14

 

— Maintenant ! fit Prestimion. Si vous êtes prêts, commençons !

Ils étaient rassemblés autour de lui, tous les quatre, dans la suite royale du Pavillon de Cristal dont il avait fait son quartier général : Dinitak, Dekkeret, Maundigand-Klimd et la Dame de l’île. C’était juste avant l’aube. Ils se préparaient depuis dix jours pour ce moment, avec la plus intense concentration.

Dinitak portait le casque des rêves : il serait le fer de lance de l’attaque. La Dame, le front ceint de son bandeau d’argent, superviserait tous les aspects de l’affrontement et en tiendrait Prestimion informé.

— Oui, monseigneur, je suis prêt, fit le jeune Barjazid avec un clin d’œil impudent au Coronal.

Il ferma les yeux. Régla quelque chose sur le bord du casque. Projeta son esprit au loin, vers le campement de Dantirya Sambail.

Une éternité s’écoula. La joue gauche de Dinitak commença à frémir, le coin de sa bouche se releva en une affreuse grimace ; il leva la main gauche, écarta les doigts qui se mirent à trembler comme des feuilles au vent.

— Il concentre l’énergie du casque sur son père, murmura la princesse Therissa. Il le trouve. Il établit le contact.

Le jeune homme tremblait. Tremblait. Tremblait.

Dekkeret se tourna vers Maundigand-Klimd.

— Avons-nous raison de faire cela ? demanda-t-il à voix basse. Je connais le père ; il tuera son fils s’il le peut.

— Restez calme, fit le Su-Suheris. La Dame le protégera.

— Pensez-vous vraiment qu’elle…

D’un geste irrité, Prestimion les fit taire.

— Es-tu aussi en contact avec Septach Melayn ? demanda-t-il à sa mère.

Un hochement de tête.

— Où est-il ? Loin de Dantirya Sambail ?

— Très, très près. Mais il l’ignore. Le voile d’ignorance protège encore le campement du Procurateur.

Dinitak émit une sorte de grognement, presque un petit cri. Il ne sembla pas s’en rendre compte. Ses yeux étaient encore fermés ; ses deux mains serrées à faire ressortir les jointures des doigts ; des frémissements convulsifs parcouraient les deux côtés de son visage, de sorte que ses traits ne cessaient de se déformer et de se tordre.

— Il a établi le contact avec son père, annonça la princesse Therissa. Leurs esprits se touchent.

— Et alors ? Et alors ?

Mais la Dame avait fermé les yeux, elle aussi.

Prestimion rongeait son frein. Il était exaspérant de livrer ainsi une bataille par procuration, à – à combien ? – trois mille kilomètres de distance. L’inactivité le rendait fou. Quelque part là-bas se trouvait Dantirya Sambail, Venghenar Barjazid à ses côtés, coiffé du casque des rêves. Un peu à l’est de leur campement, Septach Melayn, Gialaurys et Navigorn étaient à la tête des troupes qui avaient traversé la péninsule. Une seconde armée, un régiment des forces pontificales sous le commandement d’un officier du nom de Guyan Daood, s’apprêtait à établir la jonction. Pendant ce temps, le Coronal de Majipoor dans sa suite luxueuse, loin du théâtre des opérations, réduit au rôle d’observateur, dépendait d’un jeune homme à peine sorti de l’enfance pour lancer ses armées dans la bataille et de sa mère pour lui raconter ce qui se passait.

— Barjazid sait qu’on l’attaque, articula la Dame d’une voix lointaine, comme si elle était en transe. Mais il n’a pas encore découvert qui… Ah !… Ah !…

Elle tendit le doigt vers Dinitak. Prestimion le vit reculer brusquement, comme si une lame chauffée au rouge venait de mordre dans sa chair. Il tituba, faillit perdre l’équilibre. Dekkeret tendit prestement le bras pour le soutenir. Mais il ne voulait pas être soutenu ; écartant Dekkeret comme un insecte importun, il se planta solidement sur ses jambes écartées, rejeta la tête et les épaules en arrière, et laissa pendre ses deux bras. Il tremblait de la tête aux pieds. Ses mains s’ouvraient et se refermaient, serrant alternativement les poings et écartant les doigts.

Un nouveau son franchit les lèvres de Dinitak, plus étrange que le précédent, grave et âpre, à mi-chemin entre le grondement et le gémissement. Prestimion eut l’impression de l’avoir déjà entendu, mais où ? Puis cela lui revint : c’est le krokkotas, l’animal tueur d’hommes dans sa cage, au marché de minuit de Bombifale, qui avait émis ce son affreux. Dantirya Sambail aussi, le jour où il était allé le voir dans les tunnels de Sangamor, avait laissé échapper le même son, le grondement du krokkotas, un cri horrible de rage étouffée, de haine, de menace.

Et maintenant, il venait de Dinitak.

— Le père parle par la gorge du fils, murmura la Dame. Il crie sa rage devant cette trahison.

Prestimion vit Dekkeret blêmir. Il comprit aussitôt ce que devait penser le jeune chevalier : que l’affrontement tournerait certainement à l’avantage de Venghenar Barjazid, que son habileté supérieure dans le maniement de l’appareil, sa nature rusée et sans scrupules, sa détermination farouche finiraient par être trop pour Dinitak. Ils verraient peut-être le jeune homme détruit sous leurs yeux.

Mais le jeune Barjazid avait répété qu’il était confiant dans ses chances de réussir ; de toute façon, ils n’avaient plus le choix. Ils avaient choisi cette solution : il fallait aller jusqu’au bout.

Et Dinitak Barjazid semblait résister à la contre-offensive de son père.

Le grondement terrifiant avait cessé. Les tremblements s’étaient apaisés. Dinitak restait ferme sur ses jambes, dans un état de transe, les narines palpitantes, les yeux ouverts mais sans rien voir, la mâchoire pendante découvrant les dents. Sa contenance était étrangement calme, comme si, après le passage d’une violente tempête, il avait découvert une zone de calme.

— Dites-moi ce qui se passe, mère, fit Prestimion en se penchant avidement vers elle.

— Oui. Oui.

Elle semblait très loin. Les mots sortaient de sa gorge avec difficulté.

— Ils sont en train de lutter pour le pouvoir… Aucun des deux ne parvient… à faire bouger l’autre. La situation est bloquée, Prestimion… bloquée…

— Si seulement je pouvais faire quelque chose !

— Non. Inutile. Il tient son père en respect… il l’empêche… il l’empêche de…

— De quoi, mère ?

Prestimion attendit.

— Alors ?

— De maintenir le voile d’ignorance, fit la princesse Therissa.

Elle sortit de sa transe, regarda Prestimion au fond des yeux.

— Son père est incapable de faire les deux choses à la fois, repousser les assauts de son fils et maintenir en place le voile d’ignorance autour du campement du Procurateur. Le voile est en train de se lever ; la voie est libre pour Septach Melayn.

 

Cette partie de la jungle ressemblait à toutes les autres : un lieu peuplé de monstres. La chaleur. L’humidité. Un sol sablonneux, mou, marécageux. Des bouquets de manganozas partout. D’étranges plantes, d’étranges oiseaux dans les frondaisons, d’étranges petits animaux les observant avidement depuis le couvert des broussailles, des nuages de sinistres insectes bourdonnants qui emplissaient la moitié du ciel sous l’œil énorme du soleil. Sur leur gauche il y avait l’océan tout proche, sur leur droite une impénétrable muraille végétale. Le littoral nord, très peuplé, de la péninsule, s’étendait derrière ces arbres, une agréable région aux ports animés, aux fermes prospères, aux riches stations balnéaires, aux villas en bord de mer. Où ils se trouvaient, on ne pouvait imaginer que tout cela existait. Le littoral nord aurait aussi bien pu être sur une autre planète.

Les végétaux comme les animaux étaient d’infatigables ennemis. Des créatures cauchemardesques armées de crocs et de griffes étaient tapies partout. Et il leur fallait sans cesse abandonner la sécurité des flotteurs, les lanceurs d’énergie à la main, pour réduire en cendres les enchevêtrements de plantes et de lianes hostiles et opiniâtres qui bouchaient le passage. À quoi bon tout cela ? Pour traquer un ennemi invisible qui s’évanouissait comme un feu follet.

Mais ce jour-là serait différent. La Dame de l’île leur en avait fait la promesse.

— Sens-tu sa présence ? demanda Gialaurys à Septach Melayn avec qui il partageait le flotteur de tête.

— Oui, je la sens.

Il recevait des messages, dans l’état de veille comme de sommeil, depuis une journée et demie. Il n’avait jamais vécu une telle expérience ni même imaginé qu’elle fut possible : la présence constante de la Dame dans un recoin de son esprit, qui s’adressait doucement à lui, souvent sans utiliser de mots, juste en l’effleurant, en l’encourageant, en le réconfortant, en lui communiquant sa force.

Elle était avec lui en ce moment.

Soyez debout avant l’aube. Avancez sans hésiter. Vous êtes à portée de votre ennemi.

— Que dit-elle ? demanda Gialaurys. Raconte-moi, Septach Melayn ! Raconte-moi ! Je veux savoir !

On eût dit un gros animal apprivoisé, trop affectueux, qui ne cessait de se frotter contre lui.

— Sommes-nous vraiment tout près ? Pourquoi ne voyons-nous rien ? Même pas la fumée des feux de camp…

— La paix, Gialaurys !

Il fallait être patient avec ce grand gaillard au cœur d’or.

— Le voile d’ignorance est toujours tendu devant nous…

— Mais la Dame a dit qu’il allait se soulever…

— La paix, Gialaurys ! Je t’en prie.

— Je te trouve très bizarre aujourd’hui, Septach Melayn.

— Moi aussi, je me trouve bizarre. Je ne me reconnais plus. Mais laisse-moi écouter les messages de la Dame sans piailler dans mes oreilles…

— Elle te parle même quand tu es éveillé ?

— Je t’en prie ! lança Septach Melayn avec un mélange de lassitude et d’irritation.

Cette fois, Gialaurys se le tint pour dit : boudeur, il se retira de son côté de la cabine.

Les troupes s’étaient mises en route juste après l’aube ; une heure plus tard, le soleil montait rapidement dans le ciel. Ils semblaient se diriger légèrement vers le nord-ouest, sans jamais s’éloigner de la côte de plus de quelques kilomètres. C’est la Dame, de la pointe occidentale de la péninsule où elle se trouvait avec Prestimion, qui les guidait par l’intermédiaire de Septach Melayn.

Une mystérieuse entreprise, Septach Melayn le savait, avait lieu à Stoien sous la direction de Prestimion et avec l’aide de la Dame. Il ignorait en quoi elle consistait, savait seulement qu’ils avaient trouvé un moyen de s’attaquer de loin à Dantirya Sambail et qu’ils allaient très bientôt parvenir à soulever le voile tendu sur l’abominable jungle, qui, depuis des semaines, l’empêchait de donner l’assaut aux positions ennemies.

Était-ce la vérité ? Ou s’agissait-il d’une triste hallucination née dans son esprit épuisé par les fatigues de la campagne. Comment le savoir ?

Que faire d’autre qu’obéir aux indications qui se formaient dans son esprit sur la route à suivre, en espérant que c’étaient les bonnes ? Et continuer à aller de l’avant jusqu’à l’aboutissement de cette affaire, si cela devait arriver un jour.

Il ne s’attendait certainement pas à cette vie de labeur et de frustrations quand Prestimion avait été pressenti comme héritier du trône.

Tout s’est passé bizarrement depuis, se dit Septach Melayn, en revenant en pensée sur les quelques années troublées du début du règne de lord Prestimion. « Lord Confalume vient de me dire que je serai le prochain Coronal », avait annoncé un soir Prestimion à ses amis quand ils étaient bien plus jeunes qu’aujourd’hui, quelques milliers d’années plus jeunes. Ils avaient fait la fête bien avant dans la nuit, Prestimion et lui, Gialaurys et le petit duc Svor. Akbalik était venu les aider à finir le vin, Navigorn les avait rejoints avec Mandrykarn, tombé au champ d’honneur, Abrigant, peut-être avec un autre des frères de Prestimion, et Korsibar. Oui, Korsibar était là aussi. Il avait joyeusement étreint Prestimion, comme les autres ; l’idée absurde de s’emparer du trône ne lui avait pas encore effleuré l’esprit. L’avenir leur avait paru lumineux, cette nuit-là. Puis il y avait eu l’usurpation, la guerre civile, l’effacement des souvenirs et maintenant cette nouvelle affaire avec Dantirya Sambail ; ce règne n’avait été depuis le début qu’épreuves et chagrins. Qu’est-ce que cela leur avait apporté que Prestimion devienne Coronal, sinon une vie de douleurs, de lassitude et de chagrins pour quelques amis trop tôt disparus ?

Et maintenant… Cette interminable traversée de la péninsule à la poursuite d’un fantôme…

Septach Melayn se dit avec résignation qu’il n’y avait pas à mettre en question les desseins du Divin. Qui, un jour où l’autre, les rappellerait tous à la Source, car tel était le destin de tous ceux – grands ou petits – qui avaient jamais foulé le sol de la planète. Qu’est-ce que cela changerait, ce jour venu, qu’ils aient eu à supporter les désagréments de la traversée de cette jungle alors qu’ils auraient préféré faire bombance au Château ?

Rengaine tes gémissements, se dit-il. Continue d’avancer, là où tu dois aller. Accomplis ta tâche, quelle qu’elle soit.

Il regardait devant lui, à travers le pare-brise du flotteur.

— Gialaurys ?

— Tu as dit que tu ne voulais pas parler.

— C’était avant. Regarde, Gialaurys ! Regarde ! Septach Melayn arrêta précipitamment le véhicule et tendit un doigt tremblant vers le nord.

Gialaurys suivit son doigt, se frotta les yeux, regarda de nouveau.

— Une clairière ? fit-il, l’air stupéfait. Des tentes ?

— Une clairière, oui. Et des tentes.

— Tu crois que Dantirya Sambail est là ? Septach Melayn hocha la tête sans parler. Ils étaient tombés sur une portion de route, large comme deux flotteurs, coupant la piste qu’ils suivaient. Elle commençait au nord, au milieu des bosquets de manganozas, et semblait se diriger vers la côte. Dans la trouée qu’elle faisait au milieu des palmiers-scies, ils distinguaient les tentes d’un campement d’importance en pleine jungle, une sorte de bivouac improvisé comme ceux que les éclaireurs avaient repérés plusieurs fois, mais qu’ils n’avaient jamais été capables de retrouver le lendemain.

Et il entendit la douce voix de la Dame qui lui faisait savoir qu’ils avaient enfin atteint leur but et devaient se préparer à l’offensive.

Il descendit de leur flotteur, s’élança au pas de course vers le véhicule suivant, celui de Navigorn, qui s’était aussi arrêté. Navigorn regardait par la vitre, la mine perplexe.

— Avez-vous vu ? demanda Septach Melayn.

— Si j’ai vu quoi ? Où ?

— Le campement du Procurateur ! Ouvrez les yeux, bon sang ! Juste là… là…

En se tournant pour indiquer l’emplacement du camp à Navigorn, Septach Melayn battit des paupières et porta la main à sa bouche en étouffant un grognement stupéfait.

Tout avait disparu. Ou n’avait peut-être jamais été là. Il n’y avait plus de route, plus de clairière, plus de campement ; rien d’autre que l’habituel écran impénétrable des manganozas.

— De quoi parlez-vous, Septach Melayn ? Que voyez-vous ?

— Je ne vois plus rien, Navigorn, c’est bien le problème. Je l’ai vu, Gialaurys aussi, il y a quelques instants… et maintenant, plus rien.

Septach Melayn implora la Dame de lui donner une explication. Au début, il n’y eut pas de réponse ; elle ne semblait plus être avec lui.

Puis il la sentit revenir. Mais, quand elle fut là, sa présence resta distante et floue, comme si elle avait subi une grande diminution de sa force. C’est avec les plus grandes difficultés qu’il réussit à interpréter les pulsions hésitantes du contact sans paroles qui s’était établi entre eux.

Lentement, la lumière se fit dans son esprit.

Ce qu’il avait perçu un moment plus tôt – la vue de la route de la jungle et du campement – n’était pas une illusion. L’ennemi qu’ils traquaient depuis si longtemps était bien caché juste derrière la muraille végétale. Pendant un moment fugitif et grisant, il avait été possible à son regard de traverser le voile d’ignorance sous lequel se dissimulait le Procurateur.

Mais le moyen qui avait permis de soulever le voile avait perdu de sa force. L’effort avait été trop intense ; le voile était retombé.

Ils auraient pu, bien entendu, lancer une offensive contre les positions toutes proches de Dantirya Sambail, mais c’eût été partir au combat un bandeau sur les yeux. Le Procurateur et tous ses hommes leur resteraient invisibles alors qu’ils s’exposeraient totalement en donnant l’assaut au camp d’un ennemi qu’ils ne pouvaient pas voir.

 

Il était évident pour Prestimion que Dinitak faiblissait. Malgré son teint hâlé d’enfant de Suvrael, son visage était devenu étrangement pâle ; il avait les yeux injectés de sang, les joues creusées par une fatigue inhumaine.

Il semblait frissonner. Il appuyait de loin en loin le bout des doigts sur ses tempes. Son casque était légèrement de travers, mais il ne semblait pas l’avoir remarqué.

L’opération avait à peine commencé depuis deux heures et ils étaient sur le point de perdre leur joueur clé.

— Tiendra-t-il, mère ? demanda doucement Prestimion.

— Il s’affaiblit très vite, je le crains. Il a réussi à perturber le pouvoir d’illusion de son père, pas à le détruire. Et les forces commencent à lui manquer.

La Dame aussi commençait à montrer des signes de fatigue. Par l’intermédiaire de son bandeau, elle maintenait le contact depuis le lever du soleil avec Septach Melayn au fond de la jungle de Stoienzar, elle observait à distance le campement de Dantirya Sambail et s’était aussi unie à Dinitak Barjazid tandis que le garçon utilisait son casque contre son père. L’effort de ces trois niveaux de perception simultanés devait être épuisant.

Prestimion se demanda si l’assaut contre Dantirya Sambail allait échouer avant même que le premier coup eût été porté.

Il se retourna vers Dinitak : le garçon allait s’effondrer. Son visage luisait de sueur, ses globes oculaires roulaient dans leurs orbites, si bien que seul le blanc des yeux était parfois visible. Il avait commencé à se balancer violemment d’avant en arrière, en équilibre instable sur la plante des pieds, en émettant une sorte de bourdonnement.

À l’évidence, Dinitak ne pouvait plus agir efficacement contre son père. Selon toute vraisemblance, Barjazid était en train de lui infliger une sévère correction par l’intermédiaire de son casque et, d’un moment à l’autre…

Dinitak pivota sur le côté, demeura un instant pétrifié dans une position accroupie, fut secoué de la tête aux pieds par un grand frisson et commença à s’affaisser.

Dekkeret poussa un cri et s’élança vers lui avec la même vivacité que celle dont il avait fait preuve à Normork, le jour où le dément à la faux avait surgi de la foule. Dinitak tombait en tournant sur lui-même ; d’un bond, Dekkeret le saisit aux épaules et amortit sa chute.

Le casque avait été projeté de la tête du garçon dans le dernier spasme qui l’avait secoué : pendant le moment de désarroi qui suivit, le fragile dispositif sembla flotter dans la pièce. Tendant la main presque sans y penser, Prestimion le saisit au vol entre deux doigts quand il passa près de lui.

Il regarda fixement l’objet posé au creux de sa main et comprit ce qu’il fallait faire dans ce moment d’incertitude.

— À moi de jouer maintenant, déclara-t-il. Sans attendre la réaction des autres, il leva le casque au-dessus de sa tête, attendit une fraction de seconde et le mit en place.

Ce n’était pas la première fois qu’il en ceignait son front. Cédant à son insistance, Dinitak Barjazid avait fait pour Prestimion trois séances d’initiation ces quinze derniers jours : d’infimes explorations, de brefs aperçus de ce que le casque était capable de faire. Il avait appris d’une manière rudimentaire le fonctionnement du dispositif de commande et avait fait des sauts de puce jusqu’à la périphérie de l’esprit de Dinitak et de celui de Dekkeret. Mais l’occasion ne lui avait pas été donnée d’effectuer une véritable expérience à distance.

Il allait le faire maintenant.

— Aidez-moi, si vous pouvez, fit-il en se tournant vers Dinitak, affalé par terre, le dos soutenu par Dekkeret. Comment trouver la péninsule de Stoienzar ?

— Le bouton d’ascension verticale pour commencer, répondit le jeune homme d’une voix faible et tremblante d’épuisement, à peine audible. Vous montez et vous tournez. Puis vous choisissez votre route d’en haut.

Monter et tourner ? Facile à dire. Mais comment… Il n’y avait rien d’autre à faire que de se lancer. Prestimion tourna le bouton, très légèrement, et fut aussitôt projeté dans les airs. Chevaucher la foudre, en effet. Ou une fusée lancée dans l’espace. Son esprit s’éleva à une vitesse vertigineuse à travers la zone bleu-gris de l’atmosphère et au-delà, dans les ténèbres, en direction du soleil.

L’énorme masse incandescente vert doré de l’astre se trouvait juste devant lui, trop près, dans le vide pur de l’espace, projetant des flammes dans toutes les directions. À sa lumière stupéfiante, Prestimion vit Majipoor au-dessous de lui, un globe minuscule tournant lentement sur lui-même. À cette distance, le pic du Mont du Château, l’unique saillie de la planète, n’était pas plus gros qu’une aiguille. Prestimion savait que c’était une aiguille colossale, qui transperçait la couche d’air entourant le globe et s’enfonçait dans les ténèbres de l’espace.

La planète continua de tourner ; le Mont du Château se déroba à sa vue. L’étendue bleu-vert qu’il avait maintenant au-dessous de lui était la Grande Mer dont si peu d’explorateurs avaient vu les côtes ; il reconnut Zimroel, avec l’île du Sommeil et l’archipel de Rodamaunt. Il resta un moment indéfini suspendu entre les étoiles et la planète, et vit réapparaître Alhanroel, cette fois du côté qui faisait face à Zimroel. À peu près à la hauteur du milieu de la Grande Mer, il vit distinctement ce qu’il cherchait ; tout à fait en bas de la côte plongeant vers le sud, le pouce allongé que formait la péninsule de Stoienzar.

Je suis beaucoup trop haut, se dit-il. Je dois redescendre. Je suis resté beaucoup trop longtemps ; des années se sont écoulées, des siècles. La bataille est terminée ; le monde a poursuivi son chemin ; l’histoire de mon règne est écrite. Je suis resté trop longtemps. Je dois redescendre. Il se laissa descendre. Avec une aisance étonnante, il se déplaça vers la côte d’Alhanroel.

Doucement. Voici Stoien. Nous y sommes en ce moment, quelque part, même si je suis ici aussi. Maintenant, je suis la côte méridionale en direction de l’est. Oui. Voilà. La péninsule. La jungle.

D’un million de kilomètres lui parvint une voix qui pouvait être celle de Dinitak Barjazid.

— Cherchez le point de feu, monseigneur. C’est là que vous les trouverez.

Le point de feu ? Qu’est-ce que cela pouvait bien signifier ?

Tout devant lui n’était que chaos. Plus Prestimion se rapprochait de la surface de la planète, plus tout devenait incompréhensible. Il trouva la commande de contrôle latéral du casque, se força à plonger dans l’épaisse couche de brouillard et de noirceur qui recouvrait tout. Petit à petit une certaine clarté se fit jour dans la confusion. L’effort était énorme, son esprit en feu. Il pénétrait dans la zone de l’écran défensif de Venghenar Barjazid. De grandes ondes de force explosive se propageaient autour de lui dans le firmament et le ballottaient en tout sens ; il devait résister pour ne pas dégringoler comme un météore dans la mer qui s’agitait et écumait comme du lait frais au-dessous de lui.

Il retrouva son équilibre. Parfaitement droit, il s’enfonça dans la barrière sombre, s’efforça de la traverser de part en part.

Une lumière éclatante lui apparut.

Un point de feu, comme l’avait dit le jeune Barjazid, une zone ardente brillant à travers le nuage incompréhensible qui l’enveloppait encore.

— Ils sont là ! s’écria-t-il. Oui, je les vois ! Mais comment faire pour…

Prestimion sentit soudain un soutien lui arriver. Une main amicale qui l’aidait à se tenir droit. Il sentit sa mère entrer en contact avec lui par l’intermédiaire du bandeau, effleurant son esprit, lui offrant sa force et sa sagesse. Elle devait de son côté exécuter les instructions que Dinitak Barjazid avait la force de lui donner.

Il savait maintenant ce qu’il devait faire.

À l’aide d’un des boutons du casque, il centra son esprit sur le point de feu ; l’intensité de la lumière diminua. Il vit distinctement le campement dans la jungle comme s’il se trouvait au beau milieu de la clairière, à la hauteur du sol. Les tentes, les piles de munitions, les flotteurs et les montures.

Il se demanda à travers les yeux de qui il voyait tout cela. La réponse vint rapidement. En fouillant dans l’esprit de son hôte, il découvrit un noyau brillant de malveillance brûlant avec une terrible intensité. Il ne put réprimer un frisson en reconnaissant l’âme de celui qu’il touchait : le bras droit du Procurateur, l’odieux Mandralisca.

Être à l’intérieur de cet esprit était comme nager dans une mer de lave en fusion. Il supposait que, sans casque, Mandralisca ne pouvait rien contre lui. Mais tout contact avec cet homme était une expérience à ne pas prolonger.

Prestimion poussa. Mandralisca recula en titubant et disparut.

C’est Venghenar Barjazid que je veux. Puis Dantirya Sambail.

— Mère ? Aide-moi à trouver l’homme au casque.

Inutile. Venghenar Barjazid l’avait trouvé, lui, et s’efforçait de repousser l’intrus.

Le premier coup fut rapide et surprenant. Prestimion eut la sensation d’être frappé simultanément à l’arrière du crâne et au creux de l’estomac. Le souffle coupé, il tituba sous la violence du choc. Il chercha désespérément à reprendre son souffle. Mais Barjazid était impitoyable, son casque plus puissant ; il était passé maître dans l’art de l’utiliser alors que Prestimion restait un novice.

La conscience de Prestimion était partagée. Une partie de lui se trouvait à Stoien, dans une chambre d’hôtel, en compagnie de sa mère, de Dekkeret, de Dinitak et de son mage, l’autre dans une clairière de la jungle de Stoienzar. Dans les premiers élans furieux de l’affrontement, il douta de pouvoir résister à l’assaut féroce de Barjazid. Il ne faisait aucun doute qu’il finirait par être détruit.

Mais il poussa, comme il l’avait fait contre Mandralisca, et Barjazid sembla céder. Prestimion poussa plus fort ; cette fois, la force de la fureur de Barjazid parut diminuer, soit parce que Prestimion avait réussi à le repousser, soit parce qu’il avait pris du recul pour rassembler ses forces avant de lancer un deuxième assaut. Quoi qu’il en soit, cela donna à Prestimion un moment de répit dont il avait bien besoin.

Il savait qu’il serait de courte durée. Il pouvait voir le petit homme comme s’il se trouvait réellement devant lui : lèvres minces, regard fourbe, un vieux collier d’os de dragon de mer autour du cou, le casque des rêves sur le front. Barjazid paraissait habité d’une totale confiance en lui. Ses yeux brillaient d’un plaisir pervers. Prestimion savait qu’il s’apprêtait à porter un second coup, peut-être décisif.

Il rassembla ses forces pour y résister.

Es-tu encore avec moi, mère ? J’ai besoin de toi maintenant.

Oui, oui. Elle était là. Prestimion sentit la présence de la Dame à ses côtés.

D’un seul coup, il prit conscience d’une autre force qui venait se joindre à eux, un nouvel allié dans la bataille. Il émanait de lui une force étrange qui ne ressemblait aucunement au rayonnement doux et affectueux de la Dame. À travers les yeux du nouveau venu, il semblait être en mesure d’aborder une autre dimension de la perception. Au bout d’un moment, Prestimion reconnut la source de cette curieuse modification de son champ de vision, de cette étrange double vision. Ce devait être Maundigand-Klimd qui venait de s’unir à eux. Quelle explication pouvait-il y avoir, autre que l’entrée du mage Su-Suheris dans la bataille ?

Maintenant, Prestimion. Frappe !

Il frappa. Au moment où Barjazid rassemblait ses forces pour porter le coup qui mettrait un terme à leur affrontement, Prestimion frappa avec toute la puissance dont il disposait.

L’habileté de Barjazid avec ces appareils était infiniment plus grande que celle de son adversaire, mais l’esprit qui avait mené Prestimion jusqu’au trône de Majipoor était plus fort que l’âme noire de Venghenar Barjazid. Et Prestimion avait la Dame et Maundigand-Klimd à ses côtés, pour ajouter leur pouvoir au sien. Il frappa Barjazid avec une force stupéfiante et sut aussitôt qu’il avait transpercé les défenses de son adversaire. Barjazid recula en vacillant, déséquilibré par l’énorme décharge d’énergie projetée par son ennemi. Titubant, tournant sur lui-même, il essayait désespérément de demeurer debout.

Encore ! Encore, Prestimion !

Encore, oui.

Et encore et encore. Les jambes de Barjazid se dérobèrent sous lui. Il s’affaissa, face contre terre sur le sol marécageux, émettant de petits gémissements.

Il n’y avait plus rien maintenant pour protéger Dantirya Sambail.