Le Château était donc de nouveau la scène de Jeux du couronnement, pour la deuxième fois en trois ans. Des tribunes avaient de nouveau été élevées sur trois côtés du Clos de Vildivar, un vaste espace ouvert au soleil, en contrebas des Quatre-Vingt-Dix-Neuf Marches. Les grands du royaume, les deux autres Puissances, les membres du Conseil et toute la noblesse de cent provinces étaient encore une fois rassemblés pour célébrer l’avènement du nouveau monarque.
Mais nul autre que Prestimion, Gialaurys et Septach Melayn ne gardait le souvenir des jeux précédents, ceux qui s’étaient tenus en l’honneur du Coronal lord Korsibar. Les courses à pied, les joutes, les épreuves de lutte et de tir à l’arc, tout avait disparu de la mémoire des gagnants comme des perdants. Gommé de leur mémoire, effacé à tout jamais par l’équipe de sorciers rassemblés par Prestimion pour unir leurs efforts dans l’exercice de leur art. Comme si tout ce qui s’était passé au cours des derniers jeux n’avait jamais eu lieu. Les jeux qui allaient s’ouvrir étaient ceux de lord Prestimion, successeur légitime de lord Confalume. Lord Korsibar n’avait jamais existé. Même les sorciers ayant pris part à l’œuvre d’effacement avaient dû, sur l’ordre de Prestimion, oublier le rôle qu’ils avaient joué.
— Que les archers s’avancent ! lança d’une voix forte le duc Oljebbin de Stoienzar nanti du titre honorifique de Maître des Jeux.
Tandis que les concurrents arrivaient l’un après l’autre sur le pas de tir, un murmure d’étonnement parcourut la foule. Lord Prestimion était au nombre des archers.
Personne ne s’attendait à voir le nouveau Coronal prendre part au concours, même si cela ne pouvait constituer une énorme surprise. Le tir à l’arc avait toujours été le sport de prédilection de Prestimion, un art dans lequel il était passé maître. Sans oublier le goût de la compétition qui imprégnait toutes les fibres de son être.
Ceux qui le connaissaient savaient qu’il n’eût jamais laissé passer une occasion de faire la démonstration de son adresse. Il n’en était pas moins étrange de voir le Coronal participer aux jeux de son propre couronnement. Étrange et insolite.
Prestimion avait fait en sorte de ressembler à n’importe quel concurrent en quête de victoire. Il portait les couleurs royales – un pourpoint doré ajusté et des chausses vertes –, mais n’arborait ni le diadème ni aucun autre insigne de sa charge. Un étranger ignorant lequel de la douzaine d’hommes avançant l’arc à la main était le Coronal l’aurait peut-être reconnu à la prestance et à l’autorité innée qui avaient toujours caractérisé sa contenance. Mais, selon toute vraisemblance, il n’eût pas remarqué l’homme à la courte stature, aux cheveux courts d’un blond terne dans ce groupe de solides gaillards au corps athlétique.
Le jeune Glaydin aux membres longs, le fils cadet de Serithorn de Samivole, fut le premier à tirer. C’était un archer adroit ; Prestimion le regarda décocher ses flèches d’un air approbateur.
Ce fut ensuite le tour de Kaitinimon, le nouveau duc de Bailemoona, qui portait encore au bras un crêpe jaune en l’honneur de son père, feu le duc Kanteverel, tombé aux côtés de Korsibar lors de la sanglante bataille de Thegomar Edge. Kaitinimon l’ignorait. Certes, il savait que son père n’était plus, mais les véritables circonstances de la mort de Kanteverel étaient brouillées ; il en allait de même pour tous ceux qui avaient péri dans les batailles de la guerre civile, en raison du sortilège jeté sur la planète par les mages de Prestimion.
Un sortilège habilement conçu pour permettre aux survivants des innombrables victimes de la guerre de bâtir des explications imaginaires de leur cru afin de remplir le vide intérieur créé par la conscience brute, privée de tout détail factuel, que leurs parents n’étaient plus au nombre des vivants. Kaitinimon croyait peut-être que son père avait succombé à une attaque au cours d’une visite de ses propriétés du ponant ou qu’un accès paludéen l’avait emporté à l’occasion d’un voyage dans le sud chaud et humide. Quoi qu’il en soit, ce n’était pas la vérité.
Kaitinimon se débrouilla fort bien avec son arc. Il en alla de même du troisième concurrent, le grand forestier Rizlail de Megenthorp, au visage en lame de couteau, qui, tout comme Prestimion, avait été initié à l’archerie par le célèbre comte Kamba de Mazadone. Un frémissement parcourut la foule quand l’archer suivant se présenta sur le pas de tir : non seulement il était l’un des deux concurrents de race non humaine, mais il s’agissait d’un Su-Suheris, un membre de cette étrange race bicéphale qui commençait depuis peu à s’établir en nombre sur Majipoor. Il fut présenté sous le nom de Gabin-Badinion.
Comment pouvait-on viser correctement avec deux têtes ? Ne seraient-elles pas en désaccord sur la meilleure ligne de visée ? À l’évidence cela ne constituait pas un problème pour Gabin-Badinion. Avec une froide précision il remplit adroitement de ses traits les cercles intérieurs de la cible, puis salua la foule d’une brusque inclination de ses deux têtes en remerciement de ses applaudissements.
C’était maintenant le tour de Prestimion.
Il avait apporté le grand arc dont le comte Kamba lui avait fait présent dans sa jeunesse, un arc si puissant que peu d’hommes dans la force de l’âge parvenaient à le bander, mais que Prestimion tendait sans difficulté. Au cours des batailles de la guerre civile, il avait causé avec cette arme de lourdes pertes à l’ennemi, mais n’était-il pas infiniment préférable de l’utiliser dans un concours d’adresse plutôt que de s’en servir pour ôter la vie à des hommes estimables ?
En arrivant sur le pas de tir, Prestimion rendit hommage, comme les autres l’avaient fait avant lui, aux deux Puissances du royaume qui assistaient à l’épreuve. Il s’inclina d’abord devant le Pontife Confalume siégeant sur un grand trône de bois de gamandrus, au centre de la tribune élevée sur la droite du Clos de Vildivar. La cérémonie par laquelle un Pontife choisissait un nouveau Coronal était fondamentalement un acte d’adoption ; la coutume voulait donc que Prestimion considère maintenant Confalume comme son père – le vrai n’était plus depuis longtemps – et lui témoigne son respect comme il convenait.
Prestimion s’inclina ensuite cérémonieusement devant sa mère, la princesse Therissa. Elle avait pris place dans la tribune de gauche, sur un trône semblable à celui du Pontife, aux côtés de la Dame Kunigarda qui exerçait avant elle la charge de Dame de l’île du Sommeil. Prestimion se tourna ensuite vers la troisième tribune pour s’incliner devant son propre trône inoccupé, un salut impersonnel à la majesté du Coronal, un hommage rendu à la fonction, non à l’homme.
Puis il prit fermement dans la main le grand arc, l’arc de Kamba, auquel il était attaché depuis si longtemps. L’absence de Kamba de Mazadone, le généreux Kamba à l’humeur enjouée, le maître suprême de l’archerie, était pour Prestimion une source de chagrin. Mais Kamba était de ceux qui avaient choisi de se ranger sous la bannière de l’usurpateur Korsibar et il l’avait payé de sa vie à Thegomar Edge, comme quantité d’autres courageux combattants. Le sortilège des mages avait jeté sur la guerre un voile d’oubli sans pouvoir ramener à la vie les soldats tombés au champ d’honneur.
En place sur le pas de tir, Prestimion demeurait parfaitement immobile. Il était souvent impulsif, mais jamais quand il se tenait devant une cible. Les yeux plissés, il scruta longuement le cœur de la cible jusqu’à ce qu’il sente son âme en plein centre. Il leva son arc, prit sa ligne de visée le long de la flèche encochée.
— Prestimion ! Prestimion ! Lord Prestimion.
Les cris jaillissaient de mille poitrines. Prestimion percevait les grondements de la foule, mais n’y attachait aucune importance. La seule chose qui comptait était de rester concentré sur l’objectif à atteindre. Que de plaisir dans la pratique de cet art ! Faire voler une flèche n’avait pas en soi une grande importance, mais accomplir quelque chose – quoi que ce fût – avec une suprême excellence, le faire à la perfection, là était le plaisir !
Il sourit en lâchant sa flèche, la regarda filer droit vers le cœur de la cible et entendit avec satisfaction le son mat de la pointe se fichant en plein centre.
— Personne ne peut rivaliser avec lui dans cet art, fit Navigorn de Hoikmar, assis au milieu d’un groupe de nobles de haut rang dans une des loges de la tribune du Coronal. Ce n’est pas honnête. Il devrait, pour une fois, se contenter de regarder et laisser à quelqu’un d’autre le titre de meilleur archer.
— Quoi ? s’écria Gonivaul de Bombifale, le Grand Amiral du royaume. Prestimion, laisser quelqu’un d’autre gagner ?
Gonivaul à l’austère figure avait une dense barbe noire et d’épais cheveux descendant si bas sur le front qu’on distinguait à peine ses traits. Le coup d’œil qu’il lança à Navigorn était pour le Grand Amiral l’équivalent d’un sourire, même si un étranger l’eût plus facilement pris pour un regard de réprobation.
— Ce n’est pas dans sa nature, Navigorn, poursuivit-il. Il donne l’impression d’un homme bien élevé, de bonne famille – ce qu’il est –, mais c’est un gagneur-né. Confalume l’avait perçu en lui dès son jeune âge. C’est pourquoi Prestimion a gravi si rapidement les échelons de la hiérarchie du Château. Pourquoi il est aujourd’hui le Coronal de Majipoor.
— Regarde ça, il ne recule devant rien ! reprit Navigorn d’un ton plus admiratif que critique en voyant la seconde flèche de Prestimion fendre en deux la première. Je savais qu’il recommencerait ce coup-là ; il le fait chaque fois.
— D’après mon fils, glissa le prince Serithorn, Prestimion ne participe pas au concours. Il tire aujourd’hui pour le plaisir, pour l’amour de l’art. Il a demandé aux juges de ne pas calculer son score.
— Cela signifie, lança Gonivaul avec une pointe d’aigreur, que le vainqueur, quel qu’il soit, devra se considérer comme le meilleur archer, hors Prestimion.
— Ce qui, vous en conviendrez, ternira quelque peu la gloire de sa victoire.
— Mon fils Glaydin a fait la même remarque, poursuivit Serithorn. Je vous trouve sans indulgence avec lui. Soit il participe à la compétition et, très probablement, l’emporte, soit il est hors concours et jette une ombre sur la performance du vainqueur. Que faudrait-il qu’il fasse ? Passe-moi le vin, veux-tu, Navigorn ? À moins que tu n’aies l’intention de le boire tout seul.
— Pardon, fit Navigorn en lui tendant le flacon.
Sur le pas de tir, Prestimion continuait d’accomplir d’éblouissantes prouesses, saluées par des tempêtes d’acclamations de la foule.
Brun, solidement bâti, Navigorn était un homme d’une imposante stature et d’une grande assurance ; il observait le numéro de Prestimion avec une admiration sans réserve. Il appréciait l’excellence dans tous les domaines. Et il vouait à Prestimion une profonde admiration. Malgré sa noble prestance, Navigorn n’avait jamais ambitionné la souveraineté, mais il se plaisait à être à proximité de la source du pouvoir. Prestimion lui avait confié la veille qu’il l’avait choisi pour faire partie du prochain Conseil. Un honneur inattendu. « Nous n’avons jamais été des amis très proches, avait ajouté Prestimion, mais je veux voir votre mérite récompensé. Nous devons apprendre à mieux nous connaître, Navigorn. »
Prestimion se retira enfin du pas de tir sous un tonnerre d’applaudissements. Il s’éloigna en souriant, d’une démarche élastique, avec une pétulance juvénile. Un mince jeune homme en chausses bleues moulantes et tunique brillante écarlate et or, caractéristique des lointaines rives occidentales de Zimroel, lui succéda sur le pas de tir.
— Il a l’air si heureux, observa le prince Serithorn. Tellement plus que l’autre soir, au banquet. Avez-vous remarqué comme il paraissait préoccupé ?
— Il avait ce soir-là un air sombre, approuva l’Amiral Gonivaul. Mais il n’est jamais aussi heureux qu’un arc à la main. La mine renfrognée qu’il tirait au banquet était peut-être destinée à nous faire comprendre qu’il a déjà commencé à avoir une vision réaliste de ce qu’exige réellement la charge de Coronal. Cela ne se résume pas à des Grands Périples et aux acclamations de la multitude admirative. Oh ! que non ! Une vie de labeur acharné, voilà ce que l’avenir lui réserve. Cette vérité doit commencer à pénétrer en lui. Tu sais ce que signifie le mot « labeur », Serithorn ? Non ? Pourquoi le saurais-tu ? Il n’appartient pas à ton vocabulaire.
— Pourquoi en ferait-il partie ? répondit l’élégant et enjoué Serithorn qui, malgré son âge avancé, gardait la peau lisse, prenait grand soin de sa personne et profitait sans fausse honte de la fortune colossale transmise par une longue lignée d’ancêtres célèbres remontant au règne de lord Stiamot. Quel travail aurais-je pu faire ? Je n’ai jamais pensé avoir des capacités utiles à la société. Mieux vaut ne rien faire de toute son existence et le faire vraiment bien qu’entreprendre quelque chose et le faire mal. N’est-ce pas, mon ami ? Laissons à ceux qui en sont véritablement capables le soin de faire le travail. Prestimion, par exemple. Il fera un merveilleux Coronal ; il a l’étoffe pour cela. Ou encore notre ami Navigorn, un administrateur-né, un homme de talent… Il paraît que tu as été nommé au Conseil, Navigorn.
— En effet. Un honneur que je n’ai pas brigué mais que je suis fier d’avoir reçu.
— Une lourde responsabilité de siéger au Conseil, tu peux me croire. J’y ai consacré plus que ma part de temps. À ce propos, Prestimion m’a demandé d’y rester. Et toi, Gonivaul ?
— J’aspire à me retirer des affaires, répondit le Grand Amiral. Je ne suis plus tout jeune. J’envisage de retourner à Bombifale pour jouir des agréments et des plaisirs de mon domaine.
— Vraiment ? fit Serithorn avec un petit sourire. Est-ce à dire que Prestimion ne t’a pas maintenu à ton poste de Grand Amiral ? Tu nous manqueras, Gonivaul. Il est vrai que c’est une tâche écrasante d’être le Grand Amiral du royaume. On ne peut te reprocher d’avoir voulu te libérer de cette charge… Dis-moi, Gonivaul, as-tu jamais, ne fût-ce qu’une seule fois, posé le pied sur un long-courrier pendant toute la durée de tes fonctions ? Non, certainement pas. Prendre la mer est une entreprise hasardeuse ; on court toujours le risque de se noyer.
C’était une vieille habitude entre les deux grands seigneurs, ces échanges sarcastiques.
La petite partie visible de la figure de Gonivaul devint cramoisie.
— Serithorn…, commença-t-il d’un ton lourd de menaces.
— Si je puis me permettre, messieurs, glissa benoîtement Navigorn juste avant que les choses se gâtent.
Gonivaul se retourna en grommelant ; Serithorn eut un petit gloussement de satisfaction.
— Je n’ai pas encore pris officiellement mes fonctions, poursuivit Navigorn, mais on m’a déjà soumis un problème des plus étranges. Vous pourrez peut-être me conseiller, vous qui connaissez dans les moindres détails la politique du Château.
— De quel problème s’agit-il donc ? demanda Serithorn sans marquer beaucoup d’intérêt, le regard tourné vers le pas de tir.
Le second concurrent non humain à se présenter était un grand Skandar hirsute portant un pourpoint en velours de laine hardiment rayé de noir, d’orange et de jaune. Il avait un arc plus long et plus puissant que celui de Prestimion, qu’il tenait négligemment, comme un jouet, dans une de ses quatre énormes mains. Le héraut le présenta sous le nom de Hent Sekkiturn.
— Reconnaissez-vous les couleurs que porte cet archer ? demanda Navigorn.
— Il me semble que ce sont celles du Procurateur Dantirya Sambail, répondit Serithorn après un moment de réflexion.
— Exactement. Et, à ton avis, où se trouve donc le Procurateur ?
— Eh bien… Eh bien…, fit Serithorn en parcourant la tribune du regard. En fait, je ne le vois pas. Il devrait être ici, près de nous. As-tu une idée de l’endroit où il se trouve, Gonivaul ?
— Je ne l’ai pas vu de toute la semaine, répondit le Grand Amiral. En y repensant, je ne sais même plus depuis quand je ne l’ai pas vu. On ne peut pourtant pas dire qu’il passe inaperçu. Serait-il possible qu’il ait escamoté les fêtes du couronnement et soit resté chez lui, à Ni-moya ?
— Inconcevable, affirma Serithorn. Un nouveau Coronal est sacré pour la première fois depuis plusieurs décennies et le prince le plus puissant de Zimroel ne se donnerait pas la peine de venir assister à son couronnement ? L’idée est absurde. Dantirya Sambail aurait tenu à être sur place pour la distribution des nominations et des privilèges. Comme il est resté, j’en suis certain, pendant les longs mois qui ont précédé la mort du vieux Prankipin. Il était là pour le sacre, cela ne fait aucun doute. Sans compter que Prestimion eût été mortellement offensé si le Procurateur l’avait snobé de la sorte.
— Oh ! Dantirya Sambail est bien au Château, reprit Navigorn. C’est justement le problème dont je voulais vous entretenir. Si vous n’avez pas remarqué sa présence aux festivités, c’est qu’il est emprisonné dans les tunnels de Sangamor. Et Prestimion vient de le confier à ma garde, de faire de moi son geôlier en quelque sorte. Ma première tâche officielle en qualité de membre du Conseil.
Une expression d’incrédulité se peignit sur le visage de Serithorn.
— Qu’est-ce que tu racontes, Navigorn ? Dantirya Sambail serait prisonnier ?
— Apparemment.
— Je trouve cela absolument incroyable, fit Gonivaul, l’air abasourdi. Pourquoi Prestimion aurait-il jeté le Procurateur dans les tunnels ? C’est son cousin… enfin, disons qu’ils sont apparentés. Tu en sais certainement plus que moi là-dessus, Serithorn. Dis-moi, de quoi s’agit-il ? D’une querelle de famille ?
— Peut-être, mais j’aimerais bien savoir comment quelqu’un, fut-ce Prestimion, a réussi à enfermer un être aussi hâbleur, tapageur et exécrable que Dantirya Sambail. Ce doit être plus difficile que de mettre en cage une bande de haigus enragés. S’il est réellement emprisonné, pourquoi n’en avons-nous rien entendu dire ? Il ne devrait être bruit que de cela au Château.
Navigorn haussa les épaules, les paumes tournées vers le ciel en signe d’ignorance.
— Je n’ai pas de réponses à ces questions, messieurs. Je n’y comprends rien du tout. Je sais seulement que le Procurateur est en détention, s’il faut en croire le Coronal qui m’a chargé de m’assurer qu’il y restera jusqu’à ce qu’il soit jugé.
— Jugé pour quoi ? s’écria Gonivaul.
— Je n’en ai pas la moindre idée. J’ai demandé à Prestimion de quel crime le Procurateur était accusé ; il a répondu que nous en parlerions plus tard.
— Alors, fit sèchement Serithorn, je ne vois pas où est la difficulté. Le Coronal t’a confié une tâche, à toi de t’en acquitter. Il veut faire de toi le geôlier du Procurateur ? Sois son geôlier, Navigorn.
— Je n’éprouve pas beaucoup d’affection pour Dantirya Sambail. Il ne vaut guère mieux qu’une bête sauvage. Pourtant… s’il est incarcéré sans raison valable, sur un caprice de Prestimion, n’est-ce pas se rendre complice d’une injustice que d’aider à le garder dans les fers ?
— Veux-tu dire que cela te pose un cas de conscience ? demanda Gonivaul, interloqué.
— On peut exprimer cela en ces termes.
— Tu as fait le serment de servir le Coronal. Si le Coronal juge bon d’incarcérer Dantirya Sambail et te demande de le surveiller, tu exécutes ses ordres ou bien tu résignes tes fonctions. Tu n’as pas d’autre choix, Navigorn. Crois-tu que Prestimion soit un homme cruel ?
— Bien sûr que non. Et je n’ai aucune envie de démissionner.
— Dans ce cas, admets que Prestimion n’a pas emprisonné le Procurateur sans estimer avoir de bonnes raisons de le faire. Place en faction dans les tunnels vingt hommes triés sur le volet, ou trente, ou le nombre que tu estimeras nécessaire. Assure-toi qu’ils comprennent que si Dantirya Sambail réussit à s’évader par la ruse, la menace, la violence verbale ou n’importe quel autre moyen, ils le regretteront jusqu’à la fin de leurs jours.
— Et si des hommes de Ni-moya, des hommes du Procurateur, reprit Navigorn, cette bande d’assassins et de voleurs dont Dantirya Sambail aime s’entourer, viennent me voir et exigent de savoir où se trouve leur maître et de quoi il est accusé, s’ils menacent de mettre le Château sens dessus dessous s’il n’est pas immédiatement remis en liberté…
— Adresse-les au Coronal, fit Gonivaul. C’est lui qui a fait emprisonner Dantirya Sambail, pas toi. S’ils veulent des explications, ils les auront de la bouche de lord Prestimion.
— Dantirya Sambail est prisonnier, murmura pensivement Serithorn, comme s’il parlait à l’air qui l’entourait. Quelle étrange affaire ! Quelle curieuse manière de commencer un règne ! Sommes-nous censés garder le secret, Navigorn ?
— Le Coronal ne m’a rien dit de particulier. Mieux vaut ne pas en parler, j’imagine.
— Oui. Oui. Mieux vaut ne pas en parler.
— Absolument, déclara Gonivaul. Pas un mot de plus sur le sujet.
Tout le monde hocha vigoureusement la tête.
— Serithorn ! Gonivaul ! lança sur ces entrefaites une voix rauque et joviale, deux rangs au-dessus d’eux. Bonjour, Navigorn ! C’était Fisiolo, le comte de Stee. À ses côtés était assis un petit homme râblé et rubicond, aux yeux noirs et froids, au front élevé, à partir duquel une masse impressionnante de cheveux argentés se dressait à une hauteur prodigieuse, quelque peu inquiétante.
— Vous connaissez Simbilon Khayf, n’est-ce pas ? poursuivit Fisiolo avec un coup d’œil en direction de son compagnon. L’homme le plus riche de Stee. Prestimion lui-même ira le voir sous peu pour faire un emprunt, vous pouvez m’en croire.
Simbilon Khayf salua les trois hommes d’une rapide et radieuse inclination de tête, d’une modestie calculée. Il semblait extrêmement flatté de se trouver en présence de nobles d’un si haut rang. Le comte Fisiolo – un visage carré aux traits grossiers – n’était pas homme à faire des façons ; il fit aussitôt signe à Simbilon Khayf de le suivre dans la loge occupée par les trois autres. Le banquier ne perdit pas de temps, mais il donnait la nette impression de quelqu’un qui ne se sent pas dans son milieu.
— Êtes-vous au courant ? lança Fisiolo. Prestimion a fait enfermer Dantirya Sambail dans les tunnels ! On dit même qu’il est enchaîné à un mur ! Vous imaginez ? On ne parle que de ça au Château !
— Nous venons de l’apprendre, fit Serithorn. Si cette histoire est vraie, le Coronal a certainement de bonnes raisons de l’avoir enfermé là-bas.
— Quelles raisons peut-il avoir ? Le méchant Dantirya Sambail aurait-il tenu des propos insupportablement offensants ? Aurait-il fait le symbole de la constellation à l’envers ? Aurait-il lâché un vent pendant la cérémonie du sacre ? Je me demande d’ailleurs si le Procurateur y a assisté.
— Je ne me rappelle pas l’avoir vu arriver au Château, fit Gonivaul. Quand nous sommes tous revenus des obsèques de Prankipin.
— Moi non plus, ajouta Navigorn. J’étais là quand le convoi royal est arrivé du Labyrinthe. Dantirya Sambail n’en faisait pas partie.
— Nous savons pourtant de bonne source qu’il est là, fit Serithorn. Depuis un certain temps, semble-t-il. Assez longtemps pour avoir offensé Prestimion et être emprisonné, et pourtant personne ne se souvient de l’avoir vu arriver. Voilà qui est fort étrange. Partout où il passe, Dantirya Sambail crée des turbulences. Comment a-t-il pu arriver au Château sans qu’aucun de nous ne le remarque ?
— Étrange, en effet, fit Gonivaul.
— Très étrange, même, ajouta Fisiolo. Mais j’avoue que l’idée que Prestimion ait réussi à mettre aux fers ce monstre répugnant n’est pas pour me déplaire. N’êtes-vous pas de mon avis ?