Megan Lindholm Alias Robin Hobb LE DERNIER MAGICIEN Traduit de l’américain par Sylvie Denis ICARES Une collection grand format pour les romans événements de l’imaginaire. Titre original : Wizard of Pigeons Texte original © 1986, Megan Lindholm Ogden Traduction française © Les éditions MNEMOS, Novembre 2003 15, Passage du Clos-Bruneau 75005 PARIS ISBN : 2-911618-11-4 Pour Mike et ta dame au grand chapeau de paille, de la part de toutes les filles de la joyeuse maison d’Elsie, et tout spécialement de celle d’Esmeralda Squarmish. Chapitre I Il était une fois, très loin sur la côte ouest d’un continent de l’hémisphère Nord, une ville nommée Seattle. Elle n’était pas exactement célèbre pour ses plages ensoleillées, mais elle était bien arrosée par les pluies, si bien que ses habitants avaient coutume de l’appeler « La Cité d’émeraude », à cause du vert de ses arbres. Cette ville possédait autre chose. Une sorte de bienveillance qui se déversait avec la pluie sur les étrangers. En plus chaleureux. Dans cette ville vivait un magicien. On ne le considérait pas comme tel, car même en ce temps-là, les magiciens devenaient plus rares chaque année. Il menait une vie simple dans les rues, passant au milieu de ses habitants tel le vent qui souffle, invisible, parmi les fleurs, et dont on sent pourtant la présence. Les rares personnes qui le connaissaient l’appelaient le Magicien, tout simplement. Une foule de rumeurs venait compenser le peu que l’on savait sur son passé. Certains disaient qu’il était ingénieur et avait participé à quelque lointaine bataille, dont il était revenu avec des souvenirs si épouvantables qu’il ne pouvait les supporter. D’autres disaient que non, que c’était un érudit, l’un de ceux qui avaient refusé de participer à cette guerre lointaine. C’était pour cette raison qu’il vivait dans les rues de la cité, sans nom ni domicile. D’autres encore affirmaient qu’il était plus vieux que la ville elle-même, et d’autres qu’il venait d’arriver, à peine un jour ou deux auparavant. Mais ce que les gens disaient de lui importait peu. Ce qui comptait, c’était ce qu’il faisait. Ou ne faisait pas, comme l’aurait aussitôt souligné Cassie. À Seattle, c’est en automne que le ciel est bleu. Le soleil brille sur les quais et l’on pardonne à la ville ses péchés, tant mortels que véniels. Ces jours-là, les cris des mouettes paraissent noyer le bruit de la circulation, et le souffle frais et salé de l’océan est plus puissant que celui des pots d’échappement. C’était l’une de ces journées. La lumière solaire se brisait en mille éclats aveuglants sur les eaux mouvantes d’Elliott Bay, et le petit vent froid poussait des échardes brillantes en direction des terres et de la ville. Ces jours-là, nul ne pouvait résister à la magie, et les magiciens s’en délectaient à loisir. L’esprit du Magicien était plein d’idées sur la manière dont il allait pouvoir employer cette journée, et toutes tiraient sur ses pensées tels des cerfs-volants sur une corde. Aussi, bien qu’il fût debout à un arrêt de bus depuis un bon moment, s’éloigna-t-il doucement des passagers lorsque le bruyant véhicule arriva, et laissa-t-il ses pieds le guider. Il tourna au coin de Yesler Way et descendit la rue en direction de la baie. Les trottoirs étaient aussi encombrés que l’étroite chaussée, mais le Magicien s’arrêta tout de même au milieu, obligeant le flot de piétons à s’écarter pour le contourner. Il leva les yeux et lança un regard affectueux au sommet de la Smith Tower. Un petit drapeau flottait joyeusement au faîte de la tour blanche. Mr L. C. Smith s’était enrichi en fabriquant des machines à écrire. Il avait construit la tour pour en faire le plus haut bâtiment à l’ouest du Mississippi. Le mât avait été rajouté ultérieurement afin qu’elle conserve ce titre le plus longtemps possible. Bien entendu, la tour n’était plus le plus haut bâtiment à l’ouest du Mississippi, mais ses lignes élancées donnèrent au Magicien le courage de passer devant le laineux parking surnommé le Bateau qui coule. Ce monstrueux triangle de béton grisâtre était coincé entre les rues Yesler et James. Quand on songeait qu’il était censé rendre hommage à L’Occidental et au Seattle, les deux vénérables hôtels qu’on avait détruits pour le construire, sa vision n’en paraissait que plus déprimante. La rue en pente raide donnait l’impression que le garage était en train de s’écrouler, qu’il allait s’enfoncer dans la terre sous vingt-quatre heures, mais, hélas, cela n’arrivait jamais. Le Magicien pressa le pas pour le dépasser. Cela fait, il reprit son rythme nonchalant de promeneur attentif à ce qui l’entoure et empli de satisfaction par son excellente connaissance de sa ville. Il ne la connaissait pas en tant que simple sans-abri, mais en amateur éclairé pour qui les lieux historiques et leur signification n’avaient pas de secret. Combien, parmi ceux qui habitaient les rues nommées « skid row » que l’on rencontrait partout dans le pays, savaient-ils que Seattle avait l’honneur et le privilège de posséder la Skid Row, ou rue de la Pente, originelle, celle d’où toutes les autres tenaient leur nom ? Du haut des collines surplombant la ville, on avait autrefois laissé glisser des grumes le long de cette rue presque verticale, jusqu’au moulin de Yesler. Les conditions de vie du quartier étaient si misérables qu’un journaliste venu de l’est, impressionné, avait employé l’expression « maison de Skid Row » au lieu île taudis, créant un beau cliché tout neuf. Lorsqu’il arriva sous le viaduc de l’Alaskan Way, le Magicien frissonna, saisi par un brusque sentiment de claustrophobie. Il passa sans transition de la grisaille et du bruit au soleil, dans le vent et l’odeur marine de la partie sud de l’avenue. Il se dirigea alors vers le nord et remonta lentement les quais, observant avec le même intérêt les remorqueurs, les ferries et les mouettes. Le Magasin de Curiosités. Voilà ce qui l’attirait. Il n’avait pas bavardé avec Sylvestre depuis des jours ; le brave vieux devait se demander où il était passé. Quand il arriva devant les portes vitrées du magasin, il avait juste assez froid pour que ses oreilles se mettent à picoter à cause de la chaleur régnant à l’intérieur. Il resta debout et se frotta les doigts pour les réchauffer tout en laissant son regard errer sur la boutique. C’était un endroit merveilleux. Si encombré qu’il paraissait impossible d’y introduire un seul objet supplémentaire. Le Magicien en découvrait pourtant un à chacune de ses visites. L’endroit étant à la fois un magasin et un musée, on y exposait des pièces rares. Des affaires étaient proposées aux chalands et les allées étaient encombrées de machines qui, en échange d’une belle pièce neuve, permettaient de tester sa force, de connaître son poids, de jeter un œil à une dame prenant son bain ou d’entendre les vieux airs des juke-box d’autrefois. Pour cinquante cents, une autre machine pressait un penny-souvenir du magasin. On pouvait également y acheter des cartes postales, des coquillages, des breloques, des bijoux, des sculptures, de la poterie, des jouets et toutes sortes de babioles. Des trophées maritimes, dont une sirène, pendaient aux poutres. Mais le Magicien passa devant tous ces objets fascinants pour aller droit au fond du magasin. Là se trouvaient les objets les plus intéressants. Les têtes réduites et les vieux crânes avaient leurs propres vitrines. Un porcelet à deux têtes était conservé dans un grand bocal posé sur un piano mécanique. À gauche du piano, une bohémienne diseuse de bonne aventure, tarot en main, attendait le son d’une pièce de dix cents pour vous tirer les cartes. À droite de l’instrument se tenait Sylvestre. « Alors, mon vieux, comment ça va ? » le salua le Magicien à voix basse. Sylvestre toussa sèchement avant de commencer à parler. « C’était par une journée chaude et poussiéreuse... » Le Magicien écouta en hochant poliment la tête. Sylvestre ne connaissait pas d’autre histoire, et le Magicien était une des rares personnes à pouvoir l’entendre. Son regard traversa la vitrine, plongea dans les orbites noires dissimulées sous les paupières racornies et y aperçut les faibles lueurs de ses ultimes émotions. L’orifice ouvert par la balle demeurait bien visible sur le torse osseux de Sylvestre. Ses bras desséchés étaient encore croisés, comme pour étouffer une vieille douleur. On voyait ses petites dents jaunies derrière sa moustache sèche. Sylvestre était l’une des plus belles momies naturellement préservées à l’ouest des États-Unis. C’est ce que disait le petit panneau posé à côté de sa vitrine. À défaut de l’avoir connu de son vivant, Sylvestre avait rencontré le succès dans la mort. On pouvait acheter des cartes postales et des livrets expliquant tout à son sujet. Ils disaient ce qu’il y avait à savoir, sauf qui il avait été, et pourquoi il était mort d’une blessure par balle au milieu des sables du désert. C’étaient ces secrets-là qu’il murmurait au Magicien, d’une voix aussi sèche et poussiéreuse que l’avait été sa tombe anonyme, et il parlait si doucement que les mots avaient du mal à traverser sa vitrine. Le Magicien écouta la vieille histoire de la momie debout, patiemment, hochant la tête de temps à autre. Sylvestre n’était pas seul. Il y avait une deuxième momie dans une autre vitrine à côté de la sienne, ses lombes racornis pudiquement enveloppés dans un tablier. Elle écoutait Sylvestre parler au Magicien, la bouche grande ouverte, pleine de dédain aristocratique envers sa vulgarité. Morte de phtisie, elle avait été enterrée dans une grotte. Elle portait toujours les bas et les chaussures avec lesquels on l’avait ensevelie. Pour sa part, le Magicien ne la trouvait pas aussi bien conservée que Sylvestre, mais elle était de toute évidence plus au fait des convenances. Sylvestre termina son récit. Le Magicien continua à hocher la tête, l’air grave et plein de commisération. Des rires sonores éclatèrent soudain dans son dos. Surpris, il tressaillit, se retourna et vit que deux adolescentes avaient glissé une pièce dans le Laughing Jack. C’était un petit marin, un avorton avec une mouche sur le nez et une cigarette accrochée à ses lèvres ; il s’esclaffait encore et encore, se balançant dans le vent de son propre rire, arrachant en retour des gloussements aux deux filles. Leurs yeux brillaient comme ceux de jeunes pouliches. Elles étaient incroyablement jeunes, même pour une belle journée d’automne à Seattle. Le Magicien ne pouvait que s’en émerveiller. À son grand soulagement, lorsque le mécanisme déclenché par la pièce s’arrêta, et que Jack se tint enfin tranquille, les deux jeunes filles passèrent à Estrella la Bohémienne. « Oh, je l’ai déjà essayée, celle-là. Viens, Nancy. Elle est nulle. Elle va juste te donner une petite carte avec un message imprimé dessus. — C’est mon argent ! » déclara Nancy à voix haute, et elle glissa une pièce dans la fente. Estrella releva fièrement la tête. Elle transperça les deux filles du regard et se mit à examiner les tarots disposés devant elle. Elle exécuta quelques passes mystiques, une petite carte blanche tomba d’une fente ; puis elle pencha la tête et se figea. Nancy ramassa la carte. Elle commença à lire les prédictions d’Estrella en butant sur les mots. « Votre plus grand défaut est que vous êtes trop bavarde. Apprenez à... — Waouh, Nancy ! Ça, ma vieille, j’aurais pu te le dire moi-même ! Tu aurais économisé dix cents. » Son amie leva les yeux au ciel et les deux filles s’en allèrent sans cesser de glousser. Nancy se servait de la petite carte blanche imprimée en noir comme d’un éventail. Le Magicien secoua la tête derrière leur dos. Sylvestre poussa un petit soupir poussiéreux. Estrella leva la tête et adressa un lent clin d’œil au Magicien. Une seconde carte sortit de la fente. Le Magicien se pencha prudemment pour ramasser la carte de tarot aux vives couleurs. Il y jeta un coup d’œil, puis un autre, perçant, à Estrella. Mais celle-ci demeurait aussi immobile qu’un mannequin peinturluré, le regard pudiquement baissé. Le Magicien contempla sa carte. Elle était plus de deux fois plus grande que celle des filles. Sur une face, un homme peint de couleurs criardes pendait la tête en bas, une cheville prise dans un nœud coulant. Le Magicien fut fasciné. Lentement, il retourna la carte. Le mot « AVERTISSEMENT » était imprimé en lettres calligraphiées rouge sombre. C’était tout. Estrella refusa de rencontrer son regard ; Sylvestre émit un grognement sourd. Même le porcelet au vinaigre gigota, mal à l’aise, dans son bocal de verre. Le Magicien fourra la carte dans la poche de sa chemise et dit au revoir à Sylvestre d’un hochement de tête. Le vent le saisit dès qu’il sortit du magasin et le poussa dans un grand tumulte. Il descendit la rue d’un pas rapide. Il comptait sur cet exercice pour le réchauffer. Un minuscule tiraillement lui rappela qu’il n’avait pas encore mangé. Il était temps de s’en occuper. Il entendit le grondement d’un bus qui s’approchait. Calant fermement son sac sous son bras, il courut jusqu’à l’arrêt suivant. Le bus toussota jusqu’à l’arrêt et ouvrit grand ses portes devant lui. Le Magicien monta les marches et sourit au chauffeur qui continua à regarder droit devant lui. Le Magicien trouva un siège libre au milieu du bus, s’assit et regarda par la fenêtre. «... Rien ne peut rivaliser avec le beau temps du mois d’octobre », récita-t-il pour lui-même, satisfait. Il continua de regarder par la fenêtre. Le bus se faufila dans l’arrêt suivant ; cinq passagers montèrent à bord. Les quatre femmes prirent des sièges au fond du bus, mais le vieil homme se fraya lentement un chemin le long de l’allée centrale et s’arrêta devant le siège du Magicien. Celui-ci, sentant sa présence, se retourna pour le regarder. Le vieil homme hocha la tête avec gravité et s’installa avec précaution sur le siège tandis que le bus quittait le trottoir avec une embardée. Le vieil homme hocha la tête en rythme avec le véhicule, mais ne dit mot tant que le Magicien n’eut pas tourné la tête pour regarder à nouveau par la fenêtre. « Mon fils ne rentre pas de l’université pour Thanksgiving cette année. Il n’a pas les moyens, paraît-il, mais quand nous lui avons proposé de payer son voyage, il a dit qu’il n’avait pas le temps, qu’il devait travailler. C’est la meilleure ! Alors je lui ai demandé : « Qu’est-ce que moi et ta mère sommes censés faire, manger la dinde à nous deux ? « Alors, il a dit : « Achetez plutôt un poulet. « Rien compris. C’est notre benjamin, vous voyez. Les autres sont partis depuis longtemps. » Le Magicien se tourna et hocha la tête en direction du vieil homme, mais celui-ci fixait le dos du siège devant lui. Il recommença à parler dès que le Magicien se fut tourné vers la fenêtre. « Notre deuxième fille a eu un bébé le printemps dernier. Mais elle non plus ne veut pas venir. Elle veut qu’ils passent leur premier Thanksgiving ensemble, en famille. Alors quand je lui ai dit : « Et alors, nous ne faisons pas partie de la famille ? « Elle ajuste dit : « Oh, papa, tu sais comme c’est petit chez nous. Si vous venez en voiture pour Thanksgiving, vous devrez passer la nuit ici, et je n’ai nulle part où vous loger. « C’est la meilleure. » Le vieil homme toussa d’un air las. « Notre aîné est en Allemagne, vous savez. Ça fait quatorze mois qu’il est en poste, et il ne nous a envoyé que trois lettres. Il nous a quand même téléphoné il y a trois semaines. Et lorsque sa mère lui a demandé pourquoi il ne nous avait pas écrit, il a dit : « Maman, tu sais bien ce que c’est. Tu sais que je t’aime, même si je n’arrive pas à trouver le temps d’écrire. « Après qu’il eut raccroché, elle m’a dit : « Bien sûr que je sais qu’il nous aime, mais je voudrais aussi le sentir. « C’est pour elle que ça m’ennuie. Pas tellement pour moi. De toute façon, j’ai toujours trouvé que les enfants étaient une source d’ennuis sans fin, mais ça lui fait mal quand ils n’appellent pas ou n’écrivent pas. » Ils étaient arrivés à l’arrêt du Magicien. Il resta assis, serrant les dents à cause de son estomac qui grondait. Le vieil homme se remit à parler dès que le bus eut redémarré en tanguant. « Je crois que je n’ai pas été assez présent quand ils étaient petits. Je ne me suis peut-être pas autant investi que ma femme. Je ne leur ai sans doute pas donné autant que j’aurais dû. Alors, c’est peut-être logique qu’ils ne soient pas là à présent que les années se font sentir. Mais Maman ? Elle leur a donné toutes ces années de sa vie, et maintenant ils l’abandonnent. C’est la meilleure ! » La Connaissance se manifesta au Magicien lorsque la voix du vieil homme s’éteignit. Il se demandait à chaque fois comment ceux qui avaient besoin de parler savaient qu’ils pouvaient venir à lui et qu’il aurait quelque chose à leur dire. Cassie elle-même n’avait pas de réponse. « Tous les bâtons ont deux bouts », avait-elle marmonné lorsqu’il lui avait posé la question. « Charabia », avait-il répliqué, méprisant. Mais il savait, désormais, quelque chose pour le vieil homme, et il devait le lui donner. Il détacha son regard de la fenêtre et fixa le dos du siège devant lui, comme son voisin. Il parla dans un murmure aussi étouffé que celui d’un prêtre donnant l’absolution dans un confessionnal. « Achetez la dinde et la garniture. Dites à votre femme que vous n’avez pas envie de vous passer de sa bonne cuisine, avec ou sans enfants. Votre fils aîné a eu quelques jours de permission, il va venir d’Allemagne en avion. Mais il veut lui faire une surprise. Alors, ne dites rien, mais soyez prêt à vous rendre à l’aéroport le matin de Thanksgiving. Et ne vendez pas la mèche ! » Le vieil homme ne jeta pas un seul regard au Magicien. À l’arrêt suivant, il se leva et se dirigea lentement vers la porte située sur le côté du bus. Le Magicien le regarda s’éloigner et lui souhaita bonne chance. À l’arrêt suivant, il sauta lui aussi du bus pour partir à la recherche d’un restaurant répondant à ses critères d’exigence. S’orienter lui prit quelques instants, puis il se souvint d’un petit restaurant qu’il avait déjà utilisé. Il se décoiffa un peu, sortit son journal de son sac, le cala sous son bras, puis saisit le sac par les poignées. Son estomac l’obligea à se dépêcher de dépasser le pâté de maisons et demi qui le séparait de l’endroit en question. Il apparut sur le seuil du restaurant dans un éclair de lumière et une bourrasque de vent. Une secrétaire qui se dépêchait d’avaler son déjeuner dans sa demi-heure de pause se figea, son hamburger à mi-chemin de ses lèvres. Se détachant dans un rectangle illuminé par la vive lumière bleue d’octobre, l’homme qui se tenait sur le seuil était nimbé d’une lueur bleue, blanche et dorée. Lorsqu’elle le vit, son cœur fit un bond étrange dans sa poitrine. N’était-il pas l’incarnation du prince errant, héros d’un livre qu’elle avait lu enfant et presque oublié ? La lumière du soleil se posait sur ses cheveux comme la bénédiction pleine d’amour d’une mère. Il était à ce point empli d’énergie étincelante qu’elle ne pouvait plus détacher son regard de lui. Puis le groom pneumatique referma derrière lui la porte de verre teinté, révélant la supercherie à la secrétaire. Sans vent ni soleil dans son dos, l’homme dont la silhouette avait paru occuper l’encadrement de la porte était à peine plus grand que la moyenne. Les reflets d’or dans ses cheveux s’étaient ternis. Il ne restait plus qu’un fouillis de boucles châtaines. Même son allure juvénile était démentie par des mèches grises. Son visage ridé, marqué par les ans, jurait avec sa silhouette juvénile et sa démarche décontractée. Ce n’était sans doute qu’un petit bûcheron d’Aberdeen descendu faire quelques courses à Seattle. Les carreaux de sa chemise de laine à manches longues étaient d’un bleu très pâle ; on voyait dépasser un sous-vêtement en Thermolactyl dans l’ouverture du col. Ses longues jambes étaient protégées par un pantalon de velours marron foncé. Il n’y avait ni étincelle bleue ni fascination dans son regard. Lorsque la secrétaire se rendit compte qu’il continuait à l’observer avec intérêt, elle détourna le regard avec un léger froncement de sourcils et retourna à son hamburger. Haussant les épaules, le Magicien prit place dans la file d’attente d’un air détaché. Une fois à l’intérieur, il saisit le Seattle Times plié sous son bras et le fourra dans l’ouverture de son sac plastique. Il examina la salle avec impatience. Ce n’était en fait qu’une cafétéria élégamment déguisée en restaurant. On avait habillé les tables de nappes à carreaux et placé des bougies dont la cire tombait goutte à goutte dans de petits bougeoirs décorés de gros clous. Les néons, dont la lueur vive se reflétait sur l’Inox du buffet, compensaient leur lumière tamisée. La jeune fille qui débarrassait les tables portait un petit tablier en dentelle et un joli chapeau amidonné. Mais toute cette belle mascarade était démentie par le métal du distributeur de serviettes en papier posé sur le bar à condiments et par les poubelles à couvercle basculant dissimulées sous des plantes vertes. Le Magicien n’était pas dupe. Il surprit le coup d’œil d’une fillette assise à une table d’angle avec son frère et ses parents. Son visage s’illumina lorsqu’il la remarqua. Il cligna de l’œil et lui adressa un grand sourire : elle éclata de rire. « Je peux prendre votre commande, monsieur ? » lui demanda la caissière. Son badge en plastique indiquait qu’elle s’appelait Nina, Caissière stagiaire. « Un café. » Il tenta de l’amadouer avec un sourire, mais elle avait trop le trac pour se détendre. Il fit tinter la monnaie dans sa poche tandis que le doigt de la jeune femme glissait sur la machine pour enregistrer sa commande. « C’est pour emporter ? — Non, je vais le boire ici. » Il recentra son sourire sur elle. « Il fait plutôt frisquet dehors. » Elle se donna un air autoritaire. « Vous ne pouvez pas occuper un box à vous tout seul si vous ne prenez qu’un café », débita-t-elle en pointant son stylo sur un panneau situé bien plus haut que le regard de quiconque. Il annonçait, en grosses lettres noires : Par manque de place, les clients seuls et ceux qui commandent pour moins de $ 1.50 ne sont pas autorisés à s’asseoir dans les boxes entre 11 :00 et 14 :00. La direction regrette ces mesures rendues nécessaires par notre volonté de conserver des prix bas. Ce panneau n’était pas là le mois précédent. « Mais je ne suis pas seul, mademoiselle Nina. » L’utilisation de son nom la désarçonna. « Je vais rejoindre des amis. On dirait même que je suis un peu en retard. » Il fit un clin d’œil à la fillette assise dans le box ; elle se tortilla de joie. « Elle est mignonne, non ? Sa mère était exactement comme ça quand nous étions jeunes. » Nina regarda à peine la gamine et rendit aussitôt les armes. « Adorable. Cinquante-sept cents, s’il vous plaît. Et n’hésitez pas à vous resservir autant de fois que vous le voulez. — Je n’y manque jamais. » Il poussa une poignée de petite monnaie sur le comptoir. Le montant s’élevait exactement à cinquante-sept cents. « J’étais un habitué de ce restaurant, mais le service est devenu si mauvais que j’ai cessé de venir. Toutefois, si des gens comme vous travaillent ici, il se pourrait que je reprenne mes vieilles habitudes. » L’espace d’une seconde, une vraie personne le regarda par les yeux de la serveuse. Le Magicien perçut une bouffée de gratitude. Il sourit à la jeune femme et soulagea la tension de ses épaules. Elle lui servit un café fumant dans une grande tasse blanche. Il fit en sorte qu’elle l’oublie totalement tandis qu’elle se tournait vers le client suivant. Le Magicien emporta sa tasse vers le comptoir à condiments. Il prit trois sachets de fausse crème et six de sucre, une cuillère en plastique et quatre serviettes en papier. Puis, l’air de rien, il se dirigea vers le box où la petite fille et son frère chipotaient dans leurs assiettes tandis que leurs parents s’attardaient en buvant leur café. Il s’immobilisa juste avant de leur imposer sa présence et s’accorda quelques secondes de silence pour parfaire son personnage. « Faire défiler les facettes de sa personnalité jusqu’à montrer la bonne. » Voilà ce que Cassie lui avait dit quand elle lui avait montré comment procéder. Une fois prêt, il s’avança d’un pas, entrant cette fois dans leur espace personnel et attendit que le mari le regarde. Il le fit tout de suite, ses yeux bruns réduits à une fente. Les muscles de son cou épais se contractèrent lorsqu’il haussa une épaule en guise d’avertissement et posa sa tasse de café pour avoir les mains libres. Très attaché à son territoire, décida le Magicien. Il lui adressa un sourire aimable et pencha la tête de côté, tel un sympathique petit chien. « Bonjour », dit-il, incertain. Il s’éclaircit la gorge et remua les pieds, mal à l’aise. Un accent de la campagne envahit sa voix. « Je... Je ne veux pas vous déranger, mais je me demandais si je pouvais me mettre à votre table. J’attends une amie. — Allez l’attendre ailleurs », grogna l’homme. Sa femme avait l’air à la fois intrigué et plein d’appréhension. « Euh, j’aimerais bien, mais vous voyez, la première fois que je l’ai sortie, nous nous sommes retrouvés ici, et nous sommes restés à cette table jusqu’à trois heures du matin. Depuis, nous nous asseyons toujours à cette table quand nous venons ici. Et aujourd’hui, c’est un jour un peu spécial, vous voyez. Je crois que je vais, heu, lui faire ma demande. J’ai la bague et tout. » Il tapota la poche de sa chemise, l’air à la fois fier et gêné. Sa voix douce était pleine de respect devant sa propre audace. L’homme assis ne fut pas ébranlé. « Fichez-moi le camp », grogna-t-il, mais sa femme posa vivement sa main sur la sienne. « Voyons, Ted, sois un peu plus romantique. Qu’est-ce que ça peut nous faire ? De toute façon, nous avons presque terminé. Eh bien... » Elle serra la main de son mari avec chaleur et sourit au Magicien. Ted descendit de ses grands chevaux. « Bon, ça va. » Il émit une sorte de ricanement. « Mais je vous rendrais peut-être plus service si je refusais. Voyez un peu ce qu’elles deviennent, une fois mariées ! Ma femme me fait changer d’avis avant même que j’en aie un. Ouais, bon, asseyez-vous ! » Ted pointa un doigt autoritaire sur le bout de la banquette. Obéissant, Le Magicien s’y laissa tomber. Il posa avec précaution son sac plastique contre le siège et répondit avec un sourire à la fois timide et tolérant à la plaisanterie vulgaire de Ted. « Vous savez ce que c’est, monsieur. J’ai comme qui dirait réfléchi qu’il est temps de sauter le pas. C’est que je ne suis plus tout jeune. Je veux le faire tant qu’il me reste encore le temps d’avoir quelques beaux bébés comme les vôtres et d’être leur papa. » Il avait adopté le parler d’un employé agricole. « Bah, on n’est jamais trop vieux pour ça, tant qu’on peut trouver une femme assez jeune ! » Ted émit un rire plein de sous-entendus. « C’est sûr, m’sieur », acquiesça le Magicien, mais il rougit et détourna les yeux. Ted eut pitié de lui. Ce pauvre type n’était même pas fichu de détacher son regard de la porte, encore moins de participer à une conversation. « Finissez de manger, les enfants. Je voudrais être dans la voiture avant les bouchons, et votre mère veut encore dépenser mon argent dans trois magasins différents. — Oh, Ted ! » protesta la femme. Elle jeta un coup d’œil en coin à leur invité pour lui confirmer que les femmes n’étaient pas aussi terribles que Ted le prétendait. L’étranger lui rendit son sourire d’un regard, les lèvres bougeant à peine. Il reporta aussitôt son attention sur la porte. Ted repoussa son assiette. Il s’adossa de nouveau contre la banquette et alluma une cigarette. « Finissez de manger, les enfants, insista-t-il avec une trace d’agacement dans la voix. Nettoyez-moi ces assiettes. » Le petit garçon baissa les yeux sur son hamburger, l’air désespéré. On l’avait coupé en deux moitiés bien nettes. Il avait réussi à en manger une presque en entier. « J’ai plus faim, papa », dit-il à voix basse, comme s’il craignait qu’on l’entende. Sa sœur repoussa sa salade d’un geste audacieux. « On ne peut pas avoir le dessert avant de partir ? » réclama-t-elle à voix haute. « Non ! la rembarra Ted. Et toi, Timmy, mange-moi ça. Ça m’a coûté de l’argent, je veux que tu le manges. Et tout de suite, pas dans cent ans ! — Je ne peux pas ! dit Timmy, désespéré. J’ai plus faim. Si je mange encore, je vais vomir. » Ted exécuta son geste avec un tel détachement que le Magicien en conclut que ce devait être une vieille habitude. Sa main droite, qui tenait la cigarette, demeura détendue, mais la gauche se changea en une pince qui saisit la petite épaule de Timmy. Et la serra. « Si tu me parles de vomir une seule fois de plus, tu vas le regretter. Je t’ai dit de manger, compris ? Liquide-moi cette assiette, ou c’est moi qui te liquide ! » Les deux enfants émirent une onde de tension glacée. La fillette se fit toute petite. Elle prit un bâtonnet de carotte à deux mains, à la manière d’un écureuil, et le croqua en quelques coups de dents. Elle ne voulait regarder ni son père ni sa mère. Le garçonnet avait cessé de se tortiller pour échapper à la poigne de son père, dont les jointures étaient blanches à force de serrer. Il prit son demi-hamburger et tenta de le finir. Il essayait de mastiquer, mais sa respiration se bloqua. On eût dit qu’il gémissait, pourtant, aucune larme n’apparut sur son visage aux traits tirés. La femme rougit, embarrassée, mais Ted était bien trop concentré sur son numéro de domination pour se demander si elle allait faire une scène. L’étranger n’avait pas l’air concerné, de toute façon. Sa longue main étroite s’était posée sur la table, où il jouait avec la bougie et son support écarlate. Il l’éleva et la fit tourner lentement, en regardant la flamme vaciller tandis que la cire gouttait tout autour de la mèche. « Ce hamburger est très gros pour un petit garçon. » La voix de l’étranger n’avait plus son timide accent de la campagne. Le ton était celui de quelqu’un qui s’était imposé à leur table. Il attira sur lui le regard de Ted, détournant la colère de celui-ci. Leurs yeux se rencontrèrent. Ceux du Magicien brillaient d’une lumière bleu électrique qui était tout sauf naturelle. Il posa tout à coup son regard sur Timmy. Étonné, celui de Ted le suivit. Le Magicien avait continué de jouer avec la bougie. La lumière faiblit, puis eut un bref sursaut d’intensité. Elle devint la seule source de lumière de cette salle de restaurant faiblement éclairée. Elle lécha le visage du petit garçon et joua avec ses traits. Son menton arrondi et enfantin se transforma en une mâchoire assurée de jeune homme. Son petit nez s’allongea, ses sourcils s’épaissirent, assombrissant son regard, qui devint celui d’un homme en colère. Et ce n’était pas la colère et la douleur d’un gamin capricieux. Non, Ted plongeait à présent son regard dans celui d’un jeune homme obligé d’agir à contrecœur et à qui cela ne plaisait pas du tout. Un jour, il devrait se justifier auprès de cet homme. Sa main devenue molle glissa de l’épaule de son fils. La flamme de la bougie vacilla et s’éteignit, mais ce que Ted venait de voir ne disparut pas. Depuis combien de temps n’avait-il pas vraiment regardé ce garçon ? Il se souvenait d’avoir eu un nourrisson, une espèce de possession encombrante. Puis un bébé, sorte d’animal domestique mal élevé. Ils n’étaient plus là. Devant lui se trouvait une personne miniature. Un jour, il lui faudrait affronter un adulte. La mâchoire de Ted ne trembla qu’une fois avant de se contracter à nouveau. Le Magicien reposa la bougie sur la table. « Si tu n’as plus faim, Tim, ne mange pas ce truc. Mais la prochaine fois, dis-le-moi avant que je passe commande, ça nous économisera des ennuis à tous les deux. » Et Ted se pencha pour écraser sa cigarette avec colère sur la moitié intacte du hamburger. Le Magicien tressaillit légèrement, mais ne dit rien. Le regard consterné de la femme allait de l’un à l’autre. Un message était passé, un changement avait eu lieu, elle le savait, mais elle savait aussi qu’elle avait raté un instant crucial. Elle entreprit d’aider sa fille à enfiler son manteau tout en observant longuement l’étranger du coin de l’œil. Il lui rendit son regard et hocha la tête pour lui montrer qu’il avait perçu son malaise. Ted s’apprêtait à partir, presque à fuir. Elle se leva, ramassa son sac à main ainsi que ceux qui contenaient ses achats. Hochant la tête en direction de l’étranger, elle réussit à dire : « Mes meilleurs vœux à tous les deux. — Et à vous aussi », répondit avec gravité le Magicien. Il les suivit du regard tandis qu’ils marchaient vers la porte, la petite fille tenant la main de sa mère, le petit garçon hors de portée de son père. Ils allaient avoir besoin de bien plus que de ses meilleurs vœux. Avec un soupir, il reporta son attention sur des préoccupations plus immédiates. Nina prenait des commandes. La jeune fille au tablier venait de porter une cuvette de vaisselle sale à la cuisine. Le Magicien poursuivit son déjeuner. Seul le dessus du hamburger de Tim avait été souillé. Il le mit de côté et plaça le reste sur l’assiette de la femme, à côté de la poignée de frites trop cuites dont elle n’avait pas voulu. Les deux enfants s’étaient servis au buffet. Leurs deux assiettes réunies lui fournirent un trésor de brocolis, de choux-fleurs, de légumes au vinaigre et de pois chiches. Ils avaient dévoré les banals radis et les bâtonnets de carottes, mais ils lui avaient laissé ces légumes choisis par les adultes. L’assiette de Ted lui fit don d’un morceau de pain frit à l’ail dont un coin avait un peu trempé dans de la sauce pour spaghettis, et de deux brins de persil. Pas un repas de fête, songea-t-il, mais pas la famine non plus. Et il en avait besoin. Son petit numéro avec la bougie avait épuisé ses réserves d’énergie. Ce n’était pas prudent. Si Cassie en entendait parler, elle lui reprocherait de s’être occupé de ce qui ne le regardait pas  – mais son regard étincellerait de malice. Il mangea sans hâte, mais sans traîner non plus. Il devait se rappeler qu’il était l’homme arrivé en retard à un rendez-vous. Aucune raison de se presser. Il remplit sa tasse quatre fois au cours de son repas, et se délecta de la chaleur du café et du coup de fouet revigorant de la caféine. Pendant qu’il buvait sa cinquième et dernière tasse, il fit une pile bien nette avec les couverts et la poussa de côté. Il tira alors son journal de son sac, le plia à la page des petites annonces et l’étudia sans y prêter le moindre intérêt. Il possédait le quotidien depuis quelques jours. Il commençait à avoir l’air un peu abîmé, il allait devoir le remplacer aujourd’hui. Un accessoire aussi essentiel ne devait pas être négligé. Il se remémora sa matinée tout en fixant les petites lettres noires imprimées serré. La découverte de la boîte d’échantillons de la marque Celestial Seasonings constituait sa trouvaille du jour. Il avait tiré cette boîte de sachets de tisane de la poubelle dans l’allée derrière le magasin de produits bio. La même poubelle lui avait offert quatre sucettes de la marque Sweet and Innocent, écrasées mais toujours dans leur papier. Quatre blocs plus loin, il avait trouvé deux paquets de grandes bougies. Elles étaient toutes cassées en plusieurs endroits, mais tout à fait utilisables. Une excellente matinée en somme. La magie était dans l’air et la lumière, et le meilleur restait à venir. Le Magicien avala le fond de sa tasse de café avant de la reposer sur la table. Il plia son journal en soupirant et le glissa à nouveau dans son sac. C’était un sac plastique épais d’une qualité exceptionnelle et d’un vert profond, où se détachait le slogan : « Seattle, la Cité d’Émeraude ». Comme le reste, il était venu à lui ce matin même. Il se leva, embrassa le restaurant du regard et lui accorda sa bénédiction. Il s’arrêta au point-phone, posa l’écouteur contre son oreille, appuya sur la touche annulation et regarda dans la fente. Rien. Bon, il ne pouvait pas se plaindre. La magie n’était plus ce qu’elle avait été. Il y en avait moins. Il fallait s’en servir quand elle se manifestait, et ne jamais mettre tous ses œufs dans le même panier. Ni perdre sa foi en elle. Il reprit pied dans le mois d’octobre et la lumière bleue de cette splendide journée tomba sur lui et l’enveloppa. Il détourna les yeux, ébloui. La lumière lui montra un reflet métallique entre le pneu d’une voiture et le trottoir. Il se baissa pour ramasser un quarter, une pièce de vingt-cinq cents en bel argent brillant. Bon, deux comme celle-là, plus une pièce de dix, et il pourrait acheter sa dose de caféine du soir au café d’Elliott Bay, sous la librairie. Il glissa la pièce dans la poche de sa chemise, fit deux pas et s’arrêta net. Il tâta la poche, puis y fourra les doigts pour l’explorer. La carte de tarot avait disparu. Une vague d’inquiétude lui tordit les entrailles. Il la repoussa. La magie était bel et bien là aujourd’hui, il était le Magicien, et toute la Zone de transport gratuit lui appartenait. Il était convaincu qu’il trouverait deux pièces de vingt-cinq cents et une de dix avant la fin de la journée. Une poignée de tracts à la main, un prêcheur des rues lui saisit le bras. « Monsieur, savez-vous quel est le prix du salut à Seattle aujourd’hui ? » Il agita ses tracts sous le nez du Magicien. « Non, répliqua celui-ci, en toute sincérité. Mais le prix de la survie est celui d’une tasse de café. » Il se dégagea sans effort de l’étreinte de l’homme qui le regardait d’un air ébahi et s’éloigna d’un pas nonchalant en direction de l’arrêt de bus. Chapitre 2 Raspoutine prenait le soleil sur le banc, et le mois »l’octobre ressemblait au mois de juin. Entre les lanières de cuir de ses sandales, l’épiderme de ses grands pieds était aussi gris et râpé que celui d’un éléphant. Les manches de sa veste en jean s’effilochaient, comme celles de son sweat-shirt, sans doute coupées à la va-vite. Les yeux fermés, il hochait la tête au rythme de sa musique, et sa main aux doigts effilés marquait le tempo avec grâce. Noir et satisfait, décréta in petto le Magicien. Il se fondait parmi les sans-abri qui squattaient les bancs tel un pit-bull dans une horde de chiens de chasse. Les bancs alentour étaient vides et cela se voyait. Le Magicien secoua la tête et s’assit à l’autre bout de celui du grand Noir. Raspoutine ne bougea pas. Le Magicien fouilla dans sa poche et en retira un sachet de pop-corn tout écrasé. Il se pencha en avant pour en éparpiller une poignée. Raspoutine s’agita en entendant le léger battement d’ailes de la douzaine de pigeons qui arriva aussitôt pour manger. « T’as pas intérêt à laisser ces sales bêtes chier sur moi, dit-il en guise d’avertissement laconique. Loin de moi cette idée. Tu ne crois pas que tu devrais avoir une radio ? Pour quoi faire ? Que les gens arrêtent de chercher mes écouteurs ? C’est pas ma faute s’ils ne sont pas capables d’entendre la vraie musique. Ils sont trop occupés à l’étouffer avec leurs propres bruits. » Le Magicien hocha la tête et lança une autre poignée de pop-corn. La main de Raspoutine dansait, paresseuse, sur le dossier du banc. Ses muscles se mouvaient avec grâce sous sa peau lustrée où jouait la lumière de soleil. La splendeur du jour était déployée au-dessus d’eux et le Magicien aurait pu rêver les yeux ouverts. Au lieu de cela, il demanda : « Alors, qu’est-ce qui t’amène à Pioneer Square ? — Mes pieds, dit Raspoutine avec un vague sourire, presque une grimace. Je cherche Cassie. J’ai un cadeau pour elle. Une nouvelle comptine. Je l’ai entendue il y a quelques jours à peine. » Le Magicien hocha la tête. Il était au courant. Cassie collectionnait les chansons que chantaient les enfants en sautant à la corde, ainsi que les comptines. « Fais-la-moi entendre. » Raspoutine secoua lentement la tête, en un contrepoint plein de grâce à la danse exécutée par sa main. Un passant ralentit pour le regarder, puis s’éloigna à toute vitesse. « Pas question, mon vieux. Je ne vais pas la chanter ici. Elle a l’air nouvelle et puissante, et je n’aime pas ça du tout. Je vais la donner à Cassie, mais pas question de la répandre partout. On ne me prendra pas à jouer avec de la magie qui ne m’appartient pas. » La voix de Raspoutine adopta le rythme caché de ses doigts. Il finit par presque scander ce qu’il disait. Le Magicien l’avait déjà entendu rapper pendant des heures et des heures ou, quand l’inspiration le prenait, se mettre à parler en pentamètres iambiques. Cette fois, il cessa brusquement de chantonner. Le rythme égrené par ses doigts changea tout à coup. Un large sourire envahit lentement son visage et il désigna, à l’autre bout de la place, une femme vêtue d’un imperméable jaune qui venait juste de sortir d’un magasin. « Tu la vois ? Elle marche comme la pluie glisse sur une vitre. Elle fait l’amour comme on danse une valse. » Sur le banc, une main noire valsait entre eux sur le bout des doigts. Le regard du Magicien passa de la main à la femme élancée et gracieuse qui traversait la place. « Ça me semble difficile, fit-il remarquer après avoir observé son pas dansant. — Dans la vie, les meilleures choses sont celles qui sont impossibles, mon ami. Et puis, est-ce que je te mentirais ? Demande-lui si tu ne me crois pas. Lève-toi et dis-lui : « Mon ami Raspoutine prétend que tu peux faire se révulser les yeux d’un homme pendant que tes cuisses jouent la valse de la Rippling River. « Allez, va lui demander. — Non merci, dit le Magicien avec un petit rire. Je te crois sur parole. — Inutile, vieux. C’est une femme sacrément généreuse. Elle m’a ramassé dans le bus par une nuit pluvieuse, emmené chez elle et appris à valser à l’horizontale. Elle m’a gardé toute la nuit, préparé un bon petit-déjeuner et mis dehors avec son chat en partant travailler. La plus belle nuit de ma vie. — Tu n’es jamais revenu ? — Certaines choses ne supportent pas la répétition. Et il faut être idiot pour risquer de gâcher la perfection d’un tel souvenir. En plus, je n’ai pas été invité. C’est le genre de femme qui fait le premier pas. Tout ce qu’un homme peut lui dire, c’est « Oui, s’il vous plaît » et « Merci beaucoup ». C’est tout. » Le Magicien se trémoussa sur le banc, mal à l’aise. C’était le genre de conversation qui le gênait et qui remuait en lui des choses qu’il préférait laisser en repos. « Alors, comme ça, tu cherches Cassie », dit-il bêtement, juste pour changer de sujet. Raspoutine ricana. « J’ai dit ça, moi ? Je m’exprime sacrément mal. Ça n’a pas de sens de la chercher. Non, j’attends juste qu’elle me trouve. Depuis le temps, tu ne sais pas que c’est toujours comme ça avec elle ? Réfléchis. Tu as déjà cherché et trouvé Cassie ? Non. Mais juste au moment où tu cesses de la chercher et où tu t’assois quelque part, qui est-ce qui te trouve ? Cassie. J’ai pas raison ? — Ouais. » Cette vérité le fit rire doucement. « Alors, qu’est-ce que tu deviens ? — Je viens de te le dire. Je baise et j’écoute des chansons pour sauter à la corde dans le parc. Et toi ? » Le Magicien haussa les épaules. « Pas grand-chose. Mes petits tours de magie habituels. J’ai dit à un gamin qui pleurait où se trouvait l’argent de son déjeuner. J’ai rendu visite à Sylvestre. J’ai vu un vieil homme qui souffrait au coin d’une rue. Je lui ai demandé l’heure et comment aller au marché de Pike Place et je lui ai parlé de la pluie et du beau temps jusqu’à ce qu’il renonce à sauter sous le prochain bus. J’étais debout devant le magasin de l’Armée du Salut lorsqu’un homme en voiture s’est arrêté et m’a donné un imperméable et une paire de bottes. Les bottes ne m’allaient pas, alors je les ai données. L’imperméable m’allait, je l’ai gardé. J’ai écouté une femme battue sur les quais jusqu’à ce qu’elle se persuade d’aller dans un foyer au lieu de retourner chez elle. J’ai écouté un vieil homme dont la fille voulait qu’il fasse piquer son chien âgé de seize ans. « Elle dit des conneries », ai-je dit. Pendant ce temps, le vieux chien assis remuait la queue. C’est à peu près tout. » Raspoutine secouait lentement la tête en souriant. « Quelle vie ! Comment tu te débrouilles, Magicien ? — Je ne sais pas », répliqua-t-il de sa voix douce et naïve, et ils éclatèrent de rire tous les deux, comme à une vieille plaisanterie. « Je veux dire (la voix de Raspoutine était aussi souple et épaisse que du miel chaud), comment tu fais pour tenir ? Regarde comme tu as maigri ! Je parie que Cassie n’aimerait pas te mettre entre ses draps. Elle aurait l’impression de coucher avec un fagot. » Le Magicien lança à Raspoutine un regard soudain glacial. « Je ne couche pas avec Cassie. » Le grand Noir ne comprenait pas à demi-mot. « Non, évidemment. Si j’étais à ta place, je ne le ferais pas non plus. Ce n’est pas le moment de dormir avec quelque chose d’aussi chaud et doux contre toi. Tu ne peux pas savoir combien de fois Euripide et moi sommes restés assis à hurler à la lune pour elle. Et puis tu es arrivé et elle t’est tombée dans les bras. Ses yeux deviennent tout tendres quand elle t’aperçoit. Je l’ai vu lorsqu’elle nous a présentés. Oh, oh, me suis-je dit, voilà que Cassie mélange le travail et le plaisir ! Et tu vas me dire, non, il n’y a vraiment rien entre nous. Tu es sûr de ne pas mentir ? — Je ne le fais jamais, dit le Magicien d’une voix dure. — Quoi donc ? le taquina innocemment Raspoutine, mentir ou baiser ? — Je ne mens que pour rester en vie. Et je dis la Vérité quand elle m’apparaît. » Il y avait du feu et de la glace dans sa voix, et un soupçon de menace à l’égard du magicien noir. « Quoi ? » Raspoutine s’assit tout droit sur le banc. Ses doigts se mirent tout à coup à marteler un staccato sur le dossier. Le Magicien sentit sa force se rassembler dans ses épaules. Il regarda ses muscles jouer dans sa main brune et son poignet qui dansait sur le dossier. Il perçut une menace et s’en éloigna. Cet homme était son ami. Il se força à adopter un ton détaché. « N’oublie pas à qui tu parles, Raspoutine. Je suis celui qui connaît la Vérité sur les gens, et, quand ils me le demandent, je dois la leur dire. J’ai choisi mes propres points d’équilibre pour pouvoir pratiquer ma magie. L’un d’entre eux est que je ne touche pas aux femmes. Je ne touche personne, en fait. — Vraiment ? » lui demanda le grand Noir, sceptique. Le Magicien lui retourna un regard impénétrable. « Pauvre, malheureux crétin », dit Raspoutine d’une voix douce, plus pour lui-même que pour son ami. « C’est toi qui construis ta propre prison. » Il retrouva son allure décontractée, mais la danse de ses doigts sur le dossier continua. Le Magicien sentit qu’il essayait de le sonder. Les pigeons s’envolèrent soudain autour d’eux, dans un grand bruit d’ailes dont le battement frénétique alla jusqu’à caresser avec rudesse le visage du Magicien. Cassie se tenait debout devant eux, mince et souriante. Elle était très ordinaire aujourd’hui, vêtue de gris tourterelle du bout de ses chaussures jusqu’au sobre drapé de sa robe. Ses cheveux étaient d’un châtain banal, son petit visage avait des traits réguliers. Mais lorsqu’elle sourit au Magicien, un éclair bleu électrique le figea sur place. Elle lui tendit deux plumes caudales grises. « J’ai presque réussi à avoir de quoi me faire une tourte au pigeon pour ce soir, » le taquina-t-elle. Et elle lui lança les plumes à la figure. Le Magicien tressaillit. Il y avait du vrai dans cette plaisanterie, et il n’aimait pas beaucoup ça. « Voyons, minauda-t-elle en s’asseyant entre les deux hommes. Les lions sont majestueux, les loups nobles et les tigres princiers, pourquoi quelqu’un qui attrape parfois quelques pigeons pour se nourrir est-il dégueulasse ? » Cassie se pencha sans prévenir pour essuyer une tache sur une de ses chaussures. Raspoutine accrocha le regard du Magicien par-dessus son dos. « Abruti ! » articula-t-il en silence. Et il reprit aussitôt son expression normale, tandis que Cassie se rasseyait entre eux. Elle secoua ses cheveux châtains coupés au carré et une odeur de glycine engloutit le Magicien, menaçant de l’emporter au loin. Mais elle avait cloué Raspoutine du regard. « Donne-la-moi ! ordonna-t-elle aussitôt. — Là, tout de suite ? » Sa réticence n’était pas feinte. « C’est un gros morceau, Cassie. Et mauvais. Je ne l’ai pas entendue avec plaisir, et je n’aime pas avoir à la répéter. — Raison de plus pour que je l’entende. Allez, vas-y. Sors-moi ça. — Il y avait deux adorables petites filles, dont une avait des couettes, au parc de Gas Works. Elles sautaient à la corde en chantant, mais je les écoutais à peine, parce qu’elles ne chantaient que des vieux trucs, tu sais, comme : Pomme de reinette et pomme d’api, Tapis, tapis rouge, Pomme de reinette et pomme d’api, Tapis, tapis gris. ou bien : Je te tiens, tu me tiens Par la barbichette. Le premier qui rira Aura une tapette, Un, deux, trois. — Des vieilleries ! grogna Cassie en reniflant de mépris. Passe plutôt aux bonnes choses. — Ça ne m’a pas paru si bon que ça. Tout à coup, l’une d’elles s’est mise à chanter une nouvelle comptine. Elle m’a foutu les jetons. Billy est un sniper, Billy a un fusil, Billy trouve marrant de Tuer, tuer, tuer. Combien de coups a-t-il tirés ? Un, deux, trois, quatre... » La voix de Raspoutine se perdit dans un murmure horrifié. Le Magicien enfonça les ongles dans ses paumes. La lumière vira légèrement au gris et Cassie se frotta les mains comme si elles lui faisaient mal. « Il faut bien que ça ressorte quelque part, soupira-t-elle, rompant le silence tendu. Toutes les horreurs finissent par ressortir, y compris celles dont personne ne peut parler. Prenez les enfants battus. On est au courant, alors ça ne nous inquiète plus. Mais réfléchissez : Sur la plage, Sur la grève, Johnny a cassé une bouteille Et il a dit que c‘était moi. Je l’ai dit à Maman, Je l’ai dit à Papa, et Johnny a pris une rouste, A coup de ah ah ah ! Combien de roustes a prises Johnny ? Une, deux, trois. Et ainsi de suite, jusqu’à ce que le petit frère ou la petite sœur qui fait tourner la corde en ait assez. Et il y a Ring around a Rosie, qui parle de corps brûlés après une épidémie. Il faut croire à la mémoire collective. Tout finit par revenir. « Quand la branche casse, le berceau tombe », murmura le Magicien. —  « Prends les clés et enferme-la. », ajouta Raspoutine. Autour d’eux, la température baissa jusqu’à ce qu’un pigeon vienne se poser sur le genou du Magicien. Il caressa ses plumes d’un air absent et soupira en pensant à tous ces enfants. « Des jeux, songea-t-il à voix haute, des comptines. — Des chansons pour sauter à la corde qu’ils chanteront encore dans cent ans, dit Cassie. Mais il vaut mieux que ça ressorte là, plutôt que ça reste enfermé et oublié. Parce que lorsque les gens essaient d’oublier, la chose qu’ils enferment se contente de trouver une nouvelle forme et, lorsqu’elle revient, elle est encore plus moche qu’avant. — Au fait, qu’est-ce que tu fais de ces chansons ? » demanda Raspoutine, sur un ton indiquant qu’il avait envie de changer de sujet. Avant de céder, Cassie les gratifia d’un sourire énigmatique. « Elles ont du pouvoir. Une magie que je peux capter et diriger. Réfléchissez. Partout dans le pays, des petites filles sautent à la corde. Des petits garçons aussi, parfois. Les airs que chantent les enfants, et même les paroles, sont connus à travers tout le pays. Imaginez ! Un pays rempli d’enfants qui sautent en chantant les mêmes paroles. C’est une énergie que l’on peut utiliser, une forme de magie que l’on ne doit pas ignorer. Les meilleures sont bien entendu les plus simples, celles qui protègent. — Par exemple ? — Tu n’as jamais sauté à la corde ? Meunier, tu dors, Ton moulin, ton moulin va trop vite, Meunier, tu dors, Ton moulin, ton moulin va trop fort. Ton moulin, ton moulin va trop vite, Ton moulin, ton moulin Va trop fort. Elle cria les derniers mots avec une joie enfantine si sincère que les deux hommes sursautèrent, puis échangèrent un sourire penaud. Les mots simples qu’elle avait chantés étaient gonflés, non d’un pouvoir propre à inspirer un respect quasi sacré, mais d’une énergie lumineuse. Lorsque Cassie les psalmodiait, sa voix les transformait en une ode à l’enfance et à l’innocence, laissant entrevoir la magie féminine dont elle usait avec tant d’habileté. Le Magicien et Raspoutine échangèrent un regard et hochèrent la tête. Le ciel paraissait plus dégagé et une sorte de calme s’installait autour d’eux. Ils s’adossèrent à nouveau confortablement contre le banc. « Quelque chose de mauvais vient d’arriver à Seattle », annonça tout à coup Cassie. Raspoutine et le Magicien se raidirent à nouveau. Les pieds de Raspoutine se mirent à marquer le même tempo que ses mains. Ils dansaient pour écarter la menace qui planait autour d’eux. Le Magicien demeura assis, immobile, l’air inquiet. Il ressentait un étrange sentiment de culpabilité. « Qu’est-ce qui te prend de dire des trucs comme ça ? se plaignit brusquement le magicien noir. La journée est plutôt belle, on est ensemble, on discute un peu, ce qui ne nous arrive pratiquement jamais, je t’ai apporté une nouvelle comptine et toi tu nous fais « bouh ». Pourquoi nous ficher la trouille juste au moment où on commençait à se sentir bien ? — Tu dis des conneries, le contra Cassie sans le moindre effort. Tu étais déjà au courant en venant ici. Cette chanson t’a flanqué une trouille de tous les diables. Tu sais que ce n’est jamais bon signe quand les enfants de cette ville se mettent à chanter ce genre de trucs. Tu me l’as apportée pour que j’estime si c’est vraiment un mauvais présage. Eh bien, c’est le cas. — Ce n’est qu’une petite comptine de rien du tout. — Ce sont des présages et des signes, mon cher Raspoutine. J’ai vu les avertissements inscrits dans les graffitis, ceux qu’on voit sur les échangeurs d’autoroutes et ceux qui sont gravés sur le corps des jeunes voyous. Il y a des signes dans les entrailles des poissons éviscérés sur les quais et de mauvais augures qui planent au-dessus de la ville. — Bah, c’est juste le vent qui souffle de Tacoma », tenta Raspoutine, mais la vieille plaisanterie qui faisait allusion à la puanteur provenant des usines de pâte à papier tomba à plat. Le petit groupe de pigeons qui s’était rassemblé aux pieds du Magicien prit peur, s’envola tout à coup et se mit à tournoyer au-dessus d’eux. Un rien les effrayait. « De quel genre de problème s’agit-il ? s’enquit le Magicien. — C’est à toi de me le dire, répliqua-t-elle, le défiant avec calme. — Holà ! laissa échapper Raspoutine. Je crois que je vais aller danser ailleurs. Appelle-moi quand l’orage sera passé, Cassie. Je dirai bonjours à l’Aiguille de l’Espace de ta part ! » Elle le salua d’un hochement de tête. Le Magicien demeura silencieux, abasourdi. Raspoutine s’éloigna sur les pavés de la place, le balancement de ses épaules et de ses hanches transformant sa démarche en un mouvement aussi gracieux que le vol d’un oiseau de mer. Ils le perdirent peu à peu de vue parmi les voitures garées et les piétons en mouvement. Le Magicien se retrouva seul avec Cassie. Son corps le mettait mal à l’aise. Il lui avait fallu longtemps avant d’admettre qu’elle adoptait une forme différente chaque fois qu’il la voyait. Aujourd’hui, elle lui paraissait trop jeune, vibrant d’une féminité qui n’avait rien de faible ou de docile. Il aurait préféré qu’elle soit la clocharde, l’infirmière à la retraite ou la femme aux cheveux décoiffés qui s’était échappée d’une maison de repos. Il lui était plus facile d’entrer en relation avec ces femmes-là. Aujourd’hui, regarder Cassie, c’était comme regarder le soleil en face. Et pourtant, quiconque serait passé devant leur banc aurait pu les considérer comme un couple tout à fait banal. Tout à coup, il souhaita désespérément être ailleurs, être quelqu’un d’autre. Mais il était le Magicien, il était assis à côté de Cassie, et il avait l’impression d’être un petit garçon négligé en dépit de ses pouvoirs. Ou peut-être à cause d’eux. « Ton repaire est dans l’œil du cyclone, dit-elle sans préambule. Quelle que soit sa nature, cette chose est venue pour toi. Est-ce que tu vas m’en parler, que je puisse au moins prévenir les autres ? » Le Magicien secoua la tête. Il avait du mal à respirer. « Je ne peux pas. Ce n’est pas que je ne veuille pas, mais je ne sais pas de quoi tu parles. Je veux dire que je... Je ne suis pas au courant. Non, ce n’est pas ça. Quiconque possède un peu de pouvoir sait que quelque chose plane sur la ville. Mais je ne sais pas de quoi il s’agit, et... — C’est venu pour toi. » Le ton de Cassie ne tolérait pas de réplique. Il était glacial, pas par manque d’émotion mais, au contraire, parce qu’on y devinait des sentiments puissants, quoique tenus en laisse. « Quelle que soit la nature de cette chose, elle est à toi. Si elle a un point d’équilibre, tu seras le seul capable de le trouver. Plus tôt tu l’arrêteras, mieux ce sera pour nous tous. Mais tu ne pourras pas l’arrêter tant que tu ne lui auras pas trouvé un nom. Tu sais ce que je veux dire, n’est-ce pas ? — Je sais que tu me fiches la trouille. — Excellent. Tu as donc parfaitement compris. Sois sur tes gardes. Suis bien les règles. — Je les suis. Tu le sais parfaitement, répliqua-t-il sur un ton de reproche. — Oui. Comme je respecte les miennes. J’imagine que c’est moi qui les connais le mieux. » Il y avait du regret dans ses paroles. Le Magicien se sentit blessé. « Voyons, Cassie. Je ne te cache rien. Si je savais quelque chose, je te le dirais, non ? » Elle s’adossa au banc sans rien ajouter. Le silence s’installa entre eux. Mélange de jaune et de gris, le maigre soleil de Seattle teinta légèrement les pavés irréguliers. Un oiseau de mer vola au-dessus de leurs têtes, trop haut pour être vu, mais ses cris lugubres traversèrent le murmure de la ville pour résonner dans l’âme du Magicien. Un terrible pressentiment naquit en lui, l’obligeant à parler. « Il y a eu quelque chose, autrefois. Une espèce de faim, d’appétit. Un truc de ce genre. J’ai oublié. — Ça n’avait pas de nom ? — C’était gris, admit-il, mal à l’aise. — Effectivement. » Cassie poussa un profond soupir. « C’est ce que tu m’as dit. Écoute, Magicien. Si tu avais besoin d’aide, tu viendrais me voir, hein ? — À qui d’autre pourrais-je bien m’adresser ? Mais tu as compris de travers, Cassie. C’est toi qui m’as parlé de la chose grise. — Vraiment ? Si tu le dis, ça doit être vrai. Mais n’oublie pas, Magicien. Si tu as besoin d’aide, je suis ton amie. Fais-moi juste savoir que tu as besoin de moi, et je viendrai. Et... Tu n’as pas besoin d’être en danger. Si tu as juste besoin de compagnie, c’est aussi bien. Si tu as juste envie de me voir... — Si j’ai besoin d’un ami. Je le sais, Cassie. » Elle leva une main fine qui demeura un instant en suspension, incertaine, avant de retomber pour tapoter gentiment le banc entre eux deux. « Écoute, dit-elle tout à coup, tu veux une histoire ? J’en ai une pour toi, si ça te dit. — Bien sûr », mentit le Magicien, dissimulant sa réticence. Il n’aimait pas l’effet que les histoires de Cassie avaient sur lui. Cassie s’installa. Elle prit sa respiration et commença au bout de quelques instants. « Il était une fois une guerre dans laquelle une guérilla combattait une armée venue d’au-delà des mers et qui essayait de maintenir un gouvernement au pouvoir. — Si c’est du Vietnam que tu veux parler, dis-le »Jeta le Magicien avec une audace qu’il ne ressentait pas du tout. « Je n’ai pas parlé du Vietnam, alors ferme-la et écoute-moi ! » Parfois, lorsqu’on lui posait trop de questions, Cassie était aussi féroce qu’une chatte défendant ses petits. « Il était une fois un vieil homme qui habitait un village. Il possédait un vieux fusil et à chaque fois que les soldats étrangers s’approchaient, il tirait quelques coups en l’air. Il faisait cela parce que la guérilla voulait qu’il joue les tireurs isolés et qu’il tue des soldats étrangers. Il ne pouvait s’obliger à faire cela. Alors, il tirait quelques balles au hasard la guérilla entendait les tirs et était satisfaite de savoir qu’il participait aux combats. Les soldats étrangers avaient compris le truc. Eux aussi tiraient parfois quelques coups, pour mettre de l’animation. Et la famille du vieil homme dormait en paix. « Là-dessus est arrivé un très jeune soldat qui n’avait pas compris la règle du jeu. Quand il vit le vieil homme tirer avec le vieux fusil, il le prit au sérieux et il le tua. » Le Magicien avait la bouche sèche. Cassie s’était arrêtée de parler aussi brutalement qu’une voiture à traction arrière. Il resta assis en silence, attendant la suite, mais elle ne dit rien. Au bout d’un moment, elle se pencha pour fouiller dans son sac, et lui offrit un Lifesaver. « Et la morale ? » demanda-t-il en l’acceptant. Sa voix tremblait un peu. « Il n’y a pas de morale. » Elle parlait au rouleau de bonbons dont elle ôtait le papier. « Sinon que la semaine suivante, le type qui leur tirait dessus depuis ce village ne tirait plus en l’air. » Il y eut un autre éclair électrique dans ses incroyables yeux bleus. Il soutint la puissance de son regard, agrippant le bord du banc pour empêcher ses mains de trembler. Elle se leva et s’éloigna aussi silencieusement qu’elle était arrivée. Il essaya de la regarder partir, mais à cause du soleil, ses yeux étaient pleins de larmes et on eût dit qu’elle se fondait simplement dans la foule. « Cassie », soupira-t-il doucement. Il se sentait vide, mais il ne savait pas pourquoi. Chapitre 3 Le Magicien s’éveilla. Sa couverture, qu’il avait enfoncée avec tant de soin sous son mince matelas de toile rayée blanc et gris, s’était défaite. Un gros chat mouillé venait de se glisser entre ses reins et le pan de couverture. Roulé en boule, il s’était endormi, satisfait. Cependant, le froid et l’humidité de cette nuit de novembre s’étaient infiltrés dans la chambre sans chauffage. L’air froid se condensait sur le dos découvert du Magicien. Derrière ses paupières closes, son esprit s’était instantanément réveillé. Il y avait quelque chose dehors. Les doigts du Magicien serrèrent si fort le bord effrangé de la couverture que ses articulations en blanchirent. Sans ouvrir les yeux, il se concentra. Il régula sa respiration pour qu’elle demeure égale, comme s’il continuait à dormir, et il empêcha ses muscles contractés de le trahir en tressautant. En cet instant, rien ni personne n’aurait pu savoir qu’il était éveillé. Même Thomas le Noir, roulé en boule contre lui en toute sérénité, ne savait pas qu’il était sur ses gardes. S’étant assuré de sa sécurité personnelle, le Magicien put déployer ses sens avec précaution. Quelque chose clochait dans la pièce. Le subtil parfum de moisi qui se dégageait des murs humides lui chatouillait les narines, ainsi que l’odeur de chat errant, qui ressemblait à celle de la laine humide, et au-delà, la fragrance fromagère des crottes de pigeon. Une averse était tombée sur Seattle pendant son sommeil. La pluie avait nettoyé et rafraîchi l’air citadin, emporté les gaz d’échappement des voitures et des bus et rincé les caniveaux débordant d’huile. Sous les lampadaires, des gouttes étincelaient sur les parois vertes des bouteilles de vin abandonnées. Le Magicien était capable de détecter ces étincelles au moment où elles explosaient en un millier de paillettes nocturnes sous un banc de Pioneer Square. Mais tout cela était parfaitement normal. Si normal qu’un frisson de peur descendit le long de sa colonne vertébrale. Quelle que fût cette chose, elle était particulièrement futée. Pourtant, le bruit allait la trahir. Le Magicien sourit sans remuer un muscle. Cassie lui avait dit qu’il avait une bonne ouïe. Elle pouvait capter le bourdonnement torturé d’un néon ou percevoir les détecteurs placés dans l’encadrement des portes de tant de magasins modernes. Le grondement d’un moteur Diesel résonnait déjà sous son crâne alors que le camion se trouvait encore à plusieurs pâtés de maisons. Il fit donc passer son pouvoir dans ses oreilles et les laissa chercher au-dehors. Mais le son de sa propre respiration les remplissait, ainsi que le tonnerre de ses battements de cœur, qui ne cessait d’augmenter. Tiens-toi tranquille ! lui ordonna-t-il avec humeur, mais il ne voulait pas l’écouter. Le danger était partout autour de lui, attendant précisément que son corps le trahisse. La peur lui brûlait l’estomac. Son cœur tambourinait très haut dans sa poitrine et cognait contre sa gorge, accélérant son pouls. Il fut contraint d’utiliser un temps et une énergie précieux sur les manifestations physiques de sa peur. Il ralentit les battements de son cœur, puis recommença à compter jusqu’à ce qu’il puisse maintenir le rythme d’un sommeil parfaitement naturel. Ses poumons s’emplirent et se vidèrent harmonieusement. Rassuré, il jeta un coup d’œil autour de lui et écouta. Les voitures passaient en sifflant sur la partie sud des avenues Jackson et Occidental. Il y avait moins de circulation que d’habitude, bien moins qu’un soir de match de baseball au King Dome. Les véhicules avançaient avec précaution sur une fine pellicule d’huile en suspension. Des gerbes de gouttelettes multicolores jaillissaient lorsque des camions chaussés de gros pneus passaient en trombe. Un ton en dessous du grondement de la circulation, le vieil immeuble où il se trouvait craquait et grognait doucement. Mais il connaissait ces gémissements aussi bien que les battements et les sifflements de son propre sang. Il les écarta de sa conscience et reprit son écoute. Il tenta de percevoir le bruit d’un pas prudent, le craquement d’une latte de parquet ployant sous un poids inhabituel, le murmure du tissu d’une chemise contre la doublure d’une veste tandis que l’intrus respirait sans bruit dans l’obscurité. Il espérait intercepter un reniflement imprudent, un souffle court et inquiet. Mais il n’entendait que sa propre respiration et celle de Thomas le Noir qui agitait une oreille à chaque fois qu’un insecte nocturne le chatouillait. Avec tant de lenteur qu’on pouvait à peine nommer cela un mouvement, le Magicien souleva les paupières. Il dénuda une infime surface de globe oculaire, bien trop petite pour qu’elle luise dans l’obscurité. Au milieu des couvertures en bataille qui l’enveloppaient, le menton enfoncé dans sa poitrine, ses yeux étaient des flaques obscures. Ses pupilles s’ajustèrent à l’éclairage de la pièce. L’horreur le saisit à la gorge. Lorsqu’il avait éteint sa dernière bougie, son écran de carton et de couvertures était parfaitement ajusté à la fenêtre. La couverture, une acquisition récente, remplaçait trois vieux draps chargés de soutenir le moral en lambeaux des cartons. Le magicien l’avait étirée contre l’encadrement de la fenêtre et l’avait fixée avec des punaises récupérées sur des panneaux d’affichage. De l’extérieur du bâtiment, le carton paraissait toujours plaqué contre la vitre fêlée où on l’avait scotché des années auparavant. À l’intérieur, la couverture le maintenait contre le verre souillé de crottes de pigeon. Il se souvint que cette couverture était un don, et son cœur se brisa. Cassie lui avait appris à être ouvert à de tels cadeaux. Il se trouvait juste devant le conteneur mis à la disposition des généreux donateurs par l’association Goodwill lorsqu’une femme en Chevrolet bleue s’était arrêtée. Comme elle ouvrait la porte de sa voiture et prenait le sac de papier brun posé sur le siège du passager, il s’était approché d’elle en souriant et lui avait demandé : « Que diriez-vous de me donner ceci ? » Acquiesçant, elle lui avait fourré le sac dans les mains avant de redémarrer. À l’intérieur, il avait trouvé des vêtements de nourrisson, un porte-bébé, une paire de bottes de chasse usées trop petites pour lui et la couverture, pliée avec soin. Elle était d’un bleu profond, en tissu épais et laineux, usée en deux endroits seulement. Mais c’était un cadeau. Tous les cadeaux ne sont pas censés apporter de la joie à leur destinataire. À ce moment-là, il avait senti que la couverture lui avait été envoyée, mais pas pour son lit. Même une épaisseur de trois draps laissait filtrer la lumière des bougies qu’il utilisait pour s’éclairer. La couverture, elle, était hermétique. Elle enfermait et protégeait l’obscurité et la lumière qu’il avait faites siennes et les mettait à l’abri de la grisaille citadine qui régnait au-dehors. Lorsqu’il l’avait tendue, elle avait bloqué et enfermé jusqu’au moindre rai, jusqu’au plus petit éclat à l’intérieur de la pièce. Et plus aucun des rayons fureteurs de la ville ne s’était insinué chez lui. Il dormait en toute sécurité. Et s’éveilla dans l’horreur. On avait arraché son carton de la fenêtre. Il gisait sur la couverture jetée à même le sol poussiéreux, semblable à une mare à demi coagulée. La vitre brisée n’était pas transparente. La poussière et la saleté qui montaient de la rue lui avaient donné une couleur laiteuse. Des stalactites de crottes de pigeon la décoraient tels des glaçons de carte postale. Une averse récente avait dilué la crasse, empêchant de voir dehors. Mais l’arrière-plan grisâtre et fantomatique qui tient lieu de nuit aux grandes villes était là. Des ombres coulaient de ses maigres possessions, s’insinuaient depuis les étagères de planches posées sur des briques. Dans le coin gauche de la fenêtre, une tache de lumière plus vive tombait des lampadaires agressifs de South Jackson. Des rais de lumière horizontale s’étiraient sur la vitre brisée, annihilant jusqu’au souvenir du vide et de l’obscurité bénie de la véritable nuit. La douce nuit aux cieux étoilés et à l’air purifié par le feuillage des arbres avait été remplacée par la grisaille de la ville. Elle émanait tout autant des caniveaux et des poubelles que des phares et des lampadaires. Elle était plus que la vapeur formée par l’haleine des poivrots recroquevillés sur les trottoirs. Plus que les exhalaisons des pots d’échappement. Elle n’était pas neutre. Le Magicien parvint à garder un souffle égal, mais il tremblait intérieurement. Son cœur ne souhaitait qu’une chose : s’emballer. Ses poumons avaient soif d’oxygène, d’encore plus d’oxygène, et tout de suite. Mort de peur, il les obligea à se calmer, et tenta de réfléchir. La chose était grise. Il avait désespérément besoin de se rappeler tout ce qu’il avait jamais su à son sujet, mais il ne se souvenait de rien. De rien du tout. Sauf... Mir. Un nom. Cela le stupéfia, mais il ne devait pas éprouver d’émotion. Il n’en avait pas le temps. Tout ce qu’il pouvait faire en cet instant précis, c’était se défendre. La chose pensait qu’il dormait ; il devait en profiter. Il retint son pouvoir. Il ne voulait pas prendre le risque du moindre contact. La chose voulait le capturer. Il ne bougea pas. Si jamais il tremblait, s’il tressaillait, si son pouvoir frôlait cette chose, si peu que ce fût, elle le traînerait de son lit à la fenêtre et elle lui sucerait le sang. Mais, pour l’instant, elle le croyait toujours endormi. Il la sentait tâtonner, déployant des trésors de délicatesse. Elle essayait de trouver ses rêves pour se glisser dans son esprit par la porte de derrière, celle qui n’était pas surveillée. Elle ne l’y reprendrait pas. Semblable à une torche qu’on lui aurait braquée droit dans les yeux, un souvenir lui revint inopinément. La chose l’avait déjà obligé à venir à elle. Elle n’avait jamais oublié le goût de la victoire. Le Magicien avait refoulé ce souvenir. Il lui revenait à présent et il ne pouvait se permettre de s’y attarder et de le laisser l’affaiblir. S’il se souvenait, la chose sentirait qu’il était conscient. N’ayant plus de raison de rôder, de s’insinuer et d’attendre pour se faufiler en lui, elle lui sauterait dessus et s’accrocherait telle une sangsue. Mais pour le moment, c’était à ses rêves qu’elle en voulait. La chose pesait sur la vitre brisée. Le verre se bombait sous son poids, et le Magicien entendit un léger grattement tandis que les bords irréguliers de la cassure crissaient l’un contre l’autre. Lors de sa première nuit dans cette pièce, il avait appuyé sur le verre cassé pour lui redonner un aspect lisse et plat. Il voyait à présent des fissures s’allonger et filer en direction du mastic desséché des bords de la fenêtre, où elles aboutissaient avec un ultime cliquetis. Lentement, l’extrémité de l’éclat de verre cassé se mit à pointer vers l’intérieur. Il s’écarta de la fenêtre, se balança sur l’extrémité plantée dans le mastic comme s’il s’agissait d’un gond et visa le Magicien tel un doigt accusateur. Ce dernier garda son sang-froid. Il avait ses chances  – à condition de ne pas baisser sa garde. Que la chose le pense endormi. Qu’elle furète et farfouille à la recherche d’un moyen facile de l’atteindre. Il l’aurait à l’usure. Il suspendit son pouvoir et attendit qu’elle s’introduise à l’intérieur de la pièce. Qu’elle le croie sans défense. Il était prêt. Ce fut Thomas le Noir qui le trahit. Les tentacules fureteurs de la Chose grise avaient dû frôler ses sens de félin. D’une boule de chaleur et de fourrure mouillée, le chat se transforma en projectile paniqué. Ses pattes arrière munies de griffes effilées comme des rasoirs zébrèrent le dos osseux du Magicien. Le chat noir bondit du matelas et se tapit, furieux, entre le Magicien et la chose qui attendait à la fenêtre. Un grondement sourd racla la gorge de Thomas le Noir dont la queue fouettait l’air, sur la défensive. Il ne savait pas ce qui le menaçait, mais il était prêt à relever le défi. « Thomas ! » s’écria le Magicien pour tenter de l’avertir. Trop tard. La chose qui se trouvait de l’autre côté de la fenêtre s’enfla et souffla. Enchantée par la bravoure stupide de ce chat, et ravie de constater que le Magicien était éveillé. Il projeta son pouvoir au moment où les forces de la créature se rassemblaient dans la ruelle, sous le panneau de verre brisé. Il ne bougea pas d’un millimètre. Le pauvre Thomas ne put en faire autant. C’était trop demander à un chat. Il franchit le périmètre de défense du Magicien et bondit hors de la zone protégée droit sur le mal incarné qui s’approchait. Terrorisé, il s’élança vers la porte qui donnait sur la pièce voisine. Il s’était toujours enfui par là, mais la fuite, dans le cas présent, n’était qu’un leurre. Le rugissement menaçant de Mir emplit la pièce. Un éclat de verre se détacha de la fenêtre brisée. Il trancha l’extrémité de la patte arrière droite du chat qui s’enfuyait aussi aisément qu’un couteau coupe du beurre. Le temps se figea. Le Magicien saisit l’occasion qui s’offrait à lui. Il immobilisa le morceau de verre tranchant au moment où il tombait, intact, sur le sol. Le petit morceau de patte noire roula et rebondit avant de s’immobiliser. Il tressauta sur le sol telle une patte de lapin porte-bonheur. Hurlant de terreur, le sang giclant de sa blessure, Thomas le Noir s’enfuit dans la pièce voisine et fila par l’escalier de secours. Sans réfléchir, le Magicien lança ses sens à sa poursuite. Il ferma les veines qui amenaient le sang dans le moignon tandis que le chat courait encore. Mir savait qu’il viendrait à son secours. Dans un rugissement de joie triomphante, la chose grise s’abattit sur le Magicien. Elle se referma sur lui comme un poing. Le Magicien se roula en boule, devint aussi dur et minuscule qu’une coquille de noix. La chose le tenait, mais elle ne l’aurait pas. Les vents de l’éternité hurlèrent autour de l’âme du Magicien. Il frissonna, puis trembla dans le froid glacial. Bien qu’il ne les eût pas fermés, il s’obligea à ouvrir les yeux. Des larmes en coulèrent et se perdirent dans ses cheveux. Il regardait un grand trou dans le ciel. Dans une cour de ferme, trois jeunes garçons tuaient des poulets. Il tomba au milieu d’eux. Le garçon brun qui tenait les pattes des poulets ne regardait pas ce qu’ils faisaient. Il détournait le regard de l’oiseau et tressaillait chaque fois que la hache s’enfonçait dans le billot, sous le cou tendu de l’animal. Il lançait alors le corps décapité loin de lui, les lèvres serrées en une mince ligne décolorée. Puis il se penchait en direction du sac en toile de jute qu‘il tenait fermé d’un pied. Il plongeait alors la main dans le sac grouillant pour en extraire une autre victime piaillante. Cette fois, il en tira un coq au plumage noir et brillant. Il le connaissait. Il avait commencé par être un poussin au plumage multicolore, rayé de noir sur la tête et les ailes. Le garçon brun se souvint d’un matin où il était allé nourrir les animaux et avait découvert que deux poussins, dont celui-là, s’étaient trompés de nid pendant la nuit. La mère poule était allée chercher d’autres petits dans un autre nid et les avait couvés. Les deux oisillons égarés étaient froids. Leurs petites pattes étaient raides sous ses doigts, leurs yeux recouverts d’une pellicule blanche. Il les avait fourrés dans sa chemise pour que sa petite sœur ne se mette pas à pleurer en les voyant. Ils étaient froids et doux et leurs petites pattes lui grattaient le ventre. Il en avait la chair de poule. Des poussins morts sur la peau nue de son ventre. Il devait donner à manger à trois autres poulaillers. Il en était au deuxième lorsqu’il crut sentir un mouvement. Quand il en eut terminé avec le dernier, il devint évident que quelque chose bougeait sous sa chemise. Il s’était accroupi dans la boue mêlée de paille, avait sorti les poussins et leur avait soufflé dessus. Ils avaient repris vie entre ses mains et bientôt, en entendant leurs cris stridents, leur mère avait commencé à se jeter contre le grillage de son enclos. Il les lui avait rendus. Le petit poussin femelle s’était aussitôt fondu dans la masse, mais le poussin rayé était demeuré très facile à repérer. Le garçon brun plaça le coq aux plumes noires et brillantes sur le billot. Il saisit ses deux pattes avec fermeté, sans prêter attention aux jeunes ergots qui s’enfonçaient dans ses paumes. Puis il se détourna et serra les dents. Un garçon aux cheveux roux tenait la tête des poulets. Il avait une méthode : il pinçait leur tête au niveau des oreilles et étirait leur cou jusqu‘à ce que les plumes soient bien à plat. Il n‘avait jamais tué de poulet auparavant ; son visage semé de taches de rousseur luisait d’excitation. Certains poulets se taisaient dès qu‘il les étendait sur le billot, d’autres ne cessaient de piailler, même lorsque la hachette tombait. Ensuite, une fois qu‘ils les avaient lancés sur le côté, c‘étaient eux, les corps, qui gloussaient et couinaient en tressautant. Les têtes qui gisaient sur le billot demeuraient muettes. Leurs becs s’ouvraient et se fermaient en silence et leurs paupières clignaient encore, comme pour ajuster la vision de leur cerveau privé de corps. Il se demandait ce qu‘ils voyaient. Les têtes solitaires lui rappelaient des poissons rouges en train de mourir asphyxiés sur une table, la bouche grande ouverte. Il les lança sur l’herbe rase et trouva dommage que des grains de poussière tombent sur ces yeux clairs qui clignaient encore, interrogateurs. Ses mains et ses avant-bras étaient couverts de sang de poulet. Il avait beau les ôter aussi vite que possible lorsque la hachette tombait, le jet de sang l’éclaboussait chaque fois. Et puis quand les corps touchaient le sol, il était impossible de dire où leur course titubante allait les mener. Deux d’entre eux lui avaient carrément foncé dessus, l’un d’eux avait couru droit entre ses jambes en pissant le sang sur ses baskets et ses chaussettes. Quand les autres allaient voir ça ! Il aurait voulu vivre à la ferme avec ses cousins. Ils n‘avaient tué que quatre poulets et il avait déjà mal aux côtes à force de rire. Son père lui avait dit un jour que les poulets étaient les créatures les plus stupides que Dieu ait jamais créées. Aujourd’hui, il savait pourquoi. Il saisit avec fermeté la tête du coq noir et tira sur son cou pour qu‘il soit bien droit. « J’ai demandé les plumes de la queue le premier ! » La belle crête rouge retomba sur ses doigts ; un œil jaune et brillant cligna en direction de la hachette qui s’abattait. Un garçon trapu maniait l’instrument au manche trempé de sang visqueux. Comme il était l’aîné, il était censé être assez prudent pour qu‘on le lui confie. Un sourire dément étirait ses lèvres. Il riait des plaisanteries grasses de Red, mais il avait froid à l’estomac sous son T-shirt à rayures. Cette fois au moins, il travaillait dehors, au soleil, à l’extérieur, où tout pourrait se disperser quand il en aurait fini. En hiver, il était obligé d’opérer seul dans la grange éclairée par une baladeuse. Il avait beau balayer le sol à la fin, il restait toujours de sombres traces de sang sur les vieilles planches, ou une plume égarée prise dans une fente du bois ou enroulée autour d’un clou branlant. Il ne faisait jamais bon dans la grange, même par les journées les plus chaudes. En hiver, c‘était un endroit sombre et sans confort, plus semblable à une grotte humide qu‘à un bâtiment en bois. Il n‘aimait pas y aller, même en été. Il laissait toujours la porte grande ouverte, et il entrait et sortait à toute allure, fuyant avec le ballot pesant qui cognait contre ses jambes. Il avait tenté d’en parler à son cousin. « Tu n‘as pas l’impression qu‘il y a quelque chose là-dedans ? » avait-il murmuré à Red une nuit. Des grappes d’esprits minuscules, de petits fantômes à plumes qui veulent savoir pourquoi on les a nourris, pourquoi on s’est occupé d’eux et pourquoi on leur a un jour coupé la tête ? Tu ne les sens pas ? — Des fantômes de poulets ? » Son cousin avait hurlé de rire, et il avait même dû tout raconter aux gamins du voisinage, car, la nuit suivante, il avait été réveillé par des gémissements déchirants sous sa fenêtre. « Cot cot cot cot, cot cot codeeet ! » Mais les moqueries ne pouvaient étouffer ni sa peur ni sa culpabilité. Il coupait les têtes des poulets parce que son père n‘en avait pas le temps, parce qu‘il était assez âgé pour s’en acquitter et parce que sa mère disait que, si elle pouvait préparer les poulets, il pouvait bien leur couper le cou et les plumer. Envole-toi, âme de poulet, pensa-t-il, envole-toi dans le bleu du ciel et dissous-toi dans les champs. Lorsqu‘il en aurait terminé avec ce lot, il fendrait le billot pour en faire du petit-bois et l’empilerait pour le brûler. La pluie laverait le sang et l’entraînerait dans le sol, le vent et les oiseaux sauvages emporteraient les plumes égarées. Il ne resterait rien autour de quoi les petites âmes abandonnées pourraient se regrouper. Il visa soigneusement avec sa hachette et la fit retomber avec tant d’énergie qu‘elle s’enfonça profondément dans le billot en emprisonnant quelques plumes de couleur vive. Tu étais l’un d’entre eux, l’accusa Mir, mais le Magicien refusa de répondre. Il avait déjà été piégé de cette manière. Mieux valait oublier la culpabilité passée qu’en arriver à la savourer. Il cligna des yeux et se retrouva en trois endroits différents à la fois. Le fils aîné avait terminé l’arrachage des plumes. Le beau ciel bleu du début de l’après-midi avait pâli jusqu‘à un gris annonciateur de pluie. Il sortit le sac noir rempli de plumes de la poubelle en plastique et le traîna autour du billot. Il chercha à genoux les têtes qu‘ils avaient jetées. Du sang répandu avait souillé les plumes colorées. Les yeux ou le bec de certaines têtes étaient ouverts, d’autres fermés. Il ne se déroba pas ; il les ramassa délicatement, comme des papillons endormis, et les laissa tomber dans le sac. Les éboueurs du secteur rural emporteraient les têtes et les plumes. Le reste serait purifié par le soleil et la pluie. Mais il n‘avait trouvé que douze têtes. Il avait beau fouiller l’herbe, il lui en manquait toujours deux. Il jura à voix basse. Si jamais sa petite sœur en trouvait une et se mettait à crier, ce serait lui qui prendrait. Et si le chien était malade après en avoir mangé une, ce serait encore lui qui récolterait une rouste. Quelques gouttes de pluies s’écrasèrent dans son dos. Il abandonna. Il noua le haut du sac bien serré et le traîna jusqu‘aux bennes de métal gris. Le garçon brun se faufila hors de la cuisine. Les plumes de queue colorées que Red avait arrachées sur le cadavre du coq se trouvaient tout au fond d’une poche de sa veste en jean. La tête du coq était dans son autre poche, enveloppée dans une serviette en papier. Il s’empressa de sortir de la cour avant que Red ne remarque le vol des plumes de la queue. Il fallait qu‘il se dépêche, car il allait bientôt pleuvoir. Il traversa le pré en évitant les bouses fraîches, se glissa entre des barbelés, traversa un chemin d’arpentage et fila dans les bois. La piste d’un lapin sinuait entre les arbres. Il la suivit jusqu‘à un bouquet d’épicéas. Il s’agenouilla alors et rampa sous les premières branches basses jusqu‘au centre du hallier. De là, il voyait le ciel. Un peu de soleil baignait le sol. C‘était son endroit préféré. Il venait souvent s’y asseoir pour réfléchir. Il balaya à l’aide d’une branche les aiguilles d’épicéa qui s’étaient accumulées en un an. Lorsqu‘il creusa l’humus, le fumet luxuriant de la terre en été s’éleva autour de lui. Il creusa jusqu’à ce qu‘il puisse introduire sa main et son poignet dans le trou. C‘était assez profond. Il sortit alors la tête de poulet de sa poche et ôta le papier pour regarder une dernière fois les yeux d’or du coq noir. Mais la mort avait souillé leur belle couleur orangée. Il ne parvint pas à s’obliger à lui fermer les yeux. Au lieu de cela, il referma avec précaution la serviette en papier et plaça le tout au fond du trou. Il l’enterra ensuite, tassant fermement la terre de son poing fermé. Lorsque le trou fut bien rempli, il saupoudra des aiguilles d’épicéa sur la cicatrice creusée dans le sol. Il planta les plumes en cercle autour de la minuscule tombe. Elles n‘arrêtaient pas de tomber, mais il les redressa patiemment, encore et encore, jusqu‘à ce que le cercle soit refermé. Il accomplit tout cela en silence, sans émettre le moindre son. Il s’inclina avec gravité devant le cercle de plumes et sortit à reculons du bouquet d’arbres, dont les branches basses lui écorchèrent le dos et le cou. Il ne revint jamais. Red eut des ennuis. Il fut mis à la porte de l’école pendant trois jours après que les autorités eurent appris qu‘il avait enveloppé une tête de poulet dans du papier d’aluminium et l’avait placée dans le panier à déjeuner d’une fille. Son père s’appropria les plumes de queue pour confectionner des mouches et sa mère passa ses baskets à l’eau de Javel pour enlever les traces de sang. Il ne restait plus rien de son week-end à la ferme ! Il aurait voulu y vivre et tuer des poulets tous les jours. Il imagina qu‘il plaçait leurs têtes sur une rangée de pieux, le long de l’autoroute, qu‘il donnait des têtes de poulets enveloppées dans de l’aluminium aux enfants le soir d’Halloween et qu‘il les accrochait à du fil, ainsi que les pattes, et en décorait le sapin de Noël. Il n‘avait vraiment pas de chance. Tu étais l’un d’entre eux, insista Mir. Lequel ? Le Magicien ne voulait pas répondre. Il ne voulait même pas se demander si c’était vrai. Il se fit aussi dur et solide qu’une noix de macadamia. Il rendit son âme si dense qu’il était impossible de la compresser un peu plus. Et il se recroquevilla à l’intérieur, sachant que la chose ne pouvait le garder éternellement prisonnier. Son cœur se serra lorsqu’il pensa à Thomas le Noir, mais il l’obligea aussitôt à se calmer. Il ne pouvait se permettre de montrer la moindre trace de vulnérabilité. Viens, ordonna la chose, à la fois dominatrice et séductrice. Regarde encore. Le Magicien refusa. Il ne voulait pas regarder. Mais il ne pouvait s’empêcher de sentir, et il perçut les murs humides du tunnel qui enserraient son corps. Il eut envie de hurler. La chose l’avait renvoyé dans le tunnel. Le Magicien n’était pas très gros, mais il l’était encore trop pour ce passage creusé pour plus petit que lui. Les parois le serraient comme les mains collantes d’un enfant un bâton de sucre d’orge. Il était coincé à l’intérieur, l’obscurité et le danger se trouvaient devant lui, et il n’avait aucun moyen de reculer en se tortillant. Il agita ses doigts de pied dans ses lourdes bottes, mais elles étaient lacées trop serré. Ce minuscule effort lui donna des crampes aux chevilles. Il essaya de ne pas penser que le tunnel pouvait ne pas avoir d’issue, qu’il n’existait aucun moyen de retrouver la chaleur du soleil. Il rassembla tout son courage. S’il lui était impossible de revenir en arrière, il irait en avant. Il essaya de sentir ses bras et ses mains. Ils étaient pris au piège sous son corps. Ses bras étaient allongés sous lui et son corps pesait dessus de tout son poids, les enfonçant dans le sol humide. Il n’avait pas la moindre idée de la façon dont il était arrivé là. Désespéré, il étira les doigts, sentit le sol du tunnel en râper la peau à vif, de même que celle de ses poignets. À force de maintenir sa tête levée, les muscles de son cou étaient contractés par des crampes. Mais il savait que s’il se détendait, son visage s’enfoncerait dans le sol boueux du tunnel. Il étoufferait. La panique enfla en lui tel un ballon qu’on aurait gonflé dans sa cage thoracique. Il ne pouvait plus respirer, sa poitrine était trop large pour le tunnel et pourtant ses poumons manquaient d’air et il ne parvenait pas à reprendre son souffle. Le Magicien rendit les armes. Il ouvrit les yeux, mais rien ne changea. L’obscurité était devant lui et le tunnel l’entourait. Il n’avait plus assez de souffle pour crier, mais il pouvait sangloter, des larmes plein la gorge et le nez bouché par la morve. Pas d’air. Ceci n’est jamais arrivé, se dit-il. Ce n’était même pas en train de se dérouler. Ce n’était qu’un faux, une escroquerie, la négation de tout ce qu’il s’était efforcé de devenir. Il ne pouvait laisser la chose l’entraîner vers un passé qui n’avait jamais été le sien. Non. Impossible. Il s’obligea à ne plus se battre. Il laissa son cou fléchir et son visage retomba dans la boue du tunnel. Le front du Magicien heurta le sol avec un choc sourd. La chose l’abandonna aussi brusquement qu’elle s’était emparée de lui. Immobile, il savoura l’odeur de moisi du linoléum tombant en morceaux. Il avait mal à la tête et l’impression que son visage était aussi raide qu’un masque, comme s’il avait beaucoup pleuré. Il finit par soulever ses paupières réticentes. La maigre lumière de l’aube filtrait par la vitre brisée. Il tourna la tête avec précaution pour poser sa joue sur le sol. À quelques centimètres de son visage, si près que ses yeux pouvaient à peine se fixer dessus, se trouvait l’étoile de sang laissée par Thomas le Noir. La crainte emplit son cœur pendant qu’il regardait tout autour en quête du morceau de patte coupée. Mais il avait disparu. Totalement. Pris comme trophée, cela ne faisait pas le moindre doute. Le Magicien eut envie de vomir. Il commença à se lever, mais se rendit compte qu’une partie de son rêve l’avait suivi dans la réalité. Quelque chose restreignait ses mouvements, plaquant ses bras contre son torse. Il roula avec précaution sur le côté et baissa la tête pour s’examiner. La couverture. Il était entortillé dedans comme dans un cocon. Et le jour naissant filtrait déjà à travers la fenêtre. Il se dégagea en silence. Il devait sortir, être dans la rue avant l’ouverture des magasins, deux étages plus bas. Il ne restait jamais dans sa tanière pendant la journée. En fait, il n’y entrait ni n’en sortait tant que le soleil était levé. Les étages supérieurs de ce bâtiment étaient abandonnés depuis des années. Le niveau au-dessous servait essentiellement d’entrepôt. Il ne voulait pas qu’on entende un bruit suspect, ni que quelqu’un, le voyant sur l’escalier de secours, décide de procéder à une petite enquête. La première chose que Cassie lui avait apprise était de ne jamais, au grand jamais, prendre le moindre risque. Mais Mir le Gris l’avait poussé à se comporter comme un imbécile. Le sol était froid sous ses chaussettes. L’éclat de verre, pour commencer. Il jeta un rapide coup d’œil dans la rue. Personne pour le moment. Aussi rapide que précis, il enfonça le morceau de verre dans son trou de mastic, puis le tapota du bout des doigts jusqu’à ce qu’il soit au même niveau que le reste de la vitre. Nul ne se rendrait jamais compte que la vitre brisée avait acquis quelques fissures toutes neuves. Et maintenant, le carton. Le temps l’avait ramolli ; il ne tenait plus droit sans support. Après un instant d’hésitation, le Magicien ramassa la couverture. Elle lui avait déjà fait suffisamment de mal, il y avait peu de risque qu’elle lui en fasse davantage. Et il n’avait rien d’autre. Les punaises étaient encore enfoncées dedans, à l’exception de quelques-unes, qui roulèrent sur le sol. Il saisit d’abord les deux coins supérieurs, puis ceux du bas. Il remarqua la présence de l’objet alors qu’il plantait les punaises sur les côtés. Il n’avait jamais vu de placard dans cette pièce. Il n’en avait en fait pas le moindre souvenir. Le reste était à lui, comme il l’avait toujours été. Rien n’avait changé. Ses quelques livres sur leurs étagères improvisées, son matelas, les deux boîtes en carton contenant sa garde-robe. Une caisse en bois d’aspect plus solide abritait ses maigres provisions ainsi que divers autres objets. Les étagères à pigeons, où ils se perchaient et nichaient, se trouvaient très haut sur le mur. Il se souvenait très bien de tout cela, et tout était exactement comme dans sa mémoire. Mais il ne se rappelait pas le placard dont la porte ouverte béait à présent devant lui. Il ferma les yeux et tenta de se remémorer cette partie du mur nu, avec sa peinture marquée de traînées, de taches et de traces de clous négligentes, jusqu’à ce qu’il rouvre les yeux et voie le placard lui rire au nez, portes grandes ouvertes. Filtrant de la pièce voisine, la lumière trouble du jour avait envahi sa chambre. Il essaya de se rappeler s’il avait ouvert la porte de cette pièce comme il le faisait toujours avant l’aube, pour laisser ses pigeons sortir. Il était sûr que non. Elle aurait dû être encore fermée et bien fermée, comme tous les soirs avant qu’il s’endorme. Mais elle béait, elle aussi, permettant à la lumière d’entrer et de dessiner les contours des abominations que contenait le placard. Le Magicien eut l’impression que son cœur mis à nu battait sur un lit de pierre. Il y avait une cantine dans le placard. Son fermoir était encore en place, mais le cadenas qui servait à le boucler était posé sur le sol, et verrouillé. Seuls deux anneaux de métal fermaient la cantine. Recouverte d’une couche opaque de peinture vert olive, elle avait tant servi et tant voyagé qu’elle était couverte d’éraflures et de bosses. Trois lettres avaient été tracées à la peinture rouge sur le devant. L’auteur de ce travail ne s’y était pas très bien pris. Les lettres étaient inégales, et leurs contours flous montraient que la peinture en bombe avait coulé. Le Magicien les regarda, stupéfait. MIR. Mir. Ça n’avait pas de sens, mais le tocsin se mit à sonner, très loin dans les profondeurs de son cerveau. Il déglutit, mal à l’aise. Il avait l’impression que la cantine enflait, paraissant emplir la pièce. Et elle parlait toute seule, marmonnant d’horribles secrets. Il essuya ses mains moites sur le devant de ses caleçons. Il y avait beaucoup de poussière sur le couvercle métallique. Quelle que fût la nature de ce qui y était enfermé, cela devait s’y trouver depuis longtemps. Pourquoi aurait-il peur que ça sorte maintenant ? Ce n’était pas un argument très réconfortant. Une seule chose importait plus que de s’en éloigner : s’assurer que personne ne pourrait jamais s’en approcher. Le simple fait de toucher la porte du placard lui donnait la chair de poule. Elle bougea de quelques centimètres avant de grincer dans ses gonds tordus. Mais il eut beau pousser, lever et presser la poignée, elle refusait de se fermer. Il dut se contenter de la coincer autant que le permettait le bois tordu et gonflé. Ce qu’il fit ensuite était l’acte le plus stupide et le plus dangereux de tous ceux qu’il avait accomplis jusqu’à présent. Le soleil était à demi levé. Il savait qu’il aurait dû se recoucher et ne pas bouger de la journée. C’était ce qu’il avait de mieux à faire. Il pouvait supporter la faim et la nécessité de soulager sa vessie jusqu’à ce que le soleil quitte le ciel et que l’obscurité dépeuple les rues. Mais il n’en avait pas envie. Il avait besoin de parler à Cassie. Et, surtout, il voulait s’éloigner le plus possible de ce placard qui refusait de se fermer, et de tous les secrets tapis à l’intérieur. Il s’habilla rapidement. Ses chaussures à la main, il se glissa dans la pièce voisine. Il était impatient de fermer la porte de son repaire, mais il savait qu’il devait la laisser ouverte pour que les pigeons puissent aller et venir. La fenêtre à guillotine de la chambre voisine, intacte, mais maculée de déjections, était coincée en position ouverte à quinze centimètres de hauteur. Les chats et les pigeons l’utilisaient pour entrer et sortir. Sans faire de bruit, le Magicien l’ouvrit un peu plus pour sortir. La chance était enfin de son côté en cette lamentable journée. Au-dessous de lui, la rue transversale était vide. Il passa sur l’escalier de secours et poussa la fenêtre jusqu’à ce qu’elle se coince au même endroit que précédemment. Il descendit l’escalier à pas de loup, se déplaçant presque aussi silencieusement que les chats. Il fallait sauter lorsqu’on arrivait en bas. Il atterrit en douceur sur les vieilles briques rouges de sa rue. Il se souvint, trop tard en enfilant ses chaussures, qu’il n’avait pas pris de liquide. Le fait de posséder des pouvoirs lui interdisait d’avoir jamais plus d’un dollar sur lui. Mais il aurait au moins pu commencer la journée avec assez de monnaie pour s’offrir un café. Un jour, il avait découvert un billet de cinquante dollars épinglé dans la manche d’un manteau trouvé chez Goodwill. Il ne l’avait pas gaspillé, au contraire. Il l’avait dépensé petit à petit, cinquante-sept ou soixante-deux cents à la fois, pour s’acheter des cafés. Il n’utilisait ses économies qu’en cas de grand besoin. Mais aujourd’hui, c’était plus qu’une question de besoin. La bataille de la nuit avait épuisé ses ultimes réserves de magie. Il fallait qu’il boive un café dans un endroit chauffé, qu’il trouve un lieu où se laver avec de l’eau chaude et des robinets qui restaient ouverts tant qu’il en avait besoin. Il ne s’était pas préparé à cette journée. Survivre n’en serait que plus difficile. Mais pas impossible. Il y avait des jours où il se laissait aller avec le flot de son pouvoir. Aujourd’hui, le courant magique grondait contre lui, et il avait bien du mal à s’agripper à un rocher au milieu des rapides. Mais il survivrait, tel un pigeon unijambiste, en trouvant un nouvel équilibre. Il était dans sa ville ; elle allait le nourrir, l’abriter et le conduire à Cassie. Un rocher au milieu du courant Chapitre 4 Ayant quitté sa rue, le Magicien se retrouva dans Jackson Street et tenta de trouver un but à sa promenade. Pour commencer, il ne fallait plus qu’il ressemble à un zonard. Il y avait des toilettes publiques près de la caserne des pompiers, qui n’était plus qu’à un pâté de maisons et demi. Mais il craignait ses murs, sa robinetterie en Inox et ses clients étranges, aussi se dirigea-t-il vers la gare de la compagnie de transports Amtrack, à l’angle de Jackson Street et de la Troisième Avenue. Sa haute tour ornée d’une pendule s’élevait au-dessus des autres bâtiments telle une jonquille de brique rouge. Il n’y avait pas mis les pieds depuis des mois. Il considérait la gare comme un endroit à n’utiliser qu’en cas d’extrême urgence. Mais précisément. C’était une journée exceptionnelle, une de ces journées où il pouvait enfreindre les règles parce que c’était exactement pour des circonstances semblables qu’il gardait la gare en réserve. Il passa les lourdes portes. Une odeur de renfermé stagnait à l’intérieur, comme dans une voiture abandonnée les cendriers pleins. Il n’y avait pas beaucoup de monde. L’intérieur du bâtiment était aussi banal que l’extérieur était original. Il s’agissait d’un endroit neutre, où rien ne suggérait la présence de trains ou de voies ferrées. Les chaises étaient recouvertes de vinyle et les cendriers de métal auraient pu provenir de n’importe quel aéroport, station de bus ou salle d’attente d’hôpital. Les posters colorés de la compagnie Amtrack n’étaient pas très convaincants. Le Magicien considérait qu’ils n’étaient ni novateurs ni vraisemblables. Et les passagers en train d’attendre avaient eux aussi l’air artificiel. Les toilettes se prévalaient d’une petite salle d’attente. Un gardien à l’air fatigué lavait le sol, promenant sa serpillière autour des pieds des chaises rembourrées. Il n’accorda pas un regard au Magicien. La pièce puait l’eau de Javel et le désinfectant. Le Magicien glissa sur le sol humide, et fit ensuite plus attention en marchant. Après s’être soulagé, il s’approcha d’un miroir et s’examina d’un œil critique. Pas trop mal, décida-t-il, à condition de prendre en compte le fait qu’il avait quitté son repaire précipitamment  – mais loin d’être parfait. Il ôta son manteau, le plia avec soin et le déposa sur le bord carrelé du lavabo. Il ajusta sa cravate d’homme sérieux sur sa chemise jaune pâle. Il humidifia une serviette en papier et nettoya une tache de boue sur la manchette de sa veste en polyester. S’il y avait une chose à laquelle un expert en récupération ne pouvait pas ressembler, c’était bien à un fouilleur de poubelles. Ça, c’était pour les types lugubres enveloppés dans leurs manteaux qui vivaient sur les bancs. Bizarrement, ils ressemblaient à des fouilleurs de poubelles alors qu’ils n’en étaient pas. Ils n’étaient même pas des survivants, sauf à prendre le terme dans une acception très réduite. Le Magicien, lui, était un survivant. Il examina ses vêtements. Il pouvait maintenant passer pour n’importe qui, d’un vendeur de voitures à un chef de rayon. Enfin presque. Il sortit une pochette en vinyle de la poche du manteau ocre. Très longtemps auparavant, elle avait protégé un appareil photo. À présent, elle abritait un coupe-chou plié avec soin, un petit morceau de savon comme on en trouve dans les hôtels, une bouteille d’échantillon d’eau de Cologne Old Spice Lime, une brosse à dents minuscule et un peigne. Il se lava, se brossa les dents et se rasa rapidement mais avec minutie. Une fois qu’il eut terminé, il rinça le coupe-chou et le sécha méticuleusement avant de le fermer. Il l’avait trouvé il y avait très longtemps et il en prenait un soin extrême parce qu’il n’avait ainsi jamais besoin de lame neuve. Il n’utilisa que très peu d’eau de toilette. Il ne lui était pas facile de s’en procurer et c’était un accessoire presque aussi important que le journal. En sortant du terminal, il ramassa un exemplaire du Seattle Times de la veille sur une chaise en plastique. Il dut faire un effort de volonté pour ne pas songer à son visiteur nocturne. Inutile de s’attarder là-dessus, ça n’avait pas de sens. Pas tant qu’il n’avait pas vu Cassie et ne lui avait pas demandé son avis. Elle saurait tout sur le sujet. Et, surtout, elle saurait ce qu’il fallait faire. Il descendit la rue d’un pas rapide, l’air préoccupé  – il n’en avait pas seulement l’air, d’ailleurs. Son manteau ocre claquait de manière extrêmement convaincante contre son pantalon en polyester. Ce jour de novembre était à la fois frisquet et humide, et l’air froid brûlait ses joues fraîchement rasées. Quant à la ville, elle sentait presque le propre. Sur la Deuxième Avenue, un néon à l’enseigne de Keystone Kop clignotait, proposant du café. Il se dirigea vers Duffy’s. C’était un minuscule établissement, coincé entre deux magasins bien plus ordinaires. Pas le genre d’endroit qu’il préférait, mais il se sentait en mesure de s’y débrouiller, même par une journée comme celle-ci. Il y entra. Le lieu n’offrait pas beaucoup d’endroits où se dissimuler. C’était une cafétéria. On prenait un plateau et on le poussait sur des rails d’acier rutilant devant des gâteaux à la carotte, de la salade de pommes de terre, des monticules de jelly tremblotante et des casse-croûte, jusqu’à un comptoir où l’on pouvait commander un sandwich grillé ou un dessert chaud, si l’on en désirait un, et si on avait de l’argent. Le Magicien ne désirait pas de dessert, et il n’avait pas d’argent. Il voulait du café. Et ici, ils vous resservaient. À condition d’avoir une tasse. Plissant les yeux, il observa la rangée de petites tables alignées contre le mur. Elles étaient recouvertes de nappes à carreaux rouges maintenues en place et protégées par du Plexiglas. Le vieux parquet et les briques rouges des murs semblaient avoir honte de la télé couleur grand écran placée en hauteur dans un coin. Heureusement, elle était éteinte aujourd’hui. Près du poste, un panneau proclamait que Duffy’s était « ouvert pendant les matchs du King Dome ». Le Magicien jeta un rapide coup d’œil aux tables. Il devait absolument trouver une place avant d’être repéré. La situation ne lui paraissait pas favorable. Pour commencer, il n’y avait pas assez de clients. Ensuite, ce n’était pas la bonne heure : les employés remplissaient les étagères et les rayons. Il était sur le point de battre en retraite quand la chance se manifesta. Comme s’il obéissait à un ordre mental que le Magicien n’avait pas donné, un homme se leva soudain. Il but son café debout, d’un trait, enfila son manteau ocre d’un mouvement d’épaules et sortit en imprimant à la porte une poussée bien plus forte que nécessaire. Le Magicien s’écarta d’instinct de sa trajectoire, puis fonça derrière lui. Impossible de résister au fait que leurs manteaux étaient de la même couleur, la coïncidence était trop belle. En deux pas, le Magicien s’appropria la tasse de l’homme, ainsi que la moitié d’un roulé à la cannelle dont il n’avait pas voulu. Un pas de plus, et il atteignit la table voisine. Il s’installa en toute tranquillité. Personne ne lui jeta ne fût-ce qu’un regard. Bien. Il faisait désormais partie des lieux. Il garda son manteau et se concentra de manière à avoir l’air aussi anonyme que possible. Une serveuse arriva du fond de la salle avec un pichet de café fumant. Elle remplit les tasses de la rangée de petites tables en souriant. Un pli se forma un instant entre ses sourcils lorsqu’elle arriva à la table où était assis Manteau Ocre. Elle s’arrêta l’espace d’une demi-seconde et regarda autour d’elle. Puis elle leva la tête. Ses mâchoires se raffermirent et son sourire professionnel réapparut. Elle passa à la table du Magicien et le servit. Le café s’enroula dans le fond de la tasse brune, noyant le fond blanc. Le Magicien inspira profondément, s’imprégnant de sa fragrance. Dès que la serveuse se fut éloignée, il entoura la tasse de ses mains glacées et l’éleva tel un calice. Le breuvage était un peu trop chaud, mais à cette heure matinale, cela ne l’arrêtait pas. Il avala la moitié de la tasse, sentit le liquide arriver dans son estomac vide et sa chaleur se répandre dans son corps. Il reposa la tasse avec un soupir, ajouta du sucre pris dans le sucrier et s’attaqua au gâteau à la cannelle. Il était fort peu nourrissant, trop sucré, trop dur et pas assez riche en raisins secs. Mais, une fois dans son estomac, il constitua un confortable petit coussin pour sa prochaine gorgée de café. Le Magicien venait juste de lever sa tasse pour demander qu’on la remplisse à nouveau lorsque la catastrophe s’abattit sur lui. Manteau Ocre repassa la porte. Inutile de se retourner pour le voir : son ombre tombait sur le sol, juste à côté de lui. Le Magicien sortit son journal de sa poche et commença à le déplier. Pendant que l’inconnu faisait un pas, puis un autre, il se réfugia dans la page des sports. La tempête éclata au-dessus de la table qu’il venait de quitter et que le Magicien occupait à présent. « Tu veux vraiment que je sorte de ta vie, hein ? » tonna Manteau Ocre tel un taureau furieux en écrasant un trousseau de clés sur la table. « Eh bien, tu peux m’apporter un autre roulé à la cannelle et une autre tasse de café ! Tu peux me virer de ton appartement, mais tu n’as pas le droit de me piquer mon petit-déjeuner ! » En deux pas vifs, la serveuse arriva devant lui. Ses yeux lançaient des éclairs, comme si elle attendait impatiemment l’affrontement à venir au lieu d’en avoir peur. Debout devant lui, petite mais solide, elle tenait son pichet de café tel le bouclier de la Vérité et de la Vertu. « Je n’ai jamais touché à ton foutu déjeuner ! » Sa main plongea et ramassa les clés. « Encore une raison pour laquelle je veux que tu te tires. Avec toi, on n’a jamais le temps de s’expliquer. Tu te fais ton idée et tu t’en prends à moi. J’en ai marre. Trouve-toi une autre victime, Booth. Moi, j’en ai assez de toi ! » L’homme âgé qui se trouvait derrière le comptoir ne leva même pas les yeux de la viande qu’il était en train de découper. Il se contenta de dire : « Ferme-la, Lynda. Ce n’est ni le lieu ni le moment de faire une scène. Et toi, Booth, je ne veux pas avoir de problème avec toi ici. Alors, soit on te ressert, soit on te rembourse. À toi de choisir. — Allez vous faire foutre ! » lui lança Booth, sans même s’attirer un battement de cil. « Et toi aussi, salope ! Je suis content de partir. » La porte de verre se referma en chuintant. La salle de restaurant retrouva presque son calme habituel. « Lynda », fit l’homme debout derrière son comptoir, « encore une scène de ce genre ici et c’est toi qui pars. Va me chercher deux autres gâteaux aux carottes dans le frigo, s’il te plaît. — Bien sûr, Dan. » L’espace d’une seconde, avant qu’elle ne sorte, le Magicien eut l’impression que son regard se posait sur lui, qu’il le touchait et entrait en contact avec lui. Mais elle ne lui prêta pas la moindre attention lorsqu’elle revint et planta les gâteaux aux carottes sur le comptoir du fond. Puis elle prépara une commande dans un cliquetis de vaisselle, le dos tourné aux clients. Il l’observa, admiratif, tandis qu’elle posait trois assiettes pleines sur une main puis, d’un geste habile, saisissait le pichet de café de l’autre. Elle passa de table en table avec grâce, remplissant les tasses, déposant deux assiettes sans déranger la troisième, se souvenant de la crème pour le café d’un client et de l’édulcorant de synthèse d’un autre. Elle arriva enfin à sa table et remplit sa tasse de café frais. Il resta dissimulé derrière son journal, protégeant son visage, jusqu’à ce que, chose incroyable, il entende le bruit d’une assiette pleine que l’on déposait sur sa table. Il déplaça son journal pour voir ce qui se passait. Le regard de la serveuse le transperça. Il déglutit malgré sa bouche sèche, et s’efforça de continuer à jouer son personnage. « Je n’ai rien commandé... » commença-t-il, mais elle le coupa. « Mangez tant que c’est chaud », lui dit-elle à voix basse, sur un ton qui démontrait qu’elle savait tout. Et elle passa à la table suivante. De la vapeur montait d’une gaufre toute dorée. Un copeau de beurre fondait au milieu, ceint d’un anneau de framboises tièdes elles-mêmes bordées de crème fouettée. La faim tordit l’estomac du Magicien. Il ne savait ni ce qu’il devait ressentir ni comment il devait réagir. Devait-il avoir honte d’avoir été pris ou se sentir humilié parce qu’on lui avait fait la charité ? Devait-il se montrer trop fier pour accepter, se lever et sortir du restaurant ? Seulement, il mourait de faim, le café était chaud et il n’avait jamais senti une odeur aussi délicieuse de toute son existence. Lynda disparut derrière le comptoir. Il prit sa fourchette d’une main tremblante, goûta un peu de crème fouettée, puis commença à manger comme il ne l’avait pas fait depuis des jours. Il engloutissait de grosses bouchées de nourriture sucrée et de grandes gorgées de café. Il lui était difficile de ne pas se goinfrer. Il eut terminé en un temps record et se sentit alourdi comme par le poids d’un vrai repas, ce dont il n’avait plus l’habitude. Il lui restait une gorgée de café, de quoi finir en beauté. Il jeta un timide coup d’œil alentour, mais ne vit aucun signe de Lynda. Une autre serveuse était arrivée, qui débarrassait les tables au fond de la salle. Il hésita avant de se lever. Il aurait aimé laisser quelque chose à Lynda pour lui montrer qu’il avait apprécié son geste. Un pourboire ? Un message ? Mais il n’avait pas d’argent, et rien pour écrire. De toute façon, sa méfiance naturelle lui interdisait ce type de contact. Tout en se levant, il replia tranquillement son journal et le fourra dans la poche de son manteau. La porte n’émit même pas un soupir lorsqu’il la franchit. Personne ne le vit partir. Tout tremblant, il poussa un soupir de soulagement tandis qu’il descendait la deuxième Avenue d’un bon pas. Il n’était vraiment pas passé loin de la catastrophe. Et si elle l’avait dénoncé ? Et si quelqu’un l’avait vu déplacer la tasse et le gâteau ? Elle lui avait donné à manger, mais quelque chose n’allait pas. Il n’y avait ni pouvoir ni magie dans son geste. Juste de la pitié. Il accéléra le pas. Est-ce qu’il avait eu l’impression d’aller à contre-courant ? Non, plutôt d’être pris dans une turbulence. Il avait intérêt à s’échouer quelque part avant de commettre d’autres erreurs dangereuses. Il aspirait profondément à se sentir en sécurité, à posséder un abri où reprendre son souffle. Mais l’atmosphère de cette journée était oppressante, comme si la chose nommée Mir planait dans le ciel, d’où elle observait et gâchait tout. Il songea à monter dans un bus et à se promener toute la journée dans la Zone de transport gratuit. Il connaissait bien ce secteur. Il s’étendait de Jackson Street au sud à Battery Street au nord, et de la Sixième Avenue à l’est jusqu’aux quais. Il pouvait rester dans le bus toute la journée et regarder la ville de la fenêtre. Mais cela ne le mettrait pas hors de danger. À chaque arrêt, Mir et sa grisaille planeraient au-dessus de lui, attendant qu’il soit seul et qu’il baisse sa garde. Il lui fallait cesser de se comporter comme un idiot et trouver Cassie. Il reprit son circuit habituel. Le quartier historique de Pioneer Square. Pas parce qu’il s’attendait à la trouver là, mais parce que c’était le plus proche. Le nom officiel de cette partie de la ville était Occidental Park, mais les habitants du lieu s’en fichaient. Le Magicien les soupçonnait de ne même pas savoir qu’ils se trouvaient à Seattle. Le « parc » était en réalité une portion d’Occidental Avenue située juste au-dessus du King Dome et de la zone piétonne. Ils appelaient ça un parc, maintenant. Il était pavé de briques grises rugueuses et irrégulières. Des touffes d’herbe tenace poussaient entre elles, du lichen et de la mousse s’agrippaient à leurs arêtes qui s’effritaient peu à peu. La moindre goutte de pluie les détrempait, le gel les rendait traîtresses. Il y avait des arbres, bien entendu. Ils jaillissaient d’anneaux de briques et avaient l’air aussi naturels que des mastodontes. À l’ombre des arbres, des bancs poussaient sur la brique tels des champignons. C’était là que traînaient des humains dont plus personne ne voulait et où nichaient des pigeons. Cassie ne se trouvait sur aucun des bancs. Il y avait des hommes vêtus de manteaux sombres, la poitrine rembourrée pour repousser le froid. Les plumes gonflées dans le même but, des pigeons étaient perchés sur le dossier de fer forgé des bancs. Les volatiles paraissaient mieux s’en tirer. Des immeubles de briques se dressaient en face du parc, avec leurs petits cafés, leurs librairies, une agence de la Western Union, une banque et d’autres magasins aux enseignes encore plus invraisemblables. L’immeuble préféré du Magicien était un bâtiment de quatre étages en briques rouges, avec de hautes portes et des fenêtres ogivales. Du lierre grimpait sur l’un des côtés. Les grandes portes de verre et de fer forgé s’ouvraient sur un petit centre commercial. On pouvait descendre un petit escalier et faire ses courses après avoir léché les vitrines des magasins du rez-de-chaussée. Celui qui s’appelait The Bakery se trouvait juste à l’intérieur, près de la porte. Leur café était vraiment excellent. Il y avait même des tables en bois près d’une cheminée au gaz. Il faisait bon à l’intérieur de L’Arcade. À l’extérieur, les gens assis sur les bancs avaient froid. Et ils n’étaient pas très malins, songea le Magicien, sans dureté, mais sans éprouver beaucoup de pitié non plus. Un grand noir maigre, qui portait deux pantalons l’un sur l’autre, passa d’un banc situé à l’ombre à un autre, exposé à la faible chaleur du soleil. Il paraissait désespéré et sans but. Le Magicien secoua la tête. Pas besoin d’être grand clerc pour savoir que lorsqu’on porte deux pantalons l’un sur l’autre pour se protéger du froid, il faut mettre le plus court dessous, pour qu’on ne le voie pas. Un animal ne se serait jamais montré aussi vulnérable. Si cet homme s’était préoccupé de ce détail, il aurait pu passer pour un étudiant de première année mal nourri. Ne connaissait-il pas les tables en bois et la cheminée au gaz qui se trouvaient juste derrière les grandes portes ? Muni d’un vieux livre récupéré dans les poubelles du bouquiniste voisin, et pour le prix d’une tasse de café, cet homme aurait pu passer la matinée au chaud. Mais s’il fallait lui enseigner ça, cela signifiait qu’il ne l’apprendrait jamais. Cassie le lui avait dit au cours de leur première rencontre. Le Magicien était assis sur l’un des bancs les plus ensoleillés, mais cela n’avait pas suffi à le réchauffer. Le froid s’était insinué si profond en lui qu’il imprégnait sa chair. Il se souvenait très mal de ce qu’il avait précisément ressenti ce jour-là, sinon qu’il avait eu très froid et que la tristesse coulait de lui comme l’eau d’une source inépuisable. Il pouvait presque la voir former une mare à ses pieds et imprégner de mélancolie le parc et ses pavés. Les pigeons étaient venus à lui et il avait trouvé un sachet de pop-corn rance au fond de sa poche pour leur donner à manger. Ils s’étaient rassemblés autour de lui tels des pèlerins vêtus de gris venus chercher sa sagesse. Ils s’étaient perchés sur le banc à côté de lui, ils lui marchaient même dessus, mais sans le salir. Un gros pigeon gris au cou orné de plumes iridescentes s’était planté devant lui, et, ébouriffant son plumage, il avait effectué sa parade nuptiale avec force gloussements et hochements de tête. La vie continuait. Il les avait nourris en silence et il avait eu l’impression que le peu de chaleur dégagée par les corps revêtus de plumes qui l’entouraient le gagnait. La vue de ces récupérateurs qui parvenaient à survivre avait nourri en lui un étrange et minuscule espoir. Et, tout à coup, Cassie était apparue devant lui. Les pigeons s’étaient envolés, dispersant de l’air froid sur leur passage. « Ils savent que je peux les manger », avait-elle dit en riant, et elle s’était assise à côté de lui. C’était une dame corpulente, dont les pieds étaient lacés dans des chaussures blanches d’infirmière. Son uniforme de nylon était démodé, car trop long ; son étroit manteau noir n’atteignait pas l’ourlet. Ses cheveux de laine d’acier étaient emprisonnés dans un foulard noir destiné à lui donner un air sérieux. Elle avait poussé le soupir d’une femme forte heureuse de pouvoir enfin s’asseoir. « Tu as un drôle de don », avait-elle dit. Commencer les conversations en plein milieu était une de ses manies. « Je ne l’ai jamais vu avant, ça non. Ça doit être basé sur le vieux truc des pains et des poissons. » Et elle s’était mise à rire doucement, montrant ses dents jaunies. Le Magicien ne lui avait pas répondu. Il ne connaissait pas grand-chose à son propre sujet, mais il se souvenait qu’il n’était pas bavard. C’était une façon de survivre. Parler ouvre des portes, et par les portes, on peut faire passer des armes. Si l’on reste silencieux suffisamment longtemps, tout le monde finit par partir. Sauf Cassie. « Je t’observe depuis neuf jours », avait-elle dit après avoir cessé de rire. « Tu es là tous les jours. Et, tous les jours, tu as le même sachet de pop-corn et il en contient assez pour nourrir ces cochons à plumes. Mais, même rassasiés, ils ne s’en vont pas. Ils savent que tu ne leur veux pas de mal. Que tu ne peux pas leur faire de mal sans te blesser en même temps. Et si tu sais ça, il vaut mieux que tu fasses ma connaissance. Parce que nous ne sommes pas nombreux. Soit on l’a, soit on ne l’a pas. Et si on doit te l’enseigner, tu ne pourras jamais l’apprendre. » Ironie de la situation, c’était bien ce qu’elle lui avait appris. Il possédait un don, et ce don signifiait qu’il allait survivre. C’était cela même qu’il ne pouvait pas apprendre aux autres  – sauf s’ils le savaient déjà. Il appartenait aux pigeons, ils étaient son troupeau. Mais c’était un lien qui ne pouvait pas se transmettre. Il ne pouvait apprendre à personne comment nourrir ses pigeons, car lui-même ne l’avait jamais appris. Et il ne saurait jamais pourquoi on lui avait accordé ce don plutôt qu’à un autre. Cassie se contentait de hausser les épaules et de dire : « Tôt ou tard, tu sauras pourquoi. » Aujourd’hui, une femme mal habillée était debout près d’une poubelle. Trois poivrots formaient un cercle respectueux autour d’elle. Le Magicien se tint à l’écart pendant qu’ils sortaient leur monnaie l’un après l’autre. La femme ne leur montra qu’ensuite la bouteille dissimulée sous la poubelle. Elle leur versa alors une rasade de vin à chacun, dans un verre en carton passablement froissé. Il s’approcha d’eux pendant que le dernier ivrogne buvait. Les deux autres se léchaient les lèvres. Ils lui lancèrent un regard méfiant et hostile ; il était trop bien habillé pour désirer leur parler. Que leur voulait-il ? « Vous avez vu Cassie ? » leur demanda-t-il gentiment. Ils le regardèrent sans comprendre. « Si vous voyez Cassie, dites-lui que je la cherche. — Tu cherches une femme ? Il y a quelque chose qui cloche chez moi, chéri ? » demanda la femme sur un ton insolent. Elle frétilla d’une façon qui rappela au Magicien un labrador mouillé qui s’ébroue. « Mononucléose. » Il aurait préféré qu’elle ne lui pose pas la question. À présent, la Vérité était sur lui ; il devait la lui dire. « Un des ivrognes que tu as servis la semaine dernière te l’a transmise. Mais si tu vas dans un hôpital tout de suite, ils pourront t’aider avant que tu ne la donnes à tout Seattle. Dis à Cassie que je la cherche. » Et le Magicien s’éloigna d’un pas vif au moment précis où l’un des ivrognes trouvait le courage de tendre la main, paume vers le haut. Il regrettait vraiment que la femme lui ait posé cette question, mais, une fois qu’on lui avait demandé quelque chose, il était obligé de répondre. Tous les pouvoirs ont leur point d’équilibre, et tous les bâtons ont au moins une extrémité enduite de merde. Direction la Première Avenue et le bus. Un clochard l’accosta à l’arrêt. Un homme bien bâti, aux joues pendantes, vêtu d’un manteau noir, de pantalons noirs et de chaussures marron. « C’est juste pour manger. Vous pouvez m’aider ? » Il tendit une main rose et pleine d’espoir. « Non », répondit le Magicien en toute sincérité. L’haleine de l’homme sentait encore le repas qu’il avait pris à la mission appelée Bread of Life. L’homme descendit du trottoir en soufflant comme un phoque sur un morceau de banquise. Le bus du Magicien arriva. Il le conduisit au nord de la Première Avenue et s’arrêta dans un nuage d’oxyde de carbone à l’intersection de Pine Street. La brise qui soufflait de la mer poussait vers lui les sons et les odeurs du marché de Pike Place vers lequel il se dirigea avec nonchalance. Il savourait toujours ce moment d’attente. Il n’avait jamais considéré la halle d’un œil blasé. Celle-ci portait ses quelque quatre-vingts ans comme n’importe quelle autre grande dame excentrique. Sans jamais lui montrer deux fois le même visage. Selon la direction d’où il arrivait, c’était un berceau de fleurs, un bouquet de poissons frais ou une éclatante pyramide d’oranges. D’Alaskan Way au bas de Hillclimb, c’était un château de conte de fées s’élevant au sommet d’une impossible volée de marches. Le Magicien savait que le labyrinthe du marché comptait douze bâtiments et sept niveaux de rampes et d’escaliers. Il avait toujours fait bien attention de ne pas en mémoriser le plan. Pour lui, le marché demeurait un dédale enchanté de boutiques et d’étals, une caverne d’Ali Baba de poissons, de fruits, de légumes et autres merveilles. Il avait choisi d’être à jamais un touriste dans cette partie de Seattle, un touriste qui goûtait à tout, submergé par des émotions délicieuses. Il marchait avec grâce dans le labyrinthe, tel un danseur au bord d’un kaléidoscope. Du poisson en provenance de toutes les côtes des États-Unis s’étalait dans des baquets et des seaux de glace, à l’intérieur de vitrines et dans des plateaux alignés le long de la chaussée. Leurs yeux ronds le fixaient sans ciller tandis qu’il passait d’un pas vif. Les marchands de quatre saisons lui demandaient de goûter qui une tranche d’orange, qui un morceau de kiwi ou une portion de pomme croquante. Il acceptait, souriait et les remerciait, mais aujourd’hui il n’achetait pas. Il prit des miettes de croissant à une boulangerie. Chaque petit morceau l’aidait, comme si le marché n’alignait ses étals que pour le nourrir et le distraire. Il admira des bandes dessinées anciennes, des comic books de la grande époque, du matériel de magie, un chapeau des années quarante, du papier à lettres imprimé le matin même et des épices fraîchement moulues dans des bocaux ventrus d’apothicaire. Il erra avec délice, et les halls et les tunnels du marché le surprirent en l’amenant jusqu’à un des paliers de Hillclimb. Euripide était déjà au travail. Le Magicien s’approcha de lui avec respect. Le petit homme à la peau sombre avait ouvert sa boîte à violon devant lui sur le trottoir, et jouait avec entrain. Quelques paliers plus bas, une clarinette tentait de lui faire concurrence, mais sans lui arriver à la cheville. L’archet d’Euripide sautait et bondissait d’un air à un autre. Le Magicien était fier de l’avoir vu et d’avoir reconnu son don sans l’aide de Cassie. Pendant qu’Euripide jouait, des pièces de vingt-cinq cents rebondissaient en étincelant dans la doublure bleue de sa boîte à piano. Son truc à lui, c’était de jouer l’air que les passants avaient en tête avant même qu’ils ne le voient. C’était un don subtil. Ceux qui gardaient leur pièce dans leur poche entendaient le même air tourner en rond dans leur tête pendant des semaines. À ceux qui passaient sans musique dans leur âme, il donnait gentiment une note ou deux. Ce n’était pas un vrai récupérateur, mais le Magicien l’admirait tout de même. Tous les hommes ont un don, disait Cassie, et elle avait raison. Toutes les femmes, aussi. Le Magicien attendit poliment qu’Euripide fasse une pause entre deux airs. Il observa les passants, ceux qui lui lançaient une pièce et ceux qui s’en abstenaient. Une petite fille qui portait des jeans Seattle Blues et un sweat-shirt orné du célèbre chat de l’illustrateur Kliban descendait les escaliers. Sa mère marchait derrière elle, l’air plutôt agacé, car la fillette allait très lentement. À bien y regarder, elle était plus anxieuse qu’en colère, comme irritée par une menace invisible. La petite fille était maigre, et sa peau sombre accentuait ses traits à certains endroits. L’impression suscitée était malsaine. Euripide se mit à jouer pour elle. La petite fille sautilla à deux reprises, puis s’arrêta pour l’écouter. Elle se rapprocha de plus en plus du violoniste sans prêter attention aux avertissements de sa mère. « Sarah ! Viens maintenant, sinon je te laisse là. » Mais elle n’était plus qu’oreilles pour le violoniste dont l’archet dansait sur les notes d’Arkansas Traveller. Elle se rapprocha encore, sautillant en rythme avec la musique, comme un petit oiseau. Lorsque Euripide eut joué les notes finales et exécuté un grand moulinet, elle n’hésita pas à sortir un billet froissé d’un dollar de la poche de son pantalon. Elle le lissa d’un geste rapide de la main et se pencha pour le déposer dans la boîte du violoniste. Euripide avait reposé son archet sur son instrument. La vue du papier vert l’arrêta. « C’est beaucoup d’argent pour un mendiant », dit-il. Sa voix qui crissait et grinçait était bien différente de celle de son violon. « J’ai aimé votre musique », répondit simplement la petite fille. Il joua quelques notes pensives et jeta un coup d’œil à la mère, dont le visage n’exprimait pas l’approbation. « Je ne crois pas pouvoir accepter. Pas une si grosse somme. — Mais j’ai aimé votre musique gros comme ça », insista la fillette. « Et je t’aime bien. » Euripide l’observa avec intensité. « Voilà ce qu’on va faire. Je t’ai joué un air, et tu m’as donné un dollar. Permets-moi de te donner quelque chose en plus. Un souhait. » Elle rit. « Je suis trop grande pour ça. Les souhaits n’existent pas. » Mais Euripide était sérieux. « Celui-là est un vrai souhait. Un des rares demeurant encore en ce monde. Et c’est à toi que je le donne. Un souhait pour toi toute seule. Tu dois donc me promettre de bien t’en servir. Pas aujourd’hui, pour une balle de laine verte ou une rose bleue. Même pas demain. Tu dois y penser très sérieusement, pas comme ces imbéciles de héros de conte de fées. Tu dois penser à toutes les conséquences de ton vœu. Et, lorsque tu seras certaine de ce que tu souhaites, attends encore trois jours, juste pour être vraiment sûre. Tu veux bien me le promettre ? » La petite fille avait changé d’expression pendant qu’il parlait. De celui d’une fillette qui est un peu agacée qu’on la prenne pour un bébé, son visage était devenu celui d’une enfant qui doute, puis qui s’émerveille. Le billet d’un dollar froissé lui paraissait bien minable en comparaison de ce qu’on venait de lui donner. « Il m’a donné un souhait, maman, s’exclama-t-elle, en se tournant vers sa mère, tout excitée. — C’est ce que j’ai entendu. » Maman n’était pas tout à fait convaincue par cette histoire de souhait, mais elle n’avait pas l’air aussi irrité qu’auparavant. « Juste une dernière chose ! » La voix cassée d’Euripide les arrêta alors qu’elles s’apprêtaient à s’éloigner. Il se concentra sur l’enfant. « Un souhait nécessite que l’on y croie de tout son cœur. Il faut que tu sois convaincue qu’il va se réaliser. Cela signifie que tu dois y être préparée, et que tu dois travailler à sa réalisation. Un souhait ressemble à une graine. Je peux te donner une graine et te dire qu’il y a un arbre à l’intérieur. Mais il ne sortira pas si tu n’y crois pas, et surtout si tu n’y crois pas assez pour le planter, l’arroser, et en éloigner les mauvaises herbes et les parasites. Alors, prends bien soin de ton souhait. — Je le ferai, promit-elle, les yeux brillants. — Sarah », insista gentiment sa mère. Elles partirent. Le Magicien s’approcha d’Euripide. « Qu’est-ce qu’elle a ? demanda-t-il avec douceur. — Une leucémie, soupira Euripide. J’espère juste qu’elle se souviendra du souhait. Ils ne sont pas encore au courant. Et ce n’est pas facile de se souvenir d’un vieux violoniste débraillé rencontré au marché de Pike Place lorsqu’on a perdu ses belles boucles à cause de la chimiothérapie. — Tu aurais peut-être dû le donner à sa mère. Pour qu’elle le lui garde. — Non. Elle ne voulait... Ne pouvait pas y croire. Elle l’aurait gâché, ou oublié. » Il s’éclaircit la gorge. « Tu sais, Magicien, c’était le dernier que j’avais. Dieu sait quand on m’en donnera d’autres. Ça m’ennuierait vraiment qu’elle le gâche. — Elle s’en souviendra, dit le Magicien pour le réconforter. Les enfants se souviennent de choses vraiment bizarres. — Est-ce que tu le sais ? demanda Euripide, en le détaillant du regard. Ou est-ce que c’est juste pour dire quelque chose ? » Le Magicien évita son regard. « C’est juste pour parler, cette fois. Mon savoir ressemble à tes souhaits, joueur de violon. Lorsque tu as un souhait à donner, tu le sens. Et lorsque je sais, je sais, c’est tout. Mais pas cette fois. J’espère que ça va marcher. — Moi aussi. — Au fait, tu as vu Cassie ? » Le violoniste sourit. « Pas aujourd’hui. Elle était ici il y a trois ou quatre jours. En bohémienne, avec une jupe couleur de feu qui ne voulait pas demeurer baissée et un chemisier blanc qui collait à ses épaules comme de la brume. Elle s’est mise à danser et je n’ai pas pu m’arrêter de jouer. J’ai joué des airs que je ne connaissais même pas ! J’en ai encore mal aux doigts. J’avais tellement d’argent dans ma boîte que les pièces rebondissaient les unes contre les autres et tintaient en rythme avec la musique. Un vieux type en costume noir et portant moustache s’est même joint à la danse jusqu’à ce que sa petite fille l’emmène, tout essoufflé. Et lorsque Cassie s’est arrêtée, elle n’a pas voulu prendre un cent. Elle m’a laissé lui acheter des pommes de terre et des carottes, et une rose rouge qu’elle a tenue dans sa main en descendant la rue, mais c’est tout. Sacrée Cassie ! » Le Magicien sourit. « Désolé d’avoir manqué ça. Si tu la vois, dis-lui que je la cherche. — Pas de problème. Au fait, mon ami, la benne à ordures est tombée en panne. Elle n’est pas arrivée à la fin de sa tournée, et le camion de remplacement a oublié une poubelle. La verte, celle où on a bombé « Tous les hommes ne sont pas des violeurs ». Tu vois celle que je veux dire... Il y a de bonnes choses à prendre, apparemment. Ils ont tous jeté leur stock d’Halloween. — Merci. » Des pas descendirent les escaliers. Euripide leva son archet et le fit danser en rythme. Le Magicien se fondit dans le flot des passants, où il disparut. Il s’arrêta pour observer son domaine depuis le sommet de Hillclimb. Les escaliers se déroulaient sur les flancs de la colline, entre des paliers et des massifs. En été, on installait de petites tables jaunes et blanches sur certains d’entre eux, et des gens y mangeaient en riant. Mais la brise fraîche qui soufflait d’Elliott Bay les avait emportés. Dommage, songea le Magicien. Le vent jonglait avec les mouettes devant une tribune vide. La Highway 99 traversait cette partie de la ville tel un torrent aux eaux grises. Au-delà se trouvaient les jetées de l’Aquarium et de Waterfront Park. Le tramway passait sur le front de mer dans un grand fracas métallique, élégant dans sa peinture vert et or. Le Magicien l’avait pris, une fois, pour la somme extravagante de soixante cents. Il était resté dedans pendant les quatre-vingt-dix minutes auxquelles il avait droit, avait touché le bois verni et les cuivres brillants et humé l’odeur du passé dans un authentique tramway australien de 1927. C’était une innovation plutôt récente à Seattle, mais il l’aimait déjà autant qu’il aimait Sylvestre, les pigeons et le marché. Au bas des escaliers de Pike Street, il longea avec nonchalance une file de voitures garées. Même de loin, il vit que la benne n’aurait pas grand-chose à lui offrir. Deux hommes munis de sacs-poubelle verts y cherchaient des canettes en aluminium. Il ralentit pour leur laisser le temps de terminer. Observer leurs pathétiques efforts était douloureux. Ils avaient saisi le concept de base de la récupération, mais étaient incapables de cesser de croire à l’argent. Leur survie impliquait trop d’étapes successives. Trouver les canettes, les écraser, les transporter, les vendre, et enfin aller s’acheter une tasse de café. À moins que la chance ne fût vraiment de leur côté, ils feraient chou blanc, car la poubelle paraissait avoir été fouillée plusieurs fois dans la matinée. L’ironie de la situation résidait dans le fait qu’elle contenait probablement plus de choses utiles à un vrai récupérateur qu’à un chasseur de boîtes. Le Magicien les regarda s’éloigner, sacs à l’épaule, avant de s’approcher. Il eut une espèce de reniflement de mépris en découvrant ce qu’Euripide qualifiait de « choses intéressantes ». Des arêtes de poisson et des chaussettes dépareillées, des boîtes de conserve vides et des journaux froissés. Un tutu en lambeaux. Sept tubes de sang de vampire écrasés et leurs crocs en plastique assortis. Des boîtes en carton et divers emballages vides. Une perruque de sorcière en plastique. Un plateau de laitues fanées. Un sac de papier brun où était écrit le mot MAGICIEN. Le froid l’enveloppa soudain. La brise marine n’avait pourtant pas fraîchi. Les mouettes criaient toujours en tournoyant, la circulation passait dans un grondement ininterrompu. Une bouffée d’énergie grise passa dans ses cheveux. Il sentit le froid naître au creux de son estomac et s’étendre vers l’extérieur de son corps. Ses oreilles tintèrent, il s’attendit à recevoir un coup et se recroquevilla pour l’éviter. Un pigeon plongea tout à coup sur lui ; il se posa sur le bord de la poubelle et observa le Magicien d’un œil préoccupé. Il était très jeune, avec un bec encore large et rose. « Je vais bien », le rassura le Magicien. « J’ai besoin d’un peu de temps, mais ça va aller. » Le pigeon voleta plus près, commença à picorer les arêtes de poisson et s’en détourna aussitôt. Un coup de bec fit bruisser le sac en papier. « Oui, oui, je le vois. J’ai juste été un peu surpris, c’est tout. Va-t’en, à présent. Tu auras du pop-corn plus tard, au parc. Si tu vois Cassie, dis-lui que je la cherche. Non, tiens-toi plutôt à distance. Tu es encore jeune et tendre, et pas assez rapide pour lui échapper. Contente-toi de passer le message. Je cherche Cassie. » Le jeune oiseau s’envola dans un claquement d’ailes. Il doit posséder des gènes de pigeon voyageur, se dit le Magicien en le regardant s’élever dans le ciel avec insouciance. Il ôta les arêtes de poisson du sac en papier d’une pichenette et le sortit de la poubelle. Il n’était pas lourd. Il le tâta avec précaution. Du tissu, peut-être. Il s’éloigna lentement en l’emportant. Il n’était pas encore prêt à regarder à l’intérieur. Pas tout de suite. Le sac se balançait, menaçant, au bout de son bras, ce qui le troublait. Il n’allait pas avec ses vêtements. Il le trahissait. Les gens habillés en costume et portant ce type de chaussures ne se promènent pas avec des sacs en papier froissés et tachés par leur séjour dans une poubelle. Il pouvait passer inaperçu lorsqu’il fouillait dedans en costume. Les gens n’arrêtaient pas de jeter des choses par erreur et de les chercher dans les poubelles. Des tickets de loterie, des papiers de voiture, des numéros de téléphone griffonnés au dos d’enveloppes. Mais les hommes habillés en vendeurs ne se promenaient pas en ville en portant des sacs en papier sales portant écrit le mot MAGICIEN. Il sentit que le pouvoir le touchait de ses doigts glacés, à la fois menaçant et consolateur. S’il parvenait à trouver le point d’équilibre, il pourrait utiliser la force qui était à l’œuvre dans cet objet. S’il ne le trouvait pas, ce serait ce dernier qui l’écraserait. Pour l’instant, il en avait assez de l’ombre et du bruit de l’autoroute au-dessus de sa tête. Il avait besoin de soleil. Il traversa Alaskan Way sans trop de précaution et se dirigea plus au moins au hasard vers la jetée de l’Aquarium. Le ciel était couvert, mais il sentait la présence réconfortante du soleil derrière les nuages. Une fois sur le quai, il s’assit sur la rambarde et regarda l’eau clapoter. Le sac était posé contre sa jambe, murmurant des secrets à chaque fois que le vent le frôlait. Des passants ralentissaient le pas et le regardaient. Il fallait être idiot pour se suicider ici, mais il sentit qu’ils se demandaient s’il allait sauter. Il se leva et ramassa son sac. L’intimité est une denrée sacrément rare dans cette ville, se dit-il. Peu importait le contenu de ce sac, ce n’était pas un objet qu’on pouvait examiner sur un trottoir encombré de badauds, ni dans des toilettes pour hommes. Non, il lui fallait être seul. Et le seul moyen d’être seul dans une ville, c’était de se trouver là où personne n’avait envie d’être. Un endroit froid, venteux et puant, et rien à regarder aux alentours. Il remonta Alaskan Way, dépassa la caserne des gardes-côtes, le terminal des ferries et le vieux magasin d’antiquités. Au-delà, dans une espèce de kiosque planté sur un parking désert, se trouvait un stand de vente à emporter et, derrière, une benne à ordures sentant la vieille huile de friture et le poisson. Même le vent venu de la baie ne parvenait pas à chasser cette odeur. Le Magicien se plaça dans le sillage de la benne et ouvrit son sac. Le contenu lui coupa le souffle. Pendant quelques secondes, il en oublia la puanteur, le froid et le bruit de la circulation. Il avança un doigt précautionneux et toucha. C’était une longue robe d’un bleu profond, décorée d’étoiles et de croissants de lune qui lançaient des étincelles d’argent lorsque le tissu bougeait. Elle avait de longues manches fluides et un col haut. Inutile de la tenir contre lui ; il savait qu’elle lui allait. La cape était du même bleu, sans autre ornement qu’un galon d’argent au col et sur le devant. Elle s’attachait avec de petits glands argentés. Le magicien regarda à nouveau dans le sac. Le chapeau. D’un bleu presque noir. Avec un large bord, plus mou que ce à quoi il s’attendait, long et pointu. Mais la pointe de cette élégante flèche était tordue. Il plongea la main dans le sac et tenta de la redresser. Lorsqu’il toucha le chapeau, il eut l’impression de mordre dans de la glace, ou d’enfoncer une lame de rasoir dans la peau insensible d’un cal. Il retira lentement sa main. Le bout du chapeau ne voulait pas se redresser. Il était censé rester penché, le pouvoir qui était en lui venait de le lui faire comprendre. Il prit cela comme un reproche, comme si le fait que son chapeau de magicien eût une pointe insolente était une façon subtile de se moquer de lui. Il se rendit compte qu’il avait retenu son souffle et inspira longuement. Il replia la robe et la cape avec un soin méticuleux avant de les remettre dans le sac, les plaçant autour du grand chapeau. Il fermait le haut du sac avec précaution lorsqu’un battement d’ailes le surprit. « Idiot ! » le réprimanda le Magicien. « Je t’ai pourtant dit que tu n’étais pas assez rapide pour elle. » Les plumes du jeune pigeon voyageur étaient encore tout ébouriffées et il lui en manquait deux à l’extrémité d’une aile. Cette allure cavalière ne l’empêcha pas de pencher la tête de côté en regardant le Magicien, puis de gonfler les plumes de sa gorge et de hocher la tête en roucoulant. « Je viens. Mais n’en fais pas tant la prochaine fois. Non, pas de pop-corn tant que je ne serai pas sur mon banc. Allez, vas-y. Je te retrouverai là-bas. » Le jeune pigeon voyageur s’envola. Le Magicien le regarda battre des ailes, une fois, deux fois, puis glisser, silhouette minuscule sur le ciel bas. En dépit du froid, il ôta son manteau ocre et le drapa sur son bras pour dissimuler le sac. Cela fait, il se dirigea vers l’arrêt de bus. Chapitre 5 Le Magicien regardait par la fenêtre du bus d’un air absent. Il essayait en même temps de calmer l’excitation qui faisait palpiter son cœur, comme à chaque fois qu’il était sur le point de rencontrer Cassie. Ce que Raspoutine avait dit quelques jours plus tôt revint le hanter. Il en repoussa le souvenir avec colère. Jamais il ne mettrait en danger leur relation à cause de ça  – et il voulait encore moins risquer de perdre la magie que Cassie lui avait appris à libérer. Il ne doutait pas un instant d’avoir toujours eu l’étoffe d’un magicien. Mais, sans Cassie, ses pouvoirs ne se seraient jamais développés. Il en était demeuré au stade des intuitions bizarres et des coups de chance inexpliqués. D’autant plus qu’il n’avait jamais été impatient de développer les pouvoirs en question. Lors de leur deuxième rencontre, il avait pris Cassie pour une hallucination. Il essaya de se rappeler le nom de la rue transversale où c’était arrivé, mais tous ses souvenirs de cette époque étaient plongés dans l’ombre, semblables à de vieilles photos jaunissant peu à peu dans les profonds tiroirs de son esprit. C’était en hiver. Ça, il en était sûr. Il neigeait, ce qui se produisait deux ou trois fois par an à Seattle. De gros flocons blancs gorgés d’eau tombaient du ciel en tournoyant. Pendant la première heure, ils s’étaient liquéfiés en touchant le sol gris des rues ou les briques rouges qui pavaient les ruelles. Puis la neige fondue avait commencé à former des sillons de boue grise au milieu des rues, et des bandes blanches et unies dans les ruelles. Peu de temps après, le bord de la chaussée lui-même s’était couvert de blanc, et la neige avait enseveli les traces noires des pas des rares piétons aussitôt après leur passage. Le lendemain, certaines écoles avaient été fermées, les bus avaient fonctionné selon des horaires aménagés et les chauffeurs avaient refusé de s’arrêter au milieu des rues en pente raide. Il avait essuyé une goutte d’humidité au bout de son nez et glissé ses mains paralysées par le froid dans le petit espace de chaleur situé entre ses cuisses serrées. Il était accroupi entre le fond d’une poubelle et un mur de briques, où seules les bourrasques les plus têtues pouvaient venir le chercher, et où la neige n’arrivait pas du tout. Mais le froid émanait des briques et montait des pavés. La terre, salope glacée et volage, lui tournait le dos. Les coutures de ses vieilles bottes noires avaient craqué, son jean usé était aussi raide et rugueux que du papier de verre contre sa peau glacée. Sa chemise en flanelle n’était pas assez longue pour rester dans son pantalon, et la veste trop courte, elle aussi en jean, arrivait tout juste en haut de ses cuisses. Son col relevé frottait contre ses oreilles rougies dès qu’il tournait la tête. Il avait regardé la neige tomber autour du cône de lumière d’un lampadaire, essayant de rêver. Un rêve en deux parties. Dans la première, il se disait que, s’il demeurait vraiment immobile, accroupi sur ses talons derrière la poubelle, une enveloppe de chaleur corporelle finirait par se former autour de son corps pour le protéger. Chaque fois que le vent s’apaisait, il sentait la chaleur s’évaporer de son corps et se déposer sur sa peau tel un fantôme transparent et inoffensif. Mais, à ce moment-là, le vent s’était de nouveau levé et avait arraché l’enveloppe de chaleur  – et il s’était remis à frissonner. Il tremblait tant qu’il en avait mal au dos et que ses muscles étaient saisis de crampes. De temps à autre, ses jambes s’étaient dérobées sous lui et il s’était retrouvé étendu de tout son long sur le trottoir froid et humide. Alors, les briques aspiraient goulûment la chaleur de son corps jusqu’à ce qu’il se relève et s’accroupisse à nouveau, les bras autour des genoux, roulé en boule et grelottant de froid. L’autre partie du rêve était bien plus effrayante. Sa perception de la distance et de la vitesse s’était modifiée quand il avait fixé la neige qui tourbillonnait dans la clarté du lampadaire. Les flocons paraissaient tomber de celui-ci et se précipiter sur lui à une allure étourdissante. S’il les regardait un peu plus longtemps, il avait l’impression que c’était lui qui bougeait. Il avait voyagé en direction de cette lueur lointaine, et les petits morceaux de matière blanche qui sifflaient autour de lui devenaient les étoiles brillantes d’un millier de galaxies. Il s’était senti attiré par la lumière comme un papillon de nuit par la flamme d’une bougie. La force d’attraction l’avait obligé à quitter sa douloureuse position accroupie et à se précipiter tête baissée dans un tunnel où se succédaient des milliers de nuits. À ce moment-là, son corps s’était effondré, le tirant simultanément de ses deux rêves, et il avait dû recommencer à zéro. Il avait eu chaque fois l’impression de se rapprocher de la lumière. Il ne savait pas ce qu’il trouverait lorsqu’il l’atteindrait, mais il avait espéré que ce serait chaud. Son rêve s’était brutalement modifié. Il avait froncé les sourcils, agacé. Pourquoi cette vision s’était-elle interposée entre sa lumière et lui ? Elle flottait vers lui, visage pâle et regard sombre, cheveux soulignés d’argent jusqu’aux pointes. Son vêtement étincelait et miroitait au sein des flocons tourbillonnants. Elle lui avait paru familière, et pourtant il était convaincu de ne l’avoir jamais rencontrée. Plus elle s’approchait de lui et plus elle s’assombrissait, jusqu’à n’être qu’une forme noire entre la lumière et lui, une forme qui oblitérait presque la clarté du lampadaire. Il avait cligné des yeux. « Te voilà donc. » Il y avait du soulagement dans la voix de l’apparition, ainsi qu’une pointe d’exaspération. « Je commençais à penser qu’il fallait être idiot pour tenter de te trouver ce soir. Raspoutine m’a dit que je perdais mon temps. Je lui ai répondu qu’un magicien était perdu en ville et qu’il risquait de mourir. « Cassie, si c’est un magicien, il se trouvera lui-même », qu’il m’a répondu, « et puis il partira à notre recherche. » Il est vraiment dur, des fois. Mais je lui ai répondu que tu ne nous trouverais probablement pas. Je pense que tu ne crois pas encore en toi-même. Peut-être ne le veux-tu pas. Mais ça ne marche pas comme ça. La question n’est pas de vouloir ou de ne pas vouloir être magicien. On l’est, c’est tout. Regarde-moi ! » Il avait essayé de voir à travers elle, de se concentrer à nouveau sur le lampadaire. Elle l’avait poussé avec rudesse et il s’était retrouvé à plat ventre sur le trottoir froid et humide. Des milliers d’aiguilles avaient transpercé ses jambes engourdies. Il ne pouvait plus bouger, aurait été incapable de ramper à l’abri s’il en avait éprouvé l’envie. Elle s’était dressée au-dessus de lui, plus sombre que la nuit, étincelant de lumière argentée. Il s’était recroquevillé et avait attendu le coup de grâce. « Tu sais qui je suis », avait-elle fait, accusatrice. Il s’était débattu intérieurement. Il désirait par-dessus tout retourner dans son rêve  – ou être encore plus stoned qu’il ne l’était déjà. Mais quelque chose en elle aurait pu obliger un rocher à parler. « Vous êtes la femme du banc dans le parc, avait-il dit, d’une voix aussi épaisse que la couche de neige. Celle qui a parlé de pop-corn. — Ouaip. C’est bien ça. Mais il faut être magicien pour le savoir. » Elle s’était penchée soudain sur lui, il avait tressailli et eu un mouvement de recul. « Non, s’il vous plaît, non ! » À quoi disait-il non ? Au fait qu’elle l’avait accusé d’être un magicien ou à la manière dont elle l’avait saisi aux épaules pour le mettre debout ? Rendus insensibles par le froid et l’inactivité, ses genoux menaçaient de se dérober sous lui. Elle s’était glissée sous son bras pour le soutenir et avait avancé en titubant avec lui. Il ignorait où ils allaient. Les rues étaient silencieuses, noires, blanches et argentées dans la nuit, sous la neige et les lampadaires. Rien d’autre ne bougeait. Aucune autre voiture ne passait, aucun autre piéton n’affrontait le vent. Un silence de mort s’étendait sur Seattle : la ville et le temps étaient suspendus entre deux instants figés. « Où allons-nous ? » était-il parvenu à demander. La neige s’accumulait aussitôt dans les traces qu’ils laissaient sur les trottoirs immaculés, transformant leur passage en un rêve. Il désirait tant s’allonger dans la neige propre et douce et s’y reposer. « A l’abri », lui avait-elle dit, et il s’était rendu compte qu’elle avait le souffle court. Elle était solide, mais le porter constituait néanmoins un véritable effort. « Je ne veux pas aller dans un asile », avait-il gémi. Il ne s’était rendu qu’une fois dans un asile de nuit. Ils lui avaient donné deux pantalons de pyjama, un pour dormir et l’autre pour se sécher après sa douche, ainsi qu’une boîte pour ranger ses vêtements et un morceau de savon pour se laver. Il avait dormi sur un matelas posé à même le sol, enveloppé dans une couverture rêche, et il avait écouté une vingtaine d’autres hommes tousser, remuer et marmonner. Des bruits qui avaient réveillé ses vieux rêves et ses vieilles peurs, si bien qu’il avait transpiré au point de tremper son pyjama et sa couverture, imprégnant le matelas de l’odeur aigre de la peur. Jamais plus. Il préférait mourir gelé dans la neige plutôt que d’endurer une autre nuit comme celle-là. « C’est mon asile à moi. Par ici. » Les sensations revenaient dans ses jambes, lui permettant de supporter son propre poids, mais elle ne l’avait pas lâché. Il avait commencé à s’intéresser aux immeubles devant lesquels ils passaient. Une sensation de malaise lui avait mis les nerfs à vif. Ce n’était pas le Seattle qu’il connaissait. Les briques dessinaient comme des visages sur les façades des bâtiments, les bouches d’incendie accroupies sous des bonnets de neige ressemblaient à des trolls cosaques. La ville, bien vivante, les observait. Il y avait de la conscience dans les détails eux-mêmes, comme dans une illustration de Kay Nielsen pour un conte de fées métropolitain. Cassie lui tenait fermement le bras. Il lui en avait été tout à coup reconnaissant, convaincu qu’elle le guidait au travers d’embûches terribles et de graves dangers. Même si des milliers de personnes marchaient dans ses rues durant le jour en le croyant, cet endroit n’était pas fait de pierre morte et de pavés nus. C’était un écosystème, vivant et conscient, composé de formes de vies interdépendantes  – prédateurs, proies et parasites. Le cœur du Magicien avait presque cessé de battre lorsqu’il avait songé qu’il avait parcouru ces mêmes rues sans rien voir. « Par ici. Par là, en descendant. » Il avait aperçu l’entrée d’une rue transversale et une porte de bois dans un mur de brique. Puis des escaliers. Des escaliers qui lui avaient écorché les jambes et suscité des crampes dans les muscles engourdis de ses mollets. Il les avait montés à la suite de Cassie et avait franchi une porte. La chaleur et le silence l’avaient enveloppé. Il n’avait pas remarqué grand-chose de plus. Il s’était enfoncé dans le coin d’un sofa moelleux recouvert de tissu crème imprimé de grandes fleurs bleues. Il avait laissé aller en arrière sa tête pour la poser sur l’appui-tête capitonné. Puis il avait savouré la chaleur de la pièce et son odeur de poussière. Il avait entendu son hôte refermer la porte. Elle était entrée alors à nouveau dans son champ de vision. Elle s’était débarrassée en un tournemain de sa cape de couleur sombre et l’avait secouée pour en ôter la neige. Le toc-toc-toc de ses bottes s’était tu tandis qu’elle s’éloignait vers une autre pièce, où il avait été remplacé par les sons familiers de tasses et de casseroles qui s’entrechoquaient. Les joues du Magicien avaient commencé à le picoter ; sa peau s’était réchauffée. Quelque part, une bouilloire avait sifflé et une cuillère avait tinté dans une tasse en céramique. Un réfrigérateur s’était ouvert et refermé. Puis il avait entendu le son étouffé de pieds nus sur de la moquette et avait tout à coup humé une riche odeur de chocolat. Il avait ouvert les yeux en se demandant quand il les avait fermés. Elle posait un plateau sur une table basse, devant le large divan. « Faim ? » Il s’était redressé avec difficulté. L’odeur de nourriture l’attirait, mais il hésitait, aussi méfiant qu’un loup devant un piège. Il avait dévisagé la femme. Elle portait une robe longue aussi blanche et douce que la neige qu’ils avaient traversée. Le vêtement, qui tombait jusqu’à ses pieds nus, avait formé comme une flaque lorsqu’elle s’était assise avec grâce sur le sol, face à la table. Ses longs cheveux noirs, humides de neige, tombaient droit jusqu’à ses épaules, mais des mèches plus courtes s’enroulaient çà et là. L’ovale de son visage était classique, son nez long, sa bouche bien dessinée. Le genre de visage qu’on s’attendrait à voir sur des pièces de monnaies anciennes. Ses yeux étaient d’un marron très foncé, mais pas noirs, et le froid de la nuit avait rougi ses joues. Il s’était senti tout à coup sale et grossier. Il y avait une jungle derrière elle. Des plantes alignées et entassées sur le mur, des plantes qui dégringolaient, grimpaient ou se tenaient bien droites sur leurs tiges. Certaines portaient des fleurs, en un véritable arc-en-ciel de couleurs, d’autres étaient d’un vert innocent. Il n’en avait reconnu aucune. Il en avait découvert d’autres en tournant la tête, dans des bacs, des pots et des vasques. La pièce ne paraissait pourtant pas encombrée. Ce jardin intérieur dégageait une harmonie qu’il n’avait jamais ressentie auparavant. Comme si les plantes absorbaient la tension et exhalaient une atmosphère de paix. « Tu n’as pas faim ? » lui avait-elle demandé, et il avait pris conscience que c’était la deuxième fois qu’elle posait cette question. Il avait hoché bêtement la tête et prit la tasse qu’elle lui tendait. Ce repas n’avait rien d’orthodoxe. Il y avait du chocolat chaud surmonté de généreuses cuillerées de crème fraîche, de petits biscuits très nourrissants, où tourbillonnaient de la cannelle et du sucre brun, et de petites oranges qu’elle lui avait épluchées parce que ses mains étaient encore trop engourdies par le froid. Il avait regardé les longues pelures, plus vertes que dorées, tomber de ses mains gracieuses. Les oranges étaient à la fois sucrées et acides, et leur goût se mariait étrangement bien avec celui du chocolat. Il ne s’était pas rendu compte à quel point il avait froid jusqu’au moment où il avait soudain cessé de trembler, poussant un profond soupir au moment où tous les muscles de son corps s’étaient relâchés. « Ça va mieux ? » avait-elle demandé. Elle avait souri lorsqu’il avait acquiescé et ajouté : « C’est le sucre. En avaler une bonne dose aide le corps à chasser le froid. — Vous êtes plus aimable cette fois », lui avait-il tout à coup fait remarquer. Il s’était demandé ce qui l’avait poussé à dire ça. « Vraiment ? Ça m’arrive. Ça dépend plus de mon humeur que de la forme que j’ai adoptée. Pourquoi, je t’ai fait peur tout à l’heure ? — Un peu. Je crois que je n’ai plus l’habitude des gens. Je ne comprends toujours pas ce qui se passe, qui vous êtes et pourquoi je suis ici. Je suis juste heureux d’être au chaud. — C’est déjà ça. Pour l’instant. Mais je vais te donner un peu plus que ce que tu crois, ce soir. Je m’appelle Cassie. Et tu es ici parce que tu as beaucoup à apprendre. Mais tu n’apprendras pas ce que tu sais déjà en te cachant derrière une poubelle et en mourant de froid. » Il avait hoché la tête comme s’il comprenait ses paroles. « Et où sommes-nous ? — Chez moi. Un de mes Seattle préférés. Celui qui aurait existé s’il n’y avait pas eu de grand incendie au début du siècle. — Ben voyons. Qu’on fasse entrer le lapin à la montre de gousset. — Ce n’est pas tout à fait ça. Plutôt les magiciens et les méchantes sorcières. — Toto, je crois bien que nous ne sommes plus au Kansas. — Exactement ! » Elle s’était mise à rire, ravie. Il s’était joint à elle, mais il se sentait mal à l’aise ; il s’était levé. « Je crois que je ferais mieux de m’en aller. » Elle avait secoué la tête, avec une expression à la fois tolérante et ébahie. « Je crois que tu ferais mieux de rester. Tu as besoin de vêtements secs, d’une bonne coupe de cheveux et d’un sérieux coup de rasoir. Et aussi d’avaler un ou deux repas supplémentaires avant de te lancer. Le monde va te paraître très différent. Mais le plus important, c’est que tu dois comprendre qui tu es. » Elle paraissait amusée, ce qui l’avait vexé. « Écoutez, ma petite dame, je me comprends très bien. Et peut-être que si vous me compreniez mieux, vous ne seriez pas aussi à l’aise avec ce type que vous avez ramené dans votre appartement au beau milieu de la nuit. Ce n’est pas très malin de ramasser quelqu’un dans mon genre à une heure pareille juste pour passer du bon temps. — Peut-être que si tu comprenais un peu mieux qui est vraiment la personne qui t’a ramassé, tu ne te sentirais pas si mal ici. Maintenant, assieds-toi et arrête de faire la roue. Personne n’est en danger. Est-ce que tu vas te vexer si je te propose un bain et des vêtements secs ? — Non. Mais ensuite ? — Ensuite, on verra. Une chose après l’autre. Voyons, euh... Comment t’appelles-tu ? » Elle l’avait eu. Il n’avait pu que la regarder fixement, il savait qu’il connaissait son nom, et qu’il pouvait s’en rappeler en cas de besoin, s’il le voulait vraiment. Puis il avait tenté de s’en souvenir. De toutes ses forces. Il n’y était pas parvenu. Et il s’était rappelé que ça lui était déjà arrivé. « Tu vois ? » avait-elle fait d’une voix douce, et il avait senti les dents du piège dans lequel il venait de tomber. Elle n’avait pas insisté. « La salle de bains est au fond du hall, à gauche. On parlera de tout ça plus tard. » Il l’avait regardée dans les yeux pendant un bon moment, tout en envisageant une douzaine d’issues possibles. Il pouvait sortir, ou insister pour qu’ils parlent tout de suite, ou lancer la table basse contre le mur, ou... Elle n’avait pas évité son regard, l’avait soutenu, au contraire, jusqu’à ce qu’il oublie ce qu’il avait l’intention de faire. Il s’était senti tout à coup vieux et vide. « A gauche ? » Elle avait hoché la tête. Il était terrifié à l’idée que la salle de bains soit tout en rose, avec de petits bouquets de fleurs, de petites savonnettes, des serviettes d’un blanc glacial, de délicats porte-savons en cristal et des bibelots. Pas du tout. L’eau chaude avait embué la vitre du grand miroir dans son cadre de bois. La savonnette emplissait sa main, blanche et sans odeur. Les serviettes étaient immenses, marron, et un peu rêches. Mais même une fois rasé et lavé, il avait plus ou moins l’air d’un sauvage. Des mèches ébouriffées retombaient sur ses oreilles et sur son front. Il avait les yeux rouges. Il avait déchiré une enveloppe de plastique pour en retirer une brosse et s’était frotté les dents jusqu’à ce que ses gencives saignent. Il s’était curé également les ongles, le tout en se concentrant sur le moindre petit geste pour ne pas avoir à penser. Ses habits avaient disparu pendant qu’il prenait sa douche. Des chaussettes et des sous-vêtements blancs étaient posés sur un jean propre et un sweat-shirt bleu pâle. Mais à la fin, il avait bien été obligé de sortir de la salle de bains. Il s’était senti étrangement vulnérable, étourdi  – et propre. Elle n’était pas dans le salon, ni dans la cuisine, où il avait jeté un coup d’œil. Immobile, il s’était demandé s’il devait s’installer tranquillement sur le sofa et attendre son retour, ou l’appeler. Il s’était assis, mais à peine s’était-il laissé aller dans les bras moelleux du sofa qu’il avait ressenti le besoin de la trouver. Cassie. Trop de questions étaient demeurées sans réponse, et elles profitaient du silence pour se liguer contre lui. Il avait jeté un nouveau coup d’œil dans la cuisine, où il avait avisé une porte. Il s’en était approché, avait doucement frappé et appelé « Cassie » à voix basse. Rien. Il avait tourné la poignée et poussé la porte. De l’autre côté, un vent obscur soufflait en tempête, montant et descendant dans les aigus. Tout était noir au-delà de la porte, d’un noir total, plus profond que tout ce qu’il avait jamais vu. Il avait plongé son regard dans ces profondeurs, à la fois fasciné et pétrifié. Ce vent n’était ni chaud ni froid, mais neutre, comme apaisé. Le Magicien avait dû faire un petit effort pour respirer, mais, en un sens, cela ne l’avait pas gêné, car ses poumons inspiraient et expiraient profondément et régulièrement. À force de regarder, il avait fini par apercevoir un point lumineux, infiniment lointain dans l’obscurité. Il s’était agrippé à l’encadrement de la porte et s’était penché en avant pour mieux le distinguer. Il lui rappelait les flocons de neige dans le cône lumineux du lampadaire. Il avait ressenti la même impression, celle de voyager à une vitesse incroyable vers un lieu si lointain qu’il ne pourrait peut-être jamais l’atteindre, en dépit de sa vitesse étourdissante. A moins que le point de lumière ne fût effectivement en train de rapetisser ? Il s’était penché un peu plus en avant. Cassie ne l’avait pas saisi par le col de sa chemise, mais par la nuque. Sa main était froide et solide, ses ongles pointus. Elle l’avait tiré brutalement en arrière, loin du point lumineux, et l’avait ramené dans la lumière, les odeurs de cuisine et la chaleur. Et elle avait claqué la porte dès qu’il avait été entièrement à l’intérieur. Puis elle s’était tournée vers lui en secouant la tête. « Il faut vraiment que tu cherches les ennuis, hein ? avait-elle demandé, non sans rudesse. — C’est vous que je cherchais. Qu’est-ce que c’était ? » Cassie avait haussé les épaules. « Il y a des trous dans cette partie de Seattle. Nul ne comprend pourquoi, mais nous savons tous qu’ils sont dangereux. Si nous ouvrons une porte ou une fenêtre et qu’il n’y a rien de l’autre côté, nous la refermons. Un point, c’est tout. — Je sais, avait-il dit. Mais il s’était aussitôt interrompu. — C’est vrai. Et je sais que tu sais. Tu le savais probablement avant de tourner la poignée. On en revient donc à la première question. Tu cherches vraiment les ennuis, non ? » Il avait eu à nouveau l’impression d’avoir du coton dans la tête, d’être perdu et troublé, comme il l’était depuis tant de jours, de semaines peut-être... — J’étais juste en train de vous chercher, avait-il dit, en essayant de ne pas avoir l’air de s’excuser. Elle avait eu l’air déçu. — Tu vas te battre jusqu’au bout, hein ? J’aurais beau te dire que tu ne peux pas revenir en arrière, tu ne veux pas me croire. Ecoute, Magicien. Ça ne s’arrangera pas tant que tu n’auras pas commencé à accepter les choses comme elles sont et à être qui tu es vraiment. C’est normal que tu te sentes un peu perdu au début. Tu commences tout juste à prendre conscience de ton potentiel. Mais te cacher ou nier son existence ne le fera pas disparaître. Au contraire, ça ne fera que reculer le moment où tu seras en pleine possession de tes pouvoirs, et ça te fera peut-être très mal entre-temps. — Je ne comprends pas. Je ne comprends strictement rien à ce qui se passe. Qui êtes-vous, d’abord ? Et pourquoi m’avez-vous amené ici ? » Elle avait secoué la tête et s’était détournée de lui. Il l’avait suivie jusque dans le salon. Elle s’était laissée tomber sur un coin du divan et avait levé les yeux vers lui. Il avait failli s’asseoir à l’autre extrémité, mais s’était ravisé et avait battu en retraite à l’autre bout de la pièce, où il s’était accoudé au manteau de la cheminée pour soutenir son regard. Lorsqu’elle avait fini par soupirer, puis parler, il avait eu l’impression d’avoir remporté une petite victoire. « D’accord, je vais recommencer. Je m’appelle Cassie. Toi, tu es le Magicien. Je suis sortie ce soir, j’ai affronté une tripotée de dangers que tu refuses de regarder en face, et je t’ai traîné jusqu’ici en espérant que tu vivrais assez pour que le jeu en vaille la chandelle. Ça pourrait être si simple, si seulement tu laissais faire. Détends-toi mon vieux, sois toi-même. La ville s’occupera de toi et tu t’occuperas de la ville. C’est tout ce que Seattle te demande. Ce que nous te demandons tous. Pourquoi es-tu si obstiné ? — Je ne comprends pas un traître mot de ce que vous racontez. Franchement, ma petite dame, je crois que vous êtes aussi cinglée que moi. — C’est-à-dire ? — Mais je n’en sais rien, moi ! avait-il rugi, exaspéré par le tour que prenait la conversation. — Tu sais quoi, au juste ? — Je ne sais pas ! » Son cri lui avait déchiré la gorge. La peur l’avait envahi, suivie par ce flot d’adrénaline familier qui nouait ses muscles et le rendait capable de tout. Il avait fait deux pas dans sa direction. Il se savait tout à fait capable de broyer ce corps fragile, d’écraser les os délicats du crâne où se trouvait la matière molle et grise du cerveau et de se débarrasser de cette femme, de ses questions et de ses affirmations qui ne tenaient pas debout. Les yeux qu’elle avait levés vers lui étaient agrandis par la curiosité, pas par la peur. Un muscle tressautait dans la joue du Magicien, un grondement emplissait ses oreilles. « Si tu parviens à maîtriser cette énergie, tu auras remporté une victoire », avait-elle fini par dire. Sa voix s’était enroulée autour de ses nerfs à vif et l’avait apaisé. Sa colère s’était évaporée aussi vite qu’elle était montée. « Ne pouvez-vous pas commencer par le commencement, et ne pas aller trop vite ? avait-il demandé, se surprenant lui-même. — Il n’y a pas de commencement, avait-elle dit presque avec tristesse. Ça nous est arrivé à tous de la même façon. C’est peut-être bien la seule partie universelle du phénomène. Un jour, on se réveille, et on sait que rien ne sera plus comme avant. Certains entendent des voix, d’autres ont tout à coup conscience du silence total qui entoure le monde. Certains d’entre nous se sentent investis d’une mission d’une importance capitale, d’autres se retrouvent vides de toute ambition et ouverts au flot du temps qui passe. Si tu veux, je peux te raconter une histoire. C’est un des dons que j’ai reçus. Elles aident parfois les gens. Écoute. Il était une fois une jeune fille qui vivait dans une hutte misérable à la lisière d’une grande forêt. Ses parents étaient morts, et bien qu’elle ne fut pas tout à fait assez âgée pour vivre seule, elle était également trop vieille pour que les habitants de son village se sentent obligés de l’accueillir. Aussi vivait-elle seule. Elle se débrouillait pour gagner sa vie grâce aux poulets qu’elle élevait et aux herbes dont elle s’occupait. Sa mère connaissait les plantes, elle avait un don, aussi la jeune fille possédait-elle des herbes très rares, dont les propriétés n’étaient même pas connues des personnes instruites. Non seulement les gens du village venaient la voir pour acheter des herbes et des épices, mais les Grandes Gens aussi, qui pouvaient se permettre de faire un long voyage pour s’offrir un tel luxe. « Un jour, un groupe de Grandes Gens passa devant la hutte. Certains hommes étaient vêtus de riches vêtements, d’autres de métal étincelant. Les femmes portaient de belles robes qui traînaient presque à terre, même lorsque les dames étaient à cheval. Ils parlaient et plaisantaient entre eux, et trois ménestrels les accompagnaient en chantant, si bien qu’ils firent beaucoup de bruit et soulevèrent pas mal de poussière lorsqu’ils passèrent devant la hutte. Personne ne remarqua la jeune fille dans son jardin, jusqu’à ce qu’à l’arrière de la troupe arrive un vieil homme, vêtu d’une robe et d’une cape bleues. Bien qu’il ne portât aucune arme, ses cheveux et sa barbe étaient aussi gris que le métal d’une épée. Il s’arrêta devant la barrière et resta assis sur son cheval à observer la jeune fille pendant que les autres Grandes Gens empruntaient la Route du roi et pénétraient dans la forêt. Il faisait si peu de bruit qu’elle ne le remarqua même pas. Elle sursauta lorsqu’il prit la parole, et manqua arracher la minuscule plante autour de laquelle elle ôtait les mauvaises herbes. « Ainsi, tu as été choisie, et je vois que tu t’en sortiras vraiment bien », dit-il. Il descendit de cheval et entra à la fois dans le jardin et dans la vie de la jeune fille. Il ne lui apporta rien de mauvais, au contraire. Il lui apprit beaucoup sur les herbes et sur tout ce qui pousse, toutes choses qu’aucun mortel n’aurait pu lui enseigner. Et il lui apprit également des règles qu’elle reconnut comme étant les siennes. « Tu peux donner, lui dit-il, mais pas avec des mots, et tant que ce que tu offres n’est pas accepté, tu ne peux pas le donner. Tu dois soigner les plantes où qu’elles poussent, et tu dois demander aux autres le meilleur de ce qu’ils peuvent offrir. Tu peux tout prendre, sauf ce que tu désires le plus, et tu ne dois pas toucher ces présents tant qu’ils ne te sont pas donnés librement. » Voilà le genre de choses qu’il lui enseigna. Pendant cinq ans et un jour, il demeura avec elle, et ni l’un ni l’autre ne regretta jamais une seule journée. Et puis un jour, ils surent tous deux qu’il devait partir, car de grands événements se préparaient, où il devait avoir un rôle. Il la quitta, et elle ne fut plus jamais la même. » Le Magicien n’avait cessé de s’agiter pendant tout le récit. Il ne voulait pas se laisser émouvoir, ni entendre toutes ces bêtises. Cassie était tellement solennelle, comme si elle était en train de lui révéler les secrets de l’univers. L’atmosphère qu’elle avait créée les entourait telle une bulle, si bien qu’il avait subitement eu envie de la crever. « Le vieil homme s’appelait Merlin, et la petite fille Cassie. Fin. » Mais ses moqueries n’avaient pas fait éclater la bulle, elles ne l’avaient même pas ébranlée. Cassie était assise et l’observait de ses yeux verts comme ceux d’un chat (d’ailleurs, n’étaient-ils pas noisette quelques instants auparavant ?), et souriait pour elle-même. Il avait raté quelque chose et faire le malin ne lui avait rien apporté. Tout ce qu’il avait gagné, c’était de se sentir idiot. S’il l’avait pu, il aurait ravalé ses paroles. « Tu as besoin d’une coupe de cheveux, avait-elle simplement dit. Je vais chercher les ciseaux ? » Il avait acquiescé et, plus tard, s’était assis sur une chaise à dos droit dans la cuisine. Il avait senti le mouvement des lames froides des ciseaux contre sa nuque et le chatouillis de ses propres cheveux qui tombaient sur des journaux étalés sur le sol. Les quotidiens donnaient des nouvelles d’un Seattle qui n’avait jamais existé. Encore plus tard, il était resté debout à côté du sofa tandis qu’elle le dépliait, puis apportait une pile de draps blancs et propres et des couvertures douces et bleues. « Je voudrais vous remercier. Mais je ne pourrai jamais vous rendre tout cela. — Il existe beaucoup de monnaies avec lesquelles on peut payer la bonté. — Je n’ai pas d’argent », avait-il répliqué, un instant surpris par ses propres paroles. Elle avait souri, secoué la tête et l’avait laissé s’enfoncer dans la chaleur et le sommeil. Il avait rêvé qu’elle venait s’allonger près de lui au cœur de la nuit et qu’elle veillait sur lui pendant son sommeil. Il avait rêvé de son haleine tiède sur sa peau et senti son regard le caresser. Et il s’était réveillé, tremblant de froid dans la neige fondante, derrière une poubelle bleue, au fond d’une ruelle. Chapitre 6 Le pigeon voyageur était déjà perché sur le dossier du banc quand le Magicien arriva. Il n’aperçut aucune trace de Cassie, mais n’en fut pas surpris : il ne s’attendait pas à en voir. Elle viendrait lorsqu’elle serait prête. Un nuage gris de pigeons prit son envol pour l’accueillir. Ils firent une fois le tour du parc avant de venir s’installer sur son banc habituel. Ses ouailles l’attendaient. Il se fraya un chemin parmi eux, posa son sac et son manteau sur le banc, s’assit et tira le sachet de pop-corn rassis de la poche de son manteau. Les pigeons affamés se ruèrent vers lui. Mais il ne voulait pas qu’on le presse. Il plongea la main dans le sachet mou et froissé, en sortit une poignée de pop-corn et se pencha pour le répandre à ses pieds en un large demi-cercle. La multitude vint se nourrir. Le jeune et audacieux pigeon voyageur voleta vers lui, se posa sur ses genoux et tenta de fourrer sa tête dans le sachet. Le Magicien le repoussa, mais gentiment, et lui accorda un petit tas de pop-corn pour lui tout seul, sur le banc, à côté de lui. Toutes les cinq minutes environ, il semait une nouvelle poignée de nourriture. Son troupeau avançait et se retirait autour de ses pieds tel un océan de plume. Une fois rassasiés, les oiseaux se perchaient pour somnoler près de lui sur le banc. Plusieurs jeunes vinrent se nicher dans les plis de son manteau et y demeurèrent blottis, au chaud et en sécurité. Leur jeune bec rose était trop grand pour leur tête. De petites plumes de duvet jaune jaillissaient du plumage tout neuf de leur cou. Le Magicien observait son troupeau, composé en majorité de pigeons gris aux ailes rayées de noir et au cou revêtu de plumes iridescentes, et de quelques volatiles vagabonds, dont l’aspect trahissait le pigeon d’élevage. Darwin avait conclu que, si des naturalistes étaient tombés dans la nature sur ces résultats de la sélection contrôlée, ils ne les auraient même pas considérés comme des pigeons. Il y avait un pigeon-paon noir qui paradait avec sa grande queue, et un King pigeon brun deux fois plus gros que tous les autres. Il y avait aussi un pigeon-hibou au bec noir, épais et court et aux yeux jaunes, dont la moitié des plumes étaient plantées à l’envers ; trois pigeons casqués, leurs bonnets bruns et leurs queues pareils à des uniformes sur leurs corps blancs ; et un certain nombre de pigeons voyageurs renégats, rejetons égarés d’une quelconque espèce citadine. Certains avaient des plumes sur les pattes, et l’un d’eux portait même une minuscule bague de métal. Dans une ou deux générations, l’absence d’élevage sélectif rendrait à leur progéniture les uniformes gris et noirs que portaient les pigeons de toutes les villes. Le temps s’enfuit. Le Magicien ne sentit pas le froid lorsque le soleil de cet après-midi grisâtre passa au-dessus d’eux, puis plongea lentement vers l’horizon. Les nuages s’écartèrent pour laisser filtrer la lumière oblique du soleil couchant. La clarté grise toucha le visage pavé du parc et ils s’embrassèrent tels de vieux amants. En fait, on devinait leur beauté plus qu’on ne la voyait. Ils avaient foi l’un en l’autre. Les pigeons prirent soudain leur envol dans une bourrasque d’air glacé. Ils disparurent dans le ciel. Le Magicien replia lentement son sachet de pop-corn et le rangea dans la poche de son manteau. S’adossant au banc, il examina tranquillement le parc. Il était presque désert. Les gens qui se recroquevillaient sur les bancs, tête entre les épaules, étaient aussi gris que les pavés. Qu’ils restent dehors pendant la nuit semblait tout à fait approprié. Il prit alors conscience de la présence de Cassie. Elle arriva dans la grisaille du parc tel le dernier rayon du jour. Les galons de son survêtement gris étaient jaunes, et un bandeau de même couleur empêchait ses cheveux acajou de tomber sur ses yeux gris bleu et ses pommettes hautes. Le rouge de ses joues indiquait qu’elle avait couru. Lorsqu’elle passa devant le banc du Magicien, son pas rapide se transforma en trot. Elle ne lui prêta aucune attention. Il se leva, ramassa ses affaires et la vit disparaître entre les grandes portes de fer forgé de ce qu’on appelait « La Grande Arcade ». Il la suivit. Comme les portes se refermaient derrière lui, il l’aperçut qui descendait les escaliers en direction du centre commercial. Elle s’éloignait d’un pas rapide ; ses baskets ne produisaient pas le moindre son. Ce caprice le fit soupirer, mais il la prit tout de même en chasse. Où allait-elle donc ? Il avait besoin de lui parler. Il repensa tout à coup à la cantine ; la panique le submergea. Cassie brillait devant lui telle une corde de rappel. Il dut se mordre la langue pour s’empêcher de lui crier après. Il dévala les marches en serrant son sac et son manteau contre lui. Elle déroula son fil dans le labyrinthe souterrain des boutiques, le Magicien sur les talons. Elle passa devant la Fireworks Art Gallery sans s’attarder devant les céramiques. Le Magicien s’écarta d’un couple qui se promenait bras dessus bras dessous. Elle monta quatre à quatre les escaliers qui rejoignaient la rue. Un escalier qui allait la ramener sur la place pavée, à un pâté de maisons à peine de là où elle était entrée dans le centre commercial. Perplexe, n’y comprenant goutte, il escalada les escaliers à sa suite au pas de course. Arrivé au niveau de la rue, il regarda autour de lui, haletant. Une porte se refermait sur sa gauche. Il cala son sac sous son bras en la regardant battre. Elle n’aurait pas dû être là. En face de lui, le panneau vitré montrait la place pavée. L’escalier y débouchait, loin de tout immeuble. La porte ne pouvait conduire nulle part. Il la rattrapa à l’instant précis où le pêne s’enclenchait. La porte s’ouvrait sur un escalier en bois extrêmement poussiéreux. Les murs étaient blancs, éclairés par une unique et aveuglante ampoule. Il lui sembla entendre le murmure des baskets de Cassie, loin au-dessus de lui. Il gravit les marches, le souffle court, de la poussière plein la bouche et la gorge. Les escaliers montaient, montaient, raides et droits, éclairés à intervalles réguliers par des ampoules toutes identiques. Les degrés se faisaient plus raides à chaque ampoule et il n’y avait ni paliers ni rambarde où se reposer. Le Magicien tenta de calculer la distance qu’il avait parcourue et échoua lamentablement. Il entendit un rire lointain. Il changea son sac et son manteau de bras et se dépêcha de monter. La lumière se modifia subtilement. Il dépassa une lampe à gaz protégée par une cheminée de verre. Il en compta six du même modèle avant d’arriver devant une niche contenant des bougies de cire d’abeille blanche. Le visage du Magicien était brûlant ; il espéra qu’il n’allait pas se mettre à saigner du nez. Sa chemise collait à sa peau. Les escaliers montraient des signes de manque d’entretien. Il glissa deux fois sur le bord de marches usées, s’égratignant les jambes. Le bois émit des craquements lugubres. Il leva le pied au moment même où une contremarche pourrie cédait. Il dépassa des fenêtres nues, dépourvues de rideau et des vitres brisées. Il continua à grimper dans une lumière crépusculaire. Plus tard, des lézardes apparurent dans les murs de l’escalier, certaines aussi larges que son poing. Il aperçut des étoiles à la froide lumière et sentit le souffle glacé de la nuit. À ce stade, il n’osait plus poser la main sur le mur. Dans la demi-obscurité, il faillit ne pas voir qu’une marche entière manquait. Le cœur au bord des lèvres, il enjamba une éternité de noirceur. Il jeta un coup d’œil en arrière. Les lumières étaient éteintes, l’escalier n’était plus qu’un puits obscur. Il continua à monter. Il atteignit un palier minuscule au moment où des crampes paralysaient ses mollets. Alors qu’il perdait tout espoir, il vit une porte capitonnée de velours rouge éclairée par une petite bougie qui gouttait dans un globe de verre jaune. Prenant une profonde inspiration, le Magicien souleva le heurtoir de cuivre ouvragé et le laissa retomber deux fois. On lui ouvrit aussitôt, il fit un pas en avant, entra tête la première et s’effondra sur de gros coussins bas. « Aucun souffle, le morigéna Cassie. Je n’arrête pas de te répéter de faire plus d’exercice. Tu as l’air d’un jogger du dimanche. — Je n’ai pas le bon costume », dit-il, pantelant. Il retrouva peu à peu son souffle. Il examina la pièce, qui ne lui était pas familière. Une multitude de coussins jaunes et rouges en constituait le mobilier. De grandes fenêtres encadrées par de somptueuses tentures permettaient d’entrevoir la nuit constellée d’étoiles. Le plafond s’arrondissait en un dôme décoré d’une calligraphie de lettres d’or. La lumière provenait de plusieurs groupes de bougies répartis dans la pièce et d’un brasero bas posé au centre. Il prit le grand verre qu’elle lui tendait et but une gorgée. L’eau de source, claire et aussi froide qu’un glacier, le revigora. Il la remercia d’un sourire suppliant. « Cassie, se lança-t-il, je crois que j’ai de gros ennuis. Je sais », répliqua-t-elle d’un ton sec. Elle écarta quelques tentures et disparut. Il fixa les rangées de bougies jusqu’à ce qu’elle revienne, vêtue d’une robe blanche et d’une tunique verte, et portant un grand plateau. Elle se laissa choir avec grâce à côté du Magicien. Les pieds qui soutenaient le plateau permettaient de s’agenouiller devant lui. Le brasero les réchauffa tous les deux. Sans l’attendre, Cassie s’attaqua au repas, affamée. Le Magicien prit un épais sandwich confectionné avec du pain fait maison et garni de viande, et l’examina, soupçonneux. « Tu t’en es prise à l’un de mes pigeons ? fit-il accusateur, la voix grave. — Et alors ? demanda Cassie, la bouche pleine. On doit tous manger. De toute façon, je n’ai fait qu’ébouriffer ses plumes. Tu n’es pas en train de déguster du pigeonneau, si c’est ça qui t’inquiète. Mange, tu parleras plus tard. Tu es maigre comme un clou. » Le Magicien mangea. Il ne lui demandait jamais l’origine de ses provisions. En plus des sandwiches, il y avait de fines tranches de saumon fumé piquées sur des boulettes de fromage frais, de petits légumes au vinaigre bien croquants, des noix de cajou et des amandes, ainsi que de petits roulés fourrés d’une mystérieuse farce épicée. Il se sentit redevenir fort et calme en mangeant. La peur qui s’était cachée en lui toute la journée avait peu à peu grignoté son pouvoir. Mais il était en sécurité chez Cassie, et ce qu’elle lui donnait à manger lui permettait de se remettre à penser. Il poussa un soupir, avala une dernière bouchée et se renversa pour l’observer. Ce soir-là, elle semblait n’avoir qu’une vingtaine d’années. Ses cheveux étaient noués sur sa nuque, mais des mèches s’étaient échappées de l’élastique détendu, adoucissant l’expression grave de son visage. Elle rencontra le regard du Magicien alors qu’elle léchait du fromage au bout d’un doigt. « Eh bien ? demanda-t-elle en fronçant le nez. — Eh bien voilà », dit-il. Le poids de l’inquiétude pesait à nouveau sur ses épaules. « J’ai eu de la visite la nuit dernière, Cassie. Pas très agréable. Il dit s’appeler Mir. — Je sais, l’interrompit-elle d’un regard. J’ai entendu. Tous ceux qui possèdent ne serait-ce qu’une bribe de pouvoir ont dû le sentir, la nuit dernière. Les gens ont dû avoir des cauchemars à plusieurs pâtés de maisons à la ronde. — Désolé, murmura-t-il, se sentant coupable de ce débordement. — Inutile. Ils n’ont qu’à le considérer comme un avertissement en bonne et due forme. Si tu tombes en son pouvoir, il n’y aura plus une seule rue sûre dans la Zone de transport gratuit. Ça les concerne donc autant que toi. Qu’est-ce que tu as l’intention de faire ? » Il secoua lentement la tête. Il ne savait pas quoi répondre. Le Maquereau entra à ce moment-là. Il se glissa entre les tentures tel un parfum et traversa la pièce d’un pas tranquille, sa queue rousse fièrement dressée. Ses yeux verts jetèrent un rapide coup d’œil au plateau dévasté et il sauta sur les cuisses du Magicien en ronronnant de toutes ses forces. Puis il passa une patte rapide sur son museau et poussa un miaulement interrogatif. « Désolé », dit le Magicien en riant affectueusement, «nous avons tout mangé ». Le Maquereau réagit aussitôt. Il enfonça ses griffes dans les cuisses du Magicien et s’élança en travers de sa poitrine, laissant derrière lui non pas des traces fumantes de pneus, mais de griffes. Le Magicien poussa un cri et s’écarta de sa trajectoire ; le chat furieux disparut. Cassie se contenta de rire. « Tu vois comment il a acquis son nom. Si on lui ramène quelque chose, c’est un adorable vieux papy gâteau. Mais si on l’accueille les mains vides... c’est le Maquereau. — Thomas le Noir a perdu une patte hier soir. » Cassie tressaillit. « Je ne m’en suis pas aperçue. Tu crois qu’il va s’en sortir ? — J’ai fait ce que j’ai pu. C’est comme ça que Mir m’a eu. J’ai cherché à atteindre Thomas au-delà de mon bouclier personnel, mais je n’ai pas pu me replier à temps. — Je me demandais bien ce qui t’avait poussé à sortir sans protection. Bon. J’imagine que tu veux que j’y jette un coup d’œil. — Tu veux bien ? — Pourquoi crois-tu que je me suis changée ? Je ne vais pas jouer les devineresses en survêtement. Ce serait comme si un prêtre accordait l’absolution sans étole. Bon, ça ne sert à rien d’attendre. Suis-moi. » Cassie s’essuya les doigts et la bouche sur une serviette qu’elle laissa tomber sur le plateau. Le Magicien se leva avec lenteur. Comme il prenait son manteau et son sac, elle reporta son attention sur ce dernier. « Qu’est-ce que c’est ? — Je l’ai trouvé dans une poubelle. Avec mon nom dessus. » Il le lui tendit. Elle approcha la main  – et la retira aussitôt. « Il y a du pouvoir là-dedans », dit-elle, la voix emplie de crainte et d’émerveillement, « mais ce n’est pas à moi de le toucher, ni de m’en servir. Il est inoffensif pour le moment, mais si quelqu’un approche une étincelle... — Ça explosera, comme du plastic. — Si je donnais mon avis au sujet de choses qui ne sont pas de mon ressort, je te dirais de laisser ça dans ce sac jusqu’à ce que le temps soit venu de t’en servir. Jusque-là, n’y touche pas. Ne revêts pas ce pouvoir tant que tu n’es pas prêt à relever le défi. — C’est une prophétie ? — Ne te moque pas de moi. Non, ce n’est que mon opinion. — Si je ne te connaissais pas, je dirais que tu sais ce qu’il y a dans ce sac. — Non, je n’en sais rien. Et je ne veux rien savoir. Pas plus que je n’ai envie de te poser la question. Mais je ne me risquerais pas à organiser une séance de divination sans rien savoir. As-tu perdu ta foi en la magie ? » Le Magicien la dévisagea, profondément blessé par le simple fait qu’elle lui ait posé la question. S’imaginait-elle qu’il avait oublié les règles, ses règles, celles qu’il devait impérativement respecter pour conserver les pouvoirs qui étaient siens ? Il secoua la tête, l’air hébété. « Tu en es sûr ? Même par accident ? As-tu dit la Vérité lorsqu’elle t’est apparue ? Quand des gens t’ont posé des questions dont tu connaissais les réponses, as-tu répondu chaque fois ? As-tu toujours assuré la sécurité de tes pigeons ? » Il hocha la tête comme une poule à la fin de chaque question, mais plus elle insistait, et plus il avait du mal à se contrôler. Lorsqu’elle s’arrêta, il lui demanda d’une voix froide et incertaine. « Vas-tu aussi me demander si je suis sorti avec plus d’un dollar en petite monnaie sur moi ? Si j’ai utilisé mes pouvoirs sur d’autres personnes ? Si j’ai fréquenté une femme ? » Un abîme de frayeur s’ouvrit dans le regard de Cassie et disparut aussitôt. « Dois-je vraiment te demander ça ? s’enquit-elle d’un ton égal. — Non ! Tu sais bien que je n’ai rien fait. On ne peut pas se débarrasser de ça ? Il y a un foutu truc chez moi... Je sais que ça vient de Mir le Gris. Je le sais. » Cassie ne se départit pas de son calme. « Si tu le sais, ce doit être vrai. Dis-moi, de quoi te sou-viens-tu au sujet de ce Mir, et d’avant ? » Il haussa lourdement les épaules. « De rien, je crois bien. Parfois, j’ai l’impression que ma vie disparaît sous moi comme un tapis que l’on roule à mesure que je la vis. J’essaie de regarder en arrière, mais tout est caché en moi. Je ne vois que des fragments de mon passé. En dehors de ça, il n’y a rien. » Cassie hocha vivement la tête, l’air pressé de l’interrompre. « Va pour le pire, alors. Suis-moi. — Cassie ? » Le ton inquiet de sa voix la fit se retourner brusquement pour l’observer. « C’était il y a quelque temps déjà. Estrella la Bohémienne m’a donné une carte de tarot qui disait : « AVERTISSEMENT » et qui montrait un homme pendu par un pied. Mais elle a disparu, alors je... — Le Pendu. » Le silence qui suivit était d’une éloquence glaciale. Cassie traversa la pièce à grands pas. Le Magicien cala son sac sous son bras et la suivit. Elle écarta les tentures et lui fit signe de passer. La pièce voisine était plongée dans l’obscurité. Elle sentait la poussière et la moisissure, et le Magicien entendit des souris couiner puis détaler, effrayées, à son arrivée. Cassie marchait derrière lui, portant un candélabre. Les flammes des bougies ne dansaient pas lorsqu’elle se déplaçait. Elles n’éclairaient pas grand-chose de plus que ses pas. Il la suivit dans un labyrinthe de couloirs et de chambres. La plupart d’entre elles étaient à l’abandon, et couvertes de poussière, mais certaines étaient aussi richement meublées. Les plantes de Cassie s’y entremêlaient, retombant en cascade sous une pâle lumière jaune qui aveuglait pourtant le Magicien jusqu’à ce qu’il retrouve l’obscurité de la pièce suivante. Lorsqu’ils pénétrèrent dans une salle au sol recouvert de tapis et aux murs décorés de portraits fixés dans des cadres dorés, Cassie posa ses bougies sur une table basse. Le Magicien laissa son sac et son manteau sur une causeuse voisine. Cassie ne disait rien, aussi se contenta-t-il de la regarder ouvrir un secrétaire au bois couturé. Elle attacha ses cheveux avec un fichu noir, puis étouffa l’éclat de sa robe blanche sous une cape noire qui pendait à une patère, près du bureau. Elle commença ensuite à prendre divers objets dans les tiroirs. S’approchant un peu, il la regarda les placer sur un petit plateau de laque. Un miroir rond sans poignée dans un cadre rouge, un mince anneau d’argent, quatre œils-de-chat, un petit tas de pop-corn, cinq pièces d’un penny polies au point de retrouver l’éclat du cuivre, et des plumes de la queue d’un pigeon blanc. « On ne peut jamais savoir ce dont ils auront envie », murmura-t-elle sans le regarder. Elle prit le plateau, traversa la pièce et fit glisser une lourde porte de bois montée sur rails. Le spectacle était étourdissant. Incroyablement lointaines, les lumières de Seattle s’étendaient à perte de vue. Des racines et des branches montaient pourtant à l’assaut du petit balcon branlant où Cassie s’avança. Le Magicien se glissa jusqu’à la porte et jeta un coup d’œil à l’extérieur. Il avait très envie de s’approcher du bord et de voir ce sur quoi ils étaient perchés, mais il n’osait pas. Le bois gris de la rambarde, fendu, s’écartait de ses supports. Le plancher grinçait sous le poids de Cassie. Il suivit son regard, vit que la lune était pleine et sentit son cœur se serrer. Elle n’était qu’à son premier quartier la nuit précédente, le Magicien en était sûr. Il déglutit, la bouche sèche. La chevelure et la silhouette de Cassie avaient disparu, tissu noir dans la nuit. Son visage pâle était aussi plein et lumineux que la face de la lune. Elle posa le plateau à ses pieds et se redressa, le miroir à la main. Elle l’inclina jusqu’à ce que la lumière de la lune le remplisse, puis plongea son regard dans ses profondeurs et commença : Lumière du soleil, reflétée sur la face de la lune, Lumière de la lune, reflétée dans ma main, Entendez-moi et amenez en ce lieu Ceux que je voudrais consulter, ceux que je voudrais commander. C’était un chant aussi simple qu’une comptine ; pourtant, les genoux du Magicien se mirent à trembler. Tout le devant de son corps fourmillait comme s’il avait gelé d’un bloc. Il s’éloigna à pas feutrés de la porte grande ouverte et alla se réfugier près du candélabre. Puis il enfila son manteau et garda son sac sur ses genoux, devant lui, comme un bouclier. Il cessa de ressentir le pouvoir de la magie féminine de Cassie, mais il demeura planté sur le petit sofa et attendit. Il se mit à regarder la flamme des bougies. Il éprouva soudain une horrible envie de café, mais il savait que Cassie n’en avait jamais. Il se sentait nerveux et agité. Il aurait apprécié la compagnie de n’importe qui, même celle du Maquereau, mais il était seul. Cassie psalmodiait doucement sur le balcon. Il s’interdit de l’écouter. Il s’occupa en jouant avec la flamme des bougies, les étirant jusqu’à ce qu’elles soient si longues et fines que leur extrémité se détachait. Elles s’éteignaient alors. Lorsqu’il remarqua qu’il n’en restait presque plus rien, il réduisit les flammes à de petites langues brûlant doucement au bout des mèches. « Masturbation intellectuelle », se moqua Cassie. Il se tourna et la vit ôter le fichu de ses cheveux. Des mèches humides tombèrent sur ses épaules. Elle se débarrassa de la cape d’un mouvement tournant et l’accrocha à la patère. Elle avait transpiré. Sous son calme apparent, il perçut comme un tremblement lorsqu’elle se laissa tomber sur la causeuse, à côté de lui. « Il y a d’autres bougies dans le cagibi, à gauche du bureau », l’informa-t-elle. Il jeta un coup d’œil au plateau en les prenant. Le miroir était comme noirci par de la suie. Les plumes de pigeon avaient disparu. Il donna les bougies à Cassie, qui les alluma et les employa pour remplacer les restes ramollis des précédentes. Ses lèvres paraissaient gercées et la peau de son visage brûlée par le vent. « Fais-moi un peu de place », demanda-t-elle gentiment. Vite, il débarrassa le sofa de son sac et s’assit sur le sol, à ses pieds. Elle abaissa son regard sur lui presque avec affection. « Pourquoi a-t-il fallu que tu viennes à Seattle ? lui reprocha-t-elle avec douceur. — Parce que j’étais ailleurs avant d’être ici ? répliqua-t-il. — Peu importe. Tu es à Seattle maintenant, et c’est ici que tu l’affronteras. Tu te bats contre cette chose grise depuis des temps immémoriaux. Parfois, tu t’en es bien sorti. Parfois, tu en as gardé des cicatrices. Nous n’allons pas y toucher maintenant. Pour l’instant, je ne peux pas te dire grand-chose. Il va y avoir une confrontation finale. Très bientôt. Tu dois assurer la sécurité des armes que tu t’es forgées. Si tu les protèges bien, il se pourrait qu’elles suffisent tout juste à vaincre ce Mir. Ton avantage sera infime. Si tu gagnes, ce sera de très peu. Cette chose grise est trop rusée pour te laisser fourbir tes armes bien longtemps. Elle viendra bientôt te chercher. Si elle gagne, elle te gardera. Si elle perd, tu seras seul. — Ne puis-je pas la vaincre, la détruire à jamais ? — Ecoutez-moi ça ! s’esclaffa Cassie. La vaincre ! Est-ce que tu as simplement idée de ce que tu demandes ? Personne ne peut faire cela. Pas pour d’autres que lui. Tu peux t’en libérer, rien de plus. — Dans ce cas, si je perds, je serai le seul. — Tu sais bien que non. (La voix de Cassie était empreinte d’une douceur mortelle.) La chose grise pourrait nous mettre tous en déroute à travers toi, ça lui serait aussi facile que de glisser un tuyau d’arrosage dans une taupinière. Aucun de nous ne pourrait en réchapper. Mais, si l’on en arrivait là, tu ne serais déjà plus toi-même et tes actions ne t’appartiendraient plus. Tu ne serais plus qu’un instrument. Voyons... (Elle poussa un profond soupir.) Qu’y avait-il d’autre ? — Cassie, tu ne m’apprends rien de neuf. — Je sais. Je suis en train de te dire ce que tu savais déjà et que tu avais peur de t’avouer. Écoute. Je peux te raconter une histoire. Tu veux bien ? — Vas-y », acquiesça le Magicien d’un ton maussade. La plupart du temps, les histoires de Cassie obscurcissaient les choses plus qu’elles ne les éclairaient. « Bien. J’en ai une bonne pour toi. Non, deux. Voici la première. Il était une fois, il y a très, très, longtemps, en France pendant la Seconde Guerre mondiale, bien que ça n’ait pas d’importance, des gens pris sous un bombardement. Parmi eux se trouvaient une jeune Française et ses deux enfants. Les deux petits avaient très, très peur. Aussi leur mère, pour les distraire de leur frayeur, se mit à leur faire d’horribles grimaces et des bruits amusants. Ce qui marcha. L’attention des enfants se focalisa sur elle et ils n’eurent plus peur. Mais, soudain, un obus explosa très près d’eux, et un tout petit éclat atteignit la femme à la gorge. Elle s’étouffa, cracha du sang dans un épouvantable gargouillement, et fit d’horribles grimaces de douleur, mais fut incapable d’appeler à l’aide. Comme les enfants rirent des drôles de grimaces de leur maman et des bruits bizarres qu’elle faisait ! Elle mourut en entendant ses enfants rire. » Cassie s’interrompit, comme si elle attendait une réaction. Le Magicien se contenta de la dévisager, livide. « Je n’ai pas dit que ces histoires ne feraient pas mal, dit-elle d’une voix douce. Elles peuvent aussi aider. Il était une fois, en Angleterre, pendant la Seconde Guerre mondiale, une maison de retraite où tomba une bombe. Après la fin de l’attaque, des sauveteurs vinrent fouiller les décombres pour voir s’il y avait des survivants. Ils ne trouvèrent qu’un vieil homme assis sur le siège des toilettes, la poignée de la chasse à la main, et qui riait aux éclats. « J’ai tiré la chasse, leur dit-il, et tout l’immeuble m’est tombé sur la tête ! » « Et j’en ai une autre en prime », ajouta aussitôt Cassie, avant que le Magicien puisse prendre la parole. « C’était pendant le premier bombardement de Norwich, toujours pendant la Seconde Guerre mondiale. Nous étions tous en train de courir vers les abris lorsque j’ai vu un homme courir les bras chargés de lys. Eh bien, lui ai-je dit, au moins, s’ils vous prennent, votre couronne sera prête. Il a jeté les fleurs par terre avec horreur et a dévalé les marches de l’abri. » Cassie s’interrompit pour observer à nouveau le Magicien comme si elle attendait quelque chose. « Tu y étais vraiment ? À Norwich, la première fois que la ville a été bombardée ? » Elle prit un air dégoûté. « Cette histoire se raconte toujours à la première personne. Bon. Est-ce que tu comprends à présent ? — Est-ce que je comprends quoi ? — Tout. Pourquoi la chose grise est venue te tester la nuit dernière, et quelles armes tu dois garder en réserve, prêtes à servir. — Je crois que je vais devoir réfléchir un peu plus à tes histoires si je veux y voir plus clair. » Ne jamais dire en face à Cassie qu’elle ne s’exprime pas clairement. « Mais je dois te demander quelque chose. Quelque chose qui m’inquiète. Cassie, sais-tu ce que Mir m’a montré ? Au sujet des gamins et des poulets ? » Cassie hocha la tête, puis se détourna. « Je n’ai pas pu m’empêcher d’entendre, mon ami. Pardonne-moi d’avoir été indiscrète. — Ce n’est rien. Mais ça me gênerait peut-être plus si je comprenais mieux. Confier une telle tâche à de jeunes garçons m’a paru simplement monstrueux. — On dit que toute la violence conjugale vient de là. » Le Magicien eut l’air ébahi, aussi continua-t-elle. « Tu ne vois pas où je veux en venir ? On apprend à un enfant que c’est bien, et même nécessaire, d’élever un animal avec bonté, de pourvoir à tous ses besoins, de s’assurer de son bien-être. Bien sûr, le processus nécessite de couper le bec des poulets pour qu’ils ne blessent pas les autres. Pareil pour les ergots des coqs. Puis on pratique de petites incisions et on leur enlève les couilles, pour qu’ils deviennent de beaux chapons bien gras. Et, quand ils ont suffisamment engraissé, on leur coupe le cou et on les dévore. En quoi cette logique-là est-elle si différente de celle qui commande à un mari d’aimer sa femme et de la tabasser si elle ne fait pas ce qu’il veut ? Ou de nourrir, habiller et protéger ses enfants, mais de les battre comme plâtre pour leur propre bien lorsque ça vous arrange ? Qu’est-ce que tu dis de ça ? » Le Magicien trouvait la comparaison un peu tirée par les cheveux. « C’est la première fois que j’entends parler de cette théorie. Tu m’as dit qu’elle venait de qui ? — Eh bien... (Cassie s’agita, mal à l’aise.) Elle est de moi. Mais je ne suis pas n’importe qui, et je trouve qu’elle a du sens. — Il va falloir que j’y réfléchisse à fond. Mais il me reste quelque chose à te demander. Mir a dit que j’étais là, que j’étais l’un d’eux. Est-ce que c’est vrai ? » Cassie fut obligée de hocher la tête. « Lequel étais-je, alors ? J’ai été tous ces garçons dès que la chose grise me les a montrés. Je m’en souviens. Mais je ne peux avoir été qu’un seul d’entre eux. Et pourtant, après les avoir vus tous les trois de l’intérieur, je ne voudrais être aucun d’eux. — Pauvre Magicien. » Cassie se frotta l’arête du nez, puis les yeux. « Tu ne comprends donc rien ? Tu étais là, bien sûr. Mais tu étais le Coq noir. » Chapitre 7 Le Magicien remua dans son sommeil, tourmenté par le froid qui envahissait la chambre. S’y sentant plutôt bien, il s’était recroquevillé dans la causeuse pour s’endormir. Il avait regardé fixement trois branches entrelacées devant le visage de la lune jusqu’à ce qu’il ne puisse plus supporter l’éclat de celle-ci, ce qui l’avait obligé à baisser les paupières. Combien de temps avait-il dormi ? Il entrouvrit les yeux. Les branches s’entremêlaient toujours devant la lune bien ronde. Elle disparut pendant qu’il la regardait. Il tenta de se relever, mais sentit que le monde penchait. Il tomba. Ses mains et ses genoux heurtèrent des pavés glacés. Une fois le choc surmonté, il se rassit sur le banc et frotta ses paumes meurtries sur son pantalon. Il était dans le parc. Il jeta un nouveau coup d’œil au globe du lampadaire. Trois branches s’entrecroisaient bien devant, et il aurait juré qu’elles étaient disposées comme chez Cassie. Mais il était à Occidental Square, à l’heure grise et froide précédant l’aurore. Il découvrit que son sac lui avait servi d’oreiller. Il le ramassa et se leva, bâillant dans l’air glacé. Voilà comment on se réveillait après avoir passé une soirée avec Cassie. Pour sa part, il se demandait toujours où se trouvait la frontière entre la folie et la réalité. Il traversa la place d’un pas lent afin de réchauffer ses muscles engourdis par le froid et poussa un grognement en comprenant à quel point la journée qui débutait allait être épouvantable. Il ne pouvait retourner dans son repaire pour y prendre des vêtements propres et ranger son sac. L’aube était trop proche. Et voilà. Pas d’argent, un manteau froissé par une nuit passée sur un banc, ou peut-être ailleurs, un costume visiblement porté pendant un jour et une nuit, et un sac en papier froissé pour toute compagnie. Il tenta d’étudier les solutions qui s’offraient à lui. La plupart des endroits où l’on trouvait des toilettes publiques n’étaient pas encore ouverts. Il y avait la gare, mais il y était allé la veille, et il n’y serait pas le bienvenu dans cet accoutrement. Il songea à tenter quand même le coup, mais rejeta cette impulsion avec sévérité. Il devait absolument respecter les règles. Cassie le lui avait dit. Il ne pouvait plus s’autoriser d’exception. Il s’arrêta dans une ruelle entre deux immeubles pour se peigner. Il ôta son manteau et le secoua avec application pour le défroisser. Il brossa sa veste et son pantalon de son mieux. Il n’avait pas besoin de miroir pour savoir que cela ne convenait pas du tout. Il prit une profonde inspiration, rassemblant tout son courage pour affronter cette journée. Il était un récupérateur et un survivant, se disait-il avec fermeté. Soit il cueillait le jour et acceptait ce qu’il avait à lui offrir, soit il n’avait plus qu’à rejoindre les autres squatters, sur les bancs. Il occupa la première heure à arpenter les rues transversales et à inspecter les poubelles que les camions n’avaient pas encore vidées. Il n’y trouva pas ce qu’il cherchait. Il avait besoin d’un imperméable ou d’un manteau quelconque, en relativement bon état, de manière à pouvoir remplacer celui qu’il portait. Il trouva quelques petites choses plus ou moins utiles, mais n’en garda pas beaucoup, uniquement ce qui pouvait tenir dans une poche. Il ne voulait rien entasser dans son sac de magicien. Le ciel passa du gris de l’aube au gris d’un ciel couvert et il découvrit un sac plastique de chez Pay N Save. Il jeta son contenu, du papier de soie et un emballage de chemise en Cellophane. C’est comme ça aujourd’hui, se dit-il en glissant son sac en papier dans celui en plastique. Une journée à se débrouiller comme il le pouvait, à mal se dissimuler, à survivre tant bien que mal. Il se sentit mieux dès que son sac fut protégé. Dans la poubelle suivante, il trouva un journal qui n’était ni taché ni froissé. Il le roula et le plaça dans le sac de manière à ce que l’extrémité dépasse, l’air de rien. Puis il continua sa promenade, mangea la moitié d’une orange et jeta la partie gâtée dans la poubelle suivante. Tu vas y arriver, s’encouragea-t-il. Il n’avait qu’à demeurer en mouvement, prendre cette journée telle qu’elle s’offrirait à lui. Avec un peu de foi, un peu de travail et un peu d’imagination, Seattle pourvoirait à tous ses besoins. Il se trouvait au marché de Pike Place à neuf heures, moment de l’ouverture, après avoir fouillé toutes les petites rues depuis Occidental Square. Ses efforts ne lui avaient vraiment pas rapporté grand-chose, sinon un peu de nourriture et un sac en plastique. Il commençait à avoir mal à la tête. Il lui fallait du café. Mais il n’en obtiendrait jamais avec la dégaine qu’il avait aujourd’hui. Il n’avait jamais aimé les toilettes du marché. Elles étaient bien trop fréquentées et jamais vraiment propres, ni exactement en bon état. Elles n’étaient pas plongées dans le noir, mais il n’y avait pas assez de lumière pour se raser  – même s’il y avait eu des miroirs. Aussi allait-il être contraint de faire vite, tout en ne se fiant qu’à son toucher. Il ôta sa veste, rentra sa chemise dans son pantalon, redressa sa cravate et essuya ses chaussures à l’aide d’une serviette en papier humide. Affolé, il tenta de choisir quel personnage il pouvait bien adopter aujourd’hui. Il décida qu’il ressemblait à un vendeur mis à la porte la veille par sa femme. Non. Le sac de chez Pay N Save n’allait pas. Peut-être travaillait-il chez un prêteur sur gages un peu douteux, ou dans une librairie spécialisée ? Mais, dans ce cas, que fabriquait-il au marché de Pike Place en plein milieu de la matinée ? Ça ne marchait pas. Il n’arrivait pas à rentrer dans son rôle. Cette journée avait mal commencé et allait continuer de même. Il passa mentalement en revue sa liste de sanctuaires et se décida pour le Klondike Gold Rush Mémorial National Park. Cette étrange appellation désignait un immeuble dont les devantures étaient situées sur South Main, où un homme en uniforme de ranger s’ennuyait en régnant sur des souvenirs de la ruée vers l’or. Mais le Magicien pourrait y tuer le temps, assis dans une pièce obscure pendant que le ranger projetterait des documentaires sur l’époque de la ruée vers l’or, ou peut-être sur le grand incendie de 1889. Peu importait. Aujourd’hui, il ne les regarderait pas. Il attendrait jusqu’au soir, où il pourrait courir se réfugier dans son repaire. Il monta dans le bus, s’assit et regarda par la fenêtre. La déprime lui collait à la peau comme un vieux chewing-gum à une chaussure. Se cacher ne le rendrait pas moins vulnérable. Il lui fallait se fondre dans la masse, ne pas se faire remarquer. Le bus s’arrêta ; deux autres personnes montèrent. Elles passèrent devant le siège vide à côté du Magicien et restèrent debout au fond du bus. Lorsqu’il s’en rendit compte, il dut empêcher la colère et la panique de l’envahir au point de se manifester dans son regard. Il ne passait donc pas inaperçu. Alors, comme ça, je suis un clochard, songea-t-il, furieux. Bon, puisque c’est ainsi, c’est ce que je vais être aujourd’hui. Après tout, un camouflage en vaut un autre. Aujourd’hui, il serait un clochard sur un banc et il aurait l’air aussi désespéré et incompétent que les autres. Il était bien capable de tenir le coup jusqu’à la tombée de la nuit. Il se débarrassa du sac plastique et du journal en les coinçant entre les sièges du bus. Lorsqu’il descendit du véhicule avec son sac en papier roulé en boule et son costume froissé, il lança un regard mauvais aux passagers qui montaient. Aucun mendiant ne lui demanda d’argent. Bouillonnant de colère, il marcha à pas lourds en direction d’Occidental Square. Il ne tenta pas de résister à sa fureur. Le sentiment d’être traité injustement par tout un chacun convenait à la perfection à son nouveau personnage. Il allait en profiter. Et, d’abord, pourquoi Cassie ne l’avait-elle pas mis dehors la veille au soir ? Il aurait pu regagner son repaire. Pourquoi n’y avait-il pas pensé tout seul ? Elle lui avait dit de faire attention, de préserver ses forces et de fourbir ses armes, puis elle l’avait gardé chez elle en lui faisant la conversation jusqu’à ce qu’il s’endorme. Il n’avait pas eu d’autre choix que de se réveiller dans le parc, et de se préparer à affronter cette journée. Si seulement il s’était un peu moins bien habillé la veille, s’il avait mis un jean et un sweat-shirt, ça n’aurait pas eu d’importance à présent. Mais il avait fallu qu’il suive les conseils de Cassie. « Toujours s’habiller au-dessus de sa condition, pas au-dessous. Un peu de classe implique de l’autorité et intimide les gens. En outre, on se débarrasse des vêtements habillés avant qu’ils ne soient usés, et le style vraiment classique se modifie peu. Prends les blazers, par exemple, ou les imperméables noirs pour hommes. Ont-ils beaucoup changé au cours des dix dernières années ? Par contre, si tu allais chez un fripier chercher des jeans, tu trouverais surtout de vieux pantalons aux genoux et à l’entrejambe troués, ou de plus récents dans des tailles qui ne t’iraient pas. Mais les gens jettent leurs pantalons de costume parce que chéri a pris du ventre, ou parce qu’ils ne vont pas avec leur veste neuve. Même chose pour les chaussures. Tu ne trouveras jamais de baskets en bon état dans une poubelle, mais une sur dix te fournira une excellente paire de mocassins ou d’oxfords. Et si tu cherches un peu plus, tu finiras par en trouver une qui sera à peu près à ta taille. » Il entendait presque sa voix. Elle avait la plupart du temps raison, admit-il avec réticence. Il avait déjà passé toute une journée dans la librairie d’Elliot Bay à regarder les rayons, et personne ne lui avait demandé de partir. Mais il portait une cravate. Ses pigeons, qui avaient jusque-là tournoyé dans le ciel, plongèrent à sa rencontre. Sa mauvaise humeur se dissipa quelque peu. Il remarqua alors à quel point les nuages en arrière-plan étaient lourds. Il allait pleuvoir, de la pluie comme seule Seattle pouvait en connaître. « Comme vache qui pisse sur un rocher plat », s’était plaint quelqu’un autrefois. Il tenta de se rappeler de qui il s’agissait, mais le souvenir lui échappa, et il ne retint que l’image troublante d’une jungle à triple canopée et d’un Noir en sueur sous la pluie qui lui dégoulinait du menton. Il cligna des yeux, car il avait perdu le fil de ses idées et s’assit sur son banc pour commencer sa distribution méthodique de pop-corn. Perdu dans ses pensées, il regarda les silhouettes couvertes de plumes qui grattaient le sol et picoraient. Leur application et leur minutie ne firent que le décourager un peu plus. Il allait d’échec en échec aujourd’hui, vaincu qu’il était par lui-même avant même d’avoir affronté la grisaille de Mir. Si seulement il avait pu boire une tasse de café. Il remarqua la présence de la femme quand un tourbillon de pigeons en alerte s’envola. Il lui lança un coup d’œil peu amène pendant qu’elle s’asseyait à l’extrémité de son banc, munie de son propre sachet de pop-corn. Ce genre d’incident arrivait assez souvent, mais il était la plupart du temps le fait de gamins qui n’avaient pas la patience de distribuer de la nourriture petit à petit et de se constituer leur propre troupeau de pigeons à nourrir. Que des enfants piratent le sien ne le gênait pas. On n’attend pas des enfants qu’ils soient patients. Mais cette femme était adulte. Elle aurait dû faire preuve de plus de courtoisie, sinon de patience. Elle était presque aussi mal élevée que ceux qui traversaient un groupe d’oiseaux en train de se nourrir. Il lui jeta un autre regard furieux et sentit son estomac se tordre. Il la connaissait. De plus en plus sur ses gardes, il fouilla dans ses souvenirs avec frénésie. Il n’était pas censé la connaître ; elle n’était même pas sans abri. Connaître une personne dans son genre était dangereux pour lui, aussi dangereux qu’être connu par l’une d’entre elles. Il se détourna un peu et tenta de retrouver son calme. Quel imbécile il faisait ! Peut-être s’était-il assis à côté d’elle dans le bus, la semaine précédente. À moins qu’il n’ait fait la queue derrière elle dans un café ? Peut-être. Mais il n’y croyait pas. Elle était dangereuse. « Je parie que vous vous êtes cru vachement malin, hier », dit-elle. Le Magicien se raidit. Il prit une poignée de pop-corn dans son sachet et le donna avec précaution à ses pigeons. Il ne l’avait pas entendue. « J’aurais pu perdre mon boulot à cause de vous, vous savez. Je ne sais pas pourquoi je ne vous ai pas dénoncé. Quoique, non, je le sais. Booth a tout de suite cru que j’étais la coupable. Ça m’a rendue furieuse. Il aurait pu vous envoyer valser loin de votre chaise, vous savez. Il adore montrer ses muscles quand il est en colère. Il me les a d’ailleurs montrés une fois de trop. Alors, je lui ai montré les miens. » Ses mots étaient durs, mais sa voix tremblait. « Il est revenu à la maison plus tard dans la soirée  – il travaillait de nuit  – et il a trouvé ses affaires entassées sur le palier. Alors il est venu me chercher au travail et il a essayé de faire un scandale. Je lui ai dit de me laisser ma clé, parce que le bail est à mon nom. S’il ne l’avait pas fait, j’aurais appelé les flics. Booth sait très bien qu’il ne peut pas se permettre de recevoir de visite de la police. Sa boîte à gants déborde de contraventions. Ça ne l’empêche pas de se prendre quand même pour un dur. Il m’a appelé hier soir et m’a menacée de venir me « voir », vous comprenez ce que je veux dire. Mais je lui ai dit que j’ai demandé à Mme McWhirter d’appeler les flics si elle l’aperçoit dans le hall. C’est vrai. Elle le fera. Alors, il peut se mettre ses menaces là où je pense, je m’en fous ! » De pire en pire. Les mains un peu tremblantes, le Magicien continua à distribuer son pop-corn. Devait-il se lever, prendre son sac et s’en aller ? Non, c’était lui accorder trop de crédit. Il devait se taire et lui tourner le dos. Il ne l’écoutait même pas soliloquer. Les pigeons picoraient à ses pieds. « Je suis censée être de l’après-midi aujourd’hui. Mais j’ai oublié et je suis arrivée ici trop tôt, alors je me suis dit, bah, tant pis, je vais aller donner à manger aux pigeons, ça m’occupera. Et alors je vous ai vu, déjà en train de les nourrir, et je me suis dit que j’allais vous dire que j’avais tout compris. Les serveuses ne sont pas aussi stupides qu’on le croit. Il faut vraiment connaître les gens pour faire ce métier. Et avoir une bonne mémoire, surtout pour se rappeler qui a commandé quoi. Celui-là a vraiment une drôle de queue, non ? » La mère du pigeon noir était un vrai pigeon-paon, mais le Magicien n’avait pas envie d’en parler. Cette femme était bavarde. Qu’elle parle donc autant qu’elle le voulait, et qu’elle parte une fois son sac vidé. Elle devrait aller travailler bientôt, de toute façon. Quant à lui, il ne remettrait plus jamais les pieds chez Duffy’s, et toute cette sale histoire serait terminée. Elle s’était déjà tue. Du coin de l’œil, il vit une grêle de pop-corn s’abattre sur le sol avec bien plus de force que nécessaire. Quelques instants plus tard, il entendit un petit hoquet, comme si on l’avait piquée avec une épingle. Elle prit une inspiration rauque et se tut à nouveau. Elle allait partir à présent. Mais elle ne bougea pas. Il aurait voulu cesser de penser à la gaufre, aux framboises et à la crème fouettée. Il ne les avait pas demandées. Elle les lui avait offertes volontairement, et il n’avait aucune raison de se sentir coupable ou redevable. Il avait l’intention de ne lui jeter qu’un rapide coup d’œil, pour voir si elle faisait mine de s’en aller. Mais lorsqu’il tourna la tête, elle le dévisageait déjà. Les yeux brillants. Trop. Il la vit fourrer un mouchoir en papier dans sa poche. « Allez-y, regardez-moi, fit-elle sur un ton amer. Regardez cette stupide bonne femme qui s’est assise sur un banc pour parler à une espèce de clochard comme s’il l’écoutait et puis qui craque. Allez-y. Regardez-moi. Je m’en fous. » Il avait détourné les yeux dès que leurs regards s’étaient rencontrés, mais c’était déjà trop tard. Elle l’avait vu le regarder ; elle savait qu’il l’écoutait. Elle allait parler jusqu’à ce qu’il soit pour elle l’heure d’aller au travail. C’était de sa faute  – sa très lourde faute  – et il allait devoir l’écouter en guise de pénitence. Il lança du pop-corn. « Je ne sais vraiment pas pourquoi je continue. Pourquoi, hein ? Je me lève, je vais travailler, on me paye, je mange et je dors. Vous parlez d’une putain de vie ! Complètement nulle. Vous savez pourquoi ? Elle est nulle parce que, quand un connard comme Booth me traite tellement mal que je dois le foutre à la porte, je pleure une fois qu’il est parti. Vous savez ce que dit ma sœur quand je suis comme ça ? Elle dit : « Ne faites pas attention à Lynda, elle est juste entre deux mecs. « Avec ce ton geignard de mégère, comme d’autres diraient : « Laisse tomber, elle a ses règles. » Ma propre sœur ! Pour elle, c’est une catastrophe que je ne sois pas mariée. Comme si je le faisais exprès ! J’aime les hommes. Ce n’est pas ma faute si je n’ai pas encore trouvé le bon. Est-ce que je dois vivre comme une bonne sœur pour lui faire plaisir ? Les femmes ont des besoins. On n’est pas censées en avoir, mais on en a, vous savez. Quand Booth m’a cogné dessus, je l’ai appelée. Vous savez ce qu’elle m’a dit ? « Tu sais vraiment bien choisir tes mecs, hein, Lynda ? C’est toi qui t’es fourrée dans le pétrin avec cet abruti, débrouille-toi pour en sortir. » Et elle m’a raccroché au nez. Je m’en suis sortie. De toute façon, je ne lui demandais pas d’aide. Je voulais juste parler à quelqu’un. Viens ici, petit. » Il sentit son geste brusque plus qu’il ne le vit. Il garda les yeux fixés sur le sol devant lui en espérant qu’elle avait raté son coup. Tout demeura silencieux pendant quelques secondes ; il commença à se détendre. Puis il entendit un battement d’ailes affolé. Le crissement de rectrices prisonnières de mains humaines, de délicates ailes de vol qu’une poigne implacable forçait à se plier. L’estomac du Magicien se retourna. « Laissez-le partir. » Il avait parlé avant de savoir qu’il en avait l’intention, se tournant pour lui faire face. Elle soutint son regard. Comme ils étaient assis côte à côte sur le banc, leurs genoux se touchaient presque. Le pigeon prisonnier entre ses mains était jeune. Son bec rose coquillage paraissait grand pour sa tête. Ses plumes étaient blanches, saupoudrées de taches noires, celles du bout de la queue étant noires elles aussi. Terrorisé, il se débattait de toutes ses forces entre les mains de Lynda, une expression de panique dans ses yeux orange et ronds. Lynda avait coincé une de ses ailes contre son corps, bien proprement, mais elle n’avait piégé la seconde qu’en partie, et elle essayait de la plier à l’aide de son autre main. Le pigeon se débattait, tentant d’ouvrir son aile. Lynda appuyait sans dureté, mais avec obstination. Elle finit par forcer le pigeon à la plier, mais pas normalement. Pendant tout ce temps, le visage de la serveuse demeura à la fois calme et inquiet. « Ah, vous parlez, alors ! Je croyais que vous faisiez partie du banc. — Laissez cet oiseau s’envoler. Son aile ne se ferme pas comme ça. — Je veux juste le tenir un peu dans mes mains. Allez, petit oiseau, calme-toi, baisse ton aile. — Vous allez le blesser. Son cœur va éclater ; il va mourir de peur. Et ce n’est pas comme ça qu’on tient un oiseau. Donnez-le-moi. — Je ne lui fais pas mal. » Le Magicien tendit la main, un geste pas vraiment rapide, mais précis. Il saisit le poignet droit de Lynda entre le pouce et l’index de sa main droite, à l’endroit exact de l’articulation où il est mou et fragile, entre le poignet et la main, juste derrière les petits os noueux. Et il serra, avant même qu’elle comprenne ce qu’il était en train de faire. « Eh ! » s’écria-t-elle, mais elle avait déjà laissé le pigeon s’échapper. L’oiseau s’éloigna, le vol lourd et hésitant, pour aller se poser à la cime d’un arbre. Le reste de la troupe s’était envolé dès son premier coup d’aile. « Pourquoi avez-vous fait ça ? » demanda-t-elle, en colère. Il lâcha aussitôt son poignet et s’adossa à nouveau au banc. Il avait du mal à respirer. Il était terrifié. Il avait vraiment failli exécuter le mouvement de torsion qui aurait pu mettre sa main hors d’usage. Il plongea son regard dans celui de Lynda. Il était comme un miroir où pouvait se voir ce qu’il venait de faire. Il se sentait mal. Ses mains étaient grises. Pendant très longtemps, le monde tangua et roula autour de lui. Un jet d’acide remonta de son estomac vers le fond de sa gorge. « Vous l’auriez tué, murmura-t-il, la voix rauque. — Mais non. Regardez ce que vous avez fait. Il faut que je recommence tout, à présent. Petits, petits, par ici ! » Lynda lança encore du pop-corn et les grains rebondirent sur les pavés. Elle posa un regard pénétrant sur le Magicien. « Vous n’avez pas l’air très bien. Vous avez mangé, aujourd’hui ? » À présent qu’il lui avait parlé, il n’avait plus rien à gagner à se taire. « Pas beaucoup. — C’est bien ce que je me disais. Vous avez l’air encore plus mal en point que ces pigeons. Oh, regardez, ils reviennent. Ils ne sont pas très malins, hein ? — Non, pas vraiment », dut admettre le Magicien avec tristesse. Elle avait raison. Ils revenaient, les plus affamés tombant des arbres comme des feuilles et plongeant sur les grains de pop-corn les plus éloignés. Oui, ils étaient idiots, mais ils étaient à lui. Il savait ce qui allait se passer. Ils allaient venir picorer les morceaux de pop-corn. Au début, ils ne seraient pas nombreux et ils se méfieraient. Et puis ils en voudraient de plus en plus, leur nombre augmenterait, ils se battraient pour manger et ils oublieraient que celle qui les nourrissait était dangereuse. Ils se pousseraient et se bousculeraient les uns les autres, se rassembleraient de plus en plus près d’elle, jusqu’à ce que l’un d’entre eux se retrouve prisonnier de sa main qui se refermerait sur lui et se mettrait à serrer... Il frissonna, ramassa son sachet de pop-corn, plongea une main dedans et en ramena une énorme poignée. Il la jeta avec un mouvement sec qui envoya des grains de maïs et de pop-corn bien au-delà de ceux que Lynda avait lancés. Son troupeau piqua dessus et commença à picorer, hors de portée de la jeune femme. Lynda laissa tomber de gros grains juste à côté de ses pieds et se tint parfaitement immobile. Les oiseaux se rapprochèrent. Le Magicien sentit la sueur perler sur sa nuque. Il prit une autre poignée de pop-corn et la lança, bombardant délibérément les oiseaux qui s’aventuraient trop près de Lynda. Ils reculèrent en lui jetant des coups d’œil pleins de reproche. Il resta de marbre. Reculez, pensa-t-il à l’adresse des pigeons, reculez, bande d’abrutis ! « Vous le faites exprès ! » protesta Lynda, mais en riant. Elle était très jolie lorsqu’elle riait. Son air maussade se transformait en une expression pleine de douceur. On aurait dit une autre femme. Elle lui sourit pendant qu’il la regardait et secoua la tête en un mouvement qui fit danser sa chevelure. « Écoutez, je laisse tomber, d’accord ? Vous avez gagné. Si vous ne voulez pas me laisser nourrir vos oiseaux, laissez-moi vous inviter, vous. Que diriez-vous d’un petit-déjeuner ? — Non, merci, je ne suis pas comme ça. » Elle ne comprit pas ce qu’il voulait dire, et rit de ce qu’elle croyait être une plaisanterie. « Non, moi non plus. Allons juste nous acheter un sandwich et prendre un café, peu importe. J’étais tellement retournée ce matin que je n’ai pas pu avaler grand-chose. Je déteste manger seule. On pourrait entrer et aller à la Bakery. Vous connaissez ? C’est juste derrière les portes. Leur café est excellent. » Elle désigna les grandes portes de verre et de métal d’un mouvement de tête. Ses yeux avaient un éclat plus vif ; dans sa veste rouge, elle ressemblait à un oiseau au brillant plumage perché à l’extrémité du banc. « J’y suis déjà allé, concéda-t-il. — Vous êtes si impénétrable. Vous n’avez pas fait tant de difficultés pour manger, hier. Il n’y a aucune raison de vous sentir mal à l’aise. Je suis comme ça avec tout le monde. Je vous aime bien. Je ne sais pas pourquoi je dis ça, mais c’est vrai. Je ne vous connais pas beaucoup, mais je sais que nous pourrions être amis. Je crois bien que je le savais déjà quand je suis venue m’asseoir ici. Zut ! » Elle lança une poignée de pop-corn. « J’ai terminé mon sachet. Vous voulez bien partager ? » Elle arracha le sachet de pop-corn de la main du Magicien d’un coup sec et y plongea la sienne. Il crut que son cœur allait éclater. Elle sortit une poignée de miettes de pop-corn et les jeta sur le sol. « Eh, le vôtre aussi était presque vide. » Et elle retourna la petite poche et la secoua au-dessus des pavés. Un coup de vent emporta quelques miettes. Le Magicien la regardait sans comprendre. Il tendit machinalement le bras pour prendre le sachet vide, mais elle l’écrasa entre ses doigts agiles, le fourra à l’intérieur de son sachet et mit les deux dans sa poche. « Et voilà ! Plus de pop-corn, plus d’oiseaux. Vous feriez vraiment mieux de venir manger quelque chose avec moi. » Il fixait la poche de Lynda, la gorge tellement serrée qu’aucun mot ne pouvait plus en sortir. « Allez, implora-t-elle, impatiente. Ne soyez pas si timide. J’ai déjà fréquenté des types comme vous. Je ne suis pas une gamine. Vous ne puez pas l’alcool comme un poivrot et vous ne tremblez pas comme un drogué. Je crois que vous êtes dans une mauvaise passe. Votre femme a dû vous quitter, à moins que vous n’ayez perdu votre boulot. Regardez donc vos vêtements. Vous n’êtes pas vraiment un clochard. Il vous suffirait de vous remettre les idées en place et vous pourriez prendre un nouveau départ. Acceptez un café et tenez-moi compagnie pendant que je mange, ce n’est pas grand-chose ! Qu’est-ce que vous en dites ? » Il s’obligea à détacher son regard de la poche et à la regarder en face. Ses incisives mordillaient sa lèvre inférieure d’une manière plutôt séduisante, mais il s’en aperçut à peine. Il ne fallait pas qu’il fixe cette poche. S’il acceptait de la suivre, il aurait peut-être une occasion de récupérer son sachet de pop-corn. Il pourrait lui proposer de prendre son manteau, le poser sur une chaise, par exemple. Il pourrait alors plonger sa main dans sa poche et... Non. Il ne voulait pas fouiller à l’intérieur, il ne voulait pas mettre sa main dans une poche pour sentir le papier froissé d’un sachet vide. Et il ne voulait surtout pas se retrouver les mains vides au moment de nourrir son troupeau. Comment cela avait-il pu arriver ? se demanda-t-il, désespéré. Son pouvoir avait disparu, il lui avait été enlevé aussi abruptement qu’il lui avait été accordé. Il n’avait jamais su comment il parvenait à nourrir les pigeons. A présent, il ne saurait jamais pourquoi il ne pouvait plus. « Un déjeuner, alors ? » Les doigts frais de Lynda le paralysèrent lorsqu’ils touchèrent son poignet. Elle les retira avec une exclamation de dépit et saisit son propre poignet. « Regardez l’heure qu’il est ! Je déteste être de l’après-midi. À peine ai-je commencé à apprécier ma journée que je dois me précipiter au travail. Écoutez, je suis désolée. Il faut que je m’en aille ; sinon, je vais être en retard. Je ne peux pas vous inviter à déjeuner. » Elle se leva ; il lui adressa un regard pitoyable. Elle plongea son regard dans celui du Magicien mais se trompa sur sa signification. « Eh, non, ce n’est pas ce que vous croyez ! Je ne voulais pas me moquer de vous. Attendez, prenez ça. » Elle fouilla dans son énorme sac à main et en sortit un billet vert plié en quatre. « Je ne plaisante pas. Prenez-le et achetez-vous à manger. Vous avez vraiment l’air d’en avoir besoin. Retrouvez-moi ici tôt demain matin, on pourra prendre le petit-déjeuner ensemble et bavarder. Vous pourrez tout me dire. Et ne secouez pas la tête. Prenez-moi ça. » D’un geste audacieux, elle glissa le billet dans la poche de poitrine de sa veste. Le Magicien se sentait étrangement dépourvu de pouvoir face à son insistance. « Mangez quelque chose, vous vous sentirez mieux et on se verra demain. Ne soyez pas surpris. Je suis comme ça. Je suis incapable d’ignorer quelqu’un qui a vraiment besoin d’aide. Et je sais beaucoup de choses sur les gens rien qu’en les regardant, peut-être parce que je suis serveuse depuis si longtemps. Allez manger quelque chose, maintenant. Je ne plaisante pas, allez-y. À demain. » Et elle le laissa là, enseveli sous une avalanche de paroles. Elle s’éloigna rapidement et regarda une fois par-dessus son épaule pour lui adresser un signe amical de la main et agiter le doigt pour lui enjoindre d’obéir. Il ne put que la regarder partir. Elle l’avait totalement émasculé. Lorsqu’il détacha son regard de la silhouette qui s’éloignait, il trouva que la place avait l’air étrangère. La lumière semblait avoir diminué, et il avait du mal à s’en accommoder, comme lorsqu’on se réveille alors qu’on ne s’était pas rendu compte que l’on s’était endormi. Il cligna des yeux et sentit de l’humidité sur ses cils. De la pluie. Des millions de toutes petites gouttes, pareilles à une brume têtue qui se serait condensée autour de lui. Le Magicien demeura un long moment assis sous la bruine. Il sentait l’argent dans la poche de sa veste où elle l’avait fourré, ainsi que la poche vide de son manteau, là où se trouvait habituellement le sachet de pop-corn. Ses oiseaux étaient partis, ils l’avaient abandonné pour s’abriter à la cime des arbres et sur le rebord des fenêtres. Il était seul sous la pluie, pris entre une sorte de paralysie et le froid qui l’envahissait. C’est exactement comme de saigner à mort, se dit-il. Une fois que le choc a neutralisé la douleur, on est gagné par le froid, on sombre dans le sommeil et on disparaît. Il baissa les yeux. Son manteau et son pantalon étaient sombres et humides, mais ce n’était jamais que de la pluie. Rien de plus. Il se força à se lever. À grand-peine. Une monstrueuse construction de béton censée être un abri pourvu de bancs ornait la place. Très grand et dépouillé, son toit était si haut que le vent poussait les gouttes à l’intérieur. L’ombre y était toujours trop froide, même en été. La fontaine en cuivre, fruit d’un savant design, faisait gicler son eau au visage de tous ceux qui s’y abreuvaient. L’architecte qui avait imaginé que des mères et leurs enfants s’y délasseraient un jour s’était vraiment mis le doigt dans l’œil. On y voyait uniquement des clochards. Des clichés humains qui avaient pris possession des bancs et qui vivaient là, étalés de tout leur long ou recroquevillés sur eux-mêmes, selon le temps qu’il faisait. Des regards hostiles accueillaient les intrus. Le Magicien dépassa l’abri. Un garçon solitaire était assis sur un des bancs situés à l’extérieur. Il essayait de faire croire qu’il avait vingt ans, alors qu’il en avait à peine quinze. Ses cheveux bruns étaient ornés de pointes qui fondaient et se flétrissaient sous la pluie. En le voyant, le Magicien pensa à une statue de la Liberté esseulée. Des éclairs avaient imprimé leur marque sur ses joues, et la peur avait gravé la sienne au fond de ses yeux. Le Magicien s’approcha de lui par-derrière ; le garçon resta parfaitement immobile. Il ne bougea ni ne parla lorsque le Magicien se pencha vers lui. « Rentre chez toi, petit. » Du bout des doigts, il saisit le billet et le laissa tomber sur les genoux du garçon. « Ta mère a jeté dehors le type qui t’a battu. Elle ne le montre pas dans la journée, mais elle pleure la nuit et elle permet à ton chat de dormir à côté d’elle sur l’oreiller. Elle laisse la lumière de l’entrée allumée, et elle te garde au congélateur une boîte de chocolats fourrés à la menthe. Elle n’est pas si mauvaise que ça, et, en plus, elle t’aime. Le bus peut te conduire jusqu’à Auburn. Tu pourras faire les derniers kilomètres à pied. Vas-y, petit. » Le Magicien s’en alla. Le jeune garçon ne l’avait pas regardé une seule fois. Il se contenta de hocher la tête, comme s’il se répondait à lui-même, et de prendre l’argent. Une seconde plus tard, il se leva et se dirigea vers l’arrêt de bus. Soulagé, le Magicien hocha la tête. Il avait réussi à se débarrasser de l’argent, c’était toujours ça de fait. Il cala fermement son sac sous son bras, et se remit en route. Il ignora les bus et marcha sous une pluie battante, dans des rues à la chaussée glissante, par un temps à ne pas mettre un être humain dehors. Il marcha loin de chez lui et de son territoire, loin au-delà du King Dome, hors de la Zone de transport gratuit, et s’enfonça dans les terres inconnues qui se trouvaient au-delà. Déraciné et déboussolé, il erra sans but, empruntant au hasard les premières rues qui se présentaient, divaguant parmi des entrepôts, des immeubles de bureaux et de vieilles zones résidentielles, bien plus loin qu’il n’aurait jamais cru pouvoir aller. Il fit halte dans une épicerie de la chaîne de magasins d’alimentation Thriftway pour demander si sa femme n’y avait pas oublié son double des clés, accrochées à un porte-clés portant une patte de lapin teinte en vert. Elle n’avait rien oublié, mais pendant que les employés cherchaient le trousseau, il eut droit à un échantillon gratuit de déca Brim ainsi qu’à un morceau de Pizza Roll Jena servi par une jeune femme souriante, sur un plateau recouvert de papier d’aluminium. Il trouva une pièce de dix cents sur le sol d’une cabine téléphonique, à proximité d’une supérette. Ils n’avaient pas l’ordonnance pour l’asthme de sa fille dans leurs dossiers, mais ils le laissèrent utiliser les toilettes pendant qu’ils vérifiaient. Il examina l’homme qu’il aperçut dans leur miroir. En vérité, la pluie l’avait aidé. Il ressemblait vraiment à un père épuisé d’avoir couru en tous sens pour rien un jour de pluie. Cette satanée gamine avait oublié son ordonnance dans son casier, au gymnase, où quelqu’un l’avait volée. Ils croyaient sans doute qu’ils pouvaient se défoncer avec, vous savez comment sont les gosses de nos jours. Tant pis, il allait devoir trouver l’infirmière pour qu’elle mette la main sur le docteur et lui téléphone à nouveau. Merci quand même, et il retourna sous la pluie. À l’extérieur du magasin discount de la Langendorn Bakery, un homme au volant d’un pick-up de ferme plein de produits avariés et de laitues fanées laissa tomber deux paquets de queues-de-tigre pendant qu’il chargeait trois boîtes de pain et de viennoiseries ayant dépassé la date limite de vente. Après son départ, le Magicien les récupéra et les mangea en marchant. Ils étaient écrasés et rances, et leur goût sucré lui donna envie de chasser leur écœurante douceur avec un grand café bien noir et bien chaud. Il songea avec nostalgie au Starbucks Coffe, Tea and Spice, en bas de Virginia Street, en face du marché. Ou, encore mieux, au café d’Elliott Bay, celui qui se trouvait sous la librairie. Les vieux livres qui le considéraient avec bienveillance du haut de leurs étagères tandis qu’il sirotait son breuvage fumant dans une grande tasse dégageaient un petit quelque chose qu’il aimait bien. Il avait décidément besoin de boire un café et de rentrer chez lui. Il fit le tour du pâté de maisons et changea de direction. Le temps se rafraîchissait, et la pluie avait fini par passer à travers ses vêtements. Il frissonna. Marcher, même vite, ne suffisait plus à le réchauffer. Le sac en papier qu’il tenait sous son bras avait commencé à se ramollir. Il aurait dû plier le sac plastique et le glisser dans sa poche. Il ne savait vraiment pas ce qu’il ferait si les plis fatigués du sac en papier se déchiraient et si son équipement de magicien tombait sur le trottoir mouillé. Il le serra contre lui comme pour le protéger et pressa le pas. Les lampadaires s’allumaient, fleurissant au-dessus de sa tête dans l’obscurité grandissante. Il parvint presque à rentrer chez lui sain et sauf. La pluie tombait plus dru et la nuit s’épaississait, aussi se mit-il à trotter, s’en remettant à l’obscurité pour protéger son anonymat. Ses pieds avalèrent les pâtés de maisons, l’emportant sur toute la longueur du viaduc, sur Alaskan Way. L’autoroute et la circulation qui filait au-dessus de sa tête ne pouvaient le protéger de la pluie, leur vacarme ne suffisait pas à empêcher les pensées de bombarder son esprit. Mais le choc régulier de ses pieds sur le sol, le sifflement de la circulation au-dessus et à côté de lui et le temps positivement lamentable avaient sur lui une sorte d’effet hypnotique. Ils lui permettaient d’avancer avec obstination et de ne pas se rendre compte à quel point il se sentait malheureux. Cependant, il ne pouvait pas empêcher ses pensées de ronger les frontières de son esprit et de l’inquiéter en agitant le spectre de Mir le Gris, tapi quelque part dans la nuit, ou en lui rappelant qu’il avait perdu son sachet de pop-corn. Il fut presque soulagé lorsque son ouïe plutôt fine enregistra les bruits d’une bagarre, et un cri, unique et aigu. Il faisait sombre sous le viaduc, à tel point que les lumières d’Alaskan Way en paraissaient ridicules. La route aurait dû être déserte à cette heure de la nuit. Les sons provenaient d’une flaque d’ombre, derrière une poubelle. Il se sentit à nouveau envahi par un étrange sentiment, à la fois familier et détestable, et se retrouva en train de courir en zigzag, son sac bien serré contre lui, avant de prendre conscience de ce qu’il était en train de faire. Il mit le paquet à l’abri en le jetant avec précision sous la poubelle. Puis il s’approcha de la bagarre à pas de loup. Il piqua dans la mêlée tel un aigle, sans le moindre avertissement. Il y avait trois personnes. Le jeune garçon tomba et glissa sur le trottoir, mais l’homme maigre s’échappa dans l’obscurité. Le vieil homme, qui était à terre, laissa échapper un autre cri et tenta de s’échapper à quatre pattes. Le Magicien l’ignora. Zut, il aurait préféré que l’adulte ne s’échappe pas. Il allait devoir être sur ses gardes, au cas où il reviendrait par-derrière. Mais en attendant... « Laissez-moi partir, monsieur ! » cria tout à coup le garçon à l’homme au visage de marbre qui le dominait de toute sa taille. Il tenta de s’éloigner, mais il était sur le dos, et ses bras et ses jambes refusaient de fonctionner normalement, car les yeux de l’homme, d’un bleu lumineux, le fixaient. Trois coups. La gorge, le ventre et l’aisselle, et il pourrait poursuivre l’homme habillé en noir qui s’était fondu dans la nuit. Il pouvait aussi enfoncer ses doigts à la vitesse de l’éclair dans le creux mou de la gorge du jeune garçon, écraser ses os minuscules, aussi fins que des arêtes, et inonder de sang toutes les cavernes secrètes de sa chair. L’odeur âcre de l’urine envahit les narines du Magicien. Le gosse venait de se pisser dessus. Des lambeaux de brume venue d’Elliott Bay flottaient dans la nuit. La mort était la solution la plus simple et la plus belle. Il pouvait le supprimer et en être débarrassé, ne plus jamais avoir à se préoccuper de lui. Nul ne saurait jamais ce qui s’était passé. Le gosse ressemblait à un gâteau attendant d’être coupé. « Mon dieu, mon dieu, mon dieu », priait-il, et il sanglotait et reniflait déjà, avant même que le Magicien l’ait touché. Il le toucha et le jeune garçon poussa un long cri perçant. Le Magicien regarda le morceau de chemise resté dans sa main et s’émerveilla de la facilité avec laquelle le tissu s’était déchiré. Un tentacule de brume passa entre le gamin et lui, dérivant tel du sang dans de l’eau. Le brouillard gris puait encore plus que l’urine ; il le chassa de son nez en soufflant. Pour la première fois, il entendit les mots que répétait le vieil homme. « Je vais bien. Laissez-le partir et aidez-moi. S’il vous plaît. » Le Magicien regardait fixement le jeune garçon. De l’eau coulait de ses paupières serrées et glissait sur ses joues. Le Magicien se sentit tout à coup épouvantablement malade. « Fiche le camp, petit. Va-t’en ! » Le Magicien se leva, mais le gamin était parti avant même qu’il fasse un pas en arrière. Il fixa l’endroit où sa proie avait disparu. « Aidez-moi, aidez-moi s’il vous plaît. » La mèche de cheveux gris censée dissimuler la calvitie du vieil homme avait glissé sur le côté. Son vieux pull marron était couvert de boue aux coudes, et l’un des genoux de son pantalon gris était déchiré. Le Magicien l’aida gentiment à se lever, et sentit l’odeur caractéristique de poulet et de poisson frit qui imprégnait sa personne. « Vous êtes blessé ? — Non. Dieu merci, je n’ai rien. Les gosses d’aujourd’hui, vraiment. Vous avez vu ? Ce n’était qu’un môme. Je leur ai dit que je n’avais pas d’argent. Ils ont répondu qu’ils m’avaient vu ramener un sac chez moi tous les soirs. Ils voulaient l’argent de la banque. L’argent ! Ce sont des restes de poulet et de poisson pour mon chat. Et ils m’ont mis un couteau sous la gorge pour ça ! — Dans ce cas, pourquoi m’avez vous dit de le laisser partir ? » demanda le Magicien d’une voix douce, à peine audible dans le grondement de la circulation qui passait au-dessus de leurs têtes. « Soit il me tuait pour des restes de poulet, soit c’était vous. Quelle est la différence ? A moins de vouloir préserver un délicat équilibre écologique. (Un rire incertain fit trembler la voix du vieil homme.) De ce point de vue, je viens d’avoir la chance de voir un voyou adulte dans son environnement naturel pendant qu’il apprenait à sa progéniture comment filer et attaquer sa proie. Songez un peu à ce qui aurait pu arriver si vous l’aviez tué ! Il y a peut-être une maman voyou, et une portée de petits voyous qui attendent dans leur repaire que ces deux-là ramènent leur proie à la maison. Oh, mon Dieu ! » Le vieil homme commença soudain à trembler. Le Magicien l’aida à atteindre la poubelle, où il s’accouda jusqu’à ce que les tremblements causés par l’adrénaline se soient calmés. Il tenta de rire à nouveau, sans succès. « Imaginez ce que ça vous aurait fait de le tuer. Ou ce que ça m’aurait fait à moi. — Est-ce que ce serait pire que ce que ça vous a déjà fait ? » demanda le Magicien. Il ne voulait pas lui parler comme ça, surtout sur ce ton glacé et sans âme, mais les mots jaillissaient de sa bouche comme du sang d’une blessure. « Je ne suis pas blessé. Enfin, pas trop. Ce ne serait rien pour un homme de votre âge. Oh, j’ai bien des contusions qui vont mettre une semaine à disparaître, et une écorchure qui va m’empêcher de dormir cette nuit. Sans vous, je serais en route pour l’hôpital. Ou pour la morgue. Mais vous êtes arrivé et vous les avez chassés. Je vais m’en tirer. — Vous êtes sûr ? Et, demain, vous allez rentrer à pied avec vos restes de poulet ? » Pendant un instant, on n’entendit plus que le grondement de la circulation au-dessus de leurs têtes et la respiration difficile du vieil homme. « Non. Je crois que je ne vais plus le faire, dut-il admettre avec lenteur. Je pense que j’appellerai un taxi, ou que je demanderai au cuisinier de me déposer. Non, j’imagine que je ne rentrerai plus à pied du travail désormais. — Dans ce cas, vous savez ce qu’ils vous ont pris, vieil homme. Ce n’est ni votre argent, ni votre vie, ni même votre poulet froid. Ils vous ont volé votre petite promenade du soir dans des rues qui devraient vous appartenir. Ils vous l’ont volée et vous ne le savez même pas. » Le vieil homme replaça sa mèche de cheveux d’une main tremblante et la tapota pour la maintenir en place. Il paraissait presque remis de ses émotions ; sa voix avait retrouvé toute sa dignité. « Je le sais, jeune homme. Je le savais avant même qu’ils me jettent à terre. Vous croyez vraiment que tuer ce gosse aurait changé quelque chose ? Mais, lorsque j’aurais vu cette poubelle en rentrant chez moi, le soir, je me serais dit : « C’est là que ce jeune con est mort en essayant de me dépouiller. « Je vous ai vu agir, vous savez. Vous n’aviez pas l’intention de lui coller une rouste, ni de le garder au chaud pour les flics. Vous étiez sur le point de le tuer. Vous croyez que j’aurais pensé à ces voyous en marchant seul, le soir dans cette rue ? Non. J’aurais pensé à vous. Bonsoir. » Il avait du caractère. Après cette réprimande, le Magicien recula pour le laisser passer. Le vieillard reprit sa route interrompue et ne se retourna même pas pour regarder le Magicien. La honte, la lassitude et le froid envahirent celui-ci, montant du trottoir telle une onde glacée. Il espérait que personne ne l’avait vu, ce soir. Il se baissa pour sortir son sac de sous la poubelle. De là, son nez le conduisit au poulet froid et aux filets de poisson. Les voyous avaient jeté le sac sans y toucher. Il se l’appropria ; prit un filet de poisson froid et le grignota tout en marchant. Le froid et l’obscurité se pressaient contre sa nuque tandis qu’il remontait South Jackson. Des lambeaux et des langues de brouillard glissèrent devant lui et tentèrent de l’encercler. Ils étaient gris, comme Mir. Le Magicien accéléra le pas. Lorsqu’il atteignit l’entrée de sa rue, son cœur tambourinait dans sa poitrine. Il jeta un coup d’œil furtif autour de lui. Il était seul. Il lança le sac de magicien sur le palier du vieil escalier de secours. Celui de déchets de poulet suivit le même chemin. Il plia une ou deux fois les jambes pour dégourdir ses muscles raidis par le froid. Il bondit alors, saisissant le vieux tuyau, cala son pied sur les briques et poussa jusqu’à ce que ses mains puissent saisir le bord de l’escalier de secours. Il se hissa en silence. Quelques instants plus tard, il ouvrit la fenêtre à guillotine coincée et se retrouva dans l’antichambre de son repaire. Il entra dans la chambre où il dormait en chancelant. Il était fatigué. Épuisé. Trop exténué pour allumer sa boîte de Sterno et se préparer une tasse de thé bien chaud. Trop fatigué pour faire autre chose que mettre son sac de magicien mouillé en sécurité dans son carton garde-robe et laisser tomber ses vêtements sur le sol autour de lui. Ils étaient trop sales et trop humides pour qu’il songe à les remettre. Il les rendrait demain à l’Armée du Salut. Il enfila ses caleçons molletonnés, ainsi qu’une paire de chaussettes sèches. Il ne voyait ni ne sentait la présence de Thomas le Noir. Il aurait aimé partager le poulet froid avec lui. Le Magicien s’enfonça dans ses couvertures et se roula en boule en grelottant. Il avait fini par se réchauffer lorsqu’il perçut les grognements de son estomac vide. Il chercha le sac de poulet à tâtons et trouva une cuisse. Son nez et ses oreilles étaient glacés, mais il ne voulait pas tirer les couvertures au-dessus de sa tête. Il laissa tomber l’os plein de graisse à côté du matelas à l’intention du chat et s’assit pour chercher un bonnet dans son carton. La chose le regardait et jubilait. Le Magicien lui rendit son regard mais elle ne partit pas. Elle était réelle. Un froid qui n’avait rien à voir avec la nuit s’insinua dans ses os. Qui était le prisonnier et qui était le gardien ? Ce soir, la chose avait failli l’avoir et elle le savait. Ils le savaient tous les deux, et ils restaient assis là, à se regarder et à partager leur savoir. Les mains du Magicien trouvèrent le bonnet. Il le tira lentement vers lui et le glissa peu à peu sur ses oreilles. Il se rassit très lentement, sans quitter la chose des yeux. La porte cassée du placard pendait sur un gond. Elle ne se laisserait pas refermer. La chose luisait doucement dans la nuit, une lueur pâle et maladive de champignons phosphorescents. Les lettres accusatrices ne tremblaient pas. MIR. Chapitre 8 Ninja réveilla le Magicien une heure avant que l’aube ne teinte les cieux de gris. Pas à cause de son pas de velours. Il fut arraché au sommeil par un tonnerre de battements d’ailes lorsque les pigeons s’envolèrent pour échapper au trépas. Comme ils ne voyaient pas les murs de la pièce plongée dans le noir, ils s’y cognèrent en lançant des cris pathétiques. Le Magicien roula au bas de son matelas et sauta sur une tache plus sombre que les autres. Et qui bougeait. Ninja feula de dépit et lâcha l’oiseau qu’elle avait attrapé. Il s’éloigna d’un coup d’aile. Le Magicien saisit la grosse chatte noire par la peau du cou. « Comment as-tu fait pour entrer ici ? » l’interrogea-t-il, mais elle se contenta d’émettre un grondement furieux. Il la coinça sous son bras et ramassa les os de poulet de la veille. Puis il transporta Ninja dans la pièce voisine et la jeta sans cérémonie par la fenêtre donnant sur l’escalier de secours. Les os suivirent. Il utilisa un vieux morceau de contreplaqué qu’il conservait à cet effet pour bloquer la fenêtre à guillotine en position fermée. Puis le Magicien regagna son repaire. Il tâtonna dans le noir à la recherche de sa boîte de Sterno. De l’autre côté de la fenêtre, Ninja grognait de plaisir en croquant ses os de poulet. À l’intérieur, sur les étagères hautes, les pigeons faisaient bruisser leur plumage et roucoulaient des paroles rassurantes à leurs compagnons. Il plaça l’accessoire de camping à l’intérieur de la boîte de café percée qui lui servait à la fois de léger écran et de four. Dans la pénombre, il regarda fixement la surface du bloc de gel inflammable et se concentra. Des flammes. Assis et immobile, il se remémora à la perfection tous les détails d’une langue de feu. Il était encore un peu endormi, aussi mit-il plus de temps qu’à l’accoutumée pour faire entrer son pouvoir en action. Le feu finit par apparaître sous forme d’étincelles dansantes qui coagulèrent d’un coup en une seule grosse flamme. Il frissonna en posant la casserole d’eau de pluie sur l’ouverture de la boîte. De petits éclats de lumière s’échappaient des trous percés sur les côtés, éclaboussant le mur sans pour autant éclairer la pièce. Tant mieux. Il n’avait pas besoin d’éclairage pour percevoir la présence menaçante de la cantine, à l’intérieur du placard. Elle était tapie près de la porte à demi arrachée, tel un prédateur gris attendant qu’il baisse sa garde. Il obligea ses yeux et son esprit à s’en détourner et s’immergea dans sa routine habituelle. Pendant que son infusion se préparait, il sortit une paire de pantalons de velours et une chemise Pendleton. La tisane qu’il buvait portait le nom de Mandarin Orange Spice, et ne contenait pas de caféine, mais il l’additionna de plusieurs sachets de sucre ramassés çà et là. Le glucose le réchauffa et calma ses frissons. Le dernier morceau de poulet froid fit office de petit-déjeuner. Une rapide vérification de la sortie de secours lui confirma que Ninja s’en était allée une fois son repas terminé. Il posa ses bottes près de la fenêtre et ouvrit la porte entre les deux pièces pour que les pigeons puissent sortir. Ils voletèrent autour de lui, seuls ou en couple, pour partir chercher le ciel du petit matin. Il revint dans sa chambre, alluma une bougie prise dans son stock et éteignit son précieux Sterno. Il serait temps de faire le ménage, se morigéna-t-il en glissant quatre-vingt-dix-neuf cents dans la poche de son pantalon. Ses vêtements de la veille atterrirent dans un sac dont il comptait se débarrasser dans la journée. Il lissa les côtés froissés de son sac de magicien et le posa avec soin sur son carton garde-robe. Il secoua et étendit ses couvertures sur son mince matelas. Il rangea ses livres, alignant leur dos sur le devant de l’étagère et essuya sa tasse avec application. Les emballages froissés qui avaient contenu le poisson et le poulet froid furent placés à côté de ses bottes pour être jetés à la poubelle. Un coup d’œil par la fenêtre lui apprit que le jour n’était pas encore levé. Il sortit son miroir de poche et se rasa avec l’eau encore chaude de la bouilloire. Il détestait se raser sans eau courante, mais aujourd’hui, il était fermement décidé à être fin prêt avant de mettre les pieds de l’autre côté de la fenêtre. Il acheva sa toilette en avance et éteignit la bougie. Les cieux commençaient à peine à s’éclaircir. Satisfait, se sentant en sécurité, il fit le tour de sa chambre du regard. Il s’arrêta net sur la cantine grise et nue. Cette présence étrangère le narguait, elle réduisait à néant le confort familier de son abri et de ses maigres possessions telle une bourrasque d’air glacé à travers une vitre brisée. Elle transformait son départ en déroute. Il laça ses bottes, jeta un dernier coup d’œil sur la cantine par-dessus son épaule et quitta la pièce, chargé d’objets à jeter. En sortant, il coinça la fenêtre afin que les pigeons puissent aller et venir à leur guise. Il marcha d’un pas vif, poussé par la crainte de la chose qui se trouvait dans sa chambre. Son esprit chercha refuge dans l’établissement d’un programme détaillé de la journée. Il allait tout planifier, et exécuter chaque étape avec soin, de manière que rien ne fasse dérailler cette journée. Elle devait être tout sauf une reproduction du désastre de la veille. Pour commencer, il allait se débarrasser de ses vêtements sales. Ensuite, trouver du café et de quoi manger. Il n’avait presque rien avalé la veille ; son estomac était un fardeau plein de grognements. Enfin, Cassie. Il serra les dents en songeant qu’il allait devoir admettre qu’il avait perdu son sachet de pop-corn. Rien à faire de ce côté-là. Plus tôt il ferait face, plus tôt on pourrait trouver une solution. Il refusa de se demander si Cassie serait en mesure de l’aider à résoudre ce problème. Bien sûr qu’elle l’aiderait, se dit-il avec assurance. Bien sûr qu’elle le pouvait. Sur la Deuxième Avenue, il déposa le sac de vêtements sales contre la porte du magasin de l’Armée du Salut. Quelqu’un en avait déjà laissé un, mais il ne contenait que des vêtements de bébé. Il le referma avec soin et le replaça contre la porte. Les déchets atterrirent dans la poubelle suivante. Il franchit deux pâtés de maisons d’un pas vif. Il avait besoin de faire circuler son sang pour dissoudre les derniers restes de sommeil et d’appréhension. Du café. Voilà ce dont il avait besoin pour chasser les frayeurs nocturnes de son esprit. La tisane l’avait réchauffé, mais elle ne contenait pas de caféine et n’avait pas ce goût riche et brun et cette pointe d’amertume qui annonçaient le matin. Il remua sa monnaie de secours au fond de sa poche et joua avec la tentation. Le café d’Elliott Bay. Il devait être ouvert à cette heure-ci. Le démon de l’expresso brûlant le tirait par la manche. Il le repoussa en soupirant. Il ne pourrait rien acheter de plus qu’un café, et il était difficile d’y jouer les pique-assiette. Non, aujourd’hui n’était pas un bon jour pour faire des folies. Aujourd’hui, il lui fallait être très consciencieux, obéir à toutes les règles et exécuter chaque étape comme il le fallait. Le Magicien ne voulait plus entendre parler d’une journée comme celle qu’il avait vécue la veille. Il attendit seul à l’arrêt de bus, tirant un certain réconfort de son environnement. C’était son arrêt préféré. Il se trouvait sous une pergola de fer et de verre de l’époque victorienne, à l’angle de la Première Avenue et de Yesler Way. La Pergola, à Seattle. Elle abritait les voyageurs depuis 1909. D’abord ceux qui attendaient les trolleybus et les funiculaires, et, à présent, le bus. Il partageait son morceau de trottoir avec un totem tlingit. Un buste de bronze du chef Sealth régnait d’ailleurs sur cette zone. Quant à la fontaine, elle était utilisée à la fois par les gens, les chevaux et les chiens. Lorsque le Magicien se trouvait dans ce petit triangle d’histoire, il avait la sensation que l’esprit de Seattle coulait en lui, qu’il allait et venait dans le temps et qu’il lui servait de filtre intelligent. Cette ville était la sienne, et il la connaissait aussi bien que n’importe qui. Il avait acquis la plupart de ses connaissances en suivant à bonne distance des visites guidées de la ville, ou en écoutant, assis à cet arrêt de bus, les guides dévider leur boniment. Les détails l’amusaient. Le totem était le second à s’élever à cet endroit. Le premier avait été volé dans un cimetière indien en 1899 et brûlé en 1938. Lorsque la ville avait envoyé un chèque de cinq mille dollars pour payer la fabrication d’un nouveau totem, les Indiens tlingits en avaient profité pour leur servir une vengeance bien froide. « Merci de nous payer le premier, il était temps. » Le chèque avait été endossé et un autre message envoyé : « Un nouveau totem vous coûtera cinq mille dollars de plus. » Le Magicien souriait rien qu’en y pensant. S’arrêtant devant lui dans un bruit de tonnerre, le bus lui envoya son haleine chaude à la figure. Les portes s’ouvrirent en sifflant, et le chauffeur le regarda de haut en fronçant les sourcils. « On n’est pas dans un asile de nuit », commenta-t-il sur un ton aigre quand le Magicien monta les marches. « Alors, ne va pas t’endormir ici, hein. » Le Magicien garda son sang-froid. Aucun conducteur de bus n’avait jamais osé lui parler sur ce ton, mais il avait déjà entendu des chauffeurs faire des remarques de ce type à des sans-abri, lorsque le temps était orageux. Il tenta un sourire désinvolte. « La nuit à été longue, mais pas tant que ça. — Parce que tu sais qu’il fait jour ? Étonnant ! » Et le chauffeur relança le bus dans la circulation sans attendre que le Magicien soit assis. Celui-ci parvint tout de même à garder son équilibre et se dirigea vers un siège, au fond du véhicule. Il regarda par la fenêtre tout en passant en revue les détails de son apparence. Il s’était rasé, lavé et habillé proprement bien que de façon décontractée. Alors, pourquoi le chauffeur avait-il réussi à deviner qu’il vivait dans la rue ? Il avait beau y réfléchir, il ne trouvait aucun point faible, aucune faille dans son armure protectrice. Il aurait dû être immunisé contre ce genre de tracas. Il se pencha pour renouer les lacets de ses bottes et pour s’obliger à se calmer. Il refusait d’entendre la petite voix qui l’avertissait d’un désastre imminent. Le conducteur avait juste passé une mauvaise nuit, et cru que le Magicien était une cible facile. Il ne s’était pas trompé, mais ça n’avait aucune importance. Il n’allait pas laisser ce détail le contrarier. Il s’assit bien droit. Une sensation de malaise le parcourut. Peut-être s’était-il relevé trop vite, ce qui avait chassé le sang de son cerveau. Il ferma les yeux en attendant que ça passe. Une obscurité encore plus profonde fondit sur lui ; il entendit le rire de Mir. D’innombrables images submergèrent son esprit. Des images brutales, terrifiantes et écœurantes. Des femmes apparaissaient et disparaissaient devant lui comme dans une série de diapositives. La Connaissance lui vint, empreinte de tristesse. Elles étaient réelles. Chacun de ces visages lacérés, chacun de ces corps mutilés avait vécu une vie et fait partie d’un tout. Ils avaient appartenu à des mères, des sœurs, des amies, des amantes. Et elles mouraient indéfiniment au fond du trou béant laissé par leur absence. Chacune d’elles avait été un rouage précieux que l’on avait arraché à la mécanique d’une famille. Le Magicien s’efforça de ravaler sa bile et de les étudier. Les décors n’avaient rien à voir avec une ville occidentale, comme l’était Washington. Il vit les berges rouges d’une large rivière boueuse et des arbres dont il ne connaissait pas le nom. Il perdit rapidement le compte des visages qui défilèrent devant lui. Il se demanda, non sans désespoir, ce qui lui arrivait. Mir l’avait-il piégé à l’intérieur de cette atroce vision ? Etait-il dans le coma ? Allait-on enlever son corps pour le déposer il ne savait où, sur un lit étroit, tandis que son esprit s’enfoncerait à jamais dans ce cauchemar ? Il serra les dents avec obstination. Son pouvoir l’entraîna encore un peu plus loin dans l’horreur. Non... Le couteau. Il prit soudain conscience du couteau. Il ouvrit brusquement les yeux sur la réalité quotidienne du bus, avec ses hommes en manteau et ses femmes en train de bavarder entre elles. Il était censé percevoir la présence de ce couteau, pas le voir. Les femmes l’avaient senti dans leur corps. Il toucha la lame avec son esprit et distingua, horrifié, les traces de sang et de peau qui avaient pénétré dans la poignée de bois. L’un des passagers possédait ce couteau et rêvait de s’en servir. Le Magicien commença à se lever, puis se força à se rasseoir, à demeurer immobile et à se concentrer sur ses perceptions. Il tâtonna à l’intérieur du bus qui tanguait et finit par fixer son attention sur un homme au teint sombre et à la lourde silhouette, assis trois sièges plus loin. Celui-ci tressaillit tout à coup, comme piqué par une épingle. Le Magicien localisa le couteau au moment où le bus se glissait dans son arrêt. Il se nichait sous la chemise délavée de l’inconnu, pendu au cou par une lanière de cuir, près de son cœur. L’homme se leva en hâte et jeta un bref regard autour de lui. Le Magicien réprima un grognement et se leva pour le suivre. Que dois-je faire maintenant ? demanda-t-il à la magie. Mais elle lui avait montré ce qu’elle voulait qu’il voie. Elle se taisait, à présent. Cette situation n’est pas habituelle, se dit le magicien. C’était très différent de ce qui se passait lorsqu’un étranger lui parlait à cœur ouvert, la magie lui inspirant alors des paroles réconfortantes. L’homme au teint sombre emprunta le trottoir et s’en alla ; le Magicien le suivit, telle une ombre furtive. Il le fila sur deux pâtés de maisons tout en se demandant ce qu’il devait faire. L’inconnu regarda une fois derrière lui. Le Magicien eut un mouvement de recul, mais l’homme au couteau avait juste consulté un panneau de signalisation. Il se croyait en sécurité, et le Magicien sentait combien il savourait son invulnérabilité. Un nouveau territoire et des victimes pures et intactes par dizaines. L’homme ralentit pour regarder une lycéenne le dépasser. Le Magicien eut la nausée. La colère l’envahit tout à coup. Il bouillait, ce qui ne fit que renforcer sa détermination. La douleur qui le brûlait était bénéfique. Le couteau. On ne le lui avait pas indiqué pour rien. Il eut soudain la certitude que la magie le lui avait montré pour une raison bien précise. Quelque part au loin, Mir ricana, plein de joie mauvaise, mais le Magicien le maintint à distance. Il se concentra sur le couteau, sentit le grain huilé de la poignée en acajou et l’acier effilé de la lame. De l’acier. Il s’enfonça un peu plus avant dans la matière, percevant les molécules qui se mouvaient au ralenti. Et il se cogna dans un parcmètre, perdant le contact. L’homme au teint sombre jeta à nouveau un coup d’œil en arrière en entendant le cri qui lui avait échappé. Le Magicien se sentit repéré. Tant pis, il n’y pouvait rien. Il régla son pas sur l’allure rapide de l’inconnu et fixa à nouveau son attention sur le couteau. Il était constitué de toutes petites molécules qui coulaient telles des particules de sable dans l’eau d’un lac. Le Magicien les remua. Elles tourbillonnèrent de plus en plus vite, et la température de l’acier s’éleva d’une fraction de degré. Un sourire figé durcit le visage du Magicien. C’était donc ainsi qu’il fallait procéder. Il fixa son esprit sur le métal et remua la matière de toutes ses forces. De la sueur jaillit sur son visage et dans son dos. Le mal de tête naquit à la base de son crâne et se répandit tel un filet autour de sa tête. Il suivit le tueur au sein d’une brume rougeâtre. Ce type de magie nécessitait plus d’énergie que n’importe quelle autre. Il la nourrit de sa haine. Le tueur accéléra le pas et le Magicien le suivit en chancelant, évitant de peu les autres piétons, son attention toujours fixée sur le couteau. Le couteau. Il s’imagina qu’il avait atteint le point de fusion et que le métal gouttait sur la poitrine de l’homme et le brûlait. Le Magicien avait la gorge sèche et la respiration courte, mais à présent, l’inconnu fuyait pour de bon. Il regardait souvent par-dessus son épaule le visage impassible du Magicien, se refusant à courir tout de suite. Le Magicien sentit tout à coup ses capacités faiblir. Il tâtonna en direction de la magie tel un récepteur qui recherche un signal faiblissant sur la modulation de fréquence. Le monde ralentit et s’assombrit. Il la trouva à nouveau, mais elle était moins puissante. Il se concentra dessus et la redirigea dans les molécules du couteau. Encore un peu plus et le tueur prendrait conscience du fait que le métal était chaud. Sa propre lame était sur le point de marquer sa poitrine au fer rouge, le métal brûlant s’apprêtait à ronger sa chair. Mais le couteau se refroidissait. Le filet de magie était trop mince et le Magicien soudain très las. Mir rit. Il allait devoir se rapprocher de manière que les molécules d’acier reprennent plus vite leur danse éternelle. Le Magicien hâta le pas. Aussi excité et aveugle qu’un chien de chasse ayant repéré une piste, il poursuivit l’homme jusque dans une impasse. L’homme et la magie s’arrêtèrent au même moment. Le Magicien se retrouva seul. « Tu me suis ? » La voix de l’homme était basse, presque mélodieuse. Son sourire était aussi éthéré qu’une bénédiction. « Oui », dit le Magicien d’une voix absente. Il voyait l’homme au teint sombre se rapprocher de lui dans l’étroite ruelle, mais il se sentait aveugle. Maintenant qu’il était dépouillé de son pouvoir, les contours du monde lui paraissaient plus flous, les couleurs se fondaient en une unique teinte boueuse. Il tâtonna à la recherche de la magie et du couteau, mais c’était comme tenter d’attraper quelque chose sans bras. Il se débattait dans le vide et cela lui tordait les entrailles, comme s’il venait de manquer une marche dans un escalier plongé dans le noir. « Le couteau ! » cria soudain le Magicien à voix haute, implorant la magie de revenir. Mais elle faisait la sourde oreille. Elle l’avait totalement abandonné. Il comprit alors ce qu’il avait perdu. Bouleversé, il fut incapable de se concentrer sur le fait que l’homme s’apprêtait à passer la lanière de cuir par-dessus sa tête. Le Magicien entra en action au moment où l’homme glissa la main dans sa chemise pour prendre le couteau. Des réflexes plus anciens que la magie se mirent en place, des leçons apprises à la dure, inscrites en lui plus profondément que tout. L’inconnu se laissa avoir. Le Magicien lui porta trois coups rapides tout en rejetant son torse au-delà de la portée du couteau. Le premier coup atteignit la rotule, le deuxième le torse. L’homme tituba de douleur. Ses énormes mains ne cessaient de tripoter sa chemise pour libérer le couteau. Il pensait que le tenir en main renforcerait son courage. Le Magicien ne lui en laissa pas le temps. Sa botte rencontra ses côtes flottantes, les poussa contre des organes plus mous et arracha un grognement étouffé à l’inconnu. « Ne jamais boxer un homme à terre, c’est toujours plus facile de lui donner des coups de pied. » Qui lui avait dit cela ? Mir ? Il n’avait pas le temps de se poser la question. « Lâche-le ! » ordonna le Magicien sur le même ton qu’il aurait pu utiliser pour commander à un chien de s’asseoir. « Lâche-le. » Mais l’homme au teint sombre croyait trop au pouvoir du couteau pour l’abandonner. Il serra fortement la garde, pointa la lame vers le Magicien, et, désespéré, entama une roulade destinée à le remettre debout. Mais, contrairement à toutes les autres victimes, le Magicien ne chercha pas à s’écarter du point brillant de la lame. Il n’essaya pas non plus de s’en prendre au couteau. Son attention était fixée sur l’homme. Il entra dans le périmètre corporel de l’inconnu et lança un coup de pied qui lui écrasa l’épaule, lui paralysa le bras et envoya le couteau rebondir bruyamment sur les vieux pavés. L’inconnu se remit debout en chancelant. Il poussa un rugissement incohérent, mi-outré, mi-terrifié. Le regard froid, le Magicien fit un pas au-dessus du couteau, silhouette aussi décharnée que la Camarde, prêt à en découdre à nouveau. Le regard entraîné de l’homme cherchait une issue. Il allait et venait entre le couteau posé sur le sol et son adversaire, opérant une évaluation éclair de la situation. Il feinta soudain en direction du Magicien, puis tourna brusquement les talons pour sortir de l’impasse en courant, son bras blessé serré contre lui. Le Magicien se lança à sa poursuite, mais s’arrêta au bout de deux pas seulement. Il chancelait. Le rire triomphant de Mir rugissait autour de lui tel un vent de tempête. Il réalisa tout à coup ce qui venait de se passer, et la compréhension le transperça telle une lame, lui arrachant les entrailles. S’il ne s’était pas rattrapé de toutes ses forces à une poubelle, il serait tombé à genoux. Il s’accota à son rebord poisseux, inhala la puanteur qui s’en dégageait et tenta de mesurer sa perte. Il était exténué. Le peu de magie qui lui restait depuis qu’il avait perdu son sachet de pop-corn avait été réduit en cendres. Il n’était plus qu’une enveloppe vidée de sa substance, fragile et impuissante. Éviscérée par sa propre fureur. Il regarda le couteau qui gisait sur le trottoir et tenta de se dire qu’il avait fait une bonne affaire. Mais le couteau n’était rien, il le savait à présent. Le couteau était un couteau ordinaire, tel qu’on pouvait en acheter au rayon ustensiles de cuisine de n’importe quel supermarché. Le tueur allait pouvoir le remplacer en moins d’une heure. Il le remplacerait à coup sûr. Le Magicien le sut l’espace d’un instant, avant que ce pouvoir ne disparaisse lui aussi. Tous les circuits sont grillés, se dit-il, conscient de l’obscurité qui envahissait son âme. La mort n’était pas bien loin. Il se frotta les yeux, réveillant une douleur bien plus terrible que toutes les larmes. J’ai déjà vécu ça, se dit-il sur un ton sévère. Je peux recommencer. Mais il était incapable de se rappeler ce qu’il avait perdu et qui lui avait causé tant de chagrin. Il ne lui restait plus que cette impression désespérante de déjà-vu et, dans son dos, la pression glacée du Présent. Il avait des choses à faire. Il valait mieux s’y atteler. Il se rapprocha du couteau et l’examina. Le mal avait imprégné le bois et affûté le métal. C’était un objet effrayant, doté de ses propres appétits malins. Ce qu’il avait senti dans le bus était réel, il en était sûr. Il se souvenait parfaitement du contact répugnant de cette chose mauvaise contre son esprit nu. Il se baissa pourtant et ramassa la lanière de cuir sans trembler. Les secrets du couteau étaient à l’abri de son esprit, comme des photographies entre les mains d’un aveugle. Mieux valait donner l’objet à des gens plus clairvoyants que lui. La poubelle lui fournit tout ce dont il avait besoin. Il déchira un morceau de sac en papier kraft et emballa le couteau avec soin, en repliant les extrémités du papier pour lui donner l’aspect d’un colis. Il écrivit POLICE avec une moitié de crayon de couleur, en lettres aussi droites que le lui permettaient ses mains agitées de tremblements. Il reprit contenance pour se lancer à nouveau sur le trottoir et jeta le paquet dans la première boîte aux lettres qu’il vit. Voilà. Terminé. Le couteau était en route pour moucharder le tueur, à condition qu’il ait laissé dessus des traces plus prosaïques que celles que le Magicien pouvait percevoir. Puis il continua son chemin d’un pas vif. Les rues et les trottoirs étaient plus animés à présent, les cafés et les restaurants en plein coup de chauffe du petit-déjeuner. Il aurait dû se sentir sûr de lui et plein d’énergie, car c’était le meilleur moment de la journée pour se faire offrir à manger. Mais le vide qui s’était ouvert en lui avait englouti sa faim et l’avait rendue sans importance. Du café, songea-t-il pour se convaincre. Il pouvait toujours penser à du café. Ses mains auraient moins tremblé si elles avaient tenu une tasse fumante. Il fut assailli par une vague d’étourdissements. Il toucha furtivement son visage et sa gorge, essayant de se souvenir s’il avait pris ses comprimés pour la fièvre ce matin. Une pensée qui s’éloigna de lui dans un tourbillon. Il se retrouva en train de se tâter le visage, ce qui l’agaça. De quoi avait-il besoin, déjà ? De café. Arrivé devant l’entrée du plus proche établissement, il tâcha d’améliorer son apparence en passant ses mains dans ses cheveux dépeignés par le vent et en rentrant bien sa chemise dans son pantalon. Il poussa la porte et entra d’un pas nonchalant. Pendant qu’il faisait la queue, il examina les tables à la recherche d’une personne s’apprêtant à partir alors qu’il restait de la nourriture dans son assiette. Par chance, il y avait du monde. Les clients partageaient déjà leurs tables avec des inconnus. Personne ne ferait d’histoire parce qu’un étranger s’asseyait à côté de lui. Il remua les pièces dans sa poche et étudia le menu affiché très haut sur le mur. « Eh, toi. » Il sentit une main se poser sur son bras ; on le contraignait en douceur à abandonner sa place dans la queue. Le Magicien regarda l’homme avec appréhension. Il ne le connaissait pas. Il était grand l’air sévère et déterminé. « Pardon ? » parvint-il à articuler sur un ton à la fois glacé et courtois. « Va essayer une des missions sur la Deuxième Avenue. Celle qui s’appelle Bread of Life, sur Main. Je crois qu’ils distribuent du café et des beignets vers midi. » Le Magicien réalisa qu’on le conduisait vers la porte. Il savait que sa bouche était ouverte, mais il n’arrivait pas à parler. Il tenta de sortir ses pièces de sa poche, geste puéril destiné à montrer qu’il avait de l’argent sur lui, mais l’homme le tenait bien trop fermement par le bras. Et il le serra un peu plus lorsqu’il crut que le Magicien allait se débattre. « Ecoute-moi, et ne fais pas de scandale. Je ne peux pas laisser les gens comme toi manger ici, ça me fait perdre mes habitués. Tiens, voilà de la monnaie. Va t’acheter du vin, ou autre chose, peu importe. Mais ne reviens pas ici, et n’essaie pas de mendier quoi que ce soit à mes clients. La prochaine fois, je ne te ferai pas la charité, je me contenterai d’appeler les flics. Je ne plaisante pas. » Et l’homme le poussa dans le dos avec fermeté, le propulsant de l’autre côté de la porte. Le Magicien se retrouva dans les rues du petit matin en possession d’une poignée de pièces de un et cinq cents, mais sans avoir bu de café. Pire : il n’avait plus aucune confiance en lui. Lorsqu’il fourra les pièces révélatrices dans ses poches, il s’aperçut que ses mains tremblaient plus que jamais. Deux cafétérias plus tard il n’avait toujours pas bu de café. Dans le premier, une serveuse refusa de lui donner une place. Dans le deuxième, le patron quitta le comptoir et suggéra d’avoir une petite discussion à l’extérieur. Il avait donné une autre pièce de vingt-cinq cents au Magicien. Il avait maintenant sur lui plus d’argent que jamais et il ne parvenait pas à obtenir une tasse de café. Il se traîna le long de la rue. Il se sentait bien plus frigorifié et bien plus vide que ne le justifiait le manque de café. Des vertiges s’emparaient de lui, déferlant par vagues. Pourvu qu’il n’ait pas attrapé quelque chose ! Le poisson de la veille était-il gâté ? Pour tout arranger, son organisme avait décidé de lui envoyer un bon mal de tête, histoire de protester contre le manque de caféine. Il l’ignora et marcha, les mains profondément enfoncées dans ses poches, les poings serrés sur les pièces de monnaie. De l’argent ! Cela faisait un bail qu’il s’était mis en marge du principal système économique de ce pays. Il n’avait pas besoin de leurs confettis fédéraux, de leur sécurité sociale ou de leurs aides diverses. Et encore moins de leur foutu ministère des Anciens Combattants. Cette saleté de ministère ne servait qu’à opérer des vieillards de la prostate, ou à ôter leurs ongles incarnés. Si on venait les voir pour un vrai problème, ils vous crachaient à la gueule. Ils faisaient juste partie de ce foutu système de merde. Et il leur en avait bien assez donné, ça suffisait comme ça. Six années de sa vie foutues en l’air, sans parler de... Sans parler. Le Magicien avait perdu le fil de ses idées. Cessant de broyer du noir, il regarda autour de lui, affolé. Comment avait-il pu s’éloigner autant de son circuit habituel ? Il n’y avait pas d’arrêt de bus dans cette rue. Pas de cafés non plus, juste des immeubles de bureaux, des avocats, des comptables et des courtiers. Il ne savait même plus où il se trouvait. Il dut franchir trois pâtés de maisons avant de le comprendre. Il fit demi-tour au carrefour suivant et se dirigea vers Western Avenue. Le mal de tête palpitait dans ses tempes. Il devait à tout prix s’en débarrasser s’il voulait se remettre à penser clairement, c’est-à-dire s’avouer un certain nombre de choses et les accepter. Mais pas sans une tasse de café. Il trouva un boui-boui qui consistait en un long comptoir et une rangée de tabourets. Les fenêtres étaient sales ; on voyait de vieilles marques de scotch sur les vitres. L’intérieur sentait le graillon. Il sortit son argent de sa poche en s’approchant du comptoir, comme s’il s’agissait d’un talisman, et s’appropria un tabouret. Une serveuse s’arrêta devant lui, non sans réticence. Elle avait la quarantaine et débordait de son uniforme turquoise, dont le col s’ornait d’une traînée de crasse graisseuse. Elle regarda l’argent dans sa main et demanda : « Qu’est-ce que vous voulez ? — Un café. » Elle hocha la tête. La soucoupe et la tasse vide qu’elle plaqua sur le comptoir s’entrechoquèrent avec bruit. Il la regarda partir et se sentit vieux. Il en était donc là. La magie lui avait tourné le dos. Il était assis à ce comptoir, sans personnage à jouer, sans espoir d’obtenir un petit-déjeuner et avec juste assez de monnaie pour se payer un café. Il se sentait sale. La serveuse remplit sa tasse en revenant, gribouilla sa note, prit son argent, lui rendit la monnaie et lui dit : « Vous avez droit à trois tasses. Je les compte. » Le tout en moins d’une minute. Vaincu, il hocha la tête. Le café était vieux, noir et amer. La crème contenue dans le petit pichet de laiton était jaune et filandreuse. Le couvercle du sucrier était collé et la serveuse ne lui avait pas donné de cuillère. La magie était partie. Le début de la tasse de café était amer et le fond semblable à du sirop. Lorsque la serveuse le resservit, elle ne l’entendit pas lui demander une cuillère. Assis sur le tabouret voisin, un homme à la silhouette trapue adressa un sourire supérieur au Magicien. « Alors, on dessoûle ? Son café ferait dessoûler Jack Daniels en personne. Je n’ai pas bu, dit le Magicien d’une voix douce, mais claire. Non, moi non plus. Mais je ne suis pas sobre non plus. » L’homme rit de son bon mot et se remit à avaler ses œufs brouillés. Le Magicien le regarda déposer la nourriture sur un morceau de toast et engloutir le tout aussitôt. L’odeur et le bruit de mastication lui soulevèrent l’estomac. Il avala une grande gorgée de café noir et amer. Après sa quatrième tasse, sa migraine s’était transformée en mal de tête ordinaire. Il termina son café, laissa cinq cents de pourboire et se dirigea vers les toilettes. Pas de miroir. Pas d’eau chaude, et le robinet d’eau froide ne restait ouvert que si on gardait la main dessus. Un séchoir en guise de serviettes en papier. Le Magicien passa ses doigts humides sur son visage et regarda sans le voir le plâtre écaillé autour du lavabo. Il y avait un distributeur de préservatifs au mur. Quelqu’un avait écrit : « N’achetez pas ce chewing-gum, il a goût de caoutchouc. » Il aurait voulu trouver ça drôle, mais n’arrivait même pas à sourire. La magie l’avait abandonné. Il retourna dans la rue. Il ne savait pas où aller. Plus il pensait à sa situation et plus il se sentait mal. Il se retrouva dans une rue transversale et s’accroupit près d’une poubelle, à l’abri du vent. S’il n’avait plus de pouvoir, il n’était plus le Magicien. Et s’il n’était plus le Magicien... Un atroce mélange de colère, de douleur, d’amertume et de perplexité lui laboura les tripes, porté par une vague de café amer. Tel un homme qui tâte désespérément ses poches à la recherche d’un porte-monnaie perdu, le Magicien se fouilla intérieurement à la recherche des signes subtils de la présence de la magie. Mais tout était silencieux en lui. Rien. Elle était bien partie. Avec entêtement et frénésie, il chercha des moyens de tester son pouvoir. Rien ne lui vint à l’esprit. Il s’éloigna de la poubelle, les jambes flageolantes. Il se sentait creux, aussi léger qu’un bonhomme en papier. Le vent qui soufflait de la baie manqua le faire tomber. Il atteignit Western Avenue et la descendit à pas lourds, sentant le choc du trottoir contre ses pieds jusqu’à ce que sa voûte plantaire lui fasse mal. Il entendait les mouettes crier au-dessus de la baie tels des nourrissons abandonnés dans une ville bombardée. Les odeurs de la cité l’étouffaient. Pour commencer, que fabriquait-il dans une ville ? Il détestait les villes. Il marchait trop vite ; le tissu de sa chemise trempée de sueur collait à sa peau alors que le froid lui brûlait les oreilles. Il ne s’arrêta pas au marché. Il ne voulait pas affronter Euripide aujourd’hui. Quant à Cassie, il préférait ne pas y penser. Il tourna dans Marion Street et se força à continuer. C’était une rue en pente raide, difficile à monter. Il franchit les premiers pâtés de maisons sans problème. Il se changea les idées en regardant les voitures dépourvues de boîte de vitesse automatique en baver pour avancer de feu en feu sans repartir en arrière et sans entrer en collision avec les véhicules qui les suivaient. Il y avait des feux de signalisation à chaque croisement. Les voitures s’y accumulaient, crachant et rugissant lorsqu’elles se ruaient en avant au moment précis où le feu passait au vert. Le Magicien était heureux d’être piéton. Les immeubles situés le long de cette rue étaient anciens, ornés de décorations élaborées -certaines avaient été usées par les intempéries au point de devenir méconnaissables, mais d’autres avaient été protégées avec fierté. Il dépassa la Troisième, la Quatrième et la Cinquième Avenue, grimpant jusqu’à en avoir mal aux mollets. Sur la Sixième, il fut stoppé par la grande brèche de l’interstate 5. Il s’appuya contre un immeuble en haletant. Il ferma les yeux et, pendant quelques secondes, laissa sa tête aller contre le mur. Il avait la gorge sèche et les jambes douloureuses. Il devait cesser de fuir. Il avait besoin d’un abri et de calme pour réfléchir sans être paralysé par la peur. Il ouvrit brusquement les yeux et regarda autour de lui. De l’autre côté de l’autoroute rugissant au fond de son lit, de hautes tours s’élevaient dans le ciel couleur de plomb. Leur sommet était d’un bleu à peine plus profond que le turquoise. Il sentit qu’elles l’attiraient et il frissonna. Il tourna alors sur sa gauche et descendit la rue au petit trot sur un pâté de maisons, en direction du pont autoroutier de Madison. Il tourna à droite sur la Neuvième Avenue, toujours au trot, indifférent aux regards que lui jetaient les automobilistes. Sa gorge et sa bouche étaient desséchées. Froideur et fierté émanaient des immeubles. Il les ignora et continua, attiré malgré lui par il ne savait quoi, l’esprit vide. Il s’arrêta sur le trottoir, devant la forteresse. Son souffle se brisait dans sa gorge desséchée. Les tours bleutées s’élevaient très haut au-dessus de lui. Du lierre rampait sur des marches de béton qui s’élevaient devant lui. Il leva les yeux. Sur la façade du bâtiment, des branches dorées se tordaient sur un fond noir et brillant, autour d’une silhouette bienveillante. JE SUIS LA VIGNE ET VOUS ETES LES TUTEURS. La cathédrale Saint-James. Il monta lentement les marches, le cœur battant à se rompre. Les portes de la cathédrale étaient en bois brun et austère. Un sanctuaire. Mais pouvait-il s’y réfugier ? Elles paraissaient fermées. Il se mit au défi d’en pousser une, et elle céda aussitôt sous sa timide impulsion. Le silence et la chaleur emplissaient le hall d’entrée, mais l’endroit était désert. Les affichettes annonçant de futures réunions ne lui disaient rien. Il était dans les limbes, entre le monde extérieur et celui qui se trouvait au-delà des portes. Capitonnées de cuir orné de clous de cuivre, elles suggéraient un univers de merveilles. Il toussa et entra. L’intérieur de la cathédrale lui coupa le souffle. L’impact n’aurait pas pu être plus fort s’il avait été un paysan européen découvrant la cathédrale de Christopher Wren pour la première fois de sa vie. Il y avait trop à contempler, et tout ce qu’il voyait étincelait de majesté. Il avança à tâtons jusqu’au dernier banc et se retrouva en train de faire une génuflexion, un réflexe qui remontait au-delà de ses souvenirs personnels. Il se glissa dans un banc et s’agenouilla, trop impressionné pour s’asseoir. La cathédrale se déployait dans toute sa gloire autour de lui. D’énormes piliers de marbre rouge soutenaient le plafond hautain. Les couleurs, vert pour le tapis et brun pour les bancs, conféraient un air sylvestre à l’immense espace. Très haut sur les murs de la nef, au-dessus des chapelles dédiées à des saints, se trouvaient des vitraux. De petits cierges brûlaient devant eux, dans des bougeoirs multicolores, comme des pierres précieuses offertes aux saints pour les remercier de leur aide. Il suivit la rangée d’autels du regard jusqu’au fond de la cathédrale, où des anges voletaient au-dessus du grand autel. Il prit peu à peu conscience que l’église n’était pas vide. Çà et là, des gens s’étaient rassemblés pour prier en silence, mais qu’importaient leurs activités dans cet immense dépôt de sainteté ? Ils ne lui prêtaient aucune attention, aussi, encouragé, se leva-t-il pour commencer à visiter prudemment les lieux. Chaque vitrail était dédié à quelqu’un. Lorsqu’elle passait à travers les morceaux de verre mauve ou jaune, l’éclat de la lumière était tel qu’il en avait les larmes aux yeux. « À la mémoire de James et de Mary Gorman », lut-il, et il se demanda s’ils savaient que leur vitrail continuait à éparpiller des paillettes de lumière colorée sur son visage tourné vers eux. Il s’arrêta devant l’autel dédié à sainte Frances Xavier Cabrini. Des faits remontèrent à la surface de son esprit, en provenance d’un réservoir de souvenirs oubliés ; ils éclatèrent telles des bulles à la surface de ses pensées. Mère Cabrini. Une sainte pour l’État de Washington. Devenue citoyenne de Seattle en 1909, elle avait fait l’objet d’un culte dans cette même église. Canonisée en 1949, elle était le premier citoyen américain à avoir reçu cet honneur. Il tira des pièces de sa poche et les introduisit dans le tronc. Le carnet d’allumettes était coincé derrière un bougeoir. Il alluma un cierge dans un verre bleu et s’agenouilla pour le regarder brûler devant l’image de cette femme ordinaire, vêtue avec simplicité. Sa lumière le consola et il s’abandonna à la rêverie. Un jour de première communion. Le col amidonné de son aube avait mis la peau de son cou à vif. Il s’approchait de l’autel en compagnie d’une petite fille vêtue d’une robe blanche aux jupons froufroutants. Elle portait un voile sur ses cheveux brillant de propreté et ses yeux étincelaient lorsqu‘elle les levait vers le crucifix. Il s’agenouillait à côté d’elle devant les balustres blancs et dorés qui séparait le prêtre et l’autel du commun des fidèles. Il tirait la langue et recevait l’hostie ronde dans sa bouche. Elle était blanche, raide et sèche, et elle avait le goût de la sainteté. Elle se collait à son palais tandis qu‘il se levait et marchait avec précaution vers son banc avec les autres communiants. Il savait qu‘il était inconvenant de la mâcher, aussi attendait-il patiemment qu‘elle se dissolve en une masse molle et humide qu‘il pourrait avaler d’un coup. Et, comme elle descendait dans son œsophage, un sentiment de Bonté si réel qu‘il le réchauffait envahissait tout son corps, suivi d’un frisson qui lui parcourait l’échine et lui faisait monter les larmes aux yeux. Jamais il ne s’était senti Élu de cette façon. Jésus-Christ était en lui et son âme brûlait d’une flamme pure et immaculée. Il avait tenté d’y jouer chez lui, de retrouver ce sentiment passager. Il jouait le rôle du prêtre avec un paquet de Necco Wafers et deux petites sœurs qui auraient fait n‘importe quoi pour en obtenir. Elles s’agenouillaient devant lui, couronnées de fleurs des champs, et répondaient « amen » lorsqu‘il déposait une pastille ronde sur leurs langues roses. C‘était bien, mais pas pareil. La véritable sensation ne naissait qu‘à l’église, et il aurait tant voulu avoir un surplis blanc, des vêtements verts, dorés et violets, et des gens agenouillés devant lui dont il devrait prendre soin. Les chants mystiques de la chorale, et surtout les notes aiguës du Sanctus, sanctus, sanctus étaient semblables à des oiseaux s’élevant avec joie vers les cieux. Il savait qu‘un jour il se tiendrait devant cet autel, qu’il élèverait l’hostie au-dessus de sa tête, faisant retomber ses manches sur ses bras nus tandis que la foule rassemblée derrière lui baisserait la tête en murmurant : « Mon seigneur et mon Dieu. » Il était devenu enfant de chœur et avait appris sans la moindre difficulté les textes en latin. Il avait eu la chair de poule lorsqu‘il avait enfilé pour la première fois les robes blanches et noires de sa charge. Par la suite, il avait versé de l’eau sur les doigts du prêtre à l’aide d’une petite carafe ornée d’un filet d’or, il l’avait vu chasser les gouttes brillantes du bout de ses doigts tandis qu‘il rejouait les dénégations de Ponce Pilate. Le tissu blanc que le prêtre utilisait pour se sécher les mains avait toujours été plié avec précision sur son bras, attendant d’être utilisé. Et il avait toujours fait sonner les clochettes dorées au bout de leur unique poignée au bon moment, leurs voix métalliques s’élevant précisément à l’instant de l’élévation de l’hostie. Ce moment où sa gorge se serrait et où les larmes lui piquaient les yeux. Il sentit un léger choc contre son pied et entendit une femme murmurer une excuse. Tel un plongeur remontant des profondeurs marines, le Magicien prit une profonde inspiration et regarda autour de lui, les yeux embrumés. L’église se remplissait de familles, facilement identifiables, car elles occupaient la moitié d’un banc, les mères portant des nourrissons, les pères tâchant d’obliger les autres enfants à se tenir tranquilles. Il y avait aussi des vieilles femmes, leurs têtes blanches couvertes de fichus de dentelle, et des hommes âgés qui, une fois assis, baissaient les yeux et faisaient le dos rond en s’adressant à Dieu. Le Magicien agenouillé devant l’autel se leva. La messe allait commencer. Il quitta l’église. Il jeta un coup d’œil en arrière, sur les lourdes portes qui se refermaient derrière lui avec un battement. Le grand orgue au fond de la cathédrale avait commencé à jouer ; les fidèles se levaient les uns après les autres. Il les regarda s’éloigner de lui sur une mer de paix, puis les portes intérieures se refermèrent sur eux. Il franchit les portes extérieures et retrouva le vent et le froid. Il descendit les marches en titubant et manqua tomber. Il jeta un dernier coup d’œil à la vigne dorée qui ornait la façade de la cathédrale. Il avait été une branche, longtemps auparavant. Mais à présent on l’avait défolié. Il renifla en descendant la rue et se surprit même à tousser. Une fois qu’il eut commencé, il ne put s’arrêter, comme s’il avait libéré une maladie cachée au fond de ses poumons. Il sentit que son visage devenait rouge et brûlant et fut incapable de remplir ses poumons d’une quantité suffisante d’air pendant de longues secondes. Il s’appuya contre un immeuble jusqu’à ce que sa poitrine cesse de se soulever douloureusement ; puis, avec précaution, il reprit de petites goulées d’air. Le temps s’était refroidi pendant qu’il se trouvait dans l’église. Cette courte journée de novembre touchait à sa fin. Il en était heureux, content d’en avoir presque terminé. Il était fatigué, également, envahi par une soudaine lassitude. Il dormait debout  – et c’était un euphémisme. A dire vrai, il aurait voulu se rouler en boule et dormir. Sur le trottoir ou dans une entrée d’immeuble. Certains le faisaient, il le savait, mais il n’en avait jamais fait partie. Quoique. Il se remit à tousser, mais pas aussi fort. C’était néanmoins une bonne quinte de toux rauque. Il avait marché sous la pluie glacée la veille et dormi dans le froid et l’humidité. Pas étonnant qu’il tousse. Il était même bizarre qu’il n’ait jamais rien attrapé de grave auparavant. Il repoussa ses cheveux de son front en sueur. Ses doigts rencontrèrent un endroit plus sensible de son cuir chevelu, une vieille cicatrice située juste au-delà de la naissance de ses cheveux. Il éloigna sa main et l’enfonça profondément dans la poche de sa veste. Il arrondit alors les épaules de manière à se protéger du froid nocturne et entama la longue marche qui devait le conduire à un arrêt de bus. Chapitre 9 Le trajet en bus ne le réchauffa pas. Il avait encore très froid lorsqu’il en descendit, à l’intérieur de la zone où il se considérait comme chez lui. La ville oscillait sous ses pieds. Ceux-ci savaient où le conduire, mais le Magicien ne reconnaissait plus rien. Il se concentra avec détermination sur les rues. Il était chez lui, ici. Il avait travaillé longtemps pour ça. Il connaissait cet endroit, il en connaissait même chaque fichu centimètre carré. Il en savait plus sur Seattle que certaines personnes qui y vivaient depuis cinquante ans. La cité ne pouvait pas lui tourner le dos maintenant. Il souhaita qu’elle reprenne vie, la vie à la fois effrayante et électrisante que Cassie lui avait fait découvrir. Mais les immeubles demeuraient anonymes, simples assemblages de pierre, de mortier, de bois et de verre. Sa magie avait emporté toutes les autres en le quittant. Il se mit à taper fortement du pied en marchant, à la fois pour réveiller ses orteils paralysés et pour tenter de ranimer la cité du dessous. Les trottoirs étaient creux. Il le savait. Combien d’habitants de Seattle savaient-ils que les trottoirs étaient creux, qu’ils contenaient assez d’espace vide pour que des gens se déplacent à l’intérieur ? C’était pourtant vrai. Les trottoirs creux avaient fait leur apparition après le sinistre de 1889, dont ils étaient une conséquence indirecte. Après le grand incendie, au cours duquel l’ensemble du centre-ville avait brûlé en moins de sept heures, la municipalité avait décidé de tout reconstruire en brique. Finis les bâtiments en bois, ils ne pouvaient qu’attirer les tragédies. Peu de temps après, la même municipalité avait décidé d’élever le niveau des rues et de suspendre les principales canalisations dessous. Tout ça à cause du dernier cri en matière de toilettes modernes : les chasses d’eau. Lesquelles marchaient très bien, au niveau individuel. Les gens se contentaient de jeter ce qu’ils voulaient et les tuyaux aboutissaient dans leur jardin ou en dehors de leur propriété. Mais lorsque leur nombre augmenta, lorsque les gens se rassemblèrent pour tout jeter dans de gros tuyaux qui arrivaient dans la baie, les problèmes commencèrent. Le système fonctionnait très bien, à condition que la marée descende. Lorsqu’elle remontait, la mer rendait la monnaie de leur pièce à tous les habitants de la ville basse. La solution de facilité consistait à surélever les rues et à placer les canalisations du tout-à-l’égout dessous ! Ainsi, le problème du retour du contenu des égouts serait résolu. Mais, quand la municipalité entreprit les travaux, beaucoup d’entreprises avaient déjà construit de nouveaux bâtiments. Si bien que certains d’entre eux se retrouvèrent avec des vitrines certes situées au rez-de-chaussée, mais trois à douze mètres sous le niveau de la rue. Les gens devaient utiliser des échelles pour traverser. Des chevaux tombaient des rues sur les trottoirs. Rien qu’en 1891, il y avait eu dix-sept morts dues à des chutes de la chaussée sur les trottoirs. Il ne faisait vraiment pas bon prendre une cuite à Seattle. Bien entendu, la municipalité dut en fin de compte mettre les trottoirs au niveau des rues. Ce qui transforma beaucoup de rez-de-chaussée en caves. C’est ainsi que commença le shopping souterrain. Pendant des années, les habitants de Seattle flânèrent sur les anciens trottoirs, éclairés par des soupiraux opalescents incrustés dans les trottoirs neufs. Au début, la municipalité avait essayé des soupiraux de verre épais mais transparent. De jeunes apprentis prirent vite l’habitude de passer leur pause déjeuner à regarder les dames passer sur les soupiraux. Les prostituées les plus accommodantes inscrivaient même leurs tarifs sur les semelles de leurs chaussures. La morale exigeait que les soupiraux fussent opaques. « Je m’en fiche ! » rugit l’homme qui marchait devant le Magicien en se tournant vers lui. Troublé, celui-ci s’arrêta net au milieu du trottoir. Il avait marché au hasard, sans regarder où il allait et en parlant à haute voix de l’histoire de Seattle, comme un cinglé. Il ferma la bouche, serrant les dents de toutes ses forces. Elles claquaient les unes contre les autres, comme pour parler toutes seules. Il serra sa veste autour de lui et hâta le pas, dépassant l’homme qui lui avait crié dessus. Le croisement de la Première Avenue et de Yesler Way. Il n’était plus qu’à quelques pâtés de maisons de chez lui. Les pigeons s’envolèrent et commencèrent à tourbillonner au-dessus de lui lorsqu’il entra dans Occidental Square. La sensation de perte le déstabilisa. Il n’avait rien pour les affamés. Il baissa la tête et tenta de les dépasser le plus vite possible, mais ils ne voulaient pas être ignorés. Ils fondirent sur lui tels d’énormes flocons de neige sale, l’aveuglant au sein d’un tourbillon d’ailes battantes. Les pigeons se battaient pour avoir le privilège de se poser sur lui, et le claquement de leurs plumes en vol lui cinglait le visage. Ils se posaient sur ses épaules, tels le joug emplumé de la responsabilité. Il les chassa, d’abord avec gentillesse, puis plus violemment, comme un chien qui s’ébroue. Leurs roucoulements interrogateurs se teintèrent de crainte. L’un d’entre eux tenta de se poser sur sa tête et manqua son but. Le Magicien sentit de petites pattes froides et griffues lui labourer la joue. « Laissez-moi tranquille ! » s’écria-t-il, et la tempête se dispersa aussi vite qu’elle était venue. Il regarda les pigeons se percher sur les branches noires des arbres et la désolation emplit son âme. Il avait honte. Il s’enfuit, traversant la place en toute hâte jusqu’à la Grand Central Arcade et sa cheminée au gaz. Il se récita des séries de faits destinés à éloigner le désespoir. Cet immeuble couvert de lierre avait été construit en 1889. Il se nommait alors le Squire Latimer Building. Il possédait un accès au vieux système de trottoirs souterrains. Le Magicien dut serrer les lèvres pour ne pas marmonner, mais son esprit vagabond avait besoin de s’accrocher à quelque chose. Son identité était indissociable de celle de la ville. Il était en train de perdre les deux. Son nez se mit à couler à cause de la soudaine chaleur qui régnait dans le centre commercial. Il se précipita dans les toilettes pour hommes à la recherche de mouchoirs en papier. Il tira une poignée de feuilles de papier épais du distributeur et se frotta vigoureusement le nez. Il se regarda, l’œil trouble. Il avait vraiment une salle tête. Comme s’il était mort et qu’on avait réchauffé son cadavre au micro-ondes. Il s’adressa un sourire sans joie  – un sourire de tête de mort. Comme il fourrait quelques mouchoirs supplémentaires dans sa poche, sa main rencontra des pièces de monnaie. Il les sortit pour les examiner. Une pièce de vingt-cinq cents, une pièce de dix, et une de cinq. Quarante cents. Même pas de quoi s’acheter à manger. Le café était à cinquante cents la tasse, et les beignets à dix cents appartenaient à une époque définitivement révolue. Mais il pouvait serrer les pièces dans sa main et se promener dans le centre commercial tout en cherchant quelque chose à manger. Il fit trois fois le tour des magasins. Il s’aventura dans les escaliers qui l’avaient autrefois conduit chez Cassie, en sécurité. Ils s’interrompaient au niveau de la rue et n’avaient rien à lui dire. Il poussa doucement le mur nu, et se sentit faible, fatigué et malade. Le mur lui disait de s’en aller, aussi retourna-t-il aux magasins du sous-sol. Il trouva un forgeron qui fabriquait et vendait des portemanteaux. Il trouva des cartes de vœux représentant des chats, des cristaux, des bijoux, des fleurs, une galerie d’art et un bouquiniste. Il ne trouva rien à manger pour quarante cents. Et il ne s’était pas réchauffé. Vague après vague, les frissons qui parcouraient son corps paraissaient provenir de ses os mêmes, comme s’ils sourdaient des cendres froides de son pouvoir. Il tremblait de froid, épuisé et couvert de sueur glacée. Il redescendit les escaliers en titubant de fatigue et revint aux arcades et à leur cheminée au gaz. Il n’eut aucun mal à trouver une chaise libre près du feu. Les magasins commençaient à fermer et le nombre de clients diminuait. Il s’assit, hébété, et tenta de s’imprégner de la chaleur. Son regard se fixa sur une femme et le stand de vente de pop-corn qu’elle tenait. La machine était un modèle classique, de couleur rouge, et la femme vendait du pop-corn salé ou au caramel. Elle ramassait le pop-corn en train de refroidir à l’aide d’une pelle de métal brillant et l’emballait dans de grands sacs en plastique. Le Magicien détailla le panneau affiché sur le stand jusqu’à ce que les mots s’impriment sur sa rétine en lettres de feu. Pop-corn, quatre-vingts cents. Carmel Corn, soixante cents. Petit modèle, quarante cents. La faute d’orthographe à « caramel » l’agaça plus que de raison. Il avait envie d’exiger que le panneau soit changé immédiatement. La dernière ligne le frappa enfin. Quarante cents. Le sel lui faisait signe. La femme leva les yeux vers lui tout en continuant à remplir son sac de pop-corn. Elle paraissait à la fois s’ennuyer et être sur ses gardes. « Puis-je vous aider ? » demanda-t-elle sur un ton qui indiquait qu’elle n’en avait pas la moindre envie. « Du pop-corn. » Le son rauque de sa voix surprit le Magicien. Il tenta de s’éclaircir la gorge et se mit à tousser tout en sortant sa monnaie de sa poche et en la lui tendant. « Il est froid vous savez. Je suis en train de nettoyer la machine. — C’est bon. Ça ira. — J’ai déjà fait ma caisse. » Il voulut répondre, mais un frisson le secoua. Il ferma sa veste sur sa poitrine. Elle ferma à demi les yeux, puis les rouvrit, mue par un élan de pitié circonspecte. Pauvre junkie. Elle ouvrit un petit sachet en le faisant claquer et le remplit de pop-corn. Elle le lui fourra dans la main et laissa tomber ses pièces dans la caisse sans même les compter. Le Magicien prit le sachet dans ses mains engourdies. Elle l’avait rempli à ras bord si bien que lorsqu’il plongea les doigts dedans, quelques grains s’échappèrent et tombèrent sur le sol. Un homme qui venait de s’arrêter à sa hauteur regarda le pop-corn d’un air réprobateur : « Les magasins du centre commercial vont bientôt fermer », dit-il d’une voix forte. Le Magicien hocha la tête sans le regarder et se dirigea vers les grandes portes. A l’extérieur, une bourrasque emporta le dessus du sachet de pop-corn. Le crépuscule avait chassé les pigeons. Personne ne ramasserait les boules blanches et gonflées avant l’aube, où elles seraient grises et détrempées. Il était presque heureux qu’il n’y ait pas d’oiseaux pour l’accueillir. Il n’avait pas de quoi nourrir un dixième de son troupeau. Il fourra quelques grains de pop-corn dans sa bouche et perdit aussitôt toute envie d’en manger d’autres. Un accès de tremblements le secoua. Il tordit le haut du sachet pour le fermer et le mit dans sa poche. « Vous voilà enfin », dit-elle. Il se tourna, s’attendant à voir Cassie. Elle lui souriait, le visage levé vers lui, et l’étendue de son malheur le submergea. Il ne put que la dévisager. Elle levait la tête vers lui ; des gouttes de pluie embrumaient ses cils. D’autres assombrissaient ses cheveux blonds. Et elle le regardait d’un air bizarre, souriant tout en fronçant les sourcils. « Ne prends pas cet air ahuri, chéri. C’est moi, Lynda. Tu te souviens ? Je t’ai dit de m’attendre ici ce matin, pour le petit-déjeuner. Mais j’étais en retard et tu as dû laisser tomber. Je me suis vraiment sentie coupable. Mais je me suis dit que tu serais peut-être là quand je sortirais du travail, ce soir. Alors je suis venue ici, et pas de problème, te voilà qui sors du centre commercial. » Elle parlait bien trop vite pour lui. Lorsqu’il avait réussi à comprendre une phrase, elle en était déjà deux autres plus loin. Il tenta tout de même de lui répondre. « Je n’étais pas là ce matin. » Les mots eurent du mal à sortir de sa gorge gonflée et douloureuse. Lynda n’eut pas l’air de les entendre. Ses yeux s’agrandirent dès qu’elle entendit le son rauque de sa voix. Elle pressa sa main fraîche sur son front et sur le côté de son cou. « Mais tu es brûlant ! Mettons-nous à l’abri de cette pluie. Je connais justement l’endroit idéal. Un petit truc sympa, plein de nourriture saine, tu sais, des fibres et des vitamines, tous ces machins bons pour la santé. Allez, viens. » Et elle passa son bras dans le sien et saisit sa veste juste au-dessus du coude. Elle l’entraîna à petits pas rapides, tout le contraire du rythme souple des longues jambes du Magicien. Elle ne parut pas s’en apercevoir et continua à parler d’un client qui lui avait laissé un pourboire au fond d’un verre d’eau, et d’un autre qui voulait sortir avec elle après le travail. « Il ne sentait vraiment pas bon ! On aurait dit un fromage, ceux qui sont pleins de moisissures, tu vois ce que je veux dire ? » Ses mots tambourinaient, s’écrasaient et l’éclaboussaient comme des gouttes de pluie, noyant ses pensées. Les trottoirs humides reflétaient la lueur des lampadaires ; les rues en étaient toutes miroitantes. Elle l’entraîna en toute hâte le long de South Main, puis dans l’Union Trust Annex. Ils descendirent un escalier où elle s’arrêta pour reprendre son souffle. « Nous sommes de retour dans le Seattle souterrain », murmura-t-il. Lynda fronça les sourcils en entendant cette phrase incongrue. Il eut l’impression d’avoir remporté une petite victoire. « Regarde les murs de brique brute des façades des immeubles. Autrefois, ils étaient tous situés au rez-de-chaussée, mais maintenant ce sont des sous-sols. Est-ce que je t’ai déjà raconté l’histoire de l’incendie de 1889 ? Un apprenti charpentier a laissé déborder un pot de colle. Je l’ai appris au Klondike Gold Rush Mémorial National Park. Juste au bas de la rue. — Tu racontes n’importe quoi, lui dit Lynda avec le plus grand sérieux. Viens. » Elle le tira par le bras ; il la suivit dans City Picnics. Elle ne s’arrêta pas au comptoir pour passer sa commande. Elle l’entraîna droit vers une table et le colla sur un banc en compagnie de son sac et de son imperméable. Et elle l’abandonna. Il jeta un regard las autour de lui. Les tables étaient incrustées de véritable bois artificiel. Il n’aimait pas ça, mais il dut reconnaître que c’était du joli travail. Il posa une main sur le mur et sentit l’honnêteté de ses bonnes vieilles briques. Quelqu’un apparut au-dessus de sa table. Il se tourna pour la voir. Mais ce fut une étrangère qui se pencha vers lui et murmura, son visage contre le sien : « Abruti ! Tu comprendrais si tu avais écouté. La Guerre... » siffla-t-elle d’assez près pour qu’il sente sa mauvaise haleine, « ... est un péché, pour lequel on doit se repentir. Faire pénitence. C’est le seul moyen de s’en sortir. » Toujours la même accusation. Quelqu’un l’avait battue récemment. Son visage était bleu et enflé, ses cheveux emmêlés retenus en arrière par une vieille écharpe en loques. Ses paroles accusatrices réveillèrent de vieilles blessures. « Ce n’est pas moi qui ai commencé la guerre », tenta-t-il de lui expliquer. « Je ne l’ai pas voulue. — Ça n’a aucune importance, lui jeta-t-elle. Écoute-moi, abruti. Ce n’est pas le genre de péché que l’on commet. C’est un péché qui advient. Il se transmet. De manière héréditaire, comme le péché originel, les taches de rousseur de ta mère ou la syphilis. Ce n’était peut-être pas le tien au commencement, mais quand tu l’as attrapé, il l’est devenu. Est-ce que tu vas le laisser t’infecter et te dévorer toute ta vie ? — Ce n’était pas ma guerre », supplia-t-il. Il aurait voulu qu’elle lui dise que c’était vrai. Mais elle se contenta d’un sourire mauvais. «Vraiment ? Dans ce cas, à qui était-elle ? Tu ne vas tout de même pas me dire que ce n’était pas génial ? Parce que ça l’était, hein, sauf quand c’était infernal, bien sûr. Et ne me dis pas non plus que tu ne t’es jamais senti aussi vivant... Comme si ta vie de maintenant n’était pas assez monotone comme ça ! Tu aimes te ronger jour après jour pour des problèmes que rien ne te permet de résoudre ? Est-ce que tout ça n’était pas beaucoup plus simple quand tu avais un fusil dans les mains ? — Qu’est-ce que vous me voulez ? gémit-il. — Lève-toi. Viens. Cette fois, c’est ta guerre, la tienne à toi tout seul. Ne t’en éloigne pas. Tu dois te battre. » Il la dévisageait en tremblant et la pluie  – ou la sueur -dégoulinait le long de son visage. Elle était à la fois si laide et si proche. Elle se rapprochait de plus en plus, et elle le reluquait, les yeux bouffis et les lèvres fendues. Elle essayait de lui donner envie de la frapper, rien que pour qu’elle s’en aille. « Eeex-cu-sez moi ! » la voix de Lynda débordait de politesse venimeuse. « Nous sommes ensemble. » Elle se glissa devant la femme avec toute la grâce et le sens de l’équilibre d’une vraie serveuse, et déposa les plats sur la table, devant le Magicien. Un gigantesque sandwich en forme de torpille pour lui et une salade pour elle, ainsi que deux chopes de bière couronnées de mousse. « C’est de la Michelob pression ! » lança-t-elle en poussant une des chopes devant lui avec un grand geste. Elle se laissa choir sur le banc à côté de lui, l’écrasant contre le mur. La vieille femme s’en alla en marmonnant. Lynda la regarda partir d’un air réprobateur. « Mon Dieu ! Ils devraient enfermer certains des cinglés de cette ville, tu vois ce que je veux dire ? Qu’est-ce qu’elle te racontait ? — J’ai oublié. » Il regardait la nourriture posée devant lui. L’odeur avait inondé sa bouche de salive. Il était incapable de penser à quoi que ce soit d’autre. « Mange donc ! » dit Lynda en riant. Elle avait vu son regard. « Je t’ai pris de la dinde dans du pain au levain. Ils appellent ça un Gobbler. J’espère que tu aimes tous les trucs qu’ils y mettent, parce que c’est ça ou rien. » Le Magicien mangea comme un homme affamé, mâchant à peine, content de sentir les grosses bouchées de nourriture descendre dans son gosier. Il fit passer le tout en avalant de grandes gorgées de bière fraîche à chaque fois que sa bouche s’asséchait, rendant la mastication difficile. Le sandwich contenait de la laitue, des tomates, des oignons, de la dinde et du fromage, le tout dans du pain odorant et souple. Il ne regarda pas Lynda pendant qu’il mangeait, il ne reprit conscience de sa présence que lorsqu’elle remplaça sa chope vide par une pleine. Il n’avait pas envie de bière, mais il la but parce que c’était du liquide. Il se souvenait toutefois de ce goût un peu amer. Il lui semblait se rappeler qu’à une certaine époque de sa vie, on ne lui donnait jamais assez de bière quand il avait soif. Mais il se rappelait aussi beaucoup de moments où il en avait trop avalé. Il avait bu de la bière jusqu’à ce que son estomac soit rempli de clapotements. Il n’était pas du tout sûr de l’époque à laquelle tout cela s’était déroulé. Ne restait que le souvenir déplaisant d’un épais nuage de fumée de cigarette et d’une foule de gens parlant trop fort. Son esprit s’écarta de cette pensée. Il avala une dernière gorgée et regarda son assiette vide avec surprise. « Tu avais faim », observa Lynda avec une fierté toute maternelle. « Finis ta bière. Je suis sûre que tu te sens mieux à présent. » Le Magicien vérifia. Il n’en était pas vraiment sûr. Il se sentait lourd aussi léthargique qu’un loup rassasié. Son cou lui semblait plus faible que d’habitude. Il devait consacrer une partie de son attention à maintenir sa tête droite. Elle avait tendance à tomber sur la table. Il posa sa chope vide, s’appuya de tout son poids sur le mur et soupira. L’honnêteté des briques le réconforta. Il observa avec attention la femme assise à côté de lui. C’était la deuxième fois qu’elle lui donnait à manger et, pourtant, elle ne lui faisait pas sentir qu’il lui devait quoi que ce soit. Elle lui souriait et paraissait heureuse de l’attention qu’il lui portait. Elle avait les yeux bleus, un nez droit et de beaux cheveux blonds. Sa bouche était trop généreuse à l’aune des critères contemporains de beauté, mais il réalisa qu’il l’aimait bien. Ses mains, qui reposaient, vides et légères, sur la table, étaient petites mais négligées. Des mains de travailleuse. « Qu’est-ce qu’il y a ? lui demanda-t-elle d’une voix douce. — J’essaie de vous comprendre, répondit-il, solennel. — Il n’y a pas grand-chose à comprendre. » Elle eut un petit rire modeste. « Je suis moi, c’est tout. Rien de plus que ce que tu vois. Tu crois peut-être que je veux obtenir quelque chose de toi, parce que je t’ai, hem, presque ramassé, en quelque sorte. Mais ce n’est pas ce que tu penses, je le jure. Je n’aime pas être seule. Ça, non. Et j’aime aider les gens. Je sais que ça a l’air ringard mais c’est vrai. Quand je t’ai vu assis tout seul sur ce banc avec juste des pigeons pour te tenir compagnie, ça m’a fendu le cœur. Mais au début, j’étais surtout furieuse après toi. Tu as pris le petit-déjeuner de Booth et tu l’as laissé croire que c’était moi. Mais même chez Duffy, je t’ai observé et je n’ai pas pu rester longtemps en colère. Ta façon de regarder en douce par-dessus ton journal  – c’était vraiment trop comique. Tu as vu la tête que faisait Booth quand il a jeté ses clefs sur la table et qu’il a vu que tout avait disparu ? Est-ce que tu l’as vu ? » Lynda se mit à rire. Le Magicien la regarda, étudiant l’étincelle qui illuminait son regard et lui donnait un air mutin. Il y avait là quelque chose qui lui était destiné, quelque chose de chaud. Il s’arrêta sur cette pensée pour tenter d’y trouver du sens, mais il ne parvint pas à aller plus loin. Elle lui tenait la main. Surpris, il baissa les yeux et se demanda pourquoi il n’avait pas senti son contact plus tôt. Ses mains étaient plus blanches que celles du Magicien. Les siennes étaient brunes et osseuses, et de petites cicatrices zébraient ses articulations. Cette comparaison le fit se sentir plus fort. Elle lui serra gentiment la main. Il trouva leur contact agréable. « Tu ne m’as absolument rien dit sur toi. Je n’ai pas arrêté de parler de moi et je me rends compte maintenant que j’ai payé un repas à un homme dont je ne sais même pas le nom. Comment tu t’appelles ? » Cette question simplissime l’arrêta net. Il ne s’était pas rendu compte à quel point il s’était détendu en sa compagnie jusqu’à ce que cette question le glace, contractant tous les muscles de son corps. Il se mit à rechercher des signes de traîtrise sur le visage de Lynda. Les yeux bleus de la jeune femme s’agrandirent devant son expression sinistre, son sourire devint moins confiant. Il prit une inspiration profonde dans l’intention de débiter une réponse quelconque, mais tout ce qui sortit de sa gorge fut une quinte de toux rauque. Interminable. Un vrai supplice. Son visage s’empourpra et des larmes jaillirent au coin de ses yeux, ses poumons cherchaient l’air en vain. Il se leva en chancelant, bousculant Lynda au passage, et se pencha en avant, mains sur les genoux, pour tenter de reprendre son souffle. Les autres clients le regardaient, désemparés. Un homme se leva même pour demander à Lynda si son ami était en train de s’étouffer. Le Magicien secoua la tête avec vigueur. « De l’air », haleta-t-il. « De l’air frais. » Il détacha la main de Lynda de sa manche et sortit de City Picnics d’un pas incertain. Il se dirigea vers les escaliers et les monta tant bien que mal, en toussant et en haletant. Sa vision périphérique était en train de disparaître, l’obscurité l’engloutissait. Il ouvrit la porte et tituba sur le trottoir jusqu’à ce qu’il puisse s’appuyer sur un mur d’immeuble. Il se sentait moins oppressé. Il commença par prendre de petites inspirations et retrouva peu à peu un souffle plus long et plus profond. Mais il était encore rouge lorsque Lynda sortit du bâtiment comme une flèche et regarda partout autour d’elle. « Ah, te voilà ! » s’exclama-t-elle. Elle laissa tomber son sac de courses et passa son imperméable tout en tenant la lanière de son sac à main entre ses dents. « Ça va ? » interrogea-t-elle dès qu’elle eut la bouche vide. « Cette toux est abominable ! Les autres clients étaient très inquiets, mais je leur ai dit que c’était juste une bronchite et puis j’ai attrapé mes affaires et je t’ai suivi. J’ai bien vu que tu ne voulais pas qu’on fasse toute une histoire à cause de toi. Ça va, maintenant ? » Le Magicien hocha lentement la tête. Il cessa de s’appuyer contre le mur ; elle lui prit aussitôt le bras. Elle était forte. Elle le soutenait, qu’il le veuille ou non. Elle commença à l’entraîner lentement le long du trottoir, sans cesser de parler. C’était quelque chose qu’il aimait bien chez elle. Elle parlait tant qu’il n’avait presque rien à dire. Mais pourquoi l’appréciait-il ? Il se concentra sur le monologue de Lynda. « ... Du rhum chaud avec du beurre. Un grog ou un irish-coffee. Bref, quelque chose de chaud. Je connais un endroit pour ça. Ça t’enlèvera toute cette saleté de la gorge et tu te sentiras mieux. Réchauffé de l’intérieur. Viens, ce n’est qu’à quelques pâtés de maisons d’ici. » Le Magicien se retrouva en train de hocher la tête tout en s’appuyant sur elle. Elle avait juste la bonne taille pour pouvoir se promener à son bras. Ils croisèrent une prostituée marchant dans la direction opposée. Ses hauts talons claquaient sur la chaussée comme elle se dirigeait vers des rues plus fréquentées. Le Magicien entrevit sa robe courte et scintillante, ses cheveux qui s’enroulaient sur ses épaules avec une élégance négligée, constituant ses seules protections contre le froid de cette nuit de novembre. Ses lèvres entrouvertes brillaient à la lueur des lampadaires. Et puis il rencontra le regard plein de tristesse de ses yeux vides et noirs et il recula contre un mur en titubant. Elle tourna la tête vers lui en le dépassant et lui adressa un sourire déchirant. Il ressentit sa souffrance dans tout son corps. Pendant une seconde, il fut convaincu que s’il avait été seul, elle lui aurait parlé et il aurait eu quelque chose à lui dire. Mais il n’était pas seul, et il ne savait pas, et elle s’éloigna rapidement dans un cliquetis de talons hauts. Il se frotta le front et repoussa les cheveux qui tombaient devant ses yeux. Lynda le regardait, ébahie. Il l’avait presque oubliée. « Qu’est-ce que c’était que ça ? » interrogea-t-elle. De petites lueurs de colère dansaient dans son regard. « Je ne sais pas », parvint-il à articuler. D’autres mots sortirent alors de lui, des mots qu’il n’avait pas prévu de dire. Pas consciemment. « Lynda, il faut que je rentre chez moi à présent. Merci d’avoir été si gentille avec moi. Mais... — Certainement pas. » Elle le saisit par le bras avec fermeté et l’entraîna dans son sillage. « La première pétasse que tu croises te fait de l’œil, et toi tu décides de me laisser tomber et de lui courir après, hein ? — Non. Non, ce n’est pas du tout ça ! — Je sais ! » Elle avait complètement changé de ton et il la regarda dans les yeux, stupéfait. Il comprit dans un vertige qu’elle s’était moquée de lui. Elle plaisantait. « Mais non, je sais bien que tu n’allais pas la suivre. Mais je sais aussi où tu allais. Qu’est-ce qui t’inquiète tant ? Tu crois qu’ils n’auront plus de place au foyer ? Oublie ça pour aujourd’hui. Tu es avec moi, maintenant, et j’ai l’intention de bien prendre soin de toi. Nous allons nous occuper de cette toux et te retaper. Attends voir. Et fais-moi confiance. Je suis sérieuse, là. Fais-moi confiance. Allez, viens. » Deuxième Avenue sud. Il mit un moment à la reconnaître à cause des lumières allumées pour les clients du soir. Les rues désertes étaient mieux éclairées par les néons, les feux de signalisation et les phares des voitures que par la lumière du jour. Une publicité pour de la bière clignotant dans la nuit l’éblouit. Mais l’endroit que Lynda choisit n’était ni bien éclairé ni accueillant. Elle dépassa le Silver Dollar, Bogart’s et la Columbus Tavern au pas de charge et le fit entrer dans un établissement dont il n’eut même pas le temps de voir le nom. La lourde porte n’empêcha pas Lynda d’entraîner le Magicien à l’intérieur, où presque tout l’espace était occupé par des tables de billard qu’éclairaient faiblement des lampes suspendues au-dessus du velours vert. Les joueurs étaient des ouvriers. Des habitués. Un coup d’œil lui suffit pour comprendre qu’il venait de pénétrer sur leur territoire et qu’ils avaient détourné leur attention de leur jeu pour le regarder trop longtemps pour rester polis. Sur la droite s’étirait un grand bar, vers lequel Lynda le dirigea. Elle hissa ses jolies cuisses sur un siège. Le Magicien grimpa sur le tabouret comme sur le dos d’un étrange animal. Un mélange d’odeurs troublantes l’assaillait. Il laissa son regard se promener sur les étagères garnies de grandes bouteilles. « Teddy ! » appela Lynda. Elle donnait les ordres ici, et elle aimait ça. « On va prendre des irish-coffees. Dans des chopes. Je déteste ces espèces de verres. C’est plutôt calme ici, ce soir. » Le Magicien trouvait que l’ambiance était tout sauf calme. Les boules de billard roulaient et s’entrechoquaient avec des claquements. Sur l’écran de télévision, un homme à la peau malsaine commentait un match sur un ton excité, le tout sur un fond de voix d’hommes qui riaient, juraient et marmonnaient. Le tube cathodique du poste de télé émettait un bourdonnement aigu qui surpassait tous les autres sons ; il s’accordait à la perfection avec la vibration émise par les néons suspendus au-dessus des tables de billard. Ces bruits suraigus percèrent les oreilles et les tempes du Magicien telles de petites vrilles. Et il y avait une troisième sorte de son, qu’il était le seul à entendre. Le danger était partout ici, il hurlait de toutes parts et l’entourait de millions de minuscules aiguilles qui essayaient de percer sa chair pour le prévenir. Un danger, un piège, et il était à découvert. Il n’était qu’un lâche entraîné par une idiote, lui criaient-elles, réclamant son attention en même temps. Son regard erra dans la pièce, essayant de localiser la source de son malaise, mais il ne trouva rien. Juste des gens, les mêmes que ceux parmi lesquels il évoluait tous les jours. Teddy posa des chopes devant eux. « Alors, où est passé Booth ? » demanda-t-il à Lynda sur un ton à la fois chaleureux et taquin. « Pas ici, Dieu merci ! » répliqua-t-elle avec emphase. Une idée traversa l’esprit du Magicien à la vitesse de l’éclair. Une piste de la plus haute importance. Il tenta maladroitement de la rattraper, et il l’avait presque lorsque Lynda lui secoua le bras. « Allez, je veux que tu boives ça. Ça va te faire du bien. Te dégager la poitrine, que tu puisses respirer. Vas-y, mon chou. » Elle montra l’exemple en avalant une gorgée tandis que ses yeux allaient et venaient dans toute la salle. Il se demanda ce qu’elle cherchait. Il prit sa chope. L’arôme du café monta comme une bénédiction. Il l’éleva jusqu’à ses lèvres et avala une gorgée. La crème était sucrée, le café était fort et le mordant du whisky agréable. Il ne s’y attendait pas vraiment. Il reposa sa chope. « Il y a du whisky dans mon café, fit-il remarquer à Lynda. J’espère bien ! Vu ce que ça coûte. Bois. Ça va te réchauffer. » Le Magicien hocha la tête et but. Un noyau de chaleur dont il avait jusque-là ignoré l’existence s’étendit de son ventre au reste de son corps. « Écoute », dit tout à coup Lynda en se levant. « Il faut que je fasse un tour au pipi-room. Reste assis et garde mes affaires. D’accord ? » Le Magicien répondit d’un hochement de tête distrait. Il testait le café, avalant de petites gorgées et essayant de séparer les chocs électriques que lui procurait le whisky du coup de fouet à effet prolongé de la caféine. Il enroula ses deux mains autour de la chope, savourant la chaleur sur ses doigts glacés. Il leva les yeux et se rendit compte que Teddy l’observait, un sourire cruel aux lèvres. L’instant d’après, son sourire ne s’adressa plus au Magicien et se transforma en grimace. Le Magicien entendit Teddy marmonner quelque chose. Intrigué, il suivit son regard. Elle avait l’apparence d’une femme forte entièrement vêtue de noir. Ses cheveux blancs étaient ramassés sur sa nuque en un chignon strict. Son expression était désapprobatrice, ses lèvres pincées au-dessus de son double menton. Elle portait un lourd manteau noir, sans doute le plus beau de sa garde-robe, ainsi que des bottines lacées, noires et strictes. Ses yeux étaient également noirs et perçants. Leur regard plongeait dans celui du Magicien et son double menton trembla d’indignation. Elle fit alors rater son coup à un joueur de billard en passant près de lui pour aller se planter à quelques centimètres du Magicien. Sa voix âpre transperça le fond sonore du bar comme un signal radio aurait traversé un mur de parasites. « Je n’arrive pas à croire que tu es en train de te faire ça à toi-même ! La boisson, comme si le reste ne suffisait pas. Tu es en train de t’empoisonner ! Et nous ? Que va-t-il nous arriver une fois que tu seras tombé ? Il faut que tu te sortes de ce guêpier. — Arrêtez d’ennuyer les clients, madame. Ce n’est pas un endroit pour vous. Vous pourriez avoir des ennuis. Vous feriez mieux de rentrer chez vous. » Teddy était sorti de derrière le bar. Il n’avait pas l’air aussi grand que lorsqu’il servait. Il tenta de prendre le bras de la vieille femme, mais elle se dégagea avec colère. Elle soutint le regard de ceux qui l’observaient et éleva la voix. « L’alcool est un poison. Un poison, rien de plus. On peut le diluer, lui donner du goût, le faire vieillir dans des fûts de chêne, mais c’est quand même du poison. C’est du poison que tu avales à chaque gorgée, et c’est ton corps qui doit se débrouiller avec. Mais ton corps a suffisamment à faire, rien que pour survivre à notre époque, sans que tu aies besoin de l’empoisonner. Certains d’entre nous (son regard transperça le Magicien) sont moins capables que d’autres d’affronter ce poison qu’est l’alcool. Sois un homme. Repose cette abominable boisson et sors d’ici. Reprends ta vie en main ! » Elle avait crié la dernière phrase pendant que Teddy la conduisait vers la porte, se tordant le cou pour lancer son message au Magicien. « Un poison ! » cria-t-elle comme la porte se refermait dans son dos. « Un appât empoisonné à destination des imprudents ! » Il se sentit soulagé après son départ ; pourtant, une sensation de malaise le taraudait à nouveau. Il avait raté un autre indice. Il était sûr d’avoir entraperçu une explication de la nervosité qu’il ressentait depuis son arrivée. La vieille femme n’en avait pas parlé, et il était pourtant convaincu qu’elle avait dit la vérité. Teddy aussi. Il savait qu’il n’aurait pas dû être là. Le Magicien sirota son café en soupesant les pièces du puzzle en sa possession. Mais juste au moment où une image commençait à se former dans son esprit, il sentit le contact d’un corps chaud contre le sien. Lynda était de retour sur le tabouret, derrière lui. « Est-ce que je t’ai manqué ? susurra-t-elle. — Non, répliqua-t-il d’un ton distrait en continuant à siroter sa boisson. — Toi alors ! » Lynda lui donna un petit coup de poing amical et avala une bonne gorgée d’irish-coffee. Son regard voleta vers Teddy, puis revint au Magicien. Ses genoux appuyés contre sa cuisse formaient des points de chaleur. Elle fit la moue et se plaignit d’une voix de gamine : « J’aimerais bien que tu me parles un peu plus. Etre avec toi n’est pas si différent d’être toute seule. Tu te comportes comme si nous n’étions même pas ensemble. Est-ce que j’ai fait quelque chose de mal ? Peut-être que tu préférerais être seul ? » Il l’observa très attentivement. Elle paraissait très différente de la Lynda qui lui avait donné à manger un peu plus tôt. Il se demanda à quelle question il était censé répondre en premier. Il avait complètement oublié comment on menait ce genre de conversation. Ce n’était pas du tout la même chose que de parler à Cassie, à Sylvestre ou à Euripide. Eux, ils avaient des choses à dire, des choses importantes, même s’ils les exprimaient avec des mots d’une trompeuse simplicité. Lynda avait aussi quelque chose à dire, mais elle parlait de tout sauf de ce qu’elle avait à lui communiquer. Son message se perdait dans ses mots et il n’avait pas la moindre idée de ce qu’il devait répondre. Il la regarda par-dessus le rebord de son verre. La chaleur sans cesse renouvelée de la boisson s’écrasait sur les frontières de son corps telles des vagues sur une digue. Pendant quelques secondes, il tenta de trouver son pouvoir et de le concentrer sur elle pour parvenir à comprendre quelle était sa vérité. Mais, alors même qu’il tâtonnait dans son âme en proie à la désolation, il se souvint que la magie avait disparu. Une vague de détresse le submergea. Il avala une gorgée de café pour la combattre. Pas étonnant qu’il n’arrivât pas à trouver quoi dire à Lynda. Il décida de s’en remettre à ses réflexes et passa en revue l’extraordinaire éventail de répliques en sa possession, à la recherche de la plus honnête. Elle n’avait pas cessé de le regarder pendant tout le temps où il était resté silencieux. Teddy ricanait en essuyant un verre. Le visage de Lynda était plus rose que jamais. « J’ai l’impression », dit-il, marchant sur des œufs, « que cet endroit n’est pas ce qu’il y a de meilleur pour nous. » Voilà qui était mieux. Exprimer ses pensées à voix haute lui permettait de les préciser. Quant à Lynda, elle était passée de la colère au ravissement, et elle se penchait vers lui pour entendre le murmure de sa voix. Teddy n’avait plus l’air aussi amusé. « Je ne sais pas vraiment ce qui me gêne, mais ce n’est pas un bon endroit pour nous. » Les paroles de Teddy lui revinrent tout à coup à l’esprit. Il les prononça. « Ce n’est pas un endroit pour une dame comme toi. » Lynda rayonnait en l’écoutant et son sourire était toute douceur et gentillesse. Pendant quelques secondes, le Magicien se sentit très content de lui. Et puis ses paroles lui revinrent comme une douche glacée. Ce n’était pas un endroit pour une dame. Ce bar. C’était un bar pour hommes, où une menace planait constamment dans l’air. Certains hommes y emmenaient sans doute leur maîtresse, mais pas leur femme. Ce n’était pas le genre d’endroit où on pouvait parler tranquillement, partager des pensées ou des silences complices. C’était le genre d’endroit où l’on se montre, où l’on entre en compétition, où l’on échange des défis et des menaces. Un endroit où des hommes dont la société ne voulait pas venaient pousser une balle sur une table, boire et discuter, de la colère et du désespoir dans leurs marmonnements. Et ils venaient aussi se battre, des bagarres courtes et dangereuses. Ce n’était pas vraiment un endroit où emmener un ami auquel on tenait. Alors, pourquoi Lynda l’avait-elle conduit ici ? Et surtout, avec qui était-elle déjà venue ? Il n’y avait pas de réponse à ces questions, juste une solution. Partir. Il se leva, avec l’impression que ses genoux étaient devenus caoutchouteux. La sensation passa, et il prit le bras de Lynda avec fermeté. Il était maintenant convaincu qu’ils étaient en danger ici. Elle l’avait entraîné dans ce lieu, mais elle lui avait aussi donné à manger. Le moins qu’il pouvait faire était de la conduire dans un endroit plus sûr. « Qu’est-ce qu’il y a ? » Elle avait presque une voix de bébé, et sa bouche se gonflait en une petite moue enfantine. Des miettes pour Teddy. « Rien, pour le moment. Mais si tu as envie de t’asseoir pour parler avec moi, nous devons trouver un lieu où je ne me sentirai pas à découvert. J’aime bien avoir un mur dans mon dos. Et quand je suis avec une dame, j’aime me concentrer sur elle, pas me poser des questions sur le type qui est derrière moi avec une queue de billard. » Il s’écouta parler, tout surpris. Il savait donc comment mener ce genre de conversation. Les mots sortaient même trop facilement de sa bouche, il les prononçait avec trop d’aisance pour avoir appris récemment. Il avait l’impression d’avoir répété ses répliques auparavant. Les phrases sortaient de lui presque comme lorsqu’il savait. Presque. « Oui, mais... Laisse-moi finir mon verre d’abord, hein. » Elle s’écarta de lui avec douceur. Il la vit jeter un bref coup d’œil à Teddy. Elle voulait qu’il remarque leur conversation, qu’il voie que le Magicien avait pris le contrôle de la situation et qu’il désirait être seul avec elle. Elle souhaitait que les autres hommes qui se trouvaient dans la salle voient qu’elle était désirable, que cet homme la voulait. Il se dit que c’était une idée à suivre, mais la sensation de danger le cernait de toutes parts, écrasant son esprit et le pressant d’agir. Il toussa, leva son verre et le termina pour s’éclaircir la gorge. La chaleur se répandit à nouveau en lui. « Je crois que nous devrions aller dans un endroit plus calme, plus intime. » Ces derniers mots lui étaient venus avec encore plus de facilité. Surprise, Lynda se tourna vers lui et le toisa. « Oh, je vois. Ne te déshabille pas tout de suite, chéri. La nuit ne fait que commencer, on n’est pas pressés. Et je voudrais finir mon verre. » Elle se pencha et cogna doucement son épaule contre la sienne. Son parfum envahit les narines du Magicien. Elle s’amusait. Pas lui. « Je veux m’en aller d’ici tout de suite, et je veux que tu viennes avec moi, dit-il d’un ton sec. Je pense que ce serait stupide de rester. Tu pourrais être blessée. — Est-ce que tu la menaces ? » Le danger venait de se manifester dans son dos. Le Magicien se retourna et se retrouva nez à nez avec Booth. Le dernier morceau du puzzle se mit en place. Lynda, les joues enflammées, passa sa langue sur ses lèvres. Il comprit alors qu’elle avait eu ce qu’elle voulait. Qu’elle en fût consciente ou pas importait peu. C’était pour cela qu’elle l’avait conduit ici, dans ce bar où aucun homme ne serait venu avec la femme à laquelle il tenait. C’était le bar de Booth, et c’était là que lui l’emmenait. Elle était là pour qu’on la voie avec un autre homme. Pour égratigner un peu plus la fierté de Booth et pour se venger de ce qu’il avait pu lui faire. Parce qu’elle savait que Booth viendrait et que l’idée d’une confrontation l’excitait. « Je ne la menace pas du tout », répondit le Magicien, bien qu’il sût très bien que c’était inutile. Lynda rapprocha son tabouret de lui et passa son bras dans le sien, l’obligeant à rester sur place. Peut-être devinait-elle qu’il avait envie de s’en aller. « Mêle-toi de tes affaires, Booth, jeta-t-elle. — C’est ce que je fais. Ce n’est pas parce que nous ne sommes plus ensemble que j’ai envie qu’il t’arrive du mal. Regarde-moi ce type, Lynda ! Où est-ce que tu l’as trouvé, bon sang ? Et j’ai entendu ce qu’il t’a dit. Ne joue pas les idiotes, ne pars pas avec lui. » Booth parlait comme dans une pièce de théâtre. Le Magicien connaissait la scène par cœur, il l’avait vu jouer dans des milliers de décors différents, mais il n’avait jamais été parmi les personnages principaux. Il tenta un pas vers la sortie, mais Lynda était pendue à son bras. « Va au diable, Booth. J’irai où je veux et avec qui je veux », dit-elle d’une voix claire et qui porta loin, emplissant la salle et interrompant les joueurs de billard. Elle avait un public. « Je ne t’appartiens pas. Plus maintenant. Occupe-toi de tes affaires. Tu n’as pas voulu me traiter correctement quand j’étais avec toi, maintenant, laisse-moi tranquille. Et puis, qu’est-ce qu’il pourrait bien me faire de pire que toi ? Hein, qu’est-ce que tu as à répondre à ça ? » Lynda lui sortait son grand numéro, les lèvres pleines, la poitrine haletante, pour bien lui montrer tout ce qu’il avait rejeté avec tant de négligence. « Chéri. » Elle s’était tournée vers le Magicien et lui avait parlé comme elle l’aurait fait dans l’intimité, pour que Booth voie bien ce dont il était tenu à l’écart. « Emmène-moi hors d’ici. Tu as raison. Allons dans un endroit plus intime. » Elle abaissa à nouveau son regard sur Booth et tira sa dernière flèche avec une précision mortelle en disant d’une voix claire : « Ça faisait longtemps que je n’avais pas été avec un homme qui sait comment on traite une vraie dame. J’avais presque oublié comment c’était. » Teddy le barman s’était rapproché d’eux pendant cet échange. Le Magicien se demanda s’il se préparait à empêcher un esclandre ou à en être juste le témoin. Il y avait une lumière dure dans son regard éteint. Le regard d’un homme qui s’attend à voir une bagarre. Non, il ne l’empêcherait pas. Le Magicien se raidit. « Si tu viens avec moi, c’est maintenant », dit-il à Lynda. Le timbre glacial de sa voix porta plus loin que tous les autres sons de la pièce. Il garda un œil sur Booth tandis qu’il s’éloignait du bar et fut ébahi de constater que Lynda le suivait avec aisance, comme flottant à son bras. Ses deux sacs se trouvaient sur son autre bras. Il comprit alors qu’elle était prête à exécuter cette manœuvre depuis le début, qu’elle avait en fait tout prévu. Tandis que le Magicien marchait vers la porte, elle chevauchait son bras, l’allure aussi royale que la plus grande des souveraines. Le Magicien n’avait même pas besoin de regarder dans son dos pour savoir que Teddy ricanait et que Booth leur jetait un regard mauvais. Il entendit l’impact du poing de Booth sur le bar et vit les têtes qui se tournaient pour les regarder sortir. Ce n’est pas encore terminé, lui souffla une petite voix intérieure, et il sentit l’excitation s’emparer de son corps, comme une vague de plaisir. Et de peur. La femme était petite et brune, elle avait des cheveux très frisés et un nez d’elfe juif. Elle était appuyée contre le mur de l’immeuble au moment où le Magicien et Lynda sortirent dans les rues froides et obscures. « C’est ta dernière chance de faire quelque chose d’intelligent de ta soirée », annonça-t-elle au moment où le Magicien franchit la porte. « Pars en courant, mon vieux. Sinon, tant pis pour toi. Tu peux tout oublier, tu n’es pas à la hauteur et tu vas tout perdre. C’est ta dernière chance. » Elle repoussa le mur de l’épaule et disparut dans la nuit. Lynda boutonnait son manteau. Si elle avait vu ou entendu la femme, elle ne le montra pas. Dans le noir, elle lança un sourire au Magicien. « Eh bien, où veux-tu qu’on aille à présent ? » Il y avait une nuance de défi dans son sourire. Savait-elle ce qui les attendait aussi clairement que lui ? « À toi de choisir », dit-il en lui jetant un sourire de prédateur. Il se demanda si ses dents luisaient dans le noir. C’était le moment qu’il préférait. L’attente. Ses jambes n’étaient plus molles, au contraire, elles avaient retrouvé une souplesse toute familière. Ses cinq sens étaient en alerte et il avait l’impression d’être plus vivant qu’il ne pouvait le supporter. Comme au bon vieux temps, murmura une voix imprégnée de grisaille. Il était prêt à en découdre, et cela se sentait, comme si des étincelles agressives avaient jailli de lui dans l’obscurité. « Guide-moi », ordonna-t-il. Il lâcha le bras d’une Lynda plus qu’intriguée et la poussa un peu pour l’inciter à se remettre en route. Elle allait se retrouver en première ligne, mais cela n’inquiétait pas le Magicien. Il savait que l’attaque viendrait de l’arrière. Il avança d’un pas nonchalant et décontracté dans la froideur de la nuit. Il attendait. Après avoir jeté un coup d’œil hésitant derrière elle, Lynda ouvrit la marche. Le Magicien la suivit, humant les effluves de son parfum, tendant l’oreille vers l’inévitable. Booth était doué. Il ne pouvait que le reconnaître. A la place du Magicien, n’importe qui d’autre aurait été surpris lorsque la main de Booth s’abattit sur son épaule, l’obligeant à faire demi-tour. Tout autre que lui aurait été rebondir sur le mur et aurait été déséquilibré, puis se serait débattu pour se remettre debout tandis que Booth le plaquait contre le mur et commençait à se moquer de lui. C’était ce qu’il avait prévu. Mais lorsque la main fit faire demi-tour au Magicien, celui-ci accompagna le geste. Il ne tomba pas sur le côté, mais exécuta un cercle serré et utilisa le mouvement que Booth lui avait imprimé pour planter ses pieds en plein milieu de son ventre. Booth se plia en deux et son visage heurta le genou du Magicien au moment où il se levait à la rencontre de son nez. Le Magicien le saisit par les oreilles et le propulsa avec brutalité contre le mur de l’immeuble. Comme Booth commençait à glisser le long des briques, le Magicien lui balança un coup de pied au genou. Il manquait d’entraînement, car il n’entendit pas l’articulation claquer avec netteté. Tout s’était d’ailleurs déroulé dans un silence presque complet. Le premier coup porté par le Magicien avait coupé le souffle de Booth, et il avait réagi aux autres par des grognements porcins, entrecoupés de sifflements à chaque inspiration. Quelques secondes à peine s’étaient écoulées. Booth gisait maintenant à terre et le Magicien le dominait de toute sa taille, attendant qu’il esquisse un mouvement ou émette un bruit. Ce fut un bruit. Celui d’un homme qui n’a pas l’habitude des larmes mais qui pleure de douleur. Booth ne s’était pas attendu à avoir mal. De manière générale, il ne s’attendait pas à souffrir, ni à payer pour s’amuser. Le Magicien l’avait senti le jauger dans le bar. Booth n’avait pas regardé au-delà des apparences. Il s’était arrêté à sa silhouette décharnée et à ses manières timides. Il en avait conclu que sa cible était craintive et maigrichonne. Il aurait dû regarder mes yeux, songea le Magicien avec satisfaction. La prochaine fois, il y réfléchira à deux fois. Pensée dérangeante. Ne valait-il pas mieux s’assurer qu’il n’y aurait pas de prochaine fois ? Il ne connaissait pas d’erreur plus stupide que celle qui consistait à blesser un ennemi et à le laisser guérir en ruminant sa vengeance. La prochaine fois que Booth en aurait après le Magicien, il serait mieux préparé. Il serait en possession d’un couteau ou d’un petit calibre, histoire de mettre la chance de son côté. Autant se débarrasser tout de suite de cette prochaine fois. Le Magicien examina les alentours à la recherche d’une méthode d’action silencieuse et rapide. Lynda était debout à côté de lui telle une biche aux abois, les yeux exorbités. Aucune lueur de désapprobation dans son regard. Et si j‘avais perdu ? lui demanda-t-il silencieusement. Il sentait l’odeur de son excitation et de sa peur. Tout cela s’était déroulé si vite pour elle et pour Booth, et si lentement pour lui. Il prit une profonde inspiration et banda ses muscles pour le grand final. « Didi mau ! » Une petite ombre gracile, plus noire que la nuit, passa en courant entre lui et Booth en poussant un cri d’alerte qu’il connaissait bien. Les réflexes du Magicien entrèrent aussitôt en action. Il saisit le haut du bras de Lynda et l’entraîna avec lui, la soulevant presque de terre pour qu’elle puisse calquer son pas sur celui de ses longues jambes. Elle se mit à trottiner à ses côtés sans poser de question. Ils fuirent sur deux pâtés de maisons avant qu’il ne l’arrête d’une secousse. Il passa vivement son bras autour de ses épaules et ils firent mine de se promener. Ils ne parlaient pas. Lynda ne cessait de jeter des regards tout autour d’eux. Le Magicien voyait le blanc des yeux. La voiture de la patrouille de police tourna au coin d’une rue pendant qu’ils attendaient pour traverser le carrefour. Puis elle tourna à gauche, dans la direction d’où ils venaient. Le Magicien l’observa du coin de l’œil, la vit dépasser l’homme recroquevillé sur le trottoir, puis revenir. Ils lui avaient volé sa proie cette fois-ci, mais la prochaine... « Entrons là. » La voix de Lynda tremblait. De peur ? Non. De jubilation contenue. A peine avaient-ils passé la porte du Maudie’s Corner qu’elle fut prise de hoquets. Une cascade de rires haut perchés lui échappa. Elle plaqua sa main sur sa bouche pour l’arrêter, mais ses yeux dansaient dès qu’ils se posaient sur le Magicien. Il rencontra son regard mais ne lui adressa pas un seul sourire tandis qu’il se frayait un chemin jusqu’au bar. L’entrée était très étroite. À sa gauche, contre les fenêtres, se trouvaient de petites tables pour deux. Une seule personne pouvait marcher entre les tables et la rangée de tabourets alignés devant un long comptoir rouge. C’était un endroit bruyant, à la clientèle essentiellement masculine. Un poste de télé braillait dans un coin, accompagné des cliquètements d’un flipper Eight Ball coincé contre un distributeur de cigarettes. Derrière le bar, le mur était décoré de photos encadrées d’équipes de sport, surtout de base-ball. Le Magicien fut aussitôt convaincu qu’il s’agissait là d’un des bars préférés de Booth. Il ne serait pas là ce soir. Cet endroit était aussi sûr qu’un autre pour se planquer jusqu’à ce que les flics en aient terminé avec leur voie de fait. Il trouva une table placée contre un mur, un jeu de cribbage y était dessiné. Il fit asseoir Lynda d’un geste et s’installa en face d’elle. Même dans l’ambiance mal éclairée de la taverne, elle rayonnait d’excitation. Les hommes la regardaient, le regardaient, puis se détournaient. Elle frissonna, se pencha en avant et posa ses mains sur les siennes. « Je n’avais jamais vu ça de ma vie. Jamais ! Ou alors à la télé, mais jamais comme ça, en vrai. Tu sais, quand Booth me tapait dessus, tu ne peux pas imaginer le nombre de fois où j’ai pu rêver de lui faire comprendre ce que c’était. Ce soir, il a pigé. Bon Dieu, il a sacrément bien pigé, oui. » Les mains de Lynda enserrèrent celles du Magicien. Il sentit ses ongles s’enfoncer dans sa chair. Elle relâcha sa pression, farfouilla dans son sac et abattit un billet de cinq dollars sur la table. « Commande-nous à boire, chéri. Il faut que j’aille à nouveau au pipi-room. » Elle réprima un nouveau petit frisson. Le Magicien resta assis en silence, les yeux levés vers elle. Elle se leva, se rapprocha de lui, prit son visage dans ses mains et inclina sa tête en arrière. Leurs regards se rencontrèrent. « Tu es vraiment spécial comme type. Mais je veux que tu saches que tu n’étais pas obligé de faire ça pour moi. Je n’attendais pas de toi que tu me protèges de cette façon. Personne ne l’a jamais fait avant. — Je ne l’ai pas fait pour toi », dit-il de sa douce voix rauque. Une interrogation naquit dans le regard de Lynda. « Je l’ai fait parce que j’en avais envie. Parce que c’était bon. » Les mains de Lynda se réchauffèrent. Elle se pencha vers lui et écrasa sa bouche sur la sienne. « Tu es un drôle de type, hein ? Surtout ne t’en va pas. Je reviens. » Ses lèvres étaient froides. Il frissonna, et le frisson se transforma en tremblement comme elle s’éloignait. Une vague de chaleur suivit et il toussa par deux fois, douloureusement. Il secoua la tête avec l’impression de s’étouffer, comme si son cerveau avait été enveloppé dans un voile gris. Lorsqu’il ouvrit les yeux, sa vision s’éclaircit et plus rien ne le protégea de la réalité. Il avait mal au ventre et aux côtes à force de tousser. Il se frotta les mains et la douleur dans ses articulations se rappela à lui, telle une vieille maladie familière. Il ferma les yeux et vit Booth tomber sur le trottoir. Il les rouvrit aussitôt, mais le bruit des chopes qu’on posait sur le bar ressemblait à celui qu’avait fait son genou en rencontrant le nez de Booth. Un vertige le saisit. Il se leva et jaillit de sa place, passant devant deux hommes qui entraient par la petite porte. Ils se séparèrent pour le laisser passer. Il aperçut le clignotement régulier du gyrophare de l’ambulance au bas de la rue. Il s’appuya contre le mur de l’immeuble et inhala de douloureuses goulées d’air froid. « Je dois rentrer chez moi », dit-il à voix haute. Une voix d’homme malade. Il fourra ses mains dans ses poches et raidit les bras pour garder le dos droit. Il n’avait qu’une envie : se rouler en boule autour de ce qui lui faisait mal et rester allongé jusqu’à ce que ça passe. Mais il ne pouvait pas. Il n’avait pas le droit de se reposer avant d’être rentré chez lui. L’alcool lui avait fait monter le sang au visage, et il n’arrivait pas à se souvenir de ce qu’il avait fait de sa journée. Il tenta de se repérer dans le temps. Sa visite à la cathédrale lui semblait avoir eu lieu des mois auparavant. Les incidents qui l’avaient précédée remontaient à l’antiquité. La magie ne l’avait-elle vraiment abandonné que ce matin ? Et pourquoi ? Les questions tourbillonnaient dans son cerveau sans qu’il puisse en saisir une seule. Il n’avait jamais supporté l’alcool. Il n’aurait jamais dû y toucher. Cassie avait raison : c’était du poison. « Je me suis empoisonné moi-même », marmonna-t-il avec tristesse. Il tituba jusqu’au coin d’un trottoir qui semblait s’étirer à l’infini. « Cette femme, c’était Cassie », admit-il lorsqu’il parvint en chancelant au bord du caniveau. « Et je le savais. Sans le savoir. Je jure que je ne l’ai pas reconnue. » De minces volutes de brouillard s’étiraient dans les rues. Il se frotta les yeux pour s’en débarrasser, mais elles flottaient devant lui tels des lambeaux de rideaux déchirés, teintant de gris tout ce qu’il voyait. Les écharpes de brume s’ouvraient et se refermaient devant lui, lui susurrant à l’oreille des moqueries inaudibles. Plus qu‘un demi-pâté de maisons, se dit-il en se forçant à avancer en titubant. Une fois dans South Jackson, il tourna dans sa rue. Le brouillard s’y était accumulé, comme par défi. Il y plongea et s’écrasa sur les ordures de Wee Bit O‘Ireland, le magasin de produits irlandais, puis rebondit sur les poubelles de Great Winds Kite Shop, la boutique de cerf-volant. Le mur de briques le reçut avec rudesse. Au-dessus de lui, l’escalier de secours projetait une ombre épaisse. Il leva la tête et sauta sur place pour tester les muscles de ses jambes. Partis de son estomac, vertige et nausée l’envahirent. Le Magicien inspira plus profondément. « Tu es capable de faire tout ce que tu dois faire », se rappela-t-il avec sévérité. Il plia bien les genoux et ignora les signaux douloureux que lui envoyait son corps. Il se concentra uniquement sur le saut  – et sauta. Ses mains s’agrippèrent au vieux tuyau comme des serres. La rouille pénétra dans ses paumes. Il appuya son pied sur les briques et poussa vers le haut. Mais ses genoux se dérobaient à nouveau et les muscles de ses bras se comportaient comme des cordes détendues. Il tira sur ses bras pour tenter de se hisser plus près de l’escalier de secours. Il appuya de nouveau sur son pied et donna une impulsion qui lui permit de lâcher le tuyau et de saisir le bord de l’escalier. Ses mains s’y agrippèrent. A présent, il se balançait au bout de l’escalier. Il connaissait l’étape suivante : il avait accompli tous ces gestes un bon millier de fois. Il devait se hisser jusqu’au bord du palier de l’escalier de secours et glisser dessus, comme un serpent. Au lieu de quoi, il pendouillait telle une chemise sur une corde à linge. Le métal noir et froid s’enfonçait dans ses mains. Il avait l’impression que ses paumes allaient se détacher des muscles et des os qui se trouvaient dessous. Il tenait tout de même bon, ravalant la douleur, mais il était incapable d’effectuer la traction puissante et rapide qui l’amènerait en un seul mouvement au bord de l’escalier. Aussi commença-t-il le long travail musculaire destiné à faire peu à peu monter tout le poids de son corps. Les tendons de ses épaules craquèrent. Juste un petit peu plus haut, se dit-il, se refusant à relâcher sa respiration. Un tout petit peu plus haut. À l’instant même où il comprit qu’il allait devoir se laisser tomber sur le trottoir, il sentit deux mains saisir fermement ses chevilles. Et avant qu’il puisse s’en débarrasser à coups de pied, elles poussèrent sur ses jambes raidies, le propulsant sur le bord du palier. Il se traîna dessus et resta allongé, haletant, les yeux fermés. Des vagues de couleurs pastel roulaient sous ses paupières, son cœur cognait si fort contre ses côtes qu’il ne savait plus comment faire pour le calmer. Il dut laisser ses battements s’apaiser d’eux-mêmes tandis que l’air froid de la nuit asséchait son visage en sueur. « Eh ! » La voix venait d’en dessous. « Quand est-ce que tu m’aides à monter ? » Chapitre 10 Le Magicien roula sur le côté pendant qu’elle grimpait sur l’escalier. Le vieux palier gémit sous ce poids supplémentaire et inhabituel. Il s’assit lentement pour la regarder. L’escalade avait démêlé ses cheveux, mais, à ce détail près, elle semblait remarquablement sereine. Elle avait grimpé le long du mur sans son aide. Et, à présent, elle lissait ses cheveux en arrière en lui adressant un sourire plein de défi et de malice. « Tu vois ? Ce n’est pas si facile de se débarrasser de moi. J’aurais dû me douter de quelque chose quand je t’ai laissé seul. Pourquoi m’as-tu laissé tomber ? — Je ne me sens pas bien. » Le Magicien n’avait pas envie de parler, ni de la voir ici. Il n’avait envie que d’une seule et unique chose : se traîner dans un coin tranquille et se rouler en boule autour du vide qu’il ressentait au plus profond de lui. Le désastre était tel qu’il ne pouvait en mesurer l’étendue. Si seulement elle avait pu partir, il aurait pu s’allonger et appréhender à quel point tout cela était affreux. Presque courbé en deux, il entreprit de gravir l’escalier de métal. Il entendit Lynda qui le suivait. Tant pis. Il ne pouvait pas l’en empêcher. Il élargit l’ouverture de sa fenêtre en silence et entra dans l’immeuble en se tortillant. Il faisait sombre, mais pas au point qu’il ne puisse pas voir son itinéraire familier sinuer entre les piles de cartons entreposés dans la pièce. Il tâtonna jusqu’à la porte de son repaire. Les pigeons qui y nichaient firent froufrouter leurs plumes quand il franchit le seuil, mais ils se calmèrent aussitôt. Derrière lui, Lynda avait accroché son manteau au rebord de la fenêtre. Elle marmottait des insultes en tirant dessus, mais il n’avait pas l’énergie de la faire taire. Il atteignit son lit en quatre pas et s’y laissa tomber. Il se déshabillerait plus tard. Il ramena lentement ses genoux sur sa poitrine et tenta de se détendre. Il avait atrocement froid aux pieds, mais ses doigts étaient trop gourds pour délacer ses bottes. Autant rester tranquille un moment. Il entendit un miaulement interrogateur. Thomas le Noir était roulé en boule sur l’oreiller, juste à côté de sa tête. Il avait failli se coucher sur lui dans le noir ; le matou n’était pas très content de sa négligence. Pour s’excuser, le Magicien posa la main sur sa fourrure sombre et humide. Thomas émit un grognement de douleur et se rapprocha avec précaution du corps chaud du Magicien. Il sentait la laine mouillée et le sang coagulé. Ils se serrèrent l’un contre l’autre et partagèrent leur détresse. « Bon sang de bonsoir ! » La silhouette de Lynda faisait écran à la faible lueur qui arrivait par la porte. Elle paraissait la remplir, dominant la pièce. Le Magicien se recroquevilla un peu plus dans son lit. « Mon Dieu ! » poursuivit-elle. « Je n’aurais jamais imaginé ça. Qu’est-ce que c’est que cette odeur ? » Elle tâtonna jusqu’à la porte et appuya sur l’interrupteur. Rien ne se produisit. Elle le fit aller et venir plusieurs fois et entreprit de fouiller son sac à main. Thomas le Noir gronda doucement après cette intruse. Les pigeons se serrèrent les uns contre les autres sur leurs étagères et échangèrent des roucoulements inquiets. Le Magicien était étendu, immobile. Il se faisait tout petit en espérant qu’elle allait s’en aller, que tout cela n’était qu’un mauvais rêve. C’est alors qu’elle les foudroya tous avec la flamme de son briquet. Le Magicien roula sur ses genoux sans écouter les élancements douloureux et la nausée qui parcoururent son corps. « Éteins-moi ça ! siffla-t-il. On va nous voir ! — Ici ? À cette hauteur ? » se moqua Lynda, mais à voix basse et en réduisant la flamme. « Dis donc, tu n’as pas de bougie ou autre chose ? Je n’y vois rien du tout ici. — Assieds-toi et tais-toi ! — Où ça ? » demanda-t-elle. Il fit un geste furieux et elle traversa la pièce jusqu’à son matelas en tâtonnant et en faisant résonner ses talons. Elle s’assit en reniflant de dégoût et laissa le briquet s’éteindre. Le Magicien se déplaça avec précaution dans l’obscurité. Il trouva sa bougie et son bougeoir et les posa sur le sol. Il se glissa jusqu’à sa fenêtre d’entrée pour remettre en place le morceau de contreplaqué, puis jusqu’à sa deuxième fenêtre pour s’assurer que la couverture était bien tendue. Il revint ensuite en silence vers la bougie et s’agenouilla devant elle. Il débuta alors le lent travail de concentration qui consistait à détourner peu à peu son attention de son corps douloureux et de son esprit torturé pour la fixer sur l’idée d’une flamme. Il serra les mains pour les empêcher de trembler et ralentit sa respiration de manière à diminuer les exigences de son corps. La flamme. Il la voyait. Il sentait sa présence, son odeur et sa chaleur. Elle arrivait, elle allait fleurir à l’extrémité de la mèche, une flamme orange et jaune, parfaite. Il y eut un cliquetis et un sifflement, et elle se matérialisa, aveuglante. Une nouvelle vague de douleur s’écrasa sous son crâne. La bougie s’enflamma et Lynda recula en ôtant son pouce de la molette de son briquet. Il la vit le ranger dans son sac à main à la lueur de la petite flamme. L’éblouissante flamme de Lynda. La sienne était toujours dans son esprit, bien précise. Et sans nulle part où aller. C’était peut-être la dernière bribe de pouvoir qui lui restait. Elle s’effondra peu à peu en lui, tomba comme cendres dans l’enfer de son âme. Il s’assit sur ses genoux et cligna des paupières pour chasser les papillons noirs qui dansaient devant ses yeux. Thomas le Noir vint lui poser une question. Mrrrou ? Le Magicien posa la main sur sa fourrure rêche, sentit les côtes sous les épaisseurs de chair et de muscles. Percevoir la vie qui palpitait si fort dans ce petit corps délabré avait quelque chose de réconfortant. Lynda se pencha pour prendre la bougie. Lentement, elle se promena avec dans sa petite chambre. « Bon sang. » Quelques pas de plus. « Mon Dieu ! » Elle se pencha pour examiner ses étagères improvisées et sa petite bibliothèque. « J’y crois pas, c’est pas possible. » Elle s’arrêta devant la caisse et inspecta ses maigres réserves de nourriture. Puis elle se leva et revint lentement vers lui, toujours sans cesser de s’exclamer. « J’en reviens pas, vraiment. Je n’aurais jamais cru que quelqu’un puisse vivre comme ça. Je veux dire  – j’ai déjà vu des clochards dormir sous les échangeurs d’autoroute et des gens vivre sous les ponts, mais jamais comme ça. C’est pas croyable ! » Le ton de sa voix lui indiqua qu’elle n’admirait pas son ingéniosité, mais qu’elle critiquait au contraire son insuccès. Il cligna des yeux et examina sa cachette. Elle n’avait jamais eu l’air aussi minable. Le matelas et les couvertures où il se trouvait sentaient l’humidité. Il y avait des traces de moisi sur le dos de ses livres et des fientes de pigeon un peu partout sur le sol. Il ne les avait jamais remarquées auparavant. Les coins du carton qui lui servait d’armoire s’étaient ramollis et affaissés. Même Thomas le Noir avait l’air d’une vieille peluche mal en point. Comme Lynda se laissait tomber à côté de lui sur le matelas, le chat gronda, en guise d’avertissement. Il ne l’aimait pas. Le Magicien posa une main apaisante sur lui, mais les muscles contractés de l’animal ne se relâchèrent pas. Thomas braqua ses grands yeux jaunes sur Lynda et lui souhaita tout le mal que pouvait concevoir sa petite âme poilue. Ce fut un choc pour le Magicien. « Pauvre petit ! » dit Lynda, compatissante. Le chat aplatit ses oreilles en arrière. « C’est ton minet ? — Non. » Thomas le Noir n’appartenait qu’à lui-même. Le Magicien accentua légèrement la pression de sa main pour l’empêcher de bouger. « Je n’avouerais pas non plus qu’il est à moi. Quel horrible animal. Et en plus il ne sent pas bon. Comment il s’appelle ? — Il a perdu une patte dans un accident il y a quelques jours », tenta d’esquiver le Magicien. En entendant parler de son nom, Thomas le Noir avait étendu une patte de devant sur sa cuisse et enfoncé ses griffes. Pas question d’échanger des patronymes avec cette intruse. « Comment tu t’appelles, minou ? » insista Lynda en tendant le bras devant le Magicien pour toucher le chat. Il arrêta vivement sa main et la tint éloignée du félin avec fermeté. Thomas le Noir se tortilla sous sa poigne et boita avec dégoût jusqu’à l’entrée sombre de l’autre chambre. « Appelle-le Tripode », suggéra le Magicien, non sans cruauté. Si Thomas pouvait être impoli, lui aussi. Lynda continua à regarder en direction du chat à trois pattes, comme paralysée par l’horreur, puis se mit à glousser. Le Magicien émit un rire rouillé. Ça n’allait pas si mal, en fait. Il se demanda pourquoi il n’avait jamais admis personne dans sa cachette. Même Cassie n’était jamais venue ici. Cassie. Son nom agit tel un talisman destiné à combattre les fragments du monde réel que Lynda avait apportés avec elle. Lorsqu’il l’entendit, tout le corps du Magicien se raidit sous son influence. Il lâcha la main de la jeune femme et prit son visage gonflé et desséché dans ses mains froides. L’horreur absolue de cette journée le submergea. Il avait enfreint les règles et perdu ses pouvoirs, il était malade, il était saoul, son repaire avait été envahi et il était sans défense. Il appuya ses doigts glacés sur ses tempes. Il aurait voulu avoir un garrot pour en entourer sa tête et le serrer, serrer, serrer jusqu’à ce que la souffrance s’en aille. Sa tête était si pleine de douleur qu’elle menaçait de fendre les os de son crâne et de couler sur son visage comme du sang. « Tu as mal au crâne, chéri ? » demanda Lynda, pleine de sollicitude. Et elle recommença à fouiller dans le puits sans fond de son sac à main. Malgré la douleur, le Magicien fut tenté de lui demander quelque chose d’extraordinaire  – un sandwich au jambon ? — Juste pour voir ce qu’elle pouvait en sortir. « Je crois que j’ai du Tylenol ou de la Bufferine, ou je ne sais quoi. Bon sang, non, je l’ai laissé au boulot, dans les toilettes. Tu as quelque chose dans le coin ? » Le Magicien secoua la tête en silence, désespéré. Ce n’était pas le genre de douleur que l’on pouvait chasser à coups de comprimés. On pouvait en prendre assez pour se tuer sans pour autant atteindre la douleur. Lynda s’était levée, la bougie à la main, et se promenait dans la pièce. Elle s’arrêta devant sa caisse à provisions et déplaça un à un tous les objets qui s’y trouvaient jusqu’à ce qu’elle soit sûre qu’elle ne contenait que de la nourriture. Puis elle poursuivit sa promenade. L’éclat de sa bougie obligea le Magicien à fermer les yeux. Ses flammes à lui avaient toujours été d’un jaune très doux, et avait toujours laissé une bonne partie de la pièce dans une bienheureuse obscurité. Celles de Lynda émettaient une lueur blanche et crue qui révélait chaque recoin, chaque mouton de poussière, chaque toile d’araignée, chaque crotte de souris. Elle fouillait les lieux avec aussi peu de pitié qu’une fusée éclairante. Le Magicien eut tout à coup peur que la lumière de cette bougie le trouve. Il ouvrit les yeux et se leva, ignorant le cri d’avertissement qui résonna sous son crâne. Trop tard. La scène devait demeurer inscrite à jamais dans sa mémoire, comme une illustration en couleur dans un vieux livre. La lueur de la bougie entourait la silhouette de Lynda d’un limbe doré qui se détachait de l’obscurité tapie devant elle. Elle s’était agenouillée devant la gueule ouverte du placard, les mains croisées sur sa poitrine, la bouche entrouverte, l’air terriblement intéressé. Le couvercle de la cantine était grand ouvert devant elle. Le cœur du Magicien cessa de battre. La douleur qui palpitait contre ses tempes devint un grondement, comme si du vent soufflait en tempête dans ses oreilles. Il s’attendit à sentir l’air souffler sur son visage, à ce qu’un torrent de poussières, de saletés et de morceaux de feuilles s’abatte sur lui. Il tomba accroupi sur son matelas. La voix de Lynda pénétra au fond de sa détresse. « C’est à toi, ça ? » La question sans réponse. Tout ce qu’il avait pu savoir sur cette cantine lui était devenu inaccessible, s’était évanoui avec son pouvoir. Il s’entendit détourner la conversation. « C’est dans ma chambre, non ? » Il avait compris qu’elle ne cherchait pas d’aspirine. Elle commença à sortir des objets de la cantine et à les poser sur le sol. La grande enveloppe en papier kraft lui parut presque neuve, jusqu’à ce qu’il remarque une tache de moisissure dans un coin. « États de service. Mitchell Ignace Reilly. Ignace ? » Elle leva un sourcil plein de pitié. « Pas étonnant que tu n’aies pas voulu me dire ton nom. Ignace ! Comment est-ce qu’on peut coller un nom pareil à un bébé ? Mais Mitchell n’est pas si mal que ça. Est-ce qu’on t’appelle Mitch ? — Non. » Il nia avec fermeté, mais Lynda ne l’écoutait pas. L’espace d’un instant, il crut avoir entendu le rire mauvais de la chose grise, de l’autre côté de la fenêtre, mais ce n’était que la pluie qui tambourinait sur les vitres. C’était une averse de grosses gouttes rapides qui les faisaient trembler dans leur chambranle. Lynda ignora sa dénégation. Elle ouvrait déjà l’enveloppe et regardait à l’intérieur. « Elle est vide », bouda-t-elle, la posant sur le sol. Elle posa dessus deux T-shirts kaki dont on avait découpé les manches. Leur vision remplit le Magicien d’un dégoût sans nom. Puis vint une pile de livres de poche, dont les couvertures de couleurs vives avaient pâli à force de frotter les unes contre les autres dans la cantine ; puis une poignée de photos dans un sac plastique pour sandwiches. Lynda les sortit avec autant de détachement que si elles lui avaient appartenu. Les vieux polaroïds étaient collés les uns aux autres. Même de là où il se trouvait, assis sur son matelas, il pouvait voir leurs coins cornés. « Qui est-ce ? demanda-t-elle en les triant. — Je ne sais pas. » Comment pouvait-il savoir ? Il ne les voyait pas. Ce pouvait être les photos de n’importe qui, ou de n’importe quoi. Absolument n‘importe quoi, se dit-il avec fermeté. « Joli bébé. C’est le tien ? — Je ne sais pas. — Qui est la fille à bicyclette ? — Je ne sais pas. — Une femme de type oriental qui tient un pack de bières ? — Je ne sais pas. — Tu ne sais vraiment pas grand-chose, hein ? » le taquina gentiment Lynda. Elle posa les photos sur la pile. Une paire de sandales aux semelles noires les y rejoignit. « Qu’est-ce qu’il y a là-dedans ? » Lynda tenait une boîte métallique fermée à clef. Le Magicien regarda cette boîte grise et plate, avec son trou de serrure énigmatique. Lynda la secoua dans sa direction et quelque chose glissa à l’intérieur en murmurant d’innommables secrets. « Pas de l’aspirine, dit le Magicien, laconique. — Oh ! Je vois. Toutes mes excuses ! » Et elle éclata de rire, comme à une blague qu’il n’aurait pas comprise et posa la boîte sur la pile déjà constituée. L’objet vacilla et finit par glisser au sol, tel un ivrogne. Le Magicien la fixa, s’attendant à demi à ce qu’elle détale dans l’obscurité comme un insecte, mais elle ne bougea pas. « Et ça ? Ça a l’air immonde ! Qu’est-ce que c’est ? » Lynda tendait l’objet à bout de bras pour qu’il puisse l’examiner. La lueur vive de la bougie l’éclairait de son implacable lumière blanche. Un gros morceau de ficelle où quelque chose était attaché. Un objet petit, marron et fripé. Au loin, quelqu’un poussa un cri. « C’est la patte du chat », dut admettre le Magicien sur un ton pathétique. Lynda poussa un petit cri perçant et la laissa tomber. Puis elle lui jeta un regard soupçonneux, prit la bougie et se pencha pour examiner l’objet de plus près. « Non ! s’exclama-t-elle, indignée. Ça n’a pas de fourrure, c’est plat et ratatiné. Ce n’est pas une patte de chat. — Si », insista le Magicien. Il savait que c’était vrai. Elle l’ignora et se replongea dans le contenu de la cantine. « Eh, regarde-moi ça ! Ce n’est pas de l’aspirine, mais c’est presque tout comme. Un peu vieux, quand même. Peut-être que ce n’est plus bon. Bon Dieu ! T’as vu ces têtes ? Pas une branche ou une graine. Tu as des feuilles ? » Le Magicien la regarda sans comprendre. Elle tenait un sachet plastique plein. Elle le secoua dans sa direction et le contenu fit un bruit de crécelle, comme les fétiches d’un chaman. « Du papier à rouler », demanda-t-elle à nouveau, une ombre d’agacement dans la voix. « Bon sang, ce que c’est dur de te faire la conversation ! Tu ne dis jamais rien. Attends. Juste une seconde. Voilà la pipe, dans un coin sombre. Super, on a tout ce qu’il nous faut, à présent. » Elle plongea le bras dans la cantine et en sortit une drôle de petite pipe sculptée. Elle était en ivoire, d’un orange sale  – la couleur de vieux os reposant sur de la terre rouge. Le petit visage sculpté sur le fourneau avait une barbiche et de petits yeux chafouins. Le Magicien avait déjà vu ce visage quelque part. Dans un sale endroit. Lynda tassait l’herbe avec soin dans le fourneau de la pipe. Elle l’avait introduite en entier dans le sac pour ne pas perdre une miette. Son enthousiasme avait quelque chose de puéril, ainsi que les petits coups d’œil en coin qu’elle jetait au Magicien. Il se sentait extrêmement mal à l’aise. Menacé. Elle traversa la pièce pour le rejoindre, et chaque muscle de son corps se tendit. Lynda s’accroupit, puis se laissa tomber sur le mince matelas, à côté de lui. Sa cuisse réchauffa celle du Magicien. Son parfum était plus fort que l’odeur de chat effrayé et de sueur. La présence de Lynda rendait cette chambre moins familière. Le briquet de la serveuse s’alluma une troisième fois, éblouissant le Magicien. Elle inclina la flamme vers le fourneau. Lorsqu’elle aspira, les braises rougeoyèrent dans le petit récipient. Elle retint sa respiration, puis souffla une bouffée de fumée grise qui s’enroula autour d’eux comme de l’encens. Le Magicien revit la cathédrale, avec ses voûtes et ses grandes idées. L’homme de la pipe lui adressa un clin d’œil. « Elle est bonne », lui murmura Lynda à l’oreille. Elle poussa un soupir, presque un gémissement. « Ça faisait une éternité que je n’avais pas fait ça. A toi, chéri. » Elle lui tendit la pipe. Il n’esquissa pas l’ombre d’un geste pour la prendre. Elle la secoua avec impatience. « Dépêche-toi, ça va s’éteindre. » Et elle plaça le tuyau entre ses lèvres et plongea ses yeux dans les siens. Les siens brillaient dans la pièce mal éclairée. Ils étaient immenses et lumineux, et tournaient tels des moulins à vent de fête foraine tandis qu’elle plongeait son regard dans les profondeurs de son âme. Une petite sonnette d’alarme retentit au fond de son esprit, mais il ne l’écouta pas. Il s’étouffa et se mit à tousser. Une fumée âcre s’écoula de ses narines et de ses lèvres. Ravie, Lynda se mit à rire et aggrava le problème en lui tapant dans le dos. Les murs de la pièce s’écartèrent et disparurent dans l’obscurité, puis revinrent se serrer autour de lui. Il suivit leurs lents déplacements du regard. Les pigeons l’observaient. Leurs petits yeux ronds luisaient dans l’obscurité et passaient successivement de l’orange au doré et au noir, au gré des mouvements de la flamme. Son troupeau. Leurs becs étaient enfoncés dans les plumes de leur jabot, leurs ailes étaient lissées avec soin. On aurait dit qu’ils prenaient garde de ne rien laisser exprimer à leurs petits yeux ronds. Ce n’était pas eux qui le condamneraient. Son regard revint lentement à Lynda. Elle soufflait par la bouche, sa respiration et la fumée se condensant dans l’air froid de la pièce. Elle s’appuya lourdement sur lui avec un rire de gorge qui ressemblait au roucoulement d’un gros pigeon gris. Il observa son visage, sa peau fine, les petits poils bien séparés les uns des autres de ses sourcils soigneusement épilés, les petits plis de ses lèvres où son rouge à lèvres s’accumulait, et où la couleur était la plus vive. Elle lui tendit la pipe. Il la regarda à travers un pâle et mince rideau de fumée grise. Une bourrasque soudaine secoua ses fenêtres, la pluie tambourina sur la vitre et souleva la couverture. « Non. » Il sentit comme une main froide se poser sur sa nuque. Il venait de comprendre que Booth n’était pour rien dans tout cela. Cette femme ridicule, qui parlait tant qu’elle remarquait à peine ses silences, cette espèce de nénette stupide, avec ses faux problèmes et ses calculs mesquins... C’était d’elle que venait le danger. Serait-elle restée si Booth l’avait dérouillée, serait-elle partie avec le vainqueur ? Il ne savait pas. Pire, elle ne le savait probablement pas elle-même. Elle avait organisé tout ce qui s’était passé au cours de cette soirée. Il s’était contenté de suivre ses suggestions comme un canoë suit le courant. Maintenant, il entendait le murmure ricanant des rapides, en aval de la rivière. Elle allait le réduire en miettes d’un sourire. Il s’écarta d’elle, indifférent au fait qu’elle glissa sur le matelas. « Non », répéta-t-il à la main qui se tendit pour remuer paresseusement la pipe devant lui. «Qu’est-ce qui se passe, chéri ? » Lynda se redressa, langoureuse. Elle déboutonna son imperméable et se trémoussa jusqu’à ce qu’il tombe derrière elle, sur le matelas. Puis elle lui sourit, ouvrant trop grand sa bouche généreuse, et montrant trop de dents. « C’est de la bonne. Pas la meilleure que j’aie jamais goûtée, mais pas du tout venant non plus. Trop bonne pour la gaspiller. Allez, ça brûle tout seul. Prends une taffe avant que ça s’éteigne. » La pipe revint entre ses lèvres. Il repoussa la main de Lynda. « Non. Je veux que tu t’en ailles, maintenant. Je suis fatigué et je suis malade. Tu ferais mieux de partir. » Il avait l’air de ronchonner, comme un gosse, même à ses propres oreilles. Bien que ce fût exactement ce qu’il avait besoin de dire. Elle réagit comme s’il avait eu huit ans. « Non, mon chéri. C’est justement pour ça que je devrais rester. Tu as besoin de moi. Allez. Écoute Lynda. Elle va prendre soin de toi. Allez. » Et elle replaça la pipe entre ses lèvres et aspira jusqu’à ce que le petit noyau de braise brûle d’un éclat aussi stable que l’œil d’un chat. Elle garda la fumée dans sa bouche en émettant de petits gémissements de plaisir, puis la laissa s’échapper lentement. Son corps chaud et pesant s’affaissa contre celui du Magicien. Elle poussa la pipe contre sa bouche avec insistance. « Non, je n’en veux pas. » Il saisit son poignet et tint la pipe loin de lui. Elle lui sourit avec malice. Son autre main bougea lentement, comme de la fumée, et ôta la pipe de la main qu’il tenait prisonnière. Lynda prit une courte inspiration et tenta de la lui fourrer entre les lèvres tout en disant : « Allez, chéri, il n’y en a presque plus. Détends-toi un peu. La dernière est pour toi. Mais t’as intérêt de te dépêcher. — J’ai dit non ! » Il saisit son autre poignet et lui imprima une secousse qui envoya la pipe tournoyer dans l’obscurité. Il l’entendit rebondir, vit une poignée d’étincelles et une braise ardente tomber sur le sol. Elles s’éteignirent en quelques secondes. Il ramena son regard sur Lynda, et dut s’y reprendre à deux fois avant de la voir avec netteté. Il ne t’en faut vraiment pas beaucoup pour être défoncé, hein ? lui avait dit quelqu’un en riant, longtemps auparavant. En riant jusqu’à ce que ça lui fasse mal. Et très longtemps auparavant, se rappela-t-il. Il réalisa, non sans perplexité, qu’il tenait toujours les deux poignets de Lynda. Elle ne se débattait pas. Au contraire, elle avait l’air d’apprécier. Elle appuya sa tête contre la sienne, joue contre joue, et souffla son haleine dans son oreille. « Tu sens bon, marmonna-t-elle en frottant sa joue contre celle du Magicien. Tu sens l’animal. J’en ai vraiment assez des hommes apprivoisés. J’aime les hommes qui ont du caractère. Pas comme cet idiot de Booth. Il n’a pas de couilles. Je te jure, il me frappait uniquement parce qu’il était trop bête pour penser à autre chose. Il n’était pas à la hauteur et il le savait. Je le dépassais. Mais toi, je t’aime bien. Tu sais dire « non ». Et tu te tais. Mais tu fais ce que tu veux. J’aime les hommes comme ça. Je ne veux pas tout savoir sur eux, ça enlève tout le mystère. Et j’ai l’impression que tu es un peu dangereux. J’aime ceux qui ont des secrets et des griffes. J’ai dit ça à ma sœur, une fois. Cette salope m’a dit d’aller voir un film de vampires. Elle n’y comprend rien. Son mec, c’est un gros caniche, avec des cheveux noirs et frisés. Mais là, j’ai un homme qui a des secrets et qui se tait. Je t’aime bien, Mitch. Vraiment. » Elle passa ses lèvres humides sur le visage du Magicien, promena sa langue paresseuse de ses joues à sa bouche. La chaleur corporelle du Magicien s’évapora sous ses baisers qui laissèrent sur sa peau un sillage de salive froide. Il pensa aux traces argentées que les limaces laissent sur les trottoirs au petit matin. Elle colla sa bouche humide sur la sienne et agita les lèvres, comme pour le dévorer. « Arrête ! » Il resserra la main sur les poignets de Lynda et détourna son visage du sien. Elle eut un petit rire et s’affaissa contre lui. Quelque chose se débrancha dans le cerveau du Magicien. Il perdit l’équilibre et bascula en arrière sur le matelas, Lynda tombant de tout son poids sur lui. Elle crut que c’était un jeu et gloussa. Ses seins écrasés par le soutien-gorge vinrent chatouiller la poitrine du Magicien, agressifs. Elle laissa pendre sa tête en avant, si bien que le poids de ses longs cheveux retomba sur son visage. Il lui lâcha les poignets et s’effondra sous elle. Il avait l’impression d’être pris au piège, empêtré dans le corps de Lynda. Elle gloussa à nouveau. Son rire le galvanisa. « Fous le camp ! » Il se débattit de toutes ses forces, la repoussa en roulant sur le côté sans se préoccuper de ses cheveux emmêlés. Elle ne s’aperçut de rien. Elle riait aux éclats en roulant sur son matelas. Il tenta de s’asseoir, mais la pièce commença à tourner autour de lui. Il ferma les yeux ; elle tourna encore plus vite. « Laisse-moi me mettre dessus », le supplia Lynda, très près de lui, en lui soufflant son haleine chaude au visage. Il s’écarta d’elle et repoussa ses mains posées sur sa gorge d’une tape. Les doigts agiles de la jeune femme trouvèrent sa ceinture. « Je vais faire tout le boulot », proposa-t-elle en sortant la chemise du pantalon du Magicien. Un frisson qu’il connaissait bien descendit le long de sa colonne vertébrale, fit frémir son bas-ventre et s’épanouit de manière déconcertante. Ses pouvoirs s’étaient éteints plus tôt dans la journée, on avait coupé certains circuits et on l’avait plongé dans le néant. À présent, Lynda était en train de réactiver une autre partie de lui même, elle relançait des systèmes dont il avait depuis longtemps apaisé les soubresauts, les éclairs et les coups de tonnerre. Il chercha au loin un point de contrôle, mais tout était sur automatique. Il saisit les hanches de Lynda. Il serra les paupières, quêtant désespérément un peu d’ordre et de santé mentale. Il ne trouva que le poids de Lynda sur ses cuisses, chaud et solide. « Je ne peux pas le faire », dit-il, mais sa propre voix lui paraissait lointaine. Il se demanda si Lynda était capable d’écouter ses explications. « Certaines choses ne me sont pas permises. Des choses que je ne dois pas faire si je veux contrôler mon pouvoir, et le garder. » Les mains de Lynda étaient froides sur son ventre, elles glissaient sous sa chemise, remontant sur sa poitrine. Elle lui pinça un téton. Fort. Il sépara son esprit de la sensation de douleur et de plaisir mêlés. « Je ne dois pas avoir plus d’un dollar en petite monnaie sur moi. Je ne dois pas faire de mal aux pigeons. Je dois écouter les gens et leur dire la Vérité quand je la connais. Je ne dois pas faire de mal aux pigeons... » Il se rendit compte qu’il radotait et tenta de retrouver le fil de ses pensées. Il ne se souvenait pas de ses autres interdits. Aucune importance. Elle n’écoutait pas. Seuls leurs corps se trouvaient dans la même pièce. Il n’était qu’un accessoire vivant dans son fantasme de séduction. Il toussa et sentit qu’elle le saisissait dans sa main. « Ça m’a l’air de marcher, gloussa-t-elle d’une voix rauque. C’est le meilleur, hein ? La première fois qu’on le fait avec quelqu’un. Et défoncé. Ça redonne de la magie. J’ai perdu tout mon pouvoir », corrigea-t-il. Son corps l’avait trahi, il en était conscient, mais son esprit s’éloignait, affolé, et essayait d’écarter les souvenirs, de bloquer les influx sensoriels qui réveillaient tant d’images fortes du passé. Tous les souvenirs dangereux et interdits lui revenaient. Cachés dans des recoins de son esprit, ils lui jetaient des regards mauvais en ricanant. Il y avait tant de choses qu’il ne pouvait pas supporter, des pensées qu’il avait ôtées de sa vie avec la précision d’un chirurgien maniant un scalpel. Et voilà qu’elles revenaient une à une, enfonçaient leurs griffes dans sa chair et collaient leurs bouches avides sur ses veines. Il oublia où il se trouvait et qui il était. Ce qu’il s’était jusque-là interdit devint ce qu’il devait faire impérativement, un appétit aveugle qu’il devait à tout prix apaiser avant de connaître à nouveau la paix. Le monde tanguait comme un train qui prend de la vitesse. Il était en route dans l’express de nuit en direction de l’enfer. « Mitchell, soupira Lynda. — Oui », avoua-t-il. Chapitre 11 Le matin s’enfonça dans ses yeux dès qu’il les ouvrit. Une lumière grise se déversait par la fenêtre, noyant le matelas, les couvertures en désordre, le carton et la couverture de la fenêtre tombés sur le sol, près de lui. Dehors, sous le ciel bas, au-delà de la vitre brisée, se dressait la silhouette sombre de l’immeuble d’en face. Rien de tout cela ne lui disait quoi que ce soit. Il tenta vaguement d’attraper des lambeaux de souvenirs, mais ils filèrent tous se cacher dans les recoins de son esprit. Il appuya ses paumes sur ses globes oculaires jusqu’à ce que deux choses lui apparaissent clairement. Tout d’abord, il devait absolument téléphoner chez lui aujourd’hui. Ensuite, se rendre à ce foutu bureau du ministère des Anciens Combattants, histoire de vérifier s’ils avaient bien rectifié le foutoir qui régnait dans ses états de service. Le temps se déchira tout à coup et glissa dans le chaos. Contrairement à ses attentes, il ne se trouvait pas dans une chambre d’hôtel miteuse. Son pantalon n’était pas pendu sur le dossier d’une chaise sous une reproduction de tableau, à côté d’un bureau contenant une bible. Son cerveau rebondit contre le sommet de son crâne, lui donnant la nausée. Il avait dû boire la nuit dernière. Il savait qu’il allait devoir arrêter bientôt. Il s’allongea de nouveau sur le mince matelas puant. Un pigeon gris prit peur et s’envola dans la pièce voisine. Dans un angle de la chambre, un chat noir et famélique l’observait, inexpressif. Un vrai putain de zoo. Une vague de tension s’empara de lui, déplaçant son mal de tête vers le sommet de son crâne. Il en avait plus qu’assez de commencer ses journées au fond du trou. Il avait mal partout et un goût infâme dans la bouche. Quelque chose ne tournait vraiment pas rond. Il ferma les yeux, serra les paupières et tenta de remettre de l’ordre dans son esprit. Qu’avait-il donc fait la veille ? Qu’avait-il bien pu fabriquer entre hier et aujourd’hui ? Tout ce dont il se souvenait, c’était qu’il devait téléphoner chez lui. Le numéro était inscrit en chiffres géants dans sa tête, des chiffres qui le poussaient à agir. Il n’avait pas appelé depuis longtemps. En fait, il détestait téléphoner chez lui quand il n’avait rien à dire, sinon qu’il s’occupait toujours de régler le problème. Il avait promis de tout arranger une bonne fois pour toutes. Ils comptaient sur lui. Il allait se rattraper, tout remettre en ordre dans ses relations avec eux. Il y avait une cabine téléphonique dans la gare, avec une vraie chaise à l’intérieur. Il l’avait utilisée si souvent qu’il connaissait tous les graffitis par cœur. Il s’installa dans l’intimité de la cabine et dit à l’opérateur d’appeler en PCV La sonnerie lui parut très lointaine. Il ne reconnut pas la voix qui murmura : « Allô ? — Un appel en PCV de Mitch, est-ce que vous le prenez ? » Il entendit du vent souffler dans le combiné, rien de plus. Comme si tous ces kilomètres de lignes entre lui et la maison prenaient une longue inspiration résolue. « Vous avez un appel en PCV de la part de Mitch, vous le prenez ? répéta l’opérateur. — Je... Attendez une minute. Oui, je le prends. Allez-y. — Allô ? » Il y avait tant de méfiance dans sa voix qu’il eut lui-même du mal à la reconnaître. « Mitch ? — Oui. Je voulais appeler plus tôt, mais c’est tellement le bordel à chaque fois que je vais là-bas que... — Mitch. Attends une minute. Écoute-moi, Mitch. Juste une seconde. » Elle prit une inspiration haletante ; c’est à ce moment qu’il comprit qu’elle pleurait. Elle pleurait à l’autre bout de la ligne. Pourquoi ? « Écoute. Il faut que je te parle. Il y a des choses que tu ne veux pas entendre et que je n’ai pas envie de te dire, mais il le faut, maintenant, au téléphone, sans que tu sois en face de moi. Écoute-moi. » Elle s’éclaircit la gorge, mais sa voix était quand même voilée. « Ça fait beaucoup à la fois. Pour commencer, il y a Benjy. Il dort à nouveau normalement, toute la nuit. Il est presque comme avant. Il joue dehors et ses copains viennent à nouveau le voir. Et il a l’air tellement épanoui que ça me brise le cœur de penser à ce qu’il a vécu. Hier, il a trouvé un de ses vieux soldats en plastique dans le bac à sable. Il ne voulait pas le toucher. Il m’a demandé de sortir et d’aller le chercher pour le mettre dans une serviette en papier, et de le jeter à la poubelle à sa place. Après ça, il m’a demandé quand tu rentrais. Je lui ai dit que je ne savais pas. Ça a eu l’air de l’inquiéter, alors je lui ai dit que c’était bientôt. Mais il a eu peur et a voulu dormir dans mon lit la nuit dernière. Mitch, tout ça, c’est trop pour lui. Trop d’engueulades devant lui, trop de crises. Et tu es parti trop souvent pour revenir un mois ou deux, le tout suivi d’un nouveau désastre. Ce n’est qu’un petit garçon, et c’est plus qu’il ne peut en supporter. Est-ce que tu comprends ce que je veux dire ? — Ouais. » À présent, c’était sa voix à lui qui était rauque. « Je l’aime, tu sais. Je l’aime et toi aussi je t’aime et... — Mitch. Ne commence pas. Écoute-moi. On a mangé notre pain blanc. Je t’ai attendu. Quand tu es revenu, tu étais devenu un étranger, mais je suis quand même restée avec toi. Je croyais vraiment qu’on pouvait faire quelque chose ensemble. J’ai attendu quand tu te droguais, j’ai attendu pendant que tu buvais, et quand j’ai cru qu’on s’en était sortis et qu’on pouvait avoir notre bébé... Bon sang. Ça fait un sacré bout de temps que tu es parti. Je vois les choses plus clairement, à présent. Ça ne va pas s’arranger pour nous deux. Et je ne peux plus faire semblant. — Non. Attends, s’il te plaît. Je rentre à la maison ce soir. Mes parents garderont le petit, on pourra sortir ensemble, être tranquilles, parler. On va trouver une solution. Et cette fois, je ferai tout ce que tu voudras. Je te le promets. Je ferai tout ce que tu voudras pour que ça marche, du moment que tu penses que c’est le mieux pour nous, je le ferai. Promis. » Il l’entendait pleurer à présent  – des petits bruits étranglés qui entrecoupaient sa respiration difficile. Il aurait tellement voulu la toucher. Il avait les yeux brûlants. « Promis ? — Oui. Je te le jure. S’il te plaît. — Mitch... Si c’est comme ça, ne rentre pas à la maison. Je n’y serai pas. Je ne peux plus rester. Tu... Fais bien attention à toi. Je vais laisser tes affaires chez tes parents. Je leur en ai déjà parlé. Je prends Benjy avec moi. Écoute. Je t’aime toujours, je te le jure. Et je ne cesserai jamais de t’aimer. Mais je ne peux pas vivre avec toi, plus maintenant. Je ne peux plus attendre que tu reviennes. — Je te le jure », murmura-t-il dans le vide. Les vents électroniques lui renvoyèrent ses paroles. « Je vous jure », dit l’homme à la chemise beige qui se tenait derrière le grand bureau, « que nous faisons tout ce que nous pouvons pour rectifier ce problème. Mais nous avons besoin de votre coopération. Nous avez-vous amené vos états de service, cette fois ? » Mitchell posa la boîte métallique sur le bureau, à côté de l’ordinateur. L’homme la regarda, visiblement soulagé. « Excellent. Enfin. Maintenant nous allons pouvoir avancer. Vous avez vos papiers de démobilisation ? — Là-dedans. » Mitchell tapota le couvercle froid de la boîte avec son ongle. Cela fit un bruit désagréable, comme des débris de terre tombant sur un cercueil. Il s’interrompit. « Dans ce cas, donnez-les-moi. — J’ai perdu cette fichue clé. Vous n’avez pas quelque chose pour forcer la serrure ? » L’homme derrière le bureau eut à nouveau l’air aussi dégoûté et fatigué que lorsque Mitch était entré. « Non. Ce n’est pas mon boulot. Écoutez, vous n’avez qu’à porter cette boîte à un serrurier et la faire ouvrir. Nous n’irons nulle part sans papiers. » Mitch se frotta la tête. Il détestait ce type, il aurait voulu lui attraper la tête et la fourrer dans son putain d’écran d’ordinateur. Il posa ses poings sur ses genoux, hors de la vue de l’employé. « Écoutez. S’il vous plaît. Est-ce que vous avez vérifié ce que je vous ai dit la semaine dernière ? Est-ce que vous avez cherché mon nom et mon numéro d’identification ? Je veux dire, c’est bien à ça que servent vos petits engins, non ? » Il essayait d’avoir l’air raisonnable, d’admirer cette informatique qui était la cause de tout ce merdier. « Oui. Et j’ai eu la même réponse. Mitchell Ignatius Reilly est porté MIA. Missing in action. Disparu au combat. Il n’est jamais revenu du Vietnam. » Mitchell ponctua chacune des syllabes qu’il prononça en martelant le bureau de violents et brefs coups de poing. « Je suis assis devant vous. Demandez à ma femme. Demandez à mes parents. » L’homme rougit, puis pâlit. Il fit mine de se lever. Mitchell dissimula ses poings. « Écoutez. Je suis désolé. Je sais que vous faites de votre mieux. Eh, vous avez vérifié l’autre truc que je vous avais demandé ? » L’homme se laissa aller dans sa chaise et le regarda d’un air las et indifférent. Mitchell eut envie de coller son poing dans sa sale tronche de fonctionnaire, juste pour qu’il s’intéresse à lui. Il s’en empêcha. Il contrôla son envie, la tint en laisse et lui tordit le cou. Oui, il était capable de se contrôler. « Vous savez bien. Il y avait un type dans mon unité, il y est allé avec moi. Mitchell Ignace O’Reilly. Vous parlez d’un truc bizarre. Son numéro de plaque était presque le même que le mien et ils nous confondaient toujours, ils lui donnaient mon courrier, ce genre de truc. Je suis rentré avant lui. C’est peut-être lui qui a disparu. — Ah. Celui-là. » L’homme derrière le bureau affecta un air épuisé. « J’avais quasiment oublié pourquoi j’avais cherché des renseignements sur lui. Ça n’a pas arrangé grand-chose. Il n’a pas disparu, il est rentré dans un sac en plastique. » La panique s’empara de Mitchell et le glaça. « Quoi ? Qu’est-ce que vous essayez de me dire ? Que j’ai le choix entre mort et disparu ? Regardez-moi. Je suis là, mec. Prenez mes empreintes digitales si vous voulez. L’armée les a, je le sais. Ça prouvera que je suis bien moi. Allez, prenez-les. Écoutez... » Pour la première fois, la voix de l’homme exprima de la colère. « Je sais que vous voulez qu’on vous aide. Je dirais même que je vois bien que vous en avez besoin. Mais avant d’en arriver à des extrémités comme de prendre vos empreintes, pourquoi ne pas aller au plus simple ? Faites ouvrir cette fichue boîte ! Amenez-moi ces papiers et j’aurai enfin les moyens de régler tout ça. Tant que vous ne l’aurez pas fait, je vais vous demander de ne plus venir ici. Je vous réclame ces documents chaque semaine, et chaque semaine vous me racontez une histoire différente. Je ne peux rien faire sans eux. Donnez-moi un certificat de naissance, des papiers de démobilisation, n’importe quoi. Mais apportez-les-moi, sinon, ce n’est pas la peine de revenir. Écoutez, mon vieux, pourquoi ne vous adressez-vous pas aux autorités de l’État ? Il y a des organismes pour les gens comme vous. Ils peuvent vous aider. Il faut que vous trouviez de l’aide ! » L’homme s’était levé pour lui crier les derniers mots, mais Mitchell ne s’arrêta pas. Il sortit du bureau, laissant ses affaires dedans. Disparu ou mort. Super choix. Bon Dieu, il était là, bien vivant, il n’avait pas changé, mais personne ne voulait de lui. Ni sa femme ni le ministère. Personne. Personne ne tenait suffisamment à lui pour l’aider. « Papa ? — Mitch ? C’est toi, fiston ? Tu es toujours à Seattle ? — Oui, papa. Mais papa, je suis vraiment dans la merde. Tout va de travers. — Accroche-toi. Tu vas arriver à tout régler. J’appellerais bien ta mère, mais elle est chez le coiffeur. Mary nous a laissé quelques cartons. Tu es au courant ? — Oui, oui, elle me l’a dit. Papa, qu’est-ce que je vais faire ? J’ai tout perdu. — Fiston, tu n’as qu’à rester là-bas jusqu’à ce que le problème soit réglé. Je suis sûr que tout va bien se passer. Tu as vu le match d’hier soir ? Le dernier jeu ? Qui peut bien rattraper une balle pareille ? Si j’étais le propriétaire de cette équipe, je prendrais l’entraîneur et... — Papa, papa, écoute-moi. Je veux rentrer à la maison. Il le faut. Tu peux m’envoyer un mandat ? — Eh bien, Mitch, je ne crois pas que ça soit une bonne idée. Écoute, ça ne sert à rien de fuir ses problèmes. Tu es là-bas, autant tout régler avant ton retour. Tu sais bien que c’est toi qui t’es attiré tous ces ennuis avec toutes les conneries que tu as faites. Si tu n’avais pas mis ton poing dans la figure des types du bureau local, ils auraient peut-être pu tout régler. Mais là, vu comme tu les as énervés, ils ne lèveront pas le petit doigt pour toi. Tu n’as plus qu’à te débrouiller avec le bureau de Seattle. Tiens le coup et je suis sûr que tout ira bien. — Ouais. Ouais. Tu dois avoir raison. — J’en suis sûr. Bon, Mitch, je ne vais pas dire à Maman que tu as appelé. Toutes ces histoires avec Mary l’ont assez tourneboulée comme ça, ça ne ferait que la rendre encore plus malade. Mais fais-moi plaisir. Ce soir, tu t’assieds à une table, tu lui écris un petit mot et tu le lui envoies. Elle est bien assez bouleversée comme ça à cause de Mary qui est partie avec Benjy, et elle a des problèmes d’estomac, alors n’écris rien qui puisse l’inquiéter. D’accord ? — Mais ça va aller ? — Oui, ça va aller. Tant qu’elle est au calme. Ne lui donne pas de raison de pleurer à cause de toi. Fais ce que je t’ai dit, soigne-toi, passe-moi un coup de fil et dis-moi quand tu reviens à la maison. Je sais bien que la situation n’a pas l’air très brillante, mais il faut que tu prennes les problèmes un par un. Occupe-toi de ce mic-mac avec le ministère, et trouve-toi de l’aide. Quand tout sera terminé, nous pourrons nous inquiéter du reste. — Ouais. P’pa ? Papa, il faut que je te parle. Quand j’ai appelé Mary... — Fiston, j’aimerais beaucoup discuter avec toi, mais là je ne peux pas. On a eu des notes de téléphone insensées à cause de tous tes appels en PCV. Je n’aurais même pas dû accepter celui-ci. Je vais raccrocher à présent. Souviens-toi de ce que je t’ai dit. Prends les problèmes un par un. Mets-toi en règle avec le ministère et trouve-toi de l’aide. Ensuite, on pourra toujours s’occuper de Mary et du reste. Il faut que j’y aille maintenant. Écris un gentil petit mot à ta mère ce soir, d’accord ? — Ouais. Papa ? — Au revoir, fiston. » L’éclat du soleil à travers la vitre réveilla le Magicien. Il en avait les larmes aux yeux même dans son sommeil. Il roula hors de son lit en silence et maudit sa gueule de bois et sa fatigue. Sans elles, il ne serait pas resté au lit si longtemps. Il inspecta les dégâts. Son repaire était en ruines. Il s’habilla lentement, en silence, et en tâchant de remuer sa tête le moins possible. En fait, il avait envie de se recoucher, mais il se força à remettre sa chambre en ordre. Il fit attention, en marchant, de poser ses pieds là où les lattes du parquet gémissaient le moins. Thomas le Noir le regarda secouer et lisser les couvertures. Elles étaient imprégnées de l’odeur de Lynda. Elle avait laissé son empreinte partout. Thomas le remarqua quand il vint s’allonger sur le matelas. Il renifla et grogna doucement avant de s’installer, tenant son moignon à vif à l’écart de son corps. Lorsqu’il eut trouvé la bonne position, le Magicien s’assit avec précaution près de lui et examina sa patte. « On dirait que ça va guérir, mon vieux. » Le Magicien ne toucha la blessure que du regard, inclinant sa tête que martelait la migraine de manière à l’inspecter sous tous les angles. « Tu as fait une sacrée connerie, et je crois que tu l’as payée bien cher. » Thomas le Noir ouvrit grand sa gueule rouge et émit un miaulement dédaigneux. Le Magicien ne put que hocher la tête, humilié. « Je n’ai pas dit que tu étais le seul. Je vais devoir payer pour mes fautes, moi aussi. Il faut que je mette la main sur Cassie aujourd’hui. Et que je trouve une solution à tout ce bazar. » Se déplaçant avec lenteur et précaution, il remit le reste de la chambre en ordre, mais cela ne lui procura pas la moindre satisfaction. Elle était encore plus miteuse que dans son souvenir. Tout ce sur quoi Lynda avait posé son regard semblait avoir changé au cours de la nuit. Son repaire n’était plus confortable mais sordide, son intimité n’était plus que de l’isolement. Il ramassa la petite pipe sur le sol et la laissa tomber dans la cantine, sur le sachet d’herbe. Il fixa la pile d’objets entassés sur le sol pendant un bon moment. La lumière du jour les rendait tous réels. Il finit par arriver à s’obliger à les toucher et à les empiler de nouveau dans la cantine. Mais lorsqu’il essaya d’en baisser le couvercle, les gonds se coincèrent dans les charnières. Impossible de le refermer pour dissimuler le contenu. Il mangea des paquets de crackers et des gressins prélevés sur ses provisions. Il songea à une tasse de bon café chaud pour les faire descendre, mais sa gueule de bois le lui interdisait. Pourquoi était-il allé boire avec cette Lynda ? Comment pouvait-il avoir oublié dans quel état il se retrouvait inévitablement le lendemain matin lorsqu’il buvait ? Il redressa les livres sur leurs étagères, toujours en se déplaçant avec des précautions de somnambule. Il secoua ses vêtements et les replia. Il posa avec soin le sac de magicien sur les vêtements pliés, sans oser regarder à l’intérieur. Il en avait trahi le contenu. Il ne voulait pas le voir et se poser des questions sur ce qu’il avait perdu. Lorsqu’il eut fait et refait son ménage, il s’allongea sur son matelas, près du chat, et laissa errer son regard sur la petite pièce. Les pigeons étaient tous partis pour la journée. A cette époque de l’année, il n’y avait pas de petits en train de piailler dans les nids, pas de poussins dont il devait s’occuper, pas de parents à nourrir. Les livres de poche alignés sur les étagères étaient vieux. Il feuilleta un Zane Grey. Il connaissait tous les dialogues par cœur. Impossible de lire. Il roula sur lui-même et regarda par la fenêtre inondée de soleil. Voilà quelque chose qu’il n’avait pas encore fait. Mais il ne trouvait pas prudent de remettre en place son carton et sa couverture. Pas tout de suite. Il valait mieux attendre la nuit, où du mouvement dans un étage sombre et abandonné ne serait pas remarqué. Il se demanda vaguement pourquoi Lynda les avait enlevés. Si c’était bien elle qui l’avait fait. Ça avait dû se produire après qu’il tombe dans les vapes. Il puait. Assis, immobile, s’efforçant de ne pas penser, il prit conscience de son odeur. Il n’avait fait le ménage que pour s’occuper l’esprit. Il y avait de l’eau de pluie fraîche dans la boîte de café posée sur l’escalier de secours. Il vérifia que la petite rue transversale était déserte avant de tendre le bras hors de la fenêtre pour la prendre. Il transforma son bain en rituel, faisant en sorte qu’il l’occupe le plus longtemps possible. Il réchauffa l’eau sur sa boîte de Sterno et passa lentement son éponge sur son corps tout en frissonnant, debout sur une serviette élimée. Il ne se rappelait pas qu’il était si maigre. Il frotta une tache sur sa poitrine jusqu’à ce qu’il se rende compte que c’était un suçon. Il se rhabilla lentement. Les événements de la nuit lui revinrent peu à peu, aussi insaisissables que ses rêves de la semaine précédente. Il les passa lentement en revue, tressaillant à chaque fois qu’il s’arrêtait sur l’un d’eux. L’image de Booth s’écroulant contre le mur fut plus qu’il ne pouvait en supporter. Il se leva et se mit à arpenter la pièce à pas de loup. Il se rendit deux fois jusqu’à la fenêtre. Au troisième aller-retour, il prit ses bottes. Il inspecta la ruelle, puis releva doucement la fenêtre à guillotine et l’enjamba pour passer sur l’escalier de secours. Tout ensommeillé, Thomas le Noir, qui prenait le soleil sur le matelas, leva la tête et gronda en guise d’avertissement, puis se rendormit. Le Magicien avait abandonné toute prétention de camouflage. Il se rasa devant un miroir, dans les toilettes en Inox près de la caserne des pompiers parce que cela l’arrangeait. Il ne reconnaissait toujours pas l’homme qu’il voyait dans cette glace. Il se demanda ce qu’il allait bien pouvoir faire de sa peau aujourd’hui. Il refusait d’essayer à nouveau de se payer un café. Il ne pouvait plus nourrir ses pigeons. S’il allait à Occidental Park, il tomberait sur Lynda. Au marché, il devrait affronter Euripide et, au Seattle Center, Raspoutine. Pendant un bon moment, il lui sembla que son futur se composait uniquement de choses qu’il ne pouvait pas faire. Il pensa alors aux Waterfall Gardens. C’était juste de l’autre côté de la rue. Un endroit intime et entouré de murs, une oasis ombragée, plantée d’arbres et traversée par de l’eau courante, le tout au milieu de la ville. Il était en général vide à cette époque de l’année. Ces jardins minuscules, protégés par des murs, occupaient l’espace au sol d’un immeuble. En été, les gens appréciaient l’ombre fraîche et la brume s’élevant du ruisseau qui les éclaboussait. Mais à Seattle, en hiver, l’ombre et la brume faisaient partie du domaine public. Nul n’allait à leur recherche. Le Magicien s’assit à une petite table ronde, regarda l’eau couler et tenta de se réconforter en se remémorant des informations brutes. Ce parc avait été construit en hommage au quartier général originel de l’United Parcel Service, qui avait été construit au même endroit en 1907, à proximité d’Occidental Avenue et de ses bordels. C’est comme ça que tout avait commencé, par une poignée de coursiers dont les principaux clients étaient les maisons de passe. Il essayait de s’imaginer le spectacle et adressa un vague sourire au ruisseau. « Est-ce qu’il faut vraiment tout t’expliquer en détail ? » Le Magicien sursauta en entendant la voix de la femme et se retourna, s’attendant à voir Lynda dans ses œuvres. Mais c’était une petite femme noire et corpulente, dont les cheveux couverts de laque ondulaient en vagues totalement arficielles. Sa robe était trop longue, mais ses vieilles chaussures usées bien entretenues. Elle portait un manteau de drap bleu pas assez long pour dissimuler la robe. Elle renifla avec dégoût en considérant le Magicien. Elle prit place à sa table. Il se leva aussitôt. « Où est-ce que tu vas ? Ne me laisse pas là comme ça, abruti ! On a des trucs à se dire. Eh ! N’essaie pas de te défiler, ça ne marchera pas. Il est sur tes talons, à présent ! » Mis en déroute, il s’éloigna rapidement des Waterfall Gardens. Ces gens ne pouvaient-ils le laisser tranquille ? Il n’avait plus le pouvoir de les réconforter. Hors de la protection des murs, le vent était sec et glacial. Il s’insinua dans ses manches et gela ses poignets. Son dos devint raide de douleur. Une quinte de toux fit palpiter son crâne endolori. Il lui fallait trouver un abri, un endroit où il ferait chaud et où des gens bizarres ne viendraient pas lui parler. Le bus. Le chauffeur lui jeta un coup d’œil mauvais mais fut bien obligé de le laisser monter. Ils étaient dans la Zone de transport gratuit. Tout frissonnant, le Magicien gagna un siège à l’arrière, loin des portes qui laissaient entrer le vent à chaque arrêt. Il avait l’intention de rester dans ce bus jusqu’à Battery Street, où il le quitterait pour un autre, en direction du sud. Il resta assis, se frottant les mains et examinant la peau à vif de ses articulations. Pendant un instant, il fut incapable de se rappeler comment il s’était écorché ainsi. Booth. Oh, mon Dieu ! Son esprit vacilla, étourdi, entre le Magicien et Mitchell. Le bus tangua et cahota d’arrêt en arrêt. La pluie avait commencé à tomber, d’abord doucement, puis de plus en plus fort. Le bus transportait un nombre grandissant de passagers, pour la plupart trempés, dont certains secouaient leur parapluie en montant. Il n’était pourtant pas plein lorsqu’un jeune homme descendit l’allée et s’assit à côté de lui. Le Magicien se glissa sur le siège voisin, s’appuya contre la paroi du bus et regarda les gouttes tomber sans prêter attention au décor qui se trouvait au-delà. Il était tellement absorbé par son propre malheur que la voix douce de l’homme le surprit. C’était moins qu’un murmure. Il s’adressait de surcroît au pare-brise avant du bus, tandis que ses mains jouaient avec la chaîne d’un porte-clefs. « Je crois qu’elle va me dire que c’est fini. » Tout le corps du Magicien se raidit. Mitchell s’éloigna. Un frisson le parcourut des pieds à la tête. La magie était là, elle attendait qu’il écoute et qu’il rétablisse l’équilibre, elle exigeait qu’il donne ce qu’il pouvait donner à ceux que leur instinct conduisait vers lui. Il se mit à transpirer. Elle était là, mais il n’avait rien, pas de Connaissance, rien à échanger contre les confidences de cet homme. Il dut obliger son esprit chancelant à se concentrer sur ce que l’inconnu disait. « Elle a dit que nous devions nous séparer, juste jusqu’à ce qu’elle sache ce qu’elle veut vraiment. Elle a dit qu’elle savait qu’elle m’aimait encore, mais qu’elle avait besoin d’espace pour comprendre comment nos deux vies s’organisaient. J’étais d’accord. Qu’est-ce que je pouvais bien faire d’autre ? Je la respecte. Quand je l’ai épousée, ce n’était pas pour la mettre dans une boîte et ne la sortir que pour la regarder de temps en temps. Je suis tombé amoureux d’elle à cause de son indépendance, entre autres. Je ne voulais pas que notre mariage change quoi que ce soit. Alors, j’ai dit que j’étais d’accord et j’ai habité chez un copain pendant un moment. J’ai essayé de lui laisser de l’espace. Je l’appelais matin et soir, mais elle m’a dit que ça lui donnait l’impression que je la surveillais. Ce n’était pas le cas. Je voulais juste l’entendre parler, l’entendre dire qu’elle m’aimait et que je pourrais bientôt rentrer à la maison. Alors je ne l’ai plus appelée que deux fois par semaine. Elle me parle, mais je vois bien que je ne lui manque pas. Elle apprécie d’être à nouveau seule. Et elle me le dit ! Elle aime se lever seule, prendre son petit-déjeuner en vitesse et aller travailler. Et après le boulot, elle peut soit faire les magasins et manger au restaurant, soit rentrer chez elle et regarder la télé, sans avoir à se demander si ça contrarie quelqu’un. Elle n’a pas besoin de se dépêcher pour être à l’heure au déjeuner, ni de trouver un film qu’on ait envie de voir tous les deux, ni d’attendre que la salle de bains soit libre. Je ne lui manque pas. Elle n’a pas besoin de moi. Alors, ce que je me demande, c’est si on peut aimer quelqu’un si on n’en a pas besoin ? Et est-ce qu’elle est heureuse toute seule, ou est ce qu’elle a quelqu’un d’autre ? À moins qu’elle n’ait besoin de personne, et encore moins de moi ? » Le bus se glissa en tanguant dans l’arrêt suivant. Le Magicien attendit, tout énervé, mais rien ne lui vint. Quels que pouvaient être les mots censés réconforter cet homme, ils ne se manifestaient pas. La magie flottait juste au-delà de sa portée. Il rassembla tout son courage et se lança en aveugle. « L’amour et le besoin sont deux choses différentes », murmura-t-il d’une voix douce. « Une mère n’a pas besoin de ses enfants, et pourtant, elle les aime. Le besoin peut même détruire l’amour. Qu’as-tu fait de ta vie pendant qu’elle retrouvait la sienne ? Es-tu encore l’homme qu’elle a aimé, celui qui avait des intérêts et une vie bien à lui, ou est-ce que tu es resté dans les coulisses en attendant qu’elle se charge de ton bonheur ? Peut-être que tu devrais retrouver ta vie et la reprendre, de façon qu’elle puisse se rapprocher de toi sans avoir peur que tu l’étouffés. Que tu aies tant besoin d’elle... » L’homme se leva. Il s’apprêtait à descendre à cet arrêt, sans attendre que le Magicien ait fini de parler. Ça ne lui était jamais arrivé, aussi en resta-t-il bouche bée. Souillé et inutile. Le bus poursuivit sa route en ahanant et en rugissant. Le Magicien demeura assis, silencieux et désespéré. L’intérieur du bus commença à s’imprégner de l’humidité apportée par sa cargaison d’êtres humains aux corps chauds et mouillés. Le siège situé à côté du Magicien s’enfonça sous un poids. Il se tourna et vit qu’une femme mince, d’origine polynésienne, avait pris place à côté de lui. Il se détourna et regarda par la fenêtre. Un doigt manucuré s’enfonça dans ses côtes. « Fais gaffe ! » siffla-t-elle. Il connaissait cet accent, mais il n’aurait su dire où il l’avait déjà entendu. À une époque de sa vie particulièrement sinistre. « J’ai réussi à te coincer. Alors, tu vas m’écouter. Arrête de jouer les idiots avec moi. C’est juste sous ton nez et tu ne veux pas le voir ! Je n’ai plus le temps de faire dans la subtilité et de te laisser apprendre à ton propre rythme. Tu es trop vulnérable lorsque tu es irrationnel. Et encore une chose : tu remplaces l’action par les larmes. Tu veux savoir ce qui ne va pas chez toi ? Il y a longtemps, tu as découvert qu’il était bien plus facile d’être indifférent à tout. À force d’imaginer qu’il y avait une distance entre toi et les autres, elle a fini par devenir réelle. Tu as jeté ta douleur au loin et tu as cessé d’avoir mal lorsque ceux que tu aimais souffraient. En réalité, une partie de toi a peur de la douleur et veut revenir à la paralysie émotionnelle. Mais c’est là que ton ennemi t’attend. Il va se servir de tes faiblesses pour t’attaquer. » Elle délirait. Il ne savait pas de quoi elle parlait, mais il était sûr qu’il n’avait rien à lui donner. Il ne voulait pas connaître ses secrets et ses blessures. Il n’avait pas de baume à mettre dessus. « Pardon ? » Son instinct de conservation lui permit de jeter un regard glacial à la petite femme. « C’est à moi que vous parlez ? » Elle ne flancha pas. « Oui », siffla-t-elle. Et elle lui planta à nouveau son doigt dans les côtes. « Écoute-moi bien. Tu te débarrasses de tes armes parce que tu crois qu’il est plus facile d’être vaincu. La vérité, c’est que tu ne veux pas être responsable de toi-même. Tu préfères trébucher et boiter pour qu’on t’aide. Une victoire changerait tout ça. Alors, tu as choisi d’oublier que tu es en guerre. Tu as tourné le dos à ton ennemi. Et lorsque tu auras perdu, tu diras qu’il n’y a jamais eu de guerre. » Il avait envie de penser à tout, sauf à la politique. Il ne voulait pas repenser à cette époque de sa vie. Il parla très doucement. « Il faut que vous compreniez une chose : je n’ai rien d’utile à vous dire. Je vous demande pardon, mais je descends ici. » Le Magicien tira sur la cordelette qui pendait à la fenêtre et se leva. Il dut passer par-dessus la multitude de paquets appartenant à la femme pour atteindre l’allée centrale. Après quoi, il chancela près des portes jusqu’à ce que le chauffeur trouve une place pour s’arrêter. Il décida qu’il ne découvrirait pas de sanctuaire tant qu’il peinerait le long des trottoirs. Il marcha sous la pluie sur deux autres pâtés de maisons, puis traversa la rue et emprunta un bus qui se dirigeait vers le sud. Le précoce crépuscule hivernal prenait déjà possession du ciel. Il respira ; il pouvait rentrer chez lui. L’avantage avec la grasse matinée, se dit-il, c‘est qu‘elle rend la journée plus courte. Ce sera toujours ça de moins à affronter. Le bus était bondé ; les banlieusards rentraient tôt, si bien qu’il dut rester debout pendant plusieurs arrêts. Il s’installa ensuite sur un siège, à côté d’une jeune étudiante qui tenait une pile de livres sur les genoux. Elle lui jeta un regard timide et se tourna vers la fenêtre. Le Magicien poussa un soupir de soulagement et se laissa aller dans son siège. A côté de lui, la jeune fille se mit à s’agiter. Elle ouvrit un de ses livres et commença à étudier. Elle bougeait les lèvres en lisant à voix basse. Le Magicien ferma les yeux et laissa son esprit s’éteindre. C’était la première fois de la journée qu’il se sentait un peu en paix. Le murmure à peine audible de la jeune fille était aussi agréable que celui d’un ruisseau coulant sur des rochers. Il le laissa agir sur lui comme un mantra, se laissant porter par le flot caressant de ses paroles. Peu à peu, il commença à distinguer des mots ici et là. Il écouta sans vraiment leur prêter attention. « Seul un imbécile peut-être assez présomptueux pour tenter de juger les mérites comparés des différentes réalités connues. Il vaut mieux les laisser se mélanger en un pot-pourri de vie. Qui peut nier sans avoir la sensation d’être un hypocrite qu’il y a des poètes dans nos asiles et des tueurs dans nos rues ? Il se peut que nous n’entendions jamais les chants les plus doux parce que nous ne voulons pas accepter de nouvelle échelle de valeurs. Cette réalité que nous chérissons tant et que nous appelons santé mentale est peut-être la forme la plus pure de tourment pour ceux à qui nous essayons de l’imposer. » Un cours de philo, décida le Magicien, que cette pensée irrita. Il remua un peu dans son siège pour mettre ses oreilles hors de portée du doux marmottement de la jeune fille. Ses ongles s’enfoncèrent tout à coup dans son poignet. « Très bien, siffla-t-elle, furieuse. Très bien. Je laisse tomber. Va te jeter tout droit dans la gueule du loup. Mais je vais quand même te donner une dernière chose. Ni une histoire ni un indice, non. Une question. Si ta vie d’avant était si chouette que ça, pourquoi es-tu parti ? Qu’est-ce qui a fait pencher la balance ? » Il crut mourir de trouille. Il se libéra, abandonnant des lambeaux de son épiderme sous les ongles de l’étudiante. Il se leva en titubant tandis que le bus se glissait dans son arrêt. Il passa devant un gros homme qui avait du mal à quitter son siège, et fut le premier à descendre les marches. Pour s’enfuir. L’orage reprit de plus belle au moment où il sortait du bus. D’un crépitement gris et monotone, la pluie se transforma en une grondante averse de rubans de plomb. Il fut trempé en moins d’un pâté de maisons. Son manteau se mit à pendre sur ses épaules, le bas trempé de son pantalon claqua contre ses chevilles. Et la faim commençait à se faire sentir, en harmonie avec les derniers feux de sa gueule de bois. Il ralentit son pas, qui devint de plus en plus lourd. Les lampadaires se mirent à fleurir dans l’obscurité. Ils chassaient la nuit, mais la pluie assaillait le Magicien, plaquant ses cheveux sur son crâne. Les cicatrices qui le recouvraient le faisaient horriblement souffrir. Il passa devant des vitrines illuminées, où des pèlerins et des dindes disputaient à des arbres de Noël l’honneur de créer l’ambiance saisonnière. Les autres piétons portaient des imperméables ou des parapluies. Ils dépassaient tous le Magicien comme des lemmings, remarquant tout juste sa présence. Il observa leurs visages de plastique lisse et tenta de se trouver des points communs avec eux. Il n’y en avait pas. Ils étaient immunisés contre la forme de malheur qui lui collait à la peau. Ils avaient un foyer, un travail, une famille, le tout bien rangé dans de petites cases temporelles. Pas un seul d’entre eux, se dit-il, ne rentre retrouver un chat à trois pattes ou une chambre humide hantée par une cantine. Aucune serveuse n’avait pénétré chez eux par la fenêtre. Ils ouvraient la porte d’appartements où il faisait bon, où on les embrassait, où des enfants jouaient aux petites voitures sur le tapis. Lui, il s’apprêtait à entrer par une fenêtre sale dans une pièce sombre et remplie de pigeons qui chiaient sur les murs. Quand avait-il choisi cette vie ? Occidental Square était en fleur. Des employés municipaux avaient travaillé toute la journée pour accrocher des guirlandes de petites ampoules blanches dans les branches nues des arbres. Elles brillaient dans la nuit tel un printemps de fleurs blanches dans la pluie de novembre. Le Magicien leva la tête pour les regarder et la pluie roula sur ses joues. L’espace d’un court instant, cette beauté l’apaisa. Puis quelque chose bascula en lui et il ne vit plus que des ampoules nues accrochées à des fils électriques, artificielles et stupides dans les branchages noirs et humides. Il fit un arrêt aux toilettes de L’Arcade, but de l’eau froide dans ses mains et se regarda longuement dans le miroir. Son visage avait passé la frontière qui sépare l’émacié du cadavérique. Ses yeux étaient gonflés, il avait des valises, et ses joues étaient creuses. Une Camarde du vingtième siècle le regardait. Il ne s’étonna plus des regards qu’on lui jeta quand il quitta L’Arcade. Il passa par l’espace piétonnier qui avait autrefois été un pâté de maisons d’Occidental Square. En face de lui, une annexe du syndicat d’initiative jaillissait des briques. Mais il n’avait pas de réponse à offrir à ses questions. Il savait que ce bureau avait autrefois été l’élégante cabine d’ascenseur d’un immeuble. Mais cette bribe d’information s’envola de son esprit. Il n’arrivait pas à se souvenir de quel vieil immeuble il s’agissait. Et, soudain, cette question lui parut plus que secondaire. Il marcha jusqu’au carrefour de Jackson et d’Occidental Street. L’immeuble qui abritait toute son existence se trouvait en face de lui. Il le regarda longuement. Les vitrines de Wee Bit O’Ireland, le magasin de produits irlandais, étaient brillamment illuminées et décorées. Ce qui ne faisait que rendre le reste encore plus lugubre. L’inévitable escalier de secours s’enroulait contre la façade. Les gens de Great Winds Kites, le magasin de cerfs-volants, avaient accroché une de leurs créations au palier le plus bas. La pluie malmenait cet objet gai et fragile. Le Magicien céda presque à l’envie de courir frapper à leur vitrine pour leur signaler qu’il était en très mauvaise posture. L’énergie dont il aurait eu besoin pour mener à bien une telle opération de sauvetage lui fila entre les doigts. Que tout ce qui était brillant et aérien doive finir trempé et en loques lui paraissait tout à coup normal. Sa demeure avait un nom, écrit en lettres blanches à demi effacées. The Washington Shoe Manufacturing Company. Cette fabrique de chaussures n’existait plus depuis des années, mais, en 1890, une entreprise du même nom occupait bien les lieux. Le panneau serait là bien après la disparition du Magicien. Il n’était qu’un fragment de bruit biologique égaré dans la ville, sa difficile existence n’avait pas de vraie place ici. Il ne pouvait plus voir de visages dans les murs de briques, ni sentir la vie tapie dans les immeubles. Ce qu’il saisissait des événements et de ce qui les reliait n’avait aucun rapport avec lui, pas plus qu’un papillon de nuit grillé par une ampoule ne pouvait se prévaloir des lauriers de la General Electrics. Il avait tenté de s’intégrer à Seattle, de se fondre dans les rues et les immeubles. Il avait échoué. Quelle quête grotesque ! Pourquoi poursuivre une tâche aussi vaine ? Tout bien considéré, quelle importance avait-il, avec sa manie d’écouter les gens et son ridicule troupeau de pigeons ? Il traversa au rouge et tourna dans sa rue. Entouré d’immeubles noirs, le King Dome étincelait au bout de la rue, tel un champignon magique pourrissant. Il tenta de s’imaginer là-bas, assistant au match de ce soir  – peu importait lequel  –, râlant parce qu’il ne trouvait pas de place pour se garer, guidant sa petite famille jusqu’au stade. Est-ce qu’il agiterait un petit drapeau ? Est-ce qu’il connaîtrait par cœur les statistiques de son équipe ? Était-il prêt à s’intégrer à tout cela comme il s’était intégré à la ville ? Dans cette obscurité, les lumières étaient si vives que ses yeux en pleurèrent jusqu’à ce que tout miroite comme un paysage sous-marin. Cela changerait-il quelque chose ? Il ne restait plus beaucoup de magiciens dans le monde, avait dit Cassie. Il savait pourquoi, désormais. Sa rue était aussi vide que son âme. Il prit son élan près de l’escalier de secours et sauta. D’un geste las et entraîné d’expert, il se hissa sur l’escalier et grimpa jusqu’à sa fenêtre du quatrième étage. Il s’accroupit et la releva. Une tiède odeur de nourriture et de cire de bougie l’accueillit. Le Magicien se figea surplace, cessa de respirer et tâcha de se fondre dans la nuit. Puis, aussi silencieux qu’une ombre, il se glissa dans la pièce et se faufila jusqu’à sa porte. Une lueur jaune s’écoulait de son repaire, en provenance d’un morceau de bougie qui brûlait sur une étagère à pigeons. Les oiseaux, qui s’en étaient éloignés, la considéraient d’un œil méfiant. Quelqu’un avait replacé le carton sur la fenêtre et l’avait calé avec ses livres. Une chose était assise dans le coin le plus sombre, celui où se trouvait son matelas. Son œil unique et rougeoyant le transperça. Chapitre 12 « Je t’ai attendu », lui dit Lynda sur un ton de reproche. « Où étais-tu passé ? » Elle laissa tomber sa cigarette sur le sol du repaire du Magicien et l’écrasa sous le talon de sa botte. Il s’avança dans la pièce sans trop savoir s’il était soulagé que ce fût seulement Lynda. Elle vint à sa rencontre et l’étreignit de toutes ses forces, manquant l’étouffer. Elle le repoussa aussitôt avec un glapissement. « Mais tu es trempé et aussi froid qu’un poisson ! Et écoute-moi cette toux ! Enlève-moi ces habits mouillés tout de suite. Heureusement que j’ai décidé de te retrouver ici. J’ai amené à manger pour nous deux, et un petit quelque chose qui va te réchauffer les boyaux. Je voulais te trouver des vêtements aujourd’hui, mais je ne connaissais pas ta taille. J’aurais dû faire au pif. Regarde-toi ! Et je suis sérieuse, enlève-moi ces fringues ! — Chuuuut ! tenta-t-il de la prévenir, paniqué. Les magasins du dessous sont encore ouverts. Ils travaillent plus tard à cette époque de l’année. Ne parle pas trop fort et cesse de marcher partout comme un éléphant. Enlève tes bottes. — N’importe quoi ! Ils sont deux étages au-dessous de nous. Et s’ils sont ouverts, ils passent de la musique ou ils écoutent les clients. Tu t’inquiètes trop. Vas-tu enlever ces fringues mouillées ou veux-tu que je le fasse pour toi ? » La réplique devait sortir d’un film. Il la regarda se déhancher, les poings posés avec légèreté sur sa croupe. Il se demanda quelle actrice elle pouvait bien imiter. Le ton de sa voix était maternel, mais sa pose était empreinte de menace sexuelle. Il frissonna dans ses vêtements humides. « Je vais les enlever moi-même », dit-il avec lenteur. Elle aurait pris toute autre réponse pour un défi ou une invite. Gravement, avec dignité, il lui tourna le dos et commença à déboutonner sa chemise de ses doigts gourds. « Ah, zut ! » s’exclama-t-elle sur un ton à la fois salace et faussement déçu. « Si tu ne veux pas que je t’aide, je vais nous trouver à manger. Préviens-moi si tu changes d’avis. » Il l’entendit tirer et pousser des objets. Regardant par-dessus son épaule, il la vit tourner sa caisse à provisions sur le côté pour en faire une table. Comme une petite fille jouant à la dînette. Il recommença à fixer les murs. Il passa son tee-shirt trempé par-dessus sa tête. Un frisson glacé le parcourut lorsque des mèches de cheveux mouillés retombèrent dans son cou nu. Lynda continuait à jacasser, sans baisser la voix du tout. Chacun de ses pas résonnait dans toute la pièce. « Doucement », la prévint-il à voix basse. Elle avait mal compris. « Je t’ai demandé si tu avais entendu parler du meurtre, près du quai des ferries ? » Il s’immobilisa, les doigts sur la ceinture de son pantalon. « Un couteau, dit-il d’une voix blanche. — Oui, c’est ça. Tu es au courant, hein ? Mais ils ne racontent pas tout dans les journaux. Un vrai massacre. Et elle n’avait que dix-sept ans, paraît-il. Une gamine qui jouait les putes. On ne peut pas dire qu’elle ne l’a pas cherché, hein ? Tu as du sel ? — Non ! » Il la détestait tout à coup, elle était superficielle et sans cœur. Une femme était morte, aujourd’hui. Morte poignardée parce qu’il avait été incapable d’accéder au pouvoir qui aurait pu lui permettre d’empêcher ce qui était arrivé. Derrière lui, Lynda continuait à jouer les femmes au foyer, fouillant tranquillement dans ses affaires comme si tout lui appartenait. Pourquoi ne te mets-tu pas en colère ? se demanda-t-il. Pourquoi ne te tournes-tu pas vers elle pour lui crier de s’en aller, de sortir de ta vie et de te laisser tranquille ? Parce que je suis fatigué et malade, se justifia-t-il. Du fond de son esprit surgit la voix de la femme du bus. « Parce que c’est plus facile de la laisser faire ce qu’elle veut, plus facile de la laisser prendre les commandes et les responsabilités, espèce de lâche ! — Parce que je suis fatigué d’être seul ! » se défendit-il tout haut. Il était parvenu sans le faire exprès à glisser les mots dans un des rares silences de Lynda. «Moi aussi, chéri. Mais nous ne sommes plus seuls, hein ? Tiens, mets ta robe de chambre et viens manger. » Il n’avait pas réalisé que Lynda était toute proche de lui. Le tissu chaud et sombre du vêtement descendit en cascade sur sa tête et ses épaules. Il se retrouva en train de la revêtir, tout en protestant parce que Lynda retournait le col, les bras passés par-dessus sa tête. « Je n’ai pas de robe de chambre. — Alors, c’est quoi, ça ? » demanda-t-elle avec indulgence. Le Magicien baissa les yeux. Le tissu sombre et miroitant tombait sur ses pieds nus. Des étoiles et des croissants de lune luisaient dans la pièce mal éclairée, scintillant à la lueur de la bougie placée sur la caisse à provisions. Sa robe de magicien enveloppait son corps glacé. Il s’immobilisa et attendit. Elle le réchauffait. Et c’était tout. Il passa la main sur le devant, s’attendant à sentir la magie fourmiller. Rien. Il serra les paupières, les yeux brûlants de larmes. Il avait dû péter les plombs, mais depuis combien de temps ? Qu’avait-il bien pu attendre d’un déguisement d’Halloween ? Il sentit Lynda draper la cape sur ses épaules. Il leva les mains et attacha les glands argentés autour de son cou. Il ne voulait pas qu’elle se mette en face de lui et voie l’expression de son visage. Son esprit retourna à tâtons dans son passé. Il occupait cette cachette depuis... eh bien, il avait vu les magasins allonger leurs heures d’ouverture pour les clients de Noël deux fois déjà. Et avant ? Un autre repaire. L’endroit était désormais flou dans son esprit, mais il se souvenait de l’odeur de chou bouilli et de riz qui montait d’un restaurant situé dessous. Et avant ça ? Une couverture roulée sous un échangeur ou un pont. Il se souvenait avec netteté du grondement de la circulation nocturne et les éclairs des phares que la vitesse étirait dans la nuit. Des années tout aussi perdues et gâchées qu’une pluie de printemps tombant sur les rues grasses d’une ville. Les morceaux de sa vie avaient du mal à se donner la main. Il trouva deux points de référence. On était en 1983, presque 1984. Il avait eu vingt ans en 1969, la première fois qu’il était allé au Vietnam. Trente-cinq ans, décida-t-il. Il n’avait pas pensé à son âge depuis longtemps. Il ne reliait plus les années de sa vie aux jours et aux semaines qui filaient depuis des lustres. La moitié des soixante-dix ans qui lui étaient alloués avait disparu. Oui, la moitié. Lynda gloussa. Il se tourna lentement pour lui faire face. Elle éclata de rire. Il ne changea pas d’expression, et elle lui donna une petite tape sur la joue. « Espèce de grincheux. Avoue que tu as l’air malin. Quoiqu’avec ce chapeau, j’aurais dû deviner. Tant pis. Au moins, c’est chaud, sec et confortable. Même si on a raté Halloween. Oh, mon chéri ! » Lynda se plaqua soudain contre lui. Son visage chercha celui du Magicien, ses lèvres frémirent contre sa bouche, ses bras solides l’enveloppèrent et le piégèrent contre elle. Elle fourra son museau dans son cou, puis écarta son visage avec un sursaut pour le regarder. « Tu as l’air d’un petit garçon triste. Froid et mouillé et qui vit dans ce trou. Mais nous allons changer tout ça. Écoute, j’ai eu le temps de réfléchir aujourd’hui. Il y a plein de place chez moi. Ce n’est pas comme si tu avais beaucoup d’affaires. Je te parie que demain, après le travail, je pourrai venir et t’aider à tout emballer en une demi-heure. Bon sang, à voir tout ça, je crois qu’on pourrait pratiquement tout laisser sans problème. Tu pourrais habiter chez moi, soigner cette toux, te remettre les idées en place et chercher du travail. Ou t’inscrire au chômage, ou à l’aide sociale ou je ne sais quoi d’autre. Chéri, il me suffit de te regarder pour savoir que tu n’es pas fait pour ce genre de vie. Tu es un type sur qui on peut compter. Le genre qui a besoin d’une vie stable. Je ne sais pas pourquoi ni comment tu en es arrivé là, et je ne veux pas être indiscrète, mais je crois qu’il est temps que tu en sortes. Que tu reviennes dans le monde réel. Viens manger maintenant. — Tu ne me laisses jamais parler. » C’était plus facile à présent. Les mots sortaient de plus en plus souvent de sa bouche au moment où il les pensait. Lynda ne fut pas impressionnée. « Qu’est-ce que tu veux dire ? Aucun homme sain d’esprit ne resterait ici alors qu’il pourrait venir vivre avec moi. Maintenant, viens manger chéri, avant que ça refroidisse. » Il la suivit jusqu’à la table improvisée. Sa cape de magicien flottait autour de ses chevilles. Il s’arrêta devant son carton garde-robe pour enfiler une paire de chaussettes. Cela le réchauffa, mais il frissonnait encore. Le repas était sur la table, dans des barquettes de polystyrène encore fermées, à côté de tasses de polystyrène encore fermées par des couvercles en carton. Il y avait des serviettes en papier blanches et des couverts en plastique épais. Il était incapable de se rappeler la dernière fois où il avait dîné de manière aussi formelle dans son repaire. « J’espère que tu aimes la nourriture orientale », annonça-t-elle en ouvrant sa barquette d’un geste sec. Il regarda les légumes tranchés en fines lamelles qui nageaient dans une sauce légère, les tranches de viande disposées avec goût et les cubes de tofu. Lynda ouvrait un petit seau carré en papier rempli de riz. Elle en déposa deux monticules sur le couvercle de sa barquette. Il y avait aussi une petite coupe de moutarde et une autre de sauce de soja. Le riz bien chaud fumait. Lynda ôta le couvercle de sa tasse. « C’est du thé vert », l’informa-t-elle. « J’en prends toujours avec ce genre de plat. Ça me met dans l’ambiance. » Le thé était encore brûlant. Le Magicien en aspira bruyamment quelques gorgées, puis s’attaqua à la nourriture. La chaleur suffit à réconforter son corps malmené. Il était tellement avide de remplir son estomac de quelque chose de solide et de nourrissant qu’il remarqua à peine le mélange subtil de textures et de goûts. Lynda reconstitua son monticule de riz en silence. Lorsque sa tasse fut vide et qu’il eut presque tout avalé, elle produisit une petite bouteille aux formes dodues. « Du vin de prune ! » dit-elle en agitant les sourcils. Elle commença à le servir, et comme le liquide remplissait peu à peu sa tasse, un ensemble de fragrances assaillit les narines du Magicien. Des souvenirs de vergers par de chaudes journées d’été. Lorsqu’elle eut rempli sa tasse, ils burent tous les deux. Il avala de toutes petites gorgées, le goût envahissant puis quittant sa langue et son palais. Lorsqu’il cessa enfin de frissonner, il soupira et laissa la tension quitter puis revenir dans ses épaules. « C’est bon, hein ? » demanda-t-elle, interrompant sa rêverie. Il hocha lentement la tête et sentit qu’il souriait. Elle lui retourna son sourire avant de se mettre à empiler les barquettes jetables et les assiettes. Le Magicien la laissa s’activer. La bouteille resta sur la table, près de son coude. Il remplit à nouveau sa tasse et but son vin lentement, en contemplant la flamme de la bougie. C’était une flamme longue et immobile, une flamme solide et stable, qu’aucun souffle de vent ne faisait vaciller. Sa lumière éblouissante lui rappelait le soleil sur la surface lisse d’une mare. Si on l’observait selon un certain angle, elle pouvait vous éblouir, et même vous aveugler. Mais si on penchait la tête en fermant à demi les yeux, on découvrait son propre reflet dans l’eau noire. Comme si un autre vous-même, votre côté sombre, vous avait observé avec une expression moqueuse. Et plus on regardait, moins il vous ressemblait. Jusqu’à ce qu’à la fin il ne vous ressemble plus du tout, ni à personne d’autre. « Eh bien, à mon avis, il n’a pas du tout l’air d’un magicien ! » Raspoutine dansait. Il exécuta un lent tour sur lui-même au rythme de sa petite musique intérieure. Le Magicien le regardait, fasciné. Cassie l’avait traîné jusqu’à cet endroit, l’obligeant à marcher rue après rue au-delà de la frontière de la Zone de transport gratuit. Maintenant, ils étaient debout sur un trottoir au milieu du Seattle Center. De petites buttes herbues et des immeubles imposants les entouraient, ainsi que des canards, des fontaines, le Pacific Science Center et le terminal du monorail. Tout cela l’étourdissait et le troublait, surtout la pointe hautaine de l’Aiguille de l’Espace. Cassie lui avait parlé de l’époque de l’Exposition internationale, qui avait eu lieu à Seattle en 1962, avant de l’entraîner plus loin. Au début, ces litanies de faits et de chiffres l’avaient ennuyé, mais il s’était bientôt laissé prendre par les anecdotes qu’elle dévidait sans en avoir l’air. Mais elle ne l’avait pas conduit ici pour voir l’Aiguille de l’Espace, ni le Fun Forest Amusement Park, ni même les canards. Elle l’avait conduit ici pour le présenter à Raspoutine. Et Raspoutine doutait de lui. Le Magicien ne doutait pas de Raspoutine. Il était aussi impressionnant que l’Aiguille de l’Espace elle-même. Il mesurait deux mètres dix, et il était aussi noir et luisant qu’un morceau d’anthracite. Apparemment insatisfait de la stature que la nature lui avait donnée, il l’avait améliorée en saupoudrant sa coiffure afro de paillettes et en peignant ses ongles de même. Des pendants d’oreilles se balançaient au bout de ses lobes. Il portait une chemise sans manche à cause de la chaleur de juillet ; des serpents d’argent et des anguilles de cuivre s’enroulaient autour de ses bras. Ses Levis coupés s’effilochaient. De petites chaînes où pendaient des clochettes décoraient ses chevilles. Ses grands pieds étaient nus et il dansait. Il dansait tout le temps, à chaque seconde de son existence. Même lorsqu’il se tenait immobile pour parler avec Cassie, de petits gestes de poignet, de cheville, de cou ou de doigts maintenaient la danse intacte, en un flot continu de mouvement. Le Magicien était émerveillé. « Non. Il a pas l’air d’un magicien, il ne se comporte pas comme un magicien, il n’a même pas l’odeur d’un magicien, dit Raspoutine, intégrant sa liste dans sa danse. — Il y a magie et magie, lui opposa Cassie d’un ton sec. Une fontaine ne ressemble pas à une mare, mais il y a de l’eau dans les deux. — Et je suis la fontaine, dit Raspoutine en riant et d’une voix aussi profonde que la mer, mais brune. Je saute, j’éclabousse et j’étincelle. Et toi, tu vas me dire que tu es la mare tranquille, que tu renvoies les reflets, et que tu es douce et verte avec de la vase au fond. C’est ça, hein ? T’es vraiment un magicien, mec ? » Raspoutine n’avait pas les yeux bruns. Ils étaient noirs, encore plus noirs que sa peau, et ils étincelaient. Les étincelles firent reculer le Magicien. « Je n’en suis pas encore très sûr, dit-il de sa voix douce, Cassie croit que oui. Je n’en ai pas vraiment l’impression. Je ne cherche pas à obtenir du pouvoir. — Holà ! (Raspoutine sauta et tourna sur lui même.) Il ne recherche pas le pouvoir ! Dans ce cas, tu commences bien, mon vieux. Parce que la magie ne donne pas de pouvoir, elle en prend. Elle ne rend pas les gens forts, mais elle peut révéler la force qu’il y a en eux. Ou la faiblesse. J’ai des doutes, Cassie, mais peut-être que cette fois, tu en as dégoté un. Voyons ses mains. » Le Magicien lui tendit les mains, paumes vers le haut. Raspoutine glissa ses grandes paumes noir et rose dessous. Il les examina lentement et avec soin, et pendant que Raspoutine les étudiait, les mains du Magicien entrèrent dans sa danse. Elles lui devinrent de plus en plus étrangères comme il les examinait. On aurait dit des poissons au ventre blanc. Ses doigts étaient longs et effilés, mais ses articulations étaient épaisses, comme des nœuds sur des branches minces. De vieilles cicatrices minuscules, situées sur le dos de ses mains, dessinaient de drôles de repères sur un étrange territoire. Tout à coup, les mains de Raspoutine disparurent et vinrent frapper ses paumes avec un claquement sonore. « Il a les mains ! Ce mec a les mains. Son pouvoir est dedans. C’est un homme avec des mains magiques. Sa magie est dans ses mains, et le Vietnam dans ses yeux. » Tout en chantonnant, il avait dansé autour du Magicien, faisant glisser ses pieds sur le sol et remuant les hanches. Mais au moment où il prononçait les derniers mots, il s’interrompit et s’immobilisa. Ces yeux noirs dansèrent jusqu’au plus profond de l’âme du Magicien. « Et dans ses yeux il y a le Vietnam, mec », murmura-t-il. Le Magicien ne broncha pas. C’était un chaud après-midi d’été, l’air était immobile, le ciel bleu les tenait sous sa paume moite, protégeant les secrets que murmurait Raspoutine. « Tu sais pourquoi il n’y a plus beaucoup de magiciens de nos jours ? Tu le sais ? Moi, j’ai une théorie, mon frère. J’ai ma petite idée sur la question. Autrefois, au Moyen Âge, pendant les âges sombres, comme on dit, il y avait des épidémies, des batailles, de la pauvreté et des tyrans à ne plus savoir qu’en faire. Et tu sais ce qu’il y avait aussi ? Des magiciens. C’est ça qui fait les magiciens. Quand on a des hommes à qui il ne reste rien, on peut faire des magiciens avec les miettes. C’est ça qu’il faut pour faire un magicien. Au Moyen Âge, ils avaient la Peste noire, nous, on a eu le Vietnam. Néanmoins, une partie de ma théorie n’est pas complètement élaborée. En fait, il se peut que tous les hommes soient des magiciens, tu vois. Mais il faut un Vietnam pour réveiller leur pouvoir. Comme un catalyseur. Il est possible que tous ceux qui en sont revenus soient des magiciens, mais seuls certains d’entre nous sont assez fous pour le reconnaître. À moins que seuls certains d’entre nous puissent être des magiciens, sauf que le pouvoir ne se développe que s’ils rencontrent un Vietnam. Comme l’acier. Le feu nous a durcis, et la magie est le fil de notre lame. D’autres types ont fondu, d’autres encore n’ont pas senti les flammes. Mais pas nous. Nous avons senti les flammes et nous avons souffert jusqu’à ce que ça nous endurcisse. Et puis nous sommes revenus et nous avons refroidi, et puis nous sommes devenus magiciens. Qu’est-ce que tu en penses, Magicien ? — Je n’en sais rien », fut la réponse aussi sotte qu’imprudente de ce dernier. Dégoûté, Raspoutine s’éloigna d’eux en dansant. « Eh bien, Cassie, tu as vraiment trouvé un magicien. Un magicien qui ne sait pas. À quoi ça peut bien servir ? Il fait quoi, au juste ? — Il nourrit les pigeons, répliqua Cassie. Les gens savent qu’ils peuvent lui parler et il les écoute. La Vérité sort de sa bouche. Et parfois il sait des choses. Ça ne suffit pas ? — Et toi, qu’est-ce que tu fais ? » osa demander le Magicien, rendu téméraire par la défense de Cassie. «Je danse, répliqua Raspoutine, hautain, et ça suffit amplement, vu comment je danse. Et quand je danse, je tiens le croquemitaine à distance. Tu as un croquemitaine, Magicien-qui-ne-sait-pas ? » Le Magicien frissonna. - « Il y a un truc gris », confessa-t-il. L’air chaud de l’été refroidit. « Ça m’a l’air de coller. Bon, voilà ce qu’il faut que tu fasses. Tu dois nourrir les pigeons. À partir de maintenant, tu considéreras que les pigeons sont sacrés, d’accord ? Tu ne leur feras pas de mal. Jamais. Et tu dois écouter les gens qui viennent te parler. Tu ne pourras pas te détourner lorsqu’ils te diront des choses douloureuses. Tu devras leur dire ce qu’ils doivent savoir. Et tu dois dire la Vérité qui est en toi. Et quand tu as la Connaissance, tu dois l’admettre. Il faut équilibrer la magie, Magicien-qui-ne-sait-pas. Il faut donner plus que tu reçois, tout le temps. Si tu ne le fais pas, cette chose grise aura ta peau. Et ça ne servira à rien de dire que Raspoutine ne t’a pas prévenu. Maintenant, Cassie, emmène-le, il faut que je danse. » Ils le regardèrent s’éloigner. Sautant, tournoyant et envoyant des éclairs noirs et argentés dans le soleil couchant. « Et il danse, c’est tout ? demanda naïvement le Magicien à Cassie. — Oui, répondit-elle, moqueuse. Il danse, c’est tout. Il observe les clochards pour savoir si ce sont des magiciens. Il leur communique les règles de leur magie. Et il empêche le croquemitaine de venir au Seattle Center. Viens, Magicien. » Ils déambulèrent dans les allées, entre les buttes couvertes d’herbe, le Magicien sur les talons de Cassie. Elle s’arrêta devant un banc, devant l’eau et les canards, et se laissa choir avec grâce. Il l’imita. « Eh bien, demanda-t-elle soudain, qu’est-ce que tu penses de lui ? » Le Magicien haussa les épaules. « Raspoutine ? J’en pense que ce que j’en pense n’a pas la moindre importance. Tu pourrais aussi bien me demander ce que je pense du mont St Helens. Il est là, et il est bien plus gros que moi. » Cassie eut un doux petit rire. « Je n’y avais jamais vraiment réfléchi en ces termes auparavant, mais tu as raison. En fait, je voulais savoir ce que tu as pensé de sa théorie au sujet des magiciens ? — Exactement ce que je lui ai dit. Je n’en sais rien. — Et tu n’as pas envie de deviner, hein ? Moi, si. J’ai mes idées sur la question. Envisageons une hypothèse, rien que pour une minute. Songe aux fils de couleur qui composent une tapisserie. Quand tu as besoin d’un peu d’argent, pour représenter le miroitement d’une rivière ou la neige au sommet d’une montagne, tu amènes les fils d’argent à la surface de la tapisserie, là où on peut les voir. Et si tu veux de l’or pour les cheveux brillants d’une princesse ou pour l’étincelle dans l’œil d’une licorne, tu amènes le fil d’or à la surface. Mais en réalité, les fils ne disparaissent pas, ni ne réapparaissent. En fait, tantôt on les voit, tantôt on ne les voit pas. » Il haussa à nouveau les épaules. Cassie était à nouveau dans une phase obtuse. Elle allait lui raconter des histoires et des paraboles jusqu’à la fin de la journée. « Peut-être. Je ne sais pas. » Cassie eut un rire désabusé. « Raspoutine t’a donné exactement le nom qui convient. Eh bien, c’est comme ça que je nous vois. Et encore une chose. Imagine des fils très spéciaux, les fils d’or et d’argent, par exemple. Le tisserand n’en a pas souvent besoin. Il se peut même qu’il ne les utilise presque jamais ensemble. Pourtant, ils sont bien là, ils courent tous deux sur l’envers de la tapisserie, et ils refont parfois surface ensemble pour illuminer une montagne ou décorer les robes de quelque princesse. Pense à la vie de ses fils. Crois-tu qu’ils se manquent l’un à l’autre quand ils sont séparés ? Et lorsque la tapisserie les réunit, crois-tu qu’ils se souviennent des autres fois où ils ont été tissés ensemble ? » A nouveau, il ne comprenait plus où elle voulait en venir. « Est-ce que tu crois, demanda-t-il, que nous pourrions dégoter quelque chose à manger ? Je meurs de faim. — Oui, j’imagine », dit-elle avec un rire décontracté. Mais son regard cherchait celui du Magicien, et son appétit n’avait rien à voir avec la nourriture. Le Magicien ouvrit les yeux et les baissa, étonné, sur la pipe qui se trouvait dans sa main. Il empêcha la fumée tiède de descendre dans sa gorge et tendit la pipe à Lynda. « Tu te sens bien, lui dit-elle. Je le vois dans tes yeux. Quand on est défoncés, je parle encore plus et toi, Mitch, tu es encore plus silencieux. C’est drôle, non ? Je crois que tu n’as pas dit un mot depuis que tu as fini le vin. Tu es encore là ? — Je ne sais pas. » Il lui adressa un sourire idiot et triste. Le Magicien-qui-ne-savait pas. C’était bien lui. Il la regarda tirer sur la pipe, puis l’écarter et souffler la fumée. Elle la lui redonna et se leva, languide. Il n’avait pas encore soufflé la fumée lorsqu’elle abattit le chapeau devant lui. « Mets-le, lui demanda-t-elle en gloussant. Je veux voir de quoi tu as l’air avec le costume complet. Quand j’ai aperçu le chapeau dans le sac, la première fois, je n’ai pas compris qu’il allait avec la robe et la cape. Voyons ce que ça donne sur toi. » Il posa la pipe sur la table, lui prit le chapeau pointu des mains et considéra son extrémité cassée avec mélancolie. « Je ne crois pas en avoir envie », dit-il de sa voix douce. Le simple fait de le regarder le remplissait de tristesse à l’idée des chances qu’il avait gâchées. « Range-le, demanda-t-il en le redonnant à Lynda. — Allez, mets-le ! » insista-t-elle, et elle le lui posa sur la tête avant qu’il ait pu émettre une seule protestation. Il frémit et ferma les yeux. Il s’attendait à sentir le pouvoir jaillir et la magie fourmiller. Il y croyait encore. L’imbécile. Il n’entendit rien de plus que les gloussements sans fin de Lynda. Il ouvrit les yeux. « C’est parfait, haleta-t-elle. Bon Dieu, oui, c’est parfait ! Tu ressembles vraiment à un magicien. Je ne m’attendais pas à ça. Mais avec la robe, la cape et le chapeau... Tes yeux ont cette expression mystique, tu sais, ce regard triste et las, comme les gentils magiciens dans les livres de contes de fées. Ça serait encore mieux si tu avais une barbe et une moustache. Mais même sans, tu as vraiment la tête qu’il faut. Allez, sorcier, montre-moi ta magie. Dessine-moi des pentagones et fais venir un démon. Fais-moi un tour de magie. Il y a des lapins dans ce chapeau ? — Ce sont les prestidigitateurs, pas les magiciens qui font ça », dit-il pour montrer qu’il partageait sa gaieté. «Et ils dessinent des pentacles, pas des pentagones. » Il essayait d’adopter un ton dégagé, mais son visage était contracté de peur, et un frisson glacial l’avait traversé quand elle avait parlé de convoquer un démon avec tant de légèreté. Les siens n’avaient pas besoin qu’on les convoque. Ils rôdaient en permanence autour de lui et soufflaient leur haleine glaciale sur sa nuque. Aurait-il jamais chaud à nouveau ? « Allez, magicien, le supplia-t-elle d’une voix de gorge. Montre-moi un de tes tours. (Elle marqua une pause infinitésimale.) Ou viens jouer avec moi. (Elle émit un gloussement suggestif.) Je ne devrais pas te dire ça, non, vraiment. (Elle se laissa tomber à côté de lui, posa la main sur son genou et baissa la voix pour lui murmurer sur un ton coquin :) Tu vas croire que j’ai des goûts tordus. Mais ce costume me fait comme qui dirait de l’effet. Tu as l’air tellement étrange et sauvage avec ça. Et là, quand je t’ai regardé, je me suis souvenue que tu n’avais rien dessous. Et j’ai senti cette espèce de frisson qui a commencé à me chatouiller quelque part. Tu sais, je me suis toujours demandée pourquoi ça excite les mecs de découvrir qu’une femme n’a pas de soutien-gorge ou de culotte. Maintenant, je le sais. Ça me plaît parce que tu es à l’aise là-dessous. Je sais que je peux t’attraper facilement. » Sa main descendit jusqu’à sa cheville et commença à ramper sous sa robe. Le Magicien se laissa choir à ses pieds en souplesse. Il ôta le chapeau et le laissa tomber sur la table avec un bruit sourd. Ses toutes nouvelles capacités d’expression orale vinrent à sa rescousse. « Tu ne crois pas que tu m’en demandes un peu trop ? Tu me donnes un énorme repas après que j’ai passé la journée dans le froid et l’humidité, tu me fais avaler une bouteille de vin et tu me fournis de quoi me défoncer. Tout ce que je suis prêt à affronter, c’est huit bonnes heures de sommeil. — Toi alors ! » le morigéna Lynda, mais elle paraissait plus aguichée que rejetée. Le Magicien se leva et examina la pièce avec attention. Il se sentait lucide, conscient d’une façon qu’il n’avait pas connue depuis longtemps. Il ne parvenait pas à se rappeler ce qui l’avait absorbé au point de ne pas se rendre compte que sa vie lui filait entre les doigts. Les choses allaient être plus faciles à partir de maintenant. À quoi avait-il bien pu penser, pour essayer de vivre comme ça ? Pour quoi faire ? C’était une existence dont il pouvait se détacher à présent, et avec soulagement. Il allait vivre avec Lynda et rejoindre le flot de la réalité. Elle allait l’aider. Il aurait des vêtements, dormirait dans un vrai lit, trouverait du boulot... « Lynda, à ton avis, quel genre de travail est-ce que je devrais chercher ? » Elle eut un haussement d’épaules distrait. « Qu’est-ce que tu faisais, avant ? — Sniper. » Le mot était sorti tout seul, sans qu’il y pense. Il éteignit les flammes du changement qui brûlaient en lui avec tant d’énergie un instant auparavant. Mais Lynda rit. « Mais non, imbécile, avant l’armée. — J’étais un gamin. » Ces mots-là étaient difficiles à prononcer. La Vérité était sur lui, se dit-il. Il essaya aussitôt de chasser cette expression de son esprit. Il n’y avait pas de magie là-dedans. C’était vrai et il l’avait dit, voilà tout. « Eh bien, mon chou, ça m’ennuie de te dire ça, mais être un gamin, ça ne rapporte pas beaucoup de nos jours. Et je n’ai pas vu de petites annonces demandant des snipers. — Moi non plus. » Une chape de glace enserrait son âme. La scène lui apparut soudain, aussi claire qu’une flamme. Il signait les papiers, hochant la tête tandis que le recruteur lui rappelait qu’il ne pouvait pas lui garantir qu’il suivrait une formation d’ingénieur, mais que c’était presque sûr. De toute façon, il n’avait plus d’argent pour finir ses études, alors quelle importance ? C’était une bonne affaire. Il n’avait jamais construit de pont ou de route, mais il en avait fait sauter quelques-uns. L’armée lui avait enseigné des choses qu’il n’aurait apprises nulle part ailleurs. Et il les faisait bien. Il était bon, très bon. Le meilleur de son unité. Il allait là où personne ne voulait aller. Il avait des yeux de chouette, un nez de loup et, la nuit, il se déplaçait plus silencieusement qu’une araignée. Il était vraiment excellent. Et il en était fier. Ils étaient tous fiers de lui. Jusqu’à ce qu’il rentre. Il était en train de redescendre. Il chercha la pipe, mais elle s’était éteinte. Il la secoua en direction de Lynda, qui la prit et se mit en devoir de la remplir. Il la regarda l’allumer et tirer dessus avec impatience jusqu’à ce que l’herbe rougeoie. Mais lorsqu’elle la lui tendit en souriant, il se contenta de regarder dans le fourneau. « Elles ne sont pas là, murmura-t-il. — Quoi donc, chéri ? — La paix. L’amour. La liberté. Toutes ces conneries. Il n’y a rien là-dedans, rien que des feuilles qui brûlent. — Des têtes, chéri. Ça change tout. » Elle reprit la pipe, aspira la fumée et l’avala. Elle exhala en oscillant un peu et adressa un doux sourire absent au Magicien. « Eh, faiseur de magie », dit-elle, la voix rauque. Il la regarda. « Eh, répéta-t-elle dans un murmure quasi inaudible. Viens par ici. » Elle s’avança et le prit dans ses bras. Il demeura immobile et se demanda soudain pourquoi il avait été si passif, pourquoi il l’avait laissée entrer ainsi dans sa vie. Il n’avait pas cherché ce genre d’engagement et il ne s’y sentait pas encore prêt. Il n’en avait pas envie, admit-il avec réticence. Alors pourquoi laisser faire ? Parce que cette femme était incapable de comprendre qu’un « non » poli constituait une véritable réponse ? Elle se cogna contre lui, il chancela et fit un pas en arrière. Elle n’avait rien de subtil. Il avait l’impression qu’une vache lui donnait des coups de coude. Le bord du matelas lui caressa les chevilles. « Emmène-moi dans ton monde, magicien », murmura-t-elle, pressante. Elle se frottait contre lui. « Pas tout de suite. » C’était un jeu. Elle jouait au jeu de l’amour, et il lui servait d’accessoire. Lui, il jouait à celui de l’attente. Elle l’avait nourri et lui avait donné de quoi se défoncer ; elle exigeait son dû. Mais ce dont il avait besoin, à présent, c’était de réfléchir clairement, pas d’être le jouet de la passion d’une autre personne. N’était-elle pas capable de voir ça ? Ou se préoccupait-elle si peu de ce qu’il ressentait ? « Ne te bloque pas, chéri. Laisse-toi aller. Ça va te faire du bien. » Sa main se promenait sur la robe, tâtant ici et là à travers le tissu. Le pouls du Magicien s’accéléra malgré lui. « Non ! » gronda-t-il. La colère montait en lui. Un flot d’énergie le parcourait, toutes ses frustrations se concentrant sur Lynda. Il lui saisit le poignet et le tordit légèrement. Elle eut mal, et pourtant son sourire s’accentua un peu. « Vas-y, chéri, murmura-t-elle. Fais-moi mal, juste un peu, et aime-moi beaucoup. Montre-moi tes griffes, magicien. Fais-moi faire ce que tu veux. Que ça soit sauvage et nouveau. — Arrête ! siffla-t-il entre ses dents serrées. Tout de suite ! » C’était elle qui convoquait les démons destructeurs. Il relâcha son étreinte, mais elle se jeta aussitôt sur lui. Elle riait aux éclats. Il la prit aux épaules et la secoua violemment. Sa tête partit en arrière, ses vertèbres cervicales craquèrent et ses longs cheveux fouettèrent l’air. Le dégoût arrêta le Magicien. Il la laissa tomber sur le matelas et se détourna. Elle écarta ses cheveux de son visage d’un mouvement de tête et leva les yeux vers lui. Les ongles du Magicien griffèrent ses propres joues. « Je suis désolé, murmura-t-il. Je suis vraiment désolé. Tout le temps. Mais c’est toujours là, juste derrière moi, et ça attend de pouvoir me contrôler. Je ne sais pas ce qui provoque ça. Mais tu n’es pas en sécurité avec moi. Je veux que tu t’en ailles. Maintenant. » Elle était écarlate et avait la bouche humide. Elle prit une inspiration haletante. « Ce n’est pas parce que tu me bouscules un peu que c’est mal, chéri. » Elle passa sa langue sur ses lèvres. « Si tu es désolé, prouve-le. » Lynda leva la main, prit celle du Magicien et l’attira vers elle. Le cœur du Magicien battait à tout rompre dans sa poitrine, ses jambes se dérobaient sous lui. Il n’arrivait pas à emplir ses poumons d’air. Il s’effondra à côté d’elle sur le matelas. « Ne me dis pas que tu regrettes, murmura-t-elle contre sa poitrine. Montre-le-moi. » Il tenta d’oblitérer ses caresses et de faire barrage à ses souvenirs en fermant les yeux. « Je n’aime pas l’homme que j’étais, tenta-t-il d’expliquer. Ce sera lui ou moi là où tout est gris. Mais je ne redeviendrai pas ce qu’il était. Je n’y suis pas obligé, et je ne le ferai pas. — Très bien, chéri, très bien. Ça n’a pas d’importance. Ça va aller. Lynda n’est pas en colère. » Elle ne l’écoutait pas, pas plus qu’il n’était en harmonie avec les mains et la bouche posées sur lui. Il se tenait à distance, loin du contact et des sensations susceptibles de lui faire mal. Ils étaient quittes. S’il se laissait atteindre, elle lui ferait mal, et la souffrance qu’elle lui infligerait le tarauderait jusqu’à ce qu’il soit obligé d’en détruire la source. Pas de plaisir, pas de douleur. Ne rien éprouver était la clé de tout. Il trouva à nouveau le point d’équilibre et en ressentit une sorte d’amère satisfaction. Il ne craignait plus rien d’elle, désormais. Elle n’obtiendrait rien de lui. Il sentit qu’elle se trémoussait contre lui, entendit ses vêtements bruisser tandis qu’elle plaquait son corps contre le sien. Il la laissa faire ; il n’était plus inquiet. Il pouvait penser à d’autres choses, dont le souvenir n’était pas dangereux. Chapitre 13 « Que choisirais-tu si tu pouvais faire ce que tu veux, ou être ce que tu veux ? » L’après-midi qu’il avait passé avec Cassie était du genre ample et chaleureux. Ils avaient parcouru toute la ville. Le Magicien commençait à se faire à sa nouvelle vie et à discerner les possibilités qu’elle lui offrait. La sensation lui donnait le vertige. Cassie portait une jupe de tweed, lui une veste de velours avec des pièces aux coudes. Ils s’étaient rendus partout où d’excentriques érudits pouvaient aller, sans hésiter à s’écarter fréquemment de leur itinéraire. Ils s’étaient joints sans se faire remarquer à un groupe de touristes qui visitait le Seattle souterrain, parvenant presque à se faire abandonner dans l’obscurité humide. Cassie avait indiqué au Magicien une boulangerie où un employé compatissant disposait pains et viennoiseries sur un plateau recouvert de papier d’aluminium et le déposait sur la poubelle, ce qui évitait aux sans-abri d’avoir à fouiller dedans. Ils avaient exploré ce qui subsistait de la vieille usine à Gas Works Park et goûté cinq sortes de café chez Starbucks. Cassie l’avait emmené au KIondike Gold Rush National Historical Museum sur Main, et l’avait présenté au ranger comme son associé, le docteur Reynolds. Il leur avait montré des films et avait même ouvert les vitrines pour leur laisser toucher les reliques du temps passé. Le Magicien lui avait promis de revenir bientôt discuter avec lui de l’époque de la ruée vers l’or et de son influence sur Seattle. « Surtout quand il pleuvra », avait suggéré Cassie dès qu’ils avaient retrouvé le trottoir, et ils avaient éclaté de rire, comme des gosses faisant l’école buissonnière. En fin de compte, cette journée avait été des plus agréables. Ils n’avaient pas d’emploi du temps à respecter, pas de tâches précises à accomplir. Ils avaient emprunté tous les chemins de traverse qui les tentaient, que ce soit en parlant ou en marchant. Il avait appris qu’elle adorait les roses et les pensées, mais considérait les orchidées comme des fleurs froides. Elle savait désormais qu’il préférait le raisin blanc aux myrtilles sauvages, et qu’il n’aimait pas du tout les myrtilles de supermarché. Voilà pourquoi, pendant qu’ils déambulaient, il osa lui poser une question stupide, et attendit la réponse. Elle le déçut. « Je serais, et je ferais ce que nous avons fait aujourd’hui, lui dit-elle d’un ton neutre. — Pas moi ! » s’était écrié le Magicien avec force, au risque de lui déplaire. «Si je pouvais choisir, je serais un héros, un saint, un mystique. Quand j’étais gamin, je voulais être prophète. Avec le sac, la cendre et le tonnerre. Je voulais bouter la violence hors de Seattle et faire régner la paix. » Cassie eut un reniflement de mépris. « Et, sous ton protectorat, aucune mouette ne pourrait plus en piquer une autre du bec, les enfants ne se disputeraient pas en jouant aux billes et les poivrots n’écraseraient plus le nez d’autres ivrognes pour défendre la réputation d’un lanceur de base-ball. — Je ne parle pas de ce genre de violence. Tu sais bien ce que je veux dire. — Non. Je ne vois pas. Tu te comportes toujours comme si j’étais moi-même une espèce de mystique, une visionnaire capable de tout savoir. Mais je ne sais pas tout. Je ne suis que Cassie, et même si j’en sais bien plus long que certains, je ne sais pas tout. Je viens à peine de te rencontrer, mais j’avais remarqué que tu traînais dans Seattle depuis des semaines. Je suppose qu’on peut dire que nos chemins se sont déjà croisés. Mais ça ne veut pas dire que je connais chaque recoin de ton âme. Alors, dis-moi, de quelle violence parles-tu ? — La pire. Celle qui est malsaine. Comme lorsqu’un fort tombe sur un faible et lui fait du mal. Un mal irréparable, un mal qu’on ne peut rendre, un mal qui détruit tout, y compris toute possibilité de résistance. Les parents qui battent leur bébé, les violeurs qui maltraitent les esprits et les corps, les hommes qui s’en prennent à d’autres hommes, trop paumés et trop différents pour se défendre... — De quel côté étais-tu ? » Cassie avait marmonné cette question en le regardant avec un mélange de sympathie et de méfiance. La voix du Magicien s’était chargée d’émotion au point qu’il s’étouffait presque, mais les mots étaient sortis tout seuls de sa bouche, un flot qui avait refusé de s’interrompre jusqu’à ce qu’il serre les mâchoires et ferme les yeux. Cassie glissa son bras sous le sien, l’entraîna vers un banc et le fit s’asseoir. Il obtempéra, le regard lointain, frottant ses mains l’une contre l’autre, massant les petites cicatrices qui en abîmaient l’épiderme. « Je suis désolé, finit-il par dire. Je ne sais pas... — Moi non plus, le coupa-t-elle. Mais écoute-moi bien. Primo, tu t’attaques à un ennemi bien trop fort pour toi. Tu te prends pour qui ? Saint Patrick boutant les serpents hors d’Irlande ? Non. Au mieux, tu es Saint Magicien, celui qui nourrit les pigeons. Deuzio, tu es trop proche de l’ennemi pour le combattre. Surtout maintenant. Je ne veux pas savoir pourquoi tu en es si proche, mais je peux te rappeler une chose. Quand l’ennemi est sur toi, tu ne peux pas gagner en bombardant ses positions. » Il regrettait qu’elle ne lui ait pas posé la question à ce moment-là. Elle était encore une étrangère pour lui. Elle n’avait pas encore pris tant d’importance dans sa vie ; il aurait peut-être pu lui parler. Après, il s’était tu, ravalant ses secrets par gros morceaux étouffants, de peur qu’elle ne découvre ses défauts. Il s’était efforcé de tout apprendre, pour être le meilleur comme il avait été le meilleur dans sa vie précédente. Il avait gardé ses échecs pour lui. Il se débrouillait, vivant parfois au jour le jour, tentant de la croire lorsqu’elle disait que la ville s’ouvrirait à lui dès qu’il s’ouvrirait à elle. Au début, elle le nourrissait souvent, et elle l’abrita plus d’une nuit dans ses divers domiciles. Mais il commença à se sentir trop exposé, il craignit de révéler plus qu’il ne voulait qu’elle sache. Et il y eut des jours où l’envie d’être plus proche d’elle devint comme une douleur sourde. Tant pis si cela détruisait tout ce qu’elle avait fait de lui. Tant pis si cela la poussait complètement hors de sa vie. Le besoin d’elle s’emparait de lui, et il était si fort qu’il le terrifiait. Il aurait pu affronter le simple désir sexuel. Mais ce qu’il ressentait était de l’ordre de la faim interdite  – le désir d’être moins seul. Il avait trouvé ses marques avant qu’il ne soit trop tard. Il savait que leurs deux vies ne devaient pas se rejoindre. Son intelligence propre, ajoutée aux trucs qu’elle lui avait montrés, l’aidèrent à créer sa propre niche. Si sa présence quotidienne lui manquait, elle ne le lui reprocha jamais. Il la soupçonna d’être soulagée par son indépendance, et il travailla à gagner son respect. L’espace d’un instant, il se demanda où elle se trouvait cette nuit. Ses yeux s’ouvrirent d’eux-mêmes. Lynda gisait sur lui, sa chevelure répandue sur son visage. Elle dormait. Défoncée ou saoule, elle avait fini par renoncer à essayer de l’exciter. L’avoir défiée avait procuré un sentiment pervers de satisfaction au Magicien. Le corps de Lynda était lourd et massif, son parfum oppressant. Il tendit la main et écarta les cheveux de son nez et de sa bouche. Puis il bougea pour soulever son menton de sa clavicule. Elle se raidit tout à coup et se tortilla pour atteindre son nez avec son poignet. « Oh, mon dieu ! » Elle décolla son corps du sien, et le froid se rua sur les endroits qu’elle avait tenus au chaud. « Regarde l’heure qu’il est ! » Elle tortilla des hanches pour faire descendre sa jupe et tira sur l’ourlet pour le remettre droit. « Tout va bien, chéri. Ne t’inquiète pas pour hier soir. Tu étais fatigué, c’est tout. J’ai lu des trucs là-dessus dans un bouquin. Ils disaient que c’est normal, que ça peut arriver à n’importe quel homme quand il est fatigué, et être défoncé n’a pas dû arranger les choses, au contraire. Promets-moi que tu ne vas pas me faire une déprime. Ça ne me gêne pas. Vraiment. Tu vas bien ? » Il hocha la tête. Quel abominable hypocrite il faisait. Il la regarda ramasser sa petite culotte, la rouler en boule et la fourrer dans son sac à main. Elle n’avait pas du tout l’air déçu. Son désir était-il lui aussi un jeu ? Jouait-elle à la jeune femme délurée et volage qui devait avoir toujours envie ? « Il faut que je me lève à six heures ! Si je n’y vais pas maintenant, je serai trop crevée pour me doucher et me laver les cheveux avant de me coucher. Je parie que tu vas apprécier ça une fois chez moi : pouvoir prendre des douches chaudes et dormir dans un lit propre. Écoute, je suis du matin, demain. » Elle donna de grands coups de brosse à ses cheveux, les lissant en arrière de façon à dégager son visage. « Mais je viendrai te chercher dès que je serai sortie. Ne prends que les trucs auxquels tu tiens vraiment. Laisse les autres saletés ici. Un voyage devrait suffire. Tu veux que j’emprunte la voiture de ma sœur ? — Non », répliqua-t-il, distrait. Elle s’assit sur la table improvisée pour enfiler ses bottes. Il ne se rappelait même pas quand elle les avait ôtées. « Bien. Écoute, j’apporterai une valise pour tes vêtements, je mettrai le reste dans des sacs plastiques et on prendra le bus. Oh, et le chat ? Je n’ai pas le droit d’avoir d’animaux domestiques dans mon appartement. — Je n’ai pas d’animal domestique. » Thomas le Noir n’appartenait à personne, sinon à lui-même. Il habitait l’immeuble avant que le Magicien y emménage ; il y vivrait encore après son départ. L’espace d’un instant, il s’inquiéta pour Ninja et les pigeons. Idée ridicule. A partir de maintenant, ils allaient tous devoir se débrouiller seuls. « Bien. » Lynda avait rallumé la pipe et s’offrait une taffe d’adieu. Elle l’agita dans sa direction, mais il secoua la tête. Elle haussa les épaules puis, l’ayant regardé de plus près, elle traversa soudain la pièce dans un grand bruit de talons pour s’accroupir à ses côtés. « Écoute. Tu as l’air de vraiment t’inquiéter pour ça. Il ne faut pas. On ne l’a pas fait ce soir, mais ça ne change rien entre nous. Tu m’as dit que tu étais fatigué, que tu avais froid et que tu avais un peu trop fumé. J’aurais dû t’écouter et ne pas insister. Eh ! Si les femmes peuvent dire non quand elles sont trop fatiguées, pourquoi pas les hommes ? Il n’y a pas de quoi en faire une montagne. Ce n’est pas un échec. D’accord ? » Il hocha la tête avec lassitude. Il avait envie qu’elle s’en aille. Tout ce qu’il désirait, c’était dormir. C’est alors qu’elle se leva, ramassa la couverture de la fenêtre, et l’étala sur lui en la faisant claquer. « Tout va bien, alors. Ne t’inquiète pas. Dors bien, mon chou. À demain. — A demain », répéta-t-il. Comme s’il s’agissait d’un engagement irrévocable. Elle éteignit la bougie en partant, disparut dans la pièce voisine et ferma la porte aussi discrètement qu’un voleur quittant la scène du crime. Il tendit l’oreille. Il entendit glisser la fenêtre à guillotine, puis le toc-toc-toc de ses bottes sur le pavé. Le silence de la ville reflua dès qu’elle fut partie. Le bruit de la circulation et les sons étouffés et lointains d’une cité endormie emplirent à nouveau ses oreilles. La lumière du lampadaire filtrait autour du carton, baignant sa chambre d’une lueur gris sombre. La lumière grise de la cité, qui illuminait la nuit d’un éclat froid et sale. Il était difficile de voir les étoiles à Seattle. La pollution lumineuse augmentait chaque année. Il se demanda si, un jour, pollutions atmosphérique et lumineuse se rencontreraient à mi-chemin. Il s’imagina une ville où il n’y aurait ni jour ni nuit, juste un ciel gris et uniforme au-dessus de leurs têtes. Des gens gris glisseraient dans ses rues, leurs voix enveloppées de brouillard, leurs vêtements trempés de brume grise. Aussi grise que le plafond. Il leva les yeux et se sentit abominablement mal. Coupable. Il avait triché, trompé Lynda en refusant de la satisfaire. Mais il n’avait pas envie, après tout. Que pouvait-elle bien ressentir à présent ? Avait-elle deviné qu’il ne la trouvait pas désirable ? Ce qui était faux. Il ne la trouvait repoussante que lorsqu’elle se montrait trop insistante. Lynda était une femme séduisante, généreuse et pleine de bonne volonté. Il fallait être fou pour se détourner d’elle. Qu’est-ce qui n’allait donc pas chez lui ? Il n’en avait pas la moindre idée. Une seule chose lui apparaissait clairement : il ne désirait pas être trop proche d’elle. Bon. Cela lui aurait-il tant coûté de céder à son désir, de lui permettre de préserver l’image qu’elle se faisait d’elle-même ? Et ses sentiments à lui, le fait qu’il ne voulait pas qu’elle soit physiquement trop proche de lui ? N’étaient-ils pas aussi dignes de respect que son envie à elle ? Qu’aurait-il ressenti s’il l’avait servie comme une vache que l’on amène à un taureau choisi au hasard ? Serait-il allongé là, à regarder le plafond et à regretter de l’avoir trompée de si honteuse manière ? Son esprit ne cessait de courir après les questions et les réponses tel un hamster dans sa roue poursuivant des sentiments désagréables. Il n’y a pas de bonne réponse, se dit-il pour tenter de se consoler. Il se mit à tousser. Voilà, c’était ça, la vraie vie dans le vrai monde. Les murs le cernaient déjà de toutes parts. Demain, à la même heure, il parcourrait à nouveau les allées de son labyrinthe, il reprendrait sa place dans la course avec les autres. Le plafond se rapprochait de lui. Il cligna des yeux pour chasser l’illusion. Plus de jeux d’esprit, se morigéna-t-il. Pas de Magie, pas de Vérité, pas de Connaissance. Pas d’horreurs prêtes à lui sauter dessus dans le placard. C’étaient des trucs de gosse. Comme quand il était petit. Il avait peur de fermer les rideaux de sa chambre la nuit, au cas où il aurait aperçu quelque chose par la fenêtre. Et il s’interdisait de regarder dans le miroir de la salle de bains quand il se levait pour boire un verre d’eau au milieu de la nuit, pour ne pas voir ce qu’il y avait peut-être dans son dos. Sauf qu’il était adulte à présent, et de retour dans le monde réel. Fini de jouer à ce jeu de cache-cache mental. Il leva à nouveau les yeux vers le plafond gris et le mit au défi de descendre. Il descendit. Non, se dit-il. C’était lui qui s’endormait. Après tout, il était vraiment fatigué, mais il n’arrivait pas à fermer les yeux. Il ne pouvait s’empêcher de penser que si jamais il détournait le regard, le plafond en profiterait pour se rapprocher un peu plus. Et même les yeux ouverts, il voyait ce plafond gris descendre sur lui. Impossible. Il rassembla jusqu’à sa dernière miette de courage, tendit le bras et toucha... le vide. « Tu vois, dit-il à voix haute, c’est une illusion. » Il laissa son bras retomber contre son flanc. Il avait chaud et terriblement envie de dormir. Il ferma les yeux et laissa sa conscience dériver. Un pigeon tomba sur le sol avec un bruit sourd et étouffé. Puis un autre. Le Magicien s’assit. Son visage s’enfonça dans un nuage de fumée dense et grise qui l’étouffa sans la moindre pitié. Il retomba sur le matelas, où stagnait une couche d’air plus frais. Son esprit s’emballa. La pipe ! Où Lynda l’avait-elle donc laissée ? Il roula sur son ventre et, affolé, fouilla la pièce du regard. Il semblait ne pas y avoir encore de flammes, mais il était sûr que lorsqu’elles arriveraient, ce serait d’un coup. Elles engloutiraient la pièce entière. Il n’avait que quelques secondes pour sortir. Sa vitre fendue pouvait peut-être lui procurer de l’air frais, mais pas le moyen de fuir. La sortie de secours se trouvait sous l’autre fenêtre, dans la pièce voisine. Cette fenêtre-ci s’ouvrait sur quatre étages de vide. Il commença à ramper vers la porte en se tortillant sur le ventre. À tâtons, il sentit un petit corps couvert de plumes. Les pattes remuèrent dans sa paume. L’air plus frais situé au ras du sol redonnait vie à l’animal. Il entendit d’autres chocs sourds. Les pigeons tombaient, vaincus par la fumée et les émanations toxiques. Il se demanda où se trouvaient Thomas le Noir et Ninja. Mais les chats étaient des animaux intelligents, assez en tout cas pour quitter un immeuble en train de brûler. Non ? Ce n’étaient pas des foutus pigeons idiots et incapables de prendre soin d’eux-mêmes. Des piafs inutiles et crétins qui chiaient partout. Il ramassa un autre corps. Il avait du mal à ramper tout en les portant. Il poursuivit sa lente reptation. Le sol se réchauffait. Lorsqu’il finit par atteindre la porte qui aurait dû lui permettre de s’échapper, il comprit que le bois était déjà presque trop chaud pour qu’on le touche. Ça avait dû commencer là, il ne savait pas trop comment. Les boîtes en carton. Il entendit des battements d’ailes sur le sol, derrière lui, et sentit des plumes frôler ses jambes nues. « Et merde, merde, merde ! » explosa-t-il tout à coup, gaspillant son précieux souffle. Il rampa en cercle sur le ventre. Sa stupide robe de magicien s’enroula autour de ses jambes et l’entrava. Il ramassa les petits corps des pigeons tout en rampant et les déposa dans la cape nouée en écharpe. Il trouva le grand chapeau de sorcier sur la table et le remplit d’oiseaux. Ils étaient lourds. Combien y en avait-il ? Il ne connaissait pas du tout le nombre de pigeons qui venaient nicher dans sa chambre la nuit. Ces abrutis se débattaient, refusant d’être sauvés, sautillant hors de sa portée alors que le plafond gris descendait de plus en plus bas. Il parvint à les attraper tous. Il fourra son chapeau bourré d’oiseaux dans la cape qui pendait lourdement à son bras. Il avança en traînant son fardeau. Les pigeons se débattaient, froufroutaient et roucoulaient ; la cape s’accrochait aux irrégularités du vieux parquet. Il sentait la chaleur sur ses jambes nues. L’air se réchauffait dans la pièce, la température montant à chaque seconde. Il allait devoir ramper jusqu’à la porte d’entrée, puis le long du couloir et essayer de trouver un moyen de s’échapper. Une fois hors de sa chambre, dans le couloir inconnu, il ferma la porte derrière lui d’un coup de pied. Puis, avec précaution, il s’agenouilla. Mais la fumée était épaisse, là aussi. Elle lui brûla les yeux et l’étouffa. Il retomba de tout son long et se remit à ramper avec frénésie. Il ne connaissait pas cette partie de l’immeuble. Il ne l’avait jamais explorée, sauf pour s’assurer que les étages supérieurs étaient bien inoccupés. Maintenant, il regrettait son manque de curiosité. Le tissu lâche de la robe s’accrochait au sol irrégulier et s’emmêlait autour de ses genoux. L’écharpe remplie de pigeons occupait entièrement l’un de ses bras. Mais il finit par atteindre une porte. Il tâtonna prudemment jusqu’à la poignée. Le bouton de cuivre froid refusa de tourner. Fermée à clef. Il tapa du poing sur les solides panneaux de bois. Mais c’était une bonne vieille porte bien robuste. Pas d’espoir de sortie de ce côté-là. Une violente quinte de toux le secoua, après quoi il ne put inspirer d’air frais pour apaiser ses poumons. À présent, respirer signifiait étouffer. Il se râpa le ventre en se tortillant avec son fardeau d’animaux froufroutants et roucoulants. Ses yeux étaient pleins de larmes, il aurait été aveuglé même s’il y avait eu de la lumière. La fumée lui parut âcre et toxique. Il se demanda ce qui était en train de se consumer. La structure de base de l’immeuble était faite de briques, mais l’intérieur, les parquets et les beaux lambris anciens ne pouvaient que flamber joyeusement. Ses doigts hésitants rencontrèrent une nouvelle embrasure de porte. Il était si fatigué. Si seulement il avait pu s’allonger un instant pour reprendre sa respiration. Un seul souffle d’air frais et il savait qu’il pourrait continuer. Ses doigts gourds montèrent lentement le long de la porte. Sa main finit par trouver la poignée. Il la secoua, mais elle ne tourna pas. Fermée à clef, elle aussi. Mais, au-dessus, il sentit un panneau de verre lisse. Cette pièce avait autrefois été utilisée comme bureau. Il retomba et inspira longuement l’air un petit peu plus frais qui se trouvait au niveau du sol. Ses poumons tentèrent de le recracher, mais il se leva, un pli de la cape passé sur son bras, et parvint à retenir son souffle. Le panneau était en verre épais et opalescent ; il le brisa tout de même en deux coups de coude. Il plongea son bras dans l’ouverture et tourna la poignée. L’air chaud du couloir coula dans l’autre pièce comme de la fumée cherchant une cheminée par où s’échapper. Il entra dans la pièce en titubant et trébucha sur des boîtes empilées presque jusqu’au plafond. Il se fraya un chemin vers ce qu’il supposa être la direction de la fenêtre, en se contorsionnant entre des tours et des piles composées de boîtes. Il finit par écarter celles formant un mur qui l’empêchait de passer. Il entendit un bruit d’explosion ; sa chambre venait de prendre feu. Une boule de flammes rugissantes le prit en chasse dans le couloir. Il portait toujours l’écharpe remplie de pigeons, aussi lançait-il les boîtes avec maladresse. S’il les avait laissées tomber, il aurait pu... Il s’étouffa soudain. La vitre en face de lui reflétait la lueur orange des flammes qui se trouvaient dans l’entrée, derrière lui. Il négligea la poignée de la fenêtre. Un coup de coude eut raison de la vitre. Il se glissa par l’ouverture hérissée de verre brisé et se retrouva enfin dans le froid béni de l’air nocturne. Les sirènes commencèrent à hululer. La caserne des pompiers n’était qu’à quelques pâtés de maisons de là. Ils seraient sur place presque instantanément, et la police les accompagnerait. Il descendit deux étages quatre à quatre, son écharpe pleine de pigeons cognant contre lui, s’agrippant aux balustrades de fer glacé de l’escalier de secours. La volée de marches suivante ne faisait qu’un demi-étage. Il s’arrêta, presque trois mètres au-dessus du magasin de cerfs-volants. L’objet aux couleurs vives était toujours attaché au palier de l’escalier de secours. Ses rubans multicolores s’enroulèrent autour du corps du Magicien pendant qu’il sautait. Ses pieds revêtus de ses seules chaussettes entrèrent en contact avec le ciment avec tant de force qu’il ressentit le choc jusqu’à la base de son crâne, mais il n’aurait pas pu exécuter un roulé-boulé sans écraser ses pigeons. Les hululements et les gémissements des sirènes n’étaient plus qu’à un pâté de maisons. Il serra son écharpe remplie de pigeons un peu plus fort contre lui, releva sa robe et prit ses jambes à son cou. Ses mollets nus filaient dans la nuit comme des éclairs blancs. Ses chaussettes furent aussitôt trempées, si bien qu’il pataugeait à chaque pas. L’étendue illuminée d’Occidental Square n’offrait pas le moindre refuge ; elle le conduisit cependant loin des pompiers et de la police. Il regarda par-dessus son épaule et vit des flammes jaunes et orange jaillir des fenêtres des derniers étages de l’immeuble de la Washington Shoe Manufacturing Company. Il n’en subsisterait que les murs. Et c’était sa faute. Il fit un pas, et le pilier de fer d’un lampadaire surgit de l’obscurité devant ses yeux éblouis par l’incendie. Le fer glacé s’écrasa sur sa tempe et s’enfonça dans ses côtes. Il sombra dans une nuit emplie de vent et de bruissements d’ailes. Chapitre 14 « Pour l’amour du ciel, tu ne peux pas t’arrêter de pleurer ? » Un livre rebondit sur l’épaule du Magicien, glissa sur la longueur du tapis de prière indien et acheva sa course sur le sol. Le Magicien poussa un glapissement de chien battu. Rendu muet par le choc qu’avait suscité l’explosion de colère de Cassie, il leva sur elle un regard ébahi. Elle ramassa le livre. Il frotta son visage engourdi, ses yeux humides, et prit une profonde inspiration. Son cerveau s’était éclairci, mais il était encore plus qu’à moitié défoncé. Il savait qu’il n’y avait rien de plus déplaisant que de se retrouver près d’un ivrogne en pleine crise de larmes, mais il avait les idées trop embrouillées pour avoir honte. Cassie se laissa retomber dans les profondeurs rembourrées de sa chaise et le considéra comme s’il était un chien mouillé étendu sur un lit qui venait tout juste d’être fait. Ils se trouvaient dans la bibliothèque, une pièce agréablement obscure, tapissée d’étagères qui s’élevaient jusqu’à un plafond invisible, et occupée par de lourds meubles et d’épais tapis. Des lampes posées sur le sol projetaient des flaques de lumière jaune près des chaises. Une pièce accueillante, à condition d’ignorer les toiles d’araignées et les bruits de petites pattes de souris courant dans les recoins. Ce qui était le cas de Cassie. De même que Raspoutine, assis dans un coin, qui se balançait au rythme de sa danse éternelle tout en amusant Ninja avec une ficelle. Ils ignoraient le Magicien. Du moins, jusqu’à cet instant. Euripide était parti depuis des heures, juste après avoir aidé Raspoutine à hisser le Magicien en haut des interminables escaliers de Cassie. Après qu’ils l’eurent laissé tomber au milieu du palier, Euripide avait jeté un regard triste au Magicien et avait secoué la tête. « Je crois que ce n’est pas entièrement de sa faute », avait prudemment commencé à dire Euripide, mais Cassie et Raspoutine lui avaient lancé de tels regards qu’il avait renoncé à le défendre. Euripide avait adressé un haussement d’épaules à Cassie et s’en était allé. Le Magicien aurait préféré le voir rester. Nul ne lui avait adressé la parole depuis, bien qu’il se souvînt très nettement que Raspoutine l’avait secoué comme un prunier avant de le traîner à l’intérieur. « Agir comme si tu étais le dernier magicien au monde ! Le seul à pouvoir être blessé à cause de tes conneries. Espèce de nom de Dieu de crétin d’abruti ! — Je sais, je sais », avait gémi le Magicien, et il s’était mis à pleurer. Il ne voulait pas, il avait honte, mais il était vraiment trop saoul, trop défoncé et trop désorienté pour se comporter autrement. À ce moment-là, Raspoutine l’avait collé au mur, pas assez fort pour le blesser, mais suffisamment pour lui faire comprendre qu’il aurait aussi bien pu le faire passer à travers. Il avait interrompu sa démonstration uniquement parce qu’Euripide avait posé la main sur le bras du magicien noir. Euripide avait été le seul à montrer un peu de compassion envers la terrible situation dans laquelle se trouvait le Magicien. De nouvelles larmes lui brûlèrent les yeux à cette idée. Le regard noir que lui jeta Cassie les sécha aussitôt. Elle posa sa tasse de thé sur le guéridon à côté de sa chaise, se leva et vint vers lui. Elle le dominait de toute sa taille. Elle avait l’apparence d’une femme d’une trentaine d’années vêtue d’un jean et d’une chemise de coton délavée. « Lève-toi », lui ordonna-t-elle d’un ton sévère. Il renifla et se leva avec difficulté. « Tu es dans un état lamentable », constata-t-elle, sans rancune. Il baissa la tête. Sa robe avait été déchirée par les fragments de la première vitre brisée, elle était tâchée de sang là où il s’était coupé le coude sur la deuxième. Des crottes de pigeon striaient les plis de la cape dans laquelle il les avait transportés, et il puait la fumée. Lorsqu’il se frotta à nouveau le visage et regarda ses mains, il vit des taches de suie humide. « Mais que t’est-il donc arrivé ? » lui demanda Cassie. Il comprit qu’elle ne parlait pas du feu. « Je ne sais pas, répondit-il d’une voix rauque. — Je ne saaiiiiiis paaaaaaaaas ! » le singea Raspoutine d’une voix traînante de crooner. Il se leva et exécuta quelques pas de valse paresseux autour de Cassie et du Magicien. « Désolé d’avoir à dire : « Je t’avais avertie », Cassie, fit-il en atteignant la porte. Mais cet individu est lié à toi, comme les mouches sont liées à la merde. » Ses yeux sombres s’attardèrent un instant sur le visage morne du Magicien. « Eh, Magicien. Je ne t’en veux pas, hein. Si tu survis, viens me voir. Tu seras le bienvenu. » Il exécuta une révérence pleine de gravité et sortit en tournoyant sur lui-même. « Merci de me l’avoir ramené ! » lui lança Cassie. Le Magicien se demanda si elle était sincère. Elle sortit un bandana de la poche de son pantalon et le lui tendit. Obéissant, il s’essuya les yeux et le nez. « Qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire de toi ? se demanda-t-elle à voix haute. — Je ne... commença-t-il. — C’était une question rhétorique ! le coupa-t-elle, l’arrêtant net. J’en ai assez de t’entendre pleurer et dire « Je ne sais pas ». Dis ou fais ce que tu veux, mais pas ça. » Elle était sérieuse. Il prit une inspiration saccadée. « Je croyais que ça faisait du bien de pleurer, surtout à nous autres, mâles inhibés. » Il y avait un peu de frustration et de colère dans sa voix. L’espace d’une seconde, Cassie eut l’air satisfait. « Bon. Au moins ta cervelle fonctionne encore. Je commençais à penser que tu avais perdu l’esprit. Oui, ça fait du bien de pleurer. C’est une réaction qui soulage les tensions de façon remarquable en cas de situation impossible. Mais quand on pleure au lieu d’agir, ça n’a pas plus de sens que de se taper la tête contre les murs. Ainsi que Raspoutine a tenté de te le démontrer. Pourquoi pleures-tu, au fait ? — Je ne... » Le regard de Cassie l’arrêta net. « Tout. J’ai l’impression d’être à nouveau au fond du trou, Cassie. Je vous apprécie, toi et les autres. Mais Cassie, tout était enfin bien clair dans ma tête. J’allais vivre avec Lynda, trouver un boulot, demander l’aide sociale ou je ne sais quoi, et oublier tous ces trucs. » Elle fronça les sourcils, mais hocha la tête pour lui indiquer de continuer. « Tout ça... Tout ce cinéma. Faire semblant de croire à la magie, à la Vérité, à la Connaissance et aux pigeons. J’allais être comme tout le monde. Et puis ma cachette a pris feu et tout ce que j’avais est parti en fumée. Et quand j’ai repris connaissance, Raspoutine était en train de me traîner dans tes foutus escaliers et j’étais de retour dans cet... endroit. » Les mots lui manquaient pour décrire comment les deux mondes auxquels il appartenait s’étaient imbriqués. Cassie parut blessée. « Un boulot ou l’aide sociale. Merde alors, Magicien. Regarde-toi un peu. Tu ne peux pas changer de maison, mettre des vêtements neufs et être ce que tu n’es pas. Ça ne changera rien. Tu seras quand même un magicien, et tu auras des responsabilités envers ton pouvoir. — Je n’ai plus de pouvoir, de toute façon. » Le Magicien serra ses paupières de toutes ses forces au moment où il faisait cette ultime confession. Il était à nouveau en équilibre au-dessus du néant. « Attends un peu ! » La voix de Cassie le ramena à la réalité. Elle paraissait infiniment lasse. « Quel foutoir », murmura-t-elle, plus pour elle-même que pour le Magicien. Elle parvint tout de même à lui adresser un sourire. « Un problème à la fois. Va te laver. Ça te fera peut-être dessoûler un peu. Allez. Tu te sentiras mieux. » Elle reprit son livre. Il chercha la salle de bains, découvrit un placard et un bureau où se trouvaient une machine à écrire et des dossiers poussiéreux, puis un petit couloir, avec une porte entrouverte au bout. La salle de bains était minuscule, rien de plus qu’un lavabo, des toilettes et une douche. Il dénoua lentement les glands argentés de sa cape. Il la posa sur le lavabo avec sa robe sale et régla la douche à la température la plus chaude qu’il pouvait supporter. Puis il ferma la porte de verre et resta debout en laissant l’eau brûlante fouetter son visage. Son cerveau s’éclaircit peu à peu. Il commença à se savonner et découvrit une multitude de petites meurtrissures dont il n’avait pas eu conscience jusque-là. Elles le brûlaient. L’eau chaude liquéfia le sang à peine coagulé sur la blessure de son coude, qui saigna à nouveau un peu. Il tâta avec précaution la bosse douloureuse qui gonflait l’une de ses tempes. Il demeura sous la douche jusqu’à ce que l’eau devienne tout à coup froide. Il coupa alors le jet et resta debout, tout dégoulinant. La douche lui semblait un endroit si sûr. En sortir et se sécher signifiait affronter l’inconnu. Mais il finit par se mettre à trembler. Autant affronter la situation. Il se tamponna jusqu’à être sec et chercha du regard quelque chose à se mettre. Il n’y avait que la robe et la cape. Il passa la robe par-dessus sa tête, pensant qu’elle sentirait la fumée et le pigeon. Mais ce n’était que sa robe décorée d’étoiles et de croissants de lune, débarrassée des déchirures causées par les éclats de verre. Il aurait aussi bien pu avoir rêvé les événements des heures précédentes. Ce qui n’était pas rassurant. Il enfila ses chaussettes, prit la cape sur son bras et sortit chercher Cassie. Il demeura debout sans rien dire jusqu’à ce qu’elle lève les yeux de son livre et hoche la tête, approbatrice. « Ça m’a l’air bien mieux. Est-ce que tu te sens mieux ? — Un peu », admit-il. Et il comprit qu’il ne le voulait pas. Tant que les événements le dépassaient, personne ne pouvait lui demander d’en assumer la responsabilité. Cassie parut deviner sa réticence. « Qu’y a-t-il donc de si terrible ? interrogea-t-elle. — Tout. Mon repaire est en ruines, tout a disparu. Et... — Attends. Un problème à la fois. Qu’as-tu donc perdu dans cet incendie que tu ne puisses remplacer ? Tu portes la seule chose unique que tu possédais. Tu pourrais retrouver le reste en quelques promenades au pays des poubelles. Je me trompe ? » Elle ne se trompait pas, mais il trouva cruel qu’elle le dise sans le moindre détour. Il tenta de se défendre. « Thomas le Noir. J’ai fait sortir les pigeons, mais je ne l’ai pas trouvé. » Cassie lui jeta un coup d’œil méprisant. « Thomas le Noir ! Viens ici, gros matou ! » Le Magicien suivit son regard jusqu’en haut de l’une des étagères. Thomas s’assit avec lenteur. Il bâilla avec dédain, montra sa gueule rouge, sa langue recourbée en pétale de rose et ses dents blanches. Il les étudia tous deux avec dégoût, puis s’installa à nouveau, les pattes de devant repliées avec soin sous son poitrail. Son moignon était enveloppé dans un bandage blanc et propre. Il ferma les yeux jusqu’à ce qu’ils ne soient plus que deux minces fentes et bannit le Magicien et Cassie de son univers. « Il est encore en colère, remarqua Cassie. Contre toi, parce que tu as laissé entrer un étranger chez lui. Et contre moi, parce que j’ai dû le coincer pour soigner sa patte. Mais il n’a même pas attendu le début de l’incendie pour partir. » Le Magicien se sentit soulagé. Et coupable. « Il n’a pas voulu que je nettoie la blessure et que j’y mette un pansement. — Tu n’as même pas essayé », dit Cassie. Ce qui était un fait. « J’avais peur de lui faire mal », se défendit à nouveau le magicien. Ne ressentait-elle pas la moindre pitié pour lui ? Son pouvoir avait disparu. « On est parfois contraint de faire du mal aux gens pour les aider. Il a crié comme un bébé lorsque j’ai nettoyé ce moignon avec de l’eau oxygénée. Mais maintenant, sa patte est propre ; il n’aura pas la gangrène. — Je suis content qu’il aille bien. — Je le sais. Voyons. Qu’est-ce qui te gêne le plus, que ton pouvoir ait disparu ou que tu te sois fait prendre avant d’être en mesure de te défiler ? » Le Magicien en eut le souffle coupé. La question était aussi froide et inattendue qu’un couteau planté dans la colonne vertébrale. Le regard bleu de Cassie était plongé dans le sien. « Tu appelles ça comment, toi ? » finit-elle par lui demander, un peu sur la défensive. « Nous avons parlé de ta chose grise, ce Mir, il y a à peine quelques jours. En résumé, elle était arrivée à Seattle et tu étais le seul à pouvoir trouver son point d’équilibre. Nous avons dit qu’elle allait venir à toi, et que tu allais devoir l’arrêter. Je t’ai dit qu’elle nous emporterait tous si tu échouais. Et que s’est-il passé ensuite ? Le Magicien a renoncé aux devoirs que lui impose sa magie, prétendu avoir perdu ses pouvoirs et songé à vivre avec une serveuse, pour regarder la télé en buvant de la bière et faire la queue devant un guichet pour de l’argent. Que devons-nous croire ? Et toi, à quoi pensais-tu ? Que tu pouvais mettre le ventre en l’air et attendre que Mir passe sans te voir ? Et même s’il le faisait, bien que tu saches fort bien que c’est impossible, où croyais-tu qu’il irait calmer sa faim ? » Le Magicien comprit enfin l’énormité de sa faute. Il ne put que regarder Cassie dans les yeux. La tristesse et la gravité de son regard étaient bien plus qu’il ne pouvait en supporter. « Tu sais, énonça-t-il avec lenteur, je n’y ai même pas songé. Je n’ai jamais vu les choses comme ça. Je n’ai jamais pensé que j’abandonnais mon poste. Tout ce que j’ai vu, c’est que j’avais perdu mes pouvoirs, que je n’étais plus le Magicien. Mais je ne sais pas ce qui s’est passé... Je crois que j’ai oublié. — Je sais », concéda-t-elle. Elle s’éloigna de lui et se laissa tomber dans sa chaise, puis lui fit signe de s’installer dans sa jumelle, située de l’autre côté du guéridon. Il avait le dos et les jambes ankylosés, les côtes douloureuses à cause de sa rencontre avec le lampadaire. Mais le pire était bien la blessure qu’elle venait de lui infliger. Il fut content de se laisser aller dans la chaise au lieu de rester debout. Il lissa sa robe sur ses genoux. « On dirait que tu n’as pas mis longtemps à t’y habituer », fit remarquer Cassie de sa voix douce. Il baissa les yeux sur le tissu bleu et soyeux. « Ça me semble naturel, admit-il. Juste. — Tu es sûr d’avoir perdu tes pouvoirs ? » Il hocha la tête. Il en avait assez de devoir le répéter. « Alors, c’est le pire de tout. Que tu en sois convaincu. Comment les as-tu perdus ? » On aurait dit qu’elle voulait le tester. Le croyait-elle capable de mentir à ce sujet ? « J’ai enfreint les règles, dit-il en toute simplicité. Et ils sont partis. » Cassie secoua lentement la tête. Un ouvrage était apparu entre ses mains. De la broderie. Il la regarda couper un fil entre ses dents et sélectionner une nouvelle couleur. « Tu as tort, tu sais », dit-elle sur le ton de la conversation. Il se pencha en avant pour mieux l’entendre. « Ce sont les règles qui t’ont brisé. » Le reproche lui fit baisser la tête. « J’imagine que je n’ai jamais été assez fort et assez discipliné pour être un vrai magicien. » Cassie renifla de mépris. « Mais non, imbécile. Tu savais ce qui pouvait te briser. Tu savais quelles étaient les règles que tu ne pouvais pas suivre, alors tu les as inventées et tu les as enfreintes. Pour échapper à la magie. Elle t’a foutu une trouille bleue depuis le jour où je t’ai dit qu’elle t’appartenait. — Quoi ? — Tu m’as bien entendue. — Non. Non, tu ne comprends pas. J’ai enfreint les règles qui m’avaient apporté la magie, Cassie, et elle est partie. J’ai eu plus d’un dollar en petite monnaie sur moi, j’ai couché avec une femme, j’ai utilisé ma force sur plus faible que moi. » Il disait n’importe quoi, à nouveau sur le point de craquer. Cassie planta son aiguille dans l’épais tissu. Il entendit le fil à broder siffler lorsqu’elle l’enfonça puis tira dessus. Elle garda les yeux sur son travail, sans répondre, tandis qu’il dressait la liste de ses péchés. Et elle secoua la tête. Il lui dit tout, tout ce qu’il avait fait depuis la nuit où elle avait procédé à sa séance de divination. Il raconta la fin d’une voix rauque tant sa bouche était sèche. Cassie attendit qu’il ait terminé pour reprendre la parole. « Où as-tu trouvé ces règles ? — La magie me les a données. Non. Pas celles-ci. Tu les as inventées en sachant que tu ne pourrais pas les suivre. Tu voulais te briser toi-même, faire partir la magie, ne plus être un magicien et en assumer les responsabilités. Mais, même dans ton désir d’en être débarrassé, la magie était trop profondément ancrée en toi pour que tu parviennes à la détruire. Sinon, tu aurais choisi la solution de facilité. Écrabouillé un de tes crétins de pigeons. Ça, ça aurait marché, ça aurait vraiment détruit la magie. Ou tu aurais pu tourner le dos à quelqu’un qui était venu te parler et t’en aller. Mais ça, tu ne l’as pas fait. Tu as créé tes propres règles pour les briser. Nous avons tous su que tu avais des problèmes dès que tu as commencé à t’inventer de nouvelles règles. Raspoutine a cru qu’il pourrait t’obliger à arrêter en te flanquant une bonne trouille. J’aurais peut-être dû le laisser faire. Mais j’ai dit que ça finirait bien par te passer tout seul. Alors, nous t’avons observé, et nous avons espéré. Jusqu’à ce qu’il soit presque trop tard. » Il la dévisageait, refusant de la croire. Elle affronta son regard avec calme. « Réfléchis. Quelles règles Raspoutine t’a-t-il données ? De considérer les pigeons comme sacrés et de ne jamais leur faire de mal. D’écouter ceux qui viendraient te parler et si tu avais quelque chose à leur dire pour les réconforter, de le faire. De dire la Vérité quand elle te viendrait, et de toujours admettre que tu savais, lorsque c’était le cas. C’est tout. Ce sont les règles de ta magie, elles t’ont été données par le seul d’entre nous qui puisse observer un magicien, reconnaître ses pouvoirs et les lui communiquer. Tout le reste n’était que des barrières mesquines que tu as élevées toi-même pour éloigner les autres. Quand tu es venu me voir pour que je procède à une séance de divination, j’ai espéré que tu comprendrais à quel point elles étaient ridicules. Même Estrella a essayé de t’avertir. — Et personne n’a jamais pensé à simplement venir me voir pour tout m’expliquer ? — C’est tellement facile de te parler ! remarqua Cassie, sarcastique. — Pas à ce point ! répliqua-t-il, indigné. — Oh, vraiment ! » Il y avait autre chose dans sa voix. Une blessure plus personnelle, déconcertante. Il ne voulait pas en savoir plus. Cassie planta son aiguille dans le tissu de son ouvrage et tira dessus avec vigueur, sans le regarder. Il demeura assis sans parler. Au bout d’un moment, il l’entendit pousser un long soupir. Lorsqu’elle reprit la parole, sa voix bien modulée avait retrouvé ses intonations habituelles. « Tu es toujours persuadé que tu as perdu tes pouvoirs ? Souviens-toi, tu n’as enfreint aucune règle. » Il détestait la décevoir. « J’en suis sûr. J’ai perdu ma magie, Cassie. Je ne peux plus nourrir mes pigeons. Je ne sais pas quoi dire quand les gens me parlent. Je n’ai pas su me défendre contre Lynda et ce qu’elle m’a fait. » Cassie renifla de mépris. « Lynda. Ça n’a rien à voir. Ne lui fais pas porter le chapeau. Donc, tu es persuadé d’avoir perdu ton pouvoir. Dans ce cas, tu es une andouille et personne ne peut t’aider. » Elle finit de broder une feuille et noua le fil. Puis, tout à coup, elle froissa son ouvrage sur ses genoux et s’assit bien droite. « Il se peut que j’ai une idée à te suggérer. Je me trompe peut-être complètement. Tu veux l’entendre ? — Pourquoi pas ? » Que pouvait-elle bien lui dire de pire que ce qui avait déjà été dit ? « Cette chose grise, ce Mir. Elle t’a flanqué une sacrée trouille. Alors, plutôt que de l’affronter, tu as essayé de faire comme si elle n’était qu’imaginaire. Quelque chose à l’intérieur de ta tête, une névrose ayant son origine dans ton passé. Mais elle n’est pas imaginaire. Elle est réelle. Aussi réelle que moi. — C’est-à-dire ? » s’enquit-il d’un ton léger. Elle pointa un doigt menaçant sur lui. « Ne doute jamais de moi, même pour plaisanter. Je suis réelle, bien assez réelle pour te botter le cul si je t’entends faire un autre commentaire de ce genre ce soir. Ça aurait été le stade suivant de ton évolution, hein ? Tu te serais persuadé que Raspoutine, Euripide et moi étions tous  – je ne sais pas quoi  – imaginaires, des fragments de ton esprit dérangé. Et je crois que tu aurais vraiment pu t’en convaincre. Tu es un très jeune magicien, à notre échelle, et, ce soir, tu as presque laissé échapper la possibilité de devenir plus vieux. Mais ferais mieux de m’écouter et de me croire. Parce que cette chose grise, ce Mir, il est à toi, et il est réel. Assez pour te réduire en lambeaux. Il existe. Et il est assez malin pour commencer avec ton esprit, pour peu que tu lui laisses une porte ouverte. Ou pour te regarder courir en rond après ta propre queue jusqu’à ce que tu sois épuisé et, à ce moment-là, se découvrir et te vaincre sans même combattre. Et se servir de toi pour ses horribles desseins. — Je crois que ça a déjà commencé, admit-il avec prudence. — N’importe quoi. » Cassie lissa son ouvrage et prit un écheveau de fil jaune. « Tu joues à te faire peur. Tu explores ton âme à la recherche du croquemitaine. Soit, tu as du caractère. Et ton corps a été entraîné à être une arme efficace, qui entre en jeu pour te sauver la mise quand ton cerveau est en vacances. Il se peut même que tu sois un peu névrosé, et que certains sachent s’en servir. Comme tout le monde, quoi. N’accuse pas la chose grise ou la magie. Ni même Lynda, bien qu’elle me semble capable de faire tourner un saint en bourrique. C’est toi qu’il faut accuser. C’est toi qui as tout mis en route. — Comment ça ? » interrogea-t-il. Il n’aimait pas du tout le tour que prenaient les choses. Quoi qu’il dise, Cassie trouvait le moyen d’en revenir au point où tout était de sa faute. Mais elle ne pouvait pas comprendre. Elle n’était pas à sa place. « Tu as délibérément déséquilibré ta magie. Lorsque Lynda est venue te voir sur ce banc, elle avait un problème. Tu l’as écoutée, mais tu ne lui as pas dit ce que tu savais. Tu ne lui as pas non plus dit de s’en aller. Tu as gardé ce que tu savais pour toi, comme une espèce de lourd secret. Bon sang, même moi j’aurais pu lui donner la réponse. Je lui aurais dit : « Lynda, aimer les hommes n’est pas un problème, ni même en aimer beaucoup, tant que tu continues à t’aimer toi-même. « Mais tu ne l’as pas fait. Tu lui devais donc quelque chose, et elle est devenue un danger pour toi. Mir s’en est servie comme moyen de t’atteindre. Bon Dieu, tu ne t’es pas demandé comment une serveuse pouvait atteindre une barre de fer et grimper jusqu’à un escalier de secours ? Mir l’a utilisée pour t’éloigner de nous, pour t’avoir seul à seul. La magie était déséquilibrée parce que tu n’avais pas donné plus que ce que tu avais reçu, mais il n’est pas parti. Ne savais-tu pas que Booth allait vous suivre et vous attaquer ? — Ce n’était pas la même chose. Je ne pouvais plus nourrir les pigeons. — As-tu essayé ? — Elle avait pris le putain de sachet ! rugit-il, exaspéré. Comment étais-je censé me débrouiller ? En faisant apparaître du pop-corn ? — Exactement. Est-ce que tu as essayé ? — Non, lui jeta-t-il. Je savais que je ne pouvais pas. Et ne hausse pas les épaules comme si de rien n’était quand je dis que j’ai blessé des gens. J’avais cessé de me comporter comme ça. — Je sais. Tu n’en avais plus besoin. Mais qui as-tu blessé ? Un voyou ? Un meurtrier ? Un homme qui t’a attaqué par-derrière ? — Et Lynda. Et je leur ai causé bien plus de mal que nécessaire. » Cassie secoua la tête. « Non, tu leur as fait aussi mal qu’il le fallait, pour qu’ils arrêtent d’agir comme ils le faisaient. Pas suffisamment, dans le cas de l’homme au couteau. Quant à Lynda... Lynda ressemble à ces rats qui appuient sur des manettes pour obtenir des croquettes. Elle t’a jaugé en moins de deux, sans même en avoir conscience. Avec toi, elle sait que si elle appuie sur les bons boutons, tu peux l’effrayer un peu et mettre du piment dans son existence. Tu crois vraiment qu’elle resterait avec toi si tu représentais vraiment un danger pour elle ? Elle a déjà été assez maligne pour laisser tomber un type lorsqu’il s’est montré trop violent. Pour elle, tu es la clé du magasin de bonbons. Elle écrit la mise en scène et tu dis le texte. Et pendant ce temps, la chose grise se sert d’elle pour saper tes défenses. — Tu ne comprends vraiment rien ! » Il se leva si vite qu’il manqua faire tomber la lampe. Les poings serrés, il traversa la pièce de long en large avant d’aller se planter devant Cassie. « Je suis différent. Peut-être que tu ne peux pas comprendre. Je ne me contente pas de me mettre en colère et de coller un pain à quelqu’un de temps en temps. Je sais ce dont je suis capable ; la plupart des gens ne pourront jamais comprendre ce qui se passe en moi. J’ai tué des gens, Cassie, avec un fusil et à mains nues. Et je suis bon. Très bon. Tellement bon que quand on me contrarie, c’est la première solution à laquelle je pense, pas la dernière. Quant à Lynda... Je n’aime pas ce qu’elle déclenche en moi, ce qu’elle me pousse à vouloir lui faire. » Cassie eut un haussement d’épaules décontracté. « Dans ce cas, sépare-toi d’elle. Trouve quelqu’un d’autre. Mais n’accuse pas la magie. » Il secoua la tête. C’était si simple pour elle. Et si difficile pour lui. « Je suis violent. — Et la violence te rend malade. C’est elle qui t’a rendu violent. Tu me crois donc si différente ? Si j’assistais à une agression, crois-tu que je partirais en courant ? Et que je ne me défendrais pas si on m’attaquait ? Magicien, il n’y a qu’une seule règle en ce qui concerne la violence. On doit faire ce qu’il faut pour l’arrêter. » Il était si loin au-delà de ce qu’elle était en mesure d’imaginer. Cela la rendait vulnérable et jeune. « Je ne peux pas être d’accord avec ça. — Je ne peux pas t’y obliger. Je ne peux pas non plus te forcer à croire que ton pouvoir ne t’a pas quitté. Mais il se pourrait que tu en meures. » Il leva brusquement les yeux sur le visage de Cassie. Elle avait soudain l’air très vieille. Il traversa la pièce, s’assit à ses pieds et la regarda. Il y avait quelque chose qu’il connaissait dans son regard. « As-tu été au Vietnam ? demanda-t-il soudain. — Mon ami, j’ai été partout depuis qu’on a introduit ce cheval de bois dans Troie. Les guerres ne se sont pas améliorées depuis. — Celle du Vietnam était la pire. — C’était différent », acquiesça-t-elle. Elle posa sa joue sur son poing fermé et lui jeta un regard plein de tristesse. « Tu sais, je n’ai pas mangé un seul pigeon depuis que je t’ai rencontré. — Ne sois pas triste, dit-il, tout à coup ému. J’ai l’impression que tu me dis adieu. Je t’ai écoutée, vraiment. Je vais aller tout remettre en ordre. Tout ira bien. — Imbécile, lui répondit-elle avec affection. Je ne pourrai bientôt plus t’abriter ici. Il va falloir que je te mette dehors, dans la rue. Et Mir t’aura. Ce soir. C’est ta dernière nuit. — Je ne suis pas prêt. » Il avait la bouche sèche. « Tu t’es débarrassé de tes armes pour te persuader que tu n’étais pas en guerre. — Cassie, qu’est-ce que je vais devenir ? — Tu vas te faire tuer. Et peut-être nous entraîner tous dans la mort. » Elle se laissa glisser de sa chaise et s’assit sur le sol, à côté de lui. « Pourquoi n’ai-je jamais vu quel enfant tu fais ? — Je ne suis pas un enfant. — Tu ne le penses peut-être pas. » Ses doigts suivaient les motifs du tapis. « Mais quand as-tu vraiment eu le temps de grandir ? Tu n’étais qu’un gamin lorsqu’ils ont mis la main sur toi. Et quand tu es revenu, tu étais plus vieux qu’une divinité, mais sans la sagesse. Rien que la connaissance. Voilà comment sont les magiciens, comme toi, Raspoutine et Euripide, mais pas les adultes. La différence, c’est qu’eux se sont trouvés plus tôt, qu’ils ont fait des efforts et qu’ils ont grandi un peu. Mais toi, tu n’auras pas cette chance. » Les paroles de Cassie glaçaient le sang du Magicien. Il se pencha en arrière dans sa chaise et demanda, très-fier-à bras : « Et qu’est-ce qui te rend si différente de nous, au juste ? — Moi ? Je me souviens des fois précédentes. » Des mots qui avaient la douceur d’un murmure de défi. Il y eut un silence. Les paroles vibraient de sens dans le vide, mais le Magicien n’arrivait pas à le saisir. Tout ce qu’il savait, c’était qu’il y avait là quelque chose de très important pour lui. La signification exacte des paroles de Cassie se balançait hors de sa portée et le mettait au supplice. Tout ce qu’il voyait, c’était son regard de Cassie qui le suppliait de sauter sur l’occasion. Il secoua la tête. « Qu’est-ce que je devrais faire, alors ? — Récupérer tes armes. Appeler les alliés que tu as préparés pour cette bataille. Arrêter de faire comme si tu ne faisais pas comme si. » Elle parlait à nouveau par énigmes. Le désespoir envahit le Magicien. « Je ne sais pas comment m’y prendre. Je ne comprends pas ce que tu veux dire. Je ne sais pas ce que tu veux que je fasse. — Le Magicien-qui-ne-sait-rien. » Elle ne se moquait pas de lui. Elle se pencha et posa la main sur sa joue. Il sentit comme un fourmillement à l’endroit où la peau de Cassie entra en contact avec la sienne, comme si un courant électrique était passé entre eux. C’était à la fois enivrant et familier. Et pourtant, il était incapable de se rappeler si elle l’avait déjà touché auparavant. Il se rendit compte qu’il se laissait aller, frottant presque son visage contre sa main. « Pourquoi ne peux-tu pas me le dire, tout simplement ? laissa-t-il échapper sur un ton suppliant. — J’ai essayé, de toutes les façons qui me sont permises. Tu crois que ma magie n’a pas ses règles, elle aussi ? » Il y avait de la colère dans la voix de Cassie. Cela l’arrêta net. « Oh. Dans ce cas, il n’y a rien à faire, sinon attendre que ça arrive. Ce doit être l’heure de m’en aller, de toute façon. — Sans doute. » La main de Cassie se détacha du visage du Magicien. Elle prit ses deux mains dans les siennes et les regarda, comme étonnée de les trouver vides. Une larme tomba dessus. Le contact mouillé le galvanisa. « Non. S’il te plaît, non. Je ne veux pas que tu sois triste, pas à cause de moi. — Tu n’as jamais rien voulu de moi ! » l’accusa-t-elle soudain, la voix pleine d’angoisse. Elle se jeta soudain dans ses bras. Il l’étreignit très fort, à sa propre surprise. Elle sentait le gingembre et la vanille. Il ferma les yeux et la serra un peu plus contre lui. Elle enfonça son visage dans son cou et le serra dans ses bras. Surpris, il relâcha son étreinte. Pas elle. Il lui tapota gauchement le dos. Sa voix lui parvint du creux de son épaule, résonnant sous son oreille. « Est-ce que tu te souviens de la toute première histoire que je t’ai racontée ? » Il essaya de se rappeler. « Non. Tu m’en as raconté tellement. Attends. Celle de la petite fille dans le jardin ? » Il sentit qu’elle hochait la tête. Quelque chose de mouillé glissa dans son cou. Il soupira et la serra à nouveau contre lui. « C’est tout ? Tu ne te rappelles pas les règles qu’on lui a données ? » Elle tâtonnait dans l’obscurité à la recherche d’une réponse, désespérée. « Pas vraiment. » C’était il y a si longtemps, et à l’époque, il n’y avait vu qu’une petite histoire un peu vaine. La respiration de Cassie devint haletante lorsqu’il reconnut son oubli. Était-ce vraiment si important pour elle ? « Ça parlait surtout de donner et de recevoir, tenta-t-il de biaiser. Elle ne pouvait pas prendre ce qu’elle désirait le plus parce qu’on ne le lui offrait pas. — Jusqu’à ce qu’on le lui offre librement. Pour ce que ça change, à présent. — Et elle ne pouvait rien offrir... — Elle pouvait donner... siffla Cassie, en colère. — Oui, corrigea-t-il. Elle pouvait offrir, mais elle ne pouvait pas donner parce que... — Parce que personne ne voulait de ce qu’elle proposait. » Elle s’écarta soudain de lui, mais il la rattrapa par le poignet et la força à se rasseoir à côté de lui. « Parce qu’elle avait affaire à quelqu’un qui était trop bête pour comprendre ce qu’on lui offrait. Et trop mort de peur pour accepter. Et trop effrayé à l’idée de ce qui pourrait se passer s’il acceptait. Quelqu’un qui avait trop peur de lui-même. » Le regard de Cassie rencontra celui du Magicien. Résolument enfermé dans la douleur. Refusant le réconfort qu’il lui proposait maintenant  – trop tard. « Cassie, dit-il d’une voix qui se brisait. Je n’ai jamais voulu refuser ce que tu m’offrais. Je n’avais pas compris. Ou peut-être que si, j’imagine, mais ça m’était interdit. Je ne... — Bien sûr que si ! répliqua-t-elle avec férocité. Tu refuses juste d’y prendre plaisir. Ou de le faire avec moi ! — Je suis dangereux. — Tout est dangereux, à présent. Et c’est trop tard. » Elle commença à se détacher de lui. Ses paroles avaient atteint le Magicien comme une ultime gifle. La perdre, elle, était encore plus douloureux que perdre ses pouvoirs. Elle se leva ; il ne lui lâcha pas la main. « Cassie. Reviens. » Elle se retourna en l’entendant, comme étrangement troublée. Nostalgique. Elle baissa le regard sur lui. « Tu ne te souviens pas du tout du jardin », dit-elle avec tristesse. Il ne comprenait plus. « Je ne me souviens pas de toute l’histoire, mais... — Tant pis », dit-elle, soudain abrupte. Elle demeura un moment debout, toute raide, évitant son contact. Plus froide qu’une statue de glace. Puis elle se retourna et le regarda. Un sourire illumina tout à coup son visage. Elle venait de prendre une décision. Elle revint près de lui, et il se leva pour la prendre dans ses bras. Elle tremblait. « Est-ce que tu as peur ? demanda-t-il. — Pas autant que toi. Et ce n’est pas de toi que j’ai peur. » Elle avait raison. Il la serra contre lui, elle l’entoura de ses bras et il sentit sa magie les envelopper telle une cape. Ici, tout n’était que sécurité et justesse. Le souffle de Cassie se fit aussi lent et régulier que celui de la mer, les apaisant tous deux. Il ferma les yeux. Oui, c’était juste. Et plus que juste, lui promettait la magie de Cassie. C’était le début d’un chemin qui pouvait le conduire là où un contact n’était pas nécessairement une blessure. C’était l’arc manquant dans le cercle qui pouvait le ramener à un nouveau commencement. À un jardin par un soir d’été, un jardin où des abeilles bourdonnaient près du mur, dans le chèvrefeuille. « Cassie ? » demanda-t-il, une dernière trace d’incertitude dans la voix. «Je suis là, murmura-t-elle. J’ai toujours été là. » Il voyagea jusqu’au cœur de sa magie, et découvrit que c’était le chemin du retour. Chapitre 15 Après la pluie, les rues mouillées étincelaient à la lueur des lampadaires. L’averse s’était achevée, ne laissant qu’un vent glacial dans les rues et les ruelles. Le Magicien entendit le dernier cliquetis de la porte de Cassie qui se refermait dans son dos. Il se retourna, mais elle avait déjà disparu dans l’obscurité. Elle l’avait laissé seul pour affronter son démon, mis à la porte comme un chat perdu, le condamnant à tenter sa chance avec les chiens des rues. Il savait qu’elle n’avait pas le choix. Mais, après Cassie et sa chaleur, la nuit n’en semblait que plus froide. Au moins, il n’y avait rien aux alentours. Où que fût Mir le Gris, il n’était pas assez téméraire pour venir frapper devant chez Cassie. Le Magicien percevait la présence de la ville tout autour de lui. Chaque immeuble devant lequel il passait avait sa personnalité propre ; les fenêtres aveugles le suivaient néanmoins du regard. Il ne l’avait pas sentie aussi vivante depuis la nuit où Cassie était venue le chercher au milieu de la tempête de neige. Ni aussi menaçante. Il avait l’impression de marcher parmi des spectateurs venus assister à son exécution. « Faites entrer l’homme à la hache », marmonna-t-il entre ses dents. Il avait rassemblé tout son courage pour sortir affronter Mir. Mais il ne savait pas combien de temps il pourrait résister à une traque. Il n’était pas prêt pour ça. Ses chaussettes pompaient l’eau de pluie comme des éponges. Les ourlets de sa robe de magicien et de sa cape traînaient par terre. Ils eurent bientôt absorbé assez de boue et d’eau pour claquer lourdement, et de façon désagréable, sur ses chevilles. Il avançait dans un concert de flic-flac ; il se sentait mal à l’aise, et un peu idiot. Il était soit très tard, soit très tôt. La circulation était plus que clairsemée, les quelques véhicules qui passaient ne ralentissaient pas en le voyant. Il enfonça résolument son chapeau de magicien sur son crâne. Il ne cessait d’entendre les paroles de Cassie, et il crut, durant une seconde, qu’il sentait encore la chaleur de son corps contre sa peau. Elle avait laissé son odeur sur lui, comme une grande dame qui fait porter ses couleurs à son chevalier errant. Pendant quelques instants infiniment précieux, il avait cru être dans le jardin qu’elle avait évoqué. Il avait humé l’odeur de l’herbe et de l’humus, et le soleil d’été avait réchauffé son dos nu. La bouche de Cassie souriait sous la sienne. Il ne s’était jamais senti aussi comblé par la présence d’une femme. Et jamais il n’avait été aussi certain de ce qu’il se préparait à affronter. Il allait à la rencontre de sa propre mort, malgré tout ce que Cassie pensait de sa magie. Il aurait aimé le lui faire comprendre avant de la quitter. Il pouvait lui expliquer ce qu’il avait fait et ce qu’il avait éprouvé. Il ne lui était pas possible de lui faire ressentir la même chose que lui. Croyait-elle qu’il n’avait pas essayé de retrouver ses pouvoirs ? Comment pouvait-elle s’imaginer que les avoir perdus ne le rendait pas malade ? Mais perdus, ils l’étaient bel et bien. En dépit du calme et de l’assurance affichés par Cassie, il était convaincu qu’il en savait plus qu’elle sur Mir. La chose l’avait atteint au plus profond de son être. Elle l’avait déjà plié à sa volonté ; il en tremblait encore. Cette chose faisait autant partie de son intimité que Cassie. Et cela n’allait pas s’arrêter. « Mais quand ? » demanda-t-il à voix haute à la ville qui l’observait, défiant la nuit. Personne ne lui répondit. Il dépassa des parcmètres aux visages gris et passa en revue les troupes froides et sans passion des rues. Les visages dans les rues pavées et les vitrines obscures changeaient dès qu’il les dépassait ; elles le suivaient ensuite du regard jusqu’à ce qu’il disparaisse. Néanmoins, il ne sentait pas la présence du mal peser sur l’atmosphère. Où se cachait donc Mir ? Le vent chassait le brouillard qu’il avait fini par associer à sa présence maléfique. Tout à coup, une vague de témérité l’envahit. Alors comme ça, il allait perdre, hein ? Mir le Gris ne lui facilitait pourtant pas la rencontre avec son destin. Il haussa les épaules et serra un peu plus sa cape autour de lui. Elle était plus chaude qu’il ne l’aurait pensé. Pendant quelques instants, il crut sentir un frisson de pouvoir la traverser. Mais ce n’était que le vent qui agitait le tissu bleu. Il continua à marcher. Il aurait pu s’enfuir. Il joua avec la tentation. Pourquoi pas se cacher, quitter la ville à pied et prendre le maquis ? La chose devrait alors venir le chercher. Il secoua la tête. Il avait joué le rôle de la proie dans le passé, et il ne s’en souvenait que trop bien. Il voulait affronter la chose face à face dans la nuit, pas être tiré de derrière une poubelle au fond d’une rue. Il avait marché sans réfléchir, mais ses pieds l’avaient conduit là où il le fallait. Il se trouvait à l’entrée de son ancienne rue. Elle était couverte de détritus noircis par le feu. Bon. Pourquoi pas ici ? Il avait senti la présence de la chose en ce lieu bien plus souvent qu’ailleurs. Il pénétra dans l’allée avec prudence et leva les yeux vers l’escalier de secours. Une odeur épouvantable flottait dans l’air, mélange de bois humide brûlé et de plastique fondu. Le parfum du pourrissement et de la ruine par le feu. L’incendie qui avait dévasté les étages supérieurs ne produisait plus de chaleur. Tout était sombre et silencieux. De nombreuses heures s’étaient écoulées depuis. Probablement une journée et presque toute une nuit. Ce qui concordait avec la lassitude et l’impression de vertige qu’il ressentait. Ses réserves étaient depuis longtemps épuisées, il ne fonctionnait plus qu’à l’énergie nerveuse et à l’adrénaline. Il ne tiendrait plus très longtemps à ce rythme. En fait, il avait l’impression que ses forces s’étaient lentement épuisées depuis le jour où Estrella l’avait averti. Lorsque Mir choisirait d’attaquer, il ne trouverait pas de véritable adversaire, tout juste une vieille coquille d’œuf qu’il pourrait aussitôt écraser. « Où es-tu ? » demanda-t-il courageusement à la nuit. La ruelle avala son défi sans lui renvoyer le plus petit écho. Il s’accroupit près de son ancien escalier de secours et se prépara à sauter. Mais il se releva lentement et secoua la tête. Non, pas là-haut, sur du parquet carbonisé, s’il en restait encore. Pas devant le spectre brûlé d’une cantine, pour peu qu’elle n’ait pas été détruite. Non. Il ne voulait pas jouer le rôle de la proie, ni être conduit dans une embuscade. Il pivota en silence sur ses talons et fit ce que son corps lui criait de faire depuis le début. Il s’ouvrit à la nuit. Tous ses sens entrèrent en action, et il avança dans l’obscurité comme s’il en faisait partie. Rien de magique là-dedans. Juste une technique apprise au cœur d’une nuit où les stridulations des insectes étaient interrompues net par des silences aussi profonds que soudains. Sa conscience se déploya avec facilité autour de lui et entreprit de fouiller l’obscurité telle la lumière d’une fusée éclairante. Elle l’avait guidé avec succès à travers les arbres, les lianes et les hautes herbes. Les briques, l’acier et le verre ne pouvaient être pires. Il se déplaça avec grâce et lenteur, pas du tout pressé. Que la chose vienne donc le trouver. Il n’aurait pas su dire pourquoi il se retourna et leva les yeux. Peut-être un froissement de tissu, ou le frottement d’un épiderme sur du métal. Il eut le temps de voir la silhouette quitter l’escalier de secours et se détacher, bien que très brièvement, sur les lumières lointaines du King Dome. Elle toucha le sol avec légèreté, ses jambes se pliant presque en deux pour absorber le choc. Il pivota lentement et en silence pour faire face au Magicien. Celui-ci ne s’attendait pas à voir une forme humaine, mais il sentit un picotement électrique courir à la périphérie de son périmètre de protection. Un froid glacial l’envahit. Il était prêt. Il sourit dans le noir et lorsqu’il sentit que la chose le regardait, il hocha la tête. Il l’avait reconnue. Mir. « Oh, te voilà enfin ! » s’écria-t-elle en se précipitant sur lui, bras grands ouverts. Elle l’étouffa aussitôt dans son étreinte et se mit à le couvrir de baisers haletants et mouillés. « Mon Dieu, je suis si heureuse que tu sois sain et sauf ! J’ai vu la nouvelle dans les journaux ce matin, et ils disaient qu’il y avait des signes d’habitation récente mais qu’on n’avait pas encore découvert de restes. Quand j’ai lu l’adresse, j’ai failli m’évanouir, vraiment. La première chose que j’ai pensée, c’est : « Oh mon dieu, il l’a fait exprès parce qu’il n’a pas pu la nuit dernière ! « J’ai eu l’impression de t’avoir tué. J’ai dû m’asseoir, et le patron m’a demandé si je prenais ma pause, mais je ne pouvais même pas parler ! Tout ce que je pouvais faire, c’était montrer le journal du doigt en tremblant. Je devais vraiment avoir l’air mal, parce qu’il m’a dit de prendre un jour de congé maladie. C’est ce que j’ai fait, et je t’ai cherché partout. J’ai dû donner dix tonnes de pop-corn à ces foutus pigeons en espérant que tu viennes. Tous les passants me regardaient d’un drôle d’air. Je devais avoir l’air sacrément bête, assise sur un banc à donner à manger aux pigeons et à brailler. Je suis si heureuse que tu t’en sois tiré. » Lynda embrassait, serrait et secouait tour à tour le Magicien, sans cesser de jacasser. Il ne parvenait pas à éprouver la moindre réaction émotionnelle envers son accueil. Elle lui rappelait un chien de berger qu’il avait connu étant enfant ; il l’accueillait tout aussi bruyamment, en lui léchant le visage avec sa langue mouillée et son nez froid. Il savait qu’il aurait dû ressentir quelque chose pour elle, mais tout ce qu’il trouvait en lui était une forme d’acceptation résignée. Elle était comme ça. Rien de plus, mais certainement rien de moins. « Lynda », lui dit-il d’une voix ferme. Il posa ses mains sur ses épaules et la tint éloignée à bout de bras. Elle se trémoussa joyeusement et tenta de revenir entre ses bras, mais il la maintint à distance. Après s’être débattue un instant, elle se calma et le regarda. Il tenta de rencontrer son regard, d’aller au-delà de sa stupide adoration et de son désir électrique pour voir ce qui rôdait là-derrière. C’est à ce moment-là qu’elle vit comment il était vêtu et poussa un glapissement consterné. « Tu t’es promené comme ça toute la journée ? C’est étonnant qu’on ne t’ait pas enfermé ! Et regarde tes pieds ! Pauvre chou ! Viens, tu rentres à la maison avec moi. » Elle possédait une énergie proche d’une forme naturelle de magie. Elle lui prit le bras, le fit pivoter et l’entraîna avant qu’il ait saisi qu’elle avait repris le contrôle des événements. Le tout sans cesser de jacasser comme une pie, et en marchant au milieu du trottoir, comme si rien ni personne au monde ne pouvait lui faire de mal. Impossible d’être sur ses gardes en sa présence. Lorsqu’il l’écouta à nouveau, elle parlait encore de douches chaudes et de draps propres. Il planta ses talons dans le trottoir et la tira face à lui. Elle se tut en voyant l’expression de son visage. « Qu’y a-t-il ? interrogea-t-elle. Ce n’est pas la peine de retourner là-bas, il n’y a rien. Si c’est à ça que tu penses. » Il prit une profonde inspiration. « Lynda. Il n’y a rien de mal à aimer les hommes, même beaucoup d’hommes, si tu continues à t’aimer toi-même. » Elle fronça les sourcils, agacée. « C’est quoi ces conneries ? Eh, j’ai passé la journée à marcher et à pleurer toutes les larmes de mon corps à cause de toi, et quand je te trouve enfin, tu me sors un truc comme ça ? Tu me prends pour qui ? Tu crois que j’aurais ramassé le premier mec venu ? — Ce n’est pas ce que je veux dire, protesta-t-il. — Tu voulais dire quoi, alors ? » Ses joues étaient en feu. Il comprit, à son immense surprise, qu’il l’avait blessée. Il fut également surpris de l’intensité du remords qu’il ressentit. Il posa vivement la main sur sa joue et ramena ses cheveux en arrière, comme il aurait lissé les plumes ébouriffées d’un pigeon. Le contact de sa main la calma. Il inspira profondément. « Je n’ai aucun moyen de tout t’expliquer de manière à ce que tu comprennes. Mais je vais quand même tout te dire. Il faut que je rééquilibre la magie. Cela signifie que je dois toujours donner plus que ce que j’ai reçu. Tu m’as posé des questions quand nous nous sommes rencontrés, la première fois. Tu m’as demandé pourquoi tu devais continuer, et si tu devais vivre comme une nonne parce que ta sœur le pensait. — Je ne me rappelle rien de tout ça », commença Lynda, mais il posa doucement un doigt sur ses lèvres. « Peut-être pas en ces termes, mais tu m’as posé la question. Et j’avais des choses à te dire, mais je n’ai pas répondu parce que je ne voulais parler à personne qui puisse me mettre en danger par la suite. J’ai déséquilibré l’ordre des choses, et j’ai contracté une dette envers toi. Plus tu me donnais, plus grand était le déséquilibre. Après ce qui s’est passé, je n’aurai peut-être plus jamais l’occasion de remettre les choses en place. Alors il faut que je le fasse maintenant. — Tu es vraiment mignon, tu sais ? » Elle se pencha pour l’embrasser à nouveau, sans plus de considération pour ses explications que s’il lui avait dit des mots doux sans importance. Il réalisa qu’elle ne faisait pas la différence avec les propos sérieux. D’autres hommes avaient-ils essayé de s’adresser à son esprit, pour se rendre compte qu’elle considérait leurs paroles comme des préliminaires verbaux ? Il eut pitié d’elle et se demanda qui lui avait appris que les hommes et les femmes ne se parlaient jamais vraiment. Elle continuait à jacasser. « Tu n’as pas besoin de me remercier. Tout va bien. Allons chez moi maintenant, on te mettra sous une douche chaude, et ensuite, au dodo. Je travaille demain, mon chou. Et on est déjà demain, non ? J’allais dire qu’on pourrait parler de tout ça demain, mais je crois que ça va devoir attendre pour le demain suivant. Eh, c’est amusant, non ? — C’est mon dernier lendemain », lui dit-il, désespéré. Avoir découvert qu’il ne ressentait que de la pitié pour elle l’avait égoïstement soulagé. Aimer une femme comme elle aurait été infernal. Elle croyait à tous les vieux mythes : les hommes n’ont pas les mêmes sentiments que les femmes. Ils peuvent partager votre maison, votre lit et votre argent, mais pas votre vie. Elle savait tout sur « les hommes », mais elle n’avait jamais vraiment parlé à l’un d’eux. Inutile d’espérer qu’elle le laisse tranquille. Il fit un dernier effort. « Lynda. J’ai des choses à te dire. Laisse-moi te parler, pour moi, sinon pour toi. Tu aimes donner, et cela t’apporte beaucoup de joie. Ne laisse pas ta sœur te faire honte et t’en détourner. Le monde serait bien désert si ceux qui savent donner comme tu le fais n’existaient pas. Mais prendre peut aussi constituer une forme de don. Laisse les hommes qui passent dans ta vie te donner quelque chose. Il faut que les deux parties donnent pour que le lien existe vraiment. Toute ta vie, tu n’as cru qu’à un seul type de relation. Tu as cru que dans chaque couple, il y en a un qui aime et un qui est aimé. Ça peut marcher différemment. Donne-toi en prenant. Tu verras que... — On ne peut pas marcher en parlant ? je me gèle, chéri, et il faut que je rentre dormir avant d’aller travailler. Je vais déjà être assez crevée comme ça. » Il se tut et la laissa lui saisir le bras et le prendre en remorque. Peut-être le moment où il aurait dû lui parler était-il passé à jamais. Peut-être la magie n’accordait-elle qu’un seul moment de communication, où elle aurait pu comprendre les paroles du drôle de type aux pigeons qui s’adressait à elle. Ils étaient trop proches, à présent. Il n’était plus qu’un homme comme les autres pour elle, un homme à nourrir, à soutenir et à baiser et, à l’occasion, lorsqu’elle s’ennuyait, à agacer et irriter jusqu’à frôler la confrontation violente. Elle ne l’écouterait jamais plus, et il ne connaîtrait jamais rien d’autre d’elle que ce qu’il savait en cet instant. Pourquoi la suivait-il ? Il s’arrêta net. Elle se retourna sur lui. « Qu’est-ce qu’il y a encore ? Chéri, il faut que... — Je ne t’accompagne pas chez toi, Lynda. Nous n’avons rien à nous apporter. J’ai une tâche à accomplir, cette nuit, et il faut que je sois seul. Va, dépêche-toi de rentrer, tu seras en sécurité. Et si tu arrives à te rappeler ce que j’ai dit, repenses-y. J’étais sincère. — J’y crois pas ! Qu’est-ce qui t’arrive, tu es cinglé ou quoi ? Tu ne peux pas partir comme ça, sans chaussures et avec un costume d’Halloween sur le dos ! Tu ne peux pas me laisser. Ni me traiter comme ça ! Tu n’as pas le droit. — Je n’ai pas non plus le droit de te traiter autrement. » Elle ne voulait pas l’écouter. Comment peut-on dire adieu à quelqu’un qui ne vous a jamais entendu dire bonjour ? Elle le dévisagea pendant quelques instants. Son visage était un masque d’ivoire dans la nuit. Puis elle éclata en sanglots et se mit à taper du pied sur le trottoir. Lorsqu’il tenta, sans réfléchir, de la réconforter, elle le martela de coups de poing sans force. « Va-t’en ! Laisse-moi tranquille ! De toute façon, je savais que tôt ou tard tu t’en irais. Tous les hommes me quittent, ou me forcent à les jeter dehors ! Tous les hommes se servent de moi ! Tu es exactement comme les autres. » Elle continua à le frapper en silence. Il saisit l’un de ses poignets au vol et l’arrêta. Elle l’atteignit de sa main libre. La gifle lui aplatit douloureusement l’oreille et lui brûla la joue. « Lynda ! » protesta-t-il, mais elle le frappa à nouveau. Un revers écrasa ses lèvres contre ses dents. Bon Dieu, elle était sacrément forte. Il avait du sang dans la bouche. Il sentit la colère l’envahir, serra le poignet qu’il tenait et commença à lui imprimer un mouvement de rotation. La nuit les entoura. Grise et électrique. Il la laissa aller et bondit en arrière si soudainement qu’elle tomba. « Non ! lui cria-t-il, frénétique. Non ! » Il se détourna d’elle. Elle lui hurla des obscénités. Il se mit à courir, le bord trempé de sa robe claquant contre ses chevilles. Il était redevenu une proie s’enfuyant dans la nuit. Mir avait bien mené sa traque, dissimulé derrière le paravent idéal. Ses griffes acérées avaient touché son âme et y avaient laissé leur empreinte. Il l’aurait cette nuit. La ville démontra sa couardise en se retournant contre lui. Dans les petites rues, il se cogna dans des poubelles. À un carrefour, un feu passa soudain de l’orange au vert et une voiture surgie de nulle part le klaxonna bruyamment. Il ne trouva que des rues en pente raide. Une voiture de police qui passait s’illumina soudain comme un arbre de Noël, fit demi-tour et se lança à sa poursuite en hululant. Il fila dans une ruelle encombrée, renversant des poubelles dans sa fuite, puis tourna à gauche et courut sur la moitié d’un pâté de maisons avant d’exécuter un roulé-boulé pour se dissimuler sous un camion. Il resta à plat ventre, immobile, le devant de sa robe trempant dans une flaque de pluie huileuse. Il retint son souffle jusqu’à ce qu’il puisse se forcer à respirer en silence. Il pensa au regard de Lynda, à la façon dont ses yeux s’étaient agrandis et étaient devenus gris et avides dans l’obscurité. Un frisson le parcourut. Cassie s’était trompée. La chose ne se cachait pas seulement dans la ville. Elle se cachait aussi en lui. Les semblables s’attiraient. Lorsqu’ils seraient réunis, il serait fichu. Lynda avait manqué ouvrir la porte à la chose. En réalité, celle-ci n’avait jamais cessé de le traquer. L’eau glacée atteignit sa peau, la gelant douloureusement. Il supporta le froid et resta allongé jusqu’à ce qu’il soit sûr que la voiture de police était loin. Puis il roula de sous le camion et se remit debout dans le vent mordant de novembre. Il se sentait lourd, comme s’il avait attrapé une maladie mortelle dont il transportait les germes. Elle se cachait dans sa poitrine et dans les muscles de son dos, et elle lançait des tentacules interrogateurs dans ses biceps, tentant d’atteindre ses poignets et ses mains. Elle attendait. Elle pouvait se matérialiser dans ses doigts ou utiliser ses pieds. Elle pourrissait son corps. Cette idée le dégoûtait. C’était pire que de penser qu’il avait attrapé des parasites. Il aurait de loin préféré avoir les intestins pleins de ténias, ou être victime de l’anarchie cellulaire du cancer ou de la lèpre, ou avoir contracté la peste. Mais on ne lui avait pas laissé le choix. « Et si ta main droite t’a offensé, coupe-la. « » marmonna-t-il. Il rit, amèrement. La contamination allait bien au-delà de la main ou de l’œil. Il lui aurait fallu se débarrasser de son corps tout entier pour se libérer de cette chose. Comment faisait-on ça, au juste ? Le mot ressemblait à un serpent sinuant dans des herbes sèches, au cœur de l’été. Suicide. Il en eut la certitude au moment même où il en repoussait l’idée. Cassie ne l’aurait jamais envoyé se battre si ça avait été son seul moyen de l’emporter. Mais Cassie n’en savait pas autant qu’elle le croyait. Elle refusait de croire que la chose rôdait en lui. Pas parce qu’elle était un produit de son imagination, mais parce qu’elle était une partie de lui-même. Peut-être Estrella en savait-elle plus que ce qu’elle était en mesure de dire. Le Pendu. Un conseil éclairé de la part de la diseuse de bonne aventure de son quartier. Seulement, ce ne serait pas son pied qu’il passerait dans le nœud coulant. Cette perspective ne lui plaisait pas du tout, mais il ressentait comme une satisfaction amère à l’idée qu’en perdant, il gagnerait. Un détail le gênait cependant. Il mit un moment à découvrit lequel. Voilà. Il ne voulait pas que quelqu’un pleure sur son cadavre. Ni Lynda, dramatique en noir, ni Cassie, qui secouerait la tête. Il eut une vision, aussi claire et froide que de la glace. Il se vit debout sur un des ponts de Seattle, la corde enroulée plusieurs fois autour de son cou. Juste enroulée, sans aucun nœud coulant. Il était sur le point de sauter. Le poids de son corps suffirait à lui briser la nuque, après quoi il se mettrait à tournoyer lentement, suspendu au torque naturel que formaient les fils tressés de la corde. Puis celle-ci se déroulerait et il tomberait droit dans l’eau et serait emporté par le courant. Au matin, on ne trouverait qu’une corde nue pendant d’un pont. Il était quasiment sûr que ça pouvait marcher. Et si ça ratait, il ne le saurait jamais. Propre et net, se félicita-t-il, et il tenta d’ignorer la chose grise qui gloussait au fond de son esprit. Quant à la corde... Les poubelles de la ville ne lui avaient-elles pas toujours fourni ce dont il avait besoin ? Elles feraient de même cette nuit. Il se remit en route, avec un but précis cette fois. Le hurlement ébranla sa certitude. C’était un cri étrange, aigu et court, un cri de terreur sorti d’une poitrine où l’air manquait pour le porter. Il était incapable de décider s’il venait du plus profond de son être ou s’il ne faisait qu’y résonner. C’était un son strident, douloureux, désespéré et gris. Il croisa ses bras sur sa poitrine pour le retenir et l’étouffer. Il entendit trois bruits de frottement  – des semelles sur le trottoir  – et le choc sourd d’un corps pesant qui entre en collision avec une poubelle. Et puis le silence. La peur parcourut tout le corps du Magicien. Il avait envie de se boucher les oreilles, sans cesser de marcher. Il avait enfin pris une décision au sujet de ce Mir le Gris. La dernière. Il ne pensait pas être capable d’affronter quoi que ce soit d’autre cette nuit. Mais ses oreilles, les traîtresses, relayaient la respiration laborieuse d’un prédateur sur une piste sanglante. Ça venait d’une rue transversale, à moins d’un pâté de maisons de là. Le Magicien continua à marcher en silence tout en réfléchissant. Il avait l’intention de passer devant l’entrée de la rue et de chercher sa corde ailleurs. Sa mission lui apparaissait avec netteté à présent ; il ne pouvait porter plus que son propre fardeau. Si une autre forme de mal arpentait les rues de Seattle, ce n’était pas son problème. Quelqu’un d’autre devrait s’en charger. Il faisait déjà tout ce qu’il pouvait. La rue transversale apparut sur sa droite, plus sombre que la nuit elle-même. Une voie sans issue. Elle se terminait par un mur et n’offrait ni lumière ni sortie de secours. Y pénétrer revenait à prendre un aller simple pour l’enfer. Son haleine était glaciale. Le Magicien garda les yeux baissés sur le trottoir et dépassa l’entrée de la rue sans faire le moindre bruit. La chose grise se tortilla à l’intérieur de lui et ricana. Il serra les bras un peu plus fort autour de son torse. « S’il vous plaît ! » Le cri, un gémissement désespéré, l’arrêta net. Le rôdeur avait trouvé sa proie. La chose grise gloussa, jubilant de voir le trouble où était plongée l’âme du Magicien. Si ce n’était pas son problème, pourquoi savait-il que c’était lui qu’on suppliait ? « Ah ! » Un petit bruit étouffé, bien au-delà de la terreur ou de la douleur. Il le connaissait bien. Un jour, dans un lieu minuscule et brûlant, il avait fait le même, pas une fois, mais plusieurs. Il valait mieux mourir que se retrouver en situation d’émettre un tel son. Il ne pouvait que revenir vers celui ou celle qui l’avait produit. La ruelle était plongée dans le noir. La chose grise était en lui, présence froide et lourde qu’il devait surveiller. Il avança avec précaution, tous ses sens en alerte. Des bruits étouffés et malsains venaient du fond plongé dans l’obscurité de l’impasse. Il n’y eut pas d’avertissement. Il sentit le couteau et sa lame brûlante et avide, effilée comme celle d’un rasoir. Elle entama un mouvement de va-et-vient contre sa gorge, raclant la peau, ôtant cellule après cellule, mettant son épiderme à vif. Le sang n’avait pas encore coulé. Le couteau produisait un murmure qui le paralysait, le rendait incapable de penser à autre chose, pas même aux doigts qui tâtaient son corps en une parodie de tendresse. La scène était trop réelle. Le Magicien en resta figé sur place un long moment, jusqu’à ce qu’il comprenne qu’il savait. C’était en train d’arriver, mais pas à lui. À quelqu’un qui gisait parmi les détritus, au bout de l’impasse. Une femme qui savait qu’elle mourrait si elle criait, et qu’elle mourrait plus lentement encore si elle se taisait. Le Magicien avait retrouvé ses pouvoirs, mais il n’en éprouvait aucune joie. Ce qu’ils lui montraient était bien trop atroce. « Eh bien, si c’est cela la Connaissance, je préfère demeurer dans l’ignorance », marmonna-t-il. Et il sut que ce n’était pas la première fois qu’il prenait une telle décision. Mais cette fois, la magie ignora son désir et enfonça la Connaissance dans son cerveau. S’il touchait à l’homme, le couteau tuerait la femme. Il devait détourner l’attaque sur lui. « Debout ! aboya-t-il. Lâche ce couteau et lève les mains au-dessus de la tête. » Il ne s’attendait pas à être obéi et il ne fut pas déçu. Mais l’individu fut plus rapide que ce que le Magicien attendait d’un homme interrompu au beau milieu d’une telle tâche. Il se tourna, se redressa et attaqua en un seul mouvement. Le Magicien exécuta la parade idéale, un coup de pied qui aurait dû atteindre l’adversaire à la poitrine et tenir le couteau à distance. Elle aurait dû l’arrêter net  – s’il avait porté un pantalon. La robe était large et fluide, mais pas assez pour lui permettre de donner tout son élan à son coup de pied. Elle se tendit avec un claquement et lui fit perdre l’équilibre. Il bascula sur le côté, et le couteau affamé siffla près de son oreille. Il se rattrapa de justesse et pivota pour lui faire face, mais le couteau était déjà devant, fredonnant une chanson sanglante tout en flottant à hauteur de ses yeux. Tel un oiseau-mouche d’acier, il bougeait trop vite pour que le Magicien puisse le suivre. Les pieds bien plantés dans le sol, les mains souples et prêtes à l’action, celui-ci ondulait et se balançait devant le couteau. La magie en dessinait les contours, le baignant dans une phosphorescence malsaine. Il ne voyait rien de celui qui le tenait, menant la danse. Il savait néanmoins que l’esprit derrière le couteau avait une confiance aveugle en son tranchant. Aucun coup de pied, aucun coup de poing ne pouvait venir en gâcher la mortelle perfection. Les yeux du Magicien suivaient la lame tandis que ses mains pendaient, prêtes à l’action, au bout de ses bras légèrement écartés. Il essayait de se rappeler qu’il y avait un homme derrière l’arme, mais la magie ramenait à chaque fois son attention sur la lame d’acier. Il lutta d’abord avec elle et puis finit par la laisser faire, non sans un certain soulagement. Le couteau. D’accord. Allant à l’encontre de tout ce qu’on lui avait inculqué, il allait combattre le couteau, pas l’homme qui se trouvait derrière. Il se détendit et sentit la magie fourmiller dans ses membres et remonter le long de sa colonne vertébrale. Le couteau sautait et glissait d’une main à l’autre, souple et dansant. Le Magicien bougeait avec lui, en un contrepoint balancé qui maintenait chaque partie de son corps juste hors de portée du couteau. Le couteau, le couteau ! Pourquoi la magie se focalisait-elle sur ce fichu couteau ? Était-il censé s’en emparer ? Il se vit le saisir avec succès, puis ses doigts s’éloigner en silence de sa main. Non. Impossible. Cependant, dans le silence de la nuit, on entendait deux hommes haleter, des chaussettes mouillées produisaient un frottement léger sur le trottoir, la femme recroquevillée au fond de l’impasse gémissait. Devant ses yeux, le couteau lumineux vacillait et lançait des éclairs telle une flamme. Le Magicien étendit ses sens magiques et entra en contact avec l’objet. C’était un Ruana, un beau couteau ancien à qui son nouveau propriétaire faisait honte. Des poignées d’os enserraient sa lame d’acier trempé. C’était un superbe outil, équilibré et poli  – et perverti par un boucher. Dans la main du tueur, il était comme une extension de son corps. Le Magicien sentit l’âme tordue de cet homme palpiter à l’intérieur de la lame. Alors, il la gela. Plus rapide qu’un jeu de jambe ou une contraction musculaire pourrait jamais l’être, aussi fulgurant qu’une pensée, la Connaissance envahit le Magicien. Il l’utilisa aussitôt. Ce fut aussi simple qu’éteindre une bougie entre deux doigts. Il déploya ses sens et gela le couteau. La température du métal descendit au-delà de tout ce qu’on pouvait imaginer ; la lame changée en bouquet d’échardes de glace explosa dans la main du tueur. L’homme poussa un cri, saisit son poignet de son autre main, le serrant pour tenter d’arrêter la douleur qui menaçait d’envahir la totalité de son corps. La souffrance le plia en deux, mais il tenait toujours sa main mutilée loin de lui, comme s’il s’inclinait pour l’offrir au Magicien. Celui-ci aperçut le visage familier et recula. Le tueur fonça devant lui, grognant de douleur à chaque pas. Le Magicien sourit et le suivit. L’inconnu l’entendit et poussa un gémissement de terreur. Il avança en titubant, étourdi par la douleur, chancelant, brûlé par la chaleur de son propre sang. Lorsqu’il tomba, il aperçut l’épouvantable silhouette de celui qui hantait ses pires cauchemars, l’homme dont la robe et la cape étaient taillées dans le tissu même de la nuit. Les étoiles et les croissants de lune scintillaient, lugubres, mais le visage de l’homme était plongé dans l’obscurité par le large bord de son chapeau. Il ne trouva pas amusante la pointe cassée du chapeau de magicien. Elle le désignait tel un doigt accusateur. Et lorsque le Magicien parla, ses yeux étincelaient tels deux morceaux de glace. « Si jamais tu tiens à nouveau un couteau entre tes mains, murmura-t-il, même pour exécuter un acte aussi anodin que beurrer une tartine, le métal ne supportera pas ton contact. Il se brisera à nouveau en mille éclats qui te transperceront les yeux et le cœur. Pars, à présent. Mais souviens-toi d’une chose : je t’ai fait grâce aujourd’hui, la prochaine fois, je ferai justice. » L’homme hocha la tête. Il sanglotait, terrorisé, si bien qu’il remercia l’homme qui l’avait rendu infirme et s’éloigna en rampant. Le Magicien le regarda partir. Il sentait le pouvoir qui l’emplissait, palpitant dans ses veines. Voilà qui était mieux, beaucoup mieux. Le Magicien avait vu la petite âme gangrenée du tueur à l’instant même où il avait gelé le couteau. Il savait qu’un jour, il prendrait à nouveau un couteau en main. Pas ce soir, ni même ce mois-ci. Mais un jour, le désir serait trop fort pour lui, il saisirait un couteau et il en mourrait, comme le Magicien l’avait prédit. Il avait usé de son pouvoir sans crainte et pour longtemps. Aucun couteau ne tolérerait plus le contact de cet homme. Il ressentit plus que de la simple satisfaction en regardant la silhouette s’éloigner en titubant. Il exultait. La roue de sa vie avait effectué un demi-tour et transporté le Magicien du bas vers le haut. Il avait retrouvé ses pouvoirs, et il était plus puissant que jamais. De proie, il était devenu chasseur. De victime des circonstances, il en était devenu le maître. Il avait trouvé son point fort et tous ses rêves allaient se réaliser. La sensation était si enivrante qu’il ne pouvait s’empêcher de sourire. Il avait tout : la magie, Cassie, et la force de vaincre son ennemi. Il tourna ses pouvoirs vers l’intérieur, trouva la chose grise qui rôdait en lui et la serra jusqu’à la réduire à une taille microscopique. C’était si simple, maintenant qu’il savait comment faire et n’avait pas peur d’agir. Était-ce ce que Cassie avait essayé de lui dire ? Prends tes armes, oui ! Savait-elle à quel point son nouveau pouvoir serait puissant ? Pareil à un papillon qui injecte du sang dans ses ailes toutes neuves, il déploya tous ses sens, perçut les limites de son pouvoir et éclata de rire. Le hoquet de quelqu’un qui cherche sa respiration le ramena à la réalité. Il se sentit vaguement honteux. Il était si heureux d’avoir vaincu le tueur qu’il en avait oublié la victime. « Venez, maintenant », l’appela-t-il à voix basse, fouillant le fond de l’impasse du regard. « Vous êtes en sécurité. » Pas de réponse. Il fronça les sourcils. Et si l’agresseur lui avait causé plus de mal qu’il l’avait cru ? D’un pas, il revint là où le tueur s’était tenu, penché sur elle. « Où êtes-vous ? » demanda-t-il à nouveau. Elle sortit de sa cachette derrière lui ; il pivota et entraperçut sa silhouette sous le lampadaire. Elle courait en tenant ses vêtements déchirés contre son corps meurtri. « Attendez ! Je ne vais pas vous faire de mal ! » lui cria-t-il. Il s’élança à sa suite, mais trébucha sur des lanières de cuir et faillit tomber. Il se baissa pour séparer la bride du sac à main de la femme de ses chaussettes. Son assaillant le lui avait arraché, mais dans sa panique, elle l’avait oublié. Il entendit des clés cliqueter, sentit le poids d’un portefeuille. Elle en aurait besoin. Il le cala sous son bras et courut après elle. Lorsqu’il atteignit l’entrée de l’impasse et regarda autour de lui, elle avait déjà disparu au coin d’une rue. Il resta là, perplexe, incapable de supporter l’idée qu’elle puisse s’enfuir dans les rues sombres sans aucun moyen de rentrer chez elle, pas même une pièce de vingt-cinq cents pour téléphoner. Elle pouvait être la victime de n’importe qui. À ce moment-là, il se mit à glousser. Qu’il était donc sot. Comment avait-il pu oublier si vite. Il étendit ses sens vers elle. Là. Dans l’air froid, les effluves de sa peur étaient aussi caractéristiques que ceux d’un parfum. Il s’élança à sa suite, sa robe et sa cape ondulant autour de lui dans le plus parfait silence. Poussée par la terreur, la femme avait fui tel un lapin, s’engageant au hasard dans les rues pour semer son poursuivant. Le Magicien eut un peu pitié d’elle. Elle ne pouvait pas encore savoir qu’il ne lui voulait pas de mal. Ses efforts pathétiques pour lui échapper l’amusaient néanmoins un peu, il était forcé de le reconnaître. On aurait dit un bébé tentant de fuir les monstres de la nuit en fourrant sa tête sous son oreiller. Cette nuit, dans cette ville, personne ne pouvait lui échapper. Portée par les ailes de la peur, elle parvint à le distancer sur deux pâtés de maisons. Il finit par l’entrevoir et l’appela. « Attendez ! » Elle poussa un cri étouffé et repartit. Il s’arrêta pour reprendre son souffle, exaspéré. Le devant de sa robe était trempé et fort inconfortable. Il secoua la tête avec impatience, ce qui la sécha et chassa le froid de son corps. Il se pencha et remonta ses chaussettes, puis souhaita qu’elles sèchent et repoussent l’eau. Tout ce qu’il avait désiré se produisit. Pourquoi n’y avait-il pas songé plus tôt ? Il s’était habitué à l’inconfort et aux ennuis depuis trop longtemps. Où était donc passée cette fille ? Il ferma les yeux et envoya ses sens à sa poursuite. Il devenait meilleur à ce petit exercice de seconde en seconde. Cette fois, il la trouva facilement. Elle courait dans une rue transversale, à environ un pâté de maisons et demi de là, et elle pleurait. Inutile de la poursuivre. Il pouvait prédire, et même diriger sa fuite. Croiser son chemin allait être un jeu d’enfant. Il releva sa longue robe et se mit à courir d’un pas léger vers le point d’interception qu’il avait choisi, le tout en riant sous cape. Il sauta devant elle à l’entrée de la rue transversale, bras grands ouverts pour l’attraper. Folle de terreur, elle poussa un hurlement d’épouvante. Elle s’arrêta net, tomba à genoux et n’essaya même plus de se lever. Elle regarda de tous côtés et tenta de lui échapper en s’enfuyant à quatre pattes. La ruelle était encombrée de poubelles et de bennes à ordures. Il y avait des détritus partout, beaucoup plus que dans la plupart des rues, comme si on avait jeté le contenu d’une pièce par la fenêtre. La femme n’arrêtait pas de courir en tous sens. Il ne la voyait pas, mais il savait où elle se trouvait. Il n’avait pas vraiment envie de rire d’elle  – la malheureuse était morte de peur alors qu’il ne lui voulait pas le moindre mal  – mais cette situation était vraiment trop ridicule. Elle en rirait probablement elle aussi lorsqu’elle se rendrait compte qu’elle avait fui son bienfaiteur. Il commençait à en avoir assez de la poursuivre. Pauvre malheureuse. Il valait mieux qu’il l’attrape et que tout soit terminé. Il bougea la main ; l’extrémité de la rue se changea en impasse devant elle. Le mur qu’il avait fait apparaître émettait une lueur phosphorescente. Des formes sombres prenaient corps au-delà de sa barrière translucide. La femme s’en écarta vivement. Sa respiration se réduisait à des gémissements haletants. Elle tomba et se mit à ramper sur les pavés, recroquevillée sur elle-même. « Venez à présent », lui ordonna-t-il gentiment. Elle se contenta de pleurnicher. « Il ne vous arrivera pas de mal si vous faites ce que je dis. Venez vers moi. » Elle se ramassa encore plus sur elle-même. Son entêtement fit froncer les sourcils au Magicien. Il commença à se frayer un chemin parmi les ordures qui encombraient la rue, puis s’arrêta. Il valait mieux qu’elle sorte et affronte ses peurs, décida-t-il soudain. Pour son propre bien. Ayant été traqué, il savait très bien comment traquer quelqu’un. D’un geste, il libéra l’une des ombres grises et sinueuses dissimulées dans le mur lumineux. Elle coula vers la femme telle une limace monstrueuse et s’allongea dans sa direction pour la forcer à bouger en direction de son maître. La femme hurla lorsque l’ombre la toucha. Elle se leva, chancelante, avança d’un pas et s’effondra de nouveau. Le Magicien secoua la tête. Elle avait si peu d’énergie. Et c’était pour cette femme qu’il avait risqué sa vie ? Il retint sa créature, sans effort, juste pour voir si elle reprenait le dessus. Elle n’en fit rien. Très bien. Dans ce cas, il devait la rejoindre. Il renvoya la créature dans le mur et commença à escalader les piles de détritus. Mais lorsqu’il se pencha vers l’inconnue recroquevillée de terreur, il se rendit compte que sa créature n’était pas retournée dans le mur, comme il le lui avait ordonné. Elle se rapprochait. Il la reconnut et hoqueta, le souffle coupé. Mir éclata de rire et s’élança pour le rejoindre et capturer leur proie. Il hésita alors, et cet instant fut plus long que toute son existence. Le mur bouillonnait de reconnaissance, d’amitié et de l’excitation électrique du vainqueur. Viens rejoindre Mir, lui disait-il, et tu ne seras plus jamais seul. Les doutes cesseront de te ronger. Tu ne connaîtras peut-être pas la paix, mais tu pourras au moins être totalement sûr de toi, et tu brûleras ta vie jusqu‘au bout. Ils s’étaient enfin retrouvés. Son long exil avait pris fin. Une vague de dégoût s’abattit sur lui, aussi soudaine qu’une explosion. Il lança toutes ses forces contre elle, utilisant chaque bribe du pouvoir qu’il avait découvert et testé cette nuit. Il le lança devant Mir le Gris de manière à obtenir une toile destinée à le retenir et se précipita pour relever la femme de ses vraies mains. Elle se leva en titubant et s’appuya aussitôt sur lui, incapable de tenir debout. Il ne put s’obliger à contempler son visage tordu de douleur. Une vague de honte le parcourut tandis qu’il fourrait son sac entre ses mains dépourvues de force. Elle le prit, l’air à peine conscient de ce qu’elle faisait. Elle s’écarta de lui en titubant et tira en vain sur ses vêtements déchirés pour tenter de protéger sa nudité du vent froid de novembre. La chose grise s’élança vers elle. Le Magicien la repoussa et sentit des liens se casser quelque part au loin. Des fragments de magie venaient de céder devant la chose. Elle rit, pareille au vent hurlant dans des voiles en lambeaux, et le monde oscilla sous les pieds du Magicien. Les fils de magie qu’il avait tissés pour retenir la chose étaient en train de se retourner contre lui, comme un filet tombant sur un tigre. C’était impossible. Mais la poursuite avait aiguisé l’appétit de la chose. Ce soir, elle les voulait tous les deux. Le Magicien comprima ses paupières et projeta ce qui lui restait de pouvoir. Mais l’énorme quantité de puissance qu’il avait possédée pendant un temps si court avait été retournée contre lui. Que représentaient ses infimes pouvoirs face à cette toute-puissance ? Il ne pouvait pas gagner. Il le savait. La chose entra en lui, jubilant de sentir ses défenses s’écrouler une à une. « Courez ! » lança-t-il à la femme dans un souffle. Mais son regard était vide. Lorsque les forces du Magicien l’abandonneraient, elle se retrouverait sans défense devant la chose. Son démon allait la mettre en pièces. Il saisit les glands d’argent noués autour de sa gorge. Telles des serres, ses doigts raidis arrachèrent le nœud. Il ôta la cape de ses épaules en la faisant tournoyer d’une main et la jeta sur la femme. Il sentit une partie de ses forces s’en aller avec, comme une couche de peau qu’on lui aurait arrachée. La femme se leva, la cape sur le dos, et eut la présence d’esprit de la serrer autour de son corps glacé. « Courez ! » lui ordonna-t-il à nouveau. Cette fois, elle parut l’entendre. Elle avait suffisamment recouvré ses esprits pour que sa peur soit rationnelle. Elle vit le Magicien lever la main devant la forme grise qui venait d’apparaître au sein de la brume de même couleur qui se rassemblait autour d’eux. Il tomba sous le charme de ses yeux gris. Ils lui rappelaient ceux de Cassie. Elle se détourna et partit à toutes jambes, à son grand soulagement. Privé de sa seconde victime, Mir s’abattit sur lui avec le poids de la terre elle-même. Il était réel, avait dit Cassie. Et elle avait raison. Une serre, ou une dent, à moins que ce ne fût une lame, pénétra les défenses du Magicien et le lacéra. Du sang coula le long de ses côtes. La cape aurait pu le protéger, comprit-il en vain. Il laissa cette pensée s’éloigner de son esprit. Il tenta de focaliser son pouvoir, de le concentrer en une pointe acérée, mais c’était comme vouloir rouler un édredon pour en faire une lance. Il pouvait amortir les attaques de la chose grise, mais il ne pouvait pas les empêcher. Il était désarmé. Mir l’entourait de toutes parts, de plus en plus puissant. La pression plaqua les tympans du Magicien contre son cerveau. Il sentit le sang jaillir de son nez et ses poumons s’écraser très haut dans sa poitrine. Il devint aussi petit et aussi dur qu’une noix dans le poing de la chose grise. L’espace d’une seconde, il se sentit soulagé. Et puis tout s’arrêta. La pression recommença à monter. Il n’avait nulle part où aller. Il ne pouvait plus fermer les yeux, et il ne lui restait plus assez d’air dans les poumons pour crier. Douceur, gingembre et vanille. Quelque chose repoussa Mir, offrant un répit au Magicien. Il reprit son souffle et ouvrit des yeux injectés de sang. Mir les dominait tous les deux. Cassie était enveloppée dans son manteau, sa longue chevelure noire déroulée dans son dos luisait telle de l’ébène polie. Le Magicien saisit le devant froissé et taché de sa robe d’une main. Le chapeau à la pointe cassée glissa sur l’une de ses oreilles. La main de Cassie reposait sur son épaule et les unissait. Il prit une inspiration et au même moment sut que Cassie faisait appel à tous ses pouvoirs. La chose grise l’écrasait au point qu’elle en hurlait de douleur. Même ensemble, ils n’étaient pas assez puissants. Elle était venue en pure perte, pour mourir avec lui. C’était sans espoir de toute façon, mais plus lent. Il aurait aimé avoir assez de souffle pour le lui dire. « Attends ! » cria-t-elle, et il eut la sensation que sa voix lui parvenait après avoir traversé une immense plaine assombrie. « Ils arrivent. La nuit ne leur facilite pas les choses. » Il eut un petit mouvement de tête. Les paroles de Cassie n’avaient aucun sens. Mais il rassembla ses dernières forces, ses dernières réserves, celles qu’il ne savait même pas avoir gardées, mais qui signifiaient qu’il s’attendait à vivre, et il lança le tout sur la chose grise. Mir éclata d’un rire triomphant. Et poussa tout à coup un hurlement de douleur. Les pigeons ne sont pas des oiseaux nocturnes. Pendant la nuit, ce ne sont plus que de grosses boules de plume qui vont se percher en hauteur, bien à l’abri, et ont le sommeil encore plus profond que les gros chats qui dorment au soleil sur le bord des fenêtres. Ils ne voient pas bien dans l’obscurité. Ils paraissent désarmés, car ils n’ont pas les pattes munies de serres et le bec recourbé des rapaces. Mais une mère pigeon peut briser les articulations d’une main qui s’aventure dans son nid, et ce avec précision, d’un coup d’aile. Le bec pointu qui picore des morceaux de pop-corn entre les pavés peut à l’occasion se planter dans l’épiderme fragile de la paume du généreux donateur. Et il ne faut surtout pas négliger les coups d’aile et de bec que peuvent donner un millier de pigeons affamés se battant pour de la nourriture. Qui que l’on soit. Ils avaient entendu. Ils avaient entendu la voix du Magicien qui les appelait pour les nourrir. Alors, ils étaient venus, affamés, comme toujours, volant à l’aveuglette dans la nuit. La table était mise ; ils se jetèrent sur la nourriture, se querellant et se bousculant pour atteindre les filaments pris de convulsions et les juteux morceaux de leur proie grise. Ils piquèrent et avalèrent, piquèrent et avalèrent, et ils la mirent en pièces. Mir poussa des cris de douleur qui résonnèrent jusque dans les os du Magicien. La souffrance de la chose explosa en lui, juste là où elle avait trouvé refuge, brûlant ses entrailles telle une coulée de phosphore. La nuit devint noire et rouge. Il n’entendait plus que les roucoulements et les battements d’ailes des pigeons surexcités qui se donnaient des coups de bec tout en déchirant des morceaux de chose grise et gluante. Le hurlement de douleur se transforma en un cri qui monta dans les aigus jusqu’à devenir inaudible. Le Magicien était assis et se balançait dans le noir, les mains posées sur ses tympans à l’agonie, se demandant si c’était fini, ou si la chose allait hurler indéfiniment en lui, continuer à crier pour l’éternité, même si c’était sur une fréquence qu’il ne pourrait plus percevoir consciemment. C’était lui qui se posait ces questions. Lorsqu’il s’en rendit compte, il ouvrit ses paupières serrées et perçut la grisaille nocturne. Juste une couleur, grise et inoffensive. La lueur grise des lampadaires, merveilleusement vide de toute conscience. Il aurait aimé pouvoir rester assis, jouir de sa victoire et se reposer. Pas encore. Ce n’était pas tout à fait fini. Il se mit péniblement debout et essuya le sang qui maculait son visage sur la manche de sa robe. Cassie était adossée contre le mur de la ruelle, à côté de la poubelle du magasin de cerfs-volants. Elle paraissait à bout de forces, mais il sentit qu’elle s’efforçait toujours de tenir Mir à distance. Il la rejoignit et lui toucha gentiment le bras. « Inutile, dit-il dans un murmure rauque. C’est fait, à présent. » Ses jambes se dérobèrent sous elle. Elle glissa sur la chaussée glacée. Il s’accroupit près d’elle, les jambes tremblantes et sans force. Ils regardèrent les pigeons procéder à un nettoyage complet. Le Magicien avait l’impression qu’ils n’en finissaient pas, mais il s’en moquait. Cassie était appuyée contre lui et le réchauffait, et, sous son menton, sa douce chevelure avait l’odeur du jardin. Ils restèrent assis en silence et regardèrent les becs affairés des pigeons. Il savait qu’ils pensaient tous les deux à ce jour d’été où il avait abandonné la cavalcade pour la rejoindre. Des fils d’or et d’argent, si rarement tissés ensemble, et si brièvement. Il l’attira contre lui et songea aux passés qu’ils avaient en commun. Lorsque les pigeons furent enfin rassasiés, il ne resta pas un os, ni une dent de la chose. De gros oiseaux étaient posés un peu partout sur les pavés, clignant leurs yeux ronds et ensommeillés, enfin totalement rassasiés. Au milieu de la ruelle se trouvait une boîte de métal gris que nul bec n’avait touché. « C’est à moi de faire ça », soupira le Magicien. Il se mit lentement debout et repoussa Cassie avec douceur lorsqu’elle fit mine de l’accompagner. Il avança avec précaution jusqu’à la boîte. Debout devant l’objet, il la poussa du bout du gros orteil et entendit quelque chose courir en tous sens à l’intérieur. Quelque chose d’horrible. « Encore là », dit-il, ébahi. Il leva le pied, puis l’abattit sur le couvercle en pensant à bien écraser les pavés qui se trouvaient dessous. Le choc résonna dans toute sa colonne vertébrale. Il sentit la serrure et le couvercle céder et s’écraser sur ce qui se trouvait à l’intérieur. Le talon de sa chaussette s’imbiba de sang lourd et chaud. Mais lorsqu’il poussa à nouveau la boîte du pied, tout était silencieux à l’intérieur. « Qu’est-ce qu’il y avait là-dedans ? interrogea Cassie. — Tu n’as pas besoin de le savoir », lui assura-t-il. Il ramassa la boîte avec des feuilles de journal sales ramassées dans la poubelle et les laissa tomber dans une cantine couverte de suie qui se trouvait sous l’escalier de secours. Le couvercle tomba dès qu’il le toucha et se referma sur l’objet avec un bruit sourd. Il s’agenouilla devant pour la fermer. « Tu me donnes un coup de main ? » demanda-t-il à Cassie. Il y avait des poignées de chaque côté de la cantine noircie par le feu. Le contenu était bien plus lourd qu’il n’aurait dû l’être. La cantine était encombrante ; leur différence de taille ne facilitait pas son transport. Ils marchèrent côte à côte le long des trottoirs nocturnes, chacun tenant une poignée et tachant d’éviter les parcmètres. Il était inutile de dire à Cassie qu’ils se dirigeaient vers le front de mer. Ils parlèrent vraiment très peu. « Ils dormaient tous en hauteur, dit à un moment Cassie, sinon, je les aurais atteints plus tôt. Ils seraient venus tout de suite si tu avais pensé à les appeler toi-même. J’ai imité ta voix, mais ils ont hésité avant de me croire. — C’est la nuit la plus longue de toute mon existence », fit-il remarquer beaucoup plus tard. Ce à quoi elle répondit : « L’aube est assez sage pour attendre que certaines batailles soient terminées. » Les vagues se soulevaient et s’écrasaient sous les quais. Le Magicien regarda la dentelle d’écume à leur sommet. « C’est assez profond, ici ? s’inquiéta Cassie. — Je ne pense pas qu’elle s’arrêtera au fond », lui assura-t-il. Ils la balancèrent entre eux, une fois, deux fois, trois fois, avant de la lâcher. Il n’y eut pas d’éclaboussure, pas de colonne de bulles. Elle avait disparu. Le vent marin faisait flotter leurs vêtements telles des bannières. Debout à côté du Magicien, Cassie tripotait les glands d’argent de la cape. Ils se dénouèrent entre ses doigts et elle se glissa hors de la protection du vêtement. Visibles à travers ses vêtements déchirés, des meurtrissures assombrissaient sa peau claire. Le Magicien tressaillit. Elle déposa la cape pliée sur son bras et s’écarta de lui lorsqu’il tenta de la remettre sur ses épaules. « J’ai déjà emprunté ta force trop longtemps. Reprends-la, et rends-moi ce qui m’appartient. » Intrigué, il jeta la cape sur ses épaules. Elle était encore tiède de la chaleur du corps de Cassie, et il se sentit obligé de sourire avec tristesse lorsqu’il rencontra son regard. Puis il sentit que quelque chose se détachait de lui, comme si on lui avait retiré un vêtement collant. L’espace d’un instant, il se sentit nu et glacé, puis son propre pouvoir se réveilla et l’entoura à nouveau de sa protection. « Je me suis servi de ta magie, ce soir », dit-il. Il avait enfin compris. Elle hocha la tête, les yeux baissés sur le bois rugueux des quais. « Je l’ai étendue sur toi quand je t’ai tenu dans mes bras. C’est interdit, je le savais, mais je te suis trop attachée pour te laisser partir sans protection. Si j’avais su à quel point la chose grise était puissante, je n’en aurais pas eu le courage. Mais je ne le savais pas. J’ai cru agir sagement. J’ai mis mon propre piège en place, et je ne me suis pas doutée un seul instant que l’ennemi pouvait me terrasser aussi facilement une fois que je t’aurais prêté ma force. Je ne me doutais pas qu’il avait tant de pouvoir sur toi. » Elle s’arrêta net et secoua violemment la tête. « Tu avais si bien caché ta douleur. Tu avais raison, tu sais. Il était en toi aussi bien qu’en dehors de toi, et bien réel dans les deux endroits. Lorsque j’ai vu qu’il était sur toi et qu’il t’avait changé... j’ai cru devenir folle. J’ai fui. Même maintenant, quand je pense à la facilité avec laquelle il m’a poursuivie en se servant de toi... Mais c’est terminé. Tu es libre, à présent. » Elle lui donnait les morceaux du puzzle plus vite qu’il n’était capable de les mettre en place. « C’est donc ton pouvoir que j’ai utilisé quand je l’ai affronté ? » Elle secoua la tête sans le regarder. « C’est sur le couteau que tu l’as utilisé. Tu ne t’es pas douté que cette énergie féroce était féminine ? Et la vague qui t’a envahi ensuite, c’était pour séduire la chose grise. J’ai cru qu’elle t’entraînait loin de moi. Mais lorsque tu as étendu ta protection sur moi et que tu m’as renvoyée, j’ai emmené ma magie avec moi. J’en avais besoin pour trouver tes pigeons, les réveiller et leur dire de venir à ton aide. Ensuite, lorsque je suis revenue... Je sais que tu as senti que je t’avais rejoint. » L’odeur d’épices. Il hocha lentement la tête. Cassie emboîtait les pièces les unes aux autres, et il commençait à comprendre. Mais Cassie n’expliquait jamais rien. Quelque chose n’allait pas. Pas du tout. Il tendit la main et tourna son visage vers lui. Les lumières de la lune et des lampadaires se reflétèrent dans ses larmes. « Pourquoi pleures-tu ? » Ses larmes lui faisaient plus mal que n’importe quoi d’autre. « Parce que j’ai mal ! » cria-t-elle. Elle se dégagea de lui avec douceur, et serra fort ses bras autour de sa poitrine. Elle avait l’air si seule. « Pourquoi crois-tu qu’on nous donne des règles à suivre, si ce n’est pour nous empêcher de nous faire mal à nous-mêmes ? Mais j’ai pris ma décision toute seule. J’ai décidé de te donner ce que tu ne voulais pas demander. Mon pouvoir. J’ai décidé d’appeler les alliés que tu avais si bien préparés à cette bataille. J’ai déséquilibré ma magie. Mais je ne pouvais rien faire d’autre. Aurais-je pu assister à ta destruction en sachant que pour tous les temps et les lendemains à venir, nos chemins ne se rencontreraient plus jamais ? Vais-je regretter ce que j’ai fait ? Mais ça fait mal. Oh, oui. Toutes mes vieilles cicatrices ont réapparu. J’avais oublié que cela pouvait être si douloureux. Toutes les vieilles souffrances sont comme neuves. » Il hocha la tête avec raideur. Il comprenait de quoi elle parlait. Les douleurs qui surgissaient du passé et vous hantaient, causant une souffrance intolérable. Une douleur qui vous faisait exploser au moindre contact. Elle marcha jusqu’au bord du quai et il fut incapable d’aller vers elle. La pleine lune éclairait la mer, créant une route d’argent froissé qui s’étirait jusqu’à eux sur les vagues. Cassie lui jeta un regard angoissé et prit pied sur le chemin. Il se précipita sur le bord du quai et resta debout à la regarder. Elle s’éloignait d’un pas égal, ses petits pieds ne laissant aucune trace sur le visage salé de l’océan. Sa minuscule silhouette se dessina contre la lune. « À plus tard ! » lui cria-t-il. Elle ne répondit jamais. Chapitre 16 « Tu as vu Cassie ? » demanda Raspoutine. Le Magicien secoua lentement la tête. La question était devenue rituelle. L’un d’eux la posait ; l’autre secouait la tête. Ils ne disaient jamais rien de plus à son sujet. Le Magicien se souvenait de tout à présent. Il s’accrochait à ses souvenirs. Il avait cessé de ne plus essayer d’espérer. « Alors, que me veux-tu, Magicien-qui-ne-sait-pas ? » On était à nouveau en juin, le temps était splendide, et Raspoutine étincelait. Des anneaux d’émail rouge scintillaient à ses oreilles et des rangs successifs de colliers de graines rouge vif s’alignaient sur sa poitrine nue. Les colliers cliquetaient lorsqu’il dansait, comme pour perpétuer le rythme secret de son éternelle danse. Une brise légère agitait les feuillages des arbres d’Occidental Square. « Tu l’as vue ? » Le Magicien hocha la tête en direction d’un banc situé en face d’eux. Il lança une autre poignée de pop-corn pris dans le sachet défraîchi posé à côté de lui. Les pigeons battirent des ailes et se mirent à picorer à leurs pieds. Raspoutine les écarta de ses pieds nus et fronça les sourcils. « Qui ça ? — À l’extrémité gauche du banc. Regarde un peu de côté, pour l’avoir sous le bon angle. Tu la vois maintenant ? — Tout ce que je vois, c’est un banc vide. Tu me fais marcher, à présent ? » Le Magicien secoua la tête avec impatience, attrapa un de ses pigeons et lui murmura quelques mots avant de le lancer en l’air. L’animal battit frénétiquement des ailes, prit de l’altitude, puis exécuta un virage et alla se poser sur le banc vide. « Un caméléon ! » s’écria Raspoutine, le souffle coupé. La jeune femme s’était trahie en sursautant. Elle devenait visible lorsqu’elle bougeait. Mais dès qu’elle était immobile, elle se fondait à nouveau dans le décor. De subtiles vagues de couleurs passaient sur elle. En un instant, elle était redevenue invisible. « Bon sang... » Raspoutine émit un sifflement étouffé. «On dirait bien que tu en as trouvé une. Tu lui as déjà parlé ? » Le Magicien secoua la tête. « Ça fait une semaine que je l’observe. Elle n’est absolument pas consciente de ce qu’elle fait. Je me suis dit que j’allais te demander ton avis avant d’aller la voir. » Raspoutine haussa les épaules. « Ce n’est pas mon job. Va lui parler, balade-la un peu. Fais-lui rencontrer Euripide et vois si elle le reconnaît. Les trucs habituels, quoi. Si ça se présente bien, amène-la-moi. Je lui dirai ses règles. » Deux magiciens se laissèrent aller sur le dossier de leur banc. La robe bleue du premier palpitait contre ses pieds nus. Les doigts du second s’agitaient en une danse sans fin. Personne ne les remarquait. C’était un beau jour de juin dans la Cité d’émeraude. Table Chapitre I 5 Chapitre 2 23 Chapitre 3 36 Chapitre 4 53 Chapitre 5 73 Chapitre 6 88 Chapitre 7 102 Chapitre 8 124 Chapitre 9 144 Chapitre 10 172 Chapitre 11 186 Chapitre 12 205 Chapitre 13 222 Chapitre 14 233 Chapitre 15 251 Chapitre 16 277 ?? ?? ?? ?? -1-