12

 

Le convoi royal rentra au Château par l’itinéraire le plus court et le plus rapide, sans faire d’étapes. Des courriers le précédaient pour dégager les routes en direction du nord. Pas d’entretiens cette fois avec les seigneurs et les administrateurs locaux, pas de banquets officiels, pas de visites guidées des merveilles de la région. La route, jour après jour, à travers les provinces du Sud jusqu’au Labyrinthe, puis le long de la vallée de la Glayge jusqu’au Mont du Château. Mais, pour Prestimion, ce voyage semblait durer une éternité ; son esprit bouillonnait à la pensée de tout ce qui l’attendait au Château.

Il vit enfin la masse du Mont emplir le ciel et l’ascension familière commença par Amblemorn, la première Cité des Pentes. La route rapide de l’est passait par Morvole et Normork, la cité natale de Dekkeret, longeait Bibiroon Sweep, la Barrière de Tolingar et le merveilleux jardin que lord Havilbove avait conçu trois mille ans auparavant. Elle traversait ensuite l’anneau des Cités Libres jusqu’à Ertsud Grand, où la pente s’accentuait et où le Mont devenait une masse de granit gris pointé vers la couche de nuages qui s’étalait au-dessous du sommet. Minimool, Hoikmar, la zone nuageuse, froide et humide, des Cités Intérieures. Puis les flèches étincelantes de Bombifale avant d’aborder le royaume du soleil éternel, juste avant les Cités Hautes. À cette altitude de près de quarante mille mètres les immensités des plaines d’Alhanroel se déployaient sous eux comme une carte géante sur laquelle les plus grandes mégalopoles étaient réduites à un point sombre. Le convoi s’engagea sur la route sommitale, revêtue de dalles d’un rouge vif, qui le mena de Bombifale à High Morpin où le Château leur apparut enfin. Sur la route en lacet qui s’élevait vers la pointe de la montagne ils parcoururent les quinze derniers kilomètres de la Route de Grand Calintane, au milieu de la splendeur de la myriade de fleurs qui s’épanouissaient jour après jour au pied des cimes et des éperons rocheux aux formes fantastiques.

Une foule importante les attendait sur la Place Dizimaule, un grand concours de peuple massé sur les pavés de porcelaine verte, avec la masse stupéfiante du Château aux quarante mille pièces à l’arrière-plan. Navigorn, qui avait exercé la régence en l’absence de Prestimion, fut le premier à l’étreindre. Teotas, le frère du Coronal, était là aussi, avec Serithorn, les conseillers Belditan, Dembitave, Yegan, d’autres encore et les membres du gouvernement de Confalume restés au Château. Mais il manquait une personne.

— Et la damoiselle Varaile, Navigorn ? demanda discrètement Prestimion au régent tandis qu’ils franchissaient l’Arche de Dizimaule pour se diriger vers le Clos de Vildivar et les bâtiments du Château Intérieur. Comment a-t-elle supporté mon absence ? Et pourquoi n’était-elle pas à la porte du Château pour m’accueillir ?

— Elle va fort bien, monseigneur. Elle vous donnera elle-même les raisons pour lesquelles elle n’était pas là pour vous accueillir. Tout ce que je puis dire, c’est qu’elle était invitée et qu’elle a préféré ne pas venir.

— Elle a préféré ne pas venir ? Qu’est-ce que cela signifie, Navigorn ?

Le régent se contenta de répéter qu’il entendrait les explications de Varaile de sa propre bouche.

Ce qui ne put se faire immédiatement, au grand déplaisir de Prestimion.

Certaines obligations rituelles marquaient le retour du Coronal au Château après une longue absence ; il lui incombait ensuite de passer dans son bureau afin de s’informer des affaires en souffrance les plus urgentes, puis d’en faire part à son Conseil. Ce n’est qu’après tout cela qu’il serait libre de vaquer à ses affaires personnelles.

Le rituel du retour fut accompli d’une manière si expéditive et désinvolte que Serithorn lui-même en paru choqué. Les mémorandums composés des extraits de la masse de rapports en provenance de toutes les régions de la planète ne furent pas aussi faciles à escamoter, mais Prestimion gagna du temps en concentrant la plus grande partie de son attention sur les résumés préparés par les services du Pontificat – des extraits d’extraits –, probablement sélectionnés pour leur importance avant d’être transmis au Château. Ce qu’il y trouva était consternant : des récits de comportements de démence en forte augmentation dans toutes les provinces, des bandes d’illuminés battant la campagne, d’autres bandes moins pacifiques fomentant des émeutes et causant des troubles de l’ordre public, des incendies, des crimes de sang, le tableau cauchemardesque d’un chaos rampant. Précisément ce qu’il avait dit, dans un moment d’inattention, au Préfet Kameni Poteva : petit à petit, semblait-il, le monde était gagné par la folie.

Il n’y avait apparemment aucune nouvelle de Dantirya Sambail. De retour de Ni-moya, Akbalik attendait une nouvelle mission dans le port d’Alaisor. Dekkeret, selon toute évidence, se trouvait encore à Suvrael. Abrigant n’avait pas encore envoyé de rapport sur son expédition vers Skakkenoir. Il y avait un message de l’Ile du Sommeil, signé de la princesse Therissa, qui souhaitait qu’il lui rende visite aussi rapidement que l’ampleur de sa tâche le lui permettrait. Prestimion reconnut que la démarche était opportune. Il ne l’avait pas vue depuis de longs mois ; mais ce voyage devrait attendre.

Vint ensuite la réunion du Conseil, qui dura près d’une heure. Le rapport de Navigorn revint sur les sujets dont Prestimion avait pris connaissance dans son bureau. Quand le régent eut terminé son exposé, les autres membres du Conseil exprimèrent leur préoccupation devant la recrudescence de la vague de folie qui frappait la planète. Gialaurys proposa de convoquer les grands sorciers de Triggoin au Château pour une consultation pouvant déboucher sur un remède. Mise aux voix, la proposition fut acceptée à une large majorité, malgré l’objection formulée par Prestimion qui déclara avoir espéré réduire l’influence de la superstition et non remettre le gouvernement aux mains des mages. Mais il reconnaissait en son for intérieur la valeur de la sorcellerie bien exploitée et ne savait que trop bien quelle pouvait être l’efficacité des incantations d’hommes tels que Gominik Halvor et son fils Heszmon Gorse. Il finit donc par donner son assentiment à la proposition de Gialaurys.

Invoquant la fatigue du voyage, il leva la séance et se retira dans ses appartements.

— Demandez à la damoiselle Varaile, dit-il au majordome Nilgir Sumanand, si elle accepte de dîner ce soir avec le Coronal.

 

Elle était aussi belle que dans les souvenirs de Prestimion ; plus belle encore. Mais elle avait changé. Il y avait quelque chose de différent dans l’expression de son regard et dans sa mâchoire, et elle gardait les lèvres pincées d’une manière que Prestimion ne lui avait jamais vue.

Varaile, qui n’était encore qu’une jeune fille quand il l’avait vue à Stee, pour la première fois, avait maintenant passé le cap des vingt ans. Peut-être les derniers vestiges de l’adolescence étaient-ils en train de s’effacer dans la transition vers l’âge adulte. Mais non… non, il semblait y avoir autre chose.

De la nervosité, sans doute, se dit Prestimion. Elle, d’humble extraction ; lui, le souverain. Elle, une femme ; lui, un homme. Seuls dans les appartements privés du Coronal. Ils se connaissaient à peine et pourtant, lors de leur dernière rencontre, ils avaient conclu une manière d’accord que ni l’un ni l’autre n’avait voulu formuler, mais qui impliquait clairement une union future. Au long des mois qui venaient de s’écouler, ils avaient tous deux eu largement le temps de tourner et retourner dans leur tête les quelques mots échangés après la réception royale où le père de la jeune fille avait été honoré.

Pour la mettre à l’aise, il entama la conversation sur un ton qu’il espérait assez badin.

— J’avais dit, la dernière fois que nous nous sommes vus, que nous dînerions ensemble dès mon retour du Labyrinthe. J’avais malheureusement omis d’ajouter que je descendrais jusqu’à Sippulgar avant de revenir au Château.

— Je commençais à me poser des questions à mesure que les semaines s’écoulaient, monseigneur. Mais le seigneur Navigorn m’a informée que vous prolongiez votre voyage et que vous ne seriez peut-être pas de retour avant plusieurs mois. Il a ajouté que c’était une mission de la plus haute importance, qui vous conduirait aux limites du continent.

— Navigorn vous a-t-il dit jusqu’où j’allais et pourquoi ?

— Oh ! non ! s’écria-t-elle, visiblement surprise. Et je n’ai rien demandé. Je n’ai pas à être dans le secret des affaires du royaume ; je ne suis qu’une simple citoyenne, monseigneur.

— Certes, mais vous êtes aussi aujourd’hui une dame de la cour. Les dames de la cour apprennent bien des choses dont les simples citoyennes n’ont jamais connaissance, même en rêve.

C’était dit sur le ton de la plaisanterie, mais Varaile ne se dérida point. Il y a décidément quelque chose qui ne va pas, se dit Prestimion. Une certaine tension était inévitable dans les circonstances de cette soirée ; il n’y échappait pas lui-même. Mais Prestimion avait été impressionné lors de leurs précédentes rencontres par le calme étonnant de Varaile, son exceptionnelle maîtrise de soi pour une personne de son âge. Elle donnait l’impression qu’aucune situation, aussi délicate fut-elle, ne lui serait impossible à contrôler. La jeune femme au visage fermé qui se tenait face à lui était raide et mal à l’aise ; sur ses gardes, elle semblait peser chaque mot qu’elle prononçait.

— Quoi qu’il en soit, reprit-elle, j’ai pensé qu’il serait déplacé de poser des questions. Puis-je maintenant me permettre de demander si ce voyage a été fructueux ?

— Oui et non. Mon entretien avec le Pontife s’est bien passé. Après quoi, j’ai visité des lieux étranges et intéressants, j’ai rencontré ceux qui en ont la charge ; de cela aussi je suis satisfait. Mais je poursuivais un autre but : retrouver la trace d’un puissant seigneur dont le comportement met en péril la stabilité du royaume. Savez-vous de qui je parle, Varaile ? Non ? Vous l’apprendrez un jour ou l’autre. Quoi qu’il en soit, je ne l’ai pas retrouvé. Il est passé à travers les mailles de notre filet.

— J’en suis navrée, monseigneur !

— Moi aussi, croyez-le.

L’attention de Prestimion fut attirée par la simplicité et la sobriété de sa mise : une robe de soirée convenant à un tête-à-tête avec le Coronal, mais d’un beige terne qui semblait mal assorti à son teint éclatant, et pour tout bijou un fin bracelet d’argent. Quant à sa magnifique chevelure, elle était ramassée derrière la tête d’une manière qui ne la mettait pas en valeur.

Ces retrouvailles longtemps attendues prenaient un tour peu prometteur. Un peu de vin et de nourriture permettraient peut-être de détendre l’atmosphère ; Prestimion appela Nilgir Sumanand.

Le majordome avait tout préparé dans l’antichambre : un festin digne d’un roi. Mais Varaile ne faisait que picorer et buvait du bout des lèvres.

— Il semble y avoir un problème, Varaile, dit enfin Prestimion, après avoir essayé à plusieurs reprises de ranimer une conversation languissante. Que se passe-t-il ? Vous semblez à des années-lumière d’ici.

— Vraiment, monseigneur ? Je ne saurais trop vous remercier de cette invitation et je ne voudrais pas…

— Appelez-moi Prestimion.

— Monseigneur ! Comment pourrais-je ?

— Facilement : c’est mon nom. Un peu long peut-être, mais pas difficile à prononcer : Pres-ti-mion. Essayez.

— Ce n’est pas bien, monseigneur, répondit-elle, au bord des larmes. Vous êtes le Coronal et je ne suis personne. Et puis, nous nous connaissons à peine. Vous appeler par votre prénom, comme cela…

— N’en parlons plus.

Il commençait à ressentir un certain agacement. Était-ce pour l’humeur maussade de Varaile et sa froideur ou pour la maladresse avec laquelle il conduisait cette conversation, il n’aurait su le dire.

— Je vous ai demandé il y a une minute, reprit-il non sans brusquerie, de me dire ce qui n’allait pas. Vous avez éludé la question. Avez-vous peur de moi ? Ou considérez-vous qu’il n’est pas séant que nous soyons seuls ce soir ?… Par le Divin, Varaile, vous n’êtes pas tombée amoureuse d’un autre pendant mon absence ?

Il vit à son expression que ce n’était pas cela non plus.

— Vous avez changé pendant que j’étais loin du Château, reprit-il. Dites-moi ce qui s’est passé.

Elle hésita avant de répondre.

— C’est mon père, dit-elle enfin, d’une voix si faible qu’il eut de la peine à comprendre.

— Votre père ? Que lui est-il arrivé ?

Varaile détourna la tête ; une dizaine de folles suppositions traversèrent l’esprit de Prestimion en même temps. Simbilon Khayf était-il gravement malade ? Mort, même ? Avait-il fait faillite du jour au lendemain à la suite de l’échec d’une de ses misérables combines ? Ou encore mis Varaile en garde contre des avances du jeune et séduisant Coronal ?

— Il a perdu l’esprit, monseigneur. Ce fléau… cette folie qui s’empare de la planète…

— Non ! Lui aussi !

— Tout est allé très vite. Il était à Stee quand cela a commencé et moi au Château, bien sûr. J’ai eu de ses nouvelles ; tout allait bien. Il avait des transactions en vue, il voyait ses agents, ses mandataires, il s’apprêtait à prendre le contrôle d’une société, enfin, ses activités habituelles. Le lendemain, tout avait changé. Vous vous souvenez de ses cheveux, sa grande fierté ? Prokel Ikabarin, son bras droit, est toujours le premier au bureau, le matin. En arrivant ce jour-là, Prokel Ikabarin a trouvé mon père agenouillé devant son bureau, en train de se couper les cheveux. Il a demandé à Prokel Ikabarin de l’aider et lui a tendu les ciseaux pour dégager les endroits qu’il ne pouvait atteindre. Il ne restait plus grand-chose à couper.

À ces mots, une violente envie de rire saisit Prestimion. Il tourna la tête pour dissimuler son visage à Varaile.

L’extravagant et ridicule amoncellement de cheveux argentés du banquier n’était plus qu’un souvenir ? Il avait le crâne rasé ? Quelle folie plus savoureuse aurait pu frapper Simbilon Khayf ?

Mais le pire était à venir.

— Quand tous ses cheveux ont été coupés, reprit Varaile, il a annoncé que sa vie avait été un gâchis désastreux, qu’il se repentait de sa cupidité, qu’il devait distribuer sans attendre ses richesses aux pauvres et consacrer sa vie à la méditation et à la prière. Là-dessus, il a envoyé Prokel Ikabarin chercher ses plus proches conseillers et a entrepris de faire don de ses biens aux organisations charitables dont le nom lui venait à l’esprit. Il a cédé la moitié de sa fortune en dix minutes. Puis il est parti demander l’aumône dans la ville en robe de mendiant.

— Ce que vous dites n’est pas facile à croire, Varaile.

— Pensez-vous que ce le fut pour moi, monseigneur ? Je sais quel genre d’homme était mon père ; je ne me suis jamais fait la moindre illusion sur lui. Mais il ne m’appartenait pas de lui faire la morale et je ne crachais pas sur les richesses. Quand on est venu m’en informer au Château – je suis restée ici pendant toute votre absence, monseigneur –, quand on est venu me dire que mon père parcourait les rues de Stee en guenilles et qu’il mendiait aux passants quelques pesants de cuivre pour son prochain repas, j’ai d’abord cru à une mauvaise plaisanterie. Et puis… et puis d’autres nouvelles sont arrivées et je me suis rendue à Stee pour voir par moi-même…

— Il a tout donné ? L’hôtel particulier aussi ?

— Il avait oublié l’hôtel particulier. Heureusement, sinon que seraient devenus tous nos domestiques, jetés à la rue du jour au lendemain ? Voulait-il faire d’eux aussi des mendiants ? Non, il n’a pas pu distribuer tous ses biens ; il avait le cerveau trop embrumé. Des milliers de royaux sont partis… des millions peut-être, mais il en reste beaucoup. Il contrôle encore des dizaines de sociétés, des banques sur toute la planète, de vastes domaines dans sept ou huit provinces. Mais il est devenu inapte à gérer ses biens. J’ai dû prendre un administrateur ; je ne peux pas le faire toute seule, comprenez-vous ? Et il est fou, il est complètement fou ! Oh ! Prestimion, Prestimion ! J’avais conscience de tous les défauts de mon père : sa vanité, son avidité, la dureté avec laquelle il traitait ceux qui se mettaient en travers de sa route. Mais… mais c’est mon père, Prestimion. Je l’aime et ce qui lui est arrivé est tellement affreux…

Il n’avait pas échappé à Prestimion que Varaile commençait à l’appeler par son prénom.

— Où est-il en ce moment ?

— Au Château. J’ai demandé au seigneur Navigorn de le faire venir ici ; s’il était resté dans les rues de Stee, on lui aurait fait du mal. Il est logé dans une aile du Château, sous bonne garde. Je vais le voir tous les jours, mais c’est à peine s’il me reconnaît. Je crois qu’il ne sait plus qui il est. Ni qui il était.

— Permettez-moi de vous accompagner demain.

— Croyez-vous vraiment qu’il soit utile de…

— Oui. C’est votre père. Et vous êtes…

Inutile d’achever sa phrase. Les barrières élevées entre eux par Varaile avaient disparu ; l’expression de son regard était totalement différente.

Le moment est venu, se dit Prestimion, de rendre les choses parfaitement claires entre nous.

— En vous invitant ce soir, mon intention était de faire une sorte de discours sur l’importance de passer plus de temps ensemble, d’apprendre à nous connaître et ainsi de suite. Il n’y aura pas de discours. J’ai eu largement le temps, au long de tous ces mois où j’ai visité des endroits comme Ketheron, Arvyanda ou Sippulgar, d’apprendre à vous connaître.

— Prestimion… ? murmura-t-elle avec appréhension.

Les mots franchirent les lèvres de Prestimion en se bousculant.

— J’ai vécu assez longtemps seul. Un Coronal a besoin d’une compagne. Je vous aime, Varaile. Épousez-moi. Soyez ma reine. Je vous préviens, il ne sera pas facile d’être la femme du Coronal. Mais vous êtes celle que j’ai choisie. Épousez-moi, Varaile.

— Monseigneur… fit-elle d’une voix tremblante.

— Vous m’appeliez Prestimion il y a un moment.

— Oh ! oui, Prestimion ! Oui ! Oui !