7

 

Elle sortit en lui faisant signe de la suivre.

Prestimion hésita, lança un regard interrogateur en direction de Varaile, ne sachant si elle devait se joindre à eux ; il se décida, lui fit signe de les accompagner. La Dame Therissa pourrait toujours la renvoyer si Varaile ne devait pas voir ce qu’elle voulait montrer à Prestimion.

La Dame était déjà loin ; elle avait dépassé les deux premiers rayons qui divergeaient à partir du centre du Temple Intérieur. Prestimion vit en passant des acolytes et quelques hiérarques assises à de longues tables, la tête penchée dans une attitude de méditation. Elles avaient les yeux fermés. Toutes portaient autour du front un cercle d’argent ressemblant à celui de la Dame. Les mystères de l’île, se dit Prestimion : elles projettent leur esprit sur toute la surface de la planète, à la recherche de ceux qui souffrent, pour leur apporter des rêves apaisants. Était-ce la sorcellerie ou la science qui permettait à leur esprit de parcourir le monde de la sorte ? Il y avait une différence entre les deux, il en était conscient, même si la manière dont la Dame et son entourage accomplissaient leur tâche lui paraissait empreinte de la même magie que les sortilèges et les incantations des mages.

La Dame était entrée dans une petite pièce éclairée par la lumière naturelle s’engouffrant dans les jours sculptés dans le plafond de marbre, qui semblait être son cabinet de travail. Elle était meublée d’un bureau fait d’une dalle polie de pierre mouchetée de couleurs vives, d’un divan et d’une paire de tables basses. Trois vases d’albâtre alignés contre le mur du fond contenaient de ravissants bouquets de fleurs coupées écarlates, pourpres, jaunes et bleu pervenche.

Le fait que Varaile les eût accompagnés ne semblait pas la déranger. Mais toute son attention était tournée vers Prestimion. Elle s’avança vers son bureau, prit dans un coffret marqueté aux lignes élégantes un fin cercle d’argent semblable à celui qu’elle portait et le lui tendit.

— Mets cela sur ton front, Prestimion.

Il obéit sans discuter. Il sentit à peine le poids du métal, tellement le cercle était fin.

Elle posa deux petites fioles de vin sur une table, poussa l’une d’elles vers Prestimion.

— Voilà, fit-elle. Ce n’est pas un produit de notre vignoble, mais tu reconnaîtras peut-être le goût. Bois-le d’un trait.

Il lui lança un regard perplexe, la vit ouvrir sa fiole et la vider d’un seul coup ; au bout d’un moment, il l’imita. C’était un vin fort, âcre et épais, avec un arrière-goût d’épices. Il lui rappelait quelque chose, mais il ne savait plus quoi. Puis la mémoire lui revint : c’était le vin utilisé par les interprètes des rêves pour leurs consultations, pour permettre à l’esprit de ceux qui venaient leur demander de l’aide de s’ouvrir à eux. Il contenait une drogue qui faisait tomber les barrières entre les deux esprits. Cela faisait des années qu’il n’avait pas eu recours à une interprétation – il préférait analyser ses rêves plutôt que demander à un étranger de lui en révéler le sens caché – mais il était sûr qu’il s’agissait du même vin.

— Tu sais ce que c’est ? demanda la Dame.

— Le vin de l’interprétation, oui. Nous nous allongeons ?

— Ce n’est pas une interprétation, Prestimion. Tu resteras éveillé et tu verras ce que tu n’as jamais vu. Des choses effrayantes, je le crains. Donne-moi tes mains.

Il les lui tendit.

— Il faut normalement plusieurs mois d’entraînement avant d’être autorisé à faire ce que tu vas faire. Le pouvoir de la vision est tout simplement trop fort ; il peut détruire en quelques instants un esprit non préparé. Mais tu ne voyageras pas seul ; tu ne feras que m’accompagner dans mon voyage, celui que j’accomplis chaque jour à travers le monde. Tu verras par mes yeux ce que je vois au cours de ces voyages. Et je te protégerai des effets dévastateurs des visions.

Elle prit délicatement les deux mains de Prestimion, puis elle enlaça les doigts entre les siens et serra brusquement avec une force surprenante.

Il eut l’impression de recevoir un coup de marteau en plein front.

Il ne pouvait plus accommoder ; tout était brouillé devant ses yeux. Il recula en titubant, crut qu’il allait tomber, mais la Dame le retint, apparemment sans effort. Tout tournait et s’agitait autour de lui : Varaile, sa mère, le bureau, les vases de fleurs, tout se balançait et tourbillonnait à toute vitesse autour de sa tête. Son cerveau tournoyait comme s’il avait descendu cinq flacons de vin en une demi-heure.

Puis le calme revint, un moment béni d’équilibre, de stabilité. Il sentit qu’il prenait son essor comme un spectre, se glissait agilement par une des ouvertures du plafond ajouré et s’élevait dans le ciel tel un ballon libéré de ses attaches. Cela lui rappelait la vision qu’il avait eue à Triggoin, la cité des sorciers, sous l’empire des drogues, quand, par la consommation d’herbes magiques et l’évocation de Noms puissants, il s’était élevé au-delà du royaume des nuages et avait contemplé Majipoor depuis les confins de l’espace.

Mais les effets, cette fois, étaient tout autres.

Dans sa vision de Triggoin, il avait contemplé le monde de très haut avec l’impartialité d’un dieu. Il avait vu la planète géante ramenée aux dimensions d’un ballon d’enfant tournant lentement dans le ciel, un modèle réduit du monde avec ses trois continents allongés, pas plus gros que les ongles de ses doigts, ressortant sur l’immensité émeraude des océans. Il avait lentement tendu la main pour prendre cette petite balle au creux de sa paume ; délicatement, avec curiosité, il l’avait touchée du bout du doigt, l’avait examinée avec fascination, avec amour, mais en la considérant toujours de l’extérieur, à une grande distance de la vie de ses habitants.

Cette fois, il en allait autrement : il se trouvait en même temps au-dessus de la planète et très étroitement mêlé à la réalité de ce qui était sous lui. Il la regardait de haut et était intimement lié à l’énergie bouillonnante, turbulente, de ses milliards d’habitants.

Il sentit qu’il s’élevait à une vitesse infinie dans une haute région de l’atmosphère, mais, au-dessous de lui, la myriade de cités, de villes et de bourgades de Majipoor brillaient comme des phares dans l’obscurité, parfaitement distinctes, faciles à identifier. Il y avait le Mont gigantesque, avec ses Cinquante Cités et ses Six Rivières, il y avait le Château accroché à la cime de l’énorme masse rocheuse et recouvrant les pentes sommitales, et là, se détachant avec une merveilleuse netteté, il y avait Sisivondal, Sefarad et Sippulgar, Sintalmond, Kajith Kabulon, Pendiwane, Stoien, Alaisor et toutes les autres ; il y avait les cités de Zimroel, aussi nettes, Ni-moya et Piliplok, Narabal, Dulorn, Khyntor et leurs nombreuses voisines ; il y avait l’île juste au-dessous de lui et Suvrael qui apparaissait au sud avec des cités qu’il n’avait jamais vues, même en rêve, Tolaghai, Natu Gorvinu et Kheskh. Il les reconnaissait toutes au premier coup d’œil, intuitivement, comme si elles portaient des étiquettes.

Mais il avait en même temps l’impression de se déplacer juste au-dessus des toits de toutes ces agglomérations, si près qu’il aurait pu effleurer l’âme de leurs habitants comme il avait caressé la petite balle blanche de la planète dans la vision de Triggoin.

De puissantes émanations psychiques montaient vers lui, comme la chaleur par le conduit d’une cheminée et ce qu’il sentait était terrifiant. Aucune membrane protectrice ne le séparait de la vie des milliards d’habitants vivant dans ces villes. Tout l’atteignait par violentes bouffées. Il percevait les appels exprimant la douleur, le chagrin, le désespoir total ; il sentait l’angoisse des âmes si dramatiquement isolées de leurs semblables qu’elles auraient aussi bien pu être emprisonnées dans des blocs de glace ; il sentait les palpitations égarées des esprits cherchant à partir dans cinquante directions à la fois et qui, en conséquence, n’allaient nulle part ; il percevait la torture de ceux qui s’efforçaient de voir clair dans leurs pensées, mais restaient dans les ténèbres. Il sentait la terreur cauchemardesque de ceux qui fouillaient leur esprit à la recherche de leur passé et n’y pouvaient que des gouffres béants.

Partout il ressentait l’épouvante que produit l’anarchie interne. Il percevait l’agitation désespérée des esprits blessés. Il percevait l’horreur des cœurs aveugles et la honte des cœurs desséchés. IL sentait la tristesse infinie de la perte irrévocable.

Partout il percevait le chaos.

Le chaos.

Le chaos.

Le chaos.

Le chaos.

La folie, oui, roulant tel un fleuve irrésistible, se répandant sur les terres comme les flots abjects d’un égout. Un terrible fléau, une catastrophe effroyable qui ravageait la planète, une calamité d’une ampleur qu’il n’eût jamais imaginée.

— Mère… articula-t-il. Mère !

 

— Bois, fit doucement Varaile en lui tendant un gobelet. C’est de l’eau. Rien que de l’eau.

Il ouvrit les yeux en battant des paupières. Il vit qu’il était assis sur le divan du cabinet de travail de sa mère, la tête contre un coussin. La robe blanche qu’on lui avait donnée était trempée de sueur et il tremblait. Il but l’eau goulûment, frissonna. Varaile posa délicatement la main sur son front ; ses doigts étaient froids sur la peau fiévreuse. Il vit sa mère à l’autre bout de la pièce, les bras croisés devant son bureau, qui l’observait calmement.

— Ne t’inquiète pas, Prestimion, dit-elle. Les effets passeront dans un moment.

— Je me suis évanoui, c’est ça ?

— Tu as perdu connaissance. Mais tu n’es pas tombé.

— Tiens, reprends ça.

Il leva la main pour retirer de son front le cercle d’argent ; il n’était déjà plus là. Il réprima un nouveau frisson.

— Quel cauchemar, mère !

— Oui. Un véritable cauchemar. C’est ce que je vois tous les jours, depuis des mois maintenant. Et celles qui m’entourent aussi. Voilà ce qu’est devenu le monde, Prestimion.

— Partout ?

— Non, répondit-elle en souriant. Pas encore. Une grande partie de la planète est encore saine. Tu as senti la douleur de ceux qui étaient les plus vulnérables à la maladie, les premières victimes, ceux qui n’avaient aucun moyen de se défendre contre l’attaque qui les a pris par surprise. J’entends leurs appels qui s’élèvent vers moi dans la nuit quand je passe au-dessus d’eux. Quels rêves puis-je envoyer, à ton avis, pour guérir de telles douleurs ?

Prestimion garda le silence ; il n’avait pas de réponse. Il avait le sentiment de ne jamais avoir éprouvé de sa vie un tel désespoir ; même quand Korsibar s’était emparé de la couronne que tout le monde lui croyait destinée. J’ai détruit le monde.

— As-tu une idée de ce que j’ai ressenti quand j’avais ce cercle autour du front ? demanda-t-il à Varaile.

— J’imagine que cela a dû être terrible. Cette expression sur ton visage… Cette stupéfaction horrifiée…

— Ton père n’est pas parmi les plus malheureux, poursuivit Prestimion. Il ne comprend pas ce qui lui est arrivé, du moins je l’espère.

— Tu regardais directement dans l’esprit des gens ?

— Pas des individus, non ; du moins je ne l’ai pas ressenti comme cela. Il n’est pas possible, je pense, de lire dans des esprits individuels. On reçoit des impressions générales, des vagues de sensations qui doivent représenter un total de plusieurs centaines de personnes.

— Des milliers, glissa la Dame.

Il se rendit compte qu’elle l’observait attentivement du fond de la pièce. Aussi affectueux, compatissant et maternel que fut le regard qu’elle posait sur lui, il n’en était pas moins pénétrant et fouillait dans les profondeurs de son âme.

Au bout d’un moment, elle s’adressa à lui, très posément.

— Dis-moi ce qui s’est passé, Prestimion, ce qui a provoqué cette catastrophe.

Elle sait, se dit-il.

Cela ne fait aucun doute. Elle sait. Pas les détails, mais l’essence de la chose. Elle sait que j’en porte la responsabilité, qu’une de mes actions est à l’origine de tout.

Et elle attendait qu’il lui révèle le reste. Il était à l’évidence devenu impossible de lui cacher la vérité plus longtemps. Elle attendait une confession et il était prêt maintenant – avide, même – à tout lui raconter.

Mais il y avait Varaile. Il tourna vers elle un regard hésitant : devait-il lui demander de se retirer ? Pourrait-il avouer devant elle ce qu’il devait avouer et faire ainsi d’elle la complice de son crime incommensurable ? Je suis le seul responsable, devrait-il dire, de ce qui est arrivé à ton père. Oserait-il le faire ? Oui.

Oui, je le ferai. Varaile est mon épouse, je n’aurai pas de secrets pour elle, tout monarque que je sois.

— Tout est ma faute, mère, commença lentement Prestimion, en choisissant ses mots. Je pense que tu le sais déjà, mais je le reconnais aujourd’hui devant toi : je suis la cause de cette catastrophe, moi seul. Mon intention n’a jamais été que cela se passe ainsi, mais la faute est mienne.

Il entendit à ses côtés Varaile étouffer un petit cri de stupéfaction. Sa mère dont le regard demeurait calme et affectueux garda le silence ; elle attendait la suite.

— Je vais tout expliquer depuis le commencement.

La Dame acquiesça lentement de la tête.

Prestimion ferma les yeux un moment pour se concentrer. Commencer par le commencement, bien sûr. Mais où était le commencement ?

L’oblitération d’abord, les raisons de cette décision ensuite. Oui.

Il prit une longue inspiration et se lança.

— L’enchaînement récent des événements que vous croyez connaître n’est pas celui que le monde a réellement connu. Une vaste supercherie a eu lieu. Des événements importants se sont passés, des événements sans précédent dans l’histoire de notre planète et personne ne le sait. Des milliers d’hommes ont péri et les raisons de leur mort ont été masquées. La vérité a été effacée et nous avons tous vécu un mensonge. Une poignée de gens seulement connaissent la vérité : Septach Melayn, Gialaurys, Abrigant, deux ou trois autres. C’est tout. Je vous la révèle maintenant, mais vous comprendrez, j’espère, qu’elle ne doit pas sortir de cette pièce.

Il s’interrompit, regarda successivement sa mère, puis Varaile. Elles gardaient le silence avec une expression impénétrable, distante. Elles attendaient d’entendre ce qu’il avait à dire.

— Toi, mère, tu as eu quatre fils. L’un d’eux est mort, Taradath, un garçon très intelligent, un poète, qui aimait jouer avec les mots. Tu crois qu’il a péri dans le Nord en traversant une rivière à la nage. Il n’en est rien : il est mort noyé, certes, mais au cours d’une terrible bataille le long du Iyann, quand le barrage de Mavestoi s’est rompu. Cela t’étonne ? C’est pourtant la vérité : ainsi est mort Taradath. Mais tout ce temps, tu as cru à un mensonge et j’en suis responsable.

La seule réaction de la Dame fut un frémissement à la commissure des lèvres. Sa maîtrise de soi était stupéfiante. Quant à Varaile, elle paraissait hébétée.

— Je continue : lord Confalume avait des enfants. Des jumeaux, un garçon et une fille. Tu as l’air surpris. Oui, les enfants de Confalume sont inconnus aujourd’hui ; j’en porte aussi la responsabilité. Sa fille s’appelait Thismet : elle était petite, gracile, très belle, une femme compliquée, pétrie d’ambition. Elle tenait, je pense, de sa mère Roxivail. Le fils était robuste et séduisant, un grand brun à la noble prestance, un athlète, un chasseur émérite. Pas particulièrement intelligent, je dois l’avouer. Une âme simple, généreuse, à sa manière. Son nom était Korsibar.

Un petit cri de surprise échappa à Varaile quand elle entendit ce nom. Prestimion fut intrigué par sa réaction, mais il préféra, ne pas s’interrompre pour demander une explication et poursuivre le fil de son discours. La Dame Therissa paraissait très loin, absorbée dans ses pensées.

— Quand le Pontife Prankipin est tombé malade, reprit Prestimion, lord Confalume, préparant le changement imminent des Puissances, fixa son choix sur moi pour lui succéder sur le trône. Il ne l’annonça pas publiquement, bien entendu, tant que Prankipin s’accrochait à la vie. Toute la cour s’était rassemblée au Labyrinthe dans l’attente du décès du Pontife. Mettant cette attente à profit, quelques ignobles individus ont soufflé à l’oreille du prince Korsibar : « Tu es le fils du Coronal, tu as la prestance d’un roi. Pourquoi le petit Prestimion deviendrait-il Coronal quand ton père rejoindra le Labyrinthe ? Prends le trône, Korsibar ! Prends-le ! Prends-le ! » Deux frères peu recommandables, Farholt et Farquanor, furent parmi ceux qui l’exhortèrent avec le plus d’insistance ; ils sont oubliés aussi aujourd’hui, et bon débarras. Un autre des conspirateurs était un mage Su-Suheris, glacial et malfaisant. Il y avait aussi la princesse Thismet qui exerçait sur son frère la plus puissante des influences. Ils ont insisté ; Korsibar était trop faible et trop simple pour résister. Jamais il ne s’était imaginé sur le trône du Coronal, mais ils lui ont fait croire qu’il lui était dû. À la mort du vieux Pontife, tandis que nous étions rassemblés dans la Cour des Trônes pour la passation des pouvoirs, le mage de Korsibar a jeté un sortilège pour nous obscurcir le cerveau. Quand nous avons repris nos esprits, nous avons vu Korsibar aux côtés de son père sur le double trône ; la couronne à la constellation ceignait le front de Korsibar et Confalume, soumis par la magie, n’a rien fait pour empêcher son fils de s’approprier le pouvoir.

— Ce n’est pas facile à croire, déclara la Dame Therissa.

— Il faut le croire, mère. Crois-le, je t’en conjure ! Cela s’est passé ainsi.

Avec un débit plus rapide, Prestimion retraça dans ses grandes lignes le déroulement de la guerre civile. L’autoproclamation de Korsibar et son propre refus d’accepter le fait accompli. La proposition naïve que lui avait faite le nouveau Coronal d’occuper un siège au Conseil, le nouveau refus de Prestimion exprimé avec un tel mépris intransigeant que Korsibar l’avait fait arrêter et jeter aux fers dans les tunnels de Sangamor. Son évasion grâce à un compromis conçu par le rusé Dantirya Sambail qui espérait dresser Korsibar et Prestimion l’un contre l’autre à son avantage. L’armée qu’il avait levée pour s’opposer à l’usurpation de Korsibar ; la première bataille devant la cité des contreforts d’Arkilon, qui s’était soldée par une défaite des forces de Prestimion face aux troupes de Korsibar conduites par Navigorn. La retraite vers le centre d’Alhanroel et une grande victoire de Prestimion sur Navigorn sur les rives du Jhelum. D’autres batailles, des victoires et des défaites ; la longue marche vers le nord-ouest du continent, les armées de Korsibar à ses trousses. Et puis la catastrophe dans la vallée du Iyann, quand Dantirya Sambail, qui s’était entre-temps allié à Korsibar, persuada l’usurpateur de faire sauter le barrage de Mavestoi pour déverser toute l’eau sur les forces de Prestimion.

— C’est là que Taradath est mort, mère, avec bien d’autres courageux combattants. La vallée a été inondée. Entraîné par le flot, j’ai réussi à gagner la rive à la nage ; je me suis enfui vers le nord, dans le désert du Valmambra, seul, et j’ai failli mourir. Septach Melayn et Gialaurys m’ont retrouvé, le duc Svor aussi, dont tu te souviens peut-être. Nous sommes allés tous les quatre jusqu’à Triggoin où nous avons vécu plusieurs mois dans la clandestinité, au milieu des sorciers qui m’ont enseigné quelques-uns de leurs tours. Mon professeur était Gominik Halvor ; ce séjour marqua le commencement de mon alliance avec lui et son fils Heszmon Gorse.

Prestimion s’interrompit de nouveau. Sa mère paraissait très pâle. Secouée à l’évidence par ce qu’elle avait entendu, elle s’efforçait d’en évaluer toutes les conséquences. Varaile, de son côté, ne semblait même pas essayer. La plupart de ces noms et de ces lieux lui étaient inconnus, l’histoire incompréhensible ; elle paraissait complètement perdue.

Prestimion poursuivit son récit. Après avoir touché le fond à Triggoin, une quête visionnaire lui avait permis de voir que son destin était de renverser Korsibar et de guérir les blessures du monde. Il décrivit son départ de Triggoin, le rassemblement d’une nouvelle armée à Gloyn, dans le centre-ouest d’Alhanroel, sa marche en direction du Mont du Château, dont le point culminant avait été la grande bataille finale contre les forces de Korsibar à Thegomar Edge.

Prestimion ne fit pas mention de la décision de Thismet de changer de camp, ni de sa venue à Gloyn où elle s’était offerte à lui en proposant de devenir son épouse quand il aurait reconquis le trône. Il s’était promis de ne pas avoir de secrets pour Varaile, mais au moment d’insérer dans la chronologie de son récit l’épisode de sa passion partagée pour Thismet, il ne se sentit pas capable de le faire. À quoi cela aurait-il servi ? Il appartenait à un passé révolu et n’avait plus aujourd’hui aucune incidence sur la situation de Majipoor : un intermède purement privé, enseveli sous les décombres de l’Histoire qui n’était plus. Qu’il y reste à jamais, se dit Prestimion. La seule chose qui comptait était de parler sans fard de ce qui s’était passé à Thegomar Edge.

— Ils occupaient les hauteurs, expliqua-t-il. Nous étions dans la plaine marécageuse de Beldak. Au début, le sort des armes ne nous fut pas favorable, mais quand nous avons commencé à battre en retraite, l’infanterie de Korsibar s’est stupidement lancée à notre poursuite, abandonnant ses positions. C’est ainsi que nous avons pu faire venir des renforts par une aile et les prendre en tenailles. Nous avions pris l’avantage. C’est alors que j’ai fait appel aux mages, mon arme suprême.

— Des mages, Prestimion ? fit la Dame. Toi ?

— Le destin de la planète était en jeu, mère. J’étais déterminé à utiliser tous les moyens à ma disposition pour mettre un terme à l’usurpation. Gominik Halvor et son fils, aidés par une douzaine d’autres grands sorciers de Triggoin, ont jeté un sortilège qui a transformé le jour lumineux en une nuit sans lune ; mettant l’obscurité à profit, nous avons taillé en pièces l’armée ennemie. Korsibar a péri des mains de son propre mage, le Su-Suheris Sanibak-Thastimoon, qui a aussi pris la vie de la princesse Thismet avant d’être transpercé par l’épée de Septach Melayn. Dantirya Sambail, qui se battait dans les rangs ennemis, m’a trouvé dans la mêlée et m’a défié en combat singulier, avec le trône pour enjeu. J’ai pris le meilleur sur lui et je l’ai fait arrêter. Puis Navigorn est venu m’annoncer qu’il déposait les armes : la guerre était terminée. Le comte Kamba, cet homme de cœur qui m’a enseigné les secrets de l’archerie, a perdu la vie ce jour-là, Kanteverel de Bailimoona aussi, mon cher petit duc Svor et bien d’autres seigneurs parmi les plus grands. Mais la guerre était terminée et j’étais enfin Coronal.

Il regarda sa mère au fond des yeux. Toutes les conséquences de son récit lui apparaissaient clairement ; abasourdie, elle gardait le silence. Il lui fallut un moment pour reprendre ses esprits.

— Cela s’est vraiment passé ainsi, Prestimion ? demanda-t-elle enfin. On dirait une de ces fables fantastiques sortant tout droit de quelque poème épique. Je pense au Livre des Changements.

— Cela s’est passé ainsi. Du début jusqu’à la fin.

— Comment se fait-il que nous n’en sachions rien ?

— Parce que je l’ai fait effacer de la mémoire universelle.

Et il leur conta la fin de l’histoire : comment, au milieu des soldats tombés au champ d’honneur, il n’avait éprouvé nulle joie de sa victoire, seulement du chagrin en pensant à la scission du monde, à l’irréparable division en deux factions irréconciliables. Comment ceux qui avaient combattu aux côtés de Korsibar et vu tomber leurs compagnons d’armes auraient-ils pu accepter le joug de Prestimion ? Comment aurait-il pu pardonner à ceux qui s’étaient retournés contre lui, perfidement parfois, comme le prince Serithorn, le duc Oljebbin, l’Amiral Gonivaul ou Dantirya Sambail, après lui avoir promis leur soutien. Et comment réagiraient les proches de ceux qui avaient péri au cours de ces batailles ? Ne garderaient-ils pas une rancune éternelle à ceux du camp vainqueur ?

— La guerre, reprit Prestimion, avait laissé une cicatrice sur la planète. Pis encore : une blessure qui jamais ne pourrait guérir. Un moyen m’est soudain apparu de réparer l’irréparable, de guérir l’inguérissable.

Il avait donc mandé une dernière fois Gominik Halvor et ses confrères en sorcellerie pour leur donner l’ordre d’accomplir la terrible incantation qui allait effacer la guerre de l’histoire de la planète. Korsibar et sa sœur n’auraient jamais existé ; ceux qui avaient péri en conséquence de l’usurpation de Korsibar auraient perdu la vie ailleurs que sur les champs de bataille ; nul ne se souviendrait qu’il y avait eu une guerre, pas même les sorciers qui avaient provoqué l’effacement de la mémoire collective. Nul autre que Prestimion, Septach Melayn et Gialaurys. Ainsi, lord Prestimion aurait été élevé sur le trône du Coronal dès la mort de Prankipin, sans l’intermède Korsibar.

— Voilà, conclut Prestimion, vous savez tout.

Il recommençait à trembler et son front le brûlait comme s’il avait de la fièvre.

— J’ai cru que j’allais guérir le monde ; en réalité, je le détruisais. J’ai ouvert la porte à la folie qui le dévaste, dont la gravité ne m’est apparue qu’aujourd’hui.

— Toi ? fit Varaile, restée longtemps silencieuse. Mais… comment, Prestimion ? Comment ?

— Sais-tu ce que c’est, Varaile, quand un soleil ardent chauffe tellement l’air qu’il s’élève, comme le fait toujours l’air chaud, créant un vide derrière lui ? Des vents impétueux viennent remplir ce vide. Eh bien, j’ai créé un vide semblable dans l’esprit de milliards d’individus. J’ai retiré de leur mémoire une grosse tranche de réalité, sans rien leur donner à la place. Tôt ou tard, des vents impétueux devaient venir. Pas pour tout le monde, non, mais pour des millions d’entre eux. Et ce processus n’est pas encore arrivé à son terme.

— Mon père…, fit-elle doucement.

— Ton père, oui, et combien d’autres ? J’en porte la responsabilité. Je ne pensais qu’à guérir, mais… mais…

Il s’interrompit, incapable d’achever sa phrase.

— Viens me voir, Prestimion, dit la Dame après un silence, en lui ouvrant les bras.

Il s’avança vers elle, s’agenouilla et posa la joue sur sa cuisse en fermant les yeux. Elle lui caressa le front comme elle le faisait quand il était petit, qu’il venait de perdre un animal familier, qu’il avait mal tiré à l’arc ou que son père lui avait parlé durement. Elle le consola comme elle parvenait toujours à le consoler quand il était enfant, non seulement comme une mère sait le faire, mais avec le pouvoir qui était le sien en sa qualité de Dame de l’Ile, le pouvoir de pardonner, le pouvoir d’absoudre.

— Il me fallait le faire, mère, je n’avais pas le choix, dit-il d’une voix assourdie et voilée. La guerre avait laissé de profonds ressentiments ; ils auraient par trop assombri mon règne.

— Je sais, je sais.

— Et pourtant… Regarde, mère, regarde ce que j’ai fait…

— Chut ! chut !

Elle le serra plus fort, lui caressa le front. Il sentait la profondeur de son amour, la force de son âme. Le calme commença à revenir en lui. Au bout d’un moment, elle lui fit signe de se relever ; elle souriait.

— Tu nous as dit en commençant que cela devrait rester secret, fit doucement Varaile. Est-ce toujours ta position ? Je me demande s’il ne vaudrait pas mieux que le monde sache la vérité, Prestimion.

— Non. Jamais. Cela ne ferait qu’aggraver les choses.

Il se sentait plus fort, purifié par sa confession ; ses tremblements et sa fièvre s’étaient estompés, ses idées devenaient plus claires, mais le choc de la vision qu’il avait eue grâce au cercle d’argent de la Dame demeurait en lui. Il doutait de pouvoir s’en libérer un jour. Mais ce que Varaile proposait lui paraissait impossible.

— Non parce que cela ternirait mon image, reprit-il, même si ce serait certainement le cas. Mais ajouter une confusion à l’autre… leur retirer le peu de compréhension qui leur reste de ce que peut être la réalité… Je ne peux pas, Varaile ! Tu comprends, n’est-ce pas ? Et toi, mère ?

— En es-tu certain ? insista Varaile. Si tu décidais enfin de dire la vérité, cela leur permettrait peut-être de se débarrasser des cauchemars et des hallucinations, de repartir sur des bases solides. Sinon, réunis les mages et demande-leur un autre sortilège…

Il secoua la tête et lança un regard implorant en direction de la Dame.

— Prestimion a raison, Varaile. Il est impossible de revenir en arrière, ni par une déclaration publique du Coronal, ni par la sorcellerie. Nous avons vu les conséquences d’un acte uniquement inspiré par la bienveillance. Nous ne pouvons courir le risque de recommencer.

— Quoi qu’il en soit, mère, reprit Prestimion, il nous faut maintenant affronter ces conséquences. Mais comment ?… Je me demande comment !