Plus de trente années s’étaient écoulées depuis le dernier mariage royal au Château, celui de lord Confalume avec Roxivail, et aucun membre de l’entourage du Coronal n’était assez âgé pour se souvenir du cérémonial et du protocole. Les fonctionnaires concernés se plongèrent donc dans l’étude des archives ; Prestimion l’apprit et mit un terme à leurs recherches.
— Nous sommes capables d’organiser un mariage sans consulter les anciens pour savoir ce qu’il convient de faire, dit-il à Navigorn. De plus, le mariage de Confalume et Roxivail a-t-il été une si belle réussite pour que nous voulions le prendre pour modèle ?
— La damoiselle Varaile, répondit Navigorn avec une gravité pleine de tact, est en tout point différente de la Dame Roxivail, monseigneur.
Oui, se dit Prestimion. En tout point.
Il n’avait vu qu’une seule fois l’épouse vaniteuse et entêtée de Confalume, qui vivait séparée de l’ancien Coronal ; c’était à l’occasion des jeux du couronnement de son fils Korsibar, au tout début du court règne illégitime et désastreux du jeune prince. Petite et brune, extrêmement séduisante, Roxivail, avec l’aide de la sorcellerie, avait conservé un physique avantageux à un âge déjà avancé et Prestimion avait été frappé par sa beauté. Rien d’étonnant à cela : Roxivail ressemblait d’une manière extraordinaire à sa fille Thismet, au point qu’on eût dit la sœur aînée de la princesse plutôt que sa mère.
Son apparition inattendue aux jeux du couronnement, sa première visite au Château depuis une vingtaine d’années, avait redonné vie aux vieilles rumeurs. L’autoritaire et puissant Coronal n’avait pas été capable de dompter son épouse ; leur union, tumultueuse de bout en bout, s’était achevée quand Roxivail, quittant le Château avec fracas, était partie s’installer dans un palais luxueux, sur une île du golfe de Stoien. Elle n’en avait plus bougé jusqu’à ce voyage sur le Mont pour le couronnement de son fils. Au long de ces vingt années, Confalume avait régné sans compagne et élevé leurs jumeaux – des jumeaux dont personne, y compris leurs parents, ne se souvenait aujourd’hui. Pour ceux qui en avaient gardé le souvenir, le mariage de l’ancien Coronal avait été infécond autant que malheureux. Prestimion attendait beaucoup plus du sien.
Pour finir, c’est Prestimion en personne, avec l’aide de Navigorn et une quantité de conseils de Septach Melayn en matière de goût et de décoration, qui mit au point le déroulement des festivités. La noblesse du Château serait naturellement de la fête, mais aucun représentant des provinces. Il eût fallu, au même titre que tous les seigneurs provinciaux, inviter Dantirya Sambail et l’absence du Procurateur de Ni-moya eût été difficile à expliquer.
La Dame Therissa et le Pontife Confalume seraient évidemment conviés à la cérémonie, mais Prestimion supposait que leurs responsabilités et les énormes distances à parcourir les empêcheraient de se rendre au Château pour la deuxième fois en un peu plus d’un an ; de fait, ils firent parvenir leurs excuses et leurs vœux de bonheur. Ils seraient représentés par leurs délégués officiels au Château, la hiérarque Marcatain pour la Dame et Vologaz Sar pour le Pontife. La Dame Therissa réitéra son espoir d’une visite de Prestimion, accompagné de sa jeune épouse, dès que les devoirs de sa charge lui en laisseraient le loisir.
Varaile choisit comme demoiselles d’honneur quelques amies de Stee ; Prestimion serait accompagné par Septach Melayn, Gialaurys et Teotas. Son autre frère, Abrigant, aurait dû être de la fête, mais il était impossible de savoir s’il serait revenu à temps de sa quête du minerai de fer de Skakkenoir. Prestimion ne voulut pas retarder le mariage pour lui.
Il régla rapidement le problème de la naissance de Varaile et le fait qu’il ne semblait pas y avoir d’exemple dans les annales du Château qu’un Coronal eût pris une roturière pour épouse. Il manda Navigorn dans son bureau.
— Nous allons créer un nouveau duché, Navigorn ; je viens de signer les papiers. Veillez à ce que la procédure habituelle soit respectée.
Navigorn étudia le document que Prestimion lui tendait. La surprise et la consternation se peignirent sur son visage.
— Monseigneur ! Un duché pour cet abominable grippe-sou, ce répugnant…
— Du calme, Navigorn. N’oubliez pas que vous parlez du père de la future épouse du Coronal.
Horrifié par ses propres paroles, Navigorn marmonna une excuse d’une voix étranglée.
— Ce que vous venez de dire n’est pas faux, loin de là, reprit Prestimion en riant. Mais nous allons quand même conférer un titre de noblesse à Simbilon Khayf ; sa fille sera anoblie par la même occasion, ce qui nous permettra d’éluder un problème de protocole. Cela semble la solution la plus facile, Navigorn. De plus, il ne le saura même pas ; il a complètement perdu la tête, vous savez. Je pourrais aussi bien le nommer Coronal ou Pontife que lui donner un duché, cela ne changerait rien pour lui.
Cela soulevait un autre problème relatif au père de la mariée, à savoir que Simbilon Khayf n’était absolument pas en état d’apparaître en public. Bredouillant, ayant perdu tout sens de l’hygiène et de la bienséance, obnubilé par le besoin d’expier ses péchés, il faisait peine à voir. Même en pleine possession de ses moyens, il eût fait honte à Prestimion ; dans son état présent, il était hors de question qu’il assiste à la cérémonie. « Nous ferons savoir que sa santé ne le lui permet pas », déclara Varaile.
La question était réglée. Mais il ne se passait pas un jour sans qu’un nouvel obstacle surgisse.
La question, par exemple, du nombre de mages autres que Maundigand-Klimd invités à la cérémonie et le rôle qu’ils y joueraient. Si cela n’avait tenu qu’à Prestimion, il n’y en aurait eu aucun. Mais Gialaurys parvint à le convaincre de l’imprudence de cette position. Il fut convenu que tout un assortiment de sorciers seraient présents à la cérémonie, mais, à la requête de Prestimion, qu’ils se tiendraient à distance respectable de l’estrade et que leurs incantations seraient fondues dans une invocation générale.
Il convenait encore de trouver une fonction pour Serithorn, le premier pair du royaume, d’éviter qu’un nouveau flot de cadeaux inonde le Château alors qu’un grand nombre des présents du sacre n’avaient pas encore été déballés et de déterminer s’il fallait organiser de nouveaux jeux pour célébrer les noces du Coronal. Prestimion n’avait pas imaginé qu’il y aurait autant de détails à régler. Mais, d’une certaine manière, il s’en réjouissait. Cela lui évitait d’avoir à se tourmenter au sujet de l’épidémie de folie, de chercher désespérément le moyen de mettre la main sur l’introuvable Dantirya Sambail ou d’avoir à traiter les innombrables problèmes de routine soumis au Coronal dans le courant d’une semaine normale. Son entourage comprenait que le mariage avait, dans l’immédiat, la priorité sur le reste.
Enfin, il se trouva sur la haute estrade de la Chapelle de lord Apsimar, où se tenaient traditionnellement les cérémonies nuptiales, encadré par Marcatain, représentant la Dame de l’île, et Vologaz Sar, le légat du Pontife. Face à lui se tenait Varaile. Autour d’eux était assemblée une foule de grands du royaume en tenue d’apparat, au milieu desquels Septach Melayn, en marieur comblé, rayonnait de satisfaction. Les paroles traditionnelles furent prononcées, les anneaux échangés, l’hymne nuptial de lord Stangard s’éleva de toutes les poitrines.
Varaile était son épouse.
Du moins, elle le serait, au vrai sens du terme, quelques heures plus tard, quand les festivités seraient achevées et qu’ils se retrouveraient enfin seuls.
Il y avait une suite de pièces somptueuses adjacentes à l’appartement de Prestimion, qui avaient été réservées à l’usage de la dame Roxivail au temps de son mariage avec Confalume. Après le départ de Roxivail, le Coronal n’avait pas souhaité que cette suite soit occupée par quelqu’un d’autre. Supposant que Varaile allait s’y installer et que le couple royal y passerait sa nuit de noces, les chambellans de la cour s’étaient donné beaucoup de mal pour réaménager la suite et la redécorer après deux décennies d’inoccupation.
Redoutant pour leur première nuit que la suite Roxivail leur porte malheur, Prestimion préféra s’installer dans l’appartement de la Tour Munnerak, la construction de brique blanche dans l’aile orientale du Château, où il avait vécu quand il n’était qu’un des princes du Château. Ce lieu n’avait pas la splendeur majestueuse de la suite destinée au Coronal, mais Prestimion n’avait que faire, cette nuit-là, de splendeur majestueuse, et il soupçonnait qu’il en allait de même pour Varaile. L’appartement était fort agréable, avec ses pièces spacieuses aux fenêtres voûtées offrant une vue merveilleuse sur les pentes du Mont et l’abîme connu sous le nom de Saut de Morpin. La baignoire, énorme, était faite de gros blocs de marbre noir de Khyntor si adroitement assemblés par les artisans qu’il était impossible de distinguer les joints. C’est dans cet appartement que Prestimion conduisit sa jeune épouse ; c’est là qu’il attendit, dans la petite pièce qui lui avait servi de bureau et de bibliothèque, pendant qu’elle prenait un bain pour chasser la fatigue de la longue journée.
Il eut l’impression d’attendre dix ans avant qu’elle l’appelle. Mais il entendit enfin sa voix.
Varaile attendait dans la chambre où avait été préparée la couche nuptiale, un lit magnifique, de dimensions royales, sculpté dans l’ébène la plus noire de Rialmar, sous un baldaquin garni de la dentelle la plus fine de Makroposopos. En suivant le couloir qui menait à la chambre, Prestimion sentit la terreur l’envahir à l’idée que l’ombre de Thismet allait s’interposer entre sa jeune épouse et lui au moment crucial ; mais quand il ouvrit la porte et vit Varaile au pied du lit, baignant dans la douce lumière dorée de trois cierges écarlates plus hauts qu’elle, Thismet, à cet instant, ne fut plus qu’un nom, un souvenir très cher mais lointain, l’ombre d’une ombre.
Au sortir de son bain, Varaile avait mis un déshabillé transparent de soie blanche, retenu à l’épaule par une broche d’or tressé. Prestimion apprécia la décence qui avait poussé la jeune mariée à se couvrir avant d’entrer dans la chambre nuptiale. Mais en découvrant ses formes souples et pleines à travers le voile arachnéen, il comprit que la pudeur n’en était pas la seule raison. Transporté de joie, il s’avança vers elle.
Une lueur d’inquiétude, de peur même, traversa le regard de Varaile. Elle s’évanouit aussi vite qu’elle était apparue.
— L’épouse du Coronal, murmura Varaile, comme si elle ne pouvait y croire. Est-ce possible ?… Oui, poursuivit-elle sans lui laisser le temps de répondre. Oui, c’est possible. Viens, Prestimion.
Elle porta la main à son épaule.
Le déshabillé tomba par terre avec un bruissement léger.