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Ce n’était pas un Grand Périple, pas au sens strict du terme, car cela eût impliqué qu’il se montre dans les régions les plus reculées du royaume, non seulement les cités d’Alhanroel, mais celles des autres continents, des lieux qu’il ne connaissait que d’une manière très vague : Pidruid, Narabal et Til-omon sur la côte la plus éloignée de Zimroel, Tolaghai et Natu Gorvinu, au moins, sur le continent aride de Suvrael. Un voyage qui durerait plusieurs années. Son règne avait commencé depuis trop peu de temps pour qu’il s’autorise une absence prolongée du Château.

Non, pas un Grand Périple, juste une visite d’État dans une poignée de cités voisines. Mais le cortège n’en était pas moins imposant. Le Coronal sortit par la porte Dizimaule et s’engagea sur la route de Grand Calintane à bord du premier d’une longue file de luxueux flotteurs royaux, accompagné par ses frères Abrigant et Teotas, et la moitié des hauts fonctionnaires de la nouvelle administration, le Grand Amiral Gialaurys, les Conseillers Navigorn d’Hoikmar, Belditan le jeune de Gimkandale, Yegan de Low Morpin, Dembitave, le duc de Tidias, le parent de Septach Melayn et bien d’autres encore. Septach Melayn était resté au Château pour exercer la régence : il avait semblé plus sage de ne pas laisser ce lieu privé de toutes ses figures de premier plan, même pour les quelques semaines que devait durer le voyage.

L’idée de Prestimion était de faire une étape dans une des cités de chacun des cinq anneaux du Mont. Les maires des cités qui devaient l’accueillir avaient naturellement été prévenus depuis des semaines ; ils avaient pris toutes les dispositions pour assumer la lourde et follement coûteuse responsabilité de l’hébergement et des festivités pour le Coronal et son entourage.

Muldemar était la halte choisie parmi les Cités Hautes : la ville natale de Prestimion, où il pourrait dormir encore une fois dans la magnifique propriété familiale, chasser le sigimoin et le bilantoon dans sa propre réserve, serrer dans ses bras les loyaux domestiques au service de sa famille depuis trois générations et accepter l’hommage des bonnes gens de la cité pour qui il n’était pas seulement le Coronal, mais leur prince et leur ami. Il interrogea discrètement les régisseurs et les majordomes pour savoir s’il y avait eu récemment des problèmes au sein du personnel ; on lui répondit qu’il s’était en effet passé des choses bizarres, que certains employés s’étaient plaints d’oublier des choses sans importance ou moins insignifiantes et qu’il y avait même eu quelques cas plus graves de confusion profonde et de sentiment de détresse frôlant… la folie, en quelque sorte. Mais on assura Prestimion que ces crises étaient passagères et qu’il n’y avait pas lieu de s’inquiéter outre mesure.

L’étape suivante était Peritole, une des Cités Intérieures, où sept millions d’habitants vivaient dans un splendide isolement au milieu d’un des paysages les plus spectaculaires des sommets du Mont. Des chaînons de montagne d’une beauté sauvage, d’étranges cônes pourpres se dressant à une grande hauteur au-dessus de plateaux caillouteux gris-vert et par-dessus tout les magnifiques degrés de pierre naturels du col de Peritole qui donnait accès aux étendues immenses de la partie centrale de la gigantesque montagne. À Peritole aussi on porta à la connaissance de Prestimion plusieurs cas de dépression et de confusion mentale, mais ceux qui racontaient ces histoires en atténuaient aussitôt la portée et exhortaient le Coronal à goûter un autre plateau des viandes fumées et épicées qui étaient la spécialité de la ville.

Encore plus bas, Strave, une des Cités Tutélaires, d’une exubérance architecturale hors du commun, où pas une seule construction ne ressemblait ni de près ni de loin à une autre, avec ses grands palais qui se défiaient dans une glorieuse surabondance d’ornements, sa profusion de tours, de pavillons et de belvédères, de flèches et de beffrois, de coupoles, de rotondes et de portiques poussant de tous côtés comme des champignons géants. La cité venait de sortir d’une période de deuil officiel décrété à la mort du comte Alexid de Strave, qui, à ce que l’on disait, avait succombé à une attaque. Le nouveau comte, Verligar, le fils d’Alexid, à peine sorti de l’enfance, était visiblement intimidé par la présence du Coronal à ses côtés. Mais il l’assura gracieusement de sa loyauté. Ce fut un moment éprouvant pour Prestimion qui savait que son ancien ami et compagnon de chasse, le comte Alexid, n’était pas mort d’une faiblesse de la chair mais par l’épée de Septach Melayn, au cours de la bataille de la plaine d’Arkilon, dans les premiers temps de l’insurrection.

Il y avait eu à Strave aussi, semblait-il, plusieurs cas de troubles mentaux, mais ni le comte Verligar ni personne de son entourage ne semblait vouloir s’appesantir sur le sujet qui, comme à Muldemar, semblait être une source de gêne.

Quand les festivités prirent fin à Strave, le Coronal et sa suite reprirent la route vers la halte suivante. C’était Minimool, la ville aux murs blancs, une autre des Cités Tutélaires, où ils passèrent quelques jours avant d’entreprendre un trajet de plus de cent kilomètres sur les flancs moins pentus du Mont, qui les mena dans la Cité Libre de Gimkandale, puis, après cent cinquante autres kilomètres de routes en lacet sur la base titanesque de la montagne, ils arrivèrent à la dernière étape de ce petit périple, Normork la plus ancienne sauf une des Cités des Pentes.

— La ville est lourde et oppressante, murmura Gialaurys à Prestimion au moment où leur flotteur franchissait la porte d’une discrétion insolite qui constituait l’unique ouverture dans le gigantesque mur de pierre noire entourant Normork. Je la sens déjà qui pèse sur moi et nous sommes à peine entrés !

Penché par la portière de son flotteur, saluant de la main et souriant à la foule qui se pressait sur les bas-côtés, Prestimion éprouva la même sensation. Normork s’accrochait aux dents noires de la chaîne connue sous le nom de Crête de Normork comme un animal traqué s’accroche à un perchoir qu’il sait être hors de portée de ses ennemis. Le grand mur noir qui protégeait la cité – contre quoi ? se demanda Prestimion – était totalement hors de proportion avec les tours de pierre grise se dressant derrière, un ouvrage défensif extravagant dont les dimensions étaient impossibles à justifier d’une manière rationnelle. Et cette unique et minuscule porte… Quelle étrange manière de se présenter ! N’était-ce pas Majipoor, où la population entière vivait dans la paix et l’harmonie ? Pourquoi se cacher piteusement comme des souris apeurées en se repliant sur soi-même ?

Mais il était le Coronal de toute la planète, des cités les plus bizarres comme des plus belles et il ne lui appartenait pas de désapprouver la manière dont telle ou telle ville choisissait de s’offrir aux regards du reste du monde. Il gratifia donc la population de Normork de sourires éblouissants et de saluts enthousiastes, il rendit les symboles de la constellation qu’elle lui adressait, montrant par toute son attitude à quel point il se réjouissait d’entrer dans cette magnifique cité.

— Souris ! souffla-t-il à Gialaurys. Montre que tu es heureux ! Les gens qui demeurent ici aiment profondément leur ville, Gialaurys, et nous ne sommes pas venus en juges !

— Ils l’aiment, crois-tu ? Je préférerais embrasser un dragon de mer !

— Fais comme si tu étais à Piliplok.

Il y avait quelque chose de sournois dans le conseil de Prestimion : la cité natale de Gialaurys, la morne Piliplok où pas une seule rue ne déviait d’un centimètre du plan rigoureux tracé mille ans plus tôt, était elle-même le plus souvent considérée comme un endroit sinistre et déprimant par ceux qui n’y avaient pas vu le jour. Mais le trait d’ironie de Prestimion glissa sur le Grand Amiral, comme c’était souvent le cas, et Gialaurys, à sa manière zélée, plaquant sur son visage ce qu’il espérait être un sourire rayonnant, passa de son côté la tête par la vitre du flotteur pour montrer au bon peuple de Normork qu’il avait grand plaisir à contempler cette belle cité.

Une lumière dorée emplissait l’air et faisait joliment chatoyer les blocs de pierre grise qui avaient servi à construire les bâtiments de Normork. Quand on est à l’intérieur du mur d’enceinte, se dit Prestimion, la cité n’est pas dépourvue d’un certain charme, un peu austère.

Il n’y avait pourtant rien de charmant dans le palais-forteresse des comtes de Normork, une masse solide de pierre ramassée dans une échancrure du mur comme un grand prédateur s’apprêtant à bondir sur la cité qu’il surplombait. L’esplanade du palais était noire de monde ; les habitants s’y pressaient par milliers, sans compter les milliers d’autres dans les petites rues voisines. « Prestimion ! criaient-ils. Prestimion ! Lord Prestimion ! » Du moins le supposait-il ; au milieu du tohu-bohu les acclamations se répercutaient sur les façades de pierre et ne lui parvenaient que sous la forme d’un grand roulement sourd et cadencé.

Le comte Meglis, un nouveau – Prestimion ne le connaissait pas bien –, un parent éloigné d’Iram qui avait péri au cours de la guerre civile et à qui il avait succédé, s’avança à sa rencontre. Le teint bistré, large et courtaud, ramassé comme le palais dont il venait d’hériter, Meglis avait des yeux déplaisants, injectés de sang et un espace d’une étonnante largeur entre les incisives centrales, aussi bien entre les dents du haut que celles du bas. Il y avait quelque chose dans cette puissante carrure et la manière dont il était solidement planté sur ses jambes qui rappela désagréablement Dantirya Sambail à Prestimion. Il eût été infiniment plus plaisant d’être accueilli par le comte Iram, ce bon rouquin qui avait été un remarquable conducteur de chariot et un archer d’une grande adresse.

Mais Iram était mort au service de Korsibar ainsi que son jeune frère, l’agile Lamiran, et le comte Meglis lui fit un accueil assez chaleureux et apparemment sincère. Campé sur les premières marches de son palais, les bras ouverts, son large sourire découvrant ses dents écartées exprimait une joie profonde et sans réserve d’avoir pour hôte le Coronal de Majipoor.

Prestimion descendit de son flotteur, encadré par Gialaurys et Akbalik, l’officier de sa garde personnelle, le neveu aux yeux gris du prince Serithorn. Au grand étonnement de Prestimion, le comte Meglis ne bougea pas d’un centimètre. Le protocole exigeait que le comte vienne au-devant du Coronal, non l’inverse ; mais Meglis, toujours souriant, les bras toujours grands ouverts, restait où il était, à vingt ou trente pas, comme s’il attendait que Prestimion gravisse les marches du palais pour recevoir son étreinte.

Pourquoi l’imbécile qu’il était à l’évidence ne serait-il pas resté planté sur les marches ? Que pouvait savoir cet homme, si peu préparé à hériter le titre laissé vacant à la disparition prématurée d’Iram et de son frère, du protocole de la cour ? Mais on aurait dû le lui expliquer. Prestimion, qui n’était pourtant pas très à cheval sur les questions protocolaires, pouvait difficilement faire le premier mouvement et Meglis ne semblait toujours pas comprendre ce qu’on attendait de lui.

Chacun resta dans sa position ; l’attente se prolongea. Au moment où Prestimion commençait à se dire qu’ils ne sortiraient jamais de cette impasse, il se produisit un événement inattendu. « Monseigneur ! Monseigneur ! » cria une voix aiguë dans la foule. Prestimion tourna la tête et vit une jeune femme – une jeune fille plutôt ; elle avait quinze ans, seize au plus – se détacher du premier rang et s’avancer dans sa direction avec un bouquet de fleurs, halatingas rouge et or, morigoins jaune vif, treymonions d’un vert profond et bien d’autres dont il ignorait le nom entrelacées de la manière la plus exquise.

Les gardes se dirigèrent aussitôt vers elle pour lui couper la route. Mais sa hardiesse amusa Prestimion ; il hocha la tête en lui faisant signe d’approcher. Comme ce lourdaud de comte Meglis restait stupidement planté sur les marches avec son grand sourire et ses bras écartés, et qu’il ne semblait pas décidé à bouger, Prestimion se dit que, dans cette situation embarrassante, accepter les fleurs magnifiques de la main de la ravissante jeune fille serait agréable et divertissant.

Elle était vraiment séduisante : grande et mince – un peu plus grande que lui –, avec une masse de cheveux bouclés d’un roux doré encadrant son visage et des yeux gris-violet étincelants. Son expression était un mélange charmant de crainte et de respect, d’ardeur et – oui – d’amour. Il n’y avait pas d’autre mot. Jamais il n’avait vu dans les yeux de quiconque une telle adoration sans partage, jamais.

Elle lui tendit le bouquet d’une main tremblante.

— Elles sont merveilleuses, fit Prestimion en prenant les fleurs. Je les garderai ce soir près de mon lit.

La jeune fille s’empourpra violemment, forma hâtivement le symbole de la constellation et commença à reculer, mais Prestimion, fasciné par cette beauté sauvage et innocente, n’entendait pas la laisser partir si vite. Il fit deux ou trois pas vers elle.

— Quel est ton nom ?

— Sithelle, monseigneur.

Sa voix était rauque de terreur ; les sons avaient du mal à sortir.

— Sithelle. C’est un joli nom. Tu vis ici, à Normork ? Vas-tu encore à l’école ?

Elle commença à donner une réponse. Mais Prestimion n’entendit pas un mot de ce qu’elle disait, car, au même moment, le chaos se fit autour de lui. De la multitude entassée sur l’esplanade surgit une seconde personne, un barbu décharné, au regard halluciné qui s’avança en hurlant à tue-tête des paroles inintelligibles. Il brandissait au bout de son bras droit une faucille dont la lame affilée jetait des éclairs. Il n’était séparé de Prestimion que par la jeune fille. Au moment où l’homme se précipitait vers eux, elle se retourna instinctivement, attirée par le tapage, et faillit heurter l’exalté.

— Attention ! s’écria Prestimion.

Elle n’avait aucune chance. Sans hésiter, sans même réfléchir ou presque, le dément frappa d’un ample mouvement nerveux du bras, comme s’il avait simplement cherché à écarter la jeune fille de son chemin. Elle tomba sur le côté et s’affaissa sur le sol, les jambes agitées de mouvements convulsifs, les mains désespérément serrées sur sa gorge. Avec la netteté d’une intensité particulière qui caractérise ces moments, Prestimion vit un flot de sang couler entre les doigts crispés.

L’instant d’après, le dément se dressa devant lui, brandissant sa faucille à la lame rougie. Gialaurys et Akbalik, qui venaient de prendre conscience de ce qui se passait, se ruèrent sur lui. Mais ils ne furent pas les premiers à arriver. Un jeune homme solidement charpenté avait surgi de la foule quelques secondes après l’homme à la faucille ; avec une rapidité stupéfiante, il rattrapa le dément, saisit son poignet droit et lui tordit violemment le bras en arrière. La faucille tomba, frappant le sol avec un petit bruit métallique et rebondit avant de s’immobiliser doucement. Pliant son bras libre, le jeune homme le passa autour du cou du dément et serra en exerçant un mouvement de torsion.

Il y eut un bruit sec, semblable au craquement d’une branche. Le corps de l’exalté devint flasque, la tête pendant mollement. Le jeune homme le repoussa avec mépris, comme une poupée dont on ne veut plus.

Il s’agenouilla aussitôt devant la jeune fille étendue dont toute la partie supérieure du corps était couverte d’un sang vermeil. Elle ne bougeait plus ; le jeune homme émit une plainte déchirante en examinant l’affreuse blessure. Pendant un moment, il parut accablé d’horreur et de chagrin. Puis, soulevant tendrement le jeune corps, il se releva et disparut dans la foule, son fardeau dans les bras.

La scène tragique n’avait pas duré plus de quelques secondes. Abasourdi, Prestimion s’efforça de recouvrer son calme.

Le visage dur, Akbalik se tenait au-dessus du corps inerte du fanatique, le clouant au sol de la pointe de son épée, comme s’il s’attendait que l’homme se relève et brandisse sa faucille. Les gardes se disposèrent en formation serrée autour du Coronal, le dissimulant à la vue des spectateurs ébahis. Gialaurys se dressa comme un mur devant Prestimion.

— Monseigneur ? lança-t-il, les yeux écarquillés. Tout va bien ?

Prestimion hocha la tête. Il était fortement secoué, mais la faucille ne l’avait jamais menacé. Il se retourna et gravit d’un pas vif les premiers degrés de l’escalier sur lequel Meglis attendait, pétrifié, la bouche grande ouverte comme un habbagog noyé. Le monarque et son entourage s’engouffrèrent dans le palais. Quelqu’un apporta une coupe de vin glacé que Prestimion vida goulûment. La vision de la jeune fille couverte de sang – frappée devant ses yeux, agonisante, déjà morte peut-être – restait gravée en traits de feu dans son esprit. Et l’énergumène aux hurlements sauvages, aux yeux hallucinés, avec sa lame étincelante ! Prestimion savait que si la jeune fille ne s’était pas trouvée par hasard devant lui, à ce moment-là, il serait probablement étendu, mort, sur l’esplanade du palais. Sa présence lui avait sauvé la vie, et celle du grand jeune homme qui avait désarmé son assaillant.

Comme il est étrange, se dit-il, d’être la cible d’une tentative d’assassinat ! Un Coronal avait-il jamais perdu la vie de cette manière ? Égorgé devant la foule en liesse par un fou brandissant un instrument tranchant ? Il en doutait : c’eût été contraire à la raison. Le Coronal était l’incarnation de la planète ; le tuer revenait à détruire un continent, à précipiter, si l’on voulait, Alhanroel au fond de la mer. L’usurpation du trône par Korsibar était quelque chose qu’il pouvait presque comprendre : la revendication d’un prince, aussi illégitime soit-elle, contre les droits d’un autre. Pas cela ; c’était nouveau, c’était de la démence : un vide dans l’âme d’un individu l’avait poussé à créer un vide dans la planète. Prestimion remercia le Divin que cet acte ait échoué. Pas seulement pour sa personne ; c’était trop évident pour s’y arrêter. Mais pour la planète. Majipoor ne pouvait laisser son Coronal se faire tuer dans la rue comme une bête à l’abattoir.

Prestimion se tourna vers Akbalik.

— Trouvez ce garçon et amenez-le-moi sur-le-champ. Et je veux des nouvelles de la jeune fille. Dans quel état est l’assassin, Gialaurys ?

— Il est mort, monseigneur.

— Par le Divin ! Je ne voulais pas qu’on le tue, Gialaurys ! Il fallait l’arrêter et l’interroger !

Akbalik, qui s’apprêtait à sortir, se retourna.

— Il n’y avait rien à faire, monseigneur. Il avait la nuque brisée ; j’étais penché sur un cadavre.

— Essayons au moins de découvrir qui il était. Si c’est l’acte isolé d’un dément ou bien s’il s’agit d’un complot.

Meglis se comporta comme un balourd, marmonnant des excuses imbéciles, implorant indistinctement la clémence du Coronal pour ce malheureux accident. Prestimion le jugea parfaitement méprisable. Une autre lourde conséquence de la terrible folie de Korsibar : la fine fleur de l’aristocratie de Majipoor avait péri à la guerre et trop de grands titres étaient passés entre les mains d’imbéciles ou d’enfants.

Akbalik revint au palais en fin d’après-midi. Il était accompagné du jeune homme qui avait sauvé la vie de Prestimion.

— Il s’appelle Dekkeret, monseigneur. La jeune fille était sa cousine.

— Était ?

— Elle est morte peu après, monseigneur, glissa le jeune homme d’une voix légèrement tremblante.

Très pâle, il semblait presque incapable d’affronter le regard de Prestimion. Il était à l’évidence écrasé de chagrin mais semblait parfaitement se dominer.

— C’est une perte terrible ; Sithelle était ma meilleure amie. Depuis plusieurs semaines, elle ne parlait que de votre visite, de sa folle envie de vous voir de près quand vous seriez là. Et de son désir d’être vue de vous, monseigneur. Je crois qu’elle était amoureuse de vous.

— Je le crois aussi, fit Prestimion.

Il considéra longuement le jeune homme, avec la plus grande attention. Il inspirait le respect. Prestimion savait depuis longtemps qu’il existe certains êtres dont les qualités sont immédiatement apparentes. C’était le cas pour ce Dekkeret : il ne faisait aucun doute que le jeune homme était intelligent et sensible, fort moralement et physiquement. Et, peut-être, ambitieux. Malgré le choc provoqué par la mort affreuse de sa ravissante cousine, il faisait bonne figure.

Une idée germa dans l’esprit de Prestimion.

— Quel âge as-tu, Dekkeret ?

— Dix-huit ans depuis Quatredi, monseigneur.

— Vas-tu encore à l’école ?

— Il me reste deux mois, monseigneur.

— Et après ?

— Je n’ai pas encore décidé, monseigneur. La fonction publique, peut-être. Au Château, si j’ai la chance de réussir, sinon un poste dans le Pontificat. Mon père est voyageur de commerce, il va de ville en ville, mais cette vie ne me tente pas… Et l’homme qui a tué ma cousine, monseigneur ? poursuivit-il, comme si le fait de parler de lui ne présentait pas un intérêt particulier. Que va-t-il advenir de lui ?

— Il est mort, Dekkeret. Tu lui as tordu le cou un peu trop fort, je le crains.

— Je ne connais pas toujours ma force, monseigneur. Est-ce très mal de l’avoir tué ?

— J’aurais assurément préféré avoir la possibilité de lui poser deux ou trois questions sur les raisons qui ont inspiré son comportement. Mais nul ne te reprochera de ne pas l’avoir traité dans le feu de l’action avec plus de délicatesse. Et il est bien que tu aies réagi avec autant de célérité… Es-tu sérieux quand tu parles d’une carrière au Château ?

Le rouge monta aux joues de Dekkeret.

— Oh ! monseigneur ! Oui, monseigneur ! Oui. Oui. Il n’est rien au monde que je désire plus que cela !

— Si tout pouvait être aussi facile à arranger, fit Prestimion avec un sourire bonhomme. Quand nous repartirons au Château, ajouta-t-il en se tournant vers Akbalik, il nous accompagnera. Prenez-le comme chevalier-novice et assurez-vous qu’il reçoive une formation accélérée. Prenez-le sous votre aile. Je vous le confie, Akbalik ; mettez-le sur les rails.

— Je prendrai soin de lui, monseigneur.

— Je compte sur vous. Qui sait ? Peut-être avons-nous trouvé aujourd’hui le prochain Coronal. Il s’est déjà produit des choses plus bizarres.

Dekkeret avait le visage cramoisi et battait rapidement des cils comme si l’accomplissement stupéfiant de ses rêves les plus fous lui avait fait monter aux yeux des larmes qu’il s’efforçait de contenir. Mais il parvint à conserver son sang-froid. Avec une grande dignité, il s’agenouilla devant Prestimion en formant d’un geste solennel le symbole de la constellation et le remercia d’une voix basse et mal assurée.

Prestimion lui demanda gentiment de se relever.

— Tu feras ton chemin parmi nous, je le sais… Et je suis profondément navré pour ta cousine. Il m’a suffi de la voir quelques instants pour savoir qu’elle devait être une jeune fille merveilleuse. Sa mort me hantera longtemps.

Ce n’étaient pas des paroles creuses. La fin atroce et inutile de la belle enfant avait réveillé chez Prestimion de pénibles souvenirs.

— Fais prévenir Meglis que le banquet de ce soir est annulé, dit-il à Gialaurys en se levant. Pour le cas où il ne l’aurait pas compris tout seul. Fais monter dans mes appartements un repas léger. Je ne veux voir personne ni parler à personne, est-ce bien compris ? Nous repartons demain matin pour le Château.

 

Le Coronal passa dans la solitude une triste soirée peuplée d’idées noires. La vision de la faucille à la lame étincelante et du sang coulant à flots ne le quittait pas. Le doux visage de la jeune fille aux yeux agrandis par l’adoration et la crainte ne cessait de tournoyer en se brouillant devant ses yeux pour prendre les traits si différents de Thismet. Son esprit tourmenté faisait apparaître les images funestes de la scène sanglante si souvent évoquée du marais de Beldak, en ces dernières heures de la bataille de Thegomar Edge, où le sorcier Sanibak-Thastimoon se dressait devant Thismet, le poignard à la main…

Il n’osait pas dormir, sachant quels rêves allaient lui échoir. Quelques livres avaient trouvé place dans ses bagages ; il en prit un au hasard et lut sur son lit bien avant dans la nuit. C’était Les Hauts du Mont du Château, l’épopée séculaire et surannée d’un passé révolu, qui abondait en récits de vaillants Coronals s’aventurant dans les coins les plus reculés et les plus périlleux de la planète. Il se plongea avec joie dans cette lecture. Avaient-ils réellement existé, ces antiques et glorieux héros, ou étaient-ils seulement sortis de l’imagination de l’auteur ? Et quelqu’un composerait-il un jour un poème épique sur lui, l’héroïque Prestimion au destin tragique, qui avait aimé et perdu la sœur de son ennemi avant de…

On frappa à la porte. Si tard ?

— Qui est-ce ? lança Prestimion sans se donner la peine de dissimuler son déplaisir. Que se passe-t-il ?

— Gialaurys, monseigneur.

— J’avais dit que je ne voulais pas de compagnie ce soir.

— Je sais, Prestimion. Mais il y a un message urgent de Septach Melayn. À remettre en main propre et qui demande une réponse immédiate. Je ne pouvais pas me permettre d’attendre demain matin.

— Très bien, soupira Prestimion.

Il ferma son livre et se leva.

La missive portait le sceau royal. Septach Melayn l’avait donc envoyée en sa qualité de régent. Urgente assurément : en relation, peut-être, avec l’attentat de l’après-midi. Il brisa prestement le cachet de cire rouge et déplia la lettre.

— Non…, murmura-t-il après l’avoir parcourue.

Il sentit à ses tempes les pulsations de son pouls ; il ferma les yeux.

— Par tous les démons de Triggoin, non !

— Monseigneur ?

— Tiens. Lis par toi-même.

Le message était bref. Même Gialaurys, suivant soigneusement le texte du bout d’un doigt, ne mit que quelques secondes à en saisir la signification. Quand il releva la tête, il avait le teint terreux.

— Dantirya Sambail s’est échappé du Château ? Mandralisca aussi ? Ils ont pris la route de Zimroel, s’il faut croire ce message, pour instaurer un gouvernement insurrectionnel. Mais c’est impossible, monseigneur !… Crois-tu que ce soit une plaisanterie de Septach Melayn, Prestimion ?

— Son sens de l’humour n’irait pas si loin, répondit Prestimion avec un pauvre sourire.

— Dantirya Sambail ! rugit Gialaurys en se mettant à faire les cent pas dans la chambre. Encore et toujours Dantirya Sambail !… Il y a de la trahison dans l’air, Prestimion. Si seulement nous en avions fini avec lui, sans hésiter, sur le champ de bataille, nous n’en serions pas là aujourd’hui…

— Si seulement, comme tu dis. Avec des si, on ferait beaucoup de choses. Cela n’apporte rien, Gialaurys.

Prestimion reprit la lettre et la considéra fixement. Il la lut et la relut, comme s’il espérait que la teneur du message finirait par se muer en quelque chose de moins terrifiant.

Mais pas un mot ne changeait. Et les paroles de Maundigand-Klimd, le jour où il avait interrogé le mage sur les conséquences possibles de la restitution à Dantirya Sambail de ses souvenirs perdus, résonnaient dans sa tête. « Je vois… certaines ambiguïtés. Un embranchement d’où partent une multitude de voies. »

 

Oui, se dit Prestimion. Une multitude de voies. Et il va me falloir les suivre toutes.