— Nous voilà donc tous les quatre devant le Trésor de lord Prankipin, expliqua Septach Melayn. Varaile, son père avec ses minauderies impossibles, Serithorn et moi. Comme tu peux l’imaginer, j’ai farouchement nié que nous ayons jamais pu nous rencontrer précédemment. Cela m’a semblé être la seule chose à faire.
— Comment a-t-elle réagi ? demanda Prestimion.
Les deux hommes se trouvaient dans les appartements privés de Prestimion, dans la Tour de lord Thraym. C’était le jour de son retour des territoires du levant. Le long voyage infructueux l’avait laissé très las ; il avait à peine eu le temps de prendre un bain et de se changer avant que Septach Melayn déboule dans l’appartement pour lui rapporter tout ce qui s’était passé en son absence. Et il en avait, des choses à dire ! L’alchimiste Hjort convoqué par Abrigant qui se prétendait capable de transformer les substances viles en métaux nobles, le rapport selon lequel Dantirya Sambail aurait été vu près de Bailemoona, Confalume qui semblait se plaindre d’être traité de haut par son Coronal, de nouveaux incidents et des cas de graves dérangements d’esprit dans telle ou telle cité…
Prestimion était avide de détails et aurait voulu les avoir sans tarder, mais Septach Melayn semblait obsédé par l’épisode insignifiant de la rencontre avec la fille de Simbilon Khayf.
— Elle savait que je mentais, poursuivit-il. C’était facile à voir. Elle me regardait au fond des yeux, comparait ma taille à la sienne et il était évident qu’elle se disait : où ai-je vu des yeux comme ceux-là et un homme aussi grand et maigre que celui-là ? Il lui suffisait de se représenter une perruque et une fausse barbe, et elle aurait eu la réponse. J’ai cru un moment qu’elle n’en démordrait pas, qu’elle continuerait d’affirmer qu’elle m’avait déjà vu. Son père, loin d’être stupide malgré sa vulgarité, comprenant ce qui allait se passer et ne voulant à aucun prix que sa fille contredise ouvertement le Haut Conseiller, lui demanda de ne pas insister. Elle eut la finesse de comprendre à demi-mot.
— Mais elle soupçonne la vérité et cela risque d’amener de nouvelles complications.
— Oh ! elle ne fait pas que la soupçonner ! lança Septach Melayn d’un ton détaché.
Un sourire aux lèvres, il écarta les deux poignets d’un geste gracieux. Prestimion ne connaissait que trop bien la signification de ce geste. Cela voulait dire que Septach Melayn avait pris de son propre chef une décision dont il s’excusait, mais qu’il ne regrettait en aucune manière.
— Je l’ai fait venir le lendemain matin et lui ai raconté toute l’histoire, sans détour.
— Quoi ? fit Prestimion en le regardant bouche bée.
— Il le fallait. On ne peut mentir à une femme de cette qualité, Prestimion. En tout état de cause, elle ne s’était pas laissé abuser par mes dénégations.
— Tu lui as aussi révélé, j’imagine, l’identité de tes deux compagnons ?
— Oui.
— Bravo ! Septach Melayn. Bravo ! Et qu’a-t-elle dit en apprenant qu’elle avait reçu le Coronal de Majipoor, son Haut Conseiller et le Grand Amiral dans le salon de son père ?
— Ce qu’elle a dit ? Elle a eu un petit murmure de surprise et elle est devenue toute rouge. Elle paraissait quelque peu troublée. Amusée aussi, je pense, et assez contente de la chose.
— Quoi ? Amusée ! Contente !
Prestimion se leva et fit quelques pas dans la pièce, s’arrêtant près de la fenêtre qui donnait sur l’élégante passerelle d’agate rosée et polie, réservée à l’usage exclusif du Coronal, qui enjambait la Cour Pinitor et donnait accès aux bureaux du monarque et aux salles de réception adjacentes du Château Intérieur.
— J’aimerais pouvoir en dire autant, Septach Melayn. Mais, crois-moi, je ne trouve rien de très agréable à l’idée que Simbilon Khayf ait appris que je me baladais en catimini à Stee, avec un accoutrement grotesque, en me faisant passer pour un pauvre fabricant de machines à calculer. Je me demande bien ce qu’il va faire de ce secret.
— Rien du tout, Prestimion. Il n’est pas au courant et n’en saura jamais rien.
— Ah bon ?
— J’ai fait promettre à Varaile de ne pas en dire un mot à son père.
— Et elle tiendra sa promesse, bien entendu ?
— Je le crois. J’ai payé son silence un bon prix. Elle sera invitée avec son père à la prochaine réception de la cour et officiellement présentée au Coronal. À cette occasion, Simbilon Khayf sera décoré de l’ordre de lord Havilbove ou recevra une breloque quelconque.
Un son rauque échappa à Prestimion.
— Sérieusement ? lança-t-il d’un ton incrédule. Tu me demandes de permettre à ce clown répugnant de pénétrer dans les salles royales ? De s’avancer au pied du trône de Confalume ?
— Je suis toujours sérieux, Prestimion, à ma manière. Les lèvres de Varaile sont scellées. Le Coronal et ses amis faisaient une petite escapade à Stee ; personne n’a besoin de le savoir. Elle respectera son engagement si tu fais de même. Quand tu seras sur le trône, ils s’avanceront avec révérence et formeront le symbole de la constellation ; tu accepteras leur hommage en souriant et ce sera tout. Simbilon Khrayf pourra s’enorgueillir jusqu’à la fin de ses jours d’avoir été reçu à la cour.
— Mais comment veux-tu que…
— Écoute-moi, Prestimion. Cet arrangement présente trois avantages. Le premier est que tu souhaites que notre équipée à Stee demeure secrète et tu auras satisfaction. Le deuxième est que Simbilon Khayf a prêté de l’argent à la moitié des princes du Château. Tôt ou tard l’un d’eux, désireux d’obtenir des conditions plus favorables ou l’extension d’un prêt, se sentira obligé de quémander une invitation à la cour pour son banquier ; tu accepteras – bien que tu considères Simbilon Khayf comme un rustre méprisable –, car la requête viendra de quelqu’un d’utile et d’influent comme Fisiolo, Belditan ou mon cousin Dembitave. Cela te permettra au moins d’accorder à Simbilon Khayf cet honneur qu’il unira de toute façon par obtenir, dans des conditions plus avantageuses pour toi.
Prestimion lança un regard noir à Septach Melayn, mais il devait reconnaître, même si cette perspective lui répugnait, que son raisonnement ne manquait pas de logique.
— Et le troisième ? Tu as parlé de trois avantages.
— Eh bien, tu as envie de revoir Varaile, n’est-ce pas ? Voilà l’occasion rêvée. Quelqu’un qui vit à Stee pourrait aussi bien se trouver à un million de kilomètres d’ici et il se peut que tu n’y retournes plus jamais de ta vie. Mais si elle réside au Château en qualité de dame d’honneur, un état que tu pourrais facilement lui proposer en bavardant avec elle après la réception officielle…
— Attends une seconde, coupa Prestimion. Tu vas un peu trop vite, mon ami. Qu’est-ce qui te fait croire que je sois si impatient de revoir cette jeune fille ?
— Dis-moi que tu ne l’es pas. Dis-moi que tu ne l’as pas trouvée très attirante quand tu l’as vue à Stee.
— Comment peux-tu le savoir ?
— Je ne suis pas aveugle, Prestimion, répondit Septach Melayn en riant. Pas sourd non plus. Tu ne pouvais détacher les yeux de son visage et le bruit de tes pupilles qui se dilataient s’entendait à l’autre bout de la pièce.
— Tu es d’une insolence insupportable, Septach Melayn ! Elle est belle, cela crève les yeux à tout le monde, même à toi. Mais de là à imaginer que… que je suis…
Sa phrase s’acheva en un bredouillement incompréhensible.
— Ah ! Prestimion ! lança Septach Melayn avec un sourire éclatant. Prestimion, Prestimion, Prestimion.
Il avait dans la prunelle une lueur narquoise et sagace, et le ton de sa voix n’était pas celui d’un sujet s’adressant à un monarque ni même d’un Haut Conseiller au Coronal qu’il servait, mais d’un ami intime parlant à celui avec qui il avait partagé bien des aventures.
Le ton railleur n’avait pas échappé à Prestimion ; il lui était impossible de nier qu’il avait regardé Varaile, ce jour-là à Stee, avec une profonde fascination. Il avait réagi à sa beauté par un indéniable frémissement d’admiration. De désir même.
Il avait rêvé d’elle, et plus d’une fois.
— Nous abordons un domaine, reprit Prestimion après un silence interminable, où je suis incertain de la signification profonde de mes sentiments. Je t’en prie, Septach Melayn, laissons ce sujet de côté pour le moment. Ce dont nous devons parler maintenant, c’est de ce que t’a raconté Serithorn à propos de Dantirya Sambail.
— Navigorn t’apportera des nouvelles fraîches ; il est en route… Tu recevras Simbilon Khayf et sa fille dans la salle du trône ? Je leur ai donné ma parole, tu sais.
— Oui, Septach Melayn ! Soit ! Soit ! Que fait donc Navigorn ?
— Voici la région dans laquelle il se trouve probablement, annonça Navigorn.
Il avait apporté une carte, un hémisphère en fine porcelaine blanche sur lequel des traits de peinture bleue, jaune, rose, violette, vert sombre et brune figuraient les Principales particularités géographiques. Ce genre de carte était conçu pour afficher des informations particulières sous une forme lumineuse ; Navigorn mit cette fonction en marche en effleurant l’hémisphère.
Des points d’un rouge ardent reliés par des lignes d’un vert éclatant apparurent dans le quart sud-ouest du continent d’Alhanroel.
— Voici Bailemoona, au sud du Labyrinthe et légèrement à l’est, poursuivit Navigorn en montrant le plus lumineux des points rouges. Les témoignages dont nous disposons sont irréfutables. Non seulement quelqu’un ressemblant énormément à Dantirya Sambail a été vu à proximité du domaine de Serithorn à peu près à l’heure où les braconniers se sont fait surprendre, mais un de ces hommes a révélé au garde-chasse que la viande qu’ils emportaient était destinée au Procurateur.
— Dans l’est aussi, nous avons eu quantité de témoignages irréfutables, observa Abrigant. En fait, il y en avait dans toute la région, implantés dans la tête des gens par les sorciers du Procurateur pour brouiller sa piste. Qu’est-ce qui vous permet de croire que vos témoignages ne relèvent pas, eux aussi, de la sorcellerie ?
Navigorn se rembrunit sans rien dire. Prestimion implora Maundigand-Klimd du regard.
— Il ne fait aucun doute, répondit le Su-Suheris, que le Procurateur a passé un certain temps dans les territoires du levant. Je suis convaincu qu’il a réellement été vu par des villageois dans le district de Vrambikat. Mais la plupart des informations qui nous ont incités à nous enfoncer plus avant dans ces régions étaient de simples illusions produites par la magie et les rêves, pas de véritables déclarations de témoins oculaires. Pendant que nous courions en tous sens pour le rattraper, il revenait sur ses pas pour regagner le centre d’Alhanroel et nous laissait poursuivre des ombres dans ces territoires désertiques. Le rapport de Bailemoona est différent : je le crois authentique.
— C’est une assertion gratuite, objecta Abrigant, l’air peu convaincu. Vous vous contentez d’affirmer que certains témoignages ne sont qu’illusion et d’autres véridiques. Mais vous n’en apportez pas la preuve.
C’est la tête gauche du Su-Suheris qui avait parlé jusqu’alors ; la droite prit le relais et répondit calmement.
— J’ai un don avéré de seconde vue. Les témoignages de Bailemoona me paraissent véridiques et je décide de leur ajouter foi.
Abrigant commença à marmonner une réponse, mais Navigorn l’interrompit avec une irritation perceptible.
— Puis-je continuer ? fit-il en traçant de la main une ligne au-dessus des points lumineux. D’autres témoignages nous sont parvenus, plus ou moins dignes d’attention… Ici, ici, là… et là-bas. Vous remarquerez que la direction générale est celle du sud. De toute façon, il n’a pas d’autre solution : au nord et à l’ouest il ne trouverait que le désert qui s’étend autour du Labyrinthe, ce qui ne serait pas un choix judicieux, et il n’aurait pas grand-chose à gagner en repartant vers le levant. Mais nous voyons clairement ici qu’il poursuit sa marche en direction de la côte méridionale.
— Comment s’appellent ces villes ? demanda Abrigant en indiquant les points rouges alignés comme des perles brillantes le long des lignes vertes s’étirant vers le sud.
— Là-haut, Ketheron, répondit Navigorn. Puis Arvyanda et Kajith Kabulon où la pluie ne cesse jamais de tomber. Quand il aura traversé la jungle, il débouchera sur la côte méridionale d’où il lui sera possible, dans n’importe quel port, de s’embarquer pour Zimroel.
— Quels sont les principaux ? demanda Gialaurys.
— Au sud de la forêt tropicale humide il arrivera à Sippulgar. En suivant la côte vers l’occident, il trouvera ensuite Maximin, Karasat, Gunduba, Slail et Porto Gambieris… là, là, là, là et là.
Navigorn parlait d’un ton brusque, autoritaire. Il avait bien préparé son affaire ; une manière, peut-être, de se racheter après la négligence qui avait permis à Dantirya Sambail de s’évader.
— À part Sippulgar, poursuivit-il, aucun de ces ports n’a de liaison maritime directe avec Zimroel, mais dans n’importe lequel ainsi que dans ceux de la côte nord de la péninsule de Stoienzar il lui sera loisible de s’embarquer sur un caboteur à destination de Stoien, Treymone et même Alaisor. Dans l’un de ces trois ports, il trouvera facilement un navire pour l’emmener à Piliplok d’où il remontera le Zimr jusqu’à Ni-moya.
— Pas si facilement, protesta Gialaurys. Vous n’avez pas oublié que j’ai fait placer sous une étroite surveillance tous les ports de Stoien à Alaisor. Avec son physique, il ne pourrait berner l’agent des douanes le plus obtus. Nous allons étendre le blocus jusqu’à Sippulgar ; plus loin, même, Prestimion, si tu le désires.
Le Coronal étudia attentivement la carte et ne répondit pas tout de suite.
— Oui, fit-il au bout d’un long moment. Je crois aussi qu’il serait souhaitable de disposer des patrouilles le long d’une ligne commençant au nord de Bailemoona et descendant jusqu’à Stoien.
— C’est-à-dire le long de la barrière des klorbigans, glissa Septach Melayn en riant. Le hasard fait bien les choses ! N’est-il pas laid comme un klorbigan et cinq fois plus dangereux ?
Prestimion et Abrigant éclatèrent de rire à leur tour.
— Pourriez-vous m’expliquer de quoi vous parlez ? fit Gialaurys, l’air vexé.
— Les klorbigans, expliqua Prestimion qui avait de la peine à garder son sérieux, sont des animaux fouisseurs gras, paresseux et balourds du sud et du centre d’Alhanroel, affligés d’un gros nez rose et d’énormes pattes poilues. Ils se nourrissent d’écorces et de racines ; dans la région dont ils sont originaires, les klorbigans se gavent uniquement de certaines essences sauvages dont ils sont les seuls à tirer quelque chose. Il y a un millier d’années, ils ont entrepris une migration vers le nord, dans les zones de culture du stajja et du glein, et se sont rendu compte qu’ils aimaient autant que nous le goût des tubercules de stajja. En peu de temps, un demi-million de klorbigans a commencé à ravager la récolte de stajja dans le centre d’Alhanroel. Les fermiers en tuaient, mais ils arrivaient trop tard. Le Coronal de l’époque eut l’idée de mettre en place une clôture au cœur du continent. Comme elle ne fait que soixante centimètres de haut, tout animal moins apathique que le klorbigan la franchit aisément, mais elle a la particularité de descendre à deux mètres de profondeur, ce qui, apparemment, suffit pour les empêcher de creuser par-dessous.
— C’est lord Kybris qui a construit la barrière, glissa Septach Melayn.
— Kybris, exact, fit Prestimion. Eh bien, nous allons construire notre propre barrière, une ligne continue de patrouilles, de sorte que si Dantirya Sambail décide de changer de nouveau de direction et de remonter vers le nord, il sera pris dans…
Il s’interrompit au milieu de sa phrase.
— Navigorn ? Que se passe-t-il, Navigorn ?
Tous les regards se tournèrent vers le grand barbu qui était plié en deux, la tête baissée, les deux mains serrées sur le ventre, comme en proie à d’atroces contractions spasmodiques. Quand il se redressa au bout d’un moment, Prestimion vit ses traits déformés par une grimace terrifiante. Épouvanté, il fit signe à Gialaurys et Septach Melayn de l’aider. Mais Maundigand-Klimd fut plus prompt à réagir : le Su-Suheris leva une main, inclina ses deux têtes l’une vers l’autre et quelque chose d’invisible passa entre Navigorn et lui. Au bout d’un moment, tout sembla terminé. Navigorn se tenait aussi droit que s’il ne s’était rien passé et clignait des yeux comme quelqu’un qui vient de s’assoupir malgré soi. Son visage était serein.
— M’avez-vous parlé, Prestimion ?
— Une expression fort singulière est apparue sur votre visage et j’ai demandé ce qui se passait. J’ai eu le sentiment que vous aviez une sorte d’attaque.
— Moi ? fit Navigorn, l’air abasourdi. Une attaque ? Je n’en ai aucun souvenir !
Son visage s’éclaira brusquement.
— Ah ! Cela a dû recommencer sans que je m’en rende compte.
— Ces malaises vous arrivent donc fréquemment ? demanda Septach Melayn.
— J’en ai eu plusieurs, en effet, répondit Navigorn, légèrement penaud.
À l’évidence, il était confus de devoir faire l’aveu de cette faiblesse, mais il se jeta à l’eau.
— Cela s’accompagne de terribles maux de tête qui se déclenchent et disparaissent brusquement, de sorte que j’ai l’impression qu’on m’ouvre le crâne. Et souvent de rêves affreux. Je n’avais jamais fait des rêves comme ceux-là.
— Voulez-vous nous en parler, fit Prestimion d’une voix douce.
Il était délicat de demander à quelqu’un – un homme de haute naissance, un guerrier de sa réputation – de dévoiler ses rêves à un auditoire de plusieurs personnes. Navigorn le fit sans hésiter.
— Je suis sur un champ de bataille, toujours le même, une grande plaine boueuse où des hommes tombent de tous côtés, où des ruisseaux de sang se forment sur le sol. Qui d’entre nous a jamais pris part à une bataille rangée, monseigneur ? Qui le fera jamais sur notre paisible planète ? Je me vois donc revêtu d’une armure, l’épée à la main, donnant la mort autour de moi. J’ôte la vie à des inconnus et à des amis aussi, monseigneur.
— Vous me tuez, peut-être ? Ou Septach Melayn ?
— Non, pas vous. Je ne sais qui sont ceux qui tombent sous mes coups. Ils n’ont pas des visages que je peux reconnaître quand je me réveille pour repenser à mon rêve. Mais je sais dans mon sommeil agité que je fais périr des amis chers et cela me rend malade, monseigneur. Cela me rend malade.
Navigorn frissonna malgré la chaleur de la pièce.
— Ce rêve revient si souvent, monseigneur, parfois trois nuits d’affilée, que j’en arrive à redouter de fermer les yeux.
— Depuis combien de temps cela dure-t-il ? demanda Prestimion.
— Des jours, des semaines, répondit Navigorn avec un petit haussement d’épaules. Je ne saurais le dire avec précision… Me permettez-vous de me retirer quelques minutes ?
Prestimion acquiesça de la tête. Le visage empourpré et luisant de sueur, Navigorn quitta la salle.
— Tu as entendu ? souffla Prestimion à Septach Melayn. Une bataille au cours de laquelle il tue ses amis. Encore quelque chose dont il me faudra assumer la culpabilité.
— Si culpabilité il y a, monseigneur, c’est celle de Korsibar.
Prestimion secoua la tête sans rien dire ; des pensées noires l’assaillaient. Certes, la bataille qui avait coûté tant de vies était due à Korsibar. Mais les rêves déconcertants de Navigorn, ses spasmes épouvantables, le désarroi auquel il était en proie si longtemps après les événements, qui en était responsable, sinon Prestimion ? Cette folie provoquée par les sorciers sur son ordre, il n’en avait pas imaginé les conséquences.
Tandis qu’ils attendaient le retour de Navigorn, Abrigant interrompit la méditation de son frère.
— Envisages-tu, Prestimion, de te transporter dans le sud comme tu l’as fait dans les territoires du levant ?
Prestimion ne put retenir un mouvement de surprise : l’idée venait juste de se former dans son esprit. Mais ils étaient du même sang, Abrigant et lui, et leurs pensées suivaient souvent le même cours.
— Il se peut très bien que je le fasse, répondit-il en souriant. La question sera abordée devant le Conseil au complet. Mais Sa Majesté le Pontife m’a prié de lui rendre visite au Labyrinthe, comme il est fondé à le faire ; je mettrai probablement à profit ce voyage dans le Sud pour le prolonger jusqu’à Stoien dans l’espoir de retrouver…
— Puisque tu parles du Conseil, fit Septach Melayn, j’ai une question à poser pendant que Navigorn est absent : imaginons qu’un de ses membres – Serithorn, par exemple, ou mon cousin Dembitave – te demande de but en blanc d’expliquer pourquoi Dantirya Sambail est devenu un fugitif que tu traques d’un bout à l’autre d’Alhanroel. Que répondras-tu ?
— Simplement que le Procurateur a commis un crime de lèse-majesté.
— Sans fournir de détails ni d’explications ?
— Je te rappelle, Septach Melayn, coupa Gialaurys avec irritation, que tu parles au Coronal. Il peut faire ce que bon lui semble.
— Non, mon ami, tu te trompes. Prestimion est roi, certes, mais il n’exerce pas un pouvoir absolu. Il est soumis, comme tout un chacun, aux décrets du Pontife et, dans une certaine mesure, responsable devant le Conseil. Faire un criminel d’un puissant potentat comme Dantirya Sambail sans fournir aucune explication à son propre Conseil, pas même un Coronal ne peut se le permettre.
— Tu sais bien pourquoi il doit en aller ainsi, fit Gialaurys.
— Bien sûr. Parce qu’un fait de la plus haute importance a été gommé de la mémoire universelle, exception faite de nous cinq et de Teotas.
Septach Melayn indiqua de la tête Maundigand-Klimd et Abrigant, les deux nouveaux initiés au secret de Thegomar Edge.
— Mais plus nous nous accrochons à ce secret, ajouta-t-il, plus nous nous enfonçons dans les dérobades, les faux-fuyants et le mensonge pur et simple.
— Arrête, Septach Melayn, fit Prestimion. Je n’ai pas de réponses à ces questions. Je peux seulement dire que si le Conseil insiste trop pour avoir des précisions sur la nature des crimes de Dantirya Sambail, je me déroberai aux questions, j’userai de faux-fuyants et, si nécessaire, je mentirai. Mais sache que cela ne me plaît pas plus qu’à toi… Navigorn revient ; changeons de sujet.
— Encore une chose, mon frère, fit Abrigant au moment où Navigorn entrait dans la salle. Si tu descends jusqu’à l’Aruachosia, je demande l’autorisation de t’accompagner une partie du chemin.
— Une partie seulement ?
Te souviens-tu de cet endroit du nom de Skakkenoir dont nous avons parlé il n’y a pas très longtemps, où l’on peut tirer des métaux utiles des tiges et des feuilles qui y poussent. C’est dans le Sud, quelque part à l’est de l’Aruachosia, peut-être même de Vrist. Pendant que tu suivras la piste de Dantirya Sambail, je partirai à la recherche de Skakkenoir.
— Je vois que rien ne pourra te détourner de ta quête, Abrigant, déclara Prestimion avec un regard amusé. Mais les plantes métallifères de Skakkenoir sont de vaines chimères.
— Comment pouvons-nous le savoir ? Permets-moi d’aller voir sur place.
Prestimion ne put retenir un nouveau sourire : comment résister à Abrigant ?
— Nous en reparlerons, veux-tu ? Le moment n’est pas bien choisi… Alors, Navigorn, vous êtes-vous remis ? Prenez donc une coupe de ce vin. Il apaisera votre âme. Comme j’allais le dire au moment où Navigorn a eu son malaise, le Pontife Confalume m’a rappelé que je n’avais que trop tardé à lui rendre visite dans sa nouvelle résidence. En conséquence…
Ce soir-là, Prestimion dîna seul avec Septach Melayn dans ses appartements.
— Je vois, dit Septach Melayn au milieu du repas, que tu te débats avec le grand secret qui est le nôtre et je sais que tu es au supplice. Comment allons-nous sortir de cette impasse, Prestimion ?
Ils étaient face à face dans la salle à manger de Prestimion, une pièce heptagonale surélevée, séparée de l’espace environnant par sept degrés faits de poutres noires de chêne-feu massif et décorée de tentures brodées millénaires en soie multicolore rehaussée de fils d’or et d’argent représentant des scènes de chasse et de fauconnerie.
— Si j’avais une réponse, fit Prestimion, je te l’aurais donnée cet après-midi.
Septach Melayn considéra un moment le kaspok grillé dans son assiette – un poisson blanc des rivières septentrionales, dont la chair avait la douceur de baies fraîches –, un mets royal auquel il avait à peine touché. Il prit une gorgée de vin, porta derechef la coupe à ses lèvres pour boire une franche goulée.
— Tu m’avais dit que tu voulais guérir la douleur du monde en effaçant de sa mémoire toute trace de la guerre. Que tu voulais donner à tous la possibilité de prendre un nouveau départ. L’intention était bonne. Mais cette folie générale qui semble avoir découlé de…
— Je n’avais pas prévu cela. Jamais je n’aurais ordonné l’oblitération si j’avais imaginé ce qui allait se passer. Tu le sais, Septach Melayn.
— Naturellement. Crois-tu que je t’en tienne rigueur ?
— On le dirait.
— Pas du tout. Bien au contraire. Je vois que tu tiens à assumer la responsabilité de ce qui s’est passé et je vois l’effet que cela produit sur toi. Alors, je le répète : ce qui est fait est fait. Cesse de dépenser de l’énergie en remâchant un sentiment de culpabilité et concentre-toi sur les tâches qui nous attendent. Sinon, tu vas te faire du mal. Quand Navigorn a eu son malaise…
— Écoute-moi, coupa Prestimion. Je suis responsable de cette folie qui gagne la planète, de tout ce qui est advenu depuis que j’ai pris le pouvoir et de tout ce qui arrivera jusqu’à la fin de ma vie. Je suis le Coronal, ce qui signifie avant tout qu’il m’appartient de supporter le poids de la responsabilité du sort de la planète. Ce que je suis prêt à assumer.
Septach Melayn essaya de l’interrompre, mais Prestimion l’arrêta d’un geste.
— Non, écoute-moi jusqu’au bout… Crois-tu que j’imaginais que porter la couronne se réduit à des Grands Périples, à de somptueux banquets, à vivre dans l’opulence du Château, au milieu de luxueuses draperies et de statues antiques ? Quand j’ai pris la décision à Thegomar Edge de purifier la mémoire du monde des souvenirs de la guerre, j’y ai mis une hâte excessive et je me rends compte aujourd’hui que je n’ai peut-être pas fait le bon choix. Mais c’est ma décision : j’avais à l’époque des raisons valables de la prendre et je n’ai pas aujourd’hui le sentiment de m’être totalement fourvoyé. Dirait-on la déclaration d’un homme tourmenté par un sentiment de culpabilité ?
— Tu as déjà employé ce mot aujourd’hui, au sujet de Navigorn. T’en souviens-tu ? « Encore quelque chose dont il me faudra assumer la culpabilité. » Je lis dans ton âme aussi facilement qu’un mage, Prestimion. Chaque nouveau rapport sur la folie qui s’étend te met au supplice.
— Même si c’est le cas, cela vaut-il la peine de gâcher un merveilleux dîner ? La douleur s’estompe avec le temps. Ce kaspok est arrivé par porteur spécial de la baie de Sintalmond pour ta délectation et la mienne, et tu laisses sa chair savoureuse se dessécher comme un vieux bout de cuir dans ton assiette pour me bassiner avec ces histoires. Mange, Septach Melayn. Bois. Je t’assure que je suis prêt à assumer les conséquences de ma décision.
— Très bien. Permets-moi donc d’en venir au point crucial. Si tu dois vivre dans l’affliction, pourquoi te condamner à la supporter seul ?
Prestimion le regarda sans comprendre.
— De quoi parles-tu ? Je ne suis pas seul. Je t’ai, toi ; j’ai Gialaurys. J’ai Maundigand-Klimd, avec ses deux têtes, qui m’offre sagesse et réconfort. J’ai mes deux frères…
— Thismet ne reviendra pas à la vie, Prestimion.
Les paroles de Septach Melayn claquèrent comme une gifle.
— Quoi ? articula Prestimion après un moment de stupeur. La folie aurait-elle pris possession de toi pour que tu profères de telles insanités ? Oui, Thismet est morte. Elle est morte pour toujours, mais…
— Vas-tu passer le reste de ta vie à porter son deuil ?
— Personne d’autre que toi, Septach Melayn, n’oserait me parler sur ce ton.
— Tu me connais bien et tu sais comment je m’exprime.
Il était impossible à Prestimion d’échapper à la force inflexible du regard d’un bleu intense que Septach Melayn dirigeait sur lui sans ciller.
— Tu vis dans une terrible solitude, Prestimion. J’ai gardé le souvenir de ces quelques semaines qui ont précédé la bataille de Thegomar Edge, où tu semblais rempli de joie et d’une vie nouvelle, comme si une partie toi-même, longtemps manquante, venait enfin de retrouver sa place. Cette pièce était Thismet. Il nous est apparu avec évidence à Thegomar Edge que nous allions écraser ce jour-là la révolte de Korsibar ; tu étais notre chef, il flottait autour de toi une aura d’invincibilité. C’est ce qui est arrivé ; mais, à l’heure de la victoire, Thismet a perdu la vie et, depuis, plus rien n’est pareil pour toi.
— Tu ne dis là rien que je ne sache déjà…
Coronal ou pas, Septach Melayn lui coupa la parole.
— Laisse-moi terminer, Prestimion. La mort de Thismet fut pour toi la fin du monde. Tu errais sur le champ de bataille comme si tu avais perdu la guerre et non conquis le trône. Tu as donné l’ordre d’effacer les souvenirs du conflit comme si tu avais besoin de dissimuler à la planète entière les sombres circonstances de ta victoire ; qui aurait pu s’opposer à toi à ce moment-là ? Le jour même de ton sacre, je t’ai trouvé prostré dans la Salle Hendighail où tu m’as dit des choses que personne n’aurait crues si je les avais répétées : que le pouvoir royal ne signifiait rien d’autre pour toi que des années et des années de labeur sans joie suivies d’un séjour lugubre dans les profondeurs du Labyrinthe, en attendant la mort. Je mets ce désespoir sur le compte de la mort de Thismet.
— Et même si c’était vrai ?
— Il faut la chasser de ton esprit, Prestimion ! Par le Divin, ne vois-tu pas que tu dois l’oublier ? Tu l’aimeras toujours, certes, mais l’amour d’un fantôme est un réconfort glacial. Il te faut une compagne vivante, quelqu’un pour partager la gloire de ton règne quand tout ira pour le mieux et te serrer dans ses bras dans les moments plus sombres.
Le teint pâle de Septach Melayn s’était coloré dans l’excitation de son plaidoyer ; Prestimion le considérait avec incrédulité. Que d’impertinence ! Septach Melayn était le seul être au monde à avoir le privilège de lui parler sur ce ton. Mais il était près d’outrepasser les limites du tolérable.
— Tu as, j’imagine, une candidate en vue pour ce poste ? demanda Prestimion en se contenant à grand-peine.
— Il se trouve que oui. Je pense à Varaile.
— Varaile ?
— Tu es épris d’elle, Prestimion… Ne commence pas à protester et à fulminer contre moi ! Cela saute aux yeux.
— Je ne l’ai vue qu’une seule fois, pendant moins d’une heure, sous un nom d’emprunt et avec une fausse barbe !
— Cinq secondes, pas plus, ont suffi pour qu’il se passe quelque chose entre vous. Elle a pénétré dans ton âme aussi profondément que la hache d’un bûcheron et a fait jaillir de toi des étincelles qui ont illuminé toute la pièce.
— Tu me crois donc fait de métal pour qu’un coup de hache allume en moi des étincelles ? Ou de pierre, peut-être ?
— Il n’y a pas à s’y tromper : elle est faite pour toi comme tu es fait pour elle.
Prestimion savait que toute dénégation eût été inutile. Mais il n’en était pas moins outrageant de voir sa vie intime violée de la sorte, fut-ce par Septach Melayn. Il saisit le flacon de vin posé entre eux et le considéra pensivement en le tenant à deux mains avant de remplir leurs coupes.
— Ce que tu suggères est impossible, Septach Melayn, déclara-t-il au bout d’un long silence. Varaile est de basse extraction et son père un butor de la pire espèce.
— Tu n’épouserais pas son père… Et ce ne serait pas la première fois qu’un Coronal prendrait une roturière pour femme. Je peux chercher dans les livres d’histoire et te citer des exemples, si tu le désires. En tout état de cause, tous les aristocrates descendent du peuple ; il suffit de remonter assez loin. Je ne voudrais pas te froisser, Prestimion, mais n’est-il pas vrai que la famille princière de Muldemar provient d’une lignée de fermiers et de vignerons ?
— Il y a une éternité, Septach Melayn. Bien avant le règne de lord Stiamot. À l’époque où a commencé la construction de son Château, nous étions déjà anoblis.
— Et en te bouchant le nez, tu feras de Simbilon Khayf un comte ou un vicomte – il ne sera pas le premier usurier rapace et vulgaire à être élevé à cette dignité –, ce qui te permettra de faire de sa fille une reine.
Prestimion prit sur lui-même pour ne pas demander à Septach Melayn de sortir ; il avait de la peine à conserver son calme.
— Je n’en reviens pas, mon ami, reprit-il d’un ton égal. Je reconnais que ce serait folie de pleurer éternellement la mort de Thismet et qu’un Coronal est bien avisé de trouver une épouse. Mais voudrais-tu me voir marié à une femme en compagnie de qui j’ai passé moins d’une heure ? Je te rappelle, la question de la naissance de Varaile mise à part, que nous sommes des inconnus l’un pour l’autre.
— Nous pouvons facilement remédier à cette situation. Elle est au Château en ce moment et te sera présentée la semaine prochaine, lors de la réception officielle. Si tu lui demandes, comme je l’ai suggéré, de devenir une des dames d’honneur du Château, elle ne sera pas à même de refuser. Vous aurez ensuite largement le temps d’apprendre…
La colère que Prestimion avait failli laisser éclater un moment plus tôt se mua en un éclat de rire.
— Ah ! je comprends ! Tu as tout soigneusement combiné en leur faisant miroiter une réception devant la cour !
— Il était nécessaire d’acheter le silence de Varaile, sinon son père aurait appris qui étaient les trois commerçants venus lui emprunter de l’argent.
— Tu l’as déjà dit, Septach Melayn. Je me demande s’il n’y aurait pas eu une manière plus simple de régler cela… Quoi qu’il en soit, pas un mot de plus là-dessus. Je veux que tu comprennes que pour l’instant l’idée de mariage est très éloignée de mes préoccupations. Est-ce clair ?
— Tout ce que je te demande, c’est de saisir l’occasion de la connaître un peu mieux. Veux-tu faire cela ?
— C’est si important pour toi ?
— Oui.
— Très bien, Septach Melayn, je le ferai pour toi. Mais n’éveille pas en elle de vains espoirs, mon ami. Même si cela te tient à cœur, je ne suis pas disposé à prendre femme. Et puisque tu es si impatient qu’il y ait un grand mariage au Château, tu n’as qu’à l’épouser.
— Si tu décides de ne pas le faire, répliqua Septach Melayn d’un ton dégagé, moi, je le ferai.