Il n’était pas courant de voir des voyageurs approcher du Château par la route du nord-ouest qui passait par l’arrière du Mont en traversant la Cité Haute de Huine avant de rejoindre la voie connue sous le nom de Route de Stiamot, large mais mal entretenue, ancienne et défoncée, qui donnait accès au Château par la Porte de Vaisha, rarement utilisée. L’itinéraire habituel traversait la Plaine de Bombifale qui s’élevait en pente douce jusqu’à High Morpin avant de suivre sur les quinze derniers kilomètres la route de Grand Calintane, bordée de champs perpétuellement en fleurs, qui se terminait sur la place Dizimaule, l’entrée principale du Château.
Mais, ce jour-là, il y avait du monde sur la route du nord-ouest : un petit groupe de véhicules, au nombre de quatre, avançant lentement. Celui qui ouvrait la marche du convoi avait une forme particulièrement bizarre. Une vision d’une étrangeté sans pareille pour le jeune capitaine de la garde à qui incombait la corvée de surveillance de la porte de Vaisha ; il en demeura bouche bée en découvrant le véhicule, sept ou huit lacets en contrebas, sur la route sinueuse. Il resta un moment pétrifié, doutant du témoignage de ses sens. Un énorme chariot à plateau, de très ancienne fabrication, si large qu’il occupait tout l’espace de la Route de Stiamot, d’un accotement à l’autre, enveloppé dans un mur de lumière à la surface ondulante, émettant de froides et blanches pulsations, chargé de monstres entraperçus, à demi cachés par le bouclier lumineux d’une éblouissante blancheur…
Originaire d’Amblemorn, au pied du Mont du Château, le capitaine de la garde en poste à la Porte de Vaisha avait vingt ans. Sa formation ne l’avait absolument pas préparé à affronter une situation de ce genre. Il se tourna vers son subordonné, un jeune homme de Pendiwane, une cité des plaines de la Vallée de la Glayge.
— Qui est l’officier de jour ? demanda-t-il.
— Akbalik.
— Va le chercher, vite. Dis-lui que sa présence est exigée ici.
Le jeune homme s’éloigna au pas de course. Mais trouver quelqu’un – même l’officier de jour, censé être aisément accessible – dans l’inextricable labyrinthe que constituait le Château n’était pas chose facile. Une trentaine de minutes s’écoulèrent avant qu’il revienne, Akbalik sur ses talons. Le chariot à plateau s’était déjà arrêté sur la vaste esplanade de gravier qui s’étendait devant la porte ; les trois flotteurs qui l’avaient escorté pendant l’ascension du Mont étaient garés à côté ; le jeune capitaine d’Amblemorn se trouvait dans la situation invraisemblable de faire face, l’épée tirée, au formidable guerrier qu’était Gialaurys, le Grand Amiral du royaume. Une demi-douzaine d’hommes à l’air revêche, les compagnons de Gialaurys, déployés derrière lui, se tenaient en position de combat.
Akbalik, le neveu du prince Serithorn, un homme fort respecté pour son robuste bon sens et sa fermeté de caractère, saisit instantanément la situation. Un coup d’œil stupéfait au chargement du chariot lui suffit.
— Vous pouvez baisser votre arme, Mibikihur, ordonna-t-il sèchement au jeune capitaine. Ne reconnaissez-vous pas l’Amiral Gialaurys ?
— Tout le monde connaît le seigneur Gialaurys. Mais regardez ce qu’il amène ! Il n’a pas d’autorisation pour faire entrer des animaux sauvages dans le Château. Même le seigneur Gialaurys a besoin d’une autorisation pour franchir la porte avec un plein chariot de ces choses !
Akbalik tourna le regard froid de ses yeux gris vers le chariot. Jamais il n’avait vu un véhicule de cette dimension. Jamais non plus il ne lui avait été donné de voir des créatures comme celles qu’il transportait.
Il était difficile de les distinguer derrière le rideau éclatant d’énergie encerclant totalement le chariot, destiné à les empêcher de sortir ; un rideau qui ressemblait à un éclair en nappe s’élevant du sol, mais un éclair qui serait resté sur place. Akbalik crut discerner à l’intérieur du véhicule d’autres murs d’énergie, plus petits, qui séparaient les animaux les uns des autres. Ces animaux… des monstres hideux, répugnants !…
Gialaurys semblait hors de lui. Les poings serrés, ses grands bras bosselés de muscles dont il avait de la peine à maîtriser les contractions, il avait sur le visage une expression de rage à faire fondre la pierre.
— Où est Septach Melayn, Akbalik ? Je l’avais fait prévenir pour qu’il m’attende à la porte ! Pourquoi êtes-vous là et pas lui ?
— Je suis là parce qu’un garde est venu me chercher, Gialaurys, répondit Akbalik, imperturbable. On m’a annoncé qu’un chariot rempli de monstres des plus étranges s’approchait du Château ; mes hommes n’avaient pas été prévenus et ils voulaient savoir ce qu’il fallait faire… Par la Dame, Gialaurys, que sont ces animaux ?
— Des animaux de compagnie pour distraire le Coronal. Je les ai capturés dans la région de Kharax. Ni vous ni quiconque n’a dans l’immédiat à en savoir plus… Septach Melayn aurait dû m’accueillir à cette porte ! Mon chargement doit être placé en sécurité et je lui avais demandé de prendre les dispositions nécessaires. Je pose encore une fois la question, Akbalik, où est Septach Melayn ?
— Septach Melayn est ici, lança d’une voix tranquille et désinvolte l’escrimeur qui arrivait au même moment à la porte du Château. Ton message a mis du temps à me parvenir, Gialaurys, et je suis passé par erreur par le Parapet de Spurifon, ce qui m’a quelque peu retardé.
Il s’avança d’un pas nonchalant vers Gialaurys et lui donna une petite tape affectueuse sur l’épaule en manière de salut. Puis il se tourna vers le chariot.
— C’est ce qui infestait la région de Kharax ? demanda-t-il d’une voix étranglée. C’est ça, Gialaurys ?
— Oui. Il y en avait des centaines en liberté dans la Plaine de Kharax. Une rude et sanglante tâche, mon ami, de traquer ces animaux et de les abattre. Notre Coronal me doit une fière chandelle… Mais as-tu trouvé un endroit pour loger mes charmants compagnons, Septach Melayn. Un endroit très sûr ? Ce sont quelques spécimens des espèces que j’ai rencontrées là-bas.
— Oui, j’ai trouvé quelque chose. Dans les écuries royales. Mais crois-tu que ton chariot pourra franchir cette porte ?
— Celle-ci, oui, répondit Gialaurys. Pas celle de Dizimaule ; c’est la raison pour laquelle je suis arrivé par ce côté du Château. Allez-y ! lança-t-il à ses hommes.
Faites-moi avancer ce chariot ! Qu’on entre dans le Château sans perdre de temps ! Dans le Château !
Une heure fut nécessaire pour transporter les animaux jusqu’à l’abri que Septach Melayn leur avait préparé et pour les y installer, chacun dans une cage, derrière de solides barreaux qu’il ne serait pas facile d’écarter. Septach Melayn avait trouvé dans une aile désaffectée des écuries un vaste local souterrain, au-dessous de l’antique Tour des Trompettes, qui avait dû être utilisé pour loger des montures royales un ou deux milliers d’années auparavant, au temps de lord Spurifon ou de lord Scaul, quand cette partie du Château était beaucoup plus fréquentée. Des artisans travaillant avec célérité l’avaient transformé sous la direction de Septach Melayn en lieu de détention pour les charmants spécimens de Gialaurys.
Quand l’opération fut terminée, Gialaurys et Septach Melayn congédièrent Akbalik et ceux qui les avaient aidés ; ils restèrent seuls avec les animaux. Septach Melayn contempla avec un mélange de stupéfaction et d’horreur les sinistres créatures qui s’agitaient dans leur cage en soufflant bruyamment.
— J’aimerais savoir comment la guerre se serait terminée, fit-il, si Korsibar avait réussi à lancer ces horreurs contre nous ?
— Tu peux remercier le Divin de ne pas lui avoir donné l’occasion de le faire. Korsibar lui-même a peut-être eu la sagesse de comprendre que s’il les lâchait contre nous, ils poursuivraient leur chemin et représenteraient une menace pour toute la population.
— De la sagesse chez Korsibar ? fit Septach Melayn, l’air dubitatif. Je me demande bien ce qui a pu l’empêcher de s’en servir. Je suppose que la fin de la guerre ne lui en a pas laissé le temps.
Il ne put réprimer un frisson en regardant à l’intérieur des cages.
— Pouah ! Ils puent, tes animaux, Gialaurys ! Ces bêtes sont monstrueuses !
— Tu aurais dû les voir en liberté dans la Plaine de Kharax. Partout où se posait le regard, il y avait une de ces horreurs qui grondait contre une horreur encore plus abjecte. Ce n’était que visions de cauchemar. Par chance, la plaine est fermée de trois côtés par des collines de granit, ce qui nous a permis de les pousser dans un piège où ils se sont jetés les uns sur les autres pendant que nous prenions ceux qui sortaient sur les côtés.
— Vous les avez tous tués, j’espère ?
— Tous ceux qui étaient en liberté, répondit Gialaurys. L’un après l’autre, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus. À part ceux-là que j’ai rapportés à Prestimion comme des souvenirs. Mais il en reste dans les enclos des centaines qui ne se sont pas échappés. Les gardiens ignorent à quoi ils devaient servir ; ils n’ont aucun souvenir de Korsibar ni de la guerre. Tout ce qu’ils savent, c’est qu’il y avait à Kharax – une ville grise et laide, mon ami, pas un arbre à des kilomètres à la ronde – un enclos immense où étaient enfermées ces horreurs, mais qu’il s’est passé quelque chose et qu’un certain nombre d’animaux se sont échappés. Veux-tu que je te dise leur nom ?
— Le nom des gardiens ?
— Celui des animaux. Car ils ont des noms, imagine-toi. Je suppose que Prestimion voudra les connaître.
Gialaurys prit dans une poche de sa tunique un bout de papier plié et taché qu’il commença à déchiffrer laborieusement, la lecture n’étant pas son fort.
— Voilà. Celui-ci – il montra une longue créature osseuse à la forme de serpent, faite d’un chapelet de faucilles tranchantes comme des rasoirs, qui se tortillait et sifflait méchamment dans la cage la plus à gauche est un zytoon. Celui-là, avec ce corps rose tout gonflé aux yeux rouges, toutes ces pattes et cette dégoûtante queue velue hérissées de dards noirs est le malorn. Derrière, nous avons le vourhain – c’était un animal verdâtre, pustuleux, rappelant un ours et muni de défenses recourbées de la longueur d’un sabre – et puis le zeil, le minmollitor, le kassai… non, le kassai est ici, avec les pattes de crabe et le zeil là-bas, et on aperçoit au fond le weyhant, celui qui a une gueule assez grande pour avaler trois Skandars en même temps…
Gialaurys cracha par terre.
— Ha ! Korsibar ! Tu mérites vingt fois la mort pour avoir eu l’idée de lâcher ces monstres contre nous. Et il faudrait trouver les sorciers qui les ont fabriqués pour les supprimer eux aussi ! Dis-moi, Septach Melayn, poursuivit-il en se détournant avec une grimace des monstres encagés, que s’est-il passé de nouveau et d’intéressant au Château pendant que je poursuivais les zeils et les vourhains ?
— Eh bien, répondit le Haut Conseiller avec un sourire malicieux, j’imagine que le Su-Suheris est nouveau et intéressant.
— De quel Su-Suheris parles-tu ? demanda Gialaurys avec un regard perplexe.
— Son nom est Maundigand-Klimd. Nous l’avons rencontré, Prestimion et moi, au marché de minuit de Bombifale. Ou plutôt il est venu à nous : il nous avait reconnus sous notre déguisement, il s’est approché et nous a salués en nous appelant par notre nom. Cela t’amusera sans doute d’apprendre, poursuivit Septach Melayn avec un nouveau sourire, qu’il est devenu le nouveau mage de la cour.
— Quoi ? Un Su-Suheris, dis-tu ? Je croyais qu’Heszmon Gorse devait être nommé premier mage du Château.
— Heszmon Gorse va bientôt repartir à Triggoin où il aura la haute main sur les sorciers en qualité de second de son père à qui il succédera ultérieurement. Non, Gialaurys, c’est au Su-Suheris qu’est revenu ce poste à la cour. Il a produit une forte impression sur le Coronal dès leur première rencontre, à Bombifale. Il a été mandé au Château un ou deux jours plus tard, sur l’ordre exprès de Prestimion. Ils sont maintenant comme les deux doigts de la main. Non seulement parce qu’il est un maître des arts occultes, ce qui saute aux yeux. Prestimion est fasciné par le Su-Suheris, il éprouve pour lui, me semble-t-il, la même affection qu’il avait pour le duc Svor. Il est évident, Gialaurys, qu’il a besoin d’avoir à ses côtés une âme plus noire que la tienne ou la mienne. Il a trouvé ce qu’il cherchait.
— Mais un Su-Suheris…, marmonna Gialaurys, les mains levées en un geste d’incompréhension. Avoir en permanence devant soi ces deux répugnantes têtes de serpent qui vous regardent de haut… ces yeux de glace !… Et la perfidie de cette race, Septach Melayn, il faut la prendre en considération ! Comment Prestimion peut-il avoir oublié si vite Sanibak-Thastimoon ?
— Je dois préciser, Gialaurys, que celui-ci n’a rien à voir avec Sanibak-Thastimoon. L’autre sentait le soufre ; cela sortait par tous les pores de sa peau blafarde comme des émanations délétères. Celui-ci est droit et franc. Noir à l’intérieur, oui, j’imagine, et d’apparence fort sinistre ; mais c’est la nature de sa race. On est pourtant tenté de lui faire confiance. Il va jusqu’à montrer à Prestimion les secrets de la géomancie.
— Vraiment ? Est-ce possible ?
— Oui. Et il en fait quelque chose de mathématique, de si pur que Prestimion est impressionné malgré le scepticisme qui l’habite sous l’adhésion qu’il donne prétendument à la sorcellerie. Je dois d’ailleurs reconnaître qu’en ce qui me concerne aussi…
— Un Su-Suheris dans le premier cercle, grommela Gialaurys. Cela ne me plaît guère, Septach Melayn.
— Fais sa connaissance d’abord, tu porteras un jugement ensuite. Tu changeras certainement de ton.
Soudain, Septach Melayn se rembrunit. Il dégaina sa rapière et fit pensivement courir la pointe de son arme sur le sol de terre de l’ancienne écurie, traçant des signes qui évoquaient les symboles mystiques des géomanciens de sa cité natale de Tidias.
— Il a déjà donné à Prestimion un conseil qui, je dois dire, me met quelque peu mal à l’aise. Quand ils ont abordé hier, Prestimion et Maundigand-Klimd, le problème de Dantirya Sambail, le mage a émis l’idée de restituer au Procurateur les souvenirs de la guerre.
Gialaurys sursauta en entendant ces mots.
— Une suggestion, poursuivit imperturbablement Septach Melayn, que le Coronal a fort bien accueillie en disant qu’en effet cela pourrait être la bonne solution.
— Par la Dame ! hurla Gialaurys en levant les mains pour faire avec une fébrilité brouillonne une demi-douzaine de signes sacrés. Je m’absente quelques semaines du Château et la folie y prend aussitôt racine ! Restituer ses souvenirs au Procurateur ! Prestimion a le cerveau dérangé ! Ce sorcier a dû lui faire complètement perdre la tête !
— Le crois-tu donc ? lança la voix du Coronal du fond de l’écurie en se répercutant sur les murs du grand bâtiment. Par ici, Gialaurys, poursuivit Prestimion, viens me regarder dans les yeux ! Vois-tu des traces de démence tapies au fond de mes prunelles ? Approche, Gialaurys ! Pour que je t’étreigne et te souhaite la bienvenue au Château, et tu me diras si tu penses encore que je suis devenu fou.
Gialaurys s’avança vers lui. Il découvrit le Su-Suheris derrière le Coronal : une haute et imposante silhouette portant la robe pourpre en riche tissu de soie rehaussé de fils d’or des mages de la cour. Le long cou blanc fourchu et les deux têtes glabres et fuselées jaillissaient de son grand col incrusté de pierres précieuses comme une colonne de glace aux formes effrayantes.
Gialaurys lança un coup d’œil hostile au Su-Suheris avant d’ouvrir les bras à Prestimion qu’il serra longuement contre son corps massif.
— Alors ? fit le Coronal en s’écartant d’un pas. Qu’en penses-tu ? Crois-tu que je sois devenu fou ou est-ce le Prestimion que tu connaissais avant ton départ pour Kharax ?
— Il paraît que tu songes à restituer à Dantirya Sambail ses souvenirs de la guerre, répondit Gialaurys en levant derechef un regard noir vers le Su-Suheris. Pour moi, Prestimion, cela ressemble furieusement à de la folie.
— Cela y ressemble peut-être, répliqua Prestimion, mais il n’est pas encore établi que ce le soit.
Le Coronal s’interrompit, huma l’air, fit la grimace.
— Quelle odeur fétide et répugnante dans cette écurie ! Tes charmants petits amis, je suppose ; tu me les montreras dans un moment. Mais d’abord, poursuivit Prestimion en cessant de grimacer, il convient de faire les présentations. Voici notre nouveau mage de la cour, Gialaurys.
Il se tourna vers son compagnon, le bras tendu.
— Son nom est Maundigand-Klimd et je t’assure qu’il s’est déjà rendu plus qu’utile. Et voici notre célèbre Grand Amiral, Gialaurys de Piliplok, ajouta-t-il à l’adresse du Su-Suheris. Mais vous le savez certainement, Maundigand-Klimd.
Le Su-Suheris sourit de sa tête gauche et inclina la droite.
— En effet, monseigneur.
— Nous parlerons plus tard de Dantirya Sambail, Gialaurys, reprit Prestimion. Mais je puis d’ores et déjà te dire que le fond du problème est la question que nous avons débattue : l’impossibilité de faire passer un homme en jugement pour des crimes dont il n’a pas le souvenir, dont en vérité personne au monde, excepté nous, ne sait rien. Qui prendra la parole devant les juges pour l’accuser ? Et comment pourra-t-il répondre à ces accusations et plaider sa cause ? Même un assassin doit avoir le droit de se défendre. Ensuite, quand il aura été déclaré coupable, comment pourra-t-il battre sa coulpe ? Il ne peut y avoir de repentir quand on n’a pas connaissance de sa faute.
— Nous avons déjà abordé ces problèmes, Prestimion.
— En effet. Mais nous ne leur avons pas trouvé de solutions. Maundigand-Klimd suggère d’exercer une contre-mesure pour lever le voile sur le passé et nous permettre de le juger pendant qu’il sera pleinement conscient des actes qu’il a commis. Après quoi, nous effacerons de nouveau ses souvenirs… Mais, je te l’ai dit, nous en reparlerons plus tard. Et maintenant, montre-moi tes charmantes créatures.
— Oui, fit Gialaurys. Oui, je vais le faire.
Mais il ne fit pas un mouvement dans la direction des cages ; il venait de s’aviser tardivement de quelque chose.
— Il semble évident d’après ce que vous dites, monseigneur, commença-t-il après un silence, du ton morne et pesant par lequel il faisait connaître son profond déplaisir, que votre nouveau mage a été mis dans le secret de l’oblitération universelle. Un secret qui, selon notre accord, ne devait être porté à la connaissance de personne, sans aucune exception.
Ce fut au tour de Prestimion de garder le silence.
À l’évidence, il était confus. Le rouge monta à ses pommettes, une lueur d’embarras passa dans ses yeux.
— Maundigand-Klimd avait déjà découvert le secret par lui-même, Gialaurys, répondit-il enfin. Je n’ai fait que confirmer ce qu’il soupçonnait. C’est en théorie, j’en conviens, une violation de notre pacte. Mais en réalité…
— Devons-nous donc n’avoir aucun secret pour cet être ? lança Gialaurys d’une voix où perçait la colère.
Prestimion leva la main en un geste d’apaisement.
— Du calme, Gialaurys, du calme ! Maundigand-Klimd est un grand mage. Tu t’entends beaucoup mieux que moi, mon ami, aux arts de la magie. Tu dois savoir que cacher un secret à un véritable adepte n’est pas chose simple. C’est pourquoi j’ai jugé plus sage de le prendre à mon service, hein ?… Je te le répète, Gialaurys, nous reparlerons de tout cela plus tard. Voyons maintenant ce que tu m’as rapporté de Kharax.
En grommelant, Gialaurys entraîna Prestimion vers les cages pour lui montrer ses prises. Il sortit son bout de papier froissé et commença à énumérer les monstres, indiquant au Coronal lequel était le malorn, lequel le minmollitor et le zytoon. Prestimion ne disait pas grand-chose. Mais son attitude montrait clairement qu’il était horrifié par la hideur sans égale des animaux, les odeurs âcres, irritantes, qu’ils dégageaient et les armes menaçantes – griffes, crocs, dards – dont ils étaient pourvus.
— Le zeil, fit Prestimion à voix basse, comme s’il parlait pour lui-même. Ah ! En voilà une sale bête ! Et le vourhain… C’est bien le nom de cette saleté bouffie ? Quel esprit malade peut avoir conçu de telles horreurs ? Ils sont absolument répugnants. Et tellement étranges !
— Ce n’est pas la seule chose étrange, je dois le dire, qu’il m’ait été donné de voir dans le nord, monseigneur. J’ai vu des gens rire à gorge déployée dans la rue.
— Ils devaient être heureux, fit Prestimion, l’air amusé. Le bonheur est-il chose si étrange, Gialaurys ?
— Ils étaient seuls et ils riaient très fort. J’en ai vu deux ou trois rire de cette façon, mais ce n’était pas un rire heureux. Et un autre qui dansait. Tout seul, avec frénésie, sur la grand-place de Kharax.
— J’ai aussi entendu des récits de ce genre, glissa Septach Melayn. De curieux comportements un peu partout. La folie, semble-t-il, est plus répandue aujourd’hui sur notre planète qu’elle ne l’a jamais été.
— Tu as peut-être raison, fit Prestimion.
Il y avait dans sa voix une pointe d’inquiétude. Mais aussi un certain détachement, comme si son esprit était occupé par trois ou quatre choses en même temps et qu’aucune ne retenait toute son attention. Il s’écarta des autres et commença à aller et venir devant les cages en secouant la tête et en se murmurant avec gravité les noms des monstres synthétiques à la manière d’une incantation. « Zytoon… malorn… minmollitor… zeil. » Il ne faisait aucun doute qu’il était étrangement affecté par les formes haïssables et l’indiscutable férocité des odieux animaux conçus par les sorciers de Korsibar pour être lancés dans les combats. Par la hideur extrême de leur apparence, par l’inutilité même de leur existence, ils semblaient lui faire revivre en esprit la terrible guerre civile.
Au bout d’un moment, il s’éloigna des cages et remua les mains et les épaules d’une manière indiquant qu’il voulait chasser de son esprit ce qu’il venait de voir.
— Qu’en penses-tu, Prestimion ? demanda Gialaurys. Faut-il tous les détruire, maintenant que tu les as vus ?
Le Coronal donna d’abord l’impression de ne pas avoir entendu la question. Puis il répondit, comme s’il parlait d’une grande distance.
— Non. Non, je ne crois pas. Nous allons les conserver, je pense, pour nous rappeler ce qui aurait pu être si Korsibar avait tenu un peu plus longtemps. Tu sais, Gialaurys, poursuivit-il après un nouveau silence, je crois que nous pouvons utiliser ces horreurs pour éprouver la bravoure de nos jeunes chevaliers.
— Comment, monseigneur ?
— En leur faisant affronter à la loyale tes malorns et tes zytoons, pour voir comment ils s’en sortent. Cela nous permettrait de savoir lesquels sont vraiment débrouillards et courageux. Qu’en penses-tu ? N’est-ce pas une idée magnifique ?
Gialaurys ne trouva pas les mots pour répondre, l’idée lui paraissait absurde. Il jeta un coup d’œil en direction de Septach Melayn qui, pour toute réponse, fit un petit signe de tête, presque imperceptible.
Mais l’idée semblait amuser Prestimion. Il se retourna un moment vers les cages, un étrange sourire aux lèvres, comme s’il se représentait les petits seigneurs du Château descendant dans l’arène pour affronter ces horreurs.
Puis le Coronal revint de l’endroit lointain où il était parti en esprit et reprit un ton plus sérieux.
— Penchons-nous maintenant sur cette prétendue épidémie de folie, voulez-vous ? Peut-être y a-t-il là un problème qui mérite d’être étudié avec attention. Il faudra, je suppose, que je me rende personnellement compte de la situation… Septach Melayn, où en sont les préparatifs de mon petit périple dans les cités du Mont du Château ?
— Le programme est presque au point, monseigneur. Encore deux mois et tout devrait être en ordre.
— Deux mois, c’est très long si les gens rient tout seuls et dansent avec frénésie dans les rues de Kharax. Et se jettent par une fenêtre du troisième étage… Je me demande s’il y a eu d’autres cas semblables. Je veux partir sans tarder et aller voir par moi-même. Demain, au plus tard après-demain. Fais-nous préparer de nouveaux déguisements, Septach Melayn. Meilleurs que ceux de la dernière fois. Cette perruque était atroce, la fausse barbe ridicule. Je veux aller à Stee, je crois, puis à Minimool et à Tidias, peut-être… Non, pas à Tidias, on t’y reconnaîtrait. À Hoikmar. Oui, à Hoikmar, cette jolie ville aux canaux paisibles.
Un hurlement s’éleva des cages, suivi d’un grondement féroce. Prestimion se retourna.
— J’ai l’impression que le weyhant aimerait manger le zeil. Je ne me trompe pas sur les noms, Gialaurys ?
Il secoua la tête ; la répulsion se lisait sur son visage.
— Kassai… malom… zytoon ! Pouah ! Quels monstres ! Que celui qui les a conçus dorme d’un sommeil agité dans sa tombe !