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Il sut d’emblée qu’il avait fait le bon choix ; la région qui s’étendait à l’est du Mont était d’une rare beauté.

Prestimion n’était pas le seul membre de l’expédition pour qui cette contrée était inconnue. Personne n’était jamais allé dans les territoires du levant, sauf, peut-être, le petit Vroon, Galielber Dorn, qui leur servait de guide. Il n’était pas certain que le Vroon eût déjà parcouru la région, mais il se comportait assurément comme si c’était le cas, montrant l’un après l’autre tous les sites dignes d’intérêt de l’air confiant de celui qui est passé par-là en maintes occasions. Prestimion savait que c’était un don propre aux Vroons, ce sens de l’orientation quasi infaillible, cette perception intuitive des rapports entre les lieux. Comme s’ils étaient venus au monde avec des cartes détaillées de chaque région de la planète déjà en place derrière leurs grands yeux dorés. En réalité, Galielber Dorn était peut-être en pays aussi inconnu dans ces contrées qu’ils l’étaient eux-mêmes.

Le socle gigantesque du Mont emplissait le ciel derrière eux. Devant, dans les brumes, s’étendait la vallée de Vrambikat, au-delà de laquelle on entrait dans l’inconnu. Il leur était déjà loisible de distinguer au loin des singularités et des merveilles, car le terrain était encore en pente et ils avaient une vue dégagée dans toutes les directions.

— Cette zone rouge, Galielber Dorn, fit Abrigant, le doigt tendu vers le sud-ouest où une tache de couleur vive se détachait avec netteté sur l’horizon, qu’est-ce que c’est ? Un endroit riche en minerai de fer, sans doute ? Le fer a cette teinte rougeâtre.

— Il cherche des métaux partout, fit Prestimion avec un petit rire en se penchant vers Gialaurys. Une véritable obsession.

— Ce n’est que du sable, expliqua le Vroon. Ce sont les dunes rouge sang du Minnegara que vous voyez, à la limite de la mer écarlate de Barbirike. Ce sable est composé des myriades de coquilles de petits animaux qui donnent à la mer sa teinte rouge.

— Une mer écarlate, murmura Prestimion en secouant la tête. Des dunes rouge sang.

Trois jours plus tard, il leur fut donné de les observer de plus près : des rangées parallèles de dunes en croissant, effilées sur leur crête comme des cimeterres et d’une couleur si vive que l’air avait des miroitements rouges au-dessus d’elles. Plus loin, s’étirant à perte de vue, une longue et étroite nappe qui ressemblait d’une manière troublante à une grande mare de sang. C’était un spectacle magnifique et surprenant, mais qui avait quelque chose de sinistre. Abrigant, toujours avide de découvrir des gisements métallifères, était partisan de faire un crochet pour explorer les lieux, mais le Vroon répéta qu’on n’y trouverait pas de fer et Prestimion demanda d’un ton péremptoire à son frère d’abandonner son projet. Leur quête était tout autre.

À Vrambikat, ils questionnèrent les trois habitants qui avaient signalé la présence de Dantirya Sambail. Des gens de modeste condition, deux femmes et un homme, tellement effrayés de se trouver en présence de personnages d’un rang visiblement si élevé qu’il leur était presque impossible de raconter leur histoire. S’ils avaient su qu’ils étaient devant le Coronal, son frère et le Grand Amiral du Royaume, ils se seraient certainement évanouis de saisissement. Sous le coup de l’émotion, ils bafouillaient et bredouillaient des mots incompréhensibles.

Galielber Dorn, cette fois encore, se révéla utile.

— Avec votre permission, fit le Vroon en approchant des trois bredouilleurs ses tentacules flexibles et visqueux.

Il était minuscule, arrivait à peine au genou de la plus petite des deux femmes, mais ils reculèrent devant le Vroon. Son bec doré émit trois claquements secs et ils s’immobilisèrent, oscillant surplace. Galielber Dorn passa de l’un à l’autre, leva deux minces tentacules délicatement ramifiés dont il leur entoura les poignets. Il prolongea un moment son étreinte en les regardant au fond des yeux.

Quand il eut terminé, ils étaient tous trois aussi paisibles que si on leur avait fait avaler une potion calmante. Et quand, à l’exhortation de Prestimion, ils se décidèrent enfin à parler, ils exposèrent amplement toute l’affaire.

Ils avaient effectivement rencontré deux hommes bourrus, désagréables, dont la description correspondait à celle de Dantirya Sambail et de son âme damnée Mandralisca. L’un était long et mince, avec un corps sec et gracieux d’athlète, un visage dur et revêche aux pommettes en lame de couteau et aux yeux semblables à des pierres polies. L’autre, plus petit, plus massif, portait un foulard sur son visage, comme pour se protéger du vent et du soleil, mais ils avaient vu ses yeux, encore plus extraordinaires que ceux de son compagnon : de beaux yeux violets, aussi doux, tendres et chaleureux que ceux du plus grand étaient noirs, froids et hostiles.

— Aucun doute n’est permis, fit Gialaurys. Il n’y a pas deux personnes au monde qui aient des yeux comme ceux du Procurateur.

Les fugitifs avaient fait leur entrée dans la ville de Vrambikat sur deux pesantes montures qui donnaient l’impression d’avoir été poussées à l’extrême limite de leur résistance. Ils avaient expliqué qu’ils voulaient vendre les animaux et en acheter d’autres pour poursuivre leur voyage, ajoutant qu’ils n’avaient pas de temps à perdre.

— J’ai éclaté de rire, raconta l’homme, et leur ai dit que pas un maquignon ne donnerait cinquante pesants pour deux bêtes à moitié mortes. Le grand m’a frappé, il m’a jeté au sol et je crois qu’il m’aurait achevé si l’autre ne l’en avait empêché. À ce moment-là, Astakapra – il montra la plus âgée des deux femmes – leur a dit où ils pourraient trouver une écurie et ils sont partis. Bon débarras, je me suis dit.

— Où est donc cette écurie ? demanda Prestimion. Est-elle facile à trouver ?

— Rien de plus facile, monsieur. Vous prenez cette grande rue, l’avenue Eremoil. Au deuxième carrefour, à l’angle d’Amyntilir, vous tournez à droite. C’est le deuxième bâtiment sur votre gauche, avec les bottes de foin ; vous ne pouvez pas le rater.

— Donne-leur quelque chose, ordonna Prestimion à Abrigant.

Et ils se mirent en route.

Les palefreniers ne se souvenaient que trop bien des deux voyageurs. Il ne leur avait pas été difficile de déterminer que les montures sur lesquelles Dantirya Sambail et Mandralisca étaient arrivés étaient des bêtes volées ; elles portaient sur la croupe la marque d’un éleveur bien connu de Megenthorp, une cité des contreforts, qui avait fait répandre dans l’arrière-pays la nouvelle que deux inconnus s’étaient introduits dans un enclos pour dérober deux juments de valeur. Ils avaient les deux animaux fourbus devant les yeux, en piteux état après des journées d’utilisation abusive. Dès leur arrivée, les deux hommes – l’un sec, au regard farouche, l’autre plus petit, avec des yeux d’une drôle de couleur – avaient dégainé leur arme et choisi deux montures fraîches, laissant aux palefreniers les deux bêtes surmenées de Megenthorp.

— Ils ont donc aussi des armes, fit Abrigant. Fournies par leurs complices au moment de l’évasion ou qu’ils se sont procurées en route ?

— En route, semble-t-il, fit Prestimion. Comme les montures. Avez-vous une idée de la direction qu’ils ont prise en quittant la ville ? poursuivit-il en s’adressant aux palefreniers.

— Oui, mon bon seigneur, oui. Ils sont partis vers l’est. Ils nous ont demandé où se trouvait la grande route de l’est. Nous le leur avons dit, oh ! oui ! nous leur avons indiqué la bonne route ; comment faire autrement avec la pointe d’une épée sur la gorge ?

Dans les territoires du levant.

Jusqu’où ? Jusqu’à la Grande Mer ? Elle se trouvait à des milliers et des milliers de kilomètres. Ils n’étaient certainement pas assez fous pour espérer regagner Zimroel en passant par-là. Où, se demanda Prestimion, se dirigeaient-ils véritablement ?

— En route, fit-il. Ne perdons pas de temps.

— Nous voyageons en flotteur, eux à dos de monture, observa Gialaurys. Tôt ou tard, nous les rattraperons.

— Ils peuvent se procurer des flotteurs de la même manière qu’ils ont trouvé des montures, répliqua Prestimion. En route, messieurs.

 

Après Vrambikat la campagne se fit plus vide ; il n’y avait plus que de petites agglomérations de-ci, de-là, un camp de troupes impériales en manœuvres de loin en loin, une tour de guet isolée au sommet d’une des collines flanquant la route. Nul n’avait vu ces derniers jours deux étrangers passer à dos de monture, mais il eût été facile à Dantirya Sambail et Mandralisca, à la faveur de la nuit, de traverser ces bourgades sans se faire remarquer. Les deux nuits suivantes, Prestimion et Gialaurys virent en rêve leurs proies continuer de s’enfoncer à une allure soutenue dans les territoires s’étendant devant eux.

— Il faut se fier aux rêves, déclara Gialaurys.

Prestimion ne voulut pas le contredire.

Toujours vers le levant. Que faire d’autre ?

Des scènes d’une extraordinaire beauté se déployaient devant leurs yeux au fil du voyage. La longue mer écarlate se réduisit à une fente dans le sol, sur leur droite, et disparut d’un seul coup. Dans la même direction ils voyaient les sommets d’un vert pâle doux comme le velours d’une importante élévation de terrain ; quand ils regardaient de l’autre côté, vers les plaines du nord, les voyageurs contemplaient un chapelet de lacs parfaitement circulaires, noirs comme l’onyx le plus sombre et aussi luisants, qui s’étiraient sur trois rangs, à perte de vue. Comme si la main d’un artiste les avait distribués avec le plus grand soin dans le paysage.

Une jolie vue, mais une contrée inhospitalière.

— On les appelle les Mille Yeux, annonça Galielber Dorn. Autour de ces lacs s’étend une zone totalement désertique. Il n’y a aucune présence humaine dans cette région. Pas d’animaux sauvages non plus, car nul être vivant ne peut supporter cette eau noire. Elle brûle la peau comme le feu et qui en boit meurt.

Quatre jours plus tard, ils arrivèrent à l’entrée d’un grand abîme sinueux qui prenait la direction du nord-est, vers l’endroit où la terre et le ciel se rencontraient. Ses impressionnantes parois verticales brillaient comme de l’or au soleil de midi.

— Le Fossé des Vipères, annonça le Vroon. Il est long de cinq mille kilomètres et sa profondeur est insondable. Une rivière d’eau verte coule au fond, mais je pense qu’aucun explorateur n’est jamais parvenu à descendre ces murailles à pic pour l’atteindre.

Ils virent ensuite un endroit planté d’arbres portant de longues aiguilles rouges que le vent faisait vibrer comme des cordes de harpes. Un autre où des torrents d’eau brûlante dévalaient une falaise haute de trois cents mètres, une zone de collines vermillon et de ravins pourpres enjambés par des fils arachnéens luisants, aussi résistants que des câbles puissants, un volcan projetant inlassablement, très haut dans le ciel, des matières en fusion écarlates qui jaillissaient en grondant par une fissuration triangulaire du sol.

Tout cela était fascinant, certes, mais le territoire semblait si vaste, si vide. Un silence terrifiant y régnait la plupart du temps. Dantirya Sambail pouvait être n’importe où… ou nulle part. Était-il raisonnable de prolonger cette poursuite apparemment sans espoir ? Prestimion commençait à se demander s’ils ne feraient pas mieux de rebrousser chemin. Il était irresponsable de sa part de continuer à aller de l’avant par simple curiosité alors que des tâches de la plus haute importance l’attendaient au Château et que cette traque semblait de moins en moins devoir être couronnée de succès.

Puis un beau jour, enfin, alors qu’ils n’y croyaient plus, ils eurent des nouvelles des fugitifs. « Deux hommes sur des montures ? » fit un villageois flegmatique au visage plat, dans une bourgade miteuse posée à l’embranchement de deux routes sur lesquelles personne ne circulait. Maundigand-Klimd l’avait repéré. L’homme semblait trouver tout naturel qu’un Su-Suheris apparaisse sans crier gare dans son village isolé ; mais, à l’évidence, tout lui paraissait naturel.

— Oh ! oui ! Oui. Ils sont passés par ici. Un grand maigre et un autre, plus vieux et plus gros. Il y a une dizaine, une douzaine de jours, quatorze peut-être. Ils allaient vers l’est, ajouta-t-il en montrant l’horizon.

L’est. L’est. Toujours plus à l’est.

Mais l’est semblait ne pas avoir de fin.

Ils poursuivirent leur route, traversant une contrée ravissante où l’air était limpide et pur, la température douce, la brise légère. Le sol paraissait fertile. Chaque matin, le lever du soleil était un ravissement d’un vert doré. Mais il n’y avait que des hameaux isolés, éloignés de plusieurs dizaines de kilomètres les uns des autres, dont les habitants écarquillaient les yeux à la vue de ces voyageurs de haut rang qui s’aventuraient jusque chez eux dans un cortège de flotteurs rutilants arborant l’emblème royal.

Il était presque inimaginable, se disait Prestimion, qu’après des millénaires de présence humaine sur Majipoor il y eût encore des terres quasi inhabitées à quelques semaines de trajet du Mont du Château. Il savait que de vastes zones du centre de Zimroel restaient inoccupées, mais voir ces immenses espaces vides et silencieux pratiquement à l’ombre du Mont… c’était inattendu, c’était fort étrange. Cela incitait à l’humilité. Cela montrait, une fois encore, à quel point la planète était gigantesque. Après tous ces milliers d’années de colonisation humaine, la vastitude de Majipoor était telle qu’il restait d’amples espaces pour l’expansion.

Cette région pouvait être fructueusement développée. Un projet à étudier, se dit Prestimion ; comme s’il n’en avait déjà pas assez devant lui.

La route qu’ils suivaient, une large voie rectiligne, s’inclina légèrement vers le sud tout en conservant la direction générale du levant. Les rares agglomérations qu’ils traversaient étaient encore plus espacées, de petits groupes de huttes à toit de chaume, entourées d’un misérable potager. Les prairies verdoyantes et les forêts cédèrent la place au nord à des étendues désertes aux contours brouillés, au sud à une ligne de collines bleutées. Devant eux, pourtant, s’étendait une plaine herbeuse, parsemée de cours d’eau et de petits lacs, paisible, sereine, attrayante.

Mais on voyait à certains signes que l’endroit n’était pas entièrement un paradis bucolique. Des vols de grands oiseaux de proie aux ailes ténébreuses passaient fréquemment au-dessus d’eux – des khestrabons ou peut-être des surastrenas, plus grands et plus farouches –, leur long cou jaune en pleine extension, leurs gros yeux absorbant avidement tout ce qu’il y avait à voir dessous. De temps en temps, ils les voyaient au loin fondre par groupes de deux ou trois comme pour saisir quelque malheureux animal migrateur. Il y avait aussi des insectes effrayants, des coléoptères faisant le double de la taille d’un œuf de thuvna, la tête armée de six cornes de trois centimètres, les ailes couvertes d’une armure noire chargée de sinistres taches rouges. Ils virent un matin une armée de ces insectes, s’étirant sur huit cents mètres, passer à cinq de front au bord de la route en produisant avec leurs énormes pièces buccales des claquements terrifiants.

Gialaurys voulut savoir comment ils s’appelaient.

— Calderoules, répondit le Vroon. Ce qui, dans le dialecte de l’est d’Alhanroel, signifie « cracheurs de poison », car ils projettent un acide brûlant à trois mètres par des orifices placés sous leurs ailes, et malheur à celui qui en reçoit sur les lèvres ou les narines.

— Je pense que l’endroit est moins charmant qu’il ne le paraît, fit Abrigant avec un petit sifflement de dégoût.

Prestimion fit passer le mot le long de la colonne de flotteurs que personne ne descende des véhicules avant que ces insectes soient loin.

Pour ce qui était des plantes de la région, jamais Prestimion et ses compagnons n’en avaient vu de semblables. Confalume, quand il était Coronal, s’était passionné pour la botanique, comme pour beaucoup d’autres choses, et Prestimion avait souvent déambulé en sa compagnie dans l’une ou l’autre des grandes serres à toit de verre que son prédécesseur avait fait construire dans le Château, admirant les merveilleux et étranges végétaux en provenance de toutes les parties du monde ; à la longue, Confalume lui avait transmis un peu de sa passion pour les curiosités horticoles. À la demande de Prestimion, Galielber Dorn mit un nom sur les plantes qui s’offraient à leurs regards : voici des vignelunes et des carajoncs gris, ces touffes denses sont des fleurs de mikkus, là vous voyez des barugazas et cet arbuste au tronc blanc et aux fruits pareils à des globes de jade clair est un kammoni. Peut-être étaient-ce les vrais noms, peut-être étaient-ils de l’invention du Vroon. Quoi qu’il en soit, au bout d’un certain temps, n’ayant plus rien à proposer, il agita ses tentacules en signe d’ignorance chaque fois qu’on lui demandait d’identifier tel ou tel spécimen insolite aperçu au bord de la route.

Mais il connaissait encore le nom des sites remarquables devant lesquels ils passaient. Devant un endroit étonnant qu’il appela la Fontaine du Vin, le Vroon expliqua que des organismes vivants et invisibles à l’œil nu effectuaient une fermentation naturelle dans un bassin souterrain et qu’un geyser projetait cinq fois par jour dans le ciel le produit de ce processus. « Mais je ne vous conseille pas d’y goûter », ajouta-t-il quand Gialaurys manifesta de l’intérêt.

Puis, successivement, ils virent les Collines Dansantes, le Mur de Flamme, la Grande Faux, la Toile des Gemmes…

Les kilomètres se succédaient ; les jours s’enchaînaient. Les semaines. Ils continuaient d’aller vers le levant ; derrière eux la masse du Mont devenait de plus en plus difficile à distinguer. Il n’y avait plus de villages sur la route, rien d’autre à voir que de vastes prairies herbues, chacune d’une couleur différente : une grande étendue d’herbe couleur topaze voisinait avec une autre dont les jeunes pousses vigoureuses étaient d’un bleu de cobalt, puis bordeaux, indigo, d’un jaune crémeux, safran et d’un vert-jaune éclatant.

— Nous devons approcher de la Grande Mer, observa Abrigant. Regardez comme le sol est plat. Et il n’y a que de l’herbe qui pousse, comme si le terrain était un marécage sablonneux. La mer ne doit pas être loin.

— J’en doute fort, répliqua Gialaurys d’un ton bourru.

Il avait depuis longtemps perdu toute envie de poursuivre cette expédition qui lui paraissait maintenant être une entreprise téméraire, voire impossible à mener à bien. Il lança un regard interrogateur au Vroon.

— La mer peut aussi bien être à une journée de route qu’à un an. Qu’en pense notre petit sorcier ?

— Ah ! la mer, la mer ! fit Galielber Dorn avec un petit claquement de son bec, l’équivalent d’un sourire pour ceux de sa race, en indiquant vaguement l’orient. Encore loin. Très, très loin.

De fait, il laissèrent bientôt derrière eux les formations herbeuses pour traverser une région parsemée de collines de granit violacé, ne ressemblant aucunement à un paysage côtier, avant de pénétrer dans une forêt dense au riche sol noir, où de gros fruits sphériques et brillants d’une variété inconnue pendaient de la moindre branche des arbres à l’épais feuillage comme des lampes dorées par une nuit verte.

Malgré les récriminations de Gialaurys, Prestimion n’était pas encore prêt à abandonner la traque du Procurateur. Ils commençaient maintenant, tous autant qu’ils étaient, à chercher résolument Dantirya Sambail dans leurs rêves. C’était souvent une bonne manière d’avoir accès à des renseignements impossibles à obtenir par d’autres moyens.

La méthode produisit aussitôt une riche moisson de résultats. Trop riche, en réalité. Abrigant, après s’en être remis à la bienveillance de la Dame de l’île, sa mère, eut la vision nette du Procurateur et de son âme damnée dans un village aux constructions basses, rondes, couvertes de tuiles bleues, au bord d’un cours d’eau rapide et se réveilla avec la conviction que l’endroit se trouvait à moins de cent kilomètres au nord de leur position. Mais Gialaurys aussi avait vu les fugitifs en rêve, bivouaquant dans le plat pays enchanteur qu’ils avaient laissé derrière eux, là où les oiseaux de proie au cou jaune avaient survolé le convoi. La voix qui parla à Gialaurys dans son rêve était formelle : l’expédition avait dépassé de nuit, plusieurs semaines auparavant, l’endroit où se trouvaient les évadés et avait déjà parcouru quinze cents kilomètres de trop. Mais un des capitaines de Prestimion, Yeben Kattikawn, un homme du nord-ouest d’Alhanroel, affirmait tout aussi catégoriquement qu’il avait eu la vision du Procurateur allant bon train devant eux dans un flotteur volé ; s’il fallait en croire le rêve de Yeben Kattikawn, Dantirya Sambail avait presque atteint les rives du lac Embolain aux eaux lisses comme la soie, le seul endroit de l’est d’Alhanroel dont tout le monde avait entendu parler, même si très rares étaient ceux qui pouvaient dire où il se trouvait précisément. Prestimion, quant à lui, après avoir tourné et retourné toute une nuit le problème dans son sommeil, se réveilla avec la conviction qu’ils avaient dépassé Dantirya Sambail dans les Collines Dansantes qui lui apparurent avec la plus grande netteté, palpitant et oscillant sous l’effet des tremblements du sol, tandis que le Procurateur et son sinistre compagnon, filant sur leurs crêtes instables, se dirigeaient vers le nord en attendant de pouvoir décrire vers l’ouest une grande boucle qui les ramènerait derrière le Mont du Château, d’où il leur serait possible de gagner la côte occidentale du continent.

Ce fatras de contradictions n’était d’aucun secours. À l’heure du déjeuner, dans le campement installé près d’un bosquet de hautes fougères arborescentes aux frondes argentées et à la tige velue, garnie d’une fourrure écarlate, Prestimion prit Maundigand-Klimd à part pour lui demander son opinion afin de clarifier la situation en expliquant que les rêves de la nuit n’avaient fait qu’accroître la confusion ; le Su-Suheris qui n’avait pas pris part à cette quête onirique, car sa race ne pratiquait pas la divination par les songes, répondit qu’il soupçonnait qu’il y avait de la sorcellerie là-dessous.

— Ce sont, à mon sens, de fausses pistes que votre ennemi a implantées dans votre esprit. Il existe des sortilèges de dispersion qu’un homme en fuite peut jeter afin de détourner du bon chemin ceux qui le recherchent. Tous ces rêves montrent à l’évidence que le Procurateur a usé de ces sortilèges ou qu’on l’a fait pour lui.

— Et vous ? Où pensez-vous qu’il se trouve ?

Maundigand-Klimd entra aussitôt en transe, les deux têtes en communion, et resta un long moment à se balancer sans parler devant Prestimion. Apparemment dans un autre monde. Une brise légère soufflait du sud, mais elle faisait à peine frémir les frondes argentées des fougères. Tout demeura immobile et silencieux pendant un temps interminable. Puis les deux paires d’yeux du mage s’ouvrirent au même instant.

— Il est partout et nulle part à la fois, déclara-t-il, l’air plus sombre que d’ordinaire.

— Ce qui signifie ? reprit patiemment Prestimion, voyant qu’aucune explication ne venait.

— Que nous nous sommes fait berner, monseigneur. Que le Procurateur – comme je le soupçonnais – ou un sorcier à sa solde a répandu la confusion par toutes ces provinces à la population clairsemée, de sorte que les habitants que nous rencontrons l’imaginent voyageant dans telle ou telle direction, à bord d’un flotteur ou à dos de monture. Les renseignements qu’ils nous ont fournis sont dépourvus de toute valeur. Il en va de même pour ce qu’Abrigant a vu en rêve et Kattikawn aussi, je le crains.

— Votre transe vous a-t-elle permis de voir où il se trouve ?

— Seulement où il ne se trouve pas, hélas ! répondit le Su-Suheris. Mais je soupçonne que la vérité se révélera plus proche de votre rêve et de celui de Gialaurys : il se peut que Dantirya Sambail ne se soit jamais aventuré aussi loin. Peut-être a-t-il seulement fait croire qu’il avait pris la route du levant pour nous inciter à penser qu’il se dirigeait vers la Grande Mer, alors qu’en réalité il prenait une tout autre direction.

Prestimion balança un coup de pied rageur sur l’herbe dorée et spongieuse.

— Exactement ce que je me suis dit au début ! Il a fait semblant de s’enfoncer dans ces territoires mal connus du levant pour revenir rapidement sur ses pas en direction du Mont afin de gagner un des ports de la côte occidentale et s’embarquer pour Zimroel.

— Il semble, monseigneur, que c’est ce qu’il ait fait.

— Alors, nous le retrouverons, où qu’il soit. Nous avons cent sorciers contre le sien… Vous êtes sûr qu’il n’est pas devant nous, quelque part ?

— Je ne suis sûr de rien, monseigneur. Mais les probabilités indiquent le contraire. Il n’a rien à gagner à poursuivre sa route vers le levant. Mes intuitions, auxquelles je me fie, me disent qu’il est derrière nous et que la distance qui nous sépare ne fait que croître de jour en jour.

— Bien sûr. Nous allons dans la direction opposée ! Tout cela, je le vois bien, n’a été qu’une chasse au gihorna !

Il n’existait plus maintenant aucune raison de poursuivre l’expédition, sinon son appétit d’explorer de nouvelles terres. Ce n’était pas suffisant.

— Gialaurys ! s’écria Prestimion en frappant dans ses mains. Abrigant !

Ils accoururent à l’appel du Coronal qui leur exposa rapidement ce que Maundigand-Klimd venait de dire.

— Bien, fit aussitôt Gialaurys avec un grand sourire de satisfaction. Je vais faire passer le mot le long de la colonne ; nous repartons vers le Mont.

Abrigant argumenta âprement pour chercher son village aux toits de tuiles bleues, à cent kilomètres à l’est, mais Prestimion savait qu’il serait stupide de se lancer à la recherche de ce qui devait n’être qu’une illusion de plus. Non sans une pointe de tristesse à l’idée de mettre fin à ce voyage, il autorisa Gialaurys à donner l’ordre de faire demi-tour.

 

Ils bivouaquèrent ce soir-là sur un terrain boisé où des brumes pourpres filtrant du sol mouillé teintaient aussitôt d’un violet profond les nuages gris qui arrivaient au coucher du soleil, tandis que l’astre plongeant vers l’horizon nimbait d’un rouge magique, translucide les feuilles vernissées des arbres de la forêt. Prestimion demeura un long moment immobile, le regard tourné vers le couchant baigné dans cette étrange lumière, jusqu’à ce que le soleil disparaisse derrière la masse lointaine du Mont du Château et que l’enveloppe l’obscurité venant de l’orient, de ces lointaines contrées baignées par la Grande Mer dont il ne lui serait jamais donné, il en eut la conviction, de contempler l’immensité.

Il eut pourtant l’occasion de le faire, quelques heures plus tard, dans un rêve d’une exquise clarté qui lui vint dès que le sommeil l’eut pris. Dans ce rêve, ils n’avaient pas abandonné la piste du levant mais s’étaient aventurés plus loin, beaucoup plus loin, à la limite des territoires explorés, au-delà du dernier poste avancé établi à Kekkinork, l’endroit où était extrait le spath marin dont lord Pinitor avait, en des temps reculés, incrusté la muraille de la cité de Bombifale. La Grande Mer s’étendait juste au-delà de Kekkinork, protégée par de hautes falaises qui s’étiraient parallèlement à la côte, à perte de vue au nord comme au sud, une barrière imposante, apparemment interminable, de pierre noire luisante, striée de veines de quartz d’un blanc éblouissant. Il y avait une seule ouverture dans la falaise sans fin, une étroite entaille par laquelle se glissaient les premières lueurs du jour nouveau ; dans son rêve, Prestimion s’élança vers cette ouverture, il la franchit pour atteindre le rivage et avança dans les flots paisibles, teintés de rose de l’océan qui couvrait près de la moitié de la surface de la planète.

Il se tenait dans son rêve à la lisière du monde.

La côte occidentale de Zimroel se trouvait devant lui, tout là-bas, à une distance inconcevable, invisible derrière la courbe de l’horizon. Le regard fixé sur les lointains, il essaya sans succès d’évaluer l’immensité de la masse d’eau qui s’étendait entre les deux rivages. Mais aucun esprit n’était en mesure de le concevoir. Il ne voyait que de l’eau, d’un rose tendre près de la grève, puis vert pâle, turquoise, plus loin d’un bleu profond et, au-delà, une teinte uniforme d’un gris azuré qui se fondait imperceptiblement dans le ciel.

Il lui était impossible d’imaginer qu’il pût y avoir une fin à cet océan colossal, même s’il savait, dans un recoin rationnel de son cerveau, qu’il devait y en avoir une… très loin, si loin que le navire capable de réaliser cette traversée n’avait pas encore été construit. Le continent de Zimroel s’étendait là-bas, quelque part devant lui, et sur le rivage opposé, c’était la Mer Intérieure qui lui avait paru gigantesque lorsqu’il l’avait traversée dans sa jeunesse d’Alaisor à Piliplok, mais qui, en comparaison de la Grande Mer, n’était guère qu’une grande flaque. Et toujours plus à l’est, de l’autre côté de la Mer Intérieure, il y avait Alhanroel, sa multitude de cités, son Labyrinthe et son Château, sur l’autre rivage duquel il se tenait, incapable d’appréhender les distances par la pensée.

— Prestimion ? fit une voix douce.

C’était Thismet.

En se retournant, il la vit franchir le goulet dans la falaise noire et s’élancer vers lui sur le sable, le visage illuminé par un sourire, les bras ouverts. Elle était habillée comme le jour où elle était venue sous sa tente, dans le paisible Val du Gloyn, juste avant la bataille décisive de la guerre civile, pour se repentir de la faute qu’elle avait commise en poussant son frère à s’emparer de la couronne et lui offrir de devenir son épouse. Une robe blanche unie, sans rien d’autre dessous que son corps souple et magnifique. Elle était nimbée d’un halo éblouissant.

— Nous pourrions nager jusqu’à Zimroel, Prestimion. Veux-tu ? Viens. Viens.

Quand elle ôta sa robe à la lumière éclatante du matin, il vit son corps mince, à la peau bistre luire dans sa miraculeuse nudité comme du bronze bruni. Il contempla avec ravissement ses formes élégantes, laissa son regard émerveillé descendre des épaules fines et des petits seins ronds, haut perchés le long du ventre plat qui s’évasait d’une manière si saisissante à la hauteur des hanches et jusqu’aux jambes fines et musclées ; puis, les mains tremblantes, il s’avança vers elle.

Elle referma ses deux mains sur la sienne. Mais, au lieu de venir à lui, elle l’attira à elle, avec une force à laquelle il n’aurait pu résister s’il l’avait voulu, et l’entraîna vers la mer. L’eau dans laquelle il s’immergea était chaude et apaisante. Le ventre d’une mère n’aurait pu être plus rassurant. En longues brasses rapides, ils commencèrent à nager vers l’est, Thismet le précédant de peu, ses cheveux bruns lustrés brillant à la lumière du jour nouveau ; pendant des heures, ils nagèrent ainsi, en direction de l’autre rivage, de l’autre continent. De loin en loin, elle se retournait pour lui sourire, agiter la main, lui faire signe de la suivre.

Il ne ressentait pas la moindre fatigue. Il savait qu’il pouvait nager des journées comme cela. Des semaines. Des mois.

Mais, à un moment, il regarda en direction de Thismet, se rendit compte qu’il ne la voyait plus, que cela faisait déjà un certain temps qu’il ne l’avait pas vue, qu’il ne se souvenait plus depuis combien de temps il ne l’avait pas vue, là, devant lui.

— Thismet ? cria-t-il. Thismet, où es-tu ?

Mais il n’eut pas de réponse. Rien d’autre que le clapotement des vagues et il finit par comprendre qu’il était totalement seul dans la vastitude de l’océan démesuré.

 

Le lendemain matin, Prestimion ne dit rien à personne ; il se lava le visage dans l’eau limpide du petit ruisseau qui coulait au bord du campement et trouva pour son petit déjeuner un peu de viande froide restant du dîner de la veille. Peu après, ils levèrent le camp et entreprirent le long voyage de retour vers le Château sans que personne ne parle des rêves de la nuit ni de l’échec de la traque de Dantirya Sambail.