6

 

— Et le nouveau Coronal, demanda Dekkeret, que penses-tu de lui ?

— Que veux-tu que j’en pense ? répondit sa cousine Sithelle. Il est nouveau, c’est tout ce que je peux dire. Très intelligent, à ce qu’on raconte ; nous en saurons plus avec le temps… Ah ! il paraît aussi qu’il est tout petit.

— Comme si cela avait de l’importance, répliqua Dekkeret avec dédain. Mais j’imagine que cela compte, du moins pour toi. Il ne pourrait pas t’épouser : tu serais beaucoup trop grande pour lui. Ça ne collerait pas.

Les deux jeunes gens marchaient au bord de la gigantesque et imprenable muraille de monolithes noirs entourant leur cité natale de Normork, une des douze Cités des Pentes du Mont, loin de lord Prestimion et de son Château. Dekkeret n’avait pas encore dix-huit ans ; grand, bien découplé, doté d’une belle carrure, il émanait de sa personne une impression de force et de confiance. De deux ans sa cadette, Sithelle avait presque la même taille, mais sa silhouette souple et gracile la faisait paraître presque fragile à côté de son robuste cousin.

— Moi, épouser le Coronal ? fit Sithelle en partant d’un rire argentin. Crois-tu que cette idée m’ait traversé l’esprit ?

— Et comment ! Toutes les jeunes filles de Majipoor ont aujourd’hui la même idée en tête. « Lord Prestimion est jeune, séduisant et célibataire ; un jour ou l’autre, il prendra femme. Pourquoi pas moi ? » N’ai-je pas raison, Sithelle ? Non, bien sûr que non. J’ai toujours tort. Et jamais tu n’avouerais qu’il t’intéresse, même si c’était vrai. N’est-ce pas ?

— Qu’est-ce que tu racontes ? Jamais un Coronal n’épouse une roturière ! Tu dis des bêtises, ajouta-t-elle en passant le bras dans celui de son cousin. Comme d’habitude, Dekkeret !

Une profonde amitié les liait : c’était bien le problème. Leurs familles avaient toujours espéré qu’ils s’uniraient, mais ils avaient grandi ensemble et se considéraient presque comme frère et sœur. Elle était belle, Sithelle, avec sa longue et souple chevelure de feu et ses yeux gris-violet, pétillants d’espièglerie. Mais Dekkeret savait qu’il n’avait pas plus de chances d’épouser un jour Sithelle que… euh… que Sithelle d’épouser lord Prestimion. Encore moins, en vérité, car il était au moins concevable qu’elle rencontre le Coronal et devienne son épouse alors qu’il était exclu qu’il la choisisse pour femme.

Ils continuèrent de marcher un moment en silence. Le bord du mur était si large que dix personnes pouvaient marcher de front sur la route qui le longeait. Mais il n’y avait pas grand-monde ; c’était l’heure du soir où les ombres s’allongeaient. L’orbe vert doré du soleil tombait sur l’horizon ; il allait bientôt disparaître derrière la masse colossale du Mont du Château.

— Regarde, fit Dekkeret en tendant le bras vers la cité.

Ils se trouvaient à l’endroit où le mur suivant les contours accidentés du Mont s’écartait en formant une grande courbe pour contourner un éperon rocheux. Le vieux palais des comtes de Normork était niché dans les replis de l’énorme saillie en pointe.

C’était un édifice carré de basalte gris, bas, ramassé, sans ouvertures ou presque, surmonté de six minarets à l’aspect menaçant, qui ressemblait plus à une forteresse qu’à un palais. Tout à Normork avait cet aspect : solide, replié sur soi, bien défendu, comme si les bâtisseurs de la ville avaient considéré comme une menace permanente l’éventualité d’une invasion par quelque cité voisine. Le mur d’enceinte, la caractéristique la plus fameuse de Normork, enveloppait la cité comme la carapace d’une tortue. Il était si imposant qu’il eût presque été plus juste de dire que Normork était un appendice du mur plutôt que de parler de lui comme d’une caractéristique de la cité.

Ce mur protégeant étroitement Normork de tous côtés était percé d’une seule porte, une misérable ouverture qui, de temps immémorial, était bouclée tous les soirs à double tour, de sorte que si l’on n’entrait pas dans la cité avant la tombée de la nuit, il fallait attendre le lendemain matin. Le mur de Normork, prétendait-on, avait été construit sur le modèle des énormes blocs de pierre, aujourd’hui en ruine pour la plupart, qui protégeaient jadis Velalisier, la capitale préhistorique des Métamorphes. Mais des milliers d’années s’étaient écoulées depuis que la dernière guerre avait fait rage sur Majipoor. Qui étaient les ennemis, se demandait souvent Dekkeret, contre qui cette muraille colossale avait été élevée ?

— C’est le palais que tu montres ? demanda Sithelle. Qu’est-ce qu’il a ?

De longues bandes de tissu jaune pendaient d’un bout à l’autre de la façade lisse de l’édifice.

— Tu vois, fit Dekkeret. Ils ont gardé les banderoles de deuil.

— Pourquoi pas ? Cela ne fait pas si longtemps que le comte et son frère sont morts.

— Cela me paraît très long. Plusieurs mois.

— Non, il n’y a que quelques semaines. Je sais, on a l’impression que cela fait bien plus longtemps, mais ce n’est pas vrai.

— Il est quand même bizarre, poursuivit Dekkeret, qu’ils soient tous deux morts si jeunes.

Un accident de bateau sur le lac Roghoiz où les deux frères s’adonnaient à la pêche sportive, selon la version officielle.

— Est-il possible que cela se soit réellement passé comme on le dit ?

Sithelle lui lança un regard perplexe.

— Y a-t-il des raisons d’en douter ? Les nobles meurent si souvent dans des accidents de pêche ou de chasse.

— On nous demande de croire que le comte Iram a pris un scamminaup si gros que le poisson l’a entraîné dans le lac où il s’est noyé. Ce scamminaup devait avoir la taille d’un dragon de mer, Sithelle ! Je ne peux m’empêcher de me demander pourquoi il n’a pas simplement lâché la ligne. Et on nous dit que Lamiran, en essayant de le secourir, s’est noyé lui aussi. Tout cela est bien difficile à croire.

— Qui aurait intérêt à raconter des mensonges ? fit Sithelle avec un petit haussement d’épaules. Et qu’est-ce que cela changerait ? Ils sont morts, non ? Meglis est le nouveau comte de Normork et voilà !

— Oui, fit Dekkeret. Je suppose. C’est quand même étrange.

— Quoi ?

— Tant de morts en si peu de temps. Des hommes de condition élevée – duc, marquis et comtes –, mais aussi quantité de gens du peuple. Mon père, tu le sais, voyage beaucoup sur le Mont pour ses affaires. Bibiroon, Stee, Banglecode, Minimool, toutes sortes d’endroits. Il m’a dit qu’on voit partout des banderoles de deuil flottant sur les bâtiments publics et les résidences privées. Beaucoup de gens sont morts récemment. Énormément. C’est difficile à expliquer.

— Sans doute, fit Sithelle qui ne semblait pas très intéressée.

— Cela me préoccupe, insista Dekkeret. Des tas de choses me préoccupent ces temps-ci. Tu n’as pas une impression de confusion depuis quelques semaines ? Je ne parle pas seulement de la disparition du comte et de son frère. Le vieux Pontife meurt aussi, Confalume prend sa place, Prestimion devient Coronal. Tout semble arriver si vite.

— Les choses n’allaient pas vite pendant l’agonie de Sa Majesté. Cela paraissait interminable.

— Mais dès qu’il a rendu l’âme… Hop ! hop ! Tout est arrivé en même temps ! Les obsèques de Prankipin et, une semaine après, le sacre de lord Prestimion…

— Je ne pense pas que les deux événements étaient si rapprochés, objecta Sithelle.

— Peut-être pas. Mais j’ai eu cette impression.

Ils avaient dépassé le palais et arrivaient du côté de la cité d’où on apercevait Morvole sur sa pointe de relief en saillie. Une tour de guet dans le mur offrait un poste d’observation d’où on voyait sur la gauche les sinuosités de la route serpentant à travers les dentelures de la Crête de Normork pour plonger vers les contreforts du Mont et sur la droite les cités de l’anneau supérieur. Il était même possible de distinguer, de la manière la plus ténue qui soit, à une altitude invraisemblable, la ceinture de brouillard permanent qui enveloppait les zones supérieures de la colossale montagne, dérobant à la vue le sommet du Mont et le Château qui le couronnait.

Sithelle gravit rapidement les étroits degrés de pierre de la tour de guet, laissant Dekkeret loin derrière elle. La svelte jeune fille aux longues jambes était extrêmement vive et agile. Dekkeret la suivait d’un pas plus pesant. Il avait des membres relativement courts pour son torse massif et préférait le plus souvent marcher sans se presser.

Quand il la rejoignit, elle tenait le garde-fou et regardait droit devant elle. Dekkeret vint se placer tout près. L’air était limpide et doux, avec une légère fraîcheur donnant un avant-goût de la petite pluie à venir, comme chaque jour en fin de soirée. Dekkeret laissa son regard s’élever jusqu’à l’endroit où il imaginait le Château accroché aux escarpements sommitaux, des milliers de mètres plus haut, invisible d’où il se trouvait.

— Il paraît que le nouveau Coronal va bientôt venir en visite officielle, fit Dekkeret au bout d’un moment.

— Quoi ? Déjà un Grand Périple ? Je croyais qu’un Coronal ne faisait pas cela avant d’avoir passé au moins deux ou trois ans sur le trône.

— Pas un Grand Périple, non. Juste une brève visite dans quelques-unes des cités du Mont. C’est mon père qui le dit ; il entend beaucoup de choses au cours de ses voyages.

— Si seulement c’était vrai ! s’écria Sithelle en se tournant vers lui, les yeux brillants. Voir le Coronal en chair et en os !…

— J’ai vu lord Confalume un jour, coupa Dekkeret, agacé par cette impatience haletante.

— C’est vrai ?

— À Bombifale, quand j’avais neuf ans. J’étais avec mon père et le Coronal était l’invité de l’Amiral Gonivaul. Je les ai vus ensemble dans un grand flotteur. On reconnaît tout de suite Gonivaul ; il a une grosse barbe touffue qui lui couvre tout le visage et d’où ne sortent que les yeux et le nez. Lord Confalume était à côté de lui… quel air majestueux ! Rayonnant. Il était dans la force de l’âge, à l’époque. On avait l’impression qu’il ruisselait de lumière. Quand ils sont passés devant moi, j’ai fait un signe de la main et il a répondu en souriant ; un sourire naturel, serein, comme s’il avait voulu me faire part de son bonheur d’être Coronal. Plus tard, mon père m’a emmené au palais de Bombifale où lord Confalume siégeait, entouré de sa cour. Il a encore souri, comme pour me faire comprendre qu’il me reconnaissait. C’était une sensation extraordinaire de se trouver en sa présence, de sentir la force qui émanait de lui, la bonté. L’un des plus beaux moments de ma vie.

— Prestimion était là ? demanda Sithelle.

— Prestimion ? Avec le Coronal, tu veux dire ? Non, non, Sithelle. Cela remonte à neuf ans ; Prestimion n’était pas un personnage en vue à l’époque. Il n’était qu’un des jeunes princes du Mont du Château et ils sont légion. Son ascension n’est venue que bien plus tard. Mais Confalume… Ah ! Confalume ! Quel homme merveilleux. Prestimion aura beaucoup à faire pour se montrer digne de lui, maintenant qu’il a pris sa succession.

— Crois-tu qu’il réussira ?

— Qui sait ? Tout le monde s’accorde à dire qu’il est intelligent et énergique, mais il faut lui donner le temps de faire ses preuves.

Le soleil avait disparu ; les premières gouttes de pluie commençaient à tomber, plusieurs heures avant le moment habituel. Dekkeret proposa sa veste à Sithelle, mais elle refusa en commençant à redescendre les marches de la tour de guet.

— Si Prestimion vient vraiment à Normork, Sithelle, je ferai tout ce qu’il est possible de faire pour le rencontrer. Personnellement. Je voudrais lui parler.

— Eh bien, tu n’auras qu’à t’avancer vers lui et lui dire qui tu es. Il t’invitera à t’asseoir à ses côtés et partagera un flacon de vin avec toi.

— Je parle sérieusement, fit-il, irrité par ses sarcasmes.

La pluie semblait ne pas devoir se prolonger au-delà des quelques gouttes qui étaient tombées. Elle laissait dans l’air une odeur agréable. Ils poursuivirent leur route vers le couchant, le long de la masse noire du mur.

— Tu n’imagines pas que je veux passer le reste de ma vie à Normork et travailler avec mon père ?

— Qu’est-ce que cela aurait de si terrible ? Il y a bien pire.

— Certainement. Mais mon but est de devenir un chevalier du Château et de m’élever à une haute position dans le gouvernement.

— Bien sûr. Et de devenir Coronal un jour, je suppose ?

— Pourquoi pas ? répondit Dekkeret, de plus en plus agacé. Tout le monde peut y parvenir.

— Tout le monde ?

— À condition d’être assez bon.

— Et bien apparenté, ajouta Sithelle. On ne place pas en général un roturier sur le trône.

— Mais c’est possible, insista Dekkeret. Crois-moi, Sithelle, tout le monde peut accéder à la charge suprême. Il suffit d’être choisi par le Coronal sortant ; rien ne lui impose de nommer quelqu’un de la noblesse du Château si ce n’est pas sa décision. Qu’est-ce qu’un noble, de toute façon, sinon le descendant d’un roturier du passé ? Ce n’est pas comme si l’aristocratie constituait une espèce distincte… Écoute, Sithelle, je ne dis pas que j’espère devenir Coronal ni même que j’en aie envie ! C’est toi qui as lancé cette idée ! Je veux simplement être autre chose qu’un petit marchand obligé de passer toute une vie à voyager sur le Mont en allant d’une cité à l’autre pour vendre ses marchandises de porte en porte à des clients indifférents qui, pour la plupart, le traitent comme un chien. Le métier de colporteur n’a rien de déshonorant, mais je ne peux m’empêcher de penser qu’une vie consacrée au service public serait infiniment plus…

— D’accord, Dekkeret, je regrette de t’avoir taquiné. Mais, je t’en prie, cesse de discourir, tu me donnes mal à la tête.

En voyant Sithelle poser le bout de ses doigts sur ses tempes, Dekkeret sentit son irritation s’envoler.

— C’est vrai ?… Tu te plaignais hier aussi d’une migraine et je ne faisais pas de discours.

— En fait, reprit Sithelle, j’ai souvent des maux de tête depuis une quinzaine de jours. Des battements terribles dans ma tête. Je ne souffrais pas de cela avant.

— As-tu consulté quelqu’un ? Un médecin ? Une interprète des rêves ?

— Pas encore, mais je m’inquiète. Certaines de mes amies en ont aussi… Et toi, Dekkeret ?

— Des maux de tête ? Non, je n’ai rien remarqué de particulier.

— Si tu n’as rien remarqué, c’est que tu n’en as pas.

Ils atteignaient le large escalier de pierre qui reliait le haut du mur à la place Melikand, à l’entrée de la Vieille Ville. Ce quartier était un dédale de petites rues revêtues de pavés gris-vert, à l’aspect huileux. Dekkeret préférait de loin les larges boulevards en courbe de la Cité Nouvelle, mais il avait toujours trouvé la Vieille Ville charmante et pittoresque. Ce jour-là, pourtant, elle lui parut étrangement sinistre, presque rebutante.

— Pas des maux de tête, non, reprit-il. Mais il y a eu, ces derniers temps, des moments où je me sentais tout drôle… Comment exprimer cela, Sithelle ? Comme si j’avais l’impression qu’il y a quelque chose de très important qui reste juste hors de portée de ma mémoire, quelque chose à quoi il faut que je réfléchisse, dont je dois m’occuper, mais que je ne parviens pas à retrouver. Quand cela se produit, ma tête commence à tourner ; parfois, elle tourne beaucoup. Je n’appellerais pas ça des maux de tête, plutôt une sorte d’étourdissement.

— Curieux, fit-elle. Il m’arrive aussi d’avoir cette sensation. De quelque chose qui manque, quelque chose que je veux retrouver mais que je ne sais pas où chercher. Cela finit par devenir très gênant. Tu comprends ce que je veux dire.

— Oui, je pense.

Ils s’arrêtèrent à l’endroit où leurs routes se séparaient. Sithelle lui adressa un sourire chaleureux ; elle lui prit les mains.

— J’espère que tu réussiras à voir lord Prestimion quand il viendra, Dekkeret, et qu’il fera de toi un chevalier du Château.

— Tu le penses sincèrement ?

— Pourquoi ne serais-je pas sincère ? fit-elle en battant des paupières.

— Si c’est vrai, je te remercie. Et si jamais je pouvais lui dire quelques mots, veux-tu que je lui parle de ma ravissante cousine, un peu trop grande pour lui ? Ou bien n’est-ce pas la peine ?

— J’essayais seulement d’être gentille, répliqua Sithelle, l’air triste, en lâchant sa main. Mais c’est quelque chose que tu ne sais pas faire.

Elle lui tira la langue et s’élança dans le labyrinthe de petites rues qui s’ouvrait devant eux.