Chapitre I La femme n’était qu’un point improbable sur la paroi verticale de la falaise. Sans l’aide de l’expérience ou d’outils, elle progressait maladroitement le long de l’empilement de strates schisteuses à ciel ouvert. Son pourpoint de cuir bien ajusté et son pantalon en toile grossière étaient imprégnés de poussière minérale grise. Comme un insecte, elle avait pris la couleur de la falaise qu’elle escaladait. La sueur avait collé ses cheveux bruns au sommet de son crâne. Des nœuds et des boucles complexes maintenaient la longueur de sa chevelure, mais le vent en avait détaché quelques mèches, les laissant s’emmêler devant ses yeux. Elle frotta son front mince contre la roche grise. Ses mains étaient occupées. Quelque antique cataclysme avait fendu cette montagne, faisant s’effondrer sa façade verte à son pied dans un grand tas de pierre et de terre. Loin au-dessus de la femme, la montagne était toujours coiffée de terre et de verdure. Mais la femme grimpait sur de la roche schisteuse à vif. Ce matin, elle s’était tenue dans l’entrelacs de broussailles et d’arbustes qui poussaient sur cet ancien éboulement. Elle avait levé les yeux vers la roche noire et lisse pour observer une certaine corniche à plus de trois quarts de la hauteur de la montagne. Elle avait considéré ses chances d’atteindre cette corniche et avait estimé n’en avoir aucune. Puis elle avait commencé son ascension. Maintenant, sa main gauche était agrippée à une petite aspérité dans le schiste. Elle fit prudemment porter une partie de son poids dessus. L’aspérité se décrocha, aussi nettement que si elle avait été coupée au ciseau, et dévala la paroi de la montagne. Ki fouilla nerveusement de la main une autre fissure et s’accrocha, haletante, à la falaise. Elle savait qu’elle était proche. La corniche, faisant à peine plus qu’une bosse sur la paroi rocheuse, l’attirait aussi sûrement que le sang dans l’eau attire le requin. Elle regardait parfois par-dessus son épaule et apercevait à peine le sol de la vallée. Elle était partie aux premiers rayons de l’aube. Elle devait être tout près de son but. Elle était collée trop étroitement à la paroi pour lever les yeux. Le soleil tapait sur le sommet de sa tête. Il était monté dans le ciel plus vite que Ki n’avait grimpé la falaise. Le temps lui glissait entre les doigts, s’effritant comme la roche pourrie qu’elle escaladait. Elle avait d’abord grimpé sans aucune prudence, s’élançant depuis ses appuis et tâtonnant à la recherche de prises qu’elle n’était pas certaine de trouver. La haine brûlait dans ses veines. Mais au fur et à mesure que la roche se faisait plus abrupte et plus glissante, les prises devenaient précaires et sa colère avait reflué pour n’être plus qu’une sensation vague et douloureuse de vide. A présent, elle se collait à plat contre la montagne, le visage appuyé sur la pierre chauffée par le soleil. Il n’y avait plus que la mort en elle, maintenant. Elle pouvait rester immobile pendant un moment, mais elle ne pouvait pas se reposer. Les bras levés pour se maintenir, elle n’osait pas inspirer trop profondément. Chacun des muscles tendus de son corps demandait avec force cris de se relâcher. Ki les ignora. Elle frotta son pied gauche contre le schiste lisse et ses orteils finement chaussés cherchèrent la moindre aspérité où ils pourraient s’accrocher. Ils trouvèrent un petit rebord. Ki y posa délicatement ses orteils et transféra prudemment le poids de sa jambe. Il tenait bon. Elle fit porter plus de poids dessus, glissant son corps vers le haut. Sa poitrine et son ventre raclaient le schiste et les crampes de ses doigts devenaient presque insupportables. Tout son poids reposait maintenant sur ses doigts et les orteils de son pied gauches. Sa main droite était libre de ramper le long de la roche lisse, à la recherche d’une prise. Ki cligna des yeux, essayant de les dégager de la poussière de pierre, de la sueur brûlante et d’une mèche de cheveux qui se collait à ses cils. Son front était écrasé contre la roche. Les muscles de sa main gauche étaient tellement contractés qu’elle ne sentait plus ses doigts. Sa main qui tâtonnait trouva une aspérité. Ses doigts, puis sa main entière prirent appui dessus. C’était une bonne prise, profonde. Ki prit une nouvelle inspiration, d’un souffle sifflant. Sa main droite était montée loin au-dessus de sa tête pour trouver cette prise. Elle prit plus appui sur son pied gauche et fit porter une partie du poids sur sa main droite. À présent, sa main gauche était libre de parcourir la paroi rocheuse pour trouver une prise. Ses doigts gauches se frayèrent maladroitement un chemin douloureux jusqu’à une aspérité située au même niveau que celle que sa main droite avait trouvée. Pour s’élever, Ki poussa sur ses orteils gauches, qui fatiguaient. Soudain, sa cheville racla durement contre la pierre : son pied ne trouvait plus d’appui. La pierre s’était écroulée. Ki entendit les petits éclats et les débris qui frappaient contre la falaise en tombant. Son corps était en train de tomber : il allait dévaler, rebondissant contre la pierre, et des gerbes de sang jailliraient à chaque impact. Un sanglot lui saisit la gorge quand elle se rendit compte qu’elle était toujours accrochée à la falaise. Ses deux mains serraient le rebord, loin au-dessus de sa tête. Ses orteils droits étaient toujours enfoncés dans leur fissure. Son pied gauche chercha à tâtons un appui et trouva une minuscule avancée pour se poser. Il lui fallut tout son courage pour tourner un peu la tête et regarder par-dessus son épaule. Il n’y avait rien à voir. Aucune encoche vers laquelle décaler une main, aucune position plus sûre dans laquelle placer son corps. Seulement le schiste lisse et gris-noir. Elle était plaquée contre la falaise, les mains tout en haut, le corps étiré. Il n’y avait que deux possibilités : en haut ou en bas. Elle baissa les yeux pour scruter vers le bas. Elle sentit ses entrailles se serrer. Il ne restait plus que le haut. Elle ne s’arrêta pas pour réfléchir à son prochain geste. Elle prit l’inspiration la plus profonde que sa position lui autorisait et descendit un peu, suspendue à ses prises, puis elle lança son corps vers le haut en poussant d’un coup sur ses pieds. Sa paume gauche gifla la pierre. Un spasme agita ses mains quand tout le poids de son corps se porta sur elles. Elle avait fait un progrès. Sa main gauche était à plat sur le sommet de la corniche. Sa main droite, son poignet et son avant-bras étaient tout à côté. La sueur salée coulait sur son ventre et sa poitrine écorchés. Ses jambes et ses pieds s’agitaient dans le vide. Ki tira. Ses mains étirées ne trouvaient aucun endroit où s’accrocher, sur la corniche plate en pierre. Elles commençaient à glisser vers elle. La mince couche de poussière rocheuse et de petits morceaux de schiste qu’elles délogeaient lui arrosa le visage. Des brindilles se prirent dans ses cheveux, la poussière lui couvrit les yeux. Ki s’étrangla, luttant contre la toux qui montait. Quand la quinte fut passée, elle prit plusieurs courtes respirations dans ses poumons bien éprouvés. Ses muscles hurlaient de douleur pendant qu’elle se balançait dans le vide, la colonne vertébrale tordue à cause de ses prises inégales. Elle imagina des tendons qui cédaient, des os qui sortaient de leurs articulations. Ne pense pas à ça. Force ton corps meurtri et en sueur à se tendre et à se redresser. Elle appuya fortement sur ses mains, refusant de les laisser glisser davantage vers le bord. Son corps était pendu dans le vide, accroché à l’infime prise de ses mains. C’était impossible. Même si elle avait été fraîche et dispose, elle n’aurait pas pu soulever son poids de cette façon. Elle força ses muscles à essayer. Son visage racla la pierre quand elle leva le menton. Maintenant, ses yeux étaient dirigés vers le haut, et plus vers la pierre grise et lisse. Elle contracta les muscles de son ventre, qui protestaient, de sorte que ses jambes pliées et ses pieds s’appuient doucement contre la paroi rocheuse. Elle était accrochée comme une araignée. Quand ses jambes eurent autant d’appuis qu’elle put en trouver, elle prit un souffle court et nerveux. Elle redressa ses jambes dans un mouvement de grenouille. La petite impulsion la projeta vers le haut. Elle posa les deux avant-bras à plat sur la corniche. Elle se hissa avec les bras. Un spasme de douleur la lança dans le poignet gauche et lui courut jusqu’à l’épaule. C’était ce poignet qui avait brusquement soutenu tout le poids de son corps quand sa prise droite s’était effondrée, quelques instants auparavant. Avec ce nouvel effort, il envoya une protestation qui lui secoua la colonne vertébrale. Ki s’efforça de l’ignorer. Son corps s’éleva. Ses yeux parvinrent au-dessus du niveau de ses coudes. Les yeux brûlants de sueur, elle aperçut la corniche. La pluie avait fait couler de la poussière et des cailloux sur le rebord. Le vent l’avait parsemée de petits morceaux de bois et de brindilles arrachés aux broussailles, plus haut dans la montagne. La corniche était jonchée de fragments de schiste noir usés jusqu’à former du sable. D’abord, Ki comprit que la corniche était assez grande pour pouvoir y reposer tout son corps. Puis ses yeux la virent en entier. Plus loin, dans un coin, se trouvait une zone abritée, avec un grand tas de brindilles et de branches. Derrière, une lourde tenture tissée s’agitait lentement dans le vent. Le flanc de la montagne la mettait à l’abri des bourrasques incessantes. De vieux os et des bouts de viande pourrie étaient éparpillés sur la corniche, près de la tapisserie. Ki sentit l’odeur de mort qui s’en dégageait. Soudain, la force fut en elle. Dans un craquement d’épaules, elle se hissa, appuya son menton sur le bord puis souleva son corps, prenant appui sur sa cage thoracique. Elle haleta, puis fit monter le reste de son corps, raclant la pierre, sur la corniche. Pendant un instant terrible, son corps s’accrocha et elle ne put plus le tirer davantage. Elle sut ce qui la retenait. Le couteau de Sven, dans son fourreau en cuir repoussé, était attaché à sa ceinture. Le fourreau s’était coincé contre le bord de la corniche. Ki luttait, mais la masse de son corps était toujours dans le vide. Ses mains plaquées sur la roche ne trouvaient aucune prise. La panique lui donnait des ailes. Elle agita son corps dans un mouvement de phoque, écorchant ses cuisses quand elles atterrirent sur le bord de la falaise. Elle rampa en avant, et ses genoux et ses pieds se posèrent enfin sur la corniche. Elle était montée. Ki roula sur le dos et s’immobilisa. Ses muscles tremblaient de soulagement. Le ciel bleu s’étendait au-dessus d’elle et l’œil blanc sans pitié du soleil l’observait. Mais le soleil était seul dans le ciel. Elle avait encore le temps. Elle roula sur le ventre, tira son corps qui protestait pour s’accroupir, puis se leva. Elle jeta un coup d’œil autour d’elle, mais concentra rapidement son attention sur le sol devant elle. Être à une telle altitude lui serrait le ventre et lui tournait la tête. Seule une sensation glacée de victoire lui permettait de garder son calme. Elle passa son bras sur son front mouillé, remplaçant la sueur par de la poussière abrasive de schiste. Les battements de son cœur se firent plus réguliers. La tenture en tissu faisait de petits claquements quand elle ondulait dans le vent. Ki la fixa, laissant la colère monter en elle. Elle attendit qu’elle la possède, qu’elle lui donne détermination et énergie. — Comme tu as trouvé les miens, je trouverai les tiens, promit-elle. Elle s’avança vers la tenture. Un objet solide roula sous son pied. Ki baissa les yeux. Un os, d’une teinte grise-brunâtre, avec des restes de muscles encore attachés. Ki serra les dents. Elle dépassa le nid cérémoniel, près de l’entrée, une tradition du peuple harpie. Cette partie de leurs coutumes était bien connue. Mais au-delà de la tenture, Ki allait s’aventurer dans un territoire dont aucun humain n’était jamais sorti vivant. Sa main descendit à tâtons pour s’assurer que le couteau était toujours accroché à sa taille. Le couteau de Sven, pas le sien. Son sang marquait toujours le fourreau. Elle renifla pour faire sortir l’odeur de charogne de ses narines. Discrètement, elle poussa la tenture sur le côté. L’intérieur de l’aire était plongé dans une semi-obscurité. Ki sentit son cœur qui martelait dans sa gorge et son pouls qui battait dans ses oreilles. Elle fit un pas à l’intérieur, laissant la tenture retomber derrière elle. La tanière avait été taillée dans la falaise. Les marques des outils étaient toujours visibles dans la pierre. Une lampe à huile, dont la flamme minuscule vacillait sous les courants d’air provoqués par l’entrée de Ki, reposait dans une niche, dans un mur. D’autres niches et des étagères taillées dans le roc recelaient des objets divers : un carillon rassemblant des gongs en cuivre, une gravure en bois représentant une harpie en train de piquer, les serres tendues devant elle, un fatras de décorations en argent et en ivoire, des outils de tailleur de pierre, et différents autres objets, trop différents de ce que Ki connaissait pour qu’elle puisse les identifier. Elle déambula devant toutes ces choses. Dans un coin de la pièce, tout près, un léger renfoncement dans la roche contenait un lit de paille recouvert d’épaisses tentures et de fourrures somptueuses. Vide. Ki détourna le regard de cet endroit. Elle ne cherchait pas à piller, ni un lieu pour se reposer. Elle prit la petite lampe de sa niche et tira davantage la mèche hors de l’huile pour que la flamme brûle plus fort et projette plus de lumière. Elle s’avança sur le sol de pierre irrégulier. Il était méticuleusement propre ; aucun os ou bout de viande n’était répandu ici. C’était l’antre de créatures civilisées, intelligentes. Ki serra les dents et s’accrocha à son sombre projet aussi fort qu’elle s’accrochait au manche du couteau de Sven. Elle passa devant un métier à tisser avec une tapisserie à moitié finie dessus. Quand elle serait achevée, elle représenterait des harpies s’accouplant en plein vol. Derrière le métier à tisser se trouvait un rideau d’un bleu profond, avec des étoiles estivales peintes en blanc. De l’autre côté du rideau, il y avait ce que Ki cherchait. Le second renfoncement dans la roche était plus grand que le premier. La paille qui le remplissait était jaune et sentait les champs fraîchement fauchés. Les tentures qui couvraient la paille étaient peintes de différentes teintes de bleus. Une seule fourrure, celle d’une grande créature blanche, était étalée sur les tentures. Ki en souleva un coin ; elle sentait le poids de la peau épaisse, la douceur de la fourrure blanche. Une pensée traversa son esprit  – quelle créature avait porté cette peau ? Elle écarta cette question. Elle était venue avec une quête à accomplir. Son poing se referma sur le coin de la fourrure. D’un mouvement sec à se déboîter les épaules, elle arracha la peau du lit. Elle poussa un sifflement de satisfaction. Trois œufs. Chacun était assez grand pour occuper les bras de Ki et assez lourd pour être difficile à porter. Les coquilles des œufs étaient d’un marron foncé tacheté. Des couvertures bleues individuelles enveloppaient chaque œuf, le protégeant de tout contact avec les autres. Leurs coquilles étaient devenues membraneuses à l’approche de l’éclosion. Elles tomberaient sans doute en morceaux si Ki les frappait du poing. Mais elle tira lentement le couteau de Sven de son fourreau. Elle s’approcha des œufs et posa un genou sur leur matelas de tissus et de paille. Il s’enfonça doucement sous son poids. Un œuf roula d’un quart de tour vers elle. Quelque chose frôla la tête de Ki. À ce contact, elle sursauta. Elle leva les yeux, soulevant la lampe pour avoir plus de lumière. Pendillant et s’agitant à cause de son mouvement, les formes en bois, peintes de couleurs vives, se balançaient au bout des minces fils attachés à l’armature en bois. De minuscules harpies, minutieusement gravées et peintes, tournoyaient comme une volée miniature au-dessus de la tête de Ki. Elles tournaient encore et encore, comme des oiseaux venant se nourrir. Leurs ailes de couleur bigarrée étaient étendues ; leur bouche insignifiante, en bec de tortue, était sculptée ouvertes, comme si elles piaillaient et sifflaient de joie. Leurs yeux avaient reçu une touche de dorure qui leur donnait la couleur d’or caractéristique des yeux liquides des harpies. Ki les regarda pendiller et tourner. C’était un jouet d’enfant. L’impact de cette idée la fit trembler. Un jouet d’enfant, comme une marionnette ou un petit cheval de bois avec des roues aux pieds. Un jouet pour un être pensant qui grandissait. Ki regarda le couteau de Sven, dans sa main, et les œufs dans leur lit. L’œuf le plus proche fut parcouru par une soudaine pulsation de vie, puis il redevint immobile. Comme un coup de pied de bébé. Sa haine l’abandonna à une vitesse étourdissante. Elle tenta vainement de retrouver la logique de sa vengeance, la colère qui l’avait portée. Le couteau tomba sur le sol. Un brusque dégoût de ce qu’elle avait prévu de faire monta en elle, jaillissant en gerbe de sa bouche jusqu’au sol. L’amertume de la bile, dans sa bouche, était l’amertume de sa haine envers les harpies. Elle ne pouvait vider son corps d’aucune des deux. Elle ne pouvait pas non plus aller au bout de la vengeance qu’elle était venue exercer. Une autre gerbe de liquide aigre jaillit de son nez et de sa bouche quand l’esprit de la vengeance qu’elle portait en elle déchira l’esprit de justice qui se trouvait là également. Ki resta immobile, pantelante, et tout son corps tremblait du conflit qui se livrait en elle. Sa compassion était une faiblesse méprisable ; sa vengeance, une lâche injustice. Les œufs étaient devant elle ; le couteau, sur le sol. Il suffirait d’un instant pour ouvrir les coquilles comme l’écorce d’un fruit pourri au soleil. Les fœtus des harpies surgiraient dans un écoulement amniotique. Leurs petites ailes translucides ne deviendraient jamais amples et solides comme le cuir. Leurs visages muets et fermés ne deviendraient jamais vifs, cupides et narquois. Les serres de rapace ne déchireraient jamais de chair, les petits bras resteraient à jamais pliés contre leur poitrine encore inachevée. Elle se baissa pour ramasser le couteau. Elle verrait ces visages fœtaux, ces becs de tortue qui dessinaient un sourire imbécile. Elle regarderait au fond de ces yeux couverts d’une membrane nictitante, des yeux maléfiques porteurs du masque trouble de l’innocence. Des innocents. La lame levée redescendit lentement vers la taille de Ki. Elle secoua la tête, des larmes de rage lui brûlant les yeux. Ce dernier mois, elle avait vécu d’un rêve de vengeance : elle avait trouvé son goût dans la nourriture, elle s’était reposée sur son soutien comme sur un oreiller. Il était là, juste devant elle, ce geste qui mettrait un terme à son chagrin et sa colère. Elle ne pouvait pas le faire. Un rectangle de lumière s’abattit sur la tanière, effaçant la lampe de Ki. Avec lassitude, Ki tourna la tête vers la silhouette sur le seuil. C’était le mâle. Son plumage turquoise scintillait sous les rayons du soleil, dans son dos. Sa grande carrure emplissait l’entrée, réduisant Ki à la taille d’un petit enfant, en comparaison. Ses yeux dorés tourbillonnants se fixèrent sur elle quand elle se mit debout devant sa progéniture, le couteau à la main. Les yeux verts de Ki, eux, luisaient d’une joie malsaine. Voilà, enfin, une tâche qu’elle pouvait accomplir. Le couteau se tourna, pointe vers la harpie. C’était un monstre, un assassin, un voleur d’enfants, un animal qu’il fallait tuer, et pas l’être intelligent que cette tanière voulait lui faire croire qu’il était. Elle n’avança pas vers lui, mais resta immobile, en attente. Depuis les airs, il aurait pu piquer sur elle, les serres tendues pour blesser, pour jeter son corps contre le sol et dévorer sa chair, comme un lapin. Mais ils étaient tous les deux au sol à présent, dans un antre qui les couvrait de tonnes de pierre. Ce n’était pas une créature faite pour charger un ennemi sur terre  – mais elle le fit. Ses longues pattes d’oiseau s’activèrent comme des pistons quand il fonça vers elle, poussant un sifflement de colère qui emplit la grotte. Ses bras, pas plus gros que les bras de Ki, se tendirent vers elle pour la saisir. Mais ce fut un battement de ses grandes ailes épaisses qui lui arracha le couteau des mains et la fit tomber à genoux. La lampe, avec sa mèche enflammée et sa réserve d’huile, fut projetée hors de sa main. Les coups de fouet du plumage sur ses yeux aveuglèrent Ki. Elle rampa sur le sol, tâtonnant à la recherche de l’arme qu’il lui avait arrachée des mains. Le sol était dur et froid sous ses doigts, et la lame qu’elle cherchait n’était nulle part. Elle entendit son rire, qui résonna loin au-dessus d’elle -le rire maléfique qui avait traversé ses cauchemars pendant trop longtemps. Elle se mit elle aussi à hurler, explosant dans un son d’agonie et de haine. Le cri grave et perçant d’une harpie mâle enragée répondit au sien. Ki sanglota, et se releva sans arme, déterminée à être au moins debout quand elle lui ferait face. Elle fut de nouveau projetée au sol par son élan quand il la dépassa à toute vitesse. Elle tomba violemment sur son épaule et sa hanche. Une douleur lui transperça la hanche, plus vive que le choc contre son épaule. Elle venait de frapper le manche du couteau. Elle roula sur le sol, posant la main sur l’arme, et se remit debout pour affronter la prochaine attaque. Elle ne vint pas. Quand ses yeux brûlants purent voir, elle aperçut la lueur de flammes jaunes qui illuminait tout le fond de la grotte. La lampe, en tombant, avait répandu son huile sur la paille et les tentures du nid des œufs. La mèche allumée avait tout enflammé. Le feu crépitait et grondait, la paille sèche étant prompte à s’embraser. Une flamme s’étendit, venant lécher le rideau étoilé puis sautant jusqu’à la tapisserie inachevée, encore sur son cadre. Au milieu du nid brûlant, la harpie mâle se dressait comme un démon cauchemardesque surgi de l’enfer. Ses petits bras serraient un œuf contre sa poitrine. Les flammes rugissaient autour de lui et les membranes épaisses de ses ailes se racornirent et noircirent en dégageant une horrible puanteur. Il poussait des râles de haine et d’agonie, mais le son de sa douleur ne pouvait pas couvrir les bruits secs et sourds qui retentirent quand les deux autres œufs explosèrent à ses pieds. Il y eut une espèce de sifflement quand le liquide amniotique étouffa temporairement les flammes autour d’eux, puis une fumée atroce s’éleva quand les flammes firent bouillir le liquide. Ki recula devant cette scène, les bras levés pour protéger ses yeux de cette image et son nez de la puanteur. Elle trébucha sur le sol irrégulier, puis fut brusquement saisie par-derrière. Elle se sentit enveloppée dans un plumage qui s’avéra n’être que la tenture du seuil, quand elle s’efforça de se dégager. La tenture tomba au sol pendant qu’elle sortait en chancelant, clignant des yeux dans la lueur du jour, sur la corniche. Elle regarda autour d’elle, incapable de comprendre. Jamais elle n’avait pris le temps de se demander comment elle s’échapperait de cette altitude quand elle aurait accompli sa vengeance. Maintenant que le destin le lui avait arraché, il lui avait laissé un problème : elle n’était pas morte. Un sifflement strident trahit un point qui volait dans le ciel. Ki se baissa instinctivement, s’accroupissant pour échapper à la fureur imminente. Le point devint un oiseau, un aigle, puis finalement la silhouette caractéristique d’une harpie en train de piquer. Le plumage et la peau bleu-vert luisaient contre le ciel bleu plus pâle. Sa crête, comme une chevelure, laissait une longue traînée turquoise derrière elle. Elle plongea sur Ki comme une flèche lancée depuis le soleil. La corniche n’offrait aucun abri à Ki, aucun lieu pour se cacher, pas même une niche pour prendre appui et se défendre. Elle saisit son couteau à deux mains, le leva bien haut, droit au-dessus de sa tête. Elle n’avait aucun doute sur le fait que les serres plongeantes la tueraient du premier coup. Ki espérait seulement qu’elle pourrait sentir le métal de sa lame s’enfoncer dans la chair de la harpie avant qu’elle ne meure. La harpie changea de direction. Son sifflement de colère se changea en un cri déchirant, si humain que Ki y répondit à l’identique. La harpie ouvrit grand ses ailes bleues, les faisant battre désespérément pour briser l’élan de son piqué. Elle avait oublié Ki. Les petits bras faméliques de la harpie étaient maintenant tendus vers la mince silhouette qui sortait de l’embouchure de la grotte en chancelant sur ses longues pattes. Le mâle étendit ses ailes, montrant son plumage calciné qui tombait en fumant sur la corniche. Son insignifiant bec de tortue était grand ouvert, cherchant le moindre souffle d’air pur. Ses yeux étaient couverts par une membrane protectrice blanche. Quand Ki poussa un cri d’horreur étranglé, il tomba à genoux et roula au sol, serrant toujours l’œuf membraneux contre sa poitrine d’oiseau. Alors que Ki continuait à regarder, ses bras furent pris de spasmes et l’œuf tomba, se déchirant sur la corniche. Le fœtus abîmé apparut, poussé par la vague qui aurait dû être sa naissance. Sous les yeux de Ki, le corps minuscule gigota, s’agita dans le liquide de l’œuf, puis s’immobilisa. La harpie femelle se posa sur la corniche, ventilant Ki de ses ailes déployées. Ses yeux dorés allèrent de l’œuf perdu au corps immobile et fumant de son compagnon. Une fumée sombre et puante sortait de la tanière grande ouverte. Ses ailes membraneuses étaient toujours à demi déployées quand elle pivota vers Ki. — Morts ! Tous morts ! Les mots qu’elle gémissait révélaient une immensité de perte et de désespoir. Comme les miens ! hurla Ki en réponse. Son propre chagrin et son agonie rejaillirent en elle, renouvelés, comme une blessure infectée qui se ferme pour mieux se rouvrir et saigner de nouveau. La harpie s’élança vers elle, Ki fonça à sa rencontre. Ki fut à l’intérieur du périmètre des larges ailes avant de pouvoir être assommée par un de leurs coups. Le haut de la tête de Ki n’arrivait même pas au niveau du plexus de la harpie. Ki remercia les divinités sans nom du destin qui lui avaient permis d’affronter cette créature sur la corniche, au lieu de recevoir tout le poids de ce corps dans l’attaque meurtrière de ses serres. Les bras malingres de la harpie et ses mains noueuses surgirent pour saisir les cheveux de Ki et l’attirèrent près d’elle. Le bec de tortue était largement ouvert au-dessus de sa tête et le souffle de son haleine fétide enveloppa Ki. La femme vit un unique pied muni de serres commencer à se lever pour lui déchirer les entrailles. Ki ne résista pas aux forces de la harpie, qui la tira contre sa poitrine emplumée. Au lieu de cela, elle cogna sa tête contre elle en faisant appel à toute sa volonté. La main gauche de Ki saisit le poignet droit de la harpie avec l’énergie du désespoir. Puis elle bondit pour entourer ses jambes d’un seul coup autour de la taille de la harpie, blottissant son corps hors de portée des serres assassines. La main droite de Ki, tenant le couteau, se leva et frappa. La harpie vacilla sous le double impact du poids de Ki et du coup de couteau. La lame glissa sur les côtes de la harpie avant de s’enfoncer finalement dans son abdomen solide. Ki s’accrochait au manche du couteau, enfonçant son menton contre sa poitrine pour éviter les coups de bec de la harpie. Ki appuya sur la lame du couteau avec toute la force de sa haine. Les grandes ailes, agitées par la colère, battaient contre elle, mais Ki restait tapie sur le long ventre de la harpie, l’enlaçant aussi fort qu’un amant. Les larges ailes battirent plus fort. Ki se sentit tirée vers le haut. Elle serra fort ses jambes autour du corps de la harpie, refusant de se laisser déloger, et de voir sa vie s’écraser sur les rochers en contrebas  – car maintenant, la corniche avait disparu. Elles s’élevèrent, puis tombèrent soudain en chandelle. Les mains serrées dans les cheveux de Ki lui cognaient la tête. Elle perdit tout sens de l’orientation, il n’y avait plus ni haut ni bas. Le ciel défilait autour d’elle, révélé puis dissimulé par le battement des ailes. Ki enfonça son visage contre le corps de la harpie, tentant d’éviter les doigts qui cherchaient ses yeux. Ki ne pouvait pas dire si elles montaient ou plongeaient. Elle enfonça ses propres ongles dans le cuir et les os du poignet de la harpie. Celle-ci envoya sa main libre labourer le visage de Ki. La jeune femme relâcha la prise d’une jambe et lança son genou, d’un coup sec, dans le ventre dur de la harpie. Le rythme des ailes s’interrompit. Ki replaça sa jambe autour de la harpie. Elle dégagea son couteau de la créature, leva le bras et enfonça la lame jusqu’à la garde dans la poitrine de la harpie. Un cri trop humain. La maîtrise du vol s’évanouit. Les grandes ailes battaient et s’agitaient dans le ciel de façon erratique, ne contrôlant plus la vitesse de leur chute soudaine. Ki et la harpie tournoyèrent ensemble, unies dans cette catastrophe. La femme hurla pour marquer son triomphe et sa terreur ultimes. La harpie restait silencieuse : elle était peut-être déjà morte et ses battements d’ailes n’étaient sans doute que des spasmes posthumes. Le ciel et la falaise tournoyaient sans fin autour d’elles. Le bout d’une aile vint frôler la paroi rocheuse, les faisant se balancer et freinant, pendant un instant, leur chute. Ki sentit le goût du sang chaud de la harpie quand il vint éclabousser son visage. Elle serra encore un peu plus le cadavre qui dégringolait. Soudain, de solides branches d’arbres surgirent et les saisirent, les séparant violemment l’une de l’autre. Ki ouvrit les yeux. C’était le soir. Elle observa paresseusement ses pieds et ses jambes là où ils étaient, plus haut que sa tête, dans un buisson noueux. Des branches brisées, au-dessus, lui indiquaient le passage de sa chute et laissaient passer les derniers rayons de la journée. Ki resta allongée, sans bouger, observant la lune qui commençait sa course nocturne. Les Romni disaient que la lune voyait tout ce qu’il y avait à voir, et s’en souvenait. Elle lui adressa un sourire un peu bête. La lune n’aurait plus besoin de l’épier. Elle était finie. La Lune avait vu tout ce que Ki ferait jamais. Elle ne pouvait rien imaginer d’autre dans sa vie. Elle ferma les yeux. Quand elle les rouvrit, la lune était plus haute et semblait la regarder avec curiosité à travers les branches cassées. Son corps voulait boire. Ki, elle-même, se sentait au-dessus de tels besoins, coupée d’eux. Mais son corps ne voulait pas partir. Elle écouta pendant longtemps les plaintes tenaces de sa bouche et de sa gorge sèches. Puis elle finit par bouger. Elle dégagea ses jambes du buisson pour les descendre au sol. Son bras gauche semblait absent. Ki le chercha et découvrit qu’il était toujours attaché au reste de son corps. Elle saisit sa main et la ramassa pour la poser doucement entre ses seins. Elle la blottit là. Doucement, elle roula sur son épaule droite. Elle s’attendait à ressentir une douleur perçante dans son bras démis, mais il resta muet et gourd. Les yeux morts de la harpie fixaient ceux de Ki. Elle était à peine à portée de main. Morte, elle n’était plus qu’une chose brisée, un cerf-volant en papier et en bois écrasé par une bourrasque de vent. Ki plongea son regard dans les yeux dorés détruits, qui avaient pris une teinte brune putrescente dans la mort. C’était un regard froid. Elle était heureuse qu’elles se soient battues, heureuse d’avoir eu une chance de blesser cette chair et répandre son sang. Elle se demandait si la harpie pourrait se souvenir de son agonie en enfer. Un sourire féroce se dessina sur le visage de Ki. Elle se mit sur ses genoux et força son corps traumatisé à se lever. Pour l’instant, elle avait décidé de vivre. Ki étudia les étoiles qui constellaient le ciel nocturne. Elles étaient tombées loin de l’endroit où elle avait entamé son ascension, encore plus loin de l’endroit où Ki avait caché sa roulotte et son attelage. Elle s’orienta, balaya les cheveux et le sang séché de ses yeux, et partit dans la forêt en boitant. L’aube grise avait commencé à teinter le ciel et à rendre leur couleur aux feuilles quand Ki entendit les ébrouements de bienvenue de son attelage. Ils l’avaient sentie. Elle voulait les appeler, mais sa gorge était trop sèche. Elle s’avança vers les bruits en boitillant. La roulotte était au milieu d’une petite clairière. Les chevaux, sans harnachement, levèrent la tête pour l’observer avec curiosité. Sigurd s’ébroua avec méfiance en sentant l’odeur de la harpie et s’éloigna hors de portée de Ki. Le docile Sigmund la regarda calmement approcher en boitant. Ki le dépassa maladroitement, le voyant devenir soudain timide quand il perçut l’odeur de sang sur elle. Elle alla jusqu’à la barrique d’eau accrochée sur le côté de la roulotte. Elle ouvrit le robinet et laissa couler l’eau sans souci d’économie pour s’asperger les mains, le visage et la tête, puis elle but d’avides gorgées. La fraîcheur de l’eau réveilla son épaule et elle commença à irradier d’une douleur pulsative qui la submergeait d’éclairs rouge vif. Ki se força à tendre le bras et fermer le robinet. Elle s’affala dans la flaque boueuse que l’eau avait faite à côté de la roulotte. Son épaule avait commencé à enfler, son pourpoint la serrait. Il lui fallait trouver de l’aide tant qu’elle en était encore capable. Elle escalada péniblement la grande roue jaune de la roulotte pour monter sur le banc du conducteur. Derrière le banc se dressait la petite cabine fermée qui délimitait la partie habitation de la roulotte. Elle détacha une petite cheville en bois de la boucle de cuir et fit coulisser la petite porte, qui s’ouvrit. Elle entra en titubant, faisant bien attention de ne pas laisser son épaule frôler l’encadrement de la porte étroite. Elle ne parvenait pas à rassembler ses forces pour bondir dans la mezzanine, qui servait de lit. Les couvertures pliées, empilées sur le matelas bourré de paille, semblaient l’appeler, mais elle ne pouvait pas encore se reposer. Les murs de la cabine encombrée étaient couverts de placards et d’étagères, de crochets et de patères. Ki ouvrit un tiroir et en tira les restes rapiécés d’une vieille jupe. De sa main valide et ses dents, elle en déchira un morceau et l’attacha de façon à maintenir son bras. Puis elle décrocha une saucisse d’un fil qui pendait à un crochet dans le plafond bas. Ses dents mordirent dans la viande coriace et épicée. Son estomac se réveilla, gargouillant, pour lui rappeler qu’un jour et une nuit complets s’étaient écoulés depuis la dernière fois qu’elle avait mangé. Ses mâchoires et son visage meurtri lui firent mal pendant qu’elle mâchait. Elle se souvint des griffes de la harpie, descendant sur le côté de son visage. Ki déglutit et prit une autre bouchée. Une petite lucarne laissait entrer la lumière grise du matin, mais Ki n’avait pas besoin de lumière pour voir. Elle connaissait les détails de la roulotte par cœur. La deuxième tunique de Sven était toujours accrochée sur sa patère. La marionnette en bois peint, avec ses fils emmêlés par les doigts jeunes et malhabiles de Lars, était posée sur une étagère. Un cheval-jouet, sortant à moitié d’un bloc de bois brut, se dressait sur une autre étagère, avec les outils de sculpteur de Sven à côté. Il ne taillerait jamais les jambes, à présent. Involontairement, l’esprit de Ki pensa à Sven près du feu, à ses grandes mains œuvrant délicatement pour faire surgir le cheval du bois. La petite Rissa serait blottie contre lui, sa tête blonde et bouclée posée sur son flanc et son petit nez presque sur le couteau qui se déplaçait prudemment. Ki sortit de la cabine, poussant un grognement quand elle fit descendre son corps jusqu’au sol. Elle ramassa le harnais épais d’une main, l’agitant doucement. Les grands hongres gris s’approchèrent, obéissants et intrigués par sa voix râpeuse. Elle les conduisit à leur place par de petites poussées et des ordres implorants. Elle installa maladroitement chaque lanière et chaque boucle avec une seule main et ses dents. Personne ne s’occupant de l’autre côté de l’attelage, elle dut faire le tour pour serrer les lanières elle-même. Elle remonta sur le banc et rassembla les rênes. D’un coup de pied, elle libéra le frein. Personne n’escalada hâtivement la roue pour venir s’installer à côté d’elle. L’air du matin cinglait froidement, là où un petit corps aurait pu se tapir contre elle. Ki lança un dernier regard fatigué vers le ciel. Limpide et bleu. Elle avait libéré le ciel de toute aile. Elle haussa les épaules et secoua les rênes. Les muscles tendus, les chevaux pommelés tirèrent sur le harnachement. Ki voyageait seule. Chapitre 2 Le vent portait aux oreilles de Ki des bruits de rire et des bribes d’une des vieilles chansons. Elle sourit bien malgré elle. Ses chevaux dressèrent les oreilles et accélérèrent un peu le mouvement de leurs sabots pesants. Devant, ils le savaient, se trouveraient la lumière vive des feux, de l’eau fraîche et de la bonne herbe verte. Il y aurait d’autres roulottes, des enfants donnant de gentilles tapes avec leurs petites mains, et d’autres chevaux, libérés de leur harnachement pour la nuit. Ki remarqua leur soudain regain de force et s’en sentit gênée. Elle ne pourrait pas laisser Sigurd et Sigmund dans un cercle de roulottes romni cette nuit. Elle ne savait pas quand, en supposant que cela arrivât, elle retrouverait les camps bondés et les soirées conviviales et bruyantes. Peut-être jamais. Les fantômes qui voyageaient dans sa roulotte semblèrent se grouper vers l’avant, pour scruter avec elle, à travers les arbres, les feux de camp qui vacillaient, çà et là, aux alentours. Ki s’approcha du virage, où une mince piste de chariot, quittait la route principale pour s’enfoncer dans une clairière parsemée de souches d’arbres. En ce lieu, des Romni pouvaient sans crainte monter un camp pour la nuit. Les hongres gris ralentirent et essayèrent de tourner. Ki tira pour ramener leur tête sur le chemin qu’elle avait choisi et essaya de ne pas entendre les hennissements de bienvenue que poussaient les chevaux du camp pour appeler son attelage. Elle entendit une rumeur qui montait dans la marée des voix des Romni près des feux. Ils sauraient qu’elle était passée. Quelques-uns se demanderaient qui c’était, et d’autres le diraient à voix basse. Si elle s’en tenait à ses habitudes de solitude, elle deviendrait peut-être une légende chez eux. Ki, la voyageuse solitaire, avec sa roulotte pleine de fantômes. Elle eut un sourire amer. Ki, qui avait choisi d’être seule, contre les coutumes du peuple qui l’avait adoptée. La roue des ans avait tourné deux fois depuis que Ki avait pris sa décision. Certains enfants étaient en âge d’apprendre à parler, alors qu’ils n’étaient encore que des bosses dans un ventre la nuit où elle était arrivée, ballottée par son attelage, dans le cercle brillant des feux et des roulottes... Le Grand Oscar arriva en courant pour la rattraper quand elle s’effondra du banc du conducteur. Rifa prit le corps léger de Ki dans ses bras et la posa sur un doux matelas de peaux d’animaux, près d’un petit feu. Avec un mouvement sec et une torsion, Rifa ramena le bras de Ki à la vie, non sans douleur. Elle ajusta le bout de tissu qui lui maintenait tant bien que mal le bras en écharpe et donna à Ki un thé brûlant et épicé à boire, avec des plantes médicinales infusées. Allongée sans force sur les peaux, Ki regarda les grands gaillards romni détacher l’attelage de son harnais et le conduire un peu plus loin. Des enfants coururent faire ce qu’ils savaient qu’il fallait faire : remplir les barriques d’eau vides, sortir sur l’herbe les couvertures en peau et en tissu de Ki. Ils la laissèrent dormir toute une nuit. Elle passa le lendemain à observer les femmes massives, avec leurs jupes vives et flottantes et leurs corsages délacés, et contempler les enfants aux cheveux sombres et aux yeux d’oiseaux qui couraient et criaient en jouant, dans leurs vêtements troués et rapiécés. De tous les peuples du monde, c’était avec eux que Ki se sentait le plus chez elle. Il y avait sept roulottes dans ce camp, ce qui en faisait un grand groupe de Romni. Les femmes étaient de grandes créatures à la peau sombre et à la poitrine pesante. La beauté de leur taille et de leur force rappelait à Ki son attelage  – de larges et lourds chevaux à la crinière épaisse et tombante et la queue écourtée. Les hommes étaient épais et l’âge les rendait plus solides que les vieilles souches d’arbres. Les enfants jouaient aux antiques jeux de la jeunesse, faisant des galipettes et autres acrobaties dans la mousse, sous les arbres. Des gens passaient parmi les roulottes, dépliant des couvertures pour qu’elles s’aèrent sur la mousse propre, posant de petits pains de pâte pour qu’ils cuisent et gonflent sur des pierres brûlantes au milieu des braises du feu. Un jeune couple entra dans la clairière, franchissant les arbres. Deux gros lapins se balançaient à la ceinture de la femme et le panier de prunes sauvages qu’ils venaient de cueillir remplissait les bras de l’homme. Les mains d’Oscar étaient noires de la mixture gluante qu’il appliquait sur le sabot fendu d’une bête. Rifa était perpétuellement occupée : elle huilait des harnais, s’occupait de son plus jeune bébé, rapiéçait un couvre-lit usé ; mais quoi qu’elle fasse, elle n’était jamais loin de Ki. Elle lui apporta du thé et de la nourriture avant même que celle-ci ne pense à en réclamer, et elle étala un baume froid sur les nombreuses entailles du visage de Ki. On ne lui posa aucune question. Pour les Romni, c’était de l’histoire ancienne. Le mari et les enfants disparus, la femme couverte de bleus et de plaies. Les Romni n’étaient pas des gens qui aimaient partager et ressasser leurs peines. C’était un peuple pour qui les périodes difficiles n’étaient qu’une étape : la vie continuait et ils cautérisaient leurs plaies avec le silence. La nuit tomba doucement sur eux et les feux fleurirent plus haut encore dans l’obscurité. La silhouette sombre des arbres se changea en murs noirs et lisses qui délimitaient une pièce spacieuse, couverte par le ciel parsemé d’étoiles. Les enfants, recroquevillés dans leurs couvertures, près du feu, étaient dans un nid douillet. Une atmosphère de paix, aussi palpable que l’air tiède de la nuit, descendit sur le camp. Lentement, les adultes commencèrent à se rassembler autour du feu d’Oscar et Rifa, arrivant un à un, après que les enfants se furent installés en rangs et endormis sur les matelas, près de leurs feux. Les adultes amenaient tous du bois à brûler, l’ajoutant au feu de Rifa jusqu’à ce qu’il devienne un brasier trop intense pour être agréable. Ki était assise un peu à l’écart, portant une de ses propres couvertures en fourrure posée sur les épaules. Son bras irradiait une douleur incessante et sourde. Elle ne pouvait pas cligner d’un œil ou bouger la bouche sans que les croûtes sur son visage ne lui tirent sur la peau. Mais les souffrances physiques n’étaient que les reflets sombres du vide qu’elle portait en elle et de la certitude que cette nuit, sa vie décousue allait encore prendre une mauvaise direction. Ils ne lui dirent aucun mot. Elle connaissait la coutume à laquelle ils attendaient qu’elle se conforme. Ils attendaient qu’elle aille jusqu’à sa roulotte, qu’elle en sorte tout ce qui avait appartenu à Sven et aux enfants. Les biens des morts ne devaient pas être conservés par ceux qui portaient leur deuil. Ils devaient être offerts à des amis pour que les esprits des morts puissent en être libérés. Les choses trop personnelles pour que Ki les donne seraient mises dans le brasier pour que le feu les consume. Et quand la roulotte serait vide de tout, sauf des biens de Ki, les femmes l’aideraient à dénouer ses cheveux des nœuds et des tresses qui annonçaient son deuil. Le temps du chagrin serait fini. Les morts ne seraient presque plus jamais mentionnés, sous peine de déranger leurs esprits dans le monde où ils étaient passés. Ki examina les flammes hautes du sommet du feu. Les pointes jaunes semblaient s’arracher du feu et s’effacer dans le vide obscur au-dessus du brasier. Ki ne bougea pas. Les Romni attendaient. Ce fut Rifa qui prit son courage à deux mains et demanda à Ki : Le temps est venu, ma sœur, dit-elle d’un ton ferme. Tu sais comment il faut procéder. Quand Aethan, ton père, est parti avant toi, tu n’as pas reculé devant la tâche qui te revenait. Viens, Ki. C’est le moment. Que le deuil s’achève. — Non, souffla simplement Ki. Puis elle se redressa, se mettant debout près de Rifa, et faisant face aux autres Romni qui attendaient près du feu. Elle laissa tomber la fourrure de ses épaules. La fraîcheur de la nuit pesa sur son épaule blessée, la faisant lancer de nouvelles plaintes de douleur. Quand elle prit la parole, elle sentit les coupures séchées lui tirer et lui plaquer la peau du visage. Non, dit-elle d’une voix claire, assez forte pour porter jusqu’à toutes les oreilles. Je ne suis pas encore prête pour accomplir cela, mes amis. Mon deuil n’est pas encore fini. Je respecte vos coutumes. Je les ai adoptées depuis que je suis une petite fille, la camarade de jeu de beaucoup d’entre vous. Mais je dois aussi respecter ce que me dit mon cœur. Et je ne suis pas encore prête à leur dire adieu. Je ne suis pas encore prête. Les yeux sombres la toisaient, lui renvoyant son regard sans ciller. Elle savait qu’il n’y aurait aucun reproche, aucune colère, personne pour lever la voix. Il n’y aurait chez eux que du regret à son égard. Ils en parleraient doucement entre eux, tristes qu’elle insiste pour s’accrocher à son chagrin, pour lier sa vie à la mort de sa famille. A Ki, ils ne diraient rien. Ils ne lui adresseraient pas une parole, ne lui feraient aucun signe. Elle serait comme un fantôme parmi eux, une personne qui s’est détachée des autres. Ils ne pouvaient plus avoir affaire à elle, de peur qu’eux et leur famille ne deviennent également contaminés par sa nostalgie des choses mortes. Ki savait bien ce qu’ils diraient : « Avec un seul cul, on ne peut s’asseoir sur deux chevaux. » Elle devait choisir entre les vivants et les morts. Ki les observa se disperser, s’éloignant du brasier comme des volutes de fumée pour retourner vers leurs propres petits feux de camp, leurs enfants endormis et leurs roulottes criardes. Celles-ci étaient pleines, c’étaient des roulottes de Romni qui vivent sur les routes, servis par leur esprit vif et leur amour de la terre. Ki regarda sa propre roulotte. Elle était vide aux deux tiers, avec une zone plate et nue qu’elle utiliserait pour transporter la cargaison ou les marchandises qu’elle achèterait à un endroit pour les revendre à un autre. Elle ne s’était jamais vraiment abandonnée à la route, et ne lui faisait pas suffisamment confiance pour lui fournir ce dont elle avait besoin. Elle ne s’était jamais abandonnée entièrement au mode de vie romni. — Je ne suis pas une Romni, prononça-t-elle à voix haute, pour elle-même, pour entendre comment les mots sonnaient à ses oreilles. — Alors qu’est-ce que tu es ? Ki eut un sursaut de surprise. Elle n’avait pas remarqué que Rifa se tenait toujours dans l’ombre, près d’elle, qu’elle ne s’était pas éloignée avec les autres. Les yeux verts de Ki trouvèrent ceux de Rifa. Le visage large de la femme était dans l’obscurité, et seuls ses yeux disaient ses sentiments à Ki. Ki réfléchit à la question. Son esprit consulta la liste de tous les peuples qu’elle avait croisés, à travers tous les villages et les villes où elle avait fait passer sa roulotte. Aucune culture ne lui vint à l’esprit, aucun ensemble de coutumes qu’elle pourrait réclamer comme siennes. Elle pensa à la famille de Sven, issue d’un peuple de grands fermiers blonds, loin dans le Nord. Elle devrait bientôt aller les trouver pour leur porter la nouvelle de sa mort. Étaient-ils son peuple, à présent, un peuple dont elle pouvait partager les coutumes ? Son cœur répugnait à considérer cette perspective. Non, elle n’avait pas adopté les usages de Sven quand ils s’étaient mis d’accord. C’était plutôt Sven qui avait construit la roulotte, choisi un attelage et adopté ses coutumes à elle. Il avait vécu comme un Romni, et maintenant il était mort, et leurs enfants aussi. Mais Ki ne le pleurait pas comme une femme romni pleurerait son mari. Parce qu’elle n’était pas romni. La question lui revint à l’esprit. Qu’était-elle ? — Je suis Ki, dit-elle. Les mots sortirent clairement, avec une certitude que Ki ignorait posséder. Rifa accueillit ses paroles dans l’ombre. Ses yeux sombres brillèrent un peu plus pendant un instant, puis elle les baissa. — C’est bien ce que tu es. Reviens quand tu pourras, Ki. Tu nous manqueras. Ki avait quitté le camp tôt le lendemain, avant que l’aube ait même commencé à teinter le ciel de gris. Personne ne lui avait dit au revoir. Personne ne l’avait regardée partir, ni n’avait semblé entendre les craquements et les cahots de sa roulotte quand elle s’était éloignée. À présent qu’elle descendait cette route dans l’obscurité, laissant un autre camp des Romni derrière elle, elle se demandait s’il y avait jamais eu, là-bas, quelqu’un qui la connaissait. Un petit sourire en coin, elle corrigea la question. Y avait-il quelque part un Romni qui la reconnaîtrait, désormais ? La nuit était trop sombre pour continuer à voyager. L’attelage continuait à cheminer mollement, n’ayant pas le cœur à tirer sa charge. Ki choisit un endroit où la route s’élargissait. Un peu plus loin, sur un côté, se trouvait un passage en terre battue. Elle était sans doute boueuse pendant la saison des pluies, mais à présent, il n’y avait que de solides bosses de terre sèche. Au-delà, le sol s’affaissait en un marais asséché, couvert de touffes épaisses d’herbe de tertre et d’arbres-harpes en broussaille. Il n’y avait pas d’eau fraîche pour l’attelage, mais Ki avait laissé les chevaux s’arrêter pour boire dans un torrent, plus tôt dans la journée, et depuis quelques nuits, la rosée chargeait lourdement l’herbe. Ils pourraient se débrouiller. Elle descendit de son banc pour les libérer de leur harnachement. Elle passa un coup de chiffon rapide sur leur pelage, leur parlant doucement en même temps, frottant plus fort là où le harnais appuyait sur leur corps en sueur. Elle ne les entrava ni ne les attacha, préférant les laisser libres de prendre l’herbe qu’ils voulaient. Leurs grands corps exigeaient une masse énorme de fourrage. Ki s’inquiétait constamment à ce sujet. Elle les écouta couper et mâcher les herbes dures pendant qu’elle fouillait aux pieds des arbres-harpes, à la recherche de bois mort. Le vent jouait doucement dans leurs branches. Ki fit son petit feu à l’abri de la roulotte, loin de la route. Elle remplit une bouilloire d’eau prise dans sa barrique et la mit à chauffer. Dans la cabine, elle prit des herbes à infuser pour la tisane, des lanières de viande séchée, des racines racornies, des bouts rassis de pain cuit au feu et trois pommes ratatinées. Elle versa un peu de l’eau chaude dans une théière, ajoutant les herbes à infuser. Au reste de l’eau, dans la bouilloire, elle ajouta la viande séchée et les racines, coupées en morceaux. Elle s’accroupit pour attendre que sa tisane infuse, le dos contre le moyeu d’une des roues de la roulotte, et mordit dans une des pommes flétries. Chacun des grands chevaux s’approcha pas à pas, traînant les pieds et tendant un peu la tête, pour réclamer une pomme. — On vous a trop gâtés, plaisanta Ki en regardant les immenses museaux manger les pommes dans sa main. Ils les mâchèrent à grand renfort de salive, puis s’en retournèrent à leur herbe. Ki s’essuya les mains sur son pantalon et se leva pour prendre une tasse dans son coffre à vaisselle. Celui-ci était sanglé sur le côté de la roulotte, non loin de la barrique d’eau. Sven avait décidé de l’installer là pour s’épargner la peine d’entrer et sortir de la cabine déjà si remplie. Il avait toujours détesté manger à l’intérieur de la roulotte fermée : il préférait le bord de la route comme cadre pour leur repas. Ki ne s’en était jamais souciée. Elle souleva le couvercle gravé du coffre. Elle en tira une seule tasse, un bol en bois peu profond et une seule cuillère en bois. Le coffre se referma sur le reste de la vaisselle. Elle but son thé noir en silence, pensant à la route du lendemain pendant que le ragoût mitonnait, attendrissant la viande. Elle n’aimait pas trop ce dans quoi elle s’était fourrée, cette fois. Elle n’aimait pas sa cargaison, ni son client, ni la perspective de conduire sa roulotte sur une piste qu’elle connaissait mal pendant une mauvaise période de l’année. Ici, l’été s’achevait seulement, mais la route de Ki allait la conduire loin dans les collines, où c’était déjà l’automne, et dans les montagnes, où l’hiver ne cédait jamais vraiment la place aux autres saisons. Elle plissa le front, souhaitant ne pas avoir accidentellement rencontré Rhésus, souhaitant qu’il lui ait proposé moins d’argent, souhaitant même qu’il n’ait pas accepté de lui laisser autant de temps qu’elle voulait. Une semaine de voyage vers le sud la mènerait vers le col du Porteur, plus praticable. Ki pensait que, même avec le détour occasionné, cela était le chemin le plus rapide. Mais Rhésus avait insisté pour qu’elle considère une route plus évidente. Il voulait qu’elle utilise le col des Sœurs. Il l’avait bien payée pour compenser ce caprice. Si bien que Ki avait laissé son bon sens en veilleuse. Demain, elle serait dans les contreforts des collines. Dans la soirée, elle espérait être au pied du col. Elle soupira en levant les yeux vers le massif de montagnes qui se dessinait devant elle. Il dessinait une ombre noire qui cachait les étoiles. Elle avala son ragoût rapidement, avant qu’il ne puisse refroidir dans son bol. Puis elle nettoya le bol et la bouilloire avec le pain, qu’elle dévora également. Elle finit son thé et vida dans le feu le dépôt qui restait. Avec le soin né d’une grande habitude, elle rangea toutes ses affaires, puis elle fit une fois le tour de la roulotte, inspectant les roues et le matériel. L’arrière du chariot était rempli de sacs de sel en grosse toile. Un peu de la substance rosée s’écoulait du sommet d’un sac abîmé. Une rapide inspection de l’attelage, puis elle escalada la roulotte pour entrer dans sa cabine. La chandelle qu’elle portait repoussa les ombres sous le lit. Elle fit glisser la petite porte derrière elle pour fermer. L’unique fenêtre donnait vers la route et laissait apparaître un bout de ciel étoilé. Ki s’assit sur le sol. D’un geste fatigué, elle retira ses bottes de cuir éraflées. Elle se frotta les yeux et se gratta la nuque, juste sous les nœuds de veuve de ses cheveux. Elle enfonça son doigt dans une fissure discrète de la cabine et poussa une petite cheville en bois. Son loquet étant dégagé, une petite porte dissimulée s’ouvrit. Ki sortit sa cargaison. Le petit sac en cuir ne pesait pas lourd dans sa main. Le contenu tinta quand elle le souleva avec précaution. Elle ouvrit l’embouchure du sac, le secoua pour en faire tomber le contenu dans sa paume. Des éclats de feu  – trois bleus, un rouge et deux grands blancs  – roulèrent dans sa main. C’était ce pour quoi Rhésus avait payé si cher... — Trop de gens, ici, connaissent mes transactions, avait confié Rhésus à Ki. Ses yeux furetaient sur les murs de cette petite salle d’auberge. Ses mains tremblantes avaient rempli très largement son verre de vin. — Je le sais. On m’observe. Je les entends devant ma porte, la nuit. Je pousse ma table contre la porte, et pourtant je ne trouve pas le sommeil. Ils me couperont la gorge ! Ils me dépouilleront ! Que pensera-t-on de moi si je rentre sans rien pouvoir montrer de mes voyages et de mes affaires ? Je n’aurais jamais dû acheter ces maudits bijoux ! Mais le prix était trop attrayant et les gemmes trop belles pour les refuser ! Jamais je n’ai possédé de pierres aussi parfaites... Et le prix que je pourrai tirer d’elle à Diblun ! — Encore faudra-t-il que tu amènes les pierres là-bas, avait fait observer Ki. Elle n’était pas intéressée par son agitation. Elle aurait aimé qu’il parle affaires ou la laisse chercher un contrat ailleurs. Mais Rhésus avait été si pathétiquement heureux de voir un visage familier dans les rues de Vermineville. — J’ai imaginé un plan ! avait-il dit en souriant fièrement et en se penchant au-dessus de la petite table, baissant la voix jusqu’à murmurer. D’ici jusqu’à Diblun, je vais envoyer trois courriers rapides, des jeunes hommes sur de fringants chevaux, voyageant légèrement et armés. Et toi. Mais tu ne devras pas prendre la route avant qu’ils soient partis depuis plusieurs jours, et tu ne partiras qu’après que nous nous serons bruyamment disputés dans la salle d’en bas, au dîner... Ah, tu vois où je veux en venir, avec mon plan ? Ki avait hoché la tête lentement, fronçant des sourcils au-dessus de ses yeux verts méfiants. — Et ces jeunes cavaliers dont tu parles ? Les as-tu prévenus qu’ils pourraient risquer leur vie à cause de cette petite ruse que tu as imaginée ? — Pourquoi devrais-je seulement leur révéler ma ruse ? s’était indigné Rhésus en haussant les épaules de façon éloquente. On leur donnera des marchandises inférieures à transporter. Et si un homme sait être prudent, il trouvera des cavaliers pour qui un tel danger ajoutera du sel au voyage. Je n’ai aucun problème sur ce point, et ils seront payés pour le risque. Mais toi, Ki, tu seras le vrai courrier qui fera traverser le col à mes trophées. Qui chercherait une si petite cargaison dans un si grand véhicule  – surtout quand tu seras chargée de sacs de sel à échanger de l’autre côté des montagnes ? Ki était restée assise, étudiant les petits yeux bleus si peu écartés l’un de l’autre. Ronds comme ceux d’un cochon, avait-elle pensé en son for intérieur, et enfoncés au-dessus de vrais continents de joue pâle. Tout le poids de cet homme était dans son corps en forme de tonneau, monté sur des jambes improbablement maigres. Et pourtant, il persistait à imiter la mode vestimentaire alambiquée des jeunes dandys de cette ville. Sa courte cape écarlate était assortie à ses cuissardes moulantes. Son pourpoint tendu était richement rayé de couleurs criardes. Ki avait baissé les yeux sur la table couverte de marques qui se trouvait entre eux. Pouvait-elle faire confiance à un homme habillé ainsi ? Un tel homme avait-il un bon sens du jugement dans les affaires ? Un sourire se dessina sur ses lèvres. N’avait-elle pas transporté d’autres marchandises pour Rhésus, depuis tellement d’années, depuis qu’elle avait un chariot, et qu’Aethan en avait un avant elle ? Ce n’était pas son client préféré. Il s’occupait trop souvent de contrebande et rechignait à payer ce qui était dû. Il l’avait souvent injuriée quand elle insistait pour qu’il remplisse sa part du contrat. Mais quand il avait de nouveau besoin d’un courrier fiable, il oubliait leurs différends. Il était un peu tard pour se tracasser concernant l’étendue de son bon sens, ou de son manque de bon sens. Elle avait pris la moitié d’un paiement généreux, le reste devant être payé à la livraison des marchandises. S’il s’était agi d’un autre transporteur, Rhésus se serait peut-être inquiété du risque de ne pas revoir les pierres. Mais il faisait affaire avec Ki depuis trop longtemps pour mettre en doute son honnêteté. Elle était restée à Vermineville pendant quelques jours, voyant Rhésus à l’occasion et chargeant son chariot petit à petit. Rhésus et elle avaient semblé en très bons termes, et l’aubergiste et les clients de l’établissement avaient été surpris quand, un soir, une conversation tranquille entre eux avait soudain monté en volume, puis avait tourné franchement au vinaigre. Ki avait atteint le sommet de la dispute en le traitant de porc pourvu de plumes de coq. Rhésus avait répondu en lui envoyant le contenu de son verre au visage : du cognac piquant de Vermineville. Ki ricana doucement en rangeant les bijoux dans leur cachette. Elle était certaine qu’elle réentendrait parler de ça quand elle le retrouverait à Diblun. Il aurait pu la traiter de ce qu’elle voulait, mais le fait de gâcher un mets délicat était un péché qu’elle ne pardonnerait pas facilement. Elle souffla sa bougie. Dans l’obscurité, elle enleva son pantalon et sa tunique poussiéreux et s’enfonça sous les couvertures de son lit surélevé. Elle écarta grand ses bras et ses jambes dans le lit vide et se laissa tomber dans un profond sommeil. Chapitre 3 L’Auberge des Sœurs était sur un petit plateau, dans un endroit où les collines commençaient à envisager sérieusement de devenir des montagnes. Des arbres poussaient tout autour, mais ils avaient la silhouette chétive et tordue par le vent, - celle des arbres qui ont survécu à d’incessantes épreuves. L’auberge elle-même, en bois gris patiné, dégageait également une impression de survie tenace. Toutes ses fenêtres étaient hermétiquement closes. Le bâtiment, long et bas, se terrait sous le vent toujours changeant. L’enseigne défraîchie de l’auberge penchait quand les bourrasques la poussaient sur ses chaînes. Elle portait l’image de deux femmes, deux humaines enlacées dans une étreinte passionnée. Ki l’examina d’un œil critique. L’artiste avait prouvé son manque de connaissance de la structure anatomique des humains. Ki se demanda quelle race tenait l’auberge. La cour ne donnait aucun indice. Deux chariots découverts et trois bêtes de monte étaient rassemblés près de barres fixées pour attacher les rênes. Ki aperçut ce qui pouvait être une étable à l’arrière de l’auberge. Elle laissa les chevaux gris s’arrêter. L’attelage était reconnaissant. Depuis qu’ils avaient commencé, ce matin, la piste des chariots était devenue un mélange de terre compressée et de gravier de montagne. La pente n’était pas abrupte, à ce stade, mais l’inclinaison montante était constante. Ki enroula grossièrement les rênes autour du levier de frein et descendit de la roulotte d’un bond. Elle n’avait jamais entendu parler de cette auberge, ni en bien ni en mal. Et puis elle avait déjà dépensé sa monnaie de cuivre. Serait-il sage de sa part de présenter une pièce d’argent dans ce genre d’endroit ? Pendant qu’elle réfléchissait, elle passa ses mains doucement sous le collier et le harnais des chevaux, soulevant et réajustant le cuir. Sigmund frotta sa lourde tête contre elle. Le vent jouait avec sa capuche. Ki se retourna en entendant la porte en bois craquer et claquer. L’aubergiste. Il s’inclina vers Ki, comme pour examiner sa silhouette élancée, vêtue de bottes, d’une chemise et de grègues en cuir marron. Elle lui retourna son regard, élargissant ses yeux verts. Il recula devant cet examen, comme Ki s’y était attendue. Peu de gens pouvaient supporter le regard fixe des yeux humains, brillants et humides. Le dené descendit la rampe devant le seuil en glissant doucement et traversa la cour de l’auberge jusqu’à Ki. — Un humain seul ? lui demanda-t-il, prononçant maladroitement le commun. Ki hocha gravement la tête, avant de se souvenir que ce geste n’avait aucun sens pour le dené. — Un seul, et un attelage de deux chevaux. Il fallait bien essayer. — Nous avons des chambres pour les humains, admit le dené. À condition qu’ils adhèrent à nos coutumes et qu’ils puissent payer le tarif avant d’entrer. Une demi-cuivre la nuit pour un humain. Un repas compris. Une cuivre par nuit pour un cheval aussi grand que ça. Le dené s’était approché, comme s’il admirait Sigmund. Les espoirs de Ki s’effondraient. Son sommet grisâtre ondula pendant qu’il tentait d’inspecter l’attelage sans se faire grossièrement remarquer. Son corps replet, sans membre, palpitait. Ki savait que cette peau lisse et nue était insensible au froid ou à la chaleur. Le perpétuel vent glacial qui descendait des montagnes ne gênerait jamais cet aubergiste. Sachant ce qui allait venir, Ki remonta silencieusement dans sa roulotte. — Votre attelage est châtré ! s’écria le dené. Malgré sa prononciation malhabile du commun, son ton empli de désarroi et de colère était très clair. Une pigmentation rose mouvante  – la marque d’une vive émotion pour un dené  – se répandit sur son corps. — Castrer un attelage fait partie des usages de mon peuple, répliqua Ki, en rassemblant hâtivement les rênes. — Vous ne trouverez aucun toit ici chez nous ! lui lança le dené, criant d’un ton de vertu outragée. Les dené ne veulent rien avoir à faire avec des êtres qui en mutilent d’autres à leur simple convenance ! Ki hocha la tête avec lassitude, puis traduisit le geste pour le dené : — Je sais, je sais. Mais vous autres, les dené, vous seriez peut-être un peu plus compréhensifs si quelqu’un vous faisait héberger un attelage d’étalons pour l’hiver. Non, pas la peine d’en faire une histoire. Je suis déjà partie. Ki agita les rênes, et l’attelage tira sur son harnais à contrecœur. Les grandes roues jaunes commencèrent à tourner. — Le col des Sœurs est fermé ! cria victorieusement le dené derrière eux. Vous devrez redescendre dans les collines. Si vous voulez traverser ces montagnes en cette période de l’année, vous devez passer par le col du Porteur. — On m’a dit que je pourrais passer si j’étais vraiment décidée. — Si vous êtes vraiment stupide ! Il a déjà beaucoup neigé. Vous devez faire demi-tour ! Vous ne pouvez pas continuer. Vous serez bien obligée de revenir par ici et nous ne vous hébergerons pas. — Je ne reviendrai pas, promit Ki par-dessus son épaule. Le craquement des grandes roues sur la route défoncée couvrit les autres avertissements que le dené lui cria. Ki continua à avancer, essayant de sortir l’auberge de son esprit. En la voyant, elle avait ressenti l’envie soudaine d’un repas de viande rouge fraîche. Elle avait imaginé un bon matelas en plume bien doux dans une chambre sèche, chauffée et bien éclairée. Bon, elle avait entendu parler des auberges dené, pensa-t-elle amèrement pour se consoler, et de ce qu’ils considéraient comme des logements confortables pour les humains. Les dené préféraient une atmosphère humide. Ki n’aurait trouvé aucune viande, aucun matelas en plume et aucun produit d’origine animale là-bas, mais plutôt un lit humide en paille moisie et un bol de bouillie de céréales chaud. C’était là l’hospitalité que les dené offraient aux humains. Ce n’était pas plus mal, ce n’était vraiment pas plus mal. Néanmoins, le vent semblait plus glacé sur son visage et ses mains qu’il ne l’avait été avant qu’elle eût repéré l’auberge. Sans prêter attention aux hongres, elle ouvrit la porte de la cabine et se pencha en arrière dans la roulotte. Elle détacha une petite outre de vin aigre de son crochet. Elle s’en humecta la bouche et en but une gorgée. L’habitude lui faisait économiser ses réserves quand elle était sur une route qu’elle ne connaissait pas vraiment. Elle avait refait ses provisions de nourritures à Vermineville, avant de partir, mais la prudence était une seconde nature, désormais. Le banc de sa roulotte remuait doucement sous elle au rythme de la mélodie régulière des huit sabots. Elle adressa un sourire aux larges dos gris et envoya un petit tremblement d’encouragement dans les traits du harnais. Sigmund balança la tête en signe d’acquiescement, et Sigurd, plus sceptique, renâcla. Ils la conduiraient de l’autre côté. Ils avaient traversé tant de choses ensemble et ils ne s’étaient jamais fait faux bond les uns aux autres. C’était la fin de l’automne dans le paysage qu’ils traversaient, à présent. Les herbes étaient sèches sur les côtés de la piste et les épicéas étaient vert sombre en prévision de l’hiver. Au moment de s’arrêter pour faire un camp cette nuit, elle aurait déjà atteint une région qui affrontait le début de l’hiver. Parfois, dans des tranchées entre les arbres, quand la piste tournait, elle apercevait la route, plus loin, là où elle serpentait sur le flanc de la montagne. Le soleil, là-haut, éclairait des teintes blanc, gris et bleu pâle. Ki fronça les sourcils en observant le parcours improbable que la piste traçait. C’était comme si ceux qui l’avaient tracée avaient recherché le trajet le plus long entre l’auberge et le col lui-même. La piste plongeait dans chaque vallon creux, contournait la moindre éminence de terrain entre elle et le col. Ki s’était éloignée de l’auberge au milieu de la matinée. A midi, elle mâchonna des lamelles de viande séchée, mais ne s’arrêta pas pour prendre un repas. Elle aurait largement le temps pour ça quand il ferait trop sombre pour voyager. Une brise légère lui apportait le souffle glacé des montagnes. Elle trembla, anticipant le froid extrême à venir. La roulotte passa à l’abri d’un relief du terrain et le vent décrût. Le roulis et les craquements du bois, pareils à de petites créatures qui se parleraient entre elles, commencèrent à bercer Ki. Sur une route familière, elle aurait cédé à la tentation de s’assoupir pendant que son attelage continuait sa lente marche sur la piste. Mais elle se redressa sur son banc et repoussa sa capuche pour que l’air frais lui fouette les joues. Une piste de montagne comme celle-ci pouvait à tout instant déboucher sur une traînée de gravier éboulé ou une flaque de boue et d’eau stagnante. On n’avait pas le temps de se réveiller d’une sieste quand les roues s’embourbaient d’un coup ou quand un essieu percutait un rocher proéminent. Et puis, admit-elle en son for intérieur en se passant la main sur la nuque, la valeur de sa marchandise faisait un poids dans son esprit. Ce n’était pas la première fois qu’elle transportait un tel chargement. Le placard dissimulé avait déjà contenu des bijoux auparavant, mais aussi des papiers qui reconnaissaient une fille bâtarde comme héritière, et une fois même un livre interdit fermé pour les regards curieux par de la cire verte qui portait le sceau d’un sorcier. Les marchandises de valeur ne représentaient rien de nouveau. Mais la complexité même des précautions prises par Rhésus la dérangeait. Et si Rhésus n’était pas le petit homme paranoïaque que Ki avait toujours supposé être ? Et si des gens le surveillaient vraiment ? Est-ce qu’ils n’auraient pas remarqué le nombre de courriers qu’il avait envoyés ? Est-ce qu’ils ne se seraient pas posé des questions ? Et il fallait aussi compter avec l’ego surgonflé du bonhomme, et sa passion pour le cognac. Ce serait une grande tentation pour un homme comme Rhésus que de se vanter de son ingéniosité. Même s’il avait résisté à cette tentation pendant des jours, après le départ de Ki, quelle était la vitesse d’une roulotte chargée comparée à celle d’un cavalier sur un coursier rapide ? Ki retourna ces questions dans son esprit pendant que le jour touchait à son terme. La générosité même du paiement de Rhésus rendait la mission d’autant plus suspecte. La nuit n’était pas encore tombée quand les chevaux traversèrent en pataugeant une rivière peu profonde qui coulait en travers de la route. Ce n’était pas un passage difficile, car il était petit, avec du gravier stable sous les roues. Mais il offrit à Ki de l’eau fraîche, quelques petits arbres pour s’abriter et un endroit plat pour arrêter la roulotte. De l’autre côté de l’eau, elle fit tirer la roulotte par les hongres jusqu’à un terrain plat près d’un bosquet d’épicéas. Elle s’occupa d’abord de l’attelage, nettoyant leur pelage et les protégeant de couvertures assorties. Celles-ci étaient un peu usées : elle les avait reçues en même temps qu’elle avait eu Sigmund et Sigurd. Pendant un moment, elle vit une fois de plus les yeux bleus de Sven, scintillant de joie devant sa surprise, elle sentit les caresses de ses larges mains calleuses quand il lui avait mis entre les doigts les nouvelles rênes qui tenaient les poulains de trois ans aux yeux grands ouverts. Elle enferma l’image dans son esprit. Les couvertures étaient trop grandes pour eux, à l’époque. Maintenant, elles étaient presque élimées. Elle devrait bientôt les remplacer, se promit-elle, tout en sachant qu’elle mentait. Ki déplaça le sac de sel qui fuyait à l’arrière de la roulotte. Elle souleva le sac du dessous, l’ouvrit et le secoua pour en faire tomber une généreuse poignée de céréales. L’attelage s’approcha avidement, s’ébrouant et hennissant pendant qu’ils mangeaient le grain dans l’herbe sèche. Ki replaça le faux sac de sel, le recouvrant par celui qui fuyait. C’était une des concessions que Rhésus lui avait faites : si elle devait transporter un chargement de marchandise factice, qu’elle puisse au moins lui être utile. L’attelage n’aurait pas à souffrir du voyage. Les chevaux s’éloignèrent, allant paître l’herbe sèche qui poussait en touffes parsemées sur la pente douce. Ki s’installa dans le rythme tranquille de ses soirées solitaires, allumant un petit feu, abritée du vent par sa roulotte, mettant sa bouilloire noircie à chauffer et déballant la nourriture de ses réserves. Elle se fit un thé, le laissant infuser jusqu’à ce qu’il soit noir, avant de le boire. Il coula, brûlant, dans sa gorge et elle put presque le sentir déferler dans l’abyme profond de son ventre vide. Cela lui fit prendre conscience de la faim creuse qui la tenaillait. Elle posa la tasse en terre cuite et tendit le bras pour remuer avec le couteau à viande la soupe qui cuisait. Sigmund piétina et broncha. Sigurd s’ébroua et frappa avec ses sabots de devant. Ki bondit sur ses pieds quand les hongres s’éloignèrent de la roulotte dans un trot nerveux. Son thé se renversa quand elle pivota sur elle-même. Elle se jeta rapidement au sol tandis qu’une ombre dans la nuit la frappait de plein fouet. L’arrière de sa tête rebondit sur le sol dur, projetant des étincelles de lumière devant ses yeux. Elle résista, luttant en aveugle, sauvagement, contre la silhouette de l’homme qu’elle voyait à peine. Elle envoya un coup de pied vers le haut, de là où elle se trouvait, l’empêchant de la coincer contre le sol. Elle roula pour se mettre à genoux, mais quand elle se leva, un solide coup sur l’épaule la projeta de nouveau sur le sol. Elle rentra le dos quand elle tomba, roulant presque jusque dans son feu, et se remit debout en vacillant. L’homme fonça sur elle. Au dernier moment, Ki s’écarta de la forme qui fondait sur elle, balançant un poing serré et un bras raide à hauteur de gorge. Il lança un coassement surpris de douleur. Son propre élan joua contre lui quand le corps en mouvement de Ki le frappa par-derrière. Il rebondit sur l’arrière de la roulotte, les envoyant tous les deux mordre la poussière. Ki se libéra de son étreinte en une roulade. Sans se soucier des brûlures, elle saisit la bouilloire fumante sur le feu et la balança pour projeter largement son contenu. Le liquide brûlant tomba sur la poitrine de son adversaire et la bouilloire elle-même vint trouver sa mâchoire avec un bruit sec réjouissant. L’homme s’écroula, poussant un cri aigu de douleur. Ki lâcha la bouilloire pour s’emparer du couteau à viande. Un de ses genoux vint frapper le milieu de la poitrine de l’homme quand elle sauta pour s’asseoir sur lui à califourchon. Elle plaça la lame nue contre le bas de sa gorge tendre. Il se secoua une fois, puis se rallongea sans bouger quand la lame aiguisée commença à lui entailler la peau. Il laissa retomber ses bras sur la terre, les mains grandes ouvertes. Pendant un moment, ils restèrent dans cette position, reprenant tous les deux leur souffle dans l’air froid et vif. Les chevaux s’étaient arrêtés dans leur fuite. La lumière du feu faisait un jeu d’ombres et de formes sur le visage négligé de l’homme que Ki tenait. Si elle avait eu ses bottes, ils auraient été de la même taille, mais si l’homme avait été enrobé, il aurait pu faire une bonne taille de plus qu’elle. Mais il ne l’était pas. Il était maigre comme un veau orphelin. Il avait les yeux aussi sombres qu’une bête sauvage et des cheveux noirs et bouclés dans lesquels étaient emmêlés des feuilles et des morceaux de mousse. Tout cela lui donnait un air féroce et prédateur. Sa bouche ouverte, respirant profondément, révélait des dents blanches. Il leva les yeux vers Ki et son regard fut celui d’un animal piégé, empli de colère et de crainte. Pendant un instant, comme Ki l’enfourchait, elle souhaita presque qu’il ait pu la vaincre -une façon rapide et simple d’en finir. Cette pensée -cet égarement- la choqua et l’inquiéta. Elle s’assura encore de sa prise sur lui, ajustant lourdement son poids sur la poitrine de l’homme. De sa main libre, elle lui palpa la taille. Il sursauta à ce contact, puis resta, sans force et sans mouvement, sous elle. S’il avait un couteau, il n’était pas là. Il resta tranquillement allongé sous son poids, les yeux toujours alertes mais le corps soudainement docile. Ses mains s’étendirent, grandes ouvertes, juste au-dessus du sol, en signe de reddition. Elle lui lança un regard féroce, l’observant de ses yeux verts mi-clos. Au milieu de sa barbe, ses lèvres dessinèrent soudain un sourire moqueur et il se mit à rire. Eh bien ? s’enquit-elle, pleine de colère. Eh bien toi-même, répliqua-t-il en souriant faiblement, visiblement détendu. Te voilà dans de beaux draps. Si tu voulais me tuer, tu l’aurais déjà fait. Et si tu ne veux pas me tuer, que vas-tu bien pouvoir faire ? Il eut un petit rire, qui se changea abruptement en une toux rauque. Ki sentit un pincement de pitié envers lui, mais ne le laissa pas paraître. Elle se pencha pour mettre son visage près du sien. Je n’en serais pas si sûr, si j’étais à ta place... Je peux encore te tuer. Mon couteau et ta gorge semblent faits l’un pour l’autre. Il resta silencieux sous elle une nouvelle fois, luttant pour trouver son souffle. Quand finalement ses poumons eurent cessé de s’essouffler, il reprit la parole calmement : Je ne voulais qu’un de tes chevaux. Je ne te voulais aucun mal personnellement. Quand tu as posé ta tasse, j’ai su que tu m’avais vu et que je ne pourrais pas en prendre un sans combattre. Alors j’ai attaqué, sachant que ma seule chance était d’emporter une victoire rapide. Mais les choses ne se sont pas passées comme je l’avais prévu. Il toussa encore, et Ki se rendit compte de sa maigreur, pénible à regarder, et de la lueur fiévreuse qui éclairait ses yeux noirs. Mais elle se raffermit et dit : Me prendre un cheval dans cet endroit, c’est me prendre la vie. C’est comme dire que tu ne voulais me couper qu’une seule jambe. Quelle nécessité extrême a donc pu te pousser au vol ? Il sembla réfléchir à sa réponse. — Un homme à pied ne peut pas passer ce col. Il y a trop à marcher dans le vent et la neige, et je n’ai pas le matériel adéquat. J’ai essayé trois fois, et j’ai échoué. Mais à cheval, je peux passer. — Alors ta première idée, naturellement, a été de voler un cheval, conclut froidement Ki. Parfois, celui qui est dans le besoin doit d’abord demander, avant d’agir. Si tu étais venu en paix dans le rayon de mon feu, et que tu m’avais demandé de l’aide pour franchir le col, crois-tu que je te l’aurais refusée ? — Ça fait deux fois que j’ai essayé de cette façon. Et deux fois, des gens en chariot m’ont aidé jusqu’au pied des hautes neiges, avant de faire demi-tour et de rentrer à L’Auberge des Sœurs. Un chariot ne peut pas passer. J’ai supplié, à chaque fois, qu’on me prête un cheval, mais on me l’a toujours refusé. Le vol est tout ce qui me restait. — Tu pourrais retourner à l’Auberge, attendre la fin de l’hiver. Ou aller plus au sud jusqu’au col du Porteur, pour traverser là-bas. Ki n’aimait pas la tournure que cette conversation prenait. Elle se sentait ridicule de parler à quelqu’un alors qu’elle était perchée sur sa poitrine. Et l’étrange attitude qu’il avait était contagieuse. Ki aussi commençait à considérer son attaque comme quelque chose d’impersonnel, que l’on pouvait excuser, comme un inconnu qui vous bousculerait dans la foule. — Les dené ne m’accueillent pas volontiers. Ils disent que mon argent n’est pas assez bon pour eux. Crois-tu que s’il me restait de l’argent, je me nourrirais de petits lapins et de plantes sauvages ? Tu dois savoir comment sont les dené. Leur amour envers les bêtes imbéciles est grand, mais leur tolérance envers les êtres intelligents qui ne se conforment pas à leurs coutumes est petite. Ma vie serait le prix de mes maigres dettes. Je ne peux pas faire demi-tour. — Tu ne m’as toujours pas dit pourquoi tu dois traverser ? insista Ki, têtue. Un voile d’ombre s’abattit sur son visage. La bête piégée la contemplait de tous ses yeux. Il lui lança un regard noir, comme si sa question était de la plus haute impertinence. Ki le dévisagea sans ciller. C’était elle, après tout, qui avait l’avantage. Elle souhaitait avoir toutes les données avant de décider quoi faire de lui. Il se renfrogna un peu plus, comme elle continuait de se taire. Puis, lentement, la mauvaise humeur s’effaça de son visage. Il fit un mouvement qui aurait pu être un haussement d’épaule. — Et puis, qu’est-ce que ça changera, que quelqu’un soit au courant ? J’ai besoin d’argent. Ma famille vit de l’autre côté des montagnes. J’ai des parents qui m’ont aidé par le passé. Et donc, je retourne les voir. Ki eut une mine mécontente. Cela lui semblait une histoire peu plausible. Prendre un tel risque seulement pour... Puis l’homme, sous elle, toussa une nouvelle fois et elle réalisa qu’elle avait involontairement déplacé la lame pour éviter de le blesser. Elle serra ses lèvres, en une moue de dégoût adressée à elle-même. Lentement, elle se releva. Encore plus lentement, elle rengaina très ostensiblement son couteau. Il l’observa attentivement. Il ne fit aucun geste pour se lever, mais resta aussi immobile que si le poids de Ki le maintenait encore au sol. Ki lui tourna délibérément le dos, mais ouvrit grand les oreilles pour détecter le moindre mouvement brusque. Elle ramassa la bouilloire renversée, examina d’un air dépité la nourriture qui se trouvait encore à l’intérieur, et la remit sur le feu. Il ne bougeait toujours pas quand elle alla tirer de l’eau de la barrique pour la verser dans la bouilloire. Elle lui lança un regard contrarié. Sa posture ridicule, allongé sur le dos, les mains au sol, bras au-dessus de la tête, la désarmait complètement. Elle ne voulait rien avoir à faire avec cet homme. Elle l’exilerait de son feu de camp et l’effacerait de ses préoccupations. Elle regarda la tunique rapiécée qui couvrait son torse malingre se soulever et redescendre à un rythme lent. — Tu voyageras avec moi, lui précisa-t-elle finalement. Comme toi, je dois vraiment franchir le col. Comme nous devons passer tous les deux, nous ferions mieux de le faire ensemble. Maintenant, lève-toi et viens manger. Tu n’as que la peau sur les os. — Et des os en compote, qui plus est, admit-il volontiers. Avec un grognement et un soupir, il replia ses membres et se mit debout. Il passa sa main sur ses côtes. — Ou en tout cas, des os fêlés. Ton poids n’est pas une mince affaire pour un homme qui a jeûné, comme moi. Il lui lança un sourire moqueur et gratta ses boucles de cheveux en bataille. Il secoua la tête, puis passa ses doigts dans ses cheveux noirs, comme un peigne, enlevant les feuilles et les bouts de mousse qu’ils avaient ramassés pendant leur lutte. Ki prit un air mécontent. Elle ne pouvait pas comprendre le ton de plaisanterie qu’il prenait. Cela faisait longtemps que personne n’avait osé plaisanter avec elle. Elle ne pouvait pas se sentir à l’aise avec sa bonne humeur. Elle venait de contrecarrer sa tentative de vol, le mettre au tapis et de tenir un couteau contre sa gorge. Et à présent, il lui souriait avec un air filou. Qu’aurait-elle attendu qu’il fasse ? Tout sauf ça. Elle alla prendre plus de nourriture dans ses réserves, ne le quittant jamais vraiment des yeux. Elle refit un ragoût dans la bouilloire. Il l’observait. Elle le regarda et son sourire s’élargit encore. — Tu n’as pas l’intention d’essayer de me ligoter ? Ne crains-tu pas que je trouve le moyen de te maîtriser et de m’enfuir avec un de tes chevaux ? Ki haussa les épaules, versant une petite dose de thé dans la théière avant de la remettre sur les pierres brûlantes, en lisière du feu. — Les chevaux ont été déjà suffisamment effrayés, cette nuit. Comme tu peux le voir, je ne les attache pas. Maîtrise-moi, tue-moi  – tu peux toujours essayer. Avec l’odeur du sang sur tes mains, il te sera quasi-impossible d’attraper l’un d’entre eux. Non, tu n’as aucun intérêt à essayer de me voler, maintenant. Ton seul espoir de franchir le col est de faire ce que je dis. Ki plongea son regard dans sa tasse de thé bouillant. Elle venait de le verser. Avec un certain regret, elle la lui tendit au-dessus du feu et alla fouiller dans le coffre à vaisselle pour prendre une deuxième tasse. Il resta silencieux pendant qu’elle la remplissait, et silencieux encore quand elle but. Il tenait la tasse entre ses mains, laissant le thé brûlant qu’elle contenait réchauffer ses paumes maigres. Ki buvait à petites gorgées, épiant l’étranger par-dessus le bord de sa tasse. Elle sourit dans son thé. Ainsi donc, elle le prenait désormais au dépourvu. Elle avait la sensation qu’il ne savait pas comment se comporter. Quelle puérilité ! Elle se sentit ironiquement ridicule quand un sentiment de victoire se mit à bouillonner en elle. Le ragoût arriva à ébullition et Ki en remplit deux bols. Elle lui donna un bol, le laissant jongler avec le thé chaud et le ragoût brûlant pendant qu’il cherchait une place pour s’installer. Elle s’assit contre une roue et commença à manger. Pendant un moment, il resta debout, tenant la tasse et le bol comme s’ils étaient des reliques bizarres d’usage inconnu. Le regard fixé sur elle, il finit par s’asseoir par terre. Quand elle leva les yeux, il était en train de poser la tasse et de prendre sa cuillère. Il mangea avec une méticulosité extrême, comme s’il voulait s’assurer de chaque bouchée. Quand il eut fini, il mit le plat de côté. Il s’approcha de son feu, prit lentement la théière, scrutant Ki avec incertitude. Elle fit semblant de ne pas remarquer son regard. Il remplit sa tasse. Ils burent leur thé en s’observant du coin de l’œil, sans parler. Il n’y avait rien à dire. Mais il y avait tout à dire, réfléchit Ki, mal à l’aise, sentant la colère au fond d’elle. L’exaspération la saisit. Maudit étranger, c’était son feu à elle, et sa roulotte ! Comment pouvait-il la faire se sentir mal à l’aise ici, comme si elle n’avait pas le droit d’être là, pas même le droit de remettre en cause la façon ridicule et agressive dont il avait pénétré dans sa vie ? — Je m’appelle Ki, dit-elle, presque comme une accusation. — Je m’appelle Vandien, répondit-il. Il sourit et but une gorgée de thé. Les ombres du feu, sur son visage, montraient à Ki ce à quoi il aurait pu ressembler, s’il avait été nourri, lavé et habillé convenablement. Il n’avait pas une apparence déplaisante, pour un homme. Les muscles de son corps étaient moulés de manière compacte sur les os. Il était à peine plus grand que Ki et seulement un peu plus large d’épaules. Une tunique en cuir plus qu’usée lui couvrait la poitrine et le torse, et elle se resserrait au niveau des hanches. Son haut-de-chausses était aussi en cuir, élimé et rapiécé. Il avait un nez droit qui semblait commencer juste entre ses sourcils noirs bien tracés. Sa bouche paraissait petite entre les jungles anarchiques de sa barbe et de sa moustache. Il avait certainement l’habitude de se raser. Ses mains, autour de la tasse, étaient propres et soignées. Elles étaient petites et calleuses, comme si elles s’étaient habituées au labeur uniquement à l’âge adulte. Il sourit quand elle releva les yeux jusqu’aux siens, comme s’il pouvait lire ses pensées. — Qu’est-ce qui t’amène de l’autre côté des montages, Ki ? Tu as l’avantage sur moi. Je t’en ai dit plus, grâce à la courtoisie du couteau, que ce que la plupart des étrangers révéleraient. Il but son thé, la scrutant froidement par-dessus le bord. Ki haussa machinalement les épaules. — Mes affaires. J’ai un chargement de sel à livrer. Il a été commandé il y a un moment et sera bientôt en retard. Et ça fait un moment que je songe à voyager sur d’autres routes. Je connais trop bien ce côté des montagnes. J’ai entendu dire qu’il y a de meilleures affaires pour un conducteur d’attelage de l’autre côté. — Pas tellement plus que de ce côté. Tu dois être une marchande de sel sacrément dévouée pour être ainsi déterminée à franchir ce col en hiver. Il ne l’avait pas traitée de menteuse. Pas vraiment. — Oui, sans doute, concéda-t-elle sèchement. Au moins, cela m’évite de devenir une voleuse. — Ah ! gémit-il, en portant par dérision sa main à son cœur, comme s’il avait été transpercé par une rapière. Le reproche touche dans le mille ! Il laissa retomber ses mains et éclata de rire. Ki réagit en souriant malgré elle. Cet homme était fou. Elle sirota son thé. Demain, nous serons dans la neige. Un départ aux premières heures sera nécessaire pour la journée de voyage. Vandien leva sa tasse comme pour porter un toast étrangement formel. — Buvons ensemble à un départ aux premières heures, entonna-t-il d’une voix lyrique. Puis il avala d’un coup le thé tiède qui restait dans sa tasse. Ki ne but pas avec lui. Elle resta figée, la tasse dans la main. Elle avait l’impression qu’il avait déplacé une roche dans son esprit, et que l’anguille qui se cachait dessous venait de lui faire un clin d’œil. Toute la chaleur de son corps fut aspirée dans le gouffre glacé de son ventre. Elle l’observa, les yeux plissés. Mais quand Vandien abaissa sa tasse, il ne la fixa pas avec un air entendu, comme elle l’avait craint. Au lieu de cela, il ramassa une poignée d’herbe sèche, en frotta le bol pour l’essuyer, et secoua la tasse pour en faire tomber les dernières gouttes de thé. Il montra les objets nettoyés à Ki pour qu’elle les voie bien, puis les posa près du feu. Il s’étira. Puis il se mit à quatre pattes et rampa sous la roulotte. Ki l’observa, perplexe. Il se roula en boule comme un chien et ferma les yeux. Ki nettoya lentement son propre bol et sa tasse et se leva avec une certaine raideur pour aller les ranger. Elle couvrit le feu et fit le tour de la roulotte pour la préparer pour la nuit. Les chevaux s’étaient rapprochés. Elle alla les trouver, les rassurant en faisant claquer doucement sa langue et en leur grattant gentiment la gorge. Puis elle retourna à sa cabine. Elle n’alluma pas de bougie cette nuit-là. La lueur des étoiles et celle du feu éclairaient suffisamment par la petite lucarne. Elle entra dans la cabine et monta dans son lit. Ce n’était rien de plus qu’une plate-forme en bois surélevée par les rangements installés en dessous Il était juste assez grand pour contenir confortablement deux corps proches. Ce n’était pas un endroit somptueux pour dormir. Il y avait un matelas bourré de paille propre pour atténuer la dureté des planches. Comme couvre-lit, Ki avait deux couvertures usées, une bleu roi et l’autre mordorée. Dans un moment de laisser-aller, à Vermineville, elle avait dépensé une partie de l’avance de Rhésus pour acheter un édredon en peaux de daim laineux cousues ensemble. Les peaux de daim laineux étaient un luxe injustifié : mais elles étaient magnifiques et d’une douceur encore vierge. Ki pouvait se déshabiller complètement et se glisser entre les vieilles couvertures tissées, tirer les peaux de daim laineux dessus et avoir aussi chaud que si elle dormait près d’un feu pendant une nuit d’été. Après le froid glacial incessant de la journée, c’était une perspective tentante. Mais sous la roulotte se trouvait un homme dans une tunique râpée, tapi et tremblant comme un animal. Ki se redressa lentement pour s’asseoir sur le lit. Les peaux de daim laineux étaient chaudes et douces. En comparaison, les couvertures usées n’avaient pas beaucoup de valeur. Leurs couleurs étaient passées, leur étoffe était devenue élimée et fine depuis le jour où elle les avait jetées pour la première fois sur un matelas de foin frais, dans la roulotte neuve qui sentait encore la sève de bois. Quand Sven et elle avaient dormi sous ces couvertures, ils n’avaient jamais eu besoin d’un édredon en peaux de daim laineux. Leur doux contact, quand elle les leva contre son visage, était pareil au geste tendre d’une grande main sur sa joue. Ki plia vaguement les peaux de daim laineux. Puis elle sortit de la cabine en rampant à moitié jusqu’au banc, et elle lança le paquet de peaux sur la silhouette frissonnante de Vandien. Elle n’attendit pas de voir son regard surpris ou d’entendre un mot de remerciement. Elle rentra dans sa cabine, faisant coulisser la petite porte et fermant le crochet rarement utilisé. Elle ne défit pas ses vêtements sales, mais grimpa sur la plate-forme et ramena les vieilles couvertures sur elle. Ses mains s’élevèrent dans la pénombre pour défaire pour la nuit ses nœuds de veuve. Les sentir sous ses doigts lui rappela à l’esprit l’écho des étranges paroles de Vandien. Elle s’immobilisa, assise dans l’obscurité : les cheveux défaits sur ses épaules, elle se souvenait... Ki avait mis beaucoup de temps à parcourir la route vers Gué de Harpe. Elle avait fait prévenir de son arrivée et des tristes nouvelles qu’elle apportait. On devait l’attendre. Pourtant, quand elle aperçut enfin les longues clairières et les pommiers qui marquaient l’emplacement de la route familière, son courage se déroba. Ne pouvait-elle pas passer tranquillement, son attelage avançant de son pas lourd dans la nuit, soulevant de petits nuages de poussière à chaque coup des sabots entourés de duvet ? Elle les avait fait prévenir du malheur qui les avait frappés. Comment pourrait-elle les consoler, alors qu’elle-même restait inconsolable ? Elle était lasse de ses propres émotions. Depuis que Sven était mort, elle avait été tendue comme les cordes d’un arbre-harpe, et la moindre brise semblait jouer avec elle. Il ne restait en elle plus une once de colère, de fierté ou de satisfaction. Son rire vif et sa langue prompte s’étaient tus. Son intelligence s’assoupissait, maintenant que Sven n’était plus là pour la tenir en éveil. Chacune de ses émotions avait été étouffée, oubliée, comme une ville que la mer reprend en elle. Ou, du moins, c’est ce qu’elle pensait quand elle leva les yeux pour jeter un regard sur le pommier tordu qui avait été un des lieux de leurs rendez-vous amoureux. Ses yeux se figèrent. Un jeune homme se tenait là, les cheveux clairs dans la lumière du soir. Une blouse de fermier lui descendait presque jusqu’aux genoux. Ses cheveux, longs et défaits, lui tombaient sur les épaules, comme il sied à un homme célibataire. La langue de Ki se colla contre son palais quand il leva un bras pour la saluer. Comme dans un rêve, elle arrêta les chevaux. Sven traversa la clairière à sa rencontre, sans bruit, se déplaçant dans les herbes hautes avec les enjambées gracieuses qu’elle connaissait si bien. Elle n’osait pas parler, de peur de rompre le charme. Peu lui importait de savoir comment cela était possible. Qu’il avance seulement encore un peu. Quand il s’approcha, l’apparence de ses traits ne changea pas. Il ne se dissipait pas, ni ne flottait comme le l’aurait fait un fantôme ; elle entendit le bruissement des herbes contre ses jambes qui couraient. — Ki ! Son cœur s’assombrit. La voix de ténor n’était pas celle de Sven, mais celle de Lars. Lars, le frère benjamin, ressemblant à Sven autant qu’il était possible. Elle s’adossa de nouveau contre la porte de la cabine. Son cœur tremblant lui descendit dans l’estomac. Aucun d’eux ne parla quand Lars grimpa la roue pour s’asseoir sur le banc, à côté d’elle. — Je peux conduire ? proposa-t-il doucement. Ki secoua la tête. Elle agita les rênes et l’attelage se mit en branle. Elle ne trouvait aucun mot à lui dire. Une fois de plus, un désert recouvrait son cœur. La douleur devait être récente pour Lars. Pourtant, les mois passés à supporter la souffrance toute seule n’avaient enseigné à Ki aucun moyen de la calmer. — Ki, ma pauvre sœur. J’avais un discours acerbe tout prêt pour toi, pour ne nous avoir pas prévenus plus tôt. Mais je le laisse de côté, maintenant. Si, après une période de récupération, tu as toujours cet air... Lars n’alla pas au bout de son idée. La roulotte faisait des craquements sous eux. Les sabots des chevaux continuaient à marteler dans la poussière. Lars s’appuya lourdement contre la porte de la cabine. Ki sentait qu’il avait le corps qui oscillait avec la roulotte. D’un geste nerveux, il courba l’échiné pour rassembler et dégager ses longs cheveux de l’arrière de son cou. Il essuya la sueur avec sa manche. Ki sourit en voyant ce geste. Il était l’image exacte de Sven avant qu’il soit adulte. — Je me rappelle combien il détestait que ses cheveux lui tombent dans le cou. Il plaisantait souvent en disant que c’était la seule raison pour laquelle il avait passé le pacte avec moi : pour pouvoir attacher ses cheveux avec une lanière, comme il convient à un homme pris de le faire. Lars acquiesça amèrement. — C’est une coutume débile, mais l’une de celles dont mère entend ne pas se séparer. Je souhaiterais presque être de nouveau un enfant, avec mes cheveux coupés courts. Je les ai déjà jusqu’aux épaules, et ils continuent à pousser. — Ça s’arrêtera bientôt tout seul, dit Ki pour le consoler. Mais si c’est tellement énervant pour toi, tu pourrais toujours trouver une femme pour te prendre et les attacher. Les épaules de Lars cognèrent contre la porte de la cabine quand il se jeta en arrière en signe de dégoût. — Toi aussi, c’est ça ? J’ai l’impression d’être un jeune veau à la foire aux bestiaux. Rufus me rappelle constamment mon « devoir ». Mère doit faire venir Katya pour aider à peloter la laine, mettre les galets dans la grange, et lui prêter main-forte pendant les mises bas au printemps. C’est bizarre. Jusqu’à l’année dernière, mon aide était suffisante pour ce genre de choses. Maintenant, elle a besoin de nous deux  – et de personne d’autre, bien sûr. Ki se gaussa. Elle savait qu’ils évitaient tous les deux de prêter attention à un sujet moins léger. Elle le savait, et œuvrait dans ce sens. — Donc, ta mère complote contre toi avec l’aide de ton frère aîné. Et cette Katya ? Est-elle tellement répugnante, pour que tu doives tant résister ? — Katya, soupira Lars en levant les yeux au ciel. Katya est ronde et jolie, et aussi captivante qu’un pain de maïs. Elle ressemble déjà à une fermière. Des hanches qui pourraient donner naissance à toute une nation, des épaules qui pourraient porter le joug des bœufs, des mains qui pourraient pousser une charrue, des seins qui pourraient nourrir toute une portée. — Ça a l’air décourageant, murmura Ki. — Décourageant. C’est le mot qui lui convient. Nous étions amis, quand nous étions petits, tu sais, et nous nous aimions bien assez comme ça. En grandissant, elle est devenue une femme agréable et solide  – une femme avec qui on peut aller pêcher ou sarcler les champs. Mais pas une femme que je choisirais comme compagne et partenaire. Je ne l’ai jamais désirée de cette façon. — Alors, garde tes cheveux relâchés sur tes épaules, Lars. Ça te va bien. Le moment viendra bien assez vite, où une femme te trouvera et te les attachera. — J’espère qu’elle va bientôt commencer à chercher, grommela Lars à voix basse. L’air du soir rafraîchissait le pays. Les odeurs de la nuit tombante commencèrent à monter. À travers les arbres, de part et d’autre de la route, Ki distinguait vaguement les lumières de petites maisons. C’étaient les demeures de la fratrie de Sven, ceux qui lui étaient apparentés par le sang ou liés par un serment à la famille. C’étaient les gens qui exigeraient de Ki le rite de Relâchement. Tous ces paysans viendraient, avec leurs yeux inquisiteurs et leurs mains fébriles, demander à Ki ce qui était arrivé à leur Sven. Une sensation glacée lui tordit les entrailles. Elle ne voulait pas mentir. Ki tourna ses yeux fatigués vers le ciel nocturne. Elle se torturait. Si elle plissait suffisamment les yeux et ne regardait pas directement Lars, elle pouvait y croire. Souvent, le soir, Sven attachait son cheval à l’arrière de la roulotte. Puis il montait sur le banc, à côté d’elle. Les enfants sommeillaient doucement dans la cabine pendant qu’ils parlaient à voix basse et cherchaient un bon endroit pour s’arrêter. Certains soirs, ils ne parlaient pas du tout. Le rythme lent des sabots et les craquements de la roulotte étaient toute la conversation, et cela leur suffisait. Ainsi se passaient ces longues soirées agréables, avec l’épaule de Sven qui venait doucement taper contre celle de Ki pendant qu’elle conduisait. — Comment est-ce arrivé ? Encore une fois, Lars brisait le charme. Elle hésita. Elle essaya de trouver les mots qui convenaient. Il lui fallait une histoire qu’il puisse croire. Il lui fallait une histoire qu’ils acceptent tous. Ki s’était imaginé un millier de fois le moment où un des parents de Sven lui poserait cette question. Elle ne voulait pas mentir. Elle croyait ne pas pouvoir le faire. Les mots qu’elle trouva semblaient brisés et sonnaient à ses propres oreilles avec une distance étrange. Elle aurait pu parler d’une famine dans un pays lointain ou de champs dévastés par la rouille de l’autre côté des montagnes. — Ils... Sven avait emmené les enfants. Le petit Lars était assez grand pour s’asseoir derrière lui et s’accrocher à sa chemise. Ses petites jambes dépassaient. Il ne pouvait pas se serrer contre ce gros cheval. Bébé Rissa, il la tenait devant lui. Elle trouvait que c’était tellement amusant d’être si haut sur ce grand cheval noir. Tu n’as jamais vu la monture de Sven, Lars. Un vrai étalon, partant dans des sautes d’humeur brusques et imprévisibles. Je lui avais conseillé de ne pas prendre un cheval de ce genre, mais tu sais comment il était. Il aimait son caractère, et il appréciait la chance de pouvoir mesurer sa volonté et sa détermination à celles du cheval. D’habitude, il n’y avait pas de conflit entre eux : c’était une épreuve, un défi entre deux animaux fougueux. Mais parfois... Quelle tête de mule cet homme était... Tout était vrai, chaque mot. Ayant poussé son histoire jusque-là, Ki laissa le silence s’éterniser. Elle avait indiqué à Lars une mauvaise direction. Elle espérait que son esprit la prendrait. Silencieusement, elle suppliait Sven de la pardonner de faire peser leur mort sur son jugement des chevaux. Quand Lars ne parla plus, Ki sut qu’il tentait de la ménager. Bien. Elle rompit le silence pour lui. — Je préfère te prévenir, Lars. Je ne connais rien de votre rite de Relâchement. J’ai peur de me donner en spectacle devant la famille. Lars eut un grognement de dédain. En des heures plus joyeuses, cela aurait été le début de son rire indulgent. — Tu t’es toujours bien trop inquiétée d’essayer de ne pas nous offenser, Ki. Nous savons que tu n’es pas l’une des nôtres. Cora, ma mère, te guidera tout du long. Et Rufus, aussi, sera à tes côtés pour t’aider si nécessaire. Ne sois pas choquée. On ne le pratique pas souvent ainsi, mais on peut le faire, surtout dans les cas où le seul survivant est un jeune enfant. Le maître des Rites a donné son accord. — Pour ce qui est de vos rites, je suis comme une enfant. Ça ne me choque pas. — Sven ne te parlait-il jamais de nos coutumes ? risqua Lars. — Quelquefois. Mais nous parlions peu des coutumes mortuaires. Sven se tournait résolument vers la vie. Il disait... Lars, tu vas peut-être penser que c’est un peu grossier de demander ça de cette façon dans un moment pareil, mais ta mère adore-t-elle les harpies ? Les paroles de Ki avaient semblé contenues et calmes. Seul son cœur tremblait dans son corps. Elle désirait ardemment que Lars le démente, qu’il se moque d’elle pour avoir cru les histoires à dormir debout de Sven. Alors, elle pourrait se détendre, elle pourrait partager avec eux la vérité sur la mort de Sven. Lars posa largement ses grandes mains sur ses genoux. — Cela doit te paraître étrange. Et Sven aura sans doute amplifié cela, avec ses sarcasmes et ses plaisanteries. Ce n’est pas une adoration que nous leur vouons. Nous savons qu’elles ne sont pas des dieux. Ce sont des êtres mortels comme nous-mêmes, mais, contrairement à nous, elles ont un lien privilégié avec... eh bien, l’Absolu. Le destin les touche plus directement. Elles détiennent les clés des portes entre les mondes. Elles ont des connaissances qui nous sont interdites et des capacités... — ... des capacités issues de ces autres mondes. Je connais ces phrases, Lars. Sven m’a dit que ta mère avait sacrifié un bœuf aux harpies la veille de notre pacte officiel, et un jeune veau à chaque fois que j’avais eu un enfant. Tu as raison  – tout ça me paraît barbare. Pour moi, ce ne sont que des charognards, se nourrissant parmi les troupeaux et le bétail, des créatures qui se servent férocement et se moquent du reste, des bêtes d’une cruauté... Ki se trouva à court de mots et bredouilla un peu, avant de se taire. Lars secoua la tête avec un air tolérant. — Ce sont des légendes, Ki. Les mythes habituels, sur les harpies, que tant de gens croient. Je ne te jette pas la pierre. Si j’avais uniquement vu ce que les harpies font et qu’on ne m’avait pas enseigné leurs coutumes, j’y croirais moi aussi. Mais une harpie ne tue qu’en cas de besoin. Seulement pour se nourrir. Pas comme les humains, qui peuvent tuer par sport ou par pure paresse. Les harpies ont découvert le point d’équilibre entre les mondes, entre la mort et la vie mêmes. Elles pourraient nous montrer les chemins de la paix que notre propre espèce semble avoir oubliés. — Foutaises religieuses ! Ki ne se rendit pas compte qu’elle avait exprimé son amertume à voix haute avant de voir les yeux de Lars pleins de reproches. — Je suis désolée, dit-elle, se repentant sincèrement. Lars venait de perdre son frère. Il n’avait pas besoin qu’on se moque de ses croyances. — Je les juge, comme tu dis, d’après ce que j’ai vu. Je suis issue d’un autre peuple, Lars, et j’ai été élevée avec les vieux contes au coin du feu des Romni. Quand j’étais petite, je croyais que la lune était notre mère à tous. Elle avait engendré toutes les races : humains, harpies, dené, tchéria, alouéa, Ventchanteuses, calouin et tous les autres. A chacun, elle avait offert un don différent et elle nous avait tous installés dans le monde. Elle nous avait donné une loi : vivez ensemble en paix. Et elle nous surveillait éternellement depuis le ciel pour vérifier si nous lui obéissions bien. C’était une belle histoire, Lars, et peut-être que je n’y crois plus comme avant. Mais je ne crois pas qu’aucune des races intelligentes soit supérieure à une autre. Je ne crois pas que les humains doivent s’incliner devant aucun autre peuple, et encore moins devant les harpies. Ki fit fouetter avec colère les rênes sur les dos pommelés devant elle. Elle avait laissé ses paroles l’emporter. Les hongres accélérèrent le pas avec entrain. Ils avaient déjà emprunté ce chemin auparavant et savaient que ce virage conduisait à des étables propres, à une portion d’avoine, et à un bouchonnage et un nettoyage scrupuleux de leur pelage. Là se trouvaient les pâturages où ils étaient nés et où ils avaient galopé alors qu’ils n’étaient que des poulains ridicules, jusqu’au jour où Sven avait mis leur longe dans les mains de la jeune Ki incrédule. De son propre gré, l’attelage pressa encore le pas. Sigurd leva son énorme tête pour pousser un hennissement de contentement. Une réponse surgit des étables. Une lanterne apparut à la porte du grand bâtiment bas en pierre. Ki entendit un murmure de voix et aperçut Rufus qui envoyait ses fils ouvrir les portes de l’étable et se préparer à s’occuper de l’attelage de Ki. Lars soupira. — Ils m’ont envoyé en éclaireur, tu sais. J’étais supposé te préparer pour le rite, et je ne l’ai pas fait. Mais je pense que personne ne l’aurait pu. Cela pourrait te guérir, Ki, te faire partager ton chagrin. Que la douleur se répartisse pour être portée par nous tous, et ton fardeau sera moins lourd. C’est ainsi que c’est censé marcher. Tu dis que Sven t’a parlé de certaines de nos coutumes. Entre toutes, c’est celle que je crois la plus puissante, capable d’unir une famille et de séparer ses malheurs. Ki acquiesça d’un air sombre. Elle redoutait tout cela. Elle n’avait aucune idée de ce en quoi ce rite de Relâchement consistait. Parmi des étrangers, il lui faudrait faire de son mieux pour accomplir ce rite pour eux. Ce serait son dernier sacrifice, en mémoire de Sven. Une dernière dette avant qu’elle ne retourne sur sa propre route. Elle penserait à Sven et agirait comme il fallait. Rufus était en train d’apporter la lanterne jusqu’au banc de la roulotte. Ki descendit rapidement avant qu’il n’ait le temps d’offrir son aide. Lars sauta à terre de l’autre côté. Déjà, les garçons détachaient les harnais des chevaux pour les conduire un peu plus loin, vers de l’eau fraîche et de la paille propre. Sigurd et Sigmund s’éloignèrent, fourbus. — Il t’a fallu longtemps pour faire le chemin jusqu’à nous, Ki, la salua Rufus, la bouche raide et le regard froid. Il posa sa main sur le coude de Ki, ce qui l’énerva prodigieusement. Était-elle donc aveugle, pour qu’on ait besoin de la guider vers la porte ? Ou bien infirme, ce qui l’empêcherait de marcher seule ? Sven, se réprimanda-t-elle sévèrement en son for intérieur. Elle baissa la tête. J’avais besoin de rester seule un moment, Rufus. Je crains que tu ne puisses pas comprendre. Mais je n’avais aucunement l’intention de vous blesser ou de vous négliger. C’était une tragédie trop immense, une déchirure trop soudaine de mon existence. — Laisse la pauvre fille tranquille ! aboya Cora depuis le seuil. Si elle veut s’expliquer, elle le fera une fois pour toutes, et devant tout le monde, quand nous serons rassemblés. Elle n’a vraiment pas besoin de subir des reproches individuels de chaque personne de la maison. Je suis certaine qu’elle avait ses raisons, et nous les entendrons tous ensemble. Mais quand le moment sera venu, Rufus. Maintenant, lâche-la. Ki, tu as l’air d’un chien battu, et je ne mens pas. Je ne veux pas t’offenser, tu le sais bien. C’est déjà bien dur de perdre un proche, alors trois... Quand le père de Sven a attrapé cette toux sanglante et qu’il est mort... Je ne vais pas parler de ça maintenant, mais je connais la souffrance qui se cache derrière cet air. Tu connais le chemin, Ki. La même chambre que d’habitude. Lars, va lui chercher une bougie dans l’entrée. On s’occupe déjà des bêtes, n’est-ce pas ? Bien sûr qu’il leur faut à manger, jeune imbécile. Si je ne m’occupe pas de tout moi-même... Ki se sentit comme emportée par le courant d’une rivière dans une salle commune de la maison, vivement éclairée. Enfin libérée de la poigne de Rufus par la langue de Cora, elle se laissa entraîner par Lars dans un couloir, vers une chambre. Elle n’avait salué aucune des personnes amassées dans la salle commune pour l’accueillir. Et Cora papotait comme une pie pour couvrir son chagrin et son traumatisme. Elle vivait en accéléré pour sortir plus vite des moments difficiles, comme disait Sven. Parlant à tout le monde en même temps, s’assurant du moindre détail comme s’ils étaient tous des nourrissons sans défense. Ki souhaita que ce genre de protection puisse marcher pour elle. — Je laisse la chandelle ici, Ki. Mets-toi à l’aise et repose-toi un peu. La soirée sera longue, et tu as déjà beaucoup enduré. Prends ton temps. Ils ont attendu jusqu’ici : cela ne leur fera aucun mal d’attendre un peu plus. Lars ferma la lourde porte en bois derrière lui avec un claquement mat. Ki s’effondra sur le lit. Il était couvert d’une large épaisseur des meilleures couvertures tissées de Cora et de nouveaux édredons en fourrure. Une bassine blanche était posée sur un guéridon près de la fenêtre fermée par les rideaux. Ki savait que l’eau froide, dans l’élégante aiguière qui se dressait à côté, serait parfumée d’herbes fraîchement coupées. C’était une pièce pour les occasions cérémonielles. Cora avait insisté pour que Ki et Sven passent leur première nuit ici après leur pacte officiel. Ils avaient aussi dormi ici quand ils étaient revenus deux fois pour présenter leurs enfants à la famille. Sven lui avait expliqué que le cadavre de son père avait été préparé sur ce lit. La pièce avait paru plus froide à Ki, après cela. Elle ne pouvait trouver aucun réconfort dans le lit bien rembourré, ou l’eau parfumée ou les riches peaux de daim laineux recouvrant le sol. Donc elle allait prendre exemple sur Cora et se dépêcher de franchir ce moment difficile. Elle se lava les mains et le visage dans l’eau fraîche et parfumée. Elle défit ses cheveux et en refit minutieusement les nœuds et les motifs. Elle n’avait aucun vêtement propre à se mettre. Elle avait laissé ses affaires dans la roulotte. Ce serait trop gênant de ressortir devant tous ces gens pour aller chercher une tenue propre et revenir se changer. Ki était paralysée par l’incertitude. En toute autre occasion, cela n’aurait été qu’un dilemme mineur. Mais à présent, cela suscitait en elle une noirceur qui l’écrasait, une dépression qu’aucune logique ne pouvait contrer. Apparaître devant eux dans cette tunique et ce corsage sales semblait une insulte à leur cérémonie. Faire une histoire en allant chercher des vêtements propres semblait une vanité, et une insulte à la mémoire de Sven. Elle s’enfonça dans le lit et se prit le front entre les mains. C’était trop. Ils attendaient beaucoup trop d’elle. Elle se sentait vide, comme si le fait d’être ici n’était qu’un numéro absurde. Elle ne parvenait pas à décider quoi faire. Tout cela la fatiguait. Elle appuya ses mains sur ses tempes. Fatigue, haine, colère... Éprouverait-elle jamais d’autres émotions ? On frappa à la porte, et Cora entra avant que Ki ne pût relever la tête. — Tu as l’air un peu mieux, ma chérie. Maintenant, j’ai pris quelques libertés, j’espère que ça ne te gênera pas. Dès que la nouvelle est arrivée. Bon, tu me connais. J’essaie de penser à tout. Cela aide bien, parfois, de penser à tout en même temps. Il y a une robe ici, dans ce coffre. Je l’avais tissée pour l’offrir à Lydia, tu sais, c’était une surprise. Mais je n’avais pas prévu que mettre au monde ce deuxième garçon  – un colosse  – ferait à son ventre. Donc, bien sûr, je ne la lui ai jamais donnée, ni même montrée, parce que je ne voulais pas qu’elle pense que je croyais qu’elle s’était un peu laissée aller. Personne ne l’a vue et je l’avais mise de côté pour toi avant même que... euh... la nouvelle arrive. Des semaines auparavant, en fait. Elle est propre, et belle, et toute neuve. Je sais que vous autres Romni ne portez pas de vert, habituellement, mais cette nuit est consacrée à nos coutumes à nous, et je ne croyais pas que cela te gênerait. Quelque chose de neuf et de beau, parfois, cela donne un peu plus de force pour continuer, tu comprends. Donc je vais juste la poser ici pour toi. Cora s’arrêta, attendant une réponse, pendant qu’elle lissait la robe étalée au pied du lit. Leurs regards se croisèrent. Les yeux de Cora avaient toujours été noirs et profondément brillants. À une époque, Ki avait espéré que ses enfants hériteraient de ces yeux fascinants. Mais maintenant, ils étaient ternes, comme si leur esprit lumineux s’était figé à l’intérieur. Ki y vit le reflet de ses propres angoisses et son désespoir. Mais il n’y avait aucun réconfort à découvrir que sa souffrance était partagée. Elles étaient comme deux poissons, chacun piégé dans une mare séparée d’une rivière qui s’asséchait. Leur tragédie les séparait, et leur cordialité n’était qu’un lien factice entre deux étrangères. — C’est charmant, Cora. Je ne me suis jamais sentie très liée par les traditions romni au sujet du vert. Merci. C’est exactement ce qu’il me fallait. Ki espérait avoir pris une voix chaleureuse. Tout ce qu’elle ressentait, c’était la fatigue, et un peu de honte par rapport à sa tenue poussiéreuse. — Je vais sortir tout de suite, alors, et te laisser te préparer. Pas la peine de te presser. Lars nous a dit à quel point tu étais fatiguée. Nous t’attendrons. Cora se dépêcha de sortir, fuyant sa propre existence. Ki ferma les yeux, serrant les paupières, et resta assise sans bouger pendant un moment. Puis elle se leva. Elle enleva ses vêtements sales. Elle mouilla un chiffon avec l’eau parfumée et le frotta sur son corps. Elle se glissa dans la robe toute fraîche. De petites fleurs jaunes avaient été brodées au niveau de la gorge et des poignets. Elle était un peu longue pour Ki, mais personne sans doute n’y prêterait attention ce soir. Elle la lissa sur ses hanches et se força à se tenir droite. La salle commune était une pièce longue et étroite au plafond bas. Elle n’avait pas de fenêtre, mais était dominée par une gigantesque cheminée qui flamboyait à un bout de la salle. Le sol était en dalles de pierre jointes au mortier et les murs en blocs épais de roche de rivière grise et en argile. Ils empêchaient la chaleur ou le froid de rentrer à l’intérieur. Une longue table occupait la pièce. Des gens se serraient sur des bancs. La table était couverte de plats de viande récemment tirée de la grande cheminée, de fruits entassés dans des corbeilles, de marmites de légumes fumantes, et de pâtisseries fourrées aux baies. Les conversations se tenaient à voix basse entre les gens rassemblés ici, formant un vrombissement pareil à celui d’une ruche à la tombée de la nuit : c’était une réunion de famille. Ki se tint dans l’encadrement de la porte, effrayée à l’idée de rentrer et pareillement effrayée à l’idée de ne pas le faire. Comment pourrait-elle traverser ce grand espace, seule, jusqu’au fauteuil vide qui l’attendait au bout de la table ? Mais Lars l’avait vue arriver. Il apparut soudain à côté d’elle, l’escortant à travers la pièce sans la toucher. Elle se fraya un chemin jusqu’à la table, récoltant au passage des murmures de bienvenue de parents qu’elle n’avait rencontrés qu’une ou deux fois auparavant. Elle ne pouvait même pas se rappeler tous les noms. Lydia, bien sûr ; et Kurt, et Édouard, les fils de Rufus ; Haftor et, à côté de lui, lui ressemblant trait pour trait, devait se trouver la sœur qu’elle n’avait jamais rencontrée. Leurs visages se fondirent les uns dans les autres quand Ki hocha la tête pour répondre à leur salut. Lars s’installa, lui indiquant de prendre place. Elle passa devant trois vieilles femmes qu’elle ne connaissait pas, puis devant Hollande, la femme de Rufus, un homme âgé et Rufus lui-même. Enfin, le fauteuil vide était là, lui tendant les bras. Ki s’assit et releva les yeux. De l’autre côté de la table, à une distance incroyable, se tenait Cora. Comment Cora pourrait-elle la guider depuis là-bas ? Tout le monde s’assit, plein d’impatience. Ki attendit. Il y avait à manger sur la table devant eux, et à boire. Était-elle censée donner un quelconque signal pour qu’ils commencent ? Le rite de Relâchement était-il un dîner de famille, un rassemblement pour partager un repas et des peines ? Les yeux de Ki cherchèrent Lars, mais il était trop loin pour l’aider. À sa droite, Rufus murmura brusquement : — Je vous apporte de tristes nouvelles. Ki tourna la tête dans un sursaut pour le dévisager. Quelles nouvelles pouvait-il bien lui donner qui soient pires que celles qu’elle avait pour eux ? Mais Rufus hochait la tête et lui faisait des petits signes de la main pour l’encourager. Ki saisit son intention. Elle s’éclaircit la gorge. — Je vous apporte de tristes nouvelles, déclara-t-elle d’une voix forte. Elle s’arrêta, se demandant comment formuler ses phrases devant un public si divers, allant du vieil homme qui jouait avec ses doigts sur le bord de la table à la petite fille qui pouvait à peine voir au-dessus du meuble... Comment rendre cela compréhensible pour tous ? Mais dans le gouffre de son silence, leur réponse résonna comme un coup de tonnerre : — Quelles nouvelles nous amènes-tu, chère sœur ? Ki prit une longue inspiration. À son coude, Rufus souffla : — Il est trois d’entre nous que vous ne reverrez plus. Buvez avec moi au nom de cette peine. Ki lança à Lars un regard mauvais. Il était certainement censé l’avoir préparée à ces phrases pendant qu’elle arrivait ici. Lars secoua la tête pour lui demander pardon. À côté d’elle, Rufus tapota la table du bout des doigts en signe d’impatience. — Il est trois d’entre nous que vous ne reverrez plus, entonna Ki. Buvez avec moi au nom de cette peine. — Il est trois d’entre nous que nous ne reverrons plus. Nous buvons avec toi, répondirent les murmures. Les lèvres de Rufus étaient serrées et crispées quand Ki se tourna vers lui, en attente d’instructions. Maudit soit-il, il pouvait être aussi en colère que cela lui chantait. Elle traversait cette épreuve pour leur compte, et pas pour en tirer une satisfaction personnelle. Le moins qu’il pût faire était de l’aider à l’accomplir aussi correctement que possible. Elle aperçut les infimes mouvements de ses doigts. Pour la première fois, elle remarqua la manière étrange dont la table était mise. Au-dessus de son assiette, dans un alignement parfait, se dressaient sept petits gobelets sans anse, à la surface grise reluisante. Elle leva le premier d’entre eux et le porta à ses lèvres. Toute la tablée imita son geste. Observant par-dessus le bord du gobelet, elle vit que chacun avalait tout le contenu du récipient d’une gorgée. Ki fit comme eux. Ce n’était pas du vin, comme elle s’y était attendue. Le liquide était chaud et visqueux, avec un goût vague, comme une odeur de trèfle. Elle reposa le gobelet vide devant elle. — Sven, Lars et Rissa : ils ont disparu de nos vies. Buvez avec moi au nom de cette peine. Rufus murmurait ces paroles. Il semblait à présent s’être résigné à son rôle de souffleur. Tant mieux. Cela irait plus vite pour tout le monde. — Sven, Lars et Rissa : ils ont disparu de nos vies. Buvez avec moi au nom de cette peine. Ki prononça ces mots sans rechigner. Elle se prêterait pour eux à leur petit spectacle de marionnette tragique. — Sven, Lars et Rissa : ils ont disparu de nos vies. Nous buvons avec toi, répliquèrent-ils. Une nouvelle fois, on souleva un gobelet et on le vida. Ki attendit son texte. — Tu dois te débrouiller seule, maintenant, marmonna Rufus, les yeux fixés sur la table. Raconte-nous comment c’est arrivé, à ta manière. Suis le modèle du début. Garde un gobelet pour finir. Ki jeta un regard à Lars, et il courba la tête. Pouvait-elle raconter l’histoire qu’elle avait dite à Lars et se montrer convaincante ? Ki examina les gobelets qui restaient pour évaluer la meilleure façon de s’y prendre. — Ils chevauchaient ensemble sur un grand cheval noir. Buvez avec moi au nom de cette peine. Ki adressa une prière à Keeva en espérant qu’elle s’y prenait comme il fallait. Lars paierait plus tard pour tout cela. — Ils chevauchaient ensemble sur un grand cheval noir. Nous buvons avec toi, répéta le chœur. La tablée semblait satisfaite de son début. Ki souleva le troisième gobelet et le vida. Soudain, la salle se mit à trembler et se changea en rêve. Elle était assise, bien droite, sur le banc de sa roulotte. Une légère brise lui agitait la chevelure. Un sourire éclairait son visage. Il y avait une présence sur le banc à côté d’elle, une présence chaleureuse et encourageante. Ki le savait mais, étrangement, elle n’y prêtait aucune attention. Tout était comme il faut. Autour de la roulotte galopaient Sven, Lars et Rissa. — Roulotte, escargote ! Roulotte, escargote ! rugissait Sven d’un ton moqueur. La petite voix de Rissa lui faisait écho, pleine de rire : — Oulotte, esca’gote ! Oulotte, esca’gote ! Lars était trop secoué par le rire pour parler, trop occupé à se tenir à la chemise de Sven. La robe noire de Rom luisait dans les rayons du soleil. La lumière glissait le long de ses muscles, qui se contractaient et se détendaient sous son pelage satiné. La chemise bleue de Lars était encore trop longue pour lui, elle flottait dans son dos, claquant dans le vent qu’ils créaient dans leur sillage. Pendant un moment, Sven stoppait Rom. — Et si nous montrions à cette escargote comment un cheval est censé bouger ? demandait-il, de manière purement rhétorique. Les enfants poussaient un cri d’encouragement. Rom partait, filant comme le vent. Les hongres pommelés hennissaient en signe d’écœurement. — Leurs cheveux clairs ondulaient derrière eux, dans le vent, poursuivit Ki, saisie par l’émotion. Buvez avec moi au nom de cette peine. Quelqu’un marmonna une réponse à cette phrase. En un autre lieu, une autre Ki leva un petit gobelet et le but d’un coup. Cela n’avait plus aucun goût, à présent. Elle les regarda partir : Sven et Rissa riaient, Lars rebondissait sur les hanches noires lustrées de l’étalon. Les sabots de Rom projetaient de petits cailloux de la route derrière lui. Les hongres gris avançaient péniblement. La roulotte se balançait et craquait. — Sur la colline, ils chevauchaient tous trois, soupira Ki. Buvez avec moi au nom de cette peine. Un vent lointain poussait une plainte dans les arbres. Une sensation d’humidité envahit la gorge de Ki. La présence observait toujours en compagnie de Ki, pendant que Rom disparaissait au bout de la grande pente de la colline. Le ciel bleu reposait sur le sommet de l’éminence, désert. Ils avaient disparu. — J’arrivais derrière, trop lentement, se désola quelqu’un. Buvez avec moi au nom de cette peine. Le vent agitait les herbes hautes, au bord de la route, et elles bruissaient lugubrement. Mais le jour était clair et Ki, sur la roulotte, souriait. Il y avait une zone d’air chaud à côté d’elle, l’alertant, la prévenant que c’était suffisant. Qu’il était temps de revenir. Qu’il était temps d’arrêter. Ki n’en tint pas compte. Il y avait quelque chose qu’elle devait faire. Une mission, un devoir qu’elle ne devait pas négliger. Brusquement, elle fut prise d’un besoin impérieux d’aller voir de l’autre côté de la colline. Elle voulait activer son attelage, les lancer dans un trot, un lourd galop, franchir cette crête. Mais elle ne le fit pas. Ils continuèrent à avancer à leur rythme, la roulotte faisant des couinements joyeux. Ki ne comprenait pas pourquoi elle souriait, pourquoi elle ne se levait pas et ne fouettait pas ses chevaux pour qu’ils accélèrent. Quelqu’un la saisit, lui tira le bras. Il n’y avait personne, ici. La roulotte continuait à avancer, inexorablement, en craquant. Plus vite, plus vite, plus vite. Clop, clop, clop, lentement sur la route rocailleuse. Elle passa la crête. Ki hurla, sans mot et sans fin. Elle ne pouvait pas reprendre son souffle pour parler. Son cri de chagrin s’échappa d’elle. Elle entendit ce cri lui revenir, comme un écho renvoyé de nulle part. Soudain, une autre Ki reprit conscience et lutta. Cela lui appartenait, et c’était à elle seule de le porter. Ils ne devaient pas voir, elle ne devait pas voir. Elle ne devait pas penser à ce qu’elle avait vu. Les harpies prennent la chair la plus tendre. Les joues du visage et les ventres ronds d’enfants, les fesses d’homme, les viscères à la texture si douce, les hanches de cheval. Ne rien voir, ne rien entendre, supplia-t-elle. Les harpies, toutes deux bleu-vert, filaient. Riaient, hurlaient, tournaient dans l’air au-dessus de Ki. Leur beauté était tranchante comme une lame, froide comme un fleuve. Leurs sifflements sarcastiques se moquaient de son deuil. Ki ne parvenait pas à comprendre sa douleur. Pas encore, non, pas une fois de plus, hurla quelqu’un. Plus elle s’approchait des cadavres, plus la douleur était vive, comme la chaleur rayonnant d’un feu. Hurler ne suffisait pas. Elle ne pouvait pas pleurer. Elle mugissait comme une bête. Elle ne devait pas les laisser voir les harpies, voir comment elles tournoyaient au-dessus d’elle, comment elles piaillaient de rire pendant qu’elle hurlait. La présence enveloppa Ki et la ramena à terre. Elle la combattit. Elle ne devait pas se laisser prendre. Elle ne devait pas la laisser vagabonder et regarder où elle voulait. Mais la présence était forte. Elle la tira de là, la ramenant dans le monde où Sven n’était plus que des os jaunis. Ki se débattit violemment, et soudain elles tombèrent toutes les deux dans un abîme. Elles s’enfoncèrent dans un tourbillon de rouge et de noir. Puis la présence disparut et Ki resta seule. Elle flotta, elle tournoya dans les eaux chaudes et stagnantes. Ses oreilles bourdonnaient et sifflaient. Les eaux étaient profondes et Ki était plongée dedans, bougeant au travers, bien qu’elle ne nageât pas. Elle glissa sans effort sous leur caresse chaleureuse et liquide. Ki regarda avec des yeux ensommeillés quand une harpie enflammée passa en vrille devant elle dans le courant. Son plumage fumant laissait un sillage derrière elle. Elle vit le fœtus de harpie la dépasser, tournoyant à la suite de son œuf brisé. Elle aperçut une harpie et une femme tomber lentement, magnifiquement, de la paroi d’une falaise. Le corps de la harpie toucha les arbres le premier et tomba en tournant gracieusement, pour atterrir et s’écraser doucement, artistiquement. Tout cela était vraiment intéressant et distrayant. Et l’eau était profonde et chaude. Une table. Une longue table. Beaucoup de visages. Quelqu’un la maintenait sur son fauteuil. Qu’était-il arrivé à Cora ? Pourquoi Rufus l’aidait-il à s’éloigner de la table ? Elle semblait si pâle, elle titubait à chaque pas. Qui avait terrassé cette femme solide comme un chêne ? Ki sentit ses dents s’entrechoquer sur le bord d’un bol en terre cuite. Du lait. Ils lui faisaient avaler du lait, mélangé avec quelque chose de brûlant. Le visage ingrat d’Haftor se pencha tout près du sien. Elle recula brusquement la tête. Elle se cogna dans le plexus de quelqu’un. Sonnée, elle pencha de nouveau la tête vers l’avant. Lars. Elle fit une grimace pour s’excuser. Son visage sévère ne se détendit pas. Ki balaya la salle commune du regard. Pourquoi tout le monde semblait si agité ? Ils parlaient tous dans un brouhaha sonore, grouillant et dévorant de grosses quantités de nourriture à toute vitesse. — Mange, mange, mange. C’était Lars qui parlait derrière elle. Pourquoi la harcelait-il ainsi ? La clameur commença à se fragmenter en voix distinctes, en mots et phrases sensés. Lars se tenait derrière elle, les mains sur ses épaules, l’empêchant de s’écrouler dans le fauteuil. Haftor — Haftor le laid, Haftor l’ébouriffé  – lui tendait un bol. Elle ne pouvait pas voir ce qui causait le bourdonnement puissant. — Ça va dissiper l’effet. S’il te plaît Ki, mange. Ça aidera Cora à briser le lien si tu le fais. S’il te plaît, Ki. La voix de Lars devint brusquement distincte au milieu du babil environnant. Le bol s’approcha et Ki but longuement, en de profondes gorgées tremblantes. Quand il fut vide, Haftor le reposa sur la table. Le bourdonnement déclina pour n’être plus qu’un chant inaudible, comme un moustique dans son oreille. Elle étudia le visage fulminant d’Haftor. Ses yeux bleu foncé étaient durs et froids. La réalité se rétablit d’un coup en Ki. Brutalement, elle se dégagea des mains qui la soutenaient. Elle aurait voulu bondir de son fauteuil, mais ses jambes refusaient de lui obéir. Lars s’éloigna d’elle d’un pas. — Haftor, amène-lui à manger. Je vais voir ce que je peux faire pour arranger les choses. Grands dieux, Ki. Lars, debout, la regardait de haut, secouant la tête. Il poussa un petit soupir, comme si les mots n’étaient pas suffisants. Puis il s’éloigna, contournant la table ; là, frôlant une épaule au passage ; ici, tapotant un enfant pour le réconforter. De nombreux visages qui se tournèrent vers lui étaient marqués par des pleurs récents. Pendant que Lars s’en allait, le charabia des voix soucieuses déclina en un murmure agité, à peine plus fort que le bourdonnement dans les oreilles de Ki. Mais les invités assis le plus près de Ki restaient silencieux, détournant leur visage d’elle. Tous mangeaient hâtivement, comme si une faim immense s’était emparée d’eux. Personne ne savourait les plats préparés avec soin. Ils auraient tout aussi bien pu être en train d’avaler du porridge froid caillé, chacun devant en ingurgiter une certaine quantité. Haftor avait pris la place de Rufus, à côté de Ki, et mangeait de la même manière étrange. Il semblait sentir son regard sur lui. Il leva les yeux vers elle. La fascination y luttait avec le dégoût. La dévisageant, il mâcha rapidement et déglutit. Ses yeux foncés étaient d’un bleu profond et glacial. — Que s’est-il passé ? Alors qu’elle venait de parler, Ki se rendit compte à quel point ses paroles semblaient stupides. Elle avait l’impression d’avoir été brutalement réveillée d’un sommeil profond et rempli de rêves, pour être plongée au milieu de cette étrange activité. Haftor tourna sa langue dans sa bouche et se décida à parler. — Ce qui s’est passé, Ki, c’est que ma tante et mes cousins étaient perturbés par le temps qu’il a fallu pour que la nouvelle de la mort de Sven leur parvienne. Dans leur hâte, ils ont lancé le rite immédiatement. Ils ont mis quelqu’un en mesure de faire du mal à beaucoup de gens... et elle l’a fait. Certains disent que c’est par méchanceté envers nous. D’autres, comme Lars, plaident que c’était par ignorance. Haftor embrocha férocement un morceau de viande avec sa fourchette. Ki resta les yeux fixés sur lui, glacée par la colère dans sa voix, percée par la froideur de son attitude. Il s’interrompit, la viande toujours suspendue à sa fourchette. — Mange ! lui ordonna-t-il, pointant sa fourchette chargée en direction de l’assiette de Ki. Elle baissa les yeux et découvrit avec stupeur que quelqu’un avait rempli très largement l’assiette devant elle. — Plus tu mangeras, et plus tu le mangeras vite, mieux ce sera. Cela efface les effets de la liqueur et brise tous les liens entre nous. Haftor jeta un coup d’œil autour de la table, regardant les gens qui avalaient de grandes bouchées de nourriture. — C’est une parodie, grommela-t-il. Sven était l’un des nôtres, un homme bon. Voir les gens manger ainsi pendant son rite, pour dissiper le moment du partage plutôt que de le savourer... ! Il secoua la tête, confus, et reporta son attention sur son assiette. Ki mangea méthodiquement, déplaçant la nourriture comme si elle maniait de la paille avec une fourche. Elle essaya d’assembler les morceaux dans sa tête pour qu’ils forment un schéma logique. Elle savait qu’elle avait intérêt à éviter de poser des questions à Haftor en ces circonstances. Cela aurait dû être un partage, ce rite de Relâchement. Une vague compréhension naquit en elle. Elle était retournée au moment de la mort de Sven, et ils l’avaient accompagnée. C’était ainsi qu’ils atténuaient la peine. Elle n’aurait pas à répondre à des interrogations gênées et interminables, elle n’aurait pas à évoquer des détails qu’il valait mieux oublier. Ils avaient tout vu, comme elle, et l’avaient partagé. Et que leur avait-elle laissé ? Elle ne savait pas. Elle avait essayé de ne pas le faire, elle s’en souvenait. Elle avait essayé de leur épargner les détails sordides et glauques, la vision qui leur montrerait leurs divinités harpies comme des charognards. L’avait-elle fait ou non ? Est-ce qu’ils la détestaient parce qu’elle leur avait révélé la nature des harpies ? Ou étaient-ils en colère parce qu’elle avait refusé de partager le moment de la mort de Sven avec eux ? Le dîner s’éternisait. Personne ne parlait près d’elle, et le ton des conversations qui se déroulaient plus loin à table laissait penser à Ki qu’il valait mieux qu’elle ne comprenne pas ce qui était dit. Mais Lars pouvait tout entendre. Elle vit bien la manière qu’il avait de bouger les mains, comme pour s’excuser, et toutes les fois où il baissa la tête devant un reproche. Rufus réapparut. Il resta muet comme une tombe en s’emparant de deux assiettes pleines de nourriture et les emporta dans la chambre. Qu’avait-il pu arriver à Cora pour lui faire quitter sa table quand des invités étaient là ? Trop de questions. Ki regarda sur la table. Des tranches de viande fraîche encore dégoulinantes étaient empilées sur des plats, des fruits multicolores avaient été coupés en dés et parfumés aux épices, des légumes aux couleurs vives avaient été mis dans de grands saladiers. Elle avait de la sciure et des cendres dans la bouche, du gravier dans la gorge. Les invités commencèrent à se lever, à s’éloigner de la table. Des gens partaient en groupes de deux ou trois. Un Lars épuisé accueillait leurs adieux. Son visage était gris. Personne ne dit au revoir à Ki. Lars aurait apprécié un tel silence à son égard. C’étaient des gens perturbés et mécontents qui partaient. Oubliant les bonnes manières, Ki posa ses coudes sur la table et enfonça son visage entre ses mains. Un contact sur son épaule. Elle leva les yeux rapidement. Les yeux sombres d’Haftor étaient comme hantés, à présent, et une rougeur bancale lui colorait le visage. Il semblait presque saoul, mais il ne dégageait aucune odeur de vin. Il la dévisagea pendant qu’elle levait le visage vers lui. Quand il prit la parole, il parut avoir du mal à prononcer les mots : — Tu ne méritais pas des paroles aussi dures que les miennes. Je m’en rends compte à présent, et dans quelques jours, les autres le feront aussi. Peu d’entre eux te connaissent, c’est ce qui rend tout cela plus difficile. L’ignorance, pas la méchanceté. Une volonté plus forte que n’importe lequel d’entre nous, même Cora. Savoir cela ne défera pas le mal, mais rendra la blessure un peu moins brûlante. Si quelqu’un devrait être jugé coupable, ce serait Rufus et Cora. Ils n’auraient pas dû te permettre de nous diriger, même avec Cora comme guide. Ils n’auraient pas dû être si impatients de tenir le rite si tôt. Ils auraient dû mieux t’instruire de nos coutumes. Mais je crois que tu sais comment est Cora. Savoir qu’ils étaient morts depuis des mois la rendait d’autant plus impatiente de les relâcher convenablement dès qu’elle le pourrait. J’essaierai de ne pas t’en vouloir à cause de cela, Ki. Mais les gens qui étaient ici cette nuit ont été méchamment terrifiés et ont le sentiment qu’on les a privés de leur rite. Certains souhaiteront que tu ne sois jamais revenue à Gué de Harpe. Ki baissa la tête. C’était probablement ce qui se rapprochait le plus de paroles de sympathie, venant de quelqu’un présent ce soir. Comme une enfant, elle voulait crier aux invités qui partaient que ce n’était pas de sa faute, qu’elle n’avait pas voulu faire cela. Haftor semblait lire ses pensées, car il lui tapota maladroitement l’épaule avant de s’éloigner. Ki resta immobile, se souciant peu de ce que les autres pourraient penser de son comportement, à présent. Le murmure de voix avait diminué. Elle entendit la porte se fermer sèchement. Le silence se fit. Ki resta assise pour l’écouter, attendant que le bourdonnement dans ses oreilles cesse aussi. Une bûche tomba brusquement dans la cheminée. Des bruits de pas, et le bruit de la vaisselle qui s’entrechoque. Lars empilait les assiettes sur la table. Ki se leva sans aucun entrain pour l’aider. Elle ramassa deux assiettes, remarqua la nourriture qui restait dessus et les reposa, incertaine. Elle poussa les sept petits gobelets ensemble et rassembla ceux de la place d’à côté. Elle s’arrêta et les reposa. Elle ne savait pas comment s’y prendre et ne parvenait pas à faire fonctionner son cerveau logiquement. Si seulement le bourdonnement pouvait s’arrêter. Elle se sentait dépassée, même par une tâche aussi simple. Elle ne savait pas comment débarrasser après un repas d’une vingtaine de personnes. Elle n’avait qu’une envie : s’accroupir près de son feu de camp, nettoyer sa seule tasse, essuyer son bol en bois avec un morceau de pain dur. Elle voulait être de nouveau seule avec sa peine. Sa tête commença à battre d’un rythme sourd. Ses yeux étaient chassieux et desséchés, et sa bouche pâteuse. La fatigue tomba sur elle comme une lourde couverture sombre. Elle leva ses mains froides vers son visage fiévreux. Des bruits de pas s’approchèrent d’elle. — Si ça ne te dérange pas, Lars, je vais aller dormir dans ma roulotte. Laisse tout en place. Je t’aiderai à ranger au matin. — Je crois que nous devons d’abord discuter, toi et moi, de ce que tu as fait ici, cette nuit. Ki se retourna d’un bond, tombant nez à nez avec Rufus. Sa voix était glacée et son visage sévère. Mais même lui marqua un recul devant le vide dans les yeux de Ki. Il se reprit rapidement. — Il est un peu tard pour les remords, Ki. Tu as fait tes dégâts très exhaustivement. Ki fixait son petit visage tout en largeur. Il avait les cheveux noirs de sa mère. Seuls ses yeux ressemblaient à ceux de Sven, mais ces derniers n’avaient jamais été aussi froids. Ki n’essaya même pas de parler. Elle ne pourrait jamais rien expliquer à cet homme. — Laisse-la partir, Rufus. Tu ne vois pas qu’elle est complètement exténuée ? Tes discours peuvent attendre demain, quand tu auras la tête froide et que mère ira mieux. Ce qui s’est passé cette nuit a blessé le cœur même de notre famille. Ne continuons pas en créant un fossé. Comme Rufus lançait un regard noir à l’impertinence de son petit frère, Lars se tourna vers Ki. — Va te coucher. Pas dans ta roulotte, comme une étrangère, mais sous notre toit, comme il convient. Nous avons tous beaucoup de plaies à soigner. Autant commencer cette nuit. Ki partit comme si elle venait d’obtenir un sursis avant une exécution et en oublia même de prendre une bougie. Dans l’obscurité de la chambre, elle laissa son corps s’effondrer sur le lit. Elle se força à descendre dans les noirceurs du sommeil. Quand il vint, il la replongea dans les eaux chaudes et profondes. Les mêmes images défilaient lentement et le bourdonnement se changea en sifflement lointain d’une harpie qui la pourchassait inlassablement. Les doigts de Ki tirèrent les dernières mèches de cheveux pour former les nœuds de veuve qu’elle portait toujours. Elle se demanda si Vandien était toujours endormi sous la roulotte, enroulé dans l’édredon en peaux de daim laineux. L’écho de ses paroles la dérangeait toujours. Elle secoua la tête lentement, sentant ses cheveux noués frotter contre l’arrière de son cou. Elle pensa qu’elle devait se séparer de ces souvenirs, les enfouir profondément. La famille de Sven et ses coutumes ne faisaient plus partie de ses préoccupations. Les dégâts qu’elle leur avait causés avaient été involontaires. Elle n’avait jamais eu l’intention de leur nuire, mais avait seulement voulu les protéger de la macabre vérité. Elle repoussa la culpabilité au fond de son esprit, refusant de la ressasser. Ce qui était fait était fait. Elle voyageait seule. Au travers du verre parsemé de bulles de sa petite lucarne, elle entrevit les minuscules points brillants de quelques étoiles. Elle devait dormir, à présent, si elle voulait repartir aux premières heures. Elle se roula en boule sous les couvertures usées, nichant son corps dans le matelas de paille. Elle rappela son esprit pour l’éloigner de ces souvenirs douloureux. Elle ressortit ses souvenirs de Sven et les fit tourner dans son esprit. Elle pouvait presque toucher de nouveau ce long corps pâle qui était le sien, son torse presque imberbe qui se collait contre elle. Sa barbe, quand il avait commencé à en avoir une, un peu plus foncée que les cheveux blonds sur sa tête. Elle piquait doucement contre son visage à elle. Il était plus grand qu’elle d’une tête quand ils avaient tout juste passé leur pacte officiel, et après, il avait encore grandi et s’était élargi en pleine virilité. Ses mains avaient toujours paru gigantesques sur elle, mais elles avaient toujours été douces. Ki ferma les yeux de toutes ses forces, se berçant de ses souvenirs. Elle s’endormit. Chapitre 4 L’aube passa ses doigts gris par la lucarne de la cabine, pour secouer Ki qui reposait dans le refuge familier des couvertures de Sven. Dehors, les sons du petit matin et les infimes brumes de froid s’infiltraient par les interstices sous la fenêtre. Dedans, la semi-obscurité et la chaleur corporelle ménageaient un confort immense. Ki entendait ses pas qui allaient et venaient, agitant les braises du feu de la nuit dernière. À présent, il devait être en train de mettre la bouilloire sur le feu. Il y eut un tintement de tasses entrechoquées, puis le craquement et la secousse de la roulotte qui venait d’être chargée du poids d’un homme. Il devait se déplacer silencieusement pour ne pas réveiller les enfants. Il farfouilla maladroitement au niveau de la porte. Elle s’ouvrit puis resta bloquée par le crochet que Ki avait placé la nuit dernière. Ki fut arrachée de ses fantasmes et réveillée d’un coup. Elle roula par-dessus le bord du lit et atterrit sur ses pieds. Elle aperçut ses doigts dans l’ouverture de la porte, donnant de petits coups, tentant de l’ouvrir sans bruit. — Je suis réveillée, annonça-t-elle sereinement, sans peur, pour le prévenir. Il y eut un moment de silence immobile de l’autre côté de la porte. Puis elle entendit Vandien descendre, d’un saut léger, de la roulotte. Ki replia en toute hâte ses couvertures et enfila ses bottes. Elle referma la porte, défit le crochet, et la rouvrit. Quand elle sortit sur le banc, elle faillit renverser une tasse de thé fumante qui était posée là. Le froid glacé du matin vint fouetter Ki au visage. Vandien ne parvenait pas à persuader Sigurd de se laisser harnacher. Le cheval gris montrait largement ses dents en signe de défiance et repliait ses oreilles en arrière. — Que veux-tu donc, voyageur ? l’interrogea Ki en descendant de la roulotte. Le ton de sa voix figea Vandien. Quand il se tourna lentement vers elle, ses paupières lui tombaient sur les yeux et ses lèvres ne souriaient aucunement. Un départ aux premières heures, comme promis. J’ai déjà traversé ce col auparavant, par un temps plus clément. Je peux te dire qu’avec ce temps, nous aurons besoin de la moindre once de lumière du jour pour le voyage, si nous voulons atteindre un endroit sûr pour nous arrêter cette nuit. Les Sœurs ne laissent passer personne facilement. Plus nous prendrons de temps, plus nous serons dans leur ombre. Maintenant, je vais te poser une question. Pourquoi m’interpelles-tu d’une voix si suspicieuse ? La tête de Ki était penchée sur le côté et elle arborait un mince sourire. — Suspicieuse ? Venant de la part de quelqu’un qui voulait ne voler qu’un seul de mes chevaux... Je déteste être réveillée par quelqu’un qui tente de pénétrer dans ma roulotte. — Je t’apportais une tasse de thé chaud. C’est tout. La voix de Vandien était redevenue douce et très basse. Ses bras pendaient sur ses côtés. Tout dans son attitude indiquait l’innocence outragée. Ki ne se laisserait pas berner si facilement. — Qu’est-ce qui a bien pu susciter dans ton cœur une telle sollicitude à mon égard ? demanda-t-elle d’un ton acerbe. Ki dut pivoter pour garder les yeux sur Vandien pendant qu’il passait à côté d’elle à vive allure. Il s’arrêta brusquement et lui lança l’édredon en peaux de daim laineux, soigneusement plié. Il percuta durement la poitrine de Ki quand elle l’attrapa. Il ne l’avait pas jeté doucement. — J’ai bien du mal à imaginer ce qui a pu provoquer chez moi la résurgence de comportements civilisés. Il alla jusqu’au feu et commença à le disperser à coup de pied, avec plus d’énergie que nécessaire. Ki inspecta les alentours. Il avait déjà rangé la plupart de ses affaires, au mauvais endroit. Elle tenait toujours l’édredon en peaux de daim laineux contre sa poitrine. Lentement, elle le ramena dans la roulotte et le rangea sur le lit surélevé. Lorsqu’elle sortit de la cabine, elle regarda de nouveau la tasse de thé sur le banc. Elle s’assit sur le siège et but pensivement le thé à petites gorgées. Il était déjà tiède dans l’air glacial. Elle garda les yeux plongés dans la tasse tout en parlant. — Tu ne voulais pas manger quelque chose ? Vandien arrêta de piétiner les cendres. — Je n’y avais pas pensé, convint-il, d’un ton un peu raide. Je me suis habitué à manger de façon plutôt irrégulière, ces derniers temps. Il leva les yeux vers le ciel. — Le soleil est déjà en train de monter. — Nous mangerons en route, alors, conclut sèchement Ki. Elle descendit du banc d’un bond, et alla ranger sa tasse. Elle appela l’attelage avec de petites stridulations. Sigmund et Sigurd levèrent la tête. Sigurd souffla en signe de dégoût, mais ils vinrent tous les deux prendre leur place d’un pas pesant. Ki se déplaça entre eux avec assurance, attachant les lanières, qui s’étaient durcies dans le froid, réchauffant les parties gelées entre ses paumes avant de les installer. Vandien se tint à l’écart et observa. Le seul geste qu’il fit pour venir l’aider fut accueilli par un coup de sabot préventif de Sigurd sur le sol. Ki se hissa sur la roulotte et prit les rênes. Il y eut un moment de malaise : Vandien se tenait sur le sol gelé près de la roulotte, la tête levée vers elle. Ki baissa le regard pour le plonger dans ses yeux marron. Ses cheveux bouclés tombaient sur son front et s’agitaient imperceptiblement dans le vent glacé. En plein jour, c’était un homme maigre et mince, à peine plus grand que Ki. Il ne ressemblait pas à ce dont elle se souvenait. Avec le temps, elle pourrait même en venir à apprécier ses manières sarcastiques et son attitude simple, sans prétention aucune. Mais elle n’avait pas du tout envie de prendre le temps nécessaire. Elle lui ferait passer le col, comme elle l’avait promis la nuit dernière. Mais rien de plus. Elle en avait plus que marre de voir d’autres gens s’immiscer dans sa vie quotidienne. Jamais plus elle ne laisserait qui que ce soit dépendre d’elle de quelque façon. Si la connaissance qu’il avait du col pouvait l’aider à le franchir, elle considérait que c’était une transaction honnête. Lentement, Ki se déplaça sur la large planche du banc. Elle lui fit signe de monter. Il était à peine installé qu’elle relâcha le frein et agita les rênes. Les roues en bois firent un sursaut en sortant de leur emplacement gelé. Les craquements et les cahots de la roulotte commencèrent. Ki ouvrit la porte de la cabine, derrière eux. — Il y a à manger dans le placard sous la fenêtre. Des pommes, du fromage, et, je pense, un morceau de poisson saur. Il alla les chercher, ne touchant rien dans la cabine si ce n’est le placard qu’elle avait indiqué. Il sortit de la cabine et posa la nourriture sur le banc, entre eux. Ki attendit, guidant l’attelage, puis elle lui lança un regard impatient. — Je n’ai pas de couteau, lui rappela-t-il. Les roues continuaient à faire des craquements, et la roulotte se balançait. Ki garda les yeux sur la piste tout en sortant le petit couteau de sa ceinture et elle lui tendit. Un moment plus tard, elle mangeait un bout de fromage sur une tranche de poisson séché. Ils mâchèrent lentement. Les pommes ratatinées ne parvinrent pas à éliminer complètement le sel du poisson dans leur bouche. Ki se pencha en arrière, attrapa l’outre de vin, but et la passa à Vandien. Il la prit, but brièvement comme elle et la lui rendit. Ki la raccrocha et ferma la porte de la cabine. Vandien s’y adossa, étendant ses jambes bottées devant lui. — J’avais presque oublié à quel point c’était agréable de voyager en chariot plutôt qu’à pied. Je vais détester le moment où l’on arrivera à la neige épaisse. Tu sauras alors, comme moi, qu’elle rend le chemin infranchissable pour une roulotte. C’est à ce moment que tu décideras de faire demi-tour. — Je passerai, affirma Ki sereinement. Et la roulotte passera sous mes pieds. Vandien eut un petit grognement qui était peut-être amusé. Ki ne daigna pas répondre. La piste s’élevait en altitude, tournant pour éviter les bosquets d’épicéas et les aulnes dénudés qui poussaient à l’abri d’éminences rocheuses. Là où les monticules de pierre nue s’élevaient très haut, la piste les contournait. Souvent, elle avait l’air de passer du côté le plus éloigné de chaque tertre au lieu de monter droit vers le col. Ki se demanda qui avait pu tracer une piste aussi tortueuse pour franchir les montagnes. La pente était plus douce pour l’attelage qui tirait la roulotte, effectivement, mais parfois les détours du chemin ne lui paraissaient répondre à aucune logique. Ki avait franchi des cols qui suivaient le lit d’une rivière, ou cherchaient l’endroit le moins haut de la crête du massif montagneux pour traverser. Cette piste paraissait ne rien faire d’autre que se faufiler furtivement sur la paroi de la montagne. Parfois, le chemin semblait disparaître complètement et l’attelage tirait la roulotte sur des pierres plates couvertes de lichen et sur des étendues de mousse. Ki aperçut peu de traces d’animaux, si ce n’est, ça et là, une troupe de mantes des lichens. On ne pouvait les distinguer du lichen gris-vert qu’elles mangeaient que grâce à leur drôle d’agitation quand elles s’éloignaient en toute hâte de la piste du chariot. Par endroits, elles couvraient le sol, dissimulant la route. Une fois, Ki pensa qu’elle avait complètement perdu la piste. Mais juste à ce moment, Vandien leva une main maigre et désigna du doigt un point entre un bosquet d’arbres et un monticule de pierre grise. — Voilà les Sœurs ! C’est la première fois que tu peux les voir. Ki suivit des yeux la direction qu’il indiquait. Elle s’était attendue à ce que les Sœurs soient les deux plus hautes montagnes de la chaîne, ou au moins les deux entre lesquelles ils devraient passer. Mais ce n’était pas le cas. De la neige immaculée brillait sur la paroi de la montagne. Leur piste serpentait visiblement sur toute sa longueur. Ils auraient le vide d’un côté de la roulotte et un mur de pierre à-pic de l’autre. Là où la montagne était la plus abrupte et où l’à pic de l’autre côté était le plus extrême, là se dressaient les Sœurs. Ki comprenait désormais l’enseigne de l’auberge. Les Sœurs étaient une étrange formation rocheuse en pierre noire, saillant de la paroi lisse et plane de roche grise du reste de la montagne. Elles luisaient, polies et sombres, exemptes de toute trace de neige. Elles ressemblaient à la silhouette stylisée et symétrique de deux Humaines aux cheveux longs. Les visages étaient patriciens, avec un profil royal, et le nez et les lèvres des deux figures se touchaient légèrement : c’étaient des sœurs se souhaitant la bienvenue. — Est-ce que tu les as vues ?! s’exclama Vandien quand un autre bosquet les dissimula aux yeux de Ki. Ki acquiesça, étrangement émue par la vue. Vandien semblait comprendre l’élan d’émotion en elle. — Le dévouement. Pour moi, elles semblent toujours louer un amour altruiste. C’est le seul endroit de la piste qui offre d’elles une vision complète. De près, elles perdent toute ressemblance et ne deviennent que deux éminences en pierre noire. Mais d’ici, c’est un panorama qui ferait pleurer un ménestrel. La première fois que je les ai vues, j’ai désiré être un artiste, pour figer leur essence. Puis je me suis rendu compte qu’elles étaient déjà figées, pour toujours, dans la meilleure forme possible. Aucun simple humain ne pourrait faire mieux que ça ! Ses yeux noirs pétillaient et luisaient d’un plaisir intense. Il se lança en arrière pour s’adosser de nouveau à la porte de la cabine. Ki ne trouva aucun mot à ajouter à ce qu’il venait de dire. Mais elle avait perçu l’esprit de son admiration pour les Sœurs. Il semblait satisfait qu’elle l’ait partagé avec lui. En milieu de matinée, ils voyageaient au milieu d’une neige peu épaisse. Elle allait d’une couche humide que les sabots des chevaux retournaient et changeaient en boue, à une couche plus profonde qui faisait coller et glisser les roues de la roulotte. L’attelage luttait pour avancer et la sueur perlait sur leur robe gris pommelé alors que de la vapeur s’élevait autour d’eux. Leur progression ralentit. Il n’y avait plus de piste tortueuse devant eux. La neige la recouvrait uniformément. Aucune empreinte de pas encourageante ni aucune trace de chariot n’indiquaient le chemin. Quand Ki arrêta l’attelage un moment, à midi, Vandien haussa les épaules d’un air entendu et la regarda du coin de l’œil. Elle l’ignora. Descendant de la roulotte, elle s’avança vers l’attelage en se dandinant dans la neige qui lui montait jusqu’au mollet. Elle sécha leur robe en la caressant fermement avec un morceau de peau de mouton. Le patient Sigmund la remercia en fourrant son museau contre elle, mais Sigurd se contenta de rouler péniblement des yeux. — C’est l’heure de faire demi-tour ? demanda Vandien d’un ton détaché quand elle revint s’asseoir sur le banc. — Non. En montant, la neige sera plus sèche. Ces maudites roues arrêteront de glisser. Les chevaux n’auront pas autant d’efforts à fournir. Encore que, ajouta-elle avec une soudaine franchise, je doive admettre que nous n’allons pas aussi vite que je l’espérais. Je n’ai peut-être pas estimé correctement le temps qu’il nous faudrait. La piste serpente beaucoup. — La poudreuse ne sera pas aussi humide, mais elle sera plus profonde, commenta amèrement Vandien. Et, passé la limite des arbres, tu découvriras que la neige est plus profonde que tu ne l’avais prévu. La terre et les buissons laissent place à la pierre et au lichen, là-bas. Rien ne pousse qui puisse arrêter les congères. Mais continuons. Nous avons intérêt à profiter autant que possible du confort du voyage avant d’abandonner la roulotte. Ki lui lança un regard noir. Puis elle détacha la porte de la cabine et l’ouvrit. Quand elle sortit, elle tendit à Vandien plusieurs morceaux de viande fumée. Elle s’installa une fois de plus à côté de lui et prit les rênes. D’une secousse, elle fit partir l’attelage. Les morceaux de viande durs et tordus occupèrent leur bouche et empêchèrent Vandien de parler davantage. La piste accidentée s’évanouissait derrière eux alors qu’ils gravissaient la montagne. Les grands arbres entre lesquels ils avaient voyagé pendant la matinée se firent plus petits au fur et à mesure que le jour avançait. L’air se fit plus froid, donnant à la peau du visage de Ki une étrange sensation de raideur. Elle lâcha la bride à l’attelage, et fit non de la tête à Vandien quand il voulut prendre les rênes à sa place. Elle retourna dans la cabine et revint rapidement, portant un lourd manteau de laine et des gants en fourrure. Elle resserra l’épaisse capuche autour de son visage quand elle s’assit. De dessous un bras, elle sortit un gros châle en laine de mouton grise vierge. Vandien l’enroula autour de lui avec gratitude, mais sans commentaire. Ses propres vêtements étaient usés et élimés par son séjour dans les collines. Bien qu’il ne se fût pas plaint, Ki avait remarqué ses tremblements. Elle se demanda quel petit diable la poussait à vouloir qu’il admette qu’il avait froid. Bien malgré elle, elle admirait la façon dont il se retenait. Pour Ki, cela facilitait le geste d’offrir. Déjà qu’il avait des yeux de chien battu, pas la peine qu’il vienne en plus lui lécher les bottes comme un petit chien. De la forêt, il ne restait plus à présent que des épicéas rachitiques et tordus. Les sommets de buissons rabougris pointaient désespérément de la neige et aidaient Ki à voir, par leur absence, où la piste était censée passer. Au-dessus d’eux, les montagnes brillaient d’un éclat blanc sur la roulotte aux couleurs vives et les chevaux gris qui s’épuisaient. Ki chercha en vain à apercevoir une nouvelle fois les Sœurs. La piste tortueuse avait placé un autre tertre entre la roulotte et son objectif. Les yeux de Ki pleuraient à cause de la luminosité. Quand elle pencha la tête pour reposer ses yeux, le froid gela les larmes et lui durcit les cils. Elle passa sa main gantée dessus et secoua légèrement les rênes. À un moment, contre le ciel bleu clair, elle aperçut un point qui piquait et qui devait être un aigle dans le lointain. Elle leva un gant de fourrure pour indiquer la direction. — Je ne pensais pas qu’ils venaient chasser à cette altitude, commenta-t-elle. — On dirait que c’est un banni, proposa Vandien en haussant les épaules. Il a déjà été aperçu avant, par d’autres gens passant par ici. Ils disent qu’il chasse dans le col et les hauteurs. La lune seule sait ce qu’il trouve à chasser. Pauvre bougre. Je crois qu’il n’a jamais chaud. Les chevaux tiraient leur fardeau avec peine mais d’un pas ferme. La neige se faisait plus épaisse autour des roues, mais celles-ci continuaient à tourner et les hongres à tirer. Hormis une rare bourrasque venant soupirer, les craquements de la roulotte et le souffle des chevaux étaient les seuls sons et les seuls mouvements sur la piste. Ki ne vit aucun signe de faune. Elle eut pitié de l’aigle solitaire. Elle agita ses orteils dans ses bottes de conducteur. Un fourmillement de chaleur revint les éveiller. Ses lèvres étaient sèches, mais elle savait que si elle les léchait, elles gerceraient et saigneraient. Vandien fit un geste en direction de la piste devant eux. — Nous en avons pour un bon moment, en perspective, pour faire traverser ça à ta précieuse roulotte. « Ça » était un ruban argenté qui leur coupait la route. Le blanc à peine bleuté de la neige était rompu par son scintillement. Il descendait d’une faille rocheuse, venant leur couper le passage avant de partir serpenter jusqu’à disparaître derrière un relief. Ki se redressa sur le banc, plissant les yeux pour voir ce que c’était. Cela ressemblait à un long chemin d’argent qui croisait leur piste. Elle s’assit, le front plissé et la bouche tendue par la perplexité. — Une trace de serpent-neige, répondit Vandien à la question qu’elle n’avait pas posée. Tu en as certainement déjà vu avant. — J’en ai entendu parler, concéda Ki. Mais surtout autour des feux romni, la nuit, quand on peut oublier la moitié de ce qu’on entend. Je les avais pris pour une fable, ou une rareté exceptionnelle. À quoi cela ressemblera quand nous arriverons dessus ? — À un mur de glace nous coupant la route. Ces traces sont sans doute rares ailleurs, mais elles sont relativement communes dans le col des Sœurs. Celle-ci a été faite par un petit serpent, d’après ce que je peux voir. Les grands descendent rarement aussi bas. Parfois, ils se déplacent au-dessus de la neige, en rampant. Parfois ils se déplacent dessous, en se tortillant comme des vers de terre. La friction de leur long corps fait fondre la neige, creusant une rigole, s’ils se déplaçaient en surface ou une crête s’ils se déplacent en profondeur. La neige garde l’humidité de leur passage et, le plus souvent, se transforme en glace. Un grand serpent peut laisser une trace aussi large que la longueur de cette roulotte. Mais celle-ci ne paraît pas aussi grande. Nous allons voir. Le craquement de la roulotte reprit quand leurs voix s’arrêtèrent. Sigurd hennit une fois et Sigmund lui répondit. Ils avaient senti l’odeur de la trace du serpent. Bien qu’elle ne fût plus fraîche, elle les dérangeait quand même. Ils secouèrent leur tête et leur cou épais, faisant voleter leur longue crinière. Ki fit fouetter les rênes d’un coup ferme sur leurs larges dos gris. Quand ils atteignirent la trace du serpent, ils découvrirent qu’elle n’était large que d’une enjambée. L’attelage s’arrêta sur l’ordre de Ki. Leurs naseaux grands ouverts soufflaient et leur grosse tête s’agitait, mal à l’aise. Ki et Vandien bondirent au sol d’un saut léger et s’avancèrent pour inspecter. Ki se déplaçait dans la neige comme sur des œufs, avec un dégoût félin pour le froid et l’humidité. Mais Vandien avançait comme quelqu’un pour qui sa caresse glaciale était familière et qui, même s’il ne la savourait pas, ne la méprisait pas non plus. La trace, comme Vandien l’avait décrit, était une petite excroissance de glace solidifiée qui traversait la neige lisse devant eux. Elle ne pouvait pas être contournée. Essayer de faire passer la roulotte par-dessus reviendrait à soulever l’attelage et la roulotte au-dessus d’un rondin de taille équivalente. Ki donna un coup de pied dans le muret de glace et un éclat s’en arracha. — Ce n’est pas aussi mauvais que ça pourrait l’être, fit remarquer Vandien. Nous pourrons franchir celui-ci. La roulotte nous amènera plus loin que je ne l’avais prévu. — Elle nous amènera de l’autre côté de ces montagnes, affirma calmement Ki. Elle revint tant bien que mal à la roulotte. Vandien resta près de la traînée de glace, soufflant dans ses mains et tentant en vain d’empêcher le châle de glisser de sa nuque. Ki revint avec la hache à couper le bois. Elle brisa des morceaux de la trace de serpent. Vandien les jetait d’un côté de la route. Des éclats étaient projetés dans les airs à chaque fois que la hache entaillait la glace, et ils venaient parfois frapper le visage ou percuter leurs corps en brillant. Les oreilles de Vandien formaient deux taches écarlates au milieu de ses cheveux noirs. Ses mains, d’abord rouges, devinrent rapidement presque blanches de froid. Ki se retrouva rapidement en nage sous son manteau, mais elle connaissait les dangers qu’elle encourait en le détachant pour se rafraîchir. Ils travaillaient tous les deux rapidement, sans interruption, mais Ki jurait encore dans sa barbe à cause du temps perdu. Le soleil commençait déjà à décliner dans le ciel hivernal. Déjà, les plus hauts pics de la chaîne montagneuse jetaient des ombres sur la roulotte incongrûment joyeuse au milieu de la neige. Le froid glacé de la nuit tomberait bientôt. Vandien eut un petit sourire en entendant Ki jurer. Il ne fit aucun commentaire. Quand la voie fut enfin dégagée, Ki découvrit qu’elle tremblait d’épuisement. Le froid avait sapé son énergie bien plus qu’elle ne l’avait réalisé. Cela lui sembla une bien lourde tâche de balayer le givre du museau des chevaux, et une épreuve insurmontable que de ramener la hache à son emplacement habituel. Elle escalada la roulotte, s’assit lourdement sur le banc. Vandien était déjà là, l’attendant. Ils époussetèrent la neige de leurs hauts-de-chausses avant qu’elle ne puisse fondre et les congeler un peu plus encore. Ki prit les rênes. Après un craquement et un sursaut, la roulotte se mit en branle à travers le fossé qu’ils avaient creusé. Les têtes des hongres gris penchaient vers le sol pendant qu’ils lançaient énergiquement leur poids sur la piste. La roulotte avançait plus lentement qu’avant. Le vent, ici, était libre de sculpter la neige en congères irrégulières. L’attelage les affronta avec ténacité, déjà épuisé par les épreuves de la journée. La sueur sécha sur le corps de Ki. Elle commença à trembler malgré son manteau en laine. Elle se mordit la lèvre inférieure, puis essuya rapidement l’humidité avec son gant. Elle lança un regard vers Vandien. Il avait coincé ses mains engourdies entre ses cuisses, dans l’espoir de les réchauffer. Ses yeux fatigués étaient fixés avec un air sombre sur la piste devant eux. Pour autant que Ki pût en juger, la piste continuait inlassablement à s’enfoncer dans une neige de plus en plus épaisse. — Où. bon sang ? ! lâcha soudain Ki. Où est l’abri que tu espérais que nous atteindrions avant la nuit ? Tu disais que tu connaissais un refuge, quand tu m’as incitée à partir aux premières heures du matin. Donne-moi au moins un but à atteindre. J’ai besoin d’un point de repère pour évaluer notre progression. Le visage de Vandien était trop frigorifié pour l’autoriser à sourire. Il se contenta de le laisser apparaître dans ses yeux noirs. Il leva une main pâle, exsangue à cause du froid. — Est-ce que tu vois cette ligne, une sorte de zone sombre comme une faille dans cette crête ? Il y a un petit canyon étroit, aux parois abruptes, à cet endroit, comme si il y a longtemps, un dieu avait fendu la montagne en ce point. Dans le canyon même, il y aura moins de neige et à l’intérieur, il n’y a pas vraiment une grotte, mais un creux dans la paroi. Entre ce creux et la roulotte, des gens et des chevaux peuvent s’abriter pour une nuit et ne pas s’en sortir trop mal. On l’a déjà utilisé pour cela. Il y a même une réserve de bois sur place, à condition de savoir où la chercher. Ki plissa les lèvres, vexée. Dans la hâte du matin, elle avait oublié de prendre du bois pour le feu. Sans aucun doute, Vandien devait avoir l’impression de voyager avec une vraie imbécile. Oubliant le bois pour le feu, ne connaissant pas la piste, et même inconsciente des créatures qu’elle risquait de rencontrer. Elle se sentait confuse, mais si elle prenait la parole pour se défendre, elle paraîtrait encore plus stupide. Elle suivit sans rien dire la direction indiquée par son doigt. Toute la journée, ils avaient cheminé dans les jupes plissées et froissées de la montagne. Ki distingua la zone sombre qu’il avait montré. C’était encore loin, à l’écart de la piste principale, mais ils y parviendraient. Elle leva les yeux vers les sommets des montagnes qui s’élevaient devant eux, juste à temps pour voir le soleil se glisser derrière. Ki n’avait pas prévu qu’avec la hauteur des bras tendus de la chaîne de montagne, ses heures de jour se verraient raccourcies. L’argent des sommets se noircit peu à peu et les ombres s’étendirent sur la roulotte comme des mains avides. Les couleurs disparurent du paysage : ils avançaient maintenant dans un monde gris. Ki poussa un juron puis prit une décision. Elle enroula grossièrement les rênes autour du levier de frein pour qu’ils ne partent pas traîner au sol. Puis elle sauta à côté de la roulotte dans la neige vierge et courut devant les animaux en plein effort. A leur rythme actuel, cela s’avéra plus qu’aisé. Elle se plaça devant Sigurd et commença à avancer, lui frayant un passage dans la neige. Cela ne serait qu’une aide infime, elle le savait, mais dans l’obscurité montante, chaque minute pourrait être utile. De plus, le mouvement la réchauffait et dissipait le tremblement qui s’était emparé d’elle depuis qu’ils avaient taillé un passage dans la trace du serpent-neige. Elle sursauta quand Vandien arriva soudain à côté d’elle, frayant le passage à Sigmund. Derrière eux, les têtes des chevaux se relevèrent d’un cran, encouragés à la fois par la compagnie et par la piste foulée. — Est-ce que les gens de ton peuple ne parlent jamais avant d’agir ? demanda Vandien, d’un ton acerbe. Parfois, on se sent idiot en ta compagnie. Ki releva les sourcils. — Est-ce que les gens de ton peuple n’agissent jamais avant de parler ? répliqua-t-elle avec le même ton acide. — Mais bien sûr. Quand nous venons voler des chevaux. Ki lui lança un regard noir dans la pénombre. Son visage était imperturbable, mais ses yeux lui adressaient un rire. Vaincue, elle lui répondit d’un sourire. Il fit se craqueler sa lèvre inférieure gercée. Elle tamponna le sang avec le dos de son gant. Un petit bruit de sifflement s’éleva derrière eux, crescendo puis mourant dans le lointain. Ki ramena sa capuche sur son visage. Le vent se lève. Nous serons peut-être pris dedans avant d’attendre le refuge. — Pas le vent, répondit Vandien calmement. Un serpent-neige. Un plus gros que celui qui a fait le mur d’aujourd’hui, si mes oreilles sont toujours capables d’en juger. Ki accéléra l’allure. Sa logique lui disait qu’essayer de fuir une telle créature dans la neige profonde ne serait que pure folie. Quelle chance auraient-ils contre un animal dont le milieu naturel était la neige ? Son esprit fit un inventaire de ce qu’elle possédait, à la recherche d’une arme adéquate. Vandien avait allongé le pas pour la suivre. Il haleta à cause de l’effort et, agacé, lui lança un regard pour comprendre pourquoi Ki avait hâté le rythme. Les yeux de Ki croisèrent les siens. Elle lui renvoya un regard marqué par la peur. Il rit doucement, sans méchanceté. — Pas la peine de s’inquiéter, Ki. Le serpent s’est approché de nous, a senti notre odeur et s’est enfui. Ils ne s’intéressent pas à nous. Ils ne se nourrissent que de la neige même, prenant la nourriture avant de la régurgiter sur la terre en formant un mur de glace qui gêne les voyageurs. Certains disent qu’en été, ils creusent dans la terre même. Ils ne nous causeront pas plus de souci que de gros vers de terre n’inquiéteraient un jardinier. Leur seule menace est dans la trace qu’ils laissent derrière eux. Ki lâcha un long soupir étranglé. Son allure ralentit. La colère perça dans sa voix. — Tu aurais pu le mentionner quand nous étions en train de casser la trace, là-bas. Ou quand le sujet des serpents-neige s’est présenté. Cela m’aurait épargné beaucoup d’inquiétude. — Et tu aurais pu demander. Cela ne t’aurait coûté qu’un peu de fierté. Vu la quantité que tu transportes, tu peux te permettre d’en perdre un peu. Tu n’as jamais franchi ce col avant, n’est-ce pas ? Ki serra les dents, n’étant pas certaine de pouvoir maîtriser sa réponse. La soudaine bouffée de colère qu’elle ressentait envers ce petit arrogant la réchauffa. Elle reprit une allure plus vive. Vandien lui emboîta le pas, refusant de montrer combien cela lui était pénible. — Des imbéciles. Par le Faucon, j’ai le malheur d’être entouré d’une bande d’imbéciles et de couards, dit Vandien sur un ton désinvolte. Les couards qui font demi-tour avec leur chariot et l’imbécile qui fonce avec sa roulotte. Tu ne sais donc rien, alors, des Sœurs et de leurs habitudes ? — Ne prétends pas m’apprendre mon métier, pauvre diable. Je suis une vraie femme du voyage. Que peux-tu m’apprendre ? Il y a un chemin qui avance et je le suivrai. J’ai franchi des cols plus difficiles, qui feraient passer cette piste pour une lézarde dans le sillon d’un fermier. Mon attelage et moi les avons affrontés et passés. Nous vaincrons les Sœurs également. Vandien marcha en silence dans les ténèbres qui s’épaississaient. Ki regarda vers lui, mais elle ne pouvait plus distinguer ses traits, hormis son nez droit. Il avait remonté le châle pour qu’il lui enveloppe le visage avant de retomber sur ses épaules. — Personne ne « vainc » les Sœurs, déclara-t-il doucement. Nous pouvons les éviter, ou nous faire discrets. Mais nous ne les vaincrons pas. Il y a des histoires au sujet des Sœurs. La beauté n’est pas toujours bienveillante. Il parlait calmement, mais contrôler ainsi sa voix était difficile. — Mais de telles histoires doivent plutôt attendre d’être racontées autour d’un feu, avec un repas chaud devant soi. — Et des couvertures pour nous couvrir la tête quand l’histoire fait trop peur, lança Ki, moqueuse. Son ton l’énervait. Cet air de mystère lui rappelait un guide qui l’avait conduite, pour une pièce de monnaie, à travers les hauts temples de Kratane. Il lui avait raconté des histoires horribles de prêtresses qui s’accouplaient avec des serpents, et avait décrit les écailles de leur progéniture. Après coup, il avait essayé de lui vendre le doigt écailleux et momifié d’un de ces enfants. Ki avait été écœurée, comme elle l’était à présent. Pour qui ce Vandien la prenait-il, une imbécile ? Ce n’était guère surprenant. Comment Ki pouvait-elle se prétendre une vraie femme du voyage alors qu’elle se retrouvait dans un col inconnu en plein hiver neigeux sans une réserve de bois pour le feu ? Ils continuèrent à avancer d’un pas lourd dans la neige. Elle s’amassait et collait aux grègues de Ki, et fondait sur ses cuisses. A un moment, un filet de neige fondue se fraya un passage dans sa botte, glissant comme un doigt glacé le long de sa jambe. En marchant, elle pliait et dépliait ses orteils. Ils s’engourdissaient, puis la relançaient d’une vive douleur quand elle les bougeait. Mais tant qu’ils la faisaient souffrir, ils étaient encore bien à elle. Elle respirait à travers un pli de sa capuche, essayant de ne pas inspirer l’air glacial directement dans ses poumons. Un petit rond givré s’était formé devant ses lèvres à cause de l’humidité de son souffle. C’était pour elle une source supplémentaire d’énervement. Alors que les dernières lueurs s’enfuyaient, le froid s’insinua de plus en plus profondément autour d’eux. C’était quelque chose de tangible, qui palpait leurs vêtements et se glissait partout où il trouvait une ouverture. Par le poignet, l’arrière du cou, le bas du dos... C’était comme si des index gelés venaient leur piquer les nerfs. Vandien tourna net sur la gauche. Ki se maintint à son côté. Puis elle se rendit compte que, depuis quelque temps, elle avait seulement suivi son exemple, sans même essayer de distinguer la piste devant eux. Elle se sentit humiliée, mais ravala ce sentiment, sachant qu’elle n’aurait eu aucun moyen de prétendre que c’était sa faute à lui. Il connaissait vraiment ce col, il l’avait déjà prouvé. Et s’il leur trouvait de quoi s’abriter pour la nuit de ce froid monstrueux, alors il aurait gagné toute l’aide qu’elle pourrait lui offrir pour franchir le col. Il faisait nuit noire, à présent. Sigurd indiquait son mécontentement en s’ébrouant bruyamment. Il était temps de s’arrêter pour la nuit. Personne ne pouvait savoir où il allait dans cette obscurité. Mais Vandien continuait à avancer d’un pas décidé et Ki l’imitait. Avec ses yeux fatigués et ses cils bordés de givre, elle distinguait à peine ce qui l’entourait. Progressivement, les murs d’un petit arroyo se rapprochèrent d’eux. La couche de neige se fit moins épaisse, comme s’ils sortaient d’un lac. Elle n’arrivait plus qu’au niveau de leurs chevilles quand Vandien s’arrêta brusquement. — C’est ici. Tourne la roulotte de façon à ce qu’elle coupe le vent venant de l’entrée. Ki hocha machinalement la tête et obéit. La fatigue coulait en elle, plus paresseusement encore que son propre sang gelé. Dans la nuit, elle arrêta l’attelage. Elle dut enlever ses gants pour défaire les harnais des chevaux trempés. Les boucles collaient à ses doigts nus. Vandien avait disparu. Ki ne pouvait pas prendre le temps de penser à lui. Elle devait s’occuper de ses chevaux. Malgré le froid et l’épuisement, elle frotta méticuleusement les hongres, séchant la sueur et l’humidité sur leur peau. Elle les protégea avec leurs couvertures. Un passage dans sa cabine, et elle compléta ces couvertures avec les deux siennes, usées. Cela lui posait un problème, mais ils avaient mérité cette chaleur supplémentaire. Elle entendit la voix de Vandien qui marmonnait et le bruit de morceaux de bois gelés frappés les uns contre les autres. Des étincelles jaillirent en gerbe dans l’obscurité. Les yeux chassieux de Ki fouillèrent cette zone pendant qu’elle versait une généreuse portion d’avoine à l’attelage. Elle entendit un juron étouffé venant du côté des étincelles, et, finalement, une petite lueur rougeoyante éclaira la silhouette protectrice des mains d’un homme. Ki rangea le sac de grain à l’arrière de la roulotte. Les flammes du feu dansaient, à présent. Sa lumière éparse délimitait les nouvelles frontières du monde : le bord de la roulotte et le mur courbe de pierre et de glace qui se refermait autour. L’attelage oublia sa peur naturelle du feu et s’approcha de son infime chaleur. Ki s’approcha, elle aussi, plongeant son regard dans ses profondeurs vacillantes. Vandien mit une autre bûche couverte de gel à brûler. Elle crépita et se mit à fumer, puis elle prit feu. La résine commença à faire des bruits secs et des craquements. La chaleur soudaine alluma une douleur dans le masque gelé de la peau du visage de Ki. Elle étendit ses mains, les réchauffant sans enlever ses gants. La chaleur ne s’infiltra pas jusqu’à ses pieds. Ils restaient la partie la plus distante de son corps et ses orteils n’étaient plus que de petits bouts de glace au fond de ses bottes. — Nous ne pouvons pas encore nous reposer. Si nous nous arrêtons de bouger maintenant, nous allons geler sur place avant de pouvoir repartir. C’était la voix de Vandien, indiciblement exténuée et malheureuse. Ki secoua sa tête douloureuse. Il avait raison. — Je sais. Pas la peine de me le rappeler. J’ai déjà été aussi frigorifiée et éreintée par le passé, et il est probable qu’il m’arrive de nouveau d’être aussi frigorifiée et éreintée, l’informa-t-elle. Elle savait qu’elle se montrait injuste envers lui. Il y avait une bonne raison à cela, mais elle était trop fatiguée pour fouiller son esprit afin de trouver laquelle. Au moins, son irascibilité la réchauffait un peu. Vandien sembla comprendre son état d’esprit, car il ignora ses paroles. Sans répondre, il commença à ouvrir le coffre à vaisselle, sortit la bouilloire et la remplit de neige. Il la tenait entre ses paumes, maladroitement, comme s’il n’avait pas de doigts. La peau de son visage était jaune et tirée sur ses pommettes et son front. Du givre parsemait sa barbe. Une fenêtre s’ouvrit dans l’esprit de Ki. Son cœur lui reprocha son manque de considération, la blâmant pour avoir fait passer l’intimité de son deuil avant la vie d’un homme. Elle se déplaça rapidement, sans s’autoriser de temps pour les souvenirs ou les regrets. Elle grimpa sur la roue avec des mouvements raides. La porte de la cabine coulissa difficilement dans ses rainures. Elle fouilla dans l’obscurité. Il y avait encore son odeur à lui, et le contact familier de vêtements lavés et recousus par ses propres mains un millier de fois. Elle étouffa ses souvenirs et ignora les murmures qui l’accusaient de trahison. Vandien tassait de la neige dans la bouilloire, ne faisant pas plus attention à ses doigts que s’ils étaient des bouts de bois inanimés. Ses mains étaient blanches à la lumière du feu. Les veines apparaissaient en bleu, les tendons et les os ressortaient. — Debout, lui ordonna Ki avec brusquerie. Il se leva lentement en chancelant, dans un mouvement qui était peut-être simplement un signe de raideur et de fatigue, ou bien un geste de pure insolence. Peut-être les deux, pensa Ki. Elle secoua les plis du lourd manteau, dégagea le châle de ses épaules et plaça le manteau autour de lui. En toute hâte, elle enleva ses propres gants pour lacer et resserrer les attaches en cuir que les doigts raides de Vandien n’auraient jamais pu manier. Le manteau était désespérément trop grand. Quand elle tira rapidement la capuche sur sa tête, celle-ci lui retomba largement sur les yeux. Ki la plia autour de son visage tant bien que mal. Vandien restait étrangement docile sous ses mains. Elle sentit qu’il tremblait violemment et entendit qu’il claquait des dents. Les lourdes moufles étaient en peau de loup doublée de laine de mouton. Elle les enfila sur ses mains immobiles. Ils descendaient presque jusqu’à ses coudes. — Quelque part dans la roulotte, il y a aussi son haut-de-chausses en peau de mouton, se souvint Ki à haute voix, alors qu’elle regardait le haut-de-chausses en cuir mince de Vandien. — J’ai voyagé en me gelant toute la journée, alors que tu avais tout ça dans la roulotte ? souffla Vandien, d’une voix indignée et déconcertée. Ki acquiesça lentement et leva son regard pour le plonger dans le sien. Les moufles, le manteau épais, et le visage pâle d’un étranger à l’intérieur. Des yeux noirs la scrutaient depuis la capuche de Sven, et des éclats de colère y luisaient. Elle fut saisie par l’horreur de la situation et s’en détourna. Elle tenta de se souvenir de quoi Sven avait l’air dans ces vêtements. Plus grand, bien sûr, mais quoi d’autre ? L’image vacillait dans son esprit, et refusait de venir. Elle pivota, tournant le dos à Vandien pour faire face à la nuit et au froid. Mais Sven n’était pas là non plus. Elle s’accroupit, se recroquevillant pour se rendre petite et se couper du monde. Elle se pelotonna, fouillant dans son esprit à la recherche d’une image nette. Mais elles étaient toutes devenues floues avec le temps. Elle creusa dans ses émotions, cherchant de l’amour, du chagrin. Elle ne trouva que de la colère. Sven se serait souvenu de prendre du bois pour le feu. Sven se serait renseigné sur de possibles refuges avant de partir. Il aurait dû être là pour s’occuper de ces choses. Mais il n’était pas là, et elle ne pouvait même plus voir son visage. Elle se pencha en avant, tremblant d’un froid qui n’était pas celui de la neige. Une lourde moufle en fourrure était posée sur son épaule. — Allez, debout. Tu vas geler ici, et ça ne changera rien. L’eau pour le thé sera bientôt chaude... Ki. Il ne demanda pas d’explication. Il n’essaya pas de l’aider à se relever ou de la consoler. Elle entendit les couinements de ses bottes contre la neige sèche pendant qu’il retournait près du feu. Ki se leva lentement, avec l’impression que ses entrailles reprenaient d’un coup leur place en elle. Sa bouche était pleine d’amertume. Elle alla dans la cabine, alluma brièvement la petite bougie pour sortir la viande séchée et les racines racornies pour le ragoût, et pour fouiller froidement au fond du placard de Sven à la recherche de son haut-de-chausses d’hiver. Vandien avait préparé le thé. Il lui mit une tasse fumante entre les mains et lui retira ce qu’elle portait. Il coupa la viande et les racines en dés plus petits que Ki ne le faisait. Il sentit qu’elle le regardait et remit très ostensiblement le petit couteau dans le coffre à vaisselle. Il lui adressa un petit sourire comme il savait le faire, un sourire magique à la lueur du feu. Ki ne pouvait pas y répondre. Elle sirota son thé et sentit la chaleur couler dans son corps, tout comme le bon sens revenait dans son esprit. Elle ne regarda pas Vandien pendant qu’il mettait le haut-de-chausses, mais s’affaira à remuer la soupe. Ils mangèrent rapidement dès que la viande se fut attendrie, aspirant bruyamment le liquide bouillant et se brûlant la langue. Le bouillon consuma le goût amer dans la bouche de Ki. Son tremblement s’apaisa. Elle sentit la chaleur du feu commencer à infuser à travers ses bottes jusqu’à ses pieds. Vandien empila le reste du bois pour le feu et étendit son châle dessus, fabriquant un endroit pour s’asseoir. Ki s’approcha à son invitation, s’écroulant avec bonheur sur ce siège inconfortable. Elle ne pouvait regarder Vandien que si elle fixait son visage et pas ses vêtements. Il s’assit tranquillement à côté d’elle, à une distance confortable mais proche. Elle remarqua qu’il l’observait silencieusement. La fatigue dans son regard lui fit honte. Elle se déplaça maladroitement, retournant à la cabine pour revenir avec du pain ordinaire dur. Elle en brisa un bout pour lui et un pour elle. Elle contempla le feu qui luttait, mâchant lentement le pain dur. Maudit homme ! Que lui voulait-il, à la regarder avec ces yeux de martyr ? — Les Sœurs, commença doucement Vandien. — Ah ! Tu m’as promis des histoires pour cette nuit. J’avais presque oublié, s’exclama Ki d’un ton faussement léger et badin, qu’il ne releva pas. — La beauté est rarement bienveillante, reprit Vandien, comme s’il récitait une leçon bien apprise. Et plus la beauté est grande, plus elle peut être mauvaise. Tu as vu l’impressionnante beauté des Sœurs. C’est une beauté qui va au-delà de ce qu’aucune race ne pourrait créer. Une telle chose ne peut être que naturelle. Et pourtant, elles sont remarquablement régulières, d’une symétrie parfaite. Dures, elles le sont sans conteste. Impossibles à entailler ou à entamer, si quelqu’un pouvait en éprouver le désir. Elles s’élèvent près de la piste qui franchit le col. Par temps clair, en été, elles sont bien au-dessus du chemin, si bien qu’un homme à cheval ne pourrait les toucher, même en se tenant debout sur la selle. Mais en hiver, la neige monte, et la piste l’accompagne. Quand la piste est haute, tu peux marcher sur le manteau de neige et toucher leur beauté. Mais la légende veut qu’elles n’aiment pas être touchées par quiconque, à part elles-mêmes. Les yeux de Vandien étaient voilés et perdus dans le lointain, comme s’il franchissait le col dans sa mémoire. Il fixait le feu, et Ki aperçut son visage qui se découpait. Il avait relevé sa capuche pendant qu’il mangeait. Il avait un profil marqué. S’il avait été propre et rasé, et pas si maigre, il n’aurait pas été laid. Il détourna son regard des flammes pour le poser sur Ki et ses yeux s’animèrent, comme s’ils conservaient le feu qu’il avait contemplé. Il sembla intrigué par la façon dont elle le dévisageait. Haussant à peine les épaules, il continua : — Je n’ai jamais touché les Sœurs. J’ai entendu des hommes se vanter de l’avoir fait, mais ce n’étaient pas des hommes que je voudrais imiter. Le baiser que les Sœurs échangent n’est que pour elles seules. Et je pense qu’elles savent se montrer jalouses. Car, en hiver, le col n’est pas sûr. Il n’y a aucune trace de violence, aucun signe de combat ou de piège. Mais des chariots, des humains et des bêtes sont retrouvés écrasés dans le col, sous l’ombre du baiser des Sœurs. Quelqu’un traverse le col au printemps et finit par retrouver les malheureux cadavres piétinés, comme s’ils avaient été pulvérisés par un mortier et un pilon. Plus la couche de neige est épaisse, plus les risques d’accident sont élevés. La neige n’a pas été aussi profonde dans le col depuis bien des années... — Des avalanches, murmura Ki d’une voix endormie, le ronronnement de la voix rêveuse de Vandien l’ayant bercée jusqu’aux portes du sommeil. Les pauvres gens, écrasés par des blocs de neige et de glace, attendant d’être découverts quand la neige fond. Atroce. Mais au moins, ils meurent tous ensemble. — La neige ne s’accroche jamais aux flancs des Sœurs, qu’au pic escarpé au-dessus d’elles. Année après année, cette paroi reste aussi nue qu’une lame de couteau. Aucune neige ne reste sur les Sœurs. Les falaises demeurent vierges à cet endroit, alors que leur fardeau de neige tombe sur la piste sous les Sœurs. Et cette piste peut s’avérer traîtresse, avec les sillons et les rigoles laissés par le passage des serpents-neige. Les humains et les dené ne sont pas les seuls à emprunter ce col. Nous allons y passer un sacré moment. — Au moins, ils meurent ensemble. Ki regardait le feu comme s’il était au bout d’un long couloir noir. Cette image réveillait des souvenirs flous et dérangeants. L’air dans son nez était glacé, mais elle-même se sentait aussi chaude que sur un grill. Les pieds chauds, le ventre chaud, le visage chaud, les doigts chauds. La chaleur infusait tranquillement en elle. Le menton de Vandien était retombé sur son torse et sa large capuche lui pendait à moitié sur le visage. Un visage étrange, tout en yeux noirs et en os. Un homme étrange... La résine de l’une des bûches bouillonna et explosa avec un grand claquement. Ki releva la tête en sursaut. — Vandien ! Réveille-toi ! Nous sommes idiots de nous assoupir devant un feu mourant par ce temps. Au lit, immédiatement, et en route au matin ! Vandien se redressa lentement, se frottant et se giflant le visage. Il s’approcha du feu, empilant deux bûches de plus juste au-dessus de sa flamme mourante, pour alimenter les braises pour la nuit. — Nous chargerons le reste du bois et l’emmènerons avec nous. Demain. — Demain, approuva Ki. Elle se leva d’un mouvement raide et fit le tour du camp, récupérant le matériel avec le soin né d’une longue habitude. La porte de la cabine gémit quand Ki la poussa dans ses rainures. A l’intérieur, tout était calme et froid. Elle laissa ses yeux s’accoutumer à l’obscurité. Une faible lueur rougeoyante, venant du feu, entrait par la petite fenêtre. Cela suffisait. Sur le matelas bourré de paille se trouvait l’édredon en peau de daim laineux. Elle avait donné les autres couvertures aux chevaux. Ki se pencha vers l’extérieur par la porte de la cabine. Vandien était accroupi devant le feu, l’arrangeant comme il le voulait. Son visage était pincé par le froid et les jours de privation. Les efforts de ces quelques dernières heures avaient durement pesé sur lui, bien plus que sur Ki, qui arrivait tout juste dans la neige depuis des régions plus chaudes. Elle l’étudia un moment en silence, sachant qu’il ne pouvait rien voir de son visage ou de ses yeux tandis qu’elle le regardait depuis la cabine plongée dans le noir. — Vandien ! Il leva les yeux vers elle, et elle lui fit signe de venir. Elle rentra dans la cabine et agita la peau de daim laineux pour l’étendre sur toute la plate-forme. Elle sentit la roulotte craquer et s’incliner quand il monta sur le banc. Elle tourna les yeux et le découvrit sur le seuil, lançant un regard interrogateur. — Essuie tes pieds avant d’entrer, le prévint-elle. La cabine est compacte et gardera l’essentiel de notre chaleur. Mieux vaut ne pas avoir de neige en train de fondre à l’intérieur. Il eut une hésitation gênée. Il entra dans la cabine aussi prudemment que s’il s’attendait à ce que le sol s’effondre sous lui. Il se cogna la tête contre le plafond, puis se baissa pour l’éviter. Il resta immobile, regardant sans un mot autour de lui. Le mari et les enfants avaient laissé leurs empreintes dans la cabine, et Ki ne s’était pas donnée la peine de les enlever. Son visage se modifia subtilement quand ses yeux tombèrent sur la poupée de Lars et une petite paire de chaussures en cuir accrochée à une cheville au mur. — Je m’en sortirai bien sous la roulotte. J’aurai le feu. — Ne sois pas bête. Une fois que tu te seras endormi, tu ne te réveilleras jamais ; ni pour t’occuper du feu, ni pour rien d’autre, d’ailleurs. Secoue ton manteau et ton haut-de-chausses et accroche-les à ces chevilles. Elle ne regarda pas pour vérifier s’il obéissait. Elle épousseta la neige de ses vêtements extérieurs et les suspendit. Elle alla près de lui pour refermer la porte de la cabine. Vandien la toisa pendant qu’elle lui coupait sa retraite. La lumière déclinante du feu faisait un petit carré sur le plafond de la cabine. Et Vandien continuait à rester maladroitement debout, au centre de l’espace bien remplie. — Nous serons sans doute serrés si nous partageons le lit, mais la chaleur en vaut la peine. En fait, comme Ki le savait parfaitement, la plate-forme pouvait contenir deux personnes tout à fait confortablement. Elle attendit que Vandien fasse une de ses remarques acerbes. Mais il ne le fit pas. — Je pourrais dormir sur le sol ici, proposa-t-il. Si je me roule dans le manteau, je serai tout à fait bien. Ki passa à côté de lui sans un mot pour grimper sur la plate-forme et se glisser sous l’édredon en daim laineux. Elle s’installa, sentant le matelas glacé se refermer autour de son corps. Il était plus froid qu’elle ne l’avait prévu. — Tu ferais mieux de prendre les deux manteaux avec toi, dit-elle sans se laisser perturber. Nous en aurons besoin pour être à l’aise. Elle le regarda dans la pénombre quand il décrocha les deux manteaux des chevilles. Il les secoua et les posa sur Ki et l’édredon en daim. Avec des mouvements pleins de précautions, il se hissa au bord du lit et se faufila sous les peaux. Il s’allongea sur le dos, de façon à être tourné un peu dos à elle. La courbe de son épaule n’était qu’à une demi-main de celle de Ki. La plate-forme n’avait pas été conçue pour préserver l’intimité. Ki sentait sa chaleur irradier dans cet espace restreint et la toucher, comme avec familiarité. Elle aurait voulu à la fois la repousser et, malgré elle, la garder. Elle entendit les petits bruits qu’il fit en s’installant : le craquement d’une rotule, une légère toux pour éclaircir la gorge, le crissement de la paille quand il enfouit son corps à l’intérieur. Son souffle se fit plus régulier dans le silence. Elle l’écouta dans les ténèbres pendant qu’elle-même demeurait immobile et silencieuse. — Dors bien. Sa voix la surprit, si près d’elle, à un moment où elle ne s’y attendait pas. Elle tressaillit, puis tenta de faire comme si elle cherchait une position pour dormir. — Nous partirons aux premières heures, répondit-elle, ne voulant pas laisser sa remarque suspendue dans le silence. — Oui. Ki resta allongée, fixant l’obscurité, pendant que Vandien observait le mur de la cabine. Aucun ne voulait être le premier à s’endormir. Ki entendait à peine les craquements du feu à l’extérieur de la roulotte. Un des chevaux frappa le sol du sabot et s’agita. Le lit commençait à lui donner chaud. Presque assez chaud pour dormir confortablement. Elle laissa ses jambes s’étendre et se décontracter. L’obscurité lui appuyait sur les yeux. Elle les ferma pour s’en débarrasser. Elle ne se rendit compte qu’elle avait dormi que quand elle ouvrit les yeux, plus tard, dans le noir. Elle n’était pas certaine de ce qui l’avait réveillée. Elle resta sans bouger, écoutant le calme profond à la recherche d’un son qui aurait pu la déranger. Tant qu’elle restait immobile, elle avait chaud. Elle savait qu’un mouvement pourrait créer une petite ouverture dans ses couvertures et laisser entrer l’air froid. Progressivement, elle prit conscience de la présence de Vandien. En dormant, ils avaient bougé, s’orientant chacun vers la chaleur de l’autre. Vandien s’était tourné face à elle, son corps plié vers elle. Sa tête était penchée vers l’avant et était lourdement posée sur son épaule. C’était le chatouillement de ses longues boucles noires contre son visage qui l’avait réveillée. Elle sentit ses odeurs, l’âcreté de sa sueur, le doux parfum de fougère de sa chevelure, comme des herbes écrasées  – si différentes de la blondeur de son mari et de son odeur de cuir et d’huile. Mais le poids de Vandien qui s’appuyait sur elle le ramena dans SA réalité. Il faisait de Vandien une personne réelle, complète, et pas une de ces ombres qu’elle avait fréquentées depuis si longtemps. Il pesait solidement contre elle, s’immisçant dans le monde clos qu’elle avait protégé. Ce monde se tordit autour d’elle et Vandien, endormi là à ses côtés, respirant si lentement, était la réalité... Alors que Sven devenait l’être fantomatique qui l’appelait vers un autre monde. Son esprit luttait contre les images qui l’embrouillaient. Révoltée, elle ferma les yeux et s’isola de la proximité de Vandien. Sven était à elle. Elle n’oublierait pas Sven et ses enfants. Elle ne les laisserait jamais partir. Elle fouilla son esprit à tâtons pour trouver leur image, mais ce fut Lars qui apparut. Lars, le frère de Sven, levant les yeux vers Ki alors qu’elle était perchée dans les branches du vieux pommier tordu... — Je savais que je te trouverais ici, dit Lars. — Va-t’en, s’il te plaît, implora doucement Ki. Le rituel de la nuit précédente l’avait vidée de ses forces. Quand elle s’était enfin réveillée, la journée était déjà bien avancée. Elle avait mis ses vêtements poussiéreux, se sentant en colère et déplacée. Ici, il n’y avait aucun moyen de s’isoler pour faire une toilette tranquille dans un torrent, ou prendre une tasse de thé seule avant d’entamer la journée. Ici, elle devait s’habiller avec des habits sales et affronter une pièce pleine de gens avant de pouvoir seulement se laver. Sa tête lui faisait atrocement mal et ses oreilles bourdonnaient toujours. Armée de sa colère, elle était entrée dans la salle commune. Elle était vide. La table en bois de Cora, nettoyée de toutes les traces du festin consternant de la nuit dernière, était à sa place habituelle contre le mur. La cheminée était froide et vide. La nuit dernière aurait tout aussi bien pu n’avoir jamais eu lieu. Ki avait été libre d’aller à sa roulotte et de se changer pour mettre sa chemise marron propre. Elle avait cherché son attelage et l’avait trouvé en train de paître placidement dans le pré. Elle avait traversé le pré et franchi une fine ceinture d’arbres, jusqu’aux pommiers et à la prairie en face de la route. Elle s’était assise dans l’arbre, prenant soin de garder son esprit aussi vide que la route qu’elle scrutait. Maintenant, il y avait Lars, qui ramenait tout à la surface. — Je ne peux pas simplement m’en aller, Ki. J’aimerais pouvoir. Le moment est venu de se dire quelques mots, en tout cas. — Quelques mots sur quoi ? demanda Ki, en colère. Je ne comprends même pas ce qui s’est passé cette nuit, mais d’une façon ou d’une autre, tout le monde m’en tient pour responsable. Peut-être que tu peux commencer par ça, par m’expliquer ça... — Peut-être que je devrais, oui, concéda Lars avec lassitude. Il resta debout, les bras croisés, pendant que Ki se laissait tomber de l’arbre. Un peu embarrassé, il s’assit sur l’herbe. Ki l’imita de mauvais gré. — Ce qui s’est passé la nuit dernière n’était pas de ta faute. Dans un sens, ce n’était la faute de personne. Tu n’es pas l’une des nôtres  – je ne dis pas ça méchamment. Mais tu n’as pas été élevée selon nos coutumes, et tu n’as jamais choisi de les apprendre. Le rite de Relâchement  – est-ce que Sven t’en a jamais parlé ? Ki secoua la tête. — Nous avions nos esprits tournés vers la vie, pas vers la mort. C’est révoltant que Sven soit mort. Obscène ! Lars acquiesça. — Ça l’est. Et tu nous as montré cette obscénité, dans les moindres détails. — Et qu’aurais-je dû vous montrer ? demanda amèrement Ki. Tu m’avais rabâché qu’il fallait que je partage ma peine. Maintenant que tu y as goûté, tu t’en détournes ? — Tu ne comprends pas. Lars appuya la paume de ses mains contre ses tempes, puis força ses mains à se replier et à reposer calmement sur ses genoux. — Une femme élevée dans notre tradition nous aurait montré son mari et ses enfants s’éloignant sur le cheval. Elle nous aurait montré, comme tu l’as fait, leur beauté débridée quand ils sont partis, cheveux au vent, l’écho de leur rire retentissant derrière eux pendant qu’ils montaient la colline au galop. C’est notre coutume dans le cas d’une mort violente : ne pas la révéler dans toute son atrocité. Et elle aurait gardé un gobelet, pour finir, à notre intention... Un verre de guérison, de relâchement. Avec le dernier verre, elle nous aurait offert, en cadeau, un souvenir d’eux qu’elle chérissait. Un instant, peut-être, du sommeil d’un enfant au coin du feu. Quand mon père est mort, le cadeau que ma mère nous a donné fut une image de lui encore jeune, les muscles découverts, pendant qu’il installait les premières poutres du toit de notre maison. C’est un cadeau que j’aime toujours tendrement, une vision de mon père tel que je ne l’aurais jamais vu, sinon. Voilà pourquoi nous appelons cela le rite de Relâchement. Nous les lâchons pour qu’ils partent. Nous libérons nos morts et au lieu de lamentations, nous offrons à nos amis un doux moment de notre bonheur avec celui qui est parti. Lars se tut. Ki baissa les yeux, confuse. Elle souffla d’une voix voilée : — Je suppose que cela en ferait une chose merveilleuse, de votre rite. Mais on ne me l’a jamais expliqué. Tout ce que tu m’as dit est que je devais partager sa mort avec vous. Est-ce que tu t’étonnes qu’il m’ait fallu tant de temps avant de venir vous trouver ? Je vais être franche. Sans le serment que j’ai fait à Sven lors de notre pacte, j’aurais laissé mon chemin me porter loin d’ici. — Je sais, répondit Lars gentiment. Si c’était tout ce qu’il y avait, Ki, nous pourrions tous pardonner. Il arracha un long brin d’herbe et le roula pensivement entre ses doigts. Le vent caressait ses cheveux avec des mains légères et appuyait doucement sa chemise contre son torse. — Mère est la plus affectée. C’est elle la plus dévote de la famille, la plus proche des anciens rituels. Les ablutions et les prieurs que nous autres évitons ou oublions, elle les respecte toujours scrupuleusement. Les doctrines que nous avons écartées comme des superstitions, elle s’y accroche. C’est la raison pour laquelle c’est pire pour elle. Tu as tendu un miroir bien cruel à sa foi, Ki. Tu es un esprit fort, plus fort qu’elle. Quand elle a essayé de te détourner gentiment, d’éloigner ton esprit de cette longue colline, tu t’es battue contre elle et tu nous as fait rester là. Certains ont eu l’impression, la nuit dernière, que c’était délibéré, que tu voulais nous forcer à voir les harpies comme tu les vois. Avec haine, dégoût, peur. Quand nous partageons la liqueur du rite, nous devons ressentir ce que tu ressens. Tu nous as tout montré, dans un affreux mélange, tantôt révélé, tantôt dissimulé, mais tout avec la teinte de tes émotions. Il a fallu toute la force de Cora pour nous faire revenir. Tu l’as exténuée. Elle reste encore au lit, à bout de forces. Et Rufus, continua-t-il, les yeux fixés sur le sol. Rufus le ressent non pas comme un blasphème, mais comme une honte, une tache sur l’honneur de la famille. Eux deux sont ceux qui l’ont pris le plus durement. Mais aucun d’entre nous ne s’en remettra jamais complètement. Lars s’agita, mal à l’aise, et commença à se lever. Ki tendit une main pour le retenir. Il la dévisagea, intrigué. — Je n’avais aucunement l’intention que vous assistiez à tout. Je t’ai laissé croire que le cheval les avait tués, la nuit dernière, quand nous avons parlé sur la roulotte. Je ne connaissais rien de cette boisson que vous servez, de cet étrange partage, comme vous l’appelez. Je n’ai jamais eu l’intention de vous révéler que les harpies étaient responsables. — Nous, qui connaissons les harpies, aurions pu affronter cela, si tu nous l’avais dit. Nous n’aurions pas demandé à le voir, à remuer le couteau dans ta plaie. Tu te méfies trop de nous, Ki, tu ne plies jamais et tu ne nous fais jamais confiance pour comprendre. On croirait presque que tu doutes de l’amour que nous te portons. Ki baissa la tête devant ses reproches. Devait-elle nier la part de vérité de ses paroles ? Elle avait désiré Sven. Elle l’avait poursuivi de toutes les façons que dix-sept ans de vie en roulotte lui avaient apprises. Si Aethan, son père, avait toujours été en vie, peut-être qu’il aurait pu la dissuader de son projet. Mais Ki avait désiré Sven. Pour l’avoir, elle avait dû prendre aussi sa famille, avec tous ces étranges liens de parenté qui l’enfermaient. Cette culture était doublement étrange pour Ki, puisqu’elle n’avait jamais connu d’autre famille qu’Aethan, ni d’autre coutume que celles des Romni, auxquelles Aethan se conformait sporadiquement. Et une fois qu’elle avait eu Sven, elle s’était tenue à l’écart. Elle avait emmené Sven avec elle, dans son mode de vie. Et maintenant, à cause de sa distance, de son ignorance, elle les avait tous blessés. Lars interpréta son silence et ses yeux baissés comme un congé. Une fois de plus, il commença à se lever. Ki souhaitait pouvoir le laisser aller. Sa tête lui donnait l’impression qu’une corde d’arc avait été tendue entre ses tempes. Elle était tendue, de plus en plus, et vrombissait tout le temps. Ki aspirait au sommeil et au silence. Mais elle devait tout savoir. Elle attrapa la large manche, le forçant à se rasseoir près d’elle. Elle l’obligea à la regarder dans les yeux. — Ne t’arrête pas, Lars. Si tu penses que tu m’as tout expliqué, je crois, moi, que ce n’est pas le cas. Tu m’as dit comment j’ai gâché votre rite la nuit dernière. J’ai honte des blessures que je vous ai causées, même sans le vouloir. Mais comment ai-je blasphémé contre votre religion ? Tu dis que vous savez tous ce que sont les harpies. La façon dont elles tuent, et leur manière de se nourrir. Je ne voulais pas vous montrer ça. La confusion dans les images dont tu parles... Crois-moi, Lars, j’essayais de nous éloigner tous du souvenir. Est-ce que tu crois que je revivrais volontairement cela, pour quelque rite que ce soit ? Au bout d’un instant, Lars commença à secouer lentement la tête. — Je suppose que non. Je peux croire que tu plaides l’ignorance. Sven était presque un proscrit parmi nous, à cause de sa façon de faire fi de nos croyances. Je vois qu’il les avait complètement reniées quand il est parti avec toi. Elles avaient déjà suffisamment peu d’importance pour lui quand il était là. Il n’a jamais rendu hommage ni payé de tribut aux harpies, même pas après la mort de mon père. Mère a ressenti cela très profondément. Des étincelles s’allumèrent dans les yeux de Ki à la mention du tribut. Mais elle fit quand même « non » de la tête à Lars. — Tu dois continuer. Commence comme si tu devais expliquer vos croyances à un enfant. Je commence à sentir des influences que je n’avais pas imaginées. Je porte le poids énorme du pressentiment que ce que j’ai fait cette nuit était trop odieux pour être exprimé. Parle-moi comme si on ne m’avait jamais rien expliqué de votre religion. Tu ne seras pas très loin de la vérité. — Il y a pire, gémit Lars. Ce que beaucoup ont vu comme de la méchanceté était en réalité le fruit d’une complète ignorance. Si seulement on pouvait tout reprendre... — On ne peut pas, répliqua impatiemment Ki. On ne pourra jamais défaire cela. Alors, au moins, explique-moi toute l’étendue de ce que j’ai fait. Lars passa sa grande main sur sa figure. Quand le bout de ses doigts effleura son menton, le soleil brilla sur le duvet naissant de son visage. Sa barbe serait comme celle de Sven  – arrivée tardivement et soyeuse contre le visage d’une femme. Lars croisa le regard de Ki et prit brusquement la parole : — Dans des temps oubliés, cet endroit ne s’appelait pas Gué de Harpe. Le nom s’est érodé ainsi au fil du temps. C’était Gué de Harpie, le seul endroit pour traverser la rivière sur plusieurs milles dans chaque direction ; il n’y avait pas de pont, à l’époque. Les harpies savaient cela aussi bien que les humains. Cela facilitait leur chasse. Tu as vu les plates-formes montées sur pilotis au-dessus de la rivière, près du gué ? Les gens qui voulaient traverser la rivière en toute quiétude laissaient des animaux morts en offrande à cet endroit, pour acheter le fait que les harpies n’approchent pas leurs enfants. Leurs familles et eux pouvaient traverser en paix pendant que les harpies se nourrissaient. Il n’y aurait pas de battements d’ailes soudains, pas de hurlements d’enfants s’élevant au-dessus du son de l’eau qui coule... Lars se tut. Il se frotta les yeux d’un geste fatigué. — Voilà, Ki, tu vois comment tes visions m’ont contaminé ? Avant la nuit dernière, jamais je n’aurais parlé des harpies de la sorte. Mais c’est comme ça que tout a commencé. Du moins c’est ce qu’on dit. « Puis le temps passe, et les coutumes simples deviennent plus sophistiquées. Les harpies attendaient parfois sur les plates-formes quand les gens arrivaient ici pour laisser leur tribut. Ils ont commencé à parler ensemble. Mon peuple a commencé à découvrir les talents particuliers des harpies. C’est devenu une religion. Je sais que tu n’y crois pas, Ki, mais elles sont des êtres supérieurs à nous. Tu vois leur cruauté et tu crois qu’elle les avilit. Mais ce n’est pas cruel pour un homme d’abattre sa génisse, ni pour une harpie de prendre un homme. C’est dans l’ordre des choses. Ki bondit sur ses pieds, mais tout aussi rapidement, Lars lança une main pour la saisir. Il lui tint le poignet, fermement mais sans serrer. En insistant doucement, il tira pour la ramener au sol à côté de lui. Elle ne trouvait aucune parole, mais il déchiffrait tout dans le tremblement de sa bouche et son souffle emballé. Ne sois pas en colère, Ki. Tu aimerais me frapper pour ce que je viens de dire, ou, faute de mieux, t’enfuir pour ne pas entendre. Garde ceci à l’esprit : Sven était mon frère et pas seulement ton mari. Et pourtant, je dois te dire ces choses. Nous donnons des tributs aux harpies sous forme de viande. En échange, nous recevons... bien des choses. Le breuvage de la nuit dernière est une sécrétion qu’elles fournissent. Il établit un lien entre humains, et renforce celui qui existe entre les humains et les harpies. Ki détourna la tête pour ne pas le regarder. Son ventre se noua de dégoût. Elle tordit un peu son poignet et Lars le libéra. Mais il poursuivit, stoïquement : — Après un décès, surtout après un rite de Relâchement réussi, elles nous laissent... C’est tellement difficile à expliquer à quelqu’un qui n’en a pas fait l’expérience. Je vais formuler ça de façon plus personnelle. Si j’emmenais un agneau sur la plate-forme et que je lui tranchais la gorge, une harpie viendrait. Et pendant qu’elle se nourrirait, je pourrais passer un moment avec mon père. Nous pourrions discuter ensemble, je pourrais lui demander des conseils, ou parler des moments qu’on a passés ensemble. La harpie ouvrirait pour moi la porte entre les mondes. Ou elle l’aurait fait, jusqu’à la nuit dernière. Ki eut un vague pressentiment. Tu nous as coupés des harpies, la nuit dernière, Ki. Chaque personne présente, de ce vieil homme, un arrière-grand-oncle, jusqu’à cette petite fille, une lointaine cousine. Tu ne nous as donné aucun souvenir utile de Sven ou des enfants. Nous n’avons aucun moyen de les rappeler à nous quand nous irons voir les harpies. Ils sont perdus pour nous, vraiment morts. Ma mère ne reverra jamais son fils cadet. Je ne reverrai jamais mon frère... Mort. Maintenant, nous savons ce que les autres gens veulent dire par ce mot. C’est une connaissance sans laquelle nous étions heureux. — Et ? insista Ki, après un silence qui se prolongeait. Lars la regarda avec des yeux pleins d’angoisse. — Je déteste d’avoir à te dire cela. Rufus voulait venir, mais je l’ai arrêté. Car si tu dois être condamnée de la sorte, je serai celui qui le fera. J’essaie de choisir mes paroles gentiment, de te soulager de leur poids. Mais c’est un coup atroce que tu nous as porté la nuit dernière, et à présent, tu dois regarder la blessure. « Quand je dis que tu nous as coupés des harpies, je veux dire que nous devons maintenant affronter une période de solitude. Aucun de nous ne peut les voir du tout, pendant un moment, jusqu’à ce que la méditation et l’expiation aient purgé nos âmes des émotions que tu y as mises. Pour certains d’entre nous, cela prendra du temps. D’autres, comme la petite fille, j’espère, oublieront vite et seront guéris. Mais jusqu’à ce que je puisse être certain que j’ai lavé mon esprit de tes sentiments, je ne pourrai pas aller auprès des harpies pour voir mon père ou mes grands-parents. L’horreur, le dégoût et la haine envers ce que font les harpies : ces choses me couperaient de ces entretiens. Moi, peut-être, je pourrais vivre avec ça. Comme Rufus et quelques autres. Mais ma mère, c’est une autre affaire. Personne ne sait avec quelle régularité elle va faire un sacrifice pour voir mon père. Cela entame les troupeaux de moutons, et souvent, je vois la colère dans les yeux de Rufus quand il découvre que la meilleure brebis ou l’agneau le plus gras a disparu. Mais nous ne disons rien. Mère est âgée, et les vieux s’accrochent encore plus fermement aux rituels. Tu peux imaginer ce que tu lui as fait. Pour la première fois depuis la mort de mon père, il est vraiment mort pour elle. Disparu. Elle ne peut plus le rappeler, ne peut plus se reposer sur sa force. Les émotions que tu as mises en nous envers les harpies nous coupent de cette magie. La nuit dernière, certains ont dit, dans le feu de la colère, que tu avais tué de nouveau tous nos morts. Que parce que Sven et les enfants sont morts pour toi, tu as rendu tous nos défunts morts pour nous. Ki leva la tête avec lassitude. Il n’y avait aucune trace de larme sur son visage. Tout son chagrin était contenu dans ses yeux. Lars comprit qu’aucune quantité de larmes ne pourrait jamais laver toute la détresse qu’il voyait là. — Est-ce tout ce que tu as à me dire ? demanda Ki d’une voix morne. Ai-je pu vous blesser encore plus, tout ça involontairement ? — Le rite de Relâchement, prononça lentement Lars, comme si les mots collaient à sa langue réticente. Mère y attache une grande importance. Grâce au rite, les âmes des défunts sont libérées pour gagner un paradis, un monde d’un niveau supérieur. Les âmes non relâchées doivent errer dans ce monde, sans refuge, et seules, dans le froid et les pleurs. La nuit dernière, elle a pleuré longtemps pour Sven et les petits, condamnés à tant de solitude et de peur. — Rien ne pourra réparer cela, constata Ki. — La guérison sera très lente, admit Lars. Tu nous as fait terriblement mal. Il prit sa main, essayant d’atténuer la douleur provoquée par ses paroles. — Pas de guérison, répéta Ki. Une blessure comme celle-ci laisse une cicatrice longtemps après s’être refermée. Doucement, elle retira sa main de la sienne. — Je crois qu’il vaut mieux que je parte. Ne crois pas que je sois lâche, Lars. Si rester pour présenter des excuses pouvait améliorer la situation, je le ferais. Mais en restant là, je serais une honte pour Rufus, un supplice pour ta mère. Je crois que je vais reprendre mon chemin et vous laisser trouver votre propre guérison. Lars baissa rapidement les yeux. Il porta sa main devant sa bouche et dit à voix basse : — Je pensais que tu pourrais voir les choses ainsi. Rufus ne sera pas content, et ma mère non plus. Ils se préoccupent beaucoup des apparences. De mon côté, je me soucie de choses plus graves. Mon peuple, Ki... Ils n’ont pas l’habitude d’être malmenés par des étrangers. On leur a causé du tort. Ils voudront se venger. Ils chercheront un bouc émissaire, quelqu’un sur qui concentrer leur colère, pour supporter l’essentiel du mécontentement des harpies. Et les harpies seront mécontentes. Tant que nous n’oserons pas aller les voir avec des tributs, elles ne se nourriront pas aussi bien. Nous sommes une des plus grandes familles de la vallée et de loin une des plus généreuses avec les êtres ailés. Notre tribut leur manquera. Je souhaiterais que tu puisses rester, Ki. J’aimerais que tu vives ici parmi nous, en paix. Mais qui pourrait le promettre ? Mon esprit essaie d’ignorer les cris de mon cœur. Il me dit que tu dois partir, cette nuit, en secret. Ne parle à personne de tes plans. Voyage vite, va à Carroine. Les routes qui y conduisent sont plates et larges : tu y arriveras rapidement. Ne t’arrête sous aucun prétexte. Laisse-moi m’occuper de réapprovisionner ta roulotte. Je le ferai aujourd’hui, discrètement. Trop d’yeux seront braqués sur toi. N’en parle à personne : ni à Rufus, ni à Cora ! Lars se leva lentement. Ki resta assise, son cœur battant à un rythme lent et douloureux. Son esprit tourbillonnait. Elle ne voulait pas partir en catimini, s’échapper en douce comme une enfant honteuse. Elle voulait se racheter à leurs yeux, leur faire voir qu’elle ne leur avait voulu aucun mal. — N’en parle à personne ! lui recommanda Lars, encore une fois. Cora essaierait de te faire rester, sans penser elle-même aux dangers possibles. Elle ferait passer son hospitalité envers sa belle-fille avant sa propre sécurité. Il y a beaucoup de gens qui n’ont pas approuvé quand Sven s’est uni à toi. Ils vont jaser longuement, aujourd’hui. Puis Lars la laissa, s’éloignant à grandes enjambées, abandonnant Ki à une impression prémonitoire et glacée de danger. Chapitre 5 Le froid lui mordillait le dos et rampait sur elle pour l’envelopper, quelle que soit la position qu’elle prenait et la profondeur à laquelle elle s’enfonçait dans le matelas. Elle ouvrit les yeux à contrecœur. Vandien était debout au bord de la plate-forme et il grattait sa barbe sale et mal taillée. — La lumière du jour est là, dit-il doucement en s’agitant. Nous devons reprendre la route. Ki s’étira, un peu raide, et sortit avec précaution de l’abri de l’édredon en daim laineux. L’air glaçant pressait la roulotte comme un poing serré. Elle se débattit rapidement pour enfiler son manteau. Vandien passa à côté d’elle pour prendre le sien sur le lit et le remettre. Avec le froid s’était levé un vent qui entrait en sifflant par l’entrée du canyon. Leurs traces de la veille étaient presque complètement effacées. Les chevaux gris étaient blottis l’un contre l’autre entre la roulotte et la paroi de la falaise. Leurs têtes étaient baissées et leurs queues écourtées se soulevaient imperceptiblement au gré du vent. Vandien tira la protection de sa capuche un peu plus bas sur son visage. — Foutue chance ! cracha-t-il. Un vent comme ça, c’est vraiment tout ce qu’il nous manquait. Il ne fait qu’empirer les choses ! Ki contempla le ciel d’un œil expert. — Le vent pourrait être exactement ce qu’il nous manquait pour faire passer la roulotte. Elle adressa un sourire sec et énigmatique à Vandien avant de sauter d’un pas léger au pied de la roulotte. Sigurd poussa un hennissement perçant en la voyant. Les chevaux n’apprécièrent pas qu’on leur enlève leurs couvertures ; Ki leur donna une petite portion d’avoine pour leur remonter le moral pendant qu’elle aidait Vandien à charger le reste du bois. Ce n’était pas une grande quantité. Vandien utilisa une seule bûche pour faire reprendre le feu de la veille et chauffer la bouilloire. Les humains ne déjeunèrent que de thé chaud, qu’ils sirotèrent dans des tasses fumantes qui refroidirent trop vite. Le camp fut vite levé, Vandien ramassant le matériel et Ki le rangeant. Le cuir des harnais était raide et difficile à enfiler dans les boucles contractées par le froid. Sigurd agita sa grosse tête quand Ki s’approcha de lui avec le mors glacé, puis bouda quand elle parvint finalement à le glisser entre ses mâchoires. — Nous partons, annonça Ki entre ses lèvres déjà gelées et séchées par le froid. Avec un craquement et un bruit sourd de roues s’arrachant à la glace, son annonce devint réalité. La neige était peu épaisse entre les bras protecteurs du canyon. Mais quand ils émergèrent de l’embouchure, elle devint plus profonde. Puis ils tournèrent à la sortie du canyon, et les têtes des chevaux étaient pointées face au vent ; ils tiraient la roulotte à travers une congère de neige de plus en plus profonde. La neige elle-même était une fine poudre cristalline qui se soulevait et tourbillonnait dans le vent. Les hongres baissaient la tête sous ses assauts. Elle mordait le visage de Ki de baisers glacés. Vandien tira complètement sa capuche vers l’avant et tourna la tête sur le côté. Ki ne pouvait se permettre un tel luxe. Quelqu’un devait se servir de ses yeux pour guider l’attelage en plein labeur. Son visage se raidit sous la pression gelée du vent. Il remontait dans ses manches et dans sa capuche, il tournoyait pour lui descendre dans l’arrière du cou. Les rênes se durcirent entre ses mains. Les chevaux pommelés creusèrent courageusement leur sillon dans la neige. Les grandes roues de la roulotte s’arrêtaient parfois et glissaient sans tourner. Ki gardait les yeux fixés vers l’avant, essayant de distinguer la piste dans les tourbillons de flocons. Tout ce paysage de montagne semblait étonnamment identique. Elle donna un coup de coude à Vandien et cria par-dessus le vent. — Est-ce que tu connais assez bien ce col pour nous guider à travers une tempête comme celle-là ? La capuche acquiesça. Il leva un bras emmitouflé pour indiquer qu’elle devait faire tourner l’attelage vers la droite. Ki fit la correction. Le jour précédent, ils avaient voyagé dans de longs canyons et entre des collines, avançant toujours très progressivement vers les Sœurs et l’endroit où elles surplombaient l’étroite piste. Maintenant, Ki découvrait que le chemin s’approchait de plus en plus du flanc de la montagne. Comme elle suivait la direction indiquée par Vandien, l’attelage faisait de moins en moins face au vent. La piste commença de monter à nouveau, avec une pente plus prononcée qu’avant. Ki eut l’impression qu’à peine libérés de leur combat contre le vent, ils étaient forcés de lutter contre une pente abrupte. Le vent lui-même ne cessa pas, mais il tambourinait sur les flancs de la roulotte. Au moins, il balayait la neige hors de leur chemin caillouteux, laissant un manteau moins épais, au lieu de l’amasser devant eux. La montagne se fit plus grande, plus dénudée et plus abrupte sur la droite de la piste, alors que sur la gauche, le sol commençait à descendre à pic. La montée progressive du matin devint à midi une pente douce qui n’en finissait pas. Sur la droite de la roulotte, la montagne commença à s’élever en véritables murailles de pierre nue qui montaient verticalement, jusqu’à former les flancs accidentés de la montagne. Les sabots entourés de duvet des hongres gris rencontraient un sol en pierre nue sous la neige, à présent. Les roues ne patinaient plus, mais tournaient et crissaient. À peine le vent déposait-il une mince couche de neige sur leur route qu’il tournait et la remportait. Ki s’aperçut qu’elle pouvait maintenant suivre la piste sans l’aide de Vandien, puisqu’elle était d’abord couverte, puis révélée par les vents changeants. Ils traversaient un paysage fait d’absolus. Si ce n’était pas la neige ou la glace qu’ils voyaient, c’était la roche. Si elle n’était pas de couleur blanche ou grise, alors elle était noire. La roulotte, d’une gaieté presque obscène dans ce contexte, cheminait au rythme de ses craquements dans une région où rien d’autre ne bougeait, à part la neige portée par le vent. La montagne s’approchait du bord de la piste, jusqu’à ce que Ki comprenne que, si elle rencontrait un chariot ou un voyageur venant dans l’autre sens, aucun d’eux n’aurait la place de céder le passage à l’autre. C’était une éventualité qu’elle ne redoutait pas trop. Il était difficile d’imaginer le printemps dans un tel endroit, ou même autre chose que la neige. Mais ici et là, une indécente tache de bleu s’accrochait aux flancs de la montagne qui se dressait au-dessus d’eux, prouvant que le dégel et les torrents n’étaient pas totalement étrangers à ce col. La glace bleue scintillait encore plus vivement qu’à la normale sous la lumière pâle du soleil blanchie par la neige. Enfin, ils passèrent devant un bloc qui était suffisamment bas pour que Ki le voie clairement. La glace ne se fit pas plus pâle quand ils l’approchèrent, mais plus bleue encore. S’agitant dans ses profondeurs, elle vit de minuscules créatures qui grouillaient. — Des asticots de glace ! cria Vandien par-dessus le vent, pendant qu’ils passaient sur le chemin étroit sous l’ombre de la glace suspendue. Il haussa machinalement les épaules pendant leur passage, mais pour Ki, c’étaient des êtres nouveaux qui la fascinaient et la dégoûtaient à la fois. Elle ne se rendit pas compte du danger qu’ils représentaient jusqu’à ce qu’un gros bloc de glace dévale la côte de la montagne juste derrière eux. Il s’écrasa sur le chemin, projetant des éclats de glace qui vinrent rebondir bruyamment sur l’arrière de la roulotte. Des morceaux de glace bleue bloquèrent la route qu’ils venaient d’emprunter. Cela aurait pu écraser la roulotte ou tuer l’attelage, s’ils avaient été sur sa trajectoire. — Ces petits gigoteurs l’ont fait tomber en rongeant, fit remarquer Vandien sans rancœur. Ce col serait bien plus sûr à franchir sans ces asticots et la glace pourrie qu’ils produisent. Continue de faire avancer l’attelage. Il vaut mieux ne pas s’arrêter, ni même regarder en haut. Si nous apercevions un bloc en train de tomber, nous n’aurions aucun endroit où aller pour l’éviter. Le vent était un chuchotement incessant, une créature gelée et curieuse qui se faufilait dans la moindre ouverture que les habits pouvaient offrir. Parfois, il changeait de direction et venait heurter la roulotte avec un hurlement et un choc de bourrasque. Vandien ressemblait à une pile compacte de vêtements sur le banc. — Tu peux faire le voyage dans la cabine, tu sais ! lui signala Ki. Il n’y a aucune raison pour que nous subissions cela tous les deux. Je n’ai plus besoin de toi pour trouver la piste, à présent. Vandien fit non de la tête. Ki fut secrètement contente d’avoir sa compagnie au milieu du vent glacial, mais elle se demanda pourquoi il avait choisi de rester là. Quand le soleil fut à son zénith, les vents semblèrent diminuer. La neige tourbillonnait toujours autour des sabots des chevaux, mais pas autant qu’avant. La piste, elle aussi, s’assagit, devenant plus large et continuant horizontalement le long de la paroi de la montagne, comme si elle s’apitoyait sur l’attelage épuisé. Ki arrêta la roulotte pour laisser les chevaux reprendre leur souffle. Elle les couvrit pendant qu’ils restaient sans bouger. La piste était assez large pour qu’elle puisse passer à côté de l’attelage, afin d’essuyer le givre de leur museau et leur donner une pomme à partager. Ils se débrouillaient maladroitement avec leur mors qui cliquetait pendant qu’ils mâchaient. Le vent l’enveloppa quand elle remonta sur la roulotte et à son chuchotement s’ajouta un sifflement. Ki se demanda s’il était en train de reprendre. Elle voulait laisser se reposer l’attelage un moment, mais craignait de les faire s’arrêter debout longtemps dans le vent glacé qui pouvait les geler. Elle entra dans la cabine, fermant la porte derrière elle. Vandien avait relevé la capuche de son visage dans la fraîcheur tranquille qui régnait à l’intérieur de la cabine. Ses cheveux noirs étaient ébouriffés et le vent avait brûlé ses joues, laissant des marques rouges au-dessus de sa barbe. Le contraste faisait ressortir encore plus vivement ses yeux foncés, qui semblaient presque d’un noir luisant. Ils pétillaient en la regardant, et Ki lui rendit son sourire quand elle ôta sa propre capuche. Cela représentait une victoire certaine d’être parvenu si loin par un temps si mauvais. Le sentiment grisant de l’avoir emporté contre les vents de la nature. Ki décrocha une saucisse et se servit du couteau à sa ceinture pour en couper des morceaux contre la tablette murale. La viande était si froide qu’elle lui faisait mal aux dents. Ils mangèrent ensemble, sentant le vent agiter doucement la roulotte sur ses essieux, écoutant le léger sifflement qu’il faisait en balayant la cabine. Vandien se leva brusquement, ouvrit la porte de la cabine en plein vent puis désigna du doigt un point dans le ciel. — Je pensais bien que c’était une note trop pure pour être le chant du vent. La voilà encore ! J’ai rarement vu une harpie voler par ce genre de temps, mais bon, celle-ci est bizarre. Un banni, je crois te l’avoir dit. On dirait qu’il est pris dans le vent. L’estomac tremblant, Ki regarda. Il était trop loin, elle ne pouvait pas distinguer ses couleurs ; peut-être était-il brun, se dit-elle, ou violet foncé. Ou bien un spectre de bleu, murmura quelque créature ricaneuse depuis un coin obscur de son esprit. La harpie planait, non pas au-dessus de la roulotte, mais plus haut sur la piste, à une altitude très élevée. Ses ailes ne fléchissaient pas et elle faisait des cercles en altitude sur les vents violents pour venir se remettre à la même position. Son sifflement clair fendit le vent. — Regarde comme elle affronte ce vent, Ki ! Comme si elle voulait rester au-dessus de la piste. On aurait pu croire qu’elle se serait rendu compte que le vent soufflant contre ces falaises est ce qui la projette à droite à gauche. Ki ne répondit pas. Elle écoutait une autre voix dans sa tête, celle d’Haftor, qui se tenait, sombre et menaçant, sous la lueur des étoiles, lui serrant le poignet : Cora ne pourra pas retenir un tel secret. Tu as tué ces harpies. C‘est une dette qui ne peut se racheter que dans le sang. Ni le temps ni la distance ne pourront l’effacer. Les harpies n‘abandonnent jamais une dette de sang. Et les hommes qui les servent non plus. Vandien lança un regard curieux à Ki, s’étonnant qu’elle ne partage pas sa curiosité envers la créature. Ki était pelotonnée comme un chat, regardant par la porte par-dessous le bras de Vandien. Ses yeux étaient comme collés au point qui tournait et sifflait. — Ki ! Elle sursauta en entendant son nom. — Nous ferions mieux de nous remettre en route. Il n’y a plus qu’un refuge entre ici et les flancs nus des Sœurs. Si nous y parvenons pour cette nuit, nous franchirons les Sœurs demain. Deux jours de plus et nous sortirons du col. Avec la roulotte et tout le reste, comme tu l’avais dit. Ki tourna vers lui des yeux hagards. Il ne saurait jamais quel courage il lui fallut pour qu’elle sorte de la cabine, pour qu’elle s’expose au ciel et à la mort qui planait là-haut. Elle espéra presque que la harpie essaierait de piquer vers elle et qu’elle serait projetée par les vents contre la paroi de la falaise. Mais elle ne le fit pas. Elle était trop maligne pour ça. Elle flottait, se balançant dans le ciel. Ses sifflements se firent plus forts et plus longs dans les airs. Elle criait sa victoire sur Ki. Ayant enlevé les couvertures de l’attelage, Ki se hissa sur le banc avec des gestes gourds. Elle fit partir la roulotte, qui recommença à s’agiter. La pente était plus douce, maintenant ; la neige et le vent n’étaient plus des ennemis. Le vent avait brusquement changé et venait de derrière eux. L’attelage soufflait avec détermination, sans être dérangé par la créature qui sifflait et hurlait au-dessus de leurs têtes. N’avaient-ils pas été mis au monde et élevés à Gué de Harpe, où les ombres des harpies passaient sur les prés ? Ki souhaita que la neige la masque de ses yeux, que le vent se lève et projette les flocons dans les airs. Mais le ciel ne fit que s’éclaircir et le vent devint un murmure régulier. Les craquements de la roulotte ne parvenaient pas à couvrir les sifflements qui n’étaient pas ceux du vent. Elle courba les épaules et remonta plus encore sa capuche sur son visage. Pendant un terrible moment, elle sentit ses traits se plisser et rougir, et une partie d’elle se demanda si elle allait se mettre à hurler de toutes ses forces à cause de la manière dont le sort l’avait rattrapée. Dans un sanglot, elle inspira une bouffée d’air glacé et cela la revigora. À côté d’elle, Vandien déclara vivement et stupidement : — Est-ce que tu connais le lai de Sidris, la chasseresse, qui raconte comment elle alla tuer le cerf noir à la ramure écarlate ? Alors même que Ki se tournait pour poser sur lui un regard perplexe, il s’éclaircit la gorge et commença à chanter. Il avait une voix mélodieuse, qui s’écartait obstinément de l’air connu. Il chantait fort, faute de chanter juste, et elle ne lui tint pas rigueur de ses fausses notes, ni des moments où il fredonnait pour remplacer les paroles qu’il avait oubliées. Il noyait le sifflement de la harpie. La chanson était une ballade, visiblement de son propre peuple, traduite dans un air en commun. Il l’entama par une longue introduction de syllabes incompréhensibles, répétées régulièrement pendant la chanson. Le chant, long et d’un romantisme saisissant, contait l’histoire de la chasseresse qui poursuivait le cerf mythique et trouvait une mort noble en l’achevant. En une autre occasion, Ki se serait moquée des paroles sentimentales qui décrivaient ces deux morts absurdes. Mais actuellement, elles la captivaient. Quand finalement la fin de la chanson se perdit dans le vent et que Vandien se plongea dans un silence quelque peu embarrassé  – vraiment, il n’avait pas une voix faite pour le chant-, Ki fut surprise de découvrir que les sifflements de la harpie s’étaient arrêtés. Elle leva les yeux vers le ciel. Elle était partie. Mais elle savait qu’elle parviendrait à la trouver quand elle le voudrait. Il n’y avait pas de détour sur cette piste, pas de forêt hospitalière où se cacher. Pendant un instant, elle envisagea de prévenir Vandien. Ne pourrait-il pas être amené à partager le destin qui avait été décidé pour elle ? Puis il lui sembla que la harpie était comme la glace bleue qui grouillait d’asticots et qui, parfois, surplombait la roulotte sur la piste étroite. Il ne servait à rien de lever les yeux et de s’inquiéter. Si elle devait te tomber dessus, elle le ferait. Elle saurait te trouver. Comme Rufus avait su trouver Ki ce jour-là. Il était venu jusqu’au pommier dans l’après-midi et avait trouvé Ki assise là, réfléchissant à ce qu’elle avait fait. — Cora voudrait te voir, dit-il sèchement. Ses yeux étaient cernés et creusés. Ki devina qu’il avait peu dormi. Elle se leva à contrecœur pour le suivre. Cette convocation ne lui disait rien qui vaille. Elle marcha derrière lui avec un air découragé, ignorant les regards inquisiteurs que Lydia et Hollande lui adressèrent quand elle pénétra dans la salle commune. Ils traversèrent le couloir étroit. Les yeux de Cora étaient clos. Il y avait plus de gris dans ses cheveux que dans le souvenir de Ki. La nuit dernière ne lui avait pas laissé le temps de remarquer ce genre de chose. A présent, Ki se rappelait qu’à l’époque où Sven et elle venaient d’être unis, elle avait pensé que Cora était solide comme un chêne. Ses vieilles joues portaient toujours une malheureuse trace de cet élan ; pourtant, elles n’étaient plus hautes et fermes, plutôt décrépies, comme des pommes gardées en réserve pendant tout l’hiver. L’unique petite fenêtre de la pièce laissait à peine entrer la lumière du soleil de l’après-midi, et encore moins l’air. Ki eut l’impression d’étouffer. En approchant, sa tête fut prise d’élancements et le bourdonnement dans ses oreilles sembla plus fort. Lydia, qui les avait suivis dans la chambre, tapota et lissa la couette garnie de plumes qui couvrait la vieille femme. Elle adressa à Rufus et Ki un regard d’avertissement. Rufus chassa Ki de la pièce et ferma doucement la porte derrière eux. — Elle a prononcé ton nom, mais c’était il y a un moment. Elle semblait réveillée. Mais elle se rendort souvent. Son corps cède déjà sous le poids que tu as mis sur ses épaules, la nuit dernière. Involontairement, ajouta-t-il de mauvais gré quand Ki fronça les sourcils. Il lui fit encore signe de le suivre et elle l’accompagna dans le couloir jusqu’à une autre porte. Il n’y avait pas de fenêtre dans la chambre de Rufus. Son lit était étroit, poussé dans un coin de la pièce, et il était couvert d’une seule couverture tissée marron. Ki fouilla vainement la pièce du regard à la recherche d’un signe de la présence de Hollande. Il n’y avait aucun objet lui appartenant, aucun vêtement suspendu aux patères, aucune tapisserie faite par elle. Donc ils faisaient chambre à part. Rufus alla directement à une table encombrée dans un coin. Il tira un petit tabouret et s’assit, laissant Ki contempler la pièce debout. Pendant un moment, ses doigts jouèrent avec des bouts de papier et un boulier sur la table. Puis il tourna son tabouret pour faire face à Ki. — Je vais te dire ce que pense Cora à sa place. Je sais ce qu’elle dirait. Tu penses partir, l’accusa-t-il gravement. Ne le nie pas. Mais je t’interdis de le faire, en tant que chef de la famille à laquelle tu es liée par serment, Ki. Je ne vais pas faire semblant de comprendre ce qui s’est passé la nuit dernière. Lars en a accepté la responsabilité et je suis prêt à écouter une de ses interminables explications plus tard. Mais c’est à toi que je dois parler d’un départ. Il y a déjà suffisamment de honte qui plane au-dessus de nous, actuellement. Veux-tu parachever ce déshonneur ? Oui, on a dit des choses, des paroles dures, contre toi hier. Lars semble penser que tu es en danger. Il ne paraît pas se souvenir que les gens présents la nuit dernière sont nos parents. Ils peuvent nous parler comme bon leur semble, car ils sont de la famille. Les familles échangent souvent des mots bien peu tendres. Cela ne veut rien dire. Mais si Ki devait partir ? Penses-y. Penses-y avec leur douleur. Tu viens, tu leur fais du mal et tu pars, sans signe de remords. Un coup dur. Et il y a des choses laissées en suspens depuis le décès de Sven, des choses que ton départ mettrait en danger. Il y a la terre qui était à Sven, qui aurait été celle de tes enfants. Tu as une responsabilité envers elle. — J’ai une responsabilité envers ma roulotte, ma route et ma marchandise, affirma calmement Ki. Je n’en reconnais aucune autre. Rufus soupira. Il s’humecta les lèvres et sembla réfléchir. Quand il prit la parole, c’était comme si les mots étaient trop élémentaires pour nécessiter d’être prononcés. — Ma mère erre dans son esprit, Ki. Pour être honnête, je te dirai que cela a commencé il y a des mois, bien avant que n’arrivent tes nouvelles ou ton étrange prestation d’hier soir. Mais c’était peut-être la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. La famille savait cela, la nuit dernière. Donc c’est moi qui prends les rênes, comme tu pourrais dire. Tu parles de responsabilités, Ki. De tous ceux qui étaient assis à cette table la nuit dernière, il n’y en a pas un seul dont l’état ne repose pas sur mes épaules, désormais. Mon frère Sven a été heureux de t’épouser et de filer sur la route avec toi, pour vivre comme un simple homme du voyage. Pour laisser en jachère les terres qui étaient à sa charge, alors qu’elles auraient dû être travaillées. Alors je dus penser à ses responsabilités. J’ai gardé les moutons et les vaches, j’ai sarclé et cultivé les champs à sa place, donnant à chacun ce dont il avait besoin, demandant de chacun ce qu’il pouvait donner. Cultiver la terre et nourrir la famille  – ce n’est pas comme faire tourner une roue de roulotte sur la route. C’est plutôt comme jongler pendant une foire, quand un homme parvient à contrôler en même temps les assiettes qui tournent sur la table et les balles qui volent dans les airs. Cela demande une attention constante, une pichenette par ici, un tour de main là, et jamais, jamais un repos sans souci. Quelqu’un doit négocier avec les Ventchanteuses pour avoir un temps clément, quelqu’un doit faire les échanges avec les dené et les tchéria pour avoir ce que nous ne pouvons produire nous-mêmes. Quelqu’un doit labourer et semer dans les champs, réparer les bâtiments, élever et abattre le bétail. Voilà ce que Sven a laissé à Lars et à moi. Lars était trop jeune pour être autre chose qu’un chiot sur mes talons. Cela a usé ma mère, de devoir continuer, après tant d’années où elle aurait dû rester assise à faire de la tapisserie ou bercer son dernier petit-enfant pour qu’il s’endorme. C’est pour cela que Hollande a déserté mon lit-oui, j’ai vu ton regard-et que mes enfants ne sont devenus que mes apprentis. Ça a pesé lourdement sur moi. Cela ne me dérangeait pas. Mais cette époque est révolue. Tu es une femme compétente. Sven a disparu, mais Lars est ici. C’est un moment mal choisi pour le dire. Mais le temps n’attendra pas mon bon plaisir. Soigne la plaie, Ki. Sois l’une d’entre nous. Rufus s’interrompit, scrutant gravement Ki. Ki agita ses mains devant elle, en un signe d’indignation noyée dans la confusion et l’incrédulité. Elle marcha lentement jusqu’au lit étroit de Rufus, et s’assit dessus. — Tu me demandes l’impossible, Rufus. Je ne vois pas ce que le fait que je reste ici arrangera. Je ne peux pas. Et je ne le veux pas. Je ne veux pas avoir l’air pressée, ou malpolie. Je ne peux même pas me mettre en colère contre l’autorité que tu supposes avoir sur moi. En vérité, ma mauvaise humeur a été noyée par le chagrin. Je suis bien au-delà de la colère en tant que telle. Je suis épuisée de mes propres émotions. Depuis que Sven est décédé, j’ai été aussi tendue que les cordes d’un arbre-harpe, et chaque bourrasque joue sur mes nerfs. Il ne reste rien en moi, ni colère, ni fierté, ni satisfaction. Alors je vais simplement te dire que je ne peux pas rester. Je ne peux pas laisser tomber les fils de ma vie et en prendre d’autres, pour tisser un motif que je n’aurai pas choisi. Et jamais je ne vivrai au milieu de gens qui me détestent. Je resterai trois jours, parce que je ne souhaite pas partir avec tant d’amertume. Mais c’est tout ce que je peux offrir. Ki se leva et alla jusqu’à la porte. — Et les terres ? exigea Rufus. Ki se retourna en percevant la panique dans sa voix. — Un sixième des terres est entre tes mains. Beaucoup attendent de voir ce qu’il va en advenir. Je n’ai pas l’argent, expliqua Rufus en indiquant le boulier, pour t’acheter la terre de Sven. Car, si je te donne l’argent que la famille possède, avec quoi achèterons-nous les vents favorables et le temps clément aux Ventchanteuses ? À quoi peut bien servir une terre battue par des vents violents, qui l’assèchent et en emportent la couche fertile ? Et à quoi sert d’avoir un climat favorable si les terres qu’il arrose ou éclaire ne sont plus les nôtres ? Tu dois comprendre ce dilemme ! — Je ne suis pas fermière. Je ne réclame pas vos terres. Il ne me faut pas d’autre sol que celui qui se trouve sous ma roulotte. Rufus secoua la tête d’un air entêté. — On ne peut pas procéder comme ça. Tu ne peux pas partir sans rien. La terre doit être achetée. Telle est notre coutume. — Maudites coutumes ! s’écria violemment Ki. Regarde ce qu’elles m’ont fait ! Regarde ce qu’elles nous ont tous fait ! — Sans coutumes, nous ne sommes rien. Pas même un peuple. Rufus et Ki tournèrent des yeux incrédules vers la porte. Les yeux de Cora étaient fatigués mais alertes. Elle s’appuyait contre l’encadrement de la porte, reprenant son souffle. Ses lèvres pâles sourirent devant le regard de Rufus. — Je t’ai demandé de m’amener Ki. Pas de la prendre à part et de la harceler jusqu’à ce qu’elle cède à tes exigences. Lentement, Cora s’avança en traînant les pieds sur le sol dallé et s’assit lourdement au pied du lit de Rufus. Sa respiration était lourde et haletante. Personne ne dit mot. Ki ressentit douloureusement l’effort que la vieille femme faisait pour chaque inspiration. — Les garçons ne changent jamais, même quand ils deviennent des hommes, déclara Cora en parvenant à faire un petit sourire. Je me souviens d’une époque où j’avais donné une badine à chacun de mes fils et je les avais envoyés rentrer les poulets. Sven avait raclé la sienne contre le sol, pour effrayer les volatiles. Lars l’avait agitée dans l’air, oubliant complètement son travail. Mais Rufus s’était servi de la sienne pour couper les plumes de la queue de deux de mes meilleurs coqs. Elle sourit. — Et il continue de jouer les brutes. Rufus ouvrit la bouche, visiblement en colère. Cora tendit une main vers lui. — Chut ! Je suis trop fatiguée pour me disputer avec toi. C’est moi qui ai appelé Ki. Elle va m’aider à retourner dans ma chambre. Ce rocher que tu appelles un lit ne m’offre qu’un confort sommaire. Abasourdie par ce sauvetage inattendu, Ki se leva. La main de Cora, sur son épaule, avait le poids d’un oiseau. Lentement, Ki la guida dans le couloir, jusqu’à sa chambre. D’un geste impérieux de la main, Cora congédia Hollande, qui se pressa hors de la pièce. Soupirant lourdement, la vieille femme s’assit sur le lit, puis s’allongea sur les oreillers. Le silence qui suivit fut difficile pour Ki. Cora était occupée à respirer. Ki fit le tour de la salle du regard, examinant les lourdes tentures et tapisseries et les meubles massifs en bois gravé avant de revenir aux épaisses couvertures que Cora étala sur ses jambes. — Tu serais plus à l’aise dehors, à te reposer sur une couverture posée sur de la paille fraîche, à l’ombre. L’air pur te rendrait tes forces. Cora sourit sans joie. — Le scandale que ce spectacle causerait relancerait les rumeurs. Et puis ils seraient tous d’autant plus convaincus que mon esprit commence à dérailler. Tu n’as pas à prendre un air gêné, Ki. Je sais que Rufus croit que c’est le cas. Je passe trop de temps assise sans rien dire, à me sourire à moi-même. Et je prends trop de volailles et de bétail, pour pouvoir rendre visite aux harpies et faire semblant de n’être plus une vieille femme croulante. Au moins, les prélèvements que je faisais parmi les animaux vont cesser pendant un moment. Il sera content de ce petit bienfait, qui résulte des tristes vents qui ont soufflé sur nous la nuit dernière. Cora s’arrêta, puis changea subtilement de sujet. — La nuit dernière m’a révélé une chose, Ki. Tu es une femme puissante. Plus forte que je ne le soupçonnais. Et je sais comment tu protégeais Sven et les enfants. Nous avons besoin de ce genre de force ici. Ki baissa la tête devant le compliment, tout en se tortillant un peu, mal à l’aise à cause de ce qui allait venir. — Ma « force » a fait beaucoup de mal hier soir, Cora. J’aimerais que tu saches que... Un autre geste de la main. Les veines et les tendons saillaient sur ses doigts maigres. L’âge rongeait la chair de Cora. — J’ai senti ta confusion et ta lutte, la nuit dernière. Deux personnes liées comme nous l’étions en dirigeant le rite ont peu de secrets l’une pour l’autre. J’ai ressenti ton amour violent pour mon fils et vos enfants. C’est une grande consolation pour moi d’apprendre qu’il était si bien aimé. Mais j’ai ressenti beaucoup plus que cela. Ce n’était pas de ta faute s’ils sont morts, Ki. Même si tu avais pressé ta roulotte au sommet de cette colline, cela n’aurait rien changé. Abandonne ta honte et ta frustration. Et comprends que rien que tu puisses faire maintenant ne changera ce qui s’est passé à l’époque. Abandonne ta colère et ta haine. Si tu le fais, alors je pourrai croire qu’ils ont été relâchés et qu’ils sont tous les trois passés dans une vie meilleure. Ce serait pour moi un grand réconfort. Ki baissa les yeux. Malgré elle flotta dans son esprit une brève vision des créatures mortes à peine écloses et leur mère désarticulée. Le bourdonnement s’éleva dans les oreilles de Ki, jusqu’à ce qu’elle sentît qu’il noyait la vision devant ses yeux. Elle souhaita de toutes ses forces que l’image disparaisse. Quel était le secret que Cora avait partagé ? Avait-elle deviné plus qu’elle n’exprimait ? — Ces sentiments que tu as trouvés en moi, Cora... J’ai essayé de les garder cachés, d’atténuer leur impact sur vous tous. Mais ce n’est pas une chose que je peux abandonner simplement en disant que je le ferai. Le temps, et la route devant moi, seront mes meilleurs remèdes. Donc, vois-tu, pour accomplir ta volonté, je dois suivre la mienne. Voilà. Ki eut l’impression d’avoir habilement évité le collet. Elle attendit le prochain plan de Cora. Vieille, Cora l’était sans conteste, mais Ki doutait qu’elle fût en train de perdre l’esprit. Ses mains et son intelligence dirigeaient la famille aussi sûrement que Ki conduisait son attelage. Elle avait d’abord répugné à laisser Sven partir avec Ki. Ki avait été pour elle une épine dans son pied. C’était la femme qui allait et venait, échappant au contrôle de Cora. Ki était celle dont on ne pouvait prévoir les réactions, ou manipuler. Ki voulait que leur séparation se passe bien. Elle ne souhaitait pas un dernier duel de volontés, sans Sven pour apaiser la tension. — Mais pourquoi dois-tu déjà te dépêcher de partir loin de nous ? N’as-tu pas vu la vérité dans les paroles de Rufus ? C’est une brute qui veut obtenir les choses par l’intimidation, je sais, mais il n’avait pas tort. Si tu pars maintenant, ce sera l’ultime insulte envers des gens blessés et en colère. Ne peux-tu pas rester jusqu’à ce que nous puissions payer un prix honorable pour la terre que Sven t’a laissée ? Tu peux certainement rester, au moins jusqu’à ce que le maître des Rites puisse venir nous aider à faire la paix avec les harpies. Ça compterait beaucoup pour moi, si tu pouvais rester jusque-là. Rufus considère cela comme une affaire d’honneur. Ne pourrais-tu pas rester ? — Peut-être, répondit prudemment Ki. Les phrases de Cora tissaient autour de Ki une toile subtile de logique, de culpabilité et de dépendance : Nous avons besoin de toi. Tu nous as fait du mal. Comment peux-tu partir ? Cora avait insinué qu’elle n’approuvait pas la façon dont Rufus voulait lui forcer la main. Était-elle en train de lui montrer qu’on pouvait s’y prendre avec plus de finesse ? Ki leva ses yeux verts pour les plonger dans ceux, plus sombres, de Cora, essayant d’atteindre ce qui pouvait se trouver derrière. Il n’y avait que deux yeux brillants comme ceux d’un oiseau, au milieu d’un visage ridé qui souriait à Ki, en la suppliant presque. Ki regarda le sol, confuse. — Pourquoi veux-tu que je reste ? demanda-t-elle franchement. Cora soupira et remua sur son lit. — Tout doit-il être exprimé trop tôt ? Je suis vieille, Ki. Tu es jeune, mais bourrée d’intelligence et de douceur. Rufus est une brute ; Lars, un cœur tendre. Il leur faut une main avisée pour tenir les rênes. J’avais rêvé qu’un jour, Sven et toi vous lasseriez de la route, que vous reviendriez vers nous. Maintenant, Sven a disparu, pour toujours. Alors je vais te demander ce que Rufus aurait exigé. Ki, resteras-tu ? Tu es un esprit fort. Nous avons besoin de ce genre de force, surtout après une épreuve comme celle de la nuit dernière. Ki imagina qu’elle touchait une lame à double tranchant. L’invitation était faite avec flatterie et un rappel du mal qu’elle avait fait. Une petite bulle de colère monta en elle. Était-elle donc une gamine, pour qu’on la manipule de la sorte ? Elle tenta de formuler des réponses polies, des paroles d’adieu courtoises. Son esprit luttait, commençant soudain à s’embourber. Sa tête commença à la lancer. Elle manquait peut-être de reconnaissance envers Cora. Ne lui avait-elle pas déjà pris son fils ? Ses oreilles bourdonnèrent jusqu’à ce qu’elle ne puisse plus rien entendre d’autre. Sa vision sembla s’obscurcir avec le bruit. Soudain, se débattre contre tout cela lui parut un effort trop grand. Ki n’avait nulle part où aller et rien à faire quand elle y serait. Elle se sentit curieusement vide quand elle prononça les paroles, des paroles qu’elle pouvait à peine entendre au travers du bourdonnement dans ses oreilles. — Je resterai, Cora. Je resterai jusqu’à ce que vous ayez fait la paix avec les harpies. La neige tourbillonnait et tournoyait sur la piste. Vandien s’était réduit à une pile de vêtements sur le banc à côté d’elle, affligé par le froid. L’attelage continuait sa lente progression, stoïquement. Ki contempla la neige qui tournait, tour à tour dégageant et recouvrant la piste. C’était un frisson blanc sur blanc, toujours mobile mais ne se répétant jamais. Éternellement différent et toujours identique. Comme l’avaient été ses journées à Gué de Harpe. C’était le rythme de ces journées qui l’avait entièrement absorbée, minant sa volonté. Elle tenta de se retourner sur le passé, de retrouver des souvenirs nets. Il y en avait peu. Pendant un moment, son esprit saisit une image d’elle-même, agenouillée sur un ponton flottant des marais pierreux à l’extrémité du domaine de la famille... Le marais puait le mal pendant les jours d’été les plus chauds. Les vapeurs piquaient les yeux de Ki, faisaient couler son nez et pleurer ses yeux. C’était un des quelques endroits où son mal de tête constant semblait empirer. Le bourdonnement d’insectes brillants camouflait le bourdonnement dans ses propres oreilles. Il était lugubre, cet endroit puant, même pendant une radieuse journée d’été. Personne ne choisissait de travailler ici  – personne, à part Ki. Les autres évitaient les corvées dans le marais, mais Ki y allait volontairement. Parce que, là, elle pouvait travailler seule. Elle déplaça le lourd seau en bois le long du ponton jusqu’à un poteau de bois suspendu au-dessus de l’eau. Elle défit le nœud de la cordelette attachée autour du poteau et tira précautionneusement dessus. Il y avait quelque chose de magnifique dans le cristal orange qui était accroché au bout de la ligne. Ki le laissa pendre un moment, contemplant les rayons de soleil qui frappaient ses facettes. Puis elle le déposa doucement dans le seau à côté des autres. Il fallait prendre grand soin des cristaux fragiles. Les tchéria ne paieraient pas aussi cher s’ils étaient ébréchés. Ki sortit une nouvelle longueur de ligne propre du sac qu’elle portait sur l’épaule. Elle en fit descendre une extrémité dans l’eau trouble et noua l’autre bout au poteau de bois qui s’élevait depuis le ponton. — Elle ne s’habille même pas comme nous ! Ki sursauta au son de cette voix qu’elle connaissait mal. Katya surplombait Lars, sur un ponton séparé, où il renouait soigneusement une ligne. Elle pensait sans aucun doute qu’elle était à une distance suffisamment grande de Ki pour pouvoir parler d’elle en toute sécurité, mais les voix portaient étrangement dans le marais. Ki garda les yeux baissés, continuant son travail. Les arbres morts se dressaient hors de l’eau et leurs branches étaient décorées de guirlandes d’une mousse rosâtre gluante. Cela masquait partiellement le couple aux yeux de Ki. Mais Ki vit l’air ennuyé, sur le visage de Lars, quand il releva ses longs cheveux et lança à Katya un regard noir. — Je ne t’avais pas entendue approcher, la salua-t-il. — Tu n’as plus l’air de remarquer grand-chose me concernant désormais, Lars. Regarde-la. Est-ce qu’elle ne peut pas au moins porter une blouse et un pantalon, comme nous autres ? Lars regarda comme on le lui avait demandé. Il vit Ki retirer prudemment un nouveau cristal, concentré sur son travail. Elle portait un coquet pourpoint de cuir marron au-dessus de son pantalon brun en tissu grossier. Lars et Katya étaient vêtus de la blouse et du pantalon amples et blancs des fermiers de la vallée. Lars fronça les sourcils. — Je ne crois pas qu’elle ait jamais vraiment prêté attention à ce qu’elle portait, répliqua-t-il, avant de changer habilement de sujet avec une courtoise politesse. Tu n’es pas venue nous voir depuis quelques jours, Katya. — D’abord, je pensais te laisser le temps de te remettre de cet affreux rite, expliqua Katya. Mais maintenant, depuis peu, quand je passe te rendre visite, tu es toujours sorti travailler quelque part avec Ki. Tu dois savoir que l’histoire du rite s’est largement ébruitée. Certains disent que c’est votre propre bêtise qui vous a fait subir cela, mais je ne vois pas les choses ainsi. Je n’ai que de la sympathie pour votre malheur, Lars. Je ne peux pas imaginer ce que cela doit être, d’être proscrit de la compagnie des êtres ailés. Katya posa une main sur son épaule pour l’arrêter, afin qu’elle puisse admirer le cristal qu’il venait de tirer de l’eau. Il le posa délicatement dans son seau et se leva pour s’approcher du poteau suivant. Katya resta dressée droit devant lui. Ki observait du coin de l’œil. L’épaisse chevelure couleur miel de Katya était tressée de manière à former une couronne autour de sa tête. Ses bras pliés encadraient ses seins souples. Lars leva les yeux en apercevant le regard qu’elle lui adressait et la contourna. Elle l’accompagna et s’assit à côté de lui, près du poteau. — Tu as l’air tellement exténué, Lars. Personne, dans la vallée, ne comprend pourquoi vous n’envoyez pas Ki sur la route pour retrouver un peu de paix dans vos vies. Je crois que vous devriez tous essayer d’oublier ce qui s’est passé, pour guérir. Vous pouvez difficilement oublier, avec sa présence comme rappel constant. Je sais que cela use ta mère. Cora ne m’a pas fait appeler une seule fois depuis que cela s’est produit. Croit-elle que j’ai une moins bonne opinion d’elle à cause de son infortune ? Lars sortit lentement un cristal de l’eau. — Elle a eu beaucoup à faire, dernièrement, Katya. Des choses dont elle doit s’occuper seule. Elle a fait prévenir le maître des Rites que nous avons besoin d’un rite particulier. Et elle passe beaucoup de temps avec Ki. Je suis certaine que ta compagnie lui manque. Mais elle ressent une obligation envers Ki. Elle veut l’aider. Katya, si tu avais été présente pendant le Relâchement et que tu avais senti la tempête d’émotions que Ki renferme en elle, tu comprendrais pourquoi ma mère ressent ce qu’elle ressent. Ki doit abandonner ces émotions ou bien exploser quand elles arriveront à leur terme. Les oreilles de Ki rougirent. Était-ce ainsi qu’ils la voyaient ? Elle se plongea dans la confection d’un nœud déjà bien serré. Elle essaya de ne pas entendre le petit rire indulgent de Katya. — C’est tout à fait Cora. Tout ce qui est faible, tout ce qui est blessé peut trouver un toit chez elle. Elle n’est pas de celles qui gardent des rancœurs. Regarde comme elle a accueilli Haftor et Marna. Tout le monde disait qu’elle ne devait rien aux enfants de son frère. Ne l’avait-il pas laissée seule pour s’occuper du domaine familial ? — Ma mère ne voyait pas les choses ainsi, répondit brièvement Lars. Ce sont les enfants de son frère et ils ont autant droit aux terres familiales que les siens. Lars se leva et alla rapidement au poteau suivant. Il ne regarda pas si Katya le suivait. La tête de Ki était baissée et ses mains étaient occupées quand Katya jeta un regard furieux dans sa direction. Katya se pressa à l’endroit où Lars se penchait sur le poteau. — Les terres de Sven, fit la voix abrupte de Katya, qui ne mâchait pas ses mots. Est-ce que Ki va les garder ou les vendre ? Ki réalisa que ses yeux étaient fixés sur le visage rouge de Lars. Des éclairs de colère transparaissaient dans ses yeux pâles. — Elle ne m’en a jamais parlé, donc nous n’en avons pas discuté. Il y a bien trop d’autres sujets douloureux à considérer. Les terres et l’argent ne sont pas à l’ordre du jour. — Ce serait un domaine substantiel, n’est-ce pas ? insista Katya. Si la moitié des terres de tes grands-parents revient aux enfants de Cora, pour être divisées en trois par sa descendance  – c’est un sixième du domaine familial qui aurait dû être à Sven, et qui est maintenant entre des mains douteuses. Quand Marna sera adulte et qu’elle prendra ses terres, Haftor et elle contrôleront à eux deux la moitié du domaine d’origine, alors que Rufus et toi n’avez que deux-sixièmes... — C’est une question familiale, et qui sera réglée par la famille. Contrairement à Rufus, je pense que cela ne posera pas de problème. Ce ne sera pas la première fois que les terres seront dirigées avec un système de votes pondérés. La voix de Lars était cassante, lui rappelant poliment que, bien qu’il lui parlât, il considérait cette affaire comme privée. Il ne faisait même plus semblant de travailler sur les cristaux. Ki regarda le menton de Katya se relever au ton de Lars. Elle porta ses mains à ses hanches. Elle le dominait pendant qu’il s’accroupissait à côté du poteau et du seau. Sa poitrine se souleva, alors qu’elle prenait une longue inspiration. — Une femme voudrait connaître ces choses avant de rejoindre une famille, afin de savoir comment ses enfants s’en sortiraient. Elle pourrait considérer qu’il serait plus avantageux de trouver un homme qui voudrait rejoindre sa famille, et ainsi elle garderait ses propres droits d’héritage. — Je suis d’accord, répliqua Lars d’un ton neutre. Elle serait bête de ne pas envisager d’autres possibilités. Et d’autres maris. Il se leva et passa à côté d’elle en la poussant de l’épaule pour aller jusqu’au poteau suivant. Elle resta debout sur le ponton, le regardant travailler. Ki jeta un coup d’œil rapide à son visage en s’avançant vers le poteau suivant. Katya semblait regretter ses paroles. Lentement, Katya rejoignit Lars et s’agenouilla une nouvelle fois près de lui. Il se leva au moment même où elle s’accroupissait, allant rapidement au prochain poteau. Sans se laisser intimider, Katya le suivit. Ki s’avança à contrecœur vers le poteau suivant de son propre ponton. Chaque poteau les rapprochait du point d’intersection des pontons. — Est-ce que je t’ai dit que je reviens tout juste de la plateforme des harpies, où j’ai amené un agneau ? demanda Katya d’une voix de petite fille penaude. Lars alla sans un mot au poteau suivant. Elle s’avança derrière lui. — Père m’a d’abord demandé de tes nouvelles, comme toujours. Il était content d’apprendre à quel point... à quel point tu rayonnes de virilité. — Katya, grogna Lars en signe d’avertissement. — Et il n’arrêtait pas de donner des nouvelles de ses harpies adorées, comme toujours, poursuivit-elle rapidement. Il n’a pas du tout changé : quand il était avec nous, père en parlait tout le temps, quasiment juste avant que cela n’arrive. Lars souleva son seau et alla au poteau suivant. Ki s’attarda au sien, faisant semblant d’avoir quelques difficultés. Mais la voix de Katya portait plus nettement que jamais. — Il y a eu un drame ! Elle lança cela en suppliant presque qu’il lui accorde plus d’attention. Lars céda, tournant les talons et posant sur elle des yeux de martyr. — Pas dans nos aires, je suis soulagée de te le dire. Ça s’est produit dans une aire isolée, loin au sud, à une bonne semaine de voyage, bien qu’à vol de harpie, quelques jours suffisent. C’était une aire renégate, le nid de créatures ailées qui élevaient seules leur progéniture. Père a dit qu’elles formaient un couple solitaire, se préoccupant peu de demeurer en paix avec les autres gens. Leur attitude à cet égard n’est pas pardonnable pour nos propres harpies. En effet, certaines des nôtres disent qu’elles ont récolté ce qu’elles avaient semé. Malgré tout, elles ont quand même droit à notre sympathie et à une promesse d’assistance dans leur quête de vengeance. — De vengeance... ? demanda lentement Lars. Sa voix était troublée. Le bourdonnement, dans les oreilles de Ki, augmenta soudain de volume. Une impression glacée, sorte de prémonition, s’abattit sur elle. — Une nichée à quelques jours de l’éclosion, détruite ! Et, d’après toutes les traces, par un seul humain. Quelqu’un a escaladé la falaise pour mettre le feu au nid. La mère a été cruellement massacrée et son corps jeté au pied de la falaise. Le père a été atrocement brûlé en essayant vainement de sauver les œufs. Il pourrait bien ne plus jamais voler. Il est tellement marqué qu’il a perdu l’essentiel de la mobilité nécessaire pour voler normalement. Mais il vivra. Ki vit la corde glisser entre ses doigts, soudain mous, avant de disparaître dans l’eau trouble. Sa tête lui tournait, prise d’un soudain vertige. Il lui semblait qu’elle n’arrivait pas à inspirer assez d’air dans ses poumons. — C’est de ce genre d’histoire qu’on fait des cauchemars, dit Lars, hagard. Quand cela s’est-il produit ? Cela doit remonter à plusieurs mois, à la fin de la saison des éclosions. Ou bien était-ce une couvée tardive, et cela serait arrivé il y a quelques jours seulement ? — Père ne l’a pas dit, jubila Katya, visiblement satisfaite de la réponse et l’intérêt de Lars. Je crois comprendre que le père n’a pas été découvert avant plusieurs jours, car il ne pouvait pas aller chercher de l’aide en volant. Il était tout près de la mort quand il a été trouvé. Elles disent qu’il était à moitié aveugle, aussi. Nos harpies compatissent et lui ont porté de la nourriture. Mais c’était un activiste et un renégat. Elles n’exerceront pas la vengeance en son nom, bien qu’elles discutent de cet incident avec colère et se renseignent au sujet d’un humain correspondant au signalement. Quelqu’un comme ça me donne honte d’appartenir à la race Humaine. — Sur ce point, tu ne serais pas la seule, répondit Lars. Katya porta le seau pesant quand ils allèrent au poteau suivant. Ki, figée par l’horreur et la fascination, ramassa son propre seau et s’avança jusqu’au prochain poteau, où elle put entendre leur voix. — Est-ce donc vrai -père voulait le savoir-, ce qu’on entend dire ? Qu’Haftor cherche à gagner les faveurs de Ki ? Lars jeta un regard irrité sur Katya. — Tu prends déjà la relève de ton père pour ce genre de passe-temps ? demanda-t-il d’une voix froide comme la mort. Katya rougit. — Ce n’est pas pour moi que je demande, Lars, mais pour mon père. Tu sais à quel point il est friand de nouvelles. Il dit qu’il l’a entendu dire par d’autres, de ce côté. Qu’Haftor essaierait de gagner Ki, et avec elle, les terres de Sven. Le domaine de la famille est vaste. C’est normal qu’il y ait tant de curiosité, et même d’inquiétude, à voir la majorité du domaine tomber entre de nouvelles mains. Une colère sourde et douloureuse monta en Ki. Elle eut l’impression d’être le morceau d’un boulier, un bout de bois dans le jeu de comptabilité auquel ils jouaient. Elle, Ki, était réduite à une portion de terre à contrôler. Mais elle ne bougea, ni ne parla. Elle posa doucement un cristal orange dans son seau et tira une ligne neuve pour le poteau. Je ne vois aucune cause d’inquiétude, Katya. On dirait Rufus, quand tu mets autant de suspicion dans ta voix. Nous ne craignons aucune traîtrise de sa part. Avec le temps, il pourrait bien s’avérer un bon chef pour le domaine. Mais je ne crois pas que cela arrive. Je suis plus proche de Ki que quiconque et je peux te dire qu’elle n’a pas de tendre sentiment envers Haftor, quelles que soient les impressions qu’il pourrait avoir ou les ambitions qu’il pourrait nourrir. Haftor et moi avons des points de désaccord, mais c’est un brave homme. Quand Haftor passera un pacte, ce sera avec une femme qu’il apprécie, sans se soucier de ce qu’elle pourrait posséder ou non. Crois-moi, et tu verras si j’ai tort. — Il y en a même qui disent... (Katya hésita, mais le regard dans ses yeux était plus félin qu’incertain)... qui disent que Lars gagnerait plus à prendre Ki pour épouse que Katya. — Lars ! appela Ki, au moins deux fois plus fort que nécessaire. Mon seau est plein. Je monte à la cabane d’accrochage. Elle adressa à Katya un sourire chaleureux sous des yeux glacés. Lars ne la regarda pas, ni ne répondit. Ki se leva, tenant son seau qui se balançait, et remonta d’un pas lourd le ponton pour grimper les marches jusqu’à la rive. Elle suivit un sentier battu entre deux berges d’herbe drue et mobile. Le soleil frappait sur sa tête endolorie et son esprit ne trouvait aucun refuge où fuir. La harpie bleue vivait, et vivait pour se venger. D’autres harpies l’aideraient. Et les rumeurs allaient bon train pour savoir quel taureau serait ensuite conduit à la vache Ki. Son allure s’accéléra et sa mauvaise humeur s’intensifia. — Cours comme cela, et chaque cristal sera fêlé avant que tu n’arrives à la cabane, la prévint une voix, derrière elle. Elle ralentit le pas et se retourna. Haftor marchait à sa suite, tenant un seau dans chaque main. Il lui lança un regard de dessous ses sourcils sombres et proéminents, et sourit pour adoucir sa remarque. — Est-ce que tu sais ce qu’ils disent sur nous ? lui demanda Ki bien malgré elle, d’une voix irritée. La maudite colère explosa en elle. Elle la laissa envahir son esprit avec cette insulte plus personnelle, balayant toutes ses pensées des harpies tournoyantes et des serres acérées. Haftor haussa les épaules malgré sa charge, laissant échapper un petit rire. — Est-ce que cela te dérange, Ki, de voir ton nom associé au mien ? Tu n’en as jamais parlé avant. Je pensais que tu n’étais pas au courant. Un homme plus orgueilleux aurait cru que tu approuvais la rumeur. Mais cela se résoudra sans peine. Attends d’avoir un public, puis mets ton poing dans ma sale figure. Aucune femme ne te le reprochera. Ça leur donnera quelque chose de nouveau à raconter. Ki lui lança un regard incrédule. — Cela ne te dérange pas, Haftor, que toutes les langues bien pendues remuent ta vie privée comme si c’était leur tas de purin ? Haftor s’arrêta, posa ses seaux pour reprendre une meilleure prise, puis repartit. Ki le suivit. — Les gens ont « remué » ma vie depuis le jour où Marna et moi avons été conduits ici, enfants. La plupart des gens ont eu l’impression que Cora nous avait recueillis par pure charité. Seule Cora semble ne jamais l’avoir vu ainsi. Donc accompagne-moi ou frappe-moi au visage. Ils parleront de nous de toute façon. Il n’y aura que le ton des commérages qui changera. « Alors, continua-t-il d’un ton soudain plus léger, en se tournant pour lancer un sourire à Ki, pourquoi ne pas leur donner matière à jacasser ? Quand viendras-tu chez ma sœur pour nous rendre visite et admirer ses travaux ? De sa forge et de son enclume sortent les métaux les mieux travaillés que la famille ait jamais vus. Elle ne leur a jamais donné de raison de regretter de nous avoir recueillis. — Je suis certaine qu’aucun de vous ne l’a fait, se hâta de répondre Ki. C’était la première fois qu’Haftor lui parlait ouvertement à ce sujet. Ki n’avait jamais compris ce qu’il y avait dans cette histoire qui la fasse paraître si taboue. Mais elle sentait qu’en parler la menait sur un terrain glissant. La cabane d’accrochage apparut devant eux. La porte était entrouverte et Ki aperçut à l’intérieur les longues poutres qui la traversaient et auxquelles les cristaux scintillants étaient suspendus au bout de leur corde. — Je viendrai vous voir, Marna et toi, quand Rufus me laissera du temps libre. Peut-être que Marna pourra façonner du métal pour moi ? Je n’ai pas grand-chose à offrir, si ce n’est une portion du métal lui-même. C’est de l’argent, et du bon, mais il ne me sert pas à grand-chose en tant que gobelet en argent. Il absorbe trop bien la chaleur du liquide et me brûle la main. — Je suis sûr qu’elle sera contente de le faire pour rien. Elle n’a pas souvent l’occasion de travailler des métaux précieux et elle apprécie les matières nobles. Qu’est-ce que tu aimerais qu’elle en fasse ? Ils avaient atteint la porte de la hutte d’accrochage. Ki posa son lourd seau. Elle fit une moue, plissant pensivement son visage. — Haftor, tu me ferais presque oublier qui je suis et quel moment je vis. J’ai ce gobelet depuis longtemps, et j’ai souvent envisagé d’en faire un peigne pour moi et un bracelet pour Sven. Maintenant, je n’ai besoin d’aucun des deux. Mes cheveux sont attachés par des nœuds de veuve et je ne verrai jamais ce métal briller au bras de Sven. Tu me l’as presque, presque fait oublier. Haftor, de façon inattendue, rougit en entendant ses paroles. Un sourire vint atténuer l’ingratitude de son visage. — Va chercher le gobelet de toute façon, et amène-le ce soir chez ma sœur. Fais-toi confectionner ton peigne et un bracelet qui t’ira. Tu ne vas certainement pas garder tes nœuds de veuve jusqu’à la fin de tes jours ? Elle le regarda sans rien dire. Elle se pencha et prit dans son seau un cristal pendu à son fil. Elle leva les bras vers un endroit libre de la poutre et y noua la ligne. — Je demanderai à ta sœur de ne me faire que le peigne, et un bracelet qui lui ira à elle. Ou à son frère, si elle n’aime pas les bijoux. Haftor regarda Ki droit dans les yeux. La gentillesse adoucissait ses traits. — Ki, ne me diras-tu pas ce qui te préoccupe, aujourd’hui ? Un flot de commérages, même si tu le trouves odieux, ne pourrait pas rendre ton visage aussi blême. Ki fit une moue, tordant la bouche. Elle se baissa sur son seau pour prélever un nouveau cristal et prit le temps de l’accrocher. Où son esprit était-il donc, aujourd’hui, pour laisser son visage refléter ainsi sa détresse ? Maudites soient les harpies et tout ce qui les concernait ! Elle essaya d’afficher un sourire las. — Je suis seulement fatiguée, Haftor, d’une façon particulière. Les odeurs du marais me piquent les yeux et me font couler le nez. À cause d’elles, j’ai la tête qui m’élance jusqu’à ce que mes oreilles soient remplies du bourdonnement d’un millier abeilles. Je ne crois pas que cette vie convienne à mon organisme. J’en viens à attendre désespérément l’arrivée du maître des Rites, pour que vous puissiez tous faire votre cérémonie. Puis je pourrai reprendre ma route avec bonne conscience. Haftor regarda le sentier désert, derrière lui. Il entra dans la petite hutte, près de Ki. Ses yeux étaient plus sombres, dans la pénombre de l’intérieur de la cabane. Sa voix se fit basse et pressante. — Pars maintenant, Ki. Pars maintenant ! Elle fit un pas en arrière pour s’éloigner de lui, déconcertée et effrayée par sa soudaine véhémence. Il n’avait pas l’air complètement sain d’esprit, avec sa bouche figée et ses yeux brillants, de la sorte. Elle s’humecta les lèvres, soudainement sèches. — Je ne peux pas partir maintenant, Haftor, sans perdre mon honneur. J’ai donné ma parole à Cora que je resterais. Voudrais-tu que je la brise ? — Oui ! Je le voudrais. Mais tu ne le feras pas, je le crains. Il agita la tête et baissa les yeux. La férocité sembla refluer. — Pour ton bien, j’espère que le maître des Rites fera vite. Mais c’est un vieil homme, et il ne presse pas ses tournées. Il voyage de ville en ville dans la vallée, faisant le catéchisme aux enfants et les présentant aux harpies. Comme il le fit avec moi par le passé. La voix d’Haftor se perdit en hésitation, et il sembla pendant un moment plongé dans un souvenir. — Il sera parmi nous dans un mois. Ki se demanda ce qu’il s’était rappelé. Est-ce que d’anciens souvenirs hantaient Haftor comme les souvenirs de Sven hantaient désormais Ki ? Un choc dans les côtes de Ki la ramena à l’instant présent. Vandien s’était agité sous ses couvertures, et il lui donna un coup de coude. Ki leva les yeux vers le ciel. Pas de harpie. Et le soleil était assez haut pour qu’ils fassent encore un bon bout de chemin. — Qu’est-ce qu’il y a ? — Le camp de cette nuit... Vandien s’était adossé de nouveau à la porte de la cabine, mais il pointait sa main gantée dans une direction. Ki regarda. Elle ne vit rien de plus qu’un élargissement de la piste. Effectivement, à cet endroit, la roche surplombait un peu la piste et elle était vierge de glace bleue. Mais, étant à ciel ouvert, c’était un lieu difficile à protéger. — Et si nous poussions un peu plus loin... pour utiliser ce qui nous reste de lumière du jour ? demanda Ki pardessus le vent. Vandien fit lentement non de la tête, ne prenant même pas la peine de se redresser sur le banc. — La piste est plus étroite et plus dangereuse ensuite. Mieux vaut la parcourir en plein jour. Et pas d’endroit où faire un camp pour la nuit, à moins que tu ne veuilles allumer un feu sur la piste devant ou derrière nous. Ici, au moins, tu peux détacher les chevaux sur un terrain plat et les laisser s’abriter entre la roulotte et la paroi. Ensuite, plus rien. À regret, Ki conduisit la roulotte jusqu’à l’endroit élargi. Elle voulait fuir la harpie. Désespérément. Cela avait toujours été sans espoir. Même au grand galop sur un terrain plat, l’attelage ne pouvait pas distancer la mort ailée. Ki pria pour que les vents soient violents, alors qu’elle allait déharnacher l’attelage. Un sourire amer tordit ses lèvres. Croyait-elle que Keeva écouterait quelqu’un qui avait renoncé aux coutumes romni ? Le rythme routinier de l’installation du camp prit le contrôle de son esprit. Frotter les chevaux, couvrir les chevaux, leur verser une double ration d’avoine. Elle s’appuya un moment sur Sigurd. Elle sentit et entendit sa mastication régulière pendant que ses larges dents broyaient les grains. L’inéluctabilité de sa propre mort tomba sur elle comme une chape. Elle semblait assourdir le vent et rendre les vilains pincements du froid plus équitables. Elle étouffait la peur ancienne qui rognait les bords de son esprit. Cela allait lui arriver, comme elle le savait depuis longtemps. À présent, ce ne serait plus très long et l’attente serait terminée. Elle était désarmée, sur une corniche exposée, à flanc de montagne. Par pitié, que la mort soit brève... Elle se demanda si elle allait seulement lutter. Un humour macabre l’envahit. Haftor l’avait bien dit : tu avais besoin de l’amertume de la vie pour qu‘elle redevienne réelle, pour que tu puisses en apprécier les bons moments. Prise d’une soudaine impulsion, elle étreignit l’énorme épaule de Sigurd. L’animal, surpris, s’éloigna d’elle. Chapitre 6 Vandien avait déjà allumé un petit feu entre la roulotte et la paroi nue de la falaise. Il crépitait, comme pour faire signe à Ki dans l’obscurité montante. Vandien procédait maintenant avec assurance au milieu des affaires de Ki, sachant où trouver la bouilloire, les herbes à infuser, les tasses. Elle se dirigea vers la cabine pour aller chercher les ingrédients du ragoût, puis s’aperçut qu’il l’avait déjà mis à bouillir sur le feu. Elle était déchirée entre le fait qu’elle se sentait contrariée par les aises qu’il prenait avec ses affaires, et le soulagement que le ragoût serait bientôt prêt à être mangé. Prise d’une impulsion, elle changea de chemin et vint se mettre derrière lui, sans faire de bruit dans la neige. Il versa du thé fumant dans une tasse et se tourna pour la lui tendre. — Tu as l’ouïe fine, remarqua-t-elle. Il haussa les épaules et se remplit une tasse de thé. Elle l’étudia par-dessus le bord de sa tasse pendant qu’elle buvait. Qui diable était-il ? Quel sort l’avait glissé dans la vie qu’elle menait, le prenant en sandwich entre une marchandise en retard et une harpie assoiffée de vengeance ? Il n’était pas du tout juste qu’elle doive s’encombrer de lui alors qu’il y avait déjà tant de choses qui pesait sur elle. Elle le regarda du coin de l’œil, examinant pour la première fois la façon précise qu’il avait de déplacer ses mains quand il s’affairait, et la petitesse de ses mains et de ses pieds, qui faisaient une telle économie de mouvements à chaque geste. Même dans cet état débraillé, il y avait en lui un soin inné qui refusait de s’éteindre. Il tira du feu la bouilloire de ragoût. Ki lui emboîta le pas quand il la porta jusqu’au banc, puis dans la cabine. Deux bols étaient installés sur la petite table. — Je ne vois pas l’intérêt de manger en plein vent, expliqua-t-il en versant deux parts égales qui vidèrent la bouilloire. Ki sortit d’un placard le pain de voyage rassis pour compléter le ragoût. Ils mangèrent en silence. Ki essaya de ne pas le regarder. Quand le repas prit fin, elle repoussa son bol. La chaleur de leurs corps et l’unique bougie avaient un peu réchauffé la cabine. Vandien avait relevé sa capuche. Pendant qu’ils restaient assis sans un mot à la petite table, il parut prendre conscience du regard de Ki et devint de plus en plus mal à l’aise. Sous ses yeux, il sembla se retirer en lui-même, comme s’il pouvait disparaître en restant immobile et silencieux. Ki tenta de porter son regard ailleurs  – sur le cheval de bois sur son étagère, sur la poignée du placard de Sven  – mais elle finit par réaliser que ses yeux lui échappaient et revenaient se poser sur le petit homme brun. Vandien se mit à gigoter. Fouillant dans la poche de sa tunique, sous le manteau de Sven, il sortit un beau morceau de fine cordelette. Elle était blanche comme de la crème et lisse comme de la soie. Il l’étendit sur ses mains et attacha les extrémités ensemble en faisant un petit nœud spécial, puis il commença à faire des boucles et à tracer un motif complexe entre ses doigts. Ki constata que ses yeux se détournaient de son visage pour se porter sur la ficelle animée. Elle observa les doigts, qui emmêlaient la corde autour d’eux, créant des formes qui disparaissaient pour se fondre dans d’autres formes. Il lui jeta un regard de dessous ses cils épais. Elle se rendit compte qu’un léger sourire planait au coin de ses lèvres. — C’est une corde à histoires, déclara-t-il pour répondre à sa question muette. Est-ce que tu n’en as jamais vu avant ? Ki secoua la tête, contemplant ses doigts qui prenaient et lâchaient la corde en formant des motifs mouvants. Il fit passer une boucle de son pouce au pouce de son autre main, fit une forme de losange, puis une forme de rectangle. D’un claquement sec de ses mains fines, la corde redevint une boucle libre. Il défit le nœud et la passa à Ki pour qu’elle l’examine. — Elle ressemble à n’importe quelle corde, fit observer Ki, pendant qu’elle la faisait passer entre ses doigts. Elle tira doucement dessus pour sentir sa souplesse et sa résistance. Vandien tendit le bras pour la reprendre. — Là d’où je viens -de l’autre côté de ces montagnes, puis loin au nord-, on enseigne son usage à tous les enfants. Avec cette corde, j’ai appris l’histoire de mon peuple, la généalogie de ma famille et des autres familles proches de la mienne, sans parler des hauts faits de nombreux héros. — Avec une corde ? s’esclaffa Ki, mi-émerveillée, mi-moqueuse. — Voici un arbre, dit Vandien, et en un mouvement des doigts, il tint devant elle un grand triangle de corde tendu entre les deux mains, alors que quatre doigts d’une main maintenaient un rectangle qui formait le tronc. Un nouveau geste rapide et l’arbre disparut. — Une étoile ! Il lui fallut un moment pour faire des boucles, avant de lui présenter une étoile à cinq branches entre les doigts d’une seule main. — Le faucon ! Une forme abstraite et gracieuse qui évoquait des ailes déployées. — Mon nom ! Cela semblait consister en deux formes abstraites, une dans chaque main, tendues côte à côte sous l’œil de Ki. — Est-ce que les formes correspondent à des sons, comme les caractères assemblés sur une feuille ? Vandien fit non de la tête. — Nous avons aussi ce type d’écriture pour les choses qui doivent être archivées, les ventes de terres, le pedigree d’un taureau, les annonces officielles  – mais ceci est bien plus ancien que ces symboles. Non, ça, c’est Van, dit-il en indiquant sa main gauche d’un signe de tête. Et ça, c’est Dien, continua-t-il en désignant sa main droite. Vandien. Moi. — Qu’est-ce que ton nom veut dire ? lui demanda-t-elle. Il haussa les épaules en entendant la question, ses sourcils foncés se rapprochant en signe de perplexité. — C’est un nom comme un autre. Mes parents me l’ont donné. Il n’a pas de sens. — Mon père m’a baptisée comme le font les Romni, choisissant un nom qui donne une raison de se souvenir du moment de ma naissance. « Ki, Ki » a crié un oiseau le, matin où je suis née. Alors je suis devenue Ki. Vandien eut l’air scandalisé. — Dans mon peuple, c’est comme cela qu’on choisit le nom d’un chien ou d’un cheval. Pas d’un humain. Ton nom doit indiquer qui tes parents étaient et l’ordre de ta naissance. Aujourd’hui, je t’ai chanté  – quoique «croassé » soit peut-être un terme plus approprié  – l’histoire de Sidris. Son père était Risri, sa mère, Sidlin. Elle était leur fille aînée, et c’est pourquoi elle était Sidris. Tu comprends ? Ki secoua la tête. — Je ne saisis pas. — C’est simple. Si elle avait été le fils aîné, elle... euh, il se serait appelé Riscid. Leur fille cadette se serait appelée Linri, et leur fils cadet Rilin, et ainsi de suite. — Et s’ils avaient eu plus que deux filles ? demanda Ki. Que font-ils quand ils sont à court de noms à partager ? — On ne peut pas être à court de noms d’humains, à moins qu’à un moment, celui-ci n’ait plus d’ancêtres. Dans un souci pratique, nous n’utilisons que les deux premières parties de nos noms. Je connais le mien en remontant sur trente-six générations. Il y en a plus que cela, bien sûr, mais le reste est chez les conservateurs de la généalogie. Une fille ajoute à son propre nom le nom entier de sa mère. Un garçon prend celui de son père. — Qui pourrait jamais conserver tout cela sans se tromper ? Et, plus exactement, qui le souhaiterait ? s’exclama Ki d’un ton légèrement moqueur. Mais le visage de Vandien s’assombrit en entendant ces mots. — Il y a des gens pour qui ce genre de choses a son importance. Elles comptaient pour moi, à une époque, mais ce n’est plus le cas. C’est, comme tu le dis, une idiotie. Il retira la corde de ses doigts d’un geste sec et la rempocha. Il se leva pour prendre les assiettes empilées et les emporta. Ki se demanda si elle l’avait vexé. Sa bonne humeur s’évanouit, laissant une ombre dans son cœur. Elle s’interrogea sur sa propre idiotie, elle qui s’asseyait pour discuter de banalités alors que la mort la traquait depuis les cieux. Elle resta assise, sans bouger, écoutant le vent. Souffle fort et longtemps, le pria-t-elle. A travers le vent, elle entendit Vandien au-dehors ; elle l’entendit parler à l’attelage et sentit le léger mouvement de la roulotte quand il remit les assiettes dans le coffre. Négligemment, elle souhaita être seule cette nuit, pour faire le tri dans ses souvenirs, ressasser les bons et écarter les mauvais. Pour se retourner sur sa vie. Mais au lieu de cela, elle devait faire avec cet homme étrange aux cheveux noirs, si différent de ce qu’elle connaissait. Il imposait sa présence à Ki et repoussait Sven dans les ombres. Elle n’aimait pas la façon dont il venait la secouer de sa solitude, elle n’aimait pas la façon dont il la faisait s’interroger et se remettre en cause. Elle ne voulait pas penser à la façon dont son corps bougeait ni deviner les pensées pétulantes qui animaient ses traits. Elle appréciait les silences qui n’étaient qu’à elle. Sa routine solitaire lui manquait. Elle se passa négligemment les doigts dans les cheveux. Poussée par une vieille habitude, elle les relâcha et peigna de ses doigts les mèches brunes jusqu’à ce qu’elles retombent, plates et lisses, sur son dos. Puis, avec dextérité, elle les releva, formant des nœuds et des motifs. Elle enleva son manteau et l’étala sur le lit. Elle était en train de retirer ses bottes quand Vandien revint. Elle referma vivement la porte coulissante pour couper le vent naissant qui tentait de s’engouffrer derrière lui. Sans un mot, il secoua son manteau et l’étendit sur le lit. Il commença à enlever ses bottes. Ki resta assise, l’observant. Il était sans manteau et baissé, la voûte de son cou était courbe. Une marque s’y trouvait, petite, presque dissimulée sous les cheveux en désordre qui retombaient là : des ailes bleues déployées. Le cœur de Ki se glaça. Elle croisa ses yeux avec un regard de pierre quand il se redressa. Il la dévisagea, perplexe. Puis ses yeux noirs s’abaissèrent et il fixa ses pieds d’un air embarrassé. — Quand je suis fatigué, raconta-t-il doucement, il y a des sujets qui me viennent à l’esprit. Des choses qui me font mal. Et quand ces sujets sont évoqués, je deviens brusque et grossier, me vexant pour un rien et oubliant que l’hospitalité offerte doit être accueillie avec courtoisie. Il se tenait devant elle, semblant attendre quelque chose. Les mots se bousculaient dans la tête de Ki. Devait-elle exiger de savoir la signification de la marque sur son cou ? La bougie vacilla dans la cabine et l’éclairage se fit incertain. Vandien devait-il se retrouver accusé et soupçonné parce qu’il avait une marque de naissance de forme bizarre ? En elle, la logique luttait contre la lassitude. La politesse reprit le dessus quand elle se rendit compte que Vandien, debout devant elle, patientait toujours. — Nous sommes tous les deux fatigués, affirma-t-elle. Cette phrase suffisait. Il soupira en soufflant la bougie. C’est avec moins de gêne qu’ils se glissèrent sous les couvertures, mais Ki était sur ses gardes. Il ne sembla pas le remarquer. Il étira son corps à côté d’elle, sur toute sa longueur, en faisant pourtant attention de ne provoquer aucun contact. Il resta ensuite immobile et silencieux, à part pour quelque quinte de toux. Cependant, Ki ne pouvait pas oublier qu’il était là. La colère monta en elle. Elle en avait plus que marre de ses peurs. N’était-ce donc pas suffisant qu’elle doive surveiller le ciel toute la journée pour guetter sa mort ? Fallait-il maintenant qu’elle craigne que l’homme étendu à côté soit un serviteur des harpies, un instrument de leur vengeance ? Elle se recommanda de prendre le temps de se faire une opinion. Elle ne laisserait pas son impatience blesser un innocent. Elle ne serait pas une nouvelle fois coupable de cela. Et pourtant, elle enrageait de devoir attendre pour savoir, pour avoir son ultime rencontre avec la harpie, pour savoir qui était cet homme auprès d’elle. Mais elle devait patienter. Et la patience était le domaine dans lequel elle brillait le moins. Ses derniers jours à Gué de Harpe avaient paru durer des années et semblé la faire vieillir plus encore que toutes les années passées sur la route avec Sven. Son petit couteau entailla lentement la tige dure. Il avait déjà besoin d’être aiguisé une fois de plus. Quel outil pitoyablement forgé, même pour ce genre de tâche ! Ki se baissa, ramassa le gros fruit orange et le souleva. Se déplaçant lentement pour éviter les plantes qui portaient encore des fruits en train de mûrir, elle traîna le poureur jusqu’à l’endroit où la piste de chariot en terre battue traversait les champs. Elle l’empila avec les autres. Elle s’arrêta près du tas, courbant le dos pour étirer ses muscles endoloris dans une autre direction. Autour d’elle, les collines commençaient à passer du vert au doré. Les feuilles des bouleaux étaient veinées de jaune. Les aulnes seraient bientôt rouges. L’été se mourait. Les arbres-harpes jouaient un air plus triste. Ou bien était-ce le bourdonnement de ses oreilles ? Ki retourna vers la rangée et se pencha pour couper un autre grand poureur. C’est donc cela, la vie des sédentaires, pensa-t-elle amèrement. À présent, elle savait ce que c’était que d’appartenir à la terre qui se trouve sous ses pieds... Avec un pincement de désespoir, elle pensa à sa roulotte, qui prenait la poussière dans la grange. Son cœur se languissait de la route. Bientôt, bientôt, se promit-elle, se demandant si elle ne mentait pas encore. Bientôt. Elle traîna le poureur pour le mettre avec les autres sur la pile. Elle travaillait seule. Elle n’avait pas fini par être acceptée avec le temps. Certains, dans la famille, ne pouvaient pas encore admettre que l’ignorance avait provoqué ce rite désastreux. D’autres ne lui pardonneraient jamais d’avoir brisé leurs idéaux, même si Cora expliquait souvent à Ki que tout n’était pas aussi mauvais que ceux-ci voulaient bien le dire. Ki ne savait toujours pas comment procéder avec Cora. Pourquoi voulait-elle garder Ki ici, et pourquoi prenait-elle tant de peine pour essayer de la rendre heureuse ? Ki elle-même était prête à reconnaître qu’elle était une bonne travailleuse. Elle avait presque fini de récolter le champ de poureurs toute seule. Rufus avait voulu mettre trois ouvriers dans le champ : Ki l’avait fait seule en un seul jour. Il y avait une réponse élémentaire : Cora l’aimait autant qu’elle l’affirmait, et souhaitait qu’elle reste pour cette unique raison. Ki grogna en soulevant un grand poureur. Elle espérait que ce n’était pas l’explication. Parce que, dans ce cas, Cora pourrait bien ne jamais vouloir la laisser partir. Et elle désirait viscéralement reprendre la route. Ici, dans les champs, elle ne pouvait pas rêver de Sven et de ses enfants, elle ne pouvait pas faire semblant qu’ils étaient là, à côté d’elle. Ils étaient à leur place dans sa roulotte, près du feu, en fin de soirée. Ki était peinée de ne pas pouvoir vivre la peine que leur absence lui donnait. Cora le savait. Elle venait trouver Ki, occupée en silence à sa besogne, et lui donnait un petit coup ou une secousse en passant. — Laisse-les partir, implorait-elle, une lueur triste dans les yeux. Nous ne parlons pas de nos défunts ici, de peur de les ramener à nous, les tirant d’un endroit meilleur. Et ce que tu fais est pire que d’en parler. Tu les agrippes. Le rite ne les a pas relâchés de toi, Ki. Maintenant, tu dois les relâcher toute seule. Laisse-les partir, mon enfant. Recommence à vivre ta vie. Puis Cora partait, se hâtant vers ses propres corvées. Ki lui enviait cet entrain qui remplissait sa vie. Elle avait l’air si déterminée, si certaine de l’importance de ce qu’elle faisait. Et ces derniers temps, elle regardait Ki avec des yeux plus remplis de suppositions qu’avant. Ki avait redouté le moment où le but de tout cela serait enfin révélé. Elle ne souhaitait pas que quelqu’un, qui que ce soit, pense à elle ; qu’on prenne des décisions qui l’englobent. Elle voulait seulement reprendre sa route. Ki regardait ses mains, qui sciaient la tige. Elles étaient plus minces aujourd’hui qu’elles ne l’avaient jamais été, mais tout aussi fortes qu’avant. Les cals étaient maintenant à de nouveaux emplacements. Ki avait l’impression qu’elle se desséchait de partout, qu’elle se durcissait à des endroits d’elle qui avaient été plus doux avant. Cela ne la dérangeait pas. Elle voulait seulement que le processus s’accélère. Peut-être que quand elle serait complètement desséchée et durcie, elle pourrait accepter cette nouvelle existence. Elle arrêterait peut-être de se demander désespérément pourquoi la volonté de partir lui faisait défaut. Une ombre s’abattit sur ses mains. Lars se pencha et lui prit le poureur. — Faut-il toujours que tu travailles avec autant d’acharnement ? demanda-t-il, en riant à peine. Tu ne me laisses aucune excuse pour paresser ! Ki lui fit un sourire en se levant. — Je n’ai même pas entendu le chariot arriver. Nous devrons peut-être faire deux voyages pour ce champ. Il a produit plus que les autres. — Je ne suis pas venu sur le chariot, expliqua Lars. Pour la première fois, Ki remarqua son apparence. Ses cheveux blonds étaient encore humides et bouclés aux pointes. Sa chemise jaune était d’une étoffe plus fine que d’habitude et tombait sur un pantalon propre. Il portait ses belles bottes, et pas ses grosses galoches pour les champs. Ki sourit malgré elle. Il sentait bon l’eau parfumée de Cora. — Quelle occasion t’a demandé un tel effort de présentation, Lars ? lui demanda-t-elle pour le taquiner. Tu ferais mourir de honte le plus élégant des mariés romni. Vas-tu demander à Katya de t’attacher les cheveux cette nuit ? Il lui lança un regard d’une patience à toute épreuve et agita la tête. — Nous avons un invité qui arrivera tard dans la nuit. Je ne sais pas comment tu as pu ne pas en entendre parler. Cora m’a envoyé te chercher. Les poureurs attendront. Une nuit ou deux dans les champs ne leur feront aucun mal. Elle savait que tu voudrais te laver et te changer pour l’assemblée. Ki suivit Lars pendant qu’il traînait le poureur et le déposait au sommet du tas. Puis elle lui emboîta le pas, marchant à côté de lui pendant qu’ils empruntaient la piste qui traversait les champs et rentrait à la maison. Il balançait les bras en marchant et, une fois, il effleura, à peine, la main de Ki. — Qui est cet invité si important qu’il faille que nous soyons tout propres pour lui ? — Cora ne t’a rien dit ? demanda Lars en lui lançant un regard en biais. Je suis surpris. C’est quelqu’un qui va un peu t’alléger le cœur, je crois. Et, puisque c’est moi qui t’ai tant réprimandée pour tes erreurs, je vais saisir la belle occasion d’être le premier à t’annoncer la bonne nouvelle. Tu as été touchée au vif, Ki, quand je t’ai révélé ce que tes émotions envers les harpies nous avaient pris. A posteriori, je me suis dégoûté d’avoir agi ainsi. A quoi bon t’avoir dit de telles choses ? Et alors même que ma mère savait ce que j’avais dit ! Elle a bien accentué mes remords en me traitant de noms dont elle ne s’était pas servie depuis que je ne suis plus un jeune entêté de neuf ans. Mettre un tel fardeau sur tes épaules ne parle guère en ma faveur. Mais, désormais, nous serons tous les deux libérés de notre culpabilité. — Qu’est-ce que tu racontes ? insista Ki. Va droit au but, Lars ! Elle réalisa que son cœur se mettait bizarrement à battre plus vite. Cela avait lourdement pesé sur elle, de savoir qu’elle avait ôté à la famille le réconfort qu’ils trouvaient dans leur religion. Tout dégoûtants et morbides qu’elle jugeait leurs rites, elle n’avait aucune raison de les leur arracher. Quand Ki s’était sentie oppressée par le passage des ombres des harpies au-dessus de sa tête, quand elle avait désiré sa roulotte et la liberté de la route, elle s’était rappelée ce qu’elle avait volé à ces gens. Elle avait l’impression de leur devoir quelque chose. Est-ce que Lars insinuait que la dette était presque payée ? — Le maître des Rites arrive, lui annonça-t-il. Il a fait un long détour pour venir nous voir en cette période de l’année. Il se prépare pour le rite de Purification. Nous pourrons renouveler notre lien avec les harpies ! Ne me regarde pas comme ça ! Je ne t’ai rien caché. Cela ne fait que peu de temps que ma mère m’a prévenu de son arrivée. Sans doute en aurais-tu entendu parler, toi aussi, si tu discutais avec les gens au lieu de passer ton temps à te morfondre dans les champs. Pendant trois jours, nous allons méditer et nous repentir. Le quatrième jour, il procédera au rite pour nous, pour purger nos esprits des poisons qui nous séparent des harpies et pour que nous puissions rendre de nouveau visite à nos... nos défunts. Lars bafouilla les derniers mots, comme s’il appuyait trop près d’une blessure. Le visage de Ki ne cilla pas. Ils marchèrent en silence. Les bottes aux semelles épaisses de Lars frappaient la terre tassée de la piste à chariot. Les pieds chaussés légèrement de Ki ne faisaient aucun bruit. Avec la sueur de sa besogne qui séchait dans son dos et son cou, Ki commença à sentir la fraîcheur de cette journée d’automne. La brise légère qui soufflait avait un petit quelque chose d’indéfinissable. L’agitation automnale qu’elle éprouvait depuis bien des années l’envahit. Elle remuait en elle comme elle agitait les oiseaux des lacs, les animaux migrant en troupeaux. Elle ressentait un besoin irrépressible de se mettre en route, de laisser derrière elle les champs trop familiers, de quitter ce ciel constellé de harpies. Elle avait soif de nouveauté vivifiante. Bientôt, elle repartirait sur les routes, vers les vieux itinéraires, traversant les villes où ceux qui tiennent les étables se souvenaient de son attelage et l’appelaient par son nom. Mais juste au moment où son cœur était remonté, une ombre sembla lui caresser les yeux. Une harpie venait de passer devant le soleil. Un doute étourdissant l’envahit. Elle essaya de le dissiper. L’incertitude. Elle sentit la terre collée par la sueur sur ses chevilles. Ses pieds dans ses chaussures seraient sales. Elle avait de la terre sous les ongles, incrustée dans la peau. La terre s’était emparée d’elle, avait laissé sa trace sur elle. Elle ne la laisserait jamais partir. Elle ne pouvait pas leur dire non. Lars glissa doucement une main sous son coude. — Faut-il vraiment que tu aies l’air si réjouie par cette nouvelle ? se moqua-t-il en lui secouant le bras. Tourne tes yeux vers l’extérieur, Ki ! Pendant trop longtemps, tu as travaillé seule. Tes yeux ne regardent plus qu’en toi, à présent. Ki se dégagea de son contact, atténuant le sens de son action d’un sourire. — Quand ce vieil homme et son rite en auront fini, vous serez tous guéris du mal que je vous ai fait. Ma propre guérison devra venir d’une autre source, je le crains. — Peut-être qu’il nous faut trouver un autre homme et un autre rite pour te soigner, riposta Lars. Ki sourit, mais ne saisit pas l’allusion. Lars semblait scruter son visage et ses yeux à la recherche d’une réponse à quelque question. Ils continuèrent à marcher, mais Lars avançait plus lentement ; il finit par s’arrêter complètement. Quand Ki se retourna pour lui faire face et lui demander ce qui n’allait pas, l’étrange expression sur son visage l’arrêta net. Ses yeux lui disaient qu’il allait lui demander quelque chose, quelque chose de très difficile. Ki s’arma de courage. — Ne feras-tu pas le rite avec nous, Ki ? Personne ne t’exclut, si ce n’est toi-même. À la façon dont tu viens juste de parler, il paraît clair que tu n’as aucunement l’intention de nous accompagner dans la purification et l’expiation. Pourtant, tous t’accueilleraient volontiers. Ki fit lentement non de la tête. Ses yeux étaient durs. — Je n’ai rien fait dont je doive être purifiée. Je n’ai commis aucun péché qu’il me faille expier. — Non, bien sûr que non. N’interprète pas mes paroles dans ce sens. Mais si tu participais, tu te sentirais plus à l’aise ici. Tous les jours, tu choisis un travail et tu l’accomplis seule. Ce n’est pas normal. — C’est ce à quoi je suis habituée, coupa Ki. Elle ne voulait pas que Lars continue à parler. La vérité monta en elle et jaillit de ses lèvres avec une puissance qu’elle pensait avoir perdue. — Je ne veux pas me joindre à vous. S’il te plaît, ne prends pas cet air blessé. Je ne veux pas te faire plus de mal que je ne l’ai déjà fait. Je suis restée à la demande de Cora, contrainte par ma promesse donnée bêtement. J’ai suivi vos usages et essayé de les adopter. Mais ce ne sont pas les miens. J’ai arraché les mauvaises herbes et rassemblé les cristaux, salé le poisson et tanné les peaux. J’ai mis mon attelage à tirer un tombereau de fumier à travers un champ et je l’ai utilisé pour traîner des troncs afin qu’Haftor en fasse des planches. J’ai fait tout ce que vous m’avez demandé. Mais je n’éprouve aucune joie à le faire. Chaque jour, ma vie s’organise en fonction de celles de dizaines d’autres personnes près de moi. Je dois accomplir une tâche, ou bien une autre tâche ne pourra pas être entreprise. Il faut que je tire des bûches, ou bien les planches ne seront pas sciées à temps pour construire le silo. Je n’aime pas cela, Lars. Avec ma roulotte, tout repose sur moi. Je ne peux faire défaut à personne, si ce n’est moi. — Et Sven ? demanda courageusement, abruptement Lars. Tu as lié ta vie à celle de Sven, puis aux enfants quand ils sont nés. Ils dépendaient de toi. — Et ils reposent ensemble dans une même tombe parce que cette dépendance était mal placée, siffla rageusement Ki. Dois-je te laisser compter sur moi, pour que je te fasse défaut également ? Ki porta ses mains à son visage, pour enlever de ses yeux les cheveux qui s’étaient détachés de ses nœuds de veuve. Ses mains sentaient la terre et les poureurs. Des gravillons collèrent à son visage mouillé quand elle frotta pour repousser la mèche. Ses paroles résonnaient durement et froidement. — Je ne peux m’appuyer sur personne. Je ne peux pas participer à votre rite. Je ne m’associerai pas aux harpies, je ne leur demanderai pas de me montrer le visage de ceux qu’elles m’ont sauvagement arrachés. Lars, tu ne peux pas me demander cela. Elle étudia son visage. Ses yeux bleus étaient plus doux que les cieux au-dessus de lui. Son pouls palpitait chaudement à la base de sa gorge. Ki le regarda battre. — Je ne peux pas te demander cela, Ki. Tu as raison. Mais je préfère te le demander plutôt que ce que Cora demandera. Je suis malade de colère à l’idée de ce que tu pourrais affronter cette nuit. Je suis forcé d’avoir honte. Je crains de savoir ce que tu choisiras. Je n’ai pas le cœur de te le demander. Que Cora le fasse. Je n’en ai pas le courage. En vérité, je suis trop gentil. Lars s’éloigna. Ki le regarda partir. Quand elle le suivit, elle prit soin de ne pas le rattraper. Elle avait le cœur glacé d’inquiétude. Elle était trop chargée de sa propre douleur pour demander quelle douleur elle pouvait lui avoir causé. Il était hors de son champ de vision quand elle pénétra dans la salle commune. L’endroit rappelait à Ki des souvenirs pénibles. Là encore, la longue table était poussée au centre de la pièce et les bancs déserts attendaient. Un imposant saladier en argent martelé rassemblait les derniers lys d’eau de l’année sur un petit lac brillant. Ki sentit de savoureuses odeurs de viande en train de refroidir et entendit l’agitation bruyante dans la cuisine. Il y aurait beaucoup de gens à table, ce soir. Elle traversa rapidement la salle puis le couloir pour gagner sa chambre. La pièce dans laquelle elle dormait à présent était plus petite et plus simple. Cora l’avait fait emménager là, espérant mettre Ki plus à l’aise dans la maison. Celle-ci avait tenté de l’arranger à son goût. Elle n’était pas satisfaite du résultat. Ses quelques vêtements étaient suspendus à des chevilles au mur. L’unique petite fenêtre restait ouverte et sans rideau pour laisser entrer autant d’air et de lumière que possible. Un tapis de daim laineux, au sol, et le propre édredon de Ki sur le châlit rappelaient, selon Cora, la cabine qui dormait dans la grange. Ki ne voyait pas les choses ainsi. Elle ne connaissait aucune autre façon d’arranger une pièce. Une commode en bois dépouillée, sous la fenêtre, portait une jarre simple et une bassine en céramique bleue. Lydia était en train de verser de l’eau chaude parfumée dans la jarre quand Ki entra. Ki commença à se renfrogner, puis elle effaça cette grimace de son visage. Elle ne pourrait jamais s’y habituer, jamais. À Lydia et Kurt incombaient les tâches ménagères simples. Ils remplissaient les jarres d’eau de tout le monde, secouaient et aéraient les couvertures de toute la famille, se partageaient la lessive de tous les vêtements. Ki se rappela que sa vie privée n’avait pas été violée. Lydia ne faisait que son travail, comme Ki l’avait fait précédemment dans le champ de poureurs. — Merci. Ça sent très bon. — Je vais laisser un pichet d’eau en plus, répondit Lydia, en le posant doucement sur la commode. Cora a dit qu’il se pourrait que tu veuilles plus d’eau ce soir, en l’honneur de notre invité. Oh, quand j’ai lavé ta chemise marron, il y avait une couture qui se défaisait. Je l’ai réparée avec du fil noir  – c’est ce que j’avais de plus proche pour l’instant. Est-ce que ça ira ? — Bien sûr. Merci. Tu n’avais pas besoin de le faire, Lydia. Ça ne me dérange pas de repriser moi-même. — Je sais. Et cela ne me dérange pas de récolter les poureurs moi-même. Mais tout va mieux si nous faisons notre travail. Ne t’en fais pas pour ça, Ki. Parfois, on a l’impression que tu as honte quand on fait pour toi la moindre petite chose... Avec un sourire et un mouvement de la tête, Lydia se dépêcha de sortir de la chambre. Elle allait être occupée ce soir : elle devait préparer la maison pour un grand nombre de gens. Ki ne l’enviait pas. Quand la porte se referma derrière Lydia, Ki enleva ses vêtements, et se débarrassa de ses bottes souples et basses. Elle versa de l’eau dans la bassine et y trempa un chiffon doux. Elle commença par son visage sale et en sueur, et continua en descendant le long de ses petits seins fermes qui ne servaient à plus rien d’utile, pour arriver sur son ventre plat et musclé qui portait les cicatrices ondulées du passage de deux enfants. Elle dut changer l’eau de la bassine deux fois quand elle devint marron à cause de la terre en suspension. La crasse sur ses pieds avait été incrustée dans sa peau par la pression des bottes. Ki les frotta, les mouilla un peu puis les refrotta encore jusqu’à ce que ses pieds en ressortent minces et roses comme ceux d’un enfant. Le vent frais venant de la fenêtre avait séché son corps pendant qu’elle s’affairait. Puis elle s’assit sur le lit pour défaire les nœuds et les tresses de ses cheveux. Dénouée, sa crinière brune lui descendait presque jusqu’au bas du dos. Elle la brossa méthodiquement, écoutant le doux son de bruissement que la brosse faisait en lissant sa chevelure et en en retirant la poussière. Quand ses cheveux furent finalement lisses et brillants, elle les renoua rapidement en nœuds de veuve. Lorsque sa chevelure fut enfin un filet tissé qui rebondissait contre sa nuque, Ki alla jusqu’aux chevilles sur lesquelles ses habits étaient pendus. Le choix n’était pas large. La chemise marron toute simple était présentable. L’adroite réparation de Lydia était à peine visible. Près de la robe se trouvaient un pantalon bleu ample et une veste avec des broderies vives. C’était une tenue acceptable près des montagnes et de l’autre côté du massif, mais légèrement scandaleuse pour Gué de Harpe. À côté était accrochée la robe verte à fleurs jaunes que Ki avait portée la nuit du rite de Relâchement. Elle n’y avait pas touché depuis. Puis elle laissa son étoffe fine glisser doucement sur ses doigts. Elle s’était abstenue de la porter, de peur de raviver les souvenirs des autres. Elle la souleva de son crochet. Ils y penseraient cette nuit, quoi qu’elle porte. Autant que ce soit la robe verte. Elle l’enfila calmement par la tête. Elle était toujours trop longue pour elle, même avec les grosses sandales qu’elle attacha à ses pieds. Les gens avaient commencé à se rassembler dans la salle commune. La plupart d’entre eux accueillirent Ki avec un minimum de gentillesse. Certains ne s’étaient pas encore remis du choc psychique qu’elle leur avait infligé. Hollande parlait à toute vitesse et à voix basse à une femme assise à côté d’elle qui berçait un enfant. Ki devina de quoi elles parlaient. Elle s’avança exprès vers elles et toucha un des pieds roses et nus du bébé. — Elle est solide comme un porcelet, n’est-ce pas ? dit Ki en leur adressant un sourire appuyé. La femme acquiesça rapidement et se tourna pour admirer un mur non loin. Hollande n’essaya même pas de masquer son regard. Le sourire de Ki s’incurva un peu plus alors qu’elle s’éloignait. — En voilà une honte ! marmonna une voix faible à côté d’elle. Ki se retourna vite et découvrit Haftor, qui lui adressait un rictus caché derrière sa main. — Quelle honte que tu aies attendu aussi longtemps, en fait ! Tu aurais dû commencer à les asticoter depuis longtemps. — Pour quoi faire ? demanda Ki, curieuse. La bonne humeur d’Haftor rayonnait sur tout son visage ingrat. La lumière des lampes soulignait ses pommettes hautes et se reflétait dans ses cheveux noirs et brillants. Ses yeux bleu sombre étaient pleins de gaieté. — Pour les forcer à tenir compte de toi. Tant qu’ils peuvent jacasser sur toi dans leur coin, et que tu passes avec la démarche tranquille d’un félin chassant sa proie, ils n’ont aucune raison de te respecter. Ni de changer leur opinion sur toi. Donne-leur de temps en temps un avant-goût de ton intelligence. Ils finiront soit par te craindre et te laisser tranquille, soit par reconnaître ta valeur et te laisser devenir un membre de la famille. Ki sourit malgré elle. — Lars et toi avez échangé vos idées là-dessus ? Haftor haussa ses sourcils noirs. — Lars ? Il ne se prête guère à de longues conversations avec moi. Il les garde toutes pour toi, j’imagine. — C’est-à-dire ? demanda Ki d’un ton brusque. — C’est-à-dire... rien. À part que Lars semble se trouver plus souvent en ta compagnie que n’importe lequel de nous. — C’est à cause de Rufus, je suppose, devina Ki en se demandant où la conversation allait pouvoir les conduire. Il a dit à Lars de me montrer comment me rendre utile. Lars l’a fait, me confiant les mêmes travaux qu’il faisait. Il n’y a rien d’étrange là-dedans. — Rien du tout, Ki. Et n’importe qui ayant un demi-œil le verrait bien. Rufus serait bête de ne pas s’arranger ainsi. Au moment même où Ki essayait de démêler le sens de sa remarque, elle sentit un léger contact sur sa manche. Lars les regardait tous les deux en souriant. — En parlant de Lars, le voilà, venu t’emmener pour une raison sans doute importante. — Extrêmement importante, approuva sobrement Lars, ignorant le ton acide dans la voix d’Haftor. Ki se demanda quelle mouche surnaturelle les avait piqués tous les deux, ce soir. — Ma mère, Cora, demande que Ki vienne la voir pour saluer notre invité. Tu m’accorderas que c’est important, Haftor, n’est-ce pas ? — Certainement, Lars. En fait, je trouve que c’est tellement urgent que je vais escorter Ki jusqu’à ta mère moi-même. Ki s’éloigna prestement juste au moment où Haftor allait s’emparer de son bras. — Je vais m’escorter là-bas toute seule, merci. Quelle que soit la raison pour laquelle vous vous querellez comme des chiots pour un os, vous feriez mieux de ne pas m’y mêler ! Ki s’éloigna rapidement, laissant les deux hommes se mesurer du regard. Cora siégeait dans un fauteuil en bois ressemblant à un trône, près de la cheminée. De l’autre côté du feu se trouvait un fauteuil identique, vide. Ki vint se mettre à côté de Cora en souriant. — Tu m’as fait appeler ? Les yeux de Ki se posèrent sur la chevelure de Cora, qui luisait de reflets argent dans la lumière du feu ; ils descendirent sur ses mains usées, qui étaient négligemment posées sur ses jambes. Comme il était étrange de voir les mains de Cora immobiles ! Le cœur de Ki bondit dans sa poitrine, se ressourçant un peu à la force tranquille de Cora. Si Ki avait eu une mère, elle aurait voulu qu’elle soit une femme comme celle-ci, pleine de calme à l’intérieur, quelle que soit la façon dont elle s’agitait en apparence, et donnant sa force à quiconque pourrait en avoir besoin. Cora avait contraint Ki à rester ici Ki n’appréciait pas ce geste. Pourtant, elle ne pouvait pas ne pas apprécier la femme qui l’avait fait. En présence de Cora, elle sentait que, pour le moment, elle pouvait relâcher son étreinte sur les rênes, sachant qu’une femme tout aussi capable qu’elle prenait les choses en main. Ki se sentirait en sécurité avec Cora, aussi longtemps que leurs intérêts iraient dans le même sens. Cora lui sourit et tendit la main pour tapoter doucement celle de Ki. — Je voulais que tu rencontres notre invité. Il a dû retourner dans l’arrière-cour. C’est un vieil homme, avec des troubles d’estomac. Il s’appelle Nils. Il est venu de loin pour nous aider. Lars te l’a dit ? Ki hocha la tête et prit son courage à deux mains. — Est-ce que Lars t’a dit que je ne participerais pas à ce rite ? Parce que je suis certaine que l’idée vient de toi, et pas de lui. — Il me l’a dit, admit Cora sereinement. Et je lui ai dit qu’il ne te l’avait pas demandé assez gentiment. Il peut avoir une langue de charmeur quand il le veut, mon garçon, mais il ne s’en sert pas toujours quand je le lui demande. Donc je suppose qu’il faut que je te le demande moi-même. Ki, pourquoi ne souhaites-tu pas faire ce rite avec nous ? Cela montrerait aux autres que tu as décidé de t’installer avec nous, de partager nos traditions et d’entrer pleinement dans notre famille. — Dans ce cas, je leur mentirais, affirma Ki d’une voix ferme mais calme. Cora et elle regardaient autour d’elles dans la pièce, souriant aux gens qui pouvaient remarquer leur conversation. Lydia leva un verre de vin, et Cora sourit et acquiesça. Elle vint promptement les servir en vin rouge dans d’antiques verres. Cora complimenta Lydia pour les fleurs sur la table. Ki sourit et hocha la tête pour remercier Lydia quand elle reçut le verre de vin. Elle le tint, sans y goûter, pendant que Lydia s’éloignait ; Cora but dans le sien et fixa ses yeux noirs et brillants sur Ki. — Tu ne souhaites pas être l’une des nôtres, n’est-ce pas ? — Non, répondit Ki. Bien que je te remercie de la proposition. Cora, je suis restée comme tu me l’avais demandé. J’ai essayé l’existence que tu m’offrais. Je ne peux la faire mienne. — La période de guérison n’est pas encore finie, lui rappela Cora. — Je resterai jusqu’à la fin, concéda Ki. Mais, alors, il faudra que je prenne la route, sans que cela suscite du ressentiment entre nous, j’espère. Tu me laisseras partir à ce moment, Cora. Ce fut au tour de Cora d’incliner la tête devant la volonté de Ki. Ce faisant, ses épaules habituellement bien droites s’affaissèrent légèrement. Le cœur de Ki se déchira. — Je te laisserai partir, dit Cora. Si d’ici là tu n’as rien trouvé ici qui te retienne, je te laisserai partir. Il n’y aura pas de ressentiment entre nous, mais de ma part, il y aura des regrets. Quand j’étais jeune fille, Ki, j’ai trouvé un aigle blessé, à peine un oisillon. Je l’ai soigné et choyé jusqu’à ce qu’il retrouve la santé. Il se perchait sur mon poignet et allait chercher des oiseaux dans le ciel sur mes ordres. Mais je savais que son cœur n’y était pas. Alors, contre l’avis de mon père, un jour, je l’ai libéré. Je sais comment relâcher les choses, Ki. Et toi ? Ki la dévisagea avec un regard dur, incertaine quant à la question. Avant qu’elle ne puisse parler, Cora fit un signe de la tête pour saluer un vieil homme qui venait s’installer dans le fauteuil d’en face. Ki fut étonnée en l’observant. Sa chevelure blanche et lisse était nouée à la base de son cou selon l’ancienne tradition. Ses yeux étaient d’un bleu de glacier sous ses sourcils blancs finement dessinés. Le reste de ses traits étaient tout aussi précis  – le nez droit, la bouche étroite. Il avait l’air d’une statue bien préservée d’un type antérieur d’humain, un homme dont les muscles étaient loin d’être aussi importants que l’esprit. Il était de petite taille et arrivait à peine au niveau des épaules de Ki. L’âge le voûtait, faisant courber ses épaules étroites vers son torse. Et pourtant, malgré sa carrure moindre, il avait un port digne des grands puissants. Ki baissa instinctivement la tête devant lui. — Nils, je te présente Ki, ma fille choisie par Sven. Le vieil homme s’assit calmement, adressant un signe de tête à Ki. — Je suis venu défaire ta bêtise, Ki. Qu’en penses-tu ? Nils parlait comme si elle était âgée d’à peine dix saisons. Ki refusa d’en prendre ombrage. — Je suis contente de t’accueillir ici, comme personne. Je te vois comme la clé de ma liberté, vieil homme. Cora fronça les sourcils en entendant le titre familier et direct utilisé par Ki, mais l’ancien pencha la tête en arrière et rit. Il avait des petites dents bien placées et un rire qui semblait sans fond. La salle, autour d’eux, se tut et l’attention se fixa sur Ki et Nils. Les oreilles de Ki étaient brûlantes. — J’avais craint de trouver une adversaire ici, dit Nils à Cora d’une voix forte. Tu m’avais averti qu’il s’agissait d’un esprit qui t’avait pris le contrôle du rite. Je pensais trouver de l’amertume, de la colère, et un esprit rusé. Au lieu de cela, j’ai cette petite qui me dit de faire de mon mieux pour arranger les choses : elle en sera reconnaissante. Ki, tu fais rajeunir un vieil homme. La salle commença à se remplir de rumeurs autour d’eux. Ki s’interrogea sur les motivations de Nils. Ses petits yeux bleus brillaient d’un éclat vif, comme ceux d’un furet. Ils saisirent Ki dans leur regard et il fit un hochement de tête à peine perceptible. — Je demande le bras de ta fille pour m’aider à gagner la table, Cora, annonça Nils. Ki vint se placer à son côté, mal à l’aise. Jamais elle n’avait vu un vieil homme ayant moins besoin d’assistance physique. Pourtant, il agrippa son bras très fort, au-dessus du coude, et porta assez de poids dessus pour que son corps soit obligé de basculer vers lui et que sa tête vienne au-dessus de la sienne. Il fit de petits pas lents, comme si marcher était pour lui une épreuve. — Tu es maligne, chuchota-t-il à Ki pendant qu’elle le menait vers la table. Essayer de te dissimuler quelque chose ferait plus de bien que de mal à mes plans. Cora a raison. Je dois te le dire. Tu vas traverser un moment difficile, ce soir. Tu as presque fait mourir de peur tous ces gens. Pour les réunir aux harpies, je dois les rassurer. Il faut que je te fasse paraître moins extraordinaire, plus comme une enfant incompétente que comme un esprit rebelle puissant. Tu pourrais résister à cela. Tu pourrais tenir bon, te montrer jeune et forte, te moquer de leurs croyances et nous forcer à voir le côté atroce de la race qui s’est liée d’amitié avec nous. Ou tu peux me laisser te transformer en sujet de moquerie, te rabaisser, te faire passer du statut de spectre dans le coin à celui d’ombre sous le lit. Que feras-tu ? Ki réfléchit rapidement en tirant le fauteuil du vieil homme vers lui. — Et si je choisissais de me retirer complètement ? J’ai déjà dit à Cora que je ne participerais pas à ce rite avec vous. Et si j’allais trouver refuge dans ma chambre ? — Les peurs que ces gens ont construites resteront avec eux, les intimidant jusqu’à la fin de leurs jours. Mon rite sera impuissant contre elles. Personne ne reverra ses morts. Il n’y aura plus de rite de Relâchement. Un rythme de plus quittera leur existence et ils en seront d’autant plus misérables. Ki repoussa doucement le fauteuil vers la table. Elle contint la fierté qui montait en elle. Elle avait dit qu’elle voulait réparer ses erreurs. Donc, c’était ce qu’elle devait faire. — Fais de ton mieux, vieil homme, répondit-elle. Nils rit et lui lança un regard vif. — Souviens-toi bien de ta décision, ma fille. Tu en auras besoin. Ki fit un pas en arrière pour s’éloigner de la table, ne sachant pas vraiment où elle devait s’asseoir elle-même. Elle regarda Cora. Le coup d’œil que Cora lui lança la suppliait. De quoi ? Puis, comme Lars s’avançait sans un mot pour escorter Ki vers une chaise à un bout éloigné de la table, loin des adultes et des gens importants, Ki comprit. Nils avait prévenu Cora de ce qui devait arriver. Cora, ayant aussi peu de scrupules qu’une louve quand sa famille était menacée, avait pris les mesures nécessaires. D’autres allaient prendre place autour de la table. Kurt, le fils aîné de Rufus, s’assit près de Ki. Il la dévisagea, confus de la voir assise si près, puis détourna le regard. Édouard prit place de l’autre côté d’elle et d’autres enfants vinrent en face pour remplir les places vides. Ki resta assise, l’air grave. Sa tête sombre s’élevait au-dessus des leurs, regardant la table où Haftor, Lars, Lydia et les autres étaient assis. Haftor avait le regard fixé sur l’autre bout de la table, où Ki était assise. Les muscles de sa mâchoire étaient contractés et il dit quelques mots brefs et irrités à sa sœur, installée à côté de lui. Gênée, Marna lui fit signe de se taire. Les yeux bleu foncé d’Haftor rencontrèrent ceux de Ki comme pour témoigner de sa loyauté. Presque imperceptiblement, Ki hocha la tête. Elle espéra qu’il comprenait le message. Lars, Rufus et Cora ne regardaient même pas dans sa direction. La petite fille en face de Ki, de l’autre côté de la table, gloussa nerveusement. Sa place était si peu appropriée que même les enfants les plus jeunes s’en rendaient compte. Ki prit une longue et profonde inspiration avant de tourner les yeux vers Nils. Nils n’eut pas besoin de faire un geste pour avoir l’attention de toute la tablée. Il lui suffit de commencer à parler. — Je suis venu vous trouver ici, à la demande de Cora, pour combler le fossé entre vous et les harpies de Gué de Harpe. Nous ne parlerons pas ce soir d’ignorance et de mesquinerie. Le visage de Ki rougit. Les phalanges d’Haftor se crispèrent sur le bord de la table. — Je ne suis pas là pour vous instruire sur ce que vous connaissez déjà. Vous avez été élevés selon certains idéaux. Vous avez apprécié la compagnie d’êtres supérieurs à nous, de créatures plus proches de l’Ultime. Mais votre respect pour elles a été souillé, votre image d’elles a été éclaboussée par les jets de boue d’un esprit blessé et en colère. Vous avez été sages. Vous n’êtes pas allés trouver les harpies, ni corrompre leurs dons en leur exposant ces sentiments déplacés qui ont été mis de force dans vos esprits, bien malgré vous. Vous avez choisi d’attendre l’expiation et la réconciliation. Vous retournerez vers les harpies aussi immaculés que le jour où, dans votre enfance, vous avez connu votre première rencontre. Cette nuit, nous commençons. Nils s’interrompit. Il sembla à Ki qu’il s’arrêtait pour que tous les gens de la table puissent lui lancer au moins un regard. Elle lut en eux toutes les émotions possibles. Chez Cora, un appel à la compréhension. Rufus était froid, Nils arborait un air entendu. Venant de Hollande, elle reçut l’antipathie et la soif de vengeance. Marna offrait l’étonnement, Haftor la sympathie triste et une promesse indéchiffrable. Les yeux de Lars restaient neutres, prudents et voilés. Mais sa bouche était pincée comme celle d’un enfant au bord des larmes. — Ce soir, nous mangeons ensemble, fit Nils, sollicitant de nouveau leur attention. Nous parlons, nous buvons, nous ne disons aucun mot triste ou malheureux. Près de chaque assiette, Cora a placé un bout de kisha séchée enrobé dans des feuilles de toy. Emportez-le avec vous cette nuit. Mâchez-le lentement avant de dormir et pensez, en le mâchant, à des souvenirs agréables de bons rapports avec les harpies. Cela vous aidera à vous rappeler ces rencontres en détail, et les sentiments de paix et de complétude qu’elles vous ont offerts. Maintenant, mangeons et discutons comme si ce malheur ne vous était jamais arrivé. Nils se tut. Des saladiers et des plats commencèrent à être passés en bout de table, et le murmure de voix polies retentit. Autour de Ki, les enfants restaient silencieux, attendant avec impatience que les plats fassent leur chemin, le long de la table, jusqu’à eux. Ki mangea, comme les enfants, ce que les adultes avaient laissé. Les enfants, qu’on avait sans doute avertis de se comporter de leur mieux, parlaient peu. Ki se sentait perdue. Elle ne pouvait pas faire semblant de s’intéresser à leurs brefs commentaires sur la nourriture, et ne voulait pas surveiller leur façon de manger. Le jeune Edouard fit tomber un morceau de viande, le ramassa tranquillement sur le sol et le mangea. Ki fit une moue dégoûtée et jeta un regard vers le haut de la table. Rapidement, elle replongea les yeux dans son assiette. Nils lui avait efficacement coupé les griffes. Pour la première fois depuis le rite de Relâchement, les gens la regardaient ostensiblement. Nils, en la plaçant à l’autre bout de la table, avait fait d’elle un sujet de conversation adéquat. Il leur avait dit de ne pas ressasser ce rite de Relâchement incomplet. Ki devinait qu’ils avaient trouvé d’autres sujets de discussion. Elle mangea lentement, par petites bouchées, gardant la tête courbée et les yeux sur sa nourriture. Elle essaya de ne pas se soucier du fait que cela la faisait paraître comme une enfant punie, assise là pendant que les « aînés » parlaient d’elle. Elle remarqua l’absence de la voix grave d’Haftor dans la conversation. Elle pouvait entendre les autres voix, mais pas assez pour distinguer les mots dits à voix basse. Seulement assez pour être piquée au vif. « romni » fut un mot qu’elle releva plusieurs fois, et la phrase « Sven trop jeune », une fois. L’esprit de Ki vagabonda, revenant des années en arrière. Rufus était agenouillé dans la cour et saignait du nez. Sven le dominait, furieux et pleurant de frustration. Lars était un petit garçon blême qui observait depuis le seuil. Ki n’avait que seize ans à l’époque, et Aethan était décédé depuis un an. Elle avait voulu retourner dans le refuge de sa roulotte, fouetter le vieil attelage fourbu et disparaître de Gué de Harpe à jamais. Mais Cora était venue se tenir dans la lumière éclatante du soleil, essuyant la terre de ses mains, exigeant de savoir ce qui se passait. Et Sven, d’une honnêteté presque idiote, le lui avait dit. — Je lui ai dit que Ki pouvait laisser sa roulotte dans nos champs, dans les champs qui me reviendront quand je serai adulte. Je dis qu’elle en a le droit, puisque j’ai décidé que nous allons nous unir à jamais. Il a dit que je la laissais rester parce qu’elle me payait avec une monnaie que les filles romni savent dépenser généreusement. Alors je l’ai frappé. Je le frapperai encore s’il tente de se lever avant de lui avoir présenté des excuses. Cora ne fit pas seulement s’excuser Rufus, mais elle força Ki à manger à l’intérieur, à table à côté d’eux. Ki l’avait détestée pour cela, à l’époque, ne comprenant pas pourquoi elle le faisait, et ne voulant pas comprendre. Ce repas était comme celui-ci, plein d’émotions qui couvaient mais qu’on ne formulait pas devant Ki. Mais ici, il n’y avait pas Sven pour presser sa main sous la table, pour mettre les meilleurs morceaux dans son assiette à elle. Sept mois après, Sven avait atteint l’âge adulte, réclamé ses terres et pris Ki dans son lit. Il était jeune pour ce genre de chose, et Ki l’était scandaleusement plus. Tout le monde parlait des cadeaux d’union exotiques qu’il lui avait offerts. Sigurd et Sigmund étaient alors des chevaux pommelés de trois ans, à peine dressés à tirer la roulotte. Ils caracolaient nerveusement au bout des longes neuves que Sven avait fièrement mises dans les mains de Ki. Et leur lit avait été fabriqué à l’avant d’une nouvelle roulotte, construite par la main de Sven avec les meilleurs matériaux qu’il avait pu trouver. Il l’avait peinte en bleu, avec des fleurs de pommier autour de la fenêtre et de la porte de la cabine. Cora avait essayé de dissuader Sven d’officialiser l’union, son frère Rufus s’était moqué de lui et Lars avait été fasciné par l’audace de son grand frère d’emmener dans leur maison cette barbare des gens du voyage. Mais quand Cora avait vu que Sven ne cillerait pas, et qu’il partirait avec Ki pour toujours, elle avait cédé gracieusement, reconnaissant officiellement leur pacte et offrant son tribut aux harpies en leur honneur. Qu‘ils discutent donc encore une fois de tout cela, songea Ki en mangeant. Qu’ils fouillent et examinent les faits, qu’ils compatissent avec Cora au sujet de cette étrangère qui était entrée de force dans leur foyer, au sujet de ce fils superbe qui aurait pu participer aux travaux de la ferme ou à la taille du bois. Ki se sentait plus que fatiguée. Soudain, une brusque plainte de solitude monta lentement en elle, si puissamment qu’elle se demanda si elle avait gémi à haute voix. Sven, Sven, aux mains douces, qui lui donnait toujours trop, qui lui offrait avant même qu’elle repense à demander, pensant toujours à elle, lui préparant la voie. Sven, ses grosses mains ensanglantées quand il avait retiré son fils de son corps. Sven, le soleil dans les yeux, clignant et grimaçant pendant qu’il chevauchait à côté de la roulotte ; Sven, avec la lumière du feu sur les épaules et le dos alors qu’ils faisaient l’amour près du feu, tandis que les enfants dormaient, à l’abri dans la roulotte. Dans la foulée de son agonie silencieuse surgit la fureur. Sven n’aurait jamais permis qu’on lui fasse subir cela. Pourquoi s’était-elle assise humblement à ce repas de fous ? Pourquoi compatissait-elle à leur besoin ridicule de se réconforter auprès de l’image de leur défunt ressuscitée par la magie harpie ? Une bouffée d’énergie furieuse traversa Ki. Elle voulut se lever brusquement, envoyer promener sa chaise, balayer la table devant elle des assiettes et de la nourriture. Ses yeux perçants de colère vinrent percuter le regard angoissé de Cora. Cora connaissait la tourmente qui l’agitait. Elle la connaissait et la redoutait. Ki sentit l’énergie monter en elle. Elle la tenait tout entière entre ses mains. Une poigne ferme s’appuya sur ses épaules. — J’ai fini tout ce que je pouvais manger de ce repas. Et je ne t’ai pas vue toucher une bouchée depuis plusieurs minutes. Est-ce que tu ne voudrais pas prendre un morceau de fruit à finir et venir marcher dehors, au frais, avec moi ? Ki n’avait jamais vu autant de tendresse sur le visage d’Haftor. Son regard rencontra des yeux qui semblaient souffrir de son humiliation tout aussi vivement qu’elle. Elle commença à se lever, puis se retint. Elle regarda Nils. Cela faisait enrager Ki, que les autres puissent interpréter son regard comme une demande de permission. Cora regarda aussi Nils, qui lui murmura quelque chose, et Cora adressa à Ki un signe de tête infime. Ki se leva, s’étonnant du regard blessé que Lars lui jeta. Haftor se pencha près d’elle pour choisir deux parfruits dans une corbeille. Il lui en tendit un, puis la suivit quand elle se dirigea vers la porte. Dehors, elle découvrit une nuit d’automne grise. Les odeurs, dans l’air, disaient à Ki que les feuilles relâchaient leur prise sur les arbres. Bientôt, elles joncheraient le sol de cette vallée de restes de bouleau et de peuplier, avec, ça et là, une pincée de rouge d’aulne. Le sol se durcirait de givre et les routes pour chariot seraient très bonnes à emprunter tôt le matin, avant que le dégel ne les ramollisse en gadoue. Ki se demanda dans combien de temps elle serait sur ces routes. Cora lui avait promis de la libérer dès que la guérison serait faite. Ki devrait aller lui parler en privé. Pourrait-elle partir dans trois jours, quand ce rite d’Expiation serait fini ? Ou faudrait-il qu’elle attende qu’ils aient effectivement rendu visite aux harpies et soient satisfaits ? Ki mordit profondément dans son parfruit. — C’est amer, dit Haftor d’une voix basse, à côté d’elle. Elle l’avait presque oublié. Elle secoua la tête pour le contredire. — Le mien est sucré, fit-elle en le tendant pour qu’il puisse goûter, lui aussi. — Ce n’est pas du fruit que je parlais. Ki, pourquoi as-tu subi ce dîner, ce soir ? Ki mordit de nouveau dans le parfruit et mâcha lentement. Elle ne savait pas comment lui répondre. Si elle confiait à Haftor ses véritables raisons, cela n’annulerait-il pas le rite pour lui ? Est-ce que cela remettrait en cause sa liberté de partir ? — C’était la volonté de Cora, tenta-t-elle. — La volonté de Cora ! grogna Haftor, crachant le trognon de son fruit de l’autre côté de la cour obscurcie. Alors ils vont te dresser, te contraindre à l’humilité pour le bien de la famille ? C’est aussi opportun que de mettre une biche à la charrue. — Ce... ce n’est pas ce qu’il arrive, Haftor. — Ça ne l’est jamais, Ki. Ce n’est pas ce qui devrait être, selon moi, ni selon toi. Reprend la route cette nuit, Ki. Je t’aiderai à harnacher l’attelage et à remplir la roulotte de provisions de mon cellier. Pars maintenant, pendant qu’ils déblatèrent contre toi. Je ne dirai pas un mot de ton trajet à qui que ce soit. Pars, tant que tu le peux. Mon père l’a fait. Sven l’a fait. Ce n’est pas un endroit qui te convienne. — Et toi ? demanda Ki, intriguée. C’était la seconde fois qu’Haftor exprimait ses sentiments. Haftor eut un petit rire dur et résigné. — Moi ? Je suis un lâche. Sven a toujours refusé d’aller rendre visite aux harpies. Est-ce que Cora t’a jamais raconté cela ? Je pense que non. Elle était blessée qu’il n’aille pas avec elle rencontrer les grands-parents qui étaient morts avant sa naissance, qu’il ne vienne pas rendre visite à son père décédé. Sven était têtu, même quand il était petit. J’ai toujours souhaité avoir son courage. Une visite aux harpies ne peut pas être forcée, tu sais. Sven n’y est jamais allé. Donc il était vraiment vivant, tout comme il est vraiment mort, à présent. Ki détourna son visage devant l’âpreté de ses paroles, mais Haftor la prit vigoureusement par les épaules et la fit pivoter pour qu’elle lui fît face. — C’est comme un poison, Ki. Non, pas un poison. C’est... Quand tu l’as, tu as l’impression que tu mourrais si tu ne l’avais pas. C’est seulement depuis que ta révolte m’a fait arrêter d’y aller que je m’en rends compte. Il y en a d’autres qui le savent aussi, maintenant, je le parie, même si peu d’entre eux en parleraient en face de Cora. Crois-tu que beaucoup retourneront voir les harpies, rite ou pas rite ? Ils viennent de renaître à la vie, Ki, ces dernières semaines, et ils y tiennent trop. Elle devient réelle pour eux. Certains trouvent cela enivrant. Rufus a découvert qu’il dirige bien le domaine, même s’il ne peut pas aller consulter son père au sujet d’un champ ou de la sélection d’un taureau. Lydia garde enfin la tête haute, libérée de la langue toujours railleuse de sa mère, qui l’a rabaissée pendant sept ans après sa mort. Et Lars. Le pauvre Lars a découvert qu’il avait un cœur qui devait s’unir, au moins autant que son corps et ses terres. Tu as ramené l’amertume dans nos vies, et maintenant nous pouvons savourer les bons moments. Tu m’as tiré d’un rêve qui a duré seize ans, depuis la première fois qu’ils m’ont amené ici, et que Cora, pour me consoler d’être orphelin, m’a conduit aux harpies pour revoir mon père. Avec cette visite, j’étais lié. Comment aurais-je pu quitter le seul endroit au monde où mon père était encore vivant pour moi ? Et pourtant... (Haftor soupira, luttant pour trouver ses mots.) Elle ne s’est jamais rendue compte de ce qu’elle m’a fait. Elle croit que j’ai oublié comment c’était. Ce n’est pas le cas. Je ne la déteste pas, Ki. Mais je ne pourrai jamais m’aimer comme je le faisais avant. Les choses que j’ai faites sur ses ordres, les choses que j’ai acceptées... Haftor secoua la tête pendant que sa voix résonnait dans la nuit. Il toussa pour s’éclaircir la gorge. — Ki, Cora t’a demandé de prendre part à ce rite, n’est-ce pas ? Elle cherche à t’attirer vers les harpies. Réponds-moi, Ki. Si tu pouvais étreindre Sven encore une fois, si tu pouvais serrer le petit corps chaud de Rissa contre toi, ou tordre le nez du jeune Lars à cause d’une bêtise... Est-ce que tu quitterais jamais Gué de Harpe ? Les yeux d’Haftor étaient deux trous noirs dans un visage blanc, à quelques centimètres de celui de Ki. L’obscurité était glacée autour d’elle. La plainte solitaire qui avait résonné en elle retentit une nouvelle fois dans tout son être. Les retrouver, les tenir et être enlacée, sentir le souffle chaud de Sven sur son visage. — Des squelettes, scanda Haftor. Des os et de la viande rongée par les vers. Mais les harpies les rhabillent et te les vendent contre plus de viande encore, et elles dirigent ta vie à leur avantage. « Développe tes troupeaux, Rufus. » C’est ce que ton père te dit. Les harpies ont toujours plus faim. Transforme plus de terres en pâturages. Amène plus de bétail. Pourquoi perdre du temps avec des moutons ? Un veau est plus gros qu’un agneau, et plus satisfaisant pour l’appétit des harpies. Le cœur de Ki battait à tout rompre. Elle se dégagea de la poigne d’Haftor puis s’éloigna de lui. — Cora ne ferait pas cela si c’était vrai. — Cora ne ferait jamais une chose aussi mauvaise, accorda Haftor. Si elle savait à quel point c’était mauvais ! Mais elle est vieille, et n’a jamais connu d’autre façon de vivre. Va-t-elle la renier, admettre que quand elle mourra, dans quelques années, elle sera vraiment morte ? Un semblant de sanglot bloqua les phrases d’Haftor dans sa gorge. — Qui, parmi nous, peut résister à des mensonges si plaisants ? Je ne crois pas en moi, je ne crois pas en ta force de volonté non plus, Ki. Alors je te dis de partir. Pars maintenant comme je partirais moi-même, si j’étais un homme plus fort. — J’ai donné ma parole à Cora, articula Ki, chaque mot tombant de sa bouche comme une pierre couverte de glace. Je ne peux pas encore partir. — Alors tu ne partiras jamais, dit Haftor, d’une voix qui faiblissait. Je perds mon temps à parler, et le courage que j’ai mis à te dire de partir a été gâché. Si je quittais Gué de Harpe, il me faudrait être responsable de ma propre vie. Je ne pourrais pas reprocher mes décisions au spectre de mon père. Je devrais répondre de tout ce que je fais et de tout ce que je ne fais pas. Ainsi, Ki va rester. Je ne peux pas dire que j’en suis triste. Tu m’aurais beaucoup manqué et j’aurais eu du chagrin à ton départ, alors même que je t’aurais crié dans le noir de presser le pas de ton attelage. Il se frotta le visage de ses deux mains, comme s’il se réveillait d’un long sommeil. Il s’étira largement, puis chercha la bourse à sa ceinture. — J’avais oublié. Marna est trop timide, alors elle m’a donné ceci pour toi. Ses doigts fouillèrent maladroitement sa bourse dans le noir. Il y eut un reflet de rayon de lune dans sa main. — Un peigne en argent pour retenir tes cheveux. Et un bracelet. Ki prit l’argent finement ouvragé de ses mains. Il était encore chaud de la chaleur de son corps. Le peigne avait été façonné symétriquement en forme de pied de vigne. Ki le tendit dans la lumière qui filtrait par le contour de la porte, et le rangea pour regarder l’autre éclat d’argent dans ses mains. Le bracelet était plus massif, comme une gerbe d’éclairs fourchus tordus en rond. Ki les soupesa tous les deux dans ses mains. — Je suis experte pour estimer les poids, Haftor. Le poids total de mon gobelet en argent est entièrement dans ces deux objets. Marna n’a rien pris pour elle. — Elle ne l’aurait pas fait. Elle a pris plaisir à les fabriquer. Elle a pu satisfaire sa lubie de façonner, ce qu’elle n’a pas souvent l’occasion de faire. — Pourtant, une des joies de la création est de voir quelqu’un apprécier la chose que tu as faite tous les jours. Ki pencha la tête pour déposer un baiser sur le bracelet. Puis elle attrapa le large poignet d’Haftor et l’emprisonna adroitement dans le cercle d’argent. Il secoua la tête et essaya de le retirer de son bras, mais Ki l’y maintint fermement. — C’est un vieux tour romni. Et un bon. Si tu me rends ce cadeau, tu me rends mon amour comme si c’était également quelque chose que tu ne prendrais pas. — Le baiser était pour cela ? Ki hocha la tête. Cela faisait du bien de sourire, d’offrir de nouveau librement quelque chose. Elle se demanda pourquoi elle ne l’avait pas fait depuis si longtemps. — Alors tu m’as coincé pour que je l’accepte, concéda Haftor. — Comme je le voulais. Et j’espère qu’il vous aidera, Marna et toi, à vous souvenir de moi quand je serai partie. Car je partirai, Haftor. Tu verras. Un rectangle de lumière s’ouvrit dans la nuit. Edouard déboula sur le porche. — Ki ! appela-t-il impérieusement. Nils te demande de venir pour qu’il puisse te souhaiter une bonne soirée. — J’arrive, répliqua Ki. Edouard resta debout sur le seuil, l’observant. Ki secoua la tête d’un air résigné à l’intention d’Haftor et suivit l’enfant dans la maison. Elle entendit les bottes d’Haftor derrière elle. La salle était éblouissante, après les ténèbres, et la rumeur des voix était une agression après le calme du porche. Le bourdonnement perpétuel dans les oreilles de Ki s’éleva soudain, comme pour accompagner le bruit. Edouard se fraya un passage entre les groupes de personnes qui discutaient jusqu’à l’endroit où Nils était toujours assis, seul, en bout de table. Nils congédia l’enfant et fit signe de la tête à Ki de s’asseoir près de lui. Ki s’installa, repoussant les assiettes et les ustensiles sales pour faire de la place pour poser ses coudes. — Eh bien, vieil homme ? lui fit-elle franchement. Nils eut un petit rire. — Tu t’en es bien tirée. Non, ne me souris pas. Garde les yeux baissés sur la table comme si je te donnais des instructions. Je te félicite pour ta force de volonté. Cora pensait que ton orgueil te ferait bondir de ton siège. Et tu es partie avec ce jeune homme à un moment idéal. Tu es une femme au milieu d’eux, qui peut se tromper, sur laquelle on peut faire des ragots et qui peut être courtisée par des hommes, qui peut même, sans aucune discrétion, quitter un dîner pour rester seule avec un homme. Ki siffla de rage devant la portée insultante de ses propos, mais le rire de Nils couvrit le son. — Tu ne l’avais pas fait exprès, alors ? Peu importe. Cela a malgré tout fait jaser toute la table et accéléré immensément mon travail. Et ce joli peigne, dans ta main, fera se délier les langues encore plus joyeusement. Il rit encore, en la voyant mal à l’aise. Ki releva ses yeux baissés pour les plonger dans ceux du vieil homme avec froideur et mépris. Nils lui adressa un grognement et secoua la tête, laissant paraître son propre mépris. — Va te coucher, Ki. Tu fais partie de ceux qu’on ne peut pas sauver. Tu placeras toujours la liberté et l’honneur d’une personne au-dessus du bien de tous. Tu n’apprendras jamais rien de la vie. Pourquoi Cora veut-elle te garder ici, je ne le sais pas. Tu vas tous les contaminer avec ton venin, comme un morceau de viande pourrie jeté dans une source pure. Sa vieille main lui signifia son congé avec le geste qu’on ferait pour chasser un insecte importun. Mais, au moment même où Ki repoussait sa chaise, les vieux doigts saisirent son poignet avec une main d’acier. — Que vas-tu faire à présent, Ki ? Vas-tu travailler à défaire ce que nous avons mis en œuvre à ce dîner, ce soir ? Une rapide torsion du poignet de Ki la libéra de sa prise. — Tu me l’as dit toi-même, vieil homme. Je place l’honneur d’une personne au-dessus ce que pourrait être le bien de tous. J’ai donné ma parole. Je ne reviendrai pas dessus. Je te laisserai faire ton rite. Mais je ne crois pas qu’il sera aussi efficace que tu l’espères. Ki partit en coup de vent vers l’isolement de sa chambre. Tous la regardèrent passer, même si personne ne songea à s’interposer. Mais les yeux vifs de Rufus s’agitèrent à son passage. Il se pencha en avant, se redressant de l’endroit où il s’était adossé, près de la cheminée. Il adressa à Lars un violent coup de coude. Lars lui jeta un regard noir, visiblement ennuyé que ses pensées moroses fussent ainsi dérangées. Ki ne distingua pas ce qu’ils dirent, mais elle vit Lars se renfrogner et rougir. Elle se dépêcha de gagner sa chambre. Ki fronça les sourcils dans le noir. Envoyée au lit, comme une enfant punie, après avoir été humiliée. La révolte et la colère brûlaient en elle, bien plus que tout ce qu’elle avait pu ressentir cette nuit-là, il y a longtemps. Une soudaine haine de Nils et de tout ce qu’il représentait la traversa. Elle aurait dû lutter contre lui à ce moment, elle aurait dû tailler en pièces la toile qu’il voulait tisser. Lentement, elle s’assit dans l’obscurité de la cabine. Elle ne prêta aucune attention au froid qui la caressa quand les couvertures glissèrent de son corps. Elle s’appuya sur un coude et regarda Vandien ; Son visage était un vrai masque. Des cernes pleines d’ombres lui marquaient les yeux. Son corps était lourd sous les couvertures. À l’époque, de nombreuses années auparavant, Ki avait été paralysée par l’indécision. Dans ce jeu, elle n’avait été qu’un pion entre des mains sans pitié. Mais ce n’était plus le cas. Elle serait désormais celle qui agirait, orienterait les circonstances. Si Vandien était de mèche avec les harpies... Elle gronda en silence dans le noir. Elle pouvait le tuer maintenant, et apaiser ses soupçons. Il serait facile de lui trancher la gorge pendant qu’il dormait, traîner le corps hors de la cabine et le laisser près de la piste gelée. S’il était le vagabond qu’il prétendait être, il ne manquerait à personne. Et s’il était le serviteur des harpies, elle aurait frappé la première, pour améliorer ses chances. La poitrine de Vandien se soulevait et retombait en un rythme hypnotique sous l’édredon de daim laineux. Elle ne tendit pas le bras pour prendre son couteau dans le noir. Au lieu de cela, elle se renfonça lentement près de lui, rentrant de nouveau dans la chaleur que leurs corps créaient sous les couvertures. Il y avait quelque chose de rauque dans sa respiration et il toussa doucement dans son sommeil. Ki ferma les yeux et les serra pour retenir la brûlure soudaine des larmes. Les œufs vulnérables des harpies lui revinrent à l’esprit. C’était la même chose. Peu importaient les maux à venir que cet homme pouvait lui réserver, elle était incapable de le frapper de la sorte. Elle serait méfiante, mais pas irréfléchie. Elle se souviendrait. Elle tenta de rester froidement logique. Elle écouta ses doutes. Quel hasard l’avait envoyé l’attaquer, cette nuit-là, près du feu ? Quelles étaient les chances de rencontrer un homme dans un lieu aussi désolé, un homme marqué d’un signe d’ailes déployées ? Il n’avait pas grand-chose pour parler en sa faveur. Et pourtant... Ki s’agita pour se blottir un peu plus dans le matelas. Elle laissa ses yeux détailler le profil du nez et de la bouche de Vandien. Elle imaginait ses lèvres barbues qui souriaient, lui lançant de courtes railleries. Elle aimait ses mains, qui tenaient une tasse ou tissaient des histoires avec sa corde ridicule. Il y avait aussi cette façon dont son pas s’était accordé au sien quand ils avaient marché devant les chevaux, et l’aisance avec laquelle il était entré dans sa vie. Un sentiment ancien lui revint. Cela faisait si longtemps qu’elle ne s’en était pas servie que, pendant un moment, elle ne le reconnut presque pas. Et quand elle le fit, elle ne ressentit que du dégoût devant sa propre inconstance. Elle étouffa ces pensées, se retournant pour présenter son dos à Vandien. Elle ferma les yeux et ne bougea plus. Vandien restait silencieux, fixant le plafond de la cabine. Il s’interrogeait. Chapitre 7 Ki fut réveillée par les primes lueurs d’une aube grise. Dans l’air froid, ses souvenirs et ses rêves de la nuit dernière lui revinrent dans un grand tourbillon qui les mêlait sans cohérence. Elle tressaillit en constatant son émotivité. Elle repoussa les couvertures. Le froid la caressa et elle descendit en silence de la plate-forme du lit pour enfiler rapidement ses autres vêtements. Vandien dormait toujours, un bras en travers du visage. Ki tira sur la porte de la cabine qui s’ouvrit. Elle coulissait difficilement. Le vent s’était arrêté de souffler pendant la nuit. De la neige avait été repoussée contre les roues de la roulotte ; elle était à présent étalée sur le banc du conducteur. Pourtant, tout était calme et immobile, et le froid était plus écrasant que jamais. Le ciel voûté avait une teinte bleu pâle lointaine. Désert. Ki le scruta depuis la porte de la cabine, puis grimpa sur le banc pour examiner tout le ciel. Il était limpide, sans nuage, sans ailes noires planant dans le lointain. Elle souffla, soulagée. Puis ses yeux se portèrent sur l’amas gris des robes des chevaux dans la neige et sur leurs formes effondrées et affalées. — Malheur ! hurla-t-elle avant de bondir au sol et de courir vers eux. Avec un sursaut et un grognement, les hongres se redressèrent, effrayés par son mouvement brusque. Ki rit de soulagement. Ils étaient en train de dormir, les jambes pliées sous eux pour conserver la chaleur. Elle les appela avec des paroles douces et une poignée d’avoine. Ils vinrent, d’abord timides, puis impatients de lui manger dans la main. Elle leur retira les couvertures et les ramena sur les traces. Elle les harnacha en vitesse. Un moment, pendant la nuit, une détermination d’acier avait surgi en elle. Elle se mettrait en route, tout de suite, pour vaincre ce col et faire passer sa marchandise. Malheur à quiconque tenterait de lui barrer la route, qu’il soit harpie ou homme. Elle posa les couvertures autour d’elle sur le banc, se demandant si le froid pouvait empirer. Le vent avait effacé les traces de la roulotte derrière eux. Devant elle, la piste s’étirait le long de la paroi de la montagne. Elle était parsemée de petites congères pareilles à des vagues. Cela ne poserait aucun problème à l’attelage. Ki s’étira et sentit ses épaules bouger et craquer. Elle fit partir les chevaux. Les roues tournèrent presque sans bruit, fendant la neige blanche en un étroit sillon. L’attelage n’avait pas besoin d’être beaucoup guidé. D’un côté de la piste, le sol descendait à pic. De l’autre, la paroi lisse s’élevait comme un mur. Ki entendit la porte de la cabine s’ouvrir derrière elle. Elle se retourna vite pour se retrouver face à Vandien qui émergeait du sommeil : il clignait des yeux à cause de l’éclat de la neige et se frottait le visage. — D’ici midi, aujourd’hui, nous passerons devant les Sœurs, annonça-t-il avec satisfaction. Il commença à tousser, se convulsant sous l’effort. Puis il s’assit rapidement sur le banc, à côté d’elle, tirant sur les couvertures et les installant comme pour ménager un nid. Quand il fut installé et qu’il eut repris son souffle, il pointa la main vers l’avant, dans une direction où la piste semblait s’éloigner vers un espace dégagé. — Après ce virage, nous pourrons voir les Sœurs. Mais d’aussi près, elles ne ressembleront pas à grand-chose de plus qu’une éminence de pierre noire sur la falaise. Une fois que nous aurons dépassé les Sœurs, nous voyagerons encore un peu sur le flanc de cette montagne. Puis la piste commencera à nous conduire de l’autre côté de la montagne, et en bas. Je serai heureux de voir l’autre côté de ce col. Il sifflota pendant un moment, sans suivre un air précis. — Tu as faim ? demanda-t-il soudain à Ki. Elle acquiesça et il replongea dans la cabine. Elle l’entendit ouvrir des placards et fouiller dans des tiroirs. Ki lui dit sans se retourner : — Il y a du fromage enveloppé dans un torchon, sur l’étagère au-dessus de la fenêtre. Il poussa un plateau chargé sur le banc devant lui. Il avait empilé dessus des bouts de fromage, des tranches de saucisse et deux morceaux de pain dur. Le tout était gelé, ce qui le rendait encore plus difficile à mâcher. Ki mangea sans y prêter attention, gardant un œil sur l’attelage et un autre sur la piste devant elle. Le virage serré que Vandien lui avait désigné n’était qu’un effet d’optique. Quand ils s’en approchèrent, Ki découvrit que le tournant était progressif, suivant le flanc arrondi de la montagne. Sur le virage, la neige commençait à devenir sensiblement plus profonde à chaque tour de roue. Là, le vent n’avait pas balayé la neige, mais l’avait accumulée et tassée sur la corniche. Les chevaux pommelés se frayaient résolument un passage, mais Ki ressentit une inquiétude croissante. Toute la matinée, elle s’était réjouie de la bonne fortune qui lui avait offert une route dégagée et un ciel nettoyé de harpie. À présent, elle envisageait que le mâle harpie connaissait ce col et qu’il attendrait jusqu’à ce qu’elle soit embourbée dans la neige pour frapper. Elle serra les dents, et plissa les yeux pour lutter contre la luminosité de la neige. Son visage se raidissait, son nez fourmillait de froid, ses cils se collaient ensemble quand elle clignait des yeux. Le froid perçant, la neige amassée, et une harpie dans les airs... Ki était submergée par ses propres angoisses. La hauteur de neige était à son niveau le plus élevé, maintenant. L’attelage pouvait à peine soulever les lourds sabots au-dessus d’elle avant de replonger dans le manteau blanc. À chaque pas, elle s’épaississait. Les grandes roues commencèrent à coller et à tressauter, et Ki entendait le frottement de la neige quand la roulotte passait au-dessus. Bientôt, les roues glissèrent au moins autant qu’elles tournaient. Les chevaux se débattaient et ruaient, ne tirant plus régulièrement, comme un attelage, mais traînant la roulotte par à-coups du mieux qu’ils pouvaient. Ki les arrêta et de la vapeur s’éleva en volutes tournoyantes de leurs corps énormes. — Les Sœurs ! s’écria Vandien, d’une voix étouffée. Il avait tiré sa capuche aussi loin qu’elle pouvait aller et la tenait presque entièrement fermée sur le bas de son visage. Ki leva les yeux. Elles se dressaient loin au-dessus de la piste. Bientôt, la roulotte passerait exactement sous elles. Comme Vandien l’avait dit, elles n’étaient plus les deux femmes enlacées qu’elles avaient semblé quelques jours auparavant, tout en bas de la montagne. Maintenant, elles étaient une petite excroissance de roche noire et luisante, loin au-dessus de la tête de Ki. La neige arrivait presque à leur base. Un frisson suscité par autre chose que le froid parcourut Ki quand elle les regarda. Elles la dominaient, menaçantes, avec une endurance et une vigilance parfaites, gardant le col pour l’éternité. La surveillance constante  – c’était la seule impression qu’elles suscitaient en Ki, à présent. Rien, de la beauté et de l’amour qu’elle avait entraperçus en bas, ne vint la faire frissonner. Elle se sentit pleine de crainte à l’idée de passer sous leur regard scrutateur. Elle comprit à quel point Vandien avait raison d’être impatient de les dépasser et d’être en train de descendre de l’autre côté du col. Ki fit repartir son attelage. Les hongres n’étaient partis que depuis quelques secondes qu’ils trébuchèrent tous les deux. Ils se rétablirent prestement, mais seulement en levant haut les pattes pour poser leurs sabots avant sur un rebord invisible devant eux. Ki regarda avec quelque surprise les deux chevaux gris lutter pour monter sur un niveau plus élevé, où la neige était moins profonde. Le harnais émit des craquements, tendu par l’effort inhabituel de la traction de l’attelage sur un palier supérieur à celui de la roulotte. Puis les roues frappèrent quelque chose dans un grand choc et se coincèrent contre une bosse de glace cachée sous la neige. L’attelage fut tiré brusquement en arrière, cassant presque le harnais. Vandien s’accrocha au banc et à Ki avec un cri de surprise. — Pourquoi ne m’avais-tu pas prévenue que cette portion de la piste était accidentée ? siffla-t-elle pendant qu’elle retenait l’attelage dérouté. — En été, la piste qui traverse ce col est lisse et plate comme une chaussée. Je n’ai aucune idée de ce que nous avons heurté. Ils se regardèrent pendant un moment, puis descendirent tous les deux de la roulotte et avancèrent en enjambées pataudes dans la neige. Ki se pencha pour dégager et creuser la neige devant les roues. De la glace. De la glace pure, toute une ligne, se dressait sur la route. Ki l’examina en fronçant les sourcils et étudia la paroi de la falaise devant eux, cherchant les traces d’une avalanche, qui pourrait expliquer la présence de la glace. Il n’y en avait aucune. Vandien poussa un juron, de l’autre côté de l’attelage. — Un serpent de neige ! cracha-t-il d’une voix amère. Il a dû venir de l’autre côté du col, puis a fait demi-tour pour je ne sais quelle raison. Sans doute pour laisser ce muret ici, et nous bloquer... Les dieux crachent sur mon sort ! Ki ne répondit pas. Elle examina l’obstacle. Même sous la neige qui le dissimulait, il était impressionnant. La marche que les chevaux avaient grimpée était à la hauteur du genou de Ki. Les hongres s’agitaient, mal à l’aise, dans le harnachement, qui les tirait en arrière et vers le bas. — Nous allons devoir nous débrouiller pour tailler une rampe dedans, afin que les chevaux puissent tirer la roulotte dessus. — Tout ça pour redescendre d’un seul coup de l’autre côté ! commenta méchamment Vandien. C’est la piste d’un gros serpent, Ki. Elle a pourri toute la route devant nous. Cette montée de glace n’est que le début. S’il a ondulé d’avant en arrière sur la piste, on peut s’attendre à n’avoir que des montées et des descentes d’ici jusqu’à l’autre côté de la montagne. Et s’il a avancé tout droit, tu comprendras vite qu’il a laissé une bosse de glace d’un côté ou de l’autre de la piste. Est-ce que tu as vraiment envie de voyager avec une paire de roues perchée sur la bosse pendant que l’autre côté de la roulotte cale et patine dans la couche de neige ? Ki ne répondit pas. Elle marcha tant bien que mal dans la neige jusqu’à la roulotte pour ramener les couvertures des chevaux et sa hachette. Même son entêtement devait s’abaisser à reconnaître quel outil ridiculement petit elle avait pour accomplir cette besogne. Cela prendrait du temps. Elle détacha les chevaux de la roulotte, laissant le harnais en place. Elle prit leurs couvertures et les siennes ; qui étaient usées, et les déploya sur eux. Mieux valait ne pas les laisser immobiles dans ce froid sans les couvrir, après qu’ils avaient travaillé et sué toute la matinée. Une ration d’avoine acheta la patience de l’attelage. Vandien regarda Ki avec de grands yeux incrédules. Ki fit quelques pas devant les chevaux, jusqu’à ce qu’elle s’enfonce soudain dans la neige jusqu’aux hanches. L’attelage la regarda avec curiosité se débattre et s’efforcer de remonter sur la bosse. — Et une autre rampe pour descendre, ajouta-t-elle d’un ton sec. — Tu es folle. Tu es complètement folle, ma pauvre femme. Tu crois encore que tu pourras obliger cette roulotte à passer ? Et voilà, elle hoche la tête ! Que les dieux m’en soient témoins, elle hoche la tête ! Ki l’ignora. Elle revint, hachette en main, et commença à dégager à coups de pied la neige devant les roues. Sur le banc, Vandien parlait doucement, dans une langue qu’elle ne reconnaissait pas. Elle s’arrêta pour admirer son débit, puis reprit obstinément sa besogne. La hachette mordit la glace, mais pas profondément. La taille des éclats désespéra d’abord Ki, puis l’incita à accélérer l’allure. Elle entendit Vandien descendre de la roulotte et hasarda un coup d’œil dans sa direction. Il lui lança un regard noir et furieux, puis se baissa et commença à évacuer la neige et la glace. Ils ne discutèrent pas de la manière dont ils allaient procéder, mais commencèrent tacitement à alterner l’utilisation de la hachette. Ki la mania un moment, puis la passa à Vandien pendant qu’elle dégageait les éclats. Tandis qu’elle attendait qu’il la lui rende, elle scruta les cieux d’un bleu glacé. Le soleil était au zénith quand Ki rattacha l’attelage à la roulotte. Les rampes qu’ils avaient creusées étaient abruptes. L’attelage courba l’échine et faillit presque avancer à genoux pour réussir à faire monter les roues sur la pente. Ki était à leur tête, les tirant et les encourageant. Vandien avait fait le tour jusqu’à l’arrière de la roulotte pour ajouter sa force infime à celle des hongres pommelés. L’attelage tirait, les yeux exorbités, les naseaux frémissants, et pesait de tout son poids sur le harnais. Puis Ki les fit s’arrêter, les flattant et les calmant avant de leur faire essayer encore. Elle était perdue dans le compte des tentatives quand, soudain, de façon incroyable, la roulotte avança. Elle n’osa pas les laisser se détendre mais les pressa vite de continuer, accumulant de l’élan, de sorte que les roues arrière ne s’arrêtèrent qu’une seconde avant d’avancer elles aussi, en glissant et en tournant, sur la rampe. Puis Ki arrêta l’attelage à bout de souffle. — Nous sommes montés ! s’exclama-t-elle. Elle courut à l’arrière de la roulotte pour s’assurer qu’elle était bien sur la bosse. Vandien était debout dans la neige profonde dont ils venaient de s’extraire. Ses bras étaient repliés sur sa poitrine. Il avait un air de triomphe et de défi. Derrière lui, dans la neige, se trouvaient trois sacs de sel et la charge restante de sacs d’avoine. Ki se tourna, incrédule, pour voir l’arrière de sa roulotte vide. Maintenant, elle comprenait pourquoi ce dernier effort avait paru si facile. — Ma marchandise ! siffla-t-elle en s’avançant vers lui. — ... serait sans doute mieux dans ta poche. Pourquoi risquer ta vie pour cette mascarade ? J’ai laissé deux sacs d’avoine au fond de la roulotte et le bois pour le feu. Cela devrait suffire à nous faire franchir le col. Vivants. Les yeux noirs de Vandien croisèrent sans ciller son regard furieux. Ki y décela une lueur d’humour rivalisant avec un éclat de défi. Elle s’efforça de ne pas regarder la roulotte. Vandien s’efforça de réprimer un sourire, mais n’y parvint pas. — Ils sont encore là. Si j’avais voulu les voler, j’aurais pu le faire depuis longtemps. Et je ne t’en parlerais certainement pas maintenant. Je te l’ai déjà dit, je ne suis pas un voleur dans l’âme. Mais va vérifier, si tu veux. Ça ne me vexera pas. Ki continuait à le fixer des yeux. Maudit soit-il ! — Je n’ai rien contre les mensonges, tant qu’ils ne mettent pas de vie en danger. Mais quand c’est ma vie qu’ils mettent en péril, alors je prends les choses en main. Il la regarda en penchant la tête, levant les sourcils d’un air charmeur. Ki affronta son regard sans une once de sourire. — Remets un sac de grain en place. Quand il s’agit de mon attelage, je préfère avoir une large marge de sécurité. Les rationner pourrait s’avérer une autre façon de mettre nos vies en péril, affirma-t-elle avant de tourner les talons. Elle était déjà à l’œuvre, en train de creuser une rampe pour descendre, quand Vandien revint à l’avant. Les chevaux, toujours protégés par les couvertures, observèrent les humains qui avaient percé une pente abrupte dans la glace. Ils tournaient tous les deux fréquemment des yeux inquiets vers le ciel. Vandien se renfrognait en voyant le passage du soleil, mais Ki scrutait avec une gratitude prudente le vide qu’elle trouvait au-dessus d’elle. Quand la rampe fut enfin prête, Ki mena l’attelage quelques pas vers le bas. Elle mit le frein sur la roulotte, et Vandien, sur le banc, dut lutter pour ne pas tomber quand la roulotte pencha et glissa en bas de la rampe. La neige, après la bosse, était profonde et les chevaux caracolèrent frénétiquement vers l’avant pour éviter de se faire écraser par la roulotte. Ki tressaillit en voyant les épreuves que son attelage et sa roulotte traversaient. Une fois à l’abri, plus bas, elle arrêta les chevaux pour faire une rapide inspection des roues et des essieux. Il était difficile de bien voir : la neige montait presque jusqu’au fond de la roulotte. Ki enleva les couvertures des chevaux, puis Vandien et elle remontèrent sur la roulotte. Elle agita les rênes. Les ombres de l’attelage étaient bleues sur la neige. Ils tirèrent sur le harnais sans entrain, et la roulotte commença à avancer tant bien que mal. Le cœur de Ki bondit dans sa poitrine quand elle réalisa qu’une brise légère souillait sur son visage. Elle pria pour que le vent se lève de nouveau. Elle préférait des trombes d’eau et des tas de neige à une seule harpie planant dans le ciel. Pendant un moment, tout se passa bien. L’attelage se collait à la paroi rocheuse, où la neige semblait le moins profonde. Mais le bord de la piste était couvert d’une épaisse couche de neige, formant un mur qui bloquait la vue de Ki sur le vide. Dieux merci, il coupait également le vent. Ils s’approchèrent des Sœurs ; enfin, la roulotte les dépassa doucement. La falaise était trop verticale et Ki avait le soleil dans les yeux. Elle ne voyait pas le sommet des têtes des Sœurs, et encore moins le haut de la falaise. Plus bas, elle apercevait la roche dont les Sœurs étaient constituées. Luisante et noire, elle ne renvoyait aucun reflet de lumière de la neige. Son miroitement lisse évoqua à Ki celui d’un morceau de bois délicatement poli. Elle eut l’impression de pouvoir regarder dans les tréfonds de cette pierre brillante. Les rênes s’agitèrent dans ses mains, ramenant son esprit à la conduite. Sigurd se cabra à moitié, forçant Sigmund à s’arrêter. Sigurd était pressé contre l’arrière du harnais et son arrière-train s’écrasait presque contre la roulotte. Ki lança un regard en direction de Vandien. Il avait la bouche serrée. Il semblait faire un effort pour ne rien dire. Ki se laissa tomber de la roulotte une nouvelle fois, pour marcher à grandes enjambées dans la neige. Mais elle ne s’enfonça pas comme elle s’y était attendue. Au lieu de cela, elle se retrouva debout, presque au niveau de l’assiette de la roulotte. Ce qu’elle avait pris pour un grand tas de neige, sur le bord de la piste, était en fait un manteau neigeux recouvrant une traînée de glace. Elle s’avança jusqu’à l’endroit où la traînée bifurquait brusquement devant Sigurd. Ki regarda vers l’avant. La bosse de glace surplombait le centre de la piste, à présent. Elle avait rabattu l’attelage de plus en plus près de la falaise, jusqu’à ce que la piste ne soit plus assez grande pour que la roulotte puisse passer. — Le serpent, commença à expliquer Vandien, a visiblement voyagé sur l’extérieur du chemin jusque-là. Mais ici, pour des raisons que nous ne pouvons comprendre, il a décidé de passer finalement au centre de la piste. Si je me mets debout sur le banc (ce qu’il fit), je constate que la bosse de glace que le serpent a créée sur son passage s’étend désormais au milieu du chemin aussi loin que je puisse voir. Ce qui n’est pas loin, avec la lumière qui décroît. On pourrait noter, en passant, que la zone restante de chaque côté de la bosse est trop étroite pour une roulotte. Une roulotte ne peut pas franchir ce col pour l’instant. Mais un homme, ou une femme, à cheval, le pourrait. Comme une personne l’a expliqué à une autre il y a quelques jours... — La ferme ! s’écria Ki avec une rage féroce. Les chevaux sursautèrent de surprise à l’intonation de sa voix. Elle demeura le dos tourné à Vandien et l’attelage, et contempla sans un mot la piste impraticable. Elle se tenait sur une grosse bosse de glace qui, comme Vandien l’avait dit, serpentait au milieu de la piste. Le vent s’égara autour d’elle, agitant à peine ses vêtements au passage. Elle se demanda s’il se lèverait suffisamment pour obliger une harpie à rester dans le ciel. — Si le vent se lève, il pourrait faire souffler encore davantage de neige sur nous, insista Vandien, comme s’il pouvait lire dans son esprit. Le ciel est peut-être dégagé, mais le vent soulèvera la neige des altitudes supérieures pour la redéposer ici. — La ferme ! répéta Ki, mais avec moins de force. Brusquement, elle était épuisée et la fatigue lui embrumait le cerveau. Les ombres se dressaient, de plus en plus sombres, et les Sœurs semblaient plus imposantes encore. Elle regarda la tête baissée des chevaux. Elle ne pouvait rien leur demander de plus, aujourd’hui. — Installons le camp, concéda Ki. Pendant la nuit, elle trouverait une idée. Pour le moment, ils avaient tous besoin de repos. Elle se traîna dans la neige jusqu’à la roulotte, tira sur les couvertures des chevaux. Vandien resta assis dessus. Il baissa sur elle des yeux désolés, au milieu de son visage blême. — Ki, dit-il doucement, d’un ton presque suppliant. Nous ne pouvons pas faire étape ici. Nous sommes à l’ombre des Sœurs. Même s’arrêter si peu de temps excite leur mécontentement. N’importe quel érudit, de l’autre côté du col, connaît des histoires sur ce lieu. Je t’ai raconté les légendes. Je te jure qu’elles sont vraies. Rester ici signifie que nous allons tous mourir. — Seulement si nous mourons gelés ou si un cheval mal couvert attrape froid et tombe malade. C’est certainement comme cela que les gens meurent, ici : ils discutent tellement qu’ils finissent par en mourir. — Ki... Vandien tremblait de véhémence et de froid. Il serrait ses bras contre lui. Ki se demanda s’il résistait au froid ou à l’envie de la gifler. — Je te demande encore une fois de... — La roulotte vient aussi, coupa net Ki, d’un ton sans appel. Elle vit ses yeux s’élargir, observa les muscles de son visage se contracter. Elle tira fermement sur les couvertures, soudain furieuse contre lui. Elle leva des yeux exorbités vers lui au moment précis où son poing serré s’abattait du ciel. L’éclair bleu la frappa. De très loin, elle entendit la voix de Vandien qui s’éloignait : — Que devient une sentinelle quand le besoin de vigilance disparaît ? Qu’arrive-t-il à un chien de garde quand la famille déménage et le laisse enchaîné à sa niche ? Certains meurent de solitude, et d’autres brisent leurs liens pour vivre leur vie. Mais si l’un d’eux ne connaît que sa surveillance, s’il vient d’une lignée conditionnée pendant des siècles à monter la garde, si la seule chose dont il est conscient est la nécessité de protéger le portail, alors un tel chien peut rester ; il peut continuer à monter la garde pendant des siècles, longtemps après que les gens qu’ils gardaient sont passés vers d’autres cieux. Quelqu’un de cette trempe peut continuer. Et d’autres peuvent faire comme lui... La voix de Vandien se perdit dans un murmure lointain et navré. Des eaux profondes se refermèrent sur Ki. Elle coulait. Les eaux chaudes et noires, pleines d’horreurs familières, tourbillonnaient autour d’elle. Elle connaissait bien ces atroces souvenirs : c’était comme un retour macabre aux origines. Ki planait. Elle avait déjà fait ces rêves. Elle le savait. À une certaine époque, à un certain endroit, elle avait déjà été piégée là. A présent, elle savait comment s’enfuir. Elle n’avait qu’à ouvrir les yeux. Simplement ouvrir les yeux. Mais sa tête lui faisait mal, elle se sentait sonnée, et il lui sembla que ses yeux étaient déjà ouverts. Elle s’enfonça encore dans les ténèbres, dans l’obscurité éternelle. Et dans le noir, elle se rendit compte qu’elle avait les yeux fermés, et enfin, dans un grand déchirement, elle les ouvrit... Ki s’éveilla dans le noir. Il était trop tôt pour se lever. Le reste de la maison dormait encore. Elle resta allongée calmement dans son lit, contemplant avec soulagement le petit carré d’étoiles que sa fenêtre ouverte encadrait. Elle remua sur son matelas humide et explora à contrecœur les rêves qui lui avaient causé une telle suée. Ils n’étaient plus que des fragments incohérents, à présent, des rêves de terreur et de remords. Nils l’avait observée. Elle ne pouvait plus le voir, mais elle avait senti ses yeux, senti ses mains qui essayaient de la ramener. Elle l’avait repoussé et s’était enfuie loin de lui, traversant des rideaux noirs qui claquaient. Elle avait couru dans un long couloir sombre qui passait par plusieurs portes, claquant chacune d’elles derrière elle dans sa course. Puis elle avait franchi la dernière porte et l’avait fermée violemment, et elle s’était retrouvée soudain au pied de la falaise des harpies. Une fois de plus, elle avait escaladé la paroi, bien que Cora fût fermement accrochée à ses jambes, pleurant et la suppliant de ne pas le faire. Ki avait donné des coups de pied pour la dégager, et l’avait regardée rebondir puis s’écraser sur la paroi rocheuse. Ki avait ri fort en voyant cela, et son rire était semblable au sifflement d’une harpie. Elle avait atteint l’aire, vu une nouvelle fois le feu, puis l’explosion des œufs. Mais des œufs s’étaient écoulées non pas des fœtus de harpies, mais les formes miniatures de Sven, Rissa et Lars, repliés et couverts de sang et de liquide. Ki était trop horrifiée pour toucher leurs petits corps froids et mouillés. Ils avaient gigoté dans le fluide et les fragments de coquille, puis étaient morts sous ses yeux avec de petits cris étranglés. Ki les avait tués. La mère harpie était apparue, se posant sur une corniche au-dessus de Ki et pleurant, avec la voix de la jeune femme, leur mort. Ki avait essayé de hurler qu’elle était désolée, tellement désolée, mais de sa gorge n’avait jailli qu’un sifflement moqueur. Et pendant toute la scène, elle avait entendu les pas de Nils et sa respiration bruyante, alors qu’il la cherchait dans le couloir sombre. Il ne l’avait pas trouvée. Quand Ki l’avait senti s’approcher, quand elle l’avait entendu ouvrir la dernière porte, elle s’était réveillée. En reprenant conscience, elle avait remporté une maigre petite victoire. Ki se leva de son lit, enfila des vêtements à l’aveuglette et fourra ses pieds nus dans ses bottes usées. Une détermination féroce brûlait en elle. Un sentiment de danger pesait sur elle et refusait de disparaître. Le vieil homme était un danger, un péril mortel pour Ki. Plus vite elle s’éloignerait de lui, mieux cela irait. Elle s’agita dans sa chambre, rassemblant ses vêtements et ses quelques biens. Elle les lança sur le lit défait et en fit un baluchon. Haftor avait raison. Elle devait partir maintenant. Ne sachant pas ce qui la motivait, incapable de trouver un fondement à son pressentiment, elle fit ses préparatifs. Elle se faufila dans le couloir obscur, et passa devant la chambre cérémonielle où elle avait dormi la nuit du rite. De l’intérieur, on entendait les sons bougons du vieil homme, qui marmonnait dans son sommeil. A ces bruits, Ki serra les dents, dans le noir. Elle gagna la salle commune et en sortit, refermant doucement la lourde porte derrière elle. La grange n’était pas éclairée. Ki s’égratigna les jambes sur quelque chose en bois, trébucha puis continua d’avancer. Dans le noir, elle grimpa sur sa roulotte et entra dans la cabine. Elle trouva le bout d’une bougie près de son briquet à amadou, sur l’étagère. Elle lança son balluchon sur la plate-forme du lit pour pouvoir allumer la lumière. Avec des mouvements à la fois frénétiques et mesurés, elle commença à mettre en ordre sa cabine. Elle enleva la poussière, secoua les couvertures dehors, ouvrit les tiroirs, les pots et les coffres pour voir si les provisions étaient encore bonnes. Il n’y avait pas de charançons dans sa farine, mais les herbes à infuser s’étaient desséchées et n’étaient plus que de la poussière sans goût. Ki les jeta. Il n’y avait ni viande, ni racines sèches, ni poisson saur, ni miel, ni lard, ni fromage... Le cœur de Ki perdit courage quand elle fit mentalement la liste de ce qui manquait. Sa tête commença à lui faire mal, et ses oreilles se mirent à bourdonner. Dans un sursaut, elle balaya ses peurs et son indécision. Elle allait partir. Elle se débrouillerait, d’une façon ou d’une autre. Ki continua avec l’extérieur. Le harnais s’était raidi, n’ayant pas servi pendant des mois. Ki le huila généreusement. Une rasade supplémentaire de graisse pour chaque roue. Un examen des chevilles et des essieux. Une joie sauvage monta en Ki devant la rapidité avec laquelle elle accomplissait chacun de ces travaux bien mémorisés. Elle tenta de formuler dans son esprit les mots pour dire adieu à Cora. Son affection pour la vieille femme n’avait pas diminué, mais Ki ne pouvait plus pardonner le renouveau des coutumes harpies qu’elle prônait. Elle espérait que Cora comprendrait, et qu’Haftor tiendrait sa parole de la ravitailler de nouvelles provisions. La grisaille de l’aube commençait à se changer en un ciel d’automne bleu quand Ki revint à la maison. Elle avait examiné son attelage. Ils étaient plus gras que d’habitude. Ils étaient reposés par les mois passés sans labeur quotidien. Mais ils étaient venus à Ki de bon gré, semblant aussi impatients qu’elle de reprendre leur vie sur les routes. Rufus franchit le seuil au moment où Ki approchait et l’empêcha d’entrer. Elle le dévisagea froidement pendant qu’il l’étudiait. Son regard voleta sur elle de façon insultante. Il finit par jeter un coup d’œil dans la direction d’où elle venait, comme s’il s’attendait à voir quelqu’un partir. — Tes cheveux se détachent de leurs nœuds de veuve, fit-il perfidement remarquer. Ki y porta la main avec embarras. — Je ne m’en suis pas préoccupée, ce matin. Elle fit un pas vers la maison, mais Rufus ne s’écarta pas. — Peut-être que Ki elle-même se détache de son veuvage, insinua-t-il. J’ai entendu dire que les Romni ne gardaient pas le deuil très longtemps. — C’est ce qu’on peut penser d’eux, répliqua Ki, en choisissant délibérément la distance du «eux ». Il n’y a pas de temps fixe pour la période de deuil. Ils savent que la douleur ne se mesure pas en jours. Rufus rota discrètement. — Il leur manque un nombre étrange de rites, non ? Pas de durée fixe pour le deuil, pas de cérémonie de fiançailles, aucun rite avant l’union d’un homme et d’une femme... Ki l’interrompit, les yeux plissés. — Ton peuple n’a pas de période de deuil du tout, mis à part votre rite de Relâchement. — Avec lui, il n’y a pas de mort et donc aucun besoin de deuil, répliqua posément Rufus. Habituellement. Il mit dans ce mot une légère insistance, comme pour remuer la lame d’un couteau dans la plaie. Il s’écarta ensuite, avant de s’éloigner du porche et de traverser la cour. Ki le suivit du regard. Elle fut saisie par une puissante colère contre lui. Mais elle n’avait pas le temps de la satisfaire. Elle se sentait écrasée par une impression de danger. Elle alla dans sa chambre vide pour lisser et renouer ses cheveux, sur lesquels Rufus avait des remarques tellement pleines de sous-entendus. Elle se renfrogna pendant qu’elle serrait les nœuds. Ainsi, Rufus croyait qu’elle avait passé la nuit avec Haftor. De la politesse glaciale, il était passé au mépris familier. Ki haussa les épaules. Qu’il pense ce que bon lui plaisait. Bientôt, elle serait libérée de tout ça. Elle refusait de ressasser ces histoires. Elle essaya de se calmer, rassemblant son courage pour son duel avec Cora. Elle ne s’attendait à rien de moins. Comme sa détermination s’accentuait, son moral remonta. Elle ferait en sorte que son départ soit net et honorable. Cora, elle s’en doutait, préférerait aussi que cela se passe ainsi. Ki commença à entendre l’agitation familière de la maison au travers des murs. Ce n’était que maintenant qu’ils se levaient. Rufus avait toujours été le premier levé. Les autres dormaient tard, après le lever du soleil. Ki prit une dernière grande inspiration puis se dirigea vers la salle commune. Cora était assise seule à table, une tasse fumante devant elle. Ki la regarda boire une gorgée de la soupe de céréales ressemblant à une bouillie dans la tasse. Elle n’éveilla pas l’appétit de Ki. Celle-ci avait hâte d’acheter des herbes à infuser pour préparer ses propres tisanes aromatiques, le matin, près du feu. Elle puisa de la force dans cette image, au moment de s’asseoir à table, dans un fauteuil, en face de Cora. — Est-ce que tu as bien dormi ? demanda poliment Cora. Son visage était encore amolli par le sommeil. Elle absorba une nouvelle gorgée de la soupe. — Non, répondit Ki fermement. Elle souhaitait mettre un terme à ces phrases courtoises qui ne disaient rien. Comme une harpie, elle souhaitait tailler en pièces la chair de l’objet de ses griefs. Mais Cora sembla ne pas avoir entendu son ton. — Moi non plus. La maison était chargée de rêves. Ils auraient dû être agréables, comme Nils nous l’avait demandé. Pourtant, un courant sombre a semblé couler toute la nuit, et a emporté mes rêves et mes pensées dans des eaux troubles. Je ne suis pas à l’aise. Mon esprit me dit qu’il y avait une affaire d’importance dont je ne me suis pas occupée, une chose nécessaire que j’ai oubliée. Mais je ne peux me rappeler aucun détail de ce que j’ai négligé. Cela me fait me sentir vieille, si vieille. — Peut-être que je peux t’aider à te rappeler, dit Ki sans la moindre pitié. Je n’ai pas arrêté d’y penser, pendant toutes ces journées épuisantes. Cora, ta réconciliation est toute proche. Je souhaite être libérée. Cora posa sa tasse, semblant remarquer la présence de Ki à table pour la première fois. — Toute proche, mais pas encore achevée. Tu te souviens de notre accord. — Bien sûr. Je m’en souviens autant que je le regrette. J’ai passé la matinée à préparer ma roulotte. Je désire partir. — Ah... Et où iras-tu ? — Je retournerai à ma vie. Ki observa attentivement le visage de la vieille femme. Il ne cilla pas. Mais ses yeux brillants comme ceux d’un oiseau restèrent fixés sur les yeux verts de Ki, comme s’ils les sondaient pour y trouver quelque secret. — Et qui partira avec toi ? l’encouragea-t-elle. — PERSONNE ! explosa Ki. Pourquoi faut-il que nous tournions autour du pot et que nous finassions sur ce point ? A quoi riment toutes ces questions ? Je souhaite partir, Cora, pour reprendre ma route. Cora ne se laissa pas décontenancer. — J’espérais que tu pourrais trouver quelque chose, ou peut-être quelqu‘un, pour te retenir ici. Ça n’est pas arrivé ? — Non. Rien. Et personne. Ki ne fit rien pour dissimuler son dégoût du sujet. L’expression sur le visage de la vieille femme se raffermit. — Ki... Tu ne seras pas contente d’entendre ce que je dois dire. C’est pour ton bien. Je te garderai ici jusqu’à ce que je jugerai que nous nous sommes réconciliés avec les harpies. Il y a quelque chose ici pour toi, bien que tu n’ouvres pas tes yeux bornés pour le voir. Cela se sent au travail que tu accomplis tellement bien, et à la façon dont tu le fais. Je sais que tu es faite pour être l’une d’entre nous. Je le sens. Sven a fait de toi ma fille, et j’ai l’intention que tu le restes. Si seulement tu avais un peu de patience, Ki. Ki se leva, le visage blême et le regard terrible. Les murs de la pièce semblèrent tournoyer et se refermer sur elle. Elle ne trouvait plus d’air pour parler et sentit les murs de sa résistance à Cora fondre comme de la brume. Les fils du raisonnement logique conduisant à son départ glissaient entre ses doigts. — Laisse-la partir ! Elle n’a que du venin à offrir ! Non, je suis encore trop gentil ! Chassez-la, lapidez-la pour qu’elle quitte la vallée ! Son âme est un lieu sombre et terrifiant, plein de secrets qu’elle refuse de révéler, même quand elle dort ! Et vas-tu perdre un autre fils pour elle ? Ki et Cora sursautèrent toutes les deux, se tournant vers Nils. Ce matin, il marchait comme le vieil homme qu’il était. Son visage était aussi hagard que s’il n’avait pas dormi du tout. Quand il atteignit la table, il posa ses poings sur le bord, les phalanges vers le bas. Il s’appuya lourdement dessus et son regard noir accusait tour à tour Ki et Cora. — Elle ne souhaite aucunement être l’une des nôtres ! Elle a laissé la kisha sur la table sans y toucher, faisant fi de notre cadeau de communion ! Mais elle avait pris la liqueur du rite de Relâchement, donc elle ne pouvait pas me fermer entièrement son esprit. C’est un lieu sinistre, plein d’actes abjects et d’ambitions plus immondes encore. Ces choses trop atroces pour que j’y pense, elle les a accomplies ! Et son venin s’est répandu parmi vous. Je n’ai pas pu atteindre tes propres fils, Cora ! Seuls quelques membres de ta famille sont venus spontanément trouver mon remède onirique. Hollande était pressée, comme une enfant blessée qui veut qu’on la console. Lydia s’est débattue comme un beau diable, m’échappant quand je pensais l’avoir attrapée. L’homme sombre et sa sœur... — Haftor et Marna, chuchota Cora. — Marna est venue, mais sans entrain, comme un animal vient se faire harnacher. Haftor a arraché ses rêves à mon contrôle et les a modifiés, saisissant la moindre occasion de les mettre à l’envers et d’en examiner les coutures ignobles. C’est un esprit fort et sauvage. Il se souvient de choses que je croyais que nous avions effacées de lui, de choses qu’il vaut mieux oublier. Lui aussi est de ceux qu’il vaudrait mieux écarter de ta maison. Cora porta une main à sa bouche, secouant la tête, les yeux accablés. — Ne rejette pas mes paroles, Cora ! Tu m’as appelé ici, n’est-ce pas, pour rectifier les choses ? Et même toi, tu n’es pas indemne ! Unie comme tu l’étais à cette créature pervertie pendant cette parodie de rite, tu as pris sur toi l’essentiel de ses humeurs noires ! Toi aussi, Cora, tu étais fermée devant moi. Tu sais que tu l’étais ! Tu te tenais dans un coin sombre de ton esprit, un endroit que Ki a mis là, et tu m’en as refusé l’entrée, car toi-même tu n’entres plus en toi ! Cora aurait pu répondre à son discours, Ki aurait pu ne pas se retenir et le frapper, mais de l’extérieur de la maison vinrent les sons des cris rauques de Rufus. Les mots étaient inintelligibles, mais leur ton fit bondir Ki et Cora. Ki se rua vers la porte et l’ouvrit d’un coup. Cora était derrière elle, Nils sur ses talons. Des gens accouraient de toutes les directions -des granges et des maisons, des champs  – et tous se pressaient vers un bout du pré. Ki se mit à courir. Hollande posa un seau de lait et un panier d’œufs avant de traverser au trot la cour de la grange, puis le champ. Cora se déplaça plus vite que ses vieilles jambes ne le voulaient. Nils se hâta à sa suite. Ki se fraya un passage entre l’amas de gens, jusqu’à l’endroit où se tenait Rufus, le visage rouge et furieux. A ses pieds se trouvait un tas sanguinolent d’os, de peau et de chair déchiquetées. — Les harpies ! rugissait-il encore et encore. Cora lui prit le coude. — Ce taureau était le fruit d’une décennie de croisements ! Maintenant, regarde-le ! Maudites soient-elles ! Maudites soient-elles ! Un pouls violent palpitait et martelait sous sa tempe gauche. Il tenait ses poings serrés sur ses côtés et certains de ses cheveux noirs s’étaient détachés, en mèches sauvages et rebelles, de l’attache qui retenait le reste de sa chevelure. Sa poitrine se soulevait et retombait. Hollande le regardait avec de grands yeux horrifiés et elle pâlissait encore en entendant ses blasphèmes. Ki ne disait rien, mais ses yeux étaient le reflet vert de la colère et de la haine de Rufus. Leurs regards se croisèrent au-dessus de la carcasse. Un éclair de compréhension passa entre eux. Cora le gifla. Sa vieille main lui fouetta la joue et la bouche, faisant un bruit sec et fort dans le silence abasourdi. Lars, arrivant du champ, grimaça devant l’agression, mais Nils hochait la tête comme s’il brûlait de donner le même coup sur le visage féroce de Ki. Rufus ne bougea pas. Sa tête ne cilla pas sur son cou tout en muscles tendus et en veines. L’empreinte de main ressortait en blanc sur son visage exalté. Un peu de sang perla de sa bouche, là où ses lèvres avaient été entaillées par ses dents. Rufus secoua lentement la tête à l’adresse de Cora. La colère était toujours maîtresse de ses yeux, mais sa voix était glacée. — Crois-tu que tu peux me faire regretter mes paroles, mère ? Il donna un petit coup à la carcasse affalée à ses pieds. Il formula tout haut la comparaison qui était dans l’esprit de chacun. — Elles ont laissé plus de chair sur Sven et les bébés qu’elles ne l’ont fait sur mon taureau ! Encore ce bref contact visuel entre Rufus et Ki. Cora lui prit le bras, le secoua, mais son corps resta immobile. La plupart des gens arrivaient  – le jeune Kurt, avec le petit Edouard qui galopait derrière lui comme un poulain ; Lydia, qui venait avec de la farine des mains jusqu’aux coudes, et des traces sur sa blouse là où elle s’était essuyée  – toute la famille. — C’est de votre faute si cela vous arrive ! s’écria Nils, dont la voix résonnait au-dessus de tous. Il avait beau être plus petit qu’eux, il semblait tous les dominer pendant qu’il leur faisait la leçon d’un ton patriarcal. — Vos blasphèmes vous ont coupés des harpies, les laissant affamées du tribut que vous n’étiez plus dignes de leur apporter ! La nuit dernière, elles ont senti la puanteur de vos mauvaises pensées, des rêves dépravés que vous avez faits, alors que vous auriez dû rêver de partage et de gratitude envers les harpies. D’où vient ta colère, Rufus ? N’est-ce pas de l’orgueil mal placé ? Tu voulais garder ton meilleur taureau pour toi, alors qu’il convenait de l’offrir aux harpies ! Tu n’as aucun droit d’être en colère. Elles n’ont fait que réclamer leur dû ! Regardez dans vos cœurs et ayez honte ! Vous êtes remplis d’égoïsme, vous négligez vos morts et vos devoirs envers vos ancêtres et les harpies. Vous êtes loin, bien loin de la réconciliation que vous cherchez. Les pensées, en vous, sont maléfiques et vos esprits sont contaminés par le poison que Ki a répandu ici ! Oui, Ki, je prononce ton nom. Regarde autour de toi ! Est-ce que tu te réjouis de la perversité que tu as commise, de la peine que tu as engendrée ? Involontairement, Ki regarda autour d’elle. La tête de Hollande était inclinée et des larmes coulaient de dessous ses cils clos. Kurt et Édouard restaient au bord de la foule, déroutés par la querelle entre leurs anciens, apeurés à l’idée d’aller à leur père ou à leur mère. Lydia évita le regard de Ki. Lars détourna son visage de la scène. La plupart la regardaient avec des yeux qui concentraient toute la responsabilité sur elle. Cora observait Ki et l’amour, la douleur, et la colère étaient mélangés dans son regard qui transperça la jeune femme comme une épée. Le pire de tous était peut-être Rufus, qui lui renvoya son regard sans ciller et avec empathie. Il se redressa et prit la parole, brisant volontairement le sortilège de Nils. — Amène-moi une pelle, Ki. Et prends-en une pour toi. Enterrons ensemble ce taureau qui nous aurait enfanté des veaux solides, de ceux qui ne meurent pas de la tremblote au printemps, mais qui grandissent pour devenir des bêtes en bonne santé, d’une grande fertilité et d’une longévité importante. Aide-moi à enterrer mes rêves, Ki. Aussi profondément que tu as enterré les tiens. — Rufus vient de se proscrire de nos cérémonies ! Il est rejeté parmi nous, il n’est plus des nôtres que par sa nature d’humain ; plus jamais il n’étendra son esprit avec ses frères harpies. Ki se demanda si quelqu’un d’autre remarquait le ton désespéré dans la voix du vieil homme. Les élans d’éloquence, son regard impérieux sur eux, les mains qu’il pointait pour accuser et agitait pour commander ; ce n’était pas suffisant pour terrasser complètement l’émotion provoquée par les paroles simples de Rufus. Quelques personnes commencèrent à s’éloigner de la scène. Ki sentait qu’ils échappaient à tout contrôle : ils voulaient éviter les dissensions, mais n’étaient pas influencés par le discours du vieil homme. — Au nom de vos morts ! Les gens s’arrêtèrent et se retournèrent vers Nils. Ses yeux lui sortaient de la tête. Ses mains levées tremblaient. Tous étaient silencieux. Les yeux de Nils firent calmement le tour du cercle, s’arrêtant sur chaque visage. Quelques-uns s’agitèrent nerveusement quand ils croisèrent ce regard. Hollande le regarda avec des yeux avides. Marna courba la tête devant lui. Haftor le soutint avec fougue, plein de défi. Le vieil homme continua son inspection de la foule, évitant seulement Rufus et Ki. Il finit en plongeant dans les yeux de Cora. Elle sembla perdre toute substance et se ratatiner sur elle-même quand il la regarda. — J’ai traversé tes rêves et j’ai vu que cela ne suffirait pas. Le poison s’est enfoncé en toi plus profondément que je ne le craignais. Si une de tes mains était atteinte par la gangrène, ne la couperais-tu pas de ton corps ? Est-ce qu’une plante ayant la rouille n’est pas arrachée puis brûlée, de peur que la maladie ne se répande ? N’enlèves-tu pas un animal contaminé de l’étable pour l’abattre et le brûler avant de perdre tout ton troupeau ? C’est ce que je dois faire maintenant. Et ceux d’entre vous qui sont sains et saufs doivent se montrer courageux, pour endurer la lame qui tranche le membre suintant, le fer qui cautérise la plaie infectée. Les yeux de Nils lançaient des éclairs. — Lydia ! accusa-t-il. Elle sursauta et lâcha un demi-sanglot. Ses fines mains s’élevèrent sur le devant de sa blouse, s’agrippant comme de petits animaux cherchant un refuge. — Quitte notre cercle. Ton orgueil et ton indépendance égoïste ont causé ta perte. Sois donc seule ! Puisque, tes rêves me l’ont dit, tel est ton désir. Ne prends plus conseil auprès de tes parents. Ils sont perdus pour toi. Rentre chez toi et réfléchis à cela ! Hébétée et sonnée, Lydia s’éloigna du groupe en titubant. Ki lança un regard noir à Nils. Comme un loup, il avait d’abord éliminé le plus faible du troupeau. Les pieds chancelants de Lydia trébuchaient sur les touffes d’herbe des prairies. Elle accrocha ses mains à son cou. — Haftor ! Marna hoqueta tandis que son frère relevait la tête. Il serra rapidement et gentiment l’épaule de sa sœur, avec un étrange demi-sourire aux lèvres. Nils gronda : — Tu ricanes, n’est-ce pas ? Tu te ris du poison qui ronge ton âme ? Comme tu fais bien peu de cas de la douleur de ta sœur, à l’heure de cette séparation ! Tu n’es pas tellement meilleur qu’un animal, dans ton désir de ne suivre que ta propre volonté. Pars ! Haftor se libéra doucement de la main de Marna qui s’accrochait à son bras. Il écarta gentiment sa prise de lui. La tête haute, il s’éloigna du groupe pour rattraper Lydia et lui prendre gravement le bras. Elle posa la tête sur son épaule et il supporta le poids de son corps. Il ne se retourna pas. — Kurt ! Cora poussa un hoquet d’agonie. Hollande hurla. Mais le garçon se tint droit et provoquant, comme pour imiter l’exemple d’Haftor. Rufus se retourna lentement, stupéfait de voir son garçon se tenir soudain comme un homme. — Tu es jeune, mon garçon ! fit Nils pour railler sa bravade. Personne ne s’en douterait en voyant ton visage, mais j’ai vu le mal dans tes rêves. Tu suis ton père. Tu aimes les troupeaux et les bêtes comme lui, méchamment, comme s’ils étaient tes enfants au lieu d’être de simples animaux. Quand tu as regardé le taureau mort, les flammes de ta colère se sont embrasées et étendues. Tu aimes ton père et tu détestes les harpies. Pars. Bravement, Kurt s’éloigna du groupe. Il fit quelques pas. Puis ses épaules bien droites commencèrent à trembler. Rufus, les mains rouges du sang de son taureau, donnait l’impression d’avoir le cœur brisé pour son fils. Kurt se retourna. Des larmes avaient commencé à se frayer un chemin brillant sur son visage. — Je suis désolé, mère. Mais seulement à cause de la douleur que tu ressens. Il parla doucement, mais sa voix porta loin. Rufus s’écarta de la carcasse du taureau et alla jusqu’à son fils. Sa voix portait, elle aussi. — Viens, mon fils. Aujourd’hui, nous allons enterrer nos rêves à la pelle, toi et moi. Hollande s’écroula sur le sol en sanglots. Mais elle ne les suivit pas. Le petit Édouard s’accrocha à elle, apeuré. La bouche de Cora s’ouvrit. Elle poussa un simple coassement, mais n’articula aucune parole. Elle tendit ses vieilles mains tremblantes vers ceux qui partaient. Elle fit un pas chancelant. Nils attrapa ses deux mains tendues. — Ne sois pas faible maintenant, Cora. Les harpies souhaitent que tu les rejoignes. Ne sont-elles pas déjà venues de leur propre chef prendre un tribut sur tes terres ? Leurs oreilles invisibles entendent nos cris muets, notre détresse due à la séparation. Purifie ton esprit. Relâche ce qui te retient en arrière. Ouvre-moi ton esprit, que je puisse crever cet abcès de poison que tu recèles. Personne ne bougea. Nils plongea ses yeux droit dans ceux de la femme torturée. Celle-ci lui renvoya son regard, comme un oiseau fixant un serpent. La panique s’était emparée de son visage. Tous les poils s’étaient dressés sur le corps de Ki. Elle sentait le danger tourner autour d’elle et commencer à prendre forme. Non ! hurla-t-elle sans bruit et, sans comprendre comment elle y parvint, elle joignit sa force à celle de Cora. Elles se tinrent ensemble devant la porte noire que Nils cherchait à ouvrir. Ki sentit qu’il pressait son regard sur elle et que des mains invisibles attaquaient sa volonté. Le bourdonnement, dans ses oreilles, noyait tous les sons. La volonté de Cora commença à s’effacer, à se dissiper comme de la brume au soleil. Du plus profond de la gorge de Ki surgit un cri animal. Ses mains se crispèrent comme des serres. Ki s’avança vite, sans bruit. Soudain Cora n’était plus là. Sa volonté avait disparu et avait emporté avec elle la porte noire qu’elle gardait. Ki recula, aussi assommée que si elle était rentrée dans un mur de brique. Elle ouvrit les yeux, surprise de réaliser qu’elle les avait fermés, et découvrit qu’elle n’avait pas bougé du tout. Cora était étalée aux pieds de Nils. Comme si tout était normal, il lui lâcha les mains et les laissa tomber comme des morceaux de bois. — Le poison est profondément ancré en elle, psalmodia-t-il. Elle trouvera refuge dans la mort plutôt que de se laisser purifier. Cora est exclue des nôtres. Nils s’éloigna. La foule s’agita, indécise, puis se précipita derrière lui, restant sur place un instant avant de s’écarter de part et d’autre du corps de Cora. Ki se retrouva à genoux à côté de Cora. Elle voulait tuer Nils, mais elle réalisa qu’elle n’avait pas le temps de s’en occuper pour l’instant. Les lèvres de Cora devenaient violacées et elles s’agitaient d’avant en arrière à chaque respiration. Ki saisit l’une des mains froides et ridées. Elle la leva jusqu’à sa joue. Les doigts raides se replièrent sur son visage. Cora était partie, elle n’était plus là. Ki hurla sans un bruit, sans un mot et plongea à sa suite. Elle ne savait pas ce qu’elle faisait, ni comment elle le faisait. Un terrible pressentiment lui disait où chercher Cora. Elle était derrière la dernière porte, la porte noire au fond du couloir dans l’esprit de Ki. Cora avait enfin découvert l’aire ravagée, les harpies mortes. Ki la saisit et l’entraîna avec elle. Ki nageait à présent au travers d’eaux profondes et chaudes. Elle tirait Cora, qui ne se souciait guère de la suivre et pendait entre ses mains comme un chaton mort-né. Ki lutta pour remonter, pour franchir les ignobles images tourbillonnantes, pour dépasser les harpies mortes qui revenaient sans cesse dans des poses différentes, chaque fois plus disgracieuses que les précédentes. Ki écarta le cadavre saccagé de Sven, et bouscula d’un coup d’épaule la harpie désarticulée au pied de la falaise. Le carnage de ses enfants flotta près d’elle, avec des yeux vides au-dessus des gouffres sanglants de leurs joues. Ki continua à patauger. Mais l’eau était profonde et infinie. Il n’y avait pas de surface vers laquelle nager, pas de sortie que Ki pouvait trouver. Quelqu’un la pinça méchamment et lui flanqua une gifle qui lui renversa la tête. Ki hurla de colère et de douleur. Elle bondit sur Lars. Une bonne bourrade la projeta à la renverse sur l’herbe encore humide. Lars souleva le corps de sa mère, qui bougeait à peine. — Parfois, seule la douleur peut t’aider à revenir, dit-il laconiquement. Il se remit debout, portant Cora écroulée dans ses bras. Ki regarda autour d’elle, en pleine confusion. Personne n’était dans le champ. Elle se mit à trembler, saisie par un froid soudain et se sentant seule, si seule. Les bruits du matin s’engouffraient dans ses oreilles avec une clarté incroyable. Elle entendit le claquement sourd d’une pelle frappant le sol. Elle se tourna pour voir Rufus et Kurt qui arrivaient en courant de la grange et avaient abandonné leurs outils sur le sol, derrière eux. — Vous devez avoir toutes les deux une affinité avec la communion. Normalement, un exploit de ce genre nécessite beaucoup de liqueur des harpies. Ki se remit péniblement debout, titubant derrière Lars, qui parlait en marchant. — Je me demande, poursuivit-il, si vous deux avez jamais été vraiment séparées depuis le rite. — Les autres sont partis. — Tu étais partie, toi aussi, depuis un petit moment. J’ai cru que vous étiez toutes les deux parties pour toujours. Nils a emmené les autres pour qu’ils méditent, jeûnent et se purifient. Il ne reste que nous, les proscrits. — Nous, répéta Ki, comme pour mieux ressentir l’amertume de ce mot. Lars plissa la bouche en l’entendant. Il finit par afficher un petit sourire fatigué. Rufus vint à leur rencontre et prit sa mère des bras de Lars. Ils se hâtèrent vers la maison. Ki, complètement oubliée, marchait lentement derrière eux. Elle était vidée de toutes ses forces. Elle avait l’impression qu’elle pourrait se laisser tomber dans l’herbe couverte de rosée et s’endormir pour toujours. Pourtant, il y avait en elle une étincelle qui bondissait soudain, une vivacité nouvelle. Elle était réveillée. Elle ressentait une brusque envie d’explorer le moindre recoin de son esprit, comme elle pourrait toucher son corps pour voir si quelque chose était cassé, comme après une mauvaise chute. Elle était de nouveau complète et avait repris le contrôle d’elle-même. Personne ne la dirigeait, sinon elle-même. L’indécision qui l’avait accablée ces derniers mois et l’impression d’engourdissement s’étaient évaporées. Cora. Ki articula le nom sans parler. Elle ne s’en était pas rendue compte. Elle se demanda si Cora, elle, avait réalisé ce qui se passait, si elle s’en était servie. Il était trop tard pour s’en préoccuper, maintenant. Elle alla en chancelant jusqu’à la grange, jusqu’à sa roulotte, sa cabine et son lit. Le sommeil s’empara d’elle. Kurt n’avait pas osé entrer dans la cabine. À la place, il avait cogné bruyamment contre la porte, indiquant son empressement avec un martèlement frénétique. Ki traversa la cabine en titubant et fit coulisser la porte. Le visage de Kurt était pâle, à la lumière de la chandelle qu’il portait. — Grand-mère veut te voir. Elle dit que tu dois venir maintenant. Il serait parti au trot, avec la bougie et le reste, si Ki ne l’avait pas attrapé par l’épaule. Il se fit tout petit quand elle le toucha et Ki réalisa avec peine qu’elle devait lui sembler être un esprit étrange et menaçant. Même maintenant, alors qu’il était proscrit comme elle, il frissonnait encore quand elle le touchait. Elle ne le lâcha pas. Elle ne le laisserait pas avoir peur d’elle plus longtemps. — Ne pars pas si vite, murmura-t-elle d’une voix douce. Je pourrais tomber dans le noir. Il tourna des yeux grands ouverts vers elle. Puis il la guida hors de la grange et dans la cour obscure. Ki était presque à la porte de la maison quand la présence de la nuit frappa son esprit. Elle avait dormi toute la journée. La grande maison était surnaturellement calme. Elle entra dans la salle commune et découvrit qu’elle était, elle aussi, plongée dans la pénombre. Le grand feu de la cheminée s’était éteint. — Ils ne sont pas revenus, chuchota Kurt quand elle lui adressa un regard de surprise. Ki lui serra doucement l’épaule, dans le but de le rassurer et le réconforter. Il faillit lâcher la chandelle. La chambre de Cora était éclairée par de grands cierges blancs. Des bougies funéraires, pensa Ki. Les mains émaciées de Cora étaient pareilles à des serres sur la couverture. Ses cheveux étaient en désordre et ses lèvres trop foncées. Mais ses yeux s’ouvrirent quand Ki entra. Ils étaient toujours brillants, noirs comme un corbeau. Le corps pouvait peut-être faiblir, mais pas son esprit. Elle fit faiblement signe à ses fils quand ils se levèrent, chacun d’un côté du lit. — Rufus. Dans le champ et amène l’attelage de Ki. Vite, souffla-t-elle d’une voix cassée qui n’était qu’un murmure, mais impératif. Lars, emmène Kurt. Ouvrez la grange et aidez à préparer la roulotte pour l’attelage. Ne prenez aucune lumière ! Et attention à ce Sigurd ! Il est toujours aussi hargneux que quand il n’était qu’un poulain. Ne faites pas de bruit ! Rufus partit, mais Lars resta encore, les yeux pleins d’inquiétude. — Mère, tu es déjà malade et faible. Est-ce que tout cela ne peut pas attendre ? Tu veux congédier Ki au beau milieu de la nuit ? Elle était comme notre sœur, et comme ta fille... — Imbécile ! coupa Cora. Elle hoqueta, essayant de reprendre son souffle, et son teint empira encore. — J’ai à peine assez de force pour ce que j’ai à faire, et tu veux me compliquer la tâche en parlant. Bien avant que tu ne comprennes sa valeur, j’ai aimé et respecté Ki. Et bien qu’elle ne l’admette peut-être pas, aucun autre amour n’a été plus sincère pendant ces derniers jours. Va, Lars. Emmène Kurt. Ce que j’ai à dire n’est pas pour vos oreilles. Ils partirent à regret. Ki et Cora écoutèrent le bruit traînant de leurs pas d’éloigner. Cora rassembla ses forces. Ki s’approcha du lit et prit une des mains de Cora. Froide et immobile. — Pas le temps, soupira Cora, dégageant ses doigts de ceux de Ki. Tu dois partir cette nuit et voyager vite. Franchis les montagnes. J’ai entendu dire que les harpies ne vont pas là-bas. Bientôt, elles sauront qui a tué la mère, qui a fait tomber la torche sur le nid. Le mâle exigera sa vengeance. Aucune harpie ni aucun humain de la vallée ne l’en empêchera. Tu seras pourchassée. Tu as peu de temps pour t’enfuir. — Comment le sauront-ils ? insista Ki. — Tout comme moi j’ai fini par l’apprendre, expliqua Cora avec une toux sans force. Eux aussi le savent sans savoir. C’est pour cela que je ne pouvais pas les faire t’accepter. Je me le suis caché, j’ai refusé de voir ce que tu m’avais montré. Je me suis dit que ces images violentes étaient ce que tu ferais sans doute si je ne te gardais pas ici, en sécurité, près de moi. Mais la vraie connaissance était là, me coupant des harpies. Je ne me réconcilierai pas avec elles. Si je le faisais, c’est moi qui te trahirais. Je ne pourrai jamais leur cacher cette information. Leur esprit est trop fort, plus fort que celui de Nils. Personne ne cache un secret aux harpies. Ki, si je le sais, d’autres le savent aussi. J’étais la plus proche de toi, ce soir-là. J’ai capté les images les plus fortes. Mais Marna était là aussi, et Hollande, et le petit Édouard. En toute innocence, ils vont te condamner à mort quand ils iront offrir leur prochain tribut aux harpies. Il n’y a aucun moyen d’empêcher que cela se produise. — Après mon départ, demanda Ki à contrecœur, que va-t-il arriver ici ? — Tu veux dire avec les harpies ? demanda Cora. Je ne pense pas qu’elles seront dures avec nous. Elles exigeront des tributs plus importants. Elles n’exerceront pas de représailles, je crois. Elles ne feraient pas de mal à Rufus, ni à Lars ou moi, car alors, qui resterait pour s’occuper des terres qui font vivre le bétail ? Les représailles, elles les réservent à ceux qui partent, ou qui parlent ouvertement contre elles. Comme Sven. Comme mon frère. Ki marqua un recul sous l’impact des paroles de Cora. — Haftor est au courant ? demanda-t-elle, incrédule. — Il y était, répondit Cora en faisant un effort. N’était qu’un enfant, à l’époque. A chamboulé son esprit pendant un moment  – il n’a pas parlé pendant longtemps  – mais je l’ai sorti de là. Il en a gardé ce côté étrange... Et quand tu es venue, avec tes nouvelles, eh bien, il y a ce savoir en lui, quelque part, qui essaie de sortir. J’espère qu’il ne le fera jamais. — Moi aussi, souffla Ki. Elle se pencha, passant ses bras autour de Cora. — La force que je prenais en toi me manquera, admit doucement Cora. Elle repoussa gentiment Ki. — Dans le placard, déclara-t-elle, gênée. — Quoi ? — L’argent, pour les terres de Sven. Tu dois le prendre. Ki se redressa, baissant sur Cora des yeux stupéfaits. Puis elle alla jusqu’au placard et l’ouvrit. Le sac en peau de cheval était lourd. Il fit des tintements quand Ki se retourna vers Cora. — J’accepte ton argent pour les terres, Cora. Tu m’as payé un prix honorable. Par le passé, j’ai refusé l’amour que tu m’offrais, Cora. Maintenant, je le prends aussi, en te remerciant. Et toi, en échange, tu dois accepter le mien. Ki souleva le sac et l’embrassa solennellement. Elle le posa ensuite au pied du lit de Cora. Elle sourit devant l’absurdité de la situation. Les yeux d’oiseau brillants de Cora étaient pleins de larmes. Ki lui fit un signe de la tête et quitta la pièce. Ses adieux à Lars et Rufus furent courts et gênés. Il y avait trop de choses à dire. Et elles ne pouvaient pas être taillées pour être exprimées en mots. Les yeux dirent l’essentiel de ce que les langues ne pouvaient formuler. Rufus l’enlaça timidement, mais l’étreinte de Lars fut sauvage et difficile à quitter. Ki grimpa sur le banc de la roulotte, refusant de regarder Lars pleurer. Elle fouetta fort les rênes sur le dos des hongres pommelés. Quand elle se retourna, pas une lueur ne brillait dans la maison qui avait été celle de Sven. La route était silencieuse, autour d’elle, et aucune lumière ne luisait dans les petites fermes qu’elle croisa. Mais quand ses chevaux arrivèrent au niveau de la maison de Marna, une petite silhouette piqua devant eux, tenant une bougie vacillante aussi infime qu’une luciole. Ki arrêta net l’attelage. — Haftor ! appela doucement la voix de Kurt, puis la chandelle fut éteinte et Kurt fonça dans le noir. Haftor se tint un moment, éclairé par les lampes, dans l’encadrement de la porte de la maison de Marna. Ki resta assise sans un mot sur la roulotte. Elle entendit un pas léger derrière Haftor et aperçut Lydia, pâle comme un spectre, qui vint se mettre, apathique, à côté de lui, portant un sac encombrant. Haftor le lui prit en lui disant des paroles, à voix basse, qui ne portèrent pas jusqu’aux oreilles de Ki. Il la repoussa gentiment dans la ferme, fermant la porte derrière elle. Il s’approcha d’un pas vif pour donner le sac de provisions à Ki. Elle le prit sans dire merci, ouvrit la porte de sa cabine et le posa à l’intérieur. Toute parole serait déplacée. Ki était peinée de devoir partir en laissant tant de choses inachevées. Elle descendit lentement du banc. — Je regrette que tout doive finir comme ça pour nous, bafouilla-t-elle. Les yeux d’Haftor étaient comme des pierres de rivière, froids et sombres. Il emprisonna ses mains dans les siennes, les serrant si fort qu’il lui faisait mal. — Ce n’est pas la fin, Ki. Tu ne peux pas échapper à cela si facilement. Cora ne pourra pas retenir un tel secret. Tu as tué ces harpies. C’est une dette qui ne peut se racheter que dans le sang. Ni le temps ni la distance ne pourront l’effacer. Les harpies n’abandonnent jamais une dette de sang. Et les hommes qui les servent non plus. Il faudra donner une vie. Les yeux d’Haftor devinrent profonds et déments dans la pénombre. Ki tenta de s’écarter de lui, se sentant menacée par ses paroles et par la façon dont il les rugissait. S’il essayait de la tuer, Ki savait qu’elle n’aurait pas le courage de lui résister. Il avait donc compris. Comme Cora. Il lut la peur dans ses yeux et comprit pourquoi elle se faisait petite devant lui. Il lui lâcha les mains. — Elles ne le savent pas encore. Elles ne peuvent pas rassembler les morceaux comme je l’ai fait. Tuer une harpie par vengeance est une idée qui leur est trop étrangère. Ils voient les fragments, mais ne peuvent pas comprendre le tout. Mais Nils le fera. Au matin, il saura, et il n’y aura pas moyen de l’arrêter. Il voudra faire lui-même couler ton sang. Si les harpies ne te trouvent pas, Nils  – ou un autre comme lui- le fera. Alors ne t’attarde pas. Il se tourna vers sa roulotte et la surprit en grimpant sur la roue avant elle. Il prit les rênes et les fit claquer contre l’attelage. Les chevaux sursautèrent sous cette main inhabituelle et partirent aussi vite que des animaux de cette taille le pouvaient. — Les routes seront surveillées, par des hommes dans les arbres et des harpies dans le ciel. Alors je vais te montrer un chemin oublié, couvert par la forêt, et si tortueux et cahoteux que tout le monde pensera qu’aucune roulotte ne pourrait passer là. Cela te prendra plus de temps de passer par ici. Mais personne ne t’y cherchera. Haftor pressa les chevaux, commandant sévèrement à Ki de ne pas faire de bruit pour qu’il puisse écouter. Ki ouvrit la bouche, inquiète, quand il fit soudainement tourner l’attelage hors de la route vers un bourbier. Les sabots s’enfoncèrent et firent des bruits de succion pendant que les chevaux peinaient à avancer. Une fine pellicule d’eau recouvrait la boue et les roseaux à travers lesquels ils se frayaient un passage. La roulotte tressauta quand elle quitta la chaussée solide pour la mélasse du marais. Les roues s’enfoncèrent. Haftor fit claquer violemment les rênes sur les chevaux. Ceux-ci se penchaient et s’arc-boutaient dans leurs traces. Le courage de Ki déclinait aussi vite que les roues s’embourbaient. — Tirez donc, maudis chevaux ! siffla Haftor dans un murmure résonnant. Leurs têtes étaient baissées, leurs pattes avant penchées ; l’attelage se mit presque à genoux. La roulotte avança. Avec des à-coups et des sursauts sporadiques, elle traversa le bourbier jusqu’à une zone de gros graviers puis remonta sur de la mousse épaisse et des buissons broussailleux. Elle monta brièvement une petite pente puis ils redescendirent et Ki aperçut une longue rangée d’arbres sombres. Des herbes hautes et des buissons grattaient le bas de la roulotte. De grands arbres avaient poussé au-dessus de la route abandonnée et formaient une voûte, l’abritant du ciel nocturne. — Le voyage sera difficile, la prévint Haftor en y engageant l’attelage. Il y aura peut-être des troncs en travers du passage, plus loin. Tu devras seulement les couper et utiliser l’attelage pour les dégager. Je sais qu’un torrent traverse à un endroit. Il ne devrait pas te poser trop de problèmes. Il la serra avec fougue et l’embrassa avec brusquerie sur le côté du visage. Son bracelet en argent se prit un instant dans ses cheveux. Avant qu’elle ne puisse se remettre de sa surprise, il se dégagea et sauta de la roulotte. Il donna une claque à Sigurd sur l’arrière-train avant de s’écarter et le cheval effrayé partit, tirant sur son harnais. La route avait été aussi mauvaise qu’Haftor l’avait dit. Les provisions qu’il lui avait données avaient été épuisées avant qu’elle n’atteigne une vraie route. Mais elle avait fini par quitter cette horrible piste, de cela elle était certaine  – elle se souvenait d’avoir émergé de la forêt pour déboucher sur une route large et ensoleillée  – et elle se demanda quelle obscurité l’entourait à présent, et d’où venaient ces cahots et ces balancements. C’était le balancement qui la rendait malade. Elle ouvrit un peu les yeux, seulement pour entrevoir une blancheur qui défilait plus bas, loin devant son visage. Elle avait froid et était extrêmement mal installée, elle ne pouvait pas situer ses bras ni déterminer ce qui était arrivé à ses mains. Elle n’avait aucun souvenir d’où elle était, ni de ce qu’elle faisait. La substance blanche, sous elle, s’éleva brusquement, venant frapper son visage avec froideur. De la neige ! Elle recula sa tête autant qu’elle put et poussa un cri étranglé. Au bout d’un moment, le balancement cessa. Avec l’arrêt du mouvement, elle put détacher son corps de l’inconfort qu’elle ressentait. Ses cuisses, son ventre et sa poitrine étaient comprimés lourdement par quelque chose de chaud, de solide et de vivant. Sa tête était plus basse que le reste de son corps. C’est ce qui expliquait les palpitations qu’elle ressentait dans son visage. C’est tout ce qu’elle put comprendre. Les circonstances du reste de la situation lui échappaient encore. Elle entendit la neige crisser derrière elle. Quelqu’un l’agrippa fermement par les hanches et tira jusqu’à ce que ses pieds touchent le sol. Ses mains étaient ligotées derrière elle, avec des liens lâches mais bien en place. Avec le changement soudain de position, elle découvrit qu’elle avait la tête qui tournait, bien trop pour tenir debout. Elle bascula sur le côté et fut rattrapée par des mains puissantes. Elle reprit son équilibre, le visage niché contre un tissu grossier. — Sven ? demanda-t-elle sans voir, désorientée autant dans le temps que dans l’espace. — Non, Vandien. Je suis désolé, mais c’était nécessaire. Je ne voulais pas le faire, mais tu ne m’as laissé aucun choix. Comment va ta tête ? Elle lui faisait mal. Cela n’avait aucun sens, mais elle lui faisait mal. Elle essaya de lever une main pour la porter là où la douleur l’élançait, mais cela lui rappela qu’elle avait toujours les mains attachées. — Détache-moi. Elle sentit Vandien secouer la tête. Elle était toujours appuyée contre son manteau et parlait contre sa poitrine. C’était humiliant, mais elle savait que sans son soutien, elle tomberait. — On parle d’abord, on détachera ensuite. Je veux être certain que tu comprennes mes raisons et que tu n’essaieras pas de me tuer. — Avec quoi m’as-tu frappée ? — Pour ce que cela importe... C’était avec une pierre. Au moment où tu étais assise sur moi et que tu avais l’air de peut-être vouloir m’expédier dans l’autre monde, ma main est tombée dessus. Elle est restée dans ma poche depuis lors. Ki, crois-moi, j’espérais ne jamais avoir à m’en servir. Mais tu es obstinée, tu es la personne la plus têtue que j’aie jamais rencontrée. — Qu’est-ce qui s’est passé ? Qu’est-ce que tu vas faire de moi ? — Après t’avoir frappée, je t’ai mise sur Sigurd. Il ne m’aime pas trop, j’en ai peur, et a fait de son mieux pour me piétiner, jusqu’à ce qu’il se rende compte qu’il ne pourrait pas m’écraser sans t’écraser aussi. La bosse de glace m’a aidé : j’étais au-dessus de lui. Sigmund est une bête plus raisonnable. De plus, ils étaient tous les deux encombrés par leur harnais. Une fois chargées les provisions, j’ai tranché les attaches avec la roulotte et je les ai fait partir. Nous avons bien avancé. Il s’interrompit, attendant une réponse, mais Ki ne dit rien. — J’aurais pu te laisser là-bas, tu sais. Ça aurait été beaucoup plus simple pour moi. Mais je ne l’ai pas fait. J’ai l’intention de te faire sortir vivante de ce col. J’ai l’impression qu’en faisant cela, je te rembourserai ce que je te dois. Même si je le fais contre ton gré. Pour l’instant. Confusément, elle sentit ses mains qui tâtonnaient au niveau de ses poignets. Une cordelette tomba dans la neige. Vandien se baissa et récupéra sa corde à histoires. Les mains et les bras de Ki fourmillèrent bizarrement quand elle les ramena devant elle et se frotta les poignets. Dès qu’elle sentit qu’elle pouvait le faire sans tomber, elle s’écarta de son torse et se redressa. Elle palpa doucement le côté de sa tête, lançant toujours des regards pleins de rancœur à Vandien. Il y avait une bosse gonflée, mais pas de sang. Pourtant, le simple fait d’y toucher lui donna la migraine et la mit dans les vapes. Vandien tendit une main pour la soutenir pendant qu’elle vacillait, mais elle la repoussa et prit plutôt appui sur l’énorme épaule de Sigurd. Sigurd tourna la tête en arrière par curiosité et lui lança un regard voilé de reproches. Elle lui flatta l’encolure pour le rassurer. — Ce sont des bêtes étranges à monter. Elles n’ont rien contre, mais sont assez larges pour fendre un homme en deux. Parvenir seulement à monter sur le dos de Sigmund sans glisser de l’autre côté m’a pris un certain temps. Même avec la bosse de glace. — Je retourne à ma roulotte. — Ne sois pas bornée, Ki. La nuit tombe déjà, et ta roulotte est à des heures en arrière, sur la pire partie de la piste. Et elle est dans l’ombre des Sœurs. De plus, j’ai toujours ma pierre. Allez, fais-toi une raison, comme je l’ai fait quand tu m’as vaincu avec ton couteau. Est-ce que tu as besoin d’aide pour monter sur le cheval ? — Sans ma marchandise, je n’ai aucune raison de vouloir passer de l’autre côté du col. — Ah, ta marchandise. Un instant. Vandien ouvrit grand son manteau et fouilla dans sa chemise. Il en sortit la bourse de cuir et la fourra dans la main de Ki. — Tout y est, si tu veux vérifier. Je l’aurais bien mise dans ta chemise, mais j’avais peur qu’elle retombe dans la neige. Ta position de monte n’était pas ce qui se fait de mieux. Ki serra la bourse contre sa poitrine et pressa son visage contre la robe chaleureuse de Sigurd. Il remua un peu, intrigué par son comportement, mais ne se déroba pas sous son poids. Elle resta silencieuse. Derrière elle, dans la neige, Vandien se déplaçait, mal à l’aise. Le sourire qu’il avait tenté de faire disparut de ses lèvres. Elle l’épia par dessous son bras. Il avait l’air vaguement honteux, mais surtout fatigué. La nuit dernière, elle avait songé à le tuer. Aujourd’hui, il lui avait cogné la tête, avait abandonné sa roulotte et fait de mauvaises blagues sur le sujet après coup. Elle aurait souhaité l’avoir tué. Elle découvrit qu’elle voulait seulement qu’il comprenne. — Rom était le nom du grand cheval noir de Sven. Rom arrivait à peine à l’encolure de Sigurd, mais c’était un étalon et il martyrisait les hongres sans pitié. Sven et moi avions l’habitude de plaisanter à ce sujet autour de notre feu. Vandien s’approcha pour mieux distinguer ses mots étouffés, mais ne fit aucun geste pour la toucher. — Les chevaux pommelés étaient un cadeau de Sven, tout comme la roulotte, qu’il a fabriquée de ses propres mains, selon nos besoins. C’est dans cette roulotte que j’ai connu Sven en tant qu’homme pour la première fois. J’ai donné naissance à mes deux enfants à l’intérieur, avec les mains adroites de Sven pour m’aider à traverser cette épreuve. Nous menions notre vie comme les Romni le font, mais nous n’étions pas des leurs. Parfois, il montait Rom à côté de la roulotte, chantant en chevauchant avec une voix pareille au vent. Et parfois, il mettait sa petite fille sur la selle devant lui et notre fils s’accrochait derrière lui. Puis ils se moquaient de la lenteur de mon attelage, et filaient loin devant la roulotte, hors de ma vue, pendant quelques minutes, puis revenaient au galop, riant et criant de me dépêcher, de venir voir le paysage qui attendait au prochain virage. « Occupe-toi de ta roulotte, vieille escargote ! » m’a-t-il crié avant de partir au galop devant moi sur la route de Khaddam, après Vermineville. Ils riaient tous les trois, et leurs cheveux clairs volaient derrière eux et s’emmêlaient. Ils grimpèrent une côte et franchirent une colline. Je les ai regardés partir ensemble. Le silence se prolongea, s’étira puis se mêla au froid. Vandien s’éclaircit la gorge. — Ils ne sont jamais revenus ? — J’ai trouvé des morceaux d’eux quand je suis parvenue au sommet de la côte. Seulement des morceaux, et ils n’étaient plus que de la viande séchant au soleil, Vandien, rien que de la viande en plein soleil. C’était l’œuvre de deux harpies. Elle tourna vers lui des yeux malades, attendant de voir s’il changeait de visage. Mais il avait les yeux fermés. Ki déglutit. — Je les ai poursuivies, Vandien. J’ai grimpé jusqu’à leur aire. J’en ai tué une moi-même, par accident, raconta Ki d’une voix qui montait dans les aigus. J’ai brûlé le nid et les œufs, et j’ai mutilé le mâle pour toujours. J’ai mis un terme à ce qu’elles étaient. Mais ça n’a rien changé ! Les miens n’étaient toujours que des bouts de viande au soleil. Elle s’étrangla, et Vandien crut entendre un son pareil à la mort de tous les rires. — J’ai enterré un grand cheval noir, un homme et deux enfants dans un trou pas plus large que le banc de la roulotte. Les harpies ne laissent pas grand-chose quand elles mangent, Vandien. « Occupe-toi de ta roulotte, vieille escargote ! » disait-il toujours. J’emporte ma maison avec moi. Je retourne à ma roulotte. Elle saisit la crinière de Sigurd et essaya de se hisser. Son corps refusa. Vandien la prit par les épaules et la fit gentiment tourner. — Demain, alors. Quand nous aurons de la lumière. Le vent se lève de nouveau et les chevaux sont épuisés. Reste ici. Je vais tasser la neige entre la falaise et la trace de ce foutu serpent. Tout ira bien. Ki n’avait pas la force de discuter. Elle ne le regarda même pas. Elle parcourut des yeux les environs, mais il n’y avait pas grand-chose à voir, dans la lumière déclinante. Sa roulotte était loin derrière, hors de vue derrière une courbe ou un pli de la montagne. Elle ne pouvait pas voir les Sœurs non plus. L’éternelle paroi rocheuse s’élevait d’un côté, les chevaux et elle se tenaient sur la trace de serpent et, de l’autre côté, la montagne tombait à pic. Tout en bas, dans la vallée, il y avait des points plus foncés qui étaient peut-être des buissons qui affleuraient sous la neige. La lumière était presque morte. Il n’y avait plus de couleur nulle part. Elle tourna lentement sa tête endolorie. Elle l’élançait et le moindre mouvement brusque était comme un coup de marteau. Vandien déchargeait les chevaux. Sigmund l’avait laissé enlever le sac d’avoine qu’il portait, ainsi que les ballots aux formes étranges que Vandien avait faits avec les couvertures usées. Mais Sigurd était d’humeur hargneuse. Ses grosses dents jaunes se refermèrent habilement et sans dégâts sur le tissu du manteau de Sven. — Sigurd ! lui reprocha-t-elle instinctivement. Il pencha la tête d’un air piteux et se laissa toucher par Vandien. Celui-ci ne sembla pas remarquer l’intervention de Ki. Elle prit conscience qu’il parlait tout seul, débitant un monologue à peine plus audible que le sifflement du vent. — ... laissé le bois pour prendre l’avoine. Donc pas de feu, et pas de thé. Je n’ai pas pris la bouilloire. Mais j’ai pris la viande salée et le poisson séché et les autres choses qui, à mon avis, devaient être précieuses pour toi : un peigne en argent, un collier de pierres bleues et une tunique propre  – sans doute rien de ce qu’il fallait. Mais nous reprendrons le reste demain. Ou nous mourrons en essayant de le faire. Il ajouta cette dernière remarque d’une voix si basse que Ki n’était pas vraiment certaine de l’avoir entendue. Il avait tassé la neige à un endroit. Il répandit de l’avoine pour les chevaux, le double de ce que Ki leur donnait habituellement. Il avait étalé l’édredon en daim laineux sur la neige, juste à côté de la paroi verticale de la montagne. Il s’approcha de Ki pour la conduire jusque-là. Elle s’assit dessus sans rechigner. Sa passivité semblait le perturber. Ki aurait pu lui dire que ce n’était que de la douleur et de la fatigue. Mais cela lui aurait demandé trop d’efforts. Il aurait bien pu être l’homme d’une harpie, ou bien même une harpie en personne, ce soir. Cela ne changeait rien pour elle. Elle n’avait plus aucune force. Elle refusa la nourriture qu’il lui offrit. Elle vit que cela le bouleversait et sentit une vague sympathie pour le remords qu’il éprouvait. Ki connaissait bien les remords. Ils faisaient de piètres compagnons. Elle s’affala sur l’édredon en daim laineux, roulée en boule. La bosse de glace fournissait un petit abri contre le vent. Les chevaux le savaient et ils étaient déjà venus se mettre à l’abri. La falaise qui s’élevait à côté d’elle donnait à Ki une illusion de refuge. Elle ferma les yeux. Elle sentit et entendit Vandien la recouvrir du manteau le plus grand et le plus épais. Puis il se glissa dessous avec elle, blottissant son corps contre le sien, plaçant son ventre contre son dos. — Pour la chaleur, murmura-t-il, mais Ki ne s’en souciait guère. Le vent faisait tomber sur eux des flocons qui tournoyaient. Ki mit la tête sous l’abri du manteau. Elle sentit le manteau, au-dessus d’elle, qui s’alourdissait de neige, elle sentit la chaleur s’accumuler grâce à l’isolation supplémentaire. Ki se faufila vers le sommeil comme un chiot aveugle cherchant à tâtons le lait de sa mère. Son esprit avançait à l’aveuglette. Elle était réveillée, à présent, donc elle avait dû dormir. Sven l’appelait. Sa voix était lointaine. Elle semblait distante au travers du bourdonnement dans ses oreilles. Mais c’était Sven. Le doute disparut de son esprit. Elle connaissait la moindre intonation de sa voix adorée. Elle lutta pour sortir du sommeil. Elle se sentit intriguée par l’obscurité chaude que ses yeux découvrirent. Elle repoussa le lourd manteau d’un geste de colère. La neige lui tomba froidement sur le visage et le cou. Elle cracha et se redressa pour s’asseoir dans une congère. Les chevaux, protégés par leurs couvertures, la regardèrent, les oreilles dressées de surprise, voyant Ki surgir soudain d’un tas de neige. Elle leur adressa un sourire et se leva. — Ki ! La voix était plus nette maintenant, venant de plus près. Sven s’avançait vers elle. La neige ne lui offrait aucune résistance. Elle ne le ralentit même pas. La petite Rissa était joyeusement brinquebalée dans ses bras. Lars, avec sa chemise bleue qui claquait derrière lui, faisait de son mieux pour suivre l’allure des grandes enjambées son père. Il s’accrochait de toutes ses forces à une des mains de Sven et, de temps en temps, faisait un pas gigantesque en se balançant pour gagner du terrain. Les mains de Ki se portèrent à ses joues en signe de stupéfaction joyeuse. — Sven, où sont leurs manteaux ? Les enfants ne sont pas habillés pour sortir dans la neige ! Elle tenta d’avancer vers eux en levant bien les jambes. Mais elle s’enfonça et se débattit dans la poudreuse. Elle collait à elle et l’empêchait d’avancer. Il était plus facile de rester immobile et de les laisser venir à elle. La joie la submergeait, balayant toutes les questions. — Ils vont bien ! se moqua Sven. Ce sont de solides petits mioches romni, ces deux-là. Il secoua gentiment Rissa et elle couina de ravissement. Ki se gorgeait de leur présence, enivrée par le son familier du gloussement de sa fille. Elle se demanda pourquoi elle s’était sentie si seule, sans eux, pendant si longtemps. Ils avaient été là, tout le temps, attendant qu’elle vienne. C’était simple. Elle se tenait là, avec un sourire stupide, et Sven posa Rissa par terre pour ouvrir ses bras à Ki. Elle fit un pas vers lui. Elle fut projetée sur le côté, s’effondrant dans la neige, tombant, le côté meurtri de sa tête dans le froid glacé. Elle étouffait dans la poudreuse, s’étranglait. Elle se remit difficilement sur ses pieds, se demandant quel genre de jeu c’était. Sven avait été trop brutal : il aurait dû savoir à quel point il était grand et fort, comparé à elle. Elle reprit son équilibre, titubant à peine. — Sven ! lui reprocha-t-elle doucement. Les enfants riaient. Il secoua la tête d’un air désolé et eut un petit grognement réjoui. Il avait voulu s’amuser, s’ébattre pour jouer dans la neige. Elle le comprenait, à présent. Elle lui fit un sourire indulgent et s’avança vers lui. — KI ! hurla quelqu’un. Elle ne se retourna pas pour voir. Si Sven était devant elle, alors qui d’autre y avait-il au monde ? Puis ce fut au tour de Ki de hurler quand Vandien l’écarta d’un coup d’épaule en chargeant, puis plongea son petit couteau dans la poitrine de Sven. Sven le jeta de côté, ne lui prêtant aucune attention, et Ki vit le sang gicler du visage de Vandien là où les doigts de Sven l’avaient touché. Elle ne comprenait pas, mais Sven souriait toujours et lui faisait signe de le rejoindre. Elle agita la tête, essayant de débarrasser ses oreilles du bourdonnement. Cela ne fit qu’empirer la douleur du côté blessé de sa tête. Elle avait froid maintenant, en plus. Quand Sven l’avait poussée, taquin, par terre, son manteau s’était fendu en grand. L’air froid s’infiltrait. Mais les bras de Sven seraient chauds quand ils l’étreindraient. — Longtemps, nous t’avons attendue, mère ! appela Lars. Ses mains se tendirent vers Ki, agrippèrent son manteau. Dans son impatience, en souriant, il tira et la fit tomber à genoux, déchirant son manteau comme un sac pourri entre ses mains. Ki les regarda, intriguée par leur véhémence. Mais ils souriaient et souriaient encore. Soudain, Sven et les enfants trébuchèrent. Vandien venait de sauter sur le dos de Sven par-derrière. Du sang lui couvrait la moitié du visage. — Harpie ! rugit-il en enfonçant ses doigts dans les yeux de Sven. Ki poussa un cri d’alarme et se releva d’un bond pour aider Sven à faire tomber le fou furieux. Mais Sven s’en débarrassa sans le moindre effort. Vandien percuta le sol neigeux, roulant sur lui-même et creusant un sillon, emporté par l’élan de sa glissade. Sven retira le couteau de sa poitrine d’un geste dédaigneux et le laissa tomber dans la poudreuse. Aucun sang ne coula. Ki leva les yeux vers son visage quand il se baissa vers elle, à portée de sa bouche, pour l’embrasser. Il y avait une puanteur à côté, une puanteur terrible qui diminua au moment même où Ki la remarqua. Sven était si proche, comment pouvait-elle penser à une odeur, même si c’était une odeur qui lui rappelait... — Mort, Ki ! Sven est mort ! Vas-tu appeler une harpie par son nom ! Par le Faucon, Ki, c’est une harpie ! Vandien était revenu, chancelant furieusement, fouettant Sven et les enfants avec la boucle d’une lanière du harnais. Il pleurait et hurlait de terreur. La boucle frappa Sven dans la bouche, mais il souriait encore. Sur la tempe, et il souriait encore, tendant ses bras forts et épais pour emmener Ki avec eux, pour l’attirer contre ce long torse bleu et ce bec de tortue béant qui allait lui perforer le sommet du crâne. Ki hurla. Elle tomba à genoux et rampa pour s’éloigner d’eux. — Maman, maman ! appela Rissa. Mais sa voix était trop aiguë, trop mielleuse dans sa trahison, et cette chemise bleue de Lars n’avait plus été que des loques de chiffon rouge enroulées autour de chairs ensanglantées quand Ki l’avait enterrée à côté de la route ; et Sven n’avait jamais, jamais eu cette odeur, pareille à une charogne et de vieux os, à des lambeaux de viande sur des os jaunes. Haftor avait dit qu’elles n’abandonneraient jamais et cela recommençait, une harpie bleue meurtrie titubait en la suivant, les ailes à demi déployées dans une pause figée par des tissus cicatriciels, aveugle d’un côté du visage ; les tissus de sa poitrine et de ses jambes calcinés comme de la viande rôtie réduite jusqu’aux tendons sur un feu brûlant congelés sur son torse d’oiseau si haut. Les petits bras cinglèrent vers Ki quand sa main trouva le couteau et attrapèrent ses cheveux. Elle se libéra, et sa chevelure s’arracha de ses nœuds de veuve. — Sven ! rugit-elle et, pendant une seconde de plus, elle le vit et ce fut une agonie infernale de plonger cette lame dans son torse nu, si large et si beau devant elle. Alors il devint racorni et bleu ; Vandien était en train de rouer de coups l’oiseau monstrueux, comme un dément, hurlant inintelligiblement pendant qu’il employait la boucle pour projeter sur la neige de longues gerbes de petits bouts de peau bleue, d’éclats d’os pâles et de sang, rouge comme celui d’un humain. La harpie s’écroula comme un navire en flammes sombrant dans la mer blanche, son crâne d’oiseau brisé. Et Vandien continua à brailler jusqu’à ce qu’il doive soudain s’arrêter. La boucle était retombée, inanimée, dans la poudreuse. Il regarda la lanière ensanglantée comme si c’était un serpent, les yeux pleins d’effroi. Son corps fut pris d’un spasme pendant qu’il haletait, le souffle court et violent, dans l’air gelé. Le mouvement de son corps projeta des éclaboussures de sang de son visage. Ki recula devant tout cela. La harpie ne bougea pas. Mais Vandien si. Il trembla, pleura et chancela dans la neige. Du sang coulait à gros bouillons de son visage. Les serres de la harpie avaient ouvert une entaille qui commençait entre ses yeux et traversait le haut de son nez jusqu’au coin de sa mâchoire. Son visage était dévasté. — Ki, appela une voix, et elle se retourna pour voir l’endroit où Haftor gisait, mourant, dans la neige. Ses yeux noirs étaient grands ouverts, pleins de démence. Elle n’osa pas approcher, malgré la façon dont ses bras se tendaient vers elle, implorants. Haftor vacilla et l’esprit de Ki se tordit, comme ses oreilles bourdonnaient de plus en plus fort. Elle constata qu’elle s’était trompée. C’était Rissa, meurtrie et blessée, mais bien vivante et l’appelant. — Rissa ! murmura Ki. Elle tomba à genoux près de l’enfant. — Tu m’as tuée, maman, geignit Rissa d’une voix pathétique. — Non, gémit Ki. Elle tendit la main pour caresser sa petite joue si douce. Mais avant qu’elle ne puisse toucher la peau pâle, l’enfant tourna au bleu. Les yeux de la harpie lui lancèrent un ultime éclat tournoyant et moqueur, puis se figèrent. Ses petites mains bleues tombèrent sur sa poitrine, vides. Les deux grandes jambes griffues de la harpie furent prises d’un spasme soudain. Brusquement, le bourdonnement dans les oreilles de Ki cessa. Elle vit, comme pour la première fois, l’énorme cadavre bleu effondré sur la neige, les chevaux effrayés, un peu plus loin sur la piste, et Vandien qui tombait à genoux, les yeux aveuglés par la douleur et l’horreur. Chapitre 8 Le soleil se leva et vint toucher Vandien, qui calait sa tête contre le corps de Ki, pendant qu’elle remettait doucement son visage en place. La coupure n’était pas nette. Elle ne se refermerait pas simplement. Elle lui prit la main et obligea ses doigts à maintenir la peau déchiquetée en place. Elle le laissa assis dans la neige, les yeux fixés sur le cadavre. Elle retourna jusqu’aux piles de neige qui marquaient l’emplacement de leurs provisions enfouies. Elle retrouva la tunique marron qu’il avait emmenée pour elle, et la déchira en bandelettes. Cela faisait des bandages grossiers. Mais ce n’était pas le genre de blessures qu’un bandage pouvait complètement fermer. Ki dut déjà se contenter d’essayer d’arrêter l’hémorragie. Quand elle eut fini, un de ses yeux était recouvert par le bandage improvisé et il pouvait à peine ouvrir la mâchoire pour parler. Peu importait. Il n’y avait rien à dire. Les sifflements et les jurons familiers de Ki firent revenir les chevaux. Sigmund ne cilla pas quand Ki chargea Vandien, tant bien que mal, sur son dos. Vandien s’accrocha, le dos courbé. Ses mains s’enfouirent dans l’épaisse crinière. Ki ne prit pas la peine de recharger les provisions sur les chevaux. Ils les reprendraient avec la roulotte quand ils passeraient par là. La jeune femme lança un dernier regard vers la harpie. Elle laissa l’image de ce tas de chiffons bleu se graver dans son esprit. Il n’y avait plus de harpie pourchassant Ki, désormais. Et plus de Sven, plus d’enfants, murmura une petite voix dans son esprit. Ki l’ignora. Un reflet argenté attira son œil. Elle se baissa près du cadavre, et se pencha en avant, inspirant avec difficulté. Il était trop grand pour le bras maigre de la harpie. Une gerbe d’éclairs courbés. Ki le détacha doucement de la peau bleue durcie. L’argent adroitement forgé était lisse et froid dans ses mains. Elle sut avec une sensation déprimante que les bonnes gens de Gué de Harpe avaient trouvé leur bouc émissaire. L’argent capta les rayons du soleil quand il tournoya au-dessus de la vallée profonde, et étincela une fois encore, pendant qu’il tombait sans fin vers le sol, puis son vol se perdit dans la blancheur de la neige brillante, de la vallée, en contrebas. Elle se débarrassa d’Haftor en même temps. Le moral au plus bas, elle revint en pataugeant dans la poudreuse jusqu’à l’endroit où Vandien était couché sur le cheval, inconscient. — Nous retournons chercher la roulotte, lui dit-elle gentiment. Il y a des choses dedans dont je peux me servir pour te faire un meilleur bandage. Vandien lui fit à peine un signe de la tête. — Je n’avais jamais tué d’être intelligent auparavant, expliqua-t-il. Ki hocha la tête. Elle monta Sigurd et Sigmund leur emboîta le pas. L’étreinte du froid fissurait le sol. Ki sentit les parois de son nez se coller sous le froid, la peau de son visage se raidir. Il s’infiltrait dans son corps à l’endroit où la harpie avait déchiré son manteau. Ki se sentit étrangement insensible à tout cela. Le froid n’était, après tout, que du froid. Il pouvait tuer, mais c’était tout. Et il y avait des fois où mourir ou vivre ne semblaient pas si différents. Les vents de la nuit dernière avaient effacé les traces des chevaux, mais il était assez facile de les faire longer la bosse de glace. Elle se poursuivait tout du long, au centre de la piste. Ki essaya de n’y penser que comme un moyen plus simple de retourner à sa roulotte. Elle ne la considérerait comme un obstacle que lorsqu’elle devrait s’y confronter. Pour l’instant, elle devait s’occuper de Vandien. Elle obligea son esprit à rester à l’écart des images harpies de la matinée. Ils étaient morts, se rappela-t-elle. Même Haftor. Haftor, laid et dément. Elle n’y pouvait rien changer. Elle s’obligea à regarder Vandien. Du sang avait rougi les bandages et commençait à goutter lentement sur le côté de sa mâchoire. Les morceaux de tunique en étaient tout imprégnés. Son teint était livide et ses yeux trop creusés. Maudit soit-il ! Pourquoi l’avait-il choisi, elle, pour lui voler un cheval ? La charge légère des deux humains ne gêna pas les chevaux. Ils progressaient de bon gré dans la neige. La tête de Ki lui donnait des élancements de douleur quand elle bougeait trop brusquement. Elle gardait les hongres au pas, autant pour le confort de Vandien que pour le sien. Une personne à cheval n’aurait que peu de difficulté à franchir ce col. Ki sourit amèrement. Un virage de la piste lui permit de voir sa roulotte. Ki ne l’avait jamais approchée de si loin. Les panneaux bleus de la cabine scintillaient d’une couche de givre. Les bourrasques de la nuit avaient soufflé un fin manteau de neige dessus et autour d’elle. Elle avait l’air d’avoir été abandonnée depuis des siècles. Comme ils se rapprochaient, elle vit que la neige, près de la roulotte, avait été dérangée récemment. Un vague pressentiment lui traversa l’esprit et elle essaya de réfléchir à des manières d’approcher prudemment la roulotte. Mais il n’y avait pas d’abri derrière lequel trouver refuge, aucun moyen de se cacher des Sœurs qui les surplombaient ou de ce qui pouvait se trouver à l’intérieur de la roulotte. Un coup d’œil sur Vandien lui donna envie de se dépêcher. Il était brinquebalé à chaque pas que Sigmund faisait. Ki tint la bride à son impatience. Hâter les chevaux maintenant ne ferait qu’empirer les choses pour lui. Il sembla sentir ses yeux sur lui, et il lui adressa un regard de son unique œil valide. — Ce n’est que la douleur, et la terreur, expliqua-t-il. La blessure elle-même n’est pas si grave. Ki fixa longuement la traînée de sang qui commençait au garrot de Sigurd et coulait sur une bonne partie de l’épaule pommelée. Une autre goutte tomba, fonçant la couleur et élargissant la tache. À une courte distance de la roulotte, Ki fit halte et descendit du dos de Sigurd. — Attends ici, lui ordonna-t-elle bien inutilement. Je veux d’abord inspecter la roulotte. — Elle est restée longtemps dans l’ombre des Sœurs, répondit gravement Vandien. — Je ne pense pas que ce soient elles qui aient laissé les traces autour, répliqua Ki avant de partir dans la neige. Le vent semblait plus glacé, loin de la chaleur mouvante du cheval. Elle réalisa combien l’énorme corps avait réchauffé ses jambes et ses cuisses, combien elle avait profité de la chaleur qui montait de l’animal. C’était comme si elle venait d’ôter un manteau de plus. Elle resserra son propre manteau là où il était déchiré. La roulotte était comme morte. Le givre était épais sur ses parois. De la neige tombée avait recouvert l’armature de l’attelage et les grosses lanières du harnais qui étaient étendues devant elle. Le haut des grandes roues était couvert de neige. Des piles de flocons s’étaient accrochées partout où ils avaient trouvé la moindre prise. Rien de vivant ne demeurait dans cette roulotte, Ki en était certaine. Elle s’arrêta près des premières traces dans la neige et se sentit rassurée par sa propre bêtise. La harpie était d’abord passée par là et avait seulement découvert que sa proie s’était enfuie. Avec un pincement, Ki se rendit compte que, sans la présence de l’attelage, la harpie aurait bien pu passer à côté de l’endroit où ils dormaient, sous la neige. Elle eut un sourire désespéré à cette idée. Elle était à peu près aussi logique que n’importe quelle autre réaction. La porte de la cabine était bloquée par le gel. Ki frappa plusieurs fois avec le poing pour la dégager, jusqu’à ce qu’elle coulisse un peu, puis s’ouvre complètement. Elle siffla les chevaux qui approchèrent avec leur habituel pas méthodique, n’amenant Vandien avec eux qu’incidemment. Elle était en train de farfouiller dans le placard à provisions quand elle sentit la roulotte s’incliner. Le visage bandé de Vandien apparut dans l’encadrement de la porte. — Je ne croyais pas que tu pourrais y arriver tout seul, dit-elle pour l’accueillir. — Ça ne peut pas être aussi grave qu’il le semble, répondit-il. Elle le tint par le bras quand il grimpa à l’intérieur ; il s’assit sur le matelas de paille avec gratitude. Il la regarda déchirer en bandes une robe finement tissée. — Tu peux bien te reposer ici quelques instants, suggéra-t-elle en allant à la porte. Je vais allumer un feu et faire fondre de la neige pour avoir de l’eau. Je n’ai pas de baume ou d’onguent pour soigner cette coupure, mais au moins, nous pourrons la laver. Les serres d’une harpie portent généralement toutes sortes de cochonneries. Ceux qui survivent à la blessure meurent souvent d’une infection. Ses mains se portèrent sur le côté de son visage quand elle se souvint, reconnaissante, des huiles apaisantes et des mains douces de Rifa. Mais ses blessures à elle n’avaient été que des égratignures, comparées à l’entaille de Vandien. Et Rifa et ses dons de guérison n’étaient qu’un songe et un souvenir lointain. Ki plissa le front en voyant la lumière décliner quand elle sortit de la cabine. Le ciel restait limpide, mais pourtant, le col enneigé lui semblait plus sombre, à présent. Une illusion d’optique, sans doute, due à la pierre brillante qui s’élevait au-dessus de la roulotte, offrant un contraste saisissant avec la neige  – ou bien due à ses yeux, qui s’étaient accoutumés à la pénombre dans la cabine et affrontaient de nouveau la neige. Le feu fut difficile à allumer. La neige semblait fondre et l’éteindre chaque fois que Ki pensait qu’il avait pris. Le bois lui-même paraissait imprégné de cristaux de glace et rechignait à s’enflammer. Mais finalement, les flammes orangées s’élevèrent librement et Ki mit la bouilloire noircie remplie de neige à chauffer. Vandien restait allongé comme une poupée abandonnée. Ki se tint au-dessus du matelas, les yeux braqués sur lui. Son visage était petit et de travers sous les bandages rouge et marron. — Je vais retirer celui-là pour essayer de faire mieux. Il acquiesça. Ses yeux étaient perdus dans le lointain, mais restaient clairs. Les nœuds maladroits qu’elle avait faits étaient gluants d’humidité et de sang. Ils étaient gelés. Le bandage humide était une bouillie durcie de sang et de glace sur sa mâchoire. Vandien tressauta quand Ki glissa prudemment la lame de son couteau entre les couches et scia au travers de la glace. L’ensemble se détacha difficilement sous la lame. Ki retira doucement les bandages détachés de son visage. Le sang s’était étalé autour de la blessure. La peau avait glissé et l’entaille pendait, béante. Ki serra les dents à l’idée de la toucher. Elle sentit comme un écho de l’angoisse qu’elle avait éprouvée quand elle s’était tenue devant les cadavres de Sven et des enfants. Plus elle s’était approchée de leur souffrance, plus la sienne l’avait brûlée. Le sang avait coulé autour de l’œil le plus proche de la blessure et avait coagulé. L’œil était fermé, recouvert par une croûte. Vandien lut sur le visage de Ki comme s’il s’agissait d’un miroir et pâlit. Il ferma son autre œil. Le petit feu brûlait vaillamment. La bouilloire ne bouillait pas, mais était brûlante pour les doigts prudents de Ki. Elle la souleva du feu et la porta précautionneusement jusqu’à la roulotte. L’ombre des Sœurs pointait sur elle, obscurcissant la piste. Ki remarqua avec agacement que l’attelage s’était éloigné et était, à son goût, trop loin de la roulotte. Cela importait peu. Une ration d’avoine sur la neige et un sifflement les ramèneraient. Mais pas pour l’instant. Elle devait d’abord s’occuper de Vandien, et elle était fatiguée. Chaque pas semblait lui coûter plus qu’un effort. Ses pieds étaient des poids au bout de ses jambes. Elle songea avec envie à dormir. Vandien devrait se reposer pendant un moment après qu’elle en aurait fini avec lui. Elle essaya de se tenter à l’idée d’un thé chaud et d’une bouilloire de soupe. Mais cela lui semblait un charme bien maigre, comparé au doux abandon du sommeil. Elle trempa un chiffon vert dans l’eau chaude et épongea doucement le sang. L’œil de Vandien apparut, clos mais toujours indemne dans son orbite. Nettoyer le sang de son visage n’améliora en rien la vilaine entaille. S’armant du courage de la nécessité, Ki tint la coupure ouverte pendant qu’elle faisait couler un peu d’eau chaude dessus. Il lui sembla qu’autant de sang que d’eau s’en écoulait pendant sa besogne. Vandien siffla et essaya de lever la tête du matelas mouillé. Il ouvrit les yeux pour regarder la flaque rougie et les referma rapidement. — Plus d’eau que de sang, lui assura Ki, espérant qu’il la croirait (mais elle n’en était pas vraiment certaine). Et une blessure qui saigne d’elle-même se lave toute seule. C’est ce que disent les Romni. — Et la lune conserve nos péchés en mémoire. Ils disent cela aussi, répliqua Vandien d’un ton bougon. Ki plaça délicatement l’entaille en position fermée, alignant la peau sur sa position d’origine. Le tissu mince de la robe faisait un meilleur bandage, plus facile à enrouler, à serrer et à nouer en nœuds solides. — Les Romni t’auraient rasé autour de la blessure, aussi, mais je n’ai pas les instruments qu’il faudrait. — Ne te tracasse pas pour ça. Je n’ai pas le courage de te laisser essayer, soupira Vandien en essayant de s’asseoir, avant de retomber lourdement en arrière. Ma tête me semble si lourde. Tout en moi semble lourd. — La perte de sang t’affaiblit. Et avoir tué un être pensant rend ton âme malade. Je sais. Tu ferais bien de te reposer. Je vais préparer un repas chaud. Elle le laissa, refermant la porte de la cabine derrière elle. L’ombre des Sœurs les recouvrait largement, à présent. L’éclat de la neige avait disparu. Ki leva les yeux vers cette noirceur qui les surplombait et elle se mit soudain à désirer que leur beauté vienne la toucher comme elle l’avait déjà fait une fois. Mais tout ce qu’elle sentit fut leur vigilance. Le feu s’était réduit à une flaque d’eau noirâtre. Ki avança avec des pieds de plomb jusqu’à l’arrière de la roulotte pour prendre les derniers morceaux de bois. Ils leur manqueraient cette nuit, mais elle avait l’impression qu’elle devait avoir quelque chose de chaud à manger pour leur redonner un peu de force, pour leur donner l’énergie d’affronter le problème de la trace de glace. Le dernier sac d’avoine était à l’arrière de la roulotte, à côté du pitoyable tas de bois à brûler. Elle pouvait sans doute s’occuper de ça aussi. Il lui fallut un effort considérable pour tirer le sac à elle, l’ouvrir et répandre des grains dans la neige. Elle leva la tête et appela l’attelage en sifflant. Ils n’étaient visibles nulle part ! Les traces de leur passage dans la neige étaient claires. Ils étaient retournés vers le camp et la harpie morte. Ki maudit leur soudain caprice et se mit en route pour les retrouver. Ils n’entendraient jamais son petit sifflement pathétique, maintenant qu’ils avaient passé ce tournant de la montagne. Et une fois qu’ils auraient atteint les deux sacs d’avoine du camp, ils n’auraient aucune envie de revenir. Elle obligea ses pieds plombés à trotter dans la neige brisée. Les chevaux avançaient lentement, mais ses enjambées étaient grandes. Ki haletait en essayant de les rattraper. Le rythme de ses propres pas résonnait douloureusement sur le côté de sa tête, et le froid l’attaquait par l’accroc de son manteau. Maudits soient cet homme, ces chevaux, cette neige et cette harpie ! Et maudit soit Rhésus, et ses machinations folles pour ramener ses joyaux chez lui, en sécurité. Et maudites soient sa tête si lourde qui voulait tomber de son cou, et ses pieds si lourds qu’ils semblaient accumuler de la neige et du poids à chaque pas. Et maudites soient les Sœurs, qui pouvaient couvrir la lumière du soleil avec leur ombre. Quand Ki atteignit enfin le virage au bout de la piste, elle avait recensé et maudit toutes les conditions hostiles de son existence. C’était une moindre satisfaction, mais cela sembla la réchauffer un peu. Et les chevaux gris, qui paraissaient presque d’un noir pommelé, sur la neige, s’étaient, sur un nouveau caprice, arrêtés juste après le tournant de la piste. Ils couchèrent les oreilles en l’entendant parler, et désapprouvèrent qu’elle tente de les ramener vers la roulotte. Sigurd restait impassible malgré les secousses qu’elle faisait en tirant sur son mors et les claques qu’elle lui donnait sur l’arrière-train. Ce fut seulement en montant sur Sigmund, plus placide, et en prenant Sigurd par la bride qu’elle parvint à les faire revenir vers la roulotte. Sigurd avançait boudeusement, en traînant ses sabots pesants dans la neige et en renâclant avec dédain devant l’esprit plus bovin de son compagnon, plus grand et plus fort. Mais en repassant le virage, Sigmund, lui aussi, s’arrêta. Ses oreilles se penchèrent en avant en signe d’attention, et il refusait de faire un pas. Ki gigota comme un singe sur son dos, sans aucun résultat. Des larmes de rage lui brûlèrent les yeux et lui gelèrent les cils. Elle regarda, pleine d’impatience, sa roulotte, en pensant au bois qui était encore dans sa réserve, à l’ombre. Son regard buta sur la roulotte. La cabine était dans une ombre foncée, une ombre noire, comme si la neige s’était changée en sang coagulé. Celle-ci autour était aussi noire et profonde que la pierre des Sœurs qui l’obscurcissait. Ki regarda une fois de plus le ciel limpide. Le soleil lui frappa les yeux. L’ombre des Sœurs tombait sur la roulotte de leur propre volonté, et pas à cause de la position du soleil. Ki pressa ses talons contre le corps rebondi qu’elle montait. Sigmund secoua la tête. Elle se laissa glisser par terre et continua à pied. Il y avait une frontière, un endroit où la neige blanche cédait la place à la neige d’un noir profond. Et l’ombre était foncée, elle semblait dire aux yeux de Ki qu’elle était une grande mare d’eau dormante dans laquelle il lui faudrait patauger. Elle leva encore une fois les yeux vers le soleil, agitant la tête, consternée. Elle fit un pas dans la noirceur. Surnaturel. Elle se tenait, un pied sur la surface noire d’un lac d’une profondeur luisante et éternelle qui ne lui renvoyait pas son reflet. Pendant qu’elle regardait, son pied s’enfonça lentement dans le liquide. La substance noire appuyait pesamment dessus, le serrant avec force, comme aucune boue qu’elle avait traversée ne l’avait fait. Consternée, elle essaya de retirer son pied. Il sortit lentement et seulement au prix d’un grand effort. Mais son pied sortit propre, sec, sans aucune trace de noirceur accrochée. Ki se tenait de nouveau sur de la glace dure couverte de neige. Elle regarda sa roulotte. La mer noire avait englouti l’essentiel des grandes roues et venait lécher sans bouger le fond de la cabine. Elle avait enfoui et éteint son feu, recouvert le harnais qui reposait devant la roulotte. — Vandien ! Elle hurla le nom avec toute la puissance de ses poumons. La substance noire avala le son et réduisit son cri en un murmure. Le souffle de Ki se fit stertoreux. Elle entendit un mouvement derrière elle, et vit les chevaux qui se retiraient prudemment derrière le coin de la montagne. Elle se demanda ce qu’ils savaient, et comment. — Vandien ! Son hurlement n’était qu’un murmure dans la nuit. Elle l’imagina endormi, sa tête lourdement posée sur le matelas, son corps vidé de sang et de force. Il mourrait dans l’ombre des Sœurs, écrasé comme les légendes le disaient. Elle ne pourrait pas le sauver. Elle ne pouvait sauver personne, ni Sven, ni ses enfants, ni même le disgracieux Haftor, et Vandien non plus. S’aventurer dans ce liquide noir serait un geste grandiloquent et stupide. Sa mort ne serait qu’un acte vide de sens, comme panser un cadavre. Personne ne lui en demanderait autant, pas même Vandien. Elle regarda la noirceur monter encore un peu. C’était comme mettre des chaussettes sur un pied gelé, aussi fou que... que de combattre une harpie avec un bout de harnais. Elle voulait courir, mais ne le pouvait pas. Chaque fois que son pied touchait le sol, la substance noire y adhérait. Tout son corps lui semblait lourd, ses mains étaient comme des poids qui pendaient au bout de ses bras ; sa tête, trop lourde, dodelinait sur son cou. Même l’air qu’elle essayait d’inspirer dans ses poumons semblait plus épais et presque rance, dans une certaine mesure. Il n’y avait pas un souffle de vent. La substance noire ne faisait aucun bruit de succion quand elle relâchait ses pieds, de mauvais gré. Aucun son ne subsistait sur sa surface plane et noire. Et elle montait, s’élevant à une vitesse visible. Alors même qu’elle regardait, un autre rayon de la grande roue fut absorbé. Ça avançait, ça grimpait. Et ses pieds traînaient dedans, menaçant de l’envoyer tomber la tête la première à l’intérieur. Elle s’alourdissait à chaque pas, ses bras tiraient sur ses épaules et son menton était collé à sa poitrine. Rampe, rampe, suppliait son corps, mais Ki s’imagina allongée dans cette noirceur, incapable de se relever. Enfin, ses mains saisirent le côté de la roulotte. Elle s’accrocha au bois comme un nageur qui se noie et tente de remonter sur une rive escarpée. — Vandien, hoqueta-t-elle. Les mots tombèrent pesamment dans la noirceur, atteignant à peine ses propres oreilles. Il n’y eut aucune réponse. Elle tomba à genoux sur le banc, et s’affaira à ouvrir la porte de la cabine. Inexplicablement, la noirceur montait aussi à l’intérieur de la roulotte. Il n’y avait pas assez de place pour se hisser dans la cabine et rester debout. La substance noire était presque au niveau de la porte de la cabine et elle continuait à monter sous le regard de Ki. Bientôt, elle atteindrait la plate-forme du lit. — Vandien ! hurla-t-elle. Il s’agita à peine et ne parvint pas à relever sa tête bandée. — Fatigué, marmonna-t-il plaintivement. Me sens faible. Il referma ses yeux noirs. La main de Ki plongea dans la mélasse et ses doigts disparurent immédiatement dedans. La noirceur l’agrippait, et lui serrait la main comme un ami cher. Avec un demi-sanglot, elle en arracha sa main. Elle en sortit nette, au prix d’une traction à lui déboîter l’épaule. Sa respiration était saccadée et lui secouait le corps. Elle allait galoper à quatre pattes sur la surface, prestement, ne se laissant aucune chance de s’enfoncer dedans. Elle allait le faire maintenant. Elle allait le faire tout de suite. La noirceur grimpa un peu plus haut, rampant par-dessus la planche du banc. La plainte de Ki s’étrangla dans sa gorge. Elle s’en serait aussi bien tirée si elle avait essayé de marcher à quatre pattes sur la surface d’un lac. Sous le poids de son corps, ses mains s’enfoncèrent jusqu’au poignet avant qu’elle ne les en tire vigoureusement. Il n’y avait pas de prise pour retirer ses genoux et ses jambes de la substance. Avec un gémissement de désespoir, elle se lança en avant, de tout son poids. Ses mains tombèrent sur le bord du matelas et saisirent la housse bourrée de paille. Elle ne pouvait pas se hisser jusque-là. Elle ne pouvait pas le tirer vers elle. Tout sombrait et était pris dans la noirceur. La lumière, dans la cabine, déclina. Ki jeta un regard angoissé vers la petite fenêtre, puis la porte de la cabine. Le banc était recouvert. À chaque instant, l’espace entre le haut de la porte et la noirceur devenait plus étroit. La substance montait autour de ses jambes, les retenant aussi sûrement que des bottes de cuir alors qu’elle venait lui lécher les cuisses. — Vandien ! Elle hurla son nom et le son sembla l’atteindre. Ses yeux s’ouvrirent un peu. La pression sur le dos de Ki était atroce. Le poids de son corps semblait augmenter à chaque instant. — L’ombre des Sœurs, Vandien. Nous devons sortir d’ici ! Tu n’es pas faible, c’est l’ombre. Allez, mon vieux ! Maudit paresseux ! La mention des Sœurs sembla l’aiguillonner. Ses yeux noirs s’animèrent et regardèrent autour de lui. La panique embrasa son regard. — Nous devons sortir d’ici ! s’exclama-t-il. Les mots frôlèrent à peine les oreilles de Ki. Elle explosa dans un rire hystérique devant l’aspect dérisoire de ses propos. Il se roula sur le ventre comme s’il lui fallait toutes ses forces juste pour bouger son corps. Il regarda la mince lucarne qui restait de la porte de la cabine. Ki savait que ses jambes étaient presque complètement emprisonnées dans la substance. Les yeux noirs de Vandien s’écarquillèrent de terreur. — Pardon, Ki, dit-il, ou du moins c’est ce que ses paroles semblèrent être. Il se dressa sur ses genoux et tomba en avant sur elle. Elle eut le visage plongé dans cette noirceur sans air, sans lumière et sans sensation. L’horreur contracta les muscles de son cou et sa tête se releva d’un coup. Vandien rampait sur elle, se servant de son corps comme d’un pont jusqu’à la planche du banc englouti. Une de ses bottes lui écorcha le dos. Après avoir bondi lourdement loin d’elle, il était libre. Il s’agenouilla sur la planche, dans la substance noire, mais ne s’enfonçant pas profondément. Elle ne pouvait pas tordre le cou pour le voir. Elle n’entendit aucun mouvement. La panique, la colère et l’indignation devant sa trahison lui donnèrent de l’énergie. La substance noire lui avait pris le ventre, mais ses mains avaient maintenu leur prise sur le matelas de paille. Avec la force qui ne vient qu’avec la peur de la mort, elle se tira vers le haut. Mais alors même que sa poitrine se libérait de la noirceur, un violent sursaut la ramena dans la mélasse. Ses mains lâchèrent d’un coup leur prise précaire. — Ne lutte pas contre moi ! La voix semblait venir d’un autre monde. Puis l’étreinte sur ses chevilles devint la poigne de deux mains, et pas de la noirceur. Elle sentit le grain solide et familier du banc de bois sous ses orteils. Elle tenta de se rendre utile, mais son corps était incroyablement lourd. Aussi épaisse que la substance noire semblât, Ki ne gagnait rien à pousser contre elle avec ses mains. Elle sentit Vandien porter tout son poids sur ses mollets, qui étaient maintenant posés sur le banc, puis lui attraper les hanches et tirer d’un coup vers le haut. En réaction, son menton toucha la noirceur et fut happé par elle. Les muscles de son ventre se convulsèrent d’horreur à ce contact. Cette ruade libéra sa poitrine et ses épaules, et les bras de Vandien passèrent alors autour de sa taille, l’aidant à retirer ses bras et ses mains de la mélasse. L’arrière de sa tête heurta le haut de la porte de la cabine quand il la tracta dehors. Il n’y avait pas de temps pour reprendre son souffle, se reposer, se remercier. Déjà, la noirceur venait caresser leurs hanches alors qu’ils restaient à genoux sur le banc masqué. Le visage de Vandien était blême d’épuisement sous son turban de bandages tachés. Sans un mot, il se redressa en chancelant, se mettant debout sur la planche et se hissant sur le toit de la cabine. Ki s’était démenée pour grimper et s’allonger de tout son long à ses côtés avant qu’il ne puisse lui proposer son aide. Côte à côte, ils haletaient comme des chiens, contemplant avec des yeux mornes la marée noire qui montait autour d’eux. Ki avait désespérément besoin de repos, mais ils n’avaient pas le temps. La substance noire semblait s’élever plus rapidement. Ki entendit le bois de la roulotte gémir pesamment dans cette étreinte. Elle scruta, de l’autre côté de cette mer noire, la blancheur lointaine de la piste enneigée. Elle désirait l’atteindre, mais savait qu’ils ne parviendraient jamais là-bas. Ils sombreraient, étoufferaient et se noieraient dans la noirceur. Écrasés par l’ombre des Sœurs. Elle leva les yeux vers l’immensité au-dessus d’eux. Vandien l’imita. Ils ne pouvaient vraiment plus ressentir de respect, ils ne pouvaient plus s’émerveiller devant la beauté des visages d’argent ainsi révélés. Ils posaient les yeux sur ce que presque personne n’avait jamais vu : les figures des Sœurs, sévères, intransigeantes, contemplant leur voile noir tomber sur la piste. Leurs visages étaient trop purs pour être humains, tout immaculés qu’ils étaient des émotions des êtres inférieurs. Vandien tendit des mains implorantes vers elles. Si les larges yeux d’argent remarquèrent sa supplique, ils n’en montrèrent aucun signe. La noirceur montait encore. À une distance impossible, la neige blanche brillait d’un éclat attirant. Les Sœurs s’éternisaient dans leur baiser, les yeux impassibles, les cheveux tombant en cascade argentée. — Mourir en regardant une telle beauté... ! souffla Ki. Vandien lui attrapa la main pour attirer son attention. Ses yeux parcouraient le bord de la falaise, à l’endroit où il s’était trouvé. Ki comprit. Mieux valait en finir vite. Le bord était assez près pour qu’ils puissent peut-être l’atteindre. Et s’ils suffoquaient en chemin  – le lieu de la mort était-il si important... Peu importait que ce soit sur le toit d’une roulotte ou en rampant vers le suicide... Ki essaya de se remettre debout, mais Vandien l’attrapa pour qu’elle reste allongée. Il se glissa hors du toit de la roulotte et entra dans la noirceur. Elle n’était plus qu’à une main du haut de la roulotte, à présent. Elle le regarda partir, s’attendant à le voir s’enfoncer dans le liquide. Mais il agita constamment ses mains et ses jambes, secouant son corps d’avant en arrière comme s’il avait une attaque. Comme un serpent en train de nager, pensa-t-elle, puis l’image plus adéquate d’une araignée d’eau lui vint à l’esprit. Ses spasmes et ses secousses constantes le maintenaient à la surface, lui permettant d’avancer lentement car il ne laissait pas le temps à la noirceur de le saisir. Elle espéra qu’elle y parviendrait à son tour. Mais son corps était trop las, tous ses muscles criaient et sa tête l’élançait. Vandien continuait de s’agiter et de se tordre, progressant lentement vers le bord de la piste. Ki le regarda avancer et éprouva pour lui une joie lasse. La roulotte faisait des craquements alarmants sous elle. Elle commença à pencher. Ki eut envie d’avoir la volonté et la force de suivre Vandien. Il ne se retourna pas. La noirceur monta jusqu’à elle et lui toucha le pied avec des mains délicates. Ki se lança. La terreur, non la force, et le coup de fouet de la panique activaient son corps. Le toit de la roulotte disparut avant même qu’elle en soit complètement descendue. Elle ne baissa pas les yeux sur la substance sous elle, mais se secoua et se contorsionna comme un poisson se noyant dans l’air. La noirceur la prenait et la relâchait, la prenait et la relâchait encore, et chaque fois, elle rendait le pied, le genou et la main avec une réticence plus grande. L’air aussi était pesant à respirer. Ki ne pouvait pas en inspirer assez dans ses poumons. Toute trace de son dans l’air avait été arrachée de ses oreilles et repoussée loin d’elle. Le bord de la falaise semblait incroyablement loin, et Vandien tout aussi distant. Une noirceur se refermait sur les bords de son champ de vision. La logique lui disait que son corps protestait devant ces excès, qu’il allait se réfugier dans l’inconscience. Mais une horreur subliminale monta en elle, lui soufflant que la noirceur, au bord de son champ de vision, était la même que celle qui tentait de l’aspirer au fond. Ki imposa à son corps un effort encore supérieur. . Vandien arriva au niveau du bord. Il le dépassa et sans s’arrêter bascula la tête la première dans le vide. Elle n’entendit aucun cri quand il s’avança. Le début de sa chute fut lent, parce que la substance noire le retenait, le tirant en arrière si bien qu’il fallut une éternité pour que son corps franchisse le bord. Ses jambes descendirent. Ki fit sans réfléchir l’ultime effort pour le rattraper, pour le rejoindre dans sa chute. Les bottes de Vandien disparurent. Ki continua de patauger, seule dans la noirceur, ne luttant pas pour survivre mais seulement pour choisir sa propre façon de mourir. Si son corps devait être pulvérisé, autant qu’il s’écrase sur des rochers et que les oiseaux le dévorent plutôt que d’être avalé par une gelée noire aveugle. Ses jambes ralentissaient, refusant ses ordres frénétiques de battre plus vite. Elle semblait s’enfoncer un peu plus à chaque geste et ne faire aucun progrès. Elle ne voyait plus le bord. Sa tête était trop lourde, elle ne pouvait pas la maintenir assez haut. Elle devait baisser les yeux vers la noirceur luisante qui ne lui renvoyait aucun reflet mais essayait de l’aspirer. Son nez commença à saigner, elle dut avaler l’air par la bouche. Le sang tombait à grosses gouttes sur la surface noire, où il se faisait absorber. Ki renifla avec colère pour dégager le sang de ses narines et reprit sa reptation. Le bord ! Ki contempla un vrai mur de noirceur qui devint soudain un mur de pierre et de neige. Ki poussa un glapissement et lança sa tête et ses épaules par-dessus le bord. Elle dégagea ses mains et ses bras, et les fit pendre vers la neige, si loin de son atteinte. Le sol blanc de la vallée, avec ses taches sombres de buissons, était aussi éloigné que le ciel. La noirceur relâcha son ventre avec un bruit de succion, puis la tint par les pieds et les chevilles. Encore une secousse, encore une poussée, encore une traction des muscles abdominaux. Elle était passée ! Elle pendait, la tête en bas, mais l’ombre ne lâchait pas son corps. C’était dans une chute maîtrisée qu’elle glissait, le ventre contre la noirceur, les pieds presque tout droits dans les airs, le long de la paroi d’un vrai mur noir. Elle regarda le sol de la vallée, en contrebas, couvert de blanc et horriblement lointain. Elle coulait lentement vers lui. Le sang dans son nez l’étouffa et elle eut un haut-le-cœur quand son corps lutta pour avoir de l’air. Son poignet fut saisi. Elle tourna des yeux écarquillés vers le visage blanc comme neige de Vandien. Ses yeux noirs la saisirent aussi fermement que sa main. Il avait crié, mais l’ombre avait englouti le son. — Retourne ton corps ! hurla-t-il dans son oreille, si bien qu’elle put enfin distinguer ses paroles. Retourne ton corps pendant que la substance te tient encore. Force tes pieds à descendre en premier. Il était libéré de l’ombre, s’accrochant  – elle ne savait pas comment  – à la neige et à la pierre qui descendaient depuis la piste. Les muscles de Ki gémirent de douleur quand elle tira son corps trop lourd dans tous les sens, le forçant à se plier et se soumettre. Vandien plaqua sa main contre la minuscule corniche qu’il avait trouvée sur la paroi de la falaise. Ki regretta de ne pas avoir ses gants quand elle agrippa la roche gelée. La substance noire les avait depuis longtemps retirés de ses mains à force d’aspiration. Progressivement, le poids de son corps descendit, et ses épaules et ses bras se tordirent bizarrement pendant qu’elle tentait de plier son corps de côté. Avec une succion muette, ses pieds se dégagèrent de la noirceur. Ki réalisa que son corps glissait sur une trajectoire courbe. Le balancement soudain de son corps libéré claqua comme un fouet et elle perdit presque sa maigre prise. Puis elle se retrouva suspendue, du bout des doigts et des orteils, le corps étendu près de Vandien. Elle appuya son visage dans la neige froide et la roche tangible. Elle lécha l’humidité de la neige fondante parfumée de son sang. L’air glacé et ténu coulait délicieusement dans ses poumons. Pendant un long moment, il lui sembla suffisant de rester accrochée, de respirer et de s’humidifier la bouche avec de la neige. — Ki ! C’était prévu pour être un cri, mais ce ne fut qu’un murmure, dans les faits. Elle tourna son visage vers Vandien, pleine de lassitude. Pour quoi que ce pût être, elle souhaita qu’il puisse le garder pour lui-même. Elle ne voulait plus parler, ni penser, ni lutter. Qu’on la laisse accrochée là jusqu’à ce que ses forces l’abandonnent. Après cela, au moins, ce serait rapide. — Regarde-moi ! Elle le fit, avec des yeux épuisés qui ne firent que s’élargir quand elle le vit risquer sa prise en essayant de fouiller à tâtons vers le haut. Il lança sa main libre vers le mur noir juste au-dessus de la neige et de la pierre. Celui-ci l’attrapa. Vandien resta accroché par son étreinte aspirante quand il leva son autre main et la jeta à côté de la première. Il cala légèrement ses pieds contre la paroi de la falaise. Ki ne fut que faiblement intriguée par sa prestation, jusqu’au moment où il retira une de ses mains nues et l’enfonça aussi loin que son bras étiré pouvait aller. Puis il retira sa deuxième main, la plongeant à côté de la première. Son corps frotta contre la neige et la pierre quand il se traîna à la suite de ses mains. — Allez ! Elle lut sur ses lèvres les mots que sa bouche beuglait. Puis il s’y remit  – retirer une main, étendre le bras, enfoncer la main, suivre avec l’autre main, traîner son corps tout le long. Il ne se retourna pas pour la regarder. Ki observa négligemment sa main monter en s’agrippant dans la pierre et la neige, puis glisser dans l’étreinte sombre de la substance noire. Elle trembla quand elle sentit sa main saisie dans une prise sans doigts. Elle se balança pendant un moment, se fiant à cette succion noirâtre. Son épaule fit un craquement qui ne présageait rien de bon quand elle lança sa deuxième main dans le mur d’ombre. Ses orteils griffaient la pierre. Retirer la première main. Se balancer et atteindre une autre prise. Sa deuxième main commençait à se libérer quand elle renfonça la première C’était une façon de se déplacer moins sûre qu’il n’y paraissait. L’effort qu’elle faisait pour laisser son corps racler la pierre lui tirait sur les mains, tentant de les arracher à la poigne noire sans main. Tirer, projeter, balancer. Tirer, projeter, racler son corps sur le côté. Sans aucun air à respirer, ses mains s’étiraient. Les tendons de ses épaules multipliaient les menaces et les avertissements. Ki se souvint avec une certaine nausée de la fois où une de ses épaules s’était déboîtée et n’obéissait plus aux ordres de son corps. Pitié, supplia-t-elle son corps. Tirer, projeter, balancer. Tirer, projeter, racler son corps sur le côté. Petit à petit, la noirceur se fit plus tangible. Elle maintenait ses mains plus fermement et pendant quelques instants, c’était un vrai confort, mais alors il devenait plus difficile d’enfoncer une main qui avançait, plus dur de forcer la noirceur à renoncer à la main qui suivait. Quand ses mains étaient dans l’ombre, elles étaient étroitement comprimées et en sortaient pâles, le sang ayant été poussé au-dehors. Ki plissa la bouche avec fermeté et continua stoïquement. Ses mains étaient gelées, plus gelées encore que son corps qui s’appuyait et raclait contre la pierre dure et la neige. Ses doigts étaient engourdis et l’ombre devenait si tangible qu’elle devait marteler sa main contre elle avant qu’elle commence à rentrer dedans. La main qui suivait devait être dégagée avec une secousse violente. Ki sentit de minuscules déchirures dans ses épaules, dans les muscles de ses coudes et de ses poignets, de minuscules claquages et des craquements. Comme les cordes d’une marionnette qui cassent. Elle libéra une main en tirant d’un coup sec, la tendit et la projeta contre le mur solide. Elle la ramena plus loin encore en arrière et frappa du poing contre lui. Il ne cédait pas. Elle était suspendue pas une main, et celle-ci commençait à lui envoyer des signaux de douleur aigus au fur et à mesure que l’ombre l’écrasait. Ki ferma les yeux de toutes ses forces et donna un dernier coup désespéré contre le mur. — Ça ne marche pas avec la pierre. Vandien saisit son poing crispé et tira dessus. Elle entendit son corps racler et glisser sur la neige. Elle pouvait brusquement entendre, elle pouvait respirer, et quand elle ouvrit les yeux et regarda, elle vit qu’elle avait atteint le bout du mur noir et qu’elle avait, en effet, essayé de faire entrer de force son poing dans de la pierre. Elle décolla brutalement du mur noir sa main qui hurlait de douleur, reportant tout son poids sans même y penser sur la prise de Vandien qui tenait son poignet et son avant-bras. Il poussa un grognement quand il supporta son poids puis, avec une traction, elle se retrouva avec le bord du monde sous les aisselles. Elle se débattit frénétiquement, agitant ses bottes dans le vide, puis avec une traction supplémentaire, elle fut en haut. La panique la fit jeter son corps plus loin sur le plat de la piste. Elle n’essaya même pas de se lever, mais rampa en avant. Vandien ne se moqua pas d’elle. Il était trop occupé à l’imiter. Ils s’arrêtèrent, allongés tous les deux, côte à côte dans la neige : leurs corps se touchaient aux épaules et aux hanches et leurs têtes étaient posées sur leurs bras. Ki écouta Vandien haleter. A moins que ce ne soit sa propre respiration rocailleuse ? L’air entrait facilement, la neige offrait une couche froide. Elle était fatiguée, et ne souhaitait pas relever la tête, mais elle savait qu’elle y parviendrait si elle essayait. Elle était en vie. Elle dressa suffisamment la tête pour avaler une bouchée de neige. Ses dents lui firent mal pendant qu’elle fondait dans sa bouche, mais elle en prit une autre bouchée. Elle fit rouler sa tête sur le côté pour regarder le visage de Vandien. Elle étudia ce visage près du sien. Il l’observait de dessous des cils mi-clos. Ce qu’elle apercevait de lui était exsangue et creusé par la fatigue. Une grande partie du bandage était rouge et humide. La neige tout près de son visage se mêlait de rouge. — Tu ressembles à un acteur maquillé pour une pièce, hoqueta-t-elle. Visage blafard, barbe noire, bandage rouge et vert. Tu pourrais jouer un cadavre sur scène. — Pas dans cette scène, grommela Vandien. Ils se tournèrent en même temps pour regarder le mur noir solide qui s’élevait au-dessus de la piste, à quelques pas seulement. Ki sentit une pression contre ses jambes. Elle sursauta pour s’en éloigner et Sigmund, vexé, souffla bruyamment. Derrière lui, Sigurd se grattait nonchalamment le côté du museau contre sa patte avant noire. Ils semblaient vaguement curieux de voir Ki et Vandien dans la neige, mais n’étaient pas extrêmement intéressés. — Mes loyaux compagnons animaux ! souffla-t-elle d’un ton railleur. — Ils ont été plus malins que toi, répliqua Vandien. Ils restèrent prostrés dans la neige, reprenant leur souffle et se reposant. Le corps de Ki lui faisait mal partout, sa tête l’élançait et elle se sentait dans une forme éblouissante... La fraîcheur de la neige commença à se faire sentir. Ses mains n’avaient aucune protection, ses gants étant perdus dans la noirceur. Le froid se pressait contre elle par la déchirure de son manteau. Elle sourit faiblement en y pensant. La harpie de ce matin semblait à une éternité de là, désormais, et sans aucune importance. Elle devrait se lever bientôt et faire quelque chose. Elle resta immobile, se demandant ce qu’elle allait faire. — Ki ! Elle ouvrit les yeux à regret. Elle se demanda quand elle les avait fermés. Le soleil était descendu bas dans le ciel. Un côté de son corps était gelé. Elle tira les couvertures pour les serrer contre elle et ses yeux commencèrent à se refermer. Puis elle se rendit compte que les couvertures étaient en fait son propre manteau et celui de Vandien, qu’il avait étendu pour les protéger tous les deux. Le côté de son corps qui avait partagé sa chaleur était plutôt à l’aise, mais elle avait des fourmis dans les pieds. C’était le moment de bouger. Elle remua. — Ne bouge pas ! siffla Vandien. Ki se figea. Il avait un regard sombre et déterminé qui la fixait depuis son bandage, maintenant couvert d’une pâle couche de givre, au-dessus du rouge. Son expression ne souffrait aucune question. Elle bougea les yeux pour voir ce qu’il voyait. Les Sœurs argentées étaient devenues grises. L’ombre remontait, revenait vers elle en lentes contorsions de traînées tourbillonnantes et de volutes, prenant toutes les nuances, du gris le plus pâle jusqu’au noir. Elle glissait vers le haut comme une toile de soie, voilant leur beauté une fois de plus, à l’abri des yeux inférieurs. Ki prit une dernière rasade de leur majesté sans merci avant que l’ombre montante ne les rechange en pierre impassible. — Elles étaient des sentinelles, dans le passé, pressentit Ki dans un souffle. — Chuuuuuut ! acquiesça lentement Vandien. — Comment ai-je pu m’endormir si près d’elles ? La noirceur, sur les Sœurs, se faisait plus sombre à chaque instant. Sur la piste où il s’était dressé, le mur d’ombre se faisait plus bas et s’abaissait pendant que le brouillard noir qui le formait retournait en ondoyant vers les Sœurs. — Nous étions hors de leur ombre, murmura Vandien, assez assuré pour parler. Elles sont monstrueusement honnêtes sur ce point. Seules en ce point elles peuvent exercer leur influence. C’est pour cela que la piste, avec ses va-et-vient, évite le regard de leurs prunelles et reste cachée aussi longtemps que possible. Elles sont lentes à réagir, je suppose. Peut-être qu’elles montaient la garde contre des créatures plus lentes que ce que nous connaissons, ou bien peut-être qu’elles avaient pour ordre de barricader et bloquer le passage, pas de détruire. Comment pourrions-nous savoir ? Ou peut-être qu’elles ont fait quelque chose que nous ne pourrons jamais comprendre et que le danger qu’elles représentent pour les voyageurs aujourd’hui n’est qu’un hasard. Nous sommes tout jeunes dans ce vieux monde, Ki. — Ma roulotte ! répliqua Ki. Elle s’accroupit puis se leva, laissant Vandien se précipiter pour la suivre. Les derniers nuages et fragments de brume se levaient, glissant lentement pour se remettre en place. Ki s’avança sans hésiter dans la zone qu’ils venaient de libérer. Elle dut descendre de la couche de neige et de glace où Vandien et elle s’étaient assoupis et gagna la pierre nue de la piste qui était exposée, plate et lisse, là où l’ombre avait été. Ki avait déjà vu une fois auparavant une roulotte romni qui avait dérapé et dévalé un sentier de montagne rendu dangereux par le dégel printanier. Elle était restée ébahie devant les cassures nettes du bois massif, les chevaux immenses projetés comme des chiots et le fouillis de petits fragments dispersés sur la paroi de la falaise comme de petits bouts de papier aux couleurs vives. Mais jamais elle n’avait vu le bois broyé, les fibres comprimées si étroitement qu’elles se séparaient et tombaient en morceaux ensuite. Sa roulotte avait été écrasée et étalée sur la pierre comme un insecte éclatant aplati sur une vitre. Ici et là, ses yeux distinguaient les détails que son esprit ne voulait pas enregistrer : la tête désolante d’un cheval de bois, intacte, mais dont le corps était pulvérisé ; un lambeau de rideau de couleur vive ; un tas de cuivre aplati qui avait été une bouilloire ; de la paille broyée en fins morceaux et une unique fleur peinte sur une planche qui avait survécu. Elle ne hurla pas, elle ne parla pas. Les bottes de Vandien retentirent sur la pierre quand il marcha jusqu’à elle. Il la prit par le bras pour l’éloigner, mais elle se dégagea d’un mouvement d’épaule. Seuls ses yeux restaient animés alors qu’ils vacillaient et valsaient sur l’épave. Elle commença à trembler. Cela débuta comme un frisson et augmenta jusqu’à ce que Vandien se demande si elle allait faire une crise de convulsions. Elle errait en tremblant au milieu des débris de son existence. Vandien l’observa. Elle se déplaçait lentement, se baissant pour ramasser un fragment cher. Elle le berçait contre son corps pendant quelques pas puis le lâchait pour ramasser un autre vestige. Elle semblait les choisir au hasard : un bout de cuir, la poignée d’une tasse, un chiffon de tissu criard. Elle serra puis rejeta chacun tour à tour. Elle avançait sans but dans les décombres, ne gardant rien de ce qu’elle ramassait, insensible au froid qui rendait ses mains blanches et rouges. Finalement, elle laissa une petite botte en fourrure dégringoler de sa main. Elle la regarda tomber. Son tremblement passa. — Il fera bientôt nuit. Nous n’avons plus un moment à perdre ici. Son ton impliquait presque que Vandien l’avait fait attendre. D’un pas décidé, elle traversa la piste rocailleuse pour aller grimper sur la pile de neige et de glace. — Il fera bientôt sombre, rappela-t-elle à Vandien. Son tremblement avait cessé. Elle tendit la main vers la tête de Sigurd et il la détourna exprès. Elle lui donna une claque cuisante sur le garrot et tendit la main une seconde fois, avec succès. Elle fixait les collines de ses épaules pommelées quand Vandien arriva derrière elle. — Un peu d’aide ? — Mais alors, comment monteras-tu sur Sigmund ? Tu as l’air d’aller plus mal que moi. — Je ne revendique pas cet honneur. Ki, je suis désolé pour les choses qui viennent d’arriver. — Vraiment ? J’aimerais pouvoir en dire autant. J’aimerais pouvoir éprouver quelque chose. Il lui saisit la jambe et la projeta sur le dos de Sigurd. Elle alla jusqu’à Sigurd à cheval, l’attrapa et amena l’animal, plus docile, jusqu’à ce qu’il se tienne près de la bosse de glace. Vandien se lança sur le large dos, faillit être emporté par son élan et tomber en avant, puis il parvint à se mettre en position après quelques difficultés. Ils menèrent les chevaux le long du virage, revenant sur la piste. Le vent soufflait des cristaux de glace qui leur mordaient le visage. Ki montait les mains coincées sous ses cuisses pour les tenir au chaud et laissait Sigurd suivre son chemin. Dans l’obscurité, ils auraient dépassé les provisions s’il n’y avait eu le cadavre de la harpie. Il surgissait, trop grand et d’une forme trop anguleuse pour être complètement recouvert par la neige qui tombait. Ki guida le cheval à côté, baissant les yeux sans pitié vers les cicatrices et le corps ravagé. Pour la première fois, elle se rendait compte à quel point le feu l’avait endommagé. Un épais tissu cicatriciel recouvrait sa poitrine et elle vit que les doigts de ses petits bras étaient crispés de façon permanente en poings. — Qu’est-ce qui l’a poussé à continuer ? demanda-t-elle. — La haine, dit Vandien, dans les ténèbres, à côté d’elle. Qu’est-ce qui te poussera à avancer maintenant qu’elle est morte ? Ki resta silencieuse pendant de longs moments. Elle écouta le silence de la nuit, rompu seulement par des bourrasques, les mouvements d’un cheval et la respiration de Vandien. Que lui restait-il ? Elle n’avait plus de mari ou d’enfants à adorer, elle n’avait plus de harpie à craindre ou à détester, plus de roulotte dans laquelle abriter et préserver son chagrin, aucun ami vers lequel revenir. Elle se sentit singulièrement vide. Les débris de son existence passèrent de nouveau un à un entre ses mains. Elle leva ses doigts vers une bosse qui était toujours nichée dans sa chemise. — J’ai ma marchandise à livrer. Vandien eut un rire bas et mauvais. — Je me demandais quand tu t’en rendrais compte. C’est un client bien surpris qui la recevra ! Ai-je besoin de te recommander d’y aller avec une arme ? Ki lui décocha un regard étrange. — Avec une arme ? Vandien secoua la tête à son adresse. — Il faut toujours qu’elle fasse confiance. Crois-tu que ce soit le hasard qui ait décidé de donner à cette harpie une nouvelle chance contre toi ? Était-ce le hasard qui t’a envoyé par ce col particulièrement éloigné pour une mission absurde, avec une poignée de colifichets comme cargaison ? Les yeux de Ki reflétèrent ce qu’il restait de lumière. Vandien marqua un recul devant ce regard. — Fais attention à ce que tu dis sur Rhésus ! prévint-elle. J’ai fait affaire avec lui depuis bien des années. Je le connais. — Peut-être. Mais je connais les pierres précieuses, riposta froidement Vandien. J’en ai eu pas mal entre les mains en mon temps, assez pour reconnaître les bonnes des mauvaises. Et ce que tu as dans cette bourse serait plus approprié dans le coffre d’un vendeur itinérant qu’au poignet d’une grande dame. Deux pierres ont des défauts, une est mal taillée et les deux autres n’ont que peu de valeur  – pas assez pour qu’on envoie quelqu’un par ce col en roulotte. — Il m’a donné une avance pour cette livraison, répliqua fermement Ki. — Sans doute pouvait-il se le permettre, si quelqu’un d’autre payait l’ardoise. L’avance semblerait-elle aussi importante, s’il pensait ne jamais avoir à payer le reste ? Un petit doute se logea dans l’esprit de Ki. Lentement, elle recensa ses affaires avec Rhésus, déterrant ici une contrariété, là une amertume. Pour elle, ces contrats avaient toujours semblé justes, le montant prévu avait toujours été versé. Maintenant, elle voyait que, pour Rhésus, cela signifiait qu’il n’avait jamais fait une affaire subtile comme il aimait les mener, qu’il n’était jamais parvenu à forcer Ki à donner plus que ce pour quoi il avait payé. Une telle pensée aurait pu rester sur le cœur d’un homme de ce genre. Les épaules de Ki s’affaissèrent encore un peu. Y avait-il une direction dont ne pouvait provenir aucune trahison ? Ils mangèrent de la viande salée dans le noir, puis se blottirent tout près et de façon impersonnelle sous l’édredon en daim laineux, les manteaux étalés sur eux. Ki ferma les yeux, faisant semblant de dormir. Vandien ne s’y laissa pas prendre. — Il y a un excellent fabricant de chariots à Firbanks. — Je ne vais pas dans cette direction. J’ai une marchandise à livrer à Diblun. Vandien soupira. — Je craignais que tu n’insistes. Ki, vas-tu saisir cette occasion d’exercer une vengeance mesquine et d’en faire la charpente de ta vie ? Et quoi, ensuite ? Après le marchand, iras-tu trouver celui qui l’a payé pour te venger encore ? Écoute mon conseil. Ne va pas à Diblun. Laisse tomber et libère-toi de tout ça. Tu ne lui dois rien, et la bonne personne pourrait vendre ces pierres pour toi et te faire tirer quelque chose de tout ce fatras. — J’ai promis de les livrer. Peu importe qu’il n’ait pas honoré sa parole, je ne romprai pas la mienne. Et j’ai des questions à lui poser. Je ne pense pas que ce soit une harpie, brûlée et bleue, qui soit venue le voir et lui ait demandé d’organiser mon petit voyage. Les harpies n’ont pas ce genre de subtilité. Pour moi, ça ressemble plus à un humain. — A pourchasser pour se venger... Ki ne répondit pas. — Et quand cette quête sera achevée ? Vandien ne lui laissa pas le temps de répondre. — Ki, n’as-tu jamais songé à vivre ? Elle resta silencieuse à côté de lui. Il savait qu’elle ne dormait pas. Il abandonna. — Mon visage m’élance comme ça : toc... toc... toc... toc... toc. Vandien comptait sa douleur à voix haute. Il commença à lever une main vers son visage bandé, puis s’arrêta de lui-même. — Nous n’aurons plus de bandages propres, n’est-ce pas ? — Je verrai ce que je pourrai trouver au matin. Vandien, je n’ai jamais choisi la mort. — Alors tu la fréquentes de remarquablement près pour t’amuser, j’imagine. Les piqués de harpies et les roulottes enlisées rajoutent du sel à l’existence. Je ne me suis pas ennuyé en voyageant avec toi. Mais toi ? Est-ce que tu ne prendras jamais de plaisir ? — Je ne sais pas. Ils écoutèrent les bruits pesants de Sigurd qui repliait son corps sur le sol pour la nuit. — Peut-être. Je ne pense pas que je le veuille vraiment. Comment le pourrais-je ? — J’ai vu un enfant pendant une foire, un jour. Il avait acheté un petit gâteau dans une échoppe. Dans la bousculade de la foule, tout le sucre était tombé du dessus. « Il est tout gâché, maintenant ! » pleura-t-il avant de jeter le petit gâteau par terre où il se fit piétiner par la foule. — Un mari et deux enfants ! s’exclama la voix de Ki, tremblante d’indignation. Et pas du sucre sur un foutu gâteau de foire, Vandien ! — Vas-y, je t’en prie, jette le reste de ta vie par terre ! Sa colère faisait écho à celle de Ki. — Et qu’est-ce que tu suggères ? Ki eut le dernier mot. Vandien n’avait pas de réponse. Ils s’enfoncèrent un peu plus dans les couvertures, se blottissant davantage l’un contre l’autre. Le vent ne répandait pas de neige sur eux, cette nuit. Il semblait avoir changé de direction. Il n’y avait que la nuit froide et parsemée d’étoiles gelées pour les recouvrir et garder leurs corps lovés au chaud. Ki ferma les yeux. — Je pourrais te faire une proposition, hasarda prudemment Vandien, presque comme s’il ne souhaitait pas que Ki l’entende. L’obscurité retint son souffle, écoutant. — Je pourrais te proposer de ne jamais te donner quoi que ce soit que je ne donnerais gratuitement, sans vouloir de contrepartie, sans même réfléchir à ce don. Ki resta silencieuse, peut-être endormie. Ou elle ne l’avait pas entendu, ou elle n’avait pas envie de répondre. Ou ne le voulait pas. — Et qu‘est-ce que tu demanderais en échange, Vandien, pauvre balluchon maigrichon, se demanda-t-il à lui-même avec une voix de fausset forcée. — Mais, exactement la même chose que toi, Ki, reprit-il avec sa voix normale. Silence. Les étoiles appuyaient sur la terre et Sigurd suivit l’exemple de son compagnon d’attelage. Il plaça son gros corps contre celui de Sigmund, partageant sa chaleur. — Puisque tu le proposes de façon si attrayante, Vandien, répondit la voix de fausset, je suis obligée de sauter sur l’occasion. Pourquoi est-ce que je n‘irais pas avec toi jusqu‘à Thésus ? Nous pourrions horrifier tous tes parents et ils nous donneraient sans doute le double de la somme habituelle rien que pour nous voir déguerpir. — Formidable, Ki, poursuivit Vandien. Je redoutais vraiment la perspective de marcher aussi loin tout seul. Nous partirons trouver Thésus dès les premières lueurs de l’aube. — Endors-toi, imbécile, grogna Ki. — Eh bien, voilà une chose sur laquelle nous sommes d’accord marmonna Vandien. Chapitre 9 La viande salée et le froid rythmèrent leurs journées. Les hongres pommelés maigrirent, Sigurd devint de plus en plus aigri et Sigmund de plus en plus docile avec les privations. Ki refit le bandage du visage de Vandien régulièrement avec les bandes restantes de la tunique. La couture était écarlate sur sa peau olivâtre, mais elle resta fermée et ne suinta pas, ni n’enfla. Les sacs d’avoine se vidèrent trop vite, mais l’attelage voyageait bien plus en une journée qu’il ne l’aurait fait en deux jours en tirant la roulotte. Pendant le jour, Vandien restait assis sur le large dos de Sigmund et tissait des contes pour Ki sur sa corde à histoires. Parfois, elle se souvenait de sourire pendant les passages amusants, et parfois, il les racontait uniquement à l’intention des oreilles mobiles de Sigmund. Ces fois-là, Ki était occupée à tisser des histoires dans sa tête. Plus d’une dizaine de fois, elle imagina sa confrontation avec Rhésus. Elle allait rabattre le caquet de ce petit homme pompeux puis il lui avouerait qui l’avait engagé pour ce sale boulot de duperie. Et Nils. Parce qu’elle était certaine que c’était Nils. A Nils, elle irait demander des comptes ; pas seulement pour cette tentative d’assassinat, mais aussi pour payer pour celui d’Haftor. Mais, alors, les pensées de Ki finirent vite par tourner en rond et tourbillonner sans but. Que pouvait-elle exiger du vieil homme pour expier vraiment ? Y avait-il quoi que ce soit qu’elle pût lui prendre et qui apaiserait le sentiment d’injustice qui la rongeait de l’intérieur ? Une autre Ki aurait été assez vorace pour lui prendre la vie. Mais cette Ki aurait aussi été consumée par une colère chauffée à blanc. La Ki qui chevauchait devant Vandien n’éprouvait que l’impression qu’une mission était restée inachevée. Elle se sentait obligée de boucler la boucle, de mettre un terme ultime à cette série de blessures et de vengeances. D’en finir avec tout cela. La piste, de ce côté de la montagne, prenait un trajet plus direct. Ils descendirent dans un paysage boisé qui leur permit d’allumer un feu, même s’ils n’avaient rien à faire cuire dessus. Le gibier semblait abondant de ce côté, mais Ki ne laissait pas à Vandien le temps de s’y intéresser. Elle avançait sans relâche vers son but, comptant toujours les jours qui lui restaient avant que sa marchandise fut en retard. Il vint un matin où Vandien aperçut la fumée d’une cheminée qui s’élevait loin, en contrebas, de leur trajet de la journée. Il poussa un cri de joie qui fit sursauter les deux chevaux. Ki lui lança un regard de travers. — Une auberge, une auberge Humaine ! Elle s’appelle Les Trois Faisans. Ah, cette nuit, Ki, nous aurons un feu, de la nourriture chaude, une bière fraîche et des lits sous un toit. Et quelle histoire je vais devoir raconter à Micket, qui tient l’auberge ! Ki fit légèrement avancer Sigurd pour scruter, depuis la pente de la montagne, par-dessus les sommets des arbres saupoudrés de neige. Elle ne parvenait pas à distinguer le vide blanc d’un passage entre les arbres, ni un terrain dégagé permettant de circuler autour de l’auberge. La fumée de la cheminée de l’auberge avait une teinte grise contre le ciel bleu pâle. Elle éperonna Sigurd pour qu’il reparte. — Nous atteindrons l’auberge après midi, mais avant la tombée de la nuit, fit-elle remarquer. — Ce qui nous laissera le temps de commander une bassine d’eau chaude et de nous laver avant d’aller dans la salle commune pour raconter nos histoires, manger de la viande fraîche et boire. Et ces animaux auront le fourrage propre et la paille odorante qu’ils méritent tant. Ki fit une mine aigre en entendant le ton sybarite de Vandien. — Je n’ai pas pour habitude de dormir dans des auberges, et le col m’a déjà pris plus de temps que je ne l’avais prévu. Je dois continuer ma route, Vandien. Il poussa un soupir de résignation. — Eh bien, au moins nous devrions pouvoir prendre de nouvelles provisions et acheter une bouilloire. Devons-nous nous hâter si vite vers Diblun, Ki ? Je te le dis, l’homme ne sera pas heureux de te voir. — Je dois le faire, dit Ki en accentuant le pronom et en lançant un regard en coin à Vandien. Et tu sais autant que moi que nos chemins se séparent bientôt. Je vais aller à Diblun. Ta route vers Firbanks sera dans la direction opposée, si je ne me trompe pas. Je n’y suis jamais allée. — Je n’ai pas d’affaires pressantes qui exigent que j’y sois un jour précis, plaisanta Vandien, avec une jovialité forcée dans la voix. Nous pouvons d’abord régler ton affaire. — Non. Vandien enroula sa corde à histoires et la remit dans sa poche. Ki essaya de voir son visage, mais il le détourna d’elle. — Tu ne m’as jamais fait de réprimande, bafouilla Ki, cherchant ses mots. Tu n’as jamais parlé de ce que je te dois, tu ne m’as jamais reproché que ton visage... qu’il y aura toujours une balafre... Il ne se tourna pas vers elle. — Ça fait partie de ma proposition, tu te souviens ? Ne jamais te donner quoi que ce soit que je ne pourrai donner gratuitement. — Maudit bavard ! siffla Ki. Vandien, ne vois-tu pas ? Ce serait vide entre nous. Je ne suis pas prête à prendre un mari. Le désir est mort en moi. Je ne peux pas faire semblant. Je ne le voudrais pas. — Je ne me rappelle pas m’être offert à toi en ce sens, déclara calmement Vandien. Je t’ai fait ma proposition en tant qu’ami. Rien de plus. Il regarda droit devant lui en continuant à chevaucher. Un afflux de sang vint colorer les joues de Ki, et elle se sentit déchirée entre la colère et la gêne. — C’était une supposition qu’il était naturel que je fasse ! s’emporta-t-elle. — Seulement si elle était dans ton esprit avant que je fasse ma proposition, contra Vandien d’un ton dédaigneux. L’exactitude de sa remarque fit taire Ki. Qu’il soit maudit ! Pourquoi fallait-il toujours qu’il prononce les paroles qui la mettaient le plus mal à l’aise ? Il gardait toujours les yeux fixés loin, devant sur la piste. Elle était heureuse de ne pas avoir à croiser son regard. Il leva une main pâle vers sa bouche pour couvrir une quinte de toux. Ki regarda fixement entre les oreilles de Sigurd jusqu’à ce que les bruits de ses éternuements ne puissent plus être ignorés. Puis elle tourna vers lui des yeux sévères et découvrit qu’il parvenait à peine à rester en selle et à couvrir son rire. — Maudit bavard ! hurla-t-elle, furieuse, avant de lui décocher une gifle, si violemment qu’elle se retrouva en train de glisser sur l’épaule large de Sigurd. La main de Vandien, sous son bras, l’aidant à se remettre en selle, ne fut d’aucune consolation. Elle piqua ses talons contre Sigurd et il partit en tête de Sigmund. Elle maintint son dos droit comme un if en chevauchant devant Vandien. Sa capuche couvrait ses oreilles toujours rougies. — Au cas où tu aurais oublié, lui lança-t-il d’une voix ne manifestant pas le moindre repentir, ma proposition spécifiait que je ne te donnerais jamais quoi que ce soit en attendant une contrepartie ou en comptabilisant une dette. Et c’est ce que je te demandais en retour. Que tu ne me donnes rien que tu ne veuilles pas donner. — Jusqu’à ce que tu me donnes un gros ventre et que je te donne un enfant, et nous pourrions chacun accuser l’autre d’avoir rompu notre accord ! s’indigna Ki sans se retourner. Vandien fit claquer sa langue. — Est-ce que tu me vois toujours de la sorte ? N’y pense pas une seconde de plus, Ki. Si j’avais la capacité de faire ça à une femme, je n’errerais pas sur les routes aujourd’hui. J’aurais hérité des terres de mes parents au lieu de les laisser à mon cousin. Et si j’avais choisi de vagabonder, quand je serais revenu, je n’aurais pas été une telle gêne pour mon oncle. Ki recula devant l’affabilité à cran de son ton. Elle fit ralentir Sigurd jusqu’à ce que son pas s’accorde à celui de Sigmund et qu’ils marchent côte à côte. Elle essaya de croiser le regard de Vandien, mais il le gardait détourné d’elle. La fine corde à histoires sortit de sa poche comme par magie. — Et maintenant, déclama-t-il à la manière d’un ménestrel, je vais te raconter l’histoire du fils de Vandet et Dienli. Les yeux de Ki furent attirés malgré eux par la corde, comme capturés par la toile qu’il tissait. — Ils étaient fiers, à la naissance de leur fils, continua Vandien, présentant l’étoile complexe qui, pour son peuple, représentait la naissance. Il fut marqué du signe du Faucon dès sa naissance, et ils jugèrent que c’était un signe de bonne fortune. La corde virevolta et s’arrêta. Mais, sans son visage grave et ses yeux durs, Ki aurait pu croire qu’il lui racontait des histoires avec la corde, en lui montrant les motifs clés rappelant l’histoire au fur et à mesure, comme il l’avait fait depuis des jours. — Vandet et Dienli célébrèrent leur passage à l’âge adulte, leur union et sa naissance pendant de nombreux jours. Mais Dienli finit par mourir quand l’enfant était encore trop jeune pour même se souvenir de la couleur de ses yeux. (Mais on m’a dit, Ki, qu’ils étaient aussi noirs que les miens). Et Vandet finit par tomber de cheval au cours d’une chasse avant que le garçon ne soit assez grand pour bander la corde d’un arc. La tutelle de l’enfant passa à son oncle, jusqu’à ce que l’enfant soit assez vieux pour prouver qu’il était un homme. « À présent, je vais faire une digression pour t’expliquer les merveilleuses coutumes de mon peuple : un garçon devient un homme quand il engendre un enfant. Une fille devient une femme quand elle accouche. Et jusqu’à ce qu’un enfant soit produit, l’accouplement n’est qu’une saine distraction entre enfants normaux. Aucun lien ne peut en découler jusqu’à ce qu’un enfant reconnu par les deux parents naisse. Aucun enfant ne peut hériter tant qu’il n’a pas fourni un prochain héritier pour les biens en question. Or, dans ce cas, comme le domaine légué était important et que le garçon était le seul héritier, il y avait une grande anxiété pour que les mains du garçon saisissent dès que possible les rênes du pouvoir. C’était chose facile que de faire grandir un bébé dans le ventre d’une femme. Mais l’oncle du garçon ne voulait prendre aucun risque. Il n’autorisa aucune jeune fille, car elle pourrait être trop jeune pour enfanter, ou aucune femme qui n’avait pas prouvé sa capacité à se reproduire. En revanche, il sélectionna pour le garçon des femmes adéquates, des femmes plus âgées, des veuves dont les maris étaient morts, des femmes qui s’étaient avérées fertiles, quelques-unes ayant des enfants aussi âgés que le garçon. Et on le mena à elles comme un taurillon débutant que l’on conduit à une série de vaches. D’abord, on procéda avec dignité. Le garçon rencontrerait d’abord la femme, lui parlerait, apprendrait à la connaître pendant quelques jours avant qu’on exige de lui qu’il s’exécute. Il trouva que c’était une chose gênante que d’être au lit avec des femmes qui lui rappelaient une mère qu’il n’avait jamais connue, et de savoir que la première qu’il engrosserait serait la compagne de sa vie. Cela rendit la tâche du garçon pour le moins... ardue. Comme les mois passaient et que les femmes passaient aussi, le rythme s’intensifia, l’oncle rappelant constamment au garçon la honte qu’il encourrait si ses échecs devenaient connus. Le garçon avait une longue liste de noms à léguer  – c’était une question d’honneur envers les ancêtres. Le garçon perdit son assurance. Les femmes que son oncle put trouver devenaient moins tolérantes et de plus en plus moqueuses. Jusqu’à ce qu’enfin une femme aille trouver son oncle et lui dise qu’elle ne perdrait pas plus de temps à attendre de se faire monter par un jeune castrat. — Ça suffit, dit doucement Ki. Vandien tourna vers elle des yeux glacés et vides, au-dessus de son sourire. — Ne coupe pas l’histoire, Ki. Est-ce que le dernier motif que je t’ai montré ne te plaît pas ? Il veut dire castré. Comme les chevaux que tu montes. Maintenant, patiente, le temps que je finisse. « La rumeur se répandit, bien sûr. Pour conserver le nom intact, autant que possible, il fut nécessaire que le cousin du garçon hérite. Il avait engendré un beau gros bébé, un an avant, avec une jeune fille douce et sauvage d’un village voisin. (Cela n’avait semblé leur causer aucune difficulté, ni à l’un ni à l’autre.) Le garçon gênant partit discrètement, et quand il revient, de temps en temps, on lui donne assez d’argent pour qu’il puisse redisparaître. On n’encourage pas les disgrâces familiales à rester sur votre seuil. Et ainsi l’histoire se finit bien. Vandien fit claquer la corde entre ses mains. Elle retourna dans sa poche. — Vandien, je suis désolée... — Que je sois castré ? Mais je ne le suis pas, bien sûr. C’était juste une indigestion de fruits trop mûrs. Je te raconte cette histoire seulement pour te montrer que je ne te demanderai rien que tu ne donnerais pas de ton plein gré. Je ne demanderai jamais une telle chose à quiconque. — Ça suffit, Vandien ! explosa Ki. Puis elle reprit sur un ton plus aimable : — Dire que je suis désolée n’est pas assez. C’est la chose la plus cruelle subie par un enfant qu’on m’ait racontée. Mais ma pitié... — Garde ta pitié. Ce n’est pas ce que je demandais. — Je ne prendrai personne dans ma vie. Je n’ai pas de place pour ça. Je n’offrirai pas ce que je ne peux pas donner. Les missions qui m’attendent ne concernent que moi. Je n’ai pas de vie à partager. — Choisis la vie, Ki. Choisis-la une fois de plus. La cour de l’auberge apparut. Une neige fine couvrait le sol gelé. Des traces de roues et de sabots marquaient le sol de la cour et un très jeune garçon d’étable se balançait sur un portail. C’était un endroit délabré et chaleureux, plus accueillant que ne l’avait été l’auberge dené. Le garçon d’étable les regarda faire entrer leurs énormes montures. Ki se laissa glisser le long de l’épaule de Sigurd. Vandien tenta une descente plus digne, mais dut finir par se laisser tomber. — Est-ce que nous entrons ? — Non. J’ai une affaire en cours à achever. Elle s’avança et serra Vandien hâtivement dans ses bras, maladroitement. Elle se recula rapidement vers Sigurd. — Est-ce que tu seras capable d’atteindre ta maison ? Ses paroles dénotaient plus d’inquiétude que son ton. Vandien la regarda. Il ne lui fit pas la courte échelle, mais la laissa s’agripper à la crinière de Sigurd et le monter d’une manière qui manquait pour le moins de dignité. — Bien sûr, articula Vandien, laissant ses mots tomber doucement sur la neige. Il y a assez de gens dans le coin qui connaissent mon nom, faute de pouvoir reconnaître mon visage, à présent. Je m’en sortirai. — J’en suis heureuse. Bon voyage. Elle ne se retourna pas. Vandien se tenait dans la cour gelée, la suivant des yeux. Sigmund suivit docilement Sigurd sans qu’il soit besoin de longe en cuir. Un petit sourire se forma sur les lèvres de Vandien. Il connaissait Ki mieux qu’elle ne se connaissait elle-même. Dans un instant, elle allait tirer sur la bride des chevaux, s’arrêter puis faire demi-tour pour le retrouver. Il attendrait. Un sourire assuré illumina son visage. Il s’effaça rapidement. Les hongres pommelés devenaient de plus en plus petits, au loin. Les paroles de Ki sonnaient juste, mais il savait ce qu’elle portait dans son cœur. Ki se tenait toute droite et ridiculement petite sur l’animal immense. Les queues coupées des chevaux, nouées parce qu’ils servaient d’attelage habituellement, remuaient quand ils marchaient. Vandien regarda la piste déserte, attendant qu’ils reviennent à l’entrée du virage. Le froid commença à le chatouiller. Il remonta plus sa capuche et enfonça profondément ses mains dans les poches de son manteau. Il en retira lentement une main, incrédule. Il regarda les trois pièces d’argent dans sa paume et se rappela la maladresse de l’étreinte de Ki. Il tourna des yeux blessés et en colère sur la route déserte. Il leva la main bien haut pour lancer les pièces dans la neige. Mais à la place, son poing s’abattit lentement, en signe de défaite. Il lança les pièces au garçon d’étable médusé. Il courba les épaules en s’aventurant vers la porte de l’auberge. Une affaire en cours, effectivement. *** L’homme de Rhésus contempla la femme débraillée sur le seuil de la porte. Deux chevaux gris émaciés se promenaient librement dans la rue, devant la porte. Le manteau de la femme était aussi salement déchiré que celui d’un mendiant des rues. Sa longue chevelure brune n’était qu’une masse emmêlée qui retombait en désordre des deux côtés de son cou, sous sa capuche. Son visage était pincé et tendu. Ses yeux verts brûlaient. — Il ne m’a pas demandé de veiller à l’arrivée de qui que ce soit devant apporter de la marchandise, lui expliqua l’homme d’un ton suspicieux. Lentement, la grande porte en bois commença à se fermer sur ses gonds huilés. — Attendez ici. Je vais lui demander s’il vous attend. — C’est exactement ce que je souhaite lui demander moi-même, objecta Ki. L’homme recula pour éviter le contact de ses vêtements sales quand elle se faufila à côté de lui, en passant sous son bras. Elle évolua dans le couloir dallé comme un félin en chasse, jetant un coup d’œil par une première porte étroite, puis une seconde. Elle lança un regard noir à l’homme qui attendait. Il ne lui restait aucune patience pour les politesses. Elle n’avait eu de cesse, depuis qu’elle avait quitté l’auberge, de forcer les chevaux gris à avancer, les forçant à se nourrir seulement du peu de pâture qu’ils trouvaient dans les prairies jonchées de neige. Elle avait étouffé la réflexion sous une action constante. Elle n’avait même pas pris le temps de se laver. Elle s’était poussée vers cette confrontation, et elle ne s’en ferait pas priver. — Rhésus ! mugit-elle. Sa voix résonnait bizarrement. L’homme, derrière elle, se précipita dans un corridor adjacent, comme s’il ne voulait pas être présent quand son maître trouverait une folle lâchée dans la maison. Ki arpenta le couloir. Elle entendit un brusque bruissement de tissu et une voix de femme qui s’élevait en un murmure alarmé. Elle s’avança vers la porte de cette pièce, mais Rhésus en personne s’interposa soudain. Ses mains potelées s’affairaient nerveusement sur le devant de sa chemise défaite. Son corps gras et arachnéen s’agitait au-dessus de ses jambes rachitiques. — Ki ! Toutes les réponses défilèrent sur son visage, qui vira au gris, et s’affaissa, plus flasque encore, quand elle lui sourit. De l’intérieur de sa chemise, elle tira la petite bourse en cuir, et fit rouler les pierres dans sa main. Ses yeux ne quittèrent pas son visage quand elle lui tendit les gemmes pour qu’il les inspecte. — Elles sont toutes là, Rhésus. Et certainement aussi magnifiques et inestimables que quand j’ai quitté Vermineville. — Certainement, approuva-t-il nerveusement. Mais il ne tendit aucune main fébrile pour les prendre. Ki remua la main, laissant les pierres rouler dans sa paume. — Je ne t’ennuierai pas avec les dangers que j’ai rencontrés en venant jusqu’ici. Tu sais que je n’ai jamais augmenté mon prix parce que j’avais trouvé un trajet plus difficile que celui pour lequel j’ai marchandé. C’est le métier de voyageuse  – connaître assez bien les routes pour conclure un bon accord avant le départ. Et c’est le métier du marchand, de savoir ce qu’il peut se permettre de payer pour ce travail. — Bien sûr, bien sûr. Il lança un regard nerveux en direction de la pièce qu’il venait de quitter, puis fit un pas vers l’avant en indiquant brusquement une autre porte. Ki l’observa reprendre rapidement les rênes du pouvoir, et vit son visage se raffermir quand il se convainquit qu’elle ne soupçonnait rien. Déjà, il avait regagné son aplomb, reprenant le contrôle de la situation. — Est-ce que tu désirerais un peu de nourriture, Ki, ou peut-être un peu de vin ? J’ai des fruits mûrs de... — Non, interrompit Ki. L’argent, et quelques discussions. Voilà ce qui me conviendrait le plus. Rhésus. Il acquiesça rapidement, révélant encore sa nervosité par le tremblement de ses bajoues. Il fit quelques pas au trot vers la porte qu’il avait indiquée auparavant. Ki ne bougea pas. Elle ne se souciait pas de savoir s’il était troublé par le fait qu’elle soit si près de son nid. Elle leva machinalement une des pierres entre le pouce et l’index, l’étudiant d’un air critique. — Je ne connais pas grand-chose aux gemmes, Rhésus. Je suis certaine que tu es au courant de cela. Où une personne de mon origine aurait-elle pu trouver l’occasion de pouvoir juger de telles choses ? Mais j’ai l’œil pour les belles choses. Regarde, Rhésus. Bleue comme le ciel. Non, plus bleue encore que cela  – bleue comme une harpie fondant sur sa proie. Comment pouvons-nous évaluer une pierre comme celle-ci ? Vaut-elle la vie d’une femme, ou disons plutôt le sang d’un homme ? Rhésus vit tout se dérober autour de lui. Ses jambes maigres tremblaient sous sa rondeur et menaçaient de s’effondrer. Son visage pâle verdit, accentuant le contraste avec sa tenue aux couleurs vives. Ki affronta son regard calmement, le visage aussi serein qu’un jour de printemps, la bouche affichant un doux sourire. Elle observa son visage replet osciller d’émotion. Mais il maintiendrait son bluff jusqu’au bout. — Par ici, Ki. Réglons nos comptes. Il y eut un tremblement dans son trot quand il la pressa le long du couloir. Il la conduisit dans une salle sobre qui atténuait la richesse de la maison. Le sol était couvert de dalles d’un marron riche et foncé. Des tapisseries représentant des festins et des chasses drapaient les murs. Aucune fenêtre ne laissait entrer de lumière naturelle ou de regards curieux. Un grand placard se dressait dans un coin et son bois sombre et reluisant était coordonné à celui de la table au centre de la pièce. Celle-ci était couverte de parchemins et de jetons, alors que plusieurs longs pinceaux reposaient sur un support vertical à côté de flacons de diverses encres colorées. À la table, il n’y avait qu’un seul fauteuil, taillé de motifs ouvragés et un banc, bas et nu, posé à une certaine distance. Ki avait déjà joué cette scène avec Rhésus. Il s’asseyait toujours dans le grand fauteuil, protégé par la table, et jouait avec les jetons en parlant de dépenses qui ne cessaient d’augmenter, pendant que Ki restait silencieuse sur le petit banc devant lui, les jambes étendues devant elle, dans une position inconfortable, jusqu’à ce que son silence finisse par tirer de lui le prix convenu. Mais aujourd’hui, quand Rhésus la laissa passer devant en tant qu’invitée, Ki traversa la pièce avec une démarche assurée, tira le fauteuil et s’assit dedans. Elle contempla les derniers espoirs s’écouler du visage de Rhésus. Son corps s’écroula sur le petit banc. La sueur gouttait en petites perles brillantes sur sa lèvre supérieure. — Je ne suis, comme tu le dis, qu’un marchand, commença-t-il. — Je ne savais pas que tu négociais du sang, énonça Ki pour trancher son ton qui semblait s’excuser. Ou bien mes prix auraient été plus élevés. Mais ayant vu ce que tu fais, nous allons conduire notre accord à son terme, à présent. — D’abord, le reste de ce que tu me dois pour ces « pierres inestimables ». Ki saisit sans hésiter un tas de jetons et estima ce qui lui était dû en le posant en une pile à part sur la table. — C’est le montant exact, n’est-ce pas ? Rhésus regarda à peine la pile. — Il me semble, bafouilla-t-il. — C’est sûrement le cas. Mais les apparences peuvent être trompeuses, Rhésus. Envisageons une question philosophique. Les biens peuvent être achetés par de l’argent. Mais comment doit-on acheter du sang ? Les bajoues potelées tremblèrent un instant puis devinrent soudain plus fermes. Rhésus se redressa sur le petit banc. En le regardant, Ki pensa à un crapaud se gonflant avant de coasser. Mais elle aurait plus fait confiance aux yeux jaunes d’un crapaud qu’aux prunelles rondes et porcines qui la fixaient à présent. — Est-ce que tu me menaces, Ki ? Avec quoi ? Tue-moi de tes propres mains et tu n’échapperas pas à la justice de cette ville. Ils m’estiment, ici, grâce au commerce que je génère. Vas-tu porter plainte contre moi ? Qui écoute une Romni qui voyage partout ? Quelles preuves as-tu ? Tu n’as pas été tuée. Je ne vois aucune trace de blessure sur toi. Il posa ses mains grasses sur ses genoux, les plia et affronta son regard comme s’il venait de marquer un point. — Voilà une philosophie bien intéressante. Ki s’enfonça un peu plus dans le fauteuil. Ses bottes couvertes de saleté vinrent se poser sur un coin de la table reluisante. Elle donna un petit coup pour être un peu plus à l’aise et Rhésus tressaillit quand ses talons entamèrent le lustre du bois. — Sans doute que si tu es mort, Rhésus, cela ne fera pas une grande différence pour toi si je suis punie pour ton meurtre ou non. Mais cela pourrait te gêner un petit peu si un certain voyageur romni et sa famille arrêtaient de faire de la contrebande de bijou-parfum vers Coritro pour toi. Bien qu’ils soient illégaux, là-bas, j’ai entendu dire que tu en tirais encore un bon prix. Cela pourrait même te causer un problème plus important si tous les Romni arrêtaient de faire du transport pour toi. Mais je ne te menace pas, Rhésus. Je te prouve seulement que je sais comment te menacer. Je ne veux pas de ton sang. Je ne le considère pas d’une valeur égale à celui qui a été versé. Pas plus que je ne veux ton argent, à part ce que tu me dois pour ma livraison. Ki étudia avec des yeux plissés le petit homme dodu s’agiter sur le banc. Ses doigts gras étaient boudinés par des bagues étroites, ce qui les faisait ressembler à des saucisses. Ces saucisses se croisaient et s’emmêlaient. Ses petits yeux ronds faisaient le tour de la pièce en roulant, regardant partout sauf Ki. Ki continua de le scruter en silence. Il ouvrit et referma plusieurs fois la bouche. — Mais, alors, qu’est-ce que tu attends de moi ? Là, je vais te payer ton argent pour ta livraison, puis tu vas partir. Il se leva et se hâta au travers de la pièce jusqu’au placard. Il fouilla dans sa poche et en tira une petite clé avec laquelle il ouvrit un des tiroirs. Ki entendit un tintement de pièces et le claquement du tiroir qui se refermait. Il se pressa de revenir, pour empiler devant elle les pièces d’argent qu’il lui devait. Ni plus, ni moins. Ki hocha la tête et les ramena vers elle. Elle laissa tomber les pierres de sa main sur la table avec un bruit claquant de gravier. — Et maintenant, tu vas partir, répéta-t-il. Ses yeux brillèrent, comme il épiait Ki qui transférait nonchalamment la pile de pièces de la table à sa bourse. Il relâcha sa lèvre inférieure, charnue et humide, qui pendait un peu pendant qu’il examinait les pacotilles éparpillées qu’il recevait en échange. — Tu n’as pas besoin de prendre un air si amer, dit doucement Ki. Je ne crois pas que tu y perdes. — C’est mon affaire, répliqua sèchement Rhésus. — Tout à fait. L’affaire d’un marchand qui commerce du sang. Je n’ai aucune expérience de la façon dont on fixe ce genre de prix. Dis-moi, Rhésus, combien ma vie a-t-elle été vendue ? Et par qui ? Il alla vivement jusqu’au banc devant la table, s’asseyant avec des manières aussi attentives qu’un chien qui se couche pour supplier qu’on lui donne quelque chose. La limace rose lui servant de langue vint humidifier ses lèvres. — Est-ce que c’est ce que tu attends de moi, Ki ? Cela va te coûter cher. Il s’installa avec un frisson de satisfaction à l’idée qu’il reprenait finalement le contrôle. Ki ne put même pas trouver en elle la colère dont elle avait besoin pour traiter avec lui. Seul un dégoût las l’habitait. Elle le laissa continuer son laïus. — Tu dois savoir, Ki, qu’à aucun moment, ta vie, ou ta mort, n’a été évoquée. J’ai accepté un... un prix, c’est ce qu’on va dire. Seulement pour m’assurer que ta roulotte traverserait un certain col. Je n’avais aucune limite de temps, seulement ma parole qu’à un moment, je m’assurerais que tu franchirais ce col. Et c’était tout. Comment pouvais-je savoir que cela serait dangereux pour toi ? Tu vois, tu n’as aucune raison d’être en colère contre moi. Il s’arrêta pour mordiller d’un air songeur l’ongle de son pouce. — Je crois, pour être honnête, que mon prix pour l’information sera égal aux pièces que je viens de... Ki n’attendit pas d’entendre la suite. Elle n’éprouvait aucune colère quand elle fit lentement descendre ses bottes usées de la table. Elle ne ressentait rien quand elle balaya au sol les brosses, les jetons et la nuée de parchemins. Rhésus poussa un cri strident, mais les yeux de Ki étaient glacés quand elle renversa la table sur le sol dallé, dans un craquement qui projeta des échardes de bois poli. Le fauteuil travaillé se souleva un peu dans ses mains calleuses, avant de s’envoler à travers la pièce et de défoncer l’avant du placard reluisant. Rhésus s’enfuit de la pièce en couinant. Ki le suivit avec une démarche de panthère. Il s’enfuyait sans grâce et sans logique, se retournant, terrifié, pendant qu’il pantelait dans le couloir. Elle entendit la voix d’une fille qui posait une question quand Rhésus fonça dans la salle dont Ki l’avait d’abord vu sortir. C’était une chambre tout en blanc et en jaune, avec un sol crème, des tapis blancs moelleux, et des tapisseries de champs fleuris. Un grand divan en dominait le centre, entouré par des tables en filigrane portant un impressionnant assortiment de douceurs et de fruits. Une fille était en train de se lever du divan quand ils entrèrent, Rhésus tremblant et trébuchant dans sa fuite. La fille lâcha un petit cri étouffé en apercevant celle qui le poursuivait : Ki, débraillée, sale et le visage figé. Ki s’arrêta en la voyant. Ce n’était pas son extrême jeunesse qui choquait Ki, bien que l’image de cette enfant dans les bras de Rhésus fut une injure à toute beauté. Ce n’est pas non plus la nudité de la fille, ni les peintures soigneusement érotiques qu’elle avait sur le corps qui la surprirent  – c’était le collier circulaire qui représentait des harpies en argent qui ornait sa gorge élancée, ainsi que les harpies couleur d’azur et de cobalt qui pendaient à chacune des oreilles roses. Ki s’arrêta net. « De sa forge et de son enclume sortent les métaux les mieux travaillés que la famille ait jamais vus », avait dit Haftor. Il avait raison. Une fois qu’une personne avait admiré le travail des mains de Marna, elle le reconnaîtrait toujours. Ki ne réalisa pas qu’elle s’avançait toujours vers la fille avant de sentir l’argent froid du collier dans ses mains. La fille s’enfuit et ses pieds nus battirent sur le sol crème alors que son cou blanc était marqué par la brûlure du métal violemment arraché. Ki ne pouvait plus concentrer son esprit sur les cris suraigus de Rhésus pendant qu’il tirait frénétiquement sur la corde servant à appeler le personnel. Elle essayait de se souvenir du visage de Marna. Il ne lui revenait pas. Elle ne pouvait que retrouver Haftor, combattant sa folie, ses grands yeux pleins d’une vengeance qu’il ne pourrait jamais satisfaire. Haftor avait trop bien appris à haïr. Est-ce que Ki allait former Marna à en faire autant ? Elle repoussa violemment le collier. Il claqua et glissa sur le sol pour venir s’enrouler autour du pied de Rhésus. Celui-ci cessa ses jérémiades, assez longtemps pour se baisser et s’emparer de son trésor. — Donne-lui ceci, dit soudain Ki dans un sursaut. Dis-lui qu’elle a réussi. Dis-lui qu’on l’a trouvé sur mon corps. Dis-lui d’être en paix, car tout est fini. Ki mit la main dans sa bourse de ceinture et le peigne d’argent vint trouver ses doigts sans rechigner. Elle fit reculer son poing pour le lui lancer, mais réalisa qu’elle n’y parvenait pas. Elle alla jusqu’à l’endroit où Rhésus se recroquevillait et le glissa dans ses mains moites. Elle se surprit à ressentir un pincement de regret en s’en séparant. Elle figea cette émotion, puis tourna les talons et sortit par la porte, passant entre deux serviteurs médusés qui se hâtaient pour répondre à l’appel de Rhésus. Elle partit. Chapitre 10 Firbanks était une petite ville froide et poussiéreuse, tapie entre deux montagnes boisées. Elle n’avait qu’une seule auberge, tenue conjointement par un humain et un tchéria. Au grand regret de Ki, le tchéria s’occupait de la partie alimentation. Il n’y avait ni table ni banc, mais seulement des plateaux montés sur pieds et remplis de sable ratissé et lissé. C’est ainsi que les tchéria préféraient manger. Les invités étaient censés s’accroupir sur des paillasses à côté des plateaux pendant les repas. Ki trouvait que les plateaux étaient trop hauts si elle s’asseyait sur le sol et qu’il était trop inconfortable de rester accroupie devant. Elle avait amené une de ses couvertures qu’elle avait achetées au fabriquant de chariots, et, au défi des coutumes locales, elle la plia pour s’en faire un coussin. Un jeune tchéria du troisième sexe avait lissé au râteau sa table de sable et lui apporta de la nourriture chaude et un vin jaune. Le nez de Ki lui dit que le pain était fraîchement cuit. Elle prit plus prudemment les bouts de viande grisâtres et les légumes verts qui surnageaient dans son bol de bouillon gras. Elle plissa le front en pensant aux deux pièces de cuivre qu’elle avait payées pour cela. Le fabriquant de chariots avait exigé presque tout l’argent qu’elle avait comme avance avant de commencer à travailler sur la roulotte. Son attelage et elle gagnaient un petit salaire, tirant des troncs du flanc de la montagne. Ce serait assez pour payer la fin de la roulotte. Ki réprima l’impatience qui montait en elle en pensant aux journées de travail et à l’attente qu’elle avait encore devant elle. Elle n’avait, se rappela-t-elle, aucun but précis. Peu importait que l’idée lui revienne régulièrement, elle n’irait pas jusqu’à Thésus. C’était déjà assez embêtant qu’elle se soit arrêtée à l’auberge des Trois Faisans pour demander des nouvelles d’un homme au visage bandé. Micket, l’aubergiste, avait été surpris par ses questions. Elle n’avait pas aimé le regard interrogateur dans ses yeux. Et il était même pire encore qu’elle ait cherché à Firbanks un fabriquant de chariots qui reconnaisse le nom de Vandien. Aller plus loin serait admettre plus qu’une simple préoccupation concernant son retour. Elle sirota le vin jaune, fronçant les sourcils devant son goût étrange. De plus, il n’y avait aucun doute que Vandien était parti de Thésus depuis longtemps, à présent. Et si ce n’était pas le cas, il le serait d’ici que cette foutue roulotte soit finie. La roulotte. Elle but une autre gorgée de vin, comme pour noyer cette pensée. Peu importe combien de fois elle l’avait répété au fabriquant de chariot en sueur dans sa boutique, peu importe combien de fois elle avait mesuré les distances avec ses mains, cela ne serait pas la même roulotte. Le fabriquant recommandé par Vandien avait des idées bien à lui. Il souhaitait fixer les roues différemment, de sorte qu’elles puissent être remplacées par des skis dans la neige épaisse. Il voulait faire une cabine plus grande et mettre une deuxième porte qui s’ouvrait sur le côté de la roulotte. Il insistait sur le fait qu’elle avait besoin de plus de fenêtres, et plus grandes, et d’un lit plus large. Chaque jour, Ki lui disait exactement comment la roulotte devait être. Et chaque jour, quand il lui racontait comment son travail avançait, tout avait été fait comme il l’avait suggéré. Aujourd’hui, Ki avait menacé de ne pas le payer. Il avait dit : « Alors construis-la toi-même, si tu es si difficile. » Cet artisan était impossible. Elle ne savait pas pourquoi elle traitait avec lui. Il était aussi impossible que Vandien lui-même. Elle prit une autre gorgée de vin. Elle commençait à s’habituer à sa saveur. C’était tout ce que l’auberge avait à offrir. Un client lui bouscula l’épaule en passant. Ki se tourna pour fusiller du regard... les genoux derrière elle. Des bottes en cuir souple étaient attachées juste sous la rotule. Les yeux de Ki remontèrent. Elle ne put pas parler. Ses yeux, elle les reconnut. Il avait rasé toute sa barbe, exception faite d’une moustache au-dessus de sa bouche sérieuse. Ses cheveux étaient ramenés en arrière et tombaient sur ses épaules. La balafre faisait une trace pâle sur son visage hâlé. Elle lui tirait un œil de travers. Son visage et son corps s’étaient épaissis, tout à son avantage. La chemise en toile fine qui s’ouvrait sur sa gorge était propre, les sacoches qu’il portait sur l’épaule étaient en cuir neuf et assoupli. Il portait une veste curieuse avec un étrange motif bleu tissé dedans. À une main, il portait un anneau simple avec une seule pierre incrustée dessus. Une fine rapière dans un fourreau usé pendait à son côté. Il ne sourit pas quand il baissa les yeux sur elle. La sacoche tomba sur le sol, de l’autre côté de la table de sable. Il s’assit dessus, poussant la garde de sa rapière pour faire basculer la lame hors de son chemin. Il posa un verre vide sur la table et mit une bouteille sphérique de vin jaune à côté. Il l’enfonça dans le sable avec un geste expert. Il appuya ses deux coudes dans le sable et posa son menton dessus. — Tous les ustensiles tchéria ont des fonds ronds. Maintenant, tu sais pourquoi ils utilisent un plateau rempli de sable. Rien ne se renverse. — Oh. Son ton solennel la découragea. — Tu as fini toutes tes affaires à Diblun ? — Oui, répondit-elle en maudissant l’air sinistre qu’il arborait. J’ai livré ma cargaison. Il hocha la tête d’un air profond pendant qu’elle parlait et se versa du vin. Il en but une longue gorgée, attendant quelque chose. Ki baissa les yeux sur son bol, sa longue chevelure retombant de part et d’autre de son visage contrit. L’impression pesante d’une occasion manquée grandit en elle. — J’ai gardé les affaires de Sven pour toi. Je savais que tu les voudrais. — Je n’en veux pas. Débarrasse-t’en, Van. Son visage se fit blême et tendu. Il se leva, renversant presque la table de sable, avec le vin et le reste. La douleur noire dans ses yeux était sans équivoque, maintenant. Des humains et des tchéria se tournèrent pour regarder. Vandien se baissa pour ramasser sa sacoche en grommelant. — Ce n’était vraiment pas nécessaire, Ki. Tu n’as qu’à me dire de partir. Je voulais seulement bien faire. Elle se cogna les genoux dans la table basse en se levant, emplie d’une perplexité maladroite. Elle étendit les doigts d’une de ses mains et l’obligea à se poser sur l’épaule de Vandien. Elle le tira pour qu’il lui fasse face. Il avait les lèvres pincées et sa cicatrice faisait une ligne plus blanche sur son visage pâle. Sous sa main, elle sentit que la fureur parcourait son corps. — Et je voulais seulement bien faire, expliqua-t-elle. Pourquoi le prends-tu mal ? Il baissa les yeux sur la main posée sur son épaule. Progressivement, son souffle se ralentit et ses épaules s’abaissèrent. Il jeta un coup d’œil circulaire aux gens qui les observaient, les foudroyant du regard. Humains et tchéria reprirent soudain leurs conversations et ressaisirent leurs verres. Vandien lâcha sa sacoche à côté de la couverture pliée de Ki. Ki s’assit d’un mouvement hésitant et Vandien s’assit prudemment à côté d’elle. — Chez les miens..., entama-t-il avec une voix teintée de regret. Il s’interrompit puis se reprit : — Chez ceux avec qui j’ai eu à faire ces derniers jours, raccourcir le nom d’un homme est la pire des insultes. C’est raccourcir l’homme lui-même. Cela sous-entend qu’il est un déshonneur pour le parent non-nommé, ou qu’il n’a pas été reconnu par un de ses parents. — Chez les miens, c’est un signe d’affection. Et les Romni ne s’attachent pas aux biens de leurs défunts. — Je ne savais pas que tu étais romni. — Moi non plus. Mais c’est le cas. Vandien remplit leurs deux verres. — Nous n’en voyons pas souvent, de ce côté des montagnes, raconta-t-il en souriant d’un air songeur. Ce sont des gens qui aiment la vie, d’après ce que j’ai entendu dire. — C’est bien ce que nous sommes. Vandien la regarda fixement. — Tes cheveux sont plus longs que je ne le pensais, quand ils sont détachés comme cela. Il les caressa doucement avec le dos de la main. Ki sentit l’odeur douce de fougère de sa peau. Elle sourit. Table Chapitre I 4 Chapitre 2 21 Chapitre 3 32 Chapitre 4 71 Chapitre 5 106 Chapitre 6 135 Chapitre 7 169 Chapitre 8 212 Chapitre 9 239 Chapitre 10 255 ?? ?? ?? ?? -2-