Les voyageurs partis de Stoien pour retourner au Mont du Château commencèrent le long trajet en suivant la côte jusqu’à Treymone, d’où il était possible de remonter la Trey en bateau sur tout son cours navigable. Il était ensuite nécessaire de bifurquer vers le nord pour éviter le désert aride qui s’étendait autour de Velalisier, l’ancienne capitale en ruine des Métamorphes. L’itinéraire traversait ensuite la large vallée fertile du Iyann jusqu’au confluent dit des « Trois Rivières », où le fleuve commençait sa remontée solitaire vers le nord. Les voyageurs s’engageaient ensuite dans la riche plaine connue sous le nom de Val de Gloyne jusqu’à la métropole commerciale de Sisivondal, d’où partait la grande route traversant en ligne droite le cœur du continent pour rejoindre les contreforts du Mont.
Prestimion avait fourni à Varaile et à Akbalik un flotteur d’une grande capacité et d’un grand confort pour le voyage de retour vers la capitale. Des équipes de Skandars infatigables guidaient les gros véhicules rapides flottant juste au-dessus du revêtement de la route. Une escorte armée composée de Skandars occupait une demi-douzaine de flotteurs blindés de transport de troupes.
Trois des véhicules précédaient le leur, trois autres le suivaient, pour parer à toute éventualité. Pas un être sain d’esprit n’eût osé lever la main sur l’épouse du Coronal, mais la santé mentale devenait une denrée rare dans ces contrées et Prestimion n’avait voulu courir aucun risque. Dans chaque agglomération où ils faisaient halte pour s’approvisionner, Varaile voyait des visages déformés au regard égaré l’observer du bord de la route et elle entendait les plaintes rauques des déments. Les Skandars, par bonheur, maintenaient tout le monde à distance respectable.
Ils avaient dépassé Gloyn et traversaient une succession de villes dont les noms ne disaient rien à personne : Drone, Hunzimar, Gannamunda. Varaile avait jusqu’à présent trouvé faciles les conditions du voyage. Elle s’attendait à beaucoup plus d’inconfort, chaque jour qui passait la rapprochant du moment où elle mettrait au monde le petit prince Taradath. À part le poids de son corps, la grosseur de son ventre qui continuait de s’arrondir et quelques lourdeurs dans les jambes, la grossesse ne nuisait en rien à son bien-être. Varaile n’avait jamais beaucoup pensé à la maternité – elle n’avait même jamais eu d’amant, avant que Prestimion surgisse dans sa vie comme un tourbillon et l’entraîne avec lui –, mais elle était jeune, grande et forte, et elle savait qu’elle supporterait sans dommage l’épreuve de l’accouchement.
Il en allait tout autrement pour Akbalik. L’épreuve du voyage, Varaile le voyait bien, lui devenait de plus en plus pénible.
L’état de sa blessure infectée semblait empirer. Il ne lui en parlait pas, bien sûr, ne se plaignait jamais. Mais son front luisait de sueur et son visage restait empourpré comme s’il souffrait d’une fièvre permanente. De temps en temps, elle le surprenait en train de se mordre la lèvre inférieure pour contenir la douleur ou elle le voyait se détourner pour laisser échapper un gémissement étouffé qu’elle faisait semblant de ne pas remarquer. Il était important pour Akbalik de feindre d’être en bonne santé, ou du moins en voie de guérison ; mais ce n’était à l’évidence qu’une façade.
Quelle était la véritable gravité de sa blessure ? Sa vie pouvait-elle être en danger ?
Varaile savait en quelle estime Prestimion tenait Akbalik ; il était un des piliers du trône. Il était même possible que Prestimion vît en lui un successeur possible, pour le cas où il arriverait quelque chose au vieux Confalume et où il serait appelé à monter sur le trône du Pontife.
« Le Coronal doit toujours garder la succession présente à son esprit, lui avait dit plus d’une fois Prestimion. Il peut se retrouver à tout moment transformé en Pontife et cela ne peut pas être bon pour la planète si personne n’est prêt à prendre sa suite au Château. »
Si Prestimion avait déjà choisi celui à qui il ferait appel dans cette éventualité, il ne lui en avait rien dit. Un Coronal, apparemment, n’aime pas aborder ce sujet, même avec son épouse. Elle savait déjà que Septach Melayn, bien que Prestimion eût pour lui plus d’affection que pour n’importe qui au monde, était trop fantasque pour se voir confier le trône et que Gialaurys, l’autre ami cher de Prestimion, trop crédule, n’avait pas la vivacité d’esprit nécessaire.
Qui, alors ? Navigorn ? Un homme solide, certes, mais profondément perturbé par ce qui ressemblait aux premiers symptômes de la folie. Il y avait bien Dekkeret, plein de promesses, de qualités et de ferveur, mais il lui manquait dix ans pour être capable d’assumer les responsabilités du Coronal. Il serait horrifié si Prestimion devait lui offrir du jour au lendemain la couronne à la constellation.
Ce qui, tout bien considéré, ne laissait qu’Akbalik. Perdre Akbalik à cause d’un petit crabe de Stoienzar vicieux serait un coup terrible porté aux projets de Prestimion. Surtout à une époque aussi troublée que celle qu’ils vivaient, où les difficultés semblaient se multiplier de tous côtés.
Nous arriverons bientôt à Sisivondal, se dit Varaile, une cité où son père avait possédé des entrepôts, une banque et une conserverie de viande, elle s’en souvenait. Il devait y avoir des médecins compétents dans une ville de cette importance. Serait-il possible de persuader Akbalik de consulter l’un d’eux ? Il faudrait s’y prendre avec beaucoup de tact. « Akbalik était un être plein de bon sens, à qui tout le monde allait exposer ses problèmes et demander conseil, lui avait dit Prestimion. Mais sa blessure l’a changé. Il est devenu susceptible, bizarre. Prends bien soin de ne pas l’offenser. » Elle avait certainement d’excellentes raisons personnelles de vouloir s’arrêter à Sisivondal pour consulter un médecin ; Akbalik serait-il choqué si elle lui suggérait avec délicatesse d’en profiter pour faire examiner sa jambe ? Elle allait essayer. Elle devait le faire. Mais Sisivondal se trouvait encore à des centaines de kilomètres. Il était trop tôt pour aborder le sujet.
Assis côte à côte en silence, ils regardèrent pendant des heures défiler le paysage monotone.
— Pouvez-vous me dire si des batailles de la guerre civile ont été livrées dans cette région ? demanda enfin Varaile, dans le seul but d’entamer une conversation.
Akbalik la regarda bizarrement.
— Comment pourrais-je le savoir, madame ?
— Je pensais… enfin…
— Que j’avais combattu dans cette guerre ? Je suppose, madame, comme nombre d’entre nous. Mais il ne m’en reste aucun souvenir. Vous comprenez pourquoi, n’est-ce pas ?
De grosses gouttes de sueur s’étaient formées sur son front et ses joues. Ses yeux gris profondément enfoncés, le plus souvent injectés de sang maintenant, avaient un air égaré. Varaile regretta d’avoir ouvert la bouche.
— Je suis au courant de ce que les mages ont fait à Thegomar Edge, reprit-elle. Mais vous savez, Akbalik, s’il vous est pénible de parler de la guerre…
Il paraissait à peine l’avoir entendue.
— D’après ce que je sais, il n’y a pas eu d’engagements par ici, fit-il sans la regarder, les yeux fixés sur le paysage desséché, uniformément brun, égayé de loin en loin par un bosquet d’arbres gris-vert poussant en étranges torsades. Une bataille a eu lieu au nord-ouest, devant le barrage sur le Iyann, une autre sur les rives du Jhelum, plus au sud, une autre encore, si je ne me trompe, dans la plaine d’Arkilon. Sans compter, bien sûr, celle de Thegomar Edge, loin au sud-est. Mais la guerre n’a pas meurtri cette région.
Akbalik se tourna brusquement vers Varaile, la regarda au fond des yeux avec une intensité farouche.
— Vous savez, n’est-ce pas, madame, que je me suis battu contre Prestimion dans cette guerre ?
Varaile n’eût pas été plus surprise s’il lui avait révélé qu’il était un Changeforme.
— Non, répondit-elle en s’efforçant de ne rien manifester. Non, je n’en savais rien ! Vous étiez dans le camp de Korsibar ? Comment est-ce possible, Akbalik ? Prestimion a la plus grande estime pour vous !
— La réciproque est vraie, madame. Mais je crois quand même avoir été dans l’autre camp pendant cette guerre.
— Vous le croyez ? Sans en être sûr ?
Une sorte de spasme déforma fugitivement son visage ; il essaya de le maquiller en sourire.
— Comme je vous l’ai dit, il ne me reste aucun souvenir de la guerre, mais j’étais au Château quand elle a éclaté, de cela j’ai la certitude. Même si la manière dont Korsibar est monté sur le trône peut paraître étrange et irrégulière, je pense que je l’aurais considéré comme le véritable Coronal, ne fut-ce que parce qu’il avait été sacré. S’il m’avait demandé de combattre à ses côtés, ce qu’il a certainement fait, j’aurais accepté. Korsibar était au Château, Prestimion battait la campagne, levant des troupes dans les provinces. La majeure partie de la noblesse du Château aurait nécessairement servi comme officiers dans ce qui devait être considéré comme l’armée légitimiste. Je sais que Navigorn l’a fait. Le neveu du prince Serithorn que je suis n’aurait certainement pas défié un oncle si puissant en prenant le parti de Prestimion.
La tête de Varaile lui tournait.
— Serithorn aussi était dans le camp de Korsibar ?
— Vous me demandez des choses dont je ne me souviens plus, madame. Mais, oui, je crois, au moins une partie du temps. C’était une période très compliquée où il n’était pas facile de savoir qui était dans quel camp.
Il se leva à demi en grimaçant.
— Qu’avez-vous, Akbalik ?
— Ce n’est rien, madame. Rien du tout. Il peut y avoir des douleurs dans le courant de la guérison… Mais revenons à la guerre, voulez-vous, poursuivit-il avec un sourire forcé. Vous comprenez mieux maintenant pourquoi lord Prestimion a voulu effacer tous les souvenirs. C’était la décision la plus sage. Je préfère être son ami pour la vie que son ancien ennemi ; et je n’ai aujourd’hui aucun souvenir d’avoir été son ennemi. Navigorn non plus. Septach Melayn m’a confié que Navigorn était le premier général de Korsibar. Mais tout est oublié et il a maintenant la confiance de Prestimion. La guerre n’existe pas pour nous. Elle ne peut donc jouer aucun rôle dans les rapports que nous avons…
Un gémissement lui échappa, impossible à masquer cette fois. Ses yeux roulèrent frénétiquement dans leurs orbites et la sueur sembla jaillir de chacun de ses pores, couvrant son visage d’une couche de vernis luisant. Il essaya de se lever, retomba pesamment sur le coussin de son siège, le corps agité de frissons convulsifs.
— Akbalik !… Akbalik !
— Madame…, murmura-t-il.
Mais il semblait en plein délire.
— Ma jambe… Je ne sais pas… Elle… elle…
Varaile saisit un pichet d’eau, en versa dans un verre qu’elle glissa de force entre les lèvres d’Akbalik. Il but, en demanda un autre d’un mouvement de tête à peine perceptible. Puis il ferma les yeux. Pendant un moment, Varaile crut qu’il était mort ; mais non, il respirait encore. Il est très malade, se dit-elle. Très malade. Elle humecta un linge, tamponna son front brûlant.
Puis elle gagna la cabine, tapa sur l’encadrement de la porte pour attirer l’attention du conducteur. C’était un Skandar à la fourrure rousse, du nom de Varthan Gutarz, qui portait autour des biceps gonflés de trois de ses quatre bras des amulettes de quelque culte Skandar ; penché sur le tableau de contrôle du flotteur, il leva vivement la tête.
— Madame ?
— Dans combien de temps arriverons-nous à Sisivondal ?
— Six heures, à peu près, madame, répondit le Skandar après avoir jeté un coup d’œil à ses instruments.
— Débrouillez-vous pour y être dans quatre heures. En arrivant, prenez tout de suite la direction du plus grand hôpital de la cité. Le prince Akbalik est gravement malade.
Les faubourgs de Sisivondal semblaient s’étirer sur des centaines de kilomètres. La plaine centrale sèche n’en finissait pas, pratiquement sans arbres ; le vide était rompu de loin en loin par de petits groupes de cabanes au toit en fer-blanc, puis il reprenait ; un autre groupe de cabanes devenait visible, puis le vide, le vide, quelques entrepôts épars, des ateliers de réparation. Les faubourgs formèrent petit à petit des banlieues, puis une ville, une cité de grande taille.
Et d’une grande laideur. Varaile n’avait pas vu beaucoup d’endroits laids au cours de ses récents voyages par le monde, mais Sisivondal était un endroit morne, un grand centre commercial dépourvu de toute beauté. Plusieurs routes d’importance s’y rencontraient. Une grande partie des marchandises expédiées du port d’Alaisor vers le Mont du Château ou les villes du nord du continent passait par Sisivondal. Une cité austère et fonctionnelle où d’énormes entrepôts se succédaient sur des kilomètres, le long de larges boulevards nus. Même la végétation y était triste et fonctionnelle : des camagandas trapus aux palmes pourpres, capables de résister aux mois interminables de la saison sèche qui durait la majeure partie de l’année ; des lumma-lummas massifs qu’un observateur distrait pouvait facilement prendre pour de gros rochers gris ; des garavedas aux rosaces rudes et piquantes, à qui il fallait un siècle entier pour produire la haute hampe noire qui portait leurs fleurs.
Le boulevard qu’ils suivaient depuis les faubourgs semblait devoir les mener tout droit au centre de la ville. Varaile vit que tous ces boulevards, semblables aux rayons d’une grande roue, étaient reliés par des avenues circulaires dont le diamètre allait en diminuant à mesure qu’ils s’approchaient du centre. Là où devaient s’élever les bâtiments publics. Là où devait se trouver un grand hôpital.
Akbalik était mourant. Elle en avait maintenant la conviction.
Il ne reprenait connaissance que par intermittence et très peu de ce qu’il articulait était compréhensible. Dans un moment de lucidité, il avait ouvert les yeux et lui avait dit que le poison du crabe des marais avait dû finir par arriver jusqu’au cœur. Le reste du temps, elle ne comprenait rien à ses divagations : des récits incohérents de tournois et de duels, d’expéditions de chasse, de bagarres à coups de poing… des souvenirs d’enfance, peut-être. Elle surprenait parfois dans son délire le nom de Prestimion, celui de Septach Melayn et même celui de Korsibar. Étrange de l’entendre prononcer le nom de Korsibar ; mais elle se souvint que son père, dans les affres de la folie, avait fait de même.
L’hôpital, enfin. À son grand désarroi, Varaile découvrit que le médecin-chef était un Ghayrog. Il gardait une expression impénétrable et distante, et ne semblait pas le moins du monde impressionné de se trouver en présence de l’épouse du Coronal qui l’exhortait, toute affaire cessante, à s’occuper du neveu du prince Serithorn.
La langue fourchue reptilienne allait et venait avec une rapidité déconcertante. Les yeux reptiliens gris-vert n’exprimaient guère de compassion. La voix calme et mesurée aurait pu être celle d’une machine.
— Vous arrivez à un moment particulièrement difficile, madame. Les salles d’opération sont toutes occupées. Nous avons été submergés par toutes sortes de problèmes inhabituels qui…
— Je n’en doute pas, docteur, coupa Varaile. Mais avez-vous entendu parler du prince Serithorn de Sainivole ? Par le Divin, le nom de lord Prestimion vous dit-il quelque chose ? Cet homme est le neveu du prince Serithorn, un des membres du cercle des intimes du Coronal. Son état nécessite des soins immédiats.
— Le Messager des Mystères est parmi nous aujourd’hui, madame. Je vais lui demander d’intercéder pour cet homme auprès des dieux de la cité.
Et le Ghayrog fit un signe à une mystérieuse et sinistre silhouette dans le couloir, un homme portant un curieux masque de bois, celui d’un chien aux yeux jaunes et aux longues oreilles pointues.
Varaile sentit la fureur monter. Les dieux de la cité ? Par le Divin, de quoi parlait ce Ghayrog ?
— Vous voulez dire un mage ? Non, docteur, ce n’est pas d’un mage que nous avons besoin, mais de soins médicaux.
— Le Messager des Mystères…
— Apportera son message à quelqu’un d’autre… Vous allez vous occuper immédiatement du prince Akbalik, docteur, sinon, je le jure par tous les dieux auxquels vous croyez dans cette ville, je demanderai à lord Prestimion de fermer cet hôpital et de transférer tous les membres du personnel au fin fond de Suvrael. Suis-je assez claire ?
Elle claqua des doigts en direction d’un des Skandars de son escorte.
— Mikzin Hrosz, vous allez faire le tour de cet établissement, relever le nom de tous les médecins, de tous ceux qui y travaillent, jusqu’aux Lii qui nettoient les tables d’opération. Après quoi…
Le Ghayrog récalcitrant en avait assez entendu : il donnait déjà des ordres. Un brancard arriva sur lequel on étendit Akbalik ; de jeunes internes au visage grave, Ghayrogs et humains mêlés, s’agglutinèrent autour de lui. On emmena Akbalik, le Messager des Mystères marchant à côté du brancard comme s’il voulait tirer profit aussi bien des soins médicaux conventionnels que du culte mystérieux qui semblait avoir pris possession de la cité.
On conduisit Varaile dans une salle confortable ; elle n’attendit pas longtemps. Le médecin Ghayrog revint bientôt, la contenance aussi glaciale qu’avant. Mais, quand il parla, il y avait une douceur nouvelle dans sa voix.
— Ce que j’essayais de vous dire, madame, était simplement qu’il ne servait à rien d’interrompre les soins donnés à d’autres patients sérieusement atteints pour s’occuper du prince Akbalik. J’ai vu immédiatement que son état était si critique que… que…
— Il est mort ? s’écria Varaile. C’est ce que vous êtes en train de dire ?
Elle lut la réponse sur le visage du médecin avant qu’il prononce les mots définitifs.