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En toute autre circonstance, Prestimion eût certainement passé au moins une semaine à Alaisor. Le Coronal eût été l’invité d’honneur d’un banquet donné par le maire Hilgimuir dans la célèbre Salle des Topazes et fait la visite de rigueur du temple de la Dame, sur les Hauts d’Alaisor. S’il avait encore été prince de Muldemar, il eût rencontré les grands négociants en vins avec qui sa famille était en relations d’affaires depuis bien des générations.

Mais les circonstances n’étaient pas ordinaires ; il devait gagner l’Ile aussi rapidement que possible. Son entretien avec le maire serait limité à une ou deux heures et il sauterait la visite du temple, puisqu’il allait bientôt voir la Dame en personne. Maintenant qu’il était Coronal, il n’avait plus à s’occuper des affaires de la famille : il ne verrait donc pas les négociants en vins. Il ne pouvait se permettre de passer qu’une seule nuit à Alaisor avant de reprendre sa route.

Le maire avait mis à la disposition du couple royal la somptueuse suite sur quatre étages réservée à l’usage exclusif des Puissances du Royaume, au trente-deuxième étage de la Tour de la Bourse du commerce, avec une vue magnifique sur toute la cité. Maundigand-Klimd et les autres membres de l’entourage de Prestimion étaient logés à proximité, moins princièrement, mais dans des chambres luxueuses.

Alaisor était la plus grande métropole de la côte occidentale. Une ligne massive de hautes falaises de granit noir courait parallèlement au littoral. Pour atteindre la mer, le Iyann avait creusé une gorge profonde dans la muraille de granit noir au pied de laquelle l’agglomération disposée comme un gigantesque éventail s’étirait très loin au nord comme au sud, de part et d’autre de la baie formée par l’embouchure du Iyann qui constituait le magnifique port de la cité. Partant des faubourgs nord et sud de larges boulevards traversaient la cité en convergeant vers le front de mer où ils formaient un cercle. À cet endroit se dressaient six énormes obélisques de pierre noire indiquant l’emplacement de la sépulture de Stiamot, le vainqueur des Métamorphes, sept mille ans auparavant, Prestimion montra le monument à Varaile du balcon ouest de la suite, d’où la vue dominait tout le port.

D’après la légende, Stiamot, devenu Pontife, avait décidé au crépuscule de sa vie d’entreprendre un pèlerinage à Zimroel où il voulait rencontrer la Danipiur, la souveraine des Métamorphes, afin d’obtenir son pardon pour la défaite infligée à son peuple. Mais son voyage s’était achevé à Alaisor où il était tombé malade. Sur son lit de mort, tourné vers la mer, il avait demandé que sa dépouille mortelle soit inhumée sur place plutôt que transportée dans le Labyrinthe, à des milliers de kilomètres.

— Et le temple de la Dame ? demanda Varaile. Où est-il ?

Ils étaient au dernier étage de leur suite. Prestimion la conduisit vers la grande fenêtre voûtée donnant à l’est, face à la noire muraille verticale. À cette heure de l’après-midi, le soleil descendant sur la mer nimbait les falaises d’une lumière vert bronze.

— Là, fit-il. Juste au-dessous du sommet… Tu vois ?

— Oui. Comme un œil blanc au milieu du front de la falaise. Y es-tu déjà allé, Prestimion ?

— Une fois. J’ai fait un voyage à Zimroel il y a une douzaine d’années. Pendant les deux semaines que j’ai passées à Alaisor, j’ai visité le temple avec Septach Melayn. C’est un endroit merveilleux, une ligne incurvée de marbre blanc, haute d’un seul étage, qui semble accrochée à la paroi de granit noir. De là-haut on voit toute la cité comme sur un plan et, au loin, la mer qui s’étend à l’infini.

— C’est merveilleux ! Ne pourrions-nous y passer juste un petit moment demain ?

— Le Coronal ne peut se rendre nulle part « juste un petit moment », répondit Prestimion en souriant. Le temple est, après l’île, le site le plus sacré de Majipoor. Si j’y allais, il me faudrait au moins y passer une nuit et m’entretenir avec la hiérarque et ses acolytes. Il y aurait des cérémonies et toutes sortes de… Tu sais comment cela se passe, Varaile. Tout ce que je fais a une haute valeur symbolique. Et le navire qui doit nous conduire à l’île ne peut attendre : les vents sont favorables et nous appareillons demain. Un renversement des vents peut provoquer un retard de plusieurs mois ; je ne puis courir ce risque. Nous visiterons le temple lors de notre prochain séjour à Alaisor.

— Quand, Prestimion ? La planète est si grande ! Aurons-nous le temps de voir deux fois le même endroit ?

— Dans quatre ou cinq ans, quand les choses seront plus calmes, il m’incombera d’effectuer un Grand Périple et nous irons partout. Je dis bien partout, Varaile. Jusqu’à Zimroel : Piliplok, Ni-moya, Dulorn, Pidruid, Til-omon, Narabal. Nous pourrons repasser par Alaisor et nous y resterons plus longtemps. Tout ce que nous n’avons pu voir pendant ce voyage, nous le verrons la Prochaine fois.

— Tu dis « nous ». L’épouse du Coronal l’accompagne-t-elle au long d’un Grand Périple ? Quand lord Confalume est venu à Stee, son épouse n’était pas avec lui.

— Chaque Coronal est différent : chaque épouse est différente. Partout où j’irai, Varaile, tu seras à mes côtés.

— C’est une promesse sincère ?

— Je m’y engage solennellement. Je le jure sur la barbe de Stiamot, devant son tombeau.

Varaile se pencha vers lui, effleura sa joue du bout des lèvres.

— Dans ce cas, fit-elle, la question est réglée.

 

Jamais Prestimion n’était allé à l’île du Sommeil. En vérité, du temps où il était un des princes du Château, jamais l’idée ne lui en était venue à l’esprit. On ne se rendait en général dans l’île que poussé par le besoin de subir un rite de purification. Il n’était même pas habituel qu’un Coronal s’y rende, sauf dans le cadre d’un Grand Périple, qui, pour Prestimion, eût été prématuré.

À la vue de l’île qui se dressait à l’horizon, il sentit une étrange excitation monter en lui.

Tous ceux qui y étaient déjà allés lui avaient dit qu’il serait surpris par sa taille. Dûment prévenu, Prestimion ne pensait pas être surpris ; il le fut quand même. Il avait toujours pensé qu’une île était une étendue de terre cernée par les eaux et que la plupart étaient d’une taille modeste. Tout le monde lui avait dit que l’île du Sommeil était une grande île ; il en avait donc conclu qu’il s’agissait d’une très grande étendue de terre cernée par les eaux. Mais il se la représentait toujours comme une étendue de terre dont le pourtour était visible sur l’océan. En réalité, l’île était immense, si grande que sur toute autre planète, elle eût mérité le nom de continent. Vue de la mer, elle semblait en avoir l’étendue. Ce n’est qu’en comparaison avec Alhanroel, Zimroel et Suvrael, les trois continents officiels de Majipoor, que l’on pouvait penser à lui donner un autre nom.

D’après une des histoires merveilleuses qui circulaient sur l’île, en des temps immémoriaux, des millions d’années plus tôt, avant même l’apparition des Changeformes sur Majipoor, toute cette étendue de roche qui se trouvait au-dessous de la surface de la mer avait été projetée en l’air en un jour et une nuit par une violente convulsion des entrailles de la planète. Voilà pourquoi cet endroit était sacré : la main du Divin l’avait pris et posé sur les eaux.

L’origine sous-marine de l’île ne pouvait être mise en doute. Elle était attestée par le fait que la totalité de sa surface était formée d’une unique et gigantesque masse de craie longue de plusieurs centaines de kilomètres et haute de plus de huit cents mètres, ayant la forme de trois gradins circulaires superposés ; et la craie est une roche sédimentaire composée de coquilles d’animaux marins microscopiques.

Ces remparts crayeux étincelaient avec une blancheur éblouissante sous le feu du soleil et semblaient remplir toute la mer comme une barrière infranchissable. Émerveillés, Varaile et Prestimion écarquillaient les yeux.

— Je crois que je distingue d’ici deux des trois niveaux, fit Prestimion, et j’aperçois peut-être le troisième. La large plate-forme qui constitue la base de l’Ile est appelée la Première Falaise. Une forêt en longe le bord, à des centaines de mètres au-dessus du niveau de la mer. Tu vois ? Et ce doit être la Seconde Falaise qui se dresse là-bas, très en retrait de la première. Si tu suis la muraille blanche jusqu’en haut, tu verras une autre ligne de verdure qui sépare, j’imagine, la Seconde Falaise de la suivante. La Troisième Falaise ne commence que plusieurs centaines de kilomètres à l’intérieur des terres. On ne peut la voir d’en bas ; au mieux, on en devine le sommet. C’est là où se trouve le Temple Intérieur, la résidence de la Dame.

— Je suis éblouie, Prestimion. Je savais que l’île était faite de roche blanche, mais je n’aurais jamais imaginé qu’elle brille à ce point ! Irons-nous jusqu’au sommet ?

— Probablement. La Dame descend rarement accueillir son fils ; c’est toujours à lui de monter. La coutume veut que les hiérarques attendent le Coronal au port pour le conduire d’abord au pavillon qui lui est réservé. Il est le représentant du monde de l’action, tu comprends, du bruit et de l’agitation masculine ; il lui faut accomplir des rites de transition avant d’être admis dans le domaine de la contemplation de sa mère. Ce n’est qu’ensuite qu’on le conduit à elle en passant par les différentes terrasses des trois falaises. Tout cela nous mènera au Temple Intérieur, tout à fait au sommet, où ma mère nous recevra.

La muraille blanche des falaises de l’île était si abrupte qu’il n’y avait que deux ports où les navires pouvaient accoster, tous deux difficiles d’accès : Taleis du côté de Zimroel et Numinor où arrivaient les navires en provenance d’Alhanroel. Dans ces deux ports, à des périodes précises de l’année, débarquaient des pèlerins des deux continents, certains venus seulement faire une retraite, passer une ou deux années de méditation et de purification rituelle, d’autres désireux de s’établir dans le royaume de la Dame et de consacrer le reste de leur vie à son service.

Le navire rapide qui avait transporté Prestimion et Varaile d’Alaisor à l’île était trop gros pour entrer dans le port de Numinor. Il jeta l’ancre à une certaine distance en mer et ses passagers furent transbordés sur un ferry dont le pilote connaissait les secrets de l’étroit chenal balayé par des courants violents et cachant de dangereux récifs, qui permettait d’atteindre la côte. Trois femmes âgées, grandes et minces, vêtues identiquement d’une robe dorée bordée de rouge, attendaient sur le quai l’accostage du ferry. C’étaient des hiérarques de l’île, envoyées par la Dame Therissa pour accueillir son fils.

— Nous avons ordre de vous conduire à la maison dite des « Sept Murs », annonça l’aînée des trois.

Prestimion s’y attendait. À son arrivée, le Coronal était traditionnellement logé dans la maison des Sept Murs. C’était une construction trapue de pierre noire posée au sommet de la muraille du port de Numinor et surplombant directement la mer.

— Pourquoi l’appelle-t-on maison des Sept Murs ? demanda Varaile tandis qu’on les conduisait dans leur logement. Elle me semble parfaitement carrée.

— Nul ne le sait, répondit Prestimion. Cette construction est aussi vieille que le Château et une grande partie de son histoire appartient à la légende. On raconte que la Dame Thiin, la mère de lord Stiamot, l’avait fait bâtir pour lui quand il est venu dans l’île à la fin de la Guerre des Métamorphes. D’après la légende, sept guerriers Métamorphes auraient été ensevelis dans ses fondations – des guerriers que la Dame Thiin aurait tués de ses propres mains en défendant l’île contre une armée de Changeformes. Mais les fondations ont été refaites à maintes reprises et personne n’y a jamais trouvé de squelettes de Métamorphes. Selon une autre version, lord Stiamot aurait fait construire une chapelle heptagonale dans la cour du bâtiment, mais on n’en a jamais retrouvé de traces. J’ai aussi entendu dire que ce nom est la traduction dans notre langue d’une antique phrase Changeforme : « l’endroit où les poissons sont dépouillés de leurs écailles ». Il y aurait eu ici un village de pêcheurs Métamorphes à l’époque préhistorique.

— C’est la version que je préfère, fit Varaile.

— Moi aussi.

Certains rites de purification étaient exigés du Coronal avant qu’il puisse poursuivre sa route dans l’île ; il passa ce soir-là plusieurs heures à les accomplir sous la conduite d’une des hiérarques. Il dormit avec Varaile dans une chambre magnifique donnant sur la mer, décorée de tentures d’une facture si ancienne que Prestimion ne put s’empêcher de se demander si lord Stiamot les avait choisies en personne. Il imagina que les fantômes de tous les monarques des siècles écoulés qui avaient dormi dans cette chambre allaient se presser autour de son lit et lui conter des anecdotes sur leur règne ou lui donner des conseils sur la manière de régler les problèmes auxquels il avait à faire face, mais il sombra presque aussitôt dans un profond sommeil peuplé de rêves paisibles. L’île était un lieu de tranquillité et d’harmonie d’où toute anxiété était bannie.

Le lendemain matin, ils commencèrent le trajet qui allait les mener à la Dame. Prestimion et Varaile iraient seuls ; ceux du Château qui les avaient accompagnés attendraient. L’autorisation d’accéder à la Troisième Falaise et au Temple Intérieur n’était pas accordée à ceux qui n’avaient pas accompli les rites d’initiation.

Les hiérarques les conduisirent au terminal d’où partaient les flotteurs dans lesquels ils feraient l’ascension. En levant les yeux vers le sommet de la blanche muraille scintillante de la Première Falaise qui s’élançait vers le ciel pratiquement à la verticale, Prestimion se demanda comment ils allaient pouvoir l’atteindre.

Mais le flotteur s’éleva silencieusement et sans à-coups, effectuant l’ascension sans difficulté ; il se posa au sommet sur son aire d’atterrissage tel un grand gihorna repliant ses ailes. En se retournant, ils virent le port de Numinor comme un modèle réduit en contrebas et les deux digues incurvées de pierre s’avançant dans la mer comme deux bras graciles.

— Nous sommes à la Terrasse de l’Évaluation, par où passent d’abord tous les novices, expliqua une des hiérarques. L’évaluation que l’on fait d’eux décide de leur destin. Un peu plus loin dans les terres se trouve la Terrasse des Commencements où ceux qui seront autorisés à poursuivre leur ascension reçoivent leur formation préliminaire. Au bout d’un certain temps qui se compte en semaines ou en mois, parfois en années, ils accèdent à la Terrasse des Miroirs où ils se trouvent face à eux-mêmes et se préparent pour la suite.

Un flotteur de plus grandes dimensions attendait Prestimion et Varaile. Ils s’éloignèrent rapidement des allées de dalles roses de la Terrasse de l’Évaluation et traversèrent une étendue apparemment sans fin de champs cultivés qui les mena à la Terrasse des Commencements dont l’entrée était indiquée par des pyramides de trois mètres de pierres d’un bleu profond. Ils y virent des novices vaquant à d’obscurs travaux des champs, d’autres rassemblés dans des amphithéâtres de plein air pour y recevoir un enseignement religieux. Mais ils n’avaient pas le temps de s’arrêter ; les distances étaient trop grandes et la masse imposante de la Seconde Falaise était encore très loin.

L’après-midi touchait à sa fin quand ils arrivèrent au pied de la falaise. Ils s’arrêtèrent pour passer la nuit à la Terrasse des Miroirs qui s’étendait juste devant la nouvelle muraille dressée devant eux. De grandes dalles de pierre noire polie étaient disposées verticalement sur toute la surface de la terrasse, si bien que quel que soit l’endroit où se portait le regard, on retrouvait sa propre image, transformée, intensifiée par la mystérieuse lumière. Ils se levèrent au petit matin pour une nouvelle ascension en flotteur.

Du sommet de la Seconde Falaise ils voyaient encore la mer, mais elle paraissait très loin et le port de Numinor n’était plus visible. Ils distinguaient à peine le bord rosé de la terrasse extérieure de la Première Falaise. La Terrasse des Miroirs, qui s’étendait à leurs pieds, flamboyait de mille feux partout où les dalles de pierre monumentales étaient frappées par l’éclat vert du soleil matinal.

— L’endroit où nous nous trouvons, expliqua une hiérarque, porte le nom de Terrasse de la Consécration. Nous passerons successivement par la Terrasse des Fleurs, la Terrasse de la Dévotion, la Terrasse du Renoncement et la Terrasse de l’Ascension.

Prestimion était impressionné par la complexité et la richesse du système sur lequel reposait le royaume de la Dame. Jamais il n’aurait soupçonné une structure si sophistiquée de préparation aux tâches accomplies sur l’île.

Mais il n’avait pas le temps de l’étudier plus en détail. Il leur fallait maintenant gagner le sanctuaire de la Troisième Falaise, la demeure de la Dame de l’île.

Ils l’atteignirent après une nouvelle ascension à la verticale, à couper le souffle. Prestimion fut frappé d’emblée par la qualité singulière de l’air, à huit cents mètres au-dessus de la mer. Un air pur, d’une stupéfiante limpidité, de sorte que chaque détail de la topographie de l’île ressortait comme grossi à la loupe. Il était tellement subjugué par la lumière, le ciel, les arbres qu’il ne prêtait pas attention aux hiérarques énumérant les terrasses par lesquelles ils passaient, jusqu’à ce qu’il entende l’une d’elles annoncer : « Et voici la Terrasse de l’Adoration, la porte du Temple Intérieur ».

Il y avait autour d’eux des bâtiments bas de pierre blanchie à la chaux insérés dans des jardins d’une beauté et d’une sérénité sans pareilles. On les informa que la Dame les attendait ; mais il convenait d’abord qu’ils se rafraîchissent après le voyage. Des acolytes les conduisirent dans un pavillon retiré, au fond d’un jardin aux vénérables arbres noueux, où l’on apercevait des tonnelles sur lesquelles s’enroulaient des plantes grimpantes couvertes de fleurs bleues aux nombreux pétales. Ils ne résistèrent pas à l’envie de prendre un bain ensemble dans la baignoire encastrée, artistement décorée de bandes entrelacées de pierre polie verte et turquoise. Prestimion passa en souriant la main sur le ventre arrondi de Varaile. Puis ils revêtirent les robes blanches d’étoffe légère préparées à leur intention. Des domestiques leur apportèrent un repas de poisson grillé et d’exquises baies bleues qu’ils accompagnèrent d’un vin gris servi frappé dont Prestimion fut incapable de trouver la provenance. Ce n’est qu’ensuite qu’une des hiérarques qui les avait accompagnés au cours de l’ascension vint leur annoncer que la Dame allait les recevoir. Tout se déroulait comme dans une sorte de rêve. Tout avait été si solennel et majestueux, tout était si beau que Prestimion avait de la peine à se convaincre qu’il était simplement venu rendre visite à sa mère. Mais elle était maintenant beaucoup plus que sa mère à lui. Elle était la mère de toute la planète : la mère-déesse, même.

Ils se rendirent au Temple Intérieur en franchissant une fragile passerelle de pierre blanche qui enjambait un étang rempli de poissons dorés aux yeux globuleux pour arriver sur un terrain couvert d’herbe dont chaque brin semblait avoir précisément la même hauteur. À l’extrémité se trouvait une rotonde à toit plat, à la façade dépourvue de tout ornement, faite de la même pierre translucide que la passerelle. Huit ailes courtes équidistantes rayonnaient comme les branches d’une étoile à partir du centre.

— Veuillez entrer, fit la hiérarque en indiquant la rotonde.

La pièce centrale, sans le moindre mobilier, était de forme octogonale, avec des murs de marbre blanc ; une fontaine, octogonale elle aussi, en occupait le centre. La Dame Therissa se tenait près de la fontaine, le visage souriant, les mains tendues.

Prestimion. Varaile.

Brune, gracieuse, la peau lisse, elle paraissait, comme toujours, merveilleusement jeune. D’aucuns prétendaient que c’était le résultat de pratiques de sorcellerie ; Prestimion savait qu’il n’en était rien. Non que la Dame Therissa eût jamais affiché du mépris pour les sorciers ; elle avait longtemps eu un ou deux mages à son service au manoir de Muldemar. Mais ils étaient là pour prédire la qualité de la vendange, non pour jeter des sortilèges qui la protégeraient des ravages de l’âge. Aujourd’hui encore, elle portait une amulette au poignet, un cercle d’or incrusté d’éclats d’émeraude formant une inscription, mais ce bijou aussi, Prestimion en était certain, n’avait rien à voir avec la vanité, il avait la conviction inébranlable que sa mère préservait sa beauté grâce à son rayonnement intérieur et non par la sorcellerie.

Mais son accession à la charge de Dame de l’île lui avait conféré un éclat nouveau, une aura de reine que Prestimion ne lui connaissait pas et qui faisait encore plus ressortir sa beauté. Le diadème d’argent dont elle avait ceint son front l’enveloppait d’une sorte de halo radieux.

Prestimion avait entendu dire que ce diadème d’argent, symbole de la charge de Dame de l’île, transformait inéluctablement celle qui le portait ; il devait en aller ainsi pour la Dame Therissa. C’était à l’évidence le rôle qu’elle avait attendu toute sa vie. Elle avait autrefois été l’épouse du prince de Muldemar, puis, quand le titre avait été transmis à Prestimion, elle était devenue la mère du prince de Muldemar ; aujourd’hui, enfin, un titre lui appartenait en propre, celui de Dame de l’île, l’une des trois Puissances du Royaume. Une haute position à laquelle, Prestimion n’en doutait pas, elle s’était discrètement préparée tout le temps qu’il avait été au Château l’héritier présomptif de la Couronne et qui lui donnait maintenant la possibilité d’accomplir les tâches pour lesquelles elle était faite, même si, pendant de longues années, elle n’en avait rien su.

Elle étreignit d’abord Varaile, la serra longuement, affectueusement dans ses bras, l’appela « ma fille » à plusieurs reprises, lui caressa tendrement la joue. Elle n’avait pas eu de fille et Prestimion était le premier de ses fils à prendre femme.

La grossesse de Varaile ne sembla aucunement l’étonner ; elle en fit aussitôt mention et parla de l’enfant en disant « il », comme s’il ne pouvait y avoir de doute sur son sexe. Prestimion resta un long moment à l’écart tandis que les deux femmes discutaient entre elles.

La Dame se tourna enfin vers lui et l’étreignit à son tour, mais plus rapidement ; cela lui suffit pour sentir à son contact le picotement caractéristique, la force qui la distinguait de tous les autres habitants de Majipoor. Quand elle s’écarta, Prestimion vit que son attitude était différente de ce qu’elle avait été avec Varaile ; son sourire chaleureux s’effaça, l’expression de son regard s’assombrit. Elle allait en venir au véritable but de son invitation.

— Qu’est-il arrivé au monde, Prestimion ? Sais-tu ce que je vois quand je projette mon esprit vers lui ?

Il était certain que cela allait se passer ainsi.

— Tu parles de la folie ?

— La folie, oui. Elle est partout. Où que se porte mon regard, je ne vois que douleur et confusion. Il incombe, tu le sais, à la Dame et à ses acolytes d’aller sur toute la planète vers ceux qui souffrent et de leur apporter le réconfort de doux rêves. Nous faisons tout ce qui est en notre pouvoir, mais la situation est telle que nous ne pouvons y faire face. Nous œuvrons jour et nuit pour aider ceux qui ont besoin de nous, mais ils se comptent par millions, Prestimion. Par millions. Et leur nombre ne cesse d’augmenter.

— Je sais. J’ai pu le constater dans chacune des cités où je suis passé au cours de mes voyages. Le chaos, la douleur. Le père de Varaile est atteint lui aussi…

— Mais l’as-tu vraiment vu, Prestimion ? L’as-tu vu comme je l’ai vu. Viens avec moi.