La cérémonie du sacre, avec ses antiques incantations, ses serments rituels et ses sonneries de trompette, qui avait atteint son point culminant avec l’élévation de la couronne et la présentation de la robe royale, était terminée depuis cinquante minutes. Un laps de temps de quelques heures précédait dans le programme des festivités le banquet de célébration du couronnement. Il y avait du remue-ménage et une activité trépidante d’un bout à l’autre de la gigantesque construction qui, à compter de ce jour, allait porter pour toute la planète le nom de Château de lord Prestimion, tandis que les milliers d’invités et les milliers de domestiques se préparaient pour le grand repas d’apparat du soir. Seul le nouveau Coronal s’était isolé au cœur d’une sphère de silence vibrant.
Après les combats et les bouleversements de la guerre civile, après l’usurpation, les batailles, les défaites et l’immense chagrin, l’heure de la victoire était venue. Enfin sacré Coronal de Majipoor, Prestimion était impatient de s’atteler à ses nouvelles tâches.
Mais, à son grand étonnement, quelque chose de gênant, de profondément perturbant, s’était fait jour en lui en cette heure glorieuse. Le sentiment de soulagement et de réussite qu’il avait éprouvé en sachant que son règne commençait enfin était amoindri par un malaise diffus. Pourquoi donc ? Par quoi ce malaise pouvait-il être provoqué ? À l’heure du triomphe, il aurait dû ressentir une joie sans mélange. Et pourtant…
Au milieu de l’allégresse générale, un désir ardent de solitude s’était emparé de lui à la fin de la cérémonie du sacre. Il s’était retiré brusquement pour se barricader dans l’immensité de la Grande Salle de lord Hendighail où il pouvait être seul. C’est dans cette vaste pièce que le flot ininterrompu de présents en l’honneur du nouveau Coronal arrivant depuis un mois, un fleuve de merveilles convergeant vers le Château en provenance de toutes les provinces de Majipoor, était rassemblé en piles majestueuses.
Prestimion avait une idée très vague de l’époque à laquelle lord Hendighail avait vécu – sept, huit, neuf cents ans auparavant, quelque chose comme cela – et pas la moindre de ce qu’avaient été sa vie et ses réalisations. À l’évidence, ce Coronal avait voulu faire les choses à une échelle colossale. La Salle Hendighail était l’une des plus grandes pièces de l’énorme Château, un espace gigantesque dix fois plus long que large et haut en proportion, avec un plafond lambrissé de bois rouge de ghakka soutenu par des voûtes ogivales de pierre noire dont les motifs ornementaux délicatement entrelacés se perdaient très haut dans la pénombre.
Le Château était une ville en soi, avec ses quartiers centraux animés et d’autres, à la périphérie, anciens et à demi oubliés. Lord Hendighail y avait fait bâtir sa salle sur le versant nord du Mont, le moins favorisé, le côté obscur. Prestimion, qui avait pourtant passé la majeure partie de sa vie sur le Mont du Château, n’avait pas souvenir d’être jamais entré dans la Salle Hendighail. À l’époque moderne, elle servait essentiellement de lieu de dépôt où étaient conservés les objets n’ayant pas encore trouvé leur place. C’est à quoi elle était employée ces derniers temps : un entrepôt pour les présents envoyés du monde entier au nouveau Coronal.
La salle était remplie d’une stupéfiante profusion d’objets, un fantastique étalage des couleurs et des merveilles de Majipoor. La coutume voulait, à l’occasion de l’accession au trône d’un nouveau monarque, que les myriades de cités, de villes et de villages de la planète rivalisent de générosité pour lui offrir des splendeurs. Cette fois – à en croire les anciens, ceux dont les souvenirs remontaient à plus de quarante ans, à la date du dernier sacre –, elles s’étaient surpassées. Le nombre des cadeaux déjà arrivés était trois, cinq, dix fois supérieur à ce qui était attendu. Prestimion était ébloui et abasourdi par une telle profusion.
Il avait espéré que l’inspection de ce flot de présents venus des provinces les plus reculées de la planète lui remonterait le moral dans ces moments d’inexplicable tristesse. Le but de ces cadeaux n’était-il pas de faire savoir au nouveau Coronal que Majipoor se réjouissait de son avènement ?
Mais, à son grand désarroi, il découvrit aussitôt qu’ils produisaient sur lui l’effet inverse. Il y avait dans cette pléthore même quelque chose de gênant, de malsain. Ce qu’il aurait voulu que la population lui dise, c’est qu’elle était heureuse qu’un jeune, hardi et vigoureux Coronal prenne au sommet du Mont du Château la place de lord Confalume, las et vieillissant. Mais cet invraisemblable torrent de cadeaux coûteux constituait une manifestation exagérée de gratitude. Il était excessif ; il était disproportionné ; il montrait que son avènement suscitait par toute la planète une allégresse effrénée, sans rapport avec l’événement à proprement parler.
Cette réaction universelle le plongeait dans un abîme de perplexité. Le peuple ne pouvait être aussi impatient de voir partir lord Confalume. Il avait aimé lord Confalume qui avait été un grand Coronal en son temps, même si tout le monde savait que ce temps était révolu, que le moment était venu pour quelqu’un de nouveau et de plus dynamique d’occuper le siège du pouvoir royal et que Prestimion était l’homme de la situation. Cette profusion de présents à l’occasion de la transmission des pouvoirs semblait être presque autant l’expression d’un soulagement qu’une marque de joie.
Soulagement de quoi ? se demanda Prestimion. Qu’est-ce qui avait déclenché une telle jubilation débridée frisant l’hystérie collective ?
La guerre civile sans pitié qui venait de se dérouler avait eu une heureuse issue. Était-ce la raison de cette allégresse ?
Non. Non.
Les habitants de Majipoor ne pouvaient rien savoir de la succession d’événements étranges – la conspiration, l’usurpation, le conflit sanglant qui avait suivi – ayant mené Prestimion au trône après maints détours. Tout avait été effacé de la mémoire du monde sur l’ordre de Prestimion. Pour les milliards d’habitants, il n’y avait pas eu de guerre civile. Le court règne illégitime du Coronal autoproclamé lord Korsibar avait disparu de leurs souvenirs comme s’il n’avait jamais existé. Dans l’esprit du peuple, lord Confalume avait succédé au vieux Pontife Prankipin à sa mort tandis que Prestimion accédait sereinement et paisiblement au trône du Coronal si longtemps occupé par Confalume.
Alors, pourquoi un tel débordement d’enthousiasme ? Pourquoi ?
Sur les quatre côtés de l’immense salle était empilée la stupéfiante multitude de présents, encore dans leur emballage pour la plupart, des montagnes de trésors s’élevant vers les lointaines solives. Toutes les pièces rarement utilisées de cette aile septentrionale du Château étaient bourrées de caisses en provenance des régions les plus reculées dont le nom ne disait rien ou presque à Prestimion. Il se rappelait en avoir vu certains sur des cartes, mais n’avait jamais entendu parler des autres. Des cargaisons de présents continuaient d’arriver ; les domestiques du Château ne savaient plus où donner de la tête.
Et ce qui s’étalait devant ses yeux ne représentait qu’une fraction de ce qui était arrivé. Il y avait aussi les cadeaux vivants. Les habitants des provinces avaient fait don d’une extraordinaire collection d’animaux, toute la population d’un zoo, les créatures les plus étranges qui se puissent trouver sur Majipoor. Ils n’avaient pas été rassemblés, dans le Château, le Divin en soit loué ! Il y avait aussi des plantes bizarres destinées au jardin du Coronal. Prestimion en avait vu certaines la veille : d’énormes arbres aux feuilles argentées pareilles à des sabres luisants, des cactées aux formes grotesques, aux feuilles pointues entortillées, deux plantes-bouches carnivores de Zimroel à l’aspect sinistre, faisant claquer leurs mâchoires centrales pour montrer qu’elles étaient affreusement avides d’être nourries, et un bac de porphyre sombre empli de gambeliavos translucides de la côte septentrionale de Stoienzar, qui donnaient l’impression d’être faits de verre filé et émettaient de doux soupirs argentins quand on passait la main sur eux. Il y en avait encore beaucoup d’autres, des merveilles botaniques en quantité innombrable, entreposées ailleurs.
Le volume de tous ces présents, l’espace qu’ils occupaient étaient si vertigineux que Prestimion avait de la peine à se les représenter.
Il avait l’impression que ce gigantesque entassement d’objets était Majipoor elle-même, dans son immensité et sa complexité, comme si la planète géante, la plus grande de la galaxie, parvenait ce jour-là à loger dans cette unique salle. Debout au milieu des montagnes de présents, il se sentait écrasé par cet invraisemblable étalage, cette stupéfiante, extravagante prodigalité. Il savait qu’il aurait dû en éprouver du plaisir, mais la seule émotion qu’il ressentait, environné par la multitude de preuves tangibles de sa grandeur récente, était une sorte de désarroi qui le paralysait. Ce sentiment de vide inattendu, déconcertant, qu’il avait senti monter au long de l’interminable cérémonial ayant fait de lui le Coronal de Majipoor le laissait mystérieusement attristé et assombri dans ce qui aurait dû être l’heure de son triomphe et menaçait maintenant d’envahir toute son âme.
Comme dans un rêve, Prestimion parcourut la salle, examinant au hasard certains des paquets déballés par les domestiques.
Il vit un coussin chatoyant de cristal à travers lequel on distinguait un paysage rural avec tous ses détails, verts tapis de mousse, arbres au feuillage d’un jaune vif, toitures de tuiles rouges d’une ville pimpante qui lui était inconnue, aussi précis que si l’endroit représenté était véritablement contenu dans le minéral. Un rouleau de parchemin joint au cristal expliquait que c’était le cadeau du village de Glau, dans la province de Thelk Samminon, à l’ouest de Zimroel. Il était accompagné d’une couverture écarlate de brocart tissée, s’il fallait en croire le parchemin, avec la soie des vers d’eau de la région.
Il vit un coffret débordant de gemmes multicolores qui émettaient des pulsations de lumières dorée, bronze, pourpre et cramoisie semblables au plus beau des couchers de soleil. À côté, une cape lustrée de plumes bleu de cobalt – les plumes des fameux scarabées de feu de Gamarkain, disait une note explicative, ces insectes géants ressemblant à des oiseaux et qui étaient invulnérables au contact des flammes. Celui qui porterait la cape le serait aussi. Plus loin, cinquante morceaux du précieux charbon de bois rouge d’Hyanng qui, quand il brûlait, avait le pouvoir de chasser toutes les maladies du corps du Coronal.
Là, un ensemble exquis de figurines amoureusement sculptées dans une pierre verte luisante et translucide. Une étiquette indiquait qu’elles représentaient la faune sauvage du district de Karpash : une douzaine ou plus d’animaux inconnus, extraordinaires, sur lesquels ne manquait pas un détail de la fourrure, des cornes, des griffes. Ils se mirent à s’ébrouer et à galoper en se poursuivant autour du coffre qui les contenait dès que la chaleur du souffle de Prestimion les eut ramenés à la vie. Et là…
Prestimion entendit derrière lui le grincement de la grande porte qui s’ouvrait. Quelqu’un entrait. Il ne pouvait donc jamais être seul, même ici.
Une toux discrète, des pas qui s’approchaient. Il fouilla du regard l’obscurité du fond de la salle.
Une longue silhouette efflanquée avançait vers lui.
— Ah ! Te voilà, Prestimion ! Akbalik m’a dit que tu étais là. Tu fuis toute cette agitation, c’est ça ?
L’homme aux jambes interminables, d’une élégance raffinée, était Septach Melayn, le petit-cousin du duc de Tidias, un bretteur hors pair et l’ami de toujours de Prestimion. Il portait encore sa tenue de cérémonie, une tunique safran ornée de fleurs et de feuilles en broderies dorées et des guêtres serrées par des lacets dorés. La chevelure de Septach Melayn, dorée elle aussi, tombant sur ses épaules en longues boucles soigneusement roulées en spirales, était ornée de trois barrettes d’émeraudes étincelantes. Sa barbiche en pointe, d’un blond roux, était fraîchement taillée.
Il s’arrêta à trois mètres de Prestimion, les poings sur les hanches, considérant avec émerveillement la multitude de présents.
— Eh bien, déclara-t-il, sans cacher sa stupéfaction, te voilà enfin Coronal, Prestimion, après tant de violences. Et cette montagne de trésors est là pour en témoigner.
— Enfin Coronal, oui, fit Prestimion d’une voix sépulcrale.
Le front de Septach Melayn se plissa.
— Que d’aigreur dans ta voix ! Tu règnes sur la planète et cela ne semble pas particulièrement te faire plaisir. Après tout ce que nous avons enduré pour t’amener si haut !
— Plaisir ? lança Prestimion avec un petit rire. Quel plaisir y a-t-il dans tout cela, Septach Melayn. Dis-le-moi, veux-tu ?
Il perçut brusquement un étrange élancement derrière son front. Il sentait quelque chose poindre en lui, quelque chose de sombre, une flambée de fureur et d’hostilité dont il n’avait jamais soupçonné l’existence. Soudain, à son profond étonnement, il donna libre cours à un impétueux torrent d’amertume d’une singulière violence.
— Je règne sur la planète, dis-tu ? Qu’est-ce que cela signifie ? Je vais t’expliquer, Septach Melayn. Ce sont des années et des années de dur labeur qui m’attendent, jusqu’à ce que je sois devenu aussi racorni qu’un vieux bout de cuir et puis, quand Confalume rendra enfin le dernier soupir, j’irai finir ma vie dans l’obscurité du sinistre Labyrinthe, sans plus jamais revoir la lumière du jour. Quel plaisir, je te le demande ? Où ?
Septach Melayn en resta bouche bée de stupéfaction. L’espace d’un instant, il parut incapable de proférer un son. Il n’avait jamais vu le Prestimion qui se tenait devant lui.
— Dans quelles sombres dispositions êtes-vous le jour de votre sacre, monseigneur ! réussit-il enfin à articuler.
Prestimion n’en revenait pas lui-même de son explosion de rage et de peine. J’ai tort de me conduire de cette manière, songea-t-il, confus. C’est folie de parler ainsi ; je dois faire quelque chose pour rendre plus léger le ton de cette conversation. Il fit un grand effort pour essayer de redevenir lui-même.
— Ne m’appelle pas « monseigneur », Septach Melayn, fit-il sur un ton totalement différent, teinté d’irrévérence. Pas en privé, en tout cas. Cela fait guindé et contraint. Et obséquieux.
— Mais tu es le Coronal. Je me suis battu de toutes mes forces pour que tu le deviennes ; mes cicatrices en témoignent.
— Pour toi, je suis encore Prestimion.
— D’accord, Prestimion. Très bien, Prestimion. Comme monseigneur Prestimion le voudra.
— Par le Divin, Septach Melayn ! s’écria Prestimion avec un petit sourire d’exaspération à cette pointe malicieuse.
Mais que pouvait-il attendre d’autre de Septach Melayn que frivolité et taquinerie ?
Septach Melayn lui rendit son sourire. Ils s’efforçaient maintenant tous deux de faire comme si l’accès d’humeur de Prestimion n’avait jamais eu lieu.
D’un geste nonchalant, presque indolent, Septach Melayn tendit le doigt vers le Coronal.
— Quel est cet objet que tu tiens, Prestimion ?
— Ça ? Eh bien, c’est… c’est…
Prestimion examina le rouleau de cuir fauve qui y était attaché.
— Une baguette taillée dans une corne de gamelipam, expliqua-t-il. Elle doit changer de couleur, de dorée devenir d’un noir teinté de pourpre quand on la fait passer au-dessus d’un mets contenant du poison.
— Tu y crois, n’est-ce pas ?
— Les habitants de Bailemoona y croient, en tout cas. Et ça… regarde, Septach Melayn, il est écrit que c’est une cape tissée avec la fourrure du ventre d’un kuprei des glaces, qui vit sur les pics enneigés des Gonghars.
— Cette espèce, me semble-t-il, a disparu.
— Ce serait fort regrettable, répliqua Prestimion en caressant distraitement l’épaisse et soyeuse fourrure. C’est si doux au toucher… Et là, poursuivit-il en posant la main sur un paquet carré, fermé par des liens ouvragés, nous avons une offrande venue du Sud, des bandes de l’écorce odoriférante du quinoncha, un arbre très rare. Cette magnifique coupe est façonnée dans le jade de Vyrongimond, une roche si dure qu’il faut la moitié d’une vie pour polir un objet de la taille d’un poing d’homme. Quant à cela…
Prestimion était aux prises avec une caisse à demi ouverte d’où dépassait une merveille chatoyante d’argent et de cornaline. C’était comme si, en fourrageant avec fébrilité dans ces caisses, il cherchait à se débarrasser de l’humeur maussade et de l’état d’abattement qui l’avaient poussé à se retirer dans cette salle.
Mais il ne pouvait abuser Septach Melayn. Pas plus que Septach Melayn ne pouvait conserver son indifférence étudiée devant l’angoisse qu’il avait perçue chez son ami.
— Prestimion ?
— Oui.
L’escrimeur avança d’un ou deux pas, dominant Prestimion de sa haute taille. Le Coronal était un homme trapu, large de carrure mais court de stature, au contraire de Septach Melayn, si mince, aux membres si allongés qu’il en paraissait presque fluet. Mais il n’en était rien.
— Tu n’es pas obligé de tous me les montrer, fit-il doucement.
— Je croyais que cela t’intéresserait.
— Dans une certaine mesure, répondit Septach Melayn, mais seulement dans une certaine mesure. Prestimion, poursuivit-il d’une voix encore plus douce, pourquoi t’es-tu réfugié en cachette dans cette salle ? Certainement pas pour te délecter de la vue de tous ces présents. Il n’a jamais été dans ta nature de convoiter ni de caresser de simples objets.
— Ce sont de très beaux et très curieux objets, répliqua fermement Prestimion.
— Assurément. Mais tu devrais être en train de t’apprêter pour le banquet de ce soir au lieu d’errer seul dans cet entrepôt de curiosités. Et ces étranges propos que tu as tenus il y a quelques minutes… ce cri de douleur, ces plaintes amères. J’ai essayé de les mettre sur le compte d’un moment d’aberration, mais ils ne cessent de se répercuter dans mon esprit. Quel est le sens de tout cela ? Étais-tu sincère en te lamentant sur le fardeau du pouvoir ? Je n’aurais jamais cru entendre de tels mots dans ta bouche. Tu es le Coronal maintenant, Prestimion ! Tu es au faîte de l’ambition de tout homme. Ton règne sera glorieux ; ce devrait être le plus beau jour de ta vie.
— Cela devrait l’être, en effet.
— Et pourtant… tu viens te retirer dans cette salle sinistre pour broyer du noir dans la solitude, tu joues avec ces jolies babioles au moment où tes rêves se réalisent, tu te lamentes sur ton sort royal comme si c’était une malédiction prononcée contre toi…
— Une humeur passagère.
— Alors, laisse-la passer, Prestimion. Laisse-la passer ! C’est un jour de réjouissances ! Il y a deux heures à peine, au pied du trône de Confalume, tu ceignais la couronne à la constellation et maintenant… maintenant… si tu voyais ton visage, cette tristesse qui l’assombrit, ce regard morne et tragique…
Prestimion lui adressa un sourire exagérément comique, en découvrant toutes ses dents et en écarquillant les yeux.
— Alors ? C’est mieux ?
— Pas vraiment. Tu ne m’auras pas comme ça, Prestimion. Qu’est-ce qui peut bien t’affliger à ce point un jour comme aujourd’hui ? Je crois le savoir, poursuivit-il après un silence, en voyant que Prestimion ne répondait pas.
— Comment pourrais-tu ne pas le savoir ?… Je pensais à la guerre, ajouta-t-il, sans laisser à Septach Melayn le temps de dire quoi que ce fût.
Septach Melayn le regarda d’un air de surprise. Mais il se ressaisit rapidement.
— Ah ! la guerre. La guerre, bien sûr, Prestimion. Elle nous a tous marqués. Mais la guerre est finie et oubliée. À part Gialaurys et nous deux, pas un seul être au monde n’en a gardé la mémoire. Tous ceux qui sont aujourd’hui rassemblés au Château pour le cérémonial du sacre n’ont pas le moindre souvenir de cet autre couronnement qui a eu lieu ici même il n’y a pas si longtemps.
— Mais nous trois, nous nous en souvenons. La guerre restera à jamais gravée dans notre esprit. Ce gâchis. Cette inutilité. Ces destructions. Ces morts. Tant de morts. Svor, Kanteverel, mon frère Taradath, le comte Kamba de Mazadone, mon maître dans l’art du tir à l’arc, Iram, Mandrykarn, Sibellor. Et des centaines, des milliers d’autres.
Prestimion ferma les yeux un instant et détourna la tête.
— Je les déplore toutes, reprit-il, toutes ces morts. Même celle de Korsibar, ce pauvre fou tombé dans l’erreur.
— Il y a un nom que tu as passé sous silence, fit Septach Melayn. Et pas le moins important.
Délicatement, comme on incise une plaie infectée, il le prononça.
— Je parle de sa sœur, lady Thismet.
— Thismet, oui.
Le nom qu’il était impossible de taire, malgré tous les efforts de Prestimion. Il était presque incapable de parler d’elle, mais elle n’était jamais longtemps absente de ses pensées.
— Je connais ton chagrin, reprit Septach Melayn. Je le comprends. Le temps le guérira.
— Crois-tu ? Est-ce possible ?
Ils gardèrent le silence un moment. Par son seul regard, Prestimion fit comprendre qu’il ne souhaitait pas en dire plus sur Thismet et le silence se prolongea.
— Tu sais que je me réjouis d’être Coronal, reprit enfin Prestimion quand le poids du silence devint trop lourd. Sois-en assuré. C’était mon destin de monter sur le trône. C’est ce pour quoi le Divin m’a façonné. Mais fallait-il qu’il y eût tant de sang versé pour permettre mon avènement ? Était-ce nécessaire ? Mon accession au trône est souillée par tout ce sang.
— Qui sait ce qui est nécessaire et ce qui ne l’est pas, Prestimion ? Les choses se sont passées ainsi, c’est tout. Le Divin a voulu qu’il en aille de cette manière et nous avons fait de notre mieux, Gialaurys, Svor, toi et moi pour rétablir l’unité de la planète. La guerre est oubliée ; nous avons fait ce qu’il fallait pour cela. Nous sommes les seuls à savoir qu’elle a eu lieu. Pourquoi choisir ce jour pour déterrer tout cela ?
— Un sentiment de culpabilité, peut-être, de monter sur le trône en enjambant les corps de tant d’hommes de qualité.
— De culpabilité ? De culpabilité, Prestimion ? Quelle culpabilité ? Cet idiot de Korsibar porte seul la responsabilité de la guerre ! Il s’est rebellé contre la loi et la tradition ! Il a usurpé le trône ! Comment peux-tu parler de culpabilité alors qu’il est seul…
— Non. Tout le monde, d’une manière ou d’une autre, doit avoir eu sa part de responsabilité pour attirer une telle malédiction sur la planète.
Septach Melayn écarquilla derechef de surprise ses yeux d’un bleu très pâle.
— Quelles sont ces absurdités mystiques, Prestimion ? Comment peux-tu parler sérieusement de malédiction et accepter d’assumer la plus petite parcelle de responsabilité pour cette guerre ? Le Prestimion que je connaissais naguère était un homme rationnel. Jamais il n’aurait proféré de telles inepties, même en manière de plaisanterie. Jamais elles ne lui seraient venues à l’esprit… Écoute-moi : cette guerre est l’œuvre de Korsibar. De Korsibar. Il en est seul coupable, lui et personne d’autre. Le passé est le passé, tu es le nouveau monarque de Majipoor et la paix règne enfin sur la planète.
— Soit, fit Prestimion en souriant. Tu as raison. Pardonne-moi cet accès de mélancolie, mon vieil ami. Tu me verras ce soir en plus joyeuse disposition pour le banquet du couronnement. Je te le promets.
Il commença à aller et venir au milieu des caisses scellées, les effleurant au passage.
— Mais pour l’instant, Septach Melayn, tous ces présents, cette salle remplie de cadeaux… si tu savais comme cela m’oppresse ! Ils pèsent sur moi comme le poids du monde ! J’aurais dû tout faire sortir pour le brûler, ajouta-t-il avec une grimace.
— Prestimion…, commença Septach Melayn d’un ton réprobateur.
— Pardonne-moi encore. Je me répands trop facilement en lamentations aujourd’hui.
— Assurément, monseigneur.
— Je devrais me réjouir de ces présents, j’imagine, au lieu d’en faire une source de préoccupation. Voyons si nous pouvons y trouver de quoi nous distraire. J’ai grand besoin de distraction en ce moment, Septach Melayn.
Prestimion s’éloigna et se mit à marcher entre les rangées de colis empilés, s’arrêtant de loin en loin pour regarder à l’intérieur de ceux qui étaient ouverts. Un globe de feu. Une écharpe multicolore dont les teintes changeaient constamment. Une fleur façonnée dans un bronze précieux, des profondeurs duquel montait le long des pétales un chant grave d’une grande beauté. Un oiseau sculpté dans une pierre vermillon, qui remuait la tête de côté et d’autre en poussant des cris indignés. Un chaudron de jade rouge aux bords festonnés, chaud et doux comme du satin au toucher.
— Regarde, lança Prestimion en déballant un sceptre en os de dragon de mer ciselé avec une habileté infinie. Il vient de Piliplok. Regarde, là, comme il est joliment entouré de…
— Tu devrais sortir d’ici maintenant, coupa sèchement Septach Melayn. Ces objets attendront. Il faut que tu t’habilles pour le banquet.
Oui, il avait raison. Il n’était pas bien de se claquemurer dans cette salle. Prestimion savait qu’il devait chasser la tristesse et l’abattement qui l’accablaient depuis plusieurs heures et lui ressemblaient si peu, s’en débarrasser comme d’une cape bonne à jeter. Il lui faudrait montrer aux convives du banquet le visage radieux, seyant à un Coronal fraîchement intronisé.
Oui. Oui. C’est ce qu’il allait faire.