8

 

Ils restèrent quelque temps dans l’île sans que Prestimion fasse de projet de départ immédiat. Les vents portants qui les avaient poussés vers l’île n’avaient pas tourné ; le voyage de retour serait lent et difficile s’ils partaient maintenant.

Mais il se sentait las, épuisé par la prise de conscience de la catastrophe qu’il avait provoquée et de la probabilité qu’elle soit irréparable. Une tache sur son nom, redoutait-il, pour la postérité.

Quand il avait commencé, bien des années auparavant, à entrevoir qu’il pourrait devenir Coronal et qu’il possédait les qualités requises pour assumer cette charge, il y avait aspiré de tout son cœur. Malgré le coup de force de Korsibar, il avait ceint la couronne à la constellation, comme Stiamot et Damlang, Pinitor, Vildivar, Guadeloom et tous ceux dont le nom figurait sur la longue liste apposée sur la façade de la Maison des Archives du Labyrinthe. Élevés sur le trône, ils avaient régné, plus ou moins glorieusement ; chacun avait laissé sa marque dans l’histoire de la planète et une trace visible de son passage au faîte des honneurs en ajoutant quelque chose au Château : la salle du trône de Stiamot, le Clos de Vildivar, la Tour d’Arioc et ainsi de suite. Puis ils avaient été Pontife quelque temps, ils avaient vieilli et fini, leur heure venue, par rendre l’âme. Mais aucun d’entre eux n’avait jamais provoqué une catastrophe semblable à celle dont il portait la responsabilité. Il occuperait une place unique dans l’Histoire. Il avait souhaité que le règne de lord Prestimion reste dans la mémoire du monde comme un âge d’or ; au lieu de quoi, il avait trouvé le moyen de perdre son trône avant même d’y avoir accédé, il avait déclenché une guerre ayant coûté la vie à des quantités innombrables d’hommes de mérite et à quelques autres qui ne valaient pas cher… et puis, à peine la couronne récupérée, il avait voulu, dans un moment de folie, guérir le monde de ses blessures, avec pour seul résultat d’aggraver singulièrement les choses. Oh ! Stiamot ! Oh ! Pinitor ! Quel pitoyable successeur je fais !

Dans les heures sombres qu’il traversait, la présence de la Dame était pour Prestimion un grand réconfort. Quand il lui fit part de sa décision de prolonger son séjour dans l’île, un appartement fut mis à la disposition du Coronal et de son épouse dans le Temple Intérieur.

Dix jours s’écoulèrent paisiblement. La nouvelle de l’arrivée à Numinor d’un navire de pèlerins en provenance de Stoien atteignit la Troisième Falaise. Cela n’avait rien d’exceptionnel à la saison des vents d’ouest. Mais, peu après, un second message arriva du port : une importante dépêche adressée au Coronal avait été transportée à bord de ce navire. Un messager était en route vers le Temple Intérieur.

— Cela vient d’Akbalik, fit Prestimion en brisant le morceau de cire qui scellait le message. Il a passé près d’un an à Stoien, tu sais, à réunir des renseignements pour essayer de déterminer où Dantirya Sambail pourrait s’être caché. Je me demande pourquoi il a tenu à m’écrire ici, à moins qu’il… Oh ! Varaile ! Pour l’amour du Divin !

— Qu’y a-t-il, Prestimion ? Dis-moi !

— D’après Akbalik, le Procurateur est vivant, répondit-il, le doigt pointé sur la feuille. Et toujours à Alhanroel. Il est resté caché tout ce temps quelque part sur la côte méridionale de la province de Stoien. Au milieu des palmiers-scies, des crabes des marais et des plantes animales. Il y a établi sa base, semble-t-il, pour déclencher une nouvelle guerre civile !

Les questions se bousculaient sur les lèvres de Varaile ; Prestimion la fit taire d’un geste.

— Laisse-moi finir de lire, veux-tu ?… Des messages codés interceptés… Un mage Su-Suheris qui entre en transe pour les décrypter… Le texte intégral ci-joint…

Il feuilleta fébrilement la liasse de papiers envoyés par Akbalik.

Il lui fut naturellement impossible de comprendre quoi que ce soit aux messages codés qui semblaient avoir été glissés subrepticement à l’intérieur d’innocents manifestes de cargaison. Emijiquk gybpij jassnin ys ? Kesixm ricthip jumlee ayviy ? Il faut un Su-Suheris à trois têtes, se dit Prestimion, pour y comprendre quelque chose. Mais, à l’évidence, Akbalik avait déniché l’homme qu’il fallait. Le sorcier avait déclaré que le camp clandestin de Dantirya Sambail se trouvait sur la côte sud de la péninsule ; Akbalik avait aussitôt envoyé des hommes passer la région au peigne fin. Ils avaient découvert le camp du Procurateur à l’endroit même que les messages codés indiquaient.

— Comment se fait-il que personne n’ait rien remarqué pendant tout ce temps ? demanda Varaile.

— Sais-tu à quoi ressemble la côte sud de la péninsule de Stoienzar ? Non, tu ne peux pas savoir. Aucun être sensé ne s’y aventure ni même ne songe à s’y aventurer. C’est pour cette raison, j’imagine, qu’il a choisi de s’y cacher. Il paraît que c’est un véritable bain de vapeur ; en une heure, les os fondent sous cette chaleur. Il y a un arbre là-bas – le manganoza –, aux feuilles tranchantes, qu’on appelle le palmier-scie et qui forme des bosquets si denses qu’ils sont absolument impénétrables. Les insectes géants y grouillent et il y a un crabe énorme dont les pinces peuvent couper en deux la cheville d’un homme. Peut-on imaginer un endroit plus approprié pour Dantirya Sambail ?

— Tu dois le haïr profondément, glissa Varaile.

Prestimion eut un mouvement de surprise. Le haïr ? Il ne pensait pas avoir un caractère haineux ; le mot ne faisait pas partie de son vocabulaire.

Il se demanda s’il avait jamais haï quelqu’un. Korsibar, peut-être ? Non, certainement pas. Il avait de l’indulgence pour Korsibar. Son coup de force l’avait pris par surprise et plongé dans une colère noire, certes, mais il ne l’avait jamais tenu que pour un imbécile satisfait, un prince à l’esprit lent placé dans une situation qui le dépassait par une poignée de sinistres conseillers avides de pouvoir.

Farquanor et Farholt, alors, les vils suppôts de Korsibar, que personne ne regretterait ? Les avait-il haïs ?

Pas véritablement. Farholt, le petit intrigant retors, et Farquanor, la brute qui aimait à plastronner ? Prestimion les avait détestés, mais on ne pouvait parler de haine. Il doutait même d’avoir haï Sanibak-Thastimoon dont les manœuvres ténébreuses avaient mis la planète sens dessus dessous et qui, il ne devait pas l’oublier, avait donné la mort à Thismet. Mais Thismet s’était jetée sur lui en brandissant une épée ; Sanibak-Thastimoon l’aurait-il tuée si elle n’avait pas été armée ?

Tout cela n’avait plus d’importance. On ne haïssait pas les gens parce qu’ils étaient stupides comme Korsibar, perfides comme Farquanor ou fanfarons comme Farholt. Quant à Sanibak-Thastimoon, il croyait servir de son mieux les intérêts de son maître : y avait-il la matière à le haïr ? Dans l’idéal, on ne haïssait pas les gens : on était simplement en désaccord avec eux, on les empêchait de nuire, à vous et à vos proches, et chacun s’occupait de ses affaires.

Il restait Dantirya Sambail, le véritable auteur des malheurs qui avaient frappé la planète. Était-ce de la haine qu’il éprouvait pour lui ?

— Oui, dit-il d’une voix ferme. Lui, je le hais. Cet homme est l’incarnation du mal. Il suffit de le regarder pour comprendre : ces yeux à la trompeuse beauté, ce regard doux dans un visage hideux et adipeux. Jamais un tel être n’aurait dû venir au monde. Dans un moment d’indulgence stupide, je lui ai laissé la vie sauve à Thegomar Edge, dans un autre, j’ai permis qu’on rétablisse ses souvenirs effacés de la guerre qu’il a menée contre moi. Je regrette aujourd’hui ces deux décisions.

Prestimion se mit à marcher de long en large avec une agitation croissante. Le simple fait de penser au Procurateur le mettait dans tous ses états.

Les traîtrises de Dantirya Sambail avaient été d’un précieux soutien aux partisans de Korsibar alors que l’usurpateur, laissé à lui-même, aurait pu être victime de ses propres insuffisances. À chaque tournant de la guerre civile, Dantirya Sambail avait été à ses côtés pour provoquer diaboliquement une nouvelle défection, une nouvelle trahison. C’est le Procurateur qui avait nommé ses deux détestables frères, Gaviad l’alcoolique et la grande brute hideuse de Gaviundar, à la tête des armées de Prestimion, en leur donnant secrètement pour instruction de changer brusquement de parti au moment critique. C’est Dantirya Sambail qui avait exhorté Korsibar à faire sauter le barrage de Mavestoi. C’est lui qui…

— Cet homme est un monstre, reprit Prestimion. S’il s’était rebellé par simple avidité, par une soif incoercible de pouvoir, je pourrais le comprendre. Mais il règne déjà sur tout un continent ; les richesses qu’il a amassées dépassent l’entendement. Rien d’autre ne le guide qu’une haine gratuite, Varaile. Un venin bouillonne en lui, qui empoisonne chacun de ses actes. Et il nous oblige à répondre à la haine par la haine. Cela fait à peine deux ans que nous sommes sortis de la guerre civile, nous souffrons encore de ses séquelles et voilà qu’il se dispose à en déclencher une autre ! Comment ne pas éprouver de la haine envers un homme comme celui-là ? Je le détruirai, Varaile, j’en fais le serment, si jamais l’occasion m’en est de nouveau donnée !

La violence de sa colère le faisait trembler. Varaile lui versa une coupe de vin, un vin doux et doré de Dulorn ; elle appuya le bout des doigts sur ses tempes jusqu’à ce qu’il retrouve son calme.

— Tu vas donc partir dans la province de Stoien pour lui faire la guerre ? demanda-t-elle.

Prestimion hocha lentement la tête.

— Akbalik a fait parvenir au Château une copie de ces documents adressés à Septach Melayn. Il est certainement déjà en train de lever une armée avec Gialaurys pour marcher vers le sud. Quoi qu’il en soit, je vais envoyer dès aujourd’hui des instructions dans ce sens.

Une stratégie prenait déjà forme dans son esprit.

— Une armée descendant du nord-ouest, via la cite de Stoien, traversera la péninsule en diagonale, une autre passant par Ketheron, Arvyanda et Kajith Kabu-Ion gagnera la côte de l’Aruachosia – l’itinéraire que nous avons suivi l’an dernier – avant d’obliquer vers l’ouest à Sippulgar pour s’enfoncer dans la province de Stoien. Oui… oui. Le prendre en tenailles. Et puis…

Il fut interrompu par un coup frappé à la porte.

— Veux-tu que je réponde ? fit Varaile.

— Qui cela peut-il être ? Oui, va voir… Pendant ce temps, je rejoindrai Stoien où je retrouverai Akbalik pour prendre la tête des troupes qui se mettront en marche pour… Oui ?

Varaile avait ouvert la porte. Une acolyte se tenait dans l’ouverture, un message à la main.

— Qu’est-ce que c’est ?

D’autres nouvelles d’Akbalik, peut-être ? Prestimion brisa le sceau et parcourut le message.

— C’est important ? demanda Varaile.

— Je n’en sais rien. Ton jeune ami Dekkeret est ici. Après un voyage précipité du Château à Alaisor, il a embarqué sur le premier navire de transport express à destination de l’île. Il a demandé une dérogation pour venir nous voir ; la Dame la lui a accordée. Il est actuellement sur la Seconde Falaise et devrait arriver dans la journée.

— Tu l’attendais ici ?

— Pas du tout. Je n’ai pas la moindre idée de la raison pour laquelle il est venu, Varaile. Il dit dans ce message qu’il souhaite me rencontrer immédiatement sans préciser pourquoi. Je doute que ce qu’il est venu m’annoncer après avoir traversé en toute hâte la moitié de la planète soit très agréable.

 

Le visage de Dekkeret, naguère si sérieux et juvénile, avait pris une dureté nouvelle. Son comportement était plus réservé, plus mûr. Depuis sa première rencontre avec Prestimion à Normork, Dekkeret avait parcouru la planète de long en large. Malgré la fatigue qui se lisait sur ses traits après la précipitation de son dernier voyage, il émanait de lui une aura de force et de détermination quand il fut admis en présence de Prestimion devant qui il forma le symbole de la constellation.

— Je vous apporte les salutations du Haut Conseiller Septach Melayn et du Grand Amiral Gialaurys, monseigneur, commença-t-il. Ils m’ont demandé de vous dire qu’ils ont reçu d’Akbalik des renseignements concernant Dantirya Sambail et qu’ils ont commencé à prendre des dispositions pour préparer une action militaire en attendant des instructions précises de votre part.

— Bien. Je n’en attendais pas moins d’eux.

— Vous êtes donc informé, vous aussi, monseigneur, de l’endroit où se trouve Dantirya Sambail.

— Je n’ai reçu que ce matin le message d’Akbalik. Je prépare des instructions pour les transmettre au Château.

— Il y a un fait nouveau, monseigneur. Les Barjazid se sont échappés ; ils se dirigent vers la péninsule de Stoienzar pour proposer leurs services au Procurateur. Ils ont emporté leur matériel pour contrôler les esprits.

— Quoi ? Mais ils étaient emprisonnés dans les tunnels ! Cet endroit est-il donc une véritable passoire pour que tout le monde s’en échappe d’un claquement de doigts ?… Tout le monde sauf moi, ajouta-t-il à voix basse en se remémorant son éprouvante captivité.

— Ils étaient sortis des tunnels depuis quelque temps, monseigneur. Ils vivaient en liberté dans l’aile nord du Château.

— Comment est-ce possible ?

— Apparemment, monseigneur, voici ce qui s’est passé…

Avec une incrédulité et un effarement croissants, Prestimion écouta le récit de Dekkeret.

Avant la guerre civile, le petit Venghenar Barjazid à l’œil torve avait vécu au Château dans l’entourage du duc Svor. Pendant son emprisonnement dans les tunnels de Sangamor, il était, semble-t-il, entré en contact avec un autre membre de la suite du défunt duc, qui avait frauduleusement présenté des documents ordonnant l’élargissement de Barjazid et de son fils, et leur transfert dans un logement modeste de l’un des secteurs résidentiels du Château.

Personne, à ce qu’il semblait, n’avait mis en question l’opportunité de ce transfert. Les Barjazid étaient sortis des tunnels sans la moindre difficulté. Ils avaient vécu tranquillement plus d’un mois dans leur nouvelle résidence sans attirer l’attention sur eux. Jusqu’à ce qu’on découvre un matin qu’ils avaient réussi non seulement à s’enfuir à bord d’un grand flotteur qui pouvait les conduire où ils voulaient, mais qu’ils avaient emporté la totalité des appareils et des modèles que Barjazid aîné avait dérobés à Thalnap Zelifor, le sorcier Vroon qu’il avait été chargé d’escorter jusqu’à Suvrael.

Prestimion passa une main sur son visage en marmonnant des imprécations.

— Et ils sont partis rejoindre Dantirya Sambail, c’est ça ? Comment peut-on le savoir ? Ils ont laissé un mot d’explications en partant ?

— Non, monseigneur, fit Dekkeret avec un rire jaune. Bien sûr que non. Une enquête a été ouverte à la suite de leur disparition, l’identité de leur complice a été découverte et le prince Navigorn lui a fait subir un interrogatoire sévère. Très sévère, monseigneur. Le prince Navigorn était bouleversé par cette affaire.

— J’imagine, fit sèchement Prestimion.

— Il est ressorti de cet interrogatoire, monseigneur, que le défunt complice en question, un certain Morteil Dikaan…

— Défunt ?

— Il n’a malheureusement pas survécu à l’interrogatoire, expliqua Dekkeret.

— Ah bon ?

— Le complice donc, avait réussi à s’emparer de l’un des appareils dans la réserve où ils étaient entreposés. Il l’a apporté à Barjazid dans les tunnels de Sangamore. Et Barjazid l’a utilisé pour que ceux qui examinaient les documents les considèrent comme authentiques. Il a utilisé le même moyen pour faire en sorte qu’un des flotteurs du Château soit mis à sa disposition quand il a été prêt à partir.

— Cet appareil, reprit Prestimion d’un ton funèbre, a donc un pouvoir irrésistible. Il permet à celui qui l’utilise de contraindre tous ceux qu’il rencontre à obéir à ses ordres ?

— Pas exactement, monseigneur, mais il est extrêmement puissant. Je l’ai expérimenté en personne, à Suvrael, dans cet endroit baptisé le Désert des Rêves Volés. Il a reçu ce nom car Barjazid y sévissait : il pénétrait dans l’esprit des voyageurs et altérait leurs perceptions mentales, les rendant incapables de distinguer le vrai du faux, la réalité de l’illusion. J’ai expliqué tout cela à la Dame Varaile, monseigneur, je lui ai fait part de ma propre expérience quand je voyageais avec Barjazid, et lui ai indiqué les dangers potentiels de ces appareils.

— C’est vrai, Prestimion, glissa Varaile. Tu te souviens peut-être que j’ai essayé de te raconter l’histoire de Dekkeret, le jour de ton retour de Muldemar… mais tu étais trop occupé, bien sûr, avec la préparation du voyage dans l’île…

Prestimion grimaça ; c’était la vérité. Il n’avait même pas pris la peine d’interroger lui-même Dekkeret sur ce qui lui était arrivé à Suvrael. Il avait éludé la question avec insouciance, se disant qu’il y reviendrait plus tard, mais elle lui était complètement sortie de la tête.

Un appareil permettant de contrôler les esprits ! Et ce Barjazid était en route pour le remettre entre les mains de Dantirya Sambail !

Encore une affreuse bévue dans un règne qui commençait à en être parsemé. Le Coronal, se dit-il, ne peut donc même pas se permettre de dormir, de crainte qu’une catastrophe s’abatte sur le monde dès qu’il fermera un instant les yeux. Comment Confalume avait-il réussi à maintenir les choses en équilibre pendant plus de quatre décennies ? Certes, Confalume n’avait pas eu sur les bras une guerre civile et ses conséquences, et Dantirya Sambail – que les démons lui dévorent le cœur ! – avait choisi d’attendre la fin du règne de Confalume pour commencer à semer la zizanie.

Il se tourna vers Dekkeret. Le jeune homme le regardait avec un respect confinant à l’adoration ; il ne semblait pas soupçonner que le Coronal était affreusement gêné et s’en voulait amèrement.

— Donnez-moi les détails, voulez-vous, reprit Prestimion, de ce que l’appareil de Barjazid a provoqué dans votre esprit.

Dekkeret lança vers Varaile un regard hésitant ; elle hocha vigoureusement la tête.

— Cela a commencé comme un cauchemar. J’ai cru être appelé par la Dame et j’avais le cœur empli de joie ; mais au moment où je courais vers elle, elle a disparu et je me suis retrouvé devant le cratère d’un volcan éteint. Il n’est jamais possible, monseigneur, de sentir toute la force du rêve d’un autre. Il faut le vivre de l’intérieur. Je peux vous dire que c’était un cauchemar, un terrible cauchemar, et vous croirez comprendre en vous souvenant de certains de vos propres cauchemars. Mais on ne peut pas comprendre à quel point le rêve d’un autre peut être terrifiant. C’était, croyez-moi, la pire expérience qui se puisse imaginer. Je me sentais envahi… vidé… violé… Barjazid savait ce qui s’était passé. Il m’a questionné le lendemain pour obtenir des détails sur mon rêve. Il réalisait des expériences sur l’esprit de ceux qui l’accompagnaient ; il essayait son matériel, monseigneur.

— C’est tout ? Il vous a envoyé un mauvais rêve ?

— Si vous pouviez dire vrai, monseigneur. Ce mauvais rêve n’était que le commencement. J’ai rêvé de nouveau le jour suivant. Il y avait cette femme que j’avais connue à Tolaghai, une fonctionnaire du Pontificat. Elle est venue à moi dans mon rêve ; nous étions nus tous deux ; elle me conduisait dans un jardin ravissant. Je dois préciser que nous avions eu une liaison à Tolaghai. Je la suivais avec grand plaisir, mais, cette fois encore, tout changea : le jardin se transforma en un affreux désert peuplé de silhouettes fantomatiques et je crus que j’allais mourir là, à cause de la chaleur et des fourmis qui avaient commencé à me piquer. En me réveillant, je me suis rendu compte que Barjazid m’avait fait marcher dans mon sommeil ; j’étais perdu dans le désert au moment le plus chaud de la journée, nu, loin du campement, sans eau, le corps brûlé par le soleil et gonflé par la chaleur. Si un Vroon qui voyageait avec nous n’était pas venu à mon secours, je serais mort. Je ne suis pas somnambule, monseigneur. C’est Barjazid qui m’a ordonné dans mon sommeil de me lever et de marcher. Je me suis levé et j’ai marché.

Le front creusé de plis profonds, mordillant sa lèvre inférieure, Prestimion fit signe à Dekkeret de poursuivre son récit. Il savait que ce n’était pas tout. Il en avait la conviction.

En effet.

— Et puis, monseigneur, il y a eu le troisième rêve. Dans les Marches de Khyntor, quand je chassais le steetmoy avec le prince Akbalik, j’ai commis un péché atroce. Nous avions des guides, des montagnards. Une femme a été blessée par le steetmoy que je pourchassais, mais j’étais tellement obsédé par la traque de l’animal que je l’ai laissée où elle était pour ne pas perdre mon steetmoy de vue. Quand je suis revenu, bien plus tard, j’ai découvert qu’elle avait été tuée et partiellement dévorée par un animal nécrophage.

— C’était donc cela, coupa Prestimion.

— Quoi, monseigneur ?

— Ce que vous avez fait ; la raison de votre départ à Suvrael. Akbalik m’avait informé que vous aviez fait quelque chose à Khyntor qui vous avait causé une telle honte que vous vous étiez embarqué pour Suvrael dans l’espoir de souffrir assez pour expier votre péché.

— J’aurais préféré ne pas revenir là-dessus, monseigneur, fit Dekkeret, le visage cramoisi. Mais vous m’avez demandé de parler des effets de l’appareil de Barjazid sur mon esprit. Grâce à cette machine, il y a pénétré, il a découvert l’histoire de la chasse au steetmoy et m’a obligé à la revivre. Mais c’était dix fois plus douloureux que dans la réalité : cette fois je savais depuis le début tout ce qui allait se passer et je ne pouvais rien faire pour empêcher que cela se reproduise. Au moment le plus intense du rêve, Barjazid était là, dans la forêt enneigée, et il m’interrogeait sur le choix que j’avais fait d’abandonner la montagnarde pour poursuivre mon steetmoy. Il voulait connaître tous les détails, ce que j’éprouvais d’avoir placé le plaisir de la chasse au-dessus d’une vie humaine, si je me sentais honteux, comment je vivrais avec ce sentiment de culpabilité. Et je lui ai demandé, toujours dans le rêve : « Êtes-vous mon juge ? » Il a répondu : « Bien sûr. Regardez mon visage. » Et il a soulevé la peau de son visage, comme on retire un masque ; dessous il y avait un autre visage, rieur, narquois et c’était le mien. C’était mon propre visage, monseigneur.

Les épaules voûtées, il détourna la tête. La seule évocation de ce cauchemar l’horrifiait encore.

— Vous ne m’aviez pas fait part de tous ces détails quand vous m’avez raconté l’histoire la première fois, glissa Varaile. La chasse, la femme, le masque…

— Non, madame. Je trouvais cela trop affreux pour en parler. Mais c’est à la demande du Coronal que je… que je vous…

— Exact, fit Prestimion. Que s’est-il passé ensuite ?

— Je me suis réveillé, en proie à une terrible souffrance. J’ai vu Barjazid qui ne s’était pas encore débarrassé de son appareil. J’ai sauté sur lui, j’ai exigé une explication, je lui ai dit qu’il était mon prisonnier et que je l’emmenais au Château où je vous mettrais au courant de ce qui s’était passé.

— Mais j’étais trop occupé pour vous écouter, fit Prestimion. Et aujourd’hui, Barjazid s’apprête à remettre son matériel entre les mains de Dantirya Sambail.

— J’ai tout expliqué au Haut Conseiller, monseigneur.

Il a donné des ordres pour que Barjazid et son fils soient interceptés, si faire se peut.

— Si faire se peut, oui. Mais il est équipé d’un appareil qui lui permet de déformer la réalité. Il passera entre les patrouilles comme il est sorti des tunnels et comme il a quitté le Château. Venez avec moi, tous les deux, poursuivit Prestimion en se levant. Je pense que ce serait une bonne idée de parler de cette affaire avec ma mère.

 

Assise à son bureau dans son petit cabinet de travail, la Dame Therissa écouta avec gravité Prestimion reprendre dans ses grandes lignes le récit de Dekkeret. Quand il eut terminé, elle resta un moment silencieuse.

— C’est un véritable danger, Prestimion, déclara-t-elle enfin.

— J’en ai conscience.

— A-t-il rejoint le Procurateur ?

— Je n’ai aucun moyen de le savoir, mais je ne crois pas. Même avec l’aide de son matériel diabolique, il aura du mal, après Kajith Kabulon, à trouver Dantirya Sambail sur la côte de Stoienzar.

— Je pense que tu as raison, fit Varaile. Il ne doit pas encore être arrivé. S’il avait trouvé Dantirya Sambail, ils se seraient empressés d’utiliser l’appareil pour amplifier la vague de folie. Des villes entières seraient en proie à la démence. Tu ne crois pas ?

— J’en suis sûr, déclara Dekkeret.

Il se tenait à l’écart, visiblement impressionné de se trouver au cœur du sanctuaire de la Dame de l’île. En prononçant cette phrase, il parut étonné d’avoir osé ouvrir la bouche sans y avoir été invité en présence de deux des Puissances du Royaume. Il rentra légèrement la tête dans les épaules, comme s’il voulait se faire tout petit. En souriant, la Dame Therissa lui fit signe de poursuivre.

— Je ne sais pas grand-chose sur le Procurateur, reprit-il, même si je n’ai entendu dire que du mal de lui. Mais je ne connais que trop bien Barjazid : je le crois capable d’utiliser son appareil de la manière que Dantirya Sambail lui indiquera.

— Est-il réellement aussi puissant que vous le donnez à entendre ? demanda la Dame. Nous avons aussi dans l’île, vous ne l’ignorez pas, des appareils qui pénètrent profondément dans les esprits. Mais rien qui puisse contraindre quelqu’un à se lever dans son sommeil et à s’enfoncer dans le désert sous le feu du soleil. Rien qui puisse changer du tout au tout la nature d’un rêve.

— Celui que tu m’as fait essayer, mère, fit Prestimion, le bandeau d’argent que je portais quand nous avons bu le vin de l’interprétation… est-ce l’instrument le plus puissant dont tu disposes ?

— Non, répondit la Dame Therissa, il en existe des plus puissants qui peuvent non seulement entrer en contact avec les esprits, mais leur envoyer des messages. Je n’ai pas osé te permettre d’expérimenter leur puissance ; leur utilisation exige des mois d’entraînement. Mais même ceux-là sont loin d’avoir la puissance de celui que votre Barjazid utilise.

— Vous avez utilisé le matériel de l’île, monseigneur, fit Dekkeret. Comment était-ce ?

— Comment était-ce ? répéta Prestimion d’un ton songeur.

Il revint en esprit à cet étrange voyage dont le souvenir était encore si fort en lui.

— Eh bien, Dekkeret, cela nous ramène à la question que vous avez soulevée en disant qu’on ne peut réellement se faire une idée de la force du rêve d’un autre. Le seul moyen pour vous de le savoir serait de porter ce cercle d’argent.

— Dites-moi quand même, monseigneur. Je vous en prie.

Le regard de Prestimion se perdit au loin, comme s’il voyait à travers les murs du Temple Intérieur, au-delà des trois falaises de l’île, par-dessus les flots dorés brasillant sous le soleil.

— C’était comme être un dieu, Dekkeret, fit-il doucement. Cela m’a donné le pouvoir d’être en communion mentale avec des millions d’êtres à la fois. Cela m’a permis d’être partout sur Majipoor en même temps. Comme le sont l’atmosphère, le climat, la pesanteur.

Ses yeux plissés se réduisirent à des fentes. La pièce, sa mère, son épouse, Dekkeret, tout disparut de sa vue. Il avait l’impression d’entendre le souffle du vent. Pendant un moment à donner le vertige, il imagina que son front était ceint du bandeau d’argent et qu’il s’élevait dans les airs, plus haut que le Mont, qu’il se fondait dans la vastitude du monde, qu’il effleurait des esprits partout, des esprits par milliers, par centaines de milliers, par millions, par milliards, les esprits sains de la planète et les pauvres et tristes esprits malades aussi, qu’il pénétrait en eux, offrant de-ci de-là un mot, une caresse, le réconfort de la Dame, la guérisseuse de l’île.

Tous les regards étaient braqués sur lui. Il se rendit compte qu’il s’était laissé entraîner en leur présence dans un étrange et lointain état de conscience. Il lui fallut encore un moment avant de sentir qu’il en était entièrement revenu.

— Ce que j’ai appris en portant ce bandeau d’argent, expliqua-t-il à Dekkeret, c’est que lorsque la Dame accomplit sa tâche, elle n’est plus un être humain ordinaire, mais devient une force de la nature… une Puissance. Une Puissance véritable, comme ni le Coronal ni le Pontife, simples monarques désignés, ne peuvent le devenir. Je ne t’en ai rien dit, mère, mais le jour où j’ai porté le cercle d’argent, j’ai vu de la manière la plus claire qui soit – et je ne l’oublierai jamais – à quel point ta fonction est importante pour le monde. Et j’ai compris que devenir la Dame de l’île avait dû transformer ta vie.

— Mais lorsque vous avez voyagé par toute la planète grâce au pouvoir de ce cercle, insista Dekkeret, l’idée vous est-elle venue qu’il pourrait exister un moyen d’implanter des rêves dans l’esprit des gens ? Ou d’acquérir une telle emprise sur eux qu’ils feraient automatiquement vos volontés ?

— Non, répondit Prestimion, je ne pense pas. Mère ? ajouta-t-il se tournant vers la Dame.

— Comme je l’ai dit, répondit-elle en secouant la tête, il est possible d’envoyer des rêves. Pas des ordres.

— Dans ce cas, reprit Dekkeret, la mine sombre, ce que Barjazid possède et va remettre à Dantirya Sambail est la plus mortelle des armes. Si on ne met pas un terme aux agissements de ces deux-là, c’est la paix de la planète qui sera menacée. Voilà pourquoi, monseigneur, je suis venu vous remettre mon message en main propre au lieu d’utiliser les moyens de communication habituels. Qui n’a pas ressenti la force de l’appareil de Barjazid ne peut comprendre la menace qu’il recèle. Et je suis le seul à l’avoir ressenti et à pouvoir en parler.