Dans la grande cité de Stee, au bas des pentes du Mont, la maison de Simbilon Khayf, le banquier immensément riche, était sens dessus dessous. Une femme de chambre du troisième étage, prise d’un accès de folie, s’était jetée par une fenêtre des combles de l’hôtel particulier donnant sur la rue, se tuant non seulement elle-même, mais ôtant la vie à deux passants. Simbilon Khayf était loin au moment du drame : il se trouvait au Château, invité par le comte Fisiolo de Stee aux fêtes du couronnement de lord Prestimion. Il incomba donc à sa fille unique, Varaile, de faire face à l’affreuse tragédie et à ses conséquences.
Longue, mince, les yeux noirs, des cheveux de jais lustrés tombant en cascade sur les épaules, Varaile n’avait pas encore dix-neuf ans. Mais la mort prématurée de sa mère avait fait d’elle à un âge encore tendre la maîtresse de la grande maison ; ces responsabilités lui avaient conféré une maturité précoce. Quand les premiers bruits étranges lui parvinrent de la rue – un affreux son mat, puis un autre aussitôt après, moins distinct, suivi de cris perçants et de hurlements –, elle s’avança calmement, d’un pas décidé, vers la fenêtre de son cabinet au deuxième étage. Il ne lui fallut pas longtemps pour évaluer la situation : les corps, le sang, la foule de témoins agités qui allait en grossissant. Elle se dirigea sans perdre de temps vers l’escalier. Des domestiques accouraient, hurlant tous en même temps, gesticulant, les yeux remplis de larmes.
— Mademoiselle… Mademoiselle… c’est Klaristen ! Elle s’est jetée par la fenêtre, mademoiselle ! Du troisième étage !
Varaile hochait calmement la tête. Au fond d’elle-même, elle était bouleversée, horrifiée, elle avait le cœur au bord des lèvres. Mais elle n’osait rien laisser paraître de ce qu’elle éprouvait.
— Appelez immédiatement les gardes impériaux, ordonna-t-elle à Vorthid, le majordome. Vous, Kresshin, ajouta-t-elle en se tournant vers l’échanson, courez vite chercher le docteur Thark. Il faut que j’aille m’occuper des blessés, glissa-t-elle à Bettaril, le grand et robuste palefrenier. Trouvez un gourdin et accompagnez-moi, pour le cas où les esprits s’échaufferaient. On ne sait jamais.
Des Cinquante Cités du Mont du Château, Stee était de loin la plus grandiose et la plus prospère ; Simbilon Khayf, quant à lui, était l’un des hommes les plus considérables et les plus prospères de Stee. Ce qui rendait d’autant plus surprenant le fait qu’un tel malheur pût frapper sa maison. Bon nombre d’esprits envieux, aussi bien à Stee qu’ailleurs, qui voyaient d’un mauvais œil l’ascension phénoménale du banquier parti de rien, se réjouirent secrètement des ennuis suscités par le geste suicidaire de la femme de chambre. Car Stee, aussi ancienne qu’elle fut, était tenue par ses voisines du Mont pour une sorte de cité nouvellement enrichie et Simbilon Khayf, le roturier le plus fortuné, était lui-même assurément l’archétype du nouveau riche.
Les cinquante magnifiques cités qui occupaient les flancs escarpés du gigantesque Mont du Château, la stupéfiante montagne qui se projetait à une altitude de quarante-huit mille mètres au-dessus des plaines du continent d’Alhanroel, étaient disposées en cinq bandes distinctes situées à différentes hauteurs – les Cités des Pentes, près de la base du Mont, puis les Cités Libres, les Cités Tutélaires, les Cités Intérieures et les neuf dernières, les plus proches du sommet, connues sous le nom de Cités Hautes. Parmi les Cinquante Cités, celles dont les habitants avaient la plus haute opinion d’eux-mêmes étaient ces dernières, les Cités Hautes, qui formaient un anneau encerclant les hauteurs du Mont, presque au pied du Château.
En raison de leur proximité, ces cités étaient les plus fréquemment visitées par les membres de l’aristocratie du Château, les grands seigneurs qui descendaient des Coronals et des Pontifes du passé ou qui pourraient un jour accéder eux-mêmes à ces prestigieuses dignités. Non seulement les nobles se plaisaient à séjourner dans des cités telles que High Morpin, Sipermit ou Frangior pour profiter des plaisirs raffinés qu’elles offraient, mais il se produisait également un mouvement inverse, des Cités Hautes vers le Château : Septach Melayn était originaire de Tidias, Prestimion venait de Muldemar. En conséquence, nombre d’habitants des Cités Hautes étaient enclins à se donner de grands airs, à se considérer comme des citoyens à part, sous prétexte qu’ils vivaient dans des lieux d’où l’on regardait de haut le reste de la planète et qu’ils côtoyaient quotidiennement les grands seigneurs du Château.
Il en allait différemment à Stee qui faisait partie du deuxième cercle à partir de la base du Mont, celui des Cités Libres. Elles étaient au nombre de neuf, toutes fort anciennes, fondées au moins sept mille ans auparavant, à l’époque où lord Stiamot était Coronal de Majipoor, probablement beaucoup plus tôt. Nul n’aurait su dire précisément pourquoi elles portaient ce nom. La meilleure explication proposée par les historiens était que Stiamot leur avait accordé une exemption de quelque impôt en échange de services rendus. Originaire de Stee, lord Stiamot en avait fait sous son règne la capitale de Majipoor jusqu’à ce qu’il décide de bâtir un château gigantesque au sommet du Mont et d’y transférer le centre administratif du royaume.
Contrairement à la plupart des cités nichées dans des replis de la montagne colossale, Stee avait l’avantage d’être située dans une vaste plaine en pente douce sur la face septentrionale du Mont, ce qui laissait énormément d’espace pour l’expansion urbaine. La ville s’était donc étendue sans obstacle dans toutes les directions à partir de son emplacement d’origine sur les rives du fleuve impétueux dont elle tenait son nom et sa population, à l’époque de Prestimion, s’élevait à près de vingt-cinq millions d’habitants. Elle avait pour seule rivale sur la planète la grande cité de Ni-moya, sur le continent de Zimroel ; pour ce qui était de l’opulence et de la magnificence, même la puissante Ni-moya devait le céder à Stee.
Sa taille et son emplacement lui avaient permis de connaître une telle prospérité commerciale que les habitants des autres cités étaient portés à tenir la ville et ses capitaines d’industrie pour quelque peu vulgaires. Son principal centre commercial était constitué par le splendide alignement de hauts bâtiments aux façades réfléchissantes de marbre gris-rose, connu sous le nom de Tours des Berges, qui s’étirait sur des kilomètres le long des deux rives de la Stee. Derrière cette double muraille de bureaux et d’entrepôts la rive gauche était occupée par les usines du quartier industriel, la droite par les somptueuses demeures des riches commerçants. Plus loin sur cette même rive s’étendaient les vastes propriétés de la noblesse, les parcs et les réserves naturelles qui avaient fait la célébrité de Stee dans le monde entier ; de l’autre côté, sur des kilomètres et des kilomètres se succédaient les modestes habitations des millions d’ouvriers dont le labeur avait assuré la prospérité ininterrompue de la ville depuis l’époque reculée de lord Stiamot.
Simbilon Khayf avait été autrefois l’un de ces ouvriers ; dans sa jeunesse, quand il mendiait dans la rue, il avait même été encore plus bas. Mais tout cela remontait à quarante ou cinquante ans. La chance, l’habileté et l’ambition avaient déclenché sa rapide ascension jusqu’à la position éminente qui était sienne dans la cité. Il frayait avec les comtes, les ducs, tous les membres de la haute société qui feignaient de le considérer comme leur égal, sachant qu’ils pourraient un jour avoir besoin des ressources financières du banquier. Il recevait dans son magnifique hôtel particulier les grands et les puissants de maintes autres cités que leurs affaires amenaient à Stee. Le jour même où l’infortunée Klaristen se jetait par la fenêtre pour mettre fin à ses jours, le banquier se trouvait dans la joyeuse compagnie des membres les plus distingués de l’aristocratie de Majipoor, qui prenaient part aux festivités organisées pour le sacre de lord Prestimion.
Pendant ce temps, agenouillée dans une flaque de sang, Varaile considérait les corps disloqués tandis que la foule hostile et toujours plus nombreuse échangeait à voix basse des commentaires malveillants.
Elle fixa d’abord son attention sur les deux inconnus. Un homme et une femme, tous deux vêtus avec élégance, un couple aisé à l’évidence. Varaile n’avait pas la moindre idée de leur identité. Elle avait remarqué la présence d’un flotteur vide garé de l’autre côté de la rue, au bord du talus herbeux où les touristes venant contempler la demeure de son père laissaient souvent leur véhicule. Peut-être s’agissait-il de deux voyageurs qui admiraient sur l’esplanade pavée du portail ouest les sculptures délicates ornant la pierre calcaire de la façade quand le corps de Klaristen, tombant du ciel, s’était écrasé sur eux.
Ils étaient morts, tous les deux. Varaile en avait la certitude. Elle n’avait jamais vu de personne morte, mais elle savait, penchée sur les deux victimes, scrutant leurs yeux vitreux, qu’aucune onde de vie ne restait tapie en eux. Les têtes et les corps formaient des angles bizarres. Klaristen était certainement tombée droit sur eux, leur brisant le cou. La mort avait dû être instantanée ; une mince consolation. Mais ils étaient bel et bien morts. Elle parvint à réprimer une terreur instinctive, ses mains esquissèrent un geste de prière.
— Klaristen respire encore, mademoiselle, annonça le palefrenier Bettaril. Pas pour longtemps, je le crains.
La femme de chambre avait à l’évidence rebondie sur ses victimes avec une grande violence avant de toucher le sol quatre mètres plus loin. Quand Varaile fut certaine de ne rien pouvoir faire pour les deux autres, elle s’approcha de Klaristen sans s’occuper des regards mauvais des curieux. Ils semblaient la tenir pour personnellement responsable de l’accident, comme si, dans un mouvement de colère, elle avait précipité elle-même la jeune fille de la fenêtre.
Klaristen avait les yeux ouverts ; il y restait de la vie, mais aucun signe de conscience. Ils avaient un regard fixe pareil à celui d’une statue ; ce n’est que lorsque Varaile passa la main devant eux, provoquant un cillement, qu’ils indiquèrent que le cerveau fonctionnait encore. Le corps de Klaristen paraissait plus disloqué et tordu que les deux autres. Sans doute le choc en deux temps, se dit Varaile en frissonnant. Elle avait d’abord heurté les deux inconnus avant de rebondir et de s’écraser sur les pavés, la tête la première peut-être.
— Klaristen ? murmura Varaile. Tu m’entends, Klaristen ?
— Elle nous quitte, mademoiselle, fit doucement Bettaril.
Oui. Oui. Varaile vit l’expression des yeux de Klaristen changer, les dernières traces de conscience s’évanouir, une rigidité les figer. Puis la texture même des yeux s’altéra, ils devinrent étrangement ternes et tachetés, comme si les forces de la décomposition, à peine à l’œuvre, prenaient déjà possession du jeune corps. C’est un spectacle frappant, cette transition de la vie à la mort, se dit Varaile, profondément étonnée de sa froide capacité d’analyse dans ces terribles circonstances.
Pauvre Klaristen. Varaile ne lui donnait pas plus de seize ans. Un être bon et simple venant d’un faubourg éloigné de la ville, près du Champ des Grands Ossements, où des monstres fossiles avaient été découverts. Qu’est-ce qui avait bien pu la pousser à mettre fin à ses jours d’une telle manière ?
— Le médecin est là, dit une voix. Laissez passer le médecin ! Laissez passer !
Il ne fallut pas longtemps à l’homme de l’art pour confirmer le diagnostic de Varaile : il n’y avait plus rien à faire. Ils étaient morts, tous les trois. À l’aide de drogues et de seringues, il tenta de les ramener à la vie ; ce fut peine perdue.
Dans la foule un costaud lança d’une voix rauque qu’il fallait faire venir un mage, un de ceux qui rendaient les morts à la vie grâce à quelque puissant sortilège. Varaile leva sur lui un regard noir. Ces gens simples, avec leur foi simple en la sorcellerie et les pratiques magiques ! C’était agaçant, c’était horripilant ! Son père et elle avaient naturellement des mages et des devins à leur service – une question de bon sens si l’on voulait se prémunir contre les mauvaises surprises de la vie –, mais elle ne supportait pas la récente croyance populaire dans les puissances occultes à laquelle tant de gens crédules s’abandonnaient sans réserve ni limites.
Assurément, un bon devin pouvait être utile, mais pas pour ressusciter les morts. Les meilleurs d’entre eux semblaient capables d’entrapercevoir l’avenir, mais l’accomplissement d’un miracle dépassait leurs compétences.
Pourquoi, à ce propos, leur propre mage, Vyethorn Kamman, ne les avait-il mis en garde contre l’acte désespéré que Klaristen s’apprêtait à commettre ?
— Êtes-vous la demoiselle Varaile ? demanda une nouvelle voix. Nous sommes les gardes impériaux.
Elle vit des hommes en uniforme gris rayé de noir qui montraient des insignes portant l’emblème pontifical dans une attitude respectueuse. Ils saisirent la situation d’un coup d’œil, les corps, le sang sur les pavés ; ils firent reculer la foule, demandèrent si son père était chez lui. Elle expliqua qu’il assistait aux fêtes du couronnement, invité par le comte Fisiolo, ce qui lui valut un surcroît de déférence. Connaissait-elle les victimes ? Une seule, la jeune fille. Une employée de la maison. Elle s’est jetée par une fenêtre, n’est-ce pas ? Oui, répondit Varaile, selon toute apparence. La jeune fille souffrait-elle de troubles émotionnels ? Non, pas à ma connaissance.
Mais que pouvait-elle réellement savoir, tout bien considéré, des problèmes émotionnels d’une femme de chambre du troisième étage ? Ses contacts avec Klaristen avaient été aussi rares que superficiels, se limitant la plupart du temps à un sourire ou un signe de tête. Bonjour, Klaristen. Belle journée, n’est-ce pas, Klaristen ? Oui, Klaristen, j’enverrai quelqu’un à votre étage pour réparer cet évier. Jamais elles n’avaient véritablement parlé, au sens où Varaile entendait ce mot. Pourquoi l’auraient-elles fait ?
Mais il devint rapidement évident que quelque chose ne tournait pas rond chez Klaristen depuis quelque temps. Après avoir terminé leur inspection du lieu du drame, les gardes impériaux entrèrent dans la maison pour interroger le personnel ; il ne leur fallut pas longtemps pour l’établir.
— Elle a commencé à se réveiller en pleurant il y a à peu près trois semaines, révéla la vieille Thanna, la femme de chambre joviale et potelée du deuxième étage, qui partageait la chambre de Klaristen. Des sanglots, des gémissements, ça y allait. Mais quand je lui demandais ce qui se passait, elle répondait qu’elle ne savait pas. Elle disait même qu’elle ne se rappelait pas avoir pleuré.
— Un jour, raconta Vardinna, la fille de cuisine, la meilleure amie de Klaristen, elle ne se souvenait même plus comment je m’appelais. Je me suis moquée d’elle, je lui ai dit mon nom et elle est devenue blanche comme un linge. Elle a dit qu’elle avait aussi oublié le sien. J’ai cru qu’elle voulait blaguer, mais non, non, elle semblait vraiment ne plus le savoir. Elle avait l’air terrifié. Je lui ai dit : « Tu t’appelles Klaristen, petite sotte. » Après ça, elle a demandé plusieurs fois si j’en étais sûre.
— Et puis les cauchemars ont commencé, reprit Thanna. Elle se dressait dans son lit en hurlant et quand j’allumais la lumière, je voyais son visage qui ressemblait à celui de quelqu’un qui vient de voir une apparition. Un jour, elle a sauté du lit et a déchiré ses vêtements de nuit ; j’ai vu son corps couvert de sueur, aussi mouillé que si elle venait de se baigner. Et elle claquait si fort des dents qu’on devait l’entendre de la rue. Elle a fait des cauchemars toute la semaine. Le plus souvent, elle était incapable de dire de quoi elle avait rêvé, juste que c’était horrible. Elle s’est souvenue d’un seul rêve, celui où un insecte monstrueux, assis sur son visage, commençait à sucer son cerveau, jusqu’à ce que son crâne soit complètement vide. Je lui ai dit que c’était certainement un message, qu’elle devrait aller voir une interprète des rêves, mais les gens comme nous n’ont pas de quoi payer une interprète des rêves et, de toute façon, elle ne se croyait pas assez importante pour recevoir des messages. Je n’ai jamais vu quelqu’un aussi terrifié par ses rêves.
— Elle m’en parlait aussi, ajouta Vardinna. Et puis, l’autre jour, elle a dit qu’elle commençait à faire ses cauchemars quand elle était éveillée. Quelque chose se mettait à battre dans sa tête et elle avait des visions d’horreur, juste devant ses yeux, quand elle était en train de travailler.
— Vous n’en avez pas été informée, mademoiselle ? demanda le chef des gardes impériaux à Varaile.
— Aucunement.
— Il n’est absolument pas venu à votre attention qu’une de vos domestiques faisait une sorte de dépression nerveuse dans votre propre maison ?
— D’une manière générale, répondit sèchement Varaile, je voyais très peu Klaristen. Une femme de chambre dans une maison où le personnel est si nombreux…
— Oui, bien sûr, mademoiselle, marmonna le chef des gardes impériaux, l’air troublé, voire alarmé, comme si l’idée venait de se faire jour en lui qu’il pouvait donner l’impression de faire porter une part de responsabilité du drame sur la fille de Simbilon Khayf.
— Nous connaissons l’identité des deux autres victimes, annonça l’un de ses subordonnés en entrant. Un couple de touristes de Canzilaine, Hebbidanto Throle et son épouse Garelle. Ils étaient descendus à l’hostellerie des Berges, un établissement cossu qui reçoit une clientèle aisée. Je crains, mademoiselle, ajouta-t-il en tournant vers Varaile un regard désolé, qu’il n’y ait de lourdes indemnités à payer. Ce ne sera pas un problème pour monsieur votre père, mademoiselle, mais il n’empêche que…
— Oui, fit-elle distraitement. Bien sûr.
Canzilaine ! Son père y avait de grosses fabriques. Et Hebbidanto Throle ; n’avait-elle pas déjà entendu ce nom ? Il lui semblait bien que oui. Peut-être s’agissait-il d’un membre du personnel d’encadrement ou même du directeur d’un des établissements de Canzilaine. Peut-être avait-il pris quelques jours de congé pour emmener son épouse à Stee et lui montrer le somptueux hôtel particulier de son employeur, un homme fabuleusement riche…
C’était une possibilité qui donnait le frisson. Quelle triste fin pour leur voyage !
Les hommes en uniforme avaient enfin fini de poser leurs questions ; ils s’étaient groupés dans un angle de la bibliothèque et discutaient entre eux avant de se retirer. Les corps avaient été enlevés de la rue et deux jardiniers faisaient disparaître les taches de sang en lavant les pavés à grande eau. La mine sombre, Varaile passa en revue les tâches dont elle allait devoir s’acquitter.
D’abord, faire venir un mage pour purifier la maison, la débarrasser de ce qui la souillait. Un suicide n’était pas une chose à prendre à la légère ; il produisait sur une maison toutes sortes d’effets funestes. Ensuite, retrouver la famille de Klaristen, où qu’elle fut, pour lui transmettre ses condoléances, l’informer que tous les frais d’obsèques seraient pris en charge et qu’une somme substantielle lui serait versée en récompense des services rendus par la jeune fille. Puis prendre contact avec un employé de son père à Canzilaine afin de découvrir qui étaient exactement Hebbidanto Throle et sa femme, où trouver leurs héritiers et quel geste de consolation serait approprié. Une grosse somme à tout le moins, mais d’autres témoignages de sympathie seraient peut-être nécessaires.
Quel gâchis ! Quel affreux gâchis !
Elle avait été fort dépitée de ne pouvoir accompagner son père aux fêtes du couronnement avec le comte Fisiolo. « Il y aura cette semaine au Château trop d’alcool et de folies en tout genre pour une jeune fille comme toi », avait déclaré Simbilon Khayf d’un ton sans appel. La vérité, Varaile le savait, était que son père avait l’intention de se soûler lui-même et de faire des folies avec son aristocratique ami, le grossier et blasphémateur comte Fisiolo, et qu’il ne tenait pas à avoir sa fille dans les jambes. Soit : personne, pas même sa fille unique, n’allait contre la volonté de Simbilon Khayf. Varaile était docilement restée à Stee ; par bonheur, elle était là pour s’occuper de ce drame. Elle se réjouit de ne pas avoir quitté la maison et d’en avoir laissé la responsabilité aux domestiques.
Au moment de prendre congé le chef des gardes impériaux s’adressa à elle à voix basse.
— Savez-vous, mademoiselle, que nous avons eu récemment plusieurs cas similaires, même s’ils n’étaient pas aussi graves que celui-ci. Une sorte d’épidémie de folie se propage. Vous feriez bien d’avoir l’œil sur votre personnel, pour le cas où quelqu’un d’autre commencerait à perdre la raison.
Varaile l’assura qu’elle n’y manquerait pas, même si la perspective de surveiller la santé mentale des domestiques n’avait rien pour lui plaire.
Les gardes impériaux se retirèrent. Malgré la migraine qu’elle sentait venir, Varaile regagna son cabinet pour s’atteler aux tâches dont elle devait s’acquitter. Il fallait tout mettre en train avant le retour de Simbilon Khayf.
Une épidémie de folie ?
Voilà qui paraissait étrange. Mais n’était-ce pas une drôle d’époque ? Elle avait elle-même traversé ces derniers temps des moments de lassitude, voire de confusion, dont elle n’était pas coutumière. Sans doute des troubles d’origine hormonale. Mais elle n’avait jamais été tracassée par des sautes d’humeur de cette nature.
Elle envoya chercher Gawon Barl, l’intendant de la maison, et lui demanda de prendre des dispositions pour accomplir sans tarder les rites de purification.
— Il me faut aussi l’adresse des parents de Klaristen, ajouta-t-elle, ou, à défaut, d’un de ses proches. Et puis… ces pauvres gens de Canzilaine…