Ils commencèrent l’ascension du Mont jusqu’à l’anneau des Cités Tutélaires, où Hoikmar était leur première étape. Dans un jardin public regorgeant de tanigales et d’eldirons cramoisis en pleine floraison, le long d’un paisible canal bordé d’une herbe rase, teintée de rouge et douce comme la fourrure du thanga, ils rencontrèrent un vagabond, un vieillard grisonnant aux vêtements haillonneux qui saisit d’une main le poignet de Prestimion, de l’autre celui de Septach Melayn en s’adressant à eux avec une étrange insistance.
— Mes bons seigneurs, mes bons seigneurs, pouvez-vous m’accorder un moment de votre temps ? J’ai une cassette pleine d’argent à vendre à un bon prix. À un très bon prix.
Ses yeux avaient un éclat d’une grande intensité, peut-être même d’une vive intelligence, il était pourtant dépenaillé comme un mendiant, vêtu de guenilles puantes. La marque rouge pâle d’une vieille cicatrice barrait sa joue gauche de haut en bas et se perdait à la commissure des lèvres. Septach Melayn regarda Prestimion par-dessus la tête du vieillard et eut un petit sourire attristé, comme pour dire : « Voilà encore un pauvre fou. » Prestimion hocha gravement la tête.
— Une cassette remplie d’argent à vendre ? Que voulez-vous dire exactement ?
Le vieillard ne voulait apparemment pas dire autre chose. Il sortit d’un petit sac de toile graisseux porté à sa ceinture un coffret rouillé, couvert d’une croûte de terre, fermé par de fortes sangles de cuir décoloré et désagrégé. Il ouvrit la cassette remplie à ras bord de pièces de grande valeur, des dizaines de pièces d’un royal, de cinq royaux, quelques-unes de dix. Il plongea ses doigts noueux dans le tas de pièces qu’il fit tinter doucement en les entrechoquant.
— Comme elles sont jolies ! Elles sont à vous, mes bons seigneurs, au prix que vous fixerez.
— Voyons cela, fit Septach Melayn en prenant une pièce d’argent qu’il tapota de l’ongle d’un doigt. Regardez ces caractères anciens sur la tranche ? Voici lord Arioc dont le Pontife était Dizimaule.
— Mais ils vivaient il y a trois mille ans ! s’exclama Prestimion.
— Un peu plus, à mon avis. Et là, qui avons-nous ? Lord Vildivar, si je lis bien. Avec l’effigie de Thraym sur l’autre face.
— Et celle-ci, fit Gialaurys en passant le bras devant Prestimion pour prendre à son tour une pièce dans la cassette. C’est lord Siminave, annonçait-il en déchiffrant péniblement l’inscription. Qui a entendu parler de Siminave ?
— Le Coronal de Calintane, si je ne me trompe, fit Prestimion. Il y a une fortune dans ce coffret, ajouta-t-il en se tournant vers le vieux mendiant. Cinq cents royaux au bas mot ! Pourquoi céder ce trésor à bas prix ? Vous pourriez simplement dépenser cet argent une pièce après l’autre et vivre comme un prince jusqu’à la fin de vos jours !
— Ah ! mon bon seigneur ! Qui croirait qu’un homme comme moi a pu amasser une telle fortune ? On me traiterait de voleur et je finirais ma vie en prison. Et cette monnaie est très ancienne : même si je ne sais pas lire, je le vois bien. Les visages de ces Coronals et des Pontifes ne nous disent rien. Les gens se méfieraient de pièces si anciennes, ils refuseraient d’être payés avec des pièces portant le visage de ces rois inconnus. Non. Non. J’ai trouvé cette cassette au bord d’un canal, où la pluie avait entraîné la terre. Quelqu’un a dû l’enterrer il y a longtemps pour la mettre en sécurité et il n’est jamais revenu la chercher. Mais ça ne me sert à rien, mes bons seigneurs, d’avoir cet argent-là.
Le vieillard s’interrompit ; son sourire rusé découvrit quelques chicots noircis.
— Donnez-moi… ah ! disons deux cents couronnes en bon argent d’aujourd’hui – en pièces de dix couronnes ou même en petite monnaie – et vous ferez ce qu’il vous plaira de la cassette. Je vois, mes bons seigneurs, que vous êtes des personnes de conséquence, vous saurez disposer de cet argent.
— Balivernes de vieux fou, marmonna Gialaurys en lançant sa pièce dans la cassette et en se tapotant la tempe avec le doigt. Personne ne refuserait des royaux de bon aloi, même s’ils sont anciens.
Septach Melayn acquiesça en souriant et fit décrire un petit cercle à son index.
Prestimion partageait leur opinion. Il ressentait de la pitié pour le vieux mendiant en haillons ; la flamme qui brûlait dans ses yeux était celle de la folie, non de l’intelligence. Il avait assurément devant les yeux un nouvel exemple navrant de l’étrange vague de démence qui semblait contaminer la planète. Ce pouvait certes être un voleur qui avait dérobé les pièces chez un collectionneur d’antiquités, mais, plus probablement, à en juger par l’aspect du coffret qui les contenait, il les avait réellement trouvées près d’un canal. Dans les deux cas, c’était l’acte d’un fou de les proposer à si bon marché, une fraction infime de leur valeur, à des inconnus rencontrés par hasard.
Prestimion ne voulait en aucune manière être mêlé à un trafic de ce genre. Comment pourrait-il, avec sa position, se faire le complice d’une transaction consistant à acquérir plusieurs centaines de royaux d’argent contre une double poignée de couronnes ? Il sentit un frisson d’horreur à l’idée de voir de si près la folie. Aspirant de toutes ses forces à quitter ce lieu, il demanda à Septach Melayn de donner cinquante couronnes au mendiant et de lui laisser son trésor pour un autre acheteur.
Le vieillard regarda avec stupéfaction Septach Melayn compter cinq pièces de dix couronnes et les lui tendre. Il les prit, les glissa dans une ceinture, sous ses vêtements. Puis ses yeux rusés s’écarquillèrent et une expression qui pouvait être de la peur passa sur son visage.
— Il faut toujours donner quelque chose contre de l’argent, fit-il en prenant trois pièces dans son propre tas.
Saisissant de nouveau Prestimion par le poignet, le pauvre hère les fourra dans la paume de sa main et s’éloigna rapidement en serrant la cassette sur sa poitrine osseuse.
— Quelle étrange affaire ! murmura Prestimion.
L’odeur âcre des guenilles du vieux fou flottait encore dans l’air. Prestimion toucha précautionneusement les pièces du bout des doigts et les retourna.
— Ils ont vraiment une drôle d’allure, fit-il en examinant les effigies. Nous avons ici Kanaba et lord Sirruth, je crois, Guadeloom et lord Calintane et sur celle-ci… Non, je n’arrive pas à lire les noms. Peu importe. Tiens, poursuivit-il en tendant les trois pièces à Septach Melayn, je te les confie.
Et ils se remirent en route.
— Deux cents couronnes pour toute la cassette, reprit Prestimion au bout d’un moment. Il aurait pu demander vingt fois plus. Crois-tu que c’était un imbécile, un voleur ou un fou ?
— Pourquoi pas les trois, fit Septach Melayn.
Ils oublièrent l’incident et passèrent deux journées de plus dans la languide Hoikmar, faisant la tournée des tavernes et des marchés de cette paisible cité bâtie au bord d’un lac. Deux autres incidents troublants perturbèrent la tranquillité d’esprit des visiteurs. Une femme squelettique, aux traits accusés et au regard vide aborda Septach Melayn dans la rue principale ; elle jeta sur ses épaules une coûteuse étole écarlate de peau de gebrax en murmurant que le Pontife lui avait commandé de lui en faire présent. Sur ce, elle tourna les talons et se perdit aussitôt dans la foule des passants. Le même jour, un peu plus tard, tandis qu’ils achetaient sur la grand-place des saucisses grillées à un Lii, un homme d’âge mûr, bien habillé, qui faisait tranquillement la queue derrière eux – un homme qui aurait pu être un professeur d’université ou le propriétaire d’une bijouterie prospère –, se mit soudain à crier à tue-tête que le Lii vendait de la viande empoisonnée. Forçant le passage à coups d’épaule, il renversa la voiture à bras, faisant voler en tous sens des braises et des brochettes de saucisses à moitié cuites avant de s’éloigner à grands pas en marmonnant avec fureur.
Deux incidents inquiétants. En quittant le Château avec ses compagnons sous un déguisement, le but de Prestimion avait été de voir de ses propres yeux l’autre face de la vie de Majipoor, celle que les fastes de la cour et la noblesse dorée ne pouvaient lui montrer. Mais il ne s’attendait pas à trouver tant de choses étranges et inquiétantes, une telle abondance de comportements irrationnels.
Il se demanda s’il en était toujours allé ainsi dans les cités : accès de démence, manifestations publiques de bizarrerie. Ou bien, comme Septach Melayn l’avait laissé entendre, s’agissait-il d’une sorte de contrecoup de l’effacement des souvenirs de la guerre sur les esprits les plus sensibles et les plus vulnérables ? Quoi qu’il en soit, l’idée était désagréable. Mais Prestimion se sentait particulièrement alarmé par la possibilité qu’il pût être lui-même, dans son désir de guérir radicalement les blessures que l’usurpation de Korsibar avait infligées à la planète, responsable de cette épidémie de folie, de ces étranges dérangements d’esprit qui se propageaient comme un fléau et dont la virulence semblait augmenter de semaine en semaine.
À Minimool, la Cité Tutélaire voisine, il lui fut donné d’observer d’autres manifestations. Deux jours lui suffirent amplement.
Il avait entendu dire que Minimool était une ville à l’apparence caractéristique et saisissante ; dans la disposition qui était la sienne, il la trouva étrangement oppressante. La cité était composée de groupes serrés de hautes et étroites constructions, aux murs blancs, aux toits noirs et aux fenêtres minuscules, pressées les unes contre les autres comme des lances en faisceau. Des rues à la pente vertigineuse, guère plus larges que des ruelles, couraient entre les groupes de bâtiments. Là aussi Prestimion entendit des rires suraigus jaillissant par les fenêtres ouvertes, là aussi il vit plus d’une personne allant par les rues, l’expression figée et le regard vitreux. Il heurta dans une porte cochère une femme dans tous ses états et follement pressée, qui éclata en sanglots incoercibles et fila aussitôt à toutes jambes.
Son sommeil aussi fut entrecoupé de rêves inquiétants. Dans l’un d’eux le mendiant à la cassette d’Hoikmar s’avançait vers lui avec un sourire mauvais découvrant ses chicots, ouvrait le coffret et versait sur lui une pluie de pièces, des centaines, des milliers de pièces, jusqu’à ce qu’il soit à moitié enseveli sous cet amoncellement Prestimion s’éveilla, tremblant, en sueur ; il se rendormit et fit un autre rêve dans lequel il se tenait au lever du soleil, en compagnie de Thismet, au bord d’un lac ravissant aux eaux nacrées, admirant paisiblement un ciel strié de traînées rose et émeraude, quand la brune fille de Simbilon Khayf, surgissant à leurs côtés, poussait Thismet – qui n’émit pas un son et n’offrit aucune résistance – dans le lac où elle disparut sans laisser la moindre trace. Cette fois, Prestimion se réveilla en poussant un cri déchirant ; Septach Melayn, qui occupait le lit voisin dans l’hostellerie où ils passaient la nuit, le saisit par les avant-bras et ne relâcha son étreinte que lorsqu’il fut calmé.
Il ne put retrouver le sommeil cette nuit-là à Minimool. De loin en loin, un frisson d’angoisse parcourait son corps ; à un moment, juste avant le lever du jour, il eut le sentiment que la folie générale, dans sa terrible contagion, le frappait à son tour et s’emparait de son être. Il parvint à chasser ces pensées. Jamais il ne se laisserait atteindre par ce mal, quelle qu’en soit la nature. Mais le peuple ! Le monde !
— Je pense en avoir assez vu, déclara Prestimion le lendemain matin. Nous rentrons au Château.
Bien des choses, à l’évidence, allaient de travers dans la vie de tous les jours de la population. Dès son retour, Prestimion donna des instructions pour accélérer les préparatifs de sa visite officielle dans les cités du Mont. Plus d’expéditions en tapinois, plus de fausses barbes ni de vêtements miteux. C’est en grand appareil que le Coronal lord Prestimion se rendrait dans six ou sept des Cinquante Cités, choisies parmi les plus importantes, pour s’entretenir avec les ducs, les comtes et les maires afin de prendre la mesure de la crise qui semblait s’étendre si rapidement sur la planète dès les premiers mois de son règne.
Mais d’abord, il convenait de trouver une solution, quelle qu’elle soit, au problème de la captivité prolongée de Dantirya Sambail.
Il se rendit chez le mage Maundigand-Klimd qui avait porté ses pénates de l’autre côté de la Cour Pinitor, dans l’appartement qui était celui de Korsibar avant qu’il s’empare du trône. Prestimion croyait trouver les lieux croulant sous la panoplie ésotérique d’un sorcier, cartes astrologiques aux murs, piles d’énigmatiques ouvrages reliés cuir remplis d’évocations magiques, mystérieux instruments du genre de ceux qu’il avait vus chez Gominik Halvor, le maître en sorcellerie auprès de qui, pendant son séjour à Triggoin, il s’était initié aux arts occultes : phalangaria et ambivials, hexaphores et ammatepilas, sphères armillaires, astrolabes et alambics.
Mais il n’y avait rien de tout cela. Prestimion ne vit que quelques petits objets d’aspect peu important disposés au petit bonheur sur la tablette supérieure d’une étagère en bois brut qui ne contenait rien d’autre. Leur utilité lui était inconnue ; peut-être s’agissait-il de machines à calculer ou d’appareils ayant une simple fonction arithmétique, pas très différents de ceux que Prestimion avait prétendu vouloir commercialiser chez le banquier Simbilon Khayf. Ou encore de ces petits instruments de géomancie qu’il avait vus sur les étals du marché de minuit de Bambifale, le soir où il avait fait la connaissance de Maundigand-Klimd et que le Su-Suheris avait qualifié avec mépris d’inutiles et sans valeur. Prestimion décida que c’était peu vraisemblable. Mais il fut surpris par tant d’austérité.
Maundigand-Klimd avait meublé l’appartement d’une manière spartiate. Dans la pièce principale Prestimion vit un de ces filets suspendus que les Su-Suheris utilisaient comme lit, deux sièges destinés aux visiteurs humains et une petite table sur laquelle étaient disséminés une poignée de livres et quelques brochures apparemment peu importantes. Il semblait y avoir peu de chose, voire rien dans les autres pièces ; les vieux murs de pierre étaient dépourvus de tout ornement. L’impression qui se dégageait de l’appartement était celle d’un lieu stérile, à donner le frisson.
— Ce voyage a été de nature à vous troubler, dit aussitôt le mage.
— Vous voyez cela, n’est-ce pas ?
— Il n’est pas besoin d’être un maître des arts divinatoires pour le voir, monseigneur.
— Est-ce donc si apparent ? fit Prestimion avec un pauvre sourire. Oui, je suppose. J’ai vu des choses que j’aurais préféré ne pas voir et fait des rêves que j’aurais préféré ne pas faire. C’est exactement ce que l’on m’avait dit, Maundigand-Klimd : la folie est là. Bien plus répandue que je ne l’avais imaginé.
Pour toute réponse, le Su-Suheris lui adressa un double hochement de tête déconcertant.
— Il y a des gens qui marchent dans la rue comme des somnambules, qui rient tout seuls, qui pleurent ou qui crient. Un parent du comte Fisiolo de Stee se fait passer pour lord Prestimion et envoie par le fond, quand l’envie lui en prend, les bateaux qui ont le malheur de croiser sa route sur la rivière. À Hoikmar…
Il avait sur lui les trois pièces que le mendiant lui avait glissées dans la main en le quittant ; il les posa devant Maundigand-Klimd.
— Je les tiens d’un pauvre vieux fou qui tenait absolument à nous vendre contre quelques couronnes une cassette bourrée de bons royaux d’argent. Regardez bien, Maundigand-Klimd : ces pièces ont plusieurs milliers d’années. Voici lord Sirruth, lord Guadeloom et ici…
Le Su-Suheris aligna soigneusement les trois pièces dans la paume livide de sa main décharnée. Sa tête gauche tourna vers Prestimion un regard perplexe.
— Avez-vous acheté tout le contenu de cette cassette, monseigneur ?
— Jamais je n’aurais fait cela. Mais nous lui avons donné un peu d’argent, par charité ; en échange, avant de partir, il m’a forcé à prendre ces pièces.
— Je pense qu’il n’était pas aussi fou que vous le croyez. Et vous avez bien fait de ne pas accepter sa proposition. Ces pièces sont fausses.
— Fausses ?
Maundigand-Klimd plaça une main au-dessus de l’autre, les pièces entre les deux et resta un moment sans bouger.
— Je sens la vibration de leurs atomes, déclara-t-il. Elles ont un noyau de bronze recouvert d’une fine couche d’argent. Il serait facile de gratter avec l’ongle pour atteindre le bronze. Vous paraît-il vraisemblable que les pièces de dix royaux de lord Sirruth aient été en bronze ? Les fous qui errent par le monde sont légion, monseigneur, poursuivit le Su-Suheris en rendant les pièces à Prestimion, mais votre pauvre vieil homme d’Hoikmar n’en fait pas partie. C’est un vulgaire escroc.
— Je trouve cela rassurant, fit Prestimion en s’efforçant de prendre un ton détaché. Il y en a au moins un qui n’a pas perdu la tête !… Mais d’où peut bien venir cette épidémie de folie ? D’après Septach Melayn, elle pourrait être liée à l’oblitération universelle. Il y aurait un vide dans les esprits, là où se trouvaient les souvenirs de la guerre, et il se passe d’étranges choses quand un vide se crée.
— Cette théorie n’est pas dépourvue de bon sens, monseigneur. Un jour, il y a quelques mois de cela, j’ai senti ce que j’ai pris pour une sorte de vide pénétrer en moi, mais je n’avais pas la moindre idée de sa cause. Au moment où cela s’est produit, j’ai eu la force de résister à ses effets. D’autres, à l’évidence, n’ont pas eu cette chance.
Un sentiment de honte et de culpabilité étreignit l’âme de Prestimion quand il entendit les paroles du sorcier Su-Suheris. Était-ce possible ? La planète entière allait-elle être contaminée par la folie à cause de sa décision impulsive sur le champ de bataille de Thegomar Edge ?
Non, se dit-il. Non. Non. Non. La théorie de Septach Melayn est erronée. Ce sont des cas isolés, fortuits. Au sein d’une population comprenant des milliards et des milliards d’habitants, il y aura toujours un certain nombre de fous. C’est pure coïncidence si des exemples aussi nombreux sont portés à notre attention en ce moment.
— Quoi qu’il en soit, fit Prestimion en chassant la gêne qui l’habitait, nous essaierons un autre jour de découvrir ce qu’il en est véritablement. D’ici là, je vais de nouveau quitter le Château, plusieurs semaines ou plusieurs mois, pour me rendre en visite officielle dans quelques-unes des cités du Mont. Je tiens à régler avant mon départ le problème en instance de Dantirya Sambail.
— Que souhaitez-vous faire, monseigneur ?
— Vous avez émis l’idée il n’y a guère de lui rendre ses souvenirs de la guerre civile. Une telle opération est-elle réalisable ?
— Tout un chacun peut être délivré d’un sortilège par son auteur.
— Il a été accompli par Heszmon Gorse, de Triggoin, et son père, Gominik Halvor. Mais ils sont repartis dans le nord et ne pourraient être de retour avant plusieurs semaines, si je les convoque aujourd’hui. En tout état de cause, ils n’ont plus eux-mêmes la moindre idée de ce que je leur ai demandé de faire.
Une expression de surprise passa sur les visages du Su-Suheris.
— Vraiment, monseigneur ?
— L’oblitération fut totale, Maundigand-Klimd. Seuls Septach Melayn, Gialaurys et moi en avons été exceptés. Et depuis ce jour, vous êtes le seul à qui a été révélé ce qui s’est passé.
— Ah !
— Je ne tiens pas à mettre ce secret en possession de quiconque, pas même de Gominik Halvor ni de son fils. Dantirya Sambail a été le principal instigateur de l’usurpation ; pour cela, il doit être châtié, mais il est mal de châtier un homme pour quelque chose qu’il ignore avoir commis. Je veux voir chez lui, avant de prononcer la sentence, ne fût-ce qu’une trace de remords. Ou au moins la conscience qu’il mérite la peine que j’ai l’intention de lui infliger. Répondez-moi, Maundigand-Klimd : pourriez-vous supprimer chez lui les effets de l’oblitération ?
Le Su-Suheris prit son temps avant de répondre.
— Très probablement, monseigneur.
— Vous avez hésité. Pourquoi ?
— Je réfléchissais aux conséquences que cela impliquerait et j’ai vu… disons, certaines ambiguïtés.
— Soyez plus clair, Maundigand-Klimd, fit Prestimion en lui lançant un regard perplexe.
— Savez-vous, monseigneur, comment je lis l’avenir ? reprit le mage après un nouveau silence.
— Comment pourrais-je le savoir ?
— Permettez-moi de vous expliquer.
Le Su-Suheris porta la main droite à son front droit d’abord, à l’autre ensuite.
— Seule parmi toutes les espèces intelligentes de l’univers connu, ma race possède un double esprit. Pas une double identité, malgré notre coutume de porter chacun deux noms ; simplement un double esprit. Une personne répartie en deux cerveaux. Je peux parler avec l’une ou l’autre bouche, à mon gré ; je peux tourner la tête de mon choix pour observer quelque chose. Je n’en suis pas moins une seule et unique personne. Chacun des cerveaux a la capacité de développer une pensée propre, mais ils sont aussi capables de s’unir pour fonctionner ensemble.
— Vraiment ? fit Prestimion qui ne comprenait pas grand-chose et ne savait absolument pas où le Su-Suheris voulait en venir.
— Croyez-vous, monseigneur, que notre pouvoir de prédire ce qui sera est dû à des pratiques telles que faire brûler de l’encens, psalmodier des incantations, invoquer les démons et les puissances occultes ? Pas le moins du monde. Ce n’est pas ainsi que nous procédons. Certains, comme les géomanciens de Tidias, peuvent avoir recours à de telles méthodes, oui, avec leurs trépieds de bronze, leurs poudres colorées, leurs chants et leurs charmes. Pas nous.
Il passa une main aux doigts interminables devant ses deux visages.
— Nous établissons une relation entre nos deux esprits. Un tourbillon, si vous préférez : un mouvement de rotation rapide qui permet aux forces neurales de fusionner en s’enroulant l’une autour de l’autre. Et à l’intérieur de ce tourbillon, nous sommes projetés en avant sur la rivière du temps. Nous avons des aperçus de ce qui est à venir.
— Auxquels vous pouvez vous fier ?
— En général, monseigneur.
Prestimion essaya d’imaginer ce que cela pouvait être.
— Vous entrevoyez des scènes réelles de l’avenir ? Des visages ? Vous entendez ce qu’ils disent ?
— Non, rien de tout cela, répondit Maundigand-Klimd. C’est beaucoup moins concret et précis, monseigneur. Il s’agit de phénomènes subjectifs, des impressions, des déductions, des sensations subtiles, des intuitions. Des aperçus de probabilités. Il m’est impossible de vous faire véritablement comprendre. C’est quelque chose qu’il faut ressentir et cela…
— … est impossible pour quelqu’un qui a une seule tête. Très bien, Maundigand-Klimd ; votre explication a au moins le mérite de paraître rationnelle. Vous n’ignorez pas que j’ai une propension au rationnel. Je ne me sens pas à l’aise avec la sorcellerie des incantations et des poudres aromatiques, et je ne pense pas le devenir un jour. Mais il y a une dimension scientifique, ou qui s’apparente à la science dans ce que vous dites. Une communion télépathique de vos deux esprits, un tourbillon temporel qui projette vos perceptions bien avant dans le temps ; c’est plus facile à accepter pour moi que le galimatias superstitieux des ammatepilas, des pentacles et des talismans en tout genre… Alors, dites-moi, Maundigand-Klimd : qu’augurez-vous de la restitution au Procurateur de ses souvenirs perdus ?
— Je vois un embranchement d’où partent une multitude de voies, répondit le Su-Suheris après une nouvelle hésitation.
— Je peux en dire autant, fit Prestimion. Ce que je veux savoir, c’est où elles mènent.
— Certaines à une réussite totale dans toutes vos entreprises. Certaines à des difficultés. D’autres à de graves difficultés. Il en est d’autres encore dont la destination demeure fort incertaine.
— Cela ne m’est pas d’un grand secours, Maundigand-Klimd.
— Certains sorciers disent à un prince ce qu’il a envie d’entendre. Je ne suis pas de ceux-là.
— Je comprends et je vous en suis reconnaissant.
Prestimion expulsa l’air de ses poumons en émettant un léger sifflement.
— Donnez-moi au moins une évaluation raisonnable des risques, reprit-il. Je ressens la nécessité morale de rendre ses souvenirs à Dantirya Sambail avant de prononcer une sentence contre lui. Trouvez-vous cela foncièrement dangereux ?
— Pas s’il reste emprisonné jusqu’à l’exécution de la sentence, monseigneur.
— Vous en êtes certain ?
— Cela ne fait aucun doute pour moi.
— Très bien ; cela me suffit. Allons lui rendre une petite visite dans les tunnels.
Le Procurateur était infiniment moins aimable qu’à l’occasion de son dernier entretien avec Prestimion. Les quelques semaines supplémentaires de réclusion avaient à l’évidence agi sur sa patience et son humeur : il n’y avait rien d’affable ni de jovial dans le regard de basilic qu’il lança à Prestimion à son arrivée. Et quand le Su-Suheris entra à son tour, un moment après le Coronal, en se courbant en deux pour passer sous la porte voûtée du cachot, Dantirya Sambail prit l’aspect d’un reptile venimeux.
Mais derrière la rage apparente, il semblait y avoir de la peur dans l’expression de ses yeux améthyste. Prestimion n’avait jamais vu la plus petite trace de désarroi sur les traits du Procurateur, un homme d’une assurance inébranlable, toujours maître de ses facultés. Mais la vue de Maundigand-Klimd semblait lui faire perdre la possession de lui-même.
— Qu’est-ce à dire, Prestimion ? lança-t-il avec aigreur. Pourquoi amenez-vous ce monstre à deux têtes dans mon antre ?
— Voilà des paroles injustes, cousin, répondit Prestimion. Je vous présente Maundigand-Klimd, grand mage de la cour, un être de science et de savoir. Il est venu restaurer votre mémoire et faire remonter pleinement à votre conscience certains actes dont le souvenir vous a été retiré.
— Ah ! rugit le Procurateur, les yeux étincelants de fureur. Vous reconnaissez donc que vous avez trafiqué mon cerveau ! Ce que vous avez nié, Prestimion, lors de votre première visite.
— Je ne l’ai pas nié ; je me suis abstenu de répondre quand vous m’en avez accusé. On s’est en effet livré à des manipulations que je déplore aujourd’hui, cousin. Je suis venu m’assurer que ce tort est réparé. Nous commencerons sans tarder… Comment allez-vous procéder, Maundigand-Klimd ?
L’effet conjugué de la rage et de la terreur empourpra et boursoufla la face de Dantirya Sambail. Ses grosses narines évasées se dilatèrent comme des abîmes, ses yeux se réduisirent à des fentes, occultant leur troublante beauté et ne laissant filtrer que la malveillance.
Il se ratatina contre le mur du cachot caverneux qui émettait ses pulsations vertes en faisant de petits gestes furieux de la main, comme pour défier le Su-Suheris de s’approcher. De sa gorge sortit un grondement étranglé.
Mais ce son affreux se mua soudain en un murmure tranquille, ses traits bouffis se détendirent, ses épaules massives s’affaissèrent et devinrent toutes molles.
Prestimion n’avait aucune idée de ce qui se passait entre les deux hommes, mais il semblait évident que quelque chose était en cours. Les têtes de Maundigand-Klimd se dressaient avec une inquiétante rigidité à l’extrémité de la longue colonne effilée de son cou. Les deux crânes fuselés donnaient l’impression de se toucher ou presque à leur sommet. Quelque chose d’invisible mais d’indiscutablement réel passait entre le Su-Suheris et Dantirya Sambail. Un terrible silence emplissait la salle souterraine, une tension quasi insupportable était perceptible.
Puis cette tension cessa : Maundigand-Klimd recula avec un bizarre hochement de ses deux têtes qui ressemblait beaucoup à de la satisfaction.
Dantirya Sambail paraissait sonné.
Il fit quelques pas vacillants le long du mur et se laissa tomber dans un siège où il resta prostré un moment, la tête dans les mains. Mais rapidement la formidable énergie qui l’habitait reprit le dessus. Il leva la tête ; l’expression de force démoniaque revint petit à petit sur son visage ; il adressa à Prestimion un sourire féroce, le signe manifeste qu’il était redevenu lui-même.
— Il s’en est fallu de peu, je vois, ce jour-là, à Thegomar Edge. Si j’avais mieux visé avec cette hache, je serais Coronal aujourd’hui au lieu d’être emprisonné dans vos tunnels.
— Le Divin m’a guidé en cette occasion, cousin. Vous n’étiez pas destiné à devenir Coronal.
— Et vous, Prestimion ?
— Lord Confalume, au moins, le pensait. Des milliers d’hommes de qualité ont péri pour soutenir son choix. Ils seraient encore en vie aujourd’hui sans vos scélératesses.
— Suis-je donc un scélérat ? Si tel est le cas, il en va de même pour Korsibar et son mage Sanibak-Thastimoon. Sans parler de votre amie, la princesse Thismet.
— La dame Thismet a vécu assez longtemps pour comprendre qu’elle s’était fourvoyée et a amplement fait la preuve de son repentir, répliqua sèchement Prestimion. Sanibak-Thastimoon a reçu son châtiment sur le champ de bataille, des mains de Septach Melayn. Quant à Korsibar, il était sa dupe ; de toute façon, il a quitté ce monde. De tous les instigateurs de l’insurrection, cousin, vous êtes le seul à pouvoir réfléchir à la stupidité, à la vilenie, au gâchis honteux de votre infâme entreprise. Faites-le maintenant : l’occasion vous en est donnée.
— La stupidité, Prestimion ? La vilenie ? Le gâchis ?
Dantirya Sambail partit d’un gros rire bruyant.
— La stupidité fut vôtre et quelle stupidité ! Pour la vilenie et le gâchis, vous n’avez à vous en prendre qu’à vous-même ; je n’y suis pour rien. Vous parlez d’insurrection ? Vous vous en êtes rendu coupable, pas Korsibar. C’était Korsibar le Coronal ! Il avait été sacré dans ce Château ; il occupait le trône ! Mais vous avez délibérément choisi, vous et vos deux acolytes, de déclencher une rébellion qui a coûté la vie à tant d’hommes qu’on ne saurait les compter !
— Vous le croyez sincèrement ?
— Je ne dis rien d’autre que la vérité.
— Je ne veux pas aborder la question de la légitimité, Dantirya Sambail. Vous savez aussi bien que moi que le fils d’un Coronal ne succède pas à son père. Korsibar s’est emparé du trône à votre instigation et Sanibak-Thastimoon a usé de ses pouvoirs pour mettre Confalume en état d’hypnose et lui faire accepter la situation.
— Il eût été préférable, Prestimion, que vous laissiez les choses en l’état. Korsibar était un imbécile, mais il n’aimait pas la complication et aurait dirigé les affaires publiques comme il convient ou du moins aurait laissé ceux qui savent le faire les diriger comme il convient, sans leur mettre de bâtons dans les roues. Alors que vous, résolu à mettre votre empreinte sur la moindre petite chose, résolu à votre manière pathétique et puérile à devenir un Grand Coronal Qui Restera Dans l’Histoire, vous ne réussirez qu’à précipiter la planète dans le désastre et la ruine en cherchant systématiquement à…
— Suffit, coupa Prestimion. Je comprends parfaitement comment vous auriez aimé que la planète soit dirigée. Et j’ai consacré plusieurs années éprouvantes de ma vie à m’assurer qu’il n’en irait pas ainsi. Vous n’avez pas le moindre remords, n’est-ce pas, Dantirya Sambail ?
— Du remords ? De quoi ?
— Très bien. Vous venez de vous condamner vous-même. Je vous déclare en conséquence coupable de haute trahison et vous condamne…
— Coupable ? Est-ce là votre idée d’un procès ? Où est mon accusateur ? Qui assure ma défense ? Y a-t-il un jury ?
— Je suis votre accusateur. Vous avez choisi de ne pas vous défendre et personne d’autre ne le fera. Nous n’avons pas besoin d’un jury, mais, si vous y tenez, je peux faire venir Septach Melayn et Gialaurys.
— Très amusant. Et qu’envisagez-vous, Prestimion : de me faire trancher la tête sur la place Dizimaule, devant un grand concours de peuple ? À n’en pas douter, cela vous fera entrer dans l’Histoire ! Une exécution publique, la première en… combien ? Dix mille ans ? Suivie, naturellement, par une guerre civile, quand toute la population courroucée de Zimroel se dressera contre le Coronal tyrannique qui a osé mettre à mort le Procurateur légitime de Ni-moya pour des raisons qu’il sera totalement incapable d’expliquer.
— Je devrais vous mettre à mort, en effet, et au diable les conséquences ! Mais ce n’est pas mon intention ; je n’ai pas en moi la barbarie nécessaire. Je vous pardonne les crimes capitaux dont vous êtes coupable, Dantirya Sambail, poursuivit Prestimion, le regard perçant. Mais vous serez déchu de votre titre de Procurateur et privé jusqu’à la fin de vos jours de toute autorité au-delà des limites de votre propre domaine, même si je vous laisse vos terres et votre fortune.
— C’est très généreux à vous, Prestimion, fit Dantirya Sambail en le regardant à travers ses paupières mi-closes.
— Ce n’est pas tout, cousin. Votre âme est un cloaque de pensées ignobles. Cela doit changer et cela changera avant que je vous permette de quitter le Château et de regagner l’autre continent… Croyez-vous, Maundigand-Klimd, qu’il soit possible d’agir sur l’esprit de cet homme afin de faire de lui un citoyen plus aimable ? De le débarrasser de la colère, de l’envie et de la haine qui sont en lui comme je viens de le déposséder de sa charge et de son pouvoir, pour faire de lui une personne convenable ?
— Pour l’amour du Divin, Prestimion ! rugit Dantirya Sambail. Je préférerais qu’on me tranche la tête !
— Je vous crois volontiers. Vous ne vous reconnaîtrez pas quand tout votre venin vous aura été retiré. Qu’en pensez-vous, Maundigand-Klimd ? Est-ce possible ?
— Oui, monseigneur, je crois que c’est possible.
— Bien. Mettez-vous à l’œuvre, aussi vite que possible. Effacez les souvenirs de la guerre civile que vous venez de lui rendre, maintenant qu’il a vu que ce qu’il a fait mérite la sentence que je viens de prononcer – faites-le tout de suite, sans perdre un moment – puis faites ce qu’il faudra pour le rendre apte à vivre dans une société civilisée. Je vais partir très bientôt, vous le savez, pour me rendre à Peritole, à Strave et dans quelques autres cités du Mont. Je veux que cet homme soit rendu inoffensif et que ce soit fait sans tarder. À mon retour, Dantirya Sambail, nous aurons une nouvelle conversation et si je décide à ce moment-là que je peux prendre le risque de vous rendre la liberté, eh bien, vous serez libre ! N’est-ce pas généreux, cousin ? N’est-ce pas clément ? N’est-ce pas charitable ?