Même dans ses rêves de jeunesse les plus débridés, Dekkeret ne s’était jamais imaginé dans une telle situation. Une suite royale au dernier étage d’un des plus hauts bâtiments de Stoien, à l’autre bout du continent. À sa droite le Coronal de Majipoor, Prestimion de Muldemar, le visage fermé, maussade. Derrière le Coronal le mage Su-Suheris, Maundigand-Klimd, à qui il semblait demander conseil en toute chose. De l’autre côté, la sublime Dame de l’Ile du Sommeil, la princesse Therissa, le front ceint du bandeau d’argent de sa charge. À l’autre bout de la pièce le jeune Dinitak Barjazid de Suvrael, tenant le sinistre appareil à contrôler les pensées dérobé à son père dans le campement des rebelles.
Le sort de la planète était entre les mains de ce petit groupe. Et lui, Dekkeret de Normork, en faisait partie. Jamais, même en rêve, il n’eût osé imaginer cela. Et pourtant, il était là. Bel et bien là.
— Puis-je revoir cet appareil, mon garçon, fit la princesse Therissa.
Dinitak Barjazid le lui apporta. Ses mains tremblaient quand il remit le casque à la Dame de l’Ile. Lui non plus, se dit Dekkeret, n’en revient pas de se trouver en pareille compagnie.
Elle l’avait déjà examiné minutieusement, des fils métalliques aux cristaux et à l’armature d’ivoire. Elle avait eu une longue discussion avec le garçon, totalement incompréhensible pour Dekkeret et, à l’évidence, pour le Coronal, sur des points techniques.
L’appareil était beau, à sa manière sinistre. Il rappelait à Dekkeret certains des instruments de sorcellerie que le mage avait détruits sur le bateau remontant de Piliplok à Ni-moya, juste avant de se jeter par-dessus bord.
Mais ce casque était un instrument scientifique, pas du matériel magique, ce qui le rendait peut-être encore plus effrayant. Dekkeret n’avait pas foi dans les pratiques magiques, même si certains sorciers – pas tous – disposaient de réels pouvoirs. La plupart, il en était convaincu, n’étaient que des charlatans qui abusaient de la crédulité populaire. Maundigand-Klimd lui-même l’avait souvent dit. Mais ce casque n’avait rien à voir avec un gadget de charlatan. Dekkeret avait entendu la Dame et Dinitak Barjazid en parler non comme d’un dispositif permettant d’invoquer les démons, mais en évoquant sa capacité à amplifier et transmettre les ondes cérébrales par des moyens électriques. Aucun rapport avec la sorcellerie. Et le casque de Barjazid fonctionnait ; il en avait subi personnellement le terrible pouvoir.
La Dame posa son bandeau d’argent et leva le casque au-dessus de sa tête.
— Mère, fit Prestimion, croyez-vous que ce soit prudent ?
— J’ai une certaine expérience de ce genre d’appareil, Prestimion, répondit-elle en souriant. Et Dinitak m’a expliqué le fonctionnement de celui-ci.
Elle le mit autour de sa tête, posa la main sur les organes de commande, fit quelques petits réglages.
Dekkeret eut à peine le courage de regarder quand elle s’offrit à la puissance du casque. La Dame était la plus belle femme qu’il lui ait été donné de voir, sans âge, glorieuse, absolument superbe. Son gracieux port de reine, la sérénité de ses traits, sa magnifique chevelure lustrée, la sobre élégance de sa robe sur laquelle ressortait la stupéfiante pierre rouge sang dans une monture en or fixée sur sa poitrine… Elle était assurément la reine du monde ! Et si la machine monstrueuse des Barjazid provoquait des lésions dans son cerveau ? Et si en poussant un cri et en blêmissant, elle s’affaissait devant eux ?
Elle ne cria pas ; elle ne tomba pas. Elle demeura droite comme toujours, rigoureusement immobile, pétrifiée par ce qu’elle vivait, transportée, semblait-il, dans quelque royaume lointain.
Rien n’indiquait que le casque lui faisait du mal. Mais, au bout d’un moment, une ride se forma sur son front d’albâtre, ses lèvres se pincèrent et s’abaissèrent pour prendre une expression réprobatrice que Dekkeret ne lui avait jamais vue. Quand, après ce qui sembla durer une éternité, elle retira enfin le casque et le rendit à Dinitak Barjazid, ses doigts frémissaient d’une manière presque imperceptible.
— Extraordinaire, déclara-t-elle.
Sa voix paraissait plus grave qu’à l’accoutumée, voilée par une raucité inhabituelle.
— On dirait un jouet en comparaison, reprit-elle en montrant son bandeau d’argent.
— Comment était-ce, mère ? demanda Prestimion. Peux-tu nous décrire ce que tu as vu ?
— Il faudrait que tu l’essaies toi-même pour comprendre. Et tu n’es pas prêt, loin de là. J’ai senti la présence de votre père, poursuivit-elle en tournant la tête vers le jeune Barjazid. J’ai effleuré son esprit avec le mien.
Elle ne semblait pas vouloir en dire plus sur son contact avec l’esprit de Barjazid, mais le visage de Dinitak se ferma, comme s’il comprenait parfaitement ce qu’elle avait ressenti.
— J’ai aussi effleuré l’esprit du Procurateur, ajouta la Dame en se retournant vers Prestimion. Cet homme est un démon.
— L’appareil permet d’identifier des esprits individuels ? demanda Dekkeret.
— Ces deux-là brillaient comme des phares dans la nuit, répondit la Dame. Mais avec un peu d’entraînement, oui, je pense que je pourrai en trouver d’autres. J’ai senti les émanations de Septach Melayn plus à l’est – du moins je crois que c’était lui – et peut-être de Gialaurys, ou bien de Navigorn. Ils progressent vers lui à travers une jungle abominable.
— Et mon épouse ? demanda Prestimion. Et Akbalik ?
— Je n’ai pas essayé d’aller si loin, répondit la Dame Therissa en secouant la tête. Si j’ai trouvé facilement votre père, poursuivit-elle à l’adresse de Dinitak, c’est parce qu’il en portait un aussi. Quand j’ai projeté mon esprit au loin, l’émission mentale de son casque est la première chose que j’ai trouvée. Le sien est plus puissant que celui-ci, n’est-ce pas ?
— Oui, madame. Un modèle plus récent. Je n’ai pas osé essayer de le lui prendre ; il ne s’en sépare jamais.
— Il l’utilise pour répandre la folie, comme nous le redoutions. J’ai vu à quel point il est facile de le faire. Ce sortilège d’oubli que tu as fait jeter par tes mages à la fin de la guerre, Prestimion : comme tu l’as dit, il a fragilisé de nombreux esprits, provoqué des faiblesses structurelles dont il n’est pas difficile de profiter. Il suffit à cet homme, avec l’aide de son casque, d’effleurer…
Un son, qu’on eût dit de douleur, franchit les lèvres de Prestimion.
— Mère ! Il faut que cela cesse !
Il était au supplice. Dekkeret le considéra d’un air horrifié.
— Ce ne sera peut-être pas si simple, déclara gravement Maundigand-Klimd. Il utilise le casque pour se protéger, lui et son maître, d’une attaque, n’est-ce pas, Dame Therissa ?
— Oui. Vous l’avez senti, Maundigand-Klimd. Il a élevé une sorte d’écran qui rend tout contact difficile. Quand j’ai enfin réussi à le pénétrer, j’ai trouvé quelque chose de très trouble. Et je ne saurais dire, à cinq cents kilomètres près, où se trouve leur campement.
— Bien sûr, fit Prestimion. Il est plus que vraisemblable que Barjazid se sert du casque pour cacher l’emplacement du camp de Dantirya Sambail à des assaillants. Akbalik m’en a parlé. Il pensait que le Procurateur avait fait appel à un mage pour jeter ce qu’il a appelé un « voile d’ignorance », mais quand je lui ai raconté l’histoire de la rencontre de Dekkeret avec Barjazid à Suvrael, il a conclu que les disparitions répétées de Dantirya Sambail devaient être l’œuvre de Barjazid.
— Vous pouvez en être certain, monseigneur, glissa Dinitak. Il n’est pas difficile, avec le casque, de projeter ce voile d’ignorance, comme vous dites. Je suis capable de le faire moi-même. Je pourrais me tenir juste devant vous et vous penseriez que j’ai disparu sous vos yeux.
— Croyez-vous, demanda Prestimion, qu’un casque pourrait être utilisé pour annuler le pouvoir de l’autre ?
— Ce devrait être possible, monseigneur. Certainement pas facile – mon père a une parfaite maîtrise de ces appareils et c’est un adversaire redoutable –, mais, oui, je pense que c’est possible.
— Très bien. La réponse à notre problème saute aux yeux. Nous utilisons notre casque pour contre-attaquer. Si tout se passe bien, Barjazid et son appareil sont mis hors circuit, et la propagation de la folie subit un coup d’arrêt. Septach Melayn et Gialaurys seront ensuite en mesure de trouver le campement de Dantirya Sambail et de lancer une offensive. Qu’en dites-vous, mère ? Pensez-vous pouvoir le faire ?
La Dame Therissa regarda calmement son fils et répondit d’une voix posée, totalement dénuée de chaleur.
— J’ai accoutumé d’utiliser mes pouvoirs pour guérir, Prestimion. Pas pour faire la guerre. Pas pour lancer des offensives, même contre des êtres comme ce Barjazid ou Dantirya Sambail.
La sécheresse inattendue de cette réponse secoua Prestimion. Son regard exprima la stupéfaction, le rouge lui monta aux joues. Mais il reprit rapidement ses esprits.
— Mère, il ne faut pas considérer cela comme une attaque ! Mais au moins essayer de le voir comme une contre-attaque. Ce sont eux, les agresseurs. Que ferais-tu d’autre que défendre des innocents ?
— Peut-être. Peut-être.
La Dame ne paraissait pas convaincue. Son visage assombri révélait la profondeur du conflit intérieur qui l’agitait.
— Il ne faut pas non plus oublier, Prestimion, que je sais à peine utiliser cet appareil. Avant d’envisager d’en faire l’usage que tu as proposé, il faut que j’apprenne à maîtriser ses subtilités, à mieux connaître sa puissance et sa portée. Cela prendra du temps. En admettant que j’accepte de faire ce que tu as suggéré ; et je ne suis pas sûre de le vouloir. L’exaspération de Prestimion s’accentua.
— Du temps ? Nous n’avons pas de temps ! Deux armées sont en ce moment au cœur de cette épouvantable jungle. Combien de temps crois-tu que je vais les obliger à y rester ? Et la folie qui se propage heure par heure, à cause de cet homme ! Non ! Il faut frapper sans attendre ! Tu dois le faire, mère !
La Dame ne répondit pas. Elle se drapa dans sa majestueuse dignité et considéra calmement son fils en silence. Un silence qui est en soi une réponse, se dit Dekkeret. La température de la pièce sembla dégringoler jusqu’au point de congélation. Un affrontement entre le Coronal et la Dame de l’île : il était extraordinaire d’être témoin d’un tel événement !
La voix claire et aiguë de Dinitak Barjazid rompit le silence glacial.
— Je pourrai le faire, monseigneur, si la Dame ne le veut pas. Oui, je sais que je pourrai le faire.
— Tu t’attaquerais à ton propre père ? s’écria Dekkeret.
Dinitak lui lança un regard de dédain, comme s’il venait de prononcer des paroles d’une incroyable naïveté.
— Pourquoi pas, prince Dekkeret ? Un homme qui a choisi de se faire l’ennemi de toute la planète est assurément mon ennemi. Pourquoi ai-je apporté ce casque, sinon pour qu’on l’utilise contre lui ? Pourquoi me suis-je enfui du campement ?
Il avait les yeux brillants, le visage empourpré d’une ferveur juvénile.
— Je suis ici pour servir, prince Dekkeret. De toutes les manières.
Dekkeret vit que Prestimion fixait sur Dinitak un regard pénétrant.
Il comprit soudain que le jeune Barjazid l’avait mis dans une situation précaire. C’est lui qui avait présenté le garçon à Prestimion. Lui qui avait exhorté le Coronal à lui faire confiance. Quand Dekkeret s’était emparé dans le désert de Suvrael de l’appareil à voler les rêves, Dinitak avait déclaré à son père qu’il serait profitable pour eux d’accompagner Dekkeret jusqu’au Château et de faire à lord Prestimion la démonstration de la puissance du casque.
Mais on pouvait imaginer – comme Prestimion l’avait fait en apprenant que Dinitak se ralliait à lui – que ce qui se passait maintenant faisait partie d’un plan machiavélique ourdi par Dantirya Sambail. Et si le jeune homme, coiffé du casque qu’il affirmait avoir apporté pour le mettre à la disposition du Coronal – joignait la puissance de son appareil à celle de son père qui en portait un autre à des milliers de kilomètres de là ? À eux deux, ils constitueraient une force invulnérable.
Le pari est risqué, se dit Dekkeret. Ils misaient tout sur un garçon dans les veines duquel coulait le sang d’un homme pour qui la tromperie et la traîtrise étaient aussi naturelles que de respirer. Pouvaient-ils courir ce risque ?
— Qu’en pensez-vous, Dekkeret ? demanda le Coronal. Devons-nous accepter la proposition de ce jeune homme ?
Derrière Prestimion se tenait Maundigand-Klimd, le Su-Suheris distant et énigmatique, qui ne s’était pas mêlé à la conversation.
Dekkeret implora du regard le Su-Suheris de l’aider. Je suis dépassé ! Aidez-moi ! Aidez-moi !
Maundigand-Klimd avait-il compris ?
Les quatre yeux verts du Su-Suheris étaient braqués sur lui. La tête gauche s’inclina imperceptiblement. La droite fit de même. Puis, sans qu’il fût possible de se méprendre, les deux têtes s’inclinèrent en même temps.
Merci, Maundigand-Klimd. Merci de tout cœur.
— Je vous ai dit, monseigneur, quand vous l’avez vu pour la première fois, qu’il fallait lui faire confiance, déclara Dekkeret d’une voix ferme. Je n’ai pas changé d’avis.
— Soit, fit Prestimion sans hésiter.
Il était à l’évidence arrivé à la même décision. Il se tourna vers le jeune Barjazid.
— Nous nous reverrons dans le courant de la journée, lui dit-il, pour parler de la manière dont nous allons procéder. Mère, poursuivit-il en se tournant vers la Dame Therissa, votre présence ne sera pas nécessaire. Je ne vous demanderai pas, puisque cela vous déplaît tant, de prendre part à cette opération. Mais j’ai d’autres tâches pour vous. Vous pouvez vous retirer, tous, ajouta-t-il en s’adressant aux autres. Je veux passer un moment seul à seul avec ma mère.
Prestimion prit dans un meuble placé sous la fenêtre un flacon de vin de Muldemar d’un grand millésime qui l’avait accompagné du Château à Stoien. Il remplit généreusement deux coupes et ils trinquèrent.
— Je vous demande pardon, mère, fit-il quand ils eurent reposé leurs coupes après avoir dégusté quelques gorgées de vin. Cela m’a profondément peiné de vous avoir mise dans une situation difficile devant les autres.
— Il n’y a pas de mal. Tu es le Coronal, Prestimion ; le bien-être de la planète est entre tes mains. Ces hommes représentent une menace pour tout le monde et il faut que tu prennes des mesures contre eux. Je suis disposée à faire tout ce qui est en mon pouvoir pour t’aider. Mais tu m’as demandé quelque chose que je ne suis pas capable de te donner.
— Je le regrette, crois-moi. J’aurais dû réfléchir avant de parler. Tu n’as pas à te servir de ton expérience et de tes pouvoirs pour commettre un acte d’agression…
— Tu comprends maintenant, fit-elle en souriant.
Elle saisit sa main, l’effleura du bout des lèvres.
— Avec ou sans moi, reprit-elle, il faut faire cette tentative. Mais je me demande si ce garçon parviendra à prendre l’avantage sur son père. Le contact, aussi bref soit-il, que j’ai eu avec l’esprit de Barjazid aîné m’a permis de voir qu’il était redoutable. Et toute méchanceté.
— Même si, au pis, Dinitak ne réussit qu’à le gêner, ce sera quelque chose. Un coup inattendu qui l’affaiblit, une distraction, une diversion… Nous serons bientôt fixés.
Il prit sur la table où elle l’avait posé le bandeau d’argent de la Dame. Il éprouva aussitôt la sensation de picotement qui annonçait son pouvoir.
— Il faut que je m’entraîne avec celui-ci, reprit-il. Et il me faudra aussi apprendre à utiliser le casque de Barjazid. Puisqu’il semble que tout le monde exige de moi que je reste loin du théâtre des opérations, je veux être en mesure de jouer un rôle dans la bataille, même de très loin.
— Je peux t’aider.
— Vraiment ? Et pour le casque de Barjazid aussi ?
— Il ne sera pas facile pour toi de le maîtriser. L’utiliser est comme chevaucher la foudre. Mais oui, Prestimion… oui, je t’apporterai tout le soutien dont tu pourras avoir besoin. Ce qui signifie que je vais devoir m’entraîner moi-même à le maîtriser, j’imagine… Quel est ce vin ? Une pure merveille.
— Tu ne le reconnais pas ? fit Prestimion en riant. Il vient de nos chais, mère.
Elle prit une autre gorgée, goûtant le vin avec plus d’attention, et lui demanda de la resservir.
— Veux-tu remettre ton bandeau pour moi, mère ? demanda-t-il au bout d’un moment. Projette ton esprit au loin ; il y a des choses que je dois savoir. Dis-moi comment se débrouille mon armée dans la jungle de Stoienzar. Donne-moi des nouvelles de Varaile et de mon pauvre Akbalik.
— Bien sûr.
Elle plaça le bandeau d’argent sur son front et ferma les yeux un moment. Quand elle les rouvrit, Prestimion vit qu’elle avait glissé dans l’état de transe permettant à celui qui portait le bandeau de parcourir toute la surface de la planète. La Dame Therissa semblait n’avoir aucunement conscience de sa présence. Il osait à peine respirer. Elle fut absente un long moment ; puis cette expression lointaine s’effaça de son visage et elle redevint elle-même. Mais elle resta silencieuse.
— Alors ? fit Prestimion qui n’y tenait plus. Qu’as-tu vu, mère ?
— C’est Septach Melayn que j’ai vu le premier. Toujours charmant, élégant et gracieux ! Et totalement dévoué à ta personne.
— Comment va-t-il ?
— Je l’ai trouvé nerveux, troublé. Ils continuent d’avancer à travers la jungle à la poursuite d’un ennemi insaisissable. Les éclaireurs viennent annoncer qu’ils ont trouvé le camp de Dantirya Sambail, mais quand le gros de l’armée arrive sur place, il n’y a plus rien. Et, apparemment, il n’y a jamais rien eu.
— Le voile d’ignorance, soupira Prestimion. Avec l’aide du jeune Barjazid, nous le lèverons… Et Varaile ? Et Akbalik ?
— Ils sont loin d’ici maintenant. Bien au-delà de la moitié de leur trajet, j’imagine.
— Je l’espère. Mais franchir une telle distance n’a rien d’insurmontable pour toi.
— Non.
Elle se laissa de nouveau glisser dans l’état de transe. Cette fois, quand elle revint, elle avait les mâchoires serrées et les yeux étonnamment tristes. Elle fut encore très longue à parler ; il lui fallait à l’évidence un certain temps pour se reprendre après chaque voyage.
— Il est arrivé quelque chose ? lança Prestimion. À Varaile ? Au bébé ?
— Non, répondit la Dame. Tout va bien pour ta femme et l’enfant qu’elle porte. Mais ton ami Akbalik…
— Son état a empiré, c’est ça ?
— Ses souffrances sont terminées, Prestimion, annonça la Dame après un silence.
Les mots prononcés d’une voix douce le frappèrent avec une violence inimaginable ; pendant un moment, il fut comme assommé.
— Je l’ai envoyé à la mort en le laissant partir dans cette jungle, reprit-il lentement. Il n’est pas le premier homme de qualité dont la vie est abrégée par ma faute, pas le dernier non plus, je le crains. Je pensais qu’il pourrait me succéder sur le trône du Coronal, mère. C’est dire en quelle estime je le tenais.
— Je sais que tu l’aimais. Je regrette d’avoir dû t’annoncer cette nouvelle.
— C’est moi qui l’ai demandé.
— Il y a, je pense, un foyer de troubles dans une autre partie du monde, reprit la Dame. Je l’ai entraperçu en projetant mon esprit. Je vais regarder de plus près.
Tandis que sa mère glissait pour la troisième fois dans l’état de transe, Prestimion vida patiemment sa coupe de vin. Quand elle fut de retour, il ne s’empressa pas de l’interroger.
— C’est bien ce qu’il m’avait semblé, Prestimion. Une grande flotte se rassemble sur la côte de Zimroel. Une véritable armada. Des navires par dizaines, peut-être plus de cent, attendant au large de Piliplok que Dantirya Sambail donne l’ordre d’appareiller.
— C’est donc ça ! Il a passé tout ce temps à rassembler discrètement une force d’invasion et tout est prêt ! Mais comment se fait-il qu’un tel rassemblement de navires n’ait pas attiré l’attention ?
— J’ai eu les plus grandes difficultés à les découvrir. Comme s’ils étaient, même en plein jour, sous le couvert d’une nuit perpétuelle.
— Bien sûr ! Encore le voile d’ignorance ! Qui a dissimulé aux regards non seulement le Procurateur, mais toute une flotte !
Prestimion se leva. À son grand étonnement, il sentit une étrange tranquillité l’envahir. Les nouvelles étaient mauvaises, mais il savait maintenant à quoi s’en tenir.
— Très bien, fit-il. Nous savons quel ennemi nous affrontons. Et nous allons nous occuper de lui, n’est-ce pas, mère ?
— La nuit commence à tomber, fit Navigorn. Que diriez-vous d’installer notre campement ici ?
— Pourquoi pas ? répondit Septach Melayn. L’endroit est aussi sinistre qu’un autre.
Dommage que le jeune Dekkeret ne soit pas des leurs dans cette expédition. S’il avait encore en lui l’envie de pénitence qui l’avait poussé à entreprendre un voyage à Suvrael, il trouverait dans cette jungle le cadre idéal pour quelques séances de flagellation. Rares devaient être sur la surface de la planète les régions moins hospitalières que le sud de la péninsule de Stoienzar.
Ils avaient vu au long de leur progression vers l’ouest une succession d’atrocités. Des arbres qui poussaient, grandissaient et mouraient en une journée – sortant du sol à l’aube, ils atteignaient une hauteur de huit à dix mètres à midi, avant de faire éclore de hideuses fleurs noires dégageant des vapeurs délétères, produisaient une heure plus tard des fruits gonflés mortellement toxiques pour finir par périr au crépuscule de leur nature empoisonnée. Des crabes pourpres gros comme des maisons surgissant du sol sablonneux où ils étaient tapis en faisant claquer des pinces tranchantes comme des cimeterres. Des escargots noirs projetant sur les chevilles un acide rouge. Et partout les abjects palmiers-scies, les affreux manganozas, agitant joyeusement leurs palmes implacables comme pour défier le voyageur de s’approcher de leurs bosquets impénétrables…
Navigorn avait choisi pour bivouaquer une large grève grise aux pierres tranchantes le long du lit à sec d’un cours d’eau. C’est parfait, se dit Septach Melayn. Une rivière totalement dépourvue d’eau et qui n’offre au regard qu’une large étendue dénudée, couverte de cailloux. Il devait pourtant y avoir de l’eau sous le lit rocheux : en regardant attentivement, on voyait les cailloux avancer d’un lent mouvement régulier, comme mus le long du lit de la rivière par la force de quelque cours d’eau souterrain. Pour passer le temps, on pouvait se planter devant le lit de la rivière dans l’espoir de voir passer quelque pierre précieuse, une émeraude ou un rubis brillant tel un poisson au milieu de la masse de débris en mouvement. Mais il soupçonnait qu’on pourrait y rester cinquante mille ans sans rien voir d’intéressant. Gialaurys descendit de son flotteur et vint le rejoindre.
— Nous allons établir notre campement ici ?
— As-tu vu un meilleur endroit ?
— Il n’y a pas d’eau.
— Il n’y a pas non plus de manganozas ni de crabes des marais, glissa Navigorn. Une nuit sans eux me ferait le plus grand bien. Et, demain matin, nous partirons directement vers le camp du Procurateur.
Gialaurys éclata d’un rire grinçant et cracha par terre.
— Cette fois, insista Navigorn, nous allons le trouver. J’en ai le pressentiment.
— Oui, fit Septach Melayn. Cela ne fait aucun doute.
Il s’éloigna d’eux et s’assit sur un rocher, au bord du lit de la rivière. De petits animaux gros comme la main, aux nombreuses pattes et au corps recouvert d’écailles, cherchaient leur nourriture dans la couche supérieure des cailloux, creusant pour saisir de petites créatures qu’ils remontaient à la surface afin de les manger. Des sortes de scarabées, de petits crustacés ou peut-être les poissons de cette rivière à sec. Des poissons à pattes seraient parfaitement adaptés à une rivière sans eau. Un des animaux écailleux se hissa sur les cailloux et considéra Septach Melayn avec sa demi-douzaine d’yeux ronds et brillants comme s’il s’apprêtait à lancer une attaque contre sa cheville pour en connaître le goût. Tout ne cherchait qu’à mordre à Stoienzar, même les plantes. Septach Melayn lança un cailloux dans la direction de la bestiole qui disparut aussitôt.
Malgré sa vitalité et sa résistance, la vie dans cette contrée était une rude épreuve. Quant aux autres, ils devaient souffrir le martyre. L’hostilité inlassable de la nature était si excessive qu’elle en devenait risible ; mais on ne riait pas longtemps quand le danger pouvait surgir à chaque instant. Et tout le monde commençait à se lasser de cette aventure. Ils avaient l’impression d’avoir passé leur vie à traquer Dantirya Sambail, d’abord dans les territoires du Levant, puis sur la route de Ketheron, Arvyanda et Sippulgar, et maintenant dans cette interminable traversée de Stoienzar.
Depuis combien de temps exactement étaient-ils là ? Des semaines ? Des mois ? Chaque jour se fondait dans le suivant. Ils avaient l’impression que des siècles s’étaient écoulés depuis leur arrivée dans cette région monstrueuse.
À trois reprises, déjà, des éclaireurs avaient rapporté qu’ils avaient découvert le campement du Procurateur. Un endroit animé, grouillant de centaines d’hommes, contenant des tentes, des flotteurs et des montures, des provisions en quantité… Mais tout disparaissait dans la nuit quand ils faisaient avancer les troupes pour se préparer à l’assaut. Les éclaireurs étaient-ils victimes d’une illusion ? Ou bien était-ce l’absence du campement, quand ils revenaient avec l’armée, qui constituait une illusion ?
Quoi qu’il en fût, Septach Melayn était convaincu qu’il y avait de la sorcellerie dans l’air. Dantirya Sambail jouait avec eux. Et il se préparait assurément, pendant ce temps, à lancer l’attaque longuement mûrie lui permettant de se venger de Prestimion qui contrecarrait ses plans depuis si longtemps et l’empêchait d’assouvir sa soif de pouvoir.
Un des petits animaux écailleux du lit de la rivière le regardait maintenant, à trois ou quatre mètres de distance. À demi dressé, il dessinait dans l’air des arabesques avec sa multitude de petites pattes.
— Es-tu un espion du Procurateur ? Eh bien, tu lui rapporteras ceci de la part de Septach Melayn !
Il lança une pierre en direction de l’animal, en visant soigneusement cette fois. Mais la petite créature parvint à éviter le projectile en se déplaçant prestement de quelques centimètres ; elle continua de le regarder fixement, comme pour le mettre au défi de recommencer.
— Bien joué ! Il n’y en a pas beaucoup qui sont capables d’éviter les attaques de Septach Melayn !
Il se désintéressa du petit animal. Une somnolence venait de le prendre, bien que ce fût à peine l’heure du crépuscule. Dans un premier temps, il essaya de résister, redoutant, s’il cédait au sommeil, que les animaux de la rivière se jettent sur lui. Puis il reconnut les signes annonciateurs d’un message de la Dame et s’abandonna à son pouvoir.
Il glissa en quelques instants dans l’état de rêve, au bord du lit caillouteux de la rivière à sec. Il ne se trouvait plus dans la terrible jungle de Stoienzar, mais dans une radieuse clairière du merveilleux parc de lord Havilbove, sur les pentes du Mont du Château et la Dame de l’île était en sa compagnie, la mère de Prestimion, la belle princesse Therissa, qui lui disait qu’il n’avait pas à avoir peur, qu’il devait aller de l’avant et frapper fort.
— Ce n’est pas une question de peur, madame. Mais comment frapper quelque chose que je ne puis voir ?
— Nous vous aiderons à voir, dit la Dame de l’île. Nous vous montrerons le visage de l’ennemi. Et alors, Septach Melayn, ce sera à vous d’agir.
Ce fut tout. Le message était terminé. La Dame avait disparu. Septach Melayn ouvrit les yeux en battant des paupières ; il se rendit compte qu’il avait rêvé.
Devant lui une demi-douzaine des petits animaux à écailles, sortis des cailloux, étaient disposés en demi-cercle, à vingt centimètres du bout de ses bottes. À demi dressés, ils agitaient leurs pattes supérieures un peu comme s’ils voulaient jeter un charme sur lui. Serait-ce un conclave de sorciers miniatures ? Préparaient-ils une attaque concertée ? Allaient-ils se jeter sur lui et plonger leurs petites griffes dans sa chair ?
Apparemment pas. Ils restaient là, à le regarder. Fascinés, peut-être, par le spectacle de cet humain aux jambes interminables allongé sur un rocher. Il ne se sentait pas en danger. La vue des petits animaux gravement disposés en demi-cercle était avant tout amusante.
Il se dit que c’étaient les premiers habitants de la péninsule de Stoienzar qui n’avaient rien de pernicieux dans leur aspect.
Un bon présage. Les choses allaient peut-être commencer à s’arranger. Peut-être.