3

 

Au début de la semaine suivante, Prestimion fut informé à l’heure du petit déjeuner que son frère Abrigant était arrivé au Château en pleine nuit et qu’il sollicitait une audience immédiate.

Prestimion s’était levé à l’aube ; Varaile dormait encore. Abrigant n’avait pas dû se coucher : pourquoi tant d’impatience ?

— Dites-lui que je le retrouverai dans la salle du trône de Stiamot, dans trente minutes.

Il venait à peine de s’asseoir quand Abrigant entra ; il donnait l’impression de ne pas avoir pris la peine de se changer depuis son arrivée. Le visage hâlé et tanné, il portait un pourpoint marron reprisé et taché sur des chausses élimées. Sur sa pommette gauche s’étalait une ecchymose de belle taille, visiblement pas récente, mais encore livide.

— Alors, mon frère, bienvenue au… commença Prestimion, sans pouvoir achever sa phrase.

— Tu es marié ? lança Abrigant, le regard farouche, une expression de défi sur le visage. J’apprends que tu as pris une reine… Qui est-elle, Prestimion ? Et pourquoi n’as-tu pas attendu mon retour pour me permettre d’assister à la cérémonie ?

— Voilà des propos directs adressés à un roi par son frère cadet, Abrigant.

— Je t’ai fait un jour le signe de la constellation en m’inclinant profondément et tu as dit qu’il n’était pas besoin de tant de cérémonies entre frères. Mais aujourd’hui, tu…

— Aujourd’hui, tu vas trop loin dans l’autre sens. Nous ne nous sommes pas vus depuis de longs mois et tu arrives comme un bidlak furieux, sans un sourire, sans une étreinte, en exigeant des explications, comme si tu étais le Coronal et moi un simple…

Abrigant l’interrompit de nouveau.

— Le chambellan qui m’a accueilli m’a annoncé que tu as pris femme et qu’elle s’appelle Varaile. Est-ce vrai. Prestimion ? Et qui est cette Varaile ?

— La fille de Simbilon Khayf.

Abrigant n’eût pas été plus surpris si Prestimion l’avait souffleté. Il eut un mouvement de recul.

— La fille de Simbilon Khayf ? La fille de Simbilon Khayf ? Cet imbécile arrogant et bouffi d’orgueil est entré dans notre famille ? Qu’as-tu fait, mon frère ?

— Je suis tombé amoureux, voilà tout. Et toi, tu te conduis comme un rustre agressif. Calme-toi, Abrigant, et reprenons cette conversation depuis le commencement, veux-tu ?… Le Coronal souhaite la bienvenue au Château au prince de Muldemar et l’invite à prendre un siège. Assieds-toi là, Abrigant… Très bien. Tu sais que je n’aime pas qu’on soit debout devant moi.

Abrigant paraissait totalement déconcerté, mais Prestimion n’aurait su dire si c’était à cause de la réprimande ou de l’identité du père de l’épouse du Coronal.

— Tu sembles avoir fait un voyage pénible, reprit Prestimion. J’espère qu’il a été fructueux.

— Il l’a été, répondit Abrigant qui semblait parler entre ses dents serrées. Très fructueux.

— Raconte-moi.

Mais Abrigant ne se laissait pas distraire aussi facilement de son propos.

— Ce mariage, mon frère…

— C’est une femme magnifique qui a un port de reine, répondit Prestimion en s’armant de patience. Tu ne mettras pas en doute la sagesse de mon choix quand tu la connaîtras. Pour ce qui est de son père, je t’assure que je n’ai pas plus que toi de sympathie pour lui, mais il n’y a pas à se lamenter. Il est victime, lui aussi, de la folie qui court le monde et tenu à l’écart dans un endroit où sa vulgarité ne choquera personne. Tu me reproches encore de ne pas avoir retardé le mariage jusqu’à ton retour. Je n’ai pas à me justifier, mais n’oublie pas que je n’avais pas l’assurance que tu tiendrais ta promesse d’abandonner les recherches au bout de six mois. Tu aurais pu rester absent deux ou trois ans… ou ne jamais revenir.

— Je m’étais solennellement engagé à le faire. J’ai respecté ma promesse à la lettre. Six mois exactement après le jour où nous nous sommes quittés, j’ai commencé le voyage de retour.

— Je t’en sais gré, Abrigant. Tu as dit que l’expédition avait été couronnée de succès ?

— Oh ! oui, Prestimion. Je dois dire que le succès eût été encore plus grand si tu ne m’avais obligé à respecter ce délai de six mois, mais j’ai tellement de choses à te raconter… Il est vraiment devenu fou ? Il délire, il divague ? Le destin fait bien les choses ! J’espère que tu l’as enchaîné au milieu des monstres que Gialaurys t’a ramenés de Kharax.

— Tu as dit que tu avais beaucoup de choses à raconter, rappela Prestimion. Aurais-tu l’amabilité de commencer, Abrigant ?

 

Encore abasourdi par la nouvelle du mariage de Prestimion, mais faisant un effort visible pour la chasser de son esprit, Abrigant raconta qu’il avait commencé son expédition en faisant route vers le levant, le long de la cote de l’Aruachosia. Mais la chaleur était si étouffante, l’atmosphère si lourde et humide que l’on avait du mal à respirer. Les guêpes et les fourmis étaient grosses comme des souris, les vers étaient munis d’ailes et de mâchoires. Ils ne tardèrent pas à bifurquer vers l’intérieur des terres, juste après avoir franchi la frontière de la province de Vrist. Ils virent pour la dernière fois la mer dans le sinistre port de Glystrintai et abordèrent rapidement une contrée beaucoup moins humide et fort peu peuplée : un plateau brûlant aux escarpements plissés, aux plaques de lave solidifiée, parsemé de lacs roses où s’enroulaient de gigantesques serpents et des cours d’eau impétueux, peuplés de monstrueux poissons de la couleur de la boue, plus gros qu’un homme, qui semblaient être les survivants d’une époque très lointaine.

Dans ce cadre préhistorique, brûlé de soleil, aux vastes perspectives et aux horizons infinis, régnait un silence écrasant, brisé de loin en loin par les cris perçants de sinistres oiseaux de proie, plus gros que les khestrabons et les surastrenas des territoires du levant qui survolaient les voyageurs. Ils avaient parfois l’impression d’être les premiers explorateurs d’une planète vierge.

Un jour, ils aperçurent de la fumée à l’horizon – des feux de camp – et découvrirent le lendemain un paysage de collines noires comme jais, entremêlées d’affleurements de quartz d’un blanc éblouissant où des milliers de Lii exploitaient une mine d’or.

— De l’or ? fit Prestimion. Après les abeilles dorées, les collines dorées et les façades de grès doré, tu parles d’une vraie mine, d’un endroit où l’on extrait le métal ?

— Absolument. Ce sont les mines de la province de Sethem, où des Lii entièrement nus travaillent comme des esclaves sous un soleil assassin. Tiens, regarde.

Il fouilla dans le sac de grosse toile qu’il avait apporté dans la salle du trône et en sortit trois feuilles carrées d’or, de la taille de la paume d’une main, sur lesquelles des symboles géométriques étaient gravés au poinçon.

— On me les a données, reprit Abrigant. Je ne sais pas quelle est leur valeur ; les mineurs ne semblaient pas y attacher d’importance. Ils font leur travail, c’est tout, comme des machines.

— Les mines de Sethem, répéta Prestimion. Il faut bien que le métal précieux vienne de quelque part. J’avoue que je n’y avais jamais réfléchi.

Il se représenta de longues files de Lii au travail dans ce paysage aride. Ces êtres à la peau rugueuse, à la large tête plate en forme de marteau, au milieu de laquelle trois yeux ardents brillaient comme des braises au fond des orbites creuses. Jamais les Lii ne se plaignaient. Qui les avait réunis pour les conduire là-bas ? Quelles pensées traversaient leur esprit au long de ces interminables journées d’un labeur éreintant ?

L’or était disséminé dans le quartz, une poussière d’or saupoudrant les affleurements rocheux. Pour l’extraire, expliqua Abrigant, les Lii allumaient des feux et lançaient de l’eau froide et du vinaigre sur la roche brûlante pour la faire éclater, afin d’extraire le minerai des fissures ainsi créées. Certains travaillaient à la surface, d’autres dans des galeries trop basses pour leur permettre de se tenir debout, ce qui les obligeait à avancer en rampant, une lampe fixée sur le front pour voir où ils allaient. De grands tas de roches contenant le minerai d’or étaient ainsi constitués. Un autre groupe d’ouvriers se mettait au travail avec de gros marteaux de pierre pour les concasser, puis une équipe broyait les fragments à l’aide de meules actionnées à la main, deux ou trois Lii par meule, jusqu’à ce qu’ils aient la consistance de la farine.

L’étape suivante consistait à étaler la poudre de quartz sur des planches inclinées et à verser de l’eau dessus pour entraîner les impuretés, une tâche répétée jusqu’à ce qu’il ne reste que des particules d’or pur. Elles étaient ensuite chauffées plusieurs jours d’affilée dans un four avec du sel, de l’étain et du bran de hoikka. On sortait enfin du four des pépites étincelantes transformées en feuilles d’or battu comme celles que l’on avait offertes à Abrigant.

— C’est un travail infernal dans un lieu horrible, conclut-il. Et ils font cela tout le long du jour ! Ces énormes quantités de roche pour produire si peu d’or ! Si seulement il y en avait plus, nous trouverions peut-être un moyen de le convertir en fer ou en cuivre, mais il faut nous contenter de ce métal précieux utilisé dans un but purement décoratif.

— Et après Sethem, demanda Prestimion, où es-tu allé ?

— Nous avons poursuivi notre route vers l’Orient, dans la province de Kinorn qui, sans être tout à fait un désert, est loin d’être agréable à traverser, car d’anciens plissements ont formé une succession de montagnes. Nous les avons franchies, crête après crête ; devant nous s’en dressait toujours une nouvelle et nous étions secoués dans nos flotteurs comme sur une mer démontée. Tu vois cette marque sur ma joue, Prestimion… je me suis cogné la tête quand notre flotteur s’est retourné et j’ai cru que ma dernière heure était arrivée. Quelques villages avaient été fondés dans la région – seul le Divin sait pourquoi –, dont les habitants vivaient des produits de la terre et semblaient ignorer tout ou presque du reste du monde. Ils parlaient un dialecte difficile à comprendre. Pour eux, Zimroel était un mythe et son Procurateur démoniaque un inconnu. Ils prétendaient connaître des endroits tels que les Cinquante Cités du Mont, Alaisor ou Stoien, Sintalmond ou Sisivondal, mais, à l’évidence, ce n’étaient pour eux que des noms. Je me suis quand même renseigné sur Skakkenoir, ils ont dit oui, oui, en souriant, et montré la direction de l’est. Ils prononçaient le nom avec des intonations barbares que je n’ai jamais réussi à imiter. Ils ont dit aussi que le sol y était rouge vif. Le rouge du fer, Prestimion.

— Et, bien sûr, le délai de six mois expirait précisément à ce moment-là, glissa Prestimion en manière de plaisanterie. Il t’a donc fallu faire demi-tour sans poursuivre tes recherches plus avant.

— Comment le sais-tu ? C’est exactement ce qui s’est passé ! Comme il restait quelques jours avant l’échéance des six mois, nous avons quand même fait un bout de chemin. Et regarde, Prestimion !

Abrigant plongea de nouveau la main dans son sac ; il en sortit trois petites fioles remplies de sable rouge et une quatrième qui contenait des feuilles séchées et effritées.

— Fais analyser ce sable, Prestimion ; je pense que tu trouveras qu’il contient du fer. Et les feuilles : peut-être viennent-elles des plantes métallifères de Skakkenoir ? Pour ma part, je le crois. Il n’y avait qu’une bande de terre rouge, pas plus de cinq ou six mètres de large et qui disparaissait aussitôt : juste une petite langue affleurant sur le sol de Skakkenoir. Et une demi-douzaine de plantes maigrelettes poussant sur cette langue rouge. La vraie richesse était encore plus à l’est, j’en ai la conviction. Mais j’avais fait le serment de rebrousser chemin le premier jour du septième mois et ce jour était arrivé.

J’étais tout près, j’en suis sûr. Mais j’avais promis de rentrer.

— Ça va, Abrigant. J’ai compris.

Prestimion ouvrit la fiole contenant les feuilles et en prit une. Elle ressemblait à une feuille séchée que l’on utilise pour la cuisine et n’avait rien de métallique. Il aurait mieux valu, sans doute, essayer d’extraire de l’or des arbres tapissant les collines d’Arvyanda, qui réfléchissaient la lumière dorée du soleil, que du fer de ce fragment végétal racorni qu’il tenait à la main. Mais il la ferait quand même analyser.

— Et voilà, Prestimion, les mines de Skakkenoir s’offrent à toi. C’est un paysage tellement laid et hostile, avec cette chaleur accablante et ce terrain en montagnes russes, que je comprends pourquoi les autres explorateurs ont baissé les bras. Mais peut-être n’étaient-ils pas aussi avides que moi de découvrir le pays du fer. La grande source de prospérité du règne de Prestimion se trouve dans ces quatre fioles.

— Souhaitons-le, Abrigant. Je vais les faire analyser dès aujourd’hui. Mais même si elles contiennent du fer, qu’est-ce que cela prouvera ? Un peu de sable rouge et une poignée de feuilles ne nous mèneront pas très loin. Skakkenoir n’a toujours pas été découverte.

— C’était juste derrière la colline suivante, Prestimion ! Je le jure !

— Comment peux-tu donc en être sûr ?

— J’y retournerai pour en avoir le cœur net, déclara Abrigant, le regard noir. Avec des flotteurs plus gros et des hommes en plus grand nombre. Et sans délai de six mois, cette fois. Le pays est inhospitalier au possible, mais j’y retournerai, si tu m’autorises à monter une seconde expédition. Et je rapporterai tout le fer dont tu pourras avoir besoin.

— D’abord l’analyse chimique de tes échantillons, mon frère. Ensuite, nous parlerons d’une seconde expédition.

Au moment où Abrigant s’apprêtait à répliquer avec vivacité, on frappa discrètement à la porte. Toc, toc, toc ! C’était Varaile. De la main, Prestimion imposa silence à son frère et se leva pour ouvrir.

Elle se jeta aussitôt dans ses bras ; ce n’est que lorsqu’ils s’écartèrent l’un de l’autre qu’elle remarqua qu’il n’était pas seul.

— Excuse-moi, Prestimion. Je ne savais pas que tu étais…

— Je te présente mon frère Abrigant, de retour parmi nous après un pénible voyage dans le Grand Sud où il cherchait le pays du fer. Il a apparemment été fort surpris de découvrir que j’avais convolé en son absence. Abrigant, je te présente Varaile, mon épouse.

— Mon frère, dit-elle sans hésiter. Je suis heureuse de voir que vous êtes revenu sain et sauf !

Elle s’avança vers lui et l’étreignit presque aussi chaleureusement qu’elle l’avait fait avec Prestimion.

Abrigant parut décontenancé par la chaleur sincère et spontanée de son accueil ; il se raidit dans un premier temps, puis la serra à son tour dans ses bras. Quand il la lâcha, il avait les yeux brillants et son visage au teint pâle était rouge de confusion et de plaisir. Il était évident que Varaile l’avait conquis en un instant, qu’il était impressionné par la beauté et la noble prestance de la jeune épouse de son frère.

— J’étais justement en train de dire à lord Prestimion, déclara Abrigant, que je regrettais profondément d’avoir manqué votre mariage. Je suis son frère cadet le plus proche par l’âge et j’aurais eu grand plaisir à être à ses côtés.

— Lui aussi a regretté votre absence, fit Varaile. Mais il était possible que vous ne soyez pas de retour avant longtemps et personne ne pouvait savoir quand. Voilà pourquoi nous avons estimé préférable de ne pas attendre.

— Je comprends, fit Abrigant avec une légère inclination de tête.

Il n’aurait pu être plus courtois ; la colère qui bouillonnait en lui quelques minutes plus tôt s’était évanouie.

— Je pense que notre conversation est terminée, reprit-il en se tournant vers Prestimion… Avec ta permission, je vais me retirer dans mes appartements et te laisser avec ton épouse.

Il avait les yeux brillants et l’éclat de ce regard était aussi révélateur pour Prestimion que s’il lisait à livre ouvert dans les pensées de son frère. Il signifiait : tu as bien choisi, mon frère. Cette femme est de la race des reines !

— Non, non, glissa Varaile, je ne faisais que passer. Je ne veux pas interrompre votre discussion. Vous devez encore avoir beaucoup à vous dire.

Elle envoya un baiser à Prestimion du bout des doigts et se dirigea vers la porte.

— Déjeunerons-nous dans la Cour Pinitor, comme d’habitude, monseigneur ?

— Je pense, répondit Prestimion. Abrigant se joindra peut-être à nous.

— J’en serais ravie, fit Varaile en souriant.

Elle sortit en leur faisant des signes de la main.

— Quelle femme extraordinaire, fit Abrigant, encore rayonnant de plaisir. Je comprends tout maintenant… T’appelle-t-elle « monseigneur » en toute circonstance ?

— Seulement lorsqu’elle est en présence de gens qu’elle ne connaît pas bien, répondit Prestimion. Une pointe de formalisme, rien d’autre ; elle a reçu une bonne éducation. Mais il n’en va pas de même quand nous sommes seuls.

— Je l’espère, fit Abrigant. La fille de Simbilon Khayf ! poursuivit-il en secouant la tête. Qui l’eût cru ? Cet ignoble petit bonhomme qui a engendré une fille comme celle-là…