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Dekkeret avait entendu parler de Ni-moya dans son enfance, à l’école bien sûr. Mais aucune leçon de géographie n’aurait pu le préparer à la réalité de la métropole géante de Zimroel.

Qui aurait pu croire, pour commencer, qu’il pût y avoir sur l’autre continent une cité d’une telle splendeur ? À la connaissance de Dekkeret, Zimroel était avant tout un territoire sous-développé, composé de forêts, de jungles et de cours d’eau gigantesques, dont une grande partie de la région centrale consistait en vastes étendues impénétrables à l’intérieur desquelles les Métamorphes – la population aborigène – avaient été bannis par Stiamot et où ils avaient encore leurs plus fortes concentrations de population. Oh ! il y avait bien aussi quelques cités – Narabal, Pidruid, Piliplok – mais Dekkeret les imaginait comme des trous perdus aux rues boueuses, peuplés de hordes de péquenauds frustes et ignorants. Pour ce qui était de Ni-moya, la capitale du continent, les chiffres de la population étaient impressionnants ; on parlait de quinze millions d’habitants, oui, ou de vingt millions, il ne savait plus très bien. Mais nombre de cités d’Alhanroel avaient atteint ces chiffres depuis des centaines d’années ; pourquoi se laisser impressionner par la taille de Ni-moya quand Alaisor, Stee et une demi-douzaine de cités du vieux continent étaient aussi peuplées ou même plus ? Quoi qu’il en soit, l’importance de la population n’était pas une garantie de distinction. Il était facile d’entasser vingt millions de personnes à un endroit, ou cinquante, si on préférait, sans créer autre chose qu’un énorme et sordide magma urbain, bruyant, sale, chaotique, à la limite du supportable pour tout être civilisé devant y passer plus d’une demi-journée. C’est ce que Dekkeret s’attendait à trouver au terme de son voyage.

Il avait pris le bateau avec Akbalik à Alaisor, le port d’embarquement du centre d’Alhanroel le plus fréquenté par les voyageurs à destination du continent occidental. Après une traversée peu mouvementée et qui lui avait paru interminable, ils avaient touché terre à Piliplok, sur la côte orientale de Zimroel.

La cité correspondait exactement à ce que Dekkeret s’attendait à trouver ; elle avait la réputation d’une ville laide et elle l’était, avec son tracé d’une austère rigueur. On disait souvent de sa cité natale de Normork qu’elle était terriblement sombre et sinistre, qu’il fallait y avoir vu le jour pour l’aimer. Dekkeret, qui trouvait le cadre de Normork fort agréable, n’avait jamais saisi jusqu’alors le sens de cette critique. Maintenant, il comprenait : qui aurait pu aimer Piliplok, sinon quelqu’un qui en était originaire et pour qui l’austérité et la rigueur constituaient les normes de la beauté ?

Mais il ne s’agissait aucunement d’un trou perdu aux rues boueuses. Chaque centimètre carré de Piliplok était pavé ; nulle part ou presque on ne voyait un arbre ou un buisson dans la hideuse métropole de pierre et de ciment.

La ville se présentait sous la forme de onze rayons disposés géométriquement, avec une précision maniaque, à partir de son magnifique port naturel sur la Mer Intérieure. Une série de rues coupant les grands axes à intervalles d’une déplaisante régularité délimitaient les différents quartiers de la ville – le quartier commerçant près du front de mer, la zone industrielle juste derrière, les zones réservées aux loisirs et les quartiers résidentiels –, d’une confondante uniformité architecturale, comme fixée par la loi. Les bâtiments eux-mêmes, lourds et disgracieux, n’étaient pas du goût de Dekkeret pour qui Normork, en comparaison, semblait un paradis aéré.

Par bonheur, leur séjour n’y fut que de courte durée. Piliplok n’était pas seulement le port d’attache des navires effectuant la traversée entre les deux continents et de la flotte de dragonniers qui sillonnaient les eaux de la Mer Intérieure à la recherche des dragons de mer, les gigantesques mammifères marins dont la chair était universellement appréciée. C’était aussi l’endroit où le Zimr, le plus grand de tous les fleuves de Majipoor, atteignait la mer au terme de son trajet de onze mille kilomètres à travers le continent ; en raison de sa situation à l’embouchure du large cours d’eau, Piliplok était la porte de tout l’intérieur du continent.

Akbalik paya leur passage à bord d’un des navires qui remontaient le fleuve jusqu’à sa source, dans la Faille de Dulorn, au nord-ouest du continent. Le navire était énorme, bien plus gros que celui à bord duquel ils avaient traversé la Mer Intérieure. Le long-courrier était un bâtiment simple et robuste, conçu pour résister aux contraintes provoquées par la traversée de milliers de milles nautiques en haute mer ; le navire destiné à la navigation fluviale, aux formes inélégantes, ressemblait plus à un village flottant qu’à un bateau.

Il se présentait sous l’aspect d’une large plate-forme ramassée, pratiquement rectangulaire ; la cargaison, la timonerie et des salles à manger se trouvaient dans l’entrepont, un espace central carré bordé de pavillons, de boutiques et de salons de jeu occupait le pont supérieur et à la poupe s’élevait une superstructure à plusieurs niveaux pour le logement des passagers. Le bâtiment était décoré d’une manière extravagante : une arche écarlate dentelée enjambait la passerelle, de grotesques figures de proue vertes, à la tête prolongée par des cornes peintes en jaune, s’avançaient en saillie comme des béliers, une stupéfiante profusion de baroques pièces de bois ornementales se dressaient, s’enroulaient et s’entrecroisaient sur toutes les surfaces.

Dekkeret observait les passagers avec une curiosité avide. Les plus nombreux étaient évidemment les humains, mais il y avait aussi quantité de Hjorts, de Skandars, de Vroons, une poignée de Su-Suheris en robe diaphane et quelques Ghayrogs à la peau écailleuse qui, malgré leur aspect reptilien, étaient en réalité des mammifères. Il se demanda s’il allait aussi voir des Métamorphes et posa la question à Akbalik qui répondit que non, que le peuple des Changeformes quittait rarement sa réserve, bien que l’interdiction séculaire qui leur avait été faite de se déplacer librement sur la surface de la planète ne fût plus appliquée avec rigueur depuis bien longtemps. S’il y en avait à bord, ajouta Akbalik, ils avaient probablement pris une forme autre que la leur afin d’échapper à l’hostilité qu’ils suscitaient quand ils se mêlaient aux autres races.

Le Zimr charriait les sédiments accumulés sur son cours interminable, qui assombrissaient ses eaux ; à l’endroit où il se jetait dans la mer il atteignait une largeur de plus de cent kilomètres, de sorte qu’il ressemblait moins à un fleuve qu’à un lac géant sous lequel une vaste portion de la côte était engloutie. La ville de Piliplok était bâtie sur un haut promontoire, sur la rive méridionale du fleuve. Quand le navire appareilla, Dekkeret distingua la rive opposée, inhabitée, bien visible malgré la distance, car c’était une falaise de craie d’un blanc éclatant, haute de quinze cents mètres et longue de plusieurs kilomètres, étincelant aux premiers feux du soleil. Bientôt, quand le navire eut laissé Piliplok derrière lui et commencé à remonter le fleuve, le Zimr se resserra pour revenir à une largeur plus ordinaire. Dekkeret avait le sentiment de faire un voyage vers un autre monde. Il passait tout son temps sur le pont, dévorant des yeux les collines fauves au sommet arrondi et les villes animées bordant le fleuve, des endroits dont il n’avait jamais entendu le nom – Port Saikforge, Stenwamp, Campilthorn, Vem. Il était stupéfié par la densité de la population vivant sur les rives du fleuve. Il était rare qu’ils naviguent plus de deux ou trois heures sans que le bateau fasse escale dans un nouveau port pour débarquer des passagers et en embarquer d’autres, décharger du fret et charger de nouvelles marchandises. Au début, il jeta les noms sur un petit carnet – Dambemuir, Orgeliuse, Impemond, Haunfort Major, Salvamot, Obliorn Vale – jusqu’à ce qu’il se rende compte que s’il les écrivait tous, il ne resterait plus de place pour noter autre chose bien avant d’atteindre Ni-moya. Il se contenta donc de rester appuyé au bastingage et de contempler le spectacle en perpétuel changement. Au bout d’un moment, les paysages inconnus commencèrent à lui paraître familiers et il cessa d’éprouver cette impression de profonde étrangeté. Et quand des rêves lui venaient dans son sommeil, il se voyait le plus souvent volant dans les ténèbres infinies de l’espace, passant avec une folle aisance d’étoile en étoile.

 

Deux événements troublants marquèrent le voyage, tous deux quelques jours après le départ de Piliplok, l’un comique, l’autre tragique. Le premier concerna un homme aux cheveux roux, âgé de quelques années de plus que Dekkeret, qui semblait passer le plus clair de son temps à arpenter les ponts en parlant tout seul, en gloussant sans raison apparente ou en montrant un point dans le ciel comme s’il était chargé de quelque mystérieuse signification. Un cinglé inoffensif, s’était dit Dekkeret. Se souvenant de cet autre cinglé, pas du tout inoffensif, lui, qui avait tué sa chère cousine Sithelle dans le courant d’une folle tentative d’assassinat contre le Coronal, il veilla à rester à bonne distance de l’homme roux. Mais le troisième jour, tandis que Dekkeret, accoudé au bastingage de tribord, regardait la ville devant laquelle passait le navire, il avait entendu soudain un rire hystérique éclater sur sa gauche – peut-être étaient-ce des cris stridents, il n’aurait su le dire – et vit le dingue aux cheveux roux traverser à toutes jambes l’espace central du navire en battant l’air de ses bras et grimper les marches menant au pont supérieur. Il resta un moment au bord du portique d’observation en lançant des éclats de rire et des gloussements ridicules avant de se jeter par-dessus bord et de tomber dans le fleuve où il commença à battre frénétiquement des bras et des jambes.

Des cris s’élevèrent aussitôt ; le navire s’arrêta et fit machine arrière. Deux robustes hommes d’équipage sautèrent dans un canot et sortirent sans grande difficulté le malheureux de l’eau. Ils le remontèrent à bord, les vêtements trempés, et l’entraînèrent rapidement dans l’entrepont. Dekkeret ne le revit plus avant le lendemain, à l’escale de Kraibledene, une petite ville où le dément aux cheveux roux fut débarqué et, sembla-t-il, remis aux autorités locales.

Le lendemain survint un autre incident, encore plus étrange. Au début de l’après-midi d’une belle et chaude journée, tandis que le navire remontait une portion du fleuve sans trace de peuplement, un homme d’une quarantaine d’années au visage émacié et sévère, vêtu d’une robe de riche brocart, descendit du pont promenade, portant une valise qui paraissait très lourde. Il posa le bagage dans un endroit dégagé du pont principal, l’ouvrit et en sortit une collection d’instruments et d’objets bizarres qu’il entreprit de disposer en demi-cercle devant lui avec un soin méticuleux.

— Regardez ce matériel bizarre ! murmura Dekkeret à Akbalik en le poussant du coude. C’est un attirail de sorcier, non ?

— On le dirait. Je me demande s’il a l’intention de jeter un sortilège ici, devant tout le monde.

Dekkeret ne s’y connaissait guère en sorcellerie et en avait encore moins le goût. Les manifestations du surnaturel et de l’irrationnel le mettaient mal à l’aise.

— Y a-t-il lieu de s’inquiéter, à votre avis ?

— Cela dépend de la nature du sortilège, j’imagine, répondit Akbalik avec un petit haussement d’épaules. Peut-être a-t-il seulement l’intention de solder son matériel pour des sorciers amateurs. Personne n’a besoin de tant d’instruments pour un seul sortilège.

Et il entreprit d’identifier les différents instruments pour Dekkeret. Le récipient de pierre triangulaire était une veralistia ; elle était utilisée comme un creuset dans lequel on faisait brûler des poudres qui permettaient de lire l’avenir. L’appareil d’aspect compliqué, formé d’anneaux de métal, était une sphère armillaire montrant la position des planètes et des astres, à partir de laquelle on dressait un horoscope. L’objet fait de plumes de couleurs vives et de poils d’animaux entrelacés – Akbalik avait oublié son nom – servait à faciliter les conversations avec l’esprit des morts. Celui qui se trouvait à côté, composé de lentilles de cristal et de fils dorés ténus était un podromis que les sorciers utilisaient pour rétablir la vigueur sexuelle.

— Vous parlez comme un spécialiste, fit Dekkeret. Vous avez une connaissance intime de ces objets, si je comprends bien ?

— Pas vraiment. Je n’ai pas souvent l’occasion de converser avec l’esprit des morts et je n’ai guère eu besoin jusqu’à présent d’un podromis. Mais, de nos jours, on n’entend parler que de ces objets… Regardez, il en sort d’autres ! Je me demande à quoi peut bien servir celui-ci. Et l’autre, avec ses roues et ses pistons !

La valise paraissait enfin vide. Un public assez nombreux s’était rassemblé autour de l’homme. Le bruit doit courir d’un pont à l’autre, se dit Dekkeret, qu’une sorte de démonstration de magie va avoir lieu ; il y avait de quoi attirer une foule de curieux.

Le mage émacié – c’était certainement un mage – ne s’occupait aucunement de son public. Assis, les jambes croisées, devant son attirail disposé en demi-cercle, il semblait dans un autre monde, les yeux mi-clos, la tête se balançant en cadence de droite et de gauche.

Il se dressa brusquement, leva le pied et l’abattit avec une violence sauvage sur le fragile instrument qu’Akbalik avait appelé podromis. Le mage le piétina jusqu’à ce qu’il soit aplati, passa à la sphère armillaire, puis à l’appareil muni de roues et de pistons, et à un petit instrument fait de fragiles triangles métalliques imbriqués. Les spectateurs ouvraient de grands yeux en retenant leur souffle. Dekkeret se demanda si la destruction de ces objets pouvait avoir un caractère blasphématoire, si cela risquait d’attirer sur le mage la vengeance des esprits surnaturels. Si tant est que ces esprits existent, ajouta-t-il in petto.

Le mage avait systématiquement détruit la quasi-totalité de son attirail, jetant par-dessus bord les objets qu’il ne pouvait écraser, comme la veralistia. Calmement, d’un pas décidé, il se dirigea vers le bastingage, l’enjamba d’un seul mouvement et sauta à l’eau.

Pas question de sauvetage cette fois. L’homme avait coulé à pic, disparaissant instantanément comme si les poches de sa robe avaient été remplies de pierres. Le bateau s’arrêta, un canot fut mis à l’eau, mais les hommes d’équipage ne trouvèrent pas trace du désespéré. Ils revinrent au bout d’un moment, la mine sombre, pour faire part de l’échec de leurs recherches.

— La folie est partout, fit Akbalik en réprimant un frisson. Le monde devient de plus en plus bizarre, mon garçon.

Après cette tragique disparition, une ronde de surveillance de deux hommes d’équipage arpenta les ponts de jour comme de nuit pour éviter que cela se reproduise. Il n’y eut pas d’autre incident.

Ces deux événements rendirent Dekkeret maussade et soucieux. La folie était partout, en effet. Il ne pouvait plus empêcher le souvenir de la mort atroce et incompréhensible de Sithelle, qu’il s’était efforcé de refouler pendant des mois, de remonter à sa mémoire dans toute son horreur. Le dément au regard halluciné… les cris de rage inarticulés… Sithelle faisant un pas en avant… l’éclair de la lame de la faucille… le violent jet de sang…

Et là, il venait de voir se jeter successivement à l’eau un bouffon ricaneur, puis un mage, à l’évidence au bout de son rouleau. Cela pouvait-il arriver n’importe quand à n’importe qui, ces accès irrépressibles de folie, cette fuite complète de toute raison ? Cela pouvait-il lui arriver à lui ? Dekkeret scruta anxieusement son âme pour y découvrir les graines de la démence. Mais elles ne semblaient pas s’y être implantées ou, du moins, il ne les trouva pas. Au bout d’un moment, son optimisme inné reprit le dessus et il s’adonna de nouveau à son occupation préférée, la contemplation des villes établies sur les rives du fleuve, sans craindre d’être saisi inopinément par l’envie incoercible de se jeter par-dessus bord.

 

Quand Ni-moya lui apparut dans toute sa splendeur, rien ne l’avait préparé à un tel spectacle.

Depuis plusieurs jours, le fleuve allait en s’élargissant. Dekkeret savait qu’une grande rivière se jetait dans le Zimr au sud de la cité – la Steiche qui descendait du territoire sauvage des Métamorphes – et qu’à l’endroit où ils se joignaient, leur union formerait nécessairement un cours d’eau d’une plus grande largeur. Mais il ne s’attendait pas que leur confluence forme une telle étendue d’eau ; elle réduisait en comparaison l’embouchure du Zimr à Piliplok aux dimensions d’un maigre ruisseau. Il eut l’impression en traversant leur confluent de se retrouver sur l’océan. Dekkeret savait aussi que Ni-moya se trouvait quelque part au nord ; il y avait d’autres agglomérations d’importance sur la rive opposée, mais son esprit abasourdi avait de la peine à embrasser l’immensité de la scène et il ne voyait en réalité que la masse sombre des eaux s’étendant jusqu’à l’horizon, piquetée par les fanions des centaines de ferries qui traversaient constamment le fleuve en tout sens.

Il contempla ce spectacle pendant ce qui lui parut durer des heures. À un moment, il sentit Akbalik le prendre par le coude pour le faire pivoter d’un quart de tour.

— Tu regardes dans la mauvaise direction : Ni-moya est là-bas. Du moins une partie de la cité.

Dekkeret en resta bouche bée. La vue était magique : sur un fond continu de vertes collines boisées, la cite gigantesque présentait au premier plan ses tours blanches étincelantes, chacune paraissant plus haute que sa voisine, des rangées et des rangées de constructions titanesques descendant en terrasses jusqu’au fleuve.

Était-ce une cité ? On eût dit un monde en soi. La ville tentaculaire s’étirait sur la rive aussi loin que portait le regard et continuait au-delà, à l’évidence, sur une grande distance, des centaines de kilomètres, peut-être. Dekkeret retenait son souffle. Quelle immensité ! Quelle beauté ! Il avait envie de se laisser tomber à genoux. Akbalik commença à énumérer comme un guide les plus célèbres merveilles de Ni-moya : le Portique Flottant, une galerie marchande d’un kilomètre et demi de long, suspendue au-dessus du sol par des câbles presque invisibles ; le Musée des Mondes, où étaient rassemblés des trésors venant de tout l’univers, y compris, prétendait-on, de la Vieille Terre ; le Boulevard de Cristal, où des réflecteurs tournants produisaient l’éclat de mille soleils ; le Parc des Animaux Fabuleux renfermant des spécimens de la faune de Majipoor originaires de régions reculées, à peine explorées…

La liste semblait ne pas avoir de fin.

— Voici l’Opéra, là-haut sur la colline, poursuivit Akbalik en montrant un bâtiment d’un blanc si éblouissant que Dekkeret avait du mal à garder les yeux ouverts. Avec un orchestre de mille instruments qui crée un son impossible à imaginer. Le grand dôme de verre que tu vois là-bas, avec les dix tours qui se dressent sur son pourtour, est la bibliothèque municipale, où sont rassemblés tous les livres jamais publiés. Ces bâtiments alignés au bord du fleuve, au toit de tuiles et à la façade ornée de mosaïques turquoise et or, que l’on pourrait prendre pour des palais princiers sont en réalité les bureaux des douanes. Et puis, juste au-dessus et un peu sur la gauche…

— Et ça ? coupa Dekkeret en indiquant, un peu plus loin sur la rive, un édifice de grande taille et d’une beauté transcendante, dont la majesté suprême dominait tout le reste, attirant impérieusement le regard au milieu de cette concentration phénoménale de merveilles architecturales.

— Ah ! ça ! fit Akbalik. C’est le palais du Procurateur Dantirya Sambail.

C’était un édifice aux murs blancs d’une splendeur et d’une grâce inimaginables. Sans avoir les dimensions prodigieuses du Château de lord Prestimion, il était assez vaste pour satisfaire aux exigences de n’importe quel prince et d’une si merveilleuse élégance que tout était écrasé par la perfection de ses lignes.

Le palais du Procurateur semblait suspendu en l’air, flottant au-dessus de la cité, mais Dekkeret vit qu’il était en réalité juché sur un socle lisse et blanc d’une hauteur invraisemblable – une version plus modeste, à sa manière, du Mont du Château. Mais au lieu de s’étaler dans toutes les directions comme la résidence du Coronal, cet édifice était formé d’une succession rapprochée de pavillons et de portiques utilisant ingénieusement les techniques de suspension et les porte-à-faux pour donner l’impression de défier la pesanteur. L’étage supérieur était composé de bulles transparentes d’un quartz très pur surmontant une rangée de salles aux multiples balcons. Juste au-dessous se trouvait une enfilade de galeries auxquelles donnaient accès une succession d’escaliers s’ouvrant vers l’extérieur comme des genoux avant de revenir vers le centre d’une manière qui défiait les lois de la géométrie. Les yeux plissés pour se protéger de l’éclat éblouissant des tours de Ni-moya, Dekkeret discerna d’autres ailes flanquant l’édifice à la base duquel un bloc massif octogonal d’agate polie, au moins de la taille d’une maison individuelle, faisait saillie sur la façade comme un blason en relief.

— Comment une seule personne, fut-elle le Procurateur de Ni-moya, peut-elle avoir le droit de vivre dans une demeure aussi somptueuse ?

— Dantirya Sambail est maître chez lui, répondit Akbalik en riant. Sais-tu qu’il n’avait que douze ans quand il a hérité le fief de Ni-moya ? Un fief qui avait toujours été important, le plus grand de Zimroel, avant Dantirya Sambail. Tout le monde avait imaginé qu’une régence devrait y être exercée, mais il n’en fut rien ; deux minutes lui suffirent pour se débarrasser de son cousin le régent et assumer le pouvoir à titre personnel. Après quoi, grâce à trois mariages, une demi-douzaine d’alliances informelles et une succession de legs enviables dont il bénéficia de puissants parents, Dantirya Sambail édifia ce que l’on peut appeler un empire privé. À l’âge de trente ans, sa domination s’exerçait de plein droit sur le tiers du continent de Zimroel et son influence indirecte sur la quasi-totalité du continent, hors la réserve des Métamorphes. S’il avait pu trouver un moyen de s’en emparer aussi, il l’aurait certainement fait. Aujourd’hui, son pouvoir à Zimroel est celui d’un roi. Un monarque a besoin d’un palais digne de ce nom : Dantirya Sambail a passé quarante ans à embellir celui dont il a hérité pour en faire ce que tu as devant les yeux.

— Et le Pontife et le Coronal ? Ne se sont-ils pas opposés à tout cela ?

— La préoccupation première du vieux Prankipin, avant qu’il tombe sous l’emprise des sorciers, avait toujours été le commerce : une expansion économique continue, les libres mouvements des biens entre les régions, le profit généralisé et la circulation de l’argent. Je pense qu’il a vu dans l’ascension de Dantirya Sambail un facteur de stabilité économique. Le pouvoir était fragmenté sur le continent de Zimroel, les centres du gouvernement si éloignés, de l’autre côté de la mer, que les potentats locaux n’en faisaient qu’à leur tête. Quand les intérêts du duc de Narabal se heurtaient à ceux du prince de Pidruid, ce n’était pas toujours très sain pour l’économie régionale. La présence d’un homme tel que Dantirya Sambail, capable de dicter leur conduite aux seigneurs de la région et d’imposer sa volonté, faisait les affaires de Prankipin. Quant à lord Confalume, il accueillit avec encore plus d’enthousiasme que le Pontife l’unification de Zimroel sous la férule de Dantirya Sambail. Ni l’un ni l’autre n’aimait le Procurateur – qui s’en étonnera ? –, mais ils le considéraient comme utile. Indispensable même. Ils tolérèrent donc sa conquête du pouvoir, allant jusqu’à l’encourager. Et il eut l’habileté de ne pas leur marcher sur les pieds, effectuant de fréquents voyages au Labyrinthe et au Château pour présenter ses devoirs en bon et loyal sujet du Pontife et du Coronal…

— Et lord Prestimion ? S’accommodera-t-il de cette situation ?

— Ah ! Prestimion, fit Akbalik en se rembrunissant, les choses ont changé. Il y a des problèmes entre lord Prestimion et le Procurateur. De graves problèmes, à vrai dire.

— De quelle nature ?

— D’une nature telle que je ne suis pas en mesure de t’en parler aujourd’hui, répondit Akbalik en détournant la tête. Disons extrêmement graves. Nous aurons peut-être l’occasion, un autre jour, d’entrer dans les détails… Ah ! on dirait que nous allons débarquer.

 

La portion de la cité où le navire avait accosté s’appelait Strelain, le nom, s’il fallait en croire Akbalik, du quartier central de Ni-moya. Un flotteur de l’administration les attendait ; le véhicule leur fit suivre les rues pentues de la mégalopole avant de les déposer devant le haut bâtiment qui devait être leur résidence pour les mois à venir.

Le petit logement de Dekkeret se trouvait au quinzième étage. Il n’avait jamais imaginé qu’un bâtiment pût avoir tant d’étages. En regardant par la large fenêtre les toits des constructions en contrebas et la ligne sombre de la rive méridionale du Zimr, si éloignée qu’il la distinguait à peine, il fut pris de vertige et eut l’impression que le bâtiment pouvait à n’importe quel moment basculer dans la pente et dévaler la colline en projetant des débris en tout sens. Il se détourna en frissonnant ; mais le bâtiment tint bon.

Dès le lendemain, il commença son travail au Bureau des Litiges documentaires, une subdivision du Bureau du Trésor, dans une aile isolée du complexe gouvernemental millénaire de granit bleu connu sous le nom de Bâtiment Cascanar, en plein centre de Strelain.

Le travail était des plus fastidieux ; Dekkeret ne se fit d’emblée aucune illusion. Il était censé interroger des gens en possession d’importants documents – importants pour eux, en tout état de cause – mal interprétés par l’administration et les aider à rétablir leurs droits. Dès le premier jour, il essaya de trouver une solution à des contestations relatives à des erreurs commises dans la transcription de dates de naissance, à des délimitations fautives de propriété, à des déclarations confuses ou contradictoires glissées dans des dépositions recueillies par des sténographes négligents et à une foule d’autres problèmes du même ordre. Il ne voyait aucune raison pour qu’on eût jugé nécessaire de l’expédier à des milliers de kilomètres du Château pour traiter des affaires aussi ennuyeuses et insignifiantes que n’importe quel fonctionnaire local aurait aisément pu régler.

Mais tout le monde dans l’administration, il le savait, du Pontife et du Coronal jusqu’en bas de l’échelle, était un fonctionnaire de carrière. Chaque prince du Mont du Château ambitionnant une haute position était contraint de consacrer du temps à un travail de routine de ce genre. Même Prestimion, né prince de Muldemar, qui aurait pu vivre dans l’oisiveté et se contenter de soigner ses vignes, avait dû se plier à cette corvée afin d’acquérir l’expérience pratique qui l’avait portée jusqu’au trône.

Dekkeret, fils d’un voyageur de commerce, n’avait pas de si hautes ambitions. La couronne à la constellation ne faisait pas partie de ses projets d’avenir ; ses aspirations se bornaient à devenir un chevalier du Château. C’était chose faite, grâce à sa présence fortuite à proximité du Coronal au moment de la tentative d’assassinat. Du moins un chevalier-novice. Voilà pourquoi il se trouvait à Ni-moya, dans le Bureau des Litiges documentaires, attelé jour après jour à une tâche stupide et fastidieuse dans l’espoir de se consacrer plus tard à de plus nobles activités, plus près du sommet de la pyramide. Mais il fallait d’abord en passer par là.

Akbalik, qu’il ne voyait jamais pendant les heures de travail et rarement le soir, s’occupait déjà à de plus nobles activités, même si Dekkeret en ignorait la nature exacte. Il était à l’évidence un modèle sur lequel prendre exemple, apparemment très proche du cercle intérieur du Coronal dont il faisait peut-être même partie. Très ami avec le Haut Conseiller Septach Melayn, il jouissait du respect de l’Amiral Gialaurys, toujours bourru et peu disert, et semblait avoir facilement accès auprès de lord Prestimion. Akbalik paraissait destiné à une ascension rapide jusqu’au sommet.

Il est vrai qu’il était le neveu du riche et puissant prince Serithorn ; cela aidait certainement. Même si une haute naissance permettait d’accéder plus facilement à un rang élevé dans la hiérarchie du Château, Dekkeret savait qu’en fin de compte on ne pouvait atteindre le sommet que par le mérite, l’intelligence, la force d’âme et la persévérance. Les imbéciles et les fainéants ne devenaient pas Coronal, même s’il leur était possible, avec de la chance et une famille influente, d’atteindre des postes prestigieux malgré leur incompétence flagrante. Le comte Meglis de Normork en était un bon exemple.

La fortune ou un haut lignage ne suffisaient pas non plus pour monter sur le trône, sinon Serithorn, descendant de la moitié des grands Coronals de l’Antiquité, y serait installé. Mais le prince Serithorn n’était pas fait pour la charge suprême, il n’avait pas le sérieux nécessaire. Septach Melayn, le Haut Conseiller, ne serait jamais Coronal non plus, semblait-il, pour la même raison.

Mais lord Prestimion, à l’évidence, avait prouvé qu’il en était digne. Comme son prédécesseur lord Confalume. Akbalik, cet homme pondéré, travailleur, solide, à l’esprit vif et au caractère égal, avait peut-être aussi l’étoffe d’un Coronal. Dekkeret lui vouait une profonde admiration. Il était bien trop tôt pour s’interroger sur l’identité de celui qui succéderait à Prestimion quand il se retirerait dans le Labyrinthe, mais Dekkeret se réjouirait que ce soit Akbalik. Et ce serait aussi une bonne chose pour Dekkeret de Normork ; il voyait bien qu’Akbalik avait une bonne opinion de lui et le tenait pour un jeune homme plein de promesses. L’espace d’un instant, Dekkeret s’offrit le plaisir fugitif de s’imaginer en Haut Conseiller du Coronal lord Akbalik. Puis il revint à la rectification de patronymes mal orthographiés sur des actes de donation, au règlement de litiges sur des droits de propriété remontant à l’époque de lord Keppimon, au remboursement de trop-perçus pour des taxes prélevées à trois reprises par des inspecteurs du fisc trop zélés.

Deux mois s’écoulèrent à ce rythme. Dekkeret supportait de plus en plus mal ce travail, mais il persévérait courageusement, sans qu’un mot de mécontentement franchisse ses lèvres. Il profitait de son temps libre pour parcourir la cité, en revenait ébloui par les splendeurs qu’il découvrait partout. Il se lia avec quelques collègues de bureau ; il fit la connaissance de deux jeunes femmes avenantes ; une ou deux fois par semaine, il retrouvait Akbalik dans une taverne où ils passaient la soirée à découvrir les excellents vins de Zimroel. Dekkeret n’avait pas la moindre idée de la mission d’Akbalik à Ni-moya, mais ne lui posait aucune question. Il prenait plaisir à la compagnie de son mentor et se gardait de donner l’impression de vouloir fourrer son nez dans des affaires qui ne le regardaient pas.

— Te souviens-tu, demanda un soir Akbalik, du jour où nous sommes allés dans le bureau du Coronal et ou Septach Melayn nous a conseillé d’aller à la chasse au steetmoy pendant notre séjour ?

— Évidemment.