— Le marché de minuit de Bombifale ! annonça théâtralement Septach Melayn avant de s’incliner devant Prestimion en balayant le sol de son chapeau à large bord.
Prestimion avait fait plusieurs séjours à Bombifale, une des Cités Intérieures les plus proches du Château, distante de moins d’une journée, dont personne ne contestait qu’elle fut la plus belle des cités du Mont. Des centaines d’années auparavant, Bombifale avait donné à Majipoor un Coronal : lord Pinitor. Ce bâtisseur visionnaire et hyperactif avait dépensé sans compter pour faire de sa cité natale un endroit merveilleux. Le grès orange foncé de sa muraille cannelée avait été transporté du désert hostile s’étendant au-delà du Labyrinthe par de longs trains de bêtes de somme ; les imposantes plaques bleues taillées en losange de spath marin incrustées dans la muraille venaient d’une région inhospitalière de la côte orientale d’Alhanroel, rarement explorée avant et depuis ; les remparts étaient couronnés d’innombrables tours effilées, pointues comme des aiguilles, qui donnaient à Bombifale l’apparence magique d’une ville bâtie par des êtres surnaturels.
Mais toute la cité n’avait pas le même aspect magique, gracieux et fantastique. L’endroit où Prestimion et Septach Melayn se tenaient – sur une portion lézardée de pavés disjoints descendant en pente raide vers une zone mal éclairée d’entrepôts au toit incliné, à la périphérie de la cité, à peu de distance des célèbres murailles de lord Pinitor – était aussi sordide et imprégné d’humidité que ce qu’on pouvait s’attendre à trouver dans le port le plus minable.
Quelque chose dans cet environnement semblait familier à Prestimion. Peut-être les sacs mal fermés d’ordures entassés contre les murs. Ou la puanteur des eaux usées toutes proches. Et l’aspect délabré des bâtiments aux murs de brique, de vieilles constructions de guingois, tassées les unes contre les autres, lui rappelait décidément quelque chose.
— Je suis déjà venu dans ce quartier, n’est-ce pas ?
— Absolument, monseigneur, répondit Septach Melayn en montrant une petite auberge miteuse de l’autre côté de la rue. Nous avons passé une nuit ici, peu avant le début de la guerre, à notre retour du Labyrinthe après les obsèques du Pontife ; des proscrits retournant au Château pour voir comment on réagissait au coup de force de Korsibar.
— Je m’en souviens. L’aubergiste, si j’ai bonne mémoire, était revêche et peu empressé. Tu ne devrais pas m’appeler « monseigneur » ici, Septach Melayn, ajouta-t-il en baissant la voix.
— Qui pourrait y croire, dans un endroit pareil, avec l’apparence qui est la tienne ?
— Peu importe, insista Prestimion. Puisque nous sommes ici secrètement, gardons le secret sur tout, d’accord ? Bien. Viens, maintenant, montre-moi ton marché de minuit.
Ce n’était pas que Prestimion craignît pour sa sécurité. Nul n’aurait osé lever la main contre le Coronal en ce lieu, il en était convaincu, si sa véritable identité devait être découverte. En tout état de cause, il était capable de se défendre et Septach Melayn n’avait pas de par le monde son égal à l’épée. Mais la situation eût été profondément embarrassante – lord Prestimion en personne rôdant dans un quartier sordide et malfamé en pourpoint taché de graisse et chausses rapiécées, la moitié de la figure enfouie sous une barbe aussi noire que celle de Gonivaul et la tête couverte d’une épaisse perruque beigeasse qui lui tombait aux épaules. Quelle explication pourrait-il fournir pour une telle escapade ? Si jamais le bruit s’en répandait, il serait pendant des mois la risée du Château. Et Kimbar Hapitaz, le commandant de la garde du Coronal, ne le laisserait pas ressortir de sitôt.
Septach Melayn, déguisé lui aussi – une touffe hideuse de cheveux rouges, raides comme des baguettes, dissimulait ses boucles dorées et un foulard noir chiffonné et déchiré cachait sa barbiche élégamment taillée en pointe –, l’entraîna sur les pavés entre lesquels poussaient des touffes de mauvaises herbes en direction d’un amas de constructions délabrées, au bout de la rue. Ils n’étaient que tous les deux. Gialaurys n’avait pu les accompagner dans cette équipée ; il était dans le nord, à la poursuite des monstres de guerre artificiels que Korsibar n’avait pas eu l’occasion d’utiliser sur les champs de bataille. Un certain nombre s’étaient échappés et ravageaient le district de Kharax.
— Si tu veux bien me suivre, fit Septach Melayn en ouvrant une lourde porte grinçante.
Pénombre, fumées toxiques, bruit, confusion, telles furent les premières impressions de Prestimion. Ce qui, de l’extérieur, ressemblait à un groupe de bâtiments, était en réalité une unique construction, longue et basse, divisée par des allées étroites s’étirant à perte de vue.
Un chapelet de brilleurs flottant près de la charpente fournissait l’éclairage de base, loin d’être satisfaisant. Une profusion de torches fumantes placées devant les étals apportait un peu plus de clarté et une abondance de fumée noire à l’odeur fétide.
— Quoi que tu aies envie d’acheter, murmura Septach Melayn à son oreille, tu le trouveras quelque part ici.
Prestimion le crut sur parole. L’ensemble des marchandises exposées semblait ne pas avoir de limites.
Les étalages les plus proches de l’entrée présentaient des marchandises que l’on pouvait trouver sur n’importe quel marché. D’énormes sacs de toile bourrés d’épices et d’aromates – bdella, malibathron et kankamon, storax et mabaric, coriandre grise, fenouil et bien d’autres encore ; différentes sortes de sel, colorées en indigo, rouge, jaune ou noir pour les différencier les unes des autres ; la poudre de glabbam pour les ragoûts pimentés dont raffolaient les Skandars, la douce saijorelle qui parfumait les gâteaux poisseux des Hjorts et ainsi de suite. Après les marchands d’épices se trouvaient les bouchers proposant de lourdes pièces de viande suspendues à de gros crocs de bois, puis les vendeurs d’œufs de cent espèces d’oiseaux différentes, des œufs de toutes les couleurs et des formes les plus étonnantes. Ensuite étaient alignés des réservoirs contenant des poissons et des reptiles vivants et même de petits dragons de mer. Plus loin encore on vendait des paniers et des corbeilles, des chasse-mouches et des balais, des nattes de palme, des bouteilles de verre coloré, des colliers bon marché, des bracelets de mauvaise qualité, des pipes et des parfums, des tapis et des capes de brocart, du papier à écrire, des fruits séchés, des fromages, du beurre et du miel et ainsi de suite, allée après allée, salle après salle.
Prestimion et Septach Melayn passèrent devant des cages d’osier renfermant des animaux vivants destinés à des usages que Prestimion n’essayait même pas de deviner. Il vit de petits bilantoons tristement blottis les uns contre les autres, des jakkaboles aux dents brisées, des mintuns, des drôles, des manculains et une infinité d’autres. En tournant l’angle d’une allée, il se trouva devant une cage aux robustes barreaux de bambou renfermant un animal de petite taille, à la fourrure rouge, d’une espèce qui lui était inconnue, une sorte de loup, mais plus bas, plus large, avec d’énormes pattes, une tête d’une taille disproportionnée et de grosses dents jaunes recourbées donnant l’impression non seulement de pouvoir arracher la chair mais aussi broyer aisément des os. Ses yeux jaune-vert brillaient d’une férocité sans égale. Une odeur rance émanait de l’animal, semblable à celle d’une viande laissée trop longtemps à sécher au soleil. Quand Prestimion s’arrêta pour le regarder avec une vive curiosité, il émit un son grave, affreux, à mi-chemin entre un grondement et un gémissement prolongé, vibrant de menace.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il. Jamais de ma vie je n’ai vu un animal aussi hideux.
— Un krokkotas, répondit Septach Melayn. Il vit dans les contrées désertiques du septentrion, à l’est du Valmambra. Il paraît que cet animal a le pouvoir d’imiter le langage humain, qu’il appelle les hommes à la nuit tombée, bondit sur eux quand ils s’approchent et les tue. Qu’il dévore ses victimes sans rien en laisser, ni os, ni cheveux ni un fragment d’ongle.
— Pourquoi trouve-t-on à acheter sur un marché une créature aussi abominable ? demanda Prestimion d’un ton réprobateur.
— Pose la question à celui qui le vend, répondit Septach Melayn. Je n’en ai pour ma part pas la moindre idée.
— Peut-être vaut-il mieux rester dans l’ignorance, fit Prestimion.
En se retournant vers le krokkotas, il eut l’impression que la plainte sourde prenait une signification intelligible, que l’animal lui disait : « Coronal, Coronal, Coronal, viens à moi. »
— Étrange, murmura Prestimion.
Ils poursuivirent leur chemin, mais n’étaient pas au bout de leurs surprises.
— Nous arrivons au marché des sorciers, fit Septach Melayn à voix basse. Veux-tu d’abord t’arrêter ici pour grignoter quelque chose ?
Prestimion n’avait pas la moindre idée de ce qui se vendait sur les étals devant lesquels ils se tenaient ; Septach Melayn non plus, semblait-il. Mais les arômes qui s’en dégageaient étaient appétissants. Quelques questions leur apprirent qu’on proposait sur tel étal un hachis de viande de bilantoon aux oignons et aux cœurs de palmier, sur tel autre de la vyeille poivrée enroulée dans une feuille de vigne, qu’un vendeur se spécialisait dans la chair d’une gourde rouge nommée khiyaar, mijotée avec des haricots et de petits morceaux de poisson. Tous les marchands étaient des Lii, des membres de cette race impassible, à la face plate dotée de trois yeux à qui, sur Majipoor, échouaient invariablement les tâches les plus humbles ; ils répondaient aux questions de Septach Melayn d’une voix voilée, par monosyllabes fortement accentuées, parfois pas du tout. Septach Melayn finit par acheter un échantillonnage de produits, pris au petit bonheur – Prestimion, comme à son habitude, n’avait pas d’argent sur lui – et ils s’arrêtèrent pour manger à l’entrée du marché des sorciers. Tout était succulent ; à la demande de Prestimion, Septach Melayn fit l’emplette d’un flacon d’un vin âpre et corsé, dont la fermentation était à peine achevée, pour arroser la nourriture.
Après quoi, ils pénétrèrent dans le marché des sorciers. Prestimion en avait déjà vu dans la ville de Triggoin, au temps de son exil ; on y vendait d’étranges potions et des onguents, des amulettes de toutes sortes et des charmes censés être efficaces dans toutes les situations. Dans la sombre et mystérieuse Triggoin ces lieux d’échanges semblaient tout à fait appropriés, une activité somme toute naturelle pour une cité où la sorcellerie constituait le pivot de la vie économique. Mais n’était-il pas inquiétant de trouver tout cela en vente dans la gracieuse Bombifale, à un jet de pierre des murs de son Château ? L’existence de ce marché apportait une nouvelle preuve des importantes percées réussies ces dernières années par les arts occultes dans la vie quotidienne de Majipoor. Cette sorcellerie, ces pratiques de magie n’existaient pas au temps de son enfance ; aujourd’hui, les mages tenaient les leviers de commande et toute la planète les suivait docilement. En comparaison de l’endroit où ils arrivaient, les premières échoppes du marché de minuit étaient mal achalandées. Ils avaient vu de rares clients vivant à des heures inhabituelles ou ayant négligé de s’approvisionner sur les marchés de jour y faire l’acquisition d’un peu de viande ou de légumes pour leur repas du lendemain. Mais les allées du marché des sorciers où se vendaient des marchandises d’une nature plus ésotérique étaient bourrées d’acheteurs, à tel point que Prestimion et Septach Melayn avaient de la peine à se frayer un passage dans la cohue.
— C’est comme cela tous les soirs, je suppose ? fit Prestimion.
— Le marché des sorciers n’est ouvert que les premier et troisième Merdis du mois, répondit son compagnon. Ceux qui ont besoin d’acheter viennent ces soirs-là.
Prestimion ouvrait de grands yeux. Là aussi, les étals étaient délimités par des rangées de sacs de toile, mais qui ne contenaient ni épices ni aromates. À en croire ce que proclamaient inlassablement les vendeurs, on pouvait s’y procurer toutes les matières premières des arts occultes, poudres et huiles en abondance – olustro, elecampane et rue dorée, baies de lentisque, sucre de goblin et myrrhe, aloès, cinabre et maltabar, vif-argent, soufre, gomme-résine de thekka, scamion, pestash, yarkand, dvort. On y trouvait les chandelles noires utilisées dans la divination par l’examen des entrailles, les remèdes spécifiques contre les sorts et la possession démoniaque ; les vins du réanimateur et les cataplasmes pour protéger de la fièvre du démon. On y vendait encore des talismans gravés destinés à invoquer les irgalisteroi, les esprits souterrains et préhistoriques de l’ancien monde, que les Changeformes avaient réduits en captivité vingt mille ans auparavant à l’aide de puissants sortilèges et qui parfois, avec les incantations adéquates, pouvaient être incités à servir ceux qui les évoquaient. Prestimion avait entendu parler de ces démons et de ceux de classes voisines au cours de son séjour à Triggoin où il avait trouvé refuge en fuyant devant les armées de Korsibar.
La contemplation de cette profusion d’amulettes, d’instruments divinatoires, de simples et de remèdes exposés pour la vente avait de quoi donner le vertige. Mais il était troublant de voir les citoyens de Bombifale se presser par centaines au milieu de ces étrangetés, se bousculer dans leur impatience de dépenser les couronnes et les royaux durement gagnés. C’étaient des gens ordinaires, vêtus avec simplicité, mais ils dépensaient leur argent avec la prodigalité d’une troupe de grands seigneurs.
— Il y a autre chose ? demanda Prestimion, encore abasourdi.
— Oh ! oui ! C’est loin d’être fini.
Le sol de la construction abritant le marché semblait commencer à s’incliner. Ils arrivaient à l’évidence dans une partie du bâtiment qui se trouvait au-dessous de la surface de la rue.
La fumée y était encore plus épaisse, l’odeur de renfermé plus forte. Dans ce secteur du marché, des bateleurs se mêlaient aux vendeurs. Prestimion vit des jongleurs faisant un numéro : un groupe de Skandars à quatre bras, à la fourrure d’un gris roux, se lançant vigoureusement des couteaux, des balles et des torches enflammées avec une parfaite désinvolture, des musiciens, une sébile entre les jambes, jouant imperturbablement de la viole, du tambour et du rikkitawm dans le tumulte ambiant, de simples illusionnistes qui ne cherchaient pas à se faire passer pour des magiciens exécutant des tours de passe-passe vieux comme le monde avec des serpents, des foulards aux couleurs éclatantes, des coffres cadenassés et des couteaux qui semblaient transpercer des gorges. Des scribes hélaient les passants pour offrir de rédiger des lettres à ceux qui ne savaient pas écrire ; des porteurs d’eau aux récipients de cuivre luisant proposaient avec insistance d’étancher la soif de ceux qui les entouraient ; des garçonnets aux yeux pétillants invitaient les passants à prendre part à un jeu de manipulation prodigieusement rapide de faisceaux de brindilles.
Au milieu de ce tohu-bohu l’attention de Prestimion fut attirée par l’absence de tout bruit dans une zone du marché, une coulée de silence s’étirant au milieu de la foule. Il ne comprit pas de prime abord ce qui pouvait provoquer cet effet extraordinaire. Septach Melayn lui montra quelque chose ; Prestimion vit deux silhouettes en uniforme de la police du Pontificat qui fendaient la foule, suscitant un malaise et une appréhension sur leur passage.
Le premier était un Hjort à la peau rugueuse et à la face bouffie, aux yeux globuleux propres à sa race, marchant avec la raideur exagérée qui passait aux yeux des autres habitants de Majipoor pour une suffisance guindée, alors que cette posture était simplement due à leur charpente lourde et à l’épaisseur de leur taille. Le Hjort portait sur l’épaule une grande balance à deux plateaux qui donna plus à Prestimion l’impression d’être l’insigne de sa fonction qu’un instrument ayant une utilité pratique.
Mais c’est la seconde silhouette en uniforme qui semblait être la cause de la consternation générale. C’était un Su-Suheris. D’une taille prodigieuse, presque aussi grand en vérité qu’un Skandar, sa paire de têtes glabres, aux yeux de glace, immensément effilées, prolongeait un cou fin comme une baguette et long de plus de trente centimètres qui se divisait en forme de fourche. C’était un spectacle troublant, comme tous les siens. De la même manière qu’un Hjort courtaud, avec ses traits grossiers, paraissait toujours d’une laideur comique à ceux des autres races, à cause de ses yeux globuleux et de sa peau grenue, couleur de cendre, les deux têtes livides et luisantes des Su-Suheris leur donnaient invariablement un aspect sinistre et profondément différent.
— L’inspecteur des poids et mesures, annonça Septach Melayn en réponse à la question non formulée de Prestimion.
— Ici ? Je croyais t’avoir entendu dire qu’aucune agence gouvernementale n’exerce de contrôle sur ce marché.
— C’est exact. Mais l’inspecteur vient quand même. À titre personnel, après les heures de travail. Il demande à chaque commerçant de prouver que la mesure est juste et le prix honnête ; ceux qui ne remplissent pas ces conditions sont entraînés à l’extérieur et flagellés par les autres commerçants. L’inspecteur reçoit une rétribution. Les marchands ne veulent pas d’irrégularités dans leurs activités commerciales.
— Mais tout est irrégulier ici ! s’écria Prestimion.
— Pas pour eux.
Prestimion se dit que ce marché de nuit de Bombifale constituait décidément un monde à part. Il existait hors des règles en vigueur sur Majipoor et ni le Pontife ni le Coronal n’y avaient la moindre autorité.
L’inspecteur des poids et mesures et son héraut Hjort continuaient d’un pas solennel de s’enfoncer plus avant dans le marché. Prestimion et Septach Melayn se placèrent dans leur sillage.
Les marchands d’instruments de divination avaient leur étal dans cette partie du marché. Prestimion reconnut certains produits qu’il avait découverts pendant sa période d’initiation à Triggoin. La substance miroitante présentée dans de petits paquets de toile était la poudre de zemzem dont on saupoudrait ceux qui étaient gravement malades afin de savoir comment le mal évoluerait. Elle provenait de Velalisier, la capitale en ruine et hantée des anciens Métamorphes. Les petits pains à l’aspect carbonisé étaient des gâteaux de rukka qui avaient le pouvoir d’influer sur la réussite des relations amoureuses ; la pâte visqueuse était de la boue de l’île Flottante de Masulind, qui avait le pouvoir de guider qui la touchait dans les transactions commerciales. Il vit aussi la poudre de delem aloétique qui permettait de connaître la période de fécondité de la femme en faisant apparaître de fins cercles rouges autour de ses seins. Et ce curieux instrument…
— Cet objet est dépourvu de toute utilité, monseigneur, fit brusquement sur sa gauche une voix grave et vibrante qui semblait venir de haut. Il ne mérite pas que vous gaspilliez votre temps.
Prestimion faisait tourner dans une main un petit objet en forme de carré magique, qui, manipulé comme il convenait, était censé donner la réponse à n’importe quelle question sous une forme numérique nécessitant un décryptage. Il l’avait pris distraitement sur un étal. En entendant le commentaire surprenant de l’inconnu, il le reposa comme on lâche une braise et se tourna en levant la tête.
C’était un autre membre de la race des Su-Suheris : une haute silhouette au teint d’ivoire, vêtue d’une robe noire unie, retenue à la taille par une large ceinture rouge, dont la tête de gauche le considérait de haut avec un regard froid, sans expression, tandis que celle de droite était tournée dans une autre direction.
Prestimion éprouva d’emblée un sentiment de malaise et de répugnance.
Il était difficile de se sentir à l’aise avec ces êtres bicéphales à l’allure si étrange, à la contenance si froide. On pouvait bien plus aisément s’accommoder de la présence d’un grand Skandar velu à quatre bras, d’un minuscule Vroon aux multiples tentacules ou même d’un de ces Ghayrogs à la silhouette reptilienne qui s’étaient établis en si grand nombre sur l’autre continent. Skandars, Vroons, Ghayrogs, ces êtres venus d’autres planètes n’étaient en rien plus humains que les Su-Suheris, mais, au moins, ils n’avaient qu’une tête chacun.
Prestimion avait en outre des raisons particulières pour nourrir une profonde antipathie envers les Su-Suheris. Korsibar avait eu pour mage personnel un représentant de cette race ; Sanibak-Thastimoon, le Su-Suheris à l’âme de glace, avait incité le malléable et naïf Korsibar à commettre sa catastrophique usurpation du pouvoir avec de fausses prédictions d’un avenir glorieux. C’est grâce à des sortilèges jetés par Sanibak-Thastimoon que les forces de Korsibar avaient réussi à conserver si longtemps l’avantage au cours de la guerre civile. Et dans les dernières heures de cette guerre, quand tout était perdu pour Korsibar, Sanibak-Thastimoon, attaqué par le Coronal fantoche vaincu et aux abois, avait poignardé Korsibar et ôté la vie à la princesse Thismet qui se ruait furieusement sur lui en brandissant l’épée de son frère mort.
Mais Sanibak-Thastimoon avait péri peu après de la main de Septach Melayn et son existence même avait été gommée, avec tant d’autres choses, par les sorciers qui avaient effacé la guerre civile de la mémoire de la planète. Le Su-Suheris qui se tenait devant lui, quelle que fût son identité, pouvait difficilement être tenu pour responsable des péchés de son frère de race. Et les Su-Suheris, Prestimion ne l’oubliait pas, étaient des citoyens de Majipoor à part entière. Il ne lui appartenait pas de les traiter avec dédain.
Il réussit à répondre d’une voix assez calme.
— Vous avez, j’imagine, de bonnes raisons de vous méfier de ces petits objets.
— Il ne s’agit pas de méfiance, monseigneur, mais de mépris. Ces objets ne servent à rien. Comme la plupart de ceux qui sont en vente sur ce marché.
La créature bicéphale montra la salle d’un ample geste de son long bras décharné.
— Il y a la divination véritable et l’autre. Vous avez ici, pour la plupart, des produits inutiles et méprisables fabriqués dans le seul but d’abuser les sots.
Prestimion acquiesça de la tête.
— Vous m’avez appelé deux fois « monseigneur », reprit-il d’une voix très douce en levant haut la tête vers les paires d’yeux émeraude au regard glacial de l’étrange créature. Pourquoi ?
Les yeux émeraude s’étrécirent de surprise.
— Pourquoi ? Parce ce que c’est le titre qu’il convient de vous donner, monseigneur !
Et le Su-Suheris ouvrit ses doigts osseux pour former le symbole de la constellation.
— N’en est-il pas ainsi ?
Septach Melayn fit un pas en avant, la main sur le pommeau de son arme, le visage assombri.
— Croyez-moi, mon ami, vous faites erreur. Voilà des discours auxquels il serait plus sage de renoncer.
Les deux têtes étaient maintenant penchées vers Prestimion, les quatre yeux émeraude braqués sur la charpente puissante et ramassée du Coronal.
— Que monseigneur me pardonne si j’ai fait quelque chose de mal, murmura la tête de gauche d’une voix qui ne pouvait être perçue que par Prestimion et son compagnon. Votre identité est évidente ; j’ignorais que vous cherchiez à passer inaperçu.
— Évidente ? fit Prestimion en tapotant sur sa fausse barbe et en tirant sur sa perruque noire. Vous voyez mon visage sous ces postiches, n’est-ce pas ?
— Je perçois aisément votre nature et votre rang, monseigneur. Et ceux du Haut Conseiller Septach Melayn qui vous accompagne. Ces qualités ne peuvent être masquées par une perruque et une barbe. Du moins pas pour moi.
— Qui êtes-vous donc ? demanda Septach Melayn.
Les deux têtes s’inclinèrent en un salut courtois.
— Mon nom est Maundigand-Klimd, répondit onctueusement la tête de droite du Su-Suheris. Je suis mage de profession. Quand mes calculs ont montré que vous seriez ici ce soir, j’ai eu le sentiment qu’il était de mon devoir de me présenter à vous.
— Vos calculs ?
— Fort différents, vous pouvez m’en croire, de ceux qu’effectuent ces objets.
Maundigand-Klimd partit d’un rire froid en montrant les appareils en forme de carré magique sur l’étal.
— Ils simulent la magie et le font de piètre manière. Dans ce que je fais, les vraies mathématiques sont au cœur de la divination.
— Vos prédictions constituent donc une science ?
— Incontestablement une science, monseigneur.
Prestimion lança un regard en coin à Septach Melayn qui prenait grand soin de ne rien révéler par l’expression de son visage.
— Il n’y avait donc rien d’accidentel dans votre présence ici, ce soir.
— Oh ! monseigneur ! répondit Maundigand-Klimd en esquissant ce qui, chez un Su-Suheris, pouvait passer pour un sourire. Rien n’arrive jamais par accident.