10

 

Descendre dans la Cité Libre de Stee par l’itinéraire terrestre en contournant la face du Mont eût été irréalisable compte tenu du temps dont disposaient Prestimion et ses compagnons. Stee était si vaste que la seule traversée de ses faubourgs prenait trois jours. Ils se contentèrent de descendre jusqu’à Halanx, la cité au mur doré, pas très éloignée du Château, où ils embarquèrent sur le ferry à grande vitesse, à la coque épaisse et à la proue retroussée, qui transportait les passagers sur la Stee au courant impétueux jusqu’à la cité du même nom. Nul ne leur accorda la moindre attention. Ils portaient une robe unie de toile de lin de couleur terne, du genre de celles que portaient les voyageurs de commerce. Le coiffeur de Septach Melayn les avait ingénieusement rendus méconnaissables avec des perruques, des moustaches et, pour Prestimion, une petite barbe soignée qui longeait la ligne de sa mâchoire.

Gialaurys, le Grand Amiral de Majipoor qui, à l’instar de son prédécesseur, n’avait jamais eu beaucoup de goût pour les voyages sur l’eau, passa un sale moment quand le ferry eut levé l’ancre. Dès les premières ruptures de pente, il se tourna pour se placer le dos au hublot et commença à marmonner une succession de prières tout en frottant dévotement de ses pouces deux petites amulettes qu’il tenait serrées au creux de ses mains.

Septach Melayn ne montra guère d’indulgence pour lui.

— Oui, mon ami, prie de toutes tes forces ! Il est bien connu que ce ferry coule chaque fois ou presque qu’il entreprend la descente de la rivière et que des centaines de vies sont perdues chaque semaine.

— Épargne-moi pour une fois tes traits d’esprit, veux-tu ? lança Gialaurys, les yeux étincelants de colère.

— Il faut reconnaître que le courant est particulièrement fort, glissa Prestimion pour mettre un terme à l’accrochage. Il ne doit pas y avoir beaucoup de cours d’eau plus impétueux sur toute la surface de la planète.

Il ne partageait pas le malaise de Gialaurys, mais la rapidité de leur navire dans la partie sommitale du Mont était véritablement renversante. Le ferry donnait à certains moments l’impression de dévaler la montagne à la verticale. Au bout d’un certain temps, la pente se fit moins raide, la vitesse moins alarmante. Le navire fit des escales pour débarquer des passagers et en embarquer d’autres à Banglecode, une des Cités Intérieures, à Rennosk, une des Cités Tutélaires, et poursuivit sa route vers l’anneau suivant en décrivant une large boucle vers l’ouest. Quand le ferry atteignit les Cités Libres et s’approcha de Stee en fin d’après-midi, le lit de la rivière était si peu incliné que son cours paraissait presque paisible.

Les tours de Stee se dressaient maintenant devant eux, sur les deux rives. À l’approche du crépuscule, les murs de marbre gris rosé des hauts bâtiments de la rive droite étaient nimbés de la lumière couleur de bronze du soleil couchant tandis que les façades des tours bordant la rive opposée étaient déjà plongées dans la pénombre.

Septach Melayn consulta un plan brillant fait de carreaux bleus et blancs incrustés dans la paroi incurvée de la coque du ferry.

— Je vois qu’il y a onze quais à Stee. Lequel allons-nous prendre, Prestimion ?

— Quelle importance ? Pour nous, ils se valent tous.

— Alors, disons Vildivar. Il se trouve, si je lis bien le plan, à côté du centre de la ville. Ce sera le quatrième.

Le ferry, sans se presser, passait d’un ponton à l’autre, débarquant à chacun un groupe de passagers ; ils virent peu après un panneau lumineux à terre indiquant qu’ils étaient arrivés au quai de Vildivar.

— Pas trop tôt, grommela Gialaurys, le visage trois fois plus pâle qu’à l’accoutumée, de sorte que les poils drus de ses longs favoris bruns ressortaient sur ses joues comme deux barres rageuses.

— Allons-y ! s’écria joyeusement Septach Melayn. Stee la magnifique nous attend !

Tout le monde rêvait de visiter Stee au moins une fois dans sa vie. Prestimion était encore très jeune quand son père l’y avait emmené, comme dans tant d’autres endroits célèbres, et le petit Prestimion, abasourdi par la vision de ces kilomètres de hautes tours, s’était promis d’y revenir quand il serait plus grand. Mais la mort brutale de son père avait placé sur ses épaules à un âge encore tendre les responsabilités d’un prince de Muldemar ; son ascension au sein de la noblesse du Château avait commencé peu après et il n’avait plus guère trouvé le temps de voyager pour le plaisir. Contemplant du quai la splendeur de Stee avec un regard d’adulte, il constata avec étonnement que la cité lui paraissait d’une beauté aussi imposante que lorsqu’il l’avait admirée avec ses yeux d’enfant.

Mais le quai de Vildivar se révéla moins central que Septach Melayn ne l’avait estimé. Les hautes constructions bordant la rivière dans cette partie de la ville étaient des établissements industriels qui, pour la plupart, avaient déjà fermé leurs portes. Les ouvriers regagnant leur foyer dans les zones résidentielles de l’autre rive se pressaient sur les bacs et les petites embarcations qui faisaient office de pont pour franchir l’immensité de la rivière. Le quartier dans lequel ils avaient débarqué serait bientôt désert.

— Nous allons demander à un batelier de nous transporter jusqu’au prochain quai, déclara Prestimion en faisant demi-tour vers la rive.

Il y avait en effet un bateau à quai à l’endroit où les embarcations privées étaient autorisées à s’amarrer. C’était une petite embarcation trapue appelée « trappagasis », faite de planches calfatées avec de la graisse, assemblées non avec des clous, mais avec d’épais cordages noirs de fibre de guellum. Elle portait à la proue comme à la poupe des sculptures mutilées qui avaient peut-être été autrefois des représentations de dragons de mer. Son patron – et son constructeur, selon toute vraisemblance – était un vieux Skandar à l’air endormi, dont la fourrure gris-bleu s’était décolorée au point d’en être presque blanche. Il était affalé à la poupe, la tête placidement levée vers le ciel qui allait s’assombrissant, les quatre bras enroulés autour de son large poitrail, comme s’il se disposait à faire un petit somme.

Gialaurys, qui parlait couramment le dialecte Skandar, alla demander s’il pouvait louer ses services. Au terme d’une brève discussion qui semblait ne pas s’être bien terminée, il revint avec une expression fort étrange.

— Que se passe-t-il, Gialaurys ? demanda Prestimion. Il ne veut pas louer son bateau ?

— Il m’a dit, monseigneur, qu’il n’était pas prudent de descendre la rivière à cette heure, car c’est le moment où le Coronal lord Prestimion remonte vers son palais sur son grand voilier.

— Le Coronal lord Prestimion, dis-tu ?

— Absolument. Il s’agit bien de lord Prestimion, le Coronal sacré depuis peu. Le Skandar m’a révélé qu’il avait récemment établi sa résidence à Stee et qu’il remonte tous les soirs la rivière du palais de son ami le comte Fisiolo au sien. Parfois, prétend-il, quand le Coronal est d’humeur exubérante, il lance aux mariniers qui croisent sa route des bourses remplies de pièces de dix couronnes. Mais certains autres soirs, quand sa disposition est plus sombre, il peut lui arriver de donner l’ordre à son pilote d’éperonner les bateaux qui n’ont pas l’heur de lui plaire et de les couler. Personne ne s’interpose, puisque c’est le Coronal. Le Skandar préfère attendre que lord Prestimion soit passé pour embarquer des passagers. Pour des raisons de sécurité, dit-il.

— Le Coronal a donc un palais à Stee, fit Prestimion, sidéré par le récit de Gialaurys. Première nouvelle ! Et il se divertit au coucher du soleil en envoyant par le fond les bateaux qui croisent son chemin ?… Je pense que nous devrions chercher à en savoir plus.

— Absolument, approuva Septach Melayn.

Ils repartirent tous les trois vers le quai. Gialaurys répéta au Skandar qu’ils désiraient louer ses services. Quand le batelier leva ses deux bras supérieurs en un geste de refus, Septach Melayn ouvrit sa bourse de velours et montra l’éclat argenté de pièces de cinq couronnes. Le Skandar ouvrit de grands yeux.

— Quel est votre tarif habituel pour conduire quelqu’un au quai suivant, l’ami ?

— Trois couronnes et cinquante pesants, mais…

Septach Melayn tendit deux pièces étincelantes.

— En voici dix. Le triple du prix habituel, n’est-ce pas ? C’est tentant, non ?

— Et si l’envie prend le seigneur Coronal de couler mon bateau, répondit le Skandar d’un air sombre. Pas plus tard que Secondi, j’ai vu sombrer celui de Friedrag et, il y a trois semaines de cela, c’est le bateau de Rhezmegas qu’il a coulé. Si je perds le mien, comment vais-je gagner ma vie, hein ? Je ne suis plus jeune, mon bon seigneur, et la tâche de construire un nouveau bateau est devenue beaucoup trop lourde pour moi. Vos dix couronnes ne seront pas d’une grande utilité si je perds mon bateau.

À un signe de Prestimion, un tout petit mouvement du bout des doigts, Septach Melayn fit tinter sa bourse ; une lourde pièce d’argent d’une taille imposante, à côté de laquelle les pièces de cinq couronnes semblaient être de la mitraille, tomba dans sa paume. Il la leva devant les yeux écarquillés du Skandar.

— Savez-vous ce que c’est, l’ami ?

— Une pièce de dix royaux, c’est ça ?

— Dix royaux, en effet. C’est-à-dire cent couronnes. Tenez, en voici une deuxième et une troisième. Plus besoin de construire un nouveau trappagasis, hein ? Vous devriez pouvoir en acheter un autre, ne croyez-vous pas, avec trente royaux. Ce sera votre indemnité si le Coronal est d’humeur à couler un bateau ce soir. Alors ? Qu’en dites-vous, l’ami ?

— Puis-je en regarder une de plus près, mon bon seigneur ? fit le Skandar d’une voix rauque.

— Je ne suis pas un seigneur, l’ami. Juste un commerçant aisé venu de la ville de Gimkandale pour admirer les merveilles de Stee. Vous croyez que cette pièce est fausse, n’est-ce pas ?

— Oh ! non, mon bon seigneur, non, non !

Les bras du Skandar s’agitèrent humblement en tous sens, ses quatre mains touchèrent son front.

— C’est seulement que je n’ai jamais vu une pièce de dix royaux, jamais de ma vie ! Je ne parle pas d’en avoir possédé une. Je peux regarder ? Après, je vous conduirai où vous voulez aller, soyez-en sûr !

Septach Melayn tendit une des grosses pièces au Skandar qui l’examina avec une attention mêlée de crainte, comme s’il s’agissait d’une pierre précieuse d’une couleur exceptionnelle ; il la retourna et la retourna dans sa main, frotta ses doigts poilus sur les effigies, le visage du Coronal lord Confalume sur l’avers, celui de feu le Pontife Prankipin de l’autre côté. Puis il la rendit à Septach Melayn, la main tremblante.

— Dix royaux ! Je ne saurais dire l’effet que cela me fait ! Montez, mes bons seigneurs ! Montez !

Quand les trois passagers furent à bord, le vieux Skandar poussa son embarcation dans le courant. Mais il semblait avoir du mal à se remettre de la vue d’une pièce d’une si grande valeur. Il ne cessait de secouer la tête et de regarder la main qui avait tenu la merveille étincelante.

Tandis que le trappagasis se laissait porter par le courant, Prestimion qui, comme la plupart des seigneurs du Mont du Château, n’avait guère eu l’occasion de manier de l’argent, se pencha vers Septach Melayn.

— Dis-moi, murmura-t-il, que peut-on acheter avec une de ces pièces ?

— Dix royaux ? Une bonne monture de race, par exemple. Plusieurs mois de pension dans une hôtellerie de qualité ou encore assez de bon vin de Muldemar pour étancher sa soif pendant une année entière. Cela représente probablement ce que notre batelier gagne en six ou sept mois. Et sans doute pas loin de la valeur de son bateau.

— Ah ! fit Prestimion.

Il avait du mal à évaluer la profondeur du gouffre séparant l’existence de ce Skandar de la sienne. Il y avait encore, il le savait, des pièces d’une valeur supérieure, une de cinquante royaux et même une de cent ; il avait, quelques jours auparavant, approuvé les dessins de la série de nouvelles pièces qui porteraient bientôt son effigie ainsi que celle du Pontife Confalume.

Cent royaux – représentés par une seule pièce épaisse dont Septach Melayn avait peut-être un exemplaire dans sa bourse –, c’était une fortune inimaginable pour les gens du commun qui maniaient les humbles pesants de bronze et les pièces brillantes d’une couronne contenant juste un peu d’argent allié avec beaucoup de cuivre. Les royaux auraient aussi bien pu être la monnaie d’une autre planète pour l’incidence qu’ils avaient dans la vie quotidienne des gens du peuple.

Cette expérience était instructive et lui donnait à réfléchir après avoir vu les Dantirya Sambail, Korsibar et consorts parier des cinquante ou cent royaux pendant les Jeux de triste mémoire qui s’étaient tenus au Château. Il me reste beaucoup à apprendre, se dit-il, sur ce monde qui m’a fait roi.

 

Le vieux trappagasis craquant descendait tranquillement la rivière ; le Skandar, à l’arrière, posait de loin en loin une main sur la barre pour maintenir l’embarcation au milieu du chenal. La rivière était à cet endroit d’une largeur démesurée et son cours particulièrement lent, mais Prestimion savait qu’il en allait différemment après la cité, quand le grand cours d’eau se jetait sur la rangée de basses collines dentelées connues sous le nom de Main de lord Spadagas et se divisait en une multitude de rivières de faible importance qui se perdaient sur les pentes du pied du Mont.

— Où voulez-vous aller, mes bons seigneurs ? cria le batelier. Le quai d’Havilbove est le prochain, puis il y a celui de Kanaba et ensuite celui de Guadeloom.

— Conduisez-nous au centre de la ville, répondit Prestimion. À vous de voir. Que penses-tu de cette histoire de lord Prestimion remontant la rivière sur son navire de plaisance et coulant les bateaux qu’il rencontre ? poursuivit-il en se tournant vers Septach Melayn. Cela me paraît absurde. Les gens d’ici doivent savoir que le nouveau Coronal n’a pas encore eu le temps de se rendre en visite officielle à Stee : il est invraisemblable qu’il y ait établi sa résidence et qu’il navigue sur la rivière à la tombée de la nuit en suscitant des ennuis à ceux qui croisent son chemin.

— Crois-tu qu’ils réfléchissent aux réalités de la vie du Coronal ? demanda Gialaurys. C’est un mythe pour eux, une figure légendaire. Pour ce qu’ils en savent, il a le pouvoir d’être présent en six lieux à la fois.

— Tout de même, fit Prestimion en riant, de là à imaginer que le Coronal, même s’il résidait ici, s’amuserait à couler des bateaux dans le chenal…

— Tu peux me faire confiance, insista Gialaurys. Je connais mieux la tournure d’esprit des gens du peuple que tu ne le feras jamais. On leur fait croire n’importe quoi sur ceux qui les gouvernent. Tu n’as pas idée du gouffre qui existe entre leur vie et la tienne, dans ton Château, au sommet du Mont. Et tu ne peux imaginer les fables que l’imagination populaire fait courir sur toi.

— Il ne s’agit pas d’une fable, Gialaurys, lança Septach Melayn avec impatience, mais d’une simple illusion. Ne vois-tu pas que ce vieux Skandar a l’esprit aussi dérangé que ceux que tu as vus rire tout seuls à Kharax ? Il nous annonce gravement que le nouveau Coronal s’amuse à couler des bateaux ! Que veux-tu que ce soit d’autre qu’un exemple supplémentaire de cette épidémie de démence qui se propage dans le peuple comme un fléau ?

— Oui, acquiesça Gialaurys, je pense que tu as raison. De la démence. Une illusion. Le Skandar n’a pas l’air stupide ; il ne peut donc qu’être atteint de cette folie.

— Une illusion véritablement bizarre, reprit Prestimion. Comique, dans un sens. J’espérais pourtant que l’on aurait assez d’amour pour moi pour ne pas me croire capable de…

Il fut interrompu par un cri aigu venant de l’arrière du bateau.

— Regardez, mes bons seigneurs ! Regardez !

Le Skandar montrait quelque chose en agitant frénétiquement ses quatre bras.

— Là ! Juste devant nous !

De fait, il y avait sur l’eau un remue-ménage qui n’avait rien d’imaginaire.

Une activité fébrile avait gagné la surface de la rivière. Ferries et embarcations de toutes sortes filaient vers l’une ou l’autre rive en changeant précipitamment de cap. Et il était possible de distinguer, un peu plus loin en aval, un imposant et luxueux navire de plaisance, un vaisseau véritablement majestueux, qui se dirigeait vers eux en plein milieu du chenal, tous feux allumés.

— C’est le Coronal lord Prestimion, il vient couler mon bateau ! gémit le Skandar d’une voix étranglée.

Cela ne semblait plus du tout aussi amusant. Il fallait savoir à quoi s’en tenir.

— Mettez le cap sur ce navire, ordonna Prestimion.

— Non, mon bon seigneur !… Non, je vous en conjure !

— Cap sur le navire, répéta Gialaurys avec force, en ajoutant quelques jurons Skandars.

Le batelier terrifié hésitait encore, implorant leur pitié. Septach Melayn, souriant sans vergogne, se tourna vers lui en levant une main remplie de grandes pièces brillantes de dix royaux.

— Pour vous, l’ami, si cela se passe mal. Vous serez entièrement dédommagé de vos pertes. Il y a trente royaux, vous voyez ? Trente !

L’air morose, le pauvre Skandar accepta avec résignation. Il plaça deux de ses mains sur la barre du trappagasis pour tenir son cap.

La petite embarcation était toute seule, solitaire et fragile. Le seul autre bateau avec celui du prétendu lord Prestimion à rester au milieu du chenal. Et ils se rapprochaient de seconde en seconde du navire majestueux qui tenait avec arrogance cette portion de la rivière.

Ils étaient tout près maintenant. Dangereusement près. Prestimion commençait à se rendre compte qu’il n’y aurait rien de plus facile pour le gros navire que de passer directement sur la frêle embarcation, d’en faire du petit bois et de poursuivre sa route sans avoir senti ne fût-ce qu’un tremblement.

Il n’était pas versé dans l’art nautique, mais le navire qui se dressait devant eux dans le chenal était à l’évidence construit à une échelle princière, le genre de voilier qui pouvait appartenir à un Serithorn ou à un Oljebbin. Sa coque était faite d’un bois noir, luisant de l’éclat de l’acier poli. Le pont était chargé d’une foule d’espars, de bômes, de haubans, de mats ornés de bannières et de lampes multicolores. À sa proue se dressait la tête à la bouche ouverte, garnie de crocs, de quelque monstre imaginaire des profondeurs, minutieusement représentée et peinte de couleurs éclatantes, jaune, violet et vert. L’effet d’ensemble était époustouflant, impressionnant, juste un peu effrayant.

Quant au drapeau qu’il arborait, Prestimion vit avec stupéfaction qu’il s’agissait des propres couleurs du Coronal, une constellation verte sur un fond d’or.

— Tu as vu ça ? s’écria-t-il en tirant furieusement sur la manche de Gialaurys. Ce drapeau… le drapeau à la constellation…

— Et voilà, je pense, glissa calmement Septach Melayn, le Coronal en personne. J’avais cru comprendre que lord Prestimion était un homme séduisant, mais ce n’étaient peut-être que des rumeurs.

Prestimion considéra d’un air ébahi l’homme qui se faisait passer pour lui. Il se tenait fièrement à l’avant du somptueux voilier, vêtu d’une robe aux couleurs du Coronal, regardant droit devant lui avec un air de majesté.

Au vrai, il ne ressemblait en rien à celui qu’il prétendait être. Il paraissait plus grand que Prestimion, comme l’étaient beaucoup d’hommes, moins large du dos, d’une épaule à l’autre, et de la poitrine. Ses cheveux d’un châtain doré, bien éloigné de la blondeur terne de ceux de Prestimion, formaient d’amples ondulations alors que ceux du Coronal étaient raides. Il avait un visage plein, charnu, pas du tout agréable, avec des sourcils trop épais et un nez busqué. Mais sa contenance était noble et majestueuse, la tête rejetée en arrière, une main glissée dans la fente de son pourpoint vert.

Derrière lui se tenait un homme long et maigre en pourpoint chamois et chausses rouges évasées, peut-être censé incarner Septach Melayn pour ce Coronal ; de l’autre côté un costaud à la mâchoire carrée, portant des chausses à la mode de Piliplok, devait représenter Gialaurys. Leur présence rendait cette étrange mascarade d’autant plus troublante ; elle la portait à un niveau de duplicité qui poussa Prestimion à se remettre de sa surprise et fit naître en lui quelque chose qui s’apparentait à de la colère.

Il lui avait déjà fallu endurer une usurpation ; il ne trouverait aucune indulgence dans son cœur pour une seconde, si c’était bien ce que cachait cette étrange affaire.

La peur faisait claquer le marinier des dents.

— Nous allons mourir, mes bons seigneurs, nous allons mourir… Je vous en prie, je vous en conjure, laissez-moi changer de cap… !

Il n’était plus temps de changer de cap. Les deux bateaux étaient si proches que le faux lord Prestimion aurait aisément pu les envoyer par le fond si tel avait été son bon plaisir. Mais il devait être ce soir-là en bonne disposition. Quand le trappagasis longea l’étrave du grand navire par tribord, le prétendu lord Prestimion baissa les yeux ; son regard croisa celui du Coronal et les deux hommes se contemplèrent longuement. Puis le Prestimion richement vêtu sourit du haut du pont au Prestimion à l’humble habillement du petit bateau, comme il arrive qu’un monarque sourie à un homme du peuple, et inclina la tête avec une courtoisie princière ; la main qui sortit de son pourpoint serrait un petit sac arrondi de velours vert qu’il lança d’un geste désinvolte dans la direction de Prestimion.

Le Coronal était trop sidéré pour tendre la main, mais Septach Melayn, aux réflexes vifs comme l’éclair, se pencha pour saisir prestement au vol le petit sac rebondi, juste avant qu’il tombe dans la rivière. Le grand voilier poursuivit majestueusement sa route, laissant dans son sillage le petit bateau du Skandar au milieu du chenal, ballotté par les ondulations de l’eau.

Le long silence stupéfait qui s’installa sur le trappagasis fut rompu par la voix basse et monotone du Skandar qui récitait une prière de remerciement pour son bateau qui avait échappé à la destruction.

— Par Bythois et Sigei ! s’écria soudain Prestimion d’une voix vibrante de rage. Il m’a lancé de l’argent ! Il m’a lancé une bourse pleine de pièces ! À moi ! Pour qui me prend-il ?

— Il ne pouvait deviner qui vous êtes, monseigneur, fit Septach Melayn. Quant à savoir pour qui il se prend…

— Que Remmer s’empare de son âme !

— Ha ! monseigneur ! lança Gialaurys en se tortillant les doigts. Vous ne devriez pas invoquer ces grands démons, même en plaisantant.

— Oui, Gialaurys, je sais, fit Prestimion avec un petit signe de tête conciliant.

Ces noms redoutables n’étaient que des mots pour lui, de simples imprécations vides de sens. Il n’en allait pas de même pour Gialaurys.

Sa flambée de colère commençait à retomber. C’était trop extravagant pour représenter une menace sérieuse, mais il devait savoir à quoi s’en tenir.

— Ce sont de vraies pièces, au moins ? reprit-il en se tournant vers Septach Melayn.

— Elles paraissent on ne peut plus vraies, répondit Septach Melayn en montrant sa main remplie d’espèces. Des pièces de dix couronnes pour une valeur de deux ou trois royaux. Tu veux les voir ?

— Donne-les au batelier, fit Prestimion. Et demande-lui de nous conduire à terre, sur la rive droite. C’est là que devrait vivre Simbilon Khayf, non ? Qu’il nous débarque au quai le plus proche de la maison de Simbilon Khayf.

— Simbilon Khayf ? Tu as l’intention de rendre visite à Sim…

— Il est, si j’ai bien compris, le banquier le plus prospère de Stee. Tout homme assez fortuné pour lancer une bourse remplie de pièces de dix couronnes à des inconnus croisés sur un bateau doit être connu de Simbilon Khayf. Il sera certainement en mesure de nous dire qui est ce fier marin.

— Mais, Prestimion, le Coronal ne peut pas s’imposer chez un particulier, fut-il aussi riche que Simbilon Khayf, sans l’avoir dûment prévenu de son arrivée. Une visite officielle exige en tout état de cause d’être soigneusement préparée. Tu ne t’imagines pas que tu peux débarquer chez quelqu’un sans prévenir. « Bonjour, Simbilon Khayf, je me trouvais par hasard à Stee et j’aimerais vous poser quelques questions à propos de…»

— Non, non, coupa Prestimion. Nous ne lui dirons pas qui nous sommes. Imagine qu’il y ait une sorte de conspiration et qu’il trempe dedans. Autant que nous sachions, ce faux Prestimion pourrait être son cousin ; si nous nous présentons sous notre véritable identité, on n’entendra plus parler de nous. Non, Septach Melayn, nos déguisements sont parfaits aujourd’hui : nous nous présenterons comme de modestes commerçants venant demander un prêt. Et lui raconter ce qui vient de nous arriver pour voir ce qu’il en pense.

 

— Mon père va bientôt descendre, déclara la charmante jeune fille brune qui les avait reçus dans le petit salon du rez-de-chaussée de l’hôtel particulier de Simbilon Khayf. Désirez-vous un peu de vin, messieurs. Nous apprécions dans cette maison le vin de Muldemar ; des chais de la propre famille de lord Prestimion, s’il faut en croire mon père.

Elle s’appelait Varaile. Prestimion, qui l’observait à la dérobée de son siège, dans un angle de la pièce imposante, ne parvenait pas à comprendre comment un homme aux traits aussi grossiers et à l’aspect aussi désagréable que Simbilon Khayf, quelqu’un qui n’était guère plus gracieux qu’un Hjort, avait pu engendrer une fille d’une si grande beauté.

Car elle était belle. Pas de la mystérieuse et délicate beauté de Thismet qui était petite, très petite, avec des membres minces, une taille d’une stupéfiante finesse et des hanches d’une saisissante rondeur. Varaile avait des traits admirablement dessinés, des yeux sombres et ardents, pétillants de malice dans un visage aussi pâle que celui de la Grande Lune et une peau d’une blancheur sans pareille.

Bien plus grande que Thismet, presque autant que Prestimion, la jeune fille n’avait pas cet air d’apparente fragilité masquant une grande énergie nerveuse qui rendait la beauté de la princesse si extraordinaire. Il émanait de Thismet un rayonnement dont la fille de Simbilon Khayf était dépourvue et elle n’avait pas dans ses mouvements la calme et majestueuse assurance de Thismet.

Ces comparaisons, il le savait, étaient injustes. Fille de Coronal, Thismet avait été élevée au milieu de l’apparat du pouvoir suprême. Sa vie à la cour l’auréolait d’une majestueuse dignité qui ne pouvait que mettre en valeur la perfection naturelle de ses formes. Et de la manière la plus incontestable qui soit, Varaile était, dans son genre, une femme d’une exceptionnelle beauté, raffinée, élégante et bien faite. Une femme – une jeune fille, plutôt – qui semblait très sereine, étonnamment gracieuse et dotée d’une rare assurance.

Prestimion s’étonna d’éprouver une telle fascination pour elle.

Lui qui pleurait encore son amour disparu. Il ne lui avait été donné de vivre avec Thismet que quelques trop courtes semaines de folle passion, à la veille de la bataille décisive de Thegomar Edge – avec celle qui avait été son ennemie la plus puissante, jusqu’à ce qu’elle abandonne son frère stupide et inepte pour venir se ranger dans le camp de Prestimion –, avant qu’elle lui soit enlevée au moment où la vie s’ouvrait devant eux. On ne se remettait pas facilement d’une telle perte.

Il arrivait même à Prestimion de penser qu’il n’y parviendrait jamais. C’est à peine s’il avait regardé une femme depuis la mort de Thismet et il avait chassé de son esprit toute idée de relation avec une autre, aussi superficielle qu’elle soit.

Mais là, en acceptant la coupe de vin que lui tendait Varaile – le vin généreux du vignoble familial, mais elle ne pouvait le savoir –, il leva les yeux vers la jeune fille et croisa son regard ; n’était-ce pas un petit frisson qu’il sentit courir le long de sa colonne vertébrale, un frémissement infime d’intérêt, de désir peut-être ?…

— Comptez-vous rester longtemps à Stee ? demanda-t-elle d’une voix grave pour une femme, riche, résonnante, musicale.

— Un ou deux jours, pas plus. Nos affaires nous conduisent ensuite à Hoikmar et après, je pense, à Minimool, à moins que ce ne soit l’inverse. Puis nous regagnerons notre bonne ville de Gimkandale.

— Ah ! Vous êtes tous trois de Gimkandale ?

— Moi, oui ; Simrok Morlin aussi. Notre associé, Gheveldin – Prestimion se tourna vers Gialaurys –, est, lui, originaire de Piliplok.

Impossible de masquer l’accent prononcé de Gialaurys chez qui on reconnaissait d’emblée un homme de l’est de Zimroel ; inutile de feindre quand ce n’était pas nécessaire.

— Piliplok ! s’écria Varaile, une lueur d’envie dans les yeux. J’ai tellement entendu parler de cette ville où les rues sont toutes droites et s’étirent à perte de vue ! Piliplok et Ni-moya, bien sûr, Pidruid et Narabal… Tous ces noms sont pour moi comme une légende. Je me demande si je les visiterai un jour. Zimroel est si loin.

— Oui, damoiselle, le monde est vaste, fit onctueusement Septach Melayn en fixant sur elle le regard grave de celui qui émet des pensées profondes. Mais les voyages sont choses merveilleuses. Je suis moi-même allé jusqu’à Alaisor, à l’ouest, et Bandar Delem, au nord ; un jour, j’embarquerai pour Zimroel. Êtes-vous jamais allée à Gimkandale, damoiselle ? poursuivit-il avec un petit sourire égrillard. Je prendrais beaucoup de plaisir à vous montrer ma cité, si jamais l’envie vous venait de la visiter.

— Ce serait merveilleux, Simrok Morlin !

Prestimion ne put se retenir de lancer à Septach Melayn un regard ébahi. À quoi jouait-il ? Proposer à la jeune fille une visite guidée de Gimkandale ? Et avec ce sourire charmeur ! Ils étaient dans cette maison pour solliciter un prêt, pas pour faire leur cour. Depuis quand Septach Melayn se montrait-il galant auprès d’une femme, même une femme aussi belle ? Non sans étonnement, Prestimion se demanda si ce n’était pas une pointe de jalousie qu’il éprouvait.

La fille de Simbilon Khayf les resservit. Prestimion remarqua qu’elle remplissait généreusement les coupes de la coûteuse boisson ; il est vrai que l’argent coulait à flots dans cette maison. Depuis leur arrivée, ils avaient vu des ornements et un ameublement dignes du Château ; des portes sombres de bois de thuzna incrusté de fils d’or, une entrée d’une opulence royale, où un jet d’eau parfumée en forme d’éventail jaillissait jusqu’au plafond d’une fontaine dodécagonale revêtue de carreaux rouges bordés de turquoise. Sans parler du salon où ils se trouvaient, avec ses luxueux tapis à points noués de Makroposopos et ses coussins de brocart ouvragé. Et ce n’était que le rez-de-chaussée d’une maison qui comptait quatre ou cinq étages. Tout donnait l’impression d’avoir été assemblé depuis à peine quelques années, mais celui qui s’était chargé de l’ameublement et de la décoration avait fait du très beau travail.

— Ah ! fit Varaile. Voici mon père.

Elle frappa dans ses mains ; une porte s’ouvrit aussitôt sur sa gauche et un domestique en livrée entra, portant un siège si richement incrusté de pierres précieuses et de métaux rares qu’on eût dit un trône. Au même moment, Simbilon Khayf entra d’un pas vif par une porte dans le mur opposé du salon. Il salua ses hôtes d’une courte inclination de tête et prit place sur le noble siège qu’on lui avait apporté. Il était encore plus laid que dans le souvenir de Prestimion qui l’avait aperçu pendant les fêtes du couronnement : un petit homme au visage dur, au gros nez, aux lèvres minces et cruelles, dont le trait le plus frappant était une masse démesurément haute de cheveux argentés qui formaient un amoncellement ridicule au sommet de son crâne. Il portait des vêtements prétentieux, trop habillés pour la circonstance : un pourpoint bordeaux rehaussé de fils de métal étincelants sur des chausses bleues ajustées, passementées de satin rouge.

— Alors ? fit-il en se frottant les mains, le geste involontaire peut-être d’un commerçant avide flairant une bonne affaire. Il semble y avoir eu un malentendu à propos de ce rendez-vous. Je vous le dis tout net, je n’ai aucun souvenir d’avoir accepté de recevoir chez moi, ce soir, trois marchands de Gimkindale. Mais je ne suis pas arrivé où je suis en refusant par vanité une honnête transaction. Je suis à votre service, messieurs… Ma fille vous a bien traités, j’espère ?

— Merveilleusement, monsieur, répondit Prestimion en levant sa coupe. Ce vin est… le meilleur que j’aie jamais goûté !

— Il vient des propres chais du Coronal, déclara Simbilon Khayf. Les meilleures vignes de Muldemar ; nous ne buvons rien d’autre.

— C’est un sort enviable, fit gravement Prestimion. Permettez-moi de me présenter : mon nom est Polivand. Mon associé de gauche s’appelle Simrok Morlin, l’autre, Gheveldin, est un homme de Piliplok.

Il s’interrompit ; il percevait une certaine tension. Simbilon Khayf avait pris part au banquet du couronnement ; comme il se trouvait en compagnie du comte Fisiolo, il devait être assis assez près de l’estrade d’honneur. Se pouvait-il que l’idée se fasse jour en lui que les trois commerçants installés dans son salon étaient en réalité le Coronal lord Prestimion, le Haut Conseiller Septach Melayn et le Grand Amiral Gialaurys portant tous des déguisements ridicules ? S’il les avait reconnus malgré leurs postiches, s’apprêtait-il à lancer quelque question stupide sur la raison de cette étonnante tentative de supercherie ? Ou attendrait-il pour laisser au Coronal le temps de montrer son jeu ?

Il n’en donna pas la moindre indication. Il affichait sa suffisance et donnait même l’impression de s’ennuyer légèrement, comme pouvait le faire un homme de sa stature dans le monde des affaires lorsqu’il se trouvait en présence d’un trio de moins que rien ni invités ni attendus. Soit Simbilon Khayf était un acteur de talent – ce qui était tout à fait concevable étant donné l’ascension vertigineuse qui avait fait de lui un homme si riche en quelques années –, soit il était convaincu que ses visiteurs n’étaient rien d’autre que ce qu’ils prétendaient être, des hommes d’affaires sérieux de Gimkandale ayant une proposition à lui soumettre et qu’ils avaient un rendez-vous qui lui était sorti de l’esprit.

— Voulez-vous que j’explique pourquoi nous sommes ici, reprit benoîtement Prestimion. Nous avons mis au point, voyez-vous, une machine pour tenir la comptabilité et effectuer différentes opérations financières d’une société, une machine bien plus efficace et rapide que celles qui sont aujourd’hui sur le marché.

— Vraiment ? fit Simbilon Khayf, sans manifester beaucoup de curiosité.

Il posa les mains sur son ventre, croisa les doigts. Ses yeux, froids et désagréables, commencèrent à se couvrir d’un voile. Il avait à l’évidence évalué instantanément les possibilités offertes par la proposition des visiteurs et n’y trouvait pas un grand intérêt.

— La demande sera énorme quand notre machine arrivera sur le marché, poursuivit Prestimion avec ferveur. Si forte qu’il faudra emprunter un capital considérable pour financer le développement de notre fabrique. Par conséquent…

— Oui, je vois la suite, coupa Simbilon Khayf. Vous avez naturellement apporté un modèle en état de marche de cette machine ?

— Oui, nous en avions un, répondit Prestimion en prenant une expression affligée. Mais un accident malheureux sur la rivière…

Septach Melayn prit le relais.

— Le bateau que nous avions loué pour nous conduire du quai Vildivar à un ponton plus proche de votre domicile a bien failli se retourner dans une collision que nous avons évitée de justesse avec un grand voilier qui a foncé droit sur nous sans nous laisser la place, pas la plus petite place pour nous écarter.

Il s’exprimait avec un tel sérieux provincial que Prestimion dut se retenir pour ne pas éclater de rire.

— Nous aurions pu nous noyer, monsieur ! Nous nous sommes accrochés à nos sièges pour rester sur le pont et nous avons échappé à la noyade ; mais deux de nos bagages sont passés par-dessus bord. Un des deux, je suis au regret de le dire…

— … contenait le modèle de votre machine, acheva Simbilon Khayf d’une voix où il n’y avait guère de sympathie. Je vois : une perte regrettable… À vous entendre, poursuivit-il avec un petit rire, je pense que vous avez rencontré notre Coronal dément. Un grand navire d’un luxe ridiculement tapageur, avec des lumières partout, qui a essayé de vous envoyer par le fond au milieu de la rivière ?

— Oui ! s’écrièrent en même temps Prestimion et Gialaurys. Oui, monsieur, c’est ça !

— En effet, ajouta Septach Melayn. À un mètre près, notre bateau volait en éclats. Il se serait brisé en mille morceaux !

— Le Coronal est fou, c’est ce que vous venez de dire ? demanda Prestimion, avec une expression de vive curiosité. Je ne comprends pas bien, je le crains, le sens de cette phrase. Le Coronal est certainement, au moment où nous parlons, dans son Château, au sommet du Mont, et rien ne nous autorise à croire que son cerveau soit dérangé en aucune manière. Ce serait terrible pour nous tous si le nouveau Coronal devait…

— Vous comprenez, j’espère, glissa Varaile, que mon père ne parle pas de lord Prestimion. Comme vous l’avez dit, il y a toutes les raisons de croire que lord Prestimion est aussi sain d’esprit que vous et moi. Non, le fou dont il parle est quelqu’un d’ici, un jeune parent de notre comte Fisiolo, qui, depuis quelques semaines, a totalement perdu la raison. Les exemples de troubles mentaux sont légion à Stee, depuis quelque temps. Nous avons eu nous-mêmes un dramatique accident, il y a un ou deux mois. Une femme de chambre qui a perdu la tête et s’est jetée par la fenêtre, tuant deux personnes qui passaient à ce moment-là…

— C’est affreux ! fit Septach Melayn en affectant une attitude horrifiée.

— Ce parent du comte, poursuivit Prestimion, est donc le jouet d’une illusion ? Il s’imagine être notre nouveau Coronal ?

— Précisément, fit Varaile. Et qu’il peut en conséquence faire tout ce qui lui plaît, comme si le monde lui appartenait.

— Sa place est au fond d’un cachot, affirma catégoriquement Gialaurys, quels que soient ses liens de parenté avec le comte. On ne devrait pas le laisser mettre en danger la vie d’innocents voyageurs !

— Je suis tout à fait de votre avis, déclara Simbilon Khayf. Il y a de graves perturbations du commerce fluvial depuis qu’il descend et remonte la rivière sur son grand voilier. Mais le comte Fisiolo qui est, je dois vous le dire, un ami très cher, fait montre d’une grande clémence à l’endroit du jeune homme, le fils du frère de son épouse. Il s’appelle Garstin Karsp et son père Thiwid est mort brusquement il y a peu, alors qu’il était en pleine santé. Cette perte prématurée a porté un coup terrible à la raison du jeune homme et quand la nouvelle s’est répandue que le vieux Pontife venait lui aussi de rendre l’âme et que Prestimion succéderait à lord Confalume sur le trône du Coronal, Garstin Karsp a fait courir le bruit que Prestimion n’était pas un homme de Muldemar comme on le disait généralement, mais qu’il résidait à Stee. Il a ensuite fait savoir qu’il était lui-même Prestimion et que le nouveau Coronal établissait sa capitale à Stee, comme l’avait fait lord Stiamot dans un passé reculé.

— Et cette revendication est bien accueillie ici ? demanda Septach Melayn.

— Par des gens très simples, j’imagine, répondit le banquier avec un petit haussement d’épaules. La plupart de mes concitoyens ont compris que le chagrin a rendu fou le fils de Thiwid Karsp.

— Le pauvre, fit Septach Melayn en se signant.

— Pas si pauvre, pas si pauvre ! Je suis le banquier de la famille et je ne trahis pas un secret en révélant que les coffres des Karsp regorgent de pièces de cent royaux de la même manière que le ciel regorge d’étoiles. Garstin Karsp a dépensé une petite fortune pour son navire. Et il a recruté un équipage pléthorique pour naviguer de nuit sur la rivière en semant la terreur chez les bateliers. Il lui arrive, certains soirs, de lancer une bourse bien remplie sur les embarcations qu’il croise ; d’autres fois, il fonce droit sur les bateaux, comme s’ils n’étaient pas visibles. Comme on ne peut savoir dans quelle disposition il sera, tout le monde s’écarte précipitamment à l’approche de son navire.

— Et le comte continue de l’épargner ? fit Prestimion.

— Par pitié : le jeune homme a tellement souffert de la mort de son père.

— Et les bateliers dont il détruit le gagne-pain ? Ne souffrent-ils pas ?

— J’ai cru comprendre qu’ils étaient dédommagés par le comte.

— Nous avons perdu des bagages. Serons-nous dédommagés aussi ? Devons-nous en appeler au comte ?

— Peut-être devriez-vous le faire, répondit Simbilon Khayf, légèrement surpris par la vigueur des propos de Prestimion, qui semblait indiquer que l’homme n’était pas aussi humble qu’il l’avait montré jusqu’alors.

— Je suis tout à fait de votre avis. On ne peut laisser cette situation se prolonger indéfiniment. Jusqu’à présent, personne ne s’est noyé, mais cela ne saurait tarder. Fisiolo dira au jeune homme qu’il est temps de mettre fin à cette mascarade, il l’enverra discrètement se faire soigner quelque part et tout redeviendra normal sur la Stee.

— Je prie pour qu’il en soit ainsi, fit Septach Melayn.

— Dans l’immédiat, poursuivit Simbilon Khayf, il semble que nous ayons notre propre Coronal à Stee. Il est ce qu’il est, voilà tout. Comme ma fille l’a mentionné, bien des choses vont de travers aujourd’hui. L’accident malheureux qui a frappé notre maison en est la preuve.

Le banquier se leva de son petit trône ; l’entretien, à l’évidence, touchait à sa fin.

— Je regrette le désagrément dont vous avez été victime, reprit-t-il d’une voix où ne perçait pas la plus petite trace de regret. Ayez la bonté de revenir avec un autre modèle de votre machine en prenant rendez-vous avec mon personnel et nous envisagerons de placer des capitaux dans votre société. Bonsoir, messieurs.

— Veux-tu que je les reconduise, père ? demanda Varaile.

— Gawon Barl s’en chargera, répondit le banquier en frappant dans ses mains pour appeler le domestique qui avait apporté son siège.

— Nous savons au moins qu’il n’y a pas de complot dans cette cité pour me renverser, fit Prestimion quand ils furent sortis. Ce n’est qu’un cinglé fortuné à qui le comte Fisiolo passe ses folies. Il y a de quoi être soulagé, non ? Nous ferons savoir à Fisiolo à notre retour que les folles expéditions sur la rivière du jeune Karsp doivent cesser. Et qu’il n’est plus question de le laisser dire qu’il est lord Prestimion.

— Tant de folie partout, murmura Septach Melayn. Que peut-il donc se passer ?

— Avez-vous remarqué, glissa Gialaurys, que nous étions simplement venus solliciter un prêt et qu’il a parlé de « placer des capitaux » ? Si nous avions réellement une société produisant quelque chose qui ait une certaine valeur, il en prendrait rapidement le contrôle, soyez-en sûrs. Je comprends mieux maintenant pourquoi il a amassé en si peu de temps une telle fortune.

— Les gens de son espèce n’ont pas la réputation d’être tendres en affaires, déclara Prestimion.

— Oui, mais sa fille ! s’écria Septach Melayn. Ah ! sa fille ! Voilà une jeune fille de bonne famille pour toi !

— Elle t’a fait une grosse impression, n’est-ce pas ? demanda Prestimion.

— À moi ? Dans l’abstrait, oui ; je réagis à la beauté et à la grâce quand je les rencontre. Mais tu sais que je n’ai guère de désir pour la compagnie des femmes. Je croyais que ce serait toi, Prestimion, qui chanterais ses louanges en quittant cette maison.

— Elle est très belle, j’en conviens. Et très bien élevée pour la fille d’un rustre d’une telle laideur. Mais j’ai en ce moment d’autres préoccupations en tête que la beauté des femmes, mon ami. Le procès du Procurateur, pour commencer. Les famines dans les régions sinistrées par la guerre. Et tous ces étranges cas de folie qui ne cessent de s’amonceler. Le parent du comte Fisiolo, cet autre lord Prestimion, qu’on laisse répandre la terreur sur la rivière ! Qui est le plus fou des deux, je m’interroge, entre le jeune homme qui prétend être moi et Fisiolo qui lui passe tous ses caprices ?… Allez, mettons-nous en quête d’une hostellerie. Et, demain matin, en route pour Hoikmar, d’accord ? Nous y trouverons peut-être trois Prestimion entourés de leur cour.

— Et pourquoi pas un ou deux Confalume, ajouta Septach Melayn.

 

Par la fenêtre de sa chambre du deuxième étage, la fille de Simbilon Khayf suivit des yeux les trois visiteurs tandis qu’ils traversaient l’esplanade pavée en direction du jardin public.

Il y avait chez ces trois-là quelque chose qui sortait de l’ordinaire, qui les distinguait de la plupart des hommes venant demander de l’argent à son père. Celui qui était si grand et si maigre, par exemple, dont les mouvements avaient la grâce de ceux d’un danseur : il parlait comme un péquenaud, mais c’était à l’évidence pure comédie. En réalité, il était vif et intelligent – cela se voyait à son regard d’un bleu perçant qui saisissait tout d’un coup d’œil et le fixait dans son esprit. Rusé et malicieux aussi : il y avait dans tout ce qu’il disait une pointe d’ironie sous-jacente, même si cela paraissait très simple en surface ; un homme perspicace et malicieux, moqueur, très dangereux peut-être. Et l’autre, le gros qui avait à peine ouvert la bouche et parlait avec un fort accent de Zimroel ; comme il paraissait fort, quelle impression de puissance contenue se dégageait de lui ! C’était un roc !

Quant au troisième, le petit aux larges épaules, quel regard fascinant ! Et son visage était magnifique, malgré cette barbe et cette moustache bizarres qui ne le mettaient vraiment pas en valeur. J’imagine qu’il serait très beau s’il s’en débarrassait, se dit Varaile. C’est un homme magnifique, à la noble prestance. J’ai peine à croire qu’il ne soit qu’un humble commerçant, un obscur fabricant de machines à calculer. Il semble valoir beaucoup mieux que cela. Tellement mieux.