8

 

— Voulez-vous me suivre, je vous prie, lord Prestimion, fit Navigorn de Hoikmar.

Il se trouvait en compagnie de Prestimion à l’entrée des tunnels de Sangamor, le dédale de salles souterraines aux parois émettant des radiations de couleurs éclatantes dont un Coronal, un millier d’années auparavant, avait ordonné la construction sur le versant occidental du Mont du Château.

— J’imagine que vous n’avez jamais eu l’occasion de venir ici, monseigneur, poursuivit Navigorn. C’est un lieu véritablement extraordinaire.

— Mon père m’y a amené quand j’étais tout petit, répondit Prestimion. Juste pour me montrer les jeux de couleurs sur les murs. Les tunnels ne servaient pas de prison depuis des siècles et des siècles.

— Depuis le règne de lord Amyntilir, en effet.

La sentinelle s’écarta pour les laisser passer. Navigorn posa la main sur la plaque métallique luisante fixée sur la porte ; elle s’ouvrit docilement sur une étroite galerie donnant accès aux tunnels proprement dits.

— L’endroit idéal pour des cachots ! Comme vous pouvez le constater, l’unique accès est ce couloir facile à garder. Et les tunnels se prolongent jusqu’à la base du Pic de Sangamor, un éperon rocheux si escarpé qu’il est impossible à escalader, impossible à atteindre autrement que par-dessous le sol.

— Je vois, fit Prestimion. Très ingénieux.

Il ne se donna pas la peine de dire à Navigorn que c’était la troisième fois qu’il venait dans les tunnels et non la seconde, que deux ans plus tôt, il avait lui-même été prisonnier dans ces galeries, le premier depuis des siècles, enfermé sur l’ordre de lord Korsibar, comme le fils de Confalume aimait à se faire appeler à l’époque. Qu’il y était resté enchaîné par les poignets et les chevilles au mur d’une salle de pierre dont chaque centimètre carré émettait en permanence de puissantes pulsations de lumière rouge, visible même quand il fermait les yeux. Ces flots implacables de lumière émis sans relâche s’étaient répercutés sur son cerveau d’une manière qui avait failli le rendre fou.

Prestimion n’aurait su dire combien de temps Korsibar l’avait gardé dans les fers. Trois ou quatre semaines au moins, mais il avait eu l’impression que cela durait de longs mois. Des années même. Il était sorti des tunnels affaibli et secoué, et il lui avait fallu longtemps pour s’en remettre.

Mais Navigorn ignorait tout cela. Le long séjour forcé de Prestimion dans les tunnels avait aussi été gommé de la mémoire collective. Sauf de la sienne, bien entendu.

Si seulement il pouvait oublier, lui aussi ! Mais le souvenir de ces moments terribles ne le quitterait jamais.

Aujourd’hui pourtant il était là en sa qualité de Coronal, non en tant que prisonnier. Navigorn l’accompagna dans la galerie en jacassant comme un guide consciencieux. Prestimion s’amusa de voir à quel point il prenait son rôle de geôlier au sérieux.

— Les murs, vous le voyez, monseigneur, sont tapissés d’un matériau ressemblant à de la pierre, mais qui est en réalité d’origine synthétique. Il a pour caractéristique d’émettre en permanence des flots de lumière colorée. Un secret scientifique des Anciens perdu, hélas, par nos contemporains.

— Comme tant d’autres, fit Prestimion. Mais j’avoue que je ne vois guère d’utilité à celui-ci.

— Ces couleurs sont d’une grande beauté, monseigneur.

— Jusqu’à un certain point. J’imagine qu’à la longue on peut devenir fou avec ces terribles pulsations de lumière qui jamais ne cessent.

— Peut-être. Mais pour une courte durée…

Son emprisonnement sur l’ordre de Korsibar n’avait pas été de courte durée, certainement pas, et l’impact répété sur ses cellules nerveuses des pulsations de lumière rubis avait, au fil des journées interminables, paru devoir être fatal. Prestimion n’avait pas eu le cœur d’infliger à Dantirya Sambail ce que Korsibar lui avait fait subir ; bien que les tunnels aient été la prison la plus sûre du Château et qu’il n’ait eu d’autre choix que d’y incarcérer le Procurateur, Prestimion avait veillé à ce que Dantirya Sambail soit enfermé dans une des salles les plus confortables.

Le bruit se propageait dans le Château, Prestimion le savait, que Dantirya Sambail était enchaîné de jour comme de nuit dans un sinistre cul-de-basse-fosse où il souffrait les pires tourments que les murs pouvaient infliger à un prisonnier. Il n’en était rien. Non seulement le Procurateur n’était pas attaché par des chaînes, comme Prestimion l’avait été, mais il était enfermé dans une geôle assez spacieuse pour qu’il pût y marcher librement, contenant un lit, un divan et même une table et un bureau. Les émanations des parois de son cachot n’étaient pas de celles qui cognaient sur le cerveau et meurtrissaient l’âme ; la lumière était d’un tendre vert jaune, alors que Prestimion avait dû supporter les pulsations incessantes d’implacables rayonnements rouges.

Il n’avait pas jugé utile de démentir les rumeurs. Que chacun croie ce qu’il voulait. Il n’aborderait avec personne le sujet de la situation de Dantirya Sambail. Il n’était pas mauvais pour un Coronal fraîchement sacré de susciter un certain malaise dans son entourage. Il traversa en compagnie de Navigorn une zone des tunnels éclairée par les pulsations d’une lumière vert jade sans éclat, dense comme l’eau des profondeurs de la mer, une autre où le rayonnement était d’un rose ardent, tranchant comme des lames de couteau, une autre encore d’un ocre sombre, oppressant, qui avait la force sourde de roulements de tambours. Ils commencèrent à monter, contournant le flanc de l’éperon rocheux du Pic de Sangamor ; Prestimion reconnut au passage – juste un coup d’œil, mais avec une violente répulsion – la violente lumière rubis du cachot où il avait été enfermé. La salle contiguë avait l’éclat brûlant du cuivre en fusion. Puis les couleurs s’adoucirent : cannelle, bleu jacinthe, aigue-marine, mauve.

Puis un jaune-vert doux et Prestimion se trouva à l’entrée de la salle où était détenu le Procurateur de Ni-moya.

Il avait différé cette visite autant que faire se pouvait, mais ne pouvait plus y échapper. Il fallait, à un moment ou à un autre, regarder les choses en face : Dantirya Sambail était emprisonné pour des crimes et des méfaits dont il ignorait tout. Prestimion ne savait pas encore de quelle manière aborder les paradoxes inhérents à cette situation, mais il savait que le moment était enfin venu de le faire.

 

— Alors, mon cousin ! s’écria Dantirya Sambail avec une jovialité peu crédible dès que Navigorn eut achevé la longue suite d’opérations commandant l’ouverture de la porte du cachot du Procurateur.

» On m’avait dit que vous viendriez me rendre visite aujourd’hui, mais j’ai cru qu’on annonçait cela pour me taquiner ou par méchanceté. Quel plaisir de contempler de nouveau ce jeune et beau visage, Prestimion !… Mais je devrais dire lord Prestimion, n’est-ce pas ? J’ai cru comprendre que votre couronnement avait déjà été célébré, même si, à la suite de quelque malentendu, je n’ai pas été invité à la cérémonie.

Le Procurateur tendit en souriant ses deux mains réunies aux poignets par un bracelet métallique et agita comiquement les doigts en une plaisante parodie du symbole de la constellation.

Prestimion savait qu’il pouvait s’attendre à tout ou presque de la part de Dantirya Sambail quand ils se trouveraient face à face. Mais ce semblant de jovialité ne figurait pas au nombre des plus fortes probabilités. C’est pour cette raison qu’il avait donné l’ordre de menotter le Procurateur avant son arrivée ; fort comme un taureau, Dantirya Sambail aurait pu être si furieux de son incarcération qu’il se serait jeté sur Prestimion dans un élan de folie meurtrière dès l’instant où le Coronal aurait posé le pied dans son cachot.

Mais non. Dantirya Sambail, les yeux pétillants, était tout sourire, tel un client d’une charmante auberge recevant un hôte dans sa chambre.

— Retirez-lui ses chaînes, ordonna Prestimion à Navigorn.

Après un instant d’hésitation, Navigorn s’exécuta. Prestimion se tenait prêt à se défendre au cas où la jovialité du Procurateur se serait muée en courroux dès que ses poignets auraient été libérés. Mais il resta où il était, au fond de la salle, entre le long divan bas et un bureau aux formes contournées sur lequel étaient posés en vrac une demi-douzaine de livres. Il paraissait parfaitement à son aise. Mais Prestimion ne savait que trop quels feux intenses pouvaient embraser l’âme de son lointain cousin.

Le rayonnement vert pâle, paisible et continu, produit par les murs enveloppait tout l’espace d’une atmosphère douce et sereine.

— Je me réjouis de voir que vous occupez une salle agréable, mon cousin. Vous auriez pu, je le crois, être infiniment plus mal logé dans ces tunnels.

— Vraiment, Prestimion ? Je ne saurais le dire… Mais oui, oui, elle est fort agréable. La lumière tamisée d’un vert délicat produite par les murs, le mobilier de qualité, les jolies dalles sur lesquelles je marche au cours des promenades quotidiennes qui me conduisent d’un bout de la salle à l’autre. Vous auriez pu être beaucoup moins bienveillant.

La voix était semblable à un ronronnement, mais il n’y avait pas à se méprendre sur la rage sous-jacente.

Prestimion observa le Procurateur avec attention. Il n’avait pas revu son visage depuis ce jour funeste à Thegomar Edge, où, Korsibar déjà vaincu et mort selon toute vraisemblance, Dantirya Sambail s’était présenté devant lui, un sabre dans une main, une cognée de bûcheron dans l’autre, et l’avait défié en combat singulier avec le trône pour enjeu. Et il avait failli lui ôter la vie avant que Prestimion, affaibli par un coup du plat du sabre sur les côtes, vienne à bout de lui en portant, d’un mouvement preste du poignet, un coup qui avait tranché les ligaments du bras brandissant la hache et un autre qui avait fait jaillir une longue traînée de sang sur l’avant-bras tenant le sabre. Ces blessures devaient être presque guéries, mais Dantirya Sambail portait certainement encore des bandages sous son ample chemise blousante de soie dorée.

Le Procurateur était magnifique dans sa laideur. Agé d’une cinquantaine d’années, corpulent, il avait une tête massive surmontant un cou de taureau et des épaules carrées. Sa peau était pâle, constellée d’une myriade de taches de son rutilantes. Son épaisse tignasse de rudes cheveux orangés descendait en une frange dense sur le gros dôme luisant de son front. Il avait un menton puissant, en galoche, un nez bulbeux et une bouche large et cruelle, étirée jusqu’aux commissures. C’était un visage bestial au milieu duquel brillaient des yeux violet-gris d’une surprenante douceur, des yeux remplis d’un improbable mélange de tendresse, de compassion et d’amour. Le contraste entre la sensibilité de ces yeux et la férocité des traits était ce qu’il y avait de plus effroyable en lui ; il laissait présager que cet homme pouvait jouer sur toute la gamme des émotions humaines, qu’il était prêt à adopter n’importe quelle attitude, pourvu qu’elle serve ses desseins implacables.

Il se tenait maintenant dans sa posture habituelle, sa grosse tête pointée vers l’avant, le torse crânement bombé, ses grosses jambes courtes très écartées pour lui procurer un maximum de stabilité. Même au repos, Dantirya Sambail était toujours en position d’attaque. De sa gigantesque cité natale de Ni-moya, sur le continent de Zimroel, il régnait en monarque virtuellement indépendant sur un domaine immense. Cela ne lui avait pas suffi, semblait-il ; il aspirait aussi au trône de Majipoor, du moins au privilège de choisir celui qui l’occupait. Dantirya Sambail était le cousin au troisième degré de Prestimion. Les deux hommes avaient toujours donné à leurs relations un ton de feinte cordialité que ni l’un ni l’autre n’éprouvait.

Il y eut un moment de silence que Prestimion ne chercha pas à rompre.

— Me feriez-vous l’honneur, monseigneur, reprit enfin Dantirya Sambail sur ce ton discrètement sarcastique qui trahissait une formidable maîtrise de soi, de m’indiquer combien de temps encore vous comptez m’offrir l’hospitalité en ce lieu ?

— Cela n’a pas encore été décidé, Dantirya Sambail.

— Il me faut assumer les devoirs de ma charge à Zimroel.

— Assurément. Mais il convient d’abord de traiter la question de votre culpabilité et de votre châtiment avant que je vous permette de les assumer de nouveau. Si je le fais.

— Ah ! fit Dantirya Sambail d’un ton grave, comme s’ils discutaient de la fabrication de vins fins ou de l’élevage de bidlaks. La question de ma culpabilité, dites-vous ? Et de mon châtiment ? De quoi donc serais-je coupable ? Et quel châtiment, précisément, avez-vous en tête pour moi ? Hein, monseigneur ? Il serait, je pense, fort aimable à vous de m’expliquer ces petites choses.

Prestimion lança un regard oblique à Navigorn.

— J’aimerais, Navigorn, m’entretenir un moment en privé avec le Procurateur.

Navigorn se rembrunit. Il était armé ; pas Prestimion. Il tourna fugitivement les yeux vers les chaînes du Procurateur ; Prestimion fit non de la tête. Navigorn se retira.

Si Dantirya Sambail avait l’intention de lui sauter à la gorge, c’était le moment. Le Procurateur était bien plus corpulent que Prestimion et mesurait une demi-tête de plus que lui ; il ne semblait pourtant pas avoir l’intention de commettre une telle folie. Il conservait la même posture agressive mais restait au fond de la salle, ses yeux améthyste d’une trompeuse beauté considérant Prestimion avec ce qui ne semblait rien d’autre qu’une aimable curiosité.

— Je suis tout à fait disposé à croire, si vous le dites, que j’ai commis des actes répréhensibles, commença posément Dantirya Sambail quand la porte du cachot se fut refermée. Si c’est le cas, eh bien, je suppose qu’il me faudra subir un châtiment. Mais comment se fait-il que je n’en sache rien ?

Prestimion ne répondit pas. Il se rendait compte que le silence n’avait que trop duré, mais c’était encore plus difficile qu’il ne l’avait imaginé.

— Alors ? fit Dantirya Sambail au bout d’un moment, d’une voix où perçait l’impatience. Voulez-vous me dire, cousin Prestimion, pourquoi vous m’avez fait enfermer ici ? Pour quelle raison, en vertu de quelle loi ? Je n’ai commis aucun crime qui mérite un tel traitement. Serait-ce parce que vous me soupçonnez vaguement de pouvoir vous susciter des embarras, maintenant que vous êtes Coronal, que vous m’avez emprisonné ?

Impossible de tergiverser plus longtemps.

— Il est de notoriété publique, par toute la planète, répondit Prestimion, que vous représentez un danger permanent pour la sécurité du royaume et pour celui, quel qu’il soit, qui occupe le trône. Mais ce n’est pas la raison de votre présence en ce lieu.

— Quelle est-elle ?

— Vous êtes incarcéré non pour ce que vous pourriez faire, mais pour ce que vous avez fait. À savoir haute trahison et actes de violence sur ma personne.

Une expression d’ahurissement total se peignit à ces mots sur le visage de Dantirya Sambail. Il ouvrit la bouche, battit des paupières et baissa la tête comme si le poids de ces charges devenait brusquement trop lourd à porter. Prestimion ne lui avait jamais vu une mine aussi abasourdie. L’espace d’un instant, il éprouva pour le Procurateur quelque chose qui s’apparentait à de la compassion.

— Êtes-vous devenu fou, cousin ? lança Dantirya Sambail d’une voix rauque.

— Loin de là. La paix a été violée, des actes illégitimes ont été commis. Il se trouve que vous n’avez pas conscience des péchés dont vous vous êtes rendu coupable ; cela ne signifie pas qu’ils n’ont pas été commis.

— Ah ! fit de nouveau Dantirya Sambail sans montrer le plus petit signe de compréhension.

— Votre corps porte des blessures, n’est-ce pas ? Une ici, l’autre là ?

Prestimion toucha l’aisselle gauche du Procurateur avant de faire courir sa main sur l’intérieur de l’autre bras, du coude au poignet.

— Oui, acquiesça Dantirya Sambail de mauvaise grâce. Je voulais justement vous demander…

— Vous avez reçu ces blessures de ma main, quand nous nous sommes affrontés sur le champ de bataille.

— Je n’en ai aucun souvenir, fit le Procurateur en secouant lentement la tête. Non. Non. Cela n’est jamais arrivé. Vous êtes fou, Prestimion. Par le Divin, je suis prisonnier d’un dément !

— Bien au contraire, cousin. Tout ce que je viens de dire est l’exacte vérité. Il y a eu des actes de trahison ; il y a eu un conflit entre nous ; j’ai failli y perdre la vie. Tout autre Coronal vous eût condamné à mort sans hésiter, ne fût-ce qu’un instant. Pour une cause indéterminée, due peut-être à nos liens de parenté, aussi lâches qu’ils soient, je ne puis me résoudre à le faire. Mais je ne puis non plus vous remettre en liberté… pas avant d’avoir reçu de vous l’assurance d’une loyauté absolue dans l’avenir. Et pourrais-je m’y fier si vous me la donniez ?

Le sang commençait à monter au visage de Dantirya Sambail, de sorte que la myriade de taches de son ressortait comme les marques enflammées d’une éruption généralisée. Ses doigts se crispaient nerveusement en un geste de frustration et de colère croissante. Un étrange et sourd grondement, lointain et indistinct, semblait monter des profondeurs de son énorme poitrine. Il rappela à Prestimion le son sourd et prolongé émis par le krokkotas encagé sur le marché de minuit de Bombifale. Mais Dantirya Sambail ne parlait pas ; peut-être, à cet instant, n’en était-il pas capable.

— La situation est fort étrange, Dantirya Sambail, poursuivit Prestimion. Vous n’avez pas souvenir de vos crimes, je le sais. Mais vous devez me croire quand j’affirme que vous n’en êtes pas moins coupable.

— On a trafiqué ma mémoire, c’est ça, l’histoire ?

— Je ne répondrai pas à cette question.

— Alors, c’est vrai. Mais pourquoi ? Comment avez-vous osé faire cela ? Prestimion, Prestimion, Prestimion, croyez-vous que vous êtes une sorte de dieu et moi une vulgaire fourmi pour vous permettre de me jeter en prison sous des charges inventées de toutes pièces et d’en profiter pour me tripatouiller le cerveau ? Cette mauvaise farce a assez duré. Vous voulez vous assurer de ma loyauté ? Vous l’avez dans la mesure où vous la méritez. J’ai fait preuve d’une incroyable patience, Prestimion, au long des jours, des semaines ou des mois où vous m’avez tenu enfermé ici. Laissez-moi sortir, cousin, ou ce sera la guerre entre nous. J’ai mes partisans, vous le savez, et leur nombre n’est pas négligeable.

— La guerre a déjà eu lieu, cousin. Je vous garde ici pour m’assurer qu’elle ne reprendra jamais.

— Sans un procès ? Sans même formuler contre moi des charges autres que ces vagues accusations de trahison et de tentative criminelle contre votre personne ?

Dantirya Sambail avait retrouvé son assurance, Prestimion le voyait. Son expression ahurie s’était effacée et il ne simulait plus la fureur. Il avait recouvré son calme effrayant, ce calme qui cachait un tempérament volcanique contenu par une farouche force intérieure.

— Ah ! Prestimion, vous me fâchez grandement et je me mettrais en colère si je n’avais le sentiment que vous avez perdu la tête et que c’est folie de s’emporter contre un dément.

Prestimion réfléchit à la manière de sortir de cette impasse. Fallait-il dire au Procurateur toute la vérité sur le voile d’oubli étendu sur le monde ? Non, non : ce serait tendre à Dantirya Sambail une lame dénudée et lui offrir sa gorge. Ce qui avait été fait à la mémoire du monde était un secret qui, à aucun prix, ne devait être divulgué.

Il ne pouvait non plus garder indéfiniment Dantirya Sambail dans les tunnels sans le poursuivre en jugement. Les propos du Procurateur sur ses partisans n’étaient pas des paroles en l’air ; son pouvoir était considérable sur l’autre continent. Si sa détention se prolongeait sans explications, de cette manière apparemment arbitraire, voire tyrannique, Prestimion risquait de se trouver embarqué sous peu dans une seconde guerre civile, opposant cette fois Alhanroel à Zimroel.

Mais un homme n’ayant pas le souvenir de ses actes ne pouvait être jugé en toute équité pour les crimes qu’il avait commis. Tel était le casse-tête dans lequel Prestimion s’était enfermé et qu’il se trouvait toujours incapable de résoudre.

Le moment était venu de se replier, de regrouper ses forces, de demander conseil à ses amis.

— J’avais un homme qui restait à mes côtés pour me servir, reprit Dantirya Sambail. Son nom était Mandralisca. Un homme bon, sincère et loyal. Où est-il, Prestimion ? J’aimerais qu’on me l’envoie si je dois rester enfermé ici. Il goûtait ma nourriture, voyez-vous, pour être sûr qu’elle ne contenait pas de poison. Sa belle jovialité me manque. Envoyez-le-moi, Prestimion.

— Oui, et vous pourrez chanter ensemble toute la nuit des chansons à boire, c’est cela ?

Il était presque comique d’entendre Dantirya Sambail qualifier de jovial le goûteur Mandralisca. Lui, le scélérat aux lèvres minces et aux yeux froids, ce fils de démons, cette tête de mort !

Prestimion n’avait aucunement l’intention de réunir ces deux scorpions. Mandralisca aussi avait joué un rôle funeste à Thegomar Edge d’où il avait été emmené sous bonne garde, crachant son venin sans discontinuer, blessé dans le duel qui l’avait opposé à Abrigant. Il se trouvait dans un autre cachot, infiniment moins agréable que celui de Dantirya Sambail, dans une zone éloignée des tunnels. Et il y resterait.

Cette conversation ne menait à rien. Prestimion se retourna vers la porte.

— Adieu, cousin. Nous reparlerons de tout cela.

Le Procurateur le regarda, bouche bée.

— Quoi ? Quoi ? Êtes-vous simplement venu pour me narguer ?

Le grondement de krokkotas se fit de nouveau entendre, une expression de rage sans mélange se peignit sur les traits de Dantirya Sambail dont les yeux conservaient une troublante douceur au milieu de ce masque de fureur déformant le visage. Prestimion ouvrit tranquillement la porte du cachot ; il sortit et la referma au moment où le Procurateur se ruait pesamment vers lui, les bras levés.

— Prestimion ! hurla-t-il en martelant la porte qui venait de lui claquer au nez. Prestimion ! Soyez maudit !