Quand Prestimion et ses compagnons sortirent du Labyrinthe par la porte méridionale, ils virent les étendues immenses d’Alhanroel se déployer devant eux comme un océan infini. Le terrain était plat à cet endroit et l’horizon formait une ligne grise et floue qui semblait s’étirer à un million de kilomètres. Chaque journée apportait des paysages nouveaux, une végétation nouvelle, une cité nouvelle. Et quelque part devant eux, dans cette plate immensité, Dantirya Sambail poursuivait sa fuite en avant.
Le cortège royal fit une première halte à Bailemoona, la ravissante cité entourée de plaines fertiles, où Mandralisca, le goûteur du Procurateur, avait été vu par le garde-chasse du prince Serithorn. Kaitinimon, le jeune duc de Bailemoona, le fils de Kanteverel, vint les accueillir aux portes de la cité, devant les murs d’un rouge éclatant.
Il tenait de son père un visage rond et ouvert et, à l’image de Kanteverel, préférait une tunique flottante à une tenue de cérémonie plus voyante. Mais Kanteverel n’avait jamais été qu’un être jovial et enjoué, alors qu’une tension difficilement contenue était perceptible chez le jeune homme, une rigueur à peine dissimulée qui faisait de lui quelqu’un de totalement différent. Mais comme un Coronal n’était pas venu en visite depuis une éternité à Bailemoona, Kaitinimon montra un visage rayonnant à l’arrivée de Prestimion en l’honneur de qui de grandes festivités avaient été organisées : une foule de musiciens, de jongleurs et d’habiles illusionnistes, et une savoureuse dégustation de la cuisine réputée de la région, avec un vin local pour accompagner chaque plat. Une visite des légendaires abeilles dorées de Bailemoona était évidemment prévue.
Chaque cité ou presque avait une caractéristique par laquelle elle se distinguait ; celle de Bailemoona était les abeilles dorées. Dans les temps reculés où seules des tribus éparses de Changeformes habitaient dans cette partie d’Alhanroel, cette race d’abeilles était fort répandue dans toute la province et les territoires alentour. Mais le développement de la civilisation humaine les avait plongées dans un long déclin, les amenant au bord de l’extinction. Les seules survivantes étaient celles que les ducs de Bailemoona conservaient avec un soin jaloux dans un rucher de leur domaine.
— Le rucher n’est ouvert au public que trois fois l’an, expliqua le duc Kaitinimon en conduisant Prestimion dans le jardin du palais ducal. Le Jour de l’hiver, le Jour de l’été et le jour de l’anniversaire du duc. L’admission se fait par tirage d’une loterie : une douzaine de visiteurs par heure, dix heures par jour. Les billets changent de mains à un prix très élevé. Le reste du temps, l’accès du rucher est interdit, sauf pour nos apiculteurs et les membres de la famille ducale. Mais lorsque Bailemoona à l’honneur de recevoir le Coronal…
Le rucher était une construction d’une stupéfiante beauté : une gigantesque construction ajourée – d’éclatantes mailles métalliques soutenue par de hauts poteaux cylindriques d’un bois blanc et lisse, qui s’entrecroisaient en l’air d’une manière époustouflante –, si légère et arachnéenne qu’elle semblait devoir être jetée à bas au premier souffle du vent.
Prestimion distingua à l’intérieur une myriade de points lumineux clignotant avec une rapidité à faire tourner la tête, comme les signaux optiques d’un sémaphore se succédant à une cadence telle qu’il eût été impossible de déchiffrer un message.
— Ce que vous voyez, expliqua le duc, est la réflexion de la lumière du soleil sur le corps des abeilles en vol. Mais donnez-vous la peine d’entrer, monseigneur.
Prestimion et sa suite s’engagèrent dans le long vestibule ouvrant sur une succession de petites pièces reliées par des ouvertures, qui donnaient accès au rucher proprement dit. Il avait la forme d’un dôme gigantesque, quatre ou cinq fois plus vaste que la salle du trône de Confalume, constitué de mailles métalliques si fines qu’elles étaient à peine visibles de l’intérieur, comme un voile ténu tendu sur l’azur du ciel. Un bourdonnement continu et vibrant enveloppa les visiteurs ; il y avait des abeilles partout. Des centaines d’abeilles. Des milliers.
Elles volaient sans s’arrêter, traversant et retraversant les hauteurs de leur domaine en un vertigineux ballet aérien. Prestimion était stupéfié par leur nombre, par la vitesse à laquelle elles se déplaçaient et par l’éclat de la lumière qui se réfléchissait sur les ailes et les flancs brillants des insectes en mouvement. Il resta un long moment à l’entrée, levant un regard émerveillé vers les figures éblouissantes qu’elles dessinaient dans l’air.
Petit à petit, il concentra son attention sur des individus au lieu de se contenter de suivre leurs évolutions d’ensemble et remarqua que, pour des abeilles, les insectes étaient de grande taille. Il s’apprêtait à poser la question, mais Septach Melayn le devança.
— Ce sont vraiment des abeilles, Votre Grâce ? Depuis que je les suis des yeux dans cette cage, elles me paraissent aussi grosses que des oiseaux.
— Vos yeux ne vous trompent pas, répondit le duc. Vous savez que vous pouvez leur faire confiance. Mais ce sont véritablement des abeilles. Venez, je vais vous montrer.
Il s’avança au milieu du rucher et s’immobilisa, les bras tendus, les paumes tournées vers le ciel. En quelques instants, une demi-douzaine d’habitantes du rucher vinrent se poser sur lui comme des animaux familiers s’attroupant autour de leur maître. Une dizaine d’autres, peu après, se mirent à graviter autour de sa tête.
Le duc demeurait immobile ; seuls ses yeux indiquèrent aux invités de venir le rejoindre.
— Approchez. Venez les regarder. Lentement… lentement… attention de ne pas les effrayer…
Prestimion avança prudemment, suivi de Septach Melayn et du gros Gialaurys qui marchait comme sur un tapis de coquilles d’œufs.
Maundigand-Klimd, pour qui les abeilles semblaient ne présenter aucun intérêt, resta près de l’entrée, comme Abrigant, la mine perpétuellement renfrognée. Depuis leur arrivée à Bailemoona, il ne se donnait guère la peine de masquer l’impatience qu’il avait de prendre la route en direction de Skakkenoir, quelque part vers le sud-est, où il espérait trouver les plantes métallifères. La poursuite de Dantirya Sambail n’était pour lui qu’un motif d’irritation, une heure passée au milieu des abeilles, aussi belles soient-elles, une insupportable perte de temps.
Quand il fut assez près du duc Kaitinimon pour distinguer les petites créatures brillantes sur sa paume, Prestimion émit un sifflement de surprise. Les abeilles dorées de Bailemoona, longues de plusieurs centimètres, avaient un corps dodu et ressemblaient à des oiseaux.
S’agissait-il d’oiseaux de petite taille ou de très gros insectes ?
Des insectes, décida Prestimion en faisant deux ou trois pas de plus. Il vit distinctement les trois paires de pattes velues et le corps partagé en segments : tête, thorax et abdomen. Ils étaient entièrement recouverts, jusqu’aux ailes, d’une carapace réfléchissante qui aurait facilement pu passer pour une mince couche d’or et expliquait les effets de lumière éblouissants provoqués par leurs mouvements.
— Approchez encore, murmura le duc. Assez près pour voir leurs yeux.
Prestimion se pencha et étouffa un petit cri de surprise. Les yeux !… Des yeux étonnants ! Il n’en avait jamais vu de semblables !
Pas les yeux froids, à facettes, des insectes, non, pas du tout. Ni les yeux ronds et brillants des oiseaux. Ces yeux-là, d’une taille disproportionnée, avaient un aspect étrangement mammalien ; on eût dit les yeux doux et liquides d’un petit animal de la forêt. Mais il y vit aussi briller une intelligence qui distinguait ces animaux du peuple jacasseur des drôles et des mintus des bois. Il était presque effrayant de regarder au fond de ces yeux.
— Prenez la même position que moi, fit le duc. Restez parfaitement immobile ; elles viendront se poser sur vous.
Ni Septach Melayn ni Gialaurys n’eurent envie de faire cette expérience, mais Prestimion écarta les bras en tournant les paumes vers le ciel. Un moment s’écoula. Puis deux abeilles s’approchèrent avec curiosité et décrivirent plusieurs cercles autour de sa tête ; au bout d’une ou deux minutes, l’une d’elles se posa délicatement sur la main gauche de Prestimion.
Il eut une étrange sensation de chatouillement quand elle commença à se déplacer. Très lentement, il tourna la tête vers la gauche et son regard croisa celui des grands yeux graves de l’insecte qui l’observait avec attention.
Il y avait de l’intelligence dans ces yeux ; cela ne faisait aucun doute.
Un cerveau minuscule, mais vif, pénétrant. Il se demanda quel genre de pensée pouvait circuler dans le cerveau de ces petites créatures, les dernières de leur espèce, tandis qu’elles décrivaient leurs cercles sans fin dans ce rucher devenu leur unique refuge au monde.
— Nos ancêtres les gardaient en cage pour en faire des animaux de compagnie, reprit Kaitinimon. Elles volaient un ou deux mois, puis tombaient malades et mouraient. Elles ne supportaient pas la captivité, vous comprenez. Mais ceux qui avaient eu des abeilles, même pour quelques jours, les trouvaient d’une beauté irrésistible. Quand leurs abeilles mouraient, il leur fallait immédiatement les remplacer, même en sachant que les nouvelles mourraient aussi en peu de temps. Elles vivaient autrefois par millions dans cette province ; quand elles volaient en groupe important, on aurait dit que le ciel était doré. Aujourd’hui, j’ai le privilège d’avoir les dernières abeilles de Bailemoona ; ce rucher, comme vous pouvez le constater, leur laisse beaucoup d’espace. Elles ne survivraient pas dans une cage plus petite… Si vous tournez lentement la main, comme ceci, monseigneur, les abeilles vont s’envoler. À moins, bien entendu, que vous n’ayez envie de prolonger un peu l’expérience.
— Encore quelques minutes, je pense, fit Prestimion.
Deux autres abeilles arrivèrent sur sa main gauche, une troisième se posa sur la droite. Il demeurait rigoureusement immobile, incapable de détacher les yeux de ceux des insectes, abîmé dans la contemplation de ces petits êtres intelligents qui se déplaçaient tranquillement sur ses mains. Il y en avait cinq maintenant. Six. Sept. Il devait leur inspirer confiance. Il se demanda si les abeilles pouvaient lire dans son esprit.
Il se prit brusquement à regretter que Varaile ne soit pas avec lui pour admirer les abeilles.
Cette pensée le bouleversa : Varaile avait-elle déjà pris la place de Thismet dans son cœur, s’il avait envie de la présence de cette jeune femme qu’il connaissait à peine et souhaitait l’avoir à ses côtés tandis qu’il parcourait le monde ? Il semblait que oui. Il était stupéfait de constater qu’elle lui manquait à ce point. Mais Thismet avait disparu à jamais et Varaile l’attendait au Château. En vertu de son pouvoir et de ses responsabilités, il était destiné à passer sa vie à voyager par monts et par vaux. Il fut soudain pris d’un désir dont la violence le stupéfia de tout partager avec Varaile, de lui montrer tout ce qu’il aurait le privilège de voir, les abeilles dorées de Bailemoona aussi bien que le lac vaporeux de Simbilfant, le marché de minuit de Bombifale, les couleurs de la gerbe jaillissante de la Fontaine de Gulikap, les jardins de Tolingar… tout. Tout.
— Vous trouvez nos abeilles intéressantes, monseigneur ?
Pris au dépourvu, Prestimion tourna vivement la tête vers le duc.
— Oh ! oui ! répondit-il. Elles sont extraordinaires ! Elles sont merveilleuses !
— Je pourrais vous en envoyer quelques-unes au Château, poursuivit Kaitinimon. Mais elles mourraient, comme toutes les autres.
Ce soir-là, pendant le dîner de spécialités de la région servi dans le palais ducal, les pensées de Prestimion restèrent fixées sur les abeilles dorées et sur la brusque envie de Varaile qu’elles avaient fait naître en lui. Il ne parvenait à chasser de son esprit l’éclat de leurs yeux énigmatiques ni le spectacle éblouissant de la myriade d’insectes voletant en tous sens dans les hauteurs de l’immense rucher. Ces yeux pénétrants, la présence de cette intelligence inexplicable, les merveilleux reflets dorés qui s’allumaient et s’éteignaient alternativement…
Quelle planète merveilleuse, remplie de prodiges et qui renferme encore assez de surprises pour dix vies d’homme !
Voir les célèbres abeilles dorées n’était pas le but premier de la visite du Coronal à Bailemoona. C’est Gialaurys qui mit la question sur le tapis.
— Nous avons été informés, dit-il au duc, que le Procurateur Dantirya Sambail et quelques-uns de ses hommes sont passés par ici il n’y a pas longtemps. Le Coronal souhaite s’entretenir avec lui et aimerait savoir où il se trouve. Nous nous demandons si vous avez eu des contacts avec lui.
Le duc ne manifesta aucun étonnement. Il avait dû, comme beaucoup d’autres, apprendre que lord Prestimion essayait de retrouver la trace du Procurateur de Ni-moya et qu’une chasse à l’homme à l’échelle du continent était en cours.
La nouvelle était évidemment sensationnelle, mais le duc Kaitinimon était trop avisé pour poser des questions. Il répondit de la manière la plus directe qui soit en expliquant au Coronal qu’il avait eu vent, lui aussi, de la présence du Procurateur dans la région mais n’avait pas reçu sa visite. Il avait été intrigué par le fait que Dantirya Sambail passe si près sans venir le saluer, mais il était convaincu que le Procurateur ne se trouvait plus dans la province de Balimoleronda. Il n’en savait pas plus. Quand Septach Melayn lui demanda s’il estimait plus probable que le Procurateur en fuite eût pris la direction du sud ou de l’ouest, Kaitinimon haussa les épaules en signe d’ignorance.
— À l’évidence, il cherche à rentrer chez lui. J’imagine qu’il va essayer d’atteindre la mer ; il peut y arriver par l’une ou l’autre direction. Comment pourrais-je savoir ce qui se passe dans la tête de Dantirya Sambail ?
Prestimion décida de filer vers le sud en quittant Bailemoona. Il n’était pas de trajet court sur Majipoor, mais le Procurateur mettrait moins de temps à atteindre la mer en prenant la direction du sud qu’en partant vers l’ouest. Les ports étaient certes soumis à un blocus, mais Prestimion ne savait que trop bien qu’il serait facile à un être aussi retors que Dantirya Sambail d’acheter des complicités. Il l’avait déjà fait pour s’échapper des tunnels de Sangamor. Ce serait pour lui un jeu d’enfant de trouver dans un port méridional un agent des douanes indolent et vénal qui fermerait les yeux pendant qu’il se glisserait avec Mandralisca à bord d’un navire marchand en partance pour Zimroel.
Cap au sud, donc, pour Prestimion. Direction Ketheron et son Désert de Soufre.
C’était un choix logique. Et attrayant. Le Désert de Soufre n’était ni un désert ni un endroit où l’on trouvait du soufre, mais tout le monde s’accordait à dire qu’il s’agissait d’un des paysages les plus saisissants de la planète. Prestimion était reconnaissant à Dantirya Sambail de lui fournir l’occasion de le contempler.
Encore un lieu où il se rendrait sans Varaile. Il ne parvenait décidément pas à la chasser de son esprit.
Après deux jours de voyage, les premiers affleurements de sable leur apparurent. Ce ne furent au début que des traînées et des cordons épars, mêlés à la terre sombre qui atténuait son éclat. Bientôt sa présence s’intensifia jusqu’à ce que les versants des collines et les vallées en soient colorés ; enfin, quand les voyageurs atteignirent la Rivière de Soufre, ils furent environnés de jaune comme si c’était l’unique couleur de l’univers.
On pouvait facilement comprendre pourquoi les premiers explorateurs de cette région avaient cru découvrir un trésor ; aucune autre substance que le soufre ne pouvait avoir cette teinte chaude et éclatante. Mais ce qu’ils avaient pris pour du soufre n’était rien d’autre qu’un sable jaune pulvérulent, un sable calcaire qui devait sa pigmentation à des grains de quartz et à des particules de feldspath et d’hornblende. Sa formation, apparemment, remontait à des temps très reculés, quand la majeure partie du centre de Majipoor était un désert des plus arides et que de grandes montagnes jaunes occupaient le territoire s’étendant à l’ouest du Labyrinthe. Au long des millénaires, sous l’action des vents violents, les montagnes avaient été érodées et le sable transporté à des milliers de kilomètres ; il s’était déposé dans les collines de Gaibilan, au-delà de Ketheron, où la Rivière de Soufre prenait sa source. Le cours d’eau avait fait le reste, charriant d’énormes quantités du sable déposé dans les collines et le répartissant dans toute la large vallée où se trouvaient les voyageurs du Mont du Château, une vallée qui, de temps immémorial, portait le nom de Désert de Soufre.
Ce sable jaune exceptionnel formait le plus souvent une couche ne dépassant pas sept à huit mètres d’épaisseur, mais à certains endroits il atteignait une profondeur d’au moins huit cents mètres et s’était solidifié au fil du temps pour former une roche tendre et poreuse présentant de hautes parois verticales. C’est dans cette zone de falaises jaunes à pic que les villages et les villes du district de Ketheron avaient été bâtis.
D’aucuns trouvaient à Ketheron une beauté féerique ; pour d’autres, la région était un endroit grotesque, irréel, une vision de cauchemar. L’érosion avait découpé un réseau de rigoles aux parois abruptes dans la couche supérieure et sculpté dans les endroits exposés des aiguilles et des flèches aux formes torturées. En creusant l’intérieur de ces colonnes et en perçant d’étroites fenêtres dans l’épaisseur de la roche tendre, les habitants de Ketheron en avaient fait des habitations étrangement oniriques, des villes entières faites de hautes et étroites constructions jaunes évoquant des chapeaux pointus de sorcières.
L’étrangeté de Ketheron en faisait une des sources d’inspiration préférées des peintres d’âme ; ils s’y rassemblaient depuis des siècles, déroulant leurs toiles psychosensitives sur lesquelles ils laissaient filtrer les impressions perçues par leur esprit en transe. On retrouvait des peintures d’âme représentant les tours jaunes torturées de Ketheron dans toutes les maisons des nouveaux riches qui n’avaient pas encore appris à se garder du banal. Prestimion en avait même vu cinq ou six dans le Château, accrochées dans des recoins ; il redoutait de s’être déjà habitué au paysage et de ne pouvoir l’apprécier comme il convenait quand il lui serait donné de le contempler.
Mais il comprit rapidement que les peintures d’âme ne l’avaient aucunement préparé à la vue de Ketheron. Ce paysage tout en jaune, traversé de part en part par la rivière aux eaux jaunes et limoneuses, les colonnes de guingois se dressant au sommet des falaises… tout cela avait un air mystérieux, comme si on avait posé une portion d’une autre planète sur Majipoor, entre Bailemoona et la côte de l’Aruachosia !
Évidemment, se dit Prestimion, tout endroit que l’on ne connaît pas ne peut qu’être considéré comme un lieu de mystère. Mais connaît-on vraiment les endroits que l’on croit connaître ?
Ce qu’il avait devant les yeux était véritablement d’une grande étrangeté. La cité de Ketheron qui s’étirait sur plusieurs kilomètres le long de la rive nord de la rivière, au cœur de la vallée, était la capitale du district du même nom. Modeste pour une cité de Majipoor, elle ne comptait pas plus d’un demi-million d’âmes.
Prestimion considérait avec émerveillement les maisons aux formes si particulières dont les habitants sortaient pour regarder passer leur Coronal. Ils avaient eux-mêmes, du moins crut-il le remarquer, un visage au teint jaune et portaient des vêtements bouffants et de longs bonnets tombants qui leur donnaient une apparence de gnomes s’accordant parfaitement avec l’étrangeté de l’habitat.
Même si Ketheron lui avait été aussi familière dans sa configuration et sa structure que Muldemar, Halanx ou Tidias, Prestimion comprit qu’il se tromperait grandement s’il s’imaginait la connaître. Chaque cité était un monde en soi, un monde en miniature, avec ses millénaires d’histoire enclos à l’intérieur de ses murs… plus de secrets qu’un être humain ne pouvait en découvrir de son vivant. Et Ketheron n’était qu’une des innombrables cités de l’immense planète qui venait d’être confiée à sa garde, un lieu qu’il traversait ce jour-là et ne reverrait plus jamais, dont l’essence lui demeurerait aussi mystérieuse le lendemain de son passage qu’elle l’avait été la veille.
Ils se trouvaient dans une région agricole – le sol jaune était incroyablement fertile –, peuplée semblait-il de gens simples, qui n’avaient pas l’habitude de voir ni un Coronal en visite ni même des aristocrates. Le maire de Ketheron était presque tremblant quand il sortit de l’hôtel de ville, une tour grêle et contournée de trois étages, juste au bord de la falaise, pour accueillir Prestimion. Il était protégé par une imposante panoplie de porte-bonheur ; son costume d’apparat était couvert d’une telle quantité de talismans et d’amulettes qu’on se demandait comment le pauvre homme pouvait ne pas fléchir sous leur poids ; pour faire bonne mesure, il était accompagné de deux mages, un petit homme boulot à la peau huileuse et une grande perche au visage émacié qui tenait les ustensiles sacrés de ce qui était apparemment un culte purement local, puisque pas même Maundigand-Klimd n’en avait vu de semblables. Le Su-Suheris parut amusé par la conjuration d’une gravité malhabile par laquelle la paire de sorciers chassa les mauvais esprits de la salle profonde, sentant le moisi, où avait lieu la réunion, afin de la purifier pour le Coronal et sa suite. Ou bien était-ce pour le maire que ces rites étaient accomplis ?
Gialaurys procéda à l’interrogatoire tandis que Prestimion et les autres restaient à l’écart. À l’évidence, le maire était trop profondément intimidé par la seule proximité de Prestimion pour être en mesure de converser avec lui et l’insouciance narquoise de Septach Melayn n’aurait certainement pas contribué à mettre le pauvre homme à l’aise. Mais Gialaurys, malgré son physique impressionnant, avait l’art de parler avec les gens du peuple, étant lui-même d’origine modeste.
Le maire ou l’un de ses administrés avait-il vu ou entendu parler de la présence de Dantirya Sambail dans les environs ? Non, personne n’était au courant. Le maire semblait au moins savoir qui était Dantirya Sambail. Mais il ne voyait pas pourquoi le redoutable Procurateur de Ni-moya serait passé par ici. L’idée qu’un personnage si puissant pût avoir une raison quelconque de traverser cette région pittoresque mais éloignée de tout plongeait le maire dans un profond désarroi.
— Je pense que nous n’avons pas choisi la bonne route, murmura Prestimion à l’oreille de Septach Melayn. S’il avait filé droit vers la côte de l’Aruachosia, il serait nécessairement passé par ici. En quittant Bailemoona, nous aurions dû prendre la direction de l’ouest, pas du sud.
— À moins qu’un sortilège n’ait fait perdre la mémoire à ce brave homme, répondit Septach Melayn. Le Procurateur sait comment s’y prendre maintenant.
Rien de si tortueux n’avait été nécessaire. Quand Gialaurys présenta un croquis de Mandralisca, le maire reconnut aussitôt le goûteur à la mine patibulaire.
— Oui ! Oui ! Il est venu ici. Il voyageait dans un vieux flotteur rouillé et s’est arrêté pour acheter des provisions… Il y a trois semaines, peut-être cinq ou six… On ne peut pas oublier un visage comme celui-là !
— Il voyageait seul ? demanda Gialaurys.
Le maire n’en savait rien. Personne n’avait eu la curiosité de regarder à l’intérieur du flotteur qui stationnait au bord de la rivière. Après avoir acheté ce qu’il lui fallait, l’homme au visage en lame de couteau avait regagné son véhicule et repris la route. Le maire était incapable de dire dans quelle direction.
Pour une fois, les mages se rendirent utiles. C’est la femme au visage émacié qui prit la parole.
— Nous avons vu que cet étranger apporterait le malheur sur notre cité, expliqua-t-elle. Nous avons donc suivi son flotteur sur un ou deux kilomètres en disposant un cierge en cire de dragon de mer tous les cent mètres pour l’empêcher de revenir.
— Quelle direction a-t-il prise ?
— Celle du sud, répondit sans hésiter le petit homme à la peau huileuse. La route d’Arvyanda.