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— Ils n’étaient pas fâchés de se débarrasser de nous, fit Prestimion en riant tandis que le convoi royal traversait un ouvrage branlant et craquant qui portait le nom de Pont de Spurifon et pouvait bien avoir cinq mille ans.

Il leur était juste possible d’apercevoir très loin en contrebas les eaux limoneuses de la Rivière de Soufre, coulant avec la lenteur d’un serpent ensommeillé, un ruban soufré sur le fond d’un jaune plus vif de la vallée qu’elle arrosait.

— Comme nous avons dû leur faire peur ! poursuivit Prestimion. J’espère qu’ils n’ont pas sorti la première histoire qui leur passait par la tête pour nous faire décamper au plus vite.

— Il faut du courage pour mentir au Coronal, glissa Abrigant. Je n’ai pas senti un atome de courage dans toute cette cité.

— Ils ont dit la vérité, déclara Maundigand-Klimd. Je sens la présence de leurs cierges incantatoires sur notre route. Regardez : là et là. Ils ont déjà brûlé, mais il en reste des traces. Nous allons dans la bonne direction.

— Les habitants de Ketheron sont des êtres craintifs et inoffensifs, dépassés par la situation, et nous les avons terriblement effrayés, reprit Prestimion. Il faut faire quelque chose pour eux. Rappelle-moi de leur faire construire un nouveau pont, ajouta-t-il en se tournant vers Septach Melayn. Celui-ci a sa place dans un musée.

— La construction des ponts relève de la compétence du Pontife, grommela Septach Melayn. C’est la signification de son titre : bâtisseur de ponts. Un mot très ancien, plusieurs millions d’années.

— Rien n’a plusieurs millions d’années, objecta Abrigant. Pas même les étoiles.

— Plusieurs milliers, si vous y tenez.

— La paix, vous deux ! lança sèchement Prestimion. Que les autorités qualifiées en soient informées : un nouveau pont pour Ketheron. Et plus de chicaneries.

À quoi bon être Coronal, se demanda-t-il, s’il fallait s’y reprendre à deux fois pour faire accepter ses décisions par son propre entourage et les rendre effectives ?

Au sud de la rivière, la couleur dominante du paysage commença à perdre de sa force ; les traînées de terre se faisaient plus nombreuses au fil du trajet, jusqu’à ce que le sol ait repris un aspect normal. C’est avec un certain soulagement qu’ils laissaient tout ce jaune derrière eux. La couleur éclatante, aussi étrange qu’elle fût, finissait par engourdir l’esprit par son intensité même et la monotonie du paysage soufré avait commencé à devenir oppressante.

Ils bivouaquèrent cette nuit-là dans les contreforts d’un massif de montagnes qui se dressait devant eux. Prestimion reçut dans son sommeil un message de la Dame de l’île.

Il était rare que le Coronal en exercice reçoive un message, mais pas seulement parce que la coutume voulait que la Dame soit sa propre mère. Les messages étaient destinés à guider les âmes ; une Puissance du Royaume ne prenait pas d’ordinaire la liberté de prodiguer des conseils à une autre. Mais il arrivait que lorsqu’un Coronal, en période de crise, se trouvait devant une décision à prendre, la Dame de l’île se permette d’intervenir avec sa sagesse. Ce soir-là, Prestimion ferma les yeux et sombra aussitôt dans le sommeil ; il se sentit plonger dans l’état de transe annonciateur d’un message. Il perçut la musique mélodieuse du domaine de la Dame et se laissa glisser à l’intérieur d’un pavillon bas de marbre d’un blanc immaculé, décoré de pots d’arbustes odorants en fleurs, alabandinas, tanigales, d’autres encore. Il se trouva face à la princesse Therissa, Dame de l’île, sa mère et la mère de toute la planète, qui lui tendait les mains en souriant.

Elle paraissait aussi jeune que jamais, car elle était de ces femmes sur lesquelles l’âge semble n’avoir pas de prise. Son épaisse chevelure de jais n’avait rien perdu de son luisant depuis qu’elle avait pris ses nouvelles fonctions. Son front était ceint du diadème d’argent de sa charge. Sur le devant de sa robe, comme toujours, reposait le Rubis de Muldemar, ce joyau extraordinaire qui était dans la famille depuis quatre mille ans, une pierre d’un rouge profond enchâssée dans une monture en or.

Thismet se tenait à ses côtés.

C’est du moins ce que crut Prestimion dans un premier temps. Cette jeune femme aux traits délicats et aux yeux pétillants de malice ne pouvait être que Thismet. Mais pendant que la surprise et l’embarras se propageaient dans son esprit – pourquoi Thismet serait-elle en compagnie de la Dame dans ce message alors qu’il croyait en avoir enfin fini avec la tragédie de sa mort et qu’il pouvait recommencer à vivre ? –, tout se transforma comme les choses se transforment souvent dans les rêves et il vit de la manière la plus nette que la femme qui se tenait aux côtés de sa mère n’était pas Thismet, n’avait jamais été Thismet, ne pouvait être Thismet, C’était Varaile. Comme il est étrange, se dit-il, que je l’ai prise pour Thismet. Chacune était belle et attirante à sa manière, mais la grande Varaile au corps bien en chair ne ressemblait aucunement à la petite princesse au corps gracile que Prestimion avait aimée et perdue pour toujours.

Il se rendit compte que sa mère était en train de parler. Mais il semblait y avoir entre eux une sorte de barrière qui l’empêchait de comprendre ses paroles. Comme si l’air avait été trop dense dans ce pavillon ou l’arôme des fleurs trop puissant. Elle continuait de parler, sans cesser de sourire, avec des gestes de tendresse dans sa direction, dans celle de Varaile et pour elle-même. À force de tendre l’oreille, il finit par comprendre.

— Connais-tu cette femme, Prestimion ? disait la Dame. Son nom est Varaile. Elle vit à Stee.

— Oui, mère, je la connais. Oui.

— Elle a le port d’une reine.

— Et reine elle sera, déclara Prestimion. Ma reine, qui vivra à mes côtés au Château.

— Tu le veux vraiment, Prestimion ? Dis-moi que tu le veux.

— Oh ! oui, mère ! Oui, je le veux !

En s’éveillant le lendemain matin, le rêve était encore gravé dans son esprit, comme le sont toujours les messages. Septach Melayn, qui fut le premier à le croiser, le regarda d’un drôle d’air.

— Eh bien, mon ami, fit-il en riant. On dirait que tu es dans un autre monde ce matin.

— Peut-être, répondit Prestimion.

Il lui était pourtant nécessaire de revenir à celui de tous les jours. Ils étaient encore loin de la côte méridionale et il n’y avait plus de temps à perdre s’ils voulaient rattraper Dantirya Sambail.

Ils avaient définitivement laissé derrière eux le sable jaune et l’aridité de Ketheron. L’air était devenu doux et humide, chaud et soyeux comme le velours ; les collines étaient tapissées d’une végétation verdoyante à l’aspect vernissé ; le ciel se couvrait souvent de gros nuages porteurs de pluie, mais les averses étaient de courte durée. Ils approchaient de la zone tropicale.

Trois particularités géographiques marquèrent la transition. La route quitta brusquement la plaine pour s’élever dans un paysage rempli d’escarpements ; sur leur gauche, ce qu’ils prirent de prime abord pour une montagne isolée se révéla rapidement être une chaîne entière, une longue et abrupte muraille grise couronnée d’un chapelet de sommets arrondis dont chacun était l’image exacte de son voisin, qui se succédaient le long de la ligne de faîte en une stupéfiante et chaotique profusion.

— La Montagne des Treize Doutes, annonça Maundigand-Klimd, promu gardien des cartes pour ce voyage. Tous les sommets se ressemblent et chaque col ne mène qu’à un autre col, de sorte qu’un voyageur essayant de franchir la montagne ne peut que se perdre.

— C’est ce qui va nous arriver ? interrogea Prestimion qui se demandait si le Procurateur errait en ce moment même au milieu de ces croupes rocheuses identiques.

— Non, monseigneur, répondit le Su-Suheris en secouant ses deux têtes en même temps, de ce mouvement déconcertant propre à sa race. Nous allons contourner ces montagnes, pas les franchir. Mais leur présence à l’est de notre route indique que nous avons pris la bonne direction. Il nous faut maintenant chercher la Falaise des Yeux, que nous ne devrions pas tarder à voir.

— La Falaise des Yeux, répéta Septach Melayn. Qu’est-ce que cela peut bien être ?

— Un peu de patience, répondit Maundigand-Klimd.

Quand ils la découvrirent Septach Melayn au regard d’aigle fut le premier à l’apercevoir –, ils comprirent aussitôt la raison de ce nom. C’était une majestueuse éminence isolée de pierre blanche, se dressant fièrement juste sur la droite de la route, dont toute la face était parsemée d’une multitude de grosses masses ovales d’une matière minérale d’un noir luisant, qui lui donnaient l’aspect d’un pudding criblé de raisins secs. L’impression était celle d’une face blanche incrustée d’une infinité d’yeux graves et noirs qui regardaient passer les voyageurs. En la voyant, Gialaurys s’empressa de faire des signes sacrés et Prestimion fut saisi d’une crainte révérencielle.

Il chercha à savoir comment cette falaise avait pu se former. Personne ne put lui répondre, comme il fallait s’y attendre. Qui pouvait savoir quelle force avait façonné le monde et pour quelle raison ? On ne s’interrogeait ni sur la nature ni sur les desseins du Divin.

La Falaise des Yeux sembla les observer sans relâche tandis qu’ils longeaient l’abrupt à l’aspect si inquiétant.

— Bientôt, reprit Maundigand-Klimd, penché sur la carte, nous allons voir les Piliers de Dvorn qui marquent la frontière entre la partie centrale d’Alhanroel et le Sud.

Ils y arrivèrent juste avant la tombée de la nuit ; deux énormes rochers gris-bleu, hauts comme dix homme et qui allaient en s’effilant pour se terminer en pointe. Ils se faisaient face de chaque côté de la route qui passait tout droit entre eux, formant une sorte de porte. Les rochers présentaient des aspérités et des saillies sur leur face externe, mais ils étaient lisses et droits sur l’autre, ce qui donnait à penser qu’il s’agissait peut-être des deux moitiés séparées d’un énorme monolithe.

— Il y a de la magie ici, murmura nerveusement Gialaurys.

— Absolument, approuva Septach Melayn d’un ton malicieux. Cet endroit est frappé d’une malédiction ; tous les vingt mille ans, les rochers s’effondrent l’un sur l’autre et malheur aux voyageurs qui passent à ce moment-là.

— Ainsi, vous connaissez la vieille légende ? fit Maundigand-Klimd.

— Une légende, répéta Septach Melayn en se tournant vers lui. Quelle légende ? Je voulais juste m’amuser un peu avec mon ami Gialaurys.

— Eh bien, vous venez de la réinventer, poursuivit le Su-Suheris. Il y a en vérité une ancienne fable Métamorphe qui dit exactement la même chose, que ces rochers ne faisaient qu’un, qu’ils s’étaient déjà déplacés et se déplaceraient encore. Une sombre prédiction ajoutait que la prochaine fois un grand roi de l’espèce humaine périrait entre eux.

— Vraiment ? fit Prestimion d’un air bravache en faisant rapidement courir son regard d’un bloc rocheux à l’autre. Je suppose que je ne risque rien, car si je suis assurément roi, personne ne dirait encore de moi que je suis un grand roi. Peut-être vaudrait-il mieux, pour ne courir aucun risque, chercher une autre route vers le Sud, ajouta-t-il avec un clin d’œil à l’attention de Septach Melayn.

— Le Pontife Dvorn, expliqua le Su-Suheris, a fait poser de chaque côté de la route des plaques magiques portant des inscriptions runiques destinées à éviter que cela se produise. Il est vrai que cela se passait il y a treize mille ans et que les plaques ont depuis longtemps disparu. Vous voyez ces légers renfoncements carrés en hauteur ? C’est là qu’elles se trouvaient, s’il faut en croire la légende. Mais je pense que nous avons de bonnes chances de passer sans accident.

De fait, les Piliers de Dvorn ne bougèrent pas au passage du convoi royal. De l’autre côté, l’aspect du paysage changea du tout au tout. La végétation se fit plus dense en raison de l’augmentation de la chaleur et de l’humidité, des élévations de terrains aux courbes douces et au sommet arrondi remplacèrent les éminences escarpées.

À en croire les cartes de Maundigand-Klimd, il n’y avait pas une seule agglomération à moins de quatre-vingt kilomètres des Piliers. Mais à peine dix minutes plus tard, les voyageurs tombèrent sur un semblant de route partant sur la droite en direction d’un groupe de collines basses ; Septach Melayn fixa son regard d’aigle sur les collines et annonça qu’il distinguait à mi-pente une rangée de murs de pierre à demi enfouis sous la végétation buissonneuse. Cela piqua la curiosité de Prestimion qui envoya Abrigant et deux hommes en reconnaissance. Ils revinrent quinze minutes plus tard pour annoncer qu’ils avaient découvert une ville en ruine dont les seuls habitants étaient une famille de fermiers Ghayrogs ayant élu domicile dans les vestiges des bâtiments anciens. Tout ce qui restait, à en croire un des Ghayrogs, d’une grande métropole du temps de lord Stiamot, dont la population avait été massacrée par les Changeformes au cours des Guerres des Métamorphes.

— C’est impossible, fit Maundigand-Klimd en secouant ses deux têtes. Lord Stiamot vivait il y a soixante-dix siècles. Sous ce climat, la jungle aurait englouti depuis longtemps une cité abandonnée.

— Allons jeter un coup d’œil, déclara Prestimion.

Le flotteur s’engagea sur la petite route partant de l’embranchement, qui, au bout de quelques centaines de mètres, se réduisit à un chemin de terre s’élevant en pente douce vers les collines. Les murs de la cité en ruine leur apparurent. C’était un ouvrage de pierre d’une certaine importance, haut de près de cinq mètres sur presque toute sa longueur, mais en grande partie enseveli sous les buissons et les plantes grimpantes. À gauche de la porte de la cité se dressait un arbre immense à l’écorce gris clair dont la myriade de branches s’aplatissant au contact du mur semblait se fondre dans la pierre de sorte qu’il était difficile de savoir où s’arrêtait l’arbre et où commençaient les ruines.

Deux robustes jeunes Ghayrogs s’avancèrent à leur rencontre. Nus tous deux. Mais il était impossible de savoir s’il s’agissait de garçons ou de filles : les organes sexuels des Ghayrog mâles n’apparaissaient que lorsqu’ils étaient en état d’excitation et les seins des femelles n’étaient visibles que lorsqu’elles allaitaient leurs petits. Les Ghayrogs étaient des mammifères, mais comment ne pas les considérer de prime abord comme des reptiles ? Ces deux-là avaient le corps couvert d’écailles brillantes et quatre puissants membres tubulaires ; leurs yeux verts et froids ne cillaient jamais, leur langue écarlate et fourchue allait et venait constamment entre les lèvres dures et minces ; en guise de cheveux, une masse de grosses boucles noires se tortillait comme des serpents sur leur tête.

Ils saluèrent les visiteurs avec une sorte d’indifférence courtoise et leur demandèrent d’attendre l’arrivée de leur grand-père. Il apparut peu après, s’avança lentement vers eux en claudiquant.

— Je m’appelle Bekrimiin, fit le vénérable Ghayrog avec un geste heurté mais chaleureux de bienvenue. Nous sommes très pauvres, poursuivit-il après avoir attendu en vain que Prestimion se présente, mais nous partagerons de tout cœur notre modeste repas.

Sur un signe de Bekrimiin, les jeunes Ghayrogs apportèrent en guise d’assiettes des feuilles géantes, en forme de cœur, d’un arbre poussant à proximité, sur lesquelles ils avaient placé une sorte de féculent en purée, à l’évidence fermenté et fortement épicé. Prestimion en prit un peu et mangea en feignant de trouver la nourriture à son goût. Quelques autres l’imitèrent, mais ni Gialaurys ni le raffiné Septach Melayn ne firent mine d’y goûter. Une boisson sucrée, légèrement pétillante – un vin ou une bière, Prestimion n’aurait su le dire – accompagna ce plat.

Les Ghayrogs les conduisirent ensuite au milieu des ruines. Seuls les contours de la cité demeuraient visibles, essentiellement les fondations des bâtiments, çà et là une tour détruite par le feu ou deux pans de murs soutenus par les arbres poussant au milieu, vestiges de ce qui avait pu être un entrepôt, un temple ou un palais. La plupart des constructions étaient depuis longtemps enveloppées par les arbres géants au large tronc dont les branches encerclaient entièrement et dissimulaient ce qui les avait soutenus quand ils étaient jeunes. La cité, déclara le vieux Ghayrog, s’appelait Diarwis, un nom qui ne disait rien ni à Prestimion ni à ses compagnons.

— Elle remonte à l’époque de lord Stiamot, n’est-ce pas ? fit Prestimion.

— Non, pas du tout, répondit le Ghayrog avec un rire âpre. Vous tenez cela des enfants ? Ce sont des ignorants. Le peu d’histoire que je m’efforce de leur enseigner entre par une oreille et sort par l’autre… Non, la cité est bien plus récente. Elle a été abandonnée il y a seulement neuf cents ans.

— Il n’y a donc pas eu d’attaque des Métamorphes ?

— Ils ont dit cela aussi ? Mais non, ce n’est qu’un mythe. Les Métamorphes avaient déjà quitté Alhanroel depuis longtemps. Cette cité s’est détruite toute seule.

Et le vieux Ghayrog entreprit de conter l’histoire d’un duc cruel et hautain, de la révolte des serfs qui labouraient ses champs, de l’assassinat de trois membres de la famille du duc et des représailles sanglantes qu’il avait exercées. Un second soulèvement maté d’une main de fer par le duc avait conduit à son propre assassinat et à l’abandon de la cité par les serfs comme par les seigneurs. Il ne restait plus assez de survivants pour que la vie urbaine perdure.

Prestimion écouta en silence, la mine sombre, le récit de ce fragment d’histoire inconnu.

Comme tous les princes du Château destinés à occuper une position élevée dans le gouvernement, il s’était plongé dans l’étude des annales de Majipoor. L’histoire de la planète était dans son ensemble étonnamment paisible, sans effusion de sang d’importance entre les campagnes de Stiamot contre les Métamorphes et la guerre civile qui avait opposé Prestimion à Korsibar.

Jamais il n’avait lu de récit de serfs révoltés et d’un duc assassiné. Cette histoire allait contre tout ce qu’il voulait croire sur les mœurs fondamentalement paisibles de la population de Majipoor qui avait appris depuis longtemps à régler ses querelles par des moyens moins violents. Il aurait préféré entendre que la destruction de cette cité était l’œuvre des Métamorphes ; l’Histoire faisait état de violents affrontements entre les humains et les Changeformes, même s’ils remontaient à une époque bien antérieure à la destruction de cette cité.

Bekrimiin informa ses hôtes qu’ils pouvaient passer la nuit chez lui et rester aussi longtemps qu’ils le désiraient. Mais Prestimion en avait plus qu’assez de cet endroit qui commençait à assombrir son humeur.

— Remercie-le, dit-il à Gialaurys. Donne-lui de l’argent et dis-lui qu’il a reçu le Coronal chez lui. Nous reprendrons la route tout de suite après. Quand nous serons de retour au Château, ajouta-t-il en se tournant vers Abrigant, tu réuniras tous les documents que tu pourras trouver sur cette cité. J’aimerais étudier plus profondément son histoire.

— Il se peut qu’il n’y ait rien dans les archives, glissa Septach Melayn. Rien ne dit, monseigneur, que la suppression de faits considérés comme désagréables soit une invention de notre époque.

— Tu as peut-être raison, grommela Prestimion.

Il sortit par la porte de la cité et resta un moment au pied du grand arbre qui serrait le mur d’enceinte dans son étreinte dévorante ; il n’articula que quelques mots jusqu’à la fin de la journée.

 

Ils arrivèrent ensuite dans la région d’Arvyanda. Chaque fois que quelqu’un mentionnait ce nom, c’était toujours dans l’expression « Arvyanda aux collines dorées », ce qui faisait venir à l’esprit de Prestimion l’image de collines fauve et arides, au cœur d’une région connaissant de longs étés de sécheresse, comme c’était souvent le cas plus au nord. Il se demanda comment des collines pouvaient être dorées dans cette région tropicale à la végétation luxuriante, arrosée de fréquentes chutes de pluie. À moins que le métal jaune soit extrait dans les environs ?

Il eut rapidement la réponse à ces questions ; ce n’était aucune des deux hypothèses. Un arbre au tronc épais et aux larges feuilles en forme de bateau poussait en quantité sur les collines d’Arvyanda, à l’exclusion ou presque des autres essences ; sous le soleil tropical, ces feuilles innombrables, rigides et évasées, d’une texture qui paraissait presque métallique, réfléchissaient l’éclatante lumière dorée comme si toute la contrée avait été recouverte d’une couche d’or.

Dans la cité d’Arvyanda, leurs questions sur Dantirya Sambail ne produisirent pas de résultats tangibles. Nul n’était disposé à affirmer avoir vu passer le Procurateur, même si, selon quelques rumeurs, des étrangers patibulaires avaient traversé quelques semaines auparavant les faubourgs de la ville. Étaient-elles volontairement vagues ou bien les habitants d’Arvyanda étaient-ils tout simplement stupides et dépourvus du sens de l’observation ? Difficile à dire, mais il ne semblait pas y avoir grand-chose à tirer d’eux.

— Veux-tu continuer ? demanda Septach Melayn à Prestimion.

— Jusqu’à la côte, oui.

De l’autre côté d’Arvyanda se trouvaient les célèbres mines de topaze de Zeberged. C’est la forme transparente de la pierre fine qu’on y trouvait, limpide comme le cristal et, après le polissage, d’un brillant sans égal. Mais le soleil était si éclatant sur le sol pierreux de Zeberged que les affleurements de topaze étaient invisibles de jour à cause de la réverbération. Les mineurs n’arrivaient donc qu’au crépuscule, à l’heure où les topazes chatoyaient aux derniers rayons du soleil, et déposaient des coupes sur les pierres pour marquer leur emplacement. Ils revenaient le lendemain matin pour dégager la portion de roche renfermant les pierres qu’ils remettaient aux artisans chargés de les polir.

Prestimion observa cela avec intérêt. Les mineurs de Zeberged lui offrirent de merveilleuses pierres de la plus belle eau, mais ne purent fournir aucun renseignement sur Dantirya Sambail.

Après Zeberged le ciel se chargea de nuages sombres et lourds comme une ouate opalescente. Ils entraient dans le district pluvieux de Kajith Kabulon, où un massif montagneux en forme de coin accrochait toutes les brumes en provenance des mers du Sud et les transformait en pluie. Il ne leur fallut pas longtemps pour atteindre la zone des précipitations ; à partir de là, ils ne virent plus le soleil pendant plusieurs jours.

La pluie tombait avec un bruit de roulement, continûment, ne s’interrompant que pour de rares heures de sursis.

La jungle de Kajith Kabulon était d’un vert omniprésent. Une prodigalité d’arbres et d’arbustes s’élançait partout vers le ciel, leurs troncs rayés d’éclatantes bandes de lichens rouges et jaunes, les seules taches de couleur vive, leurs feuillages rémois par un enchevêtrement impénétrable de plantes épiphytes formant une voûte continue sur laquelle la pluie tambourinait et ruisselait.

Le sol spongieux était recouvert d’un épais matelas de mousse où quelques filets d’eau et des flaques réfléchissaient la lumière verdâtre de telle manière qu’il était souvent impossible de savoir si elle venait du ciel ou montait du tapis végétal.

Il y avait aussi une vie animale d’une abondance confondante. Des insectes voraces à longues pattes ; des nuages de mouches ; de blanches guêpes bourdonnantes aux ailes rayées de noir. Des araignées bleues pendant en longs colliers des hautes branches des arbres. Des mouches aux yeux énormes, couleur de rubis. Des lézards écarlates mouchetés de jaune. Des crapauds coassants à tête plate. De mystérieuses créatures tapies dans les anfractuosités de la roche, qui ne montraient que des griffes velues. Et, de loin en loin, un gros animal hirsute qui ne s’approchait jamais des voyageurs, mais qu’ils voyaient de loin retourner en grognant des paquets de mousse à l’aide de sa trompe fourchue pour y chercher de la nourriture. Dans la pénombre verte, tout prenait des formes étranges ; de longs caméléons avaient l’apparence de brindilles grises, des serpents se faisaient passer pour des plantes rampantes alors que d’autres plantes ressemblaient à s’y méprendre à des serpents. Des troncs pourris au milieu des ruisseaux pouvaient facilement être pris pour des gurnigongs à l’affut. Un matin, Gialaurys, agenouillé au bord de l’eau pour se laver le visage, vit ce qu’il croyait être un tronc flottant à deux mètres de lui se dresser en grognant sur quatre pattes courtes et s’éloigner lentement avec force claquements de son long museau garni de dents puissantes, furieux d’avoir été dérangé.

Le prince Thaszthasz, un homme alerte, au teint olivâtre, à qui on ne pouvait donner d’âge et qui exerçait le pouvoir à Kajith Kabulon depuis une éternité, accueillit l’arrivée à l’improviste du Coronal dans sa province avec la sérénité dont il faisait montre en toute circonstance. Il donna un grand festin en l’honneur de Prestimion dans son palais d’osier, au cœur de la jungle, une construction aérée, réalisée, s’il fallait en croire le prince, d’après le style en vogue chez les Métamorphes d’Iliryvoyne, loin sur l’autre continent. Thaszthasz expliqua qu’il en bâtissait un nouveau tous les ans, ce qui réduisait les frais d’entretien. Ils firent un repas de fruits succulents et de viande fumée d’animaux de la forêt pluviale, des saveurs entièrement nouvelles pour les voyageurs du Mont du Château. Le vin, au moins, venait du Nord et leur rappela leur pays. Il y avait des musiciens, des jongleurs aussi et trois jeunes filles court vêtues, à la taille onduleuse, qui exécutèrent une danse lascive et provocante. Prestimion et son hôte évoquèrent les fastes des fêtes du couronnement, se félicitèrent de la vigoureuse santé du Pontife dont Prestimion pouvait témoigner et parlèrent de la jungle fascinante qui les entourait, le plus beau district de toute la planète, comme l’affirma le prince.

Petit à petit, au fil de la soirée, ils en vinrent à agiter des questions plus graves et Prestimion commença à aborder le sujet de Dantirya Sambail. Mais avant qu’il ait eu le temps de s’étendre sur les raisons qui l’amenaient si loin dans le Sud, le prince Thaszthasz glissa adroitement qu’il avait lui-même un grave problème sur les bras, à savoir la fréquence croissante de cas de démence inexplicable dans sa province.

— Nous sommes en général des gens bien équilibrés, monseigneur. La douceur constante du climat, la beauté et la tranquillité de notre cadre de vie, la musique continue de la pluie… vous ne pouvez imaginer, monseigneur, les effets bienfaisants que tout cela peut avoir sur l’âme.

— Vous dites vrai, répondit Prestimion. Je ne puis l’imaginer.

— Mais depuis six mois, huit peut-être, il s’est produit un changement. Certains de mes concitoyens parmi les plus sensés s’enfoncent brusquement dans la forêt, seuls, sans préparation. Ils quittent les routes, voyez-vous, ce qui est périlleux, car la forêt est immense et peut être impitoyable avec ceux qui méprisent les précautions élémentaires. Il y a eu à ce jour onze cents disparitions et ceux qui sont revenus se comptent sur les doigts des deux mains. Où sont-ils allés ? Que cherchaient-ils ? Ils sont incapables de le dire.

— Voilà qui est étrange, fit Prestimion, embarrassé.

— Nous avons eu aussi quantité de comportements irrationnels, des violences même, dans l’enceinte de la cité. Il y a eu des victimes…

Thaszthasz secoua la tête ; la tristesse se peignit sur son visage lisse, habituellement serein.

— C’est à n’y rien comprendre, monseigneur, reprit-il. Il ne s’est rien passé ici qui puisse expliquer ces déséquilibres. J’avoue que je trouve tout cela désagréable et troublant… Avez-vous eu connaissance d’événements similaires dans d’autres districts ?

— Dans certains, oui, répondit Prestimion, qui, absorbé par les nouveaux paysages qu’il découvrait, était parvenu à chasser ce problème de son esprit depuis son départ du Labyrinthe et n’avait aucune envie d’y revenir.

— Je reconnais que la situation est préoccupante. Des investigations sont en cours.

— Nous serons, je n’en doute pas, bientôt informés de leurs conclusions… Se pourrait-il, monseigneur, que quelque pratique de sorcellerie soit à l’origine de tout cela ? C’est mon interprétation et elle me paraît fondée. Qu’est-ce qui aurait bien pu priver en même temps tellement de gens de toute raison, sinon un puissant sortilège que des forces occultes auraient jeté sur la planète ?

— Nous étudions la situation avec la plus grande attention, répondit Prestimion en prenant cette fois un ton assez sec pour que le prince Thaszthasz, rompu à la pratique du pouvoir, comprenne que le Coronal souhaitait en rester là. Changeons de sujet, voulez-vous, prince, poursuivit-il, et parlons de ce qui est en réalité le but de mon voyage dans votre belle province…