— Comment pourrais-je rester au Château après ce qui s’est passé ? demanda Navigorn dont le visage aux traits vigoureux exprimait la détresse la plus profonde. Je suis déshonoré, monseigneur. Je ne peux plus regarder personne en face. Vous m’aviez confié une tâche, voyez comme j’ai lamentablement échoué ! Que puis-je faire d’autre que quitter le Château et me retirer des affaires publiques. Je vous en conjure, monseigneur, permettez-moi de…
— Du calme, Navigorn, coupa Prestimion, la main levée. Je ne doute pas que cette histoire vous ait bouleversé, mais j’ai besoin de vous à mes côtés. Je refuse de vous démettre de vos fonctions. Calmez-vous et racontez-moi les circonstances de l’évasion.
— Si je pouvais en être sûr, monseigneur…
— Eh bien, dites-moi ce que vous croyez qu’il s’est passé.
— Je vais faire de mon mieux, monseigneur. Navigorn se leva de son banc à la gauche de Prestimion et commença à aller et venir comme un animal en cage ne disposant pour marcher que d’un espace exigu.
La réunion avait lieu non dans la suite officielle du Coronal, mais dans la modeste et austère salle du trône de lord Stiamot, un curieux vestige d’un passé lointain, située juste à la limite des fastueuses et majestueuses salles où était concentré le pouvoir royal à l’époque moderne. C’était une petite pièce nue, uniquement meublée d’un simple siège de marbre dans le style antique pour le Coronal, de bancs bas pour ses ministres et d’un tapis de Makroposopos aux tons passés, censé être une reproduction de celui de lord Stiamot.
Mais l’époque de lord Stiamot remontait à sept mille ans. Cette petite pièce avait depuis longtemps été remplacée par une splendide salle construite par lord Makhario, qui, à son tour, bien des siècles plus tard, avait cédé la place à une salle du trône encore plus somptueuse, celle de lord Confalume, que le prédécesseur de Prestimion avait meublée d’un trône d’une suprême magnificence qui eût mieux convenu, semblait-il, à un dieu qu’à un simple mortel, fût-il roi. Depuis son retour du petit périple sur le Mont, Prestimion avait pris l’habitude d’utiliser la modeste et discrète salle de Stiamot comme cabinet de travail, préférant sa simplicité à la splendeur de son ancien bureau et au cadre d’une invraisemblable opulence de la salle du trône de lord Confalume. Il avait souri en apprenant que Korsibar avait montré la même préférence dans les premières semaines de son très court règne.
Seuls les membres les plus proches de l’entourage de Prestimion assistaient à la réunion : Septach Melayn, Gialaurys, Maundigand-Klimd et les deux frères du Coronal, Abrigant et Teotas. Prestimion savait qu’il eut été séant d’inviter Vologaz Sar, récemment nommé par Confalume légat du Pontificat au Château ainsi que Marcatain, la haute dignitaire représentant les instances du gouvernement placées sous la conduite de la Dame de l’île. Mais il n’avait pas encore décidé comment il allait s’y prendre pour avouer à sa mère la Dame et au Pontife la grande mystification réalisée sur le monde. Surtout au Pontife. Il avait donc jusqu’alors exercé le pouvoir souverain comme s’il était l’unique Puissance du Royaume, sans rien partager avec les deux autres monarques qui, selon les termes de la Constitution, avaient rang sur lui.
Cette situation ne pouvait se prolonger beaucoup plus longtemps. La crise qui avait éclaté à la suite de l’évasion de Dantirya Sambail l’avait déjà contraint à révéler la vérité à ses deux frères. Il pouvait se fier à eux pour qu’ils tiennent leur langue aussi longtemps qu’il le souhaitait, mais il n’aurait pas qualité pour imposer le silence à sa mère et à Confalume.
— Il y a eu corruption, j’en ai la certitude, déclara Navigorn sans cesser d’aller et venir. Ce Mandralisca…
— Ce démon ! s’écria Gialaurys.
— Ce démon, oui. Le goûteur du Procurateur qui est lui-même le poison ! Il était enfermé à double tour, du moins le pensions-nous, mais il a réussi à soudoyer ses gardiens en leur promettant – ce n’est pas encore établi – de vastes domaines sur Zimroel ou quelque chose d’approchant. Quoi qu’il en soit, quatre d’entre eux ont disparu. Ils l’ont fait évader et sont eux-mêmes partis on ne sait où.
— Avez-vous leurs noms ? demanda Septach Melayn.
— Bien sûr.
— On les retrouvera, où qu’ils soient. Ils seront dûment châtiés, autant que la loi l’autorise.
Septach Melayn fit quelques petits mouvements prestes du poignet, comme s’il portait une botte avec une épée invisible.
— Je me demande, reprit-il, si un être aussi inique que cet ignoble Mandralisca a jamais foulé le sol de notre planète. Dès le premier instant où je l’ai vu, j’ai su…
— Oui, coupa Prestimion avec un sourire sans joie. Je m’en souviens. C’était à l’occasion des Jeux Pontificaux, à la mort de Prankipin, quand nous faisions des paris sur les duels au bâton. Tu avais parié contre Mandralisca pour qui tu avais de la répugnance, mais qui était le meilleur ; tu as perdu cinq couronnes ce jour-là. Très bien, Navigorn, revenons à votre récit. Mandralisca a réussi à s’évader. Comment parvient-il à rejoindre Dantirya Sambail qui se trouve dans une zone éloignée des tunnels ?
— Ce n’est pas clair, monseigneur. Il a dû acheter d’autres complicités.
— Vous payez donc si mal vos hommes, Navigorn, lança Teotas d’un ton virulent, pour qu’ils vendent si facilement leur honneur à des prisonniers ?
Navigorn se retourna vers le jeune frère de Prestimion comme s’il venait de recevoir un soufflet. Ses yeux étincelaient de rage. Jeune et svelte, les cheveux dorés, Teotas, qui offrait une ressemblance frappante avec le Coronal, mais avait un tempérament plus fougueux, affronta le regard de Navigorn avec le même feu dans les prunelles. Les deux hommes donnèrent un moment l’impression qu’ils allaient en venir aux mains. Mais, juste au moment où Prestimion s’apprêtait à faire signe à Gialaurys de s’interposer, Navigorn se détourna, une expression de lassitude et de défaite sur le visage.
— Votre question ne mérite pas une réponse, fit-il d’une voix grave. Je peux quand même vous assurer que si je leur avais donné cent royaux par semaine, cela n’aurait rien changé. Il a pris possession de leur âme.
— C’est la vérité, glissa Septach Melayn en posant le bout des doigts sur la poitrine de Teotas avant que le jeune prince ait eu le temps de répondre. Mandralisca paie avec l’argent des puissances démoniaques. Il peut, quand il le décide, soudoyer toute personne de son choix. Tout le monde.
— Moi ? Vous ? Prestimion ? repartit vivement Teotas en écartant la main de Septach Melayn. Démon ou pas, il ne peut acheter tout le monde. Vous parlez pour vous-même, Septach Melayn !
— Suffit ! lança Prestimion avec un geste d’agacement. Nous nous égarons… Quelle est votre opinion, Navigorn ? Comment Mandralisca a-t-il pu rejoindre le cachot de son maître ?
— Je l’ignore ; j’imagine que l’un des quatre gardiens l’a aidé. Tout ce que je peux dire, c’est qu’il a retrouvé le Procurateur, qu’il l’a libéré et l’a fait sortir des tunnels sans que personne tente d’intervenir. Selon toute vraisemblance, il a jeté un sortilège qui lui a permis de brouiller l’esprit des hommes de garde à la porte et de les plonger dans une sorte de sommeil.
— J’ignorais que ce Mandralisca était versé dans la sorcellerie, fit Prestimion sans cacher son étonnement.
— Tout le monde est en mesure de mettre en œuvre un ou deux sortilèges simples, glissa Maundigand-Klimd. Et celui-ci est des plus simples.
— Pour vous, peut-être, objecta Prestimion. Mais, s’il avait su utiliser cet artifice de sorcier, il l’aurait fait dès le premier jour de son incarcération. On a dû le lui enseigner secrètement, juste avant son évasion.
— Qui ? demanda Gialaurys.
— Un autre membre de l’entourage du Procurateur, qui a pénétré subrepticement dans les tunnels, lança Septach Melayn. Entré peut-être en utilisant le même moyen que Mandralisca et son maître pour sortir. Un complot ! Ceux de Ni-moya ont découvert où était Dantirya Sambail et ont eu recours à la sorcellerie pour le faire évader !
— C’est une honte ! s’écria Teotas avec un regard mauvais en direction de Navigorn. Si on peut faire évader si facilement des prisonniers des tunnels avec des artifices de sorcier, pourquoi ne pas avoir jeté un sortilège sur la prison pour éviter précisément que cela se produise ?
— Artifices, sortilèges, contre-mesures… Cela n’aurait pas de fin, déclara sèchement Prestimion. Il est impossible de se protéger contre toutes les éventualités, Teotas. Je vous avais demandé, Maundigand-Klimd, poursuivit-il en se tournant vers le Su-Suheris, de dépouiller la mémoire du Procurateur de certains souvenirs bien particuliers. Et je vous avais aussi ordonné de lui ôter toute possibilité d’obéir à des impulsions malfaisantes. Cela a-t-il été fait ?
— Seulement la phase initiale et préliminaire, la suppression des souvenirs dont vous parlez. Le travail plus ambitieux, l’extirpation du mal si profondément enraciné dans son âme, doit être exécuté avec beaucoup de soin, monseigneur, si l’on ne veut pas réduire le sujet à l’état de débile mental.
— Ce ne serait pas une grosse perte ! lança Gialaurys. En tout cas, voilà un beau gâchis : Dantirya Sambail est en fuite, aussi abject que jamais, et il est en route pour Zimroel où il va lever une armée. Mais nous allons prendre toutes les dispositions utiles. Des messagers vont partir, ventre à terre, à l’ouest et au sud. Je vais envoyer un avis d’alerte dans tous les ports de ces deux côtes. Stoien, Treymone, Alaisor… Nous allons le couper de ses bases, le traquer où qu’il soit et le ramener au Château dans les chaînes. Ce n’est pas comme si le Procurateur était difficile à reconnaître.
— Il ne passe pas inaperçu, c’est certain, fit Abrigant, prenant la parole pour la première fois. Mais il n’a peut-être pas pris la direction de l’ouest ou du sud.
— Quoi ? s’écrièrent Gialaurys et Septach Melayn d’une même voix.
— Akbalik m’a remis ceci il y a cinq minutes, avant d’entrer dans cette salle, poursuivit Abrigant en dépliant une dépêche. D’après ce que j’ai lu, quelqu’un ressemblant furieusement au Procurateur de Ni-moya a été vu il y a deux jours dans la province de Vrambikat. Je précise que cette région est à l’est du Mont du Château. Plein est.
— À l’est ? répéta Gialaurys, l’air ahuri. Qu’irait-il faire à l’est ? Ce doit être une erreur. On ne peut pas d’ici atteindre Zimroel en prenant la direction du levant !
— Si, fit Septach Melayn avec un sourire narquois. Il suffit d’atteindre le rivage de la Grande Mer et de faire toute la traversée !
— Personne dans l’histoire de Majipoor n’a jamais traversé la Grande Mer, répliqua Gialaurys avec un grognement agacé. Qu’est-ce qui te fait croire que Dantirya Sambail se lancerait dans cette folle aventure ?
— Espérons que ce soit vrai, fit Abrigant avec un sourire. Nous n’entendrons plus jamais parler de lui !
Septach Melayn partit d’un grand rire en cascade.
— Et si, par miracle, il réussit à atteindre Zimroel au bout d’un ou deux ans, il lui faudra six mois de plus pour rejoindre Ni-moya depuis l’endroit où il aura touché terre, Pidruid, Narabal ou un autre port. Et nous aurons des troupes qui attendront pour procéder à son arrestation.
— L’idée que le Procurateur puisse entreprendre cette traversée est parfaitement idiote, déclara Prestimion, le seul à ne pas avoir une expression amusée. Le projet est irréalisable.
— D’après une vieille légende, glissa Maundigand-Klimd, la traversée a été tentée une fois, au temps de lord Arioc, par un navire appareillant de Til-omon. Il a mis le cap à l’ouest sur la Grande Mer, mais s’est trouvé pris dans un enchevêtrement d’herbe à dragon flottant au fil de l’eau ; il s’est totalement égaré et a erré pendant cinq ans – onze, disent certains – sur la mer avant de retrouver le chemin du port d’où il…
— Très bien, coupa Prestimion, mais je refuse de croire que Dantirya Sambail ait une telle idée en tête. S’il a vraiment pris la direction des territoires du levant, ce ne peut être qu’une ruse. L’est d’Alhanroel est isolé, loin de tout. Il lui serait facile de disparaître pour ne pas être capturé et de bifurquer vers le nord où il pourrait embarquer pour Zimroel à Bandar Delem ou Vythiskiorn. Ou encore de filer au sud, vers les tropiques, pour quitter le continent. La seule possibilité à laquelle je ne crois pas une seconde est qu’il ait sérieusement l’intention de rentrer chez lui en naviguant sur une mer que jamais personne n’a réussi à traverser.
— Que vas-tu faire ? demanda Septach Melayn.
— Envoyer l’armée dans la province de Vrambikat pour essayer de le retrouver avant qu’il ait définitivement disparu. Sous ton commandement, Gialaurys, ajouta Prestimion en se tournant vers le Grand Amiral. Conjointement avec Abrigant. Je veux que vous soyez en route dans moins de cinquante heures.
Il hésita un moment, se tourna vers le Su-Suheris.
— Vous les accompagnerez, Maundigand-Klimd. Et je veux un Vroon aussi. Les Vroons s’y entendent merveilleusement bien pour voyager en suivant la bonne direction. Y a-t-il dans vos relations, Maundigand-Klimd, un Vroon susceptible de vous accompagner ?
— J’en connais un, monseigneur. Il se nomme Galielber Dorn et il a les qualités requises.
— Où peut-on le trouver ?
— À High Morpin, monseigneur. Il a une concession d’art divinatoire au parc des glisse-glaces.
— Ce n’est pas loin. Faites-lui savoir sans tarder qu’il doit se présenter au Château d’ici demain après-midi. Offrez-lui ce qu’il estime nécessaire pour nous servir de guide.
C’est alors que l’idée vint à Prestimion d’aller voir ce qu’il y avait dans ces territoires du levant où il n’était jamais allé, où personne ou presque n’allait jamais. À l’idée de s’aventurer en territoire aussi mal connu que l’était cette région d’Alhanroel, son cœur se mit à palpiter d’excitation ; il se sentit envahi, une fois encore, par une puissante envie de voir le monde, un désir irrésistible de laisser derrière lui la multitude des salles du Château pour partir à la découverte de la merveille infinie qu’était Majipoor, ce qui était devenu son unique consolation de l’absence de sa bien-aimée.
Il ne les laisserait pas partir sans lui dans ces contrées inconnues.
Il ne pouvait pas.
Et s’il avait besoin de trouver un prétexte plausible pour s’offrir une nouvelle escapade, la traque de Dantirya Sambail ferait parfaitement l’affaire.
— Sais-tu, Septach Melayn, fit-il avec un sourire éclatant au bout de ce silence, je crois que je vais encore avoir besoin de toi comme régent. J’ai décidé d’être de cette expédition.