SERGE BRUSSOLO Peggy Sue et les fantômes * Le Jour du chien bleu Plon 1 Le fantôme entra dans la salle de classe alors que Flora Mitchell, le professeur de mathématiques, venait de poser une question à laquelle seule Peggy Sue était capable de répondre. L’adolescente s’appliqua à ne pas tressaillir ; elle était depuis longtemps habituée aux incursions des « Invisibles » dans la vie quotidienne, pourtant, se trouver face à face avec l’un d’entre eux était toujours pour elle une expérience ex-trê-me-ment désagréable. La créature avait passé sa tête au travers de la porte comme si celle-ci était composée d’un matériau mou, facile à crever. C’était un personnage de petite taille, blanchâtre, qui semblait sculpté dans de la crème fouettée. — Peggy Sue, lança le professeur de mathématiques, tu allais dire quelque chose ? L’adolescente se préparait à répondre quand le fantôme sauta sur ses genoux… et lui posa la main sur la bouche pour la bâillonner. Peggy essaya de le repousser, c’était, hélas, impossible ! Les Invisibles possédaient une force effrayante, contre laquelle il s’avérait inutile de lutter. Autant s’appliquer à soulever un éléphant à bout de bras ! Peggy Sue savait qu’elle avait l’air idiote, la bouche ouverte, muette… et le visage virant au violet parce qu’elle était en train d’étouffer ! — Si je voulais, ricana la créature laiteuse, je pourrais laisser ma main en place jusqu’à ce que tu t’asphyxies. Personne ne comprendrait ce qui t’arrive, et tu roulerais sur ton pupitre, la figure toute noire. Ce serait drôle, non ? Peggy Sue tenta une nouvelle fois de l’éloigner d’elle, mais ses mains passèrent au travers du corps de l’immonde petit bonhomme. Les humains ne pouvaient toucher les Invisibles, c’était une règle fondamentale. En revanche, les Invisibles avaient tout pouvoir sur les hommes. Ils pouvaient les pétrir telle de la pâte à modeler. D’ailleurs, pour les Invisibles, le monde entier était pâte à modeler. Peggy Sue en avait vu certains aplatir une voiture à coups de poings, sans difficulté. Ensuite, on avait attribué l’état du véhicule à un accident de la route. Elle commençait à prendre peur. L’affreux lutin ne relâchait pas son étreinte et Peggy sentait le sang lui bourdonner aux tempes. — Tu sais que je pourrais te tuer ? continua à ricaner le fantôme. Je ne le ferai pas… parce que aujourd’hui je suis d’humeur joviale et que je me sens ex-cep-tion-nelle-ment bon. Il mentait. En partie, du moins. Peggy Sue savait que les Invisibles ne pouvaient pas la tuer de leurs propres mains. Un charme puissant et secret la protégeait. Un charme qui faisait bouillir de rage ses ennemis. Le visage de la chose ne cessait de se modifier à chacune de ses répliques. Les Invisibles avaient cette déplorable manie de n’avoir pas de physionomie précise. Ils grandissaient, rapetissaient, changeaient de figure, voire imitaient l’apparence d’un objet ou d’un animal si l’envie les en prenait. Celui qui était assis sur les genoux de Peggy Sue s’amusait à adopter successivement la tête des différents présidents des États-Unis dont les portraits ornaient les murs de la classe. C’était une impression très gênante de tenir contre soi un George Washington ou un Abraham Lincoln de la taille d’un enfant de cinq ans. — Peggy Sue ! intervint Flora Mitchell, arrête de faire des grimaces ! Tu es congestionnée, es-tu certaine d’aller bien ? Veux-tu qu’on te conduise à l’infirmerie ? Dans la classe, les garçons ricanaient. Personne ne pouvait comprendre ce qui se passait en réalité car seule Peggy avait le triste privilège de voir les Invisibles. Pour le commun des mortels, il n’y avait rien de particulier, et cette heure de classe était semblable à toutes les autres… à part le fait que cette dingue de Peggy Sue Fairway était encore en train de piquer sa crise ! Enfin, la créature ôta sa main du visage de l’adolescente lui permettant de reprendre sa respiration. La jeune fille hoqueta, telle une nageuse restée trop longtemps sous l’eau. Les autres élèves lui jetèrent des regards dégoûtés. On la jugeait « bizarre », « pas fréquentable ». Son comportement déroutait les gens de son âge, mais aussi les adultes. — Peggy ? répéta Mme Mitchell qui s’énervait. Quand tu auras fini de te donner en spectacle, tu passeras au tableau pour écrire la formule que je t’ai demandée. Peggy aurait voulu obéir, mais la créature assise sur ses genoux refusait de bouger, la clouant sur place. Les Invisibles étaient ainsi : tantôt ils s’allégeaient jusqu’à peser moins qu’une plume, tantôt ils modifiaient leur densité de manière à devenir plus lourds qu’un rocher. — J’attends ! gronda le professeur. Le bonhomme laiteux consentit enfin à mettre pied à terre. Sa composition caoutchouteuse lui faisait une démarche tressautante ; on aurait dit qu’il y avait des ressorts sous ses chaussures… à ceci près qu’il n’avait pas de chaussures. Comme ses semblables, il ne portait pas de vêtements. Il aurait été impossible de déterminer s’il était fille ou garçon. Les Invisibles n’avaient pas de sexe. S’ils apparaissaient à Peggy Sue sous une apparence plus ou moins humaine, c’était davantage par commodité que par nécessité génétique. Personne ne les voyait… sauf elle. Et cela depuis qu’elle était toute petite. — Au tableau ! grogna Mme Mitchell en lui tendant un morceau de craie. Vite, tu crois que nous sommes à ta disposition ? L’adolescente s’empara de la craie. Elle avait les mains moites. Elle connaissait la formule ; l’écrire ne posait aucun problème, toutefois, elle se demandait quelle initiative allait prendre le lutin laiteux embusqué derrière elle. Il l’avait suivie jusqu’au tableau en se dandinant et en étirant de façon grotesque certaines parties de son corps. Son bras droit mesurait à présent cinq mètres de long, et il l’avait lancé par-dessus la tête des élèves pour aller tirer les cheveux de Linda Browning qui se tenait assise près de la porte. C’était stupide. Des blagues de sale gosse ! Peggy Sue en avait assez. Elle aurait voulu entendre sonner la fin du cours et prendre la fuite. Les doigts crispés sur la craie, elle se mit à écrire. Aussitôt, la main de l’Invisible vint se plaquer sur la sienne, la serrant à la broyer. L’adolescente comprit ce qui allait se passer et gémit de désespoir. La créature était en train de l’obliger à tracer des lettres, des mots, qu’elle n’avait jamais eu l’intention d’écrire. Des cris de surprise éclatèrent dans la salle. Horrifiée, Peggy Sue lut au fur et à mesure ce que la craie dessinait sur le tableau : Flora Mitchell est raide dingue amoureuse du directeur ! Les filles pouffaient de rire, les garçons se tenaient les côtes. La prof, elle, était devenue livide. Bondissant sur l’éponge, elle se dépêcha d’effacer l’affirmation qui barrait le tableau en lettres énormes. — Ça ne se passera pas comme ça, haleta-t-elle la gorge nouée par la colère. Tu passeras en conseil de discipline. J’exigerai ton renvoi ! La main de l’Invisible, toujours serrée sur les doigts de Peggy Sue, l’obligeait à gribouiller d’autres mots, plus infamants. L’adolescente sentit les larmes embuer ses lunettes, ses grosses lunettes dont toutes les filles se moquaient. — Ça suffit ! hurla le professeur. Tu perds la tête ! La créature ricana contre l’oreille de sa victime. Les Invisibles avaient une voix sifflante comparable au bourdonnement d’un insecte. Ils parlaient si vite que seule Peggy Sue pouvait déchiffrer leurs propos là où les gens normaux ne percevaient que le zon-zon irritant d’un moustique en maraude. — Tu vois, dit le monstre. Tu vois comme on s’amuse bien. Si j’étais vraiment méchant je te ferais écrire des horreurs qui te conduiraient en prison. Tu imagines un peu ce que nous pourrions faire sur les murs de la ville avec un bon stylo-feutre ? Toutes les abominations que tu pourrais gribouiller sur le maire, le shérif… Il me suffirait de ne pas lâcher ta main. — Non, faillit supplier l’adolescente, pas ça. Elle se mordit les lèvres juste à temps. Personne n’aurait compris à quoi elle faisait allusion. Les cris du professeur attirèrent le conseiller d’éducation qui se précipita vers Peggy. Aussitôt, l’Invisible s’éloigna de sa victime, lui rendant sa liberté de mouvement. La suite ne différa en rien de ce que la jeune fille avait connu dans d’autres établissements. Dans toutes les écoles où ses parents l’inscrivaient, elle arrivait précédée d’avis défavorables. Pour les psychologues scolaires, elle était l’exemple même de l’adolescente dérangée sujette aux hallucinations. Les Invisibles s’amusaient de cette situation qu’ils avaient créée de toutes pièces. Leur stratégie était aussi simple qu’efficace : plus ils poussaient Peggy Sue à se ridiculiser, moins ils couraient le risque qu’on prête attention à ses propos. * Quand elle était plus jeune – vers six ans – Peggy Sue avait commis l’erreur de parler autour d’elle de ce qu’elle voyait, cela l’avait conduite chez le médecin. — Ce n’est pas grave, avait grommelé ce dernier. Les enfants solitaires passent par une période d’affabulation. Ils s’inventent des compagnons imaginaires. Cela ne dure qu’un temps. Mais, chez Peggy Sue, cette fâcheuse manie s’était installée de façon permanente, et jamais, au grand jamais, elle n’avait cessé de voir des fantômes. — « Fantôme » est le nom stupide que nous donnent les humains, lui avait expliqué l’une des premières créatures qu’elle avait rencontrées. Dans leur grande bêtise, tes semblables nous prennent pour des revenants, des morts décidés à les hanter. D’autres voient en nous des extraterrestres. Ce qui est tout aussi idiot. Nous ne sommes ni l’un ni l’autre. — Alors, qui êtes-vous ? Comment on peut vous appeler ? interrogea Peggy Sue. — Les Invisibles ou les Transparents, ces deux termes nous agréent. Celui de « fantômes » nous horripile, il est tellement vulgaire. * Le surveillant général conduisit Peggy chez le psychologue scolaire. Ce n’était pas la première fois, et l’adolescente dut remonter les couloirs de l’établissement sous les regards moqueurs des lycéens massés devant les vestiaires. La jeune fille se recroquevilla dans l’un des fauteuils plastifiés de la salle d’attente. La créature à l’origine de ses malheurs avait disparu un instant plus tôt en lui adressant un pied de nez. Peggy Sue ôta ses lunettes pour les nettoyer. Sa myopie découlait des maléfices déployés par les Transparents. — Nous voulons pouvoir faire nos farces sans témoin, lui avait crié l’un d’eux. Nous n’aimons pas que tu sois toujours là, à nous espionner. Je sais bien que personne ne croit ce que tu dis, mais c’est désagréable ! Et il avait projeté en direction de l’adolescente un éclair lumineux qui lui avait poignardé la rétine. Depuis cette rencontre, la vue de Peggy ne cessait de faiblir. Chaque année, il lui fallait changer de verres. Les garçons la surnommaient « la Taupe ». Bien que mignonne, elle n’avait pas de petit ami et personne ne l’invitait jamais aux bals du lycée. En fait, aucun garçon ne tenait à être vu en compagnie de cette fille bizarre qui passait sa vie à scruter le paysage comme si elle voyait s’y dérouler des spectacles invisibles au commun des mortels. Peggy chaussa ses lunettes et marcha jusqu’à la fenêtre. De l’autre côté de la pelouse s’étendait la ville de Chatauga, un ancien territoire indien où subsistaient quelques totems presque à demi dévorés par les termites. Dehors, les gens croyaient mener une existence normale dont ils étaient seuls à décider. Ils se trompaient… Les Invisibles étaient partout. En ce moment même, Peggy Sue les voyait traverser les murs des maisons, sortir de la chaussée au beau milieu du flot des voitures. Ils étaient à l’origine des malheurs des humains. Souvent, Peggy les surprenait, occupés à organiser un accident. Debout à un carrefour, ils sautaient dans une voiture et s’emparaient du volant en posant leurs mains sur celles du conducteur. L’automobiliste perdait alors le contrôle de son véhicule pour percuter un arbre ou renverser un piéton. Ensuite, il ne savait que balbutier : — Je ne comprends pas… Le volant s’est mis à tourner tout seul entre mes doigts. Et personne ne prêtait foi à ses déclarations. Sauf Peggy Sue. Les Invisibles avaient tout pouvoir sur la matière. Ils pouvaient plonger la main dans votre poitrine à votre insu. Là, il leur suffisait d’empoigner le cœur et de le serrer pour provoquer une crise cardiaque. « Ce sont des assassins, se répétait Peggy. Tous les jours ils commettent des milliers de crimes parfaits, et personne ne soupçonne leur existence. » Personne, sauf elle, et ce fardeau était plutôt dur à porter. Elle appuya son front contre la vitre. Elle oscillait entre la rage et le désespoir. La rage de voir le monde livré à ces créatures mauvaises, au rire méchant, et le désespoir de n’être pas en mesure d’y remédier. Elle était leur bête noire. Ils la détestaient. Elle était l’unique témoin de leurs méfaits. Quand un tueur fou descendait dans la rue pour poignarder les passants, c’était la plupart du temps parce qu’un Invisible guidait ses gestes. * — Peggy Sue ? fit la voix du psychologue dans le dos de la jeune fille. On me dit qu’il y a eu un incident. Veux-tu que nous en parlions ? Peggy Sue hocha la tête en gardant les yeux baissés. Il ne fallait pas décourager les adultes, si ignorants de la réalité. Le danger, c’était qu’ils se mettent à penser « Elle est irrécupérable, autant l’enfermer avant qu’elle ne devienne dangereuse pour son entourage. » C’était là que les Invisibles voulaient en venir. Trois minutes plus tard, le psychologue lui signa un billet afin qu’elle puisse rentrer chez elle. La jeune fille l’en remercia. Après ce qui s’était passé, elle ne tenait pas à affronter les moqueries de ses camarades. Serrant ses livres contre sa poitrine, elle quitta le collège. Aussitôt, les Transparents se rassemblèrent autour d’elle pour former une escorte. Ils lui criaient des injures, des moqueries. Ils sortaient des murs des maisons, de l’épaisseur des trottoirs. Certains étaient aussi petits que des souris, d’autres gros comme des éléphants. Certains se donnaient le mal d’adopter une forme humaine, d’autres flottaient tels des ballons de baudruche, mais tous avaient en commun la même texture laiteuse. Pour « s’amuser », deux d’entre eux saisirent les poignets de l’adolescente et la contraignirent à gesticuler en tous sens, comme si elle chassait des guêpes imaginaires. Livres et cahiers tombèrent sur le sol mais Peggy Sue ne put les ramasser, déjà les Invisibles la tiraient en avant. Les badauds, gênés, faisaient semblant de ne pas remarquer cette fille hallucinée qui marchait en agitant les mains au-dessus de sa tête comme si elle se prenait pour un énorme papillon trop lourd pour s’envoler. — C’est encore la petite Fairway, murmura l’une des serveuses du drugstore, la pauvre gosse est en train de perdre la boule. — Ses parents sont pourtant des gens très honnêtes, soupira sa collègue de comptoir. Les Transparents escortèrent Peggy Sue à travers la ville. La jeune fille avait l’habitude de ces vexations mais une terrible envie de pleurer lui piquait les yeux. Pour la provoquer, l’une des créatures lui montra deux Invisibles qui, dans un garage, s’apprêtaient à déclencher un incendie. Une fois, la jeune fille les avait vu empoigner par le canon la carabine d’un garçon occupé à tirer sur des boîtes de conserves, et l’obliger à tourner l’arme en direction de ses copains. Ce jour-là, la « farce » avait fait un mort. — Pourquoi êtes-vous si mauvais ? demanda pour la millième fois la jeune fille alors que les Transparents, l’ayant enfin lâchée, s’éloignaient. — Nous ne sommes pas méchants, répondit l’une des créatures. Nous nous ennuyons et nous avons besoin de nous distraire. Est-ce notre faute si notre sens de l’humour est différent du vôtre ? — Mais vos blagues causent notre mort, protesta Peggy Sue. Elles ne font rire que vous ! — C’est tout ce qui compte ! s’esclaffa le gnome blanchâtre avant de s’enfoncer dans le sol. L’adolescente soupira. Ses livres de classe étaient perdus, mais elle n’avait pas le courage de retourner sur ses pas les ramasser. Elle avait atteint les limites de la ville. Les champs de maïs entouraient Chatauga d’une couronne dorée que le vent agitait d’un bruissement continu. Le camp des trailers se trouvait là, entouré d’une vague clôture. Des caravanes de toutes les tailles y étaient garées ; quelques-unes, rongées de rouille, ne reprendraient plus la route. Des gens très différents y vivaient. Certains ne possédaient pas d’autre logis, mais il s’en trouvait aussi qui, comme les parents de Peggy Sue dont le père était charpentier, se déplaçaient de chantier en chantier à travers le pays. La jeune fille réalisa qu’elle n’avait aucune envie de rentrer chez elle. Le psychologue avait sûrement appelé sa mère, et elle n’échapperait pas aux cris de désespoir habituels. Pour retarder le plus possible ce moment, elle s’enfonça dans le champ de maïs. C’était un beau pays, une belle contrée, pourquoi fallait-il que les choses soient si compliquées ? Elle aurait tellement voulu n’être qu’une fille comme les autres, banale, nantie d’un petit ami boutonneux et un peu bête qui aurait essayé de l’embrasser en la raccompagnant chez elle après l’inévitable séance de cinéma… Elle aurait voulu n’avoir d’autre souci que celui de choisir une robe pour le bal de la promo, avec la coiffure et les chaussures assorties. Elle était trop jeune pour affronter de tels problèmes. Souvent, elle enviait le bonheur tranquille de ses camarades qui, bien évidemment, se croyaient malheureux ! Les imbéciles, qu’auraient-ils dit s’ils avaient dû, comme elle, affronter en permanence les vexations des Transparents ? Elle écouta bruire les feuilles tout en sachant que ce moment de paix serait de courte durée. Elle ne se trompait pas. Une boule blanchâtre se matérialisa au niveau du sol, tel un énorme champignon. Puis le champignon grossit, palpita pour prendre la forme d’un double parfait de Peggy Sue. — C’est dur, n’est-ce pas ? dit la créature. Tu n’en as pas assez d’être notre souffre-douleur ? Tu sais que les gens commencent à s’inquiéter de ta conduite. Tu leur fais peur. — Pourquoi vous acharnez-vous contre moi ? demanda la jeune fille. — Parce que tu nous vois, grinça l’Invisible. Ton regard nous fait mal. Il nous brûle. Nous voulons que ça cesse. As-tu pensé que si tu arrêtais de nous regarder ta vie redeviendrait normale ? Peggy haussa les épaules. — Je saurais tout de même que vous êtes là, soupira-t-elle. — Au début, corrigea la créature. Mais, avec le temps, tu finirais par oublier. Tu réussirais même à te persuader que tout cela n’était qu’un mauvais rêve. Si tu cessais de nous voir, nous cesserions de te harceler. — Tu veux conclure une sorte de pacte, c’est ça ? interrogea l’adolescente. L’Invisible se dandina. Comme il avait conservé l’apparence de Peggy, il s’amusa à déformer ses traits, enlaidissant le visage de la jeune fille. « C’est plus fort qu’eux, songea celle-ci, même quand ils viennent en ambassadeurs, ils ne peuvent s’empêcher d’être cruels. » Elle s’obligea à regarder les transformations que le Transparent faisait subir à son double. Les oreilles se décollaient, le nez devenait protubérant. Puis la statue laiteuse se mit à vieillir à toute allure, prenant l’apparence d’une vieille femme, et Peggy Sue put voir comment elle serait à soixante-dix ans. — Pas drôle, n’est-ce pas ? ricana l’Invisible. Vous êtes si fragiles, vous les humains. Un rien vous tue. — Que me proposes-tu ? coupa l’adolescente. C’est pour ça qu’on t’a envoyé, alors, parle. La créature redevint une boule de matière anonyme. — Si nous pouvions t’assassiner, tout serait plus simple, et nous l’aurions fait depuis longtemps, dit-elle, mais voilà : une puissance magique te protège ; alors il nous faut jouer aux diplomates, essayer de conclure un traité. Le pacte est clair. Il tient en une phrase : si tu acceptes de devenir aveugle, nous te laisserons en paix. Plus jamais tu n’entendras parler de nous, tu mèneras la vie d’une fille normale. — Une fille normale aveugle… corrigea Peggy. — N’est-ce pas mieux que de nous voir en permanence organiser nos farces ? rétorqua l’Invisible. Tu dois y réfléchir. Là, dans l’herbe, tu trouveras un flacon muni d’un compte-gouttes. C’est un élixir spécial. Il te suffira de t’en instiller une goutte dans chaque œil pour devenir aveugle, sans souffrance. Aussitôt, nous arrêterons de te persécuter. — Et tu juges le contrat honnête ? s’esclaffa amèrement la jeune fille. Tu n’as pas l’impression d’être en train de m’escroquer ? — Non, déclara la créature. La cécité vaut mieux qu’une vie entière bouclée dans une cellule capitonnée au fond d’un asile d’aliénés. Or c’est ce qui se produira si tu continues à nous espionner. Pense à ce qui t’est arrivé aujourd’hui. Demain nous pouvons te forcer à empoigner un couteau et à poignarder n’importe qui. Ta mère, ta sœur… (Encore une fois, il mentait. Le charme magique protégeant Peggy ne lui aurait pas permis de perpétrer de telles abominations.) Peggy Sue fit quelques pas, fouilla dans l’herbe de la pointe de sa chaussure. Elle distingua un flacon poussiéreux qui semblait provenir d’une époque lointaine. — C’est l’élixir, souffla le Transparent à son oreille. Une goutte, pas davantage. Tu n’auras pas mal. Une goutte dans chaque œil et tu seras débarrassée de notre présence. Réfléchis bien, cela en vaut la peine. « Un marché de dupes », pensa Peggy en haussant les épaules. Et, d’un coup de talon, elle réduisit le flacon en miettes. Quand elle releva la tête, le fantôme avait disparu, ulcéré par sa réaction. La jeune fille décida qu’il était temps de rentrer chez elle. Alors qu’elle émergeait du maïs, elle se trouva nez à nez avec sa sœur aînée, Julia, qui sortait du camp de caravaning. Julia avait dix-sept ans, trois de plus que Peggy Sue. Cette différence d’âge lui permettait de se prendre pour une adulte et d’abreuver sa cadette d’ordres désagréables. — Ah ! siffla-t-elle, tu es là. Le directeur du collège vient de téléphoner. Tu es encore renvoyée. Il paraît que, cette fois, tu as écrit des saletés sur ton prof de maths ? Quand elle était lancée, elle pouvait continuer une heure sur le même ton. Elle adorait jouer à la jeune femme responsable. Cela l’avait prise le jour où elle avait été élue meilleure employée du mois au fast-food où elle travaillait. Depuis, elle rêvait de fonder sa propre entreprise et affectait de porter le poids du monde sur ses épaules. C’était une grande fille blondasse, défigurée par un nez trop long. Elle s’énervait facilement et s’entraînait à sourire devant son miroir pour ne pas déplaire aux clients. Peggy Sue la laissa s’exciter. Elle savait que ses parents avaient honte de leur cadette. C’étaient des gens simples. Honnêtes et plutôt conventionnels. Leur grand projet était de se retirer au Nebraska une fois leurs filles mariées, et de se bâtir un ranch où ils élèveraient des chevaux, pour passer le temps. Rien ne les prédisposait aux extravagances. Les « crises » de Peggy Sue les laissaient désarmés. — Je ne comprends pas pourquoi elle se conduit comme ça, gémissait régulièrement M’man. Elle n’a même pas de mauvaises fréquentations. A ce que disent ses professeurs, elle n’a pas d’amis. — Ça ne pourra pas continuer, renchérissait tout aussi mécaniquement Julia. Elle est en train de nous faire une réputation épouvantable… et de ruiner ma future carrière. Comment vais-je fonder mon entreprise ? Aucun banquier ne voudra prêter d’argent à la sœur d’une folle. Peggy Sue souffrait de cette situation. Elle voyait bien que sa mère n’osait plus la regarder en face, ou employait, pour lui parler, le ton qu’on réserve aux enfants colériques dont on craint les caprices. P’pa, lui, faisait montre de moins de patience. C’était un homme bon mais rude, plus habitué à se promener en équilibre sur une poutre d’acier à cent mètres au-dessus du sol qu’à démêler les états d’âme des gamines. Les filles, en général, lui semblaient « trop compliquées ». Il aurait, de loin, préféré que sa femme lui donne des fils avec qui il aurait pu boire de la bière et parler base-ball. L’agitation de sa cadette le mettait mal à l’aise. On jasait en ville. En quelques années il était devenu « le père de la gosse cinglée aux grosses lunettes ». — Tu es désespérante ! se mit à hurler Julia. Quand l’orage tombait sur sa tête, Peggy ne cherchait jamais à se protéger. Évoquer les Invisibles n’aurait servi qu’à persuader sa famille qu’elle avait définitivement pété les plombs. Épuisée par son interminable discours, Julia se tut enfin. Posant le bras sur les épaules de sa sœur, elle la poussa vers le camp de caravaning. — Allez, soupira-t-elle. On rentre. Essaye de ne pas trop faire pleurer Maman pour une fois. Les choses se passèrent aussi mal que prévu. Maggy Fairway, sa mère, éclata en sanglots dès qu’elle passa le seuil. Les incidents étaient devenus si fréquents qu’elle n’avait plus le courage de se mettre en colère. Elle posa sur sa fille cadette un regard désolé et murmura : — Ma petite, je ne sais pas ce qu’on va faire de toi. — Va dans ta chambre, ordonna Julia qui, lorsque leur père était absent, prenait de plus en plus souvent le relais de l’autorité familiale. Peggy Sue obéit. La caravane avait la forme d’un long wagon métallisé. Les « chambres » ressemblaient davantage aux cabines d’un sous-marin qu’aux pièces d’une véritable habitation. Les gosses de la ville trouvaient cela « super », Peggy, elle, aurait aimé vivre dans une maison dont les murs auraient été faits de briques et non de tôles rouillées. Elle s’isola dans son repaire, un étroit carré d’un mètre cinquante de côté. Le lit était si petit qu’elle devait plier les jambes pour y tenir ! Inquiète, elle écarta le rideau masquant le hublot qui lui tenait lieu de fenêtre. Les Transparents étaient là, dans l’enceinte du camp. Ils se faufilaient dans les caravanes en traversant les cloisons métalliques. Ils la narguaient. L’un d’eux lui montra combien il lui serait facile de faire tomber un câble électrique dans une petite piscine gonflable où s’ébattaient des enfants. Horrifiée, Peggy Sue le fixa avec une intensité toute particulière, espérant que son regard brûlerait la « peau » de la créature. Presque aussitôt, elle perçut une odeur de caramel calciné. C’était le signe que le Transparent avait eu mal. D’ailleurs, il s’éloigna en s’ébrouant. « Je ne suis pas totalement désarmée, pensa-t-elle. Je peux leur causer préjudice, moi aussi. L’ennui, c’est que chaque fois que je m’applique à les brûler, je me fatigue les yeux. » Elle ôta ses lunettes. Les premiers élancements de la migraine venaient de la poignarder entre les sourcils. Quelle piètre chasseuse de fantômes elle faisait ! 2 Peggy Sue se réveilla à l’aube, alors que le brouillard matinal noyait les champs de maïs. Elle éprouva soudain le besoin d’aller se promener dans la forêt pour profiter de ce bref instant de paix, et quitta la caravane sur la pointe des pieds. Elle venait à peine d’entrer dans la clairière qu’une voix zonzonnante grésilla derrière elle. — Tu as refusé le pacte, dit le fantôme d’un ton outragé. Nous t’avons tendu honnêtement la main, et tu as brisé le flacon magique. Tu as laissé passer ta chance. On ne peut pas dire que tu aies fait le bon choix. Tu n’es vraiment pas courageuse… Devenir aveugle, ce n’est rien à côté de ce qui t’attend. Puisque tu veux conserver la vue, je puis t’assurer que tu vas en voir de toutes les couleurs. Peggy Sue pivota sur elle-même. L’Invisible suintait d’un tronc d’arbre. « On dirait le caoutchouc qui coule des hévéas », songea la jeune fille. La créature joua à prendre le visage de Julia. Elle donnait aux traits de la sœur de Peggy une expression de méchanceté caricaturale. — Tu n’as pas encore pris conscience de notre puissance, dit la chose laiteuse qui palpitait entre les arbres. A côté de vous, nous sommes des dieux. Nous avons créé la Terre, nous l’avons peuplée pour nous amuser. J’étais là quand nous avons pétri les dinosaures, un après-midi pluvieux où nous commencions à nous ennuyer. Nous avons lâché ces grosses bêtes pour voir comment elles se comporteraient. C’était à qui de nous inventerait la bestiole la plus cocasse… Cela nous a distrait pendant quelques milliers d’années, puis la lassitude nous a gagnés, et nous avons décidé de les détruire. Les voir s’entredévorer avait fini par devenir monotone. — Tu dis n’importe quoi ! siffla Peggy Sue en essayant de crâner. — Tu sais bien que non, lâcha l’Invisible. C’est nous qui avons lancé sur les gros lézards la météorite qui les a réduits en cendre. Alors nous avons créé une race plus intelligente, en pensant qu’elle serait plus amusante… et nous avons modelé l’Homme. Du moins ses premiers représentants. Cela nous occupait. Comme des enfants humains élevant des souris blanches dans un vivarium. Peggy Sue sentit l’horreur s’emparer d’elle. Elle comprit que le fantôme disait vrai. Lui et les siens avaient toujours été là, depuis le début du monde, à l’insu des hommes. — Nous vous avons tout donné, ajouta la chose. Même la science. Nous vous avons fait l’aumône de vos plus grandes découvertes ! Ce que vous croyez avoir inventé, nous vous l’avons soufflé à l’oreille. Les éclairs de génie qui traversent les cerveaux de vos savants, c’est nous qui les fabriquons. Cela nous amuse de voir ce que vous en ferez. Nous vous avons donné la bombe atomique, les missiles… toute la panoplie nécessaire à votre autodestruction. Nous attendons de voir si vous irez jusqu’au bout. Nous prenons des paris. Certains pensent que vous ne survivrez plus très longtemps… C’est intéressant. Cela nous divertit. — Vous nous utilisez comme des poupées articulées, c’est cela ? demanda Peggy. — Oui, admit l’Invisible. Nous aimons à penser que la Terre est notre coffre à jouets. — Et si la race humaine s’autodétruit, lança la jeune fille, que ferez-vous ? — Nous en créerons une autre, répondit le spectre. Certains de mes amis pensent que l’Homme est démodé, qu’il est temps de passer à autre chose. C’est pourquoi ils poussent le monde au chaos, pour précipiter sa fin. Ils ont hâte de modeler une nouvelle race. Beaucoup de projets sont à l’étude. Nous nous rassemblons le soir, dans les clairières, pour débattre de l’apparence qu’auront vos successeurs. C’est passionnant. — Vous êtes comme des gosses, siffla Peggy. Vous voulez un autre jouet, mais vous le casserez comme le précédent dès que vous y serez habitués. L’Invisible haussa les épaules. — Sans doute, admit-il, mais c’est tout l’intérêt du jeu. L’adolescente allait répliquer quand sa sœur aînée surgit des buissons. Elle avait enfilé un imperméable par-dessus sa chemise de nuit et glissé ses pieds nus dans des baskets non lacées. — Qu’est-ce que tu fiches ? lança-t-elle d’un ton ulcéré. On te cherche depuis une heure. Maman était déjà persuadée que tu avais fait une fugue. Elle gesticulait sans se rendre compte que, dans son accoutrement, elle avait l’air de s’être échappée d’un asile. Peggy Sue se résigna à prendre le chemin du camp. Julia ne décolérait pas. L’Invisible se déplaçait à ses côtés en ricanant. Il imitait chacune de ses mimiques en s’appliquant à la rendre plus grotesque encore. De temps en temps, il s’amusait à soulever la chemise de nuit de la grande fille hargneuse pour montrer ses fesses aux occupants du terrain de camping qui, croyant à un méfait du vent, pouffaient de rire. M’man attendait devant la caravane, l’air peiné. Elle fit signe à Julia de se taire afin d’éviter d’ameuter le voisinage. — Tu vois, souffla le Transparent à l’oreille de Peggy Sue, ce sera toujours comme ça… Tu vas vivre un enfer. Puis, saisissant le poignet de Peggy entre ses doigts translucides, il l’éleva dans les airs et l’abattit sur le visage de Julia. L’adolescente n’eut pas le temps de réagir, sa paume claqua avec violence sur la joue de sa sœur qui en eut le souffle coupé. M’man poussa un gémissement de surprise. Pour tous les campeurs présents, Peggy Sue venait de gifler Julia avec assez de force pour lui décoller la tête des épaules. Personne ne pouvait soupçonner l’intervention du Transparent. — Tu… tu as vu ? bégaya Julia en prenant sa mère à témoin. Elle… elle est folle. Un jour elle nous assassinera pendant notre sommeil. — Tiens ! ricana l’Invisible à l’oreille de Peggy Sue, c’est une idée, ça ! Et puis ça n’étonnerait personne ! — Ça suffit, intervint M’man. Vous vous êtes assez données en spectacle, habillez-vous et grimpez dans la voiture. Nous partons. Il est hors de question de rester ici après ce qui s’est passé. J’en ai assez d’être dévisagée au supermarché comme si j’étais la mère d’une extraterrestre ! Peggy baissa la tête et obéit. Au moment où elle montait dans la caravane, l’Invisible la retint par un pan de son tee-shirt. — Tu vas avoir une belle surprise, chuinta-t-il. Où que tu ailles, nous serons là pour t’accueillir. Nous sommes en train de mettre au point une blague formidable dont tu auras la primeur. La jeune fille se dégagea d’un mouvement brusque. L’Invisible ricana de plus belle. — Bonne route ! s’esclaffa-t-il. Je pense qu’il fera beau. Si tu t’arrêtes dans un drugstore, n’oublie pas d’acheter une lotion contre les coups de soleil ! 3 On quitta le camp dès les dernières formalités réglées. Mme Fairway s’installa au volant tandis que les deux sœurs se glissaient sur la banquette arrière. Peggy jeta un coup d’œil à Julia. La gifle avait laissé une marque rouge sur la joue de la jeune fille. « Elle ne me le pardonnera jamais, pensa-t-elle. En plus, si nous quittons la ville, elle va perdre son travail au fast-food. » Un lourd silence pesait à l’intérieur du véhicule. Peggy sentit qu’à la réprobation s’ajoutait une bonne dose de peur. « Je suis en train de devenir leur ennemie, se dit-elle le cœur serré. Elles ne comprennent pas pourquoi je me comporte ainsi. » * Pendant le trajet, Peggy Sue s’assoupit. Comme cela lui arrivait souvent, elle rêva de la première fois où elle avait rencontré la fée. Elle venait d’avoir six ans, M’man l’avait conduite chez un opticien pour essayer sa première paire de lunettes. Tout à coup, une femme aux cheveux roux entra en souriant. Elle était vraiment belle, avec des gestes d’une rare élégance. Elle regarda Peggy, lui fit un clin d’œil et, de l’index, ébaucha une drôle de figure cabalistique. Il y eut un crépitement bleuâtre dans l’air. Aussitôt, comme s’ils avaient été changés en pierre, tous les gens présents dans le magasin se figèrent. Leurs paupières se fermèrent et ils se mirent à dormir debout, les mains arrêtées au beau milieu d’un geste. — Écoute, fit la dame aux cheveux rouges en s’asseyant en face de Peggy Sue. Nous n’avons pas beaucoup de temps car je viens de l’autre bout du cosmos et je ne peux pas maintenir longtemps la forme que j’emprunte pour t’apparaître. Je m’appelle Azéna. Je sais que tu vois des fantômes, tu as été choisie pour cette mission par les gens qui essayent de protéger l’Univers. Ce ne sera pas facile, mais il est important que quelqu’un s’oppose aux Invisibles. Tu as ce pouvoir. Pour le moment il n’est pas très puissant mais il se développera au fur et à mesure que tu grandiras. Tu le transmettras à tes enfants, et ainsi de suite. Un jour vous serez assez nombreux et assez forts pour contrarier les manigances des spectres. Oui, un jour… mais en attendant tu seras toute seule pendant un long moment encore, et il te faudra le supporter. Les Invisibles vont te haïr, ils tenteront même de te tuer… cependant ils n’y parviendront pas car nous avons mis sur toi un charme qui te protège. Un charme puissant. Attention ! cela ne signifie pas pour autant que tu es immortelle. Les fantômes sont affreusement malins et ils s’appliqueront à te pousser au suicide, ou organiseront des accidents pour te supprimer. Quand je dis qu’ils ne peuvent pas te tuer, j’entends qu’il ne leur est pas possible de t’étrangler de leurs propres mains, ou de te pousser dans le vide du haut d’une falaise. Toutefois, il leur reste la possibilité de convaincre quelqu’un de le faire à leur place, ou de provoquer l’éboulement de la falaise sous tes pieds. Comprends-tu ? La distinction est subtile, mais ta survie en dépend. De même, ils ne peuvent pas te forcer à faire des choses graves : tuer quelqu’un, par exemple. C’était compliqué ! Peggy Sue hocha la tête. A côté d’elle M’man dormait toujours. — Je sais que c’est un mauvais cadeau que l’on te fait là, soupira encore la dame aux cheveux rouges. Il fallait choisir un enfant, et le hasard t’a désignée. Tes yeux ont le pouvoir de faire mal aux Invisibles. Ce pouvoir se développera avec le temps… si tu n’es pas devenue aveugle d’ici là. Car les fantômes le savent, et ils s’emploieront à te faire perdre la vue. En attendant d’être grande, ne dilapide pas ton énergie visuelle, apprends à t’en servir avec économie. Sois patiente. — Pourquoi les Invisibles sont-ils méchants ? demanda Peggy. — Parce que c’est dans leur nature, répondit tristement Azéna. Quand nous aurons mis en place beaucoup de gens comme toi, il ne leur sera plus aussi facile de s’amuser aux dépens des autres. Tu es la première, tu devras être courageuse. Il n’est pas toujours réjouissant d’être une héroïne. Nous nous reverrons chaque fois que tu devras changer de lunettes, dans des boutiques semblables à celle-ci. Elle tira de sa poche une paire de lunettes et la substitua à celle que l’opticien s’apprêtait à poser sur le nez de Peggy Sue. — Ce ne sont pas des lunettes ordinaires, expliqua-t-elle. Elles sont presque vivantes, et ce seront tes fidèles alliées dans le combat que tu vas mener. Les verres sont en réalité des cristaux extraterrestres ayant pour fonction d’amplifier ton pouvoir visuel. Quand ces cristaux mourront, je viendrai t’en apporter de nouveaux. La femme aux cheveux rouges se redressa, ébouriffa tendrement les cheveux de Peggy, puis fit claquer ses doigts. Aussitôt, la vie reprit son cours, les gens de la boutique rouvrirent les yeux. Ils ne s’étaient rendu compte de rien. Par la suite, chaque fois que Peggy Sue dut changer de verres correcteurs, Azéna apparut pour se substituer à l’opticien. Les choses se passaient toujours de la même manière : elle suspendait la vie du monde en claquant des doigts, puis examinait les yeux de Peggy avant de lui remettre de nouveaux verres magiques. Lors de leur dernière rencontre, Peggy Sue avait été frappée par la mine fatiguée d’Azéna. Elle lui avait demandé si elle allait bien. — Ces voyages à travers l’espace m’épuisent, avait-elle avoué en baissant les yeux. En vérité, ils me consument et abrègent ma vie de plusieurs années. Tu dois comprendre dès maintenant que je ne serai pas toujours là pour te protéger. * La famille Fairway roula toute la journée à travers les plaines désertes qui s’étendaient jusqu’à la ligne d’horizon. Julia pleurnichait en reniflant, M’man n’ouvrait pas la bouche, Peggy Sue essayait de se remémorer les dernières paroles de l’Invisible, ce curieux avertissement qu’il avait lancé avant de disparaître. Quelque chose à propos du soleil ? Non, d’une lotion protectrice… un écran total ou un truc similaire. Ça n’avait aucun sens. Le soir, on coucha dans la caravane, au bord de la route. Le lendemain aussi, et le surlendemain encore. Peggy comprit que Maman voulait s’éloigner le plus possible de Chatauga pour échapper aux ragots. L’atmosphère était pénible car personne ne parlait. Les Invisibles, eux, demeuraient… invisibles ! Depuis qu’on avait quitté le camp de trailing, la jeune fille n’en avait pas vu un seul. « C’est vrai qu’on les trouve rarement dans les régions désertiques, se disait-elle. Là où il n’y a pas d’humains, pas de bonnes blagues en perspective. » * On arriva enfin à Point Bluff, une petite bourgade aux maisons fleuries. Il y avait une vieille pompe à essence à levier, un Indien en bois peinturluré devant la pharmacie. Il faisait chaud, le vent charriait une poussière jaune qui griffait la peau. C’est à cet instant que le pneu avant droit creva. En se penchant sur la roue, Mme Fairway murmura entre ses dents : — Bizarre, on dirait qu’un animal a mordu le caoutchouc assez fort pour percer la chambre à air. On voit des traces de crocs. Peggy Sue regarda autour d’elle. Elle devinait sans mal ce qui venait de se produire : un Invisible était sorti de terre juste devant la voiture pour crever le pneu d’un coup de dents. « Il souhaitait qu’on s’arrête ici, conclut-elle. C’est donc dans ce village que les fantômes vont mettre en place leur prochaine farce. » Elle n’était pas rassurée car elle soupçonnait les Transparents de vouloir frapper un grand coup avant l’hiver. — Tant pis, marmonna M’man. On n’ira pas plus loin. L’endroit a l’air très bien. Je vais appeler votre père pour lui annoncer que nous nous installons ici. — C’est petit, maugréa Julia. Jamais je ne réussirai à implanter une grande entreprise dans ce bled ! * On trouva sans mal un nouveau camp de caravaning. Julia se fit engager au fast-food qui jouxtait le cinéma en plein air, Maman conduisit Peggy Sue au collège de la ville et négocia son inscription auprès du directeur. Celui-ci se montra réticent. Le dossier scolaire de l’adolescente lui faisait peur. Le coup de fil passé au lycée de Chatauga ne le rassura guère. — Point Bluff est une ville tranquille, répéta-t-il, le regard fuyant. Il n’y a ici ni drogués ni voyous. Nos élèves sont de gentils gosses. M’man dut supplier. Le principal se laissa fléchir sous réserve d’expulser Peggy Sue sans préavis au premier incident. Le lendemain, l’adolescente s’assit dans la salle de classe au milieu de ses nouveaux camarades. L’absence des Invisibles la désarçonnait. Que préparaient-ils ? Elle ne cessait de regarder autour d’elle pour essayer de les repérer, en vain. — Tu cherches quelqu’un ? lui demanda Sonia Lewine, une fille rousse au visage couvert de taches de son, qui avait remarqué son manège. — N… non, bredouilla Peggy. — Allez, souffla Sonia. Avoue. C’est pour te séparer de ton petit ami que ta mère t’a amenée ici, n’est-ce pas ? Tu espères qu’il va retrouver ta trace. Sonia adorait les complots amoureux. Elle était prête à aider quiconque se trouvait pris dans les affres d’une passion contrariée. — Il était plus vieux que toi, c’est ça ? insista-t-elle. Oh ! je comprends. Une fille d’ici, Monica Greyhold, a subi la même chose. Ses parents n’appréciaient pas son boy-friend, ils l’ont exilée dans un pensionnat, à mille kilomètres de Point Bluff. Elle en a été si malheureuse qu’elle a maigri de six kilos… et qu’elle m’a donné toutes ses robes lorsqu’elle est revenue pour les vacances de Noël. Au bout de deux semaines, Peggy Sue réalisa qu’elle aimait bien Sonia. Cela faisait des années que personne ne lui avait prodigué le moindre signe d’amitié. Ici, à Point Bluff, on ne voyait pas encore en elle une folle dangereuse, une fille infréquentable. L’absence des Invisibles lui permettait de se détendre et de se comporter normalement, sans sursauter à chaque instant. Elle ne savait combien de temps cela durerait, mais c’était bien agréable, et elle se surprenait à rire des plaisanteries idiotes des garçons, comme toutes les filles de son âge. Il y avait Mike, Stanley, Hopkins, Dudley… qui tous essayaient de s’attirer ses bonnes grâces. Dudley était incroyablement mignon, avec juste ce qu’il fallait de timidité pour montrer que, sous son déguisement de garçon, il était gentil. Il s’épuisait à essayer de faire rire Peggy en multipliant les plaisanteries (souvent pas très drôles !). C’était assez attendrissant et la jeune fille feignait de s’esclaffer de la manière la plus convaincante qui soit. * A Point Bluff, on considérait Peggy comme une grande voyageuse, car aucun des adolescents du bourg n’avait jamais pris le bus. On ne cessait de lui demander « comment c’était ailleurs ? » et elle devait se retenir de répondre : — Ailleurs c’est horrible… puisqu’il y a les Invisibles. — Ici, grogna Sonia Lewine, c’est la cité de l’ennui. Il n’y a rien à faire, il ne se passe jamais rien. — Et il ne se passera jamais rien ! hurlèrent les garçons en chœur. Peggy Sue sentit son cœur se serrer. Comme ils étaient naïfs… innocents. Elle aurait voulu partager leur insouciance, ne connaître que les minuscules problèmes qui les agitaient : untel inviterait-il une-telle au cinéma en plein air ? X avait-il effectivement embrassé Y lors de la dernière soirée dansante ? — Je vois bien dans tes yeux que tu es malheureuse, lui chuchotait Sonia Lewine. Tu penses à ton amoureux ? Si tu penses très fort à lui, il finira par te retrouver, je t’assure, c’est magique. L’amour, c’est comme une émission radiophonique. Vous êtes comme deux téléphones portables qui fonctionneraient sur une fréquence que personne d’autre ne pourrait capter. Elle était adorable, et Peggy Sue n’osait la détromper. Et puis, il ne lui déplaisait pas de s’inventer un petit ami, elle que les garçons avaient toujours fuie. Il y avait cependant une ombre au tableau. Au collège, un certain professeur de mathématiques, nommé Seth Brunch, se révélait odieux. C’était un homme de haute taille, chauve, d’une maigreur effrayante, et qui écrasait les élèves de son mépris. — Il a reçu un prix de mathématiques quand il était jeune, expliqua Sonia. Ça lui a bouleversé la cervelle. Depuis, il se croit l’homme le plus intelligent de la contrée. Elle ne mentait pas, Seth Brunch se plaisait à humilier ses élèves en leur ordonnant de venir au tableau pour résoudre des problèmes incompréhensibles. Pendant que les malheureux transpiraient, les doigts serrés sur une craie inutile, il ricanait en prenant des pauses inspirées. Au bout d’un moment, il s’écriait : « Ça suffit ! » et résolvait l’exercice en trois secondes. — Vous êtes trop stupides, soupirait-il. C’est à pleurer de désespoir. Je suis certain que si je donnais des cours aux chiens errants dans les rues de la ville ou aux vaches ruminant dans les prés j’obtiendrais de meilleurs résultats. Un rat de laboratoire est plus intelligent que vous. On a dû vous irradier par mégarde quand vous étiez bébés. Il doit vous manquer un morceau de cervelle. Il prenait alors une expression angoissée pour ajouter : — Peut-être n’êtes-vous pas tout à fait humains ? Il paraissait prendre beaucoup de plaisir à ces blagues de mauvais goût. Peggy Sue le trouvait antipathique. Elle se gardait cependant d’émettre un jugement définitif. Certains professeurs, secrètement terrifiés par leurs élèves, se conduisaient ainsi pour dissimuler leur peur, elle ne l’ignorait pas. Un soir, en sortant du collège, elle demanda à ses nouveaux amis s’ils ne trouvaient pas que Seth Brunch allait trop loin. Sonia Lewine haussa les épaules. — Bof ! gémit-elle, il n’a pas tout à fait tort, tu sais, c’est vrai qu’il est génial et qu’on est tous un peu crétins. Il est capable de mener dix parties d’échec en même temps, les yeux bandés, et nous, comme on dit, on n’a pas inventé l’eau chaude. On est des gosses de Point Bluff. C’est sûr que c’est pas le pays de l’intelligence, ça se saurait. Peggy Sue ne partageait pas leur défaitisme. Pourtant sa vie n’était pas facile. Elle se savait jolie (dès qu’elle ôtait ses fichues lunettes !) mais cela ne lui servait pas à grand-chose car les garçons avaient peur d’elle. En règle générale, les garçons détestaient les filles compliquées, et elle entrait malheureusement dans cette dernière catégorie. En outre, elle avait tant de soucis qu’elle éprouvait de la difficulté à se montrer aussi enjouée, aussi amusante que ses compagnes de classe. — T’es pas cool ! lui disaient souvent les adolescents. T’as vraiment pas l’air cool ! On a l’impression que t’es assise en permanence sur une bombe prête à exploser ! Comment aurait-elle pu leur révéler que c’était exactement cela ? Et puis il y avait sa famille. M’man, Julia, qui la regardaient comme un animal bizarre. P’pa toujours absent, toujours fatigué… Elle se sentait parfois très seule. Pourtant, elle ne perdait pas courage. Elle savait qu’au loin, quelque part à l’autre bout de l’univers, des gens comptaient sur elle. Azéna, la fée aux cheveux rouges, plus particulièrement. * Un après-midi, après la classe, Peggy Sue, Sonia et les garçons descendirent à la rivière et se mirent en maillots de bain. — On ne peut pas se baigner parce qu’il y a des remous dangereux, expliqua la jeune fille rousse, mais on bronze mieux ici à cause du sable blanc, qui réfléchit la lumière du soleil. Grâce à lui on arrive à brunir jusque sous le menton. Viens, je te prêterai ma lotion solaire. Peggy sentit son estomac se nouer brutalement. Les mots « lotion solaire » lui rappelaient ceux prononcés par l’Invisible qui était venu la menacer, juste avant leur départ de Chatauga. Elle essaya de dissimuler son malaise. Sans doute s’agissait-il d’une simple coïncidence ? — Tu as toujours un air mystérieux, lui murmura Sonia en dépliant une serviette de bain. On sent bien que tu es de ces filles qui ont beaucoup vécu. Un jour, tu me diras peut-être tes secrets ? « Il vaut mieux pas, songea tristement Peggy, sinon tu cesserais aussitôt de rire… et pour toujours. » Sonia s’étendit, ouvrit son livre de mathématiques et le posa sur son front pour se protéger du soleil. — Voilà, conclut-elle, c’est ce que j’appelle ne pas bronzer idiote. Au même instant, Peggy crut entendre ricaner derrière elle. Elle sursauta. Elle aurait reconnu cette façon de rire entre mille… c’était celle d’un Invisible. Au collège, le lendemain, le professeur de mathématiques, fidèle à son habitude, remonta une à une les allées qui séparaient les pupitres. Tous les trois pas, il se penchait sur un élève et lui cognait sur le crâne avec son index recourbé. — Toc-toc ! ricanait-il, il y a quelque chose là-dedans ? On ne dirait pas, ça sonne creux. Quand vint son tour, Sonia Lewine devint rouge de honte. De toute évidence, elle luttait pour ne pas fondre en larmes. * Pendant le week-end, Seth Brunch se donna en spectacle dans la grande salle de réunion de la mairie où avait lieu un tournoi d’échecs. Là, les yeux bandés, il joua « en aveugle » contre quinze adversaires. Tout était engrangé dans sa mémoire. Il gagna les quinze parties haut la main. — Quel cerveau ! murmurait-on dans la salle. Peggy Sue, qui était venue assister à l’exhibition en compagnie de sa mère et de sa sœur, eut l’impression que les gens étaient à la fois fiers et honteux de la présence de Seth Brunch parmi eux. Fiers parce que l’intelligence du professeur redorait le blason de la communauté, honteux parce que tout le monde se sentait stupide en face de lui. D’ailleurs, Brunch n’avait pas le triomphe modeste. Il paradait entre les tables, une moue méprisante aux lèvres, comme s’il pensait : « C’était trop facile, vous êtes de si mauvais joueurs. » * Le matin suivant, le soleil de la peur se matérialisa dans le ciel, à la verticale de Point Bluff, juste au-dessus de la mairie. Une autre partie commençait : cette fois c’était au tour des Invisibles de bouger les pions sur l’échiquier de la terreur. 4 Peggy Sue s’en aperçut en sortant de la caravane. Quelque chose d’anormal luisait au milieu des nuages, tel un éclat de miroir fiché dans le ciel. — Il va faire beau, s’exclamaient les gens du camping. C’est rare que le soleil brille de cette manière si tôt le matin. Ils se trompaient, ce n’était pas le soleil qui scintillait ainsi… « On dirait qu’une sphère flotte au-dessus de nos têtes, songea Peggy Sue. Une boule de lumière qui se serait interposée entre le vrai soleil et nous. » Elle emprunta les lunettes noires de Sonia Lewine pour mieux observer le phénomène. Il lui sembla repérer d’étranges turbulences, comme si une forme bouillonnante et laiteuse cherchait à creuser un trou au milieu des nuages. « Ça ressemble à un tourbillon, se dit-elle. Une spirale de lumière. J’ai l’impression que si je la fixais plus de cinq secondes, elle finirait par m’hypnotiser. » — Tu cherches encore ton amoureux ? plaisanta Sonia. Tu crois qu’il va sauter en parachute dans la cour du collège ? Ce serait hyper-romantique ! — Tu ne trouves pas qu’il y a trop de lumière ? interrogea Peggy, soucieuse. On se croirait sous un projecteur. Regarde nos ombres, on les dirait peintes sur le sol. — C’est vrai, admit Sonia. Il va faire rudement chaud. Puis elle reporta son attention sur les garçons qui arrivaient, et, une fois de plus, tenta de déterminer lequel était « le plus mignon ». C’était son sport favori, elle pouvait passer des heures à comparer les mérites et les défauts de chaque collégien. Peggy Sue prêta une attention distraite aux différents professeurs. Ce soleil clandestin l’inquiétait. Elle n’aimait pas sa couleur ; elle lui rappelait trop celle des Invisibles. Que se passait-il ? * Il faisait très chaud dans les salles de classe, et même Seth Brunch, tout maigre qu’il fut, ne cessait de s’éponger avec un grand mouchoir. Les têtes dodelinaient. Dudley Martin et Steve Petersky s’endormirent, la joue posée sur le pupitre. A 10 heures, le conseiller d’éducation fît une annonce par le haut-parleur. Il mit les élèves en garde contre les risques d’insolation résultant de la soudaine canicule. Dans les rues de la ville, l’adjoint du shérif circulait, mégaphone au poing, pour conseiller aux personnes âgées de rester à l’ombre. — Protégez-vous le crâne ! répétait-il. Ne sortez pas sans chapeau ni ombrelle. A présent, Peggy Sue avait le plus grand mal à regarder du côté du soleil clandestin qui brillait entre les nuages. Sa lumière bleutée avait pris une teinte complètement irréelle. « Il n’est pas à la bonne hauteur, constata-t-elle. Ce n’est pas un astre normal. Il flotte à peine plus haut qu’un hélicoptère. Son rayonnement ne doit pas s’étendre au-delà des abords de Point Bluff. C’est un soleil miniature, qui ne brille que pour nous… mais dans quel but ? » Agacé par l’indolence de ses élèves, Seth Brunch décida de les punir en leur infligeant une série d’exercices à rendre le lendemain. — En chimie, déclara-t-il, il est prouvé que la chaleur accélère les échanges et donc active les processus. On verra si la canicule stimule votre activité cérébrale ! Il ponctua cette sortie de son éternel ricanement, ramassa sa sacoche et s’en alla. A la fin des cours, Peggy, Mike, Sonia et Dudley s’immobilisèrent dans le hall, hésitant à sortir de la zone d’ombre qui les protégeait encore du soleil. Dehors, la lumière ciselait les contours avec une précision étonnante. Le moindre objet métallique scintillait comme si on l’avait astiqué pour la parade. Les voitures semblaient sur le point de se liquéfier. Les rues étaient désertes. Les rares adultes qui les traversaient portaient des chapeaux de cow-boy ou des ombrelles. — On va à la rivière ? proposa Dudley. Là-bas au moins il fera frais. Le surveillant général se précipita vers les quatre amis pour leur ordonner de se couvrir la tête. Aidé des préposés à la sécurité, il distribuait de vieilles casquettes de base-ball récupérées dans une remise. — Mettez ça ! commandait-il. Sinon le soleil va vous cuire la cervelle au court-bouillon. — M. Brunch vous expliquerait qu’on ne risque rien… puisqu’on a le crâne vide ! rétorqua Sonia Lewine. Et elle bondit dehors, en pleine lumière. Peggy Sue prit la casquette que lui tendait le surveillant et s’en coiffa. Les autres l’imitèrent. — Qu’est-ce que vous êtes moches comme ça ! ricana Sonia lorsqu’ils la rejoignirent. On eut beau insister, elle refusa de poser le moindre couvre-chef sur ses cheveux roux. Il faisait abominablement chaud. Une chaleur hostile qui paraissait vouloir vous cuire sur pied. Peggy Sue n’aurait pas été outre mesure étonnée si elle avait vu la chevelure de son amie s’enflammer. Elle renifla la manche de sa veste : elle sentait le roussi. Un chien traversa la route en courant, comme s’il craignait que son poil prenne feu. Au bord de la rivière on se précipita vers l’eau glacée pour s’asperger, puis les garçons se retranchèrent à l’ombre des rochers. Peggy Sue les rejoignit ; seule Sonia s’obstina à demeurer en plein soleil. Elle avait tiré un flacon de lotion solaire de son sac et s’en enduisait les bras, les épaules. — Vous êtes des dégonflés, siffla-t-elle. Moi je vais bronzer comme une star de Hollywood et vous serez tous jaloux de me voir si belle ! — C’est pas tout ça, grogna Dudley, mais faut se taper les exercices du père Brunch, sinon il nous assassinera demain matin. Pendant que Sonia paressait au soleil, Peggy et les garçons s’absorbèrent dans l’étude des problèmes sans réussir à trouver la moindre réponse. Deux heures s’écoulèrent, en pure perte, les laissant découragés. C’est alors que Sonia, qu’on avait oubliée, s’éveilla de sa sieste. Elle avait une drôle d’expression, comme si elle était fiévreuse. Ses pupilles étaient anormalement dilatées. — Ça va ? lui demanda Peggy, inquiète. — Oui, répondit la jeune fille. Je m’étais endormie, c’est tout. — Tu te la coulais douce pendant qu’on trimait, grogna Dudley. Sonia haussa les épaules, signifiant qu’elle se désintéressait de la question. Elle avait une expression lointaine… comme si, en l’espace d’une simple sieste, elle avait soudain vieilli. « Elle a l’air d’une adulte, réalisa Peggy Sue. Oui, c’est ça. Elle a le même regard que notre prof de maths. » — Je rentre, décida Sonia. Je m’ennuie ici. Peggy Sue fronça les sourcils. Quelque chose n’allait pas. Sonia Lewine avait changé. Il avait suffi qu’elle s’endorme au soleil pour que sa personnalité se transforme. Peggy fut sur le point de le signaler à ses amis, mais se ravisa. On décida de rentrer. L’atmosphère était à la dispute. Avec le soir, la chaleur tomba et l’on eut presque froid. Quand elle levait le nez, Peggy Sue distinguait toujours la boule opalescente flottant au-dessus de la cité ; aucune lumière n’en émanait plus. « Elle a besoin du soleil pour briller, pensa-t-elle. C’est une loupe qui déforme les rayons solaires et les métamorphose en quelque chose de mauvais. » Sonia alla se tremper la tête dans l’eau et s’assit pour se recoiffer. — Alors ? lui demanda anxieusement Peggy Sue. Comment vas-tu ? — J’sais pas, maugréa la jeune fille. J’ai mal au crâne et l’envie de vomir me tiraille l’estomac. Allez, on y va. Comme ils remontaient la rue principale, ils passèrent devant le Cindy’s Coffee. Il y avait foule car les gens, fuyant la canicule, y avaient trouvé refuge devant des bocks de bière et des sodas. Seth Brunch en avait profité pour donner l’une de ses fameuses « performances » au cours desquelles il jouait les yeux bandés contre les joueurs d’échecs de Point Bluff. Les adolescents s’approchèrent de la devanture pour regarder dans la salle. Aucun d’entre eux ne savait jouer à ce jeu qui leur semblait, à tous, affreusement rébarbatif. — Fichons le camp, gémit Dudley. Si le prof de maths nous voit, il va encore se moquer de nous. Peggy Sue amorça un mouvement pour le suivre, mais Sonia ne bougea pas. Les sourcils froncés, elle observait les allées et venues des pions sur les cases des différents échiquiers. — Qu’est-ce que tu fiches ? s’impatienta Mike. — J’apprends à jouer, répondit la jeune fille. C’est facile… Oh ! ce qu’ils jouent mal… Le père Donovan aura perdu la partie en trois coups… et lui, là, il n’a pas vu le piège que lui tendait Brunch. — Arrête ! souffla Dudley, qu’est-ce que tu essayes de nous faire croire ? Tu perds tout le temps à la bataille navale ! Tu n’as pas pu apprendre les échecs en moins d’une minute rien qu’en regardant les gens jouer à travers la vitre. « Bon sang ! pensa Peggy Sue, alarmée. Et si elle disait la vérité ? » Déjà, sans plus s’occuper de ses camarades, Sonia était entrée dans le café. Elle s’assit à une table et réclama un échiquier, ce qui fit glousser les adultes car la petite Lewine n’était pas connue à Point Bluff pour la vivacité de son esprit. Mike saisit Peggy par le bras. — Tu crois qu’elle va… ? balbutia-t-il. — Oui, fit l’adolescente d’un ton plein d’inquiétude. Je pense qu’elle va les battre, tous. — Allons, siffla Dudley, c’est pas possible ! Mais la soirée se déroula comme l’avait annoncé Peggy Sue. Seth Brunch, qui se promenait entre les tables les yeux bandés, mit rapidement les autres joueurs en échec. Il cessa toutefois de sourire quand il se retrouva confronté à Sonia, la seule encore en lice. Elle se jouait de lui, éventait toutes ses stratégies et le poussait dans ses derniers retranchements. Chaque fois qu’elle annonçait ses coups à voix haute, Brunch serrait les mâchoires. — Il ne s’est pas encore rendu compte que c’est Sonia, remarqua Dudley. Vous avez entendu ? Elle déguise sa voix pour indiquer ses déplacements. Le professeur de mathématiques commença à transpirer. Des gouttes de sueur coulaient de son front pour tacher le ridicule bandeau qu’il s’obstinait à porter sur les paupières. Dans la salle, tous les adultes retenaient leur respiration. Le chroniqueur du journal local ne cessait plus de prendre des notes. Il allait de l’un à l’autre pour tenter de savoir qui était cette joueuse géniale dont il n’avait jamais entendu parler. — C’est rien du tout, lui souffla l’une des serveuses. Juste une petite dinde du collège. Une bécasse sans cervelle. Je ne comprends pas comment elle s’y prend pour tricher. — Mais c’est justement ça le plus beau, haleta le journaliste. Elle ne triche pas ! Seth Brunch se retrouva bientôt échec et mat. Humilié, malade de rage, il arracha son bandeau et regarda son adversaire comme s’il découvrait soudain un monstre pustuleux de l’autre côté de l’échiquier. — Sonia… bégaya-t-il. Sonia Lewine ! Et cela sonnait dans sa bouche comme la pire des insultes. Il chancela, livide. Titubant jusqu’à la porte, il s’enfuit dans la nuit. Dès qu’il eut disparu, la foule se précipita sur la gagnante pour l’accabler de questions techniques. Sonia les repoussa d’un air hautain. Elle annonça qu’elle donnerait une conférence de presse le lendemain matin, au même endroit, à l’ouverture du café. Elle eut du mal à s’échapper. Peggy Sue et Dudley durent intervenir pour l’arracher à ses admirateurs. — Comment as-tu fait ? répétait sans cesse Mike. Comment savais-tu ? Sonia ne répondit pas. Elle semblait ne rien voir. Elle avançait d’une démarche de somnambule. — Je sais ce qui t’est arrivé, souffla Peggy Sue en saisissant son amie par le poignet. C’est le soleil… Tu étais la seule d’entre nous à n’avoir pas mis de casquette. Ses rayons t’ont chauffé le crâne pendant deux heures. Je ne sais pas pourquoi, mais le rayonnement a pénétré ta boîte crânienne et accéléré le fonctionnement de ton cerveau. Tu as attrapé une sorte d’insolation qui a développé momentanément ton intelligence. Elle se mordit la langue, regrettant déjà d’avoir parlé. Elle avait tellement l’habitude de vivre au milieu de faits extraordinaires qu’elle finissait par les considérer comme relevant d’une parfaite banalité. « Quelle idiote ! pensa-t-elle au bord des larmes, j’ai tout gâché. Maintenant ils vont me prendre pour une cinglée et ne voudront plus m’adresser la parole. Et pourtant je suis sûre d’avoir raison ! » En effet, les adolescents la dévisageaient avec curiosité. Toutefois, ils ne semblaient pas hostiles. — C’est drôle, ce que tu dis, chuchota Dudley. Mais j’étais en train de me faire la même réflexion. Peggy le trouva plus adorable que jamais et se retint, à grand-peine, de lui sauter au cou. — C’est vrai, renchérit Mike. Il est bizarre, ce soleil. C’est pas une lumière normale. Vous avez vu ? Tout paraît bleu… On se croirait dans la neige ou sur un glacier. Malgré la moiteur du soir, un frisson parcourut l’épiderme des adolescents. Peggy Sue regarda autour d’elle. La cité, vidée de ses habituels badauds, avait quelque chose d’une ville fantôme. Les animaux – chiens, chats –, tapis sous les voitures et les charrettes, avaient l’air d’attendre l’arrivée d’un cyclone qui arracherait les maisons une à une. — Et si Peggy avait raison ? rêva Sonia Lewine. Si c’était le soleil qui m’avait rendue intelligente ? Bon sang ! Tout le monde sait bien que je suis une écervelée, moi la première. Si j’avais été dans mon état normal je n’aurais jamais été capable de battre Seth Brunch aux échecs. C’est à peine si j’arrive à me rappeler les règles du Monopoly ! Instinctivement, ils levèrent la tête pour observer l’astre dont la lueur emplissait le ciel d’une pulsation presque vivante. — Ce n’est pas le vrai soleil, murmura Peggy Sue. C’est quelque chose qui plane au-dessus de la ville. Une sorte de météorite… ou je ne sais quoi. — Alors je veux en profiter ! s’exclama Sonia en se redressant. C’est la seule chance que j’aurai jamais de devenir géniale. Seth Brunch s’est trop souvent fichu de moi, je vais le clouer au mur ! Je veux devenir plus intelligente que lui. — Non ! supplia Peggy Sue. Souviens-toi comme tu avais mal à la tête tout à l’heure. — C’était le manque d’habitude, lança Sonia. La cervelle c’est comme un muscle, au début de l’entraînement, elle souffre de courbatures. Elle se mit à danser en s’ébouriffant les cheveux. — Faut que le soleil pénètre jusqu’à mon cuir chevelu, dit-elle. Demain je recommencerai, et au bout de deux heures je serai capable de construire un ordinateur les yeux fermés ! La plaisanterie n’amusa personne. — Tu es folle, chuchota Mike. Tu vas tomber raide d’insolation. — C’est sûrement dangereux, ce truc, bredouilla Dudley. C’est comme une espèce de dopage, non ? A mon avis, il ne peut rien en sortir de bon. — De toute manière, soupira Mike, si on en parle personne ne nous croira. Peggy Sue retint un sourire triste. Elle connaissait bien la question. Sans un mot, ils raccompagnèrent Sonia jusque chez elle et se séparèrent. Quand Peggy essaya de téléphoner à son amie depuis la cabine du camp des caravanes, la mère de la jeune fille lui répondit que « Sonia avait la migraine et ne voulait parler à personne ». * A peine le jour levé, les journalistes de la station de radio locale campaient sous les fenêtres de Sonia Lewine, prêts à l’interviewer. Ils furent déçus. La vedette de point Bluff, l’adolescente qui avait battu à plate couture le grand Seth Brunch, ne semblait rien comprendre à leurs questions. Il avait suffi d’une nuit de sommeil et de trois cachets d’aspirine pour que sa science des échecs disparaisse comme par magie. Ils s’en allèrent, mécontents, croyant à un caprice. Peggy Sue trouva Sonia en larmes, assise au pied de son lit, le visage défait. — Je… je suis redevenue idiote, sanglota la jeune fille en se blottissant contre Peggy. Ce matin, au réveil… Je ne savais plus rien. Je me revois hier soir, au café, devant l’échiquier… mais je serais incapable de t’expliquer ce que j’ai fait. C’est comme si, l’espace d’une soirée, on m’avait donné le pouvoir de parler le chinois, et que j’avais oublié jusqu’au premier mot de cette langue pendant mon sommeil. Elle gémit et se cramponna aux épaules de Peggy Sue. — Je vais être ridicule, haleta-t-elle. Tout le monde va me croire plus intelligente que je ne le suis réellement. Ce sera horrible. Oh ! Jamais je ne me suis sentie aussi bête. Quand les deux jeunes filles descendirent à la cuisine, elles virent que Mme Lewine était gênée. Des voisines lui avaient rapporté les exploits de sa fille lors du tournoi d’échecs, et elle avait eu bien du mal à les croire. En découvrant les voitures de presse arrêtées sous ses fenêtres, tout à l’heure, elle avait connu un début de panique qui, maintenant, se changeait en colère. — Je ne sais pas ce que vous avez combiné, les filles, grommela-t-elle, mais je n’aime pas ça. Si vous avez imaginé une blague pour ridiculiser votre professeur, ça ira mal pour vous, et je vous conseille d’aller vous excuser au plus vite. Je vois bien que vous êtes dans vos petits souliers, alors n’essayez pas de me faire prendre des vessies pour des lanternes. — Ooh ! gémit Sonia en sortant de la maison. Si je pouvais me mettre un sac sur la tête ! Plus tard, lorsqu’elles eurent rejoint Dudley et Mike, Sonia avoua qu’elle se sentait déprimée. — Avant, dit-elle, ça ne me dérangeait pas d’être idiote, maintenant c’est différent. J’ai goûté à l’intelligence, je sais quel effet ça procure. J’en veux encore. — Tu t’entends ? hoqueta Dudley, tu parles comme une droguée. Tu me fais peur. — Tu ne peux pas comprendre, siffla Sonia avec un haussement d’épaules méprisant. Il m’en faut… Il m’en faut plus. Je ne peux pas rester comme ça. — Comment « comme ça » ? aboya Mike. — Aussi nulle que toi ! hurla Sonia. Voilà ! C’est ce que tu voulais savoir ? Ils se mirent tous à hurler, Peggy Sue dut intervenir. Les garçons la repoussèrent ; elle faillit perdre ses lunettes. — Arrêtez ! cria-t-elle. Au lieu de nous disputer essayons d’examiner le problème. Instinctivement, ils levèrent la tête en direction du ciel. Il était voilé. Un brouillard de chaleur masquait la sphère lumineuse flottant au-dessus de Point Bluff, et interceptait ses rayons. « Au moins, nous sommes protégés, songea Peggy Sue. Pour l’instant… » — Il ne faut pas recommencer, s’entêta Dudley. C’est hyper-dangereux. Sûr et certain ! — Mais non, riposta Sonia. Je suis certaine qu’on s’y habitue et, qu’à la longue, les migraines disparaissent. Tu ne comprends pas que c’est une chance qui nous est offerte et qu’il faut en profiter ? Cette intelligence artificielle qui nous tombe du ciel, c’est une sorte de trésor, il faut s’en emparer. — Comment ? trépigna Mike, et pourquoi ? — Parce que nous sommes de pauvres crétins, toi, moi ! cria Sonia au bord des larmes. Si nous nous gavons d’intelligence tôt le matin, nous avons une chance de pouvoir changer le cours de notre vie dans la journée. Peggy Sue fronça les sourcils. Elle commençait à deviner où son amie voulait en venir. — Tu veux dire, fit-elle, que tu comptes mettre à profit la science que t’aura communiquée le soleil pour devenir riche avant la nuit… avant que le sommeil ne te réexpédie à la case départ ? — Oui, murmura Sonia. En s’exposant tôt le matin, on peut devenir très intelligent dès 10 heures, et carrément génial à midi. Cela laisse encore plusieurs heures pour inventer quelque chose… je ne sais pas, moi : une machine incroyable, un mégaordinateur. Cette invention, on peut la faire breveter et devenir super-riche en la vendant à une grande firme. — Génial, riche, et de nouveau crétin dans la même journée, ricana Dudley, quel programme ! Peggy Sue hocha la tête. Elle voyait nettement se profiler le danger. Sonia avait goûté à quelque chose qui la dépassait, elle avait connu le vertige des hauteurs et ne pouvait plus s’en passer. — C’est trop dingue, tout ça, coupa Mike. Vaut mieux faire comme si ça n’avait jamais eu lieu. — Parle pour toi, pauvre tache ! lança Sonia en lui tournant le dos. 5 Pendant trois jours le brouillard masqua le soleil bleu, et, si la chaleur resta lourde, du moins les rayonnements néfastes cessèrent-ils de bombarder les crânes des passants. En ville, on continuait à évoquer le curieux cas de Sonia Lewine, cette adolescente qui avait brillé de mille feux l’espace d’une soirée pour retomber, depuis, dans l’anonymat complet. Au collège, l’atmosphère des cours de mathématiques était tendue, et la pauvre Sonia n’osait plus croiser le regard de Seth Brunch. — Tu ne peux pas savoir, confia-t-elle un soir à Peggy. Je sens que tout le monde me détaille comme une bête curieuse. Ils attendent quelque chose de moi… Les revues d’échecs n’arrêtent plus de téléphoner à la maison, des profs de fac, aussi… des organisateurs de tournois. Ils voudraient que j’accepte de me produire en public, ils me supplient d’écrire un traité, de donner des conseils à leurs lecteurs… et qu’est-ce que je dois leur répondre, moi ? Qu’en réalité j’ai le plus grand mal à jouer correctement à la bataille navale et que je ne suis géniale qu’à temps partiel ? C’est affreux. Jamais je n’aurais pensé que ce serait si dur. Il faut que le soleil revienne. Le soleil bleu. J’en ai besoin. 6 Dès le jeudi, les brumes se dissipèrent et tout recommença. Un enfant de quatre ans, qui, échappant à la surveillance de sa mère, s’était exposé aux rayons, présenta des symptômes analogues à ceux de Sonia Lewine. L’ordinateur de son père étant tombé en panne, il le répara en utilisant la puce électronique d’une vieille carte de crédit périmée ! La nouvelle fit sensation, et beaucoup crièrent au canular, mais le médecin de Point Bluff se présenta au domicile des parents pour examiner le gosse. Cari Bluster, le shérif, l’accompagnait. — Il n’est pas impossible qu’on se trouve en présence d’une fièvre méningée, marmonna le docteur. Il y a eu le cas de la petite Lewine, maintenant celui-ci… Une suractivité mentale qui s’apaise au bout de quelques heures. C’est étrange. Il faudrait faire des tests, s’assurer qu’elle ne laisse aucune séquelle. — C’est ce foutu soleil, doc, grogna le shérif. Il déclenche des insolations en série. Va falloir verbaliser tous les gens qui se promènent sans chapeau. Sonia, elle, devenait incontrôlable. Peggy Sue sentait bien que son amie ne résisterait plus longtemps au besoin de s’exposer aux rayonnements nocifs du soleil bleu. Elle avait beau essayer de la raisonner, rien n’y faisait. Sonia devenait de plus en plus irritable, cédait à de brusques crises de méchanceté et se tapait la tête contre les murs en criant : — Tu entends ? Tu entends comme ça sonne creux ? Son désespoir faisait mal. Un après-midi, elle échappa à la surveillance de ses camarades et disparut. Quand Peggy Sue et les garçons la retrouvèrent au bord de la rivière, elle était transformée. Des perles de transpiration piquetaient son front et ses pupilles étaient dilatées. « Elle ferait presque peur, songea Peggy avec un mouvement de recul. On dirait une sorcière. » — Bon sang ! haleta-t-elle, combien de temps es-tu restée exposée ? Nous te cherchons depuis le déjeuner. Mais Sonia se contenta de ricaner. Elle avait repris son air hautain et toisait ses amis comme une reine découvrant, soudain, la présence d’esclaves importuns. — J’ai faim… dit-elle d’une voix changée. — Il doit me rester des biscuits au chocolat, proposa Dudley. — Crétin ! siffla Sonia. J’ai faim de connaissance. J’ai besoin de réfléchir à des problèmes. Ça me fait comme un creux dans la tête… Une impression de fringale. Oui. C’est ça. Mon cerveau réclame de la nourriture, il a besoin de réfléchir. Elle ne plaisantait pas. Ses traits s’étaient crispés. Peggy Sue comprit que l’intelligence disproportionnée qui habitait désormais sa boîte crânienne tournait à vide… et en souffrait. « Elle a raison, pensa-t-elle. C’est comme un estomac creux. Au début la sensation de fringale est agréable, puis elle devient insupportable, douloureuse… et l’on commence à mourir de faim. » Se tournant vers les garçons ébahis, elle cria : — Vite ! il faut lui donner de quoi réfléchir, sinon son cerveau va s’autodévorer. — Quoi ? balbutia Dudley en écarquillant les yeux. — Son cerveau fonctionne à présent comme un estomac. Il a besoin de nourriture intellectuelle, il faut lui enfourner quelque chose à digérer, quelque chose de bien lourd, de bien compliqué qui l’occupera des heures durant, sinon il va se manger lui-même. — C’est pas vrai, bégaya Mike. Je crois que tu es en train de devenir aussi folle qu’elle ! Comme ni l’un ni l’autre ne bougeait, Peggy Sue ouvrit sa sacoche pour en tirer deux manuels, l’un de chimie, l’autre de physique. Elle les jeta sur les genoux de Sonia. — Tiens, lança-t-elle, apprends-les par cœur et fais tous les exercices. — C’est trop facile, soupira Sonia. Ça ne m’occupera pas plus d’un quart d’heure. — Il faut aller à la bibliothèque du collège, décida Peggy. On t’installera à une table et on te donnera à dévorer tout ce qu’on trouvera sur les rayons. Les trucs les plus compliqués… des manuels médicaux, d’astronomie, de géologie. — Il y a une section consacrée à l’informatique et à l’électronique, hasarda Mike. — C’est bien, fit Peggy Sue. Plus ce sera compliqué, mieux ça sera. Il faut que son cerveau en attrape une indigestion. Ils revinrent sur leurs pas, le plus vite possible, pour regagner le collège. La bibliothécaire, Mlle Suzie Wainstrop, leva les sourcils en les voyant passer. Jamais elle n’avait rencontré d’élèves aussi pressés d’aller travailler et se jetant sur les livres avec une telle… voracité. On installa Sonia dans un recoin isolé, là où l’on ne s’étonnerait pas trop de la voir feuilleter des ouvrages qui n’étaient pas au programme. Peggy Sue, Mike et Dudley entreprirent ensuite de faire la chaîne pour fournir à la jeune fille de quoi alimenter les exigences de son cerveau. Ce n’était pas facile, car Sonia résolvait les problèmes à une vitesse phénoménale et en réclamait toujours plus. Peggy eut l’idée de lui coller dans les mains plusieurs méthodes pour s’initier aux langues étrangères, avec leurs dictionnaires assortis, et lui ordonna de les apprendre par cœur. — Cela nous donnera peut-être le temps de souffler, dit-elle à Dudley. Les deux garçons étaient pâles. Ils avaient peur et regardaient Sonia à la dérobée. — Quand est-ce que ça va s’arrêter ? murmura Mike. Est-ce qu’elle va ingurgiter tout le contenu de la bibliothèque ? Comment elle peut faire ça ? A sa place ma tête aurait déjà explosé. Ce n’était pas ce que Peggy Sue redoutait, elle penchait plutôt pour une implosion. Si Sonia se trouvait privée de nourriture mentale, son cerveau se changerait en une sorte de trou noir cosmique aspirant tout ce qui l’entourait. La jeune fille disparaîtrait, avalée tout entière par ce puits d’antimatière. Elle serait victime de sa faim de connaissance. — Elle me fait peur, avoua Dudley. Ce n’est plus la Sonia que nous connaissions. Tu as vu ses yeux ? Elle nous regarde comme si nous étions des chiens crevés. Ils n’eurent pas le temps d’en parler davantage car Sonia repoussa la pile de livres qui lui faisait face pour dire quelque chose d’incompréhensible. Peggy Sue mit deux secondes pour comprendre que son amie parlait japonais. Il lui avait fallu une heure à peine pour maîtriser cette langue ; à l’oral comme à l’écrit. — Vite, ordonna Peggy. Trouvons-lui autre chose, de plus compliqué. Où sont les ouvrages d’électronique ? Ils avaient beau essayer d’être discrets, leur manège ne passait pas inaperçu, et Mlle Wainstrop vint bientôt voir de quoi il retournait. Avisant les titres des volumes qui s’entassaient entre les bras de Peggy Sue, elle déclara : — Que faites-vous avec ces manuels ? Vous êtes bien trop jeunes pour y comprendre quelque chose. A quoi jouez-vous ? C’est une blague ? Un pari stupide ? — Non… balbutia l’adolescente, c’est… c’est pour un concours ! Oui, un concours de culture générale ! Nous essayons de trouver les bonnes réponses… — Hum, fit la bibliothécaire. Je pourrais peut-être vous aider ? — Merci, haleta Peggy, c’est très gentil, mais ce serait tricher. Nous préférons nous débrouiller seuls. — Bien, bien, comme vous voulez, capitula Mlle Wainstrop en s’éloignant. Mais on voyait qu’elle n’était pas convaincue. L’après-midi s’écoula ainsi, dans une atmosphère de panique clandestine. A cause de Mlle Wainstrop, il fallait s’appliquer à sourire et feindre la bonne humeur alors qu’en réalité Peggy Sue tremblait de voir Sonia s’effondrer, le sang lui coulant par les oreilles. Rien ne parvenait à endiguer sa prodigieuse fringale de connaissance. Elle avalait tout et n’importe quoi : la géologie, les théories mathématiques les plus complexes, les manuels d’anatomie à l’usage des étudiants en médecine (il ne lui avait fallu que trente secondes pour mémoriser la liste des os du squelette humain et être capable de la réciter à toute vitesse). Tout lui était facile… trop facile. Elle en voulait toujours plus et se plaignait de la lenteur de ses camarades. — J’ai l’impression d’être serveur dans un restaurant, grogna Dudley. C’est pas des livres que je transporte, mais des plats de spaghettis aux boulettes de viande ! Vers 5 heures, Sonia eut un étourdissement et faillit s’évanouir. Elle était pâle, elle transpirait. Ses mains tremblaient. — Elle va mourir ? gémit Mike. Ça y est, sa cervelle est en train d’éclater ? — Non, fit Peggy Sue. Je crois savoir ce que c’est. Elle est en hypoglycémie. Le cerveau consomme du sucre, et il a tant travaillé qu’il doit être à bout de carburant. Il lui faut des bonbons, des sodas, des gâteaux. Tout ce que vous pourrez dénicher de sucré. Il fallut se remettre en quête, dévaliser les distributeurs du hall et dissimuler la nourriture sous les vêtements car il était interdit de manger dans l’enceinte de la bibliothèque. Sonia avait une tête effrayante, blême, les yeux cernés. On eût dit qu’elle était en train de mourir d’hémorragie. — C’est formidable, balbutia-t-elle. Je comprends les choses… l’Univers… je commence à voir comment ça fonctionne. Vous n’avez pas idée. Elle parlait à toute vitesse. Elle utilisa successivement le japonais, le grec ancien, le latin. Ses pensées déraillaient, sautant d’un sujet à un autre. Elle avait pris des notes en utilisant des idéogrammes chinois, mais les lisait à haute voix en les traduisant en allemand. « Elle a l’air d’avoir cent ans, songea Peggy Sue avec un frisson. Elle a un regard de vieille femme. » Quand elle eut commencé à piocher dans les sacs de bonbons, Sonia Lewine se sentit mieux et se remit au travail de plus belle. Elle avait décidé d’inventer sa propre langue et sa propre écriture qui, affirmait-elle, permettraient des notations plus performantes. Ses camarades échangeaient des coups d’œil angoissés. L’heure de la fermeture approchait et Mlle Wainstrop allait les mettre dehors ; que se passerait-il lorsqu’on n’aurait plus rien à jeter en pâture au cerveau affamé de Sonia ? « Il faut l’occuper, pensa Peggy. Lui donner des énigmes insolubles à résoudre. Le mouvement perpétuel, peut-être ? Ou lui demander d’inventer quelque chose d’impossible : le moteur à eau ? la pierre philosophale qui change le plomb en or ? » Oui, c’était peut-être la solution. Dans les minutes qui suivirent, elle déploya mille ruses pour attirer l’attention de son amie. — Tu es sûrement devenue plus intelligente que nous, ricana-t-elle, mais serais-tu capable d’inventer un moteur de voiture qui fonctionnerait à l’eau du robinet ? Hein ? Je parie que non. Elle espérait que Sonia, piquée au vif, relèverait le défi. C’est ce qui se passa. Aussitôt, Sonia Lewine se lança dans des calculs et des croquis compliqués. Au même moment la sonnerie annonça la fermeture de la bibliothèque. Il fallut se résoudre à partir. Sonia se laissa entraîner par ses amis. Elle était dans un état second et marmonnait en prenant des notes. Quand elle n’eut plus assez de papier, elle se mit à écrire sur ses bras, ses vêtements. Ses camarades s’empressèrent de la reconduire chez elle. Par bonheur, sa mère assurait une garde de nuit à l’hôpital. — Qu’est-ce qu’on fait si son père nous pose des questions ? demanda Peggy Sue. — C’est un voyageur de commerce, répondit Mike, il ne rentre que tous les quinze jours. On dut soutenir Sonia dans l’escalier. Elle semblait épuisée. Une fois étendue sur son lit, elle ferma les yeux et sombra dans le sommeil. — Ça va ralentir, maintenant, hasarda Dudley. L’autre fois, ça s’est arrêté avec le coucher du soleil. Peggy Sue eut une moue dubitative. — Ça dépend quelle dose de rayonnement elle a absorbée, observa-t-elle. Je crois qu’elle est restée des heures sous un soleil de plus en plus fort, c’est là le problème. Elle est comme ces piles électriques rechargeables qu’on branche sur le secteur pour les remplir quand elles sont usées. Ils s’étaient assis sur la moquette, autour du lit. Ils se sentaient, eux aussi, très fatigués. Sonia dormait, mais sa main, dont les doigts étaient restés crispés sur un stylo, continuaient à écrire sur les draps, couvrant le tissu d’équations incompréhensibles. — Si ça se trouve, gémit Dudley, elle va bel et bien découvrir le secret du moteur qui marche à l’eau du robinet ! Peggy Sue ne répondit pas. Elle était horrifiée par l’état de Sonia Lewine. La jeune fille avait dû maigrir de dix kilos au cours de l’après-midi. La prodigieuse activité cérébrale dont elle avait été victime s’était nourrie de son corps, puisant son carburant partout où c’était possible. — Son organisme est à bout de force mais son cerveau ne parvient pas à ralentir son activité, souffla-t-elle. Il continue ses calculs pendant qu’elle dort. C’est comme si elle était somnambule. — Une somnambule qui passerait des examens pour être ingénieur de l’atome ! ricana Mike pour masquer sa peur. Il n’y avait plus d’encre dans le stylo-feutre, mais Sonia continuait à écrire sans réaliser que le crayon griffait le drap en pure perte. Enfin, aux alentours de minuit, sa main cessa de bouger. Les trois adolescents échangèrent un coup d’œil. Peggy Sue se pencha sur son amie pour vérifier qu’elle respirait toujours. — Elle dort, annonça-t-elle d’une voix mal assurée. C’est fini, son cerveau a enfin usé sa réserve d’énergie. — Bon sang ! souffla Dudley. Si tu n’avais pas eu la présence d’esprit de l’embarquer sur cette histoire de moteur à eau je crois qu’elle serait morte. « C’est bien possible », songea Peggy en se redressant. Les trois amis descendirent l’escalier en silence. — Nos parents doivent nous chercher partout, haleta Mike. J’avais complètement perdu la notion du temps. Ça va être ma fête ! Ils se séparèrent, sachant qu’ils ne disposaient d’aucun alibi vraisemblable pour excuser leur retard. 7 Les jours qui suivirent, les « miracles » se firent plus fréquents ; quelque chose d’anormal était en train de se produire. Le cas de Sonia Lewine n’avait plus rien d’isolé. Des enfants en bas âge, des livreurs de pizzas se métamorphosaient brusquement en d’effrayants génies capables de battre de vitesse les ordinateurs. L’hypothèse de la fièvre méningée fut adoptée par les autorités, même si le médecin de Point Bluff n’était lui-même qu’à demi convaincu par cette explication. Au collège, les élèves commençaient à beaucoup parler du « Mystère Lewine ». Certains garçons s’avouaient très tentés par l’expérience. — Une espèce d’insolation, murmuraient-ils. Ça te file un bon coup sur l’occiput, et après tu deviens plus intelligent qu’un ingénieur de la NASA. — Ça paraît super pour passer les examens, renchérissaient leurs copains. Tu vas bronzer dix minutes, tu rentres en classe et tu es capable de répondre aux questions qu’on te pose, sans jamais avoir rien appris ! Plus que tout, la perspective de battre les professeurs sur leur propre terrain excitait particulièrement les collégiens. C’est ainsi que « l’épidémie d’intelligence spontanée » se développa. Beaucoup d’élèves prirent l’habitude d’aller s’exposer au soleil pour s’offrir le plaisir de narguer les profs. Le cerveau bouillonnant, ils rentraient en classe et s’amusaient à défier les professeurs de mathématiques, de physique ou de chimie, en calculant plus vite qu’eux. Dans la cour, on voyait désormais des garçons – qui jusque-là n’avaient jamais rien lu d’autre que des BD – en train de dévorer des ouvrages de mathématiques supérieures empruntés à la bibliothèque. Une griserie, analogue à celle qu’avait connue Sonia, s’emparait alors d’eux, et, pendant une heure, ils couvraient les tableaux noirs d’équations qui laissaient Seth Brunch pantois. — Vous êtes des tricheurs, hurla-t-il un jour. Vos connaissances s’effacent avec la nuit et vous vous réveillez aussi stupides que vous l’étiez avant d’avoir pris le soleil. Vous n’avez qu’une fausse intelligence… rien de plus. Elle s’épuise au fur et à mesure que vous vous en servez, comme le carburant d’une moto. — Quelle importance ? ricana Jude Hopkins, un cancre notoire, puisqu’on peut refaire le plein sans problème ! Et, d’un coup de pouce, il désigna le soleil qui brillait, bleuâtre, au-dessus de Point Bluff. Ce duel verbal sonna le début d’une véritable escalade, car les professeurs, ne supportant pas d’être humiliés, décidèrent eux aussi d’aller prendre le soleil. — C’est un cas de légitime défense ! tempêta Seth Brunch. Il n’est pas question de nous laisser manger la soupe sur la tête par des imbéciles qui se dopent la cervelle à coups de rayons solaires ! Nous devons être en mesure de répliquer ! L’honneur du corps enseignant en dépend. Dès lors, on put voir les profs se précipiter dans la cour dès que le soleil bleu faisait son apparition. Seth Brunch, chauve, était bien sûr avantagé, et brunissait plus vite. Ses collègues, malheureusement nantis de cheveux, n’hésitèrent pas à se raser la tête, exhibant des « boules à zéro » pour le moins surprenantes. — C’est de la folie, observa Peggy Sue. Vous ne voyez pas que tout est en train de se dérégler ? Il faut arrêter ça. Mais personne ne l’écouta. En classe, on assistait à des duels effrayants, des combats de génies se lançant équations et théories scientifiques au visage. Peggy, Dudley et Mike, qui continuaient à se protéger du soleil, ne comprenaient rien à ce qui se disait. Quant à Sonia, depuis l’après-midi délirant de la bibliothèque, elle stagnait, prisonnière d’une espèce de somnambulisme dont rien ne parvenait à la tirer. — Je me demande si son cerveau n’a pas été endommagé, avait confié Peggy Sue à Dudley. Tu as remarqué comme elle est… molle ? — Oui, avoua le garçon. Elle cherche ses mots. L’autre matin, elle ne se rappelait même plus mon nom. — C’est ce qui va leur arriver à TOUS ! explosa Peggy en désignant élèves et professeurs occupés à bronzer dans la cour. Nos cerveaux ne sont pas conçus pour supporter de telles tensions. Ils s’usent, comme les pneus d’une voiture qu’on ferait rouler à tombeau ouvert. * Une atmosphère bizarre s’installa en ville. Si certains feignaient de ne pas croire à l’histoire du soleil miraculeux, beaucoup commençaient à penser qu’il y avait quelque chose à tirer de tout cela. Au drugstore, Peggy surprit une curieuse conversation entre l’épicier et l’une de ses clientes. — Pourquoi faudrait-il rester idiot alors que l’intelligence est à la portée de tout le monde ? grommelait-il. Mes parents n’étaient pas assez riches pour m’envoyer à l’Université, mais je vois bien que ceux qui ont fait des études s’en mettent aujourd’hui plein les poches. Ce soleil bleu, c’est une bonne aubaine pour nous les pauvres, il nous redonne une chance, il rétablit la justice ! (Empoignant par les épaules la pauvre femme qui l’écoutait, il vociféra :) Ça ne vous plairait pas, madame Bowers, de construire des fusées spatiales au lieu de continuer à faire des ménages ? — Des fusées spatiales ? gémit la vieille dame. — Le soleil bleu, c’est notre revanche, gronda l’épicier. Faut pas que ça sorte de chez nous. C’est pour les gens de Point Bluff qu’il brille, pas pour les autres. C’est une aubaine, je vous dis. Une aubaine ! Bien que la voiture du shérif continuât à patrouiller en répétant qu’il était interdit par décret de se promener sans chapeau, Peggy Sue voyait de plus en plus de gens se hasarder sur le seuil de leur maison, la tête découverte. Ils s’avançaient timidement, regardaient en l’air, puis ôtaient leur casquette de base-ball ou leur chapeau de cow-boy. Durant la première minute, ils restaient crispés ; enfin – constatant que leurs cheveux ne s’enflammaient pas ! – ils se détendaient et restaient là, le couvre-chef à la main, laissant le rayonnement bleuâtre les pénétrer. Généralement, ils ne s’attardaient guère et rentraient chez eux avant que le shérif ne les interpelle. — Ça marche ! confia la vieille Mlle Lizzie à Peggy. Je n’y croyais pas, mais je suis restée un quart d’heure tête nue, hier après-midi. En rentrant, j’ai rempli toutes mes grilles de mots croisés en dix minutes. A mon âge, c’est un prodige. Pour les vieilles gens comme moi qui perdent la mémoire, ce soleil bleu est une bénédiction. * Un matin, alors qu’elle sortait de la caravane, Peggy détecta le mouvement fluide d’un Invisible derrière un arbre. Elle se précipita dans sa direction. Des ricanements la conduisirent au milieu d’une clairière. Un groupe de Transparents l’attendait là. Ils avaient joué à prendre l’apparence des amis de l’adolescente. Utilisant la plasticité de leurs formes, ils avaient modelé une Sonia, un Mike et un Dudley laiteux comme des ectoplasmes. Peggy Sue eut un mouvement de recul. L’espace d’une seconde, elle avait eu l’illusion d’être en train de contempler les fantômes de ses camarades. Ce n’était pas une impression très agréable. Leurs yeux blancs la fixaient avec une expression morbide, comme si leurs propriétaires revenaient d’entre les morts. — Ça suffit ! lança-t-elle aux Invisibles, vous ne me faites pas peur. (Ce en quoi elle ne disait pas tout à fait la vérité.) Les Transparents ne cessèrent pas pour autant leur horrible manège et jouèrent même à se dandiner comme l’auraient fait des morts-vivants. Peggy Sue essaya de ne pas laisser voir son malaise. — Le soleil bleu, siffla-t-elle, c’est vous qui l’avez fabriqué, bien sûr. — Bien sûr, ricana l’un des Invisibles. Nous t’avions prévenue que nous préparions une farce de grande envergure. Quelque chose comme un super Halloween. — Ça va dégénérer, soupira-t-elle. Vous savez bien que la situation va se dégrader. — Exact, fit le fantôme de Sonia. C’est ce qui nous amuse. Assister à l’explosion finale, voir comment les gens de ta race se dévoreront entre eux. — Vous êtes immondes ! cracha l’adolescente. — Nous sommes les Invisibles, riposta la créature. Nous nous amusons à notre manière… Après tout vous avez bien inventé la pêche, la chasse. Ces « jeux » d’humains sont-ils vraiment plus cruels que les nôtres ? Je n’en suis pas certain. Tout dépend du point de vue : celui du chasseur ou celui de la victime. — Je suppose qu’il est inutile de vous supplier ? lança Peggy Sue. Vous ne renoncerez pas ? — Bien sûr que non ! cria le fantôme de Dudley. Ce serait du gâchis. Les choses sont si bien engagées ! Tu as vu ? La guerre a commencé. Ces professeurs et ces élèves qui rivalisent d’intelligence, c’est tellement drôle ! Tu vas t’agiter en vain, tu essayeras de les convaincre, mais personne ne t’écoutera… Tu n’as que quatorze ans, pourquoi les adultes écouteraient-ils une fille aussi jeune ? Ils n’accepteront pas que tu leur fasses la leçon. La jeune fille tourna les talons. Il était inutile de se mettre à genoux, elle n’obtiendrait rien. Désespérée, elle regagna le camp de caravaning. Sa mère l’attendait, près de la voiture, l’air inquiet. — Je n’aime pas beaucoup ce qui se passe ici, dit-elle. J’ai essayé de joindre ton père sur son chantier, mais les lignes téléphoniques sont coupées. Même les portables ne fonctionnent plus. Je ne sais pas ce qui se prépare mais ça me fait peur. En faisant les courses, j’ai rencontré des gens, ils m’ont tenu des propos bizarres. Des histoires invraisemblables de soleil bleu. Elle se tordait les mains et regardait Peggy Sue en coin, comme si celle-ci était responsable de la tournure des événements. L’adolescente grimpa dans la caravane. Sa sœur Julia l’attendait à l’intérieur, grignotant un sandwich du bout des dents. — C’est vrai ce qu’on raconte ? attaqua-t-elle. Qu’il suffirait de s’exposer au soleil pour devenir géniale ? (Ne laissant pas à Peggy le temps de répondre, elle dit :) Tu sais, j’ai une idée. Si je bronzais quelques heures, je deviendrais peut-être assez intelligente pour trouver le moyen de faire fortune, non ? — C’est dangereux, souffla Peggy. C’est vrai que le cerveau est comme dopé, mais ensuite ça retombe, comme un soufflé au fromage, et on ne se rappelle aucune des idées géniales qu’on a eues. Julia fit la grimace. D’un geste agacé, elle reposa son sandwich dans l’assiette. — Tu dis ça pour me décourager, siffla-t-elle. En réalité tu n’as pas envie que je réussisse. Tu préférerais que je reste serveuse de fast-food toute ma vie. Peggy Sue posa sa main sur celle de sa sœur. — Je ne veux pas que tu deviennes folle, dit-elle doucement. C’est tout. N’écoute pas les gens de la ville. Ce n’est pas inoffensif. C’est un piège. Quand on y met le doigt, on y passe tout entier. Julia se dégagea et s’en alla bouder à l’autre extrémité de la caravane. M’man vint prendre sa place. — J’ai décidé qu’on partirait demain au lever du soleil, annonça-t-elle. Je ne veux courir aucun risque. Je ne sais pas ce qui brille dans le ciel au-dessus de Point Bluff, mais j’ai bien peur qu’il s’agisse d’une cochonnerie nucléaire. S’il était là, votre père me donnerait raison. Nous allons descendre vers le sud, pour le rejoindre sur son chantier. On alla se coucher. Peggy Sue ne parvint pas à s’endormir. Il lui était insupportable d’abandonner ses amis. Elle ignorait comment convaincre sa mère de rester. D’ailleurs, elle savait que M’man avait pris une décision raisonnable. S’attarder à proximité du soleil bleu aurait relevé de la folie. * Le lendemain matin, quand la famille Fairway quitta le camp de caravaning, ce fut pour se heurter à un barrage posé en travers du chemin menant à la route principale. L’un des adjoints du shérif montait la garde sur le bas-côté, le fusil à l’épaule. — Désolé, m’dame, grogna-t-il, personne ne quitte Point Bluff sans autorisation spéciale. — Comment ? s’exclama M’man. Qu’est-ce que ça veut dire ? Nous ne sommes plus dans un pays libre ? — Désolé, m’dame, répliqua l’adjoint, mais c’est rapport à cette épidémie de fièvre méningée. On a reçu des directives pour contenir les malades dans un certain périmètre. Personne ne doit sortir du cordon sanitaire. — Mais ni moi ni mes filles ne sommes malades ! protesta M’man. — Vous n’en savez rien, m’dame, ricana l’adjoint. Ça, y a que le docteur qui pourrait vous le dire. En attendant, faites demi-tour et rentrez gentiment au camp. Il ne plaisantait pas. Mme Fairway le sentit et fit marche arrière. — Que se passe-t-il ? haleta Julia en se rongeant les ongles. J’ai cru qu’il allait nous tirer dessus. — Je ne sais pas, souffla M’man, mais j’ai eu peur, moi aussi. — Vous ne comprenez pas, dit Peggy Sue. Ce sont les gens de Point Bluff. Ils ne tiennent pas à ce que ça se sache. Ils veulent rester les seuls à profiter des « bienfaits » du soleil bleu. 8 Peggy Sue constata que les adultes s’enhardissaient. S’apercevant que leur cervelle n’explosait pas après quinze minutes d’exposition, ils augmentèrent chaque jour les séances de bronzage. Leurs facultés mentales se développant proportionnellement au temps passé tête nue sous le soleil, ils devenaient peu à peu plus ambitieux. Au début, ils se contentaient de lire des livres compliqués, de réparer eux-mêmes leur téléviseur, leur ordinateur… puis, très vite, la fringale de connaissance s’emparait d’eux, et ils voulaient en savoir plus. Ne pas tout connaître leur paraissait inadmissible. Chacun voulait être plus intelligent que son voisin. Ils couraient à la bibliothèque municipale qui ne désemplissait plus. Peggy Sue avait vu le facteur et l’épicier se battre au rayon « ouvrages techniques » pour la possession d’un manuel d’astronomie relatif au calcul de la courbure de l’espace-temps. — Il est pour moi ! hurlait l’épicier, vous n’y comprendrez rien ! — C’est faux ! vociférait le facteur, je suis bien plus bronzé que vous ! * A force de s’exposer au soleil, les gens devenaient de plus en plus bleus. Leur épiderme virait à l’indigo. Cela commençait par la tête, et s’étendait au reste du corps. On eût dit qu’ils étaient tombés dans un baquet de teinture ou qu’un peintre en carrosserie les avait maladroitement aspergés avec son pistolet. Plusieurs familles décidèrent de quitter la ville en forçant les barrages, ou en coupant à travers bois. Cela se termina chaque fois assez mal. — Les Borowsky, murmura Dudley un matin. Ils sont morts. Le père, la mère et les deux fils. Leur voiture est sortie de la route pour percuter un arbre. Elle a pris feu. C’est horrible. Ils essayaient de s’enfuir. C’est comme si on avait voulu les en empêcher. — Et ce n’est pas la faute des gardes, ajouta Mike. Mon père était là quand ça s’est produit. Il dit qu’il a vu la voiture sortir toute seule de la route, comme ça. De façon inexplicable. Comme si le conducteur avait délibérément choisi de se jeter contre un arbre. Peggy Sue se mordit les lèvres. Elle n’avait pas de mal à comprendre ce qui s’était passé. Une fois de plus, les Invisibles avaient pris les choses en main. Se glissant à l’intérieur du véhicule, ils avaient empoigné le volant pour provoquer la collision. « Ils veulent nous dissuader de fuir, songea-t-elle. Ils n’ont pas envie que la partie s’interrompe faute de joueurs. Tous ceux qui tenteront de s’échapper seront assassinés. » Deux jours plus tard, il y eut un nouvel accident mortel. Une famille, qui essayait de fuir à bord d’une camionnette, bascula dans un canyon sans qu’on puisse comprendre comment le conducteur avait pu perdre le contrôle de son véhicule. Au demeurant, l’agitation à l’intérieur de la cité était telle qu’on se souciait fort peu de ces broutilles. — Après tout, ricana l’épicier, s’il se trouve des gens trop bêtes pour tourner le dos à la chance, ça les regarde ! Deux clans se formèrent : ceux qui, effrayés par le phénomène, refusaient obstinément de prendre le soleil… et les autres qui en abusaient. Les premiers allaient, portant chapeaux, chemises à manches longues et gants de coton, les seconds se promenaient en caleçons de bain, bikinis, et devenaient… bleus. — C’est simple, décréta l’épicier qui virait lui aussi à l’indigo. Dans quelque temps, il y aura deux partis à Point Bluff : l’élite et les crétins. Les crétins n’auront aucune excuse, parce qu’ils auront choisi d’être ainsi. Rien ne justifie l’obscurantisme quand il suffit d’ôter son chapeau pour se sentir redevenir génial chaque matin. — Ils sont tous en train de devenir dingues, gémit la mère de Peggy. C’est affreux. Et dire qu’il n’y a plus moyen de communiquer avec l’extérieur. Cela finira mal. En attendant, je vous interdis de vous exposer au soleil. Vous entendez ? Si l’une de vous deux s’amuse à devenir bleue, elle aura affaire à moi ! Julia fit la grimace. — M’man, pleurnicha-t-elle. Tu ne peux pas me demander ça. C’est une chance qui ne se représentera pas. Vous n’avez pas eu assez d’argent pour m’envoyer à la fac. OK, je comprends, mais aujourd’hui que s’offre à moi la possibilité d’échapper à mon boulot de serveuse, je ne vais pas dire non ! — Ce n’est pas naturel, gémit Mme Fairway. Tu as vu tous ces gens qui deviennent bleus ? — Ils sont en train de se tailler la part du lion ! insista Julia. Tôt ou tard, l’un d’eux va faire une découverte géniale qui vaudra de l’or, et sa fortune sera assurée. Ensuite, il pourra redevenir idiot en toute quiétude, ça n’aura pas d’importance pourvu qu’il ait vendu son invention un bon prix. — Ils n’inventent rien de sérieux, observa Peggy. — D’accord ! grinça Julia. Pour l’instant ils pataugent, mais ça ne durera pas. L’étincelle va se produire et l’un d’eux gagnera le gros lot. Tout ce qui m’intéresse c’est de me gaver de science l’espace d’une journée, le temps d’inventer un truc formidable et d’en dresser les plans. Le lendemain, je prendrai un brevet sur ces plans et je les vendrai à une grosse firme. — Une journée, fit doucement Peggy Sue, c’est suffisant pour se griller le cerveau. Si tu ne me crois pas, tu n’as qu’à aller voir ma copine Sonia Lewine. Elle ne sait même plus écrire son nom. — Oh ! Que tu m’agaces ! lança Julia. Si tu veux faire partie des débiles, ça te regarde, mais alors ne compte pas sur moi pour te dire bonjour quand je te croiserai dans la rue. Et elle s’en alla en claquant la porte. — Elle va faire une bêtise, gémit M’man. Ah ! si seulement votre père était là. * Peggy Sue entendit Berkovitch, le plombier, déclarer : — Je ne sais pas ce que j’étais en train d’inventer hier, mais ça avait l’air sacrément compliqué. Ce matin, je ne pouvais même plus entrer dans ma cuisine, cette fichue machine prenait toute la place ! J’ai eu beau l’examiner dessus, dessous et sur les côtés, pas moyen de savoir à quoi elle devait servir. Un vrai mystère. La plupart des « inventeurs » menaient une course contre la montre, luttant pour mettre un point final à leur travail avant que le sommeil de l’ignorance ne vienne tout effacer. Cela les conduisait à gribouiller des plans et des calculs illisibles qu’on eût dit sortis de la main d’un chimpanzé. Hélas, les machines, abandonnées sans aucun mode d’emploi utilisable, laissaient tout le monde perplexe, on n’osait pas y toucher de peur de déclencher une catastrophe. Les inventions, quant à elles, étaient assez inégales. — Aujourd’hui le plombier fabrique une voiture qui, au lieu d’essence, consommerait des bananes ! annonça Dudley. — Le facteur a décidé de transformer sa maison en vaisseau spatial, fit Mike. Il est en train d’installer des réacteurs aux quatre coins de la bicoque. — Et le pharmacien veut mettre au point la pile électrique inépuisable, conclut Peggy Sue. Demain, ils auront chacun une autre lubie. La vie se désorganisait. Au collège, la plupart des classes restaient vides. Pourquoi aurait-on donné des cours à des élèves qui s’appliquaient à être plus intelligents que leurs professeurs ? Même Seth Brunch ne venait plus. Il avait décidé de ne sortir de chez lui qu’à la nuit tombée. Il refusait, selon ses propres termes, de « devenir un mutant ». Peggy Sue et ses camarades traînassaient dans les locaux déserts. Depuis une semaine, ils essayaient de réapprendre à lire à Sonia qui ne savait même plus déchiffrer les lettres de l’alphabet. C’était une grande pitié que de voir la jeune fille rousse ânonner comme une gamine sur les abécédaires utilisés par l’école maternelle. Elle oubliait tout. — Ce qui lui rentre par une oreille ressort immédiatement par l’autre, soupira Dudley avec tristesse. Je ne crois pas qu’elle redeviendra normale. — On ne peut pas savoir, décréta Peggy. Il faut continuer. Ce n’est peut-être qu’une confusion passagère. — Ce qui me fait peur, chuchota Mike, c’est qu’à force de refuser de nous exposer au soleil, nous allons devenir la risée de tous. On va finir par nous considérer comme des animaux. J’ai un peu honte de faire partie de ceux qui n’inventent rien. Et si c’étaient les autres qui avaient raison ? Si nous étions en train de laisser passer la chance de notre vie ? — Demande à Sonia ce qu’elle en pense… dit doucement Peggy Sue. Mike baissa le nez, penaud. * Un soir, alors que Peggy Sue s’asseyait à la table familiale pour le repas du soir, elle constata que sa sœur Julia devenait bleue. — Pas de commentaires ! siffla cette dernière. Je vous avais prévenues, il est hors de question que je reste sur le quai pendant que le train de la chance s’éloigne. Il n’y avait rien à répliquer. * Peter Boyle, le fermier « cosmonaute », tomba du tracteur volant qu’il avait inventé. Sa machine continua à zigzaguer toute seule dans le ciel, piquant parfois comme un bombardier fou pour reprendre de l’altitude à la dernière seconde. A cours de carburant, elle finit par s’écraser dans un champ de maïs, au soulagement général. Enfin, Billy Downing, l’aide préparateur du pharmacien fit la découverte du siècle : au moyen d’un liquide mystérieux, il parvenait à changer le métal le plus ordinaire en or pur ! Il procéda à une démonstration sur la place de la mairie, devant toute la population rassemblée, et transforma sa vieille voiture rouillée en une magnifique sculpture d’or massif. — C’est formidable ! bégaya le maire, voilà enfin quelque chose d’utile à la communauté. J’espère que tu as bien noté la formule et que tu seras en mesure d’en fabriquer un nouveau bidon demain matin. — Ne vous inquiétez pas, fit Billy. Ça, je saurai le faire, ce n’est pas là que se situe le problème. — Ah oui ? grommela le maire en fronçant les sourcils. Où est-il alors ? — Dans la durée du phénomène, expliqua l’aide préparateur penaud. La transformation n’est pas stable. Lorsque le soleil se couche, l’objet reprend son apparence première. Cela signifie que si nous fabriquons des lingots à partir de simples briques, il faudra les vendre et empocher la monnaie avant la tombée du jour. La foule poussa un soupir de déception. — Évidemment, c’est embêtant, admit le maire. Si nous vendons cet or, cela fera de nous des escrocs. Une âpre discussion s’ensuivit, chacun s’entêtant à faire valoir son point de vue. La querelle s’amplifia et l’on en vint bientôt aux mains. Peggy Sue et ses amis se retirèrent, estimant en avoir assez vu. Ils se séparèrent. Sur le chemin menant au camp des caravanes, Peggy entendit rire les Invisibles. Le spectacle de ce soir les avait bien réjouis. 9 Ce qui devait arriver arriva. A force de vouloir développer leur intelligence, les habitants de Point Bluff se grillèrent les neurones. Leur cerveau, épuisé d’avoir engrangé tant de connaissances, se court-circuita. On commença à les voir déambuler au long des rues, le regard vide, ayant oublié jusqu’à leur nom. Beaucoup ne savaient plus ni lire ni compter, quelques-uns se révélèrent incapables de parler. Leur cerveau, brûlé par les excès, était redevenu celui d’un nouveau-né. — Il faut arrêter ça, supplia le médecin lors d’une réunion du conseil municipal. Cette folie ne peut pas durer. Au train où ça va, Point Bluff ne comptera bientôt plus que des amnésiques. L’hôpital est plein ! Tous ces gens ont eu la cervelle effacée. Ils repartent de zéro, comme des gosses. Il va falloir tout leur réapprendre. Et pour certains d’entre eux, je ne suis même pas sûr qu’ils en soient encore capables. L’assemblée grommela, mécontente. L’appât du gain poussait les gens à continuer dans la voie des inventions délirantes. Il y avait cette histoire de briques changées en lingots d’or… Devait-on réellement renoncer à tout cela ? — Donnez-nous encore un peu de temps, mendia l’épicier. Vous savez bien que nous approchons du gros coup. Jusque-là, Point Bluff était un petit village minable, rempli de gens minables condamnés à stagner. Cette épidémie de fièvre méningée est la seule chance que nous aurons jamais d’échapper à la médiocrité. Il ne faut pas s’effrayer des quelques bavures qui se sont produites. Le shérif n’a qu’à empêcher les excès, réglementer les temps d’exposition au soleil. — Quoi qu’on invente, dit Peggy à Dudley, ce sera comme les lingots d’or du préparateur en pharmacie qui redeviennent briques en moins de douze heures. Rien ne fonctionnera. * On trouva l’épicier effondré dans son « laboratoire », le sang lui coulait par les oreilles. Il bredouillait comme un nourrisson et n’était plus capable de se déplacer sur ses jambes. L’aide-pharmacien mourut d’un transport au cerveau. Les commères qui assistèrent à sa fin prétendirent qu’elles avaient vu ses cheveux s’enflammer sur son crâne. — Sa cervelle a pris feu ! radotait la vieille Mme Pickins. Comme je vous le dis. D’ailleurs, la fumée lui sortait par les narines. Au conseil, Seth Brunch exigea qu’on réclame l’aide du gouvernement. — Toutes les lignes téléphoniques sont coupées, gémit le shérif. Les ondes sont brouillées. Mon émetteur-récepteur n’accroche aucune fréquence. — Alors il faut envoyer un messager, à pied, gronda le professeur de mathématiques, à travers bois. Nous lui confierons une lettre contresignée par le maire, le médecin… et moi-même, pour faire bonne mesure. Il n’aura qu’à filer jusqu’au comté voisin et la remettre au shérif de l’endroit. L’idée souleva un enthousiasme modéré. Sans oser le dire, beaucoup songeaient à ce qui était arrivé aux gens fuyant la ville. Tous ces accidents de voiture, si peu naturels… Un messager aurait-il plus de chances de passer au travers du filet invisible qui semblait emprisonner Point Bluff ? Une ordonnance du maire fut apposée sur les édifices. Désormais, il était interdit de s’exposer au soleil. Ceux qui passeraient outre seraient emprisonnés. — C’est inadmissible ! tempêta Julia, alors que j’approchais de la conclusion de mes travaux. — Je pense que c’est mieux ainsi, soupira M’man d’une voix tremblante. Regarde ta figure. On dirait une Martienne dans l’un de ces vieux films qui passent à la télévision. — Justement ! siffla Julia. Si tu regardais mieux les films en question, tu te réjouirais moins de la décision du maire. Tu veux savoir ce qui va se passer ? L’armée va boucler le territoire, puis l’on nous enfermera dans un laboratoire secret pour faire des expériences sur nous. On nous coupera le cerveau en tranches pour essayer de déterminer ce qui nous est arrivé. Oui, c’est ainsi que ça se passera, et tu rigoleras moins quand des types en blouse blanche commenceront à te scier la boîte crânienne ! Sûr que tu feras des économies de coiffeur après ça ! — Arrête de raconter des horreurs ! glapit M’man qui était devenue livide. * Il fallut désigner un messager. Le shérif proposa qu’un tirage au sort soit organisé parmi ses adjoints, aucun de ceux-ci ne s’étant porté volontaire. Un certain Tommy Balfour se vit confier la délicate mission de traverser les bois pour rejoindre la grand-route. On lui avait déconseillé de partir en voiture. Peggy Sue remarqua que personne n’osait vraiment parler du péril qui semblait rôder à la périphérie de Point Bluff. « Ils sentent qu’il y a quelque chose, se dit-elle, mais ils n’ont pas le courage de l’évoquer. Cela leur fait peur, pourtant ils s’obstinent à le nier. » C’était là une attitude fréquente chez les adultes, elle l’avait noté. Dans le cas présent, elle savait que le danger était réel. Jamais les Invisibles n’accepteraient qu’une initiative humaine vienne écourter le spectacle qu’ils s’étaient donné tant de mal à préparer. L’estomac serré, elle regarda le pauvre Tommy Balfour, un grand jeune homme un peu prétentieux (comme la plupart des garçons !) qui essayait de sourire de toutes ses dents en assurant qu’il serait à la hauteur. On lui confia un document officiel, signé par les autorités de Point Bluff. Un SOS qui – du moins l’espérait-on – serait pris au sérieux par les habitants du comté voisin. — Ces gens-là ne nous aiment pas beaucoup, grommela la vieille Mme Pickins, et nous n’avons jamais eu de contact avec eux, je ne vois pas pourquoi ils viendraient à notre secours aujourd’hui. Dans son ensemble, la population de Point Bluff traînait les pieds. On n’était pas convaincu du prétendu « danger » dénoncé par Seth Brunch et le maire. On se rassembla pour regarder partir Tommy Balfour. Le jeune homme, gêné par l’attention dont il était la cible, agita gauchement la main, et coupa à travers champs pour gagner la forêt. — Tu crois qu’il va réussir ? chuchota Dudley à l’oreille de Peggy Sue. L’adolescente haussa les épaules. Elle s’attendait au pire. Du coin de l’œil, elle observa les visages autour d’elle. L’inquiétude de la foule était manifeste. Tous savaient que quelque chose de menaçant se tenait dans la forêt, encerclant la ville. Quelque chose qui, d’ici peu, prendrait Tommy Balfour en chasse, comme un vulgaire lapin… et lui ferait un mauvais sort. Elle entendit le shérif murmurer à Seth Brunch : — Tommy est armé. Je ne l’ai pas laissé partir sans biscuit. Il a emporté son revolver de service et cinquante cartouches. J’ai confiance, c’est un bon chasseur. Il ne lui arrivera rien. Dans quarante-huit heures, toute cette histoire sera réglée. La foule restait agglutinée, alors même que Tommy avait disparu au milieu du maïs. On attendait, angoissé. Le shérif dut ordonner aux gens de se disperser. — Et que personne ne sorte sans chapeau ! gronda-t-il. Je vous ai tous à l’œil ! Si d’ici trois jours quelqu’un présente encore des traces de bronzage bleu, il aura affaire à moi. Il y eut des grommellements. Cette histoire de pigmentation ennuyait les tricheurs qui avaient espéré continuer à prendre des bains de soleil en cachette. * Peggy Sue et Dudley allèrent rendre visite à Sonia. La jeune fille les reconnut et parut heureuse de les voir. Elle recommençait à parler, mais sa conversation était celle d’un enfant de cinq ans. Sa mère expliqua qu’elle passait beaucoup de temps à visionner des cassettes vidéo destinées aux tout-petits, et qu’elle s’appliquait, avec plus ou moins de bonheur, à en fredonner les ritournelles. En disant cela, Mme Lewine avait les larmes aux yeux. — Cela prendra du temps, mais elle regagnera le terrain perdu, assura Peggy Sue d’un ton désolé. Les deux adolescents passèrent l’après-midi avec Sonia, mais la communication s’avéra difficile. La jeune fille rousse était devenue capricieuse et s’irritait de n’être pas comprise assez vite. Elle voulut jouer à la poupée, puis improvisa une dînette. Peggy Sue maudit les Invisibles d’avoir réduit son amie à cet état d’infantilisme. « Une fois le soleil bleu éteint, songea-t-elle, les choses redeviendront peut-être normales ? » Oui, mais d’ici là, resterait-il encore un être vivant à Point Bluff ? * Douze heures plus tard, on eut une mauvaise surprise. En sortant du bureau pour entamer sa première ronde, le shérif distingua une forme insolite sur la cime d’un arbre, à la lisière de la forêt. Saisissant ses jumelles, il étouffa un cri de frayeur. La tache claire piquée au sommet d’un grand pin était le corps de Tommy Balfour. Le jeune homme avait été accroché là, tel un pendu, les bras ballants, le menton touchant la poitrine. A l’angle inhabituel que faisait sa tête, on devinait sans mal qu’on lui avait tordu le cou. Quelqu’un l’avait tué dès son entrée dans la forêt. La nouvelle fit le tour de la ville, plongeant les habitants dans la consternation. Maintenant on ne pouvait plus le nier : il y avait bel et bien quelqu’un dans les bois. Un mystérieux ennemi qui veillait à ce que personne ne puisse s’enfuir de Point Bluff. Plus que tout, on était horrifié par la manière dont avait été exécuté le pauvre Tommy. — Qui a pu aller l’accrocher tout là-haut ? chuchotait-on. Cet arbre mesure vingt mètres ! Seule Peggy Sue savait que, pour les Invisibles, ce tour de force ne présentait aucune difficulté. — Bon sang ! haleta le shérif. On nous encercle… — Il est hors de question de demeurer les bras croisés, vociféra Seth Brunch. Nous allons former une milice d’hommes armés, et nous explorerons les bois. Si un tueur s’y cache, nous le trouverons… et nous nous en débarrasserons séance tenante ! Peggy Sue le jugea pitoyable. Il n’avait aucune idée de ce à quoi il s’attaquait. Elle eut envie de crier : « Ne faites pas ça ! Si vous envoyez des gens dans la forêt, ils se feront tuer, comme Tommy ! Ce n’est pas de cette manière qu’on peut lutter contre les Invisibles. » Mais qui l’aurait écoutée ? Les exhortations du professeur de mathématiques tombèrent à plat. Personne n’avait envie de s’enfoncer dans les bois. Le shérif eut d’ailleurs beaucoup de mal à convaincre ses adjoints d’aller décrocher la dépouille de Tommy. Quand on descendit le cadavre, on trouva la lettre dans sa poche. Le fameux SOS qu’il avait pour mission de porter à la ville voisine. La missive avait été déchirée en mille morceaux. « C’est la réponse des Invisibles, pensa Peggy Sue. Ils nous font comprendre qu’il serait inutile de recommencer. » 10 Sous la pression de Seth Brunch, le shérif expédia dans la forêt une troupe d’hommes armés. Peggy Sue les regarda partir avec désespoir. Une heure après, des coups de feu éclatèrent comme si une bataille rangée se déroulait sous le feuillage. Malgré la distance, on entendait les cris de terreur des patrouilleurs. Puis les détonations s’espacèrent, le silence revint. « Ils sont tous morts, pensa l’adolescente. Cette fois les Invisibles auront tenu à frapper fort pour nous donner une leçon. » Un seul homme sortit du bois, le visage et les vêtements lacérés. Il tituba à travers le champ de maïs, hagard, pour s’effondrer aux abords de la ville. Quand on le releva, il ne sut que bredouiller : — Les… les créatures invisibles… elles nous ont attaqués… Elles sortaient du néant… — Et les autres gars ? demanda Seth Brunch. Où sont les autres ? — Morts… balbutia l’homme. Tous morts. On l’emmena. Toute la soirée il s’agita, en proie au délire, expliquant au médecin debout à son chevet qu’il voyait des spectres sortir des murs. Des spectres qui se moquaient de lui. Puis il mourut, sans doute de frayeur. — Cette fois c’est sûr, dit le shérif. Nous sommes encerclés. Il y a, dans les bois, quelque chose qui veut notre peau. * Les rues se vidèrent, chacun se barricada. Partout on s’embusquait pour guetter par les fentes des volets ce qui allait sortir d’entre les arbres. Au camp de caravaning, M’man se tordait les mains de désespoir. — Nous ne sommes pas en sécurité à l’intérieur de cette vieille ferraille, se lamentait-elle. Oh ! Il nous faudrait une vraie maison. Peggy Sue se garda de hausser les épaules. Une vraie maison n’aurait servi à rien puisque les Invisibles pouvaient traverser n’importe quel obstacle. D’ailleurs, les « fantômes » ne monteraient pas à l’assaut de Point Bluff. Ce qu’ils désiraient, c’était rester embusqués dans les bois, les champs de maïs, tels des spectateurs sur les gradins d’une arène. « Ils veulent regarder la suite de la corrida, songea l’adolescente. Jusqu’à la mise à mort. » Ce qu’elle ignorait encore, c’était la forme qu’emprunterait cette mise à mort. * A la réunion du conseil, Seth Brunch fit valoir qu’il était désormais nécessaire de s’organiser en camp retranché. Point Bluff devait se changer en un fortin capable de résister aux assauts de l’ennemi. — Il est capital de cesser de s’exposer au soleil, décréta-t-il. Nous allons inverser nos habitudes. A partir de demain, nous dormirons le jour et nous travaillerons la nuit. Ainsi le rayonnement néfaste ne perturbera plus les cerveaux ; les gens redeviendront normaux. Toutes les inventions absurdes, qui encombrent les rues, devront être détruites. — Vivre la nuit ? chuchota Dudley à l’oreille de Peggy. Comme les vampires ? — Nous posterons des sentinelles aux abords de la ville, décida Seth Brunch comme s’il était devenu le maître de Point Bluff. A part ces guetteurs, personne n’aura le droit de marcher dans les rues pendant la journée. Tous ceux qui serons pris à le faire seront fusillés. Un tumulte de protestations accueillit ces paroles. Seth Brunch tapa du poing sur le bureau. — J’exige l’application de la loi martiale ! tonna-t-il. Ceux qui appartiennent à la Garde nationale devront se présenter en uniforme d’ici une heure, à la salle des fêtes. — Ça prend mauvaise tournure, grommela Dudley. Je sens qu’on ne va pas beaucoup s’amuser dans les semaines à venir. * M’man, Julia et Peggy Sue durent quitter la caravane. Le camping fut évacué car le shérif l’estimait situé dans une zone trop exposée « aux créatures des bois ». Il fallut se résoudre à s’installer dans la salle des fêtes qu’on avait, pour la circonstance, transformée en dortoir. Des lits de camp s’alignaient d’un bout à l’autre du hangar, séparés par de petits paravents. L’ambiance n’avait rien de réjouissant. — Tu as vu ? murmura Julia en désignant les fenêtres. Ce cinglé de Brunch a fait peindre les vitres en bleu foncé ! Bon sang ! On n’y voit plus rien. Dans son obsession du soleil, le professeur de mathématiques avait obtenu des autorités de Point Bluff que tous les carreaux soient badigeonnés avec une peinture opaque, empêchant les rayons nocifs de pénétrer dans les bâtiments. La plupart des fenêtres avaient été cadenassées. Les gardes qui patrouillaient au-dehors portaient des combinaisons intégrales, en toile blanche. Une cagoule et de grosses lunettes noires complétaient cet inquiétant déguisement. — On se croirait dans une ville contaminée par les radiations atomiques, grommela Julia. Je ne sais pas de qui il faut avoir le plus peur… des créatures de la forêt ou de Seth Brunch. Peggy Sue savait que les précautions déployées par le professeur de mathématiques étaient inutiles, elles ne contribuaient qu’à amplifier le climat d’angoisse pesant sur la cité. Prisonniers de leur propre maison, les gens devenaient maussades. Beaucoup, privés des vertiges scientifiques que leur avait fait connaître le soleil bleu, éprouvaient d’immenses difficultés à reprendre une existence normale. — J’ai toujours été une mauvaise élève, marmonnait la vieille Mme Pickins. Je détestais l’école, jamais je n’aurais imaginé qu’apprendre pouvait être aussi excitant. Aujourd’hui, je suis bien forcée de reconnaître que ça me manque cruellement. On vivait dans la semi-obscurité diffusée par les vitres opaques, au milieu des ronflements des autres réfugiés. Il fallut s’habituer à dormir le jour entouré d’une foule d’inconnus. Ce n’était guère agréable. Julia perdait son bronzage. Toutes les ouvertures sur l’extérieur étaient verrouillées, on n’ôtait les cadenas qu’à la tombée de la nuit pour permettre aux prisonniers de vaquer à leurs occupations professionnelles. C’était assez étrange de voir la ville rester illuminée jusqu’aux premières lueurs de l’aube. Dans les champs, les fermiers travaillaient à la lueur de lampes torches ou de projecteurs. On finissait par se demander quelle curieuse moisson se faisait ainsi, au cœur des ténèbres. La population tentait de faire bonne figure, mais le cœur n’y était pas. Les communications n’avaient pas été rétablies. Quant au soleil bleu, il brillait maintenant au-dessus d’une ville aux rues désertes. « Les Invisibles avaient sans doute prévu cela, pensait Peggy Sue. C’est donc qu’ils ont organisé d’autres réjouissances pour la seconde partie du programme. » Dans l’un des couloirs de la salle des fêtes, elle avait gratté la peinture recouvrant une fenêtre pour se ménager un petit « trou de serrure » par où scruter l’extérieur. Elle attendait, persuadée que le danger allait venir de là où personne ne l’attendait. 11 Peggy Sue avait le plus grand mal à dormir le jour. Elle ne s’habituait pas à l’inversion du rythme de vie promulguée par Seth Brunch. Et puis, il était difficile de trouver le sommeil dans ce dortoir rempli de ronflements, où les lits de camp se côtoyaient. Le manque d’intimité la gênait. Souvent, alors que tout le monde dormait, elle se relevait et s’en allait déambuler en pyjama à travers les couloirs du bâtiment, un ancien gymnase communal transformé en salle des fêtes. C’est ainsi qu’elle rencontra le chien bleu… Il fouillait dans les poubelles du réfectoire, essayant de déchirer à coups de dents les sacs à ordures. C’était un petit corniaud de race indéterminée, une sorte de fox-terrier à poil ras. Son pelage blanc laissait deviner une peau bleuâtre, « bronzée » par le soleil maléfique qui planait sur Point Bluff. En le voyant, Peggy Sue réalisa que personne n’avait songé à protéger les animaux du rayonnement néfaste. A aucun moment l’on n’avait même envisagé que les bêtes puissent être, elles aussi, victimes des sortilèges de l’astre artificiel fabriqué par les Invisibles. Quand Peggy pénétra dans la cuisine, le petit chien releva le museau pour la dévisager, et son regard se planta dans celui de l’adolescente avec une fixité étrange. Son apparence était plutôt comique : torse épais, courtes pattes, petite queue en virgule dressée. Il avait tout pour faire un bon compagnon de jeu, jusqu’à la petite tache noire sur l’œil droit, et les deux oreilles taillées en triangle équilatéral, l’une levée, l’autre repliée. Mais il y avait ce regard… gênant, insistant. — Que fais-tu là ? lança Peggy d’une voix mal assurée. Tu as faim sans doute. Attends, je vais essayer de te trouver quelque chose de plus agréable à manger que de vieux déchets. Elle se dirigea vers les placards tout en prenant conscience qu’elle avait du mal à tourner le dos au petit chien. Pourquoi ? C’était stupide, non ? Elle avait beau tenter de se raisonner, elle éprouvait un réel malaise à sentir le regard du corniaud fiché entre ses omoplates. « Il ne me regarde pas comme un chien normal… », songea-t-elle. Oui, c’était ça. Elle avait l’impression qu’un enfant l’observait, un enfant affublé d’un masque de chien, comme pour Halloween. Cela tenait à l’expression des yeux… trop intelligents. Elle ouvrit les placards, à la recherche de nourriture, et finit par dénicher un reste de pâté qu’elle émietta sur une assiette. Le chien la regardait faire, mais sans se livrer à cette débauche de mimiques, de trémoussements qu’on observe d’ordinaire chez les animaux à l’heure du repas. « Il est réservé, pensa Peggy Sue. M’man dirait : bien élevé. Un peu trop, pour un chien des rues. » Elle continuait à lui parler tandis que son malaise augmentait. Elle se sentait de plus en plus idiote. Le chien mangea, sans gloutonnerie, en prenant son temps. Il s’interrompait pour regarder Peggy Sue, accroupie à ses côtés. — Comment t’appelles-tu ? murmura-t-elle. Tu ne peux pas me le dire, bien sûr. Veux-tu que je te baptise Toby ? L’animal grogna vilainement, comme si on venait de l’offenser. La jeune fille crut même qu’il allait montrer les crocs. Elle se préparait à le caresser mais retint son geste, de peur d’être mordue. Aussitôt, le petit chien détala, quittant la cuisine pour s’enfoncer dans la pénombre des corridors. « Bizarre », se dit l’adolescente en se redressant. Comment s’était-il faufilé dans l’ancien gymnase ? Par un conduit d’évacuation, probablement. Curieuse d’en savoir plus, elle grimpa à l’étage, dans la remise où achevaient de moisir les vieux équipements sportifs. Là, elle gratta la peinture bleue d’un carreau pour regarder ce qui se passait dehors. Le petit chien blanc trottinait dans la rue principale. Cet animal minuscule errant au milieu des boutiques fermées, des façades aux volets clos, accentuait l’image de ville fantôme qu’offrait à présent Point Bluff. Arrivé à mi-chemin, le chien se retourna pour jeter un coup d’œil en arrière, et Peggy Sue eut la certitude qu’il se savait observé. En dépit de la distance, elle éprouva de nouveau le choc troublant de son regard scrutateur. « J’ai l’impression qu’il se moque de moi, pensa-t-elle en frissonnant. Si c’était possible, je dirais qu’il sourit. » Un drôle de sourire, torve. Un peu méchant. Elle recula. Au carrefour, le corniaud rejoignit une meute d’autres cabots qui l’attendaient, figés, la langue pendante. Les animaux restèrent longtemps face à face, comme s’ils se concertaient. Jamais Peggy Sue n’avait observé un pareil comportement chez les chiens. « Ils sont trop sages, songea-t-elle. Ils devraient gambader, se mordre, courir… au lieu de quoi, ils ont l’air de tenir un meeting. Bientôt ils vont voter une résolution en levant l’oreille droite ! » Elle essayait de plaisanter mais une angoisse sourde diffusait son poison en elle. Enfin, la meute se disloqua, et le vent recommença à souffler sa poussière sur les façades de bois aux volets clos. * Elle revit le chien bleu deux jours plus tard. Incommodée par l’horrible chaleur qui régnait à l’intérieur du gymnase, elle était allée chercher une carafe d’eau fraîche au réfectoire. En passant devant la salle de détente, là où l’on entreposait la table de ping-pong, les damiers et les jeux de cartes, elle aperçut l’animal grimpé sur une chaise. Les pattes de devant posées sur la table, la queue frétillante, il semblait contempler un échiquier abandonné en cours de partie. — Salut, toi ! fit l’adolescente d’un ton faussement guilleret. Le chien lui accorda un coup d’œil rapide qui semblait dire : « Tu vas voir ce que tu vas voir ! », puis reporta son attention sur l’échiquier. Du bout de sa patte droite, il fit alors glisser une pièce d’une case à une autre. Cela fait, il sauta de la chaise et s’enfuit, comme la première fois, laissant Peggy Sue au comble de la stupeur. La jeune fille s’assit, éberluée. Le mouvement avait été trop délibéré pour relever d’une simple coïncidence. Certes, elle ne connaissait rien aux échecs, mais elle avait bien vu que le chien bougeait le cavalier blanc d’une façon élaborée, alors même que cette pièce n’était pas la plus accessible sur l’échiquier. — Alors, tu t’y mets, toi aussi, fit la voix de Seth Brunch derrière elle. Peggy tressaillit et s’évertua à faire bonne figure. Le professeur de mathématiques s’approcha de la table pour contempler l’échiquier. Son sourire bonasse se figea. — Hum… grommela-t-il. Beau coup, et qui donnera du fil à retordre à ton adversaire. Contre qui joues-tu ? — Contre personne, bredouilla Peggy. L’échiquier était là, abandonné. — Alors permets-moi de contre-attaquer, grinça le professeur. Que penses-tu de ça ? Et il déplaça l’une des pièces noires avec un méchant sourire. — Réfléchis bien avant de bouger quoi que ce soit, ricana-t-il. Tu pourrais te retrouver mat en deux coups. Sur ce, il quitta la salle de jeux pour continuer sa ronde. Depuis qu’il avait repris la ville en main, il paradait, content de lui. Les gens commençaient à le craindre, et il appréciait cet état de choses. Quand le soleil se coucha, on ouvrit les portes de la salle des fêtes et chacun prit le chemin de ses occupations quotidiennes. Peggy Sue retrouva Dudley et Mike. Les trois adolescents ne s’étaient pas encore habitués à se rendre au collège en pleine nuit. Il était pour le moins étrange de s’asseoir dans une salle de classe pendant que la lune brillait dans le ciel et que le cri des chouettes retentissait au milieu des interrogations écrites ! — Sonia aurait jugé cela follement romantique, soupira Mike. Dommage qu’elle ne soit plus avec nous. — Sa mère essaye d’obtenir une dispense pour l’inscrire au jardin d’enfants, murmura Dudley. Cette histoire me déprime complètement. « Le pire est peut-être encore à venir », faillit lancer Peggy Sue. Elle n’osait leur parler du chien bleu et du curieux comportement des animaux. Ces animaux abandonnés, qui tout le jour erraient en plein soleil et qui, peut-être, commençaient à se métamorphoser. « Au début personne n’a fait attention à eux, réfléchissait la jeune fille. Quand le soleil bleu est apparu, leur instinct leur a soufflé que quelque chose d’antinaturel était en train de se produire, et ils ont eu le réflexe de se terrer au fond d’une cachette, comme ils le font lorsque surgit une tornade, un typhon. Longtemps, l’ombre les a protégés des rayonnements. Puis, le temps passant, ils se sont enhardis, ils ont commencé à sortir. C’est là qu’ils se sont mis à changer… » * En quittant le collège – à l’aube ! – Peggy se promit de résister au sommeil et de guetter la venue du chien bleu. Elle avait la certitude qu’il se faufilerait dans le gymnase, comme les jours précédents. « Il essaye de me dire quelque chose… », se répétait-elle. Elle regagna son lit en bâillant. Elle avait renoncé à prendre une douche car il fallait faire la queue pour accéder aux installations sanitaires. Quand tous ceux qui l’entouraient furent endormis, elle se glissa dans le réfectoire pour boire une tasse de café noir, puis s’embusqua dans la salle de détente, près de la table sur laquelle reposait l’échiquier. Elle remarqua que le professeur de mathématiques avait collé sur le plateau un papier annonçant : Partie en cours. Ne pas déplacer les pièces SVP. Seth Brunch. Elle entendit la cavalcade du chien bleu bien avant de le voir. Ses griffes cliquetaient sur le revêtement des corridors. Il entra dans la salle en coup de vent, sauta sur la chaise, bougea une pièce avec sa patte, et s’enfuit. Seth Brunch fit son apparition une heure plus tard. Il entra en ricanant et repartit soucieux. La partie ne tournait pas comme il l’avait prévu. Ce manège se poursuivit trois jours durant. Le professeur de mathématiques et le petit chien se livraient un duel acharné. Le quatrième jour, Seth Brunch cracha un juron, puis marcha vers Peggy Sue, l’air mauvais. — Ça suffit ! gronda-t-il, c’est l’affaire Sonia Lewine qui recommence ! Tu as fait comme elle, c’est ça ? Tu t’es exposée au soleil pour me ridiculiser ! Empoignant la jeune fille par les cheveux, il lui tira la tête en arrière pour examiner son front, ses oreilles. Il cherchait des traces de bronzage indigo. Il fut déçu. — Pourquoi êtes-vous en colère ? riposta l’adolescente, les larmes aux yeux. — Comme si tu ne le savais pas ? explosa Brunch. J’ai perdu ! Quoi que je fasse je suis mat en deux coups ! Tu as gagné… Ça va, tu es contente ? Tu m’as battu ! Il était livide. Il se reprit et quitta la pièce en claquant la porte. « Que dirait-il s’il savait qu’il a été vaincu par un chien ? » songea l’adolescente en se redressant. Elle se passa la main dans les cheveux. Seth Brunch lui avait fait mal. Elle contempla l’échiquier aux pièces renversées. Maintenant elle réalisait ce que l’animal avait essayé de lui faire comprendre. Les bêtes avaient profité du soleil bleu pour développer leur intelligence. Un point d’interrogation subsistait : comment comptaient-elles l’utiliser ? * La nuit même, Peggy Sue exposa la vérité à ses camarades, Dudley et Mike. Les garçons la dévisagèrent avec embarras ; elle sentit qu’ils ne la croyaient pas. Elle décida donc de mener son enquête toute seule, et de voir ce que préparaient les animaux. Cela ne fut pas facile, car Seth Brunch l’avait à l’œil. Il s’était mis dans la tête qu’elle n’avait pu le vaincre qu’en trichant. Il la soupçonnait d’avoir eu recours à un quelconque subterfuge pour gommer sur sa peau les traces de bronzage indigo, et paraissait bien décidé à la confondre. Il poussa l’audace jusqu’à aller interroger la pauvre Sonia afin de vérifier qu’elle n’avait pas récupéré assez d’intelligence pour souffler à son amie la manière dont elle devait jouer la partie. * Le chien bleu revint. Peggy le surprit assis devant un magazine, essayant maladroitement d’en tourner les feuillets. Elle lui accorda son aide, et fît ce qu’il désirait. « Est-il en train de lire ou essaye-t-il de m’impressionner ? » se demanda-t-elle. Quand il avait fini une page, il émettait un petit grognement pour signifier à l’adolescente qu’elle pouvait passer à la feuille suivante. C’était à la fois étonnant… et un peu humiliant, car Peggy Sue se sentait dans la peau d’une esclave. — Est-ce que tu me comprends ? lui demanda-t-elle soudain. Je sais que le soleil bleu t’a transformé. Fais attention ! Tu as vu ce qui est arrivé aux humains. Le danger est le même pour vous. Le chien grogna et alla chercher un autre magazine. Manifestement, il avait des goûts précis. Il détestait toutes les revues du type Nos amis les bêtes. Quand Peggy lui en présentait un numéro, il s’empressait de le déchiqueter avec des râles de colère. Il adorait les journaux de mode, et s’abîmait dans la contemplation des catalogues vestimentaires, sans que la jeune fille puisse déterminer pourquoi. Au fil du temps, ses habitudes évoluèrent. Il ne voulut plus s’asseoir sur le sol mais exigea de s’installer sur une chaise. Il fallait poser le magazine sur la table et en tourner les pages chaque fois qu’il hochait la tête. « Si le père Brunch me voyait ! » se disait parfois Peggy Sue en étouffant un rire nerveux. Un après-midi, elle découvrit le chien en train de fouiller dans les annuaires téléphoniques, et elle dut lui en tourner les feuillets, au fur et à mesure qu’il les parcourait du regard. Que cherchait-il ? Apprenait-il par cœur la liste des habitants de Point Bluff ? Puis il cessa de venir. Du haut de la remise à matériel, elle le voyait arpenter les rues désertes, dans la lumière bleue du plein midi. Aux carrefours, il rencontrait d’autres chiens, et s’arrêtait pour « parler » avec eux. C’était du moins l’impression qu’on avait à cette distance. Elle regrettait de ne plus le voir, même si, en vérité, il lui faisait peur. C’est alors qu’elle commença à entendre aboyer… à l’intérieur de sa tête. 12 Au début, Peggy Sue crut que tout le monde entendait, comme elle, les jappements du chien bleu. Elle prit conscience du contraire un matin, alors qu’elle rentrait du collège et s’agitait sur son lit de camp, incapable de trouver le sommeil à cause des aboiements. A bout de nerfs, elle lança : — Ce cabot me rend folle ! Si ça continue, je ne pourrai pas fermer l’œil. — Quel chien ? maugréa Julia qui était en train de s’assoupir. Il n’y a pas de chien. Tu délires, ma pauvre fille. Peggy fronça les sourcils. Les grognements de l’animal résonnaient pourtant dans ses oreilles ; elle les percevait distinctement. Se redressant, elle alla voir Mme Pickins, de l’autre côté de la travée. La vieille dame souffrait d’insomnie et mettait toujours une éternité à s’endormir. — Ce chien vous dérange, vous aussi ? hasarda Peggy Sue. — Quel chien ? s’étonna Mme Pickins qui essayait de venir à bout d’une grille de mots croisés. Je n’entends rien. Deviendrais-je un peu sourde ? C’est bien possible, ma foi, à mon âge on se délabre de partout. L’adolescente se retira en s’excusant. Elle commençait à comprendre que la bête qui hurlait dans sa tête ne hurlait que pour elle seule. Sans savoir pourquoi, elle avait la certitude que c’était le chien bleu. Mais pourquoi personne d’autre ne l’entendait-il ? « Est-ce qu’il me parlerait par transmission de pensée ? » se demanda-t-elle soudain. Elle frissonna. « C’est vrai qu’on n’entend plus les animaux pousser des cris, songea-t-elle. Depuis qu’ils se promènent tout seuls en plein soleil ils semblent avoir développé un autre moyen de communication. Les chiens n’aboient plus, les vaches ne meuglent pas davantage. Seraient-ils devenus télépathes ? » Ce n’était pas impossible. Après tout on ne savait rien de la manière dont le rayonnement solaire agissait sur le cerveau des bêtes. « Les animaux ont des pouvoirs que nous n’avons pas, observa Peggy Sue. Ils jouissent d’un instinct qui nous dépasse, leur flair est impressionnant… » Le soleil bleu avait pu octroyer aux bêtes le pouvoir de s’introduire dans l’esprit des hommes, de s’infiltrer dans leurs pensées. « S’ils parlaient, se dit la jeune fille, j’entendrais des mots, des phrases, mais ils ne savent qu’émettre des cris. » Voilà pourquoi elle entendait aboyer dans sa tête ! Comprendre ce qui lui arrivait la rassurait un peu, mais ne remédiait en rien au côté pénible du phénomène car le chien bleu ne se taisait jamais. Chaque fois qu’elle s’assoupissait, il recommençait à hurler, la réveillant en sursaut, elle bondissait alors sur son lit, le cœur battant. — Tu as fait un cauchemar ? lui demanda un jour sa mère. — Non, balbutia Peggy dans la confusion du réveil, c’est encore le chien… — Il n’y a pas de chien, lui répondit M’man. C’était dans ton rêve. Essaye de te rendormir. Pour les autres il n’y avait pas de chien, certes, néanmoins un sale petit roquet s’amusait à aboyer dans son crâne à l’insu de tous, l’empêchant de trouver le repos. Elle eut bientôt la migraine et souffrit du manque de sommeil. Les grondements du cabot ensorcelé lui accordaient trois heures de repos par nuit, c’était peu. « Le fait-il par méchanceté, se demanda-t-elle, ou essaye-t-il de me dire quelque chose ? » Elle décida d’en parler à Dudley. Le garçon la regarda d’un drôle d’air. Il n’entendait rien… — C’est peut-être toi qui t’imagines ça ? hasarda-t-il, gêné. — Je n’imagine rien, riposta Peggy Sue. C’est une affaire entre le chien bleu et moi. Il m’a choisie comme interlocutrice, je ne sais pas pourquoi et je m’en serais bien passée, mais c’est ainsi. Il tente d’établir le contact. Le problème c’est que je ne comprends rien à ses aboiements et que la migraine m’aura rendue folle avant que je ne sache parler « chien ». — Ah ouais ? fit évasivement Dudley. C’est pas marrant. Peggy sentit qu’il ne la croyait pas. Sans doute pensait-il qu’elle était en train de perdre la boule, comme Sonia Lewine ? Il était inutile d’insister. — Réfléchis un peu, lui lança-t-elle avant de le quitter. Tu n’as donc pas remarqué que les animaux de Point Bluff sont devenus muets ? — Ah ouais ? répéta Dudley. Peggy l’abandonna, les garçons étaient parfois exaspérants dans leur obstination à ne jamais rien vouloir apprendre des filles. La nuit (c’est-à-dire pendant les heures passées au collège puisque les cours avaient désormais lieu à la lueur des étoiles !), l’adolescente connaissait une période d’accalmie. « Probablement parce que le chien bleu est en train de dormir ! » se disait-elle. Le silence se réinstallait alors dans sa tête, bienfaisant, et elle avait tendance à s’assoupir, ce qui lui valait des remontrances de la part des professeurs. « Quel calme, pensait-elle, indifférente à ce qui se passait autour d’elle. Quel bonheur d’être enfin seule chez soi. » Hélas, dès que le soleil se levait, le chien bleu se réveillait et reprenait son harcèlement, n’aboyant que pour Peggy Sue Fairway. La jeune fille avait l’impression que les cris de l’animal étaient en train d’ouvrir une blessure saignante au creux de sa cervelle. — Mon Dieu ! s’exclamait Julia, que tu as une sale tête, ma pauvre fille ! Le pire, c’est qu’elle avait raison. La privation de sommeil, les migraines infernales avaient tatoué de grands cernes bleuâtres sous ses yeux et elle finissait par se faire peur chaque fois qu’elle s’apercevait dans les miroirs de la salle des douches. « Ce sale cabot va me tuer, se surprenait-elle à songer. Si ça continue je vais mourir d’épuisement. » De plus, il lui était désagréable de sentir une pensée étrangère s’infiltrer dans son crâne. Les aboiements télépathiques ne faisaient pas partie de ses pensées personnelles, ils étaient en trop. C’était aussi pénible que d’être épiée par un intrus, ou de découvrir que votre petit frère est venu fouiller dans vos affaires pour lire votre journal intime… et gribouiller des commentaires moqueurs dans les marges ! Un matin qu’elle se relevait, en quête d’aspirine, elle aperçut Frida Partridge, une ouvrière de la laiterie, qui se tenait elle aussi la tête à deux mains. — Ça ne va pas ? s’enquit Peggy Sue. — Non, grommela Frida. C’est cette vache… elle n’arrête pas de meugler pour qu’on vienne la traire. Tu ne l’entends donc pas ? Peggy tendit l’oreille. Non, elle n’entendait pas de vache. Seulement un chien… toujours le même. « Ça y est, pensa-t-elle. Il lui arrive la même chose qu’à moi, à cette différence près qu’elle est persécutée par une vache. Y a-t-il un sens à tout cela ? » Elle partagea ses comprimés avec Frida Partridge et retourna se coucher. * La nuit même, alors que Peggy suivait un cours de mathématiques dispensé par Seth Brunch, le shérif fit irruption dans la salle de classe. Il tenait à la main le talkie-walkie qui, d’ordinaire, lui permettait de rester en relation avec ses adjoints. Des aboiements nasillards sortaient du haut-parleur. — Écoutez ça ! lança-t-il. Bon sang, ça fait des semaines qu’on ne peut plus rien capter sur les ondes, et voilà qu’on entend aboyer dans toutes les radios. — Toutes ? s’étonna le prof de maths. — Oui, confirma le shérif. Les radios portatives mais aussi celles des voitures, toutes, je vous dis ! Sur la télé c’est pareil. Les appareils captent des cris d’animaux, comme si des bêtes se tenaient devant le micro du studio, là où se fait l’émission. — Il faut que j’entende ça, gronda Seth Brunch. Il quitta la classe en courant pour descendre dans le bureau du directeur de l’établissement. Un gros poste de radio s’y trouvait allumé. Quand on manœuvrait le bouton des stations, on passait d’un concert d’aboiements à un chœur de meuglements. — Qu’est-ce que ça veut dire ? balbutia le prof de maths. — J’en sais rien, bredouilla le shérif, mais toutes ces bestioles sont sur les ondes, c’est sûr. A croire qu’elles ont un poste émetteur accroché autour du cou. Peggy Sue s’éloigna, elle savait qu’il ne s’agissait pas d’une farce. Les bêtes s’exprimaient désormais au moyen d’ondes hertziennes qu’elles projetaient dans l’espace. Les postes de radio pouvaient les capter, mais aussi les cerveaux de certains individus. — Tu me crois, maintenant ? lança-t-elle à Dudley. Les chiens, les chats, tous les animaux… ils ne se servent plus de leurs cordes vocales, ils ont trouvé mieux. Leurs cris voyagent dans l’espace comme les ondes d’un téléphone portable. Ils n’ont qu’à choisir un destinataire pour que les sons se mettent à résonner dans sa tête. Ce n’est pas plus compliqué : directement de l’émetteur au récepteur… et nous n’avons pas la possibilité de refuser la communication. Tu comprends ce que ça signifie ? — Non, avoua Dudley. — Ça veut dire qu’ils peuvent nous bombarder de cris aussi longtemps qu’ils veulent… jusqu’à nous rendre fous ou nous faire mourir d’épuisement par manque de sommeil. — Mais personne, à part toi, ne les entend… grommela le garçon. — Ça va venir, murmura Peggy Sue. Tu peux en être certain. Ça va se généraliser. Je sais que Frida Partridge les entend aussi. Demain ce sera quelqu’un d’autre. Et ton tour viendra. — Mais pourquoi ? gémit Dudley. La jeune fille haussa les épaules. — Je crois qu’ils essayent de nous parler, soupira-t-elle. L’ennui, c’est que ça risque de prendre du temps avant que nous soyons en mesure de communiquer. Au lever du jour, trois occupants du dortoir entendirent aboyer, miauler ou hennir dans leur tête. Comme l’avait prédit l’adolescente, le phénomène prit de l’ampleur. A midi, même Julia et M’man étaient visitées par des échos incongrus qui les faisaient tressaillir et se boucher les oreilles. — Ça ne sert à rien de vous plaquer les paumes sur les tempes, leur expliqua Peggy Sue. Ça ne provient pas du dehors, c’est à l’intérieur de vous. Les boules Quiès ne vous seront d’aucun secours. — Je ne peux pas le supporter ! hurlait Julia. C’est affreux ! Dans le dortoir, beaucoup de gens se lamentaient en se tenant la tête à deux mains. Certains étaient persécutés par des vaches, d’autres par des porcs, quelques-uns par des moutons… Les cris étaient tantôt lointains, tantôt très forts. Le médecin arriva, inquiet. Aux crispations de son visage, on voyait qu’il souffrait lui aussi du même bombardement mental. — Je ne peux rien faire pour vous, balbutia-t-il, à part vous donner des somnifères qui vous forceront à dormir. Ce n’est qu’une solution provisoire, car ma réserve n’est pas très fournie. On ne l’écoutait pas. Des mains avides se tendirent vers les flacons. Tout le monde voulait dormir pour échapper aux insupportables émissions télépathiques. — Ça ne doit pas continuer ! gronda Seth Brunch. Le mieux est d’abattre ces bêtes au plus vite ! (Et, se tournant vers le shérif, il ordonna :) Rassemblez vos hommes, qu’ils prennent des fusils et suffisamment de munitions pour que nous puissions supprimer tous les animaux de Point Bluff. — Vous n’y pensez pas ! protesta le médecin. Si vous abattez toutes les vaches, vous allez réduire nos éleveurs à la mendicité. — Vous préférez devenir fou ? hurla le professeur de mathématiques. Combien de temps, croyez-vous que nous allons résister à ce bombardement mental, hein ? Combien de jours ? Il avait saisi le docteur par le col et le secouait. Le shérif dut les séparer. Peggy Sue s’était avancée pour leur dire qu’à son avis un massacre général ne constituait pas une bonne solution, mais on la repoussa sans l’écouter. Elle n’était qu’une enfant. Le shérif rassembla ses hommes devant son bureau pour procéder à la distribution des armes. Toutefois, à peine le premier adjoint eut-il saisi son fusil qu’il s’écroula en portant les mains à ses tempes. Ceux qui l’entouraient firent de même. Plusieurs se mirent à saigner du nez. — Que se passe-t-il ? demanda Julia qui observait la scène à travers les fenêtres écaillées du rez-de-chaussée. — Les animaux ont compris ce qui allait se passer, lui expliqua Peggy. Je suppose qu’ils ont augmenté le volume de leurs émissions… et cela jusqu’à ce qu’elles deviennent insoutenables. Dehors, Seth Brunch, le shérif et ses hommes se tordaient dans la poussière, se griffant le front ou s’arrachant les cheveux. Dans leur esprit, les cris d’animaux résonnaient avec la puissance d’un haut-parleur de fête foraine. — Les bêtes ne se laisseront pas faire, chuchota Peggy. C’est plus compliqué que je ne le pensais. D’une certaine manière les ondes télépathiques leur permettent de nous contrôler. — Tu dis n’importe quoi, siffla Julia en devenant blême. * Il fallut renoncer à la partie de chasse. Les gens, inquiets, se massaient derrière les fenêtres peintes en bleu du vieux gymnase. Pour voir ce qui se passait dehors, on avait gratté la peinture à maints endroits et l’on se bousculait pour jeter un coup d’œil à l’extérieur au moyen de ces « trous de serrure » de fortune. Les animaux demeuraient invisibles. — On dit qu’ils ont quitté leurs maîtres, expliqua Mme Gangway. Même les mieux domestiqués, les chiens, les chats les plus gentils. Ils ont pris la poudre d’escampette pour rejoindre les autres… les bêtes sauvages. Les renards, les blaireaux, les lynx. — C’est vrai, renchérit Flossie Johnson. Les vaches sont sorties des étables, elles errent dans la prairie, en compagnie des chevaux. On dirait qu’elles ne veulent plus obéir aux hommes. Jamais on n’avait vu ça. — Le docteur dit que le soleil bleu les a peut-être rendues plus intelligentes que nous ! se lamenta Mme Pickins. C’est à vous faire dresser les cheveux sur la tête. — C’est le monde à l’envers, conclut la docte assemblée. Peu à peu, Peggy Sue perçut un changement à l’intérieur de son crâne. Les aboiements devinrent… autre chose. Une espèce de grommellement. C’était assez dur à expliquer. On eût dit que le chien essayait de prononcer des mots humains. Il en résultait une cacophonie où des syllabes identifiables s’intercalaient entre deux grondements. — Cela me fait penser à ces films de science-fiction où des extraterrestres s’évertuent à parler notre langue, confia la jeune fille à son ami Dudley. — Et qu’est-ce qu’il te raconte ? s’enquit le garçon avec une répugnance à peine dissimulée. Pendant qu’il posait cette question, il scrutait le front de son interlocutrice avec une insistance gênante. — Ne me regarde pas comme ça ! siffla Peggy Sue. Tu crois peut-être que tu vas entendre les aboiements me sortir par les oreilles ? L’attitude du jeune homme la peinait. Elle avait un faible pour Dudley, même si elle essayait de ne pas trop y penser. * En fait, le chien progressait rapidement. En deux jours à peine, il fut capable d’élaborer des phrases simples. « Il se sert de moi, réalisa l’adolescente. Il puise dans mes souvenirs, dans mes connaissances. Il me vampirise. » Elle avait l’impression horrible qu’on perquisitionnait dans son cerveau, ouvrant un à un les tiroirs de son esprit. Le chien fouillait, renversant tout, vidant les étagères, ne gardant que ce qui pouvait lui servir. Ce pillage épuisait tellement Peggy Sue qu’elle souffrait de trous de mémoire. « C’est le chien, se disait-elle, il m’a encore volé un souvenir ! » Un jour, enfin, alors qu’elle était la seule éveillée dans le dortoir rempli de ronflements, la voix résonna dans sa tête. Une curieuse petite voix, à la fois enfantine et très vieille. « Un gnome ou un lutin s’exprimerait de cette façon », pensa-t-elle aussitôt. C’était la voix d’une créature qui n’avait jamais parlé la langue des hommes et s’y essayait avec des hésitations attendrissantes de petit enfant. Peggy Sue grimaça cependant car les mots lui faisaient l’effet d’un citron pressé sur une écorchure. — C’est moi, dit le chien bleu. Maintenant je suis capable de parler avec tes mots… J’ai appris. — Je sais, répondit mentalement la jeune fille, tu as fouillé dans ma tête comme si tu cherchais de vieux os, j’ai l’impression que ma cervelle est pleine de trous. — C’est un peu vrai, fit le chien. J’ai fait vite. Je suis plus intelligent que les autres animaux. J’ai compris comment fonctionnait ton esprit. Je sais aussi que tu n’es pas comme les filles normales. Tu connais les dieux. — Quels dieux ? s’étonna Peggy Sue. — Ceux qui ont créé le soleil bleu, dit le chien. — Ce ne sont pas des dieux, riposta la jeune fille. Ce sont les Invisibles… Ils passent leur temps à faire le mal. — Tais-toi ! hurla le chien (et sa voix devint comme une morsure qui fit se recroqueviller l’adolescente sur elle-même). Il ne faut pas dire du mal des dieux. Ce sont eux qui nous ont donné l’intelligence. Peggy porta les mains à ses tempes. Elle avait l’illusion que les dents de l’animal s’étaient plantées dans sa cervelle. — Je sais que tu les vois, reprit le chien. J’ai exploré l’esprit des autres humains, autour de toi, ils n’ont pas conscience de la présence des Invisibles. C’est pour cette raison que je t’ai choisie comme interlocutrice. Tu es la seule à savoir de quoi je parle. — Tu dois te méfier des effets du soleil, pensa Peggy Sue. Regarde ce qu’il a fait aux hommes. Ils sont devenus fous. — Les hommes ont la tête fragile, ricana le chien. C’est une race imparfaite, débile. Ils se font la guerre, ils aiment l’argent, le luxe. Ils ont inventé le travail… rien de tout cela n’existe chez nous, les animaux. Nous vivons en accord avec la nature, nous nous contentons de peu, nous rêvons au soleil. Notre vie est courte mais nous l’employons bien, la vie des hommes est affreusement longue mais ils ne savent comment l’occuper et l’ennui les pousse aux pires sottises. — Mais le soleil… coupa la jeune fille. — Le soleil ne nous fera pas de mal, caqueta la voix mentale. Nos cerveaux sont mieux construits que ceux des humains. Ils fonctionnent différemment. Quand les gens de Point Bluff bronzaient pour devenir intelligents ils oubliaient chaque nuit ce qu’ils avaient appris au cours de la journée, ce n’est pas notre cas. Ce qui est acquis le reste définitivement. Cela nous donne une incontestable supériorité. La vanité suintait de ses propos. Pour la première fois, Peggy Sue éprouva à son endroit une réelle antipathie. « Il ne s’en rend pas compte, songea-t-elle, mais il est déjà fou. » — Attention à ce que tu penses ! siffla le chien. N’oublie pas que je suis dans ton esprit et que j’entends tout ce que tu te dis. L’adolescente rougit, à la fois honteuse et irritée de s’être laissé surprendre. — Comment t’appelles-tu ? demanda-t-elle pour changer de conversation. Toby ? Fido ? Une onde de colère lui transperça le cerveau. Ce fut comme si une épingle lui rentrait par une oreille pour ressortir par l’autre. — J’ai horreur de ces noms stupides et méprisants ! hurla le chien. Vous vous croyez drôles, vous les humains, en nous affublant de surnoms imbéciles : Kiki, Zouzou… Cela vous amuse ! Tu devras faire savoir à tes semblables que ces temps sont révolus. Nous voulons qu’on nous donne des noms honorables. Je veux m’appeler Jonas Barnstable… Jonas Henry Barnstable. Ou bien Henry James Carnaggie. J’ai trouvé ces patronymes dans l’annuaire du téléphone, mais je n’ai pas encore arrêté mon choix. Tous les animaux porteront désormais un nom précédé d’un prénom, et qui devront être consignés dans le registre d’état civil de la mairie. Il bégayait de fureur, et sa voix était comme une lame portée au rouge qui grésillerait en plongeant dans un liquide. — Vous allez tous changer de nom ? s’étonna Peggy Sue. — Oui, les vaches, les cochons, les renards… confirma le chien. Nous avons hâte d’être enfin reconnus. Et ce n’est là que notre premier pas vers l’honorabilité. Bientôt nous deviendrons des citoyens à part entière. Dis-le à tes congénères. Dis-leur bien que le jour du chien bleu est venu, et que tout sera réorganisé en fonction des bouleversements des dernières semaines. Une nouvelle société va naître. Dis-leur ça. — Ils ne m’écouteront pas, soupira la jeune fille. Pour eux je suis une gamine, il n’y a que dans les romans que les adultes obéissent aux gosses ! — Il faudra bien qu’ils t’écoutent, ricana méchamment la voix de lutin qui ricochait douloureusement dans l’esprit de Peggy Sue. Sinon nous leur ferons mal, très mal… Nous hurlerons dans leur tête jusqu’à leur mettre le cerveau en sang. Tu seras notre ambassadrice. Toi seule, car tu connais les Invisibles. (Le chien fit une pause avant d’ajouter :) Ah ! encore une chose : dresse-moi une liste de noms qui sonnent bien afin que je puisse faire mon choix. Par la même occasion, dis aux humains qui t’entourent qu’ils seront débaptisés. Moi et mes semblables déciderons de leur nouvelle identité. Tu peux déjà faire savoir au shérif qu’il s’appellera Zouzou. Je hais cet homme, il a essayé à trois reprises de me faire ramasser par la fourrière. On m’y aurait gazé et je serais mort à l’heure qu’il est. Zouzou… oui, c’est bien. Ça lui ira comme un gant. Le chien riait, mais son rire était comme une scie rouillée dérapant sur un bois trop dur. Enfin, la voix s’éteignit et la pression intolérable qui s’exerçait sur le cerveau de Peggy disparut. « Il est parti, songea-t-elle. Peut-être ne peut-il maintenir le contact trop longtemps ? Peut-être est-ce fatigant ? » Elle courut dans la salle des douches se passer la tête sous le jet du lavabo. L’eau froide lui fit du bien. Pendant le reste de l’après-midi, la voix ne se manifesta plus et Peggy put enfin prendre du repos. Quand la nuit tomba et que sonna l’heure de se rendre au collège, elle se demanda comment les adultes accueilleraient sa déclaration. Elle doutait qu’on lui fasse bonne figure. Sur le chemin de l’école, elle retrouva Dudley et Mike. Depuis quelque temps les deux garçons l’évitaient. — Mes parents m’ont interdit de te parler, avait avoué Mike. Ils disent que tu as amené le malheur à Point Bluff et que toutes ces choses étranges ont commencé lorsque tu es arrivée. « Tiens, pensa Peggy Sue, ils ont fini par le remarquer. Ça devait se produire. » Pour Dudley, c’était différent. Il avait peur d’elle. Tous, ils regrettaient la petite existence ennuyeuse qui avait été la leur avant la venue de cette fille étrange aux grosses lunettes. Ils auraient donné cher pour revenir à l’époque où Seth Brunch les accablait de sarcasmes. Pendant qu’ils se rendaient au collège elle leur communiqua les exigences du chien bleu. Ils la dévisagèrent, les yeux aussi ronds que des boules de billard. — Tu… tu plaisantes ? bégaya Mike. — Le shérif va s’appeler Zouzou ? pouffa nerveusement Dudley. Et c’est toi qui vas le lui annoncer ? Bonne chance ! — Je n’y peux rien, lâcha la jeune fille. Je crois que le chien bleu est atteint de folie des grandeurs mais qu’il n’en a pas conscience. C’est cela qui le rend dangereux. Si on ne lui passe pas ses caprices, il va s’acharner sur nous et nous mettre la cervelle en pièces. Êtes-vous capables de comprendre ça ? — Ça va, soupira Dudley, ne te fâche pas. Une fois arrivée au lycée, Peggy Sue demanda à rencontrer Seth Brunch pour lui transmettre les exigences du représentant des animaux. Le professeur de mathématiques réagit assez mal à cette annonce. — Alors, comme ça, ricana-t-il, ce chien te parle, à toi… à toi seulement, une gamine de quatorze ans ! Comme c’est bizarre. Et pourquoi ne s’adresse-t-il pas plutôt à moi, l’homme le plus intelligent de Point Bluff ? Peggy sentit la lassitude la gagner. Pour ne rien arranger, le shérif fit irruption dans la salle des professeurs, et l’adolescente se vit contrainte d’évoquer le problème épineux des noms. — Alors, hoqueta ce dernier en devenant rouge piment, je n’aurais plus le droit de m’appeler Cari Bluster ? Je devrais accepter de porter un sobriquet stupide ? Il s’était mis à hurler. Seth Brunch leva une main impérieuse pour obtenir le silence. Son regard s’était fait scrutateur, il fixait Peggy Sue d’un air mauvais. — Soit tu essayes de t’amuser à nos dépens, siffla-t-il entre ses dents, soit… les émissions mentales dont nous souffrons tous t’ont rendue folle, mais je ne crois pas une seconde à cette histoire d’ambassadrice. Retourne en classe. — Vous avez tort, insista l’adolescente. Les animaux ont envie d’en découdre, je le sens bien. — Ça suffit ! hurla Seth Brunch. Ce n’est pas une gamine qui va me dicter ma conduite ! Sors d’ici, avant de recevoir une punition dont tu te souviendras ! 13 Le chien bleu fit irruption dans l’esprit de Peggy Sue alors que le jour se levait. — Ils n’ont pas voulu me croire, pensa-t-elle aussitôt. — Je sais, fit le visiteur mental. Ils vont s’en repentir. As-tu pensé aux noms ? La jeune fille s’empressa d’énumérer au hasard des patronymes d’hommes célèbres. Le chien les répétait après elle, comme s’il essayait un vêtement devant un miroir. — Stuart Wisdom Carruthers… disait-il. J’aime bien celui-là. Je crois que je vais le prendre… Ah ! il faudra aussi spécifier à tes compagnons qu’ils devront désormais s’adresser aux animaux en leur donnant un titre : Madame, Monsieur… et qu’ils devront les saluer lorsqu’ils les croiseront dans la rue. J’insiste sur ce point qui est important. Les animaux en ont assez de l’impolitesse des humains. Le salut devra s’accompagner d’une courbette. Si l’humain porte un chapeau, il devra l’ôter. Par contre il est inutile de sourire. Quand un humain sourit il montre ses dents, ce qui, pour nous les bêtes, est une manifestation d’agressivité et le signe qu’on va passer à l’attaque de manière imminente. — Bien… Monsieur, pensa Peggy. Mais je ne sais pas comment les gens accueilleront ces bouleversements. — Ne t’en fais pas, ricana « Stuart Wisdom Carruthers », après le coup de semonce que nous nous préparons à leur infliger, ils se montreront plus coopératifs. Et il disparut de l’esprit de la jeune fille. Une heure après, les habitants de Point Bluff se tenaient la tête à deux mains et gémissaient de souffrance sous l’assaut des hurlement télépathiques. C’était comme si une meute, un troupeau, avait élu domicile dans leur cerveau et s’en donnait à cœur joie. La ville s’emplit de plaintes. Les plus touchés tombaient à genoux et se cognaient la tête contre les murs. On en vit – ce fut le cas du shérif Bluster – qui couraient à quatre pattes en aboyant. — Ils doivent comprendre qu’une fois dans leur crâne nous pouvons les contraindre à faire ce que nous voulons, chuchota le chien dans l’esprit de Peggy Sue. Le cerveau des humains est comme un pupitre de commandes. Dès qu’on sait sur quels boutons appuyer, l’homme devient une marionnette. — Et vous… hasarda la jeune fille, vous savez, bien sûr. — Oui, répondit le chien. Mais tu n’as pas besoin de te montrer si cérémonieuse avec moi. Je t’aime bien et nous avons une relation privilégiée, n’est-ce pas ? Tu n’es pas comme eux. Tu es notre ambassadrice. Ne me donne pas du « monsieur », reste cool. Peggy Sue s’appliqua donc à rester calme pendant que toute la ville se roulait par terre. A un carrefour, Mlle Wainstrop, la bibliothécaire, meuglait sur une note désespérée pendant que Mme Pickins bêlait telle une brebis solitaire. La terreur déformait les traits des victimes dépossédées de toute volonté. Peggy Sue savait ce qu’elles éprouvaient : cette horrible impression de n’être plus maître chez soi, de ne plus avoir le contrôle ni de son corps ni de ses pensées. — Dans une heure, dit le chien, tu iras de nouveau trouver le shérif et tu lui communiqueras nos revendications. Je pense qu’il te prêtera une oreille plus attentive. Soixante minutes plus tard les émissions télépathiques cessèrent, laissant leurs victimes pantelantes, les yeux vitreux et la bave aux lèvres. Peggy Sue avait mauvaise conscience d’être la seule à n’avoir pas souffert de l’assaut mental mené par les animaux. Dans la rue, les gens lui lançaient des coups d’œil méchants. La plupart saignaient du nez. — Mes compagnons de lutte ne sont pas tous experts dans le maniement des ondes télépathiques, fit le chien dans la tête de l’adolescente. Ils ont tendance à trop en faire, cela peut entraîner des séquelles. C’est un peu comme si tu branchais un appareil électrique sur un courant trop élevé, il finit par griller. Quand la pensée animale est trop puissante, elle s’imprime au fer rouge dans la cervelle humaine. En pénétrant dans le bureau du shérif, Peggy Sue découvrit les adjoints vautrés sur le sol, gémissants, hagards. Cari Bluster n’arrivait toujours pas à reprendre la station verticale, et il émaillait ses phrases d’aboiements incongrus qui lui faisaient honte. La jeune fille lui transmit les exigences des animaux et s’enfuit sans demander son reste. Elle soupçonnait le chien bleu de s’être personnellement occupé du shérif et de l’avoir malmené à l’excès pour se venger des coups de pied que le gros homme lui avait jadis décochés au coin des rues. Au moment où elle entrait dans le dortoir du vieux gymnase Seth Brunch se matérialisa devant elle. Il était livide, de grosses veines palpitaient sur ses tempes. — Alors c’est comme ça, cracha-t-il. Tu es avec eux ! Tu marches avec nos ennemis ! J’aurais dû m’en douter… Après tout tu n’es qu’une étrangère à Point Bluff, ça t’est facile de trahir. — Je n’ai pas le choix, répliqua la jeune fille. Pour le moment ils ne réclament rien d’important. Des noms, être salués dans la rue, être appelés « monsieur »… Ce sont des broutilles qui ne feront de mal à personne. Si les choses ne vont pas plus loin nous pourrons estimer nous en être tirés à bon compte. — Petite dinde ! siffla le prof de maths. Tu ne sais pas ce que tu dis. Après ils exigeront le droit de vote ! Ce sera la fin du monde ! Peggy haussa les épaules et lui tourna le dos. Dans le dortoir, elle retrouva sa mère et sa sœur. Si M’man n’avait guère souffert des émissions mentales, Julia, elle, avait encaissé une sévère dose de miaulements. Elle en restait toute tremblante, avec l’agaçante manie de se lécher la main droite pour se la passer sur l’oreille. * Le maire convoqua une fois de plus le conseil municipal. Il fallut se résoudre à accepter la requête des animaux. On ouvrit un registre neuf à la section état civil, pour y consigner les patronymes choisis par les nouveaux citoyens de Point Bluff. Les bêtes qui, depuis un moment, se retiraient des rues dès que les hommes sortaient des maisons à la tombée de la nuit, firent leur réapparition. Le chien bleu se présenta le premier ; venaient ensuite trois vaches et une ribambelle de chats. Ils avançaient la tête haute, ne regardant personne, avec une morgue royale qui leur donnait l’allure d’animaux empaillés mus par un système d’engrenages. — Mon Dieu ! gémit Mme Pickins en désignant l’un des matous, regardez, c’est Mitsy, mon chat. Il s’est enfui il y a une semaine… et il fait comme s’il ne me reconnaissait pas. — Taisez-vous ! supplia Peggy Sue, il va vous entendre. Mais la vieille dame, courroucée, se fraya un chemin dans la foule et agita les mains en direction de la bestiole, un chat de gouttière grisâtre affublé d’un collier à clochette. — Mitsy ! Mitsy ! criait-elle, où étais-tu passé ? Rentre à la maison, tout de suite ! Oh ! Le chenapan ! Peggy Sue serra les mâchoires. Comme toutes les personnes âgées de Point Bluff, Mme Pickins avait du mal à s’adapter aux règles insolites qui gouvernaient maintenant la ville. — Ne l’appelez pas par son nom de chat ! souffla l’adolescente, essayant de prévenir la catastrophe. Mais Mme Pickins s’obstinait à crier : « Mitsy ! Mitsy ! » Soudain, elle recula en portant les mains à son front, les traits crispés par la souffrance. Le matou avait tourné les yeux dans sa direction et la regardait avec une fixité inquiétante. — Par… pardonnez-moi… Votre Excellence, balbutia la vieille dame. J’ai bien noté votre… changement d’identité… désormais vous vous nommez John Patrick Stainway-Hopkins… Je m’en souviendrai à l’avenir… oui… oui… Elle titubait, et Peggy Sue comprit que le chat l’avait bombardée d’une émission télépathique particulièrement agressive. Elle glissa la main sous le bras de Mme Pickins pour la soutenir. — Ce n’est plus le Mitsy que vous avez connu, lui souffla-t-elle à l’oreille. Il a changé. Ne vous avisez pas de lui donner des ordres. Plus maintenant. Il vous le ferait chèrement payer. — John Patrick Stainway-Hopkins… bredouilla la vieille dame, c’est trop long, je ne m’en souviendrai jamais. Il va falloir que je le note sur un papier. Tout à coup, elle se raidit. — Que vais-je faire s’il vient à la maison ? gémit-elle. Acceptera-t-il encore de manger dans sa vieille écuelle ? — Je ne crois pas, fit Peggy Sue, prudente. A votre place je le servirais à la table où vous avez l’habitude de déjeuner. Et dans votre vaisselle la plus fine. Je ne me moque pas de vous. J’essaye de vous éviter de nouveaux désagréments. Tirant son mouchoir de sa poche, elle le tendit à Mme Pickins en murmurant : — Essuyez-vous, vous saignez du nez. * Les animaux se rendirent en procession à la mairie ; on avait installé un fonctionnaire dans le hall. Le fameux registre d’état civil était posé sur une table, devant l’employé qui regardait s’approcher cette troupe hétéroclite avec une inquiétude évidente. Chiens, vaches, veaux, cochons, chats, défilèrent ainsi, chacun communiquant par télépathie au préposé le nom qu’il avait choisi. Certains animaux contrôlaient mal la puissance de leurs émissions mentales, et Peggy Sue voyait sursauter le pauvre homme chaque fois qu’une nouvelle bête établissait le contact avec lui. Très vite, la sueur commença à perler sur son front et le sang lui coula du nez, tachant le registre. Les inscriptions terminées, les nouveaux citoyens de Point Bluff se retirèrent sur la grand-place pour délibérer. Ils le firent par télépathie, se contentant de remuer les oreilles, comme si cette mimique favorisait la propagation des ondes mentales. — Quelle humiliation ! gémit le maire en s’épongeant le visage avec son mouchoir. Jamais, dans mes pires cauchemars, je n’aurais imaginé connaître une telle honte. Les gens présents approuvèrent. Il y avait là plusieurs fermiers qui avaient dû s’incliner devant leurs propres cochons. Cette formalité leur restait sur l’estomac. Peggy Sue s’était éloignée des adultes. Depuis un moment elle observait le conciliabule des animaux. Ce meeting ne présageait rien de bon. — Qu’est-ce qu’ils fichent ? chuchota Dudley derrière elle. Pourquoi ne s’en vont-ils pas dans les champs, les bois… ou je ne sais où ? — Ils vont s’installer en ville, répondit la jeune fille. Il faudra t’habituer à les voir tous les jours… et à leur témoigner du respect. — Du respect à un cochon ! s’étouffa le garçon. — Si cela te gêne à ce point, murmura Peggy, pense que ce cochon peut te faire éclater le cerveau s’il en a envie. Dudley fit entendre un curieux bruit de déglutition et ne dit plus rien. — Il faut gagner du temps et essayer de se montrer plus malin qu’eux, ajouta la jeune fille en posant la main sur le bras du garçon. Là-bas, sur la place, le chien bleu sortit du cercle formé par les animaux et s’avança vers le parvis de la mairie. Il trottinait, la tête haute, sur ses courtes pattes arquées. Peggy Sue se raidit en prévision du dialogue télépathique qui n’allait pas manquer de s’établir. Comme elle le prévoyait, la voix du chien retentit dans sa tête, nasillarde. — Nous avons pris une décision, disait-elle. Mes compagnons et moi-même voulons inaugurer notre arrivée dans la communauté de Point Bluff par un acte symbolique. Nous ordonnons que les dépouilles de nos frères assassinés soient ensevelies avec les honneurs qui leur sont dus. Et cela aujourd’hui même. — Quelles dépouilles ? interrogea la jeune fille. De quoi parles-tu ? — Je parle de la viande surgelée entassée dans les frigos du supermarché, répondit le chien bleu d’un ton acerbe. Du poisson pané, des rôtis de dinde, de saucisses, des tranches de lard qu’on peut trouver au long des rayons… et qui pour nous représentent les tristes cadavres de nos frères massacrés. Pour vous, les épiceries ne sont que des temples de la gourmandise, pour nous, ce sont des cimetières où se lamentent les esprits de mille victimes à quatre pattes. Cela doit cesser. Nous ne pouvons nous rendre complices de ces actes de cannibalisme quotidien. Désormais, les humains de Point Bluff cesseront de manger de la viande. Ils se nourriront de végétaux, de légumes. Nous en avons décidé ainsi. Et nous ne reculerons devant rien pour faire respecter la loi. — D’accord, fit l’adolescente. Ne t’énerve pas, je vais transmettre. Et, se tournant vers le maire, le shérif et Seth Brunch, elle exposa la demande des animaux. Elle crut que les trois hommes allaient s’étrangler de rage. — Tu… tu plaisantes ? hoqueta le maire. — Pas du tout, soupira Peggy. Une fois de plus, je vous supplie de ne pas le contrarier. Il ne rigole pas. Si vous le défiez, nous en payerons tous les conséquences. — Soit, haleta le maire. Que veut-il ? — Que la population de Point Bluff s’arme de pelles et de pioches pour creuser un trou sur la place principale et y enfouisse le contenu des chambres froides de la ville. Tout devra être vidé, même les frigos des particuliers. Les conserves sont également concernées par cette loi. — Et les œufs ? gémit Mme Pickins. Peggy Sue se renseigna auprès du chien bleu. La possession d’œufs était tolérée, ainsi que le beurre la crème, et le fromage. Toute autre substance animale serait dès le lendemain considérée comme illégale et assimilée à un recel de cadavre. — Cacher un bifteck dans son réfrigérateur sera assimilé à un crime ? bégaya le shérif. — Oui, confirma Peggy Sue. Et le manger tombera sous le coup de la loi contre le cannibalisme. — D’accord, admit le maire. On fera comme ils en ont décidé. Shérif, faites passer la consigne… Que chacun aille chercher une pelle et une pioche au service de la voirie. Qu’on en finisse au plus vite avec cette plaisanterie. Les habitants de Point Bluff s’appliquèrent à défoncer le sol devant la mairie pour y ouvrir une fosse assez profonde. Tout le monde mit la main à l’ouvrage, Peggy Sue comme les autres. — J’hallucine ! chuinta Dudley. Je suis en train de dormir, c’est sûr, je vais me réveiller, et ce sera l’heure d’aller au collège, et tout sera comme avant. C’est rien qu’un rêve débile. Ça peut pas arriver. Des choses pareilles, c’est impossible. — Du calme, lui lança la jeune fille. Ne perds pas la tête, ce n’est pas le moment. Tout ça est bien réel. Le plus sage est de faire semblant de collaborer en attendant de trouver la réplique qui convient. La fosse ouverte, on organisa une chaîne pour vider réfrigérateurs et chambres froides. Rien ne fut oublié, ni les épiceries ni les fast-foods. Conserves, steaks et poulets sous cellophane s’entassèrent bientôt dans le trou. Le chien bleu aidé de trois renards surveillaient la manœuvre. Il exigea qu’on éventre les boîtes de conserves avant de les ensevelir, de manière que personne ne puisse les récupérer. — Dis-leur bien de ne pas chercher à nous tromper, avait-il susurré à Peggy. Notre flair nous dira tout de suite où la nourriture est cachée. Qu’ils n’oublient pas que nous pouvons renifler la présence d’un morceau de viande à travers trois mètres de béton ! L’adolescente savait qu’il ne plaisantait pas et que les animaux seraient sans pitié avec les fraudeurs. Elle le répéta au shérif qui l’écarta sans ménagement. Les habitants de Point Bluff obéissaient à contrecœur, peu emballés à l’idée de devenir végétariens. Hélas, à peine les nourritures délictueuses entassées dans la fosse, le chien bleu réapparut, porteur de nouvelles exigences. — Mes frères pensent que ce n’est pas suffisant, transmit-il à Peggy Sue. Ils soulignent le fait que vous arborez en permanence sur vos personnes les dépouilles de malheureuses bêtes assassinées. Vos chaussures, vos bottes, vos blousons, vos ceintures sont en cuir de vache. Dans vos maisons, on trouve un nombre incalculable de cadavres d’animaux sous forme de fauteuils, de canapés, tous en cuir… On me signale également le cas des lainages, des tricots et de tous les vêtements provenant de l’exploitation honteuse de mes camarades moutons. Leur représentant exige que ces trophées soient eux aussi ensevelis. Désormais, seules les étoffes d’origine végétale ou synthétique seront tolérées. Aucun humain ne devra se promener en arborant sur sa personne une fibre animale. Qu’on sorte tous les habits des armoires, nous allons procéder à une inspection générale, notre flair nous renseignera sur la composition des vêtements. On vida armoires, commodes, penderies et coffres pour déposer les vêtements en tas au bord des trottoirs, devant chaque maison. Cette fouille laissa les gens démunis car leur garde-robe était en majeure partie composée de fibres animales, c’est-à-dire de laine. Toutes les chaussures furent confisquées, à part les sandalettes en plastique et les bottes en caoutchouc, ce qui laissa la presque totalité de la population les pieds nus. Les adolescents, qui portaient des baskets en toile et caoutchouc, furent épargnés. Le reste de la journée fut occupée par l’ensevelissement des canapés et des fauteuils en cuir véritable. Vert de rage, le shérif dut se dépouiller de son blouson pour le jeter dans la fosse. Sans ses bottes de cow-boy, il avait l’air ridicule. D’autant plus que ses chaussettes étaient trouées… et qu’elles répandaient une odeur infecte. Enfin, le chien bleu annonça que tout était en ordre et qu’on pouvait boucher le trou. — Nous allons repartir sur des bases saines, dit-il à Peggy Sue. Cela faisait un bon moment que les hommes avaient besoin d’être repris en main. Ils avaient fini par se croire les seuls maîtres du monde, ce qui n’est pas vrai. Nous sommes là, nous les bêtes, et nous avons des droits. Nous entendons désormais les faire valoir. En attendant de trouver une autre solution nous nous alimenterons de croquettes. Il y avait dans le ton de sa « voix » une satisfaction qui le rendait antipathique. Même si Peggy Sue n’était pas loin de partager ses opinions, elle trouvait qu’il allait trop loin. La fosse rebouchée, on rentra chez soi, et les animaux s’en allèrent comme ils étaient venus. Personne n’avait la moindre idée de ce qui allait maintenant arriver, mais l’on craignait le pire. 14 La nuit était tombée et Peggy Sue traversait la place de la mairie quand elle entendit les meuglements souterrains… Elle se figea, en alerte. Il n’y avait aucun animal à proximité. Les meuglements semblaient à la fois étouffés et très proches. Leur tonalité plaintive donnait le frisson. Comme Dudley arrivait, Peggy lui signala le phénomène. — J’entends rien, grommela le garçon. C’est sans doute le vent qui rabat vers nous les sons de la campagne. — Non, insista l’adolescente, écoute, ça recommence. Ça vient… ça vient de dessous nos pieds ! — C’est vrai ! Admit le jeune homme, quelqu’un a enterré une vache vivante ! — Pas une, plusieurs… écoute-les ! On les a enterrées vives ! Je suis sûre que c’est un coup de Seth Brunch ! Dudley se dandina. — Alors tirons-nous, souffla-t-il. Je ne veux pas d’ennuis avec ce bonhomme. — Pas question ! gronda Peggy Sue, on ne peut pas laisser des bêtes mourir de cette façon, c’est horrible. — Mais tu délires, ma pauvre ! rugit le garçon. On est en guerre, qu’est-ce que tu crois ? — Va chercher une pelle, ordonna la jeune fille sans l’écouter. Je ne serai pas complice d’une chose aussi ignoble ! — Oh ! Ce que vous êtes compliquées, vous les filles ! se lamenta Dudley. Toutefois, il céda au « caprice » de sa camarade et s’en alla emprunter deux pelles dans la réserve à outils de l’hôtel de ville. — Vite ! murmura Peggy Sue qui s’impatientait, les pauvres bêtes doivent manquer d’air. Les deux amis se mirent à creuser avec ardeur. Tout à coup, le tranchant de l’outil manié par Peggy toucha une surface élastique. « Un dos, pensa la jeune fille. J’espère ne pas lui avoir fait trop mal. » Elle avait beau savoir que les animaux n’étaient pas animés de bonnes intentions à l’égard des humains, elle ne pouvait se résoudre à les haïr, comme le faisait si facilement Dudley. « C’est mon côté nunuche ! » se disait-elle sans se chercher d’excuse. La terre s’éboula, et l’adolescente vit une masse brune, musculeuse, bouger au fond du trou. Un meuglement plaintif s’éleva. — Va falloir qu’elle sorte toute seule ! ragea Dudley, je ne vais pas la prendre dans mes bras pour l’aider ! Peggy Sue fît signe à son ami de reculer. Une forme sombre s’ébrouait dans la cavité, essayant de se hisser à l’air libre. En raison de l’obscurité, la jeune fille éprouvait de la difficulté à en distinguer les contours, néanmoins il lui sembla repérer quelque chose de bizarre. L’animal qui rampait sur le sol en meuglant n’entretenait qu’une ressemblance lointaine avec un ruminant. En vérité, c’était… — Un canapé ! hoqueta Dudley en lâchant sa pelle. Bon sang ! C’est un canapé… et il est vivant ! Peggy Sue, clouée par la surprise, ne pouvait détacher son regard du meuble caparaçonné de cuir fauve qui essayait de se déplacer sur ses quatre pieds de bois contournés. — Ce sont les canapés que le chien bleu nous a fait enterrer ! balbutia le jeune homme. Bon sang ! ces saloperies sont devenues vivantes… J’y crois pas ! Peggy serra les mâchoires, elle n’avait pas besoin d’entendre le rire des Invisibles pour savoir qui avait imaginé cette mauvaise blague. Déjà, un second canapé émergeait du trou, suivi d’un troisième. La jeune fille comprit que ses vieux ennemis s’étaient amusés à redonner vie à tous les objets revêtus de cuir. Bientôt on verrait les blousons et les chaussures sortir de terre pour s’en aller baguenauder en ville… ou botter les fesses des humains ! — Faut les détruire ! grogna Dudley. Ce sont des saloperies de morts-vivants ! — Ce ne sont pas des morts-vivants, intervint Peggy, seulement des canapés… de pauvres canapés qui réclament de l’aide. Calme-toi. — T’es dingue ! protesta le garçon, je vais aller chercher une hache pour les tailler en pièces, oui ! — Ne t’affole pas, murmura l’adolescente. Ce n’est qu’un phénomène passager. Quatre canapés trottinaient maintenant sur la place de l’hôtel de ville en meuglant. — Tu vois ? murmura Peggy, ils ne sont pas méchants. On va les conduire à l’écart et l’incident sera clos. Mais Dudley semblait avoir du mal à recouvrer son sang-froid. — Des saloperies de canapés morts-vivants, ouais ! répéta-t-il les sourcils froncés. Peggy Sue s’approcha du trou. D’autres formes grouillaient au fond. Il fallait prendre une décision. Elle ne pouvait laisser sortir tous les sofas et banquettes des gens de Point Bluff, le troupeau risquait de ne pas passer inaperçu. Il n’était pas utile d’ajouter à la confusion régnant déjà dans les esprits. — OK, lança-t-elle à l’intention de son ami, viens, on va reboucher le passage avant qu’ils ne sortent tous. Je crois qu’après les meubles on aura droit aux chaussures… Ils durent toutefois s’écarter pour laisser passer une formidable banquette de cuir noir matelassé ayant appartenu au maire, et qui se rua à l’extérieur avec une vigueur inquiétante. « Il faudra se méfier de celle-là, se dit la jeune fille. On l’a peut-être taillée dans le cuir d’un taureau. » Dudley se mit à pelleter avec rage alors que les premières paires de bottes texanes essayaient de se frayer un chemin au milieu des éboulements. Peggy l’aida du mieux qu’elle put. — Toi et ton bon cœur ! maugréa le jeune homme, regarde dans quelle histoire tu nous as mis. Qu’est-ce qu’on va faire de ce troupeau de canapés ? S’il voit ça, le shérif va nous arracher la peau des fesses ! — Parle moins fort, supplia l’adolescente. On ne pouvait pas les laisser sous la terre, c’était trop triste. Il n’y a qu’à les conduire dans un pré, en bordure de la route. C’est de là qu’ils viennent, après tout. Comme s’ils comprenaient que Peggy Sue défendait leurs intérêts, sofas et banquettes s’étaient regroupés autour d’elle. Il fallait bien admettre qu’ils faisaient peine à voir, avec leurs courtes pattes de bois qui les condamnaient à se déplacer en crabe. — Ils sont déboussolés, tu comprends ? plaida-t-elle. Ça doit faire drôle de revenir à la vie dans la peau d’un canapé de salon. — Y a qu’à y foutre le feu, gronda Dudley, ça mettra un terme à leurs états d’âme. C’était bien là une idée de garçon ! Peggy Sue haussa les épaules et fit signe au troupeau de la suivre. La horde bancale lui emboîta le pas en meuglant lamentablement. Dudley ne décolérait pas, mais se joignit à eux. La lourde banquette noire venait en dernier, comme si elle avait décidé de faire bande à part. « Celle-là est dangereuse, songea Peggy, il va falloir faire attention. » Comme s’il avait lu dans ses pensées, Dudley se rapprocha d’elle pour murmurer : — J’aime pas le canapé du maire, sûr que c’est du cuir de taureau. — Au moins, il n’a pas de cornes, soupira la jeune fille. — Ouais, répliqua son ami, mais il est assez lourd pour nous casser en deux s’il lui prend l’envie de nous charger. — Surveille-le, murmura Peggy, mais ne t’approche pas trop de lui, il a l’air irritable. Ils sortirent de la ville et, sous la lumière de la lune, se mirent à cheminer en pleine campagne. Ils n’allaient pas vite, et les pieds de bois des banquettes sonnaient curieusement dans le silence nocturne. — Là, annonça Dudley, c’est une pâture inoccupée, ça ira très bien. De toute manière ils ne pourront pas brouter puisqu’ils n’ont pas de bouche. Une vieille cabane occupait le centre du pré. Un tracteur achevait de rouiller près d’un abreuvoir taillé dans un bloc de pierre. Banquettes et sofas avaient cessé de se plaindre. Ils paraissaient soulagés de se retrouver en terrain connu. — C’est une histoire de fou ! s’emporta Dudley. Qu’espères-tu ? Les traire ? Faire du lait de canapé ? Du fromage de canapé ? — Je ne sais pas, avoua Peggy Sue, ils semblaient si malheureux… — Rentrons, décida le garçon, on a assez fait les idiots pour ce soir. Peggy Sue avait conscience d’avoir cédé à une bouffée de sentimentalité déplacée, mais elle ne parvenait pas à en concevoir le moindre regret. Elle restait persuadée que les pauvres canapés seraient plus heureux ici. Alors qu’elle se tournait vers la route, Dudley lui fit signe de s’immobiliser. — On dirait que quelqu’un n’apprécie pas d’avoir été changé en banquette, grommela-t-il. Regarde le canapé noir… il nous barre le chemin. Il a décidé d’en découdre. Peggy frissonna. Le long siège en cuir de taureau grattait la terre de manière menaçante avec l’un de ses pieds de bois sculpté. Quelque chose dans la posture de son accoudoir gauche faisait penser qu’il avait baissé la tête et se préparait à charger. « Bien que canapé, il a conservé ses réflexes de taureau, songea Peggy. Même s’il n’a plus de cornes, il est si gros, si lourd, qu’il peut facilement nous écraser. » — Je compte jusqu’à trois et on se met à courir… souffla Dudley. — Non, décida l’adolescente. Il est plus rapide que les autres, il nous interceptera au passage. Il faut… Elle n’eut pas le temps de finir sa phrase, la banquette, dont le cuir noir luisait sous la lune, se jeta en avant avec une vélocité inattendue. Elle ne marchait pas, elle bondissait par à-coups, tel un fauve se rapprochant de sa proie. — La cabane ! cria Dudley. Les deux adolescents se précipitèrent dans la baraque de rondins dont ils barricadèrent la porte avec ce qui leur tomba sous la main. Le canapé heurta la fragile bâtisse avec un bruit sourd, la faisant trembler. — Il tape au hasard, constata le jeune homme. Il n’a pas d’yeux, il se fie à son flair. Un autre choc ébranla la cabane. Des planches dégringolèrent du toit. — Il va entrer, dit Peggy. Il paraît bien décidé à se venger. — On peut sortir par-derrière, proposa Dudley, il y a un conduit d’écoulement qui va jusqu’à la route. C’est rien qu’un tuyau de ciment, mais on pourra y ramper. Le tout, c’est de ne pas rester coincés ! — D’accord, fit la jeune fille. Allons-y. Pendant que la banquette noire s’acharnait sur la porte de la baraque à grands coups d’accoudoir, les adolescents s’échappèrent par la fenêtre de derrière et coururent jusqu’au tuyau de ciment à demi enfoui. Dudley se jeta à quatre pattes et s’y engouffra. — C’est plus étroit que je croyais, s’excusa-t-il. — Dépêche-toi ! supplia Peggy Sue. « Il » nous a vus. Il vient vers nous ! C’était la vérité. Le canapé chargeait. La lumière de la lune faisait scintiller son cuir en sueur. « Il transpire, constata la jeune fille. Bientôt il se couvrira de poils. Il est même possible qu’il reprenne sa forme originelle. Seuls ses os resteront en bois, comme la structure du canapé. Ce sera un taureau… mais avec un squelette en planches ! Un taureau dont il faudra aiguiser les cornes avec un taille-crayon ! » Elle se rua à la suite de Dudley. Deux secondes plus tard, la banquette en colère essayait de défoncer le tuyau. La progression n’était pas facile. Il fallait ramper dans les ténèbres, le ventre plongé dans un ruisselet gluant. Le canapé s’acharna longtemps au-dessus d’eux puis finit par renoncer. Quand Peggy Sue émergea enfin à l’air libre, elle était couverte de boue. — On va longer le fossé, proposa Dudley, comme ça, il ne pourra pas nous voir. C’est de cette manière qu’ils regagnèrent la ville, en jetant de fréquents coups d’œil par-dessus leur épaule pour s’assurer que la banquette furieuse ne les avait pas repris en chasse. Quand ils traversèrent la place de la mairie, Peggy Sue entendit de nouveau les meuglements souterrains des objets de cuir enterrés ; cette fois elle ne s’arrêta pas. * Au cours de la nuit, quelques paires de chaussures enterrées réussirent à se frayer un chemin jusqu’à la surface. Dès le lendemain, on les croisa en ville, sur les trottoirs où elles clopinaient en meuglant faiblement. Les habitants de Point Bluff, terrifiés par ce nouveau prodige, faisaient semblant de ne pas les voir. Chaque paire de souliers avait son cri bien à elle selon qu’elle avait été taillée dans du cuir de chevreau, de veau ou de daim. Mais le grand scandale vint d’une paire de bottes appartenant au shérif Bluster. Des santiags. Elles s’embusquèrent près de son bureau pour lui botter les fesses dès qu’il mettait le nez dehors. Ulcéré, Cari Bluster voulut leur tirer dessus avec son revolver de service ; le maire lui arracha l’arme des mains. — Vous trouvez que nous n’avons pas assez d’ennuis ? cria-t-il en repoussant le shérif dans le bureau. Vous voulez donc qu’on vous juge pour avoir assassiné une innocente paire de bottes ? — Pourquoi, à ton avis, les santiags s’acharnent-elles contre Bluster ? demanda Peggy à Dudley. — Sans doute qu’elles veulent se venger d’avoir dû supporter des années durant la puanteur de ses pieds ! ricana le garçon. * Il fallait réagir, Peggy Sue en avait conscience-mais elle avait peur. « Tu n’es qu’une gamine, murmurait une voix au fond de sa tête. Tu n’es pas l’héroïne d’un roman pour adolescents qu’on peut acheter 4 dollars sur un tourniquet de drugstore. Dans le monde réel, personne n’écoute les enfants. » Pourtant, elle avait le pouvoir de porter préjudice aux Invisibles en les regardant d’une certaine façon. Ils s’en étaient souvent plaints ; elle ne devait pas l’oublier. « C’est peut-être le moment de m’en servir ? se dit-elle. Si je pouvais ouvrir une voie dans la forêt… Un sentier… Si je pouvais passer entre les mailles du filet pour aller chercher de l’aide à l’extérieur ? » Si quelqu’un était en mesure de le faire, c’était elle, et personne d’autre. Toutefois, elle redoutait les conséquences d’un tel acte ; chaque fois qu’elle avait essayé d’utiliser son pouvoir, elle l’avait payé par d’horribles migraines, une cécité temporaire, et une baisse d’acuité visuelle. A trop vouloir chercher l’affrontement, elle finirait aveugle, cette sanction la glaçait d’effroi. « Mais je dois en accepter le risque », se répéta-t-elle pour se donner du courage. A l’insu de sa mère, elle prépara son sac à dos et quitta le camping pour prendre la direction de la forêt. Nerveuse, elle s’avoua qu’elle était incapable d’estimer combien de regards meurtriers elle pourrait lancer aux Invisibles avant de tomber terrassée par la migraine. « Il va falloir frapper fort, songea-t-elle. Je dois leur faire peur d’emblée, pour les dissuader de revenir à la charge. » Dès qu’elle fut à l’ombre des grands arbres, elle se sentit minuscule, désarmée, pourtant elle continua à progresser d’un pas ferme, les doigts crispés sur les bretelles du sac à dos. Les fantômes se matérialisèrent au premier tournant, sortant d’entre les touffes d’herbe tels des champignons laiteux. — Mais c’est notre petite Peggy Sue ! ricanaient-ils, elle n’a pas encore compris qu’il est interdit de quitter la ville… Il va falloir la réprimander très fort. Au lieu de répliquer verbalement, la jeune fille darda sur eux son regard le plus venimeux. Elle eut la satisfaction d’entendre grésiller la matière opalescente dont les spectres étaient constitués. Cela chuintait en répandant une odeur de guimauve brûlée. Surpris, les Invisibles se rétractèrent. — Je vous vois, leur cria l’adolescente. Vous pouvez toujours essayer de vous cacher, n’oubliez pas que je vous verrai toujours ! Elle avait allongé le pas. Déjà, une autre créature tentait de lui barrer le chemin. Peggy la fixa jusqu’à ce que l’odeur de caramel grillé emplisse l’air. Elle avançait en haletant car il était capital qu’elle parvienne à traverser la forêt avant d’être terrassée par la migraine ou la cécité. Une fois devenue aveugle, elle tournerait en rond jusqu’à tomber dans un ravin. Les assauts des Transparents se multipliaient. Ils ne renonçaient nullement et, sans cesse, revenaient à l’attaque. Certains affichaient sur le corps les marques roussâtres des brûlures infligées par le regard de Peggy Sue. « On dirait les traces d’un fer à repasser oublié sur un drap ! » songea celle-ci avec une réelle jubilation. Parvenue à mi-chemin, elle éprouva soudain une violente douleur derrière les yeux, et la migraine explosa dans sa tête comme si l’on venait d’y casser un flacon d’eau bouillante. « Pas déjà ! supplia-t-elle. Il me faut plus de temps ! » Elle avait beau se battre avec férocité, les Invisibles étaient trop nombreux, ils le savaient et en jouaient avec malignité. Peggy serra les dents. Des larmes de souffrance perlaient au coin de ses yeux et sa vision se brouillait. Le dessin des choses s’altérait. Le paysage, autour d’elle, s’enveloppait de brouillard. « Dans dix minutes je n’y verrai plus rien, constata-t-elle. Il faut que je réussisse à passer. La grand-route est de l’autre côté. Je lèverai les bras. Une voiture s’arrêtera… » Elle essayait de se donner du courage car la douleur devenait insupportable. Des coups de marteau lui aplatissaient la cervelle. Elle avait envie de se recroqueviller sur le sol et de se tenir la tête à deux mains pour l’empêcher d’exploser. Malgré tout, elle continuait à fusiller du regard les formes blanchâtres qui lui barraient la route. Le monde devenait de plus en plus flou, elle avançait à tâtons, chaque décharge visuelle diminuait son champ de vision. Brusquement une voix masculine retentit : — Hé ! petite ! Qu’est-ce que tu fais là ? (L’homme parut se tourner vers la gauche et cria :) Les gars ! il y a quelqu’un ici… vite ! Une gamine, elle a réussi à passer. On accourait. Peggy vit des formes brunes danser autour d’elle. Probablement des hommes en uniforme. « Des Rangers ! » pensa-t-elle. On lui posa une couverture sur les épaules tandis que quelqu’un murmurait : — Elle n’a pas l’air d’y voir grand-chose, regardez ses yeux, ils sont injectés de sang. Peggy sentit qu’on l’entraînait. Elle devina la silhouette d’une ambulance, mais il y avait aussi d’autres camions. Sans doute des engins militaires. « La garde nationale, se dit-elle. Elle a dû encercler Point Bluff. » — Ça va ? ne cessait de répéter la voix masculine qu’elle avait entendue en premier. Je suis le capitaine Blackwell. Anthony Blackwell. Tu n’as plus rien à craindre, tu es en sécurité avec nous. Peux-tu nous raconter ce qui arrive de l’autre côté de la forêt ? Cela fait plusieurs jours que nous essayons de la traverser sans y parvenir. Toutes les communications avec Point Bluff sont coupées. Tu viens de là-bas, n’est-ce pas ? Comment as-tu fait pour passer ? — Fichez-lui la paix ! intervint une voix féminine. Vous ne voyez pas qu’elle est choquée ? Elle n’y voit plus. On dirait qu’elle est intoxiquée. Un désastre écologique s’est sûrement produit là-bas. — Ça va, sergent ! bougonna Blackwell, je ne suis pas un monstre ! Peggy se massa les tempes pour se donner le temps de réfléchir, elle devait faire attention à ce qu’elle allait dire si elle ne voulait pas passer pour une folle. Ces gens, tout bien intentionnés qu’ils soient, attendaient une réponse rationnelle. Elle ne pouvait en aucune façon faire allusion aux Invisibles. — Il… quelque chose est apparu dans le ciel, murmura-t-elle. Une… une boule de lumière bleue… — Une boule de lumière, répéta Blackwell. Peux-tu la décrire ? Peggy Sue essaya de se montrer suffisamment précise tout en restant vague. Comme elle était une enfant, on n’osait pas l’assommer de questions mais elle sentait monter l’énervement des Rangers. « Ils ne me croient pas, se dit-elle. Ils pensent que je délire. » Elle les entendit s’éloigner pour conférer à l’écart. — Alors ? disait Blackwell, quel est votre diagnostic, sergent ? — Choc toxique, annonça la voix féminine. Elle a manifestement inhalé un produit polluant qui a déclenché chez elle des hallucinations. — C’est ce qui expliquerait pourquoi tous les hommes que nous avons envoyés dans la forêt ne sont pas revenus ? demanda le capitaine. — Oui, fit son interlocutrice. A mon avis ils ont perdu la tête. Si l’on fait une nouvelle tentative, il faut y aller équipés de scaphandres. Toujours aucune information des hélicoptères ? — Non, bougonna Blackwell. On a survolé six fois la zone sans parvenir à voir ce qui se passe au niveau du sol. Une espèce de nuage opaque enveloppe la ville. Une lueur bleue palpite là-dessous, comme si un incendie faisait rage. Ils continuèrent à parler, mais ils étaient à présent trop loin pour que Peggy Sue puisse suivre la conversation. Elle s’appliqua à jouer son rôle de petite fille éplorée. « L’important, se dit-elle, c’est d’avoir réussi à donner l’alerte. » Elle était fière de sa victoire sur les Invisibles. Elle espérait maintenant que les soldats seraient assez malins pour ne pas succomber aux mille pièges déployés par les fantômes. On ne cessait de lui prodiguer des paroles de réconfort. Elle entendait le vlouf-vlouf des hélicoptères manœuvrant au-dessus de la forêt. — Tu as mal aux yeux ? s’enquit un infirmier. Tu vois ma main ? Combien de doigts peux-tu compter ? Peggy Sue plissa les paupières, tout vacillait autour d’elle. — On l’emmène à l’hôpital du comté, décida la voix féminine. Il faut lui faire un examen complet de la rétine avant de lui donner quoi que ce soit. Il est possible qu’elle ait été contaminée par une substance neurotoxique. — On va te guider jusqu’à l’ambulance, dit l’infirmier, ne t’inquiète pas. Tu vas retrouver la vue dans peu de temps. Il essayait de la rassurer, Peggy Sue lui en fut reconnaissante. Une main se posa sur son épaule et la poussa doucement vers le véhicule au flanc barré d’une croix rouge. L’adolescente tâtonna pour s’asseoir à côté du conducteur. Son mal de tête s’atténuait mais elle y voyait toujours aussi mal. Elle aurait voulu dire aux soldats de se montrer prudents. « Ils n’ont pas la moindre idée de ce qu’ils vont affronter », pensa-t-elle. L’ambulance démarra. Le moteur ronronnait, le siège était mou… Peggy Sue se demanda pourquoi l’infirmier ne lui parlait plus. — Qu’est-ce qu’on va me faire ? s’enquit-elle. Je vais rester longtemps là-bas ? On ne lui répondit pas. Inquiète, la jeune fille tendit la main pour toucher le bras du conducteur… le siège était vide. L’ambulance roulait mais il n’y avait personne au volant ! Comment était-ce possible ? — Où êtes-vous ? cria Peggy Sue. Elle s’affolait. L’ambulance amorça un virage, comme si elle n’avait besoin de personne pour savoir où elle allait. Peggy chercha à ouvrir la portière mais la poignée devint curieusement molle entre ses doigts. Le bruit du moteur se transforma en chansonnette… et le véhicule tout entier s’amollit telle une baudruche qui se dégonfle. — Alors, ricana la voix du capitaine Blackwell, comment trouves-tu cette blague ? Le ton du Ranger avait changé… il parlait désormais comme… comme un Invisible ! Au même moment l’ambulance se décomposa. Perdant ses formes, elle se changea en un paquet caoutchouteux dont la couleur se retirait. — Nous faisons sans cesse des progrès, expliqua « Blackwell ». Tu as vu comme nous maîtrisons les pigments et la résistance des matériaux ? Nous sommes parfaitement capables de contrefaire le réel aujourd’hui. Tu t’y es laissé prendre, n’est-ce pas ? Tu as vraiment cru que les soldats venaient à ton secours ! Peggy Sue étouffa un gémissement de désespoir. Profitant de sa myopie, les Transparents l’avaient bernée ! — Et les bruits ! triompha Blackwell. Tu as entendu les bruits ? Bien imités, non ? L’hélicoptère faisait plus vrai que nature ! La jeune fille roula sur le sol. Elle avait été stupide. Elle avait commis l’erreur d’oublier que les Invisibles avaient le pouvoir de déformer leur corps à volonté et d’en modifier la texture. Ils avaient imité le métal, le cuir, les tissus… — Tu n’es jamais sortie de la forêt, conclut Blackwell. Maintenant, nous allons te laisser te débrouiller pour retrouver le chemin de Point Bluff, et si tu tombes dans un précipice, nous ne ferons rien pour t’en sortir. Il ricana une dernière fois avant de lancer : — Je ne te souhaite pas bonne chance… et pourtant tu en auras besoin ! La seconde suivante, Peggy Sue était de nouveau seule. Elle supposa que les Invisibles avaient bien sûr pris la précaution de la perdre au plus profond des bois. Ils n’avaient pas le pouvoir de mettre fin à ses jours… ils pouvaient néanmoins tout organiser pour qu’elle soit victime d’un accident, cela, rien ne l’interdisait. Elle se demanda s’il valait mieux se terrer dans un coin en attendant de recouvrer la vue ou essayer de progresser en aveugle… Chaque méthode avait ses avantages et ses inconvénients. Elle craignait, en se blottissant sous un arbre, de devenir la proie des prédateurs nocturnes. Elle pensait aux coyotes, aux lynx. Elle décida de se mettre en marche, les mains tendues, explorant les troncs du bout des doigts. « Les Invisibles doivent bien s’amuser ! pensa-t-elle, mais ils n’ont pas encore gagné la partie. » Par chance, sa vision s’améliora au bout de deux heures, et elle cessa de percevoir le monde comme un amas de brouillard. Ses vieux ennemis l’avaient en fait déposée non loin de Point Bluff dont elle distinguait les habitations entre les troncs. La chance lui avait évité de tomber la tête la première dans le ravin, mais il s’en était fallu d’un cheveu. — D’accord, cria-t-elle en sortant de la forêt, vous gagnez la première manche, mais je n’ai pas dit mon dernier mot ! Une fois rentrée chez elle, elle ne parla à personne de sa mésaventure. Pas même à Dudley. * Trois jours plus tard, le chien bleu contacta Peggy Sue pour lui donner rendez-vous à midi, devant la mairie. Le soleil bleu tapait fort, et la jeune fille dut se coiffer d’un chapeau de paille avant de quitter le gymnase. La ville déserte, baignée de lumière indigo, était sinistre. Le chien trônait sur son séant, à l’entrée de la mairie. L’adolescente s’empressa de le saluer par son nouveau nom. L’animal remua la queue, trahissant sa joie naïve d’être considéré comme un humain. — Nous allons aborder la phase deux, annonça-t-il. Je te l’ai déjà expliqué : notre but est la reconquête de notre dignité perdue, bafouée par ceux de ton espèce. Les derniers jours ont déclenché en nous des changements radicaux. En devenant intelligents, mes frères et moi avons pris conscience de notre nudité. Jamais, jusque-là, la chose ne nous avait gênés. Aujourd’hui cette situation nous est devenue pénible. En ce moment, par exemple, j’éprouve de la honte à paraître devant toi sans rien sur le corps. Cela ne peut durer. Je m’étonne d’avoir pu vivre ainsi des années durant. Il s’écoutait « parler » avec un plaisir évident. La maîtrise de la parole semblait le griser. Peggy Sue serra les dents en se demandant quelle nouvelle folie il allait encore lui imposer. — Nous voulons des vêtements, déclara son interlocuteur en se léchant les babines avec convoitise. — Quoi ? balbutia mentalement la jeune fille. — Tu as bien entendu, répéta le chien. Des habits, des costumes… et des chapeaux, oui, surtout des chapeaux. Une lueur un peu folle luisait dans ses yeux. Peggy se rappela avec quelle obstination elle l’avait vu feuilleter de vieux magazines de mode dans la salle de jeu du gymnase. — J’ai toujours rêvé de porter un costume, avec un gilet, dit l’animal. Je me suis souvent demandé comment les hommes parvenaient à faire tenir les chapeaux en équilibre sur leur tête. Il paraissait avoir oublié la présence de l’adolescente. « C’est lui qui a imposé cette folie aux autres bêtes », songea Peggy Sue. Aussitôt, elle prit conscience de son erreur. Le chien avait lu ses pensées. Il grogna, mécontent. — Ah ! grinça-t-il. Il va te falloir perdre cette mauvaise habitude de critiquer tout ce que je dis… ou bien je te mordrai si fort la cervelle que tu deviendras comme Sonia Lewine, un joli légume qui devra retourner à la maternelle pour apprendre l’alphabet. Peggy baissa la tête. Pour dissimuler ses pensées, elle se récita la table de multiplication par 9. A l’envers. — D’ailleurs tu te trompes, assura l’animal. Tous mes frères à quatre pattes partagent mes souhaits. Nous voulons des costumes sur mesure, confortables et élégants. Pas des vêtements de travail en grosse bâche, mais des trois-pièces, avec gilet… et cravate. Peggy Sue se sentit prise de vertige. — Que veux-tu exactement, soupira-t-elle. Que Point Bluff se change en atelier de couture ? — C’est cela même, confirma le chien. Je veux vous voir au travail dès cet après-midi. Il va falloir dessiner, tailler, coudre, procéder aux essayages. Ne prenez pas cette mission à la légère ou il vous en cuira. N’oubliez pas les chapeaux. C’est important. — D’accord, fit la jeune fille en essayant de masquer sa stupeur. Je transmettrai. — Ce ne sera pas suffisant, insista l’animal. Tu devras aussi les convaincre. Sinon tu payeras pour eux. Tu sais que je peux mordre mentalement certains de tes nerfs et te rendre infirme ? — OK, soupira Peggy Sue, tu es le maître. Pas la peine d’en rajouter. A force de jouer au méchant tu vas finir par ressembler à un homme. Le chien grogna, et une onde de douleur traversa la jeune fille de haut en bas. — Je n’aime pas ton insolence, siffla-t-il. Un jour prochain je pourrais bien me choisir une autre interlocutrice… Maintenant fiche le camp. Et transmets mes ordres, je passerai ce soir voir comment vous vous en tirez. * Le maire décida de suspendre les cours et de transformer le collège en atelier de confection. Les élèves s’en réjouirent jusqu’au moment où on leur apprit qu’ils seraient mis à contribution et devraient assurer leur part du travail. Point Bluff comptait deux couturières et une modiste. Il fut décidé qu’elles dirigeraient la chaîne de fabrication et formeraient les autres citoyens de manière accélérée. En tant que professionnelles de la couture, elles prendraient les mesures et établiraient les patrons des vêtements à tailler. Quand le maire leur annonça cela, elles manquèrent de s’évanouir. L’une d’elles, Mlle Longfellow, protesta : — Ce que vous me demandez est complètement fou ! Je n’ai jamais coupé de costume pour une… vache… ou… ou un chien ! Je n’ai aucune idée de la manière dont il faut s’y prendre. — Et cette histoire de chapeaux ! renchérit Mme Barlow, la modiste. Comment voulez-vous faire tenir un couvre-chef sur la tête d’un chien. Il y a le problème des oreilles… Aucune race n’a les mêmes. — Bientôt ils voudront des lunettes ! cria Mme Pickins. Et des pipes… du tabac… Seth Brunch s’avança, l’air mauvais. — C’est exactement ça, dit-il. Ils veulent tout ce que nous avons. Ils sont en guerre contre nous, ils veulent nous détruire… Allons-nous vraiment nous laisser faire ? — Calmez-vous, Brunch, intervint le maire. Rappelez-vous ce qui est arrivé lorsqu’on a essayé de leur envoyer la force armée. Le professeur de mathématiques recula sans masquer son irritation. — Comme vous voulez, monsieur le maire, grinça-t-il. Mais dites-vous bien que tout le monde, ici, n’a pas une mentalité de vaincu ! Le combat s’organisera, dans l’ombre, sans vous, si vous choisissez de collaborer. Peggy Sue n’avait pas été conviée à participer à la discussion. On l’avait cantonnée avec les autres élèves dans la salle de coupe. Son travail consistait à étendre les étoffes sur les tables et à y décalquer le dessin des patrons que lui communiquerait Mlle Longfellow. Dudley, Mike et les garçons, faute de la moindre connaissance en couture, se contenteraient du transport des rouleaux de tissu. Une atmosphère fiévreuse régnait ; les repasseuses se rongeaient les ongles, les couturières attendaient derrière leurs machines. Mlle Longfellow faisait les cent pas, un mètre ruban autour du cou, guettant son premier « client ». — Jamais je n’ai été aussi nerveuse de ma vie, confia-t-elle à sa consœur Mme Barlow. C’est comme si la reine d’Angleterre se préparait à entrer dans ma boutique pour me commander une robe. J’en ai les mains qui tremblent. Au bout d’un moment les conversations se turent. Un silence tendu s’installa dans l’école. Plus personne n’osait parler. Les fers à repasser grésillaient sur les tables en crachant de petits nuages de vapeur. On attendait… Et personne ne venait. Il devait être 3 heures du matin quand le chien bleu se présenta à l’entrée du collège. L’animal trottina jusqu’au milieu de la salle et grimpa sur la petite estrade installée à son intention. Il frétillait d’aise, et Peggy Sue comprit qu’il avait fait exprès de retarder son arrivée. Tout de suite, la « voix » de l’animal explosa dans sa tête, déformée par un écho lointain, comme si elle était diffusée au moyen d’un haut-parleur. « Il s’adresse à tout le monde ! pensa-t-elle. C’est une communication générale. » — Je détecte beaucoup de pensées négatives, dans cette salle, grogna le chien. Il y en a d’insolentes qui pourraient me fâcher si je n’étais dans d’aussi bonnes dispositions d’esprit. A l’idée de me faire couper mon premier costume, je suis en effet débordant de bonté. Je devrais normalement vous punir, tous… mais j’annulerai cette punition si mon vêtement me convient. Je vous engage donc à ne point chômer et à vous mettre au travail au lieu de me regarder avec ces yeux ronds. Cette déclaration déclencha une panique générale, et l’on se précipita vers l’animal pour prendre ses mesures. Mlle Longfellow dut s’agenouiller pour déployer son mètre ruban. Le chien bleu l’observa d’un air goguenard, il vivait sa minute de triomphe : cette femme qui, jadis, l’avait écarté de son chemin d’un coup de parapluie alors qu’il mendiait une caresse, courbait aujourd’hui l’échine devant lui. — Vite ! Vite ! haletait la couturière, Mme Barlow, reportez ces mensurations sur le patron. Elle était livide. Alors il fallut se mettre au travail, le plus rapidement possible, couper, assembler, coudre… sans quitter l’horloge du coin de l’œil. Au premier essayage, le chien bleu se plaignit d’un faux pli qui le blessait « sous l’aisselle droite ». On procéda aux retouches. Dès qu’il fut rhabillé, l’animal se mit à trottiner devant le miroir que Peggy Sue avait fait disposer à son intention, et auquel personne, à part elle, n’avait pensé. Il y avait un problème avec la cravate. Elle pendait jusqu’à terre. Le chien en était fort contrarié. Il aurait voulu qu’elle tombât sur sa chemise, comme celle des humains. A le voir se tortiller devant la glace, Peggy ne savait plus ce qu’elle éprouvait : de la pitié ou de l’horreur. Dans son costume de ville adapté à sa morphologie, l’animal était tout à la fois grotesque et pathétique. On avait envie de rire… mais aussi de pleurer. Le chien hésita. Le costume lui plaisait, mais le problème de la cravate l’obsédait. Mlle Longfellow, d’une voix blanche, proposa de la lui coudre sous le ventre, le long de la chemise. Cette tricherie contraria l’animal. — Il faudra que j’apprenne à me déplacer sur mes pattes de derrière, dit-il. C’est sûrement pour cette raison, d’ailleurs, que la race humaine a cessé de marcher à quatre pattes : pour que la cravate tombe comme il faut. Je suppose qu’il faudra en passer par là si je veux devenir un gentleman. Finalement, après avoir beaucoup tergiversé, le chien décida qu’il était satisfait. Il partit en annonçant qu’il reviendrait à l’aube pour essayer son chapeau. Dès qu’il eut franchi la porte, Mlle Longfellow éclata en sanglots. 15 Un peu avant l’aube Seth Brunch déclara : — Ça ne s’arrêtera pas là, préparez-vous au pire. Tous les jours, ils manifesteront de nouveaux caprices. Vous ne comprenez pas qu’il faut les tuer avant qu’il ne soit trop tard ? Des cris horrifiés retentirent aux quatre coins de la salle. On ne voulait pas être complice des menées subversives du professeur de mathématiques. Se rendait-il seulement compte de ce qu’il disait ? Après tout, le chien bleu était peut-être en ce moment même en train de sonder les esprits… Le chapeau était prêt. Tout petit, moulé dans un beau tissu écossais, il avait quelque chose d’étrange avec les deux trous pratiqués de part et d’autre de la coiffe pour le passage des oreilles. Quand le chien bleu se présenta, tout le monde retint sa respiration. Le trouverait-il à son goût ? Allait-il le déchiqueter à belles dents ? Heureusement, les choses se passèrent bien et l’animal se contempla dans le miroir, prenant des poses, inclinant la tête de droite et de gauche. — Mes camarades ont été très emballés par mon costume, annonça-t-il. Ils en veulent tous un semblable. Il sortit sur cette dernière perfidie. Il n’y avait plus qu’à s’incliner. Il était à peine parti qu’une vache se présenta, puis une autre… et l’atelier de couture, bon gré mal gré, dut reprendre le travail. Peggy Sue sentait les pensées des animaux écorcher son esprit chaque fois qu’ils lançaient un coup de sonde à travers la salle. « Ils nous détestent, constata-t-elle. Ils sont pleins de haine envers les humains. A la première incartade, ils n’hésiteront pas à nous faire mal. » La chose ne tarda pas à se produire. Dudley, qui titubait de fatigue, commit une fausse manœuvre. Le rouleau de tissu qu’il portait sur l’épaule lui échappa pour aller heurter l’échine d’une vache en plein essayage. Aussitôt, il se plia en deux, les mains crispées sur le ventre. La seconde d’après, il tomba sur le sol en gémissant. Peggy courut vers lui. — Un coup de corne… balbutia le garçon. Elle m’a donné un coup de corne dans le ventre… Regarde… Ooh ! je dois saigner… — Elle ne t’a pas touché, lui chuchota l’adolescente. Calme-toi. Ce n’est qu’une illusion mentale. Ils sont capables d’agir sur nos nerfs pour faire naître des douleurs dans nos corps, là où ils veulent. Elle écarta les mains de Dudley, souleva le tee-shirt… L’abdomen du jeune homme était intact. — Mais j’ai senti la corne crever ma peau, se lamenta Dudley. — C’est ce qu’elle voulait te faire croire, murmura Peggy. Réagis ! Ou bien ton corps va s’en persuader, lui aussi, il se mettra à saigner… et tu mourras d’une blessure imaginaire. Elle ne savait comment forcer son ami à recouvrer ses esprits. La colère de la vache rôdait dans les airs, bourdonnant telle une énorme guêpe. Peggy songea que le meilleur des matadors se serait retrouvé sans défense face à un taureau télépathe. Elle s’appliqua à faire le vide dans sa tête pour ne pas devenir la cible du ruminant vindicatif sur le dos duquel Mlle Longfellow essayait de coudre un gilet en tweed synthétique. La bête était méfiante, elle flairait chaque pièce d’étoffe pour s’assurer qu’elle ne recelait point de fibres d’origine animale. Mlle Longfellow et Mme Barlow étaient à la torture. (Comment faire avec les pis ? Fallait-il les dissimuler dans une poche boutonnée ou les laisser apparents ?) La vache, à la différence du chien bleu, ne maîtrisait pas le langage humain. Elle s’exprimait par brusques poussées émotives qui foudroyaient le cerveau des gens se tenant à proximité. Quand une proposition la contrariait, elle répliquait par une onde de nausée qui avait déjà forcé Mlle Longfellow à courir deux fois aux toilettes vomir de la bile. — Tu te sens mieux ? demanda Peggy Sue à Dudley. — Ouais, grogna le garçon en se relevant. Ça va, fiche-moi la paix. Il avait honte de s’être donné en spectacle pour une blessure imaginaire. Tous les garçons étaient comme ça, se croyant obligés de jouer les fiers-à-bras. * Dudley supportait mal cette atmosphère de folie. Le coup de corne télépathique fut en quelque sorte la goutte qui fit déborder le vase. Le lendemain soir, il annonça à Peggy qu’il comptait s’enfuir avec Mike. La jeune fille tenta de l’en dissuader. — Nos parents ont capitulé, grogna le garçon. Ils ont trop la trouille pour se révolter, mais on n’est pas forcé de faire comme eux. Je vais partir avec Mike. On se glissera dans la forêt. Ensuite on ira prévenir le shérif de la ville voisine. Il fera venir l’armée, tout rentrera dans l’ordre. — Ne fais pas ça, murmura l’adolescente. On ne te laissera pas sortir. Je ne peux pas t’expliquer, mais il y a dans les bois quelque chose de dangereux qui monte la garde. Tu seras intercepté… et tué. Je ne veux pas qu’on te fasse du mal. — On ne peut pas rester les bras croisés ! trépigna Dudley. On doit réagir, Seth Brunch a raison. Il faut tuer les animaux. C’est le seul moyen de s’en sortir. Peut-être qu’on devrait essayer de les empoisonner ? Je sais où trouver de la mort-aux-rats, j’ai travaillé à la quincaillerie l’été dernier. On peut organiser un commando… Mike et moi on se glissera dans les fermes pour verser le poison dans les mangeoires. Il s’excitait déjà. Comme tous les garçons il rêvait d’être un héros. — Les animaux ne sont pas responsables, essaya de lui faire comprendre Peggy Sue. Une force qui nous dépasse les manipule ; une force très puissante. C’est là qu’il faut frapper, mais je ne sais pas encore comment. Je ne désespère pas de trouver. — Tu réfléchis trop, marmonna Dudley, bougon. Il faut agir. — Pas si c’est pour faire n’importe quoi et déclencher une répression massive, rétorqua la jeune fille. — A la quincaillerie, répliqua le jeune homme, il y a aussi de la dynamite. On s’en sert pour faire sauter les souches des vieux arbres. A force de parlementer, Peggy parvint à dissuader le jeune homme de se lancer dans une entreprise hasardeuse, néanmoins elle le devinait à bout de patience, bouillant de passer à l’action. Dudley parti, Peggy Sue se rendit aux sanitaires du gymnase pour prendre une douche. Elle commençait à se savonner quand l’Invisible se matérialisa dans la cabine, juste sous le jet. Son visage laiteux avait à demi traversé les carreaux de céramique et restait là, tel un masque translucide accroché à la paroi. La jeune fille fut si surprise qu’elle fit un bond en arrière, glissa sur le carrelage mouillé et tomba à la renverse. Son premier réflexe fut de bondir sur sa serviette de bain pour s’en envelopper. Le visage cristallin ricana. Il semblait constitué d’eau gélifiée. — Tu as vu, dit-il. A présent c’est imminent. — De quoi parles-tu ? grogna Peggy, mécontente de s’être laissé surprendre. — Du massacre, bien sûr, ricana le Transparent. Ils vont s’entre-tuer, ça ne fait pas un pli. — C’est ça qui vous amuse, siffla l’adolescente. Pousser les gens à bout. — Oui, admit la créature. J’avoue que c’est rigolo. J’imagine assez bien ce qui se passera. Seth Brunch va tenter quelque chose… une opération de commando. Une nuit, il essayera de liquider les animaux. L’effet de surprise lui permettra de réussir, en partie du moins, mais les bêtes répliqueront aussitôt et feront éclater la cervelle des humains à coups d’ondes mentales. Ce sera un beau carnage. Tout de suite après, nous ferons disparaître le soleil bleu et nous rétablirons les communications. Quand la police débarquera, elle trouvera des dizaines d’animaux abattus et des hommes, par centaines, morts d’un transport au cerveau. Les survivants seront devenus fous et s’obstineront à raconter des histoires de bêtes télépathes… Qui les croira ? Une fois le soleil dissous, le savoir accumulé s’effacera immédiatement de la tête des animaux. Il ne subsistera qu’un formidable mystère – un de plus ! – sur lequel les journalistes écriront des articles tous plus idiots les uns que les autres. — Tu es trop sûr de toi, lança l’adolescente. Tu l’ignores peut-être, mais je n’ai pas dit mon dernier mot. Le sourire de l’Invisible s’agrandit. — Tu ne réussiras pas à renverser la vapeur, dit la créature. Je crois que tu seras la première à qui le chien bleu fera éclater la cervelle. — Fiche le camp ! cria Peggy Sue. Le visage translucide s’enfonça au cœur des carreaux de céramique et disparut. * Quelques jours plus tard, par un après-midi de forte chaleur, Dudley se glissa dans le dortoir alors que tout le monde dormait sur les lits de camp, assommé par l’atmosphère d’étuve stagnant sous le toit bitumé du gymnase. Il se pencha sur Peggy Sue et la toucha à l’épaule. La jeune fille, qui était en train de s’assoupir, sursauta. — Chut ! souffla le garçon en lui posant la main sur la bouche. Ne dis rien, suis-moi. La jeune fille obéit. Les deux adolescents sortirent de la salle en s’appliquant à ne pas réveiller les adultes. Au moment de franchir la porte donnant sur la rue principale, Dudley tendit une paire de grosses lunettes noires à Peggy. — Tiens, dit-il, mets ça. Le soleil est si fort que sa lumière change la couleur des yeux de tous ceux qui se promènent en plein jour. Si tes iris devenaient indigo, le shérif saurait que tu es sortie en fraude. Peggy Sue posa les verres noirs sur son nez, par-dessus ses lunettes de myope. Ce n’était pas commode, et elle n’y voyait guère, mais Dudley lui avait pris la main et elle était troublée par ce contact. C’était la première fois que le garçon se permettait un tel geste avec elle. Les battements de son cœur s’accélérèrent. Elle avait un faible pour Dudley. Dès qu’ils furent dehors, la lumière la poignarda. Les reflets émanant des objets métalliques semblaient des traits de feu. Le garçon tira une autre paire de lunettes noires et s’empressa de les chausser. — Mets tes mains dans tes poches, murmura-t-il, sinon elles seront bleues avant que nous ayons atteint le bout de la rue. Ils rasèrent les façades de la ville morte. Les volets étaient clos, les stores baissés. — Où m’emmènes-tu ? demanda Peggy Sue. — Je te l’ai dit l’autre jour, j’ai décidé de réagir, expliqua Dudley (l’émotion lui faisait manger les syllabes). Je n’en pouvais plus. J’ai… j’ai organisé quelque chose. Mais je ne voulais pas le faire sans toi. Tu es mon amie, après tout. — Tu as raison, approuva la jeune fille dont le cœur s’emballait déjà. C’est vrai qu’on ne peut pas rester les bras croisés. Je suis comme toi, j’enrage de ne pas trouver de solution. — La solution, je l’ai, murmura Dudley. Tu vas voir. Il haletait, et Peggy n’avait aucun mal à deviner qu’il était à la fois excité et inquiet. Ils arrivèrent dans la cour d’une maison à l’abandon. Un curieux dispositif s’y trouvait dressé. La jeune fille vit qu’il s’agissait d’une fusée plantée sur sa rampe de lancement. Une fusée d’un mètre cinquante de haut qui ressemblait à s’y méprendre à une vraie. — Qu’est-ce que c’est ? s’enquit-elle. — Je l’ai récupérée au collège, expliqua Dudley. Seth Brunch nous apprenait à les fabriquer pendant les travaux dirigés d’aéronautique… Normalement, on devait la lancer le 4 Juillet. — Elle fonctionne ? — Bien sûr ! Comme une vraie, sauf qu’elle ne peut pas aller très haut. Peggy Sue remarqua qu’un câble serpentait sur le sol, reliant le missile à une boîte de mise à feu. Dudley s’agenouilla et lui prit la main. — Tu te rappelles, fit-il en approchant sa bouche de son oreille, je t’ai raconté que j’avais travaillé au drugstore l’été dernier… — Oui, et alors ? — Alors j’ai récupéré de la dynamite, dans la réserve. Et j’en ai bourré la fusée. Je l’ai transformée en bombe volante. On va l’expédier en plein sur le soleil bleu, pour le faire éclater. Peggy sentit des picotements d’excitation au creux de ses paumes. — C’est une idée formidable ! dit-elle. Pourquoi n’y a-t-on pas pensé plus tôt ? — Je savais que ça te plairait ! exulta Dudley, une autre fille se serait sauvée en poussant des cris, mais toi tu es différente… oui, différente. Au début ça fait un peu peur, bien sûr, mais au bout d’un moment on comprend que ça fait partie de ton… charme. L’adolescente se sentit rougir. Elle avait toujours rêvé qu’un garçon aussi mignon que Dudley lui dise ce genre de choses. Depuis quelque temps elle commençait à penser que cela ne se produirait jamais. — J’ai tout calculé, précisa le jeune homme. La trajectoire, l’azimut, tout. Le père Brunch nous a appris à le faire. Dès que tu auras appuyé sur ce bouton, la fusée filera vers le soleil bleu et le fera exploser comme un vulgaire ballon de baudruche. Il avait ramassé le détonateur. — A toi l’honneur, dit-il en s’inclinant. Je fais le compte à rebours et tu appuies… Il se tenait très près de Peggy Sue à présent, la jeune fille sentit la tête lui tourner. « Il va m’embrasser, pensa-t-elle tandis qu’un bonheur mêlé de panique s’emparait d’elle. Il va… m’embrasser. » Le jeune homme se pencha vers elle, et sa bouche se posa sur celle de Peggy. Elle avait un goût sucré. L’adolescente essaya de ne pas laisser voir qu’elle tremblait. Elle ne voulait pas paraître godiche. Pendant trois secondes elle ne sut plus où elle se trouvait, puis Dudley se redressa et, pour masquer sa gêne, lui mit le détonateur entre les mains. — Allez, dit-il, on y va. Après ça, on sera des héros, toi et moi, pour toujours. On ne se quittera jamais. Un truc comme ça, c’est plus sacré qu’un mariage ! Peggy faillit laisser échapper la boîte de mise à feu. Les lunettes noires la gênaient, elle s’en débarrassa. — 10… 9… 8, énumérait Dudley. Elle l’écoutait à peine. Elle aurait aimé se blottir contre lui, encore un peu. Mais c’est vrai que c’était un moment formidable ! Ils allaient sauver Point Bluff tous les deux ! Pleine d’une exaltation qui la faisait suffoquer, elle chercha le regard du garçon. Il grimaça. — 7… 6… continua-t-il. Peggy Sue aurait voulu qu’ils appuient tous les deux en même temps sur le bouton rouge. Elle fut sur le point de le lui dire, mais il grimaça encore, comme s’il avait mal. — 5… 4… marmonna-t-il avec difficulté. Il y avait une curieuse odeur dans l’air. Une odeur de guimauve brûlée. L’adolescente s’empressa de poser le détonateur sur le sol. Elle venait de comprendre… de tout comprendre. D’un revers de la main, elle fit voler les lunettes noires du garçon. — Tu n’es pas Dudley, cracha-t-elle. Ton odeur t’a trahi. Dès que j’ai posé les yeux sur toi tu as commencé à griller, n’est-ce pas ? Elle courut à la fusée, la renversa. Le fuselage sonnait creux, il était vide, sans moteur ni charge explosive. Ce n’était qu’un leurre. Un simple tube de tôle muni d’ailerons. Alors elle saisit le fil de mise à feu et tira dessus. Il disparaissait dans le sol, juste sous le missile factice. Peggy Sue s’agenouilla, gratta la poussière. Il ne lui fallut pas longtemps pour trouver les caisses de dynamite. Enterrées superficiellement à l’endroit même où elle s’était tenue agenouillée un instant plus tôt. — C’était ça que tu voulais, lança-t-elle, que je me fasse exploser en croyant lancer la fusée ? La couleur reflua du visage de Dudley. Ses cheveux, ses yeux devinrent d’un blanc laiteux. Même ses vêtements prirent la consistance du yaourt. — Tu es un Invisible, murmura Peggy en essayant de maîtriser le sanglot qui faisait trembler sa voix. — Bien vu ! ricana la créature. Nous ne pouvons pas te tuer, c’est vrai, puisque quelque chose qui nous dépasse te protège… mais il ne nous est pas interdit d’organiser ton suicide ! — C’est pour ça que tu voulais que j’appuie toute seule sur le bouton ! — Évidemment ! — Les lunettes noires, c’était pour affaiblir le rayonnement de mes yeux. Le… baiser pour m’empêcher de réfléchir. — Bien combiné, n’est-ce pas ? Le spectre était en train de se décomposer. Il ne se donnait plus la peine de ressembler à Dudley. — Il s’en est fallu d’un cheveu ! ragea-t-il en commençant à s’enfoncer dans le sol. Pourquoi a-t-il fallu que tu enlèves ces fichues lunettes ? — Dis-le aux autres ! siffla Peggy Sue. Je ne suis pas aussi facile à tuer que vous l’imaginez. — Un jour prochain nous t’aurons, lança le fantôme avant de disparaître tout à fait. Ce n’est qu’une question de temps. — Je trouverai tôt ou tard le moyen de vous battre ! cria la jeune fille. Ne vendez pas la peau de l’ourse avant de l’avoir tuée, je suis moins désarmée que vous l’imaginez ! Réalisant qu’elle parlait toute seule, elle arracha le fil du détonateur. Le Transparent avait dit la vérité, il s’en était fallu d’un cheveu. Si elle avait pressé le bouton rouge, la dynamite sur laquelle elle se trouvait agenouillée à son insu aurait explosé… la pulvérisant. Elle avait frôlé la catastrophe. Elle dut s’adosser au mur tant ses jambes tremblaient. Mais plus que de la peur, elle souffrait du faux baiser de Dudley. « Si les Invisibles essayent de me supprimer de manière indirecte c’est qu’ils me craignent, songea-t-elle en quittant la maison abandonnée. C’est le seul point positif de cette aventure. » * On utilisa jusqu’au dernier morceau de tissu pour habiller les animaux de Point Bluff. Cette tâche remplie, les « nouveaux citoyens » s’aperçurent qu’il n’était guère facile de vivre ainsi affublés. Ce fut la raison pour laquelle le chien bleu débarqua au beau milieu d’une réunion du conseil municipal, le chapeau de travers et le costume fripé. — Nous n’avons pas de mains, attaqua-t-il sans préambule. Les boutons, les fermetures Éclair nous posent des problèmes insolubles. Nous ne sommes pas des singes. Si nous ne voulons pas devenir la risée des humains, nous devons rester correctement vêtus, et pour cela il faut des valets. — Quoi ? s’étrangla le maire. — Dois-je augmenter la puissance de mes émissions mentales pour être mieux compris ? susurra le chien. — N… non ! balbutièrent les conseillers municipaux assis autour de la table. — Il nous faut des serviteurs, répéta le chien bleu. Des valets qui nous habilleront et prendront soin de notre garde-robe. Des valets avec des mains, des doigts… c’est ce qui nous manque. Je pense que si l’homme est né fabriqué de cette manière, c’est pour servir l’animal… et non l’inverse. Le fait que les bêtes soient dépourvues de mains prouve, selon moi, qu’elles ne sont pas faites pour travailler ; au contraire de la race humaine. Il est donc grand temps de rétablir l’ordre des choses, tel que la nature l’a voulu. — Et qui seront ces valets ? demanda timidement le maire. — Mes frères choisiront qui ils veulent, répondit le chien bleu. Quant à moi, je veux Peggy Sue Fairway. Qu’on lui donne une trousse à couture, un fer à repasser, et qu’elle vienne me rejoindre. A partir de cette minute, elle est ma servante. D’autres nominations suivirent. Dudley devint le serviteur de la vache qui lui avait lancé un coup de corne télépathique le soir du premier essayage. Cette nouvelle l’inquiéta mais il s’appliqua à le dissimuler. Peggy Sue éprouvait maintenant une certaine gêne en présence du garçon, car elle ne pouvait s’empêcher de penser au baiser que lui avait donné le double de Dudley. — Tu as peur ? s’enquit-elle. (Elle était en train de rassembler dans son sac à dos les instruments de sa charge : le fer à repasser, la trousse à couture, mais également un peigne, une brosse, du détachant, de la lessive et des pinces à linge.) — Je ne sais pas, grogna le jeune homme en évitant son regard. Je crois que cette saloperie de vache m’en veut à mort et qu’elle a décidé d’avoir ma peau. C’est une histoire de fou. Qu’est-ce que je serai censé faire une fois là-bas, dans son… étable ? — Veiller sur sa garde-robe, murmura Peggy. Repasser ses vêtements, l’habiller, recoudre ses boutons. Et si elle n’est pas satisfaite elle m’encornera une fois de plus ? — C’est à craindre. Le jeune homme s’agita. Il semblait près de faire une bêtise. Peggy Sue eut peur qu’il ne prenne la fuite et ne tente de traverser la forêt. — C’est… c’est carrément humiliant ! gronda-t-il. Surtout pour un garçon. — Ah ! ricana l’adolescente, parce que tu crois que ça me remplit de joie d’aller entretenir les frusques d’un horrible petit cabot qui a pété les plombs et peut me faire éclater le cerveau à tout moment ? Tu crois vraiment que les filles naissent avec un fer à repasser dans une main et une aiguille à repriser dans l’autre ? Ils faillirent se disputer. En réalité ils avaient peur tous les deux. « C’est peut-être la dernière fois que je le vois, songea Peggy. Si ça se trouve, la vache va lui infliger de telles tortures télépathiques qu’il mourra comme un matador dans l’arène. » Elle aurait voulu que Dudley la prenne dans ses bras et lui donne un baiser (comme l’autre fois) mais il ne se décida pas à faire le premier pas, aussi les deux adolescents se séparèrent-ils en se serrant bêtement la main. 16 Le matin du départ, M’man et Julia accompagnèrent Peggy Sue jusqu’à la porte du vieux gymnase en l’accablant de conseils. La jeune fille subit ce déluge de recommandations sans mot dire. « On dirait que j’entre au service de la reine d’Angleterre », songea-t-elle en souriant tristement. — En fait il faut voir le bon côté des choses, lui souffla Julia. Tu vas être bien placée. C’est lui le maître de Point Bluff, après tout. Si tu sais te faire apprécier, tu pourras obtenir tout ce que tu veux. Moi, je n’hésiterais pas. — Tu racontes n’importe quoi, soupira Peggy en se détachant de son aînée. — Pas du tout ! protesta celle-ci. Ce chien bleu, c’est comme un roi à présent, il a donc le pouvoir de t’octroyer une charge, des récompenses. Une fille un peu dégourdie en profiterait, bien sûr, mais tu es si cruche… Elles se séparèrent sur ces amabilités. Peggy alla rejoindre sur la place de l’hôtel de ville les personnes réquisitionnées pour le « service domestique ». Elle y retrouva Dudley, mais aussi d’autres collégiens. Ils faisaient piteuse figure. Même les garçons, jamais à court de vantardises, se taisaient. Tous avaient peur. « On dirait que nous partons à la guerre », pensa Peggy Sue. Ils attendirent un long moment que les animaux – leurs nouveaux maîtres – viennent les chercher. Les adolescents ne mirent pas longtemps à comprendre qu’on voulait les humilier. Enfin, le chien bleu se présenta, le chapeau de travers, la cravate traînant dans la poussière et le costume fripé. Il offrait l’image pitoyable d’un chien de cirque déguisé pour un numéro minable. Peggy qui, jusque-là, avait gardé le contrôle de ses nerfs se sentit submergée par une brusque panique. Elle chercha le regard de Dudley, mais le garçon était livide, raidi par l’appréhension, et des gouttes de sueur perlaient sur son front. Elle aurait voulu l’aider, le réconforter. Elle ne savait comment, puisqu’elle était elle-même accablée par l’angoisse. — Allons ! ronchonna le chien bleu, ne traînons pas. Il était temps que tu arrives, je rencontre d’énormes problèmes pour m’installer et me vêtir. Pour ne pas perdre ce chapeau, je dois dormir en conservant la tête droite, ce qui est très malcommode et m’occasionne de terribles douleurs cervicales. Tu vas remédier à tout cela. Ses pensées crépitantes d’irritation égratignaient l’esprit de la jeune fille. Ils arrivèrent enfin devant une belle maison de style colonial où logeait encore, jusqu’à une date récente, le notaire de Point Bluff. — Je l’ai réquisitionnée, annonça le chien bleu. Les anciens occupants vivent maintenant dans la cabane du jardinier, c’est suffisant. Un peu d’humilité leur fera du bien. Peggy Sue réalisa alors que l’infâme petit cabot s’était octroyé cette vieille demeure de maître et comptait la remodeler selon ses caprices. — D’abord il y a cet escalier, décréta-t-il. Les marches en sont trop hautes, elles me fatiguent les pattes. Tu devras me porter jusqu’à mes appartements, pas comme un ballot de linge sale, avec déférence. Dans l’heure qui suivit, la jeune fille découvrit que le chien bleu vivait entouré d’un luxe écrasant. Il trottinait au milieu des pièces immenses avec un plaisir évident. En peu de temps, il avait fait beaucoup de dégâts car il lui était à peu près impossible de se débrouiller tout seul. — D’abord tu dois t’occuper de mon costume ! ordonna-t-il. Le nettoyer, le défroisser. Puis tu me donneras un bain aux essences parfumées et tu me brosseras. — Les autres animaux ont-ils également investi les maisons des humains ? s’enquit l’adolescente. — Non, fit son interlocuteur avec condescendance. Parmi eux il y en a d’indécrottables qui, toujours, voudront vivre dans une étable. Cela les regarde. Je ne suis pas dans ce cas. Mais il est évident que je ne me plierai pas aux contraintes de cette demeure, c’est elle qui devra s’adapter à moi. — Et comment cela ? — Tout est trop grand. Il faudra ramener les meubles à ma taille, en fabriquer d’autres. Je ne veux pas avoir à sauter pour m’installer sur une chaise. « Il veut qu’on lui installe une maison de poupée ! » songea Peggy, oubliant que l’animal pouvait lire ses pensées. — C’est ça, confirma le chien bleu. Je veux que tout soit à ma taille… et donc trop petit pour toi ! Tu me serviras en te déplaçant sur les genoux, parce qu’il m’est odieux d’être dominé par quelqu’un de plus grand. Tous les humains qui franchiront le seuil de cette maison devront s’agenouiller et se présenter à moi dans cette posture. D’ailleurs tu ferais bien de commencer tout de suite pour t’y habituer. Il paraît que c’est douloureux au début, mais qu’au bout de quelques mois on s’y fait. Ils continuèrent la visite de la maison. Le chien avait déterré les os du jardin pour les cacher dans les soupières de porcelaine trônant sur les dressoirs. A cette occasion, il en avait cassé plusieurs. Peggy Sue dut se dépêcher d’entrer en fonction. A genoux, elle procéda au nettoyage du costume, de la cravate, lava et sécha son nouveau maître, puis l’installa dans un fauteuil, enveloppé dans un peignoir de bain dix fois trop grand pour lui. — Je compte apprendre à fumer le cigare, annonça l’animal. J’ai toujours vu les gens importants de Point Bluff le faire. Comme je n’ai pas de mains, tu devras m’aider. Te tenir à côté de moi, et me le présenter pour que j’en tire une bouffée. Il passa le reste de la journée à délirer de cette manière, énumérant les décisions qu’il comptait prendre. Peggy Sue ne prêtait nulle attention à ces propos. Elle commençait à souffrir des genoux et s’était déjà rentré trois échardes dans la peau. Elle pensa à Dudley et se demanda comment les choses se passaient pour le garçon. Le chien surprit ses pensées. — Tu ne m’écoutes pas ! siffla-t-il. Ton amoureux est au service de Mélinda, une vache Holstein plutôt acariâtre. Elle l’a réclamé pour se calmer les nerfs sur lui. Elle déteste les humains, et ton Dudley lui a manqué d’égards lors de l’essayage. Il est certain qu’il va passer un mauvais quart d’heure. Tous les animaux ne sont pas, comme moi, des créatures cultivées. Il y en a beaucoup qui refusent les raffinements de la société humaine. Les cochons par exemple, ils se sont installés au grand hôtel, mais ils ont exigé que les baignoires soient remplies avec la boue et le fumier de leurs anciens « logements ». Et ils se font servir de pleins seaux d’épluchures dans de la vaisselle de porcelaine peinte. On ne se refait pas ! Il se tortilla en ricanant. Quand Peggy Sue, par inadvertance, commettait l’erreur de se relever, il lui expédiait en pleine tête une onde cérébrale qui la faisait plier en deux. — Tu vois ! triomphait-il, ces meubles ne sont pas fonctionnels, il en faut de plus petits. Cela devrait te convenir, les filles ont l’habitude de jouer à la poupée, c’est pourquoi elles font de meilleures servantes. Il s’amusait à la provoquer, mais Peggy Sue ne tomba pas dans le piège et parvint à dissimuler ses réactions. Elle chantonnait mentalement. Elle dut préparer le repas à partir de boîtes de nourriture animale entassées par centaines dans les placards. Elle imagina que le chien bleu les avait fait transporter là par les anciens occupants des lieux. Elles étaient toutes au poisson. Peggy supposa que cette infime subtilité permettait au chien bleu de rester en règle avec sa conscience. — Comment feras-tu pour manger quand il n’y aura plus de conserves ? lui demanda-t-elle. Tu as fait jeter toutes les réserves de viande du supermarché. Les vaches, les chevaux, continueront à brouter de l’herbe, mais toi ? Et les chats, et les renards, les lynx de la forêt… comment ferez-vous ? Le chien bleu lui jeta un regard qui lui déplut. Elle sentit grésiller dans son esprit une onde de méchanceté. — Quand il n’y aura plus de boîtes, dit la bête, nous mangerons de la viande d’homme… ainsi nous resterons fidèle à notre serment de cesser de nous entre-dévorer. L’animal ne doit plus porter préjudice à l’animal, c’est la règle première que j’ai énoncée, et je veillerai à ce qu’elle soit respectée. — Vous mangerez de la viande humaine ? hoqueta Peggy Sue. — Pourquoi pas ? grogna le chien bleu. Pendant des millénaires les hommes se sont bien nourris de la chair des bêtes ! — Vous allez nous tuer ? balbutia la jeune fille. — Pas besoin, lâcha le chien. Je pense que, dans peu de temps, il y aura suffisamment de morts pour alimenter les animaux carnassiers de Point Bluff. — Que veux-tu dire ? — Tu le sais bien. Les adultes de ta race sont stupides. Ils vont tenter de se rebeller pour reprendre le pouvoir. En ce moment même, Seth Brunch complote au fond de son garage. Nous le laissons faire, parce que en réalité il ne peut rien contre nous. Quand lui et les siens passeront à l’attaque, nous les tuerons en les foudroyant à coups d’ondes cérébrales. Leur cerveau explosera et ils mourront. — Alors vous les mangerez, termina Peggy Sue avec un frisson. — Le moyen de faire autrement ? dit le chien. Il nous faut bien survivre. Ils en restèrent là, mais dès lors l’angoisse ne quitta plus la jeune fille. Elle aurait voulu prévenir le professeur de mathématiques de la menace planant sur lui, elle ne se faisait pourtant aucune illusion : quoi qu’elle dise, il ne l’écouterait pas. Pour tromper sa nervosité, elle détacha et repassa la cravate du chien bleu. Cette pièce de vêtement continuait à obséder l’animal. — Je ne peux pas continuer à la porter cousue sur la chemise, avait-il décrété dans le cours de l’après-midi, c’est tricher. Pour qu’elle tombe bien, je dois apprendre à marcher sur mes pattes postérieures… les chiens de cirque le font, j’y arriverai aussi, tu m’aideras mais si tu en parles à quelqu’un, je te tuerai aussitôt. Dans la soirée, alors que l’adolescente pliait les vêtements dans une armoire, elle surprit le manège du chien bleu. Devant le grand miroir de sa chambre, il sautillait, se cambrait, faisait le beau, en essayant désespérément de se tenir en équilibre sur ses pattes de derrière. Il y avait quelque chose de poignant dans sa gesticulation, et Peggy Sue, bien qu’elle eût peur de lui, sentit les larmes lui perler au coin des paupières. Elle recula. Si le chien avait surpris son regard, il l’aurait punie. La nuit tomba enfin. La jeune fille était épuisée et ses genoux lui faisaient mal. Comme elle bâillait, le chien bleu lui demanda si elle voulait dormir. Elle acquiesça. — Viens, ordonna-t-il, je vais te montrer tes appartements. Peggy Sue n’aima guère le ton enjoué de sa voix, elle crut y détecter l’annonce d’une mauvaise farce. Son nouveau « maître » dévala l’escalier et sortit sur le perron à colonnes de la grande demeure. De là, il sauta dans le jardin et s’éloigna entre les massifs de fleurs. Il s’arrêta devant une forme sombre et tourna la tête pour regarder la jeune fille bien en face. — Voilà, annonça-t-il, c’est l’ancienne maison du chien de la famille. Il vivait là avant de rejoindre nos rangs. Peggy eut du mal à dissimuler sa surprise. C’était une niche. Une grande niche où il lui faudrait rentrer à quatre pattes si elle voulait trouver un abri contre la froidure de la nuit. — Je pense qu’il est bon que nous échangions nos rôles, ricana le chien bleu. C’est là une expérience enrichissante qui te forgera le caractère et te fera réfléchir sur le vieil adage : Ne fais pas aux autres, etc. Comme je ne suis point méchant, je ne te demanderai pas de monter la garde… ni d’aboyer. Il s’éloigna en bondissant. Toutefois, avant de franchir le seuil de la demeure, il prit le temps de décocher une dernière flèche : — N’oublie pas mon petit déjeuner ! cria-t-il. Il y a si longtemps que je rêve d’être servi au lit. Peggy Sue se retrouva seule devant la niche. Elle fut sur le point de revenir au gymnase et de planter là le chien bleu et sa folie des grandeurs, mais la prudence l’en empêcha. « Il n’attend que ça pour me punir, songea-t-elle. C’est un piège, une provocation. » Elle décida de ne pas entrer dans son jeu et de relever le défi. S’agenouillant, elle se faufila dans la niche qui avait abrité un dogue allemand de belle taille. Elle fronça le nez. Cela empestait… le chien. On se serait cru dans la cage d’un fauve, au zoo. « Je vais m’y habituer, se dit-elle. Dans dix minutes je ne sentirai plus la moindre odeur, c’est toujours ainsi que ça se passe. » Elle s’allongea sur la litière de paille, les genoux ramenés sur la poitrine. La position se révéla inconfortable, mais il n’v avait pas moyen d’en changer. « Arrête de te plaindre, pensa-t-elle. Au moins le chien bleu ne t’a pas fait mal. Le pauvre Dudley ne peut sans doute pas en dire autant. » Elle espérait de tout son cœur que la vache acariâtre au service de laquelle il était entré ne l’avait pas blessé. Elle était si fatiguée qu’elle s’endormit. 17 Les jours suivants, les conditions de travail de Peggy Sue ne s’améliorèrent pas. Il lui fallait se lever très tôt, dès le chant du coq… (qui désormais poussait son célèbre cri de manière télépathique, ce qui donnait aux dormeurs l’impression d’être mentalement électrocutés !) elle devait alors préparer le déjeuner du chien bleu, besogne qui consistait à jeter en vrac dans des porcelaines délicates de la vulgaire pâtée de supermarché. Le corniaud grimpait sur un siège pour manger dans une assiette posée sur la grande table de l’immense salle. Ensuite… il réclamait du thé, que Peggy lui versait dans un bol. Maintenant, il voulait qu’on lui brosse les dents, qu’on le douche, qu’on le parfume. Il rêvait devant le nécessaire de rasage de l’ancien propriétaire des lieux. Peggy Sue devinait qu’il aurait adoré se faire étaler de la mousse sur le museau. * Dès qu’elle eut un moment, Peggy Sue alla rendre visite à la famille du notaire entassée dans la cabane du jardinier. Elle découvrit quatre créatures tremblantes. L’épouse de l’homme de loi lui expliqua en chuchotant que son mari avait tenté de se rebeller quand le chien bleu s’était présenté pour confisquer la maison au nom du Pouvoir Révolutionnaire. Un déluge d’ondes mentales avait aussitôt fusillé le cerveau du pauvre homme, le rendant à demi débile. Depuis il se débattait, prisonnier d’une stupeur amnésique, ne reconnaissant ni sa femme ni ses enfants. * Un matin, en se réveillant, Peggy Sue s’aperçut que ses lunettes ne « fonctionnaient » plus. — Cela se produira de temps à autre, l’avait prévenue Azéna, la fée aux cheveux rouges. Ce sera le signe que les cristaux extraterrestres – dans lesquels tes verres sont taillés – commencent à mourir. Les aberrations que tu verras alors t’indiqueront qu’il est urgent de changer de lunettes. Ce matin-là, en sortant de la niche où l’avait installée le chien bleu, la jeune fille réalisa qu’elle voyait à l’intérieur des choses, comme si les verres posés devant ses yeux fonctionnaient à la façon d’un appareil de radioscopie. Ainsi, la femme et les enfants du notaire lui apparaissaient sous l’aspect d’une famille de squelettes explorant la végétation dans l’espoir d’y trouver quelque chose à manger. « La barbe ! pensa Peggy. Ça ne pouvait pas arriver un autre jour, évidemment ! » Quand elle regarda en direction de la maison, celle-ci se révéla transparente. Peggy Sue voyait désormais à travers les murs, les meubles, les corps… Elle aperçut le squelette du chien bleu qui dormait dans le grand lit à baldaquin de la chambre de maître, et fit la grimace. — Zut, zut et rezut ! grommela-t-elle en ôtant les lunettes de son nez. « C’est le combat dans la forêt qui a usé prématurément les verres, pensa-t-elle. Azéna m’a souvent répété qu’ils ne peuvent supporter qu’un certain nombre de regards meurtriers, après, ils dégénèrent. » Elle approcha les lunettes de son visage pour examiner les cristaux. De minuscules craquelures les parcouraient. Au toucher, les verres paraissaient étrangement élastiques… presque mous. — La barbe ! répéta-t-elle, furieuse et angoissée. Sans ses lunettes, elle devrait se déplacer à tâtons, cela ne l’emballait guère. Elle décida de prendre son mal en patience ; en effet, il n’était pas impossible que le phénomène disparaisse au cours des prochaines heures. « Avant que les cristaux ne meurent tout à fait, lui avait expliqué Azéna, ils manifestent leur épuisement par des crises spectaculaires et fulgurantes, qui fonctionnent à la manière d’un signal d’alarme. Quand ces aberrations se produisent, tu dois te rendre chez l’opticien le plus proche pour émettre le signal que je t’ai enseigné. » Le signal en question consistait à toucher de l’index sur le tableau alphabétique chacune des lettres formant le nom de la fée aux cheveux rouges, en pensant très fort à elle. Normalement, cela provoquait l’arrivée d’Azéna dans les minutes qui suivaient. « Ça ne marchera pas, songea Peggy Sue. Pas aujourd’hui, le soleil bleu interdit la propagation des ondes dans l’espace. Azéna ne captera pas mon message. » Elle ne savait que faire. Elle redoutait les fantaisies des verres extraterrestres. A plusieurs reprises, dans le passé, ces « pannes » lui avaient réservé de bien mauvaises surprises. Une heure plus tard, sa vision redevint normale et elle cessa de voir des assemblages d’ossements chaque fois qu’elle contemplait ses mains ou ses pieds. Elle en fut soulagée. (Il n’est guère enthousiasmant d’apercevoir une tête de mort lorsqu’on surprend son propre reflet dans un miroir !) Malgré tout, elle demeura en alerte. Quand les lunettes commençaient à être prises de folie il fallait s’attendre à tout. Alors qu’elle préparait le petit déjeuner du chien bleu, elle eut la surprise de voir la théière se mettre à grossir sur la table… C’était incroyable, mais le récipient de porcelaine était en train de doubler de volume. Il avait maintenant la taille d’une soupière, bientôt il serait aussi gros qu’une citrouille ! Peggy Sue fit un pas en arrière. Si cela continuait, la théière allait remplir tout l’espace de la cuisine. Elle enflait comme un monstrueux ballon. « Bon sang ! songea l’adolescente, c’est encore un effet des lunettes… Les verres extraterrestres grossissent tout ce que je regarde comme le ferait un microscope. La seule différence, c’est qu’ils augmentent réellement la taille de l’objet ! » Elle était si désorientée, qu’elle commit l’erreur de regarder sa main droite. Aussitôt, celle-ci commença à se développer pour devenir plus grosse que la gauche. — Non ! hurla Peggy, mais il était trop tard. Elle eut cette fois le réflexe d’ôter ses verres correcteurs et de les enfouir au fond de sa poche. « Si je ne regarde pas à travers, se dit-elle, ils resteront probablement inoffensifs. » Tremblante, elle compara ses deux mains en les approchant de son nez. C’était horrible. La droite s’avérait deux fois plus volumineuse que la gauche ! Quant à la théière, elle trônait sur la table telle une formidable citrouille d’Halloween. « Jamais je n’oserai me montrer dans cet état ! pensa la jeune fille, la gorge nouée. On s’enfuira en poussant des cris chaque fois que je sortirai la main de ma poche. » — Qu’est-ce qui se passe ici ? grogna la voix du chien bleu. J’attends mon déjeuner depuis une heure et je… La stupeur lui coupa la parole. Il venait d’apercevoir la théière colossale et l’énorme main de Peggy Sue. Pressée de questions télépathiques, la jeune fille dut expliquer la raison de ces bouleversements. — Ce sont les dieux de la forêt qui t’ont donné ce pouvoir magique ? demanda l’animal. — Bien sûr que non, s’impatienta l’adolescente qui ne tenait pas à entrer dans les détails. C’est à cause de mes lunettes, quand elles sont usées, elles se mettent à faire des bêtises. Généralement ça ne dure pas, mais… — Tu veux dire, coupa le chien bleu, que tu peux augmenter la taille de tout ce que tu regardes ? — Oui, sans doute, admit Peggy avec une certaine réticence, mais… — Alors, reprit l’animal, si tu me regardais, je deviendrais plus grand ? Tu pourrais même faire de moi un… géant ? « Zut ! songea Peggy Sue. Il a fallu qu’il y pense, bien sûr ! » — Je ne suis pas idiot, ricana le chien qui avait lu dans son esprit. C’est un instrument formidable. Si je devenais géant, je pourrais régner sans problème sur les autres animaux. Je n’aurais plus à craindre que les lynx ou les coyotes me dévorent. Il s’emballait, trépignait. Brusquement, il se mit à courir en cercle en jappant comme un chiot. — Calme-toi, intervint Peggy Sue, ce n’est pas aussi simple. Quand mes lunettes se mettent à dérailler on ne sait pas ce qui peut se produire. Elle cherchait à gagner du temps. La perspective d’un chien bleu géant lui faisait froid dans le dos. Elle l’imaginait, devenu colossal, la tête dépassant le clocher de la ville. — L’effet serait éphémère, reprit-elle. Sans doute se résorberait-il au bout de quelques heures. Alors tu redeviendrais petit, et tes ennemis n’auraient aucun mal à t’attraper. — Ce n’est pas grave, insista le corniaud. Tu n’aurais qu’à me regarder pour m’injecter une nouvelle dose de gigantisme. — Je ne peux pas te le garantir, objecta Peggy. Il est impossible de prévoir les fantaisies des lunettes quand elles entrent en phase de désagrégation. Le processus pourrait s’inverser. Tout ce que je regarderai deviendra alors minuscule. — Le risque vaut d’être couru, insista le chien bleu. J’ai besoin de grandir pour en imposer à mes adversaires. Si les vaches ou les chevaux sentent que je suis désormais capable de les saisir dans ma gueule et les dévorer en trois bouchées, ils se montreront moins insolents. Il était fermement décidé. Peggy fut un instant tentée de jeter les lunettes sur le carrelage et de les piétiner, mais ç’aurait été inutile. Les verres extraterrestres résistaient sans mal à ce genre d’agression. — Tu vas faire de moi un géant, décréta le chien. Mets tes lunettes et rends-moi aussi gros qu’une vache, pour commencer. Ensuite nous sortirons dans le jardin, et tu me donneras la taille d’un éléphant. — Non, protesta la jeune fille, c’est dangereux ! Il est possible que tu exploses comme une baudruche. Je n’ai jamais fait ça. Regarde ma main ! J’ai l’impression qu’elle va éclater, et pourtant elle n’est pas si grosse. — Ça suffît ! ordonna l’animal. Tu vas le faire parce que je le veux, c’est tout. Ses pensées devenaient impérieuses. Elles brûlaient le cerveau de Peggy tel un morceau de fer chauffé à blanc. La jeune fille sentit que le contrôle de son corps lui échappait. Sa main descendait vers sa poche – contre sa volonté – et saisissait les lunettes… — Tu commets une erreur, lança-t-elle au chien bleu. Il ne faut pas jouer avec ça. Mais l’animal ne lui prêta aucune attention. Les doigts de Peggy se refermèrent sur la monture d’acier, ressortirent de la poche pour poser les verres correcteurs en équilibre sur son nez. Elle eut le réflexe de fermer les yeux. « Tant que je conserverai les paupières baissées il ne se passera rien, pensa-t-elle. Les lentilles resteront inertes. Elles ont besoin de mon regard pour fonctionner. » — Ouvre les yeux ! commanda l’animal. Cesse de résister. Regarde-moi ! C’est un ordre ! Peggy bondit hors de la cuisine et s’élança dans le couloir. Elle courait en essayant de garder les yeux fermés, ce qui n’était guère commode. Elle se cogna à plusieurs reprises au chambranle des portes. Le chien galopait derrière elle. « Il va me forcer à m’arrêter et à soulever les paupières, se répétait-elle, je ne pourrai pas lui résister. » Les pensées de l’animal s’insinuaient dans sa tête, cherchant à prendre le contrôle de son corps. Elle les sentait qui tâtonnaient pour ordonner à ses jambes d’arrêter de courir, de faire demi-tour. Comme elle franchissait le seuil de la salle à manger, elle se prit les pieds dans un tapis et s’affala sur le parquet. Par réflexe, elle ouvrit les yeux, tendit les mains pour amortir sa chute. Alors qu’elle touchait le sol, son regard se posa sur une souris, filant le long d’une plinthe. Le minuscule animal trottinait en émettant un couinement terrifié. Ce n’était qu’une pauvre souris grise longue comme le pouce, mais à peine le regard de la jeune fille l’eut-il effleurée qu’elle se mit à grossir de manière démesurée. En une fraction de seconde, elle devint plus grande qu’un chat… qu’un chien… Éberluée, Peggy Sue ne parvenait pas à détourner les yeux de l’incroyable phénomène… et pourtant la souris ne cessait de grandir. Elle était à présent de la taille d’une vache, et ses griffes raclaient le parquet de façon menaçante. — Arrête ! hurla mentalement le chien bleu. Arrête de la regarder ! D’un geste, Peggy ôta les lunettes et les jeta au loin ; hélas ! le mal était fait. La souris grise titubait au milieu du grand salon. Elle avait la stature d’un cheval, et ses poils crissaient en frottant les murs. Maintenant qu’elle était géante, elle ne paraissait plus aussi mignonne. Ses dents, surtout, semblaient affreusement longues. Elle flairait les meubles en examinant chaque chose de ses yeux noirs, gros comme des boules de bowling. Soudain, elle aperçut le chien bleu qui semblait minuscule en comparaison de sa propre taille. Ouvrant la gueule, elle tendit le cou pour essayer de l’attraper. Le corniaud fut sauvé par Peggy qui le saisit in extremis par la peau du dos, et détala en direction de la cuisine. — Ferme les portes ! glapissait le chien. Ferme les portes… elle va nous poursuivre ! La jeune fille obéit à tâtons car elle n’y voyait plus grand-chose. L’odeur de l’énorme souris emplissait toute la maison. On entendait ses poils frotter contre les cloisons telle une brosse géante. — Tu vois, balbutia Peggy lorsqu’elle eut poussé le réfrigérateur devant le battant de la cuisine. Je t’avais bien dit que ça déclencherait une catastrophe. — Je ne peux pas entrer en contact avec elle, grogna le chien. Elle est idiote, elle n’a jamais pris le soleil. Elle fait partie de ces animaux nocturnes qui se cachaient dès le lever du jour. Son cerveau est impénétrable… trop primitif pour être sensible à la télépathie. Je crois qu’elle a décidé de nous dévorer. Elle a faim… « Fichues lunettes ! » songea Peggy Sue en se recroquevillant sur une chaise. Elle ne savait pas si les deux portes qu’elle avait eu le temps de fermer résisteraient aux poussées du rongeur. Des coups sourds ébranlaient les murs. La souris s’énervait. — Tu disais que le phénomène était momentané, fît le chien bleu. Combien de temps avant qu’elle ne redevienne minuscule ? — Aucune idée, soupira l’adolescente en levant sa main droite disproportionnée. Elle tendit l’oreille, car les chocs avaient cessé. Une sorte de grignotement continu les remplaçait. — Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle. — Elle ronge la porte, soupira le chien bleu. Les souris sont très douées pour ce genre de chose, tu ne le savais pas ? Et avec les dents qu’elle a, cela ne devrait pas lui prendre longtemps. Ils se rapprochèrent l’un de l’autre, les yeux fixés sur le battant de la cuisine. Le bruit de lime emplissait tout le corridor. — Tu m’as sauvé la vie, murmura le chien. Rien ne t’y obligeait. Je ne l’oublierai pas. Peggy Sue ne dit rien, elle mourait de peur. Un parfum de sciure flottait dans l’air. Elle imaginait les dents de la souris transformant le bois de la porte en longs copeaux. Un craquement retentit. — Le premier obstacle a cédé, annonça lugubrement le chien bleu. Le parquet gémit sous le poids de la souris qui, à présent, s’approchait de la cuisine. Ses incisives heurtèrent le battant qui résista à la poussée. « Elle va le ronger… songea Peggy. Cela nous donne un quart d’heure de répit, tout au plus. » Elle s’approcha de la fenêtre, mais celle-ci était munie de barreaux. Obsédé par un éventuel cambriolage, le notaire avait équipé toutes les pièces du rez-de-chaussée de grilles inamovibles. « Nous sommes fichus, se dit-elle, si la souris entre ici, nous serons incapables de la repousser. » Elle examina vainement la cuisinière qui fonctionnait à l’électricité. « Si elle avait été alimentée au gaz, pensa-t-elle, nous aurions pu improviser une sorte de lance-flammes à partir du tuyau. » Non, décidément, il n’y avait rien à faire, ils étaient bel et bien pris dans la nasse. — J’essaye d’entrer en contact avec elle, soupira le chien bleu, mais son esprit est aussi dur qu’un caillou. Mes pensées ricochent à sa surface. Elle a faim, c’est tout ce qui la préoccupe. Il ne put en dire davantage car un trou venait d’apparaître au centre de la porte ! Les dents de la souris s’introduisirent dans cet orifice et s’appliquèrent à l’agrandir. Peggy Sue et le chien reculèrent au fond de la cuisine, le dos au mur. Le rongeur grignotait le battant à une vitesse hallucinante. Ses incisives travaillaient avec l’efficacité d’une hache de bûcheron. Tout à coup, la porte s’effondra et le museau de l’animal pointa dans la cuisine. Son nez rose palpitait, cherchant à identifier les odeurs des deux proies tremblantes qui s’y blottissaient. — Non ! hurla Peggy en levant les bras pour se protéger le visage. Elle réalisa alors que sa main droite avait repris une apparence normale ! « Ce devrait être pareil pour la souris ! pensa-t-elle gonflée d’espoir. Il faut tenir encore cinq minutes ! Cinq petites minutes ! » Le rongeur forçait l’ouverture, lézardant les murs. Sans l’étroitesse du passage, il serait entré depuis longtemps. Ses dents claquaient dans le vide, ses moustaches fouettaient l’air, faisant tomber les assiettes alignées sur le vaisselier. Enfin, alors que l’immense gueule se préparait à engloutir Peggy Sue, la bête parut se dégonfler… en trois secondes, elle reprit ses proportions initiales et dégringola, minuscule, sur le carrelage de la cuisine où elle demeura étourdie. Aussitôt, le chien bleu lui sauta dessus… et la dévora. — C’était moins une, murmura Peggy quand elle eut recouvré ses esprits. — Tu avais raison, grommela le chien. Il vaut mieux ne pas utiliser ces lunettes diaboliques, elles sont incontrôlables. Si je rapetissais brutalement au milieu d’une bataille, mes ennemis auraient beau jeu de me croquer vite fait. Ils décidèrent d’un commun accord d’enterrer les verres extraterrestres dans le jardin. Après quoi, Peggy Sue demanda au chien bleu de la conduire en ville. — Je dois trouver un opticien, expliqua-t-elle. Je ne peux pas rester comme ça. Il faut que tu me montres le chemin. — OK, je vais te guider, dit le corniaud. J’ai toujours rêvé d’être chien d’aveugle. Ils se mirent en route. Peggy Sue ne se faisait pas d’illusion, elle ne parviendrait pas à contacter Azéna, la fée aux cheveux rouges ; néanmoins, elle espérait trouver dans les réserves de la boutique une paire de lunettes ordinaires lui permettant de distinguer à peu près normalement ce qui l’entourait. Elle s’en contenterait jusqu’à ce que la situation s’améliore. 18 Dans la journée, le chien bleu participait à d’étranges réunions au cours desquelles ses congénères et lui-même communiquaient par télépathie. Ces débats interminables ne semblaient guère sereins car il arrivait fréquemment que les bêtes présentes y manifestent leur irritation en montrant les crocs ou en grattant le sol de la pointe du sabot. « Elles ne sont pas d’accord entre elles, songeait Peggy Sue. Cet après-midi j’ai bien cru que le grand chien roux allait se jeter sur la vache beige pour l’égorger. » Elle s’en ouvrit à son « maître » qui lui répondit : — Tu me crois méchant, mais tu n’as aucune idée de tout ce que je fais pour les gens de ta race. Je vous défends au point de me compromettre aux yeux de mes compagnons de lutte. La plupart des animaux siégeant au comité sont des extrémistes, ils me trouvent trop tiède. Ils exigent d’aller beaucoup plus loin dans les réformes… et plus vite. Il ne m’est pas toujours très facile d’endiguer leurs débordements. Je ne te le cacherai pas plus longtemps : certains veulent votre peau. Ils vous considèrent comme des criminels qu’il s’agit de punir le plus sévèrement possible. Mais, après tout, comment faire entendre raison à une vache qui a vu tous ses veaux partir pour l’abattoir… et cela pour combler la gourmandise des hommes. * Dans le courant de la semaine, Peggy Sue obtint la permission d’aller rendre visite à sa famille. Elle trouva sa mère et sa sœur bien fatiguées. — Je travaille à l’usine de tissage, lui expliqua M’man. Comme il n’y a plus d’étoffes synthétiques nous avons dû improviser un atelier qui traite les fibres végétales, ce n’est pas facile, et la majorité d’entre nous n’y connaît rien. Il faut pourtant faire vite car les animaux exigent de plus en plus de vêtements… Hier, une génisse a estimé que Cari Bluster, le shérif, lui avait manqué de respect… elle l’a forcé à manger son chapeau. — Évidemment, ricana Julia en dévisageant sa sœur, toi tu te prélasses dans les belles maisons des beaux quartiers, tu es devenue l’âme damnée du chien bleu ! La discussion risquait de s’envenimer, Peggy Sue partit plus tôt que prévu. Elle décida d’en profiter pour prendre des nouvelles de Dudley. Mélinda, la vache, vivait toujours dans sa ferme d’origine, dont elle avait cependant chassé l’exploitant. A la différence du chien bleu, elle détestait les costumes « chics » et leur préférait de bons gros vêtements en toile de jean. La basse-cour avait investi la demeure et se tenait perchée sur les buffets, les armoires, couvrant les meubles de fiente. Cachée derrière un buisson, Peggy Sue épiait Dudley. Le jeune homme semblait épuisé, malade. Il s’activait, torse nu, vêtu d’une salopette trop large, un chapeau de paille sur la tête. Peggy lui trouva les traits tirés, le visage gris. Elle lui fit signe de la rejoindre. Le garçon hésita, risqua un coup d’œil en direction de la ferme, puis accourut, le dos voûté. — Tu ne peux pas savoir, gémit-il en s’agenouillant à côté de Peggy. C’est un calvaire. Elle me harcèle tout le temps… Elle me donne des coups de corne télépathiques qui me plient en deux. J’ai l’impression d’être déchiré de l’intérieur. — Elle est si méchante ? souffla la jeune fille. C’est vrai que tu as mauvaise mine. Elle tendit la main pour caresser le visage amaigri du jeune homme. Il était si préoccupé qu’il ne s’en rendit pas compte. Écartant la toile de son vêtement de travail, il désigna du doigt un hématome marbrant son flanc gauche, juste sous la ligne des côtes. — Tu vois, dit-il. Ce n’est pas simplement imaginaire. Les coups de corne laissent bel et bien des traces. J’ai des bleus partout où elle me frappe. — C’est un effet de la persuasion psychique à laquelle tu es soumis, chuchota Peggy. Si tu y crois, ton corps y croit lui aussi. C’est là le piège. Tu ne dois pas céder à ses suggestions Si tu te mets à croire à la réalité de ces coups de corne tu verras ton ventre s’ouvrir alors même que personne ne t’aura touché. Tu dois te répéter que c’est une illusion. — Facile à dire ! ricana amèrement Dudley. On voit que ce n’est pas toi qui encaisses les attaques ! Il vibrait de rage et d’impuissance. La jeune fille le devinait près de devenir cruel. — C’est une sorte de rêve éveillé, insista-t-elle. Elle parlait en pure perte, Dudley ne l’écoutait pas. — Je vais ficher le camp, haleta-t-il. Seth Brunch a raison, il faut prendre le maquis, se cacher dans les bois et organiser la résistance. Quand nous aurons trouvé le moyen de nous protéger des suggestions hypnotiques, nous reviendrons avec des armes, et nous massacrerons tous ces animaux du diable ! — Non, supplia Peggy. Ne va pas dans la forêt, ce serait une erreur… — Arrête de pleurnicher ! lança le garçon en levant la main. Tu ne sais pas de quoi tu parles. Tu es mal placée pour donner des conseils. Tu crois que j’ignore combien tu te la coules douce chez le chien bleu ? Sans laisser à la jeune fille le temps de se défendre, il l’attira contre lui et murmura : — Les coups de corne c’est une chose, mais ça ne s’arrête pas là… Il y a plus grave encore. Peggy Sue le dévisagea, apeurée. Il avait une expression hallucinée et sa bouche tremblait. — Cette vache… balbutia Dudley, cette Mélinda… elle est en train de me métamorphoser. La première pensée de l’adolescente fut que son ami perdait la tête ; elle dut faire un effort pour ne pas trahir ses sentiments. Déjà, Dudley revenait à la charge. — C’est… c’est dur à expliquer, bégaya-t-il, je le sens, tu comprends ? Il y a des signes extérieurs qui ne trompent pas. Tiens ! regarde mes bras… touche-les ! Peggy Sue obéit. Aussitôt elle grimaça. Les avant-bras du jeune homme étaient couverts d’un crin rugueux de couleur pâle. Cela ne ressemblait pas à du duvet. Elle se figea, effrayée. — Tu vois ! triompha Dudley. Tu es moins sûre de toi à présent. C’est du crin animal… j’en ai partout. C’est en train de me recouvrir. — Qu’est-ce que tu veux dire ? haleta Peggy. — Je veux dire que Mélinda trafique mon cerveau pour qu’il modifie mon organisme, annonça durement son ami. — Ton… ton organisme ? répéta Peggy Sue. — Bon sang ! explosa Dudley, tu ne piges pas ? Ce qui recouvre mes bras, c’est du poil de vache ! Je me transforme en veau ! En d’autres circonstances l’adolescente aurait éclaté de rire, aujourd’hui, hélas ! elle sentait que son camarade disait la vérité. — Mais pourquoi ? souffla-t-elle. Dudley baissa les yeux. — Je… je crois que je comprends, murmura-t-il. Elle veut que je remplace ses fils assassinés par les bouchers de Point Bluff. Ce sera ma punition. On lui a pris tant de veaux qu’elle exige réparation. Elle… elle va me transformer, peu à peu. Elle profite que je dors pour infiltrer ses ordres dans mon esprit, alors les choses se modifient, jour après jour. Je commence à faire des rêves bizarres… je me vois en train de brouter dans la prairie… Je mâche de l’herbe, j’en ai plein la bouche, et je trouve ça bon ! Il releva la tête. Son regard trahissait une détresse atroce. — Et puis j’ai tout le temps la migraine, soupira-t-il. Là… et là (il toucha son front de part et d’autre des sourcils). C’est très localisé… J’ai l’impression que ce sont mes cornes qui poussent. Touche… dis-moi si tu sens quelque chose. Peggy effleura la tête du jeune homme. Maintenant qu’elle y regardait de plus près, elle réalisait que la physionomie de Dudley avait effectivement changé. Jamais, jusqu’à présent, il n’avait eu un front aussi… bosselé. « C’est vrai, songea-t-elle avec horreur. On dirait que sa boîte crânienne est en train de se modifier. » Elle se mordit les lèvres pour ne pas gémir. Ses doigts venaient de localiser deux nodosités évoquant des protubérances osseuses en formation. Elle ne put s’empêcher de penser à ces embryons de cornes qui apparaissent au front des veaux quand ils commencent à grandir. — Alors, tu me crois maintenant ? lui jeta nerveusement Dudley. — Oui, avoua-t-elle. — Ça fait partie d’un plan, martela le garçon. D’un plan général qui concerne les jeunes, les enfants. Les vaches exigent réparation pour tous les veaux qu’on leur a enlevés… Elles vont « adopter » les petits humains en guise de dédommagement, sans leur demander leur avis. Elles vont les transformer. Elles ont ce pouvoir, et elles n’hésiteront pas à s’en servir. Ça a déjà commencé. Il se cacha le visage au creux des paumes. — Ne me regarde pas ! hurla-t-il soudain. Je vois bien que je te dégoûte. Je n’ose même plus m’approcher d’un miroir. J’ai peur de ce que je vais y découvrir. Dans quelques semaines je commencerai à me déplacer à quatre pattes, et puis… Peggy Sue voulut lui prendre les mains pour le réconforter, mais le contact du crin rêche qui couvrait désormais la peau du jeune homme la fit frissonner. Elle ne put cacher sa répulsion. — Je ne t’en veux pas, soupira Dudley qui avait perçu le mouvement de recul de son amie. Mais tu comprends pourquoi je veux partir ? Je n’attendrai pas d’être changé en veau. Je préfère rejoindre le groupe de Seth Brunch, même si cela doit me coûter la vie, même s’il y a dans la forêt quelque chose de plus dangereux encore que les animaux de Point Bluff. — Je comprends, murmura Peggy. Je… je ne sais quoi te dire… Je voudrais t’aider… — Il n’y a rien à faire, gronda Dudley, a part liquider ces fichues bestioles avant qu’il ne soit trop tard. Je vais m’y employer. Tiens ta langue, c’est tout ce que je te demande. Maintenant va-t’en avant que Mélinda ne remarque mon absence. Peggy Sue se redressa. « C’est peut-être la dernière fois que nous nous voyons », pensa-t-elle le cœur étreint d’un horrible pressentiment. Déjà, Dudley se détournait. — Va-t’en ! répéta-t-il d’une voix où pointait la méchanceté. Je ne veux pas de ta pitié. La jeune fille s’enfuit en retenant ses larmes. Alors qu’elle marchait, une horrible pensée la visita. Et si ce qui arrivait à Dudley lui arrivait à elle, aussi ? Pendant quelques secondes elle fut dans l’incapacité d’avancer. La peur l’avait figée sur place, au beau milieu de la route. Elle revoyait les bosses sur le front du garçon, la pilosité rêche recouvrant ses bras… Elle prit conscience que le chien bleu était tout à fait capable de lui jouer un tour semblable. D’ailleurs, depuis qu’elle dormait dans la niche, elle avait plusieurs fois rêvé qu’elle courait à quatre pattes dans le jardin pour déterrer des os. Sur le coup, elle n’y avait pas prêté attention. A la lueur des révélations de Dudley ces fantasmagories nocturnes prenaient une dimension beaucoup plus angoissante. Aussitôt, elle scruta la chair de ses bras nus pour y détecter l’apparition d’une pilosité suspecte. Elle toucha son nez afin de s’assurer qu’il ne se changeait pas en truffe. Elle ne découvrit rien d’inquiétant mais se jura de demeurer vigilante. La puissance mentale des animaux dépassait ce qu’elle avait imaginé, leur force de suggestion parvenait désormais à subjuguer le cerveau et l’organisme des humains au point de leur faire croire n’importe quoi, même qu’ils devenaient des mutants. * Alors qu’elle atteignait la maison du notaire, elle entendit siffler dans les taillis bordant la route, comme si quelqu’un cherchait à attirer son attention. Regardant par-dessus son épaule, elle distingua une forme accroupie dans les buissons. — C’est moi, chuchota une voix féminine. Sonia… Sonia Lewine. Peggy Sue s’assura que personne ne l’observait, et se glissa dans les feuillages. — Ça fait trois jours que j’essaye de te parler, grommela Sonia, mais ton fichu chien bleu ne cesse de t’avoir à l’œil, alors j’ai dû me planquer et attendre. — Mais… bégaya Peggy, je croyais que tu… — Que j’étais devenue débile ? plaisanta Sonia. Ouais, ça a bien failli. J’ai été longtemps dans le brouillard, ça c’est vrai, mais j’ai refait surface. Comme tout allait de travers, j’ai préféré continuer à jouer les idiotes, par mesure de prudence, de cette manière personne ne faisait attention à moi. Peggy Sue se jeta au cou de son amie et la serra contre elle. — Comme je suis heureuse ! souffla-t-elle. Je te pensais perdue à jamais. — Je reviens de loin, sanglota Sonia. Bon sang ! j’ai bien failli me cramer la cervelle avec cette saleté de soleil. Elles se reprirent et essuyèrent leurs larmes. — Tu sais, murmura Sonia, les choses vont encore plus mal que vous ne l’imaginez. C’est ça que je voulais te dire. Quand mon cerveau s’est court-circuité, je me suis par hasard retrouvée branchée sur la fréquence utilisée par les animaux. Je ne sais pas pourquoi, mais il se trouve que je capte en partie leurs émissions télépathiques, et que j’arrive à les comprendre. Oh ! pas toutes, bien sûr… — Tu… tu peux les écouter ! s’exclama Peggy, à leur insu ? C’est formidable ! Personne n’est capable de le faire. — Ne t’emballe pas, fit Sonia Lewine. C’est pas de la hi-fi ! Je capte des bribes de pensées… des images. Les animaux communiquent beaucoup par images. Ils projettent dans l’esprit de leurs amis des petits films qui ressemblent aux bandes annonces des cinémas. En général elles sont cryptées… incompréhensibles, mais certaines d’entre elles sont regardables. Et j’en ai vu quelques-unes. Suffisamment en tout cas pour avoir froid dans le dos. Je crois avoir compris ce qui se prépare. Peggy Sue s’empressa de mettre Sonia au courant de ce qui arrivait au pauvre Dudley. — Ça va dans le sens de ce que je prévoyais, fit son amie avec un hochement de tête. En gros, il y a deux clans en présence, les modérés et les extrémistes. Les modérés veulent être dédommagés des préjudices subis. Les vaches dont on a tué les veaux veulent à leur tour arracher leurs enfants aux humains… et les changer en animaux. C’est ce qui se passe pour Dudley. Ils appellent ça « l’adoption punitive ». Peggy sentit ses cheveux se dresser sur sa nuque. — Ils peuvent réellement mener la transformation jusqu’au bout ? demanda-t-elle, la gorge sèche. — Non, je ne crois pas, répondit Sonia. Mais Mélinda réussira tout de même à effacer les souvenirs humains de Dudley. Elle les remplacera par les siens et donnera au pauvre garçon des goûts et des habitudes d’herbivore. Il se mettra à gambader à quatre pattes, il bouffera de l’herbe… il meuglera et donnera des coups de corne aux humains qui tenteront de l’approcher. Son corps se métamorphosera, mais pas totalement. Ce sera surtout mental. — Dudley ne se souviendra plus de rien ? gémit Peggy Sue. Ni de toi, ni de… moi ? — Pas même de ses parents, confirma Sonia. Il se prendra pour un veau, et agira comme tel. Et c’est valable pour tous les enfants que les bêtes décideront d’adopter… ou plutôt de « convertir ». — Tu as parlé de deux partis antagonistes, rappela Peggy Sue, quel est le second ? — Le second veut la guerre totale, soupira Sonia Lewine. Il rassemble les revanchards extrémistes qui réclament justice. Les animaux qui le composent estiment que l’homme doit payer pour ses crimes alimentaires. Ils nous reprochent d’avoir sacrifié des millions de bêtes sur l’autel des abattoirs. Ils disent que nous les avons ensuite dépecées pour éparpiller leurs dépouilles sur les présentoirs réfrigérés des supermarchés. Ils ne cessent de répéter que leurs enfants, leurs frères, leurs sœurs ont fini dans nos assiettes ou entre les tranches de pain de nos hamburgers. Pour tous ces crimes, ils estiment que nous devons être châtiés. — Mais comment ? s’enquit Peggy Sue. — En nous forçant à nous entre-dévorer, bien évidemment, lâcha Sonia. Notre punition sera à la mesure de nos crimes. — Tu veux dire… balbutia Peggy. Tu veux dire qu’ils peuvent agir sur nos esprits pour nous contraindre à nous comporter comme des cannibales ? — Exactement, confirma Peggy. Ils se contenteront de nous appliquer le vieux principe de suggestion dont ils usent et abusent depuis qu’ils ont pris le pouvoir. Ce sera facile. Tu veux savoir comment ils procéderont ? D’abord, ils priveront les enfants et les jeunes gens de la parole, les forçant à grogner comme des cochons de lait… ensuite, ils agiront sur l’esprit des adultes pour les convaincre que tous ces gosses sont effectivement des porcs. Ils savent comment réaliser ce tour de magie. Pour eux, c’est élémentaire. Ils n’auront pas de mal à persuader les parents de voir des cochons à la place de leurs rejetons. — Mais qu’espèrent-ils en agissant ainsi ? — Ne sois pas sotte, Peggy ! La famine menace, tu n’en as pas conscience ? Les réserves des supermarchés seront bientôt épuisées. La plupart des rayonnages sont vides. Nous vivons en circuit fermé depuis trop longtemps. Nous ne recevons plus aucune livraison de l’extérieur. Cela ne peut pas continuer. Depuis que tu vis chez le chien bleu, les choses se sont détériorées ; le shérif a dû prendre des mesures de rationnement. Les gens n’ont plus le droit d’acheter ce qui leur chante ni de constituer des réserves. On se serre la ceinture. Je n’exagère pas. La disette s’installe et l’on commencera bientôt à se battre pour la possession d’une simple boîte de conserve. — Je… je vois, bégaya Peggy Sue. — Quand manger deviendra une obsession, continua Sonia, les adultes n’auront plus qu’une idée : mettre à la broche ce cochon de lait inconnu qui s’obstine à vivre dans la chambre de leur gosse. Et ce cochon se sera justement… — Leur fils, compléta Peggy. — Exact, confirma Sonia Lewine. Voilà la vengeance des animaux. Forcer les humains à dévorer leurs propres enfants comme ils ont jadis dévoré veaux, moutons, agneaux. — Il faut prévenir les jeunes, ajouta Sonia, on doit faire une annonce au collège, sans tarder. — Je ne sais pas s’ils nous croiront, fit observer Peggy Sue, je suis plutôt mal vue… quant à toi on te considère comme une zinzin. — Je sais, soupira Sonia. Il faut essayer. 19 Les propos de Sonia avaient attiré l’attention de Peggy Sue sur le problème de l’alimentation. Depuis qu’elle était entrée au service du chien bleu, l’adolescente se nourrissait principalement des spaghettis à la tomate et des pizzas surgelées qu’elle avait respectivement trouvés dans les placards et le congélateur de la grande maison de maître. Elle n’avait pas pensé qu’à l’extérieur, la situation pouvait être différente. L’herbe, les fruits et les légumes, devenus bleus, avaient pris un goût horrible. Les humains ne parvenaient plus à les consommer. Seuls les animaux s’en accommodaient. Dans ces conditions il était assez difficile pour les hommes de devenir végétariens ! Encore une fois, les Invisibles avaient distribué aux uns et aux autres des cartes truquées. Dans l’après-midi, alors qu’elle accompagnait le chien à une nouvelle réunion politique, elle observa les rues et les boutiques avec attention. Elle vit qu’il n’y avait plus une seule boîte de conserve sur les rayonnages du supermarché. A part les produits d’entretien, il ne restait rien ! Il faisait très chaud. Le soleil bleu diffusait une lumière malsaine, épaisse, à travers laquelle les choses et les gens semblaient vibrer comme au fond d’un lac. Sous son chapeau de paille à larges bords, Peggy Sue transpirait. Les rares humains qu’elle croisa présentaient la même physionomie amaigrie, le même air maladif. Sonia Lewine n’avait pas exagéré : la ville était en proie à la famine. Privés de la possibilité de se rabattre sur une nourriture exclusivement végétale, les gens mouraient de faim. « Le piège se met en place », pensa Peggy. Elle dut attendre la fin des discussions, le chapeau du chien bleu sagement posé sur les genoux. Le conciliabule des bêtes terminé, elle reprit le chemin de la maison du notaire, en marchant dans le sillage de son « maître », dix pas derrière lui. Le corniaud était contrarié, cela se voyait à sa façon de claquer des mâchoires et d’agiter la tête. — Ça ne va pas ? demanda-t-elle. — Non, admit-il. Les choses sont en train de m’échapper. Je suis un modéré, et l’on me considère comme trop indulgent envers les humains. Je suis débordé par la fraction dure du Parti animal. Les choses n’évoluent pas comme je l’espérais. Les humains crèvent de faim… mais les carnassiers également. Les réserves de nourritures s’épuisent, pâtées, croquettes, tout a fondu comme neige au soleil. Nous comptions sur une révolte pour disposer de cadavres humains qui nous auraient fourni une excellente viande de boucherie. Hélas, cette rébellion n’a pas eu lieu. Seth Brunch complote beaucoup mais ne se décide guère à passer à l’action. Les chiens, les renards, les putois, les chats, les dingos, les coyotes, les lynx… tous les carnassiers de la ville et de la prairie exigent aujourd’hui d’être nourris. Ils s’impatientent. Ils réclament l’instauration d’un tribunal qui jugerait et condamnerait tous les criminels humains ayant profité de l’assassinat des animaux : les bouchers, les restaurateurs… mais aussi leurs complices : les cuisiniers, les serveurs. La gorge de Peggy Sue se noua. — A ce train-là, souffla-t-elle, vous pouvez également condamner les clients, c’est-à-dire toute la population de Point Bluff ! — Ne plaisante pas, soupira le chien. Je crois qu’ils y pensent. Plus il y aura de condamnés, plus il y aura de nourriture. Ta sœur Julia ferait partie du lot. — Je sais, gémit la jeune fille. Ne peux-tu rien faire pour les calmer ? — Ils ont faim ! grogna son interlocuteur. Et dans quelque temps je serai comme eux. (Il claqua des mâchoires, à la poursuite d’une mouche imaginaire. Au bout d’un moment, il ajouta :) Les vaches sont les plus déchaînées, elles réclament justice. Elles se préparent à une vengeance de grande envergure. Elles… elles veulent forcer les parents humains à dévorer leurs enfants. — On m’en a parlé, fit Peggy sans se compromettre. Je pensais qu’il s’agissait d’une rumeur fantaisiste. — Hélas non, soupira le chien bleu. Elles sont bien décidées à se venger. Le pire c’est qu’elles en ont les moyens. Le plan peut réussir car elles possèdent désormais la puissance mentale nécessaire à son exécution. Si elles s’y mettent toutes, elles parviendront à hypnotiser les adultes et à leur faire voir ce qu’elles veulent. C’est en réalité assez simple dès lors qu’on peut s’infiltrer dans les pensées d’un individu. Si je le voulais, je pourrais te faire croire que ces arbres sont en chocolat et te pousser à dévorer leur écorce. Tu ne te rendrais même pas compte que c’est une illusion. Tu mâcherais de la sciure, tu aurais la langue pleine d’échardes, et pourtant tu en redemanderais. Sa voix s’éloigna dans l’esprit de Peggy Sue. Il estimait sans doute en avoir trop dit. — Est-ce que tu t’opposerais à ce que je prévienne les jeunes du collège ? demanda-t-elle. — Non, fit le chien. Mais cela ne servira à rien. Ils auront beau savoir, les ondes de suggestion prendront le contrôle de leur cerveau sans qu’ils puissent ébaucher la moindre résistance. Vous n’avez pas assez de puissance mentale pour les repousser. Vous êtes des enfants, nous pouvons vous faire croire tout ce que nous voulons. Il semblait fatigué et démuni. Tout à coup, il fit volte-face pour regarder la jeune fille dans les yeux. — Je vais te rendre ta liberté, dit-il. Je suis menacé. Il n’est pas impossible que mes camarades de combat cherchent à m’assassiner. Je ne veux pas que tu sois victime de leur colère. Tu m’as bien servi, et je t’en remercie. Maintenant va-t’en, rentre chez toi. Je ne t’ai rien caché, tu sais ce qui va arriver, essaye de t’en sortir du mieux possible. Je t’aime bien, en fait. Dans une autre vie, j’aurais été content d’être ton chien… tu m’aurais promené, nous aurions joué ensemble, tu m’aurais raconté tes peines de cœur. Je n’aurais été qu’un chien, et toi une fille comme les autres. Tu vois le tableau : une gamine amoureuse et un cabot fidèle, toujours prêt à courir derrière la balle qu’on lui lance. Peggy ébaucha un geste dans sa direction. Il recula. — Va-t’en ! dit-il en découvrant les crocs. A présent c’est chacun pour soi. Et, tournant le dos à l’adolescente, il se mit à galoper sur l’interminable route en soulevant derrière lui un nuage de poussière. Après avoir hésité, Peggy Sue se décida à revenir sur ses pas et à rentrer en ville. Quand elle arriva au gymnase, elle fut frappée par la mauvaise mine de Julia et de M’man. — On voit que tu as mangé à ta faim ! ricana sa sœur en guise de bienvenue. Regardez-moi ces bonnes joues rondes ! Leur mère intervint pour lui demander de parler moins fort, mais elle semblait épuisée. — Tu n’as rien apporté ? s’inquiéta-t-elle. Peggy Sue, en chuchotant, essaya de leur expliquer que les animaux carnassiers souffraient, eux aussi, de la pénurie de nourriture. Elle vit bien qu’on ne la croyait pas. — Toutes les réserves sont épuisées, ou presque, insista-t-elle. Et le chien bleu ne parvient plus à se faire obéir. — Qu’est-ce que tu racontes ? s’impatienta Julia. Tu veux dire qu’ils envisagent de nous dévorer ? — C’est à peu près ça, admit Peggy. * La nuit même, en compagnie de Sonia Lewine, elle demanda au directeur du collège de convoquer les élèves dans le réfectoire. On avait cessé de tisser et de coudre des costumes depuis plusieurs jours car les animaux ne se présentaient plus aux essayages. Quand les jeunes gens furent rassemblés, Peggy Sue prit la parole et exposa dans le détail les différentes menaces qui pesaient sur Point Bluff. Hélas, lorsqu’elle évoqua les métamorphoses et le cannibalisme parental, sa voix fut couverte par les sifflets, les huées. On refusait tout bonnement de la croire. Sonia Lewine n’eut pas plus de succès. On la traita de débile et certains lui conseillèrent de retourner à la maternelle apprendre l’alphabet. — Ta cervelle a les mêmes capacités de réflexion qu’une omelette mexicaine ! cria un garçon au visage couvert de boutons. Seul Seth Brunch demeura silencieux, le sourcil froncé. Peggy Sue eut la conviction qu’il ne mettait nullement en doute ses informations. La conférence virant au chaos, le Principal dut intervenir pour ramener l’ordre. A l’idée que leurs parents puissent les prendre pour des cochons de lait et les dévorer, certains adolescents se tordaient de rire. Sonia avait les larmes aux yeux. — Au moins on aura essayé, soupira Peggy en la serrant contre elle. — Qu’est-ce que c’était que ce délire ? interrogea le shérif, qui avait assisté à l’intervention des deux jeunes filles, vous avez perdu la tête ? Vous voulez créer la panique ? — Je n’ai dit que la vérité, martela Peggy Sue. Dans peu de temps, les jeunes de Point Bluff vont se trouver confrontés à un choix terrifiant. — C’est n’importe quoi ! se moqua Cari Bluster. Peggy essayait de conserver son calme et de ne pas fondre en larmes sous l’effet de l’énervement. La salle se vida dans la bousculade et les rires. « Cela leur fait trop peur, songea Peggy Sue, ils ne veulent pas regarder la réalité en face. » Les deux amies se retrouvèrent seules. Depuis le début des événements la plupart des salles de classe étaient désertes. Les adolescents erraient dans la campagne, à la recherche de nourriture. Toutefois, ils n’entraient pas dans la forêt car plusieurs d’entre eux, qui avaient commis l’imprudence de ne pas respecter ce no man’s land, n’étaient jamais revenus. Peggy Sue et Sonia décidèrent d’aller rendre visite à Dudley. En les voyant passer, trois garçons poussèrent des grognements de cochon. — Les imbéciles, soupira Sonia. On essaye de leur sauver la vie, et ils se paient notre tête. Elles sortirent du bâtiment et prirent la route menant à la ferme où leur ami était retenu prisonnier. La lune était pleine. Énorme, elle emplissait tout le ciel. Les deux jeunes filles avançaient dans la nuit, précédées par l’écho de leurs pas. Elles n’osaient parler de ce qui allait arriver. A un moment, elles s’arrêtèrent pour scruter la forêt qui encerclait Point Bluff telle une muraille bruissante. Au-delà c’était la liberté, le monde normal… Elles atteignirent enfin la ferme plongée dans l’obscurité comme tous les bâtiments habités par les animaux, ceux-ci n’éprouvant pas le besoin d’allumer la moindre lampe. — On y va ? proposa Sonia. Peggy Sue hocha la tête, elle avait peur de ce qu’elles allaient découvrir. Le cri d’une chouette les fit sursauter. Un raton laveur s’agita et tenta de s’infiltrer mentalement dans leurs têtes, mais il n’avait pas assez de puissance télépathique pour les gêner, et renonça presque aussitôt à cette incursion. Sonia poussa la porte de la grange et s’immobilisa pour donner à ses yeux le temps de s’habituer aux ténèbres. — Il y a… quelqu’un, constata-t-elle d’une toute petite voix. Peggy s’agenouilla. C’était Dudley, recroquevillé sur des bottes de paille. Il ne portait qu’un vieux pantalon déchiré. Il dormait. Son torse était couvert d’une toison rêche, blonde. Son cou avait épaissi jusqu’à prendre des proportions taurines. Son nez écrasé, mouillé de morve, avait maintenant l’aspect d’un mufle. Et il avait des cornes… On ne voyait qu’elles, saillant de part et d’autre du front. — Quelle horreur ! hoqueta Sonia. Lui qui était si mignon… on dirait un… un veau. — C’est ce qu’il est en train de devenir, chuchota Peggy. L’émotion rendait ses paroles presque incompréhensibles. — Il… était si mignon, répéta sottement Sonia Lewine. Regarde… regarde ce qu’il est devenu. Quel gâchis ! Elle semblait partagée entre la rage et le chagrin. Cette fois, elle avait parlé trop fort, Dudley s’agita en grognant. Il avait la respiration lourde et des gestes qui n’avaient déjà plus rien d’humain. Horrifiée, Peggy s’aperçut tout à coup que les doigts du garçon s’étaient soudés entre eux de manière à former une sorte de sabot. — Viens, dit-elle en saisissant le bras de Sonia. Allons-nous-en. Au même moment, Dudley ouvrit les yeux et la regarda. — C’est… c’est nous, bredouilla-t-elle. Le jeune homme ne réagit pas. Comme un animal dérangé dans son sommeil, il essayait d’analyser la situation sans bien comprendre ce qui se passait. — Il ne nous reconnaît pas, hoqueta Sonia. Bon sang ! il ne sait même plus qui on est ! Dudley s’ébroua, puis, après avoir flairé la paille sur laquelle il reposait, entreprit d’en mastiquer quelques brins. — Viens, souffla Peggy en tirant Sonia au-dehors. Ça ne sert à rien. Mélinda, la vache qui l’a adopté, a réussi à effacer ses souvenirs d’humain. Elles s’enfuirent en courant comme des folles, et le vent de la nuit sécha les larmes sur leurs joues. * Au gymnase comme en ville, tout allait de travers. Les adjoints du shérif avaient cessé de monter la garde. Les portes jadis cadenassées étaient battantes. Mettant à profit ce manque de surveillance, les gens commençaient à rentrer chez eux. M’man et Julia faisaient partie du nombre. Elles avaient décidé de regagner le camp de trailing et de se réfugier à l’intérieur de la vieille caravane. L’atmosphère était lugubre. En arrivant au camping, tout le monde s’était empressé de vérifier l’eau, l’huile, l’essence, comme s’il était possible de s’élancer sur les routes et de tourner le dos à Point Bluff. Ces préparatifs achevés, les conducteurs avaient commencé à marcher en rond autour de leurs véhicules en jetant des regards sombres en direction de la forêt. Car c’était bien là le problème… Qui donc oserait s’y risquer le premier ? — Il n’y a qu’à former une caravane, avait proposé un gros homme en chemise de bûcheron. Si nous fonçons tous ensemble, il ne nous arrivera rien ! Son idée n’avait séduit personne. Depuis, on attendait, dans le crépitement agaçant des postes de radio qui s’obstinaient à capter la cacophonie des différents sons télépathiques des animaux occupés à converser mentalement. Tout le monde souffrait de la faim. Les plus jeunes, incapables de résister, s’entêtaient à manger des fruits bleus qui les rendaient malades. M’man avait fait l’inventaire des placards dans la vieille caravane et tiré de la « réserve de détresse » quelques conserves de haricots à la tomate sur lesquels ses deux filles s’étaient jetées en gémissant de gourmandise. — Cela ne nous mènera pas loin, avait-elle soupiré. Si au moins nous pouvions aller dans la forêt, je suis certaine qu’on y trouverait des fruits et des plantes consommables. Les arbres sont touffus, ils ont probablement intercepté les rayons du soleil bleu. Ce qui pousse au ras du sol n’a pas été infecté… oui, c’est là qu’il faudrait chercher. — J’irai demain, décida Peggy Sue, mais n’en parle à personne. — C’est tout toi, ça ! ricana Julia. Après t’être planquée chez le chien bleu voilà que tu veux jouer les héroïnes ! * Le lendemain, au lever du jour, Peggy sortit de la caravane sur la pointe des pieds et prit la direction de la forêt. Elle ne savait pas comment les Invisibles réagiraient à son intrusion et se préparait au pire. Elle battit les buissons à la recherche d’éventuels fruits sauvages. Elle ramassa des mûres, ainsi que d’autres baies comestibles. Il faisait sombre sous les arbres, on avait l’illusion que la nuit restait prisonnière du sous-bois alors que le jour se levait partout ailleurs. Peggy Sue était occupée à cueillir des pissenlits quand une émission mentale traversa son esprit. Ce fut un coup de sonde rapide, pas assez cependant pour passer inaperçu, et la jeune fille sut que des animaux télépathes se tenaient là, embusqués dans les taillis. Elle fit comme si elle ne s’était rendu compte de rien. Il ne lui fallut pas longtemps pour repérer trois ou quatre vaches se cachant derrière les arbres. Dans les ténèbres de la forêt, la présence de ces ruminants silencieux, plantés en embuscade au milieu des buissons d’épineux, prenait une dimension inquiétante. Que faisaient-ils là, si loin de leur étable ? « Un commando, songea Peggy. Un commando de vaches muettes. » C’était cocasse… et terrifiant. La jeune fille jugea prudent de battre en retraite. Aucune pensée étrangère n’explorait plus son cerveau, les bêtes ne l’avaient pas prise pour cible, elles visaient quelqu’un d’autre. Mais qui ? L’adolescente regagna la caravane familiale. Julia se jeta sur le butin de mûres et s’en barbouilla les lèvres. Il fallut lui intimer d’arrêter avant qu’elle ne liquide le contenu du panier. * Peggy Sue resta toute la journée sur le qui-vive. Dans le courant de l’après-midi une subite agitation s’empara du camp de caravaning. Des cris éclatèrent, des galopades emplirent les travées. Les gens s’interpellaient, se bousculaient. M’man ouvrit la porte cabossée pour risquer la tête au-dehors. — M’dame Fairway ! lui cria un voisin en tee-shirt qui brandissait une batte de base-ball, Johnny Blackwell vient de repérer un cochon qui rôdait entre les caravanes… un cochon de lait. Si on l’attrape on fera un super barbecue ! Venez vite avec vos filles, on sera pas trop nombreux pour le coincer. Aux mots « cochon de lait », Peggy Sue avait dressé l’oreille. Elle eut peur de comprendre ce qui était en train de se passer. « Ce n’est pas un cochon, pensa-t-elle, c’est un enfant… Voilà pourquoi les vaches se tiennent cachées dans la forêt, elles sont en train de bombarder le camp d’ondes hypnotiques ! » Déjà, Julia retournait le contenu des placards à la recherche d’une arme, d’un gourdin. — Faut y aller ! glapissait-elle d’une voix stridente. Si on reste là les bras croisés, on n’aura pas le droit d’y goûter. Armée d’un vieux fusil-harpon où s’emmanchait une flèche rouillée, elle se précipita dehors, à la suite de la meute hurlante. — On ne peut pas les laisser faire ça ! cria Peggy Sue. Il faut les en empêcher. — Assez de sensiblerie ! gronda sa mère. Nous mourons tous de faim et ce n’est qu’un cochon. — Mais non ! gémit la jeune fille. Justement pas ! Se dégageant de l’étreinte de M’man, elle sauta sur le sol et faillit être piétinée par les occupants du camping qui couraient en brandissant des marteaux, des piquets ou des haches. — Arrêtez ! hurla-t-elle, ce n’est pas ce que vous croyez ! Personne ne l’écouta. Ils avaient les yeux hors de la tête, la bave de la gourmandise aux lèvres. Ils ne pensaient plus qu’au barbecue, aux travers de porc, aux côtelettes, aux… — Là ! Là ! hurla quelqu’un, il essaye de se cacher sous la roulotte de la mère Jenkins. Coincez-le, vite ! Maxwell, prépare ton couteau pour le saigner. — Écoutez-le couiner ! ricana Sandra Wizcek, il sent que son heure est proche. Peggy Sue les dévisagea, atterrée. Elle ne les reconnaissait plus. La faim avait fait d’eux des ogres aux yeux fous. Jouant des coudes, elle se fraya un chemin dans la cohue. Ils s’excitaient, désignant du doigt un gosse terrifié qui tentait de ramper sous les caravanes pour se mettre hors de portée des mains qui voulaient le capturer. « C’est Tony, constata Peggy Sue, le cadet de la famille Wizcek. Sa mère ne le reconnaît plus, elle est même la plus enragée de tous. Si elle l’attrape, elle lui cassera la tête avec son gourdin. » — C’est Tony ! hurla-t-elle. Arrêtez ! Vous êtes fou ! C’est Tony ! On la repoussa. Un vieil homme lui expédia un coup de coude dans l’estomac pour prendre sa place au premier rang. Le souffle coupé, Peggy dut reculer. En raison de sa petite taille, le gosse avait réussi à se recroqueviller hors d’atteinte des mains des adultes déchaînés, mais déjà, un adolescent très maigre qu’on surnommait « L’Anguille » s’appliquait à ramper dans sa direction, un couteau entre les dents. — Saigne-le ! hurlait Mme Wizcek au comble de l’excitation. Peggy Sue comprit qu’il lui restait peu de temps pour agir. Elle eut une illumination. Tournant le dos à la foule, elle fila en direction de la forêt. Au passage, elle préleva une bûche enflammée sur le feu que les gosses du camp étaient en train d’allumer pour faire rôtir l’animal. Cette torche brandie au-dessus de la tête, elle se jeta dans les taillis à la rencontre des vaches embusquées dans la pénombre et agita le brandon sous leurs naseaux. Les ruminants reculèrent, effrayés par les flammes. La peur leur fit perdre le contrôle de leurs émissions hypnotiques. Aussitôt des cris de déception s’élevèrent du camping. Peggy Sue poussa son avantage et poursuivit les bêtes dans les buissons, n’hésitant pas à leur roussir le cuir. Elle espérait que la douleur des brûlures les empêcherait de se remettre à l’ouvrage. Très vite, les animaux disparurent entre les troncs, et elle se retrouva seule, sa torche charbonneuse à la main. Quand elle revint sur ses pas, les gens du campement étaient en grande discussion, chacun accusant l’autre d’avoir laissé échapper le cochon. — C’est la faute du petit Tony, grognait un homme, il a dû lui faire peur. — J’y pige rien, grommelait un autre. Un coup je voyais l’cochon, la seconde d’après c’était le gosse qui se tenait à la même place. — Vous êtes des chasseurs à la manque ! vociférait Mme Wizcek furibonde. Si vous aviez été plus rapide, on l’aurait eu ce barbecue, et à l’heure qu’il est on serait déjà en train de se régaler. Julia, comme les autres, était de mauvaise humeur. Elle agitait son fusil sous-marin rouillé. — C’est rageant ! répétait-elle. Dire qu’il était là, à portée de main… C’est ta faute aussi, pourquoi nous empêchais-tu d’approcher ! On a perdu du temps à cause de toi. M’man intervint pour la faire taire avant que la colère de la foule ne se retourne contre Peggy Sue. Celle-ci chercha Tony du regard. Le marmot se tenait recroquevillé sous une table de camping. Grelottant de terreur, il avait fermé les yeux pour ne plus voir les adultes qui se pressaient autour de lui. « Je lui ai sauvé la vie, pensa la jeune fille, mais ce n’est que partie remise, les vaches extrémistes reviendront. Elles tiennent à leur vengeance. Elles iront jusqu’au bout. » * Le soir même, Peggy Sue dut faire face à une nouvelle alerte. Un second « cochon » fut localisé dans le camping. M’man et Julia étaient en train de s’assoupir quand un poing impérieux fit trembler la porte métallique de la caravane. Jim Bockton, un mécanicien au chômage, passa la tête dans l’entrebâillement pour crier : — Vous connaissez la dernière ? Les Sanchez, ces Mexicains qui campent dans un vieux wagon pourri à l’autre bout du terrain… ils cachent trois cochons chez eux ! Vous vous rendez compte ? Pendant que tout le monde meurt de faim, ces saligauds dissimulent de quoi nourrir tout une communauté ! — Est-ce possible ? s’étonna M’man, ils sont pourtant bien gentils, et leurs trois petits garçons sont si mignons. — En attendant, coupa Bockton, ils cachent trois porcelets chez eux. Vous venez avec nous ? On va là-bas en comité, pour confisquer cette bonne nourriture sur pattes. Le vieux Kurt est en train d’allumer le barbecue. Peggy Sue se dressa. Trois petits garçons… trois cochons de lait… Les vaches avaient repris leurs émissions télépathiques ! Cette fois elle ne perdrait pas de temps à parlementer avec la foule, elle filerait droit dans la forêt. — M’man, supplia Julia, faut y aller, sinon on n’aura rien… — Tu as raison, capitula Mme Fairway. On n’est pas en mesure de faire les difficiles. — Je prends le fusil-harpon, décida Julia… et deux flèches de rechange, au cas où. Elles sortirent, emboîtant le pas à Bockton. Peggy bondit hors de la caravane et courut au barbecue. Comme elle l’avait fait quelques heures auparavant elle vola une branche enflammée et fila vers le sous-bois tandis que les campeurs assiégeaient le wagon des Sanchez. Les vaches étaient là, mais cette fois elles s’attendaient à la réaction de Peggy Sue et la jeune fille encaissa un coup de corne télépathique qui la fit hurler de douleur. Elle s’effondra avec l’impression que ses intestins coulaient de son ventre ouvert. « Ce n’est qu’une illusion ! se força-t-elle à penser, la sueur lui coulant sur le visage. Réagis, ne te laisse pas berner. Ça n’a aucune réalité. Elles ne t’ont pas touchée. » Cependant la souffrance lui coupait la respiration. Elle rassembla ses forces et, ramassant la torche, tituba vers les vaches. Cette fois elle fut moins conciliante et leur brûla le museau. Les ruminants reculèrent en désordre. La confusion avait désorganisé leur stratégie mentale et le phénomène d’hypnose collective qui frappait la population du camping se dissipa d’un coup. Les enfants des Sanchez étaient sauvés. « Mais je ne pourrai pas être partout, pensa Peggy en se massant le nombril. Qui sait si, en ce moment même, à Point Bluff, des parents ne sont pas en train de rôtir à la broche leurs propres enfants ? » Comme pour confirmer ses craintes, elle vit surgir Sonia Lewine, hors d’haleine. — Ça va très mal en ville, souffla la jeune fille en laissant choir sa bicyclette. Les gens sont devenus fous, ils croient voir des cochons partout ! Ils galopent dans les rues en brandissant des fourches ! Ils ont déjà tué le petit Mickey Baldwin… ce gosse de dix ans qui distribuait les journaux le dimanche, tu sais ? Ils sont en train de le faire cuire sur la place de la mairie… et… et le shérif en a mangé un morceau ! Elle dut s’écarter pour vomir au pied d’un arbre. Peggy Sue la soutint et lui nettoya la bouche avec son mouchoir. — Viens, dit-elle, tu vas dormir avec moi dans la caravane. Je ne veux pas que tu te promènes seule sur les routes ce soir. Peggy Sue et Sonia se barricadèrent à l’arrière du véhicule, le plus loin possible de M’man et de Julia qui se désespéraient de la disparition des trois porcelets vivant dans la cabane des Sanchez. — Je ne comprends pas comment ils s’y sont pris pour les escamoter, grommelait Julia. Mais j’en ai encore l’eau à la bouche… Ooh ! ces trois jolis petits cochons, si roses, si gras… — Tais-toi, ordonna M’man, tu te fais du mal. — Qu’est-ce qu’on va devenir ? gémit Sonia en se blottissant contre son amie. Si on ne trouve pas très vite une solution, ce sera bientôt notre tour. 20 Cette nuit infernale sema la panique chez les adolescents. Terrifiés par le sinistre « barbecue » de la place de l’hôtel de ville, les jeunes gens n’avaient plus aucune confiance dans leurs parents. Ils avaient cessé de se moquer de Peggy Sue et, bien au contraire, la suppliaient de leur donner des conseils. — Mon père et ma mère m’ont poursuivi toute la nuit un couteau de cuisine à la main, bredouillait Mike. Si je n’avais pas réussi à me barricader dans le grenier, je serais mort et débité en côtelettes à l’heure qu’il est ! — C’est pareil pour moi ! gémirent dix autres garçons. Bon sang ! Ils étaient comme des démons, les yeux hors de la tête, à se pourlécher les babines… — Le pire, sanglota Elisa Morton, c’est qu’au matin ils ne se rappelaient plus rien. Tout s’était effacé de leur tête. Ils tremblaient à l’idée de vivre une autre nuit d’horreur. — Une chose est sûre, conclut Peggy Sue, les animaux ont du mal à maintenir durablement la puissance de leurs émissions hypnotiques. Cet exercice les épuise. Sans doute leur occasionne-t-il de méchantes migraines, sinon ils auraient recommencé dès ce matin, or ce n’est pas le cas. — Tu crois qu’ils ont besoin de recharger leurs batteries ? demanda Sonia. — Oui, fit Peggy. En ce moment, ils sont à plat, mais cela ne durera pas. Elle dut grimper sur un bureau pour improviser un discours et expliquer aux jeunes gens que toutes les bêtes ne désiraient pas se venger. — Les raids hypnotiques sont le fait d’un noyau de vaches extrémistes, cria-t-elle. — Et les autres… lança Mike en agitant les bras. Celles qui transforment les enfants en veaux… est-ce qu’elles nous protégeraient ? — Sans doute, hasarda Peggy Sue. Il n’en fallut pas davantage pour déclencher la ruée des adolescents hors du collège. Ils couraient, se bousculant, piétinant le conseiller d’éducation. Peggy et Sonia mirent un moment à comprendre qu’ils galopaient en direction des fermes voisines pour essayer de se placer sous la protection du premier ruminant qui voudrait bien les adopter. Peggy Sue agrippa Mike par la manche, mais le garçon se dégagea d’un mouvement sec pour enfourcher son vélo. — Tu ne sais pas ce que tu fais, lui souffla-t-elle. Tu n’as pas vu ce qui est arrivé à Dudley. — Il s’est réellement changé en veau, renchérit Sonia d’une voix étranglée. — Mieux vaut être veau que mort ! cracha Mike, et il se mit à pédaler furieusement vers la sortie de la ville. — Ils ont tous perdu la boule, murmura Sonia Lewine. C’est dingue… toutes ces petites minettes qui, il y a un mois, auraient préféré être foudroyées par l’orage plutôt que de venir en cours avec un pull usé, elles sont prêtes aujourd’hui à se métamorphoser en génisses. C’est trop ! J’hallucine ! — Elles ont peur, soupira Peggy Sue. Et je suis comme elles. Je n’ai pas très envie de retourner au camping. Je repense à ma sœur… hier soir, elle était parmi les plus déchaînés. « Après ce que j’ai fait aux vaches, songeait-elle, elles vont me prendre pour cible. Il faudra que je sois sur mes gardes. » — On ne peut pas rester dehors, se lamenta Sonia, c’est trop dangereux. Je vais essayer de m’aménager une planque dans le grenier, chez mes parents. Il y a un placard ; en posant un loquet à l’intérieur, je pourrai m’y enfermer. La porte est solide. Si tu ne sais pas où aller, viens m’y retrouver, c’est assez large pour qu’on y tienne à deux. Elle s’éclipsa car elle voulait profiter de l’absence d’émissions télépathiques pour bricoler sa cachette. Peggy n’essaya pas de la retenir. Une fois seule, elle se sentit encore plus désemparée. Le collège désert amplifiait les bruits et elle sursautait au moindre grincement. Si on la pourchassait ici, elle serait sans défense puisque la plupart des portes ne fermaient pas à clef. Elle décida malgré tout de rentrer au camp de caravaning. En chemin, elle vit des groupes d’adolescents allant de ferme en ferme pour mendier une adoption salvatrice. Les garçons n’hésitaient pas à ôter leur tee-shirt pour exhiber leur musculature et prouver qu’ils feraient de bons veaux bien bâtis. Elle les trouva pathétiques, ils n’avaient aucune idée de ce qui les attendait. Ils n’avaient pas vu Dudley, broutant la paille de sa litière, l’œil voilé d’abrutissement. Quelques vaches, intéressées par toute cette agitation, avaient daigné sortir des étables afin d’examiner ces candidats à la bestialité. Elles ruminaient, placides, en les regardant gesticuler. Peggy Sue atteignit enfin le camping. Elle fut surprise d’y découvrir des hommes armés d’épieux, de fourches, qui patrouillaient entre les caravanes. En s’approchant, elle reconnut ses voisins. — C’est au cas où les cochons reviendraient, lui chuchota Bockton. Cette fois on ne les laissera pas filer ! Tu peux me croire ! Comme elle se dirigeait vers la caravane familiale, l’homme la rattrapa pour lui souffler : — Si tu as des informations sur les gens qui cachent chez eux de la nourriture, tu ferais mieux de me les communiquer. Sinon ça ira mal… Tout le monde doit collaborer. C’est la règle. Ceux qui n’auront pas pris part à la chasse n’auront rien à manger. Il la fixait avec une lueur de folie dans le regard. Elle prit peur et s’empressa de grimper dans la caravane. M’man et Julia s’y tenaient, maussades. Elles jouaient aux cartes pour essayer de passer le temps… et oublier la faim. Peggy Sue commençait elle aussi à souffrir de crampes d’estomac. — Tu as vu ? lui lança sa sœur. On a installé des sentinelles. Elles ont le droit de regarder dans les caravanes et dans les tentes à tout moment. C’est pour ça qu’il ne faut plus tirer les rideaux ni éteindre la lumière. S’ils croient qu’on est caché dans le noir pour manger en secret, ils enfonceront la porte. « Vous êtes tous en train de devenir dingues ! » faillit crier Peggy Sue. Elle se recroquevilla sur le vieux canapé et feignit de s’absorber dans la lecture d’un roman. En réalité, elle demeurait aux aguets, se préparant au pire. Elle se demandait si les vaches auraient récupéré assez de puissance mentale pour lancer une deuxième attaque hypnotique à la tombée du jour. — Mes pauvres petites, se lamenta M’man, je n’ai plus grand-chose à vous donner. J’ai retrouvé trois vieux sachets de cacahuètes salées au fond d’un sac de plage. Elles sont périmées mais c’est ça ou rien. Julia et Peggy Sue se jetèrent sur cette nourriture dérisoire au goût d’huile rance qui ne fit qu’aviver leur appétit. Le silence s’installa, lourd. Au bout d’un moment, Peggy eut la désagréable impression que le regard de Julia s’appesantissait sur ses épaules et ses bras nus. Il y avait dans ce regard quelque chose qu’elle n’aimait pas, une… gourmandise totalement déplacée. On eût dit que Julia était en train de contempler un plat succulent dont elle reniflait le fumet imaginaire. — Si… si on faisait une partie de cartes ? proposa Peggy Sue. Sa mère et sa sœur ne répondirent pas. A présent, elles la fixaient toutes les deux avec une attention hallucinée. Julia tendit le bras en travers de la table pour pincer Peggy au gras du bras. — Aïe ! gémit l’adolescente. T’es folle ? Mais elle savait parfaitement ce qui arrivait à sa sœur. Elle le savait même trop bien. Les émissions hypnotiques venaient de reprendre ! Les animaux étaient en train d’installer des images fictives dans l’esprit des adultes… des images qui, dans quelques minutes, allaient leur présenter leur fils ou leur fille sous les traits d’un cochon. La panique lui mit la sueur au front. Julia se passa la langue sur les lèvres en murmurant : — Ça sent bon. — Ouais, renchérit M’man. Il… il est bien gras… et si tendre. Peggy Sue repoussa sa chaise et mesura du regard la distance qui la séparait de la porte. Cependant, si l’illusion était en train de s’implanter dans l’esprit de tous les adultes, elle ne serait pas davantage en sécurité à l’extérieur de la caravane. — Il va filer, chuinta M’man en fouillant dans le tiroir du meuble de cuisine. Le laisse pas s’échapper ou c’est les autres qui vont le prendre. Elle avait une expression horrible sur le visage. « On dirait une ogresse ! » pensa Peggy Sue en essayant de ne pas perdre son sang-froid. — Arrêtez ! cria-t-elle. Vous savez bien qui je suis ! Regardez-moi ! C’est moi Peggy Sue ! Peggy Sue ! — Écoute-le couiner ! grogna Julia. Faut l’faire taire avant que les autres ne l’entendent. Pas question de le partager, on le gardera pour nous. Seulement pour nous. — Oui, fit M’man. C’est Peggy qui sera contente en découvrant une paire de bonnes côtelettes dans son assiette ! — Mais c’est moi, Peggy ! hurla la jeune fille. Réveillez-vous ! Ne vous laissez pas hypnotiser ! Les deux femmes bondirent sur elle pour essayer de l’immobiliser. Peggy dut se débattre de toutes ses forces pour leur échapper. Leur gesticulation produisait un vacarme effroyable. La table se renversa, une étagère s’écroula. M’man brandissait son couteau… Au même moment un épouvantable craquement retentit et un éclair jaillit du ciel. Un orage éclatait au-dessus de la ville. Julia et M’man se figèrent en battant des paupières, comme si elles ne comprenaient pas ce qui leur arrivait. — Où… où est passé le cochon ? bredouilla Julia. « C’est la foudre ! songea Peggy Sue. La décharge électrique a perturbé les ondes hypnotiques ! » Elle en profita pour se dégager. Tout le temps que durerait l’orage, les éclairs contrarieraient les émissions télépathiques des animaux, les adultes ne seraient donc plus la proie des mirages que par à-coups. Peggy courut vers la porte et bondit à l’extérieur. Les patrouilleurs la regardèrent avec la même expression éberluée que sa mère et sa sœur. Elle s’élança en direction du champ de maïs, de l’autre côté de la route. Il pleuvait dru ; en quelques secondes, ses vêtements lui collèrent à la peau. Elle pataugea dans la terre détrempée. Ce qu’elle craignait ne tarda pas à se produire. La voix de Bockton explosa derrière elle : — Là ! vociférait-il. Un cochon ! Il court vers le maïs ! Tous sur lui ! Vite ! C’était à prévoir : les effets électromagnétiques de la foudre s’étant dissipés, les animaux recommençaient à émettre. L’adolescente jeta un bref regard par-dessus son épaule et frissonna d’épouvante. Toute la population du camping galopait dans son sillage en brandissant des armes improvisées. M’man et Julia venaient en tête… elles criaient : — Il est à nous ! C’est nous qui l’avons vu en premier ! Peggy Sue plongea dans le mur végétal du maïs dont les hautes tiges la dissimulaient aux regards de ses poursuivants. Elle courait le plus vite possible, giflée par les feuilles, s’étalant parfois dans la boue. Alors une longue poursuite commença. Quand un éclair disloquait la voûte céleste, les chasseurs sortaient de leur hypnose pour quelques minutes et tournaient en rond en se demandant ce qu’ils faisaient là ; ces brefs répits permettaient à Peggy Sue de prendre de l’avance. C’est ainsi qu’elle parvint aux abords de la ville. Elle grelottait de peur et de froid, ses vêtements dégoulinants l’enveloppaient comme des serpillières. Un point de côté lui sciait le flanc et elle avait le plus grand mal à courir. Elle hésita à pénétrer dans la cité. Si l’orage cessait alors qu’elle se trouvait au beau milieu de la rue principale, tout le monde se jetterait sur elle pour la mettre à mort. Elle regarda derrière elle. Les gens du camping progressaient à travers le maïs. Ils avaient si faim que le déluge ne ralentissait pas leur course. Elle ne devait pas rester là. « La maison de Sonia est à l’autre bout de la ville, songea-t-elle. Pour la rejoindre il me faudrait traverser tout Point Bluff. Ce serait du suicide. » Soudain, une grande silhouette recouverte d’un ciré noir se dressa devant elle, lui arrachant un cri de terreur. — Suis-moi, dit Seth Brunch, je sais ce qui se passe. Va te cacher dans mon garage… Était-ce un piège ? La prenait-il, lui aussi, pour un cochon ? « Et s’il essayait de m’attirer à l’écart pour me dévorer sans partager avec les autres ? » se demanda Peggy. — Secoue-toi, idiote ! lança le professeur de mathématiques toujours aimable. Tes poursuivants se rapprochent. Viens, ce n’est qu’à cinquante mètres ! L’adolescente se décida à le suivre ; de toute manière elle était épuisée et ne savait où aller. Elle courut dans les traces du prof jusqu’à une petite maison. Ils s’engouffrèrent tous deux dans le garage, et Brunch s’empressa d’actionner la télécommande pour rabattre la porte automatique. Peggy essuya l’eau qui ruisselait sur son visage et le regarda avec méfiance. — Vous n’êtes pas sensible aux émissions hypnotiques ? lui demanda-t-elle. Vous ne voyez pas les enfants sous l’apparence de cochons de lait ? — Si, bien sûr, dit sourdement Brunch, mais je suis plus intelligent que tous ces ploucs, et je sais me dominer. Je ne me laisse pas berner par des mirages grossiers, c’est une question de volonté… et de force mentale. « Toujours aussi prétentieux », songea la jeune fille. Il avait maigri et paraissait encore plus lugubre qu’avant le début des événements. — Tu vas rester ici jusqu’à ce que les animaux aient cessé d’émettre, déclara-t-il. Moi, je vais monter à l’étage et prendre un somnifère pour ne pas être conscient au cas où les bêtes te localiseraient et tenteraient de m’hypnotiser. De cette manière, si elles concentrent leurs ondes sur mon cerveau, elles trouveront porte close, je dormirai à poings fermés. Il se mit à fouiller dans une caisse et en tira des vêtements qu’il lança à Peggy. — Change-toi, dit-il, tu vas attraper la mort. L’adolescente le regarda sortir, à demi rassurée. Après avoir enfilé des habits secs, elle resta recroquevillée dans l’obscurité, derrière la porte du garage, à écouter les bruits de la route. Elle entendit passer ses poursuivants, et reconnut la voix de Julia qui criait : — Mais où est donc ce damné cochon ? — Il faut le trouver, gémit M’man. Je vais m’évanouir si je ne mange pas… — Allons en ville ! proposa Bockton, il y a toujours plein de porcs qui rôdent aux abords du collège, on a peut-être une chance d’en choper un ! 21 Peggy Sue resta en alerte pendant des heures, épiant les bruits en provenance de la ville. Les tiraillements de son estomac vide l’empêchaient de trouver le sommeil. Tapie au fond du garage obscur, elle ne se sentait pas rassurée. Au-dessus de sa tête les pas de Seth Brunch avaient cessé de résonner. Elle supposa que le professeur de mathématiques avait avalé ses comprimés et était parti se coucher. Elle décida de monter au premier pour se sécher les cheveux car elle ne parvenait pas à se réchauffer dans le garage humide. A pas de loup, elle grimpa l’escalier et entrebâilla la porte de la cave. Comme elle le prévoyait, l’appartement ne comportait que de rares meubles utilitaires. Tout l’espace était occupé par des livres scientifiques, des plans, une table à dessin… Un coup d’œil rapide lui apprit que le passe-temps de Seth Brunch consistait à inventer des fusées et à en dessiner les plans dans les moindres détails. Dans le salon trônait un échiquier. Sur les murs, des étagères rassemblaient tout ce qui avait été écrit sur les échecs par les champions des cinquante dernières années. Peggy Sue chercha la salle de bains, trouva enfin une serviette éponge. Bien sûr, il n’y avait pas de sèche-cheveux. Quand elle se fut recoiffée, elle erra dans la cuisine, ouvrant à tout hasard le réfrigérateur. Il était vide. Elle finit par dénicher au fond d’un tiroir un vieux sachet de tisane et fit chauffer de l’eau pour tromper sa faim. Au collège, elle avait appris que, pendant la guerre civile opposant le Nord et le Sud, la famine avait été telle que les gens faisaient bouillir leurs chaussures pour avoir l’illusion de manger de la soupe au lard ! Elle allait porter la tasse à ses lèvres quand, venant d’en haut, un bruit sourd la fit sursauter. Obéissant à son instinct, elle courut dans le salon se cacher derrière le canapé. Seth Brunch apparut, en pyjama, l’air hagard. Bien qu’il avançât les yeux grands ouverts, Peggy vit qu’il marchait en dormant, tel un somnambule. Il avançait, zigzaguait, se cognait aux murs sans parvenir à se réveiller. La jeune fille se plaqua contre le mur pour lui laisser toute la place. Brunch entra dans la cuisine et se mit à tripoter le four, qu’il finit par allumer… Il marmonnait des choses indistinctes et agissait en aveugle, sans jamais porter les yeux sur ce qu’il faisait. Quand il ouvrit un placard, en sortit une salière, un paquet de margarine, Peggy Sue se sentit de plus en plus mal à l’aise. « On dirait qu’il se prépare à faire cuire quelque chose, pensa-t-elle. Mais quoi ? » Elle eut envie de le secouer. Le regard révulsé du prof de maths lui faisait peur. — Le petit poulet… l’entendit-elle murmurer. Où se cache-t-il, le petit poulet ? Il saisit un couteau à découper et le brandit. Le four ronflait. « C’est moi ! réalisa enfin Peggy, c’est moi qu’il cherche. L’orage s’est calmé et les animaux en ont profité pour prendre le contrôle de son cerveau malgré les somnifères… Ils le font bouger à la façon d’une marionnette. » Seth Brunch lardait l’espace de grands coups de lame, comme s’il fauchait l’herbe. Peggy Sue se saisit d’une chaise et la brandit devant elle pour le maintenir à distance. Elle en avait assez, la moutarde commençait à lui monter au nez ! La lame siffla devant son visage et érafla le bois du siège, manquant de lui entailler la figure, du front jusqu’au menton. — Petit poulet… marmonna encore une fois le prof de maths. Ça ne pouvait pas durer ! Peggy lâcha la chaise et attrapa une poêle à frire. Elle serra le manche entre ses mains… et en appliqua un coup sur le crâne de Brunch. L’homme tomba comme une masse. Aussitôt, la jeune fille mit les placards sens dessus dessous pour dénicher une pelote de ficelle. Quand elle eut trouvé ce qu’elle cherchait, elle attacha le professeur de mathématiques au radiateur de la cuisine. Une idée venait de germer dans son esprit. Une idée formidable. Cédant à l’excitation, elle se rendit dans le salon et examina une fois de plus les plans étalés sur la table à dessin. « C’est cela ! songea-t-elle. C’est exactement ce qu’il faut faire. Sans même s’en rendre compte, les Invisibles m’ont fourni le moyen de détruire le soleil bleu ! » 22 Dès qu’elle fut certaine que Brunch ne pouvait plus bouger, Peggy Sue remplit une casserole d’eau froide et lui en jeta le contenu au visage. Le professeur de mathématiques suffoqua avant de se décider à ouvrir les yeux. — Vous me reconnaissez ? lui demanda la jeune fille. — Ou… oui… bégaya Brunch. Qu’est-ce que je fais ici ? Peggy lui expliqua en deux mots comment il avait voulu la mettre au four. Elle hésitait encore à lui exposer son idée car elle craignait les coups de sonde télépathique des animaux. Quand la foudre tomba non loin de la maison, elle estima que les champs magnétiques étaient suffisamment perturbés pour interdire tout espionnage mental, du moins pendant une bonne trentaine de minutes. — Écoutez-moi, dit-elle. Nous n’avons pas beaucoup de temps. Il faut profiter du brouillage de l’orage pour agir à l’insu des bêtes. Mon ami Dudley m’a dit un jour que vous animiez le club d’astronautique au collège, et que vous aidiez les élèves à construire des fusées. — C’est vrai, admit Seth Brunch, mais en quoi… — Taisez-vous ! coupa Peggy Sue, laissez-moi parler pour une fois ! Je sais où trouver de la dynamite. Seriez-vous capable d’en bourrer une fusée et de l’expédier en direction du soleil bleu pour le faire exploser ? — Oui… enfin je crois, dit le professeur. Je n’ai jamais fait ça mais j’estime en être capable. Il fronça les sourcils. — Tu penses que ça peut marcher ? demanda-t-il. — Je n’en sais rien, avoua la jeune fille, il faut essayer. — Il est possible que le soleil bleu absorbe l’énergie libérée par l’explosion et s’en trouve fortifié, fit observer Brunch. D’un autre côté, s’il explose, le champ magnétique provoqué par sa désagrégation peut nous griller la cervelle, et nous transformer instantanément en débiles, tous autant que nous sommes. — C’est un risque à courir, coupa Peggy Sue, nous n’avons plus le choix. Je vais vous libérer. Passez un imperméable et filons au collège bricoler cette fusée. — Mais… la dynamite ? — Nous la récupérerons en chemin. Vous avez une pelle ? — Oui, dans le garage. — Alors venez. Il faut profiter de l’orage. C’est notre meilleur bouclier contre les ondes mentales. Une fois équipés, ils sautèrent dans la voiture du professeur et roulèrent à travers les rues désertes de Point Bluff. D’abord, Peggy mena Seth Brunch à la vieille maison où le faux Dudley avait essayé de la pulvériser en lui faisant presser le bouton de mise à feu d’une fusée factice. Avec l’aide du prof, elle récupéra les trois caisses de dynamite enfouies dans le sol. — Que font tous ces explosifs ici ? s’étonna Brunch. C’est très dangereux. — Ce serait trop long à expliquer, éluda la jeune fille. Pensez seulement à la manière dont vous allez vous y prendre pour fabriquer une bombe volante qui explosera en touchant le soleil. Les caisses chargées dans le coffre de l’automobile, ils filèrent vers le collège. Il pleuvait tellement que la visibilité était presque nulle. Pendant que Seth Brunch bataillait avec le volant, Peggy Sue scrutait les abords de la route. Elle crut distinguer des formes en maraude. Des formes à quatre pattes. — Qu’est-ce que c’est ? s’inquiéta le professeur. — Des coyotes, murmura l’adolescente, des lynx. Ils rôdent à la recherche d’une proie. Ils ont faim. Ils ne se préoccupent plus de jouer aux gentlemen, ils veulent manger, c’est tout. Quand la voiture entra dans la cour du collège, Peggy Sue ouvrit prudemment la portière. — Il ne faut pas traîner, souffla-t-elle. Nous ne serons en sécurité qu’à l’intérieur. Ils déchargèrent les caisses sans cesser de regarder par-dessus leur épaule, tremblant de voir les carnassiers apparaître au seuil de la cour de récréation. A l’instant où ils gagnaient enfin le couloir du bâtiment principal, Peggy Sue se retourna une dernière fois. Elle faillit crier de terreur. Un lynx venait de franchir la porte de l’école. Il arborait autour du cou les lambeaux d’une cravate de soie noire et montrait les crocs. — Vite, haleta la jeune fille. Ils arrivent. Je vais essayer de bloquer la porte, mais il y a trop d’ouvertures, ils finiront par trouver le moyen d’entrer. — L’atelier n’est pas loin, fit le prof qui pliait sous le poids des caisses. J’en ai la clef, nous pourrons nous y enfermer. C’est l’une des rares salles munies d’un verrou, à cause des réserves de carburant qui s’y trouvent entreposées. Peggy s’approcha d’un poste d’incendie, en fracassa la vitre pour récupérer la hache suspendue au-dessus du tuyau. — C’est là… bredouilla Seth Brunch, pourvu que je n’aie pas oublié la clef à la maison. Il retourna ses poches et finit par trouver ce qu’il cherchait. A la seconde où il faisait jouer la serrure de l’atelier de montage, Peggy Sue entendit un bruit de griffes à l’autre bout du corridor. — Ils arrivent, gémit-elle Dépêchez-vous de rentrer les caisses. Ils seront là dans trente secondes. Au mépris de la prudence la plus élémentaire, ils jetèrent la dynamite dans le laboratoire, s’y engouffrèrent et claquèrent la porte derrière eux. Quand Seth Brunch tourna la clef, ses mains tremblaient. Presque aussitôt l’odeur fauve des lynx leur parvint à travers le battant. Peggy Sue s’assura que les fenêtres étaient grillagées. — Au moins nous sommes protégés de ce côté-là, soupira-t-elle. — Ils vont nous harceler, dit Brunch. — Évidemment, murmura la jeune fille. Ils ont faim, de plus ils se doutent que nous préparons quelque chose contre eux. Ils vont essayer d’entrer, coûte que coûte, pour nous dévorer. Vous devez vous mettre au travail pendant que l’orage nous protège. Dès que le tonnerre cessera de gronder, les animaux prendront le contrôle de votre esprit et vous forceront à faire exploser la dynamite. — Tu… tu crois ? — J’en suis certaine. Mettez-vous au travail sans tarder. Vous disposez de peu de temps. Quand l’orage s’arrêtera, nous devrons être en mesure de lancer le missile en direction du soleil bleu. Le professeur hocha la tête, ôta son imperméable dégoulinant, et commença à rassembler les éléments nécessaires au montage sur la longue table de travail. La fusée dont avait parlé Dudley était là, sur sa rampe de lancement. Seth Brunch en dévissait déjà le fuselage pour y installer les charges explosives. Peggy Sue, qui ne pouvait lui être d’aucune utilité en ce domaine, s’embusqua près de la fenêtre, la hache à la main. Les lynx continuaient à s’acharner sur la porte métallique de l’atelier ; le bruit de leurs griffes produisait un effet désastreux sur les nerfs. Les éclairs zébraient le ciel ténébreux et Peggy formait des vœux pour que la tempête dure le plus longtemps possible. Entre deux roulements de tonnerre, il lui semblait entendre des rugissements en provenance de la ville. « Les animaux se font la guerre, pensa-t-elle, c’en est fini de la belle alliance du début. Les prédateurs veulent de la chair fraîche. » Les coyotes avaient dû se rassembler en bande, à leur habitude, et attaquer les proies les plus faciles : les chats, les petits chiens… Les lynx, qu’on appelait aussi « lions des montagnes », devaient s’en prendre aux vaches, aux chèvres. Un feulement de rage l’arracha à ses pensées. Un lynx venait justement de se hisser à la hauteur de la fenêtre grillagée. Avec ses dents, ses griffes, il essayait de disloquer les croisillons de fer protégeant la fenêtre. Il y mettait tant d’ardeur qu’il ne faisait même pas attention aux blessures que lui occasionnait cette activité forcenée. Peggy Sue recula. Que se passerait-il une fois le grillage arraché ? Elle se tourna vers le professeur de mathématiques penché sur son assemblage. — Ça avance ? demanda-t-elle avec anxiété. — Oui, souffla Seth Brunch. Enfin… je crois. Je n’ai guère l’habitude de fabriquer des bombes volantes ! J’ai bricolé un système à retardement dont le compte à rebours se déclenchera lors de la mise à feu. J’estime qu’il faudra environ dix secondes à la fusée pour atteindre le soleil bleu. L’explosion se produira juste avant que l’engin n’en touche la surface. L’effet de souffle devrait suffire à éteindre cet astre miniature. — C’est de cette façon qu’on combat les puits de pétrole en feu, n’est-ce pas ? s’enquit la jeune fille. — Oui, confirma Brunch. Le souffle d’une explosion est parfois beaucoup plus dangereux que l’explosion elle-même, qui reste localisée. J’espère que le souffle de notre bombe éteindra le soleil comme une vulgaire chandelle et fera de lui une espèce de charbon volant. — Ça me paraît bien, soupira Peggy Sue, mais ne traînez pas. Il nous reste encore à hisser la fusée sur le toit du collège. Je ne sais pas si vous vous en rendez compte, mais les couloirs sont pleins d’animaux en maraude. Il faudra se frayer un chemin au milieu d’eux. Brunch grimaça. Il avait perdu son habituelle assurance, et la tension nerveuse le faisait paraître beaucoup plus âgé. Un hurlement de bête égorgée monta dans la nuit. Peggy frissonna. Elle se demanda ce que le chien bleu était devenu. Les lynx l’avaient-ils dévoré ? Elle éprouva de la tristesse à cette idée. En dépit des crises de méchanceté du petit animal, elle avait toujours éprouvé pour lui une sorte de tendresse. Elle craignait également que les carnassiers ne s’en prennent aux humains. Elle songeait plus particulièrement aux gens du camping, à sa mère, à sa sœur, retranchées dans la vieille caravane cabossée. Une hypothèse affreuse lui traversa l’esprit : que se passerait-il si les Invisibles décidaient d’aider les animaux affamés… en leur ouvrant les portes des maisons, par exemple ? Ils étaient bien capables de ce genre de choses, surtout si leurs initiatives contribuaient à amplifier le chaos général. Elle consulta sa montre. L’aube allait bientôt se lever. — Avez-vous terminé ? demanda-t-elle au professeur de mathématiques. — Oui, je crois que ça peut aller, balbutia ce dernier. Si j’ai commis une erreur, la fusée explosera au décollage et nous réduira en morceaux. — On n’a plus le choix, trancha la jeune fille. L’orage est en train de se calmer. Les éclairs sont de plus en plus espacés. Bientôt ils seront trop peu fréquents pour gêner les émissions télépathiques. — D’accord, fit Brunch. Maintenant il faut sortir d’ici et gagner l’ascenseur qui mène au toit. Je vais poser la fusée et la rampe sur ce chariot, tu n’auras qu’à le pousser. Moi, je vais prendre ce chalumeau et je m’en servirai pour tenir les animaux à l’écart. En réglant la flamme au plus long, on devrait obtenir quelque chose d’assez effrayant. — Oui, dit Peggy Sue, mais ne vous approchez pas trop de la fusée ou tout sautera avant même que nous ayons atteint l’élévateur. Ils se regardèrent. Ils étaient tous deux très pâles, et la même sueur d’angoisse faisait luire leur visage. Brunch improvisa une sorte de harnais pour fixer la bouteille sur son dos et tira un briquet de sa poche. Il l’approcha du bec du chalumeau et fit naître une petite flamme bleue qui se mit à crépiter. — L’ennui avec la longue flamme, expliqua-t-il, c’est qu’elle videra très vite la bouteille. Dès que nous serons dehors il ne faudra pas traîner. — OK, souffla Peggy en crispant les doigts sur les poignées du chariot supportant la fusée et sa rampe de lancement. — A trois, j’ouvre la porte… annonça le prof de maths. Dès que le battant fut entrouvert, il augmenta la puissance du chalumeau et engagea la langue de feu dans l’ouverture. Un feulement de rage retentit dans le couloir. Deux lynx se tenaient là, les crocs découverts, lançant des coups de patte dans le vide. La flamme les avait forcés à reculer. — Vite, cria Seth Brunch avec une note de panique dans la voix. L’ascenseur est au bout du couloir. Peggy Sue s’élança, poussant le chariot de toutes ses forces. Elle sentait crépiter des pensées étrangères à la lisière de son esprit. Les bêtes étaient en train de récupérer leurs pouvoirs mentaux ! Elles allaient tenter de s’en servir pour neutraliser les humains, et les empêcher de fuir. La jeune fille entreprit de se réciter la table de multiplication par 9 à l’envers, et en espagnol, en espérant que cet effort accaparerait assez son cerveau pour le rendre imperméable aux intrusions malfaisantes. Derrière elle, Brunch lâchait de courts jets de flammes pour tenir les animaux à l’écart. Si cela avait été possible, Peggy aurait capté une voix méchante qui cherchait à pénétrer l’esprit du professeur de mathématiques, elle disait : « Brûle la fille… elle est mauvaise. Brûle-la vite. Tourne la flamme vers elle. » Regardant par-dessus son épaule, l’adolescente vit que Seth Brunch oscillait, hésitant. Elle lui expédia un coup de pied dans le tibia. — Résistez ! hurla-t-elle. Ils sont en train de vous hypnotiser ! Résistez ! Mais à la seconde même où elle prononçait ces mots, une autre voix se glissa dans sa tête pour murmurer : « Le chariot est trop lourd… tu n’es qu’une fille, tu n’as pas la force de le pousser… Il est collé au sol comme un rocher. Tu es fatiguée, arrête-toi. » Les deux lynx avaient cessé d’avancer, les yeux fixés sur les humains, ils rassemblaient leur puissance mentale pour les bombarder de suggestions hypnotiques. Peggy Sue s’expédia un coup de poing dans le nez pour se faire saigner. Elle en vit trente-six chandelles, mais la douleur était un excellent remède aux intrusions télépathiques. Alors qu’elle atteignait enfin l’ascenseur, elle réalisa que Seth Brunch, les yeux hagards, braquait sur elle son lance-flammes improvisé. « Ça y est ! pensa-t-elle tandis qu’un frisson de terreur la parcourait. Les bêtes ont pris possession de son esprit, il va me brûler vive. » Avec horreur, elle remarqua que l’index du professeur de mathématiques glissait sur la mollette de réglage du bec à feu pour obtenir la flamme la plus longue. Elle bondit vers l’ascenseur, pressa le bouton d’appel. La cabine était au rez-de-chaussée et les portes s’ouvrirent aussitôt. Alors qu’elle s’apprêtait à pousser le chariot dans l’habitacle, Brunch lança vers elle un jet de feu crépitant. Peggy Sue leva instinctivement les bras pour se protéger le visage. Par bonheur, les animaux ignoraient que le plafond du couloir était équipé de détecteurs d’incendie. Jusque-là, Brunch n’avait lâché que de courtes flammes, peu susceptibles de réveiller le système de sécurité ; cette fois, cependant, la traînée de feu avait été trop importante. Les détecteurs remplirent leur fonction et déclenchèrent les rampes d’arrosage. Les jets d’eau tombant du plafond éteignirent la flamme une fraction de seconde avant qu’elle n’atteigne Peggy Sue. Dès que le chariot fut à l’intérieur de la cabine, la jeune fille saisit le prof de maths ébahi par la manche et le tira à sa suite. Elle crut que les panneaux coulissants ne se refermeraient jamais. Les prédateurs bondirent trop tard, leurs griffes entamèrent le métal des portes alors que l’ascenseur filait déjà en direction du toit. Peggy expédia une bonne paire de claques à Seth Brunch en pensant : « Tiens, prends toujours ça, de la part de Sonia et des autres ! Il y a trop longtemps que j’en avais envie ! » — Reprenez-vous ! hurla-t-elle. Faites un effort de volonté pour rester conscient encore quelques minutes. Vous devez lancer cette fichue fusée ! — Ou… oui… excuse-moi, bredouilla le prof. Je me suis laissé surprendre. La cabine s’immobilisa. Quand les portes s’ouvrirent, Peggy Sue vit qu’il faisait jour. Le soleil bleu se levait déjà. — Regardez ! cria-t-elle. Voilà votre cible. Expédiez-lui la bombe en plein cœur, qu’on en finisse avant que les animaux ne reviennent à la charge. Brunch s’activa. Il s’était débarrassé de son « lance-flammes » et déployait la rampe. A genoux sur le toit du collège, il effectuait d’ultimes réglages. Peggy s’approcha du garde-fou et regarda en bas. Des dizaines de bêtes convergeaient vers l’école. « Elles ont deviné ce que nous allons faire, pensa-t-elle, elles veulent unir leur puissance mentale pour nous empêcher d’agir. » — Pressez-vous ! gémit-elle à l’adresse de Brunch, dans une minute nous ne serons plus maîtres de nos décisions. Les animaux se regroupent pour lancer une attaque télépathique sans précédent. Nous n’y résisterons pas. Ils vont nous persuader de nous jeter dans le vide. C’est maintenant ou jamais. — D’accord, haleta Brunch. Mais je ne garantis rien. Il est possible que ce machin explose à l’allumage. — De toute manière nous sommes fichus ! trancha Peggy, alors pressez le bouton ! Vite ! Elle sentait déjà les ondes mentales s’insinuer dans son crâne tels de minuscules serpents invisibles. Ils se tortillaient dans sa tête, injectant leur venin dans ses pensées. Ils disaient : « Enjambe la rambarde et saute ! Tu vas voir comme c’est amusant de voler ! Tu n’auras qu’à battre des bras pour devenir un oiseau ! Saute ! Saute vite ! » L’ordre était si puissant qu’elle ne se sentait pas le courage d’y résister. Dans une sorte de brouillard, elle vit Brunch abandonner la commande de mise à feu et regarder lui aussi du côté du vide. — Non ! hurla-t-elle. La colère lui donna la force de réagir. S’arrachant à la rambarde, elle se jeta à plat ventre sur le toit et enfonça le bouton rouge d’un coup de poing. Une langue de feu jaillit de la tuyère, et la petite fusée décolla en tournant sur elle-même comme la mèche d’une perceuse électrique. Sa trajectoire hésitante dessina un nuage blanc dans le ciel, et, pendant un moment, Peggy Sue crut qu’elle allait passer près du soleil bleu sans le toucher. Seth Brunch, hagard, était déjà en train d’enjamber le garde-fou. L’explosion les surprit tous les deux. Le souffle plaqua la jeune fille sur le toit tandis qu’il rejetait le professeur en arrière, lui évitant d’aller s’écraser trente mètres plus bas. Il y eut un grand craquement dans le ciel… immédiatement, le soleil bleu s’éteignit. La lumière indigo qui baignait Point Bluff depuis le début des événements disparut, et l’astre minuscule qui avait instauré le règne de la folie sur la petite cité prit l’apparence d’un morceau de charbon grisâtre en cours d’émiettement. Il n’était d’ailleurs pas si gros que l’avait imaginé Peggy Sue. Privé de son rayonnement, il n’avait plus rien de menaçant. D’ailleurs le vent commençait à l’effriter, saupoudrant la campagne environnante d’une pluie de cendre irréelle. L’adolescente se redressa. En bas, les animaux battaient en retraite, décontenancés, se demandant ce qu’ils faisaient là, si loin de leur territoire habituel. S’écartant de la rambarde, elle se pencha sur le professeur de mathématiques. Il avait perdu connaissance mais ne semblait pas en danger. Elle décida de le laisser là et d’aller voir ce que devenaient M’man et Julia. 23 Elle éprouva une certaine crainte au moment où elle sortait du collège, mais elle réalisa très vite que les grands carnassiers avaient pris la fuite. Surpris de se retrouver à découvert, ils avaient détalé en direction de la forêt. D’ailleurs, nombre d’entre eux gisaient dans l’herbe, sans connaissance. Certaines vaches s’étaient évanouies, d’autres titubaient en meuglant désespérément pendant que la pluie de cendre recouvrait leur pelage d’une pellicule grisâtre. « C’est fini, songea Peggy Sue, ils ont perdu leur pouvoir télépathique. Ils sont redevenus comme avant. » Elle se pressa tant qu’elle souffrait d’un point de côté lorsqu’elle atteignit les premières maisons de Point Bluff. Il ne lui fallut pas longtemps pour constater que les habitants de la petite cité gisaient, inconscients, là où la décharge magnétique les avait frappés. Elle ausculta le shérif, affalé en travers du trottoir. Son cœur battait. Épuisée par la longue marche, elle emprunta une bicyclette et pédala jusqu’au camping. Si les flancs de la caravane présentaient des traces de coups de griffes, M’man et Julia étaient indemnes. Elles « dormaient », elles aussi. Quelque part, à l’autre bout du camp, un poste de radio nasillait une musique à la mode. « Cette fois c’est bien terminé, constata Peggy. Aucune barrière n’empêche plus les émissions de parvenir jusqu’à Point Bluff. » Elle était si heureuse qu’elle rit nerveusement à la blague idiote de l’animateur dont la voix résonnait derrière elle. Elle descendit de la caravane et leva la tête. Dans le ciel, le vent terminait d’émietter le soleil éteint. Quand les gens de Point Bluff sortiraient de leur transe, il n’en resterait plus rien. « J’ai tout de même gagné la partie », songea-t-elle en se passant la main sur le visage. Elle regarda en direction de la forêt, mais ne sentit aucune présence. Les Invisibles étaient partis. Mortifiés, ils s’étaient envolés à la recherche d’un autre endroit où exercer leur malignité. Peggy avait faim et froid. Elle fît quelques pas dans l’herbe détrempée. Soudain, émergeant du bois, une longue colonne de véhicules se mit à progresser en direction de la cité. C’était la garde nationale. Les soldats portaient des combinaisons de protection et des masques respiratoires, comme c’était l’usage en cas de contamination de l’environnement par un agent toxique. Dès qu’ils aperçurent Peggy Sue, ils vinrent à sa rencontre. — Ça va, petite ? demanda l’un des hommes du fond de son scaphandre. Cela fait plusieurs jours que nous essayons de parvenir jusqu’à vous. Sais-tu ce qui s’est passé ? — Non, mentit la jeune fille. Je ne me souviens de rien. 24 Peggy Sue se rendit bientôt compte que personne, à part elle, ne se rappelait les événements des dernières semaines. La déflagration magnétique avait effacé les mémoires. Totalement. « Il n’y a que moi pour connaître la réalité, constata-t-elle avec une légère amertume. Sans doute parce que je suis celle qui lutte contre les Invisibles. Personne ne saura jamais que j’ai sauvé Point Bluff, mais c’est peut-être mieux ainsi. De toute façon, on refuserait de me croire. » L’épidémie d’amnésie fut mise sur le compte d’un choc traumatique… ou toxique ; les experts n’étaient pas fixés. On analysa la cendre, elle ne correspondait à rien de connu. On émit donc l’hypothèse qu’une météorite avait fait irruption dans l’espace aérien de Point Bluff, désorganisant les champs magnétiques et l’écosystème, engendrant des perturbations… incompréhensibles. Dans un pré, on trouva un troupeau de canapés couverts de poils et dont l’accoudoir gauche était muni d’une paire de cornes. — On dirait des vaches en train de brouter, grommela l’agent spécial qui avait découvert ce curieux spectacle. Je ne sais pas quel cinglé s’est amusé à bricoler ces « œuvres d’art », mais ça me flanque la chair de poule. Sa perplexité augmenta quand il réalisa que deux de ces banquettes de salon possédaient des pis qui donnaient du lait (excellent au demeurant, comme le prouvèrent les analyses). Le dossier gênait tout le monde, aussi fut-il classé. Il n’en restait pas moins vrai que les enquêteurs avaient noté d’étranges choses. De nombreux animaux s’étaient entre-dévorés. Des humains – principalement des enfants – avaient été victimes de ces dévorations. On ne parvenait pas à savoir ce qui s’était réellement passé. La famine semblait avoir rendu les carnassiers de la forêt complètement fous, au point de les faire sortir de leur tanière pour s’élancer à l’assaut de la ville. Quand l’un des agents spéciaux chuchota le mot « cannibalisme », on décida qu’il était temps de mettre un point final aux investigations. Avec un pincement de cœur, Peggy Sue prit conscience que ni Sonia Lewine ni Dudley ne se rappelaient qui elle était. Le jeune homme avait repris forme humaine dès l’extinction du soleil bleu. Quant à Seth Brunch, il avait tout oublié de l’équipée terrifiante au milieu des lynx affamés, et du lancement de la fusée. Tous regardaient Peggy comme une « petite nouvelle », une étrangère récemment débarquée. Il y avait en eux une curieuse lassitude qui les rendait taciturnes. « On dirait des convalescents dans le parc d’une clinique, pensa la jeune fille. On n’ose pas leur parler de peur de les fatiguer. » Elle avait bien essayé d’établir le contact avec Sonia, mais l’adolescente s’était montrée distante. C’était triste de voir tous ces gens avec qui elle avait partagé tant d’aventures se comporter comme des inconnus. — Il est temps de partir, décréta M’man un beau matin. Cette ville me flanque la chair de poule. Je ne garde aucun souvenir de ce qui nous est arrivé ici, mais la nuit je fais d’affreux cauchemars. — Moi aussi, avoua Julia. Je pense qu’il faut ficher le camp au plus vite. — De toute manière j’ai enfin eu votre père au téléphone, annonça M’man. Il a fini son chantier, il nous attend à Magarethville, à cinq cents kilomètres d’ici. Peggy Sue n’avait rien à objecter. Quand elle y réfléchissait, elle était bien forcée de s’avouer qu’elle n’avait guère envie de s’attarder à Point Bluff Quelque chose lui soufflait que les habitants de la cité resteraient longtemps abonnés aux cauchemars ou aux nuits blanches. La famille Fairway prit la route dès que les autorités eurent levé les barrages du cordon sanitaire. Alors que la voiture ralentissait pour négocier le virage débouchant sur la grand-route, Peggy Sue avisa une courte silhouette à quatre pattes qui boitillait dans un pré. C’était le chien bleu… qui ne l’était plus, boueux, couvert de morsures, et qui marchait l’oreille basse. Le cœur de la jeune fille se mit à battre plus vite. Sans réfléchir, elle ouvrit la portière. Son regard croisa celui du petit animal. L’instant d’après, le corniaud sauta sur ses genoux. M’man tourna la tête, les sourcils froncés. — Qu’est-ce que tu fais ? siffla-t-elle. Tu ne vas tout de même pas m’obliger à… Mais elle n’alla pas plus loin, et les mots moururent dans sa gorge. Elle venait de croiser le regard du chien. Aussitôt, sa colère s’était mystérieusement évanouie. Même Julia, d’habitude si critique vis-à-vis de sa sœur, s’abstint de tout commentaire. Peggy se demanda ce qui leur arrivait. — Ne craignez rien, dit-elle à tout hasard, je m’occuperai de lui. Ni M’man ni Julia ne formulèrent d’objection, elles paraissaient toutes deux avoir oublié la présence de la bête. Peggy Sue reporta son attention sur le petit animal recroquevillé sur ses genoux. Privé de sa belle couleur indigo, il avait repris son aspect de pauvre chien errant. Autour de son cou pendouillait un lambeau de tissu noir, tout ce qui subsistait de la cravate qu’il avait jadis été si fier d’arborer. Il grelottait de froid, la langue pendante. Peggy le gratta entre les oreilles. — Ainsi tu t’en es tiré, soupira-t-elle. Je suis bien contente. Alors, très loin au fond de sa tête, elle entendit le chien qui disait : Moi aussi, je suis bien content. Saint-Malo, le 15 février 2001 FIN