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L’été était arrivé dans les plaines d’Alhanroel où le Mont du Château se dressait jusqu’au ciel, même si aucun changement de saison n’était perceptible au Château qui jouissait de son printemps perpétuel.

Un calme trompeur s’y était établi. Il n’y avait, du moins dans l’immédiat, aucune crise aiguë à gérer. Prestimion se faisait à son rôle de Coronal ; il recevait des délégations des provinces lointaines, se rendait de temps en temps dans les cités voisines du Mont, présidait les réunions du Conseil, s’entretenait avec les représentants du Pontife et de la Dame des affaires de l’État ou son concours était indispensable. La vague de folie continuait de faire de nouvelles victimes, mais l’augmentation était moindre et le peuple dans son ensemble semblait s’être fait une raison et s’y résigner comme à un déluge s’abattant sur les champs à l’époque des moissons, à la maladie de la lusavande, aux tempêtes de sable qui ravageaient parfois le sud-est de Zimroel ou aux autres imperfections sans lesquelles la vie sur Majipoor eût été totalement paradisiaque.

Quant à Dantirya Sambail, il semblait avoir disparu de la surface de la planète. Qu’il eût perdu la vie dans le courant de sa fuite vers le sud d’Alhanroel continuait de paraître trop beau pour être vrai à Prestimion ; mais il en venait malgré lui à accepter cette possibilité. À la seule idée d’un monde sans Dantirya Sambail, il se laissait gagner par un merveilleux sentiment de sérénité et de bien-être. Dans les moments de forte tension ou de grande fatigue, Prestimion prenait le temps de se dire : je suis débarrassé à jamais de Dantirya Sambail, pour le simple plaisir de savourer la paix que ces mots apportaient à son âme.

Varaile, de son côté, s’était bien adaptée à son nouvel état. L’épouse du Coronal a ses propres tâches à accomplir, largement de quoi remplir ses journées. L’une d’elles, pourtant, ne lui était pas imposée : la visite qu’elle faisait tous les matins à Simbilon Khayf dans son confortable logement de l’aile nord du Château, près de la Salle Hendighail, avant de vaquer à ses occupations.

L’homme qui était naguère la plus grosse fortune de Stee et dont l’hôtel particulier faisait l’objet de l’admiration et de l’envie générales vivait à ce jour dans un modeste logement de cinq pièces, loin du centre de l’activité du Château. Il ne semblait pourtant ni s’en soucier ni même en avoir conscience. Le temps des efforts était révolu pour Simbilon Khayf. Rien chez lui n’indiquait qu’il eût gardé le souvenir de la puissance financière qui avait été sienne, pas plus que de l’ambition farouche qui lui avait permis d’y accéder ni de la multitude de petites vanités par lesquelles il proclamait à la face du monde que Simbilon Khayf était une force avec laquelle il fallait compter.

Chaque jour était maintenant pour lui comme une nouvelle naissance, les expériences de la veille, quelles qu’elles aient été, totalement effacées, comme les traces des oiseaux sur la grève de la Mer Intérieure à marée basse. L’infirmière du matin le réveillait, lui donnait un bain, l’habillait d’une robe blanche toute simple. Après le petit déjeuner, elle l’emmenait faire une petite promenade le long du Parapet de Methirasp, la vaste terrasse pavée qui s’étendait derrière sa résidence. Varaile arrivait en général à l’heure de son retour.

Ce matin-là, comme tous les jours, Simbilon Khayf paraissait détendu, heureux. Il l’accueillit, comme d’habitude, d’un baiser courtois mais distrait sur la joue et d’une poignée de main fugitive. Même s’il avait presque tout oublié de sa vie d’antan, il se rappelait le plus souvent qu’il avait une fille et qu’elle s’appelait Varaile.

— Tu as bonne mine, ce matin, père. T’es-tu bien reposé ?

— Oui, très bien. Et toi, Varaile ?

— J’aurais aimé dormir un peu plus longtemps, mais tu sais que ce n’est pas possible. Nous nous sommes couchés tard ; encore un grand dîner, avec le duc de Chorg, qui arrivait de Bibiroon et qui est un fin connaisseur en vins. Comme la famille de Prestimion produit des grands crus, il a fallu faire venir de Muldemar une caisse des meilleurs vins et le duc – qui s’en étonnera ? – a voulu goûter chacun des flacons…

— Prestimion ? murmura Simbilon Khayf avec un sourire vague.

— Mon époux. Lord Prestimion, le Coronal. Tu sais que je suis la femme du Coronal, père ?

— Tu as épousé le vieux Confalume ? lança Simbilon Khayf en clignant des yeux. Pourquoi as-tu fait ça ? Quelle idée d’épouser un homme plus âgé que ton père !

— Mais non, répondit Varaile en riant malgré la gravité de la situation. Confalume n’est plus Coronal ; il est devenu Pontife. Il y a un nouveau Coronal maintenant.

— Bien sûr : lord Korsibar. Où avais-je la tête ? Comment ai-je pu oublier que Korsibar a succédé à Confalume ? Ainsi, tu as épousé Korsibar ?

Elle tourna vers son père un regard où se mêlaient la perplexité et la tristesse. Les divagations de son esprit dérangé prenaient les tours les plus étranges.

— Korsibar ? Non, père. D’où tiens-tu ce nom ? Il n’y a pas de lord Korsibar. Je ne connais personne de ce nom.

— J’étais pourtant sûr que…

— Non, père.

— Alors, qui…

— Prestimion, père. Prestimion. C’est lui le Coronal, le successeur de lord Confalume. Et je suis son épouse.

— Ah ! lord Prestimion ! Très intéressant. Le nom du nouveau Coronal est Prestimion, pas Korsibar. Qu’est-ce qui a pu me faire croire cela ?… Et tu es son épouse, dis-tu ?

— C’est exact.

— Combien d’enfants avez-vous eus, ce lord Prestimion et toi ?

— Nous ne sommes pas mariés depuis longtemps, père, répondit Varaile en rosissant. Nous n’en avons pas encore.

— Cela viendra ; tout le monde a des enfants. J’en ai eu un moi-même, je crois.

— Mais oui. Tu parles avec ta fille en ce moment.

— Ah ! oui ! Celle qui a épousé le Coronal. Comment s’appelle-t-il, déjà ?

— Prestimion, père.

— Prestimion, oui. J’ai connu un Prestimion autrefois. Assez petit, cheveux blonds, très habile avec un arc et une flèche. Un garçon intelligent. Je me demande ce qu’il est devenu.

— Il est devenu Coronal, père, répondit patiemment Varaile. Je l’ai épousé.

— Tu as épousé le Coronal ? C’est ce que tu viens de dire : tu as épousé le Coronal ? Voilà qui est singulier. Et quelle progression pour nous dans l’échelle sociale. Jamais personne de notre famille n’avait épousé un Coronal ; dis-moi si je me trompe.

— Je suis sûre d’être la première.

C’est à peu près à ce moment-là, chaque matin, que les yeux de Varaile s’embuaient de larmes et qu’il lui fallait détourner la tête ; Simbilon Khayf ne supportait pas de la voir pleurer. Elle s’essuya les yeux du bout des doigts et se retourna vers son père en souriant courageusement.

Il lui était devenu évident au long des dernières semaines qu’elle n’avait jamais réellement aimé son père à l’époque où il avait toute sa tête ; qu’elle n’avait en vérité jamais eu beaucoup d’affection pour lui. Elle avait accepté les conditions de leur vie sans rien mettre en question : sa soif d’argent et de gloire, ses prétentions sociales embarrassantes, son arrogance, ses ridicules en matière vestimentaire, sa fabuleuse fortune. Un caprice du Divin avait fait d’elle la fille de cet homme, un autre, après la mort prématurée de sa mère, l’avait promue maîtresse de la domesticité à un âge encore tendre. Varaile avait tout accepté et assumé les responsabilités qui lui étaient échues, étouffant en elle toute tendance à la rébellion. La vie avec Simbilon Khayf avait souvent été pénible, mais c’était sa vie, elle n’avait pas le choix.

Son affreux bonhomme de père était anéanti, semblable à une coquille vide. Lui aussi avait été victime d’un caprice du Divin. Il eût été facile à Varaile de lui tourner le dos, d’oublier jusqu’à son existence ; il ne se serait rendu compte de rien. Mais elle ne pouvait faire cela. Toute sa vie, elle avait pris soin de Simbilon Khayf, non parce qu’elle y tenait vraiment, mais parce qu’elle devait le faire. Maintenant qu’il n’était plus que l’ombre de lui-même et que sa vie à elle avait été transformée du tout au tout par un nouveau caprice du Divin, elle continuait de s’occuper de lui, non par nécessité, mais par choix.

Il l’écoutait en souriant, sans comprendre, tandis qu’elle lui narrait les événements de la veille : le rendez-vous matinal avec Kazmai Noor, l’architecte du Château, pour dresser les premiers plans du musée historique que Prestimion voulait faire bâtir, puis son déjeuner avec la duchesse de Chorg et la princesse d’Hektiroon ; dans l’après-midi, une visite à l’hôpital des enfants d’Halanx et l’inauguration d’un terrain de jeux à Low Morpin. Simbilon Khayf écoutait sans cesser de sourire, en disant de temps en temps : « Oh ! très bien ! C’est bien ! »

Puis Varaile prit des papiers qu’elle posa devant lui.

— J’ai aussi réglé hier des affaires de nature privée. Tu sais, père, que je suis en train de céder toutes les sociétés familiales à nos employés ; il faut quelqu’un pour les gérer et nous ne sommes, ni toi ni moi, en mesure de le faire. En tout état de cause, il est impensable que l’épouse du Coronal ait une activité commerciale. Nous en avons donc transféré sept autres hier.

— Très bien, fit Simbilon Khayf en souriant.

— J’ai les noms ici, si cela t’intéresse, mais je ne le pense pas. Migdal Velorn est venu au Château. Tu sais qui c’est, père ? Le président de notre banque d’Amblemorn : j’ai signé tous les papiers qu’il m’a apportés. Ils concernaient la minoterie de Velathyntu, la compagnie de navigation d’Alaisor, deux banques et… enfin, il y en avait sept. Il ne nous reste plus que onze sociétés ; j’espère en être débarrassée dans quelques semaines.

— Absolument. Comme c’est gentil à toi de t’occuper de toutes ces choses.

Son sourire permanent était énervant ; ces visites n’étaient jamais faciles. Avait-elle autre chose à lui dire ce jour-là ? Non, elle ne voyait pas. De toute façon, qu’est-ce que cela aurait changé ?

— Je vais te laisser maintenant, père, fit Varaile en se levant. Prestimion t’envoie ses amitiés.

— Prestimion ?

— Mon mari.

— Ah ! tu es mariée, Varaile ? Très bien. As-tu des enfants ?

 

Par un beau matin lumineux de la fin de l’été, Prestimion se rendit dans le domaine familial de Muldemar pour assister à la grande fête annuelle du vin nouveau. Tous les ans à cette époque, suivant une tradition ancestrale, avait lieu la première dégustation de la récolte des vendanges précédentes. La journée de fête animée qui se déroulait dans la cité de Muldemar se terminait par un banquet donné au manoir, la résidence familiale.

Prestimion avait présidé une douzaine de ces manifestations au temps où il portait le titre de prince de Muldemar. Après quoi, les deux années de guerre civile l’avaient empêché d’y assister. Depuis qu’il était le Coronal, Abrigant lui avait succédé à Muldemar. Mais il n’y avait pas eu de banquet l’année précédente non plus, car, à cette époque, il traquait Dantirya Sambail avec son frère dans les territoires du Levant. Ce serait donc la première fête d’Abrigant en qualité de prince de Muldemar et il avait demandé à Prestimion de lui faire le grand honneur d’y assister. Le Coronal n’avait pas accoutumé d’honorer de sa présence la fête du vin nouveau, mais jamais aucun membre de la famille de Prestimion ne s’était élevé au pouvoir suprême. Il se sentait obligé d’y aller ; son absence serait de trois ou quatre jours.

Varaile, qui ne se sentait pas très bien, se fit excuser. Elle confia à Prestimion que même le trajet assez court jusqu’à Muldemar lui paraissait au-dessus de ses forces et elle n’avait assurément pas envie de faire bombance. Elle suggéra à son époux de se faire accompagner de Septach Melayn. Prestimion ne tenait pas à partir sans elle, mais encore moins à décevoir Abrigant qui serait profondément blessé s’il se défilait. Ainsi, lorsque le majordome Nilgir Sumanand vint annoncer qu’un jeune chevalier du nom de Dekkeret, de retour au Château après une longue absence, demandait à être reçu par lord Prestimion pour une affaire de la plus haute importance, c’est à Varaile et non au Coronal qu’il transmit la demande.

— Dekkeret ? fit Varaile. Je ne pense pas le connaître.

— Non, madame. Il était déjà parti avant votre arrivée au Château.

— Il n’est pas habituel qu’un chevalier-novice sollicite une audience auprès du Coronal. Quelle est donc l’importance véritable de cette affaire de la plus haute importance ? Suffisante, à votre avis, pour l’envoyer voir Prestimion à Muldemar ?

— Je l’ignore, madame. Il dit que c’est fort urgent, mais qu’il ne peut en parler qu’au Coronal, au Haut Conseiller ou, en leur absence, au prince Akbalik. Comme vous le savez, le Coronal est à Muldemar aujourd’hui, le Haut Conseiller l’y accompagne et le prince Akbalik n’est pas encore de retour de sa mission… Il est dans la péninsule de Stoienzar, si je ne me trompe. J’ai hésité à déranger lord Prestimion pendant son séjour à Muldemar sans votre permission, madame.

— Vous avez bien fait, Nilgir Sumanand. Envoyez-le-moi, ajouta-t-elle, à son grand étonnement, car elle s’était sentie mal fichue toute la matinée. Je verrai moi-même si cela vaut la peine de déranger le Coronal.

 

Il y avait quelque chose de généreux et d’ouvert dans le visage de Dekkeret, une franchise dans son regard qui firent que Varaile se prit intuitivement de sympathie pour lui. Il était à l’évidence fort intelligent, mais il n’y avait en lui rien de sournois ni de dissimulé. C’était un grand jeune homme solidement bâti, d’une vingtaine d’années, aux épaules larges et puissantes, de qui émanait une impression de grande force physique parfaitement maîtrisée. Il avait la peau du visage et des mains hâlée, tannée, comme quelqu’un qui a passé beaucoup de temps en plein air sous un climat chaud et rigoureux.

Varaile lui apprit que le Coronal ne serait pas de retour au Château avant plusieurs jours et indiqua clairement qu’elle ne dérangerait son époux à Muldemar que pour de très bonnes raisons. Elle demanda au chevalier Dekkeret d’expliquer précisément ce qu’il désirait porter à l’attention du Coronal.

Dans un premier temps, Dekkeret hésita. Peut-être était-il déconcerté de se trouver en compagnie de l’épouse du Coronal au lieu d’être face à lord Prestimion, peut-être était-ce dû au fait que la dame Varaile avait à peu près son âge. Ou bien était-il simplement réticent à divulguer des renseignements importants à quelqu’un qu’il ne connaissait pas, une femme en outre, et qui ne faisait pas partie du Conseil. Quoi qu’il en fut, il ne fit aucun effort pour dissimuler ses hésitations.

Puis il sembla décider qu’il ne risquait rien à lui raconter son histoire. Après quelques tentatives maladroites qui tournèrent court, il se lança dans un long récit.

Il avait accompagné à Zimroel le prince Akbalik, chargé d’une mission diplomatique. On ne lui avait confié aucune responsabilité ; le but de ce voyage était pour Dekkeret d’acquérir un peu d’expérience, car il n’avait été remarqué par le Coronal que peu de temps auparavant. Après avoir passé quelque temps à Ni-moya, il avait choisi, pour des raisons qu’il ne semblait pas pouvoir exprimer très clairement, d’être transféré à titre provisoire dans les services du Pontificat et s’était embarqué pour Suvrael en ayant pour mission de faire la lumière sur un problème d’exportations de viande.

— Suvrael ? fit Varaile, étonnée. Quelle horreur d’être envoyé là-bas !

— À ma demande, madame. C’est un continent inhospitalier, je sais. Mais j’éprouvais le besoin de passer quelque temps dans un endroit de ce genre. Ce serait trop compliqué à expliquer.

Varaile eut l’impression qu’il avait volontairement cherché à vivre dans l’inconfort, une manière de purification peut-être, un acte de pénitence. Elle avait de la peine à comprendre cela. Mais elle ne chercha pas à le questionner plus avant.

Dekkeret expliqua que sa mission à Suvrael consistait à se rendre à Ghyzyn Kor, le centre de la région d’élevage, pour essayer de découvrir les raisons de la chute récente des exportations de viande bovine. Ghyzyn Kor se trouvait au cœur d’une zone de pâturages fertiles, à l’abri des montagnes, à mille kilomètres à l’intérieur des terres du continent torride, cernée par le plus aride des déserts. Dès son arrivée dans le port de Tolaghai, sur la côte nord-ouest de Suvrael, Dekkeret avait compris qu’il ne serait pas facile de s’y rendre. On lui expliqua qu’il existait trois itinéraires principaux. L’un d’eux était ravagé par de violentes tempêtes de sable qui le rendaient impraticable ; un autre était interdit à cause de bandits Changeformes qui rançonnaient les voyageurs. Le troisième, une route difficile en plein désert, qui traversait les montagnes en passant par le col de Khulag, n’était plus utilisée depuis plusieurs années et en très mauvais état. Son informateur ajouta que plus personne ne prenait cette route, car elle était hantée.

— Hantée ?

— Oui, madame. Par des fantômes, m’expliqua-t-il, qui pénétraient dans l’esprit des voyageurs quand ils étaient endormis pour voler leurs rêves et les remplacer par des images horrifiantes. Certains, prétendait-il, étaient morts de leurs propres cauchemars au beau milieu de ce désert. Dans la journée, les chants lointains des fantômes, des sons étranges, à donner le frisson, brouillaient le cerveau des voyageurs, les écartaient du droit chemin et ils disparaissaient à jamais dans les sables.

— Des fantômes qui volent les rêves, fit lentement Varaile dont le scepticisme inné avait du mal à accepter cette idée. Vous n’êtes certainement pas le genre d’homme à vous laisser effrayer par des inepties de cette sorte ?

— En effet, madame. Mais, fantômes ou pas, s’embarquer seul dans ce désert hostile avait de quoi faire réfléchir. Je commençais à me dire que ma mission allait se solder par un échec complet quand le hasard m’a mis en présence d’un homme qui prétendait passer régulièrement par le col de Khulag sans jamais avoir eu de problèmes avec les fantômes. Il n’a pas dit qu’ils n’existaient pas, seulement qu’il connaissait le moyen de les tenir à l’écart. Je l’ai donc pris comme guide.

Venghenar Barjazid était un petit bonhomme à l’air louche et sournois ; un contrebandier selon toute vraisemblance, qui lui fit payer ses services à prix d’or. Son plan consistait à inverser les heures de sommeil et de veille en voyageant de nuit et en bivouaquant sous le soleil implacable. Ils étaient accompagnés par le fils de Barjazid, un adolescent du nom de Dinitak, une femme Skandar qui devait servir de porteur et un Vroon pour qui les routes du désert n’avaient pas de secret. Tout le monde embarqua dans un vieux flotteur délabré.

Après le départ de Tolaghai et jusqu’aux premières collines, le voyage se passa sans incident. Dekkeret trouvait le paysage d’une laideur étonnante : de vastes étendues rocheuses, un sol sablonneux criblé de trous, des plantes hérissées d’épines, aux formes torturées. Et il devint encore plus rébarbatif après le franchissement du col de Khulag, quand ils commencèrent leur descente vers le Désert des Rêves Volés. Dekkeret n’avait jamais imaginé qu’il pût exister sur la planète un endroit aussi désolé, sinistre et inhospitalier. Mais ce désert cruel et aride ne suscitait pas en lui la moindre répugnance, affirma-t-il à Varaile. Elle se dit qu’il y avait peut-être même éprouvé un plaisir pervers, sachant qu’il était parti à Suvrael en quête de la satisfaction que l’on peut trouver dans les épreuves et les souffrances.

Puis les cauchemars commencèrent. De jour, pendant son sommeil. Il rêvait qu’il flottait vers la bienveillante Dame de l’île, au centre d’une sphère de pure lumière blanche. C’était une vision de paix et de joie, mais, petit à petit, les images de son rêve changèrent, allèrent en s’assombrissant et il se retrouva sur le flanc nu et gris d’une montagne, contemplant un cratère vide et mort. Il se réveilla faible et tremblant de peur.

— Avez-vous fait de beaux rêves, lui avait demandé Barjazid. Mon fils m’a dit que vous avez gémi dans votre sommeil, que vous vous êtes retourné plusieurs fois en serrant vos genoux contre votre poitrine. Avez-vous senti la présence des voleurs de rêves ?

Quand Dekkeret avait reconnu que oui, Barjazid avait demandé des détails. Dekkeret s’était énervé, avait demandé au petit homme pourquoi il le laisserait lire dans son esprit. Devant l’insistance de Barjazid, il avait fini par faire une description de ce qu’il avait rêvé.

— C’étaient bien les voleurs de rêves, avait affirmé Barjazid : une invasion de l’esprit, une superposition troublante d’images, une perte de l’énergie.

— Je lui ai demandé s’il avait lui-même ressenti la même chose, expliqua Dekkeret à Varaile. Il a répondu que non ; il était apparemment à l’abri des voleurs de rêves. Son fils Dinitak n’avait senti qu’une ou deux fois leur présence. Il se refusait à toute hypothèse sur la nature des êtres qui provoquaient cela. J’ai ensuite demandé si les rêves empiraient à mesure qu’on s’enfonçait dans le désert. Ce à quoi il a répondu très calmement que c’est ce qu’il avait entendu dire.

Quand ils se remirent en route à l’heure du crépuscule, Dekkeret crut entendre des rires lointains, des tintements de cloches étouffés par la distance, des roulements menaçants de tambour.

Le lendemain, il fit un nouveau rêve qui commençait dans un beau jardin verdoyant, rempli de fontaines et de bassins, mais qui se transforma rapidement en une scène horrible où il était étendu nu, exposé au soleil du désert, de sorte qu’il sentait sa peau brûler et se craqueler. Il découvrit cette fois en se réveillant qu’il s’était éloigné du campement dans son sommeil et qu’il était allongé en plein soleil, au milieu d’une horde de fourmis. Incapable de retrouver le flotteur, il avait cru sa dernière heure venue, mais le Vroon, parti à sa recherche avec un flacon d’eau, l’avait sauvé. Il avait trouvé la souffrance dans cette aventure, une souffrance plus vive, en vérité que ce qu’il cherchait. Mais le pire, expliqua-t-il à Varaile, n’était ni la chaleur ni la soif ni les fourmis, non le pire était l’angoisse d’être privé du réconfort qu’apporte un rêve normal, la terreur devant cette vision lumineuse et apaisante qui se muait en images sinistres et terrifiantes.

— Il y a donc du vrai dans les récits des voyageurs ? demanda Varaile. Ce désert hanté abrite réellement des esprits qui volent les rêves ?

— D’une certaine manière, madame. Je vais bientôt vous expliquer ce qu’il en est.

Ils étaient arrivés aux confins du désert et suivaient le lit d’un cours d’eau depuis longtemps disparu, sur un sol accidenté, maintes fois bouleversé par des séismes. Le terrain s’élevait lentement vers le sud-ouest, en direction de deux pics entre lesquels se trouvait le Pas de Munnerak, la porte de la région d’élevage, plus fraîche et plus verte. Encore quelques jours et il serait à Ghyzyn Kor.

Mais le rêve le plus terrible était encore à venir. Il ne voulut pas donner de détails à Varaile, se contentant de dire qu’il l’avait mis face à l’unique action dont il avait honte, le péché qui l’avait envoyé en pénitence à Suvrael. Il fut contraint de le revivre étape par étape dans son sommeil, jusqu’à ce que le cauchemar culmine en une scène d’une effroyable intensité dont le souvenir le faisait encore frissonner et blêmir. Il avait éprouvé une douleur térébrante, la sensation insupportable d’une aiguille de lumière s’enfonçant dans son cerveau.

— J’ai entendu un coup de gong lointain, poursuivit Dekkeret, et le rire d’un démon tout proche. Quand j’ai ouvert les yeux, j’étais presque fou de douleur et de désespoir. Et puis j’ai aperçu Barjazid, à moitié caché derrière le flotteur. Il venait de retirer une sorte de mécanisme qu’il portait autour du front et s’efforçait de le dissimuler dans ses bagages.

— C’est lui qui provoquait les rêves ? demanda Varaile, stupéfaite.

— Vous avez l’esprit vif, madame ! C’est lui, en effet. Avec un appareil qui lui permettait de pénétrer dans les esprits et de transformer les pensées. Bien plus puissant que les machines qu’utilise la Dame de l’île qui, elle, ne peut que s’adresser à l’esprit des dormeurs alors que l’appareil de Barjazid pouvait en prendre le contrôle. Il a reconnu tout cela, de mauvais gré, quand j’ai exigé la vérité. C’était un appareil de son invention, sur lequel il travaillait depuis plusieurs années.

— Et qu’il expérimentait sur l’esprit des voyageurs qu’il emmenait dans le désert ?

— Exactement, madame.

— Vous avez bien fait de demander à voir le Coronal pour lui raconter cela, Dekkeret. Cet appareil est dangereux ; il ne faut plus qu’il soit utilisé.

— C’est réglé, madame, déclara Dekkeret, le visage rayonnant de satisfaction. J’ai réussi à faire prisonnier Barjazid et son fils, et j’ai pris leur appareil. Je les ai amenés au Château. Lord Prestimion, je l’espère, sera satisfait. Je le souhaite de tout cœur, madame, car rien n’est plus important pour moi que de satisfaire lord Prestimion !