signatures pour le supplier de rester. Entre aussi en considération le fait que Joseph Lister a vécu heureux et aimé de tous à Edimbourg. John Stewart, un de ses étudiants, nous a laissé l'une des nombreuses descriptions rédigées par ses élèves. (Les citations à l'intérieur du texte sont empruntées à un poème de William Ernest Henley — plus connu comme l'auteur d"Invictus — composé pendant que le poète, opéré par Lister, séjournait au Royal Infirmary.) « Parmi les souvenirs les plus heureux de ces jours à Edimbourg, raconte John Stewart, je citerai les visites du samedi après-midi. Lister avait l'habitude de respecter le sabbat : le cocher et les chevaux se reposaient. Lister arrivait donc à l'hôpital à pied. Je revois encore la scène. (...) Soudain quelqu'un s'écrie : "Voilà le patron !" et nous voyons notre héros pénétrer par la petite porte latérale, descendre la côte d'un pas rapide et souple, une mince canne à la main, son beau visage plongé dans une méditation heureuse. Le chirurgien résident l'accueille à l'entrée principale et pénètre avec lui dans le service. Les étudiants sont attentifs, les visages des patients s'illuminent. Je me demande s'il existe au monde un chirurgien aussi admiré de ses étudiants, aussi apprécié et positivement adoré de ses malades. Il doit se douter de ces sentiments, les "doux traits de sa pensée tranquille" s'adoucissent encore davantage, ce "visage à la fois réservé, orgueilleux et timide" s'empourpre du plaisir sincère qu'éprouve ce grand homme si simple et si modeste en commençant sa visite. » Toutefois, ses amis et ses étudiants oublient ce sentiment de mission quaker profondément enraciné en lui. En effet, au mysticisme du concept de lumière intérieure de la Société des Amis s'ajoute aussi l'engagement évangélique. Pour Lister, aller à King's College représente une part inévitable de sa mission qui consiste à porter le message de la théorie des germes à tout médecin encore sceptique. Il accepte sans hésiter la proposition. En octobre 1877, les Lister emménagent dans une maison spacieuse, 12 Park Crescent, suffisamment proche de Regent's Park pour qu'ils puissent se promener dans ses magnifiques jardins. Le professeur emmène avec lui quatre assistants pour l'aider dans ses cours et sa mission. Pour ce couple sans enfant, ces jeunes gens sont comme des fils. L'un d'eux s'appelle John Stewart. La leçon inaugurale de Lister à King's College connaît une audience égale à celle de Glasgow. Venus pour entendre la description d'opérations chirurgicales, les membres de l'assistance sont déçus d'entendn leur nouveau professeur se lancer dans un discours savant. Debout derrière une paillasse de laboratoire couverte de tubes, flacons et tout l'attirail utilisé en bactériologie, il parle de choses qu'ils ignorent et dont ils se moquent. Les applaudissements polis qui saluent la fin de la prestation font croire à Lister et à ses quatre assistants que tout a bien commencé. Ils vont vite déchanter. Comme le racontera plus tard Stewart : « Les semaines qui suivirent furent pour nous, membres de son équipe, l'abomination de la désolation. On sentait une apathie colossale, une indifférence inconcevable envers cette lumière si brillante à nos yeux, une monstrueuse inertie face à la force de ces nouvelles idées. » Au cours de ces premières années à King's College, Lister ne progresse pas beaucoup. Contrastant avec les trois ou quatre cents enthousiastes qui peuplaient l'amphithéâtre chaque fois qu'il prenait la parole à Edimbourg, à peine dix ou vingt âmes suivent vaguement ses cours. Les étudiants se rendent vite compte qu'il ne leur enseigne rien de ce qu'il est utile de connaître pour passer les examens du Collège royal de Chirurgie, puisque les oraux sont conduits par des cliniciens opposés à la théorie des germes et, d'ailleurs, à toute innovation scientifique. Malgré sa déception, Lister ne manifestera jamais la moindre impatience ou irritation à ceux qui l'ignorent ou rejettent ses thèses. Ses assistants s'habituent au petit soupir résigné avec lequel il répond aux critiques. Parfois, une ombre de tristesse traverse son visage, mais rien d'autre ne révèle sa peine. Depuis longtemps habitués à le voir d'une simple remontrance dénoncer leurs rares erreurs, ils comprennent maintenant mieux la noblesse dont font preuve certains hommes, même quand leur grande œuvre est ridiculisée. Ils se fortifient avec ces paroles tirées du Livre des Proverbes qu'il a l'habitude de répéter à la fin de son cours, à Glasgow comme à Londres : « Pour que la bonté et la vérité ne te quittent jamais, attache-les à ton cou. » Si quelques rares Anglais ralliés à sa cause assistent à ses cours, des visiteurs du reste de l'Europe commencent à affluer dans l'amphithéâtre et dans le service, comme ils l'avaient déjà fait à Edimbourg. Des chirurgiens européens réputés envoient leurs protégés. Sir Saint Clair Thomson, l'un des chirurgiens de l'hôpital à l'époque, a écrit dans ses Mémoires que la pancarte « Interdit de fumer » avait été rédigée en français et en allemand à l'attention des étrangers. Certains jours, soixante chirurgiens venus de différents pays du continent européen occupent la plupart des sièges contre une dizaine d'étudiants anglais ; il n'est pas rare que le professeur fasse une partie de son cours en français ou en allemand. Lister est donc un prophète honoré de tous, sauf de ses compatriotes chirurgiens. (De nombreux anatomopathologistes qui ont fait des études scientifiques poussées acceptent rapidement la théorie des germes et le listerisme ; il en est de même des médecins ayant quelque expérience de la recherche en physiologie.) Pourtant, Lister demeure convaincu que la vérité finira par triompher d'une manière ou d'une autre. Thomson raconte qu'il se tenait un jour derrière son patron sur les marches de l'hôpital, après une attaque particulièrement vigoureuse menée contre le listerisme par un collègue stupide. Cela se passait en 1883, et le professeur, alors âgé de cinquante-six ans, avait entendu toutes les critiques possibles. D'un ton las mais empreint d'une tranquille certitude, il prédit à son jeune élève qu'un jour viendrait où ses principes seraient universellement utilisés. Puis, abandonnant douceur et sérénité, il éleva la voix et déclara avec une sécheresse à peine perceptible : « Si la profession ne reconnaît pas ces principes, le public en prendra connaissance et la loi mettra l'accent sur eux. » Plusieurs raisons expliquent pourquoi les Anglais se montrent si lents à accepter, ou même à comprendre, l'antisepsie. Il y a tout d'abord le fait que Lister a mis au point une méthode de bandages si compliquée qu'elle décourage ceux qui seraient disposés à l'essayer. Mais l'obstacle essentiel a trait à la science, ou plus précisément, à l'état peu avancé dans lequel, trois quarts de siècle après le décès de John Hunter, elle végète encore. Au début de 1878, un éditorialiste perspicace écrit à ce propos dans Lancet : « La vérité est qu'il s'agit d'un problème de science plutôt que de chirurgie, et donc, si elle est adoptée avec empressement par les Allemands à l'esprit scientifique et un peu à contrecœur par les Ecossais semi-scientifiques, la doctrine antiseptique n'a jamais été appréciée ni comprise par le chirurgien anglais à l'esprit plus lent et plus pratique. Heureusement pour ses patients, poussé par des instincts proprement anglais, ce dernier pratique depuis longtemps une sorte d'antisepsie, mais à la manière de cette dame faisant de la prose sans le savoir. » La situation décrite par ce journaliste de Lancet trouve son illustration dans l'exemple de Lawson Tait, déjà mentionné plus haut, qui présente un faible taux d'infection dans ses opérations gynécologiques, dont aucune n'a obéi à la théorie des germes, du moins le croit-il. Elu en 1887 président de la section de Birmingham et des comtés du Midland de la British Medical Association, il récuse, dans son discours d'investiture, la validité de la théorie des germes, et emploie même ces paroles mémorables : « Appliquer les conclusions des expériences chimiques in vitro aux phénomènes in vivo n'a aucun sens», ajoutant: «Je me fiche pas mal des germes. » Il rejette le listerisme et n'a que mépris pour les principes de la putréfaction bactérienne sur lesquels ce système se fonde : « C'est précisément lorsque Lister arrive avec sa voie royale conduisant au succès chirurgical, et plus encore lorsque ses disciples allemands, pleins d'enthousiasme et dépourvus de l'esprit de discernement, apparaissent sur la scène, que j'ai des doutes, que j'ai peur. > Plus d'une fois, il propose de verser des germes desséchés sur ses plaies, afin d'apporter un démenti à Lister. Il attribue ses propres statistiques positives à une large utilisation de drains et de pansements absorbants, ainsi qu'à ses « instincts proprement anglais ». Ces derniers sont, en fait, beaucoup plus importants que les premiers : Tait a l'habitude de se laver soigneusement les mains avant tout acte opératoire et prône l'emploi abondant du savon et de l'eau chaude pour nettoyer les appareils et les instruments. S'il ne croit peut-être pas que les germes provoquent la putréfaction, il n'en reste pas moins qu'il les tue avant qu'ils ne puissent pénétrer dans les plaies. Il apprendra un jour que ces résultats n'ont fait que corroborer la théorie même qu'il cherchait à dénoncer. Un autre problème non négligeable explique cette réticence anglo-américaine : les chirurgiens dt ces pays résistent à un puissant mouvement qui finira par les submerger et a déjà commencé à marquer la chirurgie en Allemagne. J'entends par là le nouvel ordre des choses dans lequel des opérations soigneusement préparées et exécutées grâce à l'anesthésie et l'antisepsie remplacent l'importance attachée jusque-là à la dextérité et à la célérité. La technique opératoire très méticuleuse de Lister est un exemple de ce qui pointe à l'horizon. Les jours du « tour de force » spectacu-lairc sont comptés. Il ne sera plus nécessaire d'amputer une jambe en trente secondes, comme le faisait Robert Liston, afin d'éviter que l'oxygène ne pénètre dans la plaie et ne l'infecte et que le patient ne réussisse à se libérer des mains vigoureuses qui le maintiennent immobiles. Un nouveau type d'homme fait son entrée dans la spécialité de la chirurgie, un technicien scientifique prudent traitant les tissus avec délicatesse et égards plutôt qu'avec une force brutale et une vitesse ahurissante. Citons en Angleterre Frederick Treves, et en Amérique, William Stewart Halsted. Leur enseignement fait de plus en plus partie de la pratique médicale quotidienne, et il en est de même de la théorie des germes et de la science en général. Davantage un acteur de théâtre qu'un étudiant penché sur les désordres de la physiologie, le vieux chirurgien n'est certainement pas un homme de science. Les méthodes de Lister contribuent à détrôner le vieil opérateur mis à la retraite par des jeunes gens faisant preuve d'aptitudes totalement différentes. Le vieux chirurgien sait que le rideau va bientôt se baisser sur lui, mais il tient à retarder le plus possible cette échéance. Quoi qu'il en soit, même au King's College Hospital, quelques signes indiquent vers la fin des années 1870 que l'opposition à l'antisepsie, quoique encore grande, commence à s'effriter face à la vérité scientifique de Lister. Le professeur John Wood est si impressionné lors d'une visite du service de Lister qu'en novembre 1878 il lui demande de l'aider à employer sa technique antiseptique pour deux actes opératoires : un goitre et une tumeur de l'ovaire. L'un et l'autre patient guérissent sans connaître aucune complication. De trois ans son aîné et trop habitué à ses méthodes pour en changer, Wood se convertit, du moins en théorie. C'est d'autant plus remarquable qu'il aurait dû être nommé à la chaire à présent occupée par son rival et qu'il a été l'un de ses plus ardents adversaires. Etant donné les circonstances, on lui pardonnera cette réflexion : les Allemands ont besoin de l'antisepsie « parce qu'ils sont sales... elle n'est pas réellement indispensable en Angleterre ». Comme Wood, d'autres chirurgiens éminents de Londres finissent par reconnaître les mérites du listerisme non seulement dans ses applications pratiques, mais aussi dans l'ensemble de principes découlant de la théorie des germes. Lors d'une réunion tenue en décembre 1879 au Saint Thomas Hospital, Lister est acclamé par quelques-uns des hommes qui avaient été jadis ses adversaires. En 1883, Alexander Ogston, d'Aberdeen, disciple de la première heure, lui écrit cette lettre que n'importe lequel de ses partisans en nombre croissant aurait pu rédiger : « Vous avez transformé la chirurgie, et en particulier la chirurgie opératoire ; au lieu d'être une loterie, elle est devenue une science sûre reposant sur des bases solides ; vous êtes le chef de la génération moderne des chirurgiens scientifiques, et tout membre sage et bon de notre profession — surtout en Ecosse — vous témoigne un respect et un attachement dont peu d'hommes sont dignes. » Juste après cette lettre, Lister est anobli par la reine Victoria. Ironie du sort, cette distinction lui est accordée l'année où, debout sur les marches de King's College en compagnie de Thomson, il a failli perdre patience. A partir de là, la situation se retourne en sa faveur, ou plus précisément, en faveur de la science. Sir Joseph Lister reçoit des distinctions de toutes parts. Il est fait chevalier de l'ordre de Prusse et de l'ordre du Danemark ; on lui offre des médailles et des récompenses universitaires : il est nommé docteur honoris causa d'Oxford et de Cambridge, ces universités auxquelles, en tant que Quaker, il n'avait pu prétendre quarante ans auparavant. En France, il reçoit le prix Boudet pour ses applications des découvertes de Pasteur. Les sociétés médicales du monde entier se disputent pour en faire leur membre d'honneur. Au développement des préceptes de Lister, à celui de la théorie des germes, il convient d'associer aussi, d'une part, les recherches de Pasteur, qui fournissent la preuve encore plus évidente que les microbes sont la cause des désordres infectieux et, d'autre part, en 1876, celles d'un bactériologue allemand de trente-quatre ans, Robert Koch, qui identifie pour la première fois qu'une bactérie spécifique est la cause d'une maladie spécifique : dans une série d'expériences claires et simples, il démontre que le bacille trouvé dans le sang d’un animal présentant un anthrax est l'agent direct qui provoque les altérations pathologiques de cette maladie, quand il est introduit en culture pure dans un autre animal. Ces résultats sont bientôt confirmés par Pasteur qui, comme nous l'avons déjà indiqué, a mis au point une méthode d'immunisation contre l'anthrax en utilisant un bacille de virulence atténuée. En 1878, la dernière pièce complétant la thèse de Lister inspirée par Pasteur est fournie par Koch, dans son fameux article : « Recherches concernant l'étiologie des plaies infectées », dans lequel il lie six différentes sortes d'infections postopératoires à six bactéries distinctes. La base scientifique de la théorie des germes est maintenant largement prouvée. Il reste maintenant à des non-scientifiques comme Lawson Tait à s'y atteler. Pendant ce temps, on commence à comprendre, et Lister est l'un des premiers à le faire, que l'air contient beaucoup moins de microbes qu'on ne le croyait jusqu'alors. Pour Sir Joseph, cette découverte n'entraîne qu'une conséquence pratique : la suppression de la pulvérisation de phénol. En revanche, des chercheurs plus jeunes vont plus loin dans leur interprétation : pour eux, cela signifie que les organismes contaminant les plaies postopératoires doivent obligatoirement y avoir été apportés par des agents autres que des particules en suspension dans l'atmosphère ; le corps semble, en effet, posséder des défenses qui l'immunisent contre les petites doses de bactéries aériennes. Les sources évidentes de contamination majeure ne peuvent donc être que les mains et les instruments des médecins et des infirmières. Il s'ensuit que, contrairement à ce que croyait Lister, ce n'est pas la plaie qui doit être désinfectée, mais tout objet chargé de germes entrant en contact avec elle. La doctrine de l'asepsie est née. L'antisepsie visait à désinfecter la plaie elle-même, puisqu'on pensait qu'elle était déjà contaminée par l'air. L'asepsie exige la stérilisation scrupuleuse de tout ce qui est susceptible de toucher la zone opératoire. Ses partisans affirment, à juste titre d'ailleurs, qu'une incision faite dans des tissus non infectés reste saine, sauf si des objets porteurs de germes les touchent. Le chirurgien devra donc se laver et se brosser soigneusement les mains, utiliser des instruments bouillis et des champs opératoires stériles. L'incision stérile sera faite au moyen d'un bistouri stérile, tenu par une main stérile, une fois que la peau du patient, longuement désinfectée, a également été rendue stérile. La vieille redingote tachée doit laisser la place à la blouse stérile. C'est ce qu'avait imaginé Ignace Semmelweis à une époque où, grâce aux travaux du Français Pasteur, de l'Anglais Lister et de l'Allemand Koch, on était prêt à recevoir cette nouvelle théorie et à l'accueillir chaleureusement. A présent, c'est au tour de Lister d'être dépassé. La théorie des germes sur laquelle repose le listerisme exige précisément que des méthodes aseptiques remplacent l'antisepsie. En effet, la première est prophylactique, tandis que la seconde est thérapeutique. Mieux vaut empêcher la cause de l'infection de pénétrer dans une plaie plutôt que de la soigner une fois qu'elle s'y est installée. Sauf pour les plaies déjà très sales, l'antisepsie perd de son utilité, alors que son cadre théorique sous-jacent est enfin universellement reconnu et que son inventeur est salué comme le sauveur de la chirurgie. En 1883, Gustav Neuber bâtit à Kiel une clinique obéissant scrupuleusement aux règles de l'asepsie : les germes doivent être détruits avant d'entrer en contact avec le patient, et non après. Il imagine un système de ventilation sans poussière, et sera le premier à opérer en blouse et calotte. En 1889, William Stewart Halsted de Baltimore répand l'utilisation des gants de caoutchouc. Né en Russie, Ernst von Bergmann, professeur de chirurgie à Berlin, introduit en 1886 la stérilisation à la vapeur, et en 1891 définit les premières étapes du rituel aseptique actuel. En conclusion, le listerisme doit être considéré comme une technique de transition. Les excellents résultats obtenus par ses adeptes ont permis de confirmer la validité de la théorie des germes et la nécessité d'utiliser les enseignements de la science dans la pratique chirurgicale quotidienne. Toutefois, après les découvertes de Pasteur et de Koch sur les bactéries, le listerisme n'a plus de raison d'être. Joseph Lister mérite la reconnaissance de l'humanité non seulement en tant qu'inventeur de cette méthode, mais surtout parce qu'il a alerté ses collègues chirurgiens sur la véritable cause de la putréfaction postopératoire et leur a montré la voie qu'il fallait emprunter pour la prévenir. En revanche, une autre contribution de Joseph Lister à la science a encore cours aujourd'hui. Je veux parler du catgut qu'il a mis au point pour les sutures. Je n'en ai pas parlé jusqu'ici pour ne pas embrouiller le lecteur. En réalité, il s'agit là de l'une des innovations les plus utiles jamais réalisées en technique chirurgicale. Depuis la Grèce ancienne, les cordes des instruments de musique sont faites à partir de boyaux de moutons et autres animaux. Certains auteurs les mentionnent aussi pour ligaturer des vaisseaux ; ainsi, Galien utilisait le catgut, ou graciliu chordaru, à cet effet. Celui-ci possède la propriété non négligeable de se dissoudre dans les tissus en cours de guérison et d'être absorbé par eux. Mais la ligature des vaisseaux a connu des modes capricieuses, tour à tour oubliée et redécouverte. Ambroise Paré, par exemple, la remet à l'honneur. A l'époque de Joseph Lister, le catgut ne sert plus que pour les instruments à cordes, et peut-être pour différentes raquettes. En fait, ce matériau tirerait son nom d'une bâtardisation de kit-gut, le kit étant un petit violon généralement utilisé par des maîtres à danser. Il semblerait que ces deux mots viennent du grec kithara, cithare. Lorsque Lister entreprend ses travaux sur l'antisepsie, il est courant de ligaturer les gros vaisseaux avec des fils non absorbables ou des fils de fer rassemblés en faisceaux et accrochés à une boutonnière de la redingote du chirurgien. Les extrémités de ces ligatures sont laissées suffisamment longues pour dépasser de l'incision de manière à pouvoir être retirées en cas d'infection, mais avec le risque de provoquer de graves hémorragies, voire la mort. Comme ces plaies traitées à l'antiseptique s'infectent beaucoup moins souvent, il faut obligatoirement réopérer le patient pour lui retirer ces corps étrangers. En cherchant un matériel de suture susceptible de se dissoudre et d'être absorbé, Lister repense au catgut. En 1888, il se livre à une série d'expériences avec ce fil, et finit par trouver le meilleur moyen de le préparer pour la chirurgie et de le stériliser dans l'acide phéniqué. Le catgut se dissout dans le corps au bout d'une semaine environ, mais la durée peut être prolongée en trempant le catgut dans des sels d'acide chromique. Bien qu'au cours de ces dernières décennies, diverses sutures synthétiques absorbables aient fait leur apparition, il n'existe aucun bloc opératoire dans le monde où des chirurgiens n'utilisent pas de catgut chromé pour certaines ligatures. A King's College, Lister mène une vie plus calme qu'à Glasgow et à Edimbourg. Vexé au début d'avoir une faible clientèle, il apprécie très vite le temps libre qui lui permet de poursuivre ses expériences et de disposer de loisirs. Même quand sa clientèle privée grandit, il sait se libérer des nombreuses obligations administratives et professorales qui avaient été si contraignantes en Ecosse. Ses conférences sont très recherchées dans les sociétés médicales britanniques et, avec le même zèle évangélique qui lui a fait accepter le poste de King's College, il accepte chaque invitation dans la mesure de ses possibilités. Au septième congrès médical international qui se tient à Londres en 1881, il a le plaisir et l'honneur de présenter Louis Pasteur à Robert Koch et se voit accueilli fraternellement par ces deux savants. En outre, Joseph et Agnès Lister s'accordent de plus en plus de vacances. Joseph apprend la pêche à la mouche, dans le but de parcourir le pays, et se reposer en compagnie de son épouse. Le couple s'intéresse aussi aux oiseaux, un hobby auquel ils s'adonnent avec la même passion qui avait caractérisé leurs années de collaboration scientifique. Dans la biographie de Lister rédigée par son neveu, Sir Rickman Godlee, est représentée une page du journal que le couple tenait de ses expéditions : un croquis de l'oiseau étudié ce jour-là — 23 avril 1891 — et sa description, les deux réalisés par Joseph, le reste du texte étant écrit par Agnès. Lister se rend également à de nombreux congrès, participe à des manifestations médicales dont la plus spectaculaire est la célébration le 27 décembre 1892, à la Sorbonne, du soixante-dixième anniversaire de Louis Pasteur. Agé de soixante-cinq ans et à la retraite depuis juillet, Sir Joseph est accueilli en France non seulement en tant que représentant des Sociétés royales de Londres et d'Edimbourg, mais comme la personnalité ayant le plus contribué à répandre l'enseignement de Pasteur. Il prononce un éloquent discours en français, s'adressant directement au grand savant dont il vante le génie. A la fin, Pasteur, amoindri par une attaque dont il n'est pas encore complètement remis, se lève lentement, se dirige avec peine jusqu'à l'estrade et, serrant Lister contre lui, l'embrasse sur les deux joues. Moment historique, rendu plus émouvant par sa spontanéité. En mars de l'année suivante, les Lister quittent Londres et le froid pour la chaleur printanière de Rapallo, sur la Riviera italienne. Victime d'une pneumonie, Agnès Lister meurt quelques jours plus tard. Son époux vient de perdre la plus dévouée des compagnes, sa collaboratrice de tous les instants ; il la pleurera jusqu'à sa mort, dix-neuf ans plus tard. Il continue à recevoir des honneurs, mais sans Agnès il les considère comme vides de promesses. En 1895, il est élu président de la Royal Society, et en 1897, élevé à la pairie. Joseph Lister est le premier médecin à porter le titre de baron. En 1897, lors de son quatre-vingtième anniversaire célébré partout dans le monde, un « Congrès Lister » est organisé à Vienne par l'Institut de chirurgie, au cours duquel l'assistance composée de cinq cents personnes environ se lève et applaudit chaleureusement le portrait du savant projeté au-dessus de l'estrade. Il accepte cette reconnaissance mondiale avec humilité. Le baron Lister continue à écrire jusqu'à ce que ses forces l'abandonnent. Encore en 1909, une lettre de lui concernant la ligature au catgut est publiée dans Lancet et le British Medical Journal. Mais sa vue et son ouïe commencent à le trahir. Rickman Godlee décrit la tristesse de ses visites chez son oncle la dernière année de sa vie : « Il nous regardait d'un air songeur en disant qu'il avait "tant de choses à nous raconter". Hélas, il n'était plus capable de s'exprimer. » Le père de la chirurgie antiseptique sombre peu à peu dans l'inconscience. Il s'éteint le 10 février 1912 au matin. Des funérailles nationales se déroulent à l'abbaye de Westminster, mais le baron Lister a laissé des instructions précises, demandant à reposer dans le cimetière de West Hampstead, aux côtés de son Agnès bien-aimée. Chapitre XIII LA RECHERCHE MÉDICALE ARRIVE EN AMÉRIQUE William Stewart Halsted de l'hôpital Johns Hopkins Le troisième vendredi de novembre 1985, en fin d'après-midi, un autobus chargé d'étudiants tout en muscles quittait Harvard pour New Haven, Connecticut ; le lendemain, en effet, ils devaient disputer un match de football contre ceux de Yale. Comme il s'agissait de la centième rencontre annuelle entre ces deux universités dont la rivalité sur le terrain de sport a contribué au développement des athlètes universitaires, le tohu-bohu était parfois assourdissant. Depuis des jours, les noms des vedettes, des capitaines et des équipes de toutes les années précédentes emplissaient les colonnes sportives des journaux de la plupart des villes du Nord-Est du pays. Même la vie du beau Dan, le tigre féroce de Yale, était racontée dans ses moindres détails. Les anciens étudiants offraient des tournées, portaient des toasts et chaque résultat des matches antérieurs était célébré de toutes les manières possibles. Toute vedette de l'une ou de l'autre institution, si éphémère fût-elle, avait été mentionnée dans la presse. Sauf une. Le 6 décembre 1873, deux ans avant le match inaugural, Yale formait sa première équipe de onze membres opposée à des Anglais ramassés un peu partout et déclarant porter les couleurs d'Eton. Depuis, ce sport qui, en automne, passionne chaque week-end des millions d'Américains a modifié ses règles. Cependant, les festivités du centenaire ont omis le nom du capitaine de l'équipe victorieuse de Yale : William Stewart Halsted, étudiant de vingt et un ans, originaire de la ville de New York. Ce jeune athlète ne se distinguait guère dans ses études. Dire qu'elles étaient tout à fait ordinaires serait un euphémisme. Après avoir longuement cherché, l'un de ses biographes dut reconnaître : « La bibliothèque de Yale n'a jamais noté son nom parmi ceux qui empruntaient des livres. » Après une préparation non moins médiocre à Andover, Halsted s'intéressait, comme tant de ses admirateurs, au sport à l'exclusion d'activités plus cérébrales censées caractériser la vie estudiantine de la Ivy League. Il ne pratiquait pas seulement le football. Shortstop de l'équipe de baseball (classe 1874) et membre de celle d'aviron, il était suffisamment athlétique pour participer à une manifestation sportive destinée à recueillir des fonds pour son club de canotage. Des photographies de lui à l'époque montrent un beau garçon (malgré des oreilles un peu trop grandes), vêtu d'un costume impeccable, véritable dandy ; bref, tout à fait un fils de riche, ce qu'il était d'ailleurs. Le père de ce charmant et sportif jeune homme présidait aux destinées de Halsted, Haines and C°, une société d'importation de textiles, affaire familiale fondée à la fin du XIXe siècle. L'aîné des Halsted avait un ancêtre qui s'était installé à Hempstead, Long Island, en 1660. Il avait épousé sa cousine, Mary Louise Haines, elle-même descendant d'une famille sans tache. Les Halsted possédaient un hôtel particulier dans Manhattan (5 e Avenue et 14e Rue) et une maison de campagne à Irvington, New York. C'est au sein de cette aristocratie américaine que William Stewart Halsted voit le jour, le 23 septembre 1852. S'arrêtant dans la demeure des Halsted — qui ne ressemble pourtant pas à une étable — quelques rois mages-médecins ont gratifié le riche nouveau-né de dons qui auront un effet retard et ne se manifesteront qu'après la fin de ses études à Yale. Si jamais une plante bien enracinée s'est épanouie sur le tard, c'est bien cette fleur de la Ivy League, en guêtres blanches, haut-de-forme et cravate, dont nul ne soupçonne guère les talents. Quand les pétales de son intelligence finiront par s'ouvrir, ils dévoileront suffisamment de pollen pour ensemencer le vaste champ en friche de la chirurgie américaine. Il en sortira un nouvel esprit, de nouvelles techniques et un sens du leadership tout à fait original, auquel on donnera le nom de « halstedien ». Halsted atteint sa majorité à un moment particulièrement propice dans l'histoire de la médecine en Amérique. Jusque-là, la majorité des médecins du pays consacraient une bonne partie de leurs études à effectuer des sortes de stages d'apprentissage, complétés par des sessions de trois ou quatre mois — au cours de chacune des deux premières années du cursus — dans l'une des écoles médicales appartenant, pour la plupart, à des médecins. Les quelques rares étudiants capables de s'offrir un enseignement plus poussé se rendaient en Europe. A l'époque du jeune Halsted, c'était généralement en Allemagne et en Autriche qu'ils voyaient leurs efforts le mieux récompensés. Ceux qui ne pouvaient effectuer le voyage ignoraient jusqu'aux rudiments de la médecine expérimentale, sauf s'ils réussissaient à s'informer auprès de confrères ou de revues spécialisées. Tant que durera cet état de choses, l'Amérique restera en retard dans le domaine médical. A la base de toute nouveauté, la science, en effet, progresse surtout dans les laboratoires. Or, dans les années 1870, les facultés de médecine n'en possédaient pas. La profession ne pourra être transformée que grâce à une nouvelle génération de médecins habitués à assimiler les techniques et interpréter les informations de plus en plus nombreuses. L'enseignement de la médecine doit d'abord être délivré, comme en Europe, dans des facultés et non dans des écoles privées. Le système allemand servira de modèle aux Etats-Unis et sera pour la première fois adopté à Baltimore, avec la création de la Johns Hopkins Medical School, la première faculté américaine de médecine digne de ce nom. William Halsted eut la chance d'y être le premier titulaire de la chaire de chirurgie. Il dut cet honneur à une série d'événements plus ou moins tragiques. Le William Stewart Halsted bercé dans le luxe de l'hôtel particulier familial de Manhattan faillit être ruiné vers l'âge de trente-cinq ans. Il se reprit avec beaucoup de courage et devint le père de la chirurgie américaine. On trouve une allusion à sa future carrière dans ces lignes écrites plus tard par Halsted à propos de sa vie à Yale : « Au début de mes études, je ne me suis consacré qu'au sport ; ensuite, j'ai acheté l’ Anatomie de Gray et la Physiologie de Dalton et je les ai étudiés avec intérêt ; j'ai suivi quelques cours de pratique clinique à Yale. » Il s'agit probablement de leçons qui se tenaient au New Haven Dispensary, hôpital de jour dont le personnel venait de la faculté de médecine. Il en avait été décidé ainsi, parce que l'état-major du New Haven Hospital refusait d'autoriser un accès même limité aux étudiants de la faculté ou des écoles de médecine. Ouvert en 1871, le dispensaire, obligé de s'agrandir, déménagea bientôt dans Crown Street, tout près du campus. Le jeune athlète aurait-il suivi ces cours pratiques, s'ils avaient dû s'effectuer dans des locaux situés à l'autre bout de la ville ? Même si l'oncle de Halsted était médecin, rien ne prouve que William Stewart se passionnait pour ses études. Il est cependant vraisemblable que la Physiologie de Dalton eut une influence déterminante sur sa carrière. Qu'elles qu'aient été ses motivations, en automne 1874, William Halsted s'inscrit à New York, à l'école de médecine et de chirurgie dont son père est l'un des membres influents au conseil d'administration. Officiellement désignée comme département médical de l'université de Columbia, l'école est en réalité une institution complètement autonome, appartenant à ses membres, comme c'était le cas à l'époque des huit écoles médicales de New York. Selon les règles en vigueur dans cet établissement, chaque étudiant — ils sont cinq cent cinquante en 1874 — dépend d'un tuteur, membre de la faculté. Halsted a la chance non seulement d'avoir pour tuteur le professeur d'anatomie Henry B. Sands, futur professeur de pratique chirurgicale en 1879, mais encore d'être l'assistant de John G. Dalton, l'auteur de l'ouvrage de physiologie qui l'a tant intéressé. Il connaît alors durant sa troisième année d'études une véritable métamorphose : il obtient son diplôme de docteur en médecine avec les félicitations ù jury. Il se range parmi les dix meilleurs étudiants, passe brillamment ses examens oraux et soutient avec brio sa thèse sur les « Contre-indications opératoires ». Cette place de dixième lui permet également de participer à un concours médical écrit doté d'un prix de cent dollars qu'il remporte. En octobre 1876, Halsted est nommé, pour une période de dix-huit mois, interne à l'hôpital Bellevue. En outre, il est médecin résident à l'hôpital de New York de juillet à octobre 1878. La métamorphose commencée au cours de sa dernière année de Yale est désormais complète. Le dandy-gladiateur qui déambulait nonchalamment dans les salles du New Haven Dispensary est devenu un étudiant en médecine sérieux. L'étape suivante était inévitable, d'autant que l'argent ne manquait pas. A la fin de son stage au New York Hospital, Halsted s'embarque pour l'Europe où il passera deux ans. Le 4 novembre 1878, le jeune médecin arrive à Vienne; il y restera jusqu'au printemps 1879. Durant son séjour européen il visitera les grandes cliniques des pays germanophones, alors à la pointe de la recherche médicale mondiale. Plusieurs raisons expliquent cette prééminence dans la seconde moitié du XIXe siècle et jusqu'à la première guerre mondiale. D'abord, le fonctionnement des universités de ces pays. La plus grande partie du soutien intellectuel aux révolutions de 1848 était venue des étudiants désireux d'arracher aux autorités et aux professeurs conservateurs une réforme de l'enseignement supérieur, voué sans cela à la mort. Si, politiquement parlant, les révolutions échouèrent, d'importants changements se produisirent dans le domaine universitaire. La liberté d'enseigner et d'étudier (Lehrfreiheit und Lernfreiheit) fut instaurée, entraînant une atmosphère plus libérale. Plusieurs personnalités hautement qualifiées furent nommées. Cette compétition libre et largement ouverte, ainsi que l'existence d'un grand nombre d'universités étatiques valables, encouragèrent les jeunes professeurs à travailler et à bien enseigner. La recherche s'épanouit, les possibilités d'investigations se multiplièrent, et, à son tour, chaque nouvelle découverte ouvrit de plus en plus de voies. Comme la médecine en Angleterre et en France avait perdu sa place de leadership mondial et qu'en Amérique, elle n'en était qu'à ses premiers balbutiements, les jeunes médecins affluèrent de tout le monde occidental et même d'Asie pour venir étudier en Allemagne, en Autriche, en Suisse et en Tchécoslovaquie. Jusque-là, les Américains s'étaient rendus en Europe pour étudier et faire leur internat dans les hôpitaux de France et d'Angleterre ; à présent, tout étudiant américain en ayant les moyens va dans une ville d'Allemagne, séjourne dans une famille le temps de se familiariser avec la langue, puis entreprend un périple qui le conduit d'un centre à l'autre. Si pour les futurs médecins généralistes c'est un luxe, pour les futurs spécialistes c'est une nécessité absolue. Dans American Doctors and German Universities, Thomas Bonner estime qu'au moins 40 à 50 p. 100 des médecins éminents des États-Unis nés entre 1850 et 1890 ont complété leurs études en Allemagne. Dans un chapitre intitulé « L'aimant allemand », il affirme qu' «< au moins dix mille Américains ont, entre 1870 «t 1914, suivi de véritables études médicales à Vienne ». La capitale de l'Autriche-Hongrie devient, selon les paroles de William Henry Welch, la « Mecque des praticiens américains ». Parmi les professeurs éminents, le plus connu est le directeur de la deuxième clinique chirurgicale universitaire, Theodor Billroth. Halsted assiste aux cours et aux opérations de Billroth, travaille dans son laboratoire avec l'un de ses assistants, Anton Wölfler, qui deviendra son ami. Il se passionne également pour l'anatomie et apprend le maniement du microscope. Son séjour européen comprend aussi des étapes à Wiirzbourg (où il étudie avec Kölliker), Leipzig, Berlin, Kiel, Halle et Hambourg, ainsi qu'une seconde session universitaire à Vienne durant l'hiver 1879-1880. Lorsqu'il retraverse l'Atlantique, il a côtoyé bon nombre de ces hommes désormais reconnus comme les pionniers de la science médicale et des soins cliniques au patient. Guidé par eux, il continue à s'intéresser à la pathologie, à la médecine, à l'anatomie, à l'embryologie et à la chirurgie. S'il n'a eu qu'un bref contact avec Rudolf Virchow, il a appris les bases théoriques de son enseignement chez ceux qui ont été influencés par le « pape de la médecine allemande ». Les grandes études de laboratoire que les chercheurs allemands effectuent en anatomie, pathologie, bactériologie, physiologie et chimie commencent à trouver une application dans les débuts de l'asepsie et de la technique opératoire. C'est une époque particulièrement féconde pour la recherche et les hôpitaux. Le récit que donne Halsted de ses deux années européennes montre qu'elles sont à l'origine de sa conception de l'investigation clinique. S'il fonde une école de chirurgie tout à fait américaine, jusqu'à la fin de sa vie il restera influencé par l'Allemagne ou, comme le dira son collègue William Osier, très « verdeutsched ». Halsted retourne à New York en septembre 1880. L'importance et la variété de ses expériences européennes, ainsi que ses dons évidents et, reconnaissons-le, sa position sociale, en font l'un des jeunes chirurgiens les plus en vue de la ville. De nombreuses opportunités s'offrent à lui. Il n'en refuse apparemment aucune. En recensant tout ce qu'il a accompli durant les quatre premières années de son retour, il semble difficile qu'il ait pu le faire dans ce bref laps de temps. Cependant, cette intense activité qui a permis à sa carrière de connaître un développement foudroyant lui coûtera cher. Halsted devient prosecteur à l'école de médecine et de chirurgie. Il accepte la proposition du Dr Sand d'entrer au Roosevelt Hospital, où il créera plus tard un service de consultation externe. Peut-être sera-t-il influencé par son expérience estudiantine au New Haven Dispensary, créé non seulement pour dispenser des soins au patient, mais pour remplacer l'hôpital et permettre aux étudiants d'être confrontés à la pratique de leur profession. Dans une lettre ultérieure adressée à William Welch, Halsted affirme que pendant trois ans (jusqu'au printemps 1884), il passa toutes ses matinées dans le service, dimanches compris. On n'en admirera que plus l'étendue de ses autres activités auxquelles il ne pouvait consacrer que les après-midi et les soirées. En 1881, il est nommé médecin détaché à l'hôpital de la Charité, une grande institution publique située à Blackwell Island. S'il n'est censé dispenser que des soins médicaux, les internes de l'hôpital sont si impressionnés par ses talents de chirurgien que, chaque fois qu'ils le peuvent, ils déclarent urgentes des interventions qui ne le s< nt pas afin de l'assister en salle d'opération lors de ses visites du soir. En 1883, il est également nommé chirurgien consultant à l’Emigrant Hospital de Ward Island — encore une occupation pour ses soirées — et chirurgien détaché à l'hôpital Bellevue, où il retrouve son condisciple de Yale, également formé en Allemagne, l'anatomopathologiste William Welch avec lequel il noue une solide amitié. Il opère en outre au Chambers Street Hospital, établissement réservé au traitement des urgences. Vers la fin de sa période new-yorkaise, il ajoutera à cette longue liste le poste de chirurgien en titre du Presbyterian Hospital. Apparemment très occupé et très heureux, il acquiert rapidement la réputation d'un chirurgien intrépide et passionnant, le chef de file de la médecine new-yorkaise. Ceux qui ont travaillé avec lui à Baltimore se souviennent de Halsted comme d'un professeur de chirurgie méthodique, quasiment inabordable et d'une extrême réserve. Le rythme trépidant de sa vie — professionnelle et privée — à New York contraste énormément avec cette image des années ultérieures d'un personnage austère, fuyant les mondanités. A New York, il partage domicile et cabinet avec le Dr Thomas McBride, un médecin prospère, un peu plus âgé que lui. Installés dans la 25e Rue, entre Madison et la 4e Avenue, les deux hommes ont table ouverte, organisant dîners et soirées musicales auxquels se pressent des jeunes gens aisés de différentes professions. Comme ils habitent tout près de l’University Club, leurs fêtes s'y prolongent souvent. Le jeune chirurgien en pleine ascension a la réputation d'être un hôte joyeux et un bon compagnon ; il est, de surcroît, un as du bowling. Pourtant, au bout de quelques années, cette extraordinaire activité va s'éteindre ; mais auparavant, Halsted aura accompli beaucoup de choses laissant entrevoir les contributions majeures qu'il fera à la recherche et à l'enseignement. Un exemple souligne son rôle dans le développement de l'antisepsie chirurgicale auprès de ses collègues réticents. Comme la plupart des médecins américains, les chirurgiens new-yorkais ont accueilli avec scepticisme les principes et la théorie de Lister. Peu après avoir accepté son poste à l'hôpital Bellevue, Halsted se rend compte qu'il est impossible d'avoir des salles d'opération convenablement stériles dans cet établissement. Convaincu depuis son séjour en Europe de la nécessité de l'asepsie, il refuse alors de pratiquer la moindre intervention tant qu'aucune amélioration radicale ne se sera produite. Aidé de quelques amis, il réunit la somme de dix mille dollars et fait édifier sur le terrain de l'hôpital une tente immense qui lui sert de bloc opératoire. Dotée du gaz, de l'eau chaude et d'un beau parquet en érable, la tente dispose de sortes de hublots pour la lumière et la ventilation. Près de vingt ans après les premiers écrits de Lister, il peut ainsi pratiquer des opérations dans les conditions d'asepsie qu'il a apprises à l'étranger. Entre 1883 et 1886, Halsted publie ou présente à New York vingt et une communications scientifiques portant sur différents sujets. Sa première publication témoigne d'un certain flair. Intitulée « Refonte du traitement de l'empoisonnement à l'oxyde de carbone », elle est d'autant plus significative qu'on a tendance à oublier que Halsted a été l'un des pionniers de la transfusion directe de sang. Dans cet article, il raconte comment il a sauvé de la mort un homme transporté au Chambers Street Hospital à la suite d'un empoisonnement au monoxyde de carbone. Il a prélevé du sang à un bras du patient, en a ôté le caillot de fibrine en l'agitant doucement, afin de le mettre en contact avec l'air, puis l'a transfusé à nouveau au patient avec une petite quantité de sang venant d'un donneur. Dans la même publication, il décrit une transfusion de sang réussie (le donneur était « un gros Allemand philanthrope ») dans un cas de septicémie, et le retour à la vie d'un garçon de onze ans en état de choc à la suite d'un accident. Dans ce dernier cas, il a utilisé une solution salée à la place du sang. L'utilisation de l'autotransfusion et le traitement efficace de l'hémorragie par injection intraveineuse de solution salée sont des techniques redécouvertes près d'un siècle après que Halsted en a fait la description. En réalité, la première fois où Halsted a eu recours à la transfusion sanguine remonte à plusieurs années auparavant et n'a pas été préméditée. En 1881, il s'était rendu à Albany, dans l'État de New York, voir sa sœur. Il arriva au moment précis où elle accouchait. Quelques instants après, on l'appela en hâte à son chevet. Elle gisait pâle et sans pouls, saignée à blanc par une hémorragie post-partum. Dans une note rédigée des années après, il raconte comment il réagit : « Après avoir constaté l'hémorragie, j'ai transfusé à ma sœur du sang tiré de ma veine au moyen d'une seringue et immédiatement injecté dans l'une des siennes. Je savais que je prenais un grand risque, mais elle semblait si près de la mort que je n'ai pas hésité ; cette audace a été couronnée de succès. » Cela se passait vingt ans avant que la transfusion ne devienne une technique sûre grâce à la découverte, en 1901, des groupes sanguins par le Viennois Karl Landsteiner. Venons-en maintenant à la dégringolade de notre héros et à l'intrusion de la cocaïne à ce point de notre récit. Sa première application dans l'art de guérir a été embellie au point que l'on doute de la véracité des détails qui l'accompagnent. Ce qui suit résume brièvement ce que l'on suppose être vrai. Malgré les manchettes des journaux prétendant le contraire, la médecine avance rarement par bonds spectaculaires et soudains. Il est souvent difficile d'affirmer avec précision la date d'une découverte. Curieusement, l'histoire de l'anesthésie, elle, se vante de pouvoir en donner deux: le 16 octobre 1846, lorsque au Massachusetts Gener il Hospital, William Thomas Green Morton endormit pour la première fois à l'éther un patient avant une opération, et le 15 septembre 1884, lorsque à une réunion de la Société allemande d'ophtalmologie tenue à Heidelberg, le Dr Joseph Brettauer lut une communication rédigée par un membre de la faculté de médecine de Vienne, âgé de vingt-six ans, qui n'avait pas les moyens de s'offrir le voyage. Le chercheur impécunieux s'appelait Karl Koller et son étonnante communication décrivait une série d'expériences effectuées durant l'été, démontrant que la surface de l'œil pouvait être anesthésiée par application de quelques gouttes de cocaïne, un alcaloïde extrait de la feuille de coca, Erythroxylon coca. Depuis 1862, on n'ignorait pas que cette drogue provoquait une insensibilisation de la muqueuse de la bouche (bien entendu, les Indiens du Pérou le savaient depuis des siècles), mais cela faisait près de deux décennies qu'aucune étude véritable n'avait été réalisée. Un neurologue viennois de vingt-huit ans, un certain Sigmund Freud, s'était alors lancé dans des expériences destinées à déterminer les effets de ce produit sur le système nerveux central. Poussé par Freud, son ami Koller avait entrepris son étude sur la cocaïne. La nouvelle de la découverte des effets anesthésiants locaux de la cocaïne se propage rapidement dans le monde de la chirurgie, et plusieurs grands centres européens effectuent à leur tour des expériences. Dans l'hôpital de Koller, Anton Wölfler, ami de longue date de Halsted, fait des recherches visant à établir l'utilité du narcotique en chirurgie générale. Mis au courant soit par une lettre personnelle de Wölfler, soit par la lecture du compte rendu de la réunion de Heidelberg publié dans le Medical Record du 11 octobre 1884, Halsted s'intéresse lui aussi à la chose. Après avoir formé un groupe composé de collègues et d'étudiants, il oriente ses travaux sur les techniques d'infiltration locale et les méthodes d'anesthésie loco-régionale. Les cobayes sont les membres mêmes du groupe. Durant leurs expériences, les jeunes chercheurs s'aperçoivent des effets capiteux de la drogue. Ignorant les effets d'accoutumance qu'elle peut provoquer, certains d'entre eux prennent l'habitude de renifler de la cocaïne pour animer des réceptions. Effectivement, après quelques prises, la soirée théâtrale la plus ennuyeuse se transforme en une fête extravagante. On invite des amis chez soi pour en faire la démonstration ; et les candidats-cobayes ne se comptent plus. Halsted et ses compagnons misent très fort sur ce produit pour leurs recherches, mais très vite, ils comprennent que le tribut personnel sera lourd. Bon nombre d'entre eux deviennent des drogués, dont Halsted. Bien qu'il ait accumulé une bonne quantité de renseignements, il ne publiera qu'un bref article sur la cocaïne en septembre 1885 dans le New York Medical Journal. Rédigé à l'époque où sa dépendance est à son apogée, cet article contraste terriblement avec la clarté et la précision de ses autres écrits. La première phrase suffit à montrer à quel point Halsted est diminué, et explique pourquoi il n'en parlera plus : « Ni indifférent à la meilleure explication possible, ni encore incapable de comprendre pourquoi les chirurgiens ont — en si grande quantité et sans que cela leur ait nui — manifesté le moindre intérêt envers cet anesthésique local, supposé — et même proclamé — être sans danger et séduisant, je ne pense pas que cette circonstance, ou un quelconque sentiment de devoir poussant à sauvegarder la réputation des chirurgiens plutôt que la foi dans la possibilité d'aider les autres de manière appréciable, m'ait incité, il y a plusieurs mois, à écrire sur ce sujet la plus grande partie d'un article plus ou moins compréhensible, que ma pauvre santé m'empêchait de terminer. » Du petit groupe de jeunes médecins devenus cocaïnomanes, tous, sauf Halsted, connaîtront la déchéance tant dans leur vie professionnelle que privée. Même son ami et colocataire Thomas McBride, qui n'a pas participé aux recherches, semble avoir succombé à la drogue. Moins d'un an après la publication de cet article, il trouve en effet la mort dans des circonstances troublantes : désireux de rétablir sa santé détériorée à la suite d'une maladie, il séjourne en Europe ; il meurt lors de la traversée de retour, après des piqûres administrées à sa demande par le médecin du bateau; or il s'agit d'une solution dont McBride est le seul à connaître la formule et qui contient certainement de la cocaïne ou de la morphine. Quant à Halsted, sa dépendance à la cocaïne entraînera une longue lutte désespérée contre la ruine matérielle et spirituelle menaçant sa carrière et sa vie. Les précieuses contributions à la médecine qui le rendront mondialement célèbre ont été frites pendant qu'il se trouvait sous l'emprise de la drogue, d'abord de la cocaïne, puis de la morphine. Toutefois, s'il ne réussit jamais à s'en délivrer complètement, Halsted parvient peu à peu à desserrer l'étau et à pouvoir travailler en gardant presque toujours sa clarté de pensée ; aux yeux de collaborateurs qui le connaissent peu, il apparaît plutôt comme un excentrique que comme un drogué. En ce sens, on peut dire qu'il a remporté une victoire sur la drogue. Après son installation à Baltimore, même ceux qui étaient au courant de ses « absences » à New York semblent convaincus que tout est rentré dans l'ordre. Ses amis gardent le secret et n'en parlent jamais, même pas entre eux. On a recours à de pieux mensonges pour expliquer les bizarreries d'un introverti doué, les étrangetés de son comportement, ses voyages annuels en solitaire dans de petits hôtels d'Europe ou sa manière de quitter brusquement l'hôpital malgré un emploi du temps très chargé. On tait l'évidence : un jeune chirurgien intrépide, voire casse-cou, dont 1 i réussite professionnelle et privée semblait promise à un brillant avenir, quitte New York pour Baltimore et se métamorphose en un chercheur réservé, extrêmement prudent, dont les cours jadis excitants et vivants sont devenus ternes et languissants, et qui semble tirer ses plus grandes joies de la lente et méticuleuse accumulation de preuves scientifiques dans l'isolement d'un laboratoire. Même après sa mort, les rares amis loyaux qui connaissaient l'ampleur du secret de Halsted en empêchèrent la divulgation. Cependant, au lieu de lui rendre service, ils le desservirent. Car, lorsque toute la vérité apparut au grand jour environ cinquante ans après sa disparition, Halsted, loin de perdre de sa renommée, devint l'exemple d'un courage indomptable et d'une extraordinaire force d'esprit. Je dois la plupart des informations qui vont suivre aux excellentes études du professeur Peter Olch de la faculté de médecine militaire, à des documents manuscrits — conservés à Yale — de Harvey Cushing, père de la neurochirurgie et l'un des disciples les plus éminents de Halsted, enfin, à un petit livre noir cadenassé écrit par le premier professeur de médecine de Johns Hopkins, William Osler, et ouvert en 1969. Osier, le meilleur professeur de médecine du continent américain et l'un de ses chroniqueurs les plus talentueux, a intitulé Tun des chapitres : « Histoire interne de l'hôpital Johns Hopkins ». Il y révèle comment, peu après la nomination de Halsted à la chaire de chirurgie de Hopkins, il s'est aperçu que son collègue consommait de grandes quantités de morphine. Très probablement, Halsted s'est accoutumé à la morphine pour remplacer la cocaïne ; notons que cette seconde drogue a quand même eu sur lui des conséquences moins désastreuses que la précédente. « La tendance à la réclusion, écrit Osier, quelques bizarreries se transformant parfois en excentricités (qui paraissaient plus étranges à ses amis new-yorkais qu'à nous) étaient les seules traces extérieures du combat quotidien que mena mon courageux confrère durant des années. Lorsqu'en 1890, nous le recommandâmes comme chirurgien à plein temps à l'hôpital, Welch et moi étions persuadés qu'il ne se droguait plus. Il travaillait avec tant de sûreté et d'énergie qu'il semblait impossible qu'il puisse continuer à prendre de la morphine. « Environ six mois après sa nomination, je le vis secoué de frissons, et je compris alors qu'il n'en était rien. J'eus plusieurs conversations avec lui et gagnai sa confiance. Il ne parvint jamais à réduire sa dose au-dessous de trois grains par jour ; cela lui permettait de travailler dans de bonnes conditions et de maintenir sa forme physique (il était formidablement musclé). Je ne crois pas que quiconque ait soupçonné qu'il se droguait encore, pas même Welch. » C'est en fait grâce à Welch que Halsted pourra recommencer sa carrière. Au moment où le chirurgien connaît sa crise la plus grave, William Welch a quitté Bellevue pour s'installer à Baltimore afin de veiller aux derniers préparatifs de l'hôpital Johns Hopkins. Lorsqu'il apprend à quel point son ami est handicapé, il revient à New York, le convainc de prendre des vacances sur un voilier qu'il loue à cette fin thérapeutique. Effectuée en février-mars 1886, la croisière à destination des îles Windward est un véritable désastre. Parmi les archives de Cushing se trouve une brève lettre en date du 5 décembre 1930, rédigée par John Fulton, dans laquelle ce dernier raconte une conversation qu'il eut ce jour-là avec le neurochirurgien alors à la retraite. Cushing lui dit que Halsted « avait emporté de la cocaïne en quantité suffisante pour tout le voyage, sauf pour les derniers quinze jours ». Fulton poursuit : « Réussit-il à se libérer de cette dépendance ? Non. Il utilisa la réserve de la pharmacie du bateau et continua à se droguer jusqu'à la fin de sa vie... Harvey Cushing m'affirma également que depuis quinze ans qu'il fréquentait Halsted (mais il n'avait été chez lui que deux fois !), il ne l'avait jamais soupçonné de se droguer et avait eu du mal à en accepter l'évidence des années plus tard. » Une fois de retour à New York, Halsted comprend qu'il doit faire une cure de désintoxication et entre à l'hôpital Butler, établissement psychiatrique privé situé à Providence. Il en ressort en novembre 1886 et accepte la proposition de Welch d'aller le rejoindre à Bal-timoré. Arrivé à Hopkins le mois suivant, il se met aussitôt à travailler dans le laboratoire de recherche, en collaboration avec l'anatomiste Franklin P. Mail, sur les méthodes de suture intestinale. Bien que les travaux soient en bonne voie, dès le début du printemps, il est clair que Halsted a rechuté. Le 5 avril 1887, il est de nouveau admis à l'hôpital Butler jusqu'en janvier 1888, date à laquelle il reprend ses recherches. C'est vraisemblablement pendant l'une de ses cures à Butler qu'il prendra l'habitude de la morphine, mais on ignore si cela faisait partie de son traitement cm s'il soudoyait un infirmier pour en obtenir. Ainsi, s'il s'est probablement délivré de la cocaïne une fois à Baltimore, Halsted restera morphinomane jusqu'à la fin de ses jours. Welch le fait venir pour l'aider à reconstruire sa vie et le garder sous sa surveillance amicale. Le convalescent emménage dans la même pension que son ami, et rejoint son poste de chercheur qui, selon Peter Olch, est plus « une forme d'occupation thérapeutique » qu'une fonction officielle. Il convient à présent de nous attarder un peu sur ce merveilleux temple de la guérison qu'est l'hôpital Johns Hopkins. A sa mort en 1874, le négociant et banquier de Baltimore Johns Hopkins lègue par testament une fortune de sept millions de dollars en précisant que la moitié ira à la création d'une université et l'autre à celle d'un hôpital. Dans une lettre de 1873 adressée aux membres de la fondation chargée de l'édification de l'hôpital, il montre qu'il est parfaitement renseigné sur les lacunes des études médicales en Amérique et les moyens d'y remédier : « Vous garderez sans cesse à l'esprit que mon vœu et mon objectif sont que l'hôpital doit constituer une partie de la faculté de médecine de l'université pour la réalisation de laquelle j'ai légué une somme amplement suffisante. » Si la médecine a progressé à pas de géant en Amérique pour devenir la première du monde, c'est au principe énoncé par Johns Hopkins qu'elle le doit : chaque faculté de médecine doit non seulement faire partie d'un environnement universitaire, mais aussi être très étroitement affiliée à un excellent hôpital, afin de réaliser un triple objectif: guérison, enseignement et recherche. La clé du succès de la faculté de médecine et de l'hôpital Johns Hopkins tient au choix des conseillers et des administrateurs fait par son fondateur puis par ses successeurs. Bon nombre des premiers membres du conseil d'administration appartiennent, comme Hopkins lui-même, à la société religieuse des Amis, dont la dévotion aux principes de la médecine et de l'éducation relève autant de la foi que du sens de la responsabilité civique. En outre, et en cela aussi ils lui ressemblent, ils connaissent la valeur d'un dollar et comment en tirer le maximum. Si les Quakers sont réputés pour leur philanthropie, ils le sont aussi pour leur goût de l'épargne. Pendant l'été 1874, trois présidents d'universités sont invités à Baltimore à titre de consultation : Angell du Michigan, Eliot de Harvard et White de Cornell. Une fois leur mission accomplie, ils reçoivent à leur retour chez eux une lettre leur demandant de recommander un doyen pour la future faculté. Sans se consulter, ils indiquent tous les trois le même homme, Daniel Coit Gilman, le quadragénaire président de l'université de Californie, ex-secrétaire du comité directeur de la Sheffield Scientific School de Yale. On a beaucoup écrit sur l'héroïque contribution de Gilman à Johns Hopkins et aux études médicales en Amérique, mais nous nous contenterons ici de dire que c'était l'homme de l'heure et de la situation. Un autre choix exemplaire est celui du principal conseiller de l'hôpital en la personne du Dr John Shaw Billings, l'un des fondateurs de la Bibliothèque du chirurgien général des États-Unis, devenue aujourd'hui la Bibliothèque nationale de médecine. Son nom restera également associé à deux autres réalisations remarquables : la fondation et le plan initial de la Bibliothèque publique de New York, et les immenses services rendus au Johns Hopkins Hospital. Gilman et Billings s'attellent donc à leur tâche et commencent à consulter les sommités médicales et scientifiques du monde entier. En 1876, Billings parcourt l'Europe afin de visiter les grands établissements hospitaliers et recueillir le maximum d'informations sur la conception et l'architecture d'un hôpital. Le Dr E. M. Hunt, président du département d'hygiène publique de l'Association médicale américaine, l'accompagne. Peu à peu les plans se précisent, on procède aux nominations des membres de l'état-major enseignant et hospitalier venus de tout le pays et d'Europe. Le 7 avril 1884, William Welch est nommé professeur d'anatomopathologie. Selon Alan M. Chesney, doyen de la faculté dans les années 1950: «Cette nomination constitue sans nul doute l'un des événements les plus décisifs de l'histoire de la faculté et de l'hôpital. » A l'instar de Gilman et de Billings, Welch sait ce qu'il doit faire. Mettant à profit son expérience scientifique acquise en Allemagne et ses liens avec les jeunes médecins-chercheurs américains les plus éminents, il se trouve en excellente position pour procéder à l'attribution des postes nécessaires. La liste des premiers professeurs de la faculté Johns Hopkins recouvre celle des pionniers de la recherche expérimentale aux Etats-Unis : Franklin P. Mall, anatomie ; John Jacob Abel, pharmacologie ; William Howell, physiologie ; Ira Remsen, chimie ; William Welch, anatomopathologie ; Howard Kelly, gynécologie, et William Osier, médecine. Ils forment ce qu'un commentateur a appelé « la contagieuse compagnie de l'excellence ». Un mot sur Osier. Né dans une petite ville de l'Ontario, étudiant en médecine à McGill, il est nommé professeur de médecine à l'université de Pennsylvanie en 1884, à l'âge de trente-cinq ans. S'il a également fréquenté Berlin et Vienne, il n'est pas aussi verdeutsched que Welch et Halsted. Spirituel, urbain, connaissant à fond les nuances de la langue anglaise, chaleureux jusqu'à l'excès, se consacrant à l'éducation des jeunes médecins autant — sinon plus — que Welch, il devient le phare de la faculté Hopkins. Il est le plus grand professeur de médecine clinique de son temps, non seulement aux yeux de ses propres étudiants, mais aussi pour les milliers d'autres qui liront Principes et pratiques de la médecine, le manuel de médecine le plus diffusé des Etats-Unis jusqu'à sa seizième édition en 1947. Son magnétisme, l'étendue de ses connaissances, médicales et autres, font de lui le conférencier L plus recherché et l'un des médecins les plus célèbres du monde. Si l'anglais remplace peu à peu l'allemand comme langue de la médecine internationale, c'est à ses écrits et ses conférences qu'on le doit. La recherche médicale américaine a besoin d'un héraut pour annoncer sa naissance, elle le trouve en la personne de William Osier. La cérémonie d'ouverture de l'hôpital a lieu le 7 mai 1889. En revanche, l'inauguration de la faculté de médecine est repoussée à cause d'un obstacle imprévu : sur les trois millions et demi de dollars que l'université a reçus conformément au testament de Johns Hopkins, un million et demi a été investi dans des actions de chemin de fer B & O. A cause, sans doute, des contrôles imposés sur les chemins de fer par la Commission du Commerce InterEtats nouvellement créée, la B & O connaît de sérieuses difficultés de trésorerie, entraînant une perte considérable de revenus pour la faculté. Son ouverture même est remise en question. Finalement, les problèmes financiers de l'institution représenteront une double bénédiction pour l'enseignement médical en Amérique. Non seulement leur solution mit fin à une inégalité historique, mais elle entraîna une élévation du niveau d'admission des candidats qui n'avait pas été prévue à l'origine. Cet heureux dénouement sera le fait d'un quarteron de jeunes femmes de Baltimore, toutes filles d'administrateurs de l'université : Carey Thomas, Mary Elizabeth Garrett, Mary Gwinn et Elizabeth King. Ces demoiselles formulent des exigences très simples et tout à fait conformes aux idéaux élevés exprimés dans le testament de Hopkins. Elles demandent que les femmes puissent aussi accéder à cette nouvelle forme d'enseignement médical qui promet d'être le meilleur des Etats-Unis. Elles s'unissent pour fonder un comité de soutien féminin, dont l'objectif est de réunir suffisamment d'argent pour permettre à l'université d'ouvrir, à l'unique condition que les femmes y soient admises selon les mêmes critères que les hommes. Des comités régionaux sont créés dans plusieurs villes, celui de Washington étant^ présidé par Mmc Benjamin Harrison, l'épouse du président des États-Unis. A l'automne 1890, les cent mille dollars recueillis sont offerts au conseil d'administration comme avance sur les cinq cent mille dollars nécessaires. Le conseil d’administration les accepte et décide de poursuivre son action en collaboration avec les jeunes femmes. Malgré tous leurs efforts, la somme manquante n’est pas réuni. En décembre 1892, Mary Garrett, déjà l’une des généreuses donatrices, propose de couvrir le solde, mais à certaines conditions : l’admission ne sera acceptée qu’en vertu de critères très élevés afin que l’université soit habilitée à délivrer des diplômes supérieurs ; les syndicats devront avoir suivi des cours de biologie, de physique et de chimie, mais aussi savoir lire couramment l’allemand et le français. Par conséquent , seuls des étudiants d’un niveau comparable à la licence pourront être admis à la faculté de médecine John Hopkins. Gilman et certains de ses collègues redoutent que ces conditions trop draconiennes ne retiennent les étudiants de s’inscrire. Ils s’efforcent donc d’en convaincre Mary Garrett, mais en vain. Finalement Détails du tableau de John Singer Sargent : Les quatre docteurs — Welch, Halsted, Osier e: Kelly. Avec l'aimable autorisation des Archives médicales Alan Mason Chesnev des Johns Hopkins Medical Institutions, Baltimore.) ils aboutissent à un compromis : les étudiants non licenciés devront passer un examen d'un niveau équivalent à la licence. Dans une lettre, Osier explique à Welch que s'ils avaient dû se plier à une telle épreuve, ils n'auraient probablement été reçus ni l'un ni l'autre. Grâce à ce compromis, qui est en réalité une victoire pour Miss Garrett, la faculté peut enfin ouvrir ses portes en octobre 1893. L'apport de Mary Garrett s'élève à trois cent cinquante mille dollars ; en outre, elle demande à John Singer Sargent de peindre les médecins les plus éminents des États-Unis : Welch, Halsted, Osier et Kelly. Intitulé Les quatre docteurs, ce tableau est accroché dans la bibliothèque Welch de l'université, à côté du portrait de la généreuse donatrice également réalisé par Sargent. Selon Chesney : « Plus qu'à quiconque, Johns Hopkins excepté, c'est à cette dame que la faculté de médecine doit d'exister. » Les dix-huit étudiants (quinze hommes et trois femmes) qui composent la classe de première année répondent aux critères les plus rigoureux jamais exigés jusqu'alors. Ils entrent dans une faculté où tout est prêt pour les accueillir. Pour la première fois dans le pays, un cycle complet de travaux pratiques en laboratoire les attend ; une même atmosphère d'excitation règne dans l'université et au sein de la communauté médicale enseignante. La médecine américaine est prête à démarrer. Une grande expérience va commencer. Dès les premières décennies de son existence, le groupe de Hopkins sera à l'or ^ine de nombreuses découvertes. Très vite, les Allemands s'aperçoivent que ces jeunes et brillants professeurs les dépassent dans divers domaines : physiologie, biochimie, pharmacologie, anatomie, embryologie, pathologie, bactériologie et médecine clinique. Plus remarquable encore, la plupart d'entre eux connaissent à ce moment-là la période la plus féconde de leur vie. En 1889, à l'ouverture de l'hôpital, Welch et Osier ont trente-neuf ans, Halsted en a trente-six, Kelly trente et un, Abel trente-deux et Mail vingt-sept ; lorsque Howell les rejoint en 1893, il est âgé de trente-trois ans. Rivalisant avec les glorieuses décennies des universités de Paris et de Vienne, les trente années Hopkins (fin du XIXe, début du XXe siècle) comptent parmi les plus fertiles en progrès que l'histoire de la médecine ait jamais connues. Mais Hopkins a un avantage sur les deux autres : non seulement l'université jouit d'une totale liberté d'innovation mais, située dans un environnement nouveau, elle dispose d'un immense espace pour le faire. C'est la raison pour laquelle la faculté et l'hôpital serviront de modèles pour le reste des Etats-Unis. En janvier 1888, Halsted s'installe définitivement à Baltimore. Il travaille d'abord dans le laboratoire de Welch, et fait un peu de clientèle privée. Très vite, le bruit se répand dans la ville de son extrême habileté chirurgicale. William Macewen de Glasgow ayant refusé le poste de chirurgien-chef peu avant l'ouverture de l'hôpital, les membres du conseil d'administration, écoutant les conseils pressants de Welch et de Mail, nomment Halsted chirurgien pro tempore en février 1889, et chirurgien en chef de consultation externe. Peu après, il est appointé comme professeur associé à la faculté de médecine. En mars 1890, Osier écrit à Gilman (alors en Angleterre pour être fait docteur honoris causa d'Oxford et de Cambridge en reconnaissance de ses importantes contributions) : « Halsted accomplit un travail remarquable en chirurgie et j'ai le sentiment que sa nomination à l'université et à l'hôpital est une bonne chose. » Le bien-fondé de ce jugement se vérifiera deux ans plus tard, lorsque Halsted sera nommé professeur de chirurgie et chirurgien en chef de l'hôpital Johns Hopkins. Ce que Halsted a accompli pendant les trente ans où il a rempli ces charges suit trois lignes d'orientation, chacune d'elles étant destinée à remplacer une approche obsolète. Tout d'abord, il met au point une nouvelle méthode de formation des chirurgiens remplaçant l'ancienne qui consistait à assister des années durant un professeur, en prenant peu à peu des responsabilités de plus en plus grandes ; ensuite, il prône une nouvelle technique opératoire qui, au lieu de donner la primauté à la rapidité d'exécution au détriment de la précision, exige une dissection anatomique prudente et délicate ; enfin, il introduit une série de nouvelles opérations destinées à substituer à la simple ablation de la maladie envahissante des procédés basés sur le principe de restauration de la physiologie normale. Inspirée du système allemand, la méthode d'enseignement de Halsted est celle encore en vigueur actuellement. Unique professeur de chirurgie, Halsted est donc chargé à plein temps de tout le groupe d'étudiants en chirurgie. En dehors de quelques malades privés et de personnes que Halsted a décidé d'opérer lui-même, tous les lits de chirurgie sont occupés par des malades sous la responsabilité du chef de service — l'équivalent du résident-chef actuel —, lequel a sous ses ordres des assistants. Ceux-ci n'ont aucune garantie de conserver leur poste et savent, d'ailleurs, que seul l'un d'entre eux arrivera en haut de la pyramide. Au-dessous, se trouvent les internes, chacun étant choisi pour une période d'un an. A chaque niveau, les jeunes chirurgiens doivent veiller sur les étudiants plus jeunes qu'eux. Les chefs de service sont nommés pour une période de deux ans en moyenne ; l'ensemble du processus de formation s'étale en gros sur huit ans, même si des chirurgiens plus chevronnés venus de l'extérieur peuvent être nommés à tout moment. C'est ainsi qu'est né le programme de formation des résidents aux États-Unis. Les conséquences pour la chirurgie seront spectaculaires. De tous les grands professeurs de chirurgie, Theodor Billroth est le seul à avoir fondé une école encore plus prestigieuse ou laissé des disciples plus nombreux. Halsted a formé dix-sept chefs de service dont onze ont adopté le même système de résidence dans des institutions différentes d'où sortiront cent soixante-six résidents-chefs. Comme nous l'avons indiqué plus haut, Halsted a répandu ses méthodes et ses techniques dans tout le pays — chirurgie halstedienne — et aujourd'hui encore, la plupart des chirurgiens américains suivent la même formation. La « chirurgie de conservation » méticuleuse et délicate caractérise l'approche américaine concernant l'art d'opérer. Des milliers de chirurgiens de ce pays peuvent faire remonter sans peine leur généalogie professionnelle jusqu'au maître. Pratiquant la chirurgie depuis trente ans, lorsque j'éprouve quelque hésitation en salle d'opération, je me rassure en évoquant mon professeur Gustav Lindskog, lui-même élève de Samuel Harvey, à son tour élève de Harvey Cushing, lequel était l'élève de William Halsted. Auteur d'une biographie sur William Halsted parue en 1930, W. G. McCallum écrit dans sa conclusion ce que nous autres halstediens considérons comme la première leçon qu'il nous ait apprise : « Il semble que le plus grand service qu'il ait rendu à l'humanité est d'avoir bien défini l'attitude que doit adopter un chirurgien au moment de pratiquer une opération sur le corps humain. Il s'agit simplement de reconnaître les conditions normales ou physiologiques des tissus que l'on cherche à restaurer, en comprenant parfaitement quelles sont leurs défenses naturelles et les raisons de lei r vulnérabilité. » Après Halsted, tous les chirurgiens américains dignes de ce nom feront de la physiologie appliquée chaque fois qu'ils entreront dans un bloc opératoire. L'opérateur parfois futile et pressé de la période précédente disparaît de la scène américaine à mesure que les chirurgiens entendent le message de Halsted : les tissus traités avec délicatesse réagissent mieux que ceux traités avec hâte. En matière de technique chirurgicale, il convient de mentionner les travaux de Halsted sur la hernie inguinale. Lorsqu'à New York il commence à étudier les tissus de l'aine, les taux de récidive de la hernie sont élevés et bon nombre de patients meurent après l'intervention. Une fois à Baltimore, il poursuit ses recherches au microscope afin d'en apprendre davantage sur la cicatrisation des plaies. C'est en grande partie grâce à ces recherches et à ses expérimentations sur les sutures intestinales qu'il met au point les principes essentiels de sa nouvelle technique opératoire : contrôler la moindre hémorragie, éviter les solutions de continuité dans les plaies profondes, traiter les tissus avec douceur, les rapprocher le plus parfaitement possible sans trop serrer ni être gêné par le sang. Avant lui, on travaillait de manière grossière et extrêmement rapide, sans se soucier des saignements ; les pinces hémostatiques étaient rares, et les complications postopératoires nombreuses. Sans parler des conséquences souvent fatales dues à la réticence des Américains envers l'asepsie. Halsted codifie l'opération de la hernie dont les principes de base restent ceux en vigueur aujourd'hui : restauration de l'anatomie en accord avec la physiologie des tissus de l'aine touchés. Auparavant, l'apparition d'une grosseur non réductible à l'aine indiquait l'une des complications le plus souvent mortelle. Il a su transformer un problème jusque-là insoluble en un simple exercice de technique chirurgicale et mettre fin à la terreur que suscitait cette maladie depuis des temps immémoriaux. La technique « Halsted II » reste la plus employée aux États-Unis non seulement parce qu'elle est la plus courante dans la chirurgie de la hernie, mais parce qu'elle donne les meilleurs résultats. Sur un premier total de deux mille cinq cents opérations de la hernie, Halsted compte un taux de récidive inférieur à 7 p. 100. Même aujourd'hui où l'on dispose de l'asepsie, d'une instrumentation et d'un matériel de suture perfectionnés, les chiffres communément rapportés aux États-Unis sont à peine meilleurs. L'une des joies que procure la lecture de vieux documents de médecine est la description qu'ils donnent parfois de la vie quotidienne à l'hôpital. Dans un discours lu le 17 novembre 1892, lors de la réunion annuelle de la faculté médico-chirurgicale du Maryland, Halsted évoque le cas d'un patient âgé de vingt ans « renvoyé de l'hôpital pour insubordination ». Pressé de voir ses intestins fonctionner, celui-ci avait violé le règlement l'obligeant à rester alité et s'était levé sans autorisation le septième jour après l'opération pour prendre un laxatif. Il était réapparu dans le service trois ans plus tard avec une récidive de sa hernie. Aujourd'hui où l'on préconise le lever précoce, cette rechute apparaît comme une simple coïncidence, tout en n'excluant pas la possibilité d'une sorte de jugement divin s'abattant sur ceux qui n'obéissaient pas aux grands sachems de l'époque. Récemment, on s'est rendu compte que l'on pouvait opérer des patients atteints de hernie étranglée et les laisser sortir le jour même, ou dans un délai très bref. Ironie du sort, de nombreux malades sont maintenant opérés après une anesthésie loco-régionale semblable à celle préconisée par Halsted pendant sa période new-yorkaise ; en effet, si celui-ci avait définitivement abandonné ses recherches sur la cocaïne, d'autres les ont poursuivies et ont mis au point des techniques sûres et efficaces. Halsted a également contribué aux progrès de la chirurgie de la thyroïde, des voies biliaires, de l'intestin et des anévrismes artériels. Comme tous les chirurgiens du monde — d'hier et d'aujourd'hui — son plus grand ennemi est le cancer, en particulier le cancer du sein. Même des gens peu au courant de la médecine actuelle ont entendu parler de la mastectomie totale de Halsted. Paradoxalement, l'importante contribution de William Halsted au traitement de ce qui reste essentiellement une maladie touchant les femmes est vivement attaquée, y compris par ceux qui en ont tiré le plus grand bénéfice. A deux reprises, j'ai été chargé d'apporter la contradiction à des articles haineux contre Halsted, les chirurgiens en général et la mastectomie totale en particulier. Dans ces deux cas, il était difficile de dire si l'auteur avait délibérément sacrifié à l'autel de l'idéologie, ou si son ignorance se trouvait à l'origine de la diatribe. Les auteurs de ces deux articles, et de plusieurs autres qui se glissent parfois dans les pages de revues par ailleurs excellentes, ne comprennent, semble-t-il, pas suffisamment bien la science clinique pour interpréter dans le bon sens l'histoire de la médecine et pouvoir apprécier le contexte dans lequel Halsted a travaillé. Il ne s'agit pas ici de discuter des récentes réévaluations de la thérapeutique du cancer du sein. Contentons-nous de souligner que, depuis les années 1960, presque aucun chirurgien américain ne pratique l'opération préconisée par Halsted, lui préférant une technique qui laisse les muscles de la paroi thoracique intacts. En outre, nous savons maintenant que le cancer du sein est, dès le début, une maladie systématique, c'est-à-dire qu'elle peut affecter très tôt des parties éloignées du corps. La chirurgie est, par conséquent, l'une des armes susceptibles d'être utilisées contre elle. La radiothérapie, la chimiothérapie, la manipulation hormonale et même (du moins, dans un proche avenir) l'immunothérapie peuvent, dans certains cas, jouer un rôle déterminant. Aujourd'hui, le traitement est adapté à chaque malade. Enfin, il a été prouvé à la satisfaction de presque tous les médecins ayant à soigner cette maladie que le cancer du sein pris à ses débuts — environ un tiers des patientes — peut être traité aussi bien par une excision locale accompagnée de radiothérapie que par des procédés plus longs. Voilà où en est l'état actuel des recherches. Les chirurgiens américains ont fait la preuve de leur empressement voire de leur enthousiasme à abandonner une méthode, lorsqu'elle apparaît comme dépassée. Cela n'enlève rien aux profondes améliorations qu'a apportées l'opération de Halsted pendant des décennies. Conscientes que la guérison était pour la première fois envisageable, les femmes se sont senties encouragées à se faire soigner. Jusque-là, la plupart des personnes atteintes de cette affection tant redoutée jugeaient l'opération inutile, leurs médecins aussi d'ailleurs. Condamnées à des suppurations, des sécrétions répugnantes et des odeurs nauséabondes, beaucoup de malades préféraient passer leurs derniers mois dans une complète solitude. En ce qui concerne le taux de guérison, nul mieux que Halsted ne pouvait décrire la situation à l'époque. Ainsi cet article sur la mastectomie publié en 1894 : « Bon nombre d'entre nous avons entendu nos maîtres en chirurgie reconnaître qu'ils n'avaient jamais guéri un cas de cancer du sein. Le jeune Gross [décédé en 1899] n'en a pas eu un sur les cent premiers qu'il a opérés. Hayes Agnew [décédé en 1892] a affirmé dans une conférence prononcée peu avant sa mort qu'il n'avait opéré des cancers du sein que pour le réconfort moral de ses patientes, et qu'à son avis l'opération raccourcissait la vie au lieu de la prolonger. (...) Je demande parfois aux médecins qui viennent régulièrement chez nous pourquoi ils ne nous adressent jamais de cancers du sein. Ils répondent invariablement qu'ils en rencontrent plusieurs, mais qu'ils les estiment incurables. Rares sont les médecins ou les chirurgiens qui peuvent témoigner avoir vu une guérison du cancer du sein. » Un grave problème associé aux opérations effectuées avant Halsted est la récidive locale apparaissant dans les mois suivants. Les larges excisions pratiquées par les grands chirurgiens européens n'empêchent pas la plupart de leurs patientes de présenter très vite une nouvelle tumeur dans la paroi thoracique, même lorsque la survie est prolongée. Les statistiques les plus favorables relevées dans les cliniques allemandes sont celles de Richard Volkmann de Leipzig: sur 131 patientes, 40 p. 100 seulement n'ont pas eu de récidive dans les quatre ans. Chez Billroth, le chiffre atteint 18 p. 100. Tel est le triste tableau qui s'offre à Halsted lorsqu'il commence à se préoccuper de ce problème à New York. Après avoir visité en 1878-1880 les cliniques de Billroth, Volkmann, et bien d'autres encore, il met au point sa théorie selon laquelle, si l'on veut espérer guérir ou du moins empêcher toute récidive locale, il convient d'élargir la zone de l'excision. Il note que les résultats de Volkmann se sont améliorés une fois qu'il a supprimé la couche fibreuse située à la surface des muscles de la cage thoracique. Quelques chirurgiens affirment de leur côté que leurs patientes se rétablissent mieux après l'ablation des ganglions lymphatiques axillaires susceptibles d'être contaminés par la tumeur; enfin au moins l'un des opérateurs a procédé au curage ganglionnaire. En 1882, Halsted prend en considération l'ensemble de ces données et va un peu plus loin. Au lieu de se contenter de disséquer tout ce qui se trouve sous l'aisselle, il pratique l'excision des muscles de la paroi thoracique, enlevant la pièce entière d'un seul bloc, de manière à éviter de laisser une tumeur microscopique. En 1894, il présente des statistiques nettement meilleures à une réunion de la Clinical Society du Maryland. Sa communication démontre son habileté à tirer le meilleur parti des travaux des autres et à en faire une synthèse susceptible d'apporter des solutions cliniques valables. Le succès de sa méthode repose certes sur l'importance accordée à l'anatomopathologie, mais aussi sur la technique opératoire méticuleuse qu'il a codifiée. C'est lors de la réunion de l'American Surgical Association qui se tient à La Nouvelle-Orléans en 1898 que la mastectomie de Halsted — comme auparavant son opération de la hernie — devient le modèle auquel comparer les autres méthodes de traitement. Le chirurgien fait état de cent trente-trois cas, dont soixante-seize opérés depuis plus de trois ans. 52 p. 100 sont guéris, chiffre particulièrement impressionnant étant donné le stade généralement avancé de la maladie au moment où les femmes se décident à aller consulter. Non moins important est le fait que, comme le souligne l'un des participants, Halsted a permis d'établir « un pronostic plus optimiste comparé au désespoir antérieur ». Le même commentateur ajoute : «J'ai entendu des membres éminents de cette association affirmer qu'une femme atteinte d'un cancer devra tôt ou tard en mourir, quelle que soit l'intervention pratiquée, sauf si elle a la chance de décéder des suites postopératoires. Un chirurgien de renom a déclaré que les opérations du cancer étaient totalement inutiles. Le Dr Halsted nous a présenté des cas considérés comme absolument inopérables, et pourtant, même là, les malades ont vu leur vie prolongée après l'intervention et rendue plus agréable. Et surtout, dans certains cas très graves, la maladie semble avoir disparu. Le distingué auteur de cette communication mérite notre reconnaissance pour le brillant éclairage qu'il a apporté à ces zones obscures de la chirurgie. » Si une intervention chirurgicale a pour premier but de guérir, sa seconde fonction est de soulager la détresse causée par le mal, c'est-à-dire d'avoir un effet palliatif. Même dans les cas de maladie incurable, elle peut souvent atténuer les symptômes et procurer un certain bien-être physique et moral. Pendant des années, les partisans et les adversaires d'une opération radicale se sont tellement occupés de statistiques qu'ils n'ont pas suffisamment prêté attention aux effets palliatifs accompagnant l'acte chirurgical. Le cancer du sein a toujours été une terrible maladie. Mais, grâce à Halsted, les femmes ne souffrent plus de vivre avec des tumeurs putrides mal traitées ou pas soignées du tout. Que certaines hypothèses de Halsted se soient révélées fausses, ou que cette intervention perde aujourd'hui de sa nécessité, ne doit pas faire oublier l'ampleur du bouleversement dans les pronostics qu'elle a provoqué. (Les travaux de Halsted, bien que les plus convaincants et les plus poussés, n'ont pas été les seuls. Willy Meyer de New York, William Watson Cheyne de Londres et d'autres encore ont mis au point des opérations analogues. Chacun d'eux s'est chargé de diffuser sa technique, permettant ainsi à la science de faire un prodigieux bond en avant.) Aujourd'hui, les femmes averties des dangers viennent consulter leur médecin à un stade précoce de la maladie, évitant par là des interventions très lourdes. Mais il ne faut pas oublier qu'à l'époque où la mastectomie totale a été décidée, l'une de ses conséquences les plus importantes a été d'inciter des femmes désespérées à consulter un médecin parce qu'elles avaient appris que la guérison était possible et le soulagement quasi assuré. Le style de Halsted, à la fois lucide et alerte, se lit très facilement. Publiée en 1920, la monographie dans laquelle il raconte l’ Histoire de l'opération du goitre est un chef-d'œuvre de littérature médicale. S'étendant de l'Antiquité à 1920, cette captivante chronique dévoile les épisodes les plus récents de l'évolution des propres techniques opératoires de l'auteur. Halsted recense certains cas de l'Antiquité et du Moyen Age avant de décrire en détail les aventures parfois navrantes des premiers chirurgiens du XIXe siècle qui tentèrent d'extirper la thyroïde. Le lecteur a l'impression de lutter aux côtés de ces héroïques chirurgiens confrontés à une hémorragie brutale et massive, à l'asphyxie, aux bulles d'air pénétrant dans les veines principales et à l'indicible terreur que ce genre d'opération suscitait chez le praticien et le patient avant la naissance de l'anesthésie. Enfin, Halsted décrit les interventions auxquelles il a lui-même assisté lors de ses visites à Billroth (Vienne) et à Theodor Kocher (Berne). « Plus de progrès ont été faits dans le traitement chirurgical du goitre entre 1873 et 1883 que dans toutes les années précédentes. » En 1909, Kocher sera le premier chirurgien lauréat du prix Nobel de médecine pour sa contribution à la compréhension de la physiologie de la thyroïde et de son étude pathologique. Kocher et Billroth exerceront une très grande influence sur William Halsted dans tous les domaines de la chirurgie, en particulier justement dans celui de la thyroïde. Halsted commence à s'intéresser à cette structure glandulaire durant son séjour à Vienne en 1879-1880. Au cours de ses visites dans des cliniques allemandes, il peut observer les progrès qui y sont réalisés. Ensuite, à Berne, il se trouve des affinités avec Kocher : lui aussi préconise une technique soignée, une intervention si possible non hémorragique, une manipulation délicate des tissus. On est loin des performances de Billroth, dont la technique rapide et spectaculaire ne laisse pas beaucoup de place à la minutie. Chez chacun de ces deux géants de la chirurgie, l'intervention entraîne une complication différente, difficile à admettre et à expliquer. Chez Kocher, il s'agit du myxœdème, affection caractérisée par un état de torpeur mentale et physique, dû à la diminution ou à la suppression de la fonction thyroïdienne. Chez Billroth, c'est l'issue fatale provoquée par une hypocalcémie dans le sang consécutive à la suppression partielle ou totale de minuscules glandes — les parathyroïdes — situées tout près de la thyroïde. Voici ce qu'écrira plus tard Halsted : «J'ai réfléchi à cette question pendant des années pour arriver à la conclusion que l'explication réside sans doute dans la technique opératoire de ces deux illustres chirurgiens. Net et précis, Kocher opère en évitant au maximum le saignement ; il ôte soigneusement toute la glande thyroïde, veillant à léser le moins possible la zone extérieure à la capsule. Plus rapide, Billroth — que j'ai vu opérer en 1879 et 1880 — se soucie moins des tissus et des hémorragies ; il enlève peut-être les parathyroïdes, ou du moins il diminue leur vascularisation, tout en laissant des reliquats de thyroïde. » A l'évidence, Halsted se sent plus attiré par Kocher. Sa technique opératoire va se calquer sur celle du chirurgien suisse, voire l'imiter. Le seul prédécesseur de valeur à faire montre d'une telle minutie est Lister, même si ce dernier peut paraître pressé par rapport à ses deux futurs confrères. Commentant la délicatesse que Halsted et Kocher ont inculquée à leurs disciples, Harvey Cushing, l'un des éminents chirurgiens de la génération suivante, fera cette déclaration lors du congrès international de médecine qui se tiendra à Londres en 1913 : « Les techniques précises et détaillées, dont Kocher et Halsted ont été pendant si longtemps les tenants les plus remarquables, se sont étendues dans toutes les cliniques, du moins dans celles où vous et moi aimerions opérer. Ceux qui entrent dans une salle d'opération ne recherchent plus le spectacle ; désormais condamnables, les performances publiques du passé sont remplacées par une pratique plutôt fastidieuse que peu de personnes en dehors de l'opérateur, ses assistants et leurs voisins immédiats peuvent voir. Comme le passager d'une voiture, le patient allongé sur la table court de grands risques s'il a affaire à un conducteur qui bavarde sans arrêt, prend des virages sur l'aile, dépasse la limitation de vitesse ou cherche à se faire remarquer. » La chirurgie a fait du chemin depuis les spectaculaires exhibitions de virtuoses comme James Syme, ou Robert Liston, le spécialiste de l'amputation en trente secondes. Appliquant les principes d'un champ opératoire immaculé, d'une dissection anatomique parfaite de chaque structure, d'une stérilité sévère et d'une suture soignée au fil de soie, plan par plan, Halsted a mis au point une technique de la thyroïdectomie qui, aujourd'hui encore, témoigne de l'art suprême du chirurgien. Son rapport portant sur six cent cinquante cas d'hyperthyroïdie opérés ouvre aux États-Unis la voie d'une thérapeutique efficace pour cette maladie, voie que d'autres grands chirurgiens américains, tels que Charles Mayo, George Crile et Frank Lahey, élargiront à leur tour. Emaillant parfois ses écrits, des notes personnelles donnent quelques détails sur sa vie privée. Par exemple, en 1881, le jeune chirurgien exerce depuis un an à New York, lorsqu'il doit examiner sa mère : «Je fus appelé un soir à Albany au chevet de ma mère, souffrant depuis deux ans au moins d'une affection non diagnostiquée. (...) Je la trouvai très malade, le teint jaune ; à la palpation, la région de la vésicule était enflée et très sensible. A deux heures du matin, je décidai de l'opérer : j'incisai la vésicule qui était pleine de pus et en ôtai sept calculs. Ce fut, je crois, l'une des premières opérations de calculs de la vésicule pratiquées dans le pays. Ma mère mourut deux ans après cette opération. » Une autre anecdote personnelle, mais qui aura celle-là des répercussions importantes pour la chirurgie, apparaît au détour d'un article consacré à la technique chirurgicale. «Au cours de l'hiver 1889-1890 — je ne me souviens pas du mois — l'infirmière-major du bloc se plaignit que la solution de mercurochrome provoquait chez elle une dermatose des bras et des mains. Comme c'était une femme d'une extraordinaire efficacité, je réfléchis à la question et demandai à la Goodyear Rubber Company de fabriquer deux paires de gants en caoutchouc très fin. Ces gants se montrèrent si utiles que j'en commandai d'autres. A l'automne suivant, à mon retour en ville, mon assistant-instrumentiste portait également des gants. Au début, l'opérateur s'en servait uniquement pour les incisions exploratoires délicates. Au bout de quelque temps, mes assistants en avaient tellement pris l'habitude qu'ils les mettaient même pour opérer, estimant qu'ils travaillaient mieux qu'à mains nues. » Il s'agit sans doute du plus remarquable épisode jamais publié dans la littérature chirurgicale, non seulement pour sa description de l'introduction des gants de caoutchouc en salle d'opération, mais parce que c'est le seul exemple où les débuts d'une histoire d'amour apparaissent dans une revue médicale. En effet, Caroline Hampton, cette femme « d'une extraordinaire efficacité » dont la sensibilité cutanée a donné naissance au port des gants chirurgicaux, deviendra Mme William Stewart Halsted le 4 juin 1890. Avec son humour habituel, Osier raconte qu'il s'était aperçu de l'attirance réciproque des futurs époux le jour où, entrant dans le laboratoire d'anatomopathologie, il avait trouvé le chirurgien généralement si réservé en train de montrer l'anatomie d'un péroné à son infirmière-major. Une semaine plus tard, ils étaient fiancés. Dans son chapitre sur l'histoire interne de l'hôpital Johns Hopkins, Osler parle du mariage de son collègue : « Il épousa une femme selon son cœur et, comme lui... un peu bizarre. Ils ne se souciaient guère de la société, mais adoraient leurs chiens et leurs chevaux. » Les bizarreries de Caroline et de William Halsted ne se limitent pas à de petites originalités, leur mariage sans enfant est le parfait exemple de deux personnes qui se découvrent beaucoup d'affinités tout en étant très dissemblables. Il est difficile de trouver un couple dont la paisible union dépend aussi complètement de la capacité de chacun à laisser l'autre faire ce qu'il veut ; forme étrange de communauté de sentiments et plus encore d'amour. Les archives de Harvey Cushing conservées à Yale contiennent, outre la correspondance échangée entre lui et Halsted, un mémoire d'une vingtaine de pages dactylographiées sur « le professeur ». Cushing consacre aussi quelques lignes à leur demeure en brique de deux étages située 1201 Eutaw Place. Les Halsted ont des appartements séparés, lui occupant le premier étage et elle le second. S'ils dînent souvent ensemble, ils prennent toujours le petit déjeuner chacun de leur côté. « La maison était froide et triste, une véritable Bleak House, avec les hauts plafonds caractéristiques du vieux Baltimore. La chaudière n'était jamais allumée ; le professeur se contentait d'un feu de cheminée dans sa chambre... Ses livres et son bureau se trouvaient au premier étage. Au-dessus vivaient Mme Halsted et ses teckels. C'était une femme étrange, sans aucune coquetterie, toujours vêtue de costumes noirs masculins ; elle portait des talons plats, les cheveux tirés, coiffés en chignon. Quel contraste avec son mari ! Elle était l'une des premières infirmières du J.H.H. (...) On lui avait sans doute confié le bloc opératoire parce qu'elle s'apparentait au décor. Ils formaient un couple uni, bien que je croie ne les avoir vus ensemble qu'une seule fois, un été après la guerre, où, en compagnie de Heuer et de Mont Reid, j'étais allé leur rendre visite, à High Hampton. Une journée très agréable. Mme Halsted, l'une des filles du général Wade Hampton, menait les montagnards de son domaine d'une main de fer, tandis que "le Professeur" se consacrait à sa distraction favorite, la culture et la collection des diverses espèces de dahlias. » High Hampton est une propriété familiale de huit cents hectares située en Caroline du Nord. A la fin de l'année universitaire, les Halsted quittent Baltimore pour tout l'été. Après un mois passé à respirer l'air frais des cimes à High Hampton, le professeur part seul pour l'Europe, s'enfermant dans de luxueux hôtels, sans voir personne. Bien que rien ne le prouve, on peut supposer qu'il s'y adonne à la morphine. Au cours des ses voyages annuels à l'étranger, Halsted aime à renouveler sa garde-robe à Londres et à Paris. De ce côté-là, il n'a pas changé depuis sa jeunesse. Il s'habille à la perfection et aucun tailleur américain n'est assez bon pour lui. George Heuer, l'un de ses chefs de clinique, futur professeur de chirurgie à Cincinnati et à Cornell, décrit ainsi cet « homme tiré à quatre épingles. Son derby noir semblait neuf et sans un grain de poussière, son costume bleu-noir en très beau tissu était toujours impeccable, ses chemises immaculées et sans un faux pli, sa cravate coûteuse et haute en couleur, ses gants absolument nets et ses chaussures étincelantes ». Cushing précise que, même au début de son installation à Baltimore, alors qu'il se rendait à l'hôpital en tramway, « Halsted portait généralement un chapeau haut de forme et une redingote avec les accessoires indispensables : gants, canne et un exemplaire de la dernière revue allemande de chirurgie ». Cushing — un peu dandy lui aussi — écrit que si les costumes de Halsted étaient faits sur mesure à Londres, ses chaussures en chevreau étroites et très pointues au bout venaient de France. Il choisissait lui-même les peaux et commandait six paires à la fois à son bottier parisien. Si une paire ne lui plaisait pas, il la renvoyait aussitôt. Il faisait laver, amidonner et repasser ses chemises de soirée à Paris, aucune blanchisserie américaine n'étant selon lui capable d'exécuter correctement le travail. Plus d'une personne, à mon avis, a dû se demander si les boîtes de chemises propres ne contenaient pas aussi de la drogue. Cette image boulevardière de Halsted ne s'accorde pas avec son comportement. Il est tout sauf léger ; chez ce bon vivant* apparent, il y a peu de bon et encore moins de vivant. A Baltimore, nul n'aurait songé à lui accoler des adjectifs tels que « animé », « vif» et autres synonymes. Dans la vie quotidienne, il se montre méfiant, distant, voire inaccessible, s'isolant dans une froide réserve mêlée d'une pointe de sarcasme. Quand il le juge nécessaire, il sait décocher une flèche trempée dans de l'acide pour répondre à toute attaque sur sa vie privée. Son goût du sarcasme est si célèbre qu'il paralyse parfois ses étudiants. De toute façon, cela n'a aucune importance, car il ne s'intéresse pas à l'enseignement des jeunes. En fait, il ne s'occupe de transmettre son savoir qu'à son chirurgien-résident. On s'étonnera que le père de l'école de chirurgie la plus avancée d'Amérique, qui a formé tant de générations de ses successeurs, n'ait porté aucun intérêt à instruire personnellement les étudiants affluant vers lui. Et pourtant, il est considéré par beaucoup comme un grand professeur dont le talent réside dans l'exemple qu'il donne plutôt que dans ses paroles. Avoir le privilège de participer aux expériences réalisées avec un soin rigoureux dans son laboratoire, l'observer pendant qu'il examine un malade de son service, assister à l'une de ses opérations méticuleusement codifiées, le regarder étudier les tissus d'un patient qu'il vient d'opérer, d'abord à l'œil nu puis au microscope, c'est voir un homme en train d'établir les critères par lesquels les chirurgiens américains jugeront leurs semblables et eux-mêmes. Impossible de ne pas devenir meilleur docteur après un contact avec un tel homme. Bien entendu, sa méfiance se manifeste diversement. Si elle fait de Halsted un reclus, elle le rend modeste, d'une modestie désarmante. Les compliments le gênent, il évite presque tous les honneurs qu'on lui décerne ; enfin, il est l'un de ces rares cliniciens à partager généreusement ses découvertes ou à en abandonner la priorité à d'autres. A plusieurs occasions, il semble d'ailleurs plus timide que réservé, plus hésitant que distant. En effet, il n'est pas méchant de nature. Simplement, sa réserve jointe à une certaine bizarrerie dans les périodes de « manque », sa notoriété grandissante ne font qu'élargir le fossé qui le sépare du monde. Il arrive cependant que Halsted fasse montre d'un peu de sa gaieté d'antan auprès de ses amis les plus intimes. Lorsqu'il se trouve en compagnie de Welch ou d'un de ses proches, il laisse éclater son humour, son amitié et sa gentillesse. Heuer et quelques autres ont rapporté avec émotion les marques d'affection fraternelle que leur manifestait cet homme solitaire, peut-être avide de tendresse. Les psychiatres amateurs (et même professionnels) ont eu un demi-siècle pour avancer des explications théoriques sur la psychologie de Halsted. Si l'on considère son étrange mariage, ses rapports avec Welch, sa narcomanie, la manière dont il a opéré et sauvé sa mère et sa sœur, sa transformation psychique apparente entre New York et Baltimore, et même le fait d'avoir choisi la profession de chirurgien, sans parler de l'ardeur avec laquelle il a mené sa carrière, vous pouvez imaginer sans peine ce qu'ils ont dit. Heureusement pour ma crédibilité, ces chapitres ne doivent pas dépasser une certaine longueur. Sinon, j'aurais pu céder à la tentation de jouer au psycho-historien et me rendre ridicule. Mieux vaut avancer sur un terrain plus solide. Aucun exemple à mes yeux ne souligne plus clairement la différence entre la chirurgie avant et après Halsted que cette description faite par Harvey Cushing de sa première journée à Johns Hopkins comme assistant-résident. Après ses études à Yale, Gushing s'était inscrit à la faculté de médecine de Harvard et avait obtenu son diplôme en 1895. Il avait ensuite passé un an au Massachusetts Hospital avant d'être admis dans le service de Halsted. Bien que venant d'un des meilleurs centres universitaires d'Amérique, son arrivée à Hopkins (Baltimore) lui donna l'impression d'avoir quitté la chirurgie du XIXe siècle avec ses pompes et ses échecs pour entrer dans celle plus sereine du XXe. «Après le Massachusetts General, J.H.H. et ses environs semblaient étranges. Tout le monde parlait d'anatomopathologie et de bactériologie, matières dont j'étais si ignorant que, les premiers mois, je passai mes nuits dans la salle d'anatomopathologie chirurgicale à regarder des spécimens, un manuel allemand à la main. «(...) Après la bruyante agitation du M.G.H., je fus déconcerté en voyant un jour mon nouveau patron entrer, comme en s'excusant, dans la salle G ; il me demanda s'il pouvait examiner une malade atteinte d'un cancer du sein récemment admise dans le service, la palpa pendant une heure, puis s'en alla en déclarant qu'il était fatigué et ne ferait plus rien de la journée. Lorsque le cas l'intéressait suffisamment, il demandait l'autorisation de l'opérer lui-même ; dès qu'il avait procédé à l'ablation du sein, il laissait à Blood good [l'un des résidents] le soin de refermer la large plaie et de poser les agrafes sur la peau, puis il s'éloignait avec la pièce opérée ; il en étudiait longuement les tissus, marquant d'innombrables zones dont il examinerait ensuite les coupes au microscope. » Par la suite, Cushing rejoignit la faculté Hopkins où il alla de triomphe en triomphe en tant que chirurgien, chercheur et professeur. Halsted l'ayant chargé de s'occuper de tous les malades atteints de tumeurs au cerveau, il établit les principes de base sur lesquels s'appuie la neurochirurgie, spécialité dont il est le père. Après avoir refusé plusieurs chaires dans diverses universités renommées, il finit par accepter l'offre de Harvard et fut nommé chirurgien-chef du nouvel hôpital Peter Bent Brigham, où il institua un programme de formation calqué sur celui de Hopkins. Il prit sa retraite en 1933 et fut remplacé par Eliot Cutler. Voici, rapporté des années plus tard par Cutler, comment le jeune Cushing se trouva initié à la chirurgie de Hopkins : « Etant nouveau venu, il ne fut pas autorisé à pénétrer dans le bloc opératoire le premier jour, bien qu'une patiente de la salle dont il s'occupait dût subir une intervention. C'est avec une grande inquiétude qu'il attendit deux heures et même trois, pendant que le grand maître travaillait avec un soin extrême afin d'éviter à l'opérée tout dommage. Quand, enfin, la malade regagna la salle après quatre heures et demie passées au bloc, le jeune Cushing se tenait prêt à lui administrer les remontants et les médicaments en vigueur au Massachusetts Hospital, car il savait dans quel état se trouvaient les opérés, même si l'acte opératoire ne durait que quelques minutes. A ce moment précis, le Dr Halsted entra dans la salle. « Le Dr Cushing lui annonça : Je vais lui donner les médications habituelles." « Remarquant que la malade était en position de Trandelenburg [recommandée en cas de choc], le Dr Halsted demanda : "Ma patiente ne va pas bien ? C'est curieux. Je vais l'examiner." L'examen montra un pouls normal et une respiration tout aussi normale. Il vit alors la seringue et dit : "Que contient-elle ? — De la strychnine, répondit Cushing. Cela fera du bien à la malade." « Le Dr Halsted posa alors une troisième question : "Quel sera, d'après vous, l'effet de la strychnine sur la patiente ?" Ayant été éduqué dans une école où la mémoire et l'obéissance aveugle aux ordres étaient la règle, Cushing ne sut que répondre. Le Dr Halsted lui conseilla de se renseigner sur la strychnine. "Si ce que vous lisez vous convainc que c'est bon pour la patiente, alors, donnez-lui-en." Le jeune Cushing n'eut pas à le faire; en revanche, il apprit une grande leçon : ne jamais rien administrer à un malade sans en comprendre le pourquoi et le comment. » C'est précisément cette quête du pourquoi et du comment qui rattache William Stewart Halsted à la lignée de ses distingués prédécesseurs de la médecine expérimentale. Commençant avec les médecins hippocratiques, les progrès de la science médicale ont engendré un mélange de curiosité et de besoin pragmatique de savoir, afin de pouvoir soigner le malade. La leçon apprise par Cushing à ses débuts à Baltimore est celle que William Halsted, par sa vie passée dans la recherche, a enseignée à chaque chirurgien américain partisan de ses méthodes. Halsted ne jouit pas d'une santé excellente. Il souffre souvent de petites affections mineures. Si certaines de ses absences de l'hôpital sont certainement dues à la drogue, d'autres ont leur origine dans une insuffisance respiratoire. En 1919, une bronchite le contraint à garder la chambre en février et mars. Au printemps, il n'est pas encore rétabli et même un été entier passé dans ses chères collines de High Hampton ne suffit pas à le remettre complètement d'aplomb. Ensuite, il s'aperçoit qu'il a des calculs biliaires ; il regagne donc Baltimore à la fin du mois d'août. Le 2 septembre, Richard Follis, l'un de ses anciens chirurgiens-résidents, lui enlève les calculs et la vésicule. Sa convalescence est lente, mais après des complications consécutives à une fistule biliaire, peu à peu tout s'arrange. Halsted reprend son travail. En 1920, il publie L'histoire de l'opération du goitre et poursuit activement ses recherches en laboratoire et ses expériences sur les sutures intestinales. Cependant il recommence à souffrir de plus en plus de calculs. Au cours des deuxième et troisième semaines d'août 1922, son état s'aggrave rapidement, s'accompagnant de température, de douleurs persistantes, et de jaunisse. Quittant High Hampton par le train, il arrive à Baltimore le 23 août, emportant avec lui sa réserve de morphine avec l'indication écrite des quantités quotidiennes qu'il a prises pendant cet été si pénible. Personne ne semble s'être préoccupé de vérifier la dose de narcotique contenue dans la potion qu'il prend. A Baltimore, Halsted explique aux médecins qui le soignent que la préparation contient un grain de morphine pour cent soixante gouttes d'eau ; affirmation que ceux-ci n'ont évidemment aucune raison de mettre en doute ; ils remarquent même que le stoïque professeur se contente d'une dose assez faible. Toutefois, si l'on repense à la mort de McBride et, surtout, après avoir lu le chapitre sur l'histoire interne de l'hôpital Johns Hopkins, on peut se demander si la concentration de morphine n'était pas un peu plus élevée que Halsted n'a bien voulu le reconnaître. Heuer et Mont Reid, deux de ses anciens chirurgiens-résidents pour lesquels il a la plus grande considération et qui dirigent un nouveau département de chirurgie à Cincinnati, sont appelés en consultation. Le 25 août au matin, ils explorent le canal biliaire de leur patron, enlèvent l'unique calcul qui l'obstruait et referment le canal selon une technique mise au point par leur patient. Des complications postopératoires surgissent ; le 3 septembre, Halsted fait une hémorragie gastro-intestinale. Malgré les transfusions de sang, la situation ne fait qu'empirer et le mardi 7 septembre 1922, Halsted meurt d'une pneumonie postopératoire. Après autopsie, les restes incinérés de l'un des plus éminents chirurgiens du monde sont ramenés à New York pour être enterrés dans le cimetière de Greenwood, à Brooklyn, où reposent également quelques grandes figures de l'histoire américaine : Horace Greeley, Henry Ward Reecher, Peter Cooper et Samuel F.B. Morse. Chapitre XIV UN TRIOMPHE DE LA MÉDECINE DU XXe SIÈCLE Helen Taussig et les enfants bleus L'expérience d'enseignement médical menée à Johns Hopkins ne pouvait échouer. Disposant d'un important soutien financier, la fondation avait à sa tête des idéalistes dont les ambitions, quoique visionnaires, n'étaient pas totalement irréalistes. Guidée par une perception aiguë de buts rationnels, l'union de l'argent et de l'idéalisme constitue souvent une force d'un dynamisme irrésistible. La création entre 1876 et 1893 de Hopkins était due, comme quelqu'un l'a souligné, à «la conjonction angélique d'hommes, d'argent et de circonstances ». Elle produisit une nouvelle université dont la branche médicale et l'hôpital créeraient l'énergie et fourniraient les effectifs à l'origine d'une métamorphose radicale de tout le système américain. L'année même de l'inauguration de Hopkins incite à l'optimisme. Le centenaire de la naissance de la nation américaine a été marqué par deux événements médicaux, l'un en Allemagne et l'autre en Amérique, accentuant la réticence du jeune pays à accepter la nouvelle science pourtant si indispensable à son développement : à Breslau, Robert Koch démontre pour la première fois que des bactéries spécifiques causent des maladies spécifiques, à Philadelphie, Joseph Lister s'efforce d'élucider les bases scientifiques de l'antisepsie devant un auditoire sceptique d'éminents chirurgiens. Les travaux de Koch sur le bacille de l'anthrax ont effectivement prouvé la validité de la théorie des germes, mais seuls seront convaincus ceux qui étaient disposés à admettre que la science doit arriver jusqu'au chevet du malade. La mission de la faculté de médecine de Johns Hopkins apparaît clairement : faire prendre conscience aux médecins et aux enseignants américains de l'impossibilité de réaliser le moindre progrès dans l'art de guérir sans l'instauration d'une véritable recherche médicale ; cet établissement servira de modèle aux hôpitaux et aux universités de l'Amérique du Nord, avant de propager outre-Atlantique la théorie des germes. En créant Hopkins, les fondateurs étaient parfaitement conscients du caractère d'exemple qu'aurait leur institution. Dès le début furent proposés des postes d'assistants et de chargés de cours dans les laboratoires, calqués sur le modèle de l'internat et des résidents existant déjà en médecine, en chirurgie et en pédiatrie. Gomme les autres universitaires de Hopkins, les chercheurs formés dans cet établissement étaient très demandés par les autres facultés du pays, au moins autant pour leurs aptitudes particulières que pour le coup de fouet qu'ils pouvaient donner à une institution plongée dans l'inertie. L'une des premières innovations de Hopkins fut d'enlever l'enseignement de l'anatomie, la physiologie, la pathologie et la pharmacologie aux praticiens installés dans la région. Les professeurs de ces chaires furent nommés à plein temps, c'est-à-dire que ne faisant pas de clientèle privée, ils se consacraient exclusivement à l'enseignement et à la recherche. Au cours des deux premières décennies, ce système s'étendit aussi à la partie hospitalière, les sommes versées par les patients revenant à l'école. Le fait même que les émoluments soient inférieurs à ce que ces professeurs auraient gagné en ayant une clientèle privée se révéla un avantage, puisqu'il attira des universitaires prêts à des sacrifices financiers pour pouvoir s'adonner à la recherche et à la formation de jeunes médecins. Un tel arrangement ne va pas sans certains problèmes inhérents au système : par exemple, seuls ceux qui disposent de ressources personnelles ou acceptent de gagner moins que leurs confrères postuleront au titre de professeur. A l'époque, cependant, c'était un moyen efficace d'éviter que les enseignants ne négligent leur charge pour mieux servir le dieu de l'argent. A Hopkins et dans toutes les facultés de médecine qui l'adoptèrent, le système du travail à temps complet permit de recruter des hommes et des femmes entièrement préoccupés d'enseignement médical et de recherche dns une atmosphère austère. On aurait cependant tort de croire que cette institution est née ex nihilo. Hopkins a été créé pour répondre aux balbutiements d'un processus déjà en marche auquel l'école de Baltimore imprima une accélération brutale. L'Amérique se classait loin derrière la plupart des pays européens tant dans le domaine de l'enseignement que dans celui des soins médicaux, même si des initiatives, souvent individuelles, tentaient de modifier la situation. A l'instar de Halsted, des milliers d'étudiants partaient se perfectionner à l'étranger, surtout ceux qui se destinaient à la recherche expérimentale. Quand l'American Physiological Society fut fondée en 1887. sur ses vingt-huit membres vingt avaient étudié en Europe, dont seize en Allemagne. Des jeunes gens ambitieux avaient même fréquenté quelques années l'université avant d'entamer des études de médecine. Toutefois, aucun règlement précis ne fut institué avant 1876, année de la fondation de l'American Medical College Association, qui, après des débuts difficiles, prit en 1890 le nom d'Association of American Medical Colleges. En 1896, un tiers des cent cinquante-cinq écoles de médecine répondait aux critères élevés exigés par cette organisation. Celle-ci œuvra pour trouver des solutions aux besoins du pays, en matière d'enseignement, de recherche, et d'applications cliniques. L'inauguration en 1893 de la Johns Hopkins Medical School correspondait au vœu des réformateurs. Les professeurs s'aperçurent alors que les maux de la médecine américaine pouvaient être guéris. Il suffisait d'exposer aux autorités concernées les carences en la matière et de prescrire les moyens d'y remédier. Point n'était besoin pour cela de créer une commission, il fallait nommer une personne capable, jouissant de la confiance générale, dont les décisions seraient acceptées sans hésitation. L'homme providentiel sera Abraham Flexner, pur produit du premier cycle des études dispensées à l'université Johns Hopkins. Fils d'un couple de Juifs allemands ayant émigré après les répressions consécutives aux événements de 1848, étudiant très brillant mais sans le sou, Flexner réussit à passer ses examens en deux ans. Une fois ses diplômes en poche, il regagne Louisville (Kentucky), sa ville natale, afin d'enseigner dans un établissement secondaire ; en 1890, il ouvre une école privée qu'il fermera au bout de quinze ans de succès, parce qu'il souhaite retourner à l'université étudier la psychologie et la philosophie. Une fois ses études terminées à Harvard, il se rend avec son épouse en Allemagne afin de compléter sa formation et, en 1908, publie son premier ouvrage : L'université américaine. Critique sévère des méthodes pédagogiques de Harvard et des autres universités, ce livre est soigneusement lu par un éducateur de renom, Henry S. Pritchett. Celui-ci a récemment convaincu Andrew Carnegie de financer une organisation susceptible d'attirer des jeunes gens dans la carrière enseignante. En 1906, la fondation Carnegie pour l'avancement de l'enseignement voit le jour; Pritchett abandonne alors son poste de directeur du Massachusetts Institute of Technology pour en devenir le président. L'un des premiers projets importants de cette fondation concerne l'étude de l'enseignement médical aux États-Unis et au Canada. En 1908, Pritchett charge Flexner de cette mission. En un an, Flexner visite cent cinquante écoles de médecine dans les deux pays en utilisant chaque fois les mêmes critères d'évaluation : conditions d'entrée, taille et enseignement diffusé, qualité des laboratoires, rapports entre l'école et l'hôpital dans lequel travaillent enseignants et étudiants. Il est atterré par ce qu'il voit. Même les meilleures facultés sont médiocres : bas niveau d'admission, enseignement déplorable, facultés appartenant pour la plupart à des professeurs qui ne se soucient que de gagner de l'argent, laboratoires peu équipés, sales, ou les deux; enfin, rares sont les institutions où les étudiants et les professeurs ont libre accès à un bon hôpital. Seul, Hopkins constitue l'exception. Comme l'écrit Flexner : « Rendons gloire à Gilman, Welch, Mall, Halsted, à leurs collègues et à leurs étudiants d'avoir attaché leur char à une étoile et de n'avoir jamais flanché. » Officiellement intitulée Medical Education in the United States and Canada et publiée en 1910 dans le Bulletin n° 4 de la fondation Carnegie, cette condamnation cinglante de l'enseignement médical en Amérique est rapidement connue sous le nom de Rapport Flexner et, dès le premier jour, fait sensation en apparaissant en première page des journaux. Seules cinq écoles tirent leur épingle du jeu, et encore, leur niveau reste bien au-dessous de celui de Hopkins. Mais loin de se borner à des critiques, ce rapport propose un véritable programme de réformes. Il recommande, entre autres, une ample refonte du système afin de remédier à la trop grande quantité d'établissements médiocres, et prône la suppression de 120 écoles. Dans son autobiographie parue en 1960, voici ce qu'écrit Flexner à ce propos : « La profession médicale et les facultés de médecine ainsi que les examinateurs officiels se montrèrent totalement sidérés au vu de ce rapport impitoyable. Nous fûmes menacés de poursuites judiciaires, et même, dans un cas, attaqués en diffamation pour cent cinquante mille dollars. Je reçus également des lettres anonymes menaçant de m'abattre si je me rendais à Chicago, où j'avais été invité par le Conseil [de l'American Medical Association] à faire une conférence sur l'enseignement médical. J'allai à Chicago et en revins sans encombre. «Jamais un tel chambardement n'eut lieu dans le pays. A droite et à gauche, des écoles disparurent sans un bruit. Beaucoup d'entre elles se regroupèrent. Les sept facultés de ma ville natale que (...) j'avais décrites avec la même honnêteté que les autres furent réduites à une seule. Les quinze facultés de Chicago — selon moi, "le foyer d'infection du pays en matière d'enseignement médical" — furent très vite ramenées à trois. » En 1913, Flexner est invité à entrer dans le General Education Board, fondé par John D. Rockefeller Jr en 1902 dans le but d'élever le niveau de l'enseignement aux Etats-Unis. On lui confie la somme de cinquante millions de dollars à répartir dans les écoles médicales qu'il juge capables de poursuivre l'expérience de Hopkins. Le chéquier à la main, il parcourt à nouveau le pays, expliquant aux doyens de chaque académie les mesures exigées pour que leurs établissements atteignent le niveau souhaité. Le message qu'il délivre ne varie pas : amélioration des laboratoires, de la qualité des étudiants, de la faculté de médecine (à plein temps) et instauration de relations plus étroites avec les hôpitaux destinés à dispenser les enseignements cliniques de la médecine. Il prend pour modèles Johns Hopkins et les universités allemandes. Les écoles qui acceptent ses propositions reçoivent les fonds nécessaires à leur réorganisation, et des conseils pour réunir des sommes supplémentaires afin de mieux se développer. Ce plan se révèle si efficace que la donation originale de Rockefeller en stimule d'autres. L'ensemble atteint six millions de dollars. Cet énorme apport financier permet à Abraham Flexner de prédire l'émergence de « l'enseignement de la médecine en Amérique [passant] du niveau le plus bas du monde civilisé au plus haut ». Les principes de ce nouveau système ne s'appliquent pas seulement aux études de médecine proprement dites. Ils concernent aussi la formation des internes et des résidents, encouragent les étudiants à faire de la recherche, qu'ils aient obtenu ou non leur diplôme de docteur en médecine. L'université reste considérée comme la base de tout enseignement médical et conserve des liens étroits avec l'hôpital, les professeurs d'université étant souvent également chefs de service. Par exemple, le titulaire de la chaire de chirurgie est chef du service de chirurgie, ce qui lui permet de contrôler les nominations des chirurgiens de son équipe dont il doit vérifier la compétence et l'aptitude pédagogique. Les nouvelles écoles de médecine exercent leur influence sur la vie du médecin dès les premières heures de ses études jusqu'au jour où il prend sa retraite. Dans cette atmosphère studieuse, les derniers développements de la science ne sont pas seulement enseignés aux jeunes étudiants, ils atteignent même les malades hospitaliers ; désormais, le nouveau médecin partage ses espoirs, son idéal et parfois ses repas avec ses collègues chercheurs. Chacun est un éternel étudiant en médecine. Le rapport Flexner et les dollars de Rockefeller changeront à la fois les formes de la philanthropie et certains aspects de l'éducation. A partir de là, les institutions médicales deviennent les bénéficiaires de sommes qui jusque-là allaient ailleurs, en particulier à des écoles de théologie. La situation reflète, semble-t-il, un profond bouleversement des priorités du pays. Une fois cette direction prise, les dons publics continueront à'se déverser en priorité sur les écoles de médecine et les hôpitaux. Les premiers établissements à profiter des largesses et des conseils du General Board sont les universités de Chicago, du Colorado, de l'Iowa, de l'Oregon, de Rochester, de Virginie et de Washington (Saint Louis), mais citons aussi Columbia, Cornell, Duke, Harvard, McGill, Tulane, Vanderbilt, Western Reserve et Yale. Hopkins reçoit également une somme importante. Se développant sur le modèle de Baltimore, ces établissements attirent bientôt certains professeurs formés à Hopkins, renforçant ainsi la qualité de leur nouvelle école. Voilà comment John Field, historien de la médecine enseignant à l'UCLA, décrit en 1970 les résultats obtenus : « Le travail de ses pionniers et de leurs éminents collègues a été si remarquable qu'aujourd'hui Hopkins n'est plus que l'une des très grandes facultés de médecine des États-Unis, ce qui aurait certainement ravi le président Gilman et les docteurs Welch, Osler, Halsted et Kelly. » Tandis que les autres universités s'édifient, Johns Hopkins continue à donner l'exemple et à occuper la première place. Chaque année, on recense ses nombreuses contributions tant dans le domaine de la recherche que dans celui des soins apportés aux malades. Même aujourd'hui où de magnifiques institutions existent, Hopkins demeure l'une des meilleures. Si l'on veut chercher une figure majeure dont l'apport souligne l'émergence de la médecine américaine au XXe siècle, les pensées se tournent naturellement vers la première véritable université de ce pays, et vers l'un des progrès les plus spectaculaires qui y ont été réalisés, je veux parler de l'opération des « enfants bleus » conçue par Helen Taussig et réalisée par Alfred Blalock. De ces deux personnalités, Helen Taussig me paraît le mieux incarner l'histoire de la médecine telle qu'elle est relatée dans cet ouvrage. En effet, des médecins cnidiens à nos jours, un fil continu relie les différer tes étapes de la médecine : l'homme, objet de l'examen du guérisseur. C'est en étudiant la nature de l'homme et tout ce qui l'affecte que les médecins hippocratiques cherchaient à comprendre la maladie. Leurs collègues cnidiens professaient une opinion différente en donnant la primauté à la maladie et à l'organe interne où elle se déclare, plutôt qu'au patient lui-même ; c'est par le biais de cette approche réductionniste cnidienne que la science intervenait dans la médecine. Tant que l'on put faire remonter les symptômes à leurs organes d'origine, puis à leurs cellules et à leurs molécules, la classification et le traitement spécifique des processus désordonnés de la vie restèrent une impossibilité. C'est pourquoi il fallut attendre Giovanni Morgagni pour que des progrès considérables commencent à se multiplier avant d'atteindre leur apogée dans la médecine ultra-scientifique et spécialisée des dernières décennies de notre siècle. Des médecins comme Helen Taussig en sont les hérauts. Ce n'est sans doute pas une coïncidence si le droit des femmes à accéder à la profession médicale s'est accompagné d'une reformulation du sens de notre mission originelle : soigner nos congénères. A une époque où l'on fait appel à notre conscience pour un oui ou pour un non, les médecins finissent par détourner les yeux — encore trop lentement — de leurs microscopes électroniques pour croiser le regard suppliant de leurs patients. La pratique de la médecine a retrouvé la doctrine hippocratique et la mission que, depuis l'Antiquité, nous avons le privilège d'accomplir. La médecine n'est pas une science, mais un art utilisant la science pour explorer ce que William Harvey appelait « le cabinet secret de la nature » et mieux soigner les hommes. Otons les théories fumeuses qui se sont glissées dans le holisme, humanisons l'indifférence détachée du réductionnisme, et devenons les médecins que nous avons toujours voulu être. Tout le monde y gagnera, la société, les malades et nous. Dans le premier chapitre de cet ouvrage, j'ai cité le révérend William Sloane Coffin à propos de la psychologie des patients. A une autre occasion, je l'ai entendu prononcer une phrase qui, bien que placée dans un contexte différent, m'a appris quelque chose sur la psychologie des médecins. Discutant du mouvement de libération de la femme en Amérique, il a dit : « La femme qui a le plus besoin d'être libérée est celle qui vit à l'intérieur de chaque homme. » C'est à mon avis cette prise de conscience que l'influence grandissante des femmes médecins nous a apportée. Durant nos années de formation à l'hôpital, nous autres résidents, nous nous prenions pour d'intrépides pilotes de Spitfire volant à bord de nos magnifiques avions de combat pour lutter contre les forces de la maladie. Si celles-ci représentaient l'ennemi à abattre, et la victoire la guérison, en revanche le malade — j'ai honte de l'avouer — apparaissait trop souvent comme l'environnement dans lequel était menée cette bataille. C'était ce que l'on nous serinait. Il nous fallait retenir cette leçon afin de nous protéger contre la douleur d'autrui et noyer dans l'œuf la moindre tendance insidieuse à nous identifier avec le malade. Nos professeurs croyaient fermement qu'il convenait de ne pas se laisser aller à « un attachement émotionnel ». Cela ne signifie naturellement pas que nous nous montrions désagréables envers nos patients ; simplement, nous gardions nos distances. Nous les traitions avec respect, et même avec une espèce de dignité formelle. Nous étions aussi aimables que nous le pouvions. Mais nous restions des gens à part, adoptant envers eux la même attitude qu'un adulte envers un enfant. A présent, quelque chose en nous s'est libéré. Ce dont parlait Bill Coffin. On nous a prouvé — et le mérite en revient surtout aux femmes médecins — que nos maîtres avaient tort, que loin de nous compromettre en ressentant ce qu'un patient éprouve, nous y gagnons en force. La vie d'un patient, le siège de sa maladie, le déchirement de son âme, l'angoisse de sa famille, l'espoir de sa guérison, tout cela a pris une importance égale à la connaissance du taux de sodium dans son sang. Nous soignons mieux. A notre grand étonnement, nous sommes fiers de revendiquer cette libération intérieure considérée par la société comme une qualité féminine. Aujourd'hui, un climat différent s'est créé. Les femmes médecins ont fait taire les clairons qui, pendant tant d'années, ont annoncé les victoires de la médecine. Grâce à elles, nous ne sommes plus tant des gladiateurs de la guérison que des pasteurs chargés de soulager ceux qui nous le demandent. Elles nous ont montré que nous devions nous dévouer sans réserve à nos malades. Même le ton des visites dans les services a changé ; les médecins résidents ont des liens plus étroits avec les patients. La médecine actuelle est davantage l'art de guérir- qu'à l'époque où elle a commencé de s'associer à la science. Je conteste l'affirmation selon laquelle nos jeunes médecins sont de froids technocrates. Il faut avoir, comme moi, vécu en milieu hospitalier pour témoigner du bouleversement de ces dernières années. Nous n'avons plus honte de parler avec nos malades ; ce faisant, nous devenons de meilleurs praticiens. Cela n'est d'ailleurs pas nouveau. Certains l'ont toujours fait. Même les plus distants et les plus méfiants d'entre nous ont parfois apporté plus qu'une aide physique aux malades. Peu, cependant, ont donné tout leur temps. Or, c'est ce qu'a fait Helen Taussig. Il me semble normal de relater la vie d'un médecin du XXe siècle dont les contributions représentent ce que le réductionnisme enidien a de meilleur, en précisant qu'il s'agit d'une femme dont la carrière incarne aussi le holisme hippocratique. Helen Taussig représente cette heureuse combinaison de science pure et de sympathie envers son prochain qui lui a permis de s'intéresser à l'une des plus vieux problèmes de l'anatomopathologie, et de trouver une solution considérée comme l'une des plus belles réalisations de l'art de guérir. Dix ans à peine après la publication en 1761 du De sedibus, le médecin hollandais Eduard Sandifort écrivait un traité du même genre que celui de Morgagni, Observationes anatomico-pathologicae, à partir de dissections post-mortem pratiquées sur des patients dont il avait soigneusement suivi les soins cliniques jusqu'à leur décès. Si l'ouvrage en quatre volumes de Sandifort comprenait les descriptions de nombreux cas jusque-là inédits, il reste surtout célèbre par celle d'un enfant « parfaitement normal à la naissance et durant les premières années de son existence, et qui ensuite, et ensuite seulement, avait pris une couleur brun foncé ». Cette teinte avait peu à peu viré au gris-bleu, surtout dans les moments de fatigue. L'enfant avait de plus en plus de mal à respirer. Une saignée destinée à améliorer sa respiration montra un sang bleu et très épais. Sandifort était si connu pour son aptitude à élucider les problèmes anatomopathologiques lors d'autopsies qu'après le décès de leur fils âgé de douze ans, les parents lui demandèrent de disséquer le corps. Comme l'enfant était né normal, on s'attendait à découvrir quelque preuve indiquant ce qui s'était passé et mettant peut-être en cause le poêle à charbon familial. En ouvrant la poitrine, Sandifort constata avec étonnement que l'artère pulmonaire transportant le sang du cœur droit aux poumons était d'une taille anormalement petite et de calibre étroit. Il y avait un trou dans la cloison musculaire qui sépare la grande cavité droite, ou ventricule droit, de la gauche. Cela signifiait que le sang avait tellement de difficulté à pénétrer jusqu'aux poumons qu'à chaque battement de cœur, une quantité importante était refoulée dans le ventricule droit et passait, sans avoir été oxygénée, par le trou de la cloison, ou septum, directement dans le ventricule gauche, et de là, dans la circulation générale via l'aorte. A ce point du récit, il convient de donner quelques précisions anatomiques. Disons pour simplifier que le cœur comporte deux organes distincts de part et d'autre d'une cloison centrale, le septum. Chacun d'eux possède une chambre supérieure — l'atrium — qui reçoit le sang, et une chambre inférieure — le ventricule — qui l'expédie à l'extérieur (voir diagramme p. 131). La partie droite du cœur reçoit le sang qui revient de la périphérie du corps et le propulse via l'artère pulmonaire jusqu'aux poumons, afin de le réoxygéner. De là, les veines pulmonaires le renvoient à la partie gauche, d'où il est expédié dans l'aorte pour la nutrition des tissus. Le cœur apparaît ainsi comme deux pompes séparées travaillant selon un rythme coordonné, mais accomplissant deux tâches distinctes : la pompe droite amène le sang aux poumons, tandis que la gauche le véhicule dans le reste du corps. Comme le côté gauche a un travail plus important de pompage, sa pression interne est considérablement plus élevée que celle du côté droit. Conséquence de l'anomalie congénitale du jeune garçon : une grande partie de la circulation de retour n'atteignait jamais les poumons pour s'enrichir en oxygène, mais passait par le trou interventriculaire (situé dans la cloison centrale) et était expédiée directement à l'extérieur, court-circuitant complètement les poumons. La cause de cette couleur bleue, ou cyanose, était claire : une proportion importante du volume du transit sanguin n'avait jamais la possibilité de se saturer en oxygène. Si les symptômes empiraient avec l'âge, c'était simplement parce que le mince vaisseau pulmonaire ne grossissait guère à mesure que l'enfant grandissait et que son sang exigeait davantage d'oxygène. Par conséquent, un volume proportionnellement plus grand de sang bleu arrivait non régénéré aux tissus, aggravant les symptômes de privation d'oxygène. En 1888, Etienne-Louis Fallot, professeur d'anatomopathologie à Marseille, établit que les conditions décrites par Sandifort comportaient quatre éléments anatomiques (tétralogie de Fallot) : étroitesse ou sténose pulmonaire, trou septal interventriculaire, épaisseur du ventricule droit due à l'effort de pompage entraîné par l'obstruction, déplacement exagéré de l'aorte vers le côté droit de telle sorte que le sang entre aussi facilement dans le ventricule droit que dans le trou septal. La tétralogie de Fallot devint bientôt un sujet de fascination pour les médecins qui constataient que Fallot avait raison de souligner que 75 p. 100 des enfants cyanosés, ou enfants bleus, montraient effectivement à l'autopsie des malformations anatomiques, alors que les 25 p. 100 restants présentaient différentes anomalies congénitales, certaines d'ailleurs s'imbriquant dans d'autres. A la fin du XIXe siècle, grâce aux méthodes d'examen physique de plus en plus sophistiquées, le diagnostic pré-mortem de la maladie bleue devint moins difficile à établir. L'histoire clinique, le souffle entendu au stéthoscope, le rythme et la taille du cœur déterminés par la palpation et la percussion, permirent de décrire un nombre significatif de cas dans la seconde moitié du siècle. Néanmoins, la plupart des enfants cyanosés défiaient les efforts des médecins les plus habiles, incapables de trouver une réponse aux anomalies que leur révélaient les divers examens. Tout le monde s'accordait seulement à reconnaître qu'il n'existait, hélas, aucune solution. L'étude de la tétralogie de Fallot entraîna la constatation de l'existence d'autres formes de cardiopathies congénitales et des problèmes qu'elles posaient. Avant d'envisager le moindre traitement efficace, il était nécessaire de trouver une méthode susceptible de différencier les défauts anatomiques de chaque type de maladie et d'en classifier les principaux de manière à simplifier le diagnostic. Cette tâche sera accomplie par une Canadienne, le Dr Maude Abbot . La carrière de Maude Abbott débute avec l'entrée des femmes dans la profession médicale. Diplômée en 1890 de la faculté des arts de l'université McGill à Montréal, qui commençait à peine à accueillir des étudiantes, elle essaye — mais en vain — de s'inscrire à la faculté de médecine réservée aux hommes. Elle mène alors une vigoureuse campagne, engageant vivement ses amis, la presse et l'opinion publique à la soutenir. Malgré des discussions et des débats très houleux entre les médecins de Montréal et l'université, elle se voit finalement opposer une fin de non-recevoir accompagnée de cette explication : « [McGill] ne voit pas comment entreprendre l'éducation médicale des femmes. » En plein centre de Montréal, à l'angle des rues Ontario et Mance, se dresse un petit immeuble abritant l'école de médecine de Bishop's College. Cette université ayant décidé d'accepter les femmes, Maude Abbott est invitée à rejoindre les rangs de la première classe de l'école de médecine. Bien que l'enseignement ne vaille pas celui de McGill, Maude accepte l'offre ; elle en ressort titulaire du Senior Anatomy Prize et du Chancellor's Prize pour ses brillants résultats. L'étape suivante la conduit à apprendre l'allemand et à se rendre d'abord à Zurich, où elle s'inscrit pendant un trimestre à la faculté de médecine en 1894, puis à Vienne ; pendant deux ans, elle suit les cours à l'université. En 1897, elle retourne à Montréal et ouvre un cabinet de médecine générale. Mais Maude Abbott n'est pas faite pour avoir une clientèle privée. Comme tant d'autres médecins dont le carnet de rendez-vous est lent à se remplir, elle demande à faire de la recherche. Si les autorités de McGill l'ont refusée comme étudiante, elles acceptent de l’ engager à titre bénévole comme conservateur adjoint au musée d'anatomopathologie. Toujours prête à accroître ses connaissances, elle se rend dans divers centres médicaux, afin d'en étudier les musées. En 1898, elle fait la connaissance à Baltimore de William Osier qui lui fait remarquer que le musée de McGill contient des trésors encore non recensés susceptibles de permettre une classification des maladies ou de développer des méthodes précises de diagnostic. Elle regagne alors son pays, décidée à s'atteler à cette tâche. L'année suivante, elle consulte Osier à propos d'un spécimen de cœur à trois cavités et, sur ses conseils, entreprend l'étude des malformations cardiaques congénitales. Elle deviendra la spécialiste mondiale non seulement des anomalies anatomiques cardiaques, mais aussi des altérations physiologiques qui en découlent. En 1936, elle publie un Atlas des maladies congénitales cardiaques, contenant un millier de cas qu'elle a personnellement disséqués. Cet ouvrage est devenu une véritable bible pour quiconque souhaite connaître l'anatomopathologie et la Physiopathologie des malformations cardiaques congénitales. Si Helen Taussig a eu moins de mal que Maude Abbott pour faire ses études de médecine, son sexe et le fait d'être née trop tôt (1898) lui compliquèrent quand même l'existence. Fille d'un professeur d'économie à Harvard, elle s'inscrit à Radcliffe pendant deux ans avant de demander son transfert à Berkeley pour ne pas rester dans l'ombre du professeur Taussig. Lorsque, une fois diplômée, elle annonce à son père qu'elle veut faire des études de médecine, il lui suggère de s'intéresser plutôt à la santé publique en précisant : « C'est très bien pour les femmes. » Le doyen de l'école de santé publique de Harvard lui déclare sur un ton très poli qu'il l'accepte dans son cursus de quatre ans, mais qu'il ne délivre aucun diplôme aux femmes. Tout aussi poliment, elle rejette sa proposition. Nullement découragée, Helen Taussig décide de choisir une voie moins détournée. Si la Harvard Medical School refuse les femmes (et ce jusqu'en 1945), Helen peut toutefois y étudier la biologie ; elle suivra également des cours d'anatomie à l'université de Boston. Poussée par Alexander Begg, son professeur d'anatomie, elle entreprend des recherches sur le muscle cardiaque. Egalement doyen de la faculté de médecine, Begg l'encourage à s'inscrire à Johns Hopkins, afin de tirer le meilleur parti de ses aptitudes. Vers la fin de sa vie, elle rédigera une brève autobiographie dans laquelle elle racontera pourquoi elle a suivi les conseils de Begg, et évoquera les possibilités qui lui ont été offertes à Baltimore. Le titre de cet ouvrage explique comment elle est devenue une cardiologue pour enfants : Peu de choix et un environnement stimulant. Nommée au centre de cardiologie de Hopkins où elle va travailler pendant quatre ans, Helen Taussig met à profit sa connaissance du fonctionnement du muscle cardiaque. Bien que la classe 1923, composée de soixante-dix étudiants, compte dix femmes, une seule peut accéder à l'internat, selon une coutume établie de longue date et probablement basée sur une conception bienveillante de la représentation proportionnelle. La battant de deux dixièmes de point, sa condisciple Vivian Tappan emporte ce poste tant convoité. En guise de consolation, son supérieur au centre de cardiologie, Edward Carter, lui accorde une bourse d'un an. Au cours de cette année-là, un nouveau patron du service de pédiatrie, Edwards A. Park, venu de Yale, crée une clinique de cardiologie infantile et engage Helen Taussig. Park est un homme très attentif à ses élèves, et exactement le genre de guide spirituel dont la jeune cardiologue a besoin à ce stade de sa carrière. Non seulement il milite en faveur de l'accès des femmes à la profession médicale, mais encore il a horreur de toute discrimination. Des années plus tard, Helen Taussig relatera l'anecdote suivante : désireuse de pourvoir un poste universitaire, une institution demande à Park de lui recommander un candidat et lui adresse la liste des qualifications requises en précisant qu'elle ne souhaite ni femme ni Juif. D ns sa réponse, Park ne mâche pas ses mots : « Il m'est impossible de recommander quiconque pour une institution d'où sont exclus les femmes et les Juifs, car les Juifs et les femmes ont apporté une très grande contribution au Harriet Lane Home et à l'hôpital Johns Hopkins. » Rédigée à une époque où les préjugés envers l'un et l'autre de ces groupes étaient acceptés sans discussion à l'université, cette courageuse déclaration de principe constitue une exception. On comprend aisément pourquoi Helen Taussig se sent aussitôt des affinités spirituelles avec cet homme. Ayant à la fois trouvé un mentor et un ami, Helen Taussig décide alors de passer dix-huit mois comme interne chez Park. En 1930, à la fin de son internat, elle est nommée assistante du service de pédiatrie de l'hôpital Johns Hopkins. Malgré son peu de titres universitaires, Park lui confie la charge de médecin-chef de la clinique de cardiologie infantile, située dans le Harriet Lane Home, aile de Johns Hopkins consacrée aux enfants. L'essor de la cardiologie infantile et la vie de la jeune femme vont alors se confondre. Helen Taussig commence sa carrière universitaire au moment précis où l'on s'accorde à reconnaître que les affections cardiaques des enfants exigent une étude et une attention scrupuleuses de la part des médecins qui doivent s'y consacrer totalement. C'est ce que fera Helen Taussig. Park se montre aussi généreux qu'il le peut envers sa nouvelle clinique, mais le budget de son département doit faire face à d'autres dépenses également urgentes. Chacun de ses nombreux projets coûte cher et reçoit une part plus petite que celle souhaitée. A la clinique de cardiologie infantile, il offre un électrocardioraphe, un appareil de radioscopie neuf, quatre mille dollars, une secrétaire, une assistante sociale et Helen Taussig. La somme d'argent suffit à régler toutes les dépenses, y compris le salaire du médecin-chef. Lorsque la cardiologue commence son travail, elle décide de s'occuper exclusivement du traitement de jeunes patients dont le cœur a souffert à la suite de rhumatismes articulaires aigus, principale cause de la mortalité infantile à l'époque. Au moins la moitié des enfants qui ont survécu à la phase aiguë de la maladie présentent de sérieuses déformations valvulaires. Jusque-là hospitalisés avec les adultes, ces enfants affluent dans la nouvelle unité de pédiatrie. Débordée, Helen Taussig ne peut que superviser les soins. Cependant, Park est décidé à lancer une étude des malformations congénitales cardiaques. En dehors du travail en cours de Maude Abbott, rien n'a vraiment été fait après les descriptions de Fallot et de quelques autres. Comme elle a une entière confiance dans la pensée de son mentor, « peu de choix et un environnement stimulant », Helen Taussig entreprend l'étude d'un groupe d'enfants dont les maladies latentes restent obscures et incurables. Elle commence par se familiariser avec le maniement de l'appareil de radioscopie — considéré comme un grand progrès technologique — sans savoir où cela va la mener. Il permet d'examiner l'image des poumons, du cœur et des grands vaisseaux projetée sur un écran fluorescent. Lorsque le bruit se répand qu'elle s'intéresse à cette discipline, les candidats ne manquent pas. Dès qu'une unité chargée du soin des malades incurables s'ouvre dans un service hospitalier, les médecins lui adressent leurs cas dans l'espoir que quelque chose pourra être fait. Au début, H. Taussig ne peut que constater de subtiles différences entre les enfants : les uns sont cyanosés, et d'autres non ; la plupart des cyanosés présentent la tétralogie de Fallot, mais certains ont des raisons différentes, plus obscures, d'avoir un flux sanguin pulmonaire mal adapté ; il y a ceux qui ont des problèmes de valves, des trous dans le septum, des cœurs au développement embryologique incomplet, ou enfin des cœurs déficients dès les premières heures de la naissance. Seuls les cas les plus répandus comme la tétralogie peuvent donner lieu à un diagnostic, et encore, il arrive que celui-ci se révèle faux à l'autopsie. Un après-midi à la clinique de cardiologie infantile constitue une épreuve même pour le médecin le plus endurci. Des enfants ayant un retard de croissance ont de tels problèmes d'essoufflement qu'ils perdent conscience au plus léger effort ; le nez, les oreilles, les extrémités et parfois le corps entier de couleur bleue, ils restent recroquevillés sur le parquet ou étendus immobiles sur la table d'examen pour ne pas gaspiller leur oxygène. Leurs symptômes empirant, certains reviennent plus souvent accompagnés de parents toujours plus angoissés. Les liens entre Helen Taussig et quelques-uns de ses petits patients deviennent de plus en plus étroits. Elle n'essaye jamais de masquer son inquiétude ni son intérêt pour la vie quotidienne familiale. De même qu'Edwards Park représente pour elle une ancre dans une mer agitée, elle incarne une force stabilisatrice pour les nombreux couples contraints d'accepter une réalité de plus en plus désespérée. A force d'attention, les yeux rivés sur son écran fluorescent, H. Taussig arrive à reconnaître certaines caractéristiques. Examinant aux rayons X le corps presque transparent de ses petits patients placés dans toutes les positions, elle observe avec angoisse la lutte que mènent les cœurs malformés pour être malgré tout irrigués ; elle détecte des signes que personne n'a réussi à voir avant elle ; elle enregistre des images que l'on ne peut que deviner ou constater au cours d'autopsies, quand il est trop tard. «Je me rendis compte bientôt que, chez les enfants cyanosés, toute modification concernant la taille et la forme du cœur et des gros vaisseaux était d'une grande importance pour le diagnostic. En étudiant le cœur dans toutes ses positions — antérieure, postérieure, antérieure oblique droite et gauche — on pouvait déterminer les cavités qui grossissaient, diminuaient ou disparaissaient. » En 1938, estimant qu'elle en sait suffisamment pour pouvoir poser les bonnes questions, elle va rendre visite à Maude Abbott à McGill. Elle a déjà passé de nombreuses heures à disséquer les cœurs de ses propres patients décédés. Il lui faut maintenant examiner plusieurs cas de chacune des anomalies congénitales déjà découvertes et comprendre la classification de Maude Abbott. A son retour, elle est plus apte à établir une corrélation entre l'anatomopathologie, son appareil de radioscopie, son électrocardiographe et ses méthodes toujours plus instructives d'auscultation. C'est précisément dans cet examen physique qu'elle excelle. Souffrant d'une ouïe quelque peu déficiente à la suite d'une coqueluche attrapée dans sa prime enfance, elle ne peut entendre parfaitement bien les battements cardiaques. Elle en vient donc à développer au maximum ses facultés d'observation et son toucher au point de pouvoir obtenir quantité de renseignements rien qu'en regardant le thorax d'un enfant, et en posant la main dessus pour sentir la manière particulière dont il bat. Utilisant les indices que lui communiquent ses mains, ses yeux et les ondes des électrocardiogrammes, elle peut généralement annoncer ce que ses étudiants doués d'une ouïe normale entendent dans leurs stéthoscopes. Mais, quelle que soit son adresse, établir un diagnostic ne sert pas à grand-chose sans traitement. H. Taussig se trouve exactement dans la même position que ses confrères du siècle précédent confrontés à la plupart des maladies qu'ils rencontraient : possibilité de poser un diagnostic, de soulager, mais pas de guérir. Quelques patients dont les malformations touchent les gros vaisseaux à la base du cœur subissent déjà à cette époque des opérations réussies. D'intrépides chirurgiens opèrent la coarctation — ou rétrécissement — de l'aorte : ils sectionnent le segment rétréci de l'aorte et suturent ensemble les deux extrémités largement ouvertes, grâce aux récentes techniques de suture des vaisseaux sanguins. Ils obtiennent des résultats excellents. Mais aucune solution ne semble en vue pour améliorer le sort des enfants souffrant de cardiopathies. Une autre malformation cardiaque importante opérée avec succès depuis le début des années 1940 est la persistance du canal artériel (ductus arteriosus). Pendant la vie embryonnaire, le sang du fœtus reçoit son oxygène de la mère, puisque les poumons ne peuvent être utilisés. Afin de permettre à la circulation sanguine d'éviter les poumons, la nature a créé un canal — ductus — qui fait passer directement le sang de l'artère pulmonaire dans l'aorte et se ferme spontanément à la naissance. Pour des raisons non encore éclaircies, il arrive qu'il reste ouvert. Les deux régimes de pression n'étant pas les mêmes, il se produit alors une fuite du sang de l'aorte vers l'artère pulmonaire, ce qui entraîne une hypertension pulmonaire. L'intervention consiste à lier le canal ouvert avant que les poumons de l'enfant ne soient irrémédiablement endommagés par toutes les années où ils ont reçu plus de sang qu'ils ne le pouvaient. Comme il est fréquent qu'une personne souffrant d'une anomalie congénitale présente d'autres malformations, certains des enfants examinés par H. Taussig ont une tétralogie de Fallot et une persistance du ductus arteriosus. Etant donné qu'elle les examine dans sa clinique et les suit parfois jusqu'à la table d'autopsie, elle se rend compte que les enfants atteints à la fois d'une persistance du canal et d'une tétralogie se portent relativement bien, mais que leur santé se détériore si le ductus se ferme spontanément un peu plus tard. A l'évidence, ce dernier sert à accomplir le contraire de ce qu'il faisait dans le fœtus : il permet au sang de passer de la haute pression aortique à celle plus basse de l'artère pulmonaire au-delà de l'obstruction. En court-circuitant la circulation autour du flux pulmonaire obstrué, il crée une déviation qui augmente considérablement le flux jusqu'aux poumons. La solution logique pour les malades souffrant de la tétralogie de Fallot serait donc de demander à un chirurgien d'établir un canal. Pour Helen Taussig, ce problème s'apparente à un travail de « plomberie » : mettre une certaine longueur de tuyau à la bonne place, détourner ainsi le sang bleu de l'aorte pour l'envoyer dans l'artère pulmonaire, permettant à ce sang dérivé de se réoxygéner dans les poumons. Bien entendu, la cardiologue ignore comment y arriver, mais elle sait exactement quels « plombiers » consulter. Il s'agit d'Alfred Blalock et Vivian Thomas. Lorsque Helen Taussig vient lui expliquer son plan, Blalock, âgé de quarante-quatre ans, dirige le département de chirurgie de Hopkins depuis deux ans. Né à Culloden, Géorgie, fils d'un riche négociant, il est diplômé de l'université de Géorgie et de la Johns lopkins Medical School. N'ayant pu accomplir son internat chez lalsted, il s'inscrit à un stage en urologie. Mais il s'y montre si capable que Halsted le nomme résident dans son service de chirurgie peu avant de mourir. En 1925, évincé par la lutte acharnée [ue mènent les internes pour se hisser à la première place, Blalock part pour Nashville au titre de chirurgien-résident en chef du louvel hôpital universitaire Vanderbilt. Pendant les quinze années qui suivent son internat, Blalock se ait remarquer par ses recherches sur les problèmes de circulation sanguine. En particulier, il réalise un travail capital sur le principe lu choc en montrant que le dénominateur commun de cette implication mal comprise de tant de maladies est une diminution du volume sanguin circulant. C'est grâce à cette contribution majeure que les médecins en viennent à reconnaître la nécessité le remplacer le volume de sang perdu lors d'une hémorragie chirurgicale ou d'un trauma ; l'utilisation des transfusions sanguines t de plasma pendant la seconde guerre mondiale est l'un des résultats directs des travaux de Blalock. Il convient également de souligner que ses méthodes d'investigation en laboratoire et ses importantes découvertes expérimentales prépareront le terrain >our des recherches plus approfondies dans le domaine de la circulation sanguine. Il est normal que Blalock s'intéresse au fonctionnement du cœur et des grands vaisseaux. Dans les années 1930, la physiologie lu cœur et des poumons fait l'objet d'études très poussées dans les principaux centres médicaux, permettant de nombreux progrès dans la chirurgie thoracique, spécialité qui se développe avec une grande rapidité. Comme d'autres chercheurs, Blalock met au point des méthodes de suture des extrémités des vaisseaux sanguins de manière à réaliser une anastomose ou abouchement de deux conduits. Il entreprend, entre autres, d'étudier les désordres physiologiques de l'hypertension pulmonaire, Physiopathologie à a base du ductus arteriosus. Afin d'observer les changements apportés dans les poumons par 'hypertensions pulmonaire, il se livre à des expériences sur le lien, pratiquant une anastomose du principal vaisseau de la patte de devant — l'artère sous-clavière — avec l'artère pulmonaire. Ce ductus artificiel véhicule du sang à haute pression directement dans les vaisseaux pulmonaires. C'est un chef-d'œuvre de c plomberie » expérimentale. Dans chacune de ses expériences, Blalock est aidé par un assistant tout à fait remarquable. « Aidé » n'est pas un mot assez fort, pratiquement, tous les aspects techniques de ces recherches sont laissés à Vivian Thomas qui, en 1930, vient travailler dans le laboratoire de l'université Vanderbilt. Contraint à dix-neuf ans de renoncer, faute de moyens financiers, à des études supérieures au Tennessee State College, Vivian Thomas fait la connaissance de Blalock qui reconnaît aussitôt en ce jeune Noir grand et élancé un chercheur-né, doublé d'un technicien doué. Intelligent, modeste, vif, Thomas devient rapidement pour lui plus un associé qu'un assistant. Au cours des onze années que durera leur collaboration à Vanderbilt, c'est lui qui résoudra bien des problèmes techniques et proposera souvent l'étape suivante à entreprendre. Tels sont les hommes providentiels qu'Helen Taussig décide de consulter. Un matin de l'automne 1943, elle va leur rendre visite dans leur laboratoire de recherche. Ceux qui l'ont connue à cette époque la décrivent comme une femme grande, mince, séduisante, que les lunettes sans monture et le chignon font davantage ressembler à une gentille institutrice américaine qu'à la plus grande spécialiste de cardiologie infantile du monde. S'exprimant avec un zeste d'accent de Boston et sur le ton légèrement monocorde que lui vaut sa semi-surdité, elle décrit les infirmités de ses enfants cyanosés et son impuissance à les soigner. Courtois comme à son habitude, Blalock l'écoute d'un air intéressé, l'interrompant de temps à autre pour demander — avec son savoureux accent du Sud — une précision sur un point particulier. Thomas écoute aussi, mais sans bien comprendre tout ce qui est dit. Même s'il en sait plus sur le choc et le système cardio-vasculaire que la plupart des médecins, les détails de l'exposé de Taussig lui laissent une impression confuse ; en effet, comme il le soulignera plus tard dans son autobiographie : le problème « défie toute description verbale, sauf en termes très techniques ». Il devra faire plusieurs visites au bâtiment d'anatomopathologie où la cardiologue garde sa collection de cœurs déficients pour apprécier entièrement ce qu'elle leur propose de résoudre. Helen Taussig leur a, pour ainsi dire, lancé un défi scientifique. Après l'avoir écoutée, Blalock réfléchit au problème et pressent où se trouve la réponse. Il lui apparaît clairement que la solution réside dans le ductus arteriosus, dans ce « chef-d'œuvre de plomberie expérimentale » qu'il a fabriqué quelques années auparavant. Ce « tuyau » permettra d'apporter plus de sang aux poumons des enfants cyanosés. Le règlement des détails techniques de l'opération envisagée est confié à Vivian Thomas. Il procède à de multiples expériences afin de perfectionner la méthode permettant de créer une anastomose destinée à détourner le sang de l'artère sous-clavière dans l'artère pulmonaire. Comme l'artère sous-clavière est le principal vaisseau nourrissant le bras, Thomas estime que cette diversion n'entraînera aucune incapacité. Afin de mettre au point sa technique, il opère environ deux cents chiens. Le sang est partiellement court-circuité dans les poumons en passant de l'aorte à la sous-clavière qui communique avec l'artère pulmonaire par le ductus artificiel. Cependant, seule l'expérimentation sur un véritable patient permettra de savoir si cet afflux de sang dans les poumons suffira à soulager un enfant cyanosé. Ce patient se présente un peu avant que l'équipe chirurgicale ne soit tout à fait prête. Pendant cette année de préparatifs, plusieurs petits pensionnaires d'Helen Taussig ont vu leur état se détériorer lentement. Eileen Saxon, une fillette de onze mois, est devenue si bleue qu'elle doit vivre constamment sous une tente à oxygène. H. Taussig demande à Blalock s'il accepte de la prendre comme première patiente. « Oui, répond-il, c'est le type d'enfant sur lequel on peut essayer. On ne doit pas pratiquer une nouvelle opération sur un "bon" cas, mais sur un patient qui n'a aucune chance de survivre sans elle. » Il prévient Thomas que les instruments spéciaux de laboratoire et le matériel de suture doivent être prêts pour l'opération prévue dans les deux semaines à venir. Il faut préciser que Blalock n'a encore opéré seul aucun chien. Il a assisté Thomas dans quelques-unes de ses interventions et se propose de commencer très bientôt, mais au cours des sept jours suivants, l'état d'Eileen empire rapidement ; il n'y a plus de temps à perdre. De toute façon, Blalock sait ce qu'il doit faire et c'est un chirurgien adroit. Si l'intervention se solde par un échec, la faute n'en incombera pas à l'opérateur. Plusieurs membres de l'équipe chirurgicale réunie dans le bloc opératoire en cette matinée du 29 novembre 1944 se souviennent de leur inquiétude en voyant pour la première fois le bébé malingre (moins de cinq kilos) extrait de son berceau et placé sur la table par le Dr Taussig et ses collaborateurs. Il semble impossible que des adultes puissent, après avoir ouvert le thorax de cette minuscule créature, isoler ses fragiles vaisseaux sanguins et les suturer l'un à l'autre. Il faut faire preuve d'une incroyable assurance, d'une extraordinaire habileté manuelle et d'une foi illimitée dans sa bonne étoile pour se lancer dans cette tentative apparemment désespérée. Blalock a la chance d'avoir ce matin-là pour assistants deux hommes d'une rare adresse qui deviendront des chirurgiens célèbres : William Longmire, chirurgien-résident en chef, et Denton Cooley, interne. De tels aides peuvent permettre au meilleur chirurgien de se surpasser. Alors que commencent les préparatifs de l'anesthésie, Blalock fait appeler Vivian Thomas. L'impassible technicien entre dans la salle d'opération et s'assoit sur un siège derrière le chirurgien, mais un peu à l'écart. Blalock lui demande de se rapprocher suffisamment pour qu'il puisse voir le champ opératoire aussi bien que l'équipe chirurgicale. A plusieurs reprises durant l'anastomose, Blalock lui demande si les points de suture sont suffisamment rapprochés, et, plus d'une fois, Thomas lui fait rectifier le sens d'une suture. Grâce à l'aide efficace de Longmire et de Cooley, aux conseils indispensables de Thomas, et à sa propre dextérité, Blalock réalise le premier ductus artificiel sur un être humain sous le regard émerveillé et satisfait d'Helen Taussig. Après l'intervention, Helen Taussig et sa collègue cardiologue Ruth Whittemore veillent leur petite patiente en pratiquant toutes les vérifications possibles. Le débit sanguin de son bras est bon, l'enfant paraît un peu moins cyanosée qu'avant et elle a survécu à une opération qui aurait très bien pu être mortelle. La première nuit sera très pénible, la seconde un peu moins. Récemment, Ruth Whittemore m'a confié : «J'ai passé deux nuits sur un lit de camp près d'elle. Je n'allais pas laisser cette enfant mourir ! » A plusieurs reprises, elle place une aiguille dans la poitrine d'Eileen afin de drainer le pneumothorax et finit par laisser un drain à demeure. La fillette se remet lentement. A mesure que les jours s'écoulent, elle devient moins bleue. A la fin de la seconde semaine, il est clair qu'elle va s'en tirer. Lorsqu'en 1970, le journaliste médical Jürgen Thorwald interviewa la mère de l'opérée, celle-ci lui dit : «Quand on m'autorisa à voir Eileen pour la première fois, j'eus l'impression de vivre un miracle... Je ne l'avais jamais vue le visage aussi rose ; elle était comme tous les autres enfants. Elle ne devenait bleue que si elle donnait de violents coups de pied. Sinon, elle ressemblait à n'importe quel enfant. Quel bonheur ! » Le Dr Taussig attend d'être sûre de l'heureuse issue de l'opération avant de présenter une autre candidate à son équipe chirurgicale. Pesant moins de cinq kilos, Eileen était plus petite que la plupart des chiens que Vivian Thomas avait opérés, mais la seconde fillette est plus âgée et en meilleure condition physique. Barbara Rosenthal a douze ans, lorsqu'elle est opérée le 3 février 1945. Une semaine plus tard — le 10 — c'est au tour d'un garçon de six ans, Marvin Mason. Le deuxième enfant connaît des suites opératoires plus rapides que le premier et le troisième que le second. La réussite du groupe de Hopkins ne peut rester secrète. Harcelée par la presse et les stations de radio, la direction de l'hôpital les autorise à interroger l'équipe chirurgicale devenue soudain célèbre. Blalock et H. Taussig se montrent coopérants. Ils comprennent parfaitement la nécessité d'informer publiquement les parents d'enfants handicapés par la maladie bleue, et de faire savoir au monde que d'autres insuffisances cardiaques pourront bientôt être soulagées. Le premier novembre 1945, cinquante-cinq patients ont subi cette nouvelle opération; le 30 décembre 1950, ils sont mille trente-sept. Le taux de mortalité tombe de 20 p. 100 à moins de 5 p. 100. Comme on pouvait s'y attendre, la clinique de cardiologie infantile dirigée par Helen Taussig reçoit des enfants de tous les coins des Etats-Unis et du monde entier. Si seulement un tiers d'entre eux sont jugés aptes à subir l'intervention au cours de ces premières années, les autres ont cependant droit aux conseils et à l'assistance d'Helen Taussig et de son équipe d'internes. Sa première collaboratrice est Ruth Whittemore qui, dix ans plus tard, à l'hôpital de Yale, m'apprendra le peu que je sais sur les maladies cardiaques congénitales. Elle parle de ces jours si excitants, alors qu'elle était un jeune médecin travaillant auprès d'éminents praticiens : « Dans les années 1945-1947, quand fut connue l'idée du Dr Taussig de créer un ductus artificiel pour soulager les enfants bleus, sa clinique fut envahie par la presse, inondée de lettres de parents, de médecins désireux soit de recommander leurs malades, soit de visiter la clinique. Beaucoup de parents arrivaient sans prévenir. Le personnel se trouva bientôt débordé et l'on manqua de place. Nous avions toujours la responsabilité de nombreux enfants atteints de rhumatisme articulaire aigu, et nous dûmes nous adapter rapidement aux besoins de chaque patient et de leur famille. Le Dr Taussig s'organisa de manière à satisfaire dans la mesure du possible les demandes. Nous avions aussi pour tâche d'accueillir des dizaines de médecins célèbres venus du monde entier ; plusieurs d'entre eux nous accompagnaient dans nos activités quotidiennes. « La formation était intense. Le Dr Taussig, les cardiologues et les chirurgiens apprenaient au jour le jour, et appliquaient leur savoir fraîchement acquis au groupe suivant de patients... Au cours de ces années de progrès rapides, le Dr Taussig comprit que si elle voulait que le maximum d'enfants puisse en profiter, il fallait former des cardiologues infantiles et créer des centres à travers tout le pays. A cet effet, elle rencontra les dirigeants du Bureau de l'enfance et obtint leur soutien pour œuvrer en ce sens. » Helen Taussig aime à dire de ses petits patients qu'ils sont pour elle comme des jeux de mots croisés. A mesure qu'elle apprend à élucider les symptômes présentés par chacun d'eux, elle s'empresse de communiquer son savoir aux membres de son équipe. Ils deviennent bientôt aussi experts qu'elle dans l'examen physique et radioscopique, apprennent à interpréter les divers résultats de laboratoire et à les intégrer dans leur diagnostic. Ruth Whittemore évoque ce qu'elle appelle l'impressionnante « capacité de réfléchir aux choses, de résoudre les puzzles » d'Helen Taussig. Celle-ci enseigne plus par l'exemple que par de véritables cours ; elle sait quelles questions se poser et comment utiliser les réponses pour remplir les cases de sa grille de mots croisés. « Elle voyait les problèmes, réfléchissait aux solutions, pesait le pour et le contre, en discutait avec nous et, une fois sûre d'avoir raison, passait à l'acte. Elle recherchait de l'aide partout où elle pensait en trouver. Ensuite, d'un ton persuasif et pressant, elle exprimait ses convictions pour le plus grand bien de la science médicale et de l'humanité. » Helen Taussig ne se contente pas d'instruire ses collègues en matière de cardiologie infantile. Elle montre aussi quel réconfort un médecin peut apporter aux familles éprouvées des malades. Tous ceux qui l'ont rencontrée s'accordent à louer sa chaleur, sa compassion, la considération dont elle fait preuve envers son entourage. Helen Taussig n'a jamais jugé nécessaire d'établir une distance entre elle et ceux qui remettent leur vie entre ses mains. Sa fidèle disciple, Ruth Whittemore, non plus. Me recevant en février 1987 dans son bureau à Yale, la cardiologue me raconta le cas d'un garçon cyanosé, présentant la tétralogie de Fallot ; ayant survécu aux brutalités de l'occupation japonaise aux Philippines, passager du premier bateau ramenant les Américains chez eux, il avait été transporté dès son arrivée directement à Hopkins dans le service du Dr Taussig. Son père avait été tué, et sa mère avait réussi à le maintenir en vie durant les années de privation. Bien que sous-alimenté et épuisé, il voulait être opéré à tout prix. Estimant impossible de le réalimenter tant que son sang n'était pas mieux oxygéné, les cardiologues et les chirurgiens décidèrent de l'opérer, malgré les risques inhérents à son état d'extrême fatigue. Cette difficile décision ne fut prise qu'après mûre réflexion : il n'y avait pas d'autre choix. Plein d'optimisme, le petit garçon entra dans la salle d'opération, mais son corps émacié ne put supporter l'épreuve ; l'enfant mourut quelques jours plus tard. En me racontant cette histoire alors que quarante ans s'étaient écoulés, Ruth Whittemore éprouvait les mêmes sentiments de peine et de frustration : « Nous avons peut-être eu tort ; nous aurions peut-être dû lui redonner des forces avant de l'opérer. » Ses yeux se remplirent lentement de larmes, comme s'il s'agissait d'un événement datant de la veille. Helen Taussig attire dans son service non seulement les patients, mais aussi les pédiatres qui souhaitent se familiariser avec ce nouveau domaine de la cardiologie infantile. Etant la première à décrire l'image clinique des diverses formes de cardiopathies congénitales, elle connaît mieux que quiconque les soins complexes à donner à ces patients. Si elle n'a eu que trois internes la seconde année, par la suite, de plus en plus d'étudiants demanderont à travailler chez elle. Il pourrait paraître étrange qu'on veuille se spécialiser dans un domaine semble-t-il aussi petit et spécialisé que la cardiologie infantile, mais il suffit de connaître un peu les contributions d'Helen Taussig pour comprendre que cette spécialité n'est nullement étriquée. Des étudiants américains et étrangers affluent à Hopkins. Comme cela s'est passé avec Halsted en chirurgie, les disciples d'Helen Taussig se dispersent à travers les États-Unis et mettent au point leurs propres programmes de formation, ce qui fait qu'en une vingtaine d'années, le pays pourra disposer d'une pléiade de spécialistes de cardiologie infantile hautement qualifiés. Outre Ruth Whittemore à New Haven, citons Robert Ziegler à Detroit, Gilbert Blount dans le Colorado, Edward Lambert à Buf-falo, Daniel McNamara à Houston, James Manning à Rochester et Mary Allen Engle à New York. En 1950, Helen Taussig inaugure la première d'une série de rencontres avec ses élèves. D'abord simples réceptions amicales à son domicile, ces réunions bisannuelles se transforment rapidement en importantes manifestations scientifiques avec la participation de spécialistes mondiaux de cardiologie infantile venus honorer leur professeur et confronter leurs expériences. J'ai toujours admiré les médecins qui s'occupent de cardiologie infantile, non seulement pour leur habileté mais pour leur humanité. Plus peut-être qu'aucune branche de l'art de guérir, la structure de cette spécialité est étroitement mêlée à la vie du patient : elle constitue un exemple pour ceux qui se destinent vraiment à la médecine, qu'ils se spécialisent dans la néphrologie, la chirurgie microvasculaire, la radiologie ou qu'ils appartiennent à ces groupes séparatistes de la médecine moderne. Elle comprend des hommes et des femmes dont les relations avec leurs patients et les familles de ces derniers montrent qu'il est possible, même si l'on est en apparence le docteur d'un organe ou d'une maladie, d'être en fait le docteur d'un homme qui est malade. Ne vous méprenez pas : il existe des Helen Taussig et des disciples de Taussig dans toutes les branches de la médecine ; ce sont des spécialistes doués qui, de par leur expérience quotidienne, comprennent parfaitement que l'on peut à la fois avoir recours à des techniques ultra-sophistiquées et se soucier de ses frères et sœurs malades. Bien sûr, même le clinicien le plus froid ne peut rester insensible au spectacle d'enfants handicapés, mais il y a plus. Je suis convaincu que bon nombre de médecins se spécialisant dans la cardiologie infantile ont d'abord été attirés par le fait qu'ils y trouvaient un climat plus humain. Il ne s'agit pas de quelque chose qu'Helen Taussig leur a appris. Beaucoup de ses disciples vinrent à elle, me semble-t-il, parce qu'ils possédaient déjà en eux ce sentiment d'humanité ; il n'a fait que s'épanouir auprès d'elle. En 1957, Helen Taussig fait paraître son premier ouvrage. Un magnifique livre illustré, en préparation depuis dix ans, dont la publication ne peut pas mieux tomber : on s'intéresse de plus en plus au diagnostic et au traitement des malformations congénitales cardiaques. Congenital Malformations of the Heart devient l'ouvrage de base, sur lequel s'appuieront les suivants. Des médecins désireux de comprendre ces anomalies compliquées et leur traitement jugent le livre d'une étonnante clarté de style. Pédiatre installé à Houston et n'ayant aucune véritable formation en cardiologie, George Saxon se souvient : « A l'époque, je faisais mes examens cardiologiques le stéthoscope dans une main et le livre du Dr Taussig dans l'autre. » Cette spécialité se développe tellement vite que la seconde édition du livre en 1960 comprend deux volumes, de plus de mille pages chacun. La multiplication des cas opérés avec succès, la diminution du taux de mortalité, les résultats positifs à long terme justifient encore davantage ce qu'on a appelé l'opération de Blalock-Taussig. Devenue une gloire nationale, Helen Taussig est appelée à intervenir dans la vie publique. Entre autres, on lui demande de prendre la défense de l'utilisation d'animaux d'expérience. En 1949, à Baltimore, des groupes opposés à la vivisection lancent des attaques particulièrement virulentes contre le personnel du laboratoire de Hopkins et de l'université du Maryland. Ils réclament non seulement l'interdiction d'utiliser les chiens errants ramassés en ville, mais l'arrestation des vendeurs d'animaux achetés dans les environs et livrés aux universités. Les autorités de l'école de médecine soumettent le différend au conseil municipal de Baltimore qui tient une série d'audiences. Si des orateurs éminents prennent la défense des expérimentations animales, la déposition la plus spectaculaire est celle d'Helen Taussig. Elle fait son apparition dans la salle d'audience entourée d'enfants bleus guéris grâce aux travaux effectués dans le laboratoire de Vivian Thomas. Plusieurs de ces enfants sont accompagnés de leurs propres chiens domestiques. Le lendemain, les journaux de Baltimore publient l'histoire assortie de photos. Lorsque la loi sur l'antivivisection fera l'objet d'un référendum aux élections municipales suivantes, elle sera rejetée à une écrasante majorité. La collaboration entre Blalock et Helen Taussig ne prend pas fin avec le succès de cette opération. Les deux médecins mettent au point un systè .ne d'équipes afin de partager les responsabilités concernant un même patient : évaluation du mal, organisation avant, pendant et après l'opération, et suivi à long terme ; ce système, qui deviendra un modèle pour la plupart des unités cardiologiques, ainsi d'ailleurs que pour les autres spécialités faisant appel à des soins interdisciplinaires, est actuellement très répandu. Si les rapports entre des êtres aussi déterminés et émérites qu'Alfred Blalock et Helen Taussig semblent plutôt meilleurs qu'ils ne le sont généralement dans ce genre de situation, ils ne sont pas toujours parfaits. Blalock, ce courtois gentleman du Sud, a un caractère souvent difficile. Voici ce qu'en dit Mark Ravitch, un de ses résidents : « Il était fier et jaloux de ses prérogatives ; il veillait à ce qu'on n'y touche pas, et c'était si évident qu'on évitait de le faire. Jamais il n'oubliait — ni ne pardonnait — un manque d'égards ou une offense. S'il était en colère, il ne réagissait pas sur-le-champ et manifestait son irritation plutôt par ses actes ou son attitude que par des mots. » Il n'aime certainement pas qu'on le contredise et H. Taussig s'y essaye rarement. Bien que chirurgien habile au bloc opératoire, il se montre paradoxalement à la fois exigeant et dépendant, exprimant ses doutes passagers à qui peut l'entendre. La situation devient souvent tendue au cours de ces premières opérations d'enfants bleus, mais H. Taussig garde le ton respectueux nécessaire pour faire régner la paix. En général, ils s'entendent plutôt bien, et font plus d'un voyage ensemble pour procéder à la démonstration de leur intervention et exposer leurs résultats. Ainsi, en 1947, ils se rendent en Angleterre, comme en témoignera le chirurgien Russell Brock du Guy's Hospital dans un article écrit en 1965, un an après la mort de Blalock : « Helen Taussig et lui donnèrent une conférence commune dans le grand amphithéâtre de l'Association médicale britannique ; l'immense saille était pleine. Le Dr Taussig fit un exposé impeccable ; puis le Dr Blalock présenta sa contribution chirurgicale avec son accent traînant très caractéristique et apparemment désinvolte ; en réalité, il nous communiqua ses résultats brillants et impressionnants avec une force incisive et convaincante. Le silence de la salle témoignait à quel point elle était captivée et admirative. A cause de la projection de diapositives destinées à montrer les patients avant et après l'opération, l'obscurité régnait ; soudain, un long rayon de lumière traversa la salle sur toute sa longueur et s'arrêta sur la scène : assise sur une chaise, vêtue de son bel uniforme bleu, une infirmière tenait dans ses bras une fillette de deux ans et demi, son joli visage entouré d'un halo de boucles blondes, les joues roses et l'air en bonne santé : Blalock l'avait opérée la semaine précédente au Guy's Hospital. L'effet était saisissant et la salle éclata en applaudissements. On aurait dit un tableau de la Vierge à l'enfant ; c'était la conclusion parfaite à une conférence remarquable. Il n'y avait plus rien à ajouter. Aucun auditeur ne pouvait manquer d'être convaincu ou, du moins, satisfait par cette prestation qui' restera à jamais gravée dans les mémoires. » Des anecdotes de ce genre, mais surtout les résultats impressionnants de l'anastomose de Blalock-Taussig, encouragent d'autres chirurgiens américains et européens à la tenter, assistés par les nouveaux spécialistes en cardiologie infantile. De leur côté, les nombreux centres qui viennent de s'ouvrir s'efforcent de mettre au point de nouvelles techniques susceptibles d'être utilisées pour ce type d'intervention ou pour des opérations plus directes sur le cœur, afin de guérir d'autres cardiopathies congénitales ou non. Les progrès rapides de la physiologie cardiaque réalisés à Baltimore et dans les unités créées sur le modèle de l'hôpital Johns Hopkins rendent possible la guérison de maladies cardiaques jugées jusque-là incurables. A la fin des années 1940 et au début des années 1950, les découvertes se succèdent en matière de diagnostic, de soins et de technique opératoire. Ces années-là marquent la naissance de la chirurgie cardiaque. Entre 1950 et 1960, Helen Taussig continue sans relâche à s'occuper d'enseignement, de recherche et de ses jeunes patients. Elle est souvent appelée à siéger dans des comités nationaux ou internationaux, à conseiller des commissions fédérales ou à superviser l'organisation de nouveaux programmes de formation. En 1959, elle est nommée professeur de pédiatrie à Hopkins. Elle est sans doute la femme médecin la plus célèbre et la plus estimée du monde. Tout ce qui peut améliorer la condition des enfants l'intéresse. Sa' campagne acharnée en leur faveur la conduira à jouer un rôle décisif dans l'interdiction de la Thalidomide en Amérique. Gomme dans sa contribution à la maladie bleue, elle s'associe avec un médecin de grand talent, u. femme cette fois, Frances Kelsey. A la fin des années 1950, la société pharmaceutique ouest-allemande Chemie Grünenthal lance sur le marché européen un nouveau sédatif, le Contergan. Les essais en laboratoire ont montré que le médicament était si peu nocif qu'il pouvait être délivré sans ordonnance. Son innocuité, son absence apparente d'effets secondaires, son coût modeste le rendent très populaire ; il est vendu en pharmacie mais administré également dans les hôpitaux et les maisons de santé. Très efficace pour combattre la nausée des femmes enceintes, il est très prisé par les futures mères qui l'utilisent comme antiémétique et somnifère. Le tranquillisant est largement vendu sous différents noms au Canada, en Grande-Bretagne, au Portugal, en Australie et en Nouvelle-Zélande. En septembre 1960, la William S. Merrell Company remplit un formulaire de la Food and Drug Administration (FDA), afin de demander l'autorisation de commercialiser le produit aux États-Unis sous le noir de Thalidomide. Docteur en médecine et en pharmacie, Frances Kelsey se montre sceptique dès le début. Son attention est en effet attirée par le fait que les documents accompagnant la demande ressemblent plus à des témoignages qu'à des rapports scientifiques objectifs. « Les éloges étaient trop éclatants, trop beaux pour être vrais », écrira-t-elle plus tard. L'autorisation est refusée jusqu'à ce que la compagnie pharmaceutique puisse apporter des preuves plus convaincantes sur l'innocuité de ce produit. En attendant, il sera procédé à un essai clinique portant sur un marché américain restreint. Entre-temps, des articles commencent à paraître dans la presse médicale allemande, faisant état de troubles des sensations et de la force musculaire chez les utilisateurs à long terme du tranquillisant. En avril 1961, les autorités d'Allemagne de l'Ouest ordonnent que le Contergan ne soit délivré que sur prescription médicale ; l'identification de ces symptômes neurologiques alerte F. Kelsey qui s'inquiète des effets possibles sur le fœtus. Ses craintes sont, hélas, fondées : des rapports médicaux en provenance d'Allemagne confirment le taux alarmant et inexplicable de bébés atteints à la naissance d'une anomalie congénitale rare, la phocomélie. La plupart d'entre eux présentent une atrophie — ou absence — des os de l'avant-bras, et dans la moitié des cas au moins, une même déficience des membres inférieurs. Dans les cas les plus affreux, les bébés sont nés avec des rudiments de mains et de pieds directement liés au tronc. Ils peuvent également souffrir d'anomalies supplémentaires : paralysie faciale ou une seule oreille. Au début, personne ne soupçonne la cause de cette horrible infirmité, mais une étude menée par un médecin allemand apporte la preuve que 50 p. 100 des enfants touchés sont nés de mères ayant pris du Contergan durant leur grossesse. En novembre 1961, Grünenthal retire le produit du marché. Les compagnies manufacturant le produit en Angleterre, en Australie et au Canada en font autant. Helen Taussig ignore l'attitude de la FDA envers le tranquillisant. Un dimanche de janvier 1962, elle reçoit à dîner un Allemand qui suit son programme de formation ; au cours du repas, il lui parle de la phocomélie et de ses liens — encore non confirmés — avec le Contergan. Selon son habitude, H. Taussig décide de mener elle-même une enquête. Arrivée en Allemagne le 1er février, elle passe six semaines à visiter les principales cliniques, afin d'examiner les nourrissons présentant cette anomalie, et d'interroger les mères ainsi que les médecins. Un commencement de preuve lui est fourni par la constatation qu'aucun des bébés nés de soldats stationnés en Allemagne n'est atteint de cette infirmité, à l'exception d'un cas, celui d'un enfant dont la mère, voulant à tout prix se procurer le médicament, était allée l'acheter dans une pharmacie. Bien qu'Helen Taussig entreprenne cette enquête de sa propre initiative, la nouvelle parvient très vite aux oreilles de F. Kelsey qui bloque aussitôt la demande de Merrell jusqu'au retour de la célèbre cardiologue. Le 11 avril, H. Taussig présente ses résultats lors d'un colloque national de l'American College of Doctors. Le 24 mai, elle témoigne devant le Comité Kefauver. Elle apporte des graphiques et des preuves horribles sous la forme de photographies de petits Allemands souffrant de cette infirmité. Le lendemain, elle publie un bref éditorial dans Science, la revue de l'Association américaine pour l'avancement de la science. Si la Thalidomide a été retirée de l'expérimentation américaine dès mars 1961, plus de deux cents femmes en ont déjà pris. Plus grave encore, la société pharmaceutique ne retrouve pas la trace de deux tonnes du médicament sur les cinq fabriquées à titre d'essai ; on ignore donc combien il reste de boîtes de ce produit entre les mains des médecins chargés de l'expérimenter. Le témoignage d'Helen Taussig et son éditorial apportent des arguments de poids à Frances Kelsey. La Thalidomide est définitivement refusée et Merrell sera accusé par la FDA d'avoir donné des affirmations erronées concernant son innocuité. La campagne efficace menée conjointement par les deux médecins aboutit, à partir de février 1963, à une sévérité accrue de l'expérimentation de nouveaux médicaments. Le président Kennedy remet à Frances Kelsey la médaille d'or pour service rendu au niveau fédéral et la nomme directrice du département de la FDA précisément créé pour surveiller l'expérimentation clinique des nouveaux produits. De son côté, l'Allemagne récompensera Helen Taussig en donnant son nom à L clinique de médecine externe de l'hôpital universitaire de Gotting L'affaire de la Thalidomide va entraîner Helen Taussig dans une controverse à propos du droit d'une femme à interrompre sa grossesse. La cardiologue est depuis longtemps consciente que les lois sur l'avortement en vigueur aux États-Unis dans les années 1960 sont archaïques et injustes, et constituent souvent un fardeau non seulement pour les femmes, mais aussi pour la société. Pour quelqu'un qui a consacré sa vie à sauver des enfants gravement handicapés par une cardiopathie congénitale, rien ne justifie qu'on oblige une mère qui ne le souhaite pas à mettre au monde un bébé malformé, s'il est possible de l'en empêcher en toute sécurité. Elle a été le témoin des drames que provoque la naissance d'un tel enfant dans une famille ; elle sait mieux que quiconque les immenses ressources nécessaires aux organismes sociaux pour traiter les conséquences à long terme de ces problèmes. La question de l'avortement en cas de malformation du bébé est portée à l'attention de l'opinion publique avec l'affaire Sherry Finkbine. Cette Américaine enceinte a pris du Distavil, version britannique du Contergan. Comme il existe de fortes présomptions pour que son fœtus soit touché, elle demande à avorter légalement, ce qui lui est refusé par toutes les instances auxquelles elle s'adresse. Helen Taussig est exaspérée par ce qu'elle appelle le manque de sagesse des autorités. Elle ne critique pas ceux dont les convictions religieuses interdisent l'avortement pour eux-mêmes, mais ceux qui imposent leurs opinions à autrui. Elle ne se préoccupe pas un instant du dilemme philosophique du premier instant de la vie sur la terre, mais pense à la détresse des familles. Sa vie professionnelle lui a appris qu'interrompre le développement d'un embryon déficient, c'est empêcher une tragédie. Elle accepte d'intervenir à plusieurs reprises en faveur de la libéralisation de la loi sur l'avortement, mais cette fois en vain. Voyant toutes ses requêtes repoussées, Sherry Finkbine finit par se rendre en Scandinavie où un avortement fut pratiqué : le fœtus était effectivement malformé. En 1981, des années après que la Cour suprême américaine eut annulé la loi interdisant l'avortement dans les Etats, Helen Taussig, troublée par les clameurs stridentes d'un adversaire de l'avortement, déclara dans son style direct : « Nous combattons toujours le groupe "Laissez-les vivre" qui est si totalement convaincu que la vie est sacrée du moment de la conception à la naissance. Pour autant que je puisse m'en rendre compte, ces gens se moquent pas mal de ce qui arrive à l'enfant après la naissance, ou quelle sorte d'enfant voit le jour. Ils ne s'en soucient qu'au moment où cette personne est sur le point de mourir, alors, ils l'absolvent de tout péché. » En juillet 1963, le Dr Taussig prend sa retraite de médecin-chef de la clinique de cardiologie infantile Harriet Lane. Cela ne change en rien sa vie. Elle poursuit ses recherches avec tant d'ardeur que, sur une centaine de publications importantes, quarante et une seront rédigées après cette date. Lorsque la fondation nationale March of Times crée une bourse pour les chercheurs à la retraite, elle en est la première bénéficiaire. Elle utilise les quarante mille dollars qui lui sont alloués pour entreprendre une enquête sur les enfants et les adultes ayant subi l'opération Bla-lock-Taussig entre 1945 et 1950. Grâce à sa perspicacité, à la dévotion de ses patients et de leurs familles, elle retrouve les traces de 93 p. 100 d'entre eux sur une période de dix ans après l'intervention, et de 88 p. 100 sur une période de quinze ans. Dans la mesure du possible, elle veille à rencontrer personnellement chaque patient encore vivant. Les informations accumulées ont plus de valeur qu'une liste de chiffres impersonnels. Elles constituent un document unique et merveilleux délivré par une association tout aussi unique dont presque tous les membres seraient morts sans Helen Taussig, Alfred Blalock et Vivian Thomas. Sur les 779 patients dont elle a pu obtenir des renseignements, 685 ont survécu à la période postopératoire de deux mois, avec un taux de mortalité inférieur à 12 p. 100. Au début de la quinzième année après l'opération, 441 de ces 685 personnes sont encore en vie. Les premiers chiffres après l'opération donnaient 81 p. 100 de résultats excellents ou bons, 7 p. 100 de corrects, le reste des patients étant soit dans un état inchangé soit décédés. Une étude nouvelle entreprise en 1975, c'est-à-dire cinq ans après, indique qu'à peine vingt-quatre autres patients sont morts. A cette époque, la chirurgie cardiaque a fait de tels progrès que 227 des malades encore vivants ont subi une correction complète de leur tétralogie de Fallot. L'anastomose de Blalock-Taussig n'était, après tout, qu'un moyen de faire arriver plus de sang aux poumons. Grâce à la chirurgie à cœur ouvert, il deviendra possible de corriger directement les déficiences intracardiaques en élargissant la sténose pulmonaire et en refermant le trou septal. La synthèse de cette communication se termine par une remarque où perce une fierté légitime : « Environ 250 patients se sont mariés ; 161 ont un ou plusieurs enfants. 35 p. 100 ont poursuivi des études supérieures et 68,7 p. 100 gagnent largement leur vie. Le fait que nombre d'entre eux soient titulaires de diplômes universitaires élevés prouve que la faible saturation en oxygène du sang artériel n'est pas une cause première de retardement mental. Les différentes occupations des patients indiquent que leur qualité de vie est également excellente et qu'un handicap cardiaque au cours de l'enfance n'interdit pas une vie adulte heureuse. Environ 69 p. 100 de ces patients ont reversé en impôts les sommes qu'ils ont coûtées à la société pour se faire soigner. » L'anastomose de Blalock-Taussig a répondu à l'attente de ses auteurs. Elle a sauvé les patients qui ont supporté l'intervention, et leur a donné une qualité de vie comparable à celle d'un individu normal. Plusieurs enfants purent ainsi survivre en attendant l'étape suivante : la chirurgie à cœur ouvert. Lorsqu'elle écrit cet article en 1975, Helen Taussig est âgée de soixante-dix-sept ans. Elle ne s'arrête pas pour autant de travailler. Même après avoir quitté Baltimore pour vivre dans un village de retraités à Crosslands, près de Philadelphie, elle poursuit ses recherches sur les cardiopathies congénitales. Elle s'oriente vers les causes embryologiques de ces déficiences et entreprend d'étudier le cœur de l'oiseau. Pour elle, de telles anomalies ne sont pas dues à des erreurs se produisant au cours du développement de l'embryon per se mais plutôt à la rétention d'une partie du pool génétique hérité de périodes antérieures de l'évolution des espèces. En d'autres termes, elle pense que chaque anomalie est un retour à un modèle plus primitif de la vie animale. Bien que consciente de la difficulté de prouver cette hypothèse, elle décide de s'y atteler malgré son âge : quatre-vingts ans passés. Elle renoue des liens avec un vieil jni, Thomas Forbes — mon propre professeur d'anatomie —, lui aussi à la retraite. En me montrant leur échange de correspondance vers la fin de l'année 1981, Forbes me raconta cette anecdote datant du début des années 1940 : un soir, après un dîner chez les Forbes, Helen Taussig demanda à son hôte un crayon et dessina sur la seule nappe en lin du jeune couple l'anastomose qu'elle envisageait de faire pratiquer par Blalock ; par la suite, Helen Forbes avait confié à son époux combien elle avait regretté d'avoir lavé cette nappe et effacé ce dessin mémorable. A un âge où la plupart des gens mènent une vie au ralenti, Helen Taussig reste active, se consacrant à la recherche et à la petite communauté de Crosslands. Le 21 mai 1986, elle prend à bord de sa voiture plusieurs personnes pour les emmener voter. Alors qu'elle fait marche arrière pour se ranger dans le parking du bureau de vote, sa voiture est heurtée latéralement par un autre véhicule. La seule victime est Helen Taussig, tuée sur le coup trois jours avant son quatre-vingt-huitième anniversaire. Le nom d'Helen Taussig restera à jamais lié à celui de Blalock. Les deux médecins parvinrent à réaliser l'une des plus belles opérations de notre temps. Ils accomplirent bien d'autres choses remarquables au cours de carrières incroyablement fécondes, en particulier la formation de jeunes médecins. Pourtant, une différence fondamentale les opposait : ils n'avaient pas la même conception des rapports médecins-patients. Non qu'Alfred Blalock se montrât désagréable envers ses patients ou insensible à leur détresse, simplement, il agissait comme les chirurgiens de son époque. Mark Ravitch décrit toute la profession, lorsqu'il écrit de Blalock : « Malgré sa courtoisie et sa cordialité, il avait toujours hautement conscience de lui et de son métier. » Les priorités de Blalock n'étaient pas celles de Taussig. « En général, il évitait de manifester le moindre attachement à l'égard d'un patient ; lorsqu'il semblait particulièrement inquiet pour un malade ou exigeant envers son équipe, on avait l'impression que seul l'intéressait le bon résultat de son opération. » Telle n'était pas la conception d'Helen Taussig. Pour elle, l'issue favorable de son traitement ne représentait qu'une étape dans la vie des enfants qui lui étaient confiés et dans le retour à la quiétude des familles. L'interaction des émotions faisait partie du processus thérapeutique par lequel le médecin et le patient s'apaisent l'un l'autre. La froide analyse d'une maladie ne signifie pas qu'il n'y ait pas d'empathie ; l'objectivité dans le choix d'un traitement à risque n'empêche pas les larmes de couler en cas d'échec ; Helen Taussig ne savait pas se retenir. Elle se donnait sans réserve à chacun de ses jeunes malades. Elle était leur médecin, leur source d'espoir et ne craignait pas d'être leur amie. C'était ainsi qu'elle entendait le sens du mot docteur. Chapitre XV DES CŒURS NEUFS POUR REMPLACER LES VIEUX Histoire de la transplantation « Que Dieu garde en Sa demeure l'âme du jeune homme dont le cœur m'a rendu la vie. Qu'il console aussi la famille du donneur en leur faisant savoir que lèur fils a légué sa vie. » Raymond EDWARDS, 9 avril 1986 Histoire d'un cas clinique de la fin du XXe siècle : Le 20 août 1975, à vingt-deux heures, un météorologue de quarante-deux ans travaillant au National Weather Service arrive au service des urgences de l'hôpital Milford (Connecticut), en se plaignant de nausées, d'inappétence et de douleur abdominale. Les symptômes se sont déclarés quarante-huit heures auparavant : douleur généralisée, d'abord autour du nombril puis, plus précise, à la fosse iliaque droite. Le patient a vomi une fois, le premier jour. Alors qu'il se dirige vers la salle d'admission, l'infirmière qui l'accompagne remarque qu'il boite légèrement et porte son poids sur la jambe gauche. A la palpation, le médecin note une extrême sensibilité dans la région abdominale droite. Les muscles de la paroi sont contractés et l'abdomen modérément météorisé. Le toucher rectal révèle une douleur dans la partie latérale droite. Le médecin pose un diagnostic d'appendicite aiguë et demande l'avis d'un chirurgien. Extrait d'une lettre qu'il a adressée au personnel du Yale-New-Haven Hospital, un mois après avoir subi une transplantation cardiaque (NdA). Lorsque celui-ci l'examine une demi-heure plus tard, il constate que le patient est si déshydraté qu'il en a la voix pâteuse. Chaque mouvement lui étant pénible, il préfère rester immobile, sur le côté droit, les genoux repliés en position fœtale. Les résultats des examens sanguins effectués dès l'admission sont alors communiqués et indiquent une forte augmentation des polynucléaires neutrophils, signe d'une inflammation importante. Le reste est normal. A part quelques irrégularités non spécifiques sur l'un de ses tracés, l'électrocardiogramme ne présente rien de spécial. Le chirurgien confirme le diagnostic du médecin des urgences. Comme le veut le règlement, on explique alors au patient les risques et les bienfaits de l'opération proposée ; il donne son consentement écrit. Après lui avoir rasé l'abdomen, on l'amène au bloc opératoire. L'intervention a lieu environ deux heures après son arrivée à l'hôpital. De l'incision s'échappent un liquide nauséabond et du pus, d'une nature identique à ceux qu'avait découverts Giovanni Morgagni dans l'abdomen du vieil homme de Bologne deux siècles et demi auparavant. Le chirurgien expose la base du caecum sur le champ opératoire, entraînant avec elle un appendice perforé et gangrené. L'appendice enlevé, on met en place un drain et on referme l'incision. Après deux heures en salle de réanimation, le patient est ramené dans sa chambre. La convalescence se passe sans problème. Le malade rentre chez lui au bout d'une semaine. Il reprend assez vite son travail. L'ablation de son appendice n'est bientôt plus qu'un souvenir. Cet homme de quarante-deux ans s'appelle Raymond Edwards. Son chirurgien étant un de mes amis, je le rencontrai quelques jours après son appendicectomie. Je ne devais le revoir que onze ans plus tard, lorsqu'au cours d'une conversation avec un collègue et ami, j'appris qu'Edwards avait subi quarante-huit heures auparavant une nouvelle intervention, celle-là beaucoup plus grave que la précédente : il s'agissait, en effet, d'une transplantation cardiaque et le patient se trouvait dans l'unité de soins intensifs du service de cardiologie du Yale-New Haven Hospital. L'évolution de la médecine scientifique couvre les deux siècles et demi qui ont suivi la fameuse dissection de Morgagni. On établit d'abord que chaque symptôme a un siège anatomique spécifique que l'on peut indiquer. Ce symptôme, que Morgagni appelle « le cri de souffrance des organes », sera successivement considéré comme « le cri de souffrance » des tissus, de la cellule ou de la structure moléculaire. Pendant cette période, on apprend à différencier de nombreux types de symptômes, à les ranger par catégories, à montrer leur association avec d'autres susceptibles de former des groupes suffisamment prévisibles pour permettre de reconnaître et de classifier les maladies. Grâce au rapide développement de l'auscultation et à l'apparition du stéthoscope, les médecins sont, dès le milieu du XIXe siècle, tout à fait capables de poser un diagnostic. Peu après, la compréhension grandissante des mystères de la physiologie entraîne l'appréciation des désordres non seulement physiques, associés avec la maladie, mais aussi chimiques. Toutefois, la science médicale ne pourra résoudre le problème du traitement que lorsqu'elle aura résolu celui des causes premières. Morgagni avait commencé à rechercher les effets du processus pathologique, tout en précisant qu'il ne pouvait proposer aucune information sur la cause déclenchante. Qu'est-ce qui fait qu'une pneumonie se déclare dans un poumon ou qu'un foie devient cirrhotique ? Qu'est-ce qui produit le sédiment qui tapisse un vaisseau sanguin âgé en couches si épaisses qu'il en est obturé et détruit le tissu qu'il est censé nourrir? Pourquoi les valves du cœur deviennent-elles sfi épaisses et perdent-elles leur élasticité, et pourquoi les circonvolutions du cerveau s'aplatissent-elles parfois ? Qu'est-ce qui est à l'origine du processus d'une croissance tumorale, ou d'une défaillance cardiaque ? Pourquoi un rein perd-il sa capacité à filtrer les impuretés ? Qu'est-ce qui, dans le cas du diabète, fait augmenter le taux de sucre dans le sang ? Une approche réductionniste de la maladie trouverait logique qu'il existe une explication réductionniste à la cause première de chaque maladie. Si chaque maladie présente une Physiopathologie distincte, pourquoi est-il si difficile d'en déterminer l'agent spécifique ? Avec les travaux de Pasteur, Koch puis Lister sur les bactéries pathogènes, la médecine scientifique fait un grand pas en avant : on sait désormais que chaque maladie a sa propre étiologie. Il reste à en trouver la cause initiale, afin de mettre au point la thérapeutique afférente. Depuis la théorie des germes, la médecine expérimentale est fondée sur la proposition que la cause de toute maladie spécifique est unitaire et susceptible d'être découverte en laboratoire. Cette approche réductionniste est empirique. Elle évite la pensée rationaliste et les pièges de la spéculation que ne viennent corroborer ni l'observation ni l'expérimentation. Puisqu'elle nie que la maladie puisse être causée par le déséquilibre généralisé des différents mécanismes stabilisateurs internes et externes de l'homme et de la nature, elle nie aussi que la santé puisse être restaurée par un retour à cet équilibre. Elle oriente son diagnostic vers des phénomènes objectivement vérifiables, et sa thérapeutique vers des méthodes aux résultats mesurables. Antithèse du holisme, cette philosophie de la cause unique est à l'origine de pratiquement tous les progrès de la médecine expérimentale moderne ; elle explique que, à la différence du vieil homme de Bologne, Raymond Edwards, après un rapide diagnostic, ait subi une prompte opération et connu une convalescence sans problème. Elle explique aussi que, onze ans plus tard, ce même Edwards ait pu avoir son cœur défaillant remplacé par le cœur sain d'un jeune homme de dix-sept ans. La transplantation d'organe représente l'apogée du réductionnisme. Il semble cependant qu'aujourd'hui les choses soient sur le point de changer. Même s'il représente la pointe du progrès, le domaine de la transplantation nous ramène vers celui de la philosophie. Les chercheurs qui contemplent la nature d'un fragment d'ADN doivent aujourd'hui contempler l'essence de ce que signifie «être humain ». Le spécialiste du microscope électronique et le technicien chargé du typage tissulaire étudient la nature de l'individualité de l'homme et peut-être son âme. Quand les biologistes moléculaires parlent de la reconnaissance par un organisme du « soi », de l'acquisition d'une « tolérance », du rejet de ce qui est « étranger », les mots qu'ils utilisent trahissent les implications morales et philosophiques de leur travail. Bon gré mal gré, leur réductionnisme les entraîne à constater que l'art de soigner est autant holistique que scientifique. Leurs travaux nous obligent à penser au patient dans son entier, à un monde fait de patients, et à des influences qui agissent non seulement sur les maladies, mais sur les instruments grâce auxquels les malades peuvent guérir. En donnant un nouveau cœur à Raymond Edwards, ses chirurgiens ont mis en lumière un processus qui avait commencé en Grèce quatre siècles avant Jésus-Christ. Simple série de spéculations au début, ce processus n'a pu accomplir ses plus grands succès qu'après avoir réussi à balayer les vieilles idées sur les humeurs et les déséquilibres, et invité la science à le servir. Pendant un siècle, nul n'a remis en question l'hypothèse selon laquelle les causes et les traitements de toutes les maladies peuvent être découverts dans les laboratoires de nos instituts de recherche et de nos facultés de médecine. Nous avions beau considérer la médecine comme un art, nous pensions en fait qu'elle était une science. C'est donc dans la science que nous avons recherché la solution de tous les problèmes. Or, guérir est finalement un art. Un médecin peut guérir autant grâce à son jugement, sa sagesse et sa quête du sens du mot humain que grâce à ses aptitudes scientifiques. En soulevant des problèmes moraux, religieux, sociaux, légaux, économiques, etc., le domaine tout neuf de la transplantation apparaît comme le point de rencontre des différents éléments du domaine si ancien de la médecine. C'est aussi là que la science va de pair avec la société d'où elle tire son soutien. La technoscience de la recherche réductionniste actuelle bouleverse également autre chose : la théorie des causes premières. Nous commençons tout juste à considérer la maladie comme le résultat non pas d'un agent précis, mais d'un enchaînement de plusieurs facteurs agissant ensemble. Pourquoi un homme qui fume deux paquets de cigarettes par jour n'a-t-il jamais de cancer du poumon, alors que son voisin en fait autant et meurt de cancer vers cinquante ans ? Pourquoi, au Moyen Age, toutes les personnes exposées à l'épidémie de la peste n'en sont-elles pas mortes ? Pourquoi le cœur de Raymond Edwards se montre-t-il défaillant, alors que des millions de gens ont sûrement été exposés au virus qui a provoqué sa cardiopathie ? Impossible de trouver les réponses dans la théorie des causes primaires ; il faut plutôt les rechercher dans une nouvelle approche, un nouveau paradigme, de la médecine. Il existe certains phénomènes que les cliniciens rencontrent quotidiennement sans leur trouver d'explication plausible, car ils n'entrent ni dans le cadre d'une maladie ni d'une cause. Par exemple, pourquoi un patient de tempérament optimiste s'en sort-il souvent mieux qu'un autre plus déprimé, ou pourquoi tous les patients ne tirent-ils pas les mêmes bénéfices d'un traitement basé sur la théorie de la cause unitaire ? La nature de la maladie est peut-être un peu différente de ce qu'elle était supposée être un siècle plus tôt, lorsque les bactériologistes avaient enfin apporté la preuve de l'existence d'une cause unique à un type de maladie. Il faut à présent réfléchir à une nouvelle théorie, dans laquelle les études psychologiques et sociologiques joueront un rôle égal à ceux de l'immunologie, de la génétique et de la bactériologie. C'est dans cette direction que doit s'orienter la nouvelle médecine. Quand nous y serons parvenus, nous aurons répondu aux attentes des médecins hippocratiques et de leurs adversaires cnidiens. L'avenir de la médecine réside dans la fusion de leurs deux philosophies. L'histoire de la transplantation cardiaque de Raymond Edwards prend ses origines dans l'Antiquité. Le mythe a donné naissance à un mot susceptible d'être utilisé pour exprimer non seulement ce qu'est la transplantation, mais encore ce qu'elle n'est pas. Dans l’ Iliade, en effet, Homère parle de Bellérophon, pourfendeur intrépide de monstres monté sur son cheval ailé Pégase, à qui le roi de Lycie ordonne de tuer Chimère, créature divine que nul ne peut approcher : « Lion par-devant, serpent par-derrière et chèvre au milieu, son souffle avait l'effroyable jaillissement d'une flamme flamboyante. » Le mot « chimère » est entré dans la langue sous deux formes : 1) Assemblage bizarre de différentes parties d'individus ou d'espèces ; 2) Vaine imagination. En résolvant le casse-tête de la transplantation, les chercheurs ont confirmé le premier sens et infirmé le second. La chimère s'est finalement révélée non chimérique. Les premières chimères de laboratoire étaient des organismes dans lesquels les tissus — ou les cellules — d'un donneur animal étaient introduits chez un receveur, alors que les deux partenaires de l'opération se trouvaient encore à un stade de développement embryonnaire. Depuis, les recherches dans ce domaine ont tellement progressé que Ton assiste aujourd'hui à la greffe d'organes complexes, complètement formés, d'un individu adulte à un autre. Nous vivons une époque où sont communément effectuées des transplantations de rein, de cœur ou de foie, où se réaliseront bientôt des greffes de pancréas et d'intestin, sans parler des tissus du cerveau. Un jour viendra peut-être où series les transplantations totales de cerveau continueront à lancer n défi à nos explorateurs de la médecine technologique, à moins que ceux-ci ne parviennent à le relever avec succès. Le processus par lequel la « vaine imagination » s'est transformée en réalité quotidienne n'a commencé qu'avec Vésale. Laissant de côté les légendes des saints médiévaux et des sages orientaux qui prétendent avoir échangé les différentes parties du corps de certains de leurs patients, nous pouvons sauter allègrement trois millénaires — du XIIIe siècle avant J.-C. au XVIe siècle de notre ère — et nous arrêter à Gaspari Tagliacozzi, chirurgien, professeur d'anatomie et de médecine à l'université de Bologne. Après sa mort en 1599, les pères de la cité firent ériger une statue qu'ils placèrent dans l'amphithéâtre d'anatomie de l'université : le grand chirurgien est représenté tenant un nez dans les mains. Car Tagliacozzi a mis au point une technique de reconstruction de ce très important appendice olfactif chez ceux qui, pour une raison quelconque, s'en trouvaient privés. A une époque où l'amputation du nez constituait une forme banale de châtiment, un tel homme était vraiment un citoyen très estimable. La technique de Tagliacozzi ne concerne pas notre propos ; contentons-nous d'indiquer que son opération consistait à étirer sur le visage un fragment de la peau de l'avant-bras qui restait collé à ce membre. Le bras était immobilisé pendant douze jours grâce à des attelles spéciales pour permettre à la greffe de prendre. Ensuite, la greffe était séparée du membre et le nouveau nez acquérait peu à peu sa forme après une série d'interventions mineures. Cette méthode rencontrant un assez grand succès fut également appliquée à la reconstruction des lèvres et des oreilles. Pour plusieurs raisons, elle tomba en désuétude en Europe, alors que la restauration du nez a, semble-t-il, joui d'une certaine faveur en Inde aux XVIIIe et XIXe siècles. On retiendra surtout de Tagliacozzi qu'il a été l'un des premiers à réfléchir à l'utilisation de la peau d'un donneur ; il y a finalement renoncé, d'abord à cause de l'impossibilité de maintenir deux personnes ensemble pendant douze jours ou plus, mais surtout pour cette raison qui, en quelques phrases simples, explique le mystère de la transplantation : « Le caractère singulier de tout individu nous dissuade totalement de faire une tentative d'une personne à une autre. Car tels sont le pouvoir et la force de l'individu, que si quelqu'un croit pouvoir accélérer et augmenter la beauté de l'union, voire réussir à réaliser ne serait-ce que la plus petite part de cette opération, nous le considérons comme superstitieux et peu au fait des sciences physiques. » Illustration de la description d'une greffe de nez effectuée par Tagliacozzi. L'attelle maintient l'avant-bras près de la tête jusqu'à ce que le fragment de peau soit alimenté en sang émanant des vaisseaux du visage. Photographie de William B. Carter. (Avec l'aimable autorisation de la Bibliothèque d'histoire de la médecine de Yale.) Ce seront précisément « le pouvoir et la force de l'individu » qui bloqueront longtemps la route à la transplantation réussie de tissus d'un homme adulte à un autre. Bien qu'il n'ait laissé aucun écrit à ce sujet, on peut raisonnablement supposer que Tagliacozzi a essayé sans succès des greffes de peau d'un donneur à un receveur génétiquement différent. Il est partisan à la conclusion que le corps humain a une manière de reconnaître les tissus qui sont une partie de lui-même et de rejeter ceux qui ne le sont pas. Prise dans son sens littéral, l'expression « Os de mes os, chair de ma chair » est valable en transplantation. Considéré comme étranger, le reste est rejeté. Seuls Adam et Eve et les vrais jumeaux échappent à cette considération. L'histoire de la transplantation devient alors celle des progrès que nous accomplissons dans la compréhension des cellules : chez chacun de nous, celles-ci ont en elles quelque chose qui leur est propre, qui leur donne leur caractère unique et immuable et que, faute de mieux, nous appelons le « soi ». Une fois l'existence de ce « soi » mise en évidence par la science, il devient nécessaire d'en rechercher les composants. Quelle est donc cette qualité spécifique qu'une cellule partage avec ses congénères et qui rend si singulière une partie d'un individu ? Quel est le mécanisme par lequel un animal reconnaît les cellules provenant d'un autre animal, et celui par lequel il rejette et détruit ces envahisseurs indésirables ? Une fois leur nature découverte, comment surmonter les obstacles que ces mécanismes présentent ? Comment rendre un receveur potentiel moins « xénophobe », et l'empêcher de détruire le protoplasme qu'il a reçu d'un donneur ? En d'autres termes, que peut-on faire pour qu'une personne tolère la transplantation de tissus venant d'un donneur génétiquement différent ? Nous venons de poser une série de questions ; au cours de ce chapitre, d'autres viendront s'ajouter à cette liste. Celle de ceux qui ont essayé de trouver une réponse est encore plus longue. L'énumération seule des plus importants d'entre eux serait beaucoup trop fastidieuse et ne ferait que compliquer la tâche. C'est la raison pour laquelle, contrairement aux précédents, ce chapitre ne s'attache pas à un seul chercheur, mais traite de la recherche biomédicale de la fin du XXe siècle, c'est-à-dire d'équipes d'investigateurs de talent. Les recherches sur la transplantation d'aujourd'hui et de demain s'insèrent dans une campagne internationale à laquelle collaborent de nombreux protagonistes souvent rivaux : lauréats de prix Nobel et universitaires inconnus, tenants de la recherche pure et pragmatistes soucieux du malade, ambitieux aspirant secrètement à l'immortalité de leur nom ou de leur corps. Cette liste pose aussi les grandes questions morales de notre société. Pour les médecins, les problèmes concernent les malades qui, comme Raymond Edwards, sont venus les trouver dans l'espoir de voir leur santé s'améliorer ou recevoir le don de la vie. De temps en temps, un médecin réussissait à transférer un fragment de tissu d'un individu à un autre. Il semble que ce genre d'expérience se soit rarement soldé par un succès. Dans Mes aventures de jeunesse, Churchill raconte justement l'histoire d'une greffe réussie pendant la guerre soudanaise de 1898 : « Molyneux avait été sauvé d'une mort certaine par l'héroïsme d'un de ses soldats. Il attendait d'être envoyé en Angleterre, escorté par une infirmière de l'hôpital. Je décidai de lui tenir compagnie. Tandis que nous bavardions, le docteur entra pour panser sa blessure. C'était une horrible plaie béante, et le médecin voulait qu'elle cicatrise vite. Il murmura quelque chose à l'infirmière qui remonta la manche de sa blouse. Ils se retirèrent dans un coin, et il commença à lui découper un morceau de peau afin d'en recouvrir la plaie. La malheureuse pâlit et le docteur se tourna vers moi. C'était un Irlandais grand et maigre. "Bon, c'est à vous qu'on va en enlever", dit-il avec un fort accent. Impossible d'échapper. Tandis que je me préparais, il ajouta pour me réconforter : "Vous savez comment c'est quand on est écorché vif? Eh bien, c'est l'impression que ça donne." Il découpa un morceau de peau et de chair de la taille d'un shilling dans la partie antérieure de mon avant-bras. Mes sensations pendant qu'il œuvrait avec son rasoir correspondaient à sa description. Je parvins néanmoins à tenir le coup jusqu'à ce qu'il ait détaché un magnifique morceau de peau accompagné d'un peu de chair. Il greffa ce précieux fragment sur la blessure de mon ami. Il y est toujours et lui fit du bien à tous points de vue. Pour ma part, j'en garde la cicatrice en souvenir. » Cette anecdote peut être reçue de trois manières différente : elle est peut-être vraie et, dans ce cas, elle constitue l'un des rares exemples de greffe réussie sur un sujet non préparé ; ce que Churchill a pris pour une greffe réussie n'était en fait qu'une opération de protection permettant d'attendre que la peau se reforme au-dessous ; enfin, elle a peut-être été fabriquée de toutes pièces. Pris entre la réalité et la charité due à la mémoire d'un grand homme, je choisis la deuxième possibilité comme la plus plausible. Au XIXe siècle, on établit déjà une distinction entre une autogreffe (tissus d'un même animal), une allogreffe (tissus d'un animal de même espèce) et une xénogreffe (tissus d'espèces différentes), chacune se comportant différemment lorsqu'elle passe d'un donneur expérimental à un receveur. Au cours des deux premières décennies du XXe siècle, plusieurs chercheurs intuitifs se demandent si l'échec quasi général des allogreffes n'a pas pour cause quelque réaction immunologique encore inexplicable. Selon eux, les greffes sont rejetées parce que le corps du receveur est immunologiquement opposé à tout matériau étranger. On découvre alors que chaque organisme a un « soi » distinct, reconnu comme tel par celui du receveur qui cherche à s'en protéger en réagissant. Gomme dans d'autres réactions immunes, le matériau étranger apporte des substances appelées antigènes qui lui sont spécifiques. Lorsque l'hôte détecte un antigène étranger, il suscite un antagoniste, semblable à l'anticorps chargé de combattre les bactéries ou virus envahisseurs. Dans le cas d'un virus, les antigènes obligent le patient à fabriquer des anticorps qui luttent contre le microbe en le neutralisant. De la même manière, les tissus antigènes du greffon déclenchent une cascade d'événements qui se soldent par la production de cellules tueuses chargées de l'attaquer. Peu à peu, on comprend que le processus de rejet du greffon est similaire à une réaction anticorps-antigène. Plus simplement, l'hôte, reconnaissant que le tissu greffé est étranger, produit des cellules tueuses pour se défendre. Les recherches effectuées dans divers pays font apparaître que chaque individu a sa propre sorte d'antigènes, aussi spécifiques que ses empreintes digitales. En 1944, un jeune zoologiste d'Oxford, Peter Medawar, prouve que des greffes répétées d'un même donneur entraînent l'accélération de la réaction de rejet, apportant ainsi une ultime vérification à la théorie de l'immuno-transplantation. Il entreprend alors une série de brillantes recherches qui constituent la base de la biologie de la transplantation, les phénomènes de rejet et de tolérance. Il s'agit donc la d'un mécanisme simultané de reconnaissance et de rejet : les fluides et les cellules de l'hôte reconnaissent que les antigènes du donneur ne sont pas les leurs et créent les substances chargées de détruire le greffon étranger. D'autres essais de greffe augmentent la férocité du processus de rejet. Une fois la nature du rejet établie, on se préoccupa de trouver des méthodes pour typer les tissus antigènes, comme on le fait pour les groupes sanguins antigènes. L'analogie entre le sang et d'autres tissus est évidente, une transfusion sanguine n'étant, après tout, qu'une sorte de transplantation, mais dans ce cas, les principaux antigènes du matériau transplanté se retrouvent chez de larges proportions d'individus, ce qui rend la transfusion relativement sans danger. En revanche, les antigènes impliqués dans une transplantation d'organe sont beaucoup plus variés. On peut, heureusement, établir une distinction entre ceux qui revêtent une importance majeure et ceux qui sont moins significatifs. Les recherches des principaux antigènes de la transplantation commencent vers la fin des années 1940; au début des années 1950, on réussit à dégager un premier typage tissulaire grossier, de la même façon que du sang prélevé est caractérisé et vérifié par la méthode du cross avant toute transfusion à un receveur. Au cours des trois décennies suivantes, on a considérablement amélioré le typage tissulaire, si bien qu'il constitue aujourd'hui un outil très utile, permettant de choisir un organe à transplanter qui *oit susceptible d'être accepté par son futur hôte. Même le nom a changé : on parle aujourd'hui de test d'histocompatibilité. On sait à présent que le sixième chromosome de chaque cellule comporte une zone spécifique abritant les principaux antigènes histocompatibles connus. Les chercheurs ont mis au point des méthodes chargées de vérifier la présence des plus puissants de ces antigènes d'histocompatibilité, les antigènes de la transplantation. Selon le degré de similarité entre le donneur et le receveur, le résultat du test est classé A, B, C ou D. Il ne faudrait pas en conclure pour autant que A signifie une compatibilité parfaite, car d'autres antigènes mineurs jouent un rôle dans l'opération. Simplement, ce test d'histocompatibilité est une indication utile pour la transplantation. Il n'est nullement exclu que, dans un proche avenir, on découvre une méthode beaucoup plus fiable pour accorder le receveur et son donneur. Trop aléatoire, le typage tissulaire ne permettait pas d'éviter le rejet d'une allogreffe. Il ne restait donc que deux voies logiques à emprunter : soit rendre le système immunitaire de l'hôte plus tolérant aux antigènes du donneur, soit rendre le tissu du donneur moins menaçant. Jusqu'ici, cette seconde approche n'a pas été un franc succès. La première, en revanche, la préparation à la tolérance immunologique acquise, a donné de si bons résultats en laboratoire qu'elle a été essayée dans la pratique ; c'est sur elle que reposent les techniques actuelles de transplantation. Dans l'idéal, nous finirons un jour par mettre au point une méthode rendant possible le double cross donneur-receveur qui sera combiné avec des injections chez l'hôte d'un sérum approprié (ou toute autre méthode de manipulation du système immunitaire), de manière à installer rapidement une tolérance acquise aux antigènes du donneur — majeurs et mineurs — et combattre ainsi toute incompatibilité résiduelle. Les allogreffes pourront alors être réalisées en toute quiétude. Plusieurs savants ont déjà reçu le prix Nobel pour leurs recherches en ce sens. C'est à Mac-Farlane Burnet et Peter Medawar que revient le mérite d'avoir fait les premiers pas. En attendant la tolérance immunologique parfaite, il faut se contenter de méthodes moins satisfaisantes. Le seul cas où il n'y ait pas de problèmes immunologiques est celui où le donneur et le receveur sont de vrais jumeaux, car ceux-ci, issus du même œuf, ont les mêmes antigènes. D'ailleurs, la première transplantation de rein réussie à long terme a été effectuée entre deux vrais jumeaux en 1954 à Boston, au Peter Bent Brigham Hospital. Elle a été suivie de beaucoup d'autres. Les équipes de transplantation doivent s'efforcer de supprimer, dans la mesure de leurs moyens, le mécanisme immunitaire de l'hôte. Si on empêche un receveur de fabriquer des défenses immunitaires efficaces, il sera moins capable de lutter contre les antigènes du tissu du donneur. Malheureusement, comme on ne sait pas limiter l'inhibition à ces seules défenses, la suppression du système immunitaire compromet son aptitude à combattre toute substance étrangère, y compris les bactéries, les virus et les autres agents envahisseurs, d'où le risque d'infection. Pris entre Charybde — le rejet — et Scylla — l'infection —, le médecin spécialisé dans la transplantation est devenu un équilibriste de talent. Déjà très difficile à atteindre, le délicat équilibre entre ces deux dangers peut, en outre, être facilement anéanti par le moindre changement. Pour empêcher le patient de basculer dans les tourbillons du rejet, le clinicien dispose d'un éventail de médicaments immunosuppresseurs ; pour lui éviter de tomber dans les serres avides de l'infection, il a recours à un arsenal encore plus impressionnant d'antibiotiques et de mesures d'asepsie. Les mains encombrées de ces différents produits, le patient perché sur son dos, le chirurgien progresse péniblement. Bien sûr, il n'est pas seul, des conseillers l'accompagnent et lui prodiguent leurs encouragements : immunologistes, généticiens, pharmacologues et généralistes. Il suffit que les uns ou les autres poussent un cri d'alarme inattendu ou trop bruyant pour le faire chuter. L'ère de la transplantation d'organes a commencé quand l'immunosuppression a quitté le stade du laboratoire pour entrer dans la pratique. Bien entendu, les chirurgiens avaient déjà effectué de multiples transplantations à titre expérimental. Dès le tout début du siècle, entre 1904 et 1910, le pionnier Alexis Carrel — lui-même transplanté de France à Chicago — et son associé Charles Guthrie procédèrent à une série de greffes expérimentales du rein et du cœur. C'est pendant cette période que Carrel mit au point la méthode de suture des vaisseaux sanguins, à la base de la technique utilisée depuis, qui lui valut de recevoir le prix Nobel en 1912. Bien que son objectif ait été alors de soigner les patients présentant une défaillance rénale, il comprit très vite qu'une telle application clinique serait impossible tant que les problèmes fondamentaux ne seraient pas résolus. En 1914, dans une lettre adressée au chirurgien suisse Theodor Kocher, il écrivait : « En ce qui concerne les transplantations homoplastiques [allo-greffes] d'organes comme le rein, je n'ai jamais obtenu de résultats positifs durables... alors que dans les transplantations autoplastiques [autogreffes], le résultat a toujours été excellent. L'aspect biologique de la question doit être étudié avec plus d'attention et nous devrons découvrir comment empêcher l'organisme de réagir contre l'arrivée d'un nouvel organe. » En fait, deux ans auparavant, Guthrie avait apporté un. élément de solution à « l'aspect biologique de la question » : « Malgré les nombreuses expériences publiées, personne n'a encore réussi à garder longtemps en vie un animal qui avait reçu le rein d'un autre animal après ablation du sien... Tant qu'on n'aura pas étudié au préalable les principes d'immunologie qui ont donné de si brillants résultats dans quantité d'autres domaines, il semble que ce soit sans espoir. » Tout en s'attachant à élucider la cause biologique du rejet, on poursuivait les greffes de tissus et d'organes entre sujets non apparentés. En dépit de leur échec total, ces tentatives ont eu le mérite de contribuer à comprendre la meilleure façon de surmonter les problèmes strictement techniques : comment connecter les organes d'une personne à une autre et rétablir le courant sanguin. Presque toujours, ces opérations s'effectuaient en laboratoire, mais de temps à autre, un cas désespéré se présentait, et le chirurgien essayait de transplanter un rein à un malade condamné, mais cette tentative restait vouée à l'échec. A quelques exceptions près. En 1947, trois jeunes chirurgiens audacieux de Harvard, Charles Hufnagel, David Hume et Ernest Landsteiner implantèrent un rein fraîchement prélevé sur un cadavre dans l'avant-bras d'une jeune femme souffrant d'une occlusion brutale des tubes rénaux. Comme la receveuse était à l'article de la mort, il fut décidé de ne pas la conduire au bloc opératoire. Dans une stricte asepsie, le rein du donneur décédé fut apporté dans une petite pièce du Peter Bent Brigham Hospital et transplanté à la lueur de deux petites lampes d'étudiants. Le rein ainsi transplanté commença à fonctionner immédiatement, comme en témoignaient les gouttes d'urine claire s'écoulant lentement dans un bocal placé sous l'uretère. L'organe ne survécut que quelques jours avant d'être rejeté, mais ce délai permit au sang de la patiente de se clarifier si bien de ses impuretés que la malade, pourtant au bord du coma, redevint alerte et guérit de son urémie. Deux jours après la suppression du transplant rejeté, les reins de la jeune femme recommencèrent à fabriquer de l'urine. De leur côté, Peter Medawar et d'autres chercheurs avançaient à pas de géant dans leurs travaux sur l'immunologie. Dans le numéro du 3 octobre 1953 de Nature, Medawar et deux de ses collègues décrivirent une série d'expériences au cours desquelles ils avaient produit ce qu'ils appelaient « une tolérance acquise active », en inoculant des cellules de souris à une autre souris encore in utero et n'ayant donc pas encore développé de défenses immunologiques. Les cellules avaient survécu, et leurs antigènes avaient été reconnus par les animaux devenus adultes comme faisant partie d'eux-mêmes. Le principe sous-tendant l'expérience apparaissait à la deuxième phrase de cet article retentissant : « Les mammifères et les oiseaux ne réagissent jamais — ou à un faible degré — immunologiquement à des cellules de tissus homologues étrangers, s'ils y ont été exposés suffisamment tôt dans leur vie fœtale. » Ainsi, Medawar et son équipe démontraient — certes, en laboratoire — qu'il était possible de percer la barrière jusque-là impénétrable interdisant la réussite de toute allogreffe. Ce très intéressant article encouragea les autres chercheurs ; non seulement dans les laboratoires, mais également dans les hôpitaux, on comprit que la solution au problème du rejet était proche. Peu après, une autre équipe chirurgicale du Peter Bent Brigham Hospital réussit une transplantation rénale d'un jumeau homozygote à l'autre. Si ce succès n'avait pas de rapport direct avec la question de la tolérance immunologique, puisqu'il s'agissait de personnes ayant la même structure génétique, il montrait cependant que les techniques chirurgicales s'étaient perfectionnées, et qu'il ne restait plus qu'à résoudre le problème du rejet des greffes allogéniques. Avec le recul, la première tentative clinique relève plus de la technique du lance-flammes que de celle de la flèche bien ajustée. Au lieu d'atteindre la cible en plein cœur, elle faillit la détruire complètement. A Boston et à Paris, plusieurs patients furent soumis à une radiothérapie totale, car des expériences avaient démontré qu'une irradiation massive entraînait la neutralisation du système immunitaire. Les résultats s'avérèrent trop aléatoires et dangereux pour justifier leur poursuite. Certains de ces patients se trouvèrent même si dépourvus de défenses qu'il fallut leur faire une greffe de la moelle épinière pour les aider à se préserver des infections auxquelles ils étaient à présent exposés. Sur les douze patients irradiés qui reçurent des transplantations rénales au Peter Bent Brigham Hospital entre 1958 et 1962, un seul survécut. En dernier recours, on fit alors appel à la pharmacologie pour trouver un médicament capable d'atteindre le même objectif, mais sans danger. Là encore, ce fut un article de Nature qui annonça la nouvelle : Robert Schwartz et William Damashek de la Tuft Medical School affirmaient avoir réduit, le 13 juin 1959, le processus de rejet chez des lapins en leur injectant quotidiennement un agent antimétabolique appelé 6-mercaptopurine. Ils expliquaient que ce produit, bien que modifiant la réaction immunitaire du patient, ne la supprimait ni complètement ni de manière générale : « Chez l'animal traité avec ce produit, il est clair que, même si la production d'anticorps en général n'est pas bloquée, un important fonctionnement du stockage de l'information s'est produit. » En d'autres termes, le processus de reconnaissance de l'élément étranger était affecté par le produit. Dans leur conclusion, les auteurs soulignaient les liens existant entre leurs recherches et celles de Medawar : « De toute manière, ces expériences indiquent que le terme "tolérance immunologique acquise", déjà utilisé pour qualifier la réaction des besoins d'animaux immatures, peut être élargi et inclure la tolérance induite par médicament. » Le départ des essais de médicaments immunosuppresseurs et de leurs critères d'utilisation était donné — en laboratoire et en clinique. Roy Calne, un jeune chirurgien anglais, commença par essayer avec succès la 6-mercaptopurine sur les chiens. La Harvard Medical School lui ayant offert une bourse, il s'installa en juillet 1960 dans les laboratoires du Peter Bent Brigham Hospital, dirigés par le Dr Francis D. Moore, guide spirituel des travaux sur la transplantation et successeur de Harvey Cushing et d'Elliot Cutler au poste de chirurgien-chef de cet hôpital. Travaillant avec l'un des chirurgiens qui avaient pratiqué la transplantation entre les jumeaux, Calne prépara les protocoles des premières tentatives de transplantation d'un rein chez un patient qui avait pris des immunosuppresseurs, d'abord de la 6-mercaptopurine, puis un composé proche, l'azathioprine ; l'équipe chirurgicale effectua ensuite la transplantation qui réussit. Très vite, des méthodes sûres et efficaces de greffe rénale se développèrent dans de nombreux centres en Amérique et en Europe, et permirent de soulager bien des patients. Grâce au rein artificiel chargé de purifier le sang de toutes ses impuretés, les malades pouvaient attendre le « bon » donneur pour se faire opérer. Les transplantations entre jumeaux homozygotes donnent toujours d'excellents résultats ; en seconde position, viennent les greffes entre personnes apparentées, chez lesquelles le test d'histocompatibilité montre des différences antigéniques mineures. Mais pour la majorité des receveurs, le donneur est une personne jeune qui vient juste de succomber. Lorsque le donneur est soigneusement choisi et l'immunosuppresseur correctement dosé, le rein prélevé a une excellente probabilité d'être implanté avec succès. Aujourd'hui, les grands centres de transplantation font état de 95 à 100 p. 100 de réussite dans les transplantations entre jumeaux, et de plus de 80 p. 100 pour les greffes allogéniques et xénogéniques (ce dernier pourcentage portant sur les deux ans ayant suivi l'intervention). Même si ces résultats en constante progression tiennent surtout à la sophistication croissante du test d'histocompatibilité, une partie du mérite revient aussi à l'administration plus habile de l'immunosuppresseur qui permet de limiter au minimum la dose nécessaire à chaque patient. D'où un abaissement du taux d'infections, sans augmentation de la fréquence du rejet. Deux autres facteurs sont à prendre en considération dans cette vision optimiste de la transplantation : l'usage de corticostéroïdes et le développement de la cyclosporine, agent dérivé du champignon et découvert presque par hasard, lorsque son inventeur exhuma un échantillon de terre au cours de vacances en Norvège. Composés de la cortisone produite par le cortex de la glande surrénale, les corticostéroïdes sont connus depuis longtemps pour leurs qualités immunosuppressives, mais ne suffisent pas à empêcher le rejet. Toutefois, combinés à l'azathioprine, ils augmentent les effets immunosuppresseurs des deux produits. Ajoutons que, si pendant les semaines ou les mois succédant à une transplantation, un organe est soudain menacé de rejet, une dose accrue de corticostéroïdes pendant quelque temps prévient souvent la catastrophe. D'abord remarquée en 1974 pour ses qualités immuno-inhibitrices, la cyclosporine est couramment utilisée depuis 1983 ; elle est rapidement devenue le médicament le plus souvent administré dans les cas de transplantation. Contrairement à l'azathioprine, elle ne diminue pas l'activité de la moelle épinière et expose moins le patient aux dangers de l'infection. En outre, elle semble avoir un effet moins dépressif sur ces réactions immunitaires si importantes dans la prévention des infections bactérielles et virales. On peut dire que l'introduction de la cyclosporine a entraîné une telle révolution dans les techniques d'immunosuppression que l'on ne déplore aujourd'hui que 10 p. 100 de rejets de greffes rénales. Si tous les agents pharmacologiques majeurs ont des effets secondaires considérables, ceux de la cyclosporine sont plus faciles à corriger. De plus, son utilisation présente l'avantage de diminuer la dose de corticostéroïdes, ainsi que les effets secondaires de ce produit. Ajoutons enfin que, grâce à ce produit, le test d'histo-compatibilité n'est plus un facteur crucial de succès. D'autres immunosuppresseurs encore peu répandus — anticorps monoclonaux et immunoglobulines lymphocytaires et thymiques — sont porteurs d'espoir pour l'avenir, essentiellement parce qu'ils sont basés sur des principes théoriques très prometteurs pour la recherche. Il convient de noter — et ce n'est pas vraiment une surprise — que les transfusions sanguines facilitent la tolérance aux allogreffes, même si on ne sait pas encore très bien expliquer pourquoi. Etant elles-mêmes des allogreffes, ces transfusions effectuées en phase préopératoire préparent peut-être les mécanismes immunitaires de l'hôte à la « grande greffe » en augmentant certains constituants du sang qui suppriment le rejet. Tout ceci est encore trop nouveau pour qu'on s'y arrête longuement. La transplantation du rein a servi de prototype pour celle des autres organes. En 1963, le Dr Thomas Starzl de l'université du Colorado était si convaincu du succès potentiel de la greffe du foie qu'il refusa de se laisser aller au découragement, même après le décès de ses cinq premiers patients dans les trois semaines suivant l'opération. Enfin, en 1967, il opéra avec succès une fillette de dix-huit mois présentant une tumeur maligne du foie. Elle vécut encore treize mois avant de mourir, non pas par suite de rejet ou d'infection, mais de son cancer. Chacun des huit patients suivants de Starzl survécut pendant une période allant de deux à trente mois. Cette intervention était donc possible. Bien qu'un certain nombre d'autres centres s'occupent aujourd'hui de transplantation du foie, le Dr Starzl, nommé à présent à l'université de Pittsburgh, fait toujours figure d'autorité dans ce domaine. Les allo-greffes de foie — organe pourtant beaucoup plus complexe que le rein ou le cœur — ont un taux de survie à un an de 75 p. 100 chez les enfants et de 60 p. 100 chez les adultes. Le test d'histo-compatibilité ne joue pas un rôle important dans ces transplantations. En effet, les cadavres de donneurs adéquats sont si rares que l'on se préoccupe uniquement de savoir si « la taille du foie convient à peu près ». A y réfléchir, on ne peut s'empêcher de se poser quelques questions. A quoi servent les extraordinaires travaux de chercheurs comme Medawar ou Burnet ? Ou les exploits évoqués dans ces chapitres décrivant l'entrée progressive de la science dans le domaine de la médecine ? Voilà que nous transplantons avec succès des foies ou des cœurs essentiellement grâce à un médicament découvert par hasard et dont les effets nous restent encore incompréhensibles. Nous utilisons la cyclosporine parce qu'elle agit, un point c'est tout ; les explications scientifiques viendront plus tard. On peut dire que l'introduction de la cyclosporine est un exemple de l'art de la médecine. On retrouve ici l'éternel conflit entre le scientifique et le guérisseur. Tant que la médecine restera un art, ce conflit sera toujours résolu en faveur du guérisseur. Car il faut garder à l'esprit que même en cette ère si scientifique de la médecine, nous tous, médecins, ou avocats chargés parfois de nous attaquer, pouvons nous tromper. En tant que médecins, nous sommes « censés » — comme disent les hommes de loi — guérir, mais nous sommes également censés utiliser pour cela les moyens les plus modernes de la science médicale. La plupart du temps, nous sommes exactement ce que nous « prétendons » être, mais pas toujours. Il nous arrive d'être « coupables » — toujours comme le dit la loi. Nous prétendons être ce que nous ne sommes pas. En effet, nous ne sommes pas vraiment des scientifiques. Je suis de ceux qui croient que le terme « science médicale » est antinomique. Aux xvie et xviie siècles, la science a fait son apparition chez les médecins. Excepté dans son sens théorique, elle n'a pu s'appliquer au diagnostic qu'au début du xixe siècle, et au traitement de ces maladies que cinquante ans plus tard. Depuis, la biologie humaine est devenue la plus grande alliée de la médecine. Mais il ne faut pas les confondre. Guérir reste un art et exige un éventail d'aptitudes rigoureuses, qu'il s'agisse de soigner la cellule ou l'âme. Tant que le jugement, l'intuition clinique, la décision prise au chevet du malade représentent des éléments du traitement, tout le monde applaudit à l'art de la médecine. Et tous reconnaissent également ces deux qualités si peu scientifiques : savoir écouter le patient et s'intéresser à lui. Ajoutons aux ingrédients déjà cités les besoins du malade, l'environnement de sa maladie, le processus physiopathologique qui l'a conduit chez le médecin, et nous rejoindrons l'art de la transplantation cardiaque. La science nous a conduits à un point où nous avons osé envisager cette chimère ; elle nous a même donné les moyens techniques de la réaliser. Toutefois, la démarche et le succès ultimes par lesquels la chimère est de une réalité sont le résultat d'un sens strictement clinique de ce dont ce patient précis, à ce stade précis de sa maladie, a besoin à ce moment précis. Gela implique aussi de savoir ce qui arrivera au malade si on n'y satisfait pas. Ce patient précis dont je souhaite vous entretenir est Raymond Edwards, et son « moment précis » se situe le 10 mars 1986. Il est le bénéficiaire de huit décennies de recherche expérimentale et d'une vingtaine d'années d'études cliniques qui ont permis de perfectionner les méthodes chirurgicales et de faire de rapides progrès dans la prévention du rejet. Alexis Carrel et Charles Guthrie avaient donné le premier coup d'envoi en 1905, lorsqu'ils avaient transplanté le cœur d'un chiot dans le cou d'un gros chien adulte et l'avaient vu battre pendant deux heures. Au cours des années suivantes, plusieurs recherches avaient été entreprises par différentes équipes, mais jamais avec l'idée de les appliquer à une situation clinique précise. Le tableau se modifia radicalement en 1953 avec l'utilisation du cœur-poumon artificiel qui permettait à ces deux organes d'être remplacés durant le temps nécessaire à la réparation des gros vaisseaux, de l'atrium et des chambres ventriculaires. On disposait d'un appareil capable de court-circuiter le cœur, et susceptible de rendre possible une transplantation cardiaque sur l'homme. Utilisant cette machine en laboratoire, Richard Lower et Norman Shumway de l'université de Stanford publièrent au début des années 1960 des résultats encourageants de transplantations cardiaques effectuées sur le chien. Même si chaque animal opéré rejetait son nouveau cœur dans les semaines suivant la transplantation, les chercheurs purent établir que la fonction cardiaque se rétablissait normalement malgré la section de tous les nerfs aboutissant au cœur. Ces problèmes techniques et physiologiques réglés, Lower et Shumway s'attaquèrent au rejet, faisant porter leurs travaux sur le test d'histocompatibilité et l'administration d'azathioprine et de corticostéroïdes. Telle est la situation lorsque, le 3 décembre 1967, le Dr Christian Barnard stupéfie et ravit le monde en réalisant la première transplantation cardiaque d'homme à homme, sur un patient nommé Louis Washkansky, au Groote Schuur Hospital de Capetown en Afrique du Sud. Les plus surpris et les moins ravis seront Shumway, Lower et bon nombre de chercheurs qui s'efforcent de régler en laboratoire la question du rejet. Sachant que les méthodes de typage tissulaire ne sont pas encore au point, ils redoutent que des chirurgiens du monde entier ne s'empressent d'imiter Barnard. Leurs inquiétudes se révéleront justifiées. Trois jours après l'opération de Barnard, un chirurgien de Brooklyn transplante un cœur chez un garçon de dix-sept ans qui meurt quelques heures plus tard. Louis Washkansky devait décéder le 21 décembre, la veille du départ de Barnard pour une tournée de six jours aux Etats-Unis où il sera accueilli en héros de la médecine. John Lindsay, le maire de New York, est présent à sa descente d'avion, et le président Lyndon Johnson le reçoit comme on sait le faire dans le ranch d'un milliardaire texan. Barnard, qui a appris la transplantation chez Shumway, fascine l'Amérique et l'Europe, comme jadis Lindbergh. Il devient aussitôt une vedette des médias. Ayant déjà choisi son deuxième patient, il repart pour Capetown le 30 décembre, donnant ainsi l'occasion à un journal londonien de faire la une avec cette manchette : «Barnard vole vers sa prochaine opération du cœur. » Le 2janvier, Philip Blaiberg reçoit un nouveau cœur. Le 10, le chirurgien de Brooklyn récidive : son patient meurt huit heures après. Blaiberg, lui, connaîtra une survie de dix-neuf mois, suffisamment pour devenir aussi célèbre que son chirurgien. La tension monte, et même le prudent Shumway ne résiste pas longtemps. Le 6 janvier 1968, il fait sa première greffe du cœur sur un homme : son patient mourra au bout de quinze jours. Avec l'entrée en lice du très respecté professeur de Stanford, une certaine légitimité est conférée à toutes les extravagances ; plusieurs pays se lancent dans la course : l'Angleterre, le Brésil, l'Argentine, la France, le Canada et, bien sûr, les États-Unis où des équipes se mettent en place dans divers centres. Finalement, Richard Lower, alors au Medical College de Virginie, succombe lui aussi à la fièvre de la transplantation. Aussi préoccupé que Shumway de ne pas avoir réglé le puzzle de l'immunité, il opère son premier patient le 25 mai. Rien qu'au cours du mois précédent, treize personnes ont subi cette intervention dans le monde. L'opéré de Lower survivra six jours. Dans les quinze mois qui ont suivi l'opération de Louis Washkansky, il a été pratiqué 118 interventions dans dix-huit pays différents. Presque tous ces patients décéderont au bout de quelques semaines ou quelques mois. Les chirurgiens finissent par comprendre que ces opérations sont prématurées. De quatre-vingt-dix-neuf en 1968, le chiffre des transplantations tombe à quarante-huit en 1969, dix-sept en 1970 et neuf à peine en 1971. Sur les cinquante-huit équipes de transplantation cardiaque existant dans le monde, cinquante-six abandonnent et retournent à la chirurgie cardiaque normale. Barnard et Shumway continuent. A Stanford, le programme de Shumway reste le seul à se poursuivre, parce que son laboratoire de recherches est d'un niveau si élevé qu'il peut fonctionner en coordination avec son département de chirurgie. En août 1970, Shumway est encore suffisamment confiant pour annoncer dans un numéro de California Medicine : « Nous croyons que la transplantation cardiaque reste du domaine de l'investigation clinique. » Tranquillement et sans tapage, l'équipe de Stanford continue ses travaux. A mesure que ses méthodes s'amorcent, ses résultats aussi. Encouragées par les articles de Shumway, d'autres équipes se mettent lentement en place. Peu à peu, la série noire diminue. En 1984, vingt-neuf centres en fonction aux États-Unis ont réalisé environ trois cents greffes. Au moment où j'écris ce livre, ce pays compte près d'une centaine d'équipes. Le taux de survie n'est pas seulement amélioré, il atteint des pourcentages étonnants : 75 p. 100 de ces malades — condamnés sans cela à une mort certaine — sont en vie après leur opération, 65 p. 100 au bout de trois ans et près de 60 p. 100 au bout de cinq ans. Tout permet de penser que ces chiffres déjà remarquables ne feront que croître. Ne peut être candidat à une greffe du cœur qu'un patient se trouvant à un stade si avancé de sa maladie que son espérance de vie se limite à quelques mois. Selon une classification établie il y a quelques années par la New York Heart Association, ce stade ultime porte le nom de classe IV. La majorité des patients entrant dans cette catégorie souffrent d'une maladie coronarienne grave, et leurs ventricules, obturés par de multiples occlusions, n'accomplissent pratiquement plus leur travail. Un autre groupe de malades présente une détérioration progressive du muscle cardiaque due à une cause indéterminée (myocardiopathie idiopathique). Bien qu'on l'attribue souvent à une infection virale antérieure, la myocardiopathie reste difficile à expliquer. C'est ce type de myocardiopathie, sans doute d'origine virale, qui conduit la première fois Raymond Edwards chez un cardiologue. A l'automne 1975, il s'aperçoit qu'il est, sans raison apparente, de plus en plus fatigué et essoufflé. En janvier 1976, il s'adresse au service des urgences de l'hôpital Milford, où le médecin de garde déclare qu'il souffre d'un «cas classique d'hypoglycémie ». Heureusement, il lui conseille de consulter un médecin de médecine générale, le Dr Henri Coppes, afin que celui-ci procède à un examen plus complet. Lorsqu' Edwards se rend le lendemain chez le Dr Coppes, il a tellement de mal à respirer qu'il se traîne péniblement jusqu'au cabinet du médecin. Le Dr Coppes établit immédiatement le diagnostic d'affection cardiaque grave, l'hospitalise et, après consultation avec un cardiologue, lui prodigue les soins nécessaires. Au début, le Dr Coppes arrive à maintenir son patient dans un état de santé à peu près convenable mais, à partir de 1983, la situation se détériore rapidement. Coppes propose alors à Edwards de consulter le Dr Lawrence Cohen. Grâce à des médicaments soigneusement dosés, celui-ci réussit à améliorer légèrement l'état du malade, sans toutefois lui laisser beaucoup d'espoir pour l'avenir. En juin 1985, Edwards souffre d'une légère attaque lui se manifeste par une élocution difficile. Son rythme cardiaque ayant chuté à vingt-huit battements par minute (la norme est de soixante-douze), on lui place un pacemaker de façon à le faire revenir à la normale et à permettre aux ventricules d'assurer une bonne expulsion sanguine. Dès le milieu de 1984, le Dr Cohen envisage une transplanta-ion cardiaque. En octobre 1985, après une cathétérisation cardiaque et une scintigraphic qui ne procurent aucune amélioration, il ne reste plus d'autre solution que la greffe. En effet, à chaque battement, le ventricule gauche d'Edwards, massivement dilaté, n'expulse que 15 p. 100 du sang qu'il contient. Dans ces conditions, la mort n'est plus qu'une question de mois. Au moment de la cathétérisation, Edwards prenait une série de médicaments représentant la dernière tentative de la pharmacopée avant l'opération. Le 9 janvier 1986, Edwards fait la connaissance de l'équipe de transplantation du Yale-New Haven Hospital : chirurgiens, infirmières, techniciens. Le principal responsable, le docteur Alexanler Geha, lui décrit la succession d'événements qui vont conduire l'intervention proposée, et ceux qui vont suivre. Edwards accepte de se faire opérer et demande au Dr Geha de commencer le compte à rebours. Les semaines suivantes seront pénibles pour Monica et Raymond Edwards. Malgré tous les efforts des médecins, rien ne peut ralentir le lent déclin du muscle cardiaque. Il faut cependant qu'un donneur convenable se présente. Après deux mois passés dans une attente anxieuse, les Edwards reçoivent enfin un coup de téléphone de l'hôpital. Dans la soirée du 9 mars 1986, Monica fourre quelques effets dans un sac, aide son mari à monter dans leur voiture et le conduit au New Haven Hospital. Dans une autre ville de la Nouvelle-Angleterre, un second couple est confronté à une tragédie plus terrible encore. Contrairement à Raymond Edwards, aucun miracle ne peut plus se produire. Au cours de la nuit du 6 mars, leur fils de dix-sept ans, victime d'un accident de voiture, a été transporté mortellement blessé dans l'hôpital de la région. Il a eu le thorax écrasé dans la collision, mais son cœur robuste et en pleine santé est intact ; il continue à battre, avec la vivacité de la jeunesse, contrastant avec le corps disloqué dans lequel il est enfermé. Avec beaucoup de douceur et de tact, les médecins annoncent aux parents du jeune garçon qu'il est en coma dépassé. De quel mélange de courage, d'altruisme et d'amour, doivent faire preuve ces malheureux parents pour prendre leur décision ! Ils demandent que le cœur et les reins de leur enfant soient transplantés dans les corps de trois personnes anonymes qui ne pourraient vivre sans c s dons. Le 10 mars au matin, très tôt, le Dr John Elefteriades, accompagné de l'un des chirurgiens-résidents de Yale, quitte New Haven en hélicoptère pour cette ville de la Nouvelle-Angleterre où le donneur attend, légalement et cliniquement mort, mais le cœur encore battant. Le jeune homme est conduit au bloc opératoire où le Dr Elefteriades, et son assistant prélèvent son cœur. Ensuite, l'assistant et Elefteriades qui tient avec précaution le récipient contenant le cœur plongé dans une solution saline glacée, sont ramenés à l'hélicoptère prêt à décoller ; ils atterrissent non loin de l'hôpital et finissent leur parcours précédés par les sirènes d'une voiture de police. Pendant ce temps, Edwards a été anesthésié et branché sur le cœur-poumon artificiel. Dès l'annonce de l'arrivée de l'hélicoptère, le Dr Geha commence l'intervention et enlève le muscle cardiaque malade du thorax de son patient ; le cœur du donneur prend sa place ; il faut ensuite rétablir les connexions vasculaires et suturer. Dès que ce travail est terminé, les pinces séparant encore Edwards de l'organe de son donneur sont enlevées : un battement parfait, spontané, se déclenche aussitôt sous les yeux ravis des membres de l'équipe chirurgicale. Mais cette joie est un peu prématurée, car le cœur entre en fibrillation, ce qui transforme le muscle cardiaque en une masse tremblotante et flasque. Le chirurgien applique rapidement le défibrillateur et, après la première décharge, le cœur transplanté retrouve sa pulsation normale, devenant alors une partie dynamique du patient encore inconscient. Ce simple choc électrique ramène Raymond Edwards à la vie. Une heure plus tard, il est conduit à l'unité de soins intensifs et reprend peu à peu conscience. Lorsque je suis allé le voir deux jours après la greffe, Edwards semblait en meilleur état que quarante-huit heures après son appendicectomie. Nous avons bavardé brièvement dans l'atmosphère euphorique du service. Plusieurs jours auparavant, un autre patient avait subi la même intervention et se remettait sans problèmes. Les deux opérés suivirent un traitement identique : azathioprine, cyclosporine, corticostéroïdes et antibiotiques. Aucune complication ne se déclara. Je m'intéresse de près à Edwards. Il a eu quelques menaces de rejet, uniquement identifiables par une biopsie du muscle cardiaque. Le procédé n'est pas aussi cruel qu'il en a l'air. Sous anesthésie locale, on introduit un long cathéter flexible — bioptome — dans une veine de la nuque et on le fait glisser jusqu'au ventricule droit. Ce cathéter est terminé par deux minces mâchoires chargées de recueillir de minuscules fragments du muscle qui seront ensuite examinés au microscope. Ces menaces de rejet étaient si mineures qu'elles seraient passées inaperçues sans ces biopsies de routine. Chaque fois, il suffisait d'augmenter la dose de corticostéroïdes pour que tout rentre dans l'ordre. Cette opération n'a pas seulement donné à Raymond Edwards un nouveau cœur, elle l'a incité à changer de profession. Chef de la station locale de météorologie, son amour des conditions climatiques s'est embourbé dans les paperasses administratives liées à sa fonction. Il a donc décidé de retourner à l'université. Il étudie la technologie médicale avec la même curiosité et la même détermination que ses passions précédentes, la météorologie puis la transplantation cardiaque. Jusqu'à sa maladie, Edwards avait été un grand montagnard, aimant particulièrement faire l'ascension du mont Monadnock (New Hampshire) dont les pistes sinueuses et raides offrent un formidable défi aux sportifs en pleine forme. Le 4 octobre 1986 — soit six mois à peine après son intervention —, un léger sac sur le dos, Edwards entreprenait cette escalade de plus de mille mètres. Raymond Edwards est l'un de ce millier d'Américains qui subirent une transplantation cardiaque en 1986. Bien que l'on estime à environ vingt mille le nombre de cœurs potentiellement disponibles chaque année et à mille neuf cents celui des patients susceptibles de subir une transplantation, l'effort national n'est pas encore suffisant pour que tous les cœurs de donneurs soient utilisés. Au moins un tiers des patients atteints d'une cardiopathie à son stade terminal meurent avant qu'on ait pu leur trouver le cœur adéquat. Malgré l'organisation nord-américaine de coordination de la transplantation et les associations régionales qui ont mis au point l'identification et le transport rapide des organes d'un bout à l'autre du pays, la difficulté majeure se situe au niveau personnel. Trop peu de familles américaines considèrent la transplantation d'organes comme une chose banale. Une prise de conscience nationale est nécessaire : il faut que chacun d'entre nous se rende compte qu'il peut avoir besoin d'un organe ou faire don de sa vie à un autre. Il faut aussi que nous soyons confrontés à l'éventualité d'une mort brutale et, si cela doit nous arriver, que nous soyons prêts à léguer un de nos organes. En 1985, en dépit de la reconnaissance nationale du Uniform Anatomical Gift Act, moins de 4 p. 100 de la population s'était fait faire une carte de donneur. Si l'on ajoute que moins de 30 p. 100 des cœurs transplantés en 1986 l'ont été grâce à une offre spéciale de la famille du donneur, on constate que nous avons encore beaucoup de chemin à parcourir avant que le don d'organe n'entre dans les mœurs. Selon de récentes estimations, mille cinq cents cœurs sont disponibles aux États-Unis chaque année, pas plus. Or, tant qu'un cœur artificiel placé à demeure et en permanence ne sera pas au point, la transplantation restera la seule solution. La simple discussion sur le legs d'organes est intéressante du point de vue de la médecine de demain. Soigner devient de moins en moins un arrangement entre un docteur et son patient, et de plus en plus, l'expression de la société tout entière et de ses valeurs. Les soins médicaux font appel à une technologie trop coûteuse et concernent de trop près le citoyen pour continuer à exister indépendamment de ce qui se passe alentour dans le monde. Qu'un dictateur du tiers monde hurle quelques imprécations antiaméricaines, aussitôt, le secrétaire d'État à la Défense ordonne à la flotte de se déplacer, dépensant une somme équivalant à celle qui est nécessaire au fonctionnement annuel de toutes les cliniques de cardiologie infantile des États-Unis. Selon le département de la Santé, le coût des transplantations cardiaques s'élève à cent cinquante millions de dollars par an rien que pour satisfaire le minimum de demandes, mais il pourrait atteindre près de quatre milliards et demi, si toutes les demandes en attente étaient reçues. On ne peut inlassablement faire appel à des subventions. De tous les néologismes récemment introduits en médecine, le plus impératif et odieux est le terme « rendement ». Si couramment employé ailleurs, ce mot a désormais une incidence sur la décision prise au chevet du malade. Si l'Etat américain dépense près de quatre milliards et demi de dollars pour une catégorie de gens essentiellement âgés souffrant de cardiopathies, il ne pourra subventionner ni toutes les cliniques de cardiologie, ni la recherche indispensable au traitement des cancers infantiles. La décision ne dépend plus du docteur, mais de la société. C'est également la société qui décide de la définition à donner au mot « mort ». Les battements du cœur ne sont plus le signe clinique ultime. Lorsque les médecins eurent besoin de cœurs et de foies pour leurs greffes, ils instaurèrent un nouveau critère : la cessation de l'activité du cerveau. Ils s'adressèrent alors à la société pour lui demander de sanctionner leur décision. Les autorités religieuses et judiciaires examinèrent la proposition et rendirent leur verdict : il est éthique et légal de prélever des organes chez ceux qui ne peuvent revenir d'un coma irréversible. Le principe suivant entra donc en vigueur : le vivant a un droit moral sur le corps du mort. Des examens cliniques considérés jusqu'à ces derniers temps comme essentiels à l'investigation du processus de chaque maladie sont à présent remis en question, cas par cas, et souvent supprimés. Ainsi, dans les années 1960, on estimait indispensable de faire à tout patient souffrant de calculs une série de clichés radiographiques de l'estomac et de l'intestin ; on considère aujourd'hui que gaspiller l'argent pour un tel examen est de la mauvaise médecine, parce que ce n'est pas rentable. La bibliographie de certains de nos cliniciens les plus réputés comprend de plus en plus d'articles récents sur les aspects économiques et sociaux de leur profession. Nos principales revues abondent en éditoriaux sur la manière la plus efficace d'utiliser les lits hospitaliers ou la mauvaise répartition des ressources. Les paradoxes ne manquent pas. Tout ce que le médecin a appris il y a vingt ou trente ans durant son internat lui est aujourd'hui reproché : on lui rappelle qu'il se soucie peu du coût de la maladie et fait trop confiance à son diagnostic. Ces quelques examens annexes, cette journée supplémentaire d'hospitalisation qu'il réclame « par mesure de sécurité » apparaissent comme un luxe insupportable. Nous devrions en fait montrer que l'argent ainsi dépensé, loin d'être un luxe, représente une économie mais, au regard des dépenses engagées en diagnostic et en traitement, la moindre économie est si minime que nul ne peut plus rien prouver avec certitude, si ce n'est que nous pouvons soigner plus de patients qu'auparavant. La seule certitude évidente est l'implication croissante de la société. Qu'il s'agisse de finances, d'éthique ou de loi, la voix populaire est — et doit être — entendue. Par exemple, qui décidera qu'untel doit donner un de ses reins à son frère souffrant d'urémie? Le principe du primum non nocere s'applique au soin du malade, mais le donneur potentiel n'est pas un patient. En l'exposant à une grave opération et en le privant d'un rein, on lui fait courir un risque. Les théologiens, les moralistes et les hommes de loi ont jugé qu'ils pouvaient l'autoriser, au nom des intérêts du plus grand bien. Leur jugement ne fait qu'exprimer les valeurs de la société. Dans le cas du donneur de rein, la société joue le rôle de conseiller du médecin, voire d'avocat. Il arrive qu'elle soit son ennemie. Pour le médecin hippocratique, rien ni personne n'est plus important que son patient ; ce principe a toujours guidé la médecine clinique. Cette époque est désormais révolue. Les restrictions financières n'entrent qu'en partie dans ce changement d'attitude. De nouveaux traitements sont constamment mis au point, surtout dans le cas de fléaux comme le cancer ou les maladies infectieuses. Il est donc nécessaire de pratiquer des études statistiques à grande échelle, afin d'expérimenter l'efficacité d'un traitement par rapport à un autre, ou à aucun. Cela signifie que des patients sont choisis pour l'une ou l'autre de ces thérapeutiques, avec pour seul critère la place qu'ils occuperont dans l'étude statistique. S'il s'agit de tester un médicament, le protocole de recherche sera celui du double aveugle, c'est-à-dire que ni les investigateurs ni les sujets ne savent quel médicament — parmi d'autres — reçoit tel ou tel patient. Pour que cette étude randomisée du double aveugle ait une valeur, il faut que les médecins impliqués n'aient aucun intérêt dans ses résultats. Or, il est virtuellement impossible qu'ils n'aient pas une idée préconçue des résultats. La nature même d'un effort aussi considérable de recherche signifie qu'ils abandonnent chaque patient à un choix thérapeutique basé sur le hasard, avec 50, 33,3, 25 p. 100 — ou moins encore — de chances de recevoir le traitement — ou l'intervention — que ces médecins auraient estimé le meilleur pour la maladie qu'il présente. Je voudrais également évoquer un vieux dilemme auquel se sont souvent trouvés confrontés les médecins depuis les débuts de la médecine : le conflit entre ce qui est le mieux pour le patient que je suis en train de soigner aujourd'hui, et ce qui est le mieux à long terme pour le plus grand nombre de patients. Jusqu'ici, il avait toujours été résolu en faveur de l'individu et de l'immédiat ; à présent, on sent une pression sociale et scientifique pour le résoudre en faveur de l'éventuel bien futur de l'humanité. Maintenant que ce dilemme a été énoncé et reconnu, il faudra le prendre en considération dans les décisions concernant chacun de nos patients. Il pourra d'ailleurs se manifester bientôt sous une forme qui constituera un test important de la structure encore ténue que la recherche biomédicale, l'éthique, les lois et les finances s'efforcent de créer. Quand (non pas si, mais quand) l'effort massif fait en faveur du SIDA aboutira à un vaccin efficace ou à une forme prometteuse de traitement, que fera la société, et qu'exigeront ses éléments les plus touchés par le succès de cette thérapeutique ? Les membres de groupes à haut risque, leurs familles, le reste de la population pourront-ils attendre les bras croisés les résultats de ces études randomisées du double aveugle, alors que les victimes de cette maladie continueront à souffrir et à mourir ? La solution à une situation aussi intenable sera accueillie avec joie par les chercheurs eux-mêmes gênés dans leurs efforts à long terme, même si cette solution crée un précédent susceptible de menacer les méthodes de la science et la santé de patients qui ne sont pas encore nés et souffriront de maladies, pour l'heure, inconnues. Le détachement des chercheurs finira par les abandonner. Il faut qu'il en soit ainsi, ne serait-ce que pour confirmer notre appartenance à une société humaine, et les valeurs hippocratiques de la médecine. Philosophes et membres du Congrès, moralistes et experts-comptables, cadres supérieurs et administrateurs d'hôpital, théologiens et financiers, avocats chargés de défendre les patients et hommes de loi, tous ont quelque chose à dire sur les utilisations de l'art de guérir et de sa science, et doivent le faire. Les médecins ne doivent pas supporter seuls le fardeau d'améliorer la médecine. Nous avons besoin de l'aide de tous. Quelles que soient les innombrables transformations qu'a connues la médecine, un élément indispensable de l'art de guérir ne doit jamais disparaître : je veux parler de la relation médecin-patient qui se noue dans la quiétude d'une chambre de malade ou le cabinet du praticien. Dans ces lieux protégés s'instaure cet échange qui consiste à écouter, parler, ausculter. Qu'il culmine dans la transplantation d'organe ou la communication de quelques paroles d'encouragement, je l'ai toujours appréhendé avec respect, car soigner, c'est tisser un lien entre le docteur et son patient, accorder à un être humain le privilège d'en aider un autre. C'est ce qui a illuminé ma vie. Les héros de la médecine « En tant que romancier, j ' admire le talent de narateur du professeur Nuland. Outre son autorité en matière d'histoire médicale, c'est un conteur doué qui sait avec brio donner vie à ses héro de la médecine. » Joi. Irving. C'est en ces mots que le célèbre romancier, auteur du Monde selon Garp, a salué le très remarquable ouvrage de Sherwin B. Nuland. A travers les biographies des grands savants qui, au cours des siècles, ont fait avancer la médecine de manière déterminante, l'auteur nous donne en effet une saga de l'art de guérir. D'Hippocrate à nos jours sont abordées en détail, avec une érudition accessible à tout esprit curieux, la vie et l'œuvre des médecins les plus originaux et les plus prodigieux de l'histoire : Galien, Vésale, Ambroise Paré, Morgagni, Laennec, Semmelweis, Lister, etc. Des premiers doutes et enthousiasmes jusqu’aux espoirs de l'ère contemporaine, notamment en matière de chirurgie cardiaque, cette somme colossale ouvre à l'homme moderne des perspectives, parfois insoupçonnées, toujours fascinantes, sur le rapport entretenu par le genre humain avec le corps et la santé. A ce titre, le livre se présente comme une véritable biographie culturelle, sociale et historique de la médecine. Son livre, fruit de nombreuses années de recherche et de réflexion, a été accueilli aux Etats- Unis comme une « révélation » (Los Angeles Times). Né à New York en idao, le professeur Sherwin B. Nuland est professeur de médecine, spécialiste de chirurgie cardio-vasculaire, à l'université de Yale.