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Prestimion et Septach Melayn sortirent ensemble de la Salle Hendighail. Les deux grands Skandars à l’imposante carrure qui montaient la garde devant la porte saluèrent fébrilement, avec force symboles de la constellation, le Coronal qui les remercia d’un mouvement de tête et d’un petit geste de la main. À l’instigation de Prestimion, Septach Melayn lança à chacun d’eux une pièce d’argent.

Mais à mesure qu’il avançait dans les innombrables passages sinueux et les couloirs venteux de l’aile nord du Château, Prestimion se sentait retomber dans la morosité. Retrouver la sérénité se révélait plus difficile qu’il ne l’avait imaginé. Il ne parvenait pas à se débarrasser de ce voile sombre qui obscurcissait son âme.

Il aurait dû être élevé sur le trône du Coronal sans difficultés, lui qui avait été choisi d’une manière indiscutable par son prédécesseur, lord Confalume. Il était entendu par tout le monde que la couronne lui reviendrait à la mort de Prankipin, le vieux Pontife, quand lord Confalume irait s’établir dans le Labyrinthe pour assumer la charge de monarque suprême. Mais quand Prankipin avait enfin rendu l’âme, c’est Korsibar, le fils de Confalume, à l’imposante prestance mais à l’esprit lourd, qui s’était emparé du pouvoir sous la pression d’une poignée de sinistres compagnons de son entourage et avec l’aide d’un mage tout aussi sinistre. La loi interdisant au fils d’un Coronal de succéder à son père sur le trône, une guerre civile avait éclaté, à l’issue de laquelle Prestimion avait fini par reprendre possession du trône qui lui était promis.

Mais ces destructions inutiles… toutes ces vies perdues… cette terrible cicatrice marquant la longue et paisible histoire de Majipoor…

Prestimion avait guéri cette blessure, du moins l’espérait-il, en prenant la décision radicale, avec l’aide d’une phalange de sorciers, d’effacer de la mémoire de l’ensemble de la population de la planète tout souvenir du conflit. À l’exception de lui-même et de ses deux compagnons d’armes survivants, Gialaurys et Septach Melayn.

Mais une autre cicatrice ne guérirait jamais, ne pourrait jamais s’effacer. Celle de la blessure qu’il avait reçue au moment crucial de la bataille décisive. Une blessure au cœur : la mort de lady Thismet, la sœur jumelle du rebelle Korsibar, le grand amour de Prestimion, poignardée par le sorcier Sanibak-Thastimoon. La magie avait été impuissante à ramener Thismet à la vie et nul ne la remplacerait dans le cœur de Prestimion. Il n’y avait plus qu’un grand vide là où leur amour s’était épanoui. À quoi cela lui avait-il servi de devenir Coronal si, en accédant au trône, il avait perdu la personne qui lui était la plus chère au monde ?

Prestimion et Septach Melayn arrivèrent à l’entrée de la cour menant à la Tour de lord Thraym, où la plupart des Coronals de l’époque moderne avaient eu leurs appartements privés.

— Dois-je te quitter ici, Prestimion ? demanda Septach Melayn en se tournant vers lui. Ou préfères-tu que je reste à tes côtés pendant que tu te prépares pour le banquet ?

— Il faudra aussi que tu te changes, Septach Melayn. Vas-y maintenant. N’aie crainte, tout ira bien.

— En es-tu sûr ?

— Absolument. Je te le promets, Septach Melayn.

 

Prestimion entra dans le logement somptueux devenu sa résidence officielle ; il était encore nu en grande partie. Lord Confalume, ou plutôt le Pontife Confalume, puisque tel était maintenant son titre, avait fait expédier par bateau son incomparable collection de raretés et de merveilles dans sa nouvelle résidence établie dans les profondeurs du Labyrinthe. Pendant la durée de son usurpation, Korsibar avait meublé les lieux à son goût – une foule d’objets très ordinaires, certains tape-à-l’œil et vulgaires, d’autres quelconques et communs, tous dépourvus d’intérêt –, mais le sortilège qui avait effacé le règne illégitime de Korsibar de la mémoire du monde avait fait disparaître toutes ses possessions. Korsibar n’avait jamais existé. Son existence avait été oblitérée rétroactivement. Prestimion ferait transporter en temps voulu du manoir familial de Muldemar une partie de ses affaires au Château, mais il n’avait guère eu l’occasion d’y réfléchir et se contentait pour l’instant de quelques meubles venus du modeste logement qu’il occupait auparavant dans l’aile orientale du Château, où une résidence était attribuée aux nobles de haut lignage du royaume.

Nilgir Sumanand, le barbu grisonnant qui avait longtemps été l’aide de camp de Prestimion, l’attendait avec une impatience qu’il ne cherchait pas à dissimuler.

— Le banquet du couronnement, monseigneur…

— Oui, oui, je sais. Je vais prendre un bain sans tarder. Pour ce qui est de ma tenue, j’imagine que tout est déjà prêt. La robe verte d’apparat, l’étole dorée, la broche à la constellation que je portais cet après-midi et la couronne légère, pas la grande.

— Tout est prêt, monseigneur.

Une escorte de princes du royaume l’accompagna jusqu’à la salle des banquets. Les deux nobles du plus haut rang – le duc Oljebbin de Stoienzar, le Haut Conseiller sortant, et le prince Serithorn de Samivole, fabuleusement riche – ouvraient la marche, juste devant le prince Gonivaul de Bombifale, le Grand Amiral de Majipoor, à la démarche solennelle. Ces trois hauts personnages, au cours de la guerre civile, avaient mis leur considérable influence au service de Korsibar, mais ils n’en avaient pas gardé le souvenir. Prestimion estimait avoir tout à gagner à leur pardonner cette trahison devenue sans effet et à les traiter avec le respect dû à des hommes de leur position. Septach Melayn marchait à la droite de Prestimion, l’énorme et imposant guerrier Gialaurys à sa gauche. Le Coronal était suivi par ses deux frères cadets survivants : le jeune et impétueux Tetoas et le grand et véhément Abrigant. Le troisième, Taradath, rusé et réfléchi, avait péri à la guerre, dans la désastreuse bataille de la vallée du Iyann, où les troupes de Korsibar avaient fait sauter le barrage de Mavestoi, engloutissant plusieurs milliers d’hommes de Prestimion sous une muraille liquide.

Le banquet du couronnement, comme le voulait la coutume, était donné dans la Grande Salle des Fêtes, dans l’aile Tharamond du Château. Encore plus vaste que la Salle Hendighail et bien mieux située, elle était, malgré ses dimensions gigantesques, incapable de contenir la foule des invités, les princes, les ducs et les comtes de centaines de cités également représentées par leur maire et les divers membres de la noblesse du Château, les descendants de dizaines de Coronals et de Pontifes du passé. Mais lord Tharamond, l’un des plus ingénieux bâtisseurs parmi les nombreux Coronals ayant marqué le Château de leur empreinte, avait conçu les choses de telle sorte que ce vaste espace donnait sur une rangée d’autres salles de banquets, cinq, huit, dix pièces de moindres dimensions en enfilade dont les portes communicantes pouvaient s’ouvrir pour former une salle unique à l’échelle gigantesque de la planète. Dans chacune de ces pièces les invités du banquet du couronnement étaient placés selon les critères soigneusement pesés de l’étiquette.

Prestimion n’avait guère d’inclination pour le faste des solennités. Simple, sans prétention, pragmatique et efficace, il n’avait nul désir d’autoglorification. Mais il comprenait parfaitement l’importance du cérémonial. Le peuple attendait de lui de grandioses fêtes du couronnement ; il répondrait à ses aspirations. Après la cérémonie du sacre qui venait de se dérouler, le grand banquet allait avoir lieu. Le lendemain, il s’adresserait à l’assemblée des gouverneurs des provinces, le surlendemain s’ouvriraient les jeux traditionnels du couronnement – la joute, la lutte, le tir à l’arc et les autres épreuves. À l’issue des jeux, les fêtes du couronnement s’achèveraient et Prestimion s’attellerait à la lourde tâche du gouvernement de la planète géante de Majipoor.

Le banquet lui sembla durer dix mille ans.

Après avoir étreint le vieux Confalume sur sa poitrine, Prestimion le conduisit à la place d’honneur qui lui était réservée sur l’estrade. Encore robuste et solidement charpenté dans la huitième décennie de sa vie, le Coronal avait pourtant beaucoup perdu en vigueur et en vivacité par rapport à l’héroïque Confalume d’antan. Son fils et sa fille avaient péri dans la guerre civile ; il n’en avait bien sûr aucunement conscience, ni même que Korsibar et Thismet eussent jamais existé. Mais une sensation de vide dans son âme, l’absence de quelque chose qui aurait dû s’y trouver transparaissaient ces derniers temps dans l’expression brouillée de son regard.

Prestimion se demanda s’il avait jamais soupçonné la vérité. Lui ou un autre. Quelqu’un – fut-il un grand seigneur du royaume ou un humble fermier – avait-il découvert fortuitement un pan de la réalité enfouie sous les faux souvenirs implantés dans son esprit et s’était-il trouvé plongé dans un grand désarroi ? Si tel était le cas, nul n’avait cru bon de se manifester. Et nul ne le ferait probablement jamais. Même si le sortilège qui avait changé l’histoire de Majipoor devait souffrir quelques exceptions, Prestimion supposait que c’était le genre de chose que l’on préférerait taire, de crainte de passer pour un fou. Du moins l’espérait-il vivement.

Une autre place d’honneur sur la longue estrade revenait à la mère de Prestimion, la vive et pétillante princesse Therissa qui, en raison de l’accession de son fils au trône, porterait bientôt le titre de Dame de l’île du Sommeil et aurait la charge de la machinerie permettant de dispenser conseils et réconfort aux citoyens de Majipoor à la faveur de la nuit. Elle avait à ses côtés l’imposante Kunigarda, la sœur de Confalume, qui avait occupé la charge de Dame de l’île au long du règne de son frère et s’apprêtait maintenant à mettre un terme à ses fonctions. Il y avait aussi les membres du Conseil, au nombre desquels figuraient Septach Melayn et Gialaurys. Au bout de la table avaient pris place le grand mage Gominik Halvor de Triggoin et son fils Heszmon Gorse qui souriaient pensivement. Ces sourires, Prestimion le savait, indiquaient qu’il était leur obligé : malgré le peu d’attirance qu’il avait pour la sorcellerie et les autres phénomènes ésotériques, il ne pouvait nier l’importance que la maîtrise de la magie des deux hommes avait eue dans sa conquête du trône.

Prestimion les salua à tour de rôle et leur souhaita cérémonieusement la bienvenue à ce banquet donné en son honneur.

Quand il eut pris place sur l’estrade et avant que la nourriture soit servie, ce fut au tour des nobles de haute naissance mais de second rang de venir lui rendre hommage. Les grands seigneurs s’approchèrent humblement pour féliciter Prestimion et l’assurer de leurs espoirs pour l’ère nouvelle qui s’ouvrait.

La cérémonie proprement dite put enfin commencer. Sonneries de cloches. Prières et incantations. Interminable suite de toasts. Prestimion ne fit que tremper les lèvres dans son verre de vin, prenant soin de ne pas paraître discourtois mais décidé à ne pas trop boire pendant cette éprouvante soirée.

On servit enfin le repas. Un cortège de mets raffinés en provenance de toutes les régions de la planète, préparés par les cuisiniers les plus talentueux. Prestimion mangea du bout des dents. Puis on déclama des poèmes : les vers puissants du Livre des Changements, la grande œuvre épique de Furvain, long récit de la victoire sur les Changeformes, la population aborigène, par le quasi mythique lord Stiamot, précédèrent la récitation du Livre des Puissances, des Hauteurs du Mont du Château et de bien d’autres sagas des Pontifes et des Coronals des siècles passés.

Après le dîner vint l’heure des chants. Des milliers de voix s’élevant pour scander les hymnes antiques. Prestimion ne put retenir un petit rire en entendant la basse rocailleuse de Gialaurys mêlée à la voix de ses voisins.

Il y eut encore d’autres rites ancestraux prescrits par une tradition poussiéreuse. La présentation solennelle de l’écu du Coronal, portant une constellation d’argent rehaussée de rayons d’or, puis l’imposition solennelle des mains de Prestimion sur l’écu. Après quoi, Confalume se leva pour prononcer un long discours et donner sa bénédiction à Prestimion en l’étreignant solennellement devant toute l’assemblée. Puis ce fut le tour de la Dame Kunigarda qui remit à la princesse Therissa le diadème de la Dame de l’île. Et ainsi de suite, interminablement. Prestimion supporta patiemment le tout, mais il dut prendre sur lui-même.

Non sans étonnement, il découvrit qu’il s’était délivré au cours de cette longue et éprouvante cérémonie de l’étrange lourdeur qui pesait sur son âme plus tôt dans la soirée. L’abattement, l’amère tristesse s’étaient envolés, sans qu’il en ait eu conscience. Malgré la fatigue qu’il éprouvait à la fin des festivités, il avait retrouvé la joie de vivre. Plus que la joie de vivre : dans le courant de la soirée il avait eu pour la première fois le sentiment d’être devenu roi.

Un fait de la plus haute importance avait été établi ce soir : son nom figurait enfin sur la longue liste des Coronals de Majipoor, après toutes les épreuves qu’il lui avait fallu surmonter pour accéder au trône.

Coronal de Majipoor ! Souverain de la plus merveilleuse planète de l’univers !

Et il savait qu’il serait un bon Coronal, un monarque éclairé qui saurait s’attirer l’amour et les louanges du peuple. Il accomplirait de grandes choses et, la fin de son règne venue, il aurait fait de Majipoor un monde meilleur. Tel était son destin.

Oui. Oui. Tout allait pour le mieux en ce jour glorieux, malgré l’accès de tristesse qui, quelques heures plus tôt, avait jeté une ombre sur l’éclat de cette gloire.

Ce changement d’humeur n’avait pas échappé à Septach Melayn. Mettant à profit une pause dans le déroulement des festivités, il s’approcha de Prestimion.

— Cet accablement que tu évoquais tout à l’heure dans la Salle Hendighail semble t’avoir quitté, fit-il avec un regard plein de chaleur.

— Nous n’avons pas eu de conversation aujourd’hui dans la Salle Hendighail, Septach Melayn, répliqua immédiatement Prestimion.

Il y avait quelque chose de nouveau dans le ton de sa voix, une force, voire une dureté qui ne s’y était jamais trouvée. En s’entendant parler, Prestimion en fut lui-même surpris. Septach Melayn le perçut aussi ; les commissures de sa bouche frémirent, il retint son souffle et écarquilla fugitivement les yeux. Puis il inclina respectueusement la tête.

— En effet, monseigneur, nous n’avons pas parlé dans la Salle Hendighail.

Il fit le symbole de la constellation et regagna sa place.

Prestimion indiqua du regard sa coupe de vin pour qu’on la remplisse.

C’est donc cela être roi, songea-t-il. S’adresser avec froideur à ses amis les plus proches, quand les circonstances l’exigent. Un roi a-t-il même des amis ? se demanda-t-il. Il aurait la réponse à cette question dans les semaines à venir.

Le banquet atteignait son apothéose. Tout le monde était debout, les mains levées pour former le symbole de la constellation.

— Prestimion ! Lord Prestimion ! Vive lord Prestimion ! Longue vie à lord Prestimion !

Et ce fut terminé. L’heure était venue pour les convives de se scinder en petits groupes formés selon le rang et les affinités ou l’amitié. Enfin, à l’approche des premières lueurs du jour, il fut loisible au Coronal de Majipoor nouvellement intronisé d’aller prendre du repos, d’annoncer discrètement la fin des festivités et de se retirer dans le calme de ses nouveaux appartements et dans l’intimité de sa chambre.

Dans la solitude de ses appartements. Dans la solitude de sa chambre.

En titubant vers son lit, complètement épuisé, ses pensées allaient à Thismet. Impossible, malgré la joie profonde qui l’emplissait, d’échapper au chagrin incessant qu’il éprouvait de l’avoir perdue. Ce soir, Thismet, je suis le roi de cette planète, mais où es-tu ? Où es-tu ?