I Le juge Ti se voit annoncer un déplacement inopiné ; il sacrifie tout aussi inopinément à une déesse exotique. Le jour se levait à peine sur Lan-fang. Les lampions accrochés entre les piliers rouges du temple de la Dame luisaient encore faiblement dans les brumes du petit matin quand une noble personne et sa suivante se présentèrent. Elles gravirent les quelques marches et pénétrèrent à l’intérieur pour déposer leurs offrandes aux pieds de la divinité. Au centre de la pagode se dressait une effigie plus grande que nature, assise sur un trône. Trois oiseaux déployaient leurs ailes dans sa chevelure, un devant et deux sur les côtés. Les dévotes saluèrent Bixia Yuanjun, la Dame-de-l’Aube, la Terre-mère, la Donneuse-d’enfants, protectrice des femmes et donc attentive à l’un des plus graves problèmes qui pouvaient se poser à elles. On avait disposé de part et d’autre, en plus petit, les représentations de ses assistantes. La Dame-de-bonne-vue tenait dans sa main l’œil énorme grâce auquel elle préservait les bambins des maladies oculaires. Son acolyte, la Dame-qui-apporte-les-bébés, portait dans les bras un nouveau-né aux formes rebondies. La visiteuse avait pris soin de se purifier en s’abstenant de consommer viande, poisson, vin, ail ou oignon. Avant de quitter sa maison, elle s’était rincé la bouche, préliminaire obligatoire à toute prière dans un sanctuaire taoïste. Elle exécuta un premier ko-téou1 devant l’autel, brûla de l’encens et de la monnaie factice, puis se prosterna de nouveau en répétant ces mots : « Sainte Mère, Princesse des nuages bigarrés, prenez pitié de votre humble servante. » L’officiant de service donnait des coups réguliers sur une pierre afin d’attirer l’attention de la déesse. La suppliante noua une ficelle autour du cou du nourrisson de la Dame-qui-apporte-les-bébés. En échange, elle décrocha l’une des paires de chaussons en papier suspendues comme ex-voto autour de la statue et la fourra dans sa manche. Puis elle se prosterna encore une fois. Lorsqu’elle fut lasse de ces exercices de piété, madame Première saisit le bras de sa suivante pour se relever. — Bon. Assez de tralala. Passons aux remèdes tangibles. Un quart d’heure plus tard, un palanquin de louage pénétrait dans un quartier quelque peu excentré de Lan-fang. Il s’arrêta devant une boutique à l’enseigne de la grenade, fruit dont son immense quantité de pépins avait fait un symbole de fertilité. Diverses pancartes alléchantes étaient suspendues de part et d’autre de l’entrée : « Grande sagesse taoïste », « Rectification des équilibres de l’univers », « Passes magiques reconnues par la science », « Conception d’un enfant mâle garantie », « Philtres et sorts pour repousser la survenance d’une fille », « Changement de sexe in utero », « Méthodes éprouvées, satisfaction assurée ». Après avoir parcouru des yeux cette littérature aguichante, dame Lin se dit qu’il faudrait bien toute l’énergie yin de la terre et du Ciel pour contrarier les efforts d’un tel expert. La suivante écarta le rideau qui masquait l’intérieur et s’en fut trouver le guérisseur qui vivait là. Dès qu’elle eut fait tinter le gong, un barbichu en robe bleue et bonnet noir descendit l’escalier intérieur en mâchonnant un reste de beignet huileux. Il possédait un ventre rebondi, le premier signe de réussite qu’un bon commerçant se devait d’arborer. La jeune femme debout sur son seuil portait la tenue simple mais digne des servantes de bonnes maisons. Un coup d’œil suffit au taoïste pour estimer les moyens dont sa cliente disposait. — Je suis honoré de recevoir dans mon humble chaumière une personne de votre importance, dit-il avec un large sourire. — Vous le serez plus encore dans un instant, répondit la suivante avant de soulever le rideau pour la deuxième fois. Bien qu’un effort de simplicité eût présidé à son choix vestimentaire du jour, on ne pouvait douter que la seconde visiteuse appartînt à la noblesse mandarinale. Son envie d’incognito n’était pas allée jusqu’à l’inciter à ruiner le chignon complexe que son personnel passait des heures à arranger. Les quelques parures discrètes mais coûteuses qu’elle ne s’était pas résolue à quitter indiquaient une richesse confortable, celle dont jouissaient les lauréats des concours classiques employés par l’État. Le médecin ignorait de qui il s’agissait : les épouses nobles se montraient le moins possible aux gens du peuple, elles vivaient dans le secret de leurs demeures cernées de murs rouges. Il ne douta pas, néanmoins, qu’elle fît partie de la frange la plus fortunée de leur petite cité provinciale. Aussi s’inclina-t-il plus bas encore qu’il ne l’avait fait devant la suivante, puis il avança un fauteuil pour la maîtresse, l’autre restant debout derrière le siège. Après qu’il eut frappé dans ses mains, une femme âgée entra avec une théière et quelques tasses. Il servit lui-même, conformément aux règles de l’hospitalité, et se garda de poser la moindre question. Lorsqu’ils eurent échangé quelques considérations sur les intempéries, la rudesse de l’automne et la hausse du prix du mouton, le silence de la dame annonça qu’on allait enfin en venir au motif de sa présence. Cette histoire, le guérisseur l’avait entendue autant de fois qu’il y a de perles de jade dans la demeure du roi-dragon. Bien que mariée fort jeune, sa cliente n’était jamais parvenue à perpétuer la lignée de son époux. Afin de préserver le culte de ses ancêtres, celui-ci avait pris deux compagnes secondaires qui s’étaient révélées fécondes. Elle craignait désormais pour son statut de « principale ». Soucieuse de garder l’avantage, bien qu’elle eût près de quarante ans, elle s’était mis en tête de lui donner un héritier par tous les moyens. — Votre immense réputation est parvenue jusqu’à moi, conclut-elle. Plusieurs de mes amies m’ont vanté vos mérites. En réalité, aucune d’elles n’avait admis avoir fait appel à ses services, qu’on disait très particuliers. Mais toutes possédaient une progéniture mâle, cet idéal des familles chinoises, aussi dame Lin s’était-elle décidée à aller voir ce que proposait le rebouteux. Celui-ci se livra à une auscultation dans les règles, avec examen de la langue et prise du pouls aux deux poignets. La décence lui interdisait de vérifier le pouls aux autres endroits du corps, ainsi qu’il l’aurait fait avec un homme. De même, dame Lin fut priée de pointer sur une figurine de femme dénudée, sculptée dans un morceau d’ivoire, à quels endroits approximatifs elle avait éprouvé une gêne ces dernières années, au lieu de les indiquer sur son propre corps, qui resta soigneusement enveloppé dans plusieurs couches de soie. Le médecin se recueillit quelques instants, puis demanda la permission de s’asseoir afin de lui présenter ses conclusions. D’évidence, cette stérilité provenait d’une stagnation du froid. Par chance, des remèdes existaient, ils constituaient justement l’objet du commerce où les dieux avaient conduit ses pas. Il déploya devant elle un large rouleau de parchemin divisé en trois colonnes remplies de dessins et lui indiqua celle de gauche, où une multitude de caractères entouraient un homme nu doté d’attributs virils surdimensionnés. — Nous disposons de trois angles d’attaque pour combattre les problèmes d’infertilité. Le premier se fonde sur la malchance. Il consiste à supposer qu’il existe une inadéquation entre votre qi2 et celui de votre époux. Cela nous conduit naturellement à lui choisir un substitut. Madame Première eut un mouvement de recul. — Un amant ? — Nous préférons l’expression « partenaire d’appoint », rectifia le médecin. Nous arrangeons des rencontres discrètes et anonymes avec une sélection de candidats triés sur le volet. Dame Lin était venue consulter sur la manière de remplir ses devoirs conjugaux, non pour ajouter une faute à une autre. Le taoïste indiqua la colonne du milieu. On y voyait la représentation d’un bébé joufflu. — Le deuxième principe se fonde sur l’idée que la privation d’enfant est causée par quelque démon qu’il convient de tromper. Il consiste à simuler la grossesse jusqu’au jour où un bébé acheté sera présenté comme l’héritier tant attendu. On peut alors s’assurer de la survenance d’un enfant mâle plein de vigueur. Dame Lin n’était pas sûre que les ancêtres de son mari seraient enchantés de voir leur culte perpétué par un intrus sans lien réel avec leur lignée. Elle comprenait mieux pourquoi aucune de ses amies n’avait reconnu avoir consulté ce personnage. Celui-ci fit la moue qu’il réservait aux clientes pointilleuses. La colonne de droite était encombrée de fioles et de plantes en tout genre. — Le troisième principe repose sur une conception médicale du problème. Je ne vous cache pas qu’il s’agit du plus exigeant. Le but est de restaurer l’équilibre naturel yin et yang dans votre corps, afin de libérer la voie de la conception. On doit s’imposer un traitement rigoureux, un régime sans faille, et s’arranger pour que l’acte soit pratiqué à des dates déterminées. C’est long, pénible, il faut s’assurer la collaboration du mari ce qui n’exclut pas les échecs. Dame Lin préféra pourtant cette solution, si contraignante fût-elle. C’était la seule des trois qui lui permettrait de se regarder sans rougir, chaque matin, dans son miroir en bronze poli. Sur un nouveau claquement de mains, la femme âgée réapparut, les bras chargés de sachets, de pots, de piluliers et d’un petit manuel à suivre pas à pas. Le taoïste expliqua la signification des formules rituelles que la future mère aurait à répéter à différents moments de la journée. Son mal étant lié à un excès d’humeur froide, le remède devait apporter de la chaleur. Il y avait un lot d’herbes, de feuilles et de racines à faire infuser dans une eau frémissante, c’était un travail de chaque instant. Il lui recommanda en outre de garnir sa chambre à coucher d’autant d’objets jaunes qu’elle pourrait en dégotter : le jaune émergeait du noir comme le soleil chassait la nuit, il favorisait la fertilité. — Comment saurai-je que le traitement fonctionne ? s’enquit-elle en dévisageant avec appréhension le monceau de produits qu’elle devrait absorber. — Soit vous le sentirez dans vos entrailles, soit le Ciel vous enverra un signe ; l’apparition d’un dragon ailé, par exemple. Madame Première espéra que ses chances de grossesse étaient plus grandes que celles de voir voler un dragon. Sur le chemin du retour, soucieuse de mettre toutes les chances de son côté, elle s’arrêta chez un marchand de tissus et fit quelques emplettes supplémentaires. Le yamen, à la fois tribunal et résidence du mandarin, était une triste forteresse bâtie au centre de Lan-fang. Son séjour aurait été tout à fait sinistre s’il n’avait été égayé par des rires d’enfants. Hélas, ces rires-là ne la réjouissaient qu’à moitié. Pour elle, ils étaient signe de déchéance. À chaque nouveau poupon, elle voyait approcher le jour où elle perdrait son autorité sur la maisonnée au profit d’une concubine. Pour l’heure, celles-ci jouaient au lance-pot touhu avec les plus grands. Ce jeu, prisé par les classes aisées, consistait à lancer dans un vase des fléchettes en bois de jujubier. Un serviteur vint prendre les ordres pour le service. — Un instant, dit dame Lin. Je dois aller prier mon bol de toilette. Elle se dirigea vers ses appartements, suivie de la servante qui portait le sac aux précieux remèdes. Son premier geste fut de s’incliner devant le bol de toilette qu’elle avait reçu de sa mère en cadeau de mariage. Cet objet servant à l’accouchement, le rite avait pour but de s’assurer une délivrance sans problème le moment venu. Dame Lin avait un peu négligé cela, ces dernières années, et se le reprochait à présent. Elle prit le temps de présenter ses excuses au bol de toilette, puis elle se consacra au choix des plats à préparer pour la journée. Depuis un an déjà le juge Ti administrait la riante petite cité de Lan-fang, avec sa prison la plus sûre de la province, sa foire annuelle au cochon enviée des bourgades avoisinantes, et sa réputation de ville-lumière parce qu’on pouvait y faire ses courses une heure encore après la tombée de la nuit. En un mot, c’était la résidence idéale d’un magistrat peu désireux de quitter son fauteuil, et Ti ne manquait pas d’en remercier ses supérieurs par des mots choisis, dans ses prières à Confucius, les jours où ses forces n’étaient pas tout entières mobilisées contre ses envies de se jeter par la fenêtre. Aussi fut-il fort surpris, ce matin-là, de voir que son existence n’était pas complètement oubliée des dieux et des instances administratives qui siégeaient loin de ce paradis minuscule. Le sergent Hong, son vieux majordome, lui apporta une lettre curieuse. Elle était épaisse, émanait de la préfecture, et portait les marques d’un périple beaucoup plus long. On y avait ajouté successivement divers cachets qui permettaient de reconstituer son parcours. Le juge y vit l’emblème du préfet, mais aussi celui du gouverneur provincial, celui du Bingbu, le ministère des Affaires militaires, et même celui de la chancellerie de Chang-an, l’un des principaux organes gouvernementaux. Inquiète des travaux de réfection de la Grande Muraille à son extrémité occidentale, la chancellerie avait sommé le ministre de veiller à leur achèvement. Le ministre avait répercuté la consigne au gouverneur, qui s’était défalqué sur le préfet, qui avait transmis la corvée au juge cantonal le plus proche de l’endroit concerné, c’est-à-dire l’honorable fonctionnaire de troisième classe, deuxième catégorie, Ti Jen-tsie. Un peu de fantaisie s’invitait dans son existence. Le mandarin rejoignit ses femmes dans le gynécée pour leur faire part de la grande nouvelle. Il les trouva dans le salon commun, où l’une nourrissait son poupon, tandis que l’autre cherchait dans un fauteuil la meilleure position pour y reposer son ventre et que la dernière contemplait ce tableau d’un œil suspicieux. Il leur annonça qu’on l’envoyait superviser les travaux de restauration du magnifique ouvrage, à quelques lis3 d’une ville de garnison dont le nom, Victoire-Totale, témoignait des grandes ambitions qu’on avait pour elle. Le faible intérêt de madame Troisième pour les monuments ne lui permettait pas d’entrevoir de gaieté de cœur les fatigues d’un tel voyage. Quant à madame Deuxième, née dans la capitale, elle s’en voyait déjà bien trop éloignée comme ça. De plus, sa grossesse la rendait moins conciliante qu’à l’ordinaire : — Nous pensions être au bout du monde. Eh bien non ! On peut nous envoyer encore plus loin ! Vous finirez par exercer votre magistrature dans l’Occident sauvage, chez les monstres à peau rose qui ont des poils partout. Son mari excusa cet éclat en raison de son état. — C’est parce que je suis un juge intègre que ma carrière est émaillée d’épreuves. Je ne suis pas de ces flagorneurs qui bâclent la justice et pressurent leurs administrés pour envoyer de gros impôts à la capitale. La figure de ses trois épouses dénotait une opinion tout à fait différente. — De temps en temps, vous pourriez pressurer un peu, tout de même, dit sa Troisième. Nous élèverons bientôt nos enfants chez les Mongols ! Quoi qu’il en soit, c’était l’affaire de quelques mois, peut-être de quelques semaines. Nul besoin pour elles de l’accompagner. — Comment ! s’insurgea sa Première. Vous n’allez pas vous priver de compagne pendant tout ce temps ! Une bonne gestion des affaires dépend d’un heureux équilibre au sein du foyer, vous le savez. Ti désigna les deux concubines. Madame Troisième allaitait, l’autre approchait de la délivrance. — Il n’y a donc que moi, dans ce cas, conclut sa Première d’un air pincé. Elle se déclara prête à se sacrifier dans l’intérêt de l’État, puisqu’on l’en priait. Son mari, qui ne l’avait priée en rien, conserva son étonnement pour lui et se promit d’élucider après dîner le mystère de cette soudaine conversion au respect des devoirs civiques. La première formalité à accomplir avant de se mettre en route consistait à déterminer quel jour se prêtait, selon le Ciel, à une telle initiative. Les dates favorables et les dates néfastes étaient minutieusement consignées dans le calendrier Hoang-li, auquel le Grand Secrétariat renouvelait chaque année son approbation. Aucun mandarin ne partait officier en province sans se munir d’un exemplaire, afin de ne pas commettre une erreur de jour qui pourrait lui être reprochée par la suite. Il apparut que le lendemain était justement une excellente date, ce qui força tout le personnel du yamen à hâter les préparatifs. Après avoir passé de longues heures à organiser son déplacement, Ti n’avait pas épuisé les surprises qui lui étaient réservées lorsqu’il pénétra dans la chambre particulière de sa Première pour un entretien en tête-à-tête. Elle avait entièrement changé la décoration de sa couche, à présent garnie de draps, d’oreillers et de voiles jaunes. Le jaune étant la couleur de l’empereur, il eut l’impression d’être reçu dans la chambre de Sa Majesté, au cœur de la Cité interdite. Un grand panneau de soie où figurait un dragon peint avait été accroché à l’intérieur du lit-cage. Ti ouvrit la bouche pour demander quelle mouche la piquait de vouloir accomplir ce périple avec lui, mais il s’aperçut bientôt que les préoccupations de sa moitié laissaient peu de place à la conversation. Vingt années d’une union sans nuage ne l’avaient pas préparé à ce qui l’attendait. Tout lui sembla bizarre. D’abord, elle se mit à l’aguicher par des agaceries de jeune épousée, ce qui n’était plus dans leurs habitudes depuis longtemps. L’œil exercé du magistrat remarqua, sur le guéridon, un curieux fond de tisane malodorant. Un relent d’encens inconnu s’attardait dans l’air et, lorsqu’elle s’approcha tout près, il sut qu’elle venait de mâchonner des herbes qui avaient coloré ses dents en vert. Il l’entendit réciter des litanies avant et après leurs ébats – encore dut-il lui signaler que ces exhortations lui coupaient ses effets pour qu’elle s’abstînt de déclamer au milieu de l’effort. Il supposa qu’elle s’essayait à l’un de ces innombrables cultes, dont l’engouement surgissait chaque année pour disparaître au profit d’un autre l’année suivante. Il était trop bon confucéen pour s’intéresser au folklore mystique dont l’empire était constamment la cible, aussi se garda-t-il de s’informer. Avant de s’endormir, il se dit qu’il venait de sacrifier malgré lui à l’adoration de l’une ou l’autre des déités qu’il convenait d’invoquer pour s’assurer un heureux voyage – une déité fort luxurieuse, dans le cas présent. II Le juge Ti donne des leçons de politesse ; il débusque un enfant à naître. Au petit matin, Ti trouva dans la cour du yamen les heureux élus qui allaient avoir le privilège de partager son périple. Outre la petite escorte à cheval et le cocher, il y avait là ses lieutenants, deux gaillards équipés de la tête aux pieds pour les expéditions en pays sauvage, et le sergent Hong, qui prenait soin de lui depuis l’enfance. Seule manquait madame Première. Il commençait à se dire qu’elle avait renoncé quand une figure irréelle apparut en haut des marches. Tous les hommes présents écarquillèrent les yeux tandis que la forme avançait vers eux à petits pas, enrobée d’un halo de lumière digne d’un soleil d’été. Dans le peu de temps dont elle avait disposé, Lin Erma était parvenue à faire couper par ses servantes une robe dont non seulement l’étoffe de soie, mais aussi tous les parements, rubans, fanfreluches, étaient d’un jaune éclatant. Sa silhouette radieuse évoquait irrésistiblement celle de l’impératrice Wu, dont la seule pensée faisait trembler les fonctionnaires les plus sévères. Étant donné la longueur du trajet, Ti avait opté pour un véhicule attelé, certes moins bien suspendu qu’un palanquin porté à dos d’hommes, mais qui autoriserait des étapes plus longues. C’était une sorte de cage élégamment ajourée, posée sur un essieu à deux roues ferrées. Le tout était assez léger pour être tiré par un seul cheval, que l’on changerait néanmoins au bout de quelques heures, les routes de ces contrées étant loin d’être excellentes. Le fantôme de l’impératrice prit place à l’intérieur, et tout le monde fut soulagé de ne plus avoir devant soi cette vision plus inquiétante encore que celle d’une troupe mongole surgissant des steppes. Ti s’assit à côté d’elle. — Vous savez, bien sûr, que les tenues entièrement jaunes sont réservées à Leurs Majestés… Le ministère des Rites réserve de lourdes peines aux contrevenants. — Ce n’est pas vous qui allez me dénoncer, n’est-ce pas ? répondit sa Première avec un égal détachement. Mon médecin m’a prescrit le jaune pour l’équilibre de mon flux vital. D’ailleurs, je porte aussi une autre couleur. Elle désigna un minuscule ruban rouge noué à sa ceinture. — Ah, cela change tout, conclut Ti, qui n’avait jamais pensé obtenir gain de cause, de toute façon. On était dans le mois de choang-kiang, celui « où la brume tombe ». La campagne était recouverte d’une fine pellicule de givre qui luisait dans la lumière naissante. Dès qu’on eut quitté les champs qui occupaient la majeure partie du district de Lan-fang, le paysage se fit découpé, rude, impressionnant. Dame Lin demanda qu’on lui fasse un peu le récit de ce qu’elle voyait. Un cavalier qui était de la région se chargea de l’informer : — Les montagnes sur votre gauche sont le domaine du féroce peuple anduo4, qui n’a pas encore été éclairé par la sublime grandeur de notre civilisation. — Que faut-il entendre par là ? demanda madame Première. — Qu’ils étripent nos Chinois quand ils en attrapent, précisa son mari. — Sur votre droite, poursuivit le cavalier, vous avez les plaines arides où sévissent les cruels Di, éleveurs de chevaux sans foi ni loi. Notre gouvernement, dans son infinie sagesse, a trouvé moyen de les calmer un peu en leur achetant régulièrement leurs animaux pour nos armées. Dame Lin espéra qu’on n’avait pas omis d’en acheter cette année-là. L’étape du soir devait justement se faire dans un hameau où marchands de chevaux, de chameaux, et autres caravaniers disposaient d’un enclos pour leurs bêtes et d’un abri où passer la nuit. Le seul endroit prévu pour accueillir des visiteurs était une grosse bâtisse constituée d’une salle commune. Quand leur petite troupe se fut arrêtée devant, le sergent Hong amena à son maître le capitaine des gardes, qui arborait une expression contrariée. — Nos hommes ont prié ces gens de déguerpir, afin que Votre Excellence puisse prendre ses aises ainsi qu’il convient à une personne de son rang, dit Hong Liang. — Très bien. Le soldat faisait la grimace. — Ces rustres ne semblent pas pénétrés du sens des hiérarchies qui fonde notre société, reprit le sergent Hong. Votre capitaine a eu beau leur détailler vos mérites, ils s’obstinent à occuper ces lieux. — C’est fâcheux, dit Ti. — J’ai préconisé à votre capitaine de foncer dans le tas, piques en avant, dit Hong en désignant l’officier debout à ses côtés. Il fait observer que les contrevenants sont fort nombreux, et craint de ranimer la sédition dans toute la contrée. Peut-être des coups de bâtons constitueraient-ils un moyen terme intéressant ? Ti comprit qu’il allait devoir convaincre ces éleveurs de lui abandonner la salle ou se résigner à cohabiter dans le raffut et les odeurs. C’était le moment de voir si dix années d’études confucéennes servaient à autre chose qu’à se faire envoyer dans des régions de malappris. — Je vais m’en charger moi-même, répondit-il avant de se diriger vers le bâtiment, suivi par un domestique serein et par un capitaine dans ses petits souliers. La vaste pièce était en effet remplie de rustres à la mine pas commode. Le juge se planta à l’entrée, son petit groupe de soldats derrière lui, la main sur le bâton pendu à leur ceinture. — Oh là ! cria-t-il. Qui est le chef, ici ? Une grosse bouille dotée d’un rictus goguenard lui répondit : — Que peut-on pour le plaisir de Vot’ Splendeur ? Ti tira une bourse de sa manche et la lui lança en guise de dédommagement. — Mon titre exact est : « Excellence d’une considération ordinaire ». Je suis sûr que ce ne sera pas votre première nuit à la belle étoile. Mon épouse, en revanche, n’y est pas accoutumée. Il convient de lui céder la place. L’éleveur se campa devant le mandarin, les poings sur les hanches, dans une attitude qui ne laissait pas grand espoir. — Vot’ Excellence ordinaire n’est pas ici à Chang-an. Il y a d’autres règles. Par exemple : premier arrivé, premier servi. Vous et vos gens pouvez vous installer dans un coin, si vous trouvez de la place. Quant à vot’dame, elle peut partager mon grabat si elle a peur du noir ! Le groupe de ses admirateurs éclata d’un rire encore plus offensant que les propos qui venaient d’être tenus. Le capitaine guettait un geste du magistrat qui eût lancé le signal d’une bastonnade à l’issue incertaine. Ti demeura parfaitement calme. — Je loue ta sagesse, qui te retient de céder à l’argent, répliqua-t-il d’une voix posée. Je suis certain que nous trouverons un arrangement satisfaisant pour les deux parties. Des reproches qui jaillirent de toute part, il ressortait que les maquignons n’étaient pas disposés à céder la préséance à un juge qui ne savait pas faire respecter l’ordre dans son district. — Qu’est-ce à dire ? fit Ti en haussant le sourcil. Un compère de son interlocuteur se chargea de l’éclairer : — Notre ami s’est fait voler ses ânes, pas plus tard qu’hier soir. Nous avons passé la journée à les chercher dans la vallée. S’il fallait faire appel aux autorités, nous les chercherions encore ! Ti demanda qu’on lui apportât un pliant, offrit une tournée générale de son propre thé et se fit conter l’aventure. Le sergent Hong, qui connaissait bien son maître, avait déjà préparé le breuvage demandé. Comme on disposait sur une table basse le service de voyage dont le magistrat ne se séparait jamais, Ti invita l’éleveur à s’asseoir en face de lui, bien qu’il y eût peu de chance pour que cet homme prît conscience de l’honneur insigne qui lui était fait. — Raconte-moi ton histoire. Je me suis justement fait une spécialité de récupérer les ânes volés. C’était l’époque de l’année où « Fort et courageux », son interlocuteur, se rendait en ville pour vendre ses bêtes sur le marché. Il en avait profité pour convoyer les marchandises que les gens de son village avaient à négocier. La nuit précédente, il avait fait halte à la belle étoile, et avait constaté au lever du jour que les animaux s’étaient envolés. Il avait fouillé toute la vallée avec l’aide de ses amis, si bien qu’ils avaient fini par les retrouver qui erraient à l’aventure. Leur chargement, en revanche, était resté entre les mains des voleurs. L’opinion de Ti fut bientôt faite : les malandrins avaient profité d’une occasion. Mais, voyant que les recherches étaient plus poussées que prévu, ils avaient relâché les quadrupèdes, qui ne passaient pas inaperçus, pour conserver les marchandises, faciles à cacher. — Je te propose un marché, dit Ti après quelques instants de réflexion. Pour te prouver que les fonctionnaires tels que moi ne sont pas des bouches inutiles, je t’indiquerai la manière de récupérer ton bien. Je le ferai pour rien, car c’est le devoir d’un mandarin de ma catégorie. — Si Vot’ Seigneurie réussit là où dix hommes habitués au terrain ont échoué, je veux bien manger mon bonnet, s’écria l’éleveur, suscitant de nouveaux rires autour de lui. — Ce que j’ai dit, je le tiendrai, assura Ti. En revanche, si je réponds à toute autre question de ta part, tu videras les lieux pour permettre à mon épouse de passer une nuit plus digne de sa condition. Le maquignon, bien certain de n’avoir pas à obtempérer, promit tout ce qu’on voudrait. — As-tu déjà nourri tes ânes depuis que tu les as récupérés ? demanda le juge. Il ne l’avait pas fait : le foin faisait partie du chargement perdu et il n’avait plus de quoi acheter leur pitance avant d’avoir conclu la vente. Ti donna l’ordre de libérer l’âne qui leur paraîtrait le plus affamé et de le laisser partir où il voudrait. Malgré sa perplexité, l’éleveur fit ce qu’on lui conseillait. Aussitôt, l’animal se mit en route à travers la prairie desséchée. On alluma des torches enduites de résine. L’éleveur, quelques-uns de ses amis et les deux lieutenants du magistrat s’en furent à la suite du quadrupède. En attendant leur retour, Ti s’installa confortablement près de sa voiture pour déguster le souper préparé par le sergent Hong. Au bout d’une veille5, la petite troupe était de retour, chargée de ballots. On les avait trouvés sous les bottes de paille d’une ferme dont les habitants s’étaient éclipsés à l’approche de leurs torches. L’éleveur vint le voir, mal à l’aise. — Cet homme désire vous remercier, annonça Tsiao Tai en jetant à terre son chargement. — La procédure ordinaire consiste à se prosterner, indiqua le magistrat, qui n’avait pas renoncé à répandre les bonnes manières chez ces malotrus. « Fort et courageux » s’agenouilla à regret. L’économie qu’il venait de faire valait bien cela. Aussi frappa-t-il trois fois de son front le sol poussiéreux pour marquer sa gratitude : — Je supplie Votre Seigneurie de pardonner mon insolence de tout à l’heure. Je loue le Ciel qui l’a mise sur mon chemin. Ti lui assura qu’il était pardonné et reprit son souper. Bien qu’il se fût relevé, l’éleveur ne se décidait pas à s’en aller. — Mes amis veulent savoir comment vous vous y êtes pris, finit-il par avouer. Moi-même, je ne dormirai pas si j’ignore de quelle magie vous vous êtes servi pour ce prodige. — Bien, dit Ti. Tu sais à quoi tu t’engages si je réponds à ta question ? Le maquignon acquiesça et ses acolytes de même. Ti ne s’y était pas trompé : la curiosité insatisfaite et la crainte suscitée par des faits incompréhensibles étaient bien plus efficaces que les menaces ou les coups. — Sache que les gens de ma sorte, qui se sont imprégnés des vérités de Confucius au prix de longues études, ont une relation étroite avec le sens réel de l’univers. Je peux prévoir, par exemple, qu’une nuit sous ce toit ne te porterait pas chance, et que toi et tes compagnons devez dormir à la belle étoile pour écarter le mauvais sort qui vous a guettés jusqu’à présent. Les amis de l’éleveur, qui pourtant ne s’étaient engagés à rien du tout, se hâtèrent de déménager leurs affaires, de peur qu’un malheur ne s’abattît sur eux ainsi que l’avait prédit ce lettré en communication avec les mânes du divin Confucius. Ses lieutenants eux-mêmes considéraient leur maître avec une surprise dont l’effroi n’était pas tout à fait absent. Quand ils eurent investi les lieux remportés sur la crédulité humaine, Ti éprouva le besoin de les rassurer : — Son âne est retourné au dernier endroit où il avait été nourri. Le voleur n’ayant pu emporter le chargement à lui tout seul, il y avait de grandes chances qu’il l’ait dissimulé sur place. Il s’installa non loin de son épouse, pour qui l’on venait d’aménager un lit dans ce hangar devenu un havre presque accueillant. Après avoir posé sa tête sur son tchen-siang, petite valise oblongue en forme d’oreiller, il s’endormit avec la satisfaction d’avoir pu constater que le savoir et la rouerie permettaient encore de prendre l’avantage sur la bêtise et l’ignorance. Dès le lever du jour, le petit convoi reprit cette route du Nord-Ouest qui l’éloignait à chaque pas de la seule vraie civilisation. On chemina toute la journée dans la fraîcheur de l’automne. Dame Lin n’avait pas d’inquiétude quant à la prochaine étape : — Pour peu que notre asile soit occupé par des cultivateurs à la poursuite de légumes en fuite, nous devrions trouver une place au chaud. Par chance, leur trajet n’était pas seulement émaillé de haltes pour commerçants mal embouchés. Le capitaine annonça qu’ils allaient traverser les terres du baron de Wenlou. Ce nom sonna agréablement aux oreilles du magistrat. La demeure d’un noble titré était le lieu où un émissaire impérial avait le plus de chances de recevoir un traitement conforme à son statut. Il envoya aussitôt un éclaireur l’y annoncer. Nul doute que ces châtelains isolés seraient enchantés d’offrir l’hospitalité à un personnage de son importance. Selon l’officier, le baron recevait très peu. On disait même qu’il avait perdu la tête. Il lui serait néanmoins impossible de refuser l’hospitalité à un émissaire impérial. — Ces gens espéreront certainement de vous quelques anecdotes sur la capitale, dit dame Lin. Vous savez, cet endroit merveilleux où nous n’avons pas mis les pieds depuis plus de dix ans… Ti lui assura qu’il avait assez d’imagination pour satisfaire la curiosité de n’importe qui au sujet de la métropole des Tang. — Et si jamais vous séchez, approuva son épouse, vous pourrez toujours les régaler d’une de ces petites enquêtes amusantes dont vous êtes perpétuellement entiché. Tandis qu’elle resserrait sa pelisse autour d’elle, Ti se dit qu’il était temps de solliciter un poste plus proche du pouvoir central s’il voulait s’épargner une vie de remarques acerbes, de rancœur et d’acrimonie. Résolus à ne pas passer la nuit autrement que dans le luxe et dans la chaleur des braseros, ils terminèrent leur trajet à la lueur des flambeaux. Les cavaliers allaient devant, munis de grosses torches qui émettaient des flammes rougeâtres et une épaisse fumée. Le personnel du tribunal venait ensuite, avec des lampions de différentes formes. Leur véhicule était lui-même doté de lanternes aux quatre coins du toit. Ce ballet de lumières mouvantes constituait le plus agréable spectacle dont ils avaient pu jouir depuis leur départ. La longue illumination se reflétait sur les rochers et sur les arbres, où elle faisait naître des formes compliquées. Leur convoi s’était changé en l’un de ces aréopages de créatures magiques, feux follets et esprits renards, dont les contes populaires étaient peuplés. Ils parvinrent à un modeste hameau où vivaient les fermiers, hommes de main et serviteurs du château. À la sortie de la minuscule agglomération se dressait le mur d’enceinte. La route s’achevait sur un portail flanqué de deux pierres sculptées de haut en bas. On pouvait y voir les trois flèches magiques destinées à protéger les habitants des démons. Il y avait aussi une grue, symbole de longévité, deux chevaux chargés de lingots d’or et d’argent, et une licorne montée par un enfant, le tout couronné des caractères kœi « richesse » et fou « bonheur ». Pour faire bonne mesure, on avait creusé une niche dans le mur, à côté du jambage de l’entrée, pour y déposer une statue de Tien-koan, avec cette inscription : Tien-koan se fou, « Que l’agent du Ciel nous accorde le bonheur ! ». — Fort bien ! dit Ti. Entrons dans la maison du bonheur ! La résidence du baron était composée d’une multitude de pavillons de plain-pied, dont les poutres apparentes en bois sombre tranchaient sur la blancheur des murs, dans le plus pur style en vogue sous les Tang. Dès que le mandarin eut quitté son véhicule, un domestique lui souhaita la bienvenue au nom de son maître, tandis qu’une jeune femme somptueusement parée venait à leur rencontre. Ti supposa qu’il s’agissait de la maîtresse en personne et fit descendre son épouse de voiture. Puisque leur hôte leur montrait assez de considération pour lui envoyer sa femme, le mandarin ne pouvait faire mieux que de présenter la sienne. — Vous êtes la Principale, sans doute ? demanda-t-il lorsque leur hôtesse l’eut gratifié du compliment d’usage. — Oh, non ! Je suis dame la Neuvième. Mes compagnes étaient occupées par les préparatifs de votre réception. Ayez la bonté de m’accompagner jusqu’aux appartements privés de notre famille. Éclairés par des lampions, ils traversèrent une série de jardins que délimitaient des cloisons percées d’ouvertures circulaires. Les enclos dallés étaient ornés de plantes en pot de toutes tailles. On avait allumé les lampes suspendues à intervalles réguliers au bord des toits. Après avoir franchi plusieurs seuils, chacun surélevé de trois marches et surmonté d’un linteau où était peinte une inscription bénéfique, ils arrivèrent enfin dans une cour arborée où se déroulait une scène de paradis. De belles femmes vêtues de couleurs vives étaient en train de jouer avec des enfants et de petits animaux, sous l’œil attendri d’un vieil homme qu’elles paraissaient choyer. Elles s’inclinèrent et madame Neuvième présenta Ping Hangshen, baron de Wenlou, leur époux. Un instant plus tôt, les visiteurs ne savaient guère comment ils allaient être reçus par ce noble personnage qui vivait en ermite. Si l’ermitage n’avait rien de triste, son maître n’avait rien non plus du vieillard gâteux qu’on leur avait décrit. Ils furent surpris de le trouver en pleine possession de ses facultés mentales, et même de bonne humeur. C’était un militaire à la retraite, un peu décati, mais à l’abord facile, un riche philosophe qui aimait à s’entourer de belles personnes pour le plaisir de les voir batifoler autour de lui. Le vêtement des concubines était une combinaison d’étoffes tenues par une ceinture qui finissait en gros nœud sur le ventre. Elles portaient une multitude de colifichets étranges, fabriqués par les artisans de la région. Des broches et des pendeloques, mélange de perles de verre et de pierres taillées, étaient épinglées ici et là. Elles en avaient jusque dans les cheveux, piquées sur de petits couvre-chefs aux couleurs gaies. Tout le monde prit place autour d’une longue table et l’on servit un repas de fête. Ti nota que l’une d’elles refusait l’oie des montagnes, puis le lapin, puis les œufs, puis la carpe séchée, puis le poulet au riz gluant, et finalement la tortue, qui était pourtant un mets délicat et recherché. La renommée du sous-préfet de Lan-fang était parvenue jusqu’à eux. — Il serait impoli de ma part de profiter de vos lumières, dit le baron. Mais puisque vous avez, dit-on, une passion pour les énigmes, je ne résiste pas à l’envie de vous soumettre celle qui me tourmente actuellement. Votre Excellence y portera l’attention qu’elle souhaitera, je la lui livre pour le plaisir de la conversation. — Faites, je vous en prie, répondit poliment le mandarin, qui avait l’habitude. Le baron avait répertorié toute une série de faits curieux : de la nourriture disparaissait, toujours des produits rares, des portes claquaient dans des pièces vides, des ombres furtives se faufilaient dans le parc, et des bruits bizarres se faisaient entendre, surtout la nuit. Le maître des lieux ne savait comment interpréter ces signes, il craignait que la maison ne fût hantée. Le sens de ces événements parut limpide à l’enquêteur. Bien qu’elle n’en laissât rien paraître, dame Lin avait elle aussi son avis. — Cela signifie que le yang a rencontré le yin, affirma son époux. — Plaît-il ? — Une de vos compagnes attend un heureux événement. Le vieux baron lui assura qu’il n’en était rien. Il fut le dernier à s’apercevoir du malaise de ces dames. D’évidence, l’une d’elles respectait les interdits alimentaires de la grossesse : l’oie des montagnes donnait des enfants maladifs ; avec le lapin, on risquait le bec-de-lièvre ; les œufs et la carpe séchée prédisposaient aux ulcères, le poulet accompagné de riz gluant, au ver solitaire. La tortue pouvait affliger le bébé d’un cou trop court. — Que notre seigneur nous pardonne, dit l’une d’elles. Nous n’avions pas encore trouvé le moment adéquat pour lui annoncer la bonne nouvelle. La cadette paraissait encore plus gênée que les autres. — C’est notre chère Hua qui est enceinte, annonça dame la Neuvième. Il y eut un moment de flottement. — Quel charmant événement ! s’écria le baron, une fois la surprise passée. Dites-moi, nous n’avons pas partagé la même couche depuis plus d’un an, si je ne m’abuse ? La plus jeune rougit violemment. — Le maître me taquine… — Le Ciel n’a pas voulu que notre seigneur s’éteigne sans postérité, expliqua la Neuvième : il a pourvu lui-même à la naissance d’une nouvelle génération. — Le Ciel est très bon pour moi, confirma le baron : cette aventure m’arrive souvent. — Nous devrions faire une fête ! proposa une autre des concubines. L’annonce d’un héritier est une bénédiction ! Elles battirent des mains avec enthousiasme. — Une bénédiction, en effet, approuva leur époux. Surtout pour le père. J’espère que vous l’inviterez à la célébration. Tout le monde éclata de rire, y compris les invités, pour ne pas gâter l’ambiance, malgré leur opinion sur ces mœurs débridées. La suite du banquet se déroula au son des instruments de musique et des chants que leur prodiguèrent à tour de rôle les concubines. — Vous le voyez, mes femmes ont de multiples talents, en plus de concevoir des enfants sans qu’on fasse rien pour ça, dit leur hôte avec un sourire entendu. Ti hocha la tête, bien qu’il se fût volontiers passé de pareilles allusions. Il avait connu des familles où des meurtres avaient été commis pour moins que ça. Si toutes ces dames étaient encore en vie au matin suivant, cela signifierait que le baron était aussi sage que son attitude le laissait croire. Madame Première accepta l’invitation à dormir dans le gynécée. Elle en profita pour se faire donner des conseils de fertilité. La méthode de dame Hua lui parut très vite hors de question. III Le juge Ti pénètre dans une ville qui n’existe pas ; il assiste à la mue d’un dragon. Lorsque Ti quitta sa chambre, au point du jour, son escorte était déjà prête. La maisonnée se rassembla dans la première cour pour souhaiter bonne route aux voyageurs, y compris le vieux baron, qui improvisa un discours d’adieu : — Que les puissances célestes accordent à Votre Excellence une longue vie et une descendance nombreuse ! Ti eut à cet instant une pensée peu charitable à son encontre. Au fil de leur pérégrination, le paysage se fit de plus en plus pelé, uniformément jaune crème, sable et roche confondus. Ici et là s’accrochaient des buissons épineux décharnés. On approchait du désert de Gobi, ce qui ne signifiait pas la fin de toute activité humaine, au contraire. La route était encombrée de chameaux chargés de ballots et d’ânes tirant des charrettes. À la mi-journée, ils atteignirent une plaine au fond de laquelle se découpait une chaîne de montagnes aux cimes enneigées. Au bout d’une heure, ils purent discerner les contours d’une ville bâtie au pied des collines. Vu la faible importance économique de Victoire-Totale, Ti s’était attendu à la voir entourée d’une palissade de bambous en guise de clôture, comme c’était le cas dans les bourgs modestes. Ses fortifications étaient au contraire parmi les plus imposantes qu’il eût jamais contemplées. Elles étaient constituées de cette même pierre lumineuse que l’on voyait partout, ce qui leur donnait l’allure d’un agrégat naturel en parfaite harmonie avec le majestueux décor environnant. Leurs arêtes impeccablement dessinées suggéraient qu’elles avaient été élevées ou restaurées depuis peu. Un chemin de ronde à créneaux reliait des tours puissantes, de section carrée, dont la base surgissait en saillie, comme des jambes d’éléphant prêtes à piétiner les téméraires qui oseraient s’approcher. Cette masse écrasante annonçait une cité florissante, seule capable de s’offrir une telle protection, et riche d’un monceau d’or équivalant à ce monceau de rocs. Ti pria son épouse de lui donner son chapeau noir à ailettes, emblème de sa dignité, qu’elle retrouva sous ses fesses et dut défroisser sous le regard courroucé du magistrat. Quand leur équipage s’arrêta à la poterne principale, il ouvrit le volet à croisillon de leur voiture pour être vu des gardes. Ceux-ci saluèrent le haut dignitaire avant d’écarter à coups de pied les gueux qui obstruaient le passage. L’intérieur de la ville, à première vue, était tout aussi impressionnant que l’extérieur. Ils pénétrèrent dans un sas gigantesque, cerné de murs qui semblaient avoir été conçus par les dieux. Le visiteur ne pouvait que se sentir minuscule devant un tel étalage de puissance. Les baraquements pour soldats adossés à la construction faisaient paraître celle-ci encore plus énorme, démesurée. C’était une montagne habitée par des fourmis. Malheureusement, la traversée de la porte monumentale leur fit l’effet d’une balle de cuir qui perdrait d’un coup toute sa bourre6. Ils n’avaient autour d’eux que des rues étroites, bordées de masures informes. Pas de bâtiments magnifiques, de temples rutilants, de pagodes au toit doré comme en possédaient communément les principales cités de l’empire. Partout la crasse, la misère et, pire que tout, une absence complète d’organisation. Madame Première faisait une tête d’enterrement : — C’est affreux : je regrette Lan-fang ! Ti se raccrocha à la manière positive et confucéenne d’envisager cette aventure, qui consistait à imaginer le bonheur qu’ils auraient de retrouver leur vieille sous-préfecture, d’ici quelques semaines. — Je suis sûr qu’ils n’ont même pas de foire au cochon, laissa-t-il échapper. La plupart des édifices étaient en bois brut et sombre. Les rues étaient creusées d’égouts à ciel ouvert, source d’inconvénients de toutes sortes. Encore le couple longeait-il l’une des deux avenues, trop étroite pour qu’on pût y évoluer aisément au milieu des carrioles chargées d’outils, de cailloux et d’ouvriers. C’était aussi confus et grouillant que si l’on avait été en train de rebâtir les lieux ou d’élever quelque palais invisible. Ti demanda à être conduit au yamen, où il désirait s’installer au plus vite dans le confort, voire le luxe, digne de sa qualité mandarinale. Le chef des miliciens, qui cheminait à côté de leur char, répondit qu’il n’y en avait pas. Victoire-Totale n’était pas à proprement parler une ville, c’était un camp de travailleurs sous commandement militaire. Les deux seules autorités légales étaient incarnées par les officiers et par le corps des architectes. L’absence de toute organisation administrative parut particulièrement choquante au magistrat. On sortait du cadre institutionnel et, pour ainsi dire, déjà, de l’empire, du Zhôngguô7, de la civilisation telle qu’il la comprenait. Il commençait à craindre qu’on le prie de loger dans l’une de ces masures menaçant ruine quand le garde précisa qu’on disposait en revanche d’un poste de commandement prêt à le recevoir. Située au centre de la cité, la commanderie était un ensemble de pavillons disposés autour d’une sorte de grosse pagode carrée, peinte en jaune, dont le rez-de-chaussée servait de salle de réunion et de tribunal, tandis que l’étage était occupé par les bureaux. Au reste, avec ses façades lumineuses, presque gaies, et ses fenêtres rondes, c’était ce qu’ils avaient vu de moins laid depuis leur arrivée. L’un des gardes avait couru prévenir l’architecte en chef Lu Bu, qui vint au-devant d’eux et s’inclina très bas dès que la voiture se fut immobilisée. — Le bâtisseur ignorant que je suis s’honore un million de fois de rencontrer l’éminent magistrat de Lan-fang. J’ai la charge de diriger l’entretien du mur des Dix-Mille-Lis. Aussi aurai-je le privilège de vous assister dans vos décisions éclairées. Ti jaugea l’individu responsable de son séjour dans une bourgade qui faisait reculer les limites de l’inconfort. Il se demanda de quel type d’incompétence souffrait cet homme pour qu’on ait eu besoin de lui adjoindre un sous-préfet. — Je ne resterai que le temps de superviser l’achèvement des travaux, prévint-il en posant le pied sur le parvis où se dressait la pagode centrale. — Votre Excellence veut dire le commencement des travaux, rectifia l’architecte. Ti supputa que la tâche serait moins simple que prévu. Il aurait volontiers creusé ce point si son interlocuteur, peu désireux de lui livrer des explications fâcheuses, ne s’était lancé dans une description détaillée du complexe de commandement, qu’il s’enorgueillissait d’avoir dessiné, conçu et fait ériger avec un soin jaloux tandis que la Grande Muraille tombait en ruine. L’architecte se proposait de faire immédiatement prévenir le commandant : celui-ci se trouvait à ce moment dans un quartier tout proche, où l’avaient appelé ses lourdes responsabilités. Fort désireux de se dégourdir les jambes, Ti répondit qu’il s’en voudrait de bousculer les hautes occupations d’un personnage si important. Tandis que son épouse s’en allait prendre possession de leurs appartements, il suivit l’architecte en chef à travers les quelques ruelles qui les séparaient des lieux où le haut gradé exerçait sa clairvoyante autorité. La plupart des passants, qui faisaient en général triste mine, allaient et venaient avec un gros panier en osier fixé dans le dos. L’architecte se fit moins prier, cette fois, que lorsqu’il s’agissait de sa muraille. Il expliqua que les travailleurs ne se présentaient pas spontanément pour venir reconstruire la frontière des Tang dans des contrées désertiques. Le petit peuple urbain se composait surtout de condamnés et d’esclaves peu ravis d’être là. La garnison avait pour tâche de faire régner l’ordre, même à coups de fouet s’il en était besoin. — À Victoire-Totale, tout le monde s’honore de participer à l’entretien du mur Dix-Mille-Lis ! annonça fièrement le maître d’œuvre de cette joyeuse effervescence. — C’est sans doute pourquoi ils ont l’air si heureux, conclut le juge. À ce que je vois, on se débarrasse ici des délinquants et des éclopés. — Il ne nous reste que les délinquants, noble juge. Les éclopés ont subi les inévitables conséquences de ce glorieux labeur. Au juger de ce qu’il avait sous les yeux, Ti conclut que la Grande Muraille n’était pas en pierre : elle était faite de chair humaine. Le juge, qui se faisait de moins en moins d’illusions sur l’état de cette cité, fut à peine surpris de voir son guide pénétrer dans une maison de thé qui avait tout l’air d’un tripot. Une quinzaine de commerçants et de soudards étaient assis autour de plusieurs tables où ils s’adonnaient au yezi-jiu-pai8, jeu de cartes très prisé sous les Tang. Chaque joueur avait devant lui une pile de sapèques plus ou moins haute. L’architecte alla souffler quelques mots à l’oreille du plus âgé, qui se leva pour accueillir le nouveau venu avec empressement. Comme c’était celui dont le tas de pièces était le plus petit, Ti supposa qu’il n’était pas fâché de mettre fin à une partie mal engagée. Les deux hommes tirèrent de leurs manches des cartes de visite en papier rouge qu’ils échangèrent. Le commandant en chef se nommait Xue Yingjie, c’est-à-dire « Brave et Héroïque » de son prénom. « Brave et Héroïque » était vêtu d’une tenue civile toute simple, agrémentée de son casque militaire empanaché, un accessoire qui cadrait bizarrement avec les pantoufles fourrées qu’il avait omis de troquer pour des bottes plus martiales. — Je suis honoré qu’on m’adresse un si brillant soutien de notre empire, bien que je ne comprenne guère les inquiétudes de nos supérieurs, assura-t-il. Il avait tout d’un grand-père dérangé dans son petit train-train. Il se lança dans un vibrant éloge de son propre sens de l’organisation, qui lui avait permis de « repousser un ennemi acharné, assoiffé de sang et de richesses, qui déchaînait la tempête sur les vallées qu’il traversait et s’obstinait à refuser d’entrer dans la gloire éclatante de la civilisation éternelle des Hans9 ». C’était beau comme une élégie. Sur ces entrefaites arriva un jeune homme d’environ trente ans, vêtu, lui, d’une tenue militaire impeccable. Le commandant présenta au juge son premier lieutenant, Long Jianjun, « Construit l’Armée », un espoir de la nouvelle génération, qu’il s’était efforcé de nourrir de son expérience au cours des trois dernières années. Il enjoignit à M. Long de montrer au mandarin tout ce qu’il voudrait. À le voir se défausser de ses devoirs d’hôtes sur son second, Ti se demanda jusqu’où allaient ses délégations. Alors qu’il visitait la ville en compagnie de son nouveau guide, Ti s’étonna qu’un si grand stratège n’ait pas été porté à de plus brillantes responsabilités. Un héros qui avait sauvé tant de fois tout l’ouest de l’empire aurait dû être mis à la tête des armées qui tentaient de pacifier les peuples des steppes. Il apparut que les événements, une fois dépouillés de l’emphase déployée par le militaire, n’avaient pas été à la hauteur de ses capacités. — Le commandant Xue est un géant qui n’a eu que des souris à chasser, résuma Long Jianjun. Les « hordes sauvages » qu’il avait affrontées se résumaient à quelques maraudeurs téméraires qui menaçaient les fermes ou les caravanes isolées, deux ou trois fois l’an. Il n’y avait certes pas de quoi faire du grand homme un ponte de la Cité interdite. Parvenu aux abords de la retraite, Brave et Héroïque devait puiser dans les ressources de son imagination pour rehausser les couleurs d’un talent qui n’avait pas trouvé à s’employer. Il ne fallut pas longtemps au juge Ti pour comprendre que, en plus d’être fort bien de sa personne, ce lieutenant Long était un esprit brillant, sur qui se reposait entièrement le vieillard en charge du cloaque. Comme les officiers exilés sur ces territoires lointains ne pouvaient être que des punis ou des disgraciés, il se demanda quelle faute on lui reprochait. Le mystère risquait de perdurer un certain temps, étant donné que les principes d’airain de la conversation entre deux employés de l’État interdisaient d’aborder des sujets plus délicats que les chutes de neige ou la transhumance des chèvres à longue barbe. Un énorme édifice, qui enjambait l’artère principale, semblait là pour permettre de surveiller ce marigot grouillant. C’était une « tour de la cloche », construction fréquente dans les villes chinoises. Celle-ci, prévue pour sonner l’alerte en temps de guerre, n’avait servi que lors des incendies, une menace plus tangible que les invasions barbares, dans cette cité de bois où le principal danger surgi du désert était un vent glacial que les citadins combattaient à l’aide de réchauds instables. Le lieutenant proposa d’en gravir les marches pour avoir une vue d’ensemble. L’unique adéquation de cette ville avec l’ordre idéal confucéen était sa forme parfaitement carrée, percée de deux avenues qui se croisaient à angle droit. Elle était totalement enfermée derrière des fortifications qui ne perdaient rien de leur majesté à être contemplées de haut. Nulle masure dans la plaine environnante, hormis de rares baraques qui servaient à abriter les travailleurs et à entreposer le matériel. Ti ressentit la solitude du naufragé accroché à sa planche de salut, perdu au milieu de l’immensité marine. Soucieux d’améliorer le tableau, le lieutenant précisa que « cette grande métropole locale » était dotée de tous les agréments de la vie moderne. Outre quelques maisons de thé de bonne tenue, dont il avait déjà pu visiter l’un des fleurons, il y avait un établissement de bains tout à fait convenable et un quartier des plaisirs fort couru. — Pourquoi de telles fortifications ? s’étonna Ti. Le mur Dix-Mille-Lis n’est-il pas là pour arrêter les indésirables ? — Ce n’est pas pour empêcher les gens d’entrer, noble juge : c’est pour les empêcher de sortir. Il y avait beaucoup trop de condamnés parmi les ouvriers. Il fallait les tenir à l’œil. La nuit, on fermait les issues et plus rien ne bougeait. Comme l’architecte en chef n’était plus là pour détourner la conversation, Ti pria le lieutenant de lui dire ce qu’il en était réellement du monument. Le sourire de Long Jianjun s’effaça. En fait de restauration, il y avait un grand trou, causé par une malfaçon vieille de mille ans : — L’ennui, c’est que la Muraille n’est plus vraiment une muraille ; plutôt un éboulis phénoménal. En revanche, les responsables de ce gâchis payent leur incurie en enfer depuis des siècles : Votre Excellence n’aura pas à les condamner. C’était dommage, il aurait bien passé sa déconvenue sur quelqu’un. Ce décor grandiose sur fond de montagnes était seul capable d’effacer les fatigues et les peines d’un si long voyage. Ti eut une idée. — Puis-je vous demander un service ? demanda-t-il au jeune officier. Peu avant le crépuscule, il fit monter madame Première dans le palanquin crasseux et décati affecté à la commanderie, et l’emmena en ville pour lui montrer quelque chose. Il la conduisit à la tour de la cloche et lui fit gravir les volées de marches qui permettaient de se hisser jusqu’au dernier étage, malgré les protestations de sa chère compagne, pas encore remise des cahots qu’on endurait sur les routes de province. Une fois en haut, elle vit qu’il avait fait préparer une collation vespérale dont ils profitèrent en tête à tête. La chancellerie de Chang-an avait chargé un « Comité géographique des noms de lieux » de donner des toponymes chinois aux régions frontalières récemment agrégées à l’empire. — Cette chaîne montagneuse se nomme « Triomphe de la Grandeur », expliqua Ti. Vous apercevez là-bas le pic de la Gloire tutélaire. Et l’eau que nous buvons vient de ce cours, qui serpente dans la vallée : la Fureur des Montagnes. Ces dénominations grandioses devaient célébrer l’hégémonie irrépressible de la Chine. Elles témoignaient surtout d’une volonté forcenée d’impressionner les indigènes. Ti se demanda si leur gouvernement n’en faisait pas un peu trop. La construction millénaire, en revanche, était indéniablement somptueuse, pour ce qu’on pouvait en apercevoir de si loin. — On dirait un dragon assoupi sur la crête des collines, dit dame Lin, qui attendait toujours de voir l’animal fabuleux lui annoncer sa grossesse. Deux serviteurs montèrent l’escalier pour allumer les lampes. Ti et sa femme regardaient le soleil se cacher derrière les montagnes. — Je regrette souvent de ne pas être peintre, dit le mandarin. Il y a tant de merveilles à fixer sur la soie ! Il se produisit alors un phénomène curieux. La Muraille s’était estompée dans les brumes du soir, pour disparaître tout à fait lorsque l’astre du jour se fut couché. Peu à peu, elle réapparut sous la forme d’une lueur, bientôt suivie d’une autre, puis de dizaines, qui surgirent progressivement sur la ligne de cette interminable épine dorsale, à mesure que les gardiens la parcouraient. Ils allumaient les lampions des tours de guet. Le spectacle était aussi beau qu’incongru. On devinait aussi les lanternes de ceux qui patrouillaient sur ce fin corridor. Le dragon de pierres s’était changé en dragon de lumière. IV D’une chiquenaude, madame Première fait un trou dans la Grande Muraille ; le juge Ti comble cette brèche avec sa tête. L’expédition pour le mur Dix-Mille-Lis avait été préparée avec soin par l’architecte en chef. Des chevaux, le moyen le plus commode pour gravir la colline, attendaient le magistrat et sa suite devant la commanderie. Quant au commandant Xue, il s’était fait excuser, et Ti préféra ne pas s’interroger sur les raisons de cette démission inopinée. Madame Première avait revêtu le costume d’équitation des dames Tang : elle avait enveloppé son épaisse chevelure noire dans un foulard surmonté d’un élégant chapeau rond, et portait une robe plus près du corps que sa tenue ordinaire, fendue de manière à lui permettre de tenir en selle comme les hommes. Elle avait enfilé en dessous une sorte de pantalon qui protégeait ses jambes de la froidure aussi bien que des regards indiscrets. La petite troupe quitta la ville par la porte nord, d’où une route parfaitement aplanie par les allées et venues continuelles des convois lourdement chargés conduisait vers les montagnes. Entre la cité et les cimes imposantes se déployait une série de monts beaucoup moins élevés, sur la crête desquels courait la construction millénaire. À cette distance, le spectacle était encore plus grandiose que depuis la tour de la cloche. L’architecte, qui chevauchait à côté du mandarin, se mit à lui faire l’article avec conviction : — Votre Excellence admire en ce moment le plus grand monument du monde ! L’un des propos des longues études confucéennes suivies par Ti avait été de lui apprendre à se méfier des idées préconçues. — Comment pouvez-vous savoir qu’il en est ainsi ? — Parce qu’il est inconcevable qu’un peuple égale la puissance et l’harmonie de notre civilisation ! rétorqua Lu Bu avec aplomb. Le juge se dit qu’une telle certitude rendait en effet les voyages inutiles. Malheureusement, l’éblouissement du début se dissipa à mesure qu’on approchait du chef-d’œuvre. Ti découvrit peu à peu les tours, qu’il jugea petites, et les murs, qu’il estima fort bas. À entrevoir de loin cette masse, il avait supposé qu’il s’agissait de pierres taillées. La couleur trahissait désormais la brique dans la majeure partie de l’ouvrage. Il fit la moue. — Cela suffit à arrêter les sauvages, ce tas de terre cuite ? — Parfois, nous accrochons sur les créneaux le portrait de Sa Majesté. Cette image leur impose le respect, affirma son guide. — On m’avait parlé d’un bâtiment en pierre… reprit le mandarin comme un client déçu par ce qu’il trouve dans son assiette. — Cela, c’est pour la partie chic de la Muraille, noble juge. Dans cette région modeste, elle est en terre toute simple. Ti soupira à l’idée qu’on l’envoyait une fois encore vider les poubelles de l’empire. Sa déconvenue l’engagea à la critique. — J’ai peine à croire qu’un mur, si long soit-il, parvienne à retenir des envahisseurs vraiment décidés. L’architecte avait réponse à tout. — Nul mur ne saurait retenir des envahisseurs, noble juge. C’est la vision de la grandeur impériale qui les retient. La Muraille marque le début de l’harmonie. Elle est la séparation entre le tout et le rien. — Ah, je vois : c’est un symbole. — Non, noble juge. C’est une séparation réelle. Ti avait du mal à cacher ses doutes quant à la protection qu’apportait cette construction, même en bon état. Lu Bu possédait cependant une panoplie complète d’arguments bien rodés. — Que Votre Excellence me pardonne mon outrecuidance, mais je crois qu’elle n’a pas saisi le mode de fonctionnement de cet ouvrage. Il représente un message de l’empereur à l’attention des sauvages de tous poils : s’il a pu édifier un si long mur, de quoi n’est-il pas capable ? C’est un avertissement. Une image resplendissante de sa grandeur. Ti en était bien convaincu – avoir une autre opinion aurait constitué un crime de lèse-majesté. Mais plus le cortège gravissait la colline, moins « l’image de grandeur » resplendissait. L’architecte avait lui aussi une question : — Est-il vrai que, vers l’est, les tours sont d’un style plus orné ? — Qu’est-ce que j’en sais ! répliqua le juge. Vous croyez que je passe mon temps sur ces vieilles pierres ? Ils atteignirent tout d’abord les briqueteries, où s’élevaient d’énormes tas rectangulaires disposés entre les fours. Ils dépassèrent ensuite des carrières, d’où l’on extrayait le matériau pour la base et le gros œuvre. Ils rencontrèrent aussi les bûcherons qui apportaient le bois, puis aperçurent les forges, où l’on travaillait le fer à grand bruit. — Avec tout ce monde, les choses iront bon train, se félicita le mandarin. Il ne vous manque qu’un cocher pour stimuler vos artisans. — Avec un grand fouet, alors, se permit de nuancer l’architecte. Le coup d’œil qu’il jeta en direction du lieutenant Long sous-entendait qu’il aurait aimé un peu plus de poigne de la part du commandement militaire. Tandis que la route serpentait à flanc de coteau, il détailla pour le magistrat les portions de Muraille qu’ils avaient sous les yeux. Elles dataient d’époques multiples, où différents modes de construction avaient été appliqués, et s’étaient conservées diversement. Des restaurations successives et erratiques, survenues dans les rares périodes de paix intérieure, ajoutaient à cette confusion. On pouvait marcher sur de la roche bien ferme pendant un li, puis tomber sur un tronçon en brique crue qui avait mal supporté quatre siècles de pluie et d’incurie. La bonne pierre grise, qui formait la section la plus solide, était loin de constituer la norme locale. L’architecte était parvenu à dater à peu près chaque segment en se fondant sur les archives. — Ah, fort bien ! dit Ti. Nous sommes en train de voyager à travers nos nombreuses dynasties ! Chacune, ou presque, avait laissé son souvenir sur cette frontière entre le monde civilisé et l’inconnu dont il importait de se prémunir. — Votre Excellence devrait revenir au point du jour. Pour peu qu’il y ait du brouillard, c’est encore plus beau. Les tours émergent du néant comme la vérité des brumes de l’ignorance. Ti profitait d’une leçon de philosophie en même temps que d’une visite archéologique ; il n’avait pas lieu de regretter son déplacement. Ils atteignirent une éminence où Lu Bu leur proposa de mettre pied à terre : l’œil y enrobait une large partie de la Muraille, c’était selon lui le meilleur point de vue. Il avait d’ailleurs fait préparer une petite collation, agrémentée d’un thé bien chaud dont les théières fumaient sur des braseros. Ti ne se fit pas prier pour rallier les pliants installés pour eux et loua le sens de l’organisation du fonctionnaire. Tandis qu’ils se restauraient de petits pains sucrés fourrés au sésame et de fromage de soja fermenté, ils purent effectivement admirer le long étirement du mur qui barrait l’horizon. La suite de créneaux et de tours s’étendait interminablement derrière une série de poteaux qu’on avait plantés à intervalles réguliers au bord de leur belvédère. Pour une fois, Ti était heureusement surpris : on ne voyait nul dégât. — Il n’est pas si grand, votre trou, dites-moi. On ne remarque rien du tout. Un peu nerveux, l’architecte leur suggéra de rentrer en ville, maintenant qu’ils avaient vu ce qu’il y avait à voir. C’était mal connaître le mandarin, qui avait une conception plus exigeante de la manière d’accomplir ses missions. Comme le vent se levait sur leur promontoire, il leur sembla qu’une portion de la Muraille se gondolait. Ti commençait à douter de sa vue quand sa femme quitta son siège pour s’approcher des poteaux. Elle tendit la main vers la Muraille, qui se tordit et se froissa entre ses doigts. Ti ne fallut qu’un instant à dame Lin pour faire tomber la banderole que l’on avait fixée entre deux des montants de bois, dont la présence s’expliquait tout à coup. Un artiste avait reproduit le paysage sur un large drap et y avait représenté un tronçon de la Muraille telle qu’elle aurait dû être, afin de dissimuler aux visiteurs ce qu’elle était réellement. Madame Première se tourna vers l’architecte ; elle avait à la main l’étoffe à présent toute plissée, lamentable reliquat de pierres et de végétation entremêlées : — Je n’ai jamais vu une façon aussi rapide de régler les problèmes de construction. Les convives découvrirent alors avec horreur ce que le dessin avait servi à cacher. Il n’y avait rien derrière. Ti sentit son crâne approcher du niveau de chaleur des théières qui fumaient non loin d’eux. — Allons-nous retenir les barbares avec des murailles de papier ? demanda-t-il. L’architecte bredouilla que ses subordonnés avaient mal compris ses directives. Cette peinture devait servir à se rendre compte de l’effet global une fois les travaux terminés. On avait oublié de l’ôter avant l’arrivée de Son Excellence. Ti avait toutes les raisons d’en douter. Par bonheur, il restait convaincu que la menace barbare n’était pas du tout virulente en cette saison. — Allez ! Hâtons-nous d’aller boucher ce trou ! Il ne faudrait pas que quelque voleur ou quelque contrebandier malintentionné en profite pour traverser. Lu Bu échangea un regard entendu avec le lieutenant Long. — Certes, noble juge. Un contrebandier ! Ah, non ! Nous n’en voulons pas ! Ils avaient bien d’autres soucis en tête que les fraudeurs, mais n’osaient encore en faire part à l’émissaire de la préfecture. Ti et ses hommes remontèrent en selle pour couvrir la distance qui les séparait de ce merveilleux tas de briques. L’architecte les conduisit à un endroit où une rampe en bois avait été adossée à l’ouvrage pour permettre aux chariots d’y accéder. Quoique étroit, le chemin de ronde, dans ses parties planes, pouvait servir de route, ce qui facilitait le transport du matériel. Certaines tours disposaient en outre d’escaliers. Ti s’engouffra dans l’un d’eux, suivi de son épouse et du reste de leur troupe. La particularité de la Muraille, par rapport aux autres monuments, c’était que, une fois dessus, on la voyait encore. Un long serpent dont la teinte variait du brun au gris courait de part et d’autre. Il plongeait dans les creux pour repartir à l’assaut des éminences avec une audace extraordinaire. Ti imagina la détermination de ceux qui avaient dirigé la réalisation de ce projet, et le courage qu’il avait fallu à ceux chargés de l’exécuter. Élever des fortifications urbaines paraissait un jeu d’enfant en comparaison de cette chose inhumaine déposée sur la pointe de collines escarpées. De là-haut, les défauts se voyaient un peu moins et le spectacle avait de quoi impressionner les plus dubitatifs. Lu Bu avait repris assez d’assurance pour leur vanter sa magnificence : — L’originalité de cette Muraille, noble juge, c’est de n’avoir pas de fin. Votre Excellence pourrait marcher pendant des jours et des jours. Elle parviendrait à l’extrémité est de notre territoire, jusqu’à avoir les pieds dans la mer Jaune. — Merveilleux, grogna le magistrat. Allons-y tout de suite. — J’ai calculé qu’il faudrait à Votre Excellence une vingtaine de paires de bottes et des provisions pour cinq mois. — Dommage que mon budget soit si serré. — N’a-t-on pas pensé à disposer des débits de nourriture pour les visiteurs ? demanda son épouse. Le regard de l’architecte prit une nuance de tristesse. — Hélas, noble dame des Ti, la Muraille n’attise guère la curiosité de nos Chinois : la grandeur de l’empire peut se constater en tous lieux, nul besoin de se déplacer jusqu’ici. Sa déception faisait pitié. Dame Lin s’efforça de le consoler : — Si jamais, un jour, cette grandeur devient moins visible, peut-être les gens viendront-ils ici pour se la rappeler. Le chemin de ronde sur lequel ils avançaient était à peu près large de la hauteur d’un homme. Chaque tour était surmontée d’un petit pavillon au toit pentu, où les soldats pouvaient s’abriter s’il se mettait à pleuvoir pendant leur tournée. Si enthousiaste qu’il fût, Lu Bu ne put empêcher le mandarin de voir que certaines étaient à demi effondrées : des pans de murs s’ouvraient lamentablement sur le vide. D’autres tours, les plus grosses, étaient pour ainsi dire rasées : seules quelques pierres l’une sur l’autre portaient la mémoire d’un édifice évanoui. Ti avait l’impression de contempler au même endroit la splendeur et la décadence d’une nation, son apogée et sa ruine. Et c’était à lui qu’on demandait de rétablir l’empire dans sa gloire éclatante ! Au reste, la progression n’était pas de tout repos. On rencontrait partout des escaliers, en raison des déclivités de cette zone montagneuse. La construction ne pouvait faire autrement que de suivre la courbe des collines, aussi fallait-il sans cesse monter et redescendre. Ils eurent le courage de se rendre sur le point le plus élevé. On y dominait la région où vivaient les peuples indomptés, pour la plupart des tribus nomades qui se déplaçaient au rythme des saisons avec leurs troupeaux. La tour la plus haute avait déjà fait l’objet d’une restauration que l’architecte ne se priva pas de leur détailler sous ses moindres aspects. Les voûtes ogivales des fenêtres encadraient magnifiquement le décor de végétation roussie par l’automne qui couvrait coteaux et vallées. De l’intérieur d’un tel bâtiment, on ne pouvait ressentir nul sentiment de crainte pour la civilisation qui l’avait édifié. — Les sauvages peuvent venir ! s’écria Lu Bu dans un bel élan de patriotisme. — Il serait bon qu’ils attendent un peu, néanmoins, rectifia le lieutenant Long, que la puissance des pierres et des briques enflammait modérément. À certains endroits, les créneaux eux-mêmes étaient éboulés, et les escaliers, impraticables. Ti songea que c’était certainement un monument capable d’impressionner le barbare, à condition de le maintenir en parfait état. Dans le cas contraire, il constituait à l’inverse un très net signe de faiblesse. Aux emplacements les plus abîmés, de la végétation s’insinuait dans les fissures, ce qui contribuait à desceller les mœllons encore en place. — Ce sont des jardiniers, qu’il vous faudrait, grommela le juge Ti en arrachant lui-même une touffe d’herbes hautes qui avait entrepris de dévorer les pavés si péniblement installés là. Alors qu’il passait sa contrariété sur les buissons indélicats, il ne vit pas qu’il avait mis le pied sur une section très délabrée. Il y eut un bruit étrange, une sorte de craquement suivi de frottements. Quelque chose avait dû céder en contrebas. L’affaissement se transmit au promontoire où il se tenait. Madame Première tendit les bras vers lui, mais le lieutenant Long la tira en arrière pour l’empêcher de tomber elle aussi, tandis que le mandarin, figé par la surprise, sentait le sol se dérober. Tout un pan du mur était en train de s’écrouler sur lui-même, entraînant le mandarin. Celui-ci perdit l’équilibre, puis glissa sur les fesses jusqu’à un vaste trou qui venait d’apparaître devant lui et qui l’engloutit. Comme il disparaissait dans la cavité, il eut la conviction d’avoir atteint sa dernière heure et d’être en route pour les enfers. Ce sentiment se confirma quand il se trouva nez à nez avec une tête de mort, un crâne encore recouvert de vagues lambeaux desséchés et de mèches de cheveux. À mesure que la poussière millénaire soulevée par l’éboulement se dissipait un peu, il vit, parmi les débris, ce qui ressemblait fort à des membres humains disséminés un peu partout. Il était indubitablement dans un charnier. Ce ne fut qu’au bout d’un long moment qu’on parvint à l’extirper de sa fosse. L’architecte était livide. C’était précisément le genre d’accident qu’il avait voulu éviter grâce à l’artifice de sa banderole peinte. Ti était en transpiration, malgré la température très fraîche de cette fin d’automne. Sa robe était fripée, salie, déchirée. Pire encore, il avait perdu une bonne part de sa dignité, un accident insupportable au mandarin de troisième catégorie, deuxième rang, qu’il était. Il convenait de prendre au plus vite une mesure qui rétablît son autorité mise à mal. — Trente coups de bambou au responsable de cet éboulis ! Lu Bu expliqua que ce drame était l’œuvre du temps. Les briques avaient fondu, minées par les ruissellements. Ses excuses furent interrompues par une découverte macabre. Tout le monde avait les yeux fixés sur la série de squelettes qui émergeaient de la cassure. — Je vois que je ne suis pas le premier qu’on assassine ici, s’exclama Ti. Ce crime-là, si c’en était un, avait été commis des siècles plus tôt. — Cinq, exactement, précisa Lu Bu. Cette zone date du règne des souverains hans. Les tâches pénibles sur ces arêtes rocheuses, la rudesse du climat, les épidémies, tout cela avait fait des centaines de milliers de victimes, parfois inhumées dans la construction elle-même. La Grande Muraille était le plus grand cimetière du monde. — Qu’on me sauve de ce tas de boue ! déclara Ti avant de dévaler l’escalier le plus proche, au risque de briser ses membres miraculeusement épargnés par sa chute. Il était résolu à faire colmater les brèches au plus vite. Le problème était de concilier l’urgence et la solidité. — L’urgence me semblerait à privilégier, dit le lieutenant Long avec une gravité que le mandarin n’apprécia pas du tout. On ne pouvait rien faire de plus pour le moment, aussi rentrèrent-ils en ville. En proie à des idées noires, Ti avait délaissé l’architecte, qu’il ne supportait plus, pour chevaucher en compagnie de son épouse. — On va m’exécuter dès mon retour à Lan-fang, annonça-t-il. Telle était la conclusion de son expertise. — Pourquoi ? s’étonna dame Lin. Vous n’êtes pas responsable des gabegies antérieures ! — Je le suis, maintenant ! Il faudra bien punir quelqu’un. Qui voyez-vous d’autre dans ce rôle ? Elle désigna du menton le petit fonctionnaire local qui leur avait fait la visite. Son mari soupira. — La punition est toujours à la hauteur du désagrément éprouvé par la Cour. Exécuter un sous-fifre aussi minuscule n’apaisera la colère de personne. Madame Première leva les yeux au ciel. L’orgueil de son mari éclatait en toute occasion, même dans les situations les plus inattendues. — Bien sûr, approuva-t-elle. Il faut au moins une tête de la taille de la vôtre pour combler un trou dans la Grande Muraille. V Le juge Ti discute de l’humanité des créatures à long nez ; il découpe un cadavre dans un temple. L’état de la Grande Muraille imposait au sous-préfet d’organiser au plus vite une réunion pour faire le point sur les troubles à prévoir dans la région : — Il ne faudrait pas que les irréductibles surgissent en ce moment, dit-il aux hommes rassemblés autour de lui dans les bureaux de la commanderie. — Disons, pas dans les deux ans à venir, ce serait bien, précisa l’architecte Lu Bu, puisque le magistrat optait pour une approche réaliste des difficultés. Selon les rapports parvenus à la connaissance du lieutenant Long, on avait noté une certaine nervosité chez les Rong Di10, ces bandits de l’Ouest sans foi ni loi. Il déploya une carte pour montrer à Ti la zone où ce peuple vivait. C’était à des mois de marche. — Ah, mais c’est loin ! constata le mandarin. Nous sommes tranquilles ! — Oui, noble juge, confirma Long Jianjun d’une voix neutre. Voici deux ans, ils se sont emparés de cet endroit. Il pointa un lieu situé nettement plus près. — L’année passée, ils étaient ici, ajouta-t-il. Ti aurait mieux aimé les savoir chez eux. — Dernièrement, reprit le lieutenant, on nous a rapporté que cette oasis était tombée. La trajectoire ne laissait aucune place à l’ambiguïté. — Mais ils vont droit sur nous ! s’écria Ti. Il se fit expliquer un peu la situation politique de ces Turcs. D’après l’officier, ils avaient eu un empire unifié, mais les Chinois étaient parvenus à le diviser en soutenant un prétendant contre un autre. — Ah ! Bien ! Je vois que nos augustes souverains se sont occupés du problème. Et maintenant ? Comme les Turcs étaient à présent désunis, des groupes incontrôlables sévissaient ici et là. Ils avaient un point commun : ils considéraient les villes chinoises comme des sources inépuisables de trésors. — Je vois. Nous aurions mieux fait de les laisser se débrouiller entre eux, dans ce cas, il me semble ? Le lieutenant n’osa pas contredire à haute voix la politique impériale, mais sa grimace laissait transparaître son opinion. Ti désigna les montagnes aux cimes enneigées que l’on apercevait au loin par la fenêtre ouverte. — Ces sommets ne sont-ils pas une protection naturelle contre les invasions ? Lu Bu croyait moins aux architectures naturelles qu’à celles qu’il entreprenait lui-même : — Le Ciel, dans son infinie sagesse, n’a pas permis que la nature oppose de rempart à l’expansion de notre civilisation, dont la vocation est d’illuminer le monde. Hélas, dans le moment présent, ce sont les « hu11 » qui profitent de cet état de fait pour nous rendre visite. — Quel opportunisme ! observa le mandarin. — Peut-être Votre Excellence pourrait-elle nous obtenir un surcroît de main-d’œuvre, en usant de ses hautes accointances ? suggéra l’architecte en chef. Ti ne voyait pas à quelles « hautes accointances » on faisait allusion. Tous ceux qui avaient aperçu madame Première, toute de jaune vêtue, en avaient tiré des conclusions. — Nous sommes très honorés de recevoir un haut personnage allié à la famille régnante, expliqua Lu Bu. Cette chance inespérée nous aidera peut-être à faire prendre en compte notre situation par les instances supérieures ? Tous les regards posés sur le mandarin exprimaient un espoir irraisonné. Ti tomba des nues. Comment pouvaient-ils croire qu’un fonctionnaire doté de si puissants appuis mettrait le pied dans leur bourbier ? Il se promit de dire un mot à son épouse au sujet de ses folies et de leurs conséquences. Ti profita de l’entrée du commandant Xue pour changer de sujet. Les plus folles rumeurs couraient sur le compte des guerriers des steppes, qui n’étaient pas de race chinoise. Avec les barbares aux yeux bridés, tels les Mongols ou les Tibétains, on pouvait encore s’entendre. Mais avec les diables à long nez, que faire ? Ce n’étaient même pas des hommes ! — Ce ne sont pas des hommes ? s’étonna Ti. — Ils n’ont aucune des caractéristiques qui définissent l’espèce humaine, noble juge, lui assura Xue Yingjie : la peau cuivrée, les yeux en amande, les cheveux noirs et raides, le nez plat… Ceux dont nous parlons ont la peau rosée comme les cochons. Leurs yeux sont ovales, pareils à ceux des démons représentés dans nos temples. Nous en avons même vu dont les poils de la tête étaient tordus, vrillés, entortillés, sans parler des autres poils dégoûtants qui leur poussent tout le long du corps, et qui ne permettent pas de les distinguer des animaux. — Quelle horreur ! Est-il possible que de telles créatures existent sous le ciel ? Le commandant baissa la voix. — On raconte que certains auraient les iris clairs, délavés, transparents. Peut-on imaginer une telle abomination ? Il n’y a que les enfers pour concevoir semblables chimères ! L’architecte s’était renseigné, lui aussi. On racontait que des guerriers vêtus de noir, invincibles, parcouraient les plaines sur des montures infernales, si rapides que leurs sabots lançaient des étincelles. Malheur à qui croisait leur route ! Même au galop de leur cheval, leur flèche magique atteignait immanquablement son but. Ils dévoraient le cœur de leurs victimes, dont les dépouilles étaient dépecées par les vautours. Tout le monde frémit. Ti fronça le sourcil. — Ce n’est pas avec des récits de cette sorte que nous allons ranimer le courage de nos administrés. Avez-vous une idée des mesures à prendre ? Le commandant Xue en avait une. — Nous pourrions commencer par l’exécution en place publique de cet homme, pour discours défaitistes et offense à la grandeur de la Chine. — Bien, dit Ti. Ce sera toujours autant de proies en moins pour les barbares, si nous exterminons notre propre population. Il était évident qu’il allait devoir faire appel à ses propres capacités de raisonnement, comme toujours. Ti n’eut pas de mal à peaufiner sa connaissance de Victoire-Totale. Les deux avenues rectilignes qui conduisaient d’une porte à l’autre se croisaient au centre de la cité, là où se dressait la commanderie. Pour le reste, ce n’était que constructions de bric et de broc dans tous les sens. — Cette ville exprime à la perfection l’œuvre de l’État dans cette région, lui expliqua Lu Bu : un effort de rationalisation au milieu du chaos. — Reste à savoir qui des deux l’emportera. — La sagesse est toujours victorieuse, en fin de compte : elle répond aux désirs des dieux. Les sauvages avaient, hélas, d’autres dieux, qui régissaient leur monde selon d’autres règles. Ti fut convié à quelques banquets donnés en son honneur par la société lettrée de Victoire-Totale. Ces quelques personnes, peu nombreuses, se réunissaient pour célébrer la nostalgie de la culture chinoise, dont elles se sentaient exilées. On y rencontrait les architectes, les principaux commerçants, les officiers et les deux médecins ; on y assistait chaque fois aux numéros des rares artistes locaux, toujours les mêmes. Tout cela composait un petit monde délétère, dont le principal point commun était le regret de ne pas être ailleurs – mis à part les marchands, que le flux de caravanes enrichissait. Lu Bu rêvait d’aller bâtir à la capitale. Les villes de première catégorie étaient les préfectures. Celles de la deuxième étaient confiées aux sous-préfets comme Ti. Dans le cas de Victoire-Totale, ville de troisième ordre, les tâches administratives dépendaient du commandant, qui n’avait pas étudié de très près Confucius, ni même les lois. — Puis-je vous demander de quelle façon vous rendez la justice ? s’enquit le magistrat. — Comme vous, je pense, répondit placidement Xue Yingjie : d’abord la torture, ensuite l’exécution capitale. Ce sont des divertissements très courus, ils font beaucoup pour le moral de nos administrés. Brave et Héroïque avait passé sa vie à se documenter sur la manière de conduire une guerre qu’il n’avait jamais eu à mener. Sa garnison était entraînée et nourrie des sentences prodiguées par les traités d’art militaire, dont certains remontaient aux origines de la culture chinoise. — Donc, s’il venait un envahisseur… dit Ti. — Nous sommes prêts ! lui assura le commandant. Nous sommes prêts depuis vingt ans ! Il était à craindre, à force d’être prêts, qu’ils ne fussent complètement rouillés et dépassés. Ti profita de ces banquets pour avoir une petite conversation en aparté avec l’un des médecins. Les obsessions soudaines de sa Première l’inquiétaient. Il était très embarrassé d’avoir à aborder ce sujet. — Ma Première est… comment dire… — Frivole ? — Ce n’est pas cela. — Coureuse ? — Non ! s’exclama Ti, choqué. Seulement… elle courtise ma tige de jade avec assiduité. — Depuis combien de temps êtes-vous mariés ? s’enquit le guérisseur. — Depuis plus de vingt ans. — Il n’y a donc qu’une seule explication, noble juge : elle est possédée par un esprit malin. Ti fut horrifié à l’idée de partager la couche d’un fantôme. — N’a-t-elle pas montré des signes curieux ? Des changements d’humeur ? Des attitudes incompréhensibles ? — Non. Il n’y a qu’au lit. — Il s’agit donc d’un fantôme luxurieux, conclut le maître. Au reste, on s’en plaint rarement. On avait souhaité adjoindre à la dame en jaune une gouvernante qui ne fût pas trop indigne de son rang. Ce fut Chuntao, Pêche de Printemps, l’épouse de l’architecte en chef, qui se dévoua. Elle aussi s’ennuyait dans cette province reculée, elle rêvait de la capitale plus encore que son mari. Aussi s’offrit-elle à conduire la « dame en jaune » où elle voudrait se rendre. Madame Première, que ses préoccupations maternelles n’avaient pas abandonnée, demanda à visiter le temple de la déesse Bixia, la Grande Mère. Il n’y en avait pas. — La fertilité et la protection des femmes ne sont pas ce qui occupent le plus les gens d’ici, lui expliqua dame Pêche. Des autels au dieu de l’architecture, oui, tant que vous voudrez ! Dame Lin se félicita d’avoir fourré dans ses bagages un autel portatif. Elle avait en vue la préparation d’un petit voyage pieux. De nombreux sanctuaires dédiés aux divinités maternelles, appelés « Temples de la Dame », avaient été élevés à travers la Chine. Hommes et femmes s’y rendaient en pèlerinage pour solliciter des naissances, notamment à Tushan, où se trouvait le plus renommé. La meilleure date pour y faire ses dévotions était le 8 du quatrième mois. L’idéal aurait donc été que les travaux se terminent pour le début de l’année, afin qu’ils puissent se mettre en route dans les temps. Elle rencontra son mari, qui sortait du bâtiment central, et lui en toucha un mot. — Bien sûr ! répondit-il. Quoi de plus facile ! Et pour la fête des morts, vous ne voulez rien ? Il poursuivit son chemin en se retenant de livrer le fond de sa pensée ; tous ces imbéciles n’auraient pas compris qu’il s’en prenne à la « Fille du Ciel ». Celle-ci resta interloquée. Puisque Son Excellence semblait peu disposée à prendre ses tracas au sérieux, elle résolut d’en faire part à la déité locale, afin d’avoir au moins quelqu’un dans son camp. Ce qui l’intrigua le plus, durant le trajet vers la pagode, ce furent les robes sombres des habitantes de Victoire-Totale, plus courtes qu’ailleurs, qui laissaient voir leurs mollets emmaillotés dans des bandes de tissus blancs. Les plus fortunées agrémentaient leur blouse et leur gros chignon de bijoux en argent. Le temple local était un pavillon noir et blanc assez petit, au toit surmonté d’une sorte de paire de cornes. Il était situé sur une esplanade et abritait une divinité androgyne à bras multiples, que les gens appelaient le « grand Momole ». Dame Lin compta neuf membres de chaque côté. Chacune des mains tenait un emblème différent. Les plus hautes indiquaient le ciel. Seules les deux plus basses étaient vides et s’ouvraient vers le fidèle. — C’est une sorte de bénédiction ? demanda-t-elle. — Non, c’est là que vous devez déposer l’offrande, répondit dame Pêche. Madame Première se départit d’une ligature de sapèques qu’elle suspendit à la paume avide. Elle se lança à tout hasard dans une prière. Lorsqu’elle se fut inclinée à plusieurs reprises, elle remarqua la présence d’un maître qui devait posséder le don de se matérialiser, car elle ne l’avait pas entendu venir. Il portait le « Huang guan feng pei » des prêtres taoïstes, la robe bleue avec bonnet jaune et cape jusqu’aux genoux. Dame Pêche lui présenta Baji Zhenren, la plus haute autorité religieuse de la région. C’était un homme grave, à barbe blanche, au regard pénétrant. Avec son allure sérieuse et sa simplicité, il avait tout du saint descendu de son ermitage. Il émanait de lui une force qui inspirait confiance. Dame Lin décida de lui confier ses désirs de grossesse. Une voix d’outre-tombe s’éleva alors dans la pagode, comme pour une prédiction céleste : — La conception n’est pas à l’ordre du jour, noble dame des Ti. Le monde va bientôt basculer dans le chaos et la destruction. Peu importe si deux âmes ou une seule meurent en vous. Elle le jugea plaisant comme une tempête de grêle. Il la scrutait de ses petits yeux, auxquels elle trouvait à présent une lueur méchante. Elle se mit à craindre qu’il ne fût en train de jeter un mauvais sort à son cher enfant peut-être déjà en gestation. Elle le remercia de ses bons vœux et prit congé pour ne plus voir sa figure. Comme elle descendait les marches de la pagode, elle sentit dans son dos un regard de glace qui s’appesantissait sur elle. Ce détestable personnage avait réussi à ruiner toute la paix intérieure qu’elle était venue chercher dans cet endroit de recueillement et de méditation. Comme pour confirmer les dires du maître, divers signes de mauvais augure furent rapportés par la population. Des cultivateurs assuraient qu’une pluie d’oiseaux morts s’était abattue sur eux tandis qu’ils sarclaient leur champ. Pour preuve, ils exhibaient un sac plein de ces volatiles, qui ne portaient aucune marque à laquelle on pût attribuer leur fin soudaine. De tels événements n’étaient pas à prendre à la légère, d’une part parce que les sujets du Dragon croyaient fermement aux messages envoyés par le Ciel ; d’autre part parce que l’état d’esprit des ouvriers et artisans en était ébranlé. — Nous allons faire une offrande pour satisfaire les oiseaux et rassurer les hommes, décréta le juge Ti. Ces troubles risquaient de ralentir encore les travaux, dont on ne pouvait pas dire qu’ils progressaient à la vitesse du vent. Il était temps, pour Ti, de s’adresser lui aussi à la principale autorité spirituelle de la localité, un allié qui pouvait se révéler précieux. Il se fit donc conduire à la pagode. — Ah ! Votre Excellence a de la chance : le maître est là, dit le serviteur qui l’avait conduit. Il a l’air d’être dans un bon jour. Baji Zhenren s’était fait une vocation de soulager les souffrances morales des démunis. Ti estima qu’il donnait surtout des signes d’exaltation. Vêtu de sa longue robe bleue, il se dressait, très raide, en haut des marches du sanctuaire. Un groupe de fidèles était prosterné sur la petite esplanade, autour du brûle-encens en céramique à plusieurs étages d’où s’échappait un filet de fumée grise. Les fidèles l’écoutaient prêcher avec l’attention d’enfants devant un conteur itinérant. Aussi fantastique que les récits en question, l’histoire qu’il leur narrait avait, de plus, des accents horrifiques. Il était en train d’énumérer les signes néfastes revenus de toutes parts ces derniers jours. Une nouvelle étoile était apparue dans le ciel, du côté de l’orient. Une belette avait traversé la ville en plein jour, jusqu’à la tour de la cloche. On avait fouillé le bâtiment : il était vide ! L’animal s’était évaporé, indication évidente qu’il s’agissait d’un démon échappé des enfers. Le maître leva la main pour faire cesser les murmures inquiets : — Et les chiens ! Les chiens ! Écoutez-les ! Le silence se fit à l’instant. On entendit, dans le lointain, les hurlements d’une horde de chiens à travers la plaine désertique. Il y avait certes de quoi glacer n’importe quelle âme, superstitieuse ou non. — La fin est pour bientôt ! déclara le vieux sage d’une voix funèbre. Il engagea ses ouailles à se mettre en règle avec les puissances de la nature qui les engloutiraient bientôt dans le magma originel. Ti nota qu’ils avaient une chance dans leur malheur : le remède suivait immédiatement le diagnostic. Il était moins inquiet du magma originel que de ce qui se déroulait sous ses yeux. — Tremblez, pécheurs qui habitez cette ville maudite ! tonna le maître. Les fidèles se mirent à psalmodier des prières en s’inclinant convulsivement, certains debout, d’autres à genoux, et le brûle-encens en céramique déborda bientôt de cônes fumants. Ti était venu solliciter l’aide de cet hurluberlu. Il se demandait à présent s’il ne valait pas mieux le jeter dans un cachot pour le faire taire. Mais ses partisans risquaient de s’interposer, et une révolte populaire était la dernière chose dont on avait besoin. Un jeune prêtre s’avança vers lui, le sourire aux lèvres. Il se nommait Zhen Daozi et disait avoir l’honneur de servir le maître. Peu disposé à s’entretenir avec un assistant, Ti passa devant lui sans un mot et rattrapa le prophète comme ce dernier rentrait dans le sanctuaire. — J’aimerais beaucoup connaître vos sources d’information ! lui lança-t-il. Tandis que Zhen Daozi se tenait respectueusement à l’écart, le thaumaturge foudroya l’intrus du regard : — Il n’est pas besoin de s’informer quand on est à l’écoute des signes, rétorqua-t-il sans la moindre aménité. — Je vous saurais gré de ne plus inquiéter nos administrés avec des on-dit, dans ce cas. — On ne peut museler la voix de la vérité, répondit Baji Zhenren tout en fixant le mandarin de ses yeux de fou. Je ne crains pas de mourir pour le Tao ! Sur ces mots, il le planta devant la statue aux bras multiples et disparut à l’intérieur du temple, son assistant sur ses talons. La coopération ne s’annonçait pas sous les meilleurs auspices. Au cours des jours suivants, des fermes furent attaquées par de petits groupes de malfrats. La rumeur publique accusait les nomades, le commandant y voyait la marque des bandits de grands chemins, prompts à profiter des périodes de désordre ; on n’en savait trop rien, en fait. Ti n’était pas optimiste. Une vague de crimes se rapprochait d’eux et nul ne pouvait dire où elle s’arrêterait. — Ils vont provoquer des incendies ? s’inquiéta madame Première. Son mari se mit à gesticuler : — Ils ne vont pas provoquer des incendies, ils vont mettre le feu partout ! Tout brûler ! Raser la région ! La rumeur d’une terrible menace venue de l’autre côté de la frontière se répandait sans qu’on pût rien faire pour l’arrêter. « Les bonnes nouvelles vont à pied et les mauvaises en voiture », songea Ti. L’angoisse devenait chaque jour plus sensible. Il se fit une chasse aux « hu », soupçonnés d’être des espions. Les échoppes tenues par des négociants étrangers furent criblées de cailloux. Le juge apprit à cette occasion que nombre de tribus faisaient du commerce avec les Chinois à travers la Grande Muraille. — On devrait l’appeler la « Grande Passoire », dites-moi ! Son action envers les barbares fut d’abord de leur épargner un massacre général. Éleveurs et cultivateurs non hans ne tardèrent pas à se retirer de la ville. Ti décréta le recensement de la population citadine. — Pour savoir qui vit là ? demanda le lieutenant Long. — Ou pour savoir qui va y mourir, selon le point de vue qu’on voudra. Les contingents de condamnés et d’ouvriers qu’on envoyait reconstruire la Muraille étaient généralement composés d’hommes. Il y avait donc à Victoire-Totale un certain nombre de lieux de plaisir où des femmes se vendaient. Certaines étaient des prisonnières ou des esclaves, mais la plupart pratiquaient ce métier en attendant de retourner dans leur village fortune faite. Il fallut renforcer les brigades de guet qui parcourait la ville, la nuit, pour vérifier la fermeture des quartiers et demander leur identité aux noctambules. Ti s’intéressa aussi à leurs moyens de défense. Tandis qu’il inspectait les fortifications, on lui apprit l’existence d’une arme secrète. — À la bonne heure ! s’exclama-t-il, satisfait de découvrir enfin un point positif. Les autorités avaient pourvu la ville d’un instrument de technologie avancée, à l’efficacité redoutable. On lui montra une arbalète géante, dotée d’un mécanisme de répétition, qui propulsait d’affilée douze carreaux de deux mètres de long jusqu’à neuf cents mètres de distance. Sur un ordre du lieutenant Long, les carreaux géants allèrent perforer des cibles en paille en forme de cavaliers qu’on avait disposées dans la plaine. — Magnifique ! s’écria Ti. Où se trouve cet arsenal extraordinaire ? — Sous les yeux de Votre Excellence. Ils n’en avaient pour l’heure qu’un unique exemplaire. — Eh bien ! Si les envahisseurs ne sont pas plus de douze et qu’ils restent bien groupés, nous sommes sauvés. Le désarroi atteignit son comble ce même soir, à l’heure du cochon12. Après l’avoir nettoyée à l’aide de savon sec, Ti était en train de brosser sa longue barbe soyeuse pour se mettre au lit, lorsque le tintement inhabituel d’une grosse cloche attira son attention. Il n’eut que le temps d’éliminer les derniers restes de poudre savonneuse avant de voir le sergent Hong surgir dans sa chambre, l’air presque aussi catastrophé que le jour où une servante avait brûlé au fer sa robe d’apparat. Le marché aux grains était en feu. Hong Liang aida le magistrat à revêtir sa robe de ville en toute hâte, afin qu’il pût courir sur les lieux. L’incendie se voyait de partout, il irradiait le ciel nocturne d’une lumière aussi rouge qu’une représentation de l’enfer taoïste. L’air était chargé d’une senteur de catastrophe. Le vent emportait les céréales enflammées et crépitantes, créant une nuée de feux follets qui évoquait un feu d’artifice tragique. Ti constata avec soulagement que les feux étaient combattus, dans cette ville bizarre, avec la même énergie que dans les autres, sans doute parce que les édiles n’avaient pas plus qu’ailleurs envie de griller vifs. Pompiers volontaires, chefs de quartier et miliciens étaient déjà en train d’organiser l’arrivée des barriques d’eau que l’on conservait de façon permanente pour parer à ce genre d’accident. D’ordinaire, on aurait abattu les constructions mitoyennes, sans hésiter à sacrifier tous les biens de leurs occupants. Dans le cas présent, le marché aux grains occupait un pâté de maisons à lui seul. Les habitants se mirent à arroser le bois depuis toutes les rues adjacentes, à tirer sur les poutres maîtresses afin qu’elles s’écroulent du bon côté, dans l’espoir d’étouffer le feu au plus vite. Le lieutenant Long dirigeait les opérations avec son sang-froid habituel. Le bas et les manches de sa robe portaient les traces de son combat contre le dragon rageur qu’il était en train d’affronter. Ces efforts acharnés permirent d’empêcher l’incendie de se communiquer au reste de l’agglomération, aussi regarda-t-on la perte des réserves de grains comme un moindre mal. Ti voulait absolument savoir comment un tel drame avait pu se produire : — Dans les villes que je dirige, on nomme un gardien à la surveillance des marchés. — Ici aussi, noble juge, répondit Long Jianjun, dont la figure était couverte de suie et de transpiration. Le gardien se nommait Xiè Qing, et on venait de le retrouver sous les décombres, aussi noir et sec que du charbon. Le juge se pencha sur ce qu’il restait du malheureux. Quelque chose lui parut immédiatement suspect. — Enveloppez-le dans un drap et transportez-le tout de suite au temple ! ordonna-t-il. On supposa que le sous-préfet était un homme pieux qui voulait faire prodiguer au défunt les secours de la religion. Ce fut le maître en personne qui leur ouvrit : son assistant était absent. Ti en conclut que, en dépit des discours moralisateurs, les prêtres locaux ne se gênaient pas pour courir la prétantaine à la nuit tombée. Baji Zhenren fronça le sourcil en voyant son sanctuaire envahi et changé en chapelle ardente. — Il s’agit de Xiè Qing, le gardien du marché aux grains, expliqua le juge. Le taoïste fit la moue. — Connais pas. Ce n’est pas un de mes habitués. Dans ce cas, je ne vois pas la nécessité de nous l’imposer. — Ce n’est pas vous qui allez lui offrir vos soins : c’est moi ! rétorqua le mandarin. Il réclama une table et y fit déposer le cadavre noirci, au grand déplaisir du maître, qui prenait habituellement ses repas sur ce meuble. On rapprocha les flambeaux qui encadraient l’autel du grand Momole. Cette vaste salle bien éclairée constituait ce que Ti pouvait espérer de mieux pour se livrer à l’examen des restes calcinés. Ce qui avait éveillé sa méfiance, c’était la position parfaitement allongée du défunt. Si ce dernier avait été pris au piège de l’incendie, il aurait dû être replié sur lui-même, les mains ramenées sur la poitrine ou sur la bouche. Ti avait vu suffisamment de personnes brûlées vives pour savoir de quoi il parlait. Dans le cas présent, le mort était étendu de tout son long, comme s’il avait cessé de respirer dans son sommeil. Même en supposant que ce veilleur de nuit s’était assoupi, comment croire que le bruit ou la chaleur du brasier ne l’avaient pas réveillé ? Bien sûr, il pouvait avoir été étouffé par les émanations dégagées par la combustion. Il subsistait néanmoins un doute qui justifiait une étude plus poussée. Les personnes présentes virent avec horreur le magistrat manipuler le gardien comme s’il s’était agi d’une poupée grandeur nature. Les vêtements et la peau carbonisés s’effritaient sous ses doigts. Les membres émettaient d’affreux craquements chaque fois que Ti les écartait. Baji Zhenren assistait au pire sacrilège qu’il eût jamais contemplé. — Votre Excellence a-t-elle oublié que les corps doivent rester intacts ? Si mécréant qu’ait été ce Xiè Qing, son âme appréciera peu le traitement enduré par son enveloppe charnelle ! Ti était en train de palper le cou décharné du défunt. — J’en conviens. D’autant que son enveloppe charnelle a reçu un violent coup à hauteur de la nuque avant de finir grillée. Plusieurs vertèbres cervicales sont fracturées. Il a été frappé à l’aide d’un instrument très solide… Un instrument comme celui-ci, par exemple. Il désigna le mur où étaient exposés les objets du culte. Entre les plumeaux à éloigner les démons, les maillets et les tambourins rituels, figurait une pelle qui servait aux prêtres pour assurer les enterrements. — Qui d’autre utilise une pelle, dans cette ville… dit Ti. Les terrassiers, les fabricants de briques, les fossoyeurs, vous, bref, tout le monde. La figure de Baji Zhenren, qui s’était entendu comparer aux terrassiers et soupçonner de meurtre dans la même phrase, commençait à correspondre à l’idée qu’on se faisait des féroces guerriers du désert. Le gardien ayant terminé sa déposition post-mortem, Ti donna l’autorisation d’inhumer ce qu’il en restait. Le maître se répandit en formules magiques et en invocations afin de faire oublier à cette âme en colère les tourments infligés par le magistrat sacrilège. Ti put enfin rentrer à la commanderie. La perte des réserves de grains était contrariante. Par chance, aucun danger particulier ne se profilait dans l’immédiat. VI La ville est envahie par un adversaire inattendu ; le juge Ti se voit contraint d’accepter un pari risqué. Les jours suivants, Ti vida les coffres de la commanderie pour faire acheter tout ce que la région comptait de denrées comestibles faciles à stoker. C’est d’un œil satisfait qu’il put bientôt contempler les nouveaux greniers. Les réserves étaient à moitié reconstituées, une rupture d’approvisionnement n’était plus à craindre. Aussi longtemps les troubles dureraient-ils, les habitants de Victoire-Totale n’auraient pas à subir les affres de la faim. La voix de Tsiao Tai le tira brusquement de sa félicité : — Seigneur juge ! Nous sommes envahis ! À l’extérieur de l’entrepôt, les rues grouillaient d’une population non comprise dans les prévisions. Rendu à la poterne sud, Ti vit une file interminable de gens qui s’étirait sur la route, à perte de vue. La cité était devenue le centre d’une véritable migration. Il y avait là des paysans, des éleveurs, des caravaniers, qui accouraient pour se réfugier à l’abri des remparts. Il avisa cinq gros chariots chargés de femmes et d’enfants, au milieu desquels se tenait un vieillard emmitouflé dans un manteau de fourrure. C’était Ping Hangshen, le baron de Wenlou, entouré de ses concubines. — Les barbares sont chez vous ? lui cria Ti. — Pas eux ! L’armée chinoise ! répondit le vieux noble. Les glorieuses troupes de l’empire venues les sauver progressaient vers eux, chassant devant elles tous ceux qui redoutaient les pillages et autres exactions perpétrées dans le sillage de cette nuée d’hommes en armes. — Comment voulez-vous que je reste sur le trajet de ces brutes, avec de tels trésors ? se lamenta le vieux baron, enveloppant ses compagnes d’un geste large. La famille avait décidé de se replier sur sa maison de ville. Comme eux, les villageois s’enfuyaient devant l’armée du plus loin qu’ils la voyaient arriver. Une effervescence inhabituelle s’était emparée de la commanderie. On était en train de revêtir en toute hâte le commandant en chef d’un uniforme qu’il n’avait pas dû porter depuis sa dernière prise de poids. Un émissaire venait d’annoncer l’arrivée imminente des bataillons impériaux. Xue Yingjie avait l’ordre d’organiser cette étape dans leur voyage à la rencontre des insurgés. Les autorités n’eurent que le temps de faire assembler le plus de monde possible dans l’avenue principale, à coups de triques, pour crier « Honneur à nos valeureux combattants ! » sur le passage des héros. La vague des réfugiés se tarit subitement. Elle fut suivie d’un vide encore plus angoissant que l’avait été cette marée humaine. On ramassa les objets tombés des paquetages, qui jonchaient la longue artère, on accrocha quelques bannières en haut des tours et en travers des rues. Le son des trompes retentit enfin, suivi d’un bruit de sabots d’une puissance inhabituelle. Les officiers se présentèrent les premiers, sur leurs montures somptueusement parées. Ils arboraient de belles cuirasses composées de plaques de fer en forme d’écailles de poisson qui n’entravaient pas les mouvements. Leurs casques imitaient des visages d’animaux. À leur tête chevauchait le général de l’armée de l’Ouest, le célèbre Chong Rong, dont les noms signifiaient « Martial Cloche ». Le commandant Xue fut heureux d’être parvenu à entrer dans son uniforme, car son hôte était, lui, en grande tenue, avec robe de soie violette brodée d’or et cotte de mailles dorée. Sa fine ceinture était nouée sur son gros ventre. Ses épaules étaient recouvertes d’une longue cape. Un énorme sabre au fourreau incrusté de pierres semi-précieuses pendait à son côté. Les guidons des cinq divisions jadis menées par lui à la victoire formaient un éventail multicolore à la pointe de son couvre-chef. Il était la véritable incarnation de la puissance militaire des Tang. — Nous sommes sauvés, murmura Xue Yingjie. Nos armées sont invaincues et cet homme n’a pas la mine à se laisser mettre en déroute par des sauvages. Venaient ensuite les machines de guerre : pièges de toutes sortes, chars blindés de panneaux de fer latéraux où s’ouvraient des meurtrières, véhicules armés de dispositifs offensifs pour l’attaque frontale, avec pointes métalliques sur le devant. C’était là le corps d’élite. Le reste était moins brillant. Les hourras se firent moins vifs, pour finir par s’éteindre tout à fait tandis que les habitants de Victoire-Totale, qui ne constituaient déjà pas la crème de la société chinoise, contemplaient le genre de héros qu’on leur envoyait. Il y avait là nombre de « marqués au visage », des repris de justice, des loqueteux habillés à la va comme je te pousse, munis de piques, de serpes et de fourches dont on se demandait s’il s’agissait d’autre chose que de rapines dans les fermes rencontrées en chemin. Dans le meilleur des cas, ils possédaient une cuirasse en rotin, façon gilet, qui couvrait à peine le torse, assortie d’un pseudo-casque dans la même matière. Beaucoup se contentaient d’une simple protection en peaux de bêtes cousues ensemble avec des cordes. Ti monta sur le rempart. Il y en avait d’autres à venir, et ils étaient pires encore. La poussière s’élevait à perte de vue dans la plaine. Depuis l’instauration de la dynastie, les Tang n’avaient cessé d’agrandir leur territoire. À force de combats, les armées chinoises dépeuplées auraient bien eu besoin d’une pause pour se réorganiser. Mais l’empire était désormais trop vaste, et les peuples frontaliers, trop agités pour leur laisser le moindre répit. Soucieuse de rafraîchir les effectifs, l’impératrice avait décrété l’élargissement des prisonniers et l’émancipation de tout esclave désireux de s’engager. En vertu de ces mesures, c’était un drôle de régiment qui débarquait sur la Grande Muraille. Sa Majesté était allée jusqu’à promettre des récompenses à ceux qui s’engageraient – il y avait donc dans ce flot une belle tripotée d’aventuriers avides. Ti décida de les empêcher à tout prix d’envahir sa ville. — Fermez les portes ! cria-t-il aux gardes de la poterne. Plus personne n’entre jusqu’à nouvel ordre ! Les lourds battants commencèrent à se rapprocher l’un de l’autre, malgré le flot ininterrompu des arrivants en guenilles. Ceux-ci furent forcés de s’écarter pour laisser le portail se clore au milieu de leur cortège. Ti attendit que les gardes fussent parvenus à exécuter la manœuvre. — Conduis-moi à la commanderie le plus vite possible ! lança-t-il à l’un d’eux. Ils se hâtèrent par les petites rues qui serpentaient à l’écart de l’avenue encombrée de soudards. Les chevaux empanachés venaient d’atteindre l’enceinte du bâtiment administratif Tous les lettrés s’inclinèrent profondément devant le haut gradé. Le commandant Xue lui présenta les fonctionnaires placés sous sa responsabilité, puis Ti lui tendit à deux mains sa carte de visite en papier rouge, de manière à ce que le général puisse la lire. Celui-ci y jeta un bref coup d’œil sans daigner la prendre, une marque de mépris des plus offensantes. Brave et Héroïque était surexcité. Il se répandait en protestations de gratitude envers le gouvernement, qui avait la bonté d’exaucer ses vœux les plus chers, comme si les exactions n’avaient éclaté que pour lui procurer ce divin plaisir. C’était le plus beau jour de sa vie. Il allait enfin se battre. L’ennemi allait cesser d’être invisible. Et, avec le renfort de cette armée, le succès était assuré. Il ne fallut pas longtemps au général Cloche pour se révéler plus revêche que « martial ». Il annonça son désir de prendre en main l’organisation de la cité, selon la règle qui voulait qu’en temps de guerre la hiérarchie militaire prenne le pas sur l’administration civile : — Qui menace véritablement l’empire ? Les Mongols du Nord ? Les pirates du Sud ? Non ! Ce sont les Tujue13de l’Ouest ! Si nous ne les arrêtons pas tout de suite, ils iront jusqu’à Chang-an poser leurs fesses sur le trône du Dragon ! Ti espéra que ce beau serment ne se changerait pas en terrible prédiction. — Nous vivants, jamais ! déclara Brave et Héroïque, qui avait de plus en plus l’air d’un fantoche de théâtre d’ombres, avec son plumet tout mou qui lui tombait sur les yeux. — Mais bien sûr, mon bon Xue, répondit le général. C’est pourquoi tout le monde doit nous aider à étouffer cette révolte dans l’œuf. Ti protesta de ce qu’il avait d’autres affaires sur les bras et ne pouvait se consacrer exclusivement aux diktats de l’armée. Ils n’étaient pas encore en guerre, il acceptait difficilement de se voir déposséder de ses prérogatives par des rustres que les lumières de Confucius n’éclairaient pas. — Vous avez autre chose à faire, vraiment ? rétorqua Chong Rong. Et qu’est-ce donc ? — Par exemple, je dois trouver un assassin, car un meurtre a été commis. Le général éclata d’un rire gras. — Un meurtre ? Mais ce sont des milliers de morts que nous aurons, si les Tujue parviennent jusqu’ici ! Ce ne sont pas un, mais des centaines d’assassins, après qui vous pourrez courir ! Un mort ! Un tueur ! Quelle idée risible ! Le crâne du magistrat se mit à chauffer comme un brasero en céramique à l’idée qu’on pût trouver risible la grande occupation de toute sa vie. Si un meurtrier devait obtenir sa bénédiction, ce serait celui qui le débarrasserait de ce militaire insolent. Il expliqua qu’il suffisait d’un seul criminel pour mettre en péril l’ordre du Ciel ; il avait la mission de protéger la société en temps de paix, comme c’était le rôle des officiers en temps de guerre. La ville était son champ de bataille. Le général le dévisagea un instant, éructa et se détourna avec dédain, sans que Ti pût définir s’il avait compris ou non ce qu’on venait de lui dire. Pour commencer, Chong Rong exigea qu’on distribue de l’argent à ses hommes pour leur entretien. Il n’y avait guère, sous les Tang, de troupes régulières appointées par le trône. Les chefs de guerre étaient des nobles fortunés qui finançaient leurs régiments sur leurs deniers et sur ceux de l’État. Il existait une grille de salaires pour chaque type de soldat. Les cavaliers étaient les mieux rétribués : ils formaient l’élite et avaient de plus gros frais. Les fonctionnaires échangèrent des regards gênés. Les caisses venaient d’être vidées pour l’achat de denrées comestibles. Non seulement le sous-préfet responsable de cette situation eut l’audace de soutenir le regard courroucé du général, mais il était fermement résolu à repousser cette marée humaine, guère plus souhaitable que les Turcs qu’elle allait combattre. Ti proposa d’établir un campement hors les murs et de filtrer tout accès à la ville. La voix du général Cloche se fit si sonore qu’on put l’entendre à l’extérieur de la commanderie : — Il ferait beau voir qu’on empêche mes hommes de jouir de cette halte ! Il est nécessaire pour leur moral qu’ils se détendent avant de s’engager en territoire hostile ! Ti préféra ne pas imaginer ce que cette « détente » impliquait. — Si vos troupes mettent nos villes à sac, que nous restera-t-il à craindre des barbares ? répliqua-t-il sans élever le ton. Un silence atterré suivit ces insolences. Tout le monde attendait de voir le haut gradé exploser. Par bonheur, l’insolence était le seul mode de communication que ce dernier pût comprendre. Il leva un sourcil. — Maintenant je me souviens de votre nom ! Vous devez être ce Ti Jen-tsie dont on m’a parlé à Lan-fang… Ce petit juge qui s’est fait une réputation en remuant la fange et en enquêtant parmi la plèbe ! La moitié des personnes présentes ouvrit de grands yeux à cause de l’offense. L’autre moitié les ouvrit tout aussi grands à l’idée qu’un tel héros avait entendu parler de l’obscur sous-préfet. L’intéressé s’inclina comme s’il avait reçu un compliment. — Si vous êtes si fort, reprit Chong Rong, vous n’aurez aucun mal à obtenir ce que vous exigez de moi. Il s’est produit dans mon régiment un cas d’homicide qui m’agace. Je vous mets au défi de découvrir le coupable. Livrez-moi sa tête et j’obtempérerai. Vous avez quatre heures. Tous les regards se tournèrent vers le mandarin, qui n’avait pas bronché. — Veuillez seulement m’indiquer de quoi il retourne, dit Ti. Si les mânes de Confucius veulent bien m’assister, j’accéderai à votre requête. Le général parut intrigué de le voir accepter le défi. Si ce juge échouait, il perdrait la face devant toutes les notabilités de la région et sa honte remonterait jusqu’à la capitale. — Voyez cela avec celui-là, dit-il en désignant l’un de ses aides de camp. Je dois examiner les possibilités de réquisitions pour loger mes bataillons dans votre belle cité si accueillante. Ti se promit de rendre cette tâche inutile : dans quatre heures, l’armée évacuerait la ville, ou il ne serait plus digne de servir l’État. Il emmena l’aide de camp dans ses appartements privés, où on leur servit le thé tandis que le soldat lui exposait l’affaire. Le mandarin constata avec soulagement que ce Hua Da n’était pas un idiot. Il avait d’autant mieux mémorisé les circonstances du drame que c’était lui qui était chargé de maintenir l’ordre à l’intérieur du régiment ; l’impunité du coupable était une tache dont il avait grand désir de se laver. Les faits remontaient à leur passage à Lan-fang, où ils étaient restés trois jours. Ti n’osa penser aux conséquences qu’avait eues leur présence sur sa petite cité. Que ne s’y était-il trouvé pour appliquer là-bas ce qu’il tentait d’obtenir ici ! Les craintes du magistrat se confirmèrent quand il apprit que les officiers avaient eu quartier libre, le premier soir. Ces heures de liberté s’étaient bien sûr traduites par une virée dans le « village des plaisirs », où ils s’étaient enivrés dans les maisons closes du plus bas étage. La consigne leur enjoignait d’être présents pour l’appel, le lendemain ; comme l’administration de Victoire-Totale venait de le constater, le général Chong ne plaisantait pas avec la discipline. Il advint cependant qu’un de ses hommes, et pas des moindres puisqu’il s’agissait d’un de ses officiers les plus proches, restât introuvable le jour suivant. Irrité, le général avait ordonné d’appliquer vingt coups de bambou sur le retardataire dès qu’on aurait remis la main dessus. — Je devine qu’il n’a jamais reçu ces coups de bambou, dit le juge. — Votre Excellence est d’une grande clairvoyance, répondit l’aide de camp. En fin d’après-midi, l’un de nos camarades se promenait près de la vieille pagode du Faucon, que Votre Excellence doit bien connaître, quand il fit une macabre découverte. Ti connaissait, en effet. Elle s’élevait au bord d’une nappe d’eau, pour l’heure un marécage informe, qu’il avait le projet de changer en une sorte de jardin public pour l’agrément de la promenade. La décision de lancer des travaux d’assainissement avait notamment été motivée par le fait que l’endroit servait de lieu de rencontre à tous les brigands du district, qui y réglaient leurs différends à coups de couteau. L’officier Lieou surgit à la caserne pour annoncer qu’il venait de découvrir leur camarade, enfoui sous les lotus dont les feuilles couvraient la majeure partie de l’étang. Le général, fort occupé à répertorier les richesses dont Lan-fang disposait pour sa participation à l’effort de guerre – à cet instant du récit, Ti dit mentalement adieu au contenu de ses coffres si patiemment remplis –, délégua sur place son aide de camp ici présent, qui avait déjà eu à traiter quelques cas du même genre. Le drame lui parut aussi simple qu’affligeant. Quand on eut retiré la dépouille de sous les lotus, on put constater qu’elle ne portait pas de traces particulières. On ne lui avait dérobé ni ses bottes, ni ses insignes en argent. Huai Da supposa que l’officier s’était égaré alors qu’il était ivre et s’était noyé par accident. Ti poussa un grognement. Ce militaire n’avait pas la fibre d’un enquêteur civil, ou du moins d’un limier tel que lui. Comment avait-il pu conclure si vite à un accident ? Quoi ! Pas d’examen par un vérificateur des décès ? Pas d’interrogatoires ? Nulle recherche pour déterminer l’emploi du temps du défunt ? — Vous avez été trop hâtif, lui reprocha-t-il, et j’ai lieu de croire que vous vous en êtes repenti très vite. — Je me suis couvert de honte ! gémit l’aide de camp. Ti pressentit que son enquête était déjà terminée. Il avait deux questions à poser à cet officier Lieou qui avait trouvé le corps : qu’était-il allé faire dans ce lieu désolé, et comment avait-il remarqué le noyé, alors que celui-ci était caché par les lotus ? Il pria l’aide de camp de lui amener cet homme. — Hélas, noble juge ! s’écria le malheureux, au comble de la confusion. Je reconnais bien là votre légendaire sagacité, qu’on nous a tant vantée à Lan-fang ! Ma faible intelligence aurait pu me permettre d’arriver à la même conclusion si j’en avais eu le temps. Mais Votre Excellence se trompe : ce n’est pas le drame du champ de lotus qui a excédé notre général : c’est ce qui a suivi. Le fait qu’un de ses hommes soit mort d’une manière aussi stupide et dégradante avait fort irrité Chong Rong. Qu’allait-on penser de ces guerriers, censés sauver l’empire du Milieu, dont une flaque boueuse et deux cruches de vin venaient à bout ? Le soir de ce même jour, ils furent tous consignés dans leurs quartiers, pour éviter qu’un autre faux pas dans les mares locales ne ridiculise un peu plus le régiment. Cela ne les empêcha pas de festoyer et d’arroser leur déception. Dans la salle où ils étaient réunis, les conversations allaient bon train sur la nouvelle du jour. Lieou, à qui l’on devait la découverte, fut mis à contribution. Échauffé par les sollicitations de ceux qui lui faisaient répéter son histoire en détails pour la centième fois – et peut-être aussi par l’alcool –, il se mit, en fin de soirée, à tenir des propos incongrus. — Que disais-je ! s’exclama Ti. Voilà votre coupable ! — Votre Excellence aurait raison si notre malheureux Lieou n’avait disparu à son tour cette même nuit ! Le cas se corsait. Au matin suivant, c’était en effet Lieou qui manquait à l’appel. — Ne me dites pas que… commença Ti. — Si ! À l’aube, des ouvriers vinrent nous prévenir qu’un des nôtres gisait sur leur chantier ! Ti concevait davantage d’intérêt pour cette affaire à mesure qu’elle devenait insoluble. Huai Da dut affronter la colère de leur général, qui l’envoya pour la deuxième fois se pencher sur le cadavre d’un de ces valeureux combattants qui faisaient trembler le monde barbare. Il lui fallut se rendre à l’évidence : c’était bien Lieou qui reposait entre les pierres de construction, et il était bien mort. L’effroi s’empara aussitôt de ses camarades qui, pourtant, n’avaient pas peur de grand-chose. Tous ceux qui l’avaient écouté la veille s’accordaient à penser que Lieou avait eu la prémonition de sa fin prochaine. Une ombre fatale planait sur leur campagne. C’était un avertissement des dieux quant au sort qui les attendait dans les steppes. Très vite, le bruit se répandit que les auspices leur étaient contraires et qu’aucun d’eux n’en reviendrait vivant. Le général passa de la colère à la fureur. L’agacement dont il avait fait part au juge Ti était loin de décrire l’état dans lequel il se mit lorsque son aide de camp lui apprit que non seulement un autre de ses adjoints venait de succomber entre les murs d’une paisible petite cité provinciale, mais qu’il s’agissait de surcroît, sans doute possible, d’un assassinat. Il s’en fallut de peu que le propagateur de cette mauvaise nouvelle ne fût la première victime à périr de la main de Chong Rong dans cette expédition ! — Vous n’allez pas me dire que ce Lieou est mort de causes aussi obscures que son camarade ? Point n’avait été nécessaire d’avoir étudié Confucius pendant dix ans pour s’apercevoir que l’officier avait reçu un coup de couteau, porté au niveau du cœur avec une précision extrême. Hormis cela, nul indice, nul témoin, personne ne savait comment il avait quitté leur cantonnement, ce qu’il avait fait avant de se rendre sur ce chantier, ni pourquoi il y était venu. Ti resta songeur. La seconde victime avait dû être témoin du premier meurtre. Cela avait tout l’air de l’œuvre d’un expert en arts martiaux. Comme Ti ne prenait pas sa ville de Lan-fang pour un repaire d’assassins formés aux techniques de combat, il y avait de grandes chances pour que les officiers du cher général Cloche se soient étripés entre eux. Depuis un moment lui parvenaient des bruits de rixe mêlés d’encouragements virils. Il ouvrit la fenêtre et se pencha à l’extérieur. Ses lieutenants, des vétérans de la conquête de la Corée, étaient dans la cour, où ils fraternisaient avec les hommes d’armes à grands renforts de claques et d’injures. Soucieux sans doute de vérifier sa propre aptitude au service, Ma Jong était en train d’en soulever un, à l’envers, dans ses bras de taureau, tandis que Tsiao Tai esquivait en souplesse les attaques d’une sorte de géant doté de la carrure et de l’intelligence d’un yack. — Ma Jong ! Tsiao Tai ! Venez ici ! J’ai un assassin à vous envoyer arrêter ! Ma Jong lâcha instantanément sa proie, qui s’effondra avec lourdeur sur le dallage. Les deux hommes de main surgirent dans la pièce sans avoir pris le temps de remettre de l’ordre dans leurs tenues débraillées. L’aide de camp considéra d’un œil perplexe les assistants dont s’aidait le juge pour élucider les cas qui avaient fait sa renommée. C’était précisément de renommée qu’il était question. — Je vous charge d’aller vanter mes mérites parmi les officiers qui viennent de s’installer chez nous. Faites-leur sentir la puissance de ma méthode déductive. N’hésitez pas à en rajouter, s’il le faut. Les lieutenants promirent d’exécuter sans faute une tâche aussi facile, bien que leur patron les eût accoutumés à une plus grande modestie. VII La réputation du juge Ti se révèle plus efficace que ses actes ; on lui rapporte un meurtre sans victime ni assassin. Les adjoints du juge Ti se rendirent à la principale auberge de la ville, située non loin de la commanderie, où les officiers étaient assis devant des tables chichement garnies. Il y régnait une ambiance morose. — Oh, là ! Aubergiste ! lança Ma Jong. Sers une tournée de ton meilleur vin à nos braves combattants ! C’est notre sous-préfet qui régale ! L’initiative était excellente, même si le juge Ti ignorait qu’il allait devoir financer les agapes d’une bande de guerriers assoiffés. Dès que l’alcool de céréales fermentées eut coulé à flots, ses lieutenants n’eurent aucun mal à engager la conversation avec ceux qu’ils abreuvaient avec tant de générosité. Certains avaient participé comme eux à la « pacification » de la Corée. Au reste, ils n’étaient guère nombreux, vu la kyrielle de conflits meurtriers qui s’étaient succédé depuis lors. — Allons, camarades ! dit Ma Jong. Vous me paraissez bien renfrognés, pour des hommes qui s’apprêtent à écraser les Tujue ! Êtes-vous ici pour vous détendre ou pour veiller vos morts ? Huai Da n’avait pas exagéré en prétendant que ces fiers combattants redoutaient un mauvais sort attaché à leurs pas. Convaincus que le dieu des enfers avait commencé de faucher dans leurs rangs, ils racontèrent comment l’un d’entre eux avait été entraîné dans les eaux par quelque nymphe-coquillage lacustre, tandis qu’un autre avait été embroché par la corne d’un fantôme. Ils redoutaient désormais la tombée de la nuit avec autant de frayeur qu’un enfant de cinq ans qui a peur du noir. Ma Jong fit claquer sa langue en signe de désapprobation. — Eh bien, nous, repartit Tsiao Tai, nous n’avons pas vu un seul crime non élucidé, depuis dix ans que nous sommes au service de notre maître ! Les officiers étaient avides de la moindre distraction. Aussi les deux hommes passèrent-ils un long moment à relater les exploits du fameux sous-préfet Ti Jen-tsie : comment il ne laissait jamais un meurtre impuni, pourquoi on le surnommait en tout lieu l’« épervier à qui rien n’échappe », comment, à les en croire, il avait tiré d’un mauvais pas jusqu’à l’impératrice elle-même. — Nous connaissons pourtant deux assassinats que votre patron n’aurait aucune chance d’élucider, assura l’un de leurs auditeurs. Une fois qu’on leur eut résumé l’affaire des deux cadavres, les lieutenants se lancèrent dans le récit de quelques enquêtes bien plus tortueuses que de simples noyades. Enjolivé – mais en était-il besoin ? – à l’intention d’une soldatesque un peu obtuse, agrémenté de femmes lascives et de guet-apens dont nul n’aurait dû sortir vivant, leur discours fit son petit effet. — Votre juge est sans doute un homme habile, rétorqua une nouvelle fois l’un des militaires, tant qu’il s’agit d’assassins de chair et de sang. Mais, ici, nous avons affaire à des créatures surnaturelles, c’est sûr ! Des murmures d’assentiment parcoururent la salle. Ces guerriers côtoyaient la mort de trop près pour n’être pas sensibles aux puissances ténébreuses qui jouaient aux dés avec leurs destinées. Ils portaient presque tous des grigris et des amulettes qu’ils trituraient nerveusement. — Détrompez-vous ! s’exclama Tsiao Tai. Lorsqu’il administrait Peng-lai, sur la mer Jaune, il lui est arrivé de combattre à la fois dix démons qui s’étaient emparés de la ville pour y semer le désordre et la consternation14 ! L’affrontement du juge Ti avec une dizaine de divinités échappées de l’inframonde, en pleine fête des âmes affamées, après que le gouverneur provincial en personne se fut enfui, en proie à la terreur, ne laissa pas d’impressionner. Tandis que Ma Jong agrémentait d’inventions de son cru les exploits de son maître, Tsiao Tai nota qu’un des soldats paraissait particulièrement effrayé. Un peu plus tard, il vit que cet homme manquait. — Où est votre camarade qui était assis là ? demanda-t-il en indiquant un tabouret vide. Les officiers regardèrent de tout côté. L’un d’eux suggéra qu’il avait dû sortir soulager sa vessie dans la cour. Mais la cour était vide, hormis un serviteur de l’auberge, occupé à vider des poulets, qui n’avait vu personne. L’intérêt des inspecteurs pour le disparu ranima les craintes de leurs nouveaux amis. — Je parie qu’on le retrouvera demain matin ! dit l’un avec un coup d’œil entendu. — Avec la gorge tranchée ! renchérit un autre. Les hommes du juge Ti quittèrent l’auberge sans perdre un instant. Ils avaient bon espoir de voir ressurgir le fugitif avant le matin, et la gorge intacte. Lorsque les quatre heures furent écoulées, Ti se fit indiquer l’endroit où il pourrait trouver le général. Ce dernier venait de se faire lire l’inventaire de ce qu’il restait à piller après la ponction opérée par le mandarin. Il était assis comme sur un trône ; les fonctionnaires de la commanderie se tenaient debout devant lui, leurs livres de comptes à la main, une expression de désespoir sur le visage. On venait de leur confisquer jusqu’à la moindre sapèque qui traînait encore au fond des coffres. Le magistrat allait devoir batailler pied à pied pour éviter que ses chères réserves de grains ne soient dispersées au profit du contingent. Pour l’heure, il avait un autre point à défendre et savait exactement comment s’y prendre. — Ti ! s’exclama Chong Rong en le voyant paraître. Je constate que vous avez assez de cran pour venir en personne admettre votre échec ! L’humilité est la qualité que j’admire le plus, chez les civils. L’intéressé eut envie de répondre que l’orgueil était le défaut qu’il aimait le moins chez les gradés, mais il se contenta de frapper dans ses mains. Ses lieutenants entrèrent à leur tour, poussant devant eux un quidam en tenue de voyage, bottes de marche, manteau matelassé et chapeau de paille, aux mains liées dans le dos. Le général le dévisagea avec la mine d’un fermier qui découvre une oie à deux têtes dans sa basse-cour. — Qu’est-ce que mon premier archer fait dans cette position ? Ses yeux allèrent du soldat ficelé au magistrat qui le lui amenait. — Vous avez trouvé le coupable ? Vous avez remonté la piste ? En si peu de temps ? fit-il, incrédule. — Il s’est dénoncé lui-même, je n’ai rien eu à faire, répondit Ti, dont l’impassibilité évoquait celle du Bouddha au moment de l’Éveil. Chong Rong déglutit péniblement. À bien le considérer, il aurait mieux aimé voir ces crimes rester impunis que de subir l’affront d’une leçon infligée par l’un de ces bureaucrates qu’il honnissait. Il se tourna vers le piteux combattant qu’on venait de forcer à s’agenouiller. — Qu’est-ce à dire, Chen ? Tu t’es fait embrouiller par ce maudit fonctionnaire, c’est ça ? — J’ignore tout à fait ce qu’on me reproche, général ! s’écria son premier archer. Ces hommes me sont tombés dessus sans prévenir ! Je vous ai toujours bien servi, je mérite un meilleur traitement ! Chong Rong regarda une nouvelle fois le mandarin, toujours imperturbable. Sa main jaillit pour appliquer sur les joues de l’archer un double soufflet retentissant qui le fit tomber à la renverse. — Cesse de mentir ! Tu déshonores la caste à laquelle tu appartiens ! Pire : tu m’énerves ! Énervé, il en avait l’expression, c’était indéniable. Son visage taillé à la serpe avait rougi comme s’il avait lui-même reçu la gifle, ses longues moustaches d’officier supérieur frémissaient, ses yeux étaient exorbités. Celui qui venait de lui faire perdre la face devant un lettré n’avait aucune grâce à espérer de sa part. Ma Jong releva l’archer, qui saignait de la lèvre et du nez. L’homme posa un instant ses yeux pleins de larmes sur son chef avant de les baisser sur le plancher. Ti expliqua que ses lieutenants l’avaient rattrapé alors qu’il cherchait à quitter la ville, dont les portes avaient été fermées sur son ordre à l’arrivée des troupes. Il était en train de négocier leur ouverture auprès des gardes, ce que son costume d’emprunt ne facilitait pas, et venait de leur offrir une grosse somme lorsque les deux gaillards avaient surgi pour l’appréhender. — Choisis-tu de confesser immédiatement ton forfait, ou préfères-tu que je m’occupe de toi ? demanda son supérieur. Chong Rong caressait d’un geste machinal la poignée du sabre pendu à sa ceinture. Le regard d’effroi de l’infortuné Chen laissa deviner qu’il craignait moins les sévices des « hus » que ceux dont son chef était capable. Il frappa le sol de son front. — L’immonde larve que je suis supplie Votre Seigneurie de lui accorder une mort rapide, conforme au code du guerrier, dit-il tout bas, entre deux gémissements. Ti aurait aimé disposer d’un bourreau tel que ce Martial Cloche pour influencer les témoins récalcitrants qui osaient lui mentir en plein tribunal. Le premier archer se lança dans une confession si détaillée que Ti crut qu’il faudrait l’interrompre si l’on voulait dîner à une heure décente. Le premier meurtre avait résulté d’une stupide dispute d’ivrognes qui avait mal tourné. Son camarade Lieou, qui en avait été témoin, avait trop peur de lui pour le dénoncer. Tourmenté par sa conscience, Lieou avait fait semblant de découvrir le corps dans la mare aux lotus, afin que les hommages dus aux défunts puissent lui être prodigués. Persuadé que ces remords finiraient par provoquer sa perte, Chen l’avait poignardé dans le terrain vague la nuit suivante, après qu’ils avaient sauté le mur de la caserne. Comme l’escomptait le magistrat, il avait été pris de panique à son tour en écoutant les exploits du fabuleux « œil d’épervier » et s’était démasqué en tentant de s’enfuir. Ce fut le général qui mit fin à cette logorrhée. La troisième gifle phénoménale que reçut Chen aurait eu de quoi assommer un chameau. — Qu’on lui coupe la tête ! s’écria Chong Rong en indiquant du doigt, par la fenêtre, la cour où devait avoir lieu l’exécution. Ti avait une meilleure idée. — Puis-je vous suggérer un autre traitement ? Une simple décollation publique serait une punition trop douce pour ce ver putride. — Vous avez raison ! Quel supplice avez-vous à l’esprit ? Ce que le rang ni l’intelligence du juge Ti n’avaient pu obtenir, sa cruauté supposée le lui valut en un instant. Le général Cloche semblait enfin considérer ce petit mandarin comme son égal. Étant donné les affrontements qui s’annonçaient, il était dommage de se priver d’un si bon archer. Ti suggéra qu’on le laisse accompagner les troupes, à condition qu’il s’engage à mourir au combat. Peut-être aurait-il au moins l’occasion de sauver quelques vies et de racheter ses crimes aux yeux du Ciel dans ses derniers instants par une conduite héroïque. La raison l’emportant sur la colère, Chong Rong donna un dernier coup de pied dans le déchet humain prosterné en face de lui. Il ordonna qu’on le ficelât sans abîmer ses précieuses mains, dont les Tujue auraient bientôt à redouter l’art magistral. Quand on eut emmené le prisonnier, le général éclata de rire pour la seconde fois de la journée. — Messieurs, je viens de connaître ma première défaite, sans même avoir combattu ! Il était écrit au Ciel que notre armée coucherait hors les murs. Faites préparer le bivouac à un li des fortifications. L’administration mandarinale venait de faire sa plus improbable conquête. Ti passa le reste de la journée à parcourir la ville afin de vérifier que tout allait bien. Seuls quelques rares soldats avaient échappé à l’ordre de camper dehors. On les reconnaissait aisément à leur plastron ferré et à leur casque en métal surmonté d’un plumet aux couleurs de leur régiment. Ils lui parurent trop peu nombreux pour causer des troubles. Sur le chemin du retour, il s’arrêta chez le baron de Wenlou pour une visite de courtoisie. Avec sa large porte rouge surmontée d’un auvent et ses murs percés d’ouvertures grillagées en forme d’éventail, ce devait être la plus grosse demeure seigneuriale de la ville. Quatre ou cinq personnes étaient en train de parlementer à travers l’une des lucarnes. — Laissez-nous entrer ! clamait le plus excité des visiteurs. Nous avons le droit de présenter nos respects à notre cousin, tout de même ! — Il est souffrant ! Il se repose ! répliqua la dame debout derrière la grille. Ti reconnut la voix de dame la Neuvième, qui l’avait reçu avec beaucoup plus d’affabilité à la campagne. Les cousins étaient furieux de se voir interdire l’entrée par de vulgaires concubines. — Il n’est pas mort, au moins ? lança le plus soupçonneux. La Neuvième promit de faire part à son cher époux des aimables pensées qu’ils nourrissaient à son égard et les laissa à leurs récriminations. Comme il n’y avait plus personne pour les écouter, ils s’éloignèrent en déclarant hautement que rien ne les empêcherait d’exercer leur piété filiale. Ti avait rarement vu un si beau sentiment se manifester avec tant de hargne. Un étrange vieil homme assis sur un banc observait ce manège depuis l’autre côté de la rue. — Piété filiale ! s’écria-t-il avec mépris, une fois les importuns partis. Si le baron mourait, ils mettraient dehors toutes les concubines et leurs enfants pour prendre possession des biens familiaux ! Ti s’approcha de celui qui avait prononcé ces mots. Ce qui l’intriguait, c’était le contraste entre sa frêle stature et l’arc étonnant qu’il portait en travers du buste. L’arme devait avoir la même hauteur que son propriétaire. Un faisceau de flèches, elles aussi très longues, dotées d’un empennage multicolore, était coincé dans la ceinture de sa longue blouse grise. Un petit chapeau conique tout simple couronnait son visage sillonné de rides. Le vieil archer s’inclina légèrement pour saluer le lettré. — Les affaires de l’État sont plus faciles à gérer qu’un conflit entre parents, reprit-il. Il paraphrasait un proverbe millénaire tel que les Chinois aimaient à en citer à tout bout de champ. — Le plus intègre des magistrats tranchera difficilement une affaire de famille, renchérit le mandarin avec humilité. Il prit place à côté du vieux sage et héla un marchand ambulant. Un instant plus tard, ils partageaient des galettes de haricots rouges à la viande, comme deux compères. L’archer se nommait Feng, « Épée Aiguisée ». C’était un soldat certainement plein de ressources puisqu’il avait réussi à atteindre cet âge avancé. Souvent, les petits vieux prenaient plaisir à s’asseoir au bord des rues pour commenter ce qu’ils voyaient ; celui-ci posait sur le monde un regard particulièrement sensé qui plaisait au juge Ti. — Le spectacle des turpitudes humaines est une distraction toujours renouvelée, dit le magistrat, qui s’y connaissait plus que quiconque. Vous êtes familier de ce clan, grand-père ? Le vieil homme désigna le débit de boissons derrière lui. — En fait, j’accompagne un malchanceux qui vient d’échapper de peu à un guet-apens. Il se remet de sa frayeur dans cet établissement. Ti aperçut la silhouette d’un homme en train de s’essuyer le visage avec des linges humides tandis que le personnel lui tendait un broc, sans doute rempli de leur alcool le plus corrosif. Le client poussa un cri en apercevant le magistrat. Il sauta sur ses pieds et bondit hors de la petite taverne. — Noble juge ! s’écria l’architecte Lu Bu avant de s’incliner profondément. Je veux témoigner ! J’ai été témoin d’un meurtre ! Ti espéra que cette haleine lourde de mauvais vin était due au breuvage absorbé après l’événement. Lu Bu claqua dans ses mains pour se faire apporter un siège. Il se laissa tomber sur son tabouret et débuta son terrible récit d’une voix mourante. Alors qu’il traversait le quartier des femmes-fleurs, où on lui avait signalé quelques fissures qui ruinaient l’harmonie des constructions, il avait surpris une scène qu’il n’oublierait jamais. Tout près du Camélia rose, un endroit où il s’était rendu plusieurs fois par suite de son intérêt pour les belles charpentes, son attention avait été attirée par le sifflement d’une femme à moitié dévêtue et trop maquillée. Il s’était approché afin, précisa-t-il, de lui rappeler le règlement qui interdisait d’aguicher les passants en plein jour. Avant qu’il n’ait eu le temps de la réprimander, la fille avait poussé un cri perçant. Une ombre venait de l’agripper par-derrière. Une fois la malheureuse sur le sol, l’architecte avait vu son agresseur la larder d’une dizaine de coups de couteau qui avaient fait jaillir le sang de tous côtés. Épouvanté par cette vision insoutenable, il lui avait fallu quelques instants pour reprendre ses esprits. Le mieux qu’il pouvait faire était d’aller chercher du secours. Aussi s’apprêtait-il à s’enfuir lorsque l’assassin s’était avisé de sa présence. Lu Bu avait encore devant les yeux cette ombre maléfique qui s’approchait de lui, une lame sanglante à la main. Il avait voulu crier, mais la terreur lui avait noué la gorge. Alors qu’il croyait sa dernière heure arrivée, un appel avait retenti au bout de la ruelle. Quelqu’un venait vers eux. Le meurtrier pris ses jambes à son cou sans hésiter à bousculer le lettré qui lui barrait le passage. Le souvenir de son aventure donna de nouvelles sueurs froides au pauvre homme. Il restait convaincu que seule l’intervention de l’archer Feng lui avait sauvé la vie. Il tremblait de tous ses membres lorsque le vieux soldat l’avait aidé à se relever. Quand ils s’étaient enfoncés dans la venelle pour voir s’ils pouvaient encore quelque chose pour la fille, le corps avait disparu ! — Des complices l’auront escamoté ! C’est une bande ! Je suis perdu ! Jamais je n’aurais dû mettre les pieds dans ces lieux mal famés ! — Vous y étiez dans le cadre de vos attributions, c’est tout à votre gloire, répondit le mandarin. Vous allez nous faire une description du délinquant et nous l’arrêterons. Avec votre œil d’architecte, je suis sûr qu’aucun détail de sa physionomie ne vous a échappé. Contrairement aux espérances du magistrat, la description se limita à un vague pantin noir de taille et de corpulence moyennes, autant dire une silhouette dans un théâtre d’ombres. L’inconnu avait pris la précaution de dissimuler le bas de son visage sous un foulard. Seul indice, ses bottes de cuir, entraperçues par l’architecte alors que l’autre l’enjambait, faisaient penser à un militaire. — Je suis surpris que ce criminel ait songé à se masquer avant d’estourbir sa victime, dit le juge Ti en triturant ses poils de barbe. — Un tueur professionnel ! s’exclama le rescapé. J’en étais sûr ! Lu Bu jetait régulièrement des coups d’œil inquiets autour de lui. Il était terrifié à l’idée que l’assassin allait vouloir le supprimer à son tour comme un témoin gênant. Ti doutait qu’un maquereau violent osât s’en prendre à un dignitaire tel que lui. Il lui conseilla de se faire accompagner dans ses déplacements ou de rester chez lui le temps d’oublier cet incident. L’architecte le remercia vivement et se retira, accroché à son sauveur comme un bonze à ses reliques. Ti se dit qu’on n’allait pas le voir beaucoup, ces prochains jours. VIII Le juge Ti voit un serpent de métal traverser la Grande Muraille ; un architecte lui offre des fleurs. Au petit matin, officiers et lettrés de la commanderie se rendirent sur le rempart pour accueillir l’état-major, qui venait de passer les troupes en revue dans la plaine. Ti avisa un nouveau personnage, doté comme lui d’une longue barbe mandarinale et d’un chapeau noir empesé. Il s’agissait de Guo Guowei, dont le prénom signifiait « Protection de l’État », un pacificateur impérial que le ministère avait cru bon d’adjoindre au général Cloche. Ce titre était conféré à de hauts fonctionnaires chargés de garantir l’ordre civil dans les régions menacées par l’anarchie. Le pacificateur impérial était en plein exercice de pacification : pour l’heure, il pacifiait les oiseaux. Quatre corbeaux perchés sur la poterne le regardaient gesticuler d’un œil placide15. — Chassez-les ! Chassez ces vilaines bêtes ! tempêtait le grand serviteur de l’État. — Dans nos montagnes, ce ne sont pas des animaux de mauvais augure ! protesta le lieutenant Long, inquiet de voir l’administration s’attaquer aux protégés d’une déesse tutélaire. L’ordre du Ciel que le pacificateur impérial avait mission de maintenir s’étendait, semblait-il, à la gent ailée. — Quand ils fouillent vos entrailles de leur bec, croyez-moi, ils sont de très mauvais augure ! renchérit le pacificateur des bêtes sauvages. Il y avait là une petite pile de pavés préparée par un maçon. Il se mit à en cribler les volatiles, mais ceux-ci étaient bien trop haut pour la force de ses bras, et les projectiles tombèrent de l’autre côté du rempart, sur les casques des soldats interdits d’entrée, fort surpris qu’on en fût déjà à leur jeter des pierres. En proie à un mélange d’inquiétude et d’excitation depuis l’irruption de la soldatesque, le commandant Xue ne tenait plus en place. Le général allait-il lui confier un rôle majeur dans l’affrontement ? Serait-il à la hauteur ? Il s’y était tant préparé qu’il n’avait plus la moindre idée de ce qu’il devait faire. — Je savais que ma connaissance des traités militaires vous était nécessaire ! couina le vieux militaire d’une voix haut perchée. Les officiers espéraient surtout que son cœur serait assez solide pour lui éviter de succomber à sa joie avant que les premiers Tujue ne montrent le bout de leur long nez. Leur chef fit la grimace. S’il s’était résigné à s’encombrer de cet incompétent, c’était qu’il comptait sur sa connaissance des peuplades indigènes. Afin de cacher son déplaisir, il se tourna vers l’aspirant Huai Da et le désigna pour gouverner la ville en attendant leur retour victorieux. Ti fut tenté de signaler qu’il était là pour ça. L’aspirant fut plus rapide que lui. Cette corvée le privait de l’honneur de partager la victoire. Il était furieux. — Puis-je vous faire humblement remarquer que j’ai préparé avec soin notre campagne ? Rien ne saurait m’honorer davantage que de… — Tu restes ici à gérer l’intendance, ça sera encore mieux, le coupa Chong Rong sur un ton sans réplique. Il abandonna son subordonné à sa déception et se fit montrer les guides et éclaireurs que la ville mettait à sa disposition. C’étaient bien sûr des membres des ethnies transfrontalières. Ti le vit couvrir ouvertement ces hommes de son mépris, ce qui n’était guère habile ; lui-même n’en aurait pas usé ainsi envers des gens à qui il s’apprêtait à confier sa vie. Chong Rong s’enquit ensuite du chemin à prendre pour franchir le mur Dix-Mille-Lis. — C’est ce qui vous sera le moins difficile, s’empressa de répondre Xue Yingjie, pas encore remis de ses émotions. Il existait justement une ouverture commode, assez large pour que les troupes l’empruntent sans se gêner. L’expression qui se peignit sur la figure du général se passait de commentaire. — Elle est effondrée, n’est-ce pas ? Les fonctionnaires acquiescèrent du menton. Puisque l’armée se passait de ses conseils, Ti décida d’enquêter sur le meurtre commis chez les femmes-fleurs. Il eut la naïveté d’en informer sa Première. — Avez-vous remarqué, demanda celle-ci, qu’à chacune de vos enquêtes vos pas vous portent vers la maison de plaisir locale ? J’aimerais bien savoir pourquoi il faut toujours que vous alliez interroger les prostituées ! — C’est qu’elles en savent long sur nos administrés. — Oui, oui… Ces femmes ont tous les talents. C’est en fréquentant tous les milieux qu’on se fait une belle réputation. Tout le monde admire votre conscience professionnelle. — Vous n’avez pas lieu d’être jalouse de ces malheureuses. Il y aurait là quelque chose d’indécent, étant donné la différence de vos statuts. Dame Lin, qui s’astreignait à un régime pénible, se noyait dans ses tisanes et déployait des trésors d’invention pour accomplir ses devoirs d’épouse, trouva que son mari abusait un peu. — Qui sait si nous n’aurons pas bientôt un petit Ti de ce côté ? ironisa-t-elle. Il faudra peut-être un jour aller chercher votre héritier dans les bordels ! Le mandarin referma la porte derrière lui, juste avant qu’une pantoufle à semelle de bois ne vînt s’écraser contre le battant. Comme il traversait la ville, il rencontra un attroupement de curieux massés autour d’une estrade où deux soldats exécutaient des figures de combat au bâton. Une poignée d’autres vantaient aux badauds le prestige des armes, les joies d’une vie aventureuse, la saine camaraderie et, pour ceux que ces beaux sentiments n’émouvaient guère, l’éventualité d’un enrichissement rapide. Ils avaient déployé de longues bannières couvertes de haut en bas de maximes évoquant les exploits de leur régiment. Les harangueurs semblaient posséder mille arguments pour engager les hésitants à rejoindre leurs rangs. Ils étaient si efficaces que Ti sentit vibrer en lui une fibre patriotique pourtant bien peu vigoureuse quand il s’agissait d’accomplir des efforts physiques. Deux soldats apportèrent un homme inconscient que l’un tenait par les épaules, et l’autre, par les pieds. Ils déposèrent leur charge sur une charrette et disparurent dans une ruelle. Ti crut un instant que l’armée avait besoin de sang neuf au point de recruter les malades. Puis il vit une rougeur sur le crâne rasé de l’inconnu évanoui ; celui-ci n’était pas malade, il avait été tellement frappé par les arguments des recruteurs qu’il en gardait une grosse bosse. La guerre et la morale ne faisaient pas bon ménage, surtout avec un contingent déjà garni de repris de justice marqués au fer. Les sergents enrôlèrent sous ses yeux quelques esclaves, des ouvriers sans emploi, des paysans ruinés. L’armée mêlait les héros et les monstres, tout ce qu’elle trouvait, y compris ce qu’il y avait dans les geôles de l’État. Encore fallait-il armer tout ce beau monde. Une autre charrette se remplissait de tous les instruments coupants qu’on trouvait à réquisitionner, outils de jardinage, massues, voire de simples bâtons, dont on pouvait se demander ce qu’ils vaudraient face aux Turcs sanguinaires, dont la réputation n’avait rien d’engageant. Ti laissa ces messieurs à leurs démonstrations viriles et se dirigea vers le hameau des fleurs. La principale tch’ang-kia, « maison de jeunes chanteuses », était à l’enseigne du Camélia rose. L’établissement n’était pas sans prétention. Les boiseries y étaient laquées de vert, comme dans les demeures opulentes. Depuis le vestibule, Ti aperçut une enfilade de salons consacrés aux arts de société, comme la danse et le chant. Les lieux propices au tête-à-tête devaient se situer à l’étage. C’était le fleuron du quartier, îlot d’élégance au milieu de la prostitution à l’usage des moins fortunés. L’apparition du mandarin à une heure si peu habituelle mit la maisonnée en émoi. On courut ranimer les braises du four, remettre de l’ordre dans les coussins du sofa pour que Son Excellence puisse s’y asseoir, on s’agita beaucoup jusqu’à l’arrivée d’une femme mûre, vêtue d’une belle robe d’intérieur brodée de camélias cramoisis qu’elle avait dû enfiler à la hâte. Ses formes appétissantes suggéraient qu’elle avait été d’une grande beauté selon les critères en vogue sous les Tang. — Noble juge ! Quel honneur pour notre maison ! Même si tôt dans la journée ! Elle s’inclina aussi bas que ses reins et sa robe le lui permettaient. Elle avait arrangé en toute hâte son épaisse masse de cheveux. Même sans peignes ni ornements, ce chignon probablement gonflé de postiches offrait un coup d’œil impressionnant. Sa ceinture nouée sous la poitrine mettait par ailleurs en valeur des attributs mammaires d’une dimension admirable. — Votre humble servante se nomme Lanfen16. Le décor autour d’eux changea dès les premières minutes de leur conversation. On apporta des fleurs, on ouvrit les volets, et pour finir on disposa sur un guéridon un service à thé où fumait le breuvage de bienvenue. Ti avait connu toutes sortes d’accueils dans les lieux de plaisir ; jamais il n’avait suscité un tel engouement. Comme nombre de maquerelles, madame Lanfen était fort soucieuse d’honorabilité. Dans une ville de garnison aussi excentrée, on n’avait pas tous les jours l’occasion de voir un mandarin d’un rang si élevé. Ti comprit vite qu’elle était snob comme une poule faisane. Elle déplia un large éventail pour dissimuler ses traits, mimant l’attitude d’une personne de la noblesse gênée de se trouver en présence d’un étranger. Il eut du mal à établir s’il trouvait cela ridicule ou charmant. On déploya pour l’honorer tous les fastes possibles à cette heure où la plupart des filles récupéraient de leur nuit. Parfum d’Orchidée lui servit elle-même les sucreries et le thé vert. Ti nota que c’était chaque fois une demoiselle différente et point trop vêtue qui apportait les plats. Il était évident qu’elles se relayaient de manière à lui montrer tout ce que la maison possédait de beautés. Au reste, c’était la réception la plus chaleureuse qu’il eût connue dans cette cité à l’abord si ingrat. Fallait-il qu’il vînt dans un bordel pour se voir rendre les honneurs dus à son rang ! Comme il n’était pas venu seulement pour grignoter des gâteries et se faire caresser dans le sens du poil, il entreprit d’interroger son hôtesse sans en avoir l’air. Aux premières questions sur l’état de la délinquance à Victoire-Totale, Parfum d’Orchidée ferma son éventail et plongea directement ses yeux aux cils ourlés dans ceux du magistrat : — Votre Excellence n’a pas à biaiser avec moi. Pourquoi ne me dit-elle pas en toute franchise ce qui l’occupe ? L’éminent fonctionnaire peut compter sur ma collaboration pleine et entière. Il lui résuma les faits rapportés par l’architecte Lu Bu, sans toutefois nommer le malheureux, déjà pétrifié d’angoisse à l’idée qu’un tueur le recherchait : l’un des premiers lettrés de la ville avait été témoin du meurtre d’une fille de joie. Le sourire avenant de madame Lanfen s’effaça tandis qu’elle suivait avec attention le récit de cette mort tragique. Elle se montra catégorique. — Il doit s’agir d’une erreur, noble juge. Elle connaissait chaque recoin du hameau des fleurs, nul événement violent n’y passait inaperçu et on n’y déplorait aucune disparition suspecte. Les demoiselles qui faisaient semblant de refaire les bouquets et de dépoussiérer les meubles autour d’eux avaient l’air aussi étonnées qu’elle. Ti hocha la tête dans leur direction. Parfum d’Orchidée fit le geste de chasser un insecte, et tout le monde prit la porte. Une fois seuls, Ti la pria de lui indiquer d’éventuelles attitudes suspectes. L’éventail se remit à papillonner devant la bouche aux lèvres charnues. — Oh, seigneur juge, la discrétion m’empêche de révéler des détails scabreux… En fait de discrétion, elle lui cita sans gêne les noms de ses pratiques les plus fidèles, surtout ceux des notables dont la clientèle flattait sa gloriole. Celui de l’architecte surgit si vite que le juge y vit un mauvais indice quant à l’état du bâtiment où ils se trouvaient, puisque ce lettré avait clamé n’avoir d’intérêt que pour les vices de construction. Il y avait aussi le lieutenant Long, ce qui n’étonna guère le mandarin, car l’officier n’était pas marié. Ce qui l’étonna davantage, ce fut l’expression employée par la maquerelle, qui le taxa d’« homme d’une parfaite urbanité ». Ti se demanda ce que cachait pareille formule. Il sentit qu’il n’avait qu’à poser la question pour l’entendre vider son sac. Cependant, il n’était pas venu se renseigner sur les mœurs des gens d’une « parfaite urbanité », mais enquêter sur le meurtre odieux d’une inconnue. — Nous n’avons pas qu’une clientèle masculine, noble juge, poursuivit son hôtesse, intarissable sur le sujet qu’elle connaissait le mieux. Il y a aussi parmi nos visiteurs des personnes qu’on ne s’attendrait pas à voir chez nous… Ti ne voulait pas savoir à quoi se rapportaient ces allusions, il avait horreur des ragots et venait d’en prendre une ration bien suffisante. Il remercia madame Lanfen de sa coopération et quitta l’établissement dans les gloussements et le frou-frou des pensionnaires, qui s’étaient mises en rang pour le saluer. Alors qu’il faisait un tour sur le rempart, il surprit à nouveau les préparatifs de la campagne militaire. Ceux-ci lui plurent moins encore que les précédents. Sur ordre du général, les soldats embarquaient cette fois leur arbalète géante. Ils tâchaient de l’encorder sur un chariot, malgré l’effroi de la population, fort tentée de s’y opposer. Une ligne de lanciers empêchait les gens d’approcher. — Vous nous laissez sans défense ! protestaient les citadins. — La victoire avant tout ! rétorqua l’aide de camp qui dirigeait ces opérations. Quand nous aurons réduit ces barbares à néant, vous n’aurez plus besoin de vous défendre ! Il existait une alternative moins souriante, que Ti s’interdit d’évoquer. Lorsque l’heure du départ fut venue, les militaires les mieux dotés échangèrent leurs tenues de voyage défraîchies contre les uniformes rutilants qu’ils transportaient dans leur paquetage. Mieux valait être beau, propre et sentir bon pour se battre et mourir. L’armée s’ébranla, les habitants regardèrent s’en aller ce cortège magnifique avec l’espoir de le revoir un jour. Les premiers rangs étaient splendides, avec leurs cavaliers aux montures brillamment harnachées, leurs lances aux fers rutilants et tous ces casques briqués et cirés. Les fantassins suivaient en formation régulière, leurs armures cliquetant au rythme de leur pas cadencé. En queue marchaient les nouvelles recrues, les paysans armés à la va-vite, les esclaves arrachés à la servitude, sans ordre ni méthode. Massés sur le chemin de ronde, les gens de Victoire-Totale, des femmes, des enfants et des vieillards pour le plus grand nombre, contemplèrent ce long serpent de cuir et de fer qui s’engouffrait à travers le trou de la Grande Muraille pour rejoindre l’autre côté de la colline. Ils auraient dû être soulagés de voir l’armée s’en aller contenir le danger dans les steppes. L’angoisse, pourtant, étreignait la poitrine de chacun d’eux. De l’entourage du juge Ti, Tsiao Tai se montra le plus philosophe : — Ne fais pas tant grise mine, dit-il à son compère Ma Jong. Soit nos valeureux soldats repousseront les Tujue, et nous n’aurons qu’à nous en réjouir ; soit les barbares les extermineront, et ce n’est pas une très grande perte ! Au-delà de cette façon positive d’envisager l’avenir, il revenait à Ti de protéger ses administrés contre toute éventualité. Puisqu’on ne lui avait rien laissé pour lui permettre d’organiser la guerre, il ne lui restait plus qu’à organiser la paix. Ce qui devait l’occuper, pour l’heure, c’était une brèche de trente pieds de large. Dès cette même journée, il réquisitionna toutes les forces disponibles afin de dissimuler au plus vite la faille béante. Si on ne pouvait réparer à temps, il fallait au moins s’efforcer de laisser croire que le nécessaire avait été fait. Contrairement à ce qu’avait craint le magistrat, l’aspirant Huai Da, nommé par le général pour gouverner la ville, ne fut ni une gêne, ni une aide : il était trop occupé à remâcher son ressentiment à longueur de journée, d’auberge en maison close. Tout le monde s’y mit, en dépit des protestations. On monta du bois et des mœllons en haut du coteau. On répartit les matériaux selon ceux utilisés dans les diverses sections du monument. On désigna des équipes pour fabriquer les briques, d’autres pour tailler les pavés. L’art était de distribuer la main-d’œuvre de façon que tout avance au même rythme. Il n’aurait servi à rien de rehausser la partie en terre cuite pour laisser à l’abandon celle en pierre. Les ouvriers charriaient de lourdes charges dans ces paniers fixés à leur dos. Leur file interminable s’étirait depuis les carrières jusqu’aux chantiers. Ti pouvait déployer autant d’énergie qu’il en était capable, il avait l’impression de reconstruire la montagne elle-même. Il se produisit trois éboulements dès le premier jour des travaux. Plusieurs tronçons n’étaient même plus assez sûrs pour supporter le poids des échafaudages. Par bonheur, ses capacités de réflexion avaient toujours suppléé aux contingences matérielles. Les petites manipulations auxquelles s’était livré l’architecte à son arrivée lui donnèrent une idée. Il ordonna aux tailleurs d’assembler autant de pièces de toile que possible. Les scribes de la commanderie les peignirent dans le ton de la Muraille. Lorsque l’œuvre fut achevée, on la chargea sur des chameaux, qui la transportèrent jusqu’à la brèche. Elle fut tendue à travers l’espace vide, afin de cacher les travaux qui se poursuivaient derrière. De loin, le stratagème pouvait faire illusion, à condition que le soleil ne brille pas trop et que les câbles tiennent bon malgré le vent venu des plaines désertiques. Ti assistait de visu aux conséquences de la perte des valeurs traditionnelles : si ces Turcs-Bleus avaient continué de craindre le symbole incarné par cet édifice, il n’aurait pas eu à se fatiguer autant. Pire encore, ces peuplades forçaient les Chinois à reconsidérer leur confiance dans la supériorité de leur civilisation ; et cela, c’était vraiment désagréable. Les souffrances physiques n’étaient rien. Ti aurait regardé d’un œil serein les ouvriers se tuer au travail s’il avait pu conserver une foi indéfectible dans la suprématie du système auquel il avait dédié sa vie. Avec les chantiers à diriger, il avait des tracas jusque par-dessus le chignon. Il s’échinait à comprendre les plans que lui présentaient les architectes lorsqu’un serviteur vint l’avertir d’un incident tout à fait imprévu : un homme venait d’être assassiné. — Ah. Un meurtre. Ça tombe bien, je n’avais rien à faire. Il fit signe à Tsiao Tai de l’accompagner sur les lieux. — Après tout, cela me fera une distraction, parce que les travaux de consolidation, hein ! Il jeta en l’air une invisible truelle. Il s’attendait à devoir traverser la moitié de la ville. En réalité, ils ne firent que contourner la commanderie et s’arrêtèrent devant ce qui devait être l’une des plus agréables demeures de la cité, toutes proportions gardées. La forme compliquée du mur d’enceinte et la porte en losange d’un goût osé proclamaient l’intérêt de ses occupants pour les créations architecturales. Ti conçut un doute épouvantable : — Dites-moi que ce n’est pas notre architecte en chef qui a été tué ! Le domestique baissa les yeux sur le sol poussiéreux. — Hélas, noble juge ! C’était là une perte regrettable. Ti aurait préféré voir disparaître n’importe qui d’autre. C’est donc d’une humeur vindicative qu’il traversa l’ouverture en losange. On le conduisit jusqu’à la bibliothèque privée du maître des lieux. Lu Bu était étendu par terre, dans une attitude contorsionnée qui ne laissait aucun doute sur son état. Il s’était terré là, c’était donc là qu’il avait été assassiné. Ti se reprocha de n’avoir pas pris au sérieux ses inquiétudes. Avec ces histoires d’occupation militaire, il n’avait pas accordé assez d’attention à son enquête ; le résultat gisait sous ses yeux. Dame Pêche, en pleurs, était agenouillée près du corps sans vie. Elle se traîna aux pieds du magistrat pour effectuer le ko-teou et frappa trois fois le plancher de son front. — Je supplie Votre Excellence de démasquer le lâche qui m’a privé du meilleur des maris ! Ti l’assurait de son soutien et de sa compassion lorsque la malheureuse, cédant à une douleur insoutenable, s’évanouit au milieu des étoffes de soie rose pâle, qui s’évasèrent autour d’elle comme les pétales d’un lotus géant. Quand on l’eut emmenée, Ti put se concentrer sur l’étude du défunt. Il avait été tué d’un coup violent porté derrière la tête avec l’un de ses propres instruments, une sorte de grosse règle en bois aux angles garnis de cuivre. Manié avec force, cet objet constituait une arme plus dangereuse que les bâtons des sbires du tribunal ; nul doute que les séides du général Cloche l’auraient confisqué pour en équiper leurs recrues s’il leur était tombé sous les yeux. — Avez-vous remarqué, noble juge, demanda Tsiao Tai : on dirait qu’il indique les fleurs répandues près de lui. Les doigts rigides du cadavre se tendaient en effet en direction d’un vase renversé dont le contenu s’était éparpillé sur le plancher. Il s’agissait de camélias roses. Ti interrogea le serviteur qui l’avait amené. À l’en croire, on n’avait vu personne entrer ni sortir. Il se demanda où était le reste du personnel dont une demeure patricienne était habituellement remplie ; la maison semblait désorganisée. La plupart des esclaves mâles s’étaient enrôlés pour garantir la paix du Ciel au-delà des frontières. Ainsi donc, en l’absence du portier et de presque tous les employés du sexe masculin, il n’y avait personne pour assurer la sécurité des habitants. Les femmes s’étaient retirées dans le gynécée et dans les cuisines. — Les conditions idéales pour frapper, dit Ti en lissant les longs poils noirs de sa barbe. — C’est certain, noble juge, renchérit Tsiao Tai. L’assassin que le seigneur Lu Bu a surpris l’autre jour a guetté le moment propice. Il lui a été facile de s’introduire ici sans rencontrer quiconque. Il ne lui restait qu’à frapper sa proie avec le premier objet qui lui est tombé sous la main. — Mmm… fit Ti en caressant sa longue barbe. Dis-moi, mon bon Tsiao : si tu venais assassiner quelqu’un, ne prendrais-tu pas la précaution de te munir de ton arme favorite ? Ne te semble-t-il pas curieux qu’un tueur aguerri n’en ait pas fait de même ? — Sauf votre respect, c’est très logique, dans la circonstance, noble juge. Si notre homme avait été appréhendé avec un couteau dès son arrivée, il aurait été accusé de tentative de meurtre. Tandis que, sans rien sur lui, il pouvait passer pour un simple voleur et s’en tirer avec une bonne flagellation ! Ti voulut bien admettre la vraisemblance de cette explication. Il rangea ces détails dans un coin de sa mémoire en espérant que quelque chose de pire n’allait pas se produire. Son intuition lui disait qu’il y avait là la racine d’une affaire beaucoup plus compliquée qu’il n’y paraissait. — Vois-tu, dit-il à son fidèle lieutenant, il y a une grande différence entre poignarder une prostituée au coin d’une rue et pénétrer dans la maison d’un lettré pour l’assommer à coups de règle en bois. Une très grande différence ! C’est l’écart abyssal entre ces deux circonstances qui m’inquiète. Tsiao Tai avait eu maintes fois l’occasion d’observer que le meurtre d’un lettré était celui qui scandalisait le plus son maître. Il aurait cru, néanmoins, que celui-ci laisserait de côté ses préventions sociales, dans cette ville pleine de malfrats, exposée à des menaces de tout ordre. Ti, en réalité, était à mille lieues des considérations de caste. Son regard était fixé sur la main aux doigts tendus. L’architecte paraissait lui envoyer un message par-delà la mort. Il allait devoir reprendre son enquête du côté du hameau des fleurs. Quel espoir de conserver sa tranquillité lui restait-il, si même les défunts se liguaient pour gâter sa vie conjugale ? IX Ma Jong et Tsiao Tai retrouvent l’armée chinoise ; la ville est envahie d’intrus poilus. Au cinquième jour après le départ des troupes, Ma Jong et Tsiao Tai patrouillaient en ville pour prendre le pouls de l’opinion publique – ils se promenaient de par les rues le nez en l’air – quand un crieur annonça les dernières nouvelles du front : l’invincible armée des Hans n’avait rencontré que des nomades isolés, qui s’étaient soumis de leur plein gré à la juste puissance des Tang. Les citadins, qu’un silence prolongé commençait à inquiéter, se réjouirent de cet heureux développement. Après avoir écouté cette communication de bon aloi, les lieutenants revinrent au poste de commandement pour rendre compte de leur sondage. Ils s’étaient apprêtés à présenter un rapport peu favorable ; ce retournement bienvenu leur épargnait cette tâche. Leur joie se tarit quand ils virent que le magistrat était moins enthousiaste qu’eux. — Je m’en féliciterais, moi aussi, s’il ne s’agissait d’une mystification ! — Comment, seigneur ? Se peut-il que le général Chong mente au peuple ? Le mandarin leva les bras au ciel : — Ce n’est pas le général, qui lui ment : c’est moi ! Aucune estafette ne s’était présentée depuis que le convoi avait pénétré en territoire ennemi. Soucieux de maintenir l’ordre, Ti avait décidé d’agir comme si les choses se déroulaient selon leurs vœux. Il avait donc fait proclamer un faux bulletin militaire des plus optimistes. Cette absence de nouvelles était aussi curieuse qu’inquiétante. Il fallait absolument déterminer sa cause, négligence ou difficultés inattendues. Il n’y avait qu’une seule manière d’en avoir le cœur net. Ti posa sur ses adjoints le genre de regard qui leur faisait regretter de s’être engagés à son service. Un instant plus tard, les deux hommes étaient chargés d’aller voir où en était la glorieuse armée chinoise. — Pourquoi nous envoyer tous deux ? demanda Tsiao Tai en hochant discrètement la tête en direction de son acolyte à la carrure de lutteur. — Pour qu’un de vous puisse revenir nous annoncer la mort de l’autre, en cas de malheur. On leur alloua deux montures locales, de petits chevaux endurants qui ne craignaient pas trop le froid ni les cailloux. Après avoir réuni une provision de boissons, de couvertures et de vivres, les anciens chevaliers des vertes forêts17 gravirent la pente qui menait au mur Dix-Mille-Lis. On souleva pour eux, à l’aide de cordes, un coin de la toile épaisse qui dissimulait l’ouverture béante. Après avoir franchi la porte de tissu qui protégeait la Chine de l’inconnu, les deux hommes descendirent l’autre versant, en direction des montagnes derrière lesquelles s’étendait le vaste monde hostile. Ils chevauchèrent longtemps dans une campagne désolée, en suivant les traces très visibles laissées par l’armée des Hans : outre le sillon tracé par les roues des chariots lourdement chargés, il y avait des saletés de toutes sortes, des pièces d’équipement tombées des sacs, des récipients vides, des déjections animales et humaines. — Nous ne les rattraperons jamais, se plaignit Tsiao Tai, à qui cette virée sans but précis ne plaisait guère. — Je ne suis pas de cet avis, lui objecta Ma Jong. Il désigna des silhouettes sombres qui traçaient des cercles, haut dans le ciel. — Il y a au moins une charogne, là-bas. La piste de l’armée menait exactement à cet endroit. Ma Jong commençait à craindre qu’il ne fût plus nécessaire de se hâter. Ils débouchèrent dans une large vallée traversée par un mince torrent. — Vois-tu ce cours d’eau ? dit Ma Jong. Il coule vers l’ouest ! — C’est bien fâcheux ! admit son compagnon. Selon une vieille superstition, les rivières devaient couler vers l’est. Dans le cas contraire, elles étaient le signe d’un grand désordre des forces naturelles. Le soleil déclinant qui le baignait d’une lumière orangée conférait au paysage une atmosphère sépulcrale. Le torrent avait rejeté le long de son cours rageur nombre de branches mortes et dénudées qui prenaient l’apparence d’ossements bizarrement tordus. Les voyageurs entamèrent la descente vers le lit de la rivière. Le sol avait été piétiné de toutes parts. Juchés sur les rochers, d’énormes vautours les regardaient passer avec l’air de se demander s’ils allaient bientôt les laisser dîner en paix. — J’ignorais qu’il en existait d’aussi gros, s’étonna Tsiao Tai. — Ils ont dû venir de loin, répondit Ma Jong d’une voix grave. À mon avis, ça valait la peine. Ils virent d’abord les bannières chinoises plantées dans le sol, les étendards flottant au vent. Plus ils approchaient, plus ils discernaient de masses humaines allongées de toutes parts. — Voilà que nous rencontrons enfin ces féroces Tujue ! s’exclama Tsiao Tai. Il n’en reste pas grand-chose ! Des charognards de toute espèce rôdaient parmi les cadavres. Il régnait une odeur âcre. Tsiao Tai se demanda où était passée leur armée. Elle était à ses pieds. Lorsqu’ils furent assez près, il ne leur fut plus possible d’ignorer les armures de cuir et de fer qui recouvraient nombre de corps. Certains étaient privés de tête. C’était un gigantesque tapis de chairs pourfendues, de plaies offertes au ciel, de membres déchiquetés par quelque mâchoire géante qui n’avait épargné personne. On aurait pu croire qu’un dragon avait fondu sur eux toutes griffes dehors, avec une rage dont seules étaient capables les créatures surnaturelles. Quant aux soldats ennemis, ils avaient filé comme le vent. Ma Jong plaça ses mains en porte-voix pour se signaler à pleins poumons. — Tu veux nous faire tuer ? s’insurgea Tsiao Tai. — Si ceux qui ont fait ça étaient encore ici, nous serions déjà morts, rétorqua son compagnon. Notre devoir est de nous assurer qu’il n’y a pas de survivants : d’une part pour leur porter assistance, et aussi parce que le juge voudra savoir ce qui s’est passé. Ils se mirent donc à crier de toutes leurs forces. Leurs voix se perdaient à travers la vallée mortuaire, sans parvenir à effrayer les renards venus profiter du festin providentiel, ni à faire s’envoler les oiseaux qui s’activaient sur les corps les plus abîmés. Alors qu’ils s’apprêtaient à renoncer, ils perçurent un faible cri dans le lointain. Une ombre, puis quelques autres, apparurent dans la lumière du couchant, entre les rocs accrochés à flanc de montagne. Celui qui cheminait devant se retourna, sans doute pour indiquer aux autres que la voie était libre. Une petite poignée d’hommes descendit vers eux sur des jambes flageolantes. Les adjoints du magistrat reconnurent d’abord le lieutenant Long, qui ouvrait la marche. Un jeune homme à l’allure des barbares du Nord assistait le commandant de Victoire-Totale, qui pouvait à peine se soutenir. Un vieil archer avait passé l’autre bras de l’officier derrière son cou ; à eux deux, ils parvenaient difficilement à lui faire poser un pied devant l’autre. Le pacificateur impérial Guo Guowei fermait la marche sans cesser de jeter des coups d’œil autour de lui. Les hommes du juge Ti s’enquirent de leur état, puis ils leur distribuèrent les provisions de bouche et les gourdes qu’ils avaient apportées – celles contenant du vin furent les plus appréciées, les survivants se les disputèrent avec plus de rapacité que les vautours n’en usaient avec les carcasses, comme si elles avaient contenu le nectar d’immortalité. Tsiao Tai demanda où se trouvait le général Chong. — Quelque part par-là, répondit le pacificateur impérial en désignant d’un geste large le ruisseau plein de cadavres. L’ombre envahissante gagnait d’instant en instant, donnant à chacun l’impression qu’il pénétrait dans le royaume des âmes en même temps que les innombrables malheureux étendus autour d’eux. — C’est un grand miracle qui vient de s’opérer ! dit Tsiao Tai. La déesse de la Miséricorde a permis que vous surviviez à ce massacre ! Le miracle s’était présenté sous la forme d’une grotte, dans laquelle ils avaient tout juste eu la place de se blottir lorsque la situation avait tourné au désastre. — Vous avez eu une chance folle de tomber sur ce trou ! dit Ma Jong, occupé à découper ses galettes de blé, que des mains avides et fébriles tentaient de lui arracher. — La chance n’a rien à voir avec ça, dit le vieil archer Feng. Nous serions tous morts si ce brave garçon n’avait eu pitié de nous ! Il pointa un doigt noueux sur le jeune barbare vêtu de peaux non tannées. Tsiao Tai le jugea plutôt bien fait, pour un « hu ». Le sauveur profitait des dernières lueurs pour cueillir des herbes. Il leur expliqua, à moitié par signe, à moitié à travers quelques mots d’un chinois hésitant, qu’il s’agissait d’un fortifiant à mâcher. C’était l’un des guides engagés par l’armée pour se repérer dans ces montagnes. On ne savait si les autres avaient délibérément conduit les Hans dans un guet-apens ou s’il s’agissait d’une circonstance fortuite. Ce qui était certain, c’était qu’ils avaient tous abandonné les Chinois à leur triste sort, hormis celui-là. — Que voulez-vous ! s’exclama le pacificateur impérial, que les événements récents rendaient fort désabusé. L’or n’achète ni la fidélité ni l’abnégation ! — C’est moi personnellement qui ai choisi Renard Agile pour me conduire, expliqua Long Jianjun. Je savais qu’il ne m’abandonnerait pas. Renard Agile avait d’emblée repéré une cavité qui s’ouvrait entre les rochers, afin de s’en servir d’abri en cas de malheur. Les rares chanceux qui se trouvaient en compagnie du lieutenant Long au moment de la débâcle avaient eu la vie sauve. Pour les autres, il fallait s’en remettre à la clémence divine. Le commandant Xue était le plus atteint du groupe. L’anéantissement des « troupes invincibles » envoyées par le Fils du Ciel l’avait plus cruellement frappé qu’aucune flèche ennemie n’aurait pu le faire. Ses yeux écarquillés semblaient encore contempler les corps épars, même après que l’obscurité eut tout englouti, à moins qu’il ne continuât à vivre les instants tragiques pendant lesquels la chute du général Chong avait anéanti ses convictions les plus fermes. Il n’était pas question de bivouaquer sur ces monts livrés à la terreur et au carnage, à attendre que leurs ennemis ou les goules friandes de chair humaine se présentent. On était aux portes de l’hiver, la température se fit glaciale dès que le soleil eut disparu. Mieux valait se mettre en route au plus vite. Seule la fuite pouvait leur éviter un sort pire que celui subi par leurs compatriotes, qui, au moins, étaient morts en héros. Il fallait rester en mouvement coûte que coûte, en espérant que leurs forces leur permettraient de rallier des terres paisibles avant que le froid n’achève l’œuvre des Turcs en pétrifiant leurs muscles. Ils partirent donc sans tarder, dès que les gourdes de vin, vidées jusqu’à la dernière goutte, eurent rendu un peu de courage aux rescapés. On chargea le commandant sur l’un des chevaux. Il fallut l’y hisser comme on l’aurait fait d’un sac de riz. Il était pour ainsi dire inerte, et le fait qu’il tînt en selle était un nouveau prodige de la divinité. On voulut accorder le second cheval au pacificateur impérial. Mais ce dernier avait agrippé le bras du vieil archer qui l’avait conduit jusqu’à la grotte, et rien ne paraissait pouvoir l’en détacher. Aussi les quatre autres décidèrent-ils de s’attribuer la monture à tour de rôle pour ménager leurs forces. Il leur fallut deux fois plus de temps pour rallier la Grande Muraille que les adjoints du magistrat n’en avaient mis pour parcourir la même distance. Encore n’y seraient-ils jamais parvenu si Renard Agile, véritable providence, ne les avait guidés à travers la montagne, rendue impénétrable par la nuit. Il en connaissait chaque caillou et leur indiqua d’invisibles sentiers que la glorieuse armée défunte n’avait pu emprunter en raison de son encombrement. Ce fut donc au milieu de l’après-midi du lendemain que leurs silhouettes furent repérées par les sentinelles postées sur ce tas de pierres en mouvement que plus personne n’osait nommer « le mur Dix-Mille-Lis ». Aussitôt qu’on les eut identifiés, un soldat courut en ville annoncer au magistrat le retour de ses lieutenants. Ceux qui le croisèrent alors qu’il longeait au pas de course l’artère principale crurent qu’il s’agissait d’un émissaire de l’armée et s’alarmèrent de lui voir une figure décomposée. Cette inquiétude n’était rien à côté de celle qui s’empara d’eux lorsqu’ils découvrirent les quelques morts-vivants qui descendaient tant bien que mal le chemin menant à leur cité. Les ouvriers ébahis déposaient leurs charges au bord de la route pour contempler ce spectacle, comme si leur tâche n’avait plus revêtu la moindre importance. — Qu’on leur envoie un chariot ! ordonna Ti dès qu’il sut la nouvelle. Un chariot bâché ! Nul ne doit les apercevoir ! Il était hélas trop tard. Le véhicule les rejoignit alors qu’ils se présentaient à la porte nord, et ils refusèrent d’y monter, conscients de sombrer dans le sommeil s’ils s’arrêtaient de marcher avant d’avoir rallié la commanderie. Or, il leur fallait conserver quelques restes de lucidité pour présenter leur rapport au mandarin qui avait en charge le sort commun. Incapable de tenir en place, Ti vint à leur rencontre sur l’avenue. La rumeur de leur retour avait jeté la ville entière dans la stupeur et l’accablement. D’autant que le pacificateur impérial ne cessait de pousser des lamentations déchirantes. On crut d’abord que le général avait renvoyé quelques officiers blessés ou malades pour qu’ils se fassent soigner. Si fatigués qu’ils fussent, on vit bien qu’ils ne portaient aucune blessure visible, ni même la moindre marque laissée par des combats. Enhardies par l’appréhension, des femmes se mirent à tirer Ma Jong et Tsiao Tai par le pan de leur vêtement pour leur faire dire ce qu’il en était de leurs maris, fils ou pères enrôlés dans les troupes invincibles de l’auguste Chong. Les hommes du magistrat s’abstinrent de répondre. En revanche, les « Priez pour eux ! » du pacificateur impérial, qu’on était parvenu à jucher sur l’une des montures à condition que le vieux soldat s’assît derrière lui, jetèrent les malheureuses dans une angoisse effroyable. Ce fut entre deux rangs d’ouvrières, de commerçantes et de servantes qui se tordaient les mains en gémissant qu’ils achevèrent leur périple. Ti fut tenté de remercier publiquement les dieux de leur avoir accordé la vie sauve, mais il changea d’idée en les voyant, peu convaincu soudain qu’il s’agît d’un bienfait. Leur aspect décharné, leurs traits ravagés avaient détruit en un instant tout l’espoir qu’il s’était efforcé de maintenir au fil de cette interminable attente. — Nos glorieuses troupes ? demanda-t-il tout bas à Tsiao Tai. — Elles ne reviendront pas. Ti ordonna immédiatement au personnel de la commanderie d’y faire entrer les « émissaires » et de fermer les portes derrière eux. Officiellement, il fallait leur permettre de se reposer ; en réalité, il souhaitait à tout prix éviter que leur vue ou leurs paroles ne fassent plus de mal qu’elles n’en avaient déjà fait. On les installa dans une pièce confortable où il fut commode de leur prodiguer tous les soins nécessaires. Les domestiques dont on disposait encore les débarrassèrent de leurs vêtements poussiéreux et souillés, les baignèrent à l’eau tiède, les massèrent, leur firent endosser des habits propres, et les abandonnèrent enfin au réconfort de coussins mœlleux, où leur furent servis à la becquée les plats de l’auberge voisine. Ti reconstitua le récit de la catastrophe, qu’on lui livrait par bribes et dans le désordre. Au reste, l’affaire était d’une atroce limpidité. L’armée n’avait pas rencontré âme qui vive jusqu’au débouché de la vallée. Contre l’avis de ses aides de camp, qui auraient préféré envoyer des estafettes en reconnaissance, le général avait résolu de traverser le cours d’eau, pressé par son envie d’en découdre et par les conseils douteux des éclaireurs barbares. À force de se méfier de tout le monde et de ne s’en remettre qu’à lui seul, il avait perdu le sens de la prudence. Les Turcs leur étaient tombés dessus alors qu’ils avaient les pieds dans l’eau, au creux de la vallée. Dès lors, plus question de faire marche arrière. L’affrontement avait débuté dans le plus grand désordre. La cavalerie avait voulu refluer, elle s’était heurtée aux rangs de l’infanterie, qui s’étaient éparpillés. Le général avait fait sonner les trompes d’assaut. Lancés au galop sur un adversaire dont ils ignoraient tout, les cavaliers avaient été les premiers à subir le tir nourri des petits arcs turcs. À cette vue, les fantassins avaient été pris de panique et s’étaient égaillés dans une cohue indescriptible. Il semblait à chaque minute que leurs effectifs étaient divisés par deux. Le commandant Xue, tombé de son cheval, s’était trouvé le nez dans le ruisseau ; l’onde était déjà rouge de sang. Sa seule participation au récit commun fut pour signifier qu’il ne se rappelait pas comment il était sorti vivant de la mêlée. Ses souvenirs reprenaient au moment où il avait ouvert les yeux dans ce trou où les avaient découverts les envoyés du mandarin. Le lieutenant Long expliqua comment il était parvenu à entraîner son supérieur, à moitié assommé, afin de conserver à leur ville sa principale autorité militaire. Son guide les avait conduits jusqu’à la grotte. Le vieil archer avait eu la chance de les voir disparaître derrière les rochers ; il avait empoigné le premier seigneur à sa portée – le sort avait voulu que ce fût le pacificateur impérial – et les avait suivis sans hésiter. Demeurer sur place n’aurait fait qu’ajouter deux cadavres de plus à la tuerie générale. Feng avait encore l’œil vif, malgré l’épuisement. Ti comprit qu’il avait devant lui un combattant d’exception. Il le félicita de sa présence d’esprit et lui promit une prime généreuse. — La joie d’avoir pu ramener le seigneur pacificateur suffit à mon bonheur, noble juge, dit le vieil homme. — Tant pis, je vous pardonne, laissa échapper le magistrat. L’un des domestiques s’approcha et attendit que le mandarin eût hoché la tête pour parler : — Seigneur juge, la population voudrait connaître les nouvelles du front. Ti chercha une réponse qu’on ne puisse pas lui reprocher par la suite. — Elle est invitée à se réunir dans les temples pour solliciter la victoire auprès des dieux. Le serviteur hésita. — C’est que… la vue du seigneur pacificateur a fort inquiété tout le monde… — Dis-leur que le pacificateur a reçu un coup sur le crâne et qu’il a perdu la raison. L’intéressé rougit violemment, trop offusqué pour parvenir à élaborer une réponse intelligible. — Cela, ils le savent déjà, noble juge, reprit le serviteur sans prêter la moindre attention à Guo Guowei, devenu écarlate. Il s’inclina et s’en fut répercuter la consigne, sans grand espoir qu’elle parvienne à calmer les esprits. Ni le bain ni les massages n’avaient réussi à tirer Xue Yingjie de sa prostration. Ti l’exhorta à reprendre la maîtrise de lui-même. — Pour quoi faire ? s’insurgea le pacificateur impérial, qui semblait tenir le commandant pour responsable de leurs déboires. S’il avait eu le moindre respect pour sa personne, il se serait conformé au code d’honneur des militaires et se serait sacrifié sur le champ de bataille ! — Un peu de compassion ! répondit Ti. Je vous rappelle que vous vous en êtes tiré, vous aussi ! — Mais je compte bien offrir ma tête à mes supérieurs dès mon retour à la capitale ! rétorqua Guo Guowei, bien certain de présenter les faits de telle manière qu’on ne la lui demanderait pas. La voix de Brave et Héroïque s’éleva enfin, pour la première fois depuis leur retour : — L’honorable pacificateur impérial a raison. Seul mon suicide lavera l’affront que ma survie inflige à ma lignée. Si la fin de sa léthargie satisfaisait le juge Ti, cette résolution funeste ne l’arrangeait pas. Il lui rappela qu’il avait besoin de lui pour contrecarrer les projets éventuels de l’aspirant Huai Da, que le général Chong leur avait laissé pour gouverner la ville : — Je crains qu’il ne nous lance dans des manœuvres de rétorsions suicidaires. Ils étaient désormais en guerre, le plus haut gradé prenait le pas sur tout civil. Cette idée frappa Guo Guowei comme la foudre. Il saisit le commandant par les épaules et se mit à le secouer : — Entendez-vous ce que dit cet éminent magistrat ? Votre devoir est de protéger nos vies ! Puisque le pacificateur impérial semblait se porter volontaire, Ti le chargea de veiller discrètement sur Xue Yingjie, dont leur sort dépendait peut-être. Guo Guowei promit de bon gré. La surveillance risquait d’être très peu discrète : il n’était pas loin de couver le commandant comme une cane ses œufs. Ce point réglé, Ti put s’intéresser aux détails troublants de leur triste aventure. — Comment se fait-il que les guides nous aient trahis ? demanda-t-il au lieutenant Long. — Voyez-vous, noble juge, ils en usent avec la fidélité comme nous avec la religion. Nous autres, Chinois, allons d’un temple à l’autre sans nous poser de questions. Nous empruntons à Bouddha, à Lao Tseu, à Confucius, aux divinités ancestrales ce qu’elles ont à offrir, nous honorons tantôt l’un, tantôt l’autre, selon nos besoins, selon les circonstances ou le calendrier. Eh bien, eux, les guides, de même, passent des Tujue aux Huns, aux Tibétains, aux Hans, selon leur intérêt, sans s’attacher réellement à quiconque. — Voilà une fluctuation qui vient de faire bien des morts. — Nos guides étaient persuadés que la partie était jouée d’avance, mais on ne les a pas écoutés. Comment leur demander de miser sur le perdant ? — J’ai une autre question. Comment se fait-il que votre guide nous soit resté fidèle ? Ce dernier était allongé sur une table de massage, où un soigneur lui prodiguait le réconfort de palpations destinées à renforcer la circulation de son fluide vital yang. Long Jianjun répondit que Renard Agile avait été touché par la grandeur impériale des Tang. La réponse était propre à émouvoir le pacificateur, qui entra pratiquement en transe. Ti y trouva beaucoup moins son compte : comment admettre que la divine lumière ait pu frapper l’un des « hus » et manquer tous ses frères de sang ? Quoi qu’il en soit, il n’était plus possible de prolonger l’interrogatoire. L’estomac plein et les muscles ramollis, les rescapés sombrèrent tous en même temps dans le sommeil. Ils n’entendirent pas le magistrat leur enjoindre de ne pas quitter la commanderie de quelques jours. Au reste, ces précautions furent battues en brèche par la rumeur publique. Les habitants se ruèrent sur le temple des murs et des douves pour se recommander à la divinité. Ils y accrochèrent des billets où les prêtres avaient inscrits pour eux la mention « Prends pitié ». Le mur en fut bientôt recouvert. Comme le papier votif était d’un rouge vif, on aurait pu croire que la pierre saignait, ou que le massacre des citadins avait commencé. Puisqu’il ne pouvait plus rien faire pour les morts, Ti résolut de s’occuper des vivants. Il organisa tout d’abord une réunion avec ce qu’il restait des autorités locales, pour définir la marche à suivre. Où étaient passés les Turcs ? Risquaient-ils de fondre sur eux ? Les édiles n’avaient pas la moindre réponse à ces questions. Afin de rassurer le peuple, ils consultèrent le calendrier lunaire. La fête du solstice d’hiver18 tombait à huit jours de là. Ils firent annoncer partout qu’elle aurait lieu dès le lendemain et se lancèrent dans des célébrations en grande pompe, pitoyable tentative pour détourner l’attention. Ti estima qu’il avait trop de travail pour prendre le jour de congé accordé aux fonctionnaires, tout comme il refusa d’assister au culte du Ciel célébré au temple de la cité. Sa participation se borna à déguster comme tout le monde une soupe de raviolis, appelée « soupe de boulettes qui protège du froid », réputée souveraine contre les engelures aux oreilles. Les lettrés de la commanderie déployèrent tout l’arsenal des festivités traditionnelles. Il y eut des danses, des concours de chants accompagnés des différents instruments de musique locaux, ainsi que des combats de buffles, une course de chevaux à travers l’avenue principale, et même un spectacle d’opéra sur le thème du renouveau – une allusion au fait que les jours allaient désormais rallonger. Malgré tous leurs efforts, le cœur n’y était pas. Les gardes, censés rester dans leur cantonnement, étaient partout, la frontière, qu’il était d’usage de fermer, était dans l’état que tout le monde savait, et les citadins se rendaient visite, certes, mais plus pour proférer des propos inquiets que pour échanger des cadeaux et des vœux. On fit bien les offrandes aux ancêtres, des gâteaux à la vapeur en forme de tortue ou d’animaux de la ferme, mais ce fut avec l’idée que c’était pour la dernière fois. Après s’être prosternées devant les tablettes de leurs clans, les familles festoyèrent ensemble, mais dans une atmosphère de funérailles. De son côté, l’aspirant Huai Da ne s’obstina pas à poursuivre les Tujue dans la montagne, comme Ti l’avait craint. En revanche, il vanta à qui voulait l’entendre l’efficacité d’une technique de défense en laquelle il croyait fermement : il s’agissait de creuser une fosse tout autour de la ville, d’y vider de grandes jarres d’huile d’éclairage et d’y mettre le feu lorsque l’envahisseur s’aviserait de vouloir la franchir. C’était là des travaux titanesques, dont il fut impossible de le détourner et qu’il s’échina à diriger, à la tête d’une vingtaine de pelleteurs contraints de gratter un sol gelé. Au bout de la première journée, ils n’avaient pas atteint le dixième du rempart nord. Il devint bientôt impossible et ridicule de garder secrète la catastrophe. Mieux valait affronter la réalité et préparer l’avenir. Afin d’accompagner la sinistre nouvelle, Ti fit ordonner des rituels de purification en l’honneur des « héros tombés pour soutenir l’ordre du Ciel ». Sa proclamation disait qu’ils avaient dorénavant le rang de bienheureux et vivaient parmi les dieux, dont ils partageaient le séjour éternel ». Les habitants de Victoire-Totale, quant à eux, n’étaient pas en train de savourer le nectar céleste. Ti fit entrer en ville tous les troupeaux dont on disposait. Il se fit dans les avenues un défilé de cochons noirs, de chameaux, de moutons ; on vit même passer toute une famille d’énormes vaches laineuses et de gros bœufs velus. La place manquait pour abriter ces nouveaux arrivants. Les citadins furent priés de cohabiter avec les animaux, qui s’insinuaient partout, faute d’être parqués. Attiré par des cris en provenance du gynécée, Ti découvrit son épouse, les joues rouges et le chignon défait, aux prises avec une chevrette blanche à taches noires qui lui arrivait à hauteur des fesses. Dès qu’elle aperçut le mandarin, dame Lin reporta sur lui la colère qu’elle avait jusque-là exercée inutilement contre l’intruse : — Pendant le voyage, vous m’avez épargné la cohabitation avec les éleveurs ; je vous prie de m’éviter celle de leurs bêtes ! Chassez cette chose malodorante ! Elle venait de lâcher la queue de la chèvre, qui en profita pour aller gambader sur les draps du kang19. — On dit que ces animaux font des compagnons agréables, répondit Ti. Surtout en période de siège. Les servantes avaient entrepris de tirer et de pousser la chevrette comme elles pouvaient. L’une la tenait par la touffe arrière, l’autre avait agrippé les cornes recourbées. Au mot de « siège », dame Lin considéra soudain l’intérêt de disposer d’une réserve personnelle de nourriture lorsque leurs administrés en viendraient à se manger les uns les autres. — Laissez cette petite bête tranquille, dit-elle en repoussant une mèche de cheveux qui lui tombait sur les yeux. Ce sont les dieux qui l’ont envoyée vers moi, elle est mon invitée. Tandis qu’elle vérifiait que l’animal avait du lait dans les mamelles et qu’elle tâtait ses mollets d’un doigt appréciateur, Ti se retira, satisfait de s’être entendu confondre avec les dieux. X Une cité en émoi contemple sa propre fin depuis ses remparts ; le juge Ti contre-attaque à l’aide de poulets. Les préparatifs dans lesquels le juge Ti avait lancé la ville n’avaient pas fait grand bien à l’avancement des travaux de consolidation, là-haut, sur la Muraille. D’autant que la foi des ouvriers dans l’utilité des enduits et mastics s’était émiettée avec la crainte de voir surgir l’ennemi à tout instant. Que ce soit l’attente pour les pessimistes ou l’incertitude pour les autres, ces deux états d’esprit insupportables rendaient les gens à moitié fous. À défaut de résorber la brèche, Ti renforça la garde au sommet des postes de guet et fit surveiller les surveillants par ses propres adjoints, tandis que seules les réparations les plus urgentes se poursuivaient en toute hâte. La tour la plus élevée était une structure en bois à trois étages. Elle était supportée par des montants rouges dépourvus de cloison afin de ne pas bloquer la circulation. Au premier niveau se trouvait une salle commune et au-dessus les loges des guetteurs. Tsiao Tai et Ma Jong s’y installèrent pour la nuit, avec l’intention de dormir à tour de rôle. À la dernière veille avant le lever du soleil, Ma Jong perçut d’étranges bruits d’animaux. Il savait d’expérience, pour avoir longtemps pratiqué le métier de chevalier des vertes forêts, que la chouette ne se donnait plus la peine de hululer, si près de l’aube, après s’être fatiguée à chasser le mulot, qu’elle eût l’estomac vide ou plein. Que voulait donc celle-ci, et que voulait ce hibou qui paraissait lui répondre depuis la colline en face ? Il crut apercevoir par intermittence des formes mouvantes, ici et là, entre les buissons. Il secoua son compère pour l’arracher à des rêves plus souriants. Ils venaient de descendre sur le chemin de ronde, où nul n’avait rien remarqué, quand une lueur s’alluma dans le lointain. L’instant d’après, elle fonçait sur eux comme un char de feu ! Ils s’accroupirent précipitamment derrière les créneaux. Il y eut un bruit de chute. Un deuxième sifflement se fit entendre, puis un troisième. Tsiao Tai risqua un œil entre les briques. Une sphère enflammée volait dans leur direction. On aurait dit un lampion tenu à la main par une déesse ailée capable de traverser l’air plus vite qu’un aigle. Ma Jong renifla ; il y avait une odeur de brûlé. — Ça sent le poil de cochon roussi ! Des cris attirèrent leur attention un peu plus loin. En se penchant, ils virent que la toile qui couvrait la brèche était en flammes. Ils étaient d’autant plus démunis que la Muraille ne possédait aucune organisation contre les incendies ni la moindre source d’eau. Il s’éleva alors un hurlement monstrueux qui figea tous les hommes comme des statues de granit. Une multitude de flambeaux apparut en bas du coteau. Une masse compacte de guerriers s’élançait vers eux. Les points lumineux en mouvement étaient trop nombreux pour être comptés. Il ne pouvait être question de contenir les envahisseurs. Les guetteurs se replièrent de tour en tour, puis se ruèrent dans les escaliers pour rejoindre la terre ferme, laissant la Muraille se défendre elle-même comme elle pourrait. Tout le monde, Ma Jong et Tsiao Tai compris, dévala la pente à toute allure pour chercher refuge en ville. Les soldats de garde sur la porte nord avaient perçu, eux aussi, la terrible clameur. À la clarté de la lune, ils virent des silhouettes accourir vers eux et attendirent d’être à portée de voix pour prendre la moindre décision. Comme les cris des fuyards étaient indistincts, ces malheureux se heurtèrent à des battants toujours clos, contre lesquels ils tambourinèrent de toute la force de leurs poings : — Pour l’amour de la déesse mère d’Occident, ouvrez-nous ! Vos carcasses pourriront pour l’éternité dans le charnier réservé aux lâches ! Sur leur rempart, les gardes semblaient paralysés par quelque chose. Une fois au pied des fortifications, les lieutenants du juge Ti se retournèrent pour voir ce qui se passait dans leur dos. Le vent avait dispersé les nuages qui masquaient la lune lorsqu’ils étaient sur la colline. Ils virent les hordes barbares qui se déversaient dans la vallée par le trou de la Grande Muraille. L’aube commençait à rosir les cimes lorsque le portail monumental s’ouvrit enfin. Les guetteurs se ruèrent à l’intérieur, aussi terrifiés que si le grand Yecha20 en personne avait été à leurs trousses. Distribuer des coups de fouet sur le dos des esclaves qui charriaient les pierres était une chose ; affronter les combattants les plus cruels du monde barbare en était une autre. — Nous allons tous mourir ! dit Tsiao Tai, adossé à la paroi, dans le gigantesque sas qui faisait le lien entre la ville et l’extérieur. — Pire encore, renchérit Ma Jong : le juge va être en colère ! Ti avait mis fin de lui-même à une fort mauvaise nuit dès que les premiers rayons avaient blanchi sa fenêtre de papier huilé. Il s’était levé pour aller voir si les éclaireurs envoyés dans la campagne avaient enfin repéré ces fâcheux Turcs-Bleus. Dès qu’il eut franchi le seuil de sa chambre, le valet qui couchait là courut aux cuisines lui chercher son thé et ses galettes de blé. Il y avait du bruit dans la pièce attribuée au pacificateur impérial. Ti frappa à la porte et une voix rogue l’invita à entrer. Habillé de pied en cap, Guo Guowei mettait la dernière main aux bagages posés sur son lit. — Vous nous quittez ? s’enquit le juge. Tout en nouant les cordons qui fermaient ses coffres, le pacificateur répondit qu’on l’avait envoyé là pour maintenir la paix, non pour gérer une guerre. Il n’était pas mandaté pour négocier avec les peuples voisins. — Rien ne me retient ici, conclut-il en faisant signe à son domestique qu’il pouvait emporter ses malles. — L’honneur, peut-être ? suggéra Ti. Nos supérieurs ne seront pas trop ravis d’apprendre nos déboires. — Ne vous inquiétez pas, Ti : je saurai leur vanter vos mérites dans cette affaire. Un frisson parcourut l’échine du juge. Nul doute que ce haut fonctionnaire ne chercherait pas loin sur qui se défalquer. Le sergent Hong déboula dans la pièce ; jamais Ti ne l’avait vu prendre autant d’exercice que depuis qu’ils séjournaient dans cette ville. — Noble juge ! Les barbares sont à nos portes ! — Dans combien de temps seront-ils ici ? demanda le mandarin. Son majordome fit quelques gestes avant que la parole lui revienne. — Pardonnez-moi, je me suis mal exprimé : ils sont devant la porte ! Ils campent sous nos murailles ! Les deux lettrés réagirent en même temps : Ti se précipita dehors pour aller voir ce qu’il en était, le pacificateur impérial exhorta le personnel à se hâter d’emporter ses bagages, dans l’espoir de s’esquiver par une issue que les indésirables ne bloqueraient pas encore. Le magistrat se rua hors de la commanderie, si vite qu’il sema le pauvre sergent Hong dans les corridors. Les rues étaient pleines de gens qui couraient en tous sens. Il prit l’avenue centrale en direction du nord et ne tarda pas à rencontrer des gardes, certains à demi vêtus, qui venaient de quitter leur lit, d’autres, effarés, qui semblaient avoir rencontré un t’an-mo21 cornu. Sans prendre le temps de se faire expliquer la situation, il monta quatre à quatre l’escalier qui menait au rempart. Un petit groupe de guerriers se tenait sur la route de la Grande Muraille, à distance respectable. C’était donc cela qui provoquait une telle agitation ! Même avec le peu d’hommes en armes que le général Chong leur avait laissés, il ne devait pas être très difficile d’effaroucher ces insolents pour qu’ils déguerpissent. Tsiao Tai vint à sa rencontre, la figure luisante de sueur. Il était couvert de poussière pour s’être affalé deux fois sur le chemin qui descendait de la colline. — Mon bon Tsiao ! s’écria son patron. Nos concitoyens me semblent bien nerveux ! Voilà une poignée d’intrus que nous aurons tôt fait de balayer ! Après s’être excusé de sa témérité, son lieutenant lui suggéra de longer avec lui le chemin de ronde jusqu’à la porte sud, qui s’ouvrait sur la plaine. Ils croisèrent un certain nombre de gardes effarés dont on ne savait où ils couraient. Ce ne fut qu’une fois sur la poterne du Sud que Ti put jauger l’ampleur du problème. La vallée était couverte de tentes. Des bannières chinoises avaient été plantées entre ce campement et leur ville. Après qu’il eut considéré ce spectacle quelques instants, un cri attira son attention en bas des marches. — Holà ! Va-t-on m’ouvrir, enfin ? Je suis le pacificateur impérial et j’ai à faire ! Il avait été retardé par ses malles, que des serviteurs essoufflés traînaient à grand-peine. Ti fut tenté d’accéder à sa demande, et même de le jeter dehors. Cédant à un dernier reliquat de respect pour le bonnet noir mandarinal, il l’invita à le rejoindre, ainsi que le lieutenant Long, qui venait d’arriver. Guo Guowei poussa un profond soupir et gravit les marches à regret, en soulevant le devant de sa robe pour ne pas risquer un faux pas. — Voyez vous-même si vous voulez partir, dit Ti. Je crains que votre route ne soit semée d’embûches. Le pacificateur, qui devait être un peu myope, mit sa main en visière pour considérer le paysage. — Ah, mais non ! dit-il en pointant le doigt sur les bannières. Regardez ! Ce sont nos étendards, qui flottent au vent ! C’est notre armée, qui est là ! — Oui, répondit Ti. Et voyez : nos officiers sont là aussi. En clignant des yeux, Guo Guowei parvint à discerner une série de piques plantées entre les drapeaux. À leur pointe trônaient les têtes casquées des commandants de la glorieuse armée chinoise. On pouvait reconnaître, au centre, à ses plumets multicolores, celle du général Cloche. De gros guerriers allaient et venaient placidement parmi ces installations. Certains remarquèrent la présence des mandarins en robe de soie et leur firent des signes amicaux de la main. — Ces rustres sont d’une incroyable effronterie ! glapit le pacificateur, devenu blême. Les Turcs avaient dû trouver très amusant de planter devant eux ces belles hampes ouvragées si décoratives. Ce n’étaient plus des emblèmes, mais des trophées. Les étoffes rouges, bleues ou jaunes battaient au vent le long de leurs mâts hauts comme trois hommes. — N’étaient-ce pas ces insignes qui devaient jeter l’effroi chez nos ennemis ? ironisa Ti. — Quelque chose ou quelqu’un aura contrarié les dieux, rétorqua Guo Guowei. Le regard qu’il lança au mandarin suggérait clairement qu’il en rendait responsable le mauvais esprit dont celui-ci venait une nouvelle fois de faire preuve. Bien que l’ironie fût peut-être le seul plaisir qu’il lui restât avant une fin qui s’annonçait tragique, Ti décida de prendre les choses en main. Les miliciens continuaient de courir de tout côté, comme des fourmis affolées par l’orage. Il arrêta ceux qui passaient à sa portée et leur ordonna d’interdire l’accès du rempart aux civils : mieux valait ne rien dire avant que les autorités n’aient eu le temps de s’organiser. — Les autorités, noble juge ? demanda Long Jianjun. — Moi, répondit Ti sans un regard pour le pacificateur, de nouveau occupé de ses paquets. Alertés par ce remue-ménage si matinal, les gens commençaient à se masser devant la poterne. Ils ne comprenaient pas pourquoi on refusait de leur ouvrir. La nouvelle ne tarda pas à se répandre : toute communication avec l’extérieur était coupée, et les accès au chemin de ronde étaient fermés. — Combien de temps pourrons-nous tenir ainsi ? demanda Ti. On entendit la cloche de la tour centrale résonner à tout-va. Un agité devait être en train de la marteler comme un fou. — J’ai bien peur que le répit ne soit écoulé, noble juge, répondit Long Jianjun. Ce fut dès lors la panique. Se sentant pris au piège d’ils ne savaient trop quoi, incapables de faire confiance à un commandement qui les avait toujours sacrifiés à la raison d’État, les gens voulurent sortir à toute force. Des bruits persistants prétendaient que l’ennemi arrivait ; ils ne voyaient leur salut que dans la fuite, quitte à s’éparpiller dans la campagne avec ce qu’ils avaient sur le dos. Ti se résigna à les laisser accéder aux fortifications pour éviter qu’ils ne massacrent leurs derniers gardes. Le premier qui parvint en haut poussa un hurlement. — Les Tujue sont là ! Les citadins se ruèrent dans les escaliers. Un instant plus tard, la population contemplait, ébahie, les guerriers massés dans la plaine, les yourtes en peaux cousues, les chevaux dans les enclos de fortune, et surtout les piques, au bout desquelles les « héros assis parmi les dieux » leur souriaient d’un rictus sinistre. Tsiao Tai expliqua à son maître ce qui venait de se passer : les efforts pour masquer le trou dans la Grande Muraille n’avaient servi à rien. Les « Célestes22 » avaient surgi de nulle part, exactement à l’endroit le plus fragile et ce en pleine nuit, comme si l’œil du Bouddha avait été leur guide. Le mandarin lissait pensivement sa longue barbe en écoutant ce discours. Il en tira une conclusion plus fâcheuse que la présence de ces gens sous leurs murs : il y avait ici un traître qui les avait renseignés. Puisque la situation était momentanément figée, Ti prit sa collation avec l’état-major sur le rempart, un endroit qui risquait de devenir son nouveau domicile pour les jours à venir. Il demanda au lieutenant Long ce qui se passait ordinairement lorsque ces Turcs-Bleus prenaient une ville chinoise. Le regard de l’officier resta fixé sur l’horizon. — Nul ne le sait exactement, noble juge : aucun Chinois n’a survécu pour nous le dire. Après avoir dégluti avec peine, Ti songea qu’il allait falloir jouer avec finesse. Faute d’autres ressources, il déclara qu’ils allaient user d’une arme typiquement chinoise, à laquelle l’ennemi ne s’attendait pas : — Laquelle ? demanda le commandant Xue, qui ne s’y attendait pas non plus. — L’intelligence ! clama le mandarin sur le ton qui seyait à un digne émule du plus grand penseur de tous les temps, le divin maître Kong23. Même ses adjoints le contemplèrent sans y croire. Puis les regards se tournèrent vers le commandant Xue. Il s’échinait à faire marcher ses gardes en rythme, la lance au poing, preuve que la bêtise s’attardait encore un peu de leur côté du mur. Les habitants avaient installé chez eux nombre de poules, coqs et volailles de toute espèce, et c’était fort judicieux. Ti donna l’ordre d’arracher aux volatiles leurs plus longues plumes, sans leur faire autrement de mal, car il convenait de les garder en vie tant qu’on aurait du grain pour les nourrir. Il réclama en outre une cinquantaine de calebasses. La récolte représenta un beau tas de plumes rousses, noires ou blanches. Il les fit nouer à la façon des plumets ornant les casques des militaires et on en piqua les calebasses, qui furent fixées sur les créneaux. On pouvait croire, depuis la distance où se tenait l’assiégeant, à une profusion de soldats embusqués. Satisfait du résultat, il décréta la multiplication de ces leurres, ce qui signifiait davantage d’oiseaux. Il fallait plumer tous les coqs de la ville, une tâche difficile à accomplir, car les citadins avaient commencé à cacher leurs réserves. Dès son retour à la commanderie, il se mit à la tête du personnel pour traquer la volaille. Il en sortait de partout, non seulement des communs, mais aussi de la salle des archives et même des chambres particulières. Ti se trouva nez à nez avec un poulet qui baguenaudait dans le couloir de ses appartements privés. — Que font ici ces animaux ? demanda-t-il. On lui expliqua que Huai Da et celle que tout le monde surnommait l’« impératrice » avaient ordonné de loger les oiseaux avec rang d’hôtes de marque. Il trouva sa Première en grande négociation avec l’aspirant, trois canards à leurs pieds. Il était clair qu’ils s’étaient associés pour louer les bâtiments administratifs comme entrepôts. — Je vois que le commerce va bon train ! déclara-t-il. — Oh ! Noble juge ! se défendit Huai Da. L’argent ne me servirait à rien, dans l’au-delà. Ma seule richesse dans l’autre monde sera d’avoir plu à Vos Seigneuries. S’il y avait une chose dont Ti n’avait pas envie à ce moment, c’était qu’on le prenne pour un imbécile. — Ah, cher M. Huai ! s’exclama-t-il. Ces sentiments vous honorent. Venez, que je vous embrasse. Il lui ouvrit les bras pour une accolade fraternelle et sentit un choc dans son dos lorsque ceux du militaire se refermèrent sur lui. Huai Da avait deux sabots d’argent dissimulés dans chacune de ses manches. — Puisque vous n’aurez pas besoin de ces sommes dans l’au-delà, permettez-moi de vous en délester. Elles m’aideront à soulager les souffrances de nos compatriotes, et cela vous sera compté lorsque vous vous présenterez devant l’Empereur Jaune. Huai Da se retira, la mine contrite. Il doutait que tout l’or de Victoire-Totale suffise à empêcher les tourments qui les menaçaient. La consternante nouvelle était parvenue jusqu’au gynécée. Si Ti se préparait à être trucidé, dame Lin s’attendait à subir des outrages bien plus détestables. Son mari la connaissait assez pour ne pas lui mentir. — Vous avez été une bonne épouse. Nul doute que vos mérites vous vaudront un séjour agréable parmi les femmes intègres de l’inframonde. Dame Lin reçut ces compliments avec la modestie de rigueur, les yeux baissés et les mains jointes. Elle espérait qu’une découverte fortuite du contenu de ses coffres ne ternirait pas la belle opinion qu’on avait d’elle. — Nous allons mourir pour un tas de pierres pourries ! murmura-t-elle entre ses dents. — Nous allons mourir pour la grandeur de l’empire ! rectifia son mari. Ce qui le contrariait le plus, c’était la présence d’un traître et d’un assassin dans les parages. Comment les débusquer et les empêcher de nuire, occupé comme il l’était ? — À situation désespérée, mesures désespérées. Nous allons innover. Vous enquêterez pour sauver les notables, et moi je sauverai tous les autres. — Voilà qui est nouveau, en effet, répondit madame Première. Elle chercha dans sa mémoire combien de fois elle avait failli perdre la vie ou compromettre sa vertu pour assister son mari dans ses enquêtes. Cette fois, il avait frappé plus fort que jamais : elle avait toutes les chances de perdre les deux ensemble. XI Un concert sème l’effroi à travers la ville ; madame Première recrute des soldats parmi les fleurs. Les officiers de Victoire-Totale ne tardèrent pas à subir une première déception de taille. Ces « hus » ne respectaient nullement les traités militaires chers aux Chinois, où de savants auteurs exposaient la façon honorable de combattre et dénombraient un certain nombre d’interdits accessibles seulement aux malotrus. Il fallut se rendre à l’évidence : les envahisseurs appartenaient à cette dernière catégorie. Le commandant Xue se fondait sur un savoir théorique qui ne le préparait nullement à affronter de véritables guerriers, étrangers qui plus est. Il s’était fait installer sur le rempart une petite table pour y consulter commodément L’Art de la guerre de Sun Tzu. De temps en temps, il levait le nez pour comparer ce qui était écrit avec ce qu’il voyait. « Une armée doit avoir les hauteurs à main droite et les cours d’eau à main gauche. L’horizon doit être fermé à droite mais dégagé à gauche. Les élévations mâles à droite, les dépressions femelles à gauche. » — Rien ne correspond ! Comment peuvent-ils espérer remporter des batailles en respectant si peu les préceptes d’un si grand maître ? — Vous devriez aller le leur expliquer, suggéra d’une voix grinçante le pacificateur. Brave et Héroïque considérait la situation du point de vue d’un ouvrage écrit mille ans plus tôt. Si perçante la vision de Sun Tzu ait-elle été, il n’avait pas connu les Köktürks. Guo Guowei demanda à quel âge cet auteur était mort : s’il avait vécu vieux, cela signifiait qu’il n’avait pas commis la folie d’aller vérifier ses théories sur les champs de bataille. — Il aurait atteint les quarante-huit ans, répondit l’amateur de littérature ancienne. La question restait ouverte. Xue Yingjie bougonna qu’il voulait bien se battre contre ces gens, mais qu’ils devaient d’abord s’initier au bingfa24. De son côté, le pacificateur impérial avait consulté les relevés topographiques afin de mettre sur pied un habile projet d’appel au secours. Il avait parfaitement retenu les noms officiels qui y étaient mentionnés : — Notre but, déclara-t-il, sera de permettre à notre émissaire de quitter la vallée de l’Espérance-Accomplie. Personne ne voyait de quoi il parlait. Le commandant Xue, qui avait pris connaissance de ces appellations avant de renoncer à s’en servir, se chargea de la traduction : — Les gens d’ici l’appellent la « plaine aux vaches ». — Oui, bon… fit Guo Guowei. En visant la pointe de la Gloire-Tlitélaire, là-bas… — La dent du yack. — … notre émissaire pourrait espérer rallier le cours d’eau qui coule en contrebas… La Fureur des Montagnes. Il s’interrompit, s’attendant à être contredit par cette fichue tradition populaire si tenace. — Ce torrent n’a pas vraiment de nom, en fait, dit le commandant. Les paysans l’appellent parfois le « pipi d’hiver », mais la Fureur des Montagnes leur ira très bien. Les deux hommes mirent sur pied un plan auquel nulle personne sensée n’aurait cru un seul instant, à moins d’être prise au piège d’une cité assiégée. Depuis que Xue Yingjie avait repris du poil de la bête, Ti regrettait le temps où le vieil homme flottait dans une stupeur inoffensive. Plus ses compagnons d’infortune s’enfonçaient dans la théorie, plus il se voyait contraint de se tourner vers les conditions pratiques de leur survie. Il commença par faire le compte des armes dont ils disposaient. Chacun fut invité à sortir les épée, bâton ou arc qu’il avait chez lui. Le lieutenant Long parut gêné. — Votre Excellence n’ignore pas que l’épée, le bâton et l’arc sont réservés à la noblesse… — Et alors ? — Il n’y a guère de nobles, ici, seigneur juge. Victoire-Totale est une ville d’ouvriers et d’artisans. — Voulez-vous dire qu’il n’y a plus ici ni épée, ni arc, ni bâton ? — Pour ainsi dire, seigneur. Puisqu’il ne leur restait guère que la strangulation pour sauver leur vie, Ti fut tenté de l’exercer tout de suite sur son interlocuteur. De toute façon, les glorieuses troupes des Hans avaient emporté la plupart de ce qui coupait, tranchait ou perçait. La seule issue était de fabriquer de nouveaux moyens de défense à partir de ce dont ils disposaient : du bois, principalement. On pouvait aussi affûter des morceaux de métal pour en tirer des lames. — Je veux voir chaque citoyen muni d’une arme quelconque d’ici ce soir ! Une flèche tombée du ciel vint se planter à trois pas d’eux. — Il semble que nos campeurs n’aient pas nos préventions quant à l’usage de l’arc, remarqua Ti. Il organisa des ateliers dédiés à la fabrication de boucliers de jonc tressé. Ils étaient efficaces jusqu’à un certain point, n’étant pas conçus pour supporter les coups répétés d’un « hu » surexcité. Cette activité présentait au moins l’avantage d’occuper les habitants. Tout valait mieux que de les voir errer à travers la ville en poussant des gémissements de bêtes en cage. Soucieux de donner le bon exemple, Ti se munit lui-même d’un bâton. Le kwon, symbole de la justice, ne pouvait être porté que par les magistrats et les policiers. En arborer un à la vue de tout le monde allait affirmer son autorité. Comme il y avait fort longtemps qu’il n’en avait manié, il lui sembla utile de prendre quelques leçons auprès de ses adjoints, dans la cour de la commanderie. Il avait oublié combien les positions étaient difficiles à reproduire. L’esquive du cobra, par exemple, obligeait à faire passer une jambe par-dessus l’autre, tout en gardant « l’œil du pied » vers l’extérieur, et à reposer de tout son poids sur une seule jambe, posture dont il voyait mal le rapport avec le serpent en question. Quant à bondir et à sauter, il n’y fallait pas compter. Le plus pénible était d’entendre ses lieutenants l’exhorter à combiner, dans ses passes, « la légèreté de la libellule et la puissance du tigre », alors qu’il soufflait comme un buffle. Il s’était formé une assemblée de spectateurs qui approuvaient bruyamment – surtout lorsque le mandarin recevait des coups sur toutes les parties du corps. Essoufflé, il ne tarda pas à crier grâce : — Continuez comme ça et les Tujue n’auront pas à se donner la peine de m’estourbir ! Ses adjoints étaient perplexes. — Peut-être Votre Excellence devrait-elle s’initier à la « boxe du singe » ou à la « boxe du canard », suggéra Ma Jong. Le juge Ti s’apprêtait à indiquer ce qu’il pensait du singe et du canard quand il s’aperçut qu’il n’était pas le seul à se donner en spectacle. Une musique étrange et lancinante leur parvenait du lointain. Alors qu’il retournait en hâte à la poterne sud, il assista à un nouvel accès de panique de ses administrés. Ceux-ci quittaient leurs ateliers pour courir ici et là, leur paquetage sur le dos. Il était nécessaire de grimper sur les fortifications pour découvrir l’origine de ce vacarme, à présent assourdissant. Dans la plaine, les Turcs tapaient sur des tambours et poussaient des cris qu’une ouïe chinoise ne pouvait assimiler à des chants. — Ce qu’il y a de bien, dans ce siège, dit Ti, c’est qu’on n’a pas le temps de s’ennuyer : il se passe toujours quelque chose. — Pardon, noble juge ? demanda le lieutenant Long, qui se bouchait les oreilles à deux mains. — Qui nous protégera de leurs vociférations ? gémit le commandant Xue. — Mieux vaudrait en finir tout de suite ! se lamenta le pacificateur impérial. Pour contrer l’effet désastreux de ce tintamarre tonitruant, Ti fit sonner la cloche de la tour centrale. Cela créa une sorte de concert étrange, un dialogue cacophonique entre deux cultures qui s’affrontaient par percussions interposées sans parvenir à s’accorder. Le problème crucial était celui du recrutement. — Comment espérez-vous que nous résisterons à l’invasion ? se désespéra Guo Guowei. Il n’y a pour ainsi dire que des femmes, dans cette ville ! Nous sommes fichus ! — Puisque les hommes ont échoué jusqu’à présent, nous ne perdrons rien à essayer avec les femmes, dit Ti. Il résolut de les armer. Hélas, il voyait mal les officiers, qui avaient toujours vécu dans un monde d’hommes, s’atteler à l’entraînement des dames. Il lui fallait quelqu’un qui tienne des deux sexes… Il se dirigea vers le logement de son épouse. Lin Erma était en train de réfléchir à la manière d’entamer l’enquête confiée par son mari. Quand celui-ci fit de nouveau irruption dans son intérieur, elle voulut en profiter pour solliciter ses conseils. Il leva la main : — Je crois me souvenir que vous avez profité d’une initiation au combat dans un couvent de nonnes bouddhistes. Vous êtes tout à fait qualifiée pour l’emploi que j’ai en tête. Elle se demanda quel plan tordu son mari avait encore mis sur pied pour la jeter dans des situations humiliantes. À vrai dire, elle aimait mieux mourir après avoir tenté quelque chose que sans avoir rien fait. Aussi accepta-t-elle de ranimer les énergies féminines et de convaincre les citadines d’endosser l’uniforme. Elle se doutait qu’un roulement de tambour ne suffirait pas à rameuter tout ce que cette ville comptait de recrues potentielles. Il fallait aller les chercher là où elles étaient. Elle énuméra les lieux où l’on pouvait en trouver de jeunes, en bonne santé, corvéables, obéissantes, susceptibles de se battre pour leur vie. La réponse la navra. Pas question de s’y rendre seule. Or, depuis le meurtre de l’architecte, elle avait perdu son chaperon. Sa première destination fut donc la demeure toute proche où Pêche de Printemps pleurait son cher disparu. Toujours vêtue de soieries d’un jaune éclatant, l’épouse du juge se fit annoncer chez la veuve, qui la reçut en tenue de grand deuil blanc. Le cercueil occupait le centre de la pièce principale, pour l’exposition et les visites. — J’ai l’honneur de vous présenter mon mari, dit dame Pêche en désignant le corps dans sa boîte mortuaire. Le plus cadavérique des deux était sans conteste la veuve. Le défunt avait été pomponné. Elle, en revanche, paraissait avoir été exhumée. Livide, les yeux cernés et les joues creuses, elle faisait peur à voir. Dame Lin fut gênée de présenter pareille requête à une personne qui semblait plus morte que vive. Considérant que les circonstances avaient fait voler en éclats les conventions sociales, elle la pria de bien vouloir l’accompagner dans un lieu peu fait pour les dames de la noblesse. Contre toute attente, la veuve accepta d’emblée. — Comment rendrai-je le culte dû à mon époux, si notre ville tombe aux mains des barbares ? Nous ne pourrons même pas accéder au cimetière. Je me dois de rester en vie pour célébrer sa mémoire aussi longtemps que cela me sera possible. Au moment de sortir, elle cacha néanmoins son visage derrière un voile, par souci de décence. C’est donc en compagnie de ce fantôme blafard que dame Lin traversa la ville pour accéder au quartier réservé. Elle avait eu tort de s’inquiéter pour sa réputation : elle était sûrement la seule à s’inquiéter encore des bonnes mœurs. Hormis au temple des murs et des douves, c’était partout l’effervescence ou les larmes. Comme elles pénétraient dans le hameau des femmes-fleurs, la veuve émit un souhait : — Si vous le permettez, par respect pour mon deuil, je préférerais ne pas prononcer un mot pendant cet entretien. Dame Lin comprenait parfaitement. Au reste, ce n’était pas sans répugnance qu’elle effectuait cette démarche. La tenancière du Camélia rose avait été flattée et surprise de recevoir le sous-préfet, elle fut tout aussi charmée et bien plus étonnée de voir son épouse lui succéder. Celle-ci aurait préféré qu’elle s’abstînt de l’accueillir d’un chaleureux : « Nous avons eu l’honneur d’avoir votre mari. » Dame Lin présenta Pêche de Printemps d’un simple « ma suivante », jugeant inutile de citer un nom honorable dans cet établissement. Piquée par la curiosité, la tenancière tenta à plusieurs reprises de voir qui se cachait sous le voile. Madame Première, de plus en plus gênée, tâcha d’exposer clairement la raison de sa visite. Il fallait au moins qu’elle fût sur le point d’être violentée par les barbares pour s’y résoudre. Quand elle eut compris ce qu’on attendait d’elle, Parfum d’Orchidée frappa dans ses mains. Toutes les demoiselles de la maison se pressèrent dans le salon. — On nous propose d’endosser l’uniforme et de donner notre vie pour défendre cette fichue ville, déclara leur patronne. Qu’en pensez-vous ? Elles étaient toutes d’accord. Dame Lin fut soufflée. — Bien, dit Mme Lanfen. Maintenant, prenons le thé pour définir exactement ce que nous pouvons faire. Dame Lin se retrouva donc à prendre le thé dans une maison close, entre une maquerelle et une veuve murée dans son silence. Les pensionnaires tirèrent de leurs coffres tout ce qui pouvait servir à se battre. Madame Première se rendit compte que ces femmes ne l’avaient pas attendue pour prévoir leur défense. Elles possédaient des instruments que l’armée n’avait pas songé à venir chercher là : redoutables couteaux-papillons à utiliser par paires, terribles pointes « quiang ton » reliées à une chaîne, qui servaient aussi bien à poignarder qu’à étrangler, fouets à neuf sections, capables d’assommer quiconque osait s’approcher trop près. Elles avaient aussi conservé leur gardien, un robuste gaillard dont la seule carrure suffisait à ramener à la raison les excités et les mauvais payeurs. — Si les épouses des notables pouvaient être aussi dégourdies que vous… dit dame Lin avec un soupir. Je crains d’avoir du mal à les convaincre de quitter leurs pavillons rouges. — Ne les prenez pas pour des oies blanches, la prévint Parfum d’Orchidée. Notre ville n’est pas faite pour les petites natures, vous savez. Vous seriez surprise si je vous disais ce qui se passe ici, dans le secret de nos alcôves. Comme les visiteuses se levaient pour prendre congé, leur hôtesse se félicita d’avoir reçu une personne d’un si haut rang, allusion au magnifique vêtement jaune vif que portait madame Première. — Vous savez, je ne suis pas vraiment de la famille impériale, la détrompa celle-ci. Mme Langen s’approcha pour lui glisser en confidence, derrière son éventail : — Ce qui importe, c’est d’avoir l’air. Dans notre métier, nous savons bien que les apparences comptent plus que tout. Bien des gens, ici, ne sont pas du tout ce qu’ils paraissent. Dame Lin se demanda quel était le sens de cette allusion. Pêche de Printemps lui rappela qu’elle avait encore bien du monde à aller visiter, aussi quittèrent-elles le Camélia rose pour se consacrer à des sujets plus importants que de vains ragots. Pas un instant madame Première n’avait imaginé que son chaperon accepterait de rompre son deuil pour apprendre à se défendre. Là aussi, elle se trompait. — Mon devoir me commande de rejoindre vos troupes, déclara la veuve de l’architecte, tandis qu’elles cheminaient à travers les ruelles. C’était une femme d’une rare résolution. Parfum d’Orchidée avait raison : les habitantes de cette ville perdue avaient l’âme bien trempée, qu’il s’agît d’un effet du vent venu du désert ou d’une condition nécessaire pour survivre dans ce milieu hostile. Non seulement dame Pêche accepta de mettre un terme à son deuil, mais elle promit d’entraîner dans son sillage les autres veuves de Victoire-Totale. Dame Lin ne savait comment lui exprimer sa gratitude. — C’est très simple, répondit sa compagne. Il était de tradition qu’un lettré, le plus haut placé possible dans la hiérarchie sociale, rédige l’éloge funèbre du défunt sur une tablette qu’on enterrait avec le corps. Nul ici n’était plus diplômé que le juge Ti. Son épouse assura qu’il aurait à cœur d’accomplir cet acte de piété. Elle se promit en elle-même de veiller à ce que l’hommage littéraire soit à la hauteur du service rendu, quitte à broder un peu. Après que les deux femmes se furent séparées, Lin Erma se rappela un autre lieu où elle pouvait trouver un grand nombre de femmes : le gynécée du baron de Wenlou. Elle se fit indiquer l’adresse par un passant et s’y rendit aussitôt. Les cousins Ping étaient de retour devant la belle porte rouge, à croire qu’ils avaient campé là. Ils étaient désormais persuadés que leur parent était mort. Leurs gesticulations furieuses ne furent pas loin de l’en convaincre elle aussi. Elle traversa le petit groupe et ordonna au portier de lui ouvrir. On ne pouvait laisser dehors l’épouse du sous-préfet, aussi la laissa-t-on pénétrer à l’intérieur, avant de claquer la porte au nez des gêneurs. — Faites au moins entrer votre cousine Jasmin Humide de Rosée ! lança l’aîné des Ping en désignant une grande dame toute sèche. — Quand les barbares seront passés, tant que vous voudrez ! clama une voix derrière la grille. Madame Première s’attendait à rencontrer un mourant ou même un mort. À sa grande surprise, Ping Hangshen était vivant et en pleine forme. Bien emmitouflé dans ses pelisses, il s’adonnait à un jeu de société avec ses concubines. On cherchait aussi un nom pour l’enfant à naître. Si c’était un garçon, le baron penchait pour « Triomphe des Hans ». S’il avait la chance de rester en vie après le passage des Tujue, « Miraculé » semblait approprié. Dame Lin fut navrée de perturber ce tableau idyllique. Il lui fallut peu de temps pour convaincre ces dames de participer elles aussi à la défense. À sa sortie, les cousins la scrutèrent sans oser l’interroger. Elle se fit un plaisir de les rassurer : leur parent se portait à merveille. Il avait lui-même exhorté ses compagnes à se dévouer pour le salut de leur ville. — Dans ce cas, pourquoi le cache-t-on ? s’indigna Ping l’aîné. Ces gens avaient tout l’air de lorgner les provisions et les richesses entreposées dans cette demeure, toutes choses fort utiles lors d’un siège. — Votre or ne vous épargnera pas le viol ! cria Jasmin Humide de Rosée à l’ombre debout derrière la grille. — Je suis moins inquiète pour vous, répondit dame la Neuvième : après que les Tujue nous aurons vues, vous ne risquerez plus rien, avec ou sans or. Quand passe la poularde appétissante, le renard n’a plus de goût pour le crapaud. — Le crapaud ! Tu vas voir le crapaud ! répéta la grande femme sèche. Elle se mit à donner des coups de pied dans la porte rouge, avec tant de vigueur que dame Lin la recruta immédiatement pour son contingent féminin. XII Le juge Ti réforme la société chinoise ; il se voit contrarier par un maillet. Comme ses confrères, Ti passait beaucoup de temps à observer le camp ennemi en tâchant de ne pas recevoir une flèche. Les Turcs les plus gradés portaient à leur casque des peaux de renard ou d’hermine. Les fourrures tombaient sur leurs épaules, leur donnant une allure mi-humaine, mi-bestiale, horrible dans tous les cas. Au contraire des Chinois aux larges manches, ils serraient les leurs dans d’étroits bracelets qui donnaient à leurs membres une ressemblance avec des pinces d’insectes. De manière générale, ils étaient couverts de lances, d’arcs et de glaives : — Voilà l’armement qu’il nous faudrait, dit Ti avec envie. Les assiégés disposaient d’un stock de rouleaux en bois garnis de piquants métalliques, qu’ils suspendirent en haut des fortifications pour le cas où l’assaillant s’aviserait d’y poser des échelles. Il apparut que ces « barbares de l’Ouest » n’étaient pas si désorganisés qu’il y paraissait. Et, surtout, ils étaient puissants. L’aspirant Huai Da, que le général Cloche n’avait jamais laissé accéder au statut d’officier parce qu’il était issu d’une caste inférieure, se prit à rêver tout haut : — Il serait tentant d’aller s’employer auprès de ces gens. Ti lui jeta un coup d’œil plein de réprobation : — Quelqu’un l’a déjà fait, dans cette ville, et j’espère bien découvrir de qui il s’agit. Il ne subsistait plus le moindre espoir tangible de voir arriver des renforts. Le lieutenant Long se livra à un calcul rapide : — Délai nécessaire pour avertir Chang-an de la catastrophe : huit jours. Délai pour réunir une nouvelle armée : un mois. Délai pour que cette armée parvienne jusqu’à nous : quinze jours à marche forcée. Et je ne vous parle pas de leur état en arrivant. Cela nous donne… — Un massacre généralisé, conclut le juge Ti. Il allait devoir faire assaut d’ingéniosité pour dissuader ces Turcs-Bleus d’attaquer. — Comment comptez-vous les combattre, noble juge ? s’enquit Huai Da. Sauf votre respect, vous avez passé votre vie à confondre des malfrats. Vous ne connaissez que les ruses des malfaiteurs ! — J’utiliserai donc des ruses de malfaiteurs, répondit tranquillement le mandarin. Le vieil archer Feng leur amena les artisans avec qui il avait mis au point leurs nouvelles armes. — Il y a quinze ou vingt ans, nous, Chinois, parvenions bien mieux à tenir les tribus locales, remarqua-t-il. — Peut-on savoir où sont les soldats que nous envoyions tenir la région ? demanda Ti. — Ils sont là, dit l’archer en désignant les troupes qui les assiégeaient. Le petit état-major passa en revue les premières productions sorties de leurs ateliers de fortune. Ceux qui les avaient forgées, des ouvriers, des hommes du peuple, les présentèrent fièrement. — C’est bien, qu’en pensez-vous ? dit Ti. Le pacificateur impérial faisait la moue. Il pointa un à un les objets qu’il avait sous les yeux : — Le bâton kwon est l’apanage des mandarins. La hallebarde guan dao est l’attribut de la garde impériale composée de nobles. Le sabre à simple tranchant dadao est réservé aux militaires. La lance kiang appartient aux gardiens d’élite qui protègent les accès aux villes et aux palais. Je ne vois ici que des infractions à la légalité. — Il me semble qu’en cas de force majeure… plaida le lieutenant Long. — En tant que représentant de l’ordre, je ne peux l’autoriser, s’obstina le pacificateur, le visage fermé. — Voilà un détail facile à régler, dit Ti. Il se posta face à l’avenue qui s’étirait en contrebas et s’adressa d’une voix forte à tous ceux qui s’y trouvaient. Les passants levèrent le nez pour écouter quelle bonne nouvelle leur tombait du ciel. — Moi, Ti Jen-tsie, sous-préfet de Lan-fang, je décrète l’anoblissement et l’agrégation à la caste des mandarins de toute la population de Victoire-Totale ! Dès cet instant, vous, nobles de Victoire-Totale, êtes tous enrôlés dans l’armée des Hans, avec rang d’officiers de première classe. Vous êtes donc habilités à porter n’importe quelle arme que vous pourrez vous procurer. Le pacificateur impérial écumait de rage. — Vous n’avez pas le droit ! C’est une injure à notre société millénaire ! — Pas du tout. Ma position de sous-préfet me confère la charge de surveiller et de valider les résultats des examens provinciaux. Il rédigea sur-le-champ une publication officielle qu’on s’empressa de placarder à tous les coins de rue. Les habitants découvrirent avec stupeur qu’ils étaient tous reçus au concours de licence, ce qui faisait d’eux des lettrés avec titre de « seigneur ». Les rares qui savaient lire l’annoncèrent aux autres. La ville bruissait d’un murmure confus. Une idée émergeait de ce brouhaha. Cette fois, on en avait la preuve : le monde n’avait plus de sens. Ti se fit servir un repas léger sur le rempart et occupa la soirée à réfléchir en contemplant les feux répartis dans la plaine. Les mots prononcés par Huai Da continuaient de le hanter. « Il serait tentant de s’employer chez ces gens. » C’était la phrase la plus intéressante qu’il eût entendue depuis longtemps. Combien d’entre eux pouvaient s’être fait la même réflexion ? Qui trouverait le plus facilement à s’employer chez les Köktürks ? Il commençait à croire que seul un militaire pouvait être le traître qu’il cherchait. À cet égard, le lieutenant Long et Renard Agile n’étaient pas bien nets. Ti ne s’expliquait pas quels liens pouvaient unir un Han et un barbare, deux personnes de cultures aussi différentes, sinon l’intérêt financier. Le guide aurait facilement pu échapper au sort tragique qui menaçait leur ville. Tout cela sentait la trahison organisée. Il espéra que Ma Jong et Tsiao Tai, qui avaient ordre de ne pas lâcher d’une semelle les deux gradés, lui fourniraient bientôt la solution de ce problème. Un garde vint le prévenir qu’un serviteur demandait à monter sur le rempart, fermé pour la nuit : il avait, disait-il, un message à transmettre au sous-préfet. Ti vit venir à lui un serviteur costaud qui s’inclina avec ce mélange de componction et de défiance typique des portiers de maisons closes. — Ma maîtresse, Mme Lanfen, m’envoie prévenir le seigneur juge : il s’est passé quelque chose de grave sous notre toit. Ti se leva de son fauteuil, où le vent du désert commençait à le glacer malgré son manteau fourré. Il espéra qu’on le dérangeait pour une raison sérieuse, et non dans l’espoir de le faire batifoler avec des greluches. Si c’était le cas, il allait en effet se passer quelque chose de grave au Camélia rose. S’il régnait en ville une ambiance de catastrophe, le hameau des fleurs était en revanche très animé. Tous les hommes qui avaient un tant soit peu d’argent se pressaient dans les venelles pour profiter de ce qui serait peut-être leur dernière nuit. Aux abords du principal établissement, Ti eut la surprise de découvrir deux silhouettes familières. Ma Jong était en train de faire quelques mouvements d’échauffement, tandis que Tsiao Tai, emmitouflé dans une cape épaisse, s’était rencogné sous un porche pour se protéger du vent. Le magistrat ne se souvenait pas leur avoir enjoint de surveiller les prostituées, ni de leur avoir donné quartier libre. — Vous avez troqué la filature des militaires pour une autre plus plaisante ? demanda-t-il sur un ton acide. Ma Jong répondit que l’aspirant Huai Da était à l’intérieur ; le lieutenant Long, que suivait Tsiao Tai, s’y trouvait aussi. Ti songea que c’était, après tout, fort logique. Ils avaient tous deux une solde à dépenser en plaisirs charnels avant l’hallali. Il fit signe à ses adjoints de le suivre. Parfum d’Orchidée l’attendait dans son vestibule, où elle allait et venait à grandes enjambées, incapable de tenir en place. Son visage s’illumina dès qu’elle aperçut le sous-préfet. — Votre Excellence nous fait l’honneur de nous amener son personnel ! — Je vous préviens que j’ai aussi des sbires et des bourreaux, répondit le mandarin. Rien n’abrège la vie comme les pas perdus, les paroles oiseuses et les pensées inutiles25. Mme Lanfen saisit une lanterne, leur fit gravir l’escalier et les mena à une chambre de l’étage. C’était une petite pièce sobrement meublée d’un joli paravent, d’une petite table et d’un grand lit en travers duquel gisait le corps de l’aspirant, dans une auréole de sang encore humide. Ti voulut savoir quelle fille se trouvait avec la victime au moment du drame. — Aucune, noble juge ! affirma la tenancière. Comme le magistrat paraissait en douter, elle fut contrainte de lui expliquer certains détails de son petit commerce : — Il nous arrive de louer à des couples en mal de discrétion. L’honorable sous-officier a acquitté le prix et exigé qu’on ne le dérange plus lorsque la dame serait là. — Qui était-ce ? demanda Ti. La maquerelle l’ignorait : personne ne s’était présenté. On avait laissé M. Huai en paix, selon son désir. C’était la servante chargée de proposer le thé et les vins tièdes qui avait découvert la « circonstance ». — Que c’est ennuyeux, dans une maison de bonne renommée, se lamenta leur hôtesse. La « circonstance » lui avait totalement fait perdre de vue les événements en cours. En l’état actuel des choses, on pouvait seulement dire que Huai Da avait précédé l’appel. Ti demanda qui étaient les autres clients du moment. — Oh ! Seulement des gens bien sous tout rapport ! lui assura Mme Lanfen. Pas le genre à trucider son prochain ! Si l’expérience avait appris quelque chose au magistrat, c’est qu’il n’existait aucun genre particulier de personnes capables de trucider leur prochain. Quoi qu’il en fût, l’aspirant était resté seul si longtemps, dans sa chambre mortuaire, que la maison s’était vidée et remplie plusieurs fois. Avec un tel brassage, autant dire que toute la ville était suspecte. Le seul espoir était de parvenir à faire parler le mort. Le sang avait coulé de la tête. Ti glissa la main derrière le crâne. Il sentit nettement un trou dans l’os. Il réclama un papier. Aucun des employés ne sachant écrire, on ne conservait pas de matériel pour les correspondances ; on en avait, en revanche, pour colmater les accidents qui survenaient aux fenêtres. On apporta au juge une feuille de cette matière translucide utilisée pour obstruer les ouvertures sans arrêter la lumière. Après avoir fait retourner le cadavre, Ti appliqua le feuillet sur la plaie pour en prendre l’empreinte. Il s’attendait à trouver la trace d’un marteau, d’abord parce que c’était l’outil le plus commode pour fracasser un crâne, et aussi parce que la ville était pleine d’artisans. Il fut donc assez étonné de contempler la trace rouge circulaire qui s’était inscrite sur son support. L’arme du crime était un objet lourd à section ronde. Une sorte de maillet, peut-être. Pourquoi le meurtrier avait-il utilisé un maillet ? Ti regarda autour de lui : il n’y avait rien de tel dans la chambre. Mme Lanfen jura qu’il ne manquait rien, ni dans l’ameublement très simple, ni dans les affaires du défunt, qui était venu sans sac. — La fille qui apporte les boissons est-elle forte ou menue ? demanda Ti. Un sourire se peignit sur le visage de l’hôtesse à l’idée qu’on pût soupçonner Petit-Roseau d’une action violente. La servante avait exactement le physique de son surnom. Jamais elle n’aurait eu la force de faire subir ce sort à un vigoureux soldat, pour autant qu’elle en ait eu la volonté. Ti demanda qui, dans la maison, possédait la vigueur ou l’habileté suffisantes pour maîtriser un tel bonhomme. Parfum d’Orchidée parut très ennuyée. — Je ne vois qu’une seule personne. Mais je ne peux y croire. C’est un personnage d’une si parfaite urbanité ! La formule n’était pas inconnue au magistrat. C’était la seconde fois que Mme Lanfen l’employait devant lui. Qui avait-elle désigné de cette façon ? Il se souvint tout à coup. — Menez-moi tout de suite à ce monsieur « d’une si parfaite urbanité » ! Parfum d’Orchidée fut si troublée qu’elle ne put empêcher un léger rictus de déformer sa joue. Elle parut tentée de désobéir à ce sous-préfet dont la fréquentation l’obligeait à contrarier ses principes les plus sacrés. Mais le seigneur juge n’avait pas l’air d’humeur à tergiverser, aussi se résigna-t-elle à le conduire où il voulait. Elle s’arrêta devant une autre porte, au même étage. Ti fit un pas en arrière pour laisser Tsiao Tai l’annoncer. — Ouvrez ! clama ce dernier. C’est votre magistrat qui est là ! Ils attendirent quelques instants sans percevoir autre chose qu’un vague murmure suivi d’un froissement de tissu. Ti posa résolument la main sur la poignée et pénétra à l’intérieur. Comme il s’y attendait, il vit le lieutenant Long, l’air ahuri, assis sur la natte qui occupait la majeure partie du réduit. Ils le dérangeaient. Il paraissait plus perturbé qu’il n’aurait dû. Après tout, il n’y avait pas de honte à se donner du bon temps avec une professionnelle. — Vous êtes seul ? lança Ti pour la forme. Le jeune homme ne put refréner un coup d’œil en direction du paravent. D’évidence, celle qui lui tenait compagnie était tapie de l’autre côté. — Un meurtre a été commis à l’autre bout du couloir, reprit le mandarin. Je ne vous cache pas que vous êtes mon premier suspect. Long Jianjun jura ses grands dieux qu’il n’avait pas quitté cette pièce depuis son arrivée. — Écoutez, noble juge, dit la maquerelle, je suis sûre que l’honorable officier vous dit la stricte vérité. — Je connais une personne qui pourra en répondre encore mieux que vous, rétorqua le magistrat. Allez, la demoiselle ! Sors de là ! J’ai une question à te poser ! Rien ne bougea du côté du paravent. — Ah, je comprends, dit Ti. Encore un rendez-vous avec une femme mariée ! Je suis désolé, mais la pudeur doit s’effacer devant les rigueurs de la loi ! Couvrez-vous la poitrine, cela suffira bien ! Sur un signe de son patron, Ma Jong disparut derrière l’écran pour en ramener la malheureuse. À la grande surprise du magistrat, la personne qu’il retira par le bras ne possédait ni poitrine à dissimuler, ni aucun attribut féminin. C’était Renard Agile, le guide barbare, et il était complètement nu. Ti se tourna vers le lieutenant Long. — Vous avez parfaitement le droit d’inviter qui vous voulez à partager vos orgies avec les filles publiques. J’ignorais néanmoins que votre complicité avec cet homme allait jusque-là. L’expression sur le visage des deux « complices » et de la tenancière lui fit subitement comprendre jusqu’où, exactement, allait la complicité dont il parlait. Il se sentit stupide. — Il n’y a jamais eu la moindre fille, ici, ce soir, n’est-ce pas ? Mme Lanfen était courroucée. Elle le contemplait avec réprobation, les sourcils froncés. — Nous avons pour habitude de conserver une certaine discrétion sur les mœurs de notre clientèle. Ti venait de saisir ce qui avait valu à Long Jianjun cette relégation dans une région désertique. — Je suppose que ce n’est pas la première fois que vous louez cette pièce ? L’officier chinois et son compagnon des steppes acquiescèrent du menton. — Je suppose aussi que vous aviez mieux à faire que d’aller assassiner l’aspirant Huai dans la pièce à côté ? Il n’y avait guère de doute sur ce point. — Dites-moi, demanda-t-il encore. Vous ne disposez pas d’un gros maillet, dans cette chambre ? Le juge Ti se trouva si bête qu’il quitta les lieux sans même attendre la réponse. XIII Un prêtre taoïste trouve un remède à tous les malheurs du monde ; le juge Ti embrasse un officier. Les combattantes de Victoire-Totale se réunirent au petit matin dans la halle aux légumes, vaste local inutile en cette période de siège. L’apparition de madame Première, plus jaune que jamais, chapeau et voile compris, suscita un grand émoi. Bien sûr, une dame d’un si haut rang n’était pas censée s’exhiber devant des étrangers. Mais, à la guerre comme à la guerre ; c’était bien plus que son visage qui serait exposé si la ville tombait aux mains des barbares. D’un geste lent, dans un silence de mort, elle ôta son couvre-chef, puis sa robe de dessus, sous laquelle elle avait enfilé son pantalon d’équitation, et se mêla aux autres femmes de toutes les castes venues là pour leur première leçon. Le juge Ti avait désigné ses lieutenants pour leur enseigner la manière de tenir un bâton ou de manipuler ces épées de fortune confectionnées par les artisans. Ils leur montrèrent comment porter un coup et comment esquiver, deux tactiques susceptibles de leur profiter un jour prochain. Madame Première prenait son rôle très à cœur. Elle ne manquait pas une occasion de les encourager, de relever celles qui tombaient et de les exhorter à la persévérance. L’une d’elles, d’apparence plutôt frêle, restait paralysée devant Ma Jong, grand gaillard aux épaules larges qui la dépassait de deux têtes. Le bâton qu’elle brandissait tremblait comme une branche de houx agitée par le vent, elle était incapable de l’abattre sur son adversaire. — Eh bien ! dit dame Lin. Qu’attendez-vous ? Frappez ! — Je n’aime pas sa façon de me regarder ! — Souvenez-vous que vous aurez à affronter des créatures bien pires que ces braves garçons ! Comme pour illustrer son propos, les silhouettes du maître taoïste et de son assistant se découpèrent dans l’encadrement de la porte. Baji Zhenren avait la figure sombre, maussade, ses yeux lançaient des éclairs ; madame Première jugea qu’il était dans un bon jour. Il demeurait immobile, silencieux, son œil de vautour posé sur cette assemblée de femmes où l’on osait à peine respirer. L’épouse du sous-préfet s’avança pour l’accueillir et le remercia d’avoir pris la peine de venir les soutenir. — Je me demandais où étaient passées mes ouailles, articula le prêtre d’une voix grinçante. Pouvez-vous m’expliquer pourquoi mon temple est déserté, en ces heures terribles ? Quoique le spectacle des dames armées parlât de lui-même, leur égérie exposa les détails de leur projet. Le prêtre éclata d’un rire glacial. — Pour qui vous prenez-vous, misérables papillons ? Il n’est pas dans l’ordre de la nature que la plume s’oppose à la tempête ! La douceur ne peut entraver la brutalité ! Vous serez balayées, salies, et vos âmes seront à jamais détruites ! Dame Lin le remercia de ses bontés. Elle lui fit cependant remarquer qu’il n’y avait pas d’autre solution que de se défendre jusqu’au bout de ses forces. Baji Zhenren la pourfendit du regard. Une solution, il en voyait une. — J’ai un plan imparable pour échapper à l’envahisseur, annonça-t-il avec autant de conviction que Lao Tseu dictant depuis son buffle les cinq mille caractères du Livre de la Voie. — Vraiment ? dit Lin Erma. Je serais curieuse de le connaître. Elle ne tarda pas à regretter sa curiosité. Ti était à la commanderie, en pleine réunion avec les notables aux abois. Qu’attendaient les Tujue pour attaquer ? À chaque heure qui passait, la situation devenait plus pesante. « C’est bien là leur but », songeait le juge. Ce qu’attendaient les assiégeants, c’était que la ville leur tombe dans la main comme une poire un peu blette. Ils avaient ici un assassin qui s’occupait d’accélérer le pourrissement en éliminant tous ceux susceptibles de leur opposer une résistance. Mais il ne pouvait en faire part à ses interlocuteurs sans les désespérer. Aussi se contentait-il d’écouter les uns et les autres énoncer des théories sans fondement ou des propositions désuètes. Il fut presque soulagé quand Tsiao Tai surgit dans la salle, la mine défaite, pour annoncer une nouvelle qui n’avait aucune chance d’être bonne. Sans s’embarrasser de convenances, son adjoint coupa la parole au commandant Xue, qui s’était lancé dans un étrange exposé sur le principe dit « du vide et du plein », péché dans L’Art de la guerre de Sun Tzu. — Noble juge ! On redoute une catastrophe ! Il arrivait au mandarin d’être pantois devant les facultés de divination de son lieutenant. — En effet, répondit-il avec calme. Je te remercie de cette communication, mon bon Tsiao. — C’est dame Lin qui m’envoie ! insista son homme de main, qui avait un peu de mal à exprimer ses pensées dans un ordre cohérent. Ti pria ses confrères de bien vouloir l’excuser et fit signe qu’il l’autorisait à lui révéler ce que son épouse avait de si important à lui dire. Tsiao Tai raconta l’irruption du maître dans la halle aux légumes où s’entraînaient les femmes. Après les avoir menacées des foudres du Tao si elles négligeaient d’honorer les dieux, il leur avait ordonné d’aller chercher leurs enfants, leurs pères, tout ce que leurs maisons comptaient d’êtres humains, et de le rejoindre au temple. Effrayées, nombre d’entre elles avaient obtempéré. Une foule assez dense s’était réunie sur l’esplanade, de part et d’autre du brûle-encens en céramique, d’où s’élevait une fumée si dense qu’on pouvait se demander ce qu’on y avait mis à brûler. Le taoïste avait déployé toute son éloquence dans une harangue vigoureuse. Madame Première avait patiemment attendu la fin de l’admonestation pour reprendre en main ses troupes. Il apparut, hélas, au fil du dithyrambe, que cette opération allait être difficile. Plus il parlait, plus dame Lin et les lieutenants étaient ébahis de ce qu’ils entendaient. Lorsqu’il eut fini, Baji Zhenren avait enjoint à ses ouailles de le suivre dans une marche générale vers le rempart. Le juge estima qu’on en usait sans gêne avec son temps : — Je ne vois pas en quoi un prêche et un cortège religieux… — Le prêche portait sur les vertus du suicide collectif, noble juge ! s’écria Tsiao Tai. Ti bondit de son siège. Il ajourna la réunion et suivit son lieutenant. Il n’y avait plus personne au sanctuaire. Le mandarin s’inquiéta de sa femme. — Elle aura suivi le mouvement, noble juge, dit son lieutenant. Ils coururent vers la poterne sud. La foule emplissait l’avenue, les escaliers, le chemin de ronde. Tout en haut se dressait le prédicateur. Cheveux au vent, il avait repris son discours exalté, qu’il accompagnait de grands gestes : — Il n’existe qu’un seul moyen de préserver votre âme de la souillure ! Le grand tout vous offre le remède imparable ! Non loin de lui, dame Lin tentait de s’interposer, au risque d’être précipitée par-dessus le parapet. — Pourquoi se jeter à l’eau avant que la barque n’ait chaviré ? parvint-elle à crier. Les gens se bousculaient pour les rejoindre. Ti se demanda par quel miracle tout ce monde tenait là-haut. Il comprit soudain la nature du miracle. Ses hommes et lui se précipitèrent à leur tour dans l’escalier et jouèrent des coudes pour en gravir les marches. Ils y allèrent si brutalement que plusieurs personnes tombèrent sur la foule qui se pressait dans l’avenue. Baji Zhenren ne cessait de hurler ses exhortations : il fallait périr en toute pureté, sans avoir été perverti par le contact avec les longs-nez. Femmes et enfants étaient les premiers visés ; ils formaient hélas justement le gros de la population. Une fois parvenu en haut, Ti vit des gens debout entre les créneaux. — Arrêtez ! cria-t-il. Sous ses yeux, des femmes, des vieillards et des gamins sautèrent dans le vide pour s’écraser en contrebas. Des mères sautaient avec leur bébé dans les bras. Le prêtre était hystérique : — Voyez ! Les plus faibles d’entre vous sont les plus forts ! Relevez le défi du courage et de la foi ! Les suicidés furent remplacés par d’autres, qui se hissèrent à leur tour sur le rebord de la muraille. Dans la plaine, les Turcs s’étaient rapprochés pour contempler ce curieux spectacle. Madame Première manqua d’être renversée par le mouvement de la foule ; Ti l’attrapa in extremis et la serra contre lui. — Je vous interdis de l’écouter ! hurla-t-il aux illuminés. Le prêtre se mit à rire. — Voilà bien les nobles, les lettrés, ces nantis, ces privilégiés ! Pourquoi les bienfaits d’une mort honorable seraient-ils réservés à la classe nobiliaire ? Je sais de bonne source que les dames de la commanderie ont reçu du poison pour mettre fin à leurs jours avant l’arrivée de l’envahisseur ! Cette nouvelle étonna fort le mandarin, qui n’avait donné aucune directive en ce sens. Plus surprise encore, dame Lin lui assura qu’il n’en était rien. Le pacificateur impérial venait d’arriver à son tour. Il rétorqua au prêtre que le peuple était là pour servir et souffrir ; il sortirait de ses devoirs en osant se hausser au niveau de la noblesse : — Quelle prétention ! Depuis quand les gens sont-ils égaux devant la mort ? — Cette égalité, qui leur a été déniée durant leur vie, répondit le prêtre, je veux la rétablir au moment de passer dans l’autre monde ! Ti ordonna à tous ceux dont il aperçut le couvre-chef dans cette masse informe, à ses hommes, au lieutenant Long, au pacificateur, d’agripper les suicidaires pour les forcer à descendre de leur perchoir. Ce n’était pas une tâche facile. — Avec des prêtres comme celui-ci, dit Guo Guowei, les barbares n’ont même plus besoin de nous massacrer ! Il recommanda au juge de faire étrangler le religieux. Ti s’y refusa. Comment savoir quelle serait la réaction du peuple ? Ils régleraient leurs comptes une fois le danger écarté. En attendant, il fallait bloquer les accès aux fortifications. Ces suicides faisaient mauvais effet sur leurs assaillants : ceux-ci ne pouvaient plus avoir le moindre doute sur le moral de leurs proies. Ils devaient être en train de se demander s’il ne convenait pas d’attaquer tout de suite, tant qu’il y avait encore quelqu’un à égorger. — Écoutez ! cria Ti. Si vous continuez à vous suicider, les Tujue ne tarderont pas à enfoncer cette porte. Vous serez responsables de ce qui arrivera à ceux que vous laissez derrière vous. Nous nous en sortirons tous ensemble, ou bien nous périrons tous ! La seule issue était de ranimer l’espoir des citadins pour les détacher de ce fanal ténébreux, la robe bleu nuit du zheren. Il saisit la manche de Ma Jong et lui donna l’ordre de se baisser. Quand son lieutenant se releva, le juge Ti était juché sur ses épaules, on le voyait de partout. — Peuple de Victoire-Totale ! cria-t-il, les bras levés. J’ai appris que nos ennemis étaient disposés à se contenter d’une rançon ! Au besoin, j’irai négocier en personne avec leur chef ! Si quelqu’un doit être tué, je serai le premier ! Cette curieuse proposition et le dévouement qu’elle impliquait jetèrent la confusion dans son auditoire. On hésitait. Baji Zhenren ouvrit la bouche pour répliquer, mais poussa un hurlement de douleur : une flèche venait de se ficher dans son épaule. — Vous voyez ! s’écria son assistant Zhen Daozi. On cherche à vous endormir, et pendant ce temps on attente à la vie de votre seul véritable ami, le grand maître Baji ! — Ce sont les Tujue ! cria un garde. Les Tujue nous prennent pour cible ! Ce fut la débandade. Tout le monde voulut courir s’abriter. Ti vacilla sur son perchoir, tandis que sa femme manquait d’être piétinée. La foule affolée vida l’avenue en un temps record, laissant derrière elle quelques corps inanimés. Dame Lin nota combien les gens étaient contradictoires. Un instant auparavant, ils étaient déterminés à mourir ; à présent, ils s’entretuaient pour sauver leur vie. — C’est sans doute que nombre d’entre eux n’étaient là que pour le spectacle, dit son mari. Un médecin qui se trouvait là retira sans peine la flèche plantée dans l’épaule du maître. Dès que Ti y eut jeté un coup d’œil, il l’escamota pour empêcher quiconque de parvenir à la même conclusion que lui. Il ne connaissait qu’un seul arc capable de tirer ce projectile. Le vieux Feng se tenait près de l’escalier. En passant près de lui, Ti murmura un bref remerciement que l’archer fit semblant de n’avoir pas entendu. Ce qu’avaient retenu les marchands, c’était la proposition de verser une rançon aux barbares. Ils se doutaient de l’endroit où l’on irait la chercher et déclarèrent hautement leur opposition. Ils préféraient s’accrocher au vain espoir qu’une seconde armée viendrait les secourir. — Canards stupides ! s’écria Ti. Que ferez-vous de votre or, quand vous serez morts ? Il en fallait plus pour ébranler le sens de l’économie d’un gros commerçant. L’intérêt leur donnait le sens de la rhétorique : — Que ferons-nous, une fois sauvés, si nous n’avons plus rien ? Votre Excellence ira faire profiter une autre région de ses talents exceptionnels, mais nous, nous tomberons dans la misère, qui est pire que la mort. Par un curieux phénomène de contagion, plus le temps passait, plus le mandarin avait envie de se livrer lui-même à des voies de fait. Ti se garda bien d’éventer ces difficiles négociations et, comme Baji Zhenren soignait sa plaie au fond de son sanctuaire, il organisa une revue des volontaires. De loin, les nouvelles recrues avaient assez belle allure, avec leurs plastrons en métal, leurs casques et leurs piques à base de couteaux de cuisine. De près, on ne voyait que des visages de femmes, de gamins, de vieillards et d’éclopés surmontés d’ustensiles de ménage. Les plus courageux affichaient une détermination dont on pouvait se demander ce qu’elle vaudrait devant les créatures maléfiques qui les attendaient de l’autre côté du portail. Il était difficile de croire que cet entraînement précipité, ces armes de fortune, permettraient de faire davantage que de mourir dignement, la lance à la main, peut-être après avoir fait subir une estafilade au costume de peaux d’un guerrier assoiffé de sang. Dame Lin avait pris la tête du bataillon. — Cela me fait une impression étrange, de vous voir sous l’uniforme, lui dit son mari. — J’avoue que je n’étais pas venue ici pour endosser un costume militaire. J’étais venue donner la vie, et voilà que je dois apprendre à l’ôter. — Je suis certain que vous vous en tirerez à merveille. Vous avez toujours été une épouse remarquable. — Votre Excellence ne doit pas parler ainsi ; elle finirait par faire verser des larmes à son officier Lin. — Je m’en voudrais de causer de la peine au soldat le plus brave que j’aie jamais connu, dit Ti. Et il embrassa son officier Lin. La nuit fut agitée dans Victoire-Totale assiégée. Les gens couraient à leurs affaires, les bras chargés des objets fabriqués dans la journée. Il se produisait des accidents de la circulation. Ti fit accrocher des lampions pour éclairer les passants, comme si l’on avait été un jour de fête. Il n’était plus question de couvre-feu. Une fois encore, il veilla tard dans le poste qu’il s’était fait aménager sur la poterne principale. La lune était cachée, on n’y voyait goutte. Il redoutait une initiative de la part de leurs assaillants et voulait être prêt à diriger la riposte. Bien qu’il eût ingurgité une forte dose de thé rouge, il commençait à s’assoupir dans son fauteuil quand le cliquetis d’une armure le tira de sa somnolence. Une sentinelle avait repéré un manège suspect, un peu plus loin, sur le chemin de ronde, et le lieutenant Long soupçonnait une tentative de fuite. Ti n’avait cure d’empêcher les fous de courir à leur perte, mais il ne pouvait laisser un espion rejoindre le camp ennemi, aussi alla-t-il voir de quoi il retournait. L’endroit où l’on avait cru voir une silhouette était désert. Tout était calme. Nul bruit ne venait déranger la paix nocturne, hormis une lointaine rumeur venue de la plaine où festoyaient les Turcs. — Que Votre Excellence veuille bien nous pardonner notre erreur, s’excusa Long Jianjun, un genou à terre. — Par ici ! chuchota l’un des gardes. Une corde enserrait l’un des créneaux. En se penchant, Ti discerna une ombre, en contrebas, collée à la muraille. Quelqu’un se tortillait, suspendu à son câble comme une salaison. Le fuyard avait surévalué son aptitude à l’escalade et se trouvait bloqué, à une coudée seulement du sommet, bien trop haut pour ne pas se rompre les os en cas de chute. Ti eut idée de qui cela pouvait être. — Que devons-nous faire, noble juge ? demanda Long. — Coupez, répondit le mandarin. Sur un geste de son supérieur, le garde donna un grand coup d’épée sur la corde, qui se rompit et disparut, emportée par le poids de son propriétaire. Il y eut un cri très bref, suivi d’un bruit mat. — Affaire réglée, dit Ti, qui était las de se voir déranger par des imbéciles. Il se laissait à nouveau gagner par une douce inconscience quand un gardien de la poterne principale l’avertit qu’on grattait obstinément au portail depuis un moment. Ti espéra qu’il s’agissait d’un émissaire, d’un Köktürk prêt à trahir son camp, ou de quelque autre visiteur intéressant. Il s’arracha une seconde fois à son siège et descendit dans le vaste sas. — Ouvrez, pour l’amour de Kwan-yin la miséricordieuse ! implorait une voix étouffée depuis le mauvais côté. — Ce doit être un piège, dit Long Jianjun. Ti haussa les épaules : — Quel Turc serait assez idiot pour imaginer que nous allons ouvrir parce qu’il nous le demande ? Qui est là ? demanda-t-il très haut. Que nous veut-on ? — C’est votre pacificateur impérial qui est là ! murmura la voix, qui montrait des signes d’affolement. On entrouvrit juste assez pour permettre à Guo Guowei de se faufiler. Il était vêtu d’une robe noire sur laquelle il avait jeté un manteau de voyage, et il boitait. Lorsqu’il fut revenu de sa frayeur, il s’aperçut que tous les hommes présents le dévisageaient avec incrédulité. — Je suis allé en mission de reconnaissance aux alentours du camp ennemi, expliqua-t-il. — Bien, dit Ti. Vous vous êtes donc assuré qu’on ne pouvait franchir leurs lignes. Le pacificateur impérial se baissa pour masser sa jambe douloureuse. — Je n’en ai pas eu l’occasion. Un malheureux accident m’est arrivé à ma sortie. Je me suis tordu la cheville. Je souffre le martyre ! Il fit signe aux soldats de le soutenir. — Après une telle chute, vous pouvez remercier les dieux d’être encore en vie ! dit le juge. — Certes… admit Guo Guowei, embarrassé. Je suis tombé sur du mou. Ti comprit ce qui s’était passé : cette crapule avait chu sur le tas des suicidés de la journée. La mort des autres lui avait sauvé la vie. Le pacificateur impérial se fit porter à la commanderie. Son visage torturé tenait moins à sa cheville blessée qu’au fait que, dans cet état, il pouvait dire adieu à ses projets de fuite. Le mandarin était du même avis : ils allaient l’avoir parmi eux tant qu’un palanquin ne pourrait traverser la vallée sans encombres. Les militaires étaient dégoûtés de sa lâcheté. — Il devrait mettre fin à ses jours pour effacer son déshonneur, commenta le lieutenant Long. — Cette engeance est increvable. Vous verrez qu’à la fin il ne restera que lui de vivant, prédit Ti. XIV Un message du gouverneur jette une ville dans des mesures désespérées ; le juge Ti prend le thé avec un ennemi de bon ton. Il espérait toujours un message de la préfecture ou du gouvernorat qui eût mis du baume au cœur de la population. Alors qu’il inspectait le rempart en compagnie d’un Guo Guowei clopinant et du commandant Xue, un projectile vint s’écraser à leurs pieds. C’était une espèce de ballon de cuir bien rembourré, qui évoquait vaguement ceux dont les enfants se servaient pour jouer à la balle-au-pied. Le juge alla jeter un coup d’œil entre les créneaux. Il vit deux Turcs s’éloigner d’un pas tranquille. — C’est un sac, seigneur ! dit le lieutenant Long. Il y avait en effet une ouverture fermée par un cordon. Long Jianjun en retira une tête de Chinois, ainsi qu’une trousse en tissu. Elle contenait un message officiel revêtu du sceau du gouverneur. Le pacificateur impérial se réjouit instantanément : — Ah ! Voilà des nouvelles ! Je suis impatient de voir ce que nos supérieurs ont prévu pour nous sauver ! On commença par s’incliner en chœur devant la lettre d’un représentant de l’empereur. Guo Guowei la parcourut rapidement. Sa figure se décomposa. Il lâcha le parchemin, que le lieutenant Long ramassa sur le sol. Ti en donna lecture à voix haute. « Au cas où vous ne pourriez plus résister à l’ennemi, la morale exige l’organisation d’un holocauste général qui évitera à nos fidèles sujets d’être capturés. Nous vous recommandons aussi de brûler votre ville pour que l’envahisseur ne tire aucun profit de l’offense faite à Leurs Majestés. Il vous revient de montrer à ces barbares incultes qu’attaquer notre glorieuse nation contredit l’harmonie de l’univers. » Un silence digne de ces directives succéda à leur énoncé. Le seul bruit qu’on entendit fut le « glouglou » de Guo Guowei, qui vidait une flasque de vin, affalé sur un tas de briques. — On peut toujours compter sur la hiérarchie, c’est cela qui est bien, dit Ti. Il comprenait mieux pourquoi les Turcs leur avaient transmis le message après l’avoir intercepté. Un garde lâcha sa lance, bondit entre les créneaux et sauta dans le vide en clamant quelque chose que Ti ne saisit pas. Ce genre d’initiative avait le don d’irriter le pacificateur : — C’est une honte ! Je l’avais interdit ! Qu’est-ce qu’il a dit ? — Il a crié « Gloire à l’empereur ! », gémit le commandant Xue. — Sa fin est donc parfaitement conforme aux dernières recommandations ministérielles, conclut le juge Ti. À l’orée du campement gesticulait un olibrius, la figure enfouie sous un masque écarlate à l’effigie d’un démon cornu. Son vêtement était orné de têtes de mort de petite taille. C’étaient des crânes d’enfants. Le chaman jetait des malédictions. Les assaillants avaient convoqué les forces infernales. Ti considéra le message du gouverneur. — Voilà tout le secours que nous pouvons attendre de notre administration. C’est donc de nos ennemis eux-mêmes que nous devons espérer notre salut. Ce discours laissa ses auditeurs pantois. Guo Guowei fut le premier à comprendre, probablement parce que ses longues études confucéennes l’avaient rendu familier des idées tordues : — Vous n’allez pas parlementer avec ces… ces bêtes puantes ? La montagne de préjugés qu’il affrontait depuis le début de leurs déboires commençait à irriter le juge Ti. Ce n’étaient pas les Turcs qui étaient les plus difficiles à combattre, c’était la mentalité obtuse de ses compatriotes. — Parce que nous, Chinois, nous n’avons pas d’odeur, pas d’entrailles, pas de sueur ? Notre corps est fait de jade et nos cheveux de fils d’or ? Depuis que l’eau est rationnée, il ne m’a pas semblé que l’atmosphère soit embaumée d’un parfum de rose et de lilas ! Faites-vous à l’idée que ce sont des hommes, comme nous, et que si nous voulons sortir vivants de cette situation, ou seulement conserver cette ville à l’empire, il faudra bien traiter avec eux d’homme à homme ! Le commandant Xue semblait penser que c’était payer bien cher la faveur de rester en vie que de leur conférer le statut d’être humain. — Pour l’empire, soit, concéda-t-il du bout des lèvres. Mais ne comptez pas sur moi pour aller tailler le bout de gras avec eux ! Jamais le juge n’avait nourri cette espérance. Nul n’avait envie de se dévouer, pas même lui. Tout le monde s’accordait à penser que leur représentant n’aurait aucune chance de revenir vivant. Brave et Héroïque proposa de désigner un puni. Ti préféra rédiger une demande écrite qui serait envoyée à l’aide d’une flèche. Guo Guowei fit la moue : il doutait que ces gens aient l’habitude de répondre au courrier : — Qui sait même s’ils entendent notre langue ! Le vieil archer au grand arc était celui qui tirait le plus loin. Les mandarins suivirent la flèche des yeux et la virent tomber à l’intérieur du campement, où son arrivée suscita une certaine agitation : les Turcs venaient de se rendre compte qu’ils n’étaient pas tout à fait hors de portée. — Ils ont trouvé le message, noble juge, dit le guide Renard Agile, qui avait une très bonne vue. — Savent pas lire, je vous dis… marmonna dans sa barbe le pacificateur. Ti jugea opportun de se renseigner un peu sur ces peuples des steppes. Il occupa la demi-heure suivante à discuter avec le jeune guide, jusqu’à ce qu’une flèche vînt se ficher dans le sas de la poterne. — Le courrier ! cria le lieutenant Long. Un papier était en effet enroulé autour du projectile. On se hâta de l’apporter au magistrat. Il défit le nœud. C’était sa propre lettre qu’il avait entre les mains. — Ah ! s’exclama le pacificateur, triomphant. Ils n’ont rien compris ! Je vous l’avais bien dit ! Ti retourna le parchemin. Un texte avait été ajouté au dos, d’une écriture sans fioritures mais parfaitement lisible. Il posa un regard lourd sur Guo Guowei, qui s’efforça de prendre un air absent. Non seulement il y avait chez les Turcs une personne capable de lire et d’écrire le chinois, mais son style des plus corrects suggérait que les principaux « classiques » de la culture des Hans ne lui étaient pas étrangers. — Eh bien ! Lisez ! dit Guo Guowei, qui s’impatientait. Que réclament ces rustres pour vider les lieux ? — Votre mort, répondit le sous-préfet, glacial. Son confrère fut sur le point de s’évanouir. — Comment osent-ils… parvint-il à bredouiller avant de se laisser tomber sur le tabouret le plus proche. — Sans doute auront-ils entendu parler de votre valeur inestimable, ironisa Ti. Le soupir de désespoir que poussa M. Guo fut la seule manifestation d’approbation que souleva cette assertion. L’accord proposé par le khan des Turcs prévoyait l’exécution de tous les responsables de la ville. Cela signifiait l’ensemble des personnes présentes autour de cette table. Le pacificateur regarda le commandant Xue, qui regarda le lieutenant Long, qui regarda les scribes de la commanderie, qui se demandèrent si le terme « responsables » les incluait ou non. Ti crut de son devoir de déclarer qu’il était prêt à se sacrifier pour sauver le petit peuple. — Il faut négocier ! s’écria Guo Guowei, qui relayait en cela l’opinion générale des lettrés, ses confrères. Le juge ne voyait guère en quoi leur situation laissait une quelconque place à la négociation. Les « responsables » tombèrent au moins d’accord sur un point : mieux valait cacher à leurs concitoyens le contenu de ce message indigne. Le bruit se répandit pourtant très vite. Des oreilles indiscrètes avaient perçu la voix puissante du magistrat lorsqu’il avait lu la lettre. Si la proposition avait offusqué les intéressés, la population, elle, était plutôt d’accord. Lorsque Ti voulut retourner à la commanderie, il vit une foule menaçante se rapprocher de lui, si bien qu’il préféra se replier sur le rempart, dont les issues étaient faciles à garder. Ce qu’il restait de notables à Victoire-Totale pouvait numéroter ses abattis. — Si ces « hus » ne nous étripent pas, nos concitoyens s’en chargeront. Le peuple se regroupait en une masse de plus en plus inquiétante au bas des marches. Ti songea à démontrer aux gens que les barbares mentaient et qu’ils tueraient tout le monde, dès les portes ouvertes ; mais c’était une nouvelle fois leur ôter l’espoir. Sa marge de manœuvre avait rarement été aussi étroite. Perdu pour perdu, il se résigna à se livrer à l’ennemi. — Merci pour nous, dit le pacificateur impérial. Je crois en effet que c’est à vous de vous sacrifier. Sans lui laisser le temps de changer d’avis, Guo Guowei s’adressa à la foule pour annoncer que le sous-préfet irait en personne dans le camp des Turcs, ainsi qu’il l’avait promis. Cela ne rassura qu’à moitié leurs administrés, qui considèrent cette action comme une forme de suicide, mais l’initiative eut au moins le mérite de forcer le respect – le respect dû aux morts. Ti envoya une nouvelle missive par le même chemin. En attendant la réponse, il organisa son départ. Non seulement ces Tujue n’étaient pas les bêtes stupides qu’on avait imaginé, mais ils possédaient un art de la guerre qui n’était pas sans évoquer les meilleurs traités chinois. L’inégalable Sun Tzu ne préconisait-il pas de tout mettre en œuvre pour saper le moral de l’adversaire ? « Un ennemi démoralisé a déjà perdu la bataille à demi. » Ti se demandait combien de surprises du même genre lui réservaient ces prétendus sauvages. Alors qu’il venait d’enfiler sa robe d’apparat écarlate, une délégation de veuves introduite par son épouse demanda à être reçue. Les femmes en blanc souhaitaient absolument récupérer les corps des défunts pour leur rendre les hommages rituels. Ti accepta de plaider leur cause auprès du khan : — Si cet homme est accessible à la piété, je vous promets que vous aurez gain de cause… «… ce qui me paraît peu probable », conclut-il en lui-même. Un garde apporta la réponse du khan. Le roi barbare avait fait écrire qu’il recevrait volontiers l’honorable représentant des Hans. C’est donc un mort que l’on regarda traverser la cité. Devant la porte sud l’attendait une monture somptueusement parée, pour que l’ambassade fût digne du peuple han. Les soldats faisaient une mine d’enterrement. Ti fut touché des regrets qu’il lisait dans les yeux de tout le monde, jusqu’au moment où l’on referma le portail avec tant d’empressement, dans son dos, que la queue du cheval faillit y rester coincée. Tandis qu’il s’éloignait en direction du camp de tentes brunes, Ti entendit la cloche de la tour sonner quelques coups sinistres, comme à chaque décès d’un notable, ces jours derniers. La promenade ne fut pas d’un très grand agrément. Il passa d’abord entre les piques où les têtes des vaincus offraient ce qu’il restait de leurs chairs aux corbeaux voraces. Ti aurait pu rêver meilleurs auspices pour le succès de sa mission. Il atteignit ensuite une sorte de barrière en tissu, constituée de longues pièces d’étoffes tenues par des pieux enfoncés dans le sol. Il devina que ces écrans coupaient le vent et rendaient la vie plus agréable dans le campement. L’annonce de sa venue avait dû se répandre, car nul ne prêta attention à lui – il ne représentait d’ailleurs pas la moindre menace pour ces gaillards bardés de couteaux et de fouets, qui allaient et venaient paisiblement entre les tentes. N’était le grand nombre de lances et de glaives divers, on aurait pu croire à une vaste réunion de chasse. Des feux, entretenus ici et là pour cuire les aliments et réchauffer les combattants, créaient sur les écrans coupe-vent des ombres chinoises d’autant plus inquiétantes qu’elles présentaient toujours des personnages casqués. Pour un peuple chez qui l’au-delà était aussi tangible que le monde réel, ces silhouettes avaient l’air de figures infernales égarées sur la terre. Ti traversa le camp jusqu’à son point central. Il y avait là une tente de même taille que les autres, mais ornée de trophées et d’emblèmes faits de plumes et d’os. Deux gardes étaient postés à l’entrée. Un homme qui devait être un serviteur s’inclina devant lui. Le juge comprit qu’il était arrivé à destination. Il descendit de cheval, laissa les rênes au domestique et se baissa pour pénétrer dans la yourte. Il s’était attendu à tout sauf à sentir le doux parfum du thé aromatisé aux épices qui frappa ses narines dès qu’il eut mis le pied à l’intérieur. L’endroit paraissait confortable, presque coquet, avec mobilier ouvragé et tapis épais. Les parois étaient décorées de soieries volées aux caravanes ; la route de la Soie n’enrichissait pas seulement les commerçants. Il y avait aussi d’inévitables peaux de bêtes mal tannées et des fourrures d’un goût moins sûr, mais Ti eut l’impression qu’il s’agissait d’une concession à la culture indigène plutôt que d’un choix personnel. Il avait cru devoir discuter à grand-peine avec un sauvage par le truchement de quelque esclave, aussi fut-il fort surpris de s’entendre héler : — Ah ! Vous arrivez juste à temps ! L’arôme ne se savoure vraiment qu’à la bonne température, vous savez ! Un serviteur était en train de préparer le thé conformément à la grande tradition. Deux moustachus, certainement les principaux lieutenants, se tenaient debout derrière leur maître, confortablement installé sur un pouf. Tout à fait ignorant des coutumes indigènes, Ti choisit de se conformer à celles des Tang, aussi commença-t-il par se prosterner face contre terre. Son hôte le toucha du bout de sa botte pour lui indiquer qu’il pouvait se relever et lui indiqua le gros coussin en face de lui. Une fois assis, le mandarin put contempler son interlocuteur. Les lettrés de Victoire-Totale auraient été horrifiés de constater qu’il avait la peau plutôt claire, comme les fantômes, l’œil plutôt rond, comme les démons, et le nez plutôt long, comme les diables forestiers à l’appendice en trompette qui peuplaient les légendes. À l’inverse, son maintien, sa robe d’intérieur et son intérêt pour les décoctions raffinées évoquaient plutôt le fonctionnaire bonasse parvenu au sommet de sa carrière. Lorsqu’il eut porté sa tasse à ses lèvres, Ti eut la confirmation qu’il s’agissait d’un breuvage de la meilleure qualité, dont les feuilles avaient poussé très loin de là, dans les montagnes ensoleillées du Sud. Puisque la rencontre revêtait les apparences d’une visite de politesse, il renonça à supplier d’emblée qu’on laissât la vie sauve à ses administrés. — Votre camp est merveilleusement bien arrangé, remarqua-t-il. — N’est-ce pas ? dit le khan. Nous tâchons d’appliquer les règles du jardin chinois. À la place de buis, nous plantons des têtes tranchées ! — Il faut bien faire avec ce qu’on a, approuva le juge Ti. Je loue votre sens de l’adaptation aux circonstances. — Vous êtes un maître en la matière. J’avais parié avec mes hommes que cette ville tomberait dès le troisième jour. Vous m’avez déjà coûté une fortune ! Ti était décidé à proposer n’importe quelle issue pour sortir de cette situation. La première qui lui vint à l’esprit fut un duel entre eux deux, pour épargner le sang du peuple – il espérait que ce serait au bâton, la seule arme qu’il se fût entraîné à manier. L’arsenal compliqué pendu près de l’entrée lui faisait craindre le pire ; les dieux seuls savaient comment on se débrouillait avec ces coupe-choux ! Son offre provoqua l’hilarité sous la yourte. Le khan essuya ses larmes dans ses manches. — Je dois vous remercier d’être venu nous distraire. Hélas, on ne peut pas rire tout le temps. Pas de duel, donc. Malgré un visible effort pour reprendre leur sérieux, les trois Turcs se mirent à rire de plus belle à ce mot. Ti vit même du coin de l’œil les serviteurs qui se retenaient d’en faire autant. Il en éprouva un vif sentiment d’humiliation. On leur apporta quelques spécialités des steppes. — Vous allez goûter à la vraie nourriture des maîtres du monde ! annonça le khan. Ti estima qu’elle était surtout roborative. Il y avait des grillades de cheval épaisses comme le bras. Entre deux bouchées, le Turc déclara qu’il voulait toutes les richesses contenues dans la ville. Ti accepta volontiers de les lui remettre en échange de son départ. Son commensal eut une expression curieuse. Le juge eut la certitude que ce gros guerrier sanguinaire, cette terreur des plaines et des déserts, minaudait. — Il manquerait ce petit plus qui fait le sel des invasions, dit le khan. — Quoi donc ? — Vous savez bien : viols, tueries, incendies… La vraie fête, quoi ! Ti supposa qu’on manquait de distraction, dans les steppes. La solution aurait peut-être été d’initier ces sauvages aux arts de la poésie, de l’opéra et des arrangements floraux, qui faisaient tant pour l’équilibre de la société chinoise. La vue d’une Tujue haute comme une porte, aux cheveux luisant de graisse, aux bras et jambes poilus et aux épaules de portefaix, lui ôta tout espoir d’arriver très vite à un résultat satisfaisant. — Croyez bien que ce n’est pas par goût pour vos femmes, poursuivit le Turc. Nous avons les plus belles du monde, comme vous voyez, dit-il en posant une main sur la croupe de la chose velue. Les vôtres sont trop maigres, trop délicates et vraiment fragiles. Ti l’estima bien difficile sur le choix des personnes à violer. Pour sa part, le fumet de cheval émis par la turquesse aurait suffi à lui ôter toute possibilité d’accouplement. — Si j’épargnais vos gens, mes amis diraient que je me ramollis, reprit le khan. Ils commenceraient à guigner mon territoire. Mon autorité en pâtirait. On rirait de moi ! — Changez d’amis, dit le mandarin. Ti voulut quand même savoir à quelle somme il prétendait. La réponse était soufflante. D’évidence, ce barbare croyait dévaliser la Cité interdite. Soucieux de conserver une position diplomatique, Ti se garda de dire non. Le khan lui recommanda donc de livrer la rançon en préambule à toute négociation : leur cruauté dépendrait de la rapidité avec laquelle la ville se résoudrait à leur saccage. La petite collation de viandes crues était terminée. Ti se souvint de sa promesse faite aux veuves. Le khan accéda à leur requête, à condition qu’elles aillent chercher elles-mêmes les corps de leurs défunts, seules et sans escorte. Le mandarin avait une dernière question. — Plusieurs notables ont été assassinés. Vous n’auriez pas une idée de la raison qui a motivé ces crimes ? — Si je peux me permettre : quelle importance ? Mourir aujourd’hui ou demain, ce n’est qu’un détail. — C’est justement mon métier que de m’intéresser aux détails, répondit le juge. Il se prosterna une nouvelle fois et souleva le rideau de la porte. Un poids venait de quitter sa poitrine : il était encore en vie. Leur entretien avait duré plus longtemps qu’il ne l’avait cru – en si bonne compagnie, comment voir le temps passer ? Il faisait nuit noire lorsqu’il quitta la yourte. Son cheval avait été nourri et ses hôtes avaient poussé la civilité jusqu’à le bichonner des oreilles aux sabots, peut-être par souci de soigner leur future propriété. De retour à Victoire-Totale, Ti traversa la ville aux flambeaux. Les regards apeurés que lui jetaient les citadins étaient sans ambiguïté : c’était un revenant que l’on voyait longer l’avenue. Comment avait-il accompli le prodige de survivre à la proximité avec les tueurs ? Les rares Chinois qui croyaient avoir devant les yeux le mandarin en chair et en os, et non quelque créature ayant emprunté son apparence pour leur arracher le cœur pendant leur sommeil, ceux-là se dirent que cet homme était peut-être, en fin de compte, capable de parvenir à un résultat. Il fut accueilli en rescapé par le sergent Hong : « Loués soient les dieux ! Nous nous attendions à tout instant à voir votre tête voler par-dessus le rempart à l’intérieur d’un sac de cuir ! », et en héros par les scribes : « Ils vous ont relâché ! Ils ne sont donc pas si terribles ! » Ti avait eu une impression plus contrastée. Guo Guowei ne fut pas le moins ébahi. Il était évident qu’il avait tiré un trait sur son confrère. Il y avait du bruit dans le bâtiment administratif. — Que se passe-t-il dans les bureaux ? demanda Ti. — Oh, rien, répondit le haut fonctionnaire. Ma Jong et Tsiao Tai firent un signe discret signifiant qu’il se passait au contraire quelque chose. Le pacificateur impérial avait décrété l’élimination de tous les traîtres potentiels que l’on pourrait trouver ; il désignait par là ceux qui n’appartenaient pas au peuple han. Il était parvenu à convaincre quelques excités, qu’il avait lancés contre le guide Renard Agile, cet étranger qui rôdait en permanence dans leurs pattes. — Livrez-nous le sauvage ! clamaient-ils devant une porte close. Retranché dans la salle des archives, le lieutenant Long était prêt à donner sa vie pour défendre celle du jeune homme. — Avez-vous oublié ce que vous lui devez ? s’indigna Ti. — Sauf votre respect, noble juge, répondit l’un des assaillants, qui nous garantira que cet individu ne va pas nous livrer à l’ennemi ? — Moi, dit Ti. Comme il avait à présent l’aura d’un demi-dieu et que leur sort paraissait reposer entre ses mains, ils s’écartèrent à regret et quittèrent la pagode. Ti réunit ce qu’il restait de notables à Victoire-Totale : les quelques gradés, les principaux marchands et les lettrés. Il leur annonça qu’il serait malheureusement impossible de satisfaire les exigences du khan : celui-ci surévaluait de beaucoup les trésors contenus par leur cité. — Vous rendez-vous compte : il réclame l’équivalent de trois cent mille taëls ! Un lourd silence tomba sur la petite assemblée. Les négociants saluèrent et se retirèrent sans un mot. — Votre Excellence ne devrait pas les laisser s’échapper, lui souffla à l’oreille le commandant Xue. Il apparut que la ville contenait bien plus d’or, d’épices et de brocarts que Ti ne le supposait. La route de la Soie, quand elle n’était pas coupée, était une source extraordinaire de denrées précieuses. Le pacificateur impérial était pour l’organisation d’une saisie générale chez les riches : — Nous allons vider leurs maisons et balancer tout ça par-dessus le rempart ! Tandis que le haut fonctionnaire soulignait son propos de gestes catégoriques, Ti nota que sa belle bague en or et en rubis n’était plus à son doigt. La nouvelle de son retour miraculeux s’étant répandue, la délégation de veuves se présenta à nouveau. Ce fut un groupe de spectres drapés dans leurs vêtements de deuil que reçut le magistrat. Puisque le khan les autorisait à aller chercher leurs défunts elles-mêmes, elles déclarèrent qu’elles feraient ainsi qu’il avait dit. Ti salua la première marque de courage à laquelle il assistait depuis le matin. Il forma des vœux sincères pour leur retour : c’était la meilleure partie de leurs effectifs militaires qui s’en allait. Mais comment éviter que les envahisseurs ne se jettent sur elles dès qu’elles auraient franchi le rempart ? Une idée lui vint. XV Le courage se range une fois de plus du côté des femmes ; madame Première prend le thé avec un mort. C’était à un carnage que madame Première assistait dans la vallée de l’Espérance-Accomplie. Les hommes avaient été passés au fil de l’épée les premiers : leurs corps décapités gisaient de toutes parts, tandis que les têtes avaient été rassemblées en un tas monstrueux, devant la poterne sud. Partout, des femmes imploraient grâce face aux guerriers sanguinaires qui s’amusaient à les tourmenter. Dame Lin était parvenue à se dissimuler sous une charrette renversée. Alors qu’elle priait la déesse Bixia de venir à son secours, sa cachette fut bousculée par le coup de botte d’un cavalier, et elle se trouva à découvert. Tournant le dos à la ville en flammes, elle se mit à courir de toutes ses forces. Alors qu’elle sinuait entre les cadavres, elle entendait derrière elle le galop des chevaux trapus aux babines écumantes et les cris des Tujue, que cette chasse à l’homme excitait. Son pied heurta une pierre. Elle roula sur le sol et dit adieu à l’existence. Elle était allongée sur son kang, dans sa chambre de la commanderie. Il y avait du bruit à côté, bien qu’il ne fît pas encore jour. Elle comprit qu’on venait chercher son mari pour assister au départ des veuves, prévu pour le petit matin. Elle se reprocha une fois encore de n’avoir pas le courage de les accompagner, contrairement à dame Pêche, qui s’était immédiatement jointe à leur projet. Dès qu’elle fut levée, sa première préoccupation fut de chasser l’affreuse vision de ce qui l’attendait. Elle connaissait par cœur les préceptes d’un manuel savant, Le roi Chou explique les songes. Ce livre de chevet de tout bon devin indiquait une méthode infaillible pour contrarier les effets des cauchemars prémonitoires. Celle-ci devait être exécutée avant d’avoir parlé à quiconque. Lin Erma se versa un bol d’eau, en prit une gorgée dans sa bouche, se tourna vers l’est et cracha le liquide en récitant la formule consacrée : « Mauvais rêve, va-t’en, change-toi en herbe ! Bon rêve, deviens perles et diamants ! » Elle ouvrit la fenêtre de papier huilé. Dans la cour de la commanderie, des gens couraient en tous sens. Elle dut se rendre à l’évidence : le mauvais rêve ne s’était pas dissipé. Quand elle rejoignit son mari devant le sas du nord, elle découvrit un spectacle digne de ces processions en l’honneur des divinités de la nature, où des déguisements représentaient les déités les plus fantasques. Il avait convaincu les veuves de s’affubler de symboles religieux variés, depuis le petit tambour taoïste jusqu’aux effigies de toutes sortes, en passant par les bannières funéraires de dix pieds de haut, de couleur bleue, la teinte des âmes en transit. Le chariot grâce auquel elles comptaient rapporter les chères dépouilles avait été orné de représentations animales et de formules sacrées. Ti prononça un petit discours pour célébrer l’aspect exemplaire de leur dévouement ; il en aurait volontiers fait profiter ses chers confrères, si ceux-ci avaient daigné sortir de leur lit pour venir l’entendre. Dame Pêche se chargea de la réponse : — Si nous sommes tous promis à la destruction, au moins aurons-nous fait notre devoir. Et si nous parvenons à donner une sépulture décente à nos époux, nous aurons acquis de grands mérites pour notre vie dans l’au-delà. Ti s’inclina, puis il donna l’ordre d’ouvrir. Les veuves s’en allèrent seules, avec leur char à bœufs. Le juge et son épouse montèrent sur le rempart pour les regarder s’éloigner. Un cordon de Turcs barrait la route. Fut-ce l’effet des précautions prises par le juge ou simple respect de la parole donnée, les guerriers s’écartèrent à l’approche du cortège, et les veuves traversèrent les lignes ennemies plus facilement qu’un poste de douane. Elles gravirent la route jusqu’au mur Dix-Mille-Lis et disparurent de l’autre côté. Les premiers rayons du matin faisaient resplendir la robe jaune de madame Première. C’était comme si un deuxième soleil se levait sur le rempart. Elle songeait à quel point il allait être triste de périr dans cette plaine désolée. Leurs os blanchiraient sous la pluie, nul ne rendrait le moindre culte à leurs mânes. C’était un sort pire que la mort, une condamnation à l’oubli et à l’errance éternelle. Elle s’aperçut que son époux la regardait. Elle se dit qu’elle, au moins, avait la chance que le cher homme soit là pour la soutenir. — Vous ne fichez vraiment rien, ma parole ! s’exclama-t-il. Il n’avait pas noté la moindre avancée dans son enquête depuis qu’il la lui avait confiée. Comme elle lui objectait une absence d’indice, il lui ordonna de s’y atteler. En réalité, il souhaitait lui remplir l’esprit afin qu’elle pensât moins au malheur qui les guettait. De fait, la tristesse céda la place à la colère sur les traits de sa chère moitié. À choisir, il aimait mieux qu’elle soit furieuse plutôt que de la voir se désespérer en silence. Elle allait pester contre lui toute la journée et s’en porterait bien mieux. — Elles sont déjà parties ? demanda le pacificateur impérial en les rejoignant sur le chemin de ronde. Afin de montrer qu’il y avait plus négligent que lui, il signala qu’on ne voyait plus guère le commandant Xue, ces derniers temps. Ti était loin de s’en plaindre ; l’absence du vieux militaire lui laissait les coudées franches. Dame Lin sut de quel côté elle allait poursuivre ses investigations. À l’autre bout de la ville, côté sud, cela n’allait pas mieux. Nuit après nuit, lorsqu’on ne pouvait plus leur décocher de flèches, les Tujue profitaient de l’obscurité pour planter leurs tentes un peu plus près. Au lever du jour, les Chinois constataient avec désespoir qu’elles avaient gagné du terrain, protégées par leurs palissades coupe-vent. — Quand ils seront au pied de nos fortifications, ils attaqueront, prédit le lieutenant Long. Ti avait passé la nuit à chercher un plan. Un simple gain financier ne suffirait pas à contenter le khan. Ils se trouvaient en butte à un dilemme psychologique, c’étaient les plus difficiles à résoudre. L’ennemi semblait pressé d’en finir. Ti était persuadé qu’il fallait donc au contraire différer la livraison pour retarder l’assaut final. Le mieux était peut-être de menacer de détruire leurs richesses en cas d’attaque. Aiguillonnée par les remarques désobligeantes du malappris qu’elle avait épousé, madame Première avait décidé de traquer le traître et l’assassin de notables – qui pouvaient d’ailleurs être une seule et même personne. Si Brave et Héroïque restait invisible, c’était peut-être qu’il était en train de comploter dans l’espoir de sauver une nouvelle fois sa misérable vie. À aucun moment cet homme ne s’était montré à la hauteur, depuis le début de leurs déboires. Comment savoir ce qui lui passait par la tête ! Elle marcha d’une traite jusqu’au logis du vieil officier, une grosse maison attenante à la commanderie. Le lourd heurtoir de bronze retomba plusieurs fois sur le battant peint en rouge sans que quiconque vînt ouvrir. Peut-être Xue Yingjie était-il trop sourd pour l’entendre. La porte n’étant pas verrouillée, dame Lin entra et appela. Pas de réponse. Elle se souvint que les hauts gradés possédaient souvent un personnel composé d’anciens soldats. Ceux-ci avaient dû être réquisitionnés par le général Cloche, si bien qu’il n’y avait plus personne dans la maison. Elle comprit, à voir cet intérieur, à quel point la vie de cet homme n’avait été qu’un long regret. Son foyer était dédié à la stratégie militaire : il débordait de livres, longues feuilles de parchemin pliées et rangées dans des boîtes, de peintures représentant des chevaux de combat, de trophées de différentes ethnies, de calligraphies à la gloire des conquêtes martiales. On pouvait admirer, disposée sur un mannequin de bois, une somptueuse armure parfaitement nette, rutilante. Dame Lin eut la certitude que son propriétaire la briquait lui-même avec amour en attendant le jour où elle lui servirait. Pauvre homme ! Ce jour avait bien trop tardé ! Signe que Xue Yingjie avait abandonné l’idée de mourir en héros sur un champ de bataille, il s’était offert un beau cercueil laqué, tout prêt pour une inhumation en fanfare. C’était un luxe courant chez les Chinois, soucieux d’organiser à l’avance leur voyage vers l’autre monde. Brave et Héroïque avait poussé ce soin jusque dans les moindres détails. Elle vit, à côté de la caisse, des tablettes de louange qui parlaient de lui comme d’un stratège hors pair. Le malheureux vivait dans ses rêves, ce souhait n’avait pas encore eu l’occasion de se concrétiser. Elle jeta un coup d’œil dans le cercueil et vit que cette concrétisation n’adviendrait jamais. Brave et Héroïque gisait sur ses coussins de soie, dans son plus bel habit brodé, robe blanche et surplis rouge, deux couleurs qui facilitaient le passage dans l’au-delà. Sa barbe blanche avait été peignée et ses mains croisées sur sa poitrine pour lui donner la sérénité d’un bienheureux. Dame Lin eut envie de frapper le cercueil. Elle était venue chercher un assassin et découvrait un cadavre supplémentaire ! Elle avisa une théière sur un guéridon et se servit un peu de thé bien fort. Elle tâcha de rassembler ses esprits. Qu’est-ce que son mari attendait d’elle ? Qu’elle analyse les faits sans toucher à rien. Elle reposa la théière. Le breuvage était froid, de toute façon. Il importait de déterminer l’heure du décès. Elle se força à toucher le mort au front, à la main, aux chevilles… Il était glacé de partout. Elle tenta de faire bouger les doigts ; ils étaient rigides. Dans l’alcôve contiguë, un reste de repas laissait penser qu’il avait dîné, la veille au soir, ce qui permettait de situer la mort dans le courant de la nuit, plutôt vers son début, vu la température et la raideur. Un parfum s’attardait dans la pièce. On avait brûlé du « jaune » dans le brasero : elle découvrit, parmi les cendres, des restes de ces morceaux de papier sur lesquels les prêtres rédigeaient les vœux des fidèles. On avait fait un sacrifice devant l’autel familial. Divers objets de culte avaient été disposés sur les meubles. La conclusion était évidente : Brave et Héroïque avait organisé une cérémonie religieuse. Il avait imploré le pardon de ses ancêtres pour ses échecs, ses fautes, ses manquements. Il avait supplié les dieux de réserver bon accueil à son âme. Puis il avait mis fin à ses jours en absorbant un quelconque poison et s’était lui-même couché dans son catafalque. Le remords d’avoir survécu à l’anéantissement de l’armée des Hans avait été trop lourd à porter. Voilà. Elle avait bien examiné les lieux. Son mari serait satisfait. Elle ouvrit la porte, héla un gamin dans la rue et l’envoya prévenir le sous-préfet qu’il devait venir tout de suite. Une fois assise dans un fauteuil, seule dans la grande pièce pleine de souvenirs d’événements non avenus, elle eut la révélation de ce que le juge ne serait pas content, mais pas content du tout. Elle avait appliqué sa méthode de façon superficielle, caricaturale. Elle s’était contentée de la surface des choses. Ce n’était pas ainsi qu’en usait son époux. Elle se leva et tenta de refaire les gestes qu’avait dû accomplir le commandant Xue avant de mourir. Quelques détails ne collaient pas. Par exemple, les rites dont elle voyait les traces étaient taoïstes. Si elle refusait de se contenter des apparences, ce fait évoquait en elle deux questions : pourquoi un homme si naïf, donc probablement soucieux de son existence future, ne s’était-il pas plutôt tourné vers la foi en la réincarnation, ainsi que nombre de Chinois ? Seconde question : si Brave et Héroïque ne s’intéressait pas au Grand Véhicule, que faisait sur son autel familial cette représentation de l’Éveillé ? Dame Lin se pencha sur la statuette en métal doré. Ce coûteux bibelot n’était pas arrivé là par hasard. Elle jeta un coup d’œil à la collection d’ouvrages du vieil officier. Entre les différents traités d’art militaire, elle débusqua un florilège de soutras. Comment croire que, au moment de libérer son âme de son enveloppe charnelle, un homme empreint de sagesse bouddhique avait totalement délaissé celle-ci pour se tourner vers une religion qui vouait les pécheurs aux tourments infernaux ? D’abord, de quoi était-il mort ? Elle regretta l’absence d’un vérificateur des décès patenté, comme son mari en employait d’ordinaire. Le défunt gisait dans son cercueil, les yeux clos, comme une statue dédiée aux espoirs déçus. Dame Lin surmonta sa répugnance pour dénouer la belle ceinture de soie. Et, tout à coup, sa conviction fut faite. Tout ce qu’elle avait sous les yeux n’était que mise en scène. On l’avait tué. Le juge arriva sur ces entrefaites, flanqué de ses hommes. Il s’était hâté, inquiet à l’idée qu’un malheur ait pu advenir à son épouse. Aussi fut-il un peu surpris de la trouver confortablement installée sur un siège, face au cercueil où reposait un commandant pâle comme le marbre, et plus surpris encore lorsqu’elle lui annonça qu’il s’agissait d’un meurtre. Il la contempla avec perplexité. Non seulement il n’avait pas encore abouti à cette conclusion radicale, mais il s’étonnait qu’elle se montrât si catégorique. Dame Lin expliqua qu’elle ne s’y connaissait pas en médecine, mais qu’elle savait comme s’enfilait une robe de deuil. D’abord, Xue Yingjie, en bon bouddhiste, aurait dû avoir sur lui cinq épaisseurs de vêtements, conformément au rite funéraire. Ensuite, ceux qui l’avaient habillé n’avaient pas obtenu un résultat satisfaisant. La ceinture, trop mince, était placée trop bas, à la taille, comme il sied à un homme. Si l’effet était bizarre, c’était parce que cette ceinture était prévue pour soutenir la poitrine. En un mot, le commandant portait une robe de femme. Ti ne chercha pas à cacher son admiration. Le ou les meurtriers avaient voulu affubler leur victime de ses plus beaux atours, pour les besoins de leur mise en scène. Ils avaient pris ce qu’ils avaient trouvé de plus élégant dans ses coffres. Dans leur hâte, ils avaient arrangé tout ça comme ils avaient pu, sans se rendre compte qu’ils lui faisaient porter une tenue féminine, sans doute une relique d’une épouse décédée que le militaire conservait pieusement, comme il conservait tant de choses. Un rapide examen suggéra par ailleurs qu’il avait succombé à l’ingestion d’un poison. Grâce à la perspicacité de son épouse, Ti commençait d’entrevoir la logique de ces crimes. On voulait décapiter le gouvernement local. Il allait falloir avertir les autres notables, pour qu’ils se protègent. Le soleil était sur le point de disparaître derrière la Grande Muraille quand on prévint le juge et sa femme que les veuves étaient en vue. Ils se hâtèrent de rejoindre le rempart nord, d’où ils aperçurent les pérégrines qui descendaient avec lenteur la route de la colline. Elles marchaient de part et d’autre de leur chariot, qu’elles avaient recouvert d’une large bâche pour en dissimuler le macabre chargement. Alors qu’elles s’apprêtaient à rejoindre les fortifications, des Turcs à cheval les forcèrent à s’arrêter. — Ils vont les massacrer ! s’écria-t-il. — Ils avaient promis ! renchérit madame Première. — Qui peut se fier à la parole de ces sauvages ! dit le pacificateur impérial. Les Tujue semblaient parlementer avec les voyageuses. L’une d’elles quitta le groupe. Ils la firent monter en croupe et s’en furent au galop. Un moment plus tard, les autres parvenaient à bon port avec leur cargaison de cadavres. On ne pouvait se méprendre : la puanteur atroce qui infestait l’air autour d’elles attirait de gros corbeaux noirs mis en appétit. — Ôtez-nous ça ! clama Guo Guowei. Elles nous apportent le malheur ! Chassez les oiseaux ! Elles étaient plus troublées par l’ultimatum des Turcs que par leur périple dans la vallée des morts : ils avaient exigé que l’une d’elles reste avec eux en guise de tribut. Comme ils n’avaient pas précisé laquelle, Pêche de Printemps s’était avancée et avait dit : « Je suis celle-là. » — Elle s’est sacrifiée pour nous, noble juge ! dirent les dames, très émues. Il fut résolu qu’on brûlerait de l’encens dans le temple pour honorer sa mémoire. Elles étaient épuisées : elles avaient dû fouiller la plaine et le lit du torrent à la recherche de leurs époux. Les dépouilles étaient déjà en très mauvais état, comme chacun pouvait le constater, ne fût-ce qu’à l’odeur. Leur récit terminé, elles repartirent avec leur trésor putride. Chacun s’inclinait sur le passage du chariot avec le respect dû aux héros, quoiqu’en se bouchant le nez. Ti et sa femme se rendirent en personne au sanctuaire. Le juge voulait que l’on déploie tout le faste possible en l’honneur de celle qui s’était sacrifiée pour sauver ses compagnes. Il s’agissait d’en faire quasiment une divinité. À cette nouvelle, le mécontentement des deux prêtres atteignit des dimensions abyssales. Le maître encourageait le suicide en cas d’urgence, mais il interdisait aux Chinoises de se livrer à leurs tortionnaires. Zhen Daozi, son assistant, était outré : — Rien n’arrêtera la cruauté de ces monstres ! s’exclama-t-il en levant les bras au ciel, rouge de colère. Baji Zhenren s’était remis de sa blessure à l’épaule. À peine la douleur lui arracha-t-elle une grimace lorsqu’il brandit ses grelots à démons sous le nez du magistrat : — Tout cela est votre faute ! Voilà ce qui arrive quand on pactise avec le démon ! Vous êtes responsable de la souillure qui attend cette malheureuse ! « Alors que si on vous avait laissés faire, tout le monde serait déjà mort depuis plusieurs jours », songea Ti. Tandis que les deux hommes décrochaient à contrecœur les instruments de leur culte, dame Lin s’adressa à son mari en confidence : — Rappelez-vous, chez le commandant Xue, les traces d’une cérémonie taoïste… Ce Baji Zhenren n’a jamais dû porter que sa tenue bleue toute simple. Il ne connaît rien aux vêtements civils. Et il ne manque pas de complices : il lui suffit d’un claquement de langue pour rameuter ses fidèles ! Ti se demanda si ses soupçons étaient suggérés par l’animosité. Elle ne pardonnait pas au maître d’avoir entraîné les citadines dans un suicide collectif qui avait failli lui coûter la vie. La remarque n’en était pas moins pleine de bon sens. Il demanda au maître où il avait passé la nuit. Baji Zhenren braqua sur lui son œil d’oiseau de proie : — Croyez-vous que je coure les maisons de plaisir, comme ceux qui prétendent se dévouer pour notre salut ? Il ne releva pas cette allusion à ses visites au Camélia rose. Le thaumaturge était assez énervé comme ça. — Je veille à écarter autant que je peux les esprits démoniaques dont nous sommes cernés, reprit ce dernier. Les tentations néfastes guettent les meilleurs d’entre nous ! Les meilleurs ! Je suis bien placé pour le savoir ! Ti n’osa pas demander si cette chasse aux esprits démoniaques allait jusqu’à des assassinats conformes aux préceptes du Tao. Il lui ordonna d’exécuter les rites en l’honneur de dame Pêche, si occupés qu’ils fussent avec l’inhumation des corps rapportés par les veuves. — Je n’en ai vu aucune ! rétorqua Baji Zhenren avec amertume. Ti en fut très surpris. Les veuves avaient pris tant de risques, elles s’étaient donné tant de mal pour récupérer ces reliques, et elles négligeaient à présent les funérailles ? Les deux taoïstes se mirent à psalmodier à voix basse en agitant leurs instruments. Ti ne fut pas certain, toutefois, que leurs prières fussent réellement pour la veuve de l’architecte. Les mots qu’il crut lire sur leurs lèvres évoquaient plutôt des malédictions contre un « magistrat du diable » dont on souhaitait se voir délivrer. Madame Première était un peu irritée de l’admiration professée par son mari envers Pêche de Printemps : — Quelle abnégation chez cette bienheureuse… dit-elle. Quand on pense qu’elle aurait pu rester tranquillement chez elle, puisque le corps de l’architecte s’y trouvait… Elle a véritablement couru au-devant de la mort. Je pensais que vous réprouviez les pulsions suicidaires ? Je crains que son attitude ne soit pas un très bon exemple pour vos administrés. Ce détail troubla le juge Ti : la veuve de l’architecte était en effet la seule qui n’avait aucun mari à récupérer dans la montagne, et elle avait été la seule à ne pas en revenir. Quelle étrange coïncidence ! Dame Lin était parvenue à gâter son enthousiasme. — J’ai une requête à présenter, reprit sa femme avec gravité. Jurez-moi que vous ne me laisserez pas tomber vivante aux mains de nos ennemis. — Vous n’allez pas vous y mettre, vous aussi ! Elle n’insista pas. Elle savait à qui s’adresser pour se procurer le poison dont avait parlé le prêtre. Les deux médecins de la ville avaient commencé à en vendre à toutes celles qui le leur demandaient. XVI Le juge Ti marie une femme avec un pied ; un dragon volant apparaît à madame Première. Ti pensait que la quête des soldats tombés au combat allait ramener un peu de paix dans leur ville tant éprouvée. Ce fut tout le contraire. Il passa la nuit à surveiller les Tujue, près d’un brasero qu’un serviteur alimentait régulièrement. Au petit matin, le chignon défait et la robe froissée, il décida de retourner dans ses appartements pour que le sergent Hong lui rende un semblant de dignité. Alors qu’il traversait la ville sur son cheval, son attention fut attirée par une altercation. Il crut que sa nuit difficile l’avait éprouvé au point de lui donner des hallucinations. Une femme était en train de menacer quelqu’un en brandissant un mollet humain. L’entrée de la commanderie était bloquée par une foule de gens en colère que les scribes, complètement désemparés, tentaient en vain de raisonner. Ti descendit de cheval et se fit expliquer la situation. Les soldats étaient supposés morts mais restaient officiellement vivants, ce qui empêchait les veuves d’avoir la libre disposition de leurs biens et de refaire leur vie. Elles exigeaient une régularisation administrative et, pour cela, exhibaient des paquets aux formes suggestives où gisaient les reliefs rapportés de la montagne. Malgré les graves sujets d’inquiétude dont souffraient les habitants de Victoire-Totale, le respect de la tradition continuait de primer toute autre chose. La tranquillité dont avait besoin le magistrat se heurtait à deux piliers inébranlables de la société chinoise : les rites et la loi. En outre, des indemnités étaient dues aux familles des guerriers tombés au service de l’empire. Par conséquent, chacune de ces dames déclarait avoir reconnu son mari dans le fragment dont elle disposait. Pressé de retourner à des préoccupations plus urgentes, Ti réquisitionna les deux médecins de la ville pour aider aux enregistrements. Les veuves se rangèrent en file indienne, leurs emballages sous le bras. Certaines identifications laissaient pantois. — Madame, dit un lettré, la plume en l’air, comment pouvez-vous dire que cette oreille appartient à votre cher disparu ? — Mon fils a lui aussi de grandes oreilles en feuilles de chou. Voyez donc ! dit la dame en exhibant un gamin de douze ans au crâne rasé. Les fonctionnaires notaient scrupuleusement et délivraient à chacune un certificat de décès et un bon de veuvage. Le gouvernement des Tang avait édicté un barème selon que le soldat avait perdu un œil, une jambe ou un bras, avec une différence selon qu’il s’agissait du droit ou du gauche. On dut expliquer aux demanderesses que la grille ne prévoyait pas le cas où ce bras ou cette jambe était tout ce qu’il restait du combattant. En cas de décès, la prime variait selon l’emploi que le défunt avait occupé dans l’armée. Il se fit une surenchère dans les grades. — Mon mari était cavalier, oui monsieur ! prétendit une boulangère. Il montait très bien à cheval ! Il y eut des ricanements dans la file d’attente. — Ton mari montait à cheval, mais il était trop pauvre pour en posséder un ! lança une autre femme. Il est parti comme fantassin. Je l’ai bien vu : il avait à peine de quoi se payer des souliers ! Il avait emmailloté ses pieds dans de vieilles bandes de cuir ! La boulangère se retourna pour incendier l’insolente : — Ton mari était trop maigre pour tenir une épée ! Même les vautours ont dû mourir de faim avec sa carcasse ! — Allons, allons ! Mesdames ! Un peu de respect pour les héros ! leur enjoignit le juge, soucieux d’éviter un pugilat. Une dame vêtue comme une pauvresse exhiba une main ornée de plusieurs anneaux dorés : — Je reconnais les bagues de mon mari ! Dès que sa déclaration eut été enregistrée, elle les arracha une à une des doigts blafards pour les enfouir dans sa manche. Cet exercice de piété en faveur des héros ne rehaussait pas l’idée qu’on pouvait se faire de l’humanité. Ti se dit que, après tout, leur équipée dans la montagne et leur exploration du champ de bataille valaient bien une récompense. Le courage contrebalançait la convoitise. Et puis il importait de maintenir l’ordre social, et ces opérations y contribuaient à leur manière. Lorsque cette grande charcuterie fut terminée, chacune s’en fut avec son bout de mari enveloppé dans du papier huilé, pour se consacrer aux funérailles. Au bout de deux heures, elles avaient toutes été servies, hormis deux femmes qui se disputaient le dernier corps, celui d’un officier décapité. Seul M. Ma n’avait pas encore été rayé de la liste. Ti fit examiner les restes par les deux médecins, dans l’espoir de départager ces dames. Ce fut en vain ; elles semblaient connaître l’une et l’autre les petites particularités de son anatomie. Il l’aurait bien coupé en deux, mais cela n’aurait guère été convenable. La solution lui parut soudain évidente : le défunt était bigame. Il entretenait deux foyers, trompant chacune avec l’autre sans qu’elle en eût connaissance. Cette brillante démonstration ne plut guère aux veuves, mais elles se consolèrent en se disant que l’attribution les tirait d’embarras. Cela leur permettrait en outre de partager les frais d’inhumation, et le mort profiterait d’une belle cérémonie de la part de ses deux familles éplorées. Le lieutenant Long informa discrètement le magistrat d’un détail fâcheux : M. Ma n’était pas marié du tout. Ti n’en eut cure ; il avait réglé deux problèmes et fait un beau discours. Un fort vent d’hiver s’était levé. Le juge vit une rafale emporter l’ombrelle en papier d’une fillette. Le bel objet rouge vif s’éleva dans le ciel comme une fleur cueillie par la main invisible d’une déesse. « Ah ! si seulement nous pouvions nous envoler, nous aussi, loin de cette plaine maudite ! » songea Ti. Il y avait là une idée à creuser. — Vous avez des cerfs-volants, ici ? — Partout où il y a des enfants, il y a des cerfs-volants, seigneur juge, répondit Long. Un peu plus loin dans l’avenue, Ti avisa un gamin en train d’acheter une grosse tête de monstre collée sur un cadre en bois léger. Il la lui ôta des mains sans hésiter : — Réquisitionné par l’État ! Il écuma chacune des boutiques qui proposaient ce genre d’article, à la recherche des plus grands, des plus solides et des plus imaginatifs. Il y avait là tout l’assortiment des représentations populaires : le poisson porte-bonheur, le couple d’hirondelles de la fidélité conjugale, la grue de la longévité, la chauve-souris du bonheur, jusqu’au dragon ailé, promesse de prospérité et de fertilité. Ce n’était pas seulement un jeu à l’usage des plus jeunes : lancés dans le ciel, ces motifs propitiatoires attiraient la chance, procuraient la sagesse et garantissaient de bonnes récoltes. Cette promenade parmi les figures peintes lui rappela sa jeunesse insouciante. À présent, il s’agissait d’utiliser ces jouets pour assurer la survie des enfants qui vivaient là. S’il y parvenait, ces représentations votives leur porteraient réellement chance. Ti rentra à la commanderie, suivi du sergent Hong, les bras chargés de silhouettes multicolores. Il convoqua tous les notables pour une conférence. Il se souvenait d’avoir lu un vieux florilège d’anecdotes frappantes. Sous la dynastie des Liang26, le général rebelle Hou Jing et ses troupes assiégèrent la cité impériale de Nanjing, qui se trouva coupée de tout contact avec l’extérieur. Avec l’aide de ses enfants, un petit fonctionnaire nommé Yan Kan confectionna un milan de papier où il cacha un appel à l’aide. Lorsque tout fut prêt, il lança le milan dans le sens du vent afin d’atteindre les forces fidèles à l’empereur. — Voilà qui est intéressant, dit un gros négociant en épices. Et que se passa-t-il ? — Les assiégeants décochèrent une volée de flèches sur le milan, qui s’écrasa au sol. Cette conclusion suscita peu d’enthousiasme. Tous les hommes présents jaugèrent d’un œil perplexe les jouets entassés sur le dallage. — Votre Excellence espère sans doute faire mieux que ce Yan Kan ? supposa un importateur de soie. Je dois lui rappeler que les faits rapportés dans les livres d’histoire constituent souvent des événements très exceptionnels. Il serait bien étonnant que nous parvenions à les surpasser. Ti n’espérait pas améliorer l’exploit de l’ingénieux Yan Kan, pour la bonne raison qu’ils n’avaient personne à appeler au secours. Mais il avait eu l’idée d’un stratagème dont le sens échappait encore à ses interlocuteurs. Il rédigea une déclaration à l’intention des Turcs : selon les prédictions de mages très fiables et très expérimentés, des lettrés de haute valeur passés maîtres dans l’art du Yi-king et de l’astrologie, la fureur divine s’abattrait sur les indomptables « Célestes » s’ils s’obstinaient dans leur projet de piller cette ville bénie des dieux. Il leur recommandait par conséquent de lever le camp pour éviter le courroux des puissances naturelles. Ti suçota quelques instants le manche de son pinceau, à la recherche de la formule adéquate. Il se souvint de contes féeriques entendus dans son enfance. Ces textes imagés lui fournirent les arguments dont il avait besoin : s’ils refusaient d’obtempérer, leurs yeux jailliraient hors de leurs orbites, leurs cheveux blanchiraient et tomberaient en pluie sur le sol, leurs dents éclateraient comme des marrons sous la cendre, leurs chairs fondraient, pareilles à la cire, et leurs os recevraient pour tout linceul un manteau de neige. Il roula et scella le parchemin et l’adressa à ses destinataires par la voie habituelle des tirs à l’arc. La réponse ne tarda pas à lui parvenir par retour du courrier. Le khan ne paraissait guère goûter cet extrait de poésie chinoise. On lui signifiait qu’il avait jusqu’au matin pour livrer sa ville. S’il obtempérait, la mansuétude du grand Tujue s’étendrait jusqu’à renoncer à l’incendier, « quoiqu’un feu fasse toujours joli sur fond de montagnes enneigées » ; dans le cas contraire, leurs têtes formeraient un tas aussi haut que le misérable mur d’enceinte derrière lequel ils se terraient comme des taupes. Ti comprit qu’il avait eu raison de mettre au point un stratagème. Il ne restait plus qu’à espérer son succès. Les mains du lieutenant Long étaient agitées d’un léger tremblement lorsqu’il reposa le feuillet sur la table après l’avoir lu. — Qu’allons-nous faire, noble juge ? — Nous ? Rien. Laissons la colère des dieux s’exercer sur les mécréants qui osent défier leurs arrêts. Il est temps de leur apprendre le respect de la religion. Il fit proclamer un avertissement de par les rues. La population était prévenue qu’il allait se produire cette nuit-là des événements surnaturels. Elle ne devait pas s’en alarmer : toute manifestation des forces occultes se ferait en accord avec leur sous-préfet. La certitude que ce dernier était devenu fou vint donc s’ajouter aux raisons qu’avaient les habitants de désespérer. Lorsque le soleil fut couché, Ti vit avec satisfaction que les nuages cachaient la lune, plongeant toute la vallée dans une obscurité que seule la lueur des feux de camp perçait ici et là comme des étoiles. L’équipe qu’il avait réunie investit le chemin de ronde du rempart sud. Au lieu de glaives, d’arcs et de lances, chaque homme portait un cerf-volant, qu’il lança dans le vent nocturne. D’étranges sifflements s’élevèrent alors que l’air traversait les sifflets de bambou suspendus aux cordelettes. Les Turcs sortirent de leurs yourtes pour errer, le nez en l’air, à la poursuite de ces sons inhabituels. Comme on n’y voyait absolument rien, il ne leur fallut pas longtemps pour se dire que c’était là la voix des dieux qui prédisaient leur défaite. Les Chinois affairés sur le rempart perçurent des cris inquiets, des appels, des ordres secs et répétés, et même des heurts d’épées entrechoquées. C’était l’anarchie dans le camp adverse. Ti avait misé sur la crainte des phénomènes naturels inexpliqués, tels que la chute d’une météorite, une éclipse ou l’apparition d’une étoile inconnue. A un moment, le vent écarta les nuages, et la lune parut. Les envahisseurs, qui fixaient désespérément les points d’où venaient les sifflements, virent tout d’un coup les animaux fabuleux, les masques grimaçants, les bêtes griffues qui les contemplaient depuis les airs. Les quelques malheureuses flèches qu’ils leur décochèrent se perdirent dans la campagne, faute de coordination. Tout le temps que ces figures monstrueuses et hurlantes planèrent au-dessus d’eux, le désordre régna. Lorsque le vent faiblit, risquant de révéler l’entourloupe, Ti fit rappeler les cerfs-volants, laissant les Tujue à leurs querelles, à leurs peurs superstitieuses et à leur désarroi. — Nous venons d’établir quelle est la seule chose qui impressionne ces valeureux guerriers, dit le mandarin : les divinités, à condition qu’ils les voient de leurs propres yeux. — Voilà pourquoi rien ne les arrête, conclut Tsiao Tai : cela ne doit pas leur arriver souvent. À la fenêtre de la commanderie, madame Première vivait un moment de grâce. Elle savait désormais qu’elle porterait bientôt en son sein l’héritier tant désiré, un fils d’une grande intelligence, comme venait de le lui annoncer l’apparition d’un dragon ailé. XVII Les prédictions magiques du juge Ti se réalisent ; il se voit contraint de sauver son ennemi. Avec le froid, le vent avait apporté des nuages de neige. Un manteau immaculé recouvrait à présent la plaine, les collines, les toits, comme un immense vêtement de deuil. Ce n’était pas bon : les barbares allaient vouloir achever cette conquête au plus vite, afin de se reposer dans leurs villages ou à la chaleur des ruines fumantes. Ti et sa Première montèrent sur le chemin de ronde enneigé pour contempler le paysage. La blancheur soulignait toute chose : les arbres étendant leurs branches noires et dénudées, les traces des carnassiers, les lances ennemies plantées autour des yourtes. Elle cachait la laideur et embellissait tout ce qu’elle laissait voir. — Le sang fera plus joli sur la neige, dit dame Lin avec nostalgie. — Nous entrons dans l’hiver, dit Ti. C’est mauvais. Les guerres devraient toujours se dérouler en été27. — Les Tujue ont l’air de penser la même chose, renchérit le lieutenant Long, l’œil fixé sur le campement. Les barbares étaient d’autant plus contrariés par ce changement de temps que les dieux leur avaient promis la neige pour linceul. La superstition, une nuit troublée, des disputes intestines, tout cela les rendait nerveux. — Regardez, seigneur ! dit Renard Agile. Ils exécutent quelqu’un ! Ti discerna en effet une vague silhouette aux mains liées dans le dos, agenouillée au milieu d’un cercle de guerriers. Il eut à peine le temps de comprendre de quoi il s’agissait, déjà le glaive du bourreau s’abattait. La tête roula sur le sol dans un jaillissement écarlate. — Ils ont attrapé un Chinois ? — Non, dit le guide : c’est l’un des leurs qu’ils viennent de sacrifier. Ti en déduisit qu’il commençait à y avoir de la désobéissance. Un souffle de révolte bousculait leurs rangs. Il se réjouit de son ingéniosité. Il ne disposait peut-être pas d’armes très efficaces, mais il savait exploiter ses souvenirs de lectures. Les assaillants, avec leurs tambours et leurs chamans, n’étaient pas les seuls à savoir pratiquer la guerre psychologique. Le khan avait certainement mal dormi, il ne devait pas être commode. Ses soldats faisaient les frais de sa mauvaise humeur, et c’était tant mieux. Ti crut que ses manœuvres habiles permettraient de repousser l’échéance d’un affrontement. Hélas ! Il venait de déguster sa collation matinale, dans son kiosque sur la poterne, quand le lieutenant Long arriva au pas de course : les Turcs avaient bougé. Ils bougeaient, c’était indéniable. Le khan devait être excédé. Lui aussi savait tenir ses promesses. Il avait un tas de têtes chinoises à élever. L’heure était venue pour les assiégés de se préparer à une attaque. Le pacificateur impérial, venu congratuler le sous-préfet pour ses initiatives nocturnes, modifia illico son discours : — Je félicite Votre Excellence. Elle est parvenue à convaincre ces sauvages d’attaquer. Nous avons fait un grand pas. Des cris répétés attirèrent leur attention du côté de l’avenue. Déjà le maître taoïste parcourait les rues pour prêcher le suicide collectif. C’était fâcheux : on avait besoin de tout le monde. Si les femmes se jetaient du haut des fortifications, les hommes n’auraient plus qu’à les imiter, à commencer par les mandarins responsables de ce naufrage. — S’ils arrivent à prendre pied sur le rempart, nous sommes perdus, prévint Long Jianjun : jamais nous ne pourrons les repousser, nous sommes trop peu nombreux. La première bonne nouvelle fut l’arrivée des renforts féminins, armés, casqués et bardés de cuir épais. Toutes les concubines du baron de Wenlou étaient là, hormis celle qui était enceinte. Il y avait aussi l’ensemble des pensionnaires du Camélia rose, et, pour finir, les veuves, prêtes à rejoindre dans la tombe les cendres des pieds et des mains qu’elles venaient d’inhumer. Ti tâcha d’arborer une mine résolue. — Nous devons absolument éviter le corps-à-corps. Il faut les dissuader de poursuivre l’attaque avant qu’ils ne parviennent jusqu’à nous. Soldats et soldâtes se demandèrent comment le juge pensait opérer pareil miracle, et, à vrai dire, lui-même n’en avait aucune idée. Les Hans découvrirent que les écrans de tissu tendus autour du camp ne servaient pas seulement à le protéger du vent. Quand les étoffes s’abattirent, ils constatèrent que le paysage avait changé, de l’autre côté. Les Turcs avaient préparé tout un matériel d’assaut pointé sur eux. Ils se mirent à avancer, dissimulés sous de larges boucliers impénétrables aux flèches. — Nous pourrions envoyer des projectiles enflammés sur leurs tentes, suggéra Long Jianjun. Il leur faudrait éteindre l’incendie, cela les occuperait. « Et s’ils laissaient brûler ? » se demanda le mandarin. Privés de leurs yourtes, ils en seraient d’autant plus acharnés à prendre la cité. Mieux valait qu’ils aient au contraire en permanence le choix de se replier dans le confort de leurs installations. — Non, pas de flèches enflammées. Dites aux archers de réserver leurs tirs aux guerriers qu’ils seront sûrs d’atteindre. Notre arsenal n’est pas inépuisable. Il n’y avait hélas pas grand-chose qui dépassât des boucliers. Heureusement, les rouleaux garnis de piques pendus aux créneaux rendaient difficile la pose d’échelles contre le mur d’enceinte. Un rapport alarmant arriva de la poterne est. Ti saisit son bâton et s’y précipita, suivi de ses adjoints. Un groupe de Turcs approchait en formation oblongue. Cela cachait quelque chose. Tsiao Tai comprit le premier : — Un bélier ! Ils veulent enfoncer la porte ! Dès que l’assaillant fut parvenu contre le battant, on vit paraître l’extrémité d’un tronc d’arbre qu’ils avaient dû faire venir de loin, la forêt la plus proche étant à plusieurs lis. Déjà, Ma Jong et Tsiao Tai se tenaient dans le sas, sabre et gourdin levés, prêts à accueillir les envahisseurs comme il se devait et à mourir l’arme au poing. Un fracas épouvantable se mit à résonner à travers la ville entière. Le portail sursautait un peu plus à chaque choc. Apercevant le bonnet de leur patron sur le rempart, les lieutenants du magistrat s’inclinèrent dans sa direction en guise d’adieu. Ti leur rendit leur salut avec un profond regret, non qu’il craignît de tomber en défendant l’empire des Tang, mais parce qu’il avait échoué à la tâche. Ils étaient attaqués sur deux fronts. Les Turcs devaient savoir qu’ils étaient peu nombreux. L’espion qu’ils possédaient en ville avait dû leur révéler la petite ruse des calebasses et des plumes de coq. Comment tenir en même temps deux points, alors qu’un seul était déjà si difficile à défendre ? Il était temps d’utiliser le matériel que Ti avait fait préparer pour souhaiter la bienvenue à leurs adversaires. Puisqu’on ne pouvait les atteindre par des projectiles honorables, on déversa sur eux le contenu de gros récipients. Une pâte marronnasse recouvrit ceux qui tâchaient de poser les échelles. Mauvaise surprise pour les « Célestes » : c’était le contenu des latrines que Ti leur envoyait. Arrosé, couvert de matières répugnantes, le premier rang se retira en désordre, sous le feu nourri des assiégés, dont les arcs servaient enfin à quelque chose. Ti devait courir d’une poterne à l’autre pour jauger la situation et distribuer ses directives. Les coups sourds qui ébranlaient la porte est épouvantaient tout le monde. À la porte sud, les Turcs avaient déjà l’arme au poing. Les assiégés voyaient briller les lames qui les tueraient bientôt. Une clameur s’éleva soudain du côté de l’ouest. Quelques instants plus tard, les coups cessèrent. La nouvelle fit le tour du rempart : l’ennemi se repliait. Ti accourut à l’autre bout des fortifications. Les gardes félicitaient avec des transports d’allégresse le vieil archer Feng, qui tenait à la main son arc démesuré. On parvint à faire comprendre au magistrat ce qui s’était passé, au milieu des cris de joie. Les défenseurs avaient remarqué un petit groupe qui s’était installé à l’écart pour superviser l’assaut. Le guide Renard Agile avait discerné en son sein un casque aux ornements flamboyants. La fatigue d’une nuit blanche, la nervosité de ses troupes, la défiance des dieux, tout cela avait dû pousser le khan à commettre cette imprudence. Sans doute avait-il voulu suivre de ses yeux le déroulement de la bataille, entouré de ses aides de camp. Sur les conseils du jeune homme, Épée Aiguisée, connu pour la précision de ses tirs, avait décoché une flèche dans cette direction. L’instant d’après, le chef turc avait disparu ! L’archer était persuadé de l’avoir touché. En tout cas, les manœuvres avaient cessé. Le soulagement du juge Ti le poussa presque à arracher le vieux Feng à ses admirateurs pour l’étreindre à son tour. — Bien, très bien, approuva-t-il avec une sobre dignité. Ton art fait de toi un combattant hors du commun. J’ai du mal à croire que tu ne sois jamais monté dans la hiérarchie militaire. Je te ferai donner une grosse prime. Dorénavant, ta famille profitera de la protection de la sous-préfecture. L’archer répondit qu’il n’avait fait que son devoir et qu’il était seul au monde, ce que ses admirateurs prirent pour l’expression suprême de la modestie. La réponse troubla le mandarin. Il se souvenait avoir vu le vieil homme dans leurs murs avant l’irruption du général Cloche. S’il n’avait pas de famille dans la région, que faisait-il à Victoire-Totale ? Qui était-il vraiment ? Ti commençait à supputer que sa présence, son incognito et sa discrétion cachaient un secret. Or, en ces temps incertains, tout secret avait de quoi intéresser ou inquiéter le magistrat. Les assiégés ne cessaient de scruter le camp, dans l’espoir de voir bientôt s’élever un bûcher funéraire, ou tout au moins d’assister à quelque cérémonie funèbre qui eût annoncé la mort de leur tortionnaire. Une fois les écrans de tissu redressés sur leurs pieux, les Turcs parurent reprendre leur vie paisible. Les corps des quelques guerriers tués furent étendus dans la plaine en attendant de recevoir les rites prodigués par les sorciers. Mais, de catafalque ou de danses invocatoires, point. Le seul événement fut l’arrivée d’une flèche où était accroché un bout de papier, un mode de communication auquel les « hus » semblaient avoir pris goût. Ils annonçaient sans ambages que « la main de quelque divinité chinoise avait guidé une flèche maudite qui s’était fichée dans le visage de leur chef ». De manière fort surprenante, ils exigeaient de leurs victimes l’envoi immédiat d’un guérisseur ! — Mauvais, très mauvais, commenta le pacificateur impérial, miraculeusement réapparu depuis la fin de l’attaque. Non seulement ce monstre est vivant, mais cet inconvénient va l’énerver, c’est sûr. Si les Chinois ne le guérissaient pas de « la blessure qu’ils lui avaient traîtreusement infligée », les « Célestes » avaient pour ordre de mourir sur place plutôt que de laisser une seule âme en vie derrière ces murs. Leur projet était de ravager ensuite la région pour envoyer tous les Hans servir d’esclaves à leur chef dans l’au-delà. Les conséquences de cet exploit mémorable étaient fâcheuses. La ferveur qui entourait le héros à l’arc démesuré s’évanouit d’un coup. Ti convoqua les deux médecins qu’il avait sous la main. Ceux-ci étaient davantage habitués à traiter les pieds écrasés par des chutes de pierres que les blessures de guerre. L’un d’eux manqua défaillir à l’idée d’aller exercer son art chez les sauvages. L’autre réfléchit un long moment avant de rendre son verdict, la mine grave : — Nous ne pouvons pas soigner ce Tujue, noble juge. — Aïe ! Pourquoi donc ? Le spécialiste des herbes et des flux vitaux leva les bras au ciel. — Nous n’avons aucune idée de leur conformation ! Où ont-ils le cœur, le foie, la rate ? Ont-ils un cerveau, ainsi que nous ? Ont-ils seulement un pouls, à l’égal des êtres humains ? S’ils n’en ont pas, je ne peux rien. Et s’il fallait le traiter par l’acupuncture, je ne saurais tout simplement pas où planter mes aiguilles ! — Nous pourrions déjà lui livrer l’archer imbécile qui a tiré la flèche… suggéra le pacificateur impérial. Ça le ferait patienter. Le lieutenant Long s’y opposa : — Ces gens-là exécutent d’un seul coup. Sa vengeance ne l’occupera pas longtemps. Le vieux Feng est le seul bon tireur dont nous disposions, mieux vaut le garder avec nous. Guo Guowei s’abstint d’insister, bien qu’on pût lire dans son regard qu’il aurait volontiers balancé le vieil homme par-dessus le rempart, et son défenseur avec lui. Pour l’heure, c’étaient les médecins qu’il convenait d’envoyer chez les Turcs. Le premier s’y rendit avec une certaine assurance. S’il ne parvenait pas à sauver tout le monde, peut-être sauverait-il sa propre tête : en cas de réussite, le khan voudrait garder son sauveur en vie pour l’avoir toujours auprès de lui. La porte s’ouvrit pour le laisser passer. On le regarda s’éloigner à pied en direction du camp, sa trousse sous le bras. Puis on attendit avec anxiété le résultat de ses soins. Une flèche-courrier arriva moins d’une heure plus tard. Les Turcs réclamaient un deuxième guérisseur ! La nouvelle jeta l’entourage de Ti dans la perplexité. — Peut-être notre estimé savant a-t-il besoin d’un assistant ? se hasarda Guo Guowei. Le confrère ne voulait pas y aller. Il se mit à trembler de la tête aux pieds, en proie à la panique. On le poussa dehors à la pointe d’une lance et l’on claqua la porte derrière lui. Une heure plus tard, les Turcs en réclamaient un troisième. Les notables étaient pétrifiés. — Peut-être les deux premiers ont-ils besoin d’un assistant ? supposa une nouvelle fois le pacificateur impérial. — Peut-être aurez-vous besoin d’un assistant pour pénétrer dans le royaume souterrain, à la fin de cette journée, répliqua Ti d’une voix sinistre. Ils n’avaient plus de médecin à leur livrer. Le sens des responsabilités donnait au juge l’obligation morale de se dévouer. Il annonça sa décision d’y aller en personne. Ma Jong et Tsiao Tai se récrièrent : — Votre Excellence ne peut se sacrifier de la sorte ! Nous avons besoin d’elle pour assurer notre sauvegarde ! Envoyons-leur l’honorable pacificateur impérial ! L’intéressé étouffa d’indignation devant cette proposition, si bien qu’un flot d’injures leur fut épargné. Le moment était venu pour Ti de se souvenir qu’il avait renoncé à une vocation médicale pour s’engager dans la magistrature, conformément au désir de ses parents. Il envoya ses adjoints lui chercher les ouvrages des deux guérisseurs. Ses hommes revinrent aussi vite qu’ils le purent, les bras chargés de tout ce qu’ils avaient pu trouver ; ne sachant pas bien lire, ils avaient emporté le tout. Leur patron prit le temps de consulter ce qu’on pouvait y trouver sur le sujet des blessures par flèche. Il avait à peine terminé quand un garde se prosterna devant lui : — Seigneur juge ! Il y a un vieux qui tente de franchir la grande porte pour sortir ! — Qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse ? — Il s’agit de votre serviteur, M. Hong Liang. Il se pencha par-dessus le parapet et vit en effet son majordome qui gigotait désespérément pour se libérer des deux soldats qui le retenaient par les bras. On l’avait arrêté alors qu’il essayait d’ôter tout seul la longue poutre qui bloquait le portail. Ti descendit calmement la volée de marches. Le sergent Hong se jeta à ses pieds : — Je supplie Votre Excellence de me laisser mourir à sa place, comme c’est mon devoir ! Je souhaite périr avant vous, conformément au vœu fait à votre père ! Le juge lui assura qu’il n’avait jamais douté de sa fidélité. Il lui recommanda sa chère Première, puis claqua dans ses mains. Deux gardes déverrouillèrent le battant, qui s’ouvrit en grinçant. C’était la première fois qu’il mettait le pied dans la plaine depuis l’arrivée de la neige. Il ressentit un certain plaisir à marcher sur la route qui séparait les fortifications du campement ; il savoura d’autant plus ces instants de paix que c’étaient peut-être les derniers. Une fois de plus, on le laissa franchir la barrière des écrans comme s’il avait eu là ses habitudes. De l’autre côté, rien n’avait changé, hormis un infime détail. Une magnifique robe de soie brodée séchait sur un présentoir en bois. C’était un vêtement de femme, presque une tenue de reine. Ti n’eut pas à demander où étaient ses deux médecins : leurs têtes fichées devant la tente de commandement l’accueillirent d’un sourire grimaçant. Il pénétra à l’intérieur, s’attendant à trouver le blessé au lit, plus ou moins mourant. Aussi fut-il surpris de voir le khan debout, vêtu de son armure, en proie à une vive agitation. Il allait et venait, rabrouant ses officiers et fustigeant ses esclaves, une épée sanglante à la main, alors qu’un long morceau de flèche sans empennage dépassait de sa mâchoire. C’était un curieux spectacle que celui de cet homme au faciès bizarre, dont le corps semblait un mélange de fer et de cuir, sur la figure de qui poussait un début de branche. Le sang avait presque cessé de couler de la plaie. Ce Turc devait être une force de la nature pour supporter pareille souffrance sans s’évanouir ni s’aliter. Quand un autre eût été abattu et se fût laissé aller à sa douleur, la colère le maintenait éveillé et même excité. Au vrai, le khan ne fut pas moins étonné de voir paraître le mandarin. Celui qui devait être le premier aide de camp résuma les faits. Le khan avait sommé le médecin d’extraire la pointe métallique de la flèche, qui refusait de bouger. Ce lâche avait affirmé que l’extraction serait trop douloureuse pour être accomplie. Furieux de s’entendre insulter de la sorte, le khan lui avait lui-même coupé la tête avant d’en exiger un autre. Des bredouillements du deuxième, ils avaient compris que le projectile avait pénétré si profondément qu’il ne pourrait jamais être ôté. Le khan, qu’une certaine lassitude commençait à gagner, l’avait fait décapiter par son second. Ti comprenait mieux pourquoi ces Turcs manquaient de guérisseurs. Il pria le puissant guerrier de bien vouloir s’allonger et examina à son tour l’objet de tant de violences. — Alors ? demanda l’un des barbares qui les entouraient. — C’est une très mauvaise blessure. Ton maître va mourir à petit feu. Son agonie sera longue et d’une cruauté qu’il ne peut même pas imaginer. Je ne pense pas qu’aucun de vous soit capable d’ôter la flèche sans lui démolir la moitié de la bouche. Le khan eut un geste d’irritation qui lui arracha un cri de douleur. — Nous savons cela, dit l’aide de camp, la main sur le pommeau de son glaive. Mais vous, savez-vous le soigner ? Ti n’était pas venu offrir sa tête à ses ennemis sans négocier. — Bien sûr ! répondit-il du ton le plus assuré dont il fût capable dans des circonstances pareilles. Hélas, je suis l’humble serviteur de mon empereur. Le serment de fidélité que j’ai prêté en acceptant ma charge m’interdit absolument de vous aider. Une fois l’insolente réponse traduite dans leur langue, les Turcs voulurent se jeter sur le récalcitrant pour l’envoyer rejoindre les deux premiers. Leur chef, qui avait des raisons de se montrer compréhensif, leva la main pour les arrêter. Il n’avait retenu de ce discours que la première partie, qui lui laissait espérer un soulagement. — Si tu me guéris, tu auras la vie sauve, parvint-il à articuler. Tes deux compatriotes étaient d’accord avec ça. Ti hocha la tête de façon négative. — Nous aurons donc le déplaisir de mourir ensemble, vous et moi. Je ne suis pas un simple expert du yin et du yang que l’on renvoie avec des gages, même si ces gages signifient la préservation de sa misérable existence. Les Turcs échangèrent des regards perplexes. On le trouvait bien compliqué. L’aide de camp lui demanda ce qu’il pouvait bien désirer qui valût davantage que sa vie. — Comme il m’est impossible d’oublier mon serment, il faudrait que Votre Grandeur offrît quelque chose qui représentât quelque bénéfice pour l’empereur mon maître. Le khan claqua dans ses doigts. Deux houris graisseuses se postèrent devant le mandarin. — Pour votre empereur : mes deux plus belles compagnes. Si Ti avait eu le front de présenter pareilles beautés au Fils du Ciel, c’est lui qui aurait fait rouler sa tête sur le pavement de la Cité interdite. — Je remercie le puissant khan de sa générosité, dit-il en s’inclinant avec respect. Il expliqua que l’impératrice, femme puissante et susceptible, prendrait ombrage de l’ébouriffante splendeur des femmes tujue. Il fallait offrir quelque chose de plus. La patience du khan commençait à atteindre ses limites. Son visage rougeaud était agité de tics convulsifs dont Ti n’était pas certain qu’ils fussent dus à la douleur. Il décida de ne plus s’embarrasser de détours diplomatiques et annonça enfin ce qu’il voulait. Sa doléance provoqua la stupeur de l’auditoire. Les Turcs se mirent à conférer dans leur langue, dont Ti n’entendait pas le premier mot. À la fin du conciliabule, l’aide de camp lui apprit avec des salamalecs que sa requête était acceptée. C’était à présent que débutaient les réelles difficultés. Ti n’avait plus d’autre choix que de tenter l’opération. Il lui fallait du personnel et des instruments. Pour le personnel, il demanda si leur intendance comprenait des menuisiers. La question ne laissa pas de surprendre, mais, comme tout était incompréhensible chez ce Chinois bizarre et que le khan était prêt à tout tenter, on alla lui chercher trois artisans, qui se présentèrent avec leurs outils. Ti fit savonner tout cela à grande eau, les hommes et leur matériel, pour les débarrasser de leur crasse. Il disposait en outre des deux trousses apportées par ses malheureux prédécesseurs. Il y trouva les herbes antiseptiques nécessaires aux pansements et des potions calmantes pour étourdir le patient. Il commença par confectionner une tisane bien concentrée, que le blessé avala avec plus de répugnance qu’il n’en avait à se laisser charcuter. Au reste, l’opération que Ti avait en tête relevait moins de la médecine que de la charpenterie. Les guérisseurs avaient renoncé parce qu’ils avaient abordé le problème sous un angle médical. Si l’on considérait la question à la façon d’un menuisier chargé de défaire une construction fautive, le pari changeait de nature. Ti s’y attaqua en comptant sur les méthodes de l’ébénisterie et sur la résistance physique de ce solide conquérant des steppes. Lorsque le khan, l’œil vague, la babine molle, lui parut un peu étourdi par une tisane capable d’assommer trois yacks, Ti ordonna aux aides de camp de le tenir aux quatre membres pour l’empêcher de bouger. Il se saisit d’une lame aiguisée et entreprit de creuser l’os pour élargir un peu le trou. Quand il fut parvenu à créer une petite fente, il y introduisit un coin, de la manière que lui conseillaient les charpentiers, afin de faire levier. Au bout d’une heure d’efforts, le coin fit enfin sauter la flèche. Au moment où la pointe métallique jaillissait hors de sa bouche, le khan poussa un hurlement de bête agonisante. Il eut un soubresaut d’une violence extrême. Sa tête tomba à la renverse, et ses guerriers dégainèrent leurs glaives pour faire payer au Chinois sa traîtrise. L’un d’eux se pencha sur le patient, tandis qu’un autre posait sa lame sur le cou du Han perfide. Lorsque le premier se redressa, son expression avait changé. Le patient était vivant et ronflait. Avant de quitter la tente, Ti profita de son aura toute récente pour demander qu’on lui remette la prisonnière chinoise illégalement capturée quelques jours plus tôt. L’étonnement se peignit sur les traits de l’interprète : — Une prisonnière ? Je ne vois pas de qui vous voulez parler. Nous n’avons fait aucune prisonnière. — Il y a bien chez vous une veuve chinoise ? — Je vous assure que non. Lorsqu’il émergea de la yourte, Ti vit que les Turcs le regardaient dorénavant avec une crainte mystique. Depuis l’épisode de la prédiction maléfique et des fantômes siffleurs, ils le prenaient pour une sorte de magicien qui commandait aux puissances immatérielles. À présent, ils voyaient en lui un sorcier doué d’un pouvoir de vie et de mort sur n’importe qui, leur chef y compris. Certains s’approchèrent pour vérifier s’il était fait de chair et d’os. Les plus audacieux voulurent le toucher. — Bouh ! fit le juge en lançant les bras dans leur direction, comme pour les attraper. Ils reculèrent, épouvantés. L’un d’eux tomba sur les fesses, se releva et s’enfuit aussi vite que si les esprits avaient été à ses trousses. Les habitants de Victoire-Totale ne furent guère moins impressionnés lorsqu’ils virent paraître leur sous-préfet. C’était la deuxième fois qu’il échappait aux griffes des barbares. Et, cette fois, il possédait cet avantage sur deux médecins pourtant plus férus que lui dans l’art de guérir. Pour autant, l’élu des dieux et des puissances infernales ne ressentait aucune fierté. Il venait de sauver la vie d’un ennemi implacable, sans la moindre garantie de voir son acte se révéler utile à son peuple. S’il avait appliqué à la lettre le code d’honneur de sa caste, il aurait dû se donner la mort pour laver sa honte. Ses adjoints, qui le connaissaient bien, virent tout de suite quel dilemme se jouait en lui. — Votre Excellence a-t-elle obtenu quelque chose ? demanda tout bas Tsiao Tai. — Non, répondit Ti. Tout ce que j’ai appris sur eux, c’est qu’ils ont peur des bons médecins. Si nous disposions d’une armée de médecins, cette guerre serait gagnée. XVIII Le juge Ti fait réapparaître un baron invisible ; il fait disparaître un chef de guerre. Le pacificateur impérial était aux anges. Ce triomphe de la médecine chinoise constituait en soi une victoire sur la barbarie, il devait absolument être célébré par un banquet. Ce que Guo Guowei fêtait surtout, c’était ce sursis inespéré avant l’inévitable assaut final. Il s’était levé, ce matin-là, avec la triste perspective de rejoindre ses ancêtres ; conclure cette journée par des réjouissances était une extraordinaire revanche sur la destinée. Il informa le juge avec, dans la voix, ce qui ressemblait presque à du respect, qu’ils auraient autour d’eux tout ce que la ville comptait encore de notabilités, hormis le baron de Wenlou. Comme Ti s’étonnait de cette absence, Guo Guowei expliqua qu’un cousin du vieux bonhomme était venu se plaindre des concubines. Il n’y avait pas compris grand-chose et avait pour l’heure des préoccupations plus épineuses, comme la composition d’un menu de gala en temps de siège. À ce propos, il désirait savoir si son honorable collègue se contenterait de légumes bouillis assaisonnés au jus d’épices, servis avec des œufs brouillés, ou s’il exigeait les traditionnels « cinq délices de la mer », sachant que les poissons seraient remplacés par des ailes de poulets, des chutes de viandes diverses, des pieds de porc réchauffés, du gras de mouton et des bas morceaux de cheval. Moins passionné que lui par les questions culinaires, Ti le planta là pour se rendre sur-le-champ chez le baron. Sa récompense personnelle consisterait à se pencher sur de nouveaux mystères, bien plus qu’à se vautrer dans des agapes qui s’annonçaient d’ailleurs un peu spéciales. Ti trouva l’opulente demeure sens dessus dessous. La belle porte rouge était ouverte à tout vent. À l’intérieur se pressait une foule de gens occupés à s’invectiver, à se menacer, à se lancer des injonctions auxquelles nul n’obéissait. Les cousins virent paraître le magistrat comme la déesse de la Vérité sur la montagne des Mille-Vertus. Ils se prosternèrent sur le dallage pour solliciter son aide. Les concubines ne voulurent pas être en reste, elles se prosternèrent elles aussi, si bien que Ti eut devant lui une cour remplie de gens agenouillés, l’arrière-train en l’air, qui frappaient le sol de leur front. Il autorisa tout le monde à se relever et chargea l’aîné des Ping de lui exposer les faits. Ce dernier lui expliqua comment, « venus rendre visite à leur cher parent », ils ne l’avaient pas trouvé. Ti s’étonna qu’on les eût finalement laissés entrer, après le leur avoir si longtemps défendu selon la volonté expresse du vieillard. — Il n’y a pas de vieillard ! protesta Ping l’aîné. Nous avons été victimes d’une supercherie grossière ! Ti l’arrêta du geste. Il souhaitait récapituler les événements dans l’ordre. Et, pour commencer, il voulait qu’on réponde à sa question. Embarrassé, M. Ping expliqua qu’ils avaient dû forcer la porte. — Sans que les gens d’ici vous en empêchent ? dit le juge, de plus en plus étonné. Groupées à l’écart des « chers parents », les concubines avaient des mines furieuses. Ping bredouilla que, au moment où ses frères, ses sœurs et lui s’étaient présentés, il n’y avait eu personne pour leur barrer le passage. La lumière se fit dans l’esprit du magistrat. Il rougit de colère. Si les occupants de la maison étaient absents, c’était que les cousins avaient profité du fait que les concubines se battaient pour sauver la ville ! — Les circonstances n’importent pas, lança l’un des Ping. Ce qui importe, c’est ce que nous avons vu une fois entrés ! Les circonstances importaient beaucoup au juge, au contraire. Il demanda néanmoins ce qu’ils avaient vu qui les avait tant troublés. — Rien, justement ! Il n’y avait là que dame Hua, celle qui attendait un enfant, et un vieux paré comme un prince, qu’ils ne connaissaient pas. — Et c’est cela qui vous offusque ? dit le magistrat, le sourcil froncé. Vous avez forcé la demeure d’un noble et vous vous plaignez d’y avoir trouvé une femme grosse en compagnie d’un domestique ? — Ce n’est pas ce que nous y avons trouvé, qui nous scandalise, noble juge, reprit l’aîné : c’est ce que nous n’y avons pas trouvé. Nous venions rendre visite à notre bon cousin. Où est-il ? Qu’est-il devenu ? Qui est celui-ci ? Il désigna du doigt l’homme aux habits de soie, qui n’en menait pas large. Les Ping, qui soupçonnaient depuis longtemps un coup fourré, avaient une théorie très claire à ce sujet. Ils accusaient ce vieillard trop bien vêtu d’avoir endossé le rôle du baron après la mort de celui-ci, pour les empêcher de gérer les biens du défunt, ainsi que leur qualité de plus proches parents les y autorisait. Le vieux à la robe de soie s’était présenté comme un serviteur de la maison. On ne pouvait nier qu’il n’en avait pas du tout l’allure. — Dix étoiles ne sauraient masquer la lune28 ! s’écria la cousine répondant au doux nom de Jasmin Humide de Rosée. — Nous désirons déposer une plainte officielle, déclara Ping. J’accuse ces diablesses d’avoir continué de percevoir la dotation due aux nobles titrés, alors que le titulaire n’était plus de ce monde, ce qui est un crime contre les finances impériales29 ! Nous exigeons un procès ! Si grande que fût sa sympathie pour les concubines – une sympathie inversement proportionnelle au mépris que lui inspirait l’avidité de leurs accusateurs –, sa fonction imposait au juge Ti d’appliquer la loi dans toute sa sévérité. La thèse des Ping était d’une logique imparable. Elle expliquait notamment pourquoi le baron avait été chambré depuis son retour à Victoire-Totale. Les cousins sentirent qu’ils l’emportaient. — Je supplie Votre Excellence de faire mettre ces femelles aux fers ! s’écria leur meneur. Elles seront vendues comme prostituées pour réparer le préjudice que nous a fait subir leur félonie ! Ils ne se contentaient pas de mettre la main sur les biens de leur parent ; le corps même de ces malheureuses serait négocié à leur bénéfice. Les plus chanceuses finiraient peut-être au Camélia rose. Les autres iraient dans des maisons d’abattage à l’usage des soudards, des ouvriers et des repris de justice qui formaient le gros de la population locale. Dans tous les cas, elles seraient séparées de leurs enfants, que l’on vendrait comme bêtes de somme. — Que se passe-t-il, ici ? fit une voix puissante qui venait du vestibule. Est-ce que nous n’avons pas assez de problèmes, pour voir envahir les foyers des gens honnêtes ? Tous les regards se tournèrent de ce côté. Le vieil archer Feng pénétra dans la cour avec autant de naturel que s’il avait toujours vécu là. Il se planta devant cette petite foule et posa ses poings sur ses hanches. — J’attendais plus de respect envers un combattant ! déclara-t-il du ton d’un travailleur qui, rentrant chez lui, trouve la soupe froide et le feu éteint. Les Ping eurent l’impression d’avoir été précipités dans l’inframonde ou quelque autre lieu où le droit, la propriété et les liens de parenté avantageux avaient perdu leur sens. L’aîné semblait prêt à traîner tous ses concitoyens au tribunal : — Nous supplions Votre Excellence de chasser ce fou qui se permet de se comporter chez nous comme s’il était en terre conquise ! La peur de l’ennemi lui aura fait perdre la tête ! Si tous les gueux de cette ville se permettent d’entrer ici, on finira par nous voler ! L’archer n’avait pas une figure à se laisser jeter dehors. — Jamais je n’ai eu peur d’affronter l’ennemi ! rétorqua-t-il. Je ne me suis pas terré chez moi en attendant de tirer profit du courage d’autrui, comme certains ! Comment, Petit-Escargot, tu ne me reconnais pas ? Faut-il que je te botte les fesses, comme je le faisais régulièrement quand tu n’étais encore qu’un gamin rétif ? Je l’aurais fait plus souvent si je m’étais douté à quel point tu deviendrais une honte pour notre clan ! L’aîné des Ping était pétrifié. La parentèle s’approcha un peu plus près du nouveau venu. — Oncle30 Hangshen ? dit timidement l’un d’eux. — Mais oui, Dormiole, c’est moi. Ton inaptitude aux études te sert finalement à quelque chose : tu as gardé une vue parfaite. Une chape de plomb tomba sur toutes les personnes présentes, à l’exception du juge, qui était au spectacle. — Usurpation ! clama Petit-Escargot. Ce n’est pas parce qu’on connaît mon prénom d’enfance31 qu’on est mon parent ! Épée Aiguisée poussa un soupir et ôta son casque de cuir bouilli. — Jamais je n’ai eu l’intention de me vanter d’être ton parent, crois-moi, dit-il en retroussant la manche de sa veste. Puisque tu ne fais pas confiance à ton intelligence, ce que je peux comprendre, il ne te reste plus qu’à croire tes yeux. Sur son biceps dénudé, on pouvait voir un tatouage représentant un griffon. Cette œuvre devait être bien connue de tous, car les Ping firent une mine d’enterrement – sans doute celui de leur héritage – tandis que les concubines se prosternaient à nouveau. — Mais, oncle Hangshen, dit l’un des cousins, tu n’étais pas là… — Je suis allé défendre la vie de mes compagnes et de mes enfants ! Quoi d’étonnant à cela ? C’est moi qui m’étonne de votre attitude. On ne vous a pas beaucoup vus, sur le rempart ! — Si tu es en bonne santé, pourquoi refuser de nous recevoir ? s’indigna Jasmin Humide de Rosée. — Les parents rapaces sont mieux hors de chez soi qu’à l’intérieur ! Ce dicton se vérifie aujourd’hui plus que jamais ! Le magistrat ne se lassait pas d’observer la scène, comme s’il avait assisté à la conclusion d’un opéra à la gloire des vertus familiales. Ce qui piquait le plus sa curiosité, c’était la réaction des compagnes secondaires. Elles étaient encore plus gênées qu’avant l’irruption providentielle de leur époux. Ti devinait pourquoi. Il avait parfaitement reconnu le baron… dans la personne du prétendu serviteur. C’était celui-là, et non l’archer Feng, que madame Première et lui avaient rencontré lors de leur halte à la campagne. Un instant plus tard, le vieux militaire mettait les cousins dehors sans ménagements, au cri de « Allez-vous-en, parasites ! ». Une fois la porte claquée sur les intrus, il revint s’incliner devant le mandarin et s’excusa du scandale causé par des parents indignes. Ti s’était trop amusé pour en tenir rigueur à quiconque. — J’espère que le seigneur de Wenlou me fera le plaisir d’honorer notre banquet de sa présence. — Je prie humblement Votre Excellence de bien vouloir m’en dispenser. Cette journée a été rude. J’aimerais passer en compagnie de mes femmes les quelques heures qui nous restent avant le prochain assaut. Ti accéda volontiers à sa requête, bien qu’il espérât de son côté qu’un nouveau sursis leur serait accordé par les dieux. De retour à la commanderie, où il désirait se reposer un peu avant la fête, il eut la mauvaise surprise de trouver un visiteur sur le perron des appartements privés. L’importun en robe bleue et bonnet jaune était l’assistant du maître taoïste. La politesse forçait le juge à s’arrêter quelques instants, ne fût-ce que pour prendre des nouvelles de la première autorité religieuse locale. Baji Zhenren allait à merveille. — Sa parfaite connaissance du yin et du yang a procuré à mon maître une guérison miraculeuse, répondit Zhen Daozi avec un geste de gratitude envers les mânes de Lao Tseu. Ti le croyait volontiers : la mauvaise herbe était increvable. Il s’apprêtait à rejoindre enfin son lit douillet, mais le prêtre poursuivit impitoyablement son discours. Son supérieur l’avait chargé d’aller procurer au khan les secours de leur foi, afin de favoriser sa guérison et d’obtenir ainsi sa mansuétude. Zhen Daozi sollicitait l’autorisation de se rendre dans le camp ennemi pour y réciter ses prières. L’idée plut beaucoup au mandarin. Nul doute qu’irrité par des litanies affligeantes, le Turc débarrasserait la ville d’au moins l’un des deux furoncles qui l’accablaient. Ti n’eut qu’une petite heure pour se remettre de ses fatigues et se donner l’allure à la fois sévère et décontractée qui convenait à l’invité d’honneur d’un tel banquet. Les tables avaient été disposées en U dans la salle des réunions, dont on avait repoussé les sièges contre les murs. Des flambeaux brûlaient en plusieurs endroits, un luxe immense dans une ville dont l’approvisionnement était interrompu pour une durée indéfinie. De même, les cuisiniers avaient accompli des prodiges avec le peu de ressources à leur disposition, si l’on songeait que Ti avait interdit l’abattage des poules à cause des œufs, des chèvres, des vaches, des ânesses et des chamelles à cause du lait. En dépit de cette profusion de victuailles à base d’abats et de mélanges réchauffés, une gêne pesante régnait sur le banquet. D’évidence, les braves notables de Victoire-Totale ne savaient si le dîneur attablé parmi eux était homme, dieu ou diable. La nature réelle de son collègue importait peu au pacificateur impérial, pourvu qu’il leur procurât un peu plus de temps pour profiter des plaisirs terrestres. Il réclama les danseuses, avec l’espoir que leurs évolutions permettraient de savourer ces mets comme il se devait. De fait, le marasme ne résista pas longtemps à la contemplation des gracieuses jeunes femmes, assortie de quelques coupes du meilleur vin de céréales fermentées aromatisé aux herbes dont on disposât encore. Bien qu’une conversation de bon ton doive éviter tout propos sérieux, il fut impossible de tourner éternellement autour du sujet que tout le monde avait en tête. Un convive un peu éméché leva sa coupe pour boire à la santé de l’homme qui les avait sauvés. Il importait au mandarin de respecter la vérité, au risque de casser l’ambiance. — Je ne nous ai pas sauvés, corrigea-t-il : je nous ai obtenu un petit délai. Un lourd silence tomba sur la pièce. Cette nouvelle en fit dessoûler plus d’un, et beaucoup se resservirent en hâte pour ne pas avoir à affronter la réalité avec un esprit tout à fait clair. Guo Guowei se contraignit à sourire et ordonna qu’on leur amenât les chanteuses. — Non, non, fit Ti. Je dois à notre honorable assistance le récit de ce qui s’est passé. Bien que « l’honorable assistance » ne lui en eût pas demandé autant, il lui exposa quel avait été son état d’esprit au moment de négocier avec son terrible patient. S’il avait demandé la sauvegarde de Victoire-Totale en échange de ses soins, on la lui aurait refusée et on l’aurait décapité, ou bien on l’aurait torturé pour l’obliger à guérir le khan. De toute façon, il était forcé d’obtempérer s’il voulait éviter que les Turcs ne vengent leur chef par un massacre général dans la contrée. Tout le problème avait été d’inventer une requête que leurs ennemis puissent accepter et qui lui donne une chance d’obtenir la fin du conflit. Dans l’esprit embrumé des dîneurs, la conjecture prit l’allure d’un de ces jeux de société dont les Chinois aimaient à se distraire lors des soirées entre lettrés. La devinette était excitante. Ils cherchèrent ce que le mandarin avait bien pu exiger pour prix de son exploit médical, si ce n’était ni sa vie, ni la leur. Faute d’imagination ou par suite des vapeurs éthyliques, ils épuisèrent très vite la liste de leurs suggestions. Ti continua de picorer dans différents plats du bout de ses baguettes d’ivoire jusqu’à ce que les propositions se fussent éteintes. — Je vais donc vous dire ce que j’ai réclamé en échange de la guérison du khan : j’ai réclamé de négocier avec leur véritable chef. Des exclamations retentirent de tous côtés tandis que le pacificateur impérial renversait sa coupe. — Comment ! s’écria-t-il. Ce fou sanguinaire n’est pas leur chef ? Nous sommes assassinés par un sous-fifre ? Ti en avait la conviction depuis qu’il avait pris la peine de se documenter sur ce peuple étrange. À cet égard, ses discussions avec le guide barbare avaient été pleines d’instruction. Guo Guowei fit une moue dégoûtée : — Vous avez traîné votre robe dans la fange en allant fréquenter le bas peuple ? Fi ! Ti était loin de regretter son initiative. Renard Agile avait bien plus à lui apprendre que l’orgueilleux fonctionnaire assis en face de lui. Il lui avait révélé de bonne grâce un détail intéressant sur l’organisation politique de leurs adversaires ; une chose que tout le monde savait, de l’autre côté de la Grande Muraille, mais que les Hans, si imbus de leur société parfaite régie par des règles divines, avaient complètement négligée. Le khan n’était qu’une sorte de capitaine de guerre, un militaire de profession, comme le général Cloche. Il y avait quelqu’un au-dessus de lui, quelqu’un que nul ne s’attendrait à voir à un tel poste. Après avoir vidé d’un trait la coupe qu’on venait de remplir pour lui, Guo Guowei se sentit en état d’attaquer une nouvelle partie de devinettes : — Qui donc ? Un Chinois ? Un démon bleu cornu ? Un roi momifié ? Un dieu en bois avec un gros nez ? Un chacal des steppes ? Une bête fabuleuse ? Ti nota que son collègue était doué d’une puissante imagination. Néanmoins, celle-ci n’allait pas jusqu’à lui permettre de deviner l’extraordinaire renseignement que le juge avait appris « en traînant sa robe dans la fange ». — Quelqu’un de plus inattendu encore que tout cela, répondit-il d’un air mystérieux. Vous le verrez bientôt. Si notre ennemi tient sa promesse, bien entendu. Le pacificateur impérial déclara qu’ils mourraient donc idiots, car on ne pouvait espérer d’un être mi-homme mi-loup qu’il fût doué du sens de l’honneur. XIX Le juge Ti achète l’agrément des esprits animaux ; il démonte un plan meurtrier. Trois jours s’écoulèrent sans que rien de particulier se produisît devant les murs de Victoire-Totale. Le seul fait qui troubla la tranquillité du juge Ti fut une visite de Baji Zhenren. Le maître taoïste avait le bras en écharpe et la figure furieuse. Il venait signaler aux autorités la disparition de son assistant. Le juge lui demanda s’il ne s’agissait pas d’un nouvel écart de conduite, et le taoïste le dévisagea comme s’il cherchait quelle créature douée de double vue se cachait sous cette barbe mandarinale. — Vous y avez fait allusion vous-même, la dernière fois que nous nous sommes rencontrés, lui rappela le magistrat. Le maître admit qu’il n’était pas encore parvenu à empêcher Zhen Daozi de fréquenter les femmes de mauvaise vie : l’apprentissage de la Voie était long et exigeant. Ti devina que, par « femmes de mauvaise vie », le maître ne désignait pas les professionnelles ni les filles faciles, mais, de manière générale, toutes celles qui acceptaient de coucher avec un jeune prêtre de Lao Tseu censé consacrer son énergie yang à l’étude du Tao. — Je ne crois pas que sa perte soit venue de ce côté, reprit le religieux. Si les portes avaient été ouvertes, j’aurais pensé qu’il s’était enfui avec cette ribaude. Mais nous sommes tous prisonniers, ici, conclut-il avec un regard de reproche à l’intention du sous-préfet. Il craignait plutôt que quelque ennemi de la Vérité ne lui ait fait subir un mauvais sort. — À travers Zhen Daozi, c’est moi qu’on a voulu atteindre ! Je supplie Votre Excellence de punir cette exaction avec la plus extrême rigueur ! En fait de supplication, le ton qu’il avait employé était plutôt celui du commandement. Ses petits yeux d’oiseau de proie lançaient des éclairs dont on ne savait si c’était simple colère ou pure méchanceté. — Sans doute aura-t-il prolongé la mission dont vous l’avez chargé auprès du grand khan, répondit le magistrat. Il expliqua qu’il avait autorisé Zhen Daozi à quitter la ville, trois jours plus tôt, selon le souhait du visiteur. Celui-ci tomba des nues. Ti en conclut qu’il n’était pas complice des exactions de son apprenti. Baji Zhenren s’en alla fâché, ce qui ne faisait guère de différence avec son humeur habituelle. Il ignorait qu’il venait involontairement de sauver sa vie. Au matin du quatrième jour, les assiégés constatèrent un bouleversement dans le camp des Turcs. Il s’était produit durant la nuit un phénomène extraordinaire. Les tentes s’étaient déplacées, à la façon de grosses tortues dotées de pattes sous leur carapace. On en avait ajouté, la surface qu’elles occupaient s’était augmentée de moitié. Le plan général était plus régulier, avec une large allée centrale garnie d’étendards volés aux Hans. Comme les autres notables, le pacificateur impérial contemplait ce nouveau paysage depuis le rempart. — Qu’est-ce que cela signifie ? Ils sont tout à fait incohérents, ma parole ! La principale inquiétude du juge Ti venait enfin de s’envoler. — Cela signifie que vous vous êtes trompé sur leur compte et qu’ils sont bien dotés du sens de l’honneur. Ils s’apprêtent à recevoir un hôte de marque, quelqu’un de bien plus important que celui que nous prenions pour leur chef suprême. Quelqu’un dont le déplacement est un événement exceptionnel qui justifie un grand décorum. — Allez-vous me dire, à la fin ? Ti s’éloigna avec un petit sourire. Il allait devoir jouer cette partie-là plus finement que toutes celles qui avaient précédé. Il avait à présent face à lui un adversaire qui en valait la peine, et l’enjeu serait à la hauteur. Lorsque Ti quitta la commanderie, en milieu de journée, il fut rejoint par le pacificateur impérial, qui tenait absolument à participer aux négociations. Il était en grand costume de courtisan, avec robe pourpre et ceinture d’or. L’effet était un peu ridicule, surtout aux yeux de ceux qui n’en connaissaient pas la signification. — J’ignorais que vous aviez déjà la ceinture d’or32 ! s’étonna Ti. D’un geste à la grâce princière, Guo Guowei chassa une invisible mouche. — On me la donnera dès mon retour à Chang-an, quand j’aurai convaincu ces sauvages de la supériorité des Hans. Je ne fais qu’anticiper un peu, pour leur en flanquer plein la vue. À moins que ces Turcs ne fussent avertis des finesses de l’administration des Tang, cette anticipation n’aurait pour effet que d’étaler la vanité du pacificateur. Ils se mirent en route le long de l’avenue, suivis par deux ânes chargés de coffres. — Qu’est-ce que vous leur apportez ? demanda l’homme à la ceinture d’or. — Un petit cadeau. Une fois à la poterne, Guo Guowei vit avec consternation son confrère s’apprêter à sortir à pied. — Comment ! Nous avons rang d’ambassadeurs ! L’étiquette exige que nous arrivions de manière noble et édifiante ! Il avait fait préparer deux montures empanachées. Ce fut donc à cheval qu’ils se dirigèrent vers le campement, malgré la faible distance qui les en séparait. Ils quittèrent la ville sous le regard inquiet des citadins massés sur le rempart. Dès qu’ils eurent atteint les premières yourtes, Ti reçut des Turcs les hommages dus à un souverain, pour ainsi dire à un dieu. Le sol que foulaient leurs chevaux avait été recouvert d’un long tapis d’herbes tressées. De l’encens, jeté dans les braseros à leur approche, emplissait l’air d’une fumée odorante. On aurait pu croire qu’ils descendaient des nuages. Les tambours résonnaient, les chamans costumés et masqués exécutaient des danses de réjouissances agrémentées de hululements. — Voilà à quoi sert de sauver leur chef, dit le pacificateur avec envie. — Ce n’est pas sa guérison qui me vaut ce privilège, et je vous ai déjà dit que cet homme n’était pas leur chef. C’est ma rencontre avec leur véritable guide qui les oblige à me placer sur un tel pied, pour qu’il n’ait pas l’impression de déchoir. Quand ils furent parvenus au centre du camp, l’interprète annonça que les « Célestes » souhaitaient la bienvenue au « maître du ciel » sur le point de rencontrer le « maître des deux mondes », le visible et l’invisible. Guo Guowei espéra qu’ils ne finiraient pas comme les malheureux dont il apercevait les têtes piquées sur des bâtons, sur le côté de la gigantesque yourte. Signe d’un changement de hiérarchie, le khan sortit de la tente pour les accueillir en personne. — Vous voyez bien que c’est lui ! dit le pacificateur. — Je vous dis que non, s’obstina Ti. Le chef de guerre portait sur la joue le pansement prescrit par le « grand sorcier des Hans » Ti Jen-tsie. Il remercia le « maître du ciel » pour ses soins salutaires et les invita à descendre de cheval. — J’ordonne qu’on vous débarrasse de vos ânes, ajouta-t-il. — Non, non, il vient avec moi, dit Ti avec un geste vers le pacificateur impérial. Deux esclaves écartèrent le rideau, et le khan les précéda à l’intérieur. Le chef suprême des Tujue était assis sur une sorte de trône, gros fauteuil garni d’épais coussins, tandis qu’un personnel nombreux s’affairait autour de lui. Des fumerolles s’élevaient des brûle-encens, comme dans les temples. Des représentations d’animaux en bois peint rehaussé d’or et de pierreries renforçaient l’ambiance de puissance mystique. Le contraste avec l’être frêle qui siégeait sur le trône n’en était que plus saisissant. Il était recouvert d’un mélange de cuirs et de fourrures. Sa tête était surmontée d’un très long chapeau tubulaire cousu de perles, dont les pendeloques cachaient à moitié son visage. Le « maître des deux mondes » les écarta du revers de la main, si bien que le pacificateur impérial put entrevoir ses traits fins, émaciés, ses joues creuses, son menton pointu. Cette petite taille, ces épaules étroites… le doute n’était plus permis. — Mais c’est une femme ! s’écria-t-il avec horreur. — Chut ! fit le khan. Vous allez l’offenser. — L’offenser ? Vous avez une femme pour chef suprême ! reprit Guo Guowei, dont Ti aurait préféré qu’il fasse preuve d’un peu plus de subtilité diplomatique. Comment pourrait-il être offensant d’être une femme ? Les ours, les renards, les loups et les aigles disposés le long des parois de la tente semblaient prêts à se jeter sur eux. — Les dieux ont voulu que notre plus grand chaman soit du sexe féminin, dit le khan. Cela ne veut pas dire qu’il est glorieux d’être une femme. Nous respectons leur volonté, nous n’avons pas pour autant l’intention de laver nos vêtements ni de torcher nos enfants. Ti comprit que ce n’était pas tant leur guide qu’eux-mêmes qui se vexaient d’entendre rappeler son appartenance au côté yin de l’humanité. — La personne qui a ordonné ces tueries est une femme ! protesta tout bas Guo Guowei. Cela heurte ma vision de la féminité. — Ne sommes-nous pas gouvernés d’une main de fer par notre impératrice ? répondit Ti. La situation n’était pas très différente de la Cour de Chang-an, où le pouvoir glissait inexorablement des mains de l’empereur à celles de la Grande Épouse Wu Zetian. Mis à part leur culte royal fondé sur la vénération de Tângri, le Dieu-Ciel, les Turcs orientaux ne plaçaient rien au-dessus de leur religion chamaniste, dont les prêtres pouvaient être indifféremment de l’un ou l’autre sexe. La prêtresse avait le pas sur le khan parce qu’elle était en communication avec les esprits de la nature ; elle était le « maître des deux mondes ». — Qu’y a-t-il de plus important que les dieux ? dit le chef de guerre. — Je loue votre respect des traditions et de la spiritualité, dit Ti en s’inclinant. Superstitieux, amateurs de thé et menés à la baguette par une femme… Il n’aurait pas manqué grand-chose pour faire de ces barbares de bons Chinois. La chamane ne pouvait s’être déplacée pour rien ; il fallait que sa venue débouchât sur quelque chose d’extraordinaire. Il revenait à Ti de mettre en œuvre toute sa finesse psychologique pour avancer son pion sur la bonne case. La main qui émergea de la large manche doublée de fourrure tremblait un peu. Une coupe remplie d’un liquide clair s’y posa immédiatement. La chamane avait une élocution pâteuse et hésitante. Chaque fois qu’elle écartait ses pendeloques d’apparat, qui avaient l’air de la gêner beaucoup, Ti constatait qu’elle avait le regard vague d’une personne qui abuse des substances hallucinogènes. Les renseignements fournis par Renard Agile étaient exacts. C’étaient ces pratiques qui permettaient à la prêtresse de rester en liaison avec les forces invisibles. Ti fit ouvrir le plus petit des deux coffres qu’il avait apportés. Il contenait nombre de fioles et de sachets. — Voici le produit de la pharmacopée de mon peuple, annonça-t-il avec autant de fierté que s’il lui avait présenté le cinabre d’immortalité. Il lui décrivit l’effet de chaque médicament. Tout était étiqueté et il avait composé une liste avec les posologies. Il avait pris grand soin d’indiquer les doses à ne pas dépasser, en tenant compte, toutefois, du fait que sa cliente n’était pas une néophyte en la matière. Ce discours parvint à faire naître une lueur d’intérêt dans l’œil vaseux de son interlocutrice, pour la première fois depuis leur entrée sous sa yourte. Elle demanda à essayer tout de suite « la jolie poudre rose qui fait rêver ». Tandis qu’on lui préparait sa petite tisane, Guo Guowei demanda à Ti d’où venait ce bric-à-brac. — J’ai vidé la pharmacie de nos médecins. Ils nous auront tout de même été utiles, en fin de compte. Ils assistèrent avec un respect solennel à la dégustation, en priant pour que la « poudre rose » n’envoie pas la droguée rejoindre définitivement ses esprits dans l’inframonde. Au bout de quelques instants, elle commença à se balancer d’avant en arrière. Ses assistants brandirent les bâtons rituels : la chamane allait parler. Contre toute attente, son débit était devenu fluide et clair. Elle se lança dans une longue allocution dans sa langue, puis s’effondra sur ses coussins, vaincue par la communication avec l’au-delà. Tandis qu’on l’allongeait sur un lit garni d’épaisses couvertures, l’interprète livra aux ambassadeurs un résumé du message divin : — L’esprit de l’ours annonce que la ville des Hans ne doit pas être détruite cette année. Les Célestes rejoindront leurs territoires pour y passer l’hiver. Les peuples du Nord sont ceux qui devront être soumis à notre puissance au printemps prochain. Ti et son compagnon saluèrent avec respect et se retirèrent à reculons, comme il était d’usage à la Cour de Chang-an. — Nous nous en tirons à bon compte ! s’écria le pacificateur impérial, une fois dehors, en s’épongeant le front avec sa manche. Vous avez échangé notre salut contre quelques flacons sans valeur ! — Pas exactement, dit Ti, alors que le khan les contemplait avec un sourire d’une largeur de carnassier. Le mandarin ouvrit le second coffre. Des reflets d’or frappèrent l’œil du pacificateur impérial. Ils avaient à leurs pieds le gros des richesses de Victoire-Totale. Le khan soupesa les lingots avec une expression ravie. Déjà, les rouleaux de soie et les sabots d’argent passaient de main en main. — Les ordres de notre chamane sont sacrés, conclut-il avant de refermer la malle. Ti s’était bien douté que de tels ordres, quoique sacrés, auraient besoin d’un peu de renfort à l’intention des subordonnés chargés de les exécuter. — Quand on rencontre des personnes aussi intéressantes que vous, reprit le khan avec affabilité, c’est presque un plaisir que de renoncer à la tuerie. Il se consolerait avec les Ouïgours, qui venaient de passer en tête de liste. — A-t-on pensé à ma petite requête ? demanda Ti. — Bien sûr, cher ami de notre peuple ! répondit le chef de guerre, avant de s’éloigner pour surveiller le précieux dépôt. Les ambassadeurs entendirent le bruit caractéristique qui accompagnait le pas des riches dames de la noblesse. La mode était de porter à la ceinture des anneaux de jade et autres babioles en pierres semi-précieuses suspendus au moyen de rubans ; en s’entrechoquant, ils produisaient d’harmonieux tintements. La femme flanquée de deux suivantes qui s’avança vers eux était enveloppée de plusieurs couches d’une somptueuse soie cramoisie élégamment serrées sous la poitrine. Une sorte de tiare surmontait son chignon compliqué, et elle portait, sur les épaules, par-dessus ses épaulettes en arête à la façon des dames de cour, une étole blanc moucheté que jamais la compagne d’un architecte n’aurait eu l’espoir de s’offrir. — Gloire à l’épouse du khan ! clama l’une de ses servantes. Il fallut quelques instants à Guo Guowei pour reconnaître Pêche de Printemps sous le maquillage qui exaltait sa beauté naturelle. — Vous ! Vivante ! Selon la morale courante, il n’y avait pire déshonneur pour une Chinoise que d’être enlevée par des soldats ennemis. La rescapée gardait les yeux humblement baissés. Elle fit mine d’écraser une larme pour prononcer la phrase convenue : — Incapable de me donner la mort, j’ai honteusement survécu. « Tu parles ! » pensa le juge Ti. Le pacificateur impérial s’enquit poliment des souffrances qu’elle avait endurées depuis son rapt par ces Turcs féroces. À vrai dire, elle n’avait pas l’air d’avoir beaucoup souffert. Lasse de garder les yeux baissés, elle releva la tête et toisa ses interlocuteurs avec une hauteur digne d’une souveraine. — Croyez que nous apprécions votre sacrifice, reprit Guo Guowei, bien que l’étendue du sacrifice fût difficile à évaluer sous les bijoux et les parfums précieux. Le deuxième ambassadeur restait froid comme une statue de granit. — Vous vous trompez, dit-il à son confrère. C’est de son plein gré que notre compatriote a décidé de rester ici. N’est-ce pas, dame Pêche ? L’expression qui se peignit sur le visage de la veuve ressemblait fort à du triomphe. — Mon premier mari m’avait épousée à l’âge de quatorze ans. Il me trompait à tire-larigot avec toutes les traînées du hameau fleuri. Ici, j’ai au moins le bénéfice d’être décemment vêtue, j’ai du personnel, et tout le monde me respecte. — Coucher avec cet homme… dit Guo Guowei avec un rictus de dégoût. Quelle épreuve ce doit être ! — Ce n’est pas pire qu’avec Lu Bu. Ici, je suis la reine, ce qui n’était pas le cas dans notre maison, croyez-moi. Je ne suis plus prisonnière du « séjour d’orchidée33 ». Je galope dans la plaine tant que je veux, et quand je rentre dans ma yourte, mes esclaves m’attendent pour me frictionner avec des essences rares. Le pacificateur impérial était déconcerté. Ti décida de l’éclairer. — Je vais vous conter l’histoire d’une belle femme dominatrice et mal mariée, qui végète dans une affreuse petite ville. La seule revanche qu’elle soit parvenue à prendre sur son triste sort, c’est sa liaison avec un jeune homme qui ne peut rien pour elle, car il n’est qu’un simple apprenti taoïste sans fortune. Jour après jour, elle entend son pitoyable époux se lamenter sur l’état désastreux de la Grande Muraille qu’il est chargé de reconstruire. Or, voici que les Turcs sanguinaires se rapprochent dangereusement de la région. Notre héroïne, qui s’ennuie tant, en vient à se dire qu’elle ne serait peut-être pas plus malheureuse chez ces fiers conquérants, si elle parvenait à passer dans leur camp avec quelque avantage. Elle fait prévenir les barbares qu’ils ont un allié dans la place et convainc son amant de l’aider à leur livrer la ville. Subjugué, cet homme sans scrupule commence par faire brûler le marché aux grains, dont il a estourbi le gardien à coups de pelle – la pelle utilisée pour enterrer les morts conformément aux rites funèbres. — Est-ce possible ! s’écria le pacificateur avant que le mandarin ne lève la main pour le faire taire. — Le plan de dame Pêche prévoyait de priver notre cité de toutes les autorités susceptibles d’en retarder la chute. Il fallait donc assassiner tous les gens importants de Victoire-Totale. Guo Guowei s’empourpra. Incapable de parler, il voua par signes la coupable aux mille tourments infernaux et cracha sur le sol avec mépris. — Son mari figurait en tête de liste, reprit le magistrat. Lorsque l’architecte a cru voir un homme tuer une prostituée, dans le hameau des fleurs, il n’a assisté qu’à une habile mise en scène dont sa femme et le jeune prêtre tenaient les rôles. Voilà pourquoi nulle fille n’a disparu et qu’on n’a pas retrouvé de corps ! Après que Lu Bu fut allé crier sur tous les toits qu’un souteneur voulait l’assassiner, elle a pu s’en charger elle-même, chez elle, en toute impunité : le coupable était désigné d’avance. Les bottes militaires de l’assassin, la main du mort tendue vers le bouquet de camélia, tout cela n’était que faux indices destinés à m’égarer. — Fi ! La vile créature ! parvint à articuler Guo Guowei. Ti allait exprimer à quel point il partageait cette opinion quand le haut fonctionnaire ajouta : — Comment est-il possible qu’elle ne se soit pas attaquée à moi en premier lieu ! Cette femme a réellement perdu tout sens des valeurs ! — À ce moment, les hommes de Victoire-Totale s’étaient lancés dans une frénésie de plaisirs pour oublier leur mort imminente. Dame Pêche a donné rendez-vous à l’aspirant Huai Da au Camélia rose, un lieu où elle avait ses habitudes, sous prétexte de lui accorder ses faveurs. Que n’ai-je écouté les allusions de la tenancière ! J’aurais compris plus tôt ! Le prêtre s’y est rendu à la place de sa maîtresse. Si l’aspirant a été tué avec un maillet, c’est parce que c’était l’une des seules armes que Zhen Daozi avait à sa disposition après la razzia opérée par le général Chong Rong : cet instrument sert à frapper les cloches du sanctuaire. Ses auditeurs étaient si captivés par son récit que nul ne remarqua la neige qui recommençait à tomber, couvrant le sol boueux d’une fine pellicule à la blancheur de deuil. — Perdu comme il l’était, le commandant Xue a dû accepter de recevoir Zhen Daozi pour une petite cérémonie taoïste de purification, bien que ses convictions l’aient plutôt porté du côté du Bouddha. C’est le prêtre qui l’a empoisonné, comme l’indique l’erreur de vêtements : dame Pêche n’aurait pas confondu une robe de femme avec une robe d’homme. Le taoïste, en revanche, ne portait depuis longtemps que la tenue bleue des adeptes de Lao Tseu. La veuve de l’architecte regardait le mandarin sans dire un mot. Elle se savait à l’abri de la justice chinoise, dans le camp des Turcs, et l’énoncé de ses sinistres exploits ne paraissait pas lui déplaire. Ti voulut savoir pourquoi elle n’avait pas attenté à sa vie à lui. — Mais, noble juge, répondit-elle d’une voix douce, pourquoi aurais-je perdu mon temps à faire ce que vous vous acharniez à accomplir vous-même ? Vous n’avez cessé de mettre votre existence en danger. J’ai préféré lancer Zhen Daozi sur les pas de ceux qui tâchaient de se préserver. Guo Guowei demanda où était ce méchant prêtre : il était urgent de confronter les complices. — C’est prévu, dit Ti. Il fit quelques pas vers les têtes piquées sur des bâtons, sur le côté de la grande yourte, les examina quelques instants et désigna la plus fraîche. C’était celle du jeune homme. Pêche de Printemps détourna les yeux. — Il y a trois jours, dit Ti, cet idiot est venu me demander l’autorisation de rejoindre le camp ennemi. Je soupçonnais alors son maître, Baji Zhenren, un personnage contre qui j’étais impuissant, étant donné la ferveur dont il jouit de la part de la population. L’idée m’est venue que je pouvais m’être trompé. Si le but réel de Zhen Daozi était d’arracher sa maîtresse aux bras des Tujue, il avait peu de chances de s’en tirer. Et voilà. Ce perfide a encouragé son supérieur dans son hystérie dévastatrice. Il a souillé les symboles de sa religion pour perpétrer ses meurtres. Tout cela pour servir une femme à qui la place d’épouse du khan convient mieux que celle de maîtresse d’un prêtre sans le sou. Il crut lire l’ombre fugace d’un regret sur le visage de la meurtrière. — Je soupçonne dame Pêche de n’avoir pas improvisé son projet à l’arrivée des Turcs. Je ne serais pas étonné d’apprendre qu’elle s’est arrangée pour les renseigner sur l’état de la Grande Muraille et qu’elle leur a indiqué le stratagème de la toile peinte. Sans prêter attention à ce discours qu’elles ne comprenaient peut-être pas, les servantes, à l’aide de plumeaux, se mirent à débarrasser leur maîtresse des flocons qui se posaient sur elle. — Le départ des veuves pour la montagne était l’occasion rêvée pour rejoindre le camp des vainqueurs, dit Ti. Il était facile d’envoyer un message par-dessus le rempart. Quand les cavaliers ont intercepté les pérégrines, ce n’était pas pour prendre un tribut, comme elles l’ont cru. Pêche de Printemps s’est avancée et a déclaré que c’était elle qu’ils venaient chercher. Elle n’avait jamais eu l’intention de rentrer mourir avec nous ! — J’exige qu’elle subisse une punition à la hauteur de son insolence ! s’exclama Guo Guowei. Ti répondit qu’il avait déjà fait en sorte que ce vœu se réalise. — Que m’importent vos injures ! s’écria dame Pêche. Mon nouvel époux a l’intention d’éliminer les autres chefs de son peuple pour reconstituer l’empire turc autour de lui. Je serai impératrice ! Le juge dut faire un effort pour ne pas céder à la colère. La veuve ne semblait pas avoir compris que c’était son procès qui se tenait là, entre deux yourtes, sous la neige. Il entama son réquisitoire : — Que vous ayez assassiné Lu Bu, c’est un crime contre les règles sacrées du mariage. Je ne parlerai pas des innocents que vous avez fait tuer, ni de vos infâmes collusions avec l’ennemi. Le meurtre du commandant Xue, voilà qui est impardonnable. Vous avez privé ce brave de ce qu’il désirait le plus au monde : défendre son pays, s’offrir en holocauste, effacer une longue vie d’ennui qui n’avait tendu qu’à connaître un événement toujours différé, laver la honte qu’il éprouvait d’avoir survécu. Vous avez commis là une action sale, basse, méprisable. Le khan revenait vers eux d’un pas tranquille après avoir supervisé la mise en sûreté de la rançon. — Oh, taisez-vous ! rétorqua l’accusée avec dédain. Qui n’a pas sacrifié quelques vies pour atteindre un si beau résultat ? J’en ai moins sacrifié que bien des gens, dont certains régnent à Chang-an ! — Peut-être, admit Ti, au grand scandale du pacificateur impérial. Mais eux ont gagné. Pour être excusé de ses crimes, il faut remporter la partie. Et vous, vous avez perdu. Dame Pêche le regardait sans comprendre, à demi persuadée qu’il était fou. — Pour les assassinats commis dans notre ville de Victoire-Totale, annonça-t-il avec la même gravité dont il usait à l’intérieur de son tribunal, je vous condamne à la peine capitale. Je suis sûr que le khan aura à cœur de respecter cette décision judiciaire, ainsi qu’il l’a promis. Incrédule, la condamnée se tourna vers celui-ci, en quête d’un démenti. Dès qu’il eut frappé dans ses mains, deux hommes écartèrent les suivantes et empoignèrent fermement la condamnée par les bras. Malgré ses protestations, ses cris, ses appels à l’aide, ils la traînèrent jusqu’au centre du campement, où se trouvait un espace dégagé. Lorsqu’elle vit le bourreau qui l’attendait, armé d’une lourde épée, elle se mit à hurler, à se débattre comme un chat dans un sac. Sa coiffe vola sur le sol, son chignon se défit, ses cheveux se répandirent sur sa figure déformée par l’angoisse. Elle injuria son mari, qui demeurait impassible, à côté des deux ambassadeurs. La terreur prit le dessus, elle le supplia jusqu’à ce qu’un Turc lui eût fourré un tissu dans la bouche pour que ses clameurs ne réveillent pas la chamane. Peu accessible à la pitié, le pacificateur se réjouit à haute voix de voir une si grande criminelle payer ses forfaits : — Vous êtes un habile homme, pour avoir obtenu de ce barbare qu’il immole sa propre épouse ! Ti n’aimait guère assister aux exécutions ; c’était, parmi les obligations de sa charge, celle qu’il prisait le moins. La condamnée déployait une telle énergie que les guerriers qui la tenaient avaient du mal à la maîtriser. Ils l’obligèrent à s’agenouiller. Sa somptueuse robe rouge s’évasa comme une mare de sang dont la couleur éclatante tranchait sur la pâleur de la neige. Le bourreau leva sa lame. Le khan fit alors un geste, que Guo Guowei interpréta comme le signal fatal. Quelques-uns des combattants qui faisaient cercle autour d’eux s’écartèrent pour laisser passer deux serviteurs. Ceux-ci apportaient une grande poupée de tissu remplie de foin, que l’on avait revêtue d’un habit de deuil. Ti devina que c’était celui que portait la veuve à son retour de la montagne, lors de son enlèvement. Un instant plus tard, le bourreau abaissait enfin son glaive, et la tête du mannequin roulait sur la neige, sous les yeux effarés de la condamnée. Ses gardiens la relevèrent plus morte que vive et la ramenèrent sous sa tente, suivis des deux servantes en guise de cortège sinistre. Ti remercia le chef de guerre d’avoir permis à la justice chinoise de s’accomplir. — Pêche de Printemps est morte, répondit le khan. Je souhaite aux glorieux ambassadeurs des Tang un bon retour chez eux. À présent je vais rejoindre mon épouse, dont le nouveau nom turc signifie « la belle venue de l’est ». Un palefrenier leur rendit leurs montures. Après ces émotions, ils avaient besoin de marcher un peu, aussi rentrèrent-ils à pied, en tenant leurs chevaux par la bride. Guo Guowei n’avait pas bien saisi le sens de ce qui venait de se passer. — Que le khan respecte mes arrêts ne signifie pas qu’il laisse exécuter sa compagne, expliqua Ti. Dame Pêche la Chinoise n’existe plus. Par ailleurs, elle a été humiliée devant tous ceux dont elle se vantait de recevoir les hommages. Guo Guowei n’en était pas moins offusqué à l’idée que le juge n’avait pu obtenir la tête de la meurtrière. — La justice n’est pas la vengeance, dit Ti. Par ailleurs, je suis sûr qu’elle fera tout pour détourner son mari de jamais remettre un pied de ce côté-ci de la Grande Muraille ! Le pacificateur impérial posa sur son compagnon un regard neuf. — Mais, ma parole, vous êtes cynique ! Il marqua une pause et ajouta avec admiration : — Je ne manquerai pas de faire votre éloge auprès du gouvernement ! Épilogue Ti rejoignit son épouse dans sa chambre de la commanderie pour lui annoncer la bonne nouvelle : déjà, les Turcs pliaient bagage, pressés d’aller jouir de leurs trésors dans le confort de leurs villages. — Ce sont des combattants extraordinaires, dit dame Lin. Qui sait jusqu’où ils porteront leurs conquêtes ! — Vers l’ouest ! répondit son mari. Chez qui ils voudront, mais à l’occident ! Pourvu qu’ils ne reviennent jamais ici, tout me va ! Dame Lin était assise sur son lit aux draps jaunes, sous le dessin représentant la déesse de la fertilité, dans la fumée des encens, près d’un guéridon où reposait le bol de tisane qu’elle devait boire avant et après l’acte charnel. — À présent que la menace qui pesait sur nos vies est écartée, dit-elle, nous allons pouvoir procréer cet héritier que je veux vous donner ! Ti comprit tout à coup à quoi rimait ce cérémonial. Il éclata de rire et s’assit près d’elle sur le kang. À quarante ans révolus, il se souciait peu d’accroître sa progéniture. — Je préfère vous garder en vie plutôt que vous voir braver les dangers d’une grossesse tardive, répondit-il. Dame Lin n’avait plus d’autre choix que de révéler le fond de son cœur : — Si je ne vous donne pas un héritier, je perdrai mon statut de Première, avoua-t-elle. Il la dévisagea avec la plus grande sympathie : — Croyez-moi : si vous n’étiez pas madame Première, vous seriez madame Unique. Vous avez parfaitement rempli vos devoirs envers moi. Où trouverais-je une compagne capable de m’épauler dans une épreuve comme celle-ci ? On ne répudie pas l’épouse des temps difficiles34. Une lueur de soulagement illumina les traits de sa Première. Il s’attendit à la voir se jeter à son cou avec reconnaissance. Au lieu de cela, elle se leva d’un bond, saisit un vieux sac et y fourra ses herbes, prières et amulettes, en se jurant bien qu’il vivrait sa prochaine épreuve sans elle. Le pacificateur impérial attendit tout juste la disparition du dernier Tujue pour faire préparer son départ. Sa mission était devenue sans objet, il avait hâte de quitter cet endroit inhospitalier. Il promit une nouvelle fois à son sauveur de vanter ses mérites à la capitale. Ti était bien certain que cela se produirait… à condition que le haut fonctionnaire ait encore du souffle après avoir récité son propre éloge. Les quelques mots que ce dernier prononça devant la poterne confirmèrent que le temps des discours pompeux avait commencé : — C’est à regret que je quitte la vallée de l’Espérance-Accomplie. Je pars avec la consolation d’avoir rempli le mandat confié par le Fils du Ciel. Votre ville est officiellement pacifiée ! « Il faut deux ans pour apprendre à parler et toute une vie pour apprendre à se taire », songea Ti en s’inclinant poliment. Les adieux terminés, les lourdes portes s’ouvrirent sur une plaine enfin débarrassée de ses envahisseurs. Il était d’usage, dans la région, de planter un étendard pour chaque défunt. Guo Guowei et sa petite escorte s’éloignèrent à travers une forêt de fanions multicolores accrochés à des bâtons. Si Ti avait accompli la mission pacificatrice qui incombait à son collègue, il lui restait à boucher le trou dans la Grande Muraille, le véritable objet de sa mission. Aussi dut-il prolonger son séjour de quelques semaines. La principale distraction fut le mariage du baron de Wenlou, qui dura cinq jours. Épée Aiguisée épousa officiellement celle de ses concubines qui avait le plus de fils, pour barrer la route à ses cousins avides. La noce se fit devant un grand nombre de témoins, avec le sous-préfet et sa femme comme invités d’honneur, à travers tout le faste imaginable. La fête battait encore son plein quand on s’aperçut que le marié était introuvable. Il était déjà reparti sur les chemins, mener la vie errante et aventureuse qui lui plaisait. Jamais Ti n’avait monté et descendu autant de marches. Dès que les travaux lui parurent en bonne voie, il confia la ville au lieutenant Long et reprit enfin la route de sa sous-préfecture avec sa petite troupe. — Après la glorieuse résolution de cette enquête, dit madame Première lorsque leur voiture franchit les fortifications, nul doute qu’on vous permettra de choisir votre prochaine affectation. — N’importe où en terrain plat ! s’écria-t-il. Les mesures qu’il avait prises pendant le siège eurent une conséquence inattendue. Le Secrétariat impérial de Chang-an fut très surpris de recevoir un document par lequel un petit sous-préfet de province décrétait l’anoblissement d’une cité entière. Les innombrables problèmes que connaissaient les Hans le long de leurs frontières suggérèrent à la Cour d’utiliser cette curieuse idée. Afin de montrer en exemple l’héroïsme de sujets qui avaient repoussé l’envahisseur sans le secours de l’armée, l’empereur ratifia le décret qui leur avait permis de porter l’épée, l’arc et le bâton. Les habitants furent désormais connus comme « la noble population de Victoire-Totale ». Jusqu’à la fin de l’empire, les courriers officiels portèrent en en-tête la mention « À la noble cité victorieuse », même lorsque celle-ci eut changé de nom, au fil des vicissitudes que connut la Chine pendant les mille deux cent cinquante années suivantes. La Chine des Tang dans Panique sur la Grande Muraille Cette aventure du juge Ti se situe dans l’actuelle province chinoise du Gansu, au nord-ouest de la Chine. Traversé par la route de la Soie, ce territoire reliait l’empire des Tang à l’Asie centrale. Il se compose d’oasis fertiles séparées les unes des autres par les étendues désertiques du désert de Gobi et par des chaînes de montagnes. Le modèle de Victoire-Totale est le fort de Jiayuguan, magnifique édifice qui défendait l’extrémité occidentale de la Grande Muraille. Suspendues lors de l’accession de Gaozong au trône des Tang, les coûteuses campagnes d’extension lancées par son père reprirent dès 655. Les Chinois étaient habiles à dresser leurs ennemis les uns contre les autres. En décembre 673, les rois turcs des régions de Tashkent et de Samarcande se rendirent à Chang-an pour payer tribut et demander la paix. Ces moments de tranquillité étaient hélas très provisoires. Des révoltes éclataient sans cesse aux frontières. Après une défaite, l’empereur faisait souvent incarcérer les gouverneurs civil et militaire, avant de leur pardonner s’il apparaissait qu’aucune faute n’avait été commise ou s’il avait besoin d’eux. Les Köktürks (« Turcs-Bleus »), Tujue en chinois, étaient depuis un siècle à la tête d’un empire puissant qui couvrait toute l’Asie centrale. À l’époque du juge Ti, ils n’étaient pas encore parvenus jusqu’en Anatolie, l’actuelle Turquie, où l’on parlait encore le grec. Dans le Xinjiang, aujourd’hui la plus vaste région autonome de Chine, l’empereur Wudi et ses successeurs avaient tenté d’instaurer des colonies militaires, les tuntian. Les Tang reprirent cette idée et installèrent dès le VIIe siècle des gouverneurs militaires dans différentes villes. Ils perdirent néanmoins le contrôle de la zone au profit des Tibétains, puis des Ouïgours, autre peuple turcophone, qui remplacèrent les Köktürks en l’an 745. À partir de 682, Qutlugh chor (« dignitaire » en turc), surnommé le « Fortuné », un aventurier qui s’était emparé du pouvoir en s’appuyant sur un fort sentiment nationaliste anti-chinois, se mit à lancer des attaques dévastatrices contre la Chine. L’empereur Gaozong était alors très malade, l’influence de l’empire reculait dans toute l’Asie centrale. Entre 687 et 691, Qutlugh le Fortuné, qui s’était proclamé empereur de son peuple, soumit les Ouïgours et les confédérations de tribus turques et s’installa aux sources de l’Orkhon, au cœur du royaume des steppes. Parvenue au pouvoir, l’impératrice Wu Zetian parvint à reprendre le bassin du Tarim aux Tibétains, mais fut impuissante face aux Turcs. L’idée de la chamane comme chef suprême est empruntée aux Huns. Ils furent un temps gouvernés par une chamane droguée qui émettait des prophéties, ce qui rendait leurs actions tout à fait imprévisibles. À cette époque, la Chine possédait déjà une longue expérience dans le domaine des armes secrètes et étranges. Dès l’an 400 avant notre ère, une « conférence de désarmement » fut organisée entre plusieurs royaumes pour limiter la production d’armes jugées trop destructrices. Elle échoua, et l’on s’en donna à cœur joie dans le domaine des explosifs, des bombes incendiaires, des gaz de combat, et même des armes bactériologiques, puisqu’on fabriqua des fusées pour répandre les miasmes mortels de la variole ou du choléra. La surenchère fut telle que l’utilisation de ces techniques cessa, et l’on revint à une guerre plus conventionnelle, voire au simple corps-à-corps. Rien n’ayant été laissé au hasard dans l’établissement de la hiérarchie sociale, le port des armes était soumis à des règles précises. L’épée droite à double tranchant était pour les nobles, les dignitaires impériaux et les officiers des grades élevés. La longueur de la lame, les ornements de la poignée ou du fourreau, la couleur des attaches, et jusqu’à la hauteur de suspension à la ceinture, étaient fonction du rang. Le bâton, symbole d’autorité, était réservé aux magistrats, aussi appelés « bâtonniers », et aux policiers. La grande hallebarde était l’attribut de la Garde impériale ou des « généraux tigres » des corps de cavalerie. Plus démocratique, le sabre militaire à simple tranchant était seulement soumis à autorisation. La lance était l’apanage des gardiens postés aux accès des villes et des palais. Les armes se devaient en tout cas d’être visibles, jamais cachées. Les armes « nobles » étant réservées à certaines castes, les autres castes eurent recours à la création de tout un arsenal hétéroclite qui échappait à la réglementation. Les religieux, par exemple, utilisaient divers instruments du culte, comme la pelle servant à creuser les tombes, les bâtons à anneaux avec lesquels on faisait fuir les insectes devant soi afin de ne pas les écraser, les sceptres représentant les mains du Bouddha, ou les maillets grâce auxquels on faisait retentir cloches et gongs. Les anneaux de prière devinrent peu à peu leurs armes de prédilection. Les paysans, quant à eux, adaptèrent leurs outils : par exemple les rames utilisées pour diriger le bateau lorsque la rizière était inondée, le trident de fer qui servait à replanter le riz, la faucille, le fléau à battre le blé, ou même les poignées de bois de la meule qui broyait le grain. On retrouve tout cela dans la pratique des kobudo d’Okinawa, île japonaise qui fut pendant de nombreux siècles sous l’influence chinoise, et dans le karaté. D’autres types d’armes font tout autant rêver : l’éventail de fer, la lance serpentine, la griffe volante (littéralement « griffe de terreur »), le tambourin à lames, l’aiguille tournante du mont Emei, ou les cymbales hurlantes. Quelques écoles utilisent également le parapluie et le banc d’auberge. Les Chinois ont déployé dans ce domaine une imagination sans égale. On peut voir dans L’Empereur et l’Assassin de Chen Kaige (1999) une scène durant laquelle les habitants d’une ville assiégée se jettent du haut des fortifications pour échapper à l’envahisseur. La version moderne la plus connue est celle des habitants des îles japonaises, qui sautèrent du haut de leurs falaises, en 1945, sous les yeux des Américains, de peur de tomber aux mains des « soldats noirs », présentés comme des démons par la propagande. L’anecdote des cerfs-volants siffleurs figure bien dans les annales chinoises. Il fut même rapporté que des hommes s’élevèrent dans les airs par ce moyen. Chen Meigong, de la dynastie des Ming, cite un fait dans ses Manuscrits authentiques. Sous le règne de Gao Yang, de la dynastie des Qi du Nord (vers l’an 559), on exécuta en masse tous les habitants du nom de Yuan. Des prisonniers tentèrent de s’évader en sautant du haut du pavillon du Phénix d’or, chacun accroché à un milan de papier. Seul Yuan Tou’er aurait réussi à se transporter jusque sur la grand-route, sans doute en planant. De même, l’anecdote de l’âne disparu, citée au début de cet ouvrage, se produisit réellement sous la dynastie des Tang. L’obsession d’avoir un fils, nécessaire pour perpétuer le culte des ancêtres, est une constante de l’histoire chinoise. Aux ménages mécontents de n’avoir pas d’enfant mâle, il était recommandé de baptiser leur dernière fille d’un nom de garçon, afin de briser le mauvais sort. Le bébé suivant était censé être le bon. Cela s’appelait « procréer un garçon ». Un autre procédé consistait à effrayer toute âme féminine qui oserait s’incarner dans le sein maternel. La future mère devait porter sur sa poitrine un couteau d’argent spécialement confectionné pour cet usage. Ce couteau était aussi salutaire contre les influences nocives et les méchants lutins. Les médecins chinois étaient convaincus que le comportement de la femme enceinte conditionnait la santé et le caractère de l’enfant à naître. Mieux valait éviter certaines viandes. L’oie des montagnes donnait des enfants maladifs. Le lapin donnait des becs de lièvre. Les œufs et la carpe séchée prédisposaient aux ulcères, et le poulet au riz gluant, au ver solitaire. La tortue risquait de donner à l’enfant un cou trop court, et ainsi de suite. Si la mère voulait qu’il soit loyal, bon, juste, intelligent et sain, elle devait brûler de l’encens le plus fin, réciter de la poésie, résider dans un lieu calme, s’asseoir convenablement et jouer de la cithare. On appelait cela l’« éducation fœtale ». La future mère cessait de sortir un mois avant la délivrance et ne quittait son foyer qu’un mois après. Elle ne devait avoir aucun contact avec l’époux durant cette période. On pourra s’étonner de voir madame Première suivre son mari, participer à une enquête et monter à cheval au milieu des hommes. En fait, la période Tang fut celle où les Chinoises accédèrent le plus facilement à une certaine émancipation, peut-être parce que le VIIe siècle, véritable âge d’or politique et économique, fut le seul moment où l’empire fut officiellement régi par une femme. Maintes poteries représentent des dames en train de disputer des parties de polo, jeu très en vogue. Les épouses disposaient du droit de divorcer et de gérer leur propre patrimoine. Cette parenthèse représente malheureusement une exception qui ne s’est jamais reproduite depuis lors. Les moments où les femmes disposent de la plus grande liberté correspondent souvent à l’apogée d’une civilisation, comme c’est le cas ici. Les phénomènes naturels et l’apparition d’animaux extraordinaires ont toujours revêtu une grande importance pour les Chinois, qui y voyaient des marques d’approbation ou de sanction de leurs gouvernants envoyées par les dieux. Dès la dynastie des Hans, de l’an 206 avant J.-C. à l’an 220 de notre ère, l’étude des présages donna lieu à l’établissement d’une science des augures et des prophéties. La présence d’animaux fabuleux était signalée à un organisme métropolitain qui les enregistrait et les examinait. Ces manifestations fastes ou néfastes étaient traduites en jugements célestes et figuraient dans les relations historiques officielles consacrées aux empereurs. Survenance et manipulation de ces signes jouèrent un rôle déterminant dans la légitimation du pouvoir suprême. Les mandarins avaient le devoir de rapporter les signes dont ils avaient connaissance. Afin de les y aider, Gu Yewang composa sous les Tang un rouleau illustré, intitulé Tableau des êtres d’heureux présages. On y répertorie par exemple cinq types de phénix d’essence démoniaque, annonciateurs de calamités telles que sécheresse ou inondations. Les Chinois appliquent encore aujourd’hui l’interprétation des signes aux plus petites choses. Par exemple, laisser tomber ses baguettes au cours d’un repas est considéré comme mauvais. On ne doit pas offrir des sandales de paille, qui sont un symbole de mort, de même que les montres et horloges. On exclura des cadeaux les mouchoirs et tout objet blanc, bleu ou noir. On se méfiera des cigognes et des grues, présages funèbres. Contrairement aux idées reçues, la Chine ne fut pas ce pays de la pudibonderie où la sexualité était systématiquement réprimée. Elle fut même, à bien des égards, plus tolérante que l’Occident, d’autant que l’acte sexuel était lié à l’équilibre du corps et des forces naturelles. Il existait une prostitution masculine organisée en guilde, dont les membres allaient travestis de par les rues. Un traité de littérature érotique composé à la fin de la période Tang, vaste panorama de tout ce qu’on peut faire entre adultes, consacre un chapitre aux rapports homosexuels masculins et cite l’exemple des empereurs de la dynastie Han, qui ne s’en privèrent pas. La poésie et l’histoire chinoises abondent en récits de souverains ou de riches personnages qui couchent avec des eunuques ou des pages. Un jour que l’empereur Ai-ti partageait sa couche avec son amant, celui-ci s’endormit sur la manche du souverain. Quand on appela ce dernier pour une audience, il prit son épée et coupa sa manche plutôt que de troubler le sommeil de son favori. L’expression « couper la manche » est restée pour désigner l’homosexualité masculine. La situation a bien changé depuis lors. Le superbe film Brokeback Mountain, qui traite d’homosexualité, n’a toujours pas, à ce jour, reçu de visa d’exploitation des autorités communistes. Carrière du juge Ti Jen-tsie 630 Ti naît à T’ai-yuan, capitale de la province du Chan-si. Il y passe ses examens provinciaux. Installés à Chang-an, la capitale, ses parents le marient à dame Lin Erma, qui sera sa Première. Il obtient son doctorat, devient secrétaire aux Archives impériales et se choisit une compagne secondaire. Une enquête aux Archives lui donne envie de postuler pour une carrière de juge. 663 Ti devient magistrat de Peng-lai, petite ville côtière du Nord-Est, non loin de l’embouchure du fleuve Jaune. Il épouse sa Troisième, fille d’un lettré ruiné. En pleine fête des fantômes, les statuettes de divinités maléfiques sont retrouvées sur les lieux de divers meurtres (Dix petits démons chinois). Ti doit ensuite identifier l’assassin du magistrat de Pien-fou, agréable cité balnéaire briguée par tous ses collègues (La Nuit des juges). 666 Ti est nommé à Han-yuan, ville située au bord d’un lac, pas très loin de la capitale. Immobilisé par une jambe cassée, il laisse sa Première l’aider à identifier une momie retrouvée dans la forêt, ainsi qu’un squelette déterré dans le jardin d’un peintre célèbre (Madame Ti mène l’enquête). Ti est confronté à une épidémie mystérieuse qui sème la panique parmi ses administrés (L’Art délicat du deuil). 668 En route pour prendre son poste à Pou-yang, florissante cité sur le Grand Canal, une inondation force Tï à s’arrêter dans un luxueux domaine dont les habitants gardent un lourd secret (Le Château du lac Tchou-an). Au printemps, il doit élucider le cas d’un corps sans tête découvert dans une maison de passe (Le Palais des courtisanes). À l’occasion d’un séjour dans un monastère taoïste, il envoie madame Première faire retraite dans un couvent de nonnes bouddhistes. Une série de morts suspectes se produit parmi les religieux (Petits meurtres entre moines). 671 Magistrat de Lan-fang, à l’ouest de l’empire, Ti est envoyé superviser les travaux de restauration de la Grande Muraille quand les Turcs-Bleus envahissent la région (Panique sur la Grande Muraille). 676 Au cours d’une tournée de collecte fiscale dans son district de Pei-tcheou, au nord du pays, une région de culture mongole, Ti séjourne dans une ville livrée à la passion du jeu (Mort d’un maître de go). 677 Rappelé à la capitale, Ti se voit confier une enquête dont dépend la vie d’une centaine de cuisiniers de la Cité interdite (Mort d’un cuisinier chinois). Ti est chargé de débusquer un assassin parmi les membres du Grand Service médical, organisme central de la médecine chinoise (Médecine chinoise à l’usage des assassins). Devenu directeur de la police, il poursuit le criminel le plus recherché de l’empire (Guide de survie d’un juge en Chine). 680 Ti Jen-tsie devient ministre de l’impératrice Wu Zetian. 700 Après avoir été créé duc de Liang, il s’éteint à Chang-an dans sa soixante-dixième année. FIN 1Prosternation. 2Énergie vitale. 3Le li est une mesure de distance qui représente cinq cent soixante-seize mètres. 4Nom chinois des Tibétains du Nord. 5La veille dure deux heures. 6Les Chinois ont aussi inventé le football, jeu très en vogue sous les Tang. 7« Le pays du Milieu ». 8L’ancêtre du mah-jong. Littéralement « cartes-alcool-jeu », ce qui indique sans ambiguïté son rôle social. 9Ethnie majoritaire en Chine. 10Nom générique des peuplades de l’Ouest, en l’occurrence des Turcs orientaux. 11Durant la dynastie des Tang, tout ce qui était étranger ou bizarre était appelé « hu ». 12Entre 21 heures et 23 heures. 13Nom chinois des Turcs-Bleus, tiré du pluriel türuk. Le mot türk signifie « fort ». 14Dix petits démons chinois, éditions Fayard. 15Le chiffre quatre a en chinois la même sonorité que le mot « mort » ; il est réputé porter malheur. 16« Parfum d’Orchidée » 17Bandits de grands chemins. 18La fête était célébrée chaque année autour du 21 décembre. 19Lit chauffé par en dessous, courant dans la Chine du Nord. 20Du sanscrit yaksa, le yecha est un démon du bouddhisme et de l’hindouisme. 21Diable. 22Köktürk signifie « Turcs-Bleus » ou « Célestes ». 23Confucius. 24Les « lois de la guerre ». Les textes anciens désignent ainsi l’art chinois de la stratégie. 25Vieux proverbe chinois. 26Cet épisode historique eut lieu très exactement en l’an 549 de notre ère. 27De longue tradition, l’hiver est en Chine le symbole des époques troublées. 28Ce vieux proverbe fait allusion à la primauté du fils de l’épouse légitime sur les enfants nés des concubines. 29Soucieux de reprendre la maîtrise de l’agriculture, les Tang avaient détaché les titres nobiliaires des terres correspondantes. En compensation, l’État versait un revenu qui diminuait selon l’importance du titre. Or, les titres baissaient d’un cran à chaque génération, depuis celui de duc (le plus haut) jusqu’à celui de baron (le plus bas). Le successeur du baron, privé de titre, perdait aussi la prime. 30« Oncle » est l’appellation générale des parents plus âgés. 31Les Chinois changeaient plusieurs fois de prénom au cours de leur vie, notamment lorsqu’ils abordaient l’âge adulte. 32La ceinture d’or indiquait l’appartenance aux plus hauts degrés de la hiérarchie mandarinale, qui en comptait neuf. 33Le gynécée. 34Vieux proverbe chinois. --------------- ------------------------------------------------------------ --------------- ------------------------------------------------------------ 2