Le Labyrinthe de Majipoor était, au mieux, un lieu sans joie : une gigantesque cité souterraine s’enfonçant par niveaux successifs dans les entrailles de la planète, au plus profond de laquelle, au niveau le plus éloigné des rayons bienfaisants du soleil, se trouvait la tanière du Pontife.
C’est dans la grande salle du Labyrinthe portant le nom de Cour des Trônes que Korsibar, mettant à profit l’annonce du décès du Pontife Prankipin, avait exécuté son stupéfiant coup de force en s’emparant de la couronne à la constellation destinée à Prestimion, sous les yeux du prince de Muldemar et des plus grandes figures du royaume.
Et c’est dans l’appartement réservé à l’usage du Coronal en visite dans le Labyrinthe que Prestimion s’était présenté devant le père de Korsibar, lord Confalume, devenu le Pontife Confalume, pour réclamer le trône qui lui était promis. Il s’était entendu répondre par un Confalume brisé, anéanti, qu’il n’y avait rien à faire, que l’usurpation était un acte irrévocable, que Korsibar était le nouveau Coronal et qu’il lui fallait s’incliner et faire ce qu’il pouvait de sa vie sans caresser l’espoir de reconquérir le trône. Quand Prestimion l’avait exhorté à prendre des mesures contre ce crime, Confalume – le grand Confalume – avait fondu en larmes. La peur paralysait le nouveau Pontife. Il redoutait une guerre civile sanglante, l’issue probable d’une confrontation avec Korsibar, au point de ne pas vouloir s’opposer ouvertement à la prise de pouvoir illégale de son fils. Ce qui est fait est fait, avait dit Confalume, la couronne appartient à Korsibar.
Ce qui était fait avait ensuite été défait et Korsibar rayé du nombre des vivants comme s’il n’avait jamais existé. Prestimion, devenu lord Prestimion, faisait un retour glorieux en ce lieu qu’il avait quitté la tête basse, honteux et vaincu. Seuls Gialaurys et Septach Melayn avaient gardé en mémoire les funestes événements qui s’étaient déroulés dans la métropole souterraine quelques jours après la disparition du Pontife Prankipin. Mais, pour Prestimion, le Labyrinthe était empli de souvenirs douloureux. S’il avait pu se dispenser de ce voyage, il l’aurait fait. Il n’avait aucune envie de revoir le Labyrinthe avant le jour – aussi lointain que possible, il l’espérait – où Confalume ayant rendu l’âme, il prendrait à son tour le titre de Pontife.
Il était pourtant impossible de rester totalement à l’écart du Labyrinthe. Le nouveau Coronal était tenu de se présenter, dans les premiers temps de son règne, devant le Pontife de qui il avait reçu le trône.
Ce que Prestimion était venu faire.
Confalume l’attendait impatiemment.
— Vous avez, j’espère, fait un bon voyage ?
— Un temps magnifique de bout en bout, Votre Majesté, répondit Prestimion. Et une bonne brise nous a accompagnés pendant la descente de la Glayge.
Après les formalités d’usage, les accolades et le repas, ils se retrouvaient en tête à tête, conversant tranquillement entre Pontife et Coronal, empereur et roi, père nominal et fils adoptif.
Prestimion était venu par la voie fluviale, celle que choisissait habituellement un seigneur du Château se rendant au Labyrinthe. Il avait descendu à bord de la barge royale la large Glayge au cours rapide qui, partant des contreforts du Mont, se dirigeait vers la capitale impériale en traversant quelques-unes des provinces les plus fertiles d’Alhanroel. La population s’était rassemblée sur les berges du fleuve pour l’acclamer à Storp comme à Mitripond, à Nimivan et à Stangard Falls, à Makroposopos, à Pendiwane, dans les innombrables villes disposées le long des rives du lac Roghoiz, dans les cités de la basse Glayge, Palaghat, Terabessa, Grevvin et toutes les autres. Prestimion avait fait le voyage en sens inverse quelques années auparavant, en revenant au Château après l’usurpation, un voyage infiniment plus triste, où des portraits de lord Korsibar, le nouveau Coronal autoproclamé, le narguaient dans chaque port. Mais il en allait différemment cette fois et, en traversant chacune des cités, les cris de « Prestimion ! Prestimion ! Vive lord Prestimion ! » résonnaient dans ses oreilles.
Des sept portes du Labyrinthe, celle que les Coronals utilisaient était l’Entrée des Eaux, là où la Glayge longeait l’énorme éminence brune constituant la seule partie de la cité souterraine visible du sol. À cet endroit une ligne si nette qu’un homme pouvait la franchir d’un seul pas marquait la séparation entre la fertile et verdoyante vallée de la Glayge et le désert stérile et poussiéreux. Prestimion savait qu’il lui fallait renoncer pour un temps aux brises légères et à la douce lumière vert doré du monde de la surface pour entrer dans la mystérieuse nuit éternelle de la cité souterraine, suivie les anneaux des niveaux superposés à forte densité de population pour gagner enfin la résidence du Pontife dans les profondeurs hermétiques, où l’air ne semblait pas pouvoir arriver.
Des fonctionnaires masqués du Pontificat l’accueillirent à l’entrée ; le pompeux cousin aux cheveux de neige de Confalume, le duc Oljebbin de Stoienzar, était à la tête de la délégation en sa nouvelle qualité de porte-parole du Pontife. Prestimion prit l’ascenseur rapide réservé à l’usage exclusif des Puissances du Royaume, qui traversait les niveaux circulaires où demeuraient les millions d’habitants du Labyrinthe, ceux qui occupaient un emploi dans l’administration du Pontificat et ceux qui accomplissaient les humbles tâches de la vie d’une métropole, avant d’atteindre les zones plus profondes où se trouvaient les célèbres merveilles architecturales du Labyrinthe – le Bassin des Rêves, la mystérieuse Salle des Vents, l’étonnante Cour des Pyramides, la Place des Masques, le gigantesque et inexplicable espace vide de l’Arène – et d’arriver avec une rapidité à couper le souffle dans le secteur impérial. Le Pontife congédia immédiatement tout son entourage, y compris Oljebbin ; l’entretien avec Prestimion aurait lieu en tête à tête.
Mais le Confalume qui se trouvait face à Prestimion n’était pas celui qu’il s’attendait à voir.
Il avait redouté de trouver un homme affaibli, détruit, le reflet triste et pitoyable du grand Confalume d’antan. Les premiers signes de cette dégradation lui étaient apparus lors de leur dernière rencontre. L’homme abattu avec qui il avait eu cette conversation stérile au lendemain du coup de force de funeste mémoire de Korsibar, l’homme tremblant qui avait versé des larmes et imploré qu’on le laisse en paix n’était plus que l’ombre du Confalume dont le règne de plus de quarante années avait été marqué par des réussites incomparables.
Même si l’effacement des souvenirs de l’usurpation et de la guerre civile en ayant résulté avait épargné à Confalume le chagrin provoqué par les actes de son fils, rien ne donnait à penser qu’il se remettrait un jour des dommages infligés à son esprit. Même à l’occasion des cérémonies du sacre de Prestimion, alors que Korsibar avait disparu de la mémoire universelle, Confalume avait donné l’impression de n’être plus qu’une coquille vide, encore robuste mais l’esprit brouillé, hanté par des fantômes dont il n’était plus en mesure de connaître l’identité. À en croire Septach Melayn, qui s’était entretenu avec le légat pontifical pendant que Prestimion battait la campagne dans les territoires du levant, le Pontife était encore un homme profondément troublé, perturbé, déprimé, tourmenté par les insomnies et un sentiment nébuleux de détresse.
Prestimion avait donc imaginé que le Confalume charismatique d’autrefois n’était plus, qu’il allait rencontrer un homme fragile et tremblant, au bord de la tombe. Il était effrayant de se dire, pour lui qui commençait à peine son règne, que Confalume n’avait peut-être plus longtemps à vivre. Il n’était pas prêt, loin de là, à renoncer prématurément au Château pour aller s’emmurer dans le trou noir qu’était le Labyrinthe, même si c’était un risque auquel s’exposait un Coronal succédant à quelqu’un qui avait occupé le trône aussi longtemps que Confalume.
Mais c’est un Confalume régénéré, revivifié devant qui Prestimion se présenta dans la Cour des Trônes, la salle aux parois de pierre noire s’élançant vers des voûtes surhaussées, où le Pontife et le Coronal réunis prenaient place sur des sièges élevés… la salle dans laquelle Korsibar avait mis en scène son coup d’État. Le Confalume qui se tenait devant lui semblait être redevenu l’homme vigoureux et énergique que Prestimion avait bien connu : vif et droit dans la robe pontificale écarlate et noir. Une réplique miniature de la tiare symbolisant sa dignité brillait de mille feux sur la gauche de son col, la petite rohilla dorée, l’amulette astrologique qui ne le quittait jamais, montée de l’autre côté. À le voir, rien ne laissait présager une mort imminente. Quand ils s’étreignirent, Prestimion ne put éviter d’être impressionné par la force qui émanait de lui.
Confalume était redevenu lui-même, rajeuni, la mine florissante. Pas très grand, mais bâti à chaux et à sable, il avait toujours été doté d’une exceptionnelle vigueur ; ses yeux gris étaient vifs, son abondante chevelure avait conservé sa teinte châtain jusqu’à un âge avancé. Au Château, dans toutes les manifestations officielles, l’ancien lord Confalume était automatiquement le centre de l’attention générale, non seulement parce qu’il était le Coronal, mais parce qu’il émanait de lui un tel magnétisme, un tel pouvoir d’attraction qu’on ne pouvait éviter de se tourner vers lui. Il subsistait à l’évidence plus que des restes de cette force intérieure. Sa vigueur innée lui avait permis de surmonter la crise. Parfait, se dit Prestimion en sentant une vague immense de soulagement monter en lui. Mais il comprit en même temps qu’il allait avoir affaire non à un vieillard usé et brisé à qui il aurait pu dire ce qu’il estimait servir ses intérêts, mais à un homme qui avait passé plus de quatre décennies sur le trône du Coronal et qui, mieux que n’importe qui au monde, savait ce qu’était l’exercice du pouvoir suprême.
— Vous semblez bien vous porter, Majesté. Étonnamment bien !
— Vous en paraissez surpris, Prestimion.
— Des rumeurs m’étaient venues aux oreilles, selon lesquelles vous étiez inquiet, préoccupé, vous aviez des difficultés à trouver le sommeil…
— Pfff ! Des rumeurs et rien d’autres. Des inventions, j’ai traversé quelques moments pénibles au début, j’en conviens. Il y a une période d’adaptation nécessaire quand on vient du Château pour s’établir ici et ce n’est certainement pas le plus facile. Mais cela passe et on finit par se sentir chez soi.
— Vraiment ?
— Absolument. Vous devriez y puiser un peu de réconfort. Il n’est pas d’exemple d’un Coronal qui n’ait été atterré par la nécessité de finir ses jours dans le Labyrinthe. Comment pourrait-il en aller autrement ? Se réveiller chaque matin au Château, contempler l’immensité du ciel, se dire que l’on peut descendre du Mont quand on le souhaite pour se rendre partout où on le désire, à Alaisor, à Embolain ou à Ketheron, si l’envie nous en prend, ou – pourquoi pas ? – à Pidruid ou à Narabal, sans pouvoir chasser de son esprit la pensée que le vieil empereur rendra l’âme un jour et qu’on viendra nous chercher, qu’on s’embarquera sur la Glayge et qu’en arrivant ici, on nous dira : « Voilà votre nouvelle résidence, monseigneur, à quinze mille mètres sous terre. » Eh bien, poursuivit Confalume en souriant, ce n’est pas si terrible d’être ici, je vous assure. Différent. Reposant.
— Reposant ?
Le mot ne semblait pas très bien choisi pour cet endroit sans lumière et sans joie.
— Mais oui. Il y a des avantages dans la réclusion, dans la paix et la tranquillité qui vont avec. Personne ne peut me parler directement, vous savez, à part mon porte-parole et mon Coronal. Plus de ces importuns qui me sollicitaient en permanence, plus de ces noblaillons ambitieux quémandant des faveurs, plus de voyage éreintant sur des milliers de kilomètres parce que le Conseil avait décidé qu’il était temps de montrer mon visage dans quelque lointaine province. Non, Prestimion. Je reste dans le confort de mon palais souterrain, on m’apporte des projets de loi, j’y jette un coup d’œil, je dis oui, non ou peut-être, on reprend les documents et je n’ai plus à m’en préoccuper. Vous êtes jeune, plein de vitalité, il vous est impossible de comprendre les avantages de la séquestration. J’avoue que j’éprouvais la même chose il y a trente ans. Mais vous verrez. Soyez le Coronal plus de quarante années, comme je l’ai été, et je vous promets que vous serez plus que prêt à descendre dans le Labyrinthe, et sans la moindre appréhension.
Un règne de quarante années ? Prestimion savait que les probabilités étaient nulles ; Confalume avait déjà plus de soixante-dix ans. Le nouveau Coronal pouvait espérer au mieux une décennie au Château avant de devenir Pontife à son tour. Mais les paroles de Confalume semblaient venir du fond du cœur et elles étaient réconfortantes.
— Je ne doute pas que ce que vous dites sur la vie dans le Labyrinthe soit vrai, fit Prestimion en souriant. Et je suis tout disposé à attendre quarante ans pour m’en assurer par moi-même.
Confalume avait l’air satisfait. Son retour à sa vigueur d’antan n’était ni un simulacre ni une illusion. Il paraissait réellement rajeuni, débordant de vie, s’apprêtant à passer un long séjour dans son étrange et nouvelle résidence.
Il remplit leurs coupes de vin de sa propre main – pour une fois, il n’était pas entouré de domestiques zélés à l’affût de son moindre geste – et se tourna dans son siège pour faire face à Prestimion.
— Et vous ? Vous ne vous sentez pas écrasé, je l’espère, par l’ampleur de vos nouvelles tâches ?
— Jusqu’à présent, je tiens bon, Majesté. Mais j’ai eu beaucoup à faire.
— Certainement, oui ; j’ai eu si peu de nouvelles, vous me tenez dans l’ignorance, Prestimion, de toutes les affaires du royaume et ce n’est pas une bonne chose.
Confalume s’était exprimé sur un ton amène, mais il n’y avait pas à se méprendre sur ce que la critique avait de cinglant.
— J’ai conscience, Majesté, répondit Prestimion en choisissant soigneusement ses mots, d’avoir fait preuve à votre égard d’une certaine négligence. Mais il y a un grand nombre de problèmes à traiter en même temps et je tenais à vous montrer qu’ils étaient en bonne voie de règlement.
— Quel genre de problèmes ? demanda le Pontife.
— Dantirya Sambail, par exemple.
— Ce sacré Procurateur ! Il brasse de l’air, mais c’est tout. Qu’a-t-il encore manigancé ?
— Il envisage, apparemment, de former un État distinct sur Zimroel.
D’un geste machinal, Confalume leva la main vers la rohilla fixée à son col et commença à frotter l’amulette dans le sens inverse des aiguilles d’une montre.
— Êtes-vous sérieux ? lança-t-il à Prestimion avec un regard incrédule. Où est-il en ce moment ? Pourquoi ne m’en a-t-on pas informé ?
Prestimion se tortilla sur son siège ; il s’engageait sur un terrain périlleux.
— J’attendais de pouvoir sonder les intentions du Procurateur. Il a passé quelque temps au Château – ce n’était que la vérité –, puis il est parti pour un prétendu voyage dans les territoires du levant.
— Que serait-il parti faire là-bas ?
— Qui peut connaître les raisons qui poussent Dantirya Sambail à faire ce qu’il fait ? Quoi qu’il en soit, j’ai rassemblé des troupes et me suis lancé à sa poursuite.
— Oui, fit le Pontife d’un ton acerbe, c’est ce que j’avais cru comprendre. De cela aussi, vous auriez pu m’aviser.
— Que Votre Majesté pardonne ma négligence coupable. J’avais imaginé que vos représentants vous informeraient de mon départ du Château.
— Ils n’ont pas manqué de le faire… Et Dantirya Sambail vous a échappé, à ce qu’il semble.
— Il a réussi à gagner le sud d’Alhanroel, expliqua Prestimion, et compte, je suppose, s’embarquer bientôt pour son continent natal. Dès mon départ du Labyrinthe, je prendrai la direction de l’Aruachosia pour essayer de le retrouver. Le Grand Amiral, ajouta-t-il après une hésitation, a instauré le blocus des ports.
Un éclair de surprise passa dans les yeux de Confalume.
— Vous êtes en train de dire que vous tenez l’homme le plus puissant de la planète après vous et moi pour une dangereuse menace à l’intégrité du royaume. Ai-je bien compris le sens de vos propos ? Que vous n’avez pas réussi, malgré tous vos efforts, à vous assurer de sa personne ? Qu’il n’est actuellement rien d’autre qu’un fugitif errant dans le sud du continent et cherchant le moyen de s’embarquer pour Zimroel ? Qu’est-ce à dire, Prestimion ? Une guerre civile qui se prépare ? Pour quelles raisons ? Qu’est-ce qui pousserait brusquement le Procurateur à vouloir former un gouvernement indépendant ? Il se satisfait depuis des années des conditions du partage du pouvoir. Le nouveau régime serait-il si faible à ses yeux pour qu’il imagine pouvoir agir en toute impunité ? Par le Divin, il verra qu’il n’en est rien !… Vous êtes son cousin, Prestimion. Comment oserait-il déclencher une insurrection contre un membre de sa famille ?
Il en a déjà déclenché une, se dit Prestimion, qui a été combattue et réprimée. Le prix à payer fut très élevé et rien ne sera plus jamais pareil. Mais il lui était impossible d’en parler. Et le visage de Confalume, empourpré de rage, avait pris un aspect inquiétant.
Il fallait rapidement abandonner ce sujet.
— Il y a peut-être de l’exagération dans ces rumeurs, reprit posément Prestimion. Voilà pourquoi il me faut retrouver Dantirya Sambail et découvrir par moi-même s’il a le sentiment que sa position actuelle n’est pas assez éminente. Dans ce cas, je saurai le convaincre, croyez-moi, qu’il se trompe. Mais la guerre civile n’aura pas lieu.
Cette réponse sembla satisfaire le Pontife. Il joua un moment avec sa coupe de vin, puis commença à interroger Prestimion sur d’autres affaires d’État, passant rapidement d’un sujet à l’autre : la reconstruction du barrage sur le Iyann, le problème des récoltes insuffisantes dans des lieux tels que Stymphinor et la vallée du Jhelum, les rapports inquiétants sur la vague de cas de folie dans nombre de cités, d’un bout à l’autre du continent. À l’évidence, cet homme n’avait rien d’un pauvre reclus mal informé, terré au plus profond du Labyrinthe en attendant que s’écoulent les dernières années de son existence ; Confalume avait visiblement l’intention d’être un Pontife actif et dynamique, de jouer le rôle de l’empereur énergique auquel le Coronal aurait des comptes à rendre. Même en l’absence de rapports détaillés de Prestimion, il était parvenu à se tenir au courant d’une grande partie de ce qui se passait sur la planète. Plus, sans doute, soupçonnait Prestimion, que ce qu’il abordait dans le courant de leur discussion. Nul n’ignorait, quand Confalume se trouvait dans la force de l’âge, qu’il était dangereux de le sous-estimer ; Prestimion savait que même maintenant il serait fort imprudent de le faire.
Cet entretien que Prestimion avait espéré bref et même de pure forme se révélait fort long. Il répondait en détail à toutes les questions mais choisissait toujours ses mots avec le plus grand soin. Il était pour le moins délicat d’expliquer à Confalume comment il se proposait de résoudre la multitude de problèmes en cours sans laisser entrevoir au Pontife la raison pour laquelle ces problèmes étaient apparus sur leur paisible et harmonieuse planète.
La destruction du barrage de Mavestoi, par exemple. L’œuvre de Korsibar, le propre fils de Confalume, sur le conseil de Dantirya Sambail : une des plus épouvantables catastrophes de la guerre civile. Comment expliquer cela à Confalume qui ne se souvenait pas même de Korsibar, sans parler de la guerre ? La famine régnait à Stymphinor et dans la vallée du Jhelum où de grandes batailles avaient eu lieu ; les greniers avaient été vidés pour nourrir les milliers d’hommes cantonnés dans la région, les plantations piétinées par les années en marche. Si les batailles étaient oubliées, les conséquences demeuraient. Et l’épidémie de folie ? Tout donnait à penser qu’elle découlait du sortilège jeté sur la planète par Heszmon Gorse et ses sorciers sur l’ordre de Prestimion ! Mais toute tentative d’explication impliquerait qu’il parle de la guerre, de sa sanglante conclusion et de sa décision – comme elle lui paraissait imprudente aujourd’hui – d’effacer tous les souvenirs du conflit de l’esprit des milliards d’habitants de la planète.
Il sentit monter en lui un désir profond de révéler sans plus tarder la vérité à Confalume, de partager le poids terrible de ce secret, de s’en remettre à la clémence et à la sagesse du vieux roi. Mais il n’osa pas céder à cette tentation.
Il fallait pourtant fournir des réponses aux questions du Pontife s’il ne voulait risquer de paraître incompétent aux yeux de celui qui l’avait choisi pour lui succéder. Mais trop de choses ne pouvaient être dites. Il avait trop souvent l’impression de ne pouvoir répondre à Confalume que par des mensonges, ce qu’il souhaitait éviter au plus profond de son cœur, ou en levant le voile sur ce qui ne pouvait être divulgué.
Il parvint cependant, à force de demi-vérités et de faux-fuyants, à fournir des réponses satisfaisantes aux questions du Pontife sans lui révéler ce qu’il ne pouvait apprendre ni avoir recours à des tromperies honteuses. Et Confalume semblait prendre ce qu’il disait pour argent comptant.
Du moins Prestimion l’espérait-il. Il se sentit profondément soulagé quand l’entretien toucha à sa fin et que le moment vint de prendre congé du vieux monarque.
— Ne restez pas si longtemps sans venir la prochaine fois, voulez-vous ? fit Confalume en se levant.
Il posa les deux mains sur les épaules de Prestimion et le regarda au fond des yeux.
— Vous savez quel plaisir j’ai à vous voir, mon fils.
Prestimion sourit à ces mots, et à la chaleur de la voix du Pontife, mais il éprouva en même temps un pincement au cœur.
— Oui, « mon fils », poursuivit Confalume. J’ai toujours voulu un fils, mais le Divin n’a pas jugé bon de m’exaucer. Aujourd’hui, dans un certain sens, j’en ai un. De par la loi, le Coronal est considéré comme le fils, adoptif, bien entendu, du Pontife. Vous êtes donc mon fils, Prestimion. Vous êtes mon fils !
C’était un moment embarrassant, pénible presque. Le Divin avait donné un fils à Confalume, un fils à la noble prestance qui avait nom Korsibar et qui aujourd’hui n’avait jamais existé. Mais le pire était à venir.
— Vous devriez vous marier, reprit Confalume tandis que Prestimion se dirigeait sans hâte vers la porte. Un Coronal a besoin de quelqu’un avec qui partager le poids de sa charge. Je ne peux pas être très fier de ce que j’ai fait avec Roxivail, mais comment aurais-je pu savoir à quel point elle était vaine et superficielle ? Vous ferez mieux, je n’en doute pas. Il existe certainement quelque part une femme qui serait pour vous une bonne épouse.
Une fois de plus, l’image de Thismet s’embrasa dans l’esprit de Prestimion, immanquablement accompagnée de la douleur déchirante qu’il ressentait chaque fois qu’il pensait à elle.
Thismet, oui. Confalume n’avait jamais eu connaissance de la passion qui s’était épanouie sur le tard entre Thismet et Prestimion sur les champs de bataille de l’ouest d’Alhanroel.
Quelle importance maintenant ? Prestimion aurait épousé la fille de Confalume malgré les obstacles nés de la filiation adoptive avec le Pontife. Mais Confalume n’avait pas de fille ; son nom même avait été effacé des pages de l’Histoire. La brève liaison, prématurément achevée, de Prestimion avec Thismet n’était plus qu’une de ces choses dont il ne pouvait parler. Maintenant, il y avait Varaile ; mais ils se connaissaient à peine. Prestimion ne pouvait savoir si les promesses de leurs premières rencontres seraient tenues. Il éprouvait en outre une étrange réticence à parler de Varaile à Confalume ; par fidélité obstinée et, il en avait conscience, absolument ridicule à la mémoire de la princesse assassinée dont Confalume avait oublié l’existence.
— Certainement, père, et le Divin fasse que je la trouve le moment venu. Si cela doit arriver, je l’épouserai sans tarder, soyez-en assuré. Mais pas un mot de plus sur ce sujet, voulez-vous ?
Sur ce, il salua le vieil empereur et se retira.