— On peut dire qu’il ne manque pas d’aplomb, grommela Septach Melayn tandis qu’ils sortaient de la forêt pluviale par la route du sud. « Ah ! oui, bien sûr ! Le célèbre Procurateur ! » poursuivit-il en imitant le prince Thaszthasz d’une irrésistible voix de fausset. « Un être en tout point remarquable ! Quelle saison mémorable, avec ces visites inopinées des plus grands personnages du royaume ! » Comme s’il n’avait pas entendu parler du blocus des ports. Ni de la ligne de démarcation que nous avons établie de Bailemoona à Stoien.
— Il le savait ! lança Abrigant d’une voix rauque. Bien sûr qu’il le savait ! Il n’a pas voulu entrer dans une querelle avec Dantirya Sambail, c’est tout. Je le comprends. Mais il lui incombait de retenir le Procurateur jusqu’à ce que…
— Non, coupa Prestimion. Nous en portons la responsabilité. Les autorités portuaires ont été avisées de le retenir si on le voyait, mais nous n’avons pas prévenu ceux qui, comme Thaszthasz, exercent l’autorité à l’intérieur des terres, le long de l’itinéraire probable de Dantirya Sambail. Nous voyons maintenant le résultat de cette négligence. En omettant de faire savoir que Dantirya Sambail est l’objet d’un avis de recherche, nous lui avons laissé la possibilité non seulement de passer à travers les mailles du filet pour atteindre la côte, mais de bénéficier sur le trajet de l’hospitalité des dirigeants des provinces qu’il traverse !
— Thaszthasz aurait dû savoir que nous cherchons à mettre la main sur lui, insista Abrigant. Il mérite d’être châtié pour avoir…
— Pour avoir quoi ? lança Gialaurys. Reçu le maître du continent occidental dans son palais et l’avoir invité à sa table ? Si nous ne faisons pas clairement savoir que Dantirya Sambail est un criminel qui doit être jugé pour ses forfaits, comment voulez-vous que les autres le devinent ? Même si Thaszthasz était au courant, poursuivit-il en secouant pesamment la tête, pourquoi s’en serait-il mêlé ? Il vaut mieux ne pas se faire un ennemi de Dantirya Sambail et Thaszthasz n’est pas homme à chercher les ennuis. Rien ne prouve d’ailleurs qu’il ait été au courant. Il vit dans sa forêt, se laisse bercer par le bruit de la pluie et rien d’autre ne compte Pour lui.
— Notre dernier espoir, glissa Maundigand-Klimd, est que quelqu’un ait eu le courage de mettre la main sur le Procurateur dans un des ports côtiers.
Personne n’ayant envie de rejeter cette possibilité, la discussion en resta là.
Les voyageurs abordaient le territoire de l’Aruachosia qui s’étendait le long du littoral méridional d’Alhanroel. La mer ne se trouvait qu’à quelques centaines de kilomètres et la brise leur apportait des bouffées d’air iodé et de chaleur étouffante. Ils traversaient une contrée chaude et humide où de vastes étendues marécageuses, infestées d’insectes et couvertes de buissons touffus de manganoza aux feuilles dentées étaient pratiquement inhabitables. Mais à l’ouest de la province une zone plus tempérée menait à Sippulgar, le principal port de la côte méridionale, qui marquait la limite entre l’Aruachosia et la province voisine de Stoien.
Sippulgar la Dorée, comme on disait toujours. Prestimion se dit que l’or avait été présent au long de ce périple : après les abeilles dorées de Bailemoona, les sables jaunes de Ketheron et les collines dorées d’Arvyanda, ils arrivaient maintenant à Sippulgar la Dorée. Cela était fort pittoresque en vérité, mais leurs efforts n’avaient assurément pas été récompensés par tout cet or. Dantirya Sambail leur avait filé entre les doigts, il avait gagné la côte sans encombre et probablement déjoué la surveillance des autorités portuaires. Il devait en ce moment naviguer en haute mer, à destination de son royaume de Zimroel d’où il serait pratiquement impossible de le déloger.
Cette poursuite obstinée avait-elle un sens ? Valait-il mieux y mettre un terme et regagner au plus vite le Château ? Le défi de Dantirya Sambail à son autorité n’était pas le seul problème, loin de là ; il y avait à l’évidence une véritable crise qui touchait la planète, un fléau, une épidémie. Mais le Coronal et ses proches conseillers battaient encore la campagne, s’épuisant dans une chasse à l’homme qui aurait pu être menée d’une manière plus efficace par d’autres moyens.
Et puis… Varaile… la grande question qui attendait une réponse…
Prestimion décida à cet instant de mettre un terme à la traque du Procurateur, mais à peine l’idée lui était-elle venue à l’esprit, il la repoussa. Il avait suivi la piste de Dantirya Sambail jusque-là, à travers le désert et la jungle, d’un pays doré à l’autre. Il irait jusqu’au bout de sa quête, au moins jusqu’à la côte où il pourrait peut-être trouver un témoin digne de foi qui l’informerait sur les mouvements du Procurateur. Sippulgar serait la dernière étape de ce voyage. Après Sippulgar, il reprendrait la route du Château pour assumer les devoirs de sa charge, pour retrouver Varaile.
Sippulgar était surnommée « la Dorée » car les façades de la multitude de ses constructions basses, de deux ou trois étages, étaient faites sans exception du grès doré extrait des carrières, au nord de la ville. De même que les feuilles à l’éclat métallique des arbres d’Arvyanda flamboyant sous le soleil des tropiques transformaient la région en un univers doré, la roche chaude, étincelant de particules de mica, brillait d’un jaune d’or éclatant aux rayons du soleil.
Sippulgar était véritablement une cité du grand Sud. L’air y était lourd et humide, les plantations bordant les rues et entourant les maisons se développaient avec exubérance et les fleurs offraient une débauche de couleurs, une multitude de nuances de rouge, de bleu, de jaune, de violet, d’orange, de bordeaux et même un noir chatoyant et si profond qu’il semblait être la quintessence de la couleur plutôt que son absence. Les habitants aussi étaient noirs, du moins basanés ; leur visage et leurs membres hâlés témoignaient de l’ardeur du soleil. Sippulgar était merveilleusement située, au fond d’un golfe bleu-vert s’étirant sur le rivage de la Mer Intérieure, sillonné de navires en provenance des quatre coins de la planète. Cette partie méridionale du littoral d’Alhanroel portait le nom de Côte de l’Encens, car tout ce qui y poussait exhalait des effluves odoriférants. La végétation basse le long du rivage qui produisait le khazzil et le baume appelé « himmam » aussi bien que les forêts de canneliers, de myrrhes, de thanibongs et de fithiis écarlates. Tout répandait une plénitude de senteurs aromatiques qui embaumaient l’air autour de Sippulgar.
L’arrivée de Prestimion était attendue. Il savait depuis le début de ce voyage dans le Sud qu’il atteindrait la côte à cet endroit, quel que fut l’itinéraire suivi à partir du Labyrinthe. À moins qu’on ne lui eût fourni en route des renseignements indiquant que Dantirya Sambail avait pris une autre direction. Le premier magistrat de la cité, qui portait le titre de Préfet royal, avait donc fait préparer une suite majestueuse dans le palais gouvernemental, un bâtiment imposant offrant une vue panoramique sur la baie.
— Nous sommes à votre disposition, monseigneur, déclara d’emblée le Préfet, pour satisfaire tous vos désirs, aussi bien matériels que spirituels.
Kameni Poteva était un homme de haute taille, au visage anguleux, qui n’avait pas une once de graisse et dont la robe blanche était décorée d’une paire de ces amulettes de jade appelées « rohillas » et d’une bande d’étoffe portant des symboles sacrés. Prestimion savait que Sippulgar était une cité portée à la superstition. On y adorait une divinité qui représentait le Temps, sous la forme d’un serpent ailé, avec la bouche féroce et les yeux étincelants du petit animal omnivore appelé « jakkabole ». En entrant dans la ville, Prestimion en avait vu des représentations sur plusieurs grandes places. Il y avait aussi des cultes exotiques, car Sippulgar était la cité d’accueil d’une colonie d’expatriés de différentes étoiles, des êtres dont la population totale sur Majipoor ne dépassait pas quelques centaines d’individus. Une rue entière du front de mer, avait-il entendu dire, était réservée à des temples consacrés aux divinités de ces exilés. Prestimion se promit d’y jeter un coup d’œil avant de poursuivre sa route.
Septach Melayn vint le trouver tandis qu’il se préparait pour le dîner de gala organisé en son honneur.
— J’ai un message de Ni-moya, signé d’Akbalik, annonça-t-il en tendant à Prestimion une enveloppe déjà décachetée. Une nouvelle surprenante : Dekkeret s’est engagé dans l’administration pontificale et embarqué pour Suvrael.
Prestimion considéra d’un air incrédule le message que tenait Septach Melayn, sans tendre la main pour le prendre.
— Qu’est-ce que tu as dit ? Je pense ne pas avoir bien compris.
— Tu n’as pas oublié que nous avons envoyé Akbalik à Ni-moya pour s’assurer que Dantirya Sambail ne fomentait pas des troubles sur Zimroel. Et qu’au moment du départ, j’ai suggéré que Dekkeret l’accompagne afin d’acquérir un peu d’expérience de la diplomatie ?
— Je m’en souviens, bien sûr. Mais qu’est-ce que cette histoire de poste dans l’administration pontificale ? Et quelle idée de partir à Suvrael ?
— Il a fait cela, apparemment, par pénitence.
— Par pénitence ?
Septach Melayn hocha lentement la tête en montrant du regard le message d’Akbalik.
— Ils chassaient le steetmoy dans les Marches de Khyntor – c’est moi qui leur en ai donné l’idée, je l’avoue – et un accident a eu lieu. Une montagnarde qui leur servait de guide a été tuée, à la suite d’une négligence de Dekkeret, j’imagine. C’est du moins ce dont le jeune homme semble persuadé. Quoi qu’il en soit, il avait si mauvaise conscience qu’il a décidé de partir pour l’endroit le plus désagréable de la planète en acceptant une mission difficile dans des conditions physiquement éprouvantes. Tout cela pour expier ce dont il se sentait responsable. Il a donc acheté un billet pour Suvrael. Akbalik a essayé de l’en dissuader, mais les fonctionnaires du Pontificat à Ni-moya cherchaient un jeune employé de la fonction publique acceptant la mission ridicule de découvrir pourquoi les Suvraeli n’avaient pas satisfait aux quotas d’exportation de bœuf. Quand un ami de Dekkeret travaillant dans les services du Pontificat découvrit qu’il irait de toute façon, des dispositions furent prises pour le mandater et il partit. Il doit être arrivé à Tolaghai maintenant ; le Divin seul sait quand il reviendra.
— Suvrael ! murmura Prestimion qui sentait la colère monter en lui. Une pénitence ! Le jeune imbécile ! Par tous les démons de Triggoin, qu’est-ce qui lui a pris ? Sa place est au Château, pas dans ce fichu désert ! S’il avait une faute à expier, que n’est-il parti sur l’île du Sommeil ? C’est ce qu’on fait en général et la traversée est bien plus courte !
— J’imagine que l’île lui semblait un endroit trop accueillant. À moins que cela ne lui soit pas venu à l’esprit.
— Akbalik aurait dû le lui suggérer… Suvrael ! Quelle idée ! J’avais des projets pour ce garçon ! J’en tiens Akbalik pour responsable !
— Dekkeret est très obstiné, Prestimion, tu le sais. S’il avait décidé d’aller à Suvrael, tu n’aurais pu toi-même l’en dissuader.
— Peut-être pas, répliqua Prestimion en s’efforçant sans grand succès de contenir son irritation.
Il pivota sur lui-même, se planta devant la fenêtre.
— Très bien, reprit-il, je m’occuperai du jeune Dekkeret à son retour, s’il revient un jour de sa mission de pénitence. Je lui en donnerai, moi, une pénitence ! Un rapport sur les exportations de viande de bœuf pour le compte du Pontificat ! Il y a eu plusieurs années de sécheresse à Suvrael, les pâturages ont été grillés et il a fallu abattre tout le bétail qu’on ne pouvait plus nourrir. Voilà pourquoi les exportations de bœuf ont chuté ! Quel besoin ont les fonctionnaires du Pontificat d’expédier quelqu’un sur place pour s’assurer de ce que tout le monde sait ? La sécheresse est terminée, si je ne me trompe. Qu’on leur donne deux ou trois ans pour reconstituer leur cheptel et ils exporteront les mêmes quantités de bœuf que…
— La question, Prestimion, n’est pas de savoir quels renseignements le Pontificat espérait glaner en envoyant quelqu’un là-bas. Le fond du problème est que Dekkeret a un sens élevé de l’honneur et qu’il s’est senti obligé d’expier ce qu’il croit être un terrible péché par des souffrances personnelles prolongées. Il est des faiblesses bien pires pour un jeune homme ; je te trouve injuste envers lui.
— Moi, injuste ?… Peut-être as-tu raison, reconnut Prestimion à contrecœur après un silence. Et Akbalik ? Où est-il et qu’a-t-il d’autre à nous apprendre ?
— Il a quitté Ni-moya et s’est embarqué pour Alaisor. Il nous rejoindra à l’endroit que tu lui indiqueras. Pour ce qui est du Procurateur, il n’a pas donné signe de vie à Ni-moya et, d’après ce qu’Akbalik a observé, il ne semble pas être encore arrivé à Zimroel.
— J’imagine qu’il est quelque part en mer, entre les deux continents. Nous nous occuperons de lui le moment venu. Autre chose ?
— Non, monseigneur.
Septach Melayn tendit la dépêche à Prestimion, qui la prit sans regarder et la lança sur une table. Il se retourna vers la fenêtre et contempla la mer d’un regard perçant, comme s’il pouvait voir la côte de Suvrael par-delà les flots.
Suvrael ! Dekkeret était parti à Suvrael !
Quelle bêtise ! Il s’était fait une haute opinion du jeune homme après la tentative d’assassinat de Normork ; il lui avait paru si solide, si vif, si prometteur. Et il était parti à Suvrael ! Peut-être fallait-il mettre cela sur le compte d’un romantisme juvénile. Prestimion eut une pensée compatissante pour le jeune exilé sur le continent méridional brûlé par le soleil, que tout le monde décrivait comme un lieu sinistre et aride où on ne trouvait que des dunes, des insectes agressifs et des vents brûlants.
Ces images évoquèrent à Prestimion sa propre traversée du désert du Valmambra, dans le nord d’Alhanroel, après la défaite du barrage de Mavestoi, aux heures les plus sombres de la guerre civile. Il avait atrocement souffert dans le désert ; délirant de fatigue et d’inanition, il y aurait certainement péri si deux ou trois jours de plus s’étaient écoulés avant qu’on le trouve. Cette interminable marche dans le désert avait été l’expérience la plus éprouvante de toute son existence.
On s’accordait pourtant à dire que le désert de Suvrael était dix fois pire que le Valmambra. Dans ce cas, Dekkeret trouverait certainement la rude épreuve à laquelle il aspirait pour purifier son âme. Mais s’il lui fallait cinq ans pour quitter Suvrael et revenir au Château ? Qu’en serait-il des promesses de sa jeunesse ? Et s’il devait mourir là-bas ? Prestimion avait, comme tout un chacun, entendu des récits de voyageurs inexpérimentés qui s’étaient égarés dans le désert et, privés d’eau dans la chaleur accablante de Suvrael, avaient trouvé la mort en quelques heures.
Dekkeret était certainement capable de se débrouiller. Et Septach Melayn avait raison : c’était une décision pardonnable chez quelqu’un d’aussi jeune. L’aventure de Suvrael, s’il y survivait, lui formerait le caractère. Elle s’endurcirait, lui donnerait à réfléchir sur le sens de la vie et de la mort, de la responsabilité et du devoir. Prestimion pouvait espérer que le jeune homme se pardonne rapidement la faute commise dans les Marches de Khyntor et qu’il regagne le Château dans un laps de temps raisonnable pour s’atteler aux tâches qui l’y attendaient.
À Sippulgar comme ailleurs, la question essentielle pour Prestimion était Dantirya Sambail. Le Préfet Kameni Poteva ne fut pas long à révéler qu’il ne savait rien sur le Procurateur.
— À votre demande, monseigneur, nous avons établi le blocus de tous les ports de la côte. Comme nous avions été informés de l’urgence de la situation, aucun navire à destination de Zimroel n’a quitté Sippulgar avant qu’une vérification minutieuse du manifeste des passagers ait été effectuée par mes agents. Aucune trace de Dantirya Sambail. Nous avons également contrôlé tous les navires appareillant vers d’autres ports de la côte d’où il est possible de s’embarquer pour Zimroel. Le résultat fut le même.
— Quels ports ? demanda Prestimion.
Le Préfet étala devant lui une carte du sud d’Alhanroel.
— Ils sont tous à l’ouest, monseigneur. Nous pouvons éliminer l’autre direction. Sippulgar, comme vous le voyez, est proche de la frontière de la province de Stoien et ici, vous avez l’Aruachosia orientale. Plus à l’est on trouve successivement les provinces de Vrist, Sethern, Kinorn et Lorgan. Le seul port d’importance sur toute cette portion du littoral est Glystrintai, dans la province de Vrist, et tous les navires qui quittent Glystrintai passent par ici. Si le Procurateur avait commis l’erreur de partir vers l’est en arrivant sur la côte, il serait revenu à Sippulgar et nous l’aurions appréhendé.
— Et à l’ouest ?
— À l’ouest, monseigneur, s’étend la province de Stoien, qui se poursuit par la péninsule de Stoienzar. Il ne se trouve sur cette côte de Stoien que quelques ports espacés ; la chaleur accablante, les insectes, les forêts impénétrables de palmiers-scies ont découragé la colonisation. Sur une distance de près de cinq mille kilomètres, il n’y a que quelques villes, Maximin, Karasat.
Gunduba, Slail et Porto Gambieris, toutes de taille modeste. Si le Procurateur, venant de Kajith Kabulon, a gagné une de ces villes et essayé de payer son passage à destination d’un port plus à l’ouest, nous l’aurions certainement appris. Mais personne ressemblant à Dantirya Sambail n’y a été vu.
— Et s’il n’était pas descendu jusqu’à la côte méridionale ? interrogea Septach Melayn. S’il avait bifurqué vers l’ouest en direction d’un des ports du nord de la péninsule ? Est-ce possible ?
— Oui. Difficile mais possible.
Du bout d’un long doigt osseux le Préfet traça une ligne sur la carte.
— Voici Kajith Kabulon. La seule bonne route au sortir de la forêt pluviale est celle qui part droit au sud, celle que vous avez prise. Mais il existe quelques routes secondaires, mal entretenues et d’une utilisation difficile, qui peuvent attirer un fugitif essayant d’échapper à la justice. Celle-ci, par exemple, qui traverse le centre de l’Aruachosia et part vers l’ouest en direction de la péninsule. S’il s’est bien débrouillé, le Procurateur a pu gagner une douzaine de ports sur le littoral nord de la péninsule. De là les choses peuvent avoir été plus faciles pour lui.
— Je vois, fit Prestimion en regardant fixement la carte.
La péninsule de Stoienzar, le domaine méridional du duc Oljebbin, s’avançait comme un pouce géant dans la mer. Au sud s’étendait la Mer Intérieure, dans la direction de Suvrael ; au nord se trouvaient les paisibles eaux tropicales du Golfe de Stoien dont la région côtière avait une des plus fortes concentrations de population de Majipoor. Une importante cité s’était développée tous les cent cinquante kilomètres et un chapelet de stations balnéaires, de centres agricoles et de villages de pêcheurs occupaient la quasi-totalité du territoire entre chacune de ces cités. Si Dantirya Sambail avait réussi à atteindre le littoral à un endroit quelconque, il avait fort bien pu trouver un marin vénal acceptant de le transporter jusqu’à Stoien, le port le plus important de la côte, d’où une flotte de navires reliait en permanence Alhanroel à Zimroel.
Stoien, comme tous les ports de la région où s’effectuait la navigation intercontinentale, était évidemment soumis au blocus. Mais dans quelle mesure était-il efficace ? Ces cités tropicales où il faisait bon vivre avaient de tout temps été des foyers notoires de corruption. Prestimion, dans le courant de ses études, avait découvert quelques exemples étonnants. Le gouverneur Gan Othiang, le maître du port de Khuif sous le règne du prédécesseur de Prankipin, avait ainsi institué une taxe personnelle en sus des droits de port appliqués à tous les navires marchands qui y faisaient escale. À sa mort, ses coffres remplis d’ivoire, de perles et de coquillages contenaient plus de richesses que le trésor municipal. Plus haut, à Yarnik, le maire, un certain Plusiper Pailiap, avait pris l’habitude de confisquer les biens des commerçants décédés dont les héritiers ne s’étaient pas fait connaître au bout de trois semaines. Le duc Satuns, le grand-père d’Oljebbin, avait été accusé à plusieurs reprises de détourner à son profit un pourcentage des droits de douanes, mais, pour des raisons restées obscures, les enquêtes n’avaient jamais abouti. Un millier d’années plus tôt, un préfet de Sippulgar avait entretenu clandestinement une flottille de bateaux pirates. Et ainsi de suite. Comme si quelque chose dans l’atmosphère suffocante mettait à mal la rectitude morale.
Prestimion repoussa la carte d’un geste brusque et se tourna vers Kameni Poteva.
— Combien de temps, à votre avis, aurait-il fallu à Dantirya Sambail, voyageant en flotteur, pour atteindre le port de Stoien à partir de… ?
Mais le comportement du Préfet était soudain devenu extrêmement bizarre. Kameni Poteva était un homme très nerveux – cela se voyait au premier coup d’œil –, mais la tension intérieure qui devait l’habiter perpétuellement semblait avoir atteint un degré proche du point de rupture. Sur son visage émacié aux traits accusés, où le soleil des tropiques semblait avoir brûlé toute la chair superflue, la peau était tellement tirée qu’elle paraissait devoir se déchirer. Un muscle sautait sur sa joue gauche, ses lèvres minces étaient agitées de frémissements et ses yeux ressortaient comme deux gros globes blancs sous le front basané. Kameni Poteva serrait les poings sur sa poitrine, les jointures des deux mains pressées les unes contre les autres sur les deux rohillas.
— Kameni Poteva ? fit Prestimion, alarmé.
— Pardonnez-moi, monseigneur… articula le Préfet d’une voix rauque. Pardonnez-moi…
— Que se passe-t-il ?
La seule réponse de Kameni Poteva fut un petit mouvement de la tête, un frisson plus qu’autre chose. Il cherchait désespérément à maîtriser les tremblements qui secouaient son corps.
— Dites quelque chose ! Voulez-vous du vin ?
— Monseigneur… oh ! monseigneur !… votre tête, monseigneur !
— Qu’est-ce qu’elle a, ma tête ?
— Oh ! pardonnez-moi… pardonnez-moi ! Prestimion se tourna vers Septach Melayn et Gialaurys. Était-ce encore un cas de folie, juste sous le nez du Coronal ? Oui. Oui. Certainement.
Dans le moment de flottement qui suivit, Maundigand-Klimd s’avança vivement, les bras tendus, et posa les mains sur les épaules du Préfet ; inclinant ses deux têtes pour les approcher à quelques centimètres du front de Kameni Poteva, le Su-Suheris prononça à voix basse quelques mots inintelligibles. Un charme, assurément. Prestimion crut voir une vapeur blanche apparaître entre les deux hommes.
Quelques secondes s’écoulèrent sans qu’un changement fut visible sur le visage de Kameni Poteva. Puis un long sifflement franchit les lèvres du Préfet, comme un ballon qui se dégonfle doucement, et son corps se détendit d’une manière perceptible. Kameni Poteva regarda fugitivement Prestimion avec des yeux hagards, le visage livide de honte et d’émotion, puis il détourna la tête.
— Monseigneur…, reprit-il au bout d’un moment, d’une voix basse, à peine audible. C’est tellement humiliant… J’implore humblement votre pardon…
— Que s’est-il donc passé ? Et ce que vous avez dit sur ma tête…
— Une hallucination, monseigneur, répondit le Préfet après un long silence douloureux.
Il tendit la main vers le flacon de vin ; Septach Melayn s’empressa de remplir une coupe qu’il vida d’un trait.
— Cela m’arrive maintenant deux ou trois fois par semaine, expliqua le Préfet. Je ne peux y échapper. J’ai fait des prières pour ne pas avoir de crise pendant que j’étais en votre compagnie, mais elles n’ont pas été exaucées. Votre tête, monseigneur… elle était gonflée, monstrueuse, près d’exploser… Et le Haut Conseiller, poursuivit-il en frissonnant, le regard fixé sur Septach Melayn. Ses bras et ses jambes étaient comme les pattes d’une araignée géante ! Il faut me relever de mes fonctions, ajouta-t-il en fermant les yeux. Je ne suis plus apte à servir l’État.
— Ne dites pas de bêtises, fit Prestimion. Vous avez besoin d’un peu de repos, c’est tout. Vos états de service sont excellents… Ces hallucinations, à quand remontent-elles ?
— Un mois et demi. Deux mois.
Le pauvre homme était au supplice. Incapable de regarder Prestimion en face, il gardait la tête baissée, le dos voûté, les épaules tombantes.
— Quand la crise me prend, je vois des choses horribles, monstrueuses. Des visions de cauchemar qui se succèdent pendant cinq, dix, parfois quinze minutes. Quand elles disparaissent, je prie pour que ce soit la dernière fois. Mais cela recommence toujours.
— Regardez-moi, fit Prestimion.
— Monseigneur…
— Regardez-moi, Kameni Poteva et répondez : vous n’êtes pas le seul à Sippulgar à souffrir de ces troubles, n’est-ce pas ?
— Pas le seul, non, répondit le Préfet d’une toute petite voix.
— C’est bien ce qu’il me semblait. Y a-t-il eu récemment de nombreux cas de personnes habituellement stables qui craquent, se comportent bizarrement ?
— Un certain nombre, oui… Un grand nombre, je suis au regret de le dire.
— Des décès ?
— Quelques-uns. Et des destructions de biens. J’ai dû commettre de graves péchés, monseigneur, pour attirer sur nous…
— Écoutez-moi, Kameni Poteva. Ce qui se passe n’est aucunement votre faute, vous comprenez ? N’en faites pas une affaire personnelle et ne considérez pas comme un déshonneur d’avoir eu cette crise en ma présence. De même que vous n’êtes pas le seul ici à avoir des hallucinations, Sippulgar n’est pas la seule cité touchée par ce fléau. Cela se produit partout, Kameni Poteva. Petit à petit, dirait-on, la folie gagne la planète. Je tenais à ce que vous le sachiez.
Le Préfet, apaisé, sembla-t-il, ébaucha un sourire.
— Si vous espérez me consoler avec ces paroles, monseigneur, je dois avouer que cela ne changera rien.
— J’imagine. Mais je tenais à le dire : c’est une épidémie, un phénomène universel. Nous ne savons pas encore quelle peut en être la cause, mais le problème nous préoccupe et nous sommes résolus à lui trouver une solution.
Prestimion entendit un toussotement forcé venant du côté de Septach Melayn. Il fusilla le Haut Conseiller du regard pour lui faire comprendre que ce n’était pas le moment de plaisanter.
Ce qu’il venait de dire était en partie vrai. Le problème les préoccupait et ils étaient résolus à lui trouver une solution. Mais quand et par quels moyens ? Chaque chose en son temps, se dit Prestimion. Lord Stiamot lui-même n’aurait pu faire plus vite.
Il ne semblait plus utile de poursuivre la traque du Procurateur en fuite. Prestimion savait qu’il pouvait battre encore longtemps la campagne sans réussir à rattraper Dantirya Sambail et qu’il ne suffirait pas de parcourir la planète en tout sens pour échapper aux démons qui s’agitaient en lui. Le moment était venu de regagner le Château.
Kameni Poteva remit le lendemain à Prestimion un dossier contenant tous les renseignements sur le fugitif qu’il était parvenu à glaner auprès de ses collègues des provinces de Stoien et de l’Aruachosia. Il ne contenait que des hypothèses approximatives, des rumeurs non confirmées et les rapports des administrateurs affirmant que Dantirya Sambail n’avait pas été vu dans leur province.
Il n’existait aucun témoignage digne de foi depuis le rapport transmis au prince Serithorn par son régisseur Haigan Harta, qui remontait à plusieurs mois ; et encore n’était-ce pas un témoignage direct. À part cela, pas grand-chose en vérité jusqu’à Ketheron, loin au sud, où Mandralisca avait été vu. Après quoi, leur piste disparaissait.
— Il ne reste que deux possibilités, déclara Septach Melayn. La première est qu’ils aient traversé Arvyanda et Kajith Kabulon sans se faire repérer et, comme le Préfet l’a suggéré, suivi une petite route en direction de la péninsule où ils se sont embarqués sur un navire à destination de Zimroel. Dans ce cas, ils naviguent actuellement entre Stoien et Piliplok. La seconde, puisqu’ils ne sont pas passés par Sippulgar et n’ont vraisemblablement pas pris la direction du levant, est qu’ils sont tombés dans des sables mouvants, qu’ils ont été engloutis et qu’on n’entendra plus jamais parler d’eux.
— Le Divin n’aurait pas tant de bonté pour nous, fit Prestimion.
— Tu as oublié une troisième possibilité, glissa Gialaurys en braquant sur Septach Melayn un regard brillant d’irritation. Ils ont pu sortir sains et saufs de la jungle de Kajith Kabulon, gagner la péninsule de Stoienzar et découvrir le blocus des ports. Ils se sont peut-être réfugiés dans une charmante localité de la péninsule pour attendre patiemment l’arrivée d’une flotte de secours dont ils auraient demandé l’envoi par un courrier.
— Cette idée me paraît intéressante, fit Abrigant.
— Oui, approuva Prestimion, cela lui ressemblerait bien. Il est capable d’une grande patience pour réaliser ses desseins. Mais nous ne pouvons pas fouiller tous les villages de Sippulgar à Stoien.
— Nous pourrions demander aux fonctionnaires du Pontificat de s’en charger, suggéra Septach Melayn.
— Nous pourrions, en effet. Et nous le ferons. Je penche personnellement pour la première hypothèse : il est passé entre les mailles de notre filet et vogue en ce moment vers Zimroel. Dans ce cas, nous serons bientôt informés de son arrivée. Dantirya Sambail n’est pas homme à garder longtemps le silence sur son territoire. Quoi qu’il en soit, je pense qu’il convient de regagner sans tarder le Château où nous avons du pain sur la planche.
— Avec ta permission, mon frère, glissa Abrigant, j’aimerais parler de Skakkenoir, un sujet qui me tient à cœur. Tu avais dit qu’après notre départ de Sippulgar, je pourrais me lancer à sa recherche.
— Skakkenoir ? fit Gialaurys.
— Un endroit qui pourrait se trouver dans la province de Vrist ou même plus à l’est, répondit Septach Melayn d’un ton où perçait un mépris discret. On dit que le sol est riche en fer et en cuivre que les plantes tirent de la terre atome par atome et que l’on peut récupérer en brûlant leurs branches et leurs feuilles. Le problème est que personne n’a jamais réussi à trouver cet endroit, car il n’existe pas.
— Si, il existe ! s’écria Abrigant avec passion. Lord Guadeloom en personne a envoyé une expédition pour le découvrir !
— Mais elle a échoué, à ce qu’il semble. Et personne d’autre ne s’est donné la peine de chercher Skakkenoir depuis plusieurs milliers d’années. Tu ferais mieux de renoncer à tes rêves de minerai de fer, Abrigant.
— Par le Divin, je…
— Silence, vous deux ! s’écria Prestimion, la main levée. Arrêtez avant d’en venir aux coups ! Ton âme ne connaîtra pas le repos avant d’avoir fait ce voyage, n’est-ce pas ? ajouta-t-il en se tournant vers son frère.
— Je le crains.
— Alors, si tu dois le faire, prends deux flotteurs, une douzaine d’hommes et pars à la recherche du fer de Skakkenoir. Le Préfet Kameni Poteva pourra peut-être te fournir des cartes.
— Tu te moques de moi, toi aussi, Prestimion ?
— Calme-toi, Abrigant. Je parlais sérieusement. Des renseignements sur cet endroit, si je ne me trompe, sont enfouis dans les archives de Sippulgar. Pose-lui au moins la question ; et tu pourras prendre la route. Mais j’y mets une condition.
— Laquelle ?
— Si, dans six mois, tu n’as pas trouvé Skakkenoir et ses sables métallifères, tu fais demi-tour et tu rentres au Château.
— Même si je suis à deux journées de voyage de mon but ?
— Comment pourras-tu le savoir ? Six mois, Abrigant. Pas une heure de plus. Jure-le.
— Si j’ai des renseignements précis indiquant que Skakkenoir est à un ou deux jours de route et que…
— Six mois jour pour jour. Jure-le.
— Prestimion…
— Six mois.
Prestimion tendit la main droite, celle à laquelle il portait l’anneau royal. Abrigant la considéra d’un air étonné, apparemment d’humeur rebelle. Puis il sembla se souvenir qu’ils n’étaient plus seulement frères, mais monarque et sujet ; il inclina lentement la tête et embrassa l’anneau.
— Six mois, Prestimion. Pas une heure de plus. Je reviendrai avec deux flotteurs remplis de minerai de fer.