Trois jours de lune de miel dans la ville des plaisirs de High Morpin, à une heure de trajet en flotteur du Château, voilà tout ce que Prestimion put s’offrir. Il avait déjà été trop souvent éloigné du siège du pouvoir depuis son élévation sur le trône.
Dans sa jeunesse, il était souvent venu dans le parc de loisirs qu’était High Morpin effectuer de folles chevauchées sur les mastodontes, se faire catapulter dans les tunnels d’énergie et danser sur les glisse-glaces hallucinants. Aujourd’hui, ces attractions lui étaient interdites. Le Coronal ne pouvait se permettre de courir le moindre risque d’une blessure et le peuple n’aurait pas apprécié de le voir folâtrer en public comme un enfant. Qu’il fut devenu prisonnier de sa propre majesté était indéniable.
Mais il y avait à High Morpin des compensations pour ceux à qui une haute position interdisait de se déplacer librement au milieu de la foule. Prestimion et Varaile descendirent au Pavillon du Mont du Château, un bloc vertical de roche blanche aux arêtes tranchantes, situé à l’écart de la cité et réservé à l’aristocratie, ou ils prirent possession du luxueux appartement baptisé « Suite du Coronal », un véritable palais en miniature occupant les étages supérieurs de l’établissement, à la manière du Château qui s’enroulait autour des crêtes du Mont.
Le dernier étage de la suite, un dôme transparent de quartz limpide, était la chambre à coucher, avec une vue imprenable sur la cité étincelante, portant jusqu’à la fontaine gigantesque que lord Confalume avait fait construire à la périphérie et qui projetait à une hauteur extraordinaire d’énormes jets d’eau en forme d’éventail, aux couleurs perpétuellement changeantes. À l’étage au-dessous se trouvait le dressing-room, une excroissance de métal blanc éclatant, suspendu en porte à faux, d’où ils avaient une vue plongeante sur les ravissants faubourgs de Low Morpin et le vide obscur et vertigineux du Saut de Morpin où la face du Mont dégringolait à pic sur plusieurs centaines de mètres. Au-dessous encore, dans une pièce taillée dans un gigantesque globe vert de jade, des sons mélodieux se diffusaient sans source apparente. Un long couloir blanc voûté descendait en pente raide jusqu’à la salle à manger privée, une petite pièce élégamment meublée où les jeunes mariés pouvaient prendre leurs repas. Une succession de balcons en cascade leur permettait de profiter de l’air pur et limpide du Mont et offrait une vue dégagée sur la sombre masse tentaculaire du Château.
Un second couloir orienté différemment donnait accès à une galerie des plaisirs soutenue par des piliers de marbre doré. Les occupants de la suite pouvaient y nager dans une piscine miroitante bordée de dalles grenat, se laisser porter par une colonne d’air chaud et s’abandonner à des stimulations sensorielles, se mettre en contact – à l’aide de connecteurs appropriés – avec les rythmes et les pulsations du cosmos. On y trouvait aussi des tapis à motifs pour la méditation transcendantale, des plaques garnies d’organismes lumineux mobiles pour l’autohypnose et une foule d’autres instruments pour le plaisir du couple royal.
De là la structure projetait deux ailes vers l’arrière de l’établissement, à différents niveaux. La première contenait une collection de peintures d’âmes rassemblées par plusieurs Coronals des deux siècles précédents, la seconde était une galerie abritant des meubles anciens et un choix de petites sculptures et de vases décoratifs. Entre ces deux salles se trouvait l’imposante salle à manger de la suite, un bloc unique, octogonal, d’agate polie, faisant saillie au-dessus de l’abîme pour le plus grand plaisir des invités du Coronal et de son épouse.
Mais le Coronal et son épouse n’avaient envie de voir personne ; ils se suffisaient à eux-mêmes. Ils auraient le temps – plus tard – de plaisanter avec Septach Melayn, d’écouter le vieux Serithorn conter des histoires de la cour du temps jadis, de recevoir la haute aristocratie du royaume. Ils avaient encore beaucoup à apprendre l’un sur l’autre et jamais ils n’auraient de meilleures conditions pour le faire. Prestimion et Varaile occupèrent le temps à passer de salle en salle, de niveau en niveau, examinant les curieux objets dont la suite regorgeait, admirant le panorama magnifique, barbotant dans la piscine, échangeant des idées, des souvenirs, des caresses. Des domestiques silencieux leur apportaient des repas quand ils n’oubliaient pas de les commander.
Le troisième jour, à regret, ils quittèrent leur retraite. Un flotteur royal attendait devant l’établissement pour les raccompagner au Château. Et des milliers de personnes de toute condition, ceux qui étaient en vacances à High Morpin et ceux dont le rôle consistait à satisfaire les besoins des premiers, massés sur le passage du flotteur, lancèrent des vivats.
— Prestimion ! Varaile ! Prestimion ! Varaile ! Vivent Prestimion et Varaile !
Puis il fallut se remettre au travail. Pour Prestimion, la myriade de détails du gouvernement ; pour Varaile la lourde tâche qui consistait à prendre en main la maison royale.
Prestimion avait largement eu le temps, ces dernières années, quand il assistait Confalume dans ses activités, de voir quelle charge de travail incombait au Coronal ; mais il n’avait pas pleinement compris la réalité de la chose. Avec Confalume, sa vigueur et son énergie, tout paraissait facile. Pour Confalume, les innombrables décisions de routine relevant de l’exercice du pouvoir n’avaient été que de simples interruptions dans le courant de sa véritable tâche qui consistait à faire étalage de la grandeur du royaume et de son monarque par un ambitieux programme de construction : fontaines, esplanades, monuments, palais, routes, parcs, ports. La somptuosité de son trône et la salle fastueuse dans laquelle il s’élevait devaient symboliser le règne de lord Confalume dans les siècles à venir. Même au bout de quatre décennies au faîte de la gloire, alors qu’il s’était retiré dans un univers de mages et d’incantations, le vieux roi parvenait encore à affecter l’enthousiasme et la vitalité. Seuls ses plus proches conseillers étaient en mesure, dans les derniers temps, de soupçonner à quel point il était las et avec quel soulagement il avait accueilli la mort du Pontife Prankipin qui allait enfin lui permettre de goûter la vie plus calme du Labyrinthe.
Prestimion était loin de manquer de vitalité, mais elle était d’une nature différente de celle de son prédécesseur. L’énergie de Confalume irradiait de lui en permanence comme d’un soleil. Prestimion, plus versatile, sujet à des tensions intérieures, procédait par à-coups, séparés par de longues périodes consacrées à accumuler de la force. C’est ainsi qu’il était venu à bout de l’insurrection de Korsibar : une longue période de patiente élaboration d’une stratégie précédant la violente contre-attaque qui avait balayé l’usurpateur.
Mais un Coronal ne pouvait régner de cette manière. Un Coronal trônait au sommet du monde – d’une manière littérale – et les besoins, les aspirations, les craintes et les difficultés des quinze milliards d’habitants de Majipoor s’élevaient jusqu’à lui, jour après jour, sur les pentes du Mont. Même en déléguant autant que faire se pouvait, la responsabilité de la décision finale lui appartenait toujours. Tout passait par lui. Le Coronal était l’incarnation de la planète, il était Majipoor, il la représentait en soi.
Quand il avait stupidement décidé de se faire Coronal, Korsibar avait-il conscience de tout cela ? S’était-il imaginé qu’être roi se résumait à une succession ininterrompue de tournois et de banquets ? C’est probablement ce qu’avait cru cet homme de peu de profondeur.
Prestimion n’aurait jamais pu se résoudre à laisser la place à Korsibar ; cela procédait autant d’une obligation envers la planète que d’un désir personnel d’être Coronal.
Ainsi, quand Korsibar lui avait offert la paix et une place au Conseil en échange d’un symbole de la constellation et d’un serment d’allégeance, Prestimion n’avait pu se décider à le faire. Korsibar l’avait jeté dans les tunnels de Sangamor en l’accusant de haute trahison et la guerre civile avait éclaté. Aujourd’hui, Korsibar était oublié et Prestimion était le Coronal de Majipoor. Il lui fallait se colleter quotidiennement avec des piles de requêtes, de résolutions, de mémorandums et de décisions du Conseil à décourager un gabroon. De quoi lui donner – presque – la nostalgie de la guerre civile, du temps de l’action, loin de cette montagne de dossiers.
Tout ce qui passait sur son bureau n’était pourtant pas paperasserie débilitante.
Il y avait pour commencer les rapports sur l’épidémie de folie. Ses victimes, inoffensives pour la plupart, erraient dans les rues de mille cités, le regard vide. Les hôpitaux étaient remplis de déments hurlants. Il y avait des accidents, des violences, des incendies, des meurtres même. Quelle pouvait en être la cause ? Prestimion redoutait de le savoir, mais il ne pouvait s’en ouvrir à quiconque. Et aucune solution ne se présentait à lui. Le chaos qui allait en s’aggravant était un sujet de profonde inquiétude, mais il ne pouvait rien y faire.
Il ne pouvait rien non plus contre le péril que représentait son lointain cousin, Dantirya Sambail, l’adversaire redoutable, l’ennemi diabolique, le Procurateur malveillant, aux réactions imprévisibles, toujours en liberté. Où était-il ? Que manigançait-il ? Des mois s’étaient écoulés sans qu’il eût donné signe de vie.
Il était facile et tentant de se dire qu’il avait péri avec Mandralisca, que son corps et celui de son âme damnée pourrissaient au fond d’un fossé, quelque part dans le Sud. Trop facile, en vérité. Prestimion se refusait à croire que le destin eût si commodément rayé Dantirya Sambail de la liste de ses problèmes, sans qu’il ait eu à faire le plus petit effort. Le réseau d’espions mis en place sur les deux continents n’avait pourtant rien signalé à ce jour.
Le Procurateur aurait dû être de retour à Ni-moya, mais son palais demeurait vide. Il ne s’était pas non plus montré ni dans le sud ni dans l’ouest d’Alhanroel. C’était profondément inquiétant. Dantirya Sambail réapparaîtrait quand on ne l’attendrait plus, Prestimion le savait, et ce serait pour lui causer le maximum d’ennuis. Mais, encore une fois, il ne pouvait qu’attendre, accomplir ses tâches quotidiennes et attendre. Attendre.
— Regardez, monseigneur, dit en entrant dans son bureau Maundigand-Klimd qui avait demandé une audience.
Le mage Su-Suheris portait un sac de toile plein à craquer, comme s’il apportait du marché deux kilos de calimbots bien mûrs.
C’était un Terdi matin, le jour où Prestimion avait coutume de se rendre dans la salle d’exercices pour un petit duel au bâton avec Septach Melayn. La partie n’était pas égale, car le Haut Conseiller avait une allonge supérieure d’une vingtaine de centimètres et une maîtrise sans pareille de toutes les armes blanches. Mais il était essentiel pour les deux hommes, attelés au travail la plus grande partie de la journée, de veiller à garder leur corps en bon état. Ils s’affrontaient donc au bâton le Terdi et se rendaient le surlendemain sur le pas de tir à l’arc où Prestimion prenait sa revanche.
— Qu’avez-vous là-dedans ? demanda Prestimion d’un ton sec ? Était-il indispensable de me le montrer maintenant ? J’ai rendez-vous avec le Haut Conseiller.
— Cela ne prendra qu’une ou deux minutes, monseigneur.
Maundigand-Klimd retourna le sac et fit tomber sur le bureau de Prestimion une trentaine de petits objets ressemblant à des têtes minuscules.
Après un premier regard stupéfait, il constata qu’il s’agissait de têtes en céramique, modelées avec un réalisme étonnant, présentant des visages aux grimaces terrifiantes – bouches démesurément ouvertes, yeux écarquillés, narines dilatées – et une ligne sanglante à la base du cou. D’habiles représentations de personnes mortes dans les plus atroces douleurs.
— Très joli, fit Prestimion d’un ton lugubre. Je n’ai jamais rien vu de tel. Est-ce la dernière mode en matière de bijoux chez les dames de la cour, Maundigand-Klimd ?
— Je les ai achetées hier soir au marché des sorciers de Bombifale. Ce sont des amulettes, monseigneur, destinées à protéger celui qui les porte contre la folie.
— Le marché des sorciers, s’il m’en souvient bien, n’est ouvert que le Merdi et pas toutes les semaines. Hier, nous étions Secondi.
— Le marché des sorciers de Bombifale est maintenant ouvert tous les jours de la semaine, répliqua doucement le Su-Suheris. Ces objets se vendent sur tous les étals, à cinq couronnes pièce. Ils sont produits en grande quantité, mais extrêmement bien réalisés.
— Je vois, fit Prestimion en poussant une tête du bout d’un doigt.
Les macabres figurines étaient d’un réalisme affreux malgré leur petite taille. Il y avait des hommes et des femmes, quelques Ghayrogs, deux Hjorts et même un Su-Suheris à une seule tête qui fit courir le long de la colonne vertébrale de Prestimion un violent frisson de répugnance. De petites attaches métalliques étaient fixées sur l’arrière.
— Magie contre magie, c’est cela ? On les porte pour se protéger du sortilège qui provoque l’épidémie de folie.
— Exactement, répondit le Su-Suheris. La figurine envoie un message indiquant que la personne qui la porte est déjà atteinte par la folie – elle hurle, les yeux exorbités, son esprit est dérangé – et qu’il n’est pas besoin à l’agent qui inflige la maladie d’agir sur elle.
— C’est efficace ?
— J’en doute, monseigneur. Mais le peuple a foi en ces figurines. Tout le monde ou presque en portait une au marché. D’autres objets sont disponibles, qui ont le même usage, de sept ou huit sortes au moins, tous garantis par le vendeur pour apporter une protection totale. La plupart sont des charmes grossiers, primitifs, dont j’ai honte pour ma profession. Seuls des sauvages pourraient porter cela. Mais la peur est maintenant très répandue… Avez-vous gardé le souvenir, monseigneur, des derniers jours de Prankipin, quand on tirait de sombres présages de la forme du moindre nuage, du vol de tous les oiseaux ? De tous les cultes bizarres qui sont apparus à ce moment-là ?
— Je m’en souviens, oui. J’ai vu les Contemplateurs de Sisivondal pendant la procession de leurs Mystères.
— Eh bien, ils ont recommencé. On ressort les masques, les idoles, tous les instruments sacrés des cultes impies. Ces petites amulettes ne sont qu’un exemple parmi beaucoup d’autres. Je suis sorcier de profession, monseigneur, et je ne doute pas de l’existence des puissances du monde invisible, comme vous le faites le plus souvent. Mais, pour moi, ce sont des abominations. Elles trahissent elles-mêmes un dérangement d’esprit aussi grave que celui auquel elles prétendent porter remède.
Prestimion acquiesça en silence. Il poussa quelques petites têtes, en retourna deux ou trois qui étaient dans le mauvais sens et ouvrit de grands yeux en reconnaissant son visage.
— Je me demandais combien de temps il vous faudrait pour le remarquer, monseigneur, glissa le Su-Suheris.
— Stupéfiant… absolument stupéfiant !
Prestimion saisit l’amulette et l’examina attentivement. C’était à donner le frisson. La ressemblance était saisissante : un lord Prestimion miniature, à peine plus gros que son pouce, les traits déformés par une affreuse grimace.
— J’imagine qu’il y a un Septach Melayn dans le lot, un Gialaurys et, pourquoi pas, une Varaile ? Et ce Su-Suheris est censé vous représenter, Maundigand-Klimd ? Que s’imaginent-ils donc ? Que nos têtes seront plus efficaces pour écarter le sortilège que celles de gens du commun ?
— C’est une interprétation raisonnable, monseigneur.
— Oui, peut-être.
Septach Melayn était là, en effet, fort bien rendu, jusqu’au sourire ironique – certes déformé par un hurlement de fou – et aux yeux d’un bleu étincelant. Il ne vit pas de Varaile et en fut fort heureux.
— Comme j’ai détesté toute cette crédulité ridicule, Maundigand-Klimd ! lança-t-il en repoussant les amulettes. Cette foi pathétique en la magie et les talismans, les charmes et les poudres, les exorcismes et les formules magiques, l’évocation des monstres et des démons, les rohillas, les ammatepilas, les veralistias et tout le reste ! Quelle perte de temps et d’argent, quelles désillusions ! J’ai vu lord Confalume totalement soumis à ces folies, tellement abruti par les susurrements de ses mages que lorsqu’une véritable crise a éclaté, il n’a pas été capable de réagir…
Prestimion s’interrompit. Il n’avait pas envie de parler de l’usurpation de Korsibar, même à Maundigand-Klimd.
— Je sais aussi bien que vous que certaines pratiques sont efficaces, poursuivit-il. Mais ce qui passe pour de la magie dans le peuple n’est le plus souvent qu’absurdité imbécile. J’avais espéré que la vague de superstition commencerait à refluer pendant mon règne. Mais voilà qu’une nouvelle vague de ces stupides croyances déferle sur nous, juste au moment où… Ne m’en veuillez pas, Maundigand-Klimd, reprit-il après un silence, je sais que vous y croyez. Je vous ai froissé.
— Pas le moins du monde, monseigneur. Je n’y crois, comme vous dites, pas plus que vous. Mon seul credo est l’empirisme. Certaines choses sont vraies de toute évidence, d’autres sont fausses. Ce que je pratique est la véritable magie, qui est une forme de la science. J’ai autant de mépris que vous pour l’autre sorte de magie ; voilà pourquoi j’ai apporté ces têtes.
— En pensant que je signerais une ordonnance pour en interdire la vente ? Je ne peux pas faire cela, Maundigand-Klimd. Il n’est jamais bon d’essayer de s’opposer par des lois aux croyances irrationnelles.
— Je comprends, monseigneur. Je désirais seulement attirer votre attention sur le fait que cette épidémie de démence provoque de nouvelles manifestations de folie qui pourraient avoir de fâcheuses conséquences.
— Si je savais ce qu’il convient de faire, je le ferais.
— Assurément, monseigneur.
— Mais… Avez-vous une suggestion à faire ?
— Pas dans l’immédiat, monseigneur.
Prestimion perçut une inflexion étrange dans la voix de Maundigand-Klimd, comme si le mage faisait le silence sur une chose importante. Prestimion regarda ses deux têtes, les quatre yeux d’un vert opaque. Maundigand-Klimd était un conseiller précieux et même, dans une certaine mesure, un ami cher. Mais, certains jours, Prestimion trouvait le Su-Suheris énigmatique, indéchiffrable. S’il y avait du non-dit, il ignorait de quoi il s’agissait.
Une possibilité se présentait pourtant à son esprit ; aussi déplaisante qu’elle pût être, il lui fallait en avoir le cœur net.
— Nous avons déjà parlé de la théorie de Septach Melayn, selon laquelle la vague de folie a été provoquée par l’effacement des souvenirs que j’ai imposé à Thegomar Edge, le jour de la victoire sur Korsibar. Vous n’ignorez pas que je trouve cette théorie difficile à accepter.
— Je ne l’ignore pas, monseigneur.
— Je vois à la manière dont vous dites cela que vous ne partagez pas mon avis. Que me cachez-vous, Maundigand-Klimd ? Pouvez-vous affirmer avec certitude que je suis responsable de cette folie ?
— Pas avec certitude, monseigneur.
— Mais vous estimez que c’est très probable, n’est-ce pas ?
C’est la tête gauche de Maundigand-Klimd, en général la plus loquace, qui avait parlé jusqu’à présent. Cette fois, l’autre répondit.
— Oui, monseigneur. Très probable en effet.
Prestimion ferma les yeux et inspira profondément.
La réponse sans détour du Su-Suheris ne l’étonnait aucunement. Depuis quelques semaines, il inclinait de plus en plus souvent à penser qu’il était le seul et unique responsable du nouveau fléau qui s’abattait sur la planète. Mais il était blessé de voir le perspicace Maundigand-Klimd se rallier à cette idée.
— Si la vague de folie est due à la magie, reprit-il lentement, seule la magie pourra y remédier. Qu’en pensez-vous ?
— C’est tout à fait possible, monseigneur.
— Vous dites donc qu’une des possibilités serait de faire venir de Triggoin Heszmon Gorse, son père et les autres sorciers qui ont contribué à jeter le sortilège, et à leur demander d’user de la magie pour rendre à tout un chacun ses souvenirs de la guerre civile ?
Maundigand-Klimd hésita, ce que Prestimion l’avait rarement vu faire.
— Je ne suis pas sûr, monseigneur, que ce serait efficace.
— Bien. Sachez que cela ne se fera pas. Je ne suis pas content des conséquences apparentes de ma décision, mais soyez assuré que je ne referai pas la même chose en sens inverse. Entre autres raisons, je ne désire nullement que tout le monde apprenne que le nouveau Coronal a commencé son règne en faisant croire à la population de toute la planète que son accession au trône a été paisible. Mais il me paraît aussi très risqué de rétablir le souvenir de l’enchaînement des événements. La population vit depuis deux ans avec l’histoire trafiquée que mes mages ont instillée dans les esprits à la fin de la guerre. Ils l’acceptent pour le meilleur et pour le pire. Si je leur enlève ce qu’ils ont, cela risque de provoquer des bouleversements plus graves que ce qui se passe aujourd’hui. Qu’en pensez-vous, Maundigand-Klimd ?
— Je partage entièrement votre avis.
— Le problème subsiste donc. Un fléau ravage la planète et la mauvaise magie est en recrudescence, un fatras de charlatanisme et d’attrape-nigauds pour lequel nous avons le même mépris.
Avec un regard dédaigneux aux petites têtes de céramique éparpillées sur son bureau, Prestimion commença à les remettre dans leur sac.
— Ce fléau étant la conséquence d’un sort, il faut utiliser une contre-mesure pour en venir à bout… La bonne magie, la vraie magie, comme vous dites. Votre magie. Essayez, mon ami, de trouver une solution et parlez-m’en.
— Oh ! lord Prestimion ! Si cela pouvait être aussi facile ! Je verrai ce que je peux faire.
Quand le Su-Suheris se fut retiré, la Coronal fouilla dans le sac jusqu’à ce qu’il trouve la tête de lord Prestimion et celle de Septach Melayn. Il les glissa dans une poche de sa tunique.
Le Haut Conseiller l’attendait au gymnase. Il allait et venait nerveusement en faisant tourner son bâton en l’air ; à chaque mouvement de son poignet la baguette flexible de noctiflor émettait un sifflement menaçant.
— Tu es en retard, déclara-t-il en prenant sur le râtelier d’armes un autre bâton qu’il lança à Prestimion. Une pile de décrets importants à signer, j’imagine ?
— Une visite de Maundigand-Klimd, répondit Prestimion.
Il posa le bâton et prit les deux têtes miniatures dans la poche de sa tunique.
— Voici ce qu’il m’a apporté. Charmant, n’est-ce pas ?
— Ravissant ! Ton portait et le mien, si je ne me trompe. À quoi servent ces têtes ?
— Ce sont des amulettes censées écarter la folie.
Maundigand-Klimd m’a révélé qu’on trouve quantité de ces objets au marché de minuit ; ils se vendent comme des saucisses au cœur du Valmambra. Il m’en a apporté un plein sac : il y a de tout, un Ghayrog, un Hjort, un Su-Suheris. Il en faut pour tous les goûts. Et les anciens cultes sont en pleine recrudescence ; les affaires reprennent pour la corporation des mages.
— Dommage ! fit Septach Melayn en prenant la tête qui le représentait et en la soupesant dans la paume de sa main. Un peu macabre, non ? Mais tellement bien fait. Regarde : je souris et je hurle en même temps. On dirait aussi que je fais un petit clin d’œil. J’aimerais connaître l’artiste qui l’a réalisé. Je pourrais peut-être lui demander un portrait grandeur nature.
— Tu es complètement fou, soupira Prestimion.
— Il se peut que tu aies raison. Puis-je garder ma tête ?
— Si cela t’amuse.
— Absolument. Et maintenant, lord Prestimion, prends ton bâton. Notre heure d’exercice aurait dû commencer depuis longtemps. En garde, Prestimion ! En garde !