— Il s’appelle Dekkeret, dit Varaile. Un chevalier-novice, très jeune, pas bien dégrossi mais destiné, je pense, à de grandes choses.
Prestimion éclata de rire. Ils se trouvaient dans la salle du trône de Stiamot, en compagnie de Gialaurys. Prestimion n’était de retour au Château que depuis une heure et Varaile avait tenu à lui raconter cette histoire comme s’il n’y avait rien de plus important au monde.
— Je connais bien Dekkeret, fit-il. Il m’a sauvé la vie à Normork, il y a un certain temps, le jour où un dément armé d’une faucille a surgi de la foule pour se jeter sur moi.
— C’est vrai ? Il ne m’en a pas parlé.
— Le contraire m’aurait fort étonné.
— L’histoire qu’il m’a racontée est véritablement stupéfiante, Prestimion.
— Voyons si j’ai bien compris, fit Prestimion qui n’avait écouté que d’une oreille distraite, quand elle eut terminé. Il était en mission à Zimroel avec Akbalik, cela je le sais, puis, pour une raison qui n’a jamais été claire pour moi, il est parti seul à Suvrael. Tu me dis maintenant qu’il est revenu en rapportant un appareil… qui sert à quoi exactement ?
— À prendre le contrôle de l’esprit des gens. Une invention d’un petit contrebandier minable, du nom de Barjazid, qui propose de guider les voyageurs dans le désert, mais qui, en réalité…
— Barjazid ? coupa Prestimion. Ce nom me dit quelque chose. Je sais que je l’ai entendu, mais je ne me souviens plus où.
— Un petit bonhomme louche, au regard torve et à la peau parcheminée, qui est resté deux ans au service du duc Svor, glissa Gialaurys. Très fuyant, ce Barjazid, comme l’était Svor. Tu l’as toujours détesté.
— Oui, cela me revient… C’était juste après le petit problème à Thegomar Edge, quand nous avons arrêté ce sorcier Vroon flagorneur, Thalnap Zelifor, qui avait inventé des appareils pour lire dans la pensée des gens et vendait sans scrupule ses services aux deux camps…
— Exactement, fit Gialaurys. Barjazid était là par hasard et tu lui as demandé d’escorter le Vroon avec son attirail diabolique jusqu’à Suvrael où il resterait en exil. C’est là, sans doute, qu’il s’est débarrassé du Vroon à la première occasion et s’est approprié le matériel du petit sorcier. Où as-tu dit que Barjazid se trouvait, Varaile ?
— Dans les tunnels de Sangamor. Il y est enfermé avec son fils.
Prestimion éclata d’un rire sonore.
— Comme c’est amusant ! La boucle est bouclée ! C’est dans les tunnels que j’ai fait la connaissance de Thalnap Zelifor. Nous étions enchaînés côte à côte.
Au regard interrogateur de Varaile, Prestimion comprit que l’évocation des épisodes de la guerre civile la plongeait dans une profonde perplexité.
— Je te raconterai cela une autre fois, lui dit-il. Pour ce qui est de ce matériel, j’y jetterai un coup d’œil dès que j’aurai le temps. Un appareil qui permet de contrôler les esprits ?… J’imagine que, tôt ou tard, cela pourra nous être utile.
— Mieux vaudrait tôt que tard, à mon avis, fit Varaile.
— Je t’en prie. Je ne cherche pas à minimiser son importance, mais il y a bien d’autres choses à régler avant.
Il sourit pour adoucir le ton de ses paroles, mais sans essayer de dissimuler son agacement.
— Je m’en occuperai le moment venu, reprit-il.
— Et le prince Dekkeret ? insista Varaile. Ne mérite-t-il pas une récompense pour avoir attiré notre attention sur cette affaire ?
— Le prince Dekkeret ? Oh ! non ! Il n’est pas encore anobli ! Ce n’est qu’un jeune homme de Normork qui commence à faire son chemin dans la hiérarchie du Château. Mais tu as raison : il mérite une récompense. Qu’en dis-tu, Gialaurys ? Nous le faisons grimper de deux échelons ? Oui, très bien. S’il est au deuxième échelon, comme je le crois, faisons-le passer au quatrième. À condition qu’il ait surmonté la crise morale qui l’a envoyé à Suvrael.
— S’il n’y était pas allé, Prestimion, observa Varaile, il n’aurait jamais mis la main sur cet appareil.
— Tu as raison. Mais rien ne prouve qu’il aura une véritable utilité. Quant à cette histoire de Dekkeret à Suvrael, j’avoue qu’elle me chiffonne ; il était censé travailler pour nous à Ni-moya, non s’embarquer pour de mystérieuses aventures à titre privé. Je ne veux pas qu’il recommence… Et maintenant, poursuivit-il, tandis que Gialaurys sortait en s’inclinant, il y a un autre sujet qu’il nous faut aborder, Varaile.
— Lequel ?
— Un nouveau voyage à entreprendre bientôt.
Une ombre de déplaisir passa sur le visage de Varaile.
— Tu veux déjà repartir, Prestimion ?
— Pas tout seul ; nous deux. Cette fois, tu m’accompagnes.
Le visage de Varaile s’éclaira aussitôt.
— Je préfère ça ! Et où allons-nous ? À Bombifale, peut-être ? J’aimerais tellement voir Bombifale. Ou à Amblemorn ? Il paraît que la ville est pittoresque, avec des ruelles sinueuses et de vieilles rues pavées… J’ai toujours rêvé d’aller à Amblemorn, Prestimion.
— Nous allons plus loin, Varaile. Beaucoup plus loin ; jusqu’à l’île du Sommeil. Je n’ai pas vu ma mère depuis les fêtes du couronnement et elle ne connaît pas ma femme. Elle a envie de te rencontrer. Et il y a des choses importantes dont elle veut m’entretenir. Nous prendrons le bateau qui descend le Iyann jusqu’à Alaisor, d’où nous embarquerons pour l’île. À cette époque de l’année, c’est le meilleur itinéraire.
— Quand partons-nous ? demanda Varaile.
— Une semaine ? Une dizaine de jours ? Cela te convient ?
— Bien sûr, fit-elle en souriant, un peu déçue peut-être. Décidément, le Coronal n’a pas souvent l’occasion de rester longtemps chez lui, n’est-ce pas, Prestimion ?
— J’aurai tout le temps plus tard, répondit-il. Quand je serai Pontife et que je résiderai au fond du Labyrinthe.
Dans la cité de Stoien, à la pointe de la péninsule de Stoienzar, Akbalik feuilletait avec lassitude une épaisse liasse de documents maritimes, manifestes de cargaison, listes des passagers et autres, à la recherche d’un indice lui permettant de trouver la piste de Dantirya Sambail. Il faisait la même chose tous les jours depuis trois mois. Une copie du moindre document concernant de près ou de loin les navires faisant la traversée entre Alhanroel et Zimroel arrivait au centre de renseignement qu’Akbalik, sur l’ordre de Septach Melayn, avait établi à Stoien. Il en savait plus qu’il ne l’aurait jamais imaginé sur le prix du quintal de racine de ghumba ou le coût de l’assurance d’une cargaison de baies de thuyol contre les dégâts causés par les klegworms. Mais il n’avait absolument rien trouvé sur Dantirya Sambail.
Les dépêches qu’il envoyait chaque semaine au Château devenaient de plus en plus laconiques et revêches. Akbalik vivait en province depuis de longs mois ; il commençait à se dire que cette succession de journées inutiles au milieu d’inconnus ennuyeux comme la pluie n’en finirait jamais. Tout le monde vantait son égalité d’humeur, mais il touchait à ses limites. La vie du Château lui manquait par trop. Il ne se passait rien dans ces villes de province ; il était temps, plus que temps de rentrer au Château, comme il l’avait demandé explicitement dans ses deux dernières dépêches.
Mais il n’avait pas reçu de réponse. Septach Melayn devait être trop occupé à travailler ses bottes les plus imprévisibles pour lire sa correspondance. Il avait aussi envoyé une missive à Gialaurys, mais c’était comme s’il avait écrit à la statue de lord Stiamot. Quant au Coronal, Akbalik avait appris qu’il se rendait dans l’île du Sommeil pour présenter sa jeune épouse à sa mère ; il devait se trouver en ce moment sur le Iyann. à mi-chemin entre le Mont et Alaisor. Il n’y avait donc, semblait-il, aucun espoir d’un rappel. Akbalik était condamné à rester dans ce bureau et à éplucher jour après jour ces montagnes de documents.
Pour quelqu’un qui était exilé en province, Stoien avait au moins l’avantage d’être une cité attrayante. Elle bénéficiait d’un climat idéal, avec un temps estival d’un bout à l’autre de l’année, un air limpide et un ciel sans nuages, une légère brise de mer du milieu de la matinée au milieu de l’après-midi, des soirées douces et une averse nocturne délicieusement rafraîchissante ponctuellement à minuit. La cité avait la forme d’un long ruban s’étirant sur plus de cent cinquante kilomètres le long de la baie abritant son grand port, ce qui permettait à une population de plus de neuf millions d’habitants d’y vivre sans avoir l’impression d’être tassés les uns sur les autres. Et c’était un plaisir pour l’œil. La péninsule de Stoienzar étant totalement plate, au point de ne jamais s’élever à plus de six mètres au-dessus du niveau de la mer, les habitants de Stoien avaient introduit une variété topographique dans leur cité en exigeant que chaque construction repose sur une plate-forme de brique habillée de pierre blanche et en imposant une grande diversité dans la dimension des plate-formes. Certaines ne dépassaient pas trois à quatre mètres de hauteur, d’autres, en retrait par rapport à la côte, s’élevaient à plusieurs dizaines de mètres.
Certains bâtiments d’une importance particulière se dressaient seuls, très haut au-dessus du niveau de la rue, sur des fondations qui leur étaient propres. Ailleurs, des quartiers entiers partageaient un socle géant. Le regard était sans cesse en mouvement, sollicité par ces plaisantes alternances de hauteur. Et l’effet de toute cette brique était adouci par une profusion d’arbustes et de plantes grimpantes se développant avec une luxuriance tropicale au pied de chaque plate-forme, s’accrochant le long des rampes qui donnaient accès aux niveaux supérieurs et sur les murs les plus élevés. Ces plantations exubérantes présentaient d’éblouissantes couleurs, non seulement l’infinité de nuances du vert de leur feuillage, mais toute la palette de leurs fleurs innombrables – indigo, écarlate, vermillon, violet ou couleur topaze.
Oui, c’était une belle ville. De son bureau du port, dans le bâtiment des douanes, Akbalik avait une vue magnifique sur la baie aux eaux d’un bleu pâle et parfaitement lisses. Quand il se tournait vers le nord, sa vue portait à des centaines, voire des milliers de kilomètres jusqu’à ce que l’horizon forme sur la large courbe de la planète une mince ligne grise. Mais Akbalik avait le mal du pays. Il commença à rédiger dans sa tête une nouvelle missive destinée à Septach Melayn.
« Cher ami et vénéré Haut Conseiller. Quatre mois se sont écoulés depuis mon arrivée à Stoien, à votre requête. Pendant tout ce temps, j’ai loyalement et diligemment œuvré à…»
— Prince Akbalik ? Veuillez m’excuser, prince…
C’était Odrian Kestivaunt, le Vroon qui lui servait de secrétaire. Le petit être se tenait sur le pas de la porte, agité comme à son habitude, sa multitude de tentacules s’enroulant et se déroulant nerveusement d’une manière qu’Akbalik avait mis un certain temps à supporter. Il apportait un nouveau paquet de paperasses.
— Encore de la lecture, Kestivaunt ? fit Akbalik, le visage fermé.
— J’ai déjà parcouru ces papiers, prince Akbalik. Et j’ai découvert quelque chose de fort intéressant. Les documents concernent plusieurs cargos partis ces quinze derniers jours de différents ports de la péninsule à destination de Zimroel. Si vous me permettez, prince…
Kestivaunt entreprit de disposer les documents sur le bureau comme les cartes d’un jeu de solitaire. Akbalik vit qu’il s’agissait de manifestes de cargaison, de longues listes de marchandises agrémentées de commentaires des capitaines sur leur état le jour du chargement, la qualité du conditionnement et autres notes de cet ordre.
Le regard d’Akbalik se posa sur les épaules tombantes du Vroon qui continuait d’étaler ses feuilles. Tant de quintaux de lotus-miel, tant de sacs de gomme de madarate, tant de livres d’orokhalk, tant d’herminettes, d’alênes, de manches de hache, de bâts, de marteaux…
— Est-il vraiment nécessaire de faire cela, Kestivaunt ?
— Encore un moment, je vous en conjure, mon bon prince. Voilà… J’attire maintenant votre attention sur la septième ligne du premier manifeste. Voyez-vous ce qui est écrit ?
— Anyvug ystyn ripliwich raditix, lut Akbalik en ouvrant de grands yeux. Oui, je vois, mais je n’y comprends rien. C’est écrit en langue Vroon ?
— Plutôt du Skandar qu’autre chose, à mon avis. Mais cela ne ressemble guère non plus à du Skandar. Je ne pense pas que ce soit une langue parlée sur Majipoor. Mais ce n’est pas tout, prince : si vous voulez bien regarder la dixième ligne de ce deuxième manifeste.
— Emijiquk gybpij jassnin ys… Qu’est-ce que c’est que ce sabir ?
— Un message codé, peut-être ? Regardez, prince, ligne treize du document suivant : « Kesixm ricthip jumlee ayviy. » Et ligne seize de celui-ci : « Mursez ebunut yumus ghok. » Et là, ligne dix-neuf… vous remarquerez qu’il y a une progression arithmétique d’un document à l’autre.
Le Vroon brassait les papiers avec excitation et les fourrait sous le nez d’Akbalik.
— Ce charabia est interpolé dans des textes normaux à des intervalles progressifs de trois lignes. Il nous manque, je pense, les deux premières phrases du message qui devraient se trouver sur les première et quatrième lignes de documents qui ne semblent pas en notre possession. Mais vous n’avez pas tout vu : j’ai déjà relevé quarante lignes. Qu’est-ce que cela pourrait être d’autre qu’un code ?
— Vous avez raison, fit Akbalik, c’est trop absurde pour être une langue. Mais il y a code et code. Il pourrait simplement s’agir d’un commerçant qui cherche à cacher des secrets à ses concurrents.
Il parcourut du regard un autre document : zinuco takttamt ynifgogi nhogtua. Et si cela signifiait : dix mille hommes se mettent en marche la semaine prochaine ? Un frisson d’excitation se propagea dans son dos.
— Il se peut aussi, reprit-il, que nous ayons découvert un moyen de communication entre Dantirya Sambail et ses alliés.
— En effet, fit le Vroon. C’est tout à fait possible. Et un code est facile à décrypter par ceux qui sont des experts dans cet art.
— Vous parlez pour vous ? demanda Akbalik, qui savait que les Vroons étaient versés dans la science divinatoire.
— Pas pour moi, prince, répondit le petit être dont les tentacules s’agitèrent en signe de dénégation. Cela dépasse mes compétences. Mais j’ai un confrère du nom de Givilan-Klostrin…
— C’est un nom Su-Suheris, si je ne me trompe.
— Absolument. Un homme d’une réputation irréprochable pour qui le décryptage de ces textes serait un jeu d’enfant.
— Il vit à Stoien ?
— À Treymone, prince, la cité des maisons-arbres. À quelques jours de trajet par la route de la côte…
— Je sais où se trouve Treymone, merci.
Akbalik prit un moment pour réfléchir. Au fil des mois de travail avec Odrian Kestivaunt, il avait appris à faire confiance au Vroon, mais mettre dans le secret d’une affaire aussi explosive un Su-Suheris inconnu était une tout autre histoire. Quelques recherches discrètes s’imposaient d’abord. Ceux du peuple à double tête semblaient tous se connaître. Il allait demander son avis à Maundigand-Klimd avant de faire intervenir Givilan-Klostrin.
Geenux taquidu eckibin oeciss. Emajiqk juqivu xhtkipss.
Akbalik appuya le bout des doigts sur ses tempes douloureuses. Il se demanda encore une fois si ce charabia servait à dissimuler les plans secrets de Dantirya Sambail ou si c’était un code utilisé par quelque commerçant Skandar.
Zudlikuk. Zygmir. Kasiski. Fustus.
Il expédia un message à Maundigand-Klimd et reçut la réponse du Château. Le Su-Suheris connaissait bien Givilan-Klostrin : une personne en qui le prince Akbalik pouvait avoir toute confiance. « Je me porte garant de lui, ajoutait le mage, comme s’il était mon propre frère. »
Une recommandation tout à fait convaincante. Akbalik convoqua Odrian Kestivaunt.
— Dites à votre ami Su-Suheris de prendre la route de Stoien séance tenante.
Mais quand il vit Givilan-Klostrin en chair et en os, Akbalik s’interrogea sur le bien-fondé de sa démarche.
Maundigand-Klimd, pour qui Akbalik avait le plus grand respect, était un homme d’une dignité exemplaire et d’un noble maintien que rehaussait la simplicité monastique de sa mise. Les goûts vestimentaires du Château allaient le plus souvent vers l’extravagance et l’originalité, alors que Maundigand-Klimd avait une préférence pour les robes austères de laine noire, parfois de toile vert foncé, auxquelles une large ceinture rouge apportait une touche de couleur plus gaie.
Lorsqu’il entra dans le bureau d’Akbalik, Givilan-Klostrin portait une ridicule tenue bigarrée de brocart orné de carrés de soie d’une demi-douzaine de couleurs criardes et ses deux longues têtes étaient surmontées d’une paire de hauts chapeaux à cinq pointes dont les extrémités touchaient presque le plafond. Une demi-douzaine d’énormes yeux ronds aux gros sourcils arqués étaient peints sur chacun des chapeaux, trois devant, trois derrière. Des épaulettes rigides dépassaient d’une vingtaine de centimètres le plan des épaules du devin ; elles portaient aussi des yeux peints et se terminaient par une longue frange de fils écarlates.
Ce déguisement était certainement destiné à inspirer une terreur respectueuse, mais Akbalik le trouva simplement comique et ridicule. Il aurait pu être porté par un fakir errant, un de ces mendiants qui, pour deux couronnes, disaient la bonne aventure sur les marchés. En outre, le Su-Suheris louchait affreusement : l’œil gauche de sa tête droite était tourné vers l’œil droit de sa tête gauche d’une manière qui provoqua un mouvement de répulsion chez Akbalik.
Je me porte garant de lui comme s’il était mon frère, avait dit Maundigand-Klimd. Akbalik haussa légèrement les épaules. Pour rien au monde il n’aurait voulu avoir un frère comme ce Givilan-Klostrin ; mais il n’était pas de la race des Su-Suheris.
— Je suis la maison de Thungma, déclara le Su-Suheris d’un ton solennel. Et il attendit.
Le Vroon avait éclairé Akbalik sur ce point. Thungma était l’esprit invisible, le démon avec la conscience duquel Givilan-Klostrin établissait un contact quand il entrait dans sa transe divinatoire. Givilan-Klostrin faisait office de « maison » pour l’être mystérieux, le temps de l’évocation.
Les jambes bien écartées, les bras croisés sur la poitrine, le Su-Suheris semblait remplir toute la pièce ; il fixait sur Akbalik un regard de glace.
— La rétribution d’abord, murmura le Vroon. C’est extrêmement important.
— Oui, je comprends… Dites-moi, Givilan-Klostrin, combien coûtera cette consultation ?
Pendant qu’il posait sa question, Akbalik s’efforça de regarder le mage dans les yeux, ce qui faillit lui faire chavirer le cœur.
— Vingt royaux, répondit immédiatement la tête de gauche d’une voix basse et caverneuse.
C’était une somme ridiculement élevée. La plupart des gens travaillaient une année entière pour moins que cela. Une heure en compagnie d’un interprète des rêves ne coûtait pas plus de deux couronnes ; c’était cent fois plus cher. Akbalik commença à protester, mais un frémissement des tentacules du Vroon accompagné d’un murmure – prince… prince ! – le fit taire. La rémunération du mage, Odrian Kestivaunt le lui avait dit et redit, était une étape essentielle du processus. Toute tentative de marchandage ferait capoter l’affaire.
Après tout, les vingt royaux ne sortiraient pas de sa poche. Akbalik prit dans sa bourse quatre pièces brillantes de cinq royaux, les nouvelles, celles qui montraient Confalume en Pontife et le profil de Prestimion sur l’autre face, et les posa sur le bureau. Givilan-Klostrin les saisit prestement, les leva jusqu’à ses visages et les appuya longuement contre ses pommettes extérieures, comme s’il voulait s’assurer qu’elles n’étaient pas fausses.
— Où sont les documents ? demanda-t-il.
Kestivaunt avait préparé une transcription d’une page des lignes codées découvertes dans les manifestes de cargaison. Akbalik tendit la feuille au Su-Suheris qui secoua ses deux têtes en même temps et exigea les originaux. Akbalik se tourna vers Kestivaunt qui sortit précipitamment dans un grouillement de tentacules et revint un moment plus tard avec les papiers. Givilan-Klostrin les prit. Akbalik dut se retenir pour ne pas éclater de rire au spectacle du Su-Suheris de plus de deux mètres se penchant gravement vers le Vroon qui ne devait pas mesurer plus de quarante-cinq centimètres.
Givilan-Klostrin ouvrit la valise qu’il avait apportée et entreprit de disposer son matériel de conjuration sur un banc. Akbalik s’en étonna ; il savait que Maundigand-Klimd n’avait pas recours à tous ces gadgets pour pratiquer la divination et qu’il manifestait pour eux un profond mépris. Ce n’était peut-être qu’une mise en scène, une justification de la somme astronomique de vingt royaux qu’il exigeait. Akbalik regarda Givilan-Klostrin aligner cinq cônes d’encens et les allumer ; la pièce s’emplit instantanément de volutes de fumée d’une douceur écœurante. Le mage prit ensuite un petit dôme de métal et tapota une saillie ; le dôme commença à émettre un son continu évoquant un tintement de cloche. Un deuxième appareil placé à côté du premier produisit une sorte de chant grave et lointain, un troisième un son aux étranges résonances qui rappelait celui d’une conque marine.
Le Su-Suheris tendit un quatrième dôme à Akbalik, puis un autre au Vroon.
— Vous le mettrez en marche au moment opportun, déclara-t-il d’un ton grave. Vous saurez quand ce moment sera venu.
Akbalik commençait à se sentir mal à l’aise. L’odeur de l’encens, les sonorités hypnotiques des cloches et des conques, les chants cadencés… cela commençait à faire beaucoup pour lui.
Mais impossible de faire machine arrière ; le processus – le coûteux processus – était en cours.
Givilan-Klostrin tenait la pile de manifestes entre les doigts tendus de ses deux mains, l’une en haut, l’autre en bas. Ses quatre yeux étaient fermés. Ses deux gorges émirent un étrange et troublant gargouillement, bizarrement synchronisé avec le chant lointain. On eût dit qu’il s’était endormi. Petit à petit, son corps se mit à osciller et ses jambes à trembler. Il s’inclina en arrière, si bas que ses deux têtes pointaient vers le sol, se redressa, se renversa de nouveau et poursuivit ce mouvement de va-et-vient.
Soudain, sans avoir reçu d’indication perceptible, Odrian Kestivaunt porta la main à la pièce en saillie de son dôme qui émit aussitôt une éclatante sonnerie de trompettes géantes, un son qui se répandit dans la pièce avec une puissance qui semblait capable de faire plier les murs. À son grand étonnement, Akbalik se sentit à son tour poussé par une irrésistible force intérieure à porter la main à son dôme. À peine l’avait-il touché, il émit une succession assourdissante de coups de cymbales. Le vacarme était infernal. Akbalik avait l’impression d’avoir été projeté au beau milieu des mille instruments de l’orchestre de l’opéra de Ni-moya.
La sueur coulait à grosses gouttes sur les deux visages de Givilan-Klostrin. Akbalik n’avait jamais vu un Su-Suheris transpirer ; il ignorait même s’ils en étaient capables. La respiration du mage était devenue une sorte de halètement rauque ; le sang s’était lentement retiré de son nez et de sa bouche. Il serrait maintenant les documents contre sa poitrine. Tandis que les sons émis par les cinq dômes de métal augmentaient d’intensité, Givilan-Klostrin tournait en titubant dans la pièce. Il lançait à chaque pas ses deux têtes en arrière et levait les genoux à toucher sa poitrine. Des grondements sauvages sortaient de sa gorge. Il heurtait tables et chaises sans paraître s’en rendre compte. Une chaise robuste dans laquelle il avait déjà buté trois fois provoqua sa colère : il leva un pied et l’abattit sur le siège avec une force stupéfiante, le brisant en mille morceaux qui volèrent en tout sens. Abasourdi, Akbalik se dit que le Su-Suheris avait véritablement le comportement d’un possédé.
Les sons des trompettes, des cloches et des gongs emplissaient la pièce. Givilan-Klostrin s’était arrêté devant une fenêtre, penché en avant, la respiration sifflante, tout le corps secoué de tremblements convulsifs. Il commença à se balancer d’un côté sur l’autre, levant un pied qu’il reposait lentement, faisant la même chose de l’autre pied. Ses têtes s’écartaient sur leur tronc commun, revenaient rapidement l’une vers l’autre en se heurtant presque et s’écartaient derechef. Il avait les joues gonflées, ses deux langues tirées ; il soufflait affreusement. À un moment, il ouvrit les yeux : les globes oculaires roulaient dans les orbites.
Une minute, deux, trois, cinq ; cela semblait ne jamais devoir se terminer. La tension qui allait crescendo ne pouvait s’achever que par une violente explosion.
Le silence se fit brusquement dans la pièce quand les cinq dômes de métal se turent au même instant. Givilan-Klostrin semblait toujours en transe.
Il avait cessé de se balancer, d’osciller, de lever les pieds. Immobile comme une statue, pétrifié, sa tête droite pendant mollement, il fixait de l’autre sur Akbalik un regard impénétrable.
Il resta une ou deux minutes dans cette position. Puis de la tête droite sortit un long gémissement inarticulé, une plainte sourde montant et descendant sur cinq ou six octaves, qui forma progressivement une succession de syllabes inaccentuées, aussi inintelligibles pour Akbalik que les lignes codées du manifeste.
Au bout d’un moment, la tête de gauche commença à parler aussi : une traduction, semblait-il, des sons divinatoires émis par l’autre, exprimée avec netteté et précision.
— L’homme que vous cherchez, déclara la tête gauche de Givilan-Klostrin, se trouve dans cette province. Ce sont des messages de son camp clandestin établi au sud de la province de Stoien et destinés à ses compagnons sur un autre continent. Il a passé de longs mois à lever une armée dans un endroit lointain ; il rassemblera bientôt ses forces ici ; il s’est fixé pour objectif de renverser le roi du monde.
En prononçant ces derniers mots, le Su-Suheris céda à l’épuisement et s’effondra avec fracas aux pieds d’Akbalik. Il resta un long moment faces contre terre, le corps parcouru de tremblements. Puis il souleva successivement chacune de ses têtes et tourna vers Akbalik un regard égaré, comme s’il se demandait où il se trouvait et qui était cet homme devant lui.
— C’est fini ? demanda Akbalik.
Le Su-Suheris acquiesça faiblement.
— Bien, fit Akbalik. Vous allez oublier tout ce qui a été dit dans cette pièce aujourd’hui, poursuivit-il en donnant un petit coup dans l’air du tranchant de la main.
Une expression ahurie se peignit sur les deux visages blafards de Givilan-Klostrin.
— Il a été dit quelque chose ? fit la tête de gauche d’une voix faible. Par qui ? Je ne me souviens de rien, seigneur. De rien. La maison de Thungma est vide.
— C’est la vérité, murmura le Vroon. Ils ne gardent aucun souvenir de leurs transes. Comme je vous l’ai dit, ils sont des véhicules, rien de plus, pour ce que le démon a choisi de révéler.
— J’espère que vous dites vrai, fit Akbalik. Faites-le sortir aussi vite que possible.
Il se sentait secoué, faible, comme si c’était lui et non le Su-Suheris qui venait de subir les spasmes et les convulsions de cette transe effrayante. Sa tête palpitait encore du son implacable des gongs et des trompettes. Et les stupéfiantes paroles de l’oracle, articulées d’une voix lente et précise, se répercutaient encore dans son cerveau. « L’homme que vous cherchez se trouve dans cette province. Il a passé de longs mois à lever une armée dans un endroit lointain. Il s’est fixé pour objectif de renverser le roi du monde. »
Les voies navigables constituaient l’itinéraire habituel pour relier le Mont du Château au port d’Alaisor, sur la côte occidentale d’Alhanroel. D’abord la descente en flotteur, par Khresm et Rennosk, jusqu’à Gimkandale où l’Uivendak prenait sa source. La rivière longeait les Cités des Pentes de Stipool et Furible, puis descendait les contreforts du Mont, via Estotilaup et Vilimong, avant d’atteindre la vaste plaine centrale du continent. Au bout de quinze cents kilomètres, l’Uivendak changeait de nom pour devenir le Clairn, puis l’Haksim quinze cents kilomètres plus loin et finissait par se jeter dans le Iyann, un fleuve puissant venu de la région humide et verdoyante qui s’étendait au nord-ouest du désert du Valmambra. Le confluent des deux cours d’eau portait le nom de Trois Rivières, sans que nul ne sût ce qu’était devenue la troisième.
Le Iyann, dans sa partie terminale, était autrefois réputé pour sa lenteur et les voyageurs qui le descendaient jusqu’à la côte devaient se résigner à suivre le cours paresseux du fleuve. Mais, depuis la destruction du barrage de Mavestoi en amont du confluent avec l’Haksim, les eaux du Iyann étaient beaucoup plus rapides et le bateau qui transportait Prestimion et Varaile vers Alaisor allait à une vitesse que Prestimion eut trouvée réconfortante si elle ne lui avait constamment rappelé l’affreuse tragédie de l’explosion du barrage. À quelques jours de l’arrivée sur la côte, ils traversaient des zones agricoles chaudes et fertiles dont les habitants, massés sur les berges du fleuve, acclamaient Prestimion et parfois Varaile au passage du navire du Coronal. Côte à côte à la proue, ils répondaient aux acclamations par des signes de la main.
Varaile semblait stupéfaite par la force et la profondeur de l’affection de la foule en liesse.
— Écoute-les, Prestimion ! Écoute ! C’est comme si l’amour qu’ils te portent était palpable !
— Qu’ils portent au Coronal, tu veux dire. Cela n’a pas grand-chose à voir avec moi. Tout ce qu’ils savent, c’est que j’ai été choisi par lord Confalume pour lui succéder et que je dois donc faire l’affaire.
— Je pense qu’il n’y a pas que cela. Il y a aussi le fait qu’ils ont un nouveau Coronal après toutes ces années passées sous le règne de Confalume. Tout le monde l’aimait et l’admirait, certes, mais il est resté si longtemps au pouvoir que sa présence était devenue aussi naturelle que celle du soleil ou des lunes. Il y a maintenant un nouveau roi au Château qui est pour eux la voix de la jeunesse, l’espoir de l’avenir, quelqu’un qui apporte de la fraîcheur et de la vitalité, qui perpétuera l’œuvre de lord Confalume et régnera sur Majipoor au long d’une nouvelle ère glorieuse.
— Espérons qu’ils soient dans le vrai.
Ils restèrent un moment silencieux, le regard tourné vers le couchant où le globe vert doré du soleil commençait à glisser vers l’horizon. Ils traversaient une contrée plate sur le fleuve très large à cet endroit. La foule était plus espacée sur la rive.
— Dis-moi quelque chose, Prestimion, reprit Varaile. La loi permet-elle au fils d’un Coronal de succéder à son père ?
— Quoi ? fit-il, pris de court par la question. De quoi parles-tu, Varaile ?
Il pivota sur lui-même pour lui faire face, avec un éclat si furieux dans le regard qu’elle recula, légèrement effrayée.
— De rien ! Je me demandais seulement si…
— Ne te le demande plus ! Cela ne peut pas arriver ! La monarchie n’est pas héréditaire sur Majipoor. Si tu en veux la preuve, je te montrerai des archives s’étendant sur des milliers d’années.
— Inutile, fit Varaile, encore alarmée par la véhémence de la réaction de Prestimion. Je te crois. Mais pourquoi entres-tu dans une telle colère ? Je ne faisais que poser une question.
— Une question très étrange, je dois dire.
— Vraiment ? Je n’ai pas vécu au Château, tu sais ; je ne suis pas une spécialiste du droit constitutionnel. Je sais seulement que le nouveau Coronal n’est pas en règle générale le fils du précédent. Et je me demandais si…
Prestimion se rendit compte que la question était totalement innocente ; il essaya de se calmer. Elle ne pouvait avoir entendu parler de Korsibar et de sa fatale révolte. Pris au dépourvu, il avait cru qu’elle voulait toucher à un sujet sensible, voire tabou, mais il n’en était rien.
— Eh bien, poursuivit Varaile, s’il ne peut pas être Coronal – ni prince de Muldemar, j’imagine, car Abrigant aura un jour des enfants qui hériteront le titre – peut-être sera-t-il prince d’autre chose.
— Il ? articula Prestimion, abasourdi.
— Oui, Prestimion, fit Varaile en posant la main sur son ventre. Un garçon, c’est sûr. Je le sais depuis des semaines, mais j’ai quand même demandé à Maundigand-Klimd une divination. Il l’a confirmé.
Prestimion demeurait bouche bée ; tout devenait clair.
— Varaile…
— Ne fais pas cette tête, Prestimion ! Comme si cela n’était jamais arrivé dans l’histoire de la planète !
— À moi, ce n’est jamais arrivé. Mais là n’est pas la question, Varaile. Tu en as parlé à Maundigand-Klimd il y a plusieurs semaines, dis-tu, mais pas à ton mari. À Septach Melayn aussi, j’imagine, à Gialaurys, à Nilgir Sumanand, à tes dames d’honneur, au Skandar qui balaie la cour devant…
— Arrête, Prestimion ! Tu ne te doutais vraiment de rien ?
— Jamais l’idée ne m’est venue à l’esprit.
— Alors, il faudrait sans doute que tu sois plus attentif.
— Et il faudrait que tu n’attendes pas aussi longtemps pour m’annoncer des nouvelles de cette importance.
— Si j’ai attendu jusqu’à aujourd’hui, c’est à la demande de Maundigand-Klimd. Après avoir tiré mon horoscope, il a dit qu’il serait de meilleur augure pour l’enfant que je ne t’en parle pas avant que nous soyons à l’ouest du quatre-vingt-dixième méridien. Nous y sommes, n’est-ce pas ? Il a dit que c’était là où le sol devenait plat et où le fleuve s’élargissait.
— Je ne suis pas le capitaine de ce navire, Varaile. J’ignore à quelle latitude nous nous trouvons.
— Il s’agit de longitude, je crois.
— Latitude… longitude… qu’est-ce que cela change ? Il se demanda pourtant s’ils avaient dépassé le quatre-vingt-dixième méridien. Probablement. Mais quelle importance que ce soit le quatre-vingt-dixième ou le centième ? Elle aurait dû le mettre au courant depuis longtemps. La sorcellerie devait donc être mêlée à toutes les circonstances importantes de sa vie ? Était-ce son destin ? Il sentit la colère monter.
— Les sorciers ! Les mages ! Ce sont eux qui règnent sur la planète, pas moi ! Il est scandaleux, Varaile, scandaleux que la nouvelle circule dans les couloirs du Château depuis plusieurs semaines et qu’on me tienne dans l’ignorance pour la simple raison que… qu’un mage t’a dit…
Il bredouillait d’indignation. Varaile le regardait, les yeux agrandis de surprise. Puis un sourire se dessina sur son visage et elle se mit à rire.
Prestimion l’imita aussitôt. Il savait que son comportement était stupide.
— Oh ! Varaile ! Varaile !… Si tu savais comme je t’aime !
Il passa les bras autour de ses épaules et l’attira à lui. Au bout d’un long moment, il la lâcha et embrassa en souriant le bout de son nez.
— Non, Varaile, il ne pourra pas me succéder sur le trône du Coronal. Tu dois chasser cette idée de ton esprit. C’est compris ?
— Je me posais la question, c’est tout.