Dès qu’ils furent sortis de Ni-moya, le paysage changea rapidement. Le climat de la majeure partie de la planète était tropical ou subtropical, les seules exceptions étant les plus hautes chaînes de montagnes telles que les Gonghars au centre de Zimroel et la partie sommitale du Mont Zygnor dans l’extrême nord d’Alhanroel. Quant au Mont du Château, où les machines de climatisation conçues par les anciens luttaient contre le froid mordant de l’air stratosphérique, il jouissait d’un éternel climat printanier.
Mais la pointe nord-est de Zimroel s’avançant vers le pôle souffrait d’un climat plus froid. Sur le haut plateau bordé de montagnes, connu sous le nom de Marches de Khyntor, la neige n’était pas rare pendant les mois d’hiver. Au-delà, derrière les hauteurs vertigineuses des pics baptisés les Neuf Sœurs, s’étendait une région au climat polaire, de glaces et de tempêtes perpétuelles, où nul ne s’aventurait jamais. Si l’on en croyait la légende, une race de farouches barbares vêtus de peaux de bêtes avait vécu plusieurs milliers d’années dans cette contrée sinistre, pratiquement inaccessible, dans un isolement total, ignorants du confort, de la chaleur et de la prospérité dont jouissaient les autres habitants de Majipoor qui, quant à eux, ignoraient tout de leur existence.
— Ton travail t’ennuie à mourir, n’est-ce pas ?
— Euh… fit Dekkeret en rougissant.
— Tu peux parler franchement. Il est naturel qu’il t’ennuie à mourir ; il a été choisi pour cela. Mais on ne t’a pas envoyé ici pour te mettre à la torture. Je vais disposer d’un peu de temps libre : que dirais-tu d’une balade de dix jours dans le nord pour voir comment courent les steetmoy à cette époque de l’année ?
— M’accordera-t-on un congé ? demanda Dekkeret.
— Je crois que je peux arranger ça, répondit Akbalik en souriant.
Akbalik et Dekkeret n’avaient pas l’intention de s’approcher de ce mythique territoire de neiges et de glaces éternelles, mais l’influence de son climat rigoureux se faisait sentir sur les contrées avoisinantes. À une faible distance de Ni-moya, les forêts subtropicales luxuriantes commencèrent à céder la place à une végétation caractéristique d’un climat tempéré, dominée par de curieux arbres branchus à feuilles caduques, au tronc jaune vif, très espacés les uns des autres dans les plaines caillouteuses parsemées de maigres touffes d’herbe décolorée. Plus loin, quand ils atteignirent les contreforts des Marches de Khyntor, l’aspect du paysage se fit encore plus désolé. Les arbres et l’herbe devenaient de plus en plus rares. Le terrain qui s’élevait progressivement était constitué de plaques de granite gris entaillées par de petits cours d’eau glacés au débit rapide. Dans les lointains brumeux, apparut la première des Neuf Sœurs de Khyntor : Threilikor, la Sœur Pleurante dont une multitude de ruisseaux et de torrents faisait luire la face sombre.
Akbalik avait engagé une équipe de cinq chasseurs. Des montagnards du septentrion, des hommes des Marches maigres aux traits burinés, vêtus de robes faites de peaux de haigu noir grossièrement cousues, pour leur servir de guides. Trois d’entre eux semblaient être des hommes, les deux autres des femmes, mais c’était difficile à dire de ces gens emmitouflés jusqu’aux oreilles dans leurs épaisses fourrures. Ils se parlaient dans un dialecte aux accents rocailleux que Dekkeret trouvait presque impossible à comprendre. Quand ils s’adressaient aux deux seigneurs du Château, ils prenaient soin de le faire dans la langue officielle, mais Dekkeret avait encore des difficultés de compréhension : les montagnards parlaient avec un fort accent marqué par le rythme de leur dialecte et il ignorait les tournures idiomatiques de Ni-moya dont ils émaillaient leurs propos. Il laissait le plus souvent Akbalik se débrouiller avec eux.
Les montagnards semblaient considérer les citadins dont ils avaient la charge avec un amusement confinant au mépris. Ils n’éprouvaient assurément aucun respect pour Dekkeret qui n’avait jamais mis les pieds dans des contrées sauvages et manquait visiblement d’assurance malgré sa taille et sa force. Ils le tenaient, il en était sûr, pour un être inepte ; mais ils ne semblaient guère avoir plus d’estime pour Akbalik dont la compétence et les qualités étaient pourtant reconnues en toutes circonstances. Quand il posait une question, ils répondaient par monosyllabes et se détournaient parfois avec un sourire sardonique, comme s’ils avaient vraiment du mal à cacher leur mépris pour ce citadin qui demandait quelque chose de si évident qu’un enfant connaissait la réponse.
— Les steetmoy sont des animaux de la forêt, expliqua Akbalik à Dekkeret ; ils n’aiment pas beaucoup vivre dans la toundra, en terrain découvert. Leur territoire se trouve là-bas, cet espace boisé dans l’ombre de la montagne. Les chasseurs iront débusquer une troupe de steetmoy au fond des bois et les rabattront vers nous. Nous choisirons ceux que nous voulons et nous les poursuivrons dans la forêt jusqu’à ce qu’ils soient acculés.
Akbalik jeta un coup d’œil aux jambes étrangement courtes, à la puissante musculature de Dekkeret.
— Tu es un bon coureur, non ?
— Pas un sprinter, mais je me débrouille.
— Le steetmoy n’est pas particulièrement rapide non plus ; il n’en a pas besoin. Mais il a de l’endurance et sait se frayer un passage dans les fourrés. Il lui est facile de s’enfoncer dans un buisson touffu pour échapper à un poursuivant. Le problème est qu’il peut faire le tour et attaquer le chasseur par-derrière. Le steetmoy se nourrit essentiellement de baies, de fruits à écale et d’écorce, mais il ne crache pas sur un peu de viande, surtout en hiver, et il est fort bien équipé pour tuer.
Il se baissa pour prendre son sac, en sortit des armes qu’il posa devant Dekkeret.
— Voilà ce que nous allons emporter. La machette sert à se frayer un chemin dans les broussailles, le poignard à tuer le steetmoy.
— Ça ? fit Dekkeret.
Il prit l’arme, la regarda d’un air étonné. La lame extrêmement tranchante ne faisait pas plus de quinze centimètres de long.
— N’est-ce pas un peu court ?
— Tu croyais utiliser un lanceur d’énergie ?
Dekkeret sentit le rouge lui monter au visage. Ilse souvint avoir entendu Septach Melayn dire qu’on chassait le steetmoy au poignard et à la machette ; il n’y avait pas beaucoup réfléchi sur le moment.
— Bien sûr que non. Mais avec ça, il faut être contre le steetmoy pour le tuer.
— Évidemment. C’est tout l’intérêt de cette chasse : de grands risques pour une belle récompense. Et veiller à abîmer le moins possible la précieuse peau de l’animal. Si tu sens que ta vie est en danger, tu pourras utiliser la machette, mais ce n’est pas considéré comme très sportif. Imagine Septach Melayn, par exemple, massacrant son steetmoy à coups de machette !
— Personne n’a des réflexes aussi vifs que Septach Melayn. Il serait capable de tuer un steetmoy avec un cure-dents d’ivoire ; mais je ne suis pas Septach Melayn.
Akbalik ne paraissait pas inquiet. Dekkeret était grand et fort ; Dekkeret avait l’air résolu ; Dekkeret saurait prendre soin de lui-même dans la forêt des steetmoy.
Dekkeret ne partageait pas cette confiance. Il n’avait pas demandé à se lancer dans cette aventure ; c’était une idée de Septach Melayn. Elle lui avait beaucoup plu dans le bureau du Coronal, mais il ignorait tout de ce que pouvait représenter la chasse au steetmoy sur son territoire. Au cours des premiers mois de son séjour au Château, il lui avait été donné d’entendre quantité de récits de chasse dans la bouche d’autres jeunes chevaliers. Il les avait terriblement enviés, mais comprenait maintenant qu’une balade dans les réserves de chasse clôturées d’Halanx ou d’Amblemorn en quête d’un zaur, d’un onathil ou d’un bilantoon n’avait absolument rien à voir avec une marche pénible dans le froid mordant d’une forêt septentrionale à la recherche d’un féroce steetmoy qu’il conviendrait de tuer avec un tout petit poignard.
La lâcheté n’était pourtant pas dans le caractère de Dekkeret. Il s’attendait à une tâche ardue, mais la chasse ne se révélerait peut-être pas aussi dangereuse qu’elle le paraissait maintenant, son imagination le poussant à redouter le pire. Il saisit le poignard et la machette, les soupesa et donna quelques grands coups dans le vide pour s’entraîner. Il affirma ensuite avec entrain à Akbalik qu’à la réflexion le poignard ferait largement l’affaire et qu’il était prêt à traquer le steetmoy quand le steetmoy serait prêt.
Akbalik avait une autre surprise en réserve. Tandis qu’ils descendaient à la suite des hommes des Marches une longue pente parsemée de rochers en direction de la clairière ombreuse où vivaient les steetmoy, Akbalik fouilla dans son sac et en sortit deux tubes métalliques à l’extrémité arrondie. Il en glissa un dans sa ceinture, à côté du poignard, et tendit l’autre à Dekkeret.
— Des lanceurs d’énergie ? Mais vous aviez dit…
— Ordre du Coronal. Nous allons nous conduire comme des sportifs, certes, mais on m’a demandé de te ramener vivant au Château. L’arme de base est le poignard ; si tu es dans une situation difficile, tu utilises la machette, et si elle devient périlleuse, tu foudroies l’animal avec le lanceur d’énergie. Ce n’est pas la manière la plus élégante, mais, en cas de nécessité absolue, ce sera la plus sage. Un steetmoy furieux peut éventrer un homme en trois coups de griffe.
Plus embarrassé que soulagé, Dekkeret glissa le lanceur d’énergie dans une des boucles de sa ceinture en regrettant de ne pouvoir l’enfoncer davantage pour empêcher leurs guides de le remarquer. Mais cela n’avait plus guère d’importance. Les hommes des Marches avaient clairement montré qu’ils tenaient Akbalik et Dekkeret pour une paire de dandys empotés qui ne trouvaient rien de mieux à faire pour occuper leur temps libre que d’aller se perdre dans les forêts du Nord pour traquer un gibier dangereux, sans autre raison que la recherche de leur plaisir. Cela ne ferait que les rabaisser un peu plus aux yeux des montagnards si l’un d’eux était obligé de faire usage de son lanceur d’énergie pour se débarrasser d’un steetmoy particulièrement agressif. Dekkeret se fit le serment de ne pas s’en servir, même en cas de nécessité absolue. Le poignard et – en cas de besoin – la machette lui suffiraient.
Il avait neigé pendant la nuit. La température était légèrement supérieure à zéro, mais un épais manteau blanc tapissait le sol. Quelques flocons isolés tombaient encore. L’un d’eux se posa mollement sur la joue de Dekkeret qui éprouva une légère sensation de brûlure. Une étrange sensation. La neige lui était étrangère et piquait sa curiosité.
Les arbres entourant la clairière avaient un tronc jaune, comme ceux qu’ils avaient vus plus au sud, mais, contrairement aux autres qui montraient des branches nues formant des angles bizarres, ceux-là portaient des groupes serrés de feuilles brun-noir, semblables à des aiguilles, et leur fut s’élevait haut et droit jusqu’à l’épais feuillage en couronne. Sous les arbres, la végétation était obscure. Un ruisseau flanqué de gros rochers coulait d’un côté ; de l’autre, celui de la montagne, le sol dégringolait en pente raide vers une vallée profonde.
Les cinq chasseurs ouvraient la marche, Akbalik et Dekkeret les suivaient de près en plaçant les pieds dans les traces que les montagnards laissaient dans la neige. L’allure s’accéléra petit à petit, les pas s’allongèrent et ils avancèrent bientôt en bondissant dans la neige le long du ruisseau. Les montagnards ne se retournaient pas. La seule fois où l’un d’eux le fit – c’était une femme au visage plat, à la large bouche édentée –, Dekkeret vit un sourire moqueur qui semblait signifier : dans cinq minutes, vous allez avoir la trouille de votre vie. Peut-être se trompait-il. Peut-être avait-elle voulu l’encourager ; mais ce n’était pas un joli sourire.
— Steetmoy ! s’écria Akbalik. Trois, je crois.
Il tendit le bras vers la gauche, en direction d’un bosquet où les troncs jaunes étaient particulièrement serrés et où une épaisse couche de neige recouvrait le sol. Dans un premier temps, Dekkeret ne remarqua rien. Puis son regard fut attiré par une zone de blanc différent de la blancheur de la neige : plus doux, plus brillant, un chatoiement sur l’éclat dur de la neige. De grands animaux à la fourrure immaculée, qui se déplaçaient ; le vent portait vers lui le son de leurs grondements étouffés.
Les chasseurs s’étaient arrêtés à la lisière du bosquet. Ils échangèrent à voix basse quelques mots inintelligibles et s’avancèrent vers les arbres en se déployant en éventail.
Il ne fallut pas longtemps à Dekkeret pour comprendre : les steetmoy – ils étaient bien trois – avaient décelé leur présence. Ils se déplaçaient lentement au milieu des arbres, comme pour mettre au point une stratégie. Dekkeret les distinguait nettement : un corps massif, des pattes courtes, un long museau noir, une tête plate et triangulaire où brillaient des yeux dorés, bordés de rouge. Les animaux étaient de la taille d’un très gros chien, mais plus lourds, plus compacts. Ils paraissaient disgracieux mais puissants. L’arrière-train était massif et il y avait à l’évidence beaucoup de force dans les pattes de devant, terminées par de longues griffes recourbées, noires et luisantes. Dekkeret avait de la peine à croire qu’on attendait de lui qu’il tue un de ces animaux à l’aide d’un petit poignard. C’est pourtant ainsi que les choses devaient être faites, aussi improbable que cela parût. Les paroles de Septach Melayn lui revinrent en mémoire : « C’est, à ma connaissance, l’animal le plus dangereux au monde. Une merveille, avec son épaisse fourrure et ses yeux flamboyants ».
Il vit la montagnarde édentée lui faire des signes.
— Le premier est pour toi, fit Akbalik.
— Quoi ?
Dekkeret avait cru qu’Akbalik, plus âgé et plus expérimenté, serait le premier à passer à l’action. Mais la signification des gestes de la montagnarde était sans ambiguïté ; c’est bien à lui qu’elle faisait signe.
— Ils ont décidé que ce serait toi, reprit Akbalik. On peut leur faire confiance pour assortir le chasseur à sa proie. Vas-y. Je te suis.
Dekkeret acquiesça en silence. Il fit un pas en avant, rempli d’appréhension et de nervosité. Mais dès ce premier pas en direction des arbres, il se produisit quelque chose de stupéfiant. Ses incertitudes s’évanouirent d’un seul coup ; un calme étrange s’empara de lui. Son esprit avait chassé toutes les craintes, tous les doutes. Il se sentait prêt, disposé à tuer, totalement concentré sur son objectif. Et la chasse commença.
Les hommes des Marches s’étaient déployés sur un large front incurvé qui s’étendait bien au-delà de l’endroit où se trouvaient les trois steetmoy. La femme qui semblait être la guide de Dekkeret occupait le centre de la ligne. Elle se mit en marche, Dekkeret sur ses talons. Les deux chasseurs qui avaient pris position sur les ailes se rabattirent brusquement pour refermer la ligne sur les animaux. Ils se mirent à faire un boucan de tous les diables avec des cors de chasse en cuivre qu’ils avaient pris dans leur sac tandis que les deux derniers frappaient dans leurs mains et criaient à tue-tête.
Dekkeret comprit que l’idée était de séparer les animaux, de chasser deux d’entre eux pour laisser le champ libre au troisième. Le raffut provoqua l’effet attendu. Perturbés, énervés par le vacarme, dressés sur leurs pattes de derrière, les steetmoy labouraient les troncs d’arbres de leurs griffes dans ce qui semblait être une expression d’irritation ; leurs grondements sourds s’étaient mués en mugissements retentissants. Les hommes des Marches continuèrent de refermer le cercle. Sans montrer de peur, seulement un agacement évident, écœurés peut-être de se voir harcelés de la sorte sur leur propre territoire, les steetmoy s’éloignèrent à grands bonds dans différentes directions – chacun filant peut-être vers son repaire. Les chasseurs ne s’occupèrent pas des deux plus gros qu’ils laissèrent disparaître au plus profond du bois. Ils concentrèrent leur attention sur celui qui restait, plus petit, une femelle sans doute, mais qui n’en avait pas moins un aspect redoutable. Ils avancèrent sur l’animal en levant haut les jambes, comme pour une parade, et en faisant autant de bruit qu’ils le pouvaient.
Clignant des yeux, grognant, le steetmoy parut dérouté par toute cette agitation. Puis il pivota sur lui-même et se dirigea d’un pas lent qui allait en s’accélérant vers le couvert d’un bouquet d’arbustes distant de quelques centaines de mètres.
La montagnarde édentée s’écarta ; Dekkeret comprit que le moment d’agir était venu.
Il s’élança à la poursuite du steetmoy, la machette dans une main, le poignard dans l’autre.
À l’orée du bois les arbres étaient assez espacés, mais la végétation se fit rapidement plus dense, des jeunes pousses et des broussailles occupant l’espace entre les futs, des plantes grimpantes ligneuses pendant des branches basses. Bientôt, Dekkeret fut obligé de se frayer un chemin dans les taillis à grands coups rageurs de machette. Il allait avec une sorte de frénésie, sans se soucier des obstacles. Malgré tous ses efforts, il perdait pourtant du terrain. Il voyait le steetmoy devant lui, mais l’animal, aussi lent qu’il fut, semblait capable, à l’aide de ses puissantes pattes antérieures, de se frayer un passage dans la végétation, laissant derrière lui un enchevêtrement de branches brisées et de plantes arrachées qui ne faisait que compliquer la tâche de Dekkeret. Petit à petit, il vit s’agrandir la distance qui le séparait de l’animal.
Puis le steetmoy disparut ; Dekkeret se retrouva seul. Où était-il passé ? Avait-il gagné un repaire ? S’était-il dissimulé sous un amas impénétrable de broussailles ? Ou bien, se dit Dekkeret, peut-être a-t-il simplement disparu derrière un gros tronc et revient-il en ce moment sur ses pas, en se glissant d’un taillis à l’autre afin de se mettre en position pour la contre-attaque mortelle dont Akbalik avait dit que le steetmoy était capable.
Dekkeret chercha du regard la montagnarde ; aucun ne signe d’elle. Il avait dû la perdre dans sa course effrénée à travers bois.
Los mains serrées sur la poignée de ses deux armes, il fit un tour complet sur lui-même, fouillant la blancheur du regard, l’oreille tendue, à l’affût d’un craquement de branche, d’un froissement dans les broussailles. Rien. Rien. Une brume épaisse s’élevant du sol enveloppait tout dans ses volutes blanches. Fallait-il appeler la femme ? Non. Peut-être avait-elle volontairement disparu, peut-être était-ce la coutume de laisser le chasseur seul face à sa proie au moment décisif ?
Il commença à se déplacer lentement vers la gauche, où la brume semblait un peu moins épaisse. Son plan était de revenir à son point de départ en décrivant un grand arc de cercle pour essayer de découvrir la cachette du steetmoy.
Tout était silencieux dans la forêt. Comme s’il y était le seul être vivant.
En contournant un boqueteau de jeunes arbres au tronc droit, si rapprochés les uns des autres qu’ils formaient une palissade, tout changea brusquement. Il découvrit une petite clairière au centre de laquelle se tenait la montagnarde. Elle regardait dans toutes les directions, comme si elle cherchait le steetmoy, ou bien le chasseur novice. Dekkeret la héla ; au même instant, le steetmoy surgit du bois, de l’autre côté.
La femme édentée, déjà tournée vers Dekkeret, pivota prestement sur elle-même pour faire face à l’animal furieux. Le steetmoy se dressa et l’écarta d’un grand coup de patte, la faisant tomber de tout son long. Le steetmoy passa devant Dekkeret pétrifié et poursuivit son chemin vers le bosquet le plus proche.
Il fallut un moment à Dekkeret pour reprendre ses esprits. Puis il se remit en mouvement, s’élançant un fois de plus à la poursuite du steetmoy, sentant que c’était sa dernière chance, que s’il perdait de nouveau l’animal de vue, il ne le reverrait plus.
Les muscles de ses cuisses et de ses mollets devenaient durs comme du bois ; il les sentait se contracter. En prenant un virage, il posa le pied sur un rocher plat, glissa et se tordit la cheville ; il sentit une douleur fulgurante se propager le long de sa jambe gauche. Mais il poursuivit son chemin. Le steetmoy ne semblait plus vouloir essayer de lui échapper ; il se contentait de courir droit devant lui. Ils arrivèrent ainsi dans une portion de la forêt assez dégagée pour que chacun marche aisément. Cela donnait un avantage à Dekkeret qui, même s’il n’était pas un bon coureur, aurait dû avancer plus vite que le steetmoy en terrain découvert.
Mais il était incapable de réduire la distance qui le séparait de sa proie. Il était encore plein d’énergie, mais ne savait quoi faire pour que les muscles rebelles de ses jambes le portent plus rapidement. Il devenait évident que le steetmoy allait encore lui échapper.
Il n’en fut rien. En arrivant devant un massif épais et touffu de végétaux, l’animal s’arrêta, choisissant inexplicablement, plutôt que de s’enfoncer dans le fourré, de faire face à son poursuivant. Avait-il décidé d’en finir une bonne fois pour toutes avec cet adversaire obstiné ? Était-il simplement fatigué de courir ? Dekkeret n’aurait jamais la réponse à ces questions. Il n’eut pas le temps de réfléchir. Avant de comprendre pleinement ce qui se passait, emporté par son élan, il se trouva pratiquement contre l’animal debout sur ses pattes de derrière, adossé à l’enchevêtrement végétal. Dekkeret entendit un grondement furieux et vit une patte massive se diriger vers lui. Il l’évita instinctivement et frappa, le poignard levé ; le steetmoy poussa un grognement de douleur. Dekkeret recula pour porter un autre coup et atteignit de nouveau sa cible. Des gouttes de sang écarlate jaillirent sur la douce fourrure blanche de la poitrine du steetmoy.
Dekkeret fit un pas en arrière, le souffle court. Un troisième coup de poignard serait-il nécessaire ? Devait-il utiliser la machette ?
Non. Non. Le steetmoy resta un moment debout en se balançant doucement d’un côté sur l’autre tandis que ses yeux brillants, bordés de rouge, commençaient à se voiler. Puis il s’affaissa. Dekkeret se pencha sur l’animal, osant à peine en croire ses yeux. Le steetmoy ne bougeait plus.
Il se retourna et se mit à crier à pleine gorge, les mains en porte-voix.
— Akbalik, où êtes-vous ? Je l’ai eu, Akbalik ! Je l’ai eu !
Une réponse étouffée lui parvint dans la brume, sans qu’il pût en comprendre le sens.
Il fit une nouvelle tentative.
— Akbalik ?
Pas de réponse cette fois. Les chasseurs non plus ne donnaient pas signe de vie. Où étaient-ils tous passés ? S’il laissait le steetmoy à l’endroit où il était tombé, ne risquait-il pas d’être dévoré avant son retour par des animaux nécrophages ?
Plusieurs minutes s’écoulèrent ; de gros flocons voletaient en tous sens. Dekkeret comprit qu’il ne pouvait pas rester là. Il se mit lentement en route, dans la direction d’où il pensait être venu, cherchant ses traces dans la neige. Au bout d’un moment, il reconnut le boqueteau aux arbres serrés, le contourna et découvrit une scène qui devait rester gravée dans son esprit jusqu’à la fin de ses jours.
Akbalik et quatre chasseurs des Marches se tenaient au centre d’une clairière. Une machette tachée de sang pendait au bout du bras d’Akbalik et la neige était souillée d’éclaboussures écarlates. Les hommes des Marches, en retrait, tournèrent vers Dekkeret un regard dur comme la pierre. La femme édentée gisait sur le dos, le ventre atrocement déchiqueté. Deux mètres plus loin se trouvait le corps d’un animal trapu, au museau tronqué, pratiquement coupé en deux par la machette d’Akbalik ; des taches de sang étaient visibles sur le groin.
— Akbalik ? fit Dekkeret, atterré. Que s’est-il passé ? Est-elle… ?
— Morte ? À ton avis ?
— C’est cet animal qui l’a tuée ? Comment s’appelle-t-il ?
— Un tumilat, d’après ce qu’ils disent. Un animal nécrophage, qui se nourrit de charognes. Il vit dans un terrier et il lui arrive de tuer quand il tombe sur un animal blessé ou mourant. Mais je ne comprends pas pourquoi un tumilat aurait attaqué quelqu’un qui…
— Non ! souffla Dekkeret d’une toute petite voix en portant la main à sa bouche. Non, non, non !
— Qu’y a-t-il, Dekkeret ? Que veux-tu dire ?
— Ce n’est pas le tumilat, murmura Dekkeret. C’est le steetmoy. En surgissant des arbres, il s’est trouvé face à elle et l’a jetée à terre d’un coup de patte. Il a poursuivi sa course et moi je l’ai suivi. J’ai fini par le rattraper et je l’ai tué. Mais je n’ai pas pris le temps de n’occuper de cette femme ; je l’ai laissée là, allongée, blessée peut-être, sans connaissance… Oh ! Akbalik ! Elle est complètement sortie de mon esprit… Et quand le tumilat est arrivé, il a vu qu’elle ne bougeait pas et… oh ! non !
Dekkeret baissa les yeux sur le manteau de neige qui recouvrait le paysage.
— Oh ! Akbalik ! répéta-t-il, glacé d’horreur. Oh !