Ce n’était que le milieu de la matinée, mais déjà au moins dix assassins avaient fait irruption, l’épée à la main, dans le bureau du Coronal et Septach Melayn les avait expédiés dans l’autre monde avec son efficacité habituelle. Ils arrivaient le plus souvent par groupe de deux ou trois, mais les derniers étaient quatre. Il leur avait donné une magistrale leçon d’escrime.
Tassé dans le fauteuil du bureau de Prestimion, considérant d’un air lugubre la dernière pile de documents officiels attendant sa signature, il sentit un désir incoercible de se lever et d’en embrocher quelques-uns de plus. Il ne s’agissait pas seulement d’entretenir ses réflexes, aussi important que ce fût, mais de préserver sa santé mentale. Septach Melayn avait fait le serment de servir Prestimion dans toutes les tâches qu’il lui confierait mais il ne s’attendait certes pas à rester coincé des semaines d’affilée dans ce bureau, à assumer les tâches les plus mornes incombant à un Coronal, tandis que le vrai monarque parcourait les mystérieux territoires du levant, où il essayait non seulement de suivre la piste de Dantirya Sambail, mais où il lui était donné de vivre en chemin les aventures les plus excitantes, de contempler une infinité de monstres et de merveilles.
Qu’un autre assume la régence la prochaine fois que l’envie prendrait Prestimion de partir en balade ! Gialaurys, Navigorn, le duc Miaule d’Hither Miaule ou n’importe qui… Akbalik, Maundigand-Klimd ou même, pourquoi pas, le jeune Dekkeret. N’importe qui mais pas moi. J’en ai plus qu’assez de cette situation. Je suis un homme d’action, pas de cabinet et de paperasses. Tu as été injuste envers moi, Prestimion.
Il prit du bout des doigts le premier document de la pile.
Résolution n°1278, l’an Un de Confalume et lord Prestimion. Attendu que le conseil municipal de la cité de Low Morpin a apporté la preuve concluante de la nécessité de rénover la canalisation des eaux d’égout de la portion comprise entre la Route Havilbove et la limite du district de Siminave, sur le territoire de la cité voisine de Frangior, attendu que le conseil municipal de Frangior ne s’oppose en aucune manière aux rénovations susmentionnées, le conseil municipal de Low Morpin décide en conséquence…
Oui. Qu’il décide ! Qu’ils décident donc ce qu’ils veulent ! Que les eaux usées des deux cités se déversent sur la grand-place de Sipermit, si cela leur chante ! Septach Melayn n’en avait que faire. En quoi cela le concernait-il ? En quoi cela pouvait-il même concerner le Coronal ? Il commençait à avoir les yeux vitreux d’ennui et de fatigue. Il apposa sa signature au bas de la résolution sans lire la fin, posa le document sur le côté.
Résolution n°1279, l’an Un de Confalume et lord Prestimion…
Il n’en pouvait plus. Une demi-heure de cette corvée, c’est tout ce qu’il pouvait supporter. Son âme s’insurgeait.
— Quoi ? rugit-il en relevant la tête. Encore des assassins ? N’y a-t-il donc plus en ce monde de respect pour la plus haute charge du royaume ?
Ils étaient cinq cette fois, cinq hommes efflanqués, au nez en bec d’aigle, avec le teint hâlé des gens du Sud. Septach Melayn se dressa d’un bond. Sa rapière, qui restait toujours près de lui sur le bureau, était déjà dans sa main et en mouvement.
— Regardez-vous donc lança-t-il d’un ton vibrant de dédain. Avec vos bottes crottées ! Vos pourpoints en loques couverts de taches de graisse ! Vous auriez pu vous habiller pour venir au Château !
Ils s’étaient disposés en demi-cercle sur toute la largeur de la pièce. Septach Melayn se dit qu’il allait commencer par le côté de la fenêtre et les prendre l’un après l’autre.
Puis il cessa de penser et devint pur mouvement, une machine à donner la mort, dansant sur la pointe des pieds en conservant un équilibre parfait, son bras droit s’étirant de tout son long pour porter un coup de pointe, se retirant, allongeant une botte, parant un coup, attaquant de nouveau. La lame se déplaçait à la vitesse de la lumière.
Qu’ils suivent mon rythme s’ils le peuvent. Ils seraient les premiers à y parvenir !
— Ha ! s’écria-t-il. Oui !
Avec un petit grognement de plaisir, il transperça la gorge du balafré, le plus près de la fenêtre, avant de pivoter brusquement pour plonger la pointe de la rapière dans le ventre de son voisin au foulard rouge, qui eut l’obligeance de tomber lourdement sur le troisième, d’une laideur frappante, l’obligeant à tourner le dos juste assez longtemps pour que Septach Melayn le touche au cœur en traversant la cage thoracique.
— Ah ! ah ! Et voilà !
Et de trois ! C’était une danse, une démonstration pure et simple. Les deux derniers tentèrent de porter une attaque simultanée, mais Septach Melayn était beaucoup trop rapide pour eux ; une feinte sur la gauche et la lame de la rapière traversa le ventre du premier de part en part ; en baissant l’épaule et en fléchissant le genou gauche, il esquiva le coup du dernier assaillant et retira dans le même mouvement la lame du corps de sa dernière victime, puis il poussa un cri de triomphe en pivotant prestement et…
On frappa à la porte.
— Seigneur Septach Melayn ! fit une voix dans le couloir, Tout va bien, seigneur ?
La barbe ! C’était ce vieux gâteux de Nilgir Sumanand, l’aide de camp et le majordome de Prestimion.
— Évidemment que tout va bien ! cria Septach Melayn. Qu’est-ce que vous imaginez ?
Il reprit en hâte sa place au bureau, cacha sa rapière près de ses pieds. Il passa la main dans ses cheveux pour remettre en place une mèche folle.
Il se pencha sur la Résolution n°1279, feignant de l’étudier avec la plus profonde attention.
Nilgir Sumanand passa la tête dans l’embrasure de la porte.
— J’ai cru vous entendre parler à quelqu’un, mais je savais qu’il n’y avait personne. Et il y a eu des cris, du moins c’est ce qu’il m’a semblé ; d’autres bruits aussi. Des pas, comme si quelqu’un se déplaçait rapidement dans la pièce. On aurait dit une bagarre… Mais je vois qu’il n’y a personne d’autre que vous. Que la grâce du Divin soit sur vous, seigneur Septach Melayn ! Mon imagination a dû me jouer des tours.
Pas du tout, se dit Septach Melayn en faisant d’un regard désabusé le tour de la pièce. Il avait encore devant les yeux l’amoncellement de corps couverts de sang de ses assaillants, mais il était seul à les voir.
— Ce que vous avez entendu, fit-il, était le régent du royaume en train de prendre un peu d’exercice. Je ne suis pas habitué à une vie si sédentaire. Je me lève toutes les heures pour faire de la gymnastique, vous me suivez ? Pour ne pas me rouiller. Je feinte et je me fends, je fais travailler mon poignet, mon bras et mon œil… Que vouliez-vous, Nilgir Sumanand ?
— Votre rendez-vous de midi est arrivé.
— De quoi s’agit-il ?
— Eh bien, répondit Nilgir Sumanand, légèrement déconcerté, c’est pour la transmutation des métaux, vous savez… Vous avez dit il y a trois jours que vous preniez rendez-vous aujourd’hui, à midi.
— Ah oui ! Cela me revient maintenant. Encore une corvée !
C’était l’alchimiste, l’homme qui prétendait fabriquer du fer à partir du charbon de bois. Un entretien assommant en perspective, se dit Septach Melayn, l’air revêche. C’était l’idée d’Abrigant, pas celle de Prestimion. Comme s’il ne suffisait pas qu’il fasse le boulot du Coronal ; on lui demandait de s’occuper aussi des affaires d’Abrigant qui avait accompagné son frère dans l’Est, bien sûr. Comme personne ne savait quand ils seraient de retour, toutes sortes d’affaires bizarres revenaient à Septach Melayn en leur absence. Celle-ci semblait hautement fantaisiste, cette idée de transformer du simple charbon de bois en un métal précieux. Mais il s’était engagé à accorder un peu de son temps à l’alchimiste.
— Faites-le entrer, Nilgir Sumarand.
Le majordome s’effaça pour laisser passer le visiteur.
— Je salue le grand seigneur Septach Melayn, fit-il avec une politesse obséquieuse en exécutant une profonde et maladroite révérence.
Septach Melayn ne put retenir un mouvement de recul. L’homme qui se tenait devant lui était un Hjort. Il ne s’attendait pas à cela : un Hjort courtaud et ventru, à l’œil luisant et globuleux comme celui d’un poisson déplaisant, à la peau grise et terne couverte de pustules lisses et arrondies de la taille d’un galet. Septach Melayn n’aimait pas les Hjorts. Il savait que ce n’était pas bien, que les Hjorts étaient des citoyens à part entière, le plus souvent d’honnêtes citoyens et qu’ils n’y pouvaient rien s’ils avaient cette apparence hideuse. Il devait y avoir quelque part dans l’univers une planète peuplée de Hjorts dont les habitants l’auraient certainement trouvé hideux. Mais il se sentait mal à l’aise dans leur compagnie ; ils l’irritaient. Celui-ci, resplendissant dans un pantalon rouge ajusté, un pourpoint vert d’eau aux parements écarlates et une cape courte de velours pourpre, semblait s’enorgueillir de sa propre laideur. Il ne semblait pas particulièrement intimidé de se trouver dans le bureau du Coronal ni en présence du Haut Conseiller Septach Melayn.
En tant que citoyen privé de noble extraction, Septach Melayn pouvait penser ce qu’il voulait des colons venus d’autres planètes. Mais en sa qualité de régent du royaume de Majipoor, il était tenu de traiter avec le même respect les citoyens de toute origine, qu’ils fussent des Hjorts ou des Skandars, des Vroons ou des Lii, des Su-Suheris, des Ghayrogs ou autre chose. Il accueillit courtoisement le Hjort – il avait nom Taihjorklin – et lui demanda d’exposer le détail de ses recherches, étant donné qu’Abrigant ne lui en avait pas dit grand-chose.
Le Hjort frappa dans ses mains aux doigts boudinés ; deux assistants apparurent – des Hjorts aussi –, poussant une grande table roulante sur le plateau de laquelle était entassé un assemblage d’instruments, de cartes, de parchemins et de matériel varié. Il semblait s’être préparé à une démonstration approfondie.
— Vous devez comprendre, seigneur, que tout est intimement lié et se sépare, et que si l’on parvient à pénétrer le rythme de la séparation, on est en mesure de reproduire la liaison intime. Car le ciel donne et la terre reçoit ; les étoiles donnent et les fleurs reçoivent ; l’océan donne et la chair reçoit. Le mélange et la combinaison sont des aspects de la grande chaîne de l’existence ; l’harmonie des étoiles et l’harmonie de…
— Oui, coupa Septach Melayn, le prince Abrigant m’a expliqué ces théories philosophiques. Ayez l’obligeance de me montrer comment vous vous y prenez pour transmuer le charbon de bois en métal.
Le Hjort sembla à peine déconcerté par la brusquerie de Septach Melayn.
— Nous avons abordé notre œuvre en utilisant différentes techniques scientifiques, à savoir la calcination, la sublimation, la dissolution, la combustion et le mélange d’élixirs. Je suis disposé, si tel est votre désir, à vous donner tous les détails sur l’efficacité respective de chacune de ces techniques.
N’entendant rien, il poursuivit en choisissant les éléments appropriés sur le plateau.
— Toute substance, vous ne l’ignorez pas, est composée de métal et de métalloïde dans des proportions variables. Notre tâche consiste à augmenter la proportion de l’un en réduisant la proportion de l’autre. Dans ce processus, nous employons comme catalyseurs des eaux corrosives et ardentes. Nos principaux réactifs sont le vitriol vert, le soufre, l’orpiment et un large groupe de sels actifs, essentiellement le sel ammoniac et le sel hépatica, mais il y en a beaucoup d’autres. La première étape, seigneur, est la calcination, la réduction des substances utilisées à un corps élémentaire. Elle est suivie par la solution, l’action de la liqueur distillée sur les substances sèches, après quoi nous effectuons la séparation, puis la conjonction…
— Montrez-moi, je vous prie, le métal produit par votre procédé, fit Septach Melayn non sans aménité.
— Ah ! fit Taihjorklin dont les membranes élastiques de la gorge se dilatèrent d’une manière troublante. Bien sûr, seigneur. Le métal.
Le Hjort se tourna pour prendre sur le plateau un fil fragile de métal brillant, pas plus épais qu’un cheveu, pas plus long qu’un doigt, qu’il présenta à Septach Melayn avec un ample geste du bras.
Septach Melayn l’examina avec froideur.
— Je m’attendais à voir un lingot, au moins.
— Il y aura des lingots en quantité, seigneur, le moment venu.
— Mais, dans l’immédiat, c’est tout ce que vous avez ?
— Ce que vous voyez n’est pas une mince réussite, seigneur. Le procédé est encore rudimentaire. Nous avons posé les principes généraux et nous sommes prêts à aller de l’avant. Il conviendra d’acquérir un matériel considérable avant d’être en mesure de passer au stade de la production à grande échelle. Nous aurons besoin, par exemple, de vrais fourneaux, d’alambics, d’appareils de sublimation, de bassins de scorification, de creusets, de vases à bec, de lampes, d’extracteurs de vapeurs…
— Qui coûteront énormément d’argent, si je comprends bien ?
— Un financement considérable sera nécessaire, en effet. Mais la réussite ne fait aucun doute. Nous obtiendrons à la longue toutes les quantités de métal que nous désirons à partir des substances viles, de la même manière que les plantes tirent leur nourriture de l’air, de l’eau et du sol. Car un est tout et tout est un ; si on n’a pas le un, tout n’est rien, mais en suivant la voie qui convient, le plus haut descend jusqu’au plus bas et le plus bas s’élève jusqu’au plus haut, et la réussite totale est à notre portée. Nous sommes en possession, soyez-en assuré, seigneur, de l’élément qui permet tout. Cet élément, je vous le confie, seigneur, n’est autre que l’eau sèche, que tant d’autres ont si longtemps recherchée, mais que nous sommes seuls à…
— L’eau sèche ?
— Précisément. La distillation répétée six ou sept cents fois d’une eau banale lui retire son humidité, à condition d’ajouter au substrat certaines substances d’une grande sécheresse à des stades précis du processus. Permettez-moi de vous montrer, seigneur.
Taihjorklin prit derrière lui un vase à bec sur le plateau.
— Voici l’eau sèche, seigneur : vous voyez ? Cette blanche substance brillante, solide comme le sel.
— Vous parlez de cette croûte écailleuse sur les parois du vase ?
— Absolument. C’est un élément pur ; à partir d’éléments comme celui-ci peut être produit l’élixir de transmutation qui est un corps transparent, rouge lustré dans ses émanations, grâce auquel…
— Oui, je vous remercie, fit Septach Melayn en se renversant dans son fauteuil.
— Seigneur ?
— Je rapporterai les détails de cette conversation au Coronal, dès son retour. Je lui dirai : un est tout ; tout est un. Vous êtes le maître de la calcination et de la combustion, le mystère de l’eau sèche est un jeu d’enfant pour vous et avec des fonds publics d’une importance qui devrait être considérable, vous affirmez être en mesure de produire à partir des sables de Majipoor une quantité illimitée de métaux de valeur. Ai-je bien résumé la situation, Ser Taihjorklin ? Très bien. Je ferai mon rapport et le Coronal donnera à l’affaire la suite qu’il jugera bon de lui donner.
— Seigneur… J’avais à peine commencé…
— Merci, Ser Taihjorklin. Nous vous tiendrons au courant.
Il sonna pour appeler Nilgir Sumanand qui reconduisit le Hjort et ses assistants.
— Pfft… ! Un est tout ! Tout est un ! soupira Septach Melayn quand ils furent sortis.
Cette étrange armée de sorciers, d’exorcistes, de géomanciens, d’aruspices et de thaumaturges, de colporteurs de superstitions et de prophètes de tout poil qui se répandaient depuis son enfance sur toute la surface de la planète lui avait paru assez difficile à supporter. Mais un alchimiste prétendant réussir la transmutation des métaux pouvait dégoiser plus d’absurdités que sept sorciers réunis !
Mais il revenait à Prestimion de régler ce problème… si Prestimion daignait revenir un jour des territoires du levant. Ils pourraient recruter, Abrigant et lui, mille alchimistes par semaine, si cela leur chantait. Septach Melayn s’en lavait les mains.
La régence était en train de le rendre fou, voilà ce qui le préoccupait. Occire encore une demi-douzaine d’assassins l’aiderait peut-être à contrôler ses nerfs. Il saisit sa rapière, darda un regard noir sur la nouvelle troupe d’ennemis qui venait de faire irruption dans la pièce.
— Quoi ? Six d’un coup ! L’audace de cette vermine n’a pas de limites ! Permettez-moi de vous montrer quelques mouvements du noble art de l’escrime ! Cette botte s’appelle la calcination ! Et voici la combustion de la sublimation ! Ha ! ma rapière est plongée dans l’eau sèche ! Sa pointe implacable transforme le un en tout et le tout en un. Et voilà ! Voyez comme je vous transmue ! Un ! Deux ! Trois !…
Le programme de l’après-midi était chargé. Le premier visiteur était Vologaz Sar, le représentant officiel au Château de Sa Majesté le Pontife : un homme d’âge mûr, plein d’entrain, à l’air dégagé et à la peau claire, qui respirait la santé et semblait ravi d’avoir échappé aux sinistres profondeurs du Labyrinthe après une vie passée au service du Pontificat. Il était originaire de Sippulgar, une cité ensoleillée aux bâtiments dorés de Zimroel, sur la côte lointaine d’Aruachosia, et, comme nombre de gens du Sud, il avait une cordialité et une affabilité que Septach Melayn trouvait à son goût. Mais, ce jour-là, Vologaz Sar semblait quelque peu perturbé par l’absence prolongée de lord Prestimion. Il fit part de sa perplexité sur le fait qu’un Coronal fraîchement intronisé passe de si longues périodes à voyager et reste si peu de temps dans sa capitale.
— J’ai cru comprendre que lord Prestimion avait pris cette fois la direction du levant. Cela semble singulier. On peut concevoir qu’un Coronal ait envie de se montrer à son peuple, mais à qui peut-il se montrer dans ces territoires ?
Ils buvaient une coupe de ce vin bleu moelleux du Sud que les producteurs exportaient au compte-gouttes vers les autres provinces. C’était une attention délicate de la part de Vologaz Sar d’avoir apporté ce vin exquis. Le légat pontifical était à tous égards un homme de goût et de distinction. Sa tenue en était une preuve supplémentaire. Impeccablement vêtu, Vologaz Sar avait choisi une longue robe de coton d’un blanc éclatant, élégamment brodée de motifs abstraits à la manière posante de Stoienzar, sur une riche sous-tunique de soie rouge foncée, avec des chausses d’un rouge plus clair. Une cape de velours noir lui couvrait les épaules. Sur sa poitrine, l’emblème doré du Labyrinthe réservé aux dignitaires du Pontificat était orné de trois petites émeraudes d’un vert profond. Septach Melayn trouvait l’impression générale profondément satisfaisante. L’attention portée aux détails vestimentaires suscitait toujours son admiration.
Il remplit les coupes et répondit en choisissant ses mots avec soin.
— Ce voyage dans les territoires du levant n’est pas exactement un périple officiel. Le Coronal a une affaire délicate, de nature personnelle, à y régler.
— Je vois, fit le légat pontifical en hochant gravement la tête.
Voyait-il vraiment ? Que pouvait-il voir ? Vologaz Sar avait trop de savoir-vivre pour demander des précisions.
— Et à son retour, reprit-il après un très court silence, que va-t-il se passer ? D’autres affaires personnelles l’entraîneront-elles ailleurs ?
— Pas à ma connaissance. Est-ce une source de grande inquiétude pour le Pontife de savoir lord Prestimion si souvent absent ?
— De grande inquiétude ? répéta Vologaz Sar d’un ton détaché. Oh ! non, ce n’est pas le terme exact.
— Alors… ?
Il y eut un moment de silence. Septach Melayn se cala dans son fauteuil et attendit, le visage impassible, que le représentant du Pontife en vienne au but de sa visite.
— L’idée d’une visite de lord Prestimion au Labyrinthe pour présenter ses respects à Sa Majesté Impériale a-t-elle fait l’objet de discussions ? reprit Vologaz Sar avec une insistance infime mais perceptible.
— Elle est à l’ordre du jour, bien sûr.
— Avec une date précise ? si je puis me permettre de poser la question.
— Elle n’est pas encore fixée, répondit Septach Melayn.
— Ah ! Je vois.
Vologaz Sar prit pensivement une gorgée de vin.
— C’est une tradition séculaire, vous le savez, que le nouveau Coronal aille rendre visite au Pontife dans les premiers temps de son règne. Pour recevoir sa bénédiction officielle et présenter les projets de loi qu’il pourrait avoir en vue. Cette tradition a peut-être été négligée, depuis tant d’années que le dernier changement parmi les Puissances du Royaume a eu lieu.
Tout en restant cordial et badin, le ton du légat se fit insensiblement plus grave, plus austère.
— N’oublions pas que le Pontife est le monarque suprême, reprit-il, et, bien sûr, d’une manière théorique, qu’il est aussi le père du Coronal… Le duc Oljebbin m’a donné à entendre que Confalume a fait ces derniers temps plusieurs remarques sur le fait qu’il n’a eu jusqu’à présent que très peu de contacts de quelque nature que ce soit avec lord Prestimion.
Septach Melayn commençait à comprendre.
— Diriez-vous que Sa Majesté en est contrariée ?
— Le terme est peut-être un peu fort. Mais il s’interroge certainement. Il a, vous le comprenez, la plus grande affection pour lord Prestimion. Il n’est pas utile de rappeler que, lorsqu’il était Coronal, il le considérait pratiquement comme son fils. Et aujourd’hui, se voir délaissé de la sorte… Sans parler des questions constitutionnelles, c’est, vous en conviendrez, une affaire de simple courtoisie.
Qu’en termes élégants ces choses étaient dites ! Mais Septach Melayn voyait bien qu’il allait devoir faire preuve d’une grande diplomatie. Il remplit derechef les coupes de vin.
— Il n’y a là aucune volonté d’incorrection envers le Pontife, soyez-en assuré. Le Coronal a eu dès son accession au trône quelques affaires particulièrement délicates à régler ; il a estimé nécessaire de les attaquer de front sans tarder, avant même de s’offrir le plaisir d’une visite protocolaire à Sa Majesté Impériale.
— Des affaires si délicates qu’il n’a pas jugé bon de les porter à la connaissance du Pontife ? Ils sont censés régner conjointement, je ne vous apprends rien.
C’était indéniablement un reproche, mais formulé avec affabilité.
— Je ne suis pas en position de vous éclairer sur ce point, répondit Septach Melayn en s’efforçant à une égale affabilité.
Il comprenait qu’un bras de fer au plus haut niveau était en cours.
— C’est une affaire entre lord Prestimion et le Pontife, ajouta-t-il. Sa Majesté se porte bien, j’espère ?
— Fort bien. Il a conservé une étonnante vigueur pour un homme de son âge. Je pense que lord Prestimion peut s’attendre à un long règne avant que vienne l’heure de lui succéder dans le Labyrinthe.
— Le Coronal en sera enchanté. Il éprouve, vous le savez, une profonde tendresse pour Sa Majesté.
Vologaz Sar changea légèrement de position, de manière à indiquer qu’ils allaient aborder le cœur du sujet.
— Je dois vous avouer en confidence, Septach Melayn, reprit-il en conservant l’onction de sa voix, que le Pontife, ces derniers temps, est d’humeur assez morose. Je ne saurais dire pourquoi : il semble lui-même incapable de trouver une explication. Mais il arpente le secteur impérial du Labyrinthe en proie à une apparente confusion, comme s’il ne savait où il se trouve. Son sommeil est mauvais. On m’a confié que son visage s’illumine à l’annonce d’une visite, mais qu’il ne peut masquer une évidente déception quand les visiteurs sont introduits dans ses appartements, comme s’il était dans l’attente perpétuelle de quelqu’un qui ne vient pas. Je ne donne pas nécessairement à entendre que cette personne est lord Prestimion ; cette explication relève de la conjecture pure et simple. À l’évidence, il ne serait pas raisonnable de sa part d’attendre que le Coronal arrive sans avoir annoncé sa visite. Peut-être le Pontife est-il simplement déprimé par son passage du Château au Labyrinthe. Après plus de quatre décennies passées sous les lambris dorés du Château, entouré d’une foule de grands seigneurs et de courtisans, se retrouver du jour au lendemain confiné dans les sombres profondeurs du Labyrinthe… Il ne serait pas le premier Pontife à en souffrir. Et Confalume est d’un naturel jovial, expansif ; il a énormément changé ces derniers mois.
— Croyez-vous qu’une visite de lord Prestimion lui remonterait le moral ?
— Indiscutablement.
Septach Melayn versa le reste du vin bleu et trinqua une nouvelle fois avec son hôte.
La visite touchait à sa fin. Elle était restée fort courtoise de bout en bout, mais la politesse suave de Vologaz Sar n’avait laissé place à aucune ambiguïté. Prestimion évitait Confalume – depuis le jour de son intronisation, il régnait comme s’il était en fait l’unique souverain de la planète – et Confalume en avait conscience. Il s’en agaçait. Et il enjoignait – c’était le mot, enjoindre – à Prestimion d’entreprendre séance tenante le voyage du Labyrinthe pour mettre un genou en terre devant le vieux monarque, comme la loi l’exigeait.
Cela n’allait pas plaire à Prestimion. Confalume, Septach Melayn le savait, était la seule personne au monde devant qui le Coronal n’avait pas envie de se trouver.
Le Haut Conseiller comprenait parfaitement – et Prestimion, à son retour, le comprendrait aussi – ce qui devait se passer dans la tête de Confalume qui, lui, n’en avait pas la moindre idée. Si Prestimion se dérobait délibérément à ses devoirs protocolaires dans le Labyrinthe, ce n’était pourtant qu’une question secondaire. Les visiteurs que Confalume attendait inconsciemment et dont la venue sans cesse repoussée provoquait en lui un si profond et incompréhensible désarroi n’étaient autres que Thismet et Korsibar, les enfants dont il avait oublié jusqu’à l’existence. Leur absence palpitait en lui au rythme des élancements d’un membre amputé.
C’était une étrange douleur que celle de Confalume, une douleur qui allait fendre le cœur de Prestimion. Le Coronal n’était pas véritablement responsable de la mort de Thismet et de Korsibar – ils avaient tissé eux-mêmes leur destin –, mais c’est assurément Prestimion qui avait volé à Confalume les souvenirs de ses enfants disparus, ce qu’il considérait certainement comme un acte d’une nature monstrueuse. Ce sentiment de culpabilité poussait aujourd’hui Prestimion à garder ses distances avec le vieillard triste qu’était devenu le grand Confalume d’antan.
Il n’y a pas grand-chose à y faire, se dit Septach Melayn. Tous les actes ont des conséquences auxquelles on ne peut échapper indéfiniment ; Prestimion devait vivre avec ce qu’il avait provoqué. Il lui était impossible de rester éternellement loin du Labyrinthe. Il était grand temps que le rituel des relations entre Confalume le Pontife et Prestimion le Coronal soit observé.
— Je transmettrai à lord Prestimion, dès son retour, tout ce que vous avez dit, déclara Septach Melayn en reconduisant le légat pontifical.
— Sa Majesté vous en saura gré.
— Et vous aurez toute ma gratitude si vous acceptez de me fournir un renseignement.
Le visage de Vologaz Sar exprima l’indécision et une pointe d’inquiétude.
— À savoir… ?
Septach Melayn le regarda en souriant. On ne pouvait concentrer indéfiniment son attention sur les questions de haute politique ; il était décidé à évacuer aussi vite que possible les tensions de cet entretien.
— Le nom du marchand, répondit-il, qui vous a vendu le tissu de cette robe ravissante.
Il restait deux autres rendez-vous sur son programme de l’après-midi, après quoi, il serait libre.
Le premier était avec Akbalik que Prestimion, juste avant son départ pour les territoires du levant, avait nommé émissaire extraordinaire à Zimroel, avec l’idée d’avoir en poste à Ni-moya un homme de confiance à l’affût de signes d’agitation chez les partisans de Dantirya Sambail. Akbalik était prêt à entreprendre le voyage. Il se présentait dans le bureau du Coronal pour faire signer au régent Septach Melayn ses lettres de créance.
Septach Melayn s’étonna de voir Akbalik accompagné du nouveau chevalier-novice Dekkeret, le jeune et solide gaillard que Prestimion avait trouvé à Normork et dont il avait fait son protégé. C’était à l’évidence la première visite de Dekkeret dans ce sanctuaire du pouvoir ; il regardait autour de lui en ouvrant des yeux émerveillés devant la magnificence de la salle, le grand bureau de palissandre, la haute fenêtre ouvrant sur l’infini du ciel, les merveilleuses incrustations de bois précieux formant sur le sol une énorme constellation.
Septach Melayn lança à Akbalik un regard interrogateur. Personne ne lui avait dit qu’Akbalik devait amener Dekkeret dans ce bureau.
— J’aimerais l’emmener avec moi à Zimroel, expliqua Akbalik en montrant le jeune homme. Croyez-vous que le Coronal y trouverait à redire ?
— Ah ! fit malicieusement Septach Melayn, vous voilà donc devenus si bons amis en bien peu de temps.
— Il ne s’agit pas de cela, Septach Melayn, répliqua Akbalik que la boutade ne semblait pas amuser. Vous le savez bien.
— Alors, de quoi s’agit-il ? Ce jeune homme aurait-il déjà besoin de vacances ? Il vient à peine de commencer sa formation.
— Cela en ferait partie, répondit Akbalik. Il a demandé à m’accompagner et je pense que cela pourrait lui être profitable. Il est salutaire à un jeune novice de se faire une idée de ce qu’est la vie au-delà du Mont du Château. D’effectuer la traversée d’un océan, de découvrir l’immensité de la planète. De connaître une cité aussi spectaculaire que Ni-moya. Et d’observer le fonctionnement des rouages de la machine gouvernementale sur les distances colossales avec lesquelles il nous faut compter.
— Des distances colossales, en effet, fit Septach Melayn en se tournant vers Dekkeret. Savez-vous, jeune homme, que vous serez parti neuf mois, un an peut-être. Croyez-vous pouvoir interrompre vos études si longtemps ?
— Lord Prestimion a dit à Normork que je devais recevoir une formation accélérée. Un voyage comme celui-ci devrait contribuer à l’accélérer.
— Oui, j’imagine, fit Septach Melayn avec un petit haussement d’épaules.
Il se demanda comment Prestimion allait réagir si le jeune homme devait disparaître à Zimroel pendant un an. Comment pouvait-il le savoir ? Pour la millième fois, il maudit Prestimion de lui avoir laissé le soin de prendre toutes ces décisions. Après tout, Prestimion avait voulu qu’il soit régent ; il agirait comme il jugeait bon de le faire. Pourquoi ne pas laisser partir Dekkeret ? Il serait sous la responsabilité d’Akbalik, pas la sienne. Et Akbalik avait raison : il ne peut qu’être profitable à un jeune homme de voir le monde tel qu’il est réellement.
Dekkeret le regardait avec gravité, d’un air suppliant. Septach Melayn trouva une innocence charmante et touchante dans ce regard avide et implorant. Il se souvenait de l’époque où il était avide et grave, lui aussi, avant de choisir de se cacher derrière cette frivolité indolente et débonnaire qui aujourd’hui n’était plus un masque, mais l’essence même de son caractère. Il était facile de percevoir en observant le jeune homme les qualités de sérieux et de force qui avaient retenu l’attention de Prestimion.
Soit, se dit Septach Melayn. Qu’il aille à Zimroel.
— Très bien, fit-il. Vos papiers sont prêts, Akbalik. J’ajoute le nom du chevalier-novice Dekkeret – voilà – et j’appose mon paraphe.
Il se prenait déjà à envier le jeune homme. Partir loin du Château, parcourir les régions écartées du royaume, échapper aux contraintes de la vie politique et emplir ses poumons de l’air pur qu’on respirait ailleurs !…
— Permettez-moi, si vous le voulez bien, de vous faire une petite suggestion, reprit-il en s’adressant à Dekkeret. Si vos occupations ne vous retiennent pas tout le temps à Ni-moya, vous devriez vous offrir avec Akbalik une petite excursion au nord, dans les Marches de Khyntor, pour chasser le steetmoy… Vous avez entendu parler des steetmoy, n’est-ce pas ?
— J’ai vu des vêtements faits de leur fourrure.
— Porter une étole de fourrure de steetmoy n’est pas tout à fait la même chose que regarder dans les yeux un steetmoy vivant. C’est, à ma connaissance, l’animal sauvage le plus dangereux au monde. Une merveille, avec son épaisse fourrure et ses yeux flamboyants. Je l’ai chassé une fois, quand je suis allé avec Prestimion à Zimroel. On engage un chasseur professionnel à Ni-moya et on file vers le nord, loin à l’intérieur des Marches, un pays froid, enneigé, qui ne ressemble à rien de ce que vous avez vu, avec des forêts noyées dans la brume, des lacs sauvages et un ciel comme une plaque de métal. On piste une bande de steetmoy – pas facile de distinguer des animaux blancs sur le fond blanc de la neige – et on s’avance tout près d’eux, un poignard dans une main, une machette dans l’autre…
Les yeux du jeune homme brillaient d’excitation. Mais Akbalik ne semblait pas partager son enthousiasme.
— J’ai cru comprendre que vous vous inquiétiez de le voir négliger sa formation en m’accompagnant à Zimroel. Et maintenant, vous l’envoyez dans les Marches de Khyntor pour lui faire poursuivre des steetmoy dans la neige. Mon cher ami, vous n’arrivez donc jamais à être sérieux bien longtemps.
Septach Melayn sentit le rouge lui monter au front ; il s’était laissé entraîner par son récit.
— Cela fera aussi partie de sa formation, déclara-t-il, l’air froissé en apposant le sceau royal sur les papiers d’Akbalik. Tenez. Bon voyage à vous deux. Et laissez-le partir une semaine à Khyntor, Akbalik, ajouta-t-il au moment où ils se retiraient. Quel mal cela pourrait-il faire ?
Il ne lui restait plus à voir que le prince Serithorn de Samivole avant de pouvoir se rendre au gymnase, dans l’aile orientale du Château, pour son assaut d’escrime quotidien avec un des officiers de la garde. Septach Melayn s’entraînait chaque jour avec une arme différente – la rapière, l’épée à deux mains, le sabre à garde en panier, l’épée courte de Narabal, le bâton, la pique de Ketheron – et chaque fois avec un partenaire différent, car il apprenait si rapidement à anticiper les coups de son adversaire qu’il ne trouvait aucun intérêt à affronter quelqu’un plus de deux ou trois fois. Son adversaire du jour était un jeune garde de Tumbrax, du nom de Mardileek, dont on disait qu’il était habile au sabre et qui avait été recommandé par le duc Spalirises en personne. Mais il convenait d’abord de s’occuper de Serithorn.
Le prince s’était ajouté le matin même à la liste des rendez-vous de Septach Melayn. On ne pouvait en règle générale être reçu par le régent en s’y prenant à la dernière minute, mais Serithorn, en sa qualité de haut pair du royaume, faisait exception à cette règle comme à toutes les autres. De plus, Septach Melayn, comme tout un chacun, trouvait Serithorn sympathique et attachant ; peu importait qu’il eût choisi, après avoir beaucoup hésité, le camp de Korsibar pendant la guerre civile. Il était difficile de garder longtemps rancune à Serithorn. Et la guerre n’était même plus de l’histoire ancienne : elle était sortie de l’Histoire.
En général, Serithorn arrivait en retard à ses rendez-vous. Mais, ce jour-là, pour une raison ou pour une autre, il était à l’heure ; Septach Melayn se demanda pourquoi. Comme à son habitude, Serithorn était vêtu simplement, sans ostentation, d’une cape unie brun-roux tombant en larges plis sur une tunique cramoisie et chaussé de bottes de cuir bordées de fourrure rouge. La plus grosse fortune de Majipoor n’avait pas besoin de faire de l’épate. Là où un autre aurait choisi comme couvre-chef un chapeau tape-à-l’œil en feutre, à large bord garni de métal et orné de plumes écarlates de tiruvyn, le prince Serithorn se contentait d’une curieuse toque jaune rigide, haute et carrée, qu’un Lii devant son étal de saucisses eût repoussée avec mépris. Il se découvrit en entrant et lança la toque sur le bureau – le bureau du Coronal – avec la désinvolture dont il eût fait montre dans son salon.
— Mon neveu, si je ne me trompe, vient de partir, commença-t-il. Un garçon épatant, Akbalik ; la famille peut être fière de lui. Il paraît que Prestimion l’expédie à Zimroel. Je me demande bien pourquoi.
— Simplement, j’imagine, pour observer la manière dont la population réagit à l’intronisation de son nouveau Coronal. Une bonne idée, ne trouvez-vous pas, que Prestimion se tienne informé du climat général sur l’autre continent ?
— Oui, oui, fit Serithorn. Certainement… Vous travaillez dur, n’est-ce pas, pour un esprit badin, poursuivit-il en indiquant la pile de documents sur le bord du bureau. Vous vous échinez sur toute cette affreuse paperasserie ! Je vous félicite pour votre zèle, Septach Melayn !
— Le compliment n’est pas mérité, prince Serithorn. Je ne me suis pas encore penché sur ces documents.
— Mais vous le ferez, je suis sûr que vous allez le faire ! Ce n’est qu’une question de temps… Vous êtes admirable, Septach Melayn ! J’ai, vous ne l’ignorez pas, un esprit léger qui s’apparente beaucoup au vôtre. Je vous vois assumer jour après jour la lourde tâche de la régence, alors que je n’ai jamais réussi à me contraindre à une activité sérieuse plus de trois minutes d’affilée. Mes félicitations sont sincères.
— Vous me surestimez, je pense, fit Septach Melayn en secouant la tête. Et vous vous sous-estimez beaucoup. Certains sont secrètement stupides et dissimulent leurs faiblesses sous un air de profonde gravité ou maintes fanfaronnades. Vous êtes secrètement profond et la frivolité chez vous n’est qu’une affectation. Et vous avez eu une grande influence dans les affaires du royaume ; j’ai appris que c’est vous qui avez incité Confalume à prendre Prestimion pour successeur.
— Moi ? Détrompez-vous, mon ami. Confalume a remarqué tout seul les qualités de Prestimion ; j’ai seulement donné mon adhésion quand il m’en a informé.
Serithorn haussa un sourcil ; un sourire radieux joua sur son visage lisse.
— Secrètement profond, dites-vous ? C’est un jugement flatteur, très flatteur. Mais totalement erroné. Vous avez peut-être, mon cher ami, des profondeurs secrètes ; pour ma part, je ne suis que frivolité. Je l’ai toujours été et le serai toujours.
Les grands yeux limpides de Serithorn contemplèrent Septach Melayn avec un regard narquois qui semblait démentir tout ce qu’il venait de dire. Il y a dans ces yeux des couches impénétrables de roublardise, se dit Septach Melayn.
Mais il refusait de relever le défi.
— Le fait est, je pense, reprit-il en souriant d’un air patelin, que chacun de nous surestime l’autre. Vous n’êtes que frivolité, dites-vous ? Très bien : je consens à accepter l’opinion que vous avez de vous-même. Pour ma part, je propose de me définir comme un moqueur oisif et nonchalant, naturellement gai, aimant à l’excès la soie, les perles et les vins fins, dont les seules qualités notables sont une certaine habileté dans le maniement de l’épée et une profonde loyauté envers ses amis. Pouvons-nous également nous mettre d’accord sur cette appréciation ? Nous concluons un pacte, Serithorn ?
— Très bien. Nous sommes de la même race, Septach Melayn, de celle des fantaisistes frivoles et légers. Vous avez, soyez-en assuré, toute ma sympathie pour avoir été contraint par Prestimion de vous taper toutes ces inepties bureaucratiques. Votre esprit est bien trop alerte et pétillant pour ce genre de travail.
— C’est la vérité. La prochaine fois que le Coronal partira en voyage, je l’accompagnerai et vous pourrez exercer la régence.
— Moi ? J’invoque notre pacte ! Je ne suis pas plus qualifié que vous pour prendre place à ce bureau. Non, non, laissons cette charge à quelqu’un de plus solide. Si j’avais voulu accomplir le labeur d’un Coronal, j’aurais depuis longtemps fait en sorte de recevoir la gloire et les hommages qui accompagnent la charge. Mais pas un seul instant, Septach Melayn, je n’ai aspiré à la couronne ; cette montagne de papiers sur le bureau en est la raison.
Il parlait cette fois, Septach Melayn le savait, avec le plus grand sérieux. Loin d’être l’être superficiel qu’il prétendait, Serithorn s’était toujours contenté d’exercer sa volonté à distance, au pied du trône, mais jamais dessus. Le sang de quantité de monarques coulait dans ses veines ; son lignage était à nul autre pareil, ce qui n’eût pas suffi à faire de lui le Coronal. L’intelligence et la perspicacité étaient une autre histoire, mais Serithorn en avait à profusion. N’eût été son refus total, viscéral, d’assumer la charge du pouvoir, il avait à tous égards les qualités voulues pour exercer la souveraineté.
S’il fallait en croire Prestimion qui tenait l’histoire de sa mère, lord Prankipin, bien des décennies auparavant, avait demandé à Serithorn de lui succéder sur le trône du Coronal quand il deviendrait Pontife. Mais Serithorn avait répondu : « Non, non, donnez le poste au prince Confalume. » Cela avait un accent de vérité ; il ne pouvait y avoir d’autre raison pour que Serithorn ne soit pas monté sur le trône. Et aujourd’hui, après toutes ces années, Confalume était devenu Pontife après un règne long et glorieux alors que Serithorn n’avait jamais été autre chose qu’un simple citoyen, reçu dans les centres du pouvoir sans en détenir lui-même, un homme enjoué et accommodant qu’un visage sans rides et un noble maintien faisaient paraître vingt ou trente ans de moins que son âge.
— Bien, fit Septach Melayn après un silence. Maintenant que la chose est réglée, voudriez-vous me dire s’il y a une raison particulière pour cette visite ou si elle est de simple courtoisie ?
— Votre compagnie est fort agréable, Septach Melayn, mais je pense que nous devons aborder un sujet plus sérieux.
Un léger froncement de sourcils plissa le front de Serithorn et une gravité nouvelle perça dans sa voix.
— Auriez-vous l’obligeance de m’expliquer dans les grandes lignes ce qui s’est passé ces derniers mois entre Prestimion et le Procurateur de Ni-moya ?
Septach Melayn sentit les muscles de son abdomen se contracter brusquement. Une question directe comme celle-ci était fort éloignée du registre habituel de Serithorn. La prudence semblait s’imposer.
— Je pense, répondit-il, qu’il vaudrait mieux poser la question directement à Prestimion.
— Je le ferais si Prestimion était là. Mais il semble avoir choisi de parcourir interminablement les territoires du levant. Et vous êtes ici à sa place… Soyez assuré, Septach Melayn, que je n’ai nullement l’intention de vous embarrasser. Au contraire, j’essaie de me rendre utile. Mais il me manque tellement d’éléments que je ne suis pas en mesure d’évaluer correctement la nature de la crise, si « crise » est le terme qui convient. Pendant la semaine du sacre, par exemple, le bruit courait avec insistance que Dantirya Sambail, pour des raisons que j’ignore, était prisonnier dans les tunnels de Sangamore.
— Je pourrais, j’imagine, fournir un démenti officiel.
— Vous pourriez, mais ne vous donnez pas cette peine. Je tiens directement mes renseignements de Navigorn qui affirme que Prestimion avait fait de lui le geôlier du Procurateur. Une mission sur laquelle, je peux vous le confier, Navigorn s’est beaucoup interrogé. Comme tout un chacun. Serions-nous en droit de penser que Prestimion avait réellement enfermé Dantirya Sambail dans les tunnels pendant les fêtes du couronnement et la période qui a suivi, pour des raisons qui lui appartiennent et que je ne cherche pas à connaître ?
— Nous pouvons en convenir, Serithorn.
— Bien. Vous remarquerez que j’ai utilisé le passé. « Avait enfermé. » Le Procurateur est libre maintenant, n’est-ce pas ?
— Je préférerais vraiment que vous posiez toutes ces questions à Prestimion, répondit Septach Melayn, l’air gêné.
— Oui, je n’en doute pas… Je vous en prie, Septach Melayn, cessez de chercher la parade à chacune de mes questions : ce n’est pas un duel. Le fait est que Dantirya Sambail s’est évadé. Et que Prestimion se trouve quelque part entre le Mont et la Grande Mer, oui, avec Gialaurys, Abrigant et toute une troupe, et qu’ils battent la campagne dans l’espoir de le reprendre. Oui, oui, Septach Melayn, c’est la vérité, je le sais. Inutile de le nier. Oublions maintenant que j’ai demandé des détails sur la querelle qui oppose Prestimion au Procurateur. Confirmez-moi seulement qu’elle existe bel et bien. Ils sont en réalité des ennemis acharnés, c’est bien cela ?
— Oui, répondit Septach Melayn avec une petite inclination de tête et un soupir de résignation. On peut le dire.
— Je vous remercie. Si Prestimion n’en a pas encore été informé, poursuivit-il en prenant dans sa robe un papier plié, je pense qu’il serait opportun de lui faire savoir qu’il cherche très probablement dans la mauvaise direction.
— Vraiment ? fit Septach Melayn, sans pouvoir s’empêcher d’écarquiller fugitivement les yeux.
— Je suis, vous ne l’ignorez pas, reprit Serithorn en souriant, propriétaire de vastes domaines. Je reçois régulièrement des rapports des régisseurs de mes propriétés, aux quatre coins du monde. Celui-ci vient d’un certain Haigin Harta, dans la cité de Bailemoona, province de Balimoleronda. Une bien étrange affaire, en vérité. Un groupe d’inconnus – Haigin Harta ne précise pas combien – a été surpris en train de chasser des gambilaks sur mes terres, aux environs de Bailemoona. Quand mon garde-chasse est intervenu, un des braconniers lui a dit que la viande était destinée à Dantirya Sambail, le Procurateur de Ni-moya, qui faisait un Grand Périple dans la région. Un autre des braconniers… Je vous ennuie, Septach Melayn ?
— Pas le moins du monde.
— Vous paraissiez inattentif.
— Pensif, plutôt.
— Ah ! Un autre braconnier, disais-je, a balancé son poing dans la figure du premier en affirmant à mon garde-chasse que ce que venait de dire l’autre était totalement faux, une pure invention qu’il fallait oublier immédiatement, et qu’ils prenaient la viande pour leur compte personnel. Il a proposé cinquante couronnes au garde-chasse qui les a acceptées, comprenant que, s’il refusait, il risquait sa vie. Les braconniers sont partis avec leur butin. Le même jour, Haigin Harta – le régisseur de mon domaine de Bailemoona, vous n’avez pas oublié ? – apprenait par un ami qu’un voyageur ayant les traits hautement caractéristiques de Dantirya Sambail avait été vu dans la matinée, accompagné d’un groupe d’hommes, dans les faubourgs de Bailemoona. L’ami du régisseur s’était demandé si Haigin Harta attendait la visite du Procurateur au domaine, une idée qui, vous l’imaginez, a mis Haigin Harta dans tous ses états. Dix minutes après cette conversation, le garde-chasse est venu faire son rapport sur les braconniers et les cinquante couronnes qu’on lui avait proposées. Que pensez-vous de mon histoire, Septach Melayn ?
— Cela semble assez clair, non ? Mais je m’interroge sur ce braconnier qui a frappé l’autre. S’il pouvait être grand et maigre, avec un visage évoquant une tête de mort, tout en angles et méplats, et des yeux noirs d’assassin.
— Le goûteur du Procurateur, c’est à lui que vous pensez ? Un individu peu recommandable, celui-là.
— Mandralisca, oui. Il doit accompagner Dantirya Sambail… Y a-t-il autre chose ?
— Rien d’autre. Haigin Harta termine son message en disant qu’il n’a jamais été informé d’une visite par le Procurateur et demande s’il doit en attendre une. Il n’en est rien, bien entendu. Pourquoi, je me le demande, le Procurateur de Ni-moya ferait-il un Grand Périple dans la province de Balimoleronda, ou n’importe où ailleurs à Alhanroel ?
— Il va sans dire que Grand Périple n’est pas le terme qui convient. Il s’agit simplement, j’imagine, d’un voyage privé dans cette province, sur le trajet entre le Château et Zimroel.
— Le Château où il était emprisonné ? demanda doucement Serithorn. Dois-je comprendre qu’il faut le considérer comme un fugitif ?
— Je préférerais que vous réserviez des mots comme « emprisonné » et « fugitif » pour votre conversation avec Prestimion. Mais je peux au moins vous dire que le Coronal s’efforce effectivement de retrouver la trace de Dantirya Sambail. Et comme Bailemoona, s’il m’en souvient bien, se trouve au sud du Mont du Château, Prestimion n’a à l’évidence aucune chance de le retrouver en cherchant à l’est. Je vous remercie de sa part. Le rapport de votre régisseur nous a été précieux.
— Je fais mon possible pour être utile.
— Vous l’avez été. Je vais prendre des dispositions pour que le Coronal soit informé de tout cela dans les meilleurs délais.
Septach Melayn se leva en dépliant sa longue carcasse ; il étira d’abord les bras, puis les jambes.
— Vous me pardonnerez, j’espère, d’avoir montré des signes d’impatience. La journée fut éprouvante. Avons-nous d’autres sujets à aborder ?
— Je ne crois pas.
— Dans ce cas, je pars au gymnase pour chasser les tensions de la journée en me défoulant avec mon sabre sur un malheureux garde de Tumbrax.
— Bonne idée. Je vais moi-même dans cette direction ; me permettez-vous de vous accompagner ?
Ils sortirent ensemble. Serithorn, qui était l’affabilité même, narra chemin faisant quelques anecdotes divertissantes. Ils s’enfoncèrent dans le dédale du Château Intérieur, longèrent d’antiques constructions telles que les Balcons de Vildivar, la Tour de guet de lord Arioc ou le Donjon de Stiamot, avant d’atteindre les Quatre-Vingt-Dix-Neuf Marches qui desservaient d’autres secteurs de l’agglomération informe que constituait le Château.
Ils passèrent au bout d’un moment près de l’imposant et inesthétique empilement de roches noires que Prankipin, au commencement de son règne, avait infligé au Château pour faire office de bureaux pour les ministres du Trésor. Septach Melayn aperçut, venant de la direction opposée et se dirigeant vers le bâtiment, un couple étrangement mal assorti. Une grande jeune femme brune, d’une beauté frappante, en compagnie d’un homme bien plus petit et trapu, habillé avec trop de recherche, comme une parodie de costume de cour, tout de paillettes et clinquants, de brocarts ridiculement chargés. Lui aussi avait une apparence saisissante, mais d’une manière bien différente : excessivement laid, il avait une montagne soigneusement coiffée de cheveux argentés fièrement dressés sur son large front.
Septach Melayn n’eut aucun mal à les reconnaître au premier regard : le banquier Simbilon Khayf, qui s’apprêtait certainement à convenir de quelque manœuvre financière avec le Trésor, et sa fille Varaile. La dernière fois qu’il les avait vus remontait à quelques mois, à Stee, dans le somptueux hôtel particulier du financier, le jour où Septach Melayn était affublé d’une robe de marchand en toile grossière, d’une perruque châtain et d’une fausse barbe cachant ses boucles dorées, et où il avait joué le rôle d’un péquenaud afin d’aider Prestimion à pénétrer le mystère de ce fou qui se faisait appeler lord Prestimion et perturbait la navigation fluviale sur la Stee. Septach Melayn était cette fois vêtu avec bien plus de recherche, comme il sied au Haut Conseiller du Royaume, mais après les affaires d’une grande complication qu’il avait eu à traiter dans la journée, il n’avait nul désir de s’entretenir avec le banquier aux manières frustes et vulgaires.
— Voulez-vous prendre à gauche ici ? demanda-t-il discrètement à Serithorn.
Trop tard. Ils étaient encore à une quinzaine de mètres du banquier et de sa fille, mais Simbilon Khayf les avait repérés et les saluait de loin.
— Prince Serithorn ! Par tout ce qu’il y a de plus saint, prince Serithorn, quelle joie de vous revoir ! Et regarde, regarde, Varaile ! C’est le grand Septach Melayn, le Haut Conseiller en personne ! Messieurs ! Messieurs ! Quel plaisir !
Simbilon Khayf s’élança si précipitamment vers eux qu’il faillit se prendre les pieds dans sa robe de brocart.
— Vous devez absolument faire la connaissance de ma fille, messieurs ! C’est sa première visite au Château et je lui ai promis qu’elle découvrirait la grandeur, mais je n’aurais jamais imaginé que nous rencontrerions dès le premier soir des seigneurs du prestige et de l’influence de Serithorn de Samivole et du Haut Conseiller Septach Melayn !
Il poussa Varaile vers eux. Elle leva les yeux, très lentement, vers ceux de Septach Melayn et un petit cri de surprise franchit ses lèvres.
— Je crois que nous nous sommes déjà rencontrés, fit-elle d’une voix douce.
Il y eut un moment de gêne.
— Je ne pense pas, damoiselle. Vous devez faire erreur.
Ses yeux restaient plantés dans ceux de Septach Melayn.
— Je ne crois pas, reprit-elle en souriant. Non, non. Je vous connais, seigneur.