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À l’instar de lord Prankipin, lord Confalume avait coutume de donner une réception royale sur invitation le deuxième Stardi du mois. Le Coronal honorait d’un moment d’attention quelques citoyens en vue qui lui étaient présentés. Prestimion trouvait la tradition stupide, voire déplaisante, mais il n’ignorait pas qu’elle contribuait à créer des liens qui renforçaient le gouvernement. Ce moment passé en présence du monarque resterait gravé à jamais dans la mémoire de l’invité ; il se sentirait lié jusqu’à la fin de ses jours à la majesté et au pouvoir de ce Coronal, grandi par cette rencontre, profondément reconnaissant et éternellement fidèle.

Ce n’était que la troisième cérémonie que Prestimion trouvait le temps d’organiser depuis son avènement. Comme il s’agissait essentiellement d’une mise en scène politique, la réception royale exigeait une préparation soigneuse et des répétitions minutieuses. Il lui avait fallu, entre autres, consacrer la veille au soir une ou deux heures en compagnie de Zeldor Luudwid, le grand chambellan en charge des solennités, à passer en revue la liste des invités et à retenir pour chacun quelque détail flatteur. Puis, le jour de la réception, encore passer au moins une heure pour revêtir les vêtements de cérémonie. Il devait avoir un air de majesté solennelle. Il ne s’agissait pas seulement du costume vert et or, les couleurs traditionnelles symbolisant pour tout un chacun la charge et le pouvoir du Coronal. Il y avait aussi les ornements : différentes combinaisons d’écharpes de fourrure, de foulards de soie, d’épaulettes rigides et évasées, de diadèmes et de pierres précieuses, toutes sortes de falbalas et de fanfreluches, d’ouvrages de passementerie qu’on essayait, retirait, déplaçait jusqu’à ce que l’effet grandiose désiré soit obtenu.

Le costume du jour était un pourpoint de velours doré, ample, à taille haute, fendu sur la poitrine et dans le dos pour découvrir la chemise de soie verte qu’il portait dessous. Les larges manches, également ornées au coude d’un crevé, serrées au poignet, se terminaient par des manchettes de dentelle à demi recouvertes par des gants de cuir écarlate. Les bottes, du même cuir, étaient rabattues pour montrer les chausses de soie verte.

Il y eut un problème avec les bottes, dont la semelle avait été rehaussée pour ajouter cinq centimètres à sa taille. Prestimion avait depuis longtemps accepté de ne pas être aussi grand que bon nombre d’hommes ; cela n’avait plus aucune importance pour lui. Au vrai, il y pensait rarement. Le gain de taille artificiel que procuraient ces bottes le choquait ; il demanda qu’on les remplace par une paire normale. Un quart d’heure fut nécessaire pour établir que sa garde-robe ne contenait pas de bottes à semelles normales d’une couleur assortie au reste du costume et qu’il faudrait donc recommencer tout l’essayage avec un pourpoint d’une nuance dorée différente. Cette nouvelle provoqua une flambée de colère chez Prestimion ; il était trop tard pour tout reprendre de zéro. Il décida finalement de porter les bottes à semelle rembourrée, bien qu’il éprouvât une certaine gêne à regarder le monde de cinq centimètres plus haut que d’habitude.

Son front, bien entendu, était ceint de la somptueuse couronne à la constellation de lord Confalume, ce bijou ridiculement ouvragé, chargé d’émeraudes, de rubis, de dimabas pourpres et d’éblouissantes incrustations de métal, qui annonçait d’une voix de tonnerre que celui qui le portait était l’incarnation consacrée de la majesté du royaume. Sur sa poitrine reposait le médaillon en or portant le sceau de lord Stiamot en son centre, que Confalume lui avait remis le jour du sacre. C’était officiellement une reproduction moderne du médaillon porté par les Coronals de l’Antiquité. En réalité, il n’en était rien. Prestimion lui-même, agissant de connivence avec Serithorn et feu Korsibar, le prince dont plus personne ne se souvenait, avait forgé de toutes pièces l’histoire du médaillon et conçu cette « reproduction » plausible d’un original depuis longtemps disparu pour en faire présent à lord Confalume à l’occasion de la célébration de sa quarantième année de règne. Le médaillon avait été transmis à Prestimion et, du moins le supposait-il, passerait de Coronal en Coronal dans les siècles à venir. Au bout de deux cents ans, on prendrait certainement pour article de foi le fait que le semi-légendaire Stiamot en personne, dans les temps les plus reculés, avait porté ce médaillon. C’est ainsi, estimait Prestimion, que naissent les traditions les plus durables.

Lord Confalume avait aussi décoré la salle du trône de trépieds, d’encensoirs et de machines à calculer astrologiques des sorciers de sa cour, non parce que ces objets avaient un rôle à jouer dans les cérémonies, mais parce que, sur le tard, il aimait à s’entourer d’eux. Prestimion n’avait pas la crédulité de son prédécesseur. Il avait pleinement conscience, d’une manière quelque peu calculatrice, de la valeur et de l’usage que l’on pouvait faire de la sorcellerie dans la société moderne, mais n’était jamais parvenu à donner son entière approbation à ce qui n’était pour lui que superstition et imposture.

Il avait donc fait retirer de la salle tous les instruments de magie de Confalume. Mais il gardait un ou deux mages sous la main pour les réceptions, ne fut-ce que pour sacrifier aux goûts du public. S’il avait besoin de croire que le Coronal régnait non seulement par la grâce du Divin, mais avec l’aide des démons, esprits ou autres puissances surnaturelles en vogue dans la population de Majipoor, il ne lui refuserait pas ce plaisir.

Maundigand-Klimd était le mage de service – un Su-Suheris était toujours utile pour instiller une crainte révérencielle. À la requête de Septach Melayn, il était accompagné de deux géomanciens de Tidias en robe métallique brillante et hauts casques de cuivre. Lord Confalume les avait fait venir au Château en son temps, avec une armée d’autres ; ils semblaient tous s’y être incrustés aux frais du contribuable, même s’ils n’avaient plus de fonction officielle dans l’administration du nouveau Coronal. Ces deux-là s’étaient apparemment plaints de leur oisiveté à Septach Melayn, un homme de Tiadias lui aussi ; ils encadraient Maundigand-Klimd dans une attitude sévère, imposants symboles casqués de cuivre des forces surnaturelles qui coexistaient sur Majipoor avec le monde visible. Mais il ne leur était pas permis de prononcer des formules invocatoires, de tracer sur le sol leurs invisibles lignes de pouvoir ni de faire brûler leurs poudres de couleur aux vertus mystiques. Ils faisaient partie du décor, au même titre que les grappes de pierre de lune, de tourmaline, d’améthyste et de saphir que lord Confalume avait fait venir grands frais pour orner les poutres dorées du plafond gigantesque.

— Monseigneur, fit doucement le majordome Nilgir Sumanand. C’est l’heure de la réception.

Prestimion quitta la salle d’habillage pour s’engager, maladroit sur les hautes semelles de ses bottes, dans les couloirs desservant la myriade de salles du Château qu’il avait hérité de la multitude de ses prédécesseurs royaux. Un jour, dans la plénitude de l’âge adulte, il marquerait à son tour le Château du Coronal de son empreinte. Il était de tradition pour chaque monarque d’apporter ses propres ajouts et modifications.

La suite de pièces secondaires se succédant entre la salle d’habillage et la salle du trône de Confalume semblaient, par exemple, mal employer l’espace qu’elles occupaient. L’idée était venue à Prestimion de tout détruire pour bâtir à la place une vaste Salle de Jugement contiguë à la salle du trône, quelque chose de grandiose et de démesuré, avec des chandeliers de cristal et des fenêtres de verre dépoli. Une chapelle austère mais imposante où le Coronal viendrait se recueillir pourrait aussi trouver sa place à proximité. Celle qui existait actuellement était une petite pièce mal conçue, ajoutée après coup, sans valeur architecturale. À l’écart du cœur du Château, peut-être près de la Tour de Guet, l’édifice extravagant que lord Arioc avait élevé dans l’Antiquité, Prestimion voulait créer un musée de l’histoire de Majipoor, des archives contenant des souvenirs de la longue histoire de la planète, où les prochains Coronals pourraient étudier les réalisations de leurs prédécesseurs et réfléchir à leurs propres grands desseins. Mais il gardait ces projets pour l’avenir ; son règne ne faisait que commencer.

Sans sourire, sans tourner la tête ni de droite ni de gauche, la démarche raide, veillant à éviter tout faux pas avec ses bottes, il pénétra dans la salle du trône, inclina solennellement la tête tandis que ses sujets l’accueillaient avec des symboles de la constellation et gravit les marches d’acajou menant au trône proprement dit.

La solennité était la clé de tout. Il savait mieux que quiconque que cette mise en scène n’était qu’une momerie ayant pour but premier et peut-être unique d’impressionner les jobards. Malgré son intelligence, sa longue pratique du décorum et cette pointe d’irrévérence qu’il espérait ne jamais perdre, Prestimion ne pouvait s’empêcher lui-même d’être impressionné. Un Coronal doit croire à ce qu’il fait, sinon le peuple ne le fera jamais.

Cette foi dans la grandeur et la puissance du Coronal enracinée dans l’apparat de la cour, dans l’étalage ostentatoire de la robe, du trône et de la couronne, était pour beaucoup, il en avait la conviction, dans la paix et la prospérité de la planète géante depuis treize mille ans que les premiers colons humains s’y étaient établis. Le Coronal était l’incarnation des espoirs, des craintes et des désirs de toute la population. Et tout cela avait été confié à la garde de Prestimion de Muldemar qui ne se savait que trop humain et mortel, mais devait se comporter comme s’il était infiniment plus que cela. Si, pour le bien public, il devait revêtir une robe vert et or surchargée de décorations et siéger, le visage impassible, sur un gigantesque bloc luisant d’opale noire veinée de rubis rouge sang, il le ferait ; il jouerait son rôle comme on l’attendait de lui.

À sa gauche se tenait le chambellan Zeldor Luudwid près d’une table sur laquelle étaient étalées les décorations devant être décernées ce jour-là. Maundigand-Klimd se trouvait un peu plus loin, flanqué par les deux géomanciens de Tidias comme par des serre-livres. De l’autre côté du trône il y avait deux assistants du chambellan – deux Skandars massifs, des géants même pour leur race – tenant un bâton de commandement. Derrière eux Prestimion aperçut Septach Melayn dans l’ombre, qui l’observait pensivement. Il était assez inhabituel que le Haut Conseiller assiste à une réception royale, mais Prestimion avait une bonne idée de la raison de la présence de Septach Melayn.

Simbilon Khayf était là – avec son empilement rigide de cheveux argentés, il ne passait pas inaperçu dans la multitude de ceux qui devaient être présentés au Coronal – et sa fille Varaile, grande, belle et digne, se tenait à ses côtés. Septach Melayn – maudit soit-il ! – était là pour superviser la rencontre de la jeune fille avec le Coronal.

— Monseigneur le Coronal Prestimion vous souhaite la bienvenue au Château, annonça solennellement Zeldor Luudwid. Il vous informe qu’il a étudié avec soin vos réalisations et vos accomplissements, et qu’il considère chacun de vous comme un ornement du royaume.

 

C’était la formule d’accueil traditionnelle. Prestimion n’écoutait que d’une oreille, mais adoptait une attitude de feinte attention, hiératique, faisant courir un regard serein sur la foule impatiente tout en prenant soin de ne fixer les yeux sur personne en particulier. Passant bien au-dessus des têtes son regard était dirigé sur l’éclatante tapisserie ornant le mur du fond, qui représentait lord Stiamot acceptant la reddition des Métamorphes.

Il se demanda en passant – et ce n’était pas la première fois – combien de milliers de royaux Confalume avait dépensé au cours de son règne pour construire la fabuleuse salle du trône qui portait son nom. Il prit mentalement note de consulter un jour les archives pour connaître la somme exacte. Elle était probablement supérieure à ce qu’avait coûté le Château d’origine, tel que l’avait voulu Stiamot. Il avait fallu des années pour achever les travaux de la salle haute de plafond, aux poutres recouvertes de feuilles d’or martelé d’un rouge pâle et incrustées de pierres précieuses, aux somptueuses tapisseries, au sol revêtu du précieux bois jaune du gurna. Le trône à lui seul avait dû coûter une fortune, pas seulement le bloc colossal d’opale noire veinée de rubis, mais les massifs piliers d’argent soutenant le grand dais doré incrusté de nacre bleutée et portant le symbole de la constellation en platine blanc, aux branches terminées par des sphères d’onyx pourpre.

Mais Confalume disposait de tout l’argent nécessaire. Jamais Majipoor n’avait connu une telle prospérité et un bien-être aussi général qu’au cours de son règne.

Cette situation était due en grande partie à la chance : l’absence depuis plusieurs décennies de sécheresses, d’inondations, de tempêtes et autres catastrophes naturelles. Mais aussi parce que l’ancien Coronal – prolongeant l’œuvre de son prédécesseur, lord Prankipin –, avait promulgué une importante baisse des taxes et s’était donné beaucoup de mal pour dénicher et abolir d’anciennes et absurdes restrictions des échanges commerciaux, qui limitaient la libre circulation des biens d’une province à l’autre. Il avait aussi pris des mesures destinées à supprimer toutes sortes d’entraves inutiles, bénéficiant pour cela du soutien de Dantirya Sambail qui, en sa qualité de Procurateur de Ni-moya, en était venu au fil du temps à exercer sur le continent de Zimroel un pouvoir quasi monarchique. Quantité de ces réglementations obsolètes avaient été instaurées à l’origine pour protéger les intérêts de Zimroel face au continent plus ancien et plus développé d’Alhanroel. Mais Dantirya Sambail avait compris qu’elles faisaient maintenant plus de mal que de bien et ne s’était pas opposé à leur suppression. Le résultat avait été un accroissement considérable de la productivité sur toute la planète et une importante amélioration du bien-être général.

Du point de vue de Prestimion, c’était à la fois bien et mal. Il avait été élevé sur le trône d’un royaume merveilleusement prospère et, bien qu’il fût nécessaire de réparer les dommages causés par la guerre civile et que Dantirya Sambail eût cessé d’œuvrer pour le bien commun et fût devenu un obstacle à sa continuation, Prestimion était persuadé que ces deux problèmes seraient réglés rapidement. Il le fallait. Son nom serait maudit jusqu’à la fin des temps s’il ne parvenait pas dans les années qui venaient à maintenir au même niveau la prospérité atteinte pendant le règne de lord Confalume.

 

L’un après l’autre, les heureux élus dont le Coronal avait étudié si attentivement les réussites et les réalisations furent invités à s’avancer vers le trône pour être félicités.

Pas un seul membre de la noblesse ne figurait parmi eux ; l’aristocratie n’était pas récompensée de cette manière. Le groupe rassemblé devant le Coronal était composé de personnes de condition plus modeste : élus locaux des cités ou des provinces, un échantillonnage d’hommes d’affaires et des fermiers qui, d’une manière ou d’une autre, avaient contribué aux progrès de l’agriculture ; il y avait aussi des artistes, des écrivains, des gens du spectacle, des athlètes et même un ou deux érudits.

En règle générale, Prestimion se souvenait de la raison pour laquelle chacun d’eux était honoré par cette cérémonie ou il le devinait par une phrase de présentation de Zeldor Luudwid. Quand il ne trouvait rien de particulier à dire, il se débrouillait toujours pour faire une observation assez générale pour être considérée comme opportune. Ainsi, quand la mairesse de Khyntor s’avança pour être félicitée pour quelque réalisation municipale d’importance, Prestimion n’avait pas le moindre souvenir de ce que cette brave femme avait fait, mais il ne lui fut pas difficile de disserter avec conviction sur les célèbres ponts de Khyntor, ces chefs-d’œuvre d’architecture enjambant miraculeusement le Zimr sur toute sa prodigieuse largeur, dont tous les enfants de Majipoor avaient entendu parler. Quand un célèbre peintre d’âme de Sefarad, l’auteur d’une célèbre série de toiles représentant les bassins à marée de Varnafir, s’avança vers le trône, Prestimion se rendit compte qu’il l’avait confondu avec un autre artiste, connu pour ses portraits de ballerines, et se trouva incapable de dire lequel était l’homme des bassins à marée, lequel l’amateur de danse. Il se lança donc dans un laïus sur les merveilles de la peinture d’âme, parlant de la fascination qu’il éprouvait pour ce moyen d’expression, dans lequel les artistes imprimaient leurs visions sur un support de toile psychosensitive spécialement préparé, faisant part de son espoir de pratiquer un jour cet art, quand les charges du gouvernement lui laisseraient le loisir de s’y adonner. Et ainsi de suite ; les petits discours se succédaient, élégants, bien tournés, après quoi Zeldor Luudwid remettait au récipiendaire l’insigne de l’ordre honorifique qui lui revenait, un cordon éclatant, une médaille étincelante ou autre chose avant de le renvoyer avec délicatesse vers son siège, ébloui et enchanté par ce contact fugitif avec la grandeur.

Simbilon Khayf fut un des derniers à être présenté au Coronal. Pour lui, Prestimion n’avait évidemment aucun problème de mémoire. Il parla d’abord de l’importance des banques privées comme celle de Simbilon Khayf pour stimuler la croissance des entreprises les plus dynamiques, puis enchaîna aisément sur la réussite personnelle du banquier et son ascension irrésistible de l’humble statut d’ouvrier d’usine à la position éminente qui était la sienne dans le monde de la finance. Les yeux de Simbilon Khayf ne quittèrent pas ceux du Coronal tout au long de ce panégyrique ; Prestimion se demanda encore une fois si le personnage déplaisant au regard pénétrant qui se tenait devant lui avait fait le rapprochement entre le monarque couronné siégeant sur son trône et le commerçant barbu venu lui emprunter de l’argent dans son hôtel particulier de Stee.

Si tel était le cas, Simbilon Khayf n’en laissa rien paraître. D’un bout à l’autre de l’audience, son visage conserva la même expression d’humilité et de crainte révérencielle. Quand il reçut de Zeldor Luudwid la couronne dorée de l’Ordre de lord Havilbove et marmonna des remerciements, sa voix était rauque et voilée par l’émotion, et ses mains tremblaient comme s’il avait toutes les peines du monde à supporter le poids incommensurable de l’honneur qui lui était fait.

Après la cérémonie, le Coronal avait coutume de donner pour les récipiendaires des plus importantes décorations une réception moins guindée dans une salle adjacente. C’était là, Prestimion le savait, que viendrait le moment de triomphe de Septach Melayn, l’aboutissement de sa mise en scène. Ceux qui avaient été décorés de l’Ordre de lord Havilbove assistaient à la seconde réception : Prestimion se trouverait fatalement de nouveau en présence de Simbilon Khayf et de sa fille, dans des conditions où il serait difficile d’échapper à une véritable conversation. Impossible même.

Ce qui devait précisément être ce que Septach Melayn attendait.

 

Prestimion se déplaçait avec aisance au milieu de la foule, échangeant quelques mots avec chacun de ses invités. L’épaisseur des semelles de ses bottes ne le gênait pas trop, mais il était bizarre de se sentir si grand. Il vit brusquement apparaître devant lui, juste sur son chemin, la cime argentée des cheveux de Simbilon Khayf. Varaile, curieusement, ne semblait pas être aux côtés de son père ; Prestimion l’aperçut, au fond de la salle, en grande conversation avec Septach Melayn.

Le banquier semblait encore écrasé par la solennité de la cérémonie. Il se lança en bafouillant dans un laïus à peine compréhensible pour remercier le Coronal de l’avoir invité, qui se transforma rapidement en un discours décousu, incohérent, ponctué de halètements et de hochements de tête à la gloire de sa propre réussite. C’était tout Simbilon Khayf, ce mélange d’anxiété et d’autosatisfaction. Le comportement du banquier conforta Prestimion dans sa conviction que la probabilité que Simbilon Khayf eût fait le rapprochement entre le visiteur barbu de Stee et le Coronal devant qui il se tenait n’était pas très grande. À l’évidence, Varaile avait tenu la promesse faite à Septach Melayn de garder pour elle ce secret.

Simbilon Khayf n’en finissait pas de discourir en soufflant comme un bœuf. Prestimion réussit enfin à se dépêtrer de lui et se fondit dans la foule ; dix autres minutes s’écoulèrent avant qu’il se trouve face à Varaile.

Leurs regards se croisèrent et Prestimion éprouva exactement les mêmes sensations que lorsqu’il l’avait vue la première fois : des picotements électriques troublants, un frisson d’excitation, d’incertitude, de confusion. Il en allait de même pour elle, il en eut la conviction : il vit ses narines se dilater, les coins de sa bouche frémir imperceptiblement, ses yeux aller et venir comme ceux d’un animal effarouché, le rouge se répandre rapidement sur son visage aux traits sans défaut.

Ce n’est pas une illusion, se dit-il. Mais quelque chose de bien réel.

Cela ne dura que l’espace d’un instant. Elle recouvra aussitôt son calme, reprit possession d’elle-même, l’exemple de la jeune femme bien élevée qui ne nourrit aucun doute sur la manière dont il convient de se comporter en présence de son roi. Aussi posée et gracieuse que son père avait été gauche et nerveux, elle le salua avec la déférence requise, formant le symbole de la constellation et le remerciant simplement mais chaleureusement, de cette voix grave, merveilleusement musicale, dont il avait gardé un souvenir si précis, du grand honneur qu’il avait fait à son père. Dans les circonstances de cette rencontre, il n’était pas besoin d’en dire plus. Il eût été facile à Prestimion de répondre d’un ou deux mots impersonnels à ses protestations de reconnaissance et de passer à l’invité suivant.

Mais il vit Septach Melayn non loin de lui, les bras croisés, observant avec attention, un sourire narquois aux lèvres et il comprit que son ami était en position de force. L’escrimeur émérite le tenait à la pointe de son épée. Septach Melayn n’allait certainement pas lui permettre de se dérober si lâchement et facilement.

Varaile attendait. Prestimion chercha les mots justes – quelque chose qui lui permettrait de combler l’écart énorme séparant le Coronal d’un de ses sujets et d’arriver à une conversation normale entre un homme et une femme. Rien ne lui vint à l’esprit ; il se demanda si une telle conversation était possible. Il ne savait absolument pas quoi dire. Il avait été entraîné depuis l’enfance à se comporter comme il convenait dans toutes les circonstances de la diplomatie, mais rien ne l’avait préparé à ce genre de situation. Il restait planté devant elle, muet, incapable de réagir.

Varaile finit par venir à son secours. Devant le silence pétrifié du Coronal, son attitude distante et révérente commença à céder la place, insensiblement, à quelque chose de moins guindé, de plus chaleureux ; une lueur amusée passa dans ses prunelles, l’ombre d’un sourire joua sur ses lèvres, l’aveu tacite qu’elle percevait la nature comique de la situation. Il n’en fallait pas plus. Le courant se rétablit immédiatement entre eux avec une surprenante intensité.

Prestimion se sentit porté par une vague de soulagement et de plaisir.

Il lui était difficile, avec tout ce qui se passait en lui, de conserver son attitude de majesté solennelle. Son noble maintien s’assouplit légèrement, son visage se détendit quelque peu ; Varaile saisit la balle au bond. En le regardant droit dans les yeux, ce qu’elle n’avait pas osé faire jusqu’alors, elle s’adressa à lui d’un ton parfaitement dégagé, dénué de formalité.

— Vous êtes plus grand aujourd’hui que vous ne l’étiez à Stee. Vos yeux, ce jour-là, étaient à la hauteur des miens.

C’était un bond gigantesque à travers l’espace qui les séparait. Instantanément, comme atterrée par sa propre audace, elle eut un mouvement de recul, les doigts pressés sur ses lèvres pour étouffer un petit cri. Ils étaient redevenus monarque et sujet.

Était-ce ce qu’il voulait ? Non. Non. Absolument pas. C’était donc maintenant au tour de Prestimion de la mettre à l’aise, s’il ne voulait pas laisser passer cette occasion.

— C’est à cause de ces bottes ridicules, répondit-il en souriant. Elles sont censées me donner un port plus imposant. Vous ne me reverrez plus jamais avec elles, soyez-en assurée.

Un éclair de malice brilla dans les yeux de Varaile.

— Avec les bottes, non. Mais vous reverrai-je ?

Adossé au mur, trois ou quatre mètres derrière elle, Septach Melayn hochait lentement la tête, le visage radieux.

— Le désirez-vous ? demanda Prestimion.

— Oh ! monseigneur !… Oh oui ! monseigneur !…

— Il y a une place pour vous à la cour, si vous le souhaitez. Septach Melayn prendra toutes les dispositions nécessaires. Je dois bientôt me rendre au Labyrinthe, mais nous pourrons peut-être dîner ensemble à mon retour. J’aimerais apprendre à mieux vous connaître.

— J’en aurais un plaisir extrême, monseigneur.

Dans sa voix, cette fois, se mêlaient le respect et un désir ardent ; un léger tremblement trahissait son trouble. Malgré son assurance innée, elle ne savait pas vraiment comment réagir devant ce qui était en train de prendre forme. Lui non plus. Il se demanda ce que Septach Melayn avait dit précisément à la jeune fille sur ses intentions. Savait-il lui-même ce qu’elles étaient ?

Cette conversation avait duré bien trop longtemps ; Septach Melayn n’était pas le seul à les observer dans la salle.

— Monseigneur ? lança-t-elle au moment où il prenait congé d’elle et commençait à s’éloigner.

— Oui, Varaile ?

— C’était réellement vous à Stee, dans notre maison ?

— Avez-vous encore un doute ?

— Puis-je me permettre de demander pourquoi, exactement, vous êtes venu ?

— Pour faire votre connaissance, répondit-il.

Et il comprit qu’il ne serait plus possible de revenir en arrière.