Pendant les jours qui suivirent les fêtes du couronnement, le Procurateur de Ni-moya fut aussi un grave sujet de préoccupation pour Prestimion. Mais il n’était pas pressé de régler le sort de ce perfide cousin qui, au long de la guerre civile, n’avait cessé de le trahir à chaque retournement de la situation. Qu’il croupisse encore un peu dans le cachot au fond duquel il avait été jeté. Il importait d’abord de trouver un moyen de régler son cas.
Dantirya Sambail s’était à l’évidence rendu coupable de haute trahison. Plus que quiconque, excepté, peut-être, lady Thismet, il avait incité Korsibar à déclencher sa rébellion insensée. Il portait également la responsabilité de la rupture du barrage sur le Iyann, un acte de sauvagerie qui avait causé des pertes humaines incalculables. Et au cours de la bataille de Thegomar Edge, il avait affronté Prestimion en combat singulier, l’attaquant à la hache et au sabre, proposant avec un sourire goguenard de laisser le sort des armes décider lequel des deux adversaires serait le prochain Coronal. Prestimion, non sans difficulté, était sorti vainqueur de cet affrontement. Mais il n’avait pas été capable de donner sur le champ de bataille à ce cousin à sa merci la mort qu’il méritait. Il s’était contenté d’ordonner que l’on emmène le Procurateur et son âme damnée, Mandralisca, en attendant de les traduire en justice.
Mais comment, se demandait Prestimion, Dantirya Sambail pourrait-il être jugé pour des crimes dont personne, pas même l’accusé, n’avait gardé le souvenir ? Qui tiendrait le rôle de l’accusateur ? Quelles preuves pourraient être présentées contre lui ? « Cet homme a été le principal fomentateur de la guerre civile. » Certes, mais quelle guerre civile ? « Son intention était de s’emparer traîtreusement du trône royal après s’être débarrassé du fantoche Korsibar. » Qui était Korsibar ? « Il est coupable d’avoir attenté à la vie du Coronal légitime sur le champ de bataille. » Quelle bataille ? Où ? Quand ?
Prestimion n’avait pas de réponses à ces questions.
Et il y avait en tout état de cause, dans les premières semaines de son règne, des problèmes plus urgents à régler.
Les invités aux festivités du couronnement avaient pour la plupart pris le chemin du retour. Les princes, les ducs, les comtes et les maires avaient regagné leurs domaines ; l’ancien Coronal devenu le Pontife Confalume avait entrepris la longue et morne descente de la Glayge qui allait le conduire au Labyrinthe, sa nouvelle résidence souterraine ; les archers et les jouteurs, les lutteurs et les plus fines lames du royaume venus faire la démonstration de leur talent à l’occasion des Jeux du couronnement s’étaient eux aussi dispersés. La princesse Therissa était rentrée à Muldemar pour préparer son voyage vers l’île du Sommeil où une lourde charge l’attendait. En ces premiers jours de règne où Prestimion s’attelait à sa nouvelle tâche, le Château était devenu infiniment plus calme.
Il y avait tant à faire. Il avait aspiré de tout son cœur au trône et à ses devoirs, mais maintenant que ses désirs étaient exaucés, il se sentait écrasé par l’ampleur de la tâche à accomplir.
— Je ne sais par où commencer, confia-t-il à Septach Melayn et à Gialaurys en levant vers eux un regard las.
Ils se trouvaient tous les trois dans la vaste pièce ornée de bois précieux marquetés de bandes de métal luisant qui constituait le cœur des appartements du Coronal. La salle du trône était réservée à la pompe des solennités ; le véritable travail se faisait dans cette suite.
Prestimion était assis à son superbe bureau de palissandre rouge incrusté de constellations, Septach Melayn se tenait gracieusement près de la large fenêtre cintrée dominant l’abîme vertigineux, insondable, qui bordait le Château de ce côté du Mont, le massif Gialaurys avait tassé son corps musculeux sur un banc sans dossier, sur la gauche de Prestimion.
— C’est très simple, monseigneur, fit-il. Il faut commencer par le commencement et prendre les choses l’une après l’autre.
Venant de Septach Melayn, un tel conseil eût été pris pour une moquerie, mais l’ironie était étrangère au gros et paisible Gialaurys. Quand il parlait de cette voix grave, lente et rocailleuse aux syllabes gommées par l’accent de sa cité natale de Piliplok, c’était toujours avec le plus grand sérieux. Le sémillant petit compagnon de Prestimion, le regretté duc Svor, avait souvent pris la placidité de Gialaurys pour de la stupidité. Loin d’être stupide, Gialaurys s’exprimait simplement avec une sincérité empreinte de gravité.
— Bien dit, Gialaurys ! lança Prestimion avec une amabilité souriante. Mais par quoi commencer et par quoi continuer ? Crois-tu qu’il soit si facile de le savoir ?
— Eh bien, Prestimion, suggéra Septach Melayn, faisons une liste. Un, commença-t-il en comptant sur ses doigts, nommer les membres du gouvernement du souverain. Je dirais à ce propos que nous sommes bien partis. Tu as un nouveau Haut Conseiller ; je te remercie de ton choix. Gialaurys fera, je n’en doute pas, un Grand Amiral irréprochable. Et ainsi de suite. Deux, restaurer la prospérité des régions qui ont souffert de la guerre. Ton frère Abrigant, entre parenthèses, a quelques idées sur la question et souhaite te voir dans le courant de la journée. Trois…
Septach Melayn marqua une hésitation.
— Trois, acheva Gialaurys à sa place, trouver un moyen pour faire juger Dantirya Sambail.
— Laissons cela de côté pour l’instant, répliqua Prestimion. L’affaire est délicate.
— Quatre, poursuivit imperturbablement Gialaurys, interroger tous ceux qui ont choisi le camp de Korsibar au cours de la guerre civile et s’assurer qu’il ne subsiste pas de déloyautés susceptibles de menacer la sécurité de…
— Non, coupa Prestimion. Raye cela de la liste : n’oublie pas qu’il n’y a pas eu de guerre. Qui pourrait rester loyal envers Korsibar, si Korsibar n’a jamais existé ?
Le visage rembruni, Gialaurys poussa un grognement mécontent.
— Il n’en est pas moins vrai, Prestimion…
— Il n’y a pas lieu de s’inquiéter, crois-moi. La plupart des lieutenants de Korsibar – Farholt, Mandrykarn, Venta, Farquanor, toute sa clique – ont péri à Thegomar Edge et je n’ai rien à craindre de ceux qui ont survécu. Navigorn, par exemple, le meilleur général de Korsibar. Il a imploré ma clémence sur le champ de bataille, t’en souviens-tu, quand il a déposé les armes, juste après la mort de Korsibar ? Et il était sincère. Il me servira loyalement au Conseil. Quant à Oljebbin, Serithorn et Gonivaul, ils sont passés dans le camp de Korsibar, c’est vrai, mais cette trahison est sortie de leur mémoire. En tout état de cause, ils ne peuvent rien contre moi. Le duc Oljebbin descendra dans le Labyrinthe où il deviendra le porte-parole du Pontife. Bon débarras. Gonivaul va se retirer à Bombifale ; Serithorn est utile et amusant : je vais le garder auprès de moi. Qui d’autre encore ? Nomme-moi ceux que tu soupçonnes de déloyauté ?
— Euh… commença Gialaurys.
Mais aucun nom ne lui vint à l’esprit.
— Je vais te dire quelque chose, Prestimion, glissa Septach Melayn. Il se peut qu’il ne reste plus de fidèles de Korsibar, mais, hormis nous trois, il n’est personne au Château qui ne soit profondément perturbé d’une manière ou d’une autre par le sortilège qui a marqué la fin de la guerre. Le souvenir du conflit a été effacé de toutes les mémoires, c’est vrai, mais tout le monde sait qu’il s’est passé quelque chose d’important. Même s’ils ignorent de quoi il s’agit. Bien des hommes de conséquence ont péri, de vastes régions d’Alhanroel ont été dévastées, le barrage de Mavestoi a mystérieusement cédé, submergeant la moitié d’une province. On a pourtant voulu leur faire croire que la transition entre le règne de Confalume et le tien s’était déroulée sans heurts. Il y a quelque chose qui cloche, ils le savent. Ils ne cessent de buter sur ce grand blanc troublant dans leurs souvenirs ; c’est un sujet d’inquiétude. Je vois une profonde perplexité se peindre sur le visage des gens au beau milieu d’une phrase ; ils cessent de parler et pressent les mains sur leurs tempes comme pour chercher dans leur esprit quelque chose qui ne s’y trouve pas. Je commence à me demander si c’était vraiment une bonne idée de faire disparaître cette guerre de notre histoire, Prestimion.
C’était un sujet que Prestimion aurait préféré laisser de côté. Plus question d’y échapper maintenant que Septach Melayn était entré dans le vif du débat.
— La guerre a été une terrible blessure pour l’âme de notre planète, commença Prestimion d’un ton crispé. Si je ne l’avais pas effacée, les griefs et les ressentiments n’auraient cessé de se faire jour entre mes fidèles et ceux de Korsibar. En faisant effacer tous les souvenirs de la guerre, j’ai donné à tous une chance de repartir de zéro. Pour reprendre une de tes formules favorites, Septach Melayn, ce qui est fait est fait. Il nous faut vivre aujourd’hui avec les conséquences de cette décision, nous le ferons et il n’y a rien à ajouter.
En son for intérieur, il n’en était pourtant pas si sûr. Il avait, comme tout un chacun, eu connaissance d’événements troublants, d’étranges accès de déséquilibre mental çà et là sur le Mont, de gens agressant sans motif des inconnus dans la rue, éclatant en sanglots sans pouvoir s’arrêter de pleurer plusieurs jours d’affilée, se jetant dans des rivières ou dans le vide du haut d’une falaise. De telles histoires étaient venues ces derniers temps à ses oreilles, en provenance d’Halanx et de Minimool, d’Haplior aussi, comme si un tourbillon de folie descendait en tournoyant du Château pour frapper les cités adjacentes du Mont. Et même beaucoup plus bas, jusqu’à Stee, semblait-il, où on signalait un cas sérieux, celui d’une femme de chambre qui s’était jetée par la fenêtre de l’hôtel particulier d’un riche banquier, tuant dans sa chute deux personnes qui se trouvaient dans la rue.
Mais quelle raison y avait-il pour établir un lien entre ces événements et l’amnésie générale dans laquelle il avait demandé à ses sorciers de plonger le monde à la fin de la guerre ? Peut-être ces comportements accompagnaient-ils inévitablement un changement de monarque, surtout après un règne si long et si heureux que celui de lord Confalume. Le peuple voyait en Confalume un père aimant pour l’ensemble de la population ; peut-être était-on malheureux de le voir disparaître dans le Labyrinthe. D’où ces dérèglements de l’esprit. Peut-être.
Septach Melayn et Gialaurys n’en restèrent pas là ; ils ajoutèrent une foule de nouveaux dossiers à la liste plus que suffisante des problèmes en attente.
Il convenait, dirent-ils à Prestimion, de mieux intégrer dans le tissu social les différents arts de la magie qui, sous le règne de Confalume, avaient pris une telle importance sur Majipoor. Cela nécessiterait, expliqua Gialaurys, des entretiens avec Gominik Halvor et Heszmon Gorse qui avaient prolongé leur séjour au Château dans ce but avant de regagner Triggoin, la capitale des sorciers.
Il fallait aussi régler le problème de l’armée de monstres synthétiques que Korsibar aurait lancés contre eux sur les champs de bataille si la guerre avait duré un peu plus longtemps ; d’après Gialaurys, nombre d’entre eux s’étaient échappés de leurs enclos et ravageaient un district au nord du Mont du Château.
Il faudrait ensuite étudier les doléances présentées par les Métamorphes de Zimroel concernant les limites de la réserve forestière dans laquelle ils étaient confinés. Les Changeformes se plaignaient d’empiétements illégaux sur leur domaine par des promoteurs peu scrupuleux de Ni-moya.
Il y avait aussi telle chose à faire, telle autre à régler…
Prestimion n’écoutait plus que d’une oreille. Ils étaient d’une insupportable sincérité, ces deux-là, Septach Melayn avec son élégance désinvolte, Gialaurys à sa manière plus carrée. Septach Melayn avait toujours voulu donner l’impression de quelqu’un qui ne prend rien au sérieux, mais Prestimion savait que ce n’était qu’une attitude ; quant à Gialaurys, il n’était que sérieux imperturbable, un bloc massif de robuste bon sens. Prestimion ressentait plus douloureusement que jamais la perte de l’insaisissable petit duc Svor qui avait eu de nombreux défauts, mais pas celui d’une sincérité excessive. Svor avait été le médiateur idéal entre les deux autres.
Quelle idiotie de sa part de s’exposer sur le champ de bataille à Thegomar Edge, lui qui était fait pour intriguer et conspirer dans l’ombre ! Svor n’avait jamais su se battre ; quelle folie l’avait pris de vouloir participer à cette sanglante bataille ? Aujourd’hui, il n’était plus là. Prestimion se demandait s’il pourrait jamais trouver quelqu’un pour le remplacer.
Il en allait de même pour Thismet. Surtout, surtout pour Thismet. Jamais la douleur déchirante de cette perte ne le quitterait ni ne s’atténuerait avec le temps. Il se demandait si c’était la mort de Thismet qui l’avait jeté dans un abattement si profond.
Il avait assurément beaucoup de travail ; trop, lui semblait-il parfois. Mais il trouverait le moyen d’accomplir sa tâche. Tous ceux qui l’avaient précédé sur la longue liste des Coronals s’étaient trouvés devant les mêmes responsabilités écrasantes à assumer, tous les avaient endossées et avaient joué leur rôle, en bien ou en mal, selon le jugement de l’Histoire… Un jour, lui aussi serait jugé. Tout bien considéré, ils s’en étaient pour la plupart assez bien sortis.
Mais il ne parvenait pas à se débarrasser de ce mystérieux et insupportable sentiment de lassitude, de vide, de désenchantement, d’insatisfaction, qui empoisonnait son âme depuis le premier jour de son règne. Il avait espéré que l’exercice de sa charge royale l’en guérirait ; il ne semblait pas en aller ainsi.
Les tâches auxquelles il lui fallait s’atteler n’auraient très certainement pas paru aussi immenses si Thismet avait vécu. Quelle merveilleuse partenaire elle eût fait ! Fille de Coronal elle-même, au fait des difficultés inhérentes à la charge suprême et certainement plus que capable d’en résoudre un grand nombre elle-même. Thismet eût été infiniment mieux armée pour gouverner, Prestimion en était sûr, que son idiot de frère ; elle l’aurait soulagé d’une grande partie du fardeau de ses responsabilités. Mais Thismet, elle aussi, lui avait été enlevée à jamais.
Tu parles encore, Septach Melayn ? Et toi, Gialaurys ?
Prestimion jouait avec le fin cercle de métal brillant posé sur son bureau. Sa couronne « de tous les jours », comme il aimait à l’appeler, pour la distinguer de la couronne de cérémonie d’une magnificence extrême que lord Confalume s’était fait fabriquer, avec les trois énormes dianabas pourpres à mille facettes en son centre, les émeraudes et les rubis dont elle était sertie et ses incrustations de sept métaux précieux.
Confalume adorait porter cette couronne ; Prestimion l’avait fait une seule fois, pendant les premières heures de son règne. Il avait décidé de la garder dorénavant pour les grandes occasions. Il trouvait déjà quelque peu ridicule de ceindre son front du petit cercle d’argent, même s’il s’était battu avec acharnement pour obtenir le droit de le porter. Il le gardait quand même constamment à portée de main. Après tout, il était le Coronal de Majipoor.
Le Coronal de Majipoor.
Il avait placé la barre très haut et, à l’issue d’une lutte farouche, il avait atteint son but.
Ses deux plus chers amis continuaient de dresser la liste apparemment interminable des tâches qui l’attendaient et de discuter inlassablement de priorités et de stratégies, mais Prestimion ne faisait même plus semblant d’écouter. Il savait quelles tâches l’attendaient ; celles que ses deux amis venaient d’énumérer, certes, mais aussi une autre dont ils n’avaient pas fait mention. Il devait avant tout, d’emblée, imposer son autorité aux hauts fonctionnaires et aux courtisans qui formaient le pivot du gouvernement ; il devait faire la preuve qu’il était digne d’être roi, leur montrer que lord Confalume, avec l’aide du Divin, avait fait le bon choix en le désignant pour lui succéder.
Cela signifiait qu’il lui fallait penser comme un Coronal, vivre comme un Coronal, marcher comme un Coronal, respirer comme un Coronal. Telle était la tâche première ; le reste suivrait nécessairement.
Très bien, Prestimion : tu es le Coronal. Sois le Coronal.
Son enveloppe corporelle restait là, assise au bureau, feignant d’écouter Septach Melayn et Gialaurys qui élaboraient avec gravité un programme pour les premiers mois de son règne. Mais son âme vagabonde prit son essor dans le ciel froid et limpide enveloppant la cime du Château et se répandit de par le monde, se déplaçant avec une miraculeuse simultanéité dans toutes les directions.
Il s’ouvrit à Majipoor, sentit son immensité imprégner toutes les fibres de son être. Il projeta son esprit à travers la vastitude de la planète qui venait d’être confiée à ses soins.
Il devait embrasser pleinement cette vastitude, il le savait, l’intégrer à lui-même, l’inclure dans son âme.
— Les trois grands continents, vastes, immenses : Alhanroel, le plus peuplé, aux nombreuses cités ; Zimroel, aux gigantesques et luxuriantes forêts ; Suvrael, plus petit, brûlé par le soleil, dans le sud torride. Les fleuves géants, aux flots puissants. Les innombrables espèces d’arbres et de plantes, d’animaux et d’oiseaux qui emplissaient le monde de leur merveilleuse beauté. L’étendue bleu-vert de la Mer Intérieure avec ses troupes de dragons de mer se déplaçant sans hâte au long de leurs mystérieuses migrations et l’île sacrée, l’île du Sommeil, posée au milieu de ses eaux. Le second Océan, la Grande Mer, démesuré, inexploré, qui occupait l’autre hémisphère de la planète.
— Les villes merveilleuses, les cinquante grandes cités du Mont et la multitude d’autres, Sippulgar, Sefarad et Alaisor, Triggoin et ses sorciers, Kikil, Klai et Kimoise, Pivrarch et Lontano, Da, Demigon Glade et toutes les autres qui se succédaient jusqu’aux rives de la Mer Intérieure, les séparant du lointain continent de Zimroel avec ses mégalopoles en expansion permanente : Ni-moya, Narabal, Til-omon, Pidruid, Dulorn, Sempernond et ainsi de suite.
— Les milliards et les milliards d’habitants, non seulement les humains, mais ceux des autres races, les Vroons et les Skandars, les Su-Suheris, les Hjorts et les Lii, humbles et lourdauds, et les mystérieux Métamorphes, capables de changer de forme, à qui la planète appartenait dans sa totalité avant qu’on ne les en dépossède, plusieurs milliers d’années auparavant.
Tout cela était aujourd’hui entre ses mains.
Les siennes.
Oui, les siennes.
Les mains de Prestimion de Muldemar ; le nouveau Coronal de Majipoor.
Prestimion éprouva brusquement le désir pressant de contempler le monde non plus en esprit mais comme un être de chair et de sang, d’explorer cette planète qui lui avait été confiée. Tout voir, être partout à la fois, se repaître des merveilles infinies de Majipoor. De la peine et de la solitude de cette étrange nouvelle vie qui allait être la sienne jaillit en un grand flot impétueux le désir passionné de visiter les provinces d’où étaient venus les présents de son couronnement. De payer de retour, d’une certaine manière, ceux qui avaient offert ces cadeaux en leur faisant don de sa personne.
Un monarque doit connaître son royaume de visu. Jusqu’à l’époque de la guerre civile, où, d’un champ de bataille à l’autre, il avait parcouru Alhanroel en tous sens, sa vie avait été presque exclusivement centrée sur le Mont du Château, puis sur le Château lui-même. Il avait visité quelques-unes des Cinquante Cités, bien entendu, et fait un voyage, dans sa prime jeunesse, sur les côtes orientales de Zimroel, à l’occasion duquel il avait rencontré Gialaurys à Piliplok et s’était lié d’amitié avec lui. Sinon, il n’avait pas vu grand-chose du monde.
Mais la guerre avait donné à Prestimion l’appétit du voyage. Elle l’avait conduit au cœur d’Alhanroel vers des cités et des régions qu’il n’aurait jamais pensé voir ; il avait contemplé la stupéfiante puissance de la Fontaine de Gulikap, l’irrépressible gerbe jaillissante d’énergie pure, franchi les Monts Trikkala pour découvrir les magnifiques zones agricoles qui s’étendaient de l’autre côté des crêtes effrayantes, traversé en allant au bout de ses forces le sinistre et terrible désert du Valmambra pour atteindre, tout au nord, la lointaine Triggoin, la cité des sorciers. Et pourtant il n’avait vu qu’une minuscule parcelle des merveilles de Majipoor.
Il avait soudain envie d’en connaître plus. Il n’avait pas pris conscience, jusqu’à cet instant, de la force de cette envie. Le désir s’emparait de lui, prenait possession de tout son être. Combien de temps pourrait-il rester majestueusement terré dans l’enceinte luxueuse du Château, occupant, jour après jour, son temps à des activités aussi mornes que s’entretenir avec des membres potentiels du Conseil ou étudier le programme législatif que lui avait soumis l’administration de lord Confalume alors que le monde glorieux qui s’étendait au-delà de ces murs l’appelait, l’exhortait à partir à sa découverte. À défaut de Thismet, il aurait tout Majipoor pour le consoler de sa perte. Voir tout ce que contenait la planète, la toucher, la goûter, la sentir. La boire goulûment, la dévorer. Se présenter à ses sujets en disant : « Regardez, je suis là, devant vous, Prestimion, votre roi ! »
— Assez ! fit-il brusquement en relevant la tête, interrompant Septach Melayn au beau milieu d’une phrase. Voulez-vous, mes amis, m’épargner la suite pour aujourd’hui ?
Septach Melayn le considéra de toute sa hauteur.
— Tu ne te sens pas bien, Prestimion ? Tu as l’air bizarre, d’un seul coup.
— Bizarre ?
— Tendu. Crispé.
— J’ai mal dormi ces dernières nuits, expliqua Prestimion avec indifférence.
— Voilà ce que c’est de dormir seul, monseigneur, lança Septach Melayn avec un clin d’œil et un petit rire grivois.
— Certainement, fit Prestimion d’un ton glacial. Un problème de plus à résoudre, quand le moment sera venu.
Il laissa planer un long et froid silence pour montrer à Septach Melayn qu’il ne trouvait pas sa remarque amusante.
— Le véritable problème, Septach Melayn, reprit-il, est que je sens au plus profond de moi une grande nervosité. Je le sens depuis l’instant où cette couronne s’est posée sur mon front. Le Château a commencé à me donner l’impression d’être une prison.
Septach Melayn et Gialaurys échangèrent un regard troublé.
— Est-ce vrai, monseigneur ? demanda prudemment Septach Melayn.
— C’est l’impression que j’ai, oui.
— Tu devrais demander à Dantirya Sambail ce qu’il pense d’être un vrai prisonnier, poursuivit Septach Melayn en roulant exagérément les yeux.
Il est incorrigible, songea Prestimion.
— Je le ferai en temps voulu, répliqua-t-il sans sourire. Mais je te rappelle que Dantirya Sambail est un criminel. Je suis un roi.
— Qui réside dans le plus grand de tous les châteaux, fit Gialaurys. Préférerais-tu te retrouver sur un champ de bataille ? Dormir sous la pluie dans la forêt de Moorwath, à l’abri du feuillage des vakumbas. Patauger dans la boue sur les rives du Jhelum ? Traverser les marais de Beldak ? Ou bien errer en délirant dans le désert du Valmambra ?
— Ne raconte pas de bêtises, Gialaurys. Tu ne comprends pas ce que je dis ; vous ne comprenez ni l’un ni l’autre. Est-ce le Labyrinthe, suis-je le Pontife pour être obligé de rester éternellement au même endroit ? Ma vie n’a pas le Château pour frontières. J’ai consacré ces dernières années toutes mes forces à devenir Coronal ; maintenant que ce but est atteint, j’ai l’impression que tout ce que j’ai accompli est d’être devenu le roi des documents et des réunions. Depuis la fin des fêtes du couronnement, je suis là, jour après jour, dans ce bureau, aussi magnifique qu’il soit, et j’aspire de tout mon cœur à être ailleurs… Mes amis, il faut que je parte quelque temps voir le monde.
— Tu ne songes pas à faire un Grand Périple, Prestimion ? fit Septach Melayn d’une voix inquiète. Prestimion ! Pas déjà ! Pas dès le premier mois de ton règne… ni même la première année.
— Non, répondit Prestimion en secouant la tête. Il est beaucoup trop tôt pour cela, j’en conviens.
Que voulait-il au juste ? Même pour lui, c’était loin d’être clair. Il improvisa une réponse.
— De courtes visites, peut-être… Pas un Grand Périple mais un petit, dans une demi-douzaine des Cinquante Cités. Disons deux ou trois semaines çà et là sur le Mont. Pour me rapprocher du peuple, pour avoir une idée de ce qu’il pense. J’étais trop occupé ces dernières années pour m’intéresser à autre chose que lever des armées et dresser des plans de bataille.
— Tu peux assurément te rendre dans certaines des cités les plus proches, approuva Septach Melayn. Mais il faudra du temps – des semaines, voire des mois – pour mettre sur pied le plus simple des voyages officiels. Tu le sais bien. Les dispositions à prendre pour te loger comme il convient, le programme des manifestations à établir, les réceptions, les banquets à organiser…
— Encore des banquets, fit Prestimion d’un ton morne.
— On ne peut y échapper, monseigneur. Mais j’ai une meilleure idée, s’il s’agit simplement de t’échapper du Château pour de brèves visites dans des cités proches.
— J’écoute.
— Korsibar, dit-on, voulait aussi voyager sur le Mont quand il était Coronal. Il le faisait secrètement, sous un déguisement, en utilisant un appareil inventé par Thalnap Zelifor, ce sorcier Vroon sournois, qui lui permettait de changer d’apparence. Tu pourrais faire la même chose en changeant d’apparence à ton gré et personne ne le saurait.
— Je te rappelle, Septach Melayn, répondit Prestimion en le considérant d’un air dubitatif, qu’en ce moment-même Thalnap Zelifor est sur la route de l’exil, à Suvrael, et que tout son attirail l’accompagne.
— C’est vrai, fit Septach Melayn en se rembrunissant. J’avais oublié.
Mais son visage s’éclaira aussitôt.
— Nous n’avons pas vraiment besoin de faire appel à la magie, reprit-il. J’ai cru comprendre qu’un jour, à Sipermit, si ma mémoire est bonne, l’appareil de Korsibar n’avait pas fonctionné et qu’on l’avait surpris en train de reprendre sa véritable apparence. Cet incident a donné naissance à ces rumeurs stupides selon lesquelles Korsibar était un Métamorphe. Mais si tu portais une fausse barbe et un foulard sur la tête en t’habillant comme un homme du peuple…
— Une fausse barbe ! pouffa Prestimion.
— Oui. Et je t’accompagnerais. Ou Gialaurys, ou nous deux, déguisés comme toi. Nous pourrions partir en douce à Bibiroon ou Upper Sunbreak, à Banglecode, Greel ou une autre cité de ton choix. Nous y passerions une ou deux nuits à faire la fête loin du Château et personne n’en saurait rien. Qu’en dis-tu, Prestimion ? Cela apaiserait-il, au moins partiellement, cette nervosité qui est en toi ?
— L’idée me plaît, répondit Prestimion en sentant un élan de joie dans sa poitrine, pour la première fois depuis de longues semaines. Elle me plaît même beaucoup.
Il eût quitté avec plaisir le Château le soir même. Mais non, impossible. Il y avait encore des réunions auxquelles il devait assister, des propositions à étudier, des décrets à signer. Il n’avait jamais compris jusqu’alors la pleine signification du vieil adage selon lequel il était folie d’aspirer à être le maître du royaume, car on se rendait compte en peu de temps qu’on devenait en réalité son esclave.
Il fut interrompu dans ses pensées par la voix de Nilgir Sumanand, le nouveau majordome du Coronal.
— Monseigneur, le prince Abrigant de Muldemar demande à vous voir.
— Faites-le entrer.
Long et mince, Abrigant était de sept ans le cadet de Prestimion et l’aîné de ses deux frères survivants. Il entra d’un pas décidé dans le bureau royal. Il portait maintenant le titre de prince de Muldemar, repris à Prestimion après son élévation à la charge de Coronal. Prestimion envisageait sérieusement de lui donner un siège au Conseil, pas tout de suite peut-être, mais après lui avoir laissé le temps de mûrir.
On eût plus facilement pris Abrigant pour le frère de Septach Melayn que pour celui de Prestimion tellement ils différaient au physique. Contrairement à Prestimion, râblé et court de stature, Abrigant était grand et efflanqué ; ses cheveux, blonds comme ceux de son frère, avaient un luisant et un éclat dont ceux de Prestimion avaient toujours été dépourvus. Il avait fière allure, le jeune Abrigant, vêtu comme pour une réception officielle d’un riche pourpoint d’un rouge rosé ajusté et pincé à la taille, à la manière des tailleurs d’Alaisor, et d’amples et longues chausses dans les mêmes tons, glissées dans de hautes bottes en cuir jaune d’Estotilaup, garnies de lacets en dentelle.
Il adressa à son frère non seulement le symbole de la constellation mais une profonde révérence, en s’inclinant exagérément. D’un geste agacé de la main, Prestimion lui fit signe d’en finir avec les démonstrations de révérence.
— C’est un peu trop, Abrigant. Même beaucoup trop !
— Tu es le Coronal maintenant, Prestimion !
— C’est vrai, mais tu es toujours mon frère. Le symbole de la constellation suffira. Amplement. Septach Melayn m’a dit, poursuivit Prestimion en se remettant à jouer avec la mince couronne, que tu avais quelques idées à me soumettre. À propos, si j’ai bien compris, de la manière dont nous pourrions soulager les régions souffrant de récoltes catastrophiques ou d’autres perturbations.
— Il a dit cela ? fit Abrigant, l’air perplexe. Ce n’est pas exactement ce dont il s’agit. Je sais que diverses régions d’Alhanroel se trouvent brusquement dans une situation difficile. Mais je n’en connais ni le pourquoi ni le comment, sinon pour quelques raisons évidentes comme l’effondrement du barrage de Mavestoi et l’inondation de la vallée du Iyann. Le reste est un mystère pour moi. Quelle peut être la cause de ces soudaines pénuries locales des récoltes ? La volonté du Divin, j’imagine.
Des déclarations de ce genre troublaient Prestimion et il en entendait de plus en plus souvent. Que pouvait-il attendre d’autre, lui qui avait tenu tout son entourage dans l’ignorance des événements les plus marquants de l’époque ? Son propre frère, un intime entre les intimes, qui, du moins l’espérait-il, deviendrait un jour un de ses plus proches conseillers, un membre du Conseil royal, ignorait tout de la guerre et de ses conséquences. Il en ignorait tout !
Une terrible guerre civile avait dévasté pendant deux années entières des provinces de Majipoor et Abrigant n’en soupçonnait rien. En le maintenant dans une telle ignorance, comment attendre de lui qu’il prenne des décisions rationnelles en matière d’affaires publiques. L’espace d’un moment, Prestimion fut tenté de tout lui avouer, mais il se retint. Il avait pris avec Septach Melayn et Gialaurys la décision irrévocable qu’ils seraient les seuls à connaître la vérité. Toute révélation était maintenant exclue, même à Abrigant.
— Tu n’es donc pas venu proposer des remèdes pour les provinces dans la détresse ?
— Non. Mes idées concernent les moyens d’améliorer le bien-être économique d’une manière générale. Si l’ensemble de la planète s’enrichit, les provinces dans la détresse recevront l’aide de toutes les autres. Voilà sans doute ce qui a poussé Septach Melayn à se méprendre sur l’objet de ma visite.
— J’écoute, fit Prestimion avec embarras.
Le sérieux de son frère lui paraissait fort étrange. L’Abrigant qu’il connaissait était énergique, impétueux, parfois même quelque peu exalté. Au cours des combats contre l’usurpateur, il s’était conduit en guerrier courageux et féroce. Mais un homme d’idées, non. Son frère n’avait jamais montré une grande aptitude pour l’abstraction. Abrigant était un athlète : la chasse, la course, le sport sous toutes ses formes, voilà ce qui l’avait toujours intéressé. Mais la maturité lui venait peut-être plus rapidement que Prestimion ne l’aurait imaginé.
Abrigant hésitait ; il semblait mal à l’aise lui aussi.
— Je sais parfaitement, Prestimion, commença-t-il au bout d’un moment, comme s’il lisait dans l’esprit de son frère, que tu me prends pour un esprit superficiel. Mais maintenant je lis et j’étudie beaucoup. J’ai engagé des spécialistes pour me donner des cours en matière d’affaires publiques. Je…
— Je t’en prie, Abrigant, coupa Prestimion. Je sais que tu n’es plus un enfant.
— Merci. Je tenais juste à ce que tu comprennes que j’ai beaucoup réfléchi à ces questions.
Abrigant s’humecta les lèvres et prit une longue inspiration avant de poursuivre.
— Ce que j’ai à dire, c’est simplement ceci. Nous avons bénéficié d’une période de prospérité économique sous le long règne de lord Confalume à la suite de celui de lord Prankipin. On peut dire que nous avons connu un âge d’or. Mais la planète est loin d’être aussi prospère qu’elle devrait l’être, compte tenu de la richesse de nos ressources naturelles et de la stabilité générale de notre système politique.
La stabilité générale ?
Avec la guerre civile qui n’était achevée que depuis quelques semaines ? Prestimion se demanda s’il y avait de l’ironie dans les propos de son frère, si Abrigant pouvait avoir conservé plus de souvenirs des récents événements qu’il ne voulait le montrer. Mais non. Il n’y avait pas la moindre trace d’ambiguïté dans le regard sérieux et franc de son frère. Ses yeux, vert d’eau comme ceux de Prestimion, restaient braqués sur lui avec une intensité pleine de gravité et de simplicité.
— Le gros inconvénient, disait Abrigant, est évidemment la rareté des métaux. Nous avons toujours manqué de fer sur Majipoor, mais aussi de nickel, de plomb, d’étain. Il y a du cuivre, c’est vrai, de l’or et de l’argent, mais pas grand-chose d’autre. Nous sommes très désavantagés dans ce domaine. Sais-tu pourquoi, Prestimion ?
— La volonté du Divin, je suppose.
— On peut dire ça, en effet. La volonté du Divin était de pourvoir la plupart des planètes d’un solide noyau de fer ou de nickel ; elles ont aussi d’abondantes réserves de ces métaux dans leur écorce. Mais Majipoor est plus légère, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur. Nous avons des roches légères, creusées de vastes cavités naturelles alors que d’autres mondes renferment ces lourdes masses de métal. Il n’y en a pas beaucoup non plus sur la partie superficielle de Majipoor, ce qui explique pourquoi la pesanteur n’est pas très forte ici, malgré la taille de notre planète. Si elle était composée d’autant de métal que certaines autres, nous serions probablement écrasés par une effrayante force d’attraction. Même si nous n’étions pas écrasés, nous n’aurions pas la force de lever un doigt. Pas un seul doigt, Prestimion ! Tu me suis ?
— J’ai quelques lumières sur les lois de la pesanteur, répondit Prestimion, stupéfait d’entendre Abrigant lui faire un cours sur le sujet.
— Bien. Tu conviendras donc que cette absence de métaux a constitué pour nous un certain handicap économique. Que nous n’avons jamais été en mesure de construire des vaisseaux spatiaux ni même un réseau de transport aérien ou ferroviaire. Que nous dépendons d’autres planètes pour une grande partie de notre approvisionnement en métaux et que cela a été coûteux de bien des manières.
— J’en conviens. Mais tu sais, Abrigant, nous ne nous sommes pas si mal débrouillés. Notre population est considérable, mais personne ne meurt de faim ; il y a du travail pour tout le monde ; nous avons de magnifiques et gigantesques cités ; la société jouit depuis des milliers d’années d’une remarquable stabilité sous un gouvernement planétaire.
— Parce que nous avons partout ou presque un climat merveilleux, un sol fertile et quantité de plantes et d’animaux utiles, aussi bien terrestres que marins. Mais la famine frappe des tas de gens en ce moment même dans des endroits comme la vallée du Iyann. On rapporte que les récoltes sont mauvaises dans d’autres régions, que les greniers sont vides, que des fabriques sont obligées de fermer leurs portes à cause d’étranges et récentes perturbations dans le transport des matières premières et ainsi de suite.
— Ce sont des difficultés temporaires, fit Prestimion.
— Peut-être. Mais ces événements vont mettre l’économie à rude épreuve, n’est-ce pas, mon frère ? J’ai beaucoup lu, ces derniers temps, je te l’ai dit. Cela m’a permis de comprendre qu’une perturbation à tel endroit peut en entraîner une autre ailleurs, qui provoquera à son tour des troubles dans un troisième endroit très éloigné des deux premiers. Avant d’avoir eu le temps de se rendre compte de quoi que ce soit, le problème s’est étendu à l’ensemble de la planète. Il se peut, je le crains, que tu aies à faire face à cette situation avant d’avoir passé de longs mois sur le trône.
Prestimion hocha lentement la tête ; la conversation devenait assommante.
— Que proposes-tu, Abrigant ?
— D’augmenter notre production de métaux, de fer en particulier. Si nous avions plus de fer, nous pourrions fabriquer plus d’acier pour l’industrie et les transports, ce qui permettrait une grande expansion du commerce à la fois sur Majipoor et avec les planètes voisines.
— Comment comptes-tu y parvenir ? Par la sorcellerie, peut-être ?
— Je t’en prie, mon frère, ne sois pas condescendant, répliqua Abrigant, l’air blessé. J’ai beaucoup lu ces derniers temps.
— Tu ne cesses de le répéter.
— Je sais, par exemple, que tout au sud, à l’est de la province d’Aruachosia, il existe un endroit où le sol est si riche en minerais que les plantes elles-mêmes contiennent du fer et du cuivre dans leurs tiges et leurs feuilles. Il suffit de les chauffer pour obtenir une abondante récolte de métal.
— Skakkenoir, oui, fit Prestimion. C’est un mythe, Abrigant. Nul n’a jamais pu trouver ce pays merveilleux.
— A-t-on véritablement essayé ? En fouillant dans les archives, je n’ai trouvé trace que d’une seule expédition, sous le règne de Guadeloom, il y a plusieurs milliers d’années. Nous devrions en lancer une autre, Prestimion ; je parle très sérieusement. Mais j’ai d’autres suggestions. Sais-tu, mon frère, qu’il est possible de fabriquer du fer, du zinc et du plomb à partir de substances telles que le charbon de bois et la terre ? Je ne parle pas de sorcellerie, même si une science de cette nature semble assurément friser la sorcellerie ; il s’agit bien d’une science. Des recherches ont été faites. Je peux te présenter des gens qui ont accompli cette transformation. À une échelle modeste, certes, très modeste, mais avec un soutien approprié, un financement du trésor royal…
Prestimion observa attentivement son frère ; c’était bien un nouvel Abrigant qu’il avait devant lui.
— Tu connais ces gens ?
— Pas personnellement, je l’avoue. Mais je le tiens de bonne source. J’insiste, mon frère, pour que…
— N’en dis pas plus, Abrigant. Tu as piqué mon attention. Amène-moi tes sorciers qui fabriquent du métal ; je leur parlerai.
— Des scientifiques, Prestimion. Des scientifiques.
— Comme tu voudras. Même si celui qui est capable de transformer en fer le charbon de bois ressemble beaucoup pour moi à un mage. Mages ou scientifiques, peu importe, je peux leur consacrer une heure de mon temps pour en savoir plus long sur leur art. Je suis d’accord avec ton raisonnement. Une production accrue de métaux procurera à Majipoor de grands bienfaits économiques. Mais pouvons-nous réellement obtenir ces métaux ?
— J’en suis convaincu, mon frère.
— Nous verrons bien.
Prestimion se leva pour accompagner Abrigant jusqu’à la porte du bureau au parquet richement incrusté de bandes de ghazyn, de bannikop et d’autres bois précieux.
— Encore une chose, Prestimion, fit Abrigant à la porte. Est-il vrai que notre cousin Dantirya Sambail est emprisonné au Château ?
— Tu es au courant ?
— Est-ce vrai ?
— Oui. Il est confortablement logé dans les tunnels de Sangamor.
— Par le Divin, mon frère, tu ne parles pas sérieusement s’écria Abrigant. Quelle est cette folie ? Le Procurateur est trop dangereux pour être traité de la sorte !
— C’est précisément parce qu’il est dangereux que je l’ai fait enfermer là où il se trouve.
— Mais offenser un homme qui détient un tel pouvoir et qui a une telle propension à la colère…
— L’offense, coupa Prestimion, vient de lui et mérite ce traitement. Pour ce qui est de la nature de cette offense, elle ne concerne nul autre que moi-même. Et quel que soit le pouvoir de Dantirya Sambail, le mien est encore plus grand. En temps et lieu, je m’occuperai de lui comme il le mérite, tu as ma parole, et justice sera faite. Je te remercie du fond du cœur pour cette visite, mon frère. Puisse-t-elle nous être profitable à tous.